CHAPITRE PREMIER Will frissonna à cause de l’humidité et serra les dents pour les empêcher de claquer. La pluie tombait à grosses gouttes, bien plus froides qu’il aurait cru en cette saison d’été déjà bien avancée. Elles l’éclaboussaient en s’écrasant sur les tuiles du toit et dessinaient des cercles à la surface mouvante des flaques dans la rue. Le morceau de couverture usée sous lequel il s’était abrité le protégeait de l’humidité, mais pas du froid qui le pénétrait jusqu’aux os. Il aurait sans nul doute préféré se trouver ailleurs, tout au moins dans un lieu plus chaud, mais il refusait de bouger. Même s’il courait le risque d’attraper la mort, s’enfuir le tuerait tout autant. Après ça, tout ira de nouveau bien. Il rajusta sa couverture et secoua ses longs cheveux bruns. Le battement des gouttes d’eau couvrait la plupart des sons, mais quelques éclats de rire lui parvenaient de la grande salle de l’auberge, au rez-dechaussée. Il se décala légèrement vers la droite sans faire plus de bruit qu’un jeune pigeon cherchant un coin sec parmi les tuiles rouges. Du rebord du toit, il scruta l’étage en contrebas et vit que plus aucune lumière ne filtrait à travers les volets fermés de la chambre sous les combles. Will ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. L’ était temps ! Il se débarrassa de la couverture et commença à défaire la corde à nœuds de sa taille. Alors qu’il l’enroulait sur le toit, il hocha lentement la tête et chantonna pour lui-même : Maudits les Vorks Maudits leurs yeux Qu’ ils boivent donc leur or À moi leur trésor ! Comme poème, cela ne valait pas grand-chose, mais il sentait que ce petit couplet donnerait naissance à une grande épopée, qu’il ferait partie de la grande saga que les troubadours chanteraient un jour. Oh, ça, ils chanteront, ils chanteront Will l’Agile, roi des Fondombres ! Je leur ferai oublier Marcus, Jack le Galeux et Garrow, et même l’Araignée d’Azur ! Il rampa jusqu’à l’extrémité d’une poutre qui surplombait la ruelle. Il y enroula la corde et l’attacha solidement. Il tira dessus deux fois afin de s’assurer qu’elle tiendrait puis entama la descente, la laissant glisser entre ses orteils jusqu’à reposer son poids sur l’un des nœuds. Il continua sa progression lentement mais sûrement, une main tendue pour toucher le bâtiment et supprimer tout mouvement de balance. Enfin, il resta suspendu là, juste devant la fenêtre du grenier. La dague qu’il dégaina du fourreau placé au creux de son dos passait tout juste dans l’espace entre les volets. Will la fit jouer dans l’interstice et, entre deux clous rouillés, la lame cogna contre le loquet. Après avoir soulevé celui-ci sans difficulté, il le fit glisser de côté. Les volets s’ouvrirent dans un soupir paresseux. Tout en rangeant sa dague, le jeune voleur secoua la tête. Ces idiots de Vorks méritent bien de perdre leur trésor. Aussi pressé qu’il soit de mettre la main dessus, il ne repoussa pas tout de suite les battants et attendit encore un peu, à l’écoute. Pas le moment de faire des erreurs. Il était content de la facilité avec laquelle son plan s’était déroulé jusqu’à présent. Il était presque certain que Marcus et Fabia seraient aussi satisfaits que lui. Il l’avait combiné à partir d’informations glanées auprès d’eux et qu’ils devaient avoir oubliées depuis. Telles que les histoires de Fabia, qui parlait fièrement de Prédateur le Vorquelfe, meneur du clan de la Brume Grise, comme s’il s’agissait d’Augustus en personne, le roi qui menait la guerre contre le Nord. Prédateur clamait à tous qu’il haïssait les humains ; il n’avait jamais offert à Will que la froideur d’une grimace et la brutalité de ses poings mais, à entendre Fabia, il adorait la chaleur des femmes. Il l’avait couverte d’attentions autrefois, lorsqu’elle n’était pas encore grosse au point qu’à présent seul Marcus voulait d’elle. Elle racontait qu’il possédait un trésor qu’elle n’avait jamais vu, mais dont elle était persuadée de l’existence. Une fois, tard dans la nuit, elle s’était réveillée et avait aperçu son visage éclairé par la lueur d’un objet qu’il tenait au creux de ses mains. D’après Fabia, il souriait plus largement qu’il ne l’avait jamais fait entre ses bras. Lorsqu’elle l’avait questionné, il avait répondu qu’elle avait rêvé. Raconter cette histoire aux enfants revenait à admettre que c’était sans doute le cas, puisque Prédateur avait dû depuis longtemps sacrifier un objet aussi précieux à la boisson. Will l’avait toujours cru, jusqu’au jour où il avait commencé à y réfléchir. Alors, il était parti à la recherche de celle qui jouissait encore des faveurs de Prédateur. Il avait amusé Lumina de ses pitreries, elle avait minaudé devant les babioles, des pâtisseries ou quelque joli bouton, qu’il volait pour elle. Elle l’avait récompensé d’un baiser, convaincue sans doute qu’elle lui plaisait. C’était peut-être vrai, mais cela ne l’avait pas détourné de sa mission. Enfin, elle avait fini par se laisser amadouer et lui avait raconté une histoire assez proche de celle de Fabia pour que le jeune homme en déduise que le Vorquelfe dissimulait bien un objet précieux. Will n’avait eu aucune difficulté à se persuader que ce trésor, quel qu’il soit, lui était destiné. Du plus loin que remontaient ses souvenirs (un peu avant que Marcus et Fabia le recueillent, mais pas beaucoup), il avait haï les Vorquelfes. Les elfes en exil considéraient depuis longtemps les Fonds d’Yslin comme leur territoire. Lorsque les temps s’étaient durcis, les faubourgs des Fonds avaient commencé à tomber en ruine. Mendiants et prostituées, éclopés et voleurs – des hommes, en majorité – étaient venus vivre dans les ténèbres au cœur d’Yslin. On appela ce quartier l’Ombreux et, pleins de mépris, les gens de la ville haute nommèrent tous ses alentours les Fondombres. Les Vorquelfes ne cessaient de lutter contre la population humaine toujours grandissante ; les seules fois où des agents de la ville s’aventuraient dans le quartier, c’était pour coincer de malheureux imprudents et les forcer à servir d’équipage sur les galères de la mer Croissante. Dans sa haine des Vorquelfes, Will avait trouvé en Marcus un allié. Il se souvenait du jour où l’homme l’avait ramené chez lui, un grand bâtiment de l’Ombreux, et l’avait logé avec d’autres enfants. Marcus leur avait appris à voler et pire encore, puis il les avait lâchés dans la ville. En échange de leur butin, ils étaient nourris, logés et pas trop souvent battus. En automne, on emmenait à la fête de la Moisson ceux qui se révélaient particulièrement doués, même si récemment, d’après Fabia, les affaires étaient loin de valoir celles des années passées. Marcus et Fabia s’étaient toujours bien occupés de Will, mais celui-ci n’oubliait pas que cela n’avait pas été le cas pour tout le monde. Lorsqu’elles atteignaient un certain âge, les filles suivaient un tout autre enseignement. Lumina n’en avait pas fait partie, mais bien des sœurs de Will avaient fini dans le commerce de rue. Quant aux garçons, une fois arrivés à ce que Marcus appelait « l’âge de rébellion », ils disparaissaient et l’on n’entendait plus jamais parler d’eux. Au fil des années, ce moment arrivait de plus en plus tôt. Les coups et les enfants disparus semblaient de plus en plus fréquents à chaque nouveau cycle de chansons dédiées à l’Araignée d’Azur, le maître voleur. Will se rappelait les jours où Marcus déclarait fièrement avoir été son mentor mais, récemment, ce dernier était amer et plein de ressentiment. Il se vengeait sur les garçons dont il avait la charge, parce que, selon Will, Marcus croyait qu’ils le trahiraient et partiraient à la recherche de la gloire, tout comme l’Araignée l’avait fait par le passé. Will n’avait aucune intention de trahir Marcus. Au contraire, il espérait que la réussite d’un tel exploit le rendrait digne de l’Araignée d’Azur et impressionnerait Marcus. Planifier et commettre ce vol le désigneraient sûrement comme un rebelle, mais, quand il rapporterait le trésor à Marcus, il comprendrait peut-être à quel point Will voulait lui être fidèle. Il n’aura aucune raison de me renvoyer, absolument aucune. Certain que la pièce obscure était vide de tout occupant, Will ouvrit un volet et, s’agrippant à l’encadrement, se hissa à l’intérieur. Il garda une prise sur la corde entre ses orteils pour qu’elle s’y glisse à sa suite. À genoux sous la fenêtre, une flaque d’eau se forma sous lui, Will détailla la chambre attentivement. Il souhaitait ardemment que son cœur cesse de battre aussi fort dans ses oreilles mais, en bas, le boucan des conversations d’ivrognes aurait dissimulé l’arrivée d’un dragon. À quatre pattes, son poids bien réparti entre ses mains et ses pieds, Will fila à travers la pièce. La lumière des lampes passait entre les planches, éclairant les chaises, le lit et l’armoire de pâles rayons jaunes. Petit et léger comme il l’était, même si le plancher irrégulier craquait sur son passage, il était persuadé qu’aucune oreille ne percevrait le bruit. Il se fraya un chemin jusqu’à l’armoire et tâtonna avec précaution les moulures de la planche du bas. Lumina avait dit avoir vu Prédateur agenouillé là, le corps baigné d’une lumière argentée, mais n’avait pas cherché à en savoir plus. Les doigts de Will coururent le long de la plinthe, cherchant un levier ou une clenche qui révélerait la présence d’un double fond. Il ne trouva rien d’aussi élaboré. Ses doigts accrochèrent un bout de planche qui saillait à peine. Les ongles coincés dans la fissure, il la libéra à petits coups sans un grincement. Une pièce de bois grande comme sa main se dégagea. Dans la cavité derrière, il trouva une première bourse de cuir, assez lourde pour contenir quelques pièces d’argent, et une seconde en velours, plus légère. Elle n’était pas vide, mais il n’arriva pas à en deviner le contenu. Il glissa la bourse de cuir à sa ceinture ; il savait qu’il aurait dû examiner son autre trouvaille une fois dehors, mais il avait besoin de s’assurer qu’il avait vraiment mis la main sur le trésor de Prédateur. De ses doigts fins, il défit le nœud qui maintenait la poche fermée, puis tira sur le velours, libérant une lumière d’argent aveuglante brillant de mille feux. Will plissa les yeux pour se protéger, tout de suite intrigué et fasciné. Le trésor ressemblait à une feuille. Il savait qu’elle provenait d’un arbre, mais de quelle variété, il n’en avait pas la moindre idée car il y en avait peu dans les Fondombres. La feuille rayonnait d’argent et semblait constituée de métal, mais cela ne pouvait être le cas, elle n’en possédait pas le poids. Plus impressionnant encore, l’objet avait la souplesse et la flexibilité d’une vraie feuille. Je sais pas ce que c’est, mais en tout cas c’est un trésor ! Un court instant, Will envisagea de la remettre dans sa cachette. Rien que le fait de l’avoir dérangée lui paraissait mal, et l’idée que s’emparer de ce qui ne lui appartenait pas soit mal ne l’avait que rarement effleuré. En revanche, la laisser enfermée dans ce petit espace ne lui semblait pas mieux. Il lui devinait une autre utilité, comme s’il devait accomplir quelque chose avec. Soudain, des cris éclatèrent en bas et quelque chose se brisa contre le plancher. De la bière dégoutta des fissures. Trempé comme il l’était, il ne la sentit pas à l’humidité mais à l’odeur. En un instant, il comprit que la lumière d’argent avait été aperçue par quelqu’un et que le bruit de tonnerre provenait de pieds grimpant les escaliers vers l’étage. Sans plus réfléchir, avec une adresse qui résultait de plus d’une décennie de larcins, Will fourra la feuille dans la bourse, qu’il accrocha à sa ceinture. Il fila jusqu’à la fenêtre, bouscula une chaise au passage, sauta vers la corde alors même que la porte s’ouvrait à grand fracas. La corde cognait et glissait entre ses doigts, nœud après nœud sous lui tandis que les jurons du Vork, qui venait de tomber en percutant la chaise, le poursuivaient dans sa fuite. Will tanguait dans la nuit ; il balança les jambes vers le haut dans l’espoir de reprendre son chemin vers le toit. Ses pieds arrivaient au-dessus du niveau des tuiles, mais il ne pouvait sauter assez loin pour atterrir sur le toit, alors il se ramassa sur lui-même en petit arc pour redescendre. Sourire aux lèvres, un Vork attendait son retour. Il tendit les bras pour l’attraper. D’un coup de pied, Will claqua un volet contre le visage de l’elfe et le renvoya dans la chambre. Aussi vite que possible, dans une chute contrôlée plus qu’une réelle descente, Will se laissa glisser et atteignit la ruelle quelques secondes avant que, plus haut, une épée coupe la corde. Il s’accroupit, ramassa une pierre de la main droite et l’envoya contre la fenêtre. Le visage pâle qui le lorgnait méchamment disparut aussitôt dans l’obscurité de la chambre. Will fila le long du passage, rejoignit la rue et tourna à droite. Ce chemin l’emmènerait plus loin dans les Fonds, ce qui devrait désorienter les Vorks. Il courut le plus vite possible, à travers les flaques, sauta par-dessus des cadavres d’animaux, dans l’espoir que la pluie battante l’aiderait à effacer sa piste. Ce fut le cas d’une certaine façon, car rien ni personne n’aurait pu le suivre à l’odeur ou à la vue car la pluie lavait ses traces presque immédiatement. Quand bien même, elle le trahit d’une autre manière : il finit par le comprendre lorsqu’il passa devant des silhouettes enveloppées de grands manteaux rôdant au coin des rues, tout près de chiens de garde qui aboyaient et grondaient après lui. C’est pas le bon trajet. Les Fonds étaient ainsi nommés car la ville d’Yslin s’y trouvait à son niveau le plus bas. À marée haute, certaines des rues étaient inondées et, même si la mer ne monterait pas avant plusieurs heures encore, l’averse avait alimenté des rapides boueux qui charriaient des ordures. La rue dans laquelle Will courait s’achevait sur un torrent furieux. Voyant sa course interrompue, il fit demi-tour en direction du nord et se précipita dans une ruelle. Il entendait ses poursuivants derrière lui et savait qu’il devait abandonner son butin. Il dénoua la bourse de cuir de sa ceinture et la jeta derrière lui sans y réfléchir à deux fois. Néanmoins, lorsqu’il toucha la poche de velours, il sentit que cette dernière était chaude et sèche sous ses doigts. Et il sut qu’il ne laisserait personne la lui prendre. Ni eux ni Marcus. Personne ! Will baissa la tête, il redoublait de vitesse lorsque la pluie le trahit une seconde fois. Il traversait à toute vitesse une flaque qui, dans ses profondeurs boueuses, dissimulait un pavé déchaussé. Le jeune voleur se prit le pied dans le trou et s’écroula, son genou venant brutalement cogner contre la route. Même trempés, les pavés n’en étaient pas moins durs : un éclair de douleur vrilla son articulation. Il dut tordre sa cheville pour libérer son pied. Les mains agrippées à son genou, il bascula sur le dos. La pluie froide éclaboussait son visage quand un rire encore plus froid résonna à ses oreilles. Un groupe de Vorquelfes l’encerclait. La lumière argentée de la lune leur donnait l’apparence de fantômes et ce qu’il apercevait de leur visage révélait de mauvaises intentions. L’un d’entre eux saignait au front – Will prit le temps de savourer la précision de son lancer de pierre –, un autre avait le nez gonflé. Prédateur se pencha et saisit Will par le devant de sa tunique. — J’aurais dû savoir que c’était toi. Personne d’autre n’aurait été aussi stupide. — Stupide, mais c’était tellement facile ! Le Vorquelfe leva un poing. Ses yeux de saphir brillaient à la lueur de la lune. — Je n’aurai aucune indulgence envers toi, petit Will. Rends-la-moi ! Will fut surpris que Prédateur ne s’empare pas simplement de la bourse à sa ceinture. Elle était bien visible : Will sentait sa chaleur contre sa hanche droite. Il voulut dire à Prédateur de s’en emparer, mais cette idée mourut aussi vite qu’un éclair. — Tu ne la retrouveras jamais, elle est au milieu de l’océan ! Prédateur poussa un cri de rage, et son poing cogna lourdement. Will reçut le coup sur le côté droit du visage et vit trente-six chandelles. Il n’avait pas cru avoir été frappé si fort que cela, pourtant il se retrouva au sol, la joue douloureuse. Une voix rauque et furieuse atteignit ses oreilles bourdonnantes. — Je t’ai averti il y a des années : si jamais tu en touchais un, tu allais le regretter ! Prédateur pivota pour se retrouver face à une immense silhouette humaine nimbée d’un halo argenté. Mais, avant même qu’il puisse se redresser, un poing avait volé et s’était écrasé au beau milieu de son visage. Le Vorquelfe bascula en arrière et s’effondra dans une flaque. À la façon dont son corps rebondit et dont ses membres retombèrent, Will sut que Prédateur était inconscient avant même de toucher le sol. En gardant la main sur le pommeau de leurs dagues et de leurs épées, les autres membres du groupe s’écartèrent du nouvel arrivant. Le pauvre imbécile aurait mieux fait de se mêler de ses affaires. Will se remit debout du mieux qu’il put. Il commençait à s’éclipser lentement lorsqu’il buta de la tête et des épaules contre quelque chose de solide. Il leva les yeux et sursauta quand il vit qu’un Vork immense le surplombait. Les autres Vorquelfes baissèrent les yeux sur lui, puis relevèrent la tête et avisèrent celui qui le dominait. L’un des membres de la Brume Grise leva les mains, paumes ouvertes en signe de paix. — On veut pas de problèmes, Résolu, mais il a volé Prédateur et on peut pas laisser faire ça. — Ce jeunot vous a volés ? Résolu éclata de rire, ce simple son parut en faire trembler quelques-uns. — Qu’a-t-il donc dérobé ? L’elfe de la Brume Grise haussa les épaules. — Je sais pas. Prédateur a dit que c’était important. Résolu mit un genou à terre et cueillit la bourse de velours à la ceinture de Will. Ce dernier voulut lui attraper les avant-bras mais ses doigts humides et glacés ne rencontrèrent aucune prise sur la peau tatouée du Vorquelfe. — C’est à moi ! — Ah oui ? Résolu se redressa et ouvrit le sac. La lumière d’argent jaillit sur son visage, illuminant des yeux de même couleur et une grimace furieuse. Le Vorquelfe le referma vite, puis il fit un pas au milieu du groupe et flanqua un violent coup de pied dans les côtes de Prédateur. — Vous autres, emmenez-le ! Son avidité a tout compromis ! Emmenez-le avant que je le détruise à coups de bottes ! Le Vorquelfe se retourna et désigna Will. — Toi, tu ne vas nulle part ! La colère dans sa voix figea le garçon. Les membres de la Brume Grise agrippèrent Prédateur aux chevilles et aux poignets, et le tirèrent derrière eux. Comme ils s’éloignaient avec leur fardeau, Résolu donna un coup de pied dans l’eau en marmonnant des insultes en elfique. L’autre silhouette, que Will identifiant comme étant un homme aux cheveux blancs et à la barbe fournie, s’accroupit à ses côtés. — Comment va ton genou ? Will haussa les épaules. L’homme leva les yeux vers Résolu. — Tu crois que c’est lui ? On peut pas dire qu’il a été forgé dans le feu. Le Vorquelfe acquiesça en faisant tomber devant ses yeux ses épaisses mèches blanches luisantes de pluie. — Oui, mais il a retrouvé un morceau de Vorquellyn. Will secoua la tête. — De quoi vous parlez ? Résolu attacha la bourse de velours à sa ceinture. — Tu finiras par le savoir. — Ou peut-être pas ! Le Vorquelfe et l’humain le remirent sur ses pieds. — Tu le sauras si tout se déroule comme prévu. — Et sinon ? — Quelles sont tes aspirations, petit ? devenir l’Araignée d’Azur, le Prince des Ombres ? Tu veux être un maître voleur ? Résolu secoua lentement la tête. — Tu gâches ta vie. La raccourcir ne fera qu’abréger tes souffrances. CHAPITRE 2 Will n’apprécia pas du tout le ton de Résolu. Il voulut le blesser à son tour d’une réplique cinglante, mais deux choses l’arrêtèrent. D’abord, la façon dont Résolu avait frappé Prédateur. Le Vorquelfe n’était manifestement pas de bonne humeur, et Will ne voulait pas devenir à son tour la cible de sa fureur. Ensuite, et de toute évidence, Résolu cognerait beaucoup plus fort que Prédateur. Will aurait voulu rétorquer, mais le mot « gâcher » continuait à résonner dans sa tête. Will l’Agile, roi des Fondombres. Cette pensée le tarabustait alors qu’il se tenait là, trempé, les membres endoloris, l’œil droit tuméfié. Pourtant, il avait déjà été blessé avant, on avait déjà ri de lui, on lui avait déjà dit qu’il ne valait rien, alors pourquoi cela l’agaçait-il aujourd’hui ? L’homme recouvrit de sa cape les épaules du jeune voleur. — Il tremble de froid et doit être affamé. Résolu acquiesça. — Viens, gamin, on y va. Will fit quelques pas en boitant, laissant la cape lui glisser des épaules, puis s’arrêta. Le Vorquelfe l’imita et lui jeta un coup d’œil. — Soit tu marches à nos côtés, soit je te fais marcher, gamin. À ta guise. Will dilata les narines. — Je m’appelle Will. — Je suis Résolu ; lui, c’est Corbeau. Maintenant, bouge. Le garçon fronça les sourcils. — Avant… — Avant quoi ? Will tendit une main tremblante. — Laissez-moi porter la feuille. Le Vorquelfe redressa la tête. — Tu crois peut-être que je vais la confier à un voleur ? Corbeau posa une main sur l’épaule de Résolu. — Il l’a trouvée, après tout. Il ne peut pas s’enfuir. Résolu plissa les yeux qui devinrent deux fentes d’argent. — Si tu la perds, gamin, tu regretteras qu’on ait retenu Prédateur. Le garçon leva le menton et renifla. — Je l’aurais jamais abandonnée à cause de lui. Je la perdrai pas. Résolu noua fermement la bourse, puis la tendit à Will. — Allez, viens. Will la serra entre ses mains tandis qu’un sourire idiot flottait sur ses lèvres. Si brillante feuille, Toute lumière, Pour moi qui la cueille, La garde, la serre. L’homme redressa la tête en esquissant un sourire. — Allons-y, Will. Corbeau laissa Will passer devant mais sans vraiment lui donner l’impression qu’il le surveillait pour prévenir une fuite éventuelle. Le garçon gloussa intérieurement, certain qu’il s’échapperait à la première occasion, mais la douleur sourde au genou lui rappela que ce ne serait pas dans l’immédiat. Après tout, l’homme avait parlé de manger. D’autre part, s’il retournait auprès de Marcus, trempé, blessé et sans rien pour compenser, il écoperait d’un autre œil au beurre noir. Autant avoir le ventre plein. Alors que la tiédeur qui provenait de la poche lui réchauffait les doigts, Will entreprit de réfléchir aux paroles de Résolu. Pour lui, le désir d’être le roi des Fondombres avait toujours représenté une glorieuse ambition, jusqu’à ce qu’il voie et touche la feuille. Puis Résolu la lui avait prise, creusant un vide en lui. Il avait été destiné à la voler, il le savait. Pour quelle raison, il n’en avait aucune idée, mais il devinait qu’il devait y en avoir une. Et c’est à moi de le découvrir. Ces pensées l’occupèrent pendant que Résolu les guidait à travers les Fonds jusqu’à une auberge d’allure moins décrépite que celles ordinairement fréquentées par les Vorks. Will se souvenait vaguement d’y être déjà venu une fois et de s’en être fait chasser avec un seau plein de déchets qu’on lui avait versé sur la tête. Comme il entrait dans la salle commune, Will vit l’aubergiste aux yeux émeraude froncer les sourcils, mais son expression s’adoucit et se fit presque souriante lorsque Corbeau referma la porte derrière eux. Corbeau défit sa cape et l’accrocha à un clou. Il avait coiffé ses cheveux blancs en une natte épaisse, nouée par un cordon de cuir auquel pendaient des plumes multicolores. Sa barbe courait tout le long des mâchoires. Bien fournie au menton et accompagnée d’une épaisse moustache, elle laissait cependant à découvert une vieille cicatrice sur la joue droite. Juste au-dessus, une autre balafre montait jusque dans ses cheveux. Ses vêtements de daim étaient d’une couleur plus claire que ses yeux, sauf aux épaules et aux poignets, où la pluie l’avait trempé. L’épée à sa taille avait une garde en cuivre, entourée de liens de cuir et surmontée d’un large pommeau anguleux. Il portait plusieurs dagues : une à la hanche droite, une dans sa botte gauche, et, si Will n’avait rien manqué, une autre dans un fourreau caché dans sa manche droite. Il ne parvenait pas à déduire son âge. L’homme donnait l’impression d’être très âgé – au moins quarante ans, je dirais –, pourtant la vie brûlait toujours dans son regard. Des pattes-d’oie lui plissaient le coin des yeux, des coupures et de petites blessures lui avaient laissé des cicatrices sur les joues, le nez, les sourcils et les oreilles, mais il ne semblait pas être le genre d’homme à se laisser aller, à boire au bon vieux temps dans une taverne sordide de l’Ombreux. La façon dont il s’était déplacé dans les rues et la force avec laquelle il avait frappé Prédateur suggéraient qu’il n’était pas aussi âgé qu’il le paraissait à première vue. Il avait sans aucun doute beaucoup vécu et Will devinait que l’homme se satisfaisait pleinement du déguisement que sa teinte de cheveux lui procurait. La plupart des gens devaient le juger inoffensif à première vue, mais Will se jura de ne pas commettre cette erreur. Un frisson le parcourut alors, mais qui n’était pas dû au froid. Les conversations en elfique, et donc incompréhensibles pour lui en dehors d’un ou deux jurons, s’étaient tues. Il détourna son regard de Corbeau, une vingtaine de Vorquelfes le dévisageaient. Certains affichaient une expression amicale, d’autres respectueuse, voire craintive. Les murmures reprirent, mais Will n’en comprit pas grand-chose, à l’exception d’un nom. Corbeau de Kedyn. Le jeune voleur se retourna vers lui. — Vous êtes le Corbeau de Kedyn ? — Corbeau ira très bien, Will. Résolu se mit à rire. — Il te craint plus que Prédateur, Corbeau. Will secoua la tête, et ses mèches trempées lui fouettèrent le visage. — J’ai pas peur. (Il frissonna.) Juré. Corbeau sourit et guida Will jusqu’à une table, que les Vorquelfes libérèrent rapidement. — Assieds-toi. Je vais te chercher quelque chose de chaud à manger. — D’accord. (Will s’assit, pressant toujours la poche contre sa poitrine.) Et, merci, m’sieur. Sa remarque précipitée fit éclater de rire les Vorks, qui retournèrent à leur repas et à leurs boissons. Will ne leur prêta aucune attention et suivit des yeux les larges épaules de l’homme qui parlait elfique avec l’aubergiste. Le Corbeau de Kedyn ! S’il existait un homme plus célèbre, à l’exception bien entendu du roi Augustus, Will ne le connaissait pas. Les troubadours de l’Ombreux chantaient ses exploits, ses voyages dans les plaines glacées d’Aurolan pour tuer des hoargouns et des temeryx. Ces plumes doivent provenir de griffeglaces ! Le Corbeau de Kedyn ne cherchait pas la gloire, mais il était connu pour avoir sauvé avec ses compagnons – Je sais qui est le Vork à ses côtés, maintenant ! – une caravane jeranaise attaquée par des malandrins, pour avoir atteint un village enneigé du Muroso et combattu des pillards aurolanis et… L’histoire préférée de Will racontait comment le Corbeau de Kedyn qui chassait dans la Marche fantôme avait éliminé un général vylaen que Chytrine avait employé pour mener une armée jusqu’en Okrannel. Will n’était pas sûr de connaître l’emplacement de tous ces lieux, sauf qu’ils étaient très loin, mais il avait adoré écouter ces aventures. Corbeau revint à la table et posa devant Will un bol rempli de soupe brûlante. À côté, il plaça une coupe en terre cuite qui fumait de la même manière. — Ne mange pas trop vite. Will hocha la tête, fourra la bourse dans sa tunique, puis saisit la cuiller de bois et la plongea dans la soupe, qu’il s’empressa d’engloutir. Elle n’avait pas mauvais goût, mais le cuisinier ne savait certainement pas ce qu’il faisait, car elle était bien trop épaisse pour être honnête. La chaleur de la nourriture commença à se diffuser de son ventre au reste de son corps. Il attrapa le gobelet des deux mains et avala une immense gorgée de vin chaud, puis il s’appuya de nouveau au dossier de sa chaise et rota. Corbeau haussa un sourcil. — Doucement, Will. Personne ne va te la prendre. Will hocha la tête, sans savoir si Corbeau parlait de la nourriture ou de la feuille. Le temps de comprendre qu’il préférerait perdre la première plutôt que la seconde, Résolu les rejoignit à la table. Il rapportait deux chopes de bière et en tendit une à Corbeau. Derrière lui se trouvait un autre Vorquelfe. L’apparence de ce dernier amusa Will. Alors que ses yeux étaient d’un bleu clair uni, il était vêtu comme un elfe véritable. Deux tresses rousses pendaient à ses tempes, tandis qu’il portait les cheveux longs derrière, à la mode elfique actuelle ; ses vêtements étaient taillés sur le modèle de ceux des élégants de la ville haute. Il n’avait ni tatouage ni cicatrice, et son nez bien droit n’avait jamais dû rencontrer ni poing ni volet. Le Vorquelfe était svelte et il n’y avait pas le moindre grain de poussière sur ses habits ou sous ses ongles. Et les bagues sur ces doigts fins… Will aurait pu les lui retirer en un éclair, et même subtiliser les pièces d’or dans sa bourse (l’or pesait plus lourd que l’argent, un œil entraîné ne pouvait manquer de le remarquer). — C’est ce garçon ? Résolu lâcha un grognement. — On ne peut rien te cacher, Amendé. Et ce n’est plus un garçon, mais presque un homme. — Il est encore petit, pour un homme. Corbeau posa une main sur le bras de Will. — Connais-tu ton âge ? Will secoua la tête. — On m’a dit que ma mère était morte dans un incendie. J’étais chez des tantes avant de m’enfuir. Depuis, je traîne dans les Fonds. Par là. Résolu frappa du poing sur la table. — Ton âge, gamin, pas toute ta vie ! Will sursauta et se renfrogna. — Quinze ans, peut-être plus, mais pas beaucoup plus. Je suis pas grand, c’est tout. Le Vorquelfe bien peigné plissa les yeux. — Es-tu sûr qu’il s’agit bien de lui ? Il n’en a pas l’air. — Bien sûr que non, avec un visage aussi tuméfié. Prédateur l’a frappé. Amendé serra les dents. — Il paiera pour cette offense. — Il a déjà payé. Amendé hocha la tête puis jeta un coup d’œil plus loin dans la salle. — Charité, soigne-lui le visage. Will se retourna lorsqu’une chaise racla le plancher. Une elfe toute menue s’était levée. Ce bout de femme, guère plus grand que lui, avec des cheveux d’or et de grands yeux vert d’eau, s’approchait timidement du garçon. Elle croisa son regard l’espace d’un instant, puis parut détourner le sien. Y a pas de cercles noirs dans leurs yeux, c’est pas facile de savoir sur quoi elle porte son attention. Elle les rejoignit tout de même et, de sa main gauche, effleura le visage de Will. Il ne voyait pas ce qu’elle faisait, il avait l’œil si gonflé que ce dernier en était presque fermé, mais il le sentait. Au fur et à mesure de ces caresses, sa chair le picotait. De la chaleur passa de la main de l’elfe à sa peau et il sourit. Il remarqua d’abord qu’il n’avait plus mal à la joue, puis sa paupière s’ouvrit. Il leva les yeux et vit une grimace de douleur passer sur le visage de Charité. — Quoi ? Je n’ai rien fait. Qu’est-ce qu’il y a ? Elle secoua la tête. — Ce n’est rien. Corbeau lui pressa le bras. — Elle s’est servie de la magick pour te guérir et il y a toujours un prix à payer : ta douleur est devenue sienne. Will cilla. — Mais pourquoi ? Charité lui sourit. — Pour ce que tu vas accomplir, en remerciement. — Ce que je vais accomplir ? (Sourcils froncés, il se tourna vers Corbeau.) Qu’est-ce qu’elle veut dire ? L’homme secoua la tête. — Il est trop tôt pour t’en inquiéter, Will. Finis déjà ta soupe, après on verra si on peut te prêter un lit. Merci, Charité. Will la suivit des yeux. — Elle va pas s’occuper de ma jambe ? — Pour que tu puisses t’enfuir ? dit Résolu avec un rire. Tu pourras très bien t’asseoir sur une selle demain. — Vous ne partez pas ce soir ? intervint Amendé. Résolu contempla sa chope. — On en a fait assez pour aujourd’hui. — Mais c’est important. Si vous ne l’y amenez pas… Corbeau leva une main pour interrompre la conversation. — Mon bon Amendé, pardonne-nous. Résolu ne souhaite pas me faire insulte, mais mes vieux os ont besoin de repos avant de reprendre la route. Le Vorquelfe roux s’empourpra de la base du cou jusqu’au bout de ses oreilles pointues. — Pardonne-moi, Corbeau de Kedyn. Mon désir n’était pas de t’offenser, c’est simplement que… — Ne t’inquiète pas, Amendé, le rassura Corbeau avec un petit rire. J’ai juré de voir Vorquellyn libre avant ma mort. Tu devrais te réjouir, mon âge signifie que cet instant n’est plus très loin. — Du moins si on nous laisse faire notre travail. Résolu secoua énergiquement la tête et quelques gouttes d’eau s’envolèrent de la mèche de cheveux blancs qui courait de son front jusqu’à à sa nuque. — Laisse-nous, maintenant, ou rends-toi utile et commande-nous du pain et de la viande séchée pour la route. Amendé acquiesça d’un air grave. — Bien sûr, bien sûr. Quand partirez-vous ? à l’aube ? à midi ? Corbeau haussa les épaules. — À l’aube si la pluie cesse, à midi sinon. Personne ne veut chevaucher trop longtemps dans le froid et l’humidité. — Non, bien sûr. (Amendé se tapota une lèvre du doigt.) Raison, Sagacité, rassemblez des provisions et voyez si vous trouvez des vêtements pour le… petit homme. Deux autres Vorquelfes quittèrent leur table, enfilèrent des capes de toile huilée et disparurent dans la nuit. Will fut surpris de les voir réagir si vite aux ordres d’Amendé car ce dernier n’avait pas l’air assez fort pour être leur chef. Will détestait Prédateur, mais il aurait facilement vaincu Amendé. Après tout, c’était ainsi que cela fonctionnait dans l’Ombreux. Les forts régnaient. Prédateur serait au sommet jusqu’à ce que quelqu’un comme Résolu l’en fasse tomber. Marcus avait été tout-puissant jusqu’à ce que l’Araignée d’Azur le quitte à la recherche d’une plus grande gloire. Après ça, même Jack le Galeux et Garrow l’ont défié. Il a plus rien. À part moi, je veux dire. Amendé, le visage fermé, regarda de nouveau Will. — Je prie pour que ce soit lui. Que les dieux hâtent votre chemin. Et bonne chance à toi, William. La cuiller à mi-chemin entre le bol et les lèvres, Will releva la tête. — C’est pas William. Il jeta un coup d’œil de gauche à droite et lut la surprise sur les trois visages. — Seulement Will. Résolu reposa sa chope et haussa un sourcil. — Will ? Rien de plus ? Pourquoi rougis-tu, gamin ? — Sans raison. Will se renfrogna et contempla son bol presque vide. — Je suis Will. — Tu es bien têtu en tout cas, Will. La voix de Corbeau avait une intonation amusée, légère, presque gentille. — Tu as oublié, je crois, de quoi Résolu et moi t’avons sauvé. Et ce que Résolu t’a confié. Toi, tu nous confieras bien ton nom, n’est-ce pas ? Will abaissa de nouveau sa cuiller dans le bol. — Vous allez vous moquer. L’homme secoua la tête. — Promis que non. Will grogna et désigna Résolu de son couvert. — Lui, oui ! — Mieux vaut m’entendre rire plutôt que je te le fasse cracher, à ma façon. Will fut parcouru d’un frisson. — Cette fois seulement, alors. Il plissa les yeux et fit jouer sa cuiller d’avant en arrière comme une dague. — Je m’appelle Wilburforce. Résolu et Corbeau ne manifestèrent aucune réaction, mais Amendé lâcha un long soupir. — Oui, oui, c’est parfait. Et voici la fin d’un long débat. Sourcils froncés, Will se tourna vers Corbeau. — Y a des tas de choses que vous m’avez pas dites. — Une fois sur la route, il sera temps de répondre à tes questions. Will lécha la cuiller et la brandit de nouveau. — La route pour aller où ? — En quoi ça t’importe ? dit Résolu en reniflant. C’est loin d’ici. — Peut-être que je veux pas y aller. — Ce n’est pas comme si tu avais le choix. Le grand Vorquelfe esquissa lentement un sourire, et son énorme main recouvrit son poing strié de cicatrices. — Tu iras, Wilburforce. Corbeau ignora le commentaire de Résolu. — Penses-y comme à une aventure, Will. Qui de tes amis est jamais allé dans les montagnes ? C’est notre destination, pour voir quelqu’un, et après tu pourras revenir ici si tu le désires. — Je sais pas. Will tentait de rester impassible, mais sa voix se fit un peu plus forte à la fin, et un sourire nerveux apparut au coin de sa bouche. Il leva le bras pour cacher ce rictus derrière sa manche. Personne de sa connaissance n’avait quitté les environs d’Yslin, sauf Marcus, peut-être, et jamais dans les montagnes. Une aventure digne de Will l’Agile ? — J’aurai le droit de monter un cheval ? — Et même plusieurs. Will hocha la tête et racla le fond du bol. Il n’oubliait pas les histoires d’enfants enlevés dont on n’entendait plus jamais parler, mais la méfiance engendrée par ces contes avait disparu. Ni la gentillesse dans la voix de Corbeau, ni l’insistance dans celle de Résolu, ni la chaleur de la bourse pressée contre ses côtes n’assuraient que Will serait en sécurité sur la route, mais elles lui promettaient qu’il n’avait rien à craindre de ses compagnons de voyage. De plus, l’allusion à un danger potentiel – déduit grâce à une dizaine d’indices, le plus important étant que Résolu avait caché l’existence de la feuille à Amendé – avait provoqué une certaine excitation en lui. Il avait grandi dans le quartier le plus dangereux d’Yslin. Il n’avait rien à craindre de la nature. — D’accord. En route pour les montagnes. CHAPITRE 3 Will suivit Corbeau et Résolu dans l’escalier, puis dans un couloir qui menait à une chambre tout au fond de l’auberge. La pluie tombait à un rythme régulier sur les tuiles, rien d’inhabituel. Au contraire, l’absence de fuite dans le toit le surprit, tout autant que la taille de la pièce. Celle-ci comprenait un grand lit et une commode, ainsi qu’une petite table et des chaises à pieds fins disposées dans un coin. Une bougie brûlait sur la table. L’une des chaises craqua bruyamment lorsque Résolu s’y assit. Corbeau accrocha les capes mouillées aux patères derrière la porte et indiqua le lit. — Allez, Will, retire donc ces frusques trempées et enroule-toi dans un drap. Il ne faut pas que tu attrapes froid. Élevé parmi les enfants des rues, Will n’éprouvait aucune pudeur. Ses habits humides volèrent dans toutes les directions, et il était nu lorsqu’on frappa doucement à la porte. Corbeau alla ouvrir, Will sourit à Charité dans l’entrebâillement. La Vorquelfe rougit et détourna la tête, avant de tendre à Corbeau un paquet de vêtements bien pliés. Il la remercia puis referma la porte derrière elle. Il jeta le paquet sur le lit. — Voilà pour toi. Il va falloir que tu te rhabilles. Will qui tenait toujours la bourse de velours, leva les yeux d’un air surpris. — Mais c’est l’heure de dormir, non ? — Tu vas pas beaucoup dormir cette nuit, gamin. Habille-toi, grogna Résolu. Corbeau se dirigea vers la fenêtre qui donnait derrière l’auberge. — La voie semble libre. Assis sur le lit, Will enfilait un pantalon trop grand. — Je comprends pas. Vous avez dit à Amendé… Corbeau s’étira. — Amendé ne connaît rien à notre espèce, Will. Pour lui, le blanc qui colore mes cheveux et ma barbe est l’équivalent d’un pied dans la tombe. Lui laisser croire, à lui comme à d’autres, que je suis un peu moins solide qu’en réalité nous sert beaucoup. — Nous avons dit à Amendé ce qu’il voulait entendre. (Le Vorquelfe lança sa cape à Corbeau.) Désormais, l’histoire qui circule, c’est que l’on t’a trouvé et que nous partons demain. Au matin, cet endroit sera envahi. Ils seront tous là pour te voir. La plupart voudront que tu réussisses. D’autres non. Et quelques-uns te préféreront mort. Corbeau noua sa cape. — Je n’en suis pas si certain, Résolu. De son énorme main recouverte de cicatrices, le Vorquelfe se gratta la nuque. — Tu sais que certains nous prennent tous les deux pour des imbéciles. Ils craignent que l’on provoque la colère de l’ennemie, et pensent que nous vendre à elle la calmerait et hâterait la libération de Vorquellyn. Will enfila une tunique de laine. — De quoi vous parlez ? Le Vorquelfe retroussa une lèvre moqueuse. — Que sais-tu du monde, gamin ? — Plein de choses ! — Raconte-moi donc. Will hésita une seconde et jeta un coup d’œil à Corbeau, qui l’encouragea d’un signe de tête. — Eh ben, je sais qu’Augustus est roi parce qu’il a vaincu l’armée de Chytrine il y a très longtemps. C’est là qu’il a trouvé la reine Yelena. Et je sais que les Vorks n’ont pas de pays parce que Chytrine les en a chassés. Je sais tout sur l’Araignée d’Azur et qu’il a volé le cœur de Vionna, la reine des pirates de Wruona. J’en sais beaucoup plus sur lui, hein, mais cette histoire-là, c’est la meilleure. Et, et… je sais que la femme du boulanger du chemin de l’Épervier le trompe avec le forgeron de la rue du Sud. Résolu leva la tête et afficha une mine déconcertée. — Et c’est tout ? Voilà tout ce que tu sais ? Il balança son poing dans le mur, dont le plâtre se craquela. — C’est impossible, Corbeau, si c’est bien lui… — Calme-toi, mon ami. Aucun de nous deux n’était au courant de la présence de l’Araignée d’Azur à Wruona, tu le sais bien. Il posa la main sur l’épaule de Résolu et sourit. — Si Will est l’élu, c’est à nous de faire son éducation. — Une vie supplémentaire ne me suffirait pas pour tout lui apprendre ! — Ce n’est pas si désespéré. (Il se tourna vers Will.) Que sais-tu des sullanciri ? Le jeune voleur frissonna. — Tout le monde les connaît. Tout le monde croyait que c’étaient des héros, mais c’est faux. Ils voulaient que le roi Augustus se serve de son armée pour conquérir le monde, mais il les a renvoyés, tous les dix, ces sales traîtres ! Ils se sont enfuis, ils ont rejoint Chytrine et lui ont offert leur âme. En retour, elle leur a octroyé des pouvoirs magickes et beaucoup d’autres choses. Les Norrington sont toujours à leur tête, le père et le fils, exactement comme pendant la guerre. La bande est au complet, excepté celui qui les a trahis. Le Vorquelfe hocha lentement la tête. — Connais-tu leur nom ? — Quelques-uns, peut-être. Ganagrei, Nefrai-kesh, leur chef. Faut éviter d’évoquer ces gens, ça pourrait les attirer. — Voilà qui est sage. Il vaut mieux être prudent, approuva Corbeau. — En tout cas, je suis plus sage qu’eux, déclara Will avec dédain. Hawkins, c’est le nom du traître, c’est lui qui les a convaincus de quitter Augustus. Il les a tous trompés, vous savez. Il les a attirés dans le Nord, il a saboté leur mission, puis il a manqué de courage quand il a rencontré Chytrine et qu’elle a voulu le récompenser de son travail. Il s’est enfui, il a essayé de cacher ses mauvaises actions. Avant, c’était l’ami du roi, mais Augustus l’a banni. Y a une histoire qui raconte que Hawkins s’est jeté dans la mer Croissante, qu’il s’est suicidé avant que d’autres l’attrapent. Il est au service de Tagothcha et lance des harpons magickes sur la coque des bateaux pour les envoyer par le fond. (Il sourit.) Je parie qu’il s’est tué parce que vous étiez à sa poursuite. Il savait qu’il pourrait pas rester impuni, hein ? Corbeau se renfrogna et Résolu frappa de nouveau contre le mur, mais pas aussi violemment. Du plâtre s’effrita quand même. Tous les deux semblaient accablés par son récit. La férocité dont ils avaient fait preuve au combat, la confiance qu’ils avaient affichée devant Amendé : tout cela avait disparu. Corbeau avait vieilli d’un coup, le feu dans ses yeux s’était presque éteint. — Me suis-je trompé ? Résolu avait les yeux écarquillés, comme un enfant consterné de voir s’effondrer un mythe adoré. Will frissonna. — Hum, vous m’avez posé la question. C’est moi qui l’ai dit, mais c’est vous qui me l’avez demandé ! Corbeau se reprit le premier et hocha lentement la tête. Malgré un léger tremblement, sa voix restait calme et posée. — Tu dois savoir, Will, que Résolu et moi avons participé à la dernière guerre contre Chytrine. Nos souvenirs sont bien différents de ton histoire. Voilà un quart de siècle que nous cherchons comment accomplir une prophétie et abattre Chytrine. Nous étions si absorbés par notre quête que nous n’avons pas vu à quel point l’histoire avait changé. — Comment ça, changé ? Chytrine est toujours une femme malfaisante qui veut s’emparer du monde, dit Will en fronçant les sourcils. Elle a des tas de monstres qui se battent pour elle, ainsi que les sullanciri, bien sûr, et elle utilise des dragonels comme armes. Les autres armées ne l’ont pas tuée parce qu’elle a fui devant Augustus, et elle attend de pouvoir se venger. Mais ça, vous le savez, puisque vous êtes des héros. Vous voulez l’en empêcher. J’ai entendu des ménestrels chanter vos exploits. Résolu plissa les yeux et gronda. — Une chanson n’est qu’un divertissement, gamin, qui n’a rien à voir avec la réalité. Dans les Fonds, ça fait peut-être de nous des héros, mais la ville haute et le reste du monde ne partagent pas la même opinion. — Alors tout ce que j’ai dit est faux ? — L’histoire est une mosaïque composée de bribes de vérité mélangées à des mensonges. Des mensonges que les gens ont inventés pour éviter de paniquer. Résolu se frotta le poing pour ôter la poussière de plâtre. — Augustus a bien vaincu une armée et gagné une reine. Ça, c’est vrai. Le reste, par contre… Des désirs plus que la réalité. Will ramassa la petite bourse de velours et la caressa. — Qu’est-ce que j’ai à voir dans cette histoire ? Pourquoi on voudrait me tuer ? Corbeau leva une main pour empêcher Résolu de parler. — Il y a certaines choses que nous ne pouvons pas te dire, Will, du moins pas avant d’être certains que tu as besoin de les entendre. Peut-être n’es-tu qu’un petit voleur, arrivé par erreur… — « Un petit voleur, arrivé par erreur », elles me plaisent, ces rimes, sourit le garçon. Corbeau rit doucement. — Aucune surprise de ce côté, je crois. Si tu es bien celui que nous espérons, alors nous finirons par tout t’expliquer. Sinon, une parole malheureuse pourrait condamner le véritable élu. Tu comprends ? — Je crois. (Will renfila ses bottes humides.) C’est comme l’histoire des princes jumeaux. Ils ne pouvaient pas dire à celui qui avait été élevé loin du château qui il était, parce que les gens voulaient le tuer. (Il releva la tête.) Vous voulez pas dire que je suis un prince, hein ? Résolu éclata d’un rire un peu cruel. — Tu n’as rien d’un prince, gamin, rien du tout. —Oh. Will soupçonnait qu’ils pouvaient très bien lui mentir, mais décida de n’en rien laisser paraître. Il haussa les épaules et se leva avec une grimace de dégoût quand il sentit l’humidité au fond de ses bottes. — Il vaut mieux, parce que la pluie trempe aussi bien un prince qu’un voleur, mais un voleur, lui, peut le supporter. Ils sortirent en pleine nuit, en passant par la fenêtre, puis en traversant les toits, sous la pluie battante. Ils se déplaçaient avec agilité, pour un vieil homme et un Vork massif. Will suivit le chemin qu’ils avaient choisi, surtout parce que son genou le lançait encore assez pour rendre dangereux l’itinéraire qu’il aurait préféré. À sa grande surprise, il était inquiet pas tant à l’idée de se blesser qu’à celle d’abîmer la feuille. Ils descendirent dans la rue et rejoignirent une écurie où, rapidement, ils sellèrent trois chevaux. Du grain ainsi que d’autres provisions furent chargés sur six autres montures, puis tous sortirent les uns derrière les autres, Résolu en tête. Will se retrouva sur un alezan d’allure placide. Il ne s’en plaignit pas : la dernière fois qu’il avait tenté d’en monter un, son propriétaire était arrivé avant qu’il s’échappe, l’animal s’était cabré et avait jeté Will à terre. Retourner en boitant auprès de Marcus n’avait rien eu de drôle. Corbeau saisit les rênes du cheval de Will et le guida hors de la ville. La pluie s’était calmée et tombait à présent en fines gouttes, le brouillard commençait à envahir les rues. Ils longèrent la frontière sud des Fondombres, puis quittèrent la ville par la porte ouest. Les gardes firent à peine mine de se lever pour les regarder passer. Résolu leur lança des pièces d’or pour les encourager à se rendormir et à oublier leur passage. Ils chevauchèrent longtemps vers l’ouest, mais l’épaisse couche de nuages noirs empêcha Will d’évaluer le temps écoulé en se référant à la course de la lune. Sa seule certitude fut qu’ils avaient longtemps voyagé lorsqu’ils prirent la direction du nord-ouest, en empruntant un chemin au milieu de collines recouvertes de souches d’arbres. Ils s’arrêtèrent au fond d’une petite vallée, dans une cabane abandonnée par un forestier, et parquèrent les chevaux dans une grotte creusée au flanc d’une colline. Pendant que ses deux compagnons s’occupaient des bêtes, Will entra dans la maisonnette et se trouva un coin sec où se recroqueviller. Une peur sourde battait en lui, mais la tiédeur de la petite bourse où se trouvait la feuille l’apaisa. Il succomba rapidement à la fatigue et à la digestion, et rêva de grandes aventures qui s’évanouirent à son réveil. Un matin radieux vit le jour. Vif comme le soleil, Will se leva. Il frotta paresseusement ses yeux encore ensommeillés, enjamba le corps endormi de Corbeau et sortit au grand air. Il découvrit Résolu, accroupi près de la cabane, qui marmonnait en elfique des imprécations cinglantes. Dans le pré devant lui, des lapins gambadaient entre les souches. Ils agitaient les oreilles et fronçaient le nez, paissant à dix mètres à peine de la cabane et à moins de un mètre d’une drôle de machine posée dans le champ. Will fronça les sourcils. — C’est quoi, ça ? Résolu l’imita. — C’est un piège mortel qui devrait nous permettre d’attraper le petit déjeuner. — Un lapin ? Ça se mange ? — Tu n’en as jamais… ? demanda le Vorquelfe, surpris. Will secoua la tête. — J’suppose que ça a le même goût que les chats. Il se baissa et manipula quelques pierres sur le sol sec à l’entrée de la cabane. — Pourquoi t’en tues pas un ? — C’est à ça que sert le piège, gamin. Maintenant baisse d’un ton. Tu vas les faire fuir. — C’est pas moi qui leur fais peur, murmura Will, dédaigneux. C’est ce truc que t’as mis. Il soupesa une pierre de couleur sombre. — Moi, je leur jetterais une pierre. — Vraiment ? Alors, que penses-tu d’une cible facile ? Résolu désigna un lapin dodu. — Celui-là, avec la tache blanche… Avant que le Vorquelfe ait achevé sa phrase, Will avait changé de position, se laissant tomber sur son genou droit plus vite qu’il aurait dû. Sa main fouetta l’air devant lui, orientant la pierre sur le côté. Cette dernière fila et frappa le lapin en pleine tête. L’animal tomba sur le flanc où il fut pris de convulsions. Mais, avant qu’il s’arrête, Résolu bondit, l’attrapa et lui tordit le cou. Will serra les dents pour lutter contre la douleur au genou, déterminé à ne montrer aucune faiblesse. Il avait fait le malin et il en payait le prix, il était vraiment soulagé que sa pierre ait touché sa cible. Si j’avais raté… Le Vorquelfe lui jeta un coup d’œil et approuva de la tête. — Joli coup. Will haussa les épaules et se releva lentement. — Il était plus gros que la plupart des rats. J’espère que c’est meilleur, en tout cas. — Oh oui ! Résolu indiqua le champ du pouce. — Une fois que tu auras ramassé du bois, on le cuira. — Mais j’ai eu le lapin ! — Oui, mais ce n’était pas ton travail d’attraper le petit déjeuner. Toi, tu ramasses le bois. — Tu me l’avais pas dit ! — Tu ne me l’avais pas demandé. Résolu se pencha et sortit un couteau de sa botte. — Il faudra peu de temps pour le dépecer et le préparer. Quand tu auras du bois pour le feu et de l’eau, le repas sera prêt. Will grommela : — Pourquoi c’est moi qui… ? — Il y a des choses que je peux accomplir et toi pas, gamin. Si je m’occupe de ton travail, je ne peux pas faire le mien. Résolu lui lança une outre vide. — Et crois-moi, tu veux que je le fasse. Maintenant, va chercher ce bois et méfie-toi des griffeglaces. — Des griffeglaces ? répéta Will, soupçonneux. Y en a pas dans le coin. Ils sont tous dans le Nord. Je suis pas un petit qu’on peut effrayer avec des histoires. — Non ? Viens donc par là, petit garçon. Résolu le mena de l’autre côté de la cabane, près de la grotte où se trouvaient leurs chevaux. Il s’accroupit et indiqua le sol de la pointe de son couteau. — Tu vois les traces, là ? Will se rapprocha et s’appuya sur son genou gauche. Le Vorquelfe désignait trois lignes parallèles, celle du centre étant plus épaisse et plus longue. Elles n’étaient pas très nettes, rien que de légères marques dans la terre. — Ce sont des traces de griffeglace ? C’est pas très impressionnant. — Tu as toujours vécu sur les pavés ; maintenant, tu as des choses à apprendre. Derrière eux, Résolu montra le chemin pris par Will pour le rejoindre. — Tu vois tes traces de pas ? combien la marque du talon est nette ? Le sol est encore humide de pluie. Lorsque ta trace séchera, les bords s’effriteront et le vent les érodera. Si la pluie revient, ils s’effondreront et il ne restera plus qu’un léger ovale dans la terre. C’est ce qui s’est passé ici. Les traces n’ont probablement pas plus d’une semaine. — Mais… il peut pas y avoir de griffeglaces ici ! Le roi Augustus, il s’est assuré que ça arrive pas ! Will frissonna ; il se rendait soudain compte qu’il se trouvait bien loin de la ville où il avait grandi. Il n’était plus à couvert mais complètement exposé, et la nature était pleine d’horreurs auxquelles il ne voulait pas avoir affaire. — Le monde que tu connais est une mosaïque, gamin, tu te souviens ? Certaines pièces sont vraies. Augustus a bien rendu le monde plus sûr pour un temps. Il a fait reculer Chytrine, pour un temps. Avec les années, elle a gagné en puissance, en audace. Elle envoie des griffeglaces, des vylaens et des baragouineurs très loin vers le sud, ils évaluent, ils explorent, ils cherchent, ils sont en reconnaissance. Elle reviendra. Bientôt. Résolu se redressa et, d’un coup de couteau, égorgea le lapin. — Augustus a fait gagner au monde un sursis d’une génération pour se préparer à son retour. Si tu n’es pas l’élu qu’il attend, alors tout ce temps aura été complètement perdu. CHAPITRE 4 Will entendit le bruit sec de la gifle que Résolu lui assena sur la cuisse avant même de sentir la douleur. Il ouvrit les yeux d’un seul coup. Il agrippa la selle d’une main et resserra l’autre sur la grande corde qui guidait les chevaux. Il réajusta son assiette puis releva la tête, ce qui décoinça son dos vertèbre après vertèbre. — J’ai les chevaux ! Il leva la main pour montrer la corde enroulée plusieurs fois autour de son poignet. — Je les tiens ! Le visage de Résolu resta impassible. Sa silhouette était illuminée par le soleil couchant. — Ce ne sont pas les chevaux qui m’inquiètent, gamin. La nuit tombe. Les griffeglaces vont sortir. Will secoua la tête pour en chasser les brumes engendrées par sa courte sieste. Au silence de Résolu, il comprit que le Vorquelfe attendait quelque chose de sa part, et qu’il devrait découvrir tout seul de quoi il s’agissait. C’était arrivé souvent, ces trois derniers jours, tout autant que ramasser du bois, s’occuper des chevaux, faire le rangement, mais aussi reconnaître tous les chants d’oiseaux, les bruits et les traces d’animaux ainsi que les plantes. Les plantes ! Il avait dû les apprendre par feuilles, pétales, fruits, racines, odeur, goût, propriétés médicinales. Will en était arrivé à haïr les fleurs et les arbres, il rêvait de retourner dans un lieu plus civilisé où les plantes étaient cantonnées aux parcs et aux jardins. Bien souvent, Résolu lui en avait agité une sous le nez pour le réveiller, exigeant qu’il l’identifie sur-le-champ. Cela ne présentait pas que des désagréments. Résolu le laissait mâcher des feuilles de metholanth, qui apaisaient douleurs et courbatures, même si les stocks n’étaient jamais suffisants et ses maux, bien trop nombreux. Toutes les nuits, Will s’effondrait, exténué et courbaturé. Le matin, il se réveillait les membres si raides et douloureux qu’il se mouvait encore plus lentement que Corbeau. Qu’est-ce qu’il me veut encore, le Vork ? Will cligna des yeux et observa les alentours. Avec la nuit, il leur faudrait trouver un refuge. D’ordinaire, à cette heure du jour, ils auraient déjà dû quitter la route principale, pour atteindre une cabane ou une grotte connue de ses deux guides. Leur chemin, qui auparavant traversait la forêt, passait désormais entre des champs herbeux. La route elle-même s’était élargie et les plantes ne ressemblaient plus à celles des sous-bois. Il y en avait d’autres également, que Will ne reconnaissait pas et qui se trouvaient grossièrement alignées. Il n’était pas certain de ce que cela signifiait, mais le phénomène n’était pas naturel. Et si c’est pas naturel, ça veut dire… Le garçon sourit, découvrant au passage que même ces muscles-là étaient douloureux. — Quelqu’un a planté ces herbes. Il y a des gens dans le coin. Peut-être même un village ou quelque chose comme ça. Résolu leva le menton. — Et ? — Et ? répéta Will, épaules redressées. Et, et… — Réfléchis, gamin. Réfléchis ! — On peut s’abriter auprès d’eux ? — Non, non, non ! — On peut pas ? Résolu pivota sur sa selle et balaya la question de Will d’un revers de la main. — C’est sans espoir, Corbeau. J’ai accepté le fait qu’il nous faille l’entraîner, mais il est incapable d’apprendre ! Un petit rire secoua Corbeau, qui les rejoignit au trot et les contourna de façon à placer Will entre eux. — Mon ami, toutes ces leçons, tu les as apprises bien plus jeune, par nécessité. Tu n’as pas grandi dans les Fondombres. Il n’est pas idiot, simplement fatigué. — Je suis trop fatigué pour être fatigué. Corbeau lui tapota l’épaule. — Grâce aux champs, tu as pensé au futur. C’est bien, mais tu dois aussi réfléchir au passé. Qu’est-ce que tu peux dire de plus ? — Je vais avoir plus de mal à trouver du bois pour le feu ? Will secoua la tête. Quelque chose d’autre le titillait. — Tu vois, Corbeau. Il ne s’intéresse qu’à lui ! — Du calme, Résolu. Pourquoi donc, Will ? Pourquoi auras-tu plus de mal à trouver du bois ? — Y a pas d’arbres. Will poussa un profond soupir, et comprit soudain. — Y a pas d’arbres parce qu’on les a coupés pour faire du bois. Pas d’arbres, c’est pas de forêt, et pas de forêt, ça veut dire pas de griffeglaces, parce qu’ils la préfèrent. Il jeta un coup d’œil à Résolu. — T’as essayé de m’avoir en me disant que les griffeglaces allaient sortir ! — Comment es-tu si sûr que non ? Le garçon se renfrogna, commença à pointer les champs du doigt avant de s’emporter : — J’en suis pas sûr mais ça paraît logique ! Non ? Il va y en avoir ? Résolu haussa les épaules. — Quelques-uns, oui. Il y a des moutons dans le coin, peut-être des chèvres, des vaches, des poules et des chevaux. C’est ce qu’ils attaqueront. — Alors je m’étais pas trompé ? — Pas complètement mais tu as mis beaucoup trop de temps pour le comprendre. (Le Vorquelfe se tapota le crâne.) Ton esprit doit toujours être en mouvement, toujours vigilant. Le monde préférerait te voir mort plutôt que vivant, et des légions de créatures adoreraient se charger de t’éliminer. Résolu donna un coup de talon à son cheval et trotta plus loin sur la route. Cette dernière serpentait entre deux petites collines, puis descendait le long d’une vallée. Une légère brise soufflait de cette direction, apportant un soupçon de fumée qui confirmait l’existence d’un village non loin de là. Le garçon se tourna vers Corbeau. — Pourquoi il est si dur avec moi ? Je lui ai rien fait. Je lui ai trouvé la feuille, tu te souviens ? Il devrait me remercier. Les derniers rayons du soleil faisaient briller les yeux de Corbeau. — Tu te souviens lorsqu’il a dit que la vie était une mosaïque ? — Difficile de l’oublier, il me le répète tout le temps ! « Voilà un autre morceau de ta mosaïque, gamin ! » — On dirait presque lui. Corbeau gratta son menton barbu. — Pour Résolu, tu es un morceau de sa mosaïque. Et la sienne, c’est une carte qui mène à un objectif. Il veut être sûr que tu y sois à ta place. Il espère que oui, parce que alors il se rapprocherait de son but. — D’accord, ça je comprends, mais est-ce qu’il ne devrait pas plutôt faire plus attention à moi, au lieu de se montrer si… Will aurait voulu dire « cruel », mais le souvenir des raclées que Marcus lui donnait à la moindre peccadille le retint. — Je veux dire, il est vraiment dur, tu sais. — Il l’a toujours été, acquiesça doucement Corbeau. À notre rencontre, il n’était pas plus indulgent avec moi. Pour lui, ce morceau de mosaïque a pris une certaine forme. Il veut que tu y correspondes. Tu n’es pas vraiment ce à quoi il s’attendait, alors il fait ce qu’il doit faire. — Et ce que je veux, moi ? L’homme éclata de rire. — As-tu jamais obtenu ce que tu voulais, Will ? Sais-tu seulement ce que tu veux, au-delà d’un lit et d’un ventre plein, peut-être de la metholanth ou un verre de vin coupé d’eau ? — Eh bien, non, mais… La question de Corbeau résonna en lui, amplifiant le vide qu’il ressentait. Puis la chaleur de la feuille l’envahit doucement et combla le vide en lui. — Je veux la feuille. Corbeau se pencha sur la droite et réduisit sa voix à un murmure. — Le soin avec lequel tu t’occupes de cette feuille, et le fait que Prédateur ait été incapable de la voir à ta ceinture, voilà probablement ce qui a empêché Résolu de te jeter aux griffeglaces. Tu veux la feuille parce qu’elle te veut toi. Puis il se redressa et lui demanda de répondre à une série d’interrogations rapides, coupant ainsi court aux questions de Will. — Dis-moi, ce que tu as appris t’a-t-il lésé ou aidé ? Ce travail a-t-il été si difficile que cela ou simplement différent de ce dont tu as l’habitude ? Résolu est-il plus dur que ton maître précédent ? À la seconde où elle était posée, Will répondait en pensée à chaque question, et le résultat ne lui plaisait pas. Ce qu’il avait appris… Eh bien, rien que connaître les propriétés de la metholanth était d’un grand secours ; le reste faciliterait le vol d’un apothicaire. Chercher de l’eau et du bois, ranger, toutes ces tâches n’étaient pas aussi dures que celles qu’il avait dû accomplir en grandissant dans la maison de Marcus. Quant aux qualités de ce dernier… Il contint un ricanement et décida de garder le silence plutôt que d’admettre devant Corbeau que celui-ci avait raison. Cela agaçait beaucoup le voleur. Lorsque Résolu avait raison, il en assommait Will, encore et encore. Mais, avec Corbeau, cela revenait à se faire piquer par un stylet : on ne le sentait pas s’enfoncer, il ne le retournait même pas dans la plaie, mais le moindre mouvement vous rappelait sa présence. Ils continuèrent à chevaucher, sans plus de bruit que le crissement du cuir, le bruit sourd des sabots, le cliquetis du harnais ou le mâchonnement d’un cheval. Ils suivirent le tournant, puis descendirent la vallée à la suite de Résolu. Un peu plus en aval, le Vorquelfe avait arrêté son cheval au milieu de la route. Plus loin, à moins d’une centaine de mètres, un bûcher brûlait. Le feu soulignait la silhouette de trois hommes, Will en compta cinq autres derrière, du côté du village. Ce dernier était construit de part et d’autre de la route. À son extrémité, un second feu brûlait et bloquait le chemin à l’ouest. Des barrières de pierres ou des clôtures cassées protégeaient tout le périmètre du village, mais aucune n’approchait la solidité des remparts d’Yslin. La plupart des bâtiments étaient bas, avec des murs de terre et des toits de chaume. Le plus grand possédait deux étages, des tuiles, et de la lumière filtrait à travers ses volets mal fermés. Résolu laissa les deux autres le rejoindre avant de s’avancer vers le feu. Will se souvint vite des leçons du Vorquelfe et baissa le regard. Les hommes derrière n’auraient pas le temps d’accommoder leur vision à la nuit : si le trio décidait de contourner le bûcher, leurs poursuivants seraient aveuglés. Seuls les trois en face d’eux pourraient voir leurs actions. L’un portait une épée, les deux autres des fourches. Le premier leva une main. — Halte là, étrangers. Corbeau dirigea lentement son cheval vers lui, s’arrêtant à cinq mètres de l’endroit où l’homme se tenait. — Étrangers ? Je croyais que les hommes d’Alcida accueillaient les voyageurs comme des amis. — Autrefois, peut-être. Qui êtes-vous, et que venez-vous faire à Stellin ? — Mon neveu, mon ami et moi ne sommes que des voyageurs. Nous nous dirigeons vers les montagnes, répondit Corbeau d’une voix calme et amicale. Nous espérions trouver un endroit où dormir et quelque chose à manger ici. Le villageois indiqua Résolu du menton. — C’est un Vorquelfe ? Résolu repoussa sa cape pour découvrir ses bras musclés et couverts de tatouages. — Ça devrait être évident. — Ouais, bah, on veut pas de votre espèce par ici. (Le villageois mit la main sur le pommeau de son épée.) Tu peux passer ton chemin et dire à ta maîtresse qu’on va pas se laisser prendre comme Ingens. On est peut-être pas nombreux mais… L’un des hommes s’avança, les yeux plissés, et posa une main sur l’épaule de son compagnon. — Je me souviens de lui. Il est passé y a une vingtaine d’années, avec une femme comme lui et un petit gars. C’était toi ? — Nous allions vers les montagnes, acquiesça Corbeau, tout comme maintenant. Ça fait vraiment vingt ans ? — Pas loin en tout cas, juste avant que la tête d’Augustus apparaisse sur les pièces, dit en souriant le vieil homme. Quintus, ils poseront pas de problèmes. Quintus se renfrogna. — Comment tu peux en être sûr ? Le vieil homme se tapota le nez. — Ils portent pas l’odeur de la horde, et puis y a qu’une Vorquelfe aux ordres de Chytrine, et c’est pas lui. — S’ils font des problèmes, c’est pour ta tête. L’homme frotta son crâne chauve d’une main calleuse. — Au moins, elle aura quelque chose. Quintus lâcha un rire bref puis, du pouce, il désigna le cœur du village. — Le Clapier du Lièvre ; c’est notre auberge ; ils ont une écurie. Y a d’autres voyageurs, donc elle est peut-être pleine. Dites au garçon de conduire les autres chevaux dans ma grange. Vous partez demain matin, hein ? — À l’aube, acquiesça Corbeau. — Alors je vous verrai sortir quand j’irai me coucher. Il leur accorda un geste du menton. — Que la paix de Stellin soit avec vous, et la peste sur vos âmes si vous la troublez. CHAPITRE 5 Si Will s’étonna de ne pas avoir reçu l’ordre d’aider le garçon d’écurie à panser les chevaux, il accueillit le répit avec reconnaissance. Il attrapa sa couverture roulée et la sacoche légère qui contenait ses vêtements de rechange puis suivit les deux autres au Clapier du Lièvre. Après autant de temps passé sur la route, le retour à la normale va faire du bien. Mais la taverne du village, découvrit-il, différait de celles qu’il connaissait. À première vue, elle avait tout d’une auberge ordinaire : l’entrée se faisait par une porte en renfoncement, puis quelques marches menaient à la grande salle. Tout de suite sur la droite, un pan de mur étroit montait jusqu’au second étage. Sous l’escalier se dissimulait le bar, une porte percée dans un mur plus large ouvrait sur la cuisine derrière. L’auberge avait un toit et un foyer, des demi-cloisons et un sol de terre battue. La grande salle s’ouvrait sur la gauche et possédait une grande cheminée dans laquelle un feu ronflait. Des bancs occupaient les angles, derrière des tables longues ou rondes qui prenaient toute la place. Will sentit avec plaisir la chaleur des flammes dès l’entrée, même si le feu était un peu fort pour une soirée d’été. Résolu accrocha sa cape aux patères près de la porte, laissa tomber son sac dessous, puis débarrassa Corbeau de ses affaires, qu’il rangea de la même manière. Le bourdonnement des conversations diminua l’espace d’un instant, puis reprit avec plus d’intensité. Will se raidit : dans les Fonds, la présence d’un Vorquelfe dans un lieu fréquenté par des humains aurait déclenché un combat immédiat. Ce surcroît d’excitation ne dura guère, mais cela ne semblait pas dû à un sentiment de peur qui aurait tétanisé les gens. Comme il essayait de déterminer ce qui se tramait, il remarqua d’autres détails : le sol était propre et bien entretenu, de nouvelles planches remplaçaient les vieilles et celles qui avaient pourri. Quant à l’aubergiste, ses vêtements avaient visiblement été lavés, et récemment qui plus est. La clientèle n’avait pas l’air saoule, on n’entendait pas de sifflements au passage de la jeune femme qui circulait entre les tables pour servir des chopes en bois pleines de bière mousseuse. Il comprit soudain. Les gens souriaient, personne ne cherchait à se dissimuler ou à détailler les autres à la recherche d’un point faible. Les tavernes qu’il avait connues étaient des repaires de fauves. Ici, ce sont des moutons. Des fermiers, des bergers qui travaillent pour vivre et prennent le temps de partager leurs histoires. Un frisson lui parcourut l’échine. Corbeau s’appuya contre le bar et désigna Will et Résolu. — On nous a dit, à mon compagnon, à mon neveu et à moi, que vous aviez peut-être une chambre de libre pour la nuit. Le tavernier, un gros homme à la tête couronnée de cheveux noirs, passa une main sur ses joues mal rasées. — Eh bien, la dernière chambre a été prise par ce monsieur et sa nièce, mais ils n’ont pas encore payé… Vous, là-bas ! Il agita un chiffon sale en direction de deux personnes assises à une table ronde. Un homme plus âgé se tourna vers le bar, un sourcil levé, mais Corbeau retint le poignet du tavernier. — Ça ira. Il y aura bien de la place sur le sol, près du feu ? — Tout ce qu’il faut, ouais, acquiesça-t-il. Ça vous fera une pièce d’argent par tête, une bière ce soir et du porridge au matin compris. — Très bien. Corbeau allait ouvrir sa bourse, mais le tavernier secoua la tête. — On fera nos comptes avant que vous vous couchiez. Vous voudrez bien de la soupe, non ? avec du pain, un peu de fromage ? — S’il vous plaît, oui. — Ce sera prêt dans peu de temps. Corbeau sourit à ses compagnons. — Nous voilà installés pour la nuit. Will hocha la tête distraitement. Il balayait la pièce du regard, détaillait chaque personne. Il distingua vite les riches des pauvres, ce qui se révéla facile puisque la plupart des fermiers ne portaient même pas de bague. Les plus aisés possédaient des bourses, mais la plupart de celles-ci étaient aussi vides que sa sacoche. Au vu de la confiance du tavernier envers Corbeau, Will conclut que la plupart des clients devaient boire à crédit et qu’un certain nombre de dettes devaient être payées en soupe, fromage ou farine. Une bourrade de Résolu le sortit de ses réflexions et l’encouragea à suivre Corbeau. Ils se rendirent à une table ronde près du feu. Le vieil homme, dont le manteau bleu avait connu des jours meilleurs, les accueillit d’un mouvement de tête et leur indiqua des chaises libres. Corbeau le remercia. — Je suis Corbeau, voici Will, mon neveu, et mon ami Résolu. L’homme se leva à moitié de sa chaise et serra la main de Corbeau, puis salua les deux autres du chef. — Mon nom est Distalus et voici ma nièce, Sephi. Nous nous dirigeons vers Yslin, où elle deviendra apprentie tisseuse. Will contourna vite Corbeau et prit la chaise près de la jeune fille. — Je suis Will. Elle rougit. — Sephi. Si elle s’était tenue debout, elle l’aurait dominé de sa taille ; même assise elle semblait plus grande, mais cela ne dérangea pas Will. Ses cheveux noirs tombaient jusqu’au milieu du dos, le feu illuminait ses yeux noisette ; elle avait un joli visage que seul gâchait une petite cicatrice au-dessus de son sourcil droit. Distalus leva sa chope vers Corbeau. — C’était généreux de votre part, monsieur, de ne pas nous prendre la chambre. Corbeau haussa les épaules avec un sourire. — Nous étions sur la route, alors un peu de chaleur nous suffit amplement. Vous avez un long voyage devant vous, et peu d’endroits seront aussi agréables. Will laissa tomber son sac par terre, puis sa cape par-dessus. — Tu es déjà allée à la ville, Sephi ? Elle secoua la tête et lui adressa un petit sourire. — Mon oncle dit que c’est un endroit merveilleux, et que je vais l’adorer. Elle entoura sa chope de ses petites mains. — J’ai tellement hâte ! Le jeune voleur sourit et s’apprêtait à raconter une histoire sur la ville lorsque Corbeau lui donna un coup de coude. — Quoi ? — Tu as mieux à faire, comme aider le tavernier à nous apporter la soupe. Corbeau jeta un coup d’œil à Distalus. — Une autre tournée pour vous aussi, tant que Will y est ? — Ça, c’est très gentil à vous, mon bon monsieur. Voyager rend la gorge sèche, et la bière de maître Julian est excellente. Corbeau leva deux doigts vers le tavernier : — S’il vous plaît, deux chopes de plus pour nos compagnons ! Vas-y, Will. Will acquiesça, puis adressa un rapide sourire à Sephi. Il se leva et contourna sa chaise, osant laisser ses doigts frôler l’épaule de la jeune fille. À force de lui prêter autant d’attention, il trébucha sur son manteau qu’il avait laissé tomber et s’étala lourdement sur Distalus afin d’éviter de cogner son genou convalescent contre le sol. — Excusez-moi, m’sieur. Will se redressa et tira sur sa tunique pour la défroisser, puis se dirigea vers le bar. Il se balança de gauche à droite et se contorsionna entre les chaises repoussées des tables. Il fit de son voyage un spectacle d’agilité, dans l’espoir de faire oublier l’image que sa maladresse avait laissée à Sephi. Julian le regarda d’un œil critique. — S’tu laisses tomber ça, je me fiche si vous le mangez sur le sol, mais vous payez. — Je ferai attention. — Plutôt deux fois qu’une. Julian souleva un plateau de chopes ; un autre, couvert de bols de soupe et de pain, attendait Will. Le garçon suivit le tavernier, jetant quelques coups d’œil derrière sa charge pour vérifier si Sephi le regardait. C’était le cas : elle pouffa. Will dépassa Julian et servit Résolu en premier, puis Corbeau, et enfin lui-même. Il plaça son bol de façon à devoir tirer sa chaise plus près de la jeune fille pour manger sa soupe, puis déposa le pain au milieu de la table. Il rendit le plateau à Julian, qui le coinça avec l’autre sous son bras droit. Il compta sur ses doigts. — Bon, maintenant je prendrai les six pièces d’argent que vous me devez, monsieur. Et vous, pour la fille et vous, la chambre et la bière, ça en fera trois. Distalus mit la main à sa ceinture, afficha un air surpris puis leva les yeux. — Il semble que ma bourse ait disparu. Résolu plissa les yeux. — Gamin, rends-la-lui. Une cuiller de soupe à mi-chemin entre le bol et les lèvres, Will se figea. — Je l’ai pas prise. — Ne mens pas, gamin, dit le Vorquelfe d’une voix glacée. Je ne l’accepterai pas. Will reposa la cuiller dans le bol et se leva lentement. Il ouvrit délibérément les mains et les écarta. — Fouille-moi, j’ai rien pris. Distalus secoua la tête. — Je suis sûr que ce n’est pas lui… Ma nièce vous confirmera que je suis distrait. J’ai dû laisser mon sac dans la chambre. Corbeau posa la main sur le bras de Résolu, puis pêcha une pièce d’or dans sa propre bourse. Elle tinta lourdement lorsqu’il la fit sauter du pouce. Julian l’attrapa aisément, puis la tint à bout de bras pour l’étudier des deux côtés. — Une toute neuve d’Oriosa ! Il plaqua la pièce sur la table pour découvrir le profil du roi Scrainwood. D’une poche de son tablier, il tira une petite tige de métal avec un bout arrondi, l’autre pointu. Il pressa ce dernier sur l’œil de Scrainwood et s’appuya lourdement dessus. Il lui arracha l’œil et le défigura. Julian sourit, puis glissa la pièce et la tige dans la poche de son tablier. — Voilà qui règle nos affaires. Bon appétit. Il y en a encore si vous voulez, ou bien je vous rends une pièce d’argent. — Merci, dit Corbeau avec un mouvement de tête. Vous avez nos chevaux à l’écurie, donc nous vous devrons plus. Le tavernier acquiesça, puis Distalus leva sa nouvelle chope. — Je vous rembourserai, j’ai l’argent dans mon sac. — Je ne m’inquiète pas. Will fronça les sourcils. De toute sa vie, il n’avait pas vu beaucoup de pièces d’or, et en avait encore moins souvent tenu entre les mains, et jamais longtemps. Certaines effigies avaient un œil griffé ou une croix, mais il n’avait jamais su pourquoi. — Pourquoi il a fait ça à la pièce ? Le regard de Distalus s’illumina. — Je croyais que tout le monde savait comment Scrainwood est devenu roi et à qui va sa loyauté. L’homme avait un peu élevé la voix, ce qui attira l’attention des tables voisines. Il avait soudain bien plus l’air d’un conteur que d’un… je sais pas quoi. L’homme ingurgita un peu de bière, puis s’essuya la bouche du revers de la main. — Peut-être le sais-tu, mon garçon, ou peut-être pas, mais, il y a un quart de siècle, Scrainwood d’Oriosa rejoignit le bon roi Augustus dans la guerre contre Chytrine. Certains disent qu’il se battit, d’autres qu’il ne tira jamais l’épée. Certains racontent que ceux qui moururent en le protégeant furent peu nombreux, d’autres qu’il se cacha, mais nul ne nie qu’il se trouvait à Forteresse Draconis. Et c’est là qu’il resta, pendant que le roi Augustus mettait en déroute une armée d’Aurolanis en Okrannel. Et là qu’il était encore lorsque le lâche rapporta de sombres nouvelles des héros envoyés détruire Chytrine. Le silence était tombé sur la grande salle et n’était plus troublé que par un murmure ou un crépitement du feu, voire par un éventuel rot discret. Les yeux brillants, Distalus souriait, regardait son public, hochait la tête d’un air satisfait. Quel qu’il soit, c’était aussi un conteur, et Will était heureux que sa question ait lancé l’histoire. Il ne devait pas être le seul à ne pas la connaître mais, même si ce n’était pas le cas, elle était bonne à entendre et d’autres l’appréciaient. — Il y a quinze ans, soit dix ans après la perte de nos héros et le mariage d’Augustus, le premier des nouveaux sullanciri arriva dans le Sud. Propagée au travers de la Marche fantôme, par la bouche même des renégats qui avaient juré fidélité à Chytrine, la rumeur disait que ses neuf nouveaux Lanciers Noirs ne pouvaient être arrêtés. Ils donnaient une date, un lieu, une cible : la reine Lanivette d’Oriosa mourrait dans son château de Meredo. Ce jour arriva, sombre et froid, froid comme l’hiver, humide comme l’automne, les nuages versaient des larmes, le vent gémissait : les éléments la pleuraient, alors même qu’elle vivait encore. » Les troupes qui gardaient le château le firent résonner de leur métal. Des héros, et d’autres qui désiraient le devenir, vinrent pour la protéger. Quand l’heure fatidique arriva, ils ne virent rien d’autre qu’un éclair. Ils se crurent alors hors de danger. Pourtant, alors même qu’ils criaient et braillaient, qu’ils applaudissaient et se réjouissaient, devine ce qu’ils virent, mon garçon, devine ! Absorbé par l’histoire, Will secoua la tête. — Je sais pas. — Ils virent une chose terrible, la plus horrible jamais contemplée. Distalus dessina dans l’air la forme d’une grande tour. — Un éclair frappa la plus haute tour et éparpilla les hommes, qui basculèrent de leur rempart et s’écrasèrent dans la cour en mille morceaux sanglants ! Puis apparut un étalon fougueux aux longues ailes de dragon, chevauché par un spectre enveloppé dans une longue cape flottante. Elle semblait faite de plumes, mais chacune d’elles était comme une langue de feu. Il souleva un corps voilé d’ombre qu’il jeta à terre. Le corps rebondit de créneau en passerelle, se déchirant à chaque heurt. C’était celui de la reine Lanivette, sans tête et brisé de toutes parts, et il s’écrasa au pied de son donjon. Distalus baissa la voix, le conte s’interrompit le temps qu’il se désaltère, puis il reprit en contemplant sa bière : — Gardes et héros, tous se précipitèrent dans le château et ouvrirent la porte de la Grande Salle. Ils n’y trouvèrent qu’un homme : son fils, Scrainwood. Il se tenait dans une flaque d’urine. Entre ses mains, il y avait la tête coupée de sa mère. Il garda le silence, tremblant. Puis quelqu’un ferma les yeux de la reine et cela eut pour effet de briser le sort. Il s’effondra. Lorsqu’il recouvra ses esprits, une semaine plus tard, ses cheveux étaient blancs. » Depuis ce jour, il y a deux choses de vraies en Oriosa : la première, c’est que le dernier de leurs héros, Leigh Norrington, monta dans le Nord dans l’intention d’exécuter son propre père, le sullanciri qui avait tué la reine. Mais ce héros préféra le sang à la nation. Son père était devenu Nefrai-kesh, lui se transforma en Nefrai-laysh, le dixième des nouveaux sullanciri. De la même manière qu’ils menèrent une armée contre Chytrine, maintenant père et fils s’apprêtent à mener une armée contre nous. Cela provoqua un peu d’agitation, mais Distalus leva simplement la main, et le calme revint. — La seconde chose, mon garçon, c’est que Scrainwood craint tellement les sullanciri qui l’ont mis sur le trône qu’il n’ose pas s’opposer à eux. En prévision d’une nouvelle guerre, sa mère avait trempé les nerfs de son royaume dans l’acier. Scrainwood les a laissé rouiller. Tous savent que l’Oriosa est un asile pour les éclaireurs d’Aurolan et que la magick noire permet à Scrainwood de voir au travers des pièces qui portent son effigie. Alors nous lui crevons l’œil pour l’aveugler et ainsi nous privons Chytrine de son espion. Distalus conclut l’histoire par une gorgée de bière. D’autres firent de même, puis demandèrent une seconde tournée, ce qui tint Julian occupé. Le vieil homme jeta un coup d’œil à Corbeau. — Vous connaissiez l’histoire, non ? — Oui, mais vous l’avez très bien racontée, approuva Corbeau. La partie sur l’urine, c’est de vous, ou… Le conteur se lécha la lèvre. — Je la tiens d’un soldat qui était sur place. Résolu se coupa une tranche de pain. — C’est ainsi que vous gagnez votre vie, donc ? en contant des histoires ? — Je fais un peu de tout, pour l’instant j’amène ma nièce à la ville. Mais je vais peut-être rester un peu ici. Ça va dépendre, j’imagine. Il désigna Julian de la tête. — S’il me le propose, je pourrais rester. J’ai en réserve un certain nombre de contes pour assoiffés. Ce soir, ce n’était qu’un avant-goût. Le Vorquelfe acquiesça. — Et les gens aiment écouter les histoires sur Chytrine ? Distalus haussa les épaules. — Elle est très populaire. C’est la méchante d’un millier de contes, tous plus épouvantables les uns que les autres. Tout le monde la craint, bien sûr, craint de la voir arriver dans un lieu comme Stellin pour le détruire. Certains croient qu’elle serait simplement guidée par la cupidité, d’autres qu’elle obéirait à une plus sinistre motivation. Pour moi, ça n’a pas d’importance : toutes les réponses sont bonnes. Je ne doute pas qu’elle veuille détruire les terres du Sud. Pourquoi ? Ça, c’est pas mon problème. Will fronça les sourcils. — Mais si on savait pourquoi, on pourrait l’arrêter, non ? L’homme garda la tête inclinée pendant un instant puis acquiesça. — Voilà qui est bien vu, jeune homme. Je suppose que nous ne connaîtrons jamais ses motivations, mais peut-être qu’un conte qui y fait référence serait très populaire. Il faudra que j’y réfléchisse. Merci. Sur ces mots, Distalus se leva et offrit sa main à Sephi. — Viens, mon enfant, nous nous coucherons tôt pour que la foule se disperse et que nos amis puissent se reposer. Bonne nuit à vous, dormez bien. Lorsqu’elle se leva, Will se rembrunit, mais elle se tourna vers lui et lui fit un petit salut des doigts dans le dos de Distalus. Cela réchauffa le cœur du jeune homme et fit naître un sourire sur ses lèvres. Un sourire si large que même les mains de Résolu sur ses épaules ne purent le faire disparaître. Le Vorquelfe avait profité de la diversion créée par Sephi pour glisser de sa chaise et surgir derrière lui. Le garçon commençait à se lever lorsque Résolu le força à se retourner. La chaise de Will bascula au sol dans un grand fracas, il chancela contre le Vorquelfe, mais ce dernier le souleva du sol par les aisselles. — Où as-tu mis son argent ? Will secoua la tête. — Je l’ai pas volé ! Résolu le secoua une fois avec violence. — Si. Tu l’as pris quand tu as trébuché. — Non ! rétorqua Will, les narines dilatées. J’ai trébuché pour de vrai, et je me suis rattrapé à lui. J’ai pas pris son argent ! — C’était une tentative de vol maladroite que tout le monde a pu remarquer, gamin. Will garda la voix basse, mais celle-ci se fit cassante. — Je suis bien meilleur que ça, Résolu. — Une vraie petite Araignée d’Azur, c’est ça ? — Pas encore, mais je suis bon ! Will fit tourner son poignet, et une bourse pleine de pièces d’or atterrit sur la table. — Bon à ce point ! Le Vorquelfe le lâcha et tâta sa propre ceinture. — Là maintenant ? tu viens de me la prendre ? Will acquiesça tout en s’appropriant la chaise de Sephi. — Oui. Et j’ai pas pris l’argent de Distalus parce qu’il en avait pas. Résolu récupéra sa bourse d’un geste vif et la rattacha. — Que tu le saches signifie que tu le lui aurais pris s’il en avait eu. — Si un lièvre croise ton chemin, tu le tues. Résolu serra les poings. — Si tu ne comprends pas la différence, gamin… Corbeau se tourna sur sa chaise et se pencha, les coudes appuyés sur les genoux. — La différence, Will, c’est que Résolu aurait tué le lièvre, mais seulement s’il avait besoin de manger. Tu n’as pas besoin d’argent. Tu n’as pas besoin de voler. — Mais c’est ce que je suis. (Will haussa les épaules.) Un voleur. — Plus maintenant, Will. (Corbeau tapa du doigt contre sa poitrine, contre la bourse dans laquelle se trouvait la feuille.) Ce vol marque la fin de cette partie de ta vie. Tu as mieux à faire, maintenant. CHAPITRE 6 La nuit de Will sur le sol du Clapier du Lièvre fut agitée. D’abord il eut trop chaud, puis trop froid, sans compter les parties de son corps qui s’ankylosèrent parce qu’il dormit sur un nœud du bois ou quelque chose comme cela. Il se tourna et se retourna, à moitié endormi, il aurait bien accueilli un coup de pied de Corbeau ou Résolu qui l’aurait complètement réveillé. Pis encore que sa condition physique, il y eut les rêves. De parcelle en parcelle, il vit des choses qu’il savait ne pas lui être destinées. Il se sentit rebondir sur la selle d’un cheval de flammes qui repliait ses ailes. Des langues de feu formaient son manteau et laissaient sur le tapis rouge des traces de brûlures. Il se dirigea vers un trône, sur lequel était assise une femme à l’expression pleine de défi, qui ressemblait à Sephi. Ils discutèrent, cordialement d’abord, puis de façon plus tendue et violente. D’un geste de la main, la femme lui ordonna de partir, alors il lui saisit la gorge. Aussi facilement qu’on coupe une fleur de sa tige, il la décapita puis déposa la tête dans les mains de son fils. Lorsqu’il croisa son reflet dans un miroir, il avait le visage de Corbeau, mais en beaucoup plus jeune. Ce rêve le réveilla presque complètement, néanmoins il se rendormit, séduit par des idylles plus simples. Sephi et lui, ou parfois la Vorquelfe Charité, marchaient main dans la main dans des champs printaniers, d’herbes et de fleurs dansant dans la brise tiède. Il sentait son désir s’éveiller, et le voyait brûler dans les yeux de sa compagne quand un blizzard de gel s’abattit sur la prairie, ne lui laissant plus voir qu’un océan de blanc. Lorsque la vue lui fut revenue, l’objet de son désir s’était transformé en femme de glace, à la fois attirante et repoussante car, dans ses bras, il trouverait à la fois le froid du réconfort et une mort douloureuse. Enfin, après des heures de ces horribles visions, le matin arriva. La fille de Julian – Malva – le réveilla lorsqu’elle vint ranimer les braises dans le foyer et y ajouter du bois pour que le feu reprenne. Will s’obligea à se lever, passa au cabinet d’aisances puis proposa d’aller couper du bois. Quitte à être fatigué, autant l’être pour une bonne raison. La femme de Julian, qui n’était pas la mère de Malva, morte d’une fièvre d’été deux ans plus tôt, prépara le petit déjeuner pour la famille, le groupe de Corbeau, Distalus et Sephi. Distalus anima le repas en parlant de la Louve d’Or, une femme bandit qui pillait les villages de la vallée. Will aurait préféré des contes de l’Araignée d’Azur, mais les histoires de Distalus furent assez passionnantes pour le réveiller entièrement. Il se demanda s’ils la rencontreraient pendant leur voyage. Corbeau régla le prix de la garde des chevaux, puis ils quittèrent l’auberge. Assis derrière eux, Julian et Distalus parlaient à voix basse, leurs têtes rapprochées. Sephi salua bien Will de la main et le regarda s’éloigner mais, lorsqu’il se retourna une dernière fois, elle s’était tournée vers l’aubergiste. Leurs chevaux sellés, ils sortirent de Stellin et longèrent la route vers l’ouest quelque temps, puis, le quatrième jour, ils coupèrent par le nord-ouest. Ils contournèrent un marais salant, puis commencèrent à se frayer un chemin dans la montagne. Le sentier qu’ils suivaient, envahi par les herbes, semblait peu servir. — Ça fait un moment que personne est passé par là, dit Will. Résolu haussa les épaules. — Un an, dit-il. — Deux, mon ami, je crois bien, corrigea Corbeau. Le Vorquelfe se retourna sur sa selle. — Tu en es sûr ? — Nous sommes repartis d’ici à la fin de l’été après avoir aidé à la moisson, puis nous avons passé l’hiver en Jerana, l’été dans la Marche fantôme. Celui d’après, nous étions dans le Sud mais pas dans les montagnes, puis il y a eu le Muroso l’hiver dernier. — Toutes ces années, elles se superposent… — Tu as plus de choses à te rappeler que moi, Résolu. — Ce n’est pas une excuse. (Le Vorquelfe fit un large sourire à Corbeau.) Et tu as raison sur la date de notre dernier passage ici. Will se racla la gorge. — Et c’est où, ici ? Résolu se rembrunit. — Qu’est-ce que ça change pour toi, gamin ? Tu ne sais rien du monde, alors tu ne pourras pas savoir où placer ce lieu dans ta vision des choses. — Peut-être que je veux apprendre ! (Will désigna le sentier.) Tu veux savoir comment j’ai deviné que personne n’est venu depuis longtemps ? Là, ces campanules, elles ont déjà fleuri cette année et préparent leurs cosses pour se reproduire. Si des cavaliers étaient passés par là, elles auraient été écrasées. — Un enfant aurait pu le déduire, se moqua le Vorquelfe. — Ouais, mais pas moi. Pas sans ce que j’ai appris jusque-là. Résolu garda pendant un instant le silence puis hocha la tête. — Tu es dans le Gyrvigul, près de la mer Croissante. Est-ce que ça te dit quelque chose ? Will faillit l’affirmer, mais hésita. Si je dis « oui », il va me demander quoi et je vais me retrouver sans réponse. — Ça veut dire que je suis loin de chez moi. Et qu’on va peut-être voir des Gyrkymes. — Ça m’étonnerait. Les Ailés restent plutôt dans les terres, près du sommet des montagnes. Résolu désigna le sud-ouest, où, au loin, des nuages flottaient au-dessus de hauts pics. — Je doute aussi qu’on voie la Louve d’Or. — Pourquoi ? Vous avez de l’or ? Le Vorquelfe jeta un coup d’œil rapide à la bourse attachée à sa ceinture. — Nous ne sommes que du menu fretin pour de tels bandits. Le garçon voulut demander à Résolu d’expliquer sa remarque mais s’arrêta pour y réfléchir. Les contes de Distalus avaient été vagues : il l’avait décrite surtout comme une belle et puissante guerrière qui menait une troupe de cavaliers. D’après lui, ils pillaient à la frontière de l’Alcida et de l’Helurca, avec Stellin à l’extrémité de leur champ d’action. Will fronça les sourcils. — Il y a quelque chose de bizarre, avec elle. Corbeau, qui surveillait la progression de leurs chevaux de charge derrière eux, se retourna et sourit. — Qu’est-ce qui te fait dire ça ? — D’accord, écoutez, on est trois personnes avec neuf chevaux. On peut trouver une cabane ou planter une tente et laisser nos chevaux paître, leur donner du grain quand ils en ont besoin. On tue un lapin et on le rôtit, on trouve des racines et d’autres plantes comestibles. Pour nous, ça suffit mais, même si on considère que Distalus a menti, un groupe aussi important que le sien aurait besoin de plus de ravitaillement, plus de fourrage. Le vieil homme approuva. — Et donc, ta conclusion ? — Je suis pas sûr, mais les histoires sur elle semblaient enthousiasmer les gens de Stellin, pas les faire grimacer comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de Chytrine. Ils n’ont pas peur de la Louve d’Or. — Pas le moins du monde, alors nous non plus. — Mais comment elle peut être une pillarde si les gens qu’elle vole n’ont pas peur d’elle ? Résolu retroussa la lèvre. — Voilà une question à laquelle il est impossible de répondre, gamin. La prochaine fois qu’on voit Distalus, il pourra t’inventer une explication. Corbeau se mit à rire. — La prochaine fois qu’on verra Distalus, il sera dans une taverne des Fonds, occupé à boire le peu de profit qu’il aura gagné à vendre Sephi. — Elle était jolie, acquiesça Résolu. Ce simple commentaire donna à Will une tout autre vison de leur soirée. — Elle va à Yslin pour être fille de joie ? — Probablement, bien qu’elle ne doive pas le savoir. Corbeau secoua la tête. — Peut-être même que ses parents ne le savent pas non plus. Distalus leur a donné un peu d’argent, en leur racontant qu’il y en aurait encore plus et soudain ils ont une bouche de moins à nourrir. — Là, je regrette de pas lui avoir volé son argent. — Alors le voleur méprise le souteneur ? se moqua le Vorquelfe. — Il y a de l’honneur entre les… La protestation de Will mourut sous le regard argent de Résolu. — Elle devrait avoir le choix. — Elle l’aura. Mais il ne sera sûrement pas facile. Corbeau indiqua un lieu plus loin sur le chemin, situé sur une colline sur la gauche. — On est presque arrivés. Will regarda derrière lui, s’imaginant pouvoir apercevoir Stellin mais sachant que c’était impossible. — On aurait dû faire quelque chose. Résolu évita une branche d’érable basse. — Il n’y avait rien à faire, gamin. Si nous échouons dans notre mission, son destin n’aura aucune importance. — Et cette mission, c’est… ? Le Vorquelfe eut un sourire cruel. — Cela dépendra si tu es d’acier ou de bronze, gamin. Si tu es l’un, tu sauveras le monde. Si tu es l’autre, il te faudra de la chance pour te sauver tout seul. Le sentier montait en serpentant à travers un col étroit dont les pierres éraflaient les deux tibias de Will. Peu après, il s’ouvrit sur un petit bois de bouleaux, puis plus bas sur un val qui coupa le souffle au garçon. Il laissa son cheval s’écarter du chemin et commencer à brouter, pendant qu’il restait là, subjugué. Avant son voyage et l’enseignement de Résolu, Will était incapable de différencier une plante d’une autre. Bien que son expédition n’ait pas débuté depuis longtemps, il avait beaucoup appris. Il avait même été capable d’établir que sa feuille ressemblait un peu à celle d’un chêne, même si le métal d’argent ne pouvait en rien être comparé à ce qui poussait dans les champs et les forêts. Du moins jusqu’à maintenant… Des rangées d’argentiers longeaient le sentier du val. D’autres plantes poussaient dessus, dont une couverte de fleurs magnifiques, luxuriantes, aux épais pétales de couleurs vives. Les buissons étaient recouverts de baies à l’allure de framboises, mais qui étaient d’une teinte orange citrouille. D’autres fleurs et plantes de sous-bois lui semblaient familières, bien qu’en quelque sorte plus vibrantes, plus vertes, plus vivantes que celles qui se trouvaient à moins d’une lieue sur la route. Corbeau poussa son cheval près de celui de Will et lui prit les rênes des mains. — Viens, ce n’est rien. La remarque surprit Will. — Quel est cet endroit ? — L’ombre d’un autre. Corbeau donna un petit coup de talon à son cheval, et les deux montures traversèrent le bois au petit trot. Au pied d’une légère éminence, le chemin virait sur la gauche, au milieu de carrés de terre cultivée. Will ne reconnut aucun des légumes qui poussaient là, mais les poulets qui s’égaillèrent à leur passage lui parurent tout à fait ordinaires. Plus loin, il aperçut un enclos plein de chèvres et de moutons, mais aucune ferme pour aller avec les champs et le bétail. Corbeau ralentit derrière Résolu et les chevaux de charge, près de l’entrée d’une grotte. Une elfe en émergea. Will supposa que c’était une Vorquelfe, car ses yeux étaient presque entièrement cuivrés, mais ils avaient en leur centre un point blanc. Ils allaient de gauche à droite, comme si elle les regardait, mais Will remarqua qu’elle suivait les sons, pas les gens. Il se demanda l’espace d’un instant s’il s’agissait de l’épouse de Résolu. Il doutait qu’aucune femme soit assez stupide pour vouloir le prendre comme mari, mais cela aurait expliqué qu’elle vive dans un lieu aussi difficile d’accès. Résolu la rejoignit et tomba à genoux. Il lui prit la main droite et l’embrassa. — Notre absence fut impardonnable. Elle lui tapota doucement la tête, comme s’il était un chien. — Mais pardonnée car inévitable. J’ai vu ta route, Résolu. Et Corbeau de Kedyn, il voyage toujours à tes côtés. Corbeau sauta de sa selle et la serra dans ses bras. — Cela fait trop longtemps. Elle se dégagea de son étreinte. — Celui que vous amenez. Qui est-ce ? Le son de sa voix caressait les oreilles de Will, son cœur se mit à battre plus fort. Il ne savait pas qui elle était, mais, pour que Résolu s’agenouille devant elle, elle devait être importante. Néanmoins, il n’avait pas besoin de cette preuve pour le savoir. Quelque chose en lui comprit qu’ils partageaient une affinité, un lien. Will se laissa glisser de sa selle et plongea la main dans sa tunique pour prendre la bourse avec la feuille. Il la tendit. — Je suis Will, un messager. C’est pour vous. Aussi forte que soit son envie de garder la feuille, il savait aussi, au fond de lui, que celle-ci n’était pas faite pour être possédée : elle devait être utilisée, et l’elfe était celle qui saurait comment s’en servir. — Je suis Oracle, et je te remercie, Will. Ses doigts fragiles lui caressèrent la main lorsqu’elle accepta le sac. Elle sourit, Will était certain que c’était grâce à la feuille. — Wilburforce, oui, un nom merveilleux. Je ne voulais pas te manquer de respect. — Je, heu, merci, dit Will, la bouche soudain sèche. Pas de problème. — Bien. Le mot fut prononcé doucement, puis elle ferma les yeux et ouvrit le sac. La feuille d’argent sembla briller encore plus fort lorsque Oracle la prit dans ses mains, à la pleine lueur du jour. Elle la pressa entre ses paumes, et l’argent était si lumineux qu’il éclairait à travers sa peau et faisait ressortir ses os en noir. — Oui, oh, oui, c’est un morceau important. Viens, viens maintenant. Elle tourna les talons et courut jusque dans la grotte. Will se lança à sa poursuite, mais Corbeau l’attrapa par l’épaule. — Doucement, Will. Elle connaît bien ce lieu, et l’obscurité ne la trouble pas. Will hocha la tête. — Ses yeux. Elle est aveugle, hein ? — Un type de vue l’a quittée, gronda Résolu, mais elle voit ce qu’elle doit voir. — Pourquoi tu ne dis jamais simplement «oui» ? râla Will. — Certaines questions n’ont pas de réponses simples, gamin. Corbeau pressa l’épaule de Will. — Oui, elle est aveugle. Elle l’est depuis de nombreuses années, maintenant. Will écarquilla les yeux. — Qu’est-ce qui s’est passé ? À moitié dissimulé dans l’ombre de la grotte, Résolu se renfrogna. — Elle se l’est fait toute seule. — Quoi ? Mais pourquoi ? — Voilà une réponse simple pour toi, gamin. La voix du Vorquelfe résonna dans la caverne alors qu’il disparaissait à l’intérieur. — Elle ne voulait pas que quelqu’un se serve de ses yeux. CHAPITRE 7 Will suivit Résolu dans la grotte et traversa un passage étroit avant que le chemin tourne sur la gauche. Celui-ci débouchait sur une salle ovale assez vaste. Un petit feu se mourait dans une cheminée en pierre, improvisée. Il produisait plus de chaleur que de lumière, et la fumée avait complètement envahi le plafond de la salle. Un peu plus loin sur le chemin comme de l’eau s’écoulant doucement d’un barrage, elle s’élevait en filet à travers une fissure de la roche. La silhouette du Vorquelfe empêchait Will de voir la salle suivante, mais il devinait qu’elle serait spectaculaire. De la lumière, un halo vert, soulignait la silhouette de Résolu. Ce dernier baissa la tête pour passer par une petite ouverture, et Will lui emboîta le pas, sans avoir besoin de se pencher. Là, il s’immobilisa, le souffle coupé. Tout le long du voyage, Résolu n’avait pas cessé de répéter à Will à quel point son ignorance du monde était vaste. Le garçon avait suivi son enseignement, parfois à contrecœur, parfois avec reconnaissance, mais jamais il n’avait perdu sa conviction qu’il en savait bien plus que le croyait Résolu ou qu’il était capable d’apprendre par lui-même. La caverne dans laquelle il entra sonna le glas de sa prétention. Il se sentit aussi perdu qu’un petit enfant errant dans les rues d’Yslin. La douce lumière du lichen et de minéraux phosphorescents illuminait une salle que Will devinait assez grande pour contenir quatre auberges du Clapier du Lièvre. Des piliers de calcaire soutenaient un toit sombre où scintillaient des lueurs étoilées. Il crut même reconnaître quelques constellations, mais beaucoup lui semblèrent inconnues ! Encore plus remarquable qu’un ciel nocturne taillé dans la pierre, il y avait la caverne en elle-même. À chaque pas, Will éprouvait la sensation de se mouvoir dans une matière fluide, pas aussi dense que l’eau, mais certainement plus que l’air. Il sentait vraiment sa pression contre lui, douce, tendre, comme le poids d’une couverture légère. Ce n’était ni douloureux ni gênant, pourtant cela s’accrochait à lui comme un brouillard. Dans toute la caverne, tout autour de lui, il y avait des éléments en suspension. Des feuilles, des branches, çà et là, comme la seule partie visible d’arbres cachés dans une imperceptible brume. À ses pieds, il découvrit le squelette de ce qu’il prit pour un lapin, minutieusement reconstitué, recouvert d’une cape de fourrure mitée. Derrière, un autre squelette était suspendu, en plein bond, au sommet d’un rocher, les griffes sorties, prêtes à tuer le lapin. En le détaillant, Will pouvait presque apercevoir les couches de muscles sur ses os nus, et leurs ondulations qui faisaient bouger les dessins colorés sur la fourrure du prédateur. Encore plus impressionnantes que les os et les branches, il y avait les fresques. Tout d’abord, Will ne put dire de quoi il s’agissait car, de l’entrée, il ne voyait qu’une bande de couleurs. Néanmoins, quand il s’aventura plus avant, les couleurs se muèrent en points de vue et vastes paysages. À travers elles – certains motifs étaient peints, d’autres dessinés au charbon ou bien constitués de morceaux de pierres et de mosaïques de feuilles suspendus dans le vide –, il pouvait voir une saillie transformée en un cap qui plongeait dans un océan, ou une colonne de pierre devenue la bordure d’une vallée. Alors qu’il observait plus longuement un dessin, la réalité qui le définissait commença à s’estomper. Les couleurs se mélangèrent et fusionnèrent, puis se fondirent dans le mur. Il voulut tendre la main et atteindre à travers elles le lieu qu’elles représentaient. Résolu lui saisit le poignet avant qu’il puisse les toucher. —Non. — Non ? Ça semble si réel. — Ça l’est, ou plutôt ça l’était. À la surprise de Will, la voix de Résolu trembla. — Que sais-tu de la magick, gamin ? Will eut de nouveau envie de se rebeller, mais se contenta de hausser les épaules. Oracle se détourna de là où elle peignait un cercle de peinture bleu clair sur un support qui, d’après ce que Will en voyait, n’était fait que d’air. — Résolu, tu en fais un reproche. Wilburforce ne peut rien en connaître, car il n’a pas eu l’occasion d’apprendre. Entendre son nom complet donnait envie à Will de grimacer, mais venant d’elle il sonnait juste. Elle ne s’en servait pas comme Marcus et quelques autres, pour le gronder ou se moquer de lui. Dans sa bouche, il me convient. Oracle sourit à Will et ouvrit les mains, laissant suspendus dans l’air le pinceau et le petit bol de pigments qu’elle avait utilisés. Elle les contourna et, les bras ouverts, engloba toute la salle. — Ici, c’est un lieu magick, un lieu très spécial, et tu es désormais l’un des deux seuls humains à en connaître l’existence. — Merci. (Dans sa confusion, Will fronça les sourcils.) Mais pourquoi me faites-vous confiance ? — Il le faut, Wilburforce. Elle se retourna et fit un geste de la tête en direction de Résolu. — Le gland, s’il te plaît. Le Vorquelfe plongea la main dans une petite bourse à sa ceinture. Le gland qu’il en sortit ressemblait à n’importe quel autre que Will avait appris à identifier durant le voyage, si ce n’est que son éclat était rouge doré plutôt que marron ou vert. Résolu le lança à Oracle. Le gland décrivit une courbe, mais ralentit au beau milieu de sa course et se mit à flotter, comme une plume prise dans un courant d’air. Oracle ouvrit sa main droite, dépliant ses longs doigts pâles, et il vint se poser au centre de sa paume. — Il provient du même arbre qui a produit la feuille que tu as trouvée, Wilburforce. En magick, un grand nombre d’éléments sont liés. Certains liens sont naturels, comme celui d’une feuille et de son arbre. Comprends-tu ? (Will acquiesça.) D’autres sont créés. Par exemple, Résolu a porté ce gland pendant deux années. Le gland en garde des traces, tout comme une pierre que tu serrerais dans ta main pendant plusieurs heures garderait un peu de ta chaleur. Will hocha la tête, avant de se rappeler qu’elle ne pouvait pas le voir. — Je comprends. — Elle sait, se moqua Résolu. Elle a entendu ton cerveau se cogner à ton crâne. Oracle ferma les yeux et soupira. — Résolu, faut-il toujours que ton impatience transparaisse ? Résolu commença à répondre en elfique, mais elle fronça les sourcils. — En langue commune. Il devrait l’entendre. — Puisqu’il le faut. (Les narines de Résolu se dilatèrent.) Je n’ai peut-être aucune raison de manifester mon impatience, mais nous ne savons pas s’il est celui dont nous avons besoin ou pas. — Le gland ne t’a-t-il pas mené à lui ? — Le gland m’a mené à la feuille, et tu m’as dit que la feuille me mènerait à lui. Ce gamin n’est peut-être qu’un simple maillon de la chaîne. Elle sourit et ouvrit lentement les paupières. — Il ne m’a pas été facile de m’aveugler, pourtant je vois ce que toi, tu refuses toujours de voir. Will s’agita. — Vous utilisez des mots que je comprends, mais, heu, je comprends pas. — Cela viendra, Wilburforce. Elle tourna sur elle-même, presque gaiement, le bord de sa robe se souleva et sa longue natte blanche voltigea derrière elle. — Nous avons créé ce lieu à partir de fragments et de morceaux de notre terre, Vorquellyn. Tu connais l’histoire : il y a cent vingt-cinq ans, l’envahisseur d’Aurolan s’empara de l’île et nous en fûmes chassés. Lorsque les elfes atteignent à peu près ton âge, un rituel les lie à la terre de leur naissance. Cela nous rend responsables d’elle, nous y unit de telle sorte que nous ressentons sa douleur. Ces elfes liés à Vorquellyn souffrirent tant de savoir leur île profanée qu’ils quittèrent ce monde. » Cela condamna les autres, Résolu, Amendé, d’autres et moi, à errer de par le monde et à lutter pour notre terre. Il y a une génération, nous avons espéré que la guerre contre Chytrine libérerait notre île, mais ce ne fut pas le cas. Alors nous avons commencé à agir en secret. Ici, nous réunissons des éléments de notre ancienne terre car ils nous lient à elle. Plus nous en trouvons, plus ce lien est puissant. Will jeta un coup d’œil vers l’extérieur. — Les arbres, ils viennent de graines de Vorquellyn ? — Non, Wilburforce, ce qui vient de Vorquellyn, nous l’apportons ici. Ces plantes dehors proviennent d’autres terres elfiques, bien qu’à l’origine elles soient de Vorquellyn. (Elle haussa les épaules.) Nous avions espéré que les faire pousser ici nous permettrait d’établir notre propre terre. Elles ont beau nous fournir un lien, celui-ci est bien faible car les conditions d’ici ne sont pas les mêmes que celles de notre île. Néanmoins, dans cette grotte, le pouvoir grandit. Je peux parfois entendre les vagues, sentir l’air de la mer, l’odeur des fleurs et des fruits. Résolu gratta son menton mal rasé. — Pour créer ce lieu, une idée née d’une série de prophéties prononcées par Oracle pendant la guerre, nous avons demandé aux Vorquelfes de donner leurs souvenirs. Certains, comme Prédateur, les ont gardés pour eux. Plus nous en avons, plus le pouvoir grandit. — Pourquoi ne pas aller à Vorquellyn et prendre ce dont vous avez besoin ? Résolu éclata d’un de ses rires sinistres et rauques, mais un regard réprobateur d’Oracle le fit taire. — Ces choses ont été prises à Vorquellyn avant d’être souillées, Wilburforce. Désormais, tout ce qui en proviendrait ne servirait qu’à avertir l’ennemi de notre présence, et nous ne pouvons le permettre. Le garçon hocha lentement la tête. — C’est quoi, mon rôle dans tout ça ? La Vorquelfe aveugle soupira et se détourna. — Suis-moi. Elle s’enfonça plus profondément dans la grotte, dépassa le bord de l’une des fresques et disparut. Will la suivit précipitamment et se dépêcha de descendre un escalier étroit grossièrement taillé dans la pierre. Du lichen phosphorescent marquait le plafond, même si le garçon ne risquait pas de se cogner la tête. Le chemin bifurqua à droite, puis à gauche, descendit brutalement sur une quinzaine de mètres et s’ouvrit sur une salle plus petite que Will localisa plus ou moins comme se trouvant sous le cœur de la précédente. Ici aussi, lichens et minéraux servaient d’éclairage et, l’espace d’un instant, Will envia à Oracle sa cécité. De grandes fresques sanglantes recouvraient les parois et le plafond. Elles s’enroulaient autour des stalactites et des stalagmites comme des vipères arc-en-ciel. Rien n’était en suspension ici, mais la nature hideuse et apocalyptique de ces images ressortait des peintures, avec autant de force que si elles avaient été réelles. Hommes et elfes, urZrethis, Gyrkymes ainsi que d’autres races, animales ou non, luttaient les uns contre les autres. Cadavres et morceaux de corps emplissaient l’espace entre les combattants furieux, et des images plus récentes étaient parfois peintes sur des anciennes. Au sein de cette violence chaotique, une minuscule portion du mur ne comportait rien d’autre qu’une silhouette soulignée d’or. Oracle se dirigea vers elle, puis dissimula ses mains dans les manches de sa robe de mage et baissa la tête. — Voilà, je le crois, ton rôle. C’est ton visage qui doit être peint ici. Nous ne savons pas encore si tu es celui que nous cherchons, ou, comme l’a signalé Résolu, un simple lien vers cette personne. Le déterminer avec certitude pourrait s’avérer dangereux, très dangereux. Will jeta un coup d’œil là où Résolu bloquait l’unique sortie. — Je n’ai pas le choix ? Oracle redressa la tête, impassible. — Tu as le choix, tu l’auras toujours. Si tel est ton destin, alors l’étape qui suit sera cruciale. — Et sinon ? — Alors ton destin m’est inconnu mais je te le souhaite heureux. (Elle ferma les yeux.) Il serait préférable que tu ne prennes pas ta décision sous la contrainte. Résolu fit craquer ses jointures. Will soupira, surtout parce que c’était le moyen le plus facile de lutter contre le frisson qui le parcourait. Ici, la magick l’intriguait et l’effrayait, mais l’émerveillement l’emporta sur la peur. Le fait que, malgré sa cécité, Oracle ait été capable d’accomplir tout cela l’impressionnait, car les seuls aveugles de sa connaissance étaient des mendiants. Comparés aux voleurs, les mendiants ne valaient pas mieux que des rats face à des loups. Oracle aurait pourtant médusé même le plus grand des voleurs. Mais la peur était toujours tapie là. — J’ai une question à vous poser, Oracle. Je sais ce que Résolu répondrait, car pour lui ma mort n’est jamais très loin. Ce que vous allez faire, c’est apprendre si je suis celui que vous voulez, pas vrai ? Et ça va être très dangereux ? Elle sourit lentement. — Seulement si tu es celui que nous cherchons. Si c’est le cas, nous ferons tout pour te sauver. Cette fois, aucun soupir ne vint dissiper sa crainte. Will se tourna vers Résolu. — Si je le suis pas, je quitterai pas cet endroit, hein ? Vous n’aviez pas confiance en Amendé. Vous pouvez pas me faire confiance. Le Vorquelfe croisa les bras sur sa poitrine et haussa les épaules. — Il sera toujours mieux de passer le reste de ta vie ici plutôt que dans les taudis d’Yslin. Du moins tant que vous me laisserez vivre. Will voulait ressentir de la colère ou de la peur à l’idée d’être enfermé ici ou abattu, mais il n’y arrivait pas. Tout comme il avait su que la feuille voulait être emportée ailleurs, il savait qu’il s’agissait de ce lieu. Il manqua d’en rire. Tous les orphelins recueillis par Marcus faisaient secrètement le même rêve. Un jour, quelqu’un viendrait et leur révélerait leur véritable identité, leur désignerait la place qui leur revenait dans ce monde. Pour lui, ç’avait toujours été sa mère qui aurait échappé au feu, survécu et serait devenue Vionna, la reine des pirates, avec l’Araignée d’Azur comme époux. Maintenant j’ai tout ce que je veux, mais il y a un prix. À la façon dont Résolu le regardait, Will devinait que le Vorquelfe s’attendait à le voir fuir. Il estima que ses chances de lui échapper étaient minces, mais une part de lui voulait tout de même essayer. Une autre part, bien plus importante, hésitait. La façon dont Oracle lui avait promis qu’ils feraient tout pour le sauver lui démontrait combien il était important pour eux. Même si je ne suis pas celui qu’ils veulent, je serai un maillon de la chaîne. Soudain, il trouva le thème de la saga de Will l’Agile. Son histoire serait une suite d’exploits enfilés comme des perles, et désormais il aurait un fil conducteur. Il aiderait à délivrer Vorquellyn – où qu’elle soit – et il réussirait là où pendant très longtemps tous les autres avaient échoué. Il hocha la tête et souffla lentement. — Qu’est-ce qu’il faut faire ? Le soulagement se peignit sur le visage d’Oracle. — Viens par là, Wilburforce, dans le bassin. Will obéit et Résolu sortit de la salle. Le garçon découvrit qu’un cercle de fer avait été à moitié enfoncé au centre d’une petite cavité dans la pierre, d’environ trois mètres de diamètre. Autour de l’anneau, on avait peint une ligne rouge inégale. Il le toucha du bout du pied, il était lourd et solidement ancré dans le sol. Un bêlement furieux, suivi du bruit de sabots de chèvre sur le sol, lui fit redresser la tête. Résolu entra de nouveau dans la salle et fit un pas de côté lorsque Corbeau tira une chèvre au bout d’une chaîne solide et longue. Les deux guerriers échangèrent un coup d’œil. Corbeau sourit. — Je n’avais aucun doute sur la décision que Will allait prendre. Je me suis dit que cela nous ferait gagner du temps. Il mena l’animal jusqu’au bassin, puis attacha la chaîne à l’anneau, laissant un peu moins de deux mètres de jeu. L’animal, qui semblait plutôt docile, vint renifler Will et lui donna un gentil coup de tête. Oracle pénétra dans le creux, et la chèvre la rejoignit. La Vorquelfe lui caressa le cou, puis lui effleura le front du pouce. Elle sortit un petit poignard et lui fit une petite entaille entre les yeux. L’animal bêla et bondit à l’extrémité de sa chaîne tandis que du sang emplissait la plaie. Ses sabots patinèrent contre le sol lisse, sans parvenir à trouver d’appui. La chèvre bascula. — Donne-moi ta main gauche, Wilburforce, celle du cœur. Il s’exécuta et sentit la piqûre de la lame passer sur sa paume. Oracle désigna la chèvre, qui se redressait péniblement. — Nous devons former un lien entre vous deux. Appuie ta plaie contre la sienne, laisse vos sangs se mêler. Va, vite ! Il n’y a pas de temps à perdre. De la main droite, Will remonta la chaîne et se rapprocha de la chèvre. Le temps qu’il l’atteigne et pose la main sur son front, Corbeau et Oracle étaient sortis du bassin. Tous deux debout au bord du cercle, ils se prirent la main, les tatouages du guerrier commencèrent à briller d’un violet vibrant. Un quart de cercle plus loin, Corbeau avait sorti un petit arc de bois d’argent et y avait encoché une flèche dont la tête aiguisée était aussi recouverte d’argent. Will déglutit. — Je suis prêt. — Tu vas très bien t’en sortir, promit Corbeau avec un clin d’œil. Résolu plissa ses yeux d’argent. — Je crois que oui. Nous allons réussir. La question est : combien nous feront-ils payer ce succès ? Sur ce, Oracle parla. CHAPITRE 8 Mystérieux et poétiques, les mots coulaient de la bouche d’Oracle. Certains tintaient haut et clair comme une cloche de cristal, d’autres grondaient comme une charrette sur les pavés. Tous se diffusaient dans l’air, où ils semblaient flotter. Will crut les entrevoir un bref instant, illuminés par les tatouages de Résolu. Puis les mots, en suspension dans l’air, formèrent une chaîne. Les échos les renforcèrent, les renvoyèrent vers le bassin, petit à petit, et ils finirent par encercler Will et la chèvre. Le garçon gardait la paume pressée contre le front de l’animal, sans se soucier de la chaude humidité qui les liait. Sa main le picotait, comme si l’écho des paroles s’engouffrait dans la plaie et, à travers elle, dans la chèvre. Le débit d’Oracle s’accélérèra, le son de sa voix s’intensifia aussi. Le rythme devint plus net, les sons vibraient de pouvoir. Will sentit l’air se resserrer, devenir piquant comme les nuits fraîches d’hiver. Quelque chose, à l’intérieur, l’égratignait, sans verser de sang, mais en lui ôtant tout de même une part de lui. Soudain, la chèvre se contorsionna, brisant le contact. Will tomba sur les fesses et recula loin de l’animal cabré sur ses pattes arrière, et dont les sabots cherchaient une prise. La chaîne se tendit au maximum, la chèvre glissa et s’effondra sur le côté. Là, elle se tortilla, ses bêlements se firent de plus en plus pressants et aigus avant de se réduire à un croassement hideux. Une série de craquements de plus en plus forts la secoua. Sa colonne vertébrale se raidit, amplifiant les soubressauts de ses membres. Son museau se raccourcit, sa tête s’aplatit jusqu’à former un visage vaguement humain. Au bout de ses pattes avant, les sabots s’allongèrent et devinrent deux doigts qui s’agrippèrent à la chaîne. Son bassin se déplaça, la constitution des pattes se fit presque humaine. Bien pire que la transformation physique, c’était l’odeur de la créature : la chèvre ne sentait pas particulièrement bon auparavant, mais les affreux relents qui s’en dégageaient désormais étouffaient Will. Il capta la puanteur de la viande pourrie et sentit sa chair frémir comme si des vers y grouillaient. La créature trembla une dernière fois, violemment, puis elle se ramassa rapidement sur elle-même, en tirant sur la chaîne. Une lumière violette brillait dans ses yeux, dont les pupilles se contractèrent plusieurs fois, avant de se focaliser, lentement. Ses lèvres noires se retroussèrent et dévoilèrent des dents aux pointes aussi acérées que celles d’un carnivore. Le monstre-chèvre regarda à droite, à gauche, puis pencha sa tête cornue vers Will. — À ma vue de vieux amis, mais toi que nenni. Je t’en supplie, ton nom me dis. La voix était douce, mais pleine de moquerie et sifflait d’une manière déplaisante. Will se força à s’accroupir et posa sa main blessée contre sa cuisse. — Je m’appelle Will. — Will, Will, une mort facile. (La bête inclina la tête et le regarda de côté.) Cela fait longtemps que nous l’attendions, le bâtard sauveur de nation. Le garçon soulevait les épaules lorsqu’un frisson lui parcourut l’échine. — Qu’est-ce que vous êtes ? — Nefrai-laysh, là à ta demande. (L’homme-chèvre fit une petite révérence.) Je sers celle qui commande. — Vous êtes un Lancier Noir ! — Rien de surprenant à cet égard, mais à quoi donc ai-je pris part ? (Le sullanciri désigna Corbeau, Résolu et Oracle l’un après l’autre.) De ces trois-là, il faut te méfier. Tu seras blessé, tu seras peiné. Tu n’es qu’une clé dans une serrure, rien de plus pour eux, je te l’assure. — Il te ment, Will. L’arc toujours bandé, Corbeau s’avança au bord du bassin. — Tu ne peux pas lui faire confiance. — Une belle preuve d’hypocrisie, venant de celui qui m’a trahi ! Concentrée, la bête tendit la main, pinça l’un des anneaux de la chaîne et le brisa. — Oh non, je n’ai pas oublié, jamais ! Lorsque le temps sera arrivé, je te tuerai. Mais ce n’est pas maintenant, amusez-vous en attendant ! Derrière lui, Nefrai-laysh dessina un ovale avec sa main droite, aussi haut que lui et aussi large que les épaules d’un homme. À l’intérieur, la réalité se brisa comme un miroir, laissant un trou noir en suspension. Avant que la bête bondisse à l’intérieur, la flèche de Corbeau pénétra dans sa poitrine et lui cloua le cœur à l’échine. Au même instant, trois créatures surgirent de l’ovale. Les deux plus grosses, dont le corps humanoïde était recouvert d’une fourrure tachetée, brandissaient des coutelas. Ils bondirent sur Corbeau et Résolu. La troisième, un peu plus petite et recouverte de poils marron, émergea et sauta sur Will. Le méchant petit poignard dans sa main droite était brandi pour tuer. Sans même réfléchir, Will roula sur le dos et frappa des deux pieds la créature en plein torse. Ses côtes craquèrent et elle fut projetée dans l’autre sens. Elle s’écrasa lourdement, mais se releva tout de suite. Elle fit jouer sa main et dévoila des griffes avant même d’être de nouveau stable. Elle feula, recula d’un pas maladroit pour retrouver son équilibre et trébucha sur la chaîne. Les maillons vibrèrent lorsqu’ils se tendirent sous ses pieds. La créature commença à tomber, elle tendit les bras pour se rattraper mais manqua le rebord du trou. Du moins c’est ce que Will crut qu’il était arrivé, avant de voir le pouce de la créature chuter dans la grotte, à côté du trou. Le monstre s’affala à moitié sur le bord du trou, et se fit trancher le torse aussi aisément qu’un fouet claque dans l’air. La partie supérieure de son corps, séparée net du reste, disparut dans le trou, alors que les jambes s’agitaient, faisant gicler du sang et un rouleau d’intestins emmêlés. À sa droite, Corbeau esquiva un coup d’épée, attrapa le poignet de son adversaire et le tordit pour bloquer son bras. Il abaissa le sien et frappa de son arc argenté la jointure du coude, qui, sous l’assaut, cassa avec un bruit spongieux. Corbeau repoussa brutalement la créature et, d’un geste fluide, ramassa l’épée. Puis il se redressa et éventra son adversaire. Oracle avait reculé devant le monstre qui chargeait Résolu. Le grand Vorquelfe tira son épée de sa main droite et para l’attaque visant son ventre. Vif comme l’éclair, il frappa de son poing la gorge de son adversaire qui s’étrangla et recula, une main sur sa trachée enfoncée. Parant une faible riposte, Résolu le poignarda et enfonça la lame profondément entre ses épaules et sa gorge. Du sang gicla lorsqu’il se dégagea, puis le monstre s’effondra. Will s’était tout juste retourné vers le portail lorsqu’un poids lui tomba soudain dessus. Le monstre-chèvre s’assit sur lui, empoigna sa tunique et lui tira le buste, pendant que le reste de son corps maintenait les cuisses de Will plaquées au sol. Il avança son museau jusqu’à ce qu’ils se trouvent nez à nez et que du sang coule de sa bouche sur le visage du garçon. — Will, mon Will, n’oublie pas cela : si tu luttes contre moi, avant d’être un homme tu mourras. À chaque mot, du sang giclait sur le visage de Will. — Tout ce que tu mériteras sera de souffrir, à moins que tu suives cette route sans frémir. Viens avec moi, viens la servir… — Pas pour tout le malheur des Fondombres ! Will cassa la flèche dans la poitrine du monstre et planta le bout brisé dans son cou. La bête se cabra, une main à la gorge, la bouche mimant des mots qui n’étaient que des bulles de sang. Elle leva une patte pour frapper Will, mais, d’un coup de pied en pleine tête, Résolu l’écarta du garçon. Celui-ci partit se cacher en rampant derrière les jambes de l’elfe et scruta le monstre-chèvre. Il reposait aux pieds de la demi-créature. Sa fourrure devint de plus en plus sombre jusqu’à disparaître complètement. Une insoutenable puanteur de viande avariée accompagnait le pourrissement de sa chair, jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus que des os blancs dans une mare opaque, comme la carcasse d’un bateau échoué sur du sable noir. Une flammèche violette sauta des orbites vides et disparut par le portail, lequel se referma en un point minuscule qui plongea dans la flaque fétide. Le liquide se mit à bouillir furieusement pendant quelques secondes avant de s’écouler par les fissures du bassin. Will frissonna. Résolu baissa les yeux vers lui et approuva d’un air sinistre. — Tu as fait mieux que je croyais. L’estomac du garçon se souleva, il régurgita le peu qui restait de son dernier repas. Le Vorquelfe l’attrapa par la tunique et le souleva d’une main. — Essuie-toi la bouche et prends une grande inspiration. Corbeau leva une main. — Sois moins brutal avec lui. Aucun d’entre nous ne s’attendait à ça. Will passa une manche sur sa bouche. — C’était vraiment un Lancier Noir ? Il est mort ? L’homme s’accroupit au bord du bassin, son arc sur les genoux. — Ce n’était qu’une partie de lui-même, qu’il a pu projeter jusqu’ici. — Que nous avons invoquée. Oracle les rejoignit et tourna ses yeux aveugles vers Will. — Pardonne-moi de t’avoir fait courir un tel danger, Wilburforce. En nous servant de la chèvre comme lien, nous pensions pouvoir le détruire en la tuant. Ce n’est pas de la magick ordinaire, mais elle a fonctionné depuis des siècles, jusque-là. Résolu força Will à s’asseoir au bord du creux. Will se contraignit à regarder Oracle et détourna les yeux des restes de l’animal. — Pourquoi ça n’a pas marché ? La Vorquelfe secoua la tête. — Chytrine est elle-même une excellente enchanteresse, elle a très bien pu étudier le sort et trouver un moyen de le modifier. De toute évidence, elle a rendu Nefrai-laysh très fort. Nous serons plus prudents à l’avenir. — Plus prudents ? Plus prudents ? s’exclama Will, incrédule. Si Chytrine peut créer des sullanciri comme lui, avec de tels pouvoirs… Je veux dire, certains sont supposés être déjà morts, non ? En plus, ils font de la magick ! — Du calme, Will, dit Corbeau, les mains levées. Les sullanciri sont certes très puissants. Ils étaient nos champions, oui, mais ils ne sont pas invincibles. Résolu acquiesça d’un air solennel. — Ils ne sont pas imbattables non plus. On peut les tuer, et cela affaiblit Chytrine. Tu as blessé Nefrai-laysh, en le poignardant ainsi. Chytrine sait qu’elle devra être prudente, maintenant. Le garçon hocha lentement la tête. La réponse lui semblait appropriée, bien qu’en réalité il ne la comprenait pas vraiment. — Qu’est-ce que ça veut dire, qu’il soit venu ici ? C’était une bonne ou mauvaise chose ? Je veux dire, mauvaise bien sûr, mais s’il est mort… — Il n’est pas mort, soupira Corbeau, même s’il a pu être légèrement blessé. Il sera affaibli. Sa capacité à se transformer en d’autres choses lui sert bien, vu qu’il peut devenir qui il veut quand il veut. Il va être très dangereux. Résolu grogna. — Mais il ne peut pas changer ce qu’il est au plus profond de lui, et c’est ça que nous tuerons. L’enchanteresse vorquelfe caressa doucement les cheveux de Will. — Quant à sa présence ici, c’est une bonne chose. Cela signifie que tu es celui que nous cherchons ou que tu lui es très fortement lié. — Une leçon rapide pour toi, gamin. Résolu tira la créature qu’il avait tuée jusque dans le bassin et la jeta aux pieds de Will. — Ça, c’est un baragouineur, ou baragouin. Chytrine se sert d’eux comme soldats. Ils sont assez forts, pas très intelligents, mais attention à leurs mâchoires. Ce museau-là peut arracher un bras sans difficulté. On peut les tuer, mais très difficilement. Will s’étonna. — Pourtant, Corbeau et toi les avez eus si facilement ! Résolu rapprocha son visage du sien. — Il y a longtemps que nous avons perdu Vorquellyn. Depuis tout ce temps, je tue des baragouineurs. J’ai été bien entraîné à les tuer, et c’est un enseignement que j’applique à la moindre occasion. — Ils devaient être un peu désorientés par leur passage, minimisa Corbeau. Ce qui t’a attaqué était un vylaen. Plus petit, plus intelligent, il a presque l’air d’un enfant costumé en ours pour une fête, mais il est tout à fait capable d’utiliser la magick. Chytrine s’en sert pour diriger ses armées. Ce n’était pas une attaque planifiée clairement, ou d’autres vylaens seraient venus. Beaucoup d’autres. — Ça me plaît pas. (Will secoua la tête.) Je veux rentrer à la maison et oublier tout ça. Laissez-moi partir, je vous en prie. Oracle s’agenouilla et lui essuya le visage de sa manche, la tachant de sang. — Tu ne peux pas oublier, Wilburforce, ni fuir, ni te cacher. L’heure du destin a sonné et ta mission ne fait que commencer. Et, bien que cela semble être un désastre qui ne ferait qu’en annoncer d’autres, il y a du bon aussi. Le garçon frissonna et, de nouveau, il vomit. CHAPITRE 9 Cette nuit-là, Will eut le sommeil léger et le réveil facile. Les cauchemars ne le hantèrent pas, néanmoins la peur d’y succomber l’empêcha de s’endormir rapidement. Il savait qu’il n’avait rien à craindre pour le moment, car Corbeau faisait le guet à l’entrée de la grotte et Résolu dormait dans la salle de Vorquellyn. On lui avait permis de dérouler sa couverture dans l’alcôve qui servait de chambre à Oracle, mais, après le dîner et une courte sieste, la Vorquelfe avait disparu. Will s’assit dans l’obscurité et réfléchit à ce qui s’était passé dans la salle basse. Au souvenir des visions de guerre, de mort et d’agonie, un frisson lui parcourut l’échine, mais pas à cause de leur horrible nature. Le sang et la violence n’avaient rien de nouveau pour Will. Les habitants des Fondombres en étaient tous les jours témoins, qu’il s’agisse de combats de rues, d’une charrette renversant un enfant ou des divertissements offerts dans les théâtres louches. Le meurtre, les agressions, les viols, le cannibalisme : tout cela, il connaissait, la plupart grâce aux sombres contes de fées murmurés tard dans la nuit. Mais dans les fresques de la salle basse se trouvait quelque chose de plus réel que des chuchotis nocturnes, qu’un acteur agonisant sur scène ou même que du sang s’écoulant dans le caniveau. Ces peintures suaient la haine. Chaque poignardé le touchait, chaque coup créait un vide en lui. Il ne ressentait pas tant la douleur des blessures que la perte des vies. Chacune de ces personnes va mourir parce qu’une autre la hait. Il repoussa les couvertures et traversa sans bruit la salle de Vorquellyn. Il s’attendait à essuyer les protestations indignées de Résolu, mais seul le silence marqua son passage. Au fond de la pièce, dans l’ombre d’une peinture qui avait transformé une pierre en colline boisée, le Vorquelfe dormait profondément, sous des fourrures de baragouineurs. Will s’enfonça plus loin, jusqu’à la salle basse, et y trouva Oracle, occupée à peindre. Il s’arrêta à l’entrée, peu désireux de la déranger, mais, à la façon dont elle s’activait, il devina que c’était peu probable. Elle travaillait vite, donnant des coups de peinture çà et là, étalant différentes touches d’une même couleur sur tout le mur, puis elle changeait de pot et en appliquait une autre. Elle laissait la couleur révéler ce qu’elle voulait montrer, les images devenaient de plus en plus nettes au fur et à mesure que la roche disparaissait. Une partie achevée de la fresque déconcerta Will. À l’emplacement où auparavant ne s’était trouvée qu’une silhouette, c’était désormais lui qu’il voyait. Il affichait un visage fermé, et des ombres subtiles faisaient ressortir les détails de la roche sous les pieds de son portrait. On aurait dit qu’il marchait hors de la roche, ou pire, qu’il y était enfermé. Néanmoins, aussi horrible que cela paraisse, il n’éprouva pas le moindre frisson. En revanche, la partie de la fresque sur laquelle elle travaillait encore lui donna la chair de poule. Des tours pas encore peintes se dressaient, soulignées par un feu rouge et or. Un dragon, sa silhouette plutôt, planait au-dessus de la plus haute et soufflait sur elle un torrent de feu. Au sol et sur les remparts autour, des armées s’affrontaient. Des sorciers lançaient des sorts, et des baragouineurs se tenaient en rang, portant sur leurs épaules d’étranges armes qui crachaient du feu. Face à eux, des hommes tombaient, comme terrassés par des tirs invisibles. Les épées et les piques, les arcs et les flèches, les lanciers en armure chargeant sur d’énormes chevaux, tout donnait l’impression que la bataille était toujours en train de se dérouler. Des créatures au crâne fendu jonchaient le sol. Oracle revint sur elles et les enduisit de peinture écarlate. Plus d’une fois, son pinceau rouge effaça une tête, ou bien ouvrit une fente dans une armure brillante. On aurait dit qu’Oracle suivait la progression du combat et changeait les détails au fur et à mesure que les personnages vivaient ou mouraient. Alors que Will méditait cette idée, Oracle se pencha pour prendre plus de peinture et dévoila des images de Corbeau, Résolu et lui. Résolu était magnifique et semblait défier ses adversaires tandis que des cadavres de baragouineurs s’empilaient autour de lui. Pourtant, une pique dépassait de son dos et l’une des créatures le soulevait. Quant à Corbeau, il saignait d’une mauvaise blessure causée par l’arme d’un baragouineur. Ses flèches avaient provoqué des dégâts, mais Will devina que Corbeau mourrait avant le dernier des soldats d’Aurolan. De lui-même, il ne vit pas grand-chose, car l’espace autour n’était que de la pierre nue. Il n’en comprenait pas la raison, ou ce que cela pouvait signifier. Il s’avança dans la salle pour mieux voir un tourbillon de peinture qu’Oracle avait commencé près de son image. Elle se retourna et le pot de peinture jaune lui échappa. Les pigments formèrent une traînée, comme la queue d’une étoile filante. Will se rua en avant, la main tendue pour le rattraper : le pot ralentit sa trajectoire et flotta là, ridiculisant les efforts du garçon. Oracle tourna les yeux vers lui, les sourcils froncés, mais un sourire s’épanouit sur son visage. — Tu le vois, tu le vois, alors tout change ! Elle s’avança, cueillit le pot qui planait toujours dans le vide, puis y remit la peinture renversée. Les quelques gouttes qu’elle manqua tachèrent le sol de pierre. Une main lourde pesa sur l’épaule de Will. Le garçon se retourna et découvrit Résolu, lequel avait une expression qu’il ne lui avait encore jamais vue sur le visage. — Viens, Will. Tu en as assez vu pour ce soir. Will cligna des yeux, se demandant si le sullanciri Nefrai-laysh avait réussi d’une façon ou d’une autre à s’emparer du corps du Vorquelfe. — Mais, ce qu’elle peint… Résolu força Will à se détourner et le poussa doucement dans le passage vers la salle haute. — Depuis que ses yeux… Oracle a toujours prédit l’avenir. Maintenant, elle ne voit plus que des fragments du futur. Le garçon tenta de faire demi-tour pour lui montrer la fresque, mais Résolu lui cachait la vue et le força à avancer. — Alors tu vas être transpercé par une lance et Corbeau sera tué ? — Le futur n’est pas aussi facile à prévoir. Pense à ta vie comme à un fil. À la mienne aussi, et à celle de Corbeau. Déroule ce fil d’ici à l’horizon. Jusqu’où peux-tu voir ? Will haussa les épaules. — Assez loin, j’imagine. — Eh bien, ce siège qu’elle peint, c’est un moment où beaucoup de fils se rassembleront. Imagine-les comme une pelote. Certains s’y finiront, d’autres continueront. Pour Oracle, voir une pelote de fils emmêlés est facile. Voir où chacun entre et sort, c’est moins évident. — Donc, d’après toi, ce que je dois déduire de cette fresque, c’est qu’un tas de tours vont être assiégées ? Que ça on le sait, mais pas ce qui va se passer ? — C’est ainsi que je le comprends, oui. Ils débouchèrent dans la salle de Vorquellyn. — Je ne vais pas trop m’inquiéter, mais j’aiguiserai mes lames. Toi, tu devrais aller dormir un peu. Comme le Vorquelfe se réinstallait sur ses couvertures, le garçon fronça les sourcils et se tourna vers Résolu. — Tu m’as toujours crié après, toujours appelé « gamin ». Qu’est-ce qui se passe ? C’est parce que je suis la personne que tu cherchais que t’es gentil avec moi ? Résolu ferma à demi les paupières. — Non, ce n’est pas ça, et je ne serais pas plus gentil avec toi à l’avenir. Mon travail est de te garder en vie et de t’aider à devenir la personne dont nous avons besoin pour sauver le monde. J’imagine que, du point de vue du fer, le forgeron est très cruel, mais il n’y a qu’une façon de forger une épée. » Quant à la raison pour laquelle je suis gentil avec toi, eh bien… (Le Vorquelfe ouvrit grand les bras.) Pour la première fois depuis plus d’un siècle, je dors quelque part où je peux contempler un paysage de mon enfance. Pour un instant, un seul instant, je retrouve la paix que je connaissais alors. Ça ne va pas durer. Will opina. — Je suis désolé. Résolu redressa la tête et le dévisagea. — Moi aussi, mais je ne me laisserai pas séduire par cette paix pour autant. Je consacre ma vie à retrouver Vorquellyn afin que d’autres puissent aussi la connaître. (Il émit de nouveau un grondement rauque.) Quant à toi, gamin, tu es l’épée qui me permettra d’obtenir ce que je veux. Alors tant que tu ne seras pas parfait, je te travaillerai. — Et si je veux pas être travaillé ? Résolu plissa ses yeux d’argent. — Comprends bien une chose, gamin : plus que de toi, j’ai besoin de ta lignée. S’il faut que je te fasse passer sur une dizaine de femmes pour avoir tes enfants à entraîner, je le ferai. Parmi les destinées qu’Oracle peint, il y en a une que je veux changer. Cet objectif est plus important que toi. Tu m’aideras, ou alors, comme tous les obstacles qui se sont mis en travers de ma route depuis un siècle, tu seras balayé. Will éprouva un certain réconfort de voir que Résolu le désagréable était de retour, mais cela ne lui facilita pas vraiment le sommeil. Longtemps, il se tourna et se retourna. Ses pensées s’égarèrent. Une part de lui-même songeait que faire des enfants à une dizaine de femmes serait assez amusant et coïnciderait parfaitement avec certains aspects de la saga sur Will l’Agile qu’il avait imaginés. Néanmoins, il comprit que Résolu choisirait les femmes et il était presque sûr que les méthodes du Vorquelfe ôteraient tout plaisir à l’affaire. Être supervisé n’était pas une chose que Will s’imaginait apprécier dans l’intimité. Il s’endormit enfin et trouva que Corbeau le secouait bien trop tôt pour le réveiller. Leurs chevaux avaient été sellés et préparés pour la route, pendant qu’on permettait à Will de dormir plus longtemps. Il se réveilla lentement et rassembla ses affaires. Le grondement de son estomac lui rappela que son dernier repas n’était pas allé au bout de son processus de digestion. Mais, quand il s’en rappela la raison, cela lui coupa l’appétit. Will lança son sac de couchage à l’arrière de la selle et leva les yeux vers Corbeau. — Tout ce qu’il me reste à faire, c’est dire au revoir à Oracle, je crois. — Résolu le fera pour toi. Le jeune voleur fronça les sourcils. — Pourquoi je peux pas ? Je veux dire, elle est pas fâchée que je l’aie vue travailler la nuit dernière, si ? Corbeau secoua la tête. — Non, elle n’est pas fâchée, simplement épuisée. Il existe des prophéties sur toi ou une personne de ton sang, ce qui te rend très important pour l’avenir. Là, maintenant, tu es comme une pierre jetée dans la mare du futur. Si près d’Oracle qu’elle ne peut en percevoir que les premières vagues. Plus tu t’éloigneras, plus elle verra loin. Elle en a besoin, et sa vision nous sera utile. Will commença à acquiescer puis s’interrompit, mécontent. — C’est pas la seule raison, hein ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? Il désigna la caverne. — Si je redescends et que je regarde ce qu’elle a peint, je verrai des choses qui me plairont pas. Je pourrai agir pour empêcher qu’elles arrivent, pas vrai ? Et ça gâcherait tout. — C’est une idée intéressante. Personnellement, je ne m’inquiète pas de ce que les fresques représentent. Oracle voit des événements, mais pas leur aboutissement. Résolu et moi avons parlé de la tour assiégée. Nous sommes presque certains qu’il s’agit de Forteresse Draconis, alors nous prendrons cette direction. Comment les événements tourneront, eh bien, cela dépendra de ce que nous ferons une fois là-bas. Résolu sortit de la grotte à grands pas. — Grimpe, gamin, on doit partir. Will se hissa sur son cheval. — Oracle a dit au revoir ? — Quelque chose comme ça. (Résolu bondit sur sa selle.) Elle a dit d’aller vers l’est jusqu’à Rochecombe, puis vers le sud. Si on se dépêche… Eh bien, il vaut mieux se dépêcher. CHAPITRE 10 Chevaucher vite dans les forêts de montagne n’était pas tâche aisée. Le trajet consistait en sentiers étroits qui serpentaient dans les collines, suivaient les lits de torrents asséchés et s’adaptaient ainsi à toute une variété de terrains. D’après ce qu’il avait appris sur le chemin des montagnes, Will supposa qu’à l’origine leur route actuelle était un passage d’animaux, et le petit nombre de repères marqués suggérait que très peu de gens l’empruntaient. Ils progressèrent autant qu’ils le purent, ne s’arrêtant que pour abreuver les chevaux et changer de monture. Lors de l’une de ces pauses, Résolu lança un lourd surcot de cuir matelassé à Will, manquant presque de le faire basculer. Des clous d’acier ornaient le vêtement de daim. Will l’ajusta à ses épaules, et le bord retomba jusqu’à ses genoux. Il se dit qu’il pourrait s’en faire une tente dans laquelle il y aurait encore de la place pour son cheval. — Je sais, c’est trop grand, mais nous n’avons pas mieux. Résolu enfila une cotte de mailles rutilante par-dessus son propre surcot. — Passe-le, ceinture-le bien au milieu et noue-le à tes poignets avec les courroies. En entendant la voix sinistre de Résolu, Will s’exécuta sans protester. Le surcot était vraiment très large mais réussissait tout de même à garder la chaleur de midi. Comme on le lui avait ordonné, il le serra à la taille et aux poignets, ce qui laissa les manches flotter autour de ses avant-bras, et un rabat de cuir pendre mollement par-dessus la ceinture jusqu’à son aine. Résolu revêtit des bracelets d’archer puis lui lança un coutelas de baragouineur. — Glisse-le dans ta ceinture, en travers du dos. Maintenant, essaie de le tirer du fourreau. Le manche de l’arme dépassait tout juste à droite, au niveau de sa taille. Will saisit le coutelas et décrivit un grand arc. La lame sortit aisément et proprement. Il porta un coup dans le vide ; elle était parfaitement équilibrée et assez effilée pour entailler d’un seul geste. — Il le manie bien, Résolu, mais il y a des chances qu’il n’ait jamais eu un aussi gros couteau en main. (Corbeau tendit la corde de son arc en bois d’argent.) Il s’en sortira mieux au jet. Donne-lui quelques-unes de tes lames étoilées. Résolu ouvrit sa sacoche et lança à Will une bourse de cuir qui atterrit lourdement dans sa main avec un bruit métallique lorsqu’il la rattrapa. L’elfe en extirpa une autre et l’attacha à sa ceinture, sur le côté droit. À l’intérieur, il dénicha une étoile de métal à quatre pointes, forgée à partir de la pointe des coutelas. Il la plaça entre le pouce et l’index, recula sa main et la propulsa en avant. L’arme argentée tournoya et s’enfonça dans le tronc d’un arbrisseau dix mètres plus loin. Will s’étonna. — Ce tir… T’aurais pu tuer un lapin sans ton piège ! — Je n’irais pas manger ce que je tue avec ceci, répondit avec dédain le Vorquelfe. Fais attention, gamin. Elles sont aiguisées et les taches rouges dans la gouttière, c’est un poison mortel. Si tu te coupes et que ta peau te démange, tu appelles, et vite. Tous trois remontèrent sur les chevaux et reprirent la route. Corbeau, à l’arrière, gardait son arc en main, mais ses flèches restaient dans le carquois près de sa jambe droite. Les chevaux de bât le suivaient. Résolu ouvrait la marche sur une vingtaine de mètres mais tirait sur les rênes de sa monture pour rester en vue des deux autres. Malgré tout, ils maintinrent un rythme rapide : le soleil commençait tout juste à descendre lorsqu’ils aperçurent Rochecombe sur une colline au loin. La chevauchée du matin avait été calme et tranquille mais, depuis qu’ils s’étaient armés, la tension avait monté. Will comparait chaque chant d’oiseau à ses souvenirs. C’ était vraiment un passereau ou un signal ? Cela devenait encore plus inquiétant lorsqu’ils n’entendaient plus que leur propre progression. Il ne savait pas ce qui avait effrayé les animaux locaux, mais il n’avait aucune difficulté à imaginer une immense armée aurolanie qui progressait furtivement dans la vallée suivante, menée par une sorte de chèvre déformée. À Rochecombe, Résolu descendit de son cheval. Dans l’ombre de l’immense dolmen, il étudia des traces au sol, puis indiqua le sud, le long de la dalle qu’on avait découpée dans la pierre levée. — Des baragouineurs, tout près. On doit faire vite, mais restez prudents. Ce chemin leur fit traverser une prairie en direction d’un bois sombre. Will tendait l’oreille, à l’écoute de tout ce qui ressemblerait aux bruits d’une bataille. Il regardait loin devant, à la recherche de tout signe révélant qu’ils se précipitaient dans un piège. Le cliquetis des harnais et le bruit des sabots l’empêchaient de bien entendre, et les bois profonds restaient impénétrables à sa vue. Son cœur se mit à battre à toute vitesse, il essuya sa main sur sa cuissarde. Les arbres cachaient à présent le soleil, Will mit quelques secondes à s’habituer à l’obscurité. Entre-temps, son cheval avait rapidement gravi une petite butte, à la suite de celui de Résolu, et entamait une rapide descente vers une cuvette boisée où un ruisseau traversait le chemin. Immédiatement, Will sut que l’endroit était parfait pour une embuscade. Le ruisseau rougi de sang confirma cette déduction, tout comme les grognements des baragouineurs qui lacéraient des corps et éparpillaient des sacs des deux côtés du cours d’eau. Des grondements, des craquements, de petits cris aigus et des ricanements sans pitié emplissaient la cuvette. Comme l’un d’entre eux se retournait, son museau découvrant des dents ensanglantées, une flèche fendit l’air et, le frappant en pleine clavicule, le fit pivoter sur lui-même. Il réussit néanmoins à rester debout ; c’est alors que le cheval de Résolu le percuta d’un coup d’épaule. Déséquilibrée, la créature s’écroula sur un groupe de ses congénères qu’elle précipita avec elle dans le torrent au cœur de la dépression. Will se débattit avec le rabat de la bourse qui contenait les lames étoilées, puis releva les yeux pour voir qu’un baragouineur sur une pente le visait avec une arbalète. Will voulut reculer et tira sur les rênes. La flèche le frappa durement et l’arracha de sa selle. Il s’effondra de l’autre côté du chemin et s’écrasa sur un buisson. De la poussière vola, l’étouffa et il eut envie de vomir. Il était presque sûr que s’il se laissait aller la flèche serait la première à sortir. Will resta allongé là l’espace d’une seconde, attendant l’agonie inévitable qu’entraînerait un carreau tiré pour l’évider comme une pomme. Sa courte vie défila devant ses yeux et elle était bien pauvre en instants mémorables. Seuls les derniers événements lui semblaient dignes de s’y accrocher, mais ils étaient pleins d’ironie. C’était peut-être ça qu’Oracle ne voulait pas que je voie. Il attendit la douleur, mais elle ne vint pas. Tout ce qu’il sentait, c’était les éraflures causées par le buisson. Il ne se l’expliqua pas, mais, s’il n’était pas encore mort, alors il était déterminé à ce que Will l’Agile fasse plus que rester à terre. Il roula hors du buisson, le laissant se redresser derrière lui et lui offrir une meilleure couverture, et s’accroupit. La flèche pendait au cuir de son surcot comme une sangsue. Elle avait manqué la chair, mais s’était prise dans son épaisse protection et l’avait désarçonné. Will la libéra de la main gauche et la jeta. Il changea ensuite de pied d’appui, balançant son flanc droit en arrière, et délia la bourse qui contenait les étoiles. L’une d’entre elles tomba tout de suite dans sa main. Will se redressa et vit que le baragouineur qui l’avait attaqué rechargeait toujours son arbalète. Le jeune voleur lança la main en avant. L’étoile de métal empoisonnée fendit l’air et frappa le baragouineur en pleine cuisse. La créature regarda Will le temps d’un battement de cils, puis son corps se convulsa avant de s’effondrer sur le sol. Une autre flèche tirée par Corbeau trancha net l’échine du baragouineur qui se précipitait vers Résolu. Le Vorquelfe était descendu de cheval et combattait, un coutelas dans chaque main. Il para un coup bas du gauche, puis enfonça le droit dans la gorge de son adversaire. En retirant sa lame, il éclaboussa de sang le visage d’un autre baragouineur. Un bond en avant fut toute l’attaque que la créature temporairement aveuglée put exécuter, puis trois autres créatures accoururent et forcèrent Résolu à reculer. Will se jeta dans la bataille. Rien dans son entraînement, que ce soit aux côtés de Résolu ou même avant, ne l’avait vraiment préparé au combat. Mais, pour survivre dans les Fondombres, Will avait dû se battre. Peut-être pas tous les jours, mais assez souvent pour qu’il ait appris ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas faire. Lancer des pierres, maintenir l’ennemi à distance était sa spécialité, mais forcé au corps à corps il savait qu’il n’y avait ni règle ni honneur. Le premier baragouineur le remarqua lorsque Will, son coutelas à la main, sauta dans le ruisseau, prêt à frapper. La créature commença à se retourner, brandissant son arme, mais Will fut le plus rapide. Sa lame taillada l’arrière de la cuisse de son adversaire. Du sang souilla le couteau, le contraste violent du ruban rouge coulant sur l’argent froid explosa dans sa tête. Puis quelque chose le cogna brutalement entre les omoplates. Il fut projeté dans les airs. Son arme lui échappa. Le jeune voleur rentra les épaules, pensant rouler sur lui-même, mais il percuta un obstacle. Épaules et tête au sol, pieds en l’air, Will vit un baragouineur avancer vers lui en boitant. Pis encore, une flèche frôla la créature, en emportant à peine une touffe de poils sur l’une de ses oreilles. Will se retourna et atterrit sur les genoux. De la main droite, il saisit une pierre et la lança sur le baragouineur. Ce dernier ricana en repoussant la pierre de sa patte ouverte. Will recula dans l’ombre du cadavre qui l’avait arrêté dans sa course et lança une autre pierre. Avec un gloussement hideux, l’Aurolani la gifla en plein vol tandis que Will battait de nouveau en retraite. La créature agita son coutelas dans sa direction, puis poignarda l’air deux fois avec un rire retentissant. Will lança une troisième pierre. Le baragouineur donna un petit coup de patte au projectile, avant de hurler. L’étoile l’avait transpercée, une pointe d’argent acérée dépassait de l’autre côté. Le baragouineur lâcha son coutelas pour l’extirper mais, avant qu’il y parvienne, le poison fit effet. La créature s’écroula et se débattit pendant que sa vie s’écoulait dans le ruisseau sanglant. Will s’avança avec l’intention de ramasser son coutelas pour aider Résolu, mais il vit immédiatement que ce n’était pas nécessaire. Un baragouineur tournait sur lui-même, plaquant en vain les mains contre son cou ouvert afin d’arrêter l’hémorragie. L’autre tituba lorsque Résolu lui enfonça son coutelas gauche dans la cuisse. Ce dernier brandit son autre lame, très haut, puis l’abaissa en un coup qui éclata le crâne du baragouineur. La créature s’effondra comme un tas de fourrure tachetée. Pour autant, ce ne fut pas cela qui empêcha Will d’intervenir, mais quelque chose qui s’accrocha à sa cheville gauche. Il se retourna et voulut bondir en arrière, mais ses talons cognèrent contre un rocher et il tomba brutalement. Une main ensanglantée tentait toujours d’attraper sa botte, tandis que, telle une chenille ondulant hors de son cocon, le corps qui y était attaché émergeait lentement d’un amas de peaux d’animaux. Dans un visage qui n’était plus qu’un masque de sang, de larges yeux blancs le regardaient fixement. La mâchoire s’articulait mais aucun son ne sortait de sa bouche. Alors seulement Will comprit qu’il voyait ses dents, toutes, et que ce qu’il avait pris pour une barbe rougie de sang… Par tous les dieux, ils lui ont pelé le visage et l’ont laissé pendre… Le garçon se jeta en arrière et vomit. À quatre pattes, il essaya de se traîner plus loin, mais des frissons violents le secouaient. Il entendait l’homme sans visage ramper vers lui dans le sable. Il sentait des doigts racler contre sa botte, lui attraper le talon. Il avança d’une cinquantaine de centimètres, évitant un baragouineur mort dans le ruisseau. La mort s’étendait soudain partout autour de lui, elle l’étouffait. La nausée le reprit. Son vomi effaça les taches de sang sombres sur le rivage. Il le recouvrit d’une poignée de sable, puis en laissa une seconde glisser entre ses doigts, en inspirant profondément la poussière. Il éternua, débarrassant son nez de l’odeur de sang et de vomi. Mais je peux toujours sentir la mort. Quelqu’un s’accroupit devant lui. — C’est fini, Will, tout est terminé. Will s’appuya lourdement sur sa hanche droite mais refusa de jeter un coup d’œil du côté de ses pieds. — L’homme, là-bas. Corbeau secoua la tête. — Il n’est plus, maintenant. Il a peut-être beaucoup souffert, mais au moins il a vécu assez longtemps pour voir mourir ses bourreaux. — Mais ce qu’ils lui ont fait, dit Will avec un frisson. Ils lui ont pelé le visage ! — Corbeau, par ici ! Résolu, appuyé sur un genou à côté d’un autre tas de peaux, désigna le flanc de la colline. — Will, de la metholanth, vite ! L’ordre lui mit de l’acier dans les membres, lui fit courir du feu dans les muscles. Will bondit sur ses pieds et grimpa rapidement le coteau à quatre pattes. Il agrippa des racines d’arbres et des buissons pour se redresser, pressé de s’éloigner du carnage. Il trouva l’arbuste à metholanth, coupa plusieurs branches, puis en empoigna le pied. Laissant libre cours à la fureur et à la rage, il le tira et le tordit, le tourna et le souleva. Il arracha le buisson du sol dans une pluie de terre, ce qui le déséquilibra. Il tomba lourdement sur le dos et roula jusqu’en bas de la colline, rebondissant sur les arbres, se cognant contre les bûches. Une fois au fond de la cuvette, Will sauta par-dessus le corps qui lui avait attrapé le pied et s’arrêta net à côté de celui dont Corbeau et Résolu s’occupaient. Ils avaient débarrassé la jeune fille de ses fourrures. On pouvait voir plusieurs coupures sur ses bras et ses jambes, une en travers de son ventre et une autre sur son front, mais aucune n’avait l’air profonde. Corbeau se servait d’un morceau de tissu humide pour essuyer le sang. Résolu cueillit des feuilles sur le buisson et se mit à les mâcher. Il jeta un coup d’œil à l’arbrisseau déraciné, puis à Will et secoua la tête. — Tu as une bouche, gamin. Mâche. Will s’exécuta et réduisit les feuilles en pâte verte. L’arôme de la metholanth réussit à lui éclaircir un peu les idées, puis il en recracha la pulpe dans la main de Résolu. Le Vorquelfe étala la mixture sur le ventre de la jeune fille. Comme Corbeau lui tournait la tête pour nettoyer son visage, Will la reconnut. — C’est Sephi ! Corbeau acquiesça. — Oui. L’homme sans visage est probablement Distalus. Les deux autres doivent être des trappeurs du coin engagés comme guides. Will s’étonna. — Mais ils se rendaient à Yslin. Qu’est-ce qu’ils font là ? — Bonne question, gamin. Si on la sauve, on le saura peut-être. (Avec un grognement, Résolu indiqua le ruisseau de la tête.) Une meilleure question encore : qu’est-ce que des baragouineurs font là ? Si tu as la réponse, je serai plus qu’heureux de t’écouter. CHAPITRE 11 Ils envoyèrent Will chercher leurs montures, tâche dont il s’acquitta rapidement. Il repéra des indices du passage du groupe de Sephi dans les environs et tomba sur un cheval mort, abattu par une arbalète. Des autres (il devinait qu’il devait y en avoir au moins trois), il ne décela aucune trace. À son retour, il rapporta ce qu’il avait vu. Corbeau, qui finissait tout juste de bander le front de Sephi, accueillit ces informations d’un hochement de tête. — Si nous avons de la chance, les chevaux auront fui et retrouvé le chemin de la prairie en contrebas de Rochecombe. — Et sinon ? — Ils ne rempliront pas entièrement l’estomac des temeryx, lesquels seront à l’affût d’un autre repas. Résolu regarda le visage du chasseur dont il venait de fouiller le cadavre. — Ces corps devraient leur convenir. Elle peut monter à cheval ? Corbeau, qui l’enroulait dans une couverture, hocha la tête. — Si elle se réveille. Sinon il faudra l’attacher à une selle. — On n’a pas beaucoup de temps, alors tu ferais mieux de l’habiller, qu’elle soit prête à partir. Résolu défit la ceinture du cadavre et fit glisser le pantalon de daim. Malgré quelques taches de sang, il avait l’air en bon état. — Enfile-le-lui. Il sera grand mais chaud. Gamin, cherche leurs bagages, vois ce que tu peux trouver. Will s’attela immédiatement à la tâche qu’on lui avait confiée, pour deux excellentes raisons : d’abord parce que Résolu semblait décidé à s’occuper des corps, ce que Will ne voulait vraiment pas faire ; ensuite, il espérait découvrir dans les sacs la raison pour laquelle Distalus et Sephi n’avaient jamais atteint Yslin. Il commença par rassembler et fouiller les affaires de Sephi. Ses vêtements de rechange avaient été soigneusement pliés dans le sac, si bien que même le fait de tomber d’un cheval affolé les avait à peine froissés. Il dégagea une petite boîte en bois contenant des plumes, de l’encre et du papier, mais sur lesquels on n’avait rien écrit. Cela n’avait aucune importance : Will ne savait de toute façon pas lire plus d’un mot ou deux. À l’intérieur, une planchette en bois fendue à son extrémité la plus étroite embaumait le cèdre. Pour en avoir rencontré de similaires dans des coffres en ville, il savait qu’elle servait à repousser les insectes. Décidant qu’il avait vu tout ce qui pouvait présenter un intérêt quelconque, il s’attaqua aux sacs de Distalus. Il ne savait quoi en penser, mais les baragouineurs n’avaient pas touché aux affaires du vieil homme. Ses vêtements étaient pliés de manière similaire au bagage précédent : Sephi avait dû s’occuper des deux. Il mit la main sur un autre coffret d’écriture ainsi que sur un journal relié de cuir. Il l’ouvrit : de l’encre brune et passée courait sur des pages jaunâtres. Quelques dessins les illustraient, des plantes et des oiseaux, mais aussi un grand nombre de villes et de bourgs. Les mots échappèrent à la compréhension de Will ; pourtant, là où une fine lamelle de bois faisait office de signet, il crut reconnaître un tracé de Stellin. Il dénicha d’autres morceaux de cèdre, tous fendus au bout. D’un intérêt bien plus considérable pour lui fut une bourse lourde de pièces, certaines d’or, d’autres d’argent. Il l’ouvrit et en fit tomber quelques-unes dans sa main. Plusieurs venaient d’Alcida, quelques autres de Savarre, et même une d’Helurca. Une poignée prise au hasard découvrit des pièces venant du Naliserro, de Salnia, de Jerana et de Saporicia. Will fronça les sourcils. L’absence de pièces oriosanes le surprenait beaucoup. S’il était vrai que les relations entre l’Oriosa et l’Alcida étaient peu cordiales, il y avait pourtant souvent de la monnaie oriosane dans les bourses qu’il dérobait à Yslin. Elle était assez commune pour que le tavernier de Stellin ne s’étonne pas de la couronne d’or de Corbeau, et elle était également bien connue de Distalus. Il fit rebondir dans sa paume les pièces octogonales jeranaises. Elles étaient striées sur les bords et portaient bien l’image du navire toutes voiles dehors ; quelque chose le turlupinait. Will réfléchit pendant une seconde, puis pressa la pièce contre son œil droit. En plissant les paupières, il la coinça et la maintint sans difficulté entre sa pommette et son arcade. Will écarquilla les yeux et la laissa retomber avec un petit bruit dans la bourse. Il attacha cette dernière à sa ceinture, puis jeta la plupart des vêtements de Distalus. Dans la première sacoche de selle, il fourra le livre et les planchettes de cèdre, ainsi que quelques paquets de farine et de viande séchée qui avaient chuté d’un sac de réserves. Il remplit l’autre de victuailles, complétant ce que Distalus portait déjà, puis referma solidement les sacoches. Il ajouta des provisions dans les sacs de Sephi et les transporta là où Corbeau faisait enfiler une tunique de cuir marron à la jeune fille et les posa près d’elle. — Je vais prendre le reste de leurs réserves pour nous réapprovisionner. On devrait être bientôt prêts à partir. — Bonne idée, approuva Corbeau. Déplace les chevaux, qu’elle puisse monter la jument noire. La selle là-bas devrait lui convenir. Will plaça les sacs de Distalus sur le dos de sa propre monture, puis s’exécuta. Résolu le rejoignit pour lui donner un coup de main. Pendant qu’ils s’affairaient, Will raconta ce qu’il avait découvert, mais il minimisa le nombre de pièces et garda pour lui l’idée que les pièces jeranaises étaient fausses en raison de leur taille. Pour sa part, le Vorquelfe ne chercha pas à cacher ce qu’il avait ramassé sur les corps : de l’argent et neuf coutelas. Le garçon sourit. — Si tu veux, je peux laver et aiguiser tes étoiles. Résolu secoua la tête. — Non, laisse-les là, et les flèches de Corbeau aussi. C’est notre signature. Comme ça, Chytrine sait qui a tué son ramassis de soldats. Corbeau en a pris l’habitude avec moi. Tu en as tué deux, pas vrai, gamin ? — Deux, avec les étoiles, confirma Will. — Oui, j’ai vu celui qui a saisi la mort à main nue. Tu as eu beaucoup de chance. Le jeune voleur rougit. — Je sais. Le Vorquelfe jeta un coup d’œil aux cadavres dans la cuvette. — J’en ai tué quatre, cinq si on compte celui que Corbeau a touché à l’épaule. Il en a eu un autre, ce qui nous en fait un de plus. Les chasseurs sont morts dès les premiers tirs de l’embuscade. Distalus a pris un carreau d’arbalète et on dirait que Sephi a seulement été arrachée de sa selle. Will haussa les épaules. — Distalus en a eu un avant de mourir. — Sans aucun doute, c’est la façon dont il l’a fait qui est intéressante. Suis-moi. Will obéit, même s’il le mena tout droit au cadavre de Distalus. Derrière son corps, dos contre terre, un baragouineur avait chuté, les bras et les jambes pliés selon un angle curieux. Pour Will, il était de toute évidence mort, et le trou béant dans sa poitrine, là où aurait dû se trouver le cœur, en était la cause. La cavité avait été brûlée. De la chair calcinée s’effrita lorsque Résolu tapota le corps de l’orteil. — Il a des brûlures là et plus haut, au niveau du museau. Il a inhalé du feu avant de mourir. Ce qui l’a frappé lui a calciné le cœur et les poumons. — Sur la fresque d’Oracle, j’ai vu des armes qui crachaient du feu. Résolu acquiesça. — Je sais de quoi tu parles. Elles ne provoquent pas ce genre de blessure. Distalus, semble-t-il, était un sorcier, mais ça, on le savait déjà rien qu’à voir sa tête. Avant que le Vorquelfe puisse développer, Corbeau les interrompit d’un cri. — Elle s’est réveillée ! Tous deux les rejoignirent. Sephi s’assit avec l’aide de Corbeau. Il lui soutint les épaules et le coude pendant qu’elle se cachait la tête dans les mains et relevait les genoux. Elle poussa un petit gémissement puis se mit à pleurer. Corbeau caressa ses cheveux noirs. — Tu ne risques plus rien, mon enfant, du moins pas pour le moment. Mais il nous faut avancer. Nous devons nous éloigner d’ici. Peux-tu monter à cheval ? Elle renifla, essuya son nez avec la manche de sa tunique, puis hocha la tête. Elle commença à se lever et Will prit sa main droite pour l’aider. Il passa la tête sous son bras et mit le sien autour de sa taille fine. Elle lui sourit et prononça silencieusement : — Merci. Will s’illumina. — Par là, Sephi, c’est la jument noire que tu veux, noire comme tes cheveux. La rime la fit rire, puis elle referma la bouche une seconde, les lèvres fermement pincées. — Et Distalus ? Résolu empêcha Will de répondre. — Il est mort pour te défendre. Will la guida vers les chevaux en empruntant un chemin qui lui épargna le pire du carnage, puis Résolu la saisit par la taille et la souleva pour la poser sur la selle de la jument. Il lança les rênes à Will. — Tu dirigeras sa monture. Fillette, tiens-toi à la selle et restes dessus. On va se dépêcher, on doit mettre une bonne distance entre ici et notre campement de la nuit. Elle jeta un coup d’œil aux cadavres. — Vous n’allez pas les enterrer ? — Pas le temps. — Et nos affaires ? Résolu secoua la tête. — Will a rassemblé tout ce qu’il a pu, mais les baragouineurs ont détruit tout ce qu’ils ne pouvaient comprendre. La jeune fille ne parut pas mettre ses paroles en doute. Will se demanda pourquoi il lui avait menti, mais il savait que le contredire devant elle était une mauvaise idée. Si Distalus est un magickant. Mais c’est peut-être elle, la magickante ? Et si elle avait tué le baragouineur ? Un petit frisson d’excitation parcourut Will à cette idée, même si Sephi avait l’air un peu jeune pour maîtriser ce qu’il devinait être un sort puissant. Résolu prit de nouveau la tête du groupe et Corbeau resta en queue, les chevaux de bât derrière lui. Par conséquent, Will chevauchait devant Sephi, à une courte distance de leurs aînés. Will se retournait tout le temps pour s’assurer qu’elle se tenait droite et restait éveillée. Aussi fatiguée qu’elle soit, elle parvenait à se tenir bien en selle, et Will appréciait beaucoup ses sourires timides chaque fois qu’il vérifiait si tout allait bien ou qu’il lui adressait un : « Attention à cette branche, Sephi. » Ils voyagèrent tout le reste de la journée, ne s’arrêtant que pour abreuver les montures. Comme la nuit tombait, Résolu les mena dans une gorge recouverte de rochers. Ils installèrent un camp sans feu, enfermant les chevaux dans ce qui avait été une mine longtemps auparavant, et se servant des terrils comme protection. Will sortit du pain et de la viande séchée de leurs sacs. Il préférait réserver pour plus tard les provisions des morts, afin de ne pas rappeler de mauvais souvenirs à Sephi. Chacun mangea vite et en silence. Résolu donna le premier tour de garde à Will et lui demanda de le réveiller lorsque le croissant de la lune atteindrait une lointaine tour rocheuse. Le garçon s’assit sur un tas de rocs. Il portait encore son armure, et, comme la douceur du jour était peu à peu remplacée par la fraîcheur de la nuit, il était heureux que la cuirasse retienne la chaleur. Un coutelas dans son fourreau reposait sur ses cuisses. Du terril, il extirpa des cailloux plats et acérés. Il les frotta contre d’autres, plus durs, pour les aiguiser ou leur donner une taille plus appropriée à sa main, puis les glissa à sa ceinture, dans le sac des lames étoilées. — Je n’arrive pas à dormir. Il se retourna et aperçut Sephi, enroulée dans une couverture. Des ombres dissimulaient son visage et renforçaient l’impression d’éloignement qu’il avait éprouvée en entendant sa petite voix. — C’est pas surprenant, après ce qui s’est passé. Elle secoua la tête une fois, mollement. — Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé. Cletus, il était en tête, il a tout simplement volé de son cheval. Derrière, Numitor a crié et ils m’ont tirée de ma selle. Je ne me souviens de rien d’autre jusqu’à ce que vous me trouviez. J’ai eu de la chance que vous passiez par là. — C’est pas vraiment de la chance, en fait. — Ah bon ? Raconte-moi. (Elle se rapprocha, puis s’assit à ses pieds. Sa main droite se glissa hors de la couverture et entoura la cheville gauche de Will. Elle s’appuya contre lui, la joue sur son genou.) Comment saviez-vous où nous trouver ? Will s’apprêtait à lui parler d’Oracle et de ce que Résolu avait vu qui les avait conduits à l’est puis au sud de Rochecombe, mais il se retint. Lui n’avait rien vu, et le Vorquelfe ne lui en avait pas parlé. Cette pause lui permit de réfléchir, ce qui fut salutaire. Les innombrables interrogations sur la présence de Sephi et de son oncle dans les montagnes, ajoutées au fait que Distalus soit un magickant, avaient attisé la curiosité de Will à un tel point qu’il en devint méfiant. Alors il eut recours à son principal talent : il mentit, complètement et sans aucun effort. — Mon oncle et son ami, ce sont des chasseurs, de très bons chasseurs, meilleurs que ces trappeurs qui vous ont guidés. En fait, mon père est un noble célèbre, très célèbre, tu le reconnaîtrais si je te disais son nom, mais je peux pas à cause d’un serment, tu comprends. Mon père voulait que j’apprenne à tuer les baragouineurs. Alors on est allés dans les montagnes pour chasser, et on est tombés sur les traces de vos poursuivants, mais on les a rattrapés trop tard. Elle remonta la main droite pour agripper son genou, la paume appuyée dans le creux. — Oh, si vous aviez pu être là plus tôt ! Tu t’en es sorti, dans la montagne ? — Oh oui, j’ai beaucoup appris. Tu savais qu’il existait de la metholanth sauvage ? J’en ai cueilli pour en mettre sur tes blessures. — Merci. (Sephi tourna la tête et déposa un doux baiser sur son genou.) Je me sens beaucoup mieux. — J’aurais voulu faire plus. Son baiser et sa main rendaient Will un peu mal à l’aise. Il était ravi que son armure retombe bien sous sa ceinture et sur ses genoux. Ou ce coup sur la tête l’a secouée plus qu’aucun de nous l’imagine, ou elle veut que je fasse autre chose que penser. Will voulait succomber à ses charmes. Sauver de belles demoiselles en détresse et être récompensé par leurs faveurs avaient toujours été des éléments clés de la saga de Will l’Agile. Et puis, si l’on étalait assez de couvertures, les terrils ne seraient pas aussi inconfortables. Sephi donnait même l’impression d’être intéressée, et, après tout, Résolu ne cessait de lui expliquer la nécessité d’avoir des enfants. Malgré tout, pour Will, le problème était simple : Sephi agissait bizarrement. Il pouvait comprendre sa reconnaissance, mais, des trois à qui elle pourrait vouloir la montrer, il était le plus insignifiant. Sauf dans la catégorie du jeune naïf. Sans aucun doute, s’il était aussi naïf qu’elle semblait le penser, elle l’aurait distrait d’une caresse et d’un baiser et il aurait tout révélé pour qu’elle continue. Parce que Will connaissait parfaitement l’utilité de détourner l’attention à l’instant de couper une bourse ou lors d’un vol à la tire, il n’éprouva aucune difficulté à identifier sa tactique de diversion. D’apparence innocentes, ses questions étaient orientées pour qu’il révèle l’existence d’Oracle et de la grotte de Vorquellyn. D’après ce que l’Oracle, Corbeau et Résolu lui en avaient expliqué, il s’agissait d’un secret qu’il ne confierait jamais, quelles que soient la beauté de l’interrogatrice ou l’intensité de la torture. — Sephi, qu’est-ce que vous faisiez dans les montagnes, ton oncle et toi ? — Les chasseurs ont entendu mon oncle raconter une ou deux histoires à Stellin, le lendemain de votre départ. Ils lui ont parlé d’un petit noble dans les montagnes qui payait bien les conteurs. Ils devaient nous y emmener mais je crois, je veux dire, je soupçonne qu’ils voulaient tuer Distalus et me garder pour eux. Sa voix se brisa en un murmure étouffé. Pour accompagner cet aveu, elle étreignit les jambes de Will de ses deux bras et laissa la couverture glisser de ses épaules. — Loué soit Erlinsax, vous êtes arrivés pour me sauver. Will replaça la couverture sur elle. — Oui, Sephi, remercie Erlinsax que nous ayons été assez sages pour chasser, et Arel pour la chance de t’avoir trouvée. Il lui tapota l’épaule et sourit dans le noir lorsqu’elle lui caressa le genou de sa joue. Je sais pas à quel jeu tu joues, mais je suis bien content de t’avoir percée à jour. CHAPITRE 12 Dès les premières lueurs de l’aube, lorsque le rose et l’or s’immiscèrent dans la voûte bleu sombre, Résolu les fit lever pour partir. Corbeau avait pris la relève de Will quelque temps après que Sephi fut repartie. Elle s’était éclipsée lorsqu’il avait commencé à poser plus de questions qu’il ne donnait de réponses. Will avait alors étendu son sac de couchage et ne s’était réveillé que lorsqu’elle avait rapproché le sien. Ils avaient fini par partager une couverture, et il avait apprécié la chaleur de son corps. Résolu les mena hors de la plaine rocheuse, vers le sud-est. Il expliqua qu’il voulait atteindre Stellin à la nuit tombée ou, à défaut, trouver une ferme où ils pourraient se retrancher. Il avait parlé d’un ton détaché, mais quelque chose dans sa voix fit frissonner Will. En milieu de matinée, ils découvrirent les restes calcinés d’une ferme. Les poutres carbonisées s’étaient effondrées au pied de la cheminée. Les fenêtres étaient comme des yeux vides soulignés de khôl, ouverts sur l’âme de la maison noircie par le feu. Devant, un rang de cinq tombes fraîchement creusées signalait que la mort de cette famille n’était pas passée inaperçue. Mais il y avait plus important que la maison et les sépultures : l’avertissement laissé sur le grand chêne derrière la maison. On avait attaché un baragouineur au tronc. La décomposition du corps leur permit de déduire que la créature était morte depuis plusieurs jours, mais il était encore possible de l’identifier. Et de voir le signe taillé dans sa peau. Le nez recouvert par la manche de son armure, Will approcha son cheval assez près pour voir les vers se tortiller dans les replis de chair du baragouineur. Le dessin ressemblait à une empreinte de loup, entourée de glyphes au-dessus et en dessous. Il écarta son cheval. — Qu’est-ce que c’est ? Résolu haussa les épaules et Corbeau secoua la tête. La voix de Sephi s’éleva, monocorde : — Je l’ai déjà vue. C’est la marque de la Louve d’Or. Soit elle a tué ce baragouineur en représailles, soit elle a anéanti cette famille et essaie de faire croire que les baragouineurs sont les coupables. Corbeau indiqua la ferme. — Les tombes. Pourquoi enterrer ses victimes ? Elle haussa les épaules, puis les laissa retomber. — Je ne sais que ce que mon oncle a entendu et m’a raconté. — Aucune importance. Résolu mit la main en visière pour se protéger du soleil. — Nous devons toujours atteindre Stellin. Nous avons déjà assez perdu de temps ici. Sur le chemin du village, ils croisèrent deux autres fermes abandonnées, mais plus aucune tombe. Les bâtiments avaient été pillés sans être brûlés, et des signes évidents indiquaient la présence de baragouineurs. Will apprit à étudier leurs traces et, parmi elles, découvrit des empreintes de griffeglaces et de vylaens. Même s’il ne mettait par leur présence en doute, il trouvait dérangeant qu’il y en ait tant qui rôdent dans les parages. Le faire remarquer ne fit qu’assombrir le visage de Résolu. Celui-ci les incita à avancer plus vite. Ils avaient beau se dépêcher, et pratiquement en silence, la lumière déclinante du soleil étendait son ombre vers Stellin. Will vit comme un mauvais présage que les feux sur la route aient été remplacés par des barrières de pieux assez longs pour empaler un cheval. Plus loin, derrière des murs de terre et d’osier, trois hommes en armures usées brandissaient des fourches et des faux. L’un d’entre eux sortit de son abri et porta la main à l’épée. — Allez-vous-en ! Résolu tira sèchement sur les rênes de son cheval et bondit de sa selle. Sa cotte de mailles grinça lorsqu’il franchit l’espace qui le séparait de l’homme en deux enjambées rapides. Le fermier tenta de tirer son épée mais Résolu lui attrapa le poignet avant même que l’arme sorte de son fourreau. En représailles, Résolu lui retourna brutalement le bras et le força à s’agenouiller. — Chiot stupide. Tu n’arrêteras rien du tout ici. Le Vorquelfe agita une main dédaigneuse en direction des pieux. — Ils pourraient bloquer une cavalerie, mais les baragouineurs ne seront pas à cheval. Ils se glisseront entre. Et les griffeglaces sauteront par-dessus d’un bond, ils vous auront ouvert de la gorge à l’aine avant d’avoir touché le sol. L’un des autres hommes avança pour aider son camarade, mais Corbeau talonna son cheval. Il avait déployé son arc, et une flèche tendait la corde. — Je ne voudrais pas que ton prochain pas soit le dernier. Le second fermier se figea, le désespoir se dessinant sur son visage. — On essaie seulement de sauver nos familles ! Résolu s’adressa à l’homme à genoux d’une voix cinglante. — Et comment ? en repoussant les gens ? Vous croyez que si les baragouineurs nous attaquent en dehors du village, ils n’y entreront pas ? qu’ils ne voudront pas ? (Il tordit le poignet du fermier.) C’est ça ? — Résolu, tu n’aides pas. Le Vorquelfe hocha la tête en réponse à la remarque de Corbeau et libéra le poignet de l’homme, qu’il jeta la tête la première sur la route. — Où sont tous les villageois ? — Au Clapier du Lièvre. — C’est donc là que nous irons. Combien d’autres avant-postes y a-t-il ? L’homme à terre se mit difficilement à genoux et se frotta le poignet. — Trois autres, un dans chaque direction. Résolu se rapprocha des pieux et en retira suffisamment pour laisser passer leurs chevaux. — Que deux d’entre vous se rendent aux plus proches, et envoyez un coursier au plus éloigné. Qu’ils mettent le feu à leurs pieux et se replient dans le centre-ville. Guettez d’assez haut pour repérer tout mouvement à la lueur des feux. Allez-y, maintenant ! Le Vorquelfe tira son cheval pour lui faire franchir la barrière, puis remonta en selle. Devant la taverne, il descendit de nouveau et cogna à la porte. Les cris et les exclamations indiquèrent que certains villageois le prenaient pour un bélier aurolani, mais quelqu’un vint tout de même tirer la barre qui bloquait la porte et l’ouvrit. Résolu entra sans ménagement, Sephi, Will et Corbeau à sa suite. — Qui commande, ici ? Un homme près du feu s’avança et Will reconnut Quintus, celui qui les avait défiés lors de leur premier passage. Les regards des gens rassemblés dans la salle principale de l’auberge allaient de l’homme au Vorquelfe, du Vorquelfe à l’homme. — C’est moi. Je me souviens de vous. Y a pas de place ici. Vous auriez dû rester dans les montagnes. Un enfant se mit à pleurer et se cacha dans les jupes de sa mère. Will sentait la peur concentrée dans la pièce se changer en haine. Résolu se redressa de toute sa hauteur, ses mèches de cheveux blancs frôlèrent le plafond. Les petits poussèrent des cris effrayés, et plus d’un adulte détourna le regard. Corbeau s’avança. — Écoutez-moi ! Nous ne sommes pas dans les montagnes, nous sommes ici. Là-bas, nous avons tué les baragouineurs qui avaient attaqué cette fille et ses compagnons de voyage. Nous pouvons vous aider, mais nous devons savoir combien ils sont et d’où ils viennent. Une dizaine de voix s’élevèrent immédiatement, puis Quintus cogna une chope d’étain contre le manteau de la cheminée. — Ils sont partout, vous voyez. Eux, là, ce sont les chanceux, ceux qui ont réussi à rejoindre la ville lorsqu’ils ont entendu parler de fermes pillées. Les malchanceux, ceux que les baragouineurs ont attaqués, ils sont à l’étage. Du moins les survivants. Ces monstres ont fait fuir notre bétail. Ils viennent par dizaines ou plus. Ils resserrent le nœud autour de nous, ça oui. Corbeau hocha la tête. — Vous devriez faire monter tous ces gens, avec quelques hommes. Si les baragouineurs atteignent le toit et commencent à s’enfouir dans le chaume, il faudra les tuer. Mais vos meilleurs combattants devront être en bas, puisque la bataille se déroulera surtout ici. » Nous avons des chevaux, nous devons les mettre à l’abri. Quintus ferma à demi les paupières. — L’écurie est toute à vous. Will sentit un frisson lui parcourir l’échine. Cette intonation, il l’avait entendue d’innombrables fois dans la voix de sans-abri. Ils se savaient mourants, et la seule chose qui leur restait était une petite illusion de dignité. De toute évidence, Quintus s’y raccrochait, ce qui était logique : Stellin était un bourg de fermiers, confronté soudain à un problème de guerriers. Corbeau acquiesça lentement. — Très bien. Nous vous laissons la fille. — Je veux venir avec vous ! Corbeau secoua la tête. — Ici, tu as une chance de survivre. Résolu grogna. — En guise d’information, sachez que vos pieux brûlent pour que les guetteurs voient d’où viendra la menace. Avec un peu de chance, le feu les maintiendra hors du village. Il se détourna et poussa brutalement Will vers la porte. — Avance, gamin. File à l’écurie. Will se contorsionna à moitié pour dire adieu à Sephi, mais Résolu la dissimulait à son regard. Le garçon sortit de la taverne et s’empara des rênes de son cheval. Il tira doucement pour le faire avancer, puis prit aussi la tête des bêtes de bât. Il jeta un coup d’œil à Corbeau, qui guidait sa propre monture et la jument qu’ils avaient donnée à Sephi. — Ils vont tous mourir là-dedans, n’est-ce pas ? — J’espère que non. — Pourquoi laisser Sephi avec eux, alors ? — Parce que ses chances de survie sont bien meilleures que les nôtres, gamin. Will leva les yeux vers Résolu. — Si l’écurie est un piège mortel, pourquoi on y va ? — Si on reste dans la taverne, nos chevaux mourront et nous n’atteindrons jamais Forteresse Draconis. Si les baragouineurs sont assez nombreux pour piller des fermes, on n’y arrivera jamais à pied. (Le Vorquelfe les guida jusqu’à l’écurie derrière la taverne.) Là-dedans, il va y avoir de l’affolement et du chaos, ce qui pose problème. Tuer devient une affaire compliquée quand la panique survient. Will ouvrit la porte. Le bâtiment était construit solidement, malgré quelques planches manquantes ou mal taillées sur les côtés. Plus profond que large, il possédait un étage, ce dernier servant principalement de grenier à grain. Une porte charretière avait été construite dans la façade, mais se trouvait fermée. En dehors du portail au niveau du sol, c’était la seule ouverture. Deux des douze stalles étaient occupées, l’une par des outils et de vieilles sangles, l’autre par un vieux cheval de ferme. Résolu détailla l’écurie et secoua la tête. — Gamin, parque les chevaux mais ne les desselle pas. — Mais c’est pas bon pour eux d’être chargés toute la nuit. C’est bien ce que tu m’as appris, non ? Les yeux d’argent devinrent deux fentes. — Gamin, si par quelque miracle on est vivants au matin, on les laissera se reposer à ce moment-là. Il y a beaucoup de chances qu’ils deviennent un festin pour baragouineurs. Si on a l’occasion de fuir, on sera bien contents de ne pas avoir à les charger et les seller. — On s’enfuirait ? (Will tira son cheval jusqu’à l’intérieur d’une stalle.) Mais on abandonnerait Sephi ! Une fois monté au grenier par une échelle, Corbeau s’accroupit au bord du plancher. — La seule façon de fuir, c’est si les attaquants brûlent la ville ou se retrouvent occupés ailleurs et nous laissent le champ libre. (Il se déplaça pour entrouvrir la porte charretière.) Ils ont allumé les feux, mais on dirait qu’ils n’abandonneront pas leur poste. Tout en enfermant un cheval, Résolu poussa un grondement. — Les imbéciles ! Ils auraient dû m’écouter ! J’ai tué plus de baragouineurs en une journée qu’ils en verront dans toute leur vie. Corbeau se mit à rire. — Aurais-tu suivi leurs conseils, à leur place ? — S’ils en avaient su plus que moi sur un quelconque sujet, oui. Will lui décocha un sourire. — Tu veux dire qu’il pourrait y avoir quelque chose dont tu ne sais pas tout ? — Ne joue pas au plus malin, gamin. J’en sais plus que toi sur tout. — Alors, tu peux m’expliquer pourquoi Chytrine attaque Stellin ? L’expression de Résolu se durcit. — Je ne sais pas comment elle réfléchit. Peut-être n’est-ce qu’un caprice. Attaquer Stellin ne lui servira pas à grand-chose, à part distiller la peur. Certains pourraient décider que le roi Augustus ne peut pas les défendre, et cela créera des remous autour de lui. Ou peut-être veut-elle qu’il envoie des troupes ici, dans l’Ouest, pendant qu’elle prépare autre chose ailleurs. Mais rien de cela n’a d’importance, car ses troupes sont là, maintenant, et nous devons les affronter. Déchirant la nuit tombante, un cri d’agonie inhumain empêcha Will de répondre. Il n’avait jamais rien entendu de pareil. Un frisson lui parcourut l’échine et s’insinua dans ses os comme une pluie glacée. — C’est un griffeglace ? un vylaen ? Résolu secoua la tête. — Rien qu’un fermier assassiné. Ça vient du sud, alors ils atteindront l’écurie avant l’auberge. Will courut à la porte et la tira pour la fermer. — Laisse-la entrouverte. — Pourquoi ? Résolu guida un autre cheval dans une stalle. — Si tu es un chef militaire et que tu trouves un bâtiment fermé, que fais-tu ? Tout en l’imitant, le garçon haussa les épaules. — Je l’ouvre. J’y envoie une escouade. — Et si la porte est ouverte ? — Un éclaireur. — Excellent, gamin, approuva Résolu. Et si l’éclaireur ne revient pas ? Will sourit lentement. — Deux autres, que nous tuerons, et après, tout un tas. — D’autres encore à tuer. Résolu traîna la colonne de chevaux de bât et entreprit de les installer chacun dans une stalle. — Corbeau, tu les aperçois ? — Je n’ai pas ta vue, mon ami, mais au lointain, oui. (Il se redressa et s’étira.) Ils attaquent avant la pleine nuit, c’est très audacieux de leur part. J’imagine qu’ils pensent qu’ils n’ont rien à craindre ici. Le sourire de Résolu se fit purement prédateur. — Grave erreur. Il décrocha un rouleau de corde d’un clou au mur et le lança à Will. — Noue-la au bas de ce pilier, puis déroule-la jusqu’à l’autre. Laisse-la à terre pour l’instant, mais quand le moment viendra, tu la tendras pour l’y attacher. Will l’attrapa et hocha la tête. — Quand ils se précipiteront à l’intérieur, ils trébucheront. Je peux la tenir, tu sais. — Non, tu ne peux pas, gamin, et quand bien même tu le pourrais, tu auras les mains occupées à tuer ceux qui s’y prendront les pattes. Le Vorquelfe ouvrit le sac de l’un des chevaux et en tira un coutelas pris aux baragouineurs dans la montagne. Il en laissa deux près du pilier où se trouverait Will, puis en accrocha d’autres ou les appuya contre les étagères où ils pourraient facilement s’en saisir. — Je peux te poser une question, Résolu ? — Qu’est-ce qu’il y a, Will ? — Corbeau a une épée. Pourquoi pas toi ? — Je lui dis la vérité, Corbeau ? grogna Résolu. — Une partie, peut-être, mais sans faire de bruit. Dans le court silence qui suivit le commentaire de Corbeau, Will entendit le bruit de quelqu’un qui tambourinait contre la porte de la taverne. Les supplications devinrent de plus en plus violentes, ponctuées d’injures tandis que la voix montait de plus en plus haut. Puis des crépitations se firent entendre. Une explosion vert brillant se produisit à l’extérieur, soulignant pendant un bref instant la silhouette de Corbeau d’un liseré émeraude, avant de s’éteindre. Tout comme les cris. Résolu se rapprocha de Will. — Corbeau te signalera quand tendre la corde. Lorsqu’ils tomberont, poignarde et taillade. Sois rapide, très rapide. — Je le serai. Rapide et agile. Le Vorquelfe acquiesça d’un air pensif. — Si j’utilise des coutelas, c’est que j’ai tué mon premier baragouin avec. C’était sur Vorquellyn ; je n’avais même pas ton âge. Un coutelas fonctionnait déjà bien à l’époque, et depuis je n’ai rien trouvé de mieux. Si tu penses à autre chose, fais-le-moi savoir. Le murmure de Corbeau s’éleva dans l’obscurité. — Préparez-vous, compagnons. Ce sera la plus longue nuit de toute notre vie, ou la dernière. Quoi qu’il en soit, tant que nous tuerons des Aurolanis, ce ne sera pas du temps perdu. CHAPITRE 13 Malgré l’effroyable cacophonie de hurlements et de grognements qui régnait dehors, Will entendit quand même le premier baragouineur avant de le voir. Avant de se cacher derrière la porte, Résolu s’était rendu dans les stalles avec une pelle et avait ramassé un monceau de paille à l’odeur aigre et dégoulinant de crottin, qu’il avait étalé tout près de la porte et dont la puanteur avait envahi l’écurie. Le baragouineur renifla derrière la porte entrouverte et s’immobilisa. Certains chevaux s’agitèrent, l’un d’entre eux hennit. Les reniflements s’accentuèrent, puis le monstre aurolani passa la tête dans l’écurie. Il regarda autour de lui, ses oreilles poilues à l’écoute, mais, de toute évidence, il ne capta que le frottement des sabots. Il poussa un peu la porte et se glissa à l’intérieur, puis il appuya ses pattes contre le battant pour le refermer et pouvoir inspecter tranquillement sa découverte. Il n’entendit jamais Résolu bouger. Ses oreilles ne frémirent même pas lorsque le Vorquelfe frappa, passant un sac de jute par-dessus son museau avant de le tirer en arrière d’un coup brusque. Le baragouineur voulut agripper le sac qui l’aveuglait ; vif comme un serpent, Résolu lui planta sa dague dans le dos. D’abord le monstre se raidit, puis poussa un soupir étouffé et s’effondra. Abandonnant sa lame dans le corps de sa victime, parce qu’il n’en aurait pas l’usage dans la mêlée à venir, le Vorquelfe traîna le cadavre dans un coin et défit le sac. Il ramassa l’un de ses coutelas et regagna son poste près de la porte. Will s’essuya de nouveau les mains sur les cuisses. À l’extérieur de l’écurie, une tempête de grognements faisait rage. Il entendait les baragouineurs aboyer et claquer des mâchoires. Depuis les autres bâtiments lui parvenait le fracas des maisons pillées. Dans certaines directions, la lumière verte faisait des éclairs encore et encore. Des voix humaines, mélange d’ordres et de cris de panique, contrastaient avec les grognements des baragouineurs, mais, petit à petit, la panique l’emportait. D’un côté, Will détestait attendre. Cela manquait d’héroïsme, et lui semblait même lâche. Et tant pis si se lancer dans le village était suicidaire. D’une certaine façon, il considérait que c’était une faute de ne pas tuer les baragouineurs aussi vite que possible. D’un autre côté, il savait que tenir l’écurie permettrait d’attirer et de massacrer plus de pilleurs que dans la taverne. Quand bien même, le fait que, dehors, des vylaens usaient de magick signifiait que le combat tournerait court, à moins que Corbeau arrive à les atteindre. Contre ses tempes, son pouls battait douloureusement en rythme avec l’ondulation du vacarme extérieur, les baragouineurs avaient parfaitement compris que toute la population du village s’était regroupée en un lieu unique pour se protéger. Will fit jouer ses mains puis serra fermement la corde. Tire fort, attache, puis taillade, taillade, taillade… Son tour viendrait bientôt. Deux autres baragouineurs se présentèrent, peut-être un peu plus audacieux puisque le reste du village était abandonné, ou un peu plus prudents à cause de l’odeur de sang qui flottait dans l’air. Ils passèrent la porte plus vite que les premiers, les oreilles dressées, le coutelas tiré et les yeux brillants. Résolu encapuchonna l’un d’entre eux puis le projeta contre une paroi de stalle. Il la heurta de plein fouet et rebondit, mais réussit à rester sur ses pieds. L’autre quitta le seuil de la porte et, d’un coup, entailla Résolu au flanc. Le Vorquelfe eut un sursaut de douleur, puis il contre-attaqua. Son coutelas trancha une oreille, taillada le crâne et déséquilibra le baragouineur. La bête à une oreille tituba jusqu’à la porte puis donna l’alarme. Résolu pivota et repoussa un coup faible du baragouineur encapuchonné. Abandonnant son coutelas, le Vorquelfe le tira et lui empoigna fermement le crâne et le museau. Il lui tordit le cou dans un bruit sec, le menton contre la colonne vertébrale, puis le lâcha. Là-haut, Corbeau appela Will : — La corde ! Maintenant ! Will tira et la tendit quinze centimètres au-dessus du sol. Il l’enroula vite autour du poteau et la noua. Résolu en profita pour claquer la porte, puis il traversa l’écurie pour s’emparer de deux coutelas. — Corbeau, combien sont-ils ? — Un bon petit groupe. Huit, dix peut-être. Et oui, là, un vylaen, mais pas de griffeglace. Les planches craquèrent au-dessus d’eux lorsque Corbeau se leva et banda son arc. — À terre ! Le vylaen va faire sauter la porte. Un sifflement retentit de plus en plus fort puis une lumière verte éclaira violemment le battant. Le sortilège percuta la porte de l’écurie, qu’il ouvrit net. Une trace de brûlure où dansaient des flammes vertes marquait le centre du battant. La boule de feu verdoyante glissa sur la porte brûlée et s’envola dans l’écurie. Elle cogna contre un mur, qui explosa à son tour en éparpillant des bouts de bois incandescents dans la rue située derrière. Hurlant et ululant, aboyant et braillant, les baragouineurs s’engouffrèrent dans l’ouverture. La corde renversa les trois premiers les uns sur les autres. Deux de plus trébuchèrent sur cette masse indistincte d’acier et de fourrure tachetée. Un sixième sauta par-dessus ses compagnons à terre, mais Résolu lui trancha le corps d’un seul coup et envoya les deux morceaux du cadavre rouler dans un coin sombre. Un coutelas dans chaque main, Will s’élança. Il lacéra sans discrimination, compensant en quantité ce que Résolu aurait accompli d’un seul geste précis. Il coupa les cous exposés, écrasa les pattes qui cherchaient une arme. Il se perdit dans sa rage de causer des dégâts, et on n’entendit plus que le craquement des os, le sifflement des lames et, parfois, un grondement sourd rendu muet par l’acier. Il se déplaçait le plus vite possible, mais les nouveaux arrivants s’approchaient avec davantage de prudence et ne trébuchaient pas. Certains n’atteignirent jamais l’écurie, les flèches de Corbeau les tuèrent dans la rue. Les autres s’en prenaient directement à Résolu, car ses doubles lames causaient beaucoup de dommages. Néanmoins, l’un d’entre eux découvrit ses crocs et se jeta sur Will. Le jeune voleur esquiva le premier coup et d’une pirouette se plaça dos à un pilier. Le baragouineur attaqua de nouveau, cette fois encore il manqua Will, mais son arme se planta dans le poteau, où elle resta bloquée. Will éclata de rire et le poignarda profondément dans la cuisse, sachant qu’il pourrait facilement lui découper le cœur avant que l’ennemi dégage son coutelas. Le baragouineur ne s’y essaya même pas. D’une gifle, il projeta la tête de Will sur le côté et le poussa vers la porte. Le jeune voleur se prit les pieds dans la corde et s’effondra. Malgré le bourdonnement de ses oreilles et le goût du sang dans sa bouche, il eut la présence d’esprit de rouler sur lui-même. Il se servit de son élan pour se relever, mais, comme il complétait la manœuvre, la tête lui tourna et il tituba dans la rue comme un ivrogne. Pivotant sur lui-même, il tomba à genoux et regarda la taverne derrière lui. Un vylaen touché par une flèche tentait de se redresser. D’autres baragouineurs se précipitaient vers l’écurie, mais celui qu’il avait poignardé à la cuisse en ressortit en boitant. De sa patte gauche, il comprimait sa blessure dégoulinante ; dans la droite, il serrait un coutelas. Secouant vainement la tête pour reprendre ses esprits, Will contempla ses mains vides avec déception. Lorsqu’il leva de nouveau les yeux, le baragouineur était plus près de lui qu’il le pensait. La créature le gifla du revers de sa patte sanglante, le renversant sur le dos, puis leva son arme pour le frapper en plein cœur. Soudain le baragouineur fut tiré en arrière, son coutelas valsa dans les airs. Une lance s’était plantée dans sa poitrine formant un angle incroyablement fermé. Pendant un infime instant, lorsque la pique jaillit de son dos et s’enfonça dans la terre, elle le maintint en l’air. Le monstre cracha un torrent de sang, puis arracha l’arme du sol à force de spasmes violents. Il s’écroula aux pieds de Will. Le coutelas retomba à côté de lui. Un cri strident déchira la nuit et Will aperçut une créature ailée qui disparaissait dans les ténèbres. Elle lui sembla en partie chimérique, tant cette vision avait été fugitive, et en partie fantasmatique tant elle lui avait paru grande, mince et magnifique. Malgré le baragouineur tremblant à ses pieds, Will se demanda s’il l’avait vraiment vue, ou s’il ne s’agissait que d’une illusion. En se relevant sur un genou, il eut la confirmation que la créature était bien réelle. Le vylaen entre l’écurie et l’auberge s’était retourné pour suivre son vol et avait allumé un nouveau feu vert au creux de ses paumes. Le magickant aurolani croassa et siffla des arcanes dans une langue inconnue, avant de lever les mains vers le ciel. Immédiatement, Will ouvrit son sac d’étoiles et en projeta une sur le monstre. Le projectile frappa la bête en pleine épaule, lui arrachant un cri de douleur. Ce dernier parut altérer le sortilège, car les flammes moururent dans ses paumes et le poison se chargea une seconde plus tard de faire connaître le même sort au vylaen. Néanmoins, son cri avait attiré des renforts. Armes brandies, quatre baragouineurs se précipitèrent dans la rue située derrière la taverne. D’un reniflement, ils évaluèrent les dommages, sans ralentir un instant leur course vers Will. Une étoile en plein estomac en freina un qui s’écroula. Une flèche tirée depuis l’écurie en transforma un autre en un amas de chair aux muscles lâches. Résolu apparut à la porte, et ses lames doubles dégoulinantes de sang arrêtèrent les deux derniers en plein élan. Leurs oreilles s’agitèrent d’avant en arrière, puis ils firent demi-tour et repartirent devant l’auberge en courant. Les baragouineurs commencèrent à glapir de panique. Du fond de la nuit, un grondement sourd et profond se fit entendre. Il provenait de l’extérieur du village, mais Will n’avait pas encore eu le temps de l’identifier lorsque Résolu le rejoignit et le hissa sur ses pieds. — C’est quoi, ce bruit ? — Des chevaux. Beaucoup de chevaux. Le Vorquelfe le tira sans douceur vers l’écurie. — Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça effraie les baragouineurs, et ça, ça me plaît. Ils se réfugièrent à l’intérieur et refermèrent la porte. Le grondement couvrit bientôt les cris des baragouineurs. Will regarda à travers le trou brûlé dans le mur de l’écurie et aperçut des cavaliers galopant dans le village. Il n’arrivait pas à voir s’ils tuaient des baragouineurs, mais les cris et grognements qu’il entendait le laissaient supposer que c’était le cas. Il grimpa l’échelle pour mieux voir et se glissa près de Corbeau, qui avait ouvert la porte plus grand. De cette hauteur, ils purent voir la route devant la taverne, où les cavaliers s’étaient rassemblés. Ils retenaient les destriers les plus nerveux, échangeaient des rapports, en attente d’ordres. Tous accordaient beaucoup d’attention à leur meneuse. Le regard de Will se trouva tout autant attiré par elle. Il ne savait pas très bien pourquoi, mais il se dit que ce n’était pas en raison de sa beauté, même si l’on ne pouvait nier qu’elle soit agréable à regarder. Elle montait un majestueux cheval noir protégé par une cotte de mailles dorée. Elle avait noué ses cheveux blond clair en une natte épaisse qui dépassait de sous son casque d’or. Elle en avait relevé le vantail en forme de loup aux babines retroussées, révélant un visage aux traits nobles, avec des pommettes hautes, un menton fort, un long nez droit et des lèvres pleines. Son maintien retenait lui aussi l’attention, car le poids de sa longue cotte de mailles dorée n’affaissait pas ses épaules ni ne courbait son dos. Elle se tenait bien droite tandis qu’elle écoutait attentivement chaque rapport avant d’acquiescer d’un bref hochement de tête et de vociférer des ordres que les cavaliers s’empressaient d’exécuter. Lorsque sa voix parvint aux oreilles de Will, il perçut une richesse d’intonations qui s’opposait à son timbre plus aigu. Les phrases étaient courtes et claires, car personne ne discutait ses ordres. La rapidité avec laquelle elle était obéie suggérait une confiance en elle qu’on aurait pu croire impossible tant elle avait l’air jeune. Will allait en faire la remarque lorsque Corbeau le poussa brutalement. En un instant, l’homme tira une flèche contre sa joue et la décocha. Une seconde trop tard, Will se rétablit et agrippa la jambe de Corbeau, dans l’espoir de dévier sa trajectoire. Il lui semblait inconcevable que, frappé d’un coup de folie, il veuille tuer la cavalière blonde, mais son geste n’avait pas d’autre explication. Puis, quand il vérifia qu’elle n’était pas touchée, Will aperçut un vylaen agonisant qui sortait de la ruelle, de l’autre côté de la place. Des flammes vertes coulaient à flots de ses mains comme de l’huile, éclairant le chemin d’un petit groupe de baragouineurs. Avec des hurlements furieux, les soldats aurolanis se jetèrent sur les cavaliers, et la dernière image que Will eut de la femme dorée fut de la voir tirer un sabre lourd et presser son cheval vers l’ennemi. Corbeau attrapa Will par le col et le força à se retourner. — Descends voir les chevaux. Résolu, on ferait mieux de se dépêcher. Ces cavaliers chassent les baragouineurs hors de la ville. Le Vorquelfe acquiesça et commença à sortir les chevaux des stalles. — Nous prendrons vers le sud. Will descendit l’échelle puis sauta les deux derniers mètres. — Pourquoi on n’attend pas de lui parler ? — Nous ne savons pas qui elle est ni pourquoi elle est là, et nous n’avons aucun besoin d’être retardés par une quelconque reine-bandit. Son arc et carquois à l’épaule, Corbeau sauta de l’échelle puis sur la selle de son cheval. — Au pire, ils exigeront une rançon et nous serons bloqués ici. — Tout à fait. Résolu hissa Will sur sa selle puis lui tendit le licol des chevaux de charge. — Suis Corbeau vers le sud, je vous rattraperai. — Qu’est-ce que tu vas faire ? — Ils chassent des baragouineurs. Je vais leur offrir quelque chose de plus inhabituel à chasser. Le Vorquelfe s’assit près d’un cadavre et tira sur sa lèvre inférieure. Il sourit, puis planta les pouces dans ses narines et pressa les doigts contre ses yeux. Il se mit à psalmodier à voix basse tandis que l’un des tatouages de son bras gauche commençait à luire. Le baragouineur claqua comme un drapeau pris dans une forte brise, puis roula sur ses pieds et traversa en courant le trou dans le mur de l’écurie. Qu’il lui manque la majorité de son bras droit et qu’il ait une blessure ouverte du même côté à la poitrine ne semblait pas le déranger. Résolu indiqua la porte. — Vite, vite ! Encore quelques-unes de ces diversions, et la voie sera libre. Nous nous dirigerons d’abord vers le sud pendant presque une journée, puis nous prendrons vers l’est et le nord-est, en direction de Forteresse Draconis. CHAPITRE 14 La flèche passa assez près du visage d’Alyx pour que cette dernière sente le souffle de son passage. Immédiatement, elle retraça des yeux sa trajectoire et repéra le grenier de l’écurie comme étant l’origine du tir. Pourtant, un cri rauque de surprise à sa gauche détourna son attention et l’empêcha de poursuivre l’assassin. Un vylaen, le cœur cloué à l’échine par une flèche empennée de noir, sortit en titubant d’une ruelle et s’effondra dans la poussière. Les flammes vertes d’un sortilège aurolani avorté gouttait de ses pattes. À la lumière du feu, elle vit plus loin dans la ruelle luire des yeux cruels. Tirant à gauche sur les rênes de Vaillant, elle le lança à la rencontre des baragouineurs prêts à attaquer. Elle tira son sabre de son fourreau et frappa les monstres avec. Un baragouineur s’effondra dans la poussière, la tête fendue. La charge de Vaillant en renversa un autre, puis Alyx brisa le bras qu’un troisième avait levé pour repousser un coup. Il hurla, mais un second coup lui ouvrit la gorge, si bien que sa protestation s’acheva dans un bouillon de bulles rouges. Lorsqu’une autre silhouette apparut sur un toit, Alyx leva les yeux. La lune se reflétait froidement sur la lame d’un coutelas. Le monstre s’accroupit pour bondir sur la jeune femme. Elle leva son épée dans sa direction, sachant qu’elle l’empalerait à l’instant où il la ferait tomber de sa selle. Au moins, s’il est mort à l’atterrissage, voilà un problème de résolu. Mais, avant qu’il saute, un cri strident retentit et une créature ailée fendit l’air. La boucle de corde tressée qu’elle portait s’enroula autour de la gorge du baragouineur et le fit tomber du toit. D’un coup d’ailes puissant, la Gyrkyme s’élança vers le ciel, resserrant le nœud coulant, puis elle entraîna le baragouineur étranglé hors de vue. D’autres cavaliers s’élancèrent et forcèrent les baragouineurs à se replier dans la ruelle ou sur la route. Quelques bêtes réussirent à parer et à attaquer, prolongeant ainsi leur vie, tandis que d’autres, qui comptaient sur leur vitesse pour s’échapper rapidement, se tortillaient sur la pointe aiguisée des lances. Les troupes d’Alyx ne témoignèrent pas plus de pitié que les Aurolanis en avaient accordé aux elfes de Vorquellyn ou au peuple d’Okrannel. Ils les poursuivirent et les abattirent sans états d’âme, guidés non par un besoin de vengeance, mais par la juste fureur d’un peuple défendant les siens contre les prédateurs. Alyx fit tourner et trotter Vaillant vers la place du village. La Gyrkyme atterrit au centre d’un carré d’herbe et replia ses ailes brunes. Elles dépassaient derrière sa tête. Des taches marron parsemaient l’ivoire du plumage qui couvrait son corps du front aux orteils. D’autres, plus sombres, entouraient ses immenses yeux d’ambre et descendaient le long de ses joues comme des larmes séchées. À l’exception d’un pagne et d’un bandeau de cuir bruns, la femme ailée était nue. Alyx lui sourit. — Combien en reste-t-il en ville, Peri ? La Gyrkyme secoua une fois la tête, vivement. — Des fuyards, éparpillés. Les Casques Rouges sont à leur poursuite et sécurisent la ville. La plupart sont à l’est, la Compagnie Verte les tient. Quelques griffeglaces aussi, mais ils succombent vite. La Bleue contourne par le sud pour couper leur retraite. — Excellent. Retourne auprès de la Compagnie Blanche et ramène-les. — À vos ordres, Altesse. Peri déploya les ailes pour s’élancer vers le ciel. — Attends. (Alyx sourit et la salua de la main.) Merci de m’avoir sauvée, ma sœur. — Tradition familiale, Alyx, dit-elle avec un clin d’œil. Je reviens vite avec la Blanche. La Gyrkyme disparut dans le ciel nocturne, et Alyx accorda de nouveau son attention à l’auberge. Elle fit un geste du menton à un guerrier de son escorte. Il chevaucha jusqu’à la porte, descendit et cogna contre le battant. — Ouvrez cette porte, au nom de la Louve d’Or ! Quelques hurlements et cris paniqués traversèrent les fenêtres fermées. Une forte voix d’homme domina le vacarme. — Laissez-nous tranquilles ! Nous n’avons rien pour vous ! Son sabre rengainé, Alyx incita son cheval à avancer de quelques pas. — Écoutez-moi, et très attentivement. Mes troupes ont fait fuir les baragouineurs. Votre village est à nous, mais je vous le rendrai contre rançon. Si vous tardez à sortir, à chaque battement de cœur le prix augmentera. L’arrivée fracassante d’un cavalier au galop couvrit la discussion qui faisait rage à l’intérieur. Une étoffe rouge flottant sur la pique de son casque, Agitare tira sur les rênes de son cheval et s’arrêta devant elle. Il bondit de sa selle et tomba à genoux, les bras croisés, un poing contre chaque épaule. — Altesse, je ne saurais exprimer toute ma honte. De sa main gantée, Alyx gifla sa cuisse droite, ce qui lui fit redresser la tête. — Pourquoi perdez-vous du temps à demander pardon de ne pas avoir sécurisé la ville alors que vous devriez être en train de le faire ? — Je ne pensais pas… — Non, de toute évidence. Elle indiqua le cheval d’Agitare. — Remontez sur cette selle. Je veux un rapport confirmant que vous avez vérifié chaque maison et chaque bâtiment sans trouver de baragouineur, et je le veux avant que la lune soit en Voilier. Allez ! Le soldat hocha la tête, puis se hissa sur sa selle et s’éloigna. L’un des gardes du corps, un guerrier à barbe blanche, une bande d’étoffe dorée pendant mollement de son heaume, lâcha un petit rire presque inaudible. Il pâlit quand Alyx plissa ses yeux violets. — Demande l’autorisation d’assister le capitaine Agitare dans sa mission, général ! Elle considéra pendant un instant sa demande. Au moins, Ebrius a appris à ne plus m’appeler Altesse pour calmer ma colère. — Non, Ebrius, vous vous en tiendrez aux devoirs que votre fonction vous confère. L’écurie. Une flèche en provenance de l’étage a tué un vylaen qui était sur le point de m’attaquer. Trouvez l’archer qui m’a sauvé la vie. Allez ! Comme Ebrius s’éloignait au petit trot, le cliquetis d’une serrure que l’on repousse leur parvint de la taverne, et la porte s’ouvrit. Un homme en sortit et la referma derrière lui immédiatement. Il pressa les mains contre la porte, puis les montra : elles étaient vides. Il s’avança vers Alyx et tomba à genoux, la tête baissée. — Mon nom est Quintus. — Je suis la Louve d’Or. Connaissez-vous mon nom ? — Oui, nous avons entendu parler de vous. — Me craignez-vous ? — Non, car on raconte… Alyx durcit le ton. — Ne me mens pas, Quintus. La peur transparaît dans ta voix. Je préfère une crainte sincère à des mensonges dissimulés sous une bravoure hypocrite. — Oui, nous vous craignons. À la suite de cet aveu, les épaules de l’homme s’affaissèrent un peu. — Comment pouvons-nous vous servir ? — Assiste-moi, Quintus, marche à mes côtés. Nous allons aux écuries. Elle fit contourner la taverne à Vaillant. Quintus la rattrapa rapidement. Marchant à sa droite, il leva les yeux. Dans son regard, elle décela de l’inquiétude, comme s’il s’attendait qu’elle le frappe de ses bottes ou de ses rênes. Le spectacle autour de l’écurie les arrêta tous les deux net. Plus d’une demi-douzaine de baragouineurs étaient entassés. Des flèches noires leur avaient volé la vie. Alyx mesura la distance séparant le grenier des cibles et en conclut que, même si elle était courte, tirer de nuit avec une telle précision n’était pas chose aisée. Encore plus si le tir est à longue distance. Elle descendit de cheval et lança les rênes à Quintus. Trois longues enjambées la menèrent à un vylaen avec une flèche dans une épaule et une étrange arme de métal en forme d’étoile plantée dans l’autre. Les bulles de salive noires sur ses lèvres suggéraient qu’il avait été empoisonné. Ebrius sortit de l’écurie, l’épée à la main. — Il y en a d’autres à l’intérieur, général, beaucoup d’autres. Les baragouineurs ont perdu un tiers de leurs forces ici. Elle hocha la tête. — Combien de personnes aidaient l’archer ? Ebrius s’accroupit pour étudier les traces. — Au moins deux. J’ai trois empreintes par-dessus celles des baragouineurs. Une très grande, une autre appartenant à un homme, la troisième est celle d’un jeune garçon. Il indiqua une ligne près du baragouineur transpercé par la lance de Peri. — Le garçon a couru dans cette direction. On dirait que Perrine l’a sauvé. Et peut-être lui a-t-il rendu la politesse. Le regard d’Alyx alla du vylaen à la lance, puis elle détailla les derniers pas du monstre. Elle pouvait en déduire que la créature s’était intéressée au baragouineur transpercé, puis s’était détournée. Elle la visualisait en train de suivre le vol de Peri afin de lancer un sortilège qui la tuerait. Les pattes du vylaen présentaient des traces de brûlures, dues à un sort invoqué sans être jeté, ce qui confirmait la vision qu’avait Alyx du déroulement des événements. Elle réfléchit pendant un instant puis hocha la tête. — Ebrius, lorsque la Blanche arrive, je veux que tout soit enregistré. Prenez la mesure des angles, de tout. Ici, vous trouverez une arme étrange, elle est empoisonnée. Conservez-la, ainsi que tout ce qui y ressemble, les flèches comprises. Je veux que nos meilleurs archers recréent le tir en direction de la place, cent fois, sur une cible de la taille d’un vylaen. — À vos ordres, Louve d’Or. Alyx se tourna vers Quintus. — Qui se trouvait dans l’écurie ? L’homme hésita, les yeux écarquillés pendant un instant. — Des voyageurs. Ils étaient déjà passés ici, il y a une semaine, et sont revenus ce soir. Il n’y avait pas de place pour eux dans l’auberge, alors nous les avons envoyés à l’écurie. Un homme et son neveu, et un Vork, un grand, avec des cheveux blancs en queue-de-cheval. — Leurs noms ? — Je ne sais pas. Je ne les connais pas, je ne leur ai pas beaucoup parlé. Elle plissa les yeux. — Dommage. Soit l’un d’entre eux a tenté de me tuer, soit il m’a sauvé la vie. Leur identité serait une rançon suffisante pour ce village. — Stellin, ma dame. — L’un d’entre eux s’appelait Stellin ? — Non, ma dame, c’est le nom de notre village. Quintus leva les mains. — Je ne les connais pas, mais ils ont laissé une fille ici. Je peux vous l’amener. Elle devrait en savoir un peu plus. — Vas-y immédiatement. Il fit le geste de lui tendre les rênes mais les lâcha comme s’il s’agissait de vipères lorsqu’elle lui fit signe de partir. Elle s’accroupit près du vylaen et fronça les sourcils. Elle avait poursuivi les pilleurs aurolanis pendant plus d’une semaine. Ils avaient pour la plupart réussi à lui échapper, mais ses pisteurs avaient trouvé la trace de bandes disparates qui se rassemblaient. Les attaques de ces monstres auraient un impact militaire nul dans la région, mais raser les champs, massacrer les voyageurs et, avec un groupe assez important, saccager une ville provoqueraient une sérieuse inquiétude au sein de la population. Ce qu’elle trouvait étrange, c’était que les trois guerriers aient tué près d’une vingtaine de pilleurs et soient partis sans reprendre la personne qu’ils avaient laissée à l’auberge, sans même lui parler. Des hommes qui ont tué autant ne me craindraient pas comme le fait Quintus. Des hors-la-loi auraient volontiers rejoint sa bande. Leur fuite indiquait qu’ils ne souhaitaient pas être découverts, mais leur combat contre les Aurolanis suggérait que leurs raisons de rester dans l’ombre n’incluaient pas la soumission à Chytrine. Ses pensées furent interrompues par le retour essoufflé de Quintus, accompagné d’une jeune fille. — C’est elle ! La fille aux cheveux corbeau inclina la tête. — Sephi, maîtresse, mon nom est Sephi. Alyx se releva lentement et baissa les yeux sur elle. — Je suis la Louve d’Or. Tu es venue à Stellin avec les gens de l’écurie. Qui étaient-ils ? Le corps de la jeune fille fut secoué d’un violent sanglot, puis elle tomba à genoux et se couvrit le visage des mains. — C’était horrible, maîtresse ! — Raconte-moi, petite. (Alyx n’adoucit pas sa voix mais baissa un peu le ton.) Que sais-tu d’eux ? — Je les ai rencontrés avec mon oncle, il y a une semaine. Ils ont quitté la ville avant nous en disant qu’ils allaient dans les montagnes. Nous sommes partis en compagnie de chasseurs le lendemain. Ces trois-là, ils nous ont accostés. Ils ont tué mon oncle et les chasseurs, et ils m’ont enlevée. De nouveau, elle sanglota et ses pleurs angoissés s’achevèrent en gémissements. — Ils voulaient me garder pour assouvir leurs désirs, ou pour me vendre, disaient-ils, mais les baragouineurs les ont repoussés jusqu’ici. Je ne pouvais le dire à personne. Ils ont menacé de me tuer, mais je sais que vous me protégerez. — Certainement, petite, n’en doute pas. Alyx leva les yeux vers la ruelle derrière la taverne. Peri y atterrit sans bruit. Derrière elle se trouvaient trois cavaliers qui restèrent dans l’ombre. Alyx se tourna vers Quintus. — Mes soldats sécurisent la ville. Que tes villageois retournent dans leur maison et qu’ils logent mes hommes. Nous partirons demain, et nous emmènerons Sephi. Occupe-toi de tout cela et fais le compte de ce que nous devrons à nos hôtes. Loge Sephi à la taverne. C’est là que je serai également. Quintus s’étonna. — Vous voulez qu’on vous présente la note de votre séjour ? — Je n’aime pas me répéter, Quintus. Je pourrais ne pas dire la même chose une seconde fois, compris ? (Alyx le regarda en fronçant les sourcils.) Nul ne devra pénétrer dans l’écurie ou dans cette zone tant que nous n’aurons pas terminé. Et emmène la fille. Va ! Sephi se pencha et embrassa les bottes d’Alyx, puis Quintus la releva brutalement. — Viens là, toi, ne la fais pas se répéter ! Lorsqu’ils eurent disparu au coin de la taverne, Alyx marcha jusqu’à la ruelle où Peri l’attendait devant les cavaliers. Elle sourit à la Gyrkyme. — Très joli coup de lance. Peri cligna lentement des yeux. — Le baragouin était distrait. Elle leva sa main gauche, naturellement formée de trois doigts et d’un pouce. Sur ce dernier ainsi que sur l’index, les griffes avaient été coupées court, mais les deux autres doigts possédaient de redoutables crochets. — Il revenait chercher le vylaen, mais s’est trouvé une autre proie. — Je crois que ta diversion a été fatale au vylaen. (Alyx se tut, puis croisa les mains dans le dos.) La ville est presque sécurisée. Nous pourrons plus tard vous faire un rapport de nos activités. D’ici à l’aube, nous devrions avoir entièrement reconstitué la bataille. Le plus petit des cavaliers sourit. C’était un homme au visage si ridé qu’on l’aurait dit peint sur du papier mâché. — Nous avons déjà envoyé un message de victoire à Yslin. (Il désigna une ardoise aussi longue que son avant-bras et à moitié moins large.) L’arcanslata n’affiche pas encore de réponse mais nous venons tout juste de l’envoyer. Elle acquiesça. — Nous avons gagné, oui, mais avec de l’aide. Trois hommes. Une fille qui les accompagnait voudrait me faire croire qu’il s’agit de meurtriers et de violeurs, mais cela ne correspond en rien à ce qu’ils ont fait pour défendre l’écurie. Nous procéderons à des interrogatoires pour voir ce que nous pouvons apprendre sur eux. Nous établirons un rapport complet dès que possible. Il serait avisé que d’autres partent à leur recherche. Le troisième cavalier, un homme élancé, se pencha sur sa selle, les coudes croisés et appuyés contre l’échine de son cheval. — Ne soyez pas si pessimiste, Altesse. Après une semaine à vos côtés, ce que nous avons vu dépasse nos espérances. Vous avez bien combattu, vous avez gagné. Le général de Jerana, Adrogans, aura une rivale lors du combat pour délivrer l’Okrannel. Vous devriez en être fière. — Avec tout le respect que je vous dois, seigneur, je ne me considérerai certainement pas comme la rivale d’Adrogans ni n’en éprouverai la moindre fierté avant de connaître tous les détails. Nous avons laisser filer un groupe qui aurait pu faire de sérieux dégâts. Il faut que je sache comment et pourquoi c’est arrivé. Les trois hommes de l’écurie ont quitté Stellin, ils se sont probablement faufilés derrière la Compagnie Bleue lorsqu’elle a chevauché vers l’est pour couper la route des baragouineurs. Si ces trois-là n’avaient pas éliminé autant d’ennemis, eh bien, comment nous en serions-nous sortis ? Il y a pour le moment trop de questions sans réponses pour que je puisse me sentir fière ou satisfaite. Peri posa sa main sur l’épaule gauche d’Alyx. — Il ne manque à ma sœur que les ailes pour être Gyrkyme. Si elle le désirait, elle pourrait voler. — Vous avez sans doute raison, Perrine. Le dernier cavalier, un homme au corps trapu, tendit la main pour réajuster le bandeau qui cachait son œil droit. — Votre prudence vous fait honneur, Altesse. Vous êtes sans aucun doute tout ce que nous espérions. Nous en ferons part à nos maîtres. Alyx acquiesça lentement. — Faites un rapport réaliste des événements. On m’a entraînée à accomplir des faits de légende. Supposer que je puisse réussir un exploit avant même de l’accomplir n’est que pure folie. Le sauvetage de Stellin est bon signe, mais lire l’avenir dans cette victoire est, au mieux, fort complexe. Il nous reste beaucoup à apprendre et à réaliser, et vos maîtres devraient savoir que c’est exactement ce que je vais continuer à faire. CHAPITRE 15 Le voyage vers le sud exténua Will. Parce que les tours de garde étaient indispensables lorsqu’il leur arrivait de se reposer, il ne dormait jamais vraiment assez. Ce qui le troublait le plus, c’était la nature de ses rêves. Encore et encore, il se voyait en train de regarder la femme ailée tuer le baragouineur, puis revenir après que Will eut achevé le vylaen. Elle l’entourait de ses bras et de ses ailes, l’enlaçant pour exprimer sa gratitude. Se réveiller en plein milieu d’un de ces rêves provoquait en lui une certaine gêne, d’autant que Résolu semblait doté d’un don surnaturel pour le secouer au mauvais moment. Will s’acquittait de sa tâche puis à la fin de sa garde retournait à ses rêves, mais l’aurore pointait avant qu’ils deviennent vraiment intéressants. Sur la route, il en fit part à Corbeau. Ce dernier sourit et lui adressa un clin d’œil. — Ce n’est pas très surprenant, que tu rêves d’elle ! Elle t’a sauvé la vie et tu as très certainement sauvé la sienne. Elle était très belle. Une aventure avec une créature aussi exotique serait une vraie expérience. Résolu se retourna sur sa selle avec un grognement. — De même qu’avec des moutons, ce n’est pas pour autant très recommandé. Corbeau fronça les sourcils. — C’est un point de vue traditionnel elfique sur les Gyrkymes que tu nous livres là ? Le Vorquelfe secoua la tête. — Je suis tout aussi étrange aux yeux de mes frères qu’ils le sont aux miens. Je m’inquiète pour la descendance du gamin. S’accoupler avec elle n’apporterait rien à la prophétie, aussi je ne le recommanderais pas. Will haussa un sourcil. — Attendez une seconde. Qu’est-ce que les elfes pensent des Gyrkymes ? — Il y a des siècles, avant que Chytrine devienne une menace, un magickant du nom de Kirûn a ensorcelé un prince elfique et sa suite de combattants. Il les a fait s’accoupler à une volée d’Araftii, des créatures ailées et sauvages à la tête et au corps de femme, mais dotées d’ailes, de plumes et de griffes d’aigle. De leur union est né le premier Gyrkyme, qui s’est reproduit à son tour. (Corbeau embrassa du bras les montagnes où vivait Oracle.) C’est pour eux que les urZrethis ont créé Gyrvirgul, au grand dégoût des elfes, qui ne les voient que comme la conséquence d’un viol. Un grondement sourd naquit dans la gorge de Résolu. — Ça n’a pas aidé que les Gyrkymes, au tout début, se réclament l’héritage de leurs pères. Leur société est une parodie de la société elfique, du moins c’est l’opinion de la plupart des elfes. Mais les rares individus que j’ai croisés sont de valeureux guerriers, alors ils ont gagné mon estime. Will s’étonna. — T’as dit que je pouvais pas lui faire d’enfants, mais les elfes en ont eu avec les Araftii. Comment ça se fait ? Le Vorquelfe haussa les épaules. — La plupart disent que cela venait de la magick de Kirûn, c’est-à-dire que ça n’avait rien de naturel. Quand cela arrive, quand un elfe engrosse une femme, aussi rare que ce soit, l’enfant est reconnu. Pour le salut de ton sang, néanmoins, tu devrais abandonner tout penchant pour l’exotisme. Il vaut mieux que tu continues à rêver de Sephi. — Rien de difficile, dit Will en souriant. Je me demande comment elle s’en sort, vu qu’on est partis avec toutes ses affaires et celles de son oncle. Résolu secoua la tête. — Ses haillons ne lui manqueront pas. — Mais elle voudra probablement reprendre le livre de son oncle et tout le reste. Corbeau jeta un coup d’œil à Will. — Le livre ? tout le reste ? — Des planchettes contre les insectes, tu sais, ce truc en cèdre pour les éloigner des vêtements. Il y avait des dessins et des phrases et tout ça dans le livre. — Pourquoi tu n’en as pas parlé plus tôt ? — Je l’ai dit à Résolu quand on chargeait les chevaux et que tu soignais Sephi. Guidant son cheval dans un virage du sentier qu’ils suivaient à travers les collines, le Vorquelfe acquiesça : — Il dit vrai, Corbeau. Mais, avec la fille dans les parages, je n’avais aucun moyen de t’en parler. Le livre ne m’a pas surpris, vu que son oncle était sorcier. Will se gratta la nuque. — Comment tu sais ça ? — C’est de la magick qui a tué le baragouineur. Voilà pourquoi le visage de Distalus était arraché. Les baragouineurs ont tendance à croire que les magickants sont possédés par les fantômes des vylaens. Ils leur pèlent le visage afin de libérer leurs esprits pour qu’ils renaissent en vylaen. Plus les cris sont forts, plus le fantôme est puissant. Will frissonna puis passa la main derrière lui et tira les sacoches de Distalus de la croupe de son cheval. Il fouilla dans l’une d’elles et tendit le livre à Corbeau. — Peut-être que ça aura un sens pour toi. Corbeau ouvrit le livre et tourna les pages jusqu’à la bande de bois. — L’écriture est codée, mais il y a un plan de Stellin qui détaille ses forces et ses faiblesses. (Il tapota le livre avec le signet.) Plus important, ceci est une plaque de magilex, peinte pour imiter du chêne noir. Résolu tira sur les rênes de son cheval et lui fit faire demi-tour. — Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt, gamin ? Will haussa les épaules. — Probablement parce que je savais pas. C’est quoi ? — Qu’est ce qu’ils avaient d’autre ? du bois anti-insectes, tu as dit ? Corbeau referma le livre et posa la bande de magilex contre sa couverture. — Donne-les-moi. Will trouva la première planchette dans le sac de Distalus facilement. Il dut descendre de sa monture, courir à l’un des chevaux de bât et fouiller longtemps avant de dénicher l’autre. Il revint à toute vitesse et les tendit à Corbeau. — C’est quoi, d’après toi ? Corbeau pressa les deux planchettes l’une par-dessus l’autre, les encoches orientées vers le haut. Il y glissa la bande de magilex, d’abord à gauche, puis vers la droite, où elle s’enclencha lorsque la fente se rétrécit à peine. Un éclair bleu parcourut la tablette de bois et laissa derrière lui des lettres de feu. — Je sais pas lire. Ça veut dire quoi ? Corbeau secoua la tête. — Je ne reconnais pas cette langue. Résolu ? Le Vorquelfe regarda pendant un instant les lettres, puis fronça les sourcils. — Je n’ai encore jamais rien vu de pareil. Ce texte est probablement codé, comme le livre. D’un coup sec, Corbeau dégagea la bande de magilex. Les lettres s’effacèrent. — Ils possédaient donc chacun une moitié de l’arcanslata. Combiner les deux et se servir de chênemage pour les connecter, c’est de la magick très sophistiquée. Une carte de Stellin dans le livre avec les descriptions codées… Je dirai qu’ils espionnaient pour pour le compte de quelqu’un. — L’Oriosa, sourit Will. C’est clairement pour l’Oriosa. Le Vorquelfe haussa un sourcil. — Et comment en es-tu arrivé à cette conclusion ? — Les pièces dans la bourse de Distalus. Un beau mélange : certaines sont fausses et aucune ne vient d’Oriosa. Corbeau sourit. — Une preuve indirecte mais intéressante. Puisque l’arcanslata leur permettait de communiquer instantanément avec leurs maîtres, crois-tu qu’on leur aurait dit de nous chercher et que c’est la raison pour laquelle ils nous suivaient dans la montagne ? Résolu secoua lentement la tête. — S’ils étaient à notre recherche, ils n’auraient pas raconté d’histoires sur leur voyage à Yslin. Je parierais que, pendant qu’ils attendaient à Stellin, on leur a dit que toi et moi étions déjà venus des années plus tôt, avec Oracle. Ils ont essayé de retrouver nos traces, sans succès. À cause de sa prophétie précédant l’expédition, l’existence d’Oracle est connue, alors ils avaient sûrement été envoyés pour elle. Savoir où elle vit, voilà une information de valeur pour les sujets de Scrainwood. Will ferma les yeux, toutes ces données s’embrouillaient dans son esprit. — Mais si ce que Distalus a dit au sujet du roi Scrainwood est vrai, alors il travaille pour Chytrine ! Pourquoi les baragouineurs l’auraient tué ? Corbeau esquissa un demi-sourire. — Scrainwood offre peut-être un sanctuaire aux forces aurolanies en Oriosa, mais il le dément tout de même à ses pairs et leur enverra les rapports de ses espions sur de possibles déplacements aurolanis. Il ménage la chèvre et le chou, mais, parce qu’il sert aux deux, personne ne s’en débarrasse. Il y a des chances pour que Chytrine ne sache pas qu’il avait des espions dans la région. — Ou bien, proposa Résolu tout en faisant demi-tour pour repartir, elle le savait et a donné l’ordre de les tuer. Will passa tout son temps de veille à retourner dans sa tête les différentes possibilités de qui savait quoi, quand et où occupa tout le temps de Will lorsqu’il était éveillé. Ils chevauchèrent vers le nord-est, le long d’une rivière au fond d’une vallée qui contournait Yslin par le sud. Ils restaient loin des villes, préférant traverser les bois en empruntant les chemins forestiers ou les sentiers d’animaux. Le voyage leur prit une semaine, c’est-à-dire dix jours entiers. Ils suivaient ce que Will considéra vite comme la voie des hors-la-loi. Dans les collines et les vallées, à la nuit tombée, ils trouvaient des grottes ou des clairières où d’autres voyageurs s’étaient réunis. En majorité des hommes, mis à part quelques femmes, tous à l’allure famélique qui s’apparentaient davantage à une meute de loups qu’à un rassemblement d’humains. Leur nature surprit Will car, si dans les Fondombres il avait eu l’habitude des hommes durs et mauvais, ces derniers lui semblaient bienveillants par rapport à ceux qui avaient trouvé refuge en pleine nature. La plupart des hors-la-loi étaient d’apparence presque bestiale. Will ne doutait pas qu’acculés en ville ils mettraient leurs homologues citadins en pièces. En ville, tu as des ennemis qui veulent te tuer. Dans la nature, tout veut te voir mort, et seuls les vers remarqueront ton décès. On ne donnait pas son nom, sur la voie des hors-la-loi. Personne ne demandait aux autres où ils allaient, seulement d’où ils venaient et ce qu’ils avaient vu. Will devina que la moitié des réponses étaient de francs mensonges et que l’autre moitié étaient vagues au point de ne présenter aucune utilité. Dans un vallon parsemé de pierres levées et où coulait un ruisseau sinueux, un vieil homme – qui de loin ressemblait à Corbeau – hocha la tête en tirant sur sa pipe. — Je serais prudent, si j’étais vous. Je viens de l’est, ça oui. Des cavaliers demandent après trois individus qui voyagent ensemble : un Vork, un homme et un garçon. Faudrait pas qu’ils vous prennent pour eux. Ils doivent être plutôt aux abois, avec ces soldats à leur trousse. Corbeau émit un petit rire. — Ce n’est pas nous, mon ami. Nous n’avons fait que tuer des baragouineurs et cueillir des baies sur le bas-côté. Ce serait drôle que le roi Augustus veuille qu’on lui montre les meilleurs buissons. — Eh bien, vous allez trouver que la cueillette se fait rare si vous continuez, mais votre autre passe-temps, il va bien vous occuper. (Il secoua la tête.) Ils ont toujours fait des ennuis, mais maintenant ils sont un peu plus organisés. Ils s’attaquent aux fermes et à quelques villages, c’est pour ça que vous croisez des familles sur la route. — Beaucoup de gens sont chassés de chez eux, alors ? L’homme acquiesça. — J’ai vu pire. J’étais en Jerana quand Chytrine a pris l’Okrannel. Je me souviens du flot des troupes sur la frontière. Ça, c’est qu’un petit exode. Mais bientôt, mes amis, si elle vient dans le sud, on se retrouvera en pleine inondation. Après cette nuit-là, ils se cachèrent même des hors-la-loi. La raison de cette décision inéluctable était simple : si des soldats étaient à leur recherche, il valait mieux que le moins de personnes possible les voient. Poursuivre leur chemin dans la campagne hors d’une route dégagée les ralentit beaucoup, mais, pendant plusieurs jours, seuls les oiseaux, les animaux et les plantes saluèrent leur passage. Cet isolement s’acheva le dixième jour après leur départ de Stellin, à la fin de la semaine. Leurs réserves commençaient à s’épuiser. Ils tombèrent sur une clairière cultivée au plus profond des bois au nord-est d’Yslin, presque à la frontière avec la Saporicia. Une cabane se dressait au milieu, de toute évidence construite avec les arbres coupés pour laisser la place au champ. Après s’être concertés à voix basse à l’orée de la forêt, Résolu et Corbeau décidèrent de laisser Will s’approcher de la maison et demander s’ils pouvaient acheter de la nourriture : de la viande qu’on aurait salée, des céréales ou de la farine, du fromage, enfin tout ce qui serait disponible. L’absence de fumée dans la cheminée indiquait que la maisonnette pouvait être vide, auquel cas Will avait le droit de se servir de son art pour les ravitailler puis laisser de l’argent en échange. Cette idée, tout comme l’ordre de ne pas prendre le meilleur de ce qu’il pouvait trouver, avait du mal à passer. Will comprenait parfaitement que ce qu’il allait prendre avait de la valeur – si ce n’est pas le cas, pourquoi les prendre ? Mais laisser de l’argent, ce n’était que récompenser le propriétaire de n’avoir pas assez bien protégé sa maison. Probable que quelqu’un d’autre viendra, prendra le reste et l’argent que je laisse derrière. Se rapprochant à cheval, il s’amusa de sa décision de donner les fausses pièces en paiement. Une bonne leçon. À mi-chemin, il tira sur les rênes de son cheval afin de contourner un fossé peu profond qui coupait la clairière. Cette déviation lui permit d’entrevoir une autre portion de la forêt, au-delà de la maison. Là, émergeant de la voûte de feuillage vert, cinq baragouineurs tiraient un prisonnier barbu. L’homme nu, les mains attachées à un pieu en travers du dos, avait un nœud coulant autour du cou et trébuchait en avant chaque fois qu’un baragouineur donnait un coup sur la corde. Instinctivement, Will talonna son cheval et galopa vers les baragouineurs. De la main droite, il ouvrit son étui à étoiles. Le premier jet enfonça l’un des projectiles de métal dans le ventre d’un baragouineur, qui poussa un hurlement bref, puis couina et se renversa. Le second tir toucha haut dans la poitrine celui qui tenait la corde. Il vacilla, puis tomba tête la première au sol, entraînant l’homme avec lui. Une flèche noire siffla à ses oreilles et arracha les feuilles supérieures des tiges de maïs à moitié poussées. Elle traversa le bras d’un baragouineur et lui perça la poitrine, y clouant le membre. Le glapissement indigné du baragouin se changea en un gargouillis rouge qui lui coula du nez. Une seconde flèche, à la trajectoire plus arquée, s’enfonça net dans la poitrine d’un autre. Quelques gouttes de sang giclèrent, puis les petits yeux méchants du monstre roulèrent dans leurs orbites et il tomba en arrière. Le dernier baragouin surgit de derrière le captif et brandit la lance qu’il portait sur les épaules. Will tira sur les rênes de son cheval et présenta le flanc de l’animal. Puis il s’empara d’une étoile et la lança, mais le baragouineur la dévia d’un petit coup de lance. Il chargea. Will bondit de sa selle. Il dégaina son épée et se cacha dans les rangs de maïs, esquivant le premier coup. Il comptait calculer le temps entre chaque coup, afin de s’élancer entre deux attaques et tuer le baragouineur, mais ce dernier avait une autre idée en tête. Il faucha les épis avec sa lance, frappant Will en plein flanc, le mettant à découvert. Là, seulement, alors que l’Aurolani se rapprochait à grands pas, une flèche le frôla. Will se mit en garde en espérant toutefois que Corbeau tuerait le baragouin, mais une autre flèche passa au-dessus de son adversaire sans l’atteindre. Allez, Corbeau ! Le prisonnier bondit sur ses pieds. Pendant un quart de seconde, Will crut que l’homme hirsute se précipiterait sur le baragouineur ; pourtant il hésita. Vu du sol, l’homme semblait immense, assez musclé pour rendre jaloux le plus solide des forgerons. Il gonfla ses muscles, et la lourde pièce de bois à laquelle étaient attachés ses poignets cassa net dans son dos. Au craquement tonitruant, le baragouin se tourna vers lui et l’attaqua. L’homme attrapa la lance qui se trouvait derrière sa tête et tira. Le baragouineur chuta en avant, lâchant l’arme au moment où l’homme se jeta sur lui et cogna de son front le museau de la créature. Le cri de surprise de cette dernière mourut lorsque son adversaire la saisit à la gorge et la souleva du sol. Le baragouineur s’agrippa à son poignet, puis Will entendit un craquement sourd. Le corps de la créature trembla. L’homme jeta la dépouille de côté avec désinvolture. Il se tourna vers Will et poussa un grondement, puis s’avança vers lui, les poings serrés. Will recula, les mains levées. — Attendez, j’ai aidé à vous délivrer ! J’allais rien voler dans votre maison, promis ! L’homme ne prêta aucune attention à ses paroles. Il fit encore un pas, puis tomba à genoux. Arrachant la corde enroulée autour de son cou, il s’effondra. Will entendit un soupir étranglé, puis l’homme ne bougea plus. CHAPITRE 16 Seule à l’orée de la forêt, Alyx contemplait l’étendue des plaines à l’est. Elle avait le bras droit appuyé contre la poitrine, se tenait le menton entre le pouce et l’index gauches. Une brise venue de la vallée jouait dans ses mèches blanc-or, pourtant même ses cheveux fouettant son visage ne parvenaient pas à la distraire. À cheval sur le fleuve Salersena, qui autrefois, très longtemps auparavant, avait marqué la frontière entre l’Alcida et l’Oriosa, la ville de Porasena s’était entourée de remparts de pierre. Des tours flanquaient les portes à l’endroit où le fleuve traversait la ville, et des chaînes empêchaient le passage des bateaux. Du linge mis à sécher sur des cordes tendues entre les bâtiments flottait au vent, et la place centrale était encore envahie par les pavillons de couleurs vives des marchands, même si ce matin-là la foule ne s’y pressait pas. Des champs verts, de toute évidence cultivés, entouraient la cité. Avec les victuailles qui descendaient et remontaient le fleuve, ils fournissaient le nécessaire vital aux cinq mille habitants. Néanmoins, une nouvelle variété de plante dans les champs et une armée de soldats aurolanis ne promettaient pas de vie du tout. Les tentacules noirs des végétaux poussaient dans les champs comme des champignons, et des machines de siège à l’allure d’insectes dégingandés s’élevaient dans les campements. Un doigt sur la lèvre, Alyx étudiait le placement des troupes sur le terrain. Quelques kilomètres plus loin, de l’autre côté du fleuve, commençaient les collines qui marquaient la fin de la vallée et la frontière actuelle avec l’Oriosa. Alyx savait que les soldats venaient de là. Le témoignage des éclaireurs et des survivants des attaques des forteresses frontalières ne permettait pas d’en douter, malgré le démenti des ambassadeurs. Une fois qu’elle aurait attaqué, les agresseurs se retireraient en Oriosa et elle ne pourrait plus les poursuivre : son déguisement de cheftaine bandit ne lui serait plus d’aucune utilité puisque son groupe d’attaque serait en partie constitué de la Garde à cheval du roi d’Alcida. Dans la réponse aux rapports sur la victoire de Stellin se trouvaient des informations concernant l’armée qui assiégeait Porasena. Les bandes armées de baragouineurs et de vylaens avaient laissé place à une force plus grande et mieux organisée. Tout en se servant de l’arcanslata afin de rester informée de la situation et demander plus de personnel et de matériel nécessaires pour contrer la menace, Alyx avait acheminé en hâte le noyau de son unité à travers le pays, sans passer par Yslin. Elle avait envoyé un petit contingent à la capitale et leur avait confié Sephi. Les autres avaient immédiatement rejoint les collines boisées en surplomb des plaines de Sena. Elle entendit Peri atterrir non loin d’elle, mais ne se retourna pas. — Je n’aurais jamais cru te voir aussi irritable, ma sœur. — Est-ce là ce qu’ils pensent, Peri ? — Ils en arrivent là. La Gyrkyme posa une main sur son épaule. — Ils s’impatientent. La tête du général Caro est prête à exploser à force de penser à ce que fera sa cavalerie lourde une fois dans les plaines. — Et les autres ? — Caro a une personnalité plutôt forte, Alyx. Il a servi le roi en Okrannel. Il n’a pas usurpé sa réputation. Il a entraîné beaucoup de soldats et il les connaît depuis longtemps. Plus tu attendras, plus il aura de facilités à gagner leur appui. — Puisqu’il lui faut lutter pour retrouver le soutien des autres militaires, cela vaut toujours mieux que de les forcer à batailler demain là-bas et d’y mourir. (Alyx désigna les lignes aurolanies.) Ils se sont disposés en croissant, sur la partie de la plaine en aval du fleuve. Ce dernier divise leurs rangs. Les troupes à l’ouest sont déjà mortes puisque le gué le plus proche se trouve à plus de dix kilomètres d’un terrain accidenté. Ils n’ont aucune échappatoire. Ils seront massacrés. Peri cligna ses grands yeux d’ambre. — J’ai fait de nombreux repérages et je n’ai découvert aucun renfort. Cela n’a aucun sens. Le commandant aurolani doit être stupide. — Peut-être, ma sœur, peut-être, mais je ne peux pas compter là-dessus. Je dois me demander pourquoi il a sacrifié la moitié de ses forces. Il devait savoir que des troupes riposteraient à son invasion. La ville est alimentée en eau et possède assez de réserves de nourriture pour survivre au moins un mois ; de plus, nous pouvons leur porter du ravitaillement par la partie non emmurée de la ville. Il n’y a qu’à les faire flotter sur le fleuve. — Qu’en est-il du weirun ? — Aux dernières nouvelles, l’esprit de la rivière soutenait Porasena. Il a toujours été fier de la prospérité que le négoce apporte à la ville. Cela ne veut pas dire que Chytrine ne peut pas le détourner, mais, si c’était arrivé, je me serais attendue à voir le niveau de l’eau monter et causer des inondations dans la ville. — Tu crois que cette petite armée sert d’appât ? — Oui, mais pour quelle raison ? (Alyx repoussa une mèche derrière son oreille) le général Caro ? Ça n’a pas de sens. Chytrine ne gagnera presque rien à briser une unité principale de la cavalerie alcidaise. Elle ferait mieux d’assiéger Forteresse Draconis et de garder des troupes ici pour nous empêcher d’envoyer des renforts dans le Nord. Non, quelque chose se passe ici et ça ne me plaît pas du tout de ne pas deviner quoi. — Ah, là, je reconnais ma sœur ! Alyx sourit. — Cela ne me laisse qu’un seul champ d’action, bien sûr. — Lequel ? — Ils nous appâtent avec la moitié de leur force. Moi, je dis : doublons le prix. (Elle se détourna et partit en direction du campement.) Chytrine nous veut ici pour une bonne raison et nous allons lui donner l’occasion de se demander pourquoi cela n’avait rien d’une bonne idée. Elle marcha seule dans les bois car Peri s’était envolée de nouveau dans les airs, par-dessus les ronces et les petites branches qui s’accrochaient à la tunique et au pantalon d’Alyx. Deux sentinelles s’avancèrent pour lui barrer la route, puis un éclair de reconnaissance traversa leur visage. L’homme, qui faisait partie d’une des compagnies d’infanterie légère, sourit et salua. L’autre, une femme appartenant aux Casques Rouges, la somma immédiatement de prouver son identité. Alyx donna le mot de passe correct, puis pointa le soldat du doigt. — À la fin de votre garde, présentez-vous à votre officier supérieur pour manquement au devoir. Je vérifierai. Le soldat se mit à bredouiller, mais sa compagne lui frappa la poitrine de la paume avant d’effectuer un salut impeccable. Il l’imita et Alyx les salua à son tour. Elle reprit son chemin, sans se soucier du bourdonnement des conversations dans son sillage. Des soldats fatigués se forçaient à se mettre debout sur son passage. C’était les siens qui se tenaient le plus droit, ses Loups. Les autres lui accordaient le respect dû à son rang, mais elle pouvait lire de la méfiance dans leurs yeux. Les autres généraux de l’armée alcidaise leur étaient bien connus et se targuaient d’une expérience qui inspirait confiance. D’elle, ils ne savaient rien. Elle était tout aussi dangereuse pour les soldats qu’un jeune seigneur ayant acheté sa charge et désireux de parader. Elle traversa le campement forestier, le long d’une rangée d’arbres et de soldats, en direction de la tente dressée dans un creux sablonneux de la colline. Elle gardait la tête haute, le pas allongé. Elle ne répondait ni aux coups d’œil ni aux saluts, poursuivait son chemin sans même adresser un regard d’encouragement aux guerriers qui avaient saigné pour elle par le passé et recommenceraient certainement dans l’avenir. Deux soldats écartèrent les pans de la tente. Elle entra et marqua une pause, laissant la toile se refermer derrière elle. Il fallut à ses yeux le temps d’un ou deux battements de cœur pour s’habituer à l’obscurité. Elle répertoria chaque élément au fur et à mesure qu’ils s’offraient à sa vue. Elle analysa tout, comme si cette réunion était une bataille qu’elle devait mener : la gagner la rapprocherait beaucoup d’une victoire contre les forces embusquées dans les plaines. Au centre de la tente courait une longue table étroite. On y avait déroulé des cartes : une de la vallée, une de la ville. Des pièces de bois peintes de différentes couleurs avaient été placées dessus pour désigner l’emplacement des troupes, et un balayage rapide de leur position informa Alyx que quelqu’un avait prévu de les déplacer le lendemain. À gauche se tenait le général Caro qui tenait une coupe d’or pleine de vin. Cet homme solidement bâti, aux cheveux blancs et aux yeux noirs, était aussi remarquable que sa réputation le laissait entendre. Élevée par les Gyrkymes, Alyx avait une notion de la beauté humaine qui ne correspondait pas souvent à celui des autres, mais elle ne le trouvait pas déplaisant. Il avait manifestement été mince, malgré les bajoues, qui déparaient la ligne de ses mâchoires, et le ventre proéminent au-dessus de sa ceinture. D’autres officiers l’entouraient, plus jeunes pour la plupart. Leur léger rire mourut lorsqu’ils se rendirent compte de la présence d’Alyx. En silence, ils jetèrent un coup d’œil à Caro, puis à elle, et attendirent que quelque chose se passe. À l’opposé de ce groupe se tenaient ses propres partisans. Mal à l’aise sans son armure, Ebrius observait Caro et ses hommes avec le regard d’un bandit de forêt détaillant de riches marchands sur un chemin. Le casque rouge de sa compagnie légèrement repoussé vers l’arrière, le capitaine Agitare affichait un sourire craintif au coin de ses lèvres fines. On lui avait ordonné d’assister à la réunion, mais il n’en connaissait pas la raison et redoutait sans doute d’être chapitré à propos de Stellin devant les autres. Enfin, Peri se tenait au fond, les paupières lourdes. Elle étudiait ses griffes chaque fois qu’un des hommes de Caro laissait traîner un peu trop longtemps le regard sur sa beauté délicate. C’était un jeu qu’Alyx avait vu sa sœur pratiquer de nombreuses fois, avec les humains comme avec les Gyrkymes. Elle savait que chacun s’en délectait, mais n’y voyait que de la frivolité. Que ce jeu de séduction semble aiguiser les sens et émousser l’anxiété était le seul intérêt qu’elle lui trouvait. Caro posa sa coupe de vin sur la table et inclina la tête. — Princesse Alexia d’Okrannel, c’est un plaisir que de vous revoir. Avez-vous remarqué quelque chose ce matin qui changerait notre tactique demain ? Au lieu de répondre, Alyx passa de l’autre côté de la table afin d’étudier les positions. Caro faisait descendre l’infanterie légère le long des pentes, l’infanterie lourde restait en amont. La cavalerie lourde arrivait par le nord, le long du fleuve, pour écraser les forces aurolanies déployées sur le côté ouest. — Voilà un plan fascinant, général. (Elle tendit la main et déplaça légèrement la ligne d’infanterie lourde de l’équivalent d’une cinquantaine de mètres.) L’affluent saisonnier creuse un fossé juste là. Le front sera plus facile à tenir. — C’est tout à fait exact. (Caro sourit et reprit sa coupe de vin.) Néanmoins, demain je n’ai aucune intention de laisser la horde nordiste atteindre cette position. Nous les aurons défaits bien avant. Alyx leva ses yeux violets lorsque les officiers de Caro éclatèrent de rire et trinquèrent. — Vous n’utilisez pas la cavalerie légère du gué nord. — Si, pour le tenir. — Ni mes Loups. — Vous êtes ma réserve. Elle se mordilla la lèvre inférieure pendant un instant, puis se redressa et croisa les bras sur la poitrine. — C’est un plan intéressant, général, mais qui comporte de nombreuses failles. L’homme sursauta comme si elle l’avait frappé. — Princesse, je sais que vous avez eu quelques petits succès… Le regard d’Alyx se durcit. — Tout d’abord, général, vous vous adresserez à moi en tant que général. Mon titre est un hasard de naissance, une charge de nom uniquement, puisque mon pays n’a pas réellement existé depuis une génération. Mon rang a été gagné. — Gagné dans des opérations qui impliquaient de petites unités, général. — Gagné au cours de la vie de la plupart des soldats dont j’ai le commandement, général, et non pas avant leur naissance. (Alyx n’éleva pas la voix, mais elle la maintint dure comme le fer.) Vous n’êtes pas là avec vos soldats pour me donner des ordres, mais parce que j’ai requis votre présence. J’accueille vos idées avec gratitude, mais cette expédition est sous mon commandement. C’est moi qui prendrai les ultimes décisions. — Ah, je vois ce qu’il en est. (Caro inclina la tête dans sa direction.) Vous qualifiez mon plan de faillible… Le capitaine Agitare se racla la gorge. — Permission de parler, mon général. Alyx et Caro répondirent ensemble : — Oui ? — Général Caro, j’ai servi sous vos ordres et sous ceux du général Alexia. Écoutez-la. Le vieil homme sourit avec indulgence. — Je me souviens de vous, Agitare. Je vous ai trouvé prometteur autrefois. (Il regarda Alyx.) Ces failles. — Elles sont aussi simples qu’évidentes. (Elle indiqua la moitié des forces aurolanies à l’est du fleuve.) Ces troupes représentent un danger pour les vôtres. Nous n’avons reçu aucune preuve de la présence d’un dragonel dans leur campement, mais il pourrait être caché derrière les tentes. Si vos Cavaliers du Roi chargent, l’ennemi battra en retraite et éparpillera vos rangs, et là les troupes de l’autre côté du fleuve commenceront à tirer. La simple mention du dragonel fit pâlir quelques-uns des officiers qui soutenaient Caro. Une génération plus tôt, au siège de Forteresse Draconis, la horde aurolanie avait révélé cette arme d’une terrible puissance. Constituée d’un tube de métal solide, elle était remplie de poudre explosive qui, une fois allumée, propulsait des boules de pierre à longue distance et avec assez de force pour détruire un rempart. Des expériences effectuées à Forteresse Draconis avec un engin dérobé suggéraient qu’armé d’une plus petite charge, il pouvait provoquer une explosion qui dévasterait une foule de soldats à pied ou à cheval. Alyx reprit : — Et nous ne savons pas non plus si l’envahisseur est équipé de draconettes. Caro balaya cette idée d’un geste. — Il n’y a aucune preuve de l’existence d’une telle arme. Ce sont des contes que l’on répète pour se faire offrir un verre. Qui peut croire des hommes qui prétendent être allés en Aurolan et avoir vu Chytrine entraîner ses troupes ? Elle secoua la tête. — Même si les rumeurs qui racontent que les soldats aurolanis posséderaient de petits dragonels individuels sont des histoires, laisseriez-vous vos soldats s’engager dans un combat où ils pourraient être massacrés par de telles armes ? Cela n’a pas d’importance si c’était le cas, général, car moi, non. Tant qu’on ne m’aura pas prouvé le contraire, je partirai du principe que la force positionnée à l’est possède une excellente artillerie. — Et pas celle de l’ouest ? Alyx lâcha un rire bref. — Comme le prouve votre plan, vous avez remarqué qu’elle est déjà vaincue. Elle n’est qu’un appât pour le piège. Peut-être s’agit-il de dragonels cachés de l’autre côté du fleuve. Je ne sais pas, mais je sais qu’un piège désamorcé ne touchera pas mes troupes. La force à l’est représente le nœud coulant de ce collet et elle doit être éliminée. » Voici l’autre grande faille de votre plan. (Elle traça la distance séparant la ligne tenue par la cavalerie lourde de celle tenue par les Aurolanis.) Plus de deux cent cinquante mètres vous séparent de l’ennemi. C’est trop éloigné pour maintenir une charge et une cohésion de groupe. Vous êtes meilleurs à cent mètres. C’est à cette condition que vous êtes invincibles. Caro leva une main. — Vous avez oublié quelque chose. La force de l’est, comment l’éliminez-vous ? — Très simple. J’envoie une troupe d’infanterie légère au sud, au gué en amont. Ils traversent à l’est. Les autres restent dans les bois pour être utilisés comme vous l’aviez prévu. Vos cavaliers seront là derrière, à l’orée, en attente. — C’est à plus de trois cent cinquante mètres de l’ennemi. — Je sais, acquiesça Alyx avec sérieux. L’infanterie lourde sera positionnée ici. En aval, au gué nord, mes Loups et deux bataillons de cavalerie légère traverseront vers le sud. Nous attaquerons, et briserons les forces de l’est. Caro fronça les sourcils. — Tout cela, c’est très bien pour vous, général, mais cela me laisse tout de même un millier de soldats aurolanis hors d’atteinte d’une charge efficace. Vous ne pouvez croire qu’un seul bataillon d’infanterie les conduira jusqu’à nous. — Ils n’en auront pas besoin. La cavalerie légère et mes Loups s’en occuperont. — Impossible. (Caro indiqua les cartes.) Un gué est à quinze kilomètres, l’autre à dix. Votre capacité à attaquer l’ouest est limitée par les mêmes facteurs qui empêchent la horde à l’est de venir en aide à ses semblables. Le temps que vous traversiez le fleuve, la force de l’ouest se sera libérée de l’infanterie et partira à l’attaque. — Vous avez tort, général Caro, gravement tort. (Alyx esquissa un sourire froid.) Vos forces seront l’enclume et nous, le marteau. Nous possédons un avantage que les Aurolanis n’ont pas, et d’ici à deux jours, cet avantage réduira leur invasion en cendres. CHAPITRE 17 Résolu surgit à cheval dans un bruit de tonnerre, lança quelques mots cinglants en elfique à Will, qui sentit un frisson lui parcourir l’échine, puis le dépassa. Il fila en pleine forêt, sur le chemin d’où étaient venus les baragouineurs. Will faillit bondir sur sa selle à sa poursuite, mais se ravisa. Furieux comme il est, s’ il ne trouve pas de baragouineurs à tuer, je veux pas être dans les parages. Le jeune voleur courut vers l’homme à terre, sans trop s’approcher de lui. Il le voyait respirer avec difficulté, et la teinte bleutée de sa peau n’annonçait rien de bon. Sortant un petit couteau de sa botte, Will mit un genou à terre et coupa la corde enroulée autour de son cou. L’homme respira plus facilement mais il resta inconscient, ce qui ne dérangeait pas trop Will pour l’instant. L’abandonnant là, le garçon courut de baragouineur en baragouineur : il leur ouvrit la gorge pour s’assurer de leur mort. Il supposait que Résolu lui reprocherait une telle action (cela prouvait que Will n’avait pas confiance en ses capacités), mais mieux valait cela plutôt qu’on lui crie après pour ne pas s’être assuré de leur mort. S’occuper de celui que l’homme avait tué lui causa quelques difficultés. Ce dernier lui avait écrasé le cou et pulvérisé les os. Will ne doutait pas qu’il était mort et sentit sa propre gorge se serrer quand il se rappela le regard de l’inconnu lorsqu’il avançait vers lui. Corbeau le rejoignit rapidement, menant les chevaux de bât. Il sauta de sa selle, l’arc toujours bandé et une flèche encochée. Le travail sanglant de Will le fit grimacer. — Tu t’es occupé de lui ? — Il respire. (Will s’essuya les mains sur la fourrure du baragouineur.) Il allait m’attaquer quand il s’est effondré. Corbeau rangea sa flèche dans le carquois de sa selle et l’arc dans son étui. Il s’accroupit auprès de l’inconnu, pressa deux doigts sur son cou et examina les écorchures qui s’y trouvaient. — Rien de trop grave. En revanche, il a du sang dans les cheveux, il a dû prendre un coup ou deux. Aide-moi, on va le porter à l’intérieur. Ils soulevèrent le géant à grand-peine et eurent beaucoup de mal à le traîner jusqu’à la cabane. Will ouvrit la porte puis ils l’installèrent dans le lit au fond. Vu comme il dépassait de tous les côtés, il ne s’agissait certainement pas de sa maison. Un rat coincé dans un dé à coudre aurait eu plus de place. Sur l’ordre de Corbeau, Will alla chercher de l’eau et de la metholanth, dont ils se servirent pour nettoyer l’inconnu et bander certaines de ses blessures. À divers endroits, ses pieds étaient à vif, et l’entaille à sa tête se révéla assez profonde une fois que Corbeau l’eut dégagée en coupant les cheveux maculés de sang. Avec les vêtements usés trouvés sur place (et qui auraient été trop petits pour lui de toute façon), ils taillèrent des bandages. Pendant tout ce temps, le blessé n’eut pas même un frisson. Ils avaient terminé, et Will commençait tout juste à explorer la pièce à la recherche de réserves dissimulées lorsque Résolu revint. Will intensifia ses recherches, mais le plancher était solide et les meubles délabrés ne recelaient aucun secret. Résolu courba la tête en entrant dans la cabane. — L’homme ? Corbeau haussa les épaules. — Sans connaissance. Il a besoin d’eau et de nourriture, sinon il est en bonne santé. Tu as trouvé autre chose sur le sentier ? — Rien de particulier. (Le regard argent du Vorquelfe dénicha facilement Will.) Il va falloir qu’on parle, gamin. Will s’efforça de calmer la peur qui faisait palpiter son estomac. — Tu vas me dire ce que j’ai fait de mal, c’est ça ? Tu vas me dire que c’était idiot d’aller l’aider comme ça, c’est ça ? Alors que t’aurais fait la même chose ! Résolu releva la tête. Ses cheveux frôlaient le plafond, et une de ses épaules la poutre centrale. Son expression oscillait entre la colère et une sombre résignation. Il croisa lentement les bras sur sa poitrine et regarda pendant un instant Will en silence. Puis il acquiesça. — C’est exactement ce que j’aurais fait, si j’avais vu la même chose, et si je manquais autant d’expérience. Tu crois que Corbeau et moi, on aurait aimé le voir mené comme du bétail ? Tu as peut-être quinze ans de vie, voire seize. Tu n’as pas vu ta mère tirée de cette manière par des baragouineurs, tu ne les as pas vus mutiler tes amis, tu as échappé à tout ça. Moi non, et j’ai fait les mêmes erreurs, mais il y a un siècle. Will se renfrogna. — Et les erreurs ne sont plus tolérées, maintenant ? — Non, gamin, elles ne le sont plus, pas de ta part. (Résolu indiqua l’ouest derrière eux.) Tu as oublié les montagnes ? tu as oublié que tu es celui qui doit vaincre Chytrine ? Te lancer dans une attaque aussi suicidaire était irresponsable et impardonnable. Si tu étais mort… Il gronda et frappa du poing contre la poutre. De la poussière tomba en rubans gris. Will souhaita qu’elle le recouvre et l’isole de la colère de Résolu. Il savait que cela n’arriverait pas. Je peux pas me cacher, et je devrais pas. Will plissa ses yeux gris et gronda en montrant les dents. — En quoi ce que j’ai fait ici est différent de ce qu’on a fait à Stellin ? On allait tous mourir, moi y compris, moi y compris, votre espoir de vaincre Chytrine ! Là-bas, j’étais plus près de mourir que je l’ai jamais été, pourtant vous ne m’avez pas caché ! Vous m’avez laissé en danger ! Je comprends pas ! Résolu tapa du poing dans sa main gauche. — Là-bas, nous n’avions pas le choix, gamin, ici oui ! — Ouais, le laisser mourir. — Ça suffit, tous les deux ! (Corbeau se releva, les bras tendus.) Résolu, le fait est que Will n’est pas mort. Il a survécu à son erreur. Il savait que c’en était une. Il leur a ouvert la gorge pour s’assurer qu’ils ne poseraient plus de problèmes. Tu l’as vu, tu le sais. Tu t’es assuré qu’il sache à quel point il s’agissait d’une erreur sérieuse. Le sourire triomphant sur les lèvres de Will mourut lorsque Corbeau se tourna vers lui, un éclair de colère dans ses yeux noisette. — Ne crois pas un seul instant que simplement parce que tu sembles être la personne désignée par une prophétie, ce soit vraiment le cas et que ça t’immunise contre les accidents ! Tout comme ce que tu as vu dans la grotte s’est modifié sous ton regard, ça pourrait encore arriver à notre insu ! Et ne te fais pas d’illusions une seule seconde sur ton rôle, même si tu es bien cette personne. La prophétie pourrait ne pas se réaliser. Will s’étonna. — Elle pourrait être fausse ? — Nous n’en savons rien, Will, mais nous avons travaillé pendant ces vingt-cinq dernières années pour qu’elle ne le soit pas. Croire qu’une prophétie réglera tout et se réalisera forcément, c’est comme considérer qu’avoir une carte revient à faire le voyage. Cela n’a rien à voir. Corbeau se rapprocha du garçon. Il posa les mains sur ses épaules puis se pencha assez pour le regarder dans les yeux. — Risquer ta vie pour sauver cet homme, ça n’avait rien de mal, c’est la façon dont tu l’as fait qui l’était. Tu ne savais pas si ces cinq-là représentaient l’avant-garde d’un plus grand nombre, ou s’ils avaient des alliés pas loin, ou si la cabane était pleine de baragouineurs. S’ils avaient été sur le point de tuer cet homme, oui, il aurait fallu que tu interviennes. Tu aurais pu, néanmoins, nous envoyer un signal ou exécuter un certain nombre d’actions qui auraient atténué le danger. Résolu hocha lentement la tête. — Cette mission que nous avons juré d’accomplir exige que l’on risque nos vies, mais pas pour rien. Will frissonna, puis s’affaissa contre le mur de la cabane. — Vous avez juré de l’accomplir, mais vous m’avez enlevé, vous m’avez fait croire que c’était comme une aventure. J’imaginais des contes et des légendes, ma légende, celle que je deviendrai. Vous avez toujours su ce que vous faisiez. Mais moi ? (son visage s’assombrit) qu’est-ce que je fais là ? — Sauve des vies ! Le croassement rauque venait du coin de la pièce. Le sommier en métal du lit grinça lorsque l’homme bougea. Il passa sa main droite sur les bandages de sa gorge. — Merci. Le mot leur parvint plus soufflé que parlé, mais le hochement de tête qui l’accompagna souligna sa sincérité. Will se décolla du mur et suivit Corbeau et Résolu, qui s’approchèrent du lit. Corbeau offrit une outre à l’inconnu et l’aida à se désaltérer. Celui-ci but avidement. De l’eau coula le long de ses joues et dans sa barbe avant de goutter sur son torse large et d’en mouiller les poils noirs et épais. Les mains appuyées sur la poutre au-dessus de lui, Résolu se pencha en avant. — Qui es-tu ? L’homme grimaça un instant, ferma ses yeux bleu glace, puis hocha la tête. — Dranae. Il le prononça lentement, en étirant les deux syllabes, puis plaça une main énorme sur sa poitrine et le répéta. Will plissa le front. — C’est la première fois que j’entends un nom pareil. Corbeau haussa un sourcil. — Es-tu certain de vouloir comparer l’étrangeté de nos noms ? —Non. — J’ai croisé quelqu’un autrefois qui s’appelait comme ça. (La voix de Résolu, bien que basse, retentissait dans la pièce.) C’est un nom ancien, un nom de vieil homme. Probablement celui d’un de ses ancêtres. Dranae secoua simplement la tête. — Je n’en sais rien. — Après un tel coup sur le crâne, il faudra du temps avant que tes pensées s’éclaircissent. Je suis Corbeau, voici Will et Résolu. Tu vis près d’ici ? De nouveau, Dranae secoua la tête. — Aucune idée. Corbeau le repoussa contre le lit. — Ce n’est pas grave. Repose-toi la tête et la gorge. Tu es en sécurité, maintenant. L’homme tenta de résister, sans succès, et s’enfonça de nouveau dans le matelas. Résolu se rendit auprès des chevaux de bât et revint avec une couverture qu’il étendit sur Dranae. Elle couvrait à peine le corps de l’homme, laissant ses pieds et ses tibias largement découverts, mais ce sentiment semblait sans importance. Sa respiration se fit plus régulière. Will se glissa hors de la cabane pour s’occuper de sa monture. Les deux autres le rejoignirent pour faire de même, mais ils discutaient en elfique à voix basse. Cela mit quelque peu Will en colère, mais ce sentiment disparut aussi vite que le frisson qui l’avait parcouru peu de temps avant. Qu’est-ce que je fais là ? Il savait qu’il s’était laissé séduire par l’appât de l’aventure et le désir de quitter Yslin pour échapper à la fureur de Marcus. Sur la route, Résolu l’avait entraîné sans pitié, forcé à travailler dur, sans jamais lui donner la moindre occasion de réfléchir à la situation. Tant que le trajet avait été calme, il s’était concentré sur son apprentissage, mais, depuis la grotte, ils avaient été constamment exposés au danger. Maintenant que je peux enfin réfléchir à la situation, j’y suis tellement mêlé que mon opinion n’a aucune importance. Il se rendait compte que tout le voyage n’avait été qu’une illusion. Une fable s’était créée autour de lui, avec des éléments comme Oracle ou la Gyrkyme, qui n’avaient fait qu’ajouter à toute son étrangeté. Même le souvenir des coups qu’il avait pris s’effaçait, en même temps que celui des bleus qu’ils avaient causés. Mais, alors qu’il pensait que rien n’avait été réel, deux choses vinrent le contredire. La première, c’était l’impression qu’il avait éprouvée lorsqu’on lui avait confié la feuille. La partie la plus irréelle du voyage, son lien avec cette feuille ancienne, lui semblait la plus vraie. Cette sensation était à l’origine de sa crédulité à l’égard des paroles de ses compagnons. La feuille l’avait emmené jusqu’à la caverne, puis les attaques des baragouineurs avaient mis en évidence l’opposition des deux : l’une le poussait en avant, les autres tentaient de l’arrêter. Pourtant, il s’agissait des deux faces d’une même pièce qui l’encourageait à continuer. La seconde chose, c’était le ton de Dranae. Will lui avait vraiment sauvé la vie, et l’homme en éprouvait de la reconnaissance. Ses mots, aussi rauques qu’ils aient pu être, vibraient de sincérité et lui permettaient de mieux comprendre la réaction de Corbeau et de Résolu. Depuis longtemps, bien avant ma naissance, ils ont travaillé à sauver des gens. Pour eux, je suis maintenant un élément indispensable à leur action. La prise de conscience de Will lui expliquait en partie la frustration de Résolu, bien qu’elle ne la lui rende pas plus facile à accepter. Après avoir desselé son cheval, Will cueillit une poignée d’herbe et le bouchonna. En reconsidérant la situation, le jeune voleur se rendit compte qu’il avait été bien naïf. Il avait de bonnes chances de se faire tuer et personne, pas une seule fois, n’avait fait allusion à une récompense ou à un trésor à gagner. Vaincre Chytrine, c’était très bien, mais, s’il rentrait à Yslin les poches vides, les Fondombres résonneraient de rires blessants. Et pourtant, alors même qu’il établissait ce raisonnement, il jeta un coup d’œil à Corbeau. Aussi fatigué, aussi pauvre soit-il, il y avait dans ses yeux quelque chose que personne dans les Fondombres ne possédait. Will n’entendait jamais d’amertume dans son rire. Il ne surprenait jamais de regards furtifs malgré les plaisanteries autour de lui. Même si Résolu et lui punissaient Will ou lui parlaient sèchement, aucun ne se montrait cruel envers lui. Ils ne sont pas ordinaires. Dans les Fondombres, les gens ne se souciaient que d’obtenir une autre chope de bière gratuitement ou un cadeau qui permettait de convaincre une femme d’écarter les cuisses. Certains complotaient pour gagner des rançons de rois, d’autres pour les leur prendre. Ils ne se souciaient que d’eux-mêmes, et Marcus ne faisait pas exception à la règle. Peut-être recueillait-il des orphelins et leur offrait-il le gîte et le couvert, mais ils travaillaient pour son bon plaisir. Et quand ils deviennent des rivaux, il s’en débarrasse. Soudain, Will vit ses rêves de légende sous un autre angle. Je veux être Will l’Agile, roi des Fondombres. Je veux être plus grand que Marcus et l’Araignée d’Azur. Ce sera un trésor qu’on ne pourra pas voler. Il m’obtiendra des chopes de bière. Il écartera les cuisses des femmes. Il sera éternel. Aussi éclatante que soit cette vie, Will se rendit soudain compte qu’il y manquerait quelque chose. La gratitude dans la voix de Dranae, la passion qui avait conduit Oracle à se crever les yeux, la rage qui poussait Résolu : tout cela l’ébranlait. Sa vision du monde s’ouvrit au-delà des Fondombres. Il ne décida pas soudain qu’il pouvait être plus que le roi des Fondombres, il comprit seulement que, pour quelqu’un comme Dranae, il était plus important en tant que simple Will qu’il ne le serait jamais en seigneur des bas-fonds d’Yslin. Écœuré, Will jura et jeta sa poignée d’herbe au sol. Il lança à Corbeau et Résolu un regard venimeux. — Je vous déteste ! Résolu grogna, mais Corbeau se retourna avec une expression qui traduisait sa curiosité. — Et d’où ça sort ? — De ce voyage ! Tout ce que vous m’avez dit ! Tout ce que vous m’avez pas dit ! Tout ! (Il serra les poings.) Je ne pourrai jamais redevenir qui j’étais, hein ? Corbeau secoua lentement la tête. —Non. — Et tout ça, c’est votre faute ! — Non, soupira son aîné. C’est la faute de Chytrine. — C’est facile à dire, mais elle m’a jamais rien fait ! — Ah non ? (D’un coup d’épaule, Résolu écarta Corbeau.) Si tu veux y croire, vas-y, je t’en prie, mais le fait est qu’elle est à l’origine de tout. Sans elle, je ne serais pas là, Oracle ne serait pas qui elle est, Prédateur serait un joyeux jardinier, les Vorquelfes ne seraient pas à Yslin, Corbeau ne serait pas Corbeau ! Beaucoup de gens seraient encore en vie, et la tienne serait complètement différente. (Le Vorquelfe cogna la poitrine de Will du doigt.) Tu te demandes si tu pourras jamais redevenir qui tu étais, mais tu n’as jamais été cette personne. Tu aurais dû être quelqu’un d’autre. À cause de Chytrine, tu es destiné à être quelqu’un d’autre. Les agissements d’autres personnes ont déterminé qui tu es, Wilburforce, mais nous te donnons la possibilité de décider qui tu seras et comment tu y parviendras. Will se rebella. — Tu peux pas tout ramener à moi ! C’est pas juste ! — Non, ce n’est pas juste. (Résolu secoua la tête.) Pas plus juste que d’avoir perdu mon pays, mon futur. Je suis là pour que ça n’arrive pas à d’autres. C’est pareil pour Corbeau. Peut-être que toi tu auras un avenir, mais seulement si tu acceptes de te battre pour lui. Si tu échoues, elle gagne. Tu perdras et tout le monde avec toi. Et cette responsabilité-là, gamin, tu ne pourras jamais y échapper. CHAPITRE 18 Droite sur son cheval, revêtue de son armure dorée, Alyx observait le campement aurolani. Elle y détectait du mouvement mais n’entendait aucune trompette sonner l’alarme. Des feux brûlaient et les sentinelles effectuaient leurs rondes, mais nul ne semblait prêter attention à la cavalerie qui s’installait à l’est. Les baragouineurs et les vylaens devaient la voir aussi bien qu’elle les voyait : leur absence d’inquiétude la surprit pendant un moment. Puis, lentement, elle hocha la tête. Les baragouineurs ne s’appuyaient pas autant que les hommes sur la vue ; la brise arrivant du sud, l’odeur des déplacements des bataillons partait dans une autre direction. De plus, la puanteur de la ville s’était installée sur la plaine. Sans oublier qu’Alyx avait mené ses troupes de nuit et les avait positionnées de façon à pouvoir chevaucher face au soleil levant. Les montagnes les plongeaient encore dans l’ombre, alors que les rayons tièdes du soleil se glissaient dans le camp ennemi. Il aurait été honorable de faire sonner le clairon pour réveiller l’ennemi. Alyx savait que le général Caro l’aurait envisagé, moins pour lui accorder une chance égale que pour attirer l’attention sur sa bannière, afin qu’ils reconnaissent leur adversaire. Pour lui, ce serait un acte d’arrogance et non de noblesse. (Elle secoua la tête.) À la guerre, il n’y a de place ni pour l’une ni pour l’autre. Elle se retourna et adressa un demi-sourire à sa sœur. — Sont-ils complètement empotés, Peri, ou nous tendent-ils un piège ? La Gyrkyme cligna ses grands yeux. — Des empotés qui se fient à leur piège ? Alyx rit doucement. — C’est fort possible. Tu sais quelles sont les deux tentes que tu dois atteindre ? Peri acquiesça et souleva l’une des deux coques de feu qui avaient été confiées. Pas plus grand que son avant-bras, l’engin était constitué d’un nez sphérique en céramique, d’une bague en acier au centre et de feuilles de maïs séchées en queue. Il ressemblait à rien de moins qu’à un volant géant. — La rouge et celle avec le fanion. Je suis prête à partir. — Alors va, et bonne chance. — Pas de chance, de la confiance en ton plan. La Gyrkyme déploya ses ailes et, d’un seul battement puissant, s’élança dans les airs. Alyx tira son épée et la brandit bien haut. Les Loups, qui formaient le centre de ses positions, l’imitèrent avec leurs lances. Sur chaque aile, les cavaleries légères firent de même, puis les trois bataillons partirent au trot. Au signal, ils chargeraient tous. Ils frapperaient le campement ennemi comme une infatigable vague de fer et de chevaux, dévastant tout sur son passage. Si tout se passe comme prévu. Le signal arriva assez vite. Planant bien au-dessus du campement aurolani, Peri lâcha la première coque. La cavité de fer contenait un peu de charbon. Lorsque la Gyrkyme tourna le couvercle au niveau de la bague, elle dévoila des fenêtres d’aération. Quand la bombe chuta, l’air qui s’y engouffrait réveilla le charbon brûlant, qui enflamma les feuilles de maïs une centaine de mètres au-dessus du sol. Elle atterrit sur la tente rouge, déchira la toile et passa à travers, puis la bague brisa la sphère de céramique remplie d’huile, que les feuilles ardentes embrasèrent. La tente prit feu. Le second tir toucha également sa cible. Les baragouineurs se dispersèrent en grognant et en aboyant. Leurs cris furent noyés sous le tonnerre des sabots à l’approche. Alors que certains couraient chercher leurs armes pour préparer une défense hâtive, d’autres fonçaient droit sur la rivière. Alyx referma son heaume dans les cinquante derniers mètres de sa charge. Les Loups avaient distancé la cavalerie, uniquement parce qu’elle retenait un peu son allure, obéissant au plan de bataille. Les Loups, plus lourdement armés, constituaient le fer de lance de la formation. Ils percèrent les maigres défenses à l’arrière du camp et frappèrent en plein centre. À droite, à gauche, des baragouineurs hurlaient. Les lances transperçaient brutalement, envoyant voler les corps perforés. Debout sur ses étriers, Alyx se frayait un chemin à coups de taille et arriva à hauteur d’un baragouineur qui faillit la poignarder. Elle l’avait dépassé lorsqu’elle sentit son épée l’atteindre. Le bout de sa lame lui revint noir de sang. Les Loups soufflaient sur le campement aurolani comme un mauvais vent. À sa droite, la 7e Cavalerie Légère s’ancra au bord du fleuve et pénétra dans le camp. À sa gauche, le bataillon de Cavalerie Légère du Roi attaqua l’ennemi puis tourna vers l’ouest, repoussant les baragouineurs vers l’eau. Alyx savait que beaucoup de ses ennemis tenteraient de nager pour se réfugier de l’autre côté du fleuve, mais elle doutait que beaucoup puissent lutter contre les courants ; encore moins vaincre le weirun. Elle espérait que l’appétit de celui-ci pour les baragouineurs serait insatiable. Plus loin à droite, la tente surmontée d’un fanion explosa dans un bruit de tonnerre. Elle sentit une onde de choc la traverser. De la poudre de dragonel pour faire sauter les remparts ? Des baragouineurs en feu décrivirent un arc dans les airs. Certains cavaliers se démenèrent pour maintenir le contrôle de leur monture paniquée par le bruit et la pluie de corps, d’autres furent désarçonnés, mais son étalon ne fit qu’accélérer, filant à travers le campement. Alyx et ses Loups surgirent au-delà des lignes ennemies et coupèrent à l’est tandis que les Cavaliers du Roi tailladaient à leur suite. Alyx sourit. Ce plan va vraiment marcher ! Les Loups rejoignirent la route est de Porasena au galop. Le temps qu’ils atteignent les remparts, les lourdes portes s’étaient ouvertes en grand. Ils s’engouffrèrent dans la ville. Les sabots produisant des étincelles sur les pavés, ils galopèrent dans les rues étroites, traversèrent un pont surélevé enjambant le fleuve, puis foncèrent sur la route de la porte ouest. Les alliés qui gardaient les tours et l’ouverture des portes acclamèrent leur passage lorsqu’ils redescendirent en direction des plaines de Sena. L’erreur des troupes aurolanies et du général Caro était d’avoir oublié que la ville de Porasena formait un gué sur le fleuve. Tant que des soldats amis contrôlaient la ville, passer d’un côté à l’autre ne posait aucun problème. L’ennemi ne pouvait la traverser mais, pour Alyx, le chemin était libre. Les soldats ennemis s’étaient servis de leur journée supplémentaire pour organiser une défense contre le déploiement des forces d’Alcidia. Ils avaient monté des barricades de fortune à l’arrière pour retenir la cavalerie lourde. Les défenses mises en place contre les représailles de la ville avaient suffi à les protéger d’une infanterie lourde. Au début de l’attaque sur l’autre rive, les troupes de Caro étaient apparues à l’orée de la forêt et avaient avancé lentement, forçant les Aurolanis à protéger leurs arrières et à libérer leurs avants. Les Loups frappèrent les lignes ennemies à un quart de distance de leur fin. L’extrémité des lignes avait presque été transformée en une forteresse, mais, plus haut, les défenses n’étaient pas aussi bien préparées. De par sa forme en arc, le point qu’ils attaquèrent était considéré comme protégé de la menace de la cavalerie lourde. Les Aurolanis devaient désormais courir de l’autre côté du camp et défendre leurs anciennes positions. Les repérages aériens de Peri avaient permis d’identifier une faille dans celles d’où ils lançaient leurs attaques. Des cavaliers dépassèrent Alyx au galop et, couverts par les flèches des autres Loups, accrochèrent des grappins aux rondins taillés en pointe qui bloquaient l’entrée du camp. Ils écartèrent les barricades, puis Agitare y fit passer les Casques Rouges. Alyx et ses gardes du corps arrivèrent ensuite, enfin le reste des Loups s’engouffra derrière. Au galop à travers le campement aurolani, ils tranchèrent, tailladèrent, écrasèrent les baragouineurs, criblèrent les vylaens de flèches, dévastèrent tout. Les forces ennemies s’effondrèrent. Certains coururent en direction du fleuve, d’autres passèrent au sud, au travers de leurs propres positions, en direction de la ville, où l’infanterie lourde avançait lentement. D’autres se précipitèrent à l’ouest, grimpant les collines où attendait l’infanterie légère. Mais la plupart fuirent vers le nord, loin des Loups. Ils s’échappaient vers les directions les plus évidentes, se raccrochant dans leur panique à la première promesse de sécurité venue. Elle se révéla illusoire. Alyx monta au plus haut point du front aurolani et regarda les baragouineurs gravit le flanc nord à toute vitesse. Devant eux, sombre frontière à la lisière de la forêt, la Cavalerie du Roi attendait. Elle reconnut Caro au centre assez facilement. Derrière lui se trouvaient deux cavaliers, l’un portant l’étendard de l’unité, l’autre celui de sa famille. Le bataillon ne bougeait pas, les chevaux tapaient du sabot et renâclaient produisant de la vapeur dans l’air froid du matin. Patients, ils laissaient l’ennemi venir à eux. Elle savait qu’elle l’avait humilié en disant que ses hommes seraient meilleurs sur une charge à cent mètres. Alyx s’attendait presque qu’il les envoie d’une plus grande distance pour simplement lui prouver le contraire, mais il ne le fit pas. Respectueux de ses ordres, il retint ses hommes. Avant que les baragouineurs passent les cent cinquante mètres, il laissa l’épée au fourreau. Il la leva lentement et l’abaissa d’un coup dès qu’ils atteignirent la limite fatidique. Le bataillon s’élança. Une foule de fantassins désorganisés et dispersés est à une charge de cavalerie ce que des pousses de blé sont à la faux du moissonneur. La cavalerie lourde frappa les baragouineurs comme un mur de fer. Brisés, désarticulés, les corps volèrent. Comme des drapeaux suppliciés, des baragouineurs gesticulants étaient soulevés à bout de lances. Des sabres recourbés faisaient gicler du sang à chaque coup donné. Les sabots écrasaient l’ennemi dans la terre retournée et abandonnaient derrière eux des piles gémissantes de chair sanglante. Quelques baragouineurs firent demi-tour pour s’enfuir, mais leurs congénères les interceptèrent et les ramenèrent vers la cavalerie. Celle-ci les piétina comme s’ils étaient déjà les fantômes qu’ils devinrent quelques secondes plus tard. La charge perdit bien de son élan, mais les troupes de Caro brandirent alors leurs autres armes. Les épées s’élevèrent dans les airs et retombèrent. Les massues brisèrent bras et crânes. Les haches fendirent les corps, les pieux s’y plantèrent. Ceux qui n’avaient pas perdu leurs lances les projetaient, plongeant les longues pointes acérées dans le corps épais des baragouineurs. C’était moins un combat qu’une pure boucherie. La cavalerie lourde s’attela à la tâche sans hésitation, guidée par la juste fureur de guerriers qui chassent des envahisseurs de leurs terres. Alyx porta son attention sur le bout des lignes ennemies. Là, les défenses avaient été érigées un peu plus haut, et les soldats tiraient des flèches contre les cavaliers, mais la plupart n’allaient pas assez loin. Les quelques-unes qui atteignaient leur cible ne faisaient que se coincer dans des armures ou rebondir. Quelques coques de feu suivies d’une volée de flèches devraient les affaiblir. Elle doutait que le vylaen à la tête de cette zone accepte de se rendre, mais elle le leur proposerait d’abord, avant d’ordonner le massacre. Au sud et à l’ouest, l’infanterie combattait les baragouineurs en pleine débandade. Les Loups et la cavalerie lourde se rejoignirent au centre de la ligne, puis ils partirent vers l’ouest pour piéger l’ennemi dans les collines. Ceux qui fuyaient vers le nord s’étaient déployés le long du fleuve : lorsque la cavalerie lourde tourna pour les charger, il ne leur resta qu’une seule option, et la plupart se noyèrent en l’adoptant. Des corps descendaient le fleuve. D’autres resurgissaient à la surface çà et là, nus, dépouillés de leurs bijoux ou de leurs armures. On avait parlé à Alyx de l’avidité du weirun de la Salersena, qui appréciait les dons en or des marchands de la ville. Elle se demanda si les objets pillés sur les cadavres réapparaîtraient sur les étalages des marchés. À cette idée, un frisson la parcourut. Alyx envoya le capitaine Agitare proposer la reddition au vylaen qui commandait la défense du bout des lignes ennemies. Agitare attacha une bande de tissu blanc en haut de son arc de cavalerie, s’approcha et lui fit part de l’offre. Le vylaen rassembla du pouvoir dans la paume de sa main, mais, avant qu’il lance son sortilège, Agitare sortit une flèche de son carquois, l’encocha, banda son arc et tira. La flèche rouge fit éclater le cœur du vylaen. De l’énergie magicke remonta le long de ses bras comme du lierre sur une tour, brûlant tout sur son passage. Le vylaen s’effondra. Une volée de flèches couvrit la retraite d’Agitare. Haut dans le ciel, Peri poussa un grand cri, puis une coque explosa au cœur des rangs ennemis. Les Casques Rouges s’avancèrent et, rapidement, la résistance aurolanie fut exterminée. Au sommet de la tour qui logeait le maire de Porasena, Alyx participait à une réception de déjeuner préparée à la hâte. Le général Caro s’était assuré de lui attribuer le mérite du plan d’attaque, sans pour autant repousser les louanges fleuries que lui prodiguaient les princes-marchands locaux. Il se trouva que la plupart d’entre eux avaient pris leur petit déjeuner et leur thé dans les tours et assisté au déroulement de la bataille durant leur repas. Leurs filles et leurs épouses tenaient compagnie à quelques-uns des plus jeunes officiers. Les yeux écarquillés, elles les écoutaient avec force soupirs de sympathie raconter leurs histoires de hauts faits où plus de baragouineurs s’y trouvaient abattus qu’il n’en avait jamais campé sur les plaines de Sena. Alyx secoua la tête et sortit avec sa coupe de vin sur le balcon de la tour qui donnait sur le nord. Dans cette direction, le fleuve déroulait un ruban bleu, piqueté d’éclairs argent. Il avait emporté depuis longtemps la plupart des cadavres, et des bûchers fumants s’occupaient des autres. Le maigre butin abandonné dans les campements aurolanis avait rapidement disparu une fois le combat achevé. — Les articles aurolanis se vendent-ils bien sur le marché ? Peri cligna lentement ses yeux d’ambre. — La plupart des objets authentiques sont déjà partis, mais des faux ont été fabriqués en grande quantité. Un petit malin est en train de frapper une étoile sur les pièces pour marquer la bataille. La jeune femme posa sa coupe sur la balustrade de pierre. — Ils se réjouissent comme s’il s’agissait d’une grande victoire. Elle ne signifie rien. Chytrine nous a laissé des troupes à tuer ici, pour des raisons connues d’elle seule. C’est une bonne nouvelle que nous lui ayons coûté plus cher qu’elle s’y attendait, mais son seul but ici pourrait avoir été de nous tester. — Oui, ma sœur, tu as raison. (Peri vint à pied aux côtés d’Alyx, s’appropria sa coupe et but un peu de vin.) Mais tu dois reconnaître que, pour les gens de Porasena, il s’agit d’une grande victoire. Cette vallée est leur monde, et nous l’avons sauvé. T’attendais-tu à les voir agir différemment ? Alyx secoua la tête. Peri avait raison, mais la parfaite propension de ces gens à ne pas tenir compte du reste du monde la sidérait. Alyx avait une plus grande connaissance du monde que la plupart des habitants de Porasena. Elle était née en Okrannel, mais avait volé jusqu’au Gyrvirgul alors qu’elle n’était qu’un bébé. Cela n’avait été que le premier des nombreux voyages qu’elle avait entrepris depuis. On lui avait enseigné l’histoire et elle connaissait dans les moindres détails chacune des forces et chacun des éléments qui avaient formé le monde. Elle savait aussi l’incroyable menace que représentait Chytrine. Un quart de siècle plus tôt, de nombreux guerriers, y compris son père, étaient morts pour l’empêcher d’envahir le Sud. Les efforts pour la détrôner avaient échoué, mais ils avaient permis de la repousser. Néanmoins, de nouvelles intrusions comme le siège de Porasena indiquaient que le pouvoir de Chytrine grandissait, tout comme son désir de l’étendre au sud. — Je comprends bien ce que tu dis, Peri, mais je… (Elle frissonna.) C’est comme s’ils se réjouissaient d’être secs parce que la première goutte d’une tempête ne les a pas touchés. — Je n’ai jamais dit que c’était raisonnable, ma sœur, seulement inévitable. (Peri fronça les sourcils.) Trop de ce vin les rend stupides. Le vinaigre n’est pas aussi amer. — Bien meilleur que la bière. Elle est trop légère et de la couleur de tes yeux. Alyx reprit sa coupe. Elle allait boire lorsque quelque chose attira son attention. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Peri fixa du regard la rivière, les yeux plissés. — Une sorte de vague, elle descend la rivière. Elle est rouge, rouge sang. La vague mit douze battements de cœur avant de se rapprocher suffisamment pour qu’Alyx la voie, cette dernière sachant néanmoins qu’elle n’en apercevait aucun des détails clairs à Peri. La couleur correspondait à la description mais Alyx remarqua qu’il n’y avait pas d’écume sur la crête. La vague allait en amont, contre le courant, rapide. Une autre, bien plus grande, surgit de sous la ville et se dressa à hauteur des remparts. Elle roula vers le nord, de plus en plus haut, et s’écrasa sur la plus petite. La vague rouge disparut l’espace d’une seconde, puis un jet d’eau sanglant perça de haut en bas ce qui aurait pu correspondre à son cœur. De l’eau se répandit sur les bords, emportant des chiens et faisant s’envoler les corbeaux du champ de bataille où ils dévoraient les cadavres. Des poissons avaient été rejetés sur les rives, d’autres flottaient sur le dos. Quelques cadavres de baragouineurs émergèrent de nouveau à la surface. D’énormes bulles remontèrent et explosèrent, relâchant une horrible odeur de vase pourrissante. — Qu’est-ce que c’était ? Peri secoua la tête. — Je n’en suis pas sûre. La grande vague, c’était le weirun. Ça oui, j’en suis certaine. Alyx regarda de nouveau la tache rouge, qui avait pris l’apparence d’une lance avant de se transformer en une sorte de bavure informe flottant à la surface du fleuve apaisé. — Est-ce que cette chose l’a tué ? — Le fleuve n’est pas mort. La marque rouge flotta lentement jusqu’à la rive ouest. Une colonne de plasma huileux, lisse et arrondi s’étendit jusqu’au bord. Le bout de la colonne se changea en une main qui s’agrippa aux herbes du rivage. Le reste de la tache rouge flotta jusqu’à elle, comme de la cire remplissant un moule d’homme nu. Une fois que les pieds et les jambes furent formés, l’être se hissa sur la plaine. Il resta nu l’espace d’une seconde à peine avant que sa chair prenne les plis et les coutures d’habits. On aurait dit que ses vêtements sortaient par les pores de sa peau. La couleur écarlate s’effaça, découvrant des habits noirs, des bottes au pantalon, jusqu’à la tunique. De même, un manteau à capuchon surgit, un masque noir apparut sur son visage et le recouvrit de la lèvre supérieure au front. Ses orbites ne restèrent obscures que pendant un instant. Des flammes crépitantes d’un jaune-orange vif s’y allumèrent. Le bord de sa cape reçut une étincelle qui l’enflamma. La cape se consuma rapidement, puis fut remplacée par des langues de feu contre lesquelles la chair et les vêtements de la créature étaient apparemment ignifugés. Du rempart situé plus bas, un archer lui décocha une flèche. Celle-ci fonça vers sa cible puis, alors qu’elle n’était plus qu’à quelques pas de son cœur, elle ralentit. Aux yeux d’Alyx, il sembla presque qu’elle avait été tirée dans l’eau, ou dans une matière plus visqueuse. L’être tendit la main et cueillit tranquillement la flèche en plein vol. Il prononça quelques mots dans une langue étrangement sifflante, paroles qui eurent pour effet d’enflammer le projectile. Sur les remparts, les flèches que contenait le carquois de l’archer prirent feu. Il l’arracha de son épaule, puis quelques soldats se trouvant à ses côtés étouffèrent les flammes pendant qu’un autre faisait de même sur son dos avec un manteau. Les cris de surprise se turent et un rire froid passa par-dessus la ville comme une petite pluie glaciale. La silhouette se frotta les mains pour les débarrasser de la cendre, puis les glissa à sa ceinture. Son rire mourut pour faire place à une voix à la fois forte et mélodieuse qui toutefois était dépourvue de chaleur. — Écoute-moi, infortunée Porasena ; ville qu’un avenir point n’aura. Une victoire aujourd’hui tu chantes, pour que tes lendemains déchantent. (La créature regarda autour d’elle, puis tapa du pied pour disperser une meute de chiens efflanqués qui s’approchaient d’elle.) Du pouvoir dans le sang, et en peu de temps, tu en as tant versé. Le feu suivant viendra, bien plus terrifiant, tous seront consumés. Il recula et releva son capuchon pour se couvrir la tête. Puis il saisit le manteau de flammes à ses épaules et le tira autour de lui. En un clin d’œil, il se changea en colonne de feu qui devint ensuite une fumée noire et graisseuse. La brise la porta jusqu’à la ville. Elle empestait encore plus que le fleuve. Alyx prit une gorgée de vin, la garda en bouche jusqu’à ce que son arôme détruise la puanteur dans ses narines, puis avala d’un coup. — C’était un sullanciri. — Je le crois bien, ma sœur, acquiesça Peri. — Donc tout cela n’était qu’un piège pour nous attirer ici, afin qu’on voie ce que Chytrine voulait nous montrer. Et lui était là pour s’assurer que nous sachions que ce n’était que le début. — Il serait plus sage, alors, de partir. Alyx retourna sa coupe et fit tomber les dernières gouttes de vin sur la ville. — Notre départ provoquera panique, révolte, pillage. Nous aurons sauvé la ville pour rien. Si nous partons, nous évacuerons dans l’ordre et la discipline. — Ce ne sera pas une tâche aisée. — Non, ma sœur, mais elle doit être accomplie. (Alyx soupira.) Viens avec moi. Ce ne sera pas un combat facile mais, si nous mettons Caro de notre côté, nous pourrons peut-être garder quelques personnes en vie. CHAPITRE 19 Will appréciait l’arrivée de Dranae dans leur groupe. Bien qu’il reste le plus souvent silencieux le temps que sa gorge guérisse, il ne rechignait pas à participer aux différentes tâches. Il portait l’eau et le bois sans qu’on ait besoin de le lui demander. Il trouvait des herbes et des feuilles dans les forêts pluvieuses de la Saporicia, qui épiçaient le civet de lapin. Effectuer le dernier tour de garde avant l’aube, celui que Will haïssait en particulier, ne semblait pas le déranger. Habiller Dranae avait été problématique, car aucun de leurs vêtements ne lui allait. Ils finirent par ceindre une couverture autour de ses reins à la manière d’une jupe. Au début, il en tirait l’arrière entre ses jambes et le rentrait dans sa ceinture, mais rapidement il laissa tout pendre à hauteur du genou. Will pensait que cela lui donnait l’air un peu ridicule, mais Résolu fit remarquer que sur la mer Croissante beaucoup de marins s’habillaient de cette façon, donnant à penser que Dranae pouvait être l’un d’eux, ou même un pirate en route pour Wruona. Will interrogea Dranae sur cette possibilité mais celui-ci fut encore moins capable de se souvenir d’aventures en haute mer que de nommer la reine. Corbeau cousit ensemble deux ceintures prises sur les cadavres des baragouineurs pour lui confectionner quelque chose de convenable. Elles lui enserraient la taille, puis passaient de sa hanche gauche à son épaule droite. La journée, Dranae restait torse nu ; à la nuit tombée il se servait d’une couverture comme d’une cape. En récupérant d’autres morceaux de cuir sur l’équipement des baragouineurs, Corbeau fabriqua des sandales. Tout le monde s’accordait pour penser qu’elles ne dureraient pas longtemps, mais ils avaient l’espoir de trouver à Sanges des souliers plus adéquats, ainsi qu’un passage au nord vers Forteresse Draconis. De l’Alcida aux forêts de la Saporicia, ils voyagèrent plutôt vite. En restant sur des chemins moins fréquentés, ils avançaient plus lentement, mais cela leur permettait d’éviter d’être découverts. Will aurait eu tendance à protester, simplement parce qu’il était en colère d’avoir été attiré dans cette aventure, mais Dranae approuva sagement lorsque Résolu l’informa de ses plans. De plus, il prenait la question de leur sécurité avec sérieux, ce qui lui gagnait des hochements de tête appuyés de la part du Vorquelfe, voire un remerciement occasionnel. Les forêts pluvieuses de la Saporicia différaient des bois d’Alcida par leur plus grande ancienneté et leur profonde densité. Un sous-bois plus épais bordait les chemins. Les arbres s’élevaient bien plus haut et s’étendaient sur de grandes distances qui s’évaluaient difficilement du fait de la densité des bois, des spécimens géants couverts de mousse avaient cassé à la souche et s’étaient écrasés au sol. Des affleurements de pierres saillaient des flancs de collines tapissées d’épines de pins couleur rouille ; l’eau qui en gouttait formait des ruisselets, ses derniers se transformaient en ruisseaux, ou bien s’enfonçait dans des tourbières qu’ils longeaient ou dans lesquels ils se perdaient. Will fronça le nez en sentant l’odeur fétide d’un marécage. — Pourquoi ces bois sont si différents de ceux qu’on a traversés ? De sa position en tête, Résolu jeta un coup d’œil en arrière. — Il y a plus de pluie ici, et moins d’hommes. — Plus de pluie, plus d’humidité. Ça, je comprends. (Il se tourna vers Corbeau et Dranae.) Pourquoi moins d’hommes ? Le Vorquelfe répondit avant qu’aucun des deux autres propose une réponse. — Pendant très longtemps, la Saporicia servait de tampon entre Loquellyn et l’Empire estin. Au fil du temps, les hommes gagnèrent du terrain, et les elfes reculèrent leurs frontières. La plupart des humains s’installèrent sur la côte et autour de la grande baie qui sépare le pays en deux. Pendant ce temps-là, les Panquis prirent possession de cette partie de territoire. Ils ont tendance à repousser les humains, comme le désirent les dragons. Will fronça les sourcils. — De quoi tu parles ? Résolu secoua la tête. — Comment peux-tu avoir atteint cet âge sans rien connaître de l’ordre naturel du monde ? Au commencement, les urZrethis ont envahi les terres des elfes et construit des montagnes pour les chasser et s’y installer. Les dragons autorisent les Panquis à vivre dans ces montagnes ou leurs environs proches pour que les hommes renoncent à y venir. Pourquoi ? Parce que les hommes creusent la montagne et en volent la pierre pour construire leurs villes. — Oh, et après les elfes sont revenus et ont étendu leurs terres pour chasser les hommes, et tout recommence ? — Non, gamin. C’est pourquoi, un jour, il n’y aura plus d’elfes. Le ton sans appel et glacial de Résolu choqua Will. Il venait d’affirmer, avec une telle certitude, que son peuple disparaîtrait un jour ; pourtant il était là, à se battre pour que le cycle qu’il décrivait ne soit pas brisé par l’invasion du Nord. Will comprenait la logique de combattre Chytrine, puisque la victoire de celle-ci signifierait de toute façon la destruction des elfes. Tout de même, s’il avait été Résolu, savoir que son peuple finirait par s’en aller aurait grandement affaibli sa motivation. Dranae parla d’une voix grave. — Ami Résolu, c’est un point de vue intéressant sur le monde. J’ai entendu dire que les elfes ne cessent de chercher un lieu qui leur est destiné. Si l’endroit où ils sont ne l’est pas, ils s’en vont. Résolu tira d’un coup sec sur les rênes de son cheval et se tourna vers eux. Sur son visage, la surprise le disputait à l’insatisfaction. — Les elfes liés à Vorquellyn avant sa profanation sont bien allés dans l’au-delà. C’est votre mot pour ce qu’ils ont fait. Il n’a pas tout à fait la même signification pour nous. Certains disent qu’il y a de nombreux mondes, comme des perles sur un fil, et que les elfes passent de l’un à l’autre, en partant dans l’au-delà, ou en mourant puis en renaissant. Je n’en ai aucune connaissance, puisqu’il s’agit d’un mystère qui m’a été refusé par le destin. Le jeune voleur détailla le visage de Résolu et tenta de mémoriser le ton de sa voix. Durant tout le temps passé avec lui, il n’en avait jamais entendu de semblable, sauf, peut-être, dans la caverne. Résolu ne lui avait montré que le côté finement aiguisé de sa personnalité. Dranae semblait le toucher autrement. Will mit un moment avant de comprendre pourquoi. Je le défie, lui cherche la connaissance. Dranae haussa ses épaules massives. — J’ai déjà entendu cette vision de l’ordre naturel. Mais moi, je crois que les Panquis trouvent simplement que le territoire des dragons est un bon endroit pour vivre car les hommes ne s’y installent pas volontiers. Cette épaisse forêt leur convient bien. — Vous en avez déjà vu ? (Will regarda autour de lui, à la recherche de tout indice caché dans les ombres.) Je crois que j’en ai vu un quand j’étais petit, dans une cage, dans les Fonds. Corbeau secoua la tête. — C’était un homme en costume. Les Panquis sont grands, très grands, du moins les mâles le sont. Immenses. — T’en as tué ? Résolu se mit à rire. — Je n’ai jamais pu m’approcher suffisamment de l’un des leurs pour réussir à le tuer, et Corbeau non plus. — Ce n’est pas non plus quelque chose que je regrette. (Corbeau sourit tranquillement.) Parce qu’ils ont des crocs longs comme des doigts et que leurs mains possèdent des griffes méchamment recourbées qu’ils peuvent rétracter. Pis encore, ils ont ces plaques d’os sur la peau, qui vont du vert tortue au doré, je ne sais selon quel critère. Elles arrêtent une flèche et certainement une hache. Sur leur visage, leur gorge et leurs articulations, ils sont recouverts d’une peau noire et cuirassée. Leur queue épaisse est très solide. Ce ne sont pas des bêtes stupides, non plus, et certains naviguent sur la mer Croissante comme pirates. Will rentra les épaules et se remit à observer les alentours. — Rappelez-moi pourquoi on n’est pas sur la route principale, alors ? Les autres éclatèrent de rire. Résolu secoua la tête. — Gamin, tu n’as pas écouté ? Ils ne sont pas idiots. S’ils nous observent, ils voient qu’ils n’ont aucun intérêt à nous attaquer. De plus, en été, ils émigrent sur la côte. Il n’y a qu’en hiver qu’ils reviennent à l’intérieur des terres. Nous sommes probablement en sécurité. — C’est vrai ? Will se tourna vers les autres pour obtenir confirmation. Corbeau acquiesça, Dranae fit de même, puis sourit avant de lâcher un rire bref. Will plissa les yeux. — Vous êtes tous en train de vous moquer de moi. L’homme brun nia en secouant la tête. — En voyant ta réaction, j’imagine que nous nous souvenons de nous à ton âge, voire plus jeunes encore, lorsque nous étions terrifiés par les histoires de Panquis ou de baragouineurs. Ces rires, ces sourires, ils ne sont pas pour toi mais pour nous à ton âge. — C’est peut-être le cas pour vous deux, mais pas pour Résolu. (Will lui jeta un regard de côté.) Il n’a jamais eu mon âge. — Faux, gamin. À ton âge, je n’étais pas aussi innocent. (Résolu lui accorda l’ombre d’un sourire.) Espérons que ton initiation ne soit pas aussi douloureuse que la mienne. Après trois jours de marche pénible, ils ne purent plus suivre les sentiers d’animaux, car tous convergeaient à un moment ou à un autre vers la route de Sanges. Il fut décidé que le chemin le plus rapide pour atteindre Forteresse Draconis serait d’embarquer sur un bateau et de naviguer vers le nord. S’ils n’en dénichaient aucun à Sanges, ils pourraient traverser jusqu’à Narriz et y trouver un vaisseau approprié. Narriz, la capitale de la Saporicia, abritait même une ambassade elfique qui, d’après Résolu, leur permettrait de rejoindre Loquellyn et d’y obtenir un navire. Sanges s’étendait le long des flancs escarpés d’une vallée fluviale. Le fleuve se jetait dans la mer, en une ultime chute d’eau qui divisait le port en deux. Les débarcadères en saillaient comme les planches d’un tonneau brisé ; à chacun étaient amarrés plusieurs bateaux. Beaucoup de navires avaient jeté l’ancre. Bien qu’Yslin soit une ville bien plus importante, Will ne se souvenait pas d’avoir vu autant de navires au port en même temps. La route principale serpentait sur le flanc de la colline au sud de la rivière que traversaient un certain nombre de ponts. Les toits de tuiles et les murs épais protégeaient de la chaleur estivale. Chaque bâtiment était peint de la couleur des vieux os, mais des dessins d’animaux et de fleurs vifs et gais formaient des fresques décorant les fenêtres et les pas de porte. À mesure qu’ils descendaient vers le port, les maisons étaient plus anciennes et délabrées, même si aucune n’atteignait l’état de décrépitude des Fondombres. Ils dénichèrent une auberge et obtinrent des chambres sans difficulté, ainsi que des boxes pour leurs chevaux à l’écurie. Une fois leurs affaires mises en sécurité, ils descendirent aux pontons. Will ne trouva pas le quartier portuaire de Sanges si différent de celui d’Yslin, à part que la ville était plus petite et qu’il n’y avait pas de ballons flottant haut dans le ciel pour permettre aux marchands de voir entrer leurs navires, ni de paniers encordés pour transporter les gens au-dessus des rues. En l’absence de ces signes de sophistication, Will se sentit supérieur à ces campagnards et marcha d’un pas plus léger. Résolu et Corbeau semblaient connaître la ville. Ils cherchèrent le bureau d’une compagnie marchande pour y demander leur chemin. En coupant par un raccourci et en tournant le dos à la mer, ils pénétrèrent dans une cour. Le bâtiment au fond devait être leur destination car Corbeau désigna au-dessus de la porte une enseigne de bois grinçant dans la brise. Qu’il y ait une foule entre la porte et eux n’avait pas l’air de le déranger. Quatre hommes en uniforme rouge et or, dont trois porteurs de lance, contournèrent le rassemblement et se dirigèrent vers les voyageurs. L’homme sans armes, un spécimen bien dodu avec si peu de cheveux qu’un manchot les aurait facilement coiffés, déroula une feuille de parchemin tandis que les lanciers les encerclaient. Sa voix sonnait un peu aiguë, mais il criait très fort pour renforcer son autorité. — Par ordre du roi Fidelius, tous les marins doivent immédiatement se présenter à leur navire ! Ceux qui n’ont pas d’équipage se signaleront au Grand Quai pour être assignés à un navire ! Tout homme en bonne santé de plus de quinze ans et de moins de soixante prendra les armes au service de la Saporicia ! La défense de votre nation exige ce sacrifice ! (Il abaissa le parchemin.) Rejoignez les autres. Résolu secoua lentement la tête. — Cet ordre ne s’applique pas à moi. Je ne suis pas un marin, je ne suis pas de votre nation, je ne suis pas un homme et j’ai plus de soixante ans. Déguerpissez. Les sourcils du bureaucrate se froncèrent au-dessus de ses yeux noirs. — Tu me parais jeune, elfe, mais peu importe. Tes compagnons, là, correspondent aux critères, ils iront. Le Vorquelfe posa la main sur sa garde. — Ils sont avec moi et exemptés de la même manière. L’homme regarda de nouveau son parchemin. — Ce n’est pas écrit là-dessus. Je ne veux pas de problèmes, mais… — Si vous ne voulez pas de problèmes, déguerpissez. Le petit homme fit un geste de la tête aux lanciers, mais aucun ne semblait enthousiaste à l’idée de défier Résolu. La foule des marins, que les quatre hommes avaient réunie commença à se disperser en grognant. Quelques-uns ramassèrent des pierres ; Will suivit leur exemple. En quelques jurons, l’air se chargea de tension, et le bureaucrate se mit à transpirer. Avant que la violence éclate, un homme svelte traversa la foule. Will ne lui trouva rien d’extraordinaire, à l’exception du masque bleu qui recouvrait son visage des pommettes aux cheveux. Ce dernier l’identifiait comme originaire des trois nations où porter un masque était un honneur. Il y avait toutes sortes de marques dessus, et les marins firent silence lorsque l’homme avança vers le bureaucrate. — Un instant, Garde en chef, ce sont mes hommes. Ce dernier se retourna, les poings sur les hanches. — Capitaine Dunhill, votre vaisseau a déjà un équipage complet de marins. C’est ce que vous m’avez dit. — Certes, Cirris, mais j’avais compté ces hommes, car j’attendais leur arrivée. (Dunhill tendit la main à Corbeau.) Content de vous revoir, capitaine Corbeau. Et Résolu, vous n’avez pas changé. Ces deux-là sont ceux dont vous m’avez parlé et qui veulent une vie de marin ? — Oui, Will est mon neveu et Dranae un lointain cousin, confirma tout de suite Corbeau. Excusez-nous de notre retard mais, ces derniers temps, voyager n’est pas très sûr. Le Garde en chef Cirris qui gardait son parchemin enroulé en un tube bien serré, tapa contre l’épaule de Dunhill. — Vous auriez dû me donner leur nom. Tout cela est parfaitement irrégulier, capitaine. Dunhill dilata les narines. — Plus irrégulier que de recruter de force tous les hommes de la ville ? (Il tapota un petit symbole peint sous son œil droit.) Quand vous avez gagné cette marque, Garde en chef, on vous donne toute responsabilité sur votre équipage. Toute. C’est moi qui décide ce que je choisis de vous dire ou pas. Ces hommes se sont présentés à moi, ce qui revient à se présenter à leur navire. Vous en avez terminé ici, allez-vous-en. Le capitaine du vaisseau se détourna et fit signe aux compagnons de le suivre. — Venez avec moi dans le bureau, nous pourrons parler tranquillement. Will le suivit le premier, laissant tomber sa pierre de telle sorte qu’elle écrase les orteils du Garde. Le gros homme lâcha un cri, puis se mit à sauter à cloche-pied. Des pierres lancées à la hâte par la foule des marins prolongèrent sa danse. Même les lanciers riaient et la tension dans la cour se dissipa. Dunhill les mena au bureau d’une compagnie marchande, passa devant des tables où des scribes examinaient des feuillets, les comparaient à d’autres puis griffonnaient sur d’autres encore. Le grattement des plumes sur le papier crispa Will, mais ce bruit disparut lorsqu’il suivit Dunhill en haut d’un escalier, jusqu’à une plus grande pièce qui de toute évidence servait de dortoir aux marins en attente du départ de leur navire. Le capitaine leur fit signe de s’asseoir à une table rectangulaire flanquée d’un banc de chaque côté. — Vous êtes Corbeau, n’est-ce pas ? Enfin, Résolu, je ne pouvais l’oublier, mais vous, vous avez un peu changé. Corbeau acquiesça et s’assit. — Ça fait dix ans. Je suis surpris que vous vous souveniez de moi. — Comment oublier ? Vous êtes venu à moi à Yslin avec un permis de passage signé de la main même de Rounce Beaujoueur, qui me disait de faire tout ce que je pouvais pour vous aider. Et après ça, voilà que vous deux vouliez partir vers le nord et être débarqués dans la Marche fantôme. (Dunhill secoua la tête.) Je me demandais si vous étiez revenus vivants, et considérais que oui. Je n’aurais su dire pourquoi, je n’imaginais pas qu’ils vous auraient. — Effectivement. Nous avons eu de la chance. (Corbeau regarda autour de lui.) Les couchettes ici sont vides et le port est plein. Que se passe-t-il ? — Rien dont vous devriez vous inquiéter. Je peux faire en sorte que les gens là en bas vous fournissent des passes pour aller où vous le désirez. Le Loup de mer part à minuit, alors donnez-moi votre parole que vous vous présenterez à temps, ou je serai obligé de partir sans vous. Résolu appuya les deux coudes sur la table. — C’est généreux de votre part, mais ce n’est pas ce qu’il a demandé. Dunhill sourit. — Je sais. C’est insensé, vraiment, mais nous avons reçu des rapports disant que Chytrine avait conclu un accord avec Vionna. Ensemble, elles ont fédéré les pirates wruonans. Chytrine les a renforcés avec ses propres vaisseaux. Ils se dirigent vers le sud. Corbeau hocha la tête. — D’où les ordres du roi d’envoyer tout le monde à Narriz pour défendre la capitale. Le capitaine eut un petit rire. — Ça aurait un sens, mais ce n’est pas là que nous allons. Non, nous voguons vers l’ouest, pour Vilwan. Résolu s’étonna. — Vilwan ? — Tout à fait. (Dunhill haussa les épaules.) Pour des raisons connues d’elle seule, Chytrine croit qu’elle peut détruire la forteresse des plus grands mages de notre ère. Nous partons pour l’en empêcher. CHAPITRE 20 Derrière l’étroite fenêtre d’une haute tour de Vilwan, Kerrigan Reese se protégea les yeux du soleil de l’aube. Seul un quart du disque de l’astre s’élevait au-dessus de l’horizon, mais c’était suffisant pour révéler les dizaines de points ballottés sur l’océan qui voguaient vers Vilwan. En dix-sept années de vie, le jeune homme n’avait jamais vu une flotte aussi importante et il était à peu près certain que personne d’autre non plus par le passé. Il se détourna de la meurtrière et leva un doigt, le suivant des yeux le long des couvertures des livres rangés du sol au plafond dans sa chambre. Il repéra un gros tome, murmura un mot et courba l’index. Le volume glissa hors de son étagère et flotta légèrement jusqu’à lui. Il parvint entre ses mains sans difficulté mais, dès l’instant où Kerrigan le toucha, le sort s’évapora et il dut se dépêcher de placer son autre main sous le livre. Malgré cela, le poids du tome le déséquilibra. D’un pas rapide en avant, il se pencha pour le rattraper. Il se prit le pied dans le bas de sa robe de nuit, trébucha et tomba durement sur son genou gauche. Lorsque le tissu lui écorcha la peau, le choc et la douleur lui coupèrent le souffle. Le livre serré contre sa poitrine, il s’affala sur le côté gauche sans pouvoir amortir sa chute, mais évita à l’ouvrage de toucher le sol. D’un coup de pied furieux, il se dégagea de sa robe et entendit alors un bruit de déchirure. En roulant sur le dos et en levant les jambes – une position que le mage rondelet maintenait difficilement –, il vit que l’ourlet était déchiré. Pis encore, une tache rouge marquait le tissu au niveau de son genou. Dès l’instant où il vit le sang, il sentit la douleur s’intensifier. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Il se secoua, ce qui fit frissonner tout son corps épais. Kerrigan refusa de pleurer, ce n’était rien, rien qu’une éraflure. Mais qui lui faisait mal ! Il voulut rapprocher le genou de son visage pour regarder, mais le livre sur son ventre l’en empêchait. Avec révérence, Kerrigan le posa sur le sol, provoquant l’envol d’invisibles grains de poussière. Il releva le genou autant qu’il put et fit prudemment glisser sa robe par-dessus. Il retint son souffle au moment de l’inspiration, puis il attrapa sa cuisse et tira plus fort vers lui. Son ventre rond gêna sa tentative, mais il réussit tout de même à scruter l’éraflure, qui saignait un peu et de laquelle suintait surtout un liquide clair. Il agita ses gros doigts en direction de son articulation, dans l’espoir que le liquide se coagulerait dans l’air. Se remettant péniblement dans une position assise, il garda le genou plié à découvert. Il contempla la tache de sang sur la robe, puis l’ourlet déchiré et haussa les épaules. Kerrigan était à peu près certain qu’elle ne pouvait être ni lavée, ni réparée et, de ce fait, ne réapparaîtrait donc jamais dans sa garde-robe. Cette pensée l’apaisa un peu, alors il tira le grand livre sur ses genoux et en tourna les pages. Une écriture épaisse et ornée – différente çà et là lorsque d’autres mains avaient ajouté des phrases au cours des siècles – couvrait la moitié des pages du livre. On y trouvait aussi des diagrammes et des illustrations, mais ils étaient peu nombreux et très incomplets comparés aux dessins des grimoires restés sur l’étagère. Kerrigan atteignit l’endroit où commençaient les pages blanches et revint quelques-unes en arrière avant d’entamer sa lecture. Entre ses mains se trouvait un livre d’histoire de Vilwan, relié au majestueux volume rangé dans la bibliothèque. Tout comme avec l’arcanslata, un lien avait été forgé magickement entre l’original et le sien. Chaque fois que le Magister historien de Vilwan ajoutait des pages, ces dernières apparaissaient sur la copie de Kerrigan. Le jeune mage avait toujours trouvé du réconfort dans l’histoire : l’étudier était l’une des rares tâches dont tous ses maîtres l’avaient félicité. Kerrigan soupçonnait que c’était parce que ses lectures les libéraient de l’obligation de s’occuper de lui ; il était à peu près sûr qu’ils ne se rendaient pas compte qu’il en tirait le même plaisir qu’eux. Dans l’histoire, il cherchait des indices ; sur quoi ? il n’en était pas certain, des indices en général qui donneraient un sens aux événements. Il trouva le passage qui parlait de la flotte au large de la côte et se concentra dessus. Son genou le cuisait et lui rendait la tâche difficile, mais il réussit malgré ce désagrément. Il s’était servi de ce sort de nombreuses fois auparavant et, expérimenté comme il l’était, il pouvait le faire fonctionner facilement. Une lueur bleue s’étira de ses mains au livre. Une petite partie en dépassait, traçant le lien immatériel entre son ouvrage et la grande histoire. La lumière disparut dans les pages dorées, puis émergea de nouveau pour en border d’autres plus récentes. Commençant du début et par le plus vieux rapport, Kerrigan ouvrit le livre et lut rapidement. Il afficha tout d’abord une expression vide, mais phrase après phrase un sourire se dessina lentement sur ses lèvres. Il était triomphant lorsqu’il atteignit le récit le plus récent. Un quart de siècle plus tôt, la flotte qui avait été envoyée pour sauver l’Okrannel était passée au large. Elle était alors composée d’une quarantaine de bateaux, moins de la moitié que ceux qui voguaient actuellement vers Vilwan. Il s’en était bien souvenu et cela lui causa une satisfaction. Son sourire s’étira doucement dans ses joues rondes et fit briller ses yeux verts. Son ventre gargouilla, lui rappelant qu’il n’avait toujours pas pris de petit déjeuner. Replaçant une mèche de ses beaux cheveux noirs derrière son oreille gauche, il referma le livre et tenta de prendre appui sur son genou droit. La robe de nuit frotta contre l’écorchure, ravivant la douleur. Il inspira brutalement, et manqua de nouveau de laisser tomber le volume. Il le rattrapa de ses gros doigts et le pressa contre lui comme on le ferait avec un ami cher, puis se recroquevilla là, attendant que la douleur disparaisse. Ce ne furent pas les gonds bien huilés qui trahirent l’ouverture de la porte, mais le frottement de sandales sur le sol. Surpris, Kerrigan releva la tête. De sa main gauche, il se saisit le genou, dans l’espoir de dissimuler sa blessure. Il frotta le tissu dessus, ce qui augmenta la piqûre. Il poussa un cri, puis serra la mâchoire, essayant de contenir ses larmes. Il baissa la tête et souffla par le nez jusqu’à retrouver son sang-froid. — Bonjour, Magister Orla. La robe de l’arrivante était du même gris que ses cheveux, et sa longue tresse aurait pu être confondue avec le cordon autour de sa taille. Elle se tenait dans l’embrasure de la porte et le détaillait, la tête droite, de ses yeux marron pétillants. Elle l’observait toujours, comme ses autres maîtres avant elle, mais cherchait bien plus en profondeur qu’eux. Son visage marqué et sa peau burinée suggéraient une vie difficile, mais, pour autant qu’il sache, elle n’avait pas quitté Vilwan plus d’une ou deux fois durant les trente dernières années. La force domina sa voix et sa voix domina la chambre, mais elle ne lui aboya pas après, ni ne s’apitoya sur son sort. — Vous êtes blessé. — Oui, j’ai mal. — J’imagine bien. Elle ferma l’espace d’un instant les yeux et, d’un geste, arracha le livre d’histoire à son étreinte. Celui-ci flotta jusqu’à ses mains tendues avec lesquelles elle le rattrapa aisément. Kerrigan espéra pendant un moment qu’elle chancellerait tout comme lui, mais le poids du livre la fit à peine ciller. Orla rejoignit les étagères et remit le livre en place, puis se tourna vers lui. — Je suggère de faire quelque chose pour ce genou. — Oui, appeler un guérisseur. (Kerrigan afficha une moue de défi.) Je veux un guérisseur. — Soignez-vous tout seul. Kerrigan baissa les yeux sur son genou et releva doucement sa robe. — C’est un sort elfique, Magister. — Un sort que vous maîtrisez. Lancez-le. Il releva la tête. — Je n’ai pas le droit de l’utiliser sans être correctement supervisé. Elle sourit lentement, les rides aux coins de ses yeux se firent plus profondes. — Pourquoi persister dans ce jeu, Initié Reese ? Vous savez comme moi que je ne ferai pas appeler un elfe pour qu’il soit présent pendant que vous soignez ce genou. Vous savez aussi que je n’éprouve aucun embarras devant votre maîtrise d’un sort qui me sera toujours inaccessible, devrais-je l’étudier encore une vie entière. Enfin, nous savons tous les deux que vous ne voulez pas vous guérir car cela sera douloureux, bien plus que ça l’est pour le moment. — Ce n’est pas un jeu. Il y a des règles, Magister, il y en a toujours eu. Je suis ces règles. Je fais tout en accord avec elles. Elles stipulent que, lorsque j’utilise de la magick elfique ou des sorts urZrethis ou tout ce qui est d’un niveau suffisamment proche des Magistri, je dois être supervisé. (Il énonça cela avec précision et attention, voire même un peu de lenteur.) Si je viole ces règles, je serai puni. Elle ferma les yeux et soupira. — Kerrigan, je ne vais pas vous sanctionner parce que vous faites ce que je vous ai demandé. Je ne suis pas comme certains de vos anciens professeurs. Vous savez que je suis plus ouverte. Pourquoi n’obéissez-vous pas sans faire toute cette comédie ? Le jeune Initié plissa les yeux. — Je veux aller voir les bateaux. Je veux descendre au port et voir les bateaux. — Oh, c’est donc cela ? Elle ouvrit ses yeux sombres et pencha légèrement la tête. Ce geste fit reculer Kerrigan. — Très bien, je crois que nous pouvons vous y autoriser, du moins si vous suivez mes ordres à la lettre. Kerrigan acquiesça avec hésitation. — Oui, Magister. — Excellent. D’abord, soignez votre genou. Il voulut se relever et lui tendit une main pour qu’elle l’aide mais elle secoua la tête. — Non, faites-le ici, par terre. — Mais comme je lance le sort, je dois me changer… — Et souiller une autre robe ? Certainement pas. (Son regard se durcit.) Vous avez accepté le marché, Initié Reese, ne me le faites pas regretter. De là où vous êtes, vous pouvez le lancer. Il secoua la tête et garda la voix basse. — Ce n’est pas correct. — Êtes-vous en train de me dire que vous ne pouvez pas le faire agenouillé ici ? après que j’ai vu d’innombrables elfes exécuter ce sort sur des navires, sur des champs de bataille, sur des lieux d’accident de char ou de piétinement ? Peut-être, puisqu’il s’agit d’un sort elfique, sont-ils simplement bien meilleurs que vous ? c’est cela ? — Non. (Ses narines se dilatèrent de défi.) Je peux le faire. — J’attends. Mais ne me faites pas attendre trop longtemps. Kerrigan inspira profondément par le nez, puis expira lentement. Il maintint une légère respiration, après cela, et ferma presque les yeux pour minimiser toute distraction. Il fléchit les doigts, puis appuya doucement sa main gauche sur la blessure. La transpiration sur sa paume s’y mêla mais il repoussa la douleur. Il s’éclaircit l’esprit autant qu’il put et commença à tisser le sort de guérison elfique. Kerrigan aimait ce type de magick, car les sorts étaient comme des êtres vivants. Là où un sort humain était fait d’angles et de croisements, de cassures nettes et de bords acérés, les sorts elfiques coulaient comme si de petites racines poussaient dans le sol ou comme si des branches s’élevaient pour étreindre le soleil. En comparaison, les sorts humains donnaient l’air d’être construits, ils étaient faciles à maîtriser, tandis qu’un sort elfique devenait tout un labyrinthe de nœuds dans sa tête qu’il devait traverser pour obtenir sa récompense. Sa main gauche brilla d’une énergie bleue. D’une teinte plus foncée que celle du premier sort qu’il avait tissé, celle-là possédait la profondeur du bleu marin, alors que l’autre avait la fragilité d’une coquille d’œuf. L’énergie s’écoula dans son genou, incitant la peau à se reformer plus vite et à guérir, absorbant le sang et le fluide, refermant la plaie. En même temps, la douleur augmenta. Kerrigan savait qu’il s’agissait de la somme de tous les maux et petites douleurs, de toutes les gênes et tous les tiraillements qu’il aurait ressentis pendant sa guérison. Ainsi concentrés, ils lui vrillèrent le genou comme une flèche, puis disparurent, laissant une sensation fantôme qu’il ne souhaitait plus jamais invoquer. Il releva les yeux et retira la main. La peau était réparée, et ne présentait même plus l’ombre d’une cicatrice. Du sang lui souillait toujours la paume, alors il l’essuya sur sa robe. S’appuyant sur le sol de sa main droite, il se redressa et sentit son habit se tendre sur son large ventre. Il se tourna vers Orla. — Voilà, Magister, comme vous l’avez demandé. — Très bien, Initié Reese. (Elle le regarda de bas en haut, les sourcils de plus en plus froncés.) Ensuite vous retirerez votre robe, la recoudrez et la laverez. — Quoi ? — Vous avez entendu ce que j’ai dit, Kerrigan. (Elle lui montra la porte.) Je sais que vous avez des serviteurs qui le font pour vous, en temps normal, mais les choses sont loin d’être normales. Tous les habitants de l’île sont employés à d’autres tâches. Aujourd’hui, vous nettoierez tout seul votre robe et irez chercher vous-même votre petit déjeuner. — Aux cuisines ? demanda-t-il en souriant. Elle confirma. — Vous connaissez le chemin ? — Oh, oui ! Kerrigan contint difficilement un sourire. Même si personne ne lui refusait jamais rien à manger – et les serviteurs parcouraient souvent la distance entre sa chambre et les cuisines pour rapporter plus de pain, de soupe, de viande ou de fruits -, les quelques fois où il s’était trouvé sur le chemin de la cuisine, il avait été enchanté de ce qu’il avait vu. Lui travaillait ses sorts dans l’arcanorium au-dessus de ses appartements. Aux cuisines, Magistri et Initiés, et même les Apprentis, utilisaient de la magick, laquelle pétrissait la pâte pour le pain, chauffait un four, écrasait les épices, ou touillait les casseroles. Il connaissait bien un grand nombre de ces sorts, puisqu’il mélangeait les ingrédients de la même façon et travaillait ses potions et préparations avec soin, mais ici il voyait le lien direct entre ce qu’il étudiait en théorie et ce qu’ils pratiquaient en réalité. Et le fruit de leur labeur lui emplissait bien et chaudement le ventre. — Bien, mais vous serez sûrement déçu. À cause de la flotte et de la nécessité de nourrir les hommes à son bord, la nourriture est rationnée. (Elle tapota son menton pointu du doigt.) Vous aurez une pinte de bière coupée et un petit pain rond. — Je vais mourir de faim ! — Pas avant longtemps, Initié Reese. Il grimaça. Les friandises qu’il croyait déjà goûter étaient devenues des cendres dans sa bouche. — Recoudre et laver, puis manger, et après je pourrai peut-être aller voir les bateaux ? — Oui. Il la regarda d’un œil soupçonneux. — Mais j’aurai peu de temps pour les voir parce que, au moment où j’aurai fini de manger, il sera presque l’heure des leçons. Orla sourit lentement. — Ah, mais voyez-vous, Initié Reese, c’est ce que j’étais montée vous dire. Tout le monde est appelé au devoir, même moi. Je dois rencontrer le Magister des Combats ce matin pour savoir en quoi je peux me rendre utile. Vous êtes libre jusqu’à midi. — C’est ce que vous étiez venue me dire ? (Kerrigan se renfrogna.) Vous m’auriez laissé y aller de toute façon ? — Oui. — Alors pourquoi ? — Parce que, Initié Reese, vous avez choisi de jouer à un jeu, et que vous avez perdu. À grands pas, Orla regagna la porte. Sur le seuil, elle s’arrêta, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. — Si vous jouez, vous perdrez. Considérez-vous chanceux que, cette fois, cela ne vous ait pas coûté cher. Apprenez de cette expérience. Au vu de tout ce que vous savez faire, si vous perdez à l’avenir, votre entourage et vous n’y survivrez très probablement pas. CHAPITRE 21 Plus que la lumière du soleil levant, c’était la fatigue qui brûlait les yeux d’Alyx. Si l’on comptait en minutes le temps de sommeil qu’elle s’était accordé ces trois derniers jours, cela représentait moins d’une heure, ce à quoi s’ajoutait la fatigue engendrée par la longue chevauchée pour venir piéger les forces aurolanies. Avec l’aide du général Caro, elle avait réussi à convaincre les princes-marchands locaux que leur ville était condamnée. Caro avait très clairement expliqué que, si l’évacuation ne s’effectuait pas dans la discipline – ce par quoi il voulait signifier que ses ordres devaient être suivis à la lettre –, il en résulterait sûrement du pillage, lequel coûterait plus cher aux marchands que de partir. Alors, ils acceptèrent à contrecœur. Caro ne leur laissa pas tout organiser. La ville était découpée en quartiers, et les représentants de chacun d’eux, qu’ils soient marchands, voleurs, ecclésiastes ou bien lettrés, furent appelés à la tour du gouvernement et prirent connaissance du déroulement des opérations. Le général prévint que les pilleurs seraient immédiatement exécutés. À son signal, un homme portant l’uniforme de sa propre Garde à cheval fut entraîné vers le devant de la salle d’audience. Un sac de jute recouvrait sa tête, dissimulant son identité et étouffant ses paroles. Caro tira une dague de sa propre ceinture, se pencha et dit au prisonnier : — Allons, fais donc quelque chose de bien, meurs comme un homme. Il lui enfonça la lame dans la poitrine, jusqu’à ce que la pointe sanglante transperce le dos de sa tunique, et ne la retira que lorsque l’homme se fut effondré entre les bras de ses camarades. Caro n’estima pas nécessaire de faire savoir à l’assemblée que l’homme qu’il venait d’exécuter était un meurtrier sorti des prisons de la ville qu’on avait revêtu de l’uniforme de la cavalerie. Tandis que ses hommes enlevaient le corps, le général dévisagea tous les chefs rassemblés, en laissant le sang dégoutter de la dague. — Comme je disais, tous les pilleurs seront exécutés. Hommes, femmes, enfants. Chacun aura déjà bien à faire à transporter ses propres possessions ou à aider les autres à tirer leurs chariots. Des tentes furent dressées à l’ouest du fleuve Salersena, à l’intérieur desquelles les marchands transférèrent leurs entrepôts. Certains réalisèrent de bonnes affaires en vendant ce dont les autres avaient besoin pour fuir. Malgré tout, les prix restèrent raisonnables une fois que Caro eut fait remarquer que les taux trop élevés et l’usure équivalaient au pillage. Alyx soupira. Toute l’évacuation aurait échoué sans l’arrivée d’un groupe de cavaliers d’Yslin. Ils avaient parcouru les dix lieues entre Porasena et la capitale très rapidement et étaient arrivés en s’attendant sans aucun doute à célébrer une grande victoire. Des messagers mandés par les éclaireurs l’avaient cherchée dans Porasena et, le deuxième jour, en milieu d’après-midi, elle les avait rejoints en compagnie du général Caro. Caro et elle avaient commencé la libération de Porasena sur un désaccord, mais son évacuation les avait réconciliés. Caro était reconnaissant qu’elle lui confie toute autorité sur l’opération. Il se servait de la position d’Alyx en tant qu’architecte de la victoire pour suggérer à ceux qui contestaient ses ordres qu’ils pouvaient toujours faire appel auprès d’elle, mais elle prenait chaque fois son parti. À mesure que le ressentiment montait dans les rues, leur alliance s’était renforcée. Ni l’un ni l’autre n’appréciaient l’idée d’être appelés loin de la ville. Le messager les mena jusqu’à leur tente de commandement, et Alyx fut sur le point de protester contre celui qui se l’était appropriée. À l’entrée, Caro lui signifia d’un signe de tête qu’il la soutenait ; pourtant, après deux pas à peine, sa large silhouette marqua un arrêt, puis se rapetissa lorsqu’il s’agenouilla devant l’homme qui se tenait debout au centre de la tente. Alyx l’entraperçut l’espace d’une seconde avant que les pans de la tente retombent devant elle. Cela suffit à lui faire adopter la même position. Elle inclina la tête. — Votre Altesse, nous n’étions pas prévenus. — Je vous ai donné un avertissement identique à celui que vous avez accordé aux troupes de Chytrine. Relevez-vous, tous les deux. Vous me servez bien. Lorsqu’elle redressa la tête, elle vit un sourire éclairer son visage. Bien que sa taille lui permette d’apercevoir les cicatrices sur le crâne du souverain, Alyx s’était toujours sentie toute petite devant Augustus, le roi d’Alcidia. En partie parce qu’elle l’avait connu étant enfant. À cette époque, il avait une chevelure noire et fournie. Au fil des ans, ses cheveux s’étaient éclaircis et avaient autant blanchis que la moustache touffue qu’il arborait, alors il avait décidé de se raser le crâne. Malgré les outrages du temps sur son corps, qui lui avaient ajouté des rides et dévoré les cheveux, il n’avait en rien perdu la vitalité et le pouvoir qui animaient toujours ses yeux marron. Ses prunelles révélaient un homme encore solide d’esprit et de cœur, ce qui avait toujours émerveillé Alyx. Caro se releva et prit les mains du roi dans les siennes. — Altesse, c’est un plaisir inattendu. — Vous mentez toujours aussi bien, Caro. Ma présence est bien la dernière chose que vous désiriez, surtout si les rumeurs sont vraies. (Augustus se tourna vers Alyx.) Et vous, Alexia, vous savez que je ne suis pas là pour m’approprier votre victoire, n’est-ce pas ? Elle acquiesça et lui serra les mains, appréciant sa poigne ferme, sèche et assurée. — Nous avons vaincu pour vous, Altesse, alors il n’est pas question d’usurpation. Le roi sourit. — Je ne suis pas non plus ici pour vous déclarer rivale d’Adrogans, même si ramener ici vos troupes et gagner cette bataille ont de quoi piquer son orgueil. Voilà qui me sied. Peut-être est-il compétent, peut-être même a-t-il causé bien des tourments aux troupes de Chytrine en Okrannel, mais je n’aime pas avoir à m’appuyer sur lui seul. Il subit beaucoup de pression, comme s’il était le Norrington qui vaincra Chytrine. Les forces rassemblées pour le soutenir ne me plaisent guère. — Avec raison, Altesse. (Alyx soupira.) Néanmoins, et malgré mes doutes à son sujet, j’apprécierais son opinion sur la situation actuelle. — Cette évacuation, oui. Il s’agit d’un problème un peu épineux, n’est-ce pas ? Caro acquiesça. — Les habitants comprennent la nécessité d’évacuer la ville, mais ils ne savent où se réfugier. Vous avez dû en croiser certains qui cherchaient à rejoindre la capitale, sur votre trajet. — Oui. Cela m’a fait réfléchir. Laissez-moi vous faire part d’une idée que j’ai eue. (Il les invita d’un geste à se rapprocher de la table des cartes.) Ce n’est pas une solution aussi nette que votre assaut, mais elle fonctionnera, je crois. Le plan du roi était à la fois audacieux et méritait qu’on s’en inspire. Deux lieues en aval, juste avant l’autre gué naturel, les méandres agités du fleuve avaient creusé une jolie vallée entourée de collines basses. Le roi offrit d’en accorder de larges terres aux marchands, à condition qu’ils s’y installent et remplissent quelques autres obligations. Que la moitié de ces terres appartiennent à l’Oriosa passa inaperçu dans le premier élan. Des dons plus petits furent faits aux citadins, leur offrant ce qu’ils n’avaient jamais eu auparavant. Le roi ne leur permettait pas de les vendre avant dix ans mais, puisque l’occasion de posséder des terres n’avait été qu’un rêve pour la plupart des habitants de Porasena, la générosité du souverain fut accueillie avec un incroyable enthousiasme. Au vu du risque couru par quiconque se trouvant aux alentours de Porasena, la retraite du roi à Yslin aurait semblé plus sage, mais Augustus refusa. Il remarqua avec justesse que, s’il fuyait à la capitale, la plupart des réfugiés le suivraient. Il fit en personne plusieurs voyages dans la ville pour aider les gens à déménager leurs affaires. Il promit de leur rendre visite dans la nouvelle ville et envoya même un convoi de ravitaillement qui inaugura la voie de Newpora et surveilla son installation. De son promontoire, Alyx pouvait déjà voir les taches marron des chemins boueux qui suivaient grossièrement la rivière. Des gens lourdement chargés s’y traînaient péniblement. De petits groupes de familles partaient vers le sud, bousculant de secourables voyageurs qui aidaient une mule bien trop chargée à traverser les endroits les plus difficiles. Des guerriers d’Aldicia prêtaient main-forte et dirigeaient les opérations. Augustus surgit derrière elle, laissant le capuchon de son manteau de laine noire glisser sur ses épaules. — L’évacuation se déroule bien, Alyx, et oui, je sais, tu me diras que tout le mérite en revient à Caro. Je l’ai remercié comme il se doit. Elle acquiesça puis désigna la ville. — La plupart des familles sont parties. Il ne reste que les imbéciles et les trompe-la-mort. Ils font des allers et retours pour prendre ce qui a été oublié. Il pourrait s’agir d’excuses et de pillage bien mal déguisé, pourtant Caro n’a exécuté personne. — Le pillage aurait empêché une bonne évacuation, mais désormais… (le roi haussa les épaules) je doute qu’il reste quoi que ce soit de valeur. — Vous avez sans aucun doute raison, Altesse. Augustus sourit, les coins de sa bouche disparaissant sous les courbes épaisses de sa moustache. — Tu as entendu le sullanciri condamner Porasena. Si j’ai bien compris, il n’a dit ni quand ni comment. Alyx secoua la tête. — J’étais surprise que nous puissions évacuer la ville. J’ai calculé qu’au coucher du soleil aujourd’hui notre travail serait achevé. Nous pourrons nous éclipser et quitter Porasena. La question est de savoir si nous y mettrons le feu. — Oui, cela vaut mieux. Le roi contempla la ville et ses tours au centre. — Si nous leur laissons un lieu à occuper, d’autres arriveront d’Oriosa. Je préférerais ne pas leur offrir une place forte ici. — Altesse, je ne questionne pas votre sagesse, mais pourquoi tolérez-vous que l’Oriosa héberge les forces aurolanies ? Le roi se passa une main sur les joues, les yeux sur la vallée. — Pour que l’Oriosa cesse d’accueillir l’ennemi, il faudrait l’envahir. Ses troupes sont de farouches combattants, et ils seraient encore plus nombreux à défendre leur terre. Quant à la pression politique, eh bien, tu connais l’histoire, comment Scrainwood a obtenu son trône, n’est-ce pas ? — Oui, Altesse. Un sullanciri a assassiné sa mère. — De la façon la plus horrible qui soit. Cette année-là, l’Oriosa devait accueillir la Fête des Moissons, mais celle-ci a été reportée d’un an à cause de la mort de la reine Lanivette. Autrefois, Scrainwood était l’un de mes amis, et la personne que j’ai vue lorsque mon père m’a envoyé représenter l’Alcida aux funérailles était un homme brisé. Il possédait encore la ruse féroce et l’intelligence politique de Scrainwood, mais son peu de courage avait disparu. (Le roi frissonna.) Il ne les empêche pas de traverser l’Oriosa, mais il les craint tellement qu’il garde un œil sur eux. Il a des espions partout et partage ses informations avec moi, pour retarder l’invasion. De fait, la nouvelle de ta victoire l’a incité à divulguer quelques éléments très utiles. Chytrine se montre très audacieuse. — Alors ma prochaine mission sera ? Augustus éclata d’un rire franc dont les éclats se perdirent dans les profondeurs de la vallée. — Tu rentres à Yslin avec moi. La Fête des Moissons approche et, à la veille de la nouvelle invasion de Chytrine, c’est l’Alcida qui l’accueille. Je veux que tu y sois. Si Chytrine inspire la peur, tu en es l’antidote. Elle est peut-être d’une formidable puissance, mais elle n’est pas invincible, et les gens ont besoin qu’on le leur rappelle. — Je ferai selon vos ordres, Altesse, mais ma place est au front, à me battre. — Je le sais, Alexia. Le roi pinça les lèvres pendant un instant, puis esquissa un petit sourire. — J’entends ton père prononcer les mêmes mots. Il serait très fier de toi, même s’il te dirait que les derniers déplacements de Chytrine ne sont pas de ton ressort. Les arcanslata rapportent qu’elle conduit sa flotte à Vilwan. Alyx redressa la tête. L’utilité des sorciers au combat avait été longuement et vivement débattue. S’il était vrai que les plus simples des sorts puissent avoir des applications militaires, le fait que des contre-sorts puissent les annuler limitait leur utilité. En général, on maintenait les sorciers derrière les lignes de front pour soigner les soldats et réparer les équipements ou les meckanshii, qui tenaient de l’humain comme de la machine. Quand même, attaquer la forteresse des magickants, c’est de la pure folie. Elle fronça les sourcils. — Cela n’a de sens que si elle a créé quelque sort très puissant ou un mécanisme qui peut les écraser. — Exact, même si ses motivations pourraient être encore plus simples. Les pirates de Wruona l’accompagnent dans cette expédition, mais ils ont autrefois attaqué ses bateaux. Peut-être veut-elle s’en débarrasser, alors elle place deux ennemis l’un en face de l’autre. Un certain nombre de chefs devraient apprendre qu’avoir affaire à elle peut s’avérer très dangereux. — Je me demande bien, alors, Altesse, ce que les troupes qu’elle a envoyées à Porasena ont fait pour lui déplaire. Une lumière vive apparut sur les plaines au nord-est de la ville. Elle brûla d’une lueur argentée, aveuglante comme la foudre, et enfin se concentra pour former le sullanciri qu’Alyx avait vu trois jours auparavant. L’Aurolani contempla la ville, puis huma l’air. Il se tourna vers la colline où elle se tenait avec le roi. — Du sang, cette odeur, à la bonne heure ; mais une bien plus rare chatouille mon nez. C’est celle de notre plus grand ennemi, je ne peux me tromper. Acclamez Augustus, souverain des plus justes, qui bientôt se trouvera moins robuste. Augustus ferma les yeux et laissa retomber sa tête, en la secouant lentement. — Tu en fais toujours trop, Leigh. Bien que les mots du roi ne résonnent pas plus qu’un murmure, le sullanciri, qui se tenait à près de un kilomètre plus loin, réagit comme s’ils l’avaient fouetté. Il siffla et se voûta, tirant le manteau de flammes autour de lui telle une armure. Il se redressa lentement, sans plus aucune crainte, et indiqua l’est. — Voici que s’accomplit la prophétie, Porasena perd la vie. Alyx regarda la frontière oriosane, puis recula involontairement. Instinctivement, elle dégaina son épée et s’interposa entre ce qu’elle voyait et le roi. — Partez, maintenant, Altesse, éloignez-vous ! — Non, Alexia, j’ai déjà vu un représentant de son espèce. S’enfuir ne sert à rien. Le soleil de l’aube ne laissait voir qu’une silhouette, aussi noire que l’immense ombre cruciforme qui ondulait sur les collines et les champs. Lorsque le dragon piqua sous la ligne des collines, ses écailles d’ivoire parsemées d’or donnèrent l’impression d’avoir été travaillées par un habile artisan. La fluidité et la grâce de son vol semblaient impossibles pour une créature de cette taille, pourtant elle possédait une souplesse presque féline. Le dragon pencha l’aile gauche et plana en cercles serrés autour de Porasena. Dans ses grands yeux bleu-vert tourbillonnaient des couleurs, coïncidant avec les pensées qui semblaient traverser son crâne orné de cornes. Le dragon paraissait regarder les gens de la ville qui couraient en tous sens, affolés. Il claqua des mâchoires en direction d’une femme clouée de terreur sur le balcon d’une tour. Bien que le dragon la manquât – il n’en aurait fait qu’une bouchée, victime perdue dans cette énorme gueule –, elle bondit en arrière et bascula vers sa mort. D’un battement d’ailes puissant, le dragon s’éleva dans le ciel, le bout de ses ailes et celui de sa queue barbelée, en forme de trident, se déployèrent au-dessus de la ville. Plusieurs centaines de mètres plus haut, il se roula en boule et culbuta en arrière. Il se laissa tomber vers le sol, puis déplia ses ailes d’un coup. Il chuta en vrille droit sur la ville. Frôlant presque le toit de la plus haute tour, le dragon cracha du feu. Le souffle de chaleur frappa Alyx avec la force d’une taloche amicale, et ce n’était qu’un faible contrecoup comparé à la violence destructrice qui frappait la ville. Une langue de feu rouge et or explosa au cœur de Porasena, pulvérisant le pont qu’Alyx avait utilisé pour traverser le fleuve, puis envahit les rues. Des meubles en bois laissés sur place et d’autres ordures se consumèrent en un clin d’œil. Le feu projetait les fuyards en avant, les faisant culbuter comme s’ils étaient pris dans un torrent, puis les carbonisait avant de les avaler. Le grondement de l’incendie engloutissait leurs cris. Le feu, qui encore une fois semblait plus liquide que gazeux, éclaboussa les tours. Il se brisa sur elles, les érodant plus qu’il ne les brûlait, tout comme les vagues grignotent les châteaux de sable. Leurs tapisseries et meubles abandonnés brûlant à l’intérieur tel un feu de joie, les tours commencèrent à s’affaisser comme des bougies trop chaudes. Alyx vit l’instant où deux d’entre elles se touchèrent et commencèrent même à fusionner pour former une arche au-dessus du brasier qu’était devenu le cœur de la ville. Le dragon fit un nouveau tour ; il rôtit les hommes sur les remparts avec de petites flammes nasales et embrasa les taudis du quartier pauvre. La rivière emporta les débris calcinés vers le nord. Dans un deuxième, puis un troisième tour, le dragon mit le feu à toute la ville. Bien qu’aucune attaque ne soit aussi violente que la première, Porasena flamba gaiement, laissant s’envoler une colonne de fumée gris sombre dans les airs. Le dragon traça un dernier cercle, puis battit des ailes et s’envola vers l’est. Une fois qu’il eut disparu au-dessus de la frontière oriosane, le sullanciri entra dans la ville. Il marcha à grands pas dans les allées incendiées, ses flammes brillant moins que celles du brasier. Cela le rendit facile à suivre des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse en plein cœur de la ville. Alyx étudia l’incendie avec attention, s’attendant à le voir réapparaître, mais ce ne fut pas le cas. Au lieu de cela, en un instant, le feu vacilla et brûla avec moins d’intensité, comme s’il était battu par un vent glacial et violent. Les flammes diminuèrent sur les bords, puis s’enfuirent vers l’intérieur. Elles disparurent tout à coup, presque en totalité, rassemblées en une tornade qui se réduisit jusqu’à former le sullanciri et sa cape de flammes. La lointaine silhouette fit la révérence, salua le roi, recommença à tourner, son manteau s’embrasa, puis le feu mourut dans un crépitement, et tout fut plongé dans l’obscurité. Alyx cligna des yeux et regarda de nouveau la ville, secouant la tête. De la fumée ondulait au-dessus des tours tordues et penchées. Çà et là, la chaleur rallumait des feux, mais ceux-ci brûlaient avec une pâle férocité comparés aux flammes du dragon. Là où s’était trouvé le pont reposait désormais un bassin qui s’emplissait d’eau fluviale brûlante. Elle pouvait presque sentir le weirun du fleuve se tordre de souffrance tandis qu’il s’élevait en partie dans un nuage de vapeur. Alyx frissonna bien qu’elle n’ait pas froid. — Je comprends cette démonstration de pouvoir, mais, si le sullanciri savait que vous étiez ici, pourquoi le dragon ne vous a-t-il pas tué ? Votre perte serait un coup fatal pour les adversaires de Chytrine. Le roi acquiesça lentement. — Oui, mais le rapport de ce que j’ai vu sera encore plus douloureux. Un quart de siècle plus tôt, un dragon travaillait pour elle. Elle l’avait réduit en esclavage grâce à une portion de la Couronne du Dragon. Nous l’avons abattu. Les hommes y ont trouvé du courage, peut-être trop. Maintenant, elle en a un autre. — Ne va-t-elle pas simplement l’envoyer à Yslin pour tuer les dirigeants du monde lorsqu’ils se rendront au Conseil des Rois ? — Tu le ferais, je le ferais, mais pas Chytrine. Le roi releva son capuchon. — Elle nous a prévenus de son retour. Ce ne sont que d’autres avertissements. Avant de vaincre un ennemi, elle veut le briser. Crois-moi, Alexia, la destruction de Porasena brisera la volonté de certains de ses adversaires. À la lumière de cet événement, ce qu’elle a perdu ici à cause de ta victoire n’était rien. Si nous ne pouvons nous unir pour la vaincre, nous laisserons le champ libre à sa domination. CHAPITRE 22 Recoudre sa robe de nuit avait été plus rapide que recouvrer son amour-propre, néanmoins Kerrigan réussit les deux. Comme ordonné, il avait recousu l’ourlet, en ne se piquant qu’une ou deux fois avec l’aiguille. Il décida qu’il lui faudrait trouver une couturière pour qu’elle lui enseigne aussi de cette magick, afin que cette situation ne se reproduise pas. Ensuite il lava sa robe et, en regardant les Apprentis de corvée de lessive, il apprit à essorer un vêtement et à l’étendre sur les cordes pour qu’il sèche. Aucun de ses maîtres ne lui aurait permis une telle activité. Kerrigan savait que l’explication d’Orla – qu’il y avait un manque de serviteurs dû à l’arrivée de la flotte – n’était qu’un prétexte. Tous ses autres professeurs lui auraient fait travailler sa magick en punition, des répétitions abrutissantes de sorts appris des années auparavant. Il savait qu’ils le manipulaient. Ils lui montraient de nouveaux sorts, lui enseignaient de nouvelles techniques, puis le punissaient en lui faisant pratiquer les éléments fondamentaux. Et, parce que cela l’ennuyait, il accueillait plus volontiers et avec plus d’attention les nouvelles leçons. Du moins, c’était ce qu’ils croyaient. Kerrigan avait compris, très tôt, qu’il avait deux types de maîtres. Le premier ne se souciait que des résultats : on leur avait donné un objectif. Il ne savait jamais lequel avant de l’atteindre, car ce maître partait alors et un autre le remplaçait. Ceux-là étaient faciles à manipuler. Kerrigan se montrait prometteur, subissait une série d’échecs, puis progressait avant de stagner de nouveau. Ils passaient de la satisfaction à la frustration au même rythme. Puisque, de toute évidence, ils voulaient en avoir fini au plus tôt avec lui, il pouvait les punir en leur donnant l’impression qu’ils resteraient coincés avec lui durant une éternité. Le second type de maîtres l’intéressait davantage. Ceux-là représentaient la majorité de ceux qu’il avait eus ces sept dernières années. Souvent, ils n’étaient même pas humains, et ne cachaient pas leurs doutes quant à la capacité de leur élève à maîtriser la magick qu’ils lui enseignaient. Bien qu’il ait un dixième de l’âge de certains des mages humains les plus vieux, et une fraction de celui de certains de ses professeurs non humains, il réussissait assez bien à comprendre leur magick. La plupart ne pouvaient y croire, alors ils lui faisaient recommencer encore et encore. Pour eux, il devenait obstinément précis, il n’avait pas le choix. Orla lui avait peut-être ordonné d’exécuter un sort de guérison appuyé sur un genou, mais Magister Phyreynol l’aurait puni pendant une semaine pour cela. Satisfaire ce groupe de Magistri n’était pas aussi difficile qu’il l’aurait cru. Kerrigan adorait l’ordre et la précision. Il préférait la paix et le calme, refusant toute distraction. Cela lui permettait de sentir et expérimenter la nature de la magick qu’il tissait. Pour lui, cette dernière était semblable à de la musique portée par le vent. Il pouvait sentir les autres grandes magicks existantes, mais n’en captait pas assez d’indices pour se l’approprier. Assez vite, il avait découvert un autre outil pour manipuler ses maîtres : la nourriture. Il insistait pour qu’ils prennent leurs repas avec lui. S’ils refusaient, il faisait la moue et boudait jusqu’à ce qu’ils cèdent. Puis il commandait toutes sortes de plats, discernant vite ce qu’ils aimaient et ce qu’ils détestaient. Puisqu’ils consommaient la même chose que lui, lors de ces repas partagés, rien qu’en choisissant le menu, il les punissait ou les récompensait. Il aimait particulièrement faire grossir les plus minces. Assis dans un coin de la cuisine sur un tabouret solide, Kerrigan réfléchissait à Orla. Tous autour de lui, Magistri, Initiés et Apprentis travaillaient dur. Ils tiraient d’énormes sacs de farine, mélangeaient des ingrédients dans des bols immenses, jetaient du bois dans les feux des fours. Il se demanda pourquoi ils n’utilisaient pas la magick, comme ils auraient dû normalement le faire, puis comprit qu’ils réservaient leurs forces à d’autres besognes. Orla, il le savait, ne serait pas satisfaite de cette observation, elle voudrait plus. « Pourquoi ? » était une question qu’elle semblait poser sans cesse. Elle lui demandait de réfléchir plus qu’aucun autre Magister l’avait jamais fait, et exigeait de lui des tâches qui ne seraient jamais venues à l’esprit de ses autres maîtres. Tout en grignotant son pain noir, Kerrigan s’interrogea sur la raison pour laquelle tout le monde économisait sa magick. À l’évidence, il était vrai que la force physique et les moyens non magickes atteignaient l’objectif. Peut-être le pain prenait-il plus de temps à être malaxé, à monter et cuire, mais on y arrivait. La petite tranche dans sa main avait un bout brûlé, ce qu’il n’avait encore jamais vu, mais elle avait bon goût et lui remplissait l’estomac. Il haussa les épaules, à peu près certain qu’il s’agissait d’un ordre du Grand Magister, pour une raison connue de lui seul. La plupart des choses qu’il ne comprenait pas s’expliquaient souvent de cette manière, et il trouvait cela rassurant. Chaque fois qu’il demandait à un maître pourquoi il devait faire ceci ou cela, c’était la même réponse. Sauf avec Orla. Elle lui demandait toujours d’en déduire la raison. Il faisait de son mieux, et elle acceptait ce qu’il disait. Tout de même, il sentait toujours sa déception. Elle s’attendait clairement à autre chose. Néanmoins, puisque ses réponses étaient bonnes, deviner ce qu’elle voulait entendre d’autre dépassait les facultés de Kerrigan. Il termina son pain - sauf le croûton brûlé, qu’il lança à un chien – et le fit passer avec de la bière diluée. Elle avait un goût épouvantable mais il la but quand même. Il porta la coupe jusqu’à une bassine remplie de vaisselle sale qui se trouvait sur le chemin de la porte et l’y jeta. L’Apprentie dont les bras étaient plongés dans l’eau savonneuse jusqu’aux coudes le fusilla du regard. Il releva dédaigneusement le nez, puis sortit tranquillement de la cuisine. Kerrigan se protégea pendant un instant les yeux du soleil, puis entreprit de descendre le chemin sinueux vers le port. Lorsque la route plongea sous des collines boisées, il perdit de vue l’océan et les bateaux. Malgré cela, le flot de gens qui remontaient dans les terres facilita son choix de trajet. Il avait toujours vécu à Vilwan et, même s’il ne s’aventurait pas souvent en dehors des tours dans lesquelles il vivait et où se déroulaient ses leçons, il se sentait tout de même à l’aise dans cet environnement. Bien épaisse et luxuriante, la végétation des coteaux s’étendait en un patchwork arc-en-ciel. Les couleurs n’étaient pas unies, car des plantes écarlates portaient des baies bleues ou des fleurs d’argent et ainsi de suite, mais les réactions des voyageurs incitaient Kerrigan à croire que c’était assez exotique. Exotiques, c’était exactement ce qu’étaient les voyageurs pour lui. Ils l’amusaient et l’effrayaient à la fois. Ils s’habillaient de plusieurs couches de vêtements, dans une absolue profusion de couleurs. Ils se vêtaient même de pantalons - il vit très peu de robes - et beaucoup portaient des épées, des dagues, des arcs et des carquois remplis de flèches. Des cicatrices leur barraient le visage, des dents tordues et jaunies ornaient leur sourire. Et l’odeur de certains ! Kerrigan était sûr qu’il pourrait trouver le chemin du port rien qu’en utilisant son odorat. Les voyageurs étaient dispersés sur toute l’île. Chaque type de magick possédait son propre groupe de tours, celle des Magistri étant au centre de l’île. C’était là que Kerrigan vivait, les maîtres venaient plus souvent à lui que lui se déplaçait pour recevoir leur enseignement. À l’exception des Apprentis auxquels on confiait quelques petites tâches en punition, il voyait très peu d’autres gens de son âge sur Vilwan, et encore moins de magickants de son rang. Alors que le défilé de la foule sur l’île était intéressant et surprenant, les déplacements des gens donnaient une impression générale d’ordre. Quant au port, il avait été livré au chaos. Mis à l’ancre, les bateaux tanguaient maladroitement de haut en bas au rythme des vagues. Des Apprentis s’étaient rassemblés en petits groupes, riant et lançant des appels. Les marins leur répondaient, puis un Initié les envoyait en haut des passerelles pour aider à décharger les navires. Dans ce tourbillon d’activités, Kerrigan marchait à son propre rythme. Il s’émerveillait de tout, essayait de tout mémoriser. Il voulait forger ses propres souvenirs, afin de les comparer à l’histoire officielle. Dans ses pages, il avait lu beaucoup de choses, mais cela manquait un peu de vie à son gré. Il découvrait ici une diversité qu’il n’avait jamais connue et qui l’enrichissait. Le spectacle, les bruits, les odeurs, les voix, les accents, tout cela résonnait en lui. Il en accueillait chaque vague, souriant malgré lui. Il aperçut le regard de certains Initiés, les vit échanger des hochements de tête. Il se dit qu’ils parlaient peut-être de lui, mais ne put s’imaginer pourquoi. Là, sur les docks, il ne se sentait différent de personne. — Eh, toi, tu peux nous donner un coup de main ? Kerrigan cligna ses yeux verts et se tourna vers la voix. Là, au bastingage d’un bateau, se trouvait un elfe. À la main, il tenait un gros sac. Plus bas sur la passerelle, des Apprentis et de jeunes hommes du bateau s’activaient comme des fourmis, tirant des sacs jusqu’à un chariot. — Vous voulez dire moi ? La voix de Kerrigan vacilla, mais pas de nervosité. L’elfe ne ressemblait à aucun de ses tuteurs, car il était recouvert de tatouages, et une bande de cheveux blancs s’élevait au centre de son crâne. Kerrigan mit quelque temps à l’identifier comme Vorquelfe ; non parce que cette espèce lui était inconnue, mais parce qu’il n’en avait jamais vu avant. Cela le fit sourire. — Oui, toi, confirma le Vorquelfe. — Je serai heureux d’aider. Kerrigan retroussa les manches de sa robe marron. Il fléchit les doigts, tendit les mains et se mit à tisser un sort. De la même façon qu’il avait fait voler le livre, il avait l’intention de faire flotter le sac du bateau au chariot. Calculer à quelle distance se trouvait le sac et son poids s’avérait compliqué. Toutefois il ne devait pas être très lourd car le Vorquelfe le balançait sans effort. Il se prépara à lancer le sort, ferma les yeux pour se calmer un peu puis les rouvrit. Il chercha sa cible sans la trouver. Autour de lui, les autres avaient levé le nez en l’air, alors il les imita. Il se demanda ce qu’ils regardaient car il ne voyait rien, le ciel s’était obscurci. Une demi-seconde plus tard, le sac de farine d’une vingtaine de kilos lui atterrissait en pleine poitrine. L’impact le renversa et le fit durement tomber sur le dos. Des étoiles éclatèrent devant ses yeux lorsque sa tête frappa le sol. Il rebondit une fois, puis un poids étouffant se pressa contre son torse. Dans un accès de colère, il lança le sort qu’il avait préparé, projetant le sac de farine dans les airs, mais il découvrit qu’il ne pouvait toujours pas respirer. Un Initié qu’il ne connaissait pas s’agenouilla à côté de lui. Il tenta de passer les bras autour de la taille de Kerrigan, de lui arquer le dos, mais sa main ne trouva aucune prise. — Il est trop gros, j’ai besoin d’aide. Le manque d’air lui brûlait les poumons. Pris de panique, Kerrigan agita les jambes. Il voulut crier car il avait mal au dos et à la tête, mais il en fut incapable à cause de ses poumons paralysés. Des larmes coulèrent sur ses joues, d’abord à cause de la douleur, ensuite en raison des rires qu’il entendait. Entre ses pleurs, il apercevait des silhouettes floues pliées en deux d’hilarité, contant et répétant ce qu’elles venaient de voir. Soudain, le Vorquelfe lui boucha la vue et l’enjamba. Kerrigan sentit des doigts s’enfoncer dans la chair de son dos. On le souleva et de l’air frais se précipita dans sa poitrine. Il souffla lorsque le Vorquelfe le reposa. Celui-ci l’aida à respirer trois fois encore, puis retira les bras de sous Kerrigan. Il le dominait de sa taille. — Incroyable que tu arrives même à respirer. Le visage de Kerrigan s’empourpra immédiatement. Il roula sur la droite pour se remettre debout, mais, avant qu’il parvienne à s’appuyer sur un genou, quelqu’un d’autre le percuta. Kerrigan roula un mètre plus loin, il eut à peine le temps de comprendre les « Attention ! » qui jaillirent de la foule, puis de tourner la tête vers son ancienne place. Le sac atterrit avec un bruit sourd et explosa dans un nuage blanc qui le gifla durement. Kerrigan secoua la tête en soufflant, de la farine plein le nez. Elle lui emplissait la bouche d’un film pâteux. Il se frotta les yeux pour la chasser, puis les rouvrit, les jambes flageolantes. Tous autour de lui, des Apprentis, des Initiés et des marins le montraient du doigt en riant. Il baissa la tête et se vit couvert de farine, de la courbe de son ventre jusque sur ses bras. Les parties de son corps qu’il ne pouvait voir devaient être dans le même état. Il devint écarlate et souhaita que la farine lui remplisse les oreilles pour lui permettre de rester sourd aux moqueries. Celles-ci le mettaient au supplice. La panique l’envahit, son visage était rouge sous son manteau de farine. Être rabaissé, tyrannisé, harcelé et menacé, tout cela il avait appris à faire avec, mais le ridicule, il n’avait aucune défense contre. Il ne pouvait rien faire, alors il réagit sans réfléchir. Pour la première fois de sa vie, Kerrigan Reese courut. CHAPITRE 23 Orla pénétra dans la salle ronde de la tour du Magister des Combats, mais ne descendit pas l’unique marche qui menait au disque enfoncé dans le sol au centre. Tout autour du disque, des étagères avaient été ajustées aux murs et emplies de livres, de rouleaux, de cartes, d’armes, d’os et d’autres objets de guerre. À l’opposé de la porte par laquelle elle était entrée se trouvait un balcon, et là se tenait le Magister, les mains derrière le dos, les yeux tournés au nord vers la mer. On aurait facilement pu confondre la salle avec les appartements d’un général, et pas seulement à cause des objets. Il n’y avait rien de mystique ni de raffiné dans l’ameublement spartiate. Les sièges en bois dur n’encourageaient pas à rester. La couchette installée près du balcon avait été faite ; elle n’était couverte que de draps et d’une fine couverture en laine. Les tiroirs de l’une des étagères devaient contenir les vêtements du Magister, néanmoins il y en avait assez peu pour suggérer que son argent ne servait pas à remplir sa garde-robe. Le Magister lui-même portait bien la robe grise des magickants supérieurs, bien qu’il n’obéisse pas à la mode en vigueur sur Vilwan. Il avait préféré descendre le haut de sa robe jusqu’à la taille et attacher les manches en ceinture. Il avait beau être à moitié dans l’ombre, elle voyait les cicatrices et les tatouages plus foncés sur son dos et ses épaules. Ces dernières avaient autrefois été puissantes, tout comme le Magister lui-même. Dans sa jeunesse, il avait eu le physique d’un guerrier, bien que celui-ci ait été assez fin pour être comparé à celui d’un elfe. Son crâne, qu’il rasait tous les jours, avait autrefois été orné de longs cheveux noirs qu’il nattait tout comme elle le faisait. Elle se racla la gorge. — Vous m’avez envoyé chercher, Magister. Il attendit pendant un instant avant de se retourner et de rentrer dans la salle. On aurait dit qu’il prenait de l’âge à chaque pas. Les imperfections que la lumière du soleil avait dissimulées se faisaient plus nettes. L’homme grand et fier qu’elle avait connu dans sa jeunesse s’était affaissé, comme si le poids des responsabilités et la puissance qu’il était capable d’invoquer l’avaient compressé. Elle sentait toujours son pouvoir, et le voir couver dans ses yeux marron renforçait l’idée qu’il était stupide de juger un mage sur son physique. — Orla, vous êtes consciente de l’invasion imminente. Chytrine souhaite faire subir à Vilwan ce qu’elle a fait à Vorquellyn il y a un siècle. Sa voix restait égale, malgré l’âge qui la faisait chevroter de temps en temps. — Demain, ou après-demain, la paix de cette île sera brisée. Elle hocha lentement la tête. — Je m’interroge sur le bien-fondé de son attaque. Le Magister des Combats leva la main afin de couper court à toute autre remarque. — Bien fondée ou non, c’est un fait. Nous savons qu’elle a lancé une attaque d’essai sur une ville d’Alcida. Elle y a perdu plus de troupes qu’elle s’y attendait et s’est servie d’un dragon pour se venger. Lors du dernier quart de siècle, elle est devenue plus puissante, plus arrogante aussi. Elle arrive, et nous l’affronterons. Orla leva le menton. — Qu’attendez-vous de moi ? Le Magister des Combats lui sourit, effaçant pendant un court instant les années pour revenir à une époque où ils avaient repoussé côte à côte les forces aurolanies en Okrannel. — Je viens m’enquérir du garçon. — C’est à vous qu’ils ont confié cette tâche ? Le Grand Magister a-t-il imaginé que notre longue association émousserait ma langue ? Il secoua sa tête chauve. — S’ils avaient présumé cela, je les aurai détrompés, et vite. Nous sommes envahis, et j’ai besoin de savoir s’il me sera utile. Orla renifla avec dédain. — Les choses n’ont pas vraiment changé depuis mon dernier rapport au Conseil. L’Initié Reese est, sans aucun doute, le plus grand magickant humain connu. Les talents de ses parents se sont bien reproduits. Il travaille dur, mais il a été élevé comme un cheval avec des œillères. Il connaît la magick, tous les types de magick. Il a maîtrisé des sorts d’un pouvoir infini, et il est très facilement capable d’en démonter, examiner, améliorer, recombiner voire même d’en créer certains dont aucun homme n’a encore rêvé l’existence. Le Magister approuva. — Comme il l’était voulu. — Oui, ce que vous vouliez. Ce que tous, vous vouliez. — Vous ? (Le Magister plissa les yeux.) Je me souviens assez bien de votre présence à mes côtés à sa naissance. Nous nous sommes tous portés volontaires pour cette tâche, nous y croyions. Pensez-vous que nous avions tort ? — Non. (Elle secoua résolument la tête.) Vous avez raison de dire que nous avons tous été volontaires. Tous, sauf un : Kerrigan. Il a été engagé contre sa volonté, avant même d’en avoir une. Il a été formé et façonné. Il a été entraîné comme on le ferait avec un chien, dans un seul objectif. Du moins, il a commencé sa vie à s’entraîner dans un seul objectif, mais ce dernier a changé au fil du temps. Orla soupira et désigna le sud, le cœur de l’île. — L’avez-vous vu en dehors des séances de tests ? —Non. — Vous devriez. Tout le Conseil devrait. Vous n’avez aucune idée de ce que cet entraînement a fait de lui. Nous nous sommes mis d’accord, oui, moi aussi, sur le fait de ne pas révéler leur destinée ni à Kerrigan ni à aucun des autres. La pression aurait été trop forte. L’entraînement seul a détruit les autres, mais lui a continué. Pourquoi ? Parce qu’il a cessé de s’interroger sur son rôle dans la vie. Il a appris très vite qu’il n’aurait jamais de réponse à ses questions, alors il a simplement renoncé à la quête de cette connaissance. — Oui, et c’est pourquoi il a tant accompli. — Exact, peut-il être utile ? Le Magister des Combats lâcha un petit rire. — Immensément utile, s’il peut exercer une fraction du pouvoir que vous lui prêtez. Je l’ai vu, pendant les tests, il peut le faire, il n’y a aucun doute. — Oh, il le peut, mais vous l’avez vu le faire dans les salles de tests. (Elle secoua la tête.) En plein combat, sous les flèches qui volent, au milieu des hommes qui crient, du feu qui brûle et de l’épaisse fumée qui étouffe, il sera inutile. Ce matin, Magister, il s’est écorché le genou. C’est une égratignure que vous et moi aurions ignorée sans y réfléchir à deux fois, mais elle est devenue le centre de tout son être. Il a refusé de lancer le sort pour la guérir jusqu’à ce que je le lui ordonne, et là, il a voulu enfiler une robe propre, pour être en condition. » Quand je le lui ai fait lancer appuyé sur un genou, quand je l’ai humilié pour l’y inciter, alors seulement il s’est exécuté. Et parfaitement bien, mais là non plus il n’y avait aucune distraction. Dans un arcanorium, il est sans égal. Sur un champ de bataille, je choisirais l’Apprenti le moins expérimenté plutôt que lui. — Et pourtant, nous n’avons pas mieux que lui. (Le Magister des Combats soupira profondément.) Il ne nous sera d’aucune aide au combat. — Il pourrait soigner des blessés, mais je crois que c’est tout. (Elle fit la moue.) Mettez-le dans une infirmerie, confiez-le à un garde du corps auquel vous aurez donné l’ordre de le tuer si les forces aurolanies envahissaient l’île. Et je ne m’en chargerai pas, vous ne m’y forcerez pas. Je refuserai, et, très franchement, vous avez besoin de moi ailleurs. — Vous avez raison, et tort. (L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres du Magister.) Serait-ce en mon pouvoir, vous et moi combattrions de nouveau côte à côte pour repousser les pirates. — C’est en votre pouvoir. La défense de Vilwan est sous votre responsabilité. Je suis peut-être plus vieille et moins vive, mais je reste l’un des meilleurs mages de combat disponibles. — Je ne le nierai jamais, Orla. Jamais. Il ramena les mains par-dessus les manches nouées de sa robe. — Il n’en demeure pas moins que vous avez une mission plus importante que défendre Vilwan. Non, attendez, laissez-moi parler. Cette mission existe bien. Vous accompagnerez l’Initié Reese lorsqu’il évacuera l’île. Votre travail consiste à le mettre en sécurité. Orla sentit une grande fatigue l’envahir. — Vous n’êtes pas sérieux. Vous gaspilleriez mes talents ! — Néanmoins, tel est votre rôle. (Le Magister s’inclina.) Il est à votre charge et je n’ai aucune crainte pour la destinée du garçon. Et, puisque vous pensez qu’il doit apprendre plus de choses en dehors de l’arcanorium, voilà l’occasion de les lui enseigner. Elle releva la tête. — Oh, je vois ! Le Conseil accepte de céder à ma requête et se sert de l’invasion comme prétexte. C’est bien mieux que de devoir admettre qu’ils se sont trompés. — Orla, ma chère amie, vous savez qu’il ne faut jamais questionner l’origine d’une bonne fortune. (Le Magister sourit, puis posa la main droite sur son épaule.) N’hésitez pas, enseignez-lui bien. Si nous ne sommes pas vaincus, il pourra revenir. Si en revanche c’est le cas, il vaut mieux pour l’avenir du monde qu’il ne meure pas avec nous. Will était presque sûr de s’être fêlé les côtes tant il riait. Il en avait lâché le sac de farine qu’il portait pour se les tenir. La surprise sur le visage du gros garçon une demi-seconde avant que le sac le frappe en pleine poitrine avait été hilarante ! La façon dont son expression était passée d’une confiance sereine à une absolue panique resterait un souvenir que Will se repasserait encore et encore. Après, pour rendre les choses encore meilleures, le sac de farine s’était envolé très haut puis était retombé d’un coup et avait éclaté, couvrant le garçon de farine. Celui-ci s’était enfui en pleurs, un nuage de poussière grise derrière lui. Et c’ était sa faute à lui. Résolu l’avait interpellé, lui ordonnant de se mettre à la queue avec les autres. Au lieu de cela, le garçon était resté sur place et avait exécuté un geste impérieux. Il avait même fermé les yeux, défiant Résolu de lancer le sac. Si j’avais fait ça, Résolu m’aurait pas aidé à respirer, il m’aurait flanqué une rouste. — Tu as fini de rire, gamin ? Le ton glacé de Résolu l’arrêta net. — Heu, oui. — Bien. Résolu lui saisit le bras droit dans une prise aussi solide que celle d’un étau. — Ramasse le sac que tu as lâché. Porte-le jusqu’au chariot. Ensuite trouve un balai. Balaie la farine renversée et remets-la dans le sac. — Quoi ? Les yeux de Résolu se plissèrent jusqu’à former deux fentes d’argent. — Elle pourrait fabriquer le dernier pain que tu mangeras jamais. Nous n’aurons plus de ravitaillement. C’est le dernier. On ne peut rien gâcher. — Compris. Will tenta de libérer son bras, sans succès. Le Vorquelfe maintint sa prise une seconde de plus, puis le lâcha. — Dépêche-toi, gamin. Will se pencha pour ramasser son sac de farine puis le porta au chariot. Dranae le lui prit et le jeta facilement dedans. Le chariot craqua à son atterrissage. — Dis-moi une chose, Will. (Le grand homme saisit un autre sac du dos d’un Apprenti et le lança également.) Pourquoi croyais-tu que c’était drôle ? Will s’étonna. — Toi non ? — J’aurais dû ? Ce jeune homme s’apprêtait à utiliser de la magick pour déplacer le sac. Il aurait pu faire bouger tout le chariot. Le jeune voleur fronça les sourcils. — Comment tu sais ça ? Dranae hésita l’espace d’un instant, puis se passa une main sur la mâchoire. — Je le sais, c’est tout. Ça m’a paru évident. Nous sommes sur Vilwan. Il porte une robe, fait des gestes avec ses mains. Will hocha la tête. — Je vois, ouais. Ce que je vois pas, c’est comment t’as pu penser qu’ il était puissant. — Pourquoi c’était drôle ? — Eh bien, parce qu’il s’est retrouvé par terre ! Parce qu’il a été surpris, qu’il était couvert de farine et qu’il est parti en pleurant comme un bébé. — Même si c’était important ? Will se sentit très mal à l’aise. — Ben, je savais pas que ça l’était… — Même s’il s’est fait visiblement très mal ? — Je savais pas. Autour des yeux de Dranae, la peau se plissa. — Tu sais combien ces sacs sont lourds. Tu sais que ça ne pouvait faire que mal. — Ben… (Will sentit ses entrailles se serrer.) Les autres riaient. — Oui, c’est vrai. Dranae claqua Will sur les deux épaules, provoquant une onde de choc dans son corps. — Mais c’était surtout des mages. Souviens-toi, Will, ce n’est jamais une très bonne idée de laisser croire à un magickant que tu te moques de lui. Tu auras beaucoup de problèmes sur Vilwan si tu l’oublies. Le visage de Will se ferma. Il n’avait pas du tout aimé la traversée pour Vilwan. Il s’était facilement habitué aux mouvements du navire, mais il avait eu la mauvaise fortune de se retrouver à côté de quelqu’un qui ne s’y faisait pas. Avant même que Will ait pu se nettoyer, Résolu l’avait porté volontaire pour laver le pont. Une multitude d’autres petites tâches l’avaient tenu occupé, et, quand il avait enfin eu l’occasion d’aller dormir, c’était sur un hamac poussiéreux à fond de cale. Il avait les muscles douloureux de fatigue et le ventre qui gargouillait. Le navire n’avait pas été bien ravitaillé et la plupart des vivres étaient plus vieux que lui. Les biscuits secs n’avaient pas mauvais goût, ils n’avaient aucun goût du tout sinon celui des charançons. Will estima qu’il était aussi bien que le roi de Saporicia envoie tant de gens mourir à Vilwan, parce que, après une nourriture si mauvaise, une eau encore pire et un long voyage en mer, ils auraient été prêts à envahir son château et à le renverser de son trône. Will s’adressa à l’une des Apprenties – facilement reconnaissable à sa robe de tissu écarlate – et demanda où il pourrait trouver un balai. L’Apprentie lui sourit et lui dit qu’ils étaient gardés près des terrains de jeux. Elle lui indiqua le centre de l’île. Will haussa les épaules et se mit en route, mais un Initié dans une robe vert forêt l’arrêta. Lorsqu’il lui répéta ce qu’on lui avait dit, l’Initié grogna et lui signifia qu’il n’existait pas de terrain de jeu. — Nous utilisons les balais pour exactement la même chose que vous, et cette Apprentie va bientôt s’en souvenir à ses dépens. Essaie l’une des échoppes du port, tu pourras en emprunter un. Un tavernier répondit à sa requête. Son aller et retour le long des docks lui donna l’occasion d’examiner les alentours. Il trouvait Vilwan un peu décevante, car le port, ou plutôt ce que les habitants appelaient la ville côtière, ressemblait à toutes les zones portuaires de toutes les villes qu’il ait jamais visitées. Sale, négligée, avec quelques routes larges et droites, puis un nœud de ruelles boueuses menant à un groupe d’entrepôts et de maisons délabrées. Will ne s’en formalisait pas, mais il s’était attendu à quelque chose de plus exotique. Il trouvait les Initiés et les Apprentis tout aussi ennuyeux. Certains, à l’instar de celui qui avait été recouvert de farine, donnaient l’impression que leurs yeux allaient sortir de leurs orbites, à force de fixer les troupes envoyées pour défendre leur île. D’autres reniflaient de mépris à la façon des nobles, comme si leur sang valait mieux que le sien. De son point de vue, le plus agaçant, c’était qu’aucun d’eux ne portait de bourses. La morgue ne le gênait pas tant qu’il pouvait récolter une taxe sur le dédain. Will soupira et regagna le port avec le balai pour commencer à ramasser la farine. L’Initié auquel il avait parlé plus tôt le rejoignit, traînant par l’oreille l’Apprentie qui lui avait menti. — C’est pour ça que tu voulais un balai, pour ramasser la farine ? — Oui, monsieur, confirma Will. — Très bien. (L’Initié se tourna vers l’Apprentie.) Tu l’aideras. L’Apprentie, une fille rousse dont la poitrine légèrement rebondie lui donnait seulement deux ans de moins que Will, hocha la tête. — Très bien, Initié. Will brandit le balai, puis lui indiqua le sac. — Tiens-le ouvert pour que je puisse balayer la farine dedans. Comme elle se penchait lentement pour s’exécuter, Will passa le balai par-dessus la farine. Il lui semblait que la brosse, hérissée comme elle l’était, ratissait plus qu’elle balayait. Will fit plusieurs tentatives, mais rapporta dans le sac plus de poussière que de farine. L’Apprentie lui lança un regard furieusement désobligeant. — Alors vous, les ternes ! Ça va prendre des siècles ! D’un seul geste, elle fit jaillir une étincelle bleue de sa main droite. Elle frappa le balai en plein milieu du manche et le lui arracha des mains. Tournant et virevoltant, le balai dansa dans la farine et la poussa dans le sac d’un mouvement souple. En un minimum de temps, chaque grain de farine répandu avait été rentré dans le sac, et le balai allait aussi s’occuper de ceux qui s’étaient éparpillés derrière le garçon quand l’Apprentie le rappela et mit fin au sort. Will cligna des yeux, bouche bée. — Comment ? Il avait dit que vous les utilisiez pour la même chose que nous ! — Oui, dit-elle avec un petit sourire. Mais pas de la façon dont vous le faites. Le sac est plein, je rapporte ce balai pour toi. Will frissonna. — Il vient de… — Je sais d’où il vient. (Elle anticipa sa question suivante.) C’est écrit dans sa magick. Will prit le sac et tira les bords pour le fermer. Il le hissa sur son dos, mais en sentit à peine le poids. Si une gamine peut faire ça… Des visions de bâtons de maréchaussée s’animant tout seul lui dansaient dans la tête. Se moquer d’un sorcier, c’est pas une bonne idée, et les voler, c’est encore pis. CHAPITRE 24 Alyx refusa de contempler son reflet dans le miroir et croisa à contrecœur le regard des femmes qui l’avaient aidée à se vêtir. Son embarras était tel qu’elle aurait préféré ne pas croiser leur regard du tout, mais les servantes s’étaient démenées pour elle : elles l’avaient baignée, lui avaient brossé les cheveux, les avaient tressés et coiffés, puis elles l’avaient habillée. Sans aucune aide, Alyx aurait pu enfiler toute une armure plus vite qu’elles lui avaient passé sa robe dorée. Dans mon armure, je serais plus libre de mes mouvements et je me sentirais tellement moins vulnérable. Elle ne leur reprochait pas leur assistance. Alyx avait beau s’habiller seule depuis des décennies, les vêtements qu’elle avait portés chez les Gyrkymes étaient simples, à peine plus sophistiqués que des sacs. Les Gyrkymes et leur plumage magnifique n’avaient aucun besoin de la mode pour se rendre plus séduisants. Un morceau de tissu ici et là suffisait aux plus pudiques, et la pudeur n’avait pas été un souci pour Alyx avant d’atteindre la puberté. Même alors, elle suivait les conventions de la société, davantage à cause de l’embarras des autres qu’en raison du sien. Mais elle n’aurait jamais pu enfiler la robe qu’on lui avait choisie sans aide. De longues jupes à volants traînaient au sol, la forçant à porter des chaussures dont le bout se recourbait puis revenait, tel un serpent prêt à frapper. À chacun de ses pas, il repoussait le bord de ses jupes de sous ses pieds. Celles-ci se resserraient autour de sa taille étroite, au bord d’un corset dans lequel on l’avait fermement engoncée. Elle pouvait à peine respirer, et se pencher était tout simplement impossible car les baleines principales de son corset descendaient plus bas que la taille afin de complètement protéger sa féminité. Tout en haut de ce dernier, qui cachait à peine ses seins et contenait sa poitrine avec difficulté, une étole soyeuse et légère s’enroulait autour d’un poignet, par-dessus les épaules, puis autour de l’autre poignet. Se sentant prisonnière de cette robe, Alyx comparait l’écharpe à une chaîne d’or reliant des menottes en soie. Elle poussa un soupir, léger puisque le corset ne lui permettait pas de prendre une véritable inspiration. Elle était reconnaissante de l’aide des deux femmes, mais la raison de leur présence laissait un goût amer dans sa bouche. À peine une dizaine d’années plus tôt, lors de son premier et seul voyage précédent à Yslin, on lui avait confié une robe similaire puis on l’avait laissé s’habiller seule. Elle avait étudié le vêtement comme elle l’aurait fait d’un champ de bataille, puis l’avait enfilé. Puisque serrer les lacets était impossible sans aide, Alyx en avait conclu qu’ils devaient être portés devant, et c’était ainsi qu’elle s’était vêtue. Elle avait apprécié la rigidité du corset contre son dos, et même si les lacets lui passaient par-dessus la poitrine et le ventre, n’avoir rien d’autre pour se couvrir n’avait présenté aucun problème à quelqu’un qui avait été élevé par les Gyrkymes. Heureusement, sa tante était venue vérifier si elle s’en sortait et avait pu corriger le problème avant qu’elle quitte la pièce. Ils devraient savoir que j’apprends de mes erreurs. Elle aurait bien tenté de pousser un autre soupir, mais ne voulait pas gaspiller son souffle. À la place, elle sourit et inclina la tête vers les deux femmes. — Je vous remercie de votre assistance. Elles firent toutes deux une profonde révérence, disparaissant dans le flot de leurs jupes, puis se redressèrent lentement. — Ce fut un honneur de vous servir, Altesse. Elle sourit avec indulgence lorsqu’elles quittèrent la pièce. Elle tendait les bras en arrière pour desserrer les lacets quand un petit coup frappé à la porte précéda à peine le couinement de son ouverture. — Si tu fais cela, tu déborderas de ta robe et causeras un beau scandale. Les yeux violets d’Alyx s’enflammèrent de colère lorsque l’homme se glissa dans la pièce. Plus petit qu’elle, de taille moyenne et plutôt rond, il avait de longs cheveux noirs mal égalisés. Ses moustaches tombaient loin sous sa mâchoire, mais son bouc n’était qu’un minuscule triangle foncé encerclé perdu dans la peau blanche de son menton. Des collants dorés lui galbaient les jambes et il portait une tunique dans les mêmes tons, surmontée d’un manteau noir. Le blason représentant un cheval blanc ailé, cabré, était brodé sur sa poitrine. Il écarquilla les yeux de surprise lorsqu’il croisa le regard furieux de la jeune femme. Il eut un mouvement de recul et plaqua une main sur la poitrine. — M’auriez-vous oublié, ma cousine ? Alyx resta l’espace d’un instant bouche bée, puis elle sourit. — Misha ? — Lui-même. Il s’inclina très bas, soulevant son couvre-chef doré pour en balayer le bout de ses chaussures. Il se redressa le sourire aux lèvres. — L’on m’appelle désormais duc Mikhail, bien sûr. — Bien sûr. (Elle s’avança vers lui avec précaution et l’embrassa sur les joues.) Tu n’es plus tout à fait le cousin avec lequel j’ai partagé un voyage onirique. — J’ai grandi, tout comme toi. (Il recula, son sourire s’élargit.) Peut-être n’aurais-je pas dû m’opposer autant à notre mariage. Alyx lui caressa la joue. — Mon doux Misha, tu l’as promis et je sais que tu préférerais encore te plonger un poignard dans le cœur plutôt que de trahir ta parole. Il haussa les épaules. — En toute franchise, ma cousine, je te prendrais pour épouse sans hésitation si certains membres de la famille que je hais ne se retrouvaient pas liés à moi une fois encore. — Comment vont-ils ? — Certains sont morts tout court, d’autres sont morts-vivants. Quelques-uns d’entre nous sont réalistes. (Misha haussa les épaules et joua avec une mèche de ses cheveux.) Les coutumes qu’ils nous imposent ne sont pas si épouvantables. Ce n’est pas si difficile de ne pas se couper les cheveux de tout l’été pour faire le deuil de ton père comme l’a fait et le fait encore notre grand-père. Ce qu’ils font subir aux plus jeunes, leur manie de croiser nos sangs, eh bien, mon père me dit qu’ils ont toujours fait ça. — Et ils t’ont envoyé me chercher ? Il écarquilla de nouveau ses yeux bruns. — Le duc Mikhail ? Par tous les dieux, non, ma petite Alyx ! S’ils savaient que je suis ici, ils seraient tous furieux. Je voulais juste m’assurer que tu reconnaîtrais ton cousin et que tu te saurais avoir un allié là-dedans. L’on frappa de nouveau à la porte, cette fois avec plus de force. Mikhail se précipita derrière un paravent de la petite chambre et faillit glisser sur une flaque qui avait coulé de la baignoire en bois. Il se dissimula derrière et fit un signe de tête à Alyx. — Entrez. La porte s’ouvrit lentement, laissant apparaître dans l’arche de pierre un homme petit mais de corpulence solide. Tout comme Misha, il portait du noir sur de l’or, mais sa chevelure et sa barbe entièrement blanches le rendaient plus singulier. Il ne portait pas de moustache, et sa peau avait la teinte bronze d’une vie passée au soleil. En quelques endroits, sur ses mains et sur son front, des cicatrices plissées résistaient à la couleur. À part ça, l’homme était robuste et offrait l’image même de la santé. Alyx ne l’avait pas vu depuis plus d’une décennie, mais elle ne pouvait le confondre avec quiconque. — Oncle Valery, c’est bon de vous voir. Son sourire s’illumina lorsqu’il pénétra dans la chambre pour la serrer dans ses bras. Il l’embrassa sur les deux joues, et le frôlement de sa barbe lui chatouilla le visage et la gorge. — Alexia, mon frère serait si fier de toi ! Sa voix profonde se fit rauque d’émotion. Il recula d’un demi-pas, puis se redressa. — Il est de mon devoir et c’est le plus grand et le plus profond des honneurs de te conduire au Cercle de la Couronne. Il lui présenta son bras droit, qu’elle prit en glissant sa main gauche au creux de son coude, puis il la guida par la porte et dans le couloir. La forteresse Gryps avait autrefois été la plus grande place forte de tout Yslin. Elle avait été supplantée par la forteresse Libertas à l’est, qui gardait l’entrée dans le port. Le roi Augustus avait été assez généreux pour mettre la première à disposition de la communauté okranne en exil, non pas comme habitation permanente, mais comme lieu de rassemblement. Lors des réunions extraordinaires, l’immense bâtiment de pierre, avec ses voûtes, ses colonnes de pierre, ses frises et ses tapisseries, accueillait la gloire de l’Okrannel ressuscitée. Alexia ne savait rien de la chute de son pays. Elle avait été transportée au Gyrvirgul au cours des derniers jours de la guerre contre Chytrine. La nation était tombée, et son père avait battu en retraite en compagnie de ses loyaux serviteurs pour aller défendre Forteresse Draconis, loin au nord. C’était là qu’il était mort. L’éducation et l’entraînement d’Alyx avaient alors été confiés aux Gyrkymes. Au cours de son enfance, on lui avait répété qu’il s’agissait du dernier souhait de son père. Lorsqu’elle fut assez grande pour en mettre en doute la véracité (ayant entendu raconter que la mort de son père aurait exclu toute transmission de ses derniers vœux, quoi qu’en disent les chansons), elle s’était demandé pourquoi son grand-père, sa tante, ses oncles et ses cousins n’avaient pas voulu s’occuper d’elle eux-mêmes. Peu de temps après, elle avait entamé son précédent voyage pour Yslin, afin d’être présentée au Cercle de la Couronne pour la première fois. À la suite de cet événement, elle cessa de s’interroger et se réjouit simplement d’avoir été acceptée par les Gyrkymes. Au bras de son oncle, ses longues jupes se prenant dans ses jambes, elle traversa une forteresse que l’on avait réaménagée. Les tapisseries, certaines récentes, colorées et démesurées, d’autres anciennes, tachées et austères, illustraient toutes l’histoire okranne. Les plus récentes semblaient tenir davantage de l’imaginaire que du réel, un certain nombre représentant un sujet onirique qui révélait leur inspiration. Elle secoua la tête avec l’espoir que son oncle ne le remarquerait pas. Chassée de son pays, la noblesse okranne s’était réfugiée et installée à Yslin. Le roi Stefin avait juré de rester en vie jusqu’à la libération de l’Okrannel. La cour en exil était devenue le Cercle de la Couronne, et ce dernier déterminait et imposait ce qui faisait ou non partie de la vie des Okrans. En dépit du fait que leur influence diminuait au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la capitale, et que les réfugiés vivant en Jerana les considéraient avec un certain amusement ou un profond dédain, à Yslin, ces édits faisaient figure de loi. L’un d’entre eux exigeait qu’à quinze ans chaque enfant noble effectue un voyage en Okrannel et dorme une nuit sur le sol d’origine. Petit à petit, le Cercle de la Couronne commença à croire que les rêves survenus durant cette fameuse nuit avaient valeur de prophétie, et ces prophéties devinrent aussi sacrées que celle de Norrington pour les Vorquelfes. À dix-sept ans, Alyx avait effectué son voyage, accompagnée de son oncle Valery, d’une troupe de soldats loyaux et de son cousin Misha. Elle aurait dû y aller à quinze ans, comme ce dernier, mais le Cercle de la Couronne avait mis deux ans à surmonter sa rancœur et à le lui permettre. Tous deux s’étaient aventurés en Okrannel, y avaient dormi puis partagé leurs rêves, peaufinant leurs histoires afin qu’elles soient assez impressionnantes pour le Cercle de la Couronne. L’espace d’un instant, sa gorge se serra tandis qu’elle étouffait sous le poids des regrets. Elle n’aurait rien dit de son rêve aux membres du Cercle, sans leur regard lors de sa première apparition devant eux et si plus tard le Grand Duc Valery n’avait pas imposé le silence pour qu’elle puisse parler. Le bonheur sur son visage lorsqu’elle lui avait raconté son songe, le plaisir qui transparaissait dans sa voix lorsqu’il avait ordonné qu’on lui rapporte du thé au lait noyé de sucre, tout cela l’avait convaincue qu’elle avait bien agi. De nouveau, son oncle lui offrit un sourire traduisant une joie profonde tandis que deux serviteurs en livrée leur ouvraient la porte de la Grande Salle. — Viens, ma chère enfant, tu es attendue. Une épaisse fumée d’encens cascadait au bas d’encensoirs fixés à de gigantesques piliers de pierre, emplissant la pièce d’un brouillard âcre jusqu’à hauteur du genou. Des lampes à huile fournissaient une lumière blafarde. Hommes et femmes étaient cachés dans les ombres, chacun vêtu d’or rehaussé de noir. Seule Alyx avait eu le droit de porter de l’or sans aucun voile et elle choisit d’imaginer que les exclamations étouffées dans les barbes, derrière une main ou un éventail, naissaient de la surprise suscitée par le pâle reflet de la lumière sur sa robe. Le Grand Duc la conduisit d’un pas solennel. Il lui emprisonna la main dans la sienne, la coinçant contre son bras. Elle ne sentait chez lui aucun signe révélant qu’il craignait de la voir fuir. Au contraire, au fur et à mesure de sa progression dans la longue salle, son pas se faisait de plus en plus assuré et serein. La dernière fois qu’il l’avait guidée dans ces lieux, c’était une enfant dégingandée qui ne cessait de s’agiter, bouche bée devant tous ceux qui s’écartaient. Aujourd’hui, c’était une femme adulte et une guerrière entraînée qu’il leur présentait, et une fierté pure faisait gonfler les muscles de l’avant-bras où reposait sa main. Enfin, ils s’arrêtèrent à trois mètres du trône dressé au fond de la salle. Alyx inclina la tête devant son grand-père, à la façon des guerriers, puis effectua une révérence maladroite. De chaque côté du trône, les femmes voilées de noir relâchèrent leur respiration, qu’elles avaient bloquée lors de sa première salutation au roi Stefin. Son grand-père était affaissé sur le trône, sa couronne légèrement de travers et enfoncée sur la tête, comme si cette dernière avait rétréci. On aurait presque dit un petit garçon dans les atours de son père, mais ses yeux noirs étaient morts comme ne pouvaient l’être ceux d’un enfant. Assis, l’homme était écrasé non pas seulement par les ans, mais par la main de la mort, qui lui avait préféré son fils et sa nation. Les paupières du vieil homme tremblèrent et il soutint pendant un instant le regard d’Alyx. Il avait juré de ne pas mourir avant la libération de son pays. Bien des gens qui faisaient ce genre de serment n’y mettaient que peu d’enthousiasme, mais ceux qui s’engageaient en toute connaissance de cause se trouvaient souvent punis de leur témérité. Durant le bref instant où son grand-père l’avait regardée dans les yeux, Alyx put voir qu’il était prisonnier de son propre corps. Et il voit en moi sa libératrice. Le roi Stefin marmonna quelque chose de ses lèvres parcheminées qui se mouvaient à peine. Une des femmes derrière lui s’avança, et, malgré la densité de la fumée d’encens dans l’air, Alyx détecta un parfum de moisi. Elle qui n’avait pas flanché durant la charge contre les lignes aurolanies frissonna à cette présence, et si Valery n’avait pas serré sa main contre lui, elle aurait eu un mouvement de recul. Bien plus que la vue de cette femme d’une maigreur cadavéreuse et au visage taillé en lame de couteau, c’est l’odeur qui projeta Alyx dans le passé, le jour de sa première présentation à la cour. En ce temps-là, le roi était un peu plus animé et avait même souri à sa vue. La Grande Duchesse Tatyana ne s’était même pas forcée. Bien qu’âgée de seulement dix ans de plus que le roi, c’était sa tante, alors il lui laissait une grande liberté. Elle s’était avancée et avait brutalement agrippé Alyx, la faisant tourner d’un côté à l’autre, en marmonnant et en hennissant. Puis elle l’avait forcée à ouvrir la bouche et y avait enfoncé ses doigts osseux et griffus pour lui inspecter les dents. Alyx s’était débattue, étouffant lorsque ceux-ci avaient atteint le fond de sa gorge, mais d’autres griffes lui avaient agrippé l’avant-bras. La femme avait sifflé méchamment et l’avait secouée pour lui faire cesser ses mouvements. Alors Alyx l’avait mordue. Pas jusqu’au sang, ce qu’elle aurait très facilement pu faire, mais en décalant seulement la mâchoire pour érafler de ses molaires la peau fine de la vieille chouette. Tatyana avait retiré précipitamment la main et l’avait brandie comme si elle s’était attendue qu’il lui manque une ou deux phalanges. Alyx s’était libérée puis avait reculé, sans se soucier de déchirer le bord de sa robe. Elle avait serré les poings, prête à bondir. Cette fois, Tatyana ne s’avança pas plus loin que le trône du roi. — Son Altesse est heureuse de voir de nouveau sa petite-fille. — Et je suis heureuse de le revoir, lui. (Alyx savait que l’emphase n’avait pas échappé à Tatyana.) Et vous, Grand-Tante Tatyana, vous portez-vous bien ? — Aussi bien qu’on puisse attendre d’un cœur qui souffre de respirer de l’air étranger, de dormir sur un sol étranger, de se languir de sa terre d’origine. — C’est un poids, oui. Alyx souhaita que son corset lui permette d’être plus hargneuse. Tatyana, dont la réputation de mystique avait grandi avec les années, servait en tant que conseillère la plus proche du roi et interprétait souvent ses remarques inintelligibles. Elle était à l’origine des nouvelles traditions instaurées par le Cercle de la Couronne. À peu près un an après la chute de l’Okrannel, elle avait eu une vision qui l’avait poussée à faire son tout premier voyage onirique, en secret. Elle était aussi l’auteur de nombreux édits sur la mode qui, Misha l’avait fait une fois remarquer, semblaient moins chercher à préserver la tradition okranne qu’à s’assurer que les exilés ne ressemblent pas à leur population d’accueil. De nouveau, le roi Stefin marmonna quelque chose, et l’expression dure de Tatyana s’adoucit un peu, ses lèvres s’étirèrent en un sourire. — Sa Majesté déclare qu’elle est ravie que vous ayez pu nous rejoindre ce soir. Les nouvelles de votre victoire vous ont précédée et nous sommes extrêmement fiers. Alyx inclina la tête vers la silhouette rabougrie du roi. — Il a été donné trop d’importance à ces batailles, Grand-Père. Mes forces n’ont fait que gifler le museau d’un ours à la recherche de nourriture. Lorsqu’il choisira de rendre la pareille, les choses pourraient empirer. — Ma très chère nièce, je crois que vous êtes bien trop modeste. (Les yeux bleu glace de Tatyana se rivèrent un instant au loin.) Certains devinent de grandes victoires dans votre avenir. Vous-mêmes les avez vues. — Je m’en souviens. Alyx se crispa. Souvent, Tatyana se retirait dans une chambre au fond de la forteresse Gryps et y restait des jours entiers. Des serviteurs ne cessaient de l’emplir d’encens et d’air chaud (Alyx avait entendu dire que s’installer dans un fumoir avec un jambon était plus confortable), afin que sa grand-tante soit transportée dans le lieu où naissaient ses visions. Ces dernières, lorsqu’elles ne concernaient pas la conduite des exilés, touchaient toujours à la libération de l’Okrannel, Alyx à la tête d’une armée internationale qui paraderait à travers le pays et pénétrerait dans Aurolan même pour détruire Chytrine. Aux yeux d’Alyx, le problème n’était pas l’importance de cette croisade. Avec assez de soldats, de munitions et un peu de chance, elle savait qu’une telle campagne avait des chances de réussir. Les visions de Tatyana incluaient toujours une ultime bataille durant laquelle l’échine de l’armée aurolanie serait brisée. Alyx se rendait bien compte que cela nécessiterait une campagne bien plus longue, qui ferait appel à différentes stratégies ; pourtant, au retour de son voyage onirique avec Misha, elle avait déclaré que son rêve était le miroir des visions de Tatyana. Le mensonge d’Alyx avait allumé un profond espoir chez les exilés. Les rumeurs de ses victoires à l’est et à l’ouest, aussi modestes soient-elles, avaient dû enflammer leur imagination. Avec son entrée à Yslin en compagnie du roi Augustus, le Cercle de la Couronne voyait arriver le jour de la libération de l’Okrannel. Alyx frissonna de nouveau. Et les Vorquelfes attendent depuis cinq fois plus longtemps que nous la libération de leur pays. Tatyana leva un doigt, l’un de ceux qu’Alyx avait mordus, et son sourire disparut. — Mon enfant, le temps est venu pour vous d’accomplir la destinée que votre père vous a choisie. Il est mort pour que vous viviez. Votre devoir est de libérer l’Okrannel. Vous êtes notre championne. Une autre voix en provenance de la porte, puissante et masculine, emplit toute la salle. — J’espère, Grande Duchesse, que vous m’inclurez dans cette déclaration. Alyx se retourna aussi vite que sa robe et son oncle le lui permettaient, ravie d’échapper au regard venimeux de Tatyana. À travers le brouillard d’encens apparut le roi Augustus. Là où les Okrans portaient de l’or, lui préférait l’argent. Il avait enfilé un manteau noir, brodé du cheval ailé, et le gorgerin autour de son cou montrait un animal mi-poisson, mi-cheval qu’il avait choisi comme insigne de son règne. À ses côtés, en or et noir, la première couleur plus présente que le seconde, se trouvait la reine Yelena. C’était une femme solide de la même taille que son époux, ses cheveux bruns n’étaient parsemés que de quelques cheveux gris. Ses yeux marron brûlaient vivement. Tatyana ne plia pas sous le regard furieux de la reine, mais se garda d’envenimer cette guerre d’expressions. Alyx sourit malgré la tension. Les histoires qui racontaient comment le roi Augustus avait sauvé Yelena d’un Okrannel envahi, tout en détruisant l’armée ravageuse de Chytrine, avaient été dites et redites en d’infinies variations. Petite fille, Alyx s’était régalée de toutes. Elle était très fière d’avoir un lointain lien de parenté avec la reine, son héroïne. Plus d’une chanson contait qu’Augustus et Yelena avaient combattu dos à dos, se sauvant mutuellement la vie, et, dans la société gyrkyme, si sauvage et si martiale, rien n’était plus romantique. La voix de Tatyana se fit sifflante. — La dette de l’Okrannel envers vous, roi Augustus, ne pourra jamais être payée. Au travers d’Alexia, nous trouverons le moyen de nous libérer et de ne plus être un poids pour vous. — Un poids ? (Augustus porta la main de la reine à la bouche et la baisa.) Vous êtes du sang que portent ma reine et mes héritiers. Comment pouvez-vous être un poids ? Et elle, votre petite-fille, Majesté, vous savez à quel point elle m’a bien servi, mon peuple et moi. Cette dette dont vous parlez a déjà été payée. C’est l’autre qui reste en suspens. Le roi Stefin croassa quelque chose. Les yeux de Tatyana se rétrécirent jusqu’à former deux fentes glacées. — L’autre dette ? — Lorsque nous sommes partis pour l’Okrannel la première fois, sa libération était notre but. C’était il y a vingt-cinq ans. Nous vous devons une libération, et vous l’aurez. La voyante laissa un sourire lui fendre le visage. — Vous nous en avez donné les moyens. Alexia a été bien entraînée. — C’est vrai, très vrai. À la tête d’une armée, elle pourrait libérer l’Okrannel. Pour un temps. Alyx avait commencé à hocher la tête à l’écoute des paroles d’Augustus, mais à ces trois derniers mots elle se figea. La voix du roi s’était faite très sérieuse. Il lui jeta un coup d’œil. — Ce n’est pas pour rabaisser vos capacités, général, car elles sont immenses, mais nous savons tous que, si vous reprenez l’Okrannel à Chytrine, vous n’aurez jamais la tranquillité nécessaire pour construire des fortifications. Vous n’aurez aucune chance de protéger vos terres d’une nouvelle invasion. Alyx confirma. — Je ne peux contester votre vision du futur, Altesse. Augustus se tourna vers Tatyana. — Je sais que vous ne tolérez ma présence ici que parce que je suis marié avec l’une des vôtres. Certains voient en moi un frère ou un fils ; mais, pour la plupart, je suis un propriétaire qui, jusqu’à présent, a fait preuve d’indulgence dans le paiement du loyer. Vous craignez l’arrivée de la facture, et vous la savez proche. Vous avez entendu parler des incursions de Chytrine en Alcida et vous savez qu’elle envoie une flotte contre Vilwan. Alors, oui, je vais exiger quelque chose de vous. Ne croyez pas qu’Alexia, aussi brillante qu’elle soit, peut sauver votre pays seule. » La Fête des Moissons aura lieu dans quelques semaines, et des unités militaires ne cessent d’arriver. Le roi Augustus haussa la voix afin que tous dans la salle puissent l’entendre. — Ensemble, avec l’Okrannel comme nation sœur, nous nous unirons pour éconduire Chytrine de nos terres, les nettoyer. L’Okrannel aussi, bien sûr. Alexia en sera la clé. Je vous en supplie, dans votre hâte de liberté personnelle, ne sacrifiez pas la personne la plus apte à gagner le conflit pour nous tous. La vieille voyante laissa les mots du souverain résonner dans le silence, puis acquiesça lentement. — Son Altesse dit que l’Okrannel est préparé comme jamais à être le bord aiguisé de la lance qui plongera dans les entrailles de Chytrine. Nous demandons juste à ne pas être écartés et que nos désirs soient pris en compte. Si cela est permis, alors le rôle de l’Okrannel dans la guerre à venir avec Aurolan sera évident, clair, et mènera à une victoire absolue. Augustus sourit. — Comme il se doit. Tatyana hocha la tête. — Comme il a été vu. Les murmures dans la pièce indiquaient que l’assemblée adhérait de tout cœur aux paroles de Tatyana, contrairement à Alyx. Ce n’était pas ses paroles, ni même sa façon de les dire, qui la perturbaient. Ce qui la troublait, ce fut le regard que son grand-père porta sur elle tout le temps que la voyante s’exprima. Lorsque ses yeux noirs se détournèrent des siens, un froid lui glaça l’échine. Elle avait lu de la peur dans son regard, une peur terrible. Pas de la mort, pas de mourir. Il savait qu’il ne décéderait qu’une fois ses terres libérées. Non, le roi Stefin était terrifié à l’idée qu’en réalité il vivrait éternellement. CHAPITRE 25 Ni les volets fermés ni les lourds rideaux bien tirés ne pouvaient empêcher le soleil de pénétrer dans son arcanorium. Assis là dans une obscurité totale, Kerrigan savait qu’aucune lumière visible ne pouvait l’atteindre, mais il continuait à sentir la chaleur des rayons. Si la lumière représente ce qu’on en voit, alors la chaleur est le souffle du soleil. Il avait hâte que ce dernier se cache car, comme tant d’autres, il avait été témoin de son humiliation absolue. Le Vorquelfe avait vu ce qu’il faisait et lui avait délibérément lancé le sac de farine. Vingt kilos avaient traversé l’air sans obstacle, inévitables, sans avertissement, sans sifflement ou froissement pour le prévenir. S’il n’avait pas ouvert les yeux à la dernière minute, il ne se serait pas rendu compte de ce qui arrivait. La fureur monta en lui, les poils sur le dos de sa main se hérissèrent tandis que de l’énergie le picotait et jaillissait du bout de ses doigts. Le souvenir des moqueries le submergeait en vagues successives. Il l’écrasait, le cassait, lui blessait l’âme à l’instar de son dos, de ses côtes, de sa tête. Il aurait voulu se recroqueviller, mais cela lui faisait trop mal. Il aurait pu lancer le sort de guérison qui avait si bien fonctionné sur son genou, mais il ne le fit pas. Kerrigan se dit qu’il ne pouvait le jeter sans surveillance, mais il savait que ce n’était pas vraiment la raison. Obtenir l’autorisation de le lancer aurait signifié que quelqu’un reconnaissait qu’il ne devait pas avoir mal. Il savait qu’il méritait sa douleur : il avait fait une grave erreur, alors souffrir était une punition acceptable. Et, en fin de compte, le sort n’avait aucune importance puisqu’il n’effacerait pas les rires moqueurs qui restaient prisonniers dans sa tête. Il n’était pas idiot. Il savait que le Vorquelfe n’avait pas vraiment compris ce qu’il faisait : aucun des autres Apprentis sur le quai ne se servait de magick. Kerrigan était robuste, et aurait très bien pu attraper le sac, s’il avait été habitué à ce genre de travaux. Ce n’était pas le cas, néanmoins, et il ne s’était donc pas préparé à le rattraper. Ce qui le blessait le plus et lui enserrait le cœur de lianes épineuses, c’était de savoir désormais ce que les autres pensaient de lui sur Vilwan. Pour beaucoup, il s’agissait d’Apprentis qui, au même âge, se trouvaient à des décennies de devenir Initiés. À leurs yeux, il était une curiosité ou quelque chose à craindre. Il avait entendu des rumeurs racontant qu’au début de leur apprentissage on avertissait les plus jeunes Apprentis qu’ils devaient se comporter correctement s’ils ne voulaient pas finir comme Kerrigan Reese, enfermés dans une tour gardée par des Magistri. Les Initiés dont il partageait le rang le regardaient avec méfiance. Certains ne cachaient pas qu’ils ne le pensaient pas digne de sa condition. D’autres qui avaient assisté à ses tests, soupçonnaient qu’il aurait dû obtenir le titre de Magister. Un Initié avait même murmuré tout bas que la seule raison pour laquelle il n’avait pas eu cet honneur, c’était qu’il réussissait tant dans tous les domaines qu’il ne pouvait se réclamer d’aucune école de magick. Quant aux Magistri, lorsqu’ils venaient lui dispenser leurs leçons, ils donnaient toujours l’impression de n’éprouver que du dédain envers lui. Certains souhaitaient clairement ne pas avoir affaire à lui. Quelques-uns, les ambitieux, le travaillaient jusqu’à ce qu’il démontre à force de bouderies et de mauvaise volonté qu’il ne les aiderait pas dans leurs plans, quels qu’ils soient. Orla, qui faisait de son mieux pour contrarier ses désirs concernant le travail, l’emploi du temps et les douceurs, ne l’admirait en rien. Kerrigan ne doutait cependant pas de mériter son admiration car il savait à quel point il était devenu spécial. Il désirait secrètement lire de l’admiration sur les visages, d’où son empressement à montrer ses capacités au port. Alors qu’il était prêt à récolter l’adoration dont il se sentait lésé, il n’avait recueilli que des moqueries. J’aurais dû le savoir. Il avait été stupide de croire que des étrangers comprendraient à quel point il était digne d’admiration. Ils ne savaient rien, ne pouvaient faire fonctionner la magick et, par conséquent, n’auraient dû avoir aucune importance à ses yeux. Son expérience des ternes ne provenait que de ses professeurs et de ses lectures, mais son humiliation ne faisait que confirmer ce qu’il savait déjà au fond de lui. Que des ternes aient été invités pour aider à défendre Vilwan ne signifiait rien. Kerrigan était persuadé que, dans un duel de sorciers honorable, les Magistri de Vilwan pourraient détruire Chytrine, mais elle s’était alliée avec Vionna et ses pirates wruonans. Accompagnés de leurs propres sorciers renégats et de vylaens, les forces d’invasion réussiraient à contrer les sorts de magick vilwanais, permettant aux attaquants de pénétrer l’île. Ces soldats constitueraient un adversaire moins redoutable et donc plus à la portée des troupes ternes. Des chiens qui aboient pendant que se battent leurs supérieurs. Alors même que cette phrase se formait dans sa tête, Kerrigan reconnut qu’il avait tort. Aussi furieux qu’il soit, ou aussi fort qu’il veuille haïr les ternes débarqués à Vilwan, il reconnaissait le danger qu’ils couraient. Que les Magistri aient même pensé à les appeler signifiait que beaucoup de sang terne coulerait sur l’île. Au fond de lui, il savait que sa souffrance ne pouvait se comparer à celle qu’ils ressentiraient en défendant une terre qui n’était même pas la leur. La trappe au-dessus de l’escalier se souleva, laissant filtrer un rai de lumière pâle qui dessina les contours de l’ouverture. De la taille à la tête, Orla apparut, encore plus fantomatique que d’ordinaire. — Si vous avez terminé de vous apitoyer sur vous-même, nous devons partir. — Partez sans moi. — Vous vous trompez sur mon compte. Je n’ai aucune envie de partir, mais votre vie est trop précieuse pour que je vous abandonne ici. (Sa voix s’adoucit un peu.) J’ai rassemblé tout ce dont vous aurez besoin. Surtout animé par la curiosité de voir ce qu’elle avait pris, Kerrigan se balança d’avant en arrière pour prendre de l’élan, et se mit enfin debout. Il tituba pendant un instant, puis s’élança vers l’escalier et descendit dans sa chambre. Là, au milieu du plancher, se trouvait un petit sac à dos en cuir, plein à craquer, auquel était fixée une couverture roulée très serré. — C’est tout ? Il regarda le minuscule paquet à ses pieds et frissonna. Tout ce que je suis se réduit à ça ? — J’ai besoin de mes livres. De tout le reste, de mes fournitures. Debout sur les marches de l’arcanorium, Orla le coupa net. — Pour le moment, tout ce que nous voulons, c’est vous faire quitter l’île. On ne s’inquiète pas des fournitures. Nous pourrons en trouver n’importe où. — Mais… mes affaires, il me les faut ! La voix d’Orla se fit tranchante. — Pas plus que vous, je n’apprécie tout cela, Initié Reese. Je ne veux pas que les Aurolanis ou les Wruonans fouillent mes appartements, s’emparent de mes trésors, touchent à tout pour en détruire la plus grande partie et souiller le reste. Je ne veux pas, mais je n’ai pas le droit de me plaindre pour le moment. Elle se tourna pour lui monter le sac qu’elle portait sur le dos, apparemment de la même taille que le sien mais beaucoup moins rempli. — À notre retour, nos affaires nous seront rendues. Mais, pour le moment, vous devrez porter tout ce que vous emporterez d’autre, et très sincèrement, Kerrigan, je ne pense pas que vous puissiez porter plus que cela. Le garçon se pencha pour ramasser le sac. Il le souleva sans difficulté mais eut plus de mal à passer son bras sous la bretelle. Orla l’aida à le mettre en place. Il pendait lourdement dans son dos, et les bretelles frottaient sous ses aisselles, mais il décida de ne pas se plaindre. Il roula un peu des épaules pour équilibrer la charge puis fit un signe de tête. Orla s’approcha de la porte ouverte et saisit un long bâton d’ébène presque aussi grand qu’elle. — Allons-y. Kerrigan regarda une dernière fois sa chambre. Il voulait emporter un livre. Tout d’abord il pensa à son préféré, celui sur l’histoire de Vilwan, mais il serait trop lourd pour lui. Puis il chercha n’importe quel autre livre et se rendit compte que le problème était le même. La tête basse, il soupira et suivit Orla hors de la tour et de Vilwan. Kerrigan se défendit d’y jeter un dernier regard. Étrangement, il savait que, s’il revenait jamais, il ne les verrait plus de la même façon, alors le temps et l’énergie nécessaires à les graver dans sa mémoire ne paraissaient rien d’autre que du gâchis. Suivant Orla, il revint au port, sur le lieu de son humiliation. Six heures à peine s’étaient écoulées depuis l’incident, pourtant personne n’en fit mention. Comme le soleil commençait à plonger à l’ouest, Orla et Kerrigan montèrent à bord d’un bateau de pêche de huit mètres de long, doté d’un seul mât et d’un timonier grisonnant. Deux personnes composaient l’équipage. Leur ressemblance avec le capitaine indiquait qu’ils appartenaient tous à la même famille. Ils s’affairaient à lancer les bouts et à hisser les voiles. D’autres réfugiés, des Apprentis à l’aube de l’adolescence pour la plupart, se pressaient sous des couvertures sans se rendre compte que la chaleur ne pouvait chasser les tremblements de peur. Le petit bateau sortit sans encombre du port et gagna rapidement le large. Là, la houle se fit plus forte et le fit tanguer. Le vent soufflait toujours du sud-ouest, ce qui avait favorisé l’arrivée de la flotte à Vilwan. Mais il rendait le voyage de retour difficile, forçant le capitaine à louvoyer. Le bateau voguait toujours en fonction des vagues, et se trouvait soit violemment ballotté dans leur sens, soit brutalement projeté contre elles lorsqu’il virait de bord. Kerrigan se cramponnait au bastingage, mais il avait l’impression que chaque plongeon du bateau allait lui faire lâcher prise. D’autre part, parce qu’il était plus large que la plupart des autres réfugiés, et plus rondouillard, il ne pouvait éviter les vagues qui s’écrasaient sur les côtés. Très vite, l’eau de mer lui piqua les yeux et plaqua ses cheveux noirs contre son visage. Une mauvaise odeur s’éleva de sa robe. Il se boucha le nez et serra les dents. Le mouvement de bas en haut mettait son équilibre en péril. Son estomac se soulevait mais, comme il n’avait avalé que son petit déjeuner, sa nausée ne s’aggrava pas pendant quelque temps. Il s’était humilié plus tôt avec la farine ; il était déterminé à ne pas vomir. Il secoua la tête pour chasser ses vertiges, découvrit que cela ne fonctionnait pas du tout et se força à inspirer et expirer fortement par le nez. Il se concentra sur sa respiration, ignorant tout le reste. Il avait vraiment commencé à contrôler son estomac lorsque l’Apprentie rousse assise à sa droite se précipita au bastingage. Elle l’aurait atteint si Kerrigan n’avait pas calé ses pieds sur le pont. Elle ne put franchir ses cuisses larges, alors elle s’effondra entre ses genoux et se soulagea. L’odeur âcre lui pénétra les narines lorsqu’il inspira. Son estomac se contracta, il eut un haut-le-cœur mais rien ne sortit. Ses côtes et ses entrailles lui faisaient mal à force de se soulever encore et encore, mal à en pleurer. Puis une vague s’écrasa par-dessus la proue, lui emplissant la bouche d’eau à l’en étrangler. Il l’expulsa dans une toux violente et grasse, recrachant tout sur l’Apprentie qui lui avait vomi dessus avant qu’elle puisse regagner sa place. Le bateau continuait à ballotter dans la nuit tandis que le froid lui mordillait les orteils et les doigts. Il ne s’était pas pour autant habitué aux mouvements du bateau, mais il n’avait plus l’énergie de s’en soucier. Même son estomac avait tu ses protestations. Ses vêtements trempés lui collaient à la peau, tout comme l’Apprentie. La proximité de celle-ci le terrifiait, mais pas parce qu’elle éveillait en lui des pensées concupiscentes. Il avait déjà pensé aux femmes auparavant, en avait même rêvé. Par le biais de l’apprentissage de la magick elfique, il avait été instruit de la biologie et même de la sensualité, puisque tant de leurs sorts avaient la vie pour origine. Cela avait engendré en lui une perception de l’intimité qu’il avait dû comprendre pour pouvoir jeter les sorts. Il avait étudié dur, ce qui signifiait que ses connaissances dépassaient de beaucoup son expérience, et la sentir couchée près de lui, réfugiée sous son bras droit, était très certainement le contact le plus rapproché et le plus prolongé qu’il ait jamais eu avec une femme. Ce n’était pas l’idée des relations sexuelles qui l’effrayait, mais la vulnérabilité de l’Apprentie. Plus exactement, le fait qu’elle trouve du réconfort à se blottir ainsi contre lui le déstabilisait. Leurs deux corps se réchauffaient. La fille soupirait de bien-être. Elle se sentait en sécurité, et cela terrifiait Kerrigan car il était incapable de prendre soin de lui-même, encore moins de quelqu’un d’aussi petit et sans défense. La voix du timonier s’éleva couvrant le claquement des voiles. — Y a des problèmes qui nous arrivent par l’arrière, Magister. Kerrigan se retourna juste assez pour regarder ce qui se passait sans déranger l’Apprentie. Orla s’achemina lentement vers la poupe. Au loin, deux lumières ballottaient de bas en haut. L’une brillait à peu près au niveau de l’horizon, l’autre semblait nichée dans les étoiles. Des éclairs rouges et bleus apparurent près de la plus haute. Orla s’accroupit. — Ce n’est pas un autre navire qui rentre en Saporicia ? — Pas l’un des nôtres. Un grand mât, rouge et bleu, c’est du Wruonan. (L’homme secoua la tête.) Et il nous rattrape. Alors, si vous connaissez un peu de magick… Elle se mit à rire. — J’en connais beaucoup, mais rien qui nous permettrait d’accélérer. On ne peut pas lui échapper ? — Non. Ils ont plus de voile que nous. Avec des lampes comme ça, ils vont nous trouver. M’est avis qu’il y a des magickants aidés d’un œilde-chouette pour avoir une meilleure vue. Oral hocha la tête. Kerrigan leva la main droite et se la passa sur les yeux, se préparant à lancer le type de sort dont le timonier avait parlé. Si je le fais suivre par un sort d’œil-de-faucon en plus, je pourrai mieux les voir. Éloignant ses pensées de la fille endormie, il commença à reprendre le contrôle de son souffle et invoqua le pouvoir nécessaire pour jeter le sort. — Kerrigan, non ! (L’ordre d’Orla ne fut qu’un murmure rauque.) S’ils ont vraiment des magickants à bord, ils connaîtront ces sorts. Le jeune homme hésita. Il repoussa un instant la question de savoir comment elle avait deviné ce qu’il comptait faire et se concentra à la place sur ce qu’impliquait son explication. Les sorts qu’elle avait mentionnés n’étaient pas difficiles à lancer, mais beaucoup plus à apprendre. Et si je les jette, alors ils sauront que nous avons des magickants à bord. Ils pourraient même croire que je suis un mage puissant. Orla se frotta le front. — On ne peut pas fuir. Le bateau est plein d’enfants malades. Tous nos sorts peuvent être contrés. Nous n’avons droit qu’à un essai, un effet de surprise. — Mieux vaut qu’il soit bon, Magister. — Il le sera, Capitaine. (Elle se retourna et tendit le doigt.) Kerrigan, mon bâton. Le jeune homme le ramassa sur le pont et le fit pivoter pour le soulever d’entre les sièges. Il essuya de ses mains les gouttes d’eau sur le bois lisse, puis le lui tendit. Elle le remercia d’un signe de tête. — Capitaine, quelle sera leur action, à votre avis ? Il haussa les épaules. — S’ils sont en chasse, ils nous tueront. Ils nous couleront, ou nous couvriront de flèches, n’importe quoi. Peut-être montent-ils un dragonel. (À cette idée, la voix de l’homme se fit plus forte.) Ça, ça serait une bonne façon de mourir. — J’espère que nous ne mourrons pas du tout. Nous devrions pouvoir causer des dégâts s’ils se rapprochent assez. Préparez-vous à nous faire virer et filer sous le vent. — Faites vite, Magister. Vous connaissez peut-être pas les sorts pour accélérer un bateau, mais la même chose peut ne pas être vraie pour eux. Une lueur rougeâtre éclairait tout le vaisseau, révélant nettement la silhouette des trois mâts et des voiles tendues. Des êtres se déplaçaient sur le gaillard d’avant et le long du bastingage. Soudain, des torches s’allumèrent, suivies de plus petits feux. Ces derniers décrivirent un arc dans le ciel et s’envolèrent vers le bateau, mais s’éteignirent dans la mer. —Des flèches de feu, donc, cracha le timonier. Ils veulent seulement tuer. Orla hocha la tête, puis tapota du bout de son bâton les deux Apprentis situés le plus près d’elle. — Avancez-vous. Laissez-moi de la place. Ils se levèrent et rampèrent vers le banc où se trouvait Kerrigan. La vieille femme plissa les yeux. — Deux cents mètres ? — Plus ou moins, confirma le timonier, mais il gagne du terrain à chaque seconde. — Très bien, préparez-vous à fuir. Elle agrippa le haut de son bâton de la main gauche, le saisit en son milieu avec la droite. Une grande étincelle bleue brillait au bout. Orla tira le bâton en arrière, puis le projeta en avant ; l’étincelle s’envola vers le vaisseau ennemi. Derrière, elle traînait un long fil bleu, aussi fin que celui d’une toile d’araignée, qui pourtant vibrait de pouvoir. Le fouet invoqué cingla les cordages. Des flammes apparurent d’un coup là où le bois avait été touché. L’étincelle, elle, explosa contre la poitrine d’un homme, le consumant jusqu’à ne laisser qu’un squelette noir. L’homme mourut dans un éclat de lumière blanche éblouissant. Le fil trancha les gréements, et les cordages se séparèrent en fumant. Des marins s’y précipitèrent. Certains serrèrent les bouts entre les dents pour les recoller. Mais d’autres en empoignèrent chaque extrémité. Une lueur rougeâtre leur glissa des mains et répara le lien, le cordage était de nouveau intact, à l’exception de certaines parties que la flamboyance des braises avait trop fortement brûlées. D’autres créatures se déplacèrent le long de la vergue. L’énergie magicke verte arquée entre leurs paumes les identifiait comme étant des vylaens, trop petits pour être confondus avec des humains. L’un leva les mains puis les projeta vers l’extérieur. Une dizaine de petites pointes de feu vert filèrent vers le bateau de pêche. Orla émit un rire moqueur. D’un mouvement de son bâton, elle enroula le fil de magick pour former un cône autour des flèches. Elles heurtèrent les parois du cône, sans réussir à les percer. Orla dirigea le cône vers le bas, plongeant les flèches dans les eaux sombres, où leurs lueurs maléfiques brillèrent jusqu’à ce que la mer les éteigne. Pourtant, le bateau pirate se rapprochait toujours. Le timonier poussait fort sur le gouvernail en le faisant tourner violemment. Les vagues malmenaient le petit bateau et brisaient son élan. Alors qu’il commençait à virer, que ses voiles se gonflaient, une flèche enflammée cloua la main de l’homme au timon. Il hurla et recula brutalement, mais le gouvernail le suivit, et, de nouveau, le bateau tourna et stagna. Pis encore, lorsque la bôme changea de côté, elle frappa Orla dans le dos. Celle-ci s’écroula sur le pont. Des flèches fendaient l’obscurité, déchiraient les voiles. La fille qui se trouvait sur les genoux de Kerrigan hurla lorsqu’une d’entre elles la toucha au-dessus du genou. Elle roula sur le pont, agrippée à sa jambe, le suppliant du regard. Il se pencha pour l’aider, dans un combat furieux pour se calmer et pouvoir utiliser la magick elfique afin de la soigner, mais une vague fit sauter le bateau et le projeta en arrière. Il se prit les jambes dans le banc et bascula. Son atterrissage fut brutal. Il aurait voulu crier, mais une autre flèche traversa la gorge du timonier. Lorsque celui-ci s’effondra sur le timon, les mains sur le cou, Kerrigan se sentit perdu. La panique l’envahit. Il ne pouvait rien faire. Le bateau tanguait, les gens hurlaient. Je n’ai aucun équipement, aucun espace pour travailler. Un million de raisons de ne pas agir lui vinrent à l’esprit mais, sans trop savoir comment, il se remit sur ses pieds et plaqua son dos contre le mât. Il essuya la sueur sur son front, les dents serrées par la détermination. C’est à moi, maintenant. Je dois faire quelque chose ! Une flèche s’éteignit dans sa chair, lui transperçant la poitrine et le clouant au mât. La douleur explosa, ardente, brûlante, coupante et vive. Atroce, elle le traversa à l’en faire trembler, ce qui déclencha une autre vague de souffrance. Il eut envie de tousser. Lorsqu’il le fit, il eut de nouveau mal et sentit le goût du sang dans sa bouche. Mon sang. La douleur, le sang, les cris, le bateau qui gîtait, la flèche dans son épaule, tout aurait dû l’écraser. Il était là, loin de chez lui, trempé, malheureux. La fille qui s’était appuyée sur lui se tordait et geignait derrière un banc hérissé de flèches. Des morceaux de voiles déchirées claquaient au vent, puis de nouvelles flèches frappèrent le bateau. Malgré tout cela, il se concentra sur un seul élément. Les vylaens émettaient un rire haut et perçant qui le giflait bien plus que tous ceux qu’il avait entendus sur le port de Vilwan. Si ces derniers l’avaient méchamment blessé, celui de ces créatures le griffait et le déchirait. Quelque part, au plus profond de lui, Kerrigan comprit qu’ils voulaient le tuer et que ce rire n’était rien d’autre qu’une arme cruelle de plus. Kerrigan n’était guère plus qu’un enfant, à une exception près : effrayé, blessé, il attaqua le bateau pirate. Il connaissait des centaines de sorts, dont une série de sorts de combat dévastateurs ; au lieu de cela, il s’en prit au navire en usant de celui qu’il maîtrisait le mieux. Il s’en était servi des milliers de fois, aussi longtemps qu’il s’en souvienne. S’il avait réfléchi, il aurait pu imaginer que les vylaens n’auraient rien prévu pour contrer un tel sort dans un combat, mais il ne réfléchit pas. Il réagit. Une vague invisible d’énergie magicke surgit de lui et fendit l’air jusqu’à sa cible. Elle enfla et s’empara du vaisseau. Lorsqu’il leva la main droite, le bateau se souleva de l’océan. De l’eau dégoulinait en rideaux ondulés de sa coque incrustée de coquillages. Six mètres, douze mètres, de plus en plus haut. Kerrigan gronda, il voulait hisser le vaisseau jusqu’à la lune, puis le presser dans sa main, l’écraser. Il voulait voir ses planches éclater, comme écrasées par d’invisibles doigts, des fragments de bômes brisées tourbillonner dans le ciel, entraînant dans leur chute bouts et voiles enflammés. Néanmoins, il savait qu’il n’en avait pas la force. Alors, lorsque le bateau cacha la lune à ses yeux, il ouvrit la main et le laissa simplement retomber. Le navire gîta légèrement. Quelques marins s’envolèrent, d’autres s’agrippèrent aux cordages et au bastingage. Certains des raccords se rompirent, des hommes se retrouvèrent trimballés à l’extrémité des bouts comme des nœuds sur un fouet. Ceux qui ne purent s’y accrocher se firent expulser et tourbillonnèrent librement dans le ciel. Les voiles se gonflèrent d’air au point de tirer sur les mâts et les bômes. La toile se déchira, les mâts craquèrent. Puis le bateau heurta l’eau sombre. La coque avait été conçue pour supporter l’impact des vagues sous le grain le plus violent. Mais de la hauteur de laquelle il était tombé, l’eau aurait tout aussi bien pu être du granit. Les poutres gondolèrent et les mâts se brisèrent comme des brindilles. Les planches du pont s’arrachèrent, tournoyant dans les airs. Le vaisseau émergea une fois puis sombra dans un fort bruit de bulles. La toile des voiles retomba comme des rideaux déchirés par-dessus l’embarcation naufragée. Vêtu du manteau noir de la nuit, Tagothcha attira avidement le navire dans les profondeurs de son royaume. Blessé, expectorant des gouttes de sang, Kerrigan regarda le vaisseau s’abîmer. Il s’affala en avant, cassant la flèche quelque part dans son dos, et atterrit sur les genoux sur le pont. Il sourit au vaisseau en perdition, de ses dents pleines de sang. Il savoura sa victoire pendant un instant, la laissant le consumer. La seconde d’après, il connut la terreur pure. Les pirates avaient leur vengeance. Une immense vague provoquée par l’impact du navire sur la mer s’éleva et renversa le petit bateau de Kerrigan. CHAPITRE 26 La douleur aiguë dans les épaules de Will rivalisait avec celle de son dos pour remporter le prix de la partie de son corps qui le ferait le plus souffrir. Ses jambes et son postérieur ne prétendaient même pas arriver en tête de cette compétition, et se contentaient de le brûler. La contraction musculaire occasionnelle dans sa cuisse ou derrière ses bras ajoutait un peu de variété, mais ne faisait qu’ajouter à ses souffrances. Pourtant, alors que la nuit tombait sur Vilwan et que Will prenait un seau rempli d’eau de mer à un Apprenti pour le passer à un autre, plus haut sur la colline, puis recommencer inlassablement, son malaise ne pouvait que rester en arrière-plan. Une fureur immense l’habitait, et n’aurait-il pas été épuisé à s’en écrouler, il lancerait une série de jurons à mettre tous les Apprentis à couvert. Il se sentait humilié et consterné ; pis encore : dérouté, et tout cela alimentait sa colère. La brigade des seaux transportait l’eau tout en haut de la falaise escarpée de la côte nord de Vilwan. Au-delà de la file d’Apprentis, une bonne dizaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, une muraille de forteresse crénelée dévorait une partie du ciel d’un bleu de plus en plus sombre. Visibles pendant quelques secondes entre les merlons, des guerriers patrouillaient sur les remparts. À un peu moins d’une vingtaine de mètres d’intervalle s’élevaient des tours élancées, au sommet desquelles d’autres combattants avaient allumé des feux. Will devinait sans difficulté les silhouettes de Corbeau et Résolu en haut de la plus proche d’entre elles. Il avait été déterminé que les pirates attaqueraient l’île à sa pointe nord, au lieu de passer par le port naturel de la côte est. Ce dernier avait été fermé une fois les navires d’évacuation partis. Bien que personne n’écartât l’idée d’une feinte, les faits purs et simples étaient que s’emparer du port ne garantirait pas la chute de Vilwan. La géographie de l’île formait une vallée qui courait du nord au sud-est, entre deux corniches. Il existait bien des passages entre les deux, mais les défendre ne représenterait aucune difficulté. La vallée fournissait le seul chemin vers le cœur de l’île, où se trouvait la ville principale. Sur le trajet, les envahisseurs auraient à tenir le siège de la tour du Magister des Combats, puisqu’elle obstruait la vallée comme une arête dans une gorge. Elle se situait tout de même à presque huit kilomètres de la forteresse du rivage, au sommet d’une colline et chaque centimètre gagné le serait au prix d’efforts importants. Des troupes avaient été placées à des points de défense stratégiques tout le long de cette route, prêtes à faire couler les litres de sang qui briseraient les forces de Chytrine. Pas comme si j’ étais autorisé à les faire payer. Will tremblait de colère. Vider les bateaux et déplacer le ravitaillement ne l’avaient pas dérangé, car il reconnaissait la nécessité de l’opération. Il pouvait même comprendre que les sorciers ménagent leurs forces magickes pour la bataille à venir. Que cela ait nécessité du travail manuel, et qu’il fasse partie des travailleurs, il l’acceptait. Il acceptait également que les Apprentis les plus jeunes et d’autres habitants aient été évacués de l’île, même si leur départ avait augmenté sa quantité de travail. Mais ce qu’il ne supportait pas, c’était qu’on l’ait relégué au statut de non-combattant. Résolu avait pris cette décision et avait refusé d’entendre un seul des arguments de Will sur l’erreur qu’il commettait. Lorsqu’il avait tenté d’obtenir le soutien de Corbeau, ce dernier s’était contenté de hausser les épaules. Il avait expliqué que, s’il était vrai que Will s’était admirablement bien débrouillé dans toutes les escarmouches auxquelles ils avaient été mêlés ce dernier mois, chacune de ces batailles s’était déroulée contre des forces moindres et mal organisées. Il n’y avait pas besoin d’être un Grand Magister pour comprendre que le combat allait être violent. La simple idée de vouloir envahir Vilwan paraissait complètement folle, mais Will ne doutait pas qu’il existe une certaine logique derrière cette action. Le meilleur moyen de détourner l’attention quand on volait une bourse était de se comporter n’importe comment. Pendant que la victime faisait de son mieux pour comprendre la raison de cette crise, ou songeait simplement à s’en aller, elle se trouvait à découvert. Ce n’était pas un problème pour Will, car sa vie dans la rue lui avait appris plus d’une leçon. Dans un combat, savait-il, on ne se retenait pas. On fonçait et on causait le plus de dommages possible à l’ennemi. Et, tel qu’il le voyait, plus il y aurait d’hommes alignés, plus il y aurait de dégâts. Il voulait en faire partie. Un Initié sur le rivage cria quelque chose que Will ne comprit pas tout à fait. Les Apprentis situés le plus près de la mer sortirent du rang et se mirent à porter des seaux débordant d’eau directement sur le chemin. L’Initié fit alors signe aux autres, et Will les rejoignit. Il porta son dernier seau, un peu énervé que le rappel soit arrivé juste avant que ce soit au tour de son rang de changer de position avec ceux qui descendaient les seaux vides. Bien qu’assez courte, l’ascension n’était pas facile. La côte rocheuse s’élevait à pic au-dessus de pierres lissées par les vagues, très glissantes une fois mouillées. Elles n’offraient pas beaucoup de protection aux troupes qui remontaient, les seuls chemins accessibles se réduisant jusqu’à disparaître. Beaucoup de sang coulerait en ces lieux, et, aussi longtemps qu’il y aurait des défenseurs capables de charger des balistes et autres machines de guerre, les envahisseurs auraient de grandes difficultés à gagner quoi que ce soit ressemblant à une position stable. En haut de la colline, Will vida son seau dans la citerne. Il le balança sur la charrette où d’autres empilaient les leurs, puis localisa le recoin où il avait déposé sa ceinture, son coutelas et sa bourse d’étoiles à lancer. Il rattacha la première, glissa la lame à sa place au-dessus de sa hanche gauche, puis tourna le regard vers la tour où il avait vu Corbeau et Résolu. Avec un bruit sec et métallique, un homme lui boucha la vue. — C’est toi, Will ? Le garçon hocha la tête et fit de son mieux pour ne pas le dévisager. — C’est moi. — On m’a envoyé te montrer ta place. Suis-moi. L’homme se détourna et s’éloigna de la tour à grands pas. Will voulut protester, mais l’homme – non, c’est un meckanshii – suscitait en lui une telle fascination qu’il ne put s’empêcher de partir à sa suite. Sa jambe gauche, de la mi-cuisse jusqu’en bas, avait été remplacée par des pieux en métal et un mécanisme. Des fils de fer et des bouts de cottes de mailles pendaient comme de la dentelle. Sa main gauche et son avant-bras avaient été remplacés par une griffe articulée, formée de deux doigts et d’un pouce. Au-dessus du bras et de la cuisse, et même par-dessus les épaules, on lui avait greffé des plaques d’armure. Will avait beaucoup entendu parler des meckanshii, mais n’en avait jamais vu avant. Toute une compagnie était arrivée de Forteresse Draconis tard dans la nuit, par la côte nord. Comment Dothan Cavarre, le baron Draconis, avait su qu’il fallait les envoyer restait un mystère pour tout le monde, mais ils avaient été bien accueillis. D’après les conversations qu’il avait entendues, la plupart des meckanshii considéraient qu’il était aussi important de défendre Vilwan que leur propre terre, bien qu’aucun d’entre eux n’en soit originaire. L’homme jeta un coup d’œil derrière son épaule. — Allez, gamin, je ne boite pas trop vite pour toi, si ? Will secoua la tête et le rattrapa rapidement. — J’ai jamais… — Je devine à ta bouche ouverte, soupira l’homme. Ça s’est passé comme ça, Will. J’étais fils de meunier à Gurol. À ton âge à peu près, peut-être un peu plus, je suis tombé dans la rivière, j’ai perdu ma jambe et mon bras dans le moulin. Y avait pas d’elfes dans le coin pour me soigner, alors ma famille m’a vendu au baron Draconis. — Vendu ? — Un salaire, pour mes services. Ils savaient que je ne reviendrais pas. Je n’étais plus bon à rien d’autre qu’à mendier, alors ils ont pris l’or. Je voulais partir. Là-haut, dans la forteresse, le baron Draconis a toutes sortes de magickants qui s’occupent de nous : des elfes, des hommes, des urZrethis. La dernière fois que Chytrine a tenté de s’en emparer, elle s’est servie d’un sort pour inverser la guérison des blessés. En fait, chacun de nous est construit de façon individuelle. Un seul sort ne nous mettra pas à terre. Il aurait fallu qu’elle connaisse chacun d’entre nous pour décomposer les magicks. Will cligna ses yeux gris. — Vous sentez quelque chose, avec ça ? — Je sens où ils sont, oui, mais le chaud, le froid, le toucher, non. (Il haussa les épaules.) Les magicks aident à maintenir mon équilibre, mais nous nous entraînons tous beaucoup. On n’est pas très silencieux, alors on ne vaut rien question discrétion, mais, dans un combat armé, on se débrouille très bien. Je m’appelle Gerhard. — Will, mais vous le saviez. — Très vrai. Gerhard lui fit descendre un grand escalier qui allait d’avant en arrière, puis ils traversèrent une cour jusqu’à un large bâtiment plat aux fenêtres étroites. Un pan de mur solide ressortait à angle droit pour protéger la porte orientée au nord. Ils passèrent un vestibule de quatre mètres de diamètre, puis montèrent un escalier étroit qui s’ouvrait sur une très grande salle. À droite et à gauche, d’autres escaliers menaient plus haut. Un Initié blond les y attendait. — Merci, capitaine. — Je t’en prie. (Le meckanshii fit un court salut de la tête à Will.) Tu resteras ici avec l’Initié Jarmy. — Je veux être sur le front. — J’en suis certain, fiston. Gerhard montra son bras gauche, ouvrit lentement sa griffe et la referma d’un coup. — Tout viendra en son temps. Ta place est ici. Protège-le bien, Jarmy. Will regarda le soldat s’éloigner, puis se tourna vers l’Initié. Il le reconnaissait vaguement. — Alors, t’as un balai pour me faire faire un peu de nettoyage ? L’Initié plissa un instant ses yeux bruns, puis comprit. — Oh, oui, hier sur le port. Non, rien de tel. Viens avec moi. Will monta les escaliers à sa suite, jusqu’au niveau le plus élevé. Ils longèrent un couloir au sud, puis tournèrent à droite dans une salle au plafond bas. Une longue ouverture, semblable à une meurtrière mais parallèle au sol, avait été creusée dans le mur nord. Ils s’avancèrent jusqu’à à elle ; à travers, Will pouvait voir les remparts de la forteresse, l’océan éclairé par la lune et une multitude de lumières ballottantes, révélatrices de la flotte à l’approche. Will avala sa salive. — Ça fait beaucoup de bateaux. — Oui, et ce n’est même pas toute la flotte de Chytrine. — Comment ça ? Les muscles de la mâchoire de Jarmy saillirent. — Certains ont atteint Sanges. Les pirates étaient parmi eux, à détruire les bateaux d’évacuation. Ils ont fait la guerre à des enfants, alors nous n’aurons pas de quartier. — Combien de perdus ? — On ne sait pas. Beaucoup trop. (Jarmy indiqua le nord.) Ça commence. Will se renfrogna. — Et on attend ici ? — Jusqu’au bon moment, oui. (Il regarda Will.) Peut-être qu’ils n’auront pas besoin de nous. — Et si c’est le cas ? — Nous les arrêterons. L’Initié porta son attention vers le nord, et Will se pencha contre la pierre. Là, dans l’obscurité, il ne voyait guère mais, très vite, tout se dévoila en détails nets. Un vaisseau avait viré de bord pour se placer parallèlement à la forteresse. Avant que Will commence seulement à se demander pourquoi, trois ronds de flammes surgirent de l’avant et des ponts. Un instant plus tard, un roulement de tonnerre le secoua. En bas, au niveau du rempart, un projectile toucha un créneau et fit éclater la pierre comme du verre. Les soldats qui se tenaient prêts disparurent tout simplement, tandis que d’autres s’effondraient, tordus de douleur, déchirés par les fragments de pierre. Un autre projectile manqua la muraille mais frappa la passerelle derrière. Il rebondit sur les dalles, laissant derrière lui un petit cratère, puis sauta à travers la cour. Un homme qui s’enfuyait fut touché, sa jambe droite arrachée, puis le projectile sortit du champ de vision de Will. Les coups restants atteignirent la forteresse, faisant tomber les gens sans les tuer. — Qu’est-ce-que… ? — Des dragonels, une demi-douzaine. (Jarmy tapota le mur.) Le baron Draconis est peut-être avare d’informations mais ceux qu’on a envoyés là-bas pour créer des meckanshii ont été observateurs. Les dragonels peuvent détruire une haute tour, mais un bâtiment bas et trapu comme celui-ci, ça les ralentit. Du centre de la flotte émergea une douzaine de vaisseaux longs et bas, hérissés de rames. Même à cette distance, la voix des gardes-chiourmes retentissait, exhortant l’équipage à souquer ferme. Les galères avancèrent en rang inégal. Les vagues cognaient contre leur proue étrangement aplatie. Will ne s’y connaissait pas très bien en bateaux, mais ceux-là ne lui semblaient pas vraiment en état de naviguer. Encore heureux qu’ils n’aient pas loin à aller. En contrebas, on ordonna à quelques trébuchets de projeter leur charge haut dans les airs. Plusieurs des projectiles étaient enflammés, et l’une de ces étoiles filantes s’écrasa sur le pont d’une galère. Le baril de bois explosa, répandant du naphtalm sur le pont arrière et dans les rangs des rameurs. Les hommes hurlèrent et s’agitèrent, certains plongèrent par-dessus bord, d’autres s’effondrèrent. Le barreur prit également feu, et le bateau touché partit à la dérive lorsqu’il se jeta à l’eau. Le navire rentra dans une autre galère, selon un angle qui fit se soulever les rames. Pis encore, ces dernières giflèrent le ventre et le dos des rameurs, leur brisant les côtes et leur écrasant l’échine. Des cris plus forts s’élevèrent des deux bateaux. L’un échoua sur un banc de sable tandis que l’autre, brûlant joyeusement, enflammait sa sœur immobilisée. Mais d’autres arrivaient toujours, et derrière eux une seconde vague. Comme les premières galères atteignaient le rivage, leurs proues montèrent par-dessus la roche, où elles restèrent bloquées. Au bruit du choc, Will se dit que les libérer prendrait un temps fou. Au moment même où cette pensée le traversait, il comprit qu’elles étaient censées ne jamais reprendre la mer. La proue aplatie de chacune des galères explosa dans un jet de flammes. Guerriers, hommes et baragouineurs affluèrent hors des cales, jappant et hurlant durant l’escalade des rochers. D’autres barils de naphtalm explosèrent, lavant la pierre par le feu ou touchant les galères échouées. Les marins se précipitèrent hors des bateaux à la recherche d’un abri. Ils n’en trouvèrent pas. Les archers sortirent de la cour de la forteresse, bandèrent leurs arcs et tirèrent. Une pluie de flèches traversa la nuit. Des pieux de presque un mètre se plantaient dans des silhouettes illuminées par les navires en flammes. Touché à l’épaule, un homme cassa sa flèche en un geste de défi. Comme il levait la flèche brisée d’un air triomphant, une demi-douzaine d’autres se plantèrent dans son corps et le mirent à terre. Les dragonels rugirent de nouveau, détruisant les pierres et éparpillant les soldats sur les remparts. Une petite portion de la muraille s’effondra et libéra un passage au centre. Celui-ci se trouvait trop à l’ouest pour servir aux envahisseurs, mais démontrait la puissance des dragonels. D’autres galères s’échouèrent sur les plages ; des hommes en émergèrent avec de larges boucliers qu’ils lièrent les uns aux autres pour former des mantelets. Les flèches leur pleuvaient dessus tandis qu’ils avançaient. Un baril de naphtalm explosa près de l’un des mantelets, l’enflamma, puis une pierre en chute libre en écrasa un autre sur les hommes qui le portaient. D’autres apparurent, d’autres se rapprochèrent, en évitant les endroits dangereux. Will regardait avec horreur et fascination, mais secoua la tête. — Ça n’a pas d’importance, si ? Ils peuvent toujours pas escalader les remparts. Il y a trop de défenseurs. — C’est ce que je pense, acquiesça Jarmy. Chytrine n’a rien pour contrer les archers en dehors des dragonels, et ceux-ci sont dirigés vers les murailles. Alors à moins qu’elle ait autre chose dans sa manche… — Des troupes avec des draconettes ? L’Initié secoua la tête. — Elles ne sont pas assez précises. — Quoi, alors ? — Je ne sais. Oh non, par tous les dieux ! (Jarmy indiqua le ciel) Là, près de la lune ! Will leva les yeux et sentit son estomac se nouer. Un dragon planait devant l’astre, figé là comme une image sur une pièce de monnaie. Une aile se souleva, une autre s’abaissa, il fondit tel un faucon sur sa proie. Deux petites traînes de flammes lui sortaient des narines, éclairant violemment des écailles d’or, frôlant les yeux rouge et noir. Il plana juste au-dessus des remparts, et, à l’endroit le plus facile à atteindre pour les envahisseurs, il souffla un enfer de flammes. CHAPITRE 27 Le feu de naphtalm liquide coulait à flots, mais celui du dragon était en chasse. Des langues de feu léchaient les créneaux de pierre et les vaporisaient. Elles s’enroulaient comme du lierre sur une tour, puis se resserraient, et de la roche en fusion jaillissait, tel le jus d’un fruit écrasé. Des flammes rouge et or lapaient les soldats, faisaient fondre la peau des os, puis dévoraient les squelettes noircis. Un meckanshii fait de métal à partir de la taille devint rouge puis blanc, avant que ses membres inférieurs s’évaporent. Il respira du feu, ce qui étouffa ses cris, néanmoins d’autres gorges prirent le relais, y compris l’exclamation horrifiée de Will. Le pan de mur touché s’effondra jusqu’au niveau des falaises. Ce qui rendait Vilwan inabordable quelques instants plus tôt présentait à présent une brèche qui ne pouvait être bouchée. De la chaleur irradiait de la pierre liquide mais, assez vite, une croûte noire se forma. Le coup d’ailes puissant du dragon avait produit assez de vent pour la refroidir, et repoussé les premiers défenseurs avant qu’ils atteignent la brèche. Le dragon monta haut dans le ciel, de l’or brûlant sur les écailles. Il virevolta dans la nuit. Le mouvement fit s’enrouler sa queue en spirale, libérant une dernière vague d’énergie d’un petit coup donné avec la pointe. Il souffla de joyeux jets de flammes par les narines. Will se tourna vers Jarmy. — Fais quelque chose ! Le mage humain frissonna. — Je pourrais vivre un millier d’années sans pouvoir faire quoi que ce soit contre ça. Dans la nuit, sur le rempart, Will aperçut la silhouette de Corbeau au sommet d’une tour. Et, près de la brèche, on ne pouvait confondre Résolu avec quiconque, Dranae à ses côtés. De l’autre côté de la faille, le premier baragouineur apparut. Les suivants n’hésitèrent pas une seule seconde malgré les hurlements du premier lorsqu’il mit les pieds sur la roche fumante. — Alors, tout ce que le dragon a à faire, c’est revenir et balayer les murs. L’estomac de Will se révulsa. Mes amis, je vais les perdre, je vais les perdre… — Pas si vite, Will. (Le regard de Jarmy se durcit.) Ce dragon est un peu jeune et il a volé jusqu’ici. Ce coup de feu l’a fatigué. S’il était plus vieux, plus reposé, tes craintes deviendraient réalité. — Alors on ne fait rien ? L’Initié de combat baissa les yeux sur lui. — Voici une des règles de la guerre, Will : le côté qui se sert de ses réserves en dernier gagne. Ce moment n’est pas encore arrivé. Et nos renforts sont inutiles contre leur dragon, qu’il soit ou non jeune et fatigué. Will serra le manche de son coutelas de la main gauche. — Il faut que j’y aille. — Pressé de mourir à ce point ? — Pressé de tuer, d’aider mes amis. Jarmy posa une main sur l’épaule de Will. — Ton tour viendra. Les dragonels grondèrent de nouveau. Quelques coups atteignirent les murs et les firent trembler. D’autres avaient troqué un seul boulet de fer lourd contre une volée de plus petits. Ils rebondirent sur la forteresse, l’un d’entre eux résonna violemment contre la pierre près de Will. Exploser au milieu des corps sembla épuiser leur élan, mais ils laissèrent derrière eux des rangs décimés et du sang noir répandu dans la cour. Résolu et Dranae avaient rejoint la brèche, accompagnés de soldats et de meckanshii. Les doubles lames du Vorquelfe brillaient sous la lune, puis devenaient noir d’ébène à mesure qu’il attaquait, perçait et tranchait. Il s’était assez avancé dans la faille pour que ses bottes fument ; les baragouineurs qui le combattaient tombaient les uns après les autres, leur sang entrant en ébullition sur la pierre lisse. On avait offert à Dranae une cotte de mailles qui retombait sur ses genoux comme une jupe. Au combat, il maniait un marteau de guerre, la tête aplatie d’un côté, une griffe méchamment recourbée de l’autre. Un coup solide à deux mains mettait les baragouineurs à terre, puis la griffe traversait leur armure ou leur crâne. Même l’embout d’acier à l’extrémité du manche se révélait mortel lorsque, d’un petit coup, il écrasait une gorge. Malgré leurs efforts héroïques et les archers qui tiraient du haut de la brèche, les défenseurs étaient repoussés centimètre par centimètre. D’autres bateaux accostèrent, expulsant des légions de baragouineurs. Les attaques de dragonels secouaient les murs, fauchant un certain nombre d’archers. D’autres ricochèrent dans la cour, tuant l’unité de la baliste et faisant éclater au moins un baril de naphtalm. Celui-ci prit feu et enflamma rapidement la machine de siège sur laquelle il avait été monté. La corde qui le retenait se consuma ; le baril percé fut lancé et traça une bande de feu au-dessus de la cour et du mur. Au-dessus de tout cela, le dragon cabriolait paresseusement, plongeant et remontant. Puis, lorsque Corbeau souleva et projeta un baril de naphtalm dans la brèche et qu’il l’enflamma à l’aide d’une torche, le dragon cessa de jouer. Il se laissa glisser bien bas, forçant Résolu et Dranae à se jeter à terre. L’immense créature acheva son piqué par une boucle, puis donna un coup d’ailes et revint dégager la faille. Un cri assourdissant fendit le vacarme de la bataille, au point de couvrir le tonnerre des dragonels. Le dragon doré se tourna vers le ciel, mais une ombre noire venue de plus haut entra en collision avec lui. Le monstre s’écrasa sur le sol, brutalement, si brutalement que Will dut s’accrocher au mur pour ne pas tomber à cause du tremblement de terre provoqué par l’impact. L’ombre s’élança vers le ciel, son cri furieux s’étant mué en grondement de triomphe. De l’autre côté de la faille, le dragon doré se redressa sur ses pattes et se secoua comme un chien mouillé. Des baragouineurs écrasés furent pulvérisés alors que des traces humides lui coulaient des côtes. Il répondit à l’attaque par un cri et s’éleva au-dessus des remparts d’un coup d’ailes. Lorsqu’il passa devant lui, Will se rendit compte pour la première fois de sa taille réelle. Pendant un quart de seconde, tandis que la créature filait vers le ciel, il vit un homme disparaître dans la fente noire de sa pupille. Des écailles d’or de la taille des boucliers portés par les guerriers recouvraient le dragon, ses pattes étaient aussi longues que des chariots, attelage compris. Lorsqu’il se pencha, le bout de son aile droite toucha un archer qui se trouvait sur le mur et le brisa comme un jouet. Du museau à la queue, il était plus grand que le plus grand des bateaux sur la mer, pourtant la créature qu’il allait combattre l’était encore plus. Recouvert d’écailles couleur nuit, à l’exception de l’endroit où des rayures écarlates suivaient la courbe de son ventre, le second dragon était bien plus massif. Pas de graisse, rien que des muscles, tout comme Dranae l’était par rapport à Corbeau. Massif et puissant, très puissant. Malgré sa taille supérieure, il se déroba à la créature dorée qui s’élevait. Puis, d’un coup rapide, le dragon noir lui mordit la hanche gauche, causant une sombre blessure. Le dragon d’or poussa de nouveau un cri déchirant et tournoya dans les airs. Il plongea, se tordit, puis tenta de se rééquilibrer en planant. Le bout d’une de ses ailes se prit dans le gréement d’un vaisseau wruonan. La créature se tortilla dans tous les sens pour se délivrer, mais sa queue s’écrasa alors sur les côtés du bateau dans un grand craquement des timons. Le navire gîta, la coque pointée vers le ciel, le gaillard d’avant plongeant dans la mer obscure. Derrière lui, la queue du dragon doré traînait dans l’eau comme une ancre. Il se contorsionna et tenta de rouler sur le dos pour la libérer. Il réussit, mais en sacrifiant tant de vitesse qu’il ne pouvait plus voler. Il tomba lourdement dans l’eau, écrasant un navire, et déclenchant une vague qui en souleva certains et en inonda d’autres. La vague atteignit le bord, fit s’élever les galères qui se trouvaient à terre plus haut encore puis les entraîna avec elle vers la mer. D’autres accostèrent rapidement. Une au moins s’échoua sur le banc de sable qui en avait piégé d’autres, ce qui brisa sa quille et fit s’écouler tout son chargement dans l’eau furieuse. De la tour où se trouvait Corbeau s’éleva une boule de feu bleue qui monta haut dans le ciel. Jarmy se déshabilla jusqu’à la taille et noua les manches autour. — Maintenant, Will. C’est notre heure. Tandis que Jarmy acceptait d’un autre sorcier un bâton noirci gravé de runes et de sigils, un troisième s’approcha du mur et y pressa la main. Une lueur bleuâtre passa du mage à la pierre soulignant chaque ride et craquelure de cette portion de façade. Un frisson traversa l’air, puis le mur explosa. Les multiples blocs de pierre décrivirent un arc et flottèrent deux par deux, séparés par trois mètres de rien d’autre qu’une lumière arc-en-ciel presque transparente. D’autres ponts semblables, certains en forme de grande arche, d’autres de chemins sinueux, relièrent la forteresse aux autres remparts. Avant que Will puisse demander ce qui s’était passé, Jarmy et une demi-douzaine d’autres Initiés se précipitèrent sur le pont arc-en-ciel. La plupart s’étaient préparés au combat de la même façon que Jarmy, y compris une femme à la peau sombre. Leurs bâtons émirent une lueur intérieure qui passa du bleu à un blanc si lumineux qu’il blessa les yeux de Will. Seuls les symboles gravés ne perdirent pas leur couleur ténébreuse ; Will frissonna en reconnaissant les tatouages de Résolu sur certains d’entre eux. D’un des bâtons de mage jaillirent des créatures vert sombre qui semblaient n’être que des gueules pleines de crocs aiguisés accompagnés de deux bras griffus et filiformes conçus pour déplacer leur corps sphérique. Ils rebondirent sur les murs, comme l’avaient fait les projectiles des dragonels, puis tombèrent et commencèrent à dévorer les baragouineurs. D’autres mages précipitaient des boules de feu dans la masse grouillante des envahisseurs. Les missiles sorciers brûlèrent des hectares d’ennemis avant que des vylaens contrent le sort. Mais d’autres mages encore les combattirent, supprimant leurs contre-sorts avant de jeter d’autres sortilèges. Jarmy quitta la tête du pont et bondit dans la faille à la gauche de Résolu. Il fit tournoyer son bâton telle une arme, puis lui fit érafler la pierre autour de lui. Là où il l’avait touchée, des flammes bleues crépitèrent, créant un cercle qui était clairement destiné à le protéger des baragouineurs. Son défi ne fut pas sans réponse. Le bâton tournoya à une vitesse surnaturelle qui lui permit de découper les membres comme s’il était plus acéré qu’un rasoir, ou d’écraser les crânes avec le poids d’une massue. L’Initié qui avait créé le pont s’adressa à Will : — Vas-y maintenant ou reste ici ! Je ne peux pas le maintenir plus longtemps ! Will hocha la tête puis courut sur le pont. Il le traversa aussi vite que possible car, à chacun de ses pas, celui-ci lui semblait s’affaisser un peu plus. Près du rempart, il sauta pour franchir les trois derniers mètres. À l’instant où il s’élevait dans les airs, il vit les derniers blocs de pierre s’effondrer et son chemin de lumière disparaître. Il atterrit sur ses deux pieds, mais dérapa et chuta sur de la roche couverte de sang. Il glissa jusqu’au rempart et se recroquevilla là, contre la pierre. Les dragonels tonitruèrent, leur lueur éclaira la face lisse de la forteresse. L’impact du boulet contre la muraille fit basculer Will la tête la première. De plus petits missiles se dispersèrent et un homme tordu de douleur tomba devant Will, la moitié de son crâne manquant laissant apparaître sa cervelle. Le jeune voleur rampa à toute vitesse loin du corps mais, avant qu’il atteigne de nouveau le mur, une main se referma sur sa tunique et le hissa sur ses pieds. Corbeau le tira sous l’abri de la tour. — Tu ne devrais pas être là, Will. — Mais Jarmy a dit… La façon dont la chair se plissait autour de la balafre de Corbeau lui durcissait l’expression. — Viens, on monte. — Mais je veux me battre… — Tu peux aider d’une autre manière. Corbeau le poussa en avant, alors Will grimpa l’étroit escalier en colimaçon à quatre pattes, comme un chien. Il se redressa dans la trappe, puis baissa involontairement la tête lorsque les dragonels grondèrent de nouveau. La pierre trembla et Will se retrouva nez à nez avec une femme dont la peau légèrement burinée commençait seulement à trahir son âge. — Je m’appelle Will. — Tu as de la volonté, en tout cas. Elle se redressa, Will l’imita. Entre les créneaux, il scruta la longue et large ligne des envahisseurs qui grimpaient la falaise. De son point de vue précédent, il ne pouvait voir que quelques-uns des lieux d’accostage et se rendait seulement compte que Chytrine avait rassemblé beaucoup plus de troupes qu’il s’était imaginé. Des feux verdâtres crépitaient çà et là, permettant de localiser des vylaens. Ils échangeaient des sorts avec les défenseurs de Vilwan et, plus souvent qu’eux, les baragouineurs autour se trouvaient être victimes des flèches que les archers lançaient à leurs comparses. Sur le navire des dragonels, des rames apparurent et l’équipage hissa l’ancre au treuil. — Corbeau, ils vont déplacer le vaisseau. Celui-ci acquiesça. — Ils le rapprochent pour tirer dans la faille. — On ne peut pas faire quelque chose pour les arrêter ? de la magick ? n’importe quoi ? La sorcière émit un bruit moqueur. — Je te confierai une dague si tu veux bien nager et percer leur coque. Will fronça les sourcils. — On peut pas le faire avec de la magick ? — Regarde. De la main gauche, elle fit un geste impérieux en direction du bateau et projeta une étincelle bleue qui fila sur lui. Lorsque l’étincelle l’approcha, elle toucha quelque chose qui miroita. De la couleur apparut, d’abord bleue, avant de verdir peu à peu. Autant que Will pouvait voir, une cloche invisible recouvrait le navire. — Vous pouvez pas faire passer un sort à travers ? — Ce n’est que la première couche. Je pourrais les traverser toutes, mais cela prendrait beaucoup de temps. Une grimace agressive figea ses traits lorsqu’elle lança un sort de la main droite, créant un feu bleu qui traversa la poitrine d’un vylaen. — Les enchantements que Chytrine a installés sur ce navire sont aussi difficiles à briser que ceux qui animent les meckanshii. Pensif, Will hocha la tête comme s’il comprenait, puis se renfrogna. — Si on fait pas quelque chose, les dragonels vont dégager la brèche. — C’est la raison pour laquelle tu es ici, et pas en bas. Corbeau encocha une flèche à son arc et le banda. Il tira, et un baragouineur se replia sur la pointe enfoncée dans son ventre. — Tu peux pas lui envoyer des flèches de feu ? — Il est hors de ma portée, tout comme de celle de nos balistes. Un autre tir des dragonels se dispersa contre les remparts. Quelques hommes tombèrent, mais d’autres avaient pris l’habitude de se baisser quand s’illuminait le feu des canons, ce qui leur permettait de se mettre à couvert. Cette série de coups était plus proche de la faille. Le prochain tir réussirait sûrement à détruire les défenses et, même si beaucoup de baragouineurs mourraient dans le même temps, il en resterait bien assez pour envahir la plage et affluer dans la forteresse. Ils vont mourir. Même si Résolu, Dranae et Jarmy se défendaient parfaitement, leurs efforts les plus héroïques ne pourraient les protéger contre le pouvoir dévastateur des dragonels. Ils vont vraiment mourir, et notre sort sera scellé peu de temps après. Le Dragon Noir éclipsa la lune et s’envola par-dessus le navire des dragonels avec l’aisance indifférente d’un goéland planant au-dessus d’un bateau de pêche. Ses ailes déployées balayant le ciel comme des filets, la queue tendue se balançant comme un gouvernail, il exécuta un cercle paresseux autour du vaisseau aurolani. Il baissa la tête dans sa direction et du pont surgit une lance de feu verte et rapide. L’attaque magicke s’écrasa contre la patte avant droite de la créature, des éclairs émeraude glissèrent le long des écailles et illuminèrent le bout d’une longue griffe. Si l’attaque blessa le dragon, il n’en montra aucun signe. Il releva la tête en arrière, puis la pencha pour étudier de nouveau le bateau de son œil droit. Trois fois, il balança la tête, et finit par cracher une boule de feu doré. Elle tomba du ciel comme une comète ardente, puis frappa la cloche invisible qui protégeait le bateau. Le feu s’étala lentement, comme du miel sur un beignet, coulant sur les côtés. L’éclat violent illumina la côte nord de Vilwan d’une aube prématurée ; pourtant Will ne ressentit aucune chaleur. Lorsque le feu atteignit l’eau et fit jaillir de la vapeur, la cloche ondula puis se contracta. Des taches noires apparurent par endroits, le feu s’engouffra au travers. Il en ressortit soudain en geyser, puis la cloche s’évapora tandis qu’un coup de tonnerre frappait l’eau et l’île. Des débris et d’autres morceaux noircis au point d’être impossibles à identifier agitèrent la mer, perforèrent les coques d’autres navires avant de rebondir contre les falaises. Tout ce qui resta du vaisseau à dragonels fut une fosse fumante dans l’eau, qui se referma instantanément dans un torrent d’écume et de débris. Ces derniers avaient été projetés assez loin pour transpercer quelques baragouineurs, mais la majorité des créatures resta indemne. Le Dragon Noir plongea très bas, sans cracher plus de feu. Will espéra qu’il donnerait un coup de griffe dans le tas en passant, mais il ne le fit pas non plus. Il continua plutôt son chemin, dos à Vilwan, assez bas pour agripper le dragon doré abattu et le hisser entre ses griffes. Ce dernier protesta, mais un autre coup de dents le calma. Le départ du Dragon Noir avait mis du baume au cœur des envahisseurs, mais ce n’était rien comparé au vent d’espoir que la perte des dragonels fit souffler parmi les assiégés. Des hommes qui s’étaient cachés derrière les remparts s’étaient désormais redressés, ils tiraient des flèches, jetaient des pierres ou des sorts sur la horde. Les Initiés de combat balayaient d’un feu magicke les forces aurolanies arrière. Les vylaens pouvaient bien éteindre les flammes, la fourrure roussie puait tout de même, la peau brûlée cloquait malgré tout, et les cris des baragouineurs à moitié calcinés inspiraient la peur à leurs compagnons. La horde était en déroute. Les lignes arrière fuirent en direction des galères et s’y entassèrent, comme des fourmis sur des fruits pourris. De la cour intérieure, d’autres barils de naphtalm s’envolaient. On lançait des pierres qui dégringolaient les falaises dans un grondement sourd. D’autres sorts faisaient sauter les mantelets ou libéraient des démons, qui attaquaient avec une redoutable férocité. Au niveau de la faille, des meckanshii s’élancèrent, s’enfonçant profondément dans les rangs ennemis. À cause du combat rapproché, personne n’avait assez d’espace pour utiliser une arme avec efficacité, mais les meckanshii étaient autant armes qu’hommes. Des mains mécaniques se refermaient sur les visages et écrasaient les museaux. Des griffes de métal aiguisées serraient les gorges et transperçaient les poitrines. Les attaques ennemies qui auraient volontiers arraché la chair ou découpé des membres résonnaient contre le métal, incapables de blesser les meckanshii. Près de la mer, les baragouineurs se débarrassaient de leurs armes et de leurs armures. Will ne savait pas du tout s’ils pouvaient nager, mais un grand nombre d’entre eux tentèrent leur chance. Leur espoir reposait sur les galères qui avaient dérivé des pontons improvisés, mais les capitaines wruonans semblaient prêts à lever l’ancre et à repartir pour leur île lointaine. Entre les baragouineurs et les bateaux, des ombres noires croisaient dans l’eau. Will devina ce qui se cachait derrière les ailerons triangulaires qui dépassaient des vagues. Les meckanshii et d’autres guerriers repoussèrent les baragouineurs jusqu’au bord de la falaise. Ces derniers basculèrent, certains roulant sur la pente et coupant la route à d’autres. Les soldats loyaux de la première ligne ennemie combattaient aussi bravement qu’ils pouvaient, mais les implacables meckanshii étaient impossibles à repousser. Le dernier baragouineur mourut au sommet de la falaise, laissant les Vilwanais et leurs alliés seuls maîtres des hauteurs. Du haut de la tour, Will observait la retraite vers la mer. Un vylaen au moins survécut assez longtemps pour pousser une galère à l’eau par magick. Des baragouineurs nagèrent vers elle à la hâte, sans se laisser distraire par un baril de naphtalm qui explosa sur le rivage et recouvrit l’eau. D’autres tirs manquèrent le bateau, ce qui permit aux défenseurs d’assister au spectacle comique de rames emmêlées alors que le navire traçait son chemin entre les épaves enflammées. Tant bien que mal, il réussit à prendre la direction du nord et à traverser les vagues de sa proue aplatie. Venant des portes, un jet de flammes bleues transperça la nuit. Il prit une forme semblable à celle d’un carreau d’arbalète. Il se déplaça lentement, mais sûrement dans le noir, embrassant de sa lumière froide les cadavres entamés par les requins, qui flottaient à la surface. Enfin, il décrivit un arc vers le bas et visa la base du gaillard d’avant. Les ponts brûlèrent pendant un instant, puis le vaisseau bascula. Le timonier glissa de son pont et les baragouineurs s’accrochèrent en hurlant aux rames tandis que la proue se levait et que les eaux noires aspiraient avidement la galère. Will se tourna vers la faille et vit Jarmy. Son bâton, d’un blanc encore lumineux, pointait vers le bateau en perdition. De toute évidence, son tir avait fait sauter l’écoutille d’abordage, permettant à l’eau de s’y engouffrer. Mais pourquoi ? Puis Will se souvint. Les pirates avaient coulé certains des navires qui fuyaient Vilwan. Il a dit qu’il n’y aurait pas de quartier, mais ça, c’était du meurtre. À regarder autour de lui les cadavres dans l’eau, ceux qui glissaient sur la colline, et à entendre la cacophonie des blessés suppliant qu’on les soigne ou qu’on les achève, Will eut son premier aperçu du futur. L’attaque qu’elle a lancée ici était insensée, et a horriblement échoué. Elle n’avait aucun sens. Il secoua la tête. Insensée ou non, elle avait brisé les gens, blessé ou tué. Il comprenait clairement pourquoi Corbeau s’opposait à Chytrine et s’y opposerait toujours. L’imiter lui parut soudain la chose à faire, mais le massacre lui soufflait que c’était de la folie. Il espérait que, face aux épreuves, il aurait la force d’accomplir l’une ou au moins la chance de ne pas plonger dans la seconde. CHAPITRE 28 La douleur accompagnée d’une toux fit reprendre ses esprits à Kerrigan, mais ce fut la pointe dure d’un doigt sur sa poitrine qui le contraignit à ouvrir les yeux. Il contempla un large visage bestial dont la peau était parsemée de taches marron-vert. Les grandes oreilles étaient surmontées de quelques poils noirs, et une touffe de cheveux de même couleur couvrait le sommet du crâne de la créature. Les yeux sombres s’écarquillèrent de surprise, tout comme ceux de Kerrigan. Le magickant hurla et la créature bondit en arrière. Le cri provoqua chez lui une nouvelle toux qui tordit son corps de douleur. Il roula sur sa droite, agrippant le sable d’une main sans force. Sa robe était trempée et le soleil de l’aube ne chauffait pas encore suffisamment pour les sécher. Il toussa de nouveau et cracha, mais ne vit qu’un peu de sang sur le sable. La créature qui l’avait réveillé sauta par-dessus lui, atterrit et se retourna en dispersant du sable alentour de sa queue épaisse. Elle s’accroupit, ses pattes griffues posées sur ses genoux, et pencha la tête sur le côté pour l’observer. Puis une deuxième créature la rejoignit, et une troisième ; ces deux dernières, un peu plus petites, se cachèrent derrière la première. Kerrigan réfléchit à toute vitesse. Il avait identifié leur espèce grâce aux études qu’il avait faites, ce qui le démoralisait. Les Panquis étaient réputés pour leur sauvagerie et leur cruauté. Il aurait eu tendance à ne pas croire ce qu’on racontait d’eux, mais il arrivait qu’un navire en partance pour Vilwan devienne la proie de pirates panquis. La douleur dans sa poitrine le ramena au combat contre les pirates de Chytrine. Un éclat de flèche était toujours planté en lui, qui formait une bosse de trois centimètres sous sa robe. Il se souvenait d’avoir détruit le vaisseau pirate, mais pas de ce qui s’était passé après que la vague d’eau froide eut retourné le bateau. Il jeta un coup d’œil le long de la plage et derrière les Panquis, mais ne vit pas d’autres corps, et très peu de débris. Orla est morte. Cette fille est morte, ils sont tous morts à cause de moi. Il tapa du poing dans le sable. N’importe quel sort sur une centaine aurait pu détruire le bateau pirate sans provoquer le moindre trouble dans l’eau. S’il s’en était servi correctement, le sort qu’il avait utilisé aurait pu mettre son bateau hors d’atteinte des archers ennemis. Il aurait pu protéger ses compagnons des flèches et de la magick. Mais non. Je les ai tués. Je les ai tous tués. Le Panqui s’approcha sur ses poings et ses courtes pattes arquées. Il renifla, puis tendit un doigt et toucha la cheville de Kerrigan. L’Initié retira son pied. Il essaya de reculer, mais le fit avec autant de grâce qu’une baleine échouée parvient à se retourner. Les deux autres Panquis se mirent à ululer, puis contournèrent et dépassèrent leur protecteur. Ils se précipitèrent sur Kerrigan pour lui frapper les jambes et la tête. Il évita un coup, puis grogna quand une gifle à paume ouverte claqua sur sa cuisse gauche. Il roula sur le dos, et un coup l’atteignit alors sur le crâne. Le plus petit des Panquis lui attrapa les bras lorsqu’il les leva pour se protéger la tête. Ils le hissèrent sur ses pieds et le firent tourner. Le monde vacilla autour de lui, Kerrigan chancela. Un autre coup sur son oreille droite le précipita plus loin du rivage, tandis qu’un autre encore le fit tourner et le renvoya vers la mer. Le Panqui le plus grand se rapprocha et beugla. Le magickant poussa un petit cri et recula. L’un des autres le poussa brusquement. Kerrigan perdit l’équilibre, tomba sur un genou, puis un coup de pied le fit chuter la tête la première. Il avait du sable dans la bouche, le sentit lui piquer les yeux ; il toussa encore, crachant du sang rouge vif. Les Panquis ululèrent et braillèrent plus fort. Leurs cris se muèrent en glapissement de panique lorsqu’un grondement monta puis explosa dans un rugissement furieux. Le sol trembla quand une masse atterrit devant lui, éparpillant les trois bêtes. Les deux plus petits piaillèrent et se précipitèrent dans l’eau. Le plus gros recula, aboyant avec colère. Un grognement lui répondit. Kerrigan cligna des yeux pour en débarrasser le sable de ses larmes, puis leva la tête. Un quatrième Panqui le dominait de sa taille. Il était deux fois plus massif que les plus petits et dépassait le plus grand d’une bonne tête. Là où leur peau squameuse était vert pois, la sienne était d’une teinte plus profonde, quelques points marron foncé et noirs tachetaient ses plaques osseuses. Des rayures argentées descendaient le long des écailles de son dos et de sa queue, et un poil rare de même couleur était visible sur sa tête et ses oreilles. La créature toisa Kerrigan, et l’humain ne lut aucune compassion dans les yeux sombres du Panqui. Le premier beugla de défi puis chargea. Le plus gros fit un écart et bondit en avant. L’autre interrompit sa charge et commençait à faire demi-tour lorsque le plus grand le gifla assez fort pour l’envoyer valser dans le sable. Il roula et se remit sur ses pattes maladroitement, puis retomba sur le dos, sa queue épaisse enroulée entre ses jambes autour de son sexe et de son ventre. Le plus gros se tenait au-dessus et criait. Il lança du sable sur celui qui était à terre, par poignées, lui donna des coups de pied et le traîna par la queue. Celui-ci miaula désespérément et se recroquevilla, les pattes sur la tête pour la protéger. Kerrigan se redressa et réussit à s’appuyer sur ses genoux. Il fit de son mieux pour retenir une toux, mais elle lui échappa des lèvres. De la salive ensanglantée coula sur son menton ; du dos de la main, il l’étala en une pâte sableuse et rouge. Il avait le souffle court et douloureux. Le garçon n’avait aucun moyen de savoir quand son sauveur reporterait son attention sur lui, mais il n’entretenait aucune illusion sur la vitesse avec laquelle le Panqui se débarrasserait de lui. Sa seule chance de survie était de se servir de la magick pour vaincre le monstre, mais, avec un bout de bois dans la poitrine et un poumon percé, il était incapable de se concentrer assez pour lancer la quantité de sorts nécessaire à sa survie. Il rapprocha la main droite du morceau de flèche et tenta de toucher le bout brisé à travers le trou de sa robe. Il n’y arriva pas tout à fait, et, à chaque tentative, la moindre pression provoquait assez de douleur pour lui faire lâcher un cri. Il ferma les yeux afin de se concentrer, lorsque quelque chose cacha le soleil. Il rouvrit les paupières pour découvrir le grand Panqui assis devant lui. Sans cérémonie, la créature attrapa sa robe et la déchira. Le Panqui dilata les narines lorsqu’il renifla, puis les referma. — Plaiegâtée. Kerrigan en resta bouche bée. — Quoi ? — Plaiegâtée. Toi mourir. (Le Panqui s’accroupit.) Plaiegâtée plus vie. — Ce n’est pas vrai. Le garçon grimaça lorsqu’il tenta d’agripper une fois de plus le morceau de flèche. Il se demandait en partie à quoi il jouait, car il savait qu’il ne possédait ni le courage ni la force de dégager le bout de bois. Il pouvait à peine le tenir entre deux doigts et son pouce. S’il lançait un sort afin de l’extraire – celui utilisé pour détruire le navire serait parfait –, il ne pensait pas avoir ensuite la force nécessaire pour se guérir. Mais c’est ça ou mourir. Les deux petits Panqui émergèrent de l’eau et s’agrippèrent l’un à l’autre en poussant des cris aigus. Le plus gros grogna après eux, puis se tourna de nouveau vers Kerrigan. — Bâton parti, plaiegâtée là toujours. — Je dois le retirer. Kerrigan commença à tirer dessus, puis il gémit et ses doigts ensanglantés glissèrent. Le Panqui l’observa de près et se pencha. Sa patte droite tomba lourdement sur l’épaule de Kerrigan pour la maintenir en place. Il leva la gauche ; son pouce et son index glissèrent le long du bâton. Une douleur atroce enflamma l’épaule de Kerrigan lorsque le Panqui repoussa la peau pour exposer un peu plus la flèche. La créature l’agrippa fermement puis, avec une petite torsion, l’arracha. Kerrigan hurla et se recroquevilla autant qu’il le pouvait. Il fut secoué de sanglots, les larmes inondèrent son visage. Il inspira une grande bouffée d’air, qu’il expulsa dans une quinte de toux. Sa douleur et sa terreur redoublèrent lorsque des bulles rougeâtres crevèrent à la surface de sa plaie dans un sifflement. Du pus et du sang coulèrent sur son torse grassouillet. Il ouvrit la bouche en un cri silencieux, la lèvre inférieure tremblante, et se trouva alors brutalement repoussé. Le Panqui le dominait de sa taille. — megâtée. La soudaineté du geste avait choqué Kerrigan. Il renifla et s’essuya le nez de sa manche. — Quoi ? — Plaiegâtée, toi mourir. megâtée, toi mort. (Le Panqui grogna de dédain.) Lombo mieux à faire. Le Panqui se rassit, puis détourna la tête, montrant à Kerrigan son profil fier et son museau proéminent. — Ah oui ? (La mage se releva difficilement.) Regarde ça, Lombo. Kerrigan nettoya sa main droite sur les cuisses avant de la presser sur sa plaie. Celle-ci était douloureuse et des bulles de sang éclatèrent sur sa paume. Inspirant par le nez aussi profondément que possible, Kerrigan ferma les yeux et mit de l’ordre dans sa tête. Il prit les bords déchiquetés de sa douleur et les lissa dans la forme ondulée du sort de guérison elfique, aspirant de plus en plus de souffrance pour donner de la puissance à ce dernier. Une fois lancé, le sort accomplit son travail et accéléra la guérison. Il en fit payer le prix : Kerrigan ressentit chaque seconde de douleur et d’inconfort qu’il aurait subis si la blessure avait guéri normalement. Des mois de souffrance condensés en dix secondes, puis vingt. Une demi-minute passa. La douleur devenait de plus en plus intense, mais Kerrigan tint bon. Il enfonça les ongles dans la chair pour maintenir sa main en place, même s’il avait l’impression qu’on lui plantait une barre de fer chauffée à blanc afin de cautériser la plaie. Une minute, et la douleur grandissait encore. Il serra les dents pour lutter contre elle. Son corps tremblait, il avait envie de vomir, mais il se retint. Un battement de cœur, puis un autre. La sueur lui brûlait les yeux et coulait dans sa bouche. Il releva la tête et grogna, mais se refusa à crier. Alors sa douleur cessa si brusquement que Kerrigan fut sûr d’avoir entendu un craquement. Il ouvrit les paupières, puis retira sa main de son épaule : il découvrit une peau parfaite, rose et en pleine santé. Il respirait vite mais sans ressentir la moindre douleur, la poitrine haletante. Il s’appuya d’abord sur son pied droit, puis sur le gauche, et se mit debout, chancelant. Il toisa le Panqui. — Plus de plaiegâtée. Le Panqui le regarda, puis renifla. — Homme a magick des elfes ? Kerrigan acquiesça avec assurance. — Oui. Lombo bondit et frappa Kerrigan, puis le fit basculer sur son épaule droite. Le garçon aurait hurlé s’il avait pu, mais l’attaque lui avait coupé le souffle. Avant qu’il puisse dire ou faire quoi que ce soit, le Panqui s’était enfui de la plage à toute vitesse, avait grimpé le long d’un tronc d’arbre abattu, et atteint des branches situées à neuf mètres au-dessus du sol. Ils filèrent dessus ; et, lorsque le Panqui sauta dans les airs, Kerrigan sentit son estomac se retourner. Une autre branche et beaucoup de feuillage ralentirent leur chute, puis ils se balancèrent pour monter. Les branches craquaient et grinçaient sous les déplacements du Panqui dans les arbres. La queue de la créature n’en agrippait aucune, mais Kerrigan la voyait très bien passer d’un côté à l’autre, maintenant leur équilibre pendant leur vol parmi les arbres. Kerrigan n’avait aucune idée de la distance parcourue, de la direction prise. Brusquement, Lombo se laissa tomber d’un arbre dans une clairière. Des constructions de bûches solides et recouvertes de branchages entouraient une place. Les longs bâtiments étaient ouverts sur les côtés, mais les auvents étaient assez bas pour que la pluie n’y pénètre pas ou très peu. Des groupes de Panquis se déplaçaient à l’intérieur et quelques enfants jouaient à se poursuivre dans la poussière, en excitant un chien attaché dans un coin à un pilier. Plusieurs Panquis se reposaient dans des hamacs, se servant de leur queue pour se balancer doucement. Lombo fit descendit Kerrigan de son épaule, le fit pivoter et le tira jusqu’à l’une des constructions. Là, allongé dans un hamac, se trouvait un Panqui plus vieux - Kerrigan le devina au nombre de ses rayures argentées et à la présence de poils d’un blanc pur sur sa tête et ses oreilles. Plusieurs autres s’occupaient de lui. Kerrigan les identifia comme des femelles en raison de leur poitrine pendante. Lombo s’accroupit près du hamac et souleva un chiffon humide du tibia droit de son aîné. Une mixture de racines et d’herbes écrasées avait été appliquée sur la blessure, mais dessous, Kerrigan aperçut les extrémités brisées d’un os qui transperçait la peau. Dès l’instant où le tissu avait été ôté, le garçon avait senti la puanteur de l’infection. — Plaiegâtée mauvaise. (Lombo referma ses narines.) Magick des elfes. — Je ne sais pas. (Kerrigan regarda autour de lui et se mit à frissonner.) Je l’ai utilisée sur moi et sur d’autres, mais c’étaient des humains ou des elfes. Je n’ai jamais essayé sur un Panqui avant. — Vous devez le faire, Initié Reese. La voix provenait des profondeurs de la maison longue et avait été accompagnée d’un grincement de chaînes. — J’ai fait tout ce que j’ai pu mais ce n’était pas suffisant. Kerrigan scruta les ombres. Orla, le visage gris et l’air hagard, s’appuyait contre un poteau. On lui avait placé un collier de métal autour du cou. Blottie contre elle se tenait la fille rousse, avec un genou bandé et, au vu de la bosse sous le tissu, lui aussi recouvert d’herbes. — Magister Orla, pourquoi les avez-vous laissé vous enchaîner ? Elle secoua la tête. — J’ai le dos cassé. Je ne peux pas fuir. Elle non plus. Kerrigan fit un pas dans sa direction mais Lombo lui barra le chemin. — Xleniki. Orla soupira. — Guérissez le vieux Panqui et ils vous laisseront nous soigner. Sinon nous sommes tous morts. Kerrigan frissonna. — Et si je ne réussis pas ? — Quand on est mort, on est mort, Initié Reese. Kerrigan acquiesça et s’approcha du vieux Panqui. Le souffle court et inégal, Xleniki gardait les yeux fermés. Le magickant se força à inspirer profondément. — La magick lui fera mal pour le guérir. Solennel, Lombo hocha la tête une fois. — Kerrigan, non. Il se tourna vers Orla. — Qu’est-ce qu’il y a, Magister ? Vous m’avez dit de le guérir. — Oui, mais tu dois prendre la douleur en toi. Le choc pourrait le tuer. — Mais il a la jambe cassée. La plaie est infectée. (Kerrigan cligna des yeux.) Ça va faire mal. Ça va faire très mal. — Ce sont des Panquis. Crois-tu que mourir de leurs mains sera moins douloureux ? Le garçon avala sa salive et tendit la main droite. La chair du Panqui était plus tiède qu’il s’y attendait, même brûlante au niveau de la plaie. Kerrigan savait que c’était causé par l’infection, néanmoins il y pressa la main quand même. Le vieux Panqui s’agita un peu, mais Lombo surgit à la tête du hamac et appuya ses pattes énormes sur les épaules de son aîné. De nouveau, Kerrigan ferma les yeux, puis il commença à invoquer le sort elfique. Il poussa sa conscience dans la chair du Panqui. Il ressentit une impression similaire à celle d’un pied nu plongé dans une boue épaisse qui lui ressortirait entre les orteils, puis une odeur de plus en plus forte indiqua qu’il ne s’agissait pas de boue mais plutôt de déjections. Un frisson le parcourut, il voulut se retirer, tant cela lui semblait étrange et anormal. Ce fut cette étrangeté, néanmoins, qui le maintint là et le fit s’enfoncer plus loin. Comme il venait de se servir du sort pour se guérir, le souvenir de sa blessure et de sa douleur était encore frais dans son esprit. Il répertoria les différences entre les deux plaies, puis localisa les ressemblances et s’en servit pour aller encore plus profond. Enfin, il découvrit le flot de douleur, un battement fort et brillant, tout acéré en dents de scie. Même si son corps luttait de toutes ses forces contre ce flot, Kerrigan le détacha et l’attira en lui. Il poussa la magick à prendre le même chemin à l’envers, ce qui accéléra le déplacement de la douleur en la concentrant, puis il la laissa jaillir en lui. Elle fit trembler ses membres et lui fit serrer les dents. Des aiguilles de souffrance le transpercèrent de toutes parts avec plus de précision que l’avait fait la flèche et la plus proche, qui se trouvait près de ses reins, lui vida la vessie. Ses muscles frémissants envoyaient des vibrations dans sa chair. Il était trempé de sueur, laquelle lui ruisselait dans le dos, mouillait les bourrelets de sa poitrine et de son estomac et coulait sur son nez et son menton. Dans sa tête, il vécut chaque élancement, chaque sursaut, chaque soupir, chaque humiliation, de la chaleur de l’urine le long de sa jambe aux gémissements qui s’échappaient de sa gorge, mais il les mettait de côté. Sa personnalité enthousiaste se passionnait pour l’étrangeté physiologique du Panqui. La nature de la créature qu’il guérissait le fascinait. Lorsqu’il faisait fonctionner le sort d’une certaine façon et que le corps résistait, il changeait et changeait encore. Il découvrit que les Panquis étaient en temps normal des créatures solides qui se rétablissaient vite, alors il poussa le corps de Xleniki à guérir plus rapidement. Il modifiait et améliorait le sort au fur et à mesure de son travail, retranchant par ici, ajoutant par là. Il se nourrit de l’énergie que son corps générait par ses frissons et ses tremblements afin de renforcer encore le sort. La douleur brûlait en lui, mais Kerrigan ne la laissa pas le vaincre. L’émerveillement qu’il ressentait à travailler sur le Panqui lui permettait de traquer la douleur et de l’observer sans émotion aucune, car elle représentait une précieuse information, un bout de connaissance qu’il était le seul à posséder. Le désir d’en savoir plus le poussait, et ce fut avec un certain regret et une certaine mélancolie qu’il se rendit compte que la douleur diminuait en intensité. Il avait accompli son objectif. Il rouvrit les yeux et retira la main de la jambe du vieux Panqui. La plaie s’était refermée, la peau s’était reconstituée, elle n’était pas même marquée d’une cicatrice. Kerrigan sourit et voulut dire quelque chose, mais sa langue était comme du plomb dans sa bouche et sa poitrine se serra. Une vague de fatigue l’écrasa, le forçant à fermer les paupières. Il tenta de se raccrocher au hamac mais ses doigts refusèrent d’obéir. Il perçut la brûlure des cordes sur sa peau. Avant même qu’il ressente l’impact du sol, tout s’était assombri autour de lui. CHAPITRE 29 Au petit matin, appuyé contre un créneau, Will se rendit compte qu’il avait eu tort de comparer le vol du Dragon Noir à celui des goélands. Ces derniers planaient à présent au-dessus du champ de bataille, ils volaient en tous sens, portés par les courants atmosphériques, puis repliaient leurs ailes et plongeaient sur les corps qui recouvraient la côte. Certains se perchaient sur les cadavres qui flottaient, d’autres se disputaient une charogne échouée. Humain. Baragouineur. Vylaen. Ce dont ils se nourrissaient n’avait aucune importance pour eux. Des crabes se battaient pour les corps les plus proches de la rive, tandis que plus loin dans la mer, poissons et tortues déchiquetaient ceux qui remontaient à la surface. Will ne voyait plus de requins. À force de se gaver de nourriture, leurs attaques, toujours visibles à l’aube, s’étaient faites paresseuses. Will aurait frissonné, mais le spectacle qui s’offrait à sa vue n’était en rien plus terrifiant que la bataille à laquelle il avait assisté. Une fois les forces aurolanies repoussées, l’information avait été transmise aux troupes stationnées plus loin dans les terres. Elles s’étaient rapprochées et avaient évacué les blessés dans la tour consacrée à la magick curative. Cela avait éliminé les cris et les gémissements, du moins à l’intérieur de la forteresse, et permis à ceux qui restaient de redresser les membres de leurs morts et de commencer à les pleurer. Will était exclu de ces opérations. Aucune de ses connaissances ne s’était fait tuer. Résolu et Dranae avaient tous deux récolté des coupures et des éraflures, dont une qui avait rendu le bras gauche du Vorquelfe inutilisable tant qu’il ne l’avait pas fait soigner à l’aide de la magick. Le sort n’avait pas été simple à lancer, Résolu avait grogné pendant le processus, puis il s’était allongé sur les remparts et avait dormi quelque temps. Même le capitaine Gerhard et Jarmy avaient survécu à la bataille. Gerhard avait perdu un certain nombre de ses meckanshii, alors il circulait parmi les blessés, à la recherche des hommes et femmes susceptibles de devenir meckanshii à leur tour. Will n’avait aucune idée de ce que Gerhard espérait trouver comme recrues, surtout lorsque les blessés se trouvaient là où des sorts pouvaient leur rendre leur intégrité physique. Pourtant, les mouvements de tête de certains guerriers ou les faibles saluts de moignons bandés suggéraient qu’il avait trouvé des candidats. Jarmy aussi avait perdu des membres de son septuor. Will ne pouvait déterminer si sept était le nombre habituel d’individus composant un groupe d’Initiés de combat, ou s’ils pouvaient former des groupes plus ou moins nombreux. Il avait vu quelques bandes d’une dizaine de magickants attristés et un quatuor à l’air plutôt content. Jarmy affichait une expression renfrognée. Il allait de cadavre en cadavre pour s’assurer que les vylaens étaient bien morts et retirer aux corps tout ce qui ressemblait à des talismans ou à des objets magickes. Cette bataille avait déçu Will. Il avait été là, il avait vu des choses, mais il n’avait pas combattu. Il n’avait même pas lancé une étoile et en éprouvait de la gêne. Mais tout de même, après avoir vu Résolu, Dranae, Jarmy et les meckanshii, il savait que tout ce qu’il aurait pu faire se serait résumé à verser son sang. Se rendre compte de sa faiblesse le couvrait de honte, et ne pas avoir eu l’occasion de se prouver sa force le frustrait. — Will, tu devrais manger. Le garçon se retourna vers Corbeau puis acquiesça. Il accepta de la part de celui-ci un petit pain rond et un morceau de fromage jaunâtre. Il renifla ce dernier, accueillant avec reconnaissance l’odeur âcre qui chassait les miasmes putrides de la mort. Corbeau se laissa glisser au bas de la muraille et s’y appuya. — Ça t’aiderait à manger, si tu ne regardais pas en bas. Will haussa les épaules et s’assit sur le rempart, jambes croisées. — Je me disais que j’avais comparé le dragon à des goélands. Je crois que ça l’aurait fâché. Son aîné coupa un morceau de pain, puis grignota un peu de fromage. — Je peux imaginer pourquoi quelques secondes, dans le cas du noir. Sa façon de planer, oui. Mais pas grand-chose d’autre ne rappelait les goélands. Le garçon frissonna. — Ce qu’il a fait au bateau… Comment ? pourquoi ? — Comment ? Corbeau indiqua quelques sorciers perchés au sommet de la forteresse la plus éloignée. — J’imagine qu’ils discutent de ce point en ce moment même et qu’ils s’accorderont sur le fait qu’il a utilisé de la Draco-magick. Les dragons sont vieux, ancestraux. Ils sont aussi très puissants, voilà pourquoi on ne peut laisser Chytrine retrouver les parties de la Couronne du Dragon pour la reconstruire. — Elle en a un bout, pas vrai ? Corbeau acquiesça avec lassitude. — Elle en a une partie à Svarskya. Il y a trois fragments cachés à Forteresse Draconis. Un autre à Laskalin, la capitale de la Jerana. Certaines histoires racontent que l’un d’entre eux était à Vorquellyn. Les elfes disent qu’il a été évacué, mais ils n’ont révélé sa cachette à personne. Will mâchonna la croûte de son pain. — Au moins elle aura du mal à l’obtenir, ce morceau. Celui qu’elle a lui permet de contrôler les dragons ? Mal à l’aise, Corbeau haussa les épaules. — Il semblerait. Il y a des années, elle en avait un au siège de Forteresse Draconis, mais il est mort. C’était un doré, comme celui de la nuit dernière, un peu plus grand. Ne posséder qu’une partie de la Couronne lui donne un contrôle aussi limité que celui d’un marionnettiste dont la marionnette aurait des fils coupés. De ce que je comprends, plus elle a de fragments, mieux elle les contrôle. — Mais elle a besoin de tous les fragments pour les contrôler totalement, non ? — Je ne sais pas. Tu vois, il y a huit siècles, lorsque Kirûn a créé la Couronne du Dragon et s’en est servi pour faire la guerre au Sud, les dragons ont causé d’énormes dégâts. La grande erreur de Kirûn a été de ne pas avoir assez de forces à terre pour envahir les villes qu’il a prises. Hommes, elfes, urZrethis se sont défendus et ont réussi à le piéger. Ils l’ont abattu et brisé la Couronne. » Comme presque tout le monde le sait, Chytrine était son apprentie, alors il se peut qu’elle connaisse les enchantements dont il s’est servi pour créer la Couronne du Dragon. Même si ce n’est pas le cas, si elle réussit à obtenir assez de fragments, elle pourrait découvrir ceux qui lui manquent et la recréer. (Corbeau indiqua du pouce l’océan derrière la muraille.) Chytrine n’est pas stupide, elle a bien appris des erreurs de Kirûn. Si elle a bien voulu perdre autant de baragouineurs dans un assaut aussi idiot que celui-là, c’est qu’elle doit en avoir des milliers et des milliers en attente. Avec le dragon pour écraser ses opposants et les baragouineurs pour tenir ce qu’elle a pris, elle réussira à conquérir le monde. Will coupa un bout de pain et le jeta dans le vide. — On allait à Forteresse Draconis pour qu’ils cachent mieux leurs fragments, c’est ça ? Résolu les rejoignit et toisa Will. — Nous devrons les disperser, puis tuer Chytrine. (Il se tourna vers Corbeau.) Le Grand Magister est là, il évalue les dégâts. Il veut te parler. Corbeau se leva, s’aidant de la main solide de Résolu. — Je lui ai envoyé un message pour qu’on obtienne un laissez-passer aussi rapidement que possible vers Forteresse Draconis. Will se leva à son tour et, fourrant la nourriture dans sa poche, se traîna derrière Corbeau et Résolu. Le trio s’approcha d’un groupe d’Initiés en robe verte. Celui-ci se fendit pour révéler, au centre, un petit homme rabougri portant une robe blanche qui contrastait violemment avec sa longue barbe jaunie. Il se tenait à un bâton plus grand que lui, et était si courbé que Will pouvait facilement apercevoir son crâne chauve. Corbeau s’inclina solennellement. — C’est un honneur, Grand Magister. Le petit homme resta immobile pendant une seconde ou deux, puis releva juste un peu la tête. — Tu es Corbeau ? Je ne te sens pas comme un corbeau. — Non, Magister, aujourd’hui je me sens comme un vieil homme. Le magickant ricana, et, un instant plus tard, les Initiés émirent un rire poli. Will s’étonna. Lorsque Résolu avait annoncé la venue de l’homme qui dirigeait Vilwan, le garçon s’était attendu à quelqu’un correspondant au titre majestueux de « Grand Magister ». Il s’était imaginé un homme droit aux yeux vifs, avec un nez noble, et non pas un sac à patates informe, lent et tout bossu. Il aurait dû déborder de pouvoir, l’air aurait dû crépiter autour de lui. Les yeux marron du Grand Magister dépassèrent Corbeau pour croiser le regard de Will. — C’est lui, le garçon que tu as amené ? — Oui. — Approche-toi, mon petit. L’ordre n’avait été qu’un murmure ; pourtant Will se retrouva incapable de résister. Il s’approcha du vieil homme. Le Grand Magister leva la main gauche et s’empara du menton du jeune homme. Il lui pencha la tête en avant, puis leurs regards se croisèrent de nouveau. Un éclair traversa Will. Si le magickant n’avait pas tenu son menton, sa tête aurait pivoté comme s’il avait reçu un coup de sabot. Une présence étrangère traça son chemin dans sa tête. Il sentit qu’on l’étirait, puis quelque chose éclata. Une autre explosion, et encore une autre plus lointaine retentirent à la suite, et enfin le Grand Magister détourna les yeux et libéra Will. Il tituba en arrière, Résolu le rattrapa. Will mit la main à son coutelas, pensant le dégainer et taillader le vieil homme en représailles de cette invasion, mais la prise du Vorquelfe le retint. Le garçon foudroya Résolu du regard, mais celui-ci ne fit que secouer la tête. Will frissonna. Il a raison. Je n’aurais pas fait un pas avant qu’il me tue. — Il est prometteur, celui-là. — Merci, Grand Magister. Voilà pourquoi nous voulons atteindre Forteresse Draconis le plus vite possible. Le vieux magickant balaya cette suggestion d’un revers de la main. — Je ne peux vous laisser aller là-bas. Votre présence est nécessaire ailleurs. — Ailleurs ? (Will se secoua.) C’est à Forteresse Draconis que se trouvent les fragments de la Couronne du Dragon dont Chytrine se servira pour lever une armée. Où est-ce qu’on pourrait avoir besoin de nous, ailleurs que là-bas ? — Il a le sang chaud. Excellent. (Le Grand Magister cligna lentement des yeux, puis se tourna vers Corbeau.) Vous accompagnerez la délégation de Vilwan à la Fête des Moissons d’Yslin. Vous serez présent au Conseil des Rois. Corbeau fronça les sourcils. — Mais, Magister, Vilwan n’y envoie jamais de délégation. — Ce n’est pas souvent qu’une sorcière du Nord tente de nous conquérir. (Le vieil homme haussa les épaules.) Les temps ont changé. De plus, le baron Draconis assistera à la réunion, et vous avez des choses à lui dire, n’est-ce pas ? — Le Renard des Neiges sera à Yslin ? — Oui, Corbeau. (Il appuya la main contre le cœur du guerrier.) Tu as durement travaillé pour te préparer aux événements qui s’annoncent. La valeur de ton labeur et de ta réputation est nécessaire à l’équilibre. Ta sagesse est nécessaire pour orienter les décisions. Corbeau eut un rire léger. — Aucun roi ne m’écoutera. — Non, mais tes conseils tomberont dans l’oreille de leurs subordonnés, et alors de nombreuses bouches partageront ta sagesse avec ceux qui en ont besoin. Will plissa le front à s’en faire mal. — Être flou, c’est un truc de sorciers ou c’est juste parce que vous êtes vieux ? Le Grand Magister ricana de nouveau mais, cette fois, les Initiés ne l’imitèrent pas. Ils foudroyèrent Will du regard. Leur colère glissa sur lui. Dans ce domaine, aucun d’eux ne pouvait rivaliser avec Résolu, et Will sentait déjà le regard du Vorquelfe peser sur le sommet de son crâne. — Wilburforce, verserais-tu de l’eau dans une jatte pleine ? — Seulement si je veux en mettre partout. — C’est la même chose ici. Mes Initiés et toi êtes pleins pour le moment, surtout en ce qui concerne Corbeau. (Une étincelle s’alluma dans les yeux du Grand Magister.) Si tu me le permets, néanmoins, je crois que tu pourrais me donner une réponse qui aiderait à me remplir. — Hein ? Le magickant continua comme s’il n’avait pas entendu l’exclamation de surprise de Will. — La nuit dernière, tu as vu le Dragon Noir repousser le doré. Pourquoi crois-tu qu’il ait agi ainsi, surtout celui-là ? — Surtout celui-là ? s’étonna Will. Le Grand Magister acquiesça lentement. — Vriisuroel ne nous est pas inconnu. Il vit sur Vael. Pourquoi est-il venu ici à la poursuite du doré ? — Je ne sais pas. Il n’aime pas Chytrine ? Il n’aime pas le doré ? (Will haussa les épaules.) Il considère Vilwan comme son territoire ? L’ombre d’un sourire étira les lèvres du Grand Magister. — Un jeu de pouvoir ? Voilà une idée intéressante. Réfléchis à ceci, Wilburforce : Vriisuroel est issu d’une ancienne et noble lignée, mais il a autrefois servi Kirûn. Et maintenant il défie son héritière. Pourquoi ? Will renifla. — Il ne veut pas qu’elle recrée la Couronne du Dragon et qu’elle refasse de lui un esclave. — Ah, mais il y a une subtilité, vois-tu ! J’ai dit qu’il avait servi Kirûn, pas que ce dernier en avait fait son esclave. Il était volontaire. (Le petit homme haussa un sourcil.) Et maintenant, après ce qui correspond à une dizaine d’années pour les dragons, il ne soutient plus cette cause. Sa désertion est un soulagement, certes, mais, à moins de comprendre ce qui l’a motivée, nous risquons de nous en faire un ennemi et d’offrir cet avantage à Chytrine. De la tête, le Grand Magister indiqua Vael, au nord-est. — Le dragon de Chytrine était limité à ses serres, ses griffes et ses flammes car son contrôle est incomplet. Libres, comme l’était Vriisuroel, ou complètement sous le pouvoir de la Couronne, les dragons peuvent se servir de toute leur magick. Si Chytrine acquiert ce type de puissance, rien ne l’empêchera d’obtenir ce qu’elle désire. Corbeau frissonna. — Nous l’arrêterons. — Oui, tu en as les moyens, Corbeau, je le vois. (Le Grand Magister hocha la tête.) Courez à Yslin, mes enfants. Vous avez les moyens, maintenant vous devez trouver l’occasion de vous en servir. CHAPITRE 30 S’il avait jamais appris à maudire – autrement que par la magick –, Kerrigan était presque certain qu’il marmonnerait des imprécations très désagréables. Ses bottes avaient rétréci à cause de leur plongeon dans la mer, elles étaient devenues rigides et trop serrées. Il avait des ampoules et, même s’il lui aurait été facile de les guérir, la magick ne pouvait créer des callosités qui lui auraient protégé les pieds. À chacun de ses pas, il souffrait le martyre, et la douleur causée par la marche lui irradiait le long des jambes, des genoux aux hanches. Les bretelles de son sac à dos, une vieille chose poussiéreuse que les Panquis avaient récupérée on ne sait où et lui avaient offerte en grande cérémonie, lui frottaient la peau des épaules à l’en mettre à vif. Puisque Lombo avait déchiré sa robe et que personne n’avait jugé bon de la recoudre, l’une des bretelles était directement en contact avec sa peau nue. Une fois remis de son épuisement après la guérison du vieux Panqui, Kerrigan avait obtenu l’autorisation de soigner Orla et la fille rousse. Le sort n’avait pas été difficile, et elles avaient toutes deux accepté la douleur de leur rétablissement. Dans le cas d’Orla, Kerrigan avait réparé son dos cassé, ce qui lui avait rendu l’usage de ses jambes. Au passage, il s’était également occupé d’anciennes blessures résiduelles, en nettoyant quelques cicatrices, en reconnectant certains nerfs et en lissant les os de ses hanches et de ses genoux. Par conséquent, Orla traversait la jungle de la Saporicia à un rythme que la jeune Lariika avait du mal à suivre. La vieille femme semblait plus heureuse qu’elle l’avait jamais été. Même si elle lui avait reproché d’en avoir trop fait, elle semblait apprécier de pouvoir se déplacer lestement. Heureuse d’être en vie et de voir son genou guéri, Lariika riait et se promenait partout. Elle ne s’éloignait jamais beaucoup du groupe et les rattrapait facilement car Kerrigan se déplaçait très lentement. Lorsqu’elles le dépassaient, en général durant la montée d’une petite colline, elles l’attendaient en discutant joyeusement de choses et d’autres. Il les rejoignait, elles lui permettaient alors de prendre une ou deux minutes de repos, puis repartaient. Lombo n’était d’aucune aide. Au cours de la cérémonie lors de laquelle l’on avait remis le sac à dos à Kerrigan, le vieux Panqui avait longuement prêché devant le groupe assemblé devant lui. Kerrigan estimait la communauté à environ trois cents individus, une cinquantaine seulement provenant de ce campement-ci. Il devinait qu’il existait un certain nombre de villages éparpillés dans la zone et garda en tête d’apprendre tout ce qu’il pourrait sur les Panquis dès son retour à Vilwan. Durant la cérémonie, le seul mot que Kerrigan avait compris était « Yslin ». Puis Xleniki avait demandé à Lombo de se rapprocher et l’avait désigné à Kerrigan. Lombo avait traduit qu’il serait leur guide vers Yslin. Il raconta ses nombreux actes de bravoure, au grand enthousiasme des Panquis. Il semblait s’agir pour la plupart d’aventures locales, mais Lombo mentionna une période passée sur un vaisseau pirate de Wruona et prétendit avoir vécu sur l’île durant un certain temps. Pendant leur marche, commencée le jour suivant la cérémonie malgré les supplications de Kerrigan pour qu’on le laisse se reposer un peu plus longtemps, Lombo se déplaçait surtout dans les arbres. Il précédait le groupe, beuglant des défis rarement relevés. Puis il attendait au creux des branches, en les observant, ou plus fréquemment en grignotant un fruit, une noix ou de petits animaux arboricoles qui n’avaient pas fui assez vite. Le Panqui était généreux avec sa récolte, surtout lorsqu’ils montaient un camp pour la nuit. Il leur ramenait les meilleurs fruits, ils le savaient car Lombo en prenait une bouchée pour s’en assurer. Les plus que meilleurs allaient d’abord à Kerrigan, puis à Orla aux cheveux gris, et enfin à Lariika. Kerrigan tentait d’être reconnaissant, mais il portait toujours sa part jusqu’à un ruisseau proche pour laver les fruits. Lombo le suivait et l’observait, ce qui rendait Kerrigan encore plus mal à l’aise. Le Panqui s’installait plus haut dans l’eau et le jeune mage craignait que la créature se soulage pendant qu’il nettoyait ses fruits. Cela le dégoûta de manger jusqu’à ce que son ventre le fasse souffrir davantage que ses pieds. Lombo, croyant qu’il n’aimait pas les fruits, lui apporta un serpent vivant afin que Kerrigan le tue et le mange. Glacé et fatigué, affamé et courbaturé, Kerrigan évitait les deux femmes et faisait à peine attention à elles. Il répondait à leurs questions par des grognements et des grimaces renfrognées, dont il reconnaissait le caractère injuste, mais il ne savait quoi faire d’autre. Ses inconforts physiques le rendaient certes grognon, mais il aurait pu les surpasser. Quelque chose d’autre le tourmentait. Pendant leur deuxième nuit, alors qu’Orla et Lariika gloussaient entre elles, Kerrigan n’y tint plus. Il se tourna vers elles, lentement et délibérément, puis gronda de l’autre côté du petit feu : — Comment pouvez-vous rire ? Ils sont tous morts, tous les autres sont morts ! Lariika cligna innocemment ses yeux bleus. — Nous sommes en vie. N’est-ce pas quelque chose à célébrer ? Orla tendit la main et la posa sur l’épaule de la jeune fille. — Ça l’est, mon enfant, ce n’est pas à cela que l’Initié Reese fait référence, n’est-ce pas ? Exprime-toi, Kerrigan. Il y a un ver qui te dévore l’esprit, libère-le. Kerrigan foudroya d’abord les deux femmes du regard, puis Lombo. Au mot « ver », le Panqui s’était rapproché de Kerrigan avec l’intention de l’épouiller, ce que le garçon ne pouvait supporter. — Ils sont morts ! Lombo a dit qu’on n’avait trouvé personne d’autre sur la plage ! — Vous n’en êtes pas sûr, Kerrigan. D’autres que nous ont pu être recueillis par des bateaux. — Ils doivent être morts aussi ! — Certains, peut-être, mais, pour beaucoup d’entre eux, vous avez éliminé la menace. Kerrigan serra les poings et se frappa une fois la cuisse gauche afin de ponctuer ses mots. — Oui, mais j’ai tué les autres à cause de ça ! La vague a retourné le bateau ! Ils sont tous tombés à la mer ! À cause de moi, le weirun a de la viande en plus pour nourrir ses créatures ! Je les ai tués ! Je les ai tués ! Plus vite qu’il l’en aurait crue capable, Orla se leva et le gifla avec violence. Le coup résonna sèchement, le figeant. Il se couvrit la joue de la main gauche. Il la dévisagea, bouche bée, puis sa lèvre trembla et il se mit à pleurer. — Pourquoi ? Orla défroissa sa robe et le toisa. — Vous deveniez hystérique, et dans ces cas-là vous cessez de réfléchir, Initié Reese. À cet instant, il est nécessaire que vous réfléchissiez, sans émotions, sans crainte. C’était ma première raison. Elle se rassit lentement, les mains tendues vers le feu. — La seconde, c’est pour vous montrer que vous n’avez rien d’un tueur, même si j’aurais par tous les dieux souhaité que vous en soyez un. Quelqu’un de votre puissance m’aurait consumée vivante pour ce geste, par réflexe. Réfléchissez, Kerrigan, vous étiez là, autour de vous les gens hurlaient et mouraient. Vous avez pris une flèche en pleine poitrine au milieu d’un combat, et comment avez-vous réagi ? En vous servant d’un sort de scribe de bureau. Vous avez soulevé ce bateau dans le ciel et l’avez fait s’écraser comme un jouet. Si vous aviez eu le cœur d’un guerrier, le vaisseau aurait été tout aussi détruit. — Oui, mais les autres seraient en vie. Il n’y aurait pas eu de vague. — Une fois encore, votre absence de réflexion sur les conséquences de vos actes vous trahit. (Orla haussa un sourcil.) Si vous aviez fait brûler le bateau, l’explosion aurait provoqué une vague identique. Si vous aviez écrasé leur proue pour les couler, la succion aurait aspiré notre navire. Des dizaines d’autres actions auraient inondé ou coulé notre petit bateau, et, pour ce que vous en savez, les dommages qu’il avait déjà subis l’auraient peut-être empêché de reprendre la mer. Peut-être coulait-il déjà. » Cela vous excuse-t-il d’avoir provoqué la vague qui nous a engloutis ? Non. Cela signifie-t-il que vous avez tué les autres ? Non. Vous ne savez pas combien étaient déjà morts. Vous ne savez pas si d’autres ont survécu. Oui, quelques-uns, peut-être tous sauf nous, ont péri, mais nous serions tous morts si vous n’aviez pas agi. Kerrigan renifla. — Il y a quand même du sang sur mes mains. — Oui, il y en a, mon garçon, et il y en aura très certainement encore plus avant la fin de cette aventure. (Orla croisa ses bras sur son ventre.) C’est exactement ce contre quoi je les avais prévenus. Le jeune Initié essuya ses larmes. — De quoi parlez-vous ? — De votre entraînement. Elle inspira profondément puis poussa un long soupir. — Eh bien, voilà un nouveau type d’enseignement, Kerrigan, vous devrez réfléchir aux conséquences des sorts que vous lancez. Dans un arcanorium, avec un entourage parfaitement organisé, vous savez ce qu’ils deviendront. Vous êtes assez intelligent pour aller au-delà, pour penser à ce qui se passera dehors. Vous le devez. Il acquiesça lentement. — Je vais essayer. — C’est toujours mieux que « je ne peux pas », soupira Orla. Et j’imagine que, pour le moment, c’est le mieux que je puisse espérer. Ils quittèrent le camp tôt au matin. Orla chercha autour d’elle le bâton dont elle se servait comme canne, mais ne trouva la branche de chêne noueuse nulle part. Elle regarda le feu d’un air soupçonneux, craignant que Lombo l’ait brisée pour le nourrir, mais le tas de bois qu’ils avaient ramassé la nuit dernière n’était pas terminé, alors cette solution était improbable. — Magister, c’est pour vous. Kerrigan roula sur ses pieds et se leva à l’aide d’un bâton de un mètre cinquante noir d’ébène. Il le lui tendit et elle l’accepta avec précaution. De la précaution qui se changea en surprise. Elle l’avait reconnu. La lisse froideur du bois sombre, ce tout petit bout qui manquait, souvenir d’une fois où elle avait paré le coutelas d’un baragouineur, même la taille et l’équilibre délicat étaient facilement reconnaissables. Elle le fit tourner entre ses mains, puis les fit courir tout le long. Il n’y avait pas d’erreur. C’est mon bâton de magickant ! Mais il est au fond de la mer Croissante ! Même si Kerrigan avait d’une façon ou d’une autre négocié avec Tagothcha, le weirun de la mer, et que l’esprit ait rendu le bâton, le garçon n’avait pu en aucun cas effectuer l’aller et retour jusqu’à l’océan. — Où l’as-tu… ? Kerrigan lui adressa un sourire timide. — Pas vraiment où, Magister. Je l’ai fait. — Quoi ? Il roula ses épaules avec embarras. — Quand j’étais petit, je piquais des colères et je cassais beaucoup d’objets. On me punissait. Et, même si je laissais tomber quelque chose accidentellement, on me punissait encore. Alors j’ai plus ou moins appris à réparer les objets. Si j’ai touché un objet et que je le connais, alors, à partir d’une matière identique, je peux le recréer. Votre branche, celle dont vous vous serviez, je l’ai utilisée parce qu’elle possédait déjà un lien avec vous. Je me suis servi de votre bâton avant, j’ai fait de la magick avec, alors je le connaissais. Orla sentit un frisson la parcourir. — Vous n’avez jamais dit à personne que vous en étiez capable ? Il secoua la tête. — S’ils avaient su, ils m’auraient puni d’avoir cassé quelque chose, ou d’avoir dissimulé des informations. Ce n’est pas très difficile à faire, vraiment. Un peu de construction mélangée à de l’invocation, ajoutée à de la dissimulation et de la clairvoyance. Je pourrai vous montrer comment. Elle se couvrit la bouche. Il a fusionné quatre écoles de magick en un seul sort. Elle n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille auparavant. Un sort pour créer une barricade pouvait combiner la construction et le combat, un autre pour aider une flèche à toucher une cible lointaine ou invisible pouvait tisser entre eux le combat et la clairvoyance. Elle avait entendu parler d’un sort urZrethi, qu’elle ne pourrait jamais maîtriser même si elle étudiait pendant encore cinquante ans, qui changeait un vieux cheval en destrier et rendait son cavalier invisible et meilleur combattant. Tout cela mélangeait le combat, le transfert et la dissimulation et c’était, de loin, le sort le plus complexe qu’elle croyait avoir jamais existé. Et pourtant, un enfant qui veut cacher ses bêtises en crée un semblable ? Elle frissonna. Ils n’ont aucune idée de ce que nous lui avons fait. — Est-ce que ça va, Magister ? Elle hocha la tête et se força à sourire. — Oui, Initié Reese, et j’ai une dette envers vous. Quant à apprendre ce sort, je doute qu’il me reste assez d’années pour cela. Le regard de Kerrigan s’assombrit un instant. — Vous allez bien ? — Oui, Kerrigan, je vous remercie. (Elle souleva le bâton.) Je me sens encore mieux grâce à votre cadeau. Dans quelques jours, lorsque nous atteindrons Yslin, je crois que je me sentirai vraiment très bien. CHAPITRE 31 Will alternait entre l’excitation qu’il aurait voulu manifester en criant, dansant, riant et chantant, et la profonde terreur que, si quiconque remarquait sa présence, il serait jeté hors de la forteresse Gryps, enfermé dans une geôle ou pis encore. Se trouver ici avait toujours été un de ses rêves, il s’était toujours vanté que cela arriverait un jour. Mais, dans mes rêves, ça se passait jamais comme ça. Il se tenait là, juste de l’autre côté du Grand Hall de la forteresse Gryps. Il y avait Corbeau, Dranae aussi, Jarmy, ainsi que d’autres personnes venues de Vilwan. C’était comme si tous les sorciers qui vivaient dans ou autour d’Yslin avaient rejoint leur groupe. Puisque Vilwan était sans gouvernement, ses envoyés n’avaient pas été présentés et on leur avait attribué une place de moindre importance. Seul Résolu se tenait à l’écart, aux côtés de quelques Vorquelfes. La plupart d’entre eux étaient parés de soie brillante semblable à celle des nobles humains en présence. Mais Résolu portait un lourd manteau fait à partir de la toison pelée des baragouineurs et garni de fourrure de vylaen. Dessous, il avait un beau costume de chasse en cuir marron et vert forêt. Will enviait à Résolu son choix de vêtements, mais reconnaissait que les choses n’étaient pas aussi désagréables qu’elles auraient pu l’être si le garçon avait été forcé de revêtir les riches atours de la noblesse. Leurs chaussures à bouts pointus avaient l’air de faire mal ; de toute évidence, leurs cols les étranglaient et les pantalons avaient assez de boutons pour que Will soit pratiquement sûr que, si on n’urinait pas avant de boire quoi que ce soit, on n’avait jamais le temps de les retirer après. Ce qu’on l’avait forcé à enfiler ne valait pas beaucoup mieux et il se doutait qu’on lui cachait quelque chose. Parce que Corbeau, Dranae et lui faisaient partie de la délégation de Vilwan, on les avait mesurés afin de leur tailler des robes élégantes appropriées à leur rang. Dranae avait reçu une robe rouge profond qui l’identifiait en tant qu’Initié, et il avait entouré ses poignets de deux bandes de couleurs. Ces cercles indiquaient dans quelles magicks il excellait, mais Will n’avait aucune idée de ce que signifiaient le vert et le blanc. À Corbeau, on avait donné une robe grise de Magister. Estafa, l’Initié qui les avait habillés, avait déclaré bien vouloir prendre ce risque, à cause de ses cheveux blancs et de son allure majestueuse. Ce dernier compliment avait tout d’une flatterie destinée à inciter Corbeau à lui révéler quelque chose à son sujet, mais il garda un silence poli. À la place des anneaux, la robe de Corbeau possédait des manches à crevés de deux couleurs : des bandes de soie jaune et rouge. Will ne savait pas ce qu’elles représentaient mais, puisque Jarmy avait une robe bleue à cercles rouges aux poignets, il devina que cette couleur indiquait le combat. Après que Résolu eut refusé de revêtir une robe de magickant, Estafa s’était tourné vers Will pour l’observer pendant un instant. Il avait haussé les épaules, puis sorti le vêtement noir des Apprentis, que Will avait enfilé. Le magickant avait tiré dessus çà et là, puis lui avait attaché une ceinture blanche autour de la taille et avait hoché la tête. — Ça te va bien. C’est bien pour toi, Will. Le jeune voleur avait souri et glissé ses pouces dans la ceinture. — À quoi elle sert ? — À maintenir la robe autour de ta taille. — Non, non, à quelle magick ? Qu’est-ce que je sais faire ? Estafa lui avait adressé un sourire plein de dents, trop large et parfaitement hypocrite. —Ah, eh bien, Will, tu n’as besoin d’aucune rayure ni d’écharpe. Tu es un Apprenti. Vu ta jeunesse, personne ne croirait autre chose à ton sujet. » Mais ne t’en fais pas (l’homme lui adressa un clin d’œil), tu es déjà très spécial. Will avait froncé les sourcils. — Mais il y en a un qui est venu ici, il a eu une robe comme celle de Jarmy, et il avait beaucoup de rayures, alors qu’il avait l’air plus jeune que moi. — Ah, l’Initié Reese, oui, eh bien, il est spécial à sa façon, lui aussi. Pour venir ici, il… C’était un long voyage dans les terres. (Les fines lèvres d’Estafa lui recouvrirent les dents.) Va maintenant, Will. Sois heureux déguisé en Apprenti. Il vaut mieux qu’on ne te remarque pas avant qu’il soit temps. Will avait levé les yeux au ciel puis avait regagné la chambre qu’on lui avait attribuée dans la tour des sorciers. Durant le voyage vers Yslin, qui n’avait pas pris plus d’une journée, il avait découvert que tous les sorciers adoraient parler par devinette. Cela ne l’aurait pas dérangé s’il ne les avait pas surpris à lui jeter des regards inquisiteurs. Quelques-uns, comme Jarmy, s’étaient révélés plutôt amicaux et l’avaient écouté raconter ses histoires de combats contre les baragouineurs dans les montagnes et à l’écurie. La tour l’agaçait un peu. Lorsqu’on lui avait donné sa chambre, on lui avait dit qu’elle serait dans le deuxième couloir sur la gauche. Il était descendu dans le couloir, avait tourné à gauche, puis de nouveau à gauche et s’était retrouvé devant une petite alcôve. La porte s’était ouverte devant lui, révélant une chambre peu spacieuse meublée d’un lit, d’une commode, d’une table ronde, de deux chaises et d’un coffre fermé par un gros cadenas. Il avait commencé à en forcer la serrure, pour ne pas perdre la main, mais il l’avait à peine effleuré qu’il s’était ouvert. À l’intérieur se trouvaient des vêtements à sa taille. Au cours des jours suivants, il avait découvert que ceux-ci changeaient selon le temps, et, une fois au moins, les tuniques vertes avait été en plus grand nombre un jour qu’il s’était réveillé en pensant qu’il avait envie de vert. Cela ne le dérangeait pas, mais sa chambre était toujours la deuxième à gauche. S’il tournait à droite (après tout, il s’agissait d’une tour ronde), il ne la trouvait jamais. S’il revenait sur ses pas, en tournant deux fois à gauche il y était. De plus, s’il prenait trois fois à droite et descendait un escalier pour atteindre la salle à manger, sa chambre se retrouvait invariablement deux gauches plus loin, sans escalier la plupart du temps – bien qu’une fois il soit bien descendu dîner à l’aller pour, au retour, descendre un autre niveau avant de prendre la seconde gauche. À cause de cela, il n’avait jamais quitté la tour pour se réacclimater à Yslin. Ça faisait pourtant du bien d’être de retour, de sentir la mer, d’entendre les différents accents et de regarder le soleil se coucher sur les montagnes qu’il avait traversées. De la fenêtre de sa tour, il apercevait certains des paniers de transport volants passer de bâtiment en bâtiment au-dessus des rues tortueuses. Il ne voyait pas vraiment les Fondombres, car la forteresse Gryps se trouvait entre sa chambre et son ancien quartier, mais savoir qu’il était là lui suffisait. Et me voilà dans la forteresse Gryps ! Parce qu’il avait grandi à Yslin, Will savait que le gouvernement d’Alcidia utilisait le bâtiment pour les réceptions importantes et les bals. D’innombrables voleurs avaient comploté afin de s’y introduire au cours de quelque grande fête. Ils dévaliseraient les nobles avant de s’enfuir, proclamaient-ils tous, mais en général ils déclaraient l’exécution du plan impossible. Plusieurs avaient essayé : trois tout seuls et un groupe de quatre. Will n’avait jamais plus entendu parler de cinq d’entre eux, mais la tête de l’un d’entre eux était apparue sur un pieu au-dessus de la poterne visible des Fondombres. Le seul qui avait réussi était l’Araignée d’Azur. Il avait dérobé une tiare que le roi allait offrir à sa fille aînée, Kallistae, le jour de son quinzième anniversaire. Dans les Fonds, il était connu qu’Augustus avait juré de se raser la tête jusqu’au retour de la Couronne. L’Araignée d’Azur avait quitté Yslin à la suite de ce vol. Il s’était enfui selon certains, était parti vers des jours meilleurs pour d’autres. Will partageait ce dernier avis, heureux que son héros n’ait pas été pris, ni n’ait partagé le destin des autres voleurs. Will frissonna, mais pas au souvenir de la tête de Dick le Fou accrochée au mur. Lorsqu’ils avaient décrit leur futur trésor, les voleurs avaient si grossièrement sous-estimé les risques courus qu’ils devaient tous se retourner dans les tombes anonymes où ils avaient été jetés. Leur imagination avait peut-être bien fonctionné quand il s’était agi de planifier leur vol, mais était très loin de la réalité quand il s’était agi de déterminer la nature du butin qu’ils convoitaient. Si les bijoux étaient des gouttes de pluie, y en a qui se noieraient ici. Dans l’ombre de sa capuche, Will sourit tandis que rois, reines, princes et princesses passaient devant lui. Ils étaient annoncés par des hérauts, puis les différents membres de la royauté avançaient lentement sur un tapis écarlate qui les menait à un piédestal où le roi Augustus et son épouse accueillaient les visiteurs. Le seul fait de voir le crâne chauve du roi l’enthousiasmait. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, on parlait d’Augustus et de sa campagne en Okrannel. Les bardes prétendaient que, s’il n’avait pas brisé l’armée envoyée par Chytrine pour ravager le pays, cette dernière serait aujourd’hui confortablement installée sur le trône d’Alcida. Qu’il ait obtenu une épouse au passage ne rendait l’histoire que meilleure à conter. Dans les Fondombres, un grand nombre d’hommes faisaient remarquer les cicatrices qu’ils auraient prétendument gagnées lors de cette fameuse campagne, mais Will ne s’y laissait pas tromper. Si chacun d’entre eux y était allé, l’armée menée par Augustus aurait été bien plus grande que les trois mille soldats qui la composaient. Comme très peu de ces vantards avaient l’accent okran, ils n’avaient pu être dans les troupes irrégulières qui avaient rejoint Augustus. Mais avec chacune de ces cicatrices venait la passionnante description d’une bataille, alors Will se moquait de leur véracité. Le roi Augustus, lui, était tout sauf faux. Sa tête chauve, ses yeux brillants et ses moustaches audacieuses dévoilaient un homme qui aurait été plus à l’aise au combat, ou peut-être en pirate sur la mer Croissante. Augustus semblait être un homme fait pour l’aventure, et le cœur de Will se gonfla de fierté lorsqu’il accueillit ses invités. Son sourire s’élargit quand il décida que s’il se mettait à voler il laisserait sa couronne au roi. Cette immunité ne s’appliquait pas au roi Scrainwood d’Oriosa. Des mèches grises parcouraient ses longs cheveux bruns et, bien que son masque les rende difficilement visibles, ses yeux noisette ne cessaient de fuir. Will avait déjà croisé ce type de personne dans la rue. Les épaules légèrement affaissées, les mouvements rapides indiquant une grande vigilance : tout cela définissait le comportement d’un homme qui avait quelque chose à cacher. Will l’aurait volontiers dépouillé de tout ce qu’il portait, mais il soupçonnait en partie que sa couronne était incrustée de faux joyaux. Scrainwood avait rejoint le Conseil des Rois avec un entourage modeste. Will se souvenait vaguement qu’il avait perdu son épouse. Cette dernière était sortie en mer sur un petit bateau et n’était jamais revenue. De méchantes rumeurs racontaient qu’elle vivait en bergère dans les collines et qu’à chaque voyage de leur père ses fils allaient lui rendre visite. Will n’était pas certain d’y accorder beaucoup de crédit, mais des princes d’Oriosa il n’y avait aucun signe, alors que l’on disait le plus jeune venu avec Scrainwood. Ensuite venait la délégation d’Okrannel. Derrière Will, le sorcier Estafa persifla : — L’Okrannel aurait dû passer avant l’Oriosa. Scrainwood maintient que sa nation devait être la première parce qu’il en a une. En vérité, l’Oriosa est plus aurolanie que les Marches okrannes ! Le roi Stefin d’Okrannel avançait lentement sur le tapis, une vieille femme à un bras, un homme d’âge moyen à l’autre. Une foule de nobles suivaient derrière, constituant, jusqu’à présent, la délégation la plus importante. Malgré tout, Will remarqua qu’à eux tous ils possédaient moins de bijoux que certains autres à eux tous seuls. Si les bijoux étaient des gouttes d’eau, il y aurait sécheresse en Okrannel. Grande, ses cheveux blonds presque aussi blancs que ceux de Corbeau, une femme superbe compensait de ses yeux améthyste brillant l’absence de richesse minérale de sa délégation. Elle se déplaçait avec une grâce qui surpassait celle de toutes les autres femmes, et pas seulement dans la pièce. Dans les Fondombres, j’ai vu des femmes comme Lumina danser à en chauffer le sang des hommes, elles ne sont rien en comparaison. En fait, Will se rendit compte qu’il n’en avait vu qu’une autre aussi belle. C’était elle ! Il se pencha à gauche, tira avec insistance la manche de Corbeau et lui murmura : — Cette femme, là-bas, celle d’Okrannel ! C’est celle de Stellin ! Sur le cheval ! Le chef des bandits ! Corbeau se pencha un peu en avant, il plissa les yeux. — Tu as peut-être bien raison. Ils ont donné son identité ? Will haussa les épaules, mais Estafa intervint : — C’est la princesse Alexia, la fille du prince Kirill. — Alors c’est elle, Alexia, dit Corbeau d’une petite voix. Will fronça les sourcils. — Tu dis ça comme si tu la connaissais. — Je…, hésita Corbeau, puis il toussota dans sa main. J’avais entendu dire qu’elle avait survécu à la mort de son père, mais rien depuis. Estafa renifla. — Elle a été emmenée à Gyrvirgul pour y être élevée. La rumeur dit que c’est la Grande Duchesse Tatyana, la tante du roi, qui l’a exilée de la cour. C’est une sauvage, parce qu’elle a été élevée par des Gyrkymes. Will foudroya du regard le magickant et sa mauvaise langue, puis secoua la tête. — Je connais pas vos sources, mais en tout cas elle tient bien sur un cheval. — Oh, que oui ! (Corbeau sourit à Will.) Et elle porte très bien cette robe d’or aussi. Le groupe des Okrans passa lentement, mais seuls le roi Stefin et la princesse Alexia saluèrent le roi Augustus, la délégation suivante n’eut donc pas longtemps à attendre avant de s’avancer à son tour. Will ne savait pas qui était le petit homme, tout vêtu de velours bleu royal strié de noir, mais celui-ci ne pouvait qu’arriver de Forteresse Draconis. Derrière lui suivaient dix personnes, des couples d’hommes et femmes, a priori tous des guerriers. Ce n’était pas une déduction hasardeuse de la part de Will : il s’agissait de meckanshii et ils avaient été placés de façon que leurs bras et jambes artificiels soient à l’intérieur de la file, doigts de métal serrant doigts de métal, de manière appropriée. La voix de Corbeau se fit lointaine. — Dothan Cavarre, le baron Draconis. C’est lui qu’il faudra convaincre de disperser les fragments de la Couronne du Dragon. Le jeune voleur hocha la tête. Cavarre était le premier adulte présent moins grand que Will. Ses cheveux blond clair, qu’il portait longs sur les épaules, étaient de la même teinte que sa barbiche et ses moustaches bien taillées. Ses yeux gris, piquetés de bleu, parcouraient la pièce constamment. Will avait déjà vu ce genre de comportement et ne l’attribuait pas tant à la peur ou la paranoïa qu’à l’habitude de tout soupçonner et de tout examiner en détail. Il se tourna vers Corbeau plus d’une fois, ce qui mit Will mal à l’aise. — Qui est avec lui ? — Sa femme, Ryhope d’Oriosa, sourit Corbeau. C’est la sœur de Scrainwood. Le temps l’a bien épargnée. (Will haussa un sourcil et Corbeau hocha la tête.) J’ai plus qu’entendu parler d’elle. Je l’ai aperçue une fois ici, à la Fête des Moissons, la dernière fois que celle-ci s’est tenue à Yslin. Son visage était un peu moins ridé à l’époque, et cette mèche blanche dans ses cheveux noirs n’existait pas. Néanmoins, elle avait déjà la fierté et la grâce que tu peux voir. Derrière eux, je crois bien, ce sont les meneurs du bataillon de la forteresse, certains nouvellement promus. Estafa se racla la gorge. — J’ai de meilleures sources. Les deux derniers sont nouveaux. Elle, c’est Jansis Côtedefer de Muroso. L’homme est son mari, un Oriosan. Il est un peu intransigeant sur les masques, mais je crois qu’il veut dissimuler ce qui lui reste de visage. Will fronça les sourcils. La femme avait une apparence ordinaire, puisque sa robe à crinoline était assez longue pour cacher ce qui la faisait boiter. Elle portait même un gant de cuir bleu à la main gauche, alors s’il avait plus que deux doigts et un pouce, personne n’aurait pu savoir qu’elle camouflait quoi que ce soit. Elle portait effectivement un masque de velours bleu, strié de noir, en parfaite harmonie avec les uniformes de Forteresse Draconis. Après avoir détaillé son mari, Will devait admettre que le sorcier n’avait pas tort. À un moment ou à un autre dans son passé, il devait avoir perdu la majeure partie de la chair de son visage, ainsi qu’un petit bout de nez. Sur le rebord de son masque, décoré de rubans et de sigils blancs, la maille de fer argentée qui remplaçait sa peau était facile à deviner. Will ne pouvait en être certain, mais il lui semblait se rappeler avoir vu ce type de maille très fine sur certains Vorks. Il se demanda si un elfe ne s’en était pas servi pour réparer le soldat. Corbeau fronça les sourcils. — Quel est le nom de ce soldat ? — Hawkins, je crois, Sallitt Hawkins. Will écarquilla les yeux. — Mais c’est pas lui, le traître ? Le sorcier lâcha un petit rire. — Non, c’est son frère qui a aidé le roi Augustus dans la campagne d’Okrannel. C’est lui qui a restauré l’honneur de leur nom. — Ouais, comme si qui que ce soit pouvait réparer ce bazar. (Will secoua la tête.) Impossible. Le mage grogna. — Pas plus difficile que ta propre tâche. — Quoi ? — La fameuse prophétie, la prophétie vorquelfe. (Estafa secoua la tête.) Kenwick Norrington et son fils servent Chytrine en tant que sullanciri, pourtant la prophétie appelle un Norrington pour le détruire. Tu es ce Norrington, Will. — Quoi ? Il se tourna vers Corbeau, à temps pour voir son air absent se changer en désarroi. — Alors c’était ça ? Non, NON ! Corbeau tendit la main vers lui, mais Will la repoussa, se retourna et s’enfuit vers la porte. Il entendit Corbeau lui crier d’attendre, mais il l’ignora. Il lança un regard furieux aux gardes, agitant les doigts comme s’il se préparait à lancer un sort. Lorsqu’ils reculèrent, il les dépassa et sortit de la forteresse Gryps. Suivant un chemin confus à travers le dédale des rues, Will coupa au nord et se perdit dans les Fondombres. CHAPITRE 32 Comme le roi Scrainwood poursuivait sa diatribe à la première session du Conseil des Rois, Alexia conclut qu’il ne s’était pas seulement montré digne de sa réputation : il l’avait surpassée. Le masque vert sur son visage (aux couleurs criardes, avec des rubans et des plumes cousus et décoré de sigils çà et là) possédait plus de noblesse que l’homme lui-même. La tonalité plaintive de la voix du souverain révélait sa nervosité, mais son sarcasme dégoulinait comme du venin. Assise au deuxième rang de la délégation okranne, la jeune femme se trouvait fort tentée de bondir par-dessus la table, de le rejoindre et de l’assommer d’un coup de poing. La lèvre de Scrainwood se recourba en rictus, lequel fut à moitié dissimulé par son masque. — Et maintenant, en « question secondaire », la délégation de Vilwan nous dit qu’ils avaient le Norrington destiné à mettre fin au règne de Chytrine et qu’ils l’ont perdu. Comment la présence du sauveur de la civilisation peut-elle être une question secondaire ? Comment sa perte peut-elle être à ce point banalisée ? Les allers et retours incessants de Scrainwood lui faisaient traverser la boucle intérieure des tables. Les nations principales d’Alcida, d’Oriosa, du Muroso, de Sebcia et de Jerana occupaient ce premier cercle, composé de longues tables recouvertes de bannières aux armes correspondant à chaque délégué. Au nord du cercle, sur deux tables plus petites se trouvait l’Alcida. En tant qu’officier présidant à la réunion, Augustus était assis entre elles sur un trône posé sur une estrade. À son opposé, deux autres petites tables. L’Okrannel en avait obtenu une de courtoisie. L’autre était celle de Forteresse Draconis. Le baron y siégeait seul, mais deux de ses officiers meckanshii étaient assis derrière lui. Dans le second cercle, à la table accordée à Vilwan, un magickant dans une simple robe grise se leva et joignit les doigts. Il laissa ses mains reposer à sa taille, afin que ses manches retombent et les dissimulent. — Plairait-il au roi Scrainwood et à ses honorables pairs, d’écouter mon rapport sans m’interrompre ? Il expliquerait la situation. Assis sur son trône, le roi Augustus acquiesça. — Je vous en prie, roi Scrainwood, calmez-vous pour le moment. Laissez-leur une chance de s’expliquer. — Très bien, Augustus, j’y consens, bien que je croie leurs priorités bien éloignées des nôtres. Le représentant de Vilwan inclina la tête. — J’ai cherché à établir une chronologie des événements. Comme je le disais, des volontaires du sud de la Saporicia sont venus à Vilwan pour défendre l’île. À leur arrivée, nous avons été informés qu’un jeune homme accompagnant certains de ces voyageurs était susceptible d’être le Norrington de la prophétie. Nous avons pris les mesures nécessaires pour nous assurer de sa sécurité. Elles ont été couronnées de succès et nous l’avons amené avec notre délégation pour le maintenir caché et protégé. Scrainwood rit bruyamment. — Vous avez échoué. — Roi Scrainwood, notre erreur a été de ne pas avoir dit aux membres de notre groupe plus que ce que, en toute faute, nous pensions qu’ils avaient besoin de savoir. Nous étions déstabilisés. Lorsque les volontaires sont arrivés à Vilwan, nous nous sommes servis de leurs navires afin d’évacuer nos Apprentis de l’île. Il s’agit des fils et filles que tous vos peuples nous ont confiés. Ce sont les meilleurs et les plus talentueux enfants de cette terre. Chacun possédait une spécialité magicke qu’il travaillait. » Il nous apparaît maintenant que l’attaque de Chytrine sur Vilwan avait deux finalités, aucune d’entre elles n’étant la conquête de l’île. La première était de réduire le nombre des pirates de Wruona. Depuis la chute de l’Okrannel et la perte de sa flotte, les pirates terrorisaient la mer inférieure sans rencontrer presque aucune opposition. Ils s’attaquaient aux vaisseaux en partance pour le Sud, alors elle a négocié une alliance trompeuse avec eux. En les enrôlant pour aider à l’invasion, elle s’est assurée qu’une part significative de leur flotte et de leur équipage serait tuée. En raison de l’absence de ses navires les plus célèbres, nous pouvons même considérer que Vionna a pu conspirer avec Chytrine le massacre de ses propres ennemis au cours de la tentative d’invasion. L’homme hésita un instant, ses épaules s’affaissèrent. — Son second objectif… Il semble qu’elle ait anticipé notre désir d’évacuer les plus jeunes. Les pirates les ont balayés, ils ont coulé, brûlé, envoyé les bateaux par le fond. Ils ont massacré des centaines de personnes. D’autres se sont noyées. Beaucoup sont toujours portées disparues. Sur presque neuf cents enfants, moins de cinquante ont pu signaler leur présence. La Grande Duchesse Tatyana lâcha un rire semblable à un aboiement. — Vous avez laissé nos enfants servir de nourriture aux poissons ? Vous attendrez longtemps avant que l’Okrannel vous confie de nouveaux enfants. — Cette position n’est pas sans raison, acquiesça le magickant, et elle trouve certainement un écho dans tous vos cœurs. Je crois qu’il s’agit exactement de la réaction que Chytrine voulait inspirer. Non seulement elle a dévasté un champ de sorciers, mais elle l’a également salé afin que plus jamais il n’en pousse. Si elle tient encore dix ou vingt ans, leur absence se fera douloureusement sentir. Scrainwood était retourné à sa place. — Mais elle sera vaincue, n’est-ce pas, par ce Norrington ? Oh, attendez, vous l’avez perdu lui aussi ! — Oui, Altesse. À en juger par son soupir, Alexia pouvait facilement imaginer la profonde lassitude qui l’accablait. — Nous avons lancé des recherches. — Mais sans utiliser de magick, si mes sources sont correctes. (Scrainwood renifla, triomphant.) Peut-être vos enfants morts étaient-ils les experts en recherche ? Le sorcier se raidit. — Roi Scrainwood, vous pouvez bien contester la sagesse de nos décisions, mais ne salissez pas de vos sarcasmes la mémoire de nos enfants, vos enfants. Les faits sont là : si nous nous servons de magick pour le chercher, il est possible que Chytrine ou ses agents profitent de nos efforts pour le localiser les premiers. L’inverse, bien sûr, est vrai, aussi avons-nous des personnes chargées d’anticiper cette éventualité. La reine Carus de Jerana leva le doigt. — Par cette remarque, vous suggérez que Chytrine a déjà connaissance de l’existence du Norrington ? — Oui, Altesse, c’est ce que l’on m’a dit. — Comment est-ce possible ? Le sorcier plissa ses yeux noirs. — La méthode utilisée, par d’autres que nous, pour s’assurer de son identité a révélé sa présence aux agents de Chytrine. Pour leur défense, je dirais que ce risque était inévitable. Augustus se redressa. — Pourquoi le garçon s’est-il enfui ? — Il ne savait pas qu’il était le Norrington de la prophétie. Lorsqu’il a appris son identité, eh bien, je vous laisse imaginer son choc ! Il a couru se cacher. Le regard du roi d’Oriosa s’enflamma. — On savait qu’il était le Norrington, ce qui fait de lui l’un de mes sujets, et nul ne lui a révélé qui il était ? Je n’ai pas été mis au courant ? C’est inacceptable ! — S’il n’avait tenu qu’à moi, Scrainwood, vous ne sauriez toujours pas qu’il existe. Cette réplique rageuse provenait du second cercle de tables ; Alexia dut se retourner vers la gauche pour voir qui avait parlé. Elle crut reconnaître le Vorquelfe aux cheveux blancs qu’elle avait vu à la réception. Il avait abandonné son manteau de scalp de baragouineurs, ce qui signifiait que ses tatouages étaient à la vue de tous. Elle réfléchit pendant un instant puis hocha la tête, certaine de ne pas se tromper. C’est celui qu’on appelle Résolu. Résolu balaya la pièce du regard. — J’ai trouvé le Norrington ici, à Yslin. Je l’ai emmené pour faire vérifier son identité. Je comptais le mener à Forteresse Draconis, et affronter Chytrine par la suite. Les Vilwanais n’ont rien à voir avec tout ça, ils n’ont fait que nous ramener ici. Le roi Augustus se caressa lentement la barbe. — Je te connais depuis des années, Résolu, tous te savent dévoué à la libération de Vorquellyn. Lorsque je pose des questions, ce n’est pas parce que je doute de toi ou de ta sagesse, mais pour obtenir des informations. — Votre impartialité est bien connue, Altesse, acquiesça Résolu. Posez vos questions. — Pourquoi n’as-tu pas dit au Norrington qui il était ? — C’est à peine un homme, et cela simplement en années. Il n’est adulte ni en taille, ni en esprit. Je l’ai découvert ici, dans vos Fondombres. C’est un voleur qui ne connaît rien en dehors des profondeurs d’Yslin. Il avait besoin qu’on lui enseigne beaucoup de choses, qu’on lui apprenne à accepter son destin. — Accepter son destin ? (Scrainwood écarta largement les bras.) Ce garçon devrait être ici, accepté et célébré par toutes les nations. C’est lui qui nous libérera du fléau venu du Nord. Nous allions dresser des armées qu’il aurait menées à la victoire. Le regard du Vorquelfe se durcit. — Vous confondez deux choses, Altesse. D’abord, nous savons que c’est un Norrington, mais nous ne savons pas s’il est le Norrington. Il est possible qu’en ce moment même une fille porte son enfant. Ensuite, même s’il est le Norrington, il est ridicule de croire que la seule force de son héritage lui épargnera toute opposition ou lui révélera l’art de diriger les forces pour détruire Chytrine. — D’autre part, ajouta le baron Draconis, croire que nous avons besoin de cet enfant pour détruire Chytrine est au-delà de la stupidité. Si je me souviens bien de la prophétie, elle dit qu’il détruira le fléau du Nord, pas Chytrine. Il pourrait ne tuer qu’un seul de ses sullanciri, son père peut-être ou même son grand-père, et il aurait accompli la prophétie. De plus, nous ne devons pas oublier qu’elle ne promet que la délivrance de Vorquellyn. Je suis certain que les personnes respectables à ma gauche n’accepteront pas que l’occupation de l’Okrannel se prolonge indéfiniment. Tatyana se redressa brusquement. — Certainement pas. Et nous n’apprécions pas du tout la tentative de l’Oriosa pour s’approprier ce Norrington. Scrainwood sourit lentement. — Vous faites tous l’erreur de croire que je désire le posséder, ou le pousser à faire quoi que ce soit qu’il ne soit pas prêt à accomplir. Non, ce n’est pas du tout dans mes intentions. Ce que je veux pour lui est simple. D’abord, je souhaite qu’il soit retrouvé afin que Chytrine ne lui mette pas la main dessus. Ensuite, puisqu’elle connaît son existence et qu’il est envisageable qu’elle s’efforce de le trouver, je crois que nous pouvons nous servir de lui. Si nous le motivons, le couvrons d’éloges et le mettons à la tête d’une armée, elle sera forcée de faire attention à lui. Il faut qu’elle le craigne, et cela la distraira de vos efforts, mon frère Dothan. Le baron Draconis ferma pendant un instant les yeux. — J’accepterai mon erreur si j’ai tort, mais il me semble que Chytrine pourrait provoquer un accomplissement prématuré de la prophétie en laissant ce Norrington détruire un fléau du Nord et restaurer Vorquellyn. Elle pourrait saigner nos forces à blanc en défendant l’île, puis se retirer. Cela éliminerait la menace que constitue pour elle ce Norrington et la laisserait plus que capable d’attaquer le Sud. C’est pourquoi nous devons la frapper vite et fort. J’ai préparé quelques plans… La reine Carus se leva. — Mes frères et sœurs, je dois émettre une objection quant à la présentation de tout plan à ce point de la discussion. Comme vous le savez, je suis nouvelle venue sur le trône et, même si j’ai déjà assisté à ces Conseils auparavant, mon père avait l’intention de me marier à l’un de vous ou à l’un des vôtres bien avant que j’occupe le trône. Mon conseiller militaire, le général Markus Adrogans, est en chemin mais n’arrivera pas avant trois jours. Alexia fronça les sourcils. Elle n’avait que peu d’informations fiables concernant le général Adrogans, alors elle essayait de ne pas le juger trop sévèrement. Il souffrait d’une aversion bien connue pour tout voyage par voie d’eau, et le rassemblement d’une grande flotte d’invasion pour Vilwan lui avait amplement fourni l’excuse d’assister à la réunion à terre. Il aurait dû arriver bien avant que le Conseil débute, mais Chytrine avait lancé une attaque contre les Marches okrannes en anticipant son absence. Néanmoins Adrogans l’avait trompée en expédiant lentement ses bagages vers le sud. Son armée les avait suivis pendant deux jours, puis avait rapidement chevauché en direction du nord, utilisant des chevaux de rechange pour aller plus vite. Ils avaient pris les forces aurolanies par surprise et les avaient mises en déroute. La reine reprit : — Sans vouloir offenser le baron Draconis, son avis sur la façon dont Chytrine devrait être combattue n’est pas le seul. Bien que le baron l’ait contenue dans le Nord avec beaucoup de succès, à l’exception de petites unités qui se sont glissées au-delà de Forteresse Draconis et se sont rassemblées au sud pour assiéger les villes, son expérience se limite aux opérations de défense. Le général Adrogans, quant à lui, possède une expérience d’attaque, et représente donc un autre point de vue. Lui aussi apportera des plans. Et n’ayez crainte, Dothan Cavarre, car Forteresse Draconis est tout aussi indispensable à ces plans que l’enclume l’est au marteau du forgeron, Adrogans aura besoin de Forteresse Draconis. Cavarre eut un sourire bref. — Mon cœur se réchauffe à l’idée que votre armée accorde de la valeur à Forteresse Draconis. J’avais commencé à en douter lorsque les troupes que vous deviez m’envoyer ne sont jamais arrivées. La reine acquiesça. — Lorsque la situation m’a été expliquée, baron, il m’a semblé que nos troupes étaient plus utiles à défendre la Jerana de la menace directe des attaques aurolanies. Vous pouvez demander à nos amis de Valicia et de Gurol si nous n’avons pas accompli notre devoir. — Je n’ai jamais insinué qu’il y avait eu négligence, Altesse, mais un manque de prévoyance. Chytrine organise des incursions dans le Sud, ce qui vous incite tous à la craindre. Si vous limitez l’action de vos troupes à la défense de votre territoire, cela conduira Forteresse Draconis à contenir seule l’armée de Chytrine dans le Nord et donc à s’affaiblir de plus en plus. Si vous croyez que ses attaques ici sont stupides ou folles, elle vous a déjà vaincus. Tatyana leva les deux mains. — Mon seigneur, ma dame, tout cela ne nous apportera rien. Le point de vue du baron Draconis est bien connu. Il croit que, si l’on frappe à la racine du mal, tout le reste périra. Pour le général Adrogans, si l’on taille son feuillage, il ne restera presque rien à déraciner. Avant d’avoir eu l’occasion de comparer les deux plans ou, mieux encore, de voir un plan commun créé par ces deux esprits guerriers, la discussion ne peut que nous amener à choisir un camp. Ce qui devrait être une décision militaire deviendrait une décision politique, et personne ne trouverait la chose acceptable. Alyx se renfrogna. Elle se méfiait du fait que la Grande Duchesse ait cessé de prétendre parler au nom du roi, mais aussi que celle-ci appelle à la prudence et se révèle raisonnable. Certes, Alyx ne savait pas grand-chose à son sujet, mais connaissait parfaitement sa nature politique. Que Tatyana les presse de renoncer à une décision politique en invoquant les lumières de la raison signifiait qu’il s’agissait bien d’un jeu politique. Le premier réflexe d’Alyx fut d’avertir le baron Draconis de ce qui se passait, mais elle hésita. Les faits étaient là : si le plan jeranais l’emportait, le premier plan d’attaque serait de bouter l’envahisseur hors d’Okrannel. Cela lui rendrait la terre de sa naissance et permettrait à son grand-père de trouver la paix. Qu’il s’agisse ou non du meilleur moyen de vaincre Chytrine lui importait moins que le désir de voir son pays libéré. Mais un instant seulement. Quelque chose en elle, issu des années d’entraînement auprès des Gyrkymes, repoussa cette sensiblerie. Non pas que les Gyrkymes soient un peuple dénué d’émotion ou de passion. C’était plutôt l’inverse. Néanmoins, leur vie faisait ressortir à quel point l’existence était fragile. Alors qu’après avoir bu un homme risquait seulement de tomber au sol, un Gyrkyme ivre pouvait mourir après s’être envolé. Ils mêlaient la prévoyance et le stoïcisme à une exigence stricte du meilleur de chacun ; ces leçons avaient aidé à la formation de base d’Alyx. Plus tard, elle avait eu des professeurs qui lui avaient appris tout ce qu’elle avait besoin de savoir sur le monde et la guerre. Elle avait alors découvert que leurs leçons s’accordaient avec les bases de la philosophie et de l’entraînement gyrkyme. Si l’attaque en Okrannel aurait été satisfaisante sur le plan émotionnel, elle était impossible à défendre d’un point de vue militaire. Une campagne au milieu des montagnes serait difficile. Même s’ils réussissaient à repousser les troupes aurolanies, grâce au terrain, un petit nombre de soldats pourraient retenir une plus grande armée, ce qui donnerait aux troupes ennemies le temps de se retirer dans les monts Boréals ou la Marche fantôme. À moins d’être détruites, elles seraient une éternelle menace pour l’Okrannel. La libération pour laquelle ils auraient durement combattu serait fragile et la perte de l’Okrannel serait sans importance pour Chytrine. Néanmoins, le baron Draconis n’eut pas besoin de son avertissement. — La Grande Duchesse est bien aimable de nous faire partager la sagesse du roi Stefin. Je n’ai connu son fils que durant un temps bien trop bref, mais le prince Kirill m’a impressionné avec cette volonté des Okrans à faire ce qu’il fallait pour réussir. Il n’est pas exagéré de dire que le prince Kirill, par sa mort, nous a fait gagner vingt-cinq ans de liberté. Son sacrifice à Forteresse Draconis ne sera jamais oublié. J’ai dans l’espoir que son altruisme sera pris à cœur par tous ceux présents. Augustus se leva. — Mes amis, je crois qu’il est temps de mettre fin à ce premier tour de discussion. Nous nous accordons sur deux choses : d’abord, le Norrington doit être retrouvé. Des hommes à moi s’en occupent déjà. Et, puisqu’il est l’un de mes sujets, du moins pour le moment, je me réserve le droit de diriger les recherches. En d’autres termes, il n’est pas un prix à gagner pour vos gens. Laissez-leur apprécier la Fête maintenant, car nous savons qu’ils n’auront peut-être plus l’occasion de s’amuser avant longtemps. » En second lieu, nous nous accordons sur le fait que nous ne pouvons résoudre aucune des questions relatives à la stratégie militaire à adopter contre Chytrine avant l’arrivée du général Adrogans. Jusque-là, nous pouvons nous préoccuper de la question du ravitaillement et des troupes que nous pouvons lever. (L’expression d’Augustus s’assombrit.) Il y a vingt-cinq ans, nous avons été avertis de ce qui arrive. Il est désormais temps de régler ce problème, ou tout ce que nous connaissons sera enterré sous un blizzard de fer, de feu et de crocs venu du Nord. CHAPITRE 33 Kerrigan avait envie de sourire largement, mais il garda une expression impassible tout en sortant tranquillement de la tour où se trouvaient ses appartements. Personne n’avait dit qu’il ne pouvait se rendre à la fête de la Moisson. Personne ne lui avait très exactement donné la permission non plus, mais il était à peu près certain que nul ne l’empêcherait de sortir. Il avait enfilé une robe bleu sombre et un manteau de même couleur par-dessus. Quand il dépassa les Initiés qui surveillaient la porte de la tour, il crut que l’un d’entre eux l’arrêterait, mais il passa sans encombre. Une fois dans la rue, il sourit. Il savait qu’il avait eu de la chance. Orla avait été appelée à rencontrer le baron Draconis. Elle n’avait aucune idée de l’objet de cette réunion, mais la présence de Kerrigan n’était pas exigée. Orla avait suggéré à ce dernier de trouver à s’occuper sans s’inquiéter le moins du monde de ce qu’il pourrait faire. Son insouciance l’avait un peu agacé, étant donné qu’il était sous sa responsabilité. Une partie de lui avait alors eu envie de chercher les ennuis, simplement pour lui prouver qu’elle ne devait pas prendre son côté raisonnable pour acquis. Bien sûr, un tel comportement était stupide, alors il avait repoussé cette idée. Aller à la fête de la Moisson, en revanche, représentait une belle aventure et n’avait rien de dangereux. Une fois dans les rues, Kerrigan frissonna, mais pas à cause du léger froid qui tombait avec la nuit. Yslin ! C’était une ville gigantesque et tentaculaire, avec un quartier maritime, des temples, des tours, la forteresse Gryps, le palais et tant d’autres choses ! Sur Vilwan, tout était apporté par bateau et, bien qu’il y ait un peu de commerce au port, des règles déterminaient le comportement des marchands comme celui des clients. On pouvait avoir des envies de fanfreluches, mais, en général, toute indication de leur provenance était effacée, car les sorciers voulaient que les habitants de Vilwan se sentent comme des citoyens de l’île et non comme des visiteurs venus là pour apprendre avant de retourner dans leurs nations. À Yslin, au contraire, Kerrigan vit beaucoup de gens portant ce qu’il déduisit être leur costume natal. À leurs masques, il reconnaissait ceux d’Oriosa, d’Alosa ou du Murioso (il ne pouvait pas tout à fait déterminer leur origine exacte). D’autres portaient des habits colorés, de formes uniques, et parlaient avec de forts accents qui rendaient leurs paroles presque inintelligibles. Il trouvait tout cela à la fois excitant et terrifiant. Il avait en partie envie de repartir en courant à la tour pour s’y cacher, mais il succomba au souvenir du long voyage entre la Saporicia et la capitale de l’Alcidia. Se trouver en compagnie d’un Panqui avait réduit beaucoup de dangers, mais cela restait une aventure. Il en était revenu épuisé et les pieds douloureux, si bien qu’il avait dormi toute une journée à son arrivée. Encore maintenant, il avait mal aux pieds, mais tout cela disparaissait tandis qu’il étudiait les merveilles de la ville. Il longea la Voie Royale, qui s’éloignait de la mer en direction du sud, remontant une pente graduelle vers Portesèche. Plus loin, là où les plaines s’étendaient vers les lointaines montagnes, une petite ville de tentes avait surgi. Il entendait les fanions claquer au vent et voyait les gens fermer leurs manteaux pour se protéger de la fraîcheur de la nuit. La fumée qui s’élevait du festival combinait une odeur de viandes rôties et de légumes à lui en faire gronder l’estomac, même s’il avait déjà mangé un repas consistant avant de sortir. Plus que tout, la fête de la Moisson lui nourrissait les yeux et les oreilles. Ces célébrations n’étaient pas inconnues à Vilwan. Elles se tenaient un peu plus tard qu’en Alcida, mais il s’agissait de glorieuses cérémonies. On accueillait et répartissait les nouveaux élèves par talents et par dons, tandis que les autres subissaient des tests pour savoir où ils iraient ensuite. De fastes cérémonies célébraient ceux qui d’Apprentis devenaient Initiés. Des réceptions plus sérieuses élevaient ces derniers au rang de Magister, mais, à la fin de tout cela, on jouait, on mangeait, on riait, on chantait, on dansait et autres amusements. Kerrigan avait même le droit d’y participer, au moins un jour par an. Son mentor le chaperonnait toujours tout le long. Au début, il y avait eu d’autres élèves qui semblaient suivre son entraînement accéléré, mais il n’en avait vu aucun depuis des années. Il ne savait pas s’ils avaient échoué ou s’ils y assistaient à des moments différents, mais il n’y réfléchissait pas trop. Distrait par le festival d’Alcidia, il n’y pensait pas du tout, pas plus qu’à ce qu’Orla dirait si elle le savait là. J’ai dix-sept ans, et je suis un Initié qui a détruit un bateau pirate. J’ai traversé la jungle et la campagne avec un Panqui. Je n’ai rien à craindre ici. Encouragé par cette pensée, il se plongea dans la fête. Il prit soin de ne pas bousculer les hommes porteurs d’épées et resta à l’écart de la foule qui regardait des guerriers se battre à coups de sabres en bois afin d’obtenir le droit de défier un champion et gagner une bourse. Pour Kerrigan, il était évident que les concurrents se fatiguaient assez les uns les autres pour que le champion n’ait aucune difficulté à les vaincre. La foule devait le savoir aussi, sûrement, mais ce dernier se battait avec une telle rapidité et une telle adresse que le regarder était une joie. De là, il rejoignit un petit théâtre jouant un spectacle de marionnettes. Des enfants et quelques adultes s’étaient assis sur le sol et sur des bancs pour regarder les marionnettistes travailler. Le mage s’émerveilla du réalisme des poupées, d’autant qu’ils ne se servaient pas du tout de magick. Bien qu’il ait appris des sorts qui lui permettent d’animer de tels jouets, ils ne leur donnaient pas autant de personnalité. Rien que pour rassurer son ego, il vérifia une seconde fois et ne sentit aucune magick. La pièce semblait fondée sur les contes de Croûteux. Ils suivaient tous la même formule et existaient depuis plusieurs siècles, mais, dans les vingt-cinq dernières années, le méchant comique était devenu le lâche qui avait survécu à l’expédition du Nord. Dans le spectacle de marionnettes, Tarrant Hawkins se faisait passer pour Croûteux et proposait ses conseils à quelque jeune héros valeureux sur la façon de combattre la menace que Chytrine faisait peser sur lui. Croûteux tentait alors de dénoncer le héros à la despote aurolanie, mais échouait. Le héros triomphait et se débarrassait de lui. Kerrigan ne savait pas grand-chose concernant cette tentative de détruire la menace aurolanie. Bien que Heslin, le sorcier qui avait accompagné le seigneur Norrington, ait été entraîné sur Vilwan et ait obtenu le rang de Magister en sorts de combat et de dissimulation, il n’avait pas représenté Vilwan dans cette expédition. Les volontaires de l’île avaient accompagné le roi Augustus dans la campagne okranne. On avait beaucoup écrit sur leur performance dans l’histoire officielle de Vilwan. Parce que Heslin était devenu l’un des dix sullanciri, il n’apparaissait presque pas dans les chroniques de l’île. L’audience se mit à rire et à applaudir lorsque le héros chassa Croûteux. Les marionnettistes apparurent de derrière la petite scène, puis rejoignirent le public afin de récolter quelques pièces. Kerrigan remarqua que certains donnaient de l’argent et d’autres s’éclipsaient. Il hésita un instant, puis, sous son manteau, ouvrit la bourse à sa ceinture. Il retira la dizaine de pièces d’or qu’il possédait et la déposa dans le sac. Le marionnettiste écarquilla les yeux. — Merci, seigneur. Kerrigan sourit et accepta les remerciements, puis remarqua que d’autres personnes le regardaient. Il leur sourit également avant de se détourner et de se perdre dans la foule. À en juger par leur expression, il comprenait qu’il avait commis un impair, mais le marionnettiste ne semblait certainement pas partager cette opinion. Le jeune mage s’interrogea un moment, puis laissa le cliquetis des pièces et le claquement d’une pierre sur le bois le distraire. Il rejoignit une tente où des gens, principalement des hommes, étaient rassemblés autour d’une plate-forme de bois hexagonale entourée de grilles. Un homme circulait à l’intérieur, récoltant des pièces et ramassant des pierres au centre de la plate-forme, alternativement. Là se trouvait un énorme hexagone peint, rempli d’autres plus petits, la plupart peints d’une des huit couleurs. Quelques hexagones affichaient plusieurs couleurs à l’intérieur. Les participants devaient miser de l’argent, annoncer la couleur qu’ils visaient et lancer une pierre. Si elle atterrissait bien à l’intérieur d’un hexagone de la couleur appropriée, ils gagnaient deux fois leur mise. Si elle atterrissait sur la ligne, leur mise leur était rendue. S’ils annonçaient et plaçaient leur pierre sur un hexagone à multiples couleurs, ils gagnaient quatre fois leur mise. Des membres de l’audience pariaient entre eux sur les différents tirs, ce qui faisait de la tente un brouhaha de conversations ponctuées de cris de joie ou de désespoir. Un homme aborda Kerrigan. — Un petit pari ? L’Initié balbutia. — Je… je n’ai jamais… — Oh, tu trouveras le jeu simple. Tu vois, ce qu’il faut faire, c’est… Kerrigan leva une main et renifla. — Je connais ce jeu. Nous jouons aussi à queek chez moi, mais c’est un peu différent d’ici. — Ah oui ? sourit l’homme, amical. Comment ça ? Kerrigan lui rendit son sourire et désigna l’homme sur la plate-forme. — Eh bien, on n’a pas le droit d’utiliser de magick pour fausser l’atterrissage des pierres comme il le fait. Autour de Kerrigan, le chaos s’intensifia puis devint un désordre animé lorsque l’assistance se précipita vers le propriétaire du jeu. Il se mit à crier et à lancer des poignées de pièces dans la foule. La moitié des gens plongèrent au sol pour attraper l’argent. Ils bloquèrent surtout le chemin de ceux qui voulaient mettre la main sur le propriétaire. Ce dernier sauta par-dessus la grille et s’enfuit, lançant des pièces derrière lui comme un fermier sèmerait des graines. L’homme qui avait parlé à Kerrigan lui attrapa les manches et l’extirpa de la foule. — Par là ! Tu veux pas être mêlé à ça ! Kerrigan trébucha à sa suite, puis lui fit part de sa gratitude. — Je ne voulais pas… je ne savais pas. Je ne suis pas d’ici. — Je vois ça, dit l’homme en souriant, mais t’inquiète pas, va. Nous qu’on vit à Yslin, on aime pas ces arnaqueurs qui s’amènent à notre festival et qu’en profitent, tu vois ? T’as rendu un grand service, là, heu, ton nom, c’est ? — Kerrigan Reese. — Eh ben, mon bon Kerrigan, t’as démasqué un arnaqueur. (L’homme tendit la main.) Mon nom, c’est Garrow, et vu que je suis d’Yslin, je veux officiellement te remercier de ce que t’as fait. Le sourire de l’Initié s’agrandit. — Je vous en prie. — Nouveau venu à Yslin, hein ? (Garrow croisa les bras sur sa poitrine et fronça les sourcils dans un effort de concentration.) Je parie que tu crois qu’on est qu’un tas de bouseux, à se laisser rouler par ce gars. C’est pas vrai, Kerrigan, pas du tout. J’aimerais que tu voies la ville comme moi. Vu que c’est chez moi et que c’est un endroit que j’adore, te guider serait un honneur. Mais je suis sûr que t’as mieux à faire que le tour de notre ville. L’homme semblait tellement déçu que Kerrigan secoua tout de suite la tête. — En fait, je n’ai rien à faire du tout. Si vous étiez assez gentil pour… — Gentil ? Mon gars, tu m’as empêché de perdre de l’argent. Allez, viens, suis-moi ! Garrow leva un bras bien haut puis démarra d’un pas déterminé. Kerrigan le rattrapa, forcé d’allonger son propre pas pour suivre l’homme qui était pourtant plus petit. Ils quittèrent la foire en direction de l’ouest et rentrèrent dans la ville par une porte plus petite que celle par laquelle il en était sorti. Garrow se révéla un guide merveilleux. Il expliqua qu’ils étaient revenus dans la ville par Portedor, qui menait droit dans la section plus riche. Ils passèrent devant de magnifiques bâtiments aux façades ornées. Puis ils traversèrent le quartier des temples, que Garrow nomma les uns après les autres. Il montra l’un d’entre eux, dont les colonnes semblaient être des parchemins fermement roulés. — Ça, c’est le temple d’Erlinsax, bien sûr, gardien de la Sagesse. J’y serais allé parce qu’ils ont un autel à Arel, mais je suis déjà assez chanceux de t’avoir rencontré, ça oui. Kerrigan hocha la tête sans que les mots le touchent vraiment. Vilwan n’avait pas de quartier des temples. Ce n’était pas que les sorciers ne croyaient pas aux dieux, simplement ils n’avaient pas affaire à eux. Plus précisément, ils ne voulaient pas que ceux-ci interviennent quand ils lançaient leurs sorts. Il était déjà bien difficile d’en arranger tous les aspects sans qu’un petit dieu furieux ou bien-pensant s’en mêle. Plus loin, Garrow fit descendre Kerrigan dans une section plus ancienne de la ville. — C’est là le véritable cœur d’Yslin, mon jeune ami. Par là, à l’est, il y a la forteresse Gryps, mais ici, dans l’Ombreux, il y a des choses tout aussi vitales. Si t’as de la chance, tu pourras apercevoir un Vorquelfe ou deux. Kerrigan sourit et s’apprêtait presque à lui parler du Vorquelfe qu’il avait vu à Vilwan, mais cela ramena un sombre souvenir qui tua lentement sa joie. L’Initié se rendit compte que la nuit était complètement tombée et qu’ils avaient pénétré très profondément dans l’Ombreux, un quartier qui commençait à mériter son nom. Les allumeurs de lampadaires n’étaient visiblement pas encore arrivés là dans leur ronde. Kerrigan s’apprêta à demander à Garrow s’il voulait qu’il les éclaire. Il n’en eut pas l’occasion, car un autre homme surgit d’une ruelle et lui bloqua le chemin. D’autres sortirent à leur tour, jeunes surtout, certains de l’âge de Lariika. Ils avaient le visage et les mains couverts de crasse. Essuyer l’un ou les autres sur leurs vêtements n’aurait fait que les salir plus. Le groupe d’enfants se déploya et l’entoura à l’instant même où Kerrigan reconnut l’homme. — Vous, le jeu, c’est vous qui l’organisiez ! — Ça oui, ça oui, et tu as tout gâché. Grand et svelte, l’homme gratta son menton pointu. — Et tu vas le payer. T’as la bourse bien grasse, elle va être mienne. Kerrigan y mit la main pour la protéger. — Elle n’est pas à vous ! Le cercle se resserra et Kerrigan se sentit écrasé par un sentiment de ridicule. Garrow gronda. — T’es bien loin de chez toi, gamin. Donne-la. —Non. Kerrigan pinça fort les lèvres pour que personne ne les voie trembler. Il ne voulait pas pleurer, mais la peur avait pris possession de lui. Il savait qu’il devait faire quelque chose ; sa première idée fut de soulever le maître du jeu haut dans les airs comme il l’avait fait avec le bateau pirate, mais ce n’était pas un combat de sorts et cela ne le débarrasserait pas de tous ses assaillants. Ses pensées s’arrêtèrent là, lorsque le premier petit poing s’enfonça dans son dos, juste sur un rein. La chair épaisse de Kerrigan le protégea quelque peu, mais le choc d’avoir été frappé le prit par surprise. Il voulut se retourner, mais une pierre lui rebondit sur la tête. Il perdit l’équilibre et chuta, alors les enfants se rapprochèrent et commencèrent à lui donner des coups de pied, l’agrippant et le griffant. L’un d’entre eux lui arracha sa bourse, la souleva d’un air triomphant puis quitta le cercle pour la rapporter à ses maîtres. Kerrigan savait qu’il aurait dû se mettre à quatre pattes et profiter de cette brèche pour s’enfuir. Il s’apprêtait à le faire lorsqu’il crut apercevoir une silhouette familière. Il ne connaissait pas le nom de l’individu, mais il l’avait vu à la forteresse Gryps lors de la cérémonie d’ouverture du Conseil. Il était habillé en Apprenti ! L’Initié s’adressa à lui : — À l’aide ! À l’aide ! Le jeune homme dévisagea Kerrigan et, lorsque deux des petits voyous se tournèrent vers lui pour répondre à la menace, il leva les paumes. — C’est pas mon problème. Il s’enfuit et les deux gamins revinrent frapper Kerrigan plus fort. Choqué par cet abandon, Kerrigan se figea un instant. Les coups de pied et les coups de poing se firent plus rapides et plus forts, mais pas assez puissants pour faire plus que le couvrir de bleus. Quelqu’un lui attrapa la main droite et commença à lui tordre les doigts en arrière. Cette tentative froide et calculée pour les lui briser souleva chez lui une vague d’indignation. Kerrigan roula vers son agresseur, puis sur lui. Il l’entendit pousser un cri, quoique étouffé, le sentit se débattre pour se libérer. L’Initié s’appuya sur un genou, écrasant involontairement de tout son poids les côtes de l’enfant. Ce dernier hurla lorsque l’une d’entre elles craqua. Garrow gronda et son partenaire se précipita pour donner un violent coup de pied dans le ventre de Kerrigan. L’Initié se plia en deux ; il voulut crier mais avait le souffle coupé. La panique explosa en lui. Il fallait qu’il agisse, et vite. Il leva la main droite et déclencha le sort d’éclairage qu’il avait failli proposer à Garrow. Le nourrissant de sa peur et de son indignation, il intensifia le sort. Au lieu de créer une petite boule de lumière pâle, un feu follet pour doucement illuminer la nuit, son effort donna naissance à une balle d’argent éclatante. Elle créa un cercle d’ombres allongées, à l’intérieur duquel tous durent s’abriter les yeux de leurs mains. Des cris de douleur accompagnèrent l’apparition de la sphère et augmentèrent d’intensité au fur et à mesure que le cercle de ses agresseurs était ébloui. Kerrigan fit l’erreur d’entrouvrir les paupières lorsque la lueur s’éleva au-dessus de lui, perdant instantanément la vue. Il tomba à quatre pattes, essaya désespérément de se relever et de courir, de forcer ses poumons à recracher les vapeurs brûlantes prisonnières à l’intérieur, mais il n’arriva ni à l’un ni à l’autre. Il le devait pourtant, car son seul espoir était la fuite, et ses agresseurs ne seraient pas éternellement aveuglés. Soudain, il entendit un bruit sourd derrière lui et sentit des mains fortes l’agripper par la taille. Il fut hissé, un bras lui entoura les hanches et le fit pivoter. L’espace d’un instant, il eut l’impression que son poids avait triplé, puis qu’il se trouvait en apesanteur, avant que l’impact de l’atterrissage le secoue. Il fut de nouveau déplacé, cette fois un peu plus haut, et se retrouva plié à la taille. Le temps que le voyage se termine, Kerrigan avait conclu qu’on le portait, et la sensation familière d’être jeté sur l’épaule de Lombo, comme dans la jungle, lui donna une bonne idée de l’identité de son sauveur. Ses doigts jouèrent le long de la peau cuirassée du Panqui, lui confirmant sa déduction. Le trajet s’acheva avant qu’il ait recouvré la vue, au soulagement de Kerrigan. Lombo le déposa sur un banc de pierre assez haut pour que ses pieds ne touchent pas le sol. Le jeune homme s’appuya en arrière et sentit des pierres rugueuses derrière lui, mais il se concentra seulement à reprendre son souffle. Lorsque ses poumons cessèrent de le brûler, il ouvrit les yeux et, pendant un moment, se crut toujours aveugle car tout ce qu’il vit, ce fut des points de lumière. Puis il se rendit compte qu’il s’agissait de lampadaires vus de haut. De très haut ! Il s’agrippa au bord du banc, qui se révéla en fait être le rebord qui courait autour du toit de la forteresse Gryps, et se pressa autant qu’il put contre le mur de pierre. Kerrigan allait s’exprimer, mais le calme et la nonchalance avec lesquels Lombo était perché là à ses côtés retinrent ses protestations outrées. De toute évidence, le Panqui savait où ils se trouvaient et avait choisi d’y amener Kerrigan. L’Initié prit une profonde inspiration, puis expira lentement. Le Panqui approuva. — Souffle lent bon. Kerrigan garda les yeux fixés sur lui pour ne pas regarder en bas. — Merci de m’avoir sauvé. — Veiller Kerrigan, ça travail de Lombo. — Tu veillais sur moi ? (Lombo lui jeta un regard interrogateur.) Pourquoi as-tu fait cela ? — Sorcière grise. Xleniki. — Tu m’as surveillé toute la nuit ? La créature hocha la tête, puis indiqua le chemin de la tour à la foire, et enfin la pente sinueuse qui traversait la ville. — Maison. Foire. Piège. Kerrigan cligna des yeux. — Tu savais que je fonçais droit dans un piège ? — Homme traquer Kerrigan. Kerrigan suivre. (Lombo haussa les épaules.) Autres, faire le piège. — Et tu ne les en as pas empêchés ? (La lèvre du jeune homme se mit à trembler. Chaque bleu sur son corps commença à lui faire mal.) Pourquoi ne les as-tu pas arrêtés ? Lombo leva fièrement le menton. — Chasseur, pas braconnier. Chasseur, pas braconnier ? Les mots de Lombo résonnèrent dans la tête de Kerrigan. Tout d’abord ils lui semblèrent ridicules, puis il commença à comprendre. — Tu ne les as pas arrêtés parce qu’ils me chassaient. J’étais leur proie et tu ne voulais pas interférer avec leur, heu… mise à mort. (Le Panqui acquiesça, solennel.) Mais alors pourquoi ? — Kerrigan, pas proie. L’Initié ferma les yeux. Après un simple moment de réflexion, il comprit ce qui s’était passé. Tant qu’il ne s’était pas défendu, il s’était comporté comme une proie. Il avait été un daim choisi par les loups. En revanche, dès que je me suis défendu… — J’ai projeté la lumière. Lombo sourit, dévoilant un arc de crocs robustes et de dents acérées. — Proie, pas de vie. Pas ami. Ami de Lombo a de l’aide. Kerrigan tue facile. Le jeune homme rouvrit les yeux. Même s’il avait sauvé Xleniki, Lombo le laisserait mourir s’il se comportait comme une proie. Si je suis trop stupide pour vivre, il ne me sauvera pas. Cela faisait étrangement sens. Kerrigan trouva dans ce principe un lointain et curieux écho à ce qu’Orla avait tenté de lui apprendre. À Vilwan, dans des circonstances où tout était contrôlé, il pouvait faire monts et merveilles. À l’extérieur, néanmoins, il n’était qu’un enfant. Kerrigan toucha prudemment la bosse sur son crâne. — Ouille. Le Panqui acquiesça. — Magick des elfes. L’Initié allait secouer la tête, mais il y renonça. — Non, pas cette fois. Les bleus guériront tous seuls et ils me rappelleront de ne pas me comporter comme une proie. — Kerrigan sage. — Kerrigan apprend. (Il haussa les épaules et se tourna vers son gardien.) Je ne les aurais pas tués. — Kerrigan généreux. — Non, pas un tueur, c’est tout. (Kerrigan sourit lentement.) Mon premier réflexe n’est pas de tuer. Cela me convient. — Pas réparer mort. — Pas avec la magick que je connais en tout cas. (Son sourire s’étira.) Je ne peux pas voler non plus, d’ailleurs. Alors descendre de là ne va pas être facile. La mâchoire de Lombo s’affaissa dans un sourire malin. — Lombo te ramener maison. Sur le dos de Lombo, Kerrigan. À la maison. CHAPITRE 34 Le roi est de retour. La nuit commençait à tomber sur les Fondombres. Enveloppé d’un vieux manteau, Will se faufilait avec assurance dans l’obscurité. Le monde du jeune voleur semblait revenu à la normale. Il avait quitté la forteresse Gryps dans la détresse. Depuis le début, il savait que Corbeau et Résolu ne lui disaient pas tout, mais il n’aurait jamais deviné qu’il s’agissait d’un secret aussi terrible. Lui qui espérait être un prince ou l’héritier de quelque pouvoir, en tout cas quelque chose d’héroïque ! Au lieu de cela, il se découvrait fils et petit-fils de sullanciri. Il frissonna. Hawkins le meckanshii ne portait que la honte d’être le frère d’un lâche. Peut-être n’étaient-ils que demi-frères, ou peut-être le lâche avait-il été adopté. Tout, n’importe quoi. Hawkins pouvait facilement mettre de la distance entre le traître et lui. Mais être de sang sullanciri, c’était autre chose. Cette pensée avait martelé sa tête au point que Will avait craint qu’elle explose. Il tenta de remonter à ses plus vieux souvenirs, mais il n’avait jamais entendu le nom Norrington associé à lui. On lui avait dit que sa mère était morte dans l’incendie d’un bordel, qu’il y avait survécu, mais il n’en était même pas certain. Il n’avait aucune cicatrice pour le prouver. Tous ceux qu’il connaissait aujourd’hui avaient entendu l’histoire de sa bouche. Il ne savait même pas si on la lui avait racontée correctement. Mais personne avant Estafa ne l’avait appelé Norrington. Et il s’en serait souvenu, car se faire traiter de Norrington était une chose bien pire que d’être un orphelin sans nom de famille. Certains, dans l’Ombreux, se mettaient à travailler pour la maréchaussée d’Yslin et chassaient leurs anciens amis. On les appelait les Lanciers de l’Ombreux, mais appliquer ce terme à un compagnon du quartier, même pour plaisanter, revenait à risquer de se faire battre comme plâtre. Cette créature dans la caverne, la façon dont elle avait surgi et parlé, tout cela l’avait interpellé. Il réfléchit à ce que l’espèce de chèvre avait dit, à sa façon de lui parler. Elle avait su qui il était, et elle était Nefrai-laysh, peut-être son père. Est-ce qu’ il m’a parlé comme mon père l’aurait fait ? Il secoua la tête de défi. C’était de la magick, et tout le monde savait qu’elle pouvait fonctionner tout aussi bien que mal. De plus, c’était un sullanciri, on ne pouvait pas du tout leur faire confiance. Ni à Corbeau et à Résolu. Tout allait bien dans ma vie avant qu’ils s’en mêlent, avant que la magick s’en mêle. Avec l’entêtement issu de sa vie de rue, Will décida que Corbeau, Résolu, Estafa et tous ceux qui le croyaient un Norrington se trompaient radicalement. Je ne suis pas un Norrington et puis c’est tout. Il hocha la tête et décida de ne plus y penser. C’était mieux pour lui, car il avait bien d’autres choses auxquelles penser. Il retira rapidement la robe d’Apprenti, juste au cas où les magickants auraient pu le suivre grâce à elle. Chez un chiffonnier, il l’échangea contre des vêtements pas trop épouvantables, puis se glissa vite dans une maison pour dérober des habits plus appropriés. À minuit, il ne lui restait de son voyage que des souvenirs, et cela lui allait parfaitement. Il savait qu’il ne pouvait retourner tout de suite auprès de Marcus et Fabia, principalement parce que Corbeau les connaissait et que ce serait le premier endroit où se rendraient les hommes envoyés à sa recherche. L’arrivée d’officiels pour interroger Marcus poserait des problèmes à Will lorsqu’il tenterait de rejoindre le groupe mais, s’il volait quelque chose d’intéressant, Marcus lui pardonnerait. Et sinon, Fabia le ferait si le butin lui plaisait. Je me prendrai une dérouillée, mais ça ira. Pour la première nuit, il avait besoin d’un endroit où dormir. Il fouilla dans les environs à la recherche de quelques-unes des cachettes qu’il connaissait, mais elles étaient déjà occupées. Dissimulé dans l’ombre, il réussit à se soustraire aux yeux des gardes de la ville. Bien qu’ils aient l’air de ne rien faire de plus que leurs rondes habituelles, Will était presque sûr qu’ils étaient là pour le forcer à sortir. Mais il refusait de se laisser prendre à leur jeu. Il poursuivit son chemin dans l’Ombreux, de plus en plus près des Fonds. Il dénicha Lumina sans difficulté, ce qui n’était pas plus mal. Elle se trouvait dans une ruelle avec un client, les jupes relevées et les cuisses autour de celles de l’homme, mais celui-ci n’avait pas l’air heureux. Il se mit à la frapper et à l’insulter. Dans sa main dressée, la lame d’un couteau brilla faiblement. La première pierre lui fêla le poignet et envoya valser le couteau. La seconde lui rebondit sur le front lorsqu’il se tourna vers Will. Ses yeux se révulsèrent et il s’effondra dans l’allée. Le souffle court, une main sur la bouche, Lumina regarda l’homme, puis Will. — Content de t’avoir trouvée, Lumina. Will se laissa tomber à genoux et soulagea l’homme de sa bourse, puis il se releva et prit Lumina par la main. — C’est moi, Will. Tu te souviens de moi, hein ? — Oh que oui, Will, tu es mon cadeau d’Arel ! — L’enfant de la chance, c’est moi. (Il la tira en avant.) Tu vis toujours au-dessus de la boutique du teinturier ? — Oui. Elle rabaissa ses jupes et le suivit. — Will ? Will. Où avais-tu disparu ? — Dans les montagnes, et dans la lune. J’ai besoin de me loger. (Il lui lança la bourse de cuir souple.) Y a pas grand-chose là-dedans, mais ça ira pour m’acheter une nuit ? — Oui, mon petit héros, bien sûr. De là, Lumina passa devant et l’emmena chez elle. Pour Will, ce fut étrange que deux mois plus tôt sa chambre lui ait paru si luxueuse ; sur la route, il avait vu de bien meilleures habitations, plus propres et plus belles. Et Lumina avait été la plus belle femme qu’il avait jamais vue auparavant, mais, comparée à Sephi, elle semblait décharnée. Comparée à Alexia… eh bien, il valait mieux ne pas les comparer ! Néanmoins, la gratitude de Lumina fit disparaître le monde extérieur, balayant l’esprit de Will de tout ce qui n’était pas elle. Jamais encore il n’avait expérimenté quelque chose de si intense. Il avait embrassé et caressé des filles, avec pour seul résultat des rires et des souffles courts, rien que de la curiosité innocente. Il s’était amusé, et quelques-uns de ces souvenirs pouvaient le faire rougir, mais ils faisaient partie du monde extérieur à la chambre. Lumina lui montra la passion, riche et sans limite. Elle le guidait parfois par les mots, parfois d’un geste et d’une inspiration rapide. De même, elle déchiffrait ses gémissements, ses cris et ses halètements, naviguant grâce à eux pour le guider sur les pentes escarpées du plaisir, qu’il gravissait palier par palier. Il se concentrait sur son corps et la sensation des doigts de Lumina sur sa peau, son souffle chaud. Puis plus haut de nouveau, de plus en plus haut, au point qu’il crut qu’il allait sûrement exploser ou sombrer dans la folie. Un autre palier, un essor, un palier ; des hauteurs jamais rêvées. L’aube l’accueillit après ce qu’il lui sembla être des années à brûler de l’intérieur. Il reposait là, emmêlé dans les draps, tas de chair désarticulé, couvert de sueur. Sourire se révéla un effort suprême mais, pour elle, il réussit, et enfin il s’endormit. Il se réveilla de nouveau avant la tombée de la nuit ; Lumina lui apporta du vin dilué et un peu de pain. Elle l’embrassa tendrement et l’incita à manger. Entre deux bouchées, il s’informa de Marcus et de Fabia et la supplia de ne pas leur révéler son retour avant qu’il ait décidé d’un plan d’action. Lumina, dont la beauté bénéficiait de la douce lueur des bougies de suif, sourit. — Ne crains rien, Will. Marcus a jeté Fabia dehors il y a une semaine, peut-être un peu plus. Ça lui a brisé le cœur, alors elle a commencé à boire. Elle s’est endormie dans la rue et ne s’est pas réveillée quand la marée a monté. Elle nous a quittés, et c’est sa faute, alors il n’obtiendra rien de moi et je le lui ai bien dit. Will termina de manger et la remercia. — J’ai des choses à faire ce soir, alors je sais pas où je serai. Elle hocha la tête. — Tu peux revenir ici si tu veux. — C’est vrai ? Elle lui sourit. — Tu es un voleur. Je ne pourrais pas t’empêcher d’entrer si je voulais. Et puis, ce soir, je suis avec Prédateur. — Oh. Will sentit son cœur se serrer. Elle lui caressa la joue. — Will, tu sais… Il lui embrassa la paume de la main, lui fit un clin d’œil. Il était heureux qu’elle se contente de ça, car il ne pouvait parler. Will se glissa hors du lit pour enfiler ses chaussures. Il prit son temps avec la dernière, le temps d’avaler la boule dans sa gorge, puis lui sourit. — Si t’as besoin de moi, je te trouverai. Elle lui mentit d’un hochement de tête et il partit. En descendant les escaliers jusqu’à la ruelle derrière la boutique du teinturier, il repoussa son manteau et invita le froid à lui endurcir le cœur. La nuit précédente, lorsque le monde n’était fait que d’eux, il s’était laissé aller à croire que Lumina l’aimait. Revenu à la réalité, il savait que ce n’était pas vrai. Cela faisait mal, très mal, mais chaque pas qui l’éloignait de ce lit atténuait un peu plus la douleur. Le froid autour de son cœur l’endormait et Will n’avait aucune raison d’espérer un dégel rapide. Je suis Will l’Agile, roi des Fondombres. Il referma son manteau autour de lui. Le roi est de retour. Il émergea de la ruelle pour voir Jack le Galeux, Garrow et leur équipe de gosses des rues s’attaquer à quelqu’un. L’un des gamins s’empara d’une bourse épaisse et la brandit comme un trophée. Derrière elle, Will aperçut leur victime. Il le reconnut, puis se rendit compte que c’était réciproque. Le malheureux tendit la main vers lui, quémandant de l’aide. Will leva les paumes lorsque Jack le Galeux et deux des enfants se tournèrent vers lui. — Pas mon problème. Il descendit la rue au petit trot, puis monta un escalier branlant et traversa un toit. Il sauta sur un autre et le parcourut tout doucement jusqu’àà l’endroit où le bâtiment s’appuyait contre un second édifice. Il escalada le mur au coin, puis grimpa sur un toit de tuiles à quatre pattes. Arrivé au bord, il le suivit jusqu’à environ la moitié. Il s’allongea sur le ventre et attrapa l’une des tuiles. La faisant pivoter d’avant en arrière, il l’enleva puis glissa un œil par le trou entre les planches. L’ouverture lui offrait une bonne vue de la salle commune où Marcus gardait les gamins qui travaillaient pour lui. Marcus, svelte, brun, un air mauvais que lui conféraient ses yeux rapprochés, se trouvait à une extrémité de la pièce. Une latte bouchait la vue de Will, mais il l’entendait parfaitement bien. — La plupart d’entre vous savent qui est Will. Même si ça fait longtemps qu’il est parti, vous le reconnaîtrez. J’ai besoin de le trouver. Vous devez le trouver. Vous devez lui dire de venir ici. Je suis pas fâché, pas du tout. Je suis fier de Will, et chacun de vous serait heureux si j’étais aussi fier de lui que je le suis de Will. De petits cheveux se dressèrent sur la nuque de ce dernier. Le ton glacial de Marcus démentait ses paroles, mais les gosses hochèrent unanimement la tête. Cela lui parut aussi bizarre que de les voir assis sur le sol, en rangs égaux et les uns derrière les autres. Ils s’étaient même alignés pour que les plus jeunes soient devant, où ils pourraient voir facilement. Les aînés étaient au fond et personne ne murmurait ou ne se bousculait. Même Ludy ne se moqua pas de Marcus, ce qui n’était vraiment pas naturel. — Alors, mettez-vous en route. Dehors, tous dehors ! Il faut que vous trouviez Will. J’ai un gustus d’or pour celui qui me le ramènera. (Marcus brandit la pièce brillante dans sa main droite.) Si vous le trouvez, elle est à vous. Allez, ouste ! Les gosses se levèrent, le premier rang d’abord, puis le suivant et ainsi de suite, en file indienne silencieuse, tous descendirent l’escalier vers la rue. Will surveilla leur départ puis se rendit compte qu’il était en sécurité puisque aucun d’entre eux n’était allé dans la pièce sud pour monter l’échelle et passer par les toits. Arrivés à l’âge de Will, la plupart évitaient les toits parce qu’ils avaient grandi, et les plus jeunes parce qu’ils n’étaient pas très agiles. C’ était vraiment très bizarre, la façon dont ils sont sortis. Une fois le dernier disparu, Marcus tourna les talons et entra dans la pièce ouest, qui s’étendait sur toute cette partie de l’étage. Il l’avait partagée avec Fabia, et les seules fois où Will en avait vu l’intérieur, c’était quand elle avait eu besoin d’aide ou que Marcus voulait lui flanquer une raclée. Will savait quelque chose, néanmoins ; et après avoir remis la tuile en place, il utilisa cette connaissance à son avantage. De nouveau à quatre pattes, il avança jusqu’à la cheminée. Un peu de chaleur et de fumée s’en élevait, mais cela devait provenir du rez-dechaussée. Marcus craignait le feu, du moins c’est ce qu’il disait, et cela signifiait que personne n’avait jamais l’autorisation d’en faire, même l’hiver. D’après Will, il était simplement trop avare pour acheter du combustible. Le voleur s’agrippa à la cheminée pour écouter. La hotte était cassée depuis longtemps dans cet appartement et, grâce à elle, Will avait déjà surpris des conversations entre Marcus et Fabia. Cela lui avait permis d’échapper à une ou deux raclées et même d’apporter à l’un ou l’autre quelque chose dont ils venaient de découvrir la disparition. On entendait clairement la voix de Marcus dans le conduit étroit. — Ils sont dehors. Ils le trouveront. La réponse à cette affirmation fut sifflante et sembla ramper le long de la cheminée au lieu de faire écho. Will était à peu près sûr que ce n’était pas simplement parce qu’il s’agissait d’une voix de femme. — Splendide, mon précieux Marcus ! Tu me satisfais. — C’est réciproque. Ce que t’as fait avec ces gosses… — Ce n’était rien. Je te ferai une démonstration. — Y a beaucoup de choses dont j’aimerais avoir une démonstration. — Je sais, mon précieux. Peut-être ainsi ? Le silence régna pendant une minute ou deux, puis une explosion de grognements et de cris surgit de la gorge de Marcus. Will se demanda un moment où il avait entendu un son similaire. Son aventure de la nuit dernière lui revint en mémoire et il s’empourpra. Mais ça a pris des heures… Comment ? Il s’est pas passé deux secondes, peut-être trois ! Un frisson lui parcourut l’échine, puis un goût amer dans la bouche le fit cracher. La façon dont les gamins s’étaient comportés, et Marcus… quelque chose n’allait pas du tout. Ce qui aggravait les choses, c’était qu’il était à peu près sûr que la sorcellerie y était mêlée. Ça veut dire que se cacher va être dur. Will pinça les lèvres. De toute façon, j’ai jamais aimé me cacher. Il faut que je sache qui me cherche. Et une fois que ce sera fait… Il sourit. Une fois qu’il saurait qui en avait après lui, ils devraient apprendre que s’en prendre au roi c’était courir à la catastrophe. CHAPITRE 35 Alyx se réveilla, puis se rendit compte que ce ne pouvait pas être le cas puisqu’elle était consciente mais ne pouvait être éveillée : elle se trouvait dans un lieu embrumé où une douce lueur était diffusée. Elle ne ressentait ni chaud ni froid, et la vapeur avait une teinte bleuâtre. Cela la dérouta car s’il lui était déjà arrivé de rêver en couleurs, elle aurait pu se croire dans un rêve. Elle se leva de sa position accroupie, qu’elle ne se rappelait pas avoir prise. La robe blanche qu’elle portait n’avait pas de manches, ce qui la frappa. Ses chemises de nuit étaient toutes pratiques, faites de flanelle chaude à manches longues. Au besoin, elles pouvaient toutes lui servir de gambison sous son armure. Non seulement cette robe n’avait pas de manches, mais elle était taillée dans une matière qu’Alyx ne reconnaissait pas. Blanche, légère et fine, une demi-cape lui tombait des épaules et semblait avoir aussi peu de substance que le brouillard autour d’Alyx. Dès l’instant où cette idée lui traversa l’esprit, les choses changèrent subtilement. Ce ne fut pas tant que la matière se modifia, elle lui parut seulement différente. Puis, après un instant, elle ne se souvint pas qu’il en avait été autrement avant. Désormais, des écailles plates la couvraient depuis les seins jusqu’au ventre. D’autres descendaient sur ses flancs, des aisselles à la taille, et la cape avait pris un aspect similaire. Alyx se sentit déroutée par son environnement. Dans le passé, se rendre compte qu’elle rêvait avait été suffisant pour la sortir de cet état. Elle se réveillait et les images s’estompaient lentement. Mais là, cet espace étrange ne s’effaçait pas. Sourcils froncés, elle avança d’un pas, le brouillard et la jupe tourbillonnant autour de ses jambes. Sous ses pieds nus, le sol était plat et frais. Comme elle pénétrait dans la brume, cette dernière commença à s’évanouir et de sombres images se formèrent lentement. Devant elle, à peut-être un kilomètre et demi, se trouvait une montagne noire au sommet très pointu. Tout autour et derrière se déployaient des cumulonimbus chargés d’éclairs s’illuminant en leur cœur. Des nuages moins hauts encerclaient le sommet de la montagne comme un champ de neige et cachaient à la vue ce qui se trouvait dessous. Même en regardant par terre, elle ne percevait rien d’autre que des soupçons de vert là où la brume s’écartait à chacun de ses pas. Lorsqu’elle releva de nouveau les yeux, après avoir fait un pas ou deux seulement, la montagne la dominait de toute sa hauteur, cent mètres plus loin à peine. Une caverne était creusée dans son flanc. Un pas de plus et elle se trouva à l’entrée. Des mots avaient été gravés dans la pierre, autour de l’arche. « Ce qui est secret dedans reste secret dehors, pour le bien de tous et du monde. » Alyx les déchiffra à voix haute, peu touchée par leur profondeur ou leur gravité, s’il s’agissait d’un avertissement. Le fait qu’elle arrive à les lire lui confirmait qu’elle ne rêvait pas car elle en était incapable en rêve. Avec prudence, elle s’avança vers l’entrée, découvrant ainsi que sa vitesse de progression était redevenue normale. À l’exception de l’avertissement, la grotte semblait inaltérée. De longues stalactites semblables à des crocs pendaient de la voûte, forçant Alyx à en contourner toute une série sur son chemin. Elle traversa à grands pas un pont étroit surplombant un large ravin, puis descendit le long d’un passage en lacet qui s’ouvrait sur une grande salle où se trouvait un lac immense. Au bord du lac, il y avait un bateau à quai. Il était dépourvu de mât et avait été construit en forme de dragon. Des torches brûlaient à l’avant et à l’arrière. Deux silhouettes attendaient à la poupe, près du gouvernail, et la regardèrent passer le long des pontons puis embarquer sur le vaisseau. La plus petite des deux silhouettes s’avança, pourtant ce n’était en rien un petit homme. Elle l’observa avec attention, le comparant aux militaires qu’elle connaissait. En guise de robe, il portait un surcot noir fait dans la même matière que les vêtements qu’elle portait, bien que le sien soit entièrement composé d’écailles, comme s’il avait été taillé dans la peau d’un dragon. Son critère de comparaison n’était pas seulement dû au vaisseau, mais aussi au casque ornementé qui couvrait la tête de la créature, ainsi qu’à ses bottes et à ses gantelets. Des griffes qui semblaient être celles d’un dragon lui couvraient les orteils, les doigts de ses gantelets présentant une forme identique. Un museau de dragon protubérant dépassait du heaume, des cornes et des oreilles s’en élevaient. Ce qui la déstabilisa, ce fut que ces dernières donnaient l’impression de bouger et qu’une langue fourchue se glissa hors de la bouche pour sentir l’air. Et ces grands yeux d’or semblent me transpercer. La bouche s’ouvrit lorsque le Dragon Noir parla. — Tu souhaites savoir où tu te trouves autant que connaître la raison pour laquelle tu y es. Alyx acquiesça lentement. — Aux dernières nouvelles, j’étais à Yslin, dans la forteresse Gryps. — Tu y es encore, en partie. La voix du Dragon Noir était mesurée. Son long museau la modifiait assez pour qu’Alyx soit incapable de l’identifier, mais celle-ci soupçonnait la créature d’être le général Caro. — Si quiconque venait te voir, il te trouverait profondément endormie. — Pourtant je ne rêve pas. — Comme il m’a été expliqué, les rêves sont le théâtre de ton esprit, qui regarde, entend, qui vit. C’est alors que ton esprit s’échappe. Il n’y a rien à craindre, et surtout pas ici. (Les oreilles du Dragon Noir bougèrent d’avant en arrière.) Ce lieu nous permet aussi un peu plus de flexibilité dans notre apparence. Alyx hocha la tête. Elle était grandement tentée de redessiner sa chemise de nuit pour la remplacer par une armure d’écailles, mais, vu qu’elle ne savait pas comment procéder, ses efforts ne réussiraient probablement pas et se révéleraient inutiles. — Malgré toutes vos paroles, je ne sais toujours pas où je me trouve. — Ceci est le lieu de réunion de la Grande Communion des Dragons. Tu as été invitée à devenir une Communiante et à être initiée en tant que Dragon Blanc. Le casque du Noir sourit, révélant des dents blanches, tandis que son plus large compagnon gris acier restait impassible. — Il s’agit d’un grand honneur. Elle leva ses yeux violets. — J’imagine. Le pouvoir dépensé pour me faire parvenir ici est impressionnant. — Toujours aussi pragmatique. C’est une bonne chose. (Il hocha lentement la tête.) La Communion des Dragons est la plus ancienne des Grandes Sociétés. Toutes les autres n’en sont que de pâles copies. Elle a grandi bien avant que l’Empire estin soit établi. Elle a anticipé le pouvoir que posséderaient les hommes. Alors que beaucoup aujourd’hui voient les dragons comme des créatures de fureur et de puissance destructrice, nos fondateurs ont reconnu que, dans leur sagesse, les dragons ne se servent de leur pouvoir qu’en cas de nécessité. Ils punissent les mauvais comportements et encouragent les bons avec bienveillance. Ce sont des parents qui disciplinent et corrigent une progéniture débridée. Alors nous cherchons à faire de même dans la société humaine. » Les autres sociétés ont un but identique, mais, pour l’atteindre, ils cherchent à tous les niveaux de leurs castes. Nous, nous sommes à la recherche de ceux qui, par l’apprentissage, l’éducation et leurs réalisations, se sont montrés dignes d’assumer la grande responsabilité de guider l’humanité. — Vous me jugez digne de cet honneur ? — J’ai l’espoir que tu le seras. (Le Noir se tourna vers l’homme-dragon de fer.) Voici Maroth. Il est de conception magicke et pilote le bateau pour la traversée. La prochaine fois que tu viendras ici, tu lui diras : « Maroth, sois ma porte. » Il te mènera à la bonne destination. — Et, si nous ne quittons pas le quai, c’est que je ne suis pas acceptée par la Communion ? — C’est possible. Mais, si c’était le cas, tu ne serais pas arrivée aussi loin. (Il s’entoura le poing droit de la main gauche.) L’invitation à rejoindre la Communion, à faire le voyage et à parler à tes frères arrivera souvent, mais le choix de venir sera le tien, et le tien seul. De l’autre côté, nous nous réunissons pour discuter, se conseiller, régler un désaccord. Il y a des moments, là-bas, où le temps et la distance deviennent néant. Tu seras toujours ancrée à ta forme physique, et ce qui peut prendre des heures ici passera en un clin d’œil sur terre. Serais-je assis devant un feu, la coupe de vin entre mes doigts n’aurait pas le temps de tomber avant que nos affaires ici soient réglées. Alyx redressa le menton. — Si je vous rejoins, suis-je sous les ordres d’autres ? Je ne trahirai ni ma nation ni qui que ce soit si je dois obéir à quelqu’un. — Les autres sociétés fonctionnent selon une hiérarchie qui exige l’obéissance, mais pas la Communion des Dragons. À mesure qu’augmentera ta connaissance, ta capacité à interagir plus pleinement avec les gens se développera. Comme je le disais, nous discutons, nous donnons des informations et des conseils, nous ne forçons rien. Au pire, tu verras les Dragons se réunir pour s’opposer à de l’inconscience ou à une ambition débridée. Le Dragon Noir croisa les mains derrière le dos. — La Communion n’est pas un chemin vers le pouvoir. C’est un moyen de garantir que ce pouvoir est utilisé avec sagesse et de la meilleure façon possible. Elle acquiesça. — Vous savez qui je suis. Quand me ferez-vous la courtoisie de me révéler votre identité ? — Cela viendra en temps voulu. Chacun d’entre nous choisit de se révéler à d’autres membres lorsque cela lui semble approprié. Tu penses sans doute que je suis le général Caro, mais seulement parce que j’ai choisi d’adopter une forme similaire à la sienne. Le Dragon Noir pivota sur lui-même, rapidement, et la silhouette aux membres solides, au casque de dragon, se transforma tandis que des jupes volèrent et qu’une poitrine lui poussait. Le temps d’un battement de cœur, la femme ressembla beaucoup à la Grande Duchesse Tatyana, puis se coula dans la forme plus agréable de la reine Yelena. — Une fois que tu auras la confiance d’un Communiant, tu le verras tel qu’il désire réellement être vu. Avant cela, ce jeu de miroirs devrait te laisser sur tes gardes. De toute façon, je ne doute pas que tu auras soigneusement pesé ce que l’on te dit avant d’agir. Alyx se surprit à se demander si la vision de son arrière-grand-tante avait été intentionnelle ou non, puis se rendit compte que cela n’avait pas d’importance. Un jeu de miroirs, c’est vrai. Elle sourit lentement. — Alors, si vous m’avez amenée ici, c’est pour obtenir la permission de proposer ma candidature à cette Communion ? — Tout à fait, ma fille. Elle redressa brutalement la tête. — « Fille » ? Vous vous avancez. — Pardonne-moi, je t’en prie. Entre les Dragons, c’est ainsi que nous nous adressons les uns aux autres. Tu pourrais m’appeler « père », ou « oncle » si cela te plaît davantage. « Cousin », « nièce », « neveu », « frère », « grand-père » et ainsi de suite, nous utilisons tous ces termes pour souligner nos liens, pas nos rangs ni nos désaccords. Elle hocha lentement la tête. — J’ai visiblement beaucoup à apprendre, mon oncle. — Et tu auras tout le temps de le faire. (Il hocha lui aussi la tête.) Si tu le veux bien, je voudrais te mettre en garde au sujet ce qui va suivre au Conseil des Rois. — Qui serait ? — Tu es très compétente, même brillante, meilleure que quiconque s’y attendait. Tu pourrais facilement donner à tous quelques leçons vitales. Tu les as apprises à Caro, à Porasena. Néanmoins, Chytrine n’est pas un ennemi qui tombera d’un seul coup, et certainement pas au premier qu’elle recevra. Écoute, apprends. Observe les forces et les faiblesses des soldats comme celles des hommes d’État. Étudie tes alliés comme s’ils étaient tes ennemis, car il viendra un temps où tu devras les traiter comme tels pour accomplir ce qui doit être accompli. Alyx réfléchit pendant un instant puis acquiesça. — Un excellent conseil, tout à fait digne d’être adopté. Merci, mon oncle. — Je suis heureux que mon assistance te soit utile. Il reprit la forme plus massive qui l’avait accueillie. — As-tu d’autres questions ? — Y a-t-il quelqu’un à ces réunions en qui je peux avoir confiance ? Les échos du rire du Dragon Noir s’égaillèrent au plus profond de la caverne sans revenir. — Augustus, en toute certitude, ainsi que ton grand-père, si tu entends ses paroles par toi-même. Tu peux accorder ta confiance à Cavarre aussi, la plupart du temps, bien que sa partialité à l’égard de son royaume réduise quelque peu son point de vue. Et Corbeau, tu peux lui faire confiance. — Corbeau ? — Le Corbeau de Kedyn. — C’est un fantôme, un fantasme. Une chimère qu’accompagne une armée de Vorquelfes, sourit Alyx. Les ménestrels l’ont créé pour que les plus pauvres croient que quelqu’un peut s’opposer aux sullanciri. — Il existe. Je le connais depuis longtemps. Ce n’est pas un Dragon, mais il a tout de même toute ma confiance. (Il ferma à demi les yeux.) Quant aux ménestrels, s’ils savaient ne serait-ce qu’une parcelle de ce qu’il a réellement fait, ils n’oseraient chanter ses louanges, car aucune de leurs paroles ne serait crue. Alyx haussa un sourcil. — J’ai entendu ce genre de choses à propos de beaucoup de gens, mais c’est la première fois qu’on me dit que les chansons minimisent les exploits au lieu de les exagérer. Le Dragon sourit. — Le côté distrayant d’une histoire dépend moins de sa réalité que de ses rebondissements ; lorsque les deux s’opposent, ce sont les seconds qui gagnent. — Et le Norrington ? puis-je lui faire confiance, une fois qu’il aura été retrouvé ? — Je ne sais pas. Je ne l’ai pas rencontré. Je me fonderais sur l’opinion que Corbeau et Augustus ont de lui. — Cela me paraît judicieux. (Elle fit un petit sourire.) Comment saurai-je si je suis acceptée ? — Il y aura un signe. — Et je ne peux en parler à personne ? Le Dragon secoua lentement la tête. — Comme le dit l’avertissement sur l’arche, ce qui se passe ici est confidentiel et le reste. Tu te souviendras de tout, mais en parler, l’écrire ou faire quoi que ce soit qui y est associé te sera impossible. Lorsque tu rencontreras d’autres membres en chair et en os, tu sauras que tu les connais, que tu peux leur faire confiance, mais tu ne sauras pas pourquoi, sans que cela doive t’inquiéter pour autant. (Il ouvrit les mains et les bras.) Donc, pour le moment, je te souhaite la bienvenue à la Communion, et un bon retour après. Son corps s’agrandit jusqu’à devenir une sphère noire qui engloutit la jeune femme. Son monde s’assombrit entièrement. Elle commença à suffoquer. Elle lutta contre l’obscurité, puis repoussa la couverture et se redressa tout droit dans son lit, aspirant de grandes bouffées d’air. Alyx repoussa ses cheveux de son visage, puis se rallongea sur ses oreillers. Elle voulait profondément croire que ce qu’elle avait vécu était un rêve, mais trop de choses qui s’étaient passées n’avaient rien d’onirique. Et, même si les éléments qui semblaient irréels avaient été dominants, elle avait vu en couleurs, elle avait pu lire : tout cela contredisait l’idée qu’il s’agissait d’une illusion. Alyx haussa les épaules. Rêve ou réalité, cet événement ne faisait que confirmer ce qu’elle savait déjà. Elle pouvait faire confiance au roi Augustus, à son grand-père et à Dothan Cavarre. Elle avait déjà une longue expérience avec les deux premiers ; quant à Cavarre, la première impression qu’elle avait eue durant le Conseil avait été très favorable. Qu’il s’oppose à Tatyana, sans crainte aucune, jouait également en sa faveur. Les paroles au sujet de Corbeau la surprenaient et, de nouveau, s’opposaient à l’idée qu’il s’était agi d’un rêve. Corbeau de Kedyn était une légende selon elle, elle n’avait aucune raison de soupçonner sa présence au Conseil. Elle avait de vrais doutes à ce sujet, car un homme de sa réputation aurait été très utile et aurait fait partie des discussions dès le début. D’un autre côté, son association bien connue avec les Vorquelfes et son désir de voir leur île libérée le marginalisent encore plus, vu que son objectif n’est partagé que par très peu d’ humains. Elle se passa la main dans les cheveux et réfléchit un instant avant de secouer la tête. Ce n’ était qu’un rêve étrange. Elle frissonna et tenta de ramener sur elle la couverture, mais celle-ci avait complètement glissé du lit. Lorsqu’elle se pencha pour la ramasser, elle eut un sursaut. Là, sur le sol, la couverture s’était repliée dans un rayon de lune. La position dans laquelle elle avait chu donnait à la laine noire une forme nette de tête et de queue, et l’un des coins se relevait comme une aile de dragon. Elle eut beau essayer, elle ne put trouver d’autre image pour décrire le dessin, puis un nuage cacha la lune. Sa couverture se trouvait là, en tas désordonné, pas plus sinistre qu’un drap plissé. Alyx se rabroua et l’arracha du sol. — C’est une bonne chose que je l’aie vue maintenant. Cela m’empêchera d’interpréter tout le reste. Elle voulut ajouter : « comme étant un signe des Dragons », mais les mots refusèrent de sortir. Elle soupira et frissonna sous ses draps. Lorsque le sommeil vint, il n’apporta ni rêve, ni nuages, ni montagne, ni dragon. Alyx en fut ravie, car le Conseil des Rois lui donnerait, très bientôt, suffisamment de raisons de perdre le sommeil. CHAPITRE 36 Au premier abord, Will avait cru qu’il s’agissait d’un bon plan. Son objectif avait été d’apprendre l’identité de la personne qui en avait après lui. Qui que ce soit, elle avait enrôlé Marcus et fait quelque chose qui forçait les gosses à se comporter comme de petits soldats. Will avait déjà vu ce type de soumission avant, mais seulement après que Marcus eut administré une bonne correction, ou après la disparition de l’un des enfants. Elle durait en général moins d’une heure et diminuait proportionnellement à la distance qui les séparait de leur cachette. Will décida de se faire discret pendant un moment, puis de partir à la recherche d’une des plus jeunes du groupe pour lui soutirer des informations. Il avait choisi Skurri, une petite fille débraillée d’environ neuf ans, parce qu’elle était plus intelligente que la moyenne et qu’il avait souvent partagé de menus trésors avec elle. Voir son visage s’illuminer à chaque gentillesse avait été une joie. Le temps qu’il passa à attendre, une heure environ, permit à Will de réfléchir à la raison pour laquelle on en avait après lui, tout en se rapprochant tranquillement du quartier de l’Ombreux, où Skurri servait en général de mule à l’un des plus vieux chapardeurs. Il savait que sa capture n’était l’enjeu d’aucune récompense. Il avait beau être un voleur doué, il n’avait jamais rien réussi d’assez spectaculaire pour mériter que sa tête soit mise à prix. Comme avec Corbeau et Résolu, il n’y avait qu’une seule raison qui l’expliquait : son sang. Ne pouvant se souvenir de sa mère et n’ayant jamais entendu parler de son père, il ne savait pas du tout s’il était le Norrington de la prophétie. Cette possibilité ne lui était jamais venue à l’esprit, malgré les nombreux contes d’orphelin que tous avaient bâtis autour de l’identité de son père. Il avait toujours rêvé que celui-ci surgirait un jour pour l’emporter loin des rues, vers une vie de plaisirs. Que son père soit un Norrington n’avait jamais fait partie de ses plans. La tragédie des Norrington était bien connue et avait suscité une grande variété de chansons. Parmi les Vorks était née une prophétie selon laquelle un Norrington mènerait le sauvetage de leur île. Son prétendu grand-père avait participé à la grande expédition et s’était fait capturer par Chytrine. Elle l’avait transformé en sullanciri. Comme Distalus l’avait raconté, le fils était parti dans le Nord pour racheter son nom, mais était lui aussi devenu sullanciri. « Le sang avant la nation » avait été le refrain d’une chanson évoquant la campagne de Bosleigh Norrington. L’idée d’appartenir à cette famille ne venait jamais à un orphelin, et ce pour deux raisons. D’abord, parce que se retrouver lié aux meneurs de l’invasion ennemie n’avait rien d’avantageux. Will avait vu des enfants être battus parce qu’on les croyait engendrés par des garçons d’écuries imbéciles. Pour compenser la crainte inspirée par Chytrine, il ne pouvait même pas imaginer ce qu’on ferait subir à quiconque proclamerait être un Norrington. Ensuite, et beaucoup plus subtil, venait le fait que le nom des Norrington impliquait une grave responsabilité et la forte probabilité d’une vie tragique. Si les choses devaient continuer dans la lignée de ce qu’il avait vécu en compagnie de Corbeau, la vie de Will n’allait pas être gaie. On se servirait de lui comme d’une arme contre Chytrine. Que je le veuille ou non. Un frisson glacial le parcourut à l’évocation de l’histoire de Bosleigh Norrington. Celui-ci avait été un héros. Il avait tué un sullanciri. Distalus l’avait décrit comme le dernier héros d’Oriosa, pourtant le sang avait vaincu la nation. Comment Will, habitant de l’Ombreux, pourrait-il résister à toutes les tentations auxquelles son père et son grand-père avaient succombé ? Est-ce que mon sang me liera à eux ? Cette question le fit sursauter. Le rituel dans la caverne lui revint de plein fouet. Mon sang ! Je suis lié à eux ! Cette chose, c’ était mon père ? — Maudits soient-ils ! maudits soient leurs yeux ! maudits soient leurs mensonges ! Will s’emporta contre les prétextes dont s’étaient servis Corbeau et Résolu. D’abord, ils lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien lui dire pour protéger la personne qu’ils cherchaient, au cas où ce ne serait pas lui. Mais, depuis la grotte, ils savaient qui j’ étais. Ils auraient dû me le dire ! Malgré ses griefs contre eux, il n’arrivait pas à attiser sa colère pourtant légitime. Tout d’abord, lorsqu’on le lui avait dit, il s’était enfui. Ils savaient qu’il l’apprendrait un jour et ils avaient travaillé à faire de lui quelqu’un qui n’aurait pas réagi ainsi. Comme le lui avait dit Corbeau, Résolu et lui s’étaient portés volontaires dans ce combat. Will n’avait pas eu le choix : on l’avait enrôlé de force comme ils avaient failli l’être à Sange. Ensuite, ils n’étaient pas responsables de ses liens de parenté. Son sang était à lui. C’était son problème. Ils avaient essayé de le protéger le plus possible. Lors de leur seule rencontre avec le sullanciri, Résolu avait repoussé l’homme-chèvre. Même sur Vilwan, ils l’avaient mis en sécurité du mieux qu’ils le pouvaient. Le problème de son identité ne reposait que sur ses épaules. D’après Nefrai-laysh, Chytrine le voulait. Corbeau et Résolu devaient être sur ses traces, mais ils n’iraient pas chez Marcus : ils ne l’avaient pas fait au début, se fondant sur leurs seules capacités pour le trouver. Il restait la question de savoir qui d’autre était à sa recherche. Il décida de se concentrer sur ce problème et entreprit de chercher Skurri. Will s’élança sur les toits, volant au-dessus des ruelles, pour atterrir à quatre pattes ou rouler sur lui-même avant de poursuivre sa course. Caché dans l’ombre, il attendit et surveilla. Puis, il vit la brunette pénétrer dans une ruelle en contrebas. Les mendiants à l’entrée la laissèrent passer sans un mot ni un geste de défi, la reconnaissant visiblement comme une créature de l’Ombreux. Will descendit un escalier jusqu’au niveau de la rue puis emprunta à son tour le passage dégagé. Il accorda un geste du menton aux mendiants, sauta par-dessus un corps endormi puis trotta vers Skurri, qui parlait avec une masse de haillons pourrissants désarticulée. — Skurri, un mot. Elle se tourna lentement vers lui, d’abord la tête, puis les épaules. Elle le regarda, les yeux fixes. La lueur verte de ses prunelles le mit mal à l’aise. — Il est ici. Il n’entendit qu’un murmure, et s’il n’avait pas vu ses lèvres bouger il aurait pu douter qu’elle avait parlé. — Petite sœur, qui me poursuit ? (Il lui attrapa les épaules et la secoua un peu, espérant que le choc chasserait son hébétude.) Qui, Skurri ? qui ? Nefrai-laysh ? Les yeux de la petite fille s’illuminèrent à l’évocation de ce nom, puis sa voix prit une tonalité plus basse. — Tu as beaucoup appris, mon petit. Tu as blessé mon frère, sa peau comme son ego. Maintenant tu m’appartiens ! Skurri lui agrippa durement les poignets. Retenant un cri, Will leva les bras, puis les écarta, d’avant en arrière en formant de grands cercles. Son geste brisa l’étreinte, puis il lança ses deux mains contre la poitrine de la fillette et la fit basculer. En tombant, elle toucha le mendiant auquel elle s’adressait. Sous les couches de haillons, des yeux verts s’enflammèrent soudain. Une main attrapa la cheville droite de Will. Il écrasa des avant-bras maigres, les entendit se rompre, puis libérant son pied, il se retourna et tomba, se rattrapa sur les mains, et se projeta vers l’ouverture du passage. Il atteignit la rue sans encombre, mais dans les ruelles et sur les toits il découvrit d’autres yeux verts, même sous les charrettes et dans les prunelles d’un chat perché sur une fenêtre. Un bruit derrière lui le fit se retourner ; il vit alors un groupe de mendiants se traîner dans sa direction. Deux yeux verts brillaient dans la plupart de leurs visages, dans d’autres il n’y en avait qu’un. Ils ne se déplaçaient pas très vite, mais ils le faisaient en masse. Will se baissa pour ramasser une pierre et la lança le plus fort qu’il put à la meneuse. Le projectile bien lancé frappa la bossue en plein front. Elle recula, renversa un unijambiste, bloquant temporairement l’entrée de la ruelle. Will se détourna et courut vers le sud. Il gardait un œil sur trois éléments : les pavés brisés qui pouvaient le faire trébucher, les pierres qu’il pourrait lancer et les cibles possibles de ces tirs. Il évita les nids-de-poule, peu désireux de renouveler le désastre qu’il avait connu avec la Brume Grise. Les pierres qu’il trouvait tenaient facilement dans sa main et il ne manquait pas de réserves, mais de cibles non plus. Il les projetait aussi souvent qu’il pouvait et, s’il ne brisait pas le crâne d’un rat, elles tombaient assez près pour que les bestioles s’enfuient. Cela fonctionnait aussi avec ses anciens compagnons, sauf qu’il n’essayait pas de les tuer, simplement de leur faire suffisamment mal pour leur faire cesser la poursuite. Presque immédiatement, Will s’était rendu compte de deux choses. La première était que de la sérieuse magick était en œuvre et qu’elle semblait contagieuse. D’un seul geste, Skurri avait été capable d’infecter les mendiants, et ces derniers, a priori, pouvaient faire de même. Will imagina facilement qu’on avait envoyé dans les rues pour le surveiller certains de ses plus jeunes compagnons qui attrapaient des rats dans les égouts. Mais, même si la lueur verte de leurs yeux indiquait qu’ils n’étaient pas responsables de leurs actes, Will n’avait aucun scrupule à tuer de la vermine. La seconde chose, c’était qu’en faisant référence à Nefrai-laysh comme à un « frère » la chasseresse avait révélé son identité de sullanciri. Il n’avait pas eu besoin de beaucoup réfléchir pour en arriver à cette conclusion, puisque l’intérêt qu’avait Chytrine pour lui dépassait celui des autres, et qu’elle disposait d’assez de puissance pour lui envoyer des traqueurs magickes. Et elle se sert de mes amis contre moi, comme elle s’est servie de mon grand-père contre son fils et tous ses anciens amis. Les pensées déferlaient à la vitesse de son souffle et de ses pas. Il avait entrepris de s’emparer du trésor de Prédateur parce qu’il avait compris qu’il était temps de voler de ses propres ailes. Oui, il avait prié pour que Marcus le reprenne, mais avec le secret espoir qu’il ferait peut-être de lui son lieutenant. Cela aurait représenté son premier pas pour lui échapper ou le supplanter. Son premier pas vers l’indépendance. Une indépendance que Chytrine lui refuserait toujours. Elle se servirait de moi contre tout le monde. Nefrai-laysh l’avait comparé à la clé d’une serrure, mais il était bien plus que cela, il le savait. Fuir serait impossible : Chytrine s’assurerait qu’il ne pourrait jamais vivre en paix. Soit il serait entre ses griffes, comme son père avait choisi de l’être, soit il lui faudrait mourir. Il représentait une menace assez importante pour qu’aucune autre option ne lui soit permise tant que Chytrine s’en inquiéterait. Sa seule autre possibilité, bien sûr, était de s’opposer à elle. À cause d’une prophétie, il était une cible. Il pouvait se battre contre ceux qui espéraient que la prophétie se réaliserait ou il pouvait lutter contre la femme qui voulait s’assurer du contraire. Il ne s’agissait même pas de savoir quel côté avait raison. Les faits étaient là : elle lui volerait sa liberté, et ça ne lui plaisait pas du tout. Will coupa par une ruelle et entendit un miaulement furieux. Quelque chose lui atterrit dans le dos et sur l’épaule droite, puis une violente douleur le parcourut. Il attrapa la queue du félin et l’arracha de son épaule. Les griffes le lacérèrent, la douleur le transperça. Will gronda, puis projeta le chat contre le mur, l’assommant d’un coup. Un vrombissement envahit la ruelle, de plus en plus fort au fil de sa course. Le passage aboutit dans une autre ruelle, perpendiculaire. Will était à peu près sûr que la gauche le ramenait vers la rue principale. Mais, avant qu’il ait pris une décision, le bruit s’intensifia à sa droite avant de s’arrêter soudain, remplacé par une voix pressante. — Vite ! Vite ! Cours, par là, cours ! Vite ! Will hésita. Accroupie sur un mur de la ruelle, agrippée à une brique de ses deux jambes et de ses quatre bras, la créature humanoïde semblait légèrement plus longue que son avant-bras. Quatre ailes translucides lui sortaient du dos, et deux antennes s’élevaient au-dessus d’une paire d’yeux à facettes dans ce qui passait presque pour être un visage humain. Une armure de chitine recouvrait la créature ; dans la nuit, elle paraissait noire, mais à quelques endroits brillaient des reflets verts. Sauf dans ses yeux, ce qui pour Will comptait beaucoup à cet instant. De plus, la couleur des reflets était plus proche de celle d’un sapin et ne ressemblait pas du tout à la pâle lueur cadavéreuse qui brillait dans les yeux de ses poursuivants. — Par là ? — Oui, oui ! Par là ! Oui ! La créature s’élança dans un vrombissement d’ailes, puis, après avoir effectué une boucle, fila dans la direction qu’elle voulait que Will prenne. Dix mètres plus loin, là où la ruelle s’ouvrait sur une cour, elle plongea tout à coup et un rat couina. Le rongeur roula sur le sol, puis resta là, à se débattre dans une toile luisante. Les fenêtres noires autour regardèrent de leurs vitres aveugles la toile se contracter jusqu’à écraser le rat à mort. Will courut derrière la créature et la suivit jusqu’au nord de la cour. De l’autre côté de l’arche d’un passage pour chariot, il put voir que la rue était vide d’yeux à lueur verte. Le problème était qu’un portail de fer solide protégé d’une grille se trouvait entre lui et la liberté. Il aurait pu l’ouvrir en une minute avec les bons outils, mais il ne les avait pas sur lui. Il se retourna et regarda son compagnon assis sur une barre transversale. — Et maintenant ? — Attendre. On attend. — On attend quoi ? La créature haussa les épaules. — On attend. Will tourna sur lui-même pour se mettre dos au portail, puis réfléchit et s’avança plutôt d’une longueur de lance. Cela le maintenait dans l’ombre du passage, mais n’avait pas beaucoup d’importance. Une armée de créatures aux yeux verts s’avançait, envahissant la cour, traversant la ruelle, passant par-dessus ou sautant au bas des murs. Sur les flancs venaient des rats et des chats, quelques chiens à l’avant formant le corps principal. Les mendiants dominaient au milieu, accompagnés de quelques robustes hommes. Will en déduisit qu’il devait s’agir de marins saouls qui s’étaient effondrés au mauvais moment dans la mauvaise ruelle. L’un des mendiants se traîna devant et tendit une main lépreuse à deux doigts. — Tu as le choix, Will Norrington. Viens à nous, maintenant, de ton plein gré, ou des bouts de ton corps seront chiés par les rats avant l’aube. Will redressa le menton. — C’est le genre de marché que vous avez offert à mon père et à mon grand-père ? — Ce qu’il manquait au fils réside fermement dans le petit-fils. (Dans la voix du mendiant il y avait presque du regret.) Si tu sers notre maîtresse, tu connaîtras l’accomplissement de tes rêves… même ceux que tu ne savais pas avoir. Le voleur secoua la tête. — Ça marchera pas. — Non ? —Non. Will lui adressa un sourire plein de défi et s’empara d’une pierre. — Mes rêves sont les pires cauchemars de votre maîtresse. — Qu’il en soit… Le projectile frappa le mendiant en pleine gorge, lui coupant la parole. L’espace d’une seconde à peine, Will imagina que son tir serait assez fort pour faire basculer l’homme dans les rangs derrière lui, les renversant à leur tour et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute la canaille s’effondre. Il savait que c’était impossible, mais, si Chytrine pouvait réaliser des rêves non rêvés, voilà qui aurait été un bon début. Et pourtant, bien que son tir n’ait pas eu la force nécessaire pour accomplir cet exploit, la canaille tomba. Flèches, pierres, carreaux d’arbalètes et même des dagues se mirent à pleuvoir des fenêtres vides sur ses poursuivants. Une foule se déversa de derrière les portes. Des gourdins brandis tourbillonnèrent, écrasant rats, félins et chiens. Les sauveurs de Will poussaient des cris de guerre sauvages et combattaient avec des gestes efficaces et sans merci que Will avait déjà vus. Chez Résolu. Sa mâchoire se décrocha. Ce sont tous des Vorks ! Une demi-douzaine de Vorks firent irruption dans le passage et formèrent un mur de chair entre Will et la cour. Ils avaient tiré leurs épées et massacraient les rats, produisant des étincelles sur les pavés. Rien ne franchit le barrage qu’ils formaient, en dehors de gargouillis de supplication qui s’achevaient brutalement par le claquement d’un bâton sur un crâne. Les Vorquelfes qui s’étaient faits ses gardes du corps se retournèrent et l’encerclèrent. Prédateur se trouvait au centre de leur ligne, le souffle de Will se bloqua. Néanmoins, avant qu’il puisse dire quoi que ce soit, Résolu sortit Prédateur du rang. Corbeau se glissa par l’ouverture et attrapa Will par les épaules. — Tu es blessé ? Will secoua la tête, puis relâcha sa respiration et se mit à trembler. Au-dessus de lui, une seconde créature ailée avait rejoint son gardien. Elles tourbillonnèrent et voltigèrent, effectuant des manœuvres compliquées. Leurs voix stridentes résonnèrent dans le passage, noyant les cris des blessés que l’on emportait. — Du calme, Résolu. Prédateur se libéra de l’étreinte du plus grand des Vorquelfes et tira sur sa tunique. — Je voulais m’assurer de son état. — Je me rappelle comment tu t’es assuré de son état autrefois, Prédateur. Les yeux d’argent de Résolu foudroyèrent les membres de la Brume Grise les plus proches de Will. Ils reculèrent. — Il n’est pas blessé ? — Bien sûr que non. Nous étions là, nous avons vu, nous nous sommes occupés de tout. (Prédateur désigna les créatures volantes.) Ce Spritha est venu à nous, nous a dit qu’on devait se trouver ici à telle heure, qu’on verrait pourquoi, qu’on jouerait notre rôle dans la prophétie. On y était, on l’a fait, c’est fini. Sans ton aide. — Tu sais comment sont les Spritha, gronda Résolu. Ils savent où aller et quand mais pas toujours pourquoi. Sprynt est un vieil ami. Il est venu nous chercher, Corbeau et moi, et nous a amenés aussi vite que possible. On est arrivés à temps pour voir que c’était fini. L’un des Spritha atterrit sur l’épaule de Corbeau et fit un signe de tête à Will. — Sprynt. Heureux de rencontrer le Norrington, heureux. L’autre Spritha s’installa sur l’épaule de Will. Sprynt lui adressa une remarque cinglante. Le Spritha vert s’élança dans les airs, puis plana au-dessus de lui. — Qwc supplie de le pardonner, supplie, le Norrington. Will secoua la tête pour clarifier les choses. — Heu, non, c’est bon. T’es Sprynt, lui Qwc ? — Impétueux. Un enfant. — Eh bah, je lui dois la vie. (Will haussa une épaule.) Vas-y. Le Spritha atterrit et s’agrippa à la tunique de Will. Il se gonfla d’importance et tira la langue à Sprynt. Prédateur les rejoignit. — Tu vas vraiment bien ? — Ouais. Merci. L’elfe aux yeux saphir hocha la tête. — Si j’avais su qui tu étais… — Tu m’aurais détesté de toute façon, Prédateur. (Will haussa les épaules, mais Qwc réussit à s’accrocher.) Ça veut rien dire. Merci de m’avoir sauvé. Le Vorquelfe acquiesça. Il leva les yeux vers Résolu. — Ça t’embête si on récupère ce qui peut l’être ? — Je t’en prie. (Résolu croisa les bras sur la poitrine.) Tu nous as bien fait courir, gamin. — Si j’étais pas doué pour ça, ils m’auraient eu. (Will soupira.) D’accord, je reconnais que je suis un Norrington. Ça me plaît pas, mais Chytrine en est convaincue, alors je suis coincé. À moins de faire un enfant à quelqu’un, faut croire que je suis votre homme. Corbeau approuva. — Je sais que ce n’était pas facile à admettre. — Ouais, bah, toujours plus qu’échapper à ceux qui me poursuivaient. (Will indiqua les cadavres.) C’était une sullanciri qui les contrôlait, et j’ai vu aucun des gosses dans le tas. Je sais où elle est. Si Chytrine a peur de moi seulement parce que je suis un Norrington, eh bien, allons tuer l’un de ses généraux, histoire de lui donner une autre raison de s’inquiéter. CHAPITRE 37 Tout cela ne disait rien qui vaille à Alyx. Elle dormait depuis une heure à peine après sa rencontre avec la Communion des Dragons lorsque des coups violents frappés à sa porte la tirèrent de nouveau de son sommeil. Elle repoussait couvertures et cheveux lorsque le roi Augustus entra. Alyx tomba à genoux. — Mon roi. — Relève-toi, Alexia. Nous avons ici un problème qu’il va falloir régler et tu devras t’en occuper. Le roi libéra l’embrasure pour permettre à deux serviteurs d’entrer. Ils portaient une armure de cuir cloutée, un court surcot de mailles, des gantelets, des jambières et un heaume. — Habille-toi vite, puis rejoins la salle des cartes de la tour est, au deuxième étage. Ils t’attendront. Elle dissimula un bâillement derrière sa main. — Que se passe-t-il ? Augustus jeta un coup d’œil aux deux serviteurs puis secoua la tête. — Tu le sauras bien assez vite. Bonne chance. Après un bref salut, il sortit de la chambre et referma la porte derrière lui. Alyx se vêtit rapidement. L’un des serviteurs se montra diligent avec l’armure, alors elle lui permit de l’aider à enfiler ses gantelets et ses jambières. Elle envoya l’autre lui chercher une outre d’eau. Elle partit avant son retour, mais la lui prit des mains sur le chemin de la salle des cartes. À l’intérieur se trouvaient rassemblés toutes sortes d’individus, parmi lesquels elle n’en identifia que deux. Une guerrière en uniforme de Garde du Trône d’Alcida était penchée sur une table au centre de la pièce, scrutant une vieille carte de la ville. À côté reposait un petit morceau de parchemin sur lequel était dessiné le plan d’un bâtiment entouré de rues et de passages. Tristi Exemia tapota la carte de son index, le porta à ses lèvres et se mordilla l’ongle. — Les cartes diffèrent. Ce qui se trouve sur la carte de surveillance royale ne correspond pas au dessin. Un garçon aux yeux gris, avec un Spritha vert perché sur l’épaule gauche, lui jeta un regard plein de colère. — Ma carte est la bonne. J’y étais, je me souviens… — Je ne doute pas que vous croyiez vous en souvenir, mais… Une profonde lassitude envahit la voix du garçon. — Écoutez, je suis un voleur, d’accord ? C’est mon travail de connaître ces détails parfaitement. Ma vie en dépend. — Et les nôtres aussi. Alyx rejoignit la table, se glissant entre le grand Vorquelfe, Résolu, et un homme plus vieux vêtu de cuir, comme elle, mais dont le visage était dissimulé dans l’ombre d’une capuche de chasseur. Elle leva les yeux vers Agitare, de l’autre côté de la table. — Résumé de la situation, capitaine. Il acquiesça immédiatement puis désigna le garçon. — Ce soir, le Norrington a été sauvé dans l’Ombreux. Il soupçonne qu’un sullanciri opère au troisième étage d’un bâtiment de Bornenoire, chemin des quais. D’après nos estimations, les renforts de l’ennemi sont constitués d’un adulte et d’une trentaine d’enfants, mais le sullanciri s’est déjà servi de magick pour créer d’autres combattants. Nous n’avons aucune information quant à la présence ou non de baragouineurs ou de toute autre troupe du Nord. Alyx fronça les sourcils. Croiser un sullanciri dans l’arrière-pays était une chose, mais en découvrir un au cœur d’Yslin alors que les dirigeants du monde étaient réunis, voilà qui posait un sérieux problème. Ils s’étaient rencontrés pour prendre une décision au sujet de Chytrine, et la présence d’un des généraux de la reine ridiculisait le Conseil. Comment pouvaient-ils espérer se débarrasser d’elle alors que ses vassaux parcouraient impunément la ville ? Sans compter que la mission elle-même était presque impossible. Elle soupira. — Attaquer par des escaliers, dans un lieu où un sullanciri et un nombre de troupes inconnues peuvent se terrer, en plein cœur de l’Ombreux ? Ça ne me plaît pas du tout. Le Vorquelfe poussa un grognement. — Vous n’avez que le cœur du problème. Ce qui l’entoure est pire. On nous verra arriver à des kilomètres. Ils vont courir se cacher dans les égouts comme des rats. L’homme à ses côtés intervint d’une voix douce. — Et puis il reste le problème du sullanciri. Les tuer n’a rien d’aisé. Cela nécessite une puissante magick. — Ce doit être la raison de ma présence. Une femme aux cheveux gris referma la porte derrière elle. — Je m’appelle Orla, Magister de combat de Vilwan. Savons-nous de quel sullanciri il s’agit ? Le voleur haussa les épaules. — C’est une femme. Elle a fait référence à Nefrai-laysh comme à son frère. — Ils n’ont aucun lien de parenté, c’est ainsi qu’ils s’adressent les uns aux autres. Orla appuya ses mains tachées par la vieillesse sur son bâton d’ébène. — Cela fait d’elle l’une des cinq femmes sullanciri, mais peu les ont vues. Difficile de savoir qui elle est. Le Norrington se concentra. — Elle pouvait voir à travers les yeux des autres, y compris ceux des rats. Et contrôler leurs actions, aussi. — La clairvoyance est assez aisée, mais elle nécessite aussi beaucoup d’énergie. Voir par les yeux des autres peut faire perdre l’esprit. (Orla prit un instant pour réfléchir.) Je peux probablement dissimuler un petit nombre de personnes à la vue de ses informateurs. — Excellent, voilà qui nous aidera, répondit Alyx en souriant. Elle fit tourner la carte de la ville pour la lire. Exemia indiqua le bâtiment concerné. Alyx hocha la tête. — Quelle heure est-il ? — Tout juste 4 heures, répondit le Vorquelfe. L’aube se lève dans une heure et demie. — Très bien, nous avons donc assez de temps. (Elle se tourna vers le capitaine Agitare.) Mettez les Loups en route vers l’ouest, près du quartier des temples, puis descendez dans l’Ombreux, à l’opposé de notre cible, pour revenir par l’est de Bornenoire. Capitaine Exemia, vous ferez partir la majorité des Gardes du Trône d’ici, de la forteresse Gryps, dans l’ordre et la discipline. Entrez par l’ouest dans la Grand-Rue, puis coupez par le chemin des maçons vers Bornenoire. Progressez tous deux sans hâte, faites-vous remarquer, et soyez prêts à converger vers ces positions juste après l’aube. La garde brune acquiesça. — Vous dites que j’aurai la plupart des gardes. Qui ne vient pas ? — J’ai besoin de six de vos marins, les meilleurs. (Alyx sentit un frisson lui parcourir l’échine.) Orla pourrait l’aveugler, mais une sullanciri aura des soupçons si elle ne voit rien venir. Nous lui donnerons matière à regarder, c’est pourquoi elle ne remarquera pas notre arrivée à nous. — À nous ? (L’homme à la capuche se tourna pour lui faire face. Alyx se redressa, puis regarda par-dessus son épaule droite.) Qui sont les autres ? — Six gardes marins, Résolu, Orla, le Norrington – pour nous signaler les pièges éventuels –, vous et moi. Vous ne seriez pas ici si vous n’êtiez pas utile. Le Norrington sourit. — Corbeau est une légende. Oh, c’est donc lui, Corbeau. Alyx détailla son visage autant que les ombres le permettaient. Sa barbe blanche et une mèche sur le front lui donnaient l’apparence d’un homme âgé, tout comme les rides au coin de ses yeux et la cicatrice sur le côté droit de son visage. Néanmoins, ses yeux bruns brûlaient encore d’une intensité qui la surprit et chassa cette illusion. Elle ne pouvait deviner son âge, mais elle voyait qu’il restait encore beaucoup d’énergie en lui. — Corbeau. On m’a dit que je pouvais vous faire confiance. Il inclina la tête. — Vous êtes trop aimable. — Non, vous découvrirez que je ne le suis pas du tout. (Alyx s’adressa à Exemia et Agitare : ) Une fois que nous serons entrés, nous sifflerons et vous ne ferez pas de quartier. Le capitaine Exemia leva une main. — Ils pourront toujours s’enfuir par les égouts, ils nous échapperont. Alyx secoua la tête. — Non. Vous avez oublié que cette rue s’appelle Bornenoire parce que les déchets restent à la surface. La marée haute, dans une heure environ, montera jusque-là, ce qui inondera les égouts. Le fumier de la ville se dépose dans la rue. Ils ne pourront donc pas s’enfuir par là. La chef des Gardes du Trône hocha la tête, puis ses yeux s’élargirent avec son sourire : — Vous allez rejoindre le chemin des quais en chaloupe et accoster à leur porte, pas vrai ? — Chytrine a manqué de chance lors de son attaque marine sur Vilwan, alors je doute qu’elle s’attende à nous voir imiter cette mauvaise tactique. (Alyx rapprocha le dessin du bâtiment et le détailla.) Nous ne réussirons que grâce à la vitesse, la surprise et la magick. Il faudra faire entrer Orla pour qu’elle s’occupe de la sullanciri. Un rire bas fit vibrer la gorge de Résolu. — Elle n’est pas la seule à pouvoir s’occuper d’un sullanciri. — Je sais, j’ai lu les livres d’histoire, je sais comment les autres sont morts. Si vous avez des flèches magickes ou si vous savez où se trouve Temmer, rapportez-les. En réalité, le moyen le plus facile de se débarrasser de la sullanciri aurait été de réunir quatre Magister de combat et de faire sauter le bâtiment. Voilà qui aurait été efficace, mais cela aurait aussi souligné la difficulté d’arrêter Chytrine. L’une des raisons pour laquelle leur expédition devait réussir, c’était de prouver qu’elle pouvait être vaincue. Voilà pourquoi le Norrington est là. S’ils triomphaient avec son aide, cela encouragerait les gens à s’opposer à Chytrine et donnerait à la reine une raison de s’inquiéter. S’ils échouaient, les nations se sentiraient assez vulnérables pour tenter d’établir une paix individuelle avec Chytrine. Les défenses isolées seraient écrasées. Si nous perdons le Norrington dans cette tentative, cela n’aura aucune importance puisque personne ne lui résistera plus. Les capitaines Agitare et Exemia saluèrent Alyx et sortirent. Elle se détourna de la table et tendit la main au Norrington. — Mon nom est Alexia. Je suis presque certaine que vous ne voulez pas que je vous appelle « Norrington » et cela poserait problème au combat. — Je m’appelle Will. Le Spritha, c’est Qwc. (Le garçon lui serra la main d’une poigne ferme.) Vous êtes la Louve d’Or. On vous a vue à Stellin. L’ écurie. Elle se tourna lentement et dévisagea Corbeau et Résolu. — Je commence à comprendre. Lequel d’entre vous a tiré la flèche ? Will indiqua la table. — C’est Corbeau. J’ai cru qu’il vous visait et j’ai voulu le faire rater. Je suis content de pas avoir réussi. Alyx hocha la tête à l’adresse de Corbeau. — Non seulement vous êtes de confiance, mais vous faites également preuve d’une adresse aux armes très impressionnante. — Si vous passez assez de temps avec Résolu, vous finissez par être doué pour beaucoup de choses. Le Vorquelfe confirma. — Pour tuer, surtout. C’est mon travail. (Il tapa du doigt sur le dessin du repaire de la sullanciri.) Vous n’avez qu’à nous faire entrer là-dedans, princesse. Vous verrez que je connais ma partie. Deux des marins faisaient tranquillement avancer la chaloupe à la perche. Orla leur avait ordonné de mouvoir l’embarcation sans à-coups, car cela lui permettait de les dissimuler plus facilement. — Les êtres comme les animaux ont tendance à suivre les mouvements sans difficulté. Mon sort ne fait que créer une illusion qui attribuera notre déplacement à autre chose. Pendant que les gens essaieront de repérer de quoi il s’agit, nous serons déjà loin. Corbeau était accroupi à la proue, Will se tenait derrière lui, puis venait Résolu. Alyx s’était positionnée au centre du bateau, ce qui plaçait Orla à l’arrière, entourée d’un mur de marins musclés. Les gardes marins du Trône servaient d’ordinaire sur le vaisseau amiral du roi et avaient la réputation d’être des durs. Chacun portait une armure en cuir et une paire de courtes épées pointues, idéales pour le combat rapproché. Will et Résolu s’étaient armés de coutelas baragouins. Alyx s’était pliée à la sagesse de leur choix et de celui des marins, elle avait abandonné son sabre. Elle portait une épée courte et un petit bouclier d’acier, sur lequel était fixée une pointe. Elle pouvait poignarder, parer, et tout coup donné avec le plat ou le rebord du bouclier briserait des os. Seuls Orla et Corbeau s’étaient armés différemment. La mage portait son bâton, un peu trop long pour le combat rapproché. Alyx n’avait cependant pas contesté son choix. Corbeau avait une épée longue à la hanche gauche et un carquois plein sur le dos. Son arc noir était posé en travers du bateau et la flèche qu’il avait préparée pointait vers leur cible. Des yeux verts brillèrent à une fenêtre basse, sans les suivre du regard. Pour avoir vu le tir de Corbeau à Stellin, Alyx savait qu’il pouvait tuer le propriétaire de ces yeux en un clin d’œil, mais cela aurait alerté la sullanciri de leur présence. Ils espéraient tous qu’elle ne les découvrirait pas avant que son sang coule sur le sol. La chaloupe cogna doucement contre les marches du bâtiment. Will se glissa hors de l’embarcation et ouvrit la porte. Il jeta un coup d’œil furtif à l’intérieur, puis attrapa la corde que Corbeau lui lançait pour attacher le bateau. Résolu entra sans un bruit dans l’eau côté port et souleva Orla tandis qu’Alyx descendait à tribord. Leurs épées tirées, les marins rejoignirent la procession et entrèrent dans le vestibule du bâtiment délabré. L’escalier montait tout droit puis tournait deux fois avant d’atteindre le premier étage, répétant le même schéma pour le second. Will les devança à pas feutrés, le dos courbé, aux aguets, avant de faire signe aux autres de se mettre en marche. Résolu le suivit, Alyx derrière lui, puis Orla et les marins. Corbeau resta au pied de l’escalier, à surveiller, prêt à tirer sur tout ce qui n’était pas un allié. Ils avaient atteint le palier du premier étage (Will était monté un peu plus haut) lorsqu’un gémissement perçant leur parvint d’au-dessus. Une grosse créature, pâle et d’apparence curieuse, était suspendue au plafond de l’escalier. Elle avait un torse humain sur un corps arachnéen, et ses yeux brillaient de la fameuse lueur verte. Elle ouvrit les mains et se laissa tomber sur le groupe, mais, avant qu’elle ait chuté de trois mètres, l’une des flèches noires de Corbeau lui avait traversé le sternum. Elle s’écrasa dans l’escalier avec un seul rebond. D’un coup de pied, Résolu la fit sauter par-dessus la rambarde et l’envoya plus bas. Ses huit pattes s’agitèrent et tremblèrent tandis que son cri mourait, mais son silence importait peu : dans tout le bâtiment, d’autres gorges avaient repris son hurlement et donnaient l’alarme. Les portes s’ouvrirent et des créatures déformées en émergèrent. Leurs yeux (la plupart en avaient plus d’une paire et souvent disséminés sur tout le corps) brûlaient d’un feu jade maléfique. En poussant un rugissement, Résolu dépassa Will, lacéra et poignarda la créature qui gardait le palier. Elle avait quatre bras : deux d’hommes et deux pattes avant de chien. Le visage aurait été humain sans le museau protubérant aux babines retroussées. D’un coup de mâchoire, elle écrasa la cotte de mailles du Vorquelfe et déchira la chair de son bras droit. Sans même un grognement, Résolu lui planta son coutelas dans la poitrine. L’attaque de ce dernier repoussa la créature empalée de l’autre côté du palier et la cloua au mur. La bête hurla, claquant des dents. Elle tira sur le manche du coutelas pour tenter de se libérer, mais cela ne fit que provoquer un flot de sang. Ses forces l’abandonnèrent, elle resta pendue là, sans vie, les pieds ballottant à quelques centimètres du sol. Le Vorquelfe rugit un défi en elfique, puis, d’un coup de pied, ouvrit la porte qui menait à la pièce principale du second étage. Comme il s’y précipitait, quelque chose atterrit sur lui du haut du chambranle. Résolu se laissa tomber dans une culbute, renversant la créature sous lui. Cela libéra le passage, alors Alyx se précipita à sa suite. Elle embrassa la pièce du regard. D’autres de ces bêtes arachnéennes étaient agrippées aux murs et au plafond. Ce que l’escalier mal éclairé n’avait pu révéler, les lampes ici le rendaient tout de suite évident. Les créatures avaient des torses humains parce qu’elles étaient humaines, ou du moins l’avaient été. La magick avait combiné la chair de deux êtres indépendants, les pressant l’un contre l’autre, dos à dos, leur donnant quatre jambes, quatre bras et des visages à l’avant et à l’arrière de leur crâne. Alyx repoussa une créature du revers de son bouclier, puis la poignarda alors que celle-ci tentait de lui mordre le genou. Elle en aperçut une troisième qui courait vers elle, mais dont le sifflement s’acheva dans un bruit sourd. Une étoile aiguisée avait fleuri sur le front de la créature. Elle tomba en avant et les lames mordirent dans le bois, interrompant sa chute. Will fit voler une deuxième étoile, clouant le pied d’une chose-araignée au mur. Le Spritha s’envola de son épaule pour fondre sur l’une d’elles. Qwc cracha une boule de toile qui se déploya pour l’aveugler. Comme la créature tentait de l’arracher de ses yeux, Orla passa la porte et l’incinéra d’une langue de flamme magick. Au moment où Résolu se relevait et jetait sur le côté la créature au cou brisé, la porte de la chambre ouest s’ouvrit. Une sorte d’homme nu en surgit, puis s’accroupit tandis que la tête de chat greffée à ses épaules crachait furieusement. Des pattes de félin avaient remplacé ses mains, et de la fourrure ornait son corps par endroits. Une lueur verte brillait dans ses yeux, pourtant il n’attaqua pas. Sortie de cette même pièce, la sullanciri exigea l’attention de tous, même celle de Résolu. Sa peau comme sa robe de gaze étaient du blanc le plus pur, sauf là où des tatouages d’un bleu lumineux apparaissaient. Un grand nombre d’entre eux étaient semblables à ceux de Résolu et pulsaient doucement. Elle portait ses longs cheveux noirs relâchés et, tout comme la robe, ils planaient sur les courants de pouvoir tourbillonnant autour d’elle, comme la caresse d’une brise d’été. Le vieil or de ses yeux disparaissait sous des éclairs rouge brûlant qui lui traversaient les pupilles, pourtant son regard glaça Alyx. Les yeux d’or brillèrent. — Bien mieux que ce à quoi j’aurais pu m’attendre sur mon terrain de jeu. Orla renversa son bâton dans la direction de la sullanciri. Du feu en surgit, mais, avant qu’il ait touché le général de Chytrine, l’homme-chat intercepta le sort. La magick l’avala entièrement, à l’exception d’une flammèche qui rebondit de son dos et s’écrasa sur la cuisse de la sullanciri. Sa robe s’enflamma, mais elle l’étouffa d’une claque, comme si le feu n’était rien de plus qu’une étincelle. Elle ricana tandis que des rideaux de fumée graisseuse issus de l’homme-chat s’élevaient haut vers le plafond. — Votre magick, Magister, ne m’est pas inconnue. Je suis immunisée contre elle. Elle leva la main, mais ni cette dernière ni sa cuisse ou la robe ne montraient de trace de brûlures. La sullanciri accorda un regard à Résolu. — Tu sais que tes sorts ne sont pas suffisants pour me tuer. Un seul d’entre vous me menace. Sa voix s’estompa, puis elle se tourna vers Will. Cloué par sa vitesse de rotation, il ne tenta même pas de reculer. De l’énergie verte s’enroula autour des mains crochues de la sullanciri, et le garçon ne put que les sentir lui arracher les entrailles et les disséminer dans la pièce. Le métal résonna lorsque Corbeau tira son épée et s’interposa entre l’agent de Chytrine et lui. — Ce n’est pas lui la menace, mais Tsamoc ici présent ! Une pierre précieuse laiteuse était incrustée dans l’épée et dansait d’une lueur interne. La sullanciri bondit en arrière, puis laissa un sourire froid lui tordre les lèvres. Comme elle posait les mains sur les bretelles de sa robe, l’énergie magicke s’éleva en un brouillard et se dissipa. Le sourire plus large, elle fit tomber son vêtement jusqu’à la taille, exposant sa poitrine. — Peut-être bien, mais pas entre tes mains. Tu ne pourras jamais la plonger en moi. Corbeau tendit l’épée, sans trembler. — Sans une hésitation. Elle rit, mais recula d’un autre pas. — Tu trouverais le cœur de Myrall’mara aussi dur que le tien, bel idiot, même plus. (La sullanciri salua d’un geste de la tête puis sourit) Le temps n’est pas encore venu pour moi de crier victoire. Je vous quitte, à regret, mais l’on me rappelle. À notre prochaine rencontre, réfléchis-y, ainsi qu’à mon indulgence envers vous. Du doigt, elle traça un cercle autour d’un tatouage sur son sein droit. Le bleu s’illumina violemment, aveuglant Alyx pendant un instant. Lorsque la vue lui revint, Myrall’mara avait disparu. Elle se tourna vers ses compagnons, mais son regard alla au-delà d’eux et de leur expression choquée. Et elle a appelé cela son « terrain de jeu ». Un frisson parcourut Alyx. Là où s’étaient tenus les monstres-araignées reposaient à présent les corps nus des enfants qui avaient été transformés. Deux corps étaient étendus à la place de la créature qui avait été poignardéee, chacun touché en plein cœur. L’un était blessée au ventre, l’autre dans le dos. Will s’assit par terre, caressant le visage de l’une des petites filles. — Elle s’appelait Skurri. C’était mon amie. Corbeau rengaina son épée. — Elle nous a fait lever les armes contre des enfants. Vous, princesse Alexia, et toi, le Norrington. Vous et vos compagnons avez massacré des enfants. Nous l’avons peut-être repoussée mais… Il releva sa capuche pour dissimuler son visage. — Alors c’est pour ça qu’elle nous a laissés vivre ? (Orla secoua lentement la tête.) Le mal a une profondeur que je n’aurais jamais imaginée. — Nous avons joué son jeu. Nous avons combattu des enfants. (Les narines d’Alyx se dilatèrent.) Le massacre des enfants de Vilwan, et maintenant, ceci, ici. À mesure que les rumeurs vont courir, beaucoup vont commencer à se demander si c’est vraiment Chytrine qui est maléfique. Lentement, Will se leva, essuyant ses doigts ensanglantés sur sa cuisse. — Laissons-les s’interroger. Elle croit peut-être qu’elle a gagné, mais elle était ici pour moi, et elle ne m’a pas eu. Peu importent ses raisons, c’était une erreur. À cause d’elle, mes amis sont morts et ça, je le lui ferai payer. CHAPITRE 38 Kerrigan fit de son mieux pour dissimuler la raideur de ses articulations lorsqu’il entra dans le grand arcanorium de la tour vilwanaise d’Yslin. Le toit en dôme était percé d’une ouverture ronde qui laissait entrer l’air frais et la lumière des étoiles. Dans une dizaine d’alcôves creusées dans les murs, des flammes vacillantes fournissaient une lumière chiche mais bien suffisante pour voir les quatre autres individus se trouvant dans la pièce. Kerrigan marqua une pause à l’embrasure de la porte et inclina la tête. — Magister Orla. Magistri. Vous m’avez fait appeler ? Orla affichait une expression mécontente, mais elle garda le silence, jetant un coup d’œil à un homme maigre en robe grise près de la porte la plus proche. Kerrigan le dévisagea pendant un instant, puis eut un déclic. — Magister Baoth, pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu. L’homme, l’un de ses tout premiers maîtres, spécialisé en magick bâtisseuse, hocha la tête. Il avait toujours le cheveu rêche, qu’il portait court, mais le gris l’emportait désormais sur le noir, sur son crâne comme dans la barbe qu’il avait laissé pousser. — Votre souvenir m’honore. Voici les Magistri Vulrasian de Croquellyn et Carok-Corax Ryss. Kerrigan écarquilla légèrement les yeux. Le grand elfe aux cheveux noirs et aux yeux bleus apparaissait souvent dans les chroniques des invasions aurolanies lors desquelles Vorquellyn avait été perdue. Bien qu’il n’ait pas été reconnu comme Magister de combat, il avait mené un groupe de Croquelfes et leur avait fait accoster la Marche fantôme. Des années durant, ils avaient harcelé les troupes de Kree’chux, tendant des embuscades à leurs chariots de ravitaillement, assassinant des officiers et provoquant un beau chaos. La rumeur disait qu’il suffisait qu’ils s’approchent d’un village pour que les Aurolani l’évacuent. Kerrigan n’avait jamais entendu parler de la mage urZrethie. Comme tous ceux de son espèce, elle était petite et avait une peau de la couleur de la terre, dans son cas du rouge d’un sol riche en fer. Elle avait noué ses cheveux jaune sulfure en natte épaisse attachée par une cordelette de cuir noir. À l’instar de Baoth et de l’elfe, elle portait la robe grise réservée aux mages les plus accomplis dans le monde des arts magickes. Avec un temps de retard, Kerrigan inclina la tête. — Je suis très honoré. — Tout comme nous le sommes, Initié Reese. La voix de l’urZrethie était encore plus profonde qu’il s’y était attendu. L’elfe confirma silencieusement de la tête. D’une des manches de sa robe, le Magister Baoth extirpa un rouleau de parchemin jauni. — Je voudrais que vous lisiez ceci et que vous nous disiez si vous pouvez le comprendre. L’Initié prit le rouleau, dont il pouvait sentir l’ancienneté. Il le déroula lentement et se mit à l’étudier. De magnifiques illustrations décoraient le parchemin, connectant les mots çà et là, dans une sorte de rythme. Immédiatement, Kerrigan identifia qu’il était enchanté. Plus important, c’est un sort assez complexe pour ne pas pouvoir être travaillé seul. Il y a beaucoup ici, mais beaucoup manque aussi. Il leva les yeux du document. — Je le comprends, mais il est étrange. C’est un sort humain, je le vois bien, pourtant il y a une dissonance. Comme s’il s’agissait de la transcription ou de l’adaptation d’une autre magick. — Voilà une observation fascinante, dit Baoth. Pouvez-vous le lancer ? — Pas seul. Il est incomplet. L’elfe l’observa pendant un instant. À la différence des Vorquelfes dont les yeux n’étaient que d’une seule couleur, ceux du Croquelfe possédaient un blanc et même une pupille noire. Kerrigan sentit l’embarras s’emparer de lui sous le regard intense du Magister qui le détaillait des pieds à la tête, mais l’Initié réussit à se retenir de rougir. Vulrasian se tapota le menton du doigt. — Impressionnant, Initié Reese, vous l’avez compris en une seule lecture. De fait, ce n’est qu’une partie du sort. Carok-Corax et moi-même en possédons les deux autres parties. Elles le déclencheront. Kerrigan fronça les sourcils. — Je connais ce type de sorts, bien sûr, mais je ne les ai jamais étudiés. Comment vais-je me coordonner à vous ? Je suppose, bien sûr, que vous désirez que je le lance, sinon pourquoi me le faire lire ? Aussi, bien qu’il s’agisse d’un sort humain, je ne crois pas que les Magistri Baoth et Orla soient capables de le jeter. — Vous avez raison. Il s’agit d’un sort ancien, et ce rouleau est la transcription d’un plus vieux parchemin, dont il ne reste que de la poussière. Oui, nous désirons que vous le lanciez, mais ce n’est pas à vous de vous accorder à nous, mais l’inverse. (L’elfe fit un geste dans sa direction.) Déshabillez-vous. Cette fois, l’ordre fit rougir Kerrigan. — Magister, je ne préférerais pas. — Le sort exige que vous soyez nu. (L’elfe parcourut la pièce du regard.) Vous ne pouvez croire que nous n’ayons jamais vu d’humain nu auparavant. Retirez vos habits et rejoignez le centre de la pièce. À contrecœur, Kerrigan s’exécuta. Au centre, il descendit dans un bassin de quinze centimètres de profondeur. De un mètre à peine de diamètre, celui-ci était néanmoins assez large pour l’englober entièrement. D’un mot ou deux, il aurait pu invoquer les runes et les sigils inscrits dans l’anneau qui encerclait la dépression, lever une colonne protectrice autour de lui, mais il ne sentait pas d’intention hostile de la part des Magistri, alors il ne le fit pas. Il rendit le rouleau au Magister Baoth, puis jeta un coup d’œil à Orla, appuyée là sur son bâton. Elle croisa son regard, secoua la tête et la baissa. Il lui aurait bien demandé ce qui n’allait pas, mais il était clair que toute objection qu’elle avait pu faire concernant les événements à venir avait été rejetée. Une fois qu’il eut retiré ses vêtements et les eut jetés hors du cercle, Kerrigan, le cou et le visage empourprés, se couvrit les organes génitaux des mains. Même Orla détailla son corps nu. Mais Kerrigan était à peu près certain que la grimace de la vieille femme n’était pas due à son surpoids, mais à ses hématomes violacés. L’attaque de l’Ombreux lui avait laissé d’affreuses couleurs. Baoth se tourna vers l’elfe. — Aurez-vous besoin de vous occuper de cela avant de commencer ? Ce fut l’urZrethie qui répondit : — Aucune importance. Les rites de reconstruction feront ce qu’il faut. L’elfe conclut d’un hochement de tête. — Nous pouvons commencer. Baoth rejoignit la porte et fit signe à quelqu’un dans l’escalier. Trois Apprentis entrèrent dans la pièce, chacun porteur d’un seau recouvert. Leur contenu ballottait un peu, mais pas une goutte ne se répandit et les Apprentis les protégeaient assez de leur corps pour que Kerrigan se demande s’il ne s’agissait pas d’or fondu. Lorsqu’ils déposèrent les seaux en triangle autour de lui, l’Initié se rendit compte que Lariika se trouvait sur sa droite. À l’idée de se trouver nu devant elle, il se mit à transpirer. Kerrigan leva les yeux vers l’elfe pour lui communiquer son malaise, mais Vulrasian ne manifesta aucun signe de compréhension. À la place, l’elfe fit un geste de la tête à Baoth, lequel indiqua le seau qui se trouvait devant Kerrigan. L’objet s’éleva dans les airs et plana doucement vers l’Initié, puis se renversa. Le fluide lui parut épais, plus proche de l’huile ou de la mélasse que de l’eau, sa couleur était de la teinte rubis profond du sang à moitié sec. Là où il toucha sa tête, Kerrigan ressentit des picotements, mais lorsque le liquide coula sur son corps, il eut l’impression que des ronces lui balayaient la peau. Ensuite il éprouva une sensation de brûlure, comme s’il avait couru nu en plein soleil et que la caresse des rayons l’avait rendu écarlate ; la sensation s’intensifia. Il faillit paniquer, craignant de s’enflammer. Le fluide restant coula dans le bassin et lui recouvrit les orteils. Les Apprentis se mirent à genoux et voulurent le ramasser mais, de sa main enduite, Kerrigan leur fit signe de reculer. — Vous voulez que cela me recouvre entièrement ? L’elfe confirma. — Vous aider ne leur causera aucun mal. Kerrigan secoua la tête. — Je vais le faire. Il s’accroupit lentement et plongea les mains dans le fluide visqueux. Il l’étala sur ses jambes, ses cuisses, son sexe et ses fesses. Il s’enduisit partout où il pouvait se toucher, mais son énorme corps l’empêchait de tout atteindre. Lariika se rapprocha sur les genoux jusqu’à ce qu’il puisse la voir du coin de l’œil. — Initié, laissez-moi vous aider comme vous l’avez fait pour moi. Kerrigan ferma les yeux et donna son assentiment. Il l’entendit se placer derrière lui, puis la brûlure se propagea dans son dos. Il ne la sentit pas avant que Lariika remonte et lui enduise du bout des doigts les oreilles, les paupières, puis le nez. Ils passèrent sur ses lèvres, puis lui soulevèrent doucement le menton et lui peignirent la gorge. Le fluide dans ses oreilles lui donna l’impression que la voix de Vulrasian était lointaine. — Levez-vous, Initié Reese. De nouveau, il se redressa lentement, la matière collant un peu au niveau des articulations. Lariika en fit couler davantage, là où sa peau en était encore intacte. Lorsqu’elle eut terminé, il resta là, avec la sensation que sa chair se dissolvait. Le bruit du couvercle qui tombait du deuxième seau l’avertit d’un changement. Il entrouvrit suffisamment les yeux pour apercevoir un flot de liquide ivoire couler du récipient. Il referma les paupières et retint sa respiration, puis leva le visage et le laissa se renverser sur lui. Le sentiment d’être piqué de partout revint, puis s’intensifia. Ce qui avait commencé comme des piqûres d’épingles devint des aiguilles, puis des lances qui le transperçaient. Le feu dans ses poumons n’était rien comparé à la douleur qui lui déchirait la chair. Kerrigan faisait tout ce qu’il pouvait pour rester debout. Son corps tremblait de souffrance. Il savait que s’il s’accroupissait, il ne pourrait plus jamais se relever. — Lariika, s’il te plaît. Ses mots éclatèrent dans une bulle de liquide et ce fut seulement lorsque la douleur s’intensifia sur sa peau qu’il comprit qu’elle l’avait entendu. Elle ne le toucha pas, à l’exception de ses oreilles et de sa nuque, où ses cheveux empêchaient l’onction. Le liquide coula sur son ventre, afflua sur ses reins, et, pareillement, une généreuse distribution sur son dos lui recouvrit les fesses. À mesure qu’il séchait, Kerrigan se sentait pris dans une couche de plâtre aussi fine qu’une coquille d’œuf. Il n’osait bouger. Avant que la douleur disparaisse, un dernier fluide le parcourut comme de la sève. L’Initié n’arriva pas à le voir, mais il dégageait une odeur de menthe et calmait le feu sur sa peau. Il émoussa les pointes qui lui transperçaient la chair. Il coula plus vite sur son corps, ou peut-être qu’en l’absence de douleur ce ne fut qu’une impression. Lorsqu’il goutta de son corps, Kerrigan sourit et commença à l’étaler avant qu’il atteigne ses chevilles. Parce que le liquide l’insensibilisait, il n’arrivait plus à sentir si Lariika le touchait. Il leva le menton pour la laisser lui enduire la gorge. Il en recouvrit ses parties génitales et son fessier, puis baissa la tête pour qu’elle s’occupe de ses oreilles et de sa nuque. Enfin, elle enduisit ses paupières et ses lèvres. Lorsqu’elle recula, il rouvrit les yeux. Baoth la lui cachait. Puis Orla poussa les Apprentis hors de la pièce. Baoth leva le parchemin et le déroula entièrement. Il s’était placé là où avait été le premier seau tandis que l’elfe et l’urZrethie reformaient le triangle. La voix de Vulrasian lui parvint, basse et pleine de gravité. — Vous commencerez, Initié Reese, et nous vous suivrons. Ne vous arrêtez pas avant la fin. Nous continuerons quelque peu, mais c’est vous qui ferez le plus gros du travail. Allez ! Kerrigan se mit à lire le parchemin, à voix lente mais ferme, en suivant le rythme des mots. Il avait beau ne les avoir lus qu’une seule fois avant, le sort avait une cadence et un sens qui menaient du premier mot au suivant et ainsi de suite. La chaîne continue des sons virevoltait et tourbillonnait, s’étirait au point de casser puis se détendait, les syllabes s’empilant sur les syllabes, les rimes créant des échos, les refrains devenant des sanctuaires où il pouvait se reposer et gagner en confiance. Les voix des deux Magistri se joignaient la plupart du temps à lui, mais parfois s’élevaient en contrepoint. Si ses mots étaient des chaînes, les leurs aidaient à la former et à l’orienter. Ils ajoutaient ici de la couleur, là de l’énergie, épurant et définissant ce qu’il faisait. Leurs sons rencontraient les siens, créant de nouveaux mots et recouvrant de sens les anciens. Ils effacèrent l’ordinaire des phrases souvent utilisées, ajoutèrent de la clarté aux obscures, soulevèrent des expressions au-delà de la compréhension. Lorsqu’il acheva sa lecture, il ferma les yeux et put sentir des parties du sort prendre racine en lui. Dur et anguleux, celui-ci s’enfonçait dans ses os. La magick urZrethie arriva ensuite, toute de fumée et d’ombres mouvantes. Elle se propagea comme une toile sur ses os, faisant exploser son sort en millions de fragments. La sensation de piqûre s’effaça alors qu’une nouvelle douleur, vive, le secouait. Le baume apaisant des mots elfiques calma son corps. Il se précipita dans les brèches, les scella et les guérit. Il les fit fusionner, puis se propagea dans ses nerfs, ses muscles et sa peau. Kerrigan se sentait complet et plus encore ; il avait l’impression que cela ne provenait pas seulement de la guérison de ses courbatures et de ses bleus. Il rouvrit les yeux et se trouva au milieu d’un bassin sec. Il avait absorbé tout le fluide, il n’en restait pas une trace sur sa peau pâle. Il déplia les doigts, puis les bras. Il saisit son ventre à deux mains puis le laissa retomber. Il était différent, il le savait sans une hésitation, mais il ne pouvait dire comment. Kerrigan regarda autour de lui. — Qu’est-ce qui s’est passé ? qu’avons-nous fait ? Vulrasian plissa ses yeux bleus. — Si tout s’est bien passé, nous vous avons sauvé de grandes souffrances. D’un geste du doigt, l’elfe fit signe à Orla d’avancer. — Magister, frappez-le de votre bâton. Orla secoua la tête et le lui lança. — Je désapprouve votre plan, alors je ne jouerai pas le jeu. Vous voulez qu’il soit frappé, faites-le. Vulrasian saisit le bâton, lui fit exécuter un arc de cercle puis le cogna sur l’avant-bras gauche de Kerrigan. L’Initié entendit le coup avant de le sentir, mais, au lieu de la gifle sur sa peau et de la douleur attendue, il y eut un son qui ressemblait au claquement du bois sur la pierre. Il avait déjà commencé à reculer devant l’attaque, le bras levé, et il vit alors au point d’impact une plaque d’os ivoire s’enfoncer sous sa peau. De nouveau, le bâton lui tomba dessus, cette fois sur la poitrine. La même plaque lui couvrit le sternum, le bois rebondit dessus sans faire de dommages. Lors de l’attaque visant son visage, il glissa sur une saillie de sa joue gauche. Kerrigan resta bouche bée, Baoth éclata de rire. — Ça a marché ! — Effectivement. (L’elfe rendit son bâton à Orla.) Vos réserves étaient superflues, Magister Orla. — Alors vous ne m’avez pas comprise. Je ne m’inquiétais pas de sa capacité à manier le sort. Je m’inquiétais de sa capacité à faire face à ce que le sort lui a fait. Kerrigan s’étonna. — Que voulez-vous dire, Magister ? C’est fabuleux ! Si cela avait été fait plus tôt, je n’aurais pas été battu par ces voyous ! Je n’aurais pas eu mal. C’est incroyable ! Je ne peux plus être blessé ! Il leva son pied droit et donna un grand coup dans le rebord du cercle. Ses orteils s’écrasèrent complètement dessus sans que le moindre soupçon d’armure apparaisse. En revanche, il entendit un craquement et, reculant d’un bond, se prit le talon à l’arrière du bassin. Il tomba sur le dos, brutalement, l’urZrethie n’ayant que le temps de l’éviter. Kerrigan agrippa son pied. — Aïe aïe aïe AILLEUH ! Aïe ! Pourquoi ? Je ne comprends pas ! La voix d’Orla se fit glacée. — La magick empêchera les autres de vous faire du mal, mais ne vous protégera pas de vous-même, et cela ne vaut que pour les dommages physiques. Les sorts vous tueront si vous ne les contrez pas. D’un autre côté, si l’on vous pousse d’un toit, il est probable que vous survivrez. Mais, si vous sautez la même distance, vous mourrez. Il fronça les sourcils. — Probable ? — Si vous vous retrouvez sous un rocher assez gros, il vous écrasera, confirma-t-elle. Qu’un sullanciri vous transperce d’une lance enchantée et vous mourrez dans d’atroces souffrances. — Mais je ne serais plus blessé par les petites choses. (Kerrigan s’assit.) Pourquoi pensiez-vous que ce n’était pas une bonne idée ? Orla tira une pièce d’or de sa bourse et la lança au milieu du sol. — Faites-la léviter. Kerrigan haussa un sourcil. — Vous savez que je sais le faire. — Faites-le, alors. De sa main droite, l’Initié fit un geste vers la pièce, qui s’éleva de trente centimètres au-dessus du sol avant que le bâton d’Orla le frappe sur l’épaule. Ce dernier rebondit sur une plaque d’os, mais les échos de son impact moururent sous le tintement de la pièce d’or qui retombait par terre. Kerrigan la regarda tournoyer. — Je ne comprends pas. — C’est très simple, Initié Reese. (Orla jeta un coup d’œil venimeux à Baoth.) Désormais, ce sort fait partie intégrante de vous. Il est toujours actif, fonctionne en permanence. Il tire de vous l’énergie nécessaire, détournant ce dont vous pourriez avoir besoin pour autre chose. » Cela vous place dans la curieuse situation où vous serez incapable d’aider les autres si vous êtes vous-même sous une menace constante. Un elfe archer avec une bonne vue et un arc en bois d’argentier peut vous empêcher de lancer un simple sort rien qu’en envoyant une flèche de temps en temps. (Elle dilata les narines de colère.) Vous verrez vos compagnons se faire massacrer sans pouvoir rien faire pour les aider, pourtant vous survivrez. Vous porterez pour toujours le souvenir de cette trahison. J’espère que vous pourrez vivre avec cela. Je ne pourrais pas, de la même manière que le seul autre homme qui a bénéficié de ce sort avant vous n’a pu le supporter. Kerrigan secoua la tête. — Qui était-ce ? — Yrulph Kirûn, le créateur de la Couronne du Dragon. Sa folie n’a cessé de resurgir au cours des siècles pour nous hanter. On vous a confié ce sort dans l’espoir que vous pourrez mettre fin à son héritage insensé. Mon seul espoir, Initié Reese, c’est que cela ne vous conduira pas à nous en laisser un pire. CHAPITRE 39 Sinistre et amère, une demi-semaine s’écoula entre la confrontation avec Myrall’mara et l’arrivée de l’illustre général jeranais, Markus Adrogans. À la suite du massacre, Alyx avait réfléchi à bien des choses, même si rien ne pouvait la détourner du souvenir des cadavres refroidissants et des petits soupirs lâchés par les enfants lorsque leurs corps s’étaient détendus et avaient expulsé l’air de leurs poumons. Ella avait déjà assisté à de tels spectacles, en avait entendu parler, mais jamais vraiment de cette façon. Elle avait vu des enfants massacrés à la suite des incursions aurolanies. Elle avait entendu l’ultime soupir des cadavres. Simplement, elle n’avait jamais été assez proche du lieu où les enfants avaient été tués pour voir leur sang couler et leurs yeux s’assombrir. Et leur mort n’avait jamais été de mon fait. Peri avait fait de son mieux pour alléger l’humeur d’Alyx ces cinq derniers jours, mais sa sœur la connaissait suffisamment bien pour se faire discrète lorsque les choses tournaient mal. Misha s’y était également essayé. Lorsqu’elle avait refusé de se distraire en se rendant au théâtre, il l’avait alors défiée de s’entraîner avec lui à l’épée. La séance lui avait fait du bien, néanmoins Misha en était sorti courbaturé et couvert de bleus, ce qui n’avait fait qu’assombrir l’humeur de la jeune femme à l’idée des blessures reçues par ceux qui ne le méritaient pas. Si elle avait eu le choix, elle n’aurait pas rejoint la forteresse Gryps pour la réception en l’honneur d’Adrogans. Mais la Grande Duchesse s’était assurée qu’elle ne l’ait pas et lui avait même choisi une robe dont le corsage était brodé de fils noirs et dorés qu’elle portait par-dessus des jupes de satin amidonnées d’or. Cela la découvrait du corsage aux poignets en passant par la poitrine, ce qui la mettait mal à l’aise malgré son enfance passée au milieu des Gyrkymes qui vivaient presque nus. Au moins, avec eux, j’avais toujours le droit d’avoir une dague attachée à la cuisse ou au bras. De fait, elle avait voulu en porter une au bras gauche et Peri lui avait déniché un fourreau approprié, couvert des mêmes broderies que son corsage, mais Tatyana lui avait interdit de porter la dague. Elle aurait pu la placer sur sa cuisse, mais fouiller sous ses jupes pour l’en sortir aurait été impossible. La Grande Duchesse lui avait permis d’en glisser une secrète à l’intérieur de son corsage, entre les seins, mais Alyx doutait grandement que celle-ci le serait restée longtemps. Cette partie précise de son anatomie semblait inviter les regards, spécialement de la part de ces pervers odieux qu’elle aurait adoré poignarder. Alyx s’était montrée tôt à la réception dans l’espoir d’obtenir l’autorisation de la quitter tout aussi tôt. Grâce à l’étude approfondie des batailles d’Adrogans, elle savait que ce dernier arriverait en retard, très entouré, et créerait le chaos. Comme la soirée avançait et que l’instant de son inévitable arrivée approchait, Alyx prit soin de s’éloigner des tables couvertes de victuailles, de peur d’être prise entre elle et l’étatmajor d’Adrogans. L’étude des rapports de ravitaillement lui avait appris que les troupes d’Adrogans étaient largement trop nourries, son armée s’apparentant plus à un troupeau qu’à une organisation militaire. Elle sortit dans les jardins, où le léger frisson de l’air lui donna la chair de poule. Dehors, la musique couvrait les murmures, ce qui lui arracha un sourire. Elle laissa l’ombre l’envelopper et sirota un vin sucré au parfum de prune. Le chant que l’on jouait était assez populaire sur la frontière okranne et jeranaise pour qu’Alyx le reconnaisse. Il portait différentes appellations, et les paroles dépendaient des nations, mais en Okrannel, ce n’était que l’histoire d’un berger et des merveilles qu’il découvrait en cherchant un mouton perdu. Depuis la chute du pays, la chanson avait été modifiée pour que le berger autrefois anonyme prenne le nom du père d’Alyx, tandis que l’agneau la représentait. Le jardin aussi avait changé. Les pierres de diverses villes et champs de batailles d’Okrannel avaient été rapportées et disposées selon les relations qu’elles entretenaient les unes par rapport aux autres. Une faille correspondant à la vallée du fleuve Dnivep avait été creusée, mais un pont l’enjambait, alors qu’en Okrannel le pont Radooya avait été détruit. Des plantes natives des climats nordiques de son pays avaient été importées et prospéraient dans cet abri qui n’était que temporaire, ce que certains dans la communauté exilée considéraient comme un mauvais présage. Alyx s’amusa d’elle-même lorsqu’elle se rendit compte qu’en passant de la réception jeranaise au jardin elle avait parcouru le même chemin que les pèlerins qui se rendaient en Okrannel pour leurs voyages oniriques et leurs repos fantaisistes. — Je doute que les rêves que j’aurais ici plairaient au Cercle de la Couronne. Elle retint son souffle lorsqu’un homme, debout dans un coin, près des pierres de Svarskya, toussa poliment dans sa main. — Je vous prie de m’excuser, princesse. Elle se retourna pour lui faire face et dut s’exécuter avec lenteur de crainte que ses jupes s’emmêlent et la fassent basculer. Il portait une tunique noire, coupée au niveau de la taille, au-dessus d’un pantalon et de bottes de cavalier tout aussi sombres. Il avait taillé sa barbe blanche, ainsi que ses cheveux, et ne portait ni bijoux ni armes. — Je ne vous avais pas vu, Corbeau. — Je sais, c’est la raison pour laquelle j’ai toussé lorsque je vous ai entendue parler. (Il haussa les épaules.) Je savais que vous ne vous adressiez pas à moi et je n’ai rien saisi, mais je ne voulais pas vous prendre en traître. — Vous auriez pu faire signe plus tôt. (Elle fronça les sourcils.) Ne m’aviez-vous pas vue ? êtes-vous aveugle la nuit ? — Non, pas du tout. Un sourire lui adoucit le visage et rendit même la cicatrice sur sa joue droite moins voyante. — Vous êtes une image de beauté assez frappante au milieu de tout cet or. Néanmoins, tout comme vous, j’étais perdu dans mes pensées. Alyx indiqua la tour de pierre blanche qui le cachait à moitié. — Vous pensiez à Svarskya ? — Oui. J’étais plongé dans l’héroïsme et le sacrifice de ceux qui sont morts là-bas. (Il contourna la tour et se rapprocha d’Alyx, en jetant un dernier coup d’œil en arrière.) Les chansons qui racontent ces événements abondent, bien sûr. Mais voir une pierre de là-bas les rend plus réelles. Elle releva le menton. — Vous avez des souvenirs de Svarskya ? — De la bataille et du siège ? Dieux, non. Je n’y étais pas. — Ce n’est pas ce que je suggérais. (Son regard violet se fit plus intense.) Après notre rencontre, j’ai interrogé des gens à votre sujet et à celui de Résolu. On m’a dit qu’il avait rapporté cette pierre de Svarskya, et il aurait même vidé une tour des baragouins et des vylaens qui s’y trouvaient pour dégager une pierre que mon père avait touchée. Ils devaient être de bons amis pour qu’il fasse une telle chose, et vous un bon ami pour l’accompagner dans ce voyage. Corbeau lui adressa un demi-sourire. — Résolu n’a jamais connu votre père. — Mais alors, pourquoi ? (Elle secoua la tête, ses cheveux lui frôlant la nuque et le dos.) On considère pourtant qu’il l’a fait en l’honneur de mon père. — Oh, c’est le cas ! Pour nous deux. Il y a des années, Résolu a refusé de joindre l’expédition pour Svarskya car elle ne libérerait pas Vorquellyn. À la suite de ce qui est arrivé, il a eu le sentiment que, s’il les avait accompagnés, des vies auraient été sauvées. (Corbeau caressa la pierre des doigts.) C’est peut-être un peu tard, mais pour Résolu, c’est sa façon de reconnaître la dette qu’il a envers votre famille et votre nation. — Et pourquoi y êtes-vous allé ? Le visage de Corbeau se ferma un peu. — J’ai rencontré votre père. Je vous ai vue même, une fois, lorsque vous étiez un bébé. Votre père a chèrement vendu sa vie à Forteresse Draconis. Il a sauvé la mienne et celle de beaucoup d’autres personnes. En s’opposant à un sullanciri, il a accompli un exploit que personne d’autre n’aurait pu accomplir. — Tout comme vous. — Pardon ? (Corbeau écarquilla légèrement les yeux.) Oh, Myrall’mara ! — Oui, bien que vous en parliez comme si ce n’était rien. Tous ceux qui se sont opposés à un sullanciri ont été tués ou ont rejoint leur camp. (Alyx fronça les sourcils.) Comment se fait-il que nous n’ayons pas partagé leur sort ? Certes, elle nous a fait tuer des enfants, mais il devait y avoir autre chose. — C’est le cas. Myrall’mara n’aurait pas pu tous nous tuer. (Corbeau joignit ses mains et les laissa pendre à sa ceinture.) Elle n’était pas préparée au combat. Elle était désarmée. Malgré ce qu’elle a dit à Résolu, il aurait pu la tuer. — Pourquoi avez-vous choisi de l’attaquer ? Vous savez ce qui est arrivé à mon père. D’après vos paroles, vous aviez déjà rencontré un sullanciri. Il faut être bien courageux pour accomplir un tel acte. Un lent sourire étira les lèvres de Corbeau. — Eh bien ! Si j’avais écouté les critiques jeranaises au sujet de notre expédition, je ne vous aurais pas cru assez subtile pour vous attaquer à mon identité. Vous désirez savoir qui je suis parce que je prétends avoir connu votre père, mais aucune chronique de Svarskya ou de Forteresse Draconis ne mentionne Corbeau de Kedyn. Vous vous méfiez, ce qui est une bonne chose. Mais ce n’est pas ce que je voulais savoir, n’est-ce pas ? Elle fronça encore plus les sourcils. — En réalité, je me demandais bien quel genre d’homme oserait défier un sullanciri. La question de votre identité en fait partie, certes, mais elle est sans conséquence. Vous pourriez être n’importe lequel des milliers d’hommes ayant combattu à Svarskya ou à Forteresse Draconis. Vous avez simplement pris votre nom plus tard. En fait, de la même façon que les Vorquelfes se servent de mots humains comme de noms, des mots significatifs ; vous avez alors créé un mythe, en faisant ce choix. Pour apprendre qui vous êtes, votre nom est sans importance. — Une réflexion bien profonde, pour quelqu’un d’aussi jeune. Pour toute réponse, Alyx haussa légèrement les épaules. — Il s’agit de sagesse gyrkyme, non de la mienne. Ils changent souvent de nom pour commémorer une action passée, un ami tombé au combat ou lorsqu’ils participent à quelque grande quête. Le Gyrkyme qui m’a transportée de Svarskya à Gyrvirgul sera éternellement connu sous le nom d’Aile-de-Fer pour avoir parcouru ce long trajet aussi vite. Corbeau réfléchit pendant un moment, puis hocha la tête. — J’aurais cru que cette réflexion venait de vous. — Vous me surestimez. — Non. Je vous ai vue étudier les plans du bâtiment que nous avons attaqué et échafauder une stratégie qui a fonctionné. Votre modestie vous fait honneur. (Ses yeux noisette pétillèrent.) Et, pour répondre à votre franchise, j’étais prêt à affronter Myrall’mara grâce à mon épée. Les armes magickes, les forces élémentaires, c’est ce dont nous avons besoin pour détruire les sullanciri. Je possédais Tsamoc, une épée magicke, et on peut considérer Résolu lui-même comme une force élémentaire. Alyx prit une gorgée de vin, puis tendit son verre à demi plein à Corbeau. Il le prit et sourit. — Que voulez-vous boire ? Surprise, elle répondit : — Je ne désirais pas que vous alliez m’en chercher un autre, je vous proposais à boire. — Altesse, il ne serait pas convenable qu’un homme aussi humble que moi boive dans votre verre. Alyx rit à gorge déployée. — Vous avez abattu un vylaen qui m’aurait tuée. Vous avez chassé un sullanciri. Ce serait plutôt à moi d’aller vous chercher à boire, mais ce n’est pas le sujet. Si nous étions en campagne, nous partagerions une outre de vin sans y penser une seconde. — Ah, mais nous ne sommes pas en campagne ! (Corbeau jeta un coup d’œil à la porte de la forteresse.) Le combat se déroule ici sur un terrain bien différent. Elle suivit son regard. — Et l’ennemi vient d’entrer sur le champ de bataille. Le général Adrogans était arrivé et la reine jeranaise le présentait à toutes sortes d’invités, y compris Will Norrington. Le militaire serra fermement la main de Will, après avoir englouti les doigts du garçon dans son énorme paume. Il se pencha, en baissant la tête au niveau de Will. Même s’ils étaient présentés l’un à l’autre comme les seuls espoirs du monde, Adrogans semblait vouloir s’assurer que Will savait qui des deux était le plus grand. Corbeau se tourna vers Alyx. — Leur rencontre était particulièrement attendue, mais de nombreux paris circulent à propos de la vôtre avec le général. — Oh ? — Vous lui accordez trois centimètres et vingt-deux kilos, il vous cède vingt années. (Il haussa un sourcil.) La robe vous prive d’une certaine mobilité, mais elle le distraira. — Sous-entendez-vous que vous avez parié de l’argent sur moi ? Il secoua la tête. — En fréquentant Résolu, je sollicite bien trop souvent ma chance pour parier. De plus, il n’est pas moral de parier sur une certitude. Elle tourna la tête et fronça les sourcils. — Pourquoi êtes-vous ici ? — En tant que garde du corps et invité de Will. (Il but une gorgée de son vin puis lui rendit son verre.) Tout cela est nouveau pour lui. Il y a une semaine, il ne savait pas qui il était ; aujourd’hui, rois et reines s’en remettent à lui. S’il s’égare, nous sommes tous perdus. — Je n’ai pas eu l’impression que cela pourrait arriver. (Elle reprit son verre.) Il semble être un jeune homme intelligent. — Vous avez raison, sourit Corbeau. En réalité, je suis là pour m’assurer qu’il remette en place tout ce qu’il chaparde. Je ne le protège pas tant de la société que l’inverse. Son attention de nouveau tournée vers le général jeranais, Alyx soupira. — Je ne peux éviter de le rencontrer, n’est-ce pas ? — Non. Et si la moitié des histoires à son propos sont vraies, il est beau parleur et arrogant. Le meilleur moyen de le battre consisterait à porter un bouclier en miroir, car le général Adrogans se trouverait alors prisonnier du reflet de perfection qu’il y verrait. Sa remarque la prit au milieu d’une gorgée. Elle s’étrangla de rire, et tendit son verre pour éviter que le vin qui valsait et débordait souille sa robe. Elle s’essuya le menton du revers de la main, puis secoua la tête. — La prochaine fois, prévenez-moi. — Comme son Altesse l’ordonne. Corbeau lui prit le verre, et réclama d’une voix plus forte : — Du vin. — Cela lui suffira pour le moment. Tatyana se tenait dans l’embrasure de la porte, Adrogans au bras. — Général Adrogans, voici mon arrière-petite-nièce. — Arrière-petite-nièce ? Impossible. Votre nièce, sans doute, peut-être votre petite-nièce, si vous n’étiez qu’un bouton de rose au mariage de votre frère. (Toute son attention tournée vers elle, Adrogans tapota la main de la Grande Duchesse pendant qu’Alyx patientait.) Cela n’aurait eu rien d’exagéré de vous imaginer mère et fille, la beauté des Okrannes est si visible en vous deux. Tatyana lui accorda un sourire qui disparut lorsqu’elle se tourna vers Alyx. — Vous voyez, princesse Alexia, l’habileté aux armes n’exige pas un manque de grâce en société. — Bien noté, tante Tatyana. Alyx garda un léger sourire aux lèvres comme une menace larvée. De toute évidence, les mots mielleux qu’Adrogans déversait à l’oreille de sa tante n’avaient pas pour objectif de la flatter, car seul un idiot pouvait croire que la vanité de Tatyana guidait son bon sens. Adrogans lui accordait son attention dans l’unique but d’ignorer Alyx et de la remettre à sa place. Ou à celle à laquelle il me voit. Alexia se rapprocha du général jeranais et le regarda droit dans les yeux. Elle tendit la main, en l’empêchant de la saisir par les doigts. Elle serra la sienne lentement et fermement, sans tenter de lui faire mal, mais en lui faisant sentir sa force. — Je suis heureuse de rencontrer une légende, général Adrogans. — Vous me faites trop d’honneur, princesse. Les yeux gris de l’homme ne reflétaient en rien la chaleur qu’elle avait vue dans ceux de Corbeau, et ses cheveux couleur d’acier, qui trahissaient tout autant son âge que ceux de l’autre guerrier, ne suggéraient aucun indice d’humanité chez l’homme. Adrogans lui accorda un sourire soigneusement élaboré. — De plus, vous et moi savons où s’arrête la légende, le moment où elle se transforme en conte. Nous sommes liés ainsi, tous deux, en réalité. J’ai gagné ma réputation à l’époque où l’on vous envoyait à Gyrvirgul. Corbeau revint pendant le discours du général. En tendant son verre plein à Alyx, il inclina la tête puis regarda Adrogans. — Je vous aurais rapporté de ce vin, mais je sais que le général le préfère sec. — Sec ? (Adrogans fronça un instant les sourcils puis hocha lentement la tête.) Sec, oui, je vois. Vraiment, oui, félicitations pour l’assaut amphibie de ce taudis, princesse. Voilà une intéressante tactique. C’est bien la première fois que j’entends parler d’une attaque par bateau qui approche de la victoire. Alyx eut un sourire fugace. — Une meilleure réussite contre les troupes de Chytrine que l’inverse, sans aucun doute. Le général jeranais émit un petit bruit offusqué. — Vous combattiez des enfants, elle se battait contre des soldats. Corbeau se plaça aux côtés d’Alyx. — Si vous en discutez avec les Vilwanais, général, vous découvrirez que Chytrine faisait aussi la guerre à des enfants. Son attaque n’a jamais eu pour but de réussir. — C’est son excuse maintenant, ou une fabriquée par ceux qui l’excusent. (Adrogans secoua lentement la tête.) Vous l’avez chassée de cette ville, princesse, et je la chasserai de votre pays d’origine. Je l’ai promis à votre tante. Je ne doute pas que vous me soutiendrez. Tatyana hocha la tête. — Elle vous soutiendra. Nous le faisons déjà et continuerons tous à le faire, général. (Le regard sombre de la vieille dame brilla de férocité.) La princesse, tout comme les expatriés okrans, se tient prête à agir comme vous l’ordonnerez. N’est-ce pas, Alexia ? — Je suis certaine, ma tante, que le général n’en a aucun doute. (Elle retint un frisson.) L’Okrannel sera libéré. — Je serai grandement heureux de vous voir rejoindre cette campagne, princesse. (Il s’inclina, puis baissa de nouveau les yeux sur Tatyana.) Grande Duchesse, laissez-moi vous reconduire à l’intérieur avant que vous attrapiez froid. — Vous êtes bien aimable, général. Bonne soirée, princesse. Adrogans la salua rapidement, puis mena son arrière-grand-tante à a la salle de bal. Alyx le suivit des yeux pendant un instant, puis se força à rouvrir son poing serré. Elle se concentra sur sa respiration et se contraignit à se calmer. Corbeau sourit lentement. — Vous ne l’aimez pas, pourquoi ? Elle hésita, tria les raisons, les mit en ordre, puis choisit celle qui l’agaçait le plus. — Il a vaincu des forces aurolanies. De cela, il n’y a aucun doute, mais c’est un officier de cavalerie. J’ai étudié ses batailles, et il gâche son infanterie. De plus, aucune cavalerie dans l’histoire du monde n’a jamais tenu le siège d’une forteresse. Si une fraction des rumeurs sur ce qu’il veut accomplir est vraie, nous pourrons reprendre l’Okrannel, mais serons incapables de le garder. Nous finirons par manquer de soldats et de vivres. Il planifie la campagne comme s’il ne s’agissait que d’une grosse attaque, mais cela ne fonctionnera pas. — Alors vous soutenez les plans du baron Draconis ? Elle secoua la tête. — Il est vrai que Forteresse Draconis est une arête dans la gorge de Chytrine depuis des années, mais cela ne signifie pas que le temps où cette dernière la recrachera ou l’avalera entière ne viendra jamais. Et la stratégie du baron, bien qu’elle puisse la vider de ses forces, ne libérera ni l’Okrannel, ni la Marche fantôme, ni Vorquellyn. Nous avons besoin d’autre chose, d’une approche différente, mais, au vu des positions choisies ici, les chances que cela arrive sont presque nulles. Alyx se tourna vers Corbeau, qui la regardait d’un air intrigué. — Qu’y a-t-il ? — Rien, vraiment. Simplement, je pense depuis longtemps qu’employer toujours les mêmes vieilles recettes pour régler les choses ne mènera à aucun changement. (Il haussa les épaules.) Peut-être qu’avec votre présence ici, et celle de Will, il existe une possibilité de faire les choses de manière différente. — C’est un espoir auquel il faudra que je m’accroche, alors. Alyx but une gorgée. Elle s’était attendue à un goût sucré, mais elle fut surprise par le liquide âpre, un peu acide. — Que… ? Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. — Non, effectivement. (Les yeux de Corbeau devinrent deux fentes sombres.) Voilà une démonstration, princesse. Nous ne sommes pas sur un champ de bataille, alors rien ne sera comme vous l’attendiez. Ne l’oubliez pas et, peut-être, serez-vous envoyée au combat là où de nouvelles idées pourraient provoquer de grands changements. CHAPITRE 40 En l’espace d’une semaine à peine, Will était passé de prétendant au trône des Fondombres à gloire de la ville haute. Au cours des dix derniers jours, l’intégralité de la première semaine du mois de chutefeuille, Will avait rencontré plus de personnes de plus de nations qu’il en avait vu dans sa vie entière. Il était noyé sous un flot d’invitations à serrer des mains ou à s’asseoir pour grignoter ou boire. Il en arrivait à songer aux jours passés sur la route en compagnie de Résolu et de Corbeau avec une nostalgie saugrenue. Tout avait commencé assez tranquillement après son sauvetage et leur expédition contre Myrall’mara. Le matin suivant, le tailleur du roi Augustus était arrivé à la tour de Vilwan pour le mesurer de plus de façons et en plus d’endroits que Will l’aurait cru possible. Dans la soirée, Will possédait un assortiment de vêtements qui lui allaient parfaitement, et il aurait eu besoin d’un peu de temps ne serait-ce que pour s’habituer à cela. Neufs et de la bonne taille, ils lui semblaient étouffants. Pis encore, il ne pourrait rien voler d’autre qu’un coup d’œil sans que cela se voie, tant ils étaient ajustés. Lorsqu’il confectionna les habits suivants, le tailleur laissa un peu de place pour permettre à Will de grandir, ce qui mit ce dernier plus à l’aise. Son nouveau statut lui permit de fréquenter la noblesse locale. Il se retrouvait invité dans des propriétés qu’il n’avait que rêvé de cambrioler. Au cours de ses visites, il commençait à répertorier toutes les façons dont il pourrait entrer et s’échapper sans se faire remarquer, mais il se retrouvait souvent captivé par leur splendeur opulente. Non seulement leurs habitants possédaient de fabuleuses œuvres d’art, des trésors venus de lointains pays ou des pièces d’antiquité, mais leurs chiens et leurs chats mangeaient mieux, étaient mieux vêtus et mieux lotis que l’homme le plus riche des Fondombres. À cause de sa rancœur naturelle contre les nantis, il avait hâte de voler ces derniers pour leur apprendre à être si fortunés. Du point de vue de Will, s’ils le considéraient comme le Norrington, celui qui sauverait leurs vies et leurs fortunes de Chytrine, ils lui devaient de partager une partie de leurs richesses avec lui. Puisque sans lui ils se retrouveraient démunis, ce n’était que justice qu’ils survivent avec un peu moins. Bien qu’il ait rationalisé tout cela, il n’eut jamais besoin d’employer son art. Les cadeaux se mirent à abonder. Il recevait une invitation à un bal, et un costume à sa taille l’accompagnait. Il fut inondé de petites boîtes de thé, de bouteilles de vin, de parfums rares et de nourriture exotique. Certains lui offrirent des bagues gravées aux armoiries des Norrington, d’autres lui envoyèrent des objets qu’ils prétendaient tenir de son père, de son grand-père, ou de tout autre membre de la famille. Ceux que Will préférait lui envoyaient de l’argent en témoignage de leur estime. Il n’apprécia pas beaucoup la concurrence du général jeranais. Son arrivée cinq jours après le début du succès de Will réduisit le nombre des cadeaux, alors que les invitations aux bals et déjeuners continuèrent à affluer comme avant. Pour le jeune homme, qui appréciait toute cette attention, le grand avantage de la présence d’Adrogans résidait surtout dans le fait que les gens les plus ennuyeux et les plus pompeux passaient désormais leur temps à parler au général, et non plus à lui. C’était la seule raison pour laquelle Will ne faisait pas glisser l’émeraude du doigt d’Adrogans chaque fois qu’on les présentait de nouveau l’un à l’autre, alors qu’il aurait pu la lui dérober en un clin d’œil, sans que le général s’en aperçoive. Néanmoins, toutes ces invitations faisaient pâle figure comparées à celle qui le mena dans la demeure qui accueillait le roi Scrainwood et la délégation d’Oriosa. En matière de propriété, ce n’était ni la plus grande ni la plus belle de toutes celles qu’il avait déjà visitées, mais elle possédait quelques éléments d’architecture curieux, correspondant tout à fait à des gens qui portaient des masques. Principalement originaires d’Yslin, et tous roturiers, les serviteurs, eux, n’en portaient pas. Entre les lieux publics du manoir et les appartements un peu plus privés, des rideaux et des paravents limitaient le champ de vision du visiteur. La porte de chacune des pièces privées était en retrait du couloir afin de permettre le placement de voiles ou d’écrans, et même la lumière tendait à être moins brillante que dans les autres propriétés. Les ombres qui en résultaient pouvaient dissimuler les résidents, même lorsqu’ils ne se savaient pas observés. Will avait croisé assez de membres des nations masquées pour les trouver plus insolites qu’exotiques. Dans l’Ombreux, on les connaissait sous le nom de Soucapes, aussi bien à cause du cuir qui leur couvrait le visage que parce qu’ils dissimulaient leur figure. Les habitants de l’Ombreux trouvaient étrange que ces gens portent des masques pour traiter d’affaires honnêtes, alors qu’eux-mêmes en mettraient pour se livrer à des activités illégales. Bien sûr, Will savait que la tradition du port du masque avait commencé par le passé, lorsque les nobles complotaient pour se séparer de l’Empire estin. Bien qu’ils aient autrefois endossé leurs masques pour les mêmes raisons qu’ils étaient portés dans l’Ombreux, il n’existait aucun esprit de compagnonnage entre les voleurs et les Oriosans. De temps en temps, des voleurs malins enfilaient un masque oriosan pour dissimuler leurs vols. En général, ils disparaissaient, du moins c’est ce que les histoires racontaient, mais certains étaient retrouvés, le visage découpé et le masque frauduleux fixé au crâne par des clous de quinze centimètres de long. Will frissonna et parcourut du regard la longue salle étroite dans laquelle on lui avait demandé d’attendre. Tout autour, des étagères couraient du sol au plafond, sauf à une des extrémités, où une porte à doubles battants prenait tout l’espace. Tout avait été construit en bois sombre, ce qui donnait à la pièce un aspect caverneux. La moitié des bibliothèques étaient conçues pour accueillir des rouleaux de parchemin, le reste pour ranger des livres. Chaque coin et recoin était rempli d’ouvrages aux couvertures de cuir, au point que certains se retrouvaient empilés les uns au-dessus des autres. Le voleur secoua la tête. À moins que l’on ait caché quelque chose d’intéressant derrière les rangées de livres, cette pièce ne contenait aucun objet de valeur. À l’évidence, le propriétaire de la demeure jugeait que les livres méritaient d’être collectionnés, mais Will connaissait des gens dans l’Ombreux qui avaient amassé une fortune avec de jolis cailloux. Aucun ne valait la peine d’être volé, car leur rapport poids/prix était beaucoup trop élevé. Bien que très beaux, les meubles étaient massifs et solides au point que même Dranae, qui semblait minuscule à côté d’eux, aurait été incapable de les soulever. De l’autre côté de la pièce, les portes s’ouvrirent avec un petit bruit. Will se retourna brusquement, puis fit un bond en arrière lorsqu’une fanfare de cuivres joua à plein volume. En ouvrant les battants, Résolu ne put retenir un sourire mais ce dernier disparut très vite de ses lèvres. Le Vorquelfe portait un masque de courtoisie d’un noir pur. Will aurait qualifié de dentelle le tissu du masque, mais il savait que Résolu, au mieux, le qualifierait de gaze. Comme ce n’était pas le moment d’aborder ce sujet, Will retint sa langue. Résolu n’avait jamais voulu assister aux fêtes du soir. Il n’avait rien dit mais, avec entêtement, il avait systématiquement décliné toutes les autres invitations. Corbeau s’y était toujours rendu, mais il restait à l’écart. Will ne savait pas ce qui s’était passé entre eux deux. Corbeau l’avait simplement informé que Résolu l’accompagnerait à l’assemblée du roi d’Oriosa. Le Vorquelfe fit un rapide geste de la tête à Will, puis s’écarta. Derrière les portes, la pièce traversait une petite bibliothèque et possédait en profondeur ce que cette dernière avait en longueur. La salle s’étendait à droite et à gauche, vaste, peut-être de la taille de la maison, mais Will n’en était pas certain. Les arcs du haut plafond étaient recouverts de fresques pleines de couleurs empruntées à l’histoire d’Oriosa. Tout à droite, un petit orchestre de musiciens se trouvait dans une galerie surélevée. Un tapis vert émeraude se déroulait de la porte à une estrade qui se situait cinq pas plus loin. Dans la tapisserie, on avait inclus une bande rouge où s’enroulaient les formes serpentines de dragons. La grande majorité des gens qui s’entassaient sur le rebord du tapis étaient tous vêtus de vert brodé de rouge, mais un seul arborait le dragon royal sur son torse. Le roi Scrainwood portait un masque vert qui formait un arc de sa touffe de cheveux blancs à la pointe de son nez, puis déployait des ailes jusqu’à sa mâchoire. L’extrémité des plumes lui laissait le menton à découvert mais les coins de son large sourire disparaissaient dessous. Il frappa une fois dans ses mains, puis se les frotta, faisant briller la bague de saphir à droite. Sans se départir de son sourire accueillant, il les écarta, puis d’un geste de la tête enjoignit Will à s’approcher. — Viens à moi, Wilburforce Norrington. Viens à ta nation. Will, à qui l’on avait envoyé une veste et un pantalon de velours vert orné de rouge, aux revers pour l’une, garni de bandes le long des jambes pour l’autre, s’avança. Tous le dévisageaient derrière leurs masques. La plupart portaient un masque d’invité, similaire à celui de Résolu (et peu avaient les yeux aussi rapprochés que sur celui de Scrainwood), mais quelques-uns étaient de véritables Oriosans. Il repéra le colonel Hawkins de Forteresse Draconis, le reconnaissant néanmoins davantage à son uniforme et à la maille d’argent sur son visage qu’à autre chose. Quelques autres individus lui semblaient familiers : il en déduisit qu’il les avait vus à d’autres réceptions. Sans savoir quoi en penser, l’ironie d’être le seul à ne pas porter de masque le frappa. Les Oriosans se donnaient une telle peine pour ne pas être vus sans et se démenaient tant pour maintenir intacte la tradition du port du masque ! Pourtant, ici, tout le monde en possédait un, sauf lui. Comme il s’approchait de l’estrade, Will eut la désagréable impression que Scrainwood avait tout orchestré à son propre avantage. C’est pas tant qu’ il veut me rallier à son pays que profiter de ma célébrité. Will aurait tourné les talons et aurait fui ce lieu rien que pour contrarier les plans du roi, mais cela aurait signifié ne plus jamais recevoir d’invitations. Et je me retrouverais seul avec des sullanciri aux trousses. Le jeune voleur s’arrêta devant l’estrade et, l’espace d’un instant, le roi Scrainwood lui sourit. Il s’agissait de la même expression accueillante qu’il affichait depuis l’ouverture des portes, sauf que d’aussi près son regard brillait d’une lueur glacée. Puis il releva les yeux et examina la foule. — Nous sommes heureux que vous ayez tous pu assister à cet instant capital. Ceux d’entre vous qui sont nos invités peuvent ne pas connaître les rituels lors desquels nous remettons leurs masques à nos sujets. Il est rare que quiconque en dehors de la famille assiste à un tel événement. De même, il a usuellement lieu à l’approche du solstice d’été, lorsque son destinataire a atteint sa dix-huitième année. D’après ce que nous savons, Wilburforce n’est pas encore parvenu à cette étape de sa vie, mais nul ici ne peut prétendre qu’il n’a pas endossé le fardeau d’un adulte en dépit de son jeune âge. Scrainwood tendit la main gauche et l’appuya sur la tête de Will avec assez de force pour que celui-ci ne puisse plus rien faire d’autre que contempler le ventre du roi. — Vous connaissez tous les Norrington, et nombre d’entre vous ne peuvent penser à eux que comme à des monstres, mais il n’en pas toujours été ainsi. Il y a vingt-cinq ans, père et fils étaient là, à mener les forces qui vainquirent les Lanciers Noirs de Chytrine. Ils ont brisé l’échine de son armée à Forteresse Draconis. S’ils n’avaient pas servi le monde aussi bien et aussi vaillamment, la seule chaleur que nous aurions partagée aurait été celle du ventre d’un temeryx. » J’ai bien connu le père de Wilburforce. Lorsque des jeunes gens reçoivent leur premier masque, il est toujours blanc. On l’appelle masque-de-lune, et, le temps d’une lune entière, ils sont libres d’explorer le monde et de décider de l’adulte qu’ils souhaiteraient devenir. Bosleigh Norrington désirait être un héros, et il le fut, de nombreuses fois, avant de recevoir son masque-de-vie. La voix du roi se fit plus distante. Un tremblement lui parcourut la main, provoquant un frisson empathique le long de l’échine de Will. Le voleur eut envie de s’enfuir à cet instant, et il l’aurait fait s’il n’avait pas jeté un coup d’œil de côté et croisé le regard d’un homme debout, à un pas derrière Scrainwood. Tous deux se ressemblaient assez (sans compter qu’il portait une simple couronne de prince) pour que Will l’identifie comme l’un de ses fils. Ce fut l’absence d’expression du regard éteint de celui-ci qui empêcha la fuite de Will. Ses yeux étaient plus marron que teintés du noisette de ceux de son père, mais même les éclats de lumière qui s’y reflétaient n’arrivaient pas à les animer. Le léger affaissement de ses épaules et de son ventre un peu proéminent indiquait qu’il avait l’esprit brisé. Will s’imagina immédiatement que Scrainwood ferait de même avec lui pour obtenir ce qu’il voulait. Qu’ il essaie donc ! Les narines de Will frémirent mais il ne serra pas les poings, ni ne manifesta le moindre signe extérieur de sa colère grandissante. Il réprima même un frisson pour ne pas donner au roi le plaisir de confondre le dégoût qu’il éprouvait avec de la peur. — De mes propres mains, j’ai remis à Bosleigh Norrington son premier masque d’adulte, son masque-de-moisson. Au même moment, le seigneur Kenwick Norrington offrait le sien au traître. Nous connaissons tous la tragique conclusion de cet enchaînement d’événements. J’aime à penser que, peut-être, Bosleigh… Eh bien, après que le chef des sullanciri de Chytrine, l’homme qui avait été le père de Bosleigh, eut assassiné ma mère, Bosleigh est venu demander de consentir à sa mission pour venger notre nation. Je l’ai supplié d’attendre mais, tout plein de juste fureur qu’il était, il s’en est allé. Il croyait en la prophétie qui annonçait qu’un Norrington détruirait Chytrine. Le jeune voleur frissonna. De nombreuseuses chansons contaient l’histoire de la quête maudite de son père. En les entendant, Will avait toujours songé à Leigh Norrington comme à un imbécile. Même à présent qu’il savait qu’ils étaient de la même famille, le garçon n’avait pas changé d’opinion. Il a été idiot de courir après Chytrine. (Will avala sa salive.) Et les chiens ne font pas des chats. — Nous croyons tous à cette prophétie. Et ici, maintenant, nous avons celui des Norrington qui s’acquittera de cette tâche. Le voici, visage nu, comme il l’a été toute sa vie à Yslin. Nous ne savions ce qu’il était mais, désormais, nous connaissons sa véritable nature. Scrainwood relâcha la tête de Will, puis se tourna et fit un rapide signe au prince pour que celui-ci s’approche. Ce dernier lui tendit une fine bande de cuir vert, comportant deux trous en forme d’yeux découpés. Une entaille en V avait été découpée et retournée sous l’un d’eux, au niveau du coin interne de l’œil. Par ce détail, il était identique au masque du prince. Le roi, lui, avait ces pointes sous chaque œil. Scrainwood leva la bande de cuir pour qu’il puisse être visible de tous. — Voici son premier masque d’adulte. Nous les décorons pour indiquer les étapes de notre vie. Cette entaille, sous l’œil droit, signifie que sa mère n’est plus. Sa couleur est verte, car elle est la nôtre. Et maintenant, je vais y apposer mon sceau afin de l’identifier comme un loyal serviteur du roi d’Oriosa. Scrainwood claqua des doigts et son fils fouilla dans une bourse à sa ceinture. De là, il tira une chevalière que son père enfila à son majeur. Le roi mima un mot en silence, et le côté plat de la bague brilla d’un éclat rouge vif ; pourtant Will ne sentit émaner aucune chaleur. Scrainwood pressa la chevalière contre le cuir, très exactement au-dessus et entre les yeux. Une bouffée de fumée s’éleva. La bague se retira en chuintant et laissa apparaître un dragon écarlate enroulé sur lui-même. Scrainwood rendit la chevalière à son fils, puis fit signe à Will de se retourner pour faire face à l’assemblée. Celui-ci s’exécuta et put sentir l’intensité des regards. Parce qu’il s’empourpra, le contact du masque sur son visage lui parut froid, mais pas longtemps. Le roi l’attacha fermement, accrochant quelques cheveux. Will garda le silence. — Nous sommes heureux de vous présenter le seigneur Wilburforce Norrington d’Oriosa. Que ce qu’il fut soit oublié, et ce qu’il sera, l’objet de contes et de chants. Il lança les applaudissements, ce qui augmenta les rougeurs de Will. Scrainwood appuya les mains sur ses épaules pour le maintenir en place, et les applaudissements qui s’apaisaient reprirent en intensité pendant quelques instants. — Quand un homme reçoit son premier masque d’adulte, la coutume veut qu’un présent lui soit accordé. Dites-nous, Wilburforce, que voulez-vous de nous ? Le voleur contempla le sol pendant quelques secondes, puis pencha la tête et la releva. — Seigneur, mon seul souhait est de vous serrer la main en gage d’amitié. Will se retourna et tendit sa main au roi au milieu des expressions de surprise et de quelques applaudissements isolés. Scrainwood hésita l’espace d’un instant, d’évidence pris de court, puis s’exécuta. Will referma sa main gauche sur la droite du roi, ce dernier compléta le nœud de sa gauche. Will fit un large sourire que le roi lui rendit, puis secoua une dernière fois leur poignée avant de la défaire. Lorsque Scrainwood recula, Will monta sur l’estrade et tendit sa main au prince. Le jeune homme hésita, et lui donna la sienne. Le voleur trébucha et se rattrapa à lui, puis il lui serra la main et recula en s’excusant. — Vraiment navré. Il va falloir que j’apprenne à voir ce que je fais avec ce masque. — Vous apprendrez, Norrington. La remarque du prince était un mélange de dégoût et de résignation, comme s’il haïssait Will mais ne pouvait réunir assez d’indignation pour lui faire comprendre ses sentiments. Will leva la tête mais garda la voix basse : — Pas facile d’être les fils de nos pères, hein ? Le prince écarquilla les yeux l’espace d’une seconde, puis les plissa, et ils s’éteignirent. — Certaines choses vous échapperont toujours. Le voleur se détourna du prince, puis redescendit l’estrade et sourit à ceux qui venaient le féliciter. Beaucoup d’entre eux semblaient sincèrement heureux, leurs sourires et remarques lui faisaient chaud au cœur, mais des regards de vipère et des poignées de main molles lui révélèrent qu’un grand nombre d’entre eux ne l’appréciaient pas du tout. Il conclut qu’il s’agissait de jalousie, ou de peur car les indignés faisaient tous partie des Oriosans au masque très décoré. La dernière personne à le féliciter tendit sa main gauche plutôt que le métal recouvert de cuir de sa droite. — Mon nom est Sallitt Hawkins de Forteresse Draconis. Will lui sourit. — Je vous ai déjà vu, avec votre épouse, lors de la présentation du baron Draconis. — Tous deux auraient voulu être là et vous adressent leurs meilleurs vœux, mais ils sont loin, à revoir les plans, maintenant que la discussion sur nos futures actions commence à battre son plein. (Le métal sur le visage de Sallitt racla un peu quand il sourit.) Je retourne vite auprès d’eux, mais je me devais d’être présent. Vous savez que la prophétie prédit la présence d’un Hawkins à vos côtés lorsque vous détruirez Chytrine. Will cligna des yeux. — Non je ne le savais pas. Résolu surgit derrière l’épaule droite de Will. — Vous n’avez pas tort, bien que savants et philosophes débattent encore des nuances des mots elfiques. — Je peux le comprendre, acquiesça lentement le meckanshii. J’étais trop vieux pour vraiment connaître votre père, mais je n’oublie pas combien le mien a servi votre grand-père. J’en suis certain, vous avez dû entendre les histoires contant que les Hawkins ont toujours servi les Norrington. Je veux que vous sachiez que, si vous avez besoin d’aide, ou d’autre chose, un Hawkins sera toujours là pour vous. Will eut la chair de poule à ces paroles. Il percevait non seulement de la sincérité dans la voix de son interlocuteur, mais aussi une volonté et un désir d’accomplir son devoir vis-à-vis de lui et, par extension, à l’égard du monde. Et cela quel qu’en soit le prix : le fait que l’homme se soit laissé transformer en meckanshii démontrait une capacité de s’engager que Will n’était pas certain de pouvoir accepter. — Merci, colonel. Merci. (Will hocha la tête gravement.) Avec un Hawkins et un Norrington contre elle, les longues nuits de sommeil de Chytrine ne seront plus qu’un lointain souvenir. Hawkins salua Résolu de la tête, se tourna sur sa jambe de métal et repartit en boitant. Lorsqu’il se trouva assez loin, Will leva les yeux vers Résolu. — C’est vrai, ce qu’il a dit ? Résolu confirma sérieusement. — Cette prophétie est composée de nombreux éléments, et celui qu’il a mentionné n’en est qu’un parmi d’autres. — Mais c’est une bonne chose, qu’il propose ses services comme ça ? Les yeux d’argent du Vorquelfe brillèrent froidement. — Oui, mais l’association d’un Norrington et d’un Hawkins ne suffira pas. Les efforts de bons soldats comme lui doivent être utilisés de façon efficace, et nous ne savons pas si cela sera le cas ou pas. Will fronça les sourcils. — C’est-à-dire ? — C’est un Conseil des Rois, gamin. Un marché au pouvoir. (La voix de Résolu se mua en un murmure tranchant comme une lame de rasoir.) Cela fait plus d’un siècle que Chytrine possède ma terre d’origine, non parce qu’il manque au monde le pouvoir de le libérer, mais parce que ses souverains n’y voient aucun avantage. Lors de ces réunions, Cavarre sera opposé à Adrogans, et tous les autres auront leurs petits jeux à jouer. S’ils oublient l’objectif, des centaines de milliers d’Hawkins accompagnant des centaines de milliers de Norrington n’accompliront rien. — Mais ça n’a aucun sens ! — Eh non, gamin. (Le Vorquelfe soupira et tapota l’épaule de Will.) Mais, aux yeux des politiciens, ils auront gagné si leur pays est le dernier à être dévoré par Chytrine. Ils feront tout ce qu’il faudra pour goûter à la victoire. Sache-le et fais attention. CHAPITRE 41 Le roi Scrainwood glissa l’ongle de son pouce sous celui desonindex et se mit à en gratter la saleté. Il ôta la petite boule noire pour la rouler entre ses deux doigts, puis la fit sauter. Il s’inspecta de nouveau les ongles, puis hocha la tête en direction de son chambellan, le comte Cabot Marsham. — La vieille sorcière a suffisamment patienté, faites-la entrer. Marsham s’inclina profondément, ce qui fit s’envoler et trembler les rubans multicolores de son masque. — À vos ordres, mon roi. Scrainwood retint sa grimace jusqu’à ce que le petit homme ait disparu derrière le rideau-masque. Marsham lui avait fait une faveur, autrefois, et, malgré sa nature de crapaud intrigant, il avait continué à se rendre utile. Marsham savait comment cultiver les alliances de l’ombre. La rencontre que Scrainwood s’infligeait était de son fait. Scrainwood l’aurait volontiers repoussée, mais Marsham avait souligné son importance. Le roi avait la tête douloureuse d’avoir trop bu la veille au soir : il avait beaucoup célébré l’honneur de l’Oriosa et l’appartenance du Norrington à son pays. Sa colère contre son fils, qui avait perdu le sceau d’État, n’avait fait qu’exacerber sa migraine. Ce qui le rendait furieux, ce n’était pas tant que Linchmere l’ait égaré (cela était déjà arrivé), mais que celui-ci s’en soit rendu compte à minuit et n’ait commencé les recherches qu’en milieu de matinée, après son réveil. Ce garçon ne vaut plus rien depuis que sa mère s’est noyée. (Le roi secoua la tête.) Que les dieux soient remerciés qu’ il ne soit pas mon aîné. La perte de sa propre bague avait contribué à sa mauvaise humeur. Le bijou en lui-même n’avait qu’une valeur matérielle négligeable, bien que le sort qu’il comporte se soit révélé fort précieux à maintes reprises. Cela le rendait également unique en son genre et possible à traquer par sorcellerie. Il aurait préféré l’avoir avec lui, même s’il ne pensait vraiment pas devoir craindre son invitée. L’absence de la bague serait tolérable. Scrainwood sourit lorsque le rideau-masque s’ouvrit et que Marsham guida la vieille femme dans la petite bibliothèque. Il la mena jusqu’à un large fauteuil tapissé et s’apprêta à lui verser un peu de vin. Elle posa une main à la peau fine et tachée par la vieillesse sur son bras pour l’arrêter, puis leva les yeux vers le roi. — Je vous suis très reconnaissante d’avoir accepté de me recevoir, Altesse. Scrainwood inclina la tête. — Votre requête m’a profondément honoré, Grande Duchesse. J’imagine que vous venez me parler à la demande de votre neveu. La vieille femme baissa la capuche de son manteau, révélant des cheveux blancs fermement tirés en arrière. Scrainwood frissonna légèrement lorsqu’il croisa le regard glacé de la vieille femme. Puis elle jeta un coup d’œil à Marsham. — Mes paroles ne sont que pour vous, Altesse. Scrainwood leva la tête vers son chambellan. — Laissez-nous, Marsham. Retrouvez mon fils et aidez-le dans ses recherches. De nouveau, Marsham s’inclina profondément et prit congé. Si Scrainwood ne lui avait pas donné d’instructions spécifiques, il se serait positionné juste derrière le rideau-masque, où il pouvait tout entendre sans être vu. Si Scrainwood n’était pas certain de savoir ce que voulait Tatyana, il était en revanche sûr de ne pas vouloir que Marsham en soit avisé avant qu’il ait décidé des informations qu’il jugeait nécessaire de lui communiquer. Scrainwood se rapprocha et s’assit en face de la Grande Duchesse. — Il est parti. Qu’aviez-vous à me dire ? La frêle vieille femme s’appuya contre le dossier de l’énorme fauteuil. — Une goutte de vin avant cela peut-être, Altesse ? Scrainwood dilata les narines, mais il se leva et versa le vin rubis dans un verre de cristal. Bien que lui-même désirât ardemment boire, il se contenta de la servir et retourna à son fauteuil. — Vous ne vous joignez pas à moi ? — Comme vous le savez bien, Grande Duchesse, le vin aide souvent à parler, rarement à écouter. — Très vrai, Altesse, et rarement à penser, et il s’agit bien de cela. (Elle goûta une gorgée et lui adressa un sourire fugace.) Délicieux. — Si ce que vous avez à me dire me plaît, vous en aurez une caisse au matin. La vieille femme plissa ses yeux bleu glace. — J’accepterai votre don, bien que ce que je m’apprête à vous révéler vous donnera le contrôle éternel de votre nation, peu cher payé à ce prix. À quoi jouez-vous ? — Alors deux caisses pour chaque année de votre vie où je serai sur le trône. — Voilà qui est mieux. Elle reposa le verre sur la table près de la carafe, puis se pencha. — Lors de nos conseils, j’ai constaté une certaine division de pensée entre le baron Draconis et vous. — Nous ne marchons pas de conserve, mais nous avons de nombreuses choses en commun. Il a épousé ma sœur. Mon aîné commande Forteresse Draconis en l’absence de Cavarre. (Scrainwood se força à écarquiller les yeux pour qu’elle les voie malgré le masque.) À l’instar de tous les autres souverains, je préférerais qu’il partage avec nous le secret des dragonels mais, jusque-là, il ne l’a pas fait. Fait-il preuve de sagesse en pensant que, si nous possédions ce secret, nous nous ferions la guerre les uns les autres ? Peut-être. Elle croisa les mains et les reposa sur ses genoux. — Je vous aurais cru plus perspicace que cela, Altesse. — Resservez-vous, Grande Duchesse, et exprimez-vous clairement. (Scrainwood se frotta la tempe gauche.) Je n’ai pas le temps et je ne suis pas disposé à jouer aux devinettes. — Je serai franche alors, roi Scrainwood. Cette offre que vous m’avez faite, celle de me donner deux caisses de vin tant que je vivrai ou que vous serez sur le trône d’Oriosa, voilà une offre dont je vais regretter qu’elle ne dure pas. Scrainwood ne doutait pas que Tatyana soit trop amère pour mourir vite, toutefois il s’attendait à régner encore longtemps. — Vous croyez que je vais être détrôné par Cavarre ? Peut-être avez-vous trop bu, si vous croyez qu’il désire mon trône. — Non, Altesse, je ne crois pas une telle ineptie. Il ne le prendrait pas pour lui-même, ni pour les enfants qu’il a eus de votre sœur, bien que le trône ne soit pas loin de leur revenir. Non, il le prendrait pour votre fils, Erlestoke. Il lui enseigne beaucoup, et l’Oriosa ne se porterait que mieux de l’avoir sur le trône. Ainsi que presque tout le reste du monde. — Vous allez trop loin. — Non, Altesse. Vous êtes allé trop loin. (La voix de Tatyana se changea en sifflement glacé.) Croyez-vous qu’aucun d’entre nous ait manqué de remarquer que l’Oriosa sert de base aux forces de Chytrine ? Cavarre considère ce pays comme un ennemi tapi dans son dos dont il faut s’occuper. L’armée qui a attaqué Porasena, à votre frontière avec l’Alcida, venait de chez vous. Nous le savons tous. Les urZrethis ont beau taire leurs affaires, des rumeurs ont filtré hors de l’Oriosa à propos de forces aurolanies luttant contre eux à Bokagul. Sous votre règne, l’Oriosa est une plaie infectée qui menace de répandre son poison dans le monde entier. Scrainwood renifla avec mépris. — Vous savez que je traque les forces de Chytrine, que j’en fais l’inventaire et que je partage ces informations avec les autres. Ses attaques sont réduites au minimum pendant que nos armées s’aiguisent à la combattre. Regardez donc votre propre princesse Alexia. Le sang sur son épée est aurolani. — Voilà une remarque juste et sage. (La vieille femme claqua des doigts.) Les faits sont là, néanmoins : si le Conseil se décide en faveur de Cavarre et ne soutient pas la requête d’Adrogans qui souhaite obtenir plus de troupes, les armées se rallieront et marcheront sur l’Oriosa. Vous savez qu’ils s’en prendront à votre peuple, pour le punir de vos pactes avec Chytrine. La peau de Scrainwood se tendit lorsqu’il baissa les yeux vers ses mains recourbées. Il pouvait toujours y voir la tête de sa mère. Sentir son sang chaud couler entre ses doigts. Regarder ses lèvres mimer un dernier message que, sans poumons, elle ne pouvait même pas murmurer. Dans ses souvenirs, les dix secondes de vie qu’elle avait eues après sa décapitation devenaient toute une existence, et chacun de ses battements de cœur lui durcissait les entrailles comme des cailloux. La voyante okranne continua son murmure sépulcral. — Il serait si facile pour Cavarre d’envoyer votre fils prendre la tête de Meredo. Il vous détrône, sans verser une goutte de sang, peut-être, vous exile avec Linchmere dans une petite ferme quelconque. Puis, dans votre pays, il retourne ses troupes contre celles de Chytrine et les déracine. Vous savez qu’elle vous tuera pour cela, de la façon la plus horrible. Et vous savez qu’Erlestoke la laissera faire avec joie, car il vous considère toujours comme responsable de la mort de sa mère. — C’est Cavarre qu’il devrait accuser, la faute est sienne. Il n’aurait jamais dû l’autoriser à sortir en mer alors que le temps était si instable. Tatyana secoua lentement la tête. — Certains croient qu’en cela il a été votre agent, vous savez. Votre épouse rendait visite à la sienne. Vos nombreuses aventures sont la preuve que vous n’éprouviez aucun amour pour elle, et cela était réciproque. L’avez-vous fait jeter par-dessus bord ou bien a-t-elle sauté ? Le roi plissa les yeux. — Malgré ce que vous pouvez en penser, Grande Duchesse, l’histoire de sa noyade lorsque son bateau s’est renversé est véridique. Si j’avais voulu qu’elle meure, j’aurais organisé cela plus tard. Elle est décédée avant le masque-de-lune de mes fils ; pour eux, j’aurais voulu qu’elle puisse fièrement les contempler comme des hommes. — Alors, vous laisserez votre règne s’éteindre pour un crime dont vous êtes innocent ? — Je ne l’autoriserai pas. (Scrainwood redressa le menton.) Vous souhaitez que je soutienne Adrogans dans sa campagne pour libérer l’Okrannel ? Vous savez qu’il ne pourra protéger votre pays de Chytrine s’il le lui reprend. — Confiez-moi le destin de l’Okrannel. Alexia n’est pas la seule à avoir été entraînée à la guerre. Nombreux sont ceux qui lutteront et le rendront trop instable pour que Chytrine veuille s’en emparer de nouveau. Le roi se tapota un instant la lèvre du doigt. — Vous autoriseriez la princesse Alexia à déléguer son autorité dans les événements à un général jeranais ? Comment pouvez-vous savoir si Adrogans ne va pas simplement s’emparer de l’Okrannel et l’annexer à la Jerana ? La vieille femme lâcha un rire dur. — S’il agit ainsi, Alexia le détruira. — Et elle en saura assez sur lui pour s’emparer de la Jerana le temps venu ? — Cela adviendra bien après ma mort, roi Scrainwood, et la vôtre. (Elle se saisit de nouveau de son verre de vin.) Vous laisserez une armée traverser vos terres à vos risques et périls. — J’achète la liberté de mon pays avec celle du vôtre ? (Le roi hocha lentement la tête.) Et pour quelle raison mon opinion prendrait-elle cette direction ? — Selon les principes les plus simples, Altesse. Si nous combattons Chytrine en Okrannel, nous lutterons sur son territoire. Ma nation a été ravagée par ses troupes. Il n’y a aucune raison pour que nous lui donnions l’occasion de ruiner des terres intactes. Non seulement soutenir Adrogans libérera mon pays, mais cela en sauvera beaucoup d’autres. » Si, en soutenant le plan du baron, nous l’invitons à attaquer Forteresse Draconis, nous l’invitons aussi à étendre son territoire. Nous savons déjà qu’il existe une faille derrière la forteresse. Il pourrait être facilement envisageable qu’elle réunisse une force de siège suffisante pour bloquer Forteresse Draconis, tandis qu’une plus grande armée se faufilerait, tailladant le cœur des pays du Sud. Il n’y a qu’en attaquant l’Okrannel que nous pouvons causer une diversion qui éloignerait ses troupes du couloir d’invasion. Scrainwood hocha lentement la tête. — Logique et défendable. Les Jeranais n’ont pas pensé au risque des armées étrangères traversant leur nation ? — Adrogans ne souhaite qu’obtenir assez de gloire pour pouvoir mériter la reine et le trône. Chytrine partage son désir. — Ainsi soit-il, accepta Scrainwood. — Une dernière chose, Altesse. (Les lèvres fines de Tatyana se recourbèrent en un sourire rusé.) Nous pourrions resserrer les liens entre nos pays. Réfléchissez au fait qu’il faut un mari à Alexia. Moi ? Non, elle ne me donnerait pas Alexia. — Erlestoke. Il prendrait alors le trône d’Okrannel, laissant l’Oriosa à Linchmere ? — Vous vivriez assez longtemps pour voir l’un des enfants de Linchmere grandir solidement. — Voilà, effectivement, beaucoup de choses auxquelles penser, Grande Duchesse. Le roi Scrainwood sourit, se leva et alla se verser un peu de vin. — Je crois bien que je vais vous imiter, maintenant. Nous partagerons ce vin comme nous partageons nos plans pour l’avenir. À votre santé. — À la vôtre et à la nôtre, Altesse. CHAPITRE 42 Le roi Augustus leva les paumes devant Dothan Cavarre. — Vous vous méprenez, mon ami. Je ne vous abandonne pas. Je suis entièrement d’accord avec votre stratégie. L’homme plissa ses yeux gris piquetés de bleu. — Pardonnez-moi, ou vous ai-je mal entendu au Conseil lorsque vous avez préconisé que je partage ma science des dragonels avec les autres ? Augustus jeta un coup d’œil derrière lui, à la porte à deux battants qui menait du jardin à la chambre du Conseil de la forteresse Gryps. Baissant la voix, il attira le baron Draconis plus avant dans le jardin. — Je n’ai pas suggéré plus que ce que nous avons évoqué durant nos propres réunions. Je préconisais que vous détachiez des unités de meckanshii qui feraient fonctionner les dragonels pour les autres pays. Ils auraient ce qu’ils veulent pour repousser les autres, mais ne pourraient s’en servir pour attaquer leurs voisins. Cavarre poussa un soupir audible. — Bien que le métal et la magick soient mêlés à leur chair, les meckanshii sont très humains. Ils ont des passions et des désirs, ils peuvent être corrompus. Leur loyauté envers Forteresse Draconis et moi existe car nous donnons un but à leur existence. Ils auraient été réduits à rien, nous les avons rendus exceptionnels. Ils protègent leurs anciennes terres de la menace du Nord, ce qui rend leur sacrifice plus noble que nous pouvons l’imaginer. » Mais ils sont aussi humains et, s’ils étaient envoyés à Yslin, Meredo ou Lakaslin, la vie là-bas pourrait les séduire. Des promesses pourraient leur être faites. Ils seraient changés et pervertis. Les secrets des dragonels se transmettraient sans surveillance. Tous se retourneraient les uns contre les autres au lieu d’utiliser ces armes maléfiques contre Chytrine. Le roi d’Alcida hocha lentement la tête. — Je sais qu’il s’agit d’un risque, mais si vous ne pouvez ou ne voulez pas envisager cette concession, les voix du Conseil soutiendront Adrogans. Les troupes dont vous avez besoin iront à lui. L’Okrannel deviendra une zone de tuerie, et je sais très bien à quel point le sang détrempera la terre là-bas. Ce sera une plaie ouverte qui aspirera nos soldats, année après année. — Exactement ! Le regard de Cavarre s’enflamma et Augustus se dit, pas pour la première fois, qu’il était peut-être un peu teinté de folie. — Chytrine y maintiendra une guerre éternelle ! Tout comme l’a fait la Jerana, d’autres nations me refuseront les troupes nécessaires. La reine Carus conclura des pactes et des alliances qui enverront d’autres armées en Jerana et en Okrannel. Pis encore, les exigences en dragonels deviendront de plus en plus importantes, comme s’ils pouvaient leur faire gagner la guerre. Augustus secoua la tête. Les terres montagneuses de l’Okrannel limiteraient sévèrement l’efficacité des dragonels, très lents à déplacer et nécessitant des munitions très spécifiques pour les faire fonctionner. Tenir le siège d’un petit fort ne nécessitait que du bois et des pierres si l’on se servait de machines de siège ordinaires. Un dragonel était inutile sans poudre de feu et sans charge, sauf peut-être en tant que bélier. — Nous ne le permettrons pas, Cavarre. (La douleur à la tête qui le parcourait d’une tempe à l’autre lui fit pousser un grognement.) Nous autres sommes assez nombreux, mon frère, pour déconseiller ce genre de choses. L’hésitation de Cavarre indiqua à Augustus que son emphase ne lui avait pas échappé. Tous deux appartenaient à l’Ancienne et Très Secrète Société des Chevaliers du Phénix. Les Chevaliers avaient débattu avec animation du déroulement des événements au cas où le plan d’Adrogans serait mis en œuvre. Bien que, pour certains, Adrogans ait une chance d’infliger de sérieux dommages aux forces de Chytrine, tous s’accordaient pour penser que les défenseurs auraient de grands avantages en Okrannel. Le pays servirait à Chytrine comme Forteresse Draconis servait le Sud, coûteux en temps, en matériel et en vies. Au vu des ravages qu’avait subis l’Okrannel, maintenir les troupes bien ravitaillées pour la contre-attaque aurolanie serait proche de l’impossible et épuiserait en second lieu les ressources du Sud. Tous les Chevaliers du Phénix comprenaient le raisonnement de Cavarre quant à maintenir une poigne de fer sur les secrets des dragonels et s’accordaient même avec lui sur ce point, mais jusque-là ils s’étaient montrés incapables d’exercer une assez grande influence sur l’opinion des dirigeants. La simple existence d’une brèche dans les défenses de Forteresse Draconis par laquelle s’écoulaient de petites troupes aurolanies signifiait qu’on ne voyait plus cette dernière comme le grand bouclier d’autrefois. Puisqu’elle semblait être un peu affaiblie, et que tous craignaient son effondrement, un plan qui prévoyait une offensive sur le territoire de Chytrine avait de quoi séduire les souverains. Déplacer quelques dragonels vers le sud aiderait à soulager quelque peu leur peur, mais rendrait encore plus précaire l’avenir de la stratégie de Forteresse Draconis. Le petit baron renifla. — Même si j’approuvais votre plan, et même si les chefs de ces unités de meckanshii venaient nous rejoindre, le secret filtrerait tout de même. De plus, les commandes de recharges pour les dragonels nécessiteraient soit du temps, soit de retirer ses défenses à Forteresse Draconis. Pensez-y, Altesse. Ils me diront que, dès qu’ils obtiendront les dragonels pour remplacer les troupes qu’ils m’enverront, ces dernières me seront octroyées. Jusque-là cependant, ils soutiendront Jerana. Une promesse pour me faire agir vite, qui affaiblirait Forteresse Draconis et nous laisserait tous vulnérables aux attaques de Chytrine. — Là, maintenant, Forteresse Draconis est-elle assez forte pour retenir Chytrine ? Cavarre fronça les sourcils. — Si ce n’était pas le cas, elle l’aurait détruite déjà. En revanche, si l’on me refuse les troupes dont j’ai besoin, la forteresse pourrait dangereusement s’affaiblir. — Alors il vous faut offrir un compromis. (Augustus désigna la chambre du Conseil.) Vous avez entendu Scrainwood. Il est d’accord avec l’idée que, si la guerre se fait en Okrannel, Chytrine sera forcée de retirer ses troupes des pays plus au sud pour renforcer celles de la Marche fantôme et de l’Okrannel. — Scrainwood est un imbécile. Chytrine a d’excellents généraux en Okrannel et dans la Marche fantôme. Adrogans a obtenu quelques victoires, mais elles n’ont pas été nettes et résultent de la présence d’une force écrasante à ses côtés. En Okrannel, cette force sera brisée et sujette aux embuscades. Tout le monde semble oublier qu’Edamis Vilkaso – Malarkex, comme elle se fait appeler maintenant – sait parfaitement se servir d’une cavalerie. Si les rumeurs qui courent dans la Marche sur des unités de grands temeryx montés par des vylaens n’ont même qu’un soupçon de réalité, celui qui croit qu’Adrogans obtiendra une quelconque victoire en Okrannel est aussi idiot que Scrainwood. — Il y en a une salle pleine derrière nous. — Je sais. (Le Renard des Neiges leva les yeux vers Augustus et soupira.) Chytrine a très bien joué son jeu, il n’y a rien à dire. En attaquant ici en Alcida, elle a démontré qu’aucune nation ne lui échapperait. Scrainwood et les autres proposent l’espoir de la distraire, mais ils ne voient pas son véritable but : dérober les morceaux de la Couronne du Dragon et détruire les terres du Sud. La distraire et l’apaiser traîtreusement ne feront que retarder l’inévitable. Augustus ne pouvait le nier. Le plan le plus expéditif pour mettre fin à la menace qui pesait sur son propre pays serait de frapper en Oriosa, de renverser Scrainwood et de purger le pays des troupes aurolanies. Le plus gros problème, c’était que cet acte provoquerait la destruction de toute alliance parmi les nations du Sud et donnerait l’impression que, si elles ne cédaient pas aux désirs d’Augustus, il s’emparerait d’elle à leur tour. Le Sud sombrerait alors dans le chaos, et nul ne pourrait s’opposer à Chytrine. Le roi se frotta les yeux. — Que ferez-vous lorsque leurs votes soutiendront Adrogans ? — Ce que j’ai toujours fait, Altesse. Je défendrai les trois fragments de la Couronne du Dragon autant que j’en suis capable. — Et vous ne suggérerez même pas qu’il pourrait y avoir un compromis ? Vous ne direz pas que vous reconsidérerez le partage des dragonels ? Le petit baron secoua la tête. — Je ne peux pas, car ils reconnaîtraient le mensonge. Augustus, je ne suis ni aveugle ni ignorant de la politique et de toutes les ramifications auxquelles nous faisons face ici. Je vous l’assure. Néanmoins, à la seconde où je mens à vos pairs, je leur donne une raison de ne plus croire aucune de mes paroles, et beaucoup douteront alors de ce que j’aurai dit avant. Ils considéreront que, pour atteindre mes propres objectifs, j’ai exagéré les choses à un tel point qu’ils me refuseront tout approvisionnement, et pourraient ne plus m’envoyer de troupes ni de ravitaillement. — Damnation ! (Augustus porta le poing à la bouche puis le força à s’ouvrir pour se lisser la moustache.) Si je me retire de n’importe lequel de nos accords, je brise l’alliance que nous opposons à Chytrine. Les nations vous soutiendront, ou Adrogans, ou pire encore, cherchera une paix individuelle avec Chytrine. Il faudra que je soutienne Adrogans s’ils le font – et je le ferai –, en suivant exactement l’accord que nous aurons établi, quel qu’il soit. Je vous soutiendrai aussi. Je peux me le permettre, et je suis certain de pouvoir influencer quelques autres à me joindre. Le Naliserro n’apprécie pas qu’un sullanciri s’y déclare chez lui. La Sebcia, le Muroso et la Viarca vous aideront également puisque vous êtes leur première ligne de défense. Je crois que nous pouvons compter également sur Vilwan. — Non, épargnez-moi les sorciers. Ils sont furieux du massacre de leurs enfants, et les gens n’ont plus confiance en eux. Ils serviront bien mieux dans les petites unités en Okrannel qu’à mes côtés. J’en ai assez pour forger d’autres meckanshii. Si j’ai besoin de plus, tout est perdu. (Cavarre plissa les yeux.) Il nous reste une autre chose à faire, même si cela sera difficile. — Et c’est ? — Le Norrington doit se rendre en Okrannel. Augustus fronça les sourcils. — Je ne suis pas votre raisonnement. — C’est lui la seule vraie menace que nous avons contre Chytrine. Il y a eu débat pour savoir s’il allait ou non tuer Chytrine, mais il a bien été prophétisé qu’il libérerait Vorquellyn. Chytrine a placé son sullanciri Winfellis à la tête de l’île, un Croquelfe perverti surveillant des terres elfiques perverties. Tant que le Norrington sera là-bas, il représentera une menace crédible pour l’île. — Ce qui n’arrivera pas s’il est à Forteresse Draconis ? — Chytrine penserait avec raison que je ne me priverais pas de troupes pour attaquer l’île. D’un autre côté, Adrogans serait capable d’une telle imprudence, surtout si son armée s’enlise en Okrannel et qu’il y fait peu de progrès. Nous n’avons pas beaucoup de temps avant que l’hiver s’installe, ce qui sera un avantage pour Chytrine puisque ses soldats sont endurcis au froid et qu’ils s’en accommodent très bien. Le roi acquiesça. — De plus, si le Norrington se trouvait à Forteresse Draconis, sa destruction s’ajouterait à l’obtention des fragments de la Couronne du Dragon et la rendrait d’autant plus irrésistible. Le Renard des Neiges soupira. — La seule chose qui joue contre Chytrine, c’est son impatience. Massacrer les jeunes sorciers nous affaiblira d’ici à une génération. Si elle avait attendu, diminuant ses attaques ici ou là pour suggérer un épuisement de ses forces, le monde se retrouverait entre les mains de ceux qui ne se rappellent pas les horreurs de la dernière guerre. Les pressions internes déchireraient notre fragile alliance, les vieilles rivalités se réveilleraient. Les réfugiés okrans finiraient comme les Vorquelfes, amers, et personne ne risquerait sa vie pour aider à libérer leur nation. Augustus étrangla un petit rire. — Elle s’est piégée lorsqu’elle a envoyé son avertissement avec Hawkins, des années plus tôt. Elle a promis que les enfants d’aujourd’hui n’atteindraient jamais la majorité. Elle a accompli sa prophétie avec les Apprentis de Vilwan et les petits de l’Ombreux. Si elle en reste là, encore une génération et s’emparer de tout le reste ne sera pour elle qu’une promenade. — Nous ne pouvons pas lui en laisser l’occasion. (Cavarre fit rouler ses épaules puis indiqua le Conseil de la tête.) Je vais réclamer tout ce à quoi je peux penser, y compris le Norrington. Vous me les refuserez et nous nous disputerons le plus à son sujet. Peut-être que, de cette façon, nous obtiendrons ce qu’il faut. Sinon… Augustus secoua la tête. — Nous l’obtiendrons. Au nom de Kedyn, j’espère que cela sera suffisant. CHAPITRE 43 Will sortit de sa chambre et tourna deux fois à gauche dans la tour vilwanaise pour dénicher la salle où on lui avait demandé de se présenter. Grâce aux rayons du soleil matinaux au travers des fenêtres de la pièce étroite, il savait qu’elle se trouvait à l’est. Il savait aussi que c’était impossible car, en prenant deux fois à gauche, il aurait dû arriver dans une chambre au mur extérieur mitoyen à la sienne, qui pourtant donnait à l’ouest. Il s’en serait inquiété, si des soucis plus immédiats ne s’étaient présentés à lui. En plus de Corbeau, Qwc, Résolu et Dranae, trois autres individus occupaient la pièce. Les cheveux du même gris que son interlocuteur, la seule femme présente se trouvait en grande conversation avec Corbeau. Will reconnut Orla, la mage de combat envoyée lors de l’attaque de la maison de Marcus. Le non-humain était un Panqui, du moins c’est ce qu’il déduisit de l’apparence de l’imposante créature. Le soleil se reflétait, brillant et doré, sur ses plaques osseuses. Le Spritha tournoyait autour du Panqui tandis que ce dernier et Dranae s’évaluaient l’un l’autre. La troisième personne causerait certainement des ennuis à Will. Il s’attendait à voir une lueur s’allumer dans les yeux verts du grand jeune homme lorsqu’il le reconnaîtrait. C’est à lui que les gosses de Jack le Galeux et Garrow flanquaient une raclée. (Will sourit.) Il me reconnaît pas à cause du masque. Will lui adressa un rapide salut de la tête, puis leva le menton et rejoignit Corbeau. — Je suis là. Corbeau sourit gentiment. — Je vois ça. Tu te souviens de la Magister Orla. On lui a assigné la tâche de te protéger des sullanciri. Elle sera aidée de l’Initié Kerrigan Reese. Lombo est un Panqui, il les accompagne. — Heureuse de vous rencontrer de nouveau, seigneur Norrington. Will eut l’impression d’une décharge le long de sa colonne vertébrale. Dans sa voix résonnait du respect, ce qui le glaça. Kerrigan s’approcha pour les présentations. Will se renfrogna. Après tout, il était le Norrington. Il allait sauver le monde, alors le respect d’Orla lui était dû. Malgré tout, il se sentait mal à l’aise et, peut-être pour la première fois de sa vie, honteux. Tout le monde voulait qu’il soit un héros. Il avait accompli quelques actes héroïques, mais il n’avait pas aidé Kerrigan. Ce n’était même pas parce qu’il avait eu peur de se faire battre par le gang de Garrow, la plupart n’avaient de toute façon rien dans les poings. Il s’était détourné parce que cela ne le regardait pas. Si j’agis comme ça dans une situation aussi simple, pourquoi je risquerais pas de le faire quand il faudra que je sois le Norrington ? L’Initié tendit une main à Will. — Je suis Kerrigan Reese. — On s’est rencontrés, plus ou moins, acquiesça Will. Kerrigan fronça les sourcils. — Je ne me souviens pas. Le Panqui les rejoignit, sur les poings et les pieds, traversant la distance qui les séparait bien trop vite pour le bien-être de Will. Le Panqui le renifla avec attention puis hocha la tête. — Nuit de proie. — Je ne… Kerrigan rougit violemment. Will releva son masque de quelques centimètres. Il n’arrivait pas à croire qu’il s’entendait parler. — Je t’ai pas aidé quand le gang de Garrow t’a mis à terre. L’Initié plissa ses yeux verts et ses joues tremblèrent. — J’ai appelé à l’aide… Lombo renifla et frappa Will en pleine poitrine d’un revers de main désinvolte. — Chasseur toi devenu, Kerrigan. Lombo a vu. Will toussa brusquement et tituba en arrière. Il était certain que Kerrigan n’avait rien entrevu de la lueur dans les yeux noirs du Panqui, mais Will, oui, aussi sûrement que la nuit apporte l’obscurité. Si je fais quoi que ce soit qui blesse Kerrigan, Lombo m’arrachera le cœur par le dos d’un seul coup de poing. Will se frotta la poitrine, mais fit un geste de la tête au Panqui. Ce dernier lui répondit brièvement. La poigne de fer de Résolu se referma sur la nuque de Will. — Qu’est-ce que tu as fait ? — C’est ce que j’ai pas fait. Will secoua la tête. Si je t’avais fermée, seuls Lombo et moi saurions et on aurait notre entente. — Quand j’étais dans l’Ombreux, y avait ce gang qui malmenait Kerrigan. Il m’a demandé de l’aider mais je l’ai pas fait. Le Vorquelfe força Will à se retourner et, l’agrippant par les épaules, le secoua. — Comment as-tu pu ? Will le repoussa violemment. — J’avais d’autres choses en tête à ce moment-là. Je fuyais tout ce qui s’était passé depuis que je t’ai rencontré, et il en faisait partie. Deux fentes d’argent coupantes le dévisagèrent avec froideur. — Ton rôle est de… — Je sais quel est mon rôle, merci ! gronda le jeune voleur. Mais là, je n’étais pas le Norrington, j’étais moi ! Je sais que je, ou qui que ce soit que j’étais ou suis, n’étais pas le Norrington à ce moment-là ! Mais écoute, je lui ai dit ce que j’ai fait. Kerrigan, je suis désolé de pas t’avoir aidé. L’Initié haussa les épaules. — Ce n’est pas grave. — Si, ça l’est. (Résolu croisa les bras sur sa poitrine.) Je ne crois pas que tu comprennes à quel point la situation est critique, gamin. Le Conseil des Rois a pris sa décision. Ils soutiennent le général Adrogans et l’attaque sur l’Okrannel. Will fronça les sourcils. — Ça veut dire quoi, exactement ? Corbeau se déplaça et indiqua la table et les chaises à tout le monde. Comme ils prenaient place, le Spritha se posa sur le dos de la chaise de Will, et le Panqui s’accroupit à l’autre bout de la pièce, puis il commença à expliquer : — Cela signifie très simplement que nous partons pour l’Okrannel, Will. — Mais, je veux dire, je croyais qu’on allait à Forteresse Draconis, s’étonna le garçon. De là, on devait monter au nord, tuer Chytrine et en avoir fini avec tout ça. Corbeau, Orla et même Résolu échangèrent un sourire avant qu’il continue : — Si seulement c’était aussi facile que tu le suggères. C’est ainsi que l’on pensait il y a un quart de siècle et cela n’a pas marché. — Comment c’est possible ? (Will renifla d’écœurement.) Il y a un Hawkins à Forteresse Draconis, et même Résolu a dit que j’en aurais besoin d’un quand on irait tuer Chytrine. Corbeau hocha la tête. — On m’a dit que c’était un argument soulevé par le baron Draconis. Il a soutenu longuement et fortement que tu devais être amené à la forteresse, mais le général Adrogans t’a pris pour lui. — La prochaine fois que je lui serre la main, sa bague est mienne ! Résolu se renfrogna. — La discussion était équilibrée jusqu’à ce que Scrainwood s’allie aux Jeranais. Si tu veux te venger, c’est à lui qu’il faut s’en prendre. — C’est déjà fait, répondit Will avec un petit rire. Corbeau haussa vivement un sourcil. — Quoi ? Le sourire de Will s’élargit. Il plongea la main dans la bourse accrochée à sa ceinture. — En fait, il faisait l’abruti et ça m’a pas plu, alors quand on s’est serré la main, je lui ai piqué sa bague. Il sortit le saphir et le brandit fièrement. Orla se cacha le visage derrière une main, et Corbeau secoua la tête. — Ne me dis pas que… — Mais Résolu vient de dire… J’ai fait qu’anticiper. Corbeau cueillit la bague et la posa sur la table. — Résolu, mon ami, je te présente mes excuses. Tout au long de nos recherches et de notre voyage avec Will, j’ai cru que tu étais trop radical, trop dur avec lui. J’espérais qu’il avait plus de son père en lui, ou moins. — C’est pas ta faute, Corbeau. Le Vorquelfe, assis à la droite de Will, se tourna vers lui. — Donne ton autre butin. — De quoi tu parles ? Will refusa de céder, de mettre la main à la bourse. — Il l’a bien mérité ! La voix de Résolu se fit assez basse et froide pour aspirer toute la chaleur de la pièce. — C’est ton choix, gamin. Je t’ai vu trébucher sur le prince. Préfères-tu que je te croie maladroit, ou si efficace et discret que tu m’as trompé jusqu’à maintenant ? Will hésita. S’il prétendait la maladresse, Résolu le fouillerait de toute façon, ainsi que tout son équipement. S’il donnait la seconde bague, la chevalière dont le roi s’était servi pour apposer sa marque sur le masque, au moins Résolu admettrait qu’il n’avait pas repéré le vol. La punition serait la même quelle que soit sa décision, mais le seul point positif serait que le Vorquelfe reconnaisse qu’il n’avait rien vu. Le jeune voleur extirpa la bague de sa bourse et la posa à côté de la première. — Il y a de la magick dessus. Assis à sa gauche, Kerrigan tendit la main pour s’en emparer. Will la gifla rapidement du revers de la main gauche. Ses jointures craquèrent contre le bras de l’Initié. — Aïe ! Will secoua ses doigts et les suça. Il foudroya Résolu du regard. — Le prince était stupide aussi. — Will, il est peut-être vrai que, si Linchmere était une vache, il mourrait de faim parce qu’il n’aurait pas assez de jugeote pour se saisir d’un brin d’herbe, mais cela ne te donne pas le droit de le voler, et encore moins lorsqu’il s’agit d’une bague qui sert de sceau officiel au roi. Tu ne connais pas le roi Scrainwood. Il peut être d’une paranoïa maladive et considérer la disparition de ses bagues comme la preuve d’un complot contre lui. Il risquerait de s’en servir pour justifier l’installation de troupes ennemies supplémentaires en Oriosa. Il pourrait s’en prendre à ses alliés en croyant qu’ils veulent le renverser. — C’est bon, j’ai compris. (Will soupira profondément.) Je peux retourner dans son manoir et remettre les deux bagues à leur place sans qu’ils s’en rendent compte. Résolu n’a rien vu ce soir-là, personne d’autre non plus. Orla posa une main sur l’épaule de Corbeau. — Vu le mauvais présage que fut la dernière visite d’un Norrington au souverain d’Oriosa, peut-être vaut-il mieux que Will ne rende pas les bagues. En fait, si vous le souhaitez, je peux les faire rapporter au roi en expliquant que, lorsque nous avons entendu dire qu’elles avaient disparu, nous avons lancé des recherches qui nous permettent de les lui rendre dès à présent. Les informations seront vagues, il ne saura pas où ni comment… — Cela devrait marcher, approuva Corbeau. Autour des mains de Kerrigan naquit une aura bleue. Dans la gauche, il tenait la bague du roi ; dans la droite, le sceau brillait d’une lueur rouge. — Il y a de la magick sur les deux. Dans le cas de la chevalière, c’est un simple sortilège de sceau. Il la reposa, puis tendit la main vers le masque de Will. Du bleu éclaira le visage du voleur, puis le bras s’abaissa et Kerrigan hocha la tête. — C’est bien la chevalière qui a posé la marque. Une manière aisée de vérifier que les ordres proviennent du roi. Les ailes du Spritha emplirent la pièce de leur vrombissement tandis que la créature volait de la bague au masque, du masque à la bague. — Oui, oui ! Pareil ! Kerrigan souleva le saphir de la main gauche. — Celle-ci est fascinante, elle est chargée d’un enchantement assez exceptionnel. Il doit être invoqué et détecte les intentions hostiles dans un diamètre d’environ trois mètres cinquante autour de celui qui la porte. Résolu éclata de rire. — Il ne doit jamais la porter, de peur d’être submergé. L’Initié se concentra. — Il y a des facteurs de tri. L’un d’entre eux consiste surtout à l’avertir des ennemis de sang Norrington. — Il a dû la faire forger après la mort de sa mère car il aurait certainement fui le sullanciri s’il avait été prévenu de son arrivée. (Corbeau plissa les yeux.) Pourquoi n’a-t-il pas été alerté du vol ? Orla prit la bague que Kerrigan lui rendait et l’entoura de ses mains. Entre ses doigts perça une lueur bleue. Elle réfléchit un instant, puis hocha la tête. — Il y a plusieurs réponses à cette question. La première est qu’en fait Will pourrait ne pas être un Norrington. Résolu balaya cette idée de la main. — Si. De cela, il n’y a aucun doute. Lombo déploya une griffe et se gratta le coin de l’œil. — Voleur vole. Haine, non. Orla approuva de la tête. — La tendance de Will à chaparder semble indépendante de toute réaction émotionnelle. Lorsque le sort a été créé, le mage qui l’a jeté a établi sa propre définition d’« hostile », le vol de Will pourrait ne pas avoir atteint ce palier. Après tout, il n’avait pas l’intention de faire de mal au roi, mais juste de s’enrichir. Il me faudrait un peu de temps pour m’en assurer, mais je soupçonne qu’il s’agit de cela. Will fronça les sourcils. — Peut-être qu’il ne la faisait pas fonctionner. — Une autre bonne idée, acquiesça Orla. — À un tel rassemblement, pour couronner l’entrée dans la société du Norrington ? (Résolu lâcha un rire sec.) Oh, que si, il la faisait fonctionner ! Si Chytrine avait souhaité frapper de terreur les souverains du monde, elle aurait pu le faire là en attaquant et en détruisant leur seul espoir. Assis de l’autre côté de la table entre Orla et le Panqui, Dranae leva la main. — Nous sommes donc dans une étrange situation. Si le roi Scrainwood a déterminé que Will lui avait volé sa bague, et s’il l’envisage comme une action hostile, alors il doit croire que Will n’est pas le Norrington. Ce qui pourrait expliquer pourquoi il a accepté de le voir partir en Okrannel. Will haussa les sourcils. S’ il ne sait pas que je l’ai volé, alors il croit que je suis le Norrington, mais s’ il le sait, alors il sait que je le suis pas ? À moins, bien sûr, qu’ il sache que mon vol n’ était pas hostile, auquel cas il croit que je suis le Norrington. Ou, si le sort ne fonctionnait pas, alors… Il se massa les tempes. Un instant, Corbeau se tapota une lèvre de l’index. — C’est une idée intéressante, mais je crois que les réponses les plus simples sont les meilleures. Tout d’abord, il ne sait pas que Will a volé la bague. Scrainwood est mesquin et vindicatif, mais aussi plein de ressources. Il aurait fait appeler Will, lui aurait dit d’aller à Forteresse Draconis et lui aurait offert beaucoup d’argent pour voler un échantillon de la poudre de dragonel. Mais, plus important encore, il y a une raison bien plus simple pour laquelle il ne l’y envoie pas. Nous traverserions les terres de l’Oriosa. Chytrine a des troupes postées là-bas, alors Will serait particulièrement vulnérable. Si elle le tuait en Oriosa, les autres nations, animées par la fureur, la rage, et l’esprit de représailles, détruiraient complètement le pays. Il se tourna vers Orla. — S’il vous plaît, faites en sorte que les bagues soient rendues au roi Scrainwood. Votre messager peut même suggérer une modification de la bague de saphir en proposant une définition plus large de « hostile ». Dranae sourit. — Cela garantirait la survie de Scrainwood lors d’une attaque des forces de Chytrine. L’Oriosa ne serait-elle pas mieux avec un autre souverain sur le trône ? Nous autres ne serions-nous pas mieux avec un autre roi aux commandes ? — On ne peut faire confiance à Scrainwood ; il ne cesse de comploter mais, tant qu’il est en vie, il est aussi problématique pour nous que pour Chytrine. S’il meurt, les armées de cette dernière pourraient soutenir Linchmere, d’autres Erlestoke ou même Ryhope. Le pays s’effondrerait, les autres nations choisiraient leur camp. Ce ne serait pas une bonne idée. — Mais s’il s’allie à Chytrine et se retourne contre nous ? Cette bague pourrait l’empêcher d’être abattu lorsque nous aurons besoin qu’il meure. Avant que Corbeau réponde à la question de Dranae, Résolu tapa du poing sur la table. Il s’adressa à Orla. — L’enchantement de cette bague, celui qui vise la lignée des Norrington… Y a-t-il quelque chose d’un Norrington à l’intérieur qui le rende possible ? — Un cheveu, confirma-t-elle. Probablement du fils. Le Vorquelfe hocha la tête. — Ce qui inclut pourrait exclure ? Hésitante, Orla acquiesça. — Votre connaissance de la magick est tout à votre honneur, Résolu. — Vous m’en voyez flatté, Magister. Il arracha un cheveu blanc de la mèche qui descendait le long de son crâne. — Lorsque vous modifierez la bague, assurez-vous qu’elle ne me reconnaisse pas. Will écarquilla les yeux lorsque Résolu fit passer le cheveu à Kerrigan devant lui. Corbeau lui saisit le poignet. — Chasseur et guerrier, oui, mais assassin, Résolu ? Ce dernier hocha lentement la tête. — Toi, un homme, tu as juré de voir ma terre natale libérée des forces de Chytrine. Je veux seulement m’assurer que, lorsque le temps sera venu pour moi de te rendre la pareille, il y aura un obstacle de moins sur mon chemin. CHAPITRE 44 Alyx et Peri erraient dans les jardins de la forteresse Gryps. En plein jour, avec sa sœur de plumes à ses côtés, ils lui semblaient bien différents. Le paysage okran paraissait vivant et Alyx se mit à imaginer aisément qu’il en serait de nouveau ainsi une fois son pays libéré. Néanmoins, elle sentait encore au fond de sa gorge la vive amertume du vin que Corbeau lui avait apporté. Sa leçon était venue parfaitement à propos, puisque Alyx s’était trouvée complètement écartée des discussions qui avaient suivi concernant la stratégie à adopter contre Chytrine. Avec l’accord de son grand-père, prononcé par Tatyana, Alexia avait été assignée à rejoindre un groupe de conseillers qui accompagneraient Adrogans. Caro, le général alcidais, serait également à leurs côtés pour mener le régiment de sa nation. Il embarquerait pour l’Okrannel avec sa Garde à cheval et prendrait la tête de l’armée en attendant l’arrivée d’Adrogans. Les Loups d’Alyx seraient théoriquement sous son commandement. Les troupes okrannes jointes à l’expédition incluaient cavalerie et infanterie. La Cavalerie lourde royale était en majorité composée de nobles, tandis que l’infanterie était constituée de paysans. Considérés comme appartenant à une armée « irrégulière », les fantassins avaient une réputation d’instabilité et devaient faire leurs preuves, même si personne ne doutait de leur détermination à libérer leur terre natale. Ils serviraient d’éclaireurs, d’escorte ou d’armée de réserve, ce qui éliminait presque certainement toute participation sérieuse aux types de batailles qui avaient fait la réputation d’Adrogans. Peri bondit et se percha sur l’une des pierres correspondant à une tour de Svarskya. — Mais aux yeux de ton grand-père, c’est l’idéal. Tu seras présente à la libération de l’Okrannel. Tu prendras la tête du pays et le tiendras contre Chytrine. Alyx afficha un air désapprobateur. — Alors tu veux dire qu’une viande offerte a meilleur goût que celle que tu as tuée par toi-même ? — En temps normal, non, mais peux-tu abattre les mêmes cartes qu’Adrogans ? (Peri inclina la tête.) Je te connais, ma sœur, et je sais que tu le pourrais, sans difficulté. D’autres ne veulent pas t’accorder les troupes qui te le permettraient. Il a gagné cette partie, ce qui l’autorise à disputer les autres. Alyx grogna et s’appuya lourdement sur le socle que Corbeau et Résolu avaient rapporté de Svarskya. — C’est bien le problème, Peri. Je pourrais libérer l’Okrannel avec moins de troupes que lui. Il en demande toujours trop, il est trop prudent. Il se sert d’une énorme massue pour frapper un petit lapin. — Peut-être avez-vous cette impression, princesse, mais si ce lapin n’était pas aussi petit qu’il le paraît ? Elle se retourna, Peri se laissa glisser de la pierre. Le roi Augustus s’était faufilé dans le jardin et lui souriait tendrement. — Je comprends bien ta frustration, Alyx. Tu pourrais sans aucun doute faire plus avec moins, mais depuis deux décennies mes pairs entendent parler des compétences d’Adrogans. J’ai moi-même propagé de telles histoires. J’ai beau en conter de plus belles sur toi, il reste que tu as dirigé de plus petites troupes. Si je mettais tes succès au même niveau, mon opinion serait biaisée, puisque tu travaillais pour moi. Alyx hocha lentement la tête. — Altesse, ne croyez pas une seule seconde que je vous tiens responsable de ma situation. Tout ce que vous dites est vrai, et je l’accepte. Ce que je n’accepte pas, c’est combien Adrogans peut gâcher en hommes et en réserves. Le ravitaillement qu’il a exigé pour nos forces en nourrirait presque le double. Même si avoir des soldats forts et bien nourris est important, une ligne d’approvisionnement aussi longue offre une cible tentante aux armées de Chytrine. Vu les rigueurs d’un voyage dans le paysage okran, comme vous l’avez testé lors de votre campagne, la seule façon de protéger les réserves serait de tellement étirer les troupes qu’elles ne pourraient rien faire en cas de bataille. Il écarta les mains. — Tu ne trouveras aucune opposition de ma part sur ce point. Je préférerais bien mieux te voir à la tête de cette expédition, mais c’était impossible. Ta position te permettra au moins d’observer Androgans. — Je l’ai déjà observé. (Elle poussa un grand soupir et croisa les bras sur la poitrine.) J’ai lu les rapports de ses batailles. Ils sont truffés de gaspillages et de laisser-aller. Sans le grand nombre de soldats et la chance qu’il a eue de surprendre et défaire les plus petites unités, personne ne connaîtrait même son nom. Un ennemi stupide ne forme pas de brillants généraux. Il existait de meilleures façons de diriger et de vaincre dans chacune de ces batailles. Le plus décevant est de voir à quel point il était près de faire les bons choix, dont il s’est finalement détourné, les repoussant avec arrogance pour la plupart, ou négligeant de les mentionner pour les autres. Tout est dans ses rapports. Le regard du roi se durcit. — Je ne contredirai pas non plus une telle lecture de ses actions. Le fait que tu aies repéré ces tendances chez lui signifie que tu pourras les corriger. Alyx grogna. — Je doute qu’il m’écoute. — Il écoutera le général Caro, et Caro t’écoutera. Je lui en ai expressément donné l’ordre, ainsi que celui de travailler avec toi pour que le bon sens l’emporte. (Augustus secoua lentement la tête.) Au Conseil, nous avons réussi à concevoir un plan, mais il est loin d’être le meilleur. Aucune des nations n’a donné à cet effort tout ce qu’elle pouvait, elles se sont retenues, en cas d’échec. Tous se sont se dérobés et refusent de croire qu’il existe un risque que Chytrine vole les différents morceaux de la Couronne du Dragon. C’est comme menacer l’obscurité dans l’espoir d’effrayer un loup invisible. Si le loup est vraiment là, on se sait perdu, et sinon on n’aura de toute façon rien risqué. Puisqu’ils savent qu’ils seront perdus si elle reconstitue la Couronne, ils refusent d’envisager cette dernière éventualité. » Le mieux que nous aurions pu faire était simple : fournir des troupes à Adrogans pour libérer l’Okrannel. Fournir des troupes à Cavarre pour renforcer Forteresse Draconis. Te fournir une armée à conduire en Aurolan. Peri cligna ses grands yeux d’ambre. — Pas libérer Vorquellyn ? Augustus sourit. — Je l’aurais suggéré comme ta première cible, Alexia, les elfes s’y seraient opposés et auraient levé leur propre armée pour s’en occuper. Alyx voyait la logique du jeu d’Augustus. — Oui, ensuite vous auriez offert notre aide aux elfes, et ils nous auraient proposé d’autres troupes pour soutenir nos efforts et donc nous tenir éloignés de Vorquellyn ? Le roi haussa les épaules. — Et cela aurait pu fonctionner. Je pensais inverser la situation, sous-entendre que nous n’avions pas besoin d’elfes dans ton armée, puisque nous avions les Gyrkymes. La crête de Peri se hérissa. — Et vous auriez laissé les elfes exiger que nous ne participions pas, en échange de leur aide ? Augustus leva les mains, paumes ouvertes. — Ne vous alarmez pas, Perrine, je n’aurais jamais montré un tel manque de respect à votre peuple. Nous aurions combiné les choses pour que vous puissiez tous participer. Avec la collaboration des urZrethis également, vos trois peuples auraient été poussés à l’excellence. La Gyrkyme lâcha un cri de rapace qui se mua en rire. — Cela aurait marché ! Alyx sourit malgré sa colère naissante. — Gardez ce plan en tête, vous deux, car nous pourrions peut-être avoir à l’utiliser. L’autre élément de la campagne okranne qui m’inquiète, Altesse, c’est le chef de l’opposition. Elle se nomme maintenant Malarkex ? Le roi hocha la tête solennellement. — Autrefois elle s’appelait Edamis Vilkaso, du Naliserro. Ç’aurait pu être toi, ou toi elle, à la fois par le teint et l’histoire. Elle a mené une partie de la cavalerie naliske et était douée dans les tactiques de petites unités. Comme tu l’as suggéré, sur le terrain okran, cela lui donne un avantage. Elle est aussi très intelligente et a reconnu l’importance des dragonels. Elle s’est emparée de ceux de Chytrine à Forteresse Draconis. Certaines histoires, que rejette Adrogans, suggèrent qu’elle a même mis en place une unité équipée de draconettes. On dit nos archers meilleurs sur la distance, mais une volée de tirs de ces draconettiers pourrait massacrer nos hommes. — Ce qui me cause le plus d’inquiétude, c’est cette tendance apparente à négliger Malarkex, sous prétexte qu’elle ne serait connue que pour ses manœuvres de petites unités. (Alyx grimaça fortement.) Et ce n’est pas parce que je subis la même chose, mais je peux penser à une centaine de façons de tromper les troupes d’invasion, et il doit en être de même pour elle. En imaginant que je ne lui impute qu’une dizaine de ces idées, la bataille pour l’Okrannel sera violente. Augustus opina sérieusement. — Je me souviens de mes batailles en Okrannel, Alyx. La campagne fut couronnée d’une grande victoire. Mais tu as assez lu sur ce sujet pour savoir ce qu’il en était. Oui, nous avons pris d’assaut la Marche fantôme et nous avons pu unir les groupes de réfugiés pour fuir l’Okrannel. Bien sûr, le fait est que, si j’étais rentré aussi victorieux qu’on l’a prétendu, tu n’aurais pas à entreprendre cette expédition. — Au moins vous le comprenez. (Elle secoua la tête.) Ce plan est bien trop vague. Tout le monde s’accorde sur la libération de l’Okrannel, mais nous n’avons pas encore débattu de la stratégie qui permettrait d’atteindre cet objectif. C’est comme si cette campagne était plus un jeu qu’autre chose. Sauf que les pièces d’un jeu ne saignent pas. — Doucement, princesse. Vous valez mieux que cela, la réprimanda Augustus. Peut-être le général ne porte-t-il pas autant d’intérêt que vous à la planification, ou bien ne daigne-t-il pas la partager avec vous, ou même les deux ensemble. Vous devez y aller, vous devez apprendre de lui. Alyx pinça les lèvres. — Altesse, pardonnez-moi. Je supporte mal la frustration. Je vois beaucoup de choses, mais pas l’occasion de partager ce que je sais ! Ce que je dois apprendre d’Adrogans a été éliminé de ses rapports et de ses plans. Il se fonde sur la division traditionnelle de l’Okrannel en six duchés, ce qui ne poserait aucun problème mais beaucoup étaient des frontières politiques n’ayant de valeur que pour les nobles exilés. Le duché des lacs de Svoin est coupé en deux zones par des fleuves et un lac immense qu’il enjambe. D’un point de vue militaire, il s’agit de deux zones distinctes, et laisser le lac ou les fleuves diviser une armée serait suicidaire. Quant aux terres basses de Bhayall qui entourent le duché de Svoin, elles se séparent en quatre régions tactiques. Même le duché de Crozt est composée de deux parties distinctes, et je n’ai reçu aucune information suggérant que les forces de Chytrine auraient reconstruit le pont de Radooya, si bien que la majorité du nord de la péninsule pourrait tout aussi bien être une île. Le sourire grandissant sur les lèvres d’Augustus la fit se renfrogner. — Quoi ? qu’y a-t-il ? — Cela faisait longtemps que je n’avais pas reçu de leçon sur la géographie de l’Okrannel, et jamais par quelqu’un qui n’a pas mis le pied dans ce pays. Il s’agit d’une observation, pas d’un reproche. Ce que tu dis est exact, et Caro le sait. C’est la raison pour laquelle ta présence là-bas sera très importante. Peri lâcha un rire aigu. Alyx se tourna vers elle. — Qu’est-ce qui m’échappe, ma sœur ? La Gyrkyme se lissa les plumes de la poitrine. — La raison pour laquelle nous sommes envoyées en Okrannel, c’est tout. — Je ne…, hésita Alyx. Oh… Augustus hocha la tête tout en reposant les mains sur ses épaules. — C’est exact. Tu vois tout cela. Si Adrogans en est incapable, il sera relevé de ses fonctions. Et je ne serai pas le seul à me réjouir que tu sois là pour le remplacer. CHAPITRE 45 Au sommet de la première colline à l’ouest d’Yslin, Alyx fit tourner son cheval et contempla derrière elle la longue colonne des troupes, qui partait de la capitale alcidaise et serpentait sous la pluie. Le général Adrogans avait été assez aimable pour permettre à ses Loups de se placer en tête du défilé. Alyx avait chevauché fièrement, saluant d’un geste de la main la silhouette affaissée de son grand-père sur un balcon de la forteresse Gryps. La ville elle-même avait défié la pluie, ses remparts solides et ses grandes tours avaient refusé de céder malgré les gouttes et le ciel gris. Les cavaliers avaient moins fière allure : leurs drapeaux aux couleurs gaies pendaient mollement. Des pèlerines noires recouvraient chaque soldat. De l’eau dégoulinait des vêtements et des bottes, ou giclait lorsque les chevaux s’ébrouaient. Les sabots faisaient glicler la boue, souillant jambes et chausses. Le cœur d’Alyx s’était gonflé d’émotion lorsqu’ils avaient quitté la ville. Il n’aurait pu en être autrement, car ses compatriotes, toute une génération privée de sa terre d’origine, lui criaient leur admiration, ainsi qu’à ses Loups et au bataillon de Cavalerie royale lourde d’Okrannel. De jeunes enfants couraient le long des rues, sautant dans les flaques, ils riaient et agitaient de petits drapeaux noir et or. Dans la communauté okranne, il semblait n’y avoir aucun doute que l’expédition balaierait les forces aurolanies de leur pays et qu’ils seraient libres de retourner à leurs domaines, aussi glorieux que dans leurs souvenirs ou celui de leurs aînés. Alyx s’était arrêtée pour regarder la colonne la dépasser, reconnaissante que la distance ait assourdi les cris de joie et que la pluie ait refroidi les fières ardeurs. En réalité, il n’y avait rien de simple dans cette campagne. Les pays à l’ouest du continent enverraient directement des troupes par la Jerana ou les terres hautes des Zhusks, au sud-ouest de l’Okrannel. Ce petit triangle n’avait jamais été conquis : avant l’invasion aurolanie, les Zhusks avaient toujours été furieusement indépendants et prétendaient à un État autonome. Souvent, le roi d’Okrannel devait envoyer des expéditions punitives dans les terres hautes pour apaiser les rébellions. Environ un quart de leurs forces les traverseraient seules. Plus d’une moitié des troupes qui allaient être utilisées faisaient partie de l’infanterie, avec un régiment entier, la Garde lourde royale, originaire d’Alcida. Ces unités, ainsi que certaines du Naliserro, d’Helurca et des exilés okrans, auraient mis presque deux mois pour entreprendre les huit cents kilomètres d’Yslin à l’Okrannel à pied. Cela aurait amené la force d’invasion dans les terres hautes au début du mois de neige. Là, ils auraient dû rester jusqu’au printemps. On avait assemblé une flotte pour transporter la cavalerie de Caro, l’infanterie et le ravitaillement. Grâce à la violence des vents de saison, le voyage prendrait trois jours. Après leur cuisante défaite à Vilwan, personne ne s’attendait que les pirates de Wruona posent problème, mais l’on avait tout de même compté quelques délais supplémentaires dans l’organisation. La force entière débarquerait en dix-huit jours, puis, tous les six jours, arriveraient d’autres ravitaillements. Adrogans avait prétexté le manque de navires pour ordonner aux éléments de cavalerie de prendre la route par la terre. La cavalerie arriverait environ au même moment que les derniers soldats d’infanterie, ce qui économiserait un aller et retour aux bateaux. Alyx avait argumenté que, si une grosse partie de la cavalerie embarquait en tête, ils pourraient commencer à planifier leurs actions, mais le général jeranais s’était défilé. Il n’avait rien dit de son aversion pour les voyages en mer, mais Alyx savait que la peur avait eu raison de lui. Il n’était pas le seul dans ce cas. Le weirun de la mer Croissante, Tagothcha, avait été leur ennemi lors de la dernière expédition contre Chytrine, une génération plus tôt. Au départ, les guerriers l’avaient trompé, puis, à Svarskya, ils l’avaient payé. Elle se souvenait vaguement d’histoires racontant que le roi Scrainwood avait lancé son anneau de mariage en offrande à l’esprit de la mer, ce qui était considéré comme l’une des raisons pour laquelle Tagothcha lui aurait pris sa femme. C’était comme si tous ceux qui devaient prendre le bateau avaient appris de la leçon de Scrainwood. Les soldats offraient au weirun de l’or et du vin, des animaux vivants (rapidement morts) ou tout autre objet de valeur dans l’espoir de sortir du rang. En cas de désastre en mer, ils voulaient que le souverain les regarde avec indulgence. Alyx avait entendu d’innombrables contes sur des weirun de forêt, de champ, de montagne et de rivière qui aidaient les égarés et les innocents, ou récompensaient l’honnête et le noble. Tagothcha était célèbre pour ses caprices et son avidité, mais apaiser son amour pour l’or apaisait aussi sa nature malveillante. Parce que Adrogans considérait la corruption comme indigne de lui, ou simplement parce qu’il avait une peur paralysante de la mer, plus d’un millier d’hommes et de femmes partirent à cheval, avec trois montures chacun. Une longue ligne de chariot devait également accompagner leur expédition, mais l’on s’était organisé pour que du fourrage et des victuailles soient dissimulés tout le long de leur route. Tous les trois jours, ils se ravitailleraient et remplaceraient certains de leurs chevaux. Alyx devait admettre qu’Adrogans avait très bien planifié l’aspect logistique de leur campagne, même si ses exigences lui semblaient démesurées. Elle voulait bien envisager qu’il ne fasse que prévenir les retards et les inévitables vols qui accompagnaient l’entrepôt de réserves, mais, tout de même, le matériel qu’il avait réquisitionné aurait amplement couvert les besoin d’une armée moitié plus importante que la leur. Tout cela participait du paradoxe Adrogans. Ce dernier en savait assez pour s’assurer que ses troupes aient tout ce dont elles avaient besoin pour se battre, mais il se servait très mal de ses soldats. Lors des manœuvres, il privilégiait la force plutôt que la rapidité, ce qui avait tout d’une stratégie douteuse même dans les circonstances les plus favorables. Certes, il avait réussi à défendre la Jerana des attaques aurolanies, mais ses rapports de bataille suggéraient que la chance jouait bien plus dans ses victoires que la stratégie. S’ il épuise sa chance avant ses réserves, il est fichu. Elle frissonna et suivit des yeux les unités de cavalerie qui descendaient le long de la route. Un autre aspect du paradoxe la frappa. Ses Loups et la légion mercenaire, les Chevaux de Matrave, étaient les seuls corps de cavalerie légère. On leur avait confié le travail de repérage, ce qui était parfaitement logique. Les trois unités de cuirassiers se trouvaient bien espacées sur la route pour avoir le temps de se former et de charger si les éclaireurs découvraient un ennemi sur la colline suivante ou derrière un lacet. Les mages de guerre de Vilwan ainsi que différents officiels voyageant avec eux étaient maintenus au centre de la colonne, là où ils seraient le plus en sécurité, ou causeraient le moins de dégâts, selon les points de vue. Ce déploiement correspondait à ce qu’elle aurait suggéré si on avait sollicité son opinion. Qu’il ne lui ait pas demandé son avis ne la surprenait pas. De nouveau, ce qui la déroutait, c’était cette démonstration d’une maîtrise intuitive de la stratégie de déplacement de l’armée, qui pourtant ne ressortait jamais dans aucune de ses batailles. Alyx fronça les sourcils et fit volter Vaillant. Elle revint vers la colonne de soldats, derrière ses Casques Rouges. Elle se retrouva à chevaucher auprès de Corbeau, qui lui adressa un salut du menton. Des gouttes d’eau rebondissaient sur la capuche de sa pèlerine, l’une d’entre elles s’attachant au bout de son nez. Il souffla en l’air pour la chasser, puis sourit à Alyx. — Vos Loups ont gagné quelques compagnies de plus, je vois. — La Noire et l’Argent s’y sont ajoutées. L’Or a été promu compagnie, et j’ai une nouvelle escouade de gardes du corps. Les Loups n’étaient à l’origine qu’une légion renforcée d’environ cent cinquante soldats, deux autres compagnies les avaient rejoints avant le départ de l’expédition. Si l’on y ajoutait l’état-major supplémentaire, cela mettait Alyx à la tête de deux cent vingt soldats. Une force à peine suffisante pour nécessiter un général, mais le roi Augustus avait décidé de la formation de cette unité comme de son rang, alors personne ne se plaignait. Elle jeta un coup d’œil vers l’extrémité de la colonne. — Vous devriez vous trouver là-bas, auprès du Norrington. — Vous devriez l’appeler Will. (Corbeau haussa tranquillement les épaules.) Je préfère accompagner les éclaireurs, laisser d’autres me protéger ne me convient pas. Néanmoins, si vous vous opposez à ma présence… Elle commençait à secouer la tête, puis hésita un instant. En temps normal, elle aurait refusé qu’il chevauche avec elle, mais Peri s’était envolée vers Gyrvirgul, alors elle n’avait personne à qui parler. Même si Misha appartenait aux Cavaliers du Roi, le rang et la position d’Alyx rendaient la conversation difficile si son cousin ne voulait pas se faire réprimander par son officier supérieur. — Non, pas du tout. (Derrière eux, Résolu faisait remonter son cheval, en trottant, vers la tête de ligne.) Je soupçonne que les membres de votre groupe ne se soucieraient pas de la position qu’Adrogans ou moi voudrions leur donner. Corbeau lâcha un rire bref. — Peut-être pas pour certains, non, mais d’autres obéiraient. Je serais de ceux-là. Elle haussa un sourcil. — Vous n’avez absolument pas l’air d’être quelqu’un qui accepte les ordres, Corbeau. — Seulement de ceux dont je respecte le jugement. — Je vois. Elle aurait facilement pu prendre ses mots comme une galanterie sans conséquence, mais ils vibraient de sincérité. Alyx tourna la tête et l’observa avec attention. — Vous êtes-vous fait une opinion de notre commandant ? — Plus d’une, Altesse. — Appelez-moi Alyx. — Non, même s’il s’agissait de votre dernier ordre, Altesse. (Il l’observait des profondeurs obscures de sa capuche.) Je sais très bien quelle est ma place dans ce monde. Non, attendez, ce n’est pas ce que vous croyez. Je chéris votre disposition à m’autoriser cette familiarité. Quant à notre entretien précédent, je serais plus que désireux de partager une coupe de vin avec vous ici, sur le terrain, et m’en estimerais bien fortuné. Je n’argumente pas au nom d’origines simples qui me rendraient indigne de cette familiarité, bien que ce soit vrai, en réalité. Si nos missions se rejoignent présentement, il pourrait bien arriver un jour que nos objectifs diffèrent dans la guerre contre Chytrine. Ce que j’ai à accomplir pourrait très bien mécontenter le général Adrogans, le roi Augustus ou n’importe laquelle de ces personnes qui vous sont nécessaires pour libérer l’Okrannel. Alors je refuse que vous soyez victime de m’avoir fréquenté. Nous devrions au moins maintenir l’apparence de la formalité. Un instant, Alyx afficha un air sombre. — J’ai été élevée parmi les Gyrkymes. À l’exception des ailes et de la queue, ainsi que d’un vernis de bonnes manières enseignées par mes professeurs, je suis gyrkyme. Ils se passent de ces subtilités, si bien que j’éprouve des difficultés à en voir l’utilité. — Tout comme moi, acquiesça Corbeau, jusqu’à ce que certains événements me forcent à ouvrir les yeux. Même après cela, j’échappe à peine à la cécité. — Je comprends ce que vous dites, Corbeau, mais laissez-moi revenir sur un point. — Je vous en prie, Altesse. — Vous avez suggéré que mon objectif était de délivrer l’Okrannel. C’est vrai, mais à moitié seulement. Mon but est de maintenir son indépendance. Le seul moyen de l’atteindre est de détruire Chytrine. Nos cibles, alors, sont bien plus entremêlées que vous semblez le croire. L’homme pinça les lèvres, puis hocha la tête. — Vous avez raison, Altesse, je vous remercie de m’avoir corrigé. — Ce qui sera rare, je n’en doute pas. (Elle lui sourit.) Eh bien, vous disiez que vous vous étiez forgé un grand nombre d’opinions sur le général Adrogans ? Corbeau jeta un coup d’œil derrière lui, où avançaient les cavaliers de la Garde à cheval jeranaise. Leurs cirés étaient d’une riche teinte brune, avec une panthère blanche prête à sauter sur la poitrine, à gauche. Leurs lances pointaient hardiment vers le ciel, comme une menace d’éventrer les nuages pour se venger de la pluie. Ils entouraient Adrogans, le protégeant de leur forêt de piques. — Lors de la réception, j’ai déterminé qu’il était arrogant, une opinion qu’il est peu difficile de se forger. Plus tard, j’ai eu l’occasion d’observer quelques-uns de ses hommes. Pas les officiers : les soldats. Il les a bien entraînés. Ils s’occupent bien de leurs chevaux, ils boivent, mais sans excès. Je n’ai pas entendu de vantardise imbécile ni vu de rixes éclater. Ils répondent aux petites provocations par des regards noirs avant de brandir leurs poings. — Alors, vous voyez le même paradoxe que moi. — La difficulté est de déterminer quelle image est la bonne. S’il est véritablement le type de commandant à stimuler ses hommes et à leur instiller une telle discipline, eh bien, cela explique ses victoires. D’un autre côté, s’il est incompétent et arrogant, l’orgueil de son régiment pourrait inciter ses soldats à faire plus que ce que leur commandant exige. — Cette seconde possibilité n’augure rien de bon pour notre campagne. — Ce n’est pas le pire que nous ayons à craindre. (Corbeau s’appuya au pommeau de sa selle puis fit rouler ses épaules de gauche à droite pour se détendre le dos.) Les Gyrkymes qui nous rejoindront nous seront très utiles, mais l’infanterie d’elfes qui arrive en bateau de Loquellyn refusera de combattre avec eux. Les Nalisks auront quelque chose à prouver parce que le sullanciri à la tête des Aurolanis est originaire du Naliserro. La Cavalerie royale et les engagés volontaires okrans ressentiront aussi le besoin de jouer aux héros, ce qui rendra encore plus difficile de diriger une force avec tant d’éléments différents en gabarits et en capacités. Elle approuva ses paroles. — De plus, il y a la taille de la force à laquelle nous nous opposerons. Les rapports que nous possédons sont vieux et peu précis ; Chytrine pourrait renforcer ses défenses ou simplement nous laisser nous séparer, puis envoyer plus de troupes pour nous balayer les uns après les autres. — Possible, mais peu probable. — Pourquoi ? Corbeau haussa les épaules. — La dernière chose qu’elle désire, c’est une véritable union contre elle. Faire affluer ses forces en Okrannel donnerait aux gens le goût du sang. Insinuerait qu’elle est vulnérable. Qu’elle contre-attaque et nous écrase pourrait s’expliquer comme une réaction de panique dans son cas, de malchance dans le nôtre. Elle se serait révélée vulnérable, ce qui signifierait que nous ne cesserions jamais d’attaquer. Ce dont elle a besoin, c’est de nous briser l’échine en Okrannel, puis de broyer Forteresse Draconis. Si elle y parvient, toute volonté de la contrer s’envolera, elle pourra négocier des trêves avec certains pays pour écraser leur voisin. Du doigt, Alyx fit sauter une goutte d’eau pendue au bout de son nez. — Vous avez longuement réfléchi à ce qui l’anime. — J’ai eu beaucoup de temps pour le faire. Il y a une génération, elle nous a prévenus de son arrivée. Pourquoi ? (Il soupira.) Pour que l’on panique et que nous soyons sur nos gardes, puis que nous nous lassions, que nous relâchions notre attention et que nous oubliions comment nous battre et pourquoi. Elle revient et c’est de nouveau la panique, ce qui n’est jamais une bonne façon de se lancer dans un combat. Alyx opina. — Et s’y lancer derrière Adrogans, c’est mieux ? — Je ne sais pas. Au moins il se bat depuis longtemps. (Corbeau esquissa un lent sourire.) Peut-être a-t-il ses propres raisons pour le faire, mais au moins il sait comment. Telles que les choses se présentent, voilà qui plaide beaucoup en sa faveur. CHAPITRE 46 Will profitait bien mieux de ce second voyage vers l’ouest que du premier. Le malaise évident qu’éprouvait Résolu à côtoyer un grand nombre de personnes le maintenait loin de Will, surtout lorsque ce dernier choisissait de chevaucher aux côtés de la Garde à cheval ou des Cavaliers du Roi. Même les Chevaliers savarrois, des hommes comparables à Dranae par le teint et la corpulence, mais légèrement plus petits, adoucissaient quelque peu leur expression sévère lorsqu’il se trouvait parmi eux. La présence du Norrington dans leurs rangs semblait leur plaire, aussi les corvées que Résolu lui ordonnait d’exécuter se retrouvaient souvent à la charge de quelque soldat. À l’exception de Résolu, seuls deux autres membres de l’expédition causaient à Will quelques soucis. L’un d’entre eux était Lombo. Si a priori le Panqui avait considéré qu’abandonner Kerrigan à un gang de rue était la chose à faire, il ne cessait pourtant de regarder Will et de l’examiner. En soi, ce n’était pas plus inquiétant que d’être filé, mais de temps en temps il découvrait le Panqui accroupi derrière une série de ses traces de pas, occupé à les toucher du doigt ou à les renifler. Will ne se sentait pas tant harcelé que considéré comme une menace. Le jeune voleur voyait bien Lombo se comporter de façon identique avec d’autres, ou du moins en donner l’impression, mais certainement pas à la même fréquence que Will le constatait à son égard. Ce qui l’agaçait aussi, c’était que le Panqui semblait faire office de serviteur de Kerrigan. Après tout, ce dernier ne valait rien comparé au Norrington, mais pour autant, avait-on assigné quelqu’un à son confort ? Il haussa les épaules. Peut-être était-il aussi bien que la créature s’occupe de Kerrigan, dans la mesure où ce dernier donnait l’air d’être parfaitement incompétent. Will savait faire des centaines de choses de plus que Kerrigan. Il savait très bien qu’il s’agissait d’aptitudes que Résolu l’avait forcé à apprendre au cours de leur premier voyage vers l’ouest, mais il laissait commodément cette information se perdre dans les tréfonds de son esprit. Les quelques tensions entre Lombo et Orla sur la façon dont Kerrigan devait être traité amusaient aussi beaucoup Will. Qwc et Dranae semblaient très bien supporter le voyage. À cause de sa corpulence, et donc de la taille de ses montures, Dranae passait beaucoup de temps avec les hommes des régiments de cavalerie lourde. Les mercenaires de Matrave en possédaient une compagnie dans leur légion et lui avaient même proposé un poste. Lorsque l’on montait le camp et que les défis pour tester sa force servaient de divertissement pour la soirée, Dranae devenait un champion inégalé, surtout à la lutte. Qwc aussi était un favori, mais pour des raisons entièrement différentes. Le Spritha vert papillonnait constamment, s’émerveillant de choses tout à fait ordinaires. Les soldats comprirent très vite que l’on pouvait profiter de sa candeur. S’ils traversaient un verger, l’un d’eux pariait une plume avec Qwc que le Spritha ne pourrait aller cueillir une pomme au faîte d’un arbre. Qwc y filait tout droit, récoltait le fruit et gagnait sa plume, ou un bouton, ou tout autre babiole que lui offraient les soldats. De plus, tout ce qu’il faisait paraissait risible. Plus d’une fois, il revint de quelque voyage à travers un champ, un bouton d’or fermement enfoncé sur la tête. La moitié du temps, il ne le remarquait pas ou ne savait pas comment la fleur avait atterri là, mais lorsqu’on attirait son attention dessus, il se redressait crânement et tourbillonnait à s’en étourdir. Chaque fois que Will le voyait, il ne pouvait s’empêcher de sourire, ou même de rire. Même l’habituelle mauvaise humeur de Résolu se dissipait en présence du Spritha, ce qui pour Will équivalait à vaincre Chytrine. Lorsque Qwc gagnait ses paris, il rapportait son butin à Will pour l’évaluer et le trier, affirmant : — Confiance, Will, Qwc a confiance. À l’abri, le trésor ! Même cette déclaration, prononcée avec sincérité, provoquait les rires de tous car nul n’ignorait que Will était un voleur professionnel. Les soldats remarquèrent tout de même que le Spritha avait confiance en Will. Petit à petit, cela créa un effet positif. Après les premiers jours sur la route, de moins en moins de soldats surveillèrent Will d’un œil soupçonneux lorsqu’il errait dans le camp la nuit. Comme si leurs précautions m’auraient empêché de prendre ce que je voulais. Will sourit. Ils connaissaient leur travail, lui le sien. Will ne savait pas comment il pourrait vaincre Chytrine, mais le découvrir en chemin lui convenait. Tard dans la deuxième journée, ils approchèrent de Stellin. On s’était organisé pour camper au nord du village, dans un champ en friche. Will retrouva Corbeau et s’apprêtait à s’occuper de sa monture lorsqu’un cavalier jeranais le rejoignit. Celui-ci descendit de cheval et tendit les rênes à Will. — Le général Adrogans va entrer en ville. Il souhaite que vous l’accompagniez, Will Norrington. Will se tourna vers Corbeau, ce dernier acquiesça et commença à se lever. Le soldat lui fit signe de se rasseoir. — Le général souhaite que le Norrington l’accompagne seul. Il sera sous haute protection. Corbeau pinça les lèvres. — Très bien. Le soldat aida le jeune homme à monter en selle puis indiqua le lieu où le général et une escouade de lanciers l’attendaient. Will donna un petit coup de talon à son cheval, un grand hongre bai, et ce dernier réagit avec une vivacité qui faillit éjecter son cavalier. Les lanciers s’écartèrent lorsque Will les rejoignit et s’éloignèrent afin que toute conversation entre Adrogans et lui reste privée. Le commandant de l’expédition le salua d’un geste de la tête. — Vous endurez bien le voyage. Will haussa les épaules. — Ce sont les chevaux qui font tout le travail. — Très vrai. Un sourire ornait le visage du général, mais Will savait qu’il ne s’agissait que d’un masque de politesse. — Êtes-vous déjà venu à Stellin ? — Oui, il y a un mois. Corbeau, Résolu et la princesse y étaient. Y a pas grand-chose à voir. —Il vaut pourtant qu’on s’y attarde. (Son regard gris disparut derrière deux paupières en fentes.) Dites-moi, Will, que raconte-t-on sur moi ? Prononcée tout bas, la question fit sursauter Will. — Non, général. Adrogans écarquilla les yeux, dilata les narines. — Pardon ? Will redressa le menton. — Si vous voulez savoir ce qu’ils racontent, demandez-leur. Je suis pas un cafteur qui trahit ses amis. Ils chevauchèrent en silence un moment, puis l’ébauche d’un sourire releva la bouche d’Adrogans. — Alors je n’ai pas à craindre que vous trahissiez mes paroles non plus ? — On n’est pas amis. Le sourire d’Adrogans s’élargit. Il se tourna vers le jeune garçon et l’observa plus attentivement. — Vous avez bien sûr raison, mais nous sommes bien alliés. Nous partageons le même ennemi et, ensemble, nous causerons bien des soucis à Chytrine. Will opina. — Je veux la tuer. — Un admirable objectif, certes. Pour cela, nous devrons travailler ensemble. Une alliance aussi efficace qu’il est nécessaire ne peut se fonder que sur une confiance mutuelle. (Il plissa de nouveau les yeux.) Alors, dites-moi, pourquoi devrais-je faire confiance à un petit sauvage de voleur sous le simple prétexte de ses origines ? — Pourquoi je devrais faire confiance à un général sous le prétexte que vous êtes plus chanceux qu’arrogant ou égocentrique ? Adrogans laissa échapper un petit rire. — C’est donc ce qu’ils pensent de moi ? Les joues de Will s’enflammèrent. — Vous m’avez trompé. Ça ne forme pas la confiance. — Non, vous avez raison. (Le visage du général redevint impassible, mais ses paroles vibrèrent de passion.) Néanmoins, cela me permet de vous évaluer. Vous êtes loyal, mais quelque peu immature, probablement impétueux. Néanmoins vous avez du caractère et l’instinct de mordre. Bien développés et utilisés, il s’agit de précieux talents. » En réalité, j’ai simplement besoin d’avoir confiance en vous, Will. Je crois le pouvoir, il me fallait juste découvrir à quel point. — C’est-à-dire ? gronda le voleur. — Assez pour savoir que vous pouvez jouer un rôle plus important que celui d’appât. Vous êtes assez malin pour deviner que c’est celui que l’on vous a confié. Nous sommes en campagne, il n’y a rien à voler. Vous êtes un point de ralliement pour ceux qui ont besoin de croire que nous pouvons vaincre Chytrine, ainsi qu’une cible pour détourner son attention. Will acquiesça. — Pas besoin d’être le Grand Magister de Vilwan pour comprendre tout ça. — Une autre bonne remarque. (Adrogans se caressa la mâchoire.) Vous devrez comprendre que cette campagne est très importante pour moi. Je sais combien elle compte aux yeux de tous ceux qui y participent. Je la mènerai de la façon que j’estime être la meilleure. Je suis certain que vos compagnons et vous en viendrez à penser que je ne tiens compte ni de vous ni de vos opinions. Si je vous trouve un rôle, à vous ou à eux, je vous utiliserai. Sinon, vous resterez réservistes, et nul murmure ni flatteries ne changeront cela. — Alors notre boulot, c’est de rien faire jusqu’à ce que vous nous trouviez une occupation ? — Oui. — Et si on n’est pas d’accord avec vos actions ? Adrogans redressa le menton et, de sa main gantée, se caressa la gorge. — On m’a confié le commandement de cette expédition pour une bonne raison. Je connais mes détracteurs et je sais que l’on me critique pour différentes raisons. Étrangement, je gagne malgré tout mes batailles. C’est un fait que l’on souligne trop peu. Ils arrivaient au faîte d’une montée surplombant Stellin. Will fronça les sourcils. — Et si ce qu’ils disent de vous est vrai, alors ? S’ils font des remarques sous-entendant que vous allez perdre ? Ça pourrait être la prochaine bataille, vous savez. — Je le sais bien mieux que vous, Will. Je prends d’innombrables précautions pour que cela n’arrive pas. (Le général le dévisagea un instant, puis désigna le village.) Allons, il est temps que les gens de Stellin voient celui qui incarne le salut de ce monde. Adrogans talonna son cheval, la monture de Will suivit avec empressement. Une petite foule de villageois commencèrent à sortir du Clapier du Lièvre. Lorsqu’ils tirèrent sur les rênes, Will reconnut Quintus en première ligne. Le général conduisit son cheval jusqu’à lui, le forçant à reculer. — Je suis le général Markus Adrogans de Jerana. Vous avez bien sûr entendu parler de moi et êtes saisis d’admiration. Mais le temps manque pour cela. Inclinez-vous, jurez-moi obéissance, et nous pourrons nous retirer sans plus de cérémonie. Quintus vacilla, puis baissa les yeux et la tête. — Nous sommes honorés, seigneur. — Oui, oui, bien sûr, bien sûr. (Adrogans renifla et fronça le nez.) Vous êtes d’autant plus honoré qu’avec moi se trouve le Norrington, votre compatriote et le salut du monde. Tous s’écrièrent et s’inclinèrent devant Will. Celui-ci était surpris qu’aucun ne l’ait reconnu mais, avec son masque et le camouflage offert par cette présentation, les chances qu’ils l’associent à ses dernières visites étaient nulles. À moins que… Il chercha Sephi du regard sans la trouver. Il voulut demander où elle était, mais alors ils l’identifieraient certainement et il ne préférait pas être reconnu. Il ne savait pas au juste pourquoi, mais c’était en partie lié à l’espoir qui brillait dans les yeux des villageois. S’ ils savaient qui j’ étais vraiment, il s’ éteindrait. Adrogans frappa une fois dans les mains. — Eh bien, je ne doute pas de votre liesse. Elle est aisée à voir, ce qui nous facilite à tous la tâche. Il y a des choses à faire. En premier lieu, nul ne doit approcher le Mont-du-nord. Comme convenu, mon armée s’y est installée. Les provisions sont convenables, mais guère réconfortantes. Dites-moi, se trouve-t-il dans cet excellent établissement deux ou trois tonneaux d’eau-de-vie que je puisse réquisitionner ? J’ai là deux mille hommes qui ont soif. Le tavernier s’essuya les mains sur son tablier sale. — Pas autant, seigneur. Je pourrais remplir une charrette de tonneaux de bière, avec de l’eau-de-vie pour vous, si vous le désirez. — Excellent. Adrogans fit un geste de la tête à l’un de ses soldats. L’homme lança à l’aubergiste un lourd sac de cuir qui cliqueta de pièces d’or lorsqu’il le rattrapa. — Maintenant, je vous demande de conduire cinquante têtes de bétail à Mont-du-nord au matin. Nous les paierons, bien entendu. Chef, divisez ce troupeau entre vos gens, que nul ne soit enrichi ou appauvri à tort par cette demande. S’il le faut, choisissez par tirage au sort. Toute provision que nous laisserons derrière nous devra être placée dans les garde-mangers du village et conservée pour notre retour ou pour vos besoins durant les rigueurs de l’hiver. Will aperçut une demi-douzaine de jeunes hommes équipés de musettes. Chacun portait un arc et un carquois plein de flèches. Un peu plus âgés que lui, ils affichaient tous un large sourire impatient. Leur expression trahissait clairement leur intention de rejoindre l’armée. De toute évidence, cela n’échappa pas à Adrogans. — Bien, je vois que Stellin possède une milice. Vous en aurez besoin. Protégez votre ville, messieurs. Votre présence me dispense de détacher une escouade de mes meilleurs soldats. Un souci de moins pour moi, un de plus pour Chytrine. Will fut secoué d’un frisson. S’il restait le côté arrogant et pompeux de l’homme qu’il avait vu à Yslin, un autre aspect s’y mêlait. Après avoir brisé l’espoir que nourrissaient les fils des fermiers d’incorporer son armée, il leur laissait en quelques mots la nette impression que leur présence à Stellin le rendait redevable. Non seulement cela empêchait une horde de jeunes gens sans entraînement, équipement ou expérience de suivre son armée, mais cela garantissait également qu’ils se battraient avec encore plus d’acharnement pour défendre leur village si le besoin s’en faisait sentir. Si cette nouvelle facette de la personnalité du général était de toute évidence née de l’homme rusé et critique à qui il avait parlé sur le chemin de Stellin, les deux Adrogans semblaient aussi différents que la terre et l’air. Adrogans manipulait les villageois avec le professionnalisme d’un escroc trompant sa victime. Après le départ du général, les gens de Stellin conserveraient l’image d’un homme distant et arrogant, voué à diriger l’armée qui tuerait Chytrine. Et ils croiront cette armée deux fois plus grande qu’elle l’est. Adrogans lui jeta un coup d’œil. — Venez, seigneur Norrington, notre travail ici me semble achevé. Bon peuple de Stellin, je vous adresse mes plus amples remerciements et vous souhaite un avenir sans danger. Sur ces paroles, Adrogans fit faire demi-tour à son cheval, et toute l’escouade reprit le chemin du Mont-du-nord. Will freina légèrement sa monture, peu désireux de retourner auprès d’Adrogans ou de poursuivre leur conversation. S’ il veut me parler, il n’a qu’ à ralentir. Will frissonna de nouveau. Il admirait la capacité d’Adrogans à manipuler les gens, mais cela soulevait une question plus importante. Est-ce qu’ il nous manipule tous aussi ? Le voleur fit un compte rapide et obtint quatre versions différentes d’Adrogans : manipulateur, mondain arrogant, guerrier incompétent et renard rusé. Il n’était pas sûr de savoir auquel il croyait le plus – il secoua la tête – car ils vivaient tous dans le même corps. Peut-être que c’est pareil que moi. Personne n’a vu le Norrington en moi avant le bon moment. Il observa le large dos du général qui chevauchait devant lui. Espérons que le véritable Adrogans apparaîtra lui aussi au bon moment. CHAPITRE 47 Si, à la réflexion, Kerrigan savait qu’il se trouverait un moment dans sa vie où il serait de nouveau au sec, au chaud, et où il aurait le ventre plein, émotionnellement ce jour lui semblait aussi lointain que Vilwan et les appartements de sa tour. À peine une demi-semaine depuis le début du périple, il se sentait déjà comme s’il avait atteint Aurolan. Frayant leur chemin dans les montagnes de Gyrvirgul, les cavaliers étaient trempés par la pluie et, pis encore, par de la pluie verglaçante. Tous remarquaient qu’elle n’était pas de saison, et la plupart des soldats pensaient que de la magick était en œuvre, et s’interrogeaient clairement sur la raison pour laquelle la légion de Vilwan ne s’en occupait pas. Les mages de guerre ne prêtaient aucune attention aux regards et aux murmures. Kerrigan avait fait de son mieux pour expliquer que ceux-ci ne pouvaient pas plus contrôler le temps que les soldats ne pouvaient brasser de la bière ou piloter un bateau. Chaque fois qu’il proposait cette comparaison, au moins un soldat remarquait qu’il savait tout du brassage de la bière ou de la voile, ce qui mettrait fin à son argumentation. Kerrigan voulait bien admettre qu’il agaçait les soldats, mais eux ne l’aidaient en rien. Il crut comprendre que ses ronflements n’étaient pas très appréciés, car ils pouvaient signaler leur présence à l’ennemi. Au vu de la quantité de fumée que produisaient leurs feux, par exemple, l’absurdité absolue de cette explication lui causait une certaine déception. Leurs petits préjugés contre les ronflements seraient compréhensibles en d’autres circonstances, mais leur armée était si voyante que ces ronflements n’avaient aucune conséquence. Néanmoins, sa logique ne lui gagna aucun ami, puisque les soldats à l’esprit étroit trouvaient plus facile de s’accrocher à leurs idées plutôt que de réellement réfléchir. En quelque sorte, il leur enviait cette lourdeur d’esprit qui leur permettait de s’égayer du simple et de l’ordinaire. Par exemple, ils se réjouissaient de manger autant qu’ils le désiraient, puisque les rations qu’on leur attribuait étaient généreuses. Kerrigan détestait cette nourriture : le bœuf séché, salé et les biscuits assez durs pour casser un rocher se trouvaient loin d’être à son goût. Ils devaient se partager les mets plus appétissants, comme les fruits et les légumes locaux, et rien de ce qu’il offrait au Spritha ne convainquait la créature d’aller lui cueillir quelque chose. Les refus de Qwc attisaient son sentiment d’isolement. Les mages de guerre acceptaient Orla. Ils étaient tous plus jeunes qu’elle, alors ses efforts pour les suivre l’épuisaient. Cela signifiait qu’il lui restait peu de patience pour se soucier de Kerrigan. Lorsqu’ils réussissaient à se parler, elle exigeait qu’il accomplisse quelques petits travaux dans le camp, dont Lombo s’acquittait avec plaisir. Kerrigan n’en voyait pas l’intérêt, alors il s’exécutait lentement et avec mauvaise humeur. Elle lui avait bien donné l’ordre de s’entraîner avec les mages de guerre, mais ces tentatives finissaient pour tout le monde dans la frustration. Bien préparé, il pouvait contrer tous les sorts qu’ils lui lançaient. Il prenait soin de choisir ceux dont il se servirait pour les attaquer et les jetait avec diligence. Les mages de guerre les devinaient et organisaient leur défense, mais les attaques de l’Initié étaient d’une telle force qu’elles la traversaient. Ils n’apprenaient rien de lui, lui rien d’eux, alors il cessa de les fréquenter. Lombo lui procurait un peu de compagnie, mais le Panqui se trouvait aussi peu à sa place dans cette expédition que Kerrigan. La créature couvrait de larges distances, disparaissait des heures durant, puis revenait porteur d’une fleur, d’une branche de bois noueux ou de toute autre curiosité qui distrayait un instant Kerrigan. Trop peu souvent, il s’agissait de quelque chose à manger. Le plus frustrant de tout, c’était l’ordre de ne pas se servir de la magick pour améliorer son quotidien. Ç’aurait été un jeu d’enfant pour lui d’enchanter une gourde de cuir afin qu’elle se remplisse à un ruisseau quatre cents mètres plus bas, mais Orla ne voulait pas en entendre parler. Kerrigan avait proposé d’utiliser le sort pour plusieurs personnes, voire même l’expédition entière. Elle avait refusé, le forçant à marcher jusqu’au ruisseau pour emplir sa gourde. Il ne comprenait pas la raison pour laquelle il devait le faire, mais il remarqua des saluts amicaux de la part des soldats qui exécutaient le même trajet. Comme son cheval marchait lourdement le long de l’étroit sentier de montagne, le jeune mage ferma les yeux. Ciel gris, brouillard, pluie, rochers humides et soldats encore plus mouillés : il n’y avait rien d’autre à voir. Les falaises de la gorge qu’ils traversaient s’élevaient vers les nuages, et même les langues de brouillard entortillées qui venaient chatouiller les drapeaux l’ennuyaient. Pis encore, elles le frustraient car il aurait adoré inventer un sort pour en augmenter l’effet, mais Orla ne l’aurait jamais laissé essayer. Lorsque son estomac gronda, Kerrigan se frotta le ventre. Le ciré qu’il portait par-dessus sa robe ne le protégeait guère du froid. Il frissonna, renifla, puis extirpa une main de son manteau pour s’essuyer le nez sur la manche. La laine trempée dégageait une odeur désagréable, mais souffler par le nez ne provoquerait que plus d’écoulement. Puis son cheval s’arrêta. Le cavalier devant lui lâcha un cri de surprise. Avec une grimace de mauvaise humeur, Kerrigan ouvrit les yeux. Il cligna des paupières le temps de voir net, puis à son tour, poussa une exclamation. Le chemin s’enroulait autour d’une petite montée, puis redescendait en lacet en direction de l’ouest. Il se séparait sur la droite et, une dizaine de mètres plus loin, s’ouvrait sur une arche immense. Sur les côtés, on avait taillé dans la pierre deux statues masculines colossales. Elles se faisaient face, leur regard intimidant dirigé vers les voyageurs. Déployées derrière eux, leurs ailes formaient l’arche vers l’intérieur et indiquaient l’est et l’ouest à l’extérieur. Le cheval le précédant repartit au pas, Kerrigan suivit. Il était comme assommé. Il connaissait la légende. Kirûn avait enlevé un prince elfe et son escorte, puis s’était servi de la magick pour les accoupler avec des Araftii, des femmes-oiseaux sauvages et mythiques. Leur progéniture avait constitué les premiers Gyrkymes. Ces derniers s’étaient reproduits, mais les elfes les considéraient comme des animaux issus de viols. Ils ne voulaient pas d’eux, alors pour une raison connue d’eux seuls, les urZrethis avaient créé Gyrvirgul. Avant de contempler la beauté de l’arche, tous ces faits n’étaient que froids et sans vie. Les urZrethis créaient des citadelles-montagnes, cela Kerrigan le savait aussi bien que dix jours faisaient une semaine, trois semaines un mois. Mais par ce spectacle il comprenait enfin l’effort nécessaire pour bâtir un tel lieu à partir de rien. Dans son souvenir, beaucoup croyaient que les urZrethis avaient construit Gyrvirgul en signe d’hostilité envers les elfes, mais il était clair quand on voyait cette arche qu’un dessein bien plus noble les avait guidés. La construction s’élevait très haut au-dessus de lui, et en un quart de seconde il la jugea terriblement vaine. À force de regarder en l’air, de suivre des yeux l’écoulement des petits torrents de pluie, loin dans les ombres de la voûte, il découvrit des arcades. Un sourire naquit sur ses lèvres : pour les humains, une telle hauteur était démesurée, mais cette arche servait à un peuple ailé. Qu’il se trouve un chemin praticable pour les chevaux aurait dû lui paraître bien plus surprenant. Le passage s’enfonçait dans la montagne, avec plusieurs retours en arrière. À hauteur d’yeux, des flammes dansaient à l’extrémité de flambeaux et éclairaient mal les couleurs des parois. Joueuses, leurs ombres vacillantes et les lumières dorées dissimulaient et révélaient tour à tour les frises gravées au plus près du sol. Figurant des silhouettes gyrkymes voltigeant ensemble, cueillant des fruits ou chassant, elles représentaient un monde idéal. De toute évidence, on avait inclus d’autres tableaux plus haut, et l’absence de lumière en ces lieux indiquait que les Gyrkymes possédaient une bonne vue nocturne. Il faillit passer une main sur ses yeux pour invoquer un sort et distinguer la même chose qu’eux, mais il hésita. Étrangement, ce qu’Orla aurait pu dire s’il se servait de la magick pour voir dans l’obscurité l’indifférait. Il s’abstint surtout parce que, avant de voir le portail de Gyrvirgul, ce dernier n’avait été rien de plus qu’un nom, un fait, privé de majesté et de mystère. Grâce à la magick, il pouvait sans difficulté découvrir ses secrets, mais alors, une fois de plus, il le reléguerait au rang d’anecdote. Trop en savoir l’anéantirait, et je ne veux pas que cela arrive. Cette prise de conscience le surprenait. Toute sa vie reposait sur le besoin de comprendre. Y renoncer allait à contre-courant de tout ce qu’il avait jamais appris ou fait. Tout de même, cela le satisfaisait à un degré inconnu de lui jusque-là. Le passage atteignit un plat et s’acheva dans une immense salle conique illuminée. Elle aurait pu sans difficulté contenir l’intégralité de la tour du Grand Magister. Des arcades sombres formaient des hélices sur les parois tandis qu’un feu gigantesque crépitait au cœur de la chambre. Si chacune de ces arcades mène à une habitation… En tenant compte de cette configuration on pouvait déduire que Gyrvirgul ne logeait pas autant d’êtres qu’une métropole comme Yslin, mais d’évidence en accueillait plusieurs milliers. Ce qui fait bien plus de Gyrkymes que je croyais. Des flammes s’envolaient du feu de joie. Kerrigan observa une langue brûlante danser et s’enrouler, puis sourit malgré l’éblouissement qui suivit sa disparition. Lorsque la vue lui revint, il aperçut Orla qui lui faisait signe de rejoindre le lieu où elle attendait en compagnie du groupe de Will Norrington. Il mena son cheval vers eux, puis retrouva Lombo, qui sauta à ses côtés. Kerrigan descendit de cheval aussi bien qu’il put, son expérience lui dictant de continuer à s’accrocher à la selle afin de ne pas sentir ses jambes s’effondrer sous lui. — Magister, c’est incroyable ! La mage de combat approuva. — Exceptionnel, oui. Je ne me l’imaginais pas. Kerrigan entendit une interrogation dans sa voix. — Saviez-vous que nous passerions par ici ? Comme Orla secouait la tête, Corbeau se rapprocha. — Aucun de nous ne le savait. Nous avons traversé Gyrvirgul, car contourner les montagnes aurait allongé le voyage de plusieurs jours. Je chevauchais en éclaireur aux côtés de la princesse Alexia lorsque Perrine nous a retrouvés. À l’origine, elle était venue ici pour rassembler la compagnie des Faucons guerriers qui rejoindront nos forces. Lorsqu’elle a relaté ce qui s’était passé à Yslin, ainsi que la présence du général Adrogans et du Norrington parmi nous, Ausai Tirigo a ordonné de loger, d’accueillir et de régaler toute l’expédition. Lorsque Kerrigan entendit cette dernière information, son ventre se mit à gronder. Orla jeta un coup d’œil désapprobateur à son élève, puis se détourna. — Corbeau, vos voyages vous ont-ils déjà mené ici ? Le vieil homme secoua la tête. — Moi, non. Les urZrethis ont très bien dissimulé ce lieu. Si le Tirigo n’avait pas souhaité que nous le découvrions, nous aurions passé notre chemin sans nous douter de rien. Du peu que je sais, notre expédition fait cinquante fois le nombre d’hommes qui ont vu cet endroit avant. La princesse Alexia a été élevée ici, mais, avant son arrivée, cela faisait presque un siècle qu’un homme n’avait pas traversé le cœur de Gyrvirgul. Depuis, les quelques autres qui y furent amenés étaient ses professeurs. (Il ajouta à la hâte : ) Et je le sais seulement parce que j’étais présent lorsque Peri a tendu l’invitation à la princesse. Elle me l’a raconté en chemin. Will sourit et bomba un peu le torse. — Hé, on est une compagnie qui sort de l’ordinaire. C’est pas étonnant qu’ils veuillent nous rencontrer. Corbeau se mit à rire. — Ah, je crois que je me suis mal fait comprendre. Ce n’est pas pour nous honorer que le Tirigo a demandé notre présence. Ils ont prévu une cérémonie en l’honneur de la princesse, et nous sommes là pour en témoigner. Ils sont très fiers d’elle et désirent que personne n’en doute un instant. CHAPITRE 48 Une fois sous l’immense dôme du cœur de Gyrvirgul, Alyx lança les rênes de Vaillant au capitaine Agitare et sauta de sa selle. Elle se débarrassa de son ciré et le jeta à l’un des oisillons piaillants qui s’étaient regroupés dans les ombres. Les petits s’en emparèrent et commencèrent à se battre pour le manteau. Du coin de l’œil, elle vit l’un de la caste des Serres en sortir victorieux, ce qui ne la surprit pas. Elle lâcha un rire, court et claquant, imitant autant qu’elle le pouvait le cri de victoire du jeune Serres. Elle s’inquiétait moins d’être entendue par ses Loups que d’embarrasser le Gyrkyme en manquant de crier. Si elle avait été seule, elle aurait abandonné tout décorum humain, se serait déshabillée jusqu’à la ceinture de son épée et aurait commencé à grimper jusqu’au logis de sa famille. Renonçant à cela, elle se contenta de jeter ses gants et de retirer ses bottes avant d’entreprendre l’ascension du pilier de soutien du toit ouvert qui était décoré de fresques. Son escalade réveilla des muscles depuis trop longtemps privés d’un tel exercice, mais cela la fit plutôt sourire. Voilà deux ans qu’Alyx avait quitté Gyrvirgul. Elle savait que la cité lui manquait mais, avant d’entrer de nouveau dans la grande salle, elle ne s’était pas rendu compte à quel point. Il y a eu beaucoup de choses pour occuper mon temps et mon attention, mais rien qui efface le désir de rentrer chez moi. Arrivée au plus haut des étages serres, elle se jeta du pilier et courut le long du rebord étroit jusqu’à un grand trou rond. Elle s’y précipita, piaillant une salutation. Accroupie là, tout juste dans l’entrée, elle sourit avec joie aux cinq Gyrkymes qui l’attendaient. Perrine était là, flanquée de Lanlitgri, sa mère, et de Preyknosery, son père. Tous deux des Serres, ses parents ne pouvaient les renier, ni elle ni son frère Octras. Le frère et la sœur possédaient tous deux leur plumage brun sombre dans le dos, tacheté de marron et de blanc sur le poitrail, ainsi que les dessins noirs autour de leurs yeux et le long de leurs joues. Mâle, Octras était plus massif que Peri, mais n’avait rien à lui envier en matière de combat ou de farouche splendeur. Alyx était à peu près certaine de n’avoir jamais encore vu la cinquième Gyrkyme. De toute évidence femelle, elle était noir de jais, à l’exception d’un collier de plumes rouge brillant sur ses épaules et à la jointure de ses ailes. Ses teintes et sa silhouette plus fine et souple indiquaient une membre de la caste des Vifs. À la façon dont Octras la serrait contre lui, Alyx se douta que certains champions de Serres devaient regretter la perte d’un géniteur pour la prochaine génération de guerriers. Alyx sauta au sol et se retrouva noyée sous les embrassades. Elle regretta de ne pas s’être débarrassée de ses vêtements avant et dut se contenter de la chaude caresse des plumes sur son visage et ses mains. — Je suis partie trop longtemps. Elle aurait voulu en dire plus, mais l’émotion l’étouffait. Elle s’écarta pour essuyer des larmes. Preyknosery l’y aida, les griffes bien rentrées lorsqu’il passa le pouce sur son visage. Elle lui prit la main, la pressa contre sa joue, puis la retourna et en embrassa la paume. Il sourit. — Tu auras toujours ta place au nid, Alexia. — Merci. Octras caressa l’épaule d’Alyx, puis de son autre main poussa la Vive en avant. — Ma sœur, voici Sergrai, ma promise. Cette dernière sourit timidement et tendit une main à Alyx. La princesse la prit avec délicatesse avant de serrer Sergrai dans ses bras. Elle la sentit d’abord se tendre, mais elle se décontracta vite. Sergrai picota un baiser rapide dans son cou, puis elles se séparèrent. — Je suis heureuse de te rencontrer, Sergrai. Je vois qu’Octras a toujours autant de chance. La Vive acquiesça, puis se réfugia sous le bras d’Octras. Des mains fortes s’agrippèrent aux épaules d’Alyx et la forcèrent à se retourner. Après un pas en arrière, Lanlitgri la détailla un moment de ses yeux ambre et vifs. — Tu sembles en bonne santé, autant que je puisse voir. — Oui, Mère, je me porte très bien, sourit Alyx. Encore mieux, maintenant, et je suis honorée de cette invitation à revenir. Peri poussa un cri de détresse. — Je t’aurais enlevée s’ils n’avaient pas autorisé ton retour. Preyknosery secoua la tête. — Cette idée, qui s’est répercutée dans tout Gyrvirgul, a déclenché un beau débat parmi les Plumes et les Sages. Perrine a longuement conté tes aventures. — Elle a parlé du Norrington, du combat contre le sullanciri et du dragon ! (Sergrai écarquilla ses yeux noirs.) Et elle a très bien conté. — Félicitée par une Vive pour tes dons de conteuse, ma sœur ? Voilà un beau compliment. Peri sourit fièrement. — J’ai même été appelée pour les relater au Tirigo lui-même. Il a conclu le débat et a dit qu’il ferait de toi une Aile. Alyx écarquilla les yeux. — Mais… Preyknosery posa la main sur son épaule gauche. — Oui, c’est quelque peu étrange d’accéder à ce titre lorsqu’on n’a justement pas d’ailes. Alyx leva les mains. — Non, non, ce n’est pas ça. Je n’ai rien fait pour mériter un tel honneur. Toi, tu as cent fois gagné le nom d’Aile-de-fer. Ce que j’ai accompli, ce n’est rien. — Si, ma fille, tu nous as tous rendus si fiers ! (Preyknosery posa la main contre son torse.) Je suis Serres, pas Vif ni Plumet, mais même moi je comprends ce que toi et ta réussite nous apportez. Parce que Kirûn s’est rendu responsable de notre création, nous avons toujours été impurs. Lorsque ton père t’a confié à nous pour t’élever et lorsque Augustus a convaincu ses pairs de te laisser à nos soins, ils ont commencé à nous regarder autrement. Pas les elfes bien sûr, mais les humains. Ils ont envoyé leurs meilleurs professeurs pour t’apprendre ce que nous ne pouvions t’enseigner. Ce qu’ils ont vu a changé la vision des hommes à notre propos. — Ce n’est pas de mon fait, mais c’est dû à ce qui était là et a été vu par les étrangers qui sont venus. — Un argument débattu parmi les Sages, sois-en certaine, sourit Aile-de-fer. Peut-être dis-tu n’avoir rien fait. Tu ne te rends pas compte de tout ce que tu as accompli en grandissant ici. Nous ne sommes pas humains. Nous ne traitons pas nos petits comme les humains. Tu as survécu ici. Tu t’es épanouie. Certains te considéraient comme un coucou, placé dans un nid pour être élevée au détriment de nos poussins. Tu leur as prouvé le contraire, tout cela sans avoir d’ailes. Tu as bien gagné ton titre. Ta vie même le proclame. Alyx voulut de nouveau protester, mais Peri lui saisit les épaules. — Ma sœur, tu pourras t’exclamer, t’étonner et répliquer, ce qui est fait est fait. Maintenant, nous devons te préparer pour la cérémonie. — Heu, je n’ai apporté que des vêtements pour la route. À nous deux, nous avons autant de goût qu’un ver de terre. Peri lui fit un clin d’œil. — Voilà pourquoi Sergrai a proposé de nous aider. — Ce serait un honneur, princesse. Alyx n’hésita qu’un instant, puis donna son consentement. — Tu t’assureras que je fasse honneur à tous les Gyrkymes ? — Les Ailes en vie, morts ou encore dans leurs coquilles pourront être fiers. — Excellent. (Alyx se tourna vers Peri.) Qu’en penseront les Loups ? — Qui s’en soucie ? Ce ne sont que des marcheurs. Peri glissa un bras autour des épaules d’Alyx et la guida jusqu’à à l’ouverture qui menait à sa chambre d’enfant. — Tu es des nôtres, c’est tout ce qui compte. Will sourit, principalement parce qu’il pouvait s’étirer de tout son long dans la petite chambre qu’on lui avait attribuée, contrairement à Corbeau. Ce n’était pas l’inconfort de ce dernier qui le réjouissait, mais plutôt qu’il ne risquait pas de s’ouvrir le crâne en se cognant au plafond. Les Gyrkymes avaient guidé son petit groupe dans un couloir qui encerclait la zone principale, mais à distance. Il se divisait en plus petits corridors, percés de trous noirs. Au-delà de ces ouvertures, assez petites pour que Will soit forcé de baisser la tête, se trouvaient d’étroites chambres cylindriques aux lits taillés dans la pierre, et une série d’alcôves dans lesquelles on pouvait ranger des lampes allumées ainsi que ses affaires. Will garda le silence jusqu’au départ de la Gyrkyme aux ailes rouge et noire à moitié formées. Elle n’était pas plus grande que Will : en fait, il avait déduit à sa très fine stature qu’il s’agissait d’une fille, même si elle n’affichait pas la poitrine ou les courbes féminines de l’auxiliaire d’Alexia. Elle ne devait simplement pas avoir atteint l’âge de la puberté, où son corps et ses ailes se développeraient. Corbeau poussa un gémissement et s’étira sur le matelas de paille tressée qui recouvrait le lit de pierre. — Chaud, sec, légèrement plus doux que le sol de la nuit dernière. Ça ira. — Tu vas dormir ? — Plutôt que… ? — Explorer ! Will indiqua la direction où il croyait que le feu se trouvait. — T’as vu tout ça ? C’est immense, ici, toute la montagne est creuse ! Et les Gyrkymes, tu as remarqué ? Il y en a comme des faucons, et puis il y a la corneille qui nous a guidés jusqu’ici ! Il doit y en avoir d’autres et… — Will, peut-être que l’idée ne t’a pas effleuré, mais nous ne pouvons pas aller tranquillement explorer. — Bien sûr que si ! C’est facile. J’ai pas vu de gardes ou quoi que ce soit. (Il entrelaça ses doigts et les fit craquer.) Les piliers décoratifs seront assez faciles à escalader. Corbeau roula sur un coude et plissa les yeux de désapprobation. — J’ai deux remarques à faire. Tout d’abord, au vu de ton début de carrière, il t’a peut-être échappé que si les gens veulent que tu parcoures leur domaine, ils t’y inviteront et te le feront visiter. Will fronça le nez. — Je sais, mais ils ont peut-être oublié. — Tu sais bien que non. La seconde remarque, bien plus importante, c’est cela : tu es le Norrington. Les Gyrkymes sont nos alliés. Ils veulent nous aider. Leur invitation à venir ici est de l’ordre de l’extraordinaire et, en tant qu’invités, nous nous tiendrons le mieux possible. — D’accord, c’est parce que t’es vieux, c’est ça ? Sur le dos, Corbeau éclata de rire. — Aïe, Will ! Il continua à rire un peu, puis s’essuya les yeux. — Ça m’a bien fait rire ! — Ce n’était pas le but. — Je sais, c’est ce qui rend ta remarque d’autant plus drôle. (Corbeau se tourna vers lui.) Certaines fois, j’ai l’impression que tu comprends la gravité de la situation et d’autres, comme maintenant, je sais que tu l’as oubliée. — Je l’ai pas oubliée. (Will s’assit sur son lit, en face de Corbeau.) Mais des fois, on s’ennuie. — Comme pendant la bataille de Vilwan ? — Ah non, là, c’était très excitant ! Le jeune voleur esquissa un sourire, qui s’effaça tout de suite lorsqu’un frisson le parcourut. — Et c’était aussi assez horrible. — C’est comme ça que ça fonctionne, Will. Tu peux écouter à l’infini l’histoire de batailles devenues de simples chansons, mais elles ne parleront que de l’excitation ou de l’horreur. Si des chants naissent un jour de notre mission, peut-être feront-ils référence à notre passage ici, mais ils oublieront sans doute les campements inondés, les repas froids, les routes rendues boueuses par des milliers de sabots. (Corbeau sourit.) Alors voilà, je préfère dormir maintenant. Lorsqu’ils auront besoin de nous, ils viendront nous chercher, et nous serons reposés. — Mais j’arriverai pas à dormir. — S’il faut vraiment que tu partes en vadrouille, enfile au moins des chaussettes sèches. Tu vas te trahir, à patauger dans tes bottes. Will grommela mais retira les secondes, puis les premières. Il les essora et les étala sur l’une des alcôves. Il fouilla dans sa sacoche à la recherche de chaussettes sèches, les enfila puis décida de s’allonger un instant. Il refusa de s’autoriser un gémissement, contrairement à Corbeau, parce que son dos le tiraillait, puis ses muscles se détendirent. Il roula un peu des épaules, puis ferma les yeux. Le temps que mon dos arrête de me faire mal. Il songea à ce qui pouvait se dissimuler dans les sombres hauteurs de Gyrvirgul. Avant que la cupidité devienne fantasme, le sommeil avait englouti l’écho de ses pensées. Seules les protestations de son estomac révélèrent à Will combien de temps il avait dormi. Un petit Gyrkyme au plumage brun était venu les chercher, Corbeau et lui. D’une voix contenue et assez monotone, le messager leur signala que l’heure de la célébration était arrivée. On leur tendit à l’un comme à l’autre une bande de soie vaporeuse qui servirait d’écharpe ou de pagne. Leur guide annonça qu’il reviendrait une fois qu’ils seraient prêts. Le jeune voleur se tourna vers Corbeau. — Je m’étais presque habitué à m’habiller pour les fêtes, mais j’ai aucun vêtement correct. Corbeau sourit. — Je ne suis pas sûr non plus que ce soit à ma taille. Il retira sa tunique en daim, découvrant trois cicatrices parallèles qui, de ses clavicules à sa hanche, traversaient une épaisse couche de poils blancs. Çà et là, diverses autres entailles marquaient son corps mais aucune n’était aussi profonde ni aussi ancienne. — Les Gyrkymes n’utilisent que quelques vêtements, alors cela leur importera peu que l’on s’habille ou pas. — Alors tu vas en faire un pagne comme eux ? Le vieil homme secoua la tête et arrangea le tissu argent en écharpe, de son épaule droite à sa hanche gauche. Il la noua à la taille et rentra les bouts qui dépassaient dans sa ceinture. — Ce n’est pas que je m’attende à avoir froid autour de ce feu, et la nourriture devrait être chaude, mais pourquoi prendre le risque ? Will haussa un sourcil tout en nouant le foulard en bandeau, juste au-dessus de son masque. Il l’attacha fermement, laissant deux longs rubans pendre dans son dos. — Alors t’essaies pas de cacher tes cicatrices ? Trois grandes comme ça, elles pourraient avoir été causées par un Gyrkyme. Corbeau fronça un instant les sourcils puis secoua la tête. — Je croyais que tu les avais déjà vues, mais non. Elles ne sont pas le fait d’un Gyrkyme. — De quoi, alors ? (Will réfléchit profondément.) D’un griffeglace ? — Et elles sont très anciennes, confirma son compagnon. Il avait décidé de jouer avec sa nourriture avant de l’achever. — Je me souviens pas de chanson sur cette aventure du Corbeau de Kedyn. — Il n’y en a pas. Rien à raconter, de toute façon. Hé, ton bandeau te va bien ! Corbeau lui fit un clin d’œil, puis se leva, la tête baissée, pour suivre leur guide. — Je suis certain que tu trouveras le banquet bien plus intéressant. Will aurait voulu afficher une certaine indifférence, mais les Gyrkymes ne lui facilitaient pas la tâche. On aurait dit que toute l’expédition et toute la population de Gyrvirgul s’étaient réunies autour du feu de joie pour la célébration nocturne. Les participants à l’extérieur du cercle ne se tenaient même pas au sol mais étaient assis ou debout sur les corniches tout autour de la salle. Aux yeux de Will, ils avaient l’air jeunes, avec leurs ailes peu développées, et semblaient regroupés par apparence : d’abord venaient ceux qui arboraient un plumage brun, puis les Gyrkymes plus grands et plus colorés. Néanmoins, c’était au sol que le spectacle était le plus intéressant. On avait disposé les visiteurs par compagnies, en sept rangs commençant par un soldat, puis deux, puis trois et ainsi de suite jusqu’à un septième rang de sept. Les deux membres restants, en général l’officier supérieur et le soldat le plus décoré, avaient été placés dans un groupe d’invités spéciaux. La pointe des différents triangles était tournée vers le feu et de chaque côté se trouvaient insérés des triangles de Gyrkymes, qui pointaient dans la direction opposée. Deux cercles réunissaient l’intégralité des invités humains, puis un troisième entièrement composé de Gyrkymes emplissait le reste de la salle. Seuls les membres du groupe spécial avaient reçu des écharpes, et le goût de chacun déterminait leur port. Résolu avait choisi le pagne et était splendide. Ses muscles jouaient sous sa peau ornée de tatouages. Si les Gyrkymes et leur plumage vif avaient de quoi couper le souffle, Résolu égalait à sa façon leur magnificence. Kerrigan lui aussi avait décidé de suivre la coutume gyrkyme, une vision dont Will se serait volontiers passé. L’Initié et Dranae devaient posséder à peu près la même masse corporelle, mais chez ce dernier elle était mieux répartie. Tout comme Corbeau, il portait son foulard en diagonale. Quelques autres l’avaient noué autour de la tête ou du bras. Orla avait opté pour cette dernière solution mais, au lieu d’en laisser pendre les bouts, elle les avait tressés autour de son bras gauche et serrés à son poignet. Qwc avait attaché le sien à la taille, le laissant flotter derrière lui comme une traînée d’argent ; quant à Lombo, il s’en était fait un foulard autour du cou en forme de gros nœud tombant qui avait l’air ridicule, ce que Will n’estima pas nécessaire de signaler. En fin de compte, ce fut Alexia qui les surpassa tous. Elle portait trois écharpes, une noire, une or et une argentée. La noire, en soie mate, lui servait de pagne, les extrémités descendant jusqu’aux genoux. Tout aussi opaque, la dorée lui encerclait le cou puis se croisait pour lui couvrir la poitrine avant de s’attacher dans le dos. L’argentée était nouée autour de sa taille et maintenait le pagne en place, les extrémités pendant à gauche de sa hanche. Son apparition fut saluée par une exclamation générale qui se changea en murmures. Will la trouva plus belle qu’il l’avait jamais imaginée. Elle l’avait toujours été, avait hanté un ou deux de ses rêves, mais ses différentes robes ainsi que son armure de guerre n’avaient jamais autant révélé ses charmes. Mais la noblesse de son allure tandis qu’elle avançait aux côtés de Tirigo était encore plus impressionnante que sa beauté physique. Lorsque Will l’avait vue lors des réceptions, elle avait toujours été pleine de grâce, mais jamais aussi détendue et libérée. Ici, chez elle, auprès de ceux qui l’avaient élevée, elle se sentait parfaitement à l’aise, sereine, ce qui la rendait encore plus attirante et séduisante. La noblesse de sa présence l’élevait bien au-dessus de la position que Will l’avait toujours imaginée occuper. Comme toujours, il considérait les gens selon leur degré de participation à la légende de Will l’Agile. À la voir rejoindre la place d’honneur aux côtés du chef des Gyrkymes, il comprit qu’elle serait l’héroïne de son propre cycle de chansons. Tout comme l’on célébrait le Corbeau de Kedyn et l’Araignée d’Azur dans les Fondombres, elle divertirait les nobles du monde entier. Si l’on évoquait jamais Will l’Agile dans un de ces chants, il jouerait le fou, de cela il n’avait aucun doute. Il rit intérieurement. Et si on l’ évoquait dans un de mes chants, ce serait encore moi le fou. Un accident de naissance l’avait projeté là où il pourrait devenir un héros, mais de toute évidence Alexia était destinée devenir une héroïne depuis des générations. Qu’importaient les prophéties et les présages, elle aurait bien plus d’importance dans l’univers que lui en aurait jamais. Même s’il sentait son rêve mourir quelque peu, il se fit le serment solennel et silencieux de tout faire pour l’aider à réussir. La place d’honneur à la droite du Tirigo était revenue à Alexia. La Tirogia, la première épouse, se trouvait à sa gauche, puis venait le général Adrogans. Le chef militaire jeranais avait choisi de porter son foulard en pagne. Moins musclée que Résolu, marquée de moins de cicatrices et d’aucun tatouage visible, sa chair n’en était pas flasque pour autant, ni ne s’affaissait comme celle de Kerrigan. Malgré sa presque nudité, Adrogans conservait une certaine dignité. Sans même parler de son habillement, le Tirigo surpassait tout le monde. Il s’était vêtu d’un sarong argent orné de rubans noirs et dorés. Il invita ses invités à s’asseoir alors que lui-même restait debout, puis il déploya les ailes, pour offrir la plus incroyable démonstration de plumage. Sa crête d’un vert irisé, qui montait à soixante centimètres au-dessus de sa tête se dressa. Des plumes d’un bleu scintillant le recouvraient entièrement, à l’exception du noir brillant sur son visage et sa poitrine ; c’était pourtant le dessin de ses ailes qui le rendait encore plus impressionnant. Là, sous des pointes rouge et vert soulignées de bleu, deux yeux observaient l’assemblée. Les exclamations qui avaient accueilli Alexia se firent de nouveau entendre, puis tous se plongèrent dans un silence respectueux. — Hôtes honorés, jamais Gyrvirgul n’a vu se lever un jour plus glorieux. Avant aujourd’hui, notre fierté avait été marquée par l’arrivée d’Alexia, alors nourrisson. Désormais, nos poitrines se gonflent d’admiration à son retour en tant que général puissant et célébré. De même, notre admiration à l’égard de votre campagne pour détruire Chytrine ne connaît pas de limite. Ce banquet n’est qu’un modeste témoignage de notre gratitude envers vos efforts pour sauver le monde entier. Sur ces mots, il replia les ailes et s’assit, puis fit un geste du menton à un Gyrkyme aux ailes noires. Ce dernier tapa une fois dans les mains, et l’assemblée recommença à s’animer. Les jeunes Gyrkymes commencèrent le service, passant dans les rangs pour offrir des bols de la taille des bassins de toilette que Will avait aperçus dans les chambres privées des riches maisonnées. D’autres s’avancèrent ensuite, poussant de petits chariots porteurs de riz et de toutes sortes de mets, froids ou chauds. S’il existait une logique dans leur distribution, Will ne put la déterminer. Il se contenta de tourner son bol pour placer chaque nouvelle offrande à un emplacement vide. La grande majorité de la nourriture consommée par Will au cours de sa vie consistait en croûtes et en restes, auxquels s’ajoutaient du fromage moisi, du bouillon dilué, des fruits et légumes facilement dérobés ou récupérés sur un tas de déchets. Si les mets délicats proposés lors des différentes réceptions avaient largement élargi l’horizon de ses connaissances culinaires, ils ne l’avaient en rien préparé à la chair épicée, savoureuse et sucrée qu’on lui servit ce soir-là. Pour manger, on leur avait donné de petites planches de bois, dont la forme évoquait une cuiller, mais plate et très flexible. On attirait un peu de riz du centre du bol, que l’on mélangeait à de la viande en sauce jusqu’à obtenir un petit disque qu’on portait à la bouche pour le gober. Parfois la langue du voleur était noyée de sucre, mais d’autres aliments dégageaient un arôme si puissant qu’il enflammait tout son visage. Au départ, il avait englouti ses cuillerées, mais son nez avait coulé à la première bouchée de mets épicé et l’avait forcé à ralentir. De fait, il s’attaquait désormais à ses plats plus prudemment. De la sueur perlait à son front et coulait le long de sa nuque. Il jeta un coup d’œil à Corbeau, qui transpirait autant, et à Résolu, qui formait ses petits tas de nourriture avec une grande précision. Tous deux paraissaient apprécier le repas, et un rapide inventaire de leurs bols indiqua que les goûts de Will s’approchaient plus de ceux de Résolu que de ceux de Corbeau. Quelque temps plus tard, le Tirigo fit cesser le service, et les serviteurs se retirèrent. Après le départ du dernier d’entre eux, la douce musique des flûtes et des cornes commença à descendre des voûtes de la grande salle. À l’instar de tous, Will leva les yeux et aperçut une forme tomber en chute libre du point le plus haut. L’objet se révéla être une immense et longue bannière qui se déroulait. Des lettres d’or mêlant toutes sortes d’écritures la décoraient sur toute la longueur. Will n’avait aucune idée de leur signification, mais le feu qui s’y reflétait leur conférait puissance et majesté. Arrivée au bout, la queue de la bannière claqua fortement, puis elle fut léchée par les flammes. En un instant, elle s’embrasa entièrement en un ruban éblouissant. Sa luminosité aveugla Will, mais lorsque la vision lui revint, d’autres formes tourbillonnantes descendirent du plafond obscur. Tout de plumes noires, à l’exception des rouges qui parsemaient leurs épaules et leurs ailes, des Gyrkymes évoluaient en un complexe ballet aérien. Certains plongeaient vers le sol, en piqué, d’autres tournaient en cercles étroits, jusqu’à presque se toucher le bout des ailes. Ils se poursuivaient les uns les autres, les mains tendues vers l’extrêmité des pagnes dorés, ils viraient, s’arquaient, piquaient puis remontaient d’un coup d’ailes puissant. Le fracas des cymbales soulignait la musique qui accompagnait le ballet. Le rythme passa de lent à exalté, de la froide civilisation à la barbarie. Will ne pouvait détacher les yeux des danseurs et enviait leur liberté. À l’unisson des éclats musicaux, leurs cris retentissaient d’un bonheur pur qui lui soutira un large sourire. Bien trop tôt, l’ensemble se mit à tourner si vite et à basse altitude que leurs passages décoiffèrent les cheveux de Will et soulevèrent le bout de son bandeau. Le cercle se resserra, puis ils piquèrent, immobiles. Ils levèrent les genoux, déployèrent les ailes, formant un immense disque rouge et noir autour du feu. Leurs corps vibraient d’essoufflement, mais ils maintenaient la tête baissée et cachée. Déchaînés, enthousiastes, les applaudissements éclatèrent parmi les humains, tandis que les cris triomphants des spectateurs gyrkymes résonnaient dans la salle. Une cacophonie joyeuse, qui semblait ne jamais devoir s’arrêter, emplit l’air. Will frappait dans les mains aussi fort que possible, sifflant de tous ses poumons. Il n’avait jamais assisté à un tel spectacle avant et ne pouvait s’imaginer en revoir un jour l’équivalent. Ses yeux noirs reflétant la lueur dorée du feu, le Tirigo se leva. Lentement, la salle replongea dans le silence. La crête dressée, il sourit, puis inclina la tête vers les danseurs. — La beauté de cette offrande rend bien plus honneur à notre fille que bien des mots et des récompenses pourraient le faire. Il frappa des mains une fois, autorisant les danseurs à se redresser et à quitter la salle sous de nouveaux applaudissements. Après leur départ, le Tirigo pria Alexia de se lever. — Dans notre peuple, il existe une tradition qui honore les meilleurs d’entre nous du titre d’« Aile ». Les triangles dans lesquels vous êtes assis imitent notre vol, et la personne tout au bout en est le guide. Cette position est la plus difficile de toute la volée, pas seulement à cause des responsabilités inhérentes à la fonction de meneur, mais parce qu’elle exige aussi la plus grande force physique. Ceux d’entre nous qui suivent sont portés par l’air que le travail de notre guide soulève. » Nous appelons nos Ailes par leur titre. Après l’avoir ramenée du lointain Okrannel, celui qui devint le père d’Alexia fut connu sous le nom d’Aile-de-fer. Prise sous sa protection, Alexia devint la meneuse que vous connaissez. Désormais, avec vous, elle retourne en Okrannel afin de remplir la mission pour laquelle elle fut entraînée. En reconnaissance de tout ce qu’elle est et de la valeur qu’elle représente pour nous et pour le monde, nous la proclamons Aile-d’Or. Un petit Gyrkyme brun s’approcha, porteur d’un plateau recouvert d’un tissu. Le Tirigo prit une chaîne dorée au bout de laquelle pendait une amulette en forme de plume tout aussi dorée et la passa par-dessus la tête inclinée d’Alexia. La plume se logea juste sous sa gorge, au-dessus de sa poitrine. Le Tirigo tira ses cheveux de sous la chaîne avant de s’incliner devant elle. Alexia avala sa salive puis sourit lentement. Elle toucha l’amulette, ferma les yeux un instant. Lorsqu’elle les rouvrit, ce fut sous les applaudissements et les sifflements des Gyrkymes. Son sourire s’agrandit. Elle pressa les doigts contre ses lèvres quelques secondes puis regarda l’assemblée. — Merci, Ausai Tirigo, et vous, tous les Gyrkymes. J’étais l’éternel oisillon, celle dont les ailes n’ont jamais poussé. Vous auriez pu me mépriser et me rejeter, mais non. Vous tous avez accepté la mission confiée par mon père à Aile-de-Fer. (Elle ouvrit grand les bras.) J’ai beau ne porter aucune plume, je suis couverte de tout ce que vous m’avez enseigné sur le courage, l’honneur, la ténacité et la noblesse. Certains peut-être diront que mon sang fait de moi un diamant, mais, sans vos efforts, je serais restée terne et n’aurais jamais été remarquée. » Être nommée Aile-d’Or, je… (Elle s’étrangla un instant, puis baissa les yeux avant de reprendre.) C’est un rêve que nous avons tous partagé ici, pourtant je ne m’en juge pas digne. Votre confiance en moi est un investissement que je vous rembourserai en toute largesse. Quelles que soient mes victoires, tous sauront que sans vous elles n’auraient jamais été. Alexia durcit son regard lorsque celui-ci parcourut les hommes présents. — Quant à vous, compagnons, vous savez désormais de quel fier et magnifique berceau je suis sortie. Ensemble, nous renaissons de Gyrvirgul. Par l’ouest et le nord, nous rejoindrons la terre de ma naissance, et ensemble nous la ferons de nouveau nôtre. CHAPITRE 49 Même si ce n’était sûrement qu’un effet de son imagination, Alexia sentit un frisson la parcourir lorsqu’elle traversa la frontière de la Jerana vers l’Okrannel. Du haut de son cheval, elle aperçut le sommet effrité d’un obélisque de granit, autrefois fièrement dressé mais aujourd’hui brisé et craquelé, qui signalait la limite entre les deux pays. Elle sourit, sans prendre offense du monument brisé, puisque l’érosion prouvait qu’il avait été vandalisé bien avant que les forces aurolanies envahissent l’Okrannel. Elle éprouvait un réel plaisir à se trouver là. Tout comme lors de son expédition précédente, lorsqu’elle avait effectué son voyage onirique, elle se concentra pour voir si son sang chanterait de joie à ce retour. Tant d’autres exilés avaient fait état de ce sentiment qu’une part d’elle-même se demanda s’il était normal que cela ne lui arrive pas. Malgré sa déception d’hier, et, dans une moindre mesure, d’aujourd’hui, elle ne s’inquiéta pas du silence de ses veines. Le romantisme d’un retour n’a rien à voir avec la réalité. Néanmoins, Alyx ne pouvait se permettre d’être parfaitement à l’aise, et ce n’était pas lié à la présence des forces aurolanies. Le chemin côtier menait l’armée au-delà de la ville portuaire jeranaise d’Ooriz jusque sur le plateau zhusk. Ce dernier abritait un peuple indigène qui, bien que primitif, s’était montré rebelle et insaisissable. Lorsqu’il avait expliqué pourquoi il y avait installé le quartier général, Adrogans avait déclaré que les Zhusks haïssaient les Aurolanis bien plus qu’ils détestaient les guerriers okrans ou jeranais, d’où leur volonté de participer à l’effort de guerre. Les Zhusks avaient longtemps causé des soucis aux deux royaumes. En tant que tribu montagnarde, ils ne présentaient pas une grande menace. Néanmoins, il arrivait qu’un chef réunisse une bande de voleurs qui descendait alors attaquer le bassin de Svoin, jusqu’à Ooriz, et même des zones de la péninsule de Crozt. Des expéditions punitives pouvaient en attraper une poignée ou brûler quelques villages, mais le plateau recouvert de forêts empêchait toute bataille directe qui pourrait briser définitivement le pouvoir des Zhusks. Heureusement, leur système clanique compliqué déclenchait souvent des conflits entre eux, ce qui réduisait la menace, même si cela perfectionnait leur art de la guerre. C’était même les Zhusks qui avaient détruit l’obélisque, n’ayant jamais accepté qu’une partie de leur plateau ait été cédée à la Jerana il y avait bien longtemps. Si Alyx croyait Adrogans lorsqu’il disait que les Zhusks leur étaient alliés pour le moment, elle ne pouvait pourtant ignorer les complications potentielles. Elle ne craignait pas tant pour sa sécurité personnelle que de voir les renforts zhusks disparaître au moment le plus inopportun. Quand bien même, si Adrogans désire leur faire confiance, je ne contesterai pas son autorité à moins que ce soit nécessaire. Le voyage de Gyrvirgul en Okrannel leur avait pris un peu plus d’une semaine entière, douze jours exactement, même s’il ne s’était pas révélé pénible et qu’ils avaient avancé d’un bon pas. Avoir à disposition toute une compagnie de Faucons guerriers en éclaireurs longue distance éliminait efficacement la menace d’une embuscade. Au milieu de la traversée de la Jerana, plusieurs Gyrkymes avaient été envoyés à Lakaslin pour présenter un rapport à la reine Carus. En se servant de plusieurs messagers pour la même dépêche, en exigeant qu’il leur soit remis un reçu de leur livraison qui, à leur retour, lui permettrait de savoir à qui et quand elle avait été confiée, Adrogans avait beaucoup impressionné Alyx. Elle avait été surprise qu’il utilise des messagers ailés au lieu d’un arcanslata. Elle l’avait interrogé sur la raison de ce choix et s’était attendue à quelque frivolité en réponse, mais il était devenu très sérieux. — Les messages réels, que je peux sceller et envoyer par moi-même, limitent le nombre de ceux qui peuvent les lire. Par arcanslata, le mage qui l’envoie sait ce que j’ai écrit. Les arcanslata sont utiles s’il est vital de communiquer rapidement, mais pour ce qui est de la discrétion, c’est un tout autre problème. Les messages à la reine étaient porteurs d’informations sensibles. Sur la route du Nord, l’expédition avait fait la rencontre du bataillon Cœurdepierre gurolans. Leur infanterie lourde avançait à un bon rythme et n’avait montré aucune difficulté à faire plus de kilomètres en un jour que le réclamait l’expédition. Assez taciturnes et renfermés, la nuit les soldats se rassemblaient tout de même et animaient les soirées en chantant d’exaltantes ballades sur les actes valeureux de leur histoire. Ils arrivèrent à la base d’Adrogans en milieu d’après-midi, le dernier jour de leur voyage, et Caro rendit immédiatement le commandement au général. L’armée s’était déployée dans la vallée, dont le centre avait été dégagé depuis des années. Au cœur du camp se trouvait une série de huttes en torchis et aux toits de chaume, de toute évidence une construction des Zhusks. Tout autour, les troupes ayant navigué depuis Yslin étaient regroupées par nationalités. L’Helurca, l’Alcida, la Jerana, le Naliserro, la Valicia, et Loquellyn étaient tous bien représentés et les compagnies de cavaleries rejoignirent bientôt leurs compatriotes en montant leur propre camp. Les Vilwanais, les Gyrkymes, les Chevaliers de Savarre et les mercenaires allèrent tous planter leurs tentes un plus loin du centre du village. Les Gyrkymes choisirent une petite colline au nord-est qui leur offrait un peu de hauteur d’où s’envoler et possédait l’avantage d’être aussi éloignée des elfes que possible. Alyx confia son cheval à l’un de ses Loups, puis marcha aux côtés du général Caro jusqu’à la demeure d’Adrogans. Le bâtiment était bien plus haut que large. Près de la porte, un tiers de l’espace était consacré aux matelas et aux bagages. Ni le logement ni son organisation ne donnaient l’impression d’appartenir à un homme superficiel. L’illusion aurait été impossible à entretenir vu la façon dont le reste de la bâtisse avait été arrangé, mais cette absence de prétention surprit Alyx. La majorité du bâtiment était dévolue aux cartes accrochées au mur et à une table immense où se trouvait une maquette de l’Okrannel. Les forces alliées contre Chytrine étaient représentées par de petites pièces de bois peintes aux couleurs des différents régiments, qu’on avait placées sur le paysage. Bizarrement, contrairement à ce qui était indiqué sur la carte, le quartier général avait été reculé à une trentaine de kilomètres de sa véritable position. Soupçonne-t-il la présence d’un espion qui pourrait nous trahir pour le compte de Chytrine ? En plus de Caro, Adrogans, Alyx et d’une demi-douzaine de soldats jeranais qui plantaient des compas dans les cartes, puis comparaient leurs mesures au modèle réduit et vice versa, deux autres personnes étaient présentes. Petit et décharné, la peau noircie par la poussière et le soleil, l’homme leur accorda un sourire édenté. Les rares cheveux qui lui restaient étaient assez longs pour lui couvrir les épaules. Autour de son cou, dans ses oreilles ou attachés à sa peau tannée par de petits anneaux de métal, des perles et des os formaient les talismans de pouvoir zhusks. Il n’était vêtu que d’un pagne tissé maintenu par une ceinture de cuir tressée. La femme n’aurait pu paraître plus différente : malgré ses yeux d’un profond bleu ciel, elle présentait la même carnation qu’Alyx. Constitués d’un pantalon, de mocassins et d’une tunique en cuir clair, ses habits possédaient de curieux ornements. Des bandes de cuir ornées de nœuds pendaient sur les coutures extérieures. Alyx connaissait suffisamment son pays natal pour déterminer que cette femme venait des terres hautes de Guranin, à l’ouest. Si elle avait su lire les nœuds sans erreur, elle aurait pu déchiffrer de quel clan et de quelle ville cette personne se réclamait. Adrogans sourit. — Vous connaissez déjà le général Turpus Caro. Phfas des Zhusks, Beal mot Tsuvo, je vous présente la princesse Alexia d’Okrannel. Le sourire du Zhusk s’élargit et il ricana quelque peu, mais ne dit rien de compréhensible. La guerrière guranine se mit à genoux et inclina la tête, ses cheveux venant lui voiler le visage. — C’est un honneur incommensurable de vous saluer, Altesse. Alyx hocha lentement la tête. — Tout l’honneur est pour moi et la gloire revient au clan Tsuvo. La capacité des clans des terres hautes à repousser les Aurolanis est légendaire auprès des réfugiés, mais que vous soyez parvenus jusqu’ici, en traversant leur territoire, cela démontre un courage qui ne court que dans vos veines. Phfas grogna. — Demande qui les a guidés ici, à Svarskya. Dans la bouche du Zhusk, le nom de la capitale était une insulte. La princesse pencha la tête. — Pardonnez-moi, Phfas, mais je connais depuis longtemps l’identité de leurs guides. Non seulement ils n’auraient pas trouvé leur chemin, mais ils n’auraient pu rester sans l’indulgence des Zhusks. Tout comme eux, je ne serais pas ici, puisque dans ces forêts j’ai dormi enfant dans les bras de Preyknosery Aile-de-Fer. Sans votre bénédiction, ni lui ni moi n’aurions jamais quitté l’Okrannel. Le petit homme ricana. — Si tu étais ici, c’est que tu avais déjà quitté l’Okrannel. — Un fait qui échappe à l’ennemi que nous partageons. Phfas tira sur la sculpture en os d’un corbeau piqué dans le lobe de son oreille droite. — Les paroles de sagesse de Svarskya sont un présage d’espoir. Adrogans se rapprocha de la maquette. — Et, dans l’espoir de plus de présages, rapprochez-vous, je vous prie. Beal se releva et dépassa Adrogans. Alyx se glissa de l’autre côté de la table, à ses côtés, abandonnant à Caro et Adrogans la frontière sud. Phfas oscillait près de son cher plateau, penché de telle façon que mis à part ses yeux peu de détails de son visage étaient visibles. Le général jeranais se concentra. — Voilà qui représente la situation actuelle telle qu’on la comprend. Nos forces sont composées d’approximativement mille sept cents cavaliers et de trois mille soldats d’infanterie. Notre objectif est de descendre du plateau et de faire le siège de Svoin. Lorsque les forces aurolanies l’ont conquise, la ville logeait presque vingt mille hommes, femmes et enfants, ainsi qu’une petite population de Vorquelfes. Nous estimons qu’il reste tout au plus un quart de la population. La ville sert de quartier général à l’un des régiments de Chytrine, renforcé d’une légion vorquelfe. Caro secoua la tête. — Des Vorquelfes au service de Chytrine ? Je ne peux le croire. Phfas balança la tête, comme si elle flottait sur un océan agité. — La sorcière les envoie nous chasser, mais ils échouent. Adrogans confirma. — Il semblerait que les Aurolanis maintiennent quelques Vorquelfes en otage. Je ne sais pas si l’on pourra les libérer avant le siège, mais je considérerais volontiers toute proposition. Alyx fronça les sourcils. — Se glisser dans une ville tenue par l’ennemi, à la recherche d’un groupe qui pourrait exister ou non, et l’en faire sortir alors qu’une armée en fait le siège, ce serait suicidaire. — Cela signifie-t-il que vous n’accepterez pas la mission, princesse ? Alyx redressa la tête. — Pardon ? Le général baissa à moitié les paupières. — Ce n’est qu’une question, soulevée par votre attaque à Yslin. Il me semble que vos compagnons et vous pourriez tout à fait résoudre ce casse-tête. — Peut-être, mais il y a d’autres problèmes dont je préférerais parler. Alyx désigna une série de douze pièces de bois, situées à mi-chemin entre Svarskya et Svoin, au cœur des terres basses de Bhayall. — Si je ne me trompe pas dans ma lecture, ce régiment aurolani semble être composé d’un mélange d’infanterie lourde et d’infanterie légère, de cavalerie lourde et de cavalerie légère. Quelle est sa composition ? — Des baragouineurs menés par des vylaens pour l’infanterie légère. Pour la lourde, des baragouineurs soutenus par un bon nombre de hoargouns. Pas de signe de draconettes parmi eux, mais il y a bien quelques humains. (Adrogans fronça les sourcils.) Les géants sont lents et massifs, mais difficiles à éliminer. — C’est ce que dit la légende, général. (Alyx retint un grondement.) L’un d’eux a tué mon père. Beal posa la main sur son épaule. — C’était un sullanciri, Altesse. Rien de moins puissant n’aurait pu l’achever. — C’est très aimable à vous, mot Tsuvo, mais se laisser bercer par l’illusion que les hoargouns ne sont pas mortellement dangereux serait stupide. (Alyx leva les yeux vers Adrogans : ) Ce sont des temeryx qui forment la cavalerie ? — Des griffeglaces pour la légère, oui. La lourde est constituée de grands temeryx montés par des humains et des baragouineurs. Toujours pas de draconettes. — Et le sullanciri ? Adrogans indiqua Svarskya, sur la côte nord la plus proche d’Alyx. — Malarkex s’y trouve avec deux régiments, une infanterie et une cavalerie. Ce drapeau rouge au milieu de la ville indique que nos informations sur son emplacement sont trop anciennes pour s’y fier. Le jaune sur le régiment de marche signifie qu’elles ont trois jours ; le vert à Svoin, qu’il s’agit de leur position actuelle. — Tout cela est communiqué par des Vorquelfes qui s’éloignent de la ville et « meurent » dans des attaques contre les Zhusks ? Adrogans sourit, Phfas ricana. — Rien ne vous échappe, princesse. — Vous êtes trop bon. (Alyx soupira.) Libérer Svoin pose des problèmes insurmontables. Le régiment de marche est en position de briser le siège de la ville. Si la carte est parfaitement exacte, les terres autour de Svoin sont marécageuses et l’été n’a pas été assez chaud pour les assécher. Par conséquent, la cavalerie aura beaucoup de difficultés à manœuvrer. Il sera tout aussi difficile de transporter et de déplacer l’équipement pour le siège. Le général jeranais secoua la tête. — L’hiver n’a pas été humide, ni l’été pluvieux. La nappe phréatique est peut-être haute, mais le lac non. Le sol sera assez dur pour ce que nous avons à faire. — Très bien, mais cela profite aux deux camps. (Alyx se mordilla la lèvre un instant.) Si la ville tient quelque temps, les renforts de Svarskya nous bloqueront dans le bassin. La bataille pour se libérer sera sanglante. — Effectivement, mais, une fois la ville prise, les repousser ne posera aucune difficulté. — Vous êtes plutôt optimiste d’imaginer que vous pourrez vous emparer de Svoin avec nos effectifs et la transformer assez vite en forteresse pour repousser Malarkex, et tout cela à la condition qu’elle prenne son temps pour arriver. Adrogans balaya ses protestations. — La ville ne tiendra pas assez longtemps pour poser problème. Nos éclaireurs nous l’ont assuré. Les attaques des Guranins des terres hautes dans la région de Svarskya attireront quelques-unes des forces aurolanies à l’ouest, ce qui placera au moins deux fleuves entre eux et nos positions. Il reste bien sûr de nombreux détails à organiser, mais je ne doute aucunement de l’accomplissement de nos objectifs. Alyx leva les yeux vers le général Caro. — Qu’en pensez-vous ? Caro se caressa le menton. — Risqué mais faisable. En toute rationalité, Svoin est le seul objectif que nous pouvons espérer prendre et maintenir avant l’hiver, et je préférerais ne pas être sur ce plateau lorsque la neige commencera à tomber. Nous devrons adapter les plans aux positions des troupes ennemies, à leur force et ainsi de suite, mais, si nos renseignements se confirment, je nous vois réussir. Elle hocha la tête lentement. — Bien. J’ai donc hâte de travailler les détails de la campagne. Adrogans secoua la tête. — Vous n’avez pas à vous en préoccuper. — Pardon ? — C’est au général Caro, à ses homologues des autres forces et à moi-même de le faire. Il faut que vous vous occupiez de sauver les otages. Dans le bâtiment à côté, nous avons installé un plan de la ville et déterminé leur position le mieux possible. Ses yeux violets s’enflammèrent. — Vous n’êtes pas sérieux. — Oh, mais si. (Il redressa le menton et la regarda droit dans les yeux.) Les sauver sera décisif pour la campagne. Cela rendra espoir au peuple et lui donnera une raison de résister si les positions ennemies sont brisées. Nous gagnerons également la gratitude des Vorquelfes et je ne serais pas fâché de voir leurs volontaires nous rejoindre. Enfin, Phfas dit qu’il le faut. Le shaman zhusk hocha une fois la tête. Alyx s’étonna. — Je crois bien que cette dernière raison est prépondérante, j’ai besoin de plus d’explication. — En réalité, non, princesse. (Adrogans la gratifia d’un sourire insupportable.) Vous avez votre tâche à accomplir. Si vous échouez, nous échouerons aussi. Je ne pourrais confier l’organisation et l’exécution de cette mission à personne d’autre. Alyx se renfrogna. — Pourquoi me haïssez-vous ainsi ? Le général jeranais fronça les sourcils. — Vous haïr ? Princesse, j’admire vos capacités. Je vous confie cette tâche car c’est le seul problème que je ne peux pas régler. Si vous y arrivez, la libération de l’Okrannel pourrait bien s’avérer possible. CHAPITRE 50 Will s’enroula dans sa couverture, s’efforçant de repousser le froid qui profitait de la tombée de la nuit pour s’immiscer dans le camp. Qwc, qui s’était projeté dans les airs lorsque Will avait bougé, retomba sur son épaule dans un froufrou. Malgré la légère sensation de piqûre d’une aile contre son oreille, le jeune voleur sourit. — Doucement, Qwc, je m’en sers, de cette oreille. — Pour entendre des louanges, pour entendre ! Le Spritha lui tira le lobe. — On les tape, on les tape, parce qu’elles sont grosses de louanges. — C’est pas vrai. — Mensonge, gros mensonge ! La voix de Qwc avait beau rester légère, et Will n’y déceler aucune once de malice, il se sentit blessé. La plupart des soldats du camp l’avaient vu passer à Yslin, et il était clair que les histoires sur son identité et son destin avaient traversé le camp plus vite que la peste rouge. Les troupes de cavalerie y avaient ajouté ce qu’ils avaient vu et entendu sur la route, ce qui n’avait pas dû être grand-chose puisqu’il n’avait rien fait d’autre que chevaucher, dormir et parler. Malgré tout, les soldats lui souriaient et le saluaient de la tête alors que, trois mois plus tôt dans l’Ombreux, ils l’auraient giflé et frappé. Le jeune homme comprenait en partie ce qu’ils voyaient en lui. Que la prophétie affirme qu’il vaincrait Chytrine les rendait confiants et de bonne humeur. Avec Will à leur côté, ils avaient un avantage au combat. La défaite de Chytrine était écrite : tout ce qui lui restait à faire, c’était de la convaincre de ce fait. Will avait bien remarqué quelques subtilités dans les bons vœux et les vantardises que l’on exprimait à portée de ses oreilles. Les Jeranais l’associaient régulièrement à Adrogans en tant qu’imbattable combinaison, les Okrans à Alexia, les plus enthousiastes étant les Guranins des terres hautes. Les hommes des tribus zhuskes avaient tendance à rester loin de lui, ce qui le surprenait. Le chef, Phfas, l’avait étudié de façon très complète : il avait passé la main dans ses cheveux, vérifié ses dents, tiré sur ses bras, examiné ses mains et ses pieds. Le vieil homme avait passé beaucoup de temps à le regarder dans les yeux et, chaque fois que Will avait détourné le regard, il avait marqué une pause et s’était raclé la gorge en marmonnant quelque chose d’incompréhensible. Le jeune garçon trouvait le Zhusk aussi intrigant qu’intimidant. Alors que les décorations de Résolu étaient des tatouages d’origine magicke, Phfas, lui, avait la peau couverte de toutes sortes de gravures en os, de figurines en pierre et de bouts de métal. Will ne l’aurait pas juré, mais certains talismans étaient remplacés de temps en temps ou bien déplacés, cependant il n’en comprenait pas la raison. Ce qui l’intimidait, et faisait que Phfas était à ses yeux plus qu’un vieux fou, c’était la force de ses mains. C’était des doigts de fer qui touchaient et tapotaient Will. Lorsque le Zhusk lui tirait sur les bras ou le poussait, le jeune voleur en perdait l’équilibre. Et la seule fois où il avait tenté de riposter, il avait eu l’impression qu’il aurait plus de facilité à déplacer Gyrvirgul. Y a quelque chose de bizarre chez lui. Will n’arrivait pas à en déterminer l’origine, mais il était soulagé que le Phfas et ses gens gardent leurs distances. Il aurait bien demandé à Résolu de quoi il s’agissait mais, depuis leur première nuit, lorsque Alexia les avait tous réunis pour discuter de la campagne à venir et de la bataille de Svoin, le Vorquelfe était d’une humeur particulièrement massacrante. Will accorda de nouveau son attention à Qwc. — Tu crois vraiment que j’écoute trop ce qu’on dit de moi ? — Plus, écoute plus Alexia, ça, je le pense. Des deux bras, Qwc désigna le bâtiment où Alexia planifiait son rôle dans la campagne. — Aide, Will, aide-les. Le jeune voleur soupira et pencha la tête en arrière, les yeux fermés. — Résolu arrête pas de s’en prendre à moi parce que des Vorks travaillent pour Chytrine. Je sais pourquoi ça le met en colère, mais qu’est-ce que j’ai fait ? — Plus, tu peux faire plus. Will gronda, fit jouer ses épaules, ouvrit les yeux et entra d’un pas déterminé dans le village. — Il faut toujours que tu aies raison, c’est très agaçant, Qwc. Le Spritha éclata de rire, décrivit une boucle puis se retourna, volant à l’envers et pressant Will de la main. — Will, courageux Will, malin, Will, malin ! Qwc prit de l’avance et se donna en spectacle en luttant contre les rideaux pour les écarter devant lui. Le jeune voleur baissa la tête et, en entrant, inspecta rapidement la pièce des yeux. Alexia, Perrine, Corbeau, Beal mot Tsuvo et Orla se pressaient autour de la table. Orla cacha un bâillement derrière sa main. La fatigue cernait les yeux des autres. Au fond, Kerrigan s’était effondré et ronflait doucement. De l’autre côté, Résolu affûtait la lame d’un coutelas sur une pierre. Il n’y avait aucun signe de Lombo et de Dranae, il leva même les yeux vers les poutres pour voir si le Panqui n’était pas caché dans les ombres du plafond. Corbeau accueillit son entrée d’un salut bref. — Content de te revoir. — Merci. Will rejoignit en silence la longue table au milieu du bâtiment, moins inquiet à l’idée de briser la concentration d’Alexia que de donner à Résolu une raison de râler. D’après ce qu’il voyait, la situation n’avait pas changé depuis le matin. Sur une demi-douzaine de bâtiments, des drapeaux indiquaient que les otages s’étaient trouvés là, mais ils étaient tous jaunes, ce qui signifiait que l’information était peut-être périmée. Alexia secoua la tête. — Ma sœur, je suis d’accord, si les otages pouvaient peindre quelque signe sur les linteaux ou accrocher des chiffons aux fenêtres, les Faucons guerriers et toi pourriez les survoler et déterminer leur position. Mais cela poserait deux difficultés : un déplacement rapide des otages pourrait rendre ces informations caduques et, bien pire, si quelqu’un décodait le signal, nous pourrions être attirés dans un piège. Orla fronça les sourcils. — Des sorts pourraient localiser les otages, à condition qu’on puisse sortir en secret des objets leur appartenant de manière à établir un lien. Le problème, c’est que l’utilisation de la magick pourrait alerter les forces aurolanies et le sort être modifié pour tendre une embuscade. De nouveau, Alexia marqua son agacement. — La mission entière pourrait être une embuscade. Je ne conteste pas les avantages que nous aurions à délivrer les otages, mais le coût en sera excessif. Phfas nous pousse à le faire et cela ne me plaît pas du tout. Beal acquiesça. — Princesse, je comprends vos réserves à propos de Phfas. Vous savez que les gens des terres hautes n’apprécient aucunement les Zhusks, mais depuis notre arrivée j’ai appris beaucoup de choses. Rien de quantifiable, mais Phfas a de l’intuition. Je crois qu’il voit le monde autrement que nous et peut-être que sauver les Vorquelfes influencera le weirun. Ce qu’il faut simplement retenir, néanmoins, c’est que, tant que nous serons décidés à délivrer les otages, les Zhusks nous aideront. Sans eux, la campagne ne pourra réussir. La princesse soupira. — Je connais la raison pour laquelle nous y allons. Nous devons regrouper les otages. Si on ne peut se servir de la magick sans se faire repérer, alors l’infiltration reste notre unique option. Est-ce faisable ? La Guranine indiqua chaque refuge supposé tout en les comptant. Will se gratta la nuque. — Ce truc de détection magicke, là, ça marche comment ? Avant qu’Orla puisse répondre, Résolu gronda : — Cesse de leur faire perdre du temps, gamin. Tu ne sais rien d’une mission militaire comme celle-là. Quand on sera rentrés et qu’on aura besoin de forcer des serrures, là tu serviras. Corbeau se tourna vers le garçon. — À quoi pensais-tu, Will ? Ce dernier haussa les épaules brusquement, déséquilibrant le Spritha. Qwc s’accrocha avec ses quatre mains à la tunique de Will, et y resta pendu. — Pardon, vraiment pardon ! Il grimpa, et se réinstalla. Will haussa de nouveau les épaules, plus doucement cette fois. — Ben, je me disais que Résolu a raison. J’y connais rien, aux trucs militaires. Je suis qu’un voleur, alors j’y réfléchis comme un voleur. Moi, si je voulais dérober une centaine de trésors qu’on a divisés par sécurité, j’aurais du mal. Alors si vous pouviez convaincre les Aurolanis de tous les rassembler. Ou au moins de les déplacer là où vous savez qu’ils seraient. La mage de guerre haussa un sourcil. — Et quand intervient la magick de détection ? — Alors, vous pensiez essayer de passer par les égouts, pas vrai ? se rapprocher le plus possible de ces bâtiments, y entrer si possible, c’est ça ? Alexia confirma d’un geste lent. — Nous devons rester invisibles, et c’est la voie la plus simple. Will sourit. — D’accord, quelques parties du plan : la première, c’est de leur faire croire que l’endroit où ils gardent les otages ne vaut rien. Si j’allais pour voler quelque chose, je pénétrerais à l’intérieur et laisserais des indices de ma présence, comme si je m’étais presque fait prendre. Si on envoyait des gens dans les égouts avec une sorte de magick pour que les Aurolanis la détectent, on pourrait leur faire croire qu’on recherche les otages. Résolu se leva et s’approcha de la miniature de Svoin. — Ils sauraient où nous nous apprêtons à frapper, alors ils changeraient les otages de place. — Oui, et Peri ou l’un des Faucons pourraient planer très haut et les voir se déplacer. Comme ça, on découvrirait où ils sont. Comme il n’y a que quelques bâtiments qui sont assez solides pour garder les prisonniers, ça réduit leurs possibilités. Le Vorquelfe plissa ses yeux d’argent. — Tu fais un peu trop confiance à la stupidité de l’ennemi, gamin. — D’autant que si nous montrons aux Aurolanis que nous passons par les égouts, renchérit Beal, ils auront des troupes prêtes à nous piéger lorsque nous y serons pour de bon. — Et comment ils sauront qu’on arrive ? dit Will en souriant. — Quelle réponse attends-tu, gamin ? grommela Résolu. Le voleur soupira. — Ce que je me disais, c’est que les vylaens seront là pour détecter la magick dans les égouts. Ils enverront des escouades de baragouineurs à notre recherche. Corbeau fronça les sourcils. — Je croyais qu’on voulait justement l’éviter, Will. — Oui, alors s’il existait un moyen de rendre les rats magickes, les baragouineurs se retrouveraient à détecter ceux qui se déplacent. Le Vorquelfe secoua la tête. — Un tel sort n’existe pas. — On pourrait pas les tatouer comme toi ? — Non, gamin. Les tatouages sont difficiles à obtenir et exigent qu’une intelligence les fasse fonctionner. N’est-ce pas, Magister ? Orla confirma. — Il n’existe aucun sort qui pourrait faire dégager des traces de magick aux rats. — Pardonnez-moi, Magister, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Il n’y en pas pour le moment, mais je pourrais en créer un. Kerrigan bâilla, puis se frotta les yeux afin d’en chasser le sommeil et se tortilla pour s’asseoir. — C’est faisable, et très facilement. Alexia se tourna brusquement vers lui. — Vraiment ? De quelle façon ? Le gros Initié roula sur ses pieds. — Eh bien, ce pourrait être une version du sort de l’arcanslata, déclenché grâce à la Loi de la Contagion. Nous pourrions prendre un rocher et le briser. Chaque morceau serait lié à un autre. Nous les enchantons pour renforcer ce lien, puis nous en attachons un petit bout à chacun des rats. On conserve un plus gros morceau dans lequel un mage introduira un sort qui se trouvera transmis à chacun des plus petits. S’il le fait briller dans le noir, les autres brilleront aussi. Un vylaen cherchant à détecter de la magick découvrirait cet enchantement. Et le plus beau dans ce système, c’est que différents mages pourraient utiliser différents sorts, ce qui créerait des traces à la fois différentes et similaires et ferait croire aux vylaens qu’il s’agit d’une grande force d’invasion. Will hocha la tête et désigna Kerrigan. — Tout à fait ! Résolu haussa un sourcil. — Tu veux dire que tu as compris ce qu’il a dit ? — Hum, eh bien, pas vraiment, mais ça avait l’air de pouvoir marcher. Kerrigan hocha la tête une fois, faisant trembler ses bajoues. — Cela marchera. Orla s’appuya lourdement sur son bâton. — Cela pourrait fonctionner. La difficulté sera de s’introduire dans la ville. Si on ne passe pas par les égouts, nous serons très visibles. Alexia retourna à la carte et se tapota le menton du doigt. — Peut-être que non. Les gens continuent à pêcher dans le lac. Peut-être les nôtres devraient-ils rejoindre les habitants lorsqu’ils retournent en ville. Corbeau se passa une main sur le visage. — Cela signifie qu’ils seraient désarmés. Peut-être suis-je trop endormi pour voir ce que vous voyez, mais des hommes désarmés ne pourront délivrer les otages. — Vous avez raison, Corbeau, mais ils ne feront qu’entrer désarmés. Je souhaiterais me servir des Faucons pour des expéditions nocturnes sur la ville. Ils pourraient tirer des flèches, des lances et rendre la vie dure aux garnisons sur les remparts. À la suite de ces attaques, ils devraient être en mesure de laisser tomber une quantité d’armes et d’armures légères que nos confédérés vorquelfes dissimuleraient. Si ce n’est pas faisable, nous nous servirons du plan de Will pour déborder les vylaens en choisissant un chemin où il n’y aura pas de rats. À moins que les vylaens enchantent une carte des égouts, remarquent une zone inactive et y envoient des troupes, nous devrions y pénétrer rapidement. Orla acquiesça. — Nous pourrions choisir un passage selon le lieu où ils placeront les otages. Nous repartirions par les égouts ou peut-être nous battrions-nous pour rejoindre les quais et sortir un bateau. Peri cogna un doigt griffu contre l’une des plus grandes miniatures de bateau dans le port. — Les coques de feu ralentiraient toute poursuite. — Bien pensé, ma sœur. Alexia fit le tour des personnes assemblées. — Des failles ? Corbeau posa la main sur l’épaule d’Alexia. — Quelques-unes sans aucun doute, Altesse. Je soupçonne que pour le moment aucun de nous n’est assez reposé pour voir autre chose que les plus évidentes. Résolu se pencha, appuyant ses coudes sur le bord de la table. — L’entrée dans la ville sera risquée, mais en sortir les otages le sera encore plus. Sécuriser un bâtiment et retenir les Aurolanis ne fonctionnera pas, car ils nous déborderont à un moment ou à un autre. Fuir en se battant dans les égouts ou dans les rues tuera les otages. Nous devons les évacuer rapidement. Si nous avions un millier de Faucons guerriers, nous pourrions simplement les transporter par les airs en sécurité, mais sur ce point nous sommes coincés. Alexia repoussa une mèche blonde derrière son oreille. — Voilà une excellente remarque, Résolu, tout comme l’était celle de Corbeau. Je suggère que nous allions tous manger quelque chose, puis dormir un peu et y revenir demain matin. Je suis certaine qu’il existe une solution au problème de Résolu, ainsi qu’à tous ceux auxquels nous pourrons penser. Elle sourit et salua Will. — Merci de votre perspicacité. Vous aviez raison, ce n’était pas tant un problème militaire qu’un vol. Nous déroberons les otages de Svoin, d’une façon ou d’une autre, mais voilà déjà un excellent départ. Will rayonna et se réjouit toute la soirée malgré la mauvaise humeur de Résolu et les moqueries de Qwc. Il souriait encore lorsqu’il s’endormit, sourire qui s’élargit pendant ses rêves. Non parce qu’il rêva d’Alexia, mais de la solution au problème de Résolu. Il se réveilla avec assez de souvenirs pour reconstituer l’intégralité de son idée. Et Will l’Agile, roi des Fondombres, sut que cela fonctionnerait. CHAPITRE 51 Alyx avait trouvé le plan d’évacuation des otages de Will intéressant. Elle avait pris plaisir à observer l’expression de surprise d’Adrogans quand le jeune voleur l’avait exposé, mais le général avait autorisé son exécution un peu trop vite au goût d’Alyx pour qu’elle se sente vraiment à l’aise. Bien qu’imaginatif, le plan exigeait un support matériel et logistique qu’elle ne pensait pas posséder. Toutefois, le règlement de ces détails se retrouva entre les mains de Beal mot Tsuvo. Adrogans avait un autre travail à confier à la jeune femme. Le général jeranais annonça son intention immédiate de marcher sur Svoin. — Vos Loups accompagneront les Zhusks pour une reconnaissance en force. Je veux savoir ce qui se trouve devant nous. Vous observerez les unités plus grandes sans attaquer. Mais prenez-vous-en aux plus petits groupes, apprenez ce que vous pouvez de Svoin et des Aurolanis, ce sera important. Adrogans lui permit d’ajouter au détachement Résolu, Corbeau, Dranae, Peri et deux autres Faucons guerriers. Il avait dit préférer que le Norrington travaille auprès de Beal sur le sauvetage des otages, mais tous deux savaient qu’il était stupide de risquer la vie de Will dans une mission de repérage. Sa présence au sein du principal corps d’armée remonterait le moral des troupes, tandis que le joindre à cette unité pour le perdre détruirait irrémédiablement la motivation de ces dernières. La force de reconnaissance se constituait d’à peine trois cents soldats. Les Zhusks chevauchaient de petits poneys de montagne robustes dotés d’un enthousiasme impressionnant. Les chemins qu’ils parcouraient plongeaient dans de profondes vallées où une épaisse végétation dissimulait le soleil et les faisaient dépasser de hautes chutes d’eau embrumées d’où naissaient des arcs-en-ciel. Sans avoir l’air de porter plus d’attention que cela à leur environnement, les Zhusks semblaient instinctivement conscients de l’endroit jusqu’où les Aurolanis avaient pénétré dans leur territoire et signalaient souvent des campements ou d’autres signes d’invasion. À vol de Gyrkyme, ils ne devaient mettre que quatre jours à cheval pour parcourir la distance qui les séparait du camp de Svoin. Le corps principal de l’armée se déplacerait bien plus lentement et mettrait presque une semaine à pied. Alyx redoutait de penser à la façon dont les chariots de ravitaillement effectueraient ce difficile voyage et se réjouissait qu’Adrogans s’occupe de ce problème. Vu qu’ il a exigé moitié plus qu’ il ne lui était nécessaire, il peut bien en perdre une bonne partie et tout de même garder une armée viable une fois à Svoin. La force de reconnaissance maintenait une progression lente et prudente. Cela signifiait qu’elle ne s’éloignait pas trop de l’armée, afin d’exclure le risque de laisser des Aurolanis se glisser entre eux sans être repérés et monter une embuscade. En général, les hommes d’Alyx atteignaient les destinations aussi vite qu’ils étaient prudents, puis envoyaient des éclaireurs sur les flancs et un peu plus en avant afin de se faire une idée de ce qui les attendrait le lendemain. On écrivait les rapports avec soin avant de les envoyer par Gyrkyme à Adrogans, qui, de son côté, les prenait en compte et s’informait de certaines cibles. Trois jours plus tard, à l’entrée des contreforts qui séparaient le bord du plateau de la descente vers le bassin de Svoin, des éclaireurs signalèrent une présence dans une mine de fer. Des esclaves humains, surveillés par des baragouineurs, des vylaens et au moins un Vorquelfe, extrayaient le minerai et le chargeaient sur des chariots tirés par des mules qui le transportaient à Svoin. Les forgerons de la ville changeraient le métal pur en fer et en acier. En accord avec Agitare, Corbeau et Résolu, Alyx décida de s’emparer de la mine et de libérer les prisonniers. Puisque les éclaireurs n’avaient repéré qu’une dizaine de soldats sur place, les Loups remporteraient sans difficulté la victoire. Alyx choisit d’attendre que l’obscurité dissimule Zhusks et Alcidais. Cela leur donnerait également l’occasion d’intercepter le convoi en partance de la mine. Ce dernier était constitué d’une demi-douzaine de chariots grinçants, chacun tiré par six mules et transportant deux esclaves humains. Un Vorquelfe aux longs cheveux noirs, les yeux bleu profond, décoré de quelques tatouages, chevauchait en tête de ligne tandis que deux baragouineurs armés de lances fermaient la marche, et que deux autres encadraient la procession au milieu. Peri surveillait le convoi pendant qu’une dizaine de Zhusks accompagnèrent Résolu, Corbeau, Alyx et Phfas dans une marche rapide le long de sentiers sauvages parallèles à la route. Corbeau et les Zhusks portaient des arcs, Résolu ses coutelas et Alyx son épée. Phfas était désarmé. Alyx avait craint qu’il ralentisse l’équipe d’embuscade, mais il se déplaçait dans la forêt avec persévérance et une grande agilité. Ils transpiraient tous à grandes eaux quand ils atteignirent une petite colline qui ralentirait le rythme déjà paresseux du convoi. Ils rejoignirent le lieu de l’embuscade avec une belle avance. Alyx divisa les Zhusks en deux, six suivirent Corbeau de l’autre côté du chemin. Les deux groupes d’archers furent positionnés de façon à ne pas se frapper les uns les autres ; autrement dit, ils devaient tirer à angle descendant vers le chemin plutôt que droit devant eux. Alyx, Résolu et Phfas se postèrent en amont des opérations, puisque le Vorquelfe avait sa propre idée sur la façon de s’occuper de son compatriote renégat. Une fois tous en position, ils attendirent. À la gauche d’Alyx, Résolu maintenait une parfaite immobilité. Étant donné qu’il n’avait pas de pupilles, elle ne pouvait même pas deviner la direction de son regard. Étrangement, elle s’imagina qu’il ne regardait pas vraiment devant lui, mais se remémorait quelque autre souvenir. Il lui semblait trop calme pour se préparer au combat. Elle frissonna. Il devait être l’un des individus vivants les plus terrifiants qu’elle connaisse. Assis en tailleur sur le sol, Phfas caressait des doigts les plantes et les boutons de fleurs avec une attention enfantine. Il soulevait des tas de feuilles brunes et humides, puis observait la fuite désordonnée de fourmis porteuses d’œufs. Ses mouvements, tout comme son léger fredonnement, ne trahiraient pas l’embuscade et lui donnaient une candeur qu’elle n’aurait jamais soupçonnée. Toutefois, les moments où parfois il cessait de chantonner, son sourire se figeait et son regard devenait distant. Elle se demandait alors s’il ne partageait pas les visions de Résolu, ou s’il voyait quelque chose d’entièrement différent. Quelque chose de sombre et de menaçant, rien d’enfantin. Quant à elle, elle observait le chemin, la façon dont la lumière du soleil colorait les feuilles et le sol, se balançant au rythme de la douce brise qui dansait dans les arbres. Son côté pratique trouvait du réconfort dans le fait que le vent venait de la plaine et ne trahirait pas l’odeur de ses troupes. Un autre, plus romantique, savourait le baiser tendre de l’air sur sa joue et la fraîcheur sur son visage et sa gorge. Puis le pragmatisme reprit le dessus, l’incitant à faire jouer son épée dans le fourreau et à vérifier d’un geste la présence de sa ceinture et celle des dagues dans ses bottes. Un instant, elle se demanda de quelle façon Corbeau trompait l’attente. Sûrement avait-il une flèche encochée. Elle trouvait facile de l’imaginer grattant la peinture noire de son arc et révélant le bois d’argentier dessous. Seuls les elfes possédaient de tels arcs et elle n’en avait jamais vu de cette forme courte. Qu’un homme se trouve en possession d’une telle arme signifiait que les elfes l’estimaient digne d’un tel honneur. Qu’il ait dissimulé la nature de cet arc à Yslin suscitait la curiosité. Phfas redressa vivement la tête, ce qui la sortit de sa rêverie. Résolu s’étira et s’appuya sur un genou. Au bas de la colline, le convoi s’était arrêté et les esclaves du deuxième chariot commençaient à détacher les mules afin d’en atteler une paire qui tirerait le premier au sommet. Les baragouineurs s’agitèrent au bout de la file, tandis que le Vorquelfe poussa son étalon noir jusqu’à mi-pente, puis se retourna sur sa selle pour regarder derrière lui. En plus de l’épée à sa taille, il possédait un arc long en argentier, qui reposait en travers du garrot de son cheval, ainsi que de nombreuses flèches dans le carquois de selle près de son genou droit. En silence, Résolu sortit du couvert et aboya méchamment en elfique. Le cheval se retourna à l’instant où l’arc se levait. Le Vorquelfe ennemi encocha une flèche, banda et relâcha en un clin d’œil. Puisque le plan était de le prendre vivant si possible, aucun des archers n’avait reçu l’instruction de lui tirer dessus. Et même si c’ était le cas, personne n’aurait pu tirer avant lui. Alyx se tourna vers Résolu, certaine qu’elle verrait la flèche vibrer dans sa poitrine, mais il était là, surpris, les yeux écarquillés, intact. Rien ne le cachait à sa vue, ni lui ni la flèche qui tournait lentement dans l’air, à moins de un mètre de sa poitrine. Autour de la percée dans la végétation, les feuilles frissonnaient au rythme du tremblement nerveux de la main tendue de Phfas. Plus bas, des cordes d’arc vibrèrent et les baragouineurs hurlèrent. Corbeau poussa un fort sifflement pour signifier à tous qu’ils étaient vaincus et morts. Tout cela se déroulait en arrière-plan, néanmoins, tandis que Résolu levait la main droite et cueillait la flèche dans l’air. Il l’étudia un instant, puis la jeta par-dessus son épaule. L’autre Vorquelfe lança un ordre en elfique d’un ton cinglant, puis rangea l’arc dans le carquois de la selle. Levant le pied par-dessus le garrot du cheval, il glissa gracieusement à terre et dégaina une épée longue et droite. Vêtu tout comme Résolu d’une tunique de cuir sans manche, il lui fit signe de s’approcher. Résolu tira ses coutelas et s’avança. La fenêtre dans le feuillage s’effondra, forçant Alyx à se déplacer pour voir la route. Un peu essoufflé, Phfas la rejoignit, la peau luisante de sueur. Il ouvrit la bouche dans un ricanement silencieux qui la fit frissonner. Résolu dominait son adversaire par la taille et ce n’était pas que les épis de ses cheveux blancs qui lui donnaient cet avantage. En tout point, il était plus grand que son ennemi, mais ce dernier ne semblait pas s’en inquiéter. Il se mit en position de combat, sans cesser de faire signe à Résolu de s’avancer, puis se lança dans une attaque rapide. Résolu l’esquiva, pivotant pour qu’il passe de la gauche à la droite de son corps. Dans sa main, il renversa le coutelas pour en aplatir la lame sur son avant-bras, qu’il redressa en contre-attaque du revers ennemi. Continuant sur sa lancée à l’intérieur de la garde adverse, Résolu leva le coude gauche et le frappa au visage. Le Vorquelfe vacilla, reculant d’un demi-pas. La main droite de Résolu s’élança, le coutelas détaché de l’avant-bras. D’un geste rapide, il aurait pu lui ouvrir la gorge, mais au lieu de cela il le frappa du poing en plein visage d’un coup à lui dévisser la tête. Le Vorquelfe trébucha de deux pas en arrière et Résolu franchit cette distance en un seul. Il lui donna un coup de pied dans l’estomac, qui le mit à genoux. Son adversaire abandonna son épée pour se tenir le ventre, puis vomit son dernier repas dans une mare gluante. Derrière lui, son cheval s’écarta. Résolu agrippa une poignée de cheveux noirs et tira la tête du Vorquelfe en arrière. Le sang de ses narines se mêlait aux vomissures qui coulaient sur son menton. Résolu lui jeta des mots cinglants à la figure, puis le relâcha. Le vaincu régurgita de nouveau, tellement replié sur lui-même que le bout de ses cheveux trempa dans la flaque. Alyx sortit de sa cachette, jeta un coup d’œil à la flèche sur le sol, puis leva les yeux vers Résolu. La fureur le défigurait, altérant aussi le ton de sa voix. Elle ne voulait ni n’avait besoin de connaître ses paroles. L’autre elfe se tenait recroquevillé, le corps secoué de sanglots. Résolu grogna de dédain. — Il dit que son nom est Médiocre. Je suis sûr qu’il l’a choisi lorsqu’il a commencé à travailler pour Chytrine. Au moins, il y a vingt-cinq ans, la honte avait encore un sens pour lui. — Résolu ! Remontant de là où les Zhusks travaillaient à libérer les équipes des chariots, Corbeau s’arrêta net devant Médiocre. Le Vorquelfe s’était traîné jusqu’à son épée et la prenait en main. Un instant, Alyx craignit qu’il se la plonge dans le corps, mais il resta replié et n’approcha la pointe ni de son cœur ni de son ventre. Au lieu de cela, il laissa la lame reposer à plat sur ses paumes et les leva en direction de Résolu. Avec un nouveau grognement, Résolu se rapprocha et, d’un coup de pied, projeta l’épée loin du Vorquelfe. — Pourquoi voudrais-je d’une arme qui ne peut pas battre un coutelas ? Même le nom de Médiocre est trop bien pour toi. On devrait te connaître en tant que Dérisoire, Pitoyable ou Néant. Devant le profond mépris de Résolu, son adversaire releva la tête. — Peut-être qu’Incorrigible irait. — J’espère pour toi que non, ou tu perdras beaucoup plus de sang ici. (Résolu secoua la tête.) Tu veux me servir ? Combien y a-t-il de soldats aurolanis dans la mine ? — Seize. Quatre vylaens, huit baragouineurs, deux superviseurs humains et deux espions parmi les esclaves. (Il regarda la route derrière lui.) Le conducteur roux est aussi un espion. — Et pour quelle raison devrais-je te croire ? Médiocre releva brutalement la tête, ses yeux bleus s’enflammèrent. — Tu m’as vaincu, je t’ai offert mon épée ! — Chytrine t’a vaincu. Tu lui as offert ton épée. Les narines de l’elfe agenouillé se dilatèrent. — Je t’offre mon épée et mon honneur. Ma famille… — Ta famille est morte. Toutes nos familles sont mortes. Si tu avais eu de l’honneur, je ne t’aurais jamais trouvé ici. — J’ai fait ce que je devais pour rester en vie. (Médiocre soupira et sembla se rétrécir.) Je savais que ce jour viendrait. J’ai vu des choses, je connais des choses qu’il te faut entendre. Résolu plissa les yeux. — Dis-moi. — Non, je peux t’en dire beaucoup, mais pas tout. Je te transmettrai ce que tu as besoin de savoir pour que vous puissiez vous emparer de Svoin. Le reste… Si je le dis, elle le saura et me tuera. — C’est pitoyable. (Résolu secoua la tête solennellement.) Pour cette seule demande de clémence, je devrais te tuer. — Pas si tu veux sauver Vorquellyn. Le Vorquelfe se passa la main sur la bouche, étalant du sang sur sa joue. — Je m’appellerai Pitoyable si tu veux. Tout ce que tu veux, c’est sans importance. Emparez-vous de Svoin. Tuez Malarkex. Une fois qu’elle sera morte, je te dirai tout ce que je sais et tu seras content. — Pourquoi ça, Pitoyable ? Le Vorquelfe cracha du sang sur le sol. — Après la chute de l’Okrannel, ils m’ont ramené sur nos terres, à Vorquellyn. Là-bas, j’ai vu Chytrine créer un de ses sullanciri. Je sais ce qu’elle voulait faire d’autre et pourquoi elle a échoué. Je ne sais comment l’arrêter, mais je sais comment annuler beaucoup de ses actions. Il tapota d’un doigt fin contre sa tête. — Tout est là-dedans. Si tu me tues ici ou que tu me laisses mourir, Vorquellyn sera à jamais perdue. CHAPITRE 52 Kerrigan avait décidé que tenir un journal de bord le maintiendrait en bonne santé mentale, du moins si ça ne le rendait pas fou avant. L’idée de raconter ses aventures lui était venue après avoir surpris une remarque de Résolu au sujet des vers de Will : « Si c’est là l’apogée de ton talent en matière de chanson, les ménestrels laisseront ton histoire tomber dans l’oubli. » L’Initié aurait préféré mourir plutôt que d’admettre qu’en grande partie sa motivation était née d’un sentiment d’outrage à l’idée que Will soit célébré dans les chansons et lui oublié. Presque instantanément, il s’était souvenu de la grande histoire de Vilwan. Quel chapitre vital de l’histoire des magickants pourrait se révéler la narration de ses aventures ! Après tout, il avait survécu au massacre des innocents, inventé une nouvelle magick pour sauver un Panqui, il avait frôlé la mort lors d’une rencontre avec un génie du mal à Yslin et visité Gyrvirgul. Tout cela aurait déjà bien suffi à remplir un bon petit carnet de voyage, mais le siège de Svoin et son rôle dans le sauvetage des prisonniers, voilà qui constituerait un véritable récit héroïque ! Will travaillait ses petits refrains, toutefois Kerrigan se détourna de cette voie. Non parce qu’il n’avait aucune facilité à composer des vers ni qu’il chantait comme une casserole, mais parce que l’immortalité des ballades n’était que trop commune et manifestement destinée aux illettrés. Toute personne cultivée savait écrire, et un compte-rendu couché sur papier risquait bien moins d’évoluer que s’il fallait l’apprendre par cœur puis l’adapter aux besoins de l’audience. Le chant de Will sera du divertissement. Moi, je vais créer l’histoire ! La difficulté de cette entreprise était qu’elle exigeait un peu plus d’outils qu’une chanson. Le général Adrogans avait beau avoir réquisitionné des vivres et des fournitures en grande quantité, tout le matériel d’écriture semblait rare et très surveillé. Selon Kerrigan, le général avait une crainte quasi pathologique qu’on se serve du sort de création d’arcanslata pour enchanter ses réserves de papier. Puisqu’il écrivait ses ordres et échangeait des informations avec la reine à Lakaslin, ces messages pouvaient ensuite être interceptés par l’ennemi. Du fait de cette paranoïa, tout le papier était enfermé à double tour. Ce manque de papier causait à Kerrigan une profonde frustration qui l’empêchait de dormir. Une nuit, alors qu’il errait dans le camp, il croisa trois Gardes de la Couronne jeranais. Celui du milieu tenait un morceau de papier et faisait visiblement de son mieux pour le déchiffrer mais, à la façon dont il tournait et le retournait de gauche à droite, il était tout aussi certain qu’il éprouvait beaucoup de difficulté à s’acquitter de cette tâche. Le guerrier le plus grand lui flanqua une grande tape. — T’es sûr que ça dit que ma Flora fricote avec le fils du boulanger ? Son compagnon haussa les épaules. — C’est ça qu’il y a d’écrit, Fossius. Kerrigan sourit timidement. — Je peux vous la lire, si vous le désirez. Les trois le détaillèrent d’un air méfiant, puis Fossius poussa le lecteur vers lui. — Passe-lui la lettre. L’Initié la prit et commença à la lire, bien qu’il ne s’agisse pas de vilwanais écrit en cursives, ce qui la rendait quelque peu difficile à décrypter. — Ah, voilà ! Fossius, votre Flora allaite le fils du boulanger. Son épouse a accouché de jumeaux et il est précisé juste ici qu’elle est menue. Fossius sourit fièrement. — Ça oui, c’est un petit bout de femme, et ma Flora peut l’aider, puisque notre fille est tout près d’être sevrée. Pirius, tu m’as sacrément inquiété ! Kerrigan acheva de lire la lettre, envoyée, semblait-il, par un voisin, et qui incluait également des ragots de quartiers et quelques nouvelles pour chacun des trois hommes. Comme ils étaient pressés de répondre, Kerrigan accepta d’écrire une lettre pour eux, à condition d’obtenir du papier blanc. La rumeur de cette activité fit assez rapidement le tour du camp et les hommes commencèrent à lui rapporter tout morceau de papier, de cuir ou même de tissu qu’ils pouvaient trouver. Même lorsqu’ils replièrent le camp pour partir vers Svoin, le travail de scribe de Kerrigan continua son essor. Will finit par dire que Kerrigan ferait mieux d’être payé en argent plutôt qu’en papier. Kerrigan était à peu près sûr que le voleur souhaitait qu’il soit rémunéré en pièces pour pouvoir les lui dérober. L’Initié rassembla tous ses bouts de papier dans un portfolio de cuir rehaussé de bois qu’un officier d’Helurca lui avait offert en échange d’une chronique de sa Légion d’acier, puis les confia à Lombo. Néanmoins, Kerrigan ne comprit pas à quel point il avait du succès avant que deux soldats de la Garde à cheval de Jerana viennent le chercher. Chacun s’empara d’un de ses bras et le mena sans ménagement à la demeure d’Adrogans. Ils le déposèrent à l’intérieur, puis se retirèrent, le laissant seul avec le général et Orla, tous deux en grande discussion de l’autre côté de la carte de l’Okrannel. Orla hocha la tête, puis Adrogans se retourna et plissa les yeux. Grave et autoritaire, sa voix emplit aisément toute la pièce. — Initié Reese, je ne crois pas que vous souhaitez me créer des ennuis, n’est-ce pas ? — Non, général, non. — Et pourtant. (Adrogans secoua lentement la tête.) Vous avez produit une quantité de courrier qui ralentirait sérieusement tout messager gyrkyme. — Je ne, je… Le général leva une main. — Quand je désirerai que vous parliez, je vous en donnerai la permission. C’est compris ? Kerrigan ouvrit la bouche, la referma, acquiesça. — Vous avez raison, Magister, il apprend. (Adrogans fronça ses sourcils bruns.) Ce n’est pas tant le poids que le nombre de lettres qui pose problème, Initié Reese. Orla m’a assuré qu’en réalité vous ne compreniez que peu le fonctionnement des choses, aussi vais-je vous l’expliquer en termes simples. Toutes ces missives que vous avez écrites doivent être lues par mon équipe avant d’être envoyées, pour s’assurer qu’elles ne révèlent pas d’information utile à l’ennemi. Les rapports que j’envoie à Lakaslin et les ordres que je donne sont codés pour que notre adversaire ne puisse s’en servir s’il intercepte un messager. Et les lettres pourraient contenir de petits détails susceptibles de nous trahir, comme par exemple quelqu’un écrivant qu’il a nommé une montagne « Nid d’aigle », à cause de sa forme. L’ennemi saurait alors que nous sommes en vue d’un tel lieu. Comprenez-vous ? — Oui, général. Je pourrais supprimer toutes ces remarques dans les lettres à venir. — Vous pourriez, oui, mais vous ne le ferez pas. (Le général eut un lent sourire.) Je vous fournirai une liste de noms à y substituer. Au pays, les gens ne se soucient pas de la véracité des faits, seulement de recevoir une lettre. Quant à l’ennemi – et, si vous croyez qu’il n’y a pas d’espions à Lakaslin, vous êtes encore plus naïf que ce que je suis capable de tolérer –, il obtiendra des directions erronées et cela le placera là où je le veux. — Mais cela reviendra à mentir. Aux gens, je veux dire. — Certes, oui, mais préféreront-ils un mensonge qui maintient en vie, ou une vérité qui tue ? À ma connaissance, vous avez récolté toute une collection de bouts de papier, provenant souvent de la moitié d’une lettre dont vous avez utilisé le verso pour la réponse. Est-elle aussi variée que le sont les messages ? — Oui. Je voulais y écrire l’histoire des événements. — Une histoire. Intéressant. (Il se caressa le menton.) Je vais vous donner un journal relié, Initié Reese, ainsi que de l’encre et des plumes, tout ce qu’il vous faudra, mais en échange de vos services. Sur votre réserve de bouts de papier, vous allez écrire des lettres, de fausses lettres, signées de soldats fictifs. Adrogans se rapprocha de la carte et désigna une zone près des montagnes qui divisait les terres basses du centre de la péninsule de Crozt. — Cette armée sera composée de trois mille soldats, se plaindra du peu de rations, de marches trop longues et de mon plan insensé d’attirer la garnison de Svarskya au sud pour aider Svoin, tandis qu’ils iront au nord libérer la capitale. Vous avez déjà eu vent des inquiétudes des soldats dans les lettres que vous avez écrites. Pouvez-vous créer ce courrier imaginaire ? Kerrigan fronça les sourcils. — Oui, mais je n’en comprends pas l’utilité. Le général jeta un coup d’œil à Orla. — Il est peut-être brillant en magick, mais vous ne lui avez vraiment rien appris d’autre, n’est-ce pas ? Elle secoua la tête. — Mon rôle est d’élargir son champ de connaissance pratique, mais il a tant à apprendre. Adrogans fit signe à Kerrigan de s’approcher et indiqua Svoin sur la carte. — Nous allons nous emparer de cette ville. Nous avons à peu près assez de soldats, mais nous avons besoin de temps pour construire des tours de siège et quelques autres éléments nécessaires. Nous trouverons dans les forêts les matériaux bruts, tout ce qu’il nous faut, c’est du temps. Le problème, c’est que Malarkex pourrait facilement amener des renforts de Svarskya qui nous forceraient à nous retirer. » L’armée que nous avons ici est grande, on ne peut éviter les morts. L’autre jour, nous avons perdu un homme à cause d’une morsure de serpent, nous nous sommes servis de magick pour préserver son corps. Je peux le vêtir d’un uniforme de messager et le déposer là où les éclaireurs de Malarkex pourront le trouver. Ils liront les lettres et croiront qu’il y a réellement une force dans les montagnes, en chemin pour Svarskya. Des Zhusks créeront des traces de campements. Cela ne les trompera pas longtemps, mais suffisamment pour nous faire gagner le temps dont nous avons besoin. Kerrigan sourit. — Vous montez une illusion ! — Tout à fait, avec votre aide. Je peux doubler la taille de mon armée avec un peu d’encre et de papier. L’Initié hocha la tête. — Je m’en occupe. — Cela devra rester notre secret. — Oui, général. Je comprends bien. — Bien, très bien. Orla m’a assuré que vous pouviez être très puissant, mais j’imagine que même elle ignorait que vous possédiez d’autres talents. (Adrogans lui donna une tape sur l’épaule.) Au fait, Initié Reese, cette histoire que vous écrivez… — Oui, mon général ? — Ne laissez rien de côté. Je soupçonne que vos observations toucheront au plus près de la réalité. D’une façon ou d’une autre, Kerrigan réussit à jongler entre toutes ses tâches, et nul n’en fut plus surpris que lui. Il était passé d’Initié à historien, scribe et contre-espion, ce qui pour lui valait bien mieux que simple espion. Il travailla dur pour terminer le faux courrier avant le départ de l’armée, mais écrivit aussi quelques lettres dans un chariot parce qu’il estimait que l’écriture tremblée rendrait les messages plus authentiques. Il ne s’occupa aucunement de ses chroniques durant tout ce temps. Il sentait bien que ce ne serait pas une bonne idée de parler des fausses lettres dans son journal, alors il ne fit que des allusions voilées à du courrier écrit pour les soldats. Si on lui permettait jamais de raconter toute l’histoire, il développerait ces observations et s’assurerait que tous les détails soient portés à la connaissance des générations futures. Son désir de tout rapporter aussi ouvertement et honnêtement que possible le força en revanche à accorder plus d’attention à ce qui l’entourait qu’il l’aurait fait en temps normal. Malgré leur monstruosité, Kerrigan étudia les cadavres des deux espions humains de la mine de fer, nota leur nom et d’autres précisions. Il retrouva les conducteurs des chariots et écouta l’un d’entre eux raconter comment la flèche d’un Vorquelfe s’était immobilisée en plein vol devant Résolu. Il détermina que l’histoire était sans doute fausse puisque lancer un tel sort impliquait d’importantes difficultés : le temps de préparation seul serait trop long, sans compter qu’il fallait trouver le moyen d’identifier magickement la flèche pour l’arrêter. Il se proposa bien d’interroger Résolu à ce sujet, mais revint très vite sur sa décision lorsqu’il imagina le grondement cinglant qu’il obtiendrait sans doute en réponse. Lorsque l’armée commença à descendre les collines boisées vers le lac de Vryin et la ville de Svoin, Kerrigan vit ses capacités d’observation mises à rude épreuve. Au sud, trois rivières prenant leur source dans les montagnes de la frontière jeranaise se jetaient dans le lac. Large et lente, la Svoin montait vers le nord depuis le lac, pour rejoindre le fleuve Svar dans son voyage vers la mer Croissante. Quant à la ville, elle était entourée de hauts remparts comportant des tours encore plus élevées pour la protéger des attaques par le rivage. Le terrain montait vers la ville, construite sur un plateau rocheux, et une route sinueuse rejoignait la porte principale. De loin, Kerrigan apercevait quelque peu l’intérieur de la cité, mais pas assez clairement. Pour satisfaire sa curiosité et son récit, il souhaita être de retour à Yslin, avec ses ballons et ses paniers cordés qui lui offriraient une vue aérienne de la ville. Tout autour, la terre avait de toute évidence été intensément cultivée : les champs étaient délimités par quelques pierres ou des murets. Peu portaient encore des cultures, car à l’approche de l’armée, les esclaves humains étaient sortis en récolter le plus possible. Orla lui expliqua que c’était pour priver les envahisseurs d’un maximum de ressources. Comme pour souligner ce point, les champs qui n’avaient pu être moissonnés avaient été brûlés. Si cela contraria Adrogans, il n’en montra aucun signe. Il détacha une partie de ses troupes dans la forêt afin qu’elles coupent les arbres pour construire les tours de siège, les catapultes, les mantelets et les béliers. Il déploya l’infanterie dans les champs, en un grand arc qui coupait l’accès à la ville par voie de terre. L’impossibilité de former un blocus du port signifiait qu’ils ne pourraient affamer la cité, mais, de toute façon, commencer un siège aussi tard dans la saison indiquait qu’ils ne comptaient pas sur ce moyen pour soumettre la ville. — Ou nous la prendrons par la force avant la tombée des premières neiges, ou nous sonnerons la retraite, expliqua Orla. Aussi sec que soit le sol maintenant, au printemps ce sera un véritable bourbier et il sera recouvert de neige tout l’hiver. En dehors des unités de cavalerie en reconnaissance ou de celles chargées de la protection des bûcherons, les autres furent placées bien derrière les lignes d’infanterie. On pouvait facilement les déployer contre toute force en provenance de la ville. De plus, elles se trouvaient en situation de combattre tout renfort de Svarskya. Leur position d’arrivée la plus évidente était le long de la Svoin, mais Adrogans dispersa des éclaireurs dans les collines au cas où le sullanciri se montrerait imprévisible. Avec soin et diligence, Kerrigan enregistra tous les détails de déploiement d’Adrogans. Pour lui, le général avait tout sous contrôle. Dès que les machines de siège seraient montées, Svoin tomberait et l’histoire de la première victoire de la campagne d’Okrannel serait sienne. CHAPITRE 53 De la main droite, Alexia tapait l’empennage d’une flèche contre sa paume gauche. Le paradoxe d’Adrogans ne cessait de la tourmenter. Le roi Augustus lui avait dit qu’elle était présente afin de reprendre le commandement si le général se révélait être un imbécile, et la moitié du temps c’était bien l’impression qu’il lui donnait. Puis il faisait quelque chose qui la faisait changer d’avis, au moins une minute ou deux. La disposition des troupes pour le siège lui avait fait reprendre courage, du moins un peu. Le général jeranais avait déployé ses troupes pour couper Svoin de tout renfort terrestre, mais elles se trouvaient trop étalées. Il avait placé une unité le long de la route côtière pour bloquer toute troupe qui descendrait la Svoin par le nord. Alexia l’aurait mise plus haut, dans les collines où passait le chemin, mais elle accorda que sa position actuelle arrêterait toute avancée et permettrait à la cavalerie d’encadrer les attaquants aurolanis. Adrogans avait même mélangé ses troupes astucieusement. L’infanterie lourde occupait le centre de la ligne de siège, une partie de l’infanterie légère formant la majorité des deux ailes. Le bataillon Cœurdepierre gurolans était chargé de la défense de la route, et Alexia savait que les soldats tiendraient assez longtemps pour que la cavalerie se déploie. Cette dernière avait été divisée en quatre, ses Loups et les Cavaliers du Roi okrans tout au nord. Les autres, les Chevaliers de Savarre et la Garde à cheval alcidaise au centre, étaient au sud, avec deux groupes positionnés pour garder les bagages et le ravitaillement. La Garde à cheval jeranaise servait de protection au général, près de son quartier général. C’était là aussi que se trouvait le chantier où les engins de siège étaient assemblés. Les trébuchets et les balistes étaient fabriqués en premier. Au fur et à mesure de leur construction, les machines étaient déployées auprès des unités d’infanterie. Une fois armés pour le siège, les soldats avançaient leurs lignes. La portée d’attaque de l’arsenal monté sur les remparts de Svoin ne semblait pas dépasser trois cents mètres, et la progression de l’infanterie provoquait des tirs. Adrogans employait même des Faucons guerriers comme l’aurait fait Alexia. Lorsque les Aurolanis tiraient sur les forces au sol, ils se servaient de coques de feu pour incendier leurs machines. Une utilisation systématique des coques aurait mis le feu à Svoin, ce qu’aucun de leurs ennemis ne désirait, alors ceux-ci cessaient rapidement leurs tirs. De toute évidence, ils avaient l’intention de garder leurs munitions pour l’assaut final, lorsqu’ils pourraient causer le plus de dommages. Adrogans mit en œuvre le plan de sauvetage des otages : la première infiltration de la ville fut couronnée de succès. Les mages signalèrent une augmentation de l’activité magicke à Svoin en réponse à son utilisation dans les égouts. Kerrigan et d’autres travaillèrent à enchanter des pierres et leurs fragments. Même l’ordre de capturer des rats de la ville et des environs ne parut plus aussi étrange une fois accompagné de la rumeur que les Zhusks faisaient avec les rongeurs une bonne soupe qui endurcissait la peau. C’était les Zhusks, d’ailleurs, qui soulevaient une des nombreuses questions auxquelles Adrogans n’avait de toute évidence aucune intention de répondre. Leurs combattants (elle n’était pas certaine que le mot « guerrier » leur corresponde) traînaient partout, ne semblaient se rassembler en aucun lieu précis et répondaient ou ignoraient les interrogations selon leur humeur. Un grand nombre d’entre eux paraissaient bien vieux et, à l’exception d’un couteau ou d’une massue grossière, aucun ne portait d’arme. Alexia connaissait bien les histoires sur leurs tribus et à quel point leur attitude provocante envers Svarskya avait été exaspérante durant le règne de son grand-père. Même en exil, on parlait des rebelles pour effrayer les enfants okrans. Lors de son voyage onirique, elle se souvint que Misha avait prié pour ne pas croiser de Zhusk. « Plutôt un millier de baragouineurs qu’un Zhusk », avait-il soufflé dans un murmure précipité. Elle les aurait jugés inutiles si toutes leurs flèches n’avaient pas atteint leur cible pendant la libération des mines. Toutefois, le plus troublant avait été la capacité de Phfas à immobiliser la flèche en plein vol. Cela révélait un pouvoir qu’elle ne pouvait comprendre, ce qui la dérangeait, car elle pressentait qu’Adrogans comptait dessus. Alyx avait demandé à Orla de lui expliquer ce qu’elle avait vu, mais la mage de guerre n’avait pu lui offrir aucune réponse. « Un sort pourrait endurcir une armure pour empêcher une flèche d’y pénétrer, mais ce que vous décrivez… Je ne comprends pas son fonctionnement. » Résolu s’était encore plus renfermé que d’habitude lorsqu’elle avait abordé le sujet, et Corbeau avait haussé les épaules. Lorsqu’elle avait approché Phfas pour obtenir des éclaircissements, il avait ricané avant de filer ailleurs. Une autre des décisions d’Adrogans qui la laissaient perplexe, c’était cet ordre de creuser des tranchées et de monter des barricades. Cela n’aurait rien eu d’extraordinaire, si dans la zone concernée, le niveau de l’eau ne montait pas si haut qu’à trente centimètres de profondeur l’eau commençait à s’infiltrer. Les indications d’Adrogans forçaient les soldats à creuser çà et là, suivant une sorte de patchwork qui, d’après un survol de Peri, n’avait strictement aucun sens. Il rayonnait à partir de Svoin dans toutes les directions, transformant un champ assez solide pour la cavalerie en bourbier. Même cela n’aurait pas été un gros problème, puisque la majorité des dommages se trouvait derrière les lignes de front, mais le retour des éclaireurs des collines du nord changea tout : leur rapport signalait deux forces aurolanies. La première, deux bataillons d’infanterie selon leurs estimations, arrivait par la route côtière. L’autre, composée également de deux infanteries et d’une cavalerie lourde et légère, venait droit du sud, par les montagnes, et tomberait sur la ligne de siège du nord-est. À la tête de cette armée se trouvait Malarkex. Les Aurolanis campaient sur les collines boisées à moins de deux kilomètres de l’armée d’Adrogans, plaçant des éclaireurs tout le long des corniches. Une compagnie de hérauts s’installa au sud, à la bordure des champs, et planta les étendards de la légion. La bannière aux neuf crânes avait été vue au siège de Svarskya. Alexia ne reconnut aucun autre blason, toutefois lorsque les Cavaliers du Roi okrans eurent vent de celle aux neuf crânes, ils voulurent s’en emparer. Elle leur ordonna de rester à leur poste, puis partit à la recherche du général Adrogans. Sur le chemin de sa tente, elle sentit une main se poser sur son épaule droite. Elle s’en défit d’un haussement d’épaule et se retourna pour aboyer un ordre. Elle avait cru qu’il s’agissait de son cousin Misha espérant qu’elle reviendrait sur sa décision de ne permettre à personne de la toucher. À sa grande surprise, c’était Corbeau qui l’avait rattrapée. De toute évidence, il surprit la colère dans son regard et s’écarta. — Pardonnez-moi, votre Altesse, mais vous ne m’aviez pas entendu vous appeler. Je n’aurais pas dû insister. Une autre fois. Une lueur de déception brilla dans ses yeux bruns, faisant naître chez elle un pincement de regret. — Non, Corbeau, je vous en prie. Je suis inquiète, je vais voir le général. Peut-être vaut-il mieux que je ne me présente pas en colère. — En colère ? Elle soupira. — Ici, rien n’est ordonné, ni désordonné. Vous avez de l’expérience militaire, et le campement est bien organisé ; pourtant Adrogans ordonne des actions insensées. (Elle agita une main vers le nord.) À force de creuser, le champ de bataille s’est transformé en mosaïque de mares. Il y a une grande armée installée au nord, et pourtant nous ne déplaçons pas les troupes en prévision d’une attaque. J’ai besoin de comprendre, mais je suis certaine qu’il n’expliquera rien, ce qui justifie ma fureur. — C’est parfaitement normal. La manière d’agir d’Adrogans n’engage pas à lui faire grande confiance. — Et pourtant, il le faut. (Elle secoua la tête.) Mais vous n’êtes pas venu à moi pour écouter mes récriminations. Que puis-je faire pour vous ? Corbeau lui décocha un sourire diabolique. — On m’a dit que vous aviez interdit d’aller voler un étendard. Alyx resta un instant bouche bée. — Non, Corbeau. Vous, plus que quiconque, ne devriez même pas penser à une telle ineptie ! Il haussa les épaules. — J’ai passé un quart de siècle auprès de Résolu. Comparé à certaines de nos actions, voler un de ces étendards serait une haute démonstration de génie affiché. — Peut-être bien, mais vous savez que c’est un piège. — Bien entendu. Corbeau sourit, sa joue droite se pliant autour de sa cicatrice. — Résolu a interrogé quelques-uns des mages de guerre, les bannières claquent fortement au rythme de la sorcellerie aurolanie. En toucher une signifierait la mort. — Alors, qu’attendez-vous de moi ? — Je voulais juste m’assurer que vos ordres interdisaient le vol, rien de plus. Nous avons beau ne pas être sous votre commandement, nous nous conformerons à vos souhaits. — Vous n’allez pas vous faire tuer, n’est-ce pas ? — Non, votre Altesse. (La voix de Corbeau s’adoucit.) Cela vous laisserait seule avec Will, Adrogans et un Résolu fou furieux. Je ne vous ferais jamais ça. — Très bien. Elle hésita un instant, tentée d’interdire à Corbeau de concrétiser son idée, quelle qu’elle soit. De fait, elle savait qu’elle pouvait le prendre au mot et qu’il lui obéirait. Par conséquent, elle était certaine qu’il ne jouerait pas les imbéciles. Contrairement à son cousin et à bien d’autres, Corbeau n’irait pas au bout de son plan simplement parce qu’il avait déclaré qu’il le ferait. Si cela se révélait impossible, si la vie d’une personne était en jeu, il se replierait. Elle le gratifia d’un sourire sincère. — Je ne veux pas savoir ce que vous allez faire. Mais, avant, trouvez Peri, elle vous donnera le système d’identification de nos lignes, au cas où cela vous servirait. Corbeau lui fit un clin d’œil. — Je vous remercie de votre confiance. Nous ne la trahirons pas. — Je sais. Qu’Arel vous accompagne. — Gardez-le pour votre conversation avec Adrogans. — Vous dédaigneriez les dieux ? Il sourit. — J’ai Résolu. Il s’en occupe pour moi. De plus, cela fait bien longtemps que j’ai épuisé tout mon capital chance. Corbeau se retourna et la salua une dernière fois, puis disparut dans la fumée et le chaos du campement. Alyx le suivit des yeux. Elle sourit : elle ne craignait pas de ne pas le voir revenir. Il reviendra, avec une belle histoire à raconter. Et curieusement, j’ imagine que ce sera la meilleure que j’entendrai aujourd’hui. Le général Markus Adrogans se détourna de son étude des cartes du champ de bataille et salua la princesse Alexia de la tête. — Bonjour, Votre Altesse. On m’a transmis votre ordre, vous avez mon approbation, merci. Y aura-t-il autre chose ? Le feu qui brûlait dans ses yeux violets ne le surprit pas. — Beaucoup de choses, général Adrogans. Elle jeta un coup d’œil à Phfas, l’autre occupant de la tente. — Je souhaiterais vous parler seul à seul. — Dites ce que vous avez à dire, Altesse. — Je ne voudrais pas vous embarrasser. — Je doute que vous le puissiez. (Il croisa les bras sur sa poitrine.) Je vous en prie, ne me faites pas perdre mon temps. Étranglant sa colère, elle redressa le menton avec une lenteur délibérée. Excellent, Altesse, que vous vous contrôliez si bien. Adrogans haussa un sourcil, mais n’obtint aucune autre réaction. — Général Adrogans, vous savez de toute évidence qu’à l’arrière nous avons cinq bataillons aurolanis prêts à nous attaquer. Vous n’avez déplacé aucune unité, ni donné aucun ordre pour gérer ce problème. Les Cavaliers du Roi et mes Loups sont en position pour essuyer le plus fort de l’attaque. Nous ne le contestons pas, mais nous sommes de la cavalerie et, sans un renfort d’infanterie, nous ne pourrons arrêter Malarkex. Adrogans acquiesça. — C’est un problème, oui, mais auquel je vais remédier. — Comment ? — Une question légitime. Vous devez me faire confiance. Vous faites bien de préparer vos troupes, car vous vous battrez demain. Vous serez la clé qui écrasera l’ennemi. — Comment vous faire confiance, général ? La guerrière okranne rejoignit à grands pas la carte du champ de bataille et tapa dessus du doigt. — Les deux bataillons arrivant de la route côtière frapperont et lutteront contre les Cœurdepierre ici. S’ils font sortir plus de soldats de Svoin, ils prendront les Cœurdepierre par-derrière et repousseront vers eux les Volontaires okrans, ce qui brisera l’extrémité de nos lignes. Malarkex fera avancer ses troupes pour nous empêcher d’entourer ses forces et nous poussera brutalement de ce même côté. Si notre contre-attaque réussit, elle se retirera dans les collines et gagnera un sérieux avantage sur nous. Au pire, elle fera pénétrer plus de troupes dans Svoin. Adrogans hocha la tête lentement. — Je vous félicite de cette analyse, Altesse. Je soupçonne que c’est ainsi que Malarkex l’a vue aussi. Vous avez oublié de signaler que votre itinéraire d’attaque est boueux, alors que le sien vers les Cœurdepierre est relativement dégagé. Alexia lui lança un regard de côté, les narines dilatées. — Ne vous moquez pas, général. Vous me demandez de croire en vous, de croire que tout est sous votre contrôle, pourtant vous ne dites pas tout. Voilà qui n’encourage pas la confiance. Vous savez que je suis un général compétent, un bon général. — Vous vous trahissez, Altesse, de toute évidence vous ne pensez pas la même chose de moi. — J’ai des preuves qui parlent pour et contre vous. — Je vois. (Il plissa les yeux.) Comprenez quelque chose, général. Je sais très bien qui vous êtes et quel est votre entraînement. Oui, votre analyse m’émerveille. Vos compétences en matière de planification sont excellentes. Dans tous vos combats, vous avez fait plus avec moins de troupes que je l’aurais cru possible, et j’ai beaucoup appris des rapports de vos batailles. Ne soyez pas surprise, oui, je les ai lus. De nouveau, elle leva le menton. — J’ai lu les vôtres. — Et vous avez détecté des erreurs dans ma stratégie. — Oui. — Il se pourrait que je sois en faute ou… — Ou, général ? — Peut-être le rapport de mes batailles était-il erroné ? (Adrogans durcit le ton de sa voix.) Ne le prenez pas comme une critique, princesse, mais tandis que l’on vous entraînait, et de si belle façon, moi, je combattais les Aurolanis ici. Pendant tout ce temps, je me suis familiarisé avec leurs tactiques et je vais mettre à profit aujourd’hui ce que j’ai appris alors. Malarkex n’a pas encore daigné engager les hostilités, alors demain sera une journée essentielle. Une pour laquelle je me prépare depuis des décennies. Alexia acquiesça. — J’admets votre expérience. — Très bien. L’autre chose que j’ai apprise, c’est que la loyauté faiblit puis se transforme en trahison. Par exemple, je sais qu’à Lakaslin il existe des forces qui ne m’apprécient pas et me voient comme une menace. Ils seraient ravis de me savoir mort ici. Je n’ai aucun doute qu’il existe des réseaux garantissant que Chytrine reçoive mes plans. Je ne vous demande pas votre confiance, je l’exige. Si je ne semble pas vous la rendre, c’est parce que je ne peux pas prendre le risque d’être trahi. — La confiance n’est pas une rivière, elle ne coule pas dans un seul sens, général Adrogans. — Dans mon armée, si, princesse. (Le soldat jeranais grogna.) Vous savez que je n’ai aucun avantage à vous trahir. Je ne gagnerais rien à risquer votre vie, je veux mettre l’Okrannel entre vos mains. Il servira à protéger mon pays, sans compter que les Aurolanis et les princes-marchands de Jerana s’extasient déjà sur les profits qu’ils feront en aidant à la reconstruction de l’Okrannel. La moitié des nobles okrans exilés ont épousé des filles de la classe marchande jeranaise, ces mêmes personnes me récompenseront largement pour avoir ramené votre nation à la vie. » De plus, princesse, j’ai un immense respect envers vous et vos capacités. La position de vos troupes n’est pas un accident, je devais envisager que Malarkex viendrait au secours de Svoin par le nord. Je voulais que vous soyez là, non pour gâcher vos forces, mais pour vous offrir l’occasion de frapper et de faire couler, la première, le sang de ceux qui vous ont volé votre nation. Vous avez de merveilleux soldats. Je peux compter sur eux, alors ils seront le fer de lance que je veux projeter dans le flanc des Aurolanis. Alexia inclina la tête. — Je vous remercie. — Alors, Altesse, bien que je ne puisse vous confier les informations que vous désirez, j’ai foi que vous ferez tout ce que vous devez pour vaincre Malarkex. Comment, vous le verrez au besoin, mais le chemin de la victoire vous sera dégagé. Elle se renfrogna. — Cela ne me plaît guère. — Non, je m’en doute bien, mais voilà un défaut de votre entraînement. On a voulu faire de vous une grande guerrière, et vous l’êtes, mais on ne vous a pas appris à suivre les ordres. Je ne suis pas l’un de vos professeurs, toutefois je ne crains pas de vous enseigner cette leçon. Alexia émit un petit grognement. — Si elle ne me sert pas, je vous en tiendrai responsable. — Si les choses se passent mal, nous aurons l’éternité de la tombe pour réfléchir à nos erreurs. (Il soupira.) J’ai bien un ordre. Ce soir, nous aurons froid. Pas de feu de camp. Alexia plissa le front d’agacement. — Malarkex ne va pas les compter pour savoir combien nous sommes. Cette information lui a certainement été déjà transmise par la ville, elle a eu amplement le temps d’en tirer les conclusions qui s’imposaient. — Confiance, Altesse, confiance. Elle plissa le front, puis hocha brièvement la tête. — Nous nous préparons à attaquer à l’aube ? — Seulement si elle nous y force. Petit déjeuner pour les soldats, puis l’on se lancera en milieu de matinée, je pense. — Nous serons parés. — Très bien, Altesse, je compte sur vous. Elle le salua et il fit de même. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle ait quitté la tente, puis se tourna vers le Zhusk ricanant. — Qu’y a-t-il ? — Si tu échoues demain, elle sera un ennemi mortel. — Si j’échoue demain, je serai prêt à mourir. (Il secoua la tête.) Tout est en place ? — Oui, tout. Nous tiendrons notre part du marché. — Et moi la mienne. Adrogans inspira profondément, puis poussa un long soupir. C’est la seule et unique fois que Chytrine nous sous-estimera, alors nous devons en profiter le plus possible. Si les dieux le veulent, nous n’ échouerons pas. CHAPITRE 54 Après une nuit dans un camp glacial, l’aube n’aurait pu arriver assez tôt. En réalité, l’humidité de l’air avait fait paraître la nuit bien plus froide qu’elle l’avait été. L’absence de feu pour chauffer l’eau du thé ou ce qui serait le dernier repas de certains fut mal accueillie, mais la rumeur que Chytrine se servait du feu pour les espionner se répandit assez vite dans le camp. Elle enfla même de façon créative, en comparant la danse des flammes à des langues traîtresses : un vieux mythe de soldat qui trouva un nouvel essor et aida à réduire les grognements de protestations. La nuit avait été calme, si l’on exceptait deux choses, dont aucune ne fut claire avant que les premières lueurs du soleil viennent dissiper les ombres du plateau. Dans le noir, les soldats d’Alexia avaient entendu des bruits en provenance des bannières aurolanies. Alexia n’avait rien pu voir, mais tout le monde regardait dans cette direction à la moindre occasion. Elle faillit demander à un mage-guerrier de lui prêter un sort pour regarder ce qui se passait, mais comme les vylaens possédaient la même magick, elle se ravisa car Corbeau, Résolu et leurs alliés avaient dû lancer des contre-sorts pour se cacher. Même sachant qu’elle ne détecterait rien, elle continua à surveiller de temps en temps et, deux heures avant l’aube, elle vit sa curiosité récompensée. Un violent éclair de feu aussi argenté que les yeux de Résolu déchira la nuit. Le cercle d’étendards fut changé devant elle en silhouettes calcinées. Au centre, une autre bannière se dressa, une fois et demie plus grande que celles des Aurolanis. Composée d’un vylaen crucifié, elle se révéla aussi effroyable que celles qui l’entouraient. Le corps se tordait sous le jeu des éclairs d’argent, tout comme s’agitaient les baragouineurs qui cherchaient à le redescendre. Par la suite, des étincelles rouges et vertes explosèrent lorsque les baragouineurs furent projetés contre les drapeaux, déclenchant l’épouvantable magick qui les avait enchantés. Les cris et les hurlements allaient de la fureur à la douleur, puis l’obscurité retomba de nouveau, uniquement interrompue par des flammes jaunes scintillant sur les cadavres et les hampes brisées. Cette seule action parut revivifier bien plus de soldats qu’aurait pu le faire un repas chaud. Corbeau et Résolu revinrent se glisser à leur place sans se faire remarquer, Dranae à leur suite. Bien dissimulés sous des capes noires, tous les trois avaient recouvert de suie leur visage et leur peau exposée. Lorsque Alexia les aperçut, ils faisaient de leur mieux pour contenir leur excitation. En dehors de quelques éraflures mineures et de griffures récoltées en traversant les sous-bois, ils semblaient s’en être sortis sans dommages. Alyx sourit à Corbeau. — Il y a eu un peu d’agitation, par là-bas. — Vraiment ? Nous revenons d’une petite promenade, histoire de dérouiller nos vieux os avant la bataille. Il lui fit un clin d’œil, qu’elle lui rendit. — C’est bien maladroit de la part des Aurolanis de déclencher leurs propres pièges. Résolu passa un chiffon sur son visage : celui-ci devint gris. — Les Aurolanis ne sont pas aussi vifs qu’ils le devraient. Vous devriez prévenir le général Adrogans de maintenir les soldats loin des étendards, au moins à une centaine de mètres. Quelqu’un a laissé traîner des chausse-trapes empoisonnées tout autour. Des bottes pourraient y résister, mais certainement pas la corne des baragouineurs. — Bien noté, merci. (Elle se tourna vers Dranae.) Vous allez continuer ce manège ? — Ce qui a été accompli est bien plus important que ceux qui l’ont fait, Altesse, dit-il avec un large sourire. Il y aura bien assez de héros à célébrer demain. Ça, c’était une blague. Le reste demandera du courage. Alyx hocha lentement la tête. — Mais le premier coup est pour nous. Merci. Corbeau lui rendit son sourire. — Ne nous remerciez pas. Remerciez ceux qui l’ont fait. Dranae a raison, et avec tout ce qui se passe, la dernière chose dont nous avions besoin, c’est de distraire les soldats. Elle eut un sourire crispé et s’éloigna pour superviser les préparatifs de la bataille, second événement qui perturba la paix de la nuit. En organisant les forces pour le siège, Adrogans avait divisé l’infanterie en six groupes. Il maintint le Cœurdepierre en position, mais déplaça la deuxième unité pour couvrir le flanc est. La suivante, constituée des Volontaires okrans et d’un régiment entier de la Garde royale lourde, était divisée en quatre parties. Les Volontaires, un bataillon léger, couvraient l’espace entre l’unité ouest et la Garde. Cette dernière se fendit en trois ailes, deux bataillons au centre, un à gauche et un à droite, formant une ligne pour dissimuler la cavalerie d’Alexia aux yeux des forces ennemies. Le déploiement prit place dans le noir, les éclaireurs zhusks menant les troupes en position. Seule la discipline des soldats alcidais rendait cette manœuvre possible. Comme la lueur du matin filtrait sur le champ de bataille, les membres de la Garde lourde, parés de leur surcot bleu par-dessus leur cotte de mailles, de leur bouclier rond et de leur longue lance, apparurent et donnaient l’impression d’opposer une défense efficace contre les forces de Chytrine. En attendant que leurs ennemis se lancent sur le champ de bataille, les soldats buvaient et mangeaient leurs rations, conscients qu’ils n’auraient sûrement pas l’occasion de faire un autre repas avant longtemps dans la journée, s’ils devaient jamais en ravoir l’occasion. Lorsque Alyx passa parmi eux, ils paraissaient de bonne humeur, d’autres avaient le visage fermé ou l’air nerveux. Beaucoup se servaient de leur dague pour creuser à la hâte de petits trous, où ils enfouissaient un peu de nourriture ou une pièce dans l’intention d’apaiser le weirun de la ville. Elle devinait que la plupart de ceux qui observaient cette tradition espéraient moins être sauvés de la mort que d’éviter d’être condamnés à hanter ce lieu. Peu après le lever du soleil, les légions aurolanies émergèrent petit à petit des forêts en direction du nord. Privées de leurs étendards, dont le cercle noirci fumait encore à l’ouest de leurs lignes, elles se rassemblèrent tout de même. De temps à autre, un baragouineur s’aventurait dans cette direction, puis il couinait et hurlait en se tenant le pied. Parfois il repartait en sautillant, mais le plus souvent il s’effondrait et mourait dans un dernier soubresaut. Leurs légions n’étaient pas aussi imposantes que celles des Alcidais, même si au milieu se trouvaient des hoargouns. Clairs de cheveux, d’yeux et de peau, tendant à se faire pousser la barbe et les cheveux encore plus (tous nattés de rubans noirs), les géants des glaciers faisaient aisément trois fois la taille d’un homme. Ils avaient des jambes solides pour les porter, avec de grands pieds plats qui leur permettaient de ne pas s’enfoncer dans la neige. Alexia se demanda si les mares d’Adrogans avaient été creusées pour rendre le champ de bataille plus boueux. Même si elles désavantageaient sa cavalerie, elles ralentiraient aussi terriblement les géants. La plupart d’entre eux préféraient la massue, mais deux au moins portaient d’énormes haches à double tranchant, et l’un d’entre eux brandissait une masse d’arme d’acier dont on pouvait croire qu’elle avait autrefois servi de battant à quelque cloche immense. Aussi dépenaillée et hideuse que soit l’infanterie aurolanie, la cavalerie, elle, se montrait à la fois éclatante et impressionnante. Les hommes se dressaient en rangs droits, leurs longues lances levées bien haut et reflétant le soleil sur le pic d’acier de chaque extrémité. À droite et à gauche, fortes de trois cents hommes, se trouvaient les cavaleries légères composées de vylaens ou de baragouineurs montés sur des griffeglaces. Alyx avait déjà croisé des temeryx, mais peu encore en vie et certainement aucun domestiqué. Du bout de leur nez à leur queue raide, ils étaient recouverts d’une armure de cuir cloutée, ajustée et pourtant assez souple pour afficher leurs muscles saillants. Semblables à celles des oiseaux, leurs pattes puissantes s’achevaient en trois orteils, celui du milieu étant pourvu d’une énorme griffe en faucille servant à déchiqueter. Leur tête étroite s’ornait de deux yeux d’ambre orientés droit devant eux et d’une bouche hérissée de dents tranchantes. Sans leurs cavaliers, les griffeglaces restaient des ennemis formidables, alors tuer leurs maîtres n’éliminerait en rien la menace. Encore plus magnifique était le centre de la cavalerie lourde, dont les soldats montaient de grands temeryx. Alors que leurs équivalents plus petits étaient blancs comme neige, eux déployaient un vif plumage arc-en-ciel que les couches irisées de leur armure imitaient. Une crête colorée ressortait de certains des capuchons de cuir, et lorsqu’elle remarqua les rubans qui pendaient sur leur protection de tête, Alyx se demanda si pour quelque raison Chytrine ne souhaitait pas que ses créatures parodient les Oriosans. C’était des baragouineurs surtout, mais aussi quelques humains, qui les montaient. Les cavaliers étaient encerclés d’acier, et leurs lances s’achevaient sur d’horribles griffes à trois dents affûtées dans le but de traverser une armure, arrachant et déchirant tout ce qui se cachait dessous. La silhouette des cavaliers montait et descendait au rythme des déplacements de leur monture, dont chaque patte était bien assez puissante pour supporter le poids d’un monstre, d’un homme et de l’armure. À leur tête, Malarkex. Au premier coup d’œil, Alyx sentit sa gorge se dessécher. Son temeryx avait la taille d’un grand, mais il était couvert d’un plumage noir de jais que le soleil levant polissait d’or. Contrairement aux autres créatures qui avaient des iris d’ambre, d’or ou même marron, les siens brûlaient du jaune-orange des braises assombries de poussière de cendres. Au vu des rubans de fumée qui s’élevaient des orbites de l’animal, Alyx se demanda si ses propres yeux ne la trompaient pas, mais le temeryx était bien moins impressionnant que sa maîtresse. Alyx savait seulement que Malarkex avait été une femme dans le passé. La silhouette instable d’Edamis Vilkasos n’en offrait aucun indice. Elle se dissimulait sous une cape noire qui semblait brûler, tout comme celle du sullanciri de Porasena, mais le tissu restait en grande partie opaque. Une couture rouge inégale apparaissait le long de l’ourlet, éclairant de petites ombres qui sautaient avant de s’évaporer. Brillant de l’intérieur d’un heaume d’acier, ses yeux brillaient du même argent froid que son sabre recourbé. La lame était d’apparence aussi peu naturelle que sa propriétaire : aucun rayon de soleil ne s’y réfléchissait. Mais elle chatoyait d’un feu vert pâle qui rampait tout le long tel un serpent. Un messager de la Garde à cheval jeranaise la rejoignit. — Vous avez les compliments du général Adrogans, général. Il vous remercie pour l’information sur les étendards. Ses ordres sont les suivants : la Garde lourde s’avancera de trois cents mètres au signal, puis se mettra en place. Au signal d’après, une brèche s’ouvrira à droite et à gauche, la Cavalerie royale prenant la gauche et les Loups la droite. Vous devez être portés par le courant comme un torrent puissant qui noiera vos ennemis. Ces ordres sont-ils clairs ? — Simples, quelque peu lyriques, acquiesça-t-elle. Elle signa le reçu que le messager lui présentait, puis convoqua les commandants de la Cavalerie royale et des ailes de la Garde lourde pour relayer les ordres. Ils partirent organiser leurs troupes, puis lui renvoyèrent des courriers afin de l’informer que ses ordres avaient été exécutés. Corbeau vint chevaucher à ses côtés. — Le général vous laisse vous occuper de Malarkex ? Alexia hocha la tête, puis tourna la tête vers la tente qui logeait Adrogans. De la vapeur s’élevait d’une ouverture au centre et des éclaireurs zhusks y apportaient des seaux d’eau. — Il semblerait qu’il désire un bain chaud pendant que nous combattons. Ma seule véritable inquiétude, c’est que la charge des Cavaliers du Roi forcera certainement les Aurolanis à l’est, ce qui les placera plus loin sur nos arrières. — Oui, mais cela les empêchera de rejoindre les légions de la rive du lac. Il se retourna sur sa selle et désigna la seconde formation de cavalerie. — Le général Caro et les Chevaliers de Savarre semblent se préparer également. Ils peuvent aller vers l’ouest comme vers l’est, et devenir rapidement nos renforts. — Je ne le nie pas, soupira-t-elle. Je sais que l’on ne me dit pas tout. Je dois espérer et croire que le général Adrogans sait ce qu’il fait. — Et le croyez-vous ? Alyx plissa le front, réfléchissant à sa rencontre avec le chef des forces opérationnelles. — Pour l’instant, oui, il le faut. Et vous ? Corbeau acquiesça, puis reposa la main gauche sur le pommeau de son épée. — Je n’ai pas d’autre choix. Très peu d’entre nous aujourd’hui ont les moyens de tuer un sullanciri. Je crois qu’Adrogans m’en rapprochera assez pour que je puisse le faire. Edamis a toujours été pleine de témérité et de ressources, sans doute sait-elle quelle direction doit prendre la bataille. J’espère qu’Adrogans trouvera le moyen de la décevoir. — Je partage cet espoir, Corbeau. Je veux l’arrêter et lui briser l’échine. Comme les hérauts faisaient sonner la première charge, Alexia dégaina son sabre. — Restez à mes côtés, et nous obtiendrons tous deux ce que nous désirons. Lorsque les clairons sonnèrent, Will fulminait de devoir attendre avec le convoi des bagages. Corbeau avait très clairement expliqué pourquoi il ne pouvait rejoindre la bataille. Même s’ils ne doutaient pas que les compétences de Will au combat le servaient parfaitement, celui-ci n’avait tout simplement aucune expérience de l’armée. Pour gagner la bataille, la clé était la discipline et l’entraînement : l’absence de l’une et de l’autre était exactement ce qui le tuerait. Il avait beau détester cette situation, Will l’avait acceptée. À Vilwan, il avait été trop fatigué et trop perdu pour donner un sens aux émotions qu’il ressentait. Il regarda Corbeau et Résolu se préparer à partir au combat et il lui vint à l’esprit, en toute lucidité, qu’ils pouvaient mourir. Cette pensée suffit à lui serrer la gorge et à lui piquer les yeux. Un tel sentiment lui était étranger. Il avait développé des liens avec les autres enfants de l’équipe de Marcus, mais ceux-ci ne s’étaient jamais retrouvés face au risque de mourir. Certains mourraient effectivement, d’autres disparaissaient, mais on n’avait jamais le temps de s’y préparer : on se trouvait devant le fait accompli. Marcus transformait toujours ces situations en leçons de vie, autant dire qu’il les battait jusqu’à ce que tous comprennent à quel point se comporter stupidement était une mauvaise idée. Il avait beau ne pas vouloir que ses amis meurent, ni les voir mourir, l’appel des hérauts le tira de la relative sécurité que constituait la zone des bagages jusqu’à la colline où était plantée la tente du général Adrogans. Les membres de la Garde à cheval placés là pour écarter les importuns lui sourirent avec un salut du menton, ce qui lui permit de se faufiler jusqu’au sommet et de se cacher dans l’ombre de la tente. Au loin, la Garde lourde alcidaise traversait un sol relativement plat. Certes, le paysage s’élevait un peu au nord, mais pas suffisamment pour donner l’avantage aux Aurolanis. Les rangs en marche formaient des vagues lorsque certains soldats s’enfonçaient dans de petites dépressions puis ressortaient de l’autre côté. Leurs têtes plongeaient peut-être le temps d’un ou deux pas, mais ils donnaient à l’entière formation cette illusion d’un foulard caressé par une brise paresseuse. Les lances hérissées dissipaient en partie cette illusion. Les drapeaux claquaient et flottaient au bout de quelques pointes, celles des premiers rangs étaient portées plus bas, dirigées sur l’ennemi. Serrée comme l’était l’infanterie, avec un deuxième et un troisième rang de soldats qui tenaient leur lance devant eux, elle présentait un mur impénétrable pour la cavalerie ennemie. Derrière elle, également armée de lances et de piques, venait la cavalerie. Les tabards endeuillés des Cavaliers royaux okrans rendaient l’unité presque plus solide. Même s’ils n’avaient pas encore été éprouvés au combat, le désir de libérer leur terre natale enflammait le cœur de chaque homme et de chaque femme. Tout comme eux, leurs chevaux portaient une lourde armure, ajustée de pics et de crochets. Certains même arboraient des bannières flottant sur de petits bâtons plantés derrière la selle. À droite s’avançaient les Loups alcidais. Une écharpe d’or traversait leurs tabards bleus de l’épaule droite à la hanche gauche ; de plus, sur l’autre épaule, on avait placé une bande aux couleurs de la compagnie de chaque cavalier. Ils flamboyaient tout autant que les grands temeryx vers lesquels ils chevauchaient. Trois cents mètres passé son point de départ, l’infanterie s’arrêta. Les lances s’abaissèrent à l’ordre donné, à l’image d’épines humaines prêtes à percer la chair aurolanie. D’une seule voix, les troupes alcidaises lancèrent un ancien cri de guerre qui fit naître un frisson le long de l’échine de Will. Le sang et l’os, pour nos maisons Le roi, la chair et la nation. Will sentit son cœur se gonfler, alors même que son large sourire frottait le masque sur ses joues. L’Oriosa peut bien me réclamer, je suis d’Alcida ! Au centre de la formation aurolanie, les tambours roulèrent pour lancer l’offensive. Les soldats restèrent relativement ordonnés malgré le centre qui traversait la ligne de cavalerie. Will gardait cette vision d’un loup dissimulant ses crocs, mais la menace était toujours là. Les Aurolanis approchaient de plus en plus. Les hoargouns vinrent se placer à l’avant de leurs légions. Ils brandissaient des armes capables d’écraser d’énormes portions de la formation alcidaise. Un seul coup de masse ferait sauter les lances, envoyant voler les hommes qui les tenaient au milieu de leurs compagnons ; un véritable chaos. Et au centre, ils n’ont jamais resserré les rangs. Ils ont quelque chose en tête. Concentré, Will fronça les sourcils pour essayer de deviner la tactique des Aurolanis. Ses efforts n’aboutirent à rien : en partie à cause de son inexpérience, en partie à cause des bruits qui s’élevaient de la tente. Parmi les marmonnements des Zhusks, reconnaissables mais incompréhensibles pour lui, Will perçut des cris étouffés et des gémissements, ainsi qu’un craquement inhumain et une série de claquements. Il ne savait pas de quoi il s’agissait, mais ça ne lui disait rien qui vaille et, de toute façon, Adrogans aurait dû être ici, dehors, à déterminer ce que Will ne parvenait pas à faire à propos des Aurolanis. Sans réfléchir, le jeune voleur contourna la tente à toute vitesse et se glissa à l’intérieur. Ses yeux eurent besoin de quelques secondes pour s’adapter à l’obscurité, mais ce qu’il aperçut à cet instant lui coupa le souffle. Nu, ensanglanté, attaché à un chevalet cruciforme au-dessus d’un trou d’eau dans le sol, Adrogans avait la poitrine, le ventre, les cuisses et les bras percés de clous. De la fumée envahissait la tente, la fumée de la chair grillée. Un Zhusk tenait un clou incandescent avec une paire de pinces, tandis qu’un autre agrippait un pli de la chair d’Adrogans au niveau de l’épaule gauche. Marmonnant un juron sifflant, le Zhusk y planta la pointe, tandis qu’un troisième y attachait un poids de forme étrange au bout d’une cordelette. Avant que Will sonne l’alarme, le vieux chef se retourna et gesticula dans sa direction. Sa main trembla puis forma un poing. Will sentit l’air se briser en lui, puis sa vision se brouilla. Il avait perdu conscience lorsqu’il toucha le sol. CHAPITRE 55 Markus Adrogans aperçut tout juste l’éclair de lumière prévenant de l’arrivée de Will et entendit à peine son cri étouffé et le bruit de sa chute. Le supplice que subissait son corps exigeait toute son attention : le fer rougi lui perçait la peau, ses articulations se tordaient et craquaient à chacun des gestes qu’il faisait pour se débattre. Sa poitrine était prête à exploser, et, dans un instant de répit, il émit un murmure rauque : — Encore, plus encore. Il serra les mâchoires et bloqua sa gorge lorsque les Zhusks agiles lui pincèrent la peau pour la transpercer de métal brûlant. Aux piques, ils attachaient des fils, au bout desquels pendaient des talismans. Ils tiraient sans cesse dessus, ravivant des nerfs qui provoquaient des vagues de douleur dans tout son corps. La sueur qui le recouvrait coulait dans les plaies, du sang le zébrait, entrant en ébullition lorsqu’il atteignait quelque nouvel ornement. Chair et sang s’élevaient en milliers de filets de fumée sacrificielle, leur puanteur représentant une torture supplémentaire. Il ouvrit la bouche pour en redemander, il en avait besoin, il en voulait encore, mais à la place son corps protesta avec une toux déchirante. Phfas cracha un mot, Adrogans n’en connaissait pas le sens mais savait qu’il y en avait un. Les cordes nouées autour de sa taille et de ses poignets se défirent, la douleur dans ses épaules se calma un instant, puis il glissa, les pieds en avant, lorsque le chevalet bascula. Au passage, son corps couvert de sueur et de sang en racla les échardes. Pendant un temps, il fut en chute libre, uniquement drapé d’air et de douleur, puis il plongea dans l’eau salvatrice. Elle l’engloutit, le consuma. Elle ruisselait au-dessus de lui, rafraîchissait le métal, expulsait la chaleur de son corps, tellement gelée qu’elle l’anesthésiait. Il s’enfonçait lentement, l’eau s’ouvrait sous son poids et sa vitesse, buvait son sang. Elle porta ses bras fatigués et le laissa se balancer là, sans effort, comme si son corps, un battement de cœur après l’autre, avait cessé d’exister. Adrogans ouvrit les yeux, en parfaite communion avec l’eau. À travers elle, à travers l’humidité du sol, il pouvait s’étendre, voir et entendre, sentir et ressentir. Tout de suite, il fut sur le champ de bataille. Il distinguait tout, voyait l’infanterie aurolanie avancer en pataugeant. Il avait l’impression de couler sur leur corps, d’imbiber leur fourrure. Les griffes des temeryx le déchiraient, les sabots des chevaux l’écrasaient. Puis le sang afflua. Immédiatement, il put tout percevoir, tout. Les tourbillons infernaux de la bataille, le chant aigu des cris des blessés, le sursaut rauque d’une poitrine piquée par une lance, il percevait tout. La chaude éclaboussure du sang, le rebond lourd d’un corps qui tombe au sol et le frisson du fer de lance fermement planté dans la terre, supportant le poids d’un temeryx empalé avant de fléchir et de se briser, en projetant des échardes sur les guerriers, le grattement inquiet d’un griffeglace blessé et, dessous, le tâtonnement de son cavalier aux jambes brisées le cri terrifiant du soldat, épée brandie, qui s’avance pour les achever. Tout cela composait pour lui la tapisserie d’une bataille. Tapisserie. Vaguement, dans quelque recoin de son esprit qui restait humain, l’inadéquation de ce mot le frappa. Il suggérait de la beauté, de l’art ; pourtant ce qui se dégageait du paysage, c’était un tapis de douleur et de mort, de sang et de chair déchirée, de membres brisés, de rêves avortés et de cauchemars infinis. En frappant le corps, l’épée lacérait tout autant l’âme et l’esprit, ce qui une aggravait les dommages et créait des plaies qui jamais ne guériraient. Adrogans se concentra, se focalisant sur ceux au physique le plus humain. Il s’éleva sur le champ de bataille avec la brume matinale, observa les lignes aurolanies attaquer et engager le combat avec l’infanterie alcidaise sur le flanc gauche. Les hoargouns lançaient des massues qui brisaient les lances ; pourtant d’autres encore s’élevaient et frappaient, se plantaient çà et là dans les géants, les repoussant un instant. Dans un mouvement de pendule, les massues revenaient, broyant les hampes, mais les hoargouns se retrouvaient transpercés de part en part, comme si l’infanterie était une sorte de hérisson d’acier dont les piquants seraient les lances. La cavalerie aurolanie chargeait. La légère frappa de plein fouet la ligne de bataille, l’éparpillant. De même, au milieu, l’attaque de la lourde fut brutale. Les grands temeryx sautaient bien par-dessus des lances, planant au-dessus de la ligne de front pour atterrir lourdement, écrasant des soldats dans la boue. Les griffes fendaient les armures, déchiraient la chair, arrachaient les échines, puis après un éclair de crocs les hommes étaient projetés, privés d’un bras ou d’une moitié de visage. Si quelques lanciers réussissaient parfois à les atteindre en plein vol, le poids d’un griffeglace au cœur transpercé suffisait à écraser ses attaquants. Quant à Malarkex, la sullanciri, son attaque mortelle fendait la formation alcidaise avec la facilité d’un maître d’école éparpillant les enfants d’un coup de fouet. D’elle, il percevait peu de choses à l’exception de sa haine et de sa rage, et sa monture noire sentait le blasphème. Aussi élégant que soit l’animal, la mort l’avait depuis longtemps saisi lorsque la magick l’avait ranimé pour servir Malarkex. Nul cœur ne battait dans sa poitrine, nul poumon ne se gonflait, mais un esprit sauvage et mauvais prêtait sa force à ses membres et sa vitesse à ses actions. Contre Malarkex et le cercle de mort que son épée fauchait autour d’elle, il était impuissant, mais il l’avait toujours su. Ce n’était pas à lui de la détruire. Toutefois elle ne constituait qu’une partie du combat. La bataille tout entière était la clé, et tout ce qu’il avait subi avait été mis en place pour le mener à la victoire. Adrogans tendit les bras, déploya les doigts, laissa la sensibilité leur revenir assez longtemps pour sentir l’eau couler à portée. Il les força à suivre le courant, pour étendre son champ d’action, l’incorporer à la réalité dans laquelle ils luttaient. Une part de lui-même craignait de se perdre pour toujours et résistait, mais il passa outre. Ce doit être fait. Il hocha de la tête dans un léger rebond. Puis il afficha une grimace furieuse et resserra les poings. Deux geysers jaillirent sur le champ de bataille, épaisses colonnes d’eau boueuse projetée vers le ciel. L’un charria les chefs du centre de l’infanterie aurolanie, l’autre renversa un hoargoun. Ils s’évaporèrent, laissant derrière eux un arc-en-ciel, puis un bourbier remonta piéger le centre des Aurolanis. Derrière Alyx et ses Loups, des hérauts firent entendre un signal. La gauche et le centre des Alcidais étaient en plein combat et ne pouvaient manœuvrer, aussi le chemin se trouvait-il bloqué pour les Cavaliers du Roi okrans. Puis l’aile droite des Alcidais s’écarta, ouvrant un passage à la charge des Loups et, à la stupéfaction d’Alyx, le sol durcit et sécha, se craquelant comme sous l’effet de nombreuses années d’aridité. Brandissant son épée, elle donna du talon à Vaillant et mena les Loups dans une attaque qui toucherait la cavalerie lourde ennemie au flanc. Comment et pourquoi le sol changeait, elle n’en avait aucune idée. Les mouvements de l’eau vibraient de magick, elle n’en avait aucun doute, et les forces de Chytrine trouveraient un moyen d’inverser les sorts. Le petit lac qui grandissait pour repousser les Aurolanis finirait par disparaître, mais ce problème se présenterait plus tard. Le sol dur sous les sabots de son cheval promettait une charge puissante et rapide. Certains des grands temeryx se retournèrent pour l’affronter, mais cela n’avait que peu d’importance. La masse et le poids de l’attaque firent sauter les griffeglaces, parfois à en désarçonner les cavaliers, déchirés et écrasés sous la danse des griffes et le martèlement des sabots. Surtout, ils étaient forcés de reculer contre leurs camarades, piégeant l’autre cavalerie lourde, désormais incapable de manœuvrer ou de se défendre. De chaque côté, les lanciers d’Alyx embrochaient montures ou cavaliers. Les Loups enfoncèrent la cavalerie lourde avec une seule légion, puis l’autre contourna largement à droite, dépassant le centre aurolani embourbé pour frapper l’infanterie sur le flanc gauche. C’était Agitare qui conduisait cette manœuvre audacieuse, debout sur ses étriers, l’épée brandie, criant des ordres passionnés. Ses Casques Rouges emportèrent les Aurolanis comme une mauvaise fièvre. L’organisation de la cavalerie lourde vola en éclats lorsque le flanc opposé ploya sous la pression. La Garde alcidaise repoussa une compagnie en avant pour confondre les cavaliers en déroute et protéger l’arrière de la légion d’Agitare. Même si cela sauvait leurs compatriotes, cela bloquait le terrain nécessaire pour que les Cavaliers du Roi okrans attaquent l’ennemi : ils échangeaient la piqûre d’une dague contre la morsure de l’épée. Vociférant d’une voix qui mêlait le ululement du mordant vent du nord au hurlement d’un chat qu’on égorge, Malarkex fit pivoter sa monture et sauta au milieu des Loups. Les griffes du temeryx ouvrirent le flanc d’un cheval, déchirant la cotte de mailles comme de la toile d’araignée et emportant une bonne partie de la jambe du cavalier. Le sabre de la sullanciri remonta pour donner un coup qui aurait tranché ce dernier en deux, mais la lame droite de Corbeau l’intercepta et le repoussa bien haut. Le temeryx de Malarkex se retourna vivement et faucha de la queue les jambes de son cheval. Elles cassèrent comme des brindilles mouillées et la sèche violence de l’attaque l’envoya voler. D’un coup de talon, Corbeau se libéra de la selle et se projeta loin de sa monture, mais maladroitement. Il atterrit lourdement sur son épaule droite et il eut beau rouler sur ses pieds, un cheval sans cavalier le cogna par-derrière, l’assomma et l’envoya tête la première dans la boue. La sullanciri fit tourner sa monture et se pencha pour assener un coup qui aurait ouvert le dos de Corbeau de bas en haut. Le soudain sursaut de son temeryx lorsque Lombo lui donna un coup d’épaule dans le flanc gauche détourna largement l’attaque. Semblable à un paquet de chiffons brûlants, Malarkex fut éjectée de sa selle. Le temeryx tourna la tête pour mordre le Panqui mais, plus vif que ses crocs acérés, Lombo lui saisit la tête par la mâchoire et la crête et lui tordit le cou. Alyx fit pivoter Vaillant et fonça sur la sullanciri, qui se relevait. La chef des Aurolanis évita le coup, puis lacéra Vaillant et lui ouvrit le ventre. Alyx sauta de l’animal agonisant et réussit à maintenir son équilibre. La guerrière de l’ombre flotta vers elle, de la vapeur de sang au-dessus de sa lame, et attaqua, mais Alyx para le coup par le bas, puis pivota l’avant-bras pour frapper Malarkex en plein visage avec son coude. Le coup lui traversa la tête. Alyx ressentit une décharge, comme si elle venait de plonger dans une rivière glacée. La guerrière trébucha d’un pas, puis fit volte-face juste au moment où Malarkex changea de sens. Cette dernière se retourna presque instantanément : son visage pâle et haineux apparut soudain là où s’était trouvé l’arrière de son capuchon. De nouveau, Alyx para puis riposta, mais elle n’obtint rien d’autre qu’une brume noire et une vague de froid le long de sa lame. Comprenant que son attaque passionnée l’avait mise à découvert, elle s’écarta de son adversaire. Pourtant celle-ci ne profita pas tout de suite de son avantage. Tel un nuage de pluie, Malarkex fila vers la forme immobile de Corbeau et força Alyx à s’interposer. Elles échangèrent coup après coup, ceux d’Alyx n’arrachaient que de la vapeur et ne récoltaient que du froid. Du givre se formait sur sa lame et déjà elle avait les doigts engourdis, mais elle ne cessa pas de lutter, refusant de s’arrêter. Elle se savait meilleure épéiste, ce qui importait peu si sa lame ne pouvait verser de sang. N’importe lequel de ses coups aurait abattu un ennemi ordinaire, et elle se demanda vaguement si elle rejoindrait son père, elle aussi tuée par un sullanciri. Malarkex feinta une attaque basse, puis remonta sur la droite. Alyx leva son épée pour parer, mais le coup fut plus fort et plus violent qu’aucun autre. La lame du sullanciri toucha la sienne et, pis encore, la fit sauter de ses mains. Alyx tenta de bondir en arrière, consciente que l’attaque suivante lui ouvrirait l’armure et la chair, mais elle trébucha sur un obstacle et bascula en arrière. Le coup de Malarkex siffla au-dessus d’elle, sans causer de dommages. Alyx roula sur la droite, loin de toute contre-attaque, et trouva sous sa main gauche le pommeau d’une épée. La lame toute droite était incrustée d’une pierre précieuse aux reflets opalescents. En forme de clé de voûte, la gemme s’illumina une fois, flamboyante, et de la chaleur parcourut de nouveau ses doigts. D’un pas en avant, elle enjamba Corbeau, car c’était contre son corps qu’elle avait trébuché, et leva l’épée en garde. Sans difficulté, elle bloqua le coup bas de Malarkex, le détourna, puis elle se lança en avant et brandit Tsamoc vers le ciel. Contre un adversaire ordinaire, la pointe serait passée entre les genoux, et plus haut elle trancha de l’ombre là où elle aurait tailladé l’aine. Malarkex hurla et l’ombre s’écoula sous elle dans une mare sombre. Un coup de plus, d’une faiblesse surprenante, manqua d’entailler la hanche gauche d’Alyx, mais Tsamoc para haut en arc de cercle, puis à la descente entama le flanc droit de la sullanciri. La silhouette d’ombre vacilla le temps d’un battement de cils puis son essence noire s’écoula sur le sol. Seuls la souillure et le sabre indiquaient le lieu du combat. Alyx contempla l’épée et sa pierre lumineuse. Une épée magicke, bien sûr ! La bataille faisait rage autour d’Alyx, des temeryx hargneux, des humains hurlants, des baragouineurs rugissants fonçaient sur elle. Elle refusa de céder du terrain, debout devant Corbeau, couverte de boue et de sang. Quelques baragouineurs parvinrent à sa hauteur, mais seulement après s’être faufilés au travers d’un mur de lances et d’épées ou avoir évité le revers d’une patte de Panqui. Plus d’un baragouineur en eut les os brisés et plus encore en auraient été victimes si Lombo n’avait pas pris un plaisir particulier à bondir sur les griffeglaces sans cavaliers pour leur écraser le crâne de ses poings. Le clairon retentit derrière Alyx, elle entendit l’infanterie alcidaise se rallier pour l’attaque. D’autres y répondirent, mais, à sa grande surprise, en provenance du nord. Néanmoins, elle n’avait que peu d’attention à accorder à ce mystère. La première ligne du centre aurolani s’était extirpée du bourbier lorsque l’eau s’était évaporée du bassin. Elle se préparait à contre-attaquer, prête à vendre chèrement sa vie, lorsque les clairons sonnèrent de nouveau et que le tonnerre des sabots couvrit les tambours de guerre endiablés de l’ennemi. Au nord, trois légions de cavalerie légère jeranaise percutèrent l’arrière aurolani. À droite, le petit lac qui séparait la Garde lourde alcidaise des flancs adverses disparut lorsque l’infanterie lourde jeranaise arriva du nord-est. Bloquée de toutes parts, l’aile gauche aurolanie battit en retraite, envahit le centre et provoqua leur effondrement commun. Puis, à la gauche d’Alyx, d’autres chevaux encore chargèrent. N’ayant pu traverser la Garde lourde, la Cavalerie du Roi okranne l’avait contournée et arrivait par l’ouest, ils en repoussèrent le flanc et écrasèrent l’aile droite ennemie entre eux et la légion d’Agitare. Transpercés de partout, se vidant de leur sang noir, les hoargouns vacillèrent et basculèrent lorsque les lances leur traversèrent les cuisses et que les sabres leur tailladèrent les tibias. Des baragouineurs affolés s’égaillaient dans toutes les directions, quelques-uns vers Alyx par pur hasard. Tsamoc en acheva rapidement certains, et l’arrivée de Résolu précipita encore plus leur massacre. Le seul grand temeryx qui bondit vers elle aurait pu devenir cauchemardesque, mais un geyser de vapeur l’ébouillanta en plein vol. Même s’il n’était pas tout à fait mort à l’atterrissage, il ne pouvait plus faire grand-chose d’autre que couiner et siffler, alors Alyx le décapita d’un coup net. Résolu attrapa les rênes d’un cheval sans cavalier et s’adressa à Alyx. — Montez, général ! — Non ! — Vous le devez ! (Résolu lui fit un rapide signe de tête.) Je vais m’occuper de Corbeau. Vous le verrez lorsque vous lui rendrez Tsamoc. Maintenant, général ! Il faut en finir ! Alyx céda et grimpa en selle. Lorsqu’elle brandit l’épée, les Alcidais poussèrent un grand cri, imités par la Cavalerie du Roi. Du point le plus éloigné parvenait une clameur de victoire. La Garde cavalerie lourde resserra les rangs et chargea, dépassant le corps de Corbeau, pour briser et écraser les Aurolanis. Du haut de son cheval, Alyx obtint une meilleure vue et put déterminer ce qui s’était passé. De nulle part, Adrogans avait inexplicablement sorti tout un bataillon de cavalerie légère ainsi qu’un régiment entier d’infanterie lourde. Tous deux affichaient le blason de la Jerana et, de toute évidence, s’étaient dissimulés dans les collines. La brume qui s’était levée sur le champ de bataille avait caché aux Aurolanis cette menace envers leurs arrières et leur flanc jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Tout se mit en place dans sa tête. Cette demande excessive de victuailles n’était pas de l’extravagance : Adrogans nourrissait une autre armée depuis le départ de l’expédition. Il lui avait camouflé son existence, à elle, à tous, il craignait donc la présence d’un espion parmi les souverains. Elle commença à se demander si tous ses rapports de batailles avaient été modifiés pour apparaître médiocres, comme s’il avait gagné par chance et non par ses capacités ou son habileté. Elle se demanda aussi s’ils avaient été écrits pour tromper Chytrine. Je ne suis pas encore certaine de lui devoir des excuses, mais il a bien plus gagné ma confiance. L’infanterie lourde, jeranaise comme alcidaise, se rejoignit et partit vers l’ouest. Devant eux, la Cavalerie du Roi et la légère jeranaise entamaient les flancs de la formation ennemie qui, en redescendant la route, s’était fait arrêter par les Cœurdepierre. Les légions aurolanies commencèrent à battre en retraite, mais les Cœurdepierre avançaient. En pleine débandade, l’ennemi en fuite vers la montagne se fit massacrer. CHAPITRE 56 Alyx fut surprise de trouver Corbeau torse nu, assis sur une chaise à l’ombre du pavillon des mages de combat. Il la salua de la main, et elle remarqua avec quelque soulagement que la lueur du petit feu près de ses pieds bottés ne révélait aucune nouvelle blessure. Son épaule droite était pâle et elle remercia la lumière déclinante du soir de lui dissimuler sa véritable couleur. Qu’il presse le bras contre ses côtes, cachant à moitié trois cicatrices, ne l’étonna guère. Elle le regarda en fronçant les sourcils. — Devriez-vous vraiment ? Corbeau lui sourit et lui indiqua une chaise vide à côté de lui. — S’il vous plaît, Altesse, asseyez-vous. Je ne pourrai jamais vous remercier assez d’avoir risqué votre vie pour me protéger. Résolu m’a tout raconté. Lombo, également, vous l’avez profondément impressionné. Elle se mit à rire. — C’est réciproque ! La façon dont il a repoussé les baragouineurs et les temeryx, vous n’y croiriez pas. — Il regrette, vous savez, de vous avoir volé ces morts. Il pense qu’il a été égoïste. — Je vis pour lui pardonner, alors, sourit-elle. Comment vous portez-vous ? Corbeau haussa les épaules, du moins la gauche. — Pendant que vous meniez l’équipe de reconnaissance dans le camp aurolani, Lombo m’a ramené ici. Kerrigan allait me soigner, mais je lui ai demandé de se contenter d’abord d’évaluer les dommages. Quelques bosses et des bleus, un coup sur la tête. Je lui ai dit de s’occuper des autres, ça ira. — Que faites-vous encore ici, alors ? Il montra la tente du doigt. — Will est là-dedans. Il était aux côtés d’Adrogans et regardait la bataille, lorsqu’il a perdu connaissance. Il se repose. Il s’est réveillé mais il ne se souvient de rien depuis la nuit dernière, ce qui nous place dans la même situation. Je ne me rappelle rien après notre conversation. — La nuit a été longue pour Résolu, Dranae et vous. Comment vont-ils ? — Très bien. Résolu n’a que des égratignures. Dranae a la marque des crocs d’un griffeglace sur la cuisse droite, qui n’ont pas eu le temps de transpercer sa cotte de mailles avant qu’il le tue. (Du menton, il désigna le champ de bataille.) Tous deux sont là-bas, à aider les blessés et à achever les baragouineurs. Résolu va récupérer assez de coutelas pour se fabriquer une galaxie de lames étoilées. J’imagine que les Vilwanais recherchent des blessés pour faire d’eux des meckanshii. J’aurais eu la chance d’en faire partie, si vous n’aviez pas été là. Alyx lui tapota le genou. — Vous m’avez aussi sauvé la vie, vous savez. Après qu’elle m’eut désarmée, j’aurais été tranchée en deux si je n’avais pas trébuché sur vous et esquivé le coup. — C’était bien mon intention, je vous l’assure, Altesse. — Ah, c’était donc aussi votre intention de me laisser ceci ! (Alyx sortit Tsamoc de son fourreau.) C’est votre épée qui l’a achevée, vous savez. — Un charpentier construit sa maison, mais pas son marteau. — Corbeau, je crois que nous perdons beaucoup de temps en politesse. Vous avez sauvé un de mes hommes de la mort, mais ce n’était qu’un hasard puisque vous fonciez droit sur Malarkex. Ne le niez pas. Vous saviez qu’elle devait être exécutée et j’étais tout à fait d’accord. Vous l’avez arrêtée, puis je l’ai fait. Nous l’avons tous les deux achevée. Nous avons tué un sullanciri. Une grimace passa sur le visage de Corbeau. — Attention à ne pas le dire trop fort, Altesse, car seul le malheur récompense les auteurs de cet acte. Bosleigh Norrington est désormais un sullanciri, Tarrant Hawkins est mort de sa propre main. Je ne vous souhaite aucun de ces destins. — Et à vous-même ? — À moi non plus. Corbeau reprit Tsamoc, puis s’aida de l’épée pour se relever avec raideur. — Non, Altesse, restez assise. Je vais simplement ranger Tsamoc avec mes affaires et nous chercher du vin. Autrefois vous avez dit que vous partageriez volontiers une outre avec moi au front, et je sais qu’ils en ont à l’intérieur. Accordez-moi rien qu’un instant. Elle acquiesça et le suivit des yeux. Avec sa barbe et ses cheveux blancs, et sa démarche raidie par ses blessures, on l’aurait aisément imaginé assez âgé pour courtiser son arrière-grand-tante, même si l’idée d’un tel couple la faisait frissonner. Tatyana était si froide qu’en comparaison Malarkex serait passée pour un charbon ardent. Alyx s’appuya contre sa chaise en écoutant le craquement du bois et de la toile qui la constituaient. La chaleur des flammes la pénétra lentement, dissipant les petites douleurs pour ne laisser que la fatigue. Elle ferma les yeux, reconnaissante du baiser tiède sur ses joues, puis sentit soudain un choc la secouer. Elle avait beau savoir que ses yeux étaient fermés, elle voyait le campement et les braises du feu, la chaise vide de Corbeau. En plus de cela, le Dragon Noir se trouvait face à elle, de l’autre côté du feu. Des reflets rouges glissèrent sur ses écailles et le long de son bras lorsqu’il leva la main pour la saluer. — Ma fille, pardonne-moi cette arrivée impromptue. Je ne serai pas long, cela exige trop d’efforts. Rejoins Adrogans. Des pirates wruonans ont accosté à Lakaslin. L’Araignée d’Azur a réussi à dérober le morceau de la Couronne du Dragon et à détruire l’arcanslata dont la capitale se sert pour communiquer avec Mallin sur la côte. Nous ne savons pendant combien de temps le vol est passé inaperçu, alors le fragment pourrait déjà se trouver sur l’île. Alyx acquiesça. — Je vais le prévenir. Nous enverrons une force armée. Le Dragon Noir secoua la tête. — Tu ne pourras pas lui dire, ma fille, car rien de ce que je t’ai confié ne passera tes lèvres. Tu trouveras un moyen de le lui faire comprendre. Pars, maintenant. Elle se redressa brusquement sur sa chaise, les mains agrippées à ses bras. Elle cligna des yeux, s’attendant presque à voir le Dragon Noir là où Corbeau se tenait désormais avec une expression inquiète. — Je ne voulais pas vous surprendre, Altesse. — Ce n’est rien. Nous devons aller parler à Adrogans. Corbeau jeta l’outre de vin sur son épaule et s’élança tout de suite dans l’obscurité, vers le sommet de la colline où la tente d’Adrogans brillait doucement tel un champignon phosphorescent. — Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, mais je ne l’ai pas cherché non plus. Néanmoins, la Garde lourde forme toujours un cordon autour de sa tente. — Aucune importance. Il fronça les sourcils. — Que se passe-t-il ? Alyx ouvrit la bouche pour lui raconter, puisque le Dragon Noir lui avait dit qu’elle pouvait se fier à Corbeau, mais les mots se désintégrèrent entre son esprit et sa bouche. — Je ne peux en parler, mais c’est urgent. Vous devez me faire confiance. — Sans condition, Altesse. Ils atteignirent la limite du cordon de sécurité, qui entourait le bas de la colline au sommet de laquelle la tente était plantée. Un cavalier tenta d’arrêter Alyx en se plaçant devant elle et en lui disant qu’elle ne pouvait monter, mais elle se contenta de le contourner, ce qui le força à se contorsionner. Lorsque enfin il lui saisit le bras gauche, elle se dégagea et du revers de la main le gifla si fort qu’elle le projeta à terre. Deux pas plus haut, à mi-parcours, un sergent de la Garde à cheval l’arrêta. — Altesse, avec tout le respect que je vous dois… Alexia redressa la tête et parla d’une voix rageuse. — Le respect, sergent, signifie que vous m’y meniez, pas que vous m’arrêtiez. Écartez-vous ou le général Adrogans entendra parler de votre comportement. — Ce sont ses ordres que je suis, Alt… général. Corbeau coupa à gauche, alors le soldat lui attrapa le bras droit. Il hurla de douleur, si bien que le sergent le relâcha, permettant à Alyx de le dépasser. Elle atteignit le haut de la colline tandis que le sergent, lancé à sa poursuite, soufflait lourdement derrière elle ; mais elle trouva l’entrée bloquée par Phfas. Le chef des Zhusks secoua lentement la tête. — Il faut le laisser seul. Alyx baissa la voix, mais sa fureur était toujours aussi palpable. — Si je venais faire le rapport de la bataille ou aborder tout autre sujet futile contrairement à ce que j’ai à dire, j’attendrais le matin. Écartez-vous. Le petit visage brun de Phfas se plissa au point de ne plus laisser apparaître que des yeux dans un masque de peau ridée. — Va-t’en, Svarskya. — Phfas, appela la voix calme d’Adrogans de l’intérieur de la tente, laisse-la passer. Le chef s’effaça, mais intercepta rapidement Corbeau. Alyx lui jeta un coup d’œil mais Corbeau secoua la tête. — Allez-y. Je peux attendre. Alyx souleva les pans de l’entrée et vit Adrogans qui luttait pour se redresser. Il portait un pagne, très proche de la mode zhuske. Plus important, on avait attaché des talismans à sa peau marbrée et gonflée, aussi décorée que celle de Phfas. Mais il y en a tellement plus et ils sont tellement plus gros. Adrogans la regardait, les yeux mi-clos. — Ma mère, vous savez, venait d’Okrannel. Elle était fille de marchand et destinée à se marier dans une famille de Mallin pour sceller une alliance. Alors qu’elle voyageait par la route de la côte, des Zhusks la capturèrent. Des soldats de Jerana la délivrèrent, menés, en fait, par le frère cadet de son fiancé. Une fois à Mallin, de son propre aveu il fut découvert qu’elle avait été déflorée. Le guerrier Zhusk, mon père, avait développé pour elle une profonde affection, alors ce fut par leur union que l’alliance fut scellée, et je naquis trois saisons plus tard. À pas lents, il rejoignit une table d’appoint et versa deux verres de vin, l’enjoignant à en prendre un. — Ce ne fut pas avant de mener des troupes sur le territoire zhusk que je fus reconnu pour ce que je suis : un bâtard métis. Phfas vit cela en moi, et bien plus. Grâce à sa position, je fus accepté, raison pour laquelle les Zhusks m’ont laissé opérer ici depuis des années. Malgré cette reconnaissance de mon lien avec eux, lien que j’ai tu par crainte de la désapprobation de votre grand-père, je n’avais jamais été pleinement initié à leur société. Alyx accepta le vin, mais en sentit à peine le goût. L’urgence de son message brûlait en elle, toutefois la force tranquille de la confession d’Adrogans l’empêchait de parler. Elle l’incita plutôt à continuer. — Les talismans. — Les Zhusks sont un peuple indigène. Ils reconnaissent les dieux et les weirun mais tendent à communiquer avec des esprits plus originels. Ils les appellent les yrûn. L’eau, l’air, le feu, la terre, et toutes sortes d’autres choses élémentaires, tous partagent une essence. Une rivière peut avoir un weirun et un lac, un autre, mais ils partagent la même essence yrûn, laquelle peut être manipulée et contrôlée. (Il indiqua l’entrée.) Vous vous demandiez comment Phfas a arrêté la flèche qui aurait traversé le cœur de Résolu ? L’yrûn de l’air est son compagnon. Après que Phfas eut été préparé et percé, on l’a jeté d’une falaise. Si l’essence et lui ne s’étaient pas liés, il serait mort en s’écrasant sur les rochers. Grâce à leur lien, il a durci l’air pour se sauver, une action très semblable à ce qu’il a fait quand il a intercepté la flèche. — Et vous êtes lié à l’eau ? Vous avez créé les geysers, le marais et le lac ? La brume, c’était vous ? Adrogans sourit lentement. — Lorsque l’initiation se fait tard, et que vous possédez par vous-même un certain pouvoir - la sagesse, l’éthique -, l’yrûn vous recherche autant que le contraire. (Il toucha le talisman sur son sein gauche.) L’eau me voulait, et réciproquement. Le feu également, raison pour laquelle les pointes étaient chauffées à blanc, et la terre aussi, c’est pourquoi elles sont en métal. Mais, en majorité, c’est un autre yrûn, celui de la douleur, qui est mien. Je pouvais voir à travers l’eau, je pouvais ressentir par la terre, mais je pouvais aussi voir, entendre et ressentir à travers la douleur. (Il grogna.) Une bien difficile maîtresse, la douleur, mais notre aventure sera longue et passionnée. J’ai longtemps repoussé mon initiation car, la première fois, cet instant où se forment les liens, c’est là que l’on possède le plus de pouvoir. Je ne regrette pas de l’avoir utilisé ici et maintenant. — Moi non plus. (Alyx le salua solennellement.) Général, cela vous paraîtra insensé, mais il faut envoyer un message avec l’arcanslata à la reine Carus. Le regard d’Adrogans s’assombrit. — Qu’est-ce qui vous fait croire ? — La confiance, général, la confiance. Vous avez gagné la mienne aujourd’hui en exposant vos atouts cachés. Je crois avoir obtenu la vôtre en tuant un sullanciri. Vous devez vous fier à moi, il faut que vous établissiez un contact avec elle, maintenant. C’est vital. Le général jeranais hésita encore une seconde, puis déposa le plateau avec la carafe et les deux verres sur le sol. La table sur laquelle ils se trouvaient s’ouvrit sur le côté pour révéler un double-fond, d’où il retira l’un de ses instruments de communication magickes. Il fit glisser une perle de bois de bas en haut le long du bord étroit, et des mots lumineux écrits d’un trait fin recouvrirent la surface. Alyx ne pouvait les lire à cette distance, mais elle n’en avait pas besoin. Adrogans se raidit, puis ses épaules s’affaissèrent. Lorsque le message commença à s’effacer, il se tourna vers elle et la dévisagea. — Comment le saviez-vous ? Alyx secoua la tête. — En vous communiquant ce message, j’ai mérité votre confiance. Le moyen n’a aucune importance. Disons que cela m’est venu en rêve et finissons-en. (Adrogans jeta l’arcanslata sur un paquet de couvertures.) Un morceau de la Couronne du Dragon est sur Wruona. Vionna souhaite participer à un jeu qui la dépasse à un point infini et l’Araignée d’Azur est tout à ses désirs. Si elle le donne à Chytrine… Sa voix s’éteignit. — Nous devons l’arrêter. (Alyx hésita.) Nous ne pouvons rassembler l’armée et l’envoyer là-bas, puisque nous n’avons pas assez de navires pour attaquer Wruona. — Oui, nous avons à peine ce qu’il faut pour effectuer un aussi mauvais travail que les pirates sur Vilwan. Si nous déplacions l’armée, Chytrine le saurait et en apprendrait la raison bien assez tôt, si ses espions à Lakaslin ne le savent pas déjà. Je dirai à la reine de faire circuler le bruit que le vol était un stratagème destiné à cacher que nous déplacions le fragment dans un lieu inconnu de tous afin de le rendre impossible à dérober. Cela jettera le doute sur cette histoire d’espions et de pirates. — Cela préviendra toute réaction immédiate, général, mais Chytrine devrait agir pour obtenir le fragment. Vionna lui en parlera le plus vite possible. Nous devons nous dépêcher. Adrogans acquiesça. — Vous devrez vous en occuper, princesse, vous et vos compagnons. — Mes compagnons ? — Corbeau, Résolu et les autres. — Mais nous nous préparions à délivrer les otages de Svoin… — Je sais, mais leur vie ne sert à rien si Chytrine obtient ce fragment. Il s’agira d’une opération semblable : infiltrer, localiser, dérober, évacuer. — Non, non, non ! (Elle le dévisagea.) Cela n’a rien à voir ! Nous ne connaissons pas Wruona, nous n’avons jamais été à Port Doré, il sera envahi par les pirates. — Pas autant qu’il y a un mois. — Non, c’est impossible. Nous ne savons pas où nous allons ! Mais, avant qu’elle continue, des cris l’interrompirent. Elle se tourna vers l’entrée, où Lombo venait de faire irruption, en traînant deux membres de la Garde à cheval qui avait été incapables de le retenir. Derrière lui, Phfas et Corbeau pénétrèrent dans la tente. L’un des soldats, le sergent qu’elle avait affronté dehors, se laissa glisser au sol et salua. — Toutes nos excuses, mon général, mais… — Je comprends. Rompez. Comme les deux gardes s’en allaient, un Spritha passa l’entrée et se percha sur l’épaule de Lombo. Le Panqui hocha la tête, puis regarda Alexia. — Port Doré, Lombo connaît. Voler, très facile. — Vous voyez, général, un peu d’optimisme. — S’échapper, très dur, gronda le Panqui. Alexia poussa un long soupir. — Je sais qu’il y a eu des Panquis pirates, mais vous ? Lombo cogna du poing sur sa poitrine, faisant basculer Qwc de son perchoir. — Lombo meilleur des pirates. Entrer Port Doré, facile. Adrogans haussa un sourcil. — Facile ? Le Panqui confirma. — Pirates, jamais eux soupçonner Lombo. — Pourquoi cela ? Il découvrit ses dents dans un horrible sourire. — Eux croire Lombo mort. CHAPITRE 57 Mal à l’aise, Kerrigan s’agita sur sa chaise. Descendre le plateau zhusk n’avait pris qu’une petite semaine, le trajet de retour au-delà de la frontière jeranaise vers le port d’Ooriz s’était fait en trois jours. Trois jours extrêmement longs, à chevaucher jusqu’à épuisement pour les montures et plus encore pour leurs cavaliers. Tous leurs campements s’étaient vus privés de feu, non par peur d’être découverts ou par manque de bois, mais par manque de temps. Ils avaient bien changé de cheval et mangé chaud dans quelques villages zhusks, mais sinon ils s’étaient tellement hâtés que même Lombo était presque mort de fatigue. Enfin, aux petites heures du matin, ils étaient arrivés au port. Lombo les avait menés directement sur les quais où ils s’étaient rapidement débarrassés de leurs habits de voyage et avaient déniché quelques vêtements plus colorés et moins odorants pour se déguiser. Alexia comme Résolu avaient dû se teindre les cheveux. Elle avait choisi le noir, et Résolu un bleu glacé. Kerrigan avait passé sa vie à porter des robes de magickant, alors passer à des bottes, des pantalons bouffants et de larges tuniques superposées dont les manches coupées faisaient apparaître un arc-en-ciel de couleurs lui paraissait tout à fait étrange. Il avait détesté porter le foulard pour cacher ses cheveux avant de voir combien cela seyait bien à Dranae. De fait, tous deux se ressemblaient assez pour que les autres décident d’en faire des frères qui avaient pris la mer ensemble. Kerrigan attendait avec Dranae et Orla dans une petite taverne du port au plafond bas, chichement éclairée et fréquentée par une clientèle qui semblait parfaitement s’en accommoder. Orla avait adopté la mise d’une poissonnière, mais donnait parfaitement l’impression d’être prête à coincer sa jupe dans sa ceinture pour travailler sur un bateau. S’il portait plusieurs couches de tuniques à l’instar de Kerrigan, Dranae avait choisi de garder son kilt, suivant l’exemple d’autres marins qu’ils avaient croisés. Alexia et Lombo étaient partis négocier leur passage sur un bateau pour atteindre Wruona. Corbeau, Résolu et Will protégeaient leurs arrières, Qwc et Perrine se tenaient prêts à aider ou à faire passer des messages au besoin. Les deux ailés de leur compagnie ne faisant pas partie des espèces auxquelles il arrivait de devenir pirate (en raison de leur rareté en dehors de leur pays), ils devaient rester hors de vue et voyageraient dans la hune ou en cale. Tous les autres faisaient de bons pirates, même Will, si petit soit-il. On l’avait presque laissé à Svoin en raison de sa taille, lorsque quelqu’un avait fait remarquer qu’il pourrait peut-être convaincre l’Araignée d’Azur de leur rendre de lui-même le fragment de la Couronne du Dragon. Personne, pas même Will, n’y croyait réellement, mais ils ne pouvaient pas écarter cette éventualité. Et, s’il ne réussissait pas, il pourrait toujours le voler. Kerrigan était soulagé d’être descendu de selle et de s’asseoir pendant quelque temps sur une surface immobile. Il avait très peu hâte de retourner en mer, et la seule évocation de son précédent voyage provoquait une mauvaise fièvre. Toutefois, le plus agaçant, c’était cette interdiction absolue d’écrire quoi que ce soit dans son journal. Au cours du voyage, il n’avait eu aucune occasion de noter ses observations et, une fois arrivé au port, Orla l’avait prévenu que le voir écrire éveillerait les soupçons. Même s’il n’avait pas envie de la croire, il ne pouvait que remarquer qu’elle ne portait pas son bâton afin de s’éloigner le plus possible de son image de mage. La difficulté de ressembler à un marin exacerbait un problème datant de la bataille de Svoin. Il avait vu tant de choses qu’il se sentait submergé. Il voulait en parler avec les autres, mais sur la route personne n’avait eu assez d’énergie pour entreprendre une telle conversation. Et, tant qu’il serait déguisé en marin, elle serait tout à fait hors de propos. Ça, si quelqu’un acceptait d’en parler avec moi. À cause du naufrage de son bateau, Svoin n’était pas le premier combat dont il avait été témoin, néanmoins c’était le premier entre deux armées. Les histoires qu’il avait lues n’étaient que des analyses sans passion, une évaluation des erreurs de tel ou tel commandant, comprenant le nombre de morts entre autres. Il les avait plus considérés comme des contes que comme la relation de faits réels, pourtant il s’était cru préparé à la bataille de Svoin. Il avait découvert la difficulté de rester calme lorsque des hommes suppliaient comme des enfants qu’on les aide ou qu’on les achève. La seule unité elfique, un bataillon d’archers, incluait deux magickants. Tous trois étaient les seuls capables de réellement soigner, toutefois il existait certaines blessures que nulle magick ne pouvait guérir. Ils pouvaient garantir qu’un homme qui avait perdu un bras ou une jambe ou s’était fait arracher la moitié du visage survive, mais ceux qu’ils sauvaient ne le voyaient pas forcément comme une bénédiction. Plusieurs des hommes dont il s’était occupé l’avaient supplié de leur écrire des lettres, et il le leur avait promis, tout comme il l’avait fait autrefois. Pourtant, les hommes dont il se souvenait n’étaient pas ceux qui le lui avaient demandé mais ceux qui étaient passés au-delà. Morts avant que les lettres arrivent chez eux. Le carnage pur et simple, cette façon dont la terre boueuse avait été retournée par la violence de la charge et de la contre-attaque, au cours desquelles certaines armes avaient pénétré si loin dans les os qu’elles ne pouvaient plus en être retirées : tout cela avait démoli les sécurisantes barrières derrière lesquelles s’était forgée sa conception de la guerre. En plus des coups mortels qui leur avaient plu sur la tête et la poitrine, la plupart des cadavres accusaient de graves blessures aux jambes et des plaies de défense sur les bras. En résumé, ils n’étaient pas morts tout de suite, mais lors d’un acte de boucherie durant lequel ces hommes avaient été mutilés aux jambes, puis s’étaient défendus avec les mains jusqu’à ce qu’ils faiblissent et soient exécutés. De multiples ouvertures mortelles à la tête et au torse démontraient la sauvagerie des attaquants. Ces exemples ne constituaient pas pour lui un acte d’accusation contre la guerre. Un tel débat s’achevait systématiquement sur deux conclusions : la première, que la guerre était un malheur, la seconde que, parfois, elle était inévitable à cause de certains individus qui désiraient en soumettre d’autres à leur volonté. Il n’y avait rien de mal à défendre sa liberté, le sang versé par la défense souillant moins que celui versé par l’agresseur. Ces manifestations de violence avaient redessiné le monde de Kerrigan. Sur Vilwan, sa vie était simple et paisible, voire idyllique malgré ses problèmes. Le massacre sur la mer ou les coups qu’il avait reçus à Yslin pouvaient passer pour des aberrations, des actions perpétrées par des individus cruels. Cela ne bouleversait pas fondamentalement sa tranquille vision du monde. Néanmoins, Svoin lui avait démontré que même les bons étaient capables de brutalité. Et moi ? Il ne pouvait nier avoir tué les pirates sur le navire qu’il avait détruit, mais cela n’avait été qu’un aperçu de violence. Si j’avais pris le temps de penser à ce que je faisais subir à des êtres vivants… Il secoua la tête et regarda Orla. Elle s’était attaquée aux pirates plus franchement et leur avait fait du mal, cela ne la rendait pas pour autant mauvaise. Pourrais-je le faire ? pourrais-je tuer en toute conscience ? (Kerrigan frissonna.) Est-ce que je souhaite vraiment le savoir ? Will n’était pas certain d’être content et cela l’énervait. Il se faufilait dans les rues assombries d’Ooriz, en direction de la Quille Brisée pour aller chercher les autres. Lombo et Alexia avaient conclu un accord de passage sur un petit ketch, prétendument de pêche, mais qui n’y était pas adapté et servait sans aucun doute de vaisseau de contrebande. Commercer avec Wruona pouvait s’avérer grandement profitable, surtout lorsqu’il s’agissait de produits de base comme les céréales et la bière, qui étaient des denrées vitales mais faisaient rarement l’objet de prises en mer. Will ne savait pas si cela lui plaisait d’avoir quitté l’armée et d’être de retour en ville. La vie de camp ne lui avait pas particulièrement convenu, surtout parce que tout le monde connaissait son identité. Élevé dans l’art de préserver son anonymat, il se défiait de la plus petite attention. Aussi, il était furieux d’avoir perdu connaissance à cause du massacre de la bataille de Svoin. Il ne se souvenait pas de grand-chose sinon d’avoir pris la direction de la tente d’Adrogans, alors il devait supporter ce sentiment qu’il lui manquait quelque chose d’important. À son réveil, ils lui avaient dit que la bataille avait été gagnée et qu’il se portait bien, mais ses côtes lui faisaient mal et il se sentait comme s’il avait lutté avec Lombo. Will était à peu près sûr que le simple fait de s’évanouir n’aurait pas dû lui causer de douleur. La seule chose qu’il regrettait dans leur départ, c’était de ne pouvoir participer au sauvetage des otages. Adrogans avait réussi à réunir une poignée d’hommes ayant un passé de criminels ; en général, les armées en comptaient davantage, mais la campagne okranne était constituée principalement d’unités d’élite, ce qui supprimait les basses couches de la population. Ces hommes, y compris Will, avaient été assignés aux diverses escouades chargées de délivrer les prisonniers, car ils savaient forcer des serrures, des chaînes ou tout ce qui serait nécessaire à leur libération. À sa grande surprise, Will ne voulait pas être présent pour recevoir les éloges dus à sa participation au sauvetage. Ce n’était pas non plus la soif d’action qui l’animait car il savait que, comme dans tout vol bien préparé, il y en aurait peu, voire pas du tout si les choses se déroulaient comme prévu. S’il souhaitait participer, et cela le stupéfiait, c’était parce qu’il se sentait responsable de la sécurité des otages. Will se méfiait de ce sentiment comme d’un chien étrange et agressif. Toute sa vie, il n’avait été responsable que de lui-même. La prophétie le faisait se sentir responsable de beaucoup plus de monde, mais cela lui semblait bien vague. Il avait pu désigner Chytrine comme son ennemie, ce qui l’avait aidé à se focaliser, mais avait aussi limité le conflit au combat entre elle et lui. Les otages s’y étaient retrouvés mêlés sans qu’il sache réellement comment. Tant qu’il participait à la mission de sauvetage, son sentiment d’invulnérabilité lui avait assuré qu’ils réussiraient. Désormais, au fond de lui, il imaginait les otages blessés ou tués dans la tentative, et chaque goutte de sang versé lui coulait sur les mains. Car, si j’avais été là, ils auraient tous été sauvés. Il savait en partie que cela n’avait pas de sens, mais il ne pouvait s’empêcher d’y croire. Et il s’en trouvait décontenancé. Autrefois il aurait refusé une telle responsabilité. Comme avec Kerrigan, à Yslin. Le sentiment de ne pas y arriver cette fois, de ne même pas en avoir envie, était tapi dans son esprit, sans qu’il puisse s’en défendre. Cela l’aurait rendu complètement fou s’il n’avait pas découvert la nature de leur nouvelle mission. Malgré la prophétie et tout l’entraînement qu’il avait reçu, il en savait en réalité très peu sur la Couronne du Dragon et ses fragments. Il comprenait que la disparition de l’un d’entre eux des mains de gens responsables n’était pas une bonne nouvelle et que cela deviendrait encore pire si Chytrine s’en emparait. Avoir vu à Vilwan ce qu’un dragon sous son influence était capable d’accomplir suffisait largement à l’en convaincre. Il leur fallait le récupérer ; en d’autres mots il allait devoir le voler. Ce qui signifiait qu’il allait devoir rivaliser avec l’Araignée d’Azur. Cette seule idée le faisait trembler d’excitation, tout en lui procurant une certaine terreur. On chantait les exploits de l’Araignée d’Azur d’un rivage à l’autre. Il était célébré en tant qu’épéiste, amant, voleur. Sous le nom de roi des Fondombres, Will avait toujours espéré le surpasser. Toutefois le dévaliser sur son propre territoire n’avait jamais fait partie du plan. Will s’était creusé la tête pour se rappeler tous les détails ayant trait à l’Araignée d’Azur dont Marcus avait parlé. Il aurait souhaité l’existence d’une faille évidente, comme le vœu de toujours honorer la demande d’un orphelin ou une vulnérabilité à quelque botte d’escrime. La seule chose dont il se souvenait, c’était Marcus sous-entendant avec mépris que l’Araignée ne conservait jamais son butin très longtemps car, une fois l’excitation du vol évanouie, il n’y trouvait plus d’intérêt. Will aurait voulu compter sur cette information, mais il avait assez appris en planifiant le sauvetage des otages pour savoir qu’il ne fallait jamais s’appuyer sur la bêtise de l’ennemi. Le voleur pénétra à l’intérieur de la Quille Brisée et rejoignit la table de ses compagnons. Kerrigan avait plus l’air d’un fou que d’un marin, mais cela dissimulait parfaitement son identité. Dranae et Orla, eux, tenaient bien leur rôle. Ils terminèrent leur bière avant de se lever, au contraire de Kerrigan. Will s’empara de la chope de ce dernier et engloutit ce qu’il y restait. Il leur fit un signe de tête. — La marée est dans une heure. On navigue sur le Pumilio. Les mains sur les épaules de Kerrigan, Dranae lui fit traverser la foule. — Des problèmes ? — Aucun pour l’instant. — Bonne nouvelle. Will se glissa derrière le grand homme et soupira. — Pour le moment du moins. J’espère seulement qu’on ne les accumulera pas plus tard. Alexia attendait sur les quais, tandis que Lombo se tenait sur la dunette avec le timonier. Elle fit rouler ses épaules, mal à l’aise. Elle n’aimait pas sentir un horizon chargé de menaces et d’hostilité sans le poids familier de sa cotte de mailles sur son corps. Elle convenait néanmoins que la légèreté de ses vêtements lui offrirait plus de vitesse au combat, en compensation. L’épée à sa ceinture était également une autre source d’inquiétude. Après la bataille, elle avait retrouvé son sabre, mais son duel contre Malarkex avait fragilisé le métal et fissuré la lame. Parce qu’elle avait tué la sullanciri, Adrogans avait insisté pour que l’épée de Malarkex lui revienne de droit. Au-delà de constituer une récompense appropriée à son courage, l’épée offrait l’avantage d’être magicke. Ainsi, Alyx possédait une arme contre les autres sullanciri. À l’idée d’en affronter d’autres, une angoisse lui nouait le ventre. Corbeau l’avait avertie de ne pas trop attendre de la lame contre Chytrine, car une arme forgée de sa propre main ne lui ferait sans doute aucun mal. Néanmoins, il tombait d’accord avec Résolu pour dire que l’épée serait très efficace contre les créatures de leur ennemie. Alexia avait pris un peu de temps pour la tester en s’entraînant avec Corbeau. Parce que l’arme de Malarkex était un sabre, ce dernier ne valait pas grand-chose en duel, mais son poids et sa flexibilité lui permettaient de mettre de la puissance dans les attaques rapides. Corbeau était un adversaire habile et lui avait permis d’éprouver réellement certaines limites de l’arme, mais, malgré la solide défense de son adversaire, Alexia avait retenu ses coups. L’une des caractéristiques de cette lame qu’elle haïssait, c’était le sentiment qu’elle lui avait communiqué au combat. Avec la passion et l’élan du duel lui était venue une sensation de distance, indifférente et froide. Il était arrivé un moment où toute affection pour Corbeau avait disparu, rapidement suivie de l’impression que son adversaire n’était plus un être humain. Elle avait commencé à ne plus le distinguer qu’en lignes de force : des muscles à rompre, des organes à embrocher, des os à briser, des articulations à trancher. C’était comme si la lame s’était emparée de la science de l’anatomie et de celle de l’escrime et les avait superposées lors du combat. En le tuant, lui ou quelqu’un d’autre, elle n’aurait rien fait de plus marquant que de résoudre une addition ou de calculer la position des étoiles. À son grand désespoir, quelque chose en elle avait désiré ce détachement. L’art de la guerre, elle le savait, pouvait en grande partie se résumer en nombres et en emplacements, en angles, vecteurs et minutages ; des facteurs quantitatifs qui considéraient les éléments qualitatifs tels que la morale et la tradition comme des variables infimes dont on faisait de son mieux pour se débarrasser. La guerre en tant que science négligeait entièrement la douleur et les souffrances. Les raisons pour lesquelles toute attaque avait été engagée devenaient sans importance, et la liste des victimes n’était rien d’autre que des statistiques à prendre en compte dans les calculs de la prochaine bataille. Alexia en était à ce stade de ses réflexions lorsqu’elle fit marche arrière. Posséder un commandant avec de telles dispositions d’esprit servait bien Chytrine car cela lui permettait de soumettre l’ennemi à un véritable massacre sans un battement de cils. Quand Alexia risquait de perdre une bataille, elle sonnait la retraite afin de garder ses forces pour une prochaine confrontation, mais Malarkex était prête à tout sacrifier pour blesser l’ennemi autant que possible. D’innombrables morts auraient coupé l’envie de lutter aux nations du Sud, voilà la victoire que désirait Chytrine. Mais elle avait compté sans les sacrifices que des hommes comme Adrogans étaient prêts à accomplir pour l’arrêter. Pour Chytrine, l’effort individuel était sans conséquence, car la campagne militaire la plus couronnée de succès dépendait de l’approvisionnement du Sud. Le vote d’un lointain Conseil couperait l’herbe sous le pied d’Adrogans. Les efforts du général leur avaient accordé une telle victoire que Svoin leur était sans doute gagnée, mais les machinations politiques pouvaient avoir pour conséquences l’abandon de la ville et de la campagne d’Okrannel. Alexia souhaita beaucoup de chance à Adrogans, car elle n’avait aucun désir de le voir, lui ou son cousin Misha ou n’importe qui d’autre, mourir. C’était pour Beal mot Tsuvo et les siens qu’elle craignait le plus, mais concevait également beaucoup d’espoir à leur sujet. Les otages seraient sauvés, du moins la plupart. Malgré tout, elle ne désirait pas qu’Adrogans soit le seul bénéficiaire de cette chance. Elle ne doutait que peu de leur infiltration à Port Doré. Elle était presque certaine qu’ils réussiraient à localiser le fragment de la Couronne du Dragon ; en elle brillait même une lueur d’espérance quant à la possibilité de le dérober. Néanmoins, elle considérait que leurs chances étaient minces de sortir le fragment de l’île et de le déposer en mains sûres ; quant à fuir sans victime, elle n’en avait aucun espoir. Cependant, laisser ce fragment à portée de Chytrine n’était pas envisageable, le reprendre valait bien tous les risques, y compris celui de la mort du Norrington. Leur incursion ne pouvait néanmoins pas aboutir sans ses compétences. Elle releva les yeux lorsque Will surgit avec Dranae, Kerrigan et Orla. Derrière eux, Résolu et Corbeau sortirent de l’ombre. Plus haut, invisibles, Peri et Qwc se perchèrent sur le gréement du petit vaisseau. Dix personnes pour voler l’un des objets les plus précieux du monde dans une île grouillant de pirates assoiffés de violence. Qui saignera ? Qui mourra ? Alyx s’efforça de sourire. — Par ici, compagnons. Bienvenue sur le Pumilio. Attention à la tête quand vous descendrez en cale, il a été construit pour des gnomes. Corbeau se mit à rire. — Tant que nous sommes plus secs que mouillés, de quoi nous plaignons-nous ! — C’est vrai, acquiesça-t-elle, une main sur son épaule. Lorsqu’on y réfléchit, au bout du compte, tous les inconforts de ce voyage ne seront que minimes. CHAPITRE 58 Lentement, Markus Adrogans fit rouler ses épaules afin de rééquilibrer le poids de son haubert. Un gambison de cuir avait beau s’interposer entre les mailles et sa peau, elles frottaient tout de même contre sa chair percée et à vif. Durant les quatre jours suivant la bataille qui avait vu la mort de Malarkex, la douleur s’était apaisée, les tiraillements persistant toutefois. Il regarda Beal, vêtu d’une armure de cuir plus légère, ornée des entrelacements emblématiques de son clan. — Tout est prêt pour sauver les otages ? Elle inclina solennellement la tête. — À l’exception d’un détail, général. À ces mots, Adrogans tourna le regard vers une Loquelfe aux cheveux noirs. — Je n’ai pas oublié. Maîtresse Gilthalarwin, j’avais cru comprendre que nous étions parvenus à un accord concernant le rôle de vos Plumenoires dans ce sauvetage. L’elfe inclina la tête dans sa direction. — Certes, général, du moins avant la modification des plans, hier. Avant, il se trouvait une distance respectable entre les animaux et notre participation. Désormais, on nous demande de collaborer avec eux. Cela ne peut être et cela ne sera pas. Adrogans lutta pour cacher sa rage. Les ricanements de Phfas, caché dans un coin, ne l’y aidaient en rien. Ayant grandi à Yslin, Will Norrington avait proposé d’utiliser des ballons pour évacuer les otages. Les magickants feraient chauffer des pierres qui produiraient de l’air capable d’élever les ballons transportant les otages dans des paniers. Au sol, des cordes les guideraient hors de la ville tandis que les Plumenoires tireraient sur les archers et les vylaens qui tenteraient de s’en prendre aux ballons. Ces derniers devaient être déposés par les Faucons de guerre gyrkymes qui n’auraient rien eu d’autre à faire par la suite. Une dernière vérification avait mis en évidence plusieurs défauts dans l’expédition. Ils n’avaient pu construire assez de ballons pour procéder rapidement à l’évacuation. Plus important encore, un vylaen qui lancerait un simple sort de glace pourrait les faire tomber et tuer les otages. Par conséquent, le plan avait été modifié, accordant un rôle plus actif aux Gyrkymes, et les Loquelfes refusaient de travailler avec eux. Le général humain croisa lentement les bras sur sa poitrine dans un grincement de métal. — Maîtresse Gilthalarwin, vous avez des siècles de plus que moi et vous voyez les choses sous un angle que je n’ai aucune chance de comprendre. Je ne me permettrais pas de vous menacer, vous et vos Plumenoires, de mort. Il n’est pas dans mes habitudes de tuer mes alliés. Je sais que la réprobation et le mépris des humains n’ont aucune valeur pour vous, car à vos yeux chacun d’entre nous mourra bien assez tôt. » Cependant, vous me mettez dans une position difficile, et je ne désire pas y rester. Vous ne voulez pas, j’imagine, que l’on sache que c’est vous qui m’y avez mis. Cette position, la voici : moi, un humain, vous me forcez une fois de plus à sauver des Vorquelfes. Une fois de plus, il me faut accomplir ce que les elfes n’ont pu faire. Vous me forcez aussi à me servir des Gyrkymes pour cela. Vous placez donc le destin de ces enfants, dont vous avez refusé la responsabilité pendant plus d’un siècle, entre les mains des humains et de ceux que vous considérez comme des animaux. L’elfe secoua la tête. — Vous n’imaginez pas… — Oh que si, maîtresse, j’ai une excellente imagination. (Ses yeux disparurent derrière deux fentes.) Vous considérez les Gyrkymes comme le produit d’un viol, l’accouplement d’elfes et de bêtes. Vous voyez les Araftii comme beaucoup de Jeranais et d’Okrans voient les Zhusks. C’est un Zhusk qui a fécondé ma mère. Pourtant tous m’ont accepté. Gilthalarwin émit un bruit méprisant et réfuta sa remarque avec dédain. — Manifestement, les Zhusks sont humains, votre exemple est sans pertinence. — Manifestement, les Gyrkymes ne sont pas des Araftii. Peut-être ne sont-ils pas non plus des elfes, mais l’un dans l’autre ce ne sont pas des animaux. À ces mots, les yeux noirs de l’elfe s’enflammèrent. — La discussion est close. (Elle redressa le menton.) Vous allez, en toute certitude, nous confier une mission où nous mourrons pour notre audace. Adrogans secoua la tête. — Non. Rentrez chez vous. — Pardon ? Même Beal affichait un air surpris. Le général ouvrit les bras. — Maîtresse, vous n’avez pas compris l’objectif de toute cette campagne. Chytrine souhaite briser notre unité afin de nous détruire les uns après les autres. Votre obstination à soumettre le bon sens à cette haine raciale l’assiste dans cette quête. Je ne le permettrai pas. Vous êtes libre de partir. Je ne demande que votre parole que vous ne lutterez pas contre nous, pour elle. L’elfe resta bouche bée. Adrogans n’était pas certain de savoir si sa stupéfaction était due à cette attaque contre son honneur et sa loyauté ou si elle n’avait tout simplement jamais imaginé qu’un homme puisse lui parler de cette façon. De fait, le général se fichait qu’il s’agisse de l’un, de l’autre, ou de toute autre chose. Il s’adressa à Beal. — Phfas vous confiera ses meilleurs archers, une cinquantaine environ. Avec les Gardes-montagnes nalisks, cela devrait suffire. Dites à votre peuple que leur sacrifice sera une inspiration pour nous tous. Leur courage vivra à jamais au travers des Vorquelfes qu’ils sauveront. Beal hocha la tête, salua Adrogans et se détourna pour partir, mais l’elfe la retint par les épaules. — Attendez. Adrogans haussa un sourcil. — Un dernier mot, maîtresse ? Le visage de l’elfe se durcit. — Ce que vous nous demandez est inacceptable. — Ah, et demander aux miens de souffrir, voire de mourir, ne l’est pas ? Gilthalarwin secoua la tête. — Vous n’avez pas autant de liberté que vous le prétendez, général. Vous le savez, ceux qui nous jugeront à la lueur de l’aube nous détruiront. — Alors, autant que ce soit pour une victoire. (Adrogans pointa un doigt sur elle.) Quelle serait votre préférence ? ne jamais entendre vos actes critiqués, ou souffrir tous ces reproches pour que la voix d’un survivant s’élève en protestation contre l’injustice qui vous est faite ? Assaillie par des émotions contradictoires, Gilthalarwin tremblait comme une feuille. La profonde haine des elfes envers les Gyrkymes n’avait certes rien de rationnel, car ces derniers n’avaient en rien la possibilité de changer leur nature. D’un autre côté, cette haine faisait autant partie de leur vie qu’ils savaient que l’aube succédait à la nuit. La différence, c’était que ce sentiment pouvait disparaître sans modifier le fonctionnement du monde. Et, au nom de la justice et des otages, il le faudrait. Gilthalarwin se racla la gorge, puis redressa les épaules. — Vous direz aux Gyrkymes de se tenir loin de nos zones d’action. — Vos archers sont trop bons pour les confondre avec des baragouineurs. — Général, vous direz aux Gyrkymes de rester loin de nous. Adrogans acquiesça lentement. — Très bien. L’elfe baissa la tête. — Nous serons prêts. Êtes-vous toujours décidé à partir au crépuscule ? — Les Gyrkymes et vous voyez si bien dans le noir que l’opération est possible. Nous allons nous préparer aujourd’hui, pour donner l’impression que nous partirons à l’aube, mais l’opération aura lieu ce soir. — Une mission de nuit vous fait prendre beaucoup de risques. — Le niveau du lac sera haut et inondera les égouts. Nous y attirerons les baragouineurs pour les piéger. Ce ne sera pas grand-chose, mais cela aidera un peu. (Adrogans se tourna vers Beal.) Faites passer le mot aux mages de guerre. Leur mission sur les rats commencera en milieu d’après-midi. À l’aube, Svoin sera nôtre. De sa position à l’ouest de Svoin, Beal mot Tsuvo regardait le disque solaire eff leurer les montagnes à l’ouest. Dans les terres hautes, ils auraient encore une heure de jour, mais déjà l’ombre des montagnes glissait sur la vallée, caressant le rivage opposé du lac et incitant les bateaux à se réfugier au port. Elle contempla le coucher du soleil et les couleurs qu’il peignait sur les nuages sans s’inquiéter de ne plus jamais les voir, trouvant du réconfort à l’absence de rouge sang dans les nuées. À l’est, les clairons retentirent et la force de siège commença à resserrer son étau autour de Svoin. D’imposantes machines de siège progressaient, rejoignant les tas de pierres placés là pour servir de charge. Les trébuchets et leurs immenses leviers qui projetteraient d’énormes rochers contre les remparts avancèrent. À leurs côtés se trouvaient les balistes, semblables à des arbalètes géantes, armées de javelots et de longues flèches destinées à faire trembler la barricade des défenseurs. Derrière, le long de larges allées, se traînaient les tours de siège, pleines de courageux soldats qui se précipiteraient sur les chemins de ronde afin de balayer l’ennemi, à condition que leur engin de transport ne soit pas détruit ou incendié avant d’atteindre les murailles. De ces dernières et de leurs tours, des balistes plus petites et des catapultes tiraient sur les attaquants. Le sol marécageux ne les avantageait pas car, au lieu de rebondir follement dans les rangs, de briser les membres et d’écraser les corps, les pierres s’embourbaient. Néanmoins, l’une d’elles frappa un mantelet de plein fouet, le réduisant à un nuage d’échardes et de sang, puis roula plus loin, broyant un autre soldat au passage. De l’autre côté de la porte est de Svoin, un incendie se déclencha. En flammes, un baragouineur affolé chuta des remparts. D’autres luttaient furieusement, étouffant le feu qui gagnait leur baliste, tandis que plus haut un Faucon guerrier virevoltait pour fêter un tir réussi. Des flèches filèrent dans sa direction, mais elles ralentirent leur course et il en attrapa une dédaigneusement en plein vol pour la renvoyer aux baragouineurs. D’autres coques de feu explosèrent, et des débris enflammés se propagèrent jusqu’aux tours de siège. L’une d’elles fut touchée et les soldats en sautèrent tandis que les mages de guerre se démenaient autour pour éteindre l’incendie. Les cris de défi lancés des remparts et les courageuses acclamations des attaquants s’affrontaient avant même que les combattants soient assez proches pour lutter corps à corps. De nombreux appels retentissaient devant Beal mot Tsuvo. Un trébuchet et deux balistes s’étaient avancés, soutenus par les Plumenoires et les nalisks ; quant à ses soldats, ils pestaient et grognaient car la tour de siège refusait d’avancer. Elle n’avait pas bougé d’un pouce depuis le début de l’action. En jurant, des hommes creusaient autour des roues, d’autres apportaient des torches pour les éclairer. Le chaos régnait. Sur les remparts, les baragouineurs braillaient et beuglaient. Des vols de flèches elfiques en décourageaient certains, tandis que l’explosion des coques avait dégagé des parties entières du chemin de ronde. Les tambours roulèrent et les baragouineurs se précipitèrent à la porte est lorsque le bélier descendit la route en grondant. Boucliers et mantelets protégeaient les hommes qui le tiraient. Ces derniers furent bientôt noyés sous une pluie de flèches tirées par les défenseurs pour lutter contre leur avancée. Devant Beal, le trébuchet atteignit enfin sa position. Des équipes martelaient des ancres tandis que d’autres hissaient de toutes leurs forces les câbles et les cales qui tiraient son levier. À la base, au-delà du pivot, une caisse de bois pleine de pierres, servant de contrepoids, se souleva. D’autres hommes encore firent rouler une pierre de plus de cent kilos, autour de laquelle ils fixèrent une courroie. Les bouts étaient attachés au bras du trébuchet. On tira sur une lanière. Le contrepoids retomba, le bras se souleva, puis la pierre fut projetée dans le ciel nocturne, presque invisible. Elle s’écrasa lourdement en se pulvérisant et en détruisant la partie de muraille qu’elle avait touchée. Un créneau vacilla quelque peu au-dessus du cratère. Plusieurs baragouineurs avaient été renversés dans l’impact, mais ne semblaient pas blessés pour autant. Les remparts de la ville, gigantesques et bien construits, exigeraient beaucoup de coups. Parce que le trébuchet lancerait des projectiles de tailles diverses, parce que chaque tir le tasserait un peu plus, parce que le bois pouvait se craqueler et les cordes s’effilocher, les chances de toucher le même point plusieurs fois de suite étaient très faibles. Pour toutes ces raisons, on ne pouvait, en toute logique, considérer le front sud comme une menace. Ce qui était exactement l’objectif recherché, puisqu’il n’avait pas pour but de faire pénétrer des gens dans Svoin, mais de les en faire sortir. Trois coques de feu explosèrent l’une après l’autre sur les remparts. C’était le signal que Beal attendait. En contre-jour, elle voyait de plus en plus de baragouineurs courir vers l’est et un sourire effleura ses lèvres. Elle jeta un coup d’œil au mage-guerrier à ses côtés. — Initié Jarmy, mettez les vôtres à l’œuvre. C’était le signal, nous n’avons pas de temps à perdre. Au sud, la triple explosion attira l’attention d’Adrogans et il se concentra dessus. Sa peau le tiraillait, l’yrûn de la douleur lui faisait parvenir ce que l’on ressentait dans la ville. Les baragouineurs qui se débattaient et luttaient dans les égouts attisaient la terreur insurmontable des pauvres humains prisonniers de Svoin. Cette peur grandissait depuis des jours, car les hommes craignaient que les baragouineurs se lancent dans un massacre et ces derniers redoutaient la même chose des attaquants. Le général repoussa cette sensation afin d’étudier le champ de bataille. Le signal du sud signifiait que les otages avaient été rassemblés au lieu-dit. Il ne pouvait que s’émerveiller des batailles menées par le clan guarnin de Bravonyn dans cet objectif. Un frisson le parcourut lorsqu’il imagina le profond chagrin des veuves des terres hautes. Du haut des remparts, près des portes, une boule de feu vert fila sur le bélier. Les flammes magickes explosèrent contre les boucliers, renversèrent les soldats, fondirent le métal. Les survivants se remirent précipitamment debout et en position, ou bien se retirèrent ; d’autres, qui avançaient dans l’ombre du bélier surgirent devant, choisissant de tirer plutôt que de pousser. L’engin se rapprocha encore plus de la porte. La baliste pivota pour mitrailler la zone d’où provenait la magick. Une volée de flèches partit : certaines rebondirent sur les créneaux, d’autres transpercèrent les assiégés. D’autres encore montèrent haut dans le ciel puis plurent sur les baragouineurs et les vylaens. Les trébuchets projetaient leurs pierres. Certaines touchaient la porte, d’autres ébranlaient les tours. Des coques de feu explosèrent. Un éclair vert fusa dans le ciel, enflammant instantanément un Faucon guerrier qui, dans les affres de l’agonie, tomba en spirale, s’écrasa sur le sol et acheva de brûler devant la muraille. Adrogans descendit de la colline d’où il regardait le siège depuis le début et enfourcha sa monture. Il prit son heaume des mains de Phfas, l’enfila et serra fermement l’attache. Le temps qu’il rejoigne sa Garde à cheval, le bélier avait atteint la porte. Lorsqu’ ils la briseront, nous serons prêts à envahir la ville. Il prit une profonde inspiration, puis lança son cheval au trot, la Garde à sa suite. Au-delà de la porte se trouveraient la souffrance et la mort que les ménestrels transformeraient en courage et en gloire. Un très court instant, il se demanda si effectuer cette transformation faisait d’eux des idiots ou des magickants suprêmes, puis il chassa ces pensées de son esprit et se prépara à la guerre. CHAPITRE 59 Accroché au gréement, Will aidait à rentrer la grand-voile lorsqu’ils pénétrèrent dans Port Doré. La traversée en elle-même avait même été tranquille et relativement rapide, malgré les voiles qu’on avait choquées pendant la nuit. L’équipage du voilier savait très bien manier le bateau et avait volontiers accepté un coup de main. Posté dans les cordages, Will avait pour rôle de maintenir les marins éloignés de la hune où Peri et Qwc étaient restés jusqu’à l’aube. Une fois la terre en vue, ils l’avaient rejointe à coups d’ailes. Résolu avait une apparence bien différente dans son déguisement de pirate et agissait de même. De toute évidence, il savait comment fonctionnait un bateau : il portait les multiples tuniques avec aisance et anticipait les ordres lors du maniement des voiles. Dans la nuit, ses cheveux bleus semblaient noirs, et parfois Will en oubliait qui il était. Surtout lorsqu’il lançait une série de termes de marine qui auraient tout aussi bien pu être de l’aurolani, tant pour Will ils n’avaient ni queue ni tête. Ni nœud ni bout, diraient les marins, j’ imagine. Will secoua la tête et redescendit sur le pont, puis rejoignit la proue. Situé sur la côte nord de Wruona, Port Doré possédait une anse naturelle protégée par une langue de terre à l’est, créant un canal étroit mais profond à l’ouest. Les marins avaient raconté qu’on était sous l’autorité de Tagothcha jusqu’à la baie, puis que le weirun de cette dernière le remplaçait. Vu de l’océan, à travers la brume que la matinée n’avait pas encore dissipée, Port Doré avait l’air d’une colonie de champignons sur le tronc d’un arbre. La plus haute colline se trouvait dans le nord-est, et l’on y avait bâti un fort. Puis les autres buttes rapetissaient et s’aplatissaient au fur et à mesure qu’elles redescendaient et atteignaient leur point le plus bas au nord-ouest du port en croissant. À terre, aucune muraille ne délimitait la ville, mais au-delà les collines cachaient la vue de Will. Plus loin, vers l’intérieur, un volcan recouvert par la jungle dominait le cœur de l’île, et les contrebandiers avaient déclaré que quelques minuscules villages s’étaient construits près des plus petites baies. À l’exception du château, en granit, les habitations paraissaient bien rudimentaires. Certaines étaient en bois, mais elles s’affaissaient à côté de masures en torchis autrefois blanchi à la chaux. À première vue, les bâtiments les plus achevés avaient été construits à partir de coques de bateaux. Comme l’on pouvait s’y attendre, le port était la construction la plus solide et la mieux édifiée. Une demi-douzaine de gros navires y avaient jeté l’ancre ou étaient amarrés aux quais. Will n’en reconnut aucun du siège de Vilwan, mais le plus grand, aux plus belles peintures, noir sur la ligne de flottaison, suivi d’une bande rouge puis d’une blanche de la dunette au franc-tillac, celui-là ne pouvait qu’être le Sorcière des Mers. Lombo avança tranquillement, Kerrigan à sa suite. Au-delà du Sorcière, Lombo désigna un navire légèrement plus petit, peint en vert, brun et blanc, avec un requin blanc sur un fond rouge en figure de poupe. — Ce vaisseau, à Lombo. Le mage haussa un sourcil. — Le Requin blanc ? Mais la nuit dernière à Ooriz, la chanson que j’ai entendue disait que Tremayne Reach était son capitaine. Lombo renifla. — Mis Lombo à l’englouti. Will n’était pas sûr de savoir ce qu’il voulait dire, mais cela n’avait pas l’air très agréable. Le Panqui ne prit pas la peine de s’expliquer, il se contenta de se percher sous le beaupré comme une figure de proue. Will avait dans l’idée que, si Reach était aussi superstitieux que les marins qu’il avait vus à Yslin, le retour de Lombo serait considéré comme un mauvais présage. Le voilier mit une petite embarcation à l’eau ; cette dernière le contourna, puis, une fois les deux bateaux attachés ensemble, elle le remorqua jusqu’au quai. Avant que l’équipage l’amarre, Lombo sauta du voilier et se précipita le long des docks jusqu’à un groupe d’entrepôts et de tavernes sous le château. Will repéra vite que le Panqui avait disparu dans une ruelle sombre entre deux bâtiments. Le plus rapidement possible, le groupe quitta le navire et suivit Will dans les rues. Même en milieu de matinée, rien ne bougeait, y compris les rats et autres vermines. Ce vide près des caniveaux et dans les autres ruelles, ajouté à quelques rares empreintes dans la boue, indiquait le passage de Lombo. Toutefois, à mesure qu’ils approchaient de sa position, ils le repérèrent plus au bruit qu’à ses traces. Sans compter qu’il révéla sa présence en projetant un marin par la porte, dans la ruelle devant eux. La taverne ne comportait pour seule enseigne que la mâchoire blanchie d’un énorme requin. Le plâtre du bâtiment partageait avec celle-ci sa couleur ivoire fané, sauf là où l’urine avait laissé des traces ou bien aux endroits où le vert du cuivre corrodé qui revêtait le toit avait coulé. Ils luttèrent contre une foule de marins en fuite pour entrer dans la taverne. À l’intérieur, il fut facile de déterminer ce qui s’était passé. Une ligne droite de tables et de chaises renversées, avec des marins bloqués dessous, assommés dessus ou cachés derrière, partait de l’entrée pour se diriger vers une grande table ronde dans un coin au fond. Contre le mur, Lombo tenait un homme roux et svelte par la gorge, les mains de ce dernier enserrant le poignet gauche du Panqui. Ses pieds pendaient bien au-dessus du sol et son visage avait pris une couleur violette des plus maladives. Corbeau tendit un bras. — Lombo, tu vas l’étrangler. Le Panqui hocha la tête tandis qu’un éclair passa dans le regard de l’homme. — Pas étrangler. Ses doigts se resserrèrent d’un coup et la tête du marin remonta de dix centimètres. Will frissonna lorsque Lombo jeta le corps de côté. La façon dont la tête se balança lui rappela le baragouineur dont Dranae avait écrasé la gorge. Corbeau grimaça. — Le regretté capitaine Reach ? Quelques marins confirmèrent, mais Lombo aboya sèchement un « Pas regrets ! » Incapables de déterminer s’il s’agissait d’une déclaration ou d’un ordre, ils firent de leur mieux pour reprendre leurs esprits et redressèrent lentement les tables. Le tavernier, bien qu’il soit manchot, rassembla autant de chopes d’étain qu’il put en une fois. Certains l’aidèrent, tandis que d’autres pansaient leurs blessures. Au moins deux d’entre eux essayèrent de remettre l’épaule d’un troisième en place. Lombo participa au rangement en redressant la grande table, ainsi qu’une énorme chaise, puis il hissa Reach et l’assit à sa gauche. Lombo replaça même un chapeau de plume sur sa tête, appuyant fort pour qu’il y reste. Une pression constante écrasa suffisamment le cou de l’homme pour maintenir son crâne solidement en place. Will resta dans l’ombre, dos au mur, dans le coin le plus proche de la porte. Il remarqua avec une certaine satisfaction qu’Orla l’imitait de l’autre côté. Résolu, Corbeau et Alexia s’approprièrent une table en plein milieu, tandis que Dranae et Kerrigan s’asseyaient au bar. Lombo s’installa d’un air royal et ajusta son trône, puis interpella un marin d’un doigt griffu. — Allez, mettre Requin prêtpourmer. Le marin, un homme affreux dont le visage avait de toute évidence embrassé plus de fer que de lèvres, hésita un instant, puis hocha la tête et sortit. Quelques autres le suivirent du regard et Lombo les congédia d’un geste de la main. Un ou deux de ceux qui restaient tirèrent des chaises autour des tables, tandis que les autres se contentaient de rejoindre la porte et de sortir. Le tavernier s’inclina profondément lorsqu’il fut près de la table de Lombo. — Qu’est-ce que je vous sers, capitaine Lombo ? — Attendre. Will se demanda ce que Lombo voulait attendre. La réponse ne fut pas longue à venir : dans la demi-heure qui suivit la mort de Reach, un homme entra à grands pas dans la taverne. Mince et musclé, il portait des bracelets de cuir sur les avant-bras et une large ceinture cloutée à la taille. Entre elle et ses bottes qui montaient jusqu’au genou, il portait un pantalon lâche de soie bleue, ce qui l’aurait rendu ridicule si sa démarche ne lui avait pas donné l’air aussi implacable. Il avait la tête en partie rasée et une queue de cheval de longues tresses de cheveux noirs qui rappela à Will les mages de guerre sur Vilwan. Son torse nu laissait voir un tatouage de serpent à écailles arc-en-ciel enroulé autour de son corps. Will n’en trouva pas le début, mais la tête du reptile reposait sur l’épaule gauche. L’homme promena un regard dur sur Will et Orla, et ne sembla pas les considérer comme une menace potentielle. D’après Will, il devait être sûr de lui ou bien stupide, car en deux pas il laissa son dos vulnérable. De la main droite, Will palpa son étui à étoiles, mais un petit coup d’œil de l’homme lui fit douter qu’il puisse les sortir et les lancer sans être repéré. Le nouveau venu serra les poings. — Tu n’aurais pas dû revenir, Lombo. Tu aurais mieux fait de rester mort. T’es-tu fatigué de la compagnie de Tagothcha, ou lui de la tienne ? — Bla, bla, bla, Wheele. Lombo se leva lentement de sa chaise et tapa des poings sur la table. — Tout seul, maintenant. — Et bientôt mort. Il leva la main droite et commença à tracer dans les airs une série de figures compliquées. À sa gauche, Kerrigan s’exclama, ce qui attira son attention. Wheele allait dire quelque chose, lorsque à droite un éclair doré le frappa. Ce dernier glissa sur lui comme une vague, d’abord en lui tordant le dos, puis en le projetant en avant. Will se redressa pour aller voir, mais Orla arriva la première. Elle repoussa Will d’un geste de la main. — Ne t’approche pas de lui, mon garçon. Le jeune voleur s’arrêta net, pas seulement à cause de l’avertissement, mais aussi parce que le tatouage se tordit et se déplaça un peu. Il ne bougea que très peu, toutefois c’était déjà plus que Will aurait voulu voir. Lombo chargea deux marins de ramener Wheele à Vionna, puis se réinstalla pour attendre. Le tavernier lui apporta une immense chope de bière avant de préparer de quoi manger pour tout le monde. Will prit son repas avec Orla, préférant sa compagnie à celle de Résolu. — Orla, le tatouage… je n’ai jamais rien vu de pareil. La vieille femme hocha la tête tout en trempant la croûte noire de son pain dans un jaune d’œuf. — Cela fait des années que la rumeur court, mais c’est la première fois que j’en vois un. — C’était quoi ? Elle fronça les sourcils, puis baissa la voix. — Lorsque les héros partirent combattre Chytrine, un mage de Vilwan les accompagnait. On l’avait envoyé auprès de ton grand-père car la prophétie des elfes n’avait pas précisément indiqué l’importance du sang des Norrington. Je ne crois pas que ton grand-père se doutait de la puissance réelle de Heslin. Peut-être qu’à Svarskya il en comprit une infime partie lorsque Heslin défit, à lui seul, la magick de défense tissée pour protéger le consulat de Vilwan. Lors de cette action, Heslin fut grièvement blessé, peut-être même tué. Will hocha la tête. — Il est devenu un sullanciri. — Tout à fait, oui. On le connaît sous le nom de Neskaru. (Ses yeux marron se firent distants.) Si l’on en croit les augures, Chytrine lui ordonna de créer une école de magick semblable à celle de Vilwan, au plus profond d’Aurolan. Les hommes tels que Wheele, qui possèdent quelque talent mais aucune patience, y vont pour apprendre la magick en empruntant un chemin plus aisé. Le jeune voleur haussa un sourcil. — Plus aisé ? — Oh, cette cupidité dans ta voix, Will. (Elle secoua la tête.) Les sorts que nous enseignons sur Vilwan ne sont pas les seuls à fonctionner. En tant que voleur, tu sais qu’une serrure peut être crochetée ou bien détruite. La détruire exige moins de talent et s’avère peut-être plus efficace, mais c’est dangereux aussi. C’est la même chose avec la magick. Les sorts vilwanais sont sans danger. Ils exigent du talent, la sorcellerie de Wheele, non. Un rire explosif et une tache de couleur rebondissant dans la taverne coupèrent court à l’explication. Un nain humain, vêtu d’une myriade de couleurs vives et bigarrées, fit des galipettes, sauta et dansa dans toute la salle, avant de bondir sur une chaise. Il la retourna, en appuyant le dossier contre la table de Lombo, monta dessus puis la traversa fièrement comme s’il était Adrogans en personne. — Capitaine Lombo ! Le Panqui plaqua ses mains sur la table, faisant sauter le nain de quelques centimètres. — Amuseur Nacker. Le nain s’inclina, puis cabriola en cercle avant de poser les poings sur ses hanches. — Je suis envoyé par la terrible, terrible Vionna, reine de Wruona, pour vous souhaiter la bienvenue. La rumeur du naufrage de Reach est parvenue à ses oreilles et y a trouvé bon accueil. Elle souhaite que vos compagnons et vous dîniez avec elle lorsque la nuit dévorera le jour. — Lombo d’accord. Passer message. Le nain rit de bon cœur, puis se laissa tomber en tailleur sur la table. — Je lui ai dit que vous viendriez ! Je suis là pour vous guider. J’attendrai ici pour m’épargner un long chemin, ainsi vous et moi pourrons parler et je connaîtrai votre vie avant que Vionna ordonne d’y mettre fin. Will se secoua pour sortir de son hébétude. En tant que conteur, Lombo avait peut-être beaucoup de matière à sa disposition, mais le récit de ses aventures arraché à raison de deux ou trois mots à la fois n’avait rien de passionnant. Nacker insista avec une ténacité qui surprit Will et lui fit soupçonner que ce qu’il lui manquait en taille, il le compensait en intelligence. Lorsque l’après-midi pencha vers le crépuscule, le nain mit fin à la discussion. Lombo installa Nacker sur l’un de ses bras et mena la procession qui grimpa la colline, à travers des ruelles et des rues sans pavés ravinées des deux côtés. L’absence de chats, poules ou autres animaux, à l’exception de chiens efflanqués et gémissants, incita Will à se demander à quelle sorte de repas il devait s’attendre dans la forteresse. Il ne vit aucun signe de Peri ou de Qwc, néanmoins il ne douta pas qu’ils traversaient eux aussi la nuit, invisibles, hauts dans le ciel. De la baie, ils n’avaient vu que des tours, mais le fort en lui-même occupait l’intégralité du sommet de la colline, encerclé d’épaisses murailles en renfort des falaises escarpées au sud et à l’est. Lorsque, après une dernière succession de montées et de descentes ils émergèrent du long tunnel qui traversait les remparts, Will put constater l’ancienneté du fort et la difficulté qu’il y aurait à s’en emparer. Le sommet de la colline formait une cuvette, si bien que la cour principale et la tour ne semblaient pas immenses vues d’en bas, mais grandissaient au fur et à mesure de la montée. Will fut frappé à l’idée que certains de ses étages pouvaient avoir été construits dans la colline même. Cette idée fut confirmée quand ils entrèrent au bas de la tour et entreprirent de descendre de hautes marches jusqu’à une vaste salle au plafond voûté soutenu par des piliers. Taillé dans le mur de l’entrée, un escalier en colimaçon menait aux étages supérieurs, mais Will ne s’y intéressa guère. La grande salle servait de trésorerie : des lingots d’or empilés çà et là, des tonneaux débordants de pièces, des rouleaux de tissu drapés sur des meubles travaillés, des armes rangées, classées, empilées et quelques œuvres d’art pendues de travers sur les murs ou les piliers. Au centre de la salle, une longue table avait été dressée, avec des assiettes et des couverts en or. En trois points, des candélabres poussaient tels des arbres, comportant des bougies à chaque extrémité de leurs branches. Trois verres en cristal étaient disposés devant chaque assiette, et des paniers débordants de pain et des plats de viande fumants remplissaient l’espace entre les couverts et les bougies. Des pirates proprement vêtus se tenaient contre les murs. Qu’il s’agisse de serviteurs ou gardes, Will n’était pas sûr d’apprécier leur présence, quel que soit leur rôle. Tout au bout, devant un grand fauteuil aux allures de trône, une femme très belle leur fit signe de s’approcher. D’un âge moyen, elle possédait des cheveux bruns épais, longs et détachés, à moitié cachés derrière un foulard rouge. Elle était vêtue d’une blouse et d’un pantalon de soie noire, qu’elle portait bien mieux que Wheele. Elle sourit et indiqua les chaises d’une main gantée. — Lombo, assieds-toi à mes côtés. Tes amis, autour de nous. (Son sourire s’adoucit légèrement.) Comme vous l’avez compris, je suis Vionna. Chacun prit sa place, ce qui laissait deux sièges de libres. Celui à la droite de la reine resta vide jusqu’à ce qu’un homme grand et mince, dans une tunique turquoise brodée de noir sur le côté, descende les escaliers. Arrivé en bas, il marqua une pause, levant les yeux innocemment comme s’il était surpris de les trouver là, puis il leur accorda à chacun un salut de la tête. Lorsqu’il se tourna vers lui, Will entrouvrit la bouche, puis il rougit et détourna le regard. L’image qu’il s’était faite de l’Araignée d’Azur pendant des années rejoignait la réalité. Quelques petits détails ne correspondaient pas tout à fait, ses cheveux étaient par exemple plus fins que bouclés, mais cela n’avait aucune importance. L’aisance de ses gestes, la grâce souple de ses membres fins, le léger sourire qu’il offrit à Alexia et Orla, tout cela permit à Will de comprendre la haine que lui témoignait Marcus. Will voulut parler, se présenter comme l’un des protégés de Marcus, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. C’était en partie lié à l’émotion qu’il éprouvait à se trouver en présence de l’Araignée d’Azur : même la fréquentation de la royauté ne l’avait pas préparé à cette rencontre. Au-delà, néanmoins, il se rendait compte que l’Araignée d’Azur avait marqué une pause dans la seule intention d’impressionner les invités. Aussi innocent qu’il ait paru à première vue, l’homme avait maintenu cet arrêt un temps de trop et Will l’avait percé à jour. Il a peut-être été un de mes héros, mais est-ce qu’un vrai héros aurait agi comme ça ? Résolu non, ni Corbeau, ni Alyx, ni aucun de ses compagnons. Cette révélation ébranla Will, qui referma lentement la bouche. Inconscient de ce qui venait de se passer dans la tête de Will, l’Araignée d’Azur se glissa aux côtés de Vionna et lui embrassa la joue. — Pardonne mon retard. Elle acquiesça. — Voici l’Araignée d’Azur et la raison de votre présence. — Lombo venu pour son bateau. Bateau de Lombo. La reine des pirates secoua la tête. — Tu me pardonneras, Lombo, mais je ne crois pas aux coïncidences. Elle retira la cloche d’un plat placé devant elle. Là, sur un lit de velours vert, reposait un saphir de la taille d’un œuf d’oie. Will connaissait bien les pierres précieuses et savait que, même sans la monture d’or, la pierre bleu profond valait bien la rançon d’un roi et même plus. Vionna la souleva et la maintint de telle façon que Will puisse voir la lumière des chandelles étinceler au travers de la pierre. — Oui, il s’agit du fragment de la Couronne du Dragon de Lakaslin. La raison pour laquelle vous êtes à Wruona. Peut-être même partirez-vous avec. Des rides apparurent au coin des yeux de Résolu. — Dites-nous votre prix. — Ce n’est pas à moi de décider du prix. C’est à vous, chers invités. Elle hocha la tête une fois, puis son sourire s’agrandit. — Ah, nous sommes au complet ! Nous pouvons désormais commencer. Will vit une silhouette se détacher des ombres au sommet de l’escalier. Mince sans être grande, et portant une cape qui semblait constituée de petites langues de flammes. — Voyez-vous, pas de difficulté. Si avec la Couronne du Dragon l’île vous désirez quitter, mieux que moi, offrir vous devrez. Le sullanciri Nefrai-laysh esquissa une courbette, puis commença sa descente. — L’enchère, bien sûr, sera mienne, alors je vous en prie, que l’on se mette en scène. CHAPITRE 60 Un siècle plus tôt, des hommes avaient construit les portes de Svoin à partir d’épaisses planches de chêne superposées et entrecroisées. Tous les quinze centimètres, de longues plaques de fer les maintenaient en place, scellées par la résine et tachées par le temps. Derrière, trois barres solides et indépendantes enfoncées dans d’énormes crochets de fer bloquaient les battants. Ces derniers n’avaient subi aucun dégât lors du siège aurolani, car, à l’époque, les habitants les avaient ouverts, croyant bénéficier du traitement clément qu’on leur avait promis en échange de leur coopération. Lorsque le bélier atteignit la porte, les soldats qui l’avaient halé revinrent derrière pour le pousser. L’engin en lui-même n’avait rien de compliqué, rien de plus que des roues et une charpente qui soutenaient un grand tronc posé sur des câbles. Le tronc avait été clouté de fer pour l’alourdir et les dents de métal, tordues de tous côtés afin de lui faire pénétrer le bois. Par-dessus, on avait construit un toit, déjà criblé de flèches et même brûlé par endroits. Les soldats qui s’occupaient du bélier hissèrent des cordes afin d’écarter l’énorme bûche de la porte. Les filins glissèrent entre les mains rugueuses lorsque le tronc atteignit le faîte de son arc ascendant, puis redescendit cogner contre les battants. Le coup résonna fortement, comme une hache qui s’enfonce profondément dans le bois. Le bélier trembla et rebondit, les hommes tirèrent pour encourager cet élan vers l’arrière, puis le relâchèrent de nouveau. La tête de fer frappa violemment contre la porte. Les dents de métal firent leur travail, révélant le bois blanc et découvrant à moitié les verrous. Encore et encore, elles mordirent, jamais très profondément, mais, quand le bélier repartait, de grosses échardes et des bouts de bois tapissaient le sol. Seul, il aurait dégagé son chemin à coups de dents, toutefois la force brute de ses coups pouvait sans difficulté enfoncer les battants avant l’apaisement de sa faim. Les assiégés faisaient de leur mieux pour arrêter le bélier, mais les tirs de balistes rendaient les remparts très dangereux en cet endroit. Les coques de feu les balayaient de flammes, les flèches emportaient les défenseurs. Projetés d’un point plus éloigné, les pots-à-feu n’atteignaient pas le bélier lui-même et les flèches, si elles atteignaient bien quelques soldats, ne transperçaient que rarement leur armure. Inexorables, les tours de siège se rapprochaient tandis que trébuchets et catapultes envoyaient des pierres haut dans le ciel. En s’écrasant, ces dernières faisaient sauter les créneaux, broyant la pierre et emportant les murailles. Adrogans savait qu’en aussi peu de temps ils ne pourraient jamais provoquer l’effondrement complet des remparts, mais ce n’était pas son objectif. Une fois effondrés, ils seraient trop difficiles à réparer à temps pour défendre la ville d’une contre-attaque. Ce dont il avait besoin, et ce qu’Arel semblait bien vouloir lui accorder, c’était d’une brèche assez large au sommet d’un mur pour mettre les défenseurs en difficulté face aux soldats des tours de siège. Un claquement suivi de grincements métalliques reporta l’attention d’Adrogans vers la porte. À droite, elle commençait à s’affaisser et le gond supérieur avait été arraché. Un deuxième coup violent puis un troisième élargirent la brèche plus haut. Les soldats crièrent et déplacèrent le bélier de trente à soixante centimètres sur la droite, concentrant leurs efforts sur ce battant. Chaque martèlement le faisait trembler. Des trous apparurent entre les planches, puis le poids des portes devint trop lourd pour le dernier gond. Dans un hurlement semblable à celui d’un griffeglace qu’on éviscère, le battant se brisa et s’affaissa en arrière. Les autres gonds résistèrent un court instant avant de s’arracher à la pierre, et tout le portail chuta en arrière. La partie gauche s’abattit contre le pilier de l’entrée et n’atteignit jamais le sol, au contraire de la droite qui s’écrasa sur les baragouineurs postés derrière. Les soldats lancèrent une dernière fois le bélier afin de pénétrer dans l’ouverture. Si les roues ne pouvaient passer sur la porte à terre, le tronc en lui-même servait de tampon partiel. Quelques défenseurs se faufilèrent sur les côtés et furent abattus lorsque les soldats dégainèrent leur épée. Le filet d’assiégés se tarit bientôt. Adrogans savait pourquoi. Il fit un signe, et un clairon retentit. Les hommes tirèrent le bélier sur le côté. Là, au bout du tunnel, se trouvait toute une ligne de baragouineurs armés de boucliers et de coutelas. Ils bouchaient l’autre extrémité et empilaient lentement des débris devant eux. Ils voulaient ralentir les troupes d’attaque, les bloquer dans le tunnel pour que les guerriers de la salle du dessus puissent les arroser de flèches et de poix brûlante à travers les meurtrières. Lorsque le bélier fut repoussé, on rapprocha deux petites balistes. Elles catapultèrent dans le tunnel des lances solides et des volées de flèches. Transpercés, les défenseurs tombèrent comme des mouches. D’autres vinrent combler les rangs. Une bogue de feu qui explosa derrière eux en tua bien quelques-uns sans toutefois réussir à les disperser. Adrogans tira son épée et la brandit. Il n’y a qu’une chose qui dégagera le passage. — À moi, Garde à cheval, en formation ! La libération de Svoin est à portée de main ! Beal observa les mages de guerre travailler fiévreusement. Leurs efforts furent largement récompensés. Les enchanteurs chauffèrent les plus grosses pierres, et les Zhusks créèrent une petite brise qui envoya l’air dégagé par les pierres dans des ballons de soie. Ces derniers s’élevèrent bientôt, emportant des cordes attachées à un long câble solide. À son extrémité, un Gyrkyme tira, tractant les ballons vers Svoin. Le câble flottait à présent au sommet de la tour de siège. Cette dernière n’avait jamais été faite pour être déplacée. Au contraire, elle avait été construite sur place, les pieds profondément plantés dans le sol pour plus de stabilité. Le câble mesurait plus de cent quatre-vingts mètres et pesait un poids considérable. Les ballons allégeaient le poids pour les Gyrkymes, qui fixèrent l’extrémité du câble dans la ville. Les Plumenoires se rapprochèrent de la muraille, resserrant leurs rangs et visant tout défenseur qui n’aurait ne serait-ce qu’une oreille à découvert. Le trébuchet continuait à faire pleuvoir des pierres contre une section du mur, dans l’espoir de bloquer l’ennemi. Les balistes tiraient et tiraient encore sur des cibles de moins en moins nombreuses et de plus en plus insaisissables, mais elles étaient sans pitié pour celles qu’elles atteignaient. Un Gyrkyme redescendit en piqué sur la ville et coupa la corde du premier ballon avec sa dague. Tandis qu’il continuait son travail, Beal hurla un ordre et tous ses soldats se précipitèrent à la tour de siège. Ils s’emparèrent de l’autre extrémité du câble et commencèrent à tirer. Leurs pieds bottés transformèrent la terre en boue. Centimètre après centimètre, la corde se tendit. En haut de la tour, on planta des attaches auxquelles le câble fut fixé. Un clairon retentit, on lui répondit de Svoin, du bâtiment où les otages étaient rassemblés. Seul le tremblement du filin indiqua à Beal ce qui se passait avant qu’elle voie la première personne dépasser un feu qui brûlait sur les remparts. Agrippée aux extrémités d’une corde, pendue sous le câble tendu, une Vorquelfe glissait vers la liberté, ses jupes claquant et volant derrière elle. Le battant de porte juste sous le dernier étage de la tour de siège s’effondra. Deux hommes attrapèrent la Vorquelfe lorsqu’elle l’atteignit et un troisième la libéra de la corde. Fabriquée à partir d’une attache, la glissière de métal fut dégagée et renvoyée vers le sommet, où un Gyrkyme attendait de la ramener à Svoin. Beal partagea les rires et les cris de joie. Le seul avantage de ce plan, c’était son audace, et elle avait payé. Le clan Bravonyn avait rassemblé les otages dans un seul bâtiment et le câble avait été attaché sur son toit. Parce qu’il était plus haut que les remparts et que la tour, le toboggan fonctionnait. Les uns après les autres, les Vorquelfes glissèrent dans la nuit et vers la liberté. Tandis que la Garde à cheval jeranaise se mettait en position d’attaque, deux équipes abaissèrent leurs catapultes et les chargèrent de bûches copieusement recouvertes de chiffons huilés. Des torches embrasèrent les projectiles, puis les engins les projetèrent dans la nuit. De la fumée noire et épaisse traîna derrière eux, cachant les étoiles, mais les gerbes d’étincelles indiquèrent leur lieu d’atterrissage. Les deux tirs atteignirent leur cible, rebondirent sur le portail à terre et s’arrêtèrent net au milieu du tunnel. Phfas se redressa et tendit la main dans cette direction. Une brise légère se leva, anima les flammes jusqu’à en tirer une épaisse fumée noire. Une bonne partie envahit les meurtrières tandis que le reste emplissait le tunnel. Les Chevaliers de Savarre, trois bonnes centaines de soldats, trottèrent sous le couvert de la fumée, par rangées de dix. La première compagnie se plaça en tête et, à une centaine de mètres de la porte, les cavaliers talonnèrent leurs chevaux pour la charge. Seul le premier rang avait sorti les lances, car avec la fumée les suivants ne pouvaient être sûrs de ce qu’ils toucheraient. La visière de leur casque fermée, les Chevaliers aux lourdes armures disparurent dans la fumée dans un étrange écho de sabots. Derrière eux surgit la compagnie suivante, puis celle d’après, premières des trois légions à se jeter dans la bataille. Un Faucon guerrier plongea du ciel et cria que les Chevaliers étaient passés, ce qu’Adrogans savait déjà. Il avait senti le choc et la douleur des baragouineurs qui se faisaient transpercer et rejeter de côté, leur suffocation, la déchirure des épées et le sursaut des lances qui perforaient leur chair. Adrogans talonna son cheval et mena ses légions, rejoignant l’ouverture au galop. Les sabots tambourinèrent lorsque sa monture passa la porte, puis il y eut un silence et un son plus sec, plus claquant lorsque les fers rencontrèrent les pavés dans une volée d’étincelles. Dans la fumée, rien ne le guidait, alors il se dirigea à l’instinct, conduisant son cheval vers le centre du passage. Les claquements, le fracas et l’impact du fer contre le fer devinrent de plus en plus forts, puis, soudain, il fut de l’autre côté, dans les rues de Svoin, les yeux larmoyants. Adrogans guida sa monture sur la gauche et fonça sur le chemin du Croissant sud qui passait sous la muraille. Il leva et abaissa son sabre, tailladant quelques baragouineurs en fuite. Ils moururent vite et bien, leurs cris étant rapidement étouffés, et il continua sa course au galop. Neuf cents mètres plus loin, plein est, il trouva sa cible. La route fourmillait de baragouineurs décidés à attaquer le bâtiment d’où partait le câble. Le temps qu’il arrive, l’un d’entre eux avait réussi à passer une corde par-dessus la ligne, interrompant la fuite d’une Vorquelfe. Elle resta pendue là tandis qu’on lui jetait pierres et flèches. L’une d’elles lui transperça la cuisse. Elle hurla. Des hommes lui crièrent de tenir bon, mais en vain. Elle chuta au milieu des Aurolanis. Ils la massacrèrent. La torture de son agonie explosa en Adrogans, l’assommant et le glaçant alors que son cheval se jetait au milieu des baragouineurs enragés. La seule force de son galop rompit des échines et cassa des côtes. Adrogans attaqua à droite, frappa du pied à gauche, déchirant même une gorge d’un coup d’éperons. Il coupa la corde et tira pour la défaire, sans se soucier des griffes qui lui labouraient les jambes. Puis le reste de la Garde à cheval balaya la foule, comme une vague de chair et de métal. Les corps cognèrent les corps. Les chevaux se cabrèrent, leurs sabots mortels éclatant la chair. Un coup souleva un baragouineur et le projeta trois mètres plus loin, tandis que son casque cabossé et une bonne partie de son crâne roulèrent au-delà encore. À l’intérieur, les Bravonyns poussèrent des cris de joie lorsque la Garde dégagea leurs positions assiégées. Sur un rempart, un vylaen se redressa, un sort en préparation. Il sursauta lorsque deux flèches se plantèrent dans son dos et lui traversèrent la poitrine avant de le jeter au bas de la muraille. Défaits, les baragouineurs s’enfuirent dans les ruelles ou dévalèrent les rues. Adrogans détacha des cavaliers pour explorer la ville et tuer tous ceux qu’ils pouvaient trouver. Les renseignements fournis par les Vorquelfes avaient aidé, mais ils étaient anciens et, même s’il était presque certain que la défense des remparts avait exigé les trois quarts des soldats de la ville, cela laissait tout de même un bataillon rassemblé quelque part. Il fallait qu’il le trouve et le détruise avant que leur chef disperse les soldats avec l’ordre d’incendier la ville et d’en massacrer les habitants. Adrogans descendit rapidement de sa monture et pénétra à l’intérieur du bâtiment d’évacuation. Il traversa la foule des Vorquelfes, faisant de son mieux pour ne pas se laisser affecter par les visages traumatisés, et se fraya un chemin jusqu’au toit. Il éprouva un réconfort immédiat à ne pas voir la lueur dorée des maisons incendiées, mais il se doutait que cette situation ne durerait pas. Un capitaine guarnin esquissa un salut rapide. — Ils partent vite, mon général. On en a perdu quelques-uns - certains tués par des flèches, d’autres tombés par simple faiblesse -, mais la plupart s’échappent à raison de deux chaque minute. Adrogans hocha la tête puis interpella une Gyrkyme qui atterrissait pour déposer d’autres glissières. — J’ai besoin que vous survoliez la ville. Nous devons savoir où l’ennemi se rassemble. Le Faucon guerrier acquiesça et s’envola. Rapidement, il disparut dans la nuit. En attendant son retour, Adrogans regarda les Vorquelfes monter sur le toit, se faire attacher à la corde et pousser dans le vide. Certains hurlaient de terreur, d’autres de ravissement, ce qui faisait naître des sourires sur toutes les lèvres. Le Faucon revint et indiqua le centre de la ville. — Là-bas, mon général. Si nous avions plus de coques… Adrogans balaya sa remarque. — Allez à l’est. Trouvez le général Caro et présentez-lui mes salutations. Dites-lui qu’ils sont sur la place du marché, orientés au sud. Qu’il utilise les Cavaliers du Roi. Elle s’élança de nouveau dans la nuit, et Adrogans redescendit dans la rue. Il envoya deux cavaliers porter le même message à Caro, puis rassembla sa légion et se dirigea vers le nord, en direction du marché. Ses troupes emplissaient les rues en rang par cinq, puis par dix lorsqu’elles s’agrandirent aux abords de la place. À sa grande surprise, les volets restaient fermés. L’absence de curiosité des habitants le déroutait. À l’idée que tous ces lieux puissent être vides, il frissonna. Ou pis encore, que le moral de la population ait été brisé au point que plus rien ne pouvait leur apporter d’espoir. Aux abords du marché, il fit arrêter ses troupes. Trois cents fantassins aurolanis grouillaient sur la place. Des baragouineurs pour la plupart et quelques vylaens. Dispersés dans la foule, une poignée de hoargouns. Adrogans soupçonnait que les géants avaient fixé leur résidence à l’intérieur de l’énorme temple d’Erlinsax, à l’ouest de la place. L’arche béante leur permettait d’entrer sans même avoir à baisser la tête. Adrogans monta en première ligne. — Jetez vos armes, abaissez vos bannières ! Les baragouineurs hurlèrent et grondèrent à son ordre. Leurs étendards furent brandis plus haut encore et agités en signe de défi autant que par provocation. Les vylaens crièrent des ordres, et les rangs se refermèrent. Lances et boucliers furent déployés sur la ligne face à lui. Un hoargoun se baissa puis se redressa, une longue dalle de granit dans la main prête à être lancée. Dans ces gestes, Adrogans lut presque une certaine noblesse, rapidement effacée au souvenir de la Vorquelfe chutant vers sa perte. Puis la Garde à cheval de Caro surgit à l’est, enfonçant le flanc de la formation ennemie. La charge creusa une immense faille. La dalle emporta bien plusieurs soldats et leurs montures, mais elle ne put contenir l’attaque. Les vylaens lancèrent d’autres ordres, cherchant vainement à réorienter leurs troupes. Là, les Cavaliers royaux okrans frappèrent du nord. Ils emportèrent littéralement un tiers du bataillon, le repoussèrent vers le temple, puis l’encerclèrent et le resserrèrent jusqu’à ce qu’enfin même le dernier des hoargouns armés s’effondre. Si Adrogans déploya sa Garde, ce fut seulement pour lui faire nettoyer le périmètre de la place en rattrapant les fuyards. Ses hommes n’auraient rien pu ajouter à la bataille principale et n’auraient fait que voler à Caro son sentiment de victoire. Le général jeranais soupira. Il semble bien que nous ayons gagné ici ce soir et que la facture du boucher ne sera pas trop chère. Il frissonna : c’était au tour de Chytrine d’agir. Gagner Svoin n’a pas demandé beaucoup, mais le prix pour la garder, je le sens, sera dangereusement élevé. CHAPITRE 61 Will dévisagea la créature qui se trouvait à l’opposé de Vionna, à l’autre bout de la table. C’est mon père, ça ? Il soupira, glacé jusqu’à la moelle des os. Il avait beau accepter d’être un Norrington, et même le Norrington, devoir renoncer au père merveilleux de ses rêves d’enfance et admettre qu’il était le fils de ce monstre faisaient mal. Il secoua la tête. C’est que la chose qui a dévoré mon père. Je refuse d’ être son fils. Assise à la droite de Will, entre Lombo et lui, Alexia se tourna vers Vionna. Will considéra son geste comme un signe de confiance envers lui car elle cachait une dague au creux de son dos. Il aurait été simple de la dégainer et de poignarder la jeune femme. Si j’ étais le fils de mon père… La princesse redressa le menton. — Vous voulez que nous proposions un prix pour ce fragment de la Couronne du Dragon ? Comment savez-vous que nous paierons ? Comment pouvez-vous croire que son envoyé paiera ? Vionna s’assit sur la grande chaise et s’appuya contre le dossier, en posant ses pieds sur la table. Elle tenait le saphir devant elle comme s’il s’agissait d’un simple verre en cristal, le faisant tourner pour admirer la lumière qui brillait au travers. — Eh bien, Alexia, je vous croirais si vous me donniez votre parole – et si vous restiez en tant qu’invitée jusqu’à la remise du paiement. Quant à Chytrine, j’ai des preuves évidentes qu’elle récompense plutôt bien ceux qui la servent. Corbeau émit un rire forcé. — Vous n’avez qu’à regarder le bout de la table pour contempler votre récompense. Le sullanciri inclina la tête gracieusement. Un court instant, un reflet joua dans ses yeux bleus comme dans le saphir, puis ils s’éteignirent de nouveau. — Régner sur rien ou bien régner sur une petite partie de tout. Une option à choisir, une option à périr. Résolu se trouvait de l’autre côté d’Alexia, entre l’Araignée d’Azur et Corbeau. Il regarda le sullanciri. — C’est ta proposition, alors, une part de tout ce que Chytrine va conquérir ? — Toujours aussi agité, de colère le cœur dévoré, Résolu cherche le combat là où mal il le servira. Nefrai-laysh sourit lentement, puis souleva une cloche pour voir ce qui l’attendait dessous. — Un bon signe pour ma mission, si elle chérit ma proposition. — Je la chéris grandement, merci. (Vionna haussa un sourcil et se tourna vers Alexia.) À votre tour. — Il parie sur le futur, un qu’il ne connaît pas. La conquête de Chytrine rencontrera une opposition, elle perdra. — Pas si elle possède ceci, n’est-ce pas ? (Vionna eut un léger rire.) C’est tout le problème. Si je vous le confiais à vous et à votre joyeuse bande de héros, vous ne vous en serviriez jamais. Vous ne commanderiez jamais aux dragons et, sans eux, vous ne pourrez vaincre Chytrine et ses alliés. Alors oui, il promet ce qu’il n’a pas, ce que sa maîtresse n’a pas mais qu’elle a plus de chance de posséder si je lui confie cette partie de la Couronne. Lorsque la froide logique des paroles de Vionna l’atteignit, Will frissonna de nouveau. De l’autre côté de la table, l’Araignée d’Azur écoutait en hochant la tête, sans afficher aucune surprise. De toute évidence, il avait déjà entendu cet argument, avait reconnu sa force et, pour Will c’était une certitude, il était d’accord avec le raisonnement de Vionna avant même de voler le fragment. En fait, Will ne pouvait imaginer que l’Araignée se soit lancée dans cette aventure si cette discussion n’avait pas eu lieu. Entre les mains de Chytrine, ce morceau de la Couronne du Dragon causerait la souffrance et la mort de milliers de personnes. L’histoire des malheurs des habitants de Svoin, de l’effondrement de la ville de Porasena et même le fait d’avoir vu le dragon à Vilwan : tout cela mettait en évidence, pour Will, les horreurs que Chytrine pourrait provoquer avec cette pierre. Y avoir réfléchi et entreprendre néanmoins de la lui remettre indiquaient un degré d’abjection dont Will n’avait entendu parler que dans des contes noirs pour enfants, ces derniers n’étant bien entendu que de la fiction. Corbeau vola sa réplique à Alexia en montrant le sullanciri du doigt, derrière Orla et Kerrigan. — Alors vous voudriez devenir comme lui, et vous nourrir des souffrances du monde ? C’était un homme, autrefois, un homme honorable. Le sullanciri leva les yeux de sa carcasse d’oiseau entamée et gronda : — Par un ami je fus frappé, je n’ai point besoin de te le conter. Que furent mes maux ! Corbeau, tu ne peux nier ces mots. Un homme autrefois j’étais et plus jamais ne serai, mais plutôt ce destin que comme toi rôder sans paix. Nefrai-laysh lécha les doigts dont il s’était servi pour détacher la viande de la volaille, puis hocha la tête. — N’ont-ils pas d’or, manquent-ils de trésor, pour votre avarice satisfaire ? Que s’achève donc la partie, que le nom du vainqueur soit dit, à ma maîtresse ira la pierre. D’un coup, Will comprit que Vionna n’avait jamais eu l’intention de mettre le fragment en vente. Nefrai-laysh était là pour en prendre possession. Puis Vionna les offrirait, lui et ses amis, au subordonné de Chytrine. Qu’ils tombent entre ses mains serait un coup encore plus dur pour leurs alliés que la perte de la gemme. Il ne pouvait le permettre. Alors même qu’il arrivait à cette conclusion, un vrombissement strident parcourut la salle. Du coin de l’œil, Will surprit un éclair vert lorsque Qwc fila entre les chevilles d’un pirate au bas des escaliers puis disparut sous la table. Will leva la main droite à l’instant où le Spritha surgit devant Vionna, en battant furieusement des ailes, et lui cracha une toile à la figure. La femme pirate hurla et porta les mains à son visage tandis que sa chaise vacillait et basculait. Habilement, Qwc lui déroba la pierre et pivota dans l’autre sens, mais le poids de la monture d’or l’entraîna et il chuta, atterrissant lourdement sur le plat où s’était trouvé le fragment. L’Araignée d’Azur replaça violemment la cloche dessus, l’emprisonnant. Cela aurait mis fin à cette brève agitation si Will n’avait sorti la dague du fourreau qui se trouvait dans le dos d’Alexia. D’un geste fluide, il projeta la lame. Le poignard était gros et encombrant, sans aucun équilibre, mais il fendit l’air comme Will le voulait, touchant le sullanciri en plein visage. Nefrai-laysh tituba, plus de surprise que de douleur puisque le manche l’avait frappé à plat, et il dégaina son épée dans un tintement. Résolu frappa l’Araignée d’Azur en pleine poitrine, ce qui l’éjecta de la table. L’Araignée chuta, mais se remit debout d’un pivotement des jambes. Il dégaina son épée, dont la lame était extraordinairement fine, et fonça sur Résolu. Le Vorquelfe para à droite à l’aide d’un coutelas et attaqua avec celui qu’il tenait de sa main gauche. L’Araignée sautilla adroitement en arrière puis contra, creusant une petite boucle d’acier sur la lame de Résolu. Corbeau dépassa Kerrigan et Orla, Tsamoc brandie. Il intercepta le coup qui aurait dû tuer la mage de guerre, puis para haut et revint piquer la jambe droite de Nefrai-laysh. Le sullancici recula rapidement, pas assez. L’épée de Corbeau le griffa, faisant jaillir une éclaboussure de sang noir qui fuma lorsqu’elle toucha le sol. — Que je saigne, que je me plaigne, c’est toi qui mourras, ma parole est loi. La créature de Chytrine attaqua, la lame cinglante comme une branche de saule pleureur. Corbeau esquiva une tentative, laissa une autre passer à gauche. Il tenta de pivoter, mais se cogna contre Kerrigan et renversa le jeune homme, qui alla percuter la table. L’attaque de Nefrai-laysh trancha les multiples couches de vêtements de Corbeau, dessinant une fine ligne rouge sur sa hanche droite. — Rien que pour toi, une cicatrice qui en coupera trois ! brailla le sullanciri. La chute de Kerrigan se révéla providentielle. Lombo s’était déjà retourné et armé de deux sacs de pièces d’or qu’il maniait comme des fléaux contre plusieurs pirates. Alexia avait tiré son épée et s’en prenait à Vionna, également loin de la table. À la gauche de Will, Dranae avait ramassé un chandelier de métal et s’en servait pour se battre contre deux pirates pendant qu’Orla, la main tournée vers un troisième, déclencha une avalanche de flammes lumineuses qui l’engouffrèrent. Le seul membre de l’équipage sans adversaire était Nacker, qui avait bondi sur la table. D’une main, il s’empara de la cloche sous laquelle se trouvait Qwc, une fourchette de service dans l’autre, prêt à le piquer. Lorsque Kerrigan se cogna contre la table, elle trembla suffisamment pour renverser nain et candélabre. Le couvercle retomba, Qwc cracha un masque de toile à la figure de Nacker puis se tourna vers Will. — Vite ! Vite ! Aide Qwc ! Des deux mains, Will agrippa le rebord de la table et se souleva pour frapper le nain des deux pieds en pleine poitrine. Nacker grogna et s’envola derrière Résolu alors que ce dernier capturait la lame de l’Araignée d’Azur entre ses coutelas avant de le repousser. Les bras tendus, Will se saisit du plat où se trouvait Qwc et le fit glisser le long de la table jusqu’à Kerrigan. Le hurlement du Spritha en plein tourbillon faillit couvrir le cri de Will. — Aide Qwc ! Le jeune voleur se remit sur ses pieds et s’empara de la cloche des deux mains avant de sauter. De toutes ses forces, il abattit le couvercle sur la tête de l’Araignée. Ce dernier grogna, puis s’effondra lorsque Will lui tomba dessus. D’une roulade, le garçon s’écarta du voleur de légende et s’accroupit, le dos contre un épais pilier de pierre. Au bout de la table, Vionna et Alexia étaient en plein duel. Leurs épées étaient de la même taille, ce qui offrait à Alexia une meilleure portée. Vionna esquivait ses fentes, mais toujours au dernier moment, et elle battit en retraite plus d’une fois, préférant perdre du terrain plutôt que du sang. Toutefois ce sacrifice lui fut rapidement fatal lorsqu’elle finit par se retrouver coincée contre un coffre débordant de pièces d’or. Elle s’assit d’un coup et Alexia se rapprocha, la lame contre sa gorge. — Rendez-vous ou mourez. Nefrai-laysh se jeta sur Corbeau selon un angle qui le maintint bloqué contre le rebord de la table. Corbeau para, mais sa lame toucha la table lorsqu’il voulut parer le coup suivant. Ce dernier l’aurait ouvert d’une hanche à l’autre si Résolu ne s’était pas catapulté d’une glissade sur les genoux pour le détourner. L’épée du sullanciri passa au travers du coutelas comme s’il n’était que fumée, puis remonta en pivot pour une attaque de haut qui découpa les trois quarts de l’autre arme de Résolu. Celui-ci lança ses deux manches contre Nefrai-laysh. D’un geste ample, le sullanciri en écarta un, le second heurtant tout de même sa poitrine. Résolu tourna les talons et recula, mais le jouet de Chytrine s’avança à l’attaque. Le Vorquelfe fit un bond en arrière, puis un autre, mais chaque coup menaçait un peu plus de le trancher en deux. Will glissa un orteil sous la garde de l’épée de l’Araignée et, d’un coup de pied, la projeta en l’air. Il se releva et la rattrapa par le fort de la lame curieusement recouvert de cuir. Quelque chose le piqua là où son annulaire et son auriculaire touchèrent le métal nu, puis il lança l’épée à Résolu. — Attrape ! L’épée ne fut pas la seule à voler. Vionna propulsa sa main droite en avant et avec elle une poignée de pièces d’or au visage d’Alexia. La princesse en écarta quelques-unes de son bras libre, mais d’autres la touchèrent. Elle recula pour les éviter ainsi que son adversaire qui l’attaquait et se prit le pied sur la chaise renversée de Vionna. Elle chuta, se cogna durement la tête contre le sol de pierre ; la reine des pirates la menaça, l’épée prête à transpercer la princesse. Elle l’aurait sans doute embrochée, mais Corbeau attrapa l’un des candélabres et se jeta en avant. La main d’attaque de Vionna se prit dans les branches. De la cire chaude lui éclaboussa le visage. Elle se retourna, et arracha le chandelier des mains de Corbeau. Il continua à avancer, lui rentra dedans et la renversa par-dessus le coffre, qui se retourna et l’ensevelit à moitié sous une pluie d’or. De la main gauche, Résolu attrapa l’épée en plein vol et contra le coup de Nefrai-laysh sans difficulté. Il remonta le poing droit, frappa le menton du sullanciri et le repoussa. La sombre créature recula en titubant et se cogna contre la table. Un sourire sauvage déformant son visage, il para l’attaque suivante de Résolu en agrippant la lame. Sous un sifflement de douleur de Nefrai-laysh, le Vorquelfe se dégagea. Du sang noir éclaboussa la table. Une demi-seconde, la mare obscure fuma, puis elle s’embrasa et du feu courut le long du bois. Nefrai-laysh gratifia l’elfe d’un bref mouvement de tête. — Un nouvel élément de la prophétie, voilà ce que tu as acquis. Avise, profites-en, car c’est un supplice qui t’attend. Telle est la vérité : mort sur le bûcher, dans le feu est né. Le sullanciri renversa la tête et se dressa sur la pointe des pieds. Sa cape se confondit avec les flammes, puis il disparut, laissant derrière lui la table incendiée et une épaisse fumée noire s’accumuler. — Résolu, besoin d’aide ici ! Corbeau avait remis Alexia debout, et la maintenait par-dessous les épaules, mais elle restait inerte. L’elfe longea la table pour la porter, tandis que Lombo et Dranae foncèrent disperser les pirates en leur coupant l’accès aux escaliers. Orla suivit, Kerrigan derrière. Il portait toujours le plat où se trouvait Qwc, fermement grippé au saphir. Will sortit aussi vite que possible, il ne s’arrêta que pour passer quelques chaînes d’or autour de son cou et ramasser une bourse de cuir dont le poids et la forme semblaient trahir la présence de pierres précieuses. Décidant de servir de garde arrière, il tira une épée parmi toutes celles qui se trouvaient dans la salle au trésor et se félicita de ne pas avoir choisi la plus ornée, mais une autre un peu plus utile. Il suivit ses compagnons dans les escaliers puis dans la cour. Les gardes à la porte ne leur causèrent aucune difficulté et Will s’interrogea jusqu’à ce qu’il voie Peri perchée sur leurs corps. La Gyrkyme rejoignit Résolu et Corbeau, qui soutenaient Alexia, et souleva les paupières de cette dernière. — D’autres mourront pour ça ! (Peri trancha l’air de ses doigts griffus.) Beaucoup, beaucoup d’autres ! — Elle a reçu un coup sur la tête, Perrine, elle s’en sortira. Tu dois emporter le fragment de la Couronne loin d’ici. De sa main libre, Corbeau désigna Kerrigan et son trésor. La Gyrkyme secoua la tête. — Je ne la quitterai pas ! — Il le faut, Peri. (La voix de Corbeau se radoucit un peu.) C’est ce qu’elle te dirait, tu le sais bien. Elle te le confierait comme elle a été confiée à ton père. — Oui, mais souvenez-vous de ce qui est arrivé aux autres Gyrkymes qui ont tenté de s’enfuir avec un élément de la Couronne. Ils sont morts à Svarskya ! Résolu acquiesça. — Mais ils n’étaient pas la fille d’Aile-de-Fer Preyknosery. À ces mots, Peri redressa la tête. — Où dois-je l’emporter ? — Où, Qwc sait où ! Le Spritha se releva et hissa le saphir sur son épaule, puis tituba jusqu’à se cogner contre Kerrigan. — Nous volons, Perrine, Qwc sait où ! La Gyrkyme prit la pierre puis plissa ses yeux d’ambre d’un air menaçant. — S’il lui arrive quoi que ce soit… — Rien du tout ! (Corbeau secoua la tête avec force.) Je te le promets. Orla tapota le dos de Perrine. — Partez, vous n’avez pas un instant à perdre. La Gyrkyme et le Spritha s’élancèrent dans le ciel, tournèrent autour de la tour une fois puis prirent la direction du sud. Ils disparurent au-delà du mur opposé. Heureux de les voir partir sans encombre, Will hocha la tête puis se tourna vers ses compagnons. — Comment on se sort de là ? Lombo lâcha un ululement si fort que Will se boucha les oreilles. Au loin, une demi-douzaine de cris identiques lui répondirent. — Bateau de Lombo. — Ton bateau ? Je ne crois pas, non. Accompagné d’une foule de pirates, Wheele traversa le tunnel à grands pas et s’arrêta à l’orée de la cour. — Orla, votre maître a détecté des traces de votre magick sur moi. Il vous envoie ses compliments. Orla s’avança, s’interposant entre Wheele et les autres. — Ne vous en mêlez pas. Il est à moi. — Il a dit que vous étiez plus courageuse qu’intelligente. Je prendrai beaucoup de plaisir à lui conter votre mort. (Avec un rire, il tira une fine baguette de sa botte droite.) Il m’a lui-même donné cette baguette pour m’en servir contre l’engeance de Vilwan ! Il la fit tournoyer entre ses doigts, puis la claqua contre sa paume et la tendit vers Orla. Un jet de flammes vertes en surgit, mais, d’un geste tranquille, elle les détourna contre le sol. Le granit prit feu, les flammes s’accumulèrent un instant, éclaboussant les murs de leurs ombres. Lentement, Orla dessina un quart de cercle, puis elle pivota sur son pied droit. Le gauche s’avança en direction de Wheele et elle leva la main correspondante. Une étincelle dorée s’envola vers lui, telle une abeille vers une fleur. Orla leva à son tour la main droite et d’un petit coup en dissémina d’autres vers le tunnel. Elles heurtèrent les parois, rebondirent, se défirent et éclatèrent, puis plurent sur les pirates. Le premier à être touché s’enflamma. Un autre qui parait une étincelle de sa hache vit la lame fondre et couler. Les pirates hurlèrent et s’enfuirent, y compris l’homme en feu. L’étincelle toucha Wheele en pleine poitrine. La tête du serpent tira la langue pour avaler la magick. Wheele frissonna un instant, puis s’enflamma. Pourtant il riait aux éclats. — Vous me rendez la tâche trop facile, Orla, tout comme il me l’avait dit ! Vous vous êtes sacrifiée pour vos amis, mais je les aurai aussi ! Wheele donna un petit coup de baguette dans sa direction et un éclair dentelé de vert lui perfora le ventre. Elle fut projetée contre Kerrigan. Elle agrippa l’assiette d’argent et la lui arracha des mains lorsqu’elle chuta à ses pieds. Kerrigan hurla de fureur et projeta les paumes vers Wheele. Une pluie d’étincelles d’or tourbillonnèrent et s’enroulèrent autour de lui. Elles se resserrèrent en un fouet de lumière éclatante qui gifla quelques-unes des flammes, mais furent pour la plupart aspirées. La magick de Wheele s’illumina plus violemment. — Un bel idiot, votre apprenti ! Il vous regarde sans apprendre. Votre magick ne peut m’atteindre. — La mienne, non, inspira-t-elle tout en le désignant d’une main tremblante. Mais la vôtre… D’un geste douloureux et saccadé, Orla envoya voler le plateau d’argent sur une vague de magick. Il tourna lentement, tranquillement, sans dériver. Au cours du vol, il prit de la vitesse et tourna de plus en plus vite, réfléchissant la lumière du feu, en direction de Wheele, du donjon et des murailles. Il se redressa au dernier moment, traversant sur la tranche la protection de feu. À cet instant, Wheele comprit le danger. Le métal rougit, puis blanchit. Il le frappa violemment puis le recouvrit tel un drap humide. Il lui coula en gouttes épaisses sur la tête et les épaules comme de la cire brûlante. Le hurlement de Wheele ne suffit pas à créer des bulles dans le métal liquide, toutefois son expression de torture le moula. De l’argent visqueux lui emplit la bouche et lui éclaboussa le corps, puis le feu prit. De la fumée noire tournoya un instant autour de lui puis disparut avec la plupart des flammes. Le corps de Wheele était agenouillé au centre de la cour, la tête penchée en arrière et figée dans un cri d’argent silencieux dirigés vers les froides étoiles. Sa baguette rebondit sur la pierre. Lombo prit Orla dans ses bras. — La baguette, la baguette, murmura-t-elle avant de perdre connaissance. Will s’en empara avant Kerrigan puis poussa celui-ci hors de la citadelle. Il résista à la tentation de dépasser le mage empâté, de même il se retint de claquer son ample fessier à coups de baguette. Il rangea plutôt cette dernière dans sa ceinture, se retourna pour surveiller leurs arrières et brandit son épée vers toutes les ombres à l’air quelque peu menaçant. Malgré ses efforts ou grâce à eux, le groupe atteignit le port sans dommages et prit rapidement la fuite. CHAPITRE 62 Kerrigan était assis sur le pont arrière du Requin blanc, les jambes croisées, et serrait un fin bâton d’ébène posé en travers de ses genoux. Il scrutait du regard le sillage lumineux, guettant tout signe de poursuite. Rien ne gênait sa vision : le garde-corps et plusieurs supports avaient été arrachés, créant une large ouverture entre la mer et lui. Il n’y avait eu aucun bateau en vue depuis qu’ils avaient quitté Port Doré, toutefois il n’osait relâcher sa vigilance. Derrière lui, les marins poussaient des grognements et se démenaient, les voiles et les drapeaux claquant au vent, tandis que le Requin filait plein est. Durant leur fuite, ils n’avaient rencontré aucune difficulté et avaient atteint l’ancien navire de Lombo assez vite. Perrine et Qwc y étaient arrivés avant eux et avaient délivré les quatre Panquis enchaînés comme des galériens. Ils avaient supprimé les hommes fidèles à Wheele et Reach, et le reste de l’équipage avait décidé avec plaisir de naviguer de nouveau sous les ordres du capitaine Lombo. Le Panqui avait porté Orla dans la plus grande cabine et l’avait allongée sur une couchette. Kerrigan l’avait suivi dans l’espoir de la guérir, mais Orla s’était réveillée assez longtemps pour le renvoyer sur le pont. — Arrêtez ces navires, Initié, ou nous sommes perdus. Sur le pont, la panique n’était pas loin. Des marins s’étaient jetés sur les bancs de galères et avaient sorti les rames pour donner de l’élan au bateau, tandis que d’autres avaient tranché les bouts d’amarrage ou descendu les voiles. Lombo avait lancé des ordres rapides d’une voix forte. L’équipage avait parfaitement réagi. Le vaisseau avait pris de la vitesse et quitté le port à la lumière de la citadelle enflammée. Kerrigan avait senti son visage s’empourprer de honte. Il avait clairement vu que le sort d’Orla n’avait pas fonctionné contre Wheele. Pourquoi avait-il présumé que le même, bien que plus puissant, marcherait ? Lorsque l’armure enchantée avait absorbé sa magick et s’en était renforcée, il avait recherché des sorts pour la contrer, étouffer le feu et Wheele, mais il y avait tant de possibilités. Et Orla qui agonisait… L’Initié s’était secoué, déterminé à réparer son erreur. Comme le Requin s’éloignait, il était monté sur le pont arrière et avait étudié les bateaux. Il s’était efforcé de retrouver son calme, d’oublier le chaos autour de lui, puis il avait préparé le sort dont il s’était servi pour détruire l’autre bateau pirate. Le Sorcière des Mers avait été sa première victime. Il ne le souleva pas, il lui fallait préserver ses forces pour s’occuper de tous les navires l’un après l’autre. Il s’empara plutôt du mât et commença à le secouer comme s’il était pris sous un vent violent. Il le ploya, d’avant en arrière, puis, d’un grand coup, lui fit traverser la quille. De l’eau surgit des percées dans la coque et le pont. Les marins s’éparpillèrent, et plongèrent dans la baie lorsque le navire commença à sombrer. Kerrigan s’occupa alors d’un autre, plus grand, puis d’un troisième, dont il arracha les gouvernails, et cassa les mâts, écrasant les bancs de rameurs et détruisant les avirons. Puis il referma le poing droit et le cogna contre sa jambe. À chaque coup, un bout de la jetée explosa, chassant les marins à l’intérieur des terres. Sa dernière attaque, à travers des yeux remplis de larmes, avait brisé le garde-corps. Lombo lui avait saisi le poing avant qu’il puisse abîmer encore plus le bateau et avait tenu bon jusqu’à ce que la fureur de Kerrigan disparaisse, et avec elle son énergie. Les sanglots le secouaient tandis que Lombo le portait en cale et le déposait sur une chaise près d’Orla. Kerrigan avait bien envie de dormir mais il ne s’y autorisa pas. Au lieu de cela, il se releva et lança un sort de diagnostic sur son mentor. Il en retira une impression de brûlure sévère, semblable à celle qu’on pouvait créer avec un sort d’éclair. Kerrigan avait dressé le même diagnostic sur un lapin touché par un tel sort et senti le même dommage. Il aurait pu la guérir mais, avant qu’il commence, Orla entrouvrit les yeux. — Non, Kerrigan. Il cligna des paupières. — Je veux vous soigner. — Non. Vérifiez encore. Il y a des traces de magick. Kerrigan lança un autre sort, celui dont il se servait pour détecter la magick, et en trouva bien un résidu. Il en fut surpris, car un sort de combat tel que l’éclair n’aurait pas dû laisser de marque derrière lui. À moins d’un enchantement. Il passa à un sort d’expertise médicale, qui sondait à quelque degré. Il servait à tester les limites d’un enchantement. Les chercheurs de Vilwan l’utilisaient pour déchiffrer la nature de ce même enchantement sur différents objets. Kerrigan eut alors immédiatement le sentiment que deux sorts coexistaient. L’un, en activité, empoisonnait lentement Orla. L’autre se cramponnait au premier à l’aide de lianes silencieuses. Ce qui le surprenait, c’était qu’il dégageait si peu de présence qu’il avait failli le manquer. Il aurait certainement échappé à un mage moins talentueux. Kerrigan se redressa et réfléchit un instant, puis plus longuement. Tout comme le bouclier de Wheele a dévoré mon sort pour augmenter le sien, se pourrait-il que celui-là agisse de la même façon avec le premier, accélérant la mort d’Orla ? Il aurait voulu faire quelque chose, mais ne savait pas quoi. Il lui saisit les mains. — Orla, vous devez m’aider. Sinon vous mourrez. Le visage gris et tendu, elle grimaça. Ses paupières ne firent que s’entrouvrir. — Je mourrai de toute façon. (Les mots sortirent d’une traite, sa poitrine se soulevant et se rabaissant rapidement.) Lorsque vous m’avez soignée, vous êtes allé plus loin, non ? Kerrigan hocha lentement la tête. — Rien de difficile. De la couture. Orla esquissa un sourire. — C’est pourquoi je ne suis pas encore morte. — Pardon ? — Heslin savait qui les chasserait, lui et les siens. Elle marqua une courte pause, ses paupières se refermèrent. Son corps fut secoué d’un nouvel éclair de douleur, mais elle pressa la main de Kerrigan. — La baguette a lu ma magick, a modifié le sort. Heslin aimait la subtilité. Il l’a taillée pour me tuer. Mais je ne suis plus tout à fait moi, grâce à vous. — Je vous changerai encore plus. Il y a deux sorts, un qui vous empoisonne, l’autre qui dissimule le premier. (Kerrigan sourit, s’efforçant de prendre un ton assuré.) Tout ce que j’ai à faire, c’est les séparer puis supprimer le premier. Orla ferma ses yeux marron, puis confirma. — Certes, mais vous ne pourrez pas. — Il le faut. Je peux y arriver. Sans rouvrir les paupières, elle secoua la tête. — Kerrigan, vous n’êtes pas fait pour ce type de travail. Ils ont fait de vous une massue. Nous aurions besoin d’une aiguille. — Je sais, je prendrai la baguette. — Non ! Son cri catégorique l’affaiblit. Une toux la secoua. —Non. — Mais elle a lancé le sort, elle devrait m’aider à l’inverser ! — Non. (Elle libéra ses mains.) Retournez sur le pont. Arrêtez les pirates. Faites tout votre possible. Envoyez-moi Résolu. Décontenancé et un peu blessé, Kerrigan quitta la cabine de Lombo et rejoignit celle d’à côté. Peri, Résolu et Corbeau s’étaient rassemblés autour de la couchette où reposait Alexia. Il attendit dans l’encadrement de la porte puis fit signe à Résolu. — Magister Orla vous demande. Le Vorquelfe quitta la pièce ; néanmoins il n’y avait toujours pas assez de place pour Kerrigan, s’il avait eu l’intention d’entrer. Il se contenta de regarder Alexia, allongée avec un chiffon ensanglanté autour de la tête. Contrairement à Orla, elle avait l’air paisible et sa peau respirait la bonne santé. Elle n’agonise pas, elle. Résolu passa la tête hors de la cabine de Lombo et appela Corbeau. Ce dernier se leva, de toute évidence à contrecœur, les vêtements rougis par son propre sang, les épaules recouvertes de celui d’Alexia. Il se glissa entre Kerrigan et la porte, avec un léger sursaut lorsque sa blessure effleura le ventre de l’Initié. Kerrigan lui attrapa l’épaule droite. — Je peux vous la soigner. — J’en suis certain, mon garçon, mais occupe-toi plutôt d’Alexia. (Corbeau lui adressa un sourire sans joie.) Sur moi, une cicatrice de plus n’a aucune importance. Sous l’œil attentif de Perrine, Kerrigan lança le même sort de diagnostic que sur Orla. Alexia avait reçu un bon coup sur la tête, mais son crâne était intact. Avec plaisir, il prit sur lui la douleur de sa guérison, de la reconstruction de son cuir chevelu, une punition pour avoir failli envers Orla au moins deux fois. Dans le noir, il retourna à son poste sur le pont arrière. Il prit un morceau du garde-corps arraché et le lissa de ses mains. Surveillant la mer, travaillant sans se presser, il redessina le bois par magick. Une fois de plus, il recréa le bâton d’Orla puis s’assit là, le caressant. Au lever du soleil, lorsque la lumière orange éclaboussa le pont et allongea son ombre sur la mer, les yeux de Kerrigan le brûlaient. Il aurait volontiers dormi mais continuait à se le refuser. Il n’avait pu sauver Orla, alors il pouvait au moins honorer le dernier ordre qu’elle lui avait donné. Des pas résonnèrent derrière lui. — Kerrigan… — Je n’ai pas le temps de vous soigner, Corbeau. — Pas besoin, je te remercie. Résolu m’a recousu pendant que nous discutions avec Orla. Elle veut te parler. Kerrigan pivota sur ses genoux et trouva Corbeau accroupi là, la main levée pour l’arrêter. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Elle voulait d’abord que je te parle. À propos de la baguette. L’Initié renifla. — Que pourriez-vous en savoir ? Corbeau appuya les coudes sur les genoux. — Rien sur cette baguette, mais sur Heslin et Chytrine, bien trop. Autrefois, Nefrai-laysh s’appelait Bosleigh Norrington. La dernière fois que Chytrine a envahi le Sud, il a acquis une épée du nom de Temmer. Elle l’a rendu invincible au combat et, comme tu l’as vu là-bas, il avait bien besoin de cette assistance. Sans une arme ensorcelée, il ne pourrait résister ni à Résolu ni à moi. » Aussi puissante que soit Temmer, celui qui la brandit paie un prix terrible. Lentement, elle l’envahit, le contrôle, pour en fin de compte le détruire. D’après cet exemple, Heslin aurait pu sans difficulté inclure de telles protections dans la baguette. Si tu y réfléchis, ce serait un frein parfait pour tout apprenti trop ambitieux. Kerrigan hocha lentement la tête. — Un piège pour moi ? — C’est ce qu’elle craint. L’Initié frappa du poing d’un air rageur. — Si j’avais été plus rapide, si j’avais été plus intelligent, il ne l’aurait jamais touchée ! Kerrigan cogna de nouveau le pont, puis se laissa tomber sur le bâton et se mit à pleurer. Un choc le secoua lorsque Corbeau l’agrippa par les épaules et le hissa contre une part solide du garde-corps. — Écoute-moi, Kerrigan, écoute-moi très bien. Si tu te sens coupable des blessures d’Orla, de sa mort, tu rends son sacrifice moins héroïque. Tu l’as vue s’avancer pour affronter Wheele. Tu as entendu ce qu’il a dit, c’est ce sacrifice qui l’a condamnée. Elle savait ce qu’elle faisait depuis le début. Te sentir coupable, c’est déshonorer la noblesse de son geste. Kerrigan baissa la tête. — Je ne ferais jamais une chose pareille. — Très bien. Maintenant, regarde-moi, mon garçon, droit dans les yeux, regarde-moi. Le regard de Corbeau brûlait et la cicatrice sur son visage était blême. — Nous faisons tous des erreurs, certains plus que d’autres, mais nous en faisons tous. J’ai cru comprendre que tu as toujours été protégé des conséquences des tiennes. — Je n’en fais pas ! Kerrigan se souvint du poids du sac de farine lui écrasant la poitrine et des coups de pied et de poing des gamins d’Yslin. — Pas beaucoup en tout cas. — Tu es très loin de Vilwan, Kerrigan. Ici, les erreurs font mal, les missions ont un prix. Orla est grièvement blessée et pourrait mourir, nous aurions tous pu mourir, mais nous avons privé Chytrine d’un fragment de la Couronne du Dragon. À Svoin, elle a perdu un sullanciri, et ses alliés pirates ont détruit une grande partie de sa flotte. Je ne sous-entends pas que la vie d’Orla vaut si peu, mais même elle est heureuse des dommages que nous avons causés. » Mon garçon, ce que je cherche à te dire, c’est que nous apprenons de nos erreurs. Il le faut. Essaie de réfléchir à ce que tu aurais pu mieux faire, puis tires-en une leçon. J’ai besoin que tu le fasses. Nous avons tous besoin que tu le fasses. (Corbeau lui tapota la poitrine du doigt.) Tu as besoin de le faire, pour nous, pour Orla, oui, mais surtout pour toi-même. Kerrigan ferma les yeux et fronça les sourcils, sentant la dureté du bois sur sa peau. Quelques-unes des paroles de Corbeau le touchaient. La plupart d’entre elles en fait, malgré la peur qui secouait Kerrigan de perdre son dernier lien avec Vilwan. L’Initié hocha lentement la tête puis leva les yeux. — Vous disiez qu’elle voulait me voir ? Corbeau acquiesça avant de reculer, accroupi, et de tendre le bâton à Kerrigan. Il le prit et redescendit sur le pont principal, puis emprunta l’escalier qui menait à la cabine de Lombo. Il y trouva Orla à demi réveillée, murmurant quelque chose au Spritha, assis sur son oreiller. Qwc inclina la tête puis s’envola hors de la cabine. Lorsque Kerrigan tira une chaise, Orla lui sourit. — Vous voilà. — Oui, je vous ai apporté ceci. Il posa le bâton sur le lit près d’elle et l’entoura de la main gauche d’Orla. — Comme neuf. — Je vous remercie. Ses lèvres mimèrent les mots, mais ils n’étaient que l’ombre d’un murmure. — Corbeau m’a raconté pour la baguette. Je comprends. — Très bien. Vous devez me promettre… — Je promets de ne pas m’en servir. — Oui, cela. Autre chose aussi. — Pardon ? Orla resta immobile une trentaine de secondes, respirant fortement, puis fit un geste du menton. — Vous ne devez pas retourner à Vilwan. Il secoua la tête. — Je ne comprends pas. — Promettez-le-moi. — Je le promets, mais pourquoi ? Elle continua comme s’il n’avait pas posé de question. — Suivez Corbeau. Suivez Résolu. Promettez-le-moi. — Je vous le promets. (Il recouvrit sa main gauche de la sienne.) Dites-moi pourquoi. Orla se tourna vers lui. Une expression de souffrance lui traversa le visage, mais Kerrigan sut que celle-ci n’avait rien de physique. — Il existe des destinées, Kerrigan. Celle de Will a été écrite par la prophétie. Celle d’Alexia dans le sang. La vôtre a été forgée. — Forgée ? (Il hésita.) Forgée comme par un forgeron, martelée de fer ? ou forgée, comme si elle était fausse, mensongère, une mascarade ? — Ceux qui l’ont créée penseraient à la seconde définition. (Elle secoua légèrement la tête.) Mais je sais qu’il s’agit de la première. La peur fait que Vilwan vous détruirait désormais. Cela ne peut arriver. — Mais pourquoi feraient-ils une chose pareille ? — Ils désiraient que vous soyez beaucoup de choses. Vous pouviez être n’importe laquelle d’entre elles, mais pas toutes. (Son sourire retomba.) Pour le salut du monde, tu dois être toi-même. Il y a beaucoup de choses que tu sais faire. Tu dois décider de celles qui sont nécessaires. Orla ferma les yeux et sa respiration se régula, tout en restant faible et difficile. Kerrigan resta à ses côtés et succomba lentement à la fatigue, même si son sommeil ne fut ni très profond, ni réparateur. Chaque fois qu’il se réveillait, il la regardait, dans l’espoir de la voir en meilleure santé, mais, de toute évidence, elle les quittait. Le Requin avait vogué plein est depuis leur départ de Wruona. Qwc avait quitté le bateau à tire d’aile afin d’atteindre Loquellyn quatre heures avant eux. Il portait un message pour les Loquelfes, qui envoyèrent un vaisseau à leur rencontre. À bord se trouvaient deux des meilleurs guérisseurs de Rellaence. Ils sortirent Kerrigan de son sommeil et le chassèrent de la cabine avant de se mettre au travail. Kerrigan bâilla et tituba dans la coursive pour aller vérifier qu’Alexia se portait bien. Perrine, qui l’avait veillée, était à présent étendue sur le lit, enroulée dans une couverture, tandis qu’Alexia était assise sur une chaise dans un coin. Elle lui sourit. — Je vous dois des remerciements, Initié Reese. J’ai reçu bien des coups sur la tête, mais je n’avais jamais guéri aussi vite. Il haussa les épaules. — Je suis heureux d’avoir pu aider quelqu’un. Un hurlement suraigu résonna dans la cabine de Lombo. Une vague de sorcellerie s’en échappa et le griffa. Il eut l’impression qu’une lame de feu éthérée lui découpait le ventre, elle lui paralysa les jambes et il chuta inexorablement dans la coursive. Il frissonna, trembla, puis serra ses mains l’une contre l’autre pour faire cesser les convulsions. Alexia bondit de son lit et le dépassa, rejoignant Corbeau et Résolu derrière deux marins du pont supérieur. Du coin de l’œil, entre leurs jambes, Kerrigan vit que l’un des Loquelfes était tiré hors de la cabine. Ses membres semblaient complètement raides, comme s’il était mort depuis longtemps. L’autre sortit en titubant. Résolu le rattrapa et l’entraîna sur le pont. Alexia revint aux côtés de Kerrigan au moment où les sensations revenaient dans les jambes de celui-ci. — Comment allez-vous ? — Aidez-moi à me lever. Je veux la voir. Il s’appuya contre le pont et la cloison, essayant de se mettre debout, mais la douce pression des mains d’Alexia sur ses épaules le maintint à terre. — Je vous en prie, je dois la voir ! — Non, Kerrigan. Vous ne devez pas la voir ainsi. Elle ne le voudrait pas. Peri, aide-moi. Alexia lui prit un bras, la Gyrkyme l’autre, et elles le tirèrent jusqu’à la couchette encore tiède. Elles le forcèrent à s’allonger, sans se soucier des grincements de protestation des cordages et de l’armature du lit. — Restez ici et dormez, Kerrigan. Rêvez d’Orla et de tout ce qu’elle vous souhaitait, de tout ce qu’elle attendait de vous. (Alexia leva les yeux vers Peri.) Ne le laisse pas se lever. Assieds-toi sur lui s’il le faut. Peri acquiesça et repoussa Kerrigan sur le lit sans difficulté alors qu’il faisait une faible tentative pour se redresser. — Ne bouge pas. Si je dois choisir entre décevoir ma sœur ou te blesser, tu sais quelle sera ma décision. Kerrigan hocha la tête et se laissa retomber sur le lit, découvrant sa tiédeur chaudement accueillante. La couverture dont Perrine le recouvrit avait une odeur exotique qu’il chercha à identifier pour se distraire. Bientôt sa concentration s’émoussa et, de nouveau, le sommeil s’empara de lui. CHAPITRE 63 Si cette attaque nocturne offrait un avantage, décida Markus Adrogans, c’était celui de dissimuler l’état déplorable de Svoin. La raison pour laquelle personne n’avait regardé derrière les volets des fenêtres était aussi simple qu’horrible. En tout premier lieu, il ne restait que très peu d’habitants dans la ville. En deuxième lieu, ceux qui étaient encore présents souffraient d’une faim épouvantable. Enfin, durant toute une génération, ils avaient appris que leur vie dépendait de leur habileté à ne pas se faire voir. Les hommes qu’ils avaient délivrés des mines étaient suffisamment loin de Svoin pour n’avoir aucune idée des véritables conditions d’existence à l’intérieur. Les Vorquelfes ne s’étaient pas étendus sur le sort des humains de la ville. Selon toute apparence, ils avaient sciemment laissé croire à Adrogans et à ses semblables qu’ils n’étaient pas mieux lotis. La réalité pure et simple, comme ils le découvrirent, c’était que le plus malheureux des Vorquelfes était beaucoup, beaucoup mieux loti que presque tous les humains de Svoin. Adrogans devina que Chytrine avait ordonné ce traitement de faveur afin de susciter de la rancœur parmi les humains. Les Vorquelfes de Svoin avaient miné cette politique en aidant les hommes quand ils le pouvaient : ils ressentaient profondément la dette qu’ils leur devaient du temps de l’évacuation de leur terre d’origine. Toutefois, cette omission était compréhensible car même Adrogans y aurait réfléchi à deux fois avant de risquer autant pour sauver si peu. Autrefois, Svoin avait abrité vingt-cinq mille âmes, ce qui en faisait la plus grande ville du Sud. Elle profitait du commerce avec la Jerana, et les collines avoisinantes produisaient de merveilleux vins et du minerai de fer. Le lac constituait aussi une grande source d’approvisionnement. Les fermages situés non loin de là ajoutaient à ces vivres en échange d’objets d’artisanat. En amont et en aval, les fleuves permettaient les échanges commerciaux, qui étaient alors florissants et apportaient à Svoin la prospérité. Après un quart de siècle passé sous le joug des Aurolanis, la population s’était réduite à cinq mille personnes, les mieux traités étant les pêcheurs. Le lac fournissait encore une bonne réserve de poissons, qui étaient devenus l’alimentation de base, à laquelle s’ajoutaient des algues et quelques céréales cultivées dans les champs par des esclaves. Adrogans avait fait le tour de la ville et partout il n’avait vu que des êtres aux yeux creusés, moins couverts de haillons que de plaies. Un homme grattait une croûte à l’en faire saigner et refusa d’être aidé lorsque Adrogans ordonna à l’un des Zhusks de le soigner. — Non, seigneur, avait-il dit, les baragouineurs, nous autres pleins de croûtes, on est pas à leur goût. Cette déclaration lui avait fait froid dans le dos et, l’espace d’un instant, il avait vu ce que la ville représentait pour les Aurolanis. Ce n’était pas un rassemblement de personnes, un centre de commerce et d’industrie comme il l’aurait considérée s’il avait envisagé de la prendre. Non, pour eux, elle n’était qu’un grand entrepôt. Ils pouvaient à loisir y massacrer les humains, les torturer, les dévorer, créant la peur à mesure des disparitions. Les regards craintifs qu’il avait croisés lorsqu’il parcourait la ville lui en avaient dit bien plus long que les habitants auraient voulu. De toute évidence, ils avaient dû faire des choses monstrueuses pour survivre. Comment aurait-il agi si des baragouineurs étaient descendus dans sa rue à la recherche de nourriture ? Aurait-il caché sa famille ? Évidemment. Aurait-il détourné leur attention sur quelqu’un d’autre ? Pas de façon active. Il espérait que Kedyn lui aurait accordé le courage de ne pas y succomber. Mais de façon passive ? Et, forcé de choisir entre sa mère et un frère ou un frère et un beau-frère, comment aurait-il réagi ? Heureusement, le général n’avait jamais eu à prendre ce type de décision. Il savait que cela aurait été une blessure mortelle, confirmée par la souffrance profondément ancrée dans les visages, même ceux de quelques enfants. Mais il ne doutait pas qu’il existait également des histoires d’actes héroïques, de parents s’offrant à la place de leurs enfants, de petites poches de résistance, même éphémères, dont les membres s’étaient révoltés. D’après lui, on surévaluait le principe de mourir plutôt que d’être déshonoré, mais, ici, mourir pour échapper à l’horreur de Svoin était une option sensée, dans un monde où, en toute certitude, l’espoir n’avait pas régné depuis le départ du roi Augustus pour la Jerana. Le général Caro émergea du bâtiment que la Garde à cheval alcidaise avait réquisitionné comme quartier général. — M’accorderiez-vous un instant, général ? — Je venais vous voir, Turpus. Avez-vous terminé votre inspection ? Le grand homme soupira profondément. — Il n’y a aucun magasin de nourriture digne de ce nom. Les Aurolanis semblaient croire que seul un régime de famine empêcherait les gens de se révolter. Les bateaux ne possèdent qu’un nombre limité de filets. Nous les avons sortis pour pêcher le plus possible et nous ferons fumer une bonne partie du poisson, mais cela ne suffira pas. Adrogans hocha la tête. — Qu’en est-il du plan d’envoyer des équipes de cueillette dans les collines ? Cela fait des années que les vignes sont à l’abandon, mais le raisin pousse toujours. Nous l’avons constaté en arrivant. — Le principe est bon, mon général, mais ce seront nos soldats qui s’en occuperont. Porter une grappe de raisin est au-delà des forces de la plupart des habitants. Quant à ceux qui pourraient travailler, ils sont terrifiés à l’idée de voir les baragouineurs revenir. Sans les Vorquelfes, nous n’aurions même personne pour seulement envisager de sortir. Eux, ils sont tous partants. (Caro secoua la tête.) Je proposerais bien de les évacuer en Jerana, mais ils ne tiendront pas. Je ne suis pas sûr non plus que passer l’hiver ici soit possible. Je vous le dis tout net, je n’aime pas cet endroit. Adrogans sentit un frisson lui parcourir l’échine. — Je vous avoue qu’il m’a toujours fait un peu froid dans le dos. Mais vous avez raison, nous ne pouvons les déplacer. Je pense en revanche que les rassembler tous dans une seule section de la ville, afin d’améliorer la distribution de nourriture et le stockage, est une bonne idée. Beal et ses compagnons y travaillent actuellement. Voilà le plan que je veux utiliser. Un Faucon guerrier marron et blanc atterrit dans la rue devant le général Adrogans, replia ses ailes et s’inclina. — J’apporte des nouvelles, mon général. — Qu’y a-t-il, Lansca ? Le Gyrkyme leva ses grands yeux d’ambre. — Un cavalier arrive par le nord-est. Il porte le drapeau de la trêve, c’est un Aurolani. — Comment le savez-vous ? Est-il baragouineur ou vylaen ? — Il est d’apparence humaine, mon général, mais il chevauche un étalon de feu qui vole sur des ailes de dragon. Caro et Adrogans échangèrent un coup d’œil. Le commandant de la cavalerie alcidaise sourit. — Voulez-vous un peu de compagnie quand vous le rencontrerez ? — Qu’est-ce qui vous fait croire que je serai assez naïf pour rencontrer un sullanciri avec un drapeau de trêve ? — Je ferais de même, à votre place. — Et vous voudriez un compagnon ? Caro lâcha un rire semblable à un aboiement. — Oh oui, très fort avec une épée magicke ! Comme nous n’avons rien de tel en ces lieux, je me propose comme triste remplaçant. Adrogans donna son assentiment, regrettant momentanément d’avoir donné l’épée de Malarkex à Alexia. — Je vous attendrai à la porte est. Caro le salua et courut aux écuries. Adrogans se retourna et fit un mouvement de tête à Lansca. — Merci pour ces informations. Trouvez-moi Beal mot Tsuvo et dites-lui où le général Caro et moi-même nous dirigeons. Il n’est pas nécessaire de nous accompagner. Qu’elle transmette la nouvelle à Gilthalarwin et aux autres commandants, puis qu’elle se prépare à défendre la ville. Le Gyrkyme hocha la tête. — Et Phfas ? Adrogans sourit. — Je le soupçonne d’attendre déjà à la porte. Le Faucon guerrier s’élança dans le ciel, dégageant le passage devant Adrogans. Celui-ci donna un petit coup de talon à son cheval et traversa Svoin. Il était venu ici, autrefois, lorsqu’il était enfant. Ce n’était encore qu’une immense ville étrangère, dont le marché regorgeait de couleurs, de sons et d’odeurs, surtout d’odeurs. Ma mère m’avait acheté du gingembre confit. Il sourit intérieurement, souhaitant un peu de gingembre pour calmer sa nausée. Comme il s’en était douté, Phfas se trouvait à la porte, sur une carriole décrépite tirée par un âne. Ils gardèrent le silence en attendant Caro, puis tous trois sortirent de la ville et traversèrent le champ de bataille. Les machines de siège avaient depuis longtemps été abattues pour nourrir les feux, mais les blessures qu’elles avaient creusées dans la terre étaient toujours là. Phfas indiqua le nord-est, où un cavalier et un cheval de feu formaient de petits cercles dans la zone où s’étaient trouvées les bannières aurolanies. À l’exception des flammes, la monture n’avait rien de particulier hormis ses sabots qui flottaient à un mètre au-dessus du sol. Adrogans ne détecta aucun signe d’ailes de dragon, mais il s’imaginait qu’une créature de feu pouvait adapter son corps à ses besoins. Il vit en revanche le drapeau de trêve. Phfas leva un chiffon majoritairement blanc en haut d’un bâton. Bien que le cavalier n’ait pas l’air de regarder dans leur direction, dès que leur drapeau fut dressé, il fit tourner sa monture et galopa dans leur direction. Il était un peu déconcertant de voir que, même si les sabots ne touchaient pas la terre, celle-ci volait derrière lui comme si elle était creusée par le cheval. De petits feux de broussailles marquaient son passage. Caro lui jeta un coup d’œil. — Vous connaissez l’histoire ? Adrogans hocha la tête. — Ce serait Nefrai-kesh, autrefois Kenwick Norrington. Svoin devait se placer plus haut que prévu dans les plans de Chytrine, si elle envoie le roi de ses sullanciri pour la disputer. — Peut-être que la mort de Malarkex a attiré son attention. — Peut-être. Le Lancier Noir tira sur ses rênes, mettant son cheval à l’arrêt. L’animal renâcla et une vague de chaleur souffla sur Adrogans, sans pour autant chasser le frisson qui le parcourait. Le cavalier, dont la cape et le capuchon enflammés avaient été taillés dans la chair d’un grand temeryx, les salua une fois de la tête, puis planta sa hampe dans le sol. Le drapeau frissonna, laissant échapper de la chaleur. — Je suis Nefrai-kesh, venu de la cour de Chytrine. Ma maîtresse m’ordonne de vous féliciter pour votre conquête de Svoin. À l’instar de ceux des Vorquelfes, les yeux du sullanciri ne possédaient aucune pupille visible, mais étaient teintés d’un mélange de bleu et de blanc, comme de petits nuages légers traversant un ciel d’hiver. — J’ajouterai pour moi-même que votre supercherie fut des plus impressionnantes, général Adrogans. Malarkex a envoyé une partie de ses troupes à la poursuite de votre armée mythique et cette dernière est venue ici trouver la mort. Adrogans hocha la tête. — Merci. Vous êtes donc ici pour négocier les termes de la reddition de Svarskya ? Nefrai-kesh garda le silence un instant. Adrogans vit une lueur briller dans ses yeux, comme s’il essayait de se souvenir de ce qu’était l’humour, de se rappeler l’ironie. Puis il secoua simplement la tête. — Seriez-vous en mesure d’y faire parvenir vos forces en une semaine, cela se pourrait, oui, mais les renforts sont déjà en route. Je suis ici pour vous dire que je ne vous empêcherai pas d’évacuer la ville. Le général jeranais ne put cacher sa surprise. — Voilà qui est des plus généreux. Incroyablement généreux, même. — Je vous donne ma parole. — Vous comprendrez que je ne l’accepte pas. — Oui. Celui qui trompe déteste être trompé. (Nefrai-kesh hocha lentement la tête.) Eh bien, faites comme vous l’entendez. Je vous accorde ceci : vous ne verrez aucune troupe aurolanie approcher d’ici jusqu’au printemps. Le bassin de Svoin est vôtre pour l’instant. Le printemps venu, la ville vous sera reprise. Caro fronça les sourcils. — Pardonnez-moi, mais cela n’a aucun sens. Nous pouvons renforcer et nous renforcerons la ville. Chytrine peut bien penser que nous lui ravitaillons un garde-manger, elle le trouvera très difficile à ouvrir. Le sullanciri renifla. — Nul d’entre vous n’est atteint d’idiotie. Quel objectif croyez-vous que Svoin a servi ? Quel objectif croyez-vous que la ville serve ? Vous nous avez coûté trois mille soldats et un sullanciri. Ce dernier fut un coup dur, mais les autres ? Ils ne représentaient qu’une fraction des partisans que nous avons rassemblés. Et vous, qu’avez-vous gagné sinon cinq mille bouches qui ne peuvent se nourrir seules ? Apportez vos vivres. Amenez vos troupes, vos charpentiers et vos maçons, vos marchands et vos exilés. Ce qu’ils verront leur retournera l’estomac. » Chacun d’entre eux envisagera le sort de sa famille lorsque nous viendrons nous emparer de leur ville d’origine. Peut-être ne capitulerez-vous jamais : vous êtes des soldats, des guerriers. Mais les marchands qui paient des taxes ? les petits nobles ? les autres personnes d’influence, lorsqu’on leur donnera le choix entre cette non-vie ou négocier la paix, que feront-ils ? Vous avez eu la victoire, mais elle n’est qu’un nid de vipères. Si nous vous avions vaincus, notre objectif aurait été atteint. La défaite l’a tout autant fait. Tout ce qu’Adrogans avait pensé sur la façon dont lui aurait agi lui revint en mémoire. Il ferma une seconde les yeux, puis frissonna. Enfin, il les rouvrit et durcit sa voix. — Mais nous avons bien gagné, Nefrai-kesh. Nous avons tué un sullanciri. Voilà qui donnera du courage à nos compatriotes. Et nous avons Svoin. — Non, Markus Adrogans, vous n’avez pas Svoin. Lentement, Nefrai-kesh avança sa main gantée pour englober toute la ville. — Comment la ville nous servira, nous en avons discuté. Et, général Caro, votre définition de Svoin en tant que garde-manger n’est pas incorrecte. Elle est aussi incomplète. — Poison ! cracha Phfas. — Oui, petit Zhusk, empoisonner était notre objectif. Nous empoisonnons l’âme des gens, mais aussi l’âme de la ville. Le sullanciri leva la main droite et écarta les doigts. Ils se recourbèrent juste un peu, comme s’il tâtonnait à la recherche d’un élément éphémère. Il le trouva et referma le poing. Tirant violemment en arrière, il rapporta de Svoin quelque chose d’éthéré. Adrogans vit la ville entière miroiter un instant, comme un mirage. Quelque chose de fin et de blanc sortit en flottant de la ville. Cela se transforma d’abord en une jeune femme magnifique d’un blanc éclatant. Néanmoins, elle vieillit rapidement et prit la couleur d’un nuage orageux. Sa bosse de douairière la força à regarder vers le bas et elle se déplaça avec moins de stabilité qu’une charrette dont la roue serait cassée. — Oui. (Le sullanciri s’exprima dans un sifflement furieux.) Voici le weirun de Svoin. Ce qui fut autrefois fier est tombé, tout comme le seront tous ceux qui s’opposeront à Chytrine. Vous avez votre victoire, général Adrogans, mais vous n’avez rien gagné. Vous ne pourrez guérir Svoin avant le printemps. Son esprit est brisé, à l’article de la mort. Comme l’est la ville. Et toute tentative de changer la situation échouera. Nefrai-kesh ouvrit le poing, et le weirun se dissipa en un brouillard grisâtre qui retourna se réfugier à l’intérieur de Svoin. Adrogans ne put réprimer le frisson causé par la caresse glaciale de son passage. La peau de Phfas s’était teintée de vert et Caro avait pâli. Le sullanciri fit pivoter sa monture et trotta sur plusieurs mètres avant que les flammes grandissent et que les ailes de dragons jaillissent. Il s’éleva dans les airs puis se retourna pour leur jeter un salut. — Le printemps venu, nous nous affronterons, avec nos armées, nos armes, l’Okrannel en récompense. Je me réjouis de ce duel. Adrogans ne répondit pas, mais lui rendit son salut. En silence, il regarda le Lancier Noir s’élever dans le ciel et se diriger en direction du nord vers Svarskya. Il cracha dans cette direction puis fit avancer son cheval et donna un coup de pied au drapeau. — Il n’est pas le seul à s’en réjouir, gronda Caro. — Ce n’est pas mon cas. Les yeux écarquillés, Caro se tourna vers Adrogans. — Non ? — Non. Nous venons de voir que notre ami ne sera rien d’autre qu’un mauvais perdant. Caro se passa les doigts dans ses cheveux blancs. — C’est vrai. Il a raison quant à Svoin. Nous ne pouvons rien pour elle. Adrogans acquiesça. — Je suis d’accord. Ce qui ne nous laisse qu’une chose à faire. — Je ne vous suis pas. — Et cela vous fait honneur, général Caro. (Adrogans se retourna pour regarder la ville.) Une chose simple mais difficile. Tout ce qu’il nous reste à faire pour Svoin, c’est l’incendier. CHAPITRE 64 Lorsque les cris avaient surgi de la cabine du capitaine, Will se trouvait dans les haubans, depuis lesquels il examinait le vaisseau loquelfe. Il avait glissé sur le pont à temps pour voir Résolu et les marins tirer les Loquelfes au soleil. Le premier était devenu gris et sa peau était couverte de squames, dont les débris jonchaient le pont. Il tremblait beaucoup et avait retroussé les lèvres, exposant ses dents en une grimace aussi éloignée que possible d’un sourire. L’autre Loquelfe arrivait à bouger, mais ses mains s’étaient contorsionnées et figées en forme de griffes. Tous deux étaient noircis, peut-être même brûlés : aux yeux de Will, ils avaient bien l’air de branches carbonisées. Le voleur aurait parié que le premier Loquelfe était mort ou presque, une surprise pour lui, car il ignorait que les elfes pouvaient mourir. Le second semblait souffrir affreusement. Résolu le força à s’asseoir et le Loquelfe laissa retomber ses avant-bras sur ses genoux pliés, des larmes silencieuses inondant son visage. Will se tourna vers Corbeau. — Et Orla ? Corbeau se contenta de secouer la tête. Il fit signe au vaisseau amarré le long du Requin blanc. — Vous devez les ramener, les renvoyer à Rellaence. Faites vite, nous ne pouvons les aider ici. Une demi-douzaine de marins sautèrent de leur vaisseau à celui du pirate. En voyant l’état des magickants, les deux premiers hésitèrent, puis un officier s’avança et donna des ordres en elfique. Il posa une question à laquelle Résolu répondit. L’officier parut surpris lorsque Corbeau confirma le commentaire du Vorquelfe. L’officier et son équipage transportèrent les deux magickants sur leur galère. Will eut l’occasion d’étudier le navire dont la ligne de flottaison était plus basse et qui tenait plus du requin que d’un navire humain. Il était construit dans du bois d’argentier, dont Will avait déduit la rareté grâce au prix qu’on exigeait d’une petite boîte fabriquée dans cette matière. Il n’en avait jamais eu entre les mains, mais entre humains il y avait de bonnes affaires à faire avec les objets elfiques, alors Marcus les avait toujours incités à se tenir aux aguets concernant ces choses. Le vaisseau en argentier avait un bélier solide à la proue, qui descendait jusque sous la ligne de flottaison. Les ponts montaient avant de s’aplatir, à l’exception du gaillard d’avant surélevé. Le pont principal possédait des bancs pour rameurs, alors qu’il n’y avait pas d’avirons, ni aucun endroit pour les ranger. Le mât unique était planté à égale distance des gaillards d’avant et d’arrière, et la poupe fuselée pointait en retrait et vers le bas. Will ne vit aucun safran, alors que le gouvernail était bien visible sur le gaillard d’avant. Comment le bateau se déplaçait-il, il n’en était pas certain, mais des rameurs souquaient ferme pour le déplacer et le vaisseau laissait derrière lui un sillage bien marqué. Les Loquelfes leur avaient laissé un pilote pour les guider jusqu’à à Rellaence. Will se demanda si la terre des elfes était semblable à Gyrvirgul, dans le sens où personne ne pouvait trouver la cité sans y être invité. Cette pensée lui sembla logique jusqu’à ce qu’il se rappelle que les Aurolanis avaient conquis Vorquellyn. Il était pourtant évident qu’aucun Vorquelfe n’avait dû guider les troupes de Chytrine sur les rivages de l’île. Mais cela dit, si quelqu’un l’a fait… Il frissonna et rejoignit Corbeau et Résolu. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Le Vorquelfe se renfrogna. — Ils ont considéré qu’Orla et Kerrigan n’en savaient pas assez sur la magick. Tous deux avaient identifié une partie des sorts qui l’affectaient. J’ai confié aux elfes ce qu’elle m’avait dit, mais ils n’en ont pas tenu compte. Ils ont commencé à dénouer une magick qu’ils ne comprenaient pas entièrement et ils en ont payé un prix terrible. — Est-ce que ça va les tuer ? — Leur arrogance aurait dû, mais cela dépendra. (Résolu se tourna vers l’est.) S’ils étaient réellement les meilleurs guérisseurs de Rellaence, alors oui, probablement. Le Requin blanc mit encore quatre heures avant d’atteindre Rellaence. L’elfe aux commandes conduisit le bateau par le nord-ouest le long d’un canal étroit, puis pénétra vite dans le port. Les hautes falaises étaient couvertes de végétation, la brise maritime caressait les larges feuilles plates des arbres, luisantes d’embruns et de soleil. Les oiseaux qui nichaient dans les recoins pierreux descendirent les accueillir en leur jetant des cris moqueurs tandis qu’ils planaient sans effort autour du vaisseau. Lorsque le Requin blanc fit le tour de la pointe, la baie dévoila Rellaence ainsi que le ruban argenté d’une rivière qui plongeait à l’est, plus loin dans Loquellyn. Cet étalage de splendeur incita Will à rejoindre la proue pour admirer le paysage. Il y avait tant de choses à contempler que Will, submergé par cette luxuriance enivrante, ne pouvait se concentrer que le temps d’un battement de cils avant de voir son attention détournée ailleurs, puis encore plus loin. Mais la vue n’était pas le seul sens stimulé. Les grands bois d’argentiers avec leur feuillage brillant auraient bien suffi à l’occuper. Néanmoins il pouvait sentir les arbres aussi bien qu’il les voyait, et même entendre leurs feuilles bruisser. Quelque chose dans l’essence de Lorquellyn semblait aussi tangible et en même temps très différent de la lourdeur d’un jour humide. Au contraire, l’air était amical et avenant. Sans être aussi intime que la caresse d’un amant, c’était aussi attirant. Il fut incapable d’identifier l’impression qu’il ressentait, avant de se souvenir de son contraire. D’innombrables fois dans sa jeunesse, il s’était senti seul et abandonné, opprimé et effrayé, comme s’il pouvait disparaître sans que personne le remarque. Ici, rien qu’en entrant dans Loquellyn, il savait que son absence serait remarquée et regrettée, même après une si brève apparition. La ville elle-même ne ressemblait pas à une ville, car les arbres et les plantes prédominaient. Certes, des bâtiments s’élevaient au-dessus du feuillage, une tour par ici, une aile découverte par là et des ombres d’entrepôts près des quais. Néanmoins, même sur ces constructions utilitaires, de la vigne vierge poussait et des fleurs s’épanouissaient dans des niches. Les bâtiments étaient différents de tous ceux que Will avait vus à Yslin ou ailleurs. Non seulement ils n’étaient pas en pierre, mais leur architecture avait une apparence étrange. De loin, ils donnaient l’impression d’avoir été montés à partir de pièces de bois à peine transformées. Une tour crénelée semblait issue d’une énorme branche de bois flotté lissée et colorée de gris par les vagues. À d’autres endroits, branches et troncs avaient été placés comme les pièces d’un puzzle. Lorsque le vaisseau se rapprocha, Will chercha des traces d’assemblage sans en voir, quant aux fenêtres et aux portes on aurait dit des creux et des nœuds naturels dans le bois. Cela ne signifiait pas une absence totale de travail de menuiserie ou de sculpture, car les battants et les volets avaient visiblement été fabriqués et n’avaient pas poussé comme des branches. Des pièces de bois claires et sombres, argent, rouges et même marron avaient été jointes les unes aux autres pour créer des images et des blasons, ou pour dessiner les mots d’une écriture ornée et pleine de boucles. Will n’en comprenait pas le sens, mais les formes douces et l’écoulement des lettres l’enchantaient. Deux petits bateaux elfiques se détachèrent de la jetée et attrapèrent les bouts d’amarrage du Requin blanc. Les marins humains et panquis rentrèrent leurs avirons et affalèrent les voiles tandis que les remorqueurs tiraient le vaisseau pirate à quai entre deux galères-requins. Les elfes l’attachèrent vite mais, avant que quiconque débarque, une délégation arriva sur la jetée. Qwc était posé sur l’épaule d’un elfe aux cheveux blancs, au visage allongé et à la mâchoire carrée. Une fois à bord, il inclina la tête. — Salutation, capitaine Lombo. À vous et à vos compagnons nous souhaitons la bienvenue. Je suis Dunerlan et j’aurai l’honneur d’être votre hôte. Lombo s’assit sur le pont et huma l’air. — Richevie, ici. Lombo est content. Dunerlan ouvrit grand les bras. Son sourire s’élargit. — À vous tous, la bienvenue. Il redressa la tête, et son sourire se figea lorsque Kerrigan émergea des cabines, suivi de Perrine. Plusieurs autres elfes reculèrent un peu lorsqu’ils aperçurent la Gyrkyme. Dunerlan leva la main droite afin de prévenir tout commentaire. — Qwc, quand tu nous as parlé de Peri, tu n’as pas précisé qu’elle était... — Fille ? Qwc a dit fille. — Certes, mais tu nous as donné l’impression qu’il s’agissait d’une Spritha. Une expression d’inquiétude traversa le visage de l’elfe. — Voilà qui pourrait poser quelques difficultés. Will fronça les sourcils. — Pourquoi ça ? Dunerlan lui accorda un sourire indulgent. — Vous êtes le Norrington. Je suis honoré. — Et vous ne répondez pas à ma question. (Will soupira profondément.) Non mais je connais l’histoire de la naissance des Gyrkymes et tout ça. Je sais que vous pensez que c’est un animal, moi je sais que non. La première fois que j’ai posé les yeux sur elle, elle avait transpercé un baragouineur qui s’apprêtait à se faire des bretelles de mes entrailles. Elle s’est battue, elle a joué les éclaireuses et elle a ramené le fragment de la Couronne du Dragon. Une autre elfe, mince, aux yeux bleus et aux cheveux cuivrés, se plaça aux côtés de Dunerlan. — Un animal bien entraîné aurait accompli la même chose pour son maître. Elle ne faisait que suivre les ordres. — Oui, mais elle ne voulait pas du fragment. Elle ne voulait pas partir. Alyx, je veux dire la princesse Alexia, était blessée et Peri s’inquiétait pour elle, pourtant elle mit de côté ses sentiments personnels pour le bien de tout le monde. (Will durcit son expression.) Y a pas un animal à ma connaissance, et vraiment pas beaucoup d’hommes, qui feraient pareil. L’elfe plus âgé haussa un sourcil. — Un argument intéressant à débattre, Will Norrington. Le jeune voleur croisa les bras sur sa poitrine. — Eh bien, vous pourrez ajouter ceci : si vous ne voulez pas d’elle, vous ne voulez pas de moi. Je vais nulle part où elle n’est pas la bienvenue. Derrière Dunerlan, les elfes affichèrent un air surpris et se rassemblèrent pour une rapide consultation. La jeune elfe s’adressa à Dunerlan, et Qwc s’envola pour qu’elle parle sans témoin, puis Dunerlan la renvoya d’un geste après quelques murmures. — Prendriez-vous la responsabilité de ses actions ? — Évidemment. Dunerlan hocha la tête, l’air plus détendu. — Alors votre animal de compagnie sera autorisé à entrer à Loquellyn. Le regard de Will s’enflamma. — Ce n’est pas un animal de compagnie. — Non ? — Non ! — Si, Will. À la calme injonction de Perrine, Will pivota sur lui-même, les yeux écarquillés. — Non, Peri, je ne les laisserai pas te traiter comme ça. — Si, Will, cela sera permis, sourit la Gyrkyme. — Mais… — Cela fait partie de la tradition elfique, une que nous respectons. (La voix de Peri s’éleva, toujours aussi claire.) Lorsqu’un nouveau venu est convié à pénétrer dans une résidence elfique, il est parrainé par un membre de la famille. Celui-ci se rend responsable des actions de son invité. Ces Loquelfes ici agissent en tant que tels avec nous et c’est un très grand honneur qu’ils nous font. Will, on te demande d’être mon parrain. Je te remercie d’accepter cette responsabilité. Je ne t’embarrasserai ni ne te décevrai. Will voulut continuer à protester, mais l’effet qu’eut son discours sur les elfes l’arrêta. Derrière Dunerlan, le groupe s’était resserré, leur visage avait pâli. Dunerlan affichait un sourire étrange, et sa compagne paraissait à la fois intriguée et effrayée. Le jeune voleur scruta Peri. — Tu es sûre ? — Certaine. — Bon, eh bien, si c’est comme ça que ça marche, d’accord ! Dunerlan frappa une fois dans ses mains. — Excellent. Le chef des elfes se retourna et commença à présenter les différents hôtes à leurs invités, ce qui donna l’occasion à Will de prendre Perrine à part. — Pourquoi tu les laisses faire ? Et ne me parle pas de cette histoire de tradition. Elle lui fit un clin d’œil. — C’est simple, Will. Nous nous dirigeons vers Forteresse Draconis. Par l’une des galères elfiques, le voyage prendra cinq jours, peut-être moins. À cheval, nous en aurions pour presque un mois et je serais forcée de faire un long détour en passant par la Saporicia. — J’avais pas réfléchi à ça. — Aile-d’Or et moi en avons discuté sur le chemin. (Peri haussa les épaules.) Je peux supporter un peu d’inconfort si cela nous aide, et si en plus la situation nous permet de dissiper quelques mythes sur les Gyrkymes, tant mieux. — Oh que oui, on va le faire ! Dunerlan finit par s’approcher de Will, la jeune elfe dans son sillage. — Will Norrington, voici Trawyn. Elle vous accueillera chez elle. Will croisa le regard bleu. — Vous croyez qu’y aura assez de place pour moi et mon « animal de compagnie » ? — Je l’espère. (Elle indiqua un bois d’argentiers au nord de la baie.) Après tout, le palais est grand et plutôt confortable. CHAPITRE 65 Will se réveilla en sursaut, puis il se laissa retomber sur lematelas moelleux et se prélassa dans la tiédeur de l’épais duvet qui le recouvrait. Il n’avait pas goûté à un tel confort depuis son départ d’Yslin et, depuis Svoin, son sommeil s’était résumé à de courtes siestes volées çà et là. Il s’étira et ne trouva plus trace des courbatures de ces derniers jours. Il ouvrit les yeux et souleva un peu la tête, jetant un coup d’œil au coin de la chambre. Perrine avait descendu plusieurs oreillers de son grand lit, ainsi que quelques couvertures pour se fabriquer un petit nid. Elle avait placé deux chaises puis déployé une couverture entre elles afin de préserver un peu d’intimité. Will mit une ou deux secondes à comprendre que le tissu dont elle se servait comme pagne et en guise de corsage était étendu sur l’une des chaises. Immédiatement, il rougit et se détourna. Un rayon de soleil traversa la fenêtre et l’éblouit. Il poussa un petit cri, puis se tourna sur le dos, tout aveuglé. En un instant, Peri surgit de son nid, insouciante de sa nudité, ce qui rendit Will à la fois heureux et déçu d’avoir été aveuglé par le soleil. — C’est rien, Peri, juste le soleil dans les yeux. La Gyrkyme hocha la tête et étira ses bras et ses ailes. De forme ovale, la chambre était assez grande pour qu’elle puisse les déployer entièrement. La teinte sombre du bois correspondait à la couleur des plumes qui frôlèrent la paroi lisse. Contrairement à une résidence humaine, les murs n’étaient pas plats, mais de forme plus naturelle, creusés de grandes alcôves aménagées en armoires et d’autres plus petites qui accueillaient des fleurs et d’autres feuillages. La porte de sa chambre s’ouvrit et deux domestiques d’un âge indéterminé (Tous les elfes ont l’air sans âge ! ) s’écartèrent devant la princesse Trawyn. L’un portait des serviettes et des vêtements, l’autre un plateau couvert de fruits, de fromages et de pain sortant du four. Trawyn lui sourit. — Bonjour, Will. J’espère que vous avez bien dormi. — Oui, très bien. Son sourire s’élargit. — Magnifique ! Nous espérions que le repas que nous vous avions préparé vous aiderait à vous reposer. — Hein ? Trawyn commença à énumérer sur ses doigts : — Le vin, ni trop fort ni trop capiteux, le pain d’une farine finement écrasée, la soupe faite de divers légumes mais pas trop épicée. Du poisson, pas de viande, pour ne pas créer d’humeurs inflammatoires dans votre sang. Nous espérions que cela fonctionnerait pour un humain. — Oui, oui. Will se força à sourire, il n’avait pas vraiment compris ses paroles. Après un mois de rations militaires et ce qui passait pour l’équivalent sur le bateau, de la nourriture fraîche et servie chaude lui avait rempli l’estomac. Il avait trouvé très facile de se pelotonner et de s’endormir dans un lit chaud. — Et merci d’avoir fait monter de la nourriture pour Perrine. Trawyn ne regarda pas dans la direction de Peri, mais hocha la tête. — Il en arrivera d’autre dans un instant. Lorsque vous aurez déjeuné, que vous serez lavé et habillé, j’ai pensé que vous apprécieriez une promenade dans le jardin. Votre amie pourra se dégourdir les ailes. Puis nous rejoindrons les Conseils royaux pour discuter de vos plans concernant le fragment de la Couronne. Will entendit de la désapprobation dans sa voix, plus au sujet des plans qu’à l’idée de voir Peri voler. Avant qu’il puisse lui demander d’éclaircir sa pensée, la servante déposa le plateau sur le lit et se retira en compagnie de Trawyn. L’autre domestique se dirigea vers une partie du mur ovale situé à droite du lit de Will. Du doigt, il traça un cercle en suivant les fibres du bois. Silencieusement, un pan du mur bascula et un bain de bois lisse apparut. Ce dernier commença à suinter et une vapeur parfumée s’éleva de l’eau qui coulait à l’intérieur. Will mangea rapidement et lança à Peri ce qu’il aurait pris pour une pomme si le fruit n’avait pas eu cette teinte bleue et cette odeur de melon. Soit le serviteur ne vit rien, soit il décida de ne pas se mêler de tout ce qui concernait cet étrange humain et son épouvantable animal de compagnie. Une fois son repas terminé, Will sauta du lit, retira sa chemise de nuit et se glissa dans la baignoire. Il se frotta bien à l’aide d’un savon à l’odeur de fleur, moins par souci de propreté que parce que le serviteur semblait tout prêt à utiliser la brosse, au besoin. Will l’envoya rapporter les plats vides, ce qui parut l’indigner quelque peu. Lorsque la porte se referma derrière lui, Peri éclata de rire. — Ils parleront de toi pendant des années, Will ! Imagine ça, demander à un valet d’effectuer un travail de soubrette ! — Je crois pas que quiconque le remarquera. J’ai fait entrer un Gyrkyme à Lorquellyn. Ils en parleront des siècles ! (Une pensée soudaine le fit frissonner.) Si les elfes vivent longtemps, ça veut dire que ces domestiques seront des serviteurs à jamais ? Peri secoua la tête. — Il y a de fortes chances qu’il ne soit valet de chambre que depuis hier et ne le soit plus demain. Will secoua la tête, faisant voler des gouttes d’eau. — Quoi ? — Les elfes ne sont pas strictement attachés à leur caste comme nous. (Peri s’assit, les genoux ramenés vers la poitrine.) C’est l’une des choses que les elfes détestent le plus chez les Gyrkymes. À cause de la couleur de mon plumage, je fais partie des Serres, et suis donc destinée à la guerre. Les Plumes constituent notre noblesse et nos dirigeants, les Sages, représentent la caste des philosophes. Parmi nous, ce que ta mère est tu seras et cela ne change jamais. Il attrapa une serviette et s’enroula dedans en sortant de la baignoire. Cette dernière absorba lentement l’eau, tout comme le plancher absorba la mare autour de ses pieds. Tout en réfléchissant, il se servit d’une seconde serviette pour se sécher les cheveux. — Mais Peri, il t’arrive pas d’avoir envie de faire autre chose ? Elle secoua la tête. — C’est à la guerre que je suis la meilleure. C’est la fonction que les miens m’ont donnée. Je ne serais pas plus capable d’effectuer le travail d’un Vif qu’aucun d’entre eux de se battre. Grâce à ce système, notre société est stable. — Mais, si tu voulais écrire un poème, tu pourrais, non ? — Que ton devoir s’accomplisse dans un domaine ne t’empêche pas d’être doué dans un autre. (La Gyrkyme haussa les épaules.) Nous ne sommes pas bornés, seulement dévoués à notre tâche. Tout le reste n’est que secondaire. Will jeta les serviettes sur le sol et commença à s’habiller. Le valet de chambre revint à temps pour ramasser les serviettes ainsi que la chemise de nuit et les emporter. La soubrette réapparut et fit glisser vers Perrine un récipient de fruits et de viande. Elle sortit avant que la Gyrkyme commence à manger, mais ne referma pas la porte derrière elle. Will s’apprêtait à réparer l’oubli lorsque Trawyn apparut dans l’embrasure. L’elfe tira sur les épaules de la tunique de Will, puis passa les mains sur ses manches. — Excellent. Les couturiers seront heureux de voir que leur travail est si bien ajusté. — Oui. Will retourna vers le lit et s’y assit pour enfiler ses bottes. C’était le seul élément que les elfes n’avaient pas emporté et remplacé. Will avait bien remarqué qu’elles avaient été lavées et brossées, ce qui l’impressionnait. Il sourit, se disant que sa belle apparence suffirait à l’identifier comme un homme riche que l’on dévaliserait dans une foule. Trawyn hocha la tête comme si elle avait lu dans ses pensées. — Tout à fait approprié. Maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dirigeons-nous vers le jardin. Peri émergea de son nid, pagne en place et quelques pommes plantées sur ses griffes pour la promenade. — Je vous en prie. Trawyn affecta de ne pas l’entendre, alors Will acquiesça. — Je crois qu’on est prêts. La princesse prit le bras de Will et le guida à travers l’aile du palais, le long de couloirs qui n’avaient pas été conçus en ligne droite, mais serpentaient, tels les passages des termites dans un tronc. Diverses alcôves accueillaient des statuettes ou de jolies pierres, et sur les veines de certains bois tourbillonnaient des fresques fantomatiques. Tout cela avait beau être ravissant, Will eut l’impression qu’on le faisait passer par des couloirs secondaires parce qu’il était en compagnie de Peri. Ils émergèrent dans le jardin par un tunnel semblable à la longue saillie d’une racine. Une douce mousse humide recouvrait la terre sous les ramures de milliers d’arbres. Dans leur feuillage nichaient des centaines de fleurs différentes. Certaines poussaient là, sur les branches, leurs racines et leurs tiges pendues dans le vide. D’autres étaient de toute évidence cultivées pour grimper le long des arbres-hôtes, tandis que d’autres encore poussaient dans des pots insérés dans des niches. L’effet combiné des couleurs et des parfums commença par submerger Will. Son arrêt après quelques pas seulement dans cette débauche de couleurs plut à Trawyn. Peri inspira profondément puis déploya ses ailes et s’élança dans le ciel. Trawyn la regarda partir, sans se départir de son sourire, du moins pas avant de remarquer que Will l’observait. Elle plissa très légèrement les yeux, mais son sourire s’élargit et gagna son regard. — Les jardins du palais de Rellaence sont renommés dans toutes nos terres pour la diversité de leurs plantes. Nous avons des échantillons de tous nos territoires, même de Vorquellyn la Perdue. — Vous les faites pousser pour que les Vorks aient quelque chose à rapporter quand l’île sera reconquise ? Trawyn acquiesça. — Quand vous la sauverez, Will Norrington. Will sourit et la laissa le guider dans les jardins au gré de son envie. Beaucoup de plantes étaient ou ressemblaient à celles que Résolu lui avait appris à reconnaître. Là où elles devenaient moins familières, c’était dans les bosquets d’argentiers et de chênemages. Sous la ramure des argentiers poussaient des plantes dont les fruits et les fleurs s’apparentaient beaucoup à des parties de corps humain ou animal. Trawyn lui expliqua qu’un élixir tiré d’une feuille en forme de cœur encourageait une bonne santé cardiaque ou qu’un fruit en forme de pied pouvait aider à se débarrasser de champignons s’il était largement appliqué en cataplasmes. Les chênemages possédaient de nombreuses plantes à la forme similaire, mais celles-ci renfermaient des pouvoirs magickes. — Ici, une feuille en forme de cœur pourrait créer un thé pour renforcer l’amour. Will désigna une fleur semblable à une plume. — Et celle-ci ? Trawyn se raidit. — Il s’agit d’une plante qui nous a été confiée, nous ne la faisons pousser que pour la préserver. Nous ne nous en servons pas présentement. — Elle servait à quoi ? — Elle est connue sous le nom d’aile-de-rêve. Elle laisse libre cours aux idées pendant le sommeil et, étant une drogue puissante, elle a conduit certains à avoir des pensées quelque peu marginales. Elle n’a pas servi depuis des siècles. Elle l’éloigna de la fleur violette bordée d’or. — Là-bas, il y a un étang où nous pourrons nous détendre. Il semblait évident à Will qu’elle ne voulait pas parler des ailesde-rêve, aussi changea-t-il de sujet. — On m’a dit qu’ici les domestiques n’en sont pas toujours, ce qui serait dur, vu que vous vivez très, très longtemps. Trawyn étala ses jupes et s’assit, puis tapota le tapis de verdure à côté d’elle. — C’est tout à fait vrai. Votre valet d’aujourd’hui pourrait prendre la mer demain pour pêcher, puis s’occuper du jardin le jour suivant. Will s’installa à son tour. — Ce n’est pas un peu déroutant ? Comment sait-on ce qui doit être fait ? Elle eut un rire léger puis tapota son visage du doigt près de son œil droit. — Votre Résolu, ses yeux sont d’une seule couleur. Il n’a pas été attaché à sa terre comme nous à Loquellyn. Par ce lien, nous savons quelles sont les tâches que nous devons accomplir. Il secoua la tête. — Je ne comprends pas. Elle sourit avec sérieux. — Vous savez que le monde informe les Spritha qu’ils doivent être en un lieu précis, à un moment précis. — Oui. — C’est identique pour nous, bien que moins urgent. Parfois, nous savons que nous devons apprendre de telle personne ou enseigner à d’autres, et les savoir-faire qui sont alors acquis sont utilisés lorsque c’est nécessaire. Si Loquellyn était envahie, nous serions appelés à la guerre et nous irions à la guerre. Les Plumenoires sont allés en Okrannel car c’est ainsi qu’ils servent au mieux Loquellyn. À leur retour, peut-être cultiveront-ils, peut-être balaieront-ils. Tout est possible. — Même être princesse ? — Non, pas cela. (Elle grimaça légèrement.) Nous ne décourageons pas les mariages avec les elfes des autres territoires et chacun est lié à sa terre de naissance, d’où que viennent ses parents. Néanmoins, sur un territoire, la noblesse est constituée d’individus liés à une seule terre depuis des générations et des générations. Notre lien est plus fort, par conséquent notre responsabilité est plus grande et plus profonde. Notre voie est moins souple. Will crut entendre une pointe d’envie à l’égard de la liberté que possédaient les autres. — Davantage de responsabilités, et vous devez diriger. C’est pour ça que votre haine des Gyrkymes est si forte ? Elle écarquilla les yeux de stupéfaction. — Je n’éprouve pas de haine pour votre amie. — Ha ! Vous n’arrivez même pas à dire son nom. Et vous la regardez pas si quelqu’un vous voit faire. (Il se renfrogna.) Si c’est pas de la haine, alors je sais pas ce que c’est. — Ce n’est pas de la haine, mon cher Will. (La voix de Trawyn s’adoucit.) D’autres peuvent haïr les Gyrkymes, mais je ne ressens aucune animosité envers votre Perrine. Là, j’ai prononcé son nom. Mais vous avez raison, j’éprouve de la difficulté à la regarder. — Je suis pas convaincu. — Ce n’est pas de la haine, Will, vraiment, en toute sincérité. (La princesse elfe secoua la tête solennellement.) Elle est semblable aux Vorquelfes. À cause de la malfaisance aurolanie, il est désormais interdit aux Gyrkymes et aux Vorquelfes de vivre pleinement leur nature elfique. Ils ne peuvent faire partie de leur terre. Sachant à quel point ma connexion à Loquellyn me comble, je pleure ce lien qu’ils n’ont pas. Je ne peux la regarder car je vois ce qu’elle aurait pu être si elle était née sans cette souillure, et la réalité est trop douloureuse à supporter. Kerrigan Reese se tenait à une longueur d’homme du catafalque de bois sur lequel on avait déposé le corps voilé d’Orla. Un unique rayon de soleil passait à travers l’étroite et haute fenêtre, illuminant la morte. Elle paraissait bien plus petite, allongée là, qu’elle l’avait jamais été vivante. Les pirates s’étaient servis de quelques pièces de voile pour lui coudre un linceul. Ils avaient utilisé une toile rouge écarlate, une coïncidence bien appropriée car il s’agissait de la couleur qui indiquait ses compétences en magick de combat. Il était presque sûr que ni Lombo ni l’équipage ne l’avaient fait sciemment, mais il était certain qu’Orla aurait apprécié. Même si elle ne portait pas de rouge avec moi. Il repensa à la courte période passée à ses côtés. Elle ne lui avait pas enseigné de sorts de combat : il avait appris tout ce qu’elle savait, et même plus, avant qu’elle devienne son professeur. À la place, elle lui avait montré comment fonctionner en guerrier. Il le voyait désormais, et aussi à quel point il avait échoué. On lui avait tant inculqué qu’il pouvait presque tout faire. Elle, elle avait tenté de lui enseigner comment décider, comment prendre ses responsabilités et agir. Il se tourna à droite vers l’elfe qui se tenait derrière lui dans la chambre sombre et solennelle. — Merci de m’avoir laissé un instant seul avec elle. Nous pouvons commencer. En silence, Arristan s’avança souplement et prit place à l’opposé de Kerrigan, de l’autre côté du corps d’Orla. L’elfe écarta les doigts, les paumes flottant à quelques centimètres au-dessus du linceul. — C’est toujours là. Il était idiot de la part d’Osthelwin et Lomardel de vous écarter et de ne pas se soucier des inquiétudes de Magister Orla. Kerrigan se rapprocha du corps et leva un bloc de chênemage qu’il avait demandé à son hôte de lui donner la nuit précédente. Long de trente centimètres et large de huit au plus étroit du bois, il était moins lourd que Kerrigan aurait cru. Il le caressa de la main droite. — Si vous pouviez ouvrir le linceul, s’il vous plaît. L’elfe brun effectua d’une main un geste languissant et la couture se défit, laissant retomber les pans du voile. Il replaça le tissu sur l’estomac d’Orla, et la puanteur putride qui s’exhala du corps étouffa Kerrigan. L’Initié ravala son haut-le-cœur, puis plaça le bloc contre la peau grise, sur la blessure. L’extrémité supérieure touchait les poignets là où ils étaient croisés par-dessus le cœur. Il s’assura que le chênemage tienne, en se concentrant sur le ventre pour ne pas avoir à regarder l’expression vide du cadavre. Arristan leva son regard brun vers lui. — Êtes-vous certain de pouvoir le faire ? Kerrigan hocha la tête lentement. En discutant avec Osthelwin, il avait découvert que les deux guérisseurs avaient détecté le double sort dont Orla l’avait averti. Ils s’étaient servis de magick pour rompre les sorts, puis avaient découvert que celui de dissimulation était une sorte d’illusion. La raison pour laquelle Kerrigan l’avait trouvé difficile à déterminer, c’était qu’il absorbait l’énergie magicke et, une fois qu’il en avait assez, explosait, projetant une variété de sorts sur les mages qui l’avaient manipulé. Ceux que Kerrigan avait utilisés n’avaient pas été suffisamment puissants pour le déclencher, mais les elfes lui avaient fourni bien assez d’énergie. Lorsque le corps d’Orla avait été descendu du Requin blanc, Kerrigan avait détecté que les sorts étaient toujours actifs et prévenu les autres du danger. Pendant que les elfes discutaient, Kerrigan avait réfléchi au problème et trouvé une solution. Impressionnés par son idée, les elfes avaient pris la décision de le laisser tenter de détruire les sorts. Il ne lui vint jamais à l’esprit qu’en le laissant agir de la sorte, les elfes ne mettaient plus aucun d’entre eux en danger. Arristan avait accepté de l’aider parce qu’il était son hôte et que ses compétences magickes concernaient la conjuration et la construction, mais pas la guérison. On n’avait donc nul besoin de lui auprès de ses frères blessés. Les guérisseurs de Loquellyn étaient tous occupés à aider Osthelwin et Lomardel, leur espoir de sauver ce dernier s’amenuisant d’heure en heure. Kerrigan prit une profonde inspiration et expira lentement. De nouveau, il caressa le morceau de bois et laissa filtrer de la magick à l’intérieur. Il se servit du sort qu’il avait utilisé pour fabriquer le nouveau bâton d’Orla, modifiant lentement la matière. Le magilex supportait bien d’être manipulé par la magick, et le bois prit la viscosité de la sève épaisse, se laissant pousser, tirer et pincer pour adopter une nouvelle forme. Kerrigan travailla le contour général de la forme physique et se concentra sur l’altération de l’essence du bois afin qu’il corresponde à Orla de toutes les façons possibles. Kerrigan ne fut pas certain du temps qu’il prit à changer le bloc de magilex en un simulacre d’Orla, mais cela faisait longtemps que le rayon de soleil avait quitté le corps lorsqu’il finit. Il était arrivé à ce plan sans se servir de la baguette de Wheele, sans même la toucher, mais il s’était bien servi de ce que le mage renégat en avait dit. Il avait déduit que, si la baguette avait permis d’identifier les sorts, puis avait réagi en fonction d’Orla, il devait être capable de localiser les éléments de l’essence d’Orla dont la baguette s’était servie. Une fois ces derniers trouvés et instillés dans le modèle de chênemage, les sorts qui rôdaient dans le corps pourrissant pourraient être attirés car ils la confondraient avec le bois. Arristan observait le travail de l’Initié. Contre le ventre d’Orla se trouvait une petite statuette de femme. Elle aurait pu être facilement prise pour une offrande mortuaire qui serait enterrée avec elle. — Vous êtes certain de ce qui va suivre ? Kerrigan se frotta les yeux. — Pas totalement, mais je crois que cela pourra marcher. De nouveau, en suivant la façon dont l’enchantement semblait tracer les lignes d’énergie jusqu’au mage qui lançait un sort, Kerrigan toucha le simulacre et s’en servit comme conducteur pour jeter un simple diagnostic. Au même instant, Arristan en déclencha un second afin de rendre le simulacre plus sensible à l’enchantement. Le sort de Kerrigan stimula la magick aurolanie en lui donnant l’impression que sa cible, Orla, était toujours à portée. Afin d’augmenter cet effet, il altéra sa manière de procéder pour qu’elle corresponde encore plus aux éléments qui identifiaient la mage de guerre. La magick aurolanie se réveilla lentement. Kerrigan fit s’écouler la sienne le long des bras d’Orla, puis en retira les filaments. Celle d’Heslin remonta les entrailles, au travers de la chair inerte, suivant les résidus éthérés. Kerrigan y instilla un peu plus de pouvoir, et le sort aurolani accéléra. — Prudence, Initié, soyez très prudent. De sa main gauche, l’elfe essuya la sueur sur son front. — Je le serai. La transpiration brûlait les yeux de Kerrigan. Son doigt caressa le simulacre, et les fils magickes frôlèrent le mauvais sort. Lentement mais sûrement, centimètre après centimètre, il l’attira jusqu’à l’épaule gauche d’Orla, puis le fit s’écouler le long du bras, du poignet, dans la poupée de bois. La statuette trembla, puis ouvrit la bouche en un cri silencieux avant d’essayer de mordre le doigt de Kerrigan. Tout ce qu’elle obtint fut une bouchée d’armure en os de dragon, puis Arristan étouffa son enchantement et la poupée s’immobilisa, avec la fureur gravée sur ses traits. Le mage humain la ramassa et d’un simple geste magicke l’elfe recousit le linceul. Arristan s’essuya le visage sur sa manche. — La magick l’a quittée. Elle peut reposer en paix. Vous devriez détruire cette chose. Kerrigan secoua la tête. — Non, elle ne peut plus blesser personne désormais. — Comment pouvez-vous dire cela ? D’ici, je sens que la magick est encore active. — Oui, mais sévèrement limitée. Elle n’a pas tué Orla immédiatement car j’avais altéré sa nature lorsque je l’ai guérie d’une blessure. Le sort qui l’a tuée a produit une toxine qui l’a empoisonnée. Lorsqu’il a sauté sur vos guérisseurs, il a fait de même, ce qui pourrait leur être fatal, beaucoup moins cependant qu’à un humain. Orla morte, il a quand même continué à travailler, à lui consumer le corps et aurait continué ainsi jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’elle. Maintenant, il est prisonnier du bois, alors il va commencer à le dissoudre. Si j’étais assez idiot pour le laisser entrer en moi, il serait bien loin d’être mortel, puisque je ne suis pas fait de magilex. L’elfe fronça les sourcils. — Cependant, d’après vos paroles, il rongera le bois et le détruira de toute façon. Que gagnez-vous à laisser le sort s’en occuper plutôt que de le brûler ? — Du temps. Kerrigan baissa les yeux sur le morceau de bois puis regarda le corps d’Orla. — Du temps pour étudier les sorts, observer leur fonctionnement. Et voir ce qui peut être fait pour s’assurer qu’ils ne répandent plus la malfaisance de Chytrine. CHAPITRE 66 La princesse Alexia se sentait quelque peu voyante dans l’uniforme des Plumedors loquelfes. Ses vêtements s’accordaient à ceux de Dunerlan qui, en tant qu’hôte, la guidait dans la chambre du Conseil de Rellaence. Bien qu’il soit de sang royal et le mari de la reine, il avait servi les Plumedors et portait le rang de Maître, aux manchettes, au col et aux épaules. La veste courte et dorée, aux manches noires tissées de fil d’or, laissait place à un pantalon noir et à des bottes qui montaient jusqu’au genou. La chambre était conçue pour contenir l’assemblée parlementaire de la ville, pourtant la grande majorité des sièges étaient vides malgré la discussion à venir. En de nombreux aspects, elle lui évoquait un bol formé sur un tour à bois, dans lequel on aurait installé des bancs en hauteur sur l’un des demi-cercles à l’opposé des sièges des délégués. Entre les bancs se trouvait un espace, qu’un trône occupait sur une estrade encastrée. Tous les compagnons d’Alexia étaient présents, pas tous leurs hôtes néanmoins. Trawyn siégeait sur le trône pour représenter sa mère. Bien que Dunerlan soit le mari de la reine, il n’était pas le père de Trawyn (Alexia avait compris que ce dernier avait épousé la reine un siècle avant Dunerlan). Arristan et lui prirent tous deux position derrière les bancs surélevés, tandis qu’une poignée d’autres Loquelfes s’installaient dans les quatre sièges restants. Alexia était assise aux côtés de Corbeau dans un rang de quatre sièges au centre de la pièce. Résolu et Will se trouvaient dans les deux autres, Kerrigan, Dranae et Qwc derrière eux. Lombo aurait dû faire partie de ce rang, mais il s’était installé sur le sol. On avait tiré sa chaise pour former un troisième rang, et là se trouvait perchée Perrine. Trawyn sourit et Alyx se surprit à penser que la mince jeune femme ne paraissait pas beaucoup plus vieille qu’une enfant, malgré ses siècles d’existence. Sa peau lisse et ses grands yeux bleus maintenaient l’illusion d’une certaine jeunesse que sa voix haute n’aidait pas à dissiper. La Loquelfe était même vêtue d’une simple robe qui, si elle n’avait pas été d’une aussi belle soie rouge, aurait pu passer pour le vêtement d’une jeune fille humaine. — Au nom de ma mère, je vous remercie de votre présence. Nous débattrons de la demande faite par la princesse Alexia de les convoyer, elle et ses amis, à Forteresse Draconis en toute hâte. Néanmoins, avant cela, j’apporte des nouvelles de Svoin, transmises par les Plumenoires. Pardonnez-moi du manque de détails, mais c’est tout ce que le général Adrogans a permis. Alyx sourit, sachant que si Adrogans continuait à censurer les communications, c’est qu’il était en vie et soucieux de ne pas informer les partisans de Chytrine de sa position et de la répartition de ses troupes. Voilà qui suggérait une victoire au siège et un bon augure pour la suite de la campagne au printemps. Trawyn plissa le front. — Il rapporte que Svoin a été prise. Elle a par la suite été incendiée. Les premières notes du cri de joie de Will moururent lorsque Trawyn acheva ses paroles. — Que s’est-il passé ? La princesse secoua la tête. — Nous ne savons pas. Les Vorquelfes ont été sauvés dans leur quasi-totalité. Les Plumenoires continueront à servir Adrogans. Il n’y a aucune indication de pertes éventuelles, mais la demande de troupes supplémentaires suggère qu’il n’y avait pas assez des nôtres. Alyx fronça les sourcils. De toute évidence, quelque chose s’était très mal passé à Svoin. Si Chytrine s’est servie d’un dragon pour incendier la ville, pourquoi ne l’a-t-elle pas envoyé détruire notre force de siège ? Et, si Adrogans a dû brûler la ville, quel événement a bien pu l’ inciter à accomplir un tel acte ? Où irait-il, que ferait-il sans Svoin comme base d’opération, voilà qui restait un mystère puisque le plateau zhusk n’était pas un lieu où ils voulaient hiverner. Elle secoua la tête. Je ne douterai pas qu’Adrogans sait ce qu’ il fait. Je n’ai pas le choix. Trawyn pressa les mains. — Princesse, l’époux de la reine a bien fait parvenir votre requête à ma mère. Votre plan de rejoindre Forteresse Draconis sur l’une de nos galères tout en envoyant l’équipage du Requin blanc au sud pour servir de leurre a été jugé sage. Nous camouflerons d’autant mieux votre déplacement que nous y ajouterons une force armée. Nos légions Plumedaciers et Cavalerie de Fer vous accompagneront. Alyx sourit. — Mes remerciements, Altesse. La Loquelfe hocha la tête. — Nous paierons l’équipage du Requin blanc pour faire le voyage sous le commandement d’un des lieutenants panquis de Lombo. Cette traversée devrait suffire à faire croire à Chytrine que le fragment de la Couronne du Dragon de Lakaslin sera entre les mains du roi Augustus. — Bien. Cela nous permettra d’emporter le vrai à Forteresse Draconis, acquiesça Alyx. Votre aide est grandement appréciée. Résolu lui jeta un coup d’œil et un éclair traversa ses yeux d’argent. — Pas si vite, général. Ce n’est pas fini. Trawyn lui sourit avec indulgence. — Vous êtes bien vif, Résolu. Cela peut être attendrissant. Alyx pencha la tête à gauche. — Y a-t-il un problème ? Dunerlan crispa les doigts de sa main droite sur le banc. — Votre décision d’emporter le fragment à la forteresse nous inquiète. Au vu des rumeurs indiquant que les troupes de Chytrine s’y rassemblent pour l’assaillir, vous lui offririez une motivation de plus. Elle apprendra bien assez vite votre présence là-bas et en déduira que le fragment est avec vous. Corbeau se caressa la barbe. — Vous voulez dire, seigneur, que son intérêt sera encore plus vif si l’on nous identifie à Forteresse Draconis, et vous voulez éviter la possibilité d’une récompense de plus pour Chytrine si le siège réussit. — Une bonne remarque, Corbeau, confirma l’elfe. — Alors pourquoi nous laisser y aller ? (Corbeau écarta les mains.) Il est peu probable que la poignée que nous sommes, même soutenus par vos troupes, fasse pencher la balance. De plus, vous semblez croire que le siège en préparation est une menace crédible. Une elfe blonde en uniforme militaire tapota son banc du doigt. Comme le gris acier de sa veste d’uniforme et son insigne de rang n’offraient aucun indice, Alyx supposa qu’il s’agissait de la maîtresse aux commandes des Plumedaciers. — Considérer que la menace n’est pas réelle, que cette victoire n’est pas possible, c’est de l’imprudence. La présence seule du Norrington pourrait faire une différence considérable dans ce combat. Résolu balaya la remarque. — Exprimez-vous clairement, maîtresse, car mes compagnons ne connaissent pas les subtilités des termes elfiques dans lesquels vous réfléchissez. Parce que la prophétie déclare que la chute de Chytrine viendra de lui, vous voulez le placer en confrontation directe avec elle. Tout conflit qui les opposera pourrait signifier sa défaite. En l’absence du gamin là-bas, vous ne pensez pas qu’elle puisse être vaincue. Alyx plissa les yeux. — Si ce que dit Résolu est vrai, alors la motivation n’a pas d’importance, contrairement à la récompense. Chytrine possède un fragment désormais, ce qui lui permet de contrôler au moins deux dragons. Il y a trois pierres à Forteresse Draconis. Nous pourrions en apporter une quatrième. Trawyn hocha la tête. — Et il n’existe aucune bonne raison d’effectuer un tel acte. — Faux. (Alyx soupira.) Vionna a fait remarquer que, puisque nous ne nous servirions pas du fragment de la Couronne, il valait mieux qu’elle le donne à Chytrine. Elle augmentait par là ses chances d’être payée. J’en suis venue à penser que, peut-être, nous devrions rassembler les morceaux que nous possédons et les utiliser pour nous opposer à Chytrine. Une grande majorité des elfes se glacèrent à sa suggestion, alors Alyx laissa un instant sa voix en suspens. — De toute évidence, vous ne pensez pas qu’il s’agit d’une bonne idée. Dunerlan superposa ses mains sur le banc. — Nous pourrions débattre de sa sagesse pendant des siècles, mais les horreurs de la guerre causée par la première utilisation de la Couronne hantent toujours ceux d’entre nous qui les ont traversées. J’ai combattu contre Yrulph et ses légions, perdu bien des amis et même un frère. Le fait est, néanmoins, que votre plan ne fonctionnera pas. En dehors de Chytrine, d’une poignée d’elfes et peut-être de quelques urZrethis, il n’y a pas un mage au monde capable de contrôler ce pouvoir. Arristan secoua la tête. — Ce n’est pas vrai, seigneur. Dunerlan écarquilla ses yeux bruns. — Comment ? Qui ? Le mage désigna Kerrigan du menton. — Je crois que ce jeune Initié en serait capable. Hier, j’ai été témoin de sa grande affinité pour la magick. Le mari de la reine eut un mouvement de recul. — Mettre le pouvoir de la Couronne du Dragon entre les mains d’un enfant ? Yrulph Kirûn avait deux fois son âge lorsqu’il l’a conçue ! Ce qu’elle lui a fait, ce qu’elle a fait au monde… Non, cela ne peut être. Résolu bondit sur ses pieds. — Et si c’est la seule façon de détruire Chytrine ? Et si c’est la seule façon de libérer Vorquellyn ? Dunerlan dilata les narines. — Un enfant qui parle en faveur d’un autre enfant ne fournit pas un argument valable. Corbeau posa la main droite sur l’avant-bras de Résolu et le força à se rasseoir. — Mais sa remarque tient toujours, seigneur. Will a transmis le fragment à Kerrigan. Peut-être Kerrigan est-il le moyen par lequel Will vaincra Chytrine. Avant que Dunerlan puisse répondre, Trawyn s’éclaircit la voix. — Initié Reese, avez-vous eu le temps d’étudier ce fragment ? — Un peu, acquiesça Kerrigan. Sur le bateau et un peu encore, hier, avec Magister Arristan. — Pourriez-vous l’utiliser ? Le gros magickant fit rouler ses épaules d’un air mal à l’aise. — Nous en avons parlé après avoir étudié sa magick. Ce serait comme jouer de la musique sur un violon à une seule corde. Je pourrais produire un son, oui, mais la mélodie ne naîtrait que de plusieurs cordes. Dunerlan le désigna de la main. — Une comparaison appropriée, dans laquelle il faut considérer ceci : Chytrine possède les partitions écrites pour cet instrument, vous non. Vous auriez à l’apprendre, en un temps très court, et sous pression. On m’a laissé entendre que vous ne fonctionniez pas très bien dans ces conditions, Initié. Est-ce vrai ? Les bajoues de Kerrigan tremblèrent et sa lèvre inférieure frémit. Il secoua la tête, puis baissa les yeux au sol. Trawyn exprima sa désapprobation. — Seigneur consort, nous avons bien compris votre opinion sur le sujet et vous n’avez aucun besoin d’embarrasser notre invité. Dunerlan pâlit. — Oui, Altesse. Je vous en prie, Initié Reese, acceptez toutes mes excuses. La stratégie proposée est dangereuse mais digne d’être étudiée, y compris votre rôle. Résolu lâcha un rire. — Si c’est vrai, seigneur, et que nous vous laissons le fragment de Lakaslin, sortirez-vous celui de Vorquellyn pour que Kerrigan ait deux cordes à travailler ? Trawyn secoua la tête. — Nous n’avons aucune idée du lieu où se trouve ce fragment, Résolu. — C’est ce qu’a toujours dit Loquellyn, mais nous savons qu’il est parvenu jusqu’ici. La princesse le menaça du doigt. — Peut-être l’avez-vous vu se faire évacuer de Vorquellyn, Résolu, mais vous ne savez pas s’il nous est parvenu. Je me souviens de la nuit où les réfugiés ont commencé à arriver, je n’ai vu aucun fragment. Mais il s’agit d’un vieux débat qui ne doit pas nous éloigner du sujet actuel. Bien que l’on puisse s’accorder sur l’idée qu’assembler les quatre fragments à Forteresse Draconis pourrait aider à vaincre Chytrine, les possibilités sont faibles, et les conséquences si elle obtenait les quatre seraient catastrophiques. Will leva la main. — Pourquoi est-ce qu’on ne crée pas juste une autre Couronne du Dragon ? Un silence stupéfait accueillit sa proposition, alors il le combla de son explication. — Elle essaie de reformer la vieille mais, avec Kerrigan, Arristan et d’autres magickants, vous devriez pouvoir assembler quelque chose de mieux. Après tout, il y a plus d’un violon dans le monde, non ? La voix de Dunerlan se fit lointaine. — Hélas, Norrington, ce sont les cordes qui se font rares. Trawyn releva les sourcils d’un air soucieux. — Il resterait la question de savoir si une telle concentration de pouvoir est une idée sage, Will. Avant de créer la Couronne du Dragon, Yrulph Kirûn était, d’avis général, un homme bon. Pouvons-nous risquer de créer un autre monstre afin de détruire Chytrine ? Mettre le feu à sa maison pour priver un voleur de ses possessions est peut-être efficace, mais une bien maigre consolation une fois maison et voleur disparus. — C’était qu’une proposition, soupira Will. Alyx lui sourit. — Et une dont nous aurons peut-être encore l’utilité. (Elle tourna le regard vers Trawyn.) À entendre vos remarques, j’imagine que nous bénéficierons de votre aide si nous choisissons de laisser le fragment de Lakaslin ici. Nous vous le confierions en dépôt, puisqu’il appartient à la Jerana, et pas à nous. Dunerlan écarta cette idée d’un simple mouvement de tête. — Lakaslin l’a perdu, vous l’avez repris à des pirates. D’après les lois maritimes auxquelles la plupart des nations obéissent, y compris la Jerana, vous avez un droit dessus. — Je ne parlais pas en termes légaux mais moraux. La Jerana a aussi un droit dessus et nous avons agi en son nom en le reprenant. Il s’agirait d’un dépôt. — Jusqu’à ce que la Jerana puisse lui préparer un lieu de réception approprié, c’est entendu, acquiesça Trawyn. Nous serions heureux de vous mener à Forteresse Draconis. Résolu et Corbeau la gratifièrent d’une inclinaison de tête et Alyx ouvrit la bouche pour accepter, puis la referma vite. Elle hésita un instant, enfin elle hocha la tête pour elle-même. — Quand partons-nous ? Dunerlan sourit. — La marée est peu après minuit, si cela vous convient. — Parfaitement, merci, très bien. Alyx se rassit et acquiesça lorsque Dunerlan lui signala qu’il l’attendrait dehors. Elle laissa les elfes sortir les uns après les autres, puis retourna sa chaise vers ses compagnons. — C’était la bonne décision, non ? Résolu et Corbeau répétèrent leur accord. Will haussa les épaules, Kerrigan avec moins de véhémence et Qwc de ses quatre pattes. Dranae sourit et confirma, tandis que Peri lui offrit un air de tranquille confiance. — Bon, je voulais en être sûre. Corbeau fronça les sourcils. — Vous avez failli refuser. — Pas vraiment, pas tout à fait. Écoutez, ils voulaient Will là-bas parce que, comme l’a dit Résolu, il est la clé de la défaite de Chytrine. Nous avions de quoi exiger davantage pour aller là-bas. Plus de troupes, tout ce que nous voulions. Alyx appuya la main sur le dos de sa chaise, son menton par-dessus. — J’ai failli leur demander de cesser de traiter les Gyrkymes comme des animaux. Peri éclata de rire. — C’est aussi bien que tu ne l’aies pas fait, ma sœur, car cela aurait forcé les Gyrkymes à cesser de haïr les elfes. Dranae se gratta la barbe. — Vous croyez qu’ils l’auraient fait ? Corbeau secoua la tête. — La princesse n’aurait pas eu une telle autorité et le débat aurait vécu plus longtemps que moi. Altesse, cette hésitation est tout à votre honneur. Vous saviez qu’il s’agissait d’une impasse politique, même si c’était juste et bon, alors vous vous êtes tue. — Oui, quelque chose comme ça. (Alyx grimaça.) Ou peut-être que le courage m’a manqué. — Mieux vaut qu’il vous manque ici plutôt qu’au combat, Altesse. (Résolu se leva et s’étira.) Néanmoins, j’en fais le serment : à la libération de Vorquellyn, nous n’oublierons pas le rôle joué par les Gyrkymes. Il y aura une terre elfique sur laquelle les Gyrkymes ne seront pas seulement les bienvenus, mais aussi révérés. CHAPITRE 67 Ils quittèrent Rellaence peu après minuit, sous un ruban d’étoiles flamboyant dans un ciel dégagé. La flotte se composait de quatre vaisseaux : une galère de guerre transportant les légions d’elfes, une pour les compagnons, et la dernière (un bateau solide à l’allure de baleine plutôt que de requin) destinée aux chevaux de la Cavalerie de Fer. Tous voguaient au rythme de ce dernier navire, qui était néanmoins assez rapide pour que le voyage n’excède pas une demi-semaine. Leurs hôtes avaient beau se montrer agréables, et même pleins de sollicitude, Alexia les trouvait également très réservés. Elle supposait que c’était en partie à cause de Peri, même si elle ne détectait aucune offense, délibérée ou non, dans la façon dont l’équipage se comportait vis-à-vis d’elle. Ils mangeaient tous ensemble dans la cabine où ils accrochaient leurs hamacs, et les marins qui les servaient étaient polis. Lorsque les navires contournèrent la pointe de Loquellyn et entamèrent la longue traversée pour Forteresse Draconis, Alyx sentit un malaise grandir en elle. Elle essaya de le mettre sur le compte du froid glacial des vents, mais l’angoisse qui lui étreignait la gorge la contredisait. Elle se tenait à la proue, la peau éclaboussée d’embruns, le regard perdu au loin vers le nord-est. Le soleil disparaissait derrière elle, prolongeant l’ombre du mât comme une lance. Une lance noire. Elle frissonna et s’entoura de ses bras. — Si vous me le permettez, Altesse. (Corbeau lui recouvrit les épaules d’une pèlerine.) Avec la nuit qui tombe, il fait plus froid. Elle resserra la cape autour d’elle. — Merci, mais c’est inutile. Ce n’est pas de froid que je tremble. Appuyé au bastingage, ses cheveux blancs repoussés par le vent, Corbeau hocha la tête. — Forteresse Draconis a sombré. Avec le temps, elle a changé, elle s’est obscurcie, a mal tourné. — C’est là que mon père est mort. — Je sais. J’y étais. J’ai vu. Je l’ai pleuré. Corbeau se tut et son regard se perdit dans l’horizon. Ses yeux s’emplirent de larmes. Alyx savait qu’elles n’étaient pas causées par le vent. — Il y a vingt-cinq ans, Forteresse Draconis a déterminé le destin de notre monde. Elle a permis de briser l’armée de Chytrine. Si elle le permet de nouveau, nous devrons achever le travail, cette fois. Alyx tourna la tête vers les quelques individus restés sur le pont, les autres sommeillant en cale. — Le seigneur Norrington avait tout un groupe de héros pour l’aider et il a échoué. Nous vous avons, vous, Résolu et des enfants à peine grandis, moi y compris. Une nouvelle récolte de sullanciri prête à être fauchée. Corbeau s’essuya le visage, puis lui jeta un coup d’œil. — Vous n’y croyez pas ? vous ne croyez pas réellement que vous pourriez devenir l’une des créatures de Chytrine ? — Non. (Elle se rembrunit.) Du moins, je ne l’espère pas, mais alors je repense à Vionna et à son jugement pragmatique de la situation. Au contraire de notre ennemie, nous limitons notre champ d’action, ce que nous sommes prêts à accomplir pour gagner. Lorsque je réfléchis au seigneur Norrington ou à son fils, pleins de fureur naturelle et brûlant de rendre justice, et que je vois comment ils sont tombés, alors je m’interroge. Suis-je, ou plutôt sommes-nous naïfs de croire que notre sens de la justice suffira à cuirasser nos esprits, que notre désir de protéger pourra défendre nos cœurs ? Chytrine a assassiné des enfants, dans l’amusement, peut-être dans la joie, et pourtant, lorsque nous avons contemplé les corps, nous avons été les seuls à souffrir. C’est nous que cela a touchés. (Alyx montra le nord-est.) Je suis certaine que mon père partageait les convictions du seigneur Norrington. Ils ont voyagé ensemble, ils ont planifié des opérations militaires ensemble. Et si mon père l’avait accompagné dans cette expédition ? Il serait peut-être un sullanciri. Corbeau haussa un sourcil. — Alors vous croyez que vous pourriez en être un également ? que vous pourriez en devenir un ? Alyx confirma, en ayant l’impression qu’un ver rampait dans ses entrailles. — Ce n’est pas parce que j’ai l’épée de Malarkex, ou quelque chose comme ça. Toute ma vie, j’ai appris et j’ai lutté. Pour réussir au sein d’une culture étrangère, puis pour mériter ma réputation. Je me suis battue afin d’être digne de l’héritage de mon père. (Elle sourit.) C’est ici, avec vous, avec Résolu et tous les autres que je me sens libre comme jamais. Vous attendez de moi la même chose que de vous-mêmes : travailler ensemble, tout faire pour arrêter Chytrine. Nous sommes les seuls arbitres de notre destinée, mais nous sommes tous liés par l’objectif de détruire Chytrine. » Pourtant, obtenir une absolue liberté, cela semble si séduisant. — Bien sûr, mais vous n’y succomberez pas. (La voix de Corbeau lui parvint basse et chaude.) Vous savez que, malgré toutes ses promesses, Chytrine exigerait un paiement. Alors en offrant de briser les chaînes de votre âme, elle ne ferait que vous préparer à de nouvelles. La liberté, celle que vous désirez, n’est qu’illusion tant qu’elle vivra. La seule façon de réussir, c’est de la détruire. Alyx hocha lentement la tête, puis posa une main sur l’épaule de Corbeau. — Je crois bien que vous avez raison, mais, dans le cas contraire, si je souffrais d’un instant de faiblesse… Vous avez le pouvoir de tuer un sullanciri. Ne me laissez pas… Il sursauta. — Vous demandez plus que ce que vous croyez. Je ne peux y consentir, non pas parce que je voudrais vous voir souffrir d’une telle destinée. Si j’acceptais, alors vous perdriez la dernière étincelle de résistance. Vous m’avez en réserve, je serais votre ultime bouclier. — Mais, vous ne me laisseriez pas… Il se redressa et lui prit la main, lui caressant les doigts du pouce. — Jamais vous ne deviendrez un sullanciri, Altesse. De cela, je n’ai aucune crainte. Chytrine croira que, à l’instar de tous les autres, vous pouvez être brisée, mais je sais que non. Voilà qui vous donne un avantage sur elle : à la fin, la sous-estimation de votre volonté provoquera sa perte. De nouveau vêtu des multiples couches de vêtements pirates, Kerrigan monta sur le pont une heure après le cri avertissant que Forteresse Draconis était en vue. Leur vitesse ne leur permettrait pas de l’atteindre avant encore quelques heures. Au nord, parallèles à leur course, quelques galères aurolanies voguaient à la même allure. Kerrigan ne savait pas grand-chose de la navigation (il avait récolté la plupart de ses connaissances lors de cette traversée), néanmoins avec ce vent d’ouest dominant, elles auraient pu facilement les rejoindre et les attaquer. Pourquoi ne le faisaient-elles pas, il n’en avait aucune idée, mais il s’était positionné à la proue au cas où elles tenteraient leur chance. Il passa en revue tous les sorts qu’il lancerait si le cas se présentait : arracher les avirons, casser le mât, ou, mieux encore, détruire le gouvernail. Il pourrait facilement percer la coque mais, si des magickants se trouvaient à bord, ils se défendraient contre ce type d’attaque. Il pouvait détruire n’importe laquelle de leurs protections, mais le souvenir de Wheele retournant son sort à son avantage le hantait. Forcer les défenses ne servirait qu’à condition d’en connaître la nature. Il était bien plus aisé d’attaquer quand l’ennemi n’y était pas préparé. Le moindre effort fonctionnerait alors, et facilement, alors que foncer sur un ennemi qui avait anticipé le coup serait un véritable désastre. Comme les galères aurolanies ne semblaient pas décidées à les attaquer, il reporta son attention sur Forteresse Draconis. Il découvrit, à son étonnement, qu’ils étaient plus proches de leur destination qu’il se l’était imaginé. La brume matinale avait dissimulé l’horizon et, comme la citadelle était réputée pour sa Tour de la Couronne, il avait supposé que la lointaine structure serait bien plus grande qu’elle paraissait être. En réalité, à mesure que le soleil levant dissipait le brouillard et révélait les détails du paysage, Kerrigan découvrit que la haute et élégante forteresse de la génération précédente avait été remplacée par une construction basse, rude et sombre, semblable à un pic de granit hérissé surgi de terre et grossièrement découpé. Les galères ennemies ne tentaient toujours pas d’arrêter les vaisseaux elfiques qui entraient à présent dans le port du quart nord-ouest de la forteresse. Au lieu de cela, elles se positionnèrent pour les empêcher de fuir, un acte parfaitement inutile en dehors du mauvais présage qu’il insinua dans les esprits. S’ ils veulent nous empêcher de nous échapper, ça signifie qu’ il y a quelque chose à fuir. La forteresse n’envoyait aucun signal de détresse. Les navires elfiques hissèrent une série de drapeaux, obéissant à un ordre qui leur avait été communiqué par arcanslata avant de quitter Rellaence, puis pénétrèrent sans dommage dans le port, par-delà l’imposant bastion géométrique qui surmontait la jetée et protégeait la baie. Les murs étaient hérissés de lances pointues, et on apercevait les gueules enivrées des dragonels qui dépassaient des multiples meurtrières. Même si Kerrigan n’avait jamais assisté à une démonstration de leur pouvoir, ce qu’il en savait expliquait pourquoi les galères aurolanies étaient restées hors de portée. De forme hexagonale, le petit fort possédait d’épais murs qui s’arrondissaient doucement vers le ciel. La largeur de leur base les rendait très difficiles à ébranler, ce qui les protégeait d’un effondrement. Kerrigan ne vit aucun des créneaux des autres murs de la forteresse, seulement des sentinelles qui arpentaient un chemin de ronde reculé, n’exposant à l’ennemi que leurs têtes et leurs épaules. Elles étaient incapables de voir un navire passant à proximité de la forteresse, mais en aucune façon un bateau ne pouvait s’en approcher si les dragonels fonctionnaient. Le navire atteignit une jetée et y fut solidement amarré. Les elfes tirèrent une planche de débarquement, et Kerrigan suivit Lombo à terre, puis rejoignit Alexia et les autres, qui se trouvaient déjà en compagnie d’un grand homme brun aux yeux noisette qu’on distinguait à peine sous son masque vert. Sur son uniforme gris acier étaient brodés en vert foncé sur sa poche gauche un dragon dressé, sur celle de droite une couronne. À la couleur de son masque, Kerrigan présuma qu’il venait d’Oriosa. Sa voix était un peu raide, comme s’il s’efforçait d’être poli. Il s’adressa à la princesse. — Altesse, le baron Draconis vous présente ses plus sincères excuses de ne pouvoir vous accueillir en personne, mais il s’occupe d’une affaire urgente. Il vous en parlera plus tard et m’a demandé de vous conduire à la tour et de répondre à vos questions. Vos bagages seront portés à vos appartements. Vous logerez ici, dans la Tour de la Couronne. Will pencha la tête. — Et quelle tour ! Leur guide se redressa, un éclair de surprise passa dans ses yeux, qui fut vite remplacé par de l’embarras. — Je vous expliquerai en chemin, si vous le voulez bien. Mon nom est Erlestoke et, comme vous, je viens d’Oriosa. Vous devez être le Norrington. Le jeune voleur acquiesça. — Vous ressemblez bien plus à un prince que votre frère. Le sourire d’Erlestoke se figea. — On m’en a fait part. Par ici, je vous prie. Il les mena jusqu’à une grande rampe d’accès interrompue à plusieurs endroits par une pente raide vers une tranchée étroite. — Vous trouverez de telles tranchées partout autour de la forteresse. Les soldats qui attendent là peuvent défendre sans difficulté la partie inférieure de la rampe et, dans le cas improbable où un navire s’introduirait dans le port et débarquerait un bélier ou toute autre machine de siège, elles les bloqueraient. Continuant à monter, il plaqua la main contre un mur arrondi. — Vous n’avez jamais vu ce type de murailles, j’en suis certain. Au cours de ses expériences sur les dragonels, le baron Draconis a découvert qu’ils étaient très efficaces pour effondrer les murs car ils concentrent leurs tirs en un point précis. Ils deviennent ainsi des béliers longue distance. Des murailles basses, épaisses et arrondies repoussent les projectiles, ce qui réduit les dégâts. — À moins de se trouver dessous quand ils tirent. Will tenta de grimper le long du mur, monta à quelques mètres, puis glissa lentement vers le bas. — Assez efficace contre les attaquants aussi. — Et encore plus quand on leur verse de l’huile bouillante dessus. (Le prince désigna les pointes.) S’y agripper ne sert à rien. La plupart sont aiguisées, beaucoup sont empoisonnées, certaines cassantes, et le reste dissimule d’autres surprises. Au sommet de la rampe, le groupe zigzagua entre deux petits murs qui servaient de chicane pour ralentir les envahisseurs. — De toute évidence, ces murs ne dureront pas longtemps contre un ennemi déterminé, mais assez pour nous permettre de monter une batterie contre eux. Kerrigan sentit un frisson lui parcourir l’échine. Erlestoke parlait en termes simples et tranquilles, mais l’imagination emballée du mage ne lésinait pas sur les détails. En bas de la rampe, il voyait un bélier pris dans l’une des tranchées. Il voyait des litres d’huile bouillante glisser le long des remparts, éclabousser les attaquants, engluer la rampe. Il voyait les vaillants défenseurs tenir les chicanes étroites, et entendait un clairon les rappeler. Et là, l’ennemi s’engouffre. Lorsque Kerrigan émergea de la chicane, il se retrouva face à la gueule noire d’un des dragonels. Son canon de cuivre ressemblait à un loup aux babines retroussées. Le mage se déporta très vite sur le côté et se cogna contre Dranae. Il rebondit et tomba à genoux, à la totale merci du loup de métal. Erlestoke sourit lorsqu’il fut enfin parvenu en haut de la rampe et tapota la tête du dragonel. — Je vous prie de pardonner cette plaisanterie. C’est une de nos traditions : montrer à nos invités la vision de nos ennemis. Nous avons baptisé certains de nos dragonels : voici Croc-Tonnerre, l’un des premiers du baron Draconis. Ceux de Chytrine sont en forme de dragon, mais Dothan Cavarre trouve que les loups, les ours, les chats, les serpents, les griffeglaces et les aigles fonctionnent tout aussi bien. Néanmoins, afin d’économiser le métal, nous ne les rendons pas tous aussi artistiques. Nous avons toutefois au moins un monstre par batterie. Le magickant se redressa difficilement, puis s’épousseta les genoux. Il monta en soufflant la dernière pente, puis suivit les autres le long du rempart ouest de la forteresse. La jointure de deux murs inclinés formait à deux mètres du sommet une place sur laquelle on avait disposé une dizaine de dragonels. Leurs gueules dépassaient des grands supports minces qui leur permettaient de changer leur visée à droite et à gauche selon un angle de quatre-vingt-dix degrés. Leurs tirs s’entrecroisaient alors avec ceux du bastion du port et leur permettaient de couvrir la rampe sur la façade nord-ouest. Erlestoke les invita à se rapprocher des gros cylindres de cuivre montés sur chariots. L’unité des dragonels, composée exclusivement de meckanshii, se servait de cordes et de cales pour tirer les armes en place, puis de leviers pour changer l’angle de visée. D’autres leviers soulevaient le cylindre pour que les supports puissent abaisser l’objectif et tirer sur les navires proches en contrebas. — Ce sont eux que tout le monde veut voir. Voici les dragonels. On les nourrit de poudre de feu bien tassée, puis d’un projectile. Nous nous servons de boulets de fer pour plus d’efficacité : de grands pour les navires et d’une volée de petits pour l’équipage. Ce qu’on charge après la poudre n’a pas beaucoup d’importance, l’objet est très vite projeté. À condition qu’il résiste à l’explosion, il traversera tout ce qu’il touchera sur une bonne distance. Erlestoke prit une petite corne et, de son bout étroit, il versa une poudre noire dans un trou percé en haut du dragonel, près de l’arrière. — La poudre de feu possède trois niveaux de qualité : le gravier, le sable et la poussière. Ici, c’est de la poussière. De petits grains pour les petits trous, de plus gros pour les plus gros. Will observa la poudre de près. — Qu’est-ce que c’est ? D’où vous la tenez ? Le prince oriosan se mit à rire de bon cœur, accompagné par tous les meckanshii. — Voilà, Norrington, la question à laquelle mon père et tout dirigeant porteur de couronne voudraient une réponse. Le baron Draconis a travaillé longtemps et dur sur la formule. Seuls les meckanshii savent comment la fabriquer, quelles proportions nécessite chaque mélange et de quelle façon la sécher. Moi, je n’en sais rien, je ne connais que son utilité. Erlestoke prit un petit bout de mèche que lui tendait un des meckanshii, puis s’interrompit et se tourna vers Kerrigan. — Vous êtes le mage, n’est-ce pas ? L’Initié acquiesça. D’un geste de la main, le prince fit signe à tout le monde de s’écarter du dragonel, puis il indiqua le trou plein de poudre. — Si vous pouviez faire feu, je vous prie. Kerrigan se concentra, puis fit un petit mouvement du doigt. Dorée et scintillante, une étincelle se précipita dans le trou, et la poudre se mit tout de suite à fumer. Une seconde plus tard, lorsque le prince Erlestoke bondit en arrière, une langue de feu s’échappa du dragonel. L’arme recula sur des sillons bien usés de la pierre et, avant même que la fumée se dissipe, l’équipe de meckanshii se précipita pour la recharger et la préparer à un nouveau tir. Les yeux de Kerrigan larmoyaient à cause de la fumée, et l’explosion avait tonné dans ses oreilles. Lombo l’attrapa par l’arrière de sa tunique et l’éloigna avec autorité. Ils rejoignirent le reste de la compagnie sur le chemin de ronde et Kerrigan vit qu’Erlestoke le regardait avec fierté. Il sourit. — Était-ce acceptable ? Le prince acquiesça sérieusement. — Si j’ai besoin d’un maître en détonation durant le siège, je vous engagerai. — Vous êtes trop aimable, Altesse, dit Kerrigan en essayant de cacher son sourire. — Mais non. (Erlestoke agita la main en direction de la forteresse.) Continuons, je vous prie. Kerrigan baissa la tête et suivit en silence tandis qu’Erlestoke continuait la visite. Ils parcoururent un quart du circuit autour des murailles extérieures irrégulières. Au-delà, au nord-est, à l’est et au sud-est se trouvaient trois plus petites forteresses, semblables à celle qui défendait le port. Un monticule les connectait à la forteresse principale et Erlestoke expliqua que les tunnels de ravitaillement passaient sous la terre pour rejoindre les bâtiments. Chacun des bastions était hérissé d’une vingtaine de dragonels : la garantie d’un tir croisé meurtrier pour toute troupe d’envahisseurs. En outre, ils pouvaient tous se couvrir les uns les autres, si bien que s’en emparer serait aussi une affaire sanglante. Erlestoke leur fit ensuite redescendre les remparts et traverser la ville en direction de la Tour de la Couronne. Les habitants, expliqua-t-il, nommaient la ville le Labyrinthe. — Il faut un peu de temps pour s’y habituer, mais, ensuite, on peut la traverser rapidement. D’un autre côté, une armée d’invasion s’y trouverait dispersée et massacrée. Lorsqu’il les fit pénétrer dans la Tour de la Couronne par une haute porte en arc, il désigna le ciel. — Il y a vingt-cinq ans, elle faisait trois fois sa taille actuelle. Comme vous le savez, les fragments de la Couronne du Dragon étaient gardés à son sommet et un piège a abattu le dragon à qui Chytrine avait ordonné de les dérober. Son crâne se trouve juste là, imbriqué dans le mur. L’os blanchi se détachait nettement sur la pierre grise, les orbites vides tournées vers le bas. Kerrigan s’imagina que quelqu’un les observait, caché là-haut. Le crâne seul faisait près de neuf mètres de long et six de large à l’arrière et il avait les crocs si longs qu’il n’aurait fait qu’une bouchée d’un homme. Erlestoke continua son discours. — Parce que les dragonels se révèlent très efficaces lorsqu’il s’agit d’effondrer une tour, le baron Draconis l’a fait abaisser et renforcer. Néanmoins, elle abrite toujours les fragments de la Couronne. Erlestoke les fit monter par un escalier qui s’achevait sur un couloir. Puis il les mena de l’autre côté de la tour où ils durent emprunter un autre escalier et traverser des chicanes. Atteindre le sommet n’aurait rien de facile si la tour était défendue, sans compter qu’elle possédait de nombreux gardes meckanshii. L’armure de la plupart semblait greffée à leur peau à la manière d’une carapace de métal renforcée de crochets, de lames et de pics au niveau des coudes, des genoux et des talons. Sous l’arcade devant la salle des fragments, Erlestoke s’adressa à Kerrigan. — Pas de magick ici, je vous prie. Il y a des systèmes de défense intégrés à ce lieu, que je ne connais pas et comprends encore moins. Je ne voudrais pas les découvrir maintenant. Kerrigan acquiesça, puis entra dans la salle derrière le prince. C’était une pièce circulaire, aux murs de pierre, qui ne comportait ni fenêtre ni décoration, et au centre de laquelle trois socles servaient de coins à un triangle. Sur chacun reposait une énorme gemme incrustée dans de l’or, presque identique au fragment qu’ils avaient récupéré sur Wruona. Le plus proche, un colossal rubis, se réfléchissait en rayons sanglants sur le sol et les murs. La pierre centrale avait une couleur jaune et les particularités du saphir, mais son éclat semblait pâli. La dernière, verte à reflets bleus, brillait de ses propres feus, mais de façon bien moins ostentatoire que le rubis. Erlestoke leur permit de contempler les gemmes pendant un instant puis croisa les bras. — Dans le Sud, lorsque les gens pensent à Forteresse Draconis, ils pensent à la puissance des dragonels. Ils oublient qu’avec ces trois pierres Chytrine libérerait des forces qui n’en feraient que de simples jouets. Ils retournèrent au bas de la tour, où un groupe de soldats chargés de se mettre à leur service les accueillit. Chaque guerrier emmena l’un des compagnons, à l’exception de Kerrigan. Erlestoke sourit. — Je serai votre guide, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Kerrigan ne trouva rien à répondre, alors il se contenta de marcher aux côtés du prince en silence. Ils s’enfoncèrent rapidement dans les profondeurs de la tour, montèrent plusieurs étages et s’arrêtèrent devant une porte noire. Le prince frappa un coup, puis dévoila une grande salle aux étagères pleines de livres. Pendant un instant, Kerrigan s’imagina être de retour à Vilwan, dans ses appartements, mais la vue du baron Draconis qui repoussait vivement sa chaise lui fit oublier cette idée. Le petit homme sourit. — Ah, excellent, Kerrigan Reese, je suis ravi de vous voir ! Je suis content que vous soyez là et je regrette profondément de ne pas vous avoir parlé à Yslin. Je n’avais pas connaissance de votre identité alors. Kerrigan s’étonna. — Seigneur ? Dothan Cavarre se lissa la moustache de la main gauche. — J’ai reçu le rapport concernant vos capacités magickes. À bien des égards, je suis intrigué, mais, par ailleurs il ne s’agit que de la confirmation de vos talents. Cela m’amène à vous demander quelque chose. Ces paroles laissèrent Kerrigan un instant interdit, puis il hocha la tête. — Je vous en prie, seigneur, si je peux être de quelque utilité… — Oh, je le crois bien. (Cavarre lui fit signe d’avancer.) Discutons. Si j’entends ce que j’espère, vous pourrez me rendre un service. Un très grand service pour lequel je vous serai éternellement redevable. CHAPITRE 68 Après un instant de réflexion, Alyx se rendit compte qu’elle n’était pas surprise de trouver Corbeau sur la place Kirill. Après la visite, elle s’était retirée dans sa chambre et s’était laissé tomber sur son lit pour une courte sieste. Elle n’avait pas eu l’intention de dormir jusqu’à l’aube, mais son corps en avait décidé autrement. Elle ne fit aucun cauchemar, en fait elle ne rêva pas du tout. À son réveil, bien reposée, elle se demanda si le baron Draconis n’avait pas fait en sorte de prévenir magickement la forteresse contre les rêves, empêchant ainsi Chytrine d’accéder à la tour. Elle se vêtit rapidement d’habits apparus dans l’armoire durant son sommeil. Des domestiques invisibles y avaient rangé les vêtements de pirates réparés et nettoyés par les elfes, ainsi que l’uniforme des Plumedor et des costumes locaux plus appropriés. Elle choisit l’uniforme gris ordinaire de Forteresse Draconis qui, dans son cas, était orné d’un cheval ailé cabré à gauche et d’une couronne à droite. Chacun était brodé en blanc, mais entrelacé d’un fil noir dont le sens lui échappait. En bas, dans le réfectoire, elle prit un peu de pain et un bol de soupe chaude. Elle la but tout en traversant la salle, dont les tables étaient occupées par des gens de toutes les nations et de toutes les espèces, puis elle gagna la sortie. Elle prit note qu’au lieu d’un insigne national les meckanshii portaient une épée croisée avec une clef à molette, entourées d’une roue d’engrenage, toutes trois brodées de la couleur correspondant à leur pays d’origine. Elle remarqua également qu’ils tendaient à se réunir entre eux et ne se mêlaient pas beaucoup aux autres soldats. Elle se demanda si c’était parce qu’ils ne se considéraient plus comme leurs compatriotes ou parce que ces derniers les avaient rejetés pour ne pas voir ce qu’ils pourraient devenir. En mâchant son pain, elle sortit de la Tour de la Couronne, par l’un des cinq jardins qui l’entouraient et se dirigea à l’est, vers le lieu de la mort de son père. Elle avait entendu dire qu’on y avait dressé un monument à sa mémoire – du moins, c’était ce que sa famille lui avait confié –, mais aucun d’entre eux n’y était allé. Leur description, cependant, était bien différente de la réalité. La place située derrière ce qui avait été autrefois la porte intérieure était restée intacte malgré la reconstruction, alors que tout le reste avait été modifié. Autour de la porte, le souffle du dragon avait à moitié fondu les pierres, qui n’étaient plus que des filaments pétrifiés semblables à du sable projeté par de l’eau. La porte s’affaissait un peu, les pavés de la cour étaient inégaux. On avait remplacé ceux qui manquaient, Alyx ne douta pas que ces derniers avaient été brisés afin de créer des talismans que les soldats emportaient pour avoir de la chance au combat. Au nord de la porte, de l’autre côté du mur, une montagne de bougies brûlait devant un cratère causé par une explosion dans le mur. De petits bouts de papier, de tissu et de parchemin frissonnaient là où on les avait coincés entre les pierres, dans des fissures. Du lierre avait poussé autour du cratère, mais nulle branche ne pénétrait à l’intérieur. Parmi les bougies se trouvaient un bon nombre de statuettes de tailles diverses, en terre cuite ou en bronze, toutes à l’effigie de son père. À ce spectacle, sa gorge se serra, les larmes lui montèrent aux yeux. Elle s’était préparée à quelque monument grandiose, à une immense statue représentant son père dans une pose héroïque, dominant la place. C’était ce que son grand-père et son arrière-grand-tante croyaient. Ils détesteraient un étalage aussi modeste. Elle, non. Elle comprenait. Il s’agissait d’offrandes, de marques de respect que les soldats sans grade montraient à son père. À leurs yeux, il était un simple guerrier, un homme qui avait donné sa vie pour vaincre Chytrine. Ils n’avaient aucun besoin de le voir ressuscité par une statue épique : le cratère seul leur révélait tout ce qu’il y avait à savoir sur sa bravoure. Cette bravoure qu’ils vénéraient et espéraient connaître aussi, lorsque le temps serait venu. Corbeau, qui posait une bougie, se releva lentement. — Bonjour, Altesse. Pardonnez mon intrusion. Alyx secoua la tête. — C’est moi l’intruse, Corbeau. Elle le rejoignit et se rapprocha suffisamment pour sentir la chaleur dégagée par les bougies. — J’avais toujours imaginé quelque chose d’ostentatoire et de voyant. — Quelque chose que votre père aurait détesté. Elle acquiesça. — Oui, exactement, mais que tante Tatyana penserait que c’est à peine suffisant. Les bougies, je comprends, les statuettes aussi, mais les papiers ? On dirait des prières. — C’est bien cela. — Mais mon père n’est pas un dieu ! Corbeau eut un doux sourire. — Tout d’abord, pour ceux qui étaient ici ce jour-là, son intervention ne fut rien de moins que divine. Il désigna une statue d’une cinquantaine de centimètres recouverte d’un arc-en-ciel de cire fondue. — Le roi Augustus a modelé cette première effigie selon la coutume alcidaise du culte des ancêtres. D’autres, qui n’ont pas bien compris, lui ont donné un autre sens ; et puis, vous savez comment sont les soldats avec leurs superstitions : beaucoup prétendent que votre père n’est pas mort ici, mais qu’il s’est élevé à un autre plan d’existence. Elle secoua la tête. — Cela n’a aucun sens. Il haussa les épaules. — Le fait est, Altesse, que votre père a été très brutalement traité par le sullanciri qui l’a tué. Quant à son corps, il était méconnaissable. Des histoires se sont créées, racontant qu’il n’était pas mort. Des gens attaqués par des bandits errants ou des Aurolanis ont rapporté qu’un guerrier répondant à la description de votre père les avait sauvés. — Mais ces histoires ne sont pas réelles ! — Peut-être, mais certains avaient besoin qu’elles le soient, Altesse. À l’exception du baron Draconis et du roi Augustus, tous les héros de cette époque sont morts ou se sont ralliés à la cause de Chytrine. Les gens réclamaient un héros pour s’opposer à elle, et quelques-uns ont choisi votre père pour remplir ce rôle. Elle plissa les yeux et l’observa de près, se souvenant de l’attaque nocturne qui avait précédé la bataille de Svoin. — Certains de ces sauvetages, c’était Résolu et vous, n’est-ce pas ? Vous entreteniez ces contes pour que Chytrine perde du temps et de l’énergie à chercher un héros qui n’existe pas. — Nous n’avons rien fait que votre père n’aurait accompli, s’il était en vie. Je suis certain qu’il aurait beaucoup apprécié que ces gens soient sauvés. Mais je vous en prie, ne soyez pas fâchée. Nous ne nous moquions ni de lui ni de son souvenir. — Je ne l’ai jamais cru. (Elle fronça les sourcils.) Mais vous avez cessé. Pourquoi ? Corbeau se gratta la nuque. — Nous nous sommes rendu compte que Chytrine pouvait sans difficulté se servir d’un de ses sullanciri pour faire croire que votre père avait été pris et avait changé de camp. Lorsque c’est arrivé à Bosleigh, nous étions soulagés d’avoir arrêté. D’autant qu’à ce moment-là il a fallu que nous partions à la recherche du Norrington de la prophétie. Nous savions que ce n’était pas Leigh, alors le trouver devenait capital. Malgré la chaleur des bougies portée par la brise, Alexia frissonna. — Pendant mon enfance, je me figurais le monde en termes simples et nets : Chytrine avait tué mon père, volé mon pays et j’étais destiné à tout réparer. Petite fille, je voyais cela comme une belle aventure. En grandissant, et grâce à mon entraînement, j’ai appris que ce ne serait pas facile, mais qu’il y avait une lueur d’espoir. Je n’aurais jamais imaginé que d’autres s’opposeraient à elle comme vous le faites, mais désormais, je comprends que tous ces efforts soient nécessaires pour l’arrêter. En fin de compte, nous tous qui nous sommes dressés contre elle, nous devrons faire le même choix que mon père, le même sacrifice, ou au moins y être préparé. — Mais cela, vous l’avez toujours su. — Oui, cependant je n’avais jamais vraiment saisi que d’autres y seraient également préparé. Je le voyais comme le devoir d’une fille envers son père. (Alyx désigna les bougies et les diverses offrandes.) Cela me dévoile une foule de chemins différents qui vont tous dans la même direction. C’est seulement en rassemblant tout le monde que nous pourrons réussir. Un coup de clairon venu du nord empêcha Corbeau de répondre. D’autres sonnèrent à leur tour impérieusement. Corbeau prit la main d’Alexia et courut avec elle le long du Labyrinthe. Le trajet les força à remonter un peu vers l’ouest avant de revenir à l’est, mais bientôt ils atteignirent la muraille extérieure de la forteresse et empruntèrent à toute vitesse la rampe d’accès vers la batterie du Lion. Sur la motte qui séparait Forteresse Draconis du plus petit des forts, deux cavaliers filaient vers la porte principale au sud-est. Tous deux étaient couchés sur l’encolure de leur cheval et l’un d’entre eux avait une flèche plantée dans l’épaule droite. Il vacillait un peu sur sa selle, mais tenait bon. Le second cavalier, une femme, salua de la main puis donna apparemment quelque signal qui incita le capitaine meckanshii à appeler les gardes et à ordonner l’ouverture de la porte. L’étroite porte cochère s’ouvrit brusquement, permettant aux deux cavaliers d’entrer. Dans la cour, l’homme blessé sauta de sa selle tandis que sa compagne talonnait son cheval couvert d’écume jusque dans le Labyrinthe. Alyx la regarda partir, puis leva les yeux et vit un ballon alcidais s’élever au bout d’une longe au-dessus de la Tour de la Couronne. Un panier y était accroché ; à l’intérieur, deux vigies regardaient vers le nord. Alyx savait que les cavaliers étaient des éclaireurs, c’était évident. Il était tout aussi manifeste qu’ils s’étaient battus, et le fait de savoir qu’une escouade se composait de dix individus était plutôt inquiétant. La jeune femme ne pouvait en imaginer une partie abandonner les autres, à moins d’une information vitale à transmettre ou d’un combat déjà perdu. Bientôt, un certain nombre de drapeaux se déroulèrent sous le ballon. La brise jouait dedans, les faisant claquer avec prestance. Au sommet de la Tour de la Couronne, d’autres oriflammes s’élevèrent et retombèrent sur une hampe, en réponse apparente aux signaux venus d’en haut. Ni Corbeau ni elle ne pouvait déchiffrer les informations exactes qu’ils émettaient, mais tous deux savaient ce qui arrivait. Dans l’heure qui suivit, leurs pires craintes furent confirmées. L’armée de Chytrine venait du nord, par le passage Boréal. D’abord la cavalerie, composée de renégats à cheval, de baragouineurs et de vylaens sur des griffeglaces noirs ou blancs. Des silhouettes en armure montaient les grands temeryx, mais leurs protections de métal cachaient leurs identités. Néanmoins, un certain nombre étaient assez grands et sveltes pour être pris pour des elfes. La cavalerie descendit dans la plaine au nord de l’étang Draconis, qui protégeait une partie du rempart nord. Ils se mirent en formation en se tenant hors de portée des dragonels du fort nord-est. Derrière eux se trouvait l’artillerie de Chytrine. Des équipes de griffeglaces par dizaines portaient de petits dragonels, tandis que des tristefauves par paire ou par quatre déplaçaient de plus grosses armes. Ces derniers étaient d’une taille qui faisait paraître un ours adulte comme un ourson et leur fourrure blanche les rendait presque invisibles dans la désolation glacée des terres aurolanies. Suivaient des chariots de poussière de feu et de charges pour les dragonels, puis l’infanterie. Alexia avait l’habitude d’ennemis aux lignes désordonnées et lançant des cris sauvages, mais ces troupes se déplaçaient dans l’ordre et le silence. Elle reconnut leur étendard, un crâne de bœuf fendu peint en rouge, grâce aux multiples rapports qu’on lui avait communiqués. Même s’ils n’avaient pas toujours été victorieux dans leurs différentes attaques éclairs, ils s’étaient toujours battus courageusement. Derrière eux arrivait une légion d’hommes solides et de baragouineurs, qui portaient des armes comme elle n’en avait encore jamais vu. — Corbeau, ce sont des draconettiers ? Il mit la main en visière, puis hocha lentement la tête. — On voit qu’ils portent des draconettes et cet autre bâton à cornes. Ils posent le canon dessus et tirent, puis rechargent et tirent de nouveau. Leur précision ne dépasse pas cinquante mètres et la fréquence d’attaque est bien plus lente que celle d’un archer. — Alors pourquoi s’en servir ? Corbeau soupira. — L’arc demande beaucoup d’entraînement, tirer à la draconette très peu. — Vous les avez déjà combattues ? — Je leur ai déjà échappé, sourit-il. Je n’ai jamais été touché, mais j’ai aidé Résolu à retirer une balle d’un autre Vorquelfe. Elle lui avait cassé le bras et il n’a jamais vraiment guéri. On lui a trouvé une aide magicke, mais trop tard. Alyx fronça les sourcils. — Mais Résolu, avec toute sa magick, j’aurais cru… — Lui ? de la magick qui guérit ? Non. Corbeau détailla la plus petite des armes montées sur roues, qui venait d’apparaître sur la plaine. — Je me demande ce que c’est. Je n’en avais encore jamais vu avant. Elle leva les yeux, suivant son regard, et aperçut une série d’objets métalliques tirés chacun par un griffeglace. Ils ressemblaient beaucoup à une grenouille accroupie avec la gueule grande ouverte, même si la plupart des créatures qui les décoraient tenaient plus du reptile avec ses crochets que d’un batracien. De toute évidence, ces armes étaient dérivées des dragonels, mais Alyx était incapable de deviner leur utilité exacte. Les légions se succédaient dans la plaine, la cavalerie et l’infanterie dissimulant aux yeux du château l’artillerie en formation. L’infanterie se mit à creuser des tranchées, se servant de la terre pour monter des barricades derrière lesquelles les dragonels et leur poudre de feu instable pourraient être stockés. Les Aurolanis poussèrent des cris de célébration. Corbeau indiqua le nord. — La voilà, à découvert cette fois. Alyx regarda dans cette direction et découvrit dans son champ de vision une femme sur un char tiré par deux grands temeryx, flanqué de deux autres créatures et suivi d’une troisième paire. Elle portait une cape arc-en-ciel de soie à demi transparente, et sa robe légère et bleu ciel aurait été bien plus appropriée dans un boudoir que sur un champ de bataille. Ses longues tresses dorées flottaient au vent, tout comme sa cape et sa jupe. Elle semblait grande, forte et sans âge, même si Alyx admettait que la distance considérable rendait ces jugements incertains. Elle vit Corbeau s’agiter. — Qu’y a-t-il ? — Quelqu’un marche sur ma tombe. Ou roule dessus. Il lui jeta un coup d’œil, sa cicatrice rougie ressortant dans son visage pâle. — C’est qu’à la voir ainsi, avec les mêmes cheveux que vous, grande et forte comme vous, je me demande si elle a pris votre forme ou si ce n’est qu’un hasard. — Pris ma forme ? Il acquiesça. — Comme les urZrethis, elle peut changer son apparence comme elle le désire. À Boragul, elle avait pris celle d’une reine urZrethie pas encore adulte. Elle est ici telle qu’elle s’est montrée il y a vingt-cinq ans. — C’est une urZrethie ? Corbeau haussa les épaules. — Je ne sais pas. Ils le nient, mais cela n’a rien d’étonnant. Peut-être Kerrigan connaît-il les sorts de magick qui lui permettent de changer de forme. J’ai toujours cru qu’elle en avait appris durant sa vie. Alyx hocha lentement la tête tandis que de plus en plus de troupes envahissaient la plaine. Contre n’importe quelle armée levée au sud, Forteresse Draconis aurait été impénétrable, mais l’armée aurolanie possédait des dragonels et plus encore. Si la garnison se composait de près de sept mille soldats, l’ennemi affichait facilement trois fois ce nombre et ce défilé semblait interminable. À l’ouest, une ombre cruciforme fila au-dessus du paysage. Alyx la vit planer vers les lignes aurolanies, puis se retourner. La main en visière, elle leva les yeux. Flottant paresseusement au-dessus du champ de bataille, tel un faucon chassant un rongeur, un dragon volait dans le ciel. De l’or se refléta sur ses écailles, puis lentement il se laissa tomber en tourbillon et atterrit près d’une tente montée pour Chytrine. Corbeau le montra du doigt. — Voyez la blessure sur sa hanche ? C’est le dragon qui était à Vilwan. Je me demande pourquoi le noir ne l’a pas tué ? — Je ne sais pas, Corbeau, mais j’ai le sentiment qu’il ne mourra pas aussi facilement que le dernier dont elle s’est servie ici. (Alyx croisa les bras sur sa poitrine.) Et, si nous ne pouvons le tuer, arrêter Chytrine sera tout à fait impossible. CHAPITRE 69 — C’est étrange d’appeler cela un jardin,n’est-ce pas ? Will fut tiré de sa contemplation et vit la princesse Ryhope d’Oriosa,baronne Draconis, à laporte du jardin. Will tenta de se redresser mais, parce qu’il était assis sur la balustrade d’un petit pont, son mouvement manqua de le renverser. Il agrippa la barrière et l’entendit grincer, mais celle-ci tint bon, alors il évita une petite chute dans le lit du ruisseau asséché, en contrebas. Sa remarque était tout à fait vraie. Il le reconnut d’un geste de la tête tandis qu’elle passait d’une dalle à l’autre sur le chemin sinueux qui menait au pont. Malgré l’obscurité grandissante du soir, le sol tapissé de pierres blanches permettait de facilement embrasser le jardin du regard et de voir qu’à l’exception des haies en bordure et de quelques arbres près des murs rien n’y poussait. À la place, de plus grosses pierres se détachaient sur le blanc, telles des îles dans un océan fouetté par la tempête. Dans le lit asséché, des rochers plus sombres coupaient la mer d’albâtre en deux côtés égaux. Ryhope sourit. Will la trouvait belle, avec son menton fort, ses lèvres pleines et ce nez droit que le masque ne cachait pas. La nuit tombante aidait à dissimuler ses rides et ses quelques cheveux gris. Elle portait une robe cendrée ornée d’un dragon vert dressé, similaire au dessin brodé sur la poche gauche de la tunique de Will. Du côté droit, Ryhope avait une couronne, Will une épée. Elle se déplaçait d’un pas léger et fluide, comme si les pierres étaient en réalité de l’eau et qu’elle souhaitait rester au sec, les jupes levées avec une délicatesse de jeune fille jusqu’à ce qu’elle atteingne le pont. Elle le détailla un moment puis secoua la tête. — Il y a quelques traits de votre père chez vous. J’en vois un peu dans les yeux, le menton. Vous avez le regard plus clair que le sien, bien sûr, et les cheveux plus foncés. Il était aussi un peu plus grand que vous. Pas de beaucoup, tout de même. Très séduisant lorsqu’il le voulait bien. — Vous connaissiez bien mon père ? Elle croisa les mains devant elle sans répondre. Le rythme des tambours de guerre aurolanis combla le lugubre silence avant que sa voix les chasse de nouveau. — Je l’ai connu. Pas très bien, car je ne l’ai rencontré que brièvement au cours de la Fête des Moissons, mais il m’a beaucoup marquée, mon frère aussi, et même ma mère. (Elle eut un léger rire.) Si les choses avaient été différentes, j’aurais pu être la vôtre. Will sursauta violemment. — Vous avez dit que vous ne le connaissiez pas bien ! Ryhope acquiesça, les yeux clairs. — Nous nous serions mariés, car c’était un héros, tueur de trois sullanciri. Il était plus fort que son père, mais ses blessures l’ont empêché de l’accompagner lors de cette expédition fatale. Il est retourné en Oriosa, à Valsina, pour sa convalescence. La nouvelle que son père avait été séduit par Chytrine l’a violemment affecté. Il n’était pas encore guéri et ce fut un second coup dur. Ma mère n’aurait pu permettre notre mariage, même si l’un de nous l’avait souhaité. — Je ne comprends pas, dit Will, en fronçant les sourcils. Elle lui sourit avec bienveillance. — Je suis de la famille royale d’Oriosa. Mes désirs ne valent rien comparés aux besoins de mon pays. Il fut jugé souhaitable que le baron Draconis soit lié aux nations du Sud, alors je l’ai épousé. Tout comme vous, un destin m’attendait et je vous le souhaite aussi généreux que le mien. J’ai appris à aimer mon époux et j’aime mes enfants. Ce que je craignais autrefois, je le chéris aujourd’hui à chaque instant. Le jeune voleur indiqua l’est. — Même avec Chytrine tambourinant aux portes, prête à détruire ce lieu ? Ryhope monta sur le pont, puis s’appuya de dos contre la barrière aux côtés de Will. — Vous savez qu’Adrogans a été victorieux à Svoin. Vous avez vu mourir un sullanciri, si je ne me trompe pas. — Quelque chose comme ça, oui. (Mal à l’aise, Will s’agita un peu, refusant d’admettre qu’il s’était évanoui.) Mais perdre cette bataille n’a pas arrêté Chytrine. — Non, c’est ce que je voulais dire. (Elle montra la Tour de la Couronne.) Voyez ce crâne de dragon ? Il provient de celui qui est mort ici même, dans cette mare. La dernière fois qu’elle a tenté de prendre la forteresse, Chytrine a perdu. Elle a souffert un coup terrible. Nous, nous avions déjà perdu l’Okrannel. Cette défaite ne nous a pas arrêtés, et elle non plus. — Je ne vois pas où vous voulez en venir, dit Will, les sourcils de nouveau froncés. — C’est très simple : que Forteresse Draconis tombe ou non devant Chytrine, nous ne serons vaincus que si nous cessons de nous battre. La seule façon de gagner est de la faire renoncer. Arracher ici le cœur de son armée serait tout à fait efficace. Will la regarda d’un air curieux. — Vous ne pensez pas qu’elle peut s’emparer de cette forteresse, si ? — Je serais stupide de penser qu’elle en soit incapable. (Ryhope haussa les épaules.) Depuis vingt ans, j’entends dire à quel point cet endroit est difficile à prendre. Il sera comme une énorme arête dans sa gorge et pourrait l’étouffer. Peut-être ne l’arrêterons-nous pas mais, si c’est le cas, Adrogans ou Augustus achèveront ce que nous avons commencé. Will se gratta la tête. — Votre voix est plus agréable, mais vous êtes tout aussi déprimante que Résolu. La baronne rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Eh bien, le pragmatisme et le réalisme sont un remède aux chansons des ménestrels, oui, mais je ne voulais pas vous rendre mélancolique. J’admets néanmoins que ce jardin peut produire cet effet. — Vraiment ? (Will secoua la tête.) Je vois pas pourquoi on penserait une telle chose. D’accord, il n’y a pas de fleurs ou de fruits ou quoi que ce soit, mais ça m’excite pas vraiment de toute façon. Je veux dire, ce pont est charmant et, avec cette disposition des pierres sur le sol, les plus grandes qui ressortent, je peux presque entendre les vagues de gravier se briser dessus. En les contemplant, je vois ce qu’un Gyrkyme qui vole au-dessus de la mer peut apercevoir, avec les îles et tout. — Vous ne le trouvez pas quelque peu nu et sévère, voire froid ? — Hum, peut-être que le blanc est trop lumineux, mais il faut remarquer la façon dont tout est disposé, les petites buttes et les courbes, tout ça. Enfin, si vous ne voyez que des pierres blanches sur de la terre, il a l’air mort, mais j’imagine que c’est pas ce que je vois. Enfin si, c’en est, bien sûr, puisque c’est ça que c’est, mais il y a quelque chose de plus, il y a de la vie dans ces pierres. Ça me fait refléchir. Ryhope hocha la tête, pensive. — On m’a dit que votre père passait beaucoup de temps ici, à méditer, à composer des poèmes. C’était un lieu de paix pour lui, avant la dernière bataille. Will plaqua les mains contre le pont. — Vous voulez dire qu’il aurait pu s’asseoir là, à cet endroit précis ? — Je ne sais pas, mais peut-être. La barrière a pu être remplacée depuis, mais oui, dans ce jardin. Will esquissa un sourire. Il regardait autour de lui d’un œil neuf lorsque quelque chose heurta brutalement sa poitrine et son épaule, le faisant basculer en arrière. Il se contorsionna et atterrit sur ses pieds, mais retomba vite à quatre pattes. Au-dessus de lui, sur le pont, il entendit Ryhope se débattre et du tissu se déchirer. — Fuyez, Will ! Fuyez ! Il se redressa dans le ruisseau asséché et vit deux formes sombres, les ailes déployées, s’agripper à Ryhope par leurs pieds griffus. Les créatures possédaient des torses et des têtes humaines, mais pas de bras, ni de jambes. À la place, elles étaient dotées de pattes courtes d’oiseaux et d’ailes aussi grandes que celles des Gyrkymes. Will ne savait pas ce que c’était, toutefois lorsque l’une d’entre elles tourna sa tête de harpie vers lui et siffla méchamment, il fut certain qu’elles n’avaient rien d’amical. Will tendit la main droite en arrière, puis projeta la pierre qu’il avait attrapée lorsqu’il s’était appuyé sur le sol pour se relever. La pierre fila droit sur sa cible et s’écrasa sur le visage de la créature qui tirait les cheveux de Ryhope. Son sifflement devint un soupir qui s’acheva dans un bruit sourd et un grognement lorsqu’elle tomba sur la barrière du pont, puis dans le lit du ru. La seconde pierre manqua la tête de l’autre : il avait dû changer son angle de tir à la dernière seconde pour ne pas toucher la baronne. Il atteignit la créature sur l’aile gauche, près de l’épaule, et de toute évidence la lui brisa. Un éclat de métal argenté brilla dans la main droite de Ryhope. Elle avait tiré la dague d’un fourreau au creux de son dos et plongea la lame incurvée dans la poitrine du monstre. Elle la retourna d’avant en arrière rapidement, puis l’arracha. Du sang éclaboussa le pont un instant avant que la bête atterrisse, tordue de douleur. Will fonça sous le pont et s’empara d’une pierre plus lourde. Lorsqu’il remonta, il la souleva des deux mains puis l’envoya écraser le crâne du monstre qu’il avait mis à terre. Il commençait à se redresser quand Ryhope le rejoignit et le força à s’accroupir de nouveau. — Il y en a peut-être d’autres. — Qu’est-ce que c’est ? — Des Araftii, la moitié non elfe des Gyrkymes. (Elle sourit.) Si nous survivons, nous pourrons ajouter des plumes à nos masques, et celles d’Araftii sont très rares. Chytrine ne les a pas appelés lors de la dernière guerre, mais elle a dû décider qu’elle voulait quelque chose pour contrer nos Gyrkymes et leurs coques de feu. — Qu’est-ce qu’ils faisaient là, alors ? — Du repérage. Chytrine leur a sûrement ordonné de tuer toute cible éventuelle et nous avions plutôt l’air sans défense. S’ils avaient réussi, imaginez quel découragement ç’aurait été pour les gens de découvrir qu’ils ne sont même pas à l’abri ici. — Maintenant, elle devra tenir compte des deux que nous avons abattus, sourit Will. On devrait peut-être ne prendre que quelques plumes et renvoyer le reste, avec nos sincères compliments. — Ce n’est pas une mauvaise idée. Ryhope tira le pan arrière de sa jupe entre ses jambes et le coinça dans sa ceinture. — Je vais courir à la porte de la tour, là-bas. Will souleva deux pierres. — Au moindre bout d’aile dans votre direction, je tire. Elle arracha une poignée de plumes à l’Araftii mort. — Pour qu’ils sachent contre quoi nous nous battons. Il acquiesça et soupesa les pierres. — Allez-y ! Le dos baissé, Ryhope se lança et passa agilement d’une pierre à l’autre. Elle courut très vite et atteignit la porte sans encombre. Elle fit signe à Will. — Vite ! Le jeune voleur bondit hors du ruisseau et courut aussi vite que possible. Les pierres blanches offraient un mauvais terrain, elles le ralentissaient. Il s’appuya sur son pied gauche pour couper à droite sur les dalles mais il glissa et chuta. Le vent d’un objet fonçant dans la nuit, la légère caresse de plumes sur son visage et un sifflement qui s’éloignait lui indiquèrent qu’on l’avait manqué de peu. À genoux, il regarda sur la gauche, dans l’espoir de voir l’Araftii. Il devina sa silhouette sombre, ses ailes déployées, en train de pivoter sur le côté pour revenir vers lui. Il était prêt à lancer une pierre mais la créature plongea sous le mur et il la perdit de vue l’espace d’un instant. En revanche, ce qu’il vit très clairement, ce fut un éclair lumineux, suivi d’un râle hideux et d’un piaillement triomphant. Des graviers furent projetés dans tous les sens lorsque Peri écrasa l’Araftii contre le sol. Elle se percha sur son dos, les ailes enroulées, les orteils pliés dans le plumage de la créature. Elle lui agrippa la tête au niveau de la mâchoire et du crâne, puis les tordit avec force et lui rompit la nuque. Elle leva le visage vers le ciel et poussa un nouveau cri. Will frissonna et se releva lentement. — Peri ! Merci les dieux, tu l’as eu ! Peri sauta de son perchoir et déploya suffisamment les ailes pour cacher Will dessous tandis qu’elle le poussait vers la porte de la tour. Ryhope l’avait déjà ouverte et la referma une fois qu’ils furent entrés. — Will, vous êtes blessé ? Il se frotta l’épaule gauche. Elle était douloureuse et il s’étonna de découvrir sa tunique déchirée, sa main couverte de sang. — Je l’ai même pas senti ! Ryhope déchira un morceau de sa jupe, le plia et essuya sa blessure. — Quelques griffures, pas très profondes. Un ou deux points de suture les refermeront. Will acquiesça. — Peri, comment savais-tu qu’ils étaient dans le coin ? — Qwc voulait aller à la chasse aux insectes, quelque chose à propos des papillons de nuit qui auraient meilleur goût au nord. Il m’a invitée à le suivre. On était perchés en haut de la tour quand on les a vus. Elle regarda les griffes ensanglantées de son index et de son pouce, puis les lécha. Elle grimaça. — Acide, mais toujours meilleur que les papillons. Enfin, une mise à mort rapide est toujours agréable. Ryhope leva la main gauche de Will pour presser le tissu contre la plaie. — Nous devons aller vous faire soigner. Merci de nous avoir sauvés, Perrine. La Gyrkyme étrangla un rire. — Eh, que vaudrait un animal de compagnie qui laisserait des Araftii tuer son maître ? Ryhope haussa un sourcil et Will rougit. — Pas de questions, je vous en prie. — Comme vous le souhaitez, seigneur Norrington. (La princesse rit chaudement.) Savoir que la première salve est venue de notre côté, et de la main d’un Norrington qui plus est, me satisfait pleinement pour ce soir. Ce n’est pas une grande victoire, néanmoins elle donnera du courage à nos soldats et cela pourrait faire toute la différence dans la bataille à venir. CHAPITRE 70 Le matin suivant, aux premières lueurs de l’aube, les portes de Forteresse Draconis s’ouvrirent et un cortège s’avança sous un drapeau blanc. Trois chariots transportaient cinq cadavres d’Araftii recouverts d’un linceul, encadrés par Alexia, Corbeau et Résolu. Alyx appréhendait un peu ce rôle, car elle ne possédait aucune position de commandement à Forteresse Draconis. Elle avait même découvert que le fil noir autour des broderies de sa tunique la désignait comme non combattante. Elle ne nourrissait aucune illusion quant à la sécurité offerte par l’accompagnement des corps. Le baron Draconis leur avait demandé d’y aller car elle avait tué un sullanciri et Corbeau et Résolu étaient tous deux capables d’en faire autant. Qu’aucun d’entre eux ne soit indispensable à l’intérieur de la forteresse entrait aussi en ligne de compte. Si elle refuse de respecter notre drapeau, nous périrons sous un tonnerre de métal. Comme elle quittait la porte, elle s’émerveilla de la façon dont le chemin descendait, élevant les murs hérissés autour d’elle de plus en plus haut. La menace des batteries de dragonels devint encore plus réelle. En un clin d’œil, la prairie sur laquelle ils chevauchaient serait écrasée et déchirée, boueuse de sang et parsemée de corps brisés et hurlants. Ils chevauchèrent dans l’ombre du bastion le plus à l’est et s’arrêtèrent. Corbeau planta l’étendard blanc dans le sol. Alyx se retint de jeter un coup d’œil au fort et à la porte cochère de l’angle sud-ouest. Le baron leur avait dit de fuir par là au cas où Chytrine tenterait de les assassiner, mais elle doutait qu’ils puissent courir les cent mètres qui les séparaient de l’abri si les batteries aurolanies attaquaient ensemble. Un cri rauque jaillit des lignes ennemies. Deux individus, dont celui sur le grand temeryx tenait le drapeau blanc, en émergèrent. Le cavalier portait une armure de métal qui de loin semblait noire, mais plus ils se rapprochaient, plus elle montrait de signes de rouille et de taches de corrosion. La coiffe de son armure permettait de voir son visage, flétri et desséché, le nez réduit au point que les narines n’étaient plus que deux fentes. Ses lèvres parcheminées dévoilaient des dents noires. Un film laiteux lui recouvrait les yeux, et un fluide visqueux semblable à du pus lui coulait du nez sur la bouche et le menton. Sa compagne, un autre sullanciri, n’avait besoin d’aucune monture. Elle s’était étiré et modifié les jambes pour leur donner la forme des pattes d’un temeryx. Des plumes noires lui recouvraient le corps, à l’exception d’une crête d’un jaune lumineux, d’une tache de même couleur sur la gorge et d’un V fin qui lui descendait des épaules à la taille puis repartait en passant par chaque sein. Son regard noir parcourut les visages du trio l’un après l’autre. La sullanciri urZrethie pressa ses mains griffues l’une contre l’autre. — Ma maîtresse se réjouit de cette occasion de vous prouver sa clémence. Je suis Ferxigo. Voici Ganagrei. Il était autrefois Brencis Galacos. Je suis la porte-parole de Chytrine. Ces deux-là, je les connais, mais vous, vous devez être Alexia d’Okrannel. Alyx frissonna avec l’impression que les mots souples et légers l’avaient mise à nu. — Je suis Alexia. Nous ne sommes pas ici pour discuter de clémence, mais pour vous ramener les corps de vos Araftii décédés. Vous pourrez dire à leur nichée qu’ils sont morts dans l’honneur. Le Norrington a abattu le premier, des archers elfes les deux autres. La baronne Draconis et la fille de Preyknosery Aile-de-Fer ont exécuté les derniers. Au vu de ce mauvais présage et de la présence du Norrington, nous comprendrions que votre maîtresse choisisse de se retirer du combat. La baronne fêtant son anniversaire au matin, en son honneur nous vous offririons une journée de paix pour retourner dans le Nord. Ferxigo ferma ses larges paupières et secoua lentement la tête. — Votre mansuétude ne sera pas nécessaire, comme le déroulement des événements vous le dévoilera. Néanmoins, nous souhaitons la paix à la baronne Draconis en ce jour et tenterons de tout organiser pour qu’elle l’obtienne. — La hâte coûtera cher à votre Maîtresse. — Et vous serez pardonnée d’une telle déclaration faite dans l’ignorance. Rouvrant les yeux, Ferxigo se tourna vers Corbeau. — Vous savez qu’en vous rendant des vies seront sauvées et que les choses se feront sans douleur. Corbeau grogna. — Si vous possédiez toujours une âme, vous connaîtriez les tortures qu’apporte la reddition. Jamais. Dites-lui, s’il vous plaît. Jamais. L’urZrethie éclata de rire et Ganagrei poussa un halètement hideux qui se changea en glouglou lorsqu’un liquide noir lui coula d’entre les dents. La sullanciri métamorphe sourit, révélant des dents taillées en pointe. — Vous avez un prix. Il vous sera arraché à un moment ou à un autre. — Vous ne serez plus là pour le récolter, gronda Résolu. Elle rit de nouveau, méchamment. — Non, peut-être serai-je sur vos terres à brûler Voragul ou en Okrannel ou en Oriosa à m’amuser. Tous, vous serez certainement morts et, comme Ganagrei le prouve, la mort n’est pas un obstacle pour entrer au service de ma maîtresse. Se dressant sur ses pattes arrière, Ferxigo regarda les chariots derrière eux. — Quant à ces cadavres, ils ne sont d’aucune utilité. Si ma maîtresse avait coutume de récompenser l’échec, bien d’autres encore seraient alignés aujourd’hui. Une bonne journée je ne vous souhaiterai pas, car elle ne saurait l’être. Je crois que je vous souhaiterai d’entendre raison, afin que vous trouviez le véritable chemin après ce qui suivra. Ferxigo se retourna et galopa vers les lignes aurolanies. Au bout d’un moment, Ganagrei suivit, laissant le drapeau blanc planté dans le sol. Comme les deux sullanciri s’éloignaient, l’agitation augmenta sur le champ de bataille, du côté aurolani. Corbeau fit pivoter son cheval. — Jetez les corps, retournez les chariots, vite ! Allez, derrière moi ! Il poussa son cheval en avant, fit descendre puis monter sur sa selle le premier charretier. Alyx prit le deuxième et Résolu le troisième. Ils retournèrent aussi vite que possible vers la forteresse. Derrière eux, Alyx entendit une série de crépitements qui claquèrent sur les côtés, puis une suite d’explosions qui la secouèrent. Le vacarme se répercuta sur les murs de la forteresse, lui martelant les oreilles. Quelque chose siffla près de sa tête, mais elle ne put en identifier la nature. Elle baissa la tête en filant derrière Corbeau sous la porte cochère du portail principal, puis elle sauta de cheval et remonta la rampe jusqu’à la batterie du Lion pour voir ce qui se passait. Les bruits continuaient, avec un léger retard derrière les éclairs de lumière et les nuages de fumée dégagés par les dragonels crapauds qu’elle avait vus la veille. Corbeau montra le ciel. Elle vit alors des points noirs qui décrivaient des paraboles haut dans le ciel et suivit le vol de l’un d’entre eux. Il atterrit au sol puis il explosa et des fragments de métal se disséminèrent, certains frappèrent les murailles. Un autre éclata même dans les airs, moins d’une dizaine de mètres au-dessus du sol, arrachant l’herbe et la faisant danser comme la surface d’une mare criblée de gouttes d’eau. Tout ce qu’il resta des chariots, des chevaux et des Araftii, ce fut des bouts de bois fumants, des bouts de chair grésillants et des plumes noires qui redescendaient avec une tranquillité incongrue sur la plaine déchirée. Les petits dragonels – que Will avait nommés «tirs-au-ciel» – changèrent de cible et firent pleuvoir leurs projectiles sur le fort à l’est. La déflagration toucha les soldats sur les murailles, en déchiquetant certains et assommant les autres. Certains des boulets-tonnerre – une autre invention de Will – rebondirent dans la cour centrale du fort et explosèrent dans une violente déflagration. Néanmoins d’autres rebondirent sur les murailles et éclatèrent dans le champ. Un ou deux ne sautèrent pas du tout. Penché sur les remparts entre Corbeau et Dranae, Will s’interrogea à voix haute. — Pourquoi ils ripostent pas ? Alyx indiqua les fortifications qui protégeaient les tirs-au-ciel. — Ils sont hors de portée de nos dragonels. Cela n’a que très peu d’importance, car ces boulets-tonnerre ne peuvent faire tomber la forteresse. Pour cela, ils auront besoin des troupes. Elles, elles seront à portée. Des tambours se mirent à battre derrière les lignes aurolanies. Les rangs se resserrèrent. Des échelles rudimentaires furent passées de l’arrière à l’avant pour être transportées par des escouades de baragouineurs. Alyx estima que la distance qu’ils auraient à traverser serait de sept cents mètres. À fond en ligne droite, il leur faudrait environ deux minutes pour atteindre le bastion. Au lieu de courir, les soldats ennemis marchèrent de façon organisée, en rythme avec les tambours. Lentement ils se rapprochèrent, pas à pas, sans peur, chantant, légion après légion, les flancs un peu plus rapides pour que toutes les sections de la formation atteignent le fort au même moment. Six cents mètres, cinq, quatre. À quatre cents mètres, le fort déclencha la première déflagration, du feu et du fer dans les lourds nuages gris. Les boulets atterrirent au milieu de l’ennemi. Ils dispersèrent des corps, rebondirent, en écrasèrent d’autres. Un tir explosa dans la poitrine d’un hoargoun. Le géant contempla le trou béant dans sa chair et tomba en arrière, aplatissant quelques baragouineurs. Les vylaens hurlèrent des ordres, et les rangs se refermèrent. Ils reprirent leur marche ordonnée, laissant la plaine derrière eux jonchée de cadavres. Mètre après mètre, implacablement, bouchant les trous, de plus en plus proches. Des tirs partirent des autres bastions, leurs feux de métal brûlant s’entrecroisèrent sur le champ de bataille. Les baragouineurs tombèrent, des rangs entiers furent fauchés, mais ils continuaient à avancer. La fumée envahit le champ de bataille, Alyx ne pouvait plus qu’entrevoir ce qui se passait. Une fois que la batterie du Lion commença à tirer, les conditions se détériorèrent, car la fumée âcre et amère lui brûlait les yeux et la faisait larmoyer. Malgré tout, rien ne pouvait lui cacher que le nombre infini de soldats aurolanis et le temps de rechargement des dragonels signifiaient qu’ils ne pourraient jamais en tuer assez pour les empêcher d’atteindre le fort. Pis encore, les longs dragonels du côté aurolani étaient déplacés. Les dragonniers les hissaient sur des griffeglaces et les tiraient vers de nouvelles positions, plus proches, pour les installer de nouveau. Des équipes s’occupaient d’orienter les canons, puis de les allumer pour projeter des boulets contre le fort. Des dizaines de dragonels furent rapprochés pour l’attaque, tous dirigés sur la même cible, et firent feu au commandement d’un vylaen. Les tirs tambourinèrent sur le bastion. Un grand nombre de boulets (pour la plupart intacts) remontèrent le long de la pente des murailles ; chaque explosion creusa un petit cratère dans la surface jusqu’ici lisse. Certains brisèrent des piques, d’autres sautèrent par-dessus le rempart et causèrent des dégâts à l’intérieur. Toutefois, quelques-uns, peu nombreux mais précieux, brisèrent le cadre des dragonels et l’un d’entre eux toucha même le métal. Le boulet renversa l’arme, qui écrasa l’un de ses ingénieurs et éparpilla les munitions. La perte de ce dragonel signifiait qu’il y aurait moins de projectiles pour ralentir les soldats en marche. Encore et encore, les dragonels aurolanis martelaient ceux de Forteresse Draconis. Les dragoniers du fort changèrent l’angle de visée pour riposter, et en touchèrent un ou deux, mais les baragouineurs posaient déjà les échelles contre les murailles et commençaient à s’y presser. Les défenseurs s’agglutinèrent sur les remparts, alors les tirs-au-ciel tonnèrent dans leur direction. Les Aurolanis ne semblaient pas perturbés que quelques tirs mal ajustés occasionnent des pertes dans leurs propres rangs car la majorité atteignaient leur cible. Des uniformes gris reculèrent lorsque les boulets-tonnerre explosèrent en vol. D’autres attaquèrent les baragouineurs à coups de lance ou tentèrent de repousser leurs échelles, mais tels des parasites, ils s’accrochaient avec entêtement et grimpaient encore plus haut. Finalement un dragonel fit feu sur ceux qui passaient par les grandes meurtrières, projetant des bouts de chair sur leurs camarades. D’autres continuèrent malgré les pierres couvertes de sang. L’autre fort et Forteresse Draconis changèrent l’angle de tir pour tonner contre les murailles afin d’en arracher les baragouineurs, mais jamais assez et jamais assez vite. Alyx se tourna vers Corbeau. — Le fort est perdu. Il acquiesça, l’air soudain vieilli et fatigué. — Les autres en seront affaiblis. Nous n’avons pas assez de dragonels pour repousser toutes ces troupes. Il y a vingt-cinq ans, lorsqu’elle a dit que son invasion était prématurée, elle avait raison car, si elle était alors venue avec le même nombre de soldats, elle aurait gagné, dragonels ou pas. Will repoussa la plume d’Araftii accrochée à son masque, qui lui chatouillait le nez. — Et elle ne s’est même pas encore servie du dragon. — Effectivement. (Corbeau passa une main dans ses cheveux.) Soit elle soupçonne que Cavarre pourrait avoir encore prévu de quoi s’en occuper, soit elle veut suggérer que le fort n’en vaut pas la peine. L’un dans l’autre, je suis soulagé qu’elle ne l’ait pas fait. — Quelle importance ? Alyx parcourut le champ de bataille du regard. Le bastion ne tirait plus. Les baragouineurs dansaient de joie sur les remparts. Une salve isolée les atteignait parfois, sans effet réel. Lorsque la fumée commença à se dégager, la situation réelle fut dévoilée : l’armée de Chytrine avait été à peine entamée par la prise du fort. Déjà, légions et dragonels se tournaient vers le nord et l’ouest pour s’attaquer aux bastions qui s’y trouvaient. Alyx soupira. — On ne pourra pas les tuer assez vite. Will haussa les épaules. — S’emparer d’un bastion est moins difficile que de prendre la forteresse. Je parie qu’on peut les arrêter. — Je sais que nous le devons, mais je n’en ferai pas le pari. (Alyx lui accorda un petit sourire.) L’enjeu d’un tel pari c’est ta vie. — C’est la cas depuis que Corbeau et Résolu m’ont trouvé. (Will pointa du doigt la tente de Chytrine.) Ça fait pas mal de temps qu’elle essaie de la gagner. On devra juste s’assurer que ça lui en prenne encore plus. À n’importe quel prix, on y arrivera. CHAPITRE 71 Le bastion au nord-est tomba peu après la tombée de la nuit. Les éclairs des dragonels d’un rouge diabolique déchiraient l’obscurité, découvrant par instants des corps déchiquetés, des soldats progressant dans des mares de sang et une foule hurlante de baragouineurs qui grimpaient le long des remparts. Alexia les regarda jusqu’à ce que les yeux lui brûlent, heureuse que la fumée et la fatigue finissent par l’aveugler. L’écho des tirs de dragonels et des boulets-tonnerre ne pouvait la rendre sourde aux cris des mourants. Comme la nuit tombait et que des feux s’allumaient dans le camp ennemi, elle se réfugia dans la Tour de la Couronne. Elle n’arrivait pas à les compter. Mais même l’estimation la plus optimiste ne permettait pas de penser que Forteresse Draconis tiendrait contre un tel nombre. Le sommeil lui vint rapidement et ne fut troublé par aucun rêve, même si les draps enroulés autour de ses jambes à son réveil démontraient qu’il n’avait pas été calme pour autant. Elle avait en partie espéré rendre visite à la Société des Dragons ce soir-là, pour demander conseil. Elle ne savait pas si la route lui avait été refusée par magick ou si son besoin n’avait pas été assez fort pour y accéder. Elle souhaitait que la première hypothèse soit la bonne, tout en redoutant que ce soit la seconde. À son réveil, d’autres sujets d’inquiétude se présentèrent. Elle ne déjeuna pas et se rendit tout de suite sur les remparts. Malgré la brume traînant sur le champ de bataille, tous les signes du conflit de la veille étaient apparents. Au loin, des silhouettes erraient dans le brouillard, s’arrêtant et sursautant étrangement, mais toutes se dirigeaient vers les lignes aurolanies. Au sommet du fort le plus proche, on faisait glisser les cadavres par-dessus les murailles. Ils heurtaient les piques, et leurs membres mous comme des poupées de chiffon tournoyaient dans le vide avant de s’entasser au pied des murailles. Elle ne parvint pas à comprendre pourquoi les baragouineurs jetaient leurs propres morts, avant qu’une silhouette lumineuse, un bout de femme toute mince, émerge du côté opposé du fort. Alexia reconnut tout de suite Myrall’mara, le sullanciri autrefois Vorquelfe. Lorsqu’elle se pencha et caressa un cadavre de baragouineurs, il revint à la vie et se leva malgré son bras manquant. Elle en toucha un second. Il se remit péniblement debout malgré l’absence de ses membres à droite. Une magick rouge brûlait dans la main de la sullanciri. La cavité articulaire vide du baragouineur mortvivant se fondit dans celle de l’autre, formant un monstre à trois jambes et deux têtes, qui se traîna sur le champ de bataille vers le camp aurolani. Comme en réponse à la question silencieuse d’Alyx, un des dragonels tonna. Il avait été orienté et chargé pour exécuter un tir en pluie, dix bons kilos de balles en fer de la taille d’un jaune d’œuf. Le métal transperça la créature réanimée, lui détruisant le cerveau, lui déchiquetant les membres et lui arrachant sa fourrure. Des morceaux de peau et de chair éclaboussèrent les murailles de la forteresse avant de glisser lentement à terre. La déflagration avait également touché Myrall’mara. Elle tourna sur elle-même et s’écrasa contre le mur grêlé du fort. Une balle lui avait ouvert le crâne, dont un morceau pendait derrière l’oreille gauche, relié par un simple bout de peau. Son œil ballottait sur sa joue. Plusieurs balles lui avaient transpercé le torse, ouvert la cuisse et brisé le fémur. La sullanciri ramassa une poignée de cervelle et rembourra sa tête, puis remit son crâne en place. Les motifs sur sa peau pâle s’illuminèrent, la dissimulant un instant dans un nuage irisé. Lorsque la lumière disparut, elle était intacte. Elle agrippa son ventre et se plia en deux, puis vomit du sang et les projectiles absorbés par son corps. La princesse frissonna. Non seulement ils ne pouvaient pas tuer les soldats vivants de Chytrine assez vite, mais en plus ceux qui n’étaient pas réduits en morceaux étaient ranimés. Alexia ne pensait pas que les cadavres ressuscités valent grand-chose lors de manœuvres tactiques, mais ce dernier point n’avait jamais été le fort des Aurolanis. Les morts-vivants constitueraient un bouclier lent et mobile qu’il faudrait détruire de nouveau. Un messager se présenta et la conduisit à la Tour de la Couronne. Il la guida jusqu’à une grande bibliothèque. Le baron Draconis et sa femme s’y trouvaient, ainsi que le prince Erlestoke et le reste de ses compagnons. Kerrigan, qu’elle n’avait pas revu depuis leur arrivée, avait l’air aussi livide et épuisé que les autres. Dothan Cavarre lui indiqua un fauteuil. — La nuit dernière, Chytrine nous a fait parvenir un message par Araftii. (Il désigna des parchemins déroulés sur le bureau derrière lui.) Elle parodie notre proposition de les laisser se retirer en l’honneur de l’anniversaire de mon épouse. Elle serait prête, pour célébrer la naissance de Ryhope, à laisser tous les non-combattants ainsi que les Oriosans passer librement vers le Sud, avec l’assurance d’être reconduits chez eux. Alyx secoua la tête. — Cela n’a aucun sens. Cavarre haussa un sourcil pâle. — En réalité, elle est très habile. L’Oriosa se verrait instantanément attribuer le statut de nation privilégiée, ce qui provoquerait l’indignation des autres pays et fragiliserait l’alliance qui s’oppose à elle. De plus, en suggérant qu’elle est capable de mansuétude, et même de charité, elle inciterait certains à négocier leur propre trêve avec Aurolan. Cela, bien sûr, si elle tient sa parole de vous laisser partir. Will éclata de rire. — Si vous croyez qu’elle nous laissera nous en aller librement, vous êtes complètement fou. Le baron Draconis pencha légèrement la tête à droite. — Je le suis sans aucun doute, mais je souhaiterais profiter de sa générosité. Son épouse lui agrippa l’épaule. — Je ne te quitterai pas. Je n’emmènerai pas nos enfants loin d’ici. Il lui tapota la main. — Il le faut, mon amour, car sinon personne ne partira. Je préférerais que vous ne partiez pas, tout comme je n’ai aucune envie de vous voir massacrés, mais je redoute bien plus que mes soldats voient leurs familles assassinées. Tu dois faire preuve de courage et être un exemple pour tous, ma très chère, afin que les autres fassent ce qui est nécessaire. » N’oubliez pas que Chytrine avait prophétisé qu’à son retour les enfants d’alors ne verraient pas grandir les leurs. Ces enfants sont mes soldats aujourd’hui. Je désire empêcher sa prédiction. Ryhope baissa les yeux sans un mot, mais une larme glissa le long de sa joue et resta suspendue à son menton un instant jusqu’à ce qu’elle se détourne. Alexia pinça les lèvres. — Pour quelle raison nous avez-vous fait venir ? — Je veux que vous meniez l’expédition vers le Sud. Will secoua la tête frénétiquement. — Non, hors de question ! Vous connaissez la prophétie, c’est moi qui dois la vaincre ! Si je pars, vous ne pourrez pas gagner ! Cavarre leva une main pour l’arrêter. — Votre perception des événements est bien trop superficielle, Will Norrington. La prophétie fait référence à la guerre, non à une bataille en particulier. Peut-être qu’en partant d’ici vous serez préservé pour une plus grande victoire. — Je n’arrête pas d’entendre « peut-être » encore et encore ! gronda Will. « Peut-être » ai-je aidé en donnant à ce grand dadais le fragment de Lakaslin, « peut-être » ai-je aidé en prenant ce masque ou en étant à Vilwan ! J’en ai fini avec les « peut-être » ! Et je veux en finir avec elle, ici et maintenant ! J’en ai assez de tous ces « peut-être ». — Bien noté, Will Norrington. Le baron Draconis leva les yeux, tapota son index contre sa joue droite deux fois, puis referma le poing. — Il faut que tous voient clairement que votre retraite est la seule option possible, vitale. — Il est louable d’évacuer les non-combattants et les enfants, dit Alyx, en écartant les mains, mais vous n’avez pas besoin de nous pour le faire. Vos troupes sont compétentes et le prince Erlestoke peut les mener. Plus loin dans la pièce, derrière Cavarre, le prince se détourna de la fenêtre. Il avait les bras fermement croisés sur la poitrine. — Je ne pars pas. Je reste ici. Il le faut. Cavarre ne regarda même pas par-dessus son épaule. — Et si je vous demande de protéger votre tante et vos cousins ? — Je les confierai à Alexia et aux soldats que nous renverrons. Le colonel Hawkins les mettra en sécurité. Si moi je peux le remplacer là-bas, lui ne peut me remplacer ici. Vous m’avez trop bien entraîné pour me laisser partir. — Et si j’ordonnais à tous les Oriosans de partir ? Erlestoke se mit à rire. — Alors je jetterai mon masque et ne serai qu’un soldat anonyme. Je n’irai pas, point final. — Je suis tout à fait d’accord, ajouta Alyx. Laissez-moi être un soldat anonyme aussi. Cette idée d’envoyer des gens dans le Sud n’est que pure folie. Vous savez que, si elle suppose que nous sortons clandestinement les fragments de la Couronne, elle nous attaquera. — C’est ce qu’elle aimerait croire, sourit Cavarre, mais elle sait aussi que c’est impossible. Le dragon se trouve ici en partie parce qu’il ressent leur présence. Si un seul s’en allait avec vous, elle le saurait bien vite, tout autant que ses vylaens. Kerrigan leva une main. — Mais déplacer des innocents, heu… nous savons qu’elle a déjà tué des enfants. C’est bien beau de vouloir que vos soldats sachent que leurs enfants sont en sécurité, mais si elle capture tout le monde et en fait des otages ? comment se battront vos hommes ? — Avec autant d’acharnement que si leur famille se trouvait ici. — Mais vous permettriez qu’ils sachent que ceux qu’ils aiment ont été assassinés parce qu’ils n’étaient pas là pour les protéger ? (Alyx secoua la tête.) Cela n’a pas de sens. — Au contraire. (Corbeau se leva et s’avança.) Je pense que Cavarre a raison, nous devons les emmener dans le Sud. Nous avons tous vu ce que Chytrine a fait hier. Nous savons les dégâts que ses armes peuvent provoquer et Forteresse Draconis est tout à fait en mesure de s’opposer à elle. Pouvez-vous imaginer à quelle vitesse les châteaux et les forts du Sud tomberont sous son attaque ? Les stratégies habituelles ne fonctionneront pas contre elle. À moins que nous puissions les avertir de ce qui se prépare, le sacrifice ici ne servira à rien. » Et, princesse, c’est vous qui devriez mener cette expédition. Non seulement parce que vous serez crue, mais aussi parce que vous êtes la plus capable d’inventer les tactiques pour lutter contre ses attaques. Will bondit de sa chaise. — J’y crois pas ! Corbeau, tu fuis un combat ? Résolu, toi tu ne pars pas ! Tu vas rester et te battre. Je serai là, à tes côtés ! Résolu secoua la tête. — Je pars avec l’expédition. — Quoi ? (Will le dévisagea, horrifié.) Comment peux-tu ? Pourquoi ? Le Vorquelfe gronda et le frappa du doigt. — C’est ta faute ! Je préférerais rester ici, mais maintenant je ne peux plus ! Corbeau, viens me chercher quand on part. Résolu se leva brusquement, dégagea son épée des pieds de sa chaise puis sortit à grands pas. Le visage rouge de colère, Will courut derrière lui. Les autres les regardèrent partir. Alyx revint à Corbeau et tenta de déchiffrer son expression. — Vous pensez réellement que nous devons les sortir d’ici ? Il confirma avec sérieux. Elle se tourna vers Cavarre. — Nous n’aurons pas assez de chevaux pour tout le monde, alors nous nous déplacerons très lentement. — Vous parcourrez quinze kilomètres par jour, selon mes estimations. Il y en a six cent cinquante jusqu’en Oriosa, cela prendra quatre semaines. D’ici à une semaine, vous serez en Sebcia et j’enverrai des messages par arcanslata pour avertir les autorités compétentes de votre arrivée. Vous aurez pour deux semaines de ravitaillement. Vous trouverez d’autres vivres sur la route. Elle acquiesça lentement. — Il faudra une semaine pour quitter les Marches noires. Chytrine ne nous poursuivra pas avant d’avoir détruit cet endroit. Sa cavalerie peut faire en une journée un trajet qui nous demandera trois fois plus de temps. Tenez quatre jours et nous serons assez loin en Sebcia pour être à l’abri. — Je vous donnerai une marge de cinq jours, mais je suis d’accord. (Cavarre soupira.) J’ai déjà commencé à m’assurer de votre sécurité. Vous ne disposerez que de petites unités, cependant vous possédez quelque talent pour combattre avec elles, n’est-ce pas, Altesse ? — Il semble bien que je subisse l’épreuve ultime, seigneur. Le baron Draconis hocha la tête, puis regarda Corbeau derrière elle. — Vous êtes conscient qu’elle enverra un sullanciri à votre poursuite. — Alors ce sera sa tête ou la mienne. (Il sourit sombrement.) C’est un honneur de me voir confier votre épouse et vos enfants. — Cela fait longtemps que je suis vos exploits, Corbeau. Je n’ai jamais rien vu qui me donne raison de douter de votre bravoure ou de votre dévouement. Nous sommes de la même espèce, vous et moi. Je vous les confie sans aucune crainte. Cavarre écarta les paumes et inclina solennellement la tête. — Que la chance soit avec vous. Corbeau lui tendit la main. — Que la confusion saisisse Chytrine et que la mort s’abatte sur ses troupes. Alexia se leva et plaça la main droite par-dessus les leurs. — Mort à ses troupes et plus. Bien plus encore. Will finit par trouver Résolu dans le jardin de pierre. Il ne pouvait croire que le Vorquelfe lui avait échappé aussi facilement mais, après une recherche rapide, il le débusqua. Il s’attendait à le voir filer, pourtant celui-ci se contenta de lui adresser un regard froid et une moue encore plus glaciale. — Tu crois que je suis un lâche, Will ? — J’y croyais pas avant, mais on dirait bien que oui, maintenant. Will dilata les narines, qui frôlèrent les bords de son masque. — Alors maintenant tu t’enfuis et tu en reportes la faute sur moi ? Tu te convaincs que tu me sauveras la vie ? Moi, c’est ici que je veux être. Ici que je veux la combattre ! Tu m’as pas entendu, quand je l’ai dit ? — Tout à fait clairement. — Alors ça veut dire quoi, cette fuite ? Te sers pas de moi comme excuse parce que ton courage faiblit. Le Vorquelfe plissa les yeux et redressa le menton. — Préviens-moi quand tu auras fini. Quelque chose dans son ton glacial empêcha Will de continuer. — Vas-y. Qu’est-ce que t’as à dire pour ta défense ? — C’est bien ta faute si je pars, mais pas parce que je crains pour ta survie ou la mienne. Nous pourrions mourir ici comme sur la route. Les chances que nous survivions tous jusqu’en Sebcia sont faibles, l’Oriosa ne vaut pas beaucoup mieux. Je ne crains rien, la mort encore moins. — Alors pourquoi tu pars ? — Au début de notre voyage, tu m’as demandé pourquoi je me battais avec des coutelas. Je t’ai dit que c’était par préférence, mais il y a autre chose. Être un guerrier elfe est un grand honneur. Lorsqu’il est lié à une terre, il sait quelle est sa vocation, ce qu’il doit faire. Obtenir l’autorisation de porter une épée n’est pas loin d’être la plus grande responsabilité que l’on puisse confier à un elfe. Parce que je ne suis pas attaché à ma terre, je savais que je n’aurais jamais le sentiment d’y être appelé, alors je n’ai pas d’épée. Je les ai étudiées, je me suis entraîné avec mais je n’en ai jamais possédé. Will fronça les sourcils. — Mais tu en portes une, maintenant. — Oui. Résolu dégaina lentement une longue lame fine. Sans sa garde et le cuir qui la protégeait, Will faillit ne pas reconnaître l’épée qui avait appartenu à l’Araignée d’Azur. — Bien avant ta naissance, et celles de ton père ou de son père avant lui, Oracle m’a confié que le sauveur de Vorquellyn me donnerait une épée. C’est elle. C’est une Syverce. Elle est ancienne, très ancienne. Le jeune voleur désigna le fort, juste sous la garde. — Il y a un trou dans la lame. — C’est le chas de l’aiguille. (La voix de Résolu perdit en force et en volume.) Il y a très longtemps, quand il y avait plus de terres elfiques qu’il y en a aujourd’hui, chacune possédait une Syverce. Elles étaient toutes fabriquées par le même forgeron, avec le même minerai. Elles ont la forme et portent le nom de l’aiguille dont nous nous servons pour coudre les linceuls. — Les elfes sont éternels. — Beaucoup le sont, ou choisissent de quitter ce monde pour un autre, comme l’ont fait tous les adultes liés à Vorquellyn. Mais il y a des accidents et, dans ces cas-là, une Syverce ordinaire suffira à coudre le linceul. Néanmoins, les épées appellent les elfes à un terrible devoir. Un elfe qui en porte une doit tuer quelqu’un. — C’est une épée d’assassin ? — Oui et non, en général non. Si un elfe choisit d’aller contre l’appel de sa terre, et se rebeller, alors seule la folie peut en être la cause ou la conséquence. Cet elfe devient un danger et quelqu’un doit l’éliminer. — L’un des fous ne pourrait pas s’emparer d’une Syverce et se suicider ? Résolu tendit l’épée à Will. — Prends-la. Will s’exécuta, mais dès l’instant où il la toucha, il retira vivement la main et la secoua pour se débarrasser d’une terrible douleur. Il commença à crier après Résolu parce que celui-ci l’avait trompé, lorsqu’il se souvint vaguement avoir ressenti une piqûre semblable bien qu’atténuée quand il l’avait touchée la première fois. — Je ne comprends pas. — Un sort magicke est incrusté dans la lame. Si tu n’es pas destiné à la prendre, elle te blesse. L’Araignée d’Azur l’avait enveloppée dans du cuir et portait des gants pour atténuer la douleur. — Elle peut tuer un sullanciri ? — J’en suis certain. Winfellis et Seethe mourront sous sa lame. — Seethe, c’est Myrall’mara, hein ? Elle est ici, tu peux la tuer ici. — Je ne peux pas, Will, soupira Résolu. Avant que tu me donnes cette épée, mon objectif était de libérer ma terre. Le moyen le plus direct passait par Chytrine. C’était un objectif glorieux, grand, digne, mais aussi extrêmement égoïste. Si au cours des décennies mon action a été bénéfique dans cette quête, ce n’était que le fruit du hasard. Si des gens ont profité de ce que je tue des Aurolanis, très bien. Si leurs problèmes ont attiré des Aurolanis que j’ai pu tuer, encore mieux. — En quoi Syverce a tout changé ? — La lame ne me blesse pas. Je suis censé la porter, même si je ne suis pas lié à une terre. C’est étrange, parce que celle dont elle est originaire a disparu depuis longtemps. Elle est comme moi, elle est sans patrie. Voici ce qu’elle me dit : mes responsabilités vont au-delà de cet objectif égoïste. Contrecarrer Chytrine en protégeant la vie des autres est plus important et plus fort que le faire en tuant simplement ses soldats. Will remonta son masque sur le haut de sa tête pour offrir à Résolu une grimace digne de ce nom. — Tu veux dire que, après tous ces efforts pour que je me rende compte des responsabilités que j’avais envers le monde, toi tu t’es jamais occupé des tiennes ? Tu te pliais pas aux règles que tu m’imposais ? Résolu éclata de rire. — Ça semble bien injuste, hein, Will ? Peut-être que j’aurais dû, mais j’ai seulement refusé de l’admettre. Il fit jouer le bout de ses doigts sur le plat de l’épée, en s’attardant sur les sigils en elfique. — Je soupçonne que l’Araignée d’Azur a volé cette épée à quelque collectionneur sans jamais savoir ce qu’elle était. Néanmoins il devait le faire, il était destiné à la voler, pour qu’elle tombe entre mes mains, grâce à toi. — Je t’en prie. — Ah oui ? (Le Vorquelfe lui jeta un regard amusé.) Si tu me trouvais obsessionnel à propos de tes grandes responsabilités avant, ça ne te paraîtra rien du tout en comparaison désormais. Le jeune voleur leva les yeux au ciel. — Tu crois que Chytrine engage ? T’as qu’à me poignarder, elle aura qu’à me ramener à la vie. — Ça marche pas comme ça, Will, pas si je te tue avec cette épée. — Pourquoi ? — C’est la magick de l’épée. Tu m’as vu ranimer des morts récents. — Oui, répondit Will avec un frisson. — Quand quelqu’un meurt, leur fil dans la tapisserie de la vie est coupé. La magick dont je me sers, dont Chytrine se sert, renoue ce lien. La connexion n’est pas aussi bonne que celle d’origine, ce qui explique la mauvaise qualité de cette vie. Mais Syverce, elle, non seulement coupe la connexion mais y fait également un nœud d’arrêt, d’où la présence du chas. Il n’y a plus de fil à relier. Mourir par Syverce, c’est mourir à jamais. — Voilà qui est engageant, soupira Will. On doit y aller, alors, hein ? — Leurs enfants vivront pour chanter leur gloire. — Ou les venger ? Résolu acquiesça d’un geste. — Ou les venger. Mais seulement si toi et moi nous échouons dans les tâches que le destin nous a attribuées. Erlestoke frappa à la porte ouverte des appartements d’Alexia. — Pardonnez-moi, Altesse. Je venais vous rendre votre épée. La jeune femme blonde lui jeta un coup d’œil tout en serrant la dernière boucle de sa sacoche. — Si je vous l’ai envoyée, c’est que je voulais que vous la gardiez. Elle indiqua Corbeau de la tête, assis au pied du lit. — Le baron Draconis a signalé qu’un sullanciri viendrait après nous. Corbeau peut s’en occuper. Cela vous en laisse deux ici, et l’épée de Malarkex vous permettra de tuer tous ceux que vous affronterez. L’homme sourit et entra dans la chambre. — Je vous remercie de ce cadeau, mais c’est vous qui avez tué Malarkex. La lame vous revient de droit. Elle est trop précieuse pour être donnée. Alexia se redressa et le regarda. — Pour tout vous dire, seigneur, je n’aime pas cette épée. Elle n’est pas à mon goût, ne me tient pas bien en main. Votre armurerie m’a fourni un substitut convenable. Gardez-la, j’insiste. Eslestoke ouvrit la bouche pour parler, mais Corbeau le devança. — Gardez votre souffle, Altesse, car une fois qu’elle a pris sa décision, rien ne peut la faire changer d’avis. Nous savons combien le combat sera brutal ici. Cette épée sera un avantage et vous aurez besoin de tous ceux que vous pourrez avoir. Le prince oriosan répondit à Corbeau. — Alors ce serait bien dommage de la perdre au profit de l’ennemi. Alexia jeta ses sacoches sur l’épaule. — Chytrine l’a créée, elle peut en faire bien plus. J’imagine que créer un sullanciri est un peu plus difficile. Les tuer finira bien par la déranger. — J’aimerais oser espérer un peu mieux, mais je ne me plaindrai pas si c’est tout ce que j’obtiens. Une confiance nouvelle gonfla la poitrine d’Erlestoke tandis que Corbeau se levait, puis faisait signe à Alexia de sortir. — Je rendrai justice à votre don. — Je n’en ai aucun doute. (Elle posa les mains sur ses épaules.) Vos familles seront en sécurité, je m’en assurerai. — Je n’en ai aucun doute. (Il lui sourit.) Bon voyage. — Bon courage. Alexia se détourna pour partir, puis s’arrêta dans l’encadrement de la porte. — Y a-t-il un message que vous souhaiteriez faire parvenir à votre père ? Erlestoke commença par secouer la tête, puis hésita. — Oui, je suppose. Dites-lui pour moi, au nom de son pays, de ne pas vivre en lâche. La princesse okranne cligna ses yeux violets. — Ces mots, exactement ? — Moins puissants, il n’y prêterait pas attention, soupira Erlestoke. Moins puissants, il saurait qu’ils ne sont pas de moi. CHAPITRE 72 Alexia chevaucha en tête de la colonne des réfugiés avant de partir légèrement vers l’est, afin de servir de bouclier entre eux et l’ennemi aurolani. Le soleil brillait dans le ciel, dégageant une chaleur inhabituelle pour la saison. La cotte de mailles qu’elle portait au-dessus d’un gambison rembourré lui pesait et lui donnait trop chaud, mais elle ne la retirerait pas malgré toutes les promesses de Chytrine de ne pas s’attaquer aux réfugiés. Les non-combattants avaient quitté Forteresse Draconis par une petite porte au sud. Cette aile de l’armée de Chytrine s’était retirée pour libérer un large passage. Les enfants et les femmes qui pouvaient marcher allaient à pied, beaucoup croulant sous le poids des sacs pleins de vêtements, de couvertures, de riz, de viande et de poissons séchés, mais aussi des quelques souvenirs qu’ils ne pouvaient supporter de laisser derrière eux. Parce que beaucoup d’entre eux étaient oriosans, il n’était pas rare de les voir porter le masque de ceux qu’ils laissaient dans la forteresse, tandis que les soldats se contentaient d’un masque de fortune. D’un certain côté, Alexia comprenait ce sacrifice. Les Oriosans se définissaient souvent par leur masque. Les familles gardaient ceux de leurs parents pour les admirer et les vénérer, sinon les adorer. Donner leur masque de vie aux réfugiés était une façon pour les soldats de s’échapper aussi avec leur famille. Un Oriosan sans masque est presque mort, de toute façon. Ces guerriers prêts à vendre chèrement leur peau se comptaient déjà parmi les défunts. La garnison oriosane avait reçu la permission de partir. En fait, Dothan Cavarre avait ordonné aux Éclaireurs d’accompagner les réfugiés. Il y avait également assigné une légion de meckanshii oriosans. D’autres soldats, soit les plus jeunes possédant une famille, soit les plus âgés, accompagnaient les réfugiés, tandis que les autres restaient pour se battre. Souvent, ceux qui voulaient partir avaient changé de place avec les Éclaireurs qui préféraient rester ; ainsi, tout le monde s’était organisé comme il le désirait. Alexia était frappée de la comparaison entre leur départ d’Yslin et celui de Forteresse Draconis. Alors que la campagne d’Okrannel avait commencé un jour froid et pluvieux, tout le monde était pourtant d’excellente humeur. Aujourd’hui, ils progressaient sous un soleil éclatant, mais elle se sentait vide à l’intérieur et savait, à voir l’expression des visages, qu’elle n’était pas la seule. Corbeau la rejoignit là où elle attendait. — Il y a environ deux mille personnes : cinq cents soldats et une autre centaine d’adultes qui ont déjà assisté à une bataille. Tous les autres sont des femmes et des enfants, environ deux pour chaque adulte. Il y a vingt chariots de vivres et une centaine de chevaux, dont la plupart sont destinés à l’attelage. Elle le dévisagea. — Vous êtes certain que c’est la bonne solution ? —Je ne peux me prononcer, soupira-t-il. Je ne suis certain de rien, mais je sais qu’il le faut. Cavarre ne l’aurait pas suggéré si ce n’était pas la meilleure chose à faire. Nous devons nous débrouiller pour que ça marche. Alexia appuya une main sur son épaule. — Je sais, Corbeau. La colonne des réfugiés serpentait vers le sud, menée par les meckanshii. Ils prirent position juste dans le champ de tir des dragonels du fort au sud-est. On enjoignait les réfugiés à marcher derrière eux. Il paraissait ridicule qu’une centaine d’hommes et de femmes mi-chair, mi-métal, puissent arrêter les forces aurolanies si elles décidaient de massacrer tout le monde, mais tous passèrent sans être attaqués. Le seul mouvement du camp ennemi fut celui du dragon d’or. Il serpenta dans leur direction, sans daigner s’envoler. Il laissa son corps derrière la ligne des troupes aurolanies, mais tendit son museau dans leur direction. Il écarta les narines, sans qu’aucune flamme s’en échappe. La créature renifla et se redressa dans une pose très féline, enroulant sa queue autour des pattes. Il les regarda avec intérêt sans intervenir. Derrière la file venaient Kerrigan, Lombo et Qwc, qui gardaient un groupe d’enfants. Les pirouettes aériennes du Spritha réjouissaient ces derniers, et Lombo servait de moyen de transport à quelques tout-petits. Kerrigan avait un bâton de marche et une demi-douzaine de garçonnets dans son sillage, telle une oie avec ses oisons. Le magickant corpulent portait son propre sac, auquel pendaient ceux des deux plus jeunes enfants. Il fixait l’est d’un œil méfiant. Si les Aurolanis attaquaient, Alyx était certaine qu’il donnerait sa vie pour défendre ses protégés. Lorsque les chariots commencèrent enfin à rouler hors de Forteresse Draconis et que les portes se refermèrent, les guerriers s’alignèrent le long des remparts et brandirent leurs armes en signe d’adieu. Plusieurs voix s’élevèrent, puis les défenseurs poussèrent un grand hourra ! Encore et encore, à neuf reprises. Les réfugiés, qui s’étaient traînés hors de la forteresse dans la crainte et les larmes, ne purent qu’y puiser force et courage. Les adultes se redressèrent, le pas des enfants se fit plus affirmé et les soldats qui défilaient leur rendirent leur salut. Lorsque le dernier chariot la dépassa, Alyx fit volter son cheval, puis chevaucha aux côtés de Résolu et de Will à l’arrière de la procession. Ils gagnèrent en silence le lieu où attendaient les meckanshii, qui se déplaçaient de façon à dissimuler le flanc gauche de la colonne. Cette dernière serpenta sur un peu plus de un kilomètre jusqu’à une série de collines basses à travers lesquelles elle s’engagea. Les cavaliers grimpèrent au sommet de l’une des plus hautes, puis se retournèrent pour regarder Forteresse Draconis. La princesse secoua lentement la tête. Déjà, les troupes ennemies s’avançaient et le dragon planait paresseusement au-dessus du champ de bataille. — Je sais que nous n’avions pas le choix. Je l’accepte. Ça ne m’empêche pas de me sentir très lâche. Les yeux de Résolu devinrent deux fentes argentées. — Rappelez-vous, princesse, leur travail est le plus facile. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est tuer. Nous, nous devons survivre. Nous ne gardons pas que leurs familles, nous portons aussi le poids de leurs rêves et de leur avenir. Et nous devons réussir, sinon tout cela sera bientôt aussi mort qu’eux. Du sommet de la Tour de la Couronne, Erlestoke regarda le dernier des réfugiés partir et attendit qu’Alexia se retourne pour contempler la forteresse. Il avait espéré qu’elle le ferait, et qu’elle le chercherait peut-être même des yeux. Il n’éprouvait aucune émotion particulière pour elle, du moins pas plus que tout homme devant une si belle femme. Les sentiments d’Erlestoke étaient entièrement dirigés ailleurs. Sa compagne et leur fils faisaient partie des réfugiés. Le colonel Hawkins avait proposé de s’occuper d’eux, mais Laerisa était d’avis de ne pas recevoir de traitement de faveur. Ainsi, ils n’attireraient pas l’attention si Chytrine décidait de tous les enlever. Il espérait qu’Alexia aurait un aperçu de la tempête qui s’apprêtait à engloutir Forteresse Draconis. On ne pouvait nier que la vitesse et la puissance de l’attaque aurolanie avaient surpris les défenseurs. Ils n’avaient jamais imaginé ni prévu des armes telles que les tirs-au-ciel et les boulets-tonnerre. Les dommages qu’ils avaient causés avaient longtemps tenu le baron éveillé, à réfléchir, à rêver au moyen de les contrer. Néanmoins, sans spécimen de boulet-tonnerre à étudier et à disséquer, organiser une contre-mesure se révélait très difficile. Erlestoke sourit. Mais Chytrine n’est pas la seule à avoir développé de nouvelles armes. Il espérait avec ferveur qu’Alexia et les autres se rendraient compte que ceux qui restaient derrière ne le faisaient pas pour mourir mais pour tuer beaucoup d’Aurolanis. Et nous sommes très bien préparés à cela. Les tambours commencèrent à battre derrière les lignes ennemies. Des légions de morts-vivants s’avancèrent et les dragonels s’assemblèrent près du mur nord. Un petit contingent au sud-est pouvait être déplacé rapidement et frapper la porte principale. Et le dragon pourrait attaquer n’ importe où. Il se tourna vers le baron Draconis. — Où voulez-vous que je me positionne ? au nord à la batterie de l’Hydre, ou avec vous à celle du Lion ? Cavarre réfléchit pendant un instant puis indiqua le nord. — Vos soldats sont là-bas. C’est là-bas que je vous veux. Lorsqu’elle lancera son offensive sur la porte principale, je serai prêt, et vous aussi, à commander mes réservistes. Erlestoke effectua un salut. — À vos ordres, seigneur. Si je n’ai pas l’occasion de vous le dire plus tard, je souhaite vous remercier pour tout ce que vous m’avez appris. — Vous étiez un élève doué, le plaisir fut pour moi. Cavarre lui rendit son salut puis eut un demi-sourire. — Une question, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. — Je vous en prie. Cavarre tapota son propre nez du doigt. — Vous portez toujours votre masque. Vous ne l’avez pas donné à Hawkins ? — Il aurait refusé, n’est-ce pas ? Il m’aurait dit de l’apporter moi-même. (Il secoua la tête.) De plus, croyez-vous que je veuille le voir en possession de mon père ? — Non, j’imagine que non. Erlestoke sourit. — Si vous me retrouvez, promettez-moi de jeter mon masque dans l’océan. Mon corps aussi, s’il en reste quelque chose. Je reposerai mieux auprès de ma mère. — C’est comme si c’était fait. — Un souhait pour vous-même ? Cavarre rit et tapota les murs épais de la Tour de la Couronne. — J’ai grandi dans une Forteresse Draconis et j’en ai construit une seconde. Je hanterai ces lieux, merci beaucoup. Maintenant, vous feriez mieux d’y aller. Dites au colonel Tatt d’ordonner à tous les soldats de prendre leurs postes. Erlestoke hocha la tête, puis pénétra dans la tour. Il retrouva le meckanshii en charge des Signaux et transmit le commandement du baron. Dehors, il se fraya un chemin jusqu’à la batterie nord. Il baissa la tête et se glissa dans la première des deux tanières de dragonels. Une dizaine pointaient dans chaque direction, vers le fort que les Aurolanis avaient pris la nuit précédente. Chacun des dragonels avait une gueule en forme de serpent et des écailles gravées dans le canon, ce qui lui valait le nom de « batterie de l’Hydre ». Le capitaine Gerhard salua le retour du prince d’un geste impeccable. — Dragonels en vue et chargés trois fois. Ils ne vont pas apprécier. — Excellent. Le tunnel est toujours intact ? — Tunnel principal parcouru de filets et inondé comme prévu. (L’officier meckanshii sourit dans un crissement.) Nous avons attendu que certains baragouineurs remontent avant d’envoyer l’eau. Nous avons probablement eu une demi-douzaine d’escouades. — Restez sur le qui-vive. Leurs troupes de morts-vivants ne seront pas stoppées par un peu d’eau dans les poumons. — À vos ordres. Gerhard rejoignit la buse de communication intégrée au mur et cria un ordre aux troupes qui attendaient dans le noir. Une réponse remonta. — Nous sommes prêts ! — Excellent. Dehors, les battements de tambours montèrent crescendo. — Ils arrivent. Au-delà des murs de la forteresse, les soldats aurolanis se mirent en marche. Derrière eux, les tirs-au-ciel lançaient leur boulets-tonnerre. D’autres grondaient en provenance du fort capturé, expulsant les missiles loin dans le Labyrinthe. Les bombes explosaient en l’air ou en rebondissant, projetant des débris partout. Un éclat isolé fila droit sur la batterie de l’Hydre, manqua Erlestoke de peu et rebondit dans un bruit de ferraille sur le bras gauche de Gerhard sans causer le moindre mal. Le meckanshii regarda la marque brillante sur son bras. — Il faudra la faire repeindre quand tout ça sera fini. Les dragonels du fort, passés à l’ennemi lorsqu’il avait été envahi, ne pouvaient facilement s’en prendre à la batterie de la forteresse, contrairement à l’inverse. Les Aurolanis avaient agrandi les meurtrières pour donner plus de jeu à leurs armes, mais ils ne faisaient qu’offrir de meilleures cibles à Gerhard et ses canonniers. Les dragonels du bastion crachaient du feu et du fer, les boulets rebondissaient sur la forteresse. Quelques éclats de pierre issus d’un encadrement brisé ricochèrent dans la salle sans que l’équipe de la batterie s’en préoccupe. Les armes avaient déjà été orientées, leur champ de tir calculé au centimètre près, la charge de poudre pesée avec soin, les dragonels préparés et inclinés selon le meilleur angle de tir. Erlestoke hocha la tête et Gerhard donna l’ordre de tirer. Les dragonels tonnèrent et reculèrent sous l’impact, expulsant leurs projectiles dans une langue de feu. La fumée envahit la batterie et, une seconde plus tard, le sol trembla tandis que l’étage inférieur tirait. Les oreilles d’Erlestoke résonnèrent et ses yeux larmoyèrent, puis le vent fit tourbillonner la fumée hors de la pièce, découvrant les hommes en train d’éponger les armes et de les recharger à la hâte. Derrière eux, le bastion se découvrit à la vue, ses meurtrières détruites. Au moins un dragonel avait été détruit et avait glissé le long d’une muraille extérieure, tandis que les autres avaient été éparpillés. Au moins un baragouineur dragonnier pendait d’une meurtrière malmenée, tandis que des morceaux de cadavres jonchaient les alentours. Au-delà du bastion, les choses prenaient un tour très inquiétant. Des soldats aurolanis s’étaient avancés en se servant du fort comme couverture, mais désormais ils le contournaient lentement. Des créatures mortes-vivantes aux formes étranges marchaient en tête, trébuchant, traînant les pieds. Au-dessus volaient d’autres boulets-tonnerre, mais leurs explosions lointaines ne réussissaient à dissimuler ni leurs grondements rauques ni leurs grognements de plus en plus proches. Le visage couvert de suie, Gerhard fit un rapide mouvement de tête à Erlestoke. — Le tir en pluie, c’était un bon plan. — Très bien. On dirait qu’ils remontent leurs dragonels. — Deux batteries, vingt dragonels et quelques. (Gerhard s’adressa à la buse.) Préparez les lance-flammes, préparez le tunnel ! Les dragonniers aurolanis mirent leurs armes en position, un peu en retrait, ce qui leur offrait une ligne de tir dégagée sur la batterie de Gerhard, sans les exposer à celle de l’Aigle à l’ouest. Ils bourrèrent la poudre et la charge, puis orientèrent les canons. Le meckanshii attendit que les mèches aient été distribuées pour allumer les armes, puis cria dans la buse : — Feu ! Sachant ce qui se préparait, Erlestoke s’adossa à un mur et s’accroupit légèrement. Lors du premier siège de Forteresse Draconis, quand il n’était encore qu’un enfant, Chytrine ne possédait qu’un seul dragonel et une réserve limitée de poudre de feu. Le chariot qui la transportait s’était glissé dans la forteresse à travers la porte brisée et s’était retrouvé coincé dans un cul-de-sac où il avait pris feu. L’explosion avait rasé toute une partie de la ville. Afin de réduire les risques que cela se reproduise à l’avenir, le baron Draconis avait ordonné de construire tous les magasins de stockage de poudre sous terre, et les charges des dragonels devaient être transportées jusqu’aux batteries. Les tunnels entre les bastions et la forteresse couraient au-dessus des poudrières. Dès que les Aurolanis s’étaient emparés du fort, on y avait placé des filets avant de les inonder. De petits tunnels de secours, parallèles aux principaux et creusés au niveau des poudrières, étaient restés en l’état. Des soldats du génie urZrethis avaient grimpé à l’intérieur, pénétré dans les magasins de stockage et ouvert un bon nombre de barils de poudre. Ils avaient ensuite laissé une traînée de poudre tout le long des tunnels de secours et, une fois l’ordre donné, y avaient mis le feu. Les dragonels aurolanis grondèrent violemment, leurs boulets-tonnerre s’écrasèrent au milieu de la batterie. L’un d’entre eux rebondit contre un canon, qui pivota et éjecta en l’air le soldat qui s’occupait de la mise à feu, puis le boulet projeta contre un mur celui qui s’occupait de la charge, lui écrasant le bras droit. Il hurla. Son bras pendait en une masse inutile de métal tordu et de câbles cassés. Des fragments du mur lui déchirèrent le visage à l’endroit où la maille n’avait pas remplacé la chair, tandis que le boulet déformé pirouettait au milieu de la pièce, avant de retomber sur son bord aplati. Environ une minute plus tard, la première de trois détonations secoua le fort. On aurait dit un coup de marteau assourdi, mais elle fut avalée par le coup de tonnerre de la deuxième. Des jets de feu crachèrent çà et là, de la fumée monta, simple prélude à la dernière et gigantesque déflagration. Un volcan entra en éruption au cœur même du fort, faisant sauter des bouts de pierre noircie, de bois et de baragouineurs. Enfin, de rouge le feu s’illumina d’un argent éclatant. Les murs éclatèrent vers l’extérieur, les pierres furent pulvérisées, puis la fumée se condensa et s’éleva, tandis que l’explosion projetait des débris partout. Des pierres et des fragments de bois s’engouffrèrent dans les meurtrières. L’onde de choc se répandit, les dragonels tremblèrent, le mortier se fendit, les dalles au sol se défirent. Erlestoke chancela un instant, puis s’effondra, crachant de la poussière et de la fumée. Il s’essuya les yeux, mélangeant la terre et les larmes, puis secoua la tête pour se débarrasser de la résonance. Il souffla afin de libérer ses narines de cette odeur sèche de poussière, puis sentit du sang couler de son nez. La fumée s’éleva et se dissipa. Le prince vit Gerhard rire et montrer quelque chose du doigt. Il ne restait rien du bastion, à l’exception d’un cratère de décombres fumant, encore secoué d’éruptions enflammées ou de petites explosions. L’avant-garde aurolanie avait été décimée par les débris, recouvrant le champ de sang et de cadavres encore tremblants. Les morts-vivants qui avaient survécu à l’attaque s’agrippaient pourtant au sol, ils traînaient ce qu’il restait de leur corps, de plus en plus près de la forteresse. Erlestoke ne pouvait voir les dragonels aurolanis, mais un chariot de poudre brûla joyeusement puis explosa, ce qui mit d’autres soldats à terre. Le prince rejoignit la buse de communication et cria : — Déployez les lance-flammes ! Dissimulés parmi les piques dans les murs se trouvaient des tubes creux. À son ordre, on tourna une valve, et un réservoir d’huile secret se vida par l’embout. À l’intérieur des murailles, un mage de combat déclencha un simple sort qui mit feu à l’huile. Un torrent de flammes liquides surgit à l’extérieur, suivi d’un rideau de fumée noire, et incinéra les vivants comme les non-morts. Gerhard et la batterie de l’Hydre commencèrent à tirer de façon régulière une salve toutes les quelques minutes. Des boulets de fer dur étaient projetés pour creuser des sillons dans les formations ennemies, tandis que des tirs en pluie moins éloignés faisaient sauter des escouades entières. Pourtant, même s’ils tiraient aussi vite que possible, et que les torrents mortels d’huile brûlante continuent à se déverser, cela n’empêcha pas les soldats aurolanis de se rapprocher encore et toujours. Les débris du fort servaient de rempart, derrière lesquels d’autres dragonels pouvaient être cachés. Erlestoke battit en retraite et frissonna lorsqu’une ombre noire passa au-dessus de lui. Il regarda vers l’est et vit brûler la porte principale, la pierre autour était en ébullition. Le dragon d’or décrivit un cercle et plongea, puis se percha sur la Tour de la Couronne. D’un coup de queue, il réduisit la hampe du drapeau en miettes, faisant tomber le tissu gris orné d’un crâne de Dragon Noir. La créature s’accroupit sur le bord épais de la tour, détruisant la pierre sous ses griffes. Au contraire de son prédécesseur, il ne s’appuya pas contre la tour. Il avait appris de la première attaque. Un quart de siècle plus tôt, un dragon avait fendu le toit de la tour et s’était empalé sur un piège préparé par le baron Draconis. Même si cette Tour de la Couronne était bien trop petite et basse pour autoriser un système de défense identique, le dragon ne prit aucun risque. Il s’attaqua à la maçonnerie à coups de griffes et mit au jour la salle des fragments. S’il avait appris de ses erreurs, le baron Draconis aussi. Dans tout le Labyrinthe se trouvaient d’autres bastions, des abris enterrés dans lesquels l’on avait entreposé des vivres et des réserves en préparation d’un siège. Dans chacun était monté un dragonel géant, bien trop grand pour être déplacé ou rechargé avec rapidité ou facilité. Ils avaient tous été orientés vers le sommet de la tour, un à chaque point cardinal. À l’aide d’un système compliqué de poulies, d’engrenages et de leviers, la direction pouvait être changée très légèrement mais, avec une cible aussi énorme que celle d’un dragon, de tels ajustements n’avaient pas lieu d’être. Les sorciers attribués aux équipes de tirs se servaient d’arcanslata pour se consulter, et lorsque le dragon commença à casser le mur, envoyant d’énormes morceaux de granit rouler dans la ville en contrebas, on leur donna l’ordre de tirer. Les grands dragonels ne se déclenchèrent pas tout à fait ensemble, mais cela n’eut pas la moindre importance. Le calibre de leurs gigantesques canons était de la taille d’un bouclier ordinaire, environ quatre-vingts centimètres de large. Un boulet de fer de cette taille aurait été incroyablement lourd et la charge nécessaire pour le projeter aurait fait sauter l’arme. La grenaille du tir en pluie, même de la taille d’un poing, aurait fonctionné. Néanmoins contre l’armure d’un dragon elle n’aurait que brisé quelques écailles et énervé l’animal. S’étant déjà servi d’une très longue aiguille pour transpercer et tuer un dragon, le baron Draconis avait décidé de réutiliser la technique, en la démultipliant. Chaque grand dragonel avait été chargé d’une douille en bois, un baril cylindrique de quatre-vingt-dix centimètres de long, empli de cire. Dans celle-ci, l’on avait plongé dix-huit fléchettes aux pointes assez dures pour pénétrer une armure. Lorsque les armes détonèrent et que le feu se précipita dans le tube de métal, la douille fut projetée. Le feu fit fondre la cire et exploser cette dernière, ce qui projeta les fléchettes dans une poussée incendiaire. Au sud, les pointes percèrent la blessure à moitié cicatrisée sur la cuisse du dragon, qui s’ouvrit, le faisant vaciller sur ses pattes. Celles de l’ouest ne le touchèrent pas toutes, mais plusieurs lui pénétrèrent la joue et l’une d’entre elles lui éclata l’œil gauche. Celles du nord se révélèrent les plus précises, elles mitraillèrent, atteignant son côté droit, lui transpercèrent la patte, le flanc, le pied et la queue. Aucune de ces plaies n’était fatale, mais les aiguillons s’enfoncèrent profondément, déchirèrent les muscles, et un sang noir et brûlant gicla. Les tirs de l’est, ceux du bastion duquel Cavarre avait lancé l’ordre d’attaque, frappèrent le plus durement et le mieux. Ils se vissèrent d’un coup à l’intérieur, brisant les os et déchirant encore plus la chair. Un, en particulier, se révéla très efficace. Lorsque le dragon sauta de la tour et déploya les ailes pour fuir à l’abri, son aile gauche refusa de répondre. L’aiguillon lui avait coupé un nerf et l’avait rendue insensible. L’aile intacte du dragon d’or battait avec force et sa queue cinglait violemment la tour, détruisant la salle des fragments. Le dragon, à moitié aveugle, commença à basculer en avant. Ni son aile ni sa queue ne purent l’en empêcher, et il s’écrasa rudement dans le Labyrinthe, sa tête éclatant contre l’un des bastions avant de disparaître dans la poussière des bâtiments qui s’effondraient. Erlestoke sauta de joie, puis il descendit la rampe d’accès à toute vitesse et courut jusqu’à la construction où l’attendait sa compagnie de soldats. Il indiqua l’est, vers les ruines de la porte principale mais, avant de pouvoir leur dire de prendre cette direction, il entendit un lourd bruit métallique derrière lui. Ses hommes écarquillèrent les yeux, certains reculèrent vivement. Le prince regarda à gauche et aperçut l’un des boulets-tonnerre, qui tournoyait paresseusement dans l’air juste après avoir rebondi à côté de lui. Pendant un très court instant, il essaya de mémoriser les détails de l’engin pour le décrire au baron. Au moment où il se rendit compte qu’il ne ferait jamais part de cette information à son mentor, le boulet explosa. CHAPITRE 73 Alexia s’efforçait de repousser l’inquiétude que lui causait l’évacuation. Intérieurement, elle admettait sans problème que tout se passait mieux qu’elle l’avait envisagé. Le premier jour, ils parcoururent une plus grande distance que prévu et, à la moitié de la deuxième journée, ils atteignirent la réserve de provisions que Dothan Cavarre avait cachée au cas où il aurait eu besoin de détacher une escouade dans le Sud. Kerrigan réussit à neutraliser les sorts qui la protégeaient. Elle leur fournit du ravitaillement en quantité, y compris un assez grand nombre d’armes pour que tous les adultes en aient une. Tout le reste de la journée, les meckanshii se consacrèrent à leur apprendre à s’en servir. Alyx ne nourrissait aucune illusion sur le fait qu’être armés les rende un tant soit peu utiles au combat. Tout de même, recevoir de quoi défendre leurs enfants leur redonna confiance et chassa la peur, ce qui était déjà une bonne chose. Néanmoins, au cours de la deuxième nuit, elle se trouva confrontée à un grave dilemme. Peri avait rapporté la nouvelle, confirmée par un bref repérage avec Corbeau et Résolu, qu’ils étaient pistés. La cavalerie aurolanie suivait un parcours parallèle au leur. Elle se maintenait à l’est, leur coupant l’accès au fleuve Tynik, qu’ils auraient pu traverser en amont de la courbe de Yavatsen, puis suivre jusqu’en Sebcia. Du fait de leurs positions, les Aurolanis pourraient effectuer un demi-tour en arc et les ramener vers Forteresse Draconis dès qu’ils le désireraient. Le problème auquel elle faisait face était de savoir si elle devait révéler ou non aux réfugiés que les Aurolanis étaient déjà à leurs trousses. Non seulement ils représentaient une menace directe, mais en plus, la raison pour laquelle la cavalerie avait été détachée à leur poursuite serait claire pour tous les réfugiés. Parce qu’elle serait majoritairement inutile à l’intérieur de la forteresse, cette mission suggérait que Chytrine ne rencontrait aucun problème avec les soldats laissés derrière. Que le dragon ne se soit pas aussi envolé à leur poursuite contredisait ce fait, mais Alyx s’attendait à le voir arriver n’importe quand. Elle n’était pas certaine que Chytrine ait jamais eu l’intention de respecter sa promesse, mais spéculer sur ce point ne présentait pas d’intérêt. En réalité, comme elle n’avait aucune raison de la tenir, Alyx n’avait pas de mal à envisager qu’elle revienne dessus. Les laisser fuir n’avait été qu’un jeu et, de toute évidence, Chytrine s’en était lassée avant la fin. Elle attendit un jour de plus avant de prendre sa décision. Entre-temps, elle avait pu déterminer, au mieux de ses compétences, que deux légions de cavalerie avaient été envoyées à leur poursuite. L’une se constituait presque exclusivement de griffeglaces, montés par des vylaens. Cette unité avait été divisée en compagnies déployées en première ligne et qui servaient d’yeux au corps principal. L’autre était une cavalerie lourde commandée par le sullanciri Ganagrei. Contre eux, elle possédait six cents soldats, mais seuls les meckanshii pouvaient être considérés comme une cavalerie lourde. Les Éclaireurs oriosans auraient parfaitement convenu à ce type de combat, mais les deux tiers étaient restés à Forteresse Draconis. Même si les soldats qui les remplaçaient étaient entraînés et avaient une famille à défendre, ils n’avaient pas beaucoup d’expérience quand il s’agissait de se battre dans les futaies. En fait, le seul avantage d’Alyx était le terrain. La route traversait des collines boisées qui fourniraient de merveilleuses positions de défense. Après un repérage, Peri choisit l’endroit idéal. Deux ruisseaux bordaient une colline en losange et au sommet plat, suffisamment vaste pour accueillir tous les réfugiés. Ils s’arrêtèrent plus tôt que prévu et se mirent immédiatement à creuser et à monter des barrages. Les soldats rejoignirent le sud et l’ouest, prenant position sur les flancs de l’autre côté des cours d’eau. La seule véritable unité d’Éclaireurs monta un peu plus loin au nord, jusqu’à un lieu qu’ils pourraient défendre sans difficulté. Les meckanshii formaient le cœur des lignes, les autres Éclaireurs étaient déployés au sud et les troupes diverses accompagnées des réservistes se trouvaient sur le flanc nord. À attendre là avec les meckanshii alors que tombait le soir, Alyx sut que, si une attaque devait se faire, elle aurait lieu de nuit car les Aurolanis étaient avantagés par l’obscurité. Il fallait qu’elle les prive de cet atout. Elle ordonna aux soldats de rassembler du bois pour dresser des bûchers derrière leurs propres positions, mais elle devrait se montrer prudente, car la forêt était plutôt sèche et le vent dominant se déplaçait à l’est. Elle n’avait aucune envie de brûler les siens dans un feu de broussailles. Faire connaître ce même sort aux Aurolanis, en revanche, ne lui posait aucun souci. Comme la pointe supérieure du croissant de lune se levait à l’est, Résolu, Corbeau et quelques meckanshii allumèrent une ligne de feu sur quatre cent cinquante mètres. L’incendie s’étendit assez vite, grondant d’une faim brûlante au-dessus des pins anciens. De la fumée poussée par la brise s’engouffra à l’est. Elle se dit que si cela n’attirait pas l’attention des Aurolanis, rien ne le pourrait. Dans le camp des réfugiés, Will vérifia son étui à lames étoilées pour la énième fois. Il n’avait pas voulu être laissé derrière avec les femmes et les enfants, mais Alyx l’avait pris à part et lui avait dit que, puisque tout le monde connaissait la prophétie, sa présence leur donnerait du courage. Que Kerrigan reste derrière également le rassérénait quelque peu, tout comme la façon dont la peur diminuait dans les yeux de certains réfugiés lorsqu’il passait au milieu d’eux. Un vieux capitaine d’infanterie assurait le commandement, bien que les deux meilleurs guerriers soient Lombo et Dranae. À quatre pattes au milieu de tous, Lombo jouait avec les enfants tandis que leurs parents formaient une ligne de défense derrière des barricades de terre entourant le sommet de la colline. Dranae faisait le tour, il parlait à chacun, souriait, riait, offrait des gestes de réconfort. Son assurance tranquille apaisait tout le monde. Entre la ligne et les enfants attendaient le reste des parents, armés de lances, d’épées, de dagues et, pour certains, de grosses pierres. Will se dirigea vers un Kerrigan nerveux qui ne cessait de grimacer ou de regarder ses mains. L’Initié ne s’était pas soucié de remettre sa robe de magickant à Forteresse Draconis. Il portait à la place un mélange de leurs vieux vêtements de pirate et la tunique d’un uniforme de la forteresse. Le jeune voleur s’adressa à lui. — Tu dois y arriver, tu sais, pas d’erreur possible. — Je sais ! rétorqua Kerrigan, serrant les poings. Ne peux-tu me laisser seul ? Va-t’en ! L’Initié voulut se détourner, mais Will lui attrapa le bras et le ramena face à lui. — Hé, Keri, on peut aller nulle part, ici. — Ne m’appelle pas Keri. Will étrangla un grognement. — Écoute, t’es nerveux, je suis nerveux. Il y a beaucoup de gens qui comptent sur nous. Sur toi, surtout, parce que c’est toi qui as le plus grand rôle à jouer. — Je sais combien c’est important. — Bon. Je voulais être sûr que t’es là avec nous. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Kerrigan se renfrogna. Il croisa les bras sur la poitrine. Will se rapprocha et prononça tout bas : — On échappe aux pirates, les elfes te mettent au travail. Pendant la traversée vers la forteresse, tu restes silencieux, tu parles pas beaucoup, sauf à eux. Une fois arrivé, on peut dire que tu disparais jusqu’à ce qu’il soit temps de partir, après ça, tu passes tout ton temps avec les petits. Tu nous évites, tous ceux qui étaient avec toi à Wruona. Je crois que c’est parce que t’as peur qu’on t’en veuille de la mort d’Orla. Kerrigan s’étonna. — Tu crois quoi ? — Je pense pas que c’est ta faute, et personne ne le pense. C’était pas du tout ta faute. Alors t’as plus besoin de te cacher ou je sais pas quoi. L’Initié redressa le menton. — Tu crois que c’est ce que je fais ? — Ça paraît assez évident, sourit Will. — Ah oui ? (Le magickant plissa les yeux.) J’espère que tu es un bon voleur, parce que pour lire dans la tête des gens, tu t’en sors vraiment très, très mal. Ce n’est pas du tout ce que je pensais. Je ne me cache pas et je ne me cachais pas. — Ah non ? Alors pourquoi je t’ai pas vu à la forteresse ? Kerrigan hésita. — Je dormais. J’étais fatigué et je dormais. Will émit un bruit incrédule. — Ouais, d’accord, si tu le dis. (Il recula lorsque les feux s’enflammèrent à l’est.) Tant que t’es avec nous maintenant et bien réveillé… c’est tout ce qui compte. Le feu provoqua bien une réaction de la part des Aurolanis. De la magick verte surgit des ténèbres, étouffant les flammes, puis des vylaens apparurent, suivis de griffeglaces. Les temeryx partirent au galop, se balançant d’avant en arrière de façon presque comique sur leurs pattes puissantes, puis bondirent vers les positions des meckanshii avec des cris et des sifflements furieux. Pour Alyx, cela ressemblait moins à une bataille qu’à une émeute. Corbeau tirait de derrière un arbre aussi vite qu’il le pouvait. Il visait les vylaens, et ceux qu’il manquait se retrouvaient souvent avec une des étoiles de Résolu plantée dans le corps. Avec la chute de leurs cavaliers, les griffeglaces continuaient à attaquer, mais sans aucune cohésion. Plus que capables de déchirer et d’arracher de leurs griffes et de leurs crocs, ils choisissaient leurs cibles selon des critères propres à leur esprit étroit, sans chercher à remonter un flanc ou à briser une formation. Les préparations défensives des meckanshii les trompaient. Certains qui sautaient par-dessus les premières lignes se retrouvaient prisonniers de cordes et de filets tirés entre les branches. D’autres qui bondissaient au-delà des lances des guerriers atterrissaient sur un sol hérissé de pieux de bois qui transperçaient hanches et poitrails. Les bouquets d’arbres les empêchaient de se retourner rapidement, et, s’ils y arrivaient et donnaient un coup de dents à un soldat, ils ne récoltaient qu’une bouchée de métal et non de chair. Les meckanshii luttaient comme des démons, ils répliquaient avec leurs propres griffes. Le combat se divisa en petits groupes de guerriers qui piquaient et plantaient, écorchaient ou agrippaient. Alyx regretta presque l’épée de Malarkex, car elle lui aurait permis de se réjouir de ce chaos violent et de se jeter complètement dans la bataille. Là, son sabre vibrait à force d’ouvrir des gorges, de couper des membres, tandis que les griffeglaces déchiraient sa cotte de mailles et finissaient par atteindre la chair en dessous. La compagnie de cavalerie légère joua son rôle, car elle attaqua les meckanshii jusqu’à ce que la lourde arrive en force. Les plus grands griffeglaces et leurs cavaliers sautèrent par-dessus les flammes ravivées, nullement effrayés, indifférents. Se faufilant entre les arbres, ils surgirent vite, leur charge visant l’endroit où le centre des meckanshii avait été forcé de reculer. Certains des cavaliers se penchèrent trop d’un côté ou de l’autre et furent éjectés de leur selle par un arbre. Les montures de quelques autres chancelèrent et chutèrent, s’empalant sur des pieux. Néanmoins, la grande majorité dévasta le cœur des meckanshii et disparut dans l’obscurité. Pas Ganagrei. Il tira sur les rênes de son grand temeryx, puis lança des ordres rauques aux cavaliers encore aux prises avec les meckanshii. De l’obscurité surgit une étoile. Elle creva l’œil gauche du griffeglace et planta une pointe dans son cerveau. La bête fut secouée de convulsions violentes, puis sauta dans les airs et atterrit violemment avant de s’effondrer sur le côté. Le sullanciri se remit sur ses pieds, sans beaucoup de vitesse ni d’agilité, puis déplia sa silhouette en armure et tira de l’étui de sa selle une cognée à double tranchant. Il brandit l’arme pour l’abattre rudement sur le bras métallique d’un meckanshii, qu’il broya en provoquant une gerbe d’étincelles. Sallitt Hawkins fut éjecté, son bras tordu, la force du coup le faisant pivoter vers le sol. Le sullanciri releva son arme pour le tuer mais, avant que le coup tombe, une flèche transperça l’œil droit de Ganagrei. Le mortvivant tituba en arrière un pas ou deux, ce qui permit à Hawkins de se remettre debout. Il chercha frénétiquement à saisir tout ce qui pourrait lui servir d’arme. Corbeau s’avança et lui lança l’arc d’argentier. — Garde-le-moi. Puis le guerrier dégaina Tsamoc. La gemme incrustée dans la lame s’illumina, colorant sa barbe et ses cheveux blancs. Avec un grognement, Ganagrei l’attaqua, mais Corbeau para le coup sans difficulté. Il coupa à gauche, puis frappa le sullanciri à l’estomac pour l’éventrer. L’Aurolani grogna, son armure brilla au contact de Tsamoc mais ne se fendit pas. Ganagrei frappa Corbeau entre les épaules de son poing métallique et le projeta au sol. L’œil intact du sullanciri s’alluma d’un méchant vert gangrène lorsqu’il s’approcha de l’homme à terre. Corbeau recula assez vite pour parer un autre coup. Il plongea, puis voulut trancher le coude de Ganagrei. L’épée glissa sans dommages sur l’armure lumineuse. Corbeau sauta en arrière lorsqu’une autre attaque manqua de le trancher en deux, puis abattit son épée à deux mains sur l’avant-bras de la créature. Des étincelles d’argent jaillirent. La lame érafla l’armure, mais sans réellement la transpercer. L’éraflure s’alluma de vert, puis le métal grinça et reprit sa forme originale. Alyx sentit sa bouche s’assécher. Les sullanciri étaient vulnérables aux armes magickes. En leur créant ces mêmes armes, Chytrine donnait à ses généraux une puissance formidable, mais, en enchantant l’armure de Ganagrei, elle l’avait rendu invincible. Tsamoc pourrait le tuer, mais d’abord elle doit le toucher et Corbeau ne peut aller au-delà de l’armure ! Encore et encore, Corbeau frappa le sullanciri. Un coup sépara presque un triangle de mailles de sa coiffe, mais comme la créature avançait, le fragment se balança à sa place et les anneaux de métal se recollèrent dans une lueur verte. Lents et pesants, les coups du sullanciri devinrent de plus en plus menaçants à mesure que Corbeau fatiguait. Il en parait beaucoup, en esquivait bien d’autres, mais un coup l’entailla aux côtes et un autre lui ouvrit la cuisse gauche. Corbeau battit en retraite en regardant derrière lui. Attirant le sullanciri loin de la bataille, il fuit plus vite. L’Aurolani le poursuivit, de plus en plus rapide. Ganagrei marmonna quelque chose d’inintelligible, puis leva le bras pour briser en deux la hampe de la flèche prise dans son armure et l’envoyer au sol. Alyx trancha un baragouineur d’un coup qui sépara sa mâchoire supérieure de l’inférieure et jeta furieusement le cadavre de côté. Elle ne put que regarder Corbeau courir jusqu’à un large tronc, s’y adosser et projeter l’épée pour empaler le sullanciri. Ganagrei éclata d’un rire rauque lorsqu’il comprit cette tentative désespérée. Armé de magick comme il l’était, s’il se retrouvait planté sur l’épée, il écraserait certainement Corbeau. Il accéléra. De la main droite, il brandit la hache en arrière et la balaya devant lui dans l’intention de détourner l’épée. Cela aurait certainement fonctionné si Corbeau l’avait retirée à la dernière seconde. Il coupa à droite, dans l’intention évidente de laisser le sullanciri rentrer dans l’arbre, puis de trouver un autre moyen de le tuer. Le plan fonctionna presque. Ganagrei s’écrasa dans le tronc avec un affreux bruit de métal. De l’écorce vola. La tête du sullanciri cogna si fort que l’impact enfonça le reste de la flèche jusque de l’autre côté de son crâne. La pointe transperça la coiffe de mailles, fit sauter quelques anneaux qui verdirent furieusement en tentant de se ressouder autour de la flèche. Cela aurait marché si Corbeau avait été plus rapide. À cause de la blessure à sa cuisse, son appui ne fut pas aussi solide que prévu : alors que le sullanciri s’écrasait dans l’arbre, la jambe de Corbeau resta coincée entre le tronc et lui. Son fémur et son tibia se cassèrent plus facilement que la flèche. Corbeau hurla et s’effondra, s’accrochant à des racines exposées pour s’éloigner tandis que le sullanciri rebondissait et vacillait en arrière. Son armure montrait des signes évidents de l’impact, une bosse cylindrique courait de sa gorge à sa poitrine. Le métal grinça lorsque la magick le parcourut par vagues. Ganagrei arqua le dos comme si cela pouvait aider l’armure à reprendre sa forme convexe originale. Dans un dernier sursaut, elle se redressa. Le sullanciri regarda autour de lui. Il ralentit, puis se tourna vers Corbeau et sa jambe tordue. — Corbeau, non ! hurla Alyx. Elle jeta son épée sur le sullanciri. Elle rebondit sur lui avec un bruit métallique, sans causer aucun dommage. La créature ne prêta même pas attention à l’attaque : elle se baissa pour ramasser sa cognée et la brandir de nouveau. Alyx courut dans sa direction, sachant qu’elle risquait de ne pas l’atteindre à temps et n’ayant aucune idée de ce qu’elle ferait si c’était le cas. Heureusement pour elle, cela n’avait aucune importance. La voix de Résolu surmonta le vacarme de la bataille. — Ganagrei ! Tu oublies quelque chose ! Le sullanciri se tourna vers le Vorquelfe, son œil intact cherchant d’où provenait la menace. Il ne vit qu’un elfe qui tenait un bâton dans une main et une épée dans l’autre. S’il avait été capable de ressentir la peur, cette vision ne lui en aurait pas inspiré. Une lueur bleue illumina l’un des tatouages sur l’avant-bras de Résolu. Un instant plus tard, le bâton s’enflamma. Le feu rendit clairement apparent qu’il ne s’agissait pas d’un simple bout de bois, mais de la queue d’une flèche. Dont la tête se trouvait plantée dans le cerveau du sullanciri. Des flammes surgirent des narines de Ganagrei tandis qu’il se griffait le visage. La flèche dans son crâne le brûlait violemment, et de la cervelle bouillonnante lui coula par les oreilles. Il sautilla maladroitement, comme s’il avait ingurgité de la nourriture trop épicée, puis trébucha et s’effondra par terre. Résolu le rejoignit à grands pas et lui enfonça Syverce en plein front, tourna la lame et la retira, laissant derrière lui un petit volcan en éruption. La brise de la nuit portait jusqu’au camp les appels de guerre des hommes et les cris perçants des temeryx, sans les altérer ni les étouffer. Sur le qui-vive, Will attendait aux côtés de Dranae. Il n’aurait su dire si les bruits se rapprochaient ou pas. Sonder une obscurité sur laquelle les feux lointains n’avaient pratiquement aucune influence ne lui apportait rien. Lombo agitait à peine une oreille en direction des combats, mais cela n’aidait pas beaucoup Will, puisque le Panqui se réjouissait de tuer les griffeglaces à mains nues. Lorsque enfin il réagit, Dranae secoua l’épaule du capitaine d’infanterie. Il leva les yeux, puis appela Kerrigan. — Initié ! Maintenant, je vous prie. Là-bas au sud de la ligne, Kerrigan leva une main et l’agita. Une pluie d’étincelles jaillit du bout de ses doigts, chacune grossissant jusqu’à devenir une boule blanc-bleu de la taille d’une tête d’homme. Elles flottèrent au-delà du ravin vers l’est, puis s’installèrent dans les branches d’arbres. Elles projetaient une lueur violente qui découpait des ombres nettes dans le sous-bois. Elles rendaient aussi parfaitement visibles les déplacements des griffeglaces dans la forêt. Will était content qu’il y ait de la lumière, car il ne pouvait les entendre, surtout avec les cris et les lamentations des gens sur la ligne. Tandis que certains adultes guidaient les enfants de l’autre côté du camp et que les autres formaient un mur entre l’ennemi à l’approche et leurs petits, les quelque cent personnes sur les barricades se préparaient et attendaient ce qui allait suivre. Certains des griffeglaces prenaient de l’élan pour essayer d’atteindre le camp en sautant, mais la distance était trop grande. Ils atterrissaient loin dans le ravin, luttant pour trouver une prise sur le flanc raide. Ils glissaient vers le ruisseau sur un lit de vieilles feuilles et de terre meuble, mais en fin de compte réussissaient à retenir leur descente et à de nouveau se frayer un chemin vers le haut. Leurs semblables, arrivés du côté opposé, les remplaçaient dans la formation et envahissaient le flanc. Derrière eux arrivait la cavalerie lourde, qui descendait rapidement. Dranae fit un geste de la tête. — Maintenant. — S’il vous plaît ! s’écria la voix du capitaine, forte malgré un léger tremblement. Feu ! Comme l’avait expliqué Corbeau, une draconette était peut-être inférieure à un arc et à une flèche en terme de visée, de précision et de vitesse de rechargement, mais elle demandait peu, voire aucun entraînement. Lorsqu’ils avaient ouvert la réserve à armement, ils avaient découvert un large dépôt des premières tentatives du baron Draconis pour créer des draconettes, ainsi que de la poudre de feu et des munitions. Aucun des guerriers de l’expédition n’avait fait partie des compagnies de feu (ceux-là n’auraient jamais quitté la forteresse), mais les meckanshii en savaient suffisamment pour enseigner aux autres à les utiliser. L’armée irrégulière des draconettes se leva et tous pointèrent leurs armes vers le bas. Les doigts se refermèrent sur les gâchettes, les mèches allumèrent la poudre et les armes firent feu en une salve fumante et inégale. Quelques-unes refusèrent de se décharger et deux explosèrent, tuant leurs tireurs, mais les autres fonctionnèrent admirablement. Les charges transpercèrent les griffeglaces, emplissant l’air de plumes et recouvrant le sol des corps qui s’écrasaient. Les créatures touchées hurlaient et donnaient des coups de pattes aveugles, attaquant leur harnais comme leurs congénères. Malgré leurs blessures, certaines continuaient à remonter la colline, tandis que d’autres, intactes, se rapprochaient encore plus vite du sommet. La cavalerie lourde entra dans le ruisseau. Dranae se tourna vers Kerrigan. — Initié ! Maintenant ! maintenant ! Le capitaine d’infanterie lui jeta un regard meurtrier pour cette usurpation d’autorité. Will le remarqua, puis détourna son attention vers Kerrigan, qui montait au sommet de leurs barricades. Il ne devint plus qu’une épaisse et noire silhouette se détachant sur l’une des boules de feu, puis balaya l’air de sa main en un geste théâtral. D’autres étincelles jaillirent de ses doigts, mais celles-là ne flottèrent pas paresseusement : elles grésillèrent et fondirent dans la fumée qui avait envahi le petit ravin. Très vite, elles atteignirent leur cible et comme on le leur avait ordonné, tout le monde se mit à l’abri. Il avait été on ne peut plus évident à Alexia que les draconettiers n’auraient droit qu’à une seule salve. Leurs chances de pouvoir recharger étaient minces. De plus, à tirer ainsi au milieu du camp, on risquait de toucher un allié comme un ennemi. Les risques étaient d’autant plus grands que les Aurolanis étaient bien moins nombreux. Parce que les chances de tirs prolongés étaient nulles, les meckanshii avaient empli trois petits barils de poudre de feu et de charge, puis les avaient enterrés au bas de la pente est. Brûlantes, les étincelles de Kerrigan plongèrent dans cette direction, traversèrent les bois et mirent feu à la poudre. L’explosion qui en résulta détruisit les barils et projeta du bois et de la terre partout. Et dispersa un grand nombre de projectiles dans l’ouest de la vallée. Accroupi avec les autres, tout ce que vit Will fut une série d’éclairs brillants accompagnés de coups de tonnerre. Une pluie de terre et de feuilles brûlées retomba. Lorsque les échos de l’explosion diminuèrent, il entendit encore des hurlements, des plaintes, et assez de cris de guerre pour indiquer qu’il restait du travail à faire. Les gens se précipitèrent vers les barricades, Will avec eux. Un cavalier aurolani les avait franchies et une demi-douzaine de lances transpercèrent le poitrail et la cuisse de son temeryx. Le baragouineur donna un coup de coutelas, entailla un bâton, puis sa monture s’effondra et commença à rouler en bas du ravin. D’un bond, il s’en libéra pour chuter lorsque quelqu’un lui planta une lance entre les jambes. Des épées et des couteaux brillèrent, des mains l’agrippèrent et le tirèrent là où d’autres le massacrèrent. Will projetait des étoiles vers les ombres qui se déplaçaient dans la fumée. Dranae s’installa à ses côtés, une draconette à l’épaule. Un baragouineur sur un griffeglace émergea de la fumée. Dranae fit feu et la balle cabossa le casque de la créature. Il retomba directement dans la fumée tandis que le temeryx coupait en travers de la pente et remontait. Sa course lui fit éviter les lances qui fondaient dans sa direction. Il fonça tout droit vers Kerrigan. Le magickant le regarda arriver, les yeux écarquillés, mais resta immobile. Will lança une étoile. Elle frôla une patte de la créature, l’entailla, sans délivrer assez de poison pour l’arrêter. Lombo lui sauta dessus, aussi souple et heureux qu’un chat sur un oiseau blessé. Son poids écrasa le temeryx. Il criailla furieusement et tourna la tête pour le mordre, Lombo se contenta de lui encercler la gorge et de serrer. Le cri devint un sifflement aigu qui s’acheva dans un fort craquement. D’autres cavaliers aurolanis apparurent de l’autre côté du ravin. Ils attendirent là, scrutant la vallée pleine de fumée pour décider s’ils devaient descendre ou non. Lombo ramassa le grand griffeglace et le projeta dans leur direction sans les atteindre. Quelques lances traversèrent l’espace, sans causer de dommages. Puis Kerrigan tendit le doigt et lança un sort qui fit sauter un chêne, les lardant d’échardes brûlantes. Les cavaliers partirent rapidement vers le sud et, bientôt, on entendit un clairon sonner au loin. Will ne fut pas certain de sa signification avant de voir un baragouineur ramper hors du ravin dans cette même direction. Dranae, qui entre-temps avait rechargé sa draconette, mit fin à sa fuite d’un seul tir. Au fond, la fumée s’éclaircissait. Lorsque Will regarda en bas, il le regretta amèrement. Les tremblements des mourants donnaient l’impression d’un sol vivant, ou du moins agonisant lentement, ce qui le troublait bien plus que les cris de douleur. Il se tourna vers Kerrigan. — Tu peux arrêter la lumière ? — Nos survivants en ont besoin pour nous retrouver. — Alors laisses-en une ou éloigne les autres. (Il indiqua le fond du ravin.) Si l’un des enfants regarde, il pourrait faire des cauchemars. Le magickant remonta les barricades et jeta un coup d’œil en bas, puis il eut un mouvement de recul et serait tombé si Will ne s’était pas avancé pour le retenir. — Oui, tu as raison, Will. (D’un geste, il renvoya les lumières plus à l’est.) Personne ne mérite de tels souvenirs. CHAPITRE 74 Le général Markus Adrogans rendit l’arcanslata au mage chargé des signaux qui le lui avait apporté. — Accusez réception sans commentaire. Le mage s’inclina et laissa le chef militaire jeranais seul avec Phfas et Beal mot Tsuvo dans les premières lueurs de l’aube. Il se tourna vers eux et secoua la tête. — Il y a quatre jours, Chytrine a permis à deux mille Oriosans et non-combattants de quitter Forteresse Draconis en direction du sud. Nous ne savons rien de leur sort. D’après les derniers messages reçus, les Aurolanis ont pénétré dans la forteresse. Beal pâlit. — Forteresse Draconis est tombée ? — Il semble bien. — Des nouvelles de la princesse Alexia ? — Les réfugiés sont partis sous son commandement. Ils se dirigent vers l’Oriosa, alors s’ils l’atteignent, nous en entendrons peut-être parler. (Adrogans gratta sa gorge mal rasée.) Cela représente une marche de plus de six cents kilomètres, dont une centaine en Sebcia. Sous une cape usée, Phfas haussa ses épaules osseuses. — Ils ne seront pas en manque de ravitaillement. Leur voyage n’est rien. Son ton méprisant déclencha un rire surpris chez le général. — Mon oncle, notre voyage est difficile, mais ne minimisez pas leur épreuve. Tout autour d’eux, les réfugiés de Svoin se réveillaient avec le soleil. Hommes et femmes – et bien trop peu d’enfants – affreusement décharnés rampèrent de sous des couvertures plus épaisses que leur peau. Certains se traînèrent jusqu’au fleuve pour boire ou se laver. Ils n’étaient que bien peu à se nettoyer, car ils s’étaient habitués depuis longtemps à toute la vermine qui les infestait. D’autres restèrent assis à la même place, éblouis, désorientés, entre la vie et la mort. Adrogans n’avait pas eu de véritable choix. Svoin était un lieu d’agonie, un gouffre puant et misérable. Là-bas, ses habitants ne pourraient et ne seraient jamais autorisés à guérir. Aussi vite que possible, ses troupes avaient rassemblé tous les vivres disponibles et commencé à entraîner les réfugiés vers le nord, où ils avaient cueilli tout ce qu’ils pouvaient dans les collines. En commençant par le quartier sud-est de la ville, ils avaient tout brûlé. Ils s’étaient occupés du port en dernier, afin que les équipes incendiaires puissent s’échapper par le lac et remonter le fleuve pour rejoindre la caravane au gué. Les deux seuls endroits où l’on pouvait emmener les réfugiés étaient le plateau zhusk ou les terres hautes de Guranin. La terre des Zhusks était plus proche, néanmoins elle n’aurait jamais pu recevoir cinq mille personnes malades et mal nourries. Au contraire, dans les terres hautes se trouvaient des villes. Les divers clans possédaient leurs propres bourgs et villages et s’étaient lancés dans une compétition de générosité à l’égard des réfugiés. Par les routes ordinaires, Guraskya se situait à cent soixante kilomètres de Svoin. Les troupes d’Adrogans auraient pu effectuer le trajet en une semaine ou même la moitié d’une semaine, s’il avait voulu les pousser. Mais les réfugiés avaient des difficultés à accomplir huit kilomètres par jour. Parfois les derniers d’entre eux n’avaient même pas commencé à bouger qu’en tête de colonne, on s’arrêtait déjà pour monter le camp. Et les cadavres jalonnaient le bord de la route. Les forces aurolanies n’entreprenaient aucune attaque sérieuse contre les réfugiés. Caro menait la cavalerie alcidaise et avait déployé ses hommes en bouclier. Ils avaient surpris et tué de petits groupes d’éclaireurs ennemis, ainsi que rassemblé et amené dans la file des réfugiés des fermiers éparpillés dans le bassin de Svoin. Les soldats chargeaient tout le grain et le bétail qu’ils trouvaient, puis brûlaient les fermes afin qu’elles ne tombent pas aux mains des Aurolanis. Beal mot Tsuvo retrouva son sang-froid. — Nous avons atteint le point critique de notre voyage. Une fois que nous aurons le Gurakovo entre les Aurolanis et nous, ils ne pourront plus nous attaquer. Déjà, les peuples des terres hautes se préparent à aider ces gens. — Je crois bien que tu as raison, Beal, et je le souhaite encore plus. (Markus Adrogans soupira profondément.) L’hiver sera long. Si l’on y survit, nous devrons profiter de chaque moment de liberté. Nous devrons planifier ce que nous planterons au printemps. — Ce que nous planterons, sourit Beal, et ce que nous récolterons. — Tout à fait, acquiesça solennellement Adrogans. Et peut-être même découvrirons-nous comment l’apporter au marché de Svarskya. La sullanciri Ferxigo changea de forme pour plier les genoux en signe d’obéissance à sa maîtresse. Elle baissa les yeux tandis que Chytrine descendait un couloir étroit. Les baragouineurs se plaquèrent contre le mur comme si toucher un seul de ses cheveux revenait à recevoir un coup de fouet. Leurs regards étaient fixés sur l’aura blanc-argent de Myrall’mara, flottant à la suite de Chytrine. Ils savaient qu’elle les tuerait sur un simple caprice de sa maîtresse, puis trouverait de multiples façons de se servir de leurs restes. Chytrine pénétra dans une petite salle creusée dans les fondations, sur lesquelles Forteresse Draconis avait été érigée. La pièce aux murs nus aurait été plongée dans le noir complet sans la présence de Myrall’mara et de la lumière scintillante d’une pierre précieuse jaune incrustée dans de l’or. Le fragment de la Couronne du Dragon avait été encastré en haut du dossier d’un trône en pierre qui occupait le centre de la salle. Un homme y était assis. L’impératrice aurolanie rejoignit le trône et agrippa le menton de l’occupant. Elle tourna son visage à droite, puis à gauche, puis le relâcha, laissant la tête retomber sur une épaule, et se tourna vers Ferxigo. — Était-ce Dothan Cavarre ? — C’est ce que nous croyons, Maîtresse. — Il est mort, mais il ne porte aucune blessure. Comment est-ce arrivé ? Chytrine leva son index droit qui se prolongea rapidement en un fin aiguillon semblable à une corne. —Lui as-tu transpercé les organes vitaux sans que j’en voie la marque ? — Non, Maîtresse. Ferxigo appuya la main contre le sol, souhaitant pouvoir y faire disparaître son corps de plumes. — Votre désir était de le capturer vivant. Il est tel que nous l’avons trouvé. Chytrine acquiesça lentement. Les battements de la queue du dragon avaient dispersé les fragments de la Couronne. Ses soldats et ses Lanciers Noirs avaient travaillé dur pour les retrouver. Après les avoir examinés, elle avait déterminé qu’il s’agissait de faux. La magick qui les recouvrait et avait fait croire au dragon qu’ils étaient dans la tour était un sort complexe de grande puissance, mais qui ne pouvait fonctionner qu’à une distance relativement courte. La magick liait les faux aux originaux dont ils empruntaient l’identité magicke, alors ses chasseurs s’étaient servis des premiers pour localiser les seconds. Après des jours de recherche, c’était le premier qu’ils avaient découvert. Que les fragments soient restés à Forteresse Draconis ne surprenait pas Chytrine. Tout comme le baron Draconis n’aurait pas confié la technologie des dragonels à quiconque du Sud, elle avait su qu’il ne disperserait pas les fragments. Pour Cavarre, son devoir de protection était sacré et sa présence ici même indiquait clairement son attachement à le respecter. En allongeant magickement son bras de plusieurs mètres, elle cueillit le fragment de son perchoir. Elle s’était attendue à la tiédeur de la pierre, car le morceau qu’elle portait entre les seins dégageait la même chaleur. Elle regarda la monture, les attaches et les encoches, et sut que les deux parties ne s’emboîteraient pas. L’un des deux autres encore cachés dans la forteresse devait former un pont entre les deux pierres. Elle pourrait fabriquer des liens afin d’y adjoindre la quatrième. Néanmoins, c’était dans l’avenir. Pour le moment, elle caressa la surface jaune de la pierre et se concentra dessus. Elle projeta son esprit dedans et ressentit une présence très lointaine. Elle était ancienne et inconnue, un peu surprise de cette intrusion. De la colère monta, aussi Chytrine se retira-t-elle, et ramena son esprit dans la pièce. Elle indiqua le corps de Cavarre. — Emportez-le jusqu’aux décombres de la tour et attachez-le au crâne du dragon. Il y restera jusqu’à ce que les oiseaux l’aient entièrement dévoré et que ses os blanchis se délitent en même temps que ce lieu. Ferxigo avait levé les yeux pendant qu’elle parlait, elle baissa immédiatement la tête. — Il sera fait selon vos désirs. — Excellent. (Chytrine se tourna vers la Vorquelfe sullanciri.) Quant à toi, trésor, tu organiseras des gardes dans la tour. Les fidèles de Cavarre sortiront de leur terrier pour le reprendre. Tu leur feras payer chèrement leur audace. Ils ne comprennent pas qu’ils sont nus devant la force du vent du nord. Tu leur enseigneras leur folie. Ils apprendront bien leur leçon, et leurs semblables du Sud également. Erlestoke recouvrit l’extrémité d’une mèche de sa main et souffla dessus jusqu’à ce que la braise brille d’un rouge doré. De l’autre côté de la rue, à peine visible contre la pile de débris, une meckanshii indiqua deux fois le sud. L’Oriosan répéta deux fois le geste, compta aussi jusqu’à deux, puis se leva, épaula sa draconette et tira. Un nuage de fumée lui obscurcit sa première cible, mais le cri rauque d’un baragouineur lui révéla qu’il l’avait touché. Retirant la main de la détente, il releva le levier du manche vers la crosse, puis le repoussa vers l’avant. Ce levier en bouscula d’autres, déclenchant un engrenage qui entraîna et mit en position les quatre canons suivants de la draconette et allongea également le chien en arrière. Erlestoke prit le sac de poudre attaché à sa hanche droite, chargea de nouveau l’arme, visa et tira. Un second baragouineur tomba, en tenant son ventre ouvert. De l’autre côté de la rue, la meckanshii tira à son tour et atteignit sa seconde cible. L’escouade d’Aurolanis s’était lancée après eux à la suite des premières attaques et ne s’arrêta pas malgré la rapidité du second assaut. Erlestoke fit de nouveau fonctionner le levier, chargea et tira, pour la troisième fois en moins d’une minute. Cette fois, l’attaque fit pivoter un baragouineur et rebondir son coutelas contre le mur dans un bruit métallique avant qu’il retombe dans la rue. La meckanshii manqua le sien, mais seulement parce que, dans sa hâte, le baragouineur avait trébuché. D’autres guerriers - des meckanshii, des hommes ordinaires, des elfes et un urZrethi - surgirent de l’ombre des ruines derrière et à côté des baragouineurs restants. Les Aurolanis se rendirent compte, un peu tard, qu’ils avaient été attirés dans un guet-apens. Ils le comprirent dans la douleur. On retira leurs cadavres de la rue, achevant ceux qui n’étaient pas encore morts avant de faire aussi disparaître leurs corps. Erlestoke et la meckanshii surveillèrent la rue, puis se retirèrent dans les galeries sous Forteresse Draconis. Des portes de pierre cachées glissèrent le long des murs pour leur permettre d’entrer avant de se refermer derrière eux. Ils avaient trouvé des preuves que les Aurolanis étaient sur leurs traces quelque temps plus tôt, mais leurs passages secrets n’avaient toujours pas été découverts. Le prince tapota le colonel Jancis Côtedefer sur l’épaule. — Vous avez bien tiré. — Tout comme vous, Altesse. (La Murosane sourit derrière son masque.) Continuez vos efforts et bientôt nous serons à égalité. Il éclata de rire et la suivit au bas d’un escalier en colimaçon qui donnait sur une longue chambre étroite. Dedans s’était rassemblée leur escouade : douze vétérans du monde entier, unis dans la seule intention de disputer la possession de Forteresse Draconis à Chytrine. Dans cette mission, ils avaient eu du succès. Erlestoke savait qu’il existait d’autres groupes, certains plus grands, d’autres plus petits, qui faisaient de même. Les troupes aurolanies avaient réussi à passer la porte principale et à occuper le quart est de la ville. Elles s’étaient également emparées de la Tour de la Couronne. Le quartier sud-ouest avait durement combattu et l’intégralité de l’arc nord avait résisté à l’invasion. Les Aurolanis avaient apporté des dragonels dans le Labyrinthe et s’en étaient servis pour faire sauter les bâtiments et déraciner la rébellion, mais les soldats leur avaient fait cher payer chaque pâté de maisons. Erlestoke ne se souvenait pas des deux jours qui avaient suivi l’explosion du boulet-tonnerre, toutefois Castleton, le seul survivant de son équipe, lui avait raconté. Le prince avait été grièvement blessé. Néanmoins Jilandessa, une guérisseuse harquelfe logeant dans la forteresse depuis des siècles, avait réparé les dégâts. Cependant, le temps qu’il soit prêt à reprendre le combat, la résistance organisée avait été brisée. Les soldats avaient fui dans les égouts et les galeries dont peu admettaient avoir connu l’existence. Le prince confia la draconette à un vieux meckanshii qui servait d’armurier. — Excellent mélange de charge. La visée est restée bonne, quelle que soit la distance. L’homme sourit, découvrant une bouche dont il ne restait que la moitié des dents. — Et vous en avez gardé une ? Erlestoke hocha la tête. Ils ne disposaient que d’un nombre limité de quadnels. Celles qu’on leur avait confiées ne possédaient que trois coups, dont un d’urgence pour la retraite. — C’est celle qui est prête à partir, alors soyez prudent. — Ouais, Altesse, et après ça vous apprendrez à un vieux singe à faire des grimaces. Deux des soldats qui s’étaient occupés du travail de nettoyage avaient dérobé une bourse à l’un des baragouineurs et déroulaient la carte qu’elle contenait. Grossièrement dessinée, elle montrait la forteresse. Une épaisse ligne au charbon entourait apparemment les zones que l’ennemi considérait comme relativement sécurisées. Le Loquelfe, l’un des Plumedaciers, leva les yeux en tapotant la carte du doigt. — Ils pensent peut-être contrôler ce quartier-là, mais ne s’y déplacent pas la journée. Il est à nous si nous le désirons. — Je sais, mais vous, vous savez que nous n’en voulons pas, sourit Erlestoke. Ils peuvent le garder aussi longtemps qu’ils accepteront de payer un loyer de sang. — Oui, Altesse, je souhaitais juste l’augmenter. — En son temps, Ryswin, tout viendra en son temps. Le prince secoua la tête, s’étonnant de l’absurdité de devoir suggérer la patience à un elfe. — Souvenez-vous, tant que nous serons prisonniers ici, une partie de ses troupes le sera aussi. Forteresse Draconis ne s’est peut-être pas coincée dans sa gorge pour l’étouffer comme nous le souhaitions, mais désormais c’est une gueule affamée qui grignote ses troupes. Elle la voulait, elle en a pris une partie et nous continuerons à ronger jusqu’à la rendre folle. — Ou, intervint un jeune soldat de Savarre, jusqu’à ce que les armées du Sud viennent l’écraser. Erlestoke lui fit un rapide signe de tête. — Ou jusque-là, oui. Mais cela n’arrivera pas avant le printemps. Nous verrons alors ce qu’il restera de la santé mentale de Chytrine. CHAPITRE 75 Toutes les courbatures, les douleurs et la fatigue de Kerrigan s’envolèrent lorsque, au détour d’un virage, les poteaux de la frontière du Muroso et de l’Oriosa lui apparurent. Le voyage touchait à sa fin et ils avaient survécu. Après la grande bataille, ils avaient encore été un peu tourmentés parce qu’il restait des forces que Chytrine avait envoyées à leur poursuite. Alexia avait organisé leurs soldats de façon à punir sévèrement toute embuscade. Des engagés de Sebcia étaient arrivés par le nord et avaient piégé à leur tour les Aurolanis, les dispersant. Puis ils avaient escorté les réfugiés dans leur pays. Une fois en Sebcia, Alexia, Ryhope et leurs compagnons avaient reçu des chevaux frais et des passes les autorisant à rejoindre le Sud au plus vite. Malgré son bras détruit, Sallitt Hawkins ouvrait la marche et Ryhope avait insisté pour qu’une femme et son nourrisson les accompagnent, pour une raison qui échappait à Kerrigan. Il aurait sans doute pu découvrir qui elle était, mais il était resté à l’écart des autres tout au long du voyage. Il avait une longue expérience de la solitude à force de repousser ses maîtres en étant grognon et boudeur. Il se sentait un petit peu mal vis-à-vis de Will car ce dernier l’avait accusé de s’être figé de terreur devant le grand temeryx. Kerrigan lui avait très justement fait remarquer que puisque le griffeglace était un prédateur, il avait tendance à s’en prendre à tout ce qui agissait en proie. En restant immobile, il n’attirait pas son attention. Will avait refusé de croire à cette explication et s’était mis à rire, alors Kerrigan avait feint d’être blessé. Résolu avait reproché au voleur son comportement, et depuis ce dernier faisait de son mieux pour se tenir loin de Kerrigan, à l’instar des autres. L’Initié donna un coup de talon à son cheval et le pressa en direction d’Alexia et Corbeau. Il leur sourit lorsque sa monture les rejoignit. — Nous sommes presque en Oriosa, non ? Alexia lui rendit son sourire. — Oui. Je suis heureuse de vous voir enfin de bonne humeur, Initié Reese. Nous sommes en sécurité et désormais nous pouvons nous reposer. — Oh, je sais ! (Kerrigan regarda Corbeau derrière elle.) Et votre jambe se porte toujours bien ? Il acquiesça. — Je te remercie de ce que tu as fait pour moi. Le sourire de l’Initié s’élargit. Corbeau était en mauvais état lorsqu’ils l’avaient ramené au camp. Kerrigan avait travaillé sur sa jambe cassée, il l’avait guérie en partie mais il lui avait manqué la force pour finir. Il avait replacé les os et commencé les réparations, toutefois il ne pouvait achever la guérison sans puiser dans la force vitale de Corbeau. Tout comme dans le cas du Panqui Xleniki, Kerrigan avait craint que cela tue le guerrier. Le lendemain, il était revenu pour terminer le travail et même en profiter pour réparer d’autres choses à l’instar de ce qu’il avait fait pour Orla, mais Corbeau l’en avait empêché. — Tant que je peux m’asseoir sur un cheval, ça ira. Occupe-toi de ceux qui ont été blessés. Kerrigan avait pu voir, alors et encore maintenant, que la jambe était gonflée et douloureuse, mais il avait respecté son souhait. — Si vous le désirez ou si vous avez besoin d’encore un peu d’aide, dès que je me serai reposé, je suis à votre service. — Merci. Et merci d’être venu jusqu’à nous pour m’en faire part. Kerrigan garda le silence jusqu’au moment où ils dépassèrent le poteau de pierre qui délimitait la frontière. — Ce n’est pas la raison pour laquelle je vous ai rattrapés. Princesse, j’ai un message pour vous de Dothan Cavarre. Il m’a fait promettre de ne rien dire à moins d’une urgence ou lorsque nous serions en Oriosa. Elle cilla. — Je vous écoute. L’Initié plongea la main dans les plis froissés de ses nombreuses tuniques et en sortit un sac de cuir. — Dedans, je transporte un fragment de la Couronne du Dragon. — Quoi ? s’exclama Alyx. Comment avez-vous… ? Je ne comprends pas comment… Kerrigan indiqua Corbeau du menton. — Le baron a dû vous en faire part, puisque vous avez accepté de me faire sortir de là avec. La princesse se tourna vers son compagnon. — Vous le saviez ? Il secoua sérieusement la tête. — Je savais que le baron pensait qu’il était vital que nous allions dans le Sud. Je n’en connaissais pas la raison, sinon qu’il espérait évacuer son épouse et les autres Oriosans. Je vous en fais le serment. S’il m’avait confié ce que nous faisions en réalité, j’aurais refusé. Je croyais qu’il n’y avait aucun moyen de faire sortir un fragment sans alerter le dragon. L’Initié rangea la pierre précieuse. — Il y a longtemps, le baron a fait copier les trois pierres. Il a dissimulé les vraies, mais un enchantement les liait aux fausses, pour que le dragon croie qu’elles se trouvaient toujours à Forteresse Draconis. Le baron m’a longuement parlé – j’imagine qu’Arristan lui a transmis un message par l’intermédiaire d’un Plumedacier. Il m’a fait refaire une autre copie, une meilleure, de l’un des fragments, le rubis. J’ai renforcé les sorts. Si nous avions eu plus de temps, j’aurais pu en faire plus, mais il m’a dit que le rouge était le plus important de tous. Si Chytrine met la main sur ma copie, elle saura que ce n’est pas le vrai. Alyx et Corbeau échangèrent un regard. Ils gardèrent le silence lorsque Sallitt Hawkins poussa son cheval au galop pour aller à la rencontre de la compagnie de cavalerie qui s’avançait vers eux. Ryhope et ses enfants suivaient derrière les meckanshii, tandis que les autres mettaient leurs montures au pas. La princesse cligna des yeux, puis sourit lentement. — Eh bien, c’est une sorte de victoire, j’imagine. Nous lui avons dérobé deux fragments. — Ce n’est pas tout. Kerrigan avait baissé la voix. Il roula les épaules d’un air mal à l’aise. — J’ai fait autre chose quand j’y étais. J’espère que ça fonctionnera. Corbeau le fixa. — C’est-à-dire ? — L’enchantement dont ils se sont servis sur Orla était mauvais, très mauvais. Il aspirait la force magicke et l’engrangeait pour déclencher un autre sort. J’en ai attaché un identique à l’un des autres fragments. Si elle s’en rend compte, je suis sûr qu’elle pourra le retirer et le détruire. Mais sinon… Corbeau se passa une main sur la barbe. — Que va faire la magick ? — Je n’ai pas eu le temps de peaufiner, alors c’est la variation d’une illusion, très discrète, presque rien du tout. (Les traits de l’Initié se durcirent.) Cela la persuadera que, même en sachant ce que nous faisons, il y aura toujours autre chose, un élément caché, sur lequel elle ne pourra pas s’appuyer. Elle s’attendra toujours à être trahie. Elle sera hantée. Alexia posa la main sur son épaule droite. — Peut-être croyez-vous n’avoir pas fait grand-chose, mais cela pourrait tout changer. Je vous félicite, Initié Reese, beaucoup. — J’en ferai plus, Altesse. — J’en suis certaine. Elle lui adressa un large sourire qui le fit s’empourprer. L’attention de la princesse se détourna lorsque la compagnie de cavalerie se rapprocha et se déploya en ligne. Elle forma un arc autour d’eux. Alexia tira sur les rênes de son cheval, imitée par Kerrigan. Derrière, une escouade s’éloigna avec Ryhope et ses enfants, abandonnant Sallitt Hawkins au milieu de la route, tenant son bras cassé contre le ventre. À ses côtés se tenait une jeune femme en civil. Will se rapprocha et la montra du doigt. — Je crois que c’est Sephi. Un cavalier également en civil fit avancer sa monture. Il portait un épais médaillon autour du cou. — Je suis le mandataire Mably, magistrat de la ville de Tolsin. Soyez les bienvenus en Oriosa. Nous avons préparé de quoi vous loger. Nous espérons que vous serez bien installés. La princesse Alexia hocha la tête. — Je suis Alexia d’Okrannel et voici… Mably leva la main. — Nous connaissons vos identités, Altesse. Elles nous ont été transmises par arcanslata depuis Forteresse Draconis. Nous vous attendions. Le magistrat déplaça son cheval pour bloquer celui de Corbeau. — Vous êtes Corbeau, le Corbeau de Kedyn ? — Oui. Mably fit un geste de la tête. Les cavaliers oriosans sortirent leurs arcs de leur étui de selle et les bandèrent. — Par ordre du Roi, le Très Haut Scrainwood, vous êtes en état d’arrestation. Vous serez gardé à Tolsin jusqu’à ce que les autorités compétentes vous conduisent à Meredo. Alexia mit la main à la poignée de son sabre. — Je crains que vous commettiez une erreur, magistrat. La voix de Mably se glaça. — L’erreur sera la vôtre si vous interférez, Altesse. Ces hommes vous tueront, ainsi que quiconque s’interposera. De sa main gauche, Corbeau serra celle d’Alyx. — Ne faites rien, aucun d’entre vous. Cela ne vaut pas de risquer vos vies. (Il regarda Kerrigan droit dans les yeux et ajouta : ) Lorsqu’un secret se dévoile, il peut devenir mortel. Celui-ci aurait dû rester caché, mais cela n’a pas été le cas. Ce n’est pas à vous d’en payer le prix. C’est à moi. Corbeau redressa la tête. — Vous avez ma parole que je ne ferai rien pour m’échapper. Laissez mes compagnons en paix. — Vous croyez que l’on vous fera confiance ? Mably fit signe à deux soldats qui encadrèrent Corbeau, le débarrassèrent de ses armes et les jetèrent sur le sol. Ils lui attachèrent les mains dans le dos, puis l’un d’entre eux s’empara des rênes de son cheval et l’emmena. Kerrigan aurait voulu faire quelque chose, mais Alexia secoua la tête. Les cavaliers firent traverser leur ligne à Corbeau et l’emmenèrent vers la ville. Sallitt Hawkins tira sur les rênes de son cheval et partit au galop, laissant derrière lui un nuage de poussière qui s’enroula autour de Corbeau comme un brouillard. Sephi attendit, sourit, puis trotta à sa suite. Alexia donna un coup de talon à sa monture pour la faire avancer. — J’exige de savoir ce qu’il se passe ici. Rien de ce que Corbeau a fait ne justifie un tel traitement. Surpris, Mably la regarda puis éclata de rire. — Vous ne savez vraiment pas qui il est ? Votre Corbeau a été jugé in absentia pour trahison il y a vingt-cinq ans. Votre Corbeau, c’est le Traître. Tarrant Hawkins. Et, lorsqu’il arrivera à Meredo, justice sera faite, ils lui donneront la mort. Michael A. Stackpole est un romancier et un créateur de jeux vidéo américain maintes fois récompensé. On ne le connaissait jusqu’ici en France que pour ses romans Star Wars, voilà un oubli réparé. La Guerre de la Couronne est très certainement sa plus grande saga, célébrée dans le monde entier. Heureux, vous qui allez la découvrir... Du même auteur, chez Milady : La Guerre de la Couronne : 1. Forteresse Draconis 2. La Furie des dragons 3. La Grande Croisade www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : Fortress Draconis – Book One of The DragonCrown War Cycle Copyright © 2001 by Michael A. Stackpole Publié avec l’accord de l’auteur c/o BAROR INTERNATIONAL, INC., Armonk, New York, États-Unis © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Illustration de couverture : Marc Simonetti Carte : D’après la carte originale de Elizabeth T. Danforth eISBN 9782820500687 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr