Prologue La grande salle aux murs de pierre etait a demi enterree. D'etroites lucarnes ne suffisaient pas a laisser entrer la lumiere du jour, des lanternes diffusaient une clarte chaude et mouvante en meme temps qu'une odeur un peu rance, celle des graisses animales qui les alimentaient. Un gros cierge surmontait chaque table ronde, plante dans un amas de cire fondue, toujours plus haut, comme un volcan dans sa lave petrifiee. Des grappes d'hommes s'agglutinaient dans le fond pour hurler, encourager, parier, autour de petites boites en fer rouille dans lesquelles s'affrontaient des scorpions noirs. Un peu a l'ecart, trois individus, emmitoufles dans leurs manteaux d'un vert sombre, bavardaient calmement, une chope de biere a la main. -- Simon en a rachete une l'autre jour ! dit celui qui portait une barbe brune. -- C'est vrai ? Combien l'a-t-il payee ? demanda son acolyte. Un kyste volumineux lui deformait la joue, comme s'il avait un morceau de pain coince a l'interieur de la bouche. -- Je ne sais pas, pas mal de pieces je pense, et des services en plus. Mais elle les vaut a ce que j'ai entendu dire ! Le troisieme larron, plus discret, se pencha vers eux ; la flamme de la bougie qui eclairait le visage par en dessous. Plusieurs cicatrices recentes lui deformaient les traits. -- Quel age a-t-elle ? -- Moins de dix ans. Simon l'a recuperee des qu'elle a echoue au test. -- Elle supporte bien l'anneau ombilical ? -- Apparemment oui. -- Elle parle ? interrogea l'homme au kyste. Barbe brune vida sa chope en terre cuite cerclee de bois. -- Qu'est-ce que j'en sais ? souffla-t-il en ponctuant sa phrase d'un rot sonore. L'homme aux cicatrices enchaina : -- Il parait que les Ourscargots ramenent de plus en plus de ces gamins depuis le nord ; a ce rythme-la, la Quete sera bientot achevee. -- Il parait aussi que les gosses se sont rassembles par endroits, et qu'ils resistent a nos patrouilles ! confia Barbe brune. -- Ils s'organisent ? s'etonna l'homme au kyste. -- Meme a plusieurs, ca reste des mouflets ! Regarde, nous autres, il ne nous a pas fallu deux mois pour qu'on se retrouve tous ! -- Parce que la Reine a emerge tout de suite, rappela l'homme au kyste, parce qu'elle a fait allumer les Brasiers du Rassemblement pour que la fumee nous guide ! -- Trois mois plus tard, nous avions deja mis en place un systeme de troc et de monnaie ! Nos villages sortaient des carrieres et des bois ! Nous sommes evolues ! Pas comme ces petits sauvages ! -- Sauf que personne n'est fichu de se souvenir de ce qui s'est passe avant le Cataclysme ! s'enerva l'homme au kyste. Une armee d'adultes amnesiques ! Tu trouves ca evolue, toi ? Et si les gamins savaient ? S'ils se souvenaient de qui nous sommes ? D'ou nous venons ? Les deux compagnons d'alcool n'eurent pas le temps de repondre : une silhouette, assise a la table d'a cote, se pencha vers eux. Elle arborait une grande cape a large capuche, en velours epais d'un rouge ecarlate. -- L'avenir est bel et bien dans ces enfants, fit une voix seche et sure d'elle au fond de la capuche. Mais pas dans ce qu'ils savent, dans ce qu'ils sont. -- Qui... Deux mains fines et couvertes de veines noueuses surgirent de sous la cape pour rabattre le masque d'ombre. L'homme avait la cinquantaine, joues creusees, levres presque inexistantes et nez pointu. Des sourcils blancs et broussailleux durcissaient encore son regard et une plaque d'acier, parfaitement moulee a son crane, remplacait ses cheveux jusqu'a sa nuque. -- Ces enfants sont la cause de ce qui nous arrive, poursuivit-il. Ils sont la preuve de nos fautes passees, l'origine de nos maux ! Et pour cela ils ne meritent que notre colere ! -- Qu'est-ce que tu en sais, vieil homme ? intervint le buveur aux cicatrices. Le precheur entrouvrit sa cape pour devoiler l'ecusson rouge et noir sur son plastron de cuir, avec une pomme au centre. Le blason de la Reine. Les trois amis se raidirent immediatement et baisserent le regard. -- Pardonnez-nous, fit l'homme au kyste, nous ne savions pas que vous etiez un soldat de la Reine ! -- Un conseiller spirituel de Sa Majeste Malronce, messieurs, apprenez a reconnaitre cette coiffe qui empeche nos pensees d'etre lues. J'ai entendu votre conversation, et je vous trouve trop prompts a accorder a ces enfants une intelligence et une connaissance qu'ils n'ont pas. N'oubliez jamais qu'ils ne sont que vermine ! L'anarchie ! Nous nous sommes reconstruits en toute hate sur un equilibre fragile, et ces enfants pourraient bien tout detruire. Aussi n'ayez pour eux aucune pitie ! Dans le fond de la salle, les paris prirent fin et des cris de joie et de colere retentirent. Le conseiller attendit un court instant que la clameur se dissipe, puis ajouta : -- Si ce n'etait que moi, il n'y aurait aucun enfant esclave dans nos rues ! Que ceux qui ne peuvent servir la Quete perissent egalement ! -- Oui ! s'emporta l'homme aux cicatrices. Qu'on les ecorche tous ! -- Point de salut pour la jeune vermine, conclut le conseiller. En epargner un, meme asservi, c'est epargner leur espoir. Tous approuverent, conquis par le charisme inquietant de l'individu. Lorsqu'ils ressortirent, dans la tiedeur du soir, Barbe brune et l'homme aux cicatrices deciderent de rallier une tente militaire, a la sortie du village, et ils s'engagerent sur-le-champ dans l'armee de la Reine Malronce. Il en allait ainsi, dans le royaume des hommes. Il suffisait de quelques certitudes et d'un ennemi designe pour rassurer les esprits vides ou troubles par l'ignorance. Toutes les peurs se focalisaient alors sur cette cible a combattre. Pour l'heure, capturer autant d'enfants que possible. Pour servir la Quete. Pour la Reine. PREMIERE PARTIE L'empire vegetal 1. Une trop longue route Le monde avait beaucoup change en seulement six mois. Matt Carter avait vecu les quatorze annees de son existence dans l'immense ville de New York. Entre asphalte et structures d'acier et de verre, dans le cocon de la civilisation, le confort de l'electricite, des repas chauds et reguliers, sous la protection des adultes. Les adultes. Qu'etaient-ils devenus a present, ceux qui avaient survecu a la Tempete ? Des creatures primaires et sanguinaires pour certains, les autres... des Cyniks. Des chasseurs d'enfants. Dix jours deja qu'il marchait vers le sud, en compagnie d'Ambre et Tobias. Matt etait grand pour son age, ses cheveux bruns, trop longs, lui fouettaient le visage a chaque coup de vent, barrant son regard sombre et determine. Ambre de son cote avait la peau aussi blanche que celle de Tobias etait noire, des boucles blondes aux reflets roux sur un minois seduisant construit autour de ses grands yeux verts. Tobias au contraire de son ami d'enfance se trouvait trop petit, un fin duvet de poil commencait a lui dessiner une ebauche de moustache. Ils formaient un groupe solidaire. L'Alliance des Trois. Plume, la chienne grande comme un poney, portait leurs sacoches. Les vivres manquaient. Pour l'eau, ils se ravitaillaient au gre des rivieres qu'ils longeaient, mais viande sechee et plats lyophilises n'occupaient guere plus qu'un fond de sac. Dix jours qu'ils avaient quitte l'ile des Manoirs, leur sanctuaire, le repaire de leurs amis, d'autres adolescents, des Pans comme ils se nommaient. Dix jours a s'ouvrir une voie entre les hautes herbes, a traverser des bois, a gravir des collines pour les redescendre aussitot. Matt s'etait attendu a decouvrir une faune surprenante, et pourtant les animaux autour d'eux gardaient leurs distances : quelques cris mysterieux au crepuscule, des formes fugitives sous le couvert des fougeres, rien de singulier pour un pays a ce point transforme. La nature avait repris ses droits, avec plus de vigueur qu'elle n'en avait jamais manifeste. Les plantes recouvraient tout, les moindres vestiges de la societe des hommes disparaissaient. Les betes s'etaient transformees ; plus fortes, plus dangereuses, des especes avaient emerge de la Tempete, les humains redecouvraient la peur d'etre une proie facile. La journee touchait a sa fin quand le trio decida d'etablir son bivouac dans une anfractuosite a flanc de coteau. Tobias, ancien scout, faisait office de prepose au feu tandis qu'Ambre preparait la nourriture et Matt le couchage. -- Nous n'avons plus de biscuits secs, avertit la jeune fille. Meme en continuant le rationnement, nous ne tiendrons qu'un jour, peut-etre deux. -- Je repete ce que je proposais hier : on s'arrete une journee entiere pour poser des pieges, pour chasser, intervint Tobias qui disposait a ses pieds le bois qu'il venait de ramasser. -- Pas le temps, contra Matt. -- Mais enfin : qu'est-ce qui te pousse a nous imposer ce rythme ? voulut savoir Ambre. -- Mon instinct. Nous ne pouvons tarder. On nous suit de pres. Ambre echangea un regard inquiet avec Tobias. -- Cette chose..., dit-elle un ton plus bas, ce Rauperoden comme tu l'appelles, c'est ca que tu crains ? -- C'est ainsi qu'il s'appelle. Je l'ai su a travers mes reves. -- Tu le dis toi-meme, il s'agit de reves, peut-etre que c'est le fruit de tes angoisses et... -- Ne crois pas ca ! la contra-t-il immediatement. Il existe. Souviens-toi, c'est lui qui a attaque le village des Pans au nord, il me cherche. Il n'est pas vivant comme toi et moi, il est a cheval sur notre monde et... un univers different, plus sombre. En tout cas il peut projeter des images, et meme communiquer par les reves. J'ignore pourquoi, mais je l'ai vecu. Et je sens qu'il est sur nos talons. -- Et pour les vivres, comment va-t-on faire ? interrogea Tobias. Faut bien qu'on mange ! -- On trouvera. Sur quoi Matt jeta son manteau sur les duvets qu'il venait d'installer et s'eloigna de l'abri. Ambre et Tobias se regarderent. -- Il n'a pas l'air de bien supporter ce voyage, tu ne trouves pas ? demanda Tobias. -- Il dort mal. Je l'entends gemir la nuit. Tobias laissa paraitre son etonnement. Comment Ambre pouvait-elle en savoir autant sur son ami ? Ils dormaient pourtant tous ensemble ! Decidement, ces deux-la sont faits pour s'entendre... -- Dis, Ambre, tu crois vraiment qu'on va la trouver cette Foret Aveugle ? -- La trouver, ce n'est pas ce qui m'inquiete. Mais la traverser... Les rumeurs qui nous sont parvenues jusqu'a present decrivent un lieu terrifiant, inextricable et peuple de creatures abominables. -- Et si on parvient a traverser, que fera-t-on une fois au sud ? -- Traquer les reponses a nos questions : Que cherchent les Cyniks en enlevant des Pans ? Pourquoi veulent-ils absolument Matt ? Tu etais d'accord pour venir, je te rappelle ! -- Oui, je sais, c'est juste que... maintenant qu'on est la, epuises, perdus, je m'interroge. Est-ce qu'on fait bien d'aller au-devant des problemes ? -- Nous ne sommes pas perdus, nous descendons vers le sud. Tu regrettes d'etre venu ? Tobias prit le temps de reflechir, il fixa ses chaussures pour repondre : -- Non, c'est mon ami ! Mais je continue de dire que c'est une erreur. Nous aurions du rester sous la protection de l'ile des Manoirs. Une heure plus tard, les flammes lechaient le bois qui crepitait. La nuit tombait lentement autour du campement. Chaque jour, Tobias s'emerveillait de constater a quel point la planete avait change. Le soir, les etoiles surgissaient du neant comme il ne les avait jamais vues : nombreuses, vives, d'un contraste saisissant. Au fil des siecles, les hommes avaient oublie a quoi pouvaient ressembler les cieux sans la lumiere des villes, sans la pollution. Tobias se rememora ce que son chef scout lui disait : > Desormais, Tobias pouvait admirer ce que ses lointains ancetres craignaient et veneraient tout a la fois : un pur ecrin de tenebres hante de milliers d'ames insaisissables. Parce que le ciel c'est ca : les coulisses infinies de notre vie terrestre, l'echo quotidien de nos limites. Ils etaient tous les trois blottis dans leurs duvets, autour des braises rougeoyantes, le ventre a moitie rempli seulement, et attendaient que le sommeil vienne les saisir. Plume s'etira en grognant et se laissa choir dans l'herbe en soufflant. Comme chaque nuit depuis leur depart, les doutes et l'angoisse peuplaient leurs esprits, retardant sans cesse le moment de basculer dans l'inconscience. Deux journees s'ecoulerent encore avant que leurs provisions ne s'epuisent. Chemin faisant, ils longerent des arbustes abritant de grosses baies brunes et orangees. Chaque fois qu'ils avaient decouvert pareilles tentations, Ambre avait empeche ses compagnons de se servir, insistant sur leur meconnaissance des fruits comestibles et toxiques. -- Nous ne sommes pas des Longs Marcheurs, ces Pans qui vont de clan en clan pour faire circuler les informations, repeta-t-elle. Nous n'avons pas les connaissances pour prendre ce risque ! -- Ah bon ? ironisa Tobias d'un air agace. Je peux te demander ce qu'on va manger aujourd'hui ? -- Un peu de patience, ca va venir. -- Quand ? Demain ? Dans trois jours ? Quand on sera morts de faim ? L'epuisement les rendait prompts a s'emporter. Matt calma tout le monde en levant les mains : -- Nous allons chasser. Je crois qu'on n'a plus le choix. Toby, peux-tu attraper quelque chose en une matinee ? -- Je vais essayer. Pendant que ses deux amis installaient un campement sommaire, Tobias s'eloigna entre les buissons du bois pour poser des collets. Il prit soin de reperer ses pieges et rentra attendre ce qu'il esperait etre une moisson de petit gibier. Ambre et Matt parlaient de l'alteration quand il les retrouva. L'alteration. Ce changement subtil et progressif qui avait transforme la vie de bien des Pans pour les doter de capacites quasi surnaturelles. -- Tu crois que les autres villages ont developpe l'alteration ? demanda Matt. -- Ce qui s'est passe chez nous s'est forcement produit ailleurs, a un autre rythme. Cela dit, je suis convaincue que bon nombre de Pans sont aujourd'hui capables de maitriser leurs nouvelles capacites. -- J'ai pose cinq collets, il n'y a plus qu'a croiser les doigts, annonca Tobias. Ils discuterent, reposant leurs jambes lourdes. Cette halte venait au bon moment : les pieds meurtris, les cuisses et mollets douloureux, ils n'en pouvaient plus. Bien qu'il fut nerveux, Matt tentait de le dissimuler aux autres. Chaque minute qui passait sans couvrir de la distance etait du temps perdu. Il craignait le Rauperoden. Depuis leur depart, pas une nuit ne s'ecoulait sans qu'il en reve. Il voyait sa forme flottante au-dessus d'une clairiere, les ombres de son visage osseux et effrayant se tourner vers lui et lui repeter de sa voix glaciale : Viens a moi, Matt. Je suis la. Viens. Viens en moi. >> Malgre son angoisse, Matt sentait cette pause necessaire. Ils ne pouvaient continuer a ce rythme sans menager leur corps. D'autant que le pire restait a venir : traverser la Foret Aveugle. Soudain, Matt remarqua l'absence de sa chienne. -- Vous avez vu Plume ? Ca fait un moment qu'elle n'est plus la ! s'inquieta-t-il. -- Non, c'est vrai, je l'avais oubliee, avoua Tobias. Ambre, qui venait de s'entrainer a controler son alteration - comme souvent apres les repas -, releva la tete : -- Tu la connais, elle sait prendre soin d'elle-meme, detends-toi. Elle doit etre en train de chercher sa nourriture. Le museau hirsute de la chienne fendit le rideau de fougeres quelques minutes plus tard, tenant un petit lapin entre ses machoires. Elle deposa son offrande aux pieds de Matt. -- T'es vraiment une chienne exceptionnelle, tu le sais, n'est-ce pas ? Merci Plume ! La chasseuse s'ebroua et alla s'etendre a l'ombre, visiblement aussi epuisee que ses equipiers humains. Tobias avait les yeux brillants a l'idee de manger de la viande fraiche. -- Et maintenant, comment on procede ? Je suppose qu'il ne faut pas cuire la fourrure ? -- Il faut le preparer, lanca Ambre d'un ton plein de sous-entendus. -- Tu veux dire : lui arracher la peau, lui sortir les boyaux et le decapiter ? fit Tobias en grimacant. -- Exactement. (Constatant que les deux garcons affichaient une moue de degout, elle soupira.) Tres bien, j'ai compris. Je m'en charge, Tobias allume donc un feu. Ils firent la sieste pour digerer et personne ne proposa de se remettre en route. Pas meme Matt qui dormait, blotti contre le pelage soyeux de sa chienne. En fin d'apres-midi, Tobias alla verifier ses pieges et revint bredouille et depite. Ils finirent le lapin, le soir meme, et s'endormirent dans le ramage des rapaces nocturnes et le brouhaha des autres creatures nouvelles, tandis que, sous le vent, les feuillages bruissaient mollement. Matt ouvrit les paupieres lorsque la fraicheur se fit plus penetrante. Plume s'etait eloignee dans la nuit, et il s'etait serre contre Ambre sans s'en rendre compte, son nez contre sa nuque, enfoui dans les cheveux blond venitien de la jeune fille qui lui couvraient une partie du visage. Malgre les douze jours de marche, sa peau sentait bon. Heureusement qu'elle etait la pour nous inciter a nous laver a chaque riviere qu'on croisait, songea-t-il, l'esprit embue par le sommeil. J'aime son odeur. Et si elle se reveillait maintenant ? Que penserait-elle ? Matt se recula doucement, quitta la chaleur de son dos. Il faisait encore nuit. Quelle heure pouvait-il etre ? Deux heures du matin ? Plus tard ? Les feuilles s'agitaient avec plus de vigueur que la veille. Les oiseaux s'etaient tus. Et il fait etrangement frais. Matt se redressa. Il percut un soupcon d'humidite sur son front. Il commence a pleuvoir ! Il ne manquait plus que ca ! Il avisa les environs, du moins ce qu'il en apercevait dans la penombre. Aucun abri en vue. Un flash blanc traversa la foret. Suivi de pres par un long grondement caverneux. Un orage approchait. Aussitot l'angoisse devora la poitrine de Matt, creusant son ventre et serrant son coeur. C'est lui ! Il se precipita sur Ambre et Tobias qu'il reveilla sans menagement : -- Debout ! Vite ! -- Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? balbutia Tobias groggy malgre le debut de panique. -- C'est le Rauperoden, il approche ! -- Matt, calme-toi, dit Ambre, ce n'est qu'un orage. -- Non, tu ne comprends pas, il est l'orage. Je le sais, je le sens. Venez, partons. -- Et ou veux-tu aller sous la pluie en pleine nuit ? -- Il faut continuer, ne pas se faire rattraper. -- Matt, tu delires, c'est d'un abri dont nous avons besoin, c'est tout. Tobias vola au secours d'Ambre : -- Elle a raison. Si j'ai bien retenu un truc de mes annees chez les scouts, c'est qu'on ne va jamais plus vite qu'un orage. Matt regarda ses amis ramasser leurs affaires en vitesse et sonder les environs en quete d'un rocher. Tobias siffla pour les faire venir a lui. Il tenait son morceau de champignon lumineux au-dessus de lui et designa un gros tronc d'arbre renverse sur une enorme souche. L'ensemble constituait un excellent refuge cerne de hautes fougeres. Ils s'y installerent et Matt posa la main sur le champignon qui diffusait une lueur d'un blanc si pur qu'elle semblait spectrale. -- Range ca, on va nous reperer. Tobias s'executa a contrecoeur et ils se serrerent les uns contre les autres, Plume servant de dossier. La pluie se mit a ruisseler et les eclairs illuminerent la cime des arbres. Le tonnerre roula si puissamment qu'il en fit trembler la terre sous le petit trio. -- Ouah ! lacha Ambre. Ca file les jetons. Dans la clarte subite et intense l'ecorce grise des troncs luisait comme une peau de serpent. Les branches crochues se transformaient en mains squelettiques. Les feuilles fremissaient comme autant d'ailes. Tout l'environnement changeait d'aspect a mesure que l'orage le survolait. La foudre tomba a dix metres de Matt, accompagnee d'un vacarme assourdissant, et un chataignier se fendit en deux. Les trois amis se recroquevillerent contre Plume qui tremblait. Le deluge s'abattit autour d'eux. Des dizaines de rigoles boueuses ruisselerent a toute vitesse sur la pente. Les trois adolescents s'emmitouflerent sous une couverture, les pieds encore au sec. -- Tu vois, c'est juste un orage, fit Ambre a l'attention de Matt. -- Il est sacrement violent en tout cas ! intervint Tobias. -- Moins fort ! commanda Matt, toujours peu rassure. -- Qui veux-tu que je derange avec un boucan pareil ? retorqua Tobias en haussant le ton pour prouver a son camarade qu'il ne risquait rien. Deux puissants phares jaillirent au-dessus d'eux, balayant les fourres environnants. Tobias sursauta et demeura bouche bee de surprise autant que de peur. -- Un echassier ! murmura Matt en saisissant la poignee de son epee. Les deux rayons blancs raserent le tronc qui les dissimulait et continuerent a sonder le sol. -- Il ne nous a pas reperes ! chuchota Matt avec une pointe d'espoir. -- Qu'est-ce que c'est ? s'informa Ambre en frissonnant. -- La garde rapprochee du Rauperoden. Ce sont leurs yeux qui produisent cette lumiere. Il ne faut pas qu'ils nous voient sinon ils nous encercleront en un instant. Chaque fois qu'on les a croises, ils n'etaient jamais seuls. Restez la et ne bougez surtout pas ! Une silhouette haute de trois metres surgit devant l'ouverture, enveloppee dans un long manteau noir a capuche. Elle posa l'une de ses echasses sur le sol, juste sous le nez des adolescents. Celle-ci etait recouverte d'une epaisse peau laiteuse et se terminait par trois appendices semblables a des pouces qui s'enfoncerent dans la terre pour se stabiliser. Craignant qu'elle ne hurle, Matt couvrit la bouche d'Ambre de sa main. Les projecteurs se poserent sur les vestiges du feu qu'avait fait Tobias plus tot dans la journee. L'echassier emit un gemissement comme celui d'une baleine et on lui repondit au loin, par-dela le fracas de l'orage. Un deuxieme echassier apparut a grandes enjambees, plus rapide qu'un homme au sprint, et fondit sur le campement. Une main aux doigts interminables s'elanca depuis le manteau pour palper les buches eteintes, son bras opalin s'avancait sans fin, mu par d'etranges mecanismes telescopiques. -- Sssssssch, la ! Sssssssssch... Il etait la ! s'ecria la creature d'une voix de gorge presque inaudible sous l'orage. Trois eclairs consecutifs frapperent le foyer eteint, projetant des gerbes d'etincelles de tous cotes. Soudain la pluie se fit moins violente et le vent diminua, les gouttes cesserent brusquement. Un tapis de brume devala la foret, stagnant a un metre au-dessus de l'herbe. Puis une forme se coula entre les arbres, longue et noire. De la ou ils etaient, aucun des trois amis ne pouvait la distinguer, pourtant Matt sut qu'il s'agissait du Rauperoden. La brume s'enroula autour des echassiers et la forme vint flotter tout pres de l'abri. -- La... Seigneur ! Ssssssssssch, la... il etait... la ! Ssssssssch... -- Je le veux ! gronda une voix gutturale. Trouvez-le ! JE LE VEUX ! Son cri resonna dans la nuit et meme la brume en sursauta. Les deux echassiers se mirent en mouvement, explorant les recoins alentour de leurs yeux aveuglants. Ils vont vers le sud, nota Matt. Trois autres echassiers suivirent, puis encore deux. La brume se mit a glisser a leur suite, et dans un claquement de drap mouille, la forme noire fila dans l'obscurite. La pluie reapparut instantanement, abondante et tourbillonnante sous la force du vent. Matt soupira de soulagement. -- Ce n'est pas passe loin, dit-il. 2. Ravitaillement L'orage dura encore une demi-heure puis s'eloigna vers le sud, laissant une nature trempee et odorante dans son sillage. L'aube delia les ombres de ses rubans clairs, et le vent se dissipa enfin. -- Je te presente mes excuses, dit Ambre a Matt. Pour ne pas t'avoir cru. -- Maintenant tu sais qu'il est a nos trousses. Allez, venez, il faut se mettre en route avant qu'ils ne fassent demi-tour. Le trio equipa Plume de ses sacoches et ils sortirent de la foret par le sommet d'une colline tandis que le soleil se levait a l'horizon. A une dizaine de kilometres plus au sud, ils purent distinguer d'epais nuages noirs et des eclairs zebrant une prairie. La tempete se deplacait en zigzaguant, elle cherchait son chemin, a l'image d'un predateur reniflant la piste de sa proie. -- Je propose qu'on fasse un detour par la droite, annonca Matt. Tant pis pour le temps perdu. Au moins on sera a bonne distance et a couvert. -- Pourquoi n'irait-on pas tout droit, nous garderions un oeil sur cette tempete ? intervint Tobias. -- Tot ou tard, elle reviendra sur ses pas. Quand ils auront passe des heures a chercher sans succes des traces de notre passage, ils realiseront que nous ne sommes pas devant mais derriere. Regarde comme elle bouge, cette tempete se comporte comme une meute en chasse. Ils finiront par comprendre qu'ils nous ont depasses. Personne ne trouva a redire, et ils marcherent en lisiere de foret jusqu'a n'avoir d'autre choix que d'y penetrer en direction du sud-ouest. -- Vous pensez qu'on est encore loin de la Foret Aveugle ? s'enquit Tobias. Ambre lui repondit : -- Si l'on en croit les rumeurs, nous ne manquerons pas de la reconnaitre des qu'elle sera en vue, encore un peu de patience. -- Ca va bientot faire deux semaines qu'on est partis ! Je n'en peux plus, mes pieds vont tomber en morceaux ! -- Sois fort, Toby, l'encouragea Matt, rappelle-toi le periple pour atteindre l'ile des Manoirs. -- Ca te va bien de dire ca ! T'etais dans le coma, tire par Plume ! Moi j'ai mis un mois avant de remarcher normalement ! Matt lui jeta un regard dur. Le genre de coup d'oeil qu'un garcon de cet age ne porte que tres rarement sur un ami. Tu savais dans quoi tu t'embarquais, semblait-il dire. Et sa fatigue teintait le commentaire d'une pointe d'agacement. En l'absence de piste, le trio etait oblige de progresser au gre de la vegetation, s'engageant dans les zones les plus clairsemees pour ne pas ralentir ; il leur etait impossible d'avancer en ligne droite, ce qui leur donnait l'impression de s'epuiser inutilement. Matt les guidait avec une boussole. Avant leur depart il avait appris aupres de Ben, le Long Marcheur, comment s'orienter en pleine nature, au cas ou, et Ben en avait profite pour l'abreuver de conseils de survie. Un monde redoutable, voila ce qu'etait devenu ce pays, cette planete. Qu'en savait-il au juste ? Et si l'Europe et l'Asie n'avaient pas ete touchees ? Personne n'avait de nouvelles de ce qui se passait de l'autre cote de l'ocean. Matt rangea la boussole dans une des petites poches qui pendaient a sa ceinture. La faim les tenaillait et leur reserve d'eau s'epuisait. Ils ne pourraient continuer ainsi tres longtemps. Il leur fallait trouver une ville. Rapidement. Apres deux heures de marche silencieuse, ils deboucherent hors de la foret, au sommet d'une eminence qui dominait une longue plaine. Les trois voyageurs s'arreterent en meme temps, imites par Plume. Au loin, un mur noir coupait la moitie de l'horizon, barrant tout le sud. La Foret Aveugle. Precedee d'un escalier d'arbres demesures dont la cime s'elevait progressivement jusqu'a constituer un mur vegetal. Au-dela, il ne s'agissait plus d'arbres. Le mot devenait derisoire. Les silhouettes depassaient le kilometre d'altitude. La Foret Aveugle etait une chaine de montagnes ou les troncs remplacaient la pierre et les feuilles la neige. Cette vision ecrasante rassura Matt sur un point : il ne s'etait pas trompe de direction. -- On y est presque..., souffla Tobias entre fascination et frayeur. -- C'est parce qu'elle est incroyablement haute qu'on a l'impression d'y etre, corrigea Ambre. Mais a mon avis on a encore au moins deux jours de marche. La tempete du Rauperoden n'etait plus en vue. Etait-elle deja trop loin ou juste tapie derriere le relief, a sonder chaque repli de la terre ? -- Oh non ! fit Tobias. Regardez en bas, dans la plaine ! Une procession de pylones electriques encore intacts courait d'est en ouest. Il etait possible de passer sous les cables. Les lianes recouvraient leur structure et une constellation de petites formes allongees flottaient dans le vent, pendues aux fils. Parmi les modifications qui surprenaient Matt depuis la Grande Tempete, il y avait la disparition de tout ce qui ressemblait a des sources de pollution, comme les voitures ou les usines. Il n'en avait plus croise une seule. Elles n'avaient pas vraiment disparu, plutot fondu. Les pylones electriques avaient subi le meme sort, pourtant il en subsistait tout de meme une poignee, supportant des cables devenus inutiles. Comme si la Terre, dans sa grande colere, avait oublie de frapper a certains endroits. Matt savait que ces pylones permettaient de localiser une grande ville, il suffisait de les suivre. Il savait aussi qu'autour rodait une faune etrange et inquietante. Ils en avaient croise quelques specimens six jours auparavant, pour decouvrir, stupefaits, des milliers de vers de toutes tailles, petits comme des limaces ou longs comme des concombres, suspendus aux cables. Ambre en avait entendu parler. Les Longs Marcheurs les avaient nommes les Vers Solidaires. Si un seul se laissait tomber sur une proie, aussitot des centaines d'autres l'imitaient jusqu'a la recouvrir totalement. -- Aucune chance que je marche la-dessous ! s'ecria Tobias. -- Je suis d'accord avec toi, confia Matt. -- Sauf que la Foret Aveugle est de l'autre cote, rappela Ambre, vous comptez traverser comment ? -- On ne traverse pas les pylones, repliqua fermement Matt. On les longe. Jusqu'a la ville. Nous ne pouvons plus continuer ainsi, sans provisions, il faut faire le plein. Tobias hocha vivement la tete. Ambre fixa Matt. Tous les trois savaient que les villes constituaient desormais le repaire de creatures sauvages, mais elles abritaient aussi les vestiges d'une consommation dont ils pouvaient se reapproprier quelques fragments. -- On les suit par la droite ou par la gauche ? interrogea Tobias. -- Vers l'est, je vois une tache importante, c'est peut-etre une ruine. Matt ajusta le baudrier de son epee sur ses epaules et s'elanca le premier dans la pente. Ils progresserent a bonne distance des cables electriques, guettant les vers, prets a courir au moindre fremissement. La plaine s'agitait autour du groupe, les rafales de vent creusaient des sillons en sifflant dans les hautes herbes avant de s'estomper. Tobias, qui avait fini par se debarrasser de son arc pour le mettre sur le dos de Plume, avec les sacoches et les duvets, s'approcha de la chienne pour s'equiper et encocher une fleche. -- Ambre, tu es avec moi ? dit-il tout bas. La jeune fille sortit de sa torpeur de marcheuse fatiguee pour scruter son ami et sonder les alentours. Un chevreuil etait sorti de la foret et gambadait entre les buissons, a moins de cinquante metres. -- Attends un peu, avertit-elle, je n'aurai pas la puissance de guider ta fleche aussi loin. -- Je sais. Matt, reste ici avec Plume, on va se rapprocher tout doucement. Matt obeit et tendit la main devant lui pour arreter la chienne. Tuer un chevreuil l'aurait rendu malade sept mois plus tot, dans son autre vie de petit citadin new-yorkais. Desormais c'etait un acte vital. Necessaire pour survivre. Et maintenant qu'il n'existait plus de cheptels en batterie eleves dans l'unique but d'etre envoyes a l'abattoir au nom de la consommation, Matt l'acceptait mieux. Ils ne chassaient que selon leurs besoins, sans exces. Tobias et Ambre n'etaient plus qu'a une trentaine de metres de l'animal lorsque le vent tourna. Le chevreuil releva la tete et vit les deux predateurs. Il bondit en avant tandis que Tobias bandait son arc et decochait son tir. Ambre se concentra brutalement, posant l'extremite de ses doigts sur ses tempes. Le tir n'etait pas tres ajuste, il manquait de puissance. Soudain le trait de bois se decala, comme emporte par une bourrasque, pour se diriger vers les flancs de la cible qui courait. L'animal avait autant de chance que s'il etait menace par un missile guide par visee laser. Malgre ses changements de trajectoire, la fleche s'ajustait et allait se planter dans sa chair d'une seconde a l'autre. C'est alors qu'elle perdit de sa vitesse et disparut dans les hautes herbes. -- Oh, non ! soupira Ambre. Je n'arrive pas a garder le controle sur de longues distances. L'animal etait deja loin. Matt les rejoignit et leur tapota amicalement l'epaule : -- Ce n'est pas grave, on va se perfectionner avec le temps. L'alteration ne demande qu'a etre maitrisee, pas vrai ? -- Pas par la ! s'ecria Tobias. Le chevreuil se rapprochait des pylones. Un des vers chuta de son fil juste au moment ou la proie passait en dessous, aussitot imite par des dizaines d'autres. En un instant, la pauvre bete fut recouverte de formes noires qui enfoncerent leur bouche crochue pour s'arrimer. Ensevelie sous les corps spongieux qui se mirent a aspirer, elle tituba puis disparut. -- J'en ai assez vu, fit Ambre en reprenant sa marche. Ils continuerent en silence, retrouvant la cadence hypnotisante du marcheur tiraille entre l'epuisement et la faim. Les nuages gris finirent par s'entrouvrir sur les rayons du soleil avant de peu a peu se desagreger au fil de l'apres-midi. Les arbres devinrent de moins en moins epars, formant des bosquets, puis de petits bois. La foret se dressait au loin, face au groupe. Matt fut pris d'un espoir. Trois grandes formes rondes jaillissaient devant eux, enveloppees dans un entrelacs de branches et de lianes, ce pouvait etre des immeubles. Ils presserent le pas sans se concerter, mus par la douce conviction de bientot faire un repas complet. Troncs lisses, feuillages clairsemes. Puis un mur de lierre et un toit noye sous la mousse. Une habitation ! Et une autre un peu plus loin. -- C'est une ville ! s'exclama Tobias. On va pouvoir manger ! Ambre empecha les garcons de se precipiter vers les premieres maisons et les incita plutot a reperer une epicerie pour un ravitaillement digne de ce nom. Ils continuerent a remonter ce qui devait etre l'ancienne rue principale : un trait parfaitement rectiligne d'herbes qui filait a travers la foret en direction d'un amas de vegetation encore plus dense qui ressemblait au centre-ville. Matt repera une immense clairiere remplie de fougeres ensoleillees. Une masse compacte disparaissait en son centre sous les lianes et les branches. -- On dirait un supermarche, dit-il, venez. Ils fendirent le lac de fougeres et mirent cinq minutes a trouver l'entree sous la cascade de feuilles vertes. -- Un centre commercial ! triompha Ambre. C'est parfait ! L'interieur etait tout noir, les domes de verre au plafond etaient trop couverts de mousse pour que la lumiere du jour parvienne a s'infiltrer. Tobias sortit son morceau de champignon lumineux et le tint devant lui. Une lueur blanche, presque argentee, les encercla. Ils se tenaient dans un vaste hall au sol partiellement dissimule sous un tapis de feuilles et de ronces. Deux escalators grimpaient vers l'etage superieur. Le trio n'eut aucun mal a les atteindre et ils deambulerent entre les vitrines de magasins. Principalement des boutiques de vetements. Matt remarqua que beaucoup de portes demeuraient ouvertes, il apercut des presentoirs renverses sans toutefois s'en approcher. Le corridor qu'ils longeaient s'ouvrit sur une mezzanine d'ou ils surplomberent les etages inferieurs. Ambre s'ecarta du groupe et s'immobilisa devant une vitrine poussiereuse. Dans la penombre, des dizaines de disques se devinaient sur des etageres, sous les affiches de remises exceptionnelles. Les deux garcons s'empresserent de la rejoindre. -- La musique me manque, confia-t-elle. J'aimerais tellement ecouter un CD. -- Moi c'est Internet, avoua Tobias en scrutant les tenebres. -- Tobias, appela Matt, eclaire par ici, s'il te plait. La lueur se rapprocha du grand garcon aux cheveux bruns, vers l'entree d'un magasin de sports. Matt s'avancait entre plusieurs tapis roulants et appareils de musculation et s'arreta devant des trottinettes au format adulte. Il s'empara d'un modele et l'essaya sur la moquette de l'allee en decrivant de larges cercles. -- Prenez-en une, on ira plus vite comme ca ! Ambre et Tobias se regarderent, amuses, puis se jeterent chacun sur une trottinette en riant. Ils en oublierent la faim et les courbatures, un bref instant, pour se tourner autour et se rentrer dedans. Plume, restee assise sur le seuil de l'echoppe, les sortit de leur recreation en grognant. Matt et Ambre freinerent en meme temps et s'immobiliserent cote a cote, pendant que Tobias s'encastrait dans un rayonnage de baskets. -- Chut ! intimerent de concert Ambre et Matt. -- J'ai pas fait expr... -- Silence ! le coupa Ambre. Ils tendaient l'oreille mais ne percevaient rien. Plume fixait le couloir central du centre commercial, elle ne grondait plus. Matt s'approcha d'elle et la caressa doucement. -- Tout va bien, ma belle ? La chienne scrutait un point au loin que la vision humaine ne pouvait discerner. Elle se passa la langue sur le nez et jeta un regard a son jeune maitre. -- Alors ? demanda Ambre en les rejoignant. -- Je ne sais pas, elle n'a pas l'air de paniquer, peut-etre un renard ou un truc de ce genre. -- On devrait pouvoir trouver un plan avec la liste des commerces, proposa Tobias. Venez ! Matt voulut l'inciter a plus de prudence mais n'en eut pas le temps ; il dut s'elancer a son tour sur sa trottinette pour ne pas rester dans le noir. Tobias ouvrait la chevauchee en poussant sur une jambe, le champignon formait une bulle rassurante au milieu de ce dedale de couloirs sur deux etages. Tobias decouvrit un grand plan en couleur du centre et stoppa devant. Plume fermait la marche en trottant. Elle posa son arriere-train en soupirant, dos au plan, comme pour monter la garde. -- Nous sommes ici et..., commenta Tobias. Et toute la zone alimentaire est au sous-sol, mince ! Ce sont des fast-foods, les reserves de surgeles sont deja pourries depuis longtemps. Il y a bien un restaurant la-bas, a notre niveau, en fouillant dans les stocks on trouvera forcement des conserves. -- C'est l'endroit que Plume fixait en grognant tout a l'heure, intervint Matt. -- Regardez ! dit Ambre. Un supermarche ! Et c'est a l'oppose ! -- Genial, fit Matt. On fonce. Les trois trottinettes remonterent a toute vitesse vers le nord du complexe et descendirent au rez-de-chaussee pour penetrer dans l'immense surface du supermarche. Des televiseurs a ecrans plats occupaient tout l'espace de l'entree. En quelques coups de pied ils roulerent jusqu'aux comestibles et saisirent tout ce qu'ils pouvaient de biscuits secs et de barres chocolatees, avant d'investir le rayon des boites de conserve et de remplir leurs sacs a dos et les sacoches de Plume. -- Il faut etre plus methodique, tempera Ambre, n'emportons pas n'importe quoi. Uniquement des produits non perimes et simples a cuisiner. -- Doug m'a appris que les conserves se gardaient eternellement, contra Tobias. -- Ca m'etonnerait. De toute facon nous n'avons pas le choix, prends tout ce qui est petits pois, flageolets, et laisse les coeurs de palmier en bocaux, ils ont une sale couleur. Il nous faut aussi devaliser l'etagere des nouilles chinoises, c'est leger et simple a preparer. -- Je ne sais pas vous, mais moi je n'en peux plus de voir toute cette bouffe ! fit savoir Matt. Tobias, tu veux bien sortir ton rechaud a gaz ? Ils s'installerent au milieu de la grande surface et firent chauffer deux boites de haricots blancs a la sauce tomate qu'ils engloutirent avec des morceaux de biscottes. Une fois repus, ils se vautrerent sur leur manteau, entre les emballages de gateaux et les canettes de soda vides. Plume, a peine debarrassee de ses sacoches, avait disparu, peut-etre, songea Matt, pour aller se chasser un petit gibier. Ils bavarderent et se reposerent pendant plus d'une heure avant de reprendre la collecte d'aliments. Matt trouva des batons lumineux semblables a ceux qu'ils avaient depuis New York et il en craqua un. La reaction chimique produisit une lumiere jaune assez forte pour leur permettre de se reperer. Ambre en fit autant et chacun put deambuler au gre de ses envies parmi les etals. Matt parcourait les rayons de DVD, puis de jeux video, eprouvant une nostalgie poignante face a tous ces souvenirs d'une vie qui semblait lointaine. Dire qu'a l'epoque je trouvais la vie pleine d'incertitudes ! Il parvint face a des rangees de livres et s'arreta devant le rayon >. La lumiere jaunatre attenuait les contrastes des couvertures, les rendant effrayantes. Il envisagea un instant d'en choisir un, pour s'evader de temps en temps lors de leurs bivouacs, mais se ravisa. Il n'eprouvait plus la meme fascination pour ces recits. L'aventure il la vivait tous les jours, et a bien y reflechir, ca n'avait rien de palpitant. Matt avait accroche le tube lumineux autour de son cou, avec un bout de ficelle ; il attrapa une bande dessinee Comics et la tint devant lui pour eclairer les pages qu'il feuilletait. Une main surgit brusquement par-dessus son epaule pour attraper son eclairage et Matt sursauta. Les cheveux d'Ambre lui caresserent les joues et il se calma aussitot, sans que son coeur cesse pour autant de battre la chamade. Que faisait-elle dans son dos ? Allait-elle l'embrasser ? Soudain Matt se demanda comment il devait reagir. Souhaitait-il qu'elle l'embrasse ? Il la trouvait douce, jolie et tres fortiche, mais avait-il vraiment... Elle l'attira en arriere et le forca a s'accroupir. -- Qu'est-ce qui te prend ? s'inquieta-t-il en pivotant. Elle lui posa la main sur la bouche pour le faire taire tout en tirant un coup sec sur la ficelle et fit disparaitre le tube dans la poche de son pantalon en Nylon. Une toute petite lueur traversait les fibres, juste assez pour que Matt distingue l'expression apeuree de son visage. Ambre le libera de son etreinte. -- Quelque chose est entre dans le supermarche, chuchota-t-elle le plus bas possible. -- Quoi donc ? -- Je l'ignore, mais c'est gros et ca flaire notre piste. Sur quoi elle lui prit le menton et le guida vers l'entree de l'espace culturel. Dans l'obscurite, Matt ne voyait presque rien. Un halo spectral descendait des grandes lucarnes du plafond. Il distingua neanmoins une forme a moins de dix metres : enorme, se deplacant lentement, et ce qui devait etre une tete, penchee sur le sol - elle reniflait bruyamment. Une substance se repandait en meme temps... Une importante quantite de bave ! Ce n'etait pas Plume, la creature etait bien plus grosse. Haute comme un cheval. Et malgre sa corpulence impressionnante, elle se mouvait sans un bruit. -- Elle ne t'a pas vue ? murmura Matt. -- Non, mais je n'ai pas trouve Tobias. Si elle lui tombe dessus avant nous, j'ai peur de ce qui pourrait suivre. -- Viens. Il la prit par la main et l'entraina vers l'extremite de l'allee. Matt etait aussi mal a l'aise qu'en colere contre lui-meme pour avoir laisse son epee avec leur materiel, autour du rechaud a gaz. Ils n'avaient aucune arme. Ils suivirent la creature par une allee parallele, separes d'elle par des lineaires. Ils l'observerent qui pressait le pas jusqu'a leurs affaires qu'elle renifla longuement. Puis une lueur argentee apparut. -- Tobias..., lacha Matt entre ses dents. Il remonta vers les bouteilles d'eau de source et de soda pour se rapprocher du monstre. A genoux, il se pencha pour distinguer son ami. Tobias avancait lentement en poussant un caddie dont depassait un telescope. Il tenait son champignon d'une main et lisait attentivement une notice. Il allait droit sur la creature sans meme y preter attention tandis qu'elle le fixait avec avidite. La lumiere l'eclairait de plus en plus. Elle n'avait plus aucun poil, sa peau laiteuse la faisait ressembler a un grizzli albinos, plus d'oreilles non plus, rien que des trous noirs. Ses babines se retroussaient sur une gueule herissee de crocs pleins de bave, et ses pattes se terminaient par d'impressionnantes griffes jaunes. -- Il faut agir tout de suite ou bien Tobias est mort, lanca Ambre. -- Je ne peux pas atteindre mon epee, elle est sous ce... ce machin ! Est-ce que tu peux la faire venir jusqu'ici ? -- Je vais essayer. -- Il va falloir etre rapide. Des que l'arme bougera, l'ours, ou quoi que ce soit, va le sentir. Matt savait qu'il n'aurait pas deux occasions de porter ses coups. Si la creature repliquait, il serait taille en pieces instantanement. Il fallait viser. Et frapper fort. Son coeur s'emballait. Il avait le souffle court alors qu'il n'avait pas encore porte le moindre assaut. Ambre etait concentree. Soudain l'epee se deplaca, d'abord de quelques centimetres, puis d'un metre. Elle glissait sur le sol. -- Elle est trop lourde, gemit Ambre en grimacant. L'ours percut le mouvement entre ses pattes et sauta de cote tout en scrutant l'objet. Puis ses pupilles rouges se leverent sur l'obscurite qui l'entourait. Elles se poserent sur Ambre et enfin sur Matt. Un grondement guttural fit trembler l'air. Matt en eut la chair de poule. Il lui semblait que l'ours riait. Un rire cruel. 3. La Feroce Team Les pattes s'agiterent, les muscles roulaient sous la peau blanche, il allait bondir. On est foutus ! hurla Matt dans sa tete. Il sonda la penombre a la recherche d'une arme improvisee. Rien. Tobias s'etait arrete, meduse par l'apparition monstrueuse. Puis un cri de guerre retentit. Suivi par des dizaines de hurlements rageurs. Plusieurs sifflements fendirent l'allee principale et des traits noirs se planterent dans le flanc de l'ours albinos qui rugit, revelant deux rangees de dents successives dans sa gueule beante, a l'instar d'un requin blanc. Il oublia aussitot Ambre et Matt pour s'elancer vers les cris. Son pas lourd se mit a faire vaciller les etageres, son beuglement resonna dans tout le centre commercial. Matt vit une flamme rouge surgir et une torche fumigene traversa l'air pour echouer entre les pattes du monstre. -- LA TETE ! s'ecria quelqu'un. Les sifflements reprirent pendant une seconde et l'ours devia de sa trajectoire pour venir s'empaler dans une tete de gondole en produisant un choc assourdissant. Des kyrielles de boites de thon s'envolerent puis roulerent dans toutes les directions tandis que la creature rendait un dernier rale. Matt etait stupefait. Tout etait alle si vite qu'il ne savait pas ce qui s'etait passe. Il apercut une douzaine de fleches plantees dans l'ours, et son esprit percuta. Deux lanternes a huile s'illuminerent et dix silhouettes difformes apparurent. -- On l'a eu ! triompha une voix d'enfant. -- Personne n'est blesse ? demanda un autre assez fort pour que Matt comprenne qu'on s'adressait a eux. Ambre sortit la premiere, suivie par Matt. Tobias demeurait en retrait, encore sous le choc. Les dix Pans qui leur faisaient face portaient des armures faites avec des epaulieres de football americain, des jambieres de gardien de but et de casques de hockey. Ils tenaient des arbaletes, des battes de base-ball et un tout jeune etait arme d'un club de golf. -- Vous etes sains et saufs ? interrogea le plus grand. Ambre hocha la tete. -- Je crois, balbutia Tobias dans leur dos. Le grand retira son casque et devoila ses traits d'adolescent, quinze ou seize ans, noir, un bandana vert noue sur les cheveux. -- Je suis Terrell, dit-il en s'approchant de Matt, de la Feroce Team. Et vous ? -- Je m'appelle Ambre, voici Matt et la-bas, c'est Tobias. Ca va, Toby ? L'interesse acquiesca mollement et se rapprocha. Terrell ignorait Ambre et semblait vouloir converser avec Matt. -- Nous sommes sur la trace du Grand Blanc depuis deux jours, expliqua-t-il, nous venions de le perdre lorsqu'on vous a vus entrer ici, pas eu le temps de venir vous accueillir qu'il pointait le bout de sa truffe. Ils sont sacrement ruses, les Grands Blancs ! -- Parce qu'il n'est pas seul ? fit Ambre, interloquee. Ignorant la question, Terrell poursuivit : -- Desole, on s'est un peu servis de vous comme appat, mais nous n'avions pas le choix. Tous les ours de la region ont mute en ces... machins degueus pendant la Tempete. D'ou est-ce que vous venez ? -- Du nord, l'ile Carmichael, ou l'ile des Manoirs, repondit Matt. Vous avez recu la visite de Longs Marcheurs ? -- Un, en effet, il y a quatre mois, et rien depuis. On ne sait meme pas s'il nous a references, s'il y a d'autres clans de Pans pas trop loin, plus aucune nouvelle ! Le petit, qui n'avait pas dix ans, approcha de la carcasse de l'ours et tata les blessures de son club de golf. -- Oh, on l'a pas rate ! commenta-t-il entre amusement et fascination. La fumee de la torche fumigene commencait a empester et a noyer les lieux. Terrell designa le Grand Blanc : -- Recuperez vos fleches, on viendra chercher sa viande plus tard, il faut rentrer, il va bientot faire nuit. (Puis, se tournant vers le trio de nouveaux venus, il ajouta :) Vous devez nous suivre, le coin est dangereux a la nuit tombee. L'Alliance des Trois ramassa ses affaires et Terrell conduisit toute la bande au sous-sol. Chemin faisant, il tira Matt par la manche pour l'ecarter des autres. -- Cette femelle, tu peux garantir qu'elle n'est pas une menace ? -- De qui tu parles comme ca ? De Ambre ? C'est mon amie ! Bien sur que je peux le garantir ! -- Tres bien, alors garde un oeil sur elle. Tu en es responsable. Matt le regarda s'eloigner pour reprendre la tete du groupe, sidere. Ils passerent sous la marquise d'un cinema pour penetrer dans un hall feutre. Matt se pencha vers Tobias : -- Ils sont bizarres ! Si tu savais ce qu'il vient de me dire ! -- T'as vu le monstre que c'etait cet ours ? J'en tremble encore... Ambre se rapprocha : -- Pourquoi ils m'ignorent tous ? demanda-t-elle. Vous avez remarque ? Ils font comme si je n'etais pas la. Matt prefera ne pas alerter la jeune fille, il changea de sujet : -- Je suis inquiet pour Plume, je n'aime pas la laisser ainsi derriere nous. -- T'en fais pas, elle flairera notre piste jusqu'ici lorsqu'elle decidera de nous rejoindre. Terrell tapa trois fois contre une lourde porte a double battant qui s'ouvrit aussitot sur le couloir desservant les salles de projection. Des lanternes a huile etaient accrochees au plafond et diffusaient une lumiere tamisee dans le long corridor ou s'entassaient des racks metalliques pleins de boites de conserve, de packs d'eau minerale, de couvertures, et un bric-a-brac d'objets de bricolage, de jeux ou d'armes blanches. Plusieurs enfants et adolescents circulaient parmi ces reserves pour se diriger vers la salle n@ 1 lorsque Terrell et son equipe apparurent. Immediatement, tous se precipiterent vers lui pour le submerger de questions avant qu'on ne remarque la presence des trois inconnus. Le silence tomba d'un coup. -- Ce sont des visiteurs, exposa Terrell. -- Vous etes des Longs Marcheurs ? demanda une fillette. Vous allez nous donner des nouvelles de nos parents ? Ambre se mordit la levre en secouant doucement la tete. -- Non, je suis desolee, dit-elle. Nous venons du nord, d'une ile a environ deux semaines de marche. -- Deux semaines ! s'exclama une voix. -- C'est pas loin, repliqua une autre. -- Tu rigoles ? C'est super loin ! contra une troisieme. Un petit garcon de sept ou huit ans s'approcha et scruta Matt. -- Vous nous apportez quelque chose ? questionna-t-il. -- Euh... non, fit Matt, gene. Nous sommes en pleine quete. -- Une quete pour quoi ? voulut savoir Terrell, tres intrigue. -- Pour obtenir des reponses. Vous ne le savez peut-etre pas, mais tous les adultes qui ont survecu a la Tempete, ceux qui n'ont pas ete transformes en Gloutons, les Cyniks comme on les appelle maintenant, sont desormais au sud. Ils ont etabli une sorte de royaume, dirige par une reine. On dit que sur son territoire les cieux sont rouges, et ils chassent les Pans. -- Pourquoi ils nous chassent ? On n'a rien fait de mal ! s'etonna le jeune garcon qui se tenait a cote de Matt. -- Je l'ignore, mais nous avons trouve un message qui mentionnait une >. C'est pour cela que nous descendons, pour savoir. Matt se garda bien de mentionner l'avis de recherche avec son portrait qu'ils avaient decouvert dans les affaires des Cyniks quelques semaines auparavant. -- C'est dangereux ! s'affola le jeune. Vous allez vous faire attraper ! -- Je ne l'espere pas, intervint Ambre. Terrell leva les bras devant l'assemblee et tous se turent. -- Nous revenons d'un periple epuisant, nos visiteurs sont fatigues, alors je propose qu'on aille tous diner, nous discuterons de tout cela en mangeant. Ils investirent la salle de cinema n@ 1, une grande piece au plafond disparaissant dans les tenebres. Des dizaines de bougies brulaient sur les marches et d'autres lampes a huile eclairaient l'espace devant l'immense ecran que la penombre rendait gris. Plusieurs marmites bouillaient sur des rechauds a gaz, diffusant une odeur de tomate. -- Soupe aux vermicelles ce soir ! s'enthousiasma quelqu'un. Une vingtaine de Pans s'etaient rassembles, de sept a quinze ou seize ans, estima Matt. Ils firent la queue pour se servir de la soupe dans des assiettes creuses et tout le monde s'installa sur les sieges pour deguster le repas. Un garcon roux, avec des lunettes rafistolees au scotch, vint s'asseoir pres de Matt et Tobias. -- Salut ! Je m'appelle Mike. Ce qu'il nous manque ce sont les connaissances pour faire du pain, et aussi apprendre a faire des cultures, pour le long terme, quand on aura epuise toutes les reserves de la ville. Vous pourriez nous aider ? -- Helas, on ne sait pas non plus, avoua Tobias, mais un Long Marcheur nous a explique que c'etait en cours ailleurs, des Pans sont parvenus a se lancer dans l'agriculture ! Vous avez entendu parler d'Eden ? -- Non. Qu'est-ce que c'est ? -- Une ville ! Des dizaines et des dizaines de clans de Pans qui viennent de partout, et qui se rassemblent pour etre plus forts, pour batir une cite ! Ils sont a l'origine de la plupart des innovations. -- Genial ! Et c'est ou Eden ? -- Au coeur du pays, d'apres ce que je sais, pas loin de la ou se situait Saint-Louis avant que la Tempete ne change tout. Matt se pencha vers le rouquin : -- Combien etes-vous ? -- Vingt-six. On s'est rassembles juste apres la Tempete, d'abord dans un depot de bus du centre-ville et puis on a elu domicile ici. Au depart on etait plus nombreux mais... Depuis on s'est organises et on ne s'en sort pas trop mal. Il faut juste respecter certaines regles et tout va bien. -- Quelles regles ? -- En premier lieu, se laver les dents quotidiennement, plusieurs fois. Parce qu'on a eu un copain qui a eu des caries, et sans dentiste, c'est vite devenu horrible pour lui, c'etait insupportable. On devait augmenter les doses de medicaments pour la douleur presque tous les jours. -- Comment l'avez-vous soigne ? Mike plongea son regard dans sa soupe. -- On ne l'a pas soigne. Il est mort, a cause des medicaments. Il en a trop pris. Un silence gene tomba sur les trois adolescents. Ambre, qui etait restee un peu a l'ecart, s'approcha pour demander : -- Vous dormez ou ? Mike la sonda comme si elle avait dit quelque chose d'inacceptable. -- Dans la salle 2 pour les garcons, la 3 pour les filles, dit-il d'un air craintif. -- Tiens, c'est comme sur notre ile ! s'amusa Ambre. Les filles d'un cote, les gars de l'autre. C'est drole qu'on fasse tous ca ! Mike fit une grimace pour approuver, incapable de controler le malaise qu'il eprouvait face a Ambre. Il se leva, salua Matt et Tobias puis s'eloigna. -- Qu'est-ce que j'ai fait ? s'attrista Ambre. -- Je ne crois pas que ce soit contre toi, fit Matt en detaillant tous les visages qui les observaient en commentant tout bas, par petits groupes. Apres le repas, Terrell rassembla ses troupes autour du trio de visiteurs et le jeu des questions-reponses debuta. Pour une question que posait Matt ou Tobias, ils en recevaient trois en retour. Ambre comprit tres vite qu'elle n'etait pas la bienvenue et qu'il etait inutile qu'elle se mele aux conversations. Elle croisa ses bras sous sa poitrine et se contenta d'ecouter, le coeur serre par cette injustice. Ce que devenait le monde exterieur etait au centre de leurs preoccupations. Comment s'organisaient les autres communautes de Pans, etaient-ils nombreux ? Matt et Tobias y repondaient du mieux qu'ils pouvaient, faisant ressurgir les souvenirs de discours entendus de la bouche des Longs Marcheurs passes par l'ile Carmichael. -- Pourquoi aucun Long Marcheur ne s'est plus arrete chez nous ? voulut savoir un jeune garcon. -- Je l'ignore, avoua Matt. C'est tres difficile pour eux de localiser des sites panesques, ils doivent observer avec soin les abords de chaque ville qu'ils traversent, pour relever des traces. Mais la plupart des clans se cachent, effrayes par les predateurs, les Gloutons et les Cyniks. -- Comment font les Longs Marcheurs pour trouver les villages Pans ? insista un autre enfant. -- Je ne sais pas. Ambre, malgre son voeu de silence, intervint sur ce sujet qui la passionnait : -- Ils commencent par chercher des epiceries ou des supermarches et verifient s'il y a des signes d'activites humaines. Ensuite ils tournent autour des zones de vergers naturels, les fruits frais sont vitaux pour la sante des Pans, et les Longs Marcheurs le savent. S'ils notent la marque d'une activite reguliere, alors ils ont de fortes chances d'etre dans un secteur habite. Ne reste plus qu'a guetter la fumee des feux, ou tenter de suivre une piste fraiche. Il faut de la determination, beaucoup de courage et une dose de reussite. Mais soyez surs que tot ou tard un Long Marcheur passera par ici et vous serez a nouveau recenses, et que les nouvelles viendront a vous, c'est une question de temps. Tout le monde l'avait ecoutee avec attention et mefiance. Des qu'elle eut termine, les visages se detournerent d'elle. Tobias enchaina : -- Vous maitrisez l'alteration ? -- La quoi ? fit un grand couvert de taches de rousseur. -- L'alteration. C'est comme ca qu'on appelle nos pouvoirs. Vous avez bien constate des changements dans vos corps ces derniers mois, n'est-ce pas ? Certains sont plus rapides qu'avant, d'autres plus forts, peut-etre que l'un d'entre vous peut allumer un feu rien qu'avec son doigt ou deplacer des objets par la pensee, rien de tout ca ? Terrell reprit la parole : -- Personne ici n'est capable de choses pareilles, maintenant, tant que vous serez chez nous, n'abordez plus ce sujet, tout ce qui peut nous changer est mauvais. -- Mais... -- Respecte nos regles ! le coupa sechement Terrell. Matt profita du flottement pour enchainer et reveler leur plan : -- Nous n'allons pas poursuivre vers l'ouest afin de trouver un passage dans la Foret Aveugle, nous comptons la traverser, ici, des que nous l'aurons atteinte. -- La traverser ? repeta une fillette. C'est plein de monstres ! -- Liz a raison, insista Terrell, vous ne pouvez pas vous engager dans la Foret Aveugle ! Nous y avons deja fait une incursion et nous n'y retournerons plus jamais ! Le premier rideau est impressionnant, il y a des arbres de plus de cent metres, et quand vous penetrerez le coeur de la Foret Aveugle, ca deviendra impossible ! Les troncs grimpent a un kilometre de haut, au moins ! Leur feuillage est si dense que la lumiere du jour ne parvient pas jusqu'au sol, vous serez dans le noir en permanence, encercles par une faune aussi improbable que terrifiante ! Et nul ne sait quelle est la profondeur de cet endroit, combien de jours de marche avant de pouvoir ressortir de l'autre cote. Vous ne devez pas passer par la ! -- Notre decision est pourtant prise, annonca Matt. De la meme maniere que nous ne pouvons nous attarder ici. Le temps nous est compte. -- Rien ne presse, au contraire, soyez chez vous, on a tout ce qu'il faut, reflechissez-y. Matt ne voulait pas mentionner le Rauperoden et sa crainte de le voir les rattraper. Il declara : -- Des Pans se font enlever tous les jours, ils sont kidnappes dans d'enormes chariots en bambous tires par des ours et conduits vers le sud, chez les Cyniks. Nous devons savoir pourquoi et trouver un moyen d'arreter ces enlevements. Il n'y a pas de temps a perdre. Des demain, nous partirons. Matt vit a l'expression de Tobias que celui-ci serait bien reste un peu plus longtemps. Ambre ne disait rien, elle semblait bouder. Matt ne comprenait pas cette mefiance a l'egard de son amie. Soudain, il realisa qu'il ne voyait aucune adolescente. Des fillettes, mais aucune fille de plus de onze ou douze ans. -- Vous n'avez pas d'adolescentes dans votre communaute ? interrogea-t-il. Terrell parut ennuye. Il guetta la reaction d'Ambre. -- Non, dit-il. C'est trop risque. Cette fois, Ambre sortit de sa reserve : -- Risque ? Quel risque ? Pour quoi nous prenez-vous ? -- Les Pans ne restent pas Pans toute leur vie ! Ils se transforment forcement en adultes un jour, des Cyniks. Chez les filles ca commence des qu'elles deviennent femmes. -- Comment ca ? voulut savoir Tobias. Vous croyez qu'en grandissant on peut trahir nos amis ? -- C'est certain ! Lorsqu'un adolescent bascule de l'autre cote, lorsqu'il devient adulte, vient un moment ou il ne se sent plus a l'aise parmi nous, il est attire par les Cyniks. Il a des pensees de Cyniks, des reactions de Cyniks, et il finit par nous trahir ! C'est arrive deja deux fois ici ! Le premier a essaye de nous vendre a une patrouille Cynik qui passait par notre ville, nous nous sommes battus pour survivre. La seconde fois, c'etait une fille, elle a fui notre camp avec tout ce qu'elle pouvait prendre. Nous avons du changer d'abri pour ne pas courir le risque qu'elle rejoigne les Cyniks et leur donne notre position. -- Alors ca c'est incroyable ! fit Tobias. Maintenant je comprends mieux ! Sur notre ile, nous aussi on a eu un traitre ! C'etait le plus age de notre clan. Il s'appelait Colin ! Mais alors... ca veut dire qu'on va tous devenir des Cyniks un jour ? -- C'est comme ca, on n'y peut rien, assura Terrell d'un air sombre. C'est pourquoi nous instaurons des lois, pour la securite du plus grand nombre. Des qu'une fille a ses regles, nous la chassons. -- Quoi ? s'indigna Ambre. Mais c'est absurde ! -- Seules, elles n'ont aucune chance la-dehors, affirma Matt. -- Pour les garcons, continua Terrell, nous avons des interdits. Des choses a ne surtout pas faire. -- Comme quoi ? demanda Ambre, pleine de colere. -- Des trucs de garcons ! On ne doit pas y penser. -- Et toi ? Tu n'es plus tres jeune pour un Pan, lanca Ambre. Qu'est-ce qui prouve que tu ne vas pas trahir bientot ? -- Nous nous sommes fixe un age maximum. Dix-sept ans. Je les aurai dans six mois. Je devrai partir a ce moment-la, quitter cette ville et ne jamais plus y revenir. -- C'est atroce ! s'enerva Ambre en se levant. Vous ne vous conduisez pas mieux que les Cyniks eux-memes ! -- Que peut-on faire d'autre ? s'emporta Terrell. En grandissant, nous allons de toute facon devenir adultes ! On ne peut rien contre ca ! -- Peut-etre qu'il existe un moyen ! Peut-etre qu'on peut rester comme nous sommes en vieillissant ! Il faut essayer ! Au moins y croire ! Les larmes aux yeux, Ambre sauta par-dessus la rangee de sieges devant elle et remonta les marches pour sortir de la salle. Matt retrouva son amie recroquevillee entre des machines de pop-corn vides. Il s'agenouilla en face d'elle. -- Ils ne sont pas mauvais, tu sais, dit-il. Ils font ca parce qu'ils sont effrayes. -- Nous le sommes tous, repondit-elle tout bas. Ce n'est pas une raison. Percevant la profonde peine qu'eprouvait Ambre, Matt voulut la serrer dans ses bras. Il n'osa pas. Il chercha a la reconforter avec des mots : -- Ils peuvent se tromper, ce n'est pas parce que Colin l'a fait aussi chez nous que c'est vrai, c'est peut-etre le hasard... Les larmes envahirent les yeux de la jeune fille, son menton se froissa sous l'emotion, elle lutta pour parvenir a confier : -- Je suis une femme, Matt, c'etait deja le cas avant la Tempete, mais je ne suis pas mauvaise ! Je me sens proche de toi, de Toby, je suis une Pan ! Et je ne veux pas que ca change ! Matt deglutit, ne sachant d'un coup plus du tout quoi repondre. -- Je ne veux pas perdre ce que je suis aujourd'hui, continua Ambre. -- Je veillerai sur toi, je te le jure, je t'empecherai de changer. Ambre le fixa avec une emotion debordante. -- Je ne suis pas sure qu'on puisse l'empecher, souffla-t-elle. Soudain pret, Matt se lanca et posa sa main sur celle d'Ambre. La jeune fille frissonna. Puis elle le repoussa. -- J'ai besoin d'etre seule, Matt, je suis desolee. L'adolescent recut ce refus comme un coup de poignard en plein coeur. Il se redressa, tourna le dos a son amie et s'eloigna dans le couloir mal eclaire. 4. Une respiration bienvenue Matt ouvrit les yeux sans savoir s'il etait tot ou tard dans la matinee. En l'absence de montre qui fonctionnait et de fenetre, il etait incapable de connaitre l'heure. Il sortit de la salle n@ 5 qu'il avait occupee avec Tobias - qui dormait encore - et rejoignit le hall du cinema. Il croisa deux Pans qui grignotaient des biscuits en riant. Matt se fit ouvrir la porte principale et regagna le rez-de-chaussee avant de sortir. Le soleil etait leve depuis au moins deux heures. Il devait etre plus de huit heures. Matt sonda la clairiere de fougeres dans l'espoir d'y apercevoir Plume mais ne vit rien. Il s'interrogea sur leur position exacte. L'ile Carmichael se trouvait a l'ouest de Philadelphie. Treize jours de marche plus au sud, jusqu'ou etaient-ils alles ? Richmond ? Washington etait deja dans leur dos, ils l'avaient depasse, ils n'avaient pas du passer bien loin et pour autant ne s'en etaient pas rendu compte. Et l'ocean Atlantique ? A combien de kilometres etait-il ? A peine une centaine, probablement. Matt se demanda ce qu'il pouvait etre devenu. Y avait-il toujours des poissons ? L'ocean avait-il change de couleur ? Il fut arrache a ses pensees par un coup de tonnerre lointain qui lui herissa les cheveux. Il etait sorti avec son seul couteau de chasse, sans son epee. C'etait imprudent et il s'en voulut aussitot. De gros nuages noirs surgirent au loin, vers l'est. Un simple orage ou bien... Dis-le, allez ! Pourtant Matt ne put formuler le nom de cette creature qui le traquait. Je n'en ai pas reve cette nuit, c'est deja un bon point ! Il demeura assis a l'entree du centre commercial a guetter les cieux menacants, jusqu'a ce qu'il soit convaincu que l'orage prenait la direction du nord et qu'il les eviterait. En se relevant, il sentit les muscles de son corps ankyloses. Le pire etait au niveau des pieds. Les ampoules s'etaient estompees, remplacees par plusieurs crevasses rouges, et la plante etait sensible. Jamais il n'avait pense que marcher intensement pendant deux semaines pouvait etre si violent pour l'organisme. Quelques jours de repos parmi la Feroce Team seraient les bienvenus. Impossible ! Je ne prendrai pas ce risque. Il ne faut pas s'attarder, pas tant qu'il est sur nos traces. Et puis il n'aimait pas les regards que tous lancaient a Ambre. Il sentait que ca pourrait vite deraper. Comment allait-elle ce matin ? Elle avait dormi seule dans une des grandes salles de projection. Matt considera la clairiere et se resigna a rentrer. De retour au sous-sol, il fit chauffer de l'eau et prospecta parmi les racks de vivres pour constituer le panier du petit dejeuner qu'il apporta a la derniere salle. Il frappa puis entra. Ambre etait assise sur son duvet, une lampe a huile allumee a ses cotes, elle se concentrait sur un crayon a papier qu'elle faisait glisser trois metres plus loin. -- Bonjour, fit Matt. Je t'apporte le petit dejeuner. Le visage d'Ambre, concentre et severe, se detendit et s'illumina en voyant son compagnon entrer dans la lumiere. -- Merci, Matt, c'est tres gentil de ta part. Je faisais des exercices. -- Ca marche ? -- Oui. Le poids des objets est decidement un element majeur dans l'utilisation de mon alteration. Je n'arrive pas encore a deplacer ce qui est lourd, en tout cas pas sans une concentration totale et pour un tres court instant seulement. Matt lui tendit une pomme et une tasse de the fumante. -- Ils n'ont que ca comme fruit, j'espere que ca t'ira. -- C'est parfait. (Ambre changea de ton.) Matt, je voulais te dire, pour hier soir, je suis desolee, je... Le jeune garcon leva la main en signe de paix. -- Ne t'en fais pas, c'est oublie, mentit-il. Curieusement, il se sentait incapable d'exprimer cette tristesse qu'il avait ressentie la veille au soir. Il preferait l'enfouir dans un coin de son coeur et ne plus l'aborder, encore moins avec la principale interessee. -- Je ne voudrais pas que tu croies... -- Je ne crois rien, la coupa-t-il, tu es mon amie, c'est tout ce qui compte. L'Alliance des Trois, tu te rappelles ? Elle acquiesca en souriant. La porte s'ouvrit sur Tobias qui s'exclama en devalant les marches : -- Ah ! Vous etes la ! Je vous cherchais ! Oh bah, vous ne vous refusez rien ! Et vous ne venez meme pas me chercher pour votre festin ? -- J'allais venir, annonca Matt qui s'eloigna d'Ambre pour ne pas paraitre trop intime. -- Je ne sais pas vous, mais moi je suis completement vanne, enchaina Tobias en piochant des gateaux dans le panier. Peut-etre qu'on pourrait se reposer ici un jour ou deux, juste le temps de recuperer, pour tenir la distance. Ambre toisa Matt. -- Non, fit ce dernier, j'ai vu un orage au loin ce matin, je ne veux pas risquer d'etre repris par le... Par Lui. -- Ca se trouve il a definitivement perdu notre piste ! s'emballa Tobias. Le monde est vaste, il peut errer pendant un moment ! Tiens, est-ce que tu as reve de lui dernierement ? -- Pas cette nuit. -- Alors il ne se rapproche pas. -- Pourquoi tu dis ca ? s'etonna Matt. Tobias, jamais avare en commentaires singuliers, exposa : -- J'ai l'impression que le Rauperoden retrouve notre trace quand il fouille ton esprit pendant ton sommeil. Si tu ne reves pas de lui, c'est qu'il ne parvient pas a sonder ton ame, et tant qu'il n'y arrive pas, il ne peut pas nous retrouver. Ambre eclata de rire. -- Toby, je ne sais toujours pas si tu es doue d'une imagination prodigieuse ou du don de clairvoyance ! Mais Matt ne riait pas, il trouvait l'idee pertinente. -- Moi, dit Tobias, je vote pour deux jours de repos. Et toi, Ambre ? Celle-ci reporta son attention sur Matt. -- J'ai decide de vous suivre dans votre quete, alors je m'en remets a vos decisions, en tout cas pour ce qui est de notre rythme. Matt pesait le pour et le contre. Il avait du mal a se decider. -- Mais j'avoue que je ne serais pas contre une pause, ajouta Ambre. -- Une fois dans la Foret Aveugle, il est possible qu'on ne puisse plus s'arreter, intervint Matt. Il faut donc qu'on y penetre en pleine forme. Va pour une journee supplementaire avec ces Pans. Mais pour plus de surete, je prefererais que nous ne nous separions pas. Je n'ai pas un tres bon feeling avec Terrell. Tobias leva le poing en signe de victoire. Matt passa une large partie de la matinee a guetter Plume au-dehors. Il fit passer le mot, un chien grand comme un poney etait leur compagnon de route. A ces mots, plusieurs membres de la Feroce Team se regarderent, amuses. Ils avaient deja apercu un tres grand chien, un mois plus tot, qui furetait dans le centre-ville. Ca ne pouvait pas etre Plume, aussi Matt les questionna-t-il longuement sur sa taille, sa description et son comportement. Aussi impressionnant que sa propre chienne, apparemment pas agressif. Ils en avaient perdu la trace apres quelques jours. Plume n'etait pas la seule de son espece. Certains chiens errants s'etaient regroupes en meute depuis la Tempete, ceux-la tout le monde savait qu'il fallait les eviter a tout prix, mais l'existence d'un autre canide surdimensionne intrigua Matt. Le ciel etait parfaitement degage, bleu saphir, et la chaleur s'intensifia au fil des heures. A midi, le soleil cognait si fort que Matt se felicita d'avoir differe leur depart d'une journee. Apres le dejeuner, Terrell vint voir l'Alliance des Trois pour leur proposer une aventure un peu particuliere : -- Il fait chaud dehors, c'est l'occasion d'aller prendre un bain et de vous detendre. Prenez vos armes et venez. Vingt membres de la Feroce Team formerent un convoi vers l'etage du centre commercial pour emmener le trio choisir un maillot de bain. Puis ils quitterent les lieux et s'enfoncerent dans la foret. Terrell les conduisit jusqu'a une petite riviere bordee de plantes aux feuilles immenses, assez grandes pour faire des couvertures, et ils gagnerent un minuscule etang encadre par un mur de roseaux. Une cascade de quinze metres se deversait du haut d'une falaise creusee de trous et bordee par une epaisse mousse verte. -- C'est notre salle de bains estivale ! s'ecria-t-il par-dessus le vacarme. Tout le monde se deshabilla et sauta dans l'eau fraiche en criant. Matt remarqua aussitot que les filles allaient d'un cote, les garcons de l'autre. Ambre observa la separation en soupirant. Matt lui posa la main sur l'epaule : -- De toute facon on sera dans la meme eau au final, non ? Ambre hocha la tete sans conviction et rejoignit le groupe de filles. Ces dernieres l'etudiaient avec apprehension. Le desir d'approcher cette > etait palpable, mais la peur qu'elle puisse etre du cote des Cyniks les en empechait. Matt et Tobias nagerent en riant, jouant avec la boue de la rive, puis a se couler. Un concours de plongeon fut organise et un Pan repondant au nom de Diego le remporta a l'unanimite. Il finit par confier a Tobias qu'il etait dans une equipe de natation avant. Evoquer leur ancienne vie mit un coup au moral de l'adolescent qui grimpa se secher au soleil. Les Pans parlaient peu de leur existence d'avant la Tempete, et Tobias savait pourquoi. Cela les rendait nostalgiques. Matt, voyant Ambre s'ennuyer dans son coin, decida qu'il en avait plus que marre d'obeir a des regles idiotes et il nagea vers le groupe de filles. Toutes se depecherent de s'eloigner, sauf Ambre qui l'accompagna dans sa brasse. Profitant qu'ils etaient a bonne distance de toute oreille indiscrete, Ambre confia a Matt : -- La petite Liz est venue me parler tout a l'heure, elle m'a inondee de questions a propos de l'alteration. A croire que j'ai le don pour qu'on vienne m'en parler ! -- Est-elle affectee ? -- Oui, elle est terrorisee dans le noir et figure-toi qu'elle me dit etre capable de produire de la lumiere sous ses ongles ! Une faible phosphorescence mais c'est deja un debut. C'est Terrell qui leur interdit d'en parler, il leur ordonne d'etouffer tout changement en eux, pour ne pas devenir plus vite un Cynik. Il se trompe ! Il faut le leur dire ! -- Nous ne pouvons pas debarquer et semer la pagaille, Ambre. Nous ne sommes la que deux jours, eux vont devoir vivre avec les doutes qu'on laissera derriere nous, c'est dangereux pour leur equilibre, ils ont survecu par miracle jusqu'ici. -- Je sais, mais c'est important qu'ils acceptent ce qu'ils sont devenus avec la Tempete ! -- Laisse faire le temps. Lorsqu'un nouveau Long Marcheur parviendra jusqu'a eux, qu'il les informera du developpement de l'alteration un peu partout, ils finiront par en avoir moins peur et ils changeront. Ambre regretta cette attitude qu'elle considerait un peu lache, mais n'insista plus. Ils sillonnerent l'etang ensemble pendant un long moment avant de regagner leurs serviettes. En fin d'apres-midi, de retour au centre commercial, Matt passa a nouveau une heure a appeler Plume sans succes. Le soir, il informa toute la communaute que leur trio repartirait le lendemain. Terrell tenta de les dissuader une fois encore d'aller dans la Foret Aveugle, toutefois, lorsqu'il comprit que c'etait peine perdue, il annonca qu'un groupe les accompagnerait jusqu'a la lisiere du premier rempart. Cette nuit-la, Ambre vint frapper a la porte de la salle n@ 5 ou dormaient Tobias et Matt. Elle ne voulait plus etre seule dans une si grande salle, pas ici. Les deux garcons l'accueillirent avec le sourire, surtout Matt. Ils se reveillerent au petit matin, mangerent en silence, verifierent qu'ils ne manquaient de rien pour leur voyage, que leurs sacs etaient bien remplis et prirent la direction de la sortie. Tous les Pans de la Feroce Team s'entassaient dans le hall. On les salua, leur fit promettre de parler d'eux s'ils croisaient un Long Marcheur ou allaient un jour a Eden, puis Terrell et six autres garcons surgirent. Ils etaient vetus de leurs equipements de football americain et de hockey, armes d'arbaletes de competition tout en carbone, couteaux aux ceintures et sacs a dos aux epaules. Des qu'ils furent au-dehors, Matt chercha Plume du regard, persuade qu'elle serait la, prete pour le depart. Mais il n'y avait aucune trace de la chienne. Il ne se resignait pas a partir sans elle. Elle a du flair, elle saura suivre notre piste, nous rattraper. Cela lui dechirait le coeur de s'en aller sans savoir si elle allait bien. Ou qu'elle soit, si elle en est capable, elle nous retrouvera. Je la connais, j'en suis certain. Terrell attendait pour lancer l'expedition. Matt fit signe qu'ils etaient prets. Il contempla une derniere fois la clairiere de fougeres et se mit en route. 5. Du soleil et des ombres Le soleil est le pire ennemi du marcheur. A mesure qu'il gagnait en altitude dans le ciel, son rayonnement plombait l'atmosphere d'une chape etouffante, la temperature grimpait sans cesse, et a midi il faisait aussi chaud que sur une plage d'ete, le vent en moins. Matt capitula, il ota le gilet en Kevlar qu'il portait sous son manteau et l'accrocha a son sac a dos. Le groupe s'efforcait de rester a l'ombre autant que possible, la Feroce Team avait retire ses casques qui pendaient aux sacs a dos, longeant les lisieres des bois, preferant se ralentir en passant par une foret plutot que par une plaine brulante. Les collines de l'apres-midi etourdirent les voyageurs, alternant les montees ardues a gravir et les pentes ensoleillees qu'ils devalaient. Chaque ruisseau, chaque mare, devint propice a une halte prolongee. Terrell estimait a trois jours le periple jusqu'aux contreforts de la Foret Aveugle. Dans ces conditions, ce serait trois jours d'enfer. A plusieurs reprises, Matt crut apercevoir une silhouette ou un mouvement lointain, au sommet d'un escarpement ou a l'entree d'un bosquet, mais chaque fois qu'il s'attardait pour en discerner davantage, il n'y avait plus rien. Le soir ils bivouaquerent a l'abri d'un immense rocher, dans l'anfractuosite ouverte a son pied comme une niche. Melvin, un Pan d'environ treize ans, s'occupa d'allumer un feu avec une grande dexterite, pendant que chacun etalait son duvet ou ses couvertures en cercle autour des flammes. Un des garcons sortit de son sac des lamelles de viande fraiche qu'ils firent cuire et devorerent. Lorsque Tobias demanda de quoi il s'agissait et qu'il apprit que c'etait le Grand Blanc tue deux jours plus tot, il apprecia moins son repas. Le souvenir de l'ours albinos continuait de le faire frissonner. Tandis qu'ils digeraient sous les crepitements du foyer, Terrell demanda a Matt : -- Qu'est-ce que c'est, d'apres toi, cette > ? Matt haussa les epaules, en appui sur ses coudes. -- Quand je pense aux Pans que les Cyniks enlevent dans ces grands chariots, dit-il, j'imagine le pire. -- Tu crois qu'ils... arrachent la peau des Pans ? Pour quoi faire ? Plusieurs garcons emirent des petits cris horrifies. -- Je ne sais pas, ca semble tres important, c'est tout ce que je peux vous dire. On compte bien l'apprendre. -- Mais une fois en territoire ennemi, si vous y parvenez, comment ferez-vous pour ne pas vous faire remarquer ? -- D'ici, c'est impossible a dire, nous improviserons sur place. Deja en restant a bonne distance des patrouilles Cynik. J'espere que nous parviendrons jusqu'a l'un de leurs camps, et qu'en observant nous pourrons comprendre de quoi il retourne. Sinon... Comme il se taisait, Terrell le relanca : -- Sinon quoi ? -- Sinon il faudra prendre des risques pour voler des informations. On verra bien. Vous en voyez souvent par ici ? -- Non, presque jamais, heureusement. Par contre il y a pas mal de Gloutons. A l'evocation de ces creatures sauvages, autrefois humaines, Matt fut pris d'un malaise. -- Beaucoup ont survecu ? demanda-t-il. Parce qu'ils sont tellement... stupides, je pensais que la plupart ne passeraient pas la fin de l'hiver. -- Helas oui, repondit Terrell. Ils sont parvenus a s'adapter, ils se sont meme regroupes, ils vivent dans des grottes ou des trous qu'ils recouvrent de branches, il ne faut pas les sous-estimer ; les Gloutons sont devenus dangereux. Ils chassent les petits animaux mais des que l'opportunite d'avoir plus gros dans leur marmite se presente, ils ne ratent pas l'occasion. Nous avons eu des soucis avec eux il y a trois semaines de ca. -- Vous utilisez aussi le mot Glouton, s'etonna Tobias, c'est le Long Marcheur qui vous l'a communique ? -- Exactement. Il nous a laisse tout le lexique utilise par les Pans, tout ce qu'il savait. Ca date un peu maintenant, j'imagine qu'il y a eu beaucoup de nouveautes. -- Pas tant que ca, modera Tobias. Et les Scararmees, vous en avez dans la region ? -- Qu'est-ce que c'est ? -- Les millions de scarabees qui avancent sur les anciennes autoroutes. Vous n'en avez jamais vu ? -- Non. -- C'est un sacre spectacle ! Ils produisent une lumiere avec leur ventre, bleu d'un cote et rouge de l'autre, ils ne se melangent pas, des millions et des millions ! -- Que font-ils ? demanda, fascine, Melvin. -- Personne ne sait. Ils circulent, c'est tout. On ne sait pas d'ou ils viennent ni ou ils vont, c'est juste superimpressionnant a contempler ! -- J'aimerais bien en voir un jour, dit Melvin, les yeux brillants de reves. Ils finirent par s'endormir et la fraicheur de la nuit contrasta avec la journee suffocante qu'ils avaient encaissee. Le lendemain, Matt se sentait nauseeux. Il avait des gargouillis dans le ventre et devina qu'il risquait d'etre malade. Il suspecta l'eau des mares d'en etre responsable. Il parvint neanmoins a suivre le rythme et cette deuxieme journee fut moins chaude que la precedente. En milieu d'apres-midi ils remarquerent la fumee d'un feu a l'ouest, un panache fin qui ne s'epaissit pas au fil de l'heure. Ce n'etait donc pas un feu de foret. Il fut decrete qu'on n'approcherait pas pour voir de quoi il s'agissait, craignant une patrouille Cynik, bien que Terrell soutenait que meme les Gloutons etaient parvenus a faire du feu. Le soir, par securite, ils n'allumerent pas de brasier, et mangerent des boites de sardines a l'huile avec des biscottes. Matt, Tobias et Ambre dormaient cote a cote, la jeune adolescente entre les deux garcons. Le lendemain matin, lorsque Matt ouvrit les yeux, il sentit les cheveux d'Ambre dans sa main, le poids de son corps contre le sien. Il n'osa bouger, et resta un moment ainsi, a apprecier sa presence chaude contre lui. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il s'apercut que ce n'etait pas Ambre. Plume dormait profondement. Matt sauta de joie et serra la chienne contre lui, celle-ci souleva ses paupieres difficilement, comme si elle n'avait pas assez dormi, et lacha un long soupir. Cette troisieme journee fut plus agreable pour Matt, le retour de Plume lui mit du baume au coeur et le rassurait sur cette silhouette qu'il croyait avoir apercue dans leur sillage, nul doute que ce devait etre elle. Depuis qu'ils avaient franchi les collines, le premier jour, la Foret Aveugle etendait sa masse noire, gigantesque, sur l'horizon. Elle ecrasait toute perspective. Maintenant qu'ils en etaient tout proches, Matt put distinguer clairement les contreforts, ce que Terrell appelait le premier rideau. Il s'agissait d'une bande d'arbres immenses, que Matt trouvait encore plus volumineux que les sequoias de son ancienne vie. Le premier rideau s'enfoncait sur plusieurs kilometres de profondeur et sa cime montait au fur et a mesure, dressant un toit pentu vers la veritable Foret Aveugle. En comparaison de celle-ci, les contreforts paraissaient minuscules. Dans le ciel surgissaient des troncs hauts comme des montagnes, larges comme plusieurs terrains de football. Comment la nature avait-elle pu produire un mur pareil ? En seulement sept mois. Depuis la Tempete, non seulement la vegetation s'etait reapproprie les villes, mais elle poussait a une vitesse alarmante, plus rapide qu'une foret tropicale, et ses mutations ne cessaient de surprendre. Le groupe traversa une longue plaine, parcourant quinze kilometres en moins de quatre heures, pour atteindre les premieres flaques de fougeres, les bosquets de peupliers et de chenes. Matt comprit que, ce soir, ils dormiraient au pied de la Foret Aveugle et, pour la premiere fois depuis son depart de l'ile Carmichael, il fut saisi d'un doute. Etait-il vraiment judicieux de passer par ici ? Cet endroit semblait appartenir a un autre monde, il n'avait aucune idee de ce qui pouvait les y attendre. Tandis qu'il reflechissait, Matt prit un peu de retard sur la marche. Il vit ses camarades, devant lui, avancant en silence, determines. Il etait trop tard pour faire demi-tour. Le campement du soir fut etabli a moins d'un kilometre des contreforts, sous un chene majestueux. Tobias attrapa ses jumelles et profita de la fin du jour pour faire de l'observation ornithologique. Matt avait oublie qu'autrefois son ami se passionnait pour les oiseaux. -- Ne t'eloigne pas ! lui lanca-t-il, inquiet. -- Oui papa ! ironisa Tobias en grimpant sur un rocher. Tous se reposerent sur leur duvet, se massant les pieds, se mouillant le visage a l'eau fraiche d'un ruisselet ou s'allongeant simplement a l'ombre des branches. Plume s'en alla chasser son diner et revint une heure plus tard pour aller se vautrer contre le sac de Matt et dormir en ronflant doucement. Matt sortit une pierre a aiguiser d'une des pochettes en cuir de sa ceinture et entreprit de l'humidifier legerement pour la frotter contre le tranchant de son epee. Chaque fois qu'il repetait ce geste, les sensations de sa lame penetrant les chairs de ses adversaires lui revenaient en memoire. Tout d'abord un fremissement, presque imperceptible, tandis que la pointe perfore les vetements et la peau, puis une resistance qu'il faut forcer, et enfin l'impression d'enfoncer un grand couteau dans du beurre tendre. Jamais, avant de vivre cette experience, il n'aurait pu imaginer qu'elle etait a ce point traumatisante. Non seulement il avait mutile des corps d'etres vivants, parfois meme des etres humains, mais en plus il leur avait pris la vie. Il avait tue. Pour survivre, pour proteger. Mais il avait tue tout de meme. Il fallait vivre avec ce sentiment de culpabilite, avec le souvenir des assauts, des blessures mortelles infligees, des mises a mort. Le sang, les gemissements, les rales des agonisants. Tobias finit par descendre de son observatoire et s'agenouilla face a Matt. -- Il faut que tu viennes voir ca, dit-il tout bas. A l'air anxieux qu'il affichait, Matt comprit que c'etait important. Ils monterent au sommet du rocher et Tobias lui tendit les jumelles. -- Tu vois ce groupe d'oiseaux la-bas, qui forment un V dans le ciel ? Suis-les avec les jumelles. Matt s'executa et pointa l'objectif. Le grossissement n'etait pas suffisant pour etudier en detail l'espece dont il pouvait s'agir, aussi Matt se demanda-t-il ce que Tobias cherchait a demontrer. -- Je suis suppose remarquer un truc insolite ? -- Suis-les, c'est tout. La formation se dirigeait vers la Foret Aveugle. Avec les jumelles, les troncs jaillissaient avec encore plus de demesure, plus larges que des gratte-ciel. Les oiseaux s'appretaient-ils a disparaitre dans la Foret Aveugle ? Ils prirent de l'altitude, juste avant d'entrer dans l'obscurite des arbres, puis ils decrivirent un large cercle et les battements d'ailes redoublerent tandis qu'ils s'elevaient au fil de leur spirale. C'est alors que quelque chose surgit des tenebres et happa l'un des oiseaux. C'etait alle si vite que Matt n'avait rien pu distinguer. Un autre oiseau fut arrache a son ascension. Puis encore un. Soudain Matt apercut ce qui ressemblait a une langue fine et interminable, qui fouetta l'air pour saisir l'un des imprudents voyageurs et l'engloutir parmi les branches. -- Oh ! la vache ! s'exclama Matt sans lacher les jumelles. -- T'as vu ? C'est flippant, pas vrai ? Je n'ai pas reussi a voir ce que c'etait, ca ressemble a une sorte de gros lezard. -- Vu la distance et ce qu'on voit de la langue, je pense que c'est une creature enorme, conclut Matt, la voix tremblante. Colossale. En trente secondes il n'y eut plus aucun survivant. Matt rendit les jumelles a son ami et se laissa tomber sur la pierre. -- J'espere que ce machin vit uniquement dans les hauteurs, dit-il. Tobias s'assit pres de lui. -- Ce n'est pas tout. J'ai vu le feuillage bouger plusieurs fois, et ce n'etait pas le vent ! Un truc enorme, qui produisait une lueur rouge, pas tres forte, ca a palpite pendant une minute et puis plus rien. Et il y a aussi des sortes de libellules geantes ! Je te le jure ! Vraiment, je me demande si on fait bien de s'y aventurer. Matt voulut faire part de ses propres doutes, mais il se ravisa. C'etait lui qui sentait l'urgence de ne pas perdre du temps, lui qui les guidait, qui insufflait a leur trio la determination en se montrant sur et volontaire. S'il doutait, ils seraient moins forts. Et a la veille de se faufiler dans la Foret Aveugle, ils ne pouvaient pas se le permettre. Matt ravala ses angoisses et s'ordonna d'etre confiant, d'etre rassurant. Il pouvait tenir le coup. Mais pour combien de temps ? 6. Miel, spores et chitine Le soleil se levait a peine et deja Terrell verifiait l'etat de ses troupes. Les sacs sangles, les gourdes remplies au ruisselet ; ils etaient prets. Le grand garcon s'approcha de Matt : -- C'est l'heure de se dire adieu. -- Et pourquoi pas au revoir ? Terrell tendit la main vers Matt. -- Peut-etre. Matt et Tobias le saluerent, mais quand vint le tour d'Ambre, Terrell fit comme si elle n'existait pas. Il montra les contreforts de la Foret Aveugle : -- Plein sud, bon courage, ne soyez pas trop bruyants, ne faites pas de feu, pas de lumiere vive, bref, restez toujours discrets. (Se penchant vers Matt et dressant le pouce vers Ambre, il ajouta tout bas :) Et garde un oeil sur elle, c'est une femme maintenant, elle te jettera de mauvaises idees en tete et elle fera de toi un Cynik avant meme que tu ne t'en rendes compte. Matt allait repliquer quelque chose de cinglant lorsque aucun mot ne lui vint. Il voulait defendre Ambre, pourtant il ne savait que dire. C'etait une fille bien, il n'avait rien a craindre d'elle. Terrell et sa bande s'enfoncerent dans les hautes herbes et, sur un signe de la main, ils disparurent derriere un bosquet. -- A nous de jouer, fit Matt en enfilant son sac a dos sur ses epaules, par-dessus le baudrier de son epee. -- Je commencais a m'habituer a eux, deplora Tobias, ca va nous faire bizarre de n'etre plus qu'entre nous. Je crois meme qu'ils vont me manquer. -- Pas a moi ! lanca Ambre en ouvrant la marche. La lumiere tomba en moins de vingt minutes, tandis qu'ils approchaient de l'oree du premier rideau. Le soleil du matin semblait prisonnier derriere un voile opaque et Matt comprit d'un coup pourquoi le nom > allait si bien a cette foret. Ils slalomerent entre les herbes leur arrivant a la taille et entre les enormes marguerites aux petales soyeux, grandes comme des roues de voiture. Puis ce fut le moment tant redoute. Rien que pour penetrer le premier rideau, l'Alliance des Trois dut escalader une racine haute de deux metres, puis ils progresserent sur un entrelacs de gigantesques souches avant de retrouver la terre ferme. Toutes les plantes qui poussaient entre les arbres etaient surdimensionnees, leurs feuilles depassaient parfois la taille d'une planche de surf. Et plus le trio s'enfoncait dans la foret, plus les arbres etaient volumineux. Apres une heure de marche, Matt ne pouvait plus en distinguer le sommet. La lumiere avait decline, ils redoublerent d'attention pour s'assurer de ne pas mettre le pied dans un terrier, il n'y aurait rien de pire que de se tordre la cheville. Lorsqu'ils passerent devant des arbustes couverts de baies multicolores, Ambre dut insister une fois de plus pour que les garcons n'y goutent pas. Plume les suivait sans peine, bondissant lorsqu'il fallait escalader un talus, et abandonnant quelques touffes de poils dans les ronces quand ils franchissaient des remparts en se faufilant. Toute la matinee, ils cheminerent lentement, contournant les plantes trop etranges, longeant des troncs larges comme des maisons, escaladant des talus escarpes ou faisant un detour pour ne pas avoir a descendre dans une cuvette au fond tapis de brume. Ils mangerent peu le midi, pas tres rassures, et se remirent en route rapidement. Meme Plume semblait aux aguets, la truffe au vent, tournant brusquement la gueule dans la direction de chaque bruit suspect, ce qui inquietait d'autant plus les trois voyageurs qu'elle incarnait habituellement la serenite. Ce fut Tobias qui remarqua les premieres coulures. Ils marchaient parmi de curieuses plantes, ressemblant a des artichauts de cinq metres de hauteur dont certains, entailles, liberaient un fluide epais et ambre. Tobias s'approcha de cette seve collante et fut intrigue par l'odeur sucree qui s'en degageait. Avant meme que Ambre puisse l'en empecher il trempa son index dedans et porta le liquide pateux a ses narines. Le parfum etait attirant. Familier. Il plongea son doigt dans sa bouche. -- C'est du miel ! s'ecria-t-il. Matt vint a son niveau et prit un petit morceau qu'il avala a son tour. -- Il est drolement bon en plus ! se rejouit-il. -- Vous etes fous ? protesta Ambre. Vous vous rendez compte que ca pourrait vous tuer ? Et si cette nuit vous vous tordez de douleur, comment je fais, toute seule au milieu de cet endroit ? Matt ne la laissa pas continuer, il lui etala une large dose de miel sur les levres avec sa main. Ambre fut trop estomaquee pour crier, elle se contenta de le fixer, hallucinee par l'affront. Puis sa langue effleura le miel et elle changea d'attitude. -- C'est vrai qu'il est bon, avoua-t-elle. -- On remplit nos gourdes vides ! declara Matt. Ils se chargerent chacun de deux litres de ce nectar et, pendant qu'ils le recueillaient, Tobias se pencha vers l'entaille. -- Vous croyez que c'est naturel ces encoches ? demanda-t-il. -- Maintenant que tu le dis..., repondit Ambre, non, on dirait bien des traces, et il y a ces encoches paralleles, au-dessus et en dessous. -- Des coups de griffes, revela Matt. -- Tu crois ? fit Tobias, sceptique. -- Certain, repliqua l'adolescent d'une voix blanche. -- Et si c'etait... Tobias s'interrompit en constatant que son ami designait du doigt le sol. Une empreinte dans la terre meuble. Le double de celles qu'aurait laissees un elephant, avec quatre sillons sur le devant, comme de puissantes griffes. -- Je crois qu'il vaut mieux filer en vitesse, conclut Ambre en rangeant sa gourde pleine. Ils s'elancerent d'un pas presse, multipliant les regards alentour. Cela faisait a peine cinq minutes qu'ils avaient quitte les grands artichauts a miel lorsqu'un spectacle magnifique se decouvrit a eux. Les rares rayons du soleil qui parvenaient a traverser les cimes faisaient miroiter des milliers de bourgeons dores le long de plantes plafonnant a trente ou quarante metres et qui ressemblaient a d'immenses tulipes mauves. Sans s'en rendre compte, l'Alliance des Trois se mit a ralentir sous ce plafond brillant. A bien y regarder, il s'agissait de spores jaunes en forme de petite ancre, pas plus grandes qu'un piolet d'escalade. Ils se mirent a fremir, Matt supposa que c'etait a cause du vent. Puis une spore se decrocha du poil transparent qui la reliait a la plante. Elle chuta lentement, et plusieurs autres furent egalement emportees par le vent. En quelques secondes, une centaine de ces spores deriverent en direction du sol. Les premiers tomberent aux pieds du trio tandis que Plume bondissait dans les fougeres, effrayee par ce ballet. -- C'est beau, s'emerveilla Ambre. Tobias approuva : -- On dirait ces fleurs sur lesquelles il faut souffler pour que des dizaines de particules s'envolent comme des grappes de poussiere ! Une des spores effleura Ambre qui l'attrapa au vol. -- Beurk ! fit-elle. C'est collant ! Elle se debattit pour parvenir a se detacher de la spore, et, ce faisant, ne preta pas attention a toutes les autres qui se deposaient sur ses epaules, ses bras et son dos. Soudain, les cinq spores qui s'etaient agrippees a elle se releverent et commencerent a remonter en sens inverse. -- Qu'est-ce que..., balbutia Tobias. Ambre ! Tu... tu es accrochee ! L'extremite des spores s'etait fichee dans ses vetements et tenait bon, a l'instar de petits hamecons. -- Des fils ! remarqua Matt. Ils sont relies a des fils presque invisibles ! Les fils se tendirent et Ambre decolla du sol en criant. Tobias releva la tete vers les hauteurs. Deux enormes capsules surgirent et s'ouvrirent sur ce qui ressemblait a des bouches roses et huileuses. -- UNE PLANTE CARNIVORE ! hurla Tobias en courant entre les spores pour rejoindre Plume et son arc. Ambre etait entrainee vers les bouches qui secretaient un liquide de digestion. Matt s'empara du pommeau de son epee et la sortit de son baudrier dorsal. Il bondit sur un rocher et sa lame se mit a chanter en fendant l'air. Les cinq fils tranches, Ambre tomba au sol et se rattrapa a Matt. Elle se serra contre lui. Deux spores venaient de s'accrocher a son sac a dos et tentaient de le tracter a son tour. Ambre lui prit l'epee des mains et les sectionna. La corde de l'arc trembla. Tobias visait les bouches qui s'agitaient dans les airs mais ses fleches ne montaient pas assez haut. -- On se tire ! cria Matt en les entrainant a sa suite. Ils zigzaguerent entre les petits harpons dores et coururent jusqu'a ce qu'un point de cote les oblige a ralentir, le souffle coupe. Aucune spore n'etait en vue. -- Quelle salete de plante ! pesta Matt en reprenant sa respiration. Ambre posa les mains sur ses genoux, haletante. -- Ca commence bien pour un premier jour ! dit-elle. Lorsqu'ils furent remis, ils reprirent leur periple, jusqu'a un petit etang a l'eau noire. Ils deciderent de s'arreter la pour la nuit, fourbus. Ambre proposa qu'ils se lavent dans l'etang mais Matt et Tobias refuserent. Apres l'episode des spores ils ne voulaient plus risquer d'autres mauvaises surprises. Malgre les protestations des deux garcons, Ambre s'agenouilla sur la rive boueuse. Quand elle se trouva face a face avec la gueule d'un poisson enorme, elle se precipita vers le campement et il fut decrete qu'ils ne se laveraient pas durant toute la traversee de la Foret Aveugle a moins de trouver une eau claire. Selon les conseils de Terrell, ils ne firent pas de feu et mangerent froid, du thon et du mais en boite ainsi que des gateaux en guise de dessert. La nuit tomba encore plus vite qu'a l'exterieur des contreforts. A mesure que l'obscurite s'intensifiait, des lueurs blanches apparurent dans les fourres environnants. Immobiles. Matt saisit son epee et s'approcha de la plus proche. Il ecarta les feuilles d'un buisson, la source de luminosite etait assez imposante. Un insecte geant. Sur le coup, son coeur bondit, il s'appretait a frapper avec la pointe de son arme lorsqu'il s'apercut que la creature etait morte. Vide. Il ne s'agissait que de la carapace d'une fourmi. Vivante, elle devait avoir la longueur d'un labrador. Ses pattes avaient disparu, il ne restait qu'un corps lisse et rigide en plusieurs troncons. -- Qu'est-ce que c'est ? demanda Tobias par-dessus son epaule. -- Vous pouvez venir, c'est une fourmi morte. -- Ce qu'elle est grosse ! s'exclama Ambre. -- C'est sa chitine qui est phosphorescente comme ca ? Incroyable ! -- Sa chitine ? repeta Matt. -- Oui, sa peau si tu preferes. Dis donc elle a l'air resistante. Tobias donna des petits coups dessus qui sonnerent creux. -- Solide, revela-t-il. Faudrait pas tomber sur un nid de ces engins vivants ! -- Il y en a partout dans cette direction, constata Ambre. Aucune ne bouge, elles sont toutes mortes ? Matt alla inspecter d'autres lueurs et revint en hochant la tete. -- On dirait une sorte de champ de bataille. -- Ou un cimetiere, ajouta Tobias. Ce qui signifie qu'elles peuvent revenir. Matt ne s'attarda pas : -- Retournons au camp, je fais confiance a Plume pour sentir l'approche d'un danger pendant que nous dormons, et au moins on les verra arriver de loin ces fourmis ! Plus tard, Ambre s'etait endormie contre la chienne. Mais ni Tobias ni Matt ne parvenaient a en faire autant. Le lieu les rendait nerveux. Tous les squelettes de fourmis brillaient dans la nuit, comme autant de fantomes scelles a la terre. Les deux garcons bavarderent un moment, en chuchotant. Puis l'epuisement prit le dessus et leurs paupieres se fermerent. Ils ne virent pas la brume qui coulait entre les troncs, a toute vitesse, comme une vague. Leur souffle etait celui du dormeur. Elle encercla le campement. 7. Songes et realite Sa silhouette avait la finesse d'un drap et pourtant il abritait tout un monde de tenebres. Son corps etait une porte vers l'au-dela, une terre sans vie, aride et obscure, abritant son ame. Et ainsi separe, son etre avait tout du monstre. Rapide, puissant, impitoyable. Le Rauperoden filait d'arbre en arbre, entoure par son manteau de brume et son escorte d'echassiers. Il avait fait taire l'orage et progressait moins vite mais avec plus de discretion. Ses membres claquaient au vent tandis qu'il changeait sans cesse de direction. Il se rapprochait, il le savait. Le garcon etait tout proche. Il pouvait presque le flairer. L'ame du Rauperoden tournoyait sur elle-meme, au coeur de cette lande de roche noire, excitee, impatiente. Il fallait etablir le contact, le localiser. Le Rauperoden se concentra. Quelque part, dans ce territoire qui etait le sien, se trouvaient des puits bourdonnants, des trappes vers des plans eloignes, des passages vers des formes differentes de conscience et d'inconscience. Il chercha celui qui affleurait la realite du monde, cette couche fragile et invisible qui reliait chaque etre non par ce qu'il sait, mais par ce qu'il ignore. Un minuscule fil, impalpable, comme un tourbillon s'echappant de la face cachee de son esprit. L'inconscient de tout etre etait constitue d'un reseau fait d'ombres et de desirs refoules. De tabous. Le Rauperoden plongea son ame dans ce maillage complexe et sonda, plus vif qu'un courant electrique dans un cable, tout ce qui circulait. Les reves et les cauchemars etiraient leurs formes jusqu'a prendre assez d'elasticite pour fuir hors du reveur, pour se repandre, parfois meme se partager avec d'autres. Le Rauperoden fouillait ces bribes de reves, ces scories de pensees, se precipitant vers chaque image, chaque mot qui flottait sur ce plan. Cela lui prit un long moment pour sentir qu'il se rapprochait de Matt. Le garcon dormait, et il revait. Il etait la, tout proche, il pouvait presque percevoir la saveur si caracteristique de ses reves. Et tout d'un coup, il fut la. Le Rauperoden identifia le tourbillon qu'il traquait et le remonta, lentement, tout doucement, pour ne pas risquer de reveiller le garcon. Puis il fut sur le seuil de son ame. Faite de deux formes siamoises. Sa conscience brillait d'une lueur palpitante, sur un rythme calme, en partie inactive. L'inconscient, lui, emettait au contraire une lumiere puissante, en mouvement, puisant dans sa jumelle endormie une energie qu'il transformait pour s'alimenter. Le Rauperoden s'insinua a l'interieur, il n'avait plus de temps a perdre, il ne fallait surtout pas que le garcon lui echappe. Il etait a deux doigts de lire enfin ses pensees. L'inconscient reagit a la presence etrangere par des flashes violents qui altererent aussitot les reves du garcon. Le Rauperoden sut qu'il devait agir vite. Il enfonca ses sondes, comme autant de forets percant la matiere cerebrale, et se mit a sucer les informations. Le garcon cauchemardait a present. Il pouvait voir le Rauperoden l'encercler. Pret a l'absorber. Le Rauperoden reussit a obtenir ce qu'il cherchait. Le garcon etait localise, il memorisait le chemin qu'il avait suivi. D'autres pensees se bousculaient mais il ne parvenait pas encore a les lire. Cheveux blonds... garcon a la peau noire... animal hirsute... Un flash surpuissant repoussa le Rauperoden et, brusquement, l'inconscient du garcon baissa en intensite tandis que sa conscience s'illuminait. Une explosion de lumiere l'aveugla, douloureuse, et brutalement l'ame du Rauperoden fut repoussee dans le puits, renvoyee dans son monde froid et inhospitalier. Matt sursauta et aspira un grand bol d'air, la gorge sifflante, la sueur aux tempes. Pendant les premieres secondes du reveil, il chercha ou il etait. Et en meme temps que lui revenait le souvenir de cette foret, jaillissait celui du Rauperoden dans son sommeil. Non seulement la forme noire qui l'avait encercle en murmurant, mais aussi sa nature abominable : une creature capable de percer la barriere de son crane pour venir lire dans son cerveau. Matt comprit ce qui venait de se passer et surtout ce que cela impliquait. Il faisait encore tres sombre, mais une lueur bleutee parvenait depuis les cimes lointaines. Le soleil allait se lever. Tout autour du campement, le brouillard formait un nid bleme dont Matt n'aurait su dire s'il fallait le craindre ou s'en feliciter car il les dissimulait. Il tendit la main vers Tobias, puis vers Ambre, pour les reveiller. -- Il nous a retrouves ! dit-il tout bas. -- Quoi ? Qui ca ? fit Tobias tout ensuque. -- Lui... Le... Le Rauperoden. Cette fois Tobias se redressa, parfaitement lucide. -- Tu en as reve ? -- Oui. Et cette fois, il... C'etait different. -- Comment ca ? voulut savoir Ambre. Matt s'assit dans son duvet qu'il remonta jusqu'a son cou pour se proteger de la fraicheur du petit matin. -- Je crois qu'il a pris moins de precautions que d'habitude, je... je ne sais pas l'expliquer mais c'etait comme s'il etait presse, ou peut-etre inquiet de ne pas pouvoir etablir le contact, il s'est precipite. -- Tu veux dire que tu l'as senti... en toi ? demanda la jeune fille. -- Oui, c'est ca. Tobias, tu avais raison, il y a un lien entre mes reves et le Rauperoden, il s'en sert pour nous atteindre. Il sait ou nous sommes. Il se rapproche. Matt fronca les sourcils. -- Ca ne va pas ? s'inquieta Ambre. -- Si... C'est... Je crois qu'en allant trop vite, il a laisse quelque chose d'ouvert, je... Pendant qu'il me... fouillait, j'ai aussi pu voir des choses en lui. Son coeur, ou plutot ce qui ressemble a son ame, elle n'est pas dans le meme monde que nous, il la porte en lui, son corps est un passage vers cette ame qu'il cache. Vers un endroit... C'est... c'est flippant ! On dirait une sorte de purgatoire, ou les gens peuvent etre enfermes, ils sont enchaines a lui, ils le servent, et il se nourrit d'eux. -- Il t'a laisse voir tout ca ? s'etonna Tobias. -- Non, il ne l'a pas fait expres, j'ai meme le sentiment qu'il l'ignore. En tout cas il n'y a pas une seconde a perdre, il faut se mettre en route, il est sur nos talons. -- Encore loin ? interrogea Ambre. -- Je ne sais pas, peut-etre un jour ou deux, je n'arrive pas a comprendre ce que j'ai pu ressentir, c'etait une sorte de cable entre nous, et nous pouvions plonger l'un dans l'autre. Une sensation tres desagreable. -- Tout de meme, j'aimerais bien savoir ce qu'il peut bien te vouloir ! avoua Tobias. -- Rien de bon, j'en ai peur. Matt fit la grimace et se leva, en calecon. Ambre tourna la tete. Il sauta dans son jean, enfila son pull et cette fois mit son gilet en Kevlar avant de manger quelques cereales qu'ils avaient emportees. Ambre s'habilla directement a l'interieur de son duvet. -- Je commence a en avoir marre de ces cereales, pesta Tobias, elles sont deja toutes molles, et puis les dates seront bientot depassees, faudrait pas tomber malade ! -- C'est toi qui dis ca ? releva Ambre en se brossant les cheveux. D'habitude tu es pret a manger n'importe quoi ! -- Oui mais la ce sont des cereales ! Le petit dejeuner c'est important ! Ambre pouffa. -- Ne t'en fais pas, si tu veux mon avis, tu ne risques rien. Matt se depecha de se brosser les dents, ne sachant quand il retomberait sur une source d'eau potable, il se rationna et se rinca la bouche avec une seule gorgee. Puis il rassembla ses affaires et referma son sac a dos. Une fois Plume sanglee de ses sacoches, tout le groupe put repartir pour une nouvelle journee. Aujourd'hui, ils le savaient, ils allaient penetrer dans le coeur de la Foret Aveugle. L'Alliance des Trois franchissait une colline couverte de cedres plus hauts que des immeubles de New York, et dont la circonference depassait les trente metres. Il se degageait de ces masses spectaculaires un parfum legerement amer, pas desagreable. Le brouillard s'etait dissipe au fil des heures. Mais une difficulte en remplacant une autre, depuis la fin de matinee le trio devait veiller a ne pas se prendre les pieds dans les ronces ou sombrer dans quelque trou tant la lumiere du jour s'affaiblissait, prisonniere du plafond vegetal. Ils parvenaient au sommet d'une butte quand Plume, en tete, s'immobilisa et emit un bref aboiement surpris en levant la gueule. Si la vegetation leur avait, jusqu'a present, semble demesuree, cette fois ils en resterent abasourdis. Ils se tenaient au pied d'un rempart titanesque. Les racines des arbres s'emmelaient en une nasse de gigantesques vers inertes grimpant a plus de cent metres. Au-dessus partaient les troncs colossaux, dont les branchages se perdaient dans le ciel. L'Alliance des Trois semblait miniaturisee, pas plus grands que des fourmis. -- J'ai l'impression d'etre au pied d'une montagne, souffla Ambre, pleine d'une deference craintive. -- Cette foret a l'air si... enorme ! On dirait qu'elle est la depuis la nuit des temps ! ajouta Tobias. Plume elle aussi la contemplait avec un respect mele de peur. Lorsque Matt avanca sans un mot pour y penetrer, la chienne emit une longue protestation a son attention. L'adolescent guida le groupe vers ce qui ressemblait a un passage entre les hautes racines. Ils durent en escalader plusieurs pour franchir des paliers et enfin s'enfoncer dans la Foret Aveugle. Ils n'avaient pas parcouru un kilometre que la lumiere du jour disparut. Le paysage face a eux etait plonge dans un noir d'encre. Tobias sortit son champignon lumineux et le planta au bout de son baton de marche. -- Tu devrais porter ton arc, l'avertit Matt. -- Il me fait mal, la corde frotte contre mon epaule a chaque foulee. -- On te coudra une piece de cuir sur l'epaule ce soir, si tu veux, mais ce lieu ne me dit rien qui vaille, je pense qu'il serait plus prudent que tu sois arme. Tobias approuva a contrecoeur et prit son arc et son carquois sur le dos de Plume. Se tournant vers Ambre, Matt demanda : -- Au fait, as-tu une arme ? -- J'ai ce poignard que j'ai pris sur l'ile lors de notre depart. -- C'est tout ? -- C'est deja assez, de toute facon je ne sais meme pas m'en servir, nous formons un binome avec Tobias, ne l'oublie pas. -- Je sais mais... Je prefere que nous soyons prets. Au cas ou. -- Ne t'en fais pas, dit-elle en lui posant une main amicale sur le bras avant de repartir. Tobias s'approcha d'elle et, apres une longue hesitation, il lui chuchota : -- C'est quoi un binome ? -- Un groupe forme de deux partenaires. -- Ah. Tobias parut un peu decu, comme s'il s'etait imagine quelque chose de plus excitant. Ils progressaient dans un labyrinthe d'ecorce, passant sous les arches naturelles de souches enormes ; ils gravissaient des murs de bois, franchissaient des cuvettes insondables sur un tronc renverse, et durent meme ramper dans un boyau humide sous une racine si volumineuse qu'elle etait infranchissable a moins de se lancer dans une escalade dangereuse. Apres trois heures a ce rythme, ereintes, ils firent enfin une pause pour se desalterer. Ce qui les surprenait le plus etait de trouver egalement toute une vegetation a leur taille : des champs de fougeres, d'arbustes et de buissons. Et au-dessus, ces colosses comme les piliers de quelque palais des dieux. La foret resonnait de bruits particuliers, des ululements lointains, des cris aigus provenant des hauteurs, des plaintes graves semblables a celles de baleines, ou des ricanements de singes. Pourtant, s'ils apercevaient de temps a autre une petite ombre sautant de branche en branche ou une autre s'envoler, jamais ils ne virent distinctement d'animaux. Le champignon de Tobias ouvrait un cone de moins de dix metres de circonference, tout le reste n'etait qu'un mur de tenebres bruyantes ; ils avaient le sentiment d'evoluer au fond d'un abysse. Matt consultait sa boussole regulierement, craignant de devier du bon chemin, et l'absence de repere temporel commencait a l'embarrasser. Comment sauraient-ils quand il serait temps de manger, de dormir ? Fallait-il faire confiance a leur corps ? Matt se rassura en se repetant qu'ils s'habituaient peu a peu a ce rythme, au fil des jours. A l'instinct, ils sauraient quand s'arreter. Une lueur apparut soudain, a travers les frondaisons basses. Blanche et relativement intense. -- Vous croyez que des gens habitent ici ? s'enhardit Tobias. -- Va savoir..., fit Matt. -- Non, trancha Ambre. Et je propose qu'on la contourne. -- Ca pourrait etre une source d'eclairage supplementaire pour nous, contra Matt. -- Ou un danger de plus ! -- Je vote pour qu'on s'en approche. Et toi Tobias ? -- Euh... Je sais pas. Oui, d'accord, on jette un oeil et si ca craint, on fait le tour. Ambre soupira et leva les mains au ciel. -- Pourquoi je fais equipe avec deux mecs ! La lueur n'etait pas si proche qu'ils l'avaient cru, et lorsqu'ils l'atteignirent enfin, ils furent surpris de decouvrir une minuscule clairiere de terre, et ce qui ressemblait a une lanterne suspendue a dix metres de hauteur. Sa lumiere devoilait les premieres branches, des feuilles de taille normale, et Matt supposa qu'elles grossissaient a mesure que la branche prenait de l'altitude. Au sommet, chaque feuille devait etre de la dimension d'une piscine olympique. -- Qu'est-ce que c'est ? reflechit Tobias tout haut. Ambre se pencha pour mieux voir et repondit : -- On dirait un globe lumineux, comme un plafonnier. -- Peut-etre qu'en tirant dessus, il y aurait moyen de le decrocher. Je me demande s'il fonctionnerait encore au sol. Tobias attrapa son arc et encocha une fleche. Matt lui fit signe d'attendre : -- Il y a quelque chose la-haut, on dirait que ton plafonnier est relie a... une sorte de perche. Matt saisit une buche et la lanca dans la clairiere, juste sous le globe. Aussitot les epais buissons en face du trio s'ecarterent et une vaste gueule pleine de crocs luisants surgit, surmontee de gros yeux noirs. Un monstre dont chaque croc etait aussi grand que Matt. 8. Des etoiles tres filantes Une langue poisseuse et couverte de pustules enormes lecha la buche lancee par Matt. Elle la recracha aussitot et reintegra l'abri de la gueule monstrueuse. Les globes noirs s'agiterent, deux fentes qui servaient de narines palpiterent. La creature cherchait sa proie. Matt attrapa ses deux compagnons et les serra contre lui pour leur intimer de ne pas bouger. Rien que la tete de cette horreur depassait de loin, en taille, toute forme de vie que Matt avait pu voir jusqu'a present. Il n'osait pas imaginer la dimension de son corps. Qu'etait-ce ? Une sorte de ver ? L'etrange plafonnier etait relie a son crane par une antenne jaunatre, et il ressemblait a un poisson que Matt avait deja vu a la tele, dans un documentaire sur la faune des abysses. -- Il ne nous a pas vus, murmura Tobias qui posait un pied en arriere pour fuir. Matt le retint. -- Attends ! Il guette... Apres plusieurs secondes, l'incroyable visage recula parmi les buissons et retourna a sa cachette, laissant la clairiere sous le piege de l'eclairage. -- Maintenant, chuchota Matt. Ils reculerent prudemment et, lorsqu'ils furent assez eloignes, ils presserent l'allure pour mettre un maximum de distance entre eux et le monstre. -- Peut-etre que la prochaine fois vous m'ecouterez, conclut Ambre. Il n'y a rien de bon a esperer de cet endroit, rien. Plus vite nous traverserons, mieux ce sera. -- On ne sait pas combien de temps ca nous prendra, n'est-ce pas ? questionna Tobias. -- Non. Quelques jours au moins. Ils se forcerent, malgre l'epuisement, a continuer pendant trois heures - personne n'etait pret a dormir a proximite d'un tel danger - et finirent par etablir leur bivouac a l'abri d'une voute formee par le pied d'un arbre. Une caverne d'ecorce recouverte d'une epaisse mousse verte leur offrit un certain confort. Ils mangerent a nouveau un repas froid, et lorsqu'il vit Plume partir pour chasser sa pitance, Matt eut un pincement au coeur. Elle s'eloignait craintivement. Il hesita a la rappeler, a partager avec elle ses vivres, mais il n'en fit rien. Elle etait assez grande pour se debrouiller, elle ne prendrait pas de risques inutiles, et puis mangerait-elle des haricots froids ? Il devait de toute facon economiser ses provisions, ils n'en auraient peut-etre pas assez pour tenir tout le voyage, comment feraient-ils s'ils venaient a manquer au milieu de cette foret ? Matt veilla jusqu'a ce que Plume rentre, et put enfin fermer les yeux lorsqu'elle se coucha contre lui. En s'endormant, il songea au Rauperoden. Et s'il revenait sonder son esprit dans la nuit ? Il n'etait pas loin, c'etait fort possible. Matt chercha a se rassurer, il pourrait lui-meme en profiter pour l'explorer, s'il laissait encore la porte ouverte... Mais il rechignait a cette idee. Il n'avait pas envie de ressentir tout ce qu'il abritait. Matt avait effleure la desolation de cette terre ou tournoyait son ame, il avait percu le malaise, la tristesse, la rage et toutes les peurs qui tapissaient le lieu, et il fallait s'estimer chanceux si aucun de ces sentiments ne s'etait jete sur lui. Car maintenant qu'il y pensait, il lui semblait que tout cela vivait dans le Rauperoden, comme une meute cherchant sa proie. Peut-etre qu'en fermant son esprit, il pourrait somnoler tranquillement, en s'empechant de rever ou bien en... Matt s'etait endormi. La forme noire claquait dans le vent et la brume. Fusant a toute vitesse autour de Matt, en quete d'une breche pour s'y engouffrer. Bien qu'il ne parvienne pas a agir, Matt detectait la presence malefique autour de lui. Son sommeil etait comme un chalet avec quelques fenetres et une porte qu'il devait verifier en permanence, pour s'assurer qu'aucune intrusion ne survenait. Le Rauperoden tournait autour, dans la foret, de plus en plus vite, se precipitant vers chaque vitre pour la tester, sur la serrure pour la forcer, sans y parvenir. Pour l'instant. Matt courait d'une piece a l'autre. Et si l'un des acces venait a ceder, il lui faudrait aller vite. Bondir vers le placard, le dernier abri qui lui resterait. Toute la nuit, le Rauperoden chercha a entrer. Matt tint bon. Tobias dut insister pour le reveiller. -- Ambre et moi n'arrivons plus a roupiller, c'est qu'il doit etre tard, prevint-il, on a attendu pour te reveiller mais ca commence a faire un moment. -- D'accord..., fit Matt en s'etirant. Il se sentait extenue. Sa nuit n'avait rien eu de reposant. Au-dela de leur abri, il faisait parfaitement noir. Matt ne s'habituait pas a cette obscurite permanente, destabilisante. -- Tu as reve de lui ? voulut savoir Tobias. -- Oui. Il a voulu entrer en moi et... il s'est passe quelque chose hier, lorsque j'ai pu distinguer ce qu'il etait. J'ai compris des mecanismes, je ne saurais pas l'expliquer clairement... Mais cette nuit il n'a pas pu me... penetrer. -- C'est pour ca que tu as une tronche pareille ? T'as l'air extenue ! -- Ca va aller. Cette nouvelle journee de marche fut plus difficile encore que la precedente. La cloche de tenebres qui les coiffait en permanence commencait a user leurs nerfs. Le terrain, de plus en plus accidente, les contraignit souvent a faire demi-tour pour tenter de debusquer un autre passage, plus loin, mais chaque arbre a contourner leur prenait une heure. Des appels etranges surgirent des hauteurs, stridents et puissants, une sorte de mugissements qui d'un coup vrillaient dans les aigus pour devenir frenetiques. Puis un cri de paon repondit derriere l'Alliance des Trois. Et le feuillage se mit a trembler, un bruissement spectaculaire, si impressionnant que le trio se jeta a terre tandis que Plume rampait sous un massif de fleurs transparentes. Quelque chose passa juste au-dessus de leur tete. Tobias se depecha d'attraper le champignon lumineux et de l'enfermer dans sa poche pour les plonger dans l'obscurite. Le bruissement se rapprocha et tout d'un coup, la foret entiere sembla se soulever. Des centaines de formes filerent ensemble dans le feuillage, semblables a un banc de poissons ; le vacarme devint si assourdissant que les trois voyageurs allonges, les mains sur le crane pour se proteger, eurent le sentiment que des milliers de betes se ruaient dans les feuillages qui pleuvaient sur eux, dechiquetes. Et aussi vite qu'il etait apparu, le vol s'eloigna vers le sud-est, laissant dans son sillage un parterre de branches mutilees. Tobias ressortit le champignon et ils purent contempler les degats. Mais au-dessus d'eux, la vegetation demeurait si dense qu'elle paraissait intacte. Le soir, defiant le conseil de Terrell, ils firent un petit feu, ils n'en pouvaient plus de manger des boites de conserve froides. Leur plat a peine tiede, ils eteignirent la flamme pour ne pas attirer une faune de predateurs. Matt apprehendait le moment de dormir. Il avait besoin de repos, cependant il craignait le Rauperoden. Le sommeil l'emporta en quelques petites minutes, grace a l'epuisement. Pendant qu'ils revaient, la Foret Aveugle continuait de vivre, dans cette nuit permanente. De petits etres glisserent le long des ramures pour venir sentir ces odeurs nouvelles, d'etranges sons circulerent, que jamais oreille humaine n'avait entendus. Des lueurs rouges, orange, puis jaunes, palpiterent loin dans les hauteurs. L'Alliance des Trois dormait depuis seulement cinq heures lorsque Matt se releva d'un coup, le souffle court. Il se precipita sur Tobias pour le secouer et leur agitation reveilla Ambre. -- Il est tout proche ! Vite ! s'ecriait Matt. Levez-vous ! Il faut fuir ! -- Calme-toi ! lanca Ambre. Comment le sais-tu ? N'est-ce pas un mauvais reve ? -- Non, j'en suis certain, je l'ai senti, il est la, tout pres, allons-y, il n'y a pas une seconde a perdre ! Ils rangerent leurs affaires en toute hate et Matt verifia le sud sur sa boussole pour les guider. Apres un temps, de marche, le sol devint moins ferme, et ils traverserent une zone marecageuse, pleine de clapotis angoissants, dont ils s'extirperent en franchissant une longue pente escarpee. Parfois l'ecorce des gigantesques arbres dessinait des escaliers ou des rampes sur lesquels Matt hesitait a s'aventurer ; il semblait possible de grimper dans leur cime par ce passage, mais pour quoi faire ? Existait-il un moyen de circuler de branche en branche ? Etait-ce pour autant plus sur ? Matt ne prit pas le risque. Il conduisait le groupe a vive allure, observant peu de pauses. Si, comme il le pensait, le Rauperoden etait si proche, alors ils ne pouvaient se permettre de ralentir. Il leur faudrait pourtant se reposer, manger, dormir ! Matt eluda la question, ils se sustenteraient debout, et pour le sommeil... ils verraient bien. Cependant, au fil des heures, la cadence diminua. Meme Plume tirait la langue. -- Nous ne pouvons plus continuer, Matt, prevint Ambre, lucide. -- Encore un peu, juste un peu... -- Tu dis ca depuis un moment, nous sommes lessives, il faut faire une halte. Matt capitula devant l'insistance de la jeune fille et ils s'assirent sur des champignons en guise de tabourets pour grignoter des biscuits secs et des carres de chocolat. -- Je boirais bien du lait, murmura Tobias. Ca me manque du bon lait frais ! -- On a le miel ! s'exclama Ambre en sortant l'une de ses gourdes. Le liquide epais et sucre leur fit du bien au moral. Ils reprirent la marche peu apres, Matt jetant des coups d'oeil derriere lui, comme s'il etait capable de voir au-dela du mur d'obscurite qui les encerclait en permanence. Ils s'engagerent dans un rideau d'herbes qui les depassait, pensant que ce n'etait que pour quelques pas, avant de comprendre qu'ils entraient dans un champ interminable. Ils avancaient les bras et les mains entailles par les bords tranchants de ces brins aussi longs qu'un pied de mais adulte. Pour ne pas finir ecorches de partout, ils durent ralentir. Deux heures plus tard, quand ils en sortirent enfin, ce fut pour tomber sur plusieurs crottes fraiches, vertes, et du volume d'un ballon de rugby. -- Je ne sais pas ce qui a laisse ca, commenta Tobias, mais je n'ai pas du tout envie de le rencontrer. Ils redoublerent de prudence pour continuer, veillant a ne pas ecraser de branches seches et a garder le silence. Matt supposait qu'ils approchaient la fin d'apres-midi, il n'en pouvait plus. Meme sa crainte du Rauperoden ne suffisait plus a le faire avancer. Il devait prendre une decision. Le jeune garcon defit les sangles de son sac a dos et le laissa choir parmi les petits champignons marron qui les entouraient. -- C'est fini pour aujourd'hui, decida-t-il, nous n'arriverons pas a aller plus loin. Ambre et Tobias soupirerent de soulagement autant que d'epuisement et s'effondrerent sur la mousse. -- J'ai cru que j'allais mourir ! gemit Tobias. Ils se reposerent ainsi pendant une demi-heure, sans meme sortir leurs affaires, juste pour reprendre quelque force avant de manger. Les deux yeux blancs, aveuglants, jaillirent de la nuit dans leur dos, a moins de dix metres. A peine le rayon lumineux passa-t-il sur eux qu'une longue plainte aigue traversa la foret, aussitot reprise par d'autres guetteurs. -- Des echassiers ! s'ecria Matt, la peur au ventre. Il attrapa son sac a dos et se precipita vers Tobias pour l'aider a enfiler le sien avant de courir. Dans la panique, Tobias ne remarqua pas qu'il allait de plus en plus vite, ses jambes multipliaient les appuis et il distancait avec une facilite deconcertante ses deux amis. Mais le champignon lumineux qu'il tenait au bout de son baton filait avec lui, laissant les tenebres recouvrir progressivement Ambre et Matt ainsi que Plume qui ne lachait pas son maitre. -- Tobias ! hurla ce dernier deja a court de souffle. Attends-... nous ! La terreur rendait Tobias sourd. Il n'avait plus qu'une seule idee, une seule pensee : fuir. Vite et loin. Et son alteration semblait gagner en puissance, il allait desormais aussi vite qu'un sprinter de haut niveau. Les feuilles lui griffaient le visage sans qu'il s'en preoccupe. Le souvenir de ces echassiers qu'ils avaient affrontes a New York suffisait a etouffer en lui toute douleur. Ambre, Matt et la chienne furent soudain plonges dans l'obscurite totale. Matt saisit la main de son amie. -- Je vais... prendre un... baton de lumiere, souffla-t-il. Les echassiers fusaient tout autour, ils se rapprochaient. Matt comprit tout a coup qu'il n'aurait pas le temps d'ouvrir son sac et de chercher le cylindre en plastique. Il etait trop tard. Il prefera repousser Ambre derriere lui et brandit son epee. -- Je ne les laisserai pas te prendre, affirma-t-il. -- Peut-etre qu'on peut leur parler, trouver un compromis ? -- Non, ce sont les soldats du Rauperoden, et je sais qu'il me veut. Je sens aussi que c'est une... chose malefique. Tiens-toi prete, lorsque ca commencera, mets-toi a genoux et protege-toi. Matt remarqua alors les dizaines d'etoiles qui les surplombaient. Des lueurs blanches, minuscules dans la cime de ces arbres sans fin. Il en vit une qui glissait dans le ciel de feuilles noires, petite etoile filante qui disparut derriere les branches. Qu'etaient-elles en realite ? Des vers luisants suspendus a cent metres de hauteur ? Le premier guetteur sauta face a Matt, eclairant l'adolescent de ses deux projecteurs. Matt se couvrit les yeux de son bras. Il devina un mouvement devant lui et apercut, malgre la clarte eblouissante, un bras de peau opaline qui s'avancait dans sa direction. Les immenses doigts se deplierent pour le saisir. Matt fouetta l'air de sa lame et sentit une resistance tandis qu'il tranchait les premieres phalanges. Le guetteur lanca un cri strident, abominable pour les tympans humains. Ambre et Matt hurlerent a leur tour. Un autre guetteur surgit par le cote, puis un troisieme. Matt fit tournoyer son epee devant lui et tenta de trancher tout ce qui les approchait. Plume bondit sur une des hautes silhouettes spectrales et la mordit en grognant, la faisant reculer. Les grandes mains des echassiers avancaient et reculaient, tentant des feintes. Les autres accouraient deja et Matt pouvait distinguer les phares d'une dizaine de ces creatures. Ne pas se faire prendre ! Il le savait, s'il etait capture, ce serait pire que la mort. Il devait tout tenter, tout risquer plutot que de terminer dans les bras du Rauperoden. Mieux valait mourir en combattant que de le subir. La lame sifflait, parfois entaillait les membres sans chair de leurs agresseurs, et Matt tenait bon. Plume faisait tout son possible pour les retarder, sautant et mordant. Matt vit une pierre decoller juste devant lui et se projeter a toute vitesse vers la tete d'un des guetteurs. Elle percuta l'un de ses yeux qui s'eteignit sous le coup dans un hurlement aigu. Ambre ! A deux, peut-etre avaient-ils une chance de les repousser... Plume voulut renverser l'un des echassiers qui se precipitait vers Matt mais la chienne encaissa un violent coup d'echasse qui l'envoya rouler dans les buissons. Aussitot, les guetteurs redoublerent de violence. Matt comprit que c'etait peine perdue. Ils etaient trop nombreux, trop mobiles et malins. C'etait fini. Tout espoir s'effondrait. Quand il entendit le claquement de drap au loin, son coeur se recroquevilla dans sa poitrine. Il etait la. Soudain, craignant une autre manoeuvre fourbe des guetteurs, Matt leva la tete au-dessus de lui. Les etoiles bougeaient. Grossissant a vue d'oeil. Elles descendent ! Elles vont s'ecraser ici ! Sur nous ! Distrait, Matt ne vit pas le guetteur dans son dos et une main lui encercla le torse, immobilisant son bras arme -- NON ! NON ! s'epoumona-t-il. COURS, AMBRE ! FUIS ! Un autre guetteur s'empara de l'adolescente avant meme qu'elle puisse se relever. Les etoiles filantes giclerent litteralement de la mer de feuilles et une gerbe d'eclairs s'abattirent sur les guetteurs. Dans un concert de crepitements et de rales aigus les etoiles lancaient des pics de foudre qui repousserent les creatures en quelques secondes. L'une d'elles s'approcha de Matt et l'arracha des bras de l'echassier qui titubait, transperce par une fleche electrique. Aussitot, l'etoile se mit a remonter, si rapidement que Matt eut l'impression que ses organes s'ecrasaient dans le bas de son corps. Il en eut le souffle coupe. Sa conscience vacilla, il tenta de lutter mais c'etait trop violent, et pendant qu'il s'envolait dans les hauteurs de la Foret Aveugle, il perdit connaissance. 9. Vert ! Quand Matt revint a lui, il se crut pendant un instant encore en plein reve, allonge dans une sphere etroite en compagnie d'un etre etrange, vetu d'une tenue futuriste. Il referma les paupieres, se concentra puis les ouvrit a nouveau. L'individu etait toujours present. Son plastron rigide, blanc, son casque et ses jambieres brillaient dans le noir, illuminant l'interieur de cette sphere en bois tresse. Elle tremblait, parfois meme s'agitait brutalement en heurtant quelque chose qui craquait contre ses parois. Matt comprit qu'ils etaient en mouvement. Les chatouillis dans ses membres et la sensation de vertige se prolongeaient. Nous montons. C'est un ascenseur ! Et a en croire mon ventre, on grimpe a toute vitesse ! Malgre la lueur que diffusait l'armure, Matt ne parvenait pas a distinguer les traits de celui qui se cachait dessous. Il avait les cheveux longs, semblait costaud, et se cramponnait aux poignees au-dessus de sa tete pour ne pas tomber a chaque heurt. L'epee, le sac a dos, sa besace et son manteau etaient a ses pieds mais Matt portait encore son gilet en Kevlar. La remontee dura longtemps, plusieurs minutes, estima-t-il. Soudain, la sphere ralentit et s'immobilisa avec une serie de declics exterieurs. Matt entendait des echos, des voix, comme si la sphere venait de parvenir dans un vaste hangar. Le bois se remit a craquer pendant que des mains s'affairaient dessus et une trappe s'ouvrit sur le cote. On aida Matt a sortir, aussitot suivi par l'etrange guerrier. C'etait une grande piece toute en longueur, au sol, aux murs et au plafond en planches, sans fenetre, entierement eclairee par des lanternes contenant une substance molle qui produisait une lumiere blanche. Les parois emettaient des craquements et des grincements comme si elle se trouvait au fond d'un bateau. Matt se tenait au pied d'une grande roue sur laquelle s'enroulaient des centaines de metres d'une corde noire. Le guerrier se dressa devant Matt. Son casque etait un crane de fourmi geante. Matt realisa enfin ce qui s'etait passe. Il n'y avait pas d'etoiles filantes, mais plusieurs hommes revetus d'armures en chitine de fourmis, celles-la memes dont l'Alliance des Trois avait apercu un cimetiere. Des armures qui emettaient une clarte argentee. Etaient-ils suspendus aux arbres ? Par des filins ? Tous les regards se braquaient sur lui. Matt vit alors qu'il s'agissait de Pans. Aucun adulte, rien que des enfants et des adolescents. Differents. Leurs yeux semblaient refleter la lumiere a la maniere d'un chat capture par les phares d'une voiture. Des iris verts brillaient autour de ces minuscules miroirs ronds. Leur chevelure egalement etait curieuse, verte aussi. -- Quelle tribu t'a rejete ? Quel a ete ton crime ? lui demanda le garcon qui venait de le sauver. -- Une tribu ? Non, dit Matt, je n'en ai pas. Je... Je m'appelle Matt, je viens du nord et nous traversons la Foret Aveugle pour... -- La Foret Aveugle ? De quoi parles-tu ? -- Et mes amis ? Vous avez trouve une fille, blonde, enfin un peu rousse aussi, et un gars, de mon age, la peau noire, il... -- Enfermez-le ! ordonna une voix dans le dos de Matt. Nous verrons plus tard ce qu'on en fait, pour l'heure il faut se remettre en route. Matt protesta mais fut aussitot conduit dans un couloir etroit et pousse sans menagement dans une toute petite piece avec un seau en bois et un broc d'eau accroche au mur. Les pas s'eloignerent et Matt s'effondra par terre, desespere. Et si Ambre et Tobias n'avaient pas ete secourus ? Comment les retrouverait-il ? Il faudrait deja que je puisse sortir d'ici, je ne sais meme pas ou je suis ! Une voix familiere traversa les interstices des planches. -- Matt ? C'est toi ? Le coeur du garcon s'emballa. -- Ambre ? -- Oui ! Oh ! ce que je suis contente que tu sois la ! Tobias aussi est avec nous, dans la cellule a ma gauche ! -- Toby ? Matt lacha un soupir interminable, brutalement interrompu par l'image de sa chienne. -- Et Plume ? demanda-t-il, panique. -- Non, Matt, je ne l'ai pas vue, ni entendue. Nouveau soupir, triste cette fois. -- On est ou ? Vous avez une idee ? interrogea-t-il. -- Nous sommes montes, ca j'en suis certaine ! Et j'ai entendu le mot > dans la bouche d'un des... Pans. -- Navire ? C'est impossible, il ne peut pas y avoir d'eau au sommet de la Foret Aveugle ! -- Matt, tu as vu comme ils sont bizarres ? Leurs yeux... -- Oui, ils ne sont pas comme nous. Il faut qu'on sorte d'ici. -- Et comment ? Les portes sont fermees par un loquet ! J'ai deja essaye. -- Utilise ton alteration ! Tu devrais pouvoir le lever, non ? -- Je ne le vois pas, et je n'arrive pas a agir sur ce que je ne vois pas. Matt pesta. -- Dans ce cas, je vais essayer, dit-il, si j'ai assez de force pour enfoncer la porte. -- Ne fais pas ca. Nous ne savons pas qui ils sont, ce qu'ils nous veulent et de quoi ils sont capables. Attends. -- Ils nous ont enfermes ! -- Ils nous ont aussi sauves des guetteurs ! Soyons patients, lorsque nous aurons une idee plus claire de la situation, nous pourrons agir. Profitons-en pour nous reposer, je suis extenuee et Tobias aussi. -- Comment va-t-il ? -- Bien. -- Au moins nous sommes sains et saufs. Toute la structure en bois qui les entourait se mit a grincer et Matt devina qu'elle se mettait en mouvement. Ca ressemble vraiment a un bateau ! Ou est-ce qu'on peut etre ? Matt se desaltera et reflechit a ce qu'Ambre lui proposait. Elle n'avait pas tort, apres tout, c'etait l'occasion de souffler un peu. Apres une bonne heure, on vint les chercher, Ambre, Tobias et Matt se retrouverent dans la petite coursive et s'enlacerent brievement, avant qu'on ne les separe. Ils furent conduits a travers un dedale de couloirs jusque dans une longue salle meublee d'une table interminable et d'une vingtaine de chaises disposees tout autour. Assises au fond, trois adolescentes discutaient a voix basse, quand l'Alliance des Trois fut introduite par les cinq Pans armes de couteaux et de hachettes qui les encadraient. On les fit asseoir en face des jeunes filles, deux garcons etaient installes sur un banc, derriere elles. Tous arboraient une chevelure d'un vert aussi eclatant que celui de l'herbe sous le soleil et le meme regard percant couleur d'emeraude. -- Vous etes a bord du Vaisseau-Matrice, annonca l'une des filles. Nous en sommes les capitaines. Quelle est votre tribu ? -- Aucune, repondit Matt. Nous sommes des Pans libres. -- Nul ne peut survivre sans sa communaute ici ! repliqua la plus grande des trois capitaines. Ambre se pencha pour intervenir : -- Nous ne venons pas d'ici, nous sommes des voyageurs, nous ne souhaitons que passer la Foret Aveugle vers le sud. -- Qu'appelez-vous la Foret Aveugle ? demanda celle qui avait de grosses joues. Matt remarqua que tous les Pans a bord avaient egalement les levres tres claires, et les ongles etrangement bruns. -- Eh bien, cet endroit, expliqua Ambre, cette foret gigantesque et si haute que la lumiere du jour ne filtre pas jusqu'au sol. -- C'est la mer Seche. C'est ainsi que nous l'appelons. Et vous etiez perdus dans ses abysses lorsque nous vous avons trouves. Vos cris ont alerte nos hommes. Une chance pour vous qu'ils aient ete en plongee proche. -- Nous n'etions pas perdus ! precisa Matt. La plus grande des capitaines enchaina aussitot : -- Il faut etre egare soi-meme ou fou pour parcourir la mer Seche par ses entrailles plutot que par sa surface ! -- Vous voulez dire que nous sommes dessus ? bredouilla Ambre. -- En effet, nous flottons. Alors vous n'etes vraiment pas d'ici ? Il y a d'autres survivants au-dela de la mer ? Etes-vous nombreux ? -- Oui, des centaines, des milliers probablement. La surprise se lut sur le visage des trois capitaines. Un des deux garcons sur le banc se tourna vers elles. -- C'est peut-etre une ruse ! Pour endormir notre vigilance et saboter nos defenses ! Le clan des Becs en est capable ! La grande, qui semblait la plus autoritaire, secoua la tete : -- Il faudrait etre idiot pour sacrifier trois de ses membres en les envoyant dans les abysses et en comptant sur la chance pour qu'on les trouve ; impossible ! Et nous avons examine leur equipement, ils ont beaucoup d'objets du passe, aucun clan ici n'en a autant. -- Il faut nous croire, insista Ambre, tout ce que nous voulons c'est traverser la Foret, pardon, la mer Seche. Matt prit la parole pour demander : -- Pendant le sauvetage, vous n'auriez pas remonte une grande chienne ? Tres grande en fait. On lui repondit non d'un signe de tete et Matt inspira profondement pour etouffer la peine qui lui creusait la poitrine. Plume etait perdue. C'est une chienne pas comme les autres, elle saura se debrouiller, elle trouvera la sortie de la foret ! Pourtant, au fond de lui, il n'en etait pas sur. Cet endroit etait pire qu'une jungle, Plume avait tres peu de chance d'y survivre plus de quelques jours. Une des capitaines s'inclina vers ses deux acolytes pour chuchoter : -- Leur existence meme pourrait remettre en cause la croyance de l'Arbre de vie ! C'est dangereux pour l'equilibre de notre communaute ! -- Non, fit une autre, il n'y a qu'a les regarder, ils ne sont pas comme nous. Matt, qui entendait tout, declara : -- Faites-nous confiance, nous avons beaucoup a vous apprendre sur ce que le monde, en dehors de cette mer, est devenu. Nous ne vous voulons pas de mal ! Les capitaines se leverent pour se concerter avec les deux garcons puis revinrent annoncer : -- Nous vous ramenons avec nous jusqu'au Nid, notre cite flottante. La, le conseil des Femmes decidera quoi faire. -- Quoi faire ? repeta Tobias, qui etait reste muet depuis le debut. -- Oui, si vous etes nos prisonniers, nos invites ou si vous devez etre bannis dans les profondeurs. -- Et on y sera quand, a votre Nid ? -- Demain dans la matinee si les vents nous portent. En attendant, vous serez passagers sur ce navire, vous n'etes pas aux fers, mais ne circulez pas seuls sinon vous serez attaches. Un repas va vous etre servi. D'ici a votre entrevue avec le conseil, tachez d'etre discrets, pour votre bien. Les trois adolescentes et les deux garcons sortirent en laissant trois gardes du corps pour les surveiller. -- Nous flottons ! s'enthousiasma Ambre. Je suis impatiente de voir au-dehors a quoi ca ressemble ! -- Ne t'emballe pas, modera Matt, pour l'heure, nous ne sommes pas consideres comme bienvenus. -- Je leur fais confiance, ils ont l'air drolement intelligents ! -- C'est parce que ce sont des filles qui commandent, ca te plait ! s'esclaffa Tobias. -- Ne dis pas de sottises ! La porte s'ouvrit a nouveau et on leur apporta a chacun un grand bol de soupe chaude avec des morceaux de viande blanche, et un petit pain tiede tout vert. -- Du pain ! s'emerveilla Tobias. Je n'en peux plus de manger des biscottes rassises ! Ils engloutirent leur diner avant d'etre conduits dans les etages superieurs jusqu'a une chambre avec un lit et deux hamacs suspendus entre les poutres. Une grande fenetre occupait le fond, rendue parfaitement opaque par la nuit. Ambre se precipita dessus. -- C'est une vraie baie vitree ! Je veux dire que c'est de la recup ! Les montants sont en aluminium contrairement a tout le bateau qui semble en bois. Voyant qu'elle abaissait la gachette pour l'ouvrir, Matt intervint : -- Tu ne devrais pas faire ca, on ignore tout de ce qu'il y a dehors ! Sans ecouter le conseil, Ambre fit coulisser la fenetre et l'air frais du dehors s'engouffra dans la petite piece. -- Je ne vois rien ! s'ecria-t-elle. Oh ! Si ! Attendez, c'est... c'est l'ocean ! La lune ouvrait un oeilleton entre les nuages, permettant de distinguer un horizon sombre, relativement plat. Le vent soufflait dans les cheveux d'Ambre. Matt la tira a l'interieur et referma la fenetre. -- C'est dangereux ! gronda-t-il. Tu cherches a te faire happer par l'une des creatures qui vivent la-dessous ? Ambre maugrea pour la forme avant de remarquer leurs sacs a dos. Toutes leurs affaires, sauf les armes, leur avaient ete rendues. Les deux garcons attribuerent le lit a Ambre et chacun installa des couvertures dans son hamac pour le rendre plus douillet. Ambre tira le rideau qui fermait un coin pour decouvrir une chaise a trou en guise de toilettes, une bassine en fer et un robinet au-dessus. -- Ce qu'ils sont ingenieux ! admira-t-elle. -- Ce qu'ils sont louches tu veux dire ! repliqua Tobias en lui tournant le dos. Ils sont verts ! Leurs cheveux, leurs yeux et meme leurs levres sont d'un vert pas normal ! Tobias s'interessait en meme temps a l'une des deux lanternes en verre. La substance molle a l'interieur projetait sa lueur argentee sans emettre de chaleur. -- On dirait de la gelee, dit-il. Matt observait la porte, les mains sur les hanches. -- Ils ont ferme a cle, rapporta-t-il. Nous sommes des passagers sous surveillance. Et si nous tentions une petite sortie nocturne, comme lorsque nous etions sur l'ile Carmichael ? Ambre repondit par la negative : -- Si tu trahis leur confiance des le premier jour, comment veux-tu qu'ils nous acceptent ensuite ? Non, dormons et demain nous en apprendrons davantage sur eux. Matt ne partageait pas l'excitation de son amie mais il n'insista pas. Il profita du coin d'eau pour faire sa toilette, il n'y avait pas beaucoup de pression au robinet cependant l'eau claire lui fit du bien ; et il sauta dans son hamac vetu d'un calecon et d'un tee-shirt. Tobias l'imita tandis que Ambre passa plus de temps derriere le rideau tire. Elle leur demanda de tourner la tete lorsqu'elle sortit pour aller se coucher et Tobias fit remarquer qu'ils n'avaient pas > les lampes a substance molle. Il chercha un moyen de neutraliser la phosphorescence - interrupteur, produit, cache - sans rien trouver. En desespoir de cause, il osa toucher la curieuse matiere et la sortit de son globe en verre pour la deposer dans une petite malle. -- Beurk, c'est degoutant ! C'est tout visqueux et froid ! Il repeta l'operation avec la seconde et put se recoucher. La lune entrait par la fenetre, soulignant les traits fatigues des trois compagnons. Dehors, quelques metres plus bas, une mer noire et etrangement silencieuse encerclait l'embarcation. -- Et dire qu'on flotte a mille metres d'altitude, s'emerveilla Ambre. -- Tu crois que ce sont eux qui l'ont construit ? fit Tobias. Il a l'air vraiment grand ce bateau. -- En tout cas je suis impatiente de le visiter et de faire la connaissance de ce peuple. Nous avons tant de choses a nous dire ! -- T'as l'air drolement joyeuse, je te rappelle qu'on est enfermes ! -- Ils se protegent, c'est normal. Matt se mela a la conversation : -- Demain, les amis, demain nous saurons s'ils sont nos allies ou nos ennemis. Ils discuterent longuement et le balancement lancinant du navire finit par clore les paupieres d'Ambre et de Tobias. Matt, lui, resta a scruter le plafond dans l'obscurite. Il songeait a Plume. La peine le garda eveille longtemps. 10. Soleil et grand air La lumiere du soleil ne cessait d'augmenter, toujours plus aveuglante. Apres plusieurs jours plonges dans les tenebres, l'Alliance des Trois eprouvait ce matin-la le plus grand mal a ouvrir les yeux dans cette cabine baignee de rayons dores. Ils y passerent une demi-heure avant de pouvoir se lever. Le petit dejeuner leur fut apporte bien plus tard et Matt comprit qu'ils s'etaient reveilles tres tot. Le plateau comportait ce qui ressemblait a des fruits, bien qu'il n'en ait jamais vu de semblables auparavant, et un pichet de liquide blanc qu'il estima etre du lait de coco. Ils savourerent chaque bouchee de ce repas frais et sucre. En milieu de matinee, on vint les chercher pour les conduire sur le pont principal. De coursives en escaliers etroits, ils parvinrent au grand air par une ecoutille, au pied d'un gros mat sangle de cordages. Les trois voyageurs en eurent le souffle coupe. Ils naviguaient a bord d'un enorme voilier. Quatre mats, sur lesquels de gros ballons en cuir brun etaient accroches par grappes, portaient tout le bateau a la maniere d'une nacelle de montgolfiere. Matt compta six a dix ballons par mat, et fut pris de vertige lorsqu'il vit un garcon circuler en hauteur sur une minuscule passerelle pour verifier le maillage des cordes tendues. Plus haut encore, au sommet du grand mat avant, un poste de vigie etait installe. Assez spacieux pour contenir plusieurs personnes. Matt distingua des silhouettes en train de s'activer et de tirer sur des filins en direction de ce qu'il avait d'abord pris pour des nuages. Des voiles immenses tractaient le voilier, arrimees au bastingage par d'autres cables interminables elles operaient a l'instar de cerfs-volants, loin dans le ciel, gonflees par le vent. Sonne par la demesure de l'ouvrage, Matt reprit ses esprits peu a peu, alors qu'il n'en finissait plus de constater le genie de ces Pans. Le pont principal faisait quinze metres de large ; les chateaux de proue et de poupe s'elevaient au-dessus comme des immeubles de deux etages. Et rien qu'a leur niveau, une vingtaine de personnes s'activaient a briquer le plancher, faire ou defaire des noeuds, ou a grimper aux mats le long des haubans qui tissaient une toile d'araignee autour du navire. A la lumiere du jour, la couleur de leurs cheveux etait plus vive, leurs regards plus penetrants encore et Matt s'apercut que leurs ongles n'etaient pas bruns comme il l'avait cru la veille sous l'eclairage des niveaux inferieurs, mais bien verdatres egalement. Certains avaient les levres pales, d'autres foncees, mais toujours vertes. Le garcon en conclut qu'ils s'etaient developpes au coeur de cette foret absorbant une partie des essences qui la constituaient, avec le choc de la Tempete. -- Hey ! Faut avancer ! cria l'un de leurs gardes du corps. Ils suivirent leur guide jusqu'a l'escalier du chateau arriere et monterent sur son toit ou les attendaient les trois capitaines entourees de plusieurs membres d'equipage. Un grand poste de pilotage ouvert aux vents tronait au centre, avec une table et une boussole incrustee sur le cote. -- C'est vous qui avez construit ce navire ? demanda Ambre. -- Oui. Il est acheve depuis seulement un mois. Nous y avons consacre toutes nos ressources et notre energie, repondit la grande capitaine. Je suis Orlandia. La plus jeune s'avanca : -- Clemantis. -- Faellis, ajouta la troisieme. Ambre fit les presentations a son tour pour enchainer sur une autre question : -- Comment avez-vous fait ? C'est un travail de titans qui demande des connaissances precises ! -- Nous ne sommes pas comme vous, expliqua Orlandia dont les yeux brillaient avec l'intensite d'une pierre precieuse. Nous avons des capacites speciales. Ambre et Matt s'observerent brievement. -- Comme quoi ? s'enquit ce dernier. -- Nous reflechissons vite, certains sont capables de memoriser des livres entiers rien qu'en les feuilletant, quelques-uns produisent des petits eclairs comme les guerriers qui vous ont sauves, d'autres sont plus forts qu'un bison, et nous avons autour de notre Nid des materiaux a profusion. Malgre tout, la construction du Vaisseau-Matrice nous a pris cinq mois. Nouveau coup d'oeil d'Ambre vers Matt. Orlandia faisait allusion a l'alteration. Ici aussi, ils en ressentaient les effets. Toutefois, ils semblaient bien la controler, comme s'ils en avaient cerne les possibilites bien plus tot que les Pans de la terre ferme. -- Whouah ! s'exclama Tobias. Tous se tournerent dans sa direction. Il se tenait contre le bastingage et admirait la vue. Une mer d'un vert fonce a l'infini. Les creux et les vagues semblaient figes, a peine tremblaient-ils sous l'effet du vent. Ils flottaient au-dessus de la cime des arbres. -- Vous ne connaissez rien a la mer Seche ? s'enquit Clemantis. -- Non, c'est la premiere fois que nous la contemplons, admit Ambre. -- C'est le sommet d'une foret profonde de plus d'un kilometre. Le feuillage est d'une telle densite que par endroits on peut flotter a la surface. Nous sommes obliges d'utiliser des poids pour plonger lorsque nous operons des expeditions dans les abysses. -- C'est ce que vous faisiez hier, lorsque vous nous avez secourus ? -- En effet. Dans la cale-hangar du Vaisseau-Matrice, se trouve une trappe par laquelle nous faisons descendre une sphere de bois tressee. Elle est reliee a un cable pour la remonter. Nos cultivateurs entrent dans la sphere et sont conduits le plus bas possible. -- Des cultivateurs ? -- En effet, il existe de nombreuses racines comestibles, plantes medicamenteuses et substances aux proprietes pratiques dans les profondeurs de la mer Seche. -- C'est incroyable ! s'ecria Ambre, tout excitee. -- Parlez-nous du territoire d'ou vous venez. -- Ce n'est pas vraiment un territoire, c'est un pays tout entier ! Enfin, ce qu'il en reste. -- La mer Seche n'a pas tout recouvert alors ? -- Non, je crois meme pouvoir affirmer qu'elle n'est qu'une petite partie du pays. -- Les survivants, en bas, sont tous jeunes ? Il n'y a pas d'adultes ? intervint un des garcons en retrait. -- Euh... si, il y a des adultes, avoua Ambre, l'air plus sombre. Elle se lanca alors dans de longues explications sur ce qu'etait devenue la vie entre les Pans, les Gloutons et les Cyniks, puis elle aborda leur propre histoire, l'ile Carmichael, et expliqua qu'ils etaient partis dans une Quete vers le sud, pour decouvrir ce que manigancaient les Cyniks. Ambre parla pendant pres d'une heure, sans interruption. -- Comment se fait-il que les adultes soient tous agressifs ? s'etonna Faellis. Vous avez essaye de leur parler, de faire la paix ? -- Il n'y a pas moyen, affirma Tobias. Ce sont des brutes desormais. Et tout ce qu'ils veulent, c'est nous emprisonner dans leurs gigantesques chariots tires par des ours. -- Notre Quete est de savoir ce qu'ils font des Pans enleves, repeta Ambre, comment ils se sont organises, et qui est leur Reine. Et de comprendre pourquoi cette Reine veut a tout prix me capturer ! songea Matt. Et encore, je passe sur le Rauperoden ! -- C'est un joli nom, Pan, fit remarquer Clemantis. Nous nous appelons le peuple Gaia. -- Gaia ? articula Tobias. Ca veut dire quoi ? -- Gaia, a l'origine, est une divinite grecque. C'est le symbole de la Terre toute-puissante, son ame. C'est elle qui a declenche la Tempete, pour punir les hommes de leurs exces. Elle nous a epargnes et nous a transformes pour que soyons plus en harmonie avec elle, plus respectueux. Avant, nous etions tous... -- Clemantis ! la coupa Orlandia. Matt percut un malaise entre les deux capitaines. Faellis enchaina : -- Il n'y a qu'a nous regarder, la chlorophylle a impacte nos cellules, nous sommes plus proches de la nature maintenant, nous pouvons sentir des choses, le fremissement d'un arbre par exemple, le vent nous chante des chansons lorsqu'on s'arrete pour l'ecouter. Nos vies sont bouleversees. Matt posa la question qui lui brulait les levres depuis un moment : -- Hier, vous nous avez pris pour les membres d'une tribu, de quoi s'agit-il ? -- D'autres enfants, des Pans comme vous dites. Ils ont survecu a la Tempete, mais ne sont pas comme nous, ils vous ressemblent, ils n'ont pas recu la benediction de Gaia. Ils sont dissemines sur la mer Seche, ils forment de petites tribus qui tentent de nous piller. -- Vous voulez dire qu'ils sont vos ennemis ? deplora Ambre. -- Oui, ils sont jaloux de nous, de tout ce que nous accomplissons depuis la Tempete. Matt considera les representants du peuple de Gaia qui se tenaient en face d'eux. Que s'etait-il passe pour qu'ils soient tous modifies en meme temps et de cette maniere ? Pourquoi les autres Pans de la Foret Aveugle n'avaient-ils pas subi cette modification ? -- Savez-vous ce qui a entraine votre... ce changement chez vous, demanda-t-il, cette sensibilite a la chlorophylle ? -- C'est Gaia, c'est son choix. -- Il y a certainement une explication plus realiste, vous ne croyez pas ? Un des garcons fit un pas vers lui et d'un geste rapide degaina une longue tige, comme un fleuret d'escrime, avec une pointe recouverte d'une substance rose ressemblant a du chewing-gum ecrase. La pointe fouetta l'air et s'arreta juste sous le nez de Matt. -- Du respect pour la Mere-Gaia ! s'ecria-t-il, plein de morgue. Matt recula et cet incident mit un terme a la conversation. On installa l'Alliance des Trois sur un banc a l'arriere, dans une alcove surplombant le vide d'ou ils pouvaient admirer le paysage. Le ciel s'etait degage et de rares nuages isoles stagnaient sous ce plafond bleu. L'equipage s'activait, verifiant les ballons, lancant des ordres depuis les haubans, et de temps en temps une des capitaines sortait du poste de pilotage pour aller inspecter les manoeuvres. Matt avait remarque la presence de tubes se terminant par un cornet dans lesquels parlaient les officiers. Tout un systeme de communication entre le pont principal et la vigie, quarante metres plus haut. Les trois capitaines etaient les seules femmes a bord, Matt comprit que les adolescents les plus ages avaient la securite en charge, avec leurs fleurets en bois a la ceinture, les plus freles servaient d'officiers et se reconnaissaient a leur casque en demi-coquille de noix geante, tous les autres constituaient la bordee de quart. -- Ils sont sacrement susceptibles sur la question de leur origine ! souligna Tobias. -- Ils cachent quelque chose, affirma Ambre. Lorsque Clemantis a failli nous en dire trop, vous avez vu comme Orlandia l'a reprise ? -- Je n'aime pas ca, avoua Matt. Pourquoi les Pans qui habitent sur la mer Seche veulent-ils leur faire la guerre ? Ca n'a aucun sens, ils devraient tous s'entraider. C'est louche. -- Nous sommes les premiers Pans de la terre a les rencontrer, realisa alors Tobias. Nous sommes des explorateurs ! Et ca nous donne le droit de leur choisir le nom qu'on veut ! C'est nul, le peuple Gaia, je propose qu'on les appelle les Kloropanphylles avec un K parce qu'ils sont speciaux ! Matt ricana. -- Si tu veux, dit-il. Une sirene retentit soudain, Matt vit un des garcons de la securite qui soufflait de toutes ses forces dans un cor. -- Qu'est-ce qui se passe ? s'inquieta Tobias. Plusieurs Kloropanphylles jaillirent des ponts inferieurs, equipes de leur armure blanche en chitine de fourmi, et brandirent des arcs pendant que d'autres sortaient en hate du chateau avant quatre grosses arbaletes sur roues pour les aligner sur le flanc tribord. L'Alliance des Trois se colla au parapet pour observer sans gener la manoeuvre. Des bras pointaient l'horizon et Matt suivit la direction du regard. Une lumiere rouge palpitait sous la frondaison, a moins de cent metres. Elle clignotait comme un gyrophare. Avisant la presence d'Orlandia, Matt l'interpella : -- Qu'est-ce qui se passe ? -- C'est un Requiem-rouge ! -- Et c'est dangereux ? Orlandia tourna la tete pour plonger son regard dans le sien. Elle etait paniquee. -- Il n'y a rien de pire dans toute la mer Seche. 11. Le bannissement Tobias frissonnait. -- C'est un monstre puissant, c'est ca ? Orlandia deglutit avec peine, partageant son attention entre la lumiere qui venait dans leur direction, son equipage et l'Alliance des Trois. -- Une sorte de pieuvre geante qui enroule ses tentacules de branche en branche pour avancer, expliqua-t-elle. La palpitation marque son excitation, plus elle s'intensifie, plus elle est prete a combattre. Si elle s'approche a moins de cinquante metres, nous n'aurons plus le choix. -- Et c'est difficile a tuer ce truc ? demanda Tobias. -- Si le combat s'engage, tout ce que nous pourrons faire, c'est gagner du temps, avant qu'elle ne nous detruise ou qu'elle se fatigue. On ne peut pas la tuer, elle est beaucoup trop puissante. La cadence des illuminations s'accelerait. -- Armez les arbalitres ! hurla quelqu'un. Matt vit qu'ils chargeaient chaque arbalete d'une longue fleche creuse. Ils la remplirent de plusieurs litres d'un liquide epais et brun et refermerent la partie coulissante. -- C'est un poison extremement puissant qu'on tire d'une variete d'arbres, expliqua Orlandia qui avait suivi le regard de Matt. Matt la remercia d'un signe de tete. Pour la premiere fois, et malgre les circonstances, il se surprit a la trouver jolie. L'enorme clignotement devint frenetique. Il etait a moins de soixante-dix metres et se rapprochait encore. Tout l'equipage restait fige, les poings serres, ou se tenant fermement a une balustrade. Plus personne ne bougeait, tous les regards scrutaient l'horizon avec anxiete. Soudain, le Requiem-rouge cessa de clignoter, il etait maintenant a moins de cinquante metres, la lumiere ecarlate qui provenait de sous la frondaison s'eteignit avant de rejaillir plus intense. Celui qui commandait les soldats Kloropanphylles leva un bras en direction des arbalitres et fit signe d'attendre. Plusieurs arbres s'agiterent, Matt crut distinguer un corps spongieux entre les branches mais le Requiem-rouge disparut dans les profondeurs en soulevant un nuage de feuilles et de branchages qui vinrent s'echouer jusque sur le pont principal. Le Vaisseau-Matrice, qui flottait a quelques metres de la cime, ne bougea pas tandis qu'au-dessous, des hectares de foret grincaient en s'agitant telle une mer en furie. Le silence revint tout d'un coup. Un soupir collectif traversa le bateau. Tobias emit un long sifflement de soulagement ponctue d'un : -- Je dois avouer que j'ai eu la trouille ! -- Cette creature est ce qu'il y a de pire chez nous, exposa Orlandia, priez pour ne jamais plus en recroiser un, car bien des notres sont morts entre leurs bras. Sur quoi elle retourna, l'air sombre, au poste de pilotage. En fin de matinee, le navire s'anima et Matt percut une excitation nouvelle a bord. Il comprit en apercevant le recif vers lequel il se dirigeait. A mesure qu'ils s'en rapprochaient, Matt entendit plusieurs fois le mot > parmi les marins a present joyeux. Cinq enormes troncs surgissaient de la surface, relies entre eux par des passerelles de planches et de cordes tendues qui tissaient un maillage de rues et de terrasses. Matt repera egalement une sorte de quai, un grand debarcadere qui s'etalait sur la mer Seche. Le bateau entama alors son approche finale, une quarantaine de Kloropanphylles investirent les mats pendant que la plupart des voiles s'affalaient, ne laissant flotter que quelques carres de toile loin dans le ciel. Matt fut stupefait par la dexterite des hommes d'equipage, suspendus si haut. Ils enroulerent les immenses rectangles blancs sur les vergues superieures. Le Vaisseau-Matrice ralentit. Le Nid se revela beaucoup plus grand que ce que Matt avait d'abord pense. Les chenes depassaient la hauteur du grand mat, ce qui n'etait pas peu dire. Et s'il existait bien un reseau complexe de passerelles suspendues entre chaque arbre, Matt remarqua aussi le plancher qui encadrait chaque chene et qui les reliait entre eux par de larges jetees prenant appui quelque part sous les frondaisons vertes. Des batiments en bois s'agglutinaient au pied des chenes, dans l'ombre. Matt vit egalement plusieurs formes rectangulaires qui pouvaient etre des habitations dans les feuillages. Derriere le Nid, une masse de verdure s'agitait, que Matt ne put distinguer clairement. Trois navires, sans comparaison possible avec le Vaisseau-Matrice, plutot de freles embarcations, etaient amarres a l'extremite ouest du Nid, leurs ballons degonfles les faisaient reposer directement sur la surface du feuillage dans lequel ils s'enfoncaient de deux bons metres. La foule se precipita sur le quai principal pour admirer la manoeuvre d'accostage, et durant plus d'une heure, l'Alliance des Trois put observer longuement les visages et les silhouettes. Tous etaient empreints du sceau de la chlorophylle, chevelure eclatante, regard percant. -- Ils sont supernombreux ! constata Tobias, stupefait. -- Je dirais... au moins cinq cents, estima Matt. -- Au moins ! Le navire a quai, Orlandia ordonna qu'on >. Apres quoi, l'equipage niche dans les mats s'attaqua aux rangees de ballons et en tirant sur des cordages les marins libererent l'air chaud emprisonne a l'interieur. En quelques minutes tout le Vaisseau-Matrice descendit de plusieurs metres jusqu'a s'enfoncer a mi-coque dans l'epais feuillage de la surface. Sur le quai, un groupe de Kloropanphylles fit rouler une passerelle en bois pour l'emboiter dans le pont principal, par un trou dans le bastingage qui venait d'etre demonte. L'equipage devala la pente pour se precipiter dans les bras de leurs compagnons dans une clameur enthousiaste. Clemantis s'approcha de l'Alliance des Trois : -- Vous allez m'accompagner, je vais vous presenter. Le tumulte joyeux retomba d'un coup lorsqu'un cor puissant resonna depuis le chene central. Tobias paniqua un instant, craignant le retour du Requiem-rouge, avant de comprendre qu'il n'en etait rien. Tous les Kloropanphylles se tenaient droit, calmes. Ils s'ecarterent pour ouvrir un chemin au milieu du quai. Une silhouette surgit de la penombre sous l'arbre massif, hesitante. Deux soldats en armure de chitine le pousserent de la pointe de leurs lances. Contraint, l'homme reprit sa marche sur le quai et Matt crut discerner de la peur dans son attitude. Que craignait-il ? Il s'agissait pourtant d'un Kloropanphylle, sans doute possible, ses cheveux verts en temoignaient. Matt fut soudain alerte par le silence pesant qui s'etait abattu sur la ville et sur le bateau. Tous guettaient le malheureux, sans un mot. Matt se pencha vers Clemantis pour lui demander : -- Qu'est-ce qui se passe ? -- Apparemment c'est un bannissement. -- Un des votres ? -- Oui, je le reconnais, il s'appelle Paleos. -- Si vous le bannissez, que va-t-il devenir ? -- Il est chasse du Nid, sans espoir de retour. Il doit s'enfoncer dans les abysses de la mer Seche. -- Mais... il va mourir ? -- Tres certainement. C'est la sanction la plus dramatique qui existe. Il faut avoir commis un crime ou un acte de haute trahison pour etre banni. Le conseil des Femmes ne prononce presque jamais cette peine, car c'est ce qui peut arriver de pire. J'ignore ce que Paleos a pu faire pour meriter pareil sort. Tous les regards se portaient sur le pauvre garcon qui trebuchait, les jambes tremblantes. La foule s'ecartait a mesure qu'il avancait comme si tous evitaient de le toucher. A l'extremite du quai, Paleos se tourna vers le Nid et ses habitants. Il etait grand, muscle et beau garcon, malgre la peur qui envahissait chaque parcelle de son corps. -- Vous... vous savez que cela nous arrivera a tous, dit-il. -- Le conseil des Femmes a prononce un jugement, il est definitif ! repliqua l'un des soldats. Pars, maintenant. L'autre garde en armure tendit un sac et un long couteau a Paleos qui les prit avant de poser un pied sur la premiere marche du petit escalier qui terminait le quai. Etroit, il s'enfoncait dans un trou entre les feuillages. -- Je ne suis pas un criminel ! s'ecria-t-il. Puis il disparut dans l'epaisseur de la mer Seche. La consternation plomba le debarquement qui suivit, les rires et les tapes dans le dos du debut etaient remplaces par des soupirs et des regards bas. Les trois capitaines descendirent parmi les derniers, accompagnees par l'Alliance des Trois et une petite escorte. Tous les Kloropanphylles reculerent sur leur passage, echangeant des murmures inquiets. -- Vous etes conduit au conseil des Femmes pour statuer sur votre sort, expliqua Orlandia. -- Les filles commandent votre communaute ? demanda Ambre. -- Oui. Nous sommes plus sages et moins impulsives que les garcons. Ils sont nos conseillers, ils savent analyser une situation, mais nous prenons les decisions. -- Et les garcons acceptent ? -- Ils sont ainsi debarrasses de toute pression, inclus dans le processus sans pour autant avoir a gerer les choix, personne ne s'en plaint. Au pied du grand chene, ils gravirent un chemin fait de planches et de cordes qui epousait son ecorce sur toute la circonference, montant en pente douce dans les hauteurs. Pendant l'ascension, Tobias se glissa entre Ambre et Matt pour demander a voix basse : -- Qu'est-ce qu'on fait s'ils ne veulent pas de nous ? -- Il faut les convaincre de nous aider, repliqua Ambre, nous l'avons bien vu, la Foret Aveugle est trop grande et dangereuse pour qu'on puisse esperer la traverser sans leur aide. S'ils nous renvoient en bas, nous sommes... -- Morts ? fit Tobias, pas vraiment rassure par la franchise d'Ambre. A bien reflechir, je prefere quand tu me mens ! -- S'ils refusent de nous assister, dit Matt, alors qu'ils nous rendent nos armes et quelques provisions, on se debrouillera. Ambre l'attrapa par le bras : -- Matt, ne t'obstine pas, la Foret Aveugle finira par avoir notre peau, tu as vu sa taille ? Elle s'etend dans toutes les directions, vaste comme un ocean. Jamais nous n'en sortirons vivants en passant par ses profondeurs ! Tobias approuva, terrifie. -- Elle n'a pas tort ! Les convaincre, par tous les moyens, je ne vois que ca. -- Je ne saurais l'expliquer, continua Ambre, mais j'ai un bon feeling avec eux, certes ils sont parfois... etranges, neanmoins j'ai confiance. Il faut tout faire pour qu'ils nous aident. Nous avons besoin de repos, de vivres et d'un moyen de transport jusqu'a l'extremite sud de cette mer Seche. Matt, promets-moi de ne pas t'enteter contre eux. -- Je ne les sens pas. Ils cachent quelque chose. -- Parce qu'ils sont differents, c'est tout. A plus de vingt metres, ils atteignirent une longue plate-forme occupee en partie par une maison recouverte de mousse verte. A l'interieur, accrochees aux parois, des soucoupes en bois accueillant un morceau de substance molle projetaient un eclairage blanc sur des bancs et des tapis bruns. Clemantis fit signe a l'Alliance des Trois de s'asseoir pour patienter pendant que Faellis et Orlandia s'eclipsaient par une porte a double battant. Profitant de cet instant, Ambre interrogea Clemantis d'un air innocent : -- Ce matin, j'ai cru comprendre que vous vouliez nous parler, je me trompe ? -- Ce n'est rien. -- Pourquoi nous le cacher alors ? Clemantis lui jeta un regard mal a l'aise avant de guetter la grande porte. -- Je n'ai pas le droit d'evoquer ce sujet, vous etes des etrangers. -- Ne serait-ce pas justement l'occasion de faire de nous des amis ? Clemantis parut touchee par cette remarque et avisa Ambre. Orlandia reapparut a cet instant, en s'ecriant : -- Le conseil va nous recevoir. Preparez-vous ! Tandis que ses deux compagnons se levaient, Ambre chuchota a Clemantis : -- Doit-on les craindre ? Apres une hesitation, Clemantis repondit sur le meme ton de conspirateur : -- Elles ne sont pas toutes commodes, si elles considerent que vous pouvez representer la moindre menace pour nous, alors elles n'hesiteront pas a vous bannir. Soyez francs. Et surtout, que vos deux amis ne manifestent aucune forme d'agressivite ! Toute la bande s'engagea dans une salle voutee, dont un des murs etait l'ecorce meme du chene. Un trou de trois metres de large s'ouvrait sur l'interieur de l'arbre, un escalier taille a meme l'aubier, irradie par d'autres lampes a substance molle, montait vers le sommet. Guidee par Orlandia, la petite troupe se mit en marche vers le conseil des Femmes. 12. Conseil sous les etoiles Ambre, Matt et Tobias furent installes dans une petite piece circulaire ou on leur apporta de quoi manger. Ils avaient tellement gravi de marches qu'il leur semblait avoir atteint le sommet de l'arbre. Leurs cuisses et leurs mollets etaient en feu. -- Nous ne devons pas rencontrer le conseil ? s'etonna Ambre. -- Si, toutefois vous devez prendre des forces avant, expliqua Clemantis, pour ne pas etre epuises. -- Epuises ? repeta Matt. Quel genre de conseil est-ce donc ? Un combat ou je ne sais quoi ? Clemantis s'amusa de sa question. -- Non, dit-elle en souriant. Pour que le conseil puisse prendre la meilleure decision, ses membres auront besoin d'un maximum de precisions, et c'est ce que vous allez devoir leur fournir cet apres-midi. -- Et quand verrons-nous les membres du conseil ? s'enquit Tobias. -- Ce soir. Le conseil ne se rassemble qu'a la nuit tombee. Ils mangerent ensemble, un repas chaud, de la viande blanche ressemblant au poulet, et une puree de pomme de terre qui sentait la terre mouillee. Ensuite, Clemantis et Orlandia les saluerent et laisserent la place a une douzaine de garcons de tous les ages. Le plus jeune ne devait pas avoir plus de huit ans et le plus age seize. Ils s'assirent a table, en face de l'Alliance des Trois et le plus grand lanca : -- Faellis nous a explique les circonstances de votre rencontre, et tout ce que vous lui avez dit a propos de votre monde. -- C'est notre monde a tous, intervint Matt, la Foret Aveu... pardon, la mer Seche en fait partie ! L'adolescent ne sembla pas apprecier la precision, il toisa Matt longuement avant de poursuivre : -- Ce qui compte, c'est que vous etes desormais ici, au Nid, et que nous avons des regles strictes. Nous allons donc devoir debattre pour savoir si vous etes les bienvenus ou si vous constituez un danger potentiel. Cette fois, aucun membre de l'Alliance des Trois n'osa lui couper la parole, meme si l'envie d'affirmer qu'ils n'etaient nullement une menace les demangeait. -- Nous nous sommes reconstruits grace a l'Arbre de vie, reprit l'adolescent, vous devez vous engager a le respecter, lui et nos croyances. Ambre hocha la tete en signe d'acceptation, bientot imitee par Tobias puis Matt. -- Tres bien, je m'appelle Torshan. Commencons par le faire couler dans vos veines, venez. Torshan et ses compagnons se leverent pour emmener les trois nouveaux dans un couloir etroit, creuse a l'interieur de l'aubier. Ils descendirent quelques marches et s'arreterent dans une sorte de grotte blanche au centre de laquelle se dressait une colonne de bois. Un liquide epais et ambre s'ecoulait tres lentement d'une profonde entaille qui semblait naturelle. -- Voici la seve de l'Arbre de vie, annonca Torshan en plongeant un petit gobelet dans la saignee. Vous devez boire son sang. -- Qu'est-ce que... qu'est-ce que ca va nous faire ? demanda Tobias. -- Absorber le sang de l'Arbre de vie c'est faire partie de notre tribu. Si apres cela vous nous mentez, alors il n'y aura aucun doute possible, vous serez nos ennemis. Nul n'a le droit de mentir lorsque coule en lui le sang de notre Arbre sacre. Il tendit le gobelet a Tobias qui le saisit apres une courte hesitation. Ses yeux chercherent le soutien d'Ambre et de Matt qui l'encouragerent d'un signe. Tobias but une gorgee avant de passer le gobelet a Ambre. La seve avait un gout amer ; collante, elle etait difficile a avaler. Tous l'imiterent et Torshan laissa eclater son soulagement : -- Vous etes, au moins pour un temps, les enfants de l'Arbre de vie. Allons-y, debutons notre rencontre. L'Alliance des Trois fut assaillie de questions. Des heures durant, ils repondirent a tout : d'ou ils venaient precisement, ce qu'ils faisaient dans les abysses de la mer Seche, comment s'etaient-ils connus, ce qu'ils savaient des autres tribus ; l'interrogatoire se prolongeait, sans fin, chaque reponse amenant une nouvelle question. Les garcons le conduisaient avec gentillesse et respect ; toutefois, Matt nota une distance entre eux : leurs sourires et le ton amical n'etaient que simple politesse. Matt eut le coeur serre lorsqu'il mentionna Plume et sa disparition. Sa chienne lui manquait terriblement. Torshan dirigeait les debats bien qu'il laissat enormement de liberte aux autres dans le choix des questions. Bientot, il fut evident que chacun y allait de ses preoccupations personnelles, le plus jeune etait moins subtil mais ne s'embarrassait d'aucune maniere, tandis que Torshan progressait avec beaucoup plus de malice, questionnant sans en avoir l'air. Lorsque Matt fut interroge sur la nature des choses qui les agressaient au moment du sauvetage, il hesita. Son reflexe premier etait de n'en pas parler, garder pour lui l'existence du Rauperoden. Cependant, il savait qu'il n'avait pas le droit de mentir. S'il se faisait prendre, ils seraient aussitot bannis, sans seconde chance. Comment pourraient-ils savoir que je mens ? Matt hesitait. -- Eh bien ? s'impatienta le Kloropanphylle en face de lui. Savez-vous par quoi vous etiez attaques et pour quelle raison ? -- Par des echassiers, lacha Matt a la grande surprise de Tobias. Ambre lui jeta un regard complice, et Matt crut un instant y lire de la fierte. -- Plus connus sous le nom de guetteurs, completa-t-il. Ils sont l'armee d'une creature puissante et tres dangereuse, le Rauperoden. -- J'ignore tout de pareille bete, peut-etre l'appelons-nous autrement, decrivez-la-nous. -- C'est inutile, je peux vous assurer que vous ne l'avez jamais vu, il vient du nord et il... il me traque. -- Pourquoi vous ? -- Je l'ignore. Je le sens, c'est tout. Comme si mon instinct percevait tout le mal qui est en lui, la soif de destruction, et je suis certain que je ne dois surtout pas tomber entre ses mains. En nous sauvant hier, et en nous remontant a bord du Vaisseau-Matrice, vous avez mis entre lui et moi une bonne distance, il n'est pas pres de me retrouver, je vous en remercie. Torshan le contempla un moment avant que Matt ne reprenne la parole. Il raconta l'essentiel : pourquoi ils allaient vers le sud - pour fuir le Rauperoden mais aussi pour en savoir plus sur les Cyniks et les Pans enleves - et pour comprendre ce qu'un avis de recherche avec son portrait faisait dans les affaires d'un bataillon de soldats. -- Il semblerait que vous soyez quelqu'un de tres prise, Matt Carter, fit Torshan. -- Je ne vous mentirai pas, ma presence parmi vous peut etre source d'ennuis a long terme. Mes amis et moi, ne voulons pas rester, seulement nous repos... Torshan le coupa en levant une paume devant lui : -- Vous exprimerez vos souhaits en temps et en heure, nous ne nous soucions pas de ce que vous voulez, mais avant tout de ce que vous etes. Les questions s'enchainerent jusqu'au soir, jusqu'a ce que les trois adolescents soient epuises avec un mal de crane epouvantable. Les garcons les laisserent alors seuls, le temps d'un nouveau repas, et d'un repos bienvenu pendant lequel l'Alliance des Trois medita en silence sur tout ce qui s'etait deroule depuis la veille. On vint les chercher bien plus tard. Matt soupconna meme qu'il etait une heure avancee de la nuit, il somnolait lorsque Torshan entra dans la piece pour les inviter a le suivre. Ils furent conduits vers un autre escalier et monterent encore pour parvenir a une cour, sous les etoiles. Six coupelles recueillaient la substance molle qui diffusait une clarte argentee. Il n'y avait aucune porte, rien qu'un mur circulaire de trois metres de hauteur. Soudain Matt se sentit mal a l'aise, avec l'impression d'etre au centre d'une arene comme dans la Rome Antique, attendant qu'on lache les lions affames. Une voix feminine descendit des ombres surplombant le mur, comme s'il existait la un balcon. Matt tenta vainement de percer le voile d'obscurite, il n'apercut que les dernieres branches du chene avant le ciel. La voix se cachait parmi le feuillage. -- Vous etes devant le conseil des Femmes. Une autre voix, toute proche de la premiere, poursuivit : -- Nous avons ecoute nos conseillers relater vos reponses. -- Voici venue l'heure des decisions, annonca une troisieme, beaucoup plus jeune. -- Au regard de ce qui nous a ete presente, fit la premiere, nous estimons qu'il est de notre devoir de vous offrir l'hospitalite. L'Arbre de vie nous a assistees, il ne nous appartient pas, et toute vie qui souhaitera s'y abriter doit pouvoir le faire, si son intention est pure, sans arriere-pensees. Vous etes donc ici chez vous, comme nous le sommes. -- Torshan est nomme pour faciliter votre installation, il trouvera egalement comment vous pourrez aider au mieux la communaute en fonction de vos competences. Ambre leva la main, comme a l'ecole. -- Nous t'ecoutons, lui dit une fille. -- Vous devez savoir que nous ne demandons pas l'hospitalite pour... Nous ne souhaitons pas rester en fait, nous voudrions nous reposer parmi vous avant de repartir. Et pour cela, nous sollicitons votre aide. -- Nul ne part du Nid s'il n'y est contraint. -- Pourtant, comme il a du vous etre relate, nous sommes en mission, en quelque sorte. Et nous ne pouvons nous attarder longtemps ici sans mettre en peril votre quietude. -- Cette creature qui vous traque ne pourra remonter depuis les abysses toute seule, soyez confiants, meme si elle survit aux dangers qui rodent en bas, elle ne retrouvera pas votre trace ici. Matt grimaca. Il ne partageait pas cet optimisme, ce n'etait qu'une question de temps, jours, semaines, peut-etre meme mois, mais le Rauperoden reussirait a renouer le contact, et donc a localiser Matt en fouillant ses pensees. -- Nous devons poursuivre notre voyage, il en va peut-etre de la survie de notre peuple, les Pans, clama-t-il pour bien se faire entendre. Le silence tomba sur la fosse. -- Tout ce que nous demandons, reprit Matt, c'est votre aide pour atteindre le bord sud de la mer Seche. -- C'est un long voyage ! s'affola une quatrieme voix. -- En effet, reprit la premiere, un tres long voyage, a la mesure du temps qu'il faut prendre avant d'opter pour une decision, quelle qu'elle soit. Vous semblez competents, notre prosperite repose sur des etres comme vous. Rester au Nid c'est vous impliquer dans notre projet d'avenir. Nous avons tous besoin les uns des autres. -- Ma soeur dit vrai, vous autres, voyageurs, prenez le temps de vivre ici, et de reflechir a votre quete. D'ici a cinq nuits, vous reviendrez nous faire part de votre envie de rester ou bien de poursuivre. Et si tel doit etre le cas, il faudra nous convaincre, car nous ne risquerons pas nos vies pour vous accompagner loin de chez nous sans une tres bonne raison. -- Tout a fait : une excellente raison ! Sans quoi vous resterez ici, pour votre securite, et pour la notre. Un froissement d'etoffe leur parvint, tandis que le conseil des Femmes quittait les lieux. Matt observa ses deux amis. Ils le regardaient avec la meme inquietude. Tous trois s'interrogeaient. Cet endroit commencait a ressembler a une douce et belle cage. Mais une prison tout de meme. 13. Visite guidee Le lendemain matin, Matt fut reveille par des petits coups frappes contre sa porte. Son lit etait le plus confortable qu'il ait eu depuis son ancienne vie, avant la Tempete. Il avait sombre, la veille au soir, dans un sommeil de plomb, sans reves. La lumiere du jour percait les epais rideaux qui imitaient le velours. Il disposait d'une chambre rien que pour lui, tout comme Tobias et Ambre. Cela avait plu a la jeune fille, alors que les deux garcons y voyaient surtout un moyen de les separer, de les affaiblir. Matt se leva, encore endormi, et ouvrit la porte a Torshan qui lui expliqua ou se rendre pour prendre le petit dejeuner. Ils se retrouverent tous les quatre sur une terrasse, a une vingtaine de metres d'altitude. Malgre le feuillage, ils pouvaient admirer la vue sur les quais, les grands hangars, et plusieurs passerelles de cordes entre les cinq chenes du Nid. De nombreuses autres terrasses accueillaient des petites maisons rondes ou rectangulaires dans les hauteurs. Le Nid etait deja en pleine activite, on hissait des tonneaux et des caisses par des poulies, on transportait de longues planches sur les quais vers une zone de constructions, et Matt distingua un groupe qui montait a bord du Vaisseau-Matrice pour l'inspecter. -- Combien etes-vous ? demanda-t-il a Torshan. -- Six cent douze. Pardon, six cent onze maintenant. -- Vous faites allusion au bannissement de Paleos, n'est-ce pas ? Torshan fut surpris et toisa le jeune garcon. -- Effectivement. -- Qu'a-t-il fait ? Torshan prit un moment avant de repondre, mal a l'aise : -- Il a commis >. C'est... vous savez, avec une fille... -- Il a... couche avec une fille ? souligna Tobias entre stupeur et admiration. -- C'est absolument interdit ! lanca Torshan en se reprenant. -- Alors la fille aussi a ete bannie ? s'inquieta Tobias. -- Non, car elle a avoue son crime, et elle a explique qu'elle s'etait laisse convaincre par Paleos parce qu'elle etait amoureuse de lui. Le conseil lui a pardonne et lui donne une seconde chance. -- Pourquoi est-ce interdit ? intervint Ambre. C'est pourtant... naturel, et vous vous affirmez proches de la vie, de la nature ! -- Si l'Arbre de vie a decide de ne sauver que nous, de nous offrir cette difference, ce n'est pas un hasard ! repliqua Torshan avec un soupcon d'agressivite. Il n'y a plus d'adultes ou alors ils sont mauvais a vous entendre. L'Arbre de vie commande, et s'il voulait qu'il y ait de nouveaux enfants, il aurait sauve aussi des adultes ! Nous sommes des enfants, ou des adolescents, et nous devons le rester ! -- Et vous croyez qu'en evitant tout rapport sexuel vous resterez jeunes ? gloussa Ambre. -- Rappelez-vous votre engagement d'hier ! s'enerva Torshan. Vous devez respecter nos croyances ! Ambre allait repliquer mais elle s'abstint, se contenta de secouer la tete et s'enfonca dans son siege en bois et bambou tresse. Matt et Tobias la regardaient, estomaques et admiratifs en meme temps. Non seulement elle savait tenir tete, mais voila qu'en plus elle abordait un sujet tabou sans aucune honte. La fin du petit dejeuner s'effectua dans un silence gene. Torshan leur indiqua ou laver leurs couverts tout en expliquant que le systeme d'eau qui alimentait le Nid provenait de grands reservoirs au sommet des arbres, l'eau de pluie s'y deversait et il suffisait d'ouvrir les robinets pour que la difference de niveau genere une certaine pression. Il en allait de meme avec le Vaisseau-Matrice dont les reservoirs en forme de spheres occupaient tout un cote du bateau. -- Comment avez-vous recupere les robinets, les fenetres, et tout ce qui provient de notre ancienne vie ? questionna Ambre. Torshan lui jeta un regard percant. -- Des expeditions dans les abysses. Il reste encore des ruines de cet ancien monde. -- Vous descendez souvent ? -- Parfois. C'est tellement dangereux qu'on evite. -- Et cette mer Seche, intervint Tobias, c'est vrai qu'on peut flotter dessus ? Torshan hocha la tete. -- Le feuillage en surface est si dense qu'il porte les corps, voire nos navires ! Par contre il faut se mefier des trous noirs. -- Des trous noirs ? Qu'est-ce que c'est ? -- Des zones plus ou moins etendues ou le feuillage est epars, si vous tentez de nager sur la mer Seche, vous verrez que c'est possible, pas agreable mais possible ; en revanche, si d'un coup vous parvenez a un trou noir, alors il n'y aura plus assez de feuilles pour vous porter, et vous chuterez. -- Jusqu'en bas ? s'alarma Tobias. -- Ca arrive. -- C'est pour ca que vos navires disposent de ballons, fit remarquer Matt. Pour planer au-dessus de la surface, ne pas prendre le risque de tomber dans un trou noir. -- Tout a fait. Ce fut a Ambre de rebondir : -- Comment alimentez-vous les ballons en air chaud ? -- Par des Souffleurs. Ce sont de grosses limaces, vraiment tres grosses pour certaines. Des qu'elles mangent, elles produisent une chaleur tres forte, et comme elles devorent des feuilles, ce n'est pas difficile a nourrir ! Il suffit de les capturer, de les stocker dans une cale, les enfermer dans des boites en fer reliees aux ballons par des tuyaux, et le tour est joue ! Tobias siffla d'admiration. -- Et comment avez-vous construit cet endroit, le Nid ? demanda-t-il. -- Je comprends que vous ayez envie de tout savoir, venez, je vais commencer par vous faire visiter. Torshan les guida de passerelles en terrasses, d'escaliers dans les troncs en rampes arrimees a l'exterieur, sur l'ecorce. Partout ou ils passaient, les Kloropanphylles s'interrompaient dans leurs travaux pour examiner les trois visiteurs. -- C'est parce que d'habitude, les gens normaux, comme vous, sont des ennemis, expliqua Torshan. Jamais ils ne peuvent se promener librement ainsi. Vous etes les premiers. -- Pourquoi est-ce la guerre entre eux et vous ? -- Nous sommes ingenieux, debrouillards, et comme vous pouvez le constater, nous nous sommes bati une cite confortable. Ils veulent nous la prendre. -- Vous pourriez vous entraider ! -- Ils sont differents, ils n'adherent pas a la croyance de l'Arbre de vie, parce qu'il ne les a pas transformes. Ils se sentent humilies. Et pour tout vous dire, si l'Arbre de vie ne les a pas choisis, c'est qu'ils n'en sont pas dignes ! -- Alors pour vous, nous trois, nous sommes des etres inferieurs ? c'est ca ? Face a la colere grandissante d'Ambre, Torshan fit preuve de sagesse et prit un ton plus humble et amical : -- Vous venez d'en bas, c'est different chez vous. Ici nous avons nos regles, notre fonctionnement, c'est encore un autre monde. Il ne laissa pas le temps a Ambre de poursuivre et les entraina dans une nouvelle direction pour leur montrer les ateliers de confection : ici toutes les fibres vegetales exploitables etaient transformees soit en pelotes soit en etoffes, pour faire les vetements, tapis, draps, rideaux, cordes, voiles, tout ce qui pouvait servir a la vie quotidienne. Ensuite, l'Alliance des Trois fut guidee derriere le Nid, ou poussait une foret de bambou. -- C'etait deja ainsi lorsque nous nous sommes installes, c'est une sorte de gigantesque racine qui affleure la surface sur laquelle pousse toute cette vegetation. Il y a nos vergers sur le cote est, la plupart des fruits que vous mangez en proviennent, nous recoltons aussi les tubercules de branches, ca a le gout de pomme de terre. -- Et qu'est-ce qu'il y a dans cette foret de bambou, au bout de ce chemin ? demanda Matt. -- Vous le saurez ce soir. Allons, poursuivons, il reste beaucoup a voir. Torshan leur montra les quais, les navires servaient parfois a l'exploration et principalement a la chasse, toute la viande qu'ils absorbaient provenait de ces peches aussi dangereuses que necessaires. Chemin faisant, Ambre le questionna sur leurs noms etranges et il avoua qu'ils en avaient tous choisi un nouveau apres la Tempete. Lorsqu'elle voulut en savoir plus sur cet episode, il demeura evasif et eluda le sujet en les poussant vers une echelle de cordes difficile a gravir pour gagner un poste d'observation avec longue-vue. -- Pour prevenir de tout danger ! lanca-t-il. Attaque ennemie ou creature affamee. Plusieurs postes sont dissemines sur les arbres du Nid. La vigie les salua avec la meme mefiance que tous les autres Kloropanphylles. Puis ils passerent par les cuisines, equipees de grands fours a bois tailles dans la pierre, la salle d'armes ou s'entrainaient des guerriers en armure de chitine, et enfin la bibliotheque. Cette derniere etait creusee dans la base du chene principal, trente metres de diametre, percee de trous en hauteur pour laisser passer la lumiere du soleil. Ses parois etaient tapissees de tranches multicolores. Des milliers de livres. Cinq tables immenses encadrees de bancs en occupaient le centre, de quoi y asseoir pres de deux cents personnes. Il regnait la un silence quasi religieux. Les quatre visiteurs deambulerent en chuchotant pour ne pas troubler la concentration de la petite centaine de lecteurs presents. En passant non loin d'une table, Tobias designa les coupelles disposees tous les trois metres et dont la substance molle brillait doucement. -- Comment ca marche ce truc ? J'ai essaye de l'eteindre l'autre jour, sans reussir ! -- Nous la recuperons dans les abysses, elle reagit aux vibrations. Marcher dans un couloir suffit a les activer, parler egalement. Si vous restez immobile, sans un mot, apres quelques minutes elle cesse d'entrer en resonance et s'eteint. -- Ouah ! C'est genial ! Ambre se pencha vers Torshan pour ne pas avoir a elever la voix : -- Je vois qu'ils lisent vite, tous, est-ce que ca fait partie des changements que vous avez subis ? -- Oui. Certains d'entre nous peuvent lire vite, et surtout ils retiennent tout ! C'est grace a eux que nous avons pu exprimer autant d'ingeniosite ici et construire le Vaisseau-Matrice. -- Pourquoi ce nom ? interrogea Matt. -- Parce que grace a ce navire, nous allons pouvoir explorer plus loin, tenter des plongees plus longues, plus profondes, et nous garantir nourriture et materiaux necessaires a notre survie. Il sera la matrice de notre developpement. Tobias designa une lourde porte a grosse serrure en bois en son centre. Une tete de mort etait sculptee au-dessus. -- Qu'est-ce que c'est ? -- Rien, s'empressa de repondre Torshan en les poussant dans la direction opposee, oubliez cet endroit. Le cor resonna a l'exterieur et tous les Kloropanphylles leverent la tete avant de ranger leurs affaires. -- C'est l'heure du repas, avertit leur guide. Chacun passe par les cuisines pour recevoir sa ration, ensuite vous pouvez aller ou bon vous semble, avec qui vous voulez, pour partager ce moment. Je vais vous laisser reflechir a tout ca, je serai pres du grand hangar sur les quais si vous avez besoin de moi. Tout le monde est prevenu de votre integration, soyez un peu patients, cela prendra plusieurs jours pour que les regards deviennent plus amicaux, vous devez comprendre qu'ici, votre difference fait peur. Reflechissez au role que vous voudriez tenir pour vous epanouir dans notre communaute. On se retrouve ce soir ! Torshan les accompagna jusqu'aux cuisines ou un repas chaud leur fut servi dans une ecuelle en bois, puis l'Alliance des Trois alla se poser sur une plate-forme a quelques metres de hauteur. -- Pas de risque que je finisse dans cette bibliotheque ! commenta Ambre. -- Et moi alors ! se plaignit Tobias. Si toi tu es la cerebrale du groupe et Matt le bras arme qui l'enverra avec les guerriers du Nid, ou vais-je finir moi ? Aux cuisines ? -- Ne t'en fais pas, personne ne finira nulle part sur cette... ile, intervint Matt. -- Notez que je ne dis pas que cet endroit est desagreable, precisa Tobias, ils ont tout, c'est vachement beau et a la longue je suis certain qu'on peut devenir copains. A bien y reflechir, ca pourrait meme devenir un petit paradis pour nous trois. Ici, je doute que le Rauperoden puisse te retrouver et les Cyniks encore moins ! -- Il ne faut pas se laisser endormir, rappela Ambre. Nous ne sommes pas partis vers le sud seulement pour Matt, mais aussi pour en apprendre plus sur cette reine et ses agissements ! Tobias ecarquilla les yeux : -- Je te rappelle qu'au debut, tu devais nous accompagner pour faire un bout de chemin, pas plus, c'est ce que tu avais dit ! Ambre roula les yeux de depit : -- C'etait une excuse pour me joindre a vous, Toby, rien qu'une excuse. -- Quoi qu'il en soit, enchaina Matt, nous disposons de cinq jours pour convaincre le conseil des Femmes de nous emmener au bord de la mer Seche. Au-dela, il faudra non seulement se debrouiller seuls, mais certainement fuir cet endroit. -- Et tu comptes t'y prendre comment ? demanda Tobias. -- Je ne sais pas encore, j'ai ete le plus honnete possible avec eux, je leur ai tout dit sur nous, mais je n'ai pas le sentiment qu'ils soient aussi francs en retour. -- Ca, je suis bien d'accord ! Ils cachent quelque chose ! -- Matt, tu n'as pas tout dit, tu n'as jamais mentionne l'alteration, fit remarquer Ambre. -- Disons que je m'en suis garde un peu sous le coude, au cas ou... -- Alors on fait quoi pour les convaincre ? -- C'est de la politique, affirma Matt. Et dans ce genre de debat, plus tu en sais sur ton adversaire, mieux c'est. Il va falloir percer leurs secrets, decouvrir ce qu'ils ne veulent pas nous montrer ou nous dire. -- Et si on leur faisait confiance ? proposa Ambre. C'est vrai qu'ils sont un peu cachottiers, cela dit, ca peut se comprendre, il leur faut du temps pour nous accepter ! Je ne suis pas sure qu'agir dans leur dos soit le meilleur moyen de gagner leur respect. -- Matt a raison, contre-attaqua Tobias, on ne peut pas se permettre d'attendre les bras croises. (Se tournant vers son ami, il bomba le torse :) Alors, comment s'y prend-on ? -- Torshan nous a dit d'oublier cette porte dans la bibliotheque, je pense que c'est justement par la que nous pouvons commencer. Nous disposons de cinq jours pour trouver un moyen d'y entrer. Les regards des deux garcons se fixerent sur Ambre. -- Oh non ! protesta-t-elle. Je vous vois venir tous les deux ! C'est hors de question ! -- Tu as de veritables qualites intellectuelles, ils te donneront acces a la bibliotheque, insista Matt. -- C'est une tres mauvaise idee ! -- Ambre, c'est important, si dans cinq jours ils refusent de nous laisser partir, nous serons dans une impasse, ils nous surveilleront pour qu'on ne leur fausse pas compagnie ou qu'on fasse une betise. C'est maintenant qu'il faut agir ! La jeune femme poussa un profond soupir de contrariete. Matt tendit la main devant lui. Tobias, puis Ambre, apres une hesitation, joignirent la leur et ensemble ils s'ecrierent : -- L'Alliance des Trois ! 14. Secret de famille Dans l'apres-midi, Ambre alla trouver Torshan pour lui indiquer que son choix etait fait. Elle souhaitait travailler a la bibliotheque, mettre a profit son esprit pour le developpement de la communaute. Pendant ce temps, Matt et Tobias sillonnerent le Nid a la recherche d'un plan. Il fut decrete que Matt rejoindrait le groupe des guerriers, pour etudier les defenses et la securite des Kloropanphylles, tandis que Tobias ne parvenait pas a se decider pour un poste. -- Apprends a naviguer sur un de ces navires, proposa Matt. On ne sait jamais. -- Tu crois que j'en suis capable ? -- Pourquoi pas ? -- C'est juste que des fois j'ai l'impression de... -- Eh bien quoi ? -- Tu sais, a cote de vous deux, je passe un peu pour l'idiot du groupe. Matt attrapa son ami par les epaules. -- Ne dis pas ca, Toby, Ambre est fortiche quand il s'agit de raisonner, c'est vrai, moi je suis costaud maintenant, mais toi tu es notre ciment. Un peu de tout a la fois. Il faut simplement que tu apprennes a concilier analyse et action, et crois-moi, tu seras le plus doue de nous trois ! Tobias lacha un sourire gene. -- C'est gentil... -- Allez, viens, nous n'avons que cinq jours pour savoir qui sont vraiment ces gens et comment les convaincre de nous aider. Matt pretexta certaines aptitudes au combat et Tobias se proclama doue en orientation et curieux de decouvrir les mecanismes des voiliers. Ils se firent presenter a leurs nouveaux camarades et passerent le reste de l'apres-midi a observer et ecouter pour etre operationnels des le lendemain. Le soir, ils se retrouverent avec Ambre pour le diner, mais a peine avaient-ils commence a bavarder que Torshan les rejoignait dans l'habitation qu'ils occupaient. -- Cette nuit vous etes convies a la ceremonie de l'Arbre, annonca-t-il. Vous verrez, il faut le vivre pour le croire. En attendant, mangeons ! La nuit tomba rapidement sur la mer Seche et des dizaines de lumieres argentees brillerent partout dans les chenes du Nid. Une fois le repas acheve, Torshan offrit a chacun un manteau tresse de feuilles longues, en forme de cape d'un brun fonce, et les emmena a l'exterieur, sur les quais. Tous les Kloropanphylles descendaient des arbres pour prendre la meme direction : la foret de bambou. Une brise fraiche s'etait levee avec le coucher du soleil et Ambre s'emmitoufla dans sa cape apres en avoir releve la capuche. Ce cocon la rassurait. Les bambous s'entrechoquaient dans le vent, produisant une melopee rythmee de sons creux qui accompagnait le bruissement de leurs feuilles. Des lampes a bougie remplies de substance molle eclairaient le chemin d'ecorce jusqu'a la clairiere ou le bois avait ete creuse pour ouvrir un amphitheatre. Tout en bas, au centre, une boule de lumiere de trois metres de diametre tournoyait lentement au-dessus du sol, a l'instar d'une planete. -- Oh mon Dieu ! s'exclama Ambre. Qu'est-ce que c'est ? -- L'ame de l'Arbre de vie, expliqua Torshan. Tous les Kloropanphylles prirent place dans l'amphitheatre qui fut rapidement plein, et la ceremonie debuta. Un garcon aux cheveux longs s'approcha de la boule de lumiere et tendit la main vers elle. Torshan se pencha vers l'Alliance des Trois et murmura : -- Chaque fois, c'est quelqu'un de different qui a le privilege de renouer le contact. Il va reveiller l'ame afin qu'elle s'adresse a nous. Regardez ! A mesure que la main du garcon s'approchait de la boule, celle-ci accelerait sa vitesse de rotation et un petit sifflement cristallin en jaillit. Soudain, les doigts du jeune garcon effleurerent la lumiere et un vent surgi de la foret de bambou vint balayer les bancs de l'amphitheatre, soulevant les cheveux, plaquant les vetements aux corps et forcant les spectateurs a se tenir les uns aux autres pour ne pas ployer. Le ciel se mit a gronder, puis rapidement des flashes illuminerent les nuages noirs. Le tonnerre resonna depuis les confins de la nuit. Et comme si la tempete s'etait deplacee en un battement de cils, une douzaine d'eclairs s'abattirent autour de la foret de bambou. Ambre avait sursaute et Tobias se tenait contre elle. Brusquement, la boule de lumiere s'immobilisa et des rubans de vapeurs s'enroulerent autour du bras tendu du garcon dont la main disparaissait dans la lumiere vive. Des arabesques de fumee glisserent sous ses manches, surgirent par le col pour lui palper le visage, et bientot l'enfant ne fut plus qu'une forme vaporeuse ou palpitait une lueur blanche. Ambre percut des picotements sur ses avant-bras et un poids contre son flanc gauche. Tobias etait completement recroqueville sur elle. Une vague de chaleur emana alors de la boule avec un sifflement aigu et lorsqu'elle toucha l'Alliance des Trois, Ambre se sentit totalement electrisee. Elle distinguait avec peine ce qui ressemblait a un clignotement bleu et rouge au centre de la boule, puis une explosion verte jaillit a l'interieur du mur de brume. L'odeur de la foret apres une bonne pluie lui parvint aux narines. Parfums d'humus, de plantes aromatiques, menthe et basilic devina Ambre, ainsi qu'une fragrance plus puissante : la seve chaude. La jeune fille eut tout a coup l'impression que la boule de lumiere lui parlait, lui racontait une histoire faite de sens, de couleurs, d'odeurs, et de fremissements. Helas, le contact fut si bref qu'Ambre n'eut pas le temps d'etudier cette multitude d'emotions. Un sentiment de bien-etre lui tournait doucement la tete. Le nuage qui entourait le garcon fut aspire par la boule et celle-ci se remit a tourner tandis que le ciel grondait au loin, et que l'orage s'eloignait. Tout le monde clignait des paupieres, le regard perdu. Certains etaient extatiques, d'autres plus reserves, mais tous avaient ressenti la puissance euphorisante de la boule de lumiere. -- Oh ! ca file les jetons ! lanca Tobias. Vous avez vu comme ca nous rentre a l'interieur, j'ai cru qu'elle penetrait dans ma cervelle ! C'etait a la fois flippant et fantastique ! -- C'est l'ame de l'Arbre de vie, annonca fierement Torshan. Celui qui a le privilege de pouvoir le toucher voit la vie, le passe, le futur, intimement melanges. Nous autres spectateurs ne ressentons que l'onde de choc de ce voyage. -- Ce doit etre enivrant comme experience, avanca Matt. -- C'est l'emotion la plus incroyable que je connaisse, avoua Torshan. Ambre se pencha vers le groupe de garcons : -- Il m'a semble que cette... >, comme vous l'appelez, etait vivante, et qu'elle me sondait. -- Moi aussi ! repliqua aussitot Tobias. -- Elle est vivante ! confirma Torshan avec enthousiasme. C'est l'ame de notre arbre. Lorsque nous sommes arrives ici, et que nous l'avons decouverte, nous avons de suite su qu'elle nous attendait, que ce serait notre Nid. -- Comment avez-vous atterri ici ? demanda Ambre. D'ou viennent autant d'adolescents et d'enfants ? Torshan parut gene, il haussa les epaules : -- Nous etions tous lies, et avant la Tempete, nous etions les faibles de ce monde. La Tempete a tout change, elle a inverse la donne, et desormais nous sommes le peuple de Gaia, fier et puissant ! -- Je ne comprends pas, vous etiez tous ensemble avant que notre monde bascule ? Torshan chassa l'air devant lui d'un geste de la main : -- C'est de l'histoire ancienne, le present est plus important. Ambre repliqua aussitot : -- Comprendre qui nous sommes et d'ou nous venons nous permet d'apprehender plus facilement le chemin a venir ! -- Alors considere que notre histoire est un secret de famille, et que nous ne souhaitons pas l'etaler ! Sur quoi Torshan tourna les talons et s'en alla vers la foule qui quittait l'amphitheatre dans le brouhaha des commentaires. L'Alliance des Trois attendit que l'arene soit deserte pour se lever. -- J'aimerais beaucoup tenter l'experience, dit Ambre en fixant la boule qui tournait lentement sur elle-meme. -- Pas maintenant, lanca Matt en observant le haut de l'amphitheatre. Ils nous surveillent. Faellis, la capitaine aux grosses joues, veillait sur eux, a bonne distance, mais accompagnee par quatre soldats en armure de chitine. -- Peut-etre que si tu en fais la demande, ils accepteront que ce soit toi la prochaine, fit Tobias, confiant. -- Il ne faut pas rever, nous sommes des etrangers, rappela Matt. Ambre, sur le ton de la confidence, demanda : -- Vous avez remarque comme Torshan est mal a l'aise lorsqu'on evoque leur passe ? J'ai peine a croire qu'ils se connaissaient tous avant la Tempete. -- La porte dans la bibliotheque, affirma Matt. Il avait la meme expression troublee lorsqu'on l'a interroge a ce sujet. S'ils cachent un secret de famille, c'est derriere cette porte qu'il se trouve. Rentrons nous coucher, attendons que tout le monde dorme et nous pourrons y aller ! -- Trop dangereux ! protesta Ambre. Nous ne savons rien de ce lieu, de sa securite. Laissez-moi au moins une ou deux journees pour travailler dans la bibliotheque et observer, glaner des infos. Ensuite nous passerons a l'action. A contrecoeur, Matt approuva. -- Venez, dit Ambre en jetant un rapide coup d'oeil a Faellis et a sa garde rapprochee, n'eveillons pas les soupcons, il est temps de rentrer. Le trio remonta vers le chemin qui traversait la foret de bambou pendant que Faellis et les siens les suivaient a bonne distance, tout en ramassant une a une les lampes a substance molle. Lorsqu'ils furent de retour au Nid, Faellis se tourna vers la foret devenue obscure. Elle porta un sifflet a ses levres et souffla dedans. Un etrange son creux resonna et aussitot toute la foret de bambou se mit a fremir. Le feuillage s'agita a toute vitesse. Pourtant, Ambre en etait certaine, il n'y avait pas de vent. 15. Plus de temps a perdre Matt etait en garde, le fleuret devant lui, pret a fouetter son adversaire. La grande salle d'armes sentait le bois de santal. Tous les regards convergeaient vers le combat qui se preparait. Pour le tester, le chef des guerriers l'avait fait affronter deux garcons pas maladroits que Matt avait vaincus facilement et rapidement. Les deux garcons avaient la meme tactique : se servir de leur force, frapper un coup sec a la base du fleuret pour l'ecarter puis profiter de la surprise pour fondre sur leur proie et la toucher de leur lame en bois. Sauf que Matt n'avait pas bronche. Le coup brutal sur son arme ne l'avait nullement perturbe, et avait encore moins ouvert sa garde, la strategie s'etait meme retournee contre les deux guerriers qui, emportes par leur elan, etaient venus s'embrocher sur Matt. Depuis la Tempete il n'etait assurement plus le meme. Il ne se reconnaissait pas, a vrai dire. Temeraire, efficace et prompt a s'adapter aux situations de stress, lui qui s'etait reve ainsi dans ses parties de jeux de roles mais qui craignait les brutes de son college, sa personnalite s'etait metamorphosee. Il se souvenait des premiers jours apres la Tempete, la peur, les pleurs, la fuite de New York, la violence, loin des scenes epiques de ses jeux de roles qu'il affectionnait tant a l'epoque. Il s'interrogeait souvent sur la nature de ce changement, etait-ce la Tempete qui l'avait revele ou l'avait-elle totalement transforme ? A present, Matt devait faire preuve d'intelligence. Il ne pouvait poursuivre sur cette voie sans eveiller les soupcons sur sa force anormale et, dans le meme temps, il ne souhaitait pas perdre cet affrontement. Il savait qu'une partie du respect de l'assemblee se gagnerait la. S'il etait admire et craint, il serait plus vite accepte ou en tout cas obtiendrait plus facilement renseignements et aide. Le bretteur en face de lui, qui repondait au doux nom de Butrax, fit des moulinets avec son fleuret, promenant la pointe dans les airs, exercant son jeu de jambes, sans que Matt sache si c'etait pour l'impressionner ou pour se jeter sur lui au moment voulu. Matt ne voyait pas tres bien avec le casque qu'il etait oblige de porter, une sorte de noix geante, ouverte d'un cote, dans laquelle des trous etaient perces pour les yeux. Soudain Butrax lanca sa jambe en avant et poussa sur l'autre pour tenter une fente, le bras tendu, la pointe filant a toute vitesse vers le torse de Matt. Celui-ci eut tout juste le temps d'esquiver d'un rapide mouvement du bassin et, tandis qu'il preparait sa riposte vers les flancs de Butrax, il sentit une grosse main lui attraper le bas du casque et le repousser en arriere. Destabilise, Matt voulut reprendre son equilibre mais sa cheville fut aussitot accrochee et il bascula sur le dos. Butrax n'obeissait a aucune regle, il venait de lui faire un croc-en-jambe. Le souffle coupe par la chute, Matt s'attendait a voir son adversaire reculer en s'excusant, au lieu de quoi il leva son fleuret pour l'abattre violemment vers lui. Matt roula sur plusieurs metres, des coups de fouet claquerent pendant que Butrax terrassait le parquet de ses puissants assauts qui manquaient Matt de peu. Butrax perdit de precieuses secondes a ajuster son casque afin de mieux viser. Matt se redressa sur un genou, para l'assaut suivant, faisant racler les deux lames de bois jusqu'aux gardes rondes qui s'entrechoquerent, puis il allait se relever totalement lorsque Butrax lui colla une claque monumentale qui resonna dans tout le casque. Matt chancela, le fleuret ennemi se souleva dans les airs, tournoya et s'abattit en sifflant, droit vers le visage de Matt. Sans reflechir, le jeune adolescent brandit son arme de toutes ses forces pour parer le coup. Le fleuret de Butrax se brisa net sous l'impact, et celui de Matt vint se casser contre le casque du bonhomme qu'il fendit en deux. Ce qui restait de la lame de Matt craqua contre le front de Butrax, entaillant la peau et ouvrant une longue estafilade sanglante. Matt lacha aussitot son epee et se precipita vers lui en s'excusant. Le chef des guerriers repoussa Matt. -- Il n'a que ce qu'il merite ! aboya-t-il. Recule ! Tu es sacrement costaud dis donc ! Comment fais-tu ? -- Je... j'ai eu peur, c'est tout. Le chef lui lanca un regard soupconneux puis hocha mollement la tete. -- Si tu le dis. Quoi qu'il en soit tu n'es pas maladroit, il te manque de la technique, mais tu as l'agilite et la force pour toi. Viens, je vais t'apprendre des bottes. Le chef attrapa un fleuret en bois dans le ratelier et le lanca a Matt. -- Ou as-tu appris a te battre ? demanda celui-ci. -- Je pratiquais l'escrime avant. -- Avant ? Tu veux dire, avant la Tempete ? Le chef haussa les epaules, mal a l'aise. -- Allez, mets-toi en garde ! ordonna-t-il. Matt le jaugea quelques secondes : un grand garcon d'environ seize ans, cheveux verts et regard d'emeraude d'ou aucune emotion ne transparaissait. Difficile de dire s'il fallait esperer son assistance ou s'en mefier. Puis il se mit en position. Matt retrouva Tobias devant les cuisines ou il patientait pour se faire servir son dejeuner. Ambre les rejoignit un peu plus tard et ils allerent s'installer a l'extremite d'un quai, sous l'ombre d'un navire flottant sur la cime de la foret. -- J'ai du nouveau, annonca Ambre aussitot. A propos de cette porte dans la bibliotheque. Personne ne souhaite en parler, c'est un sujet tabou, et ils ont bien insiste pour que non seulement je change de sujet mais que je ne l'approche pas ! Seule une des filles, la plus bavarde, a accepte de m'en dire un peu plus : c'est la qu'ils entreposent leur secret ! -- Raison de plus pour y aller ! affirma Matt. -- Il y a un probleme, continua Ambre. Apparemment, il y aurait une sorte de gardien. -- Comment ca une sorte ? intervint Tobias. Quel genre de gardien ? -- Je l'ignore, elle est restee evasive, sauf que j'ai bien vu la chair de poule sur ses bras quand elle a prononce le mot > ! C'est alors que j'ai repense a hier soir, lorsque nous avons quitte la foret de bambou, Faellis a porte un sifflet a ses levres et lorsqu'elle l'a actionne, toute la foret a change ! Quelque chose s'est mis a y bouger, comme une surveillance ! Je pense que c'est le meme genre de gardien. -- Il nous faut ce sifflet, annonca Matt. Tobias roula des yeux, nettement moins determine que son ami : -- Et s'il n'a aucun rapport avec le gardien de la porte ? -- Je doute qu'ils en aient plusieurs, c'est certainement la meme creature, de toute facon nous ne pouvons plus attendre. Ambre avala sa bouchee de viande qui ressemblait a du thon mi-cuit et leva devant elle la cuillere en bois avec laquelle elle mangeait : -- Toute experience est enrichissante, nous avons beaucoup a apprendre parmi les Kloropanphylles. -- Nous devons nous organiser pour quitter cet endroit, insista Matt en se penchant. Ce soir, nous prendrons le sifflet a Faellis ! -- Ce n'est pas comme ca qu'on se fera accepter et aider ! protesta Ambre. -- Qui a dit qu'ils le sauraient ? Nous allons nous introduire dans sa chambre, lui emprunter le sifflet et avant qu'elle ne se reveille il sera de retour, ni vu, ni connu ! Ambre ne dissimula pas son manque d'enthousiasme pour ce plan. Elle termina son repas en silence et retourna travailler a la bibliotheque, rongee par le doute. Ce plan n'etait pas bon. Le soir, ils dinerent en compagnie de Torshan qui leur posa mille questions sur leur premiere journee d'independants parmi la communaute. Si Ambre et Matt repondirent evasivement, preferant savourer leur repas chaud, Tobias lui, manifesta un enthousiasme non feint. Il connaissait deja par coeur le nom des mats, les differentes parties d'un navire, et se proposa meme de faire la demonstration des noeuds qu'il avait retenus. Satisfait, Torshan embrassa tout le paysage qui s'etendait depuis la terrasse de leur habitation : -- Vous allez rapidement vous rendre compte qu'il n'y a aucune raison de quitter le Nid une fois qu'on y est ! -- Sauf si ca n'est pas chez nous, ne put s'empecher de dire Ambre. Torshan afficha une mine circonspecte. -- Existe-t-il encore un lieu sur cette Terre que vous puissiez appeler ainsi ? Je ne le crois pas. -- La ou sont nos amis. -- En avez-vous seulement ? Ambre prit un air vexe : -- Qu'est-ce que vous croyez ? Que tous les Pans qui ne sont pas comme vous sont des sauvages ? Que nous sommes denues de bonte et d'interet ? Le monde est grand, les survivants s'organisent de mieux en mieux au fil des mois. Enfermes dans votre tour d'ivoire vous ignorez tout de ce qui se deroule a vos pieds. Cette tirade moucha Torshan pour la soiree. Il ne tarda pas a les laisser enfin seuls. A peine sa silhouette disparue au bout de la passerelle, Matt se pencha par-dessus la table avec son air de conspirateur : -- Il faut attendre que tout le monde dorme, je crois que j'ai repere tous les postes de surveillance, ils sont essentiellement tournes vers l'exterieur du nid, nous ne devrions pas avoir de probleme pour atteindre la chambre de Faellis. -- Je continue de penser que c'est une mauvaise idee, protesta Ambre, nous ne devrions pas foncer tete baissee ! -- Mon instinct me dit de nous mefier d'eux, ils cachent quelque chose ! S'ils etaient si sympas et ouverts que ca ils nous auraient deja rendu nos armes ! Je n'attendrai pas une nuit de plus. C'est ainsi qu'a minuit passe ils arpentaient les escaliers et les terrasses du Nid pour s'approcher des appartements de Faellis. Dans l'apres-midi Matt avait visite tous les points de controle pour se familiariser avec la securite du Nid et il prit soin de les contourner. A l'interieur des arbres, la substance molle se mettait a briller des qu'ils approchaient, les vibrations de leurs pas les activant instantanement. Ils s'arreterent devant une porte ronde. -- Je crois que c'est ici, expliqua Matt, du moins c'est la que je l'ai vue entrer. -- Tu l'as suivie ? s'etonna Ambre. -- Rapidement, en fin d'apres-midi. -- Mieux vaut t'avoir pour ami que pour ennemi, lacha la jeune fille en haussant les sourcils. Matt posa la main sur la poignee, le coeur cognant contre sa poitrine. Il la tourna et poussa doucement. La porte n'etait pas fermee a cle, elle tourna sur ses gonds. Matt se tordit le cou pour inspecter la piece. La lumiere du couloir lancait une lueur argentee sur un grand bureau, une armoire grossiere et ce qui ressemblait a un pied de lit. Il entra pour decouvrir la forme de Faellis entortillee sous ses draps. Le sifflet, il faut que je trouve ce fichu sifflet ! Matt se faufila derriere le bureau en guettant les reactions de Faellis. Elle ne bougeait pas. Ouvrir les tiroirs risque de faire du bruit ! pesta-t-il en silence. Derriere lui, Tobias s'engageait dans l'appartement a son tour. Ensemble ils inspecterent le bureau, les etageres et Matt approchait de l'armoire lorsque Tobias lui tapota l'epaule pour lui montrer la table de chevet. Le sifflet y etait pose. Tobias allait s'elancer quand Matt le saisit par le bras pour l'en empecher. A son tour il pointa du doigt un petit morceau de substance molle dans une coupelle posee sur la tablette. S'ils s'approchaient a moins de deux metres les vibrations risquaient de l'activer. -- On ne peut pas avancer davantage, murmura Matt a l'oreille de son compagnon. Tobias se tourna vers le seuil et fit signe a Ambre de venir. Celle-ci obtempera en faisant la moue. -- Peux-tu guider le sifflet jusqu'a nous ? demanda-t-il tout bas. Ambre prit son inspiration et se concentra. Le sifflet se souleva lentement et commenca a traverser la piece dans leur direction. Matt presenta sa paume et le sifflet s'y deposa. Il afficha un sourire triomphant. Ils redescendirent et entrerent dans la grande bibliotheque. De nuit, la salle etait impressionnante avec la lune qui entrait par les hautes fenetres et ses longues tables de travail. Le trio s'immobilisa devant la porte a tete de mort. -- Comment peut-on sculpter une chose aussi laide ? s'indigna Ambre. -- Ils ne l'ont pas choisie au hasard, fit Tobias. Une tete de mort c'est le symbole du danger, non ? Nous nous appretons peut-etre a faire une enorme betise... -- C'est le symbole de la mort, forcement, ajouta Ambre. Matt s'agenouilla devant la serrure en bois. -- Ambre, crois-tu que tu pourrais actionner les systemes a l'interieur ? -- Si je peux les distinguer, certainement. Laisse-moi regarder... Ah. Je ne vois rien. Il va nous falloir de la lumiere. Tobias se precipita vers les tables et avant meme qu'il ait pu se saisir d'une des coupelles de substance molle, celle-ci entra en resonance avec son deplacement et s'illumina. Il la porta jusqu'a la jeune fille qui put reprendre son inspection. -- Je ne sais pas comment faire mais je suppose que si je pousse tous les loquets dans un sens, ca devrait marcher... Il y eut plusieurs clics successifs et soudain la porte s'entrouvrit. Les trois visages s'observerent sous la lumiere spectrale de la substance molle. -- Le moment de verite, dit Matt avec moins d'assurance qu'il ne l'aurait voulu. 16. Le secret des Kloropanphylles L'Alliance des Trois avancait dans un couloir etroit, Matt en premier. -- Quand est-ce qu'il faut utiliser le sifflet ? s'inquieta Tobias. -- Je pense qu'on le saura en le voyant, repondit Matt sans ralentir. Ils entrerent dans une piece au coeur de l'arbre ouverte en son milieu d'un grand trou sur la foret. Un systeme complexe de poulies, de molettes, et une interminable bobine de cordage plus haute que Matt occupait le tiers arriere de la salle. Tobias se pencha au-dessus du puits. -- Oh ! fit-il en se reculant aussitot. Ca file tout droit vers les profondeurs on dirait ! La corde retenait une petite nacelle en bois, a peine de quoi y tenir a trois. Ambre secoua vivement la tete : -- Je ne descends pas la-dedans ! -- Il va bien falloir, pourtant, annonca Matt sans l'ombre d'une hesitation. La nacelle craqua de toute part lorsqu'il monta dedans en ecartant le battant mobile qui servait de porte. -- Peut-etre qu'on ferait bien de revenir avec des armes, proposa Tobias. Matt toisa ses amis. -- Vous vous etes passe le mot ou quoi ? Allez ! Nous n'aurons peut-etre pas de seconde chance ! Sur quoi il commenca a defaire le noeud de corde qui arrimait la nacelle contre le bord du puits. Tobias grimpa en se tenant fermement aux rebords et il s'assit immediatement sur le banc circulaire. Ambre soupira. Matt lui tendit la main. -- Allez, viens, tu sais que sans toi on est des gamins paumes, pas vrai ? -- Si tu crois m'avoir avec ton charme pueril, je te le dis tout de suite : je monte parce que je ne supporterais pas d'ignorer ce qu'il s'est passe si vous ne remontez jamais ! Matt eut un pincement au coeur. Qu'entendait-elle par > ? Le mot ne lui plaisait pas du tout. Mais ayant plus important et urgent a regler il finit de liberer les amarres et s'assit avec ses compagnons avant d'actionner l'unique levier de commande. Les mecanismes dans leurs dos lancerent des cliquetis et les rouages s'ebranlerent tandis que la frele embarcation se mit a descendre. Elle sortit du tronc gigantesque par le coeur de ses racines, sous la cime de la mer Seche. Tobias tenait la coupelle de substance molle devant lui, tel un tresor. Ce fut seulement a cet instant qu'il realisa que la foret en dessous d'eux etait eclairee. -- Regardez ! s'ecria-t-il. Il y a des centaines de lumieres partout ! -- Ce n'est pas de la substance molle en tout cas, remarqua Ambre. Des glands de la taille de ballons de rugby diffusaient une clarte verdatre tres vive. Les trois adolescents contemplaient l'incroyable spectacle : des milliers de branches dessinant un gouffre sans fin, circulaire, de plus de dix metres de diametre, jalonne par ces gousses eclairantes. Soudain les murs de feuilles s'agiterent, un fremissement parcourut la foret et quelque chose glissa le long d'une racine pour s'enfoncer en meme temps que la nacelle. -- J'ai vu une forme la ! cria Tobias. Une creature enorme ! Siffle, Matt, siffle ! Matt prit le sifflet dans sa poche et l'observa un instant. Taille dans le bois il etait fin et long, presque comme une flute. Le feuillage fut secoue, tout pres des trois explorateurs. Matt porta le sifflet a ses levres et souffla dedans. Un son leger, creux, s'envola et aussitot les mouvements dans la foret s'interrompirent. Les epaules de Tobias se decontracterent et il s'epongea le front a l'aide de son bras. -- D'habitude je suis curieux, avoua-t-il, mais cette fois je vais me rejouir de ne pas savoir de quoi il s'agit ! La nacelle continua sa descente, de plus en plus vite, la vitesse leur projetait les cheveux en arriere et ils se cramponnaient au banc. -- Il y a un moyen de ralentir ? s'ecria Ambre par-dessus le vent. Matt abaissa le levier de moitie et la nacelle perdit de la vitesse. Le puits semblait sans fin. Lorsque Matt leva la tete, il ne distingua plus l'immense arbre dont il venait, rien d'autre qu'une cheminee gigantesque delimitee par les fruits lumineux et palpitants. Puis, avant que Matt ne commande quoi que ce soit, la nacelle se mit a freiner jusqu'a s'immobiliser brusquement. Aucun gland lumineux ne brillait plus depuis une centaine de metres, seule la substance molle apportee par Tobias les eclairait. Matt se leva et inspecta la corde qui les retenait, parfaitement tendue. -- Elle s'est coincee ? demanda Ambre, anxieuse. -- Je ne crois pas. Toby, eclaire par la, tu veux bien ? Une branche apparut tandis que le jeune garcon s'executait. Puis le sol, moins d'un metre plus bas. -- Nous y sommes ! s'exclama-t-il. Nous sommes arrives tout en bas ! Non mais vous imaginez la longueur et la resistance de cette corde ? -- J'imagine surtout les dangers qui nous guettent, repliqua Ambre. J'ignore comment ce truc fonctionne mais il serait bon de s'y interesser pour remonter... Matt ouvrit la porte battante et se laissa tomber sur la terre ferme. -- Les Kloropanphylles n'ont pas construit tout ca pour rien, venez on va faire le tour des environs. Avant que Ambre puisse protester a nouveau Tobias avait saute pour rejoindre son ami, et elle n'eut d'autre choix que de les suivre pour ne pas rester seule dans le noir. Matt craignait de ne pouvoir progresser bien loin a cause de la vegetation et fut surpris de la constater legere. -- Vous sentez le sol ? demanda Ambre. Il n'est pas normal ! Tobias s'agenouilla et fouilla la terre du bout des doigts pour reveler une croute de beton. -- En effet, quelque chose existait ici avant la Tempete, quelque chose qui n'a pas completement disparu. -- Eclaire un peu par la, fit Matt. Tobias approcha son cube de lumiere et un mur apparut, dans lequel s'ouvrait une porte en bois haute de plus de cinq metres. Un batiment colossal s'enfoncait dans les branches et les feuilles noires, enseveli sous une epaisse chevelure inextricable. -- C'est ca le secret qu'ils cherchent a tout prix a proteger ? s'etonna Tobias. -- Entrons, commanda Matt en poussant le battant qui grinca. Ils traverserent un immense hall de marbre couvert de poussiere et de terre, ou un escalier tout aussi demesure faisait courir ses arabesques de part et d'autre de la salle. -- Impressionnant ! commenta Tobias sur le meme ton respectueux qu'il aurait eu pour une cathedrale. Ou est-ce qu'on est ? Une dizaine de vers luisants volants surgirent des etages pour plonger autour des trois adolescents, formant un bouquet de petites diodes bourdonnantes avant de disparaitre a toute vitesse dans les coursives laterales. Matt marcha jusqu'a l'escalier. Il gagna l'etage lentement, en prenant soin de demeurer silencieux. Du balcon, il ne distinguait plus le rez-de-chaussee maintenant que Tobias etait a ses cotes, alors il s'engagea dans un long couloir de baie vitree. Au-dela du verre regnaient les tenebres. Parfois quelques ronces noires plaquees sur les vitres comme des tentacules cherchaient a penetrer les lieux. Ils decouvrirent une enfilade de salles desertes, puis ce qui ressemblait a des chambres. Les sommiers ne portaient plus de matelas et les armoires etaient vides. -- Au moins on sait ou ils s'approvisionnent en materiel, commenta Matt. Ambre approuva et ajouta : -- Cet endroit me fait penser a une ecole, avec son internat. Oubliant un instant les nouvelles regles de politesse, Tobias se tourna vers la jeune fille : -- Tu etais dans un internat, toi ? A la grande surprise du garcon, Ambre repondit : -- Oui, c'est meme moi qui l'ai demande. -- T'as voulu aller en internat ? Mais pourquoi ? -- Crois-moi, lorsque tu realises que ta mere ne quittera jamais l'epave qui lui sert de compagnon malgre sa violence, tu deviens pret a tout ! Je detestais mon beau-pere... Tobias scruta la jeune fille dans la penombre. Elle etait en colere. -- Ce n'est pas une ecole, affirma Matt. Regardez. Il posa son index sur une plaque dans le couloir. Une succession de lettres et de fleches se superposaient entre deux fenetres. >, >, >, >, et plus bas : >, >, >... -- C'est un hopital, ajouta-t-il. Un hopital pour enfants. -- Mais oui ! s'ecria Ambre. Bien sur ! Torshan nous en a parle ! > -- C'est ca leur secret ? repeta Tobias, decu. -- C'est pour ca qu'ils se connaissaient tous avant la Tempete. -- Et l'hopital les a transformes en Kloropanphylles ? Ambre secoua la tete tandis que l'escadrille de vers luisants tournoyait a nouveau derriere eux. -- Des organismes vulnerables, tres sensibles, voila ce qu'ils etaient, les effets de la Tempete ont ete plus puissants sur eux que sur nous. -- La Tempete a bouleverse la genetique de la vegetation, rappela Matt, pour qu'elle se developpe plus vite, qu'elle soit plus forte, pour lui rendre sa place. Au passage notre propre genetique a pris du grade, pour accelerer notre developpement, nous donner une chance de survie, c'est l'alteration. Il faut croire que les enfants malades ont ete si receptifs qu'ils ont pris un peu des deux. -- En quoi c'est un secret ? Ils devraient plutot en etre fiers ! s'etonna Tobias. -- J'imagine qu'ils ne veulent pas evoquer leur passe de malades, declara Ambre. Avant la Tempete ils etaient a part et fragiles, maintenant ils sont encore a part mais puissants. Ils sont en phase avec la nature, beaucoup plus que nous ne le sommes, rappelez-vous ce qu'ils racontent, ils ont l'impression d'avoir ete choisis. Parler de leur passe serait avouer leur ancienne faiblesse, ce doit etre douloureux. Matt avait ramasse des documents jaunis qui trainaient sur le sol ; il les leva devant lui : -- C'etait l'un des plus grands hopitaux pour enfants du monde ! C'est pour ca qu'ils sont si nombreux au Nid. Non mais vous imaginez plus de six cents Pans en phase avec le vent, avec les arbres, capables de prouesses physiques et intellectuelles hors normes ! Quel avantage ca pourrait nous donner contre les Cyniks ! Tobias ricana : -- Ah, eh bien la tu peux toujours rever ! Deja qu'ils ne veulent pas nous laisser repartir, si tu crois pouvoir les convaincre de venir se battre pour nous proteger, tu te fourres le doigt dans l'oeil ! -- Toby a raison, fit Ambre. L'inverse serait mieux : il faudrait que tous les Pans puissent venir au Nid, pour etre en securite, loin des Cyniks. -- C'est trop petit et jamais les Kloropanphylles ne nous accepteraient ! modera Matt. Ils sont un peu speciaux, faut le reconnaitre. A se croire les elus de l'Arbre ou je ne sais quoi... -- N'empeche qu'ils ont la drole de boule de lumiere ! dit Tobias. Peut-etre qu'ils sont vraiment les elus. -- Elus de quoi ? Ne te laisse pas abuser par leur folklore ! Personne n'est elu, il n'y a que des poignees de survivants qui ont encaisse les effets surpuissants de la Tempete a leur maniere : les adultes, les enfants et la nature qui reprend ses droits. Les vers luisants s'immobiliserent brusquement puis filerent vers le plafond pour disparaitre dans une profonde fissure. L'Alliance des Trois demeura en alerte, surpris par cette fuite brutale. -- On dirait que quelque chose est entre dans le batiment, murmura Ambre. -- Moi aussi j'ai cru l'entendre, avoua Tobias. -- OK, on sort ! lanca Matt en se precipitant vers le couloir. -- S'ils se sont rendu compte qu'on leur a vole le sifflet, protesta Ambre, ce sera fichu pour la confiance ! Ils se dirigerent vers le balcon et ralentirent sur les derniers metres. Aucune lumiere ne brillait en bas. -- Pourtant je vous jure que j'ai entendu du bruit, insista Ambre en chuchotant. Tobias se pencha par-dessus la rambarde de pierre, le bras tendu dans le vide pour illuminer le hall avec la substance molle. Sur le coup, il ne vit rien de particulier, le marbre couvert de poussiere, la grande porte d'entree... puis il leva son regard. Deux gigantesques araignees, aussi volumineuses que des voitures, etaient suspendues dans les lustres. Elles attendaient, a la meme hauteur que l'Alliance des Trois, leurs gueules monstrueuses bavaient, leurs six yeux globuleux et visqueux les fixaient, passionnes par ce spectacle appetissant. Les cheliceres s'entrouvrirent pour laisser apparaitre des bouches pleines de filaments. La substance molle se mit a trembler de plus en plus et soudain la coupelle glissa des mains de Tobias. Leur unique source de lumiere commenca a disparaitre, plongeant les trois adolescents dans les tenebres en compagnie de creatures terrifiantes. Puis le cube de lumiere argentee s'immobilisa dans les airs tandis que la coupelle se brisait bruyamment dans le hall, avant de faire le chemin inverse, a toute vitesse, jusque dans la main d'Ambre. Ce fut le declic. Matt attrapa Tobias par le manteau et le tira pour sprinter. Aussitot, les deux araignees bondirent sur le balcon et le jeune garcon comprit qu'elles etaient juste dans son dos en percevant le bruit mou de leurs corps flasques contre le sol. Matt courait aussi vite qu'il le pouvait, bientot depasse par Tobias. Ambre un metre derriere. Les pattes des araignees s'agitaient tout pres, martelant le sol sur un rythme infernal. Matt n'avait aucune arme. Ils ne tiendraient pas longtemps avant d'etre des proies. Il avisa son environnement, sous l'eclairage agite que tenait Ambre. Lance d'incendie. Placards rouges. Portes des chambres. Placards rouges ! Matt se precipita dessus, planta son coude dans le verre Securit et s'empara de la hache d'incendie qu'il leva devant lui en faisant face aux deux abominations. La premiere se jeta immediatement sur lui. Matt frappa aussi fort qu'il put. L'acier s'enfonca dans les chairs tendres, trancha les cartilages et vint cogner contre le carrelage en tintant. Une odeur nauseabonde s'echappa du corps fendu en deux. La seconde araignee, plus prudente, tenta de saisir Matt avec la griffe qui terminait ses pattes velues. Le garcon sauta en arriere et para avec la hache. L'extremite de la patte fut sectionnee nette. Le monstre emit une longue plainte aigue, pleine de rage et de souffrance. Ambre se tenait en retrait par rapport a Matt et celui-ci avait des difficultes a distinguer les mouvements de la chose qui reculait dans l'obscurite. Toutefois, lorsqu'elle plia ses articulations, Matt comprit ce qui allait suivre : il plia les bras a son tour, l'arme contre l'epaule, et lorsqu'elle se deploya pour lui tomber dessus, cheliceres ouvertes, prete a mordre, la hache siffla aussi vite qu'un carreau d'arbalete et se planta entre les yeux du monstre. La force developpee par Matt fut telle que l'impact stoppa net l'araignee qui malgre son poids s'effondra non sur lui mais a ses pieds. Matt en eut le souffle coupe. Tous ses muscles tetanises par l'effort. -- Oh mon Dieu ! gemit Ambre. Matt releva la tete pour apercevoir de l'agitation au bout du couloir. Le hall etait envahi d'araignees. Les cris de leurs congeneres les avaient alertees. Il y en avait tellement que, pendant une seconde, Matt crut que les murs bougeaient. Et toutes se precipitaient sur eux. 17. Action et consequences Matt lacha la hache et ils se remirent a courir aussi vite que possible glissant dans les virages, sautant les marches, enfoncant les portes coupe-feu plus qu'ils ne les poussaient. Tobias derapait sur le carrelage pour prendre un virage lorsqu'une fenetre toute proche explosa et que deux longues pattes surgirent pour tenter de le saisir. Il parvint a eviter les griffes en roulant au sol. Le plafond se mit a grincer. Elles les suivaient egalement par l'etage superieur. Elles etaient partout. Ils deboucherent dans une vaste salle pleine d'etageres a moitie vides : la bibliotheque. Ils n'eurent pas le temps de reprendre leur souffle qu'une araignee, bientot imitee par d'autres, jaillissait sur les rayonnages qui commencerent a basculer. Les unes apres les autres, toutes les rangees s'ecroulerent comme un jeu de dominos geants. Ambre, Tobias et Matt fusaient vers le centre de la piece en essayant d'aller plus vite que les meubles qui vacillaient de part et d'autre. Les araignees bondissaient dans les hauteurs, nullement genees par le mouvement des bibliotheques qui se propageait telle une vague. Plusieurs fenetres volerent en eclats. Matt comprit qu'ils ne pourraient aller plus loin. Ils allaient se faire encercler. Il fallait combattre. Il y en a trop ! Jamais on ne pourra toutes les repousser ! Les trois adolescents ralentirent et se mirent dos a dos pour faire face au danger. Il etait partout. Au plafond, sur les murs, dans les allees : des dizaines d'araignees approchaient en meme temps, stridulantes. Quelque chose fendit l'air et l'une des creatures s'effondra, terrassee sur le coup. Puis une autre. Un groupe de guerriers Kloropanphylles se tenait pres des fenetres brisees, arcs tendus et lances en main. Matt fut stupefait. Ils etaient si bien organises qu'une demi-douzaine d'entre eux parvenaient a tenir en respect vingt, puis trente araignees. Torshan etait parmi eux, il leur fit signe d'accourir. Une fois a leur niveau, Ambre voulut s'excuser : -- Nous sommes vraiment desoles, nous ne voulions... -- Ce n'est pas le moment, venez, suivez-moi ! Il les entraina par les fenetres du premier etage jusqu'a un large balcon. Plusieurs spheres de bois semblables a celles qui les avaient remontes la premiere fois flottaient au niveau de la balustrade. Sous la protection des guerriers Kloropanphylles, ils se hisserent a l'interieur et en moins d'une minute toute l'unite fut evacuee. Le bruit de l'ascension detendit Matt, le frottement des branches, la sensation de vertige et les craquements de la sphere, tout cela le rassura. Il se tourna vers Torshan qui partageait leur nacelle : -- Merci, dit-il. Torshan se contenta de lui tendre la main. Matt y deposa le sifflet, tres embarrasse. -- Nous ne pensions pas a mal, vous le savez, continua-t-il. C'etait juste pour... savoir qui vous etes vraiment. Vous ne nous aviez pas tout dit ! Torshan l'ignora, le regard fixe dans le vide, et Matt comprit qu'il ne servait a rien d'insister. Ils retrouverent le navire amiral des Kloropanphylles, le Vaisseau-Matrice d'ou les nacelles etaient lancees, puis furent debarques sur le quai ou les attendaient plus de cinquante personnes au visage ferme. Brusquement, Matt realisa que les gardes autour d'eux n'etaient plus la pour les proteger mais pour les escorter. La foule s'ecarta et Orlandia, la grande capitaine, apparut. Expression dure et regard de braise. -- Vous avez commis un acte de trahison, lanca-t-elle. Aussi etes-vous desormais nos prisonniers. Le conseil des Femmes se reunira demain soir pour statuer sur votre sort. Gardes, emmenez-les. Avant que Ambre puisse repondre, les soldats en armure de chitine les poussaient brutalement vers les hauteurs jusqu'a une serie de petites pieces en bois suspendues par des cordes au-dessus du vide. Les trois furent separes, chacun dans sa cellule, avant que les gardes ne s'eloignent. -- Et voila ! soupira Ambre a travers les barreaux de la porte. -- Bon, d'accord, dit Tobias, on a fait une betise, mais ils ne vont pas nous laisser la-dedans jusqu'a demain soir tout de meme ? -- Qu'est-ce qu'ils vont faire de nous d'apres vous ? demanda Matt. Tobias, l'imagination toujours fertile, fut le plus prompt a proposer : -- Nous donner a manger a l'une des creatures immondes qui vivent sous la mer Seche ? Sans blague, vous croyez qu'ils vont nous tuer ? -- Ce n'est pas leur genre, repliqua Ambre. Par contre ils pourraient nous bannir. Comme ce garcon que nous avons vu le premier jour. -- Ce serait nous condamner a mort, fit Matt d'un ton lugubre. Nous le savons desormais, la Foret Aveugle est impossible a traverser par le bas, trop dangereux. Je crois qu'il faut se preparer a plaider notre cause. Que sait-on de plus qui pourrait nous servir ? -- Nous savons que nous avons ete trop loin, declara Ambre, que nous n'avons pas voulu leur faire confiance alors qu'ils nous ouvraient leurs portes, nous les avons trahis ! Franchement, il n'y a aucune excuse a se chercher ! C'etait une mauvaise idee depuis le debut et je le savais ! -- Alors on fait quoi ? demanda Tobias, tout penaud. -- Plus rien ! s'enerva Ambre. Ils vont nous bannir et ils auront bien raison ! Du fond de son cachot de bois, Matt secoua la tete. -- Je ne redescends pas dans cette foret, dit-il, nous n'y tiendrons pas deux jours. Il faut trouver une solution. -- Je n'en ai pas a vous proposer, lacha Ambre, agacee. Je crois que nous avons suffisamment agi betement. Ils se turent. Chacun garda le silence et s'allongea sur la paillasse qui leur servait de lit. Malgre l'heure tardive, aucun d'eux ne trouva le sommeil. Ils songeaient a ce qu'ils avaient fait et plus encore a ce qu'ils allaient devenir. Au petit matin, l'agitation du Nid les reveilla, courbatures et encore epuises. On leur apporta un repas constitue de fruits et d'un bouillon epais, sans un mot. La journee ne leur offrit aucune visite. Et lorsque le soleil vint se coucher sur l'horizon de la mer Seche, l'Alliance des Trois songea au conseil des Femmes qui se rassemblait au meme moment pour decider de leur sort. Les lumieres argentees illuminerent la ville dans et autour des grands arbres, puis peu a peu, elles s'eteignirent pour plonger le Nid dans la torpeur de la nuit. Soudain, une lanterne apparut au bout de la passerelle et une silhouette enveloppee d'un grand manteau a capuche se glissa jusqu'aux cachots. Elle s'accroupit a leur hauteur et chuchota : -- Vous serez bannis demain matin. Je vous ai defendus contre mes soeurs mais c'etait peine perdue. Le halo de la lanterne caressa les traits de son visage. Clemantis. -- Vont-ils nous rendre notre materiel, nos armes ? demanda Matt. -- Je l'ignore. Vous serez obliges de descendre dans les profondeurs. -- Alors nous allons mourir, n'est-ce pas ? fit Tobias d'une petite voix craintive. Clemantis ne repondit pas. Elle garda le silence un moment, puis ajouta : -- Je sais que vous n'avez pas agi en pensant a mal, helas, le conseil a decide qu'on ne pouvait plus vous faire confiance, que vous etiez une menace pour notre equilibre et notre securite. Ambre sortit de sa reserve pour dire : -- Je comprends. Vous nous avez ouvert vos portes et nous avons enfonce celles qui ne devaient s'ouvrir qu'avec le temps, rien que pour satisfaire notre curiosite. Notre comportement est inacceptable. Et pourtant vous avez pris des risques en venant nous chercher en bas. -- Jusqu'au conseil de ce soir, vous faisiez partie de notre communaute, et nous ne laissons jamais tomber les notres. (Elle hesita avant d'ajouter :) Il y a une derniere chose que vous devez savoir. Si par miracle vous survivez dans les abysses, abandonnez votre idee de rejoindre les terres du Sud. -- Pourquoi cela ? interrogea Matt dont la curiosite etait soudain en alerte. -- La verite est que nous connaissons cette reine. C'est un secret bien garde ici, une poignee seulement est au courant pour ne pas semer la confusion et la panique. Il y a plusieurs semaines, nous avons eu un contact, l'une de nos patrouilles est descendue de la mer Seche, par son bord sud. Pour voir ce qui s'etendait au-dela. Elle s'est fait aborder par des hommes, des adultes en armures noires, avec des etendards rouges. Ils ont voulu nous emprisonner, au nom de leur reine Malronce, c'est ainsi qu'ils l'appellent. Elle est mauvaise, tout comme ses hommes. Notre patrouille s'est enfuie, mais trois d'entre nous l'ont paye de leur vie. Il ne faut pas aller au sud. C'est un lieu dangereux. Ces gens sont cruels. Si vous le pouvez, rentrez chez vous, le monde a change, nous ne pouvons plus compter sur les adultes, et regardez, meme entre nous, les differences nous poussent a tant de mefiance, nous ne sommes pas encore prets. A present je dois vous laisser, je n'ai pas le droit de vous parler. -- Non ! Attendez ! implora Matt. Cette reine, Malronce, que veut-elle ? Pourquoi ordonne-t-elle d'enlever tous les enfants ? -- Je l'ignore. Quoi qu'ils en fassent c'est assurement abominable. Maintenant vous savez ce qui vous attend, vous avez la nuit pour vous y preparer. Adieu. Clemantis se redressa et disparut rapidement dans le dedale des couloirs. -- On ne peut attendre ici sans rien faire, lanca Matt, il faut sortir de ces cages ! -- Et apres ? demanda Tobias. -- Je crois savoir ou se trouve notre equipement, il y a une grande reserve pres de la salle d'armes ou je me suis entraine. Tobias, tu penses pouvoir manoeuvrer l'un de leurs navires ? -- Cette nuit ? Non ! Je connais a peine le nom et l'utilite de chaque instrument, je serais bien incapable de le faire naviguer ! -- Tant pis, il faut tenter notre chance. Ambre intervint sechement : -- Les Kloropanphylles nous ont accueillis, nous les avons trahis, et maintenant vous voulez leur piquer un de leurs bateaux ? Vous ne croyez pas que nous avons assez fait de degats comme ca ? -- Si on ne fait rien, demain matin nous serons condamnes a redescendre la-dessous ! pesta Matt en tendant le bras entre les barreaux pour montrer la cime de la foret. Autant dire que nous serons morts avant le coucher du soleil ! -- Je me demande si je n'ai pas fait une erreur..., marmonna Ambre. -- En nous suivant, c'est ca ? Trop tard pour les regrets, nous sortons cette nuit, et nous sortons tous les trois, je ne laisse personne derriere. Si tu ne veux pas, alors nous serons bannis ensemble, nous sommes l'Alliance des Trois. Tous ensemble quoi qu'il arrive. C'est toi qui decides. Ambre se rapprocha de la cellule de Matt. -- Si on sort d'ici je voudrais que vous me promettiez de ne plus agir comme... comme des mecs ! Vous etes trop impulsifs ! Ca finira mal ! Le plan d'hier je ne le sentais pas mais vous n'avez pas voulu m'ecouter ! -- C'est promis, repondit Tobias aussitot, sur le ton des excuses. Tu as raison, nous ne t'avons pas ecoutee. Matt marmotta quelque chose qui ressemblait a un assentiment. Puis il attrapa les barreaux en bois de sa porte et commenca a tirer dessus, de plus en plus fort. Il y eut un craquement sec avant meme que l'adolescent n'ait a user de toutes ses forces ; il avait arrache une partie de la grille. Il se faufila a l'exterieur et delivra ses compagnons de la meme maniere. -- Je fonce a la reserve pour essayer de recuperer notre materiel et nos armes, dit-il, pendant ce temps Tobias tu vas preparer le bateau et Ambre tu fais le plein de provisions aux cuisines, ca vous va ? -- Je ne crois pas que je pourrai faire partir le bateau, avoua Tobias. -- Tu dois y parvenir. Matt descendit de son cote dans les entrailles du chene principal et n'eut pas a forcer la porte de la reserve qui etait ouverte. Leurs sacs, leurs armes et tout ce qu'ils possedaient y etait entrepose dans un coin. Matt se harnacha et fila dans les couloirs les bras pleins, croulant sous le poids de leur equipement. Tobias leur avait indique sur quel navire il avait debute sa formation et il traversa le quai en silence pour y embarquer. Le poste de vigie le plus pres etait trop haut pour pouvoir le distinguer a moins que le garde ne se penche. Matt avait le ventre noue par la tension. Il suffisait d'un bruit ou d'un insomniaque pour donner l'alerte. Qu'adviendrait-il d'eux ensuite ? Matt trouva Tobias dans la cale principale, affaire a remplir deux grandes cages en verre de feuillage. -- Je nourris les Souffleurs pour qu'ils produisent de l'air chaud et gonflent les ballons ! expliqua-t-il. -- Et ca va prendre longtemps ? -- Absolument aucune idee ! -- Tobias, faut qu'on parte avant le lever du jour. -- Je sais, je sais ! Tobias courait pour entasser le plus de feuilles possibles pour les limaces, puis il suivit du doigt les tuyaux qui partaient des aquariums jusqu'a atteindre les molettes. Il les tourna toutes et remonta sur le pont. Matt etait inquiet pour Ambre qui n'etait toujours par revenue. -- Aide-moi ! commanda Tobias. Defais toutes les cordes accrochees la-bas. On va liberer les ballons. Matt s'executa tout en jetant des coups d'oeil reguliers vers les quais esperant voir Ambre apparaitre. -- Les vigies vont nous voir quand on quittera le Nid, n'est-ce pas ? questionna Tobias. -- La lune est en partie masquee par les nuages, avec un peu de chance, on passera inapercus si on n'allume aucune lumiere. Au pire, nous aurons un peu d'avance le temps qu'ils donnent l'alerte et qu'ils preparent un bateau pour nous pourchasser. -- Tu crois qu'ils feraient ca ? -- Pas pour nous, Tobias, mais pour recuperer ce qu'on leur vole ! Tu imagines un peu le temps et l'energie que ca leur a pris de construire ce voilier ? Les ballons commencaient a se gonfler au-dessus d'eux. L'operation allait prendre bien moins de temps que Matt ne l'avait craint. Il aida Tobias a preparer les voiles. Ce dernier se debrouillait bien mieux qu'il ne l'affirmait, meme s'il faisait et refaisait parfois trois fois le meme noeud sans parvenir a se decider s'il fallait ou non attacher telles et telles cordes ensemble. Apres une heure, le navire, long comme un wagon, commenca a se soulever. Les amarres qui le maintenaient a quai se tendirent et grincerent affreusement. -- Tobias ! s'alarma Matt entre ses dents. Il faut les defaire tout de suite avant qu'ils ne reveillent le Nid ! -- Si on fait ca je ne saurai pas maintenir le bateau a quai ! Tant que Ambre n'est pas a bord on ne peut pas ! Les cordes se tendaient de plus belle, et tout le babord se pencha en arrachant une plainte a la coque. -- Coupe-les ! ordonna Matt en attrapant une longue gaffe. Il se servit du crochet a l'extremite de la perche pour agripper les planches du quai. Tobias trancha les amarres avec son couteau de chasse, une par une, en grimacant sous l'effort. Soudain, le navire libere retrouva son equilibre et allait s'eloigner du Nid lorsque Matt tira sur la gaffe pour le garder contre la jetee. Les planches craquerent. La premiere se fendit, puis la seconde. -- Ambre ! fit Tobias. Elle arrive ! Matt serrait de toutes ses forces la perche de bois, mais le poids du bateau etait trop important. Il ne tiendrait plus longtemps. Ambre lanca plusieurs sacs a bord, puis de lourdes gourdes avant de se hisser avec l'aide de Tobias. La troisieme et derniere planche ceda et Matt s'effondra sur le dos. -- Il faut faire monter les voiles ! prevint Tobias. Et vite ! Sans ca on n'avancera pas ! -- Et s'il n'y a pas de vent ? s'alarma Matt en se relevant. -- N'oublie pas que nous sommes a pres de mille metres d'altitude, il y en a toujours. Allez, venez, je n'y arriverai pas tout seul. Suivant les instructions de Tobias, ils firent prendre le vent a trois cerfs-volants de grande taille qui eux-memes entrainerent d'autres voiles plus nombreuses, et plus celles-ci prenaient de la hauteur et se gonflaient, plus elles tiraient sur de nouvelles voiles de plus en plus grandes. En un quart d'heure il y avait assez de voilure dans le ciel, a l'avant du navire, pour tracter la tonne de bois au-dessus du feuillage. -- Je vais faire descendre le gouvernail dans la cime ! s'ecria Tobias des qu'ils furent a une centaine de metres du Nid. Matt s'approcha d'Ambre. -- Tout s'est bien passe ? Tu as ete sacrement longue et j'avoue m'etre un peu angoisse. -- Oui. La reponse etait trop laconique. Matt s'interrogea : lui en voulait-elle pour les avoir mis dans ce petrin ou lui cachait-elle quelque chose ? -- Quelle direction on prend ? demanda Tobias depuis l'arriere. Matt observa Ambre un instant avant de partir rejoindre leur pilote, une boussole a la main. -- Le sud ! L'extremite sud de la Foret Aveugle. En route pour le pays Cynik et pour les terres de cette Malronce. Matt jeta un dernier coup d'oeil a Ambre. Elle guettait le Nid et ses dernieres lueurs. 18. La mort en rouge L'Alliance des Trois navigua sur la mer Seche toute la nuit, Tobias aux commandes, Matt obeissant a ses directives pour aller tirer sur tel ou tel cordage afin de ramener certaines voiles au fil des vents. Finalement, le pilotage s'averait moins insurmontable que prevu. Ambre s'etait endormie dans la grande cabine. L'est se mit a blanchir lentement. -- Tu crois que Ambre nous en veut vraiment ? demanda Tobias. -- Probablement. -- C'est vrai qu'on a ete idiots sur ce coup. -- Je ne regrette pas, avoua Matt, determine. Les Kloropanphylles sont mysterieux, ils cultivent le secret : le conseil des Femmes est masque, leur histoire, leurs origines sont taboues, je sentais qu'ils ne nous disaient pas tout, regarde, ils savaient pour la Reine des Cyniks ! -- Faut les comprendre, les seuls Pans qu'ils ont croises ont essaye de les attaquer ! Matt haussa les epaules. -- Je reconnais que j'ai ete un peu impatient et paranoiaque, dit-il apres avoir pris le temps de trouver les mots justes. Tobias savoura le vent frais qui lui caressait les cheveux. Cela faisait plusieurs mois qu'il ne les avait coupes et ils prenaient peu a peu la forme et le volume d'un casque arrondi. -- C'est quoi le plan maintenant ? demanda-t-il. -- Trouver des Cyniks, et s'il est impossible de les aborder sans que cela se transforme en guerre, alors les suivre pour voir ce qu'ils font de tous les Pans qu'ils enlevent. Au final je suis certain qu'on parviendra a en savoir plus sur cette Malronce et ses ambitions. Et puis sur l'avis de recherche qui me concerne. Voyant que Matt etait preoccupe, Tobias lui tapota l'epaule. Comme il lui semblait qu'un bon ami devait faire dans ces circonstances. Ils demeurerent silencieux pendant l'aurore, la fatigue commencait a peser sur leurs paupieres, leurs membres ankyloses, leur esprit embrume. Ils maintenaient le cap et avancaient a bonne vitesse au-dessus de la cime, l'imposant gouvernail fait de bois et de morceaux d'acier recuperes etait leur seul contact avec la foret, laissant une piste de branchages casses dans leur sillage. Matt tendit la main dans sa direction : -- Je n'avais pas pense a ca ! pesta-t-il. Ils vont pouvoir nous suivre facilement ! -- Tu crois qu'ils vont vraiment chercher a le faire ? -- Le contraire m'etonnerait. Ambre se leva en milieu de matinee, toute fraiche et souriante. -- Si vous m'expliquez comment ca marche je vais vous remplacer pour que vous preniez un peu de repos. Tobias ne se fit pas prier, il lui apprit a suivre le cap en jouant a la fois sur le gouvernail et la voilure, et insista pour qu'elle s'assure regulierement que les Souffleurs disposaient de feuillage pour maintenir l'air chaud dans les ballons. Apres quoi il fonca dans la cabine en baillant. Matt resta aux cotes de l'adolescente. Il l'observait pendant qu'elle barrait. Elle etait tres jolie ainsi assise dans la lumiere de midi. Le soleil ciselait ses taches de rousseur. -- Je voudrais m'excuser, dit-il apres plusieurs minutes d'hesitation. Tu as raison, nous devons t'ecouter davantage. Ambre ne repondit pas. Agace, Matt la relanca : -- Je t'ai dit que j'etais desole ! -- J'ai bien entendu, et j'en suis tres contente, mais il faut que cela nous serve de lecon. Un jour il se pourrait bien que nous n'ayons pas de seconde chance. Ce qu'elle pouvait parfois l'enerver ! Il faisait l'effort de reconnaitre ses torts et plutot que de l'en feliciter, elle s'en servait pour lui faire la morale ! Il allait s'eloigner lorsqu'elle ajouta : -- C'est intelligent de ta part de te remettre en question. Je ne l'ai pas vraiment pense cette nuit, quand j'ai dit que je regrettais d'etre venue. -- Je sais. Allez, on fait la paix ! plaisanta Matt en lui tendant la main. Elle se fendit d'un sourire et serra la main tendue. Un peu plus longtemps que necessaire. Ils se regardaient. Le contact etait agreable. Puis Ambre lacha la main de Matt. Il s'assura qu'elle ne manquait de rien puis alla se coucher a son tour. Ils se retrouverent en milieu d'apres-midi, Ambre etait toujours aux commandes. Matt se servit d'un grand filet au bout d'une perche pour reconstituer les reserves des Souffleurs, et ramassa de grandes quantites de feuillages qu'il fit tomber dans la cale par l'ecoutille ouverte. Ils mangerent en fin de journee et la nuit tomba rapidement. Pendant la soiree, qu'ils passerent tous les trois a l'arriere, pres du gouvernail, Ambre remarqua une source lumineuse au loin, vers le nord. -- Tu as tes jumelles ? demanda-t-elle a Tobias. Celui-ci les attrapa dans son sac a dos et les lui tendit. -- C'est bien ce qu'il me semblait, dit-elle apres avoir sonde l'horizon. Un bateau nous suit. Et il est tres grand. -- Le Vaisseau-Matrice, firent en choeur Tobias et Matt. -- S'ils nous rattrapent, on n'a aucune chance face a leurs arbalitres ! ajouta Tobias. -- Ils chercheront a nous aborder, corrigea Matt, ce qu'ils veulent, c'est recuperer leur navire. En revanche, je ne serai pas etonne qu'ils nous passent par-dessus bord si nous sommes captures, apres tout ce qu'on leur a fait... Toby, tu as un moyen d'aller plus vite ? Le garcon secoua la tete. -- On est deja au maximum. Ambre designa le cube de substance molle qui les eclairait au milieu de la dunette. -- Si on peut les voir, alors ils en font autant, peut-etre devrions-nous l'eteindre, vous ne croyez pas ? -- Il faut pouvoir garder le cap au sud, rappela Matt. De toute facon, notre gouvernail laisse un sillon derriere nous, ils n'ont aucune difficulte a nous suivre. Non, notre seule chance c'est d'arriver au bord de la mer Seche rapidement. Si nous le pouvons, nous laisserons le navire pour qu'ils puissent le recuperer et nous rejoindrons la terre ferme. Durant la nuit, ils se remplacerent au poste de pilotage. Au petit matin, l'ombre du Vaisseau-Matrice se decoupait sur le paysage, plus pres que jamais. A ce rythme-la, l'Alliance des Trois serait abordee avant la prochaine nuit. Toute la journee, ils guetterent la silhouette imposante qui gagnait lentement du terrain. Au crepuscule, le navire amiral de la flotte Kloropanphylle se tenait a cinq cents metres. Matt pouvait distinguer les tetes se pencher par-dessus le bastingage pour les observer. Devant eux, la mer Seche semblait se poursuivre a l'infini. Il fallait trouver une solution miraculeuse s'ils voulaient esperer s'en sortir. -- Tobias, fit Matt, a ton avis, si on nourrit les Souffleurs sans arret, des quantites toujours plus grandes de feuillages, est-ce que le bateau va prendre de l'altitude ? A-t-on une chance de pouvoir passer au-dessus du Vaisseau-Matrice ? -- Non, on est deja presque au maximum, le volume des ballons est calcule selon le poids qu'ils doivent soulever, ils sont deja satures d'air chaud, on ne pourra pas faire plus. A moins de perdre beaucoup de poids... Matt se precipita dans les cales pour estimer ce qu'ils pouvaient jeter et revint, decu. -- Faut trouver une autre idee. Et vite ! Avant meme qu'ils puissent faire une proposition, une imposante lumiere rouge surgit des profondeurs de la mer Seche. La foret s'agita sur plusieurs hectares, et le clignotement rouge s'intensifia. -- Un Requiem rouge ! hurla Ambre. -- Oh, non ! fit Tobias en serrant le gouvernail. Aussitot, de gigantesques tentacules jaillirent de la vegetation en arrachant des branches au passage, ils tournoyerent dans les airs, a vingt metres de hauteur, projetant une lumiere rouge palpitante. Tout le monde a bord retint son souffle, attendant de voir ce qu'allait faire la creature reputee pour etre ce qu'il y avait de pire dans toute la Foret Aveugle. Le clignotement rouge etait si rapide qu'il ne laissait aucun doute sur l'etat d'excitation qui l'animait : elle chassait. Les tentacules projetaient la vegetation dans tous les sens, puis soudain elle se figea. Les pseudopodes se retracterent et la lumiere rouge disparut. Lorsqu'elle se ralluma, encore plus vive, le Requiem rouge fonca vers le Vaisseau-Matrice. Sous la lune eclairant ce spectacle sinistre, l'Alliance des Trois vit l'imposant navire effectuer une manoeuvre spectaculaire en tournant brusquement, une volee de carreaux d'arbalitres s'envola pour plonger vers le monstre. Les premieres secondes, le Requiem ne sembla pas encaisser le moindre dommage, avant de subitement ralentir pour virer et prendre de la distance. L'accalmie fut de courte duree. Le Requiem prit en chasse le Vaisseau-Matrice par l'arriere, il etait si furieux que la lumiere rouge etait maintenant fixe, puissante comme sa determination a detruire sa cible. Les arbalitres firent feu a nouveau, depuis le chateau arriere, moins nombreuses, et moins precises. Le Requiem gagnait du terrain. Il y eut soudain des flammes dans le ciel, elles provenaient du Vaisseau-Matrice, et semblerent freiner le predateur, mais il revint a la charge. Apres plusieurs minutes, l'Alliance des Trois ne vit plus que les lueurs argentees du Vaisseau-Matrice, le carmin sous la frondaison et les jets flamboyants qui illuminaient le ciel par intermittence. -- S'ils se font detruire par notre faute, je ne me le pardonnerai jamais, declara Ambre. -- Je crois qu'ils ont reussi a le faire reculer avec le feu, ils devraient s'en sortir, affirma Matt. Au bout d'un moment, tout danger avait disparu, ils s'etaient eloignes et tout le monde retrouva un semblant de calme. Ils se relayerent comme la veille pour piloter. Le lendemain midi, Matt contemplait la mer Seche depuis la proue de l'embarcation. Combien de temps encore allaient-ils naviguer ? Le cri d'Ambre le tira de ses reflexions, il se precipita a la poupe. Elle pointait du doigt la lumiere rouge qui se rapprochait par le nord. -- C'est a nouveau le Requiem rouge, il nous a retrouves ! s'ecria-t-elle. -- Il faut absolument gagner de la vitesse ! s'affola Tobias. Jetez tout ce que vous pouvez par-dessus bord, et s'il y a assez de draps, essayez de les accrocher ensemble avec de la corde legere pour faire des voiles supplementaires ! Ambre et Matt firent rapidement quelques allers-retours pour balancer les meubles inutiles : tabourets, tables, caisses vides... Puis ils se haterent de rassembler les draps du bord pour les coudre avec le necessaire de survie que Ambre transportait pour soigner les blessures. -- Voila ! fit-elle apres une heure de labeur. Ca ne resistera pas a une tempete mais c'est mieux que rien. Ils firent monter leur voile improvisee a l'aide de cerfs-volants, sur le meme modele que ceux qui equipaient deja le bateau et gagnerent quelques metres carres de voilure. Le Requiem etait de plus en plus pres, a moins d'un kilometre desormais. Lorsqu'il ne fut plus qu'a cinq cents metres, une heure plus tard, et qu'il ne faisait plus aucun doute qu'il allait les rattraper, Matt avertit ses camarades : -- Mettez votre equipement, qu'on soit prets a quitter le pont si necessaire. Nous ne pourrons pas lutter contre lui, s'il attaque, il faudra s'enfuir par la Foret Aveugle et esperer le semer dans la vegetation. Matt retrouva son gilet en Kevlar qu'il n'avait plus porte depuis presque une semaine, son epee, et son grand sac a dos. Ambre se precipita dans la cabine pour en revenir avec des provisions qu'elle enfourna dans leurs affaires, les gourdes pleines. Le Requiem etait maintenant a deux cents metres et foncait en soulevant un nuage de verdure. Il devenait de plus en plus evident qu'aucune autre solution ne les sauverait. Matt hesitait. S'ils attendaient trop, le Requiem serait sur eux en un rien de temps, mais s'ils sautaient maintenant, la vitesse risquait de les blesser. Il s'approcha du bord. Le feuillage etait epais. Suffisamment pour amortir le choc. -- Vous etes prets ? interrogea-t-il. Ambre et Tobias acquiescerent mollement. Matt enjamba le bastingage. -- Il faut sauter tous en meme temps, sinon on va se perdre la-dessous ! avertit-il. Tobias saisit son bras pour le retenir, une main tendue vers l'avant. -- Regardez ! s'ecria-t-il d'une voix tremblante ou la peur et l'espoir se melaient. La mer Seche s'interrompait d'un coup. A moins d'un kilometre, le ciel semblait descendre sous la ligne d'horizon. Cette vision leur redonna la force d'y croire. Ils se precipiterent a la proue pour tenter d'apercevoir ce qu'il y avait au-dela, sans rien distinguer. Et si c'etait le vide ? Matt supposa qu'ils resteraient a flotter dans les airs grace aux ballons. Il suffirait alors de reduire le debit d'air chaud avec les molettes pour progressivement regagner le plancher des vaches. Ils avaient une chance de s'en sortir ! Matt avisa la distance qui les separait du Requiem. Une bonne centaine de metres. Combien de temps avant qu'ils ne soient a portee de tentacule ? Cinq minutes ? Le bord de la mer Seche se rapprochait. Tout comme le Requiem rouge. Et alors qu'ils franchissaient les derniers arbres, le panorama se devoila : la foret retombait en pente abrupte vers une immense plaine. En moins de cinq kilometres, la Foret Aveugle se transformait en lisiere spectaculaire puis en bois modeste. Le Requiem rouge fut sur eux. Le bateau vola au-dessus du vide pendant qu'un tentacule enorme se depliait pour venir les frapper. Matt apercut les ventouses et comprit qu'ils allaient etre aspires en arriere. Le Requiem allait les couler pour les devorer. Mais le monstre, surpris par la fin soudaine de son environnement, enroula ses membres autour des derniers troncs et stoppa brutalement sa course folle. Le tentacule vint frapper l'embarcation avec une violence phenomenale, arrachant toute la cale, eventrant la frele construction. Ambre, Tobias et Matt furent balayes par le choc. Tobias se cramponnait avec une telle energie qu'il resta sur place mais Ambre et Matt s'envolerent et allaient passer par-dessus bord lorsque Matt se rattrapa a la rambarde et put saisir Ambre par son sac a dos. Le Requiem glissa en arriere, et sa masse spongieuse repartit dans les entrailles de son monde de tenebres. Mais le navire etait ampute de tout son tiers inferieur. Les cages des Souffleurs avaient disparu, et un sifflement inquietant monta de la coque endommagee. Matt tira sur son bras qui soutenait Ambre pour parvenir a la hisser sur le pont et ils roulerent sur le plancher. Elle avait les yeux exorbites, frappee de terreur. Elle s'etait vue mourir. Le bateau se mit a chuter. Les cordages retenant les ballons se rompirent les uns apres les autres, liberant l'air chaud au passage. Tout le navire plongea et vint heurter la cime des arbres en contrebas. Les voiles continuaient de les entrainer et ils se mirent a devaler la pente a toute vitesse, les faites des hauts sapins arrachant un peu plus de la coque a chaque choc. L'etrave se desagregeait de seconde en seconde, ce qui restait du gouvernail fut arrache, l'ecoutille du pont se souleva et s'envola, sectionnant au passage d'autres haubans qui retenaient les ballons et manquant decapiter Tobias. Et puis le plancher se disloqua, les derniers ballons se degagerent et la dunette arriere ou se tenait l'Alliance des Trois vint s'encastrer dans une butte en projetant ses occupants sur plusieurs metres. Un nuage de poussiere dessina un champignon au-dessus de l'epave tandis que les voiles continuerent de voler sans aucune charge au bout des cordages. Elles prirent de l'altitude et devinrent rapidement des points sur le ciel bleu. Les trois adolescents etaient etendus, inconscients. Au pied des contreforts sud de la Foret Aveugle. Sur les terres de Malronce. DEUXIEME PARTIE Le royaume urbain 19. Filature Tobias revint a lui a cause de la douleur. Son flanc gauche l'elancait vivement. Il ouvrit les yeux et constata tout d'abord qu'il n'etait plus dans l'embarcation. Ce qu'il en restait gisait dix metres plus loin, repandu parmi les rochers. Ambre et Matt etaient invisibles. Il allait se relever lorsqu'une vive douleur lui arracha un gemissement. Un long morceau de bois etait plante au-dessus de sa hanche. Tobias manqua de s'evanouir en le voyant pendre ainsi avec l'aureole de sang qui maculait ses vetements ; il parvint a se reprendre en respirant profondement. D'une main il tira sur le pieu et de l'autre il appuya sur la plaie. La pointe tres effilee etait heureusement peu enfoncee. Il lui fallait neanmoins nettoyer la blessure. D'abord les copains ! Tobias laissa son sac a dos sur place et fouilla les debris a la recherche de ses deux amis. Il trouva Matt inconscient, dans l'herbe, et Ambre un peu plus loin, tous deux couverts d'ecchymoses et de griffures. Ils reprirent leurs esprits tandis qu'il leur faisait couler un peu d'eau sur le visage, et chacun de constater les degats. -- Une sacree veine qu'on s'en soit sortis avec trois fois rien ! s'etonna Matt. Tobias souleva son tee-shirt et devoila la vilaine plaie qui saignait beaucoup. -- Parlez pour vous ! Je crois que je vais m'evanouir ! Matt examina la blessure et se rassura en constatant qu'elle n'etait que superficielle. -- Ambre, tu peux me passer la trousse d'urgence ? dit-il. Il ne faudrait pas que cela s'infecte. Il terminait a peine de poser le pansement, quand Ambre designa une colonne de fumee dans le ciel. -- On dirait qu'il se passe quelque chose derriere cette colline. -- Restez la, je vais aller jeter un coup d'oeil. Pendant que Matt gravissait le monticule a grandes enjambees, Tobias et Ambre rassemblerent leurs affaires. Ils virent Matt redescendre a toute vitesse. -- Nous avons de la visite ! Une patrouille Cynik, faut vite se planquer ! lanca-t-il. Ils eurent le temps de courir a l'abri d'un massif de ronces et de s'enfoncer dessous en rampant. Sous un pareil labyrinthe d'epines, personne ne pouvait les remarquer. -- Qui etait le dernier ? demanda Tobias. C'etait toi Matt, non ? Tu as pense a effacer les traces au sol ? Qu'ils ne nous suivent pas jusqu'ici ! -- T'en fais pas. Cinq cavaliers noirs surgirent, lances a la main. Ils sillonnerent toute la zone de l'accident en sondant les debris. -- On dirait bien un bateau ! s'exclama l'un d'eux. -- Qu'est-ce qu'il fait ici ? Il n'y a pas de riviere a moins de dix kilometres ! -- Il n'est pas entier, ce sont des fragments ! s'etonna un troisieme. C'est un de ces navires qui volent ! Comme celui qu'une patrouille a croise le mois dernier ! Ces satanes gamins aux cheveux verts et aux yeux etranges. Les demons de la foret ! -- Ou sont les corps alors ? S'il s'est ecrase, il y a forcement des corps ! Ils n'ont pas pu survivre tout de meme ? -- Qu'est-ce que j'en sais moi ? T'as qu'a descendre de ton cheval et explorer ce qui reste de l'epave ! Les autres, avec moi ! On va faire le tour par le sommet de la colline, et verifier qu'ils ne sont pas tombes dans la plaine, allez ! Les chevaux se lancerent au galop pendant que le soldat Cynik fouillait les decombres. Ses compagnons ne tarderent pas a le rejoindre. -- Personne de ce cote. Viens, on retourne a la caravane. -- C'est tout ? Peut-etre qu'ils sont dans les contreforts de la foret, si on se depeche on pourra les rattraper ! -- Pas le temps, il faut rentrer a Babylone avec notre cargaison. Sur quoi il eperonna son cheval et avec ses hommes rebroussa chemin. Lorsqu'ils eurent disparu, l'Alliance des Trois rampa hors de leur cachette en s'epoussetant. -- Si nous les suivons, a bonne distance bien sur, ils nous conduiront a l'une de leurs villes, proposa Ambre. -- C'est drolement risque ! fit Tobias en frissonnant. Matt approuvait deja l'idee de la jeune femme et il se mit en route aussitot. Parvenus de l'autre cote de la colline, ils virent toute une caravane de chevaux, de chariots tires par des ours et une cinquantaine d'hommes a pied. Des etendards noir et rouge flottaient au-dessus des roulottes pleines de ballots. Apres une minute, les Cyniks se remirent en route, soulevant dans leur sillage un long panache de poussiere brune. L'Alliance des Trois attendit que la caravane ne soit plus qu'une ligne noire au loin, puis ils se lancerent a sa suite, se servant de l'empreinte ephemere laissee dans le ciel comme d'un guide. Leurs corps etaient douloureux, les maux de tete s'intensifierent avec les heures de marche, cependant aucun des adolescents ne se plaignit, trop concentres qu'ils etaient sur l'horizon. La surprise fut grande lorsqu'ils entrerent dans un champ de coquelicots flamboyants qui couraient sans fin, l'ecume rouge de cette mer dansant avec le vent sous l'azur des cieux ; c'etait un spectacle somptueux qu'ils ne s'etaient pas attendus a voir sur des terres qu'ils imaginaient mornes et arides. A vrai dire, ils ignoraient tout de cet endroit, des moeurs de ces adultes barbares. Vivaient-ils dans des cites ou des campements ? Etaient-ils seulement capables d'ingeniosite hors du domaine de la guerre ? Y avait-il des femmes parmi eux ? Des... enfants ? En fin de journee la caravane s'immobilisa et plusieurs feux apparurent pour le bivouac. L'Alliance des Trois s'installa a son tour, sur le flanc d'un coteau, a l'abri d'une depression. Ainsi proteges, ils purent eux aussi allumer un feu et cuire un peu de viande qu'ils avaient pris au Nid. A la lueur des flammes, ils repriserent leurs vetements dechires par le crash. Tobias nettoya sa blessure, et Matt en profita pour oter son gilet en Kevlar qui lui pesait. Au moment de se coucher, l'absence de Plume se fit plus vive encore. Matt aimait s'endormir et se blottir contre sa chienne au coeur de la nuit. Il se demanda si le vide qu'elle laissait disparaitrait un jour, s'il parviendrait a l'oublier. Il ferma les paupieres en ecoutant houhouler un hibou tout proche. C'etait leur premiere nuit en pleine nature apres une semaine de lits confortables, et malgre leurs duvets moelleux, le sol dur et l'humidite nocturne perturberent leur repos. Au petit matin, Ambre s'etait absentee, elle revint decue de n'avoir trouve aucun point d'eau pour ses ablutions et ils reprirent leur marche des que la colonne de fumee apparut dans le ciel. En fin de matinee, leurs pieds les faisaient souffrir et leurs sacs a dos semblaient peser une tonne sous le soleil etincelant. Ils s'etaient habitues a la temperature fraiche du Nid, tout la-haut au sommet de la Foret Aveugle, oubliant que dans la plaine c'etait l'ete. Ils suaient abondamment, buvaient beaucoup, et les reserves d'eau s'epuisaient. Depuis plusieurs kilometres ils marchaient sur ce qui ressemblait a une piste : l'herbe etait ecrasee quand elle n'etait pas remplacee par de la terre craquelee. De frequents passages avaient creuse un mince sillon qui traversait des bois, des plaines de hautes fougeres et grimpait a flanc de colline. La variete des fleurs eblouissait la petite troupe, etincelantes de couleurs vives au spectre large, toutes les nuances du cyan, du bleu-vert au violet, s'egrenaient au fil de leur marche, melangees au pourpre, au jaune et a l'orange ; une vraie palette de peintre lancait ses aromes doux que le soleil intensifiait encore. Tobias avancait en tete, les pouces sous les sangles de son sac a dos, une brindille coincee entre les levres, l'arc se balancant derriere lui au rythme des foulees. Comme le bon petit scout qu'il avait ete autrefois. Matt enviait son detachement apparent, presque de la nonchalance. C'est une facade, songea-t-il, Toby est un anxieux de nature... Il avait tout pour etre bien sur l'ile Carmichael, et pourtant il est la, dans cette galere avec moi, parce que je suis son ami, parce que je suis tout ce qu'il lui reste de son ancienne vie rassurante... Matt prit soudain conscience que s'il venait a disparaitre, Tobias n'aurait plus rien. Il se rattachait a lui comme a une bouee au milieu de cet ocean gigantesque ou il se savait perdu. Si je meurs, que fera-t-il ? Matt ne songeait pas souvent a la mort. Encore moins a la sienne. C'etait etrange a vrai dire. S'imaginer mourir encore, mais mort ! Fini, le neant... Et s'il y avait une vie apres ? Un paradis, un enfer ? Non... Il n'y croyait pas. La vision de la Bible lui semblait bien trop simpliste pour ce monde si complexe. Elle n'etait qu'un moyen de canaliser les peurs de vivre, et de mourir. Comment disaient les adultes deja ? Un anxiolytique ! Voila ce que c'est ! Pourtant, maintenant qu'il y reflechissait, Matt realisait que l'humanite, en creant ses civilisations, avait evolue, jusqu'a elaborer une memoire et une projection de l'avenir. Et donc un but. Alors c'est l'homme qui a donne un sens a sa vie, pas Dieu ! Matt ne parvenait pas a imaginer qu'un Dieu puisse avoir tout prepare, depuis le singe jusqu'a aujourd'hui. Quel gachis ce serait pour toutes les generations qui ont ete avant l'avenement de la civilisation... Puis il songea a l'heroisme qu'il aimait tant. C'etait exactement cela. Donner un but a son existence. Etre pret a tous les sacrifices pour accomplir sa quete. L'heroisme etait-il une autre reponse de l'homme face au vide de son existence ? Une autre solution alternative a la religion ? Bien que compatible egalement... Que s'etait-il passe ce jour de decembre ou tout avait bascule ? Un Dieu etait-il derriere tout cela ? L'hypothese de la Nature toute-puissante lui plaisait. Il se souvint tout a coup d'Ambre sur l'ile, qui lui avait demande d'etre plus respectueux des croyances de chacun. Je crois que c'est elle qui a raison. La Terre nous a donne naissance d'une certaine maniere, nous etions une sorte de... d'experience, un vehicule pour propager ce qu'elle est par essence : la vie. Et lorsque nous nous sommes mis a devier de ce pour quoi nous etions faits, lorsque nous nous sommes mis a devenir une menace pour la vie plus qu'un moyen de la repandre, alors la Terre, la Nature, nous a corriges violemment. Il y a eu des avertissements, les changements climatiques, les catastrophes naturelles a repetition. Nous n'avons pas ecoute. Elle s'est enervee une bonne fois pour toutes. Maintenant, il faut repartir sur de bonnes bases, nous avons une seconde chance, il ne faut pas la manquer ! Soudain il se demanda ce qu'il adviendrait de l'humanite, du moins ce qu'il en restait, si la guerre entre Cyniks et Pans persistait ? Et si c'etait une sorte de gigantesque test ? Ne pas parvenir a s'entendre signifierait une autre Tempete. La derniere. Matt en etait la de ses interrogations, absorbe par ses pensees et par la marche forcee, lorsque Tobias s'immobilisa tout net avant de se precipiter vers ses camarades pour les pousser sur le bas-cote. -- Planquez-vous ! s'ecria-t-il en sautant dans un fourre. A peine etaient-ils dissimules que deux chevaux surgissaient du virage au galop, portant des soldats en armures noires. Tobias attendit une bonne minute apres leur passage pour ressortir. -- Je crois qu'il y a une ville derriere cette foret, venez ! Il retourna au sommet de la butte d'ou il avait apercu le danger et pointa du doigt la vallee. -- Incroyable ! s'exclama-t-il. Incroyable ! Ambre et Matt le rejoignirent pour contempler une riviere traversee par un pont de pierre. Une cite faite de torchis blanc et de bois s'etendait au-dela, des habitations basses a l'exception d'un complexe neogothique qui ressemblait a plusieurs eglises. -- C'etait une universite, pensa Ambre a voix haute. Avant la Tempete. Les Cyniks ont bati leur cite autour. Une seconde riviere, plus large que la premiere, coupait la ville en deux. Un grand bateau mouillait au port. De son cote, la plus haute tour de l'universite avait ete modifiee pour y ajouter de longues structures en bois ressemblant a des quais suspendus dans les airs. Les Cyniks etaient bien plus inventifs qu'ils ne l'avaient imagine. Et partout sur la ville, flottait le drapeau noir et rouge de la Reine Malronce. 20. Un plan qui divise Ambre, Tobias et Matt avaient fait le plein d'eau au bord de la riviere et avaient attendu qu'il n'y ait plus personne en vue pour traverser le pont de pierre en direction de la cite. A moins de cinq cents metres ils debusquerent un poste d'observation ideal. Aussi s'installerent-ils dans un large trou, entre des racines et des arbustes en fleurs. De la ils pouvaient surveiller l'acces principal a la ville. Les Cyniks avaient sorti de terre cet endroit avec beaucoup de celerite et d'application. Un mur d'enceinte haut de cinq metres la protegeait totalement. Matt supposait que c'etait davantage un rempart contre les predateurs que pour se mettre a l'abri d'une guerre. Les maisons, pour ce qu'il en avait apercu, etaient etroites et hautes, des facades blanches aux poutres de la structure apparente, coiffees de toits pointus et garnis de cheminees. Tout cela ressemblait beaucoup a une ville du Moyen Age. Des gardes discutaient sous l'arche de l'entree, ne pretant pas de reelle attention aux gens qui circulaient dans les deux sens, pas plus qu'aux marchandises transportees par des carrioles grincantes tractees par des anes, des chevaux et parfois des ours. -- Il faut trouver un autre endroit pour entrer, fit Matt, c'est trop risque, meme s'ils ne sont pas vigilants. Ambre le considera attentivement. -- Matt, je peux te demander ce que tu esperes trouver ici ? demanda-t-elle. -- Des reponses a nos questions. -- Mais nous sommes des Pans ! Jamais ils ne nous laisseront approcher ! -- Nous sommes assez grands pour passer pour des adultes, il suffira de dissimuler nos visages sous nos capuches. -- Rappelez-vous Colin, intervint Tobias, c'etait un Pan et pourtant les Cyniks l'ont accepte. -- Les adolescents qui sont sur le point de devenir adultes, dit Matt, les Cyniks les acceptent certainement. -- Tu crois qu'en grandissant on va tous devenir des Cyniks ? s'angoissa soudain Tobias. -- Je n'espere pas ! Ambre se pencha pour mieux distinguer les portes de la ville : -- Regardez ! Des Pans ! Cinq petites silhouettes portant des seaux de bois sortaient, la demarche trainante, accompagnees par un Cynik. Quelque chose dans leur attitude clochait. L'absence de vie dans leur regard, les expressions figees de leurs traits, ils ne se comportaient pas comme des enfants prisonniers, mais plutot comme des marionnettes dociles. Matt remarqua alors la chainette qui reliait la ceinture du Cynik a chacun des enfants et disparaissait dans les plis de leurs chemises sales. Ils passerent non loin de l'Alliance des Trois et allerent remplir leurs seaux a la riviere avant de revenir, sous l'oeil attentif de leur geolier. Le dernier Pan n'avancait pas tres vite et cela deplut fortement au Cynik qui s'approcha de lui en soupirant. -- Tu vas encore geindre ? s'enerva-t-il. Avance, fichu gamin ! Sur quoi il lui decocha une gifle sur l'arriere du crane que l'enfant encaissa sans broncher. Matt se redressa, tous les muscles de son corps prets au combat. Il allait mettre ce Cynik en pieces. Tobias et Ambre l'attraperent pour le ramener sous la protection des feuillages. -- Ca ne va pas ! s'emporta Ambre. Tu veux nous faire tuer ? Les gardes pourraient entendre ! Sa colere retomba aussitot et il realisa qu'il avait perdu tout controle. La violence du Cynik l'avait rendu ivre de rage, lui qui avait desormais la force de leur tenir tete. Cela lui fit peur. Etait-ce la rancon de tout le sang qu'il avait verse ? La violence dont il avait du faire preuve pour se defendre au fil des semaines l'avait-elle contamine ? Non, je suis fatigue et un peu impulsif, c'est tout..., tenta-t-il de se rassurer. Ils resterent la a observer, une heure durant, avant d'etablir leur strategie : attendre l'aube pour entrer couverts de leur manteau a la capuche relevee. Avec la chaleur de l'apres-midi, ils ne pouvaient se vetir ainsi sans eveiller la mefiance des gardes. Si par malheur ils etaient interroges, ils pretexteraient etre de nouveaux Cyniks ayant trahi leur clan Pan. Il fallait croiser les doigts pour que ce plan fonctionne. Profitant de cette pause inesperee, chacun se reposa, se massant les pieds, mangeant un morceau de viande sechee ou ce qui ressemblait a du pain de couleur verte. La nuit tomba et sa fraicheur bienvenue leur permit de s'endormir rapidement. Au petit matin, avant meme que l'est ne blanchisse, Ambre reveilla ses compagnons. Ensemble, ils se rapprocherent par la foret qui cernait le rempart pour n'etre plus qu'a quelques dizaines de metres de la guerite d'entree. Les portes etaient ouvertes, encadrees par deux gardes de faction dont un qui semblait somnoler sur un tabouret. Tandis qu'ils attendaient les premiers rayons du soleil, Ambre finit par remarquer les affiches jaunies qui ornaient l'arche sous le rempart. A cette distance, elle ne pouvait les distinguer clairement, aussi se concentra-t-elle sur son alteration. Elle se savait capable de le faire. Lorsque Tobias tirait ses fleches, elle reussissait a les guider sur de bonnes distances. Sauf que cette fois il fallait proceder en sens inverse, parvenir a percevoir un objet a distance pour le faire venir a elle, ce qui n'etait pas une mince affaire. Apres plusieurs minutes de focalisation et d'essais infructueux, elle parvint a decoller un coin, puis un autre, de l'affiche qui glissa le long du mur jusqu'au sol. Personne autour ne l'avait remarque. Au prix d'un nouvel effort, elle la fit flotter laborieusement entre les jambes d'un garde, jusque dans l'herbe. Les trente derniers metres furent brusquement plus faciles et l'affiche traversa au ras du sol jusqu'a venir se poser dans la main ouverte d'Ambre. -- Pourquoi tu ne m'as pas demande mes jumelles ! s'exclama Tobias. -- Comment veux-tu que je progresse avec mon alteration si je ne m'entraine pas ? -- Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Matt. -- Je l'ignore mais il y en a plein les murs de l'entree, dit-elle en deroulant le papier parchemine. Le visage de Matt apparut en noir et blanc. Un dessin tres realiste accompagne d'un texte manuscrit : Par ordre de la Reine, il est declare que toute personne qui croisera ce garcon devra en faire rapport aussitot aux autorites de son Altesse Serenissime. Quiconque apportera le moyen de le localiser sera genereusement recompense. >> -- Mince, pesta Tobias, ca se complique. Matt secoua la tete. -- C'est fichu ! Je ne peux pas entrer avec ca placarde en ville ! -- On ne change rien au plan sinon que tu nous attends la, annonca Ambre. Matt commenca a faire signe qu'il n'etait pas d'accord et Ambre pointa sur lui un doigt menacant en ajoutant d'un ton autoritaire : -- Vous m'avez promis de m'ecouter, alors je vous le dis : cette ville est en effet l'occasion d'en apprendre plus, avant de pouvoir rentrer chez nous. Ici, nous pourrons glaner toutes les informations que nous esperons. Tobias et moi allons nous y rendre, pendant ce temps, tu vas nous attendre et nous promettre de ne rien faire d'idiot ! -- Je ne suis plus un gamin, repliqua Matt, vexe, inutile de me dire ce que je dois faire. Tobias sentit la tension monter et prefera ne pas se meler de la conversation qui, de toute facon, en resta la. Ils patienterent une heure encore. Les lanternes furent eteintes, des lampes alimentees par de la graisse animale, qui produisait une flamme d'un jaune tirant sur le rouge. Les premiers passants apparurent dans la fraicheur de l'aube : un homme tirant une vache fatiguee, puis deux types poussant des brouettes en bois. Ambre et Tobias enfilerent leurs manteaux a capuche et Ambre s'adressa a Matt : -- On se retrouve la ou nous avons dormi, tu y seras plus en securite. Attends-nous jusqu'a ce soir. Si nous ne sommes pas revenus d'ici la, c'est que nous sommes captures ou pire. Ne tente rien pour nous, mieux vaut deux pertes que trois. -- Ne dis pas ca. Ambre le fixa un instant, sans que Matt puisse determiner le sentiment qui animait la jeune fille. Puis elle s'elanca dans la lumiere blanche des premiers rayons du jour, aussitot talonnee par Tobias qui eut a peine le temps de saluer son ami. Matt les vit approcher les grandes portes sous le regard mefiant d'un soldat. Ils allaient entrer lorsque celui-ci s'approcha d'eux. Son baudrier se decrocha tout seul au meme moment et s'effondra sur ses pieds, lui arrachant un cri de douleur tout autant que de colere. Le soldat s'accroupit et du coup les ignora pendant qu'ils franchissaient l'arche. C'est un coup d'Ambre ca, j'en suis certain ! se felicita Matt. Ambre et Tobias etaient dans la place forte. Ce fut tout ce qu'il put voir avant qu'ils ne disparaissent dans le dedale des rues. 21. Une boutique pas comme les autres Les rues, bien qu'etroites, etaient occupees par des etals que des marchands recouvraient de fruits, d'objets travailles dans le cuir ou le bois, et de vetements tresses. Le marche s'installait avec le soleil qui remplacait progressivement les lanternes a graisse. L'odeur de viande grillee se repandait dans les ruelles puis celle plus sucree du miel chaud. Les vendeurs constituaient encore l'essentiel de la population a cette heure matinale et ils discutaient fort entre leurs presentoirs, riant ou ralant pour un rien. Ambre et Tobias progressaient avec precaution au milieu de cette foire de bruits et d'odeurs. Voir les Cyniks ainsi etait rassurant, sans leurs armures d'ebene et leur obsession de capturer ou tuer les Pans. Pendant un moment, les deux adolescents auraient pu croire qu'ils etaient des adultes normaux, un jour de marche, et que tout allait finalement s'arranger. Puis ils virent une femme, la premiere depuis la Tempete, et cela leur fit un choc. Plus grand encore lorsqu'ils la virent tenir en laisse un enfant de dix ans a peine. Plutot qu'une vraie laisse en corde, c'etait une chainette en acier, reliee a un bracelet de cuir au poignet de la femme. La chaine s'enfoncait sous la blouse de l'enfant, et, tandis qu'il marchait, celle-ci s'ouvrit un peu au niveau de son ventre. Les deux Pans contemplerent l'horreur. La chainette se terminait par un anneau noir qui mordait les chairs au niveau du nombril tout gonfle. Etait-ce ce qui les rendait si amorphes ? La femme faisait ses courses et tout ce qu'elle achetait elle le donnait a porter a l'enfant qui tendait les bras sans reaction. -- On dirait un petit zombie, fit Tobias tout bas en frissonnant. -- Viens, ne restons pas la, ca me degoute. Les rues commencaient a se remplir, Ambre et Tobias se sentaient de mieux en mieux, ainsi noyes par la foule. Plusieurs fois, ils croiserent des affiches a l'effigie de Matt. N'y tenant plus, Tobias arreta un passant, lui designa le portrait et demanda d'une voix qu'il tenta de rendre plus grave : -- He ! Sais-tu ce qu'elle lui veut, la Reine, a ce garcon ? L'homme fronca les sourcils, et tenta d'apercevoir le visage qui lui parlait sous cette capuche obscure. -- C'est la Reine, non ? repondit-il en levant les epaules. Elle fait ce qu'elle veut ! Tobias lanca un grognement qui se voulait une approbation et ils s'eloignerent, bien trop tremblants pour insister. -- Nous allons finir par nous faire reperer, augura Tobias. -- Pas si nous nous en tenons au plan ! Tiens-toi droit et masque la peur dans ta voix. Il faut trouver une auberge ou un etablissement de ce genre, pour ecouter les conversations. -- Et comment on paiera ? Tu as vu, ils s'echangent des petites pieces ! Ils ont deja mis au point toute une economie avec de l'argent ! -- Et ca te surprend venant des adultes ? Pour l'auberge, suffira de ne pas consommer. Allez, viens. Ils marchaient en direction de l'universite depuis cinq minutes a peine quand Tobias trouva encore a se plaindre : -- N'empeche, on aurait du laisser nos sacs a Matt, on n'est pas discrets ! Et puis mon arc, ca fait une arme, je sens que ca ne leur plait pas... -- Tais-toi un peu, tu veux ? Et n'oublie pas que nous sommes des voyageurs, notre equipement contribue au role ! -- Desole, c'est quand je stresse, je parle beaucoup. Une corne de brume resonna dans toute la ville et une partie des promeneurs prit la meme direction, que Ambre et Tobias deciderent de suivre. Ils parvinrent a une grande place pavee ou plus de trois cents personnes s'etaient rassemblees. Une avenue partait en direction d'une haute porte dans l'enceinte exterieure. Trois immenses cages en bambou venaient de passer entre les murs de la muraille pour remonter en direction de la place. Des dizaines d'ours tiraient ces etranges charrettes s'elevant a pres de dix metres. Tobias et Ambre reconnurent les cages a Pans. Rondes et remplies d'enfants apeures. -- Les Ourscargots ! s'enthousiasma la foule. Les Ourscargots ! Une cinquantaine de soldats en armure noire les encadraient. Le convoi s'immobilisa au milieu de la foule et les cages furent ouvertes par les militaires qui forcerent les enfants a entrer dans un grand batiment sans fenetre - sa facade s'ornait des memes drapeaux rouge et noir que partout en ville avec en plus une pomme argentee au centre. Parmi les Pans, il y avait des fillettes de moins de cinq ans, des garcons qui pleuraient a chaudes larmes et meme quelques-uns qui semblaient mechamment blesses. Et pourtant nul ne s'en souciait. On les poussait sans menagement dans ce lieu eclaire par des lanternes malodorantes avant que la porte ne se referme brutalement. Combien y en avait-il ? se demandait Tobias. Au moins cent prisonniers ! Comme la foule ne semblait pas bouger, attendant autre chose, Ambre et Tobias firent de meme. La porte finit par se rouvrir apres de longues minutes et les enfants ressortirent, un par un, entierement nus, en sanglotant. On les conduisit sur l'estrade qui surplombait la place et la debuta une vente aux encheres pour acquerir chaque Pan. Ambre et Tobias etaient ecoeures. Une trentaine d'enfants de cinq a treize ans furent ainsi partages dans la foule. On les presentait comme du betail, vantant leur jeune age qui garantissait des annees de bons services, leur force, leur gabarit frele pour des travaux particuliers, jusqu'a ce que le dernier soit attribue. Le pire restait a venir. Une fois paye, chaque esclave etait amene de force vers une roulotte d'ou s'echappaient une fumee grise et une odeur de soufre. La, deux hommes muscles et gras le tenaient fermement pendant qu'un troisieme, aux dents pourries, venait enfoncer une longue pince brulante dans le nombril de l'enfant. Les pinces se refermaient d'un coup et plantaient un petit anneau noir dans les chairs sous les cris de souffrance de la pauvre victime. Curieusement, les rales s'interrompaient dans la minute, avec la pose de l'anneau. La vie semblait quitter le petit visage deforme par la peur et la douleur et les larmes cessaient. Une chainette etait clipsee dans l'anneau et le proprietaire repartait avec son domestique au bout de sa laisse. Le Cynik qui operait comme commissaire-priseur termina la vente par : -- C'est tout pour aujourd'hui, les autres doivent rester pour de plus amples analyses afin de servir la Quete des Peaux. Je vous invite a revenir demain matin, et gloire a notre Reine Malronce ! Une bonne partie de la foule rassemblee reprit > en choeur avant de se dissiper. -- Je crois que je vais vomir, murmura Ambre en s'eloignant. -- Ils sont devenus fous. Totalement dements, conclut Tobias en sechant discretement ses joues humides. Ils approchaient d'une zone tres frequentee lorsque Tobias demanda a Ambre : -- C'est quoi la Quete des Peaux d'apres toi ? -- Avec ce que j'ai vu ce matin, j'imagine le pire. Trouvons une auberge et quittons cet endroit de malheur ! Ils finirent par reperer une enseigne en lettres enchevetrees > cependant Tobias s'arreta au milieu de la rue. -- Qu'est-ce qui ne va pas ? s'alarma Ambre. Tobias bifurqua vers une devanture poussiereuse aux vitrines opacifiees par la crasse. -- Je connais cette boutique ! dit-il, presque joyeux. - >> Au Bazar de Balthazar >>, lut Ambre tout haut. -- J'y suis deja alle ! A New York ! Avec Matt et Newton ! Viens, il faut verifier si c'est bien le meme ! Un an plus tot Tobias aurait donne tout ce qu'il possedait pour ne pas avoir a franchir cette porte et voila qu'aujourd'hui il s'empressait d'y penetrer, plein d'espoir. D'une certaine maniere, l'echoppe constituait un lien avec son passe. Une preuve que cette autre vie n'etait pas un reve, qu'elle avait bien existe, avant. Tobias entra le premier, il reconnut cette atmosphere mysterieuse et cette odeur de renferme. Les rayonnages avaient change, tout comme les articles en vente, il y avait beaucoup de vieux livres desormais, et enormement d'objets d'autrefois : briquets, pochettes d'allumettes, lunettes en tout genre, couteaux de toutes tailles, couvertures, vaisselle, un lavabo en porcelaine, des fenetres en aluminium, des caisses a outils remplies... Partout ou il posait les yeux, Tobias decouvrait des fragments de leur ancienne existence. Balthazar etait au fond de son echoppe, accoude a un comptoir en zinc. Il releva la tete vers ces deux clients encapuchonnes et ses sourcils broussailleux se contracterent. C'etait toujours le meme. Avec son visage creuse, ses touffes de cheveux blancs au-dessus des oreilles, son long nez fin et son regard percant au travers de vieilles lunettes. En le voyant, Tobias songea a une expression que Newton, son ami, employait tout le temps dans ce genre de situation : > qui faisait reference a l'un de leurs films preferes : Predator. Cela l'amusa avant que la melancolie ne l'envahisse. Qu'etait-il advenu de Newton depuis la Tempete ? Etait-il vraiment... mort ? s'interrogea Tobias. -- C'est pour quoi ? voulut savoir Balthazar de sa voix eraillee. Tobias approcha assez pres pour ne pas avoir a crier mais resta assez loin pour que son visage soit flou dans la penombre. Pour une fois, il trouvait la couleur de sa peau bien pratique. -- Vous etes le vieux Balthazar qui etait a New York, pas vrai ? -- New York ? Qu'est-ce que c'est ? fit le vieux bonhomme. Tobias et Ambre echangerent un bref regard. Les Cyniks avaient-ils perdu la memoire de leur ancienne vie ? -- Avant d'avoir votre boutique ici, ou etiez-vous ? insista Tobias. -- J'ai toujours ete ici, depuis le Cataclysme ! Qui etes-vous pour poser pareille question ? -- Pardonnez-nous, nous ne sommes pas de cette region. Nous venons de l'Ouest, improvisa Tobias. Et nous souhaitons nous rallier a vous. -- Vous n'avez pas vu les Brasiers du Rassemblement ? -- Non, de quoi s'agit-il ? -- Environ deux mois apres le Cataclysme, d'immenses colonnes de fumee sont apparues dans le ciel, pendant plusieurs semaines. Chaque survivant ou groupe de rescapes du Cataclysme s'est dirige vers ces feux. C'etait la Reine Malronce qui les avait allumes. C'est elle qui nous a guides. Ca ne vous dit rien ? -- Non, nous ne savons rien de tout cela dans l'Ouest, inventa Tobias. Le vieillard, content d'enfin partager quelques mots, enchaina : -- Elle nous a explique qu'un terrible mal nous avait frappes a cause de nos erreurs passees, de nos peches. Elle nous a montre la voie a suivre pour survivre. C'est elle qui nous a revele que les enfants etaient la cause de nos maux ! -- Les enfants ? repeta Ambre incredule. Comment ca ? -- C'est par leur faute que tout ca s'est produit ! Leur insouciance, leurs caprices, leurs exces ! Tout cela nous a menes vers le chaos ! Pour plaire a nos enfants, nous avons toujours voulu plus, toujours fait plus, jusqu'a aboutir au Cataclysme ! -- Mais les enfants n'y sont pour rien ! s'indigna Ambre. -- Bien sur que si ! La Reine le sait ! Elle fait des reves vous savez... Elle a vu l'avenir. -- Quel avenir ? La Quete des Peaux, c'est ca ? voulut savoir Tobias. Balthazar parut tout a coup mefiant. Il pencha la tete pour mieux distinguer ses visiteurs. -- Dites-moi, quel age avez-vous ? demanda-t-il, soupconneux. Ambre ne se demonta pas et fit un pas en avant en abaissant sa capuche pour devoiler son visage. -- Je vais sur mes seize ans, dit-elle. Mais soyez rassure, nous ne sommes pas comme tous ces enfants, nous avons decide de nous joindre a vous, car vous etes dans le vrai. Il n'y a pas de futur a rester parmi les Pans. Balthazar acquiesca largement. -- Ah ! Vous avez atteint l'Age de Raison ! C'est une bonne chose, n'est-ce pas, que de recouvrer la vue apres une longue periode d'aveuglement ! -- C'est quoi l'age de raison ? interrogea Tobias avec moins d'assurance que Ambre. -- Ce que tu viens de vivre, garcon ! Quand un adolescent prend enfin conscience des enjeux de la vie, il franchit un cap, il prend ses responsabilites et devient l'un des notres. Chaque semaine, des jeunes hommes et des jeunes filles comme vous parviennent jusqu'a nous, trahissant leur clan, en ouvrant enfin les yeux. -- Colin..., murmura Tobias. Balthazar semblait capable de prouesses extraordinaires car il releva malgre la distance : -- Colin ? Oui, je connais un jeune garcon de ce nom qui a recemment quitte son clan. Ambre et Tobias se jeterent un nouveau coup d'oeil furtif. -- Un chatain aux cheveux longs avec plein de boutons ? fit Tobias. -- Je crois que cette courte description lui correspond bien ! -- Ah oui ? Et vous savez ou on peut le trouver ? questionna Ambre. -- Pour etre accepte parmi nous, vous devrez prouver votre utilite. Lui a promis qu'il livrerait tout un clan a nos troupes. Il a echoue aussi il aurait du etre banni, pourtant un homme dans cette ville prend sous son aile les adolescents refuses. -- Comment s'appelle-t-il ? -- Vous ne devriez pas l'approcher, croyez-moi, c'est un personnage que nul ne devrait cotoyer ! Nous l'avons surnomme le Buveur d'Innocence. Il vit dans la haute tour de pierre, au centre de la ville. Mais si c'est Colin que vous cherchez, allez donc a la taverne en face, il s'y trouve presque tous les jours quand le Buveur n'est pas en ville. Tobias s'approcha a son tour : -- Vous n'avez vraiment aucun souvenir de votre passe ? Balthazar se frotta les mains sous le menton, intrigue par ce curieux promeneur. -- Pourquoi donc, mon petit ? -- Je... Je me demande, c'est tout. -- Non, aucun souvenir. Maintenant sortez de ma boutique. Vous etes nouveaux en ville, des jeunes de surcroit, vous devez aller vous signaler au Ministere de la Reine des a present, c'est une obligation sans quoi vous pourriez etre arretes. C'est au coeur de la ville, les vieux batiments, ceux qui ressemblent a un chateau. Ambre le remercia et tira Tobias en arriere pour le faire sortir. Sur le seuil, le vieux Balthazar leur lanca : -- Je devrais rapporter aux autorites votre presence en ville, vous savez ! Mais je n'en ferai rien. Je vous fais confiance. Maintenant hatez-vous de legaliser votre situation ou fuyez cet endroit ! Et tandis qu'ils sortaient dans la rue, Tobias crut voir les yeux du vieil homme devenir jaunes, avec une longue pupille noire verticale, comme un serpent ! Il leur adressa un clin d'oeil et la porte se referma. 22. Une vieille connaissance Ambre etait assise sur un banc en pierre, l'air devastee. -- C'est ineluctable, dit-elle d'un ton triste. En grandissant, nous allons tous changer jusqu'a rejoindre le camp des Cyniks. Tobias se laissa choir a cote d'elle et se permit de la prendre par les epaules : -- C'est pas sur ! Regarde-nous, malgre tout ce que nous traversons, nous ne nous sentons pas du tout proches d'eux ! Et pourtant, je pense pouvoir affirmer que cote maturite nous ne sommes pas les derniers ! -- Si tu veux mon avis ca va plus loin que la maturite, c'est aussi... physique. -- Comment ca ? -- L'attirance, Toby ! Le desir ! Ces choses qui commencent a nous tirailler, j'ai peur que cela nous eloigne des autres Pans, plus jeunes, et qu'on finisse par ne plus se sentir en harmonie avec eux. La sexualite bouleverse notre equilibre interne, et si les hormones nous font peu a peu devier vers les Cyniks alors il n'y a aucun espoir parce qu'on ne peut lutter contre cette evolution normale de chacun de nous ! -- Je ne crois pas que ce soit seulement ca, parce que... moi par exemple, il m'arrive des fois de faire des reves un peu... tu vois ce que je veux dire ? Eh bien c'est un truc de garcon, ca fait deja pas mal de temps que j'y pense tu vois ? Et... euh... enfin je n'ai pas l'impression que ca me fait virer du mauvais cote, tu comprends ? Ambre hocha la tete doucement. -- Et puis, ajouta Tobias, on dit bien que certains adultes sont de grands gamins ! Si on cultive cette insouciance, peut-etre qu'on pourra se preserver ! Franchement, tu te sens proche des Cyniks, toi ? Tiens, on va se faire une promesse, si l'un des membres de l'Alliance des Trois commence a basculer, les autres devront le remettre sur le droit chemin ! OK ? Allez, reprends-toi, ca ne te ressemble pas d'etre aussi abattue ! Je crois que nous devrions aller trouver Colin pour lui parler. -- C'est risque, il nous a deja trahis une fois, il pourrait recommencer. -- Oh, sois certaine que jamais plus je ne lui ferai confiance ! Il a tue l'oncle Carmichael ! Et il a fomente l'assaut de l'ile avec les Cyniks, rien que pour ca je prefererais le savoir mort ! Mais si on peut s'en servir pour en apprendre davantage, ca me va, allez en route ! Ils entrerent dans la taverne qui empestait la transpiration et le tabac. Les fenetres n'etaient que de minuscules lucarnes, aussi des lanternes a graisse diffusaient-elles une clarte ondoyante en meme temps qu'une odeur rance. Les trois quarts de l'etablissement etaient occupes par des hommes affales aux tables ou jouant aux cartes en parlant bruyamment. Tobias n'eut aucun mal a reperer Colin assis tout seul face a un pichet en terre cuite. Son regard se perdait dans le vin comme si ses prunelles ne faisaient plus qu'un avec l'ivresse pourpre. Il avait toujours ses longs cheveux chatains, son acne devorante et ses dents jaunes. -- Surprise, fit Tobias en s'asseyant en face de lui. Colin se redressa mollement puis, lorsque sa memoire se reactiva, il voulut se relever pour fuir mais Ambre, qui se tenait dans son dos, le plaqua a sa chaise en le tenant par les epaules. -- Tout doux, dit-elle, nous ne sommes plus la en ennemis. C'est toi qui avais raison. -- Oui, nous te devons des excuses, enchaina Tobias, ces idiots de Pans ne meritent pas qu'on se batte pour eux. L'avenir est ici, avec les adultes ! Colin fut soulage et lacha un long soupir ponctue d'un rot sonore. -- Vous m'avez fichu une de ces trouilles ! avoua-t-il en se resservant du vin. -- J'avoue avoir cru a un fantome en entrant ici, gloussa Ambre. Nous qui pensions que tu t'etais noye ! -- Oh j'ai bien failli ! Les soldats ou ce qui en restait se faisaient bouffer par tous les poissons du fleuve, c'etait un enfer ! J'ai tellement bu de flotte cette nuit-la que jamais plus je ne pourrai en avaler ! lanca-t-il en levant son verre pour le vider d'une traite. L'image des soldats blesses se faisant happer par les creatures des profondeurs arracha un frisson de degout a Tobias. Cette violence le rendait malade encore aujourd'hui. -- Comment t'es-tu retrouve ici ? demanda Ambre. -- A Babylone ? Oh, plus par chance a vrai dire, j'ai erre dans une foret pendant une semaine, j'ai failli me faire devorer vif par des Gloutons et finalement j'ai marche jusqu'a la fumee d'un campement Cynik qui patrouillait dans le secteur. Ce sont eux qui m'ont ramene ici. -- Et tu as ete accepte ? Colin plongea a nouveau dans son verre. -- Pas vraiment. -- Alors comment as-tu fait pour rester ? -- J'ai un protecteur. Nouvelle rasade. L'expression qu'il affichait fit soudain de la peine a Tobias. Il semblait hante par quelque chose. Quel que fut son protecteur, sa simple evocation le faisait boire plus que de raison. -- Ce n'est pas notre cas, exposa Ambre, alors nous sommes un peu paumes dans cette ville, peut-etre pourrais-tu nous aider ? -- Oui, surencherit Tobias, par exemple, qu'est-ce qu'ils font aux Pans qui debarquent en ville avec cette espece de piercing au nombril ? -- C'est l'anneau ombilical. Au debut, les soldats se livraient a toutes sortes d'experiences sur les enfants qu'ils capturaient. Un jour, un peu par hasard, ils ont decouvert que planter dans le nombril un anneau de leur alliage special avec lequel ils fabriquent leurs armes rendait les Pans totalement dociles. Maintenant tous les esclaves en ont un. -- Toi, tu n'en as pas ? interrogea Tobias. -- Je ne suis pas un esclave ! s'ecria Colin en postillonnant. Je suis venu de ma propre initiative ! Je suis volontaire pour rejoindre l'armee de Malronce ! Plusieurs regards pivoterent dans leur direction. Ambre se rapprocha de Colin pour l'inciter a baisser d'un ton : -- Et qui est-elle cette reine ? -- C'est elle qui va nous guider vers l'avenir, vers la redemption. Sans elle, nous ne sommes que des sauvages. Elle, elle a la connaissance, elle sait ! -- Elle sait quoi ? demanda Tobias qui ne voyait pas ou Colin voulait en venir. -- Tout ! Ce qui nous est arrive, et comment defaire cette malediction qui pese sur nos epaules ! C'est pour ca que tout le monde l'adore et la sert ! -- Sais-tu pourquoi elle veut capturer Matt ? Nous avons vu les avis de recherche en ville. Colin se renfrogna en constatant qu'il avait fini son pichet de vin. -- Non, sais pas, balbutia-t-il, seule la Reine le sait. -- Et as-tu..., commenca Ambre. -- Trop de questions ! l'interrompit Colin en gemissant. Vous posez trop de questions ! D'abord, vous etes-vous declares au Ministere en arrivant en ville ? -- Oui, bien sur, mentit Ambre avec aplomb. -- Alors faites voir vos bracelets ! Tous les jeunes qui sont acceptes ont un bracelet du Ministere pour prouver qu'ils sont enroles ! En voyant leurs mines defaites, Colin eut un rictus cruel. -- Je le savais. Vous n'y etes pas encore alles. (Il se redressa peniblement et se mit a tituber.) Je vais aller vous denoncer, ca me rapportera un peu de credit ! Ambre et Tobias le suivirent jusqu'a la sortie en tachant d'etre les plus discrets possibles puis, une fois dans la rue, Ambre se placa devant lui : -- Ne fais pas ca, nous venons tout juste d'arriver, cela pourrait nuire a notre integration. -- C'est... pas mon... probleme, bafouilla-t-il, visiblement tres emeche. Poussez-vous... Une ombre passa sur son visage. Et sur toute la rue. Puis sur le quartier tout entier. Un immense ballon dirigeable survolait la ville a basse altitude. La nacelle etait vaste comme un trois-mats et sa voilure avait... Tobias cligna des paupieres plusieurs fois pour s'assurer qu'il ne revait pas. La voilure etait constituee d'une tres longue enveloppe rosatre aux reflets violets, stries par des veines bleues. Elle palpitait et fremissait, agitant une corolle blanche d'ou sortaient des centaines de filaments translucides au bout desquels s'arrimait la nacelle. Le dirigeable etait en fait une gigantesque meduse oblongue. Tobias percut alors une odeur acide et remarqua que Colin venait de s'uriner dessus. -- Oh ! non, il rentre plus tot que prevu, dit-il, plein de peur. Je dois rentrer, je dois rentrer ! Il semblait avoir dessaoule pour le coup. -- Qui est-ce ? demanda Ambre. Colin se mit a courir en direction de l'ancienne universite. -- Le Buveur d'Innocence, hurlait-il, le Buveur d'Innocence ! 23. Perir pour l'amour d'une bete La matinee etait interminable pour Matt. Assis au fond de son trou, il attendait le retour de ses amis en se persuadant qu'il ne pouvait rien leur arriver de grave. Personne ne les connaissait, leurs tetes n'etaient pas mises a prix comme c'etait le cas pour la sienne, et donc il n'y avait aucune raison d'envisager le pire. Si vraiment quelques Cyniks tiquaient sur leur jeune age, ils pourraient se faire passer pour des traitres Pans venus grossir les rangs de l'armee de Malronce. Oui, plus il y reflechissait, et plus Matt se rassurait. Ils ne couraient pas de risque majeur. Mais tout de meme ! Le soleil etait presque a son zenith, il etait midi et toujours aucune nouvelle... De temps a autre, il remontait la pente pour aller espionner la piste qui conduisait a l'entree de la cite. Il y avait plus de circulation qu'il ne l'avait imagine, beaucoup de gens partaient en foret chasser, parfois en groupes entiers armes d'arcs, d'autres revenaient avec de lourds fagots ficeles sur le dos des anes, d'autres encore rapportaient des bambous. Et au milieu de ces allees et venues : ni Ambre ni Tobias. Il est encore tot, se repetait-il en boucle. Ils m'ont donne jusqu'a ce soir. J'ai promis de ne rien faire en attendant. Patience... Il n'y tenait plus. C'etait insupportable de ne pas savoir comment ils allaient, s'ils n'etaient pas en danger, s'ils n'avaient pas besoin de lui a cet instant precis ! Il jeta un regard vers la porte. Deux gardes en poste. Et deux autres un peu plus loin. Une chance qu'il n'y ait aucun vigile au sommet des remparts ! Pouvait-il escalader ces murs ? Il n'y a pas de prises, et je suis nul en escalade ! Il songea a faire le tour de la cite, inspecter les differents points de passage et peut-etre envisager de s'introduire par le fleuve qui coupait la cite en deux... Tout cela etait idiot, il risquait de se faire prendre ou du moins d'attirer l'attention et de ne pas etre au point de rendez-vous si ses deux compagnons rentraient d'ici la ! C'etait completement idiot meme et il avait promis de ne rien faire de tel en leur absence. Matt se morfondait. Il prit une lamelle de viande sechee pour tuer le temps et machouilla. Un enorme dirigeable etait arrive plus tot dans la matinee, ca c'etait un sacre spectacle, bien qu'il n'ait dure que quelques minutes. Matt l'avait suivi du regard avant d'aller grimper dans un arbre pour le voir s'arrimer a la plus haute tour de la ville, celle avec des quais suspendus. Et plus rien d'interessant depuis. Tout en terminant sa viande, il pensa aux reves qu'il ne faisait plus, ou plutot aux cauchemars ! Le Rauperoden... La Foret Aveugle avait certainement mis un sacre coup d'arret a sa traque ! Matt s'interrogea sur sa mortalite... Le Rauperoden pouvait-il avoir ete tue par l'une des nombreuses creatures de la foret ? En tout cas si c'etait possible, alors il fallait croiser les doigts pour que ce soit arrive... Ses pensees voguerent vers l'ile Carmichael qu'ils avaient quittee depuis un mois deja. Cela lui semblait peu et en meme temps il avait vecu tant de choses depuis. Que devenaient les freres Doug et Regie ? Puis le visage de ses parents apparut. Sa poitrine se serra. Au fil des mois, il avait appris a ne plus y penser, a se proteger contre la peine. Au fond de lui, il savait qu'il ne les reverrait jamais plus. Comme des millions de gens, ils avaient ete desintegres par la Tempete. Il ne demeurait qu'une poignee de rescapes, des adultes cruels et barbares et des enfants abandonnes. Matt chassa ces idees tristes d'une gorgee d'eau fraiche. Il s'allongea sur la terre, sur ses affaires, et croisa les mains sous sa nuque pour contempler le ciel. Ses paupieres se firent plus lourdes, jusqu'a se clore. Il reva de Plume, bien qu'aucune image precise ne lui revint en memoire quand il se reveilla, sinon le cri distant de ses jappements malheureux. Matt se degourdit les jambes en faisant quelques pas et soudain tout son corps se raidit. Il entendait bien des jappements de chien au loin. Ce n'etait pas un reve. Matt alla s'allonger au sommet du trou et scruta l'horizon. Une caravane approchait, bien plus modeste que celle qu'ils avaient suivie, seulement deux chariots et une dizaine de gardes en tout. Les charrettes transportaient des cages remplies d'animaux. Les jappements du chien provenaient de l'une d'elles. Le convoi passa sous les yeux de Matt et il fallut qu'il enfonce ses doigts dans la terre pour se retenir de foncer lorsqu'il apercut une tres grande cage avec un chien gigantesque a l'interieur. Plume ! Comment etait-ce possible ? Dans un monde aussi vaste, qu'elle se retrouve juste ici, sous ses yeux, etait inoui. Si c'est possible ! tenta de se convaincre Matt. Elle a continue la traversee seule, dans la meme direction jusqu'au sud ! Peut-etre a-t-elle flaire ma trace jusque-la ! Ou bien une patrouille Cynik l'a faite prisonniere pour la ramener ici, leur cite la plus au nord ! La chienne pleurait. C'est elle ! Aucun doute ! C'est bien elle ! Elle a survecu a la Foret Aveugle ! Elle est vivante ! Matt n'en pouvait plus. Il exultait. Un des gardes, lasse par les couinements de l'animal, prit un baton et alla cogner contre les barreaux : -- La ferme ! hurla-t-il. Matt le fixa, furieux. Encore cinquante metres et le premier chariot serait en vue pour les gardes de la ville. Qu'allait-il advenir de Plume ? En feraient-ils un animal de trait ? Une bete de foire ? Pouvaient-ils aller jusqu'a la... manger ? Matt refusait l'idee de la perdre une seconde fois. La retrouver maintenant etait inespere, il savait qu'il n'aurait pas une deuxieme chance. Il fallait agir. Treize gardes tout de meme, compta-t-il. Avec l'effet de surprise c'est possible. Matt sangla son gilet de Kevlar au plus pres de son corps, attrapa son epee et se faufila entre les fougeres et les arbres. -- Mais tu vas te taire ! s'ecria le garde en enfoncant son baton dans les flancs de la chienne qui emit un gemissement de douleur. C'en etait trop pour Matt. Ses phalanges blanchirent sur la poignee de l'epee et il fendit les derniers branchages en surgissant face au soldat. Ce dernier vit un eclair d'argent dans le ciel puis la douleur fut sienne. Un flot bouillonnant de couleur rouge l'aveugla et il s'effondra en criant sa souffrance. Matt ne laissa aucune chance au guerrier Cynik suivant, il lui sectionna le bras d'un moulinet du poignet et prepara sa garde pour enchainer. Les Cyniks ne comprenaient pas encore ce qui leur arrivait, Matt sauta sur le chariot pour frapper de toutes ses forces la cage qui vola en eclats. Plume releva la truffe et ses yeux s'agrandirent quand elle reconnut Matt. Mais deux Cyniks montaient a bord, armes d'une hache et d'une masse. Matt fit volte-face en brandissant sa lame que les deux hommes voulurent parer de leurs armes lourdes. Jamais ils n'auraient pu deviner qu'un adolescent puisse developper une force pareille. Ils decollerent du chariot sous la puissance du coup et roulerent au sol tandis que la masse du second vint ecraser le visage du premier en retombant. Matt avait deja bondi sur la terre ferme pour affronter un nouveau soldat qu'il terrassa en deux coups d'epee. Sa force prodigieuse lui permit d'en desarmer un autre, et ceux qui assistaient au spectacle commencerent a comprendre que quelque chose d'anormal se produisait avec ce garcon. Ils se regrouperent pour avancer sur lui, arme au poing. Matt attrapa la hache devant lui et la lanca sur le premier avec une telle puissance que sa cible n'eut pas le temps de l'esquiver et prit le manche en pleine tete ; le second fut transperce de part en part par l'epee qui sifflait en dansant dans les airs ; le troisieme eut la machoire deboitee par un coup de poing phenomenal, les deux autres reculaient en brandissant leurs epees comme des boucliers. Matt etait aveugle par la colere. Chaque fois qu'il se battait face a des Cyniks, il eprouvait la meme rage. Ils le contraignaient a cette violence en refusant d'etre pacifiques et en se dressant contre les Pans. Ils avaient choisi d'etre des ennemis plutot que des allies. Chaque fois que l'acier qui prolongeait son bras penetrait des tissus humains, il savait que le souvenir de ce geste hanterait ces nuits a venir, que tout le sang repandu viendrait se deverser sur sa conscience. Et cela le rendait ivre de rage. Il ne pouvait se montrer hesitant, frapper doucement. Il l'avait appris a ses depens : l'affrontement ne pouvait qu'etre entier. Il fallait s'engager totalement pour triompher, sans demi-mesure. Et repandre le sang. Ils l'obligeaient a cela. Parce qu'il n'existait aucune autre solution alternative. L'adolescent ne vit pas les deux Cyniks qui l'avaient contourne avec des gourdins et des poignards. Leurs armes se leverent et soudain un rugissement feroce couvrit les gemissements des blesses tandis que Plume bondissait sur le dos des assaillants. En deux coups de gueule elle leur brisa les bras. Matt et Plume se retournerent vers la foret pour fuir lorsqu'ils aviserent dix soldats qui venaient d'accourir de la cite, essouffles et surpris par un tel champ de bataille. -- C'est le gamin qui a fait ca ? lacha un des Cyniks, estomaque. -- Qu'est-ce qui te prend, garcon ? s'ecria celui qui semblait commander le groupe. Tu n'as pas fait tout cela pour cet animal quand meme ! -- Otez-vous de mon chemin ! ordonna Matt. -- Ne sois pas idiot, tu n'as aucune chance, tu ne vas pas perir pour une bete ! Trois Cyniks foncerent sur lui avant qu'il puisse repondre. Matt cueillit le premier par la pointe de sa lame, en lui tranchant la joue. Il pivota sur lui-meme pour donner plus d'elan a son arme et entailla le deuxieme au niveau des epaules tandis que le troisieme arrivait si vite que Matt ne put tourner l'epee pour presenter le fil de la lame au moment du contact, mais il cogna si dur avec le plat qu'il entendit les os du crane se briser. Le Cynik tomba a la renverse raide comme une planche. Plus d'une douzaine d'hommes gisaient a ses pieds, certains morts, d'autres agonisants. Neanmoins ils s'entetaient, epuisant le garcon coups apres coups. Plume en renversa son lot, elle mordit et griffa tout ce qui approchait. Soudain la chienne fut eperonnee par une lance qui lui enfonca les flancs. Le cri de la chienne blessee decupla les forces de Matt qui ecrasa son adversaire comme une mouche. Il se mit a courir pour secourir sa chienne qui tentait d'arracher la lance. Il ne remarqua pas les deux cavaliers qui jaillirent avec un grand filet. Matt pulverisa le casque du Cynik qui lui barrait le passage et allait prendre la defense de Plume quand le filet lui tomba dessus en le desequilibrant. Il roula et perdit sa lame dans la chute pendant que les mailles s'entortillaient autour de ses membres. Au moment de se relever il perdit a nouveau l'equilibre et poussa un cri de desespoir en saisissant le filet pour le dechirer a mains nues. Le chanvre craqua sous les regards eberlues des soldats. Un officier se jeta sur Matt et commenca a le rouer de coups avec son gourdin. Matt repliqua d'un direct du droit et les dents se briserent. Un autre guerrier accourut, puis un autre. Ils furent bientot huit a l'ereinter a coups de baton. Apres trente secondes, le garcon, recroqueville sur lui-meme, ne bougeait plus. Inconscient. La chienne gemissait, prisonniere d'un autre filet. L'un des gardes se pencha pour ausculter Matt et s'esclaffa : -- Je crois bien qu'on l'a eu ce fumier ! Il est mort ! Il cracha par terre, l'air satisfait. Puis il vit les corps de ses camarades mutiles et perdit son sourire. Pres d'une vingtaine des siens etaient tombes sous les coups de ce gamin. 24. Une bien longue journee En debut d'apres-midi, la ville etait en pleine effervescence, les petits porteurs d'eau enchainaient les allers-retours avec le fleuve qui traversait la cite, les livreurs de fagots empilaient les tas de bois devant les portes des maisons et les fours a pain se reactiverent pour preparer la fournee du soir. Ambre et Tobias sillonnaient les rues en laissant trainer les oreilles, pour glaner un maximum d'informations. Ils apprirent ainsi que Malronce demeurait loin au sud, sous un ciel rouge, entouree de terres hantees, dans un lieu que les Cyniks appelaient : Wyrd'Lon-Deis. Rien que le nom deplaisait fortement a Tobias. Les Cyniks s'etaient dotes d'un drapeau rouge et noir pour banniere, et lorsque celui-ci comportait une pomme argentee en son centre, ils surent qu'il s'agissait des autorites de la Reine, la pomme etant son embleme. Un peu plus tard, ils surprirent une conversation : chaque homme qui s'enrolait dans l'armee de Malronce se voyait offrir une bonne paye et parfois meme des terres cultivables dans l'Ouest. Ils apprirent aussi que les femmes geraient les constructions des maisons et que plus une famille disposait d'esclaves Pans, plus elle etait riche. -- Les memes bons vieux travers qu'autrefois ! pestait Ambre. Il devint egalement evident apres quelques heures que les Cyniks avaient totalement perdu la memoire de leur vie d'avant la Tempete qu'eux-memes nommaient Cataclysme. Le dirigeable de meduse ne cessait d'impressionner Tobias qui l'admirait aussi souvent qu'il le pouvait entre la perspective des facades. En definitive, ils n'avaient pas aborde les environs de l'ancienne universite car il fallait pour cela traverser le pont qui enjambait le fleuve vert et la presence de gardes des deux cotes les en avait dissuades. Maintenant qu'ils savaient pour les bracelets, leur plan semblait plus risque. -- Au pire, si on nous coince, on pourra toujours dire qu'on etait justement en train de chercher le Ministere ! avait dit Ambre a Tobias qui souhaitait quitter la ville. La faim commencait a se faire pressante, d'autant plus que les fragrances de volaille rotie et de pain chaud flottaient perpetuellement dans les rues. -- Ca me rappelle New York, revela Tobias. Partout dans les rues, ca sent le graillon ! Cette odeur me manque... Depuis un moment deja ils croisaient de plus en plus de patrouilles. -- C'est moi, ou ca s'est intensifie ? demanda Tobias en designant les gardes. -- En effet, on dirait qu'ils ont redouble de vigilance. -- Je n'aime pas ca. Viens, il est temps de sortir, on a deja appris pas mal de choses. Ils regagnerent la rue principale et approchaient de la grande porte quand ils remarquerent un attroupement de gardes en armure d'ebene. Tobias poussa Ambre sous l'ombre de l'encorbellement d'une maison, le temps que les militaires les depassent. Deux chariots transportaient des cages. -- Il faut le bruler ! hurlait la foule ! Qu'on fasse un bucher pour exposer son corps ! -- Oui ! Lui mettre le feu ! Pour avoir tue nos maris ! s'ecria une femme. Tobias et Ambre virent alors Matt allonge sur une cage, et leurs deux coeurs s'arreterent de battre. Plume etait dans la cage. L'officier sur le chariot s'epoumonait a donner des ordres : -- Toutes les gardes sont doublees et les controles renforces ! Je vais prevenir le conseiller que nous avons une possible intrusion ! Tobias, d'un petit coup de coude, attira l'attention d'Ambre sur la porte : huit soldats en barraient l'acces pour devisager chaque personne entrant ou sortant. Ils fouillaient meme les carrioles, enfoncant leur lance dans la paille ou donnant des coups de pied dans les ballots de marchandises. -- Toby, dis-moi qu'il n'est pas mort. -- Matt ? Impossible ! Il ne peut pas mourir. -- Il avait pourtant l'air mal en point. Viens, il faut les suivre, savoir ou ils l'emmenent. Tobias jeta un dernier regard a la porte de sortie. -- De toute facon, c'est fichu pour fuir ce satane endroit ! dit-il tout bas. Prenant soin de garder une bonne distance de securite, ils marchaient derriere le groupe de soldats qui encadraient le corps de Matt. Tobias remarqua alors que le second chariot etait rempli de cadavres Cyniks. -- Y a pas de doute, ils se sont frottes a Matt, murmura Tobias pour lui-meme. Le convoi se separa sur la grande place ou avait eu lieu la vente aux encheres du matin, et Matt fut transporte a l'interieur de l'edifice avec les drapeaux a pomme. -- Ca sent le roussi, fit Tobias. Un batiment de la Reine. Ils l'ont surement reconnu ! -- Peut-etre pas, ils vont le deshabiller pour leur inspection, pour la Quete des Peaux. Si tu veux mon avis, il ne bougera pas de cet endroit avant au moins demain matin. Ca nous laisse du temps. -- Du temps pour quoi faire ? -- Nous organiser, viens ! Ambre retourna dans le dedale de ruelles sinueuses qui quadrillaient le nord-est de la ville et chercha parmi les terrains vagues un tas de planches et de gravats. Elle prit toutes leurs affaires encombrantes, y compris l'arc de Tobias, et les dissimula en dessous, ne gardant que le minimum sous son manteau a capuche. -- Nous attirerons moins l'attention ainsi, commenta-t-elle pendant que Tobias verifiait l'etat de son couteau de chasse. -- Tu as vu, fit Tobias, il y avait Plume ! Elle est en vie ! Si Matt l'apprend, il sera fou de joie ! -- Je serais surprise qu'il ne le sache pas. Voire qu'il se soit fait capturer en essayant de la liberer. Tobias approuva, c'etait logique et ressemblait bien a ce que son ami etait capable de faire. -- Je me demandais, dit-il apres un silence : pourquoi les Pans captures ne se servent-ils pas de leur alteration pour fuir ? -- J'imagine que la plupart ne la maitrisent pas, c'est encore une force etrangere, probablement effrayante. Et une fois qu'ils ont l'anneau ombilical, de toute facon, ils sont soumis. Ce truc semble les priver de tout libre arbitre. Rien que d'y penser ca me donne la nausee. Tobias, promets-moi que, quoi qu'il arrive, jamais tu ne me laisseras avec une chose pareille ! Je prefere encore mourir. -- T'en fais pas. Ils ne nous auront pas. Avant de repartir, Tobias designa les deux sacs a dos : -- Tu as garde quelques provisions ? -- Non, j'ai tout laisse a Matt avant que nous entrions en ville, pour m'alleger. Tobias fit la grimace. -- Pareil pour moi ! Faut que je mange, je ne tiendrai pas sinon. -- Nous allons trouver une solution. -- Mais on n'a pas d'argent ! Sans repondre, Ambre le tira par le bras jusqu'a rejoindre les bords du fleuve ou les rotisseries et les marchands de legumes s'entassaient. Elle attendit le bon moment, et lorsqu'il n'y eut plus aucun client et personne pour surveiller les etalages, elle se concentra sur un des poulets grilles et le souleva a distance pour le faire venir jusqu'a eux. Leur larcin en main, ils se precipiterent dans une contre-allee pour devorer leur repas. Ils terminaient a peine qu'une silhouette massive surgit. Le proprietaire de la rotisserie se tenait face a eux, un hachoir a la main. -- Je le savais ! tonna-t-il. Il se precipita vers eux mais Tobias fut nettement plus rapide, il lui jeta la carcasse de poulet au visage et eut le temps de frapper un coup a l'estomac avant meme que le gros bonhomme ne puisse comprendre ce qui lui arrivait. Les deux adolescents s'enfuirent par l'autre bout de l'allee et quand le rotisseur apparut sur leurs talons, Ambre declencha l'ouverture d'une porte pour qu'il s'y encastre, ce qui termina de sonner leur poursuivant. Ils se refugierent sur la terrasse d'une maison a toit plat et s'assurerent qu'ils n'etaient plus traques pour enfin se detendre. -- Nous ne tiendrons pas longtemps avant d'etre reperes dans cette ville, confia Tobias. -- C'est pourquoi on ne bouge plus jusqu'a ce soir. Connaissant les adultes, la nuit ils seront dans les rues a boire leur vin, la vigilance retombera. Ils somnolerent jusqu'au crepuscule, sursautant au moindre passage dans la rue en contrebas. Tobias pansa a nouveau sa blessure qui l'elancait. Les lanternes a graisse s'allumaient pour chasser la noirceur de la nuit, et rapidement des centaines de lueurs danserent au milieu de l'obscurite. De leur cachette, Ambre et Tobias pouvaient discerner l'autre cote du fleuve, l'ancienne universite et ses batisses en pierre salies par le temps, ses hautes fenetres pointues, ses arches et ses gargouilles. Le drapeau a la pomme flottait au-dessus de la plus grande des constructions, le Ministere de la Reine. Plus haut, se dressait la tour du Buveur d'Innocence au sommet de laquelle ondulait la gigantesque meduse. Tobias admirait le spectacle, s'interrogeant sur la nature des ombres qu'il voyait parfois passer derriere les fenetres illuminees. Un grand parc qui semblait sauvage, presque un bois, encadrait l'universite, avant que la ville ne se poursuive jusqu'a l'enceinte ouest. En voyant tout cela, Tobias prit conscience que les Cyniks etaient bien plus evolues que les Pans ne l'estimaient. Et plus nombreux a priori. S'ils decidaient de tous se mettre en marche, aucun clan panesque ne pourrait leur resister. Tobias frissonna. -- Il est temps de descendre, l'avertit Ambre. Capuche sur la tete, ils retournerent sur la grande place et se posterent en face de l'endroit ou etait retenu prisonnier Matt. -- Et maintenant ? demanda Tobias. -- Maintenant on entre et on libere notre ami. 25. Maux de tete et crane d'acier Les sons traversaient un long tunnel qui les deformait, les voix paraissaient plus graves, les mots plus haches. Il faisait tour a tour trop chaud puis trop froid. Il fallut du temps avant que Matt puisse comprendre un mot, puis un autre, que les phrases s'assemblent. Quelqu'un parlait fort, tres fort, trop fort : -- Alors, ou est-il ? Ah, le voici ! Montrez-moi son visage. Oui ! C'est lui ! Aucun doute ! Vous etes certain qu'il n'est pas mort ? -- Categorique, monsieur le Conseiller, l'officier qui l'a examine n'est pas tres competent. Il n'a pas su trouver son pouls mais je l'ai ausculte moi-meme et puis vous garantir qu'il est en vie. Ce curieux gilet lui a probablement sauve la vie. Il reviendra a lui bientot. -- Et ce qu'on m'a rapporte a propos de sa force prodigieuse, est-ce vrai ? -- Je le crains, monsieur, a ce qu'on m'a dit, peu d'hommes sur nos terres seraient capables de rivaliser avec la sienne ! C'est incroyable ! -- Sait-on pourquoi il a agresse nos troupes ? -- Pour liberer un chien ; oui, je sais, c'est etrange. Il faut dire que c'est un chien un peu singulier, il fait plus d'un metre cinquante au garrot. -- Vous avez trouve ses affaires, c'est ce sac ? -- En effet, il n'avait pas grand-chose sur lui, mais en sondant les environs, nous avons decouvert ceci. -- Tres bien. Je les prends. Ainsi que le chien, s'il avait de l'importance pour lui, je veux l'avoir avec moi. -- Je ne l'ai pas encore deshabille pour la Quete des Peaux, dois-je le faire ? -- Inutile, nous verrons cela en haut lieu. Je vais me detendre un peu, prevenez-moi des qu'il reviendra a lui. Matt entendit des pas s'eloigner, des portes claquer et la sensation de chaud-froid reprit de plus belle. Il alterna les somnolences et les episodes de semi-conscience au cours desquels il ne parvenait pas a bouger mais pouvait entendre et sentir. Tout etait calme. Une odeur huileuse, assez desagreable, flottait autour de lui. Il parvint enfin a ouvrir les paupieres, il se trouvait sur une table au centre d'une grande piece eclairee par des lanternes a graisse qui produisaient cette odeur nauseabonde. Son corps etait tres douloureux. Il avait l'impression que son cerveau palpitait contre l'interieur de sa boite cranienne. -- Ah, je vois que tu reviens a toi, c'est tres bien. Tu veux un peu d'eau peut-etre ? Il faut boire, ne pas te deshydrater. Un quadragenaire aux cheveux hirsutes et a la barbe fournie lui redressa la tete en lui portant un gobelet d'eau claire aux levres. Quand il tourna le dos, Matt voulut se lever et constata qu'il etait attache a la table. De larges sangles en cuir. Meme en donnant le meilleur de lui, il ne pouvait les dechirer. Ses epaules, ses cotes et ses bras l'elancerent vivement, aussi abandonna-t-il tout effort pour ne pas reperdre connaissance, il se sentait tres faible. L'homme n'etait plus dans la piece. Il revint accompagne d'une autre personne enveloppee dans une grande cape en velours rouge. Un homme d'une cinquantaine d'annees, visage sec et aride, regard de rapace sous une broussaille de sourcils blancs. Une plaque d'acier moulait parfaitement son crane. -- Quel est ton nom ? demanda-t-il sans aucune douceur. Matt parvint a deglutir, mais pas a parler. L'homme saisit le poignet de Matt et le tordit d'un coup, arrachant une vive douleur a l'adolescent qui poussa un cri percant. -- Alors ? insista le tortionnaire. -- Matt..., gemit l'adolescent. Matt Carter. -- Que fais-tu ici ? -- Je... je... Comme il parlait doucement, l'homme dut se pencher pour entendre : -- Je cherche a... cracher dans l'oreille du Cynik le plus stupide que je croiserai, dit Matt en crachant le peu de salive qu'il avait. L'homme se redressa lentement, il alla chercher un morceau d'etoffe avec lequel il s'essuya puis il se posta au-dessus de Matt. D'un coup, il frappa l'abdomen du garcon, juste la ou ses ecchymoses etaient les plus vives. Puis, l'homme recommenca, encore plus fort. Matt hurla. -- Je disais donc : que fais-tu ici ? Matt tenta de reprendre son souffle, le coeur palpitant de douleur. -- Je me suis perdu, lanca-t-il entre deux hoquets. L'homme serra le poing, menacant a nouveau. -- Je vous le jure ! insista Matt. Je cherchais un passage vers le Sud et je me suis retrouve ici ! -- Pourquoi vers le Sud ? -- Pour rencontrer Malronce, votre reine. L'homme accusa le coup, un de ses epais sourcils releve. -- Que lui veux-tu ? -- C'est plutot a moi de lui demander ce qu'elle me veut, j'ai vu les avis de recherche avec mon portrait, expliqua Matt des larmes plein les yeux. L'homme le scrutait attentivement, cherchant a separer le vrai du faux. -- Tres bien, dit-il en s'eloignant. Qu'on le transporte sur mon navire. Mon garcon, je vais exaucer ton voeu. Tu vas rencontrer Malronce. (Il fit une grimace ou se melaient degout et cruaute :) Mais je ne pense pas que ca va te plaire. 26. Cambriolage Les chauves-souris tournoyaient au-dessus de la ville ; virevoltantes, elles rasaient les murs et les toits avant d'aller se nicher dans d'obscures cachettes, le temps d'avaler les moucherons qu'elles venaient d'attraper. Tobias guettait ce ballet en songeant a Colin. Lui qui savait communiquer avec les oiseaux. Sa reaction plus tot dans la journee en apercevant le retour de celui qu'il considerait comme son protecteur avait ete si violente que Tobias doutait que le mot fut approprie. Il terrorisait Colin plus qu'il ne le protegeait. Tobias reporta son attention sur le batiment ou etait retenu Matt. Quelques secondes avant qu'ils ne s'elancent pour y penetrer, un imposant cortege militaire avait surgi du pont pour y entrer, guide par un individu cache sous une cape ecarlate. Ambre avait decide de differer l'intrusion. -- Ils ne sont pas la pour Matt tout de meme ! s'impatienta Tobias. Moi je propose qu'on s'introduise maintenant a l'interieur, et si vraiment on ne peut l'approcher, alors on se planque pour intervenir dans la nuit. Ambre secoua la tete sans repondre. Tobias soupira et croisa les bras sur son torse. Il etait alle reprendre son arc dans leur cachette et se sentait frustre de devoir attendre sans rien faire. Cinq ivrognes passerent sur la place en chantant, s'arrimant les uns aux autres dans un equilibre precaire. Soudain, les soldats ressortirent pour franchir le fleuve en sens inverse en direction du Ministere de la Reine. -- Le type avec sa cape n'est plus avec eux, nota Ambre. -- Ce n'est pas lui qui m'angoisse, mais plutot tous ces mecs en armures ! Cette fois, la voie est libre, allez ! Mais Ambre le retint par le bras. Une grande porte cochere s'ouvrait sur le cote de la longue maison. Un carrosse tire par deux chevaux s'elanca vers le pont et tandis qu'il passait tout pres d'Ambre et de Tobias, la jeune fille distingua l'interieur fugitivement. L'homme a la cape rouge et Matt a ses cotes, inconscient. -- Viens ! s'ecria-t-elle par-dessus le vacarme des sabots sur le pave. Il ne faut pas les perdre ! En se rapprochant du pont, ils virent les gardes qui en reglementaient l'acces. Ambre poussa brusquement Tobias juste avant qu'ils ne se fassent reperer et, emporte par son elan, il alla s'ecraser contre une pile de cageots sentant le chou. Par chance, le fracas fut couvert par le galop des chevaux et les gardes ne cillerent pas. -- Bon sang ! s'enerva Ambre, si on perd sa trace c'est fichu ! Elle cherchait une solution, sondant les quais et les facades des maisons qui surplombaient le fleuve. Sur l'autre berge, le carrosse s'arreta face a un grand trois-mats battant pavillon royal. Malgre la distance, Ambre apercut deux gardes qui portaient Matt pour le hisser a bord. -- Ils l'ont reconnu, comprit-elle. Ils vont le descendre vers le Sud, pour l'apporter a la Reine Malronce ! -- Oh non, fit Tobias l'air severe. Nous allons le sortir de la. -- Il faut atteindre l'autre rive. Tobias lui designa les gardes sur le pont du navire : -- Ils surveillent ! Impossible d'approcher sans se faire reperer, il y a au moins cinquante metres de decouvert sur les quais avant d'arriver a la passerelle ! Et l'abordage cote fleuve est a oublier : ils sont encore plus attentifs de ce cote-ci, on dirait. -- Commencons par trouver un moyen de traverser, fit Ambre en se relevant. -- Ou vas-tu ? -- Je ne connais qu'un endroit ou nous avons une chance de debusquer du materiel ! Tobias s'empressa de la suivre. -- Non, ne me dis pas que tu penses a cambrioler... le Bazar de Balthazar ? -- Exactement ! -- Non, non, non ! s'emporta Tobias. Tu ne sais pas ce dont ce type est capable ! C'est une tres mauvaise idee ! La pire que tu aies jamais eue ! Et pourtant tu en as eu des droles ! -- Et elles ont toujours fonctionne n'est-ce pas ? -- Cette fois c'est autre chose... Balthazar c'est un peu une sorte de... d'ogre, tu vois ? A New York, tous les gamins savaient qu'il etait mauvais, que ce mec n'etait pas normal, et je peux t'assurer qu'il etait deja bizarre avant la Tempete ! Il est louche ! -- Raison de plus pour aller y faire un tour. Tobias etait a court d'arguments. -- Tu reagis comme Matt, deplora-t-il. Ca c'est typiquement le genre de decision temeraire qu'il aurait prise. -- Faut croire qu'il me manque assez pour que je prenne sa place. Tobias poursuivit en silence, reflechissant a cette derniere remarque et a ce qu'Ambre voulait dire. Le bazar de Balthazar etait plonge dans l'obscurite. Seules deux fenetres au-dessus de la vitrine etaient illuminees. -- A tous les coups c'est lui qui habite a l'etage ! avertit Tobias. -- Je vais tenter de crocheter la serrure, tu as de la substance molle sur toi ? -- Je l'ai laissee dans mon sac, mais j'ai mieux. Tobias sortit le morceau de champignon lumineux qui ne quittait jamais ses poches. -- Parfait ! s'exclama Ambre en prenant la direction de la boutique apres s'etre assuree qu'ils etaient seuls sur la petite place. Tobias se posta a l'angle de la rue pour faire le guet. Armee du champignon, Ambre s'agenouilla face a la serrure qui, comme beaucoup de choses reconstruites dans la precipitation par les Cyniks, n'etait pas tres complexe. Avec un peu de concentration, d'observation et de deduction elle parvint a faire tourner le mecanisme jusqu'a produire un declic sonore de bon augure. Elle saisit la poignee et ouvrit la porte. Tobias accourut et ils refermerent derriere eux. La piece etait impressionnante, de nuit, sous le minuscule eclairage du champignon blanc. -- On cherche quoi au juste ? demanda l'adolescent. -- N'importe quoi qui pourrait nous aider a franchir le fleuve, gilets de sauvetage, canoe, ou de quoi se faire un radeau de fortune. Colles l'un a l'autre, ils deambulaient parmi les allees mal rangees, soulevant des baches, repoussant des piles de chaises pliantes ou sondant des caisses en plastique afin de tout inspecter. -- Il n'y a rien, conclut Tobias apres avoir fouille attentivement. Tout ca pour rien. -- Allons, courage, s'il faut explorer tous les recoins de cette fichue ville nous le ferons, viens. Ils approchaient de la sortie lorsque le halo du champignon revela une paire de pantoufles et une longue robe de chambre barrant la porte. Balthazar les toisait de ses yeux brillants. Ses rides se creuserent d'un coup et ses prunelles s'allongerent pour devenir des pupilles verticales tandis que le blanc de l'oeil jaunissait. Une langue de serpent, fine et fremissante, jaillit d'entre ses levres et il dit : -- J'ai toujours deteste les fouineurs ! 27. Confidences inattendues Balthazar tenait une lourde canne dans les mains. Tobias etait bien trop pres pour sortir l'arc. Ambre leva les mains devant elle en signe d'excuses : -- Nous sommes vraiment navres, monsieur Balthazar, nous vous aurions laisse un mot si nous avions pris quelque chose, pour vous expliquer et vous presenter nos excuses... -- Vous ne vous etes pas declares au Ministere, lanca-t-il, vous etes des criminels ! Tobias posa une main sur le manche de son couteau de chasse, sous son manteau. -- Nous allons le faire ! mentit Ambre. Nous avons juste peur des reactions, laissez-nous un peu de temps ! -- Pour que vous cambrioliez ma boutique ? s'enerva le vieil homme. -- C'etait pour dormir ! Nous cherchons un endroit a l'abri de l'humidite ! Les machoires de Balthazar roulerent sous ses joues. Ses yeux de serpent etaient effrayants, enormes, ils passaient d'Ambre a Tobias a toute vitesse. -- Vous me mentez, jeune fille, dit-il plus bas. Mais je vais vous laisser une chance de me dire la verite, toute la verite. Et alors, nous verrons ce que je ferai de vous. Ambre et Tobias etaient assis dans l'arriere-boutique, a une table usee, un bol de lait chaud devant eux. Si Balthazar etait en colere contre eux, il etait au moins attentionne. Son visage avait repris aspect humain et il se tenait a l'autre bout de la table, dans un gros fauteuil matelasse, les fixant. -- Alors ? dit-il lorsqu'ils eurent trempe leurs levres dans le lait chaud. Ambre et Tobias echangerent un regard furtif, embarrasse. -- Nous avons un ami qui est ici, commenca Ambre sous le regard stupefait de Tobias. Il a ete fait prisonnier par les soldats de la Reine et il va etre emporte loin de nous. C'est notre ami, et il n'a rien fait ! -- Si la Reine le veut, alors soyez certains qu'elle a une bonne raison ! repliqua Balthazar. -- Vous allez nous denoncer ! deplora Tobias d'un ton accable. -- Pourquoi le ferais-je ? Ce n'etait pas la reponse qu'attendait Tobias, il se redressa un peu sur sa chaise. -- Parce que... vous etes un Cynik ? -- Un Cynik ? C'est ainsi que vous nous appelez dans le Nord ? Des Cyniks ! Ah ! Et Balthazar se mit a rire bruyamment avant de se reprendre. Ambre et Tobias ne savaient plus comment reagir, ils ne comprenaient pas qui etait en face d'eux. Il degageait une malice particuliere que les Cyniks n'avaient jamais manifestee jusqu'a present. Et comme pour le confirmer il enchaina : -- Vos parents a tous etaient-ils a ce point indifferents pour que vous ayez une si mauvaise image des adultes ? Cela dit, je ne peux vous en blamer... quand on constate le manque de curiosite intellectuelle dont ils font preuve desormais ! Ils ne lisent pas ! Sauf les conseillers spirituels et leurs bibles... Malgre tous les ouvrages riches de savoirs qui sont a notre disposition, personne ne les ouvre ! Ils sont bien trop obsedes par leur redemption et par les discours de Malronce ! -- S'ils n'ont plus de memoire et qu'ils ne lisent pas, comment font-ils pour batir des villes ou des armes ? s'interrogea Ambre. -- Oh pour ca, nous sommes forts ! Les souvenirs ont disparu, pas les savoir-faire : les macons, les ferronniers ou tout simplement les bons bricoleurs sont devenus des stars ! Ils ignorent tout de leur identite, de leur vie passee, par contre pour ce qui est de tailler des pierres, ca ne pose pas de probleme. C'est une partie tres precise de la memoire qui s'est evaporee ! Soudain, Ambre comprit : -- Vous vous souvenez, n'est-ce pas ? Votre memoire n'a pas ete effacee par la Tempete, pardon, je veux dire par le Cataclysme ! Balthazar se fendit d'un rictus admiratif. -- Jolie et pertinente avec cela ! dit-il. -- Comment est-ce possible ? s'etonna Tobias. Oh ! Je sais ! Vous faites de la magie ! Tout ce qu'on racontait sur vous a New York etait donc vrai ! Balthazar rit a nouveau, il en parut presque sympathique. -- J'avais si mauvaise reputation ? s'amusa-t-il. Mes enfants, je vous propose un marche : mon histoire en echange de la votre ? Cela vous convient-il ? (Ambre et Tobias acquiescerent apres s'etre consultes brievement.) Tres bien. Disons que depuis toujours, je suis un passionne de ce qui est cache. Je suis devenu neurologue bien avant que vos parents ne naissent, pour tres vite m'interesser a cette grande partie du cerveau dont on ne sait pas se servir. Mes recherches m'ont emmene un peu partout dans le monde, j'ai beaucoup travaille avec des anthropologues aupres de tribus indiennes, chamans d'Amazonie, d'Asie, d'Indonesie et meme d'Australie. Figurez-vous qu'en ayant une autre culture, une autre approche de l'existence, certains peuples ont modele l'usage de leur cerveau autrement, ils ont des perceptions differentes des notres ! En definitive, je me suis convaincu qu'il etait possible d'utiliser la plasticite de notre cerveau pour en explorer des zones nouvelles, pour en faire un usage different. -- Alors ce n'est pas de la magie ? dit Tobias, decu. -- Certainement pas ! L'homme au quotidien n'exploite qu'une infime partie des capacites de son cerveau, ce que j'ai fait consiste a elaborer une gymnastique quotidienne pour ameliorer ce rapport. Un peu comme si nous habitions un chateau mais que nous n'utilisions que les pieces centrales, mes travaux ont consiste a retrouver les portes et les couloirs caches derriere des meubles et dans des recoins oublies qui menent dans d'autres pieces encore plus grandes ! -- Et vous etes capable de lire dans les pensees maintenant ? s'enthousiasma Tobias. Et de voyager avec votre esprit ? -- Non, fit le vieil homme avec un sourire, rien de tout cela. Ma pratique m'a ouvert l'esprit, j'ai acquis une perception differente de mon univers. -- Quoi ? C'est tout ? Balthazar observa Tobias longuement avant de repondre. -- Ma sensibilite aux gens, aux interactions, et surtout a la nature m'a permis de survivre au Cataclysme ! C'est deja bien, tu ne crois pas ? Tobias haussa les epaules, pas tellement convaincu. Soudain, il fronca les sourcils. -- Vous ne dites pas tout ! Vous etes capable de vous transformer en serpent ! Nouveau sourire du vieil homme. -- A New York, je pouvais creer une forte pression sur tes perceptions pour te le faire croire. L'environnement, la force de l'esprit et du regard... -- Non, non ! protesta Tobias. Je vous ai vu tout a l'heure, ce n'etait pas de l'autosuggestion ! C'etait pour de vrai ! Vos yeux ! Votre langue ! Balthazar approuva vivement. -- Les choses ont change avec le Cataclysme, dit-il. J'avais une autre passion, avant, les serpents. Je passais des heures avec eux enroules autour de mes bras ou de mes jambes. Ils m'aidaient a me concentrer, a percevoir leurs vibrations... Lorsque l'etrange tempete a frappe, cette nuit-la, de grands bouleversements genetiques se sont produits. Au petit matin, non seulement l'ouragan m'avait arrache a ma ville pour me transporter sur des centaines de kilometres jusqu'ici, mais en plus j'etais... different. Mes serpents n'etaient plus la. Ils etaient en moi. -- Vous avez... fusionne ? balbutia Ambre. Le vieil homme hocha la tete. -- C'est degoutant ! commenta Tobias sans delicatesse. -- A present je suis un peu eux et ils sont un peu moi, expliqua Balthazar. -- C'est pour ca que vous n'etes pas semblable aux autres Cyniks, conclut Ambre. -- C'est a cause de la memoire, corrigea-t-il. Ils ne savent plus rien de ce qu'ils sont. Ils sont perdus, habites de peurs et de coleres que la Reine a su apaiser en leur promettant la redemption et en pointant du doigt les coupables : vous, les enfants. -- Tout ca parce qu'ils n'ont plus de memoire ? s'etonna Tobias. -- La memoire est ton identite, tes valeurs, et la connaissance qu'ils n'ont plus les a transformes en coquilles vides. Malronce n'a eu qu'a les remplir de certitudes rassurantes pour en faire ses marionnettes. -- Vous ne semblez pas d'accord, remarqua Ambre. -- J'ai garde la connaissance. Je ne suis pas une coquille vide qu'on remplit a loisir pour servir et obeir. Tobias retrouva un peu d'espoir et lacha spontanement : -- Alors vous n'allez pas nous denoncer ? Balthazar se racla la gorge et s'enfonca dans son siege. -- Si vous ne me mentez plus, je vais y reflechir. Maintenant c'est a vous de me raconter qui vous etes. Ambre commenca, sans entrer dans les details et sans faire mention de l'alteration ; elle raconta leur traversee de la Foret Aveugle et comment ils avaient atterri ici a Babylone. Matt s'etait fait capturer sans qu'ils sachent pourquoi. Lorsqu'elle evoqua l'homme en cape rouge, Balthazar se contracta : -- C'est un conseiller spirituel de la Reine, precisa-t-il. Il s'appelle Erik, il est cruel et fanatique. S'il emporte votre ami avec lui jusqu'a Wyrd'Lon-Deis, vous pouvez lui dire adieu des a present. -- C'est le royaume de la Reine, n'est-ce pas ? demanda Ambre. -- Malronce a choisi ce nom, c'est la que se trouvent les mines ou travaillent les enfants les plus resistants et les mutants. Le ciel est rouge, encombre par la fumee noire des grandes forges qui produisent des armes. Malronce y possede son domaine, on le dit hante. La-bas, elle sait qu'elle est en securite, personne n'oserait l'approcher. Ambre se leva : -- Matt ne doit pas partir pour le Sud. Vous n'etes pas comme eux, je le vois bien, vous devez nous faire confiance, il ne faut pas nous denoncer, les Cyniks ne feront qu'une bouchee de nous, je vous en prie, ne vous comportez pas comm... -- Du calme ma petite ! Du calme ! Je n'ai jamais eu l'intention de vous livrer en pature. J'avoue avoir joue un jeu cruel pour mieux vous tirer les vers du nez... Quand vous etes passes me voir hier, j'ai eu un doute, j'ignorais si vous etiez bien les traitres que vous affirmiez etre ou des rodeurs suicidaires ! Je vous ai meme incites a quitter la ville tant que vous le pouviez encore. Vous n'avez rien a craindre de moi. Tobias remit son couteau de chasse dans son etui, sous la table. Il s'etait prepare a toute eventualite. Balthazar poursuivait : -- Je suis peut-etre un adulte, toutefois je m'estime tres different de tous ces moutons credules. -- Vous pourriez rejoindre les forces Pans, proposa Tobias. Nous aurions bien besoin de quelqu'un de votre trempe. -- J'ai deja bien assez a faire ici ! Tout ce que je demande c'est qu'on me laisse en paix. Je suis un observateur si tu preferes. Je vais regarder ce que je peux faire pour vous aider a fuir Babylone, en attendant vous pourrez dormir a l'etage. -- Nous ne partirons pas sans Matt, opposa Ambre aussitot. -- Il est a bord du navire du conseiller, vous ne pouvez plus rien faire. -- Je n'abandonnerai pas. Ne cherchez pas a nous en dissuader, nous sommes l'Alliance des Trois et rien ni personne ne saurait nous separer ! -- Je crois que tu ne comprends pas bien : c'est deja trop tard. Votre ami est dans les mains d'Erik, et... -- Ne gaspillez plus votre salive, monsieur, le coupa Ambre, determinee comme jamais. Nous ne laisserons pas Matt derriere nous. Balthazar etait contrarie. -- Vous etes tetus ! (Il secoua la tete d'un air depite.) Et quand souhaitez-vous sauter dans la gueule du loup ? -- Cette nuit meme, repliqua Ambre. Je n'attendrais pas que le navire appareille. Cette nuit meme. 28. Limon, lichen et libellule Balthazar avait conduit Ambre et Tobias dans un petit hangar jouxtant son echoppe. -- Voila, c'est la que j'entrepose le surplus, les commandes speciales et tout ce que je n'ai pas la place d'exposer en boutique, dit-il. -- Ou est-ce que vous trouvez tout cela ? demanda Tobias en contemplant les matelas, meubles, et toutes les caisses pleines de souvenirs de la vie avant la Tempete. -- J'ai mes petits secrets, confia-t-il mysterieusement. Alors, de quoi auriez-vous besoin ? -- D'un moyen de traverser le fleuve, exposa Ambre. Balthazar tiqua. -- Le fleuve ? repeta-t-il avec une grimace comme si le mot meme etait desagreable. C'est dangereux ! Cette eau est pleine de choses visqueuses et redoutables ! -- Tant pis, a moins que vous puissiez nous faire passer le pont ? -- Helas non, depuis la capture de votre ami, les gardes ont ete doublees et les soldats ne laissent plus rien passer sans une inspection attentive, encore plus aux abords du Ministere. -- Et si nous nous presentions comme des traitres Pans ? proposa Tobias. Et on demande a rejoindre le Ministere pour nous faire accepter ! -- Surtout pas ! objecta Balthazar. Vous seriez aussitot escortes jusqu'au batiment pour y recevoir une batterie de tests, c'est presque un lavage de cerveau ! J'ai vu des adolescents dans votre genre y entrer pleins de doutes et ressortir prets a egorger leurs anciens copains ! Vous y passeriez plusieurs jours et le navire du conseiller serait deja loin quand vous en ressortiriez ! Balthazar s'enfonca entre de hautes etageres et fouilla longuement l'interieur de grandes malles avant de revenir avec un morceau de caoutchouc jaune. -- C'est un bateau gonflable, dit-il, certes pas ce qui existe de mieux, c'est helas tout ce que j'ai. -- Ce sera parfait, repondit Ambre en inspectant l'embarcation. -- Et une fois de l'autre cote ? demanda Tobias. Ca ne resout toujours pas le probleme pour s'introduire a bord ! On ne fera pas dix metres sur les quais avant d'etre reperes ! Il n'y a aucune cachette ! -- Les egouts, intervint Balthazar. Du fleuve, vous pouvez entrer dans les collecteurs principaux, il suffira de patauger jusqu'a trouver une grille proche du navire pour remonter, il y en a partout pour recueillir l'eau. Ils datent d'avant le Cataclysme, c'est le meilleur moyen. Ambre se frotta les mains. -- Et voila, Tobias, nous avons desormais un plan ! Des nuages noirs passerent devant la lune, plongeant momentanement Ambre, Tobias et Balthazar dans l'obscurite. Ils terminaient de remplir d'air le canot jaune a l'aide d'un gonfleur qui s'actionnait au pied. Tobias avait use de sa celerite aussi souvent que Balthazar ne regardait pas dans sa direction pour accelerer l'operation. Une pellicule de sueur maculait le front du jeune garcon et il savoura la fraicheur nocturne. La nuit etait deja bien avancee, presque toutes les lumieres de la ville etaient eteintes, mises a part les lanternes des gardes et les hautes fenetres etroites au sommet de la grande tour ou etait arrime le dirigeable. -- Qui est-ce, le Buveur d'Innocence ? s'informa Tobias en admirant l'ombre gigantesque de la meduse qui flottait au-dessus de l'ancienne universite. Balthazar se crispa. -- Vous avez eu affaire a lui ? demanda-t-il aussitot d'un ton effraye. -- Non, c'est juste que je suis curieux. -- Il n'y a rien a savoir sinon qu'il ne faut pas l'approcher. -- C'est un proche de la Reine ? -- Non, certainement pas, le Buveur d'Innocence ne travaille que pour lui-meme. Il fait alliance parce que ca l'arrange, bien qu'il n'aime pas la Reine. -- Alors lui aussi a encore sa memoire ? supposa Ambre. -- Je ne pense pas, mais il existe d'autres choses que la connaissance et la memoire pour ne pas etre une coquille vide. -- Comme quoi ? Balthazar prit une profonde inspiration avant de repondre du bout des levres : -- La perversion. Un etre rempli de vices n'est pas une enveloppe que l'on peut remplir aisement avec autre chose, ses vices prennent trop de place et sont tenaces. Le Buveur d'Innocence est de ce genre-la. Ne l'approchez pas ! Tobias insista, trop intrigue par cet etrange personnage qui possedait une tour si grande et un dirigeable aussi singulier : -- C'est un homme puissant, n'est-ce pas ? Comment fait-il s'il n'est pas au service de Malronce ? -- C'est un rat d'influence, il connait tout le monde, rend des services, et lorsque vous lui etes redevable, soyez sur qu'il saura un jour vous faire payer en retour ! Quiconque a besoin de quelque chose qu'il n'obtient pas vient le voir et il trouve toujours un arrangement. -- Il pourrait liberer Matt pour nous ? demanda Ambre. -- Non ! s'ecria Balthazar bien trop fort. Les deux adolescents se jeterent a terre et tous les trois attendirent une longue minute avant d'etre assures qu'aucune patrouille ne les avait entendus. -- Non, repeta Balthazar plus bas, le prix a payer serait bien trop eleve ! Et personne ne gagne jamais en definitive avec le Buveur d'Innocence. Le canot etait pret, ils attendirent que la lune revienne et ensemble ils le lancerent a l'eau en le gardant accroche par une cordelette. -- Encore une fois, je vous le dis : renoncez ! insista Balthazar. Vous etes libres, vous pouvez encore quitter cette ville ! -- Pas sans Matt, fit Tobias en s'engageant sur l'echelle a barreaux qui descendait au niveau du fleuve, trois metres plus bas. Ambre se posta devant le vieil homme : -- Je suis desolee pour le cambriolage de cette nuit. Merci pour votre aide. Je ne crois pas que nous nous reverrons. Balthazar prit la main de la jeune fille entre les siennes. -- Si d'aventure vous avez besoin d'un lieu pour vous cacher, vous savez ou me trouver. Bonne chance ! Une fois les deux Pans installes dans le canot, Balthazar leur lanca la cordelette qui les maintenait a quai et ils saisirent les rames pour pagayer dans les eaux troubles du fleuve. Une pellicule sombre et poisseuse ne tarda pas a recouvrir l'extremite des rames, et Tobias constata que toute la surface du fleuve etait recouverte d'un limon epais. -- Il ne doit pas y avoir beaucoup de poissons avec ce truc ! fit-il d'un air degoute. -- Seuls les plus gros et les plus resistants doivent survivre ! Pas un bon point pour nous. Le courant etait heureusement moins fort qu'ils ne l'avaient craint, et ils parvenaient a ne pas trop deriver. Ils s'etaient elances du point le plus au nord en esperant atteindre l'autre berge avant d'etre emportes au niveau du pont ou ils craignaient d'etre reperes par les gardes. -- Une fois que nous aurons recupere Matt, on saute dans le canot et on se laisse porter par le courant jusqu'a la sortie de la ville, tout au sud ! exposa Tobias. -- Il faudra que ce soit avant le lever du jour ! Regarde, il y a des tours de vigies a l'entree et a la sortie du fleuve dans la ville. Ils nous verront certainement passer et donneront l'alerte. -- Peux-tu soulever le canot ou au moins le faire aller plus vite avec ton alteration ? -- C'est trop volumineux et surtout tres lourd, au mieux je tiendrais sur quelques metres, pas plus. Tobias haussa les epaules. -- Alors tant pis, on improvisera ! De temps a autre de sinistres formes affleuraient la surface en emettant des bruits humides. Tobias preferait les ignorer. Le vieux Balthazar se tenait encore dans l'ombre des facades, il les suivait du regard. Tobias eut un pincement au coeur en songeant a ce personnage atypique, a sa solitude. Et dire qu'a New York ils le prenaient pour un tyran... Pendant vingt minutes ils pagayerent le plus vite possible en direction de la terre ferme et lorsque le quai fut a portee de bras, Tobias se sentit nettement plus rassure. Ils n'avaient affronte aucune attaque monstrueuse. Avisant la bouche ronde d'un collecteur d'egout, Ambre se servit de sa rame comme d'un gouvernail pour les rapprocher de l'oeil noir qui sourdait de la maconnerie. Avec quelques figures d'equilibre ils parvinrent a se hisser a l'interieur et Tobias trouva meme un clou qui depassait pour nouer la cordelette de leur embarcation. Le garcon sortit son champignon lumineux de sa poche et le leva devant lui. Le collecteur faisait deux metres de diametre et ses parois etaient couvertes d'un lichen vert et jaune qui ressemblait a une toison emmelee. -- Ne pose pas tes mains la-dessus, avertit Ambre, un Long Marcheur m'a raconte une fois que certains lichens des souterrains sont devenus encore plus urticants que le pire des sumacs veneneux ! Tobias s'ecarta vivement des parois. Ils n'etaient pas tres bien armes pour une operation commando, songea-t-il. Il n'avait que son arc et son couteau de chasse et Ambre ne disposait probablement que d'un canif, c'etait peu pour resister a des epees, des haches et des masses ! Avec notre alteration, cela peut faire la difference, tenta-t-il de se rassurer. Un residu d'eau croupie stagnait au milieu du tunnel et, pour eviter tout contact avec le lichen, ils etaient obliges de marcher dedans, produisant des eclaboussures tout de meme plus bruyantes que ce qu'ils auraient souhaite. Un bourdonnement sourd resonna dans le reseau de galeries. Puis il s'intensifia, et pendant un moment Tobias pensa meme qu'il pouvait s'agir du metro avant que les vibrations se rapprochent assez pour qu'il n'ait plus aucun doute : -- C'est animal ! releva-t-il. Et ca vient droit sur nous ! Tout d'un coup, un nuage s'abattit sur eux, des centaines de creatures se jeterent contre leur corps, s'agrippant a leurs cheveux ou leurs vetements. Ambre agitait les bras, paniquee tandis que Tobias se protegeait la bouche et le nez de crainte que les betes n'entrent en lui. Sous la lueur du champignon, il put detailler les insectes. Longs, munis de deux paires d'ailes... Des libellules ! C'est juste des libellules ! La nuee ne s'attarda pas sur eux et poursuivit sa route, a peine ralentie, pour jaillir a l'exterieur et disparaitre au-dessus du fleuve. Tobias rassura Ambre en lui expliquant que ce n'etaient que de grosses libellules, mais cela n'eut pas l'air de lui plaire davantage. Ils prirent a gauche a la premiere bifurcation pour etre certains de longer les quais et Tobias reprit confiance en apercevant des grilles tous les vingt-cinq metres qui laissaient penetrer un rayon de lune. Ils en compterent sept et deciderent de grimper pour verifier leur position. Tobias poussa de toutes ses forces sur la trappe d'acier qui se souleva en tintant et il remonta doucement la tete. Le navire du conseiller royal, le Charon, se dressait a seulement trente metres. Il redescendit et s'elanca vers le puits d'acces suivant. -- Nous y sommes presque, declara-t-il. Ils se faufilerent par la grille suivante a la surface. Ils n'avaient plus qu'une demi-douzaine de pas a parcourir pour atteindre la passerelle d'embarquement... -- Il y a un truc qui cloche, comprit Tobias aussitot. -- Quoi donc ? -- La passerelle ! Elle n'est plus a quai ! Ils virent alors que les amarres etaient jetees, et les grandes voiles baissees. -- Ils partent ! s'alarma Tobias en se relevant. Le navire s'eloignait lentement du quai. Defiant toute prudence, Tobias se tenait debout a decouvert, constatant avec la plus grande detresse que Matt leur echappait. Il partait pour le Sud. Dans les griffes de Malronce. 29. Une arme secrete Les voiles produisaient un son agreable en se gorgeant de vent. Un feulement qui respirait le grand air. Avec la douceur de la nuit, c'etait un moment magique pour Roger. Il se tenait agenouille sur la hune du mat de misaine, a douze metres de haut, surplombant le pont principal et s'offrant ainsi une vue parfaite sur les quais et le rempart exterieur, le temps que le navire sorte de la ville. En tant que second du capitaine et chef de la securite, il aimait prendre de la hauteur lors des manoeuvres un peu delicates. Pendant quelques secondes il crut discerner un individu sur les quais, avec ce qui ressemblait a un arc accroche dans le dos. Puis la silhouette se dissipa dans la penombre et Roger l'oublia. Il n'y avait pas a s'en faire pour ca maintenant qu'ils quittaient Babylone. Sur ce navire, ils etaient en securite. Roger en connaissait les moindres recoins par coeur, ses hommes egalement, ils disposaient d'armes en grande quantite, et il souhaitait bon courage a quiconque tenterait de les aborder ! Toutefois, Roger fut saisi par un doute. Pourquoi diable envisageait-il le pire ? Pourquoi penser a une attaque ? Ce n'etait jamais arrive... -- A cause de notre precieuse cargaison, dit-il tout haut. Cette fois, ce n'etait pas un voyage comme les autres. Ils transportaient un passager particulier. Roger attrapa le hauban et descendit sur le pont principal pour s'assurer que tout etait en ordre. Ils allaient passer les tours de vigilance qui encadraient la sortie sud du fleuve et qui delimitaient l'extremite de la ville. Un des gardes de la tour la plus proche se pencha par-dessus les creneaux et agita une lanterne pour leur souhaiter bonne route. Tout allait pour le mieux, se felicita Roger. Comme d'habitude. Il devait se departir de ce sentiment d'anxiete. La presence a bord de ce gamin n'allait rien changer a leur croisiere. Le conseiller spirituel de la Reine apparut sur le pont. Avec sa longue robe noire et la plaque de metal moulee sur son crane, il ne passait pas inapercu. -- Belle nuit pour un depart, Conseiller, fit Roger pour engager la conversation. -- Le depart m'importe peu, je suis bien trop impatient d'arriver a Wyrd'Lon-Deis pour offrir a notre Reine cet enfant qu'elle recherche tant ! Serons-nous plus rapides qu'a l'aller ? -- Dans le sens du courant, c'est certain, monsieur. Moins de trois jours pour atteindre Henok, sauf si nous ne pouvons y etre avant le crepuscule, vous savez pour les Mangeombres, dans ce cas, nous attendrons une nuit de plus avant d'approcher. Ensuite il faut compter douze a vingt-quatre heures pour faire transiter le navire par les Hautes-ecluses. Cinq jours plus tard nous serons aux pieds de Sa Majeste. -- Neuf jours ! Bon sang que c'est long ! -- Ce garcon, monsieur, c'est bien celui qu'on cherchait ? -- Cela ne fait aucun doute. -- Et il est aussi important qu'on le dit ? -- C'est l'affaire de la Reine, je ne peux rien te dire. -- C'est pour la Quete des Peaux ? -- Tu es bien curieux pour une fois, Roger, que t'arrive-t-il ? -- Rien monsieur, des rumeurs circulent a bord, c'est tout. -- Quel genre de rumeur ? -- Eh bien, il se dit que cet enfant pourrait bien nous offrir la redemption tant attendue. Alors nous ne voudrions pas le perdre. -- Sois certain que cela n'arrivera pas ! Toi et tes hommes allez redoubler de mefiance et de prudence, ne nous faites pas passer par les regions les plus sauvages, evitez les Marais Infectes aux approches de Wyrd'Lon-Deis, tant pis pour la perte de temps. -- Comptez sur nous. -- Et le chien, il est dans les cales ? -- A l'avant, dans une grande cage, il se leche sans arret, il a une blessure au flanc. -- Faites le necessaire pour le soigner, je ne veux pas qu'il meure ; on ne sait jamais, si le gamin a risque sa vie pour lui, il se pourrait qu'il ait de l'importance, la Reine en jugera. Constatant que le navire remontait d'un bon metre par rapport au niveau du fleuve, Roger informa son superieur : -- Le lombric de quille vient de sortir, nous allons prendre de la vitesse, monsieur, je vais faire remonter les voiles, vous pouvez aller vous reposer, dans une minute nous irons plus vite que tous les bateaux du monde ! -- Parfait. Que personne n'entre dans la cabine de l'enfant. Roger salua son superieur et allait s'occuper des manoeuvres lorsque le conseiller l'appela : -- Roger ! Detends-toi. Cet enfant n'est pas une menace pour ce bateau. Bien au contraire. Tout ce que je peux te dire c'est qu'avec lui, nous serons bientot en mesure d'ecraser tous les Pans de cette terre. Il est une sorte d'arme secrete si tu preferes... Ces mots rassurerent Roger qui retrouva le sourire. Une arme secrete. Cette idee lui plaisait bien. 30. Un pacte avec le diable L'aurore pointait son nimbe blanc au-dessus de l'horizon de toits et de cheminees. Ambre et Tobias se sentaient fourbus. Apres un sommeil agite et trop court, ils avaient somnole dans leur canot a la sortie des egouts, au milieu des odeurs et du lichen, incapables de retraverser le fleuve plus tot dans la nuit pour rentrer chez Balthazar. N'avoir pu rejoindre Matt leur etait un veritable accablement. Tobias se reveilla tenaille par la faim et le desespoir. Il vit Ambre, les yeux grands ouverts, qui contemplait les maisons sur la rive opposee. -- On ne va pas pouvoir rester la plus longtemps, dit-elle, des gens pourraient nous voir d'en face. -- Alors on fait quoi ? Il n'y a que des petits bateaux amarres, meme si on parvient a les piloter, jamais nous ne pourrons rivaliser de vitesse avec un trois-mats ! -- J'ai mon idee. Tobias retrouva un peu d'entrain et se redressa. Ambre avait le visage ferme, l'air preoccupe. -- Alors ! s'impatienta Tobias, a quoi tu penses ? -- Nous allons frapper a la porte de la grande tour, demander a Colin qu'il nous introduise aupres du Buveur d'Innocence. -- Quoi ? Tu n'as pas entendu les mises en garde de Balthazar ? Il ne faut surtout pas approcher ce type ! -- C'est le seul capable de nous aider. Quoi qu'il veuille, nous trouverons bien un moyen de le convaincre. -- Et s'il nous vend aux Cyniks ? -- C'est un risque a courir. De toute facon, nous n'avons plus d'autre option. C'est ca ou nous abandonnons Matt a Malronce. -- Plutot crever ! -- Alors c'est parti. Ambre monta les trois marches de pierre du perron et prit a deux mains l'imposant heurtoir en bronze qui ornait la porte de la tour. Les deux coups resonnerent lourdement dans l'edifice. Il fallut presque trois minutes pour que l'un des battants s'ouvre enfin sur le visage gibbeux de Colin. -- Nous avons besoin de ton aide, dit Ambre en guise de salut. Pour solliciter une entrevue avec le Buveur d'Innocence. Colin fronca les sourcils. -- Pour quoi faire ? -- Nous avons un marche a lui proposer. Colin regarda furtivement par-dessus son epaule et fit un pas au-dehors. -- Ne faites pas ca, dit-il plus bas. N'entrez pas ici, vous n'avez rien a y gagner, croyez-moi ! -- Nous n'avons plus le choix, il faut vraiment que tu nous emmenes a lui. Colin les observa longuement. -- Vous devez etre dans une situation desesperee pour en arriver la. Si c'est parce que les Cyniks vous ont refuses, vous feriez mieux de repartir dans la foret. -- Nous venons de notre plein gre, insista Tobias. -- Alors c'est que vous etes devenus fous ! Il s'ecarta pour les laisser entrer a contrecoeur et les accompagna vers un large escalier blanc. Ils franchirent plusieurs paliers et, a chaque fois, l'ambiance des etages surprit le duo de visiteurs. Les murs etaient roses, peche, marron clair ou vert d'eau, des tapis jaunes, orange et bleus ajoutaient encore plus de couleurs a la decoration pourtant deja acidulee. Il y avait meme des bocaux de verre remplis de friandises dans des alcoves. Tobias s'empressa de piocher dans l'un d'eux et partagea aussitot sa joie avec Ambre : -- Ils sont encore bons ! C'est genial cet endroit ! Mais Ambre ne se departait pas de sa mefiance : -- Moi ca me fait penser aux contes pour enfants, tu sais la maison en pain d'epices et la sorciere qui attend ses proies a l'interieur, ce genre de truc flippant. Au dernier etage, ils avaient les cuisses en feu et le souffle coupe. Colin les fit patienter sur un banc recouvert de mousse bleue et il se faufila derriere une grande porte. -- De quelle monnaie d'echange dispose-t-on ? demanda Tobias. Parce que je ne vois pas bien ce qu'on va pouvoir lui proposer ! Ambre avait toujours l'air preoccupe. -- Ne t'en fais pas pour ca, repondit-elle mysterieusement. La porte s'ouvrit sur Colin qui leur fit signe de le rejoindre : -- Il est pret a vous accorder une audience. Ils penetrerent dans une longue piece couverte de velours violet et de coutures aux reflets dores au fond de laquelle tronaient une petite table et un grand fauteuil dont le dossier s'elevait a plus de trois metres. Un homme tout sec y etait vautre, une fine moustache blanche au-dessus de la levre superieure, des yeux tres rapproches par un nez beaucoup trop fin, un front haut qu'arretait une coiffe rouge semblable au chapeau des cardinaux. -- Les voici, maitre, fit Colin en se courbant. La tete du Buveur d'Innocence se dressa au bout d'un cou etroit avec un certain dedain pour ces deux visiteurs. -- Approchez ! ordonna-t-il. Que je vous voie mieux. En decouvrant Ambre et Tobias, deux adolescents, sa raideur se dissipa et le soupcon d'un sourire parvint meme a ses levres. -- Qui vous envoie ? demanda-t-il. -- Personne, repondit Ambre. Nous venons de nous-memes pour vous demander un service. Il nous a ete dit en ville que vous etiez ce genre de personnage, capable de tout arranger. -- C'est en effet ce qu'on dit de moi. Et que peuvent souhaiter deux jeunes gens ici, a Babylone ? -- Notre ami a ete emporte sur un navire cette nuit, il fait route vers le Sud et nous devons le retrouver au plus vite. Le sourire du Buveur d'Innocence se contracta. -- Rien que ca ? Un seul navire a pu partir dans la nuit, c'est le Charon, celui du conseiller spirituel Erik. Ce n'est pas une poursuite qui s'engage a la legere ! -- Il transporte avec lui notre ami, et c'est le garcon dont le visage est placarde partout en ville ! Celui-la meme que la Reine Malronce recherche activement. -- En quoi devrais-je etre concerne ? -- Pour que la Reine le veuille a ce point, il a forcement de l'importance ! Ne voudriez-vous pas le rencontrer avant que la Reine ne l'enferme ? Le Buveur d'Innocence se gratta le menton en plissant les levres. Tobias en profita pour se pencher vers Ambre et lui chuchoter : -- Que fais-tu ? On ne va pas refiler Matt a ce dingue ? -- Chaque probleme en son temps, repliqua-t-elle sur le meme ton de conspirateur. Deja il faut que nous reprenions Matt aux soldats Cyniks ! -- Que me proposez-vous ? demanda le Buveur d'Innocence. -- Si vous..., commenca Ambre. -- Stop ! la coupa-t-il. Deposez sur cette table devant vous, ce que vous m'offrez en echange de mon aide. C'est ainsi que je procede. C'est la table des offrandes. La table des pactes. Ambre parut decontenancee, elle hesita puis se reprit et, ignorant la table, elle expliqua : -- Vous nous aidez a rejoindre le bateau et a recuperer Matt, ensuite nous repondrons a toutes vos questions, ce sera autant de renseignements precieux que vous pourrez monnayer en ville ! -- Et me declarer ouvertement contre Malronce ? Ah ! Quelle brillante idee ! ironisa-t-il. -- C'est tout ce que nous avons ! Mais si la Reine le veut tellement, c'est bien qu'il sait quelque chose, n'est-ce pas ? Le Buveur d'Innocence fit une grimace de deception. -- Je ne prends pas de si gros risques sans garantie. -- Nous n'avons rien d'autre..., fit Ambre d'un ton implorant. Soudain le Buveur d'Innocence bondit de son trone et approcha des deux adolescents qu'il contourna en les jaugeant comme de la marchandise. Puis, vif et determine, il attrapa Ambre qu'il assit sur la table. -- Voila qui est bien mieux ! triompha-t-il. -- Quoi ? paniqua Ambre. Moi ? Vous me voulez moi ? Comme esclave ? -- Non ! Bien sur ! Je ne propose que des marches qui peuvent etre conclus, je ne suis pas stupide ! Je vous propose mon aide pour retrouver votre ami en echange de... vous. -- Qu'est-ce que ca veut dire ? s'enerva Tobias en approchant du Buveur d'Innocence. -- Allons, allons, mon garcon, insista l'homme, tout mielleux, tu n'as qu'a sortir, Colin va te faire visiter la tour pendant que ton amie et moi trouvons un terrain d'entente. -- Je ne la quitte pas... Ambre pivota vers Tobias. Elle avala sa salive avec difficulte, les mains tremblantes. -- Laisse-nous, Toby, dit-elle la voix chargee d'emotion. -- Non ! Certainement pas ! -- Nous n'avons plus le choix. -- Mais tu ne vas tout de meme pas... -- C'est ca ou Matt est condamne ! s'enerva-t-elle. Maintenant sors ! Ne t'en fais pas, je te retrouve tout a l'heure. Tobias n'etait pas dupe, il apercevait la panique en elle malgre ses efforts pour paraitre rassurante. -- S'il te plait, Toby, ajouta-t-elle les yeux rougis. Tobias comprit alors qu'il ne fallait pas rendre ce moment encore plus insurmontable qu'il ne l'etait deja. Ils etaient accules, ils n'avaient plus le choix. Il fallait respecter la decision d'Ambre. Tobias secoua la tete, serra les machoires pour ne pas pleurer et suivit Colin vers la grande porte. 31. Haissable heroisme Tobias experimenta la relativite. Chaque seconde dura une heure. Tous les sons : grincements de porte, vent contre les fenetres, craquements de bois, lui redonnaient espoir, avant que le silence ne revienne le torturer. Que se passait-il tout la-haut, au sommet de cette tour maudite ou le langage pouvait sceller bien des malheurs ? Ambre souffrait-elle ? Tobias avait bien son idee mais il refusait de l'admettre. Colin lui proposa un verre d'orangeade, il le refusa sechement. -- Vous n'etes pas vraiment la pour trahir les Pans, comprit Colin. Pas vrai ? Tobias l'ignora. Il n'en pouvait plus d'attendre. Il ne revait que d'enfoncer la porte et tirer son amie des griffes de cet odieux bonhomme. Cela signifiait abandonner Matt. Alors pour sauver l'un d'entre nous, nous sommes prets a sacrifier une part de notre innocence ? Ce qui fait encore de nous des Pans... Apres cela, Ambre allait-elle changer ? Devenir une Cynik petit a petit ? Tobias preferait ne pas y penser, c'etait trop abominable. Puis la grande porte se deverrouilla, le declic descendit dans l'escalier jusqu'a l'etage ou s'impatientait Tobias. Il se precipita. Ambre etait sur le seuil, les bras croises comme pour se proteger. Elle n'exprimait rien. Ni peine, ni joie. Tobias chercha une raison d'etre soulage en la scrutant, il croisa son regard mais elle baissa les yeux. Alors le coeur de Tobias se serra, s'enfonca tout au fond de sa poitrine, comme dans un petit coffre trop etroit. Il se sentit mieux immediatement. Moins vulnerable. Moins proche d'Ambre aussi. Le Buveur d'Innocence approcha, tout sourires : -- Je vais vous aider, dit-il, il n'y a pas de temps a perdre si nous voulons rattraper le bateau d'Erik, je vais preparer le dirigeable. Colin va s'occuper de vous ! Sur quoi il se coula dans une autre petite tour. Tobias voulut poser sa main sur l'epaule d'Ambre pour la reconforter mais celle-ci se degagea aussitot. -- Comment te sens-tu ? demanda-t-il. Tu veux en parler ? -- Nous n'en parlerons pas, nous n'en parlerons jamais, et a partir de maintenant toi et moi allons considerer qu'il ne s'est rien passe. C'est compris ? Tobias acquiesca doucement. Peut-etre avait-elle raison ? C'etait mieux ainsi, ne plus evoquer le sujet... Pourtant il lui semblait qu'enterrer ce genre de malaise c'etait compromettre la terre sur laquelle Ambre allait se construire, et tout ce qu'elle semerait ensuite a cet endroit de sa personnalite risquait de ... pourrir. C'est son choix, je ne peux rien decider pour elle, regretta-t-il avant de constater que le coffre qui protegeait son coeur fonctionnait assez bien. -- Alors nous partons en chasse ? dit-il. Pour retrouver Matt ! Ambre se fendit d'un sourire qui sonnait faux. Les preparatifs ne prirent pas plus d'une heure, puis Colin les conduisit jusqu'au sommet de la tour, sous un toit pentu, vers des passerelles suspendues au-dessus du vide. Le vent soufflait assez fort, renforcant la sensation de vertige. Au bout des planches, la nacelle du dirigeable flottait, accrochee par des dizaines de filaments translucides a la longue meduse qui flottait dans le ciel. De pres elle evoquait le Nautilus a Tobias ; contrairement a ses camarades de classe, il avait toujours adore les romans de Jules Verne qu'il trouvait passionnants. Trente metres de long, de larges fenetres rondes et une forme profilee, elle ressemblait a un sous-marin. -- Cette creature produit de l'air chaud dans son ventre pour se tenir a temperature elevee, et comme celui-ci est creux et immense, elle vole en permanence ! expliqua le Buveur d'Innocence en criant par-dessus les rafales. A l'instar d'une montgolfiere ! Ils prirent place dans la cabine de pilotage a l'avant, face a une grande baie vitree qui leur donna l'impression de marcher au-dessus de la ville. Colin terminait de charger les affaires. Il avait couru a l'autre bout de Babylone a la demande des deux adolescents pour recuperer leurs sacs a dos et transpirait abondamment. -- Comment obligez-vous la meduse a prendre la direction de votre choix ? s'informa Tobias, desireux de comprendre. Le Buveur d'Innocence tapota sur une grosse boussole puis designa plusieurs manettes en bois et en cuir devant lui : -- Il suffit de choisir un cap et ensuite ces instruments permettent d'effectuer differentes pressions sur les filaments principaux, a droite, et elle vire a tribord, a gauche, et elle tourne a babord. Cette molette ouvre un clapet au niveau de son ventre et degaze de l'air chaud qui fait chuter l'altitude. Celui-la la stimule et elle produit davantage d'air chaud pour grimper dans les airs, et enfin ici, je peux tirer pour exercer une force sur l'avant de son corps, ce qui la fait ralentir. Il n'existe par contre aucun moyen de la faire aller plus vite, elle se deplace a une vitesse constante. Tobias etait admiratif, il en oubliait toute mefiance. -- Bien entendu, c'est moi qui ai tout concu, ajouta l'homme fierement. -- Elle se nourrit comment ? -- Je te montrerai pendant le voyage, c'est assez impressionnant. A present installez-vous, nous allons partir. Colin ! Libere les amarres et ferme la porte ! Colin obeit, apres quoi le Buveur d'Innocence actionna diverses manettes et toute la nacelle craqua tandis qu'ils se mirent a avancer. Le spectacle par la grande baie etait magnifique. La tour s'eloigna d'un coup ; rapidement, ils survolerent les remparts, puis le fleuve et en un instant la ville fut derriere eux. -- Qu'y a-t-il a bord ? interrogea Tobias apres avoir admire la vue. -- Ce poste de conduite, un vaste salon puis quatre chambres et le hangar a l'arriere. Bien assez pour nous quatre. -- Combien de temps avant de rattraper le navire qui detient Matt ? demanda Ambre sechement. -- Difficile a dire, ils ont une douzaine d'heures d'avance... -- Nous sommes bien plus rapides que ce bateau, n'est-ce pas ? supposa Tobias. -- Ce n'est pas un veritable voilier, le vent ne sert que pour les manoeuvres delicates et pour reposer le lombric de quille. -- Qu'est-ce que c'est un lombric de quille ? -- Un immense ver marin qui vit dans la cale et qui est deploye pour parvenir a la vitesse de croisiere, ce monstre nage bien, mange peu et parvient a tracter sur son dos de grands poids. C'est le seul que nous ayons reussi a capturer. Tant que le lombric de quille les propulse, je crains que nous ne puissions pas gagner du terrain, cependant, cette bestiole doit se reposer plusieurs fois par jour, alors, si les vents ne sont pas propices, ils n'auront que le courant pour leur faire descendre le fleuve. Si la chance est avec nous, nous les rejoindrons avant Henok. Tobias avait espere une poursuite plus aisee. -- C'est loin cette cite ? demanda-t-il. -- Trois jours a peu pres ; notre limite. Si nous ne les interceptons pas avant, alors il sera trop tard ! Car nous ne pourrons stationner a Henok plus de quelques heures, avant que la nuit tombe. -- Pour quelle raison ? C'est encore plus surveille ? -- Dans cette region, la nuit, les Mangeombres sortent chasser, c'est pour ca que la ville est enterree. Personne ne peut sortir a la tombee du jour. De toute facon, au-dela de Henok, commence Wyrd'Lon-Deis, et je ne m'y aventurerais jamais. Personne ne le fera pour vous aider. Nous devons retrouver votre ami avant Henok, sinon ce sera perdu. -- Et si on parvient au bateau, c'est quoi le plan ? Le Buveur d'Innocence toisa Tobias avec un rictus meprisant. -- C'est votre ami, non ? dit-il. A vous de vous debrouiller ! Moi je ne fais que le chauffeur ! Tobias se laissa tomber dans son siege, face au paysage qu'ils engloutissaient sous la baie vitree. Sauver Matt n'allait pas etre facile. Et pour la premiere fois, il se mit a douter. Il ignorait tout de ces dangers et obstacles qu'evoquait leur pilote. N'etaient-ils pas en train de voler vers leur propre perte ? Il observa Ambre qui fixait l'horizon, determinee. Elle est loin a l'interieur d'elle-meme, songea Tobias, tentant par tous les moyens de vivre avec son sacrifice. L'aventure n'avait decidement rien d'euphorisant. A trois cents metres d'altitude, par une vitesse de trente noeuds, Tobias fit une constatation terrible. Si les heros existaient bel et bien dans cette realite, alors leur vie etait un enfer. TROISIEME PARTIE D'air et d'eau 32. Une prison sur le fleuve Matt avait dormi longtemps. Etaient-ce les onguents et les potions dont ils l'avaient gave de force depuis la veille qui l'avaient assomme ? Quelle heure pouvait-il bien etre ? Tard, assurement... Matt ecarta les draps et decouvrit avec horreur qu'il etait couvert de cataplasmes suintants qu'il s'empressa d'arracher avec les bandages. Toutes ses ecchymoses, ses bosses et ses entailles - heureusement superficielles - apparurent. Le mal de crane se reveilla egalement. Ils ne l'avaient pas rate. Etourdi, il s'assit sur sa couche pour reprendre ses esprits et examiner la piece. Il etait toujours sur le bateau. En direction du Sud. Vers les terres de Malronce. Avisant ses vetements poses sur une chaise, Matt s'habilla et vint inspecter les fenetres. Impossibles a ouvrir. Au-dehors, la lumiere du jour etait vive. L'apres-midi probablement. La douleur palpitait entre ses tempes, Matt alla se servir un verre d'eau qu'il avala d'une traite. Dehors, la berge la plus proche etait a plus de cent metres. Avec le courant et la faune, il etait plus que probable qu'il ne puisse jamais la rejoindre. Ils voguaient au milieu d'un immense fleuve, bien plus large qu'il ne l'etait en ville. Et Plume ? Qu'ont-ils fait d'elle ? S'ils ont touche un poil de ma chienne, je jure de tous les tuer avant de fuir ce maudit rafiot ! Matt prit alors conscience de la violence qui l'habitait. Plus il combattait les Cyniks, plus il etait oblige de verser leur sang, et plus les barrieres de sa morale reculaient. Il ne devait pas se faire corrompre. L'alteration lui avait donne une force prodigieuse, il pouvait desormais rivaliser avec les Cyniks les plus costauds. Chaque fois, l'effet de surprise jouait en sa faveur, combine avec sa souplesse, sa determination et des rudiments d'escrime, Matt terrassait ses adversaires. Ce n'etait pas une raison pour se laisser gagner par la facilite de la violence. Il ne pouvait la brandir comme reponse a chacun de ses problemes, de ses frustrations. Sinon qu'adviendrait-il de lui a courte echeance ? Un Cynik ! Voila ce que je vais devenir ! Il s'elanca vers la porte. -- Plutot mourir, dit-il tout bas. Elle etait verrouillee de l'exterieur. Que faire ? Meme s'il parvenait a quitter sa chambre, pouvait-il se jeter a l'eau et esperer rejoindre la rive ? Pour tenir combien de temps en pleine nature, sans equipement ? Du suicide ! Pas si je debusque les ruines d'une ville sur le chemin... Restait le plus difficile : comment retrouverait-il ses amis ? Qu'etaient-ils devenus ? L'attendraient-ils en ville ? Rentreraient-ils aupres des Pans ? Si seulement ils savaient que je suis ici ! Je suis sur qu'ils trouveraient un moyen de me suivre... Des pas lourds approcherent dans le couloir et la porte s'ouvrit sur l'homme en robe noire et rouge et a la plaque d'acier sur le crane. -- Pourquoi as-tu retire tes fomentations ? demanda-t-il en designant les plaques boueuses et les bandages sur le plancher. -- Vous vous souciez de ma sante maintenant ? -- Je prefere te presenter en bonne sante a la Reine. -- Comment a-t-elle vu mon visage pour etablir le portrait des avis de recherche ? -- Elle fait des reves. La nouvelle estomaqua Matt. Lui aussi revait. Du Rauperoden... -- Et je suis dans ses songes, c'est ca ? Que me veut-elle ? -- La Reine voit notre avenir dans son sommeil, elle est guidee par une force superieure, tu saisis ? Elle est notre guide, notre messie ! -- Pourquoi moi ? insista Matt. Le conseiller spirituel eluda la question. -- Je vais t'autoriser a monter sur le pont principal, pour que tu prennes l'air, je ne veux pas d'un garcon ramolli et anemie devant Notre Majeste ! Mais sache que si tu te jettes a l'eau, les crocoanhas te devoreront en un instant ! Matt imagina des nuees de crocodiles mutants sillonnant les eaux troubles du fleuve. -- Et si tu fais quoi que ce soit d'intrepide a bord, sache que le chien que tu aimes tant en paiera les consequences ! Plume ! Elle etait a bord ! -- C'est une chienne, corrigea Matt. Je voudrais la voir. -- Si tu te comportes bien, j'envisagerai cette option. Le conseiller spirituel guida Matt dans les coursives pour atteindre le pont principal ou l'air du debut d'apres-midi l'enveloppa d'une fraicheur bienvenue. De jour, Matt prenait la pleine mesure du trois-mats : un impressionnant batiment de transport mais aussi de guerre. Massif, avec un equipage de soldats, des vigies au sommet de chaque mat, et seulement deux canots a bord. Il semblait impossible d'en manipuler un sans eveiller l'attention du personnel. Etait-ce plus calme la nuit ? Probablement, mais pas moins bien garde ! s'enerva le jeune garcon. Il remarqua alors qu'aucune voile n'etait deployee. Comment se propulsaient-ils ? -- Il est temps que tu m'en dises plus sur ton voyage, annonca le conseiller spirituel. D'ou venais-tu precisement ? -- Vous vous rappelez, tout a l'heure, vous avez dit que vous me vouliez en bonne sante et presentant bien devant votre reine... Ce qui signifie que vous ne me frapperez plus pour avoir vos reponses. Alors je vous le dis : allez vous faire voir, je ne repondrai a aucune question. L'oeil mauvais du conseiller s'enflamma d'une colere silencieuse. -- Toi oui, ton chien c'est different. A chacune de mes questions laissee sans reponse, je ferai fouetter dix fois cette bete ! Dois-je commencer des a present ? La colere changea de bord, cette fois elle envahit Matt des orteils aux cheveux. Il serra les poings pour se retenir d'agir. -- Espece d'enfoire ! lacha Matt entre ses machoires serrees. -- Dois-je ordonner vingt coups de fouet ? -- Je venais d'un clan de Pans a plusieurs jours de marche de la Foret Aveugle. -- J'imagine que la Foret Aveugle est votre nom pour ce que nous appelons les Montagnes Vegetales ? Combien etes-vous dans ce clan ? Je te previens : ne me mens pas, nous avons beaucoup de renseignements de nos patrouilles, je le saurai. Pense a ta chienne... Matt devait se decider tres rapidement : mentir pour proteger le clan de l'ile Carmichael ou preserver Plume ? -- Une vingtaine seulement, mentit-il. Avant que le Cynik ne puisse recouper les informations, Matt esperait avoir quitte ce navire avec Plume. -- Et comment as-tu su que tu etais recherche par notre Reine ? Matt mit a profit cette conversation pour errer sur le pont et etudier les differentes securites. -- Une de vos patrouilles nous a attaques, nous sommes parvenus a dejouer leurs ruses et nous enfuir apres avoir vole leurs affaires. Il y avait un avis de recherche avec mon visage a l'interieur du sac. -- Et cela t'a suffi pour rejoindre la Passe des Loups ? -- Qu'est-ce que c'est la Passe des Loups ? -- Le seul moyen de passer du nord au sud sans avoir a traverser les Montagnes Vegetales, un goulet de trente kilometres franchissables entre les arbres, tu l'as forcement emprunte pour descendre sur nos terres. C'est d'ailleurs surprenant puisque nous en gardons l'acces et que notre citadelle est presque achevee ! -- Je suis passe par la Foret Aveugle. Le conseiller se mit a rire avant que celui-ci ne se fige en constatant que Matt etait serieux. -- Non, personne ne peut franchir ce mur d'arbres ! -- C'est pourtant par la que je suis venu. Vous le dites vous-meme : la Passe des Loups est sous votre controle ! Comment l'aurais-je traversee sans me faire reperer ? -- Tu es decidement un garcon plein de ressources. Tu vas m'en dire un peu plus sur cette Foret Aveugle... Matt en avait assez vu. Il y avait des gardes partout. Une vingtaine au moins, sans compter tous ceux qui ne manquaient pas d'occuper les niveaux inferieurs. Quitter le bateau serait tres difficile. A bien y reflechir, il ne voyait absolument pas comment faire. Nombreux et armes, ils ne pouvaient etre defaits en combat regulier. Finalement, c'etait peut-etre une chance que Ambre et Tobias ne soient pas a leurs trousses. Car contre une pareille armada, ils n'auraient eu aucune chance. -- J'ai a nouveau tres mal au crane, avoua-t-il, je voudrais descendre dans ma cabine. Matt devait se rendre a l'evidence : il ne pourrait jamais fuir le bateau, il fallait attendre une escale ou leur destination finale. 33. La Quete des Peaux Le soleil de fin de journee venait se refleter sur la peau de la meduse, la creature brillait comme un fragment de miroir a la derive dans le ciel. Tobias detendit la corde de son arc en la detachant pour reposer le bois, et rangea ses affaires dans son sac. C'etait son rituel rassurant, s'assurer qu'il ne manquait de rien, qu'il etait pare a toute eventualite. La cabine n'etait pas tres spacieuse mais confortable. Aussi rebutant que pouvait etre le Buveur d'Innocence il avait su faire de cet endroit un luxueux moyen de transport. On toqua a sa porte. -- Oui ? -- C'est moi, Ambre. Tobias alla ouvrir et la jeune fille se glissa a l'interieur avant meme d'y etre invitee. -- Je voudrais te demander un service, dit-elle. Serais-tu d'accord pour qu'on dorme ensemble ? Je n'ai pas confiance, et je crois que ce serait plus prudent. Ambre prisait tant son intimite que cette requete eveilla la mefiance de Tobias. Elle devait se sentir particulierement menacee pour en arriver la. -- Pas de probleme. -- Tu veux bien m'aider a transporter mon matelas jusque-la ? Je dormirai par terre. -- Non, tu n'auras qu'a prendre ma couchette, ca ne me derange pas du... -- Je m'impose, je dors au sol, oublie la galanterie, je crois que nous sommes bien au-dessus de ca maintenant. Ils porterent le matelas de la jeune fille qu'ils poserent contre le lit de Tobias. Pendant qu'elle remettait les draps, Tobias se pencha pour se confier : -- Je crois que ca va etre difficile de recuperer Matt. -- Je sais. -- Et ensuite, qu'est-ce qu'on fera ? Nous sommes descendus sur les terres Cynik pour en apprendre plus, mais on ne va pas rester indefiniment ici, n'est-ce pas ? -- J'imagine que nous rentrerons a l'ile Carmichael, pour partager ce que nous aurons appris. La memoire effacee des Cyniks, l'anneau ombilical, la Reine Malronce... -- Il faudra qu'un Long Marcheur se presente pour diffuser les informations aux autres Pans, et a Eden. Ambre acquiesca, pensive. Puis, apres une hesitation, elle avoua : -- J'aurai seize ans dans trois mois, a ce moment, je me rendrai a Eden, pour devenir un Long Marcheur a mon tour, j'aurai l'age legal. -- Tu nous quitteras ? s'etonna Tobias comme s'il parlait d'un crime odieux. -- J'en reve depuis le debut. Et puis... nous ne pourrons pas faire toute notre vie ensemble, pas vrai ? -- Mais... et l'Alliance des Trois ? -- Elle existera encore, a distance, et peut-etre comme un souvenir de ce que nous avons ete. -- Tu es amoureuse de Ben, c'est ca ? comprit soudain Tobias. Je me souviens, chaque fois que je t'ai vue en sa compagnie tu buvais ses paroles et le mangeais du regard ! -- Non ! Pas du tout ! Etre Long Marcheur est une aventure solitaire ! Ca n'a rien a voir ! Tu as trop d'imagination, Toby ! Je veux juste sillonner notre pays pour rassembler les Pans, pour partager les avancees des uns et les decouvertes des autres, participer a la cartographie du monde, produire une encyclopedie des plantes et des animaux nouveaux, bref, je veux me sentir utile ! -- Et nous ? Qu'est-ce qu'on deviendra ? -- Chacun doit trouver sa place, nous ne pouvons vivre tous les trois toute notre vie... -- Je croyais pourtant que c'etait la promesse qu'on s'etait faite avec l'Alliance des Trois. Ambre eut un regard embarrasse. -- Je suis desole, Toby. -- Dans trois mois, c'est ca ? Bon, ca nous laisse encore le temps de te convaincre de ne pas le faire, lanca Tobias avec un regain d'espoir. Et puis Long Marcheur, c'est un peu ce qu'on fait depuis le debut de cette aventure ! -- C'est aussi pour ca que je suis venue avec vous. Toutes les informations que nous rassemblerons sur les Cyniks pourront nous servir plus tard. Ambre alla chercher son sac a dos et s'amenagea un petit coin a elle dans un angle de la cabine. Comme elle voulait se changer, Tobias la laissa et se rendit dans le salon de la nacelle. La piece etait entierement recouverte de moquette rouge, du sol au plafond. Deux immenses hublots de part et d'autre du dirigeable devoilaient le paysage etourdissant, et Tobias alla s'asseoir dans un des canapes pour admirer la vue. La porte s'ouvrit sur le Buveur d'Innocence qui proposa a Tobias de le suivre. Ils grimperent par une echelle au milieu de la coursive principale pour soulever une trappe et gagner le toit de la nacelle. Le vent y soufflait fort et Tobias fut rassure de trouver des rambardes sur tout le tour de la terrasse. La meduse les surplombait de quelques metres, violette, bleu et rose. Elle dansait dans les airs pour avancer. Tobias nota la presence des dizaines de filaments translucides qui servaient de cordage. Chacun s'arrimait a la nacelle par une boucle de fer. Tobias s'approcha et voulut en toucher un lorsque la main du Buveur d'Innocence l'arreta brusquement. -- Bien que le spectacle puisse etre amusant, je doute que tu apprecierais, l'avertit-il. Regarde ! Le Buveur d'Innocence pointa du doigt un oiseau qui venait de s'accrocher a un filament. Celui-ci avait en fait les proprietes de la soie d'araignee, collant et visqueux. L'oiseau se debattit avant qu'une petite fumee ne s'eleve de son plumage. La pauvre bete se mit a piailler tandis que son corps etait entraine vers le haut, vers la meduse. Il fumait de plus en plus et bientot une de ses ailes se detacha pour etre absorbee par le filament. -- Non seulement ca colle mais en plus les acides du systeme digestif de la meduse te rongent, revela le Buveur d'Innocence. Tout ce qui passe a sa portee est ainsi avale. Moucherons, mouches et oiseaux principalement, mais si un mammifere commet l'erreur d'effleurer ces filaments il subit le meme sort. Redoutable. -- Degoutant ! repliqua Tobias. -- Tu n'imagines pas le travail qu'il a fallu pour attraper cette creature ! Et encore moins pour la domestiquer ! L'homme se caressait la moustache en parlant. Tobias le guettait du coin de l'oeil, intrigue par ce personnage aussi repugnant que mysterieux. -- C'est votre nom, le Buveur d'Innocence ? Je veux dire : vous n'en avez pas d'autre ? L'homme leva un sourcil et scruta Tobias. -- C'est le surnom qui m'a ete donne a Babylone. Toutefois, tu peux m'appeler Bill si tu preferes. -- Bill ? repeta Tobias. Pour le coup, ce n'etait pas du tout effrayant ! Savoir que le Buveur d'Innocence s'appelait en realite Bill apaisa aussitot l'adolescent qui se sentit moins impressionne. -- C'etait mon nom, avant. -- Avant ? Vous voulez parler du Cataclysme ? Vous vous souvenez de votre ancienne vie ? -- Quelques souvenirs seulement. -- Je croyais que tous les Cyniks avaient perdu la memoire ! -- Il faut croire que non. Soudain Tobias se rappela l'avertissement de Balthazar. Certains adultes, remplis de perversions, etaient tellement obsedes par leurs vices que ceux-ci les avaient en quelque sorte proteges, trop chevilles a leurs esprits qu'ils etaient. La perversion, omnipresente chez certains, avait fonctionne a la maniere d'un bouclier, preservant des parcelles de memoire. Tobias repensa alors au tout premier Cynik qu'il avait rencontre : Johnny. L'homme avait tente de l'agresser, et Matt l'avait tue pour les proteger. Johnny aussi avait une partie de sa memoire. Quel monde avons-nous, ou seuls les plus infames ont garde leur personnalite et tous les autres sont devenus sauvages et violents ! -- Viens, il y a trop de vent ici pour s'entendre, dit le Buveur d'Innocence avant de redescendre. Une fois de retour dans le salon, l'homme se servit un verre de ce qui ressemblait a du whisky. -- Vous travaillez avec les soldats de la Reine parfois ? s'enquit Tobias. -- Non. Cependant, j'assiste aux mises a nu. -- Qu'est-ce que c'est ? -- Lorsque les soldats rapportent leur cargaison d'enfants, ils sont exposes dans un hangar, totalement nus, et l'on compare leur peau au dessin donne par la Reine : le Grand Plan. -- C'est ca la Quete des Peaux ? -- Exactement. La Reine fait des reves etranges, et par leur biais, elle nous guide vers la redemption. Des le debut, elle a vu ce Grand Plan, il lui revenait sans cesse, alors elle l'a dessine. Puis elle a compris. C'etait un message divin. Nous devions trouver l'enfant qui portait sur sa peau ce dessin. -- Pour quoi faire ? -- La Reine a etabli son repaire autour d'une etrange table sur laquelle elle s'est reveillee apres le Cataclysme. Cette table est une carte du monde. Et dans son reve, si la peau de l'enfant est posee sur cette table, alors l'emplacement du Paradis Perdu apparaitra. -- Mais c'est horrible ! Ca veut dire qu'il faut... tuer l'enfant ! Un sourire ecoeurant fendit le visage du Buveur d'Innocence. -- En effet, dit-il d'un ton doucereux. Alors Tobias eut une revelation. Si Matt avait autant d'importance pour Malronce, c'etait parce qu'il etait cet enfant. Les Cyniks allaient l'ecorcher vif. 34. D'une divine nature La table du conseiller spirituel etait bien garnie. Pate en croute, terrine, poulet roti et nombreux fruits s'accumulaient face a Matt. Pourtant l'odeur rance des lanternes a graisse lui coupait l'appetit. Matt avait tout d'abord voulu se soustraire au diner en pretextant que ses blessures le faisaient souffrir, avant que le conseiller n'insiste en menacant de faire battre Plume. -- Votre reine, dit Matt qui tentait de diriger la conversation, elle a des raisons de me connaitre ? -- Tu dis cela a cause des avis de recherche ? Je te l'ai dit : elle reve de toi. -- Comme une sorte de message onirique ? -- En effet. -- Qui proviendrait d'ou ? Etant lui-meme hante par les reves du Rauperoden, il esperait glaner quelques explications sur la nature de ces reves. -- Mais enfin ! De Dieu ! Matt manqua de s'etrangler avec le morceau de viande qu'il venait d'avaler. -- Dieu ? repeta-t-il, incredule. -- Bien entendu ! C'est lui qui guide notre Reine, elle est notre messie desormais, pour laver nos peches. -- Quels peches ? -- La demesure, les vices et... vous ! hurla le conseiller. Tous les enfants sont le fruit de nos peches anciens, ceux qui nous ont valu la colere divine ! -- Nous n'avons rien fait ! -- Nous sommes tous les enfants de pecheurs plus anciens qui nous ont transmis leur malediction ! Avec Malronce, cela va s'arreter ! Nous allons demontrer a Dieu, s'il le veut bien, que nous meritons son pardon ! Le Cataclysme etait un signal pour le changement ! Parce que le premier couple a peche, tous leurs descendants ont du en payer le prix, eh bien ce sera bientot revolu ! En traquant le fruit de nos errances, nous allons nous affranchir de nos erreurs passees ! -- En tuant vos enfants ? s'indigna Matt. Cela n'a aucun sens, vous etes tous fous ! -- Les enfants sont mauvais, nous le constatons tous aujourd'hui, ils sont donc le symbole de cette erreur, nous avons peche ! -- Qui a dit que nous etions mauvais ? C'est n'importe quoi ! Nous ne demandions qu'a etre avec vous ! -- C'est faux ! Si chaque adulte se sent si oppresse, si mal a l'aise et plein de rage en presence d'un enfant, c'est qu'ils sont malefiques ! Il n'y a qu'avec un anneau ombilical que vous devenez controlables, sinon vous passez votre temps a tout remettre en question, a tout vouloir changer ! Vous etes l'inconstance ! -- C'est idiot ce que vous dites ! Vous etes comme des machines, vous obeissez betement, vous ne reflechissez pas, vous avez peur de tout ce que vous ignorez, et nous au contraire nous avons soif de savoir, d'exploration, de decouverte, nous evoluons en permanence ! -- Vous etes l'anarchie ! -- A quoi bon vivre si c'est pour tuer sa progeniture ? L'humanite disparaitra bientot ! -- Pas si cela attire la misericorde de Dieu, si par cette preuve d'amour il nous pardonne nos peches d'autrefois, alors il nous ouvrira les portes de la vie eternelle ! -- Vous etes fou... Le conseiller, obnubile par sa litanie, ne releva pas, il enchaina : -- Desormais, il nous faut accepter que les enfants ne servent plus qu'a mener notre Quete des peaux, pour nous montrer dignes, nous faire pardonner en les detruisant tous, en effacant de cette terre toute trace de notre erreur. Et un de ces enfants, un seul, nous conduira, par sa peau, au sanctuaire, la ou le pardon est possible, la ou nous redeviendrons des etres complets. La Reine le sait, la Reine s'est reveillee avec cette certitude, celle que quelque part, au pied d'un pommier, se cache notre redemption. C'est parce qu'elle est la seule adulte a avoir eu un souvenir, une certitude a son reveil, qu'elle est notre Reine. Et voila pourquoi la pomme est son embleme. Malronce l'a vu dans ses reves ! (Il sortit alors des replis de sa robe une petite Bible qu'il lanca sur la table.) Ce livre est partout dans les ruines, nous en avons retrouve absolument partout ! Il est le transmetteur de notre passe vers notre avenir. Et la Reine nous le decrypte ! Des fanatiques ! songea Matt. Voila ce qui dirige les Cyniks ! Une poignee d'illumines qui suivent aveuglement une femme folle qui s'est autoproclamee reine ! Il faut que je me sorte de la avant que ca ne finisse mal... Et comme pour le lui confirmer, le conseiller spirituel s'empara d'un couteau qu'il planta dans une cuisse de poulet en declarant : -- Bientot, toi aussi tu croiras, lorsque la Reine t'aura ouvert les yeux, tu croiras comme nous tous ! Dans les airs, la nuit etait tombee sur la meduse, et les lampes a graisse illuminaient les fenetres de la nacelle. -- C'est quoi le Paradis Perdu dont vous avez parle tout a l'heure ? demanda Tobias. -- Le repos et le pardon eternels. L'Eden dont nous avons ete chasses il y a bien longtemps a cause du peche ! -- Le truc avec Adam et Eve ? Vous vous souvenez encore de ca apres le Cataclysme ? -- Une poignee d'hommes et de femmes, des guides spirituels, profondement ancres dans la religion ont egalement des fragments de memoire ! En tout cas ils ont des Bibles pour nous guider. De mieux en mieux ! pesta Tobias in petto. Les pervers et les fanatiques sont les seuls a avoir encore un peu de memoire ! A croire que le mal est plus tenace que le bien ! Sauf si... les exces sont une forme d'aveuglement, a tel point qu'ils peuvent resister a bien des nettoyages... -- Il y a quelque chose que je n'ai jamais compris a propos de cette histoire de peche originel, enchaina Tobias, c'est pourquoi nous sommes supposes vivre avec le poids de ce que nos ancetres auraient commis ? Je veux dire : c'est aussi bete que de mettre un enfant en prison sous pretexte que ses parents sont des criminels ! Le Buveur d'Innocence pointa un index menacant en direction de l'adolescent : -- Tu es bien effronte ! dit-il sans reelle colere. Les conseillers spirituels te feraient bruler pour cette defiance ! -- C'est juste une question que je me pose... -- Malronce affirme que c'est justement le moment de nous affranchir du peche originel. De renier nos enfants, de les sacrifier a Dieu. Car c'est lui qui lui envoie ses reves. -- Et s'il n'y avait pas de dieu derriere tout cela ? -- Que veux-tu dire ? -- Et si cette incroyable tempete etait une sorte de reaction de la Terre contre nous ? Ambre a une theorie superinteressante a ce sujet ! Elle pense que la nature est guidee par une energie dont le but unique est de propager la vie. Nous, l'espece humaine, etions devenus un transporteur parfait, fruit d'une evolution telle que nous allions propager la vie ailleurs que sur terre, dans le cosmos. Mais trop d'abus, trop de pollution, de deforestation, bref, aucun respect pour notre environnement aurait eu raison de la planete a moyen terme. Alors pour nous corriger, la nature se serait rebellee avec le Cataclysme. Puissant pour nous remettre en question mais pas totalement destructeur pour nous laisser une nouvelle chance, avec la conscience, cette fois, de prendre garde a la maniere dont nous evoluons. -- Continue, dit le Buveur d'Innocence lorsque Tobias s'arreta pour avaler sa salive. -- Pour permettre a la vie animale et vegetale de survivre a notre regne, la Tempete aurait ete chargee d'une puissance colossale, au point d'alterer la genetique, pour rendre les especes plus fortes, plus resistantes. Au passage, les quelques enfants assez forts pour survivre au Cataclysme auraient ete modifies pour se developper plus vite, pour qu'ils aient aussi une chance. D'ailleurs, j'ai lu une fois dans un livre que l'evolution procede souvent par bonds, et non selon une courbe constante. Cette Tempete serait un de ces bonds majeurs. -- Pourquoi avoir separe adultes et enfants dans ce cas ? -- Euh... -- Pour nous rendre plus autonomes, pour stimuler nos capacites d'adaptation, expliqua Ambre en entrant dans le salon. Ou pour un test grandeur nature. -- Quel test ? interrogea le Buveur d'Innocence. -- L'homme est-il reellement digne de survivre ? Est-il assez digne de poursuivre sa mission pour transmettre la vie ? Va-t-il s'entretuer comme il en a l'habitude ou parvenir a s'entendre pour mettre a profit ses nouvelles facultes ? -- La Reine fait des reves ! Elle ne les invente pas ! -- En alterant notre genetique, la Tempete a pu aussi enfouir des images dans l'esprit de certains, ou bien rendre cette femme plus sensible a son environnement, au point de sentir l'agencement atomique de l'univers, et d'en trouver un sens. Bien sur, ce ne sont que des suppositions. Le Buveur d'Innocence se massa le menton, manifestement captive par le discours des deux adolescents : -- Derriere cette tempete, a vous ecouter, existe une volonte precise, un plan ; donc une forme de toute-puissance. Un dieu ! -- Non, pas un dieu au sens d'une personnalite omnisciente, contra Ambre, plutot une forme originelle d'existence, une energie : la vie. Et celle-ci gouverne les mecanismes essentiels de l'univers, sans arriere-pensees, rien qu'un systeme d'actions et reactions, qui glisse en avant, sans cesse, aussi simplement qu'une goutte d'eau subit l'attraction terrestre si vous la lachez du haut d'une montagne ! Le Buveur d'Innocence croisa les bras sur sa poitrine : -- Alors je te pose la question autrement : qui a cree cette goutte d'eau ? Qui l'a lachee du sommet de la montagne et pourquoi ? Il y a la la place pour l'existence de Dieu ! -- Peut-etre, admit Ambre en haussant les epaules, je ne le nie pas, je cherche juste a demontrer l'existence d'une autre theorie. La possibilite d'une harmonie naturelle, que l'homme envisage d'etre ce qu'il est, sans s'enfermer dans des barrieres morales douteuses qui l'affaiblissent plutot que de l'epanouir ! Ma theorie ne refute pas l'existence meme de Dieu, mais elle le place ailleurs, plus distant. -- Dieu n'est pas un self-service ou l'on pioche ce que l'on veut ! sermonna le Buveur d'Innocence, vous ne pouvez selectionner un peu de-ci et un peu de ca, pour vous faire un dieu a la carte ! -- C'est ce qu'il y a d'ennuyeux avec vous autres adultes : les choses doivent etre bien ordonnees, vous ne laissez pas la place a la fantaisie, a l'imagination, au bien-etre ! Parce que si vous voulez mon avis, c'est tout cela a la fois Dieu ! Tobias sentait que l'homme perdait patience, alors il changea de sujet : -- Le Grand Plan que vous avez mentionne, c'est quoi au juste ? Le Buveur d'Innocence toisa longuement Ambre avant de repondre a Tobias : -- Il s'agit d'un dessin particulier forme par les grains de beaute d'un enfant. Malronce a distribue une copie de ce dessin a Babylone. Tous les Pans captures sont exposes nus dans une salle et l'on compare l'agencement de leurs grains de beaute avec le Grand Plan. Le jour ou nous trouverons l'enfant, il faudra l'expedier a Malronce. -- Pour l'ecorcher, insista Tobias. -- Car sa peau, reprit le Buveur d'Innocence, une fois superposee a la table sur laquelle Malronce s'est reveillee apres le Cataclysme, montrera l'emplacement du Paradis Perdu. -- Cette table, intervint Ambre, elle ressemble a quoi ? -- C'est un morceau de pierre noire, une carte du monde. Nous l'appelons le Testament de roche. -- Comment savez-vous tout cela ? demanda Tobias. -- J'assiste aux mises a nu des Pans. C'est mon... hobby. -- Pour quoi faire ? Le Buveur d'Innocence se fendit d'un rictus qui mit Tobias mal a l'aise. -- Disons que j'aime beaucoup la compagnie des enfants. Des qu'il est confirme qu'ils ne sont pas la carte, les Pans sont vendus aux encheres pour servir d'esclaves. J'en fais collection. Voila tout. -- Mais nous n'avons vu que Colin chez vous ? s'etonna Tobias qui ne comprenait pas. -- Oui... en effet. Les autres... eh bien les autres ne sont que de passage, voila tout. Le Buveur d'Innocence emit un rire gras, qui degouta Tobias, et se leva pour prendre la direction du poste de pilotage. -- Je vais voir ou nous en sommes, vous deux, servez-vous donc a manger, je vous rejoindrai plus tard. Des qu'il eut disparu, Ambre sauta sur le canape a cote de Tobias : -- Les grains de beaute ! s'exclama-t-elle. J'ai toujours cru qu'ils etaient disposes au hasard ! Mais non, bien entendu ! Ils ont une signification ! La nature est trop bien faite pour laisser cela au hasard ! Chaque grain de beaute est une forme de communication bien sur ! -- Ca veut dire qu'on nait avec une sorte de message ? -- Peut-etre un nom donne par la nature, peut-etre un emplacement ou se rendre pour etre en harmonie, ou bien le morceau d'une phrase qu'il faudrait assembler avec tous les autres etres humains pour faire un livre de peau et de grains de beaute racontant la vie ; je ne sais pas ! Mais c'est extraordinaire. -- J'ai quand meme du mal a croire que l'un d'entre nous est ne avec une carte sur le corps ! -- Et pourquoi pas ? Chaque cellule de notre corps contient toute notre genetique, et ce n'est rien de moins qu'un formidable livre de recettes pour nous fabriquer ! La nature est trop parfaite pour produire des elements inutiles, et les grains de beaute sont une forme de communication. Cette > que Malronce recherche, c'est assurement l'emplacement de quelque chose de primordial ! -- Tu ne crois pas a la theorie du Paradis Perdu ? -- Si le Paradis Perdu est un moyen d'etre en harmonie avec la nature, avec cette terre, pourquoi pas ? -- Tu crois que c'est une sorte de cle vers l'essence meme de la Terre ? -- Reflechis, si la nature cache cet endroit avec autant de soin, c'est que c'est essentiel. Quelque chose lie a nos corps, a nos existences. C'est fondamental et pourtant mysterieux. Je crois que c'est la source meme de la vie ! Tobias etait bouche bee. Tellement stupefait qu'il en oublia son langage : -- Oh merde, dit-il. Tu imagines si les Cyniks mettent la main dessus ? Il ouvrit le buffet pour saisir une pomme. -- C'est une option que nous ne pouvons envisager, corrigea Ambre. -- Il faut que Matt l'apprenne ! Il faut que tous les Pans le sachent ! s'excita Tobias en portant la pomme a sa bouche. Ambre l'empecha de croquer dans le fruit : -- Si j'etais toi, j'eviterais de manger ce qui vient du Buveur d'Innocence. Les enfants qui entrent chez lui n'en ressortent jamais, tu te rappelles ? 35. Et deux metres qui en disent long... Ambre reveilla Tobias. Sa main lui secouait doucement l'epaule mais ce fut son souffle chaud qui sortit le jeune garcon de ses songes. La proximite avec Ambre l'emplit aussitot d'une energie etrange, a la fois euphorisante et electrisante. -- Toby ! Allez, leve-toi ! -- Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il tout embrume. -- Je voudrais que nous verifiions quelque chose. Ambre tenait le champignon lumineux dans la main, et Tobias vit que le hublot etait encore tout noir. -- Maintenant ? protesta-t-il. -- Oui, le Buveur d'Innocence dort, allez, debout ! Tobias s'executa et enfila son pantalon pendant que Ambre faisait le guet, la tete dans le couloir. -- Tu veux verifier quoi au juste ? insista l'adolescent. -- Cet apres-midi, lorsque tu discutais avec le Buveur d'Innocence sur le toit, j'ai fait un tour dans le hangar et j'ai remarque qu'il manquait deux metres. -- Deux metres ? Je ne comprends rien ! -- Le hangar est trop petit par rapport a ma chambre ! Le mur de ma chambre dans le couloir fait au moins six metres de long alors qu'elle n'en fait que quatre a l'interieur ! Et je suis allee dans le hangar, les deux metres n'y sont pas ! Ca veut dire qu'il existe une piece entre ma chambre et le hangar ! -- T'as decouvert tout ca en vingt minutes ? -- Je n'ai pas eu le temps de reellement explorer le hangar, j'avais trop peur que vous redescendiez. -- Ambre, je ne sais pas si je dois te feliciter pour ton sens de l'observation ou m'inquieter pour ton obsession de toujours tout inspecter ! -- Je suis comme ca, que veux-tu ? Allez viens, la voie est libre, Colin est au poste de pilotage et l'autre vicieux dort. Ils se glisserent dans la coursive et prirent le plus grand soin de ne pas faire un bruit en passant devant la chambre du Buveur d'Innocence et enfin atteindre le hangar. Tobias s'empara de son champignon lumineux et passa en premier. La piece courait sur huit metres, avec quelques caisses en bois et une ouverture tout au fond. -- C'est de ce cote, indiqua Ambre en pointant le doigt sur une paroi couverte de cordages. Tobias s'agenouilla et inspecta attentivement le sol avec son champignon. -- Tu as raison, fit-il apres une minute, il y a bien une rainure verticale ici, comme une porte ou... Attends, je crois que c'est un bouton... -- Ne l'actionne pas ! Mais Tobias avait deja presse dessus et la paroi s'ecarta du mur avec un declic metallique. -- Tu crois qu'il l'a entendu ? s'alarma Tobias. -- Nous n'allons pas tarder a le savoir... Aucun mouvement suspect ne survint a bord et Tobias se decida a ouvrir le battant. De l'autre cote, ils poserent le regard sur une cellule sans fenetre, mais avec des chaines rivees aux murs. -- Oh ! mon Dieu ! s'exclama Ambre en portant ses mains a sa bouche. -- Qu'est-ce que c'est ? Il voyage avec des prisonniers ? Ambre designa la minuscule paillasse : -- Des enfants, Tobias ! Des enfants... -- Le Buveur d'Innocence... alors c'est vrai ce qu'on raconte sur lui ? -- Il ne faut pas lui faire confiance, tu saisis ? -- Tu... avec ce que tu as fait, il devrait nous aider, non ? Ambre secoua la tete : -- Non, Toby, non. Viens, je crois qu'il est temps d'avoir une conversation avec Colin. Colin dormait lorsque les deux adolescents penetrerent dans le poste de pilotage. Immediatement, il verifia la boussole, corrigea un peu le cap et cligna des paupieres pour chasser le sommeil. Ambre s'installa sur le siege a cote de lui pendant que Tobias se tenait dans son dos. Colin n'aimait pas ca. -- Qu'est-ce que vous faites la ? -- Nous n'arrivons pas a dormir, fit Ambre. Tobias designa un incroyable bandeau de lumieres bleues et rouges qui serpentait a plusieurs kilometres sur leur droite. -- C'est quoi ? On dirait des milliers de gyrophares de police ! -- Tu ne reconnais pas ? se moqua Colin. Les scararmees ! -- Sans dec ? Dis donc, de haut c'est impressionnant ! -- Ils traversent le pays sur les anciennes autoroutes, ils sont des milliards et des milliards ! Bleus d'un cote, rouges de l'autre et... -- Je sais, j'en ai deja vu de pres ! le coupa Tobias. Sauf qu'a cette altitude c'est assez magique ! -- Personne ne sait ce qu'ils font exactement. -- Meme pas les Cyniks ? -- Encore moins les Cyniks ! Ils se contrefichent de ces scarabees lumineux ! -- Quand je serai Long Marcheur, intervint Ambre, je les suivrai jusqu'a la source. -- Tu suivras lesquels ? demanda Tobias. Les bleus ou les rouges ? -- Quelle difference puisqu'ils marchent tous vers le sud ? -- Non, revela Colin. J'en ai vu aussi, sur une autre autoroute, qui remontaient vers le nord. Bleus et rouges egalement. -- Il y a forcement une raison, un sens a leur presence, declara Ambre. J'aimerais bien creuser la question. Finalement, Colin appreciait leur compagnie et encore plus l'effort qu'ils faisaient pour lui parler malgre leurs antagonismes, toutefois il ne souhaitait pas s'attirer d'ennuis, alors il leur fit signe de partir : -- Maintenant retournez a vos cabines, le maitre n'aime pas qu'on sorte la nuit, s'il vous surprend ca va barder ! Lui et moi uniquement pouvons circuler a bord ! -- Pour qu'il puisse maltraiter des enfants, c'est ca ? completa Ambre d'un ton soudain inamical. -- Ecoutez, je vous avais prevenus, c'est vous qui etes venus le voir ! -- Pourquoi tu restes avec lui ? voulut savoir Tobias. -- Et quel choix ai-je ? Tu veux bien me le dire ? Les Cyniks m'ont rejete parce que la prise de l'ile a echoue et que leurs hommes sont morts ! Il n'y a que lui pour me recueillir ! Vous prefereriez que j'aille ou ? Seul dans la foret ? Pour me faire bouffer par les Gloutons ? -- Rester a le servir c'est vendre son ame au diable ! -- Au moins le diable, il me protege et me nourrit, lui ! -- Apres tout, tu n'as que ce que tu merites, pesta Tobias. Ambre intervint avant que les deux garcons n'en viennent aux mains : -- Colin, tu as toujours ton alteration ? Tu peux encore communiquer avec les oiseaux ? L'adolescent boutonneux se mordit les levres. -- Difficilement, avoua-t-il. Je perds ma faculte avec le temps. Je crois que c'est ca grandir : perdre ce qui fait qu'on est un peu special pour rentrer dans le moule. -- Tu ne pourrais pas guider un oiseau vers un point precis ? insista Ambre. -- Peut-etre, avec beaucoup d'efforts, et si la distance est courte. -- Comment ca marche, tu leur parles ? s'enquit Tobias. Colin ricana betement, pour se moquer de la remarque qu'il jugeait idiote. -- Bien sur que non ! Je me concentre pour visualiser une image, et je l'envoie a l'oiseau, avec un ordre simple. Par exemple je regarde un oiseau et insiste jusqu'a sentir son coeur, sa chaleur. Ensuite je force son esprit pour lui envoyer le souvenir que j'ai d'une personne, et j'essaye de me representer l'endroit ou elle se trouve. De la, l'oiseau s'envole et part dans la direction indiquee pour retrouver la personne que je lui ai montree. Voila tout. -- Si on rattrape le navire de Matt, tu pourrais y guider un oiseau porteur d'un message ? -- Je peux essayer, mais je vous previens : le maitre ne voudra pas ! Il deteste les facultes des Pans, ca lui fait peur ! C'est parce que je suis presque adulte qu'il ne m'a pas pose un anneau ombilical, sinon je vous garantis que ca n'aurait pas traine ! -- Inutile de le lui dire, l'avertit Ambre. -- Mais c'est mon maitr... -- Ecoute, fit la jeune fille sure d'elle, il va y avoir des degats dans cette intervention, ton maitre pourrait bien devenir un adversaire de Malronce, es-tu certain de vouloir servir l'ennemi public numero un ? Si tu nous aides, alors tu pourras rentrer avec nous, nous plaiderons en ta faveur aupres des Pans. -- C'est ta chance de te faire pardonner, ajouta Tobias. Colin deglutit difficilement. Il fixait le paysage obscur par la baie vitree face a lui. -- C'est quoi votre plan ? dit-il. Ambre et Tobias se pencherent vers lui et commencerent a lui expliquer. 36. Entre chien et rapace Le fleuve ondulait a travers les plaines, les collines et les forets, etalant son vert insondable d'une rive a l'autre, un interminable serpentin qui buvait les ombres et renvoyait le soleil. A bord du Charon, les matelots s'activaient dans les haubans, tandis que les voiles se deployaient. Le lombric de quille venait d'etre remonte pour qu'il se repose et, rapidement, le navire perdit de la vitesse. Matt assistait aux manoeuvres depuis la dunette arriere, au milieu des officiers de bord qui surveillaient les operations. Le conseiller spirituel demeurait dans sa cabine et deja Matt avait remarque que les officiers lui pretaient moins d'attention. Ils savaient qu'il ne pouvait sauter par-dessus bord, c'etait suicidaire, alors ils ne se souciaient pas vraiment de ses faits et gestes. Les voiles ouvertes exigeaient plus de travail et durant trois a quatre heures chacun ne se preoccupait plus que de son poste. Le moment etait venu d'agir. Matt avait repere l'ecoutille avant et il voulait commencer l'exploration du bateau par la. Il faudrait etre discret et ne pas trainer, autant il ne risquait pas grand-chose, autant Plume pouvait souffrir a cause de lui. Cela lui etait insupportable et il avait decide, tot ce matin-la, de localiser la chienne. S'il devait s'enfuir, ce serait avec elle ou rien. Des ponts inferieurs, Matt ne connaissait que l'arriere, les cabines : la sienne, juste a cote de celle du conseiller Erik. Puis celles des officiers. Il etait peu probable que Plume soit enfermee de ce cote. Plusieurs fois, Matt avait apercu la grande ecoutille principale ouverte avec, tout au fond, des cales pleines de caisses et de vivres. Pour ce qu'il en avait vu, Plume n'y etait pas non plus mais cela appelait une inspection plus minutieuse. Aussi souhaitait-il debuter par l'avant, la partie dont il ignorait tout. Matt fit mine de vouloir se degourdir les jambes et descendit sur le pont principal pour errer parmi les amas de cordages. Les officiers etaient en pleine discussion sur la profondeur du fleuve et Matt en profita pour pousser l'ecoutille avant et s'y faufiler. Il n'avait pas beaucoup de temps. Pour vaincre l'obscurite, il s'empara d'un paquet d'allumettes pose a cote d'une lampe a graisse et enflamma la meche. Les parquets et les parois de planches grincaient peu a cette vitesse, Matt ne devait faire aucun bruit. Tant pis, je n'ai plus le choix maintenant ! Il s'elanca vers la premiere porte, fermee a cle. -- Ca commence mal, chuchota-t-il. La suivante s'ouvrait sur une reserve d'outils et des malles de materiel. Il allait prendre l'escalier pour descendre d'un niveau lorsque quelqu'un toussa en approchant. Panique, Matt revint sur ses pas et entra dans la reserve pour se cacher sous la voile pliee. Il souffla sur sa lampe et maudit aussitot la graisse animale de produire une odeur aussi forte. Si l'homme entrait, il trouverait Matt. Les pas resonnerent devant la porte. Puis s'eloignerent. Matt soupira longuement. Une cloche lointaine sonna deux fois. Le changement de quart, comprit l'adolescent. Il faut que je remonte, le conseiller vient souvent inspecter le changement de quart ! Pourtant il poursuivit sa visite vers deux larges vantaux en bois qui devaient s'ouvrir sur la contre-etrave. Matt s'y introduisit et l'odeur caracteristique de sa chienne lui fit battre le coeur a toute vitesse. -- Plume ? dit-il tout bas. Une forme imposante se deplaca dans le fond de la piece. Matt leva la lampe et se precipita. Plume etait enfermee dans une cage en bambou, un gros bandage beige lui encerclant les flancs. -- Au moins ils te soignent ! fit Matt les larmes aux yeux. Si tu savais comme tu m'as manque ! La chienne lui donnait des coups de langue comme s'il s'agissait d'une glace succulente. Des voix se mirent a crier au-dessus sans que Matt puisse en interpreter le sens. -- Je dois filer, dit-il, mais je jure que je vais te sortir de la. La chienne se mit a gemir et Matt la caressa et embrassa sa truffe humide. -- Je ne peux pas rester, je suis desole ; s'ils me trouvent ici, c'est contre toi qu'ils vont se retourner ! Il gratta la tete de la chienne une derniere fois et allait s'en aller lorsqu'il reconnut la poignee de son epee dans un coin. Tout son equipement etait entrepose la ! Son premier reflexe fut de saisir l'arme avant de la lacher aussitot. Jamais il ne pourrait la dissimuler, et s'il se faisait prendre avec, les Cyniks comprendraient qu'il avait localise Plume. A contrecoeur il renonca a sa seconde peau. Il ne pouvait pas remonter par ou il etait venu, c'etait trop risque, si on l'apercevait en train de sortir de l'ecoutille avant, Plume aurait des ennuis... Matt rejoignit la cale principale et de la, traversa pour parvenir aux cabines arriere. Il deposa sa lampe et remonta en prenant un air decontracte. A peine sortait-il a la lumiere du jour qu'une poigne ferme le saisit par le col. -- Ou etais-tu ? s'ecria le soldat. Matt prit l'air le plus surpris qu'il put malgre la pression sur sa gorge : -- J'etais dans ma cabine ! -- Ne mens pas ! clama la voix du conseiller spirituel plus loin. J'y suis passe il y a une minute ! -- J'etais aux toilettes ! mentit Matt avec aplomb. J'ai bien le droit, non ? Le conseiller se rapprocha : -- Si tu essayes de nous duper, n'oublie pas que c'est ta chienne qui paiera pour toi ! La main gantee le relacha et Matt se massa la gorge pour faire passer la sensation d'etranglement. -- De toute facon ou voulez-vous que j'aille ? repliqua Matt, enerve par la douleur. Et il s'ecarta pour aller s'asseoir sur un tonneau d'ou il contempla les berges couvertes d'une vegetation luxuriante. Plume etait bien vivante, c'etait un bon point. Restait a trouver comment fuir. Le soir, apres le diner, Matt prenait le vent sous les etoiles, assis sur le bastingage. Les repas avec le conseiller spirituel devenaient intenables. Il etait bombarde de questions sur les Pans, leur organisation, et si Matt mentait le plus souvent, il etait parfois oblige de lacher quelques reponses vraies pour ne pas prendre trop de risques avec la vie de Plume. Tant qu'ils etaient sur le fleuve, c'etait jouable, le conseiller ne pouvait pas recouper les mensonges avec les informations de ses espions, mais tot ou tard, le mur d'invention que batissait Matt s'effondrerait. Le temps lui etait donc compte. Et puis cela l'epuisait, il fallait une concentration optimale pour mentir autant sans se contredire plus tard, il devait tout memoriser. Par chance, le conseiller lui octroyait une petite heure a l'exterieur apres le diner, pour digerer. Matt ignorait tout de ce que Malronce lui voulait, mais il etait sur d'une chose : elle le souhaitait en bonne sante, le conseiller y veillait. Si c'est pour me tuer de sa propre main, ca ne me rassure pas vraiment... Deux officiers discutaient tout bas a la barre. Matt tendit l'oreille : -- Demain ? demanda celui qui portait un chapeau. -- Oui, reste a savoir quand ! Si c'est en debut d'apres-midi, ils nous ouvriront l'ecluse, si c'est a l'approche de la nuit, alors c'est fichu ! Il vaut mieux ne pas prendre le risque d'approcher la ville dans ce cas-la ! -- Toi, t'en as deja vu des Mangeombres ? -- Ca va pas ? Jamais je ne suis sorti de Henok a la tombee du jour ! Les temeraires, ceux qui se prenaient pour des chasseurs exceptionnels, je vais te dire : ce sont leurs tetes qui ornent les grottes des Mangeombres ! Matt sauta de son banc improvise pour approcher les deux hommes : -- C'est quoi un Mangeombre ? demanda-t-il. Les deux officiers l'observerent avec mefiance. -- Tu as peur de la nuit ? interrogea en retour celui qui barrait. -- Pas trop. -- Les Mangeombres, c'est une bonne raison d'avoir peur de la nuit ! Sur quoi il emit un rire gras qui entraina son compagnon. Le conseiller spirituel se tenait au sommet de l'escalier. Comme a son habitude, il s'etait deplace sans bruit. -- Les Mangeombres sont des monstres qui vivent dans les grottes au-dessus de Henok, dit-il tandis que les rires se taisaient aussitot. Ils ne sortent qu'au crepuscule, et se nourrissent des ombres de tous les etres vivants qu'ils rencontrent. Ils chassent en meute, sont rapides, cruels et tres efficaces. -- Ils mangent les... ombres ? repeta Matt. -- Crois-moi, un etre sans ombre n'est pas joli a voir, alors voici une raison de plus de rester aupres de nous ! Seul au-dehors, sans abri, tu ne leur echapperais guere longtemps. -- Alors les habitants de Henok se barricadent ? -- C'est une ville en grande partie enterree, les sas sont fermes au soleil couchant, et personne n'entre ni ne sort jusqu'a l'aube. C'est pourquoi le Charon s'immobilisera une nuit de plus a bonne distance, si nous ne pouvons parvenir a Henok bien avant le crepuscule. Les Mangeombres craignent la lumiere du jour, ils ne s'eloignent jamais beaucoup de leur nid. -- Ce sont des vampires en quelque sorte... -- Non, les Mangeombres sont bien pires ! Le conseiller spirituel s'eloigna et s'installa en retrait pour fumer son cigare du soir. Matt savait qu'il avait une heure avant qu'on ne l'enferme dans sa chambre pour dormir. La situation se complexifiait. Il ne pouvait fuir le navire en pleine croisiere mais une fois en ville, il ne pourrait s'echapper que pendant le jour ! Matt verifiait regulierement la boussole de bord et depuis le debut ils descendaient le fleuve vers le sud. Au moins il savait que pour rentrer aupres des Pans la direction serait simple : plein nord. Mais en savait-il assez ? Le conseiller refusait de repondre a ses questions, et les hommes n'etaient pas tres bavards avec lui. S'il voulait vraiment obtenir des informations interessantes, il devait poursuivre ce periple jusqu'a son terme. Face a Malronce, les reponses tomberaient. Mais a quel prix ? Et pourrais-je seulement la fuir ensuite ? Il y eut un bruit que Matt prit d'abord pour un coup de vent dans les voiles avant de se souvenir qu'elles n'etaient pas hissees, le Lombric de quille etait en plein effort. Il se retourna et se trouva face a face avec un hibou aux grands yeux jaunes et noirs. Craignant d'etre attaque par le rapace, Matt recula. De quoi pouvaient bien etre capables les hiboux depuis la Tempete ? Pourtant l'animal ne paraissait pas agressif, il fixait Matt avec enormement d'intensite. L'adolescent opta alors pour une autre approche. Il avait conserve une pomme de son diner, pour une petite faim nocturne. Il en preleva un morceau avec les ongles et le tendit au hibou qui ne broncha pas. Matt apercut soudain le petit rouleau de papier accroche autour de sa patte. Je reconnais cette methode ! C'est un truc de Cynik ! C'est un fichu message ! Il verifia que personne n'avait encore remarque l'oiseau et s'en approcha. S'il l'effrayait, il s'enfuirait certainement et le message serait perdu, toujours ca de gagne pour ennuyer les Cyniks... Sauf qu'au lieu de lever les mains pour faire peur au rapace, il se figea. Non, ce n'est pas digne des Cyniks ! Ils communiquaient ainsi pour attaquer l'ile Carmichael parce que Colin etait de meche avec eux et que son alteration lui permettait de guider les oiseaux ! Et si Colin etait desormais une sorte de manipulateur d'oiseaux a la solde des Cyniks ? Impossible, il est mort ! Matt effleura le message du bout des doigts. Il craignait de se prendre un coup de bec. Le rouleau se detacha et l'adolescent se rapprocha d'une lanterne a graisse pour le lire. Nous sommes derriere toi, prepare-toi a fuir. Des que nous le pouvons, nous intervenons. Ambre et Tobias. >> Incroyable. Ils etaient parvenus a le suivre ! Mais la joie de Matt disparut des qu'il songea aux forces presentes a bord. Aux soldats en armes. Il devait avertir ses amis. Ne rien tenter maintenant. Matt chercha de quoi ecrire, vainement. Il ne pouvait se rendre dans sa cabine et revenir sans declencher la mefiance du conseiller. Et puis le hibou risquait de partir ou d'etre capture par les Cyniks pour s'en faire un roti ! Non, il fallait improviser avec les moyens du bord. Matt s'approcha pres d'un clou qui depassait du plancher, il l'avait repere plus tot en manquant trebucher dessus. Il s'agenouilla pour y enfoncer son index, sous l'ongle. La douleur fut vive et le sang perla. Avec le bout de son doigt, il redigea une courte reponse en lettre rouge : Non ! Navire trop protege. Je fuirai une fois a Henok, preparez un moyen de quitter la cite. Bon de vous savoir la ! >> Il enroula le mot autour de la patte du hibou, remit l'elastique par-dessus pour bien le tenir et poussa le hibou pour que celui-ci s'envole. Ses grandes ailes s'ouvrirent et il grimpa dans le ciel obscur. Restait a esperer qu'il apporterait bien son message a ses amis. 37. Chasseurs nocturnes Le Charon naviguait au milieu du fleuve, laissant une ecume blanche dans son sillage, et pendant une seconde, il sembla a Tobias qu'il apercevait une forme longiligne sous le trois-mats. Quelque chose d'immense. Il reposa la longue-vue. -- Nous sommes a moins de deux kilometres, estima-t-il en frissonnant. -- Les vigies ont agite des drapeaux rouges ? demanda le Buveur d'Innocence. -- Non, pourquoi ? -- C'est qu'ils ne nous ont pas encore reperes. De toute facon ils croiront que je suis en route vers Henok pour une de mes affaires. -- Et c'est quoi vos affaires ? interrogea Ambre. -- Je rends des services, je trouve ce que les gens recherchent, je transporte des marchandises avec mon dirigeable, ce genre de choses. Et j'aime maltraiter des enfants ! M'en prendre a plus faible que moi, pour me sentir tout-puissant ! pensa Ambre avec colere. Tu n'es qu'un infect pervers, oui ! Brusquement la nacelle fut secouee et se mit a perdre de l'altitude. -- Qu'est-ce qui se passe ? s'inquieta Tobias. -- C'est la meduse, elle a soif. -- Ne pouvez-vous la contraindre a reprendre de la hauteur ? Panique a l'idee de s'ecraser, Tobias se cramponnait si fort au siege que ses articulations blanchissaient. -- Au contraire, nous allons la laisser, elle n'en sera que plus reactive ensuite. Et puis cela nous permettra de faire le plein d'eau nous aussi ! Le Buveur d'Innocence veilla a ce que l'approche se fasse en douceur et ils finirent par s'immobiliser a dix metres du fleuve. Des dizaines de filaments plongerent sous la surface et le Buveur d'Innocence en profita pour rejoindre le hangar d'ou il actionna un systeme de poulies pour faire tomber deux tonneaux dans l'eau verte. Il les fit remonter, pleins a ras bords. Apres deux heures, la meduse se remit en marche, elle effectua plusieurs kilometres en flirtant avec le fleuve avant de regagner progressivement de l'altitude. Le Charon avait etendu son avance sur eux, il n'etait plus qu'une tache brune sur un ruban d'emeraude. -- Vous pouvez passer devant le navire ? s'enquit Tobias. -- Le depasser ? Je croyais que vous souhaitiez liberer votre ami le plus vite possible ! Quel est votre plan ? -- Nous n'en avons pas vraiment, enchaina Ambre, c'est pour avoir le temps d'y reflechir justement. Si nous arrivons a Henok les premiers, ce sera mieux. -- Je vais voir ce que je peux faire ; si nous passons directement au-dessus de ces collines au loin, ca doit etre envisageable. Mais je vous previens : je ne vais pas au-dela ! Si, a Henok, vous n'avez pas recupere votre ami, c'en sera termine de notre entente ! Je rentrerai a Babylone. Mais en fin d'apres-midi, pendant que Ambre et Tobias finissaient de manger les provisions qu'ils prenaient soin de retirer de leurs sacs et non de la reserve du bord, le Buveur d'Innocence vint leur expliquer qu'il faudrait patienter une nuit de plus : -- Nous ne serons pas arrives avant la tombee de la nuit, je ne peux prendre le risque d'accoster trop tard avec les Mangeombres ! -- C'est quoi au juste les Mangeombres ? questionna Tobias. -- Aimes-tu les histoires horribles ? -- Pas trop... -- Alors tu ne vas pas aimer les Mangeombres ! Si tu es toujours curieux ce soir, rejoins-moi sur le toit au coucher du soleil. Quelques heures plus tard, Tobias ne resista pas a la curiosite d'en savoir plus et, malgre son instinct qui lui disait de ne surtout pas y aller, il monta rejoindre le Buveur d'Innocence. Le vent ne soufflait presque pas, il faisait doux pendant que les derniers rayons du soleil s'effacaient peu a peu a l'ouest, sur des hectares de foret a perte de vue. Le Buveur d'Innocence lui tendit la longue-vue et pointa le nord du doigt : -- Regarde l'anse du fleuve. Tobias s'executa et discerna le Charon, ancre mouillee, qui allait passer la nuit derriere eux, a plusieurs kilometres de Henok. -- Nous ne craignons rien ici ? s'inquieta le jeune garcon. -- Non, nous sommes bien assez haut et l'ombre de la meduse est trop grosse pour interesser les Mangeombres. Maintenant, viens de ce cote et admire Henok ! Tobias fut stupefait en decouvrant le paysage qui s'etendait au sud. Tout d'abord le pic escarpe qui surgissait au milieu des arbres lancait ses falaises et ses pitons rocheux vers les nuages. Le sommet pointu depassait l'altitude du dirigeable. A son pied, le fleuve s'elargissait encore et se separait en deux. L'un des bras entrait dans une immense grotte sous le pic tandis que le second, le plus large, disparaissait dans un mur de brume blanche. Au-dela c'etait comme si le monde s'arretait subitement. Les terres qui couraient ensuite vers le sud s'etaient enfoncees de plus de cinq cents metres, un bassin interminable a l'abri d'un aplomb naturel infranchissable. Tobias comprit alors ce qu'etait la brume blanche : une gigantesque chute d'eau ! La foret s'interrompait au bord de ce precipice qui courait aussi loin que la vue portait, d'est en ouest, les collines egalement s'interrompaient et tous les cours d'eau que Tobias devinait. Sur ces terres encaissees, le relief semblait plus torture, la vegetation plus sombre, et Tobias eut soudain l'impression qu'un second soleil se couchait sur cet horizon, avant de comprendre que c'etait autre chose. -- Que se passe-t-il tout la-bas ? s'enquit-il. -- C'est la demeure de Malronce, le coeur meme de Wyrd'Lon-Deis. Le ciel y est perpetuellement rouge. J'ignore pourquoi, certains clament que c'est le sang de Dieu qui coule de tristesse pour noyer nos peches mais je ne suis jamais alle voir ! -- Et ou est Henok, je ne la vois pas ? -- Sous le pic devant toi, la grotte dans laquelle penetre le fleuve est une des entrees. C'est une ville enterree. En portant la longue-vue a son oeil Tobias remarqua des petites ouvertures dans la paroi, au pied du mont. Puis il vit plusieurs constructions sans fenetre, et des escaliers s'enfoncant dans la pierre. Une demi-douzaine de silhouettes s'empressaient de fermer les portes des maisons qui servaient en fait de hangars. Elles se mirent a courir pour rester dans le halo du soleil couchant. Plus loin, deux bergers faisaient entrer leurs moutons dans la montagne par une trappe. Ils donnaient des coups de baton aux retardataires pour les faire accelerer. Tous les acces du pic s'etaient refermes, tout le monde etait rentre. Le nimbe flamboyant du soleil quitta le versant en quelques secondes et l'astre disparut pour de bon. Tobias fut ebahi par le silence qui s'ensuivit. Plus aucun oiseau, plus de vent. La nature tout entiere semblait retenir sa respiration. Alors ils sortirent de leurs trous. Dans la penombre du crepuscule, les Mangeombres jaillirent de leur nid au sommet du pic pour devaler la pente a toute vitesse, comme s'il s'agissait d'une course pour la survie. Des formes triangulaires, un peu plus grandes qu'un homme. Tobias realisa qu'elles ne glissaient pas au-dessus du sol, elles planaient ! Les ailes se retracterent et les Mangeombres se poserent, minces et immobiles comme des troncs d'arbres morts. Seules leurs tetes blanches trahissaient leur nature vivante. Crane sans un poil, grands yeux jaunes, et une fente gigantesque en guise de bouche. Dans le cercle de la longue-vue, Tobias les trouva cauchemardesques. Qu'est-ce que ca doit etre en vrai ! -- Ah ! Le spectacle va devenir interessant, se rejouit le Buveur d'Innocence. Un mouton qui n'avait pas ete assez rapide attendait devant une des trappes en grattant la terre. Les Mangeombres l'avaient flaire et de longues griffes apparurent a leurs pieds pour les soulever legerement et les faire descendre vers leur proie. -- Il fait quasiment nuit, releva Tobias, le mouton n'a plus d'ombre, alors pourquoi on les appelle Mangeombres ? -- Tu ne vas pas tarder a le decouvrir, fit le Buveur d'Innocence avec l'intonation de celui qui s'epanouit dans le malheur des autres. D'autres Mangeombres, plus loin sur le mont, se laisserent tomber dans la pente avant de deployer leurs membranes pour planer a toute vitesse en direction du mouton. Tout d'un coup, la pauvre bete fut encerclee ; sentant le danger elle gratta la terre encore plus fort sous la trappe. Les Mangeombres se rapprochaient, retrecissant de plus en plus le cercle. L'un d'eux s'eleva sur ses griffes et son front se mit a bouger : les plis disparurent, les rides s'ecarterent sur un oeil blanc, presque transparent. Un flash en jaillit et la fente qui servait de levres s'ouvrit sur des rangees de dents jaunes et acerees. Les Mangeombres bavaient. Un autre flash depuis l'oeil blanc et tous les Mangeombres se jeterent sur l'ombre fugitive du mouton. A chaque nouveau flash Tobias constata que les Mangeombres s'acharnaient sur l'ombre, tandis que le mouton semblait terrorise. Apres un long moment, les flashes cesserent et le mouton gisait sur le flanc, la bouche ouverte. Les Mangeombres, repus, s'eloignerent. -- Qu'est-ce qu'il a ce mouton ? demanda Tobias. -- On raconte que lorsque les Mangeombres prennent l'ombre d'une personne, celle-ci est condamnee a vivre a jamais dans leur esprit collectif, car il semble bien qu'ils soient animes par le meme et unique cerveau, ils agissent ensemble, et trainent ensemble. Se faire devorer l'ombre par un Mangeombre c'est la damnation eternelle ! -- C'est degoutant ! Le Buveur d'Innocence gloussa. Tobias allait faire demi-tour lorsqu'une lueur au loin capta son attention. A cinq kilometres de Henok, tout en bas dans le bassin, une lumiere brillait timidement. Il se servit de la longue-vue et detailla une petite forteresse erigee sur un eperon calcaire. Un feu brulait en guise de phare au sommet de son donjon. -- C'est quoi le chateau dans la vallee ? -- La citadelle de la premiere armee. Il y en a partout dans Wyrd'Lon-Deis. C'est l'armee de Malronce. Tobias secoua la tete. C'etait bien une idee de Cynik que de construire des forteresses et batir des armees en priorite ! Dans un monde qui reclamait des ponts et des mains tendues, les Cyniks s'entouraient de murs et preparaient la guerre. Il faut croire qu'on ne refait pas l'homme, se dit Tobias avec amertume. 38. Henok Les moquettes rouges du salon du dirigeable s'embrasaient avec l'aurore. Tobias retendit la corde de son arc et s'assura qu'il avait assez de fleches. -- Je suis pret, dit-il. Ambre se posta devant le grand hublot. -- Nous allons pouvoir nous approcher, les Mangeombres sont rentres se coucher. -- Si seulement tu avais vu comment ils ont devore ce pauvre mouton ! fit Tobias. -- Ce que tu m'en as raconte me suffit. Le Buveur d'Innocence entra en terminant de nouer la robe de chambre en soie noire qu'il portait sur ses vetements. Il n'arborait pas son bonnet de feutrine et ses touffes de cheveux blancs se dressaient, hirsute comme celui qui vient de sortir de son lit. -- Eh bien ? Que se prepare-t-il ici ? s'etonna-t-il. -- Nous allons descendre en ville, expliqua Tobias. Nous avons un plan, et soyez rassure : vous n'aurez pas besoin de vous en meler ! -- C'est-a-dire ? -- Colin vient avec nous, pour ne pas eveiller les soupcons, il tiendra ces chainettes que nous accrocherons a nos ceintures pour faire croire que nous avons un anneau ombilical. Le Buveur d'Innocence tendit la main vers les chaines : -- Ou avez-vous pris cela ? s'emporta-t-il. -- Dans le hangar, exposa Ambre. -- Vous... Vous avez fouille dans mes affaires ? L'adolescente soutint son regard furieux : -- Il le fallait bien, pour preparer un plan sans compter sur vous ! Ambre fit signe a Tobias qu'ils partaient mais le Buveur d'Innocence attrapa la jeune fille par le bras : -- Une seconde ! Ou croyez-vous aller comme cela ? Vous n'imaginez pas filer tous les trois tout de meme ? Je veux une garantie que vous reviendrez a bord, que je pourrais interroger votre ami ! -- Et comment pourrions-nous quitter Henok ? repliqua Ambre. Il n'y a que vous et votre dirigeable pour nous ramener au nord ! -- Je ne suis pas du genre confiant ; aussi, toi, jeune demoiselle, tu vas rester ici avec moi pendant que ton ami noir va remplir sa mission. -- Il y a un probleme avec la couleur de ma peau ? releva Tobias. -- Non, mais tu es bien noir, n'est-ce pas ? -- Et vous vous etes detestable, mais je ne releve pas, alors epargnez-nous les evidences si elles ne servent a rien ! Tobias et Ambre voulurent sortir mais la poigne du Buveur d'Innocence retenait toujours l'adolescente. -- Elle reste a bord ou personne ne descend, insista l'homme avec une colere contenue qui fit trembler Tobias. -- Je ne... Le Buveur d'Innocence coupa Tobias en haussant la voix : -- C'est non negociable ! Sinon je fais demi-tour de suite ! Ambre se mordit la levre inferieure, puis elle avisa Tobias et d'un signe depite, elle accepta. Le dirigeable s'immobilisa au-dessus d'un groupe de granges et d'une tour en bois ou Colin jeta les cordes. En bas, trois hommes se haterent de les attacher a de lourds rochers et la nacelle commenca a se rapprocher du sol. A quinze metres, le sas d'entree et le sommet de la tour furent au meme niveau et l'on accrocha une autre amarre. Au moment de quitter l'appareil, Tobias deposa son arc et son carquois au pied d'Ambre. -- Que fais-tu ? s'alarma cette derniere. -- Sans toi, ca ne me sera pas tres utile. -- Ne dis pas ca. -- Il faut etre honnete, je suis peut-etre rapide mais je ne sais pas viser ! -- Prends-les, et fais-toi confiance. -- Je me connais, sans toi je suis une catastrophe ! -- Prends-les je te dis. Ambre deposa le materiel dans ses mains et ajouta, plus bas : -- Je compte sur toi, ne me laisse pas ici toute seule avec lui trop longtemps, d'accord ? -- C'est promis. Elle se pencha pour lui deposer une bise sur la joue et Tobias en fut tout ragaillardi. Colin saisit la chainette comme pour tenir Tobias en laisse et ils sortirent au grand jour. En bas de la tour, les Cyniks les accueillirent avec des regards curieux. Un grand blond s'approcha et designa Tobias du doigt : -- Tu nous apportes un esclave ? C'est qu'on en aurait bien besoin par ici ! -- Ah oui ! surencherit un autre homme en se grattant l'enorme ventre qui saillait de sous sa chemise de toile. De la main-d'oeuvre ! -- Il est deja reserve ! trancha Colin en approchant d'un escalier qui s'enfoncait dans le pic. A l'interieur, des lanternes a graisse suspendues a des crochets tous les dix metres diffusaient leur odeur caracteristique. L'escalier, taille a meme la roche, plongeait dans les profondeurs du mont sur plusieurs centaines de metres. Soudain la paroi de droite disparut, remplacee par une simple corde, et Henok surgit en contrebas, lovee contre un lac noir, a l'abri d'une grotte prodigieuse. Des maisons blanches aux toits-terrasses ou en forme de domes, des rues sinueuses et etroites, des arches, des patios a profusion, des fontaines au milieu de petites places rondes, un marche couvert, et partout des lanternes etincelaient comme une voie lactee. La cite ressemblait a ces villages marocains que Tobias voyait en photos chez un ami a lui avant la Tempete. Un village marocain plonge dans une nuit eternelle. -- C'est incroyable..., dit-il en contemplant le panorama. Les Cyniks l'ont construite ? -- Oui. Quand ils le veulent, ils sont capables de belles prouesses, pas vrai ? Elle vient juste d'etre achevee. Et le plus impressionnant est cache ! Un tunnel enorme au bout du lac, ou les bateaux sont accroches par des chaines comme tu n'en as jamais vu ! Se servant de la force de l'eau qui tombe dans la vallee tout en bas, un savant mecanisme de roues crantees et de poulies permet de descendre ou de remonter les navires le long du tunnel en pente. C'est par la que va passer le Charon. -- Combien de temps ca prend ? -- Au moins trois ou quatre heures pour l'accrocher et je pense autant pour le transport dans la galerie. En general cela se passe dans la nuit. -- Et que deviennent les passagers pendant ce temps ? -- Ils empruntent un passage parallele, un escalier interminable, rendu tres dangereux par l'humidite, il faut plus de deux heures pour le devaler ! On l'appelle l'escalier des souffrances tellement c'est une epreuve physique ! -- D'accord. Guide-moi vers le parcours qu'empruntera Matt, je veux tout voir, depuis le debarquement jusqu'a ces escaliers. Ils finirent de rejoindre la ville et, avant de croiser d'autres Cyniks, Colin, qui portait l'arc de Tobias pour ne pas eveiller les soupcons, rappela : -- N'oublie pas qu'avec un anneau ombilical tu es amorphe, tu ne prends aucune initiative, tu parles peu, et tu obeis. C'est tres important ! Les gens haissent ou craignent les Pans ; s'ils ne se sentent pas en securite avec toi, ils comprendront que c'est du bidon. -- Que se passe-t-il quand on retire l'anneau ombilical a un Pan ? -- A ce que j'ai entendu dire, il redevient autonome, mais il n'est plus le meme, un peu comme un fantome, il lui manque une part de lui, et devient depressif. Les Cyniks ont fait des experiences et la moitie des Pans a qui on preleve l'anneau se suicident peu de temps apres ! -- C'est epouvantable ! Comment ils peuvent faire des abominations pareilles ? -- Que crois-tu ? Que les grandes decouvertes s'effectuent sans degats ? C'est ca aussi le progres ! Tobias lui jeta un regard mauvais : -- Pas de doute, ils t'ont bien corrompu ! -- C'est ce qui me derange chez vous les Pans, vous etes tellement naifs... Allez, viens. Ils passerent devant un groupe de femmes qui portaient des cageots de legumes et de fruits qu'elles avaient cueillis a l'exterieur. L'une d'elles interpella Colin : -- He, toi ! Tu ne veux pas demander a ton esclave de nous aider a remonter toutes ces caisses chez nous ? -- Je suis desole, madame, il est attendu par son maitre, bonne journee ! Colin pressa le pas et Tobias suivit comme un bon petit chien. Il detestait cette mascarade. Comment pouvait-on en etre arrive la ? Meme Colin semblait trouver cela normal ! Il serait difficile de lui faire a nouveau une place parmi les Pans, surtout avec ce qu'il avait fait sur l'ile Carmichael... Il avait tout de meme tue le vieil oncle ! Ambre et moi lui avons promis de plaider pour lui. S'il y met du sien, peut-etre qu'il se trouvera un coin et une occupation qui lui conviendront... Le marche etait simple : il les aidait a liberer Matt et lorsque viendrait le moment de fuir le Buveur d'Innocence, il se joindrait a eux. Sa vie chez les Cyniks etait un tel fiasco qu'il n'avait pas hesite longtemps. Depuis qu'il vivait parmi les adultes, le garcon aux longs cheveux gras avait gagne en maturite. Il paraissait moins benet qu'il n'etait sur l'ile Carmichael. Colin entraina Tobias sur le port, ou du moins ce qui en faisait office : un long quai de pierre blanche et il designa un vaste trou au loin, de l'autre cote du lac, vers une autre grotte. -- La-bas, dit-il, c'est le debut du tunnel. Cependant, Matt et les autres soldats seront debarques ici avant que le bateau soit envoye pour la descente. Il est possible qu'ils viennent se reposer a l'auberge que tu vois a l'angle de la rue, c'est un bouge tres frequente par les gens de passage. -- Emmene-moi y faire un tour. En debut de matinee, l'etablissement etait quasiment vide, a l'exception de trois ivrognes et du patron qui passait le balai dans la grande salle. Les odeurs de sueur, de tabac, de graisse brulee et de vin formaient un remugle qui retourna l'estomac de Tobias des l'entree. Au prix d'un effort douloureux il parvint neanmoins a se contenir et prit un air neutre. -- Qu'est-ce que tu fais la avec ton jouet, garcon ? demanda le patron d'un air inquisiteur. -- Je voudrais une biere. Le voyage a ete long et j'ai besoin de me desalterer avant de livrer mon colis, repondit-il en soulevant la chainette de Tobias. Le patron revint un instant plus tard avec une bouteille de biere toute mouillee qu'il decapsula devant son client. -- D'ou tu viens comme ca ? -- De Babylone. -- Ah. Et quelles nouvelles du Nord ? -- Pas grand-chose. Tout le monde s'organise, le mur d'enceinte vient d'etre acheve. -- Chez nous c'est le funiculaire qui vient d'etre termine ! -- C'est quoi ? -- Un systeme de wagon pour s'epargner l'escalier des souffrances ! Plus rapide et plus pratique. -- Je ne savais pas. -- A qui tu vas le livrer ton petit homme ? -- C'est confidentiel, je n'ai pas le droit de vous le dire. -- Ah ! se gaussa le patron. C'est la meilleure ca ! Il y a des gens qui prisent le secret maintenant a Henok ! -- Ce n'est pas moi qui fixe les regles. -- Je m'en doute. Ca fera cinq pieces, s'il te plait. -- Tant que ca ? protesta Colin. -- Les explorateurs en ramenent de moins en moins, les reserves se vident et nos champs ne seront pas recoltes avant encore deux mois ! Sans compter le temps qu'il faudra pour la fermentation ! Alors les prix montent ! A contrecoeur, Colin paya les cinq pieces que Tobias devina etre presque toute sa fortune. Lorsque les hommes de l'auberge furent a nouveau occupes, Colin se pencha vers Tobias : -- Il y a des chambres a l'etage et les passagers peuvent y passer la nuit pendant que leur navire est achemine dans la vallee de Wyrd'Lon-Deis. -- Il sera difficile d'intervenir ici pendant leur sommeil s'ils sont nombreux. Montre-moi la suite. Colin prit le temps de boire sa biere en l'appreciant, ce qui stupefia Tobias qui avait deja goute le fond d'une bouteille de son pere un jour et qui avait trouve cela tellement amer qu'aimer un breuvage pareil relevait pour lui du masochisme. Ils quitterent la ville par son extremite sud, plus chichement eclairee, avec une route pavee pour toute construction. La grotte s'arretait la, face a une porte de la taille d'un immeuble. Sur leur droite, le lac s'ecoulait par un tunnel assez grand pour y faire passer un paquebot, estima Tobias. Ce passage etait pentu, et tout ce qu'il put en distinguer se resumait en de colossales poulies. Le fracas d'une cascade noyait tous les autres sons. -- Derriere cette porte, s'ecria Colin pour se faire entendre dans le vacarme, il y a l'escalier des souffrances ! -- Je veux y jeter un oeil ! Voir a quoi ressemble ce funiculaire ! Colin fit la grimace. -- J'etais sur que tu allais dire ca. Viens, on va essayer de passer par la trappe au bas de la porte. Ils reussirent sans mal a s'introduire de l'autre cote des battants monumentaux et ils se faufilerent entre les bobines de chaines et les hautes roues qui tournaient avec la force de l'eau fusant dans de profondes rigoles. Tobias approcha du sommet de l'escalier et fut soudain saisi de vertige. Des milliers de marches au milieu d'une perspective fuyante : la galerie s'enfoncait vers les profondeurs de la terre en pente abrupte, rectiligne et sans fin. De part et d'autre de l'escalier, des canaux deversaient des millions de litres a la minute, poussant sur des sceaux accroches a des chaines et entrainant tout un mecanisme complexe. Tobias devina qu'il s'agissait d'un moyen de faire monter les wagons du funiculaire. Outre le fracas qui cognait aux oreilles de l'adolescent, il ne se sentait pas a l'aise pour respirer. Toute cette humidite pesait sur ses poumons. Comme dirait Matt, je n'ai jamais eu d'asthme, se repeta-t-il pour se rassurer. C'est rien... c'est normal... ce n'est pas de l'asthme... Les flammes des lanternes elles-memes peinaient a rester vigoureuses. Les marches etaient couvertes de gouttelettes. Il n'osait imaginer ce qui adviendrait s'il venait a glisser... une chute interminable, les os brises, la mort brutale assuree. La presence de deux Cyniks, une centaine de metres plus bas, le tira de ses reveries. Trop absorbes a gratter la mousse des marches a l'aide de pelles, ils ne les avaient pas remarques. -- Faut pas rester la, dit Colin. -- Liberer Matt ne sera pas possible, lanca subitement Tobias. Pas comme ca. Pas ici, c'est trop dangereux. Et a l'auberge il y aura probablement tous les soldats du Charon. A deux nous n'y arriverons jamais. Il faut penser a autre chose. Et vite ! -- Il n'y a rien d'autre, ils passeront par la, c'est tout ! -- Tu ne comprends pas ? On va se faire massacrer si on intervient ici ! Meme si l'un de nous deux fait diversion, ca laisse l'autre tout seul pour recuperer Matt, impossible ! Colin posa ses mains sur ses hanches et contempla la perspective qui coulait a ses pieds. -- Et si je te trouve quelqu'un pour nous aider ? -- Il faudrait qu'il soit exceptionnel ! -- Oh pour ca, Jon est exceptionnel, tu peux me croire. Reste a le trouver ! -- La ville n'est pas tres grande... -- Je ne parle pas de le trouver physiquement, mais mentalement. 39. Couper le cordon Colin avait conduit Tobias jusqu'a un four a pain, puis vers des hangars ou des Cyniks s'activaient pour ranger des ballots de paille, avant d'approcher un petit lavoir au bord du lac. L'eau y etait noire et mousseuse, elle sentait la lessive tandis qu'une dizaine de Pans lavaient des vetements au rythme des coups de battoirs. -- Les voila ! se rejouit enfin Colin. Un garde Cynik somnolait sur un tabouret le dos contre le muret pres de l'entree. Colin et Tobias le contournerent et durent marcher dans l'eau froide pour approcher le lavoir. Les Pans n'y preterent pas la moindre attention, occupes a leurs travaux, et les deux intrus enjamberent les chainettes de leurs anneaux ombilicaux qui trainaient a meme la pierre du sol. -- C'est vraiment des zombies, commenta Tobias qui ne s'en remettait pas. Ils avaient entre neuf et quinze ans, supposa-t-il, une majorite de garcons. Colin s'agenouilla a cote d'un rouquin d'environ treize ou quatorze ans. -- Jon, c'est moi Colin, tu te rappelles ? Jon cessa de battre le pantalon en lin qu'il tenait et fixa son interlocuteur. Aucune reaction. Puis il se remit a l'ouvrage. -- Jon ! insista Colin tout bas pour ne pas reveiller le garde. Regarde-moi ! Je sais que tu te souviens de moi, allez, fais un effort ! Le rouquin recommenca a devisager celui qui l'appelait avant de reprendre le travail. -- C'est lui le grand stratege qui doit nous aider ? se moqua Tobias. On n'est pas tires d'affaire ! Vexe, Colin attrapa Jon par les epaules pour le contraindre a lui faire face. -- Hey ! Jon ! Laisse ton autre toi remonter a la surface ! Faut que tu te reveilles ! Allez mon vieux ! Le rouquin cligna des paupieres et brusquement se degagea de l'emprise de Colin. -- Qu'est-ce qui te prend ? gronda-t-il tout fort. Colin se precipita pour le baillonner. -- Chut ! Un garde est juste derriere le mur ! Jon retira la main et protesta un ton plus bas : -- Qu'est-ce que tu me veux ? Et c'est qui lui ? Tobias etait surpris de cette reaction, l'anneau ombilical ne faisait plus du tout d'effet. Il le salua d'un signe amical : -- Je m'appelle Tobias. -- Vous etes seuls ? Pas de Cyniks avec vous ? -- Rien que nous deux, approuva Colin. -- Comment ca se fait ? -- Nous allons liberer un copain retenu prisonnier. C'est peut-etre ta chance de te joindre a nous ! -- Pour de vrai ? Quitter cet endroit ? Comment vous allez faire ? -- Nous avons un moyen de transport a l'exterieur de la ville, intervint Tobias. Assez grand pour toi et tes potes. Le regard du rouquin se chargea de tristesse lorsqu'il posa les yeux sur les autres blanchisseurs qui continuaient leur labeur. -- Pour eux c'est different, ils ne sont pas comme moi. Jamais leur veritable personnalite ne revient a la surface. -- Et toi alors, comment tu fais ? Jon ricana. -- Moi c'est different ! J'etais deja un peu... siphonne avant ! -- Siphonne ? Tu veux dire fou ? -- Mes parents m'ont colle dans une clinique pendant six mois apres que je me suis fait virer de l'ecole ! Il parait que j'ai une double personnalite ! Deux moi differents a l'interieur de mon esprit ! C'est pas genial ca ? Et ce fichu anneau ombilical n'en paralyse qu'un seul ! -- Et tu peux controler celle de tes personnalites qui est aux commandes ? Le visage de Jon s'assombrit. -- Pas toujours. La plupart du temps, avec l'anneau, je suis un legume comme les autres. Et puis de temps en temps... (Brusquement son front se plissa et ses sourcils se contracterent.) Au fait, ton patron, Colin, il est pas dans le coin ? -- Si, il est la... L'agacement et une pointe de colere saisirent le rouquin qui cracha dans l'eau. -- Celui-la, si je le croise ! Colin s'adressa a Tobias : -- C'est mon maitre qui a achete Jon aux encheres. Mais Jon a fait une crise de dedoublement de personnalite et ca lui a file les jetons, il l'a aussitot revendu ici. -- Il voulait me faire des trucs louches ! ajouta Jon. Un vrai pervers, ce gusse ! -- Bon alors, tu en es ? le pressa Colin. -- Une occasion de quitter ce trou, tu penses si j'en suis ! -- Dans tes moments de lucidite tu n'as jamais essaye de retirer ton anneau ? demanda Tobias. -- Surement pas sans un bon plan ! La douleur que c'est quand ils te le mettent, jamais plus je ne voudrais revivre ca ! C'est le pire qu'on puisse te faire ! Et puis il parait qu'on peut en mourir ! De toute facon j'aurais fait quoi ensuite ? Impossible de fuir d'ici tout seul, sans moyen de locomotion ! -- Nous t'offrons ce billet pour le nord, pour rentrer sur les terres des Pans, affirma Tobias. Helas, il va falloir prendre le risque d'oter ton anneau, faudrait pas que ta personnalite soumise reprenne le controle au moment d'agir ! -- Pareil pour les autres, dit Colin. Nous aurons besoin de tout le monde. Tout d'un coup, le doute s'insinua en Tobias. -- Et s'ils meurent pendant qu'on leur retire l'anneau ? s'angoissa-t-il. -- Franchement, ca ne peut pas etre pire que maintenant ! souligna Jon. A partir du moment ou vous disposez d'une solution pour fuir, ca merite tous les risques ! -- On va prendre la decision pour eux ? -- Moi je sais ce que c'est que de vivre avec cette horreur plantee dans le nombril ! Je la prends en leur nom ! Quoi qu'il arrive, ce sera une liberation pour chacun ! Ils s'organiserent tres vite et Colin sortit, arme d'une grosse pierre qu'il fracassa sur le crane du Cynik. Celui-ci degringola de son tabouret, un filet de sang sortit de sous son casque. Colin lui prit l'epee courte qui ornait sa ceinture et fit signe que la voie etait libre. -- Des qu'ils vont se rendre compte de votre absence, la ville entiere sera en panique ! protesta Tobias. -- Justement, ils commenceront par fouiller au-dehors, ils supposeront que nous voulons partir vers le nord. Pendant ce temps les rues seront moins surveillees. Je connais une bonne cachette un peu plus haut, j'y viens parfois la nuit quand je me reveille. Jon s'empara des chainettes des neuf autres Pans qui du coup lui obeirent docilement. Il prit la tete de la file indienne et s'attarda en chemin devant un petit etabli d'ou il sortit des pinces et une scie a metaux. -- Du materiel pour l'ablation ! Une heure plus tard, ils etaient installes sur une corniche dominant la ville en contrebas et la grotte. Jon tendit ses outils a Colin et Tobias. -- Vous allez commencer par moi. Si ca se passe mal, vous saurez quoi faire pour les autres. -- Je ne sais pas si je vais pouvoir..., hesita Tobias. Jon l'attrapa par la nuque et vint coller son front contre le sien : -- Mec, c'est toi qui es venu jusqu'a moi, maintenant prouve que j'ai eu raison de vous faire confiance ! -- Oui... c'est vrai... Tu... Tu peux compter sur nous, balbutia Tobias. -- J'espere bien ! Jon s'allongea et remonta son tee-shirt sale. L'anneau etait plante dans les chairs boursouflees du nombril. -- Ah, c'est degueu ! lacha Tobias en se cramponnant a la pince. -- Faut le scier, expliqua Colin, aide-moi en le tenant droit. A chaque coup de lame, l'anneau glissait entre les doigts moites de Tobias et des perles de sang jaillissaient du bourrelet rose ou l'objet s'enfoncait dans le ventre. Jon serrait les dents, courageux et determine. L'anneau ceda enfin et Tobias en saisit l'extremite dans les machoires de la pince pendant que Colin retenait l'autre et chacun tira. Jon se mit a gemir et la sueur inonda son front. L'anneau s'ouvrit suffisamment pour le glisser hors de la plaie et la tentative arracha des plaintes etouffees a Jon qui n'en pouvait plus. Puis il fut libere. Le petit rouquin se recroquevilla dans un coin pour respirer profondement et faire passer la douleur. Il se tenait le ventre. -- Un de fait, annonca Colin, plus que neuf. L'operation sembla plus aisee sur la suivante car elle ne se debattait pas, ne gesticulait pas et n'emettait aucune plainte. Elle semblait ne rien ressentir. Pourtant au moment de retirer l'anneau, la chair de poule apparut sur ses bras. -- Je crois qu'elle commence a reagir, dit Tobias, livide. -- Continuez, c'est normal, repondit Jon en s'epongeant le front. La vie revient en elle. Et lorsqu'ils oterent l'anneau de son nombril ils durent se jeter sur elle pour masquer le cri d'animal blesse qu'expulsa sa gorge. Elle pleurait et tremblait. Jon la prit contre lui et commenca a la rassurer. -- Je crois que ton ami entre en ville, lanca Colin en designant le lac. Le Charon venait d'apparaitre dans la grotte, la lumiere du soleil s'accrochait encore dans ses hautes voiles, tandis qu'il fendait les eaux obscures en direction du quai. Le sommet du grand mat touchait presque le plafond rocheux. -- Plus une seconde a perdre, declara Tobias. Il n'avait plus tres envie de poursuivre mais il n'avait pas le choix. Apres deux autres liberations, il se sentit un peu plus serein. Le cinquieme Pan fut pris de convulsions, il se cambra et ses muscles devinrent durs comme de la pierre. -- Il avale sa langue ! s'affola Colin. Ils tenterent tout d'abord de le maintenir au sol pour qu'il ne passe pas par-dessus le bord de la corniche avant de glisser un bout de bois entre ses dents d'ou sortait une ecume blanche de mauvais augure. Incapables de stopper les convulsions, ils le virent se tremousser dans tous les sens avant de se figer brusquement. Colin l'inspecta minutieusement avant de secouer la tete. -- Il est mort, dit-il. -- Oh non, fit Tobias. Ils resterent ainsi a couver son corps du regard comme s'il pouvait reprendre vie, avant que Tobias ne dise, la voix cassee par la peine et la culpabilite : -- Comment s'appelait-il ? -- Je l'ignore, je ne le connaissais pas, avoua Jon. Une fois l'anneau pose, nous n'avons plus de nom ; a quoi ca servirait quand on n'a plus aucune personnalite ? -- Il est mort a cause de nous. -- Non, repliqua Jon, il est mort a cause des Cyniks ! Ne vous arretez pas, il faut rendre aux autres leur dignite. Tobias posa la main sur les paupieres du mort. -- Je suis desole, dit-il tout bas. 40. Le precieux document Entrer dans les tenebres demandait un temps d'adaptation. Matt avait recu l'autorisation d'assister a l'approche de Henok depuis le pont principal. Ils avaient change de cap au dernier moment pour quitter le bras le plus large du fleuve afin de s'engager sur un bras secondaire, entre les branches basses en direction d'un pic escarpe. La riviere s'enfoncait dans une grotte aux proportions demesurees, le Charon pivota pour suivre le coude naturel pendant que les matelots couraient allumer les lanternes. Soudain, les parois s'ecarterent et Matt se crut face a un tresor titanesque, dont l'or refletait leurs propres lumieres. Ses yeux s'habituerent et les joyaux brillant de mille feux devinrent flammes et feux, les coffres prirent des contours plus nets, et une ville construite sous la montagne se profila. Durant sa croisiere forcee, Matt avait appris a connaitre les personnalites les plus importantes du bord. Bien sur le conseiller spirituel, mais egalement le capitaine, et surtout son second, le chef de la securite, un certain Roger. C'etait lui qui veillait le plus souvent a ce que Matt ne puisse rien tenter. Il commandait les soldats et son regard trahissait la mefiance qu'il entretenait pour les Pans. Curieusement, ni le conseiller spirituel ni Roger n'etaient en vue. C'etait pourtant une manoeuvre cruciale, Matt supposait qu'ils debarqueraient en ville, et leur absence le titillait. Et s'ils s'en prenaient a Plume maintenant qu'ils touchaient au but ? Non, ils n'oseraient pas... elle est leur garantie que je vais sagement attendre qu'on me dise quoi faire, que je vais repondre a toutes les questions, la supprimer serait stupide ! Et si le conseiller etait cruel, il n'etait pas idiot. Matt etudia le garde charge de sa surveillance. L'homme etait tout absorbe par la contemplation de la ville. Discretement, l'adolescent s'approcha de la porte conduisant aux cabines sous la dunette arriere et se coula sans un bruit a l'interieur. Sa survie dependant en grande partie de sa capacite a anticiper les faits et gestes de l'ennemi, plus il en saurait sur le conseiller, plus il pourrait tenir dans ses mensonges et ainsi gagner du temps. Il n'avait plus recu de reponse du hibou depuis le premier message et craignait que ses amis ne soient plus a ses trousses. Que ferait-il si c'etait le cas ? Et comment penetrer dans cette grotte et la ville ? Sa liberation lui semblait de plus en plus compromise. Il ne devait compter que sur lui-meme. Saisir la moindre opportunite pour recuperer Plume et fuir le plus loin possible de cet infernal navire. Matt colla son oreille contre la porte du salon et, comme il n'entendait rien, s'orienta vers les cabines. Des voix provenaient de la chambre du conseiller. Matt posa un genou sur le plancher et scruta la piece par le trou de la serrure. Il ne voyait que les manches amples du conseiller. - ... le garcon avec moi, disait-il. La Reine le veut dans les plus brefs delais. Il nous conferera un avantage decisif ! -- Pourquoi voulez-vous me debarquer ici dans ce cas ? Je serai plus utile a veiller sur lui ! Matt reconnut la voix immediatement, il s'agissait bien de Roger, le chef de la securite. -- J'ai une mission tres importante a te confier, mon cher. Tu vas apporter ceci a la citadelle de la premiere armee. Matt se tortilla dans tous les sens pour tenter d'apercevoir ce que le conseiller tenait dans les mains. -- Qu'est-ce que c'est ? demanda Roger. -- La strategie que nos generaux vont devoir preparer pour la grande invasion. Malronce et ses conseillers militaires ont tout elabore, et lorsque le signal sera donne, il faudra que nos troupes sachent exactement quoi faire. La premiere armee va coordonner l'ensemble, apporte ce document au general Golding qui fera suivre a chacune des autres armees. Qu'ils se tiennent prets. Matt avait le souffle court. Une invasion ? De quoi parlait-il ? -- C'est pour bientot, Conseiller ? -- Tout dependra de la Reine, mais je pense qu'avec l'enfant que nous lui apportons, nous interviendrons rapidement. Le temps de lever les troupes, et d'acheminer les dernieres cargaisons d'armes, je mettrais ma main a couper qu'il n'y aura plus aucun Pan libre d'ici a l'hiver ! Le coeur de Matt tressauta dans sa poitrine. Une guerre ! Contre les Pans ! Les Cyniks preparaient leurs armees pour asservir tous les clans d'enfants ! -- Je serai digne de votre confiance, monsieur ! -- Conserve ce document comme si ta vie en dependait. Car c'est le cas. Il fallait agir, Matt ne pouvait garder une information si capitale pour lui-meme. Eden devait en etre informee. Ambre et Toby, j'ai besoin de vous, envoyez-moi votre oiseau maintenant ! La porte du couloir s'ouvrit et quelqu'un entra a toute vitesse. Ca c'est pour moi ! Matt se precipita vers les latrines mitoyennes a sa cabine et s'y enferma au moment ou le conseiller spirituel sortait, alerte par la cavalcade. Matt prit une profonde inspiration pour se calmer et s'elanca. -- Toi ! hurla le garde. Je te cherche partout ! Le regard du conseiller passa de son soldat a l'adolescent, les braises de sa mechancete s'illuminant au passage. -- Que fais-tu la ? s'ecria-t-il. Matt se para de son expression la plus innocente, chercha a semer la confusion. -- Moi ? Mais... rien, dit-il en designant les toilettes dans son dos. Il passa devant la cabine du conseiller et y jeta un coup d'oeil furtif. Roger etait en retrait, il tenait une boite en bois similaire a un coffret pour faire bruler de l'encens. Matt ajouta, narquois : -- Je suis desole, j'ai une toute petite vessie. Les trois quarts de l'equipage debarquerent sur le quai blanc, au milieu des tonneaux et des caisses. Constatant que Plume n'y etait pas, Matt interpella le conseiller : -- Et ma chienne ? -- Le voyage n'est pas fini, elle reste a bord, mais ne t'en fais pas, tu la rejoindras des demain. Avance ! Pas moins d'une vingtaine de soldats les encadraient, accompagnes par Roger. Ils investirent une auberge et Matt vit des sourires se profiler sur les visages de ses gardes. Il fut conduit au deuxieme etage et enferme dans une petite chambre ou il demeura jusqu'au soir. Pour le diner, le conseiller spirituel et lui partagerent une table ronde dans un angle de la grande salle. Un ragout de mouton, de pommes de terre et de carottes leur fut servi avec un pichet de vin. Matt prefera ne rien boire et termina son bouillon a la place. Les soldats colonisaient une bonne partie des lieux, buvant et riant allegrement. Lorsqu'ils furent bien emeches pour la plupart, le conseiller spirituel poussa Matt : -- C'est l'heure pour toi d'aller dormir. Demain nous nous reveillerons tres tot. Matt fut reconduit par deux gardes et Roger en personne qui semblait abattu. Tandis qu'ils montaient les marches, Matt lui demanda : -- Je vous gache la fete, n'est-ce pas ? -- Ne t'en fais pas pour nous. -- Le conseiller vous a demande de rester avec moi ? Vous savez, je ne risque pas d'aller bien loin, vous devriez redescendre avec vos amis. Roger l'attrapa par le col et le plaqua au mur : -- Arrete de nous prendre pour des imbeciles ! Le Conseiller est peut-etre tendre avec toi, mais moi je n'ai pas sa patience ! Si tu fais quoi que ce soit qui me derange cette nuit, je te decoupe les oreilles ! Tu as compris ? Je suis certain que, meme sans les oreilles, la Reine sera contente de te mettre la main dessus ! Il relacha la pression et Matt crut recevoir un second coup lorsqu'il croisa Colin dans le couloir. Il tenait une chainette avec... Tobias ! Ce dernier marchait comme s'il etait deprime ; comprenant aussitot qu'il s'agissait d'une ruse, Matt ne reagit pas. Tobias trebucha brusquement et s'effondra contre Matt, les deux adolescents roulerent au sol et Colin se precipita devant les gardes en jurant. Profitant de ces quelques secondes, Tobias chuchota dans le cou de son ami : -- Tiens-toi pret pour cette nuit. Matt agita les bras pour faire mine de vouloir se relever et de ne pas y parvenir a cause du poids mort qui pesait sur lui : -- Laisse-moi un tout petit peu de temps avant, repondit-il. Faites apporter du vin a la chambre collee a la mienne. Et lancez votre plan en fin de nuit. -- Pousse-toi ! grogna Roger en degageant Colin avant d'attraper Tobias sous les bras et de le projeter contre le mur. Et toi, debout ! Depeche-toi ! Matt obtempera et fut enferme a cle aussitot. Il entendit Roger rouspeter en claquant la porte de sa chambre. Les gardes etaient dans le couloir, barrant sa porte. Impossible de ressortir par la. Matt attendit un quart d'heure et il percut des bruits de pas. On toqua a la porte de Roger. Les cloisons, fines, ne retenaient pas les voix : -- Du vin pour vous, fit une femme. De la part de vos camarades en bas. -- Merci. Ne donnez rien aux gardes dans le couloir par contre ! Formidable, le plan fonctionnait ! Non seulement Tobias etait ici en ville, mais en plus il n'etait pas seul, Colin au moins etait de la partie. A bien y reflechir, ce dernier point n'etait pas pour le rassurer. D'abord il le croyait mort et ensuite c'etait une ordure de traitre ! Comment Tobias et Ambre etaient-ils parvenus a s'en faire un allie ? Le lit de Roger grinca quand il s'y jeta avec sa bouteille et Matt patienta, le temps que l'alcool fasse son oeuvre. La clameur qui provenait du rez-de-chaussee gagna peu a peu les etages a mesure que les soldats montaient, fin souls. Puis le silence se fit. Dehors, par la fenetre, Matt vit que la plupart des lanternes etaient eteintes. Il n'y avait plus personne dans les rues. Il attendit encore une heure, en luttant lui-meme contre le sommeil, avant de passer a l'action. L'oreille collee contre la porte, il entendit l'un des gardes soupirer, ils echangeaient quelques mots de temps en temps. Il fila a la fenetre et l'ouvrit. Ils etaient au second etage, a plus de sept metres de hauteur. Sans lame pour decouper ses draps, il serait difficile d'improviser une corde assez longue. Je verrai ca plus tard, ce qui compte c'est la chambre de Roger ! Matt se pencha pour chercher des appuis. Une fine corniche encadrait toute la facade, c'etait jouable. Il enjamba le rebord et se retrouva suspendu au-dessus du vide. S'il n'a pas laisse sa fenetre ouverte je suis fichu ! Il faisait chaud dans la grotte. Tres chaud. Avec le vin en plus, il aura eu besoin d'un peu d'air... Matt rampait a la verticale sur un etroit rebord de pierre dont il n'avait aucune idee de la resistance. Il pouvait voir la fenetre de Roger. Entrouverte. J'y suis presque ! Encore un petit effort... Son pied trebucha et pendant un instant il crut qu'il allait basculer mais son pouce gauche s'etait enfonce dans une petite anfractuosite et cela suffisait a le maintenir en equilibre precaire. Il toucha enfin la fenetre et se hissa a l'interieur. Roger ronflait sur son matelas, une bouteille de vin vide contre lui. La piece etait chichement meublee, Matt n'en avait pas pour longtemps. Il s'interessa tout d'abord a l'armoire. Vide. Matt jeta un oeil a ce qui servait de bureau, rien non plus. Un plastron en cuir avec une besace gisait au pied du lit. Bien sur ! Ce document est tellement important qu'il ne s'en separera pas ! Il s'empara de la boite, un sourire de triomphe aux levres. Il ne pouvait l'emporter avec lui, les Cyniks changeraient tous leurs plans s'ils savaient qu'il y avait une fuite. Il fallait le lire et le memoriser. Matt ouvrit la boite et deroula la feuille couverte de notes. Il se posta a la fenetre pour beneficier de la lumiere d'une lanterne de la rue. C'etait bien une campagne sans precedent que Malronce s'appretait a lancer contre les Pans. Une conquete totale. Cinq armees. Plus de quinze mille soldats. Des chariots de guerre. Des armes et des armures a profusion. Le plan de bataille y etait detaille, et Matt le relut plusieurs fois pour n'omettre aucun element. La Passe des Loups. Les Cinq armees. La manoeuvre de diversion de la troisieme armee. La prise d'Eden. Le ratissage pour faire tomber clan par clan. Matt comprit soudain qu'il etait inutile de poursuivre. Les Pans n'avaient aucune chance. Meme en sachant a l'avance ce qu'allaient faire les Cyniks, c'etait un combat perdu. Quinze mille hommes ! Eden etait de loin la plus grande ville panesque, et combien etaient-ils ? Mille au depart, peut-etre le double ou triple depuis, mais c'etait bien insuffisant. Et meme s'ils rassemblaient tous les clans, ils n'arriveraient jamais a la cheville d'un tel deploiement de forces. C'etait deja le cas sur l'ile Carmichael ! Et nous avons tenu bon ! Cette fois, il dut s'avouer que c'etait different. Cinq armees tres bien organisees. Aucun moyen de rivaliser. Nous pourrons fuir ! Si Eden est prevenu, les Longs Marcheurs alerteront tous les autres clans et nous pourrons partir encore plus au nord... Mais jusqu'ou iraient-ils ? Matt ravala son desespoir, ce n'etait pas a lui de juger pour les autres. Le plus urgent etait de transmettre ces informations a Eden. Une fois qu'il eut la certitude de bien connaitre le plan, Matt s'empressa de ranger le document comme il l'avait trouve et hesita en decouvrant un long couteau. Il pouvait lui rendre de precieux services pour fuir. Mais Roger risque de comprendre que je suis passe par sa chambre ! Ils pourraient deviner que leur strategie est compromise et la changer. Il ne prit rien et abandonna meme l'idee de fuir par la porte, les gardes etaient juste a cote. De retour sur sa corniche, Matt avait perdu son assurance. Ses mains n'avaient plus la meme surete et dans l'effort son corps lui faisait encore mal, pas totalement remis des coups recus trois jours plus tot. Il mit cinq longues minutes a rallier sa chambre et il transpirait abondamment quand il enjamba la rambarde. La forme surgit de l'ombre d'un coup, fondant sur lui si rapidement qu'il n'eut pas le temps de se proteger ou meme de reculer. Les mains du conseiller spirituel s'abattirent sur ses epaules et le projeterent contre le mur. -- Tu crois que tu peux nous echapper aussi facilement ? hurla-t-il, fou de rage. Que je n'ai pas verrouille cet endroit avec mes hommes ? Ils sont partout ! Meme dans la rue autour de l'auberge ! Alors la prochaine fois que tu joues au funambule, assure-toi que tu n'es pas repere ! C'est une chance que tu ne sois pas tombe ! Six soldats remplissaient la petite piece et aucun n'avait l'air ivre. Matt comprit qu'il n'avait vu que la partie emergee de l'iceberg. Par chance, personne ne semblait se douter de ce qu'il etait reellement alle faire. -- Nous allons doubler les gardes, assura un officier. Roger arriva, reveille par le bruit, l'expression a la fois inquiete et ensuquee. -- Ce sera inutile, vous partez avec le prisonnier ! revela le conseiller. Puisque vous etes sur pieds, rejoignez le funiculaire de suite ! Vous passerez le reste de la nuit a bord du Charon. Cette fois, Matt realisa qu'il n'avait plus aucun espoir de fuite par lui-meme. Pire, il venait de faire echouer le plan de ses amis. 41. Monstres Plus tot dans la soiree, Tobias exposait sa tactique a Colin, Jon et les huit autres Pans, hagards, qui l'observaient curieusement : -- Colin et moi prendrons une chambre a l'auberge, si Matt y passe la nuit, nous attendrons que tout le monde dorme... -- En general les matelots profitent de l'escale pour boire, completa Colin, ils sont ivres avant minuit. -- Nous descendrons vous ouvrir la porte de service, deux feront diversion aupres des gardes qui ne manqueront pas de surveiller l'etage ou Matt sera retenu. Pendant ce temps les autres investiront les lieux pour trouver le copain. Jon nous a rapporte assez de filets de peche pour ligoter tous les Cyniks des chambres environnantes. Le temps qu'ils s'en tirent pour sonner l'alerte, nous serons deja loin ! -- Et comment on quitte la ville ? demanda un Pan qui repondait au nom de Stu. -- On file par le funiculaire, un dirigeable nous attendra en bas. Colin fixa Tobias. -- Il nous attend sur le pic, corrigea-t-il. -- Justement, c'est la suite du plan, pour ne pas avoir a sortir en pleine nuit avec les Mangeombres, nous allons emprunter le funiculaire. Le temps de descendre le soleil se levera et les Cyniks ne penseront pas a fouiller par la en premier. -- Mais le dirigeable n'est pas dans la vallee en bas, il est au-dessus de nos tetes ! insista Colin. Tobias se leva. -- Je sais, c'est pourquoi j'ai besoin de toi. Mais d'abord, il faut prevenir Matt. A l'auberge, Tobias fit son petit cinema pour echanger deux phrases avec Matt. Le revoir lui fit un bien incommensurable. Non seulement il n'etait pas mort, mais en plus il semblait lui-meme pret a s'echapper. Le delai qu'il avait demande ne posa pas de probleme a Tobias puisqu'il comptait intervenir tres tard dans la nuit. Colin reserva une chambre et ils repartirent au pas de charge. Tobias le savait, le timing serait serre et ils n'avaient pas une minute a perdre. Lorsque Tobias s'engagea dans le long escalier qui remontait vers la trappe empruntee a l'aller, Colin s'arreta tout net. -- Non ! Tu es fou, il fait deja nuit ! Les Mangeombres sont en chasse ! -- Il le faut ! Cinq minutes, pas plus, pour attirer un oiseau a nous et envoyer un message a Ambre. -- Je ne sors pas ! Je ne veux pas me faire devorer l'ombre ! -- C'est ca ou nous serons bientot tous des pantins avec un anneau dans le nombril ! -- Je crois que je prefere encore ca aux Mangeombres... Tobias vint se coller face a lui, il etait si proche qu'il pouvait sentir l'odeur rance de sa transpiration : -- Colin, l'un des notres est mort tout a l'heure ! Si tu abandonnes, il aura perdu la vie pour rien ! -- Je ne suis pas l'un des votres, repondit Colin tout bas. Tobias recula d'un pas. -- Tu me degoutes, dit-il en reprenant son arc et son carquois. Retrouve les autres, et attendez-moi, j'en ai pour une heure. -- Qu'est-ce que tu vas faire ? -- Tu ne me laisses pas le choix : je vais courir jusqu'au dirigeable ! Et Tobias disparut dans les marches. La peur tetanisait Tobias. Il posa une main sur la trappe. Il avait defait les verrous et n'avait plus qu'a la pousser pour sortir sous la lune. Ce n'est pas le moment de paniquer, je vais avoir besoin de tous mes moyens. Courir vite. Ne pas se retourner. Foncer jusqu'a la tour. En esperant que le dirigeable soit encore la. Soudain Tobias realisa que le Buveur d'Innocence n'etait pas du genre imprudent. Il n'avait pas laisse sa nacelle a portee des Mangeombres ! La meduse ne craint rien et il aura ferme tous les acces. Ces monstres ne sont pas capables d'ouvrir une porte ou une fenetre sinon Henok aurait ete devastee depuis longtemps ! Meme gravir la tour leur est surement impossible avec leurs griffes a la place de pieds ! J'ai une bonne chance de trouver le dirigeable ! De toute maniere, il devait s'en assurer par lui-meme. Tobias deposa son arc et tout son materiel pour ne pas s'alourdir inutilement et d'un coup d'epaule poussa le battant qui s'ecarta sur la nuit. Les etoiles brillaient sur le fleuve en bas d'une longue pente jalonnee de hauts coniferes. Il y avait la trois hangars et la tour de bois. Le dirigeable flottait a cote en silence. C'est parti ! Tobias se faufila dans les herbes, il n'apercevait pas les Mangeombres et cela l'angoissa. Il aurait prefere les localiser. Une centaine de metres seulement avant la tour. Il n'aimait pas ce silence. Ou etaient ces monstres ? Ils ne s'eloignent jamais de leur nid car ils craignent le soleil, ca signifie qu'ils peuvent etre sur l'autre versant tout de meme... Tobias se rassurait au mieux. Cinquante metres. Apres tout, les Mangeombres n'etaient pas infaillibles ; bien que redoutables ils demeuraient rien de plus qu'une forme de vie avec ses defauts. Ils n'etaient pas assures de reperer toute proie se deplacant sur leur montagne... Penser ainsi liberait Tobias d'un certain poids, il se sentait plus leger, plus fluide dans ses mouvements. Il parvint au pied de la tour qu'il gravit en maudissant les grincements des marches. Avant meme de realiser ce qu'il venait d'accomplir, Tobias refermait le sas de la nacelle derriere lui. Tout etait eteint a bord. Tobias gagna la cabine d'Ambre et actionna la poignee lentement. Quelque chose bloqua la porte. Elle a mis une chaise derriere ! -- Pssssst ! dit-il tout bas. Ambre ! C'est moi, Toby ! Reveille-toi ! Il s'attendait a y passer un moment, mais la chaise disparut immediatement et Ambre le fit entrer. -- Tu es seul ? s'etonna-t-elle. -- Oui. Nous allons recuperer Matt cette nuit et pour cela je vais avoir besoin de toi. Il faut que tu pilotes le dirigeable pour le positionner de l'autre cote des falaises, tout en bas dans la vallee. Nous y serons pour le lever du soleil. Tu crois que tu vas en etre capable ? -- Je me souviens des explications du Buveur d'Innocence, ca n'avait pas l'air bien complique. Tobias hesita, puis se lanca : -- Tu vas surement devoir l'enfermer, tu sais. -- Ne t'en fais pas pour moi. -- Il ne t'a rien fait ? Il n'a pas essaye au moins ? -- Je l'evite depuis que tu es parti. Mais je n'arrive pas a dormir. Fais ce que tu as a faire, je m'occupe du dirigeable. Tobias acquiesca energiquement. -- L'Alliance des Trois, pas vrai ? -- Oui, repondit Ambre avec moins d'entrain. Si tout se passe bien, demain matin, nous serons a nouveau reunis. Tobias s'empressa de redescendre de la tour pour remonter parmi les hautes herbes. Ils etaient juste la, deux cents metres au-dessus de la trappe. Une vingtaine de silhouettes maigres, des epouvantails a tete blanche. Leurs yeux jaunes le fixaient et Tobias crut voir la fente qui leur servait de levres se relever en un sourire affame. -- Oh non ! Pas eux ! Pas maintenant ! A pleine course, personne ne pouvait atteindre la trappe avant eux. C'etait impossible. Je cours vite si je le veux. Tres vite. Suffisamment pour jouer sa vie ? Comme un seul homme, tous les Mangeombres se laisserent tomber dans la pente avant de planer a quelques centimetres au-dessus des buissons. Ils decapitaient les fleurs sur leur passage. Tobias n'avait plus le choix. Il poussa sur ses jambes et commenca a sprinter. Il etait dans le sens de la montee et ne parvenait pas a allonger ses foulees. Neanmoins la vitesse a laquelle il enchainait les pas etait etourdissante. L'enfant hyperactif avait donne naissance a une alteration surprenante. Il craignait cependant que cela ne suffise pas. Les Mangeombres etaient presque a hauteur de la trappe. Tobias serra les dents et forca sur ses cuisses, le souffle court. Le rectangle de tenebre salvateur se rapprochait. Tout comme les monstres. Puis il sut qu'il allait etre en retard sur eux et se prepara a plonger. Les Mangeombres se redresserent d'un coup pour se poser tout autour. Tobias sauta dans la trappe, s'etala contre la paroi et ignorant toute douleur il bondit sur ses pieds pour attraper le battant tandis que les premiers flashes surgissaient. Il eut tout de meme le temps d'apercevoir les gencives rouges et les dents pointues lui foncer dessus. Et les Mangeombres s'ecraserent sur la trappe refermee. 42. Improvisation de derniere minute L'evasion de Matt etait sur le point de se concretiser. Tobias patientait depuis quatre bonnes heures dans la chambre de l'auberge en compagnie de Colin. Depuis l'episode des escaliers et des Mangeombres, les deux garcons ne se parlaient plus beaucoup. Tobias avait refait le bandage de sa blessure au flanc, celle-ci s'etait remise a saigner avec l'effort de sa course. Jon et les autres Pans etaient caches dans une bergerie toute proche avec vue sur l'entree de service de l'auberge. Tobias n'attendait plus que le bon moment. Et le plus difficile, decouvrait-il, etait justement d'evaluer ce bon moment. L'etablissement etait parfaitement silencieux depuis deja longtemps mais cela ne lui suffisait pas. Il preferait agir tard, tres tard, pour etre certain que le soleil serait leve une fois le funiculaire descendu. S'ils etaient pris en chasse, il fallait pouvoir quitter la grotte et gagner le dirigeable. Tobias avait echappe de justesse aux Mangeombres, son coeur s'en remettait a peine, il ne comptait pas recommencer ! Les reactions de ses nouveaux camarades l'inquietaient egalement. Depuis qu'ils n'avaient plus leur anneau, les Pans reagissaient etrangement, presque avec un temps de retard, comme si leur cerveau etait loin, tres loin au fond de leur corps. Et aucun enthousiasme, pas meme lorsque Tobias leur annonca qu'ils etaient liberes de toute emprise et qu'ils allaient s'enfuir s'ils l'aidaient. L'anneau leur avait pris une part d'eux-memes, la spontaneite. Jon avait raison, une profonde depression etait un symptome prononce. Ces anneaux etaient probablement ce que l'homme avait invente de pire. Avec la bombe atomique, peut-etre..., songea le jeune garcon. Tobias avait interroge chaque Pan pour connaitre son identite et le contexte de sa capture par les Cyniks. Ce fut pendant ce questionnaire oral que Tobias comprit qu'il ne fallait pas compter sur eux. Ils assureraient tant qu'on leur dirait quoi faire. Il esperait que cet effet secondaire de l'anneau se dissiperait avec le temps. Ne plus avoir d'esprit d'initiative devait etre abominable. Surtout pour lui qui en avait toujours trop, quitte a parfois se mettre dans des situations embarrassantes. -- Alors, on y va ? demanda Colin. -- Pas encore, c'est trop tot. -- Tout le monde dort ! -- Pas encore, je te dis ! Colin soupira. Dix minutes plus tard, Tobias luttait contre la somnolence lorsqu'il y eut de l'animation dans un couloir a l'etage du dessus. Colin sauta sur ses pieds. -- Je vais voir ! Il revint rapidement, l'air catastrophe. -- Ils s'en vont ! Je ne sais pas ce qui s'est passe, mais Matt est emmene vers le funiculaire ! -- Bon sang ! On fonce ! Nous avons le temps qu'ils rassemblent leurs affaires pour etre la-bas les premiers. Dehors, Tobias fit de grands gestes en direction de la bergerie et neuf silhouettes accoururent. -- Changement de programme, confia Tobias. Il va falloir se battre. -- Tant mieux, j'ai quelques comptes a regler, declara Jon. Les autres visages ne partageaient pas cet enthousiasme. Ils etaient armes de filets de peche, de harpons, de beches et de pioches subtilises dans les remises de la ville. Colin et Tobias en tete de groupe s'empresserent de sortir des ruelles tout en prenant soin d'eviter les deux patrouilles qui sillonnaient les rues a la recherche des dix esclaves perdus, pour gagner l'extremite de la grotte et l'immense portail du funiculaire. A genoux, ils emprunterent la trappe de service et se faufilerent parmi les bobines et les chaines. -- Et maintenant ? s'enquit Colin. -- On sabote le funiculaire pour les obliger a passer par l'escalier des souffrances, et la, on les attaque. -- A onze contre toute l'escorte ? On va se faire ecrabouiller ! T'as vu l'etat de nos troupes ? En etudiant les mines des Pans chichement armes, Tobias donna raison a Colin. Il ne fallait pas en attendre des prouesses heroiques. -- He, mais au fait ! s'exclama Tobias, quelle est votre alteration a chacun ? -- Alteration ? reprit Jon. -- Oui, votre faculte speciale, votre pouvoir si tu preferes ! Colin secoua la tete. -- Tu perds ton temps, ils n'en ont plus ! L'anneau detruit ca aussi. -- C'est vraiment l'horreur, ce machin ! S'ils ne pouvaient combattre, il fallait au moins utiliser leurs bras pour semer la zizanie chez l'ennemi. -- Je sais comment nous allons proceder : Stu, tu vas faire le guet a l'entree, les autres, venez. Il les entraina vers une longue baraque a toit plat qui abritait les wagons du funiculaire et, apres avoir rapidement etudie le systeme qui les retenait arrimes a leur chaine, Tobias demanda a tout le monde de l'aider. -- Tirez de votre cote pour soulever chaque wagon, ca devrait suffire a le desolidariser de sa base ! Ensuite poussez ! Et joignant le geste a la parole, Tobias projeta son wagon vers le sommet de la pente qui l'aspira aussitot. Bientot, tous les wagons devalaient l'interminable tunnel. Un vacarme metallique traversa le brouhaha des torrents apres plusieurs minutes. -- Je crois que ca au moins, c'est regle, se rejouit Tobias. Stu arriva en courant : -- Ils sortent de la ville ! Au moins douze soldats ! -- Seulement douze ? s'etonna Colin. -- Les autres suivront au petit matin, supposa Tobias. Dans combien de temps seront-ils ici ? -- Moins de cinq minutes ! -- Aidez-moi a prendre ces tonneaux, il faut les approcher du bord de l'escalier, et en descendre au moins un, un peu plus bas dans les marches. -- Nous allons vraiment les attaquer ? demanda Jon. -- J'espere que vous etes adroits. -- Pourquoi ? -- Parce qu'il faudra viser juste pour que Matt puisse s'en sortir. En esperant qu'il remarquera l'indice que je vais lui laisser. 43. Le Buveur d'Innocence Ambre ne quittait pas le ciel obscur des yeux. Elle sondait chaque alteration dans la luminosite a l'est, guettant la trajectoire de la lune et comptant les heures. Quand elle n'y tint plus, elle sortit furtivement dans la coursive et fouilla le hangar a la recherche d'un moyen d'enfermer le Buveur d'Innocence dans sa cabine. Elle aurait pu aller lui expliquer qu'il fallait deplacer le dirigeable ; apres tout, s'il voulait reellement les aider pour ensuite questionner Matt, il accepterait. Cependant son instinct lui disait d'agir sans lui, de ne surtout pas lui faire confiance. Ambre trouva son bonheur en un etau fixe sur une planche. Elle coinca la poignee de la cabine dans les machoires de l'etau qu'elle serra de toutes ses forces. La planche barrait la porte. Des qu'il tirerait pour l'ouvrir, la planche serait retenue par les murs de part et d'autre. Puis elle fila dans le sas. Il fallait couper les amarres. Elle scruta la nuit par le petit hublot. Rien que la passerelle en bois pour entrer dans la tour. Pas de formes cauchemardesques. Elle leva la clenche et sortit armee d'un couteau. Une fois liberee, la meduse commenca a reprendre de l'altitude tout doucement. Ambre se precipita sur la passerelle et sauta a bord avant qu'elle ne soit trop haute. Puis elle s'installa au poste de pilotage. Il n'y avait pas beaucoup de manettes et de molettes, et elle se concentra pour se souvenir de ce qu'avait explique le Buveur d'Innocence. -- La c'est pour aller a droite, ici a gauche, celle-ci c'est pour grimper... Oui, je crois que ca me revient. Je peux le faire. Allez, courage, Ambre, tu vas t'en sortir ! Il y eut un choc sourd a l'arriere. Le mouvement de la nacelle l'a reveille. Un autre coup violent contre la porte. Combien de temps avant qu'il ne l'enfonce ? Ambre tenta de ne pas y penser, elle se concentra sur les commandes et poussa un levier. La meduse vira sur la gauche comme prevu. Mais Ambre n'eut pas le temps de se feliciter que le Buveur d'Innocence fit irruption dans son dos. -- Que fais-tu ? Tu as perdu la raison ! Tu vas nous tuer ! -- Tobias et Matt nous attendent en bas dans la vallee, il faut les rejoindre ! -- C'est pour ca que tu m'as enferme ? Petite garce, lache les commandes. Ambre se cramponnait, et le Buveur d'Innocence dut user de la force pour l'arracher au siege. Il stabilisa la nacelle et, s'apercevant que Ambre tentait de fuir, il la plaqua contre le mur. -- C'est moi qui commande a bord ! hurla-t-il en lui postillonnant au visage. -- Vous voulez toujours recuperer ce garcon que la Reine cherche tant ? C'est maintenant ! Le Buveur d'Innocence s'esclaffa : -- Ah ! Tu es bien gourde, ma pauvre ! -- Vous avez promis de nous aider ! -- Voila ce que j'aime chez vous autres, cette candeur, cette douce innocence. -- Mais... Je... Je me suis deshabillee devant vous ! -- Oh oui, fit-il avec un sourire vicieux. Et je t'en remercie grandement ! Si seulement tu savais a quel point tu m'as fait plaisir ! Ambre, furieuse et blessee, lui envoya son genou entre les jambes. Le Buveur d'Innocence cria, mais ne la lacha pas. Ambre tenta de se defaire de sa poigne et il lui tordit le bras violemment. -- Trop, c'est trop ! Je suis certain que l'anneau n'alterera pas ta valeur ! Viens, petite peste ! Il la forca a avancer vers l'arriere du dirigeable, lui pliant le bras, la tirant par les cheveux, il la fit entrer dans la cellule cachee. Il l'enchaina au mur et ouvrit une mallette en acier pour y puiser une longue pince crochue, un poincon et un anneau ombilical. -- Voila qui devrait te calmer une bonne fois pour toutes ! -- Non ! Ne faites pas ca ! Je vous en supplie ! -- Il fallait y penser plus tot ! D'un geste brutal il dechira le bas de son chemisier pour faire apparaitre son nombril et voulut y planter sa pince sans y parvenir, tant l'adolescente se debattait en hurlant. -- Tu vas cesser de bouger ! Il lui donna une claque si forte que Ambre n'entendit plus rien pendant quelques secondes. Cependant, lorsqu'elle apercut le poincon pret a lui perforer les chairs, elle donna un coup de hanche qui fit reculer le Buveur d'Innocence. -- Je perds patience avec toi ! s'ecria-t-il. Une nouvelle claque s'abattit sur elle, puis une autre. Mais l'envie de vivre la maintenait consciente. Elle lanca un coup de pied, puis un coup de coude et le Buveur d'Innocence la frappait en retour. Presque sourde, les joues en feu, Ambre continuait de se defendre. Pourtant, ses forces declinaient, l'epuisement la gagnait, et peu a peu elle commenca a sombrer. Lorsqu'elle ne fut plus capable de pousser le moindre gemissement, de donner le moindre coup, elle le vit reprendre ses instruments de malheur et se pencher sur son nombril. Alors elle repensa a tous les avertissements qu'elle avait recus a propos du Buveur d'Innocence. Personne ne gagnait jamais contre lui. Un etre malefique. Qu'elle n'aurait jamais du approcher. 44. Deux mille marches et du sang Chaque soldat portait lance, epee, et une armure d'ebene. Meme avec sa force, Matt estima ses chances nulles. Douze contre un a mains nues, c'etait un combat qu'il ne pouvait mener. Ils ont pour consigne de ne pas me faire du mal, voila un avantage dont je peux tirer parti ! Sauf qu'ils prefereraient l'embrocher que d'annoncer au conseiller spirituel que le garcon s'etait echappe ! Son absence etait d'ailleurs inquietante. Juste avant de quitter l'auberge, Matt l'avait surpris en pleine conversation avec Roger. Le dirigeable du Buveur d'Innocence etait en ville et il souhaitait s'entretenir avec lui en urgence. Le plan ne changeait pas pour Roger, il transporterait le precieux ordre de strategie a la citadelle de la premiere armee des l'aube, cependant il devait confier a son meilleur officier l'escorte de Matt. Qui etait le Buveur d'Innocence ? Matt n'aimait pas ca. Les gardes penetrerent dans un vaste tunnel plein d'echos et Matt eut le souffle coupe en decouvrant l'escalier de souffrances. Pas meme une main-courante pour se retenir, rien qu'un piquet de temps en temps pour y accrocher une lanterne a graisse, il fallait etre prudent. -- Il n'y a plus de wagons ! s'ecria l'un des soldats partis en eclaireurs. Peut-etre que si on attend ils vont... -- Non, nous passons par les marches, tant pis ! le coupa l'officier en charge de l'escorte. Matt envisagea rapidement une fuite eventuelle. Pousser un garde dans la pente, et courir... Mais ou ? Il ne pouvait remonter, et le moindre croche-pied ou derapage entrainerait une chute mortelle ! C'etait bien trop risque. Matt entama ce qui s'annoncait comme une fastidieuse descente, encadre de ses baby-sitters en armes. Les torrents qui devalaient les rampes de chaque cote des marches produisaient une bruine rafraichissante qui se deposait sur la pierre de la caverne. De la mousse s'etait developpee sur les parois et les marches glissaient affreusement. Chacun etait concentre sur sa progression, Matt egalement. Les jurons des premiers gardes, quelques metres plus bas, ne lui firent pas quitter ses pieds du regard. -- Faites attention, il y a un tonneau en plein milieu ! cria-t-on. -- Tu n'as qu'a le pousser, tant pis pour celui qui l'a mis la ! -- Et si c'est important ? -- Notre mission est plus importante ! -- Quelque chose est grave dessus ! > ! A ces mots, l'adolescent se redressa, les sens aux aguets. Ambre et Tobias ! Matt verifia la position de ses geoliers. Six devant et six derriere. Impossible de passer sur les cotes sans tomber dans les torrents surpuissants qui ne manqueraient pas de le broyer bien avant qu'il touche le sol. Quelqu'un siffla depuis le sommet de l'escalier. C'etait Tobias, son arc bande. Une dizaine de silhouettes surgirent avec lui. Tobias tremblait, tellement il etait stresse. Il n'avait qu'une seule chance. La pointe de sa fleche visait le tonneau tout pres de Matt. Il fit le vide dans sa tete, le vide dans ses poumons. Ses epaules se stabiliserent. Il ajusta un peu son tir en levant le coude. Les Pans pousserent les premiers tonneaux dans les marches et Tobias relacha la pression entre ses doigts. Et tandis que sa fleche fusait en entrainant la corde qui lui etait attachee, Tobias fut pris de panique. Sans Ambre pour corriger la trajectoire, il ne toucherait pas son but, il etait bien trop maladroit pour cela ! La pointe de fer se ficha dans le bois du fut, en plein milieu. Je l'ai eu ! Je l'ai eu ! Cependant le temps n'etait pas au triomphe, des tonneaux devalaient les marches a toute vitesse, les soldats se mirent a crier et les premiers tenterent de sauter par-dessus, mais furent entraines dans la pente. Les suivants bondirent de cote pour tomber dans les canaux charges d'ecume, ils s'accrocherent aux chaines mais ne tinrent pas longtemps sous la terrible pression. Matt allait se faire emporter a son tour lorsqu'il comprit le plan de Tobias et se jeta sur la corde. Un garde, au visage strie de cicatrices, en fit autant, repoussant Matt qui lui decocha un coup de poing rageur. L'homme s'effondra, assomme et aussitot ecrase par une lourde barrique que Matt esquiva en se jetant dans le torrent le plus proche. La corde emit un bruit de fouet en se tendant au maximum. -- Il faut le hisser ! ordonna Tobias. Vite ! Avant que l'eau ne l'entraine ! Trois Pans se joignirent a lui pendant que les autres poussaient d'autres tonneaux dans l'escalier. Plus bas les soldats hurlaient, rebondissaient encore et encore, se brisant les os a chaque rebond, arrachant les piquets des lanternes, rien ne pouvait plus les arreter. D'autres avaient deja disparu dans les canaux, projetes plusieurs centaines de metres en contrebas dans les toboggans mortels, noyes par la ferocite du courant. Tobias et ses compagnons tirerent sur la corde et Matt reapparut au milieu du bouillonnement, cherchant sa respiration. Encore deux tractions et le garcon sortit de la fosse pour remonter sur l'escalier, le souffle coupe, les membres tetanises par la violence de l'eau. Il demeura allonge, perclus par l'effort et la douleur. Il ne devait sa vie qu'a sa force exceptionnelle qui lui avait permis de tenir bon la corde. Les tonneaux se fracassaient les uns apres les autres a force de frapper l'arete des marches, et toute la garde rapprochee du jeune garcon s'etait dissoute. Des corps brises reposaient cinquante, cent, voire deux cents metres plus bas. Tobias accourut aupres de son ami pour l'aider a se relever. -- Matt ! Ca va ? Tu respires ? Matt fit signe qu'il allait bien, ses cheveux trop longs lui recouvrant une partie du visage. Il reprenait son souffle. Soudain une sirene rugissante retentit dans le tunnel. Jon fit volte-face et hurla a l'attention de Matt et Tobias : -- Deux gardes ! Colin en tete, tous se mirent a descendre les marches pour rejoindre les deux adolescents. Le cor continuait de sonner l'alerte. -- Probablement deux retardataires ! lanca Colin. Faut pas trainer, dans cinq minutes ca va grouiller de Cyniks pas commodes ! Tous s'elancerent dans la vertigineuse pente. Apres seulement cinq minutes, les mollets commencaient a tirer et l'enchainement des marches les etourdissait. A peine plus bas, ils ralentirent pour ne pas perdre l'equilibre. Les premieres fleches fuserent. Les deux gardes Cyniks les avaient suivis, arc au poing, et, profitant de leur proximite, ils tiraient a toute volee. Jordan, l'un des plus jeunes Pans prit une fleche dans les reins. Avant meme que ses camarades puissent le saisir, il disparut dans le torrent avec un regard terrifie. Tout avait ete si rapide qu'ils en resterent bouche bee. Une fleche ricocha aux pieds de Jon et ils sortirent de leur stupeur pour reprendre la descente a toute vitesse. Ils n'avaient pas fait dix foulees que Mia, une autre Pan, s'effondra a son tour en poussant un cri, une fleche dans la cuisse. Deux garcons la souleverent par les bras et l'aiderent a continuer. -- Tobias, couvre-nous avec ton arc ! lanca Matt. -- Je n'ai pas la portee, ils sont plus haut et trop loin ! -- Donne-le-moi ! Matt s'arreta, laissa passer le cortege et visa les deux soldats en armure. Il tendit la corde jusqu'a ce que le bois craque et decocha son tir qui fusa entre les deux hommes. Une deuxieme puis une troisieme fleche, meme si elles manquaient leur cible, ralentirent leurs poursuivants. Matt se precipita pour rejoindre les autres. Les soldats ne cherchaient plus a s'approcher, ils conservaient une distance de securite. Un quart d'heure plus tard, les Pans se relayerent pour accompagner Mia qui grimacait en luttant avec courage contre la douleur. Mais le marathon avait eu raison de leur resistance. Jon trebucha et ne dut son salut qu'aux reflexes de Tobias. -- Il faut... faire... une pause, sollicita Jon, tout essouffle. -- Les gardes ont ralenti, ils se sont meme assis tout a l'heure, rapporta Colin, si on n'en fait pas autant, jamais nous ne parviendrons en bas sains et saufs ! A contrecoeur, Tobias acquiesca et tous se laisserent choir sur les marches glissantes. Les deux Cyniks n'etaient plus que deux taches sombres loin au-dessus. -- Cinq minutes, pas plus, avertit Matt. Il se pencha sur la cuisse de Mia et examina sa blessure. -- Il faudrait te retirer la fleche. -- Non ! Pas maintenant, supplia-t-elle. Ca fait deja bien assez mal comme ca ! Matt observa les huit Pans qui accompagnaient Tobias et Colin. -- Ambre est en securite ? -- Elle s'occupe de notre moyen de transport, revela Tobias. -- Merci d'etre venus a mon secours, dit Matt, un peu gene, a toute la troupe. -- C'est vrai que tu vas nous sauver ? demanda une jeune Pan. -- Nous quittons cet endroit, pas vrai ? fit un autre. Matt begaya quelques mots et Tobias intervint : -- Si tout se passe bien, il y aura un dirigeable en bas dans la plaine, pour nous ramener chez nous. (Il pivota vers Matt pour ajouter :) Desole, je crois que le periple chez les Cyniks s'arrete ici pour nous, il est grand temps de remonter dans le Nord, tu ne crois pas ? -- Je suis venu ici pour obtenir des reponses et je les ai eues. Ce ne sont pas celles que j'attendais, cependant il faut que j'aille a Eden sans plus tarder. C'est une question de survie ! Tobias parut soulage. -- Je suis content que pour une fois tu saches t'arreter ! J'ai cru que tu voudrais aller jusqu'au bout, voir cette Malronce de malheur ! -- Tout compte fait, c'est une tres mauvaise idee. -- Tu n'imagines pas a quel point ! Des qu'on sera a l'abri sur le dirigeable, je dois te parler de quelque chose de tres important qui te concerne. -- Avant cela je remonte a bord du Charon, prevint Matt. Je ne laisse pas Plume avec les Cyniks. Au fait, et ce dirigeable il vient d'ou ? -- C'est une histoire qui attendra un peu ! Matt pointa son pouce vers Colin : -- Et lui ? -- Il nous aide. -- Es-tu sur qu'on peut lui faire confiance ? Aux dernieres nouvelles, c'etait un traitre mort noye ! -- Je pense que sa vie a beaucoup change. Sans lui, je n'aurais jamais pu te sortir de la. -- J'espere que nous n'aurons pas a le regretter. Jon se pencha entre eux : -- Les deux types se rapprochent, il faut y aller ! Ils mirent une heure de plus pour atteindre le bas du tunnel, fourbus, moites et hypnotises par la cadence repetitive de la descente. Cinq wagons etaient parvenus jusqu'ici pour s'ecraser contre un mur, repandant des debris de metal partout. Un peu plus loin, une longue jetee de pierre courait au milieu d'un lac souterrain ; le Charon y etait amarre. La grotte etait aussi grande que celle de la ville, avec une ouverture beante a son extremite. Il faisait encore nuit. Colin montra une porte massive tout au bout du quai : -- C'est une sortie vers la plaine ! -- Tres bien, fit Matt, attendez-nous la-bas, le temps que le soleil se leve. Si nous ne sommes pas redescendus du Charon a l'aube, sortez et foncez vers le dirigeable. Tobias, tu m'accompagnes ? -- Je viens tout juste de te retrouver, ce n'est pas pour t'abandonner maintenant ! Les deux garcons se faufilerent sur la passerelle du navire. Le pont etait desert, trois lanternes brulaient, et Matt distingua un matelot sur la dunette arriere, endormi sur un tabouret. -- C'est a l'avant, prevint-il en se glissant par l'ecoutille. Plume etait la ou il l'avait laissee la derniere fois. La chienne le couvrit de coups de langue et se frotta a lui lorsqu'il entra dans la cage. -- C'est fini, ma chienne, tu quittes cet endroit infame. Tobias fut la cible de longues retrouvailles pendant que Matt s'equipait avec ses affaires enfin retrouvees. Ils remontaient sur le pont principal lorsqu'un matelot croisa leur chemin dans une coursive. Il s'immobilisa en voyant les adolescents et ses yeux se remplirent de terreur en constatant qu'ils etaient suivis par un chien remplissant tout le couloir. -- Alerte ! hurla-t-il. Alerte ! Matt bondit sur lui et le fit taire d'un coup de lanterne sur le crane. -- Je crois que c'est trop tard, fit Tobias inquiet. A peine jaillissaient-ils sur le pont que cinq autres hommes d'equipage accouraient a leur tour. Deux tenaient de longs couteaux et un troisieme une gaffe pointue. Matt sortit son epee et serra les paumes sur le cuir de sa poignee. Cette sensation lui avait manque, se rendit-il compte. Avec sa lame, il se sentait plus fort. Deux matelots approcherent, il trancha en deux la gaffe du premier et perfora le pied du second alors qu'il visait la cuisse. Il allait se faire embrocher par le flanc lorsqu'une fleche decochee par Tobias coupa la course d'un troisieme assaillant. Plume sauta sur les deux derniers, les crocs en avant, et ils roulerent sur le plancher en hurlant de peur. Matt degagea son epee du pied de sa victime et d'un puissant coup de coude en pleine tempe, l'envoya rouler sur un tas de cordages. Celui qui tenait la gaffe reduite a un simple baton les contemplait avec incredulite. Il recula et courut s'enfermer dans une cabine. Plume suscita des reactions tres partagees parmi les Pans quand Matt et Tobias les rejoignirent a la porte, avant que tout le monde comprenne qu'ils n'avaient rien a craindre. -- Il fait toujours nuit ! s'affola Colin en designant l'extremite du lac. -- Personne ne sort sans le soleil, dit Tobias. Les Mangeombres ne feraient qu'une bouchee de nous. -- Ils viennent jusqu'en bas des falaises ? s'etonna Matt. -- Je l'ignore, mais je ne prendrai pas le risque d'aller verifier. Jon fixait le bas du tunnel du funiculaire. -- Tu en es sur ? Parce que je crois bien qu'on va avoir de la visite ! Des lanternes s'agitaient en enfilade dans l'escalier, et le cliquetis de nombreux hommes en armures se melait au tumulte des eaux farouches. 45. Les miracles n'existent pas Une soixantaine de guerriers Cyniks se tenaient sur le quai. Prostres tout au bout contre la porte, Matt, Tobias et les Pans comptaient les minutes avant d'etre reperes. -- Il faut sortir, dit Matt. -- Impossible ! contra Colin. Les Mangeombres vont nous devorer ! -- Tu crois que nous tiendrons longtemps face aux soldats ? -- Moi je prefere mourir plutot que d'avoir a nouveau un anneau dans le ventre ! protesta l'un des Pans qui aidait Mia a marcher. -- Pareil pour moi ! confia-t-elle. Les autres approuverent largement. La fuite leur avait redonne plus d'entrain et de dynamisme. Matt prit la grosse poignee d'acier dans une main. -- A mon signal, vous foncez le plus vite possible, dit-il. -- Cherchez le dirigeable, ajouta Tobias. Le vantail grinca et attira l'attention des Cyniks qui se mirent a charger. -- Maintenant ! s'ecria Matt. La nuit etait lourde sans les embruns des chutes d'eau. Sous les etoiles nombreuses, il ne faisait pas aussi sombre que dans la grotte. Les Pans s'ecarterent de la falaise, contournant un goulet etroit et deboucherent sur un promontoire dominant le fleuve. Une foret de sapins s'etendait sous leurs pieds, recouvrant la colline jusqu'a la berge. Derriere eux, l'impressionnante falaise les coupait du monde, le pic les ecrasant de sa masse colossale. -- Ou est le dirigeable ? cria Colin. Tobias, tu es certain qu'Ambre a eu ton message ? -- Categorique. Je flaire plutot un sale coup du Buveur d'Innocence ! Ils pouvaient entendre la troupe avancer dans leur dos, hesitant a les poursuivre a l'exterieur. -- A quelle heure est le rendez-vous ? demanda Matt. -- A l'aube ! -- Alors rien n'est perdu, regardez, le ciel blanchit a l'est, elle ne va plus tarder. -- De toute facon, avec la paroi si proche, jamais le dirigeable ne pourra nous recuperer ici, prevint Colin. Il faut descendre vers cette clairiere au bord du fleuve. Des cris etranges, aigus comme ceux d'un rapace et s'achevant par une sorte de ricanement, s'eleverent de la falaise. Des formes longilignes sortaient de cavites obscures. -- Les Mangeombres ! s'ecria Colin. Courez ! A peine s'etaient-ils elances que les creatures planaient a toute vitesse au-dessus des rocs. Matt fermait la marche, leur situation lui sauta aux yeux : jamais Mia et ses deux porteurs n'atteindraient la clairiere. Il siffla pour appeler Plume et aida la jeune fille a se hisser sur son dos. Ainsi, tous pouvaient donner le meilleur d'eux-memes pour esperer echapper aux monstres a tete blanche. -- Et si le dirigeable... ne vient pas ? fit Jon, haletant. -- L'aube se leve... il faudra les repousser jusqu'a ce que le soleil nous vienne en aide ! repliqua Matt, egalement essouffle. Les Mangeombres devalaient l'escarpement, ils seraient bientot la. Matt multipliait les coups d'oeil par-dessus son epaule pour se preparer au pire : le combat. Des qu'ils passerent sous les branches des sapins, Matt se sentit plus rassure, les Mangeombres ne pourraient plus planer sans risquer de percuter un tronc. Pourtant les premiers continuerent leur vol en penetrant dans la foret ; Matt en vit deux qui se rapprochaient dangereusement. Il lacha le groupe et se tourna, le premier Mangeombre ne s'attendant pas a pareil mouvement, se redressa trop tard et Matt le decapita tout net lorsqu'il passa a son niveau. Le second referma ses petites ailes et sortit ses griffes pour se poser. D'un moulinet Matt, decoupa un mechant sillon dans ce qui devait etre le torse de l'animal. Plusieurs couches de peaux noires se detacherent et un fluide epais s'envola. Le sang du Mangeombre sortait de son corps comme s'il etait en apesanteur ou dans l'eau, un nuage sombre se repandait dans l'atmosphere. Les crocs du monstre se devoilerent et il se ramassa sur lui-meme pour se preparer a bondir sur sa proie. Matt l'accueillit avec la pointe de son epee qui lui traversa le crane. Des cris de douleur monterent de la foret. Ils sont telepathes ? s'etonna le garcon avec un frisson glace le long de l'echine. Matt se degagea peniblement du Mangeombre qui l'ecrasait et se remit a courir, l'epee au poing. Ses camarades venaient a peine d'arriver dans la clairiere, le fleuve coulait derriere une barriere de roseaux et de fougeres. Est-ce que les Mangeombres savaient nager ? Matt n'etait pas tres confiant en cette idee, mais s'ils n'avaient plus le choix, ils pourraient toujours se jeter a l'eau. Le groupe forma un cercle tandis que des ombres s'affolaient a l'oree de la clairiere, entre les sapins et les pins. Le ciel blanchissait de plus en plus a l'est. Mais pas assez vite pour redonner espoir aux Pans qui se recroquevillaient les uns contre les autres. Les Mangeombres sortirent des tenebres, se deplacant sur leurs longues griffes, proteges par leurs ailes qui formaient une sorte de manteau. Tobias pointa son doigt vers le plus proche et Matt vit le front du monstre s'ouvrir sur un oeil translucide. -- C'est lui qui va nous flasher ! Pour mettre nos ombres en evidence ! Matt sortit du cercle pour faire face au flasheur. Deux autres Mangeombres accoururent en se lechant les babines d'une langue gluante et noire. Le premier flash aveugla Matt. Les Mangeombres se jeterent sur lui et furent recus par deux coups de lame. Un des deux ne se releva pas. Second flash. Matt sentit une violente douleur dans le dos, comme si on lui arrachait la peau. Il hurla. La fleche de Tobias cueillit le Mangeombre dans ce qui lui servait de nuque. Il tomba raide mort aussitot. A bout portant, l'adolescent etait un bien meilleur tireur. -- Ne les laisse pas approcher de ton ombre ! prevint-il. Libere de sa souffrance, Matt sauta vers le flasheur et l'empala par l'oeil transparent. Le meme sang vaporeux s'echappa de la blessure mortelle tandis que d'autres Mangeombres surgissaient un peu partout. -- Ils sont trop nombreux ! hurla Mia depuis le dos de Plume. Matt se rapprocha de Tobias. -- Tu es pret a foncer vers le fleuve ? -- Si on fait ca nous serons forcement separes et le dirigeable ne nous trouvera pas ! -- Une meilleure idee ? Colin se mit a crier comme un fou : -- Le voila ! Le voila ! La nacelle du maitre ! La meduse fendit la brume developpee par l'immense chute d'eau, cinq cents metres au-dessus de leurs tetes. -- Aide-moi a les tenir a distance, demanda Matt a Tobias. Plusieurs fleches fuserent pour effrayer les Mangeombres et Matt faisait tournoyer son epee devant lui. Mais les creatures se rapprochaient toujours. Un autre flasheur s'avanca et cette fois Matt ne put l'approcher car trois Mangeombres l'encadraient. Les flashs reprirent. Matt coupait et tranchait tout ce qui passait a portee de bras ; des coups de griffes l'ecorcherent, il pouvait meme sentir l'haleine putride des creatures. Il en venait de partout a la fois, deux nouveaux remplacaient chaque Mangeombre abattu. Une fille hurla dans le dos de Matt alors que deux assaillants s'activaient sur son ombre. Matt prit une pierre et la lanca de toutes ses forces pour tenter d'en assommer un et il manqua son coup. Plume s'abattit sur eux, et d'un coup de machoires sectionna une aile avant d'ecraser le second. Stu, de son cote, eut a peine le temps de crier qu'il fut happe et entraine dans un gros buisson par trois Mangeombres. Trois flashes s'en echapperent et les jambes du pauvre garcon cesserent de tressauter. Le carnage ne faisait que commencer, comprit Matt, desespere. Soudain une echelle de corde tomba du ciel. L'enorme masse gelatineuse les dominait, ondulant sans un bruit. Reprenant espoir, Matt et Tobias redoublerent d'efforts pour proteger autant que possible la retraite de leurs compagnons et ils se retrouverent bientot seuls avec Plume et Mia. Tous les autres etaient parvenus a bord du dirigeable. Un filin, termine par deux lanieres en cuir large, suspendu a une poulie, flottait au-dessus des trois derniers adolescents. Tobias fit des grands signes vers la nacelle : -- Plus bas ! Plus bas ! Pendant ce temps Matt donnait des coups d'epee tandis que des flashes les enveloppaient de toutes parts. Les Mangeombres se rapprochaient encore, esquivant les coups de lame et cherchant a bondir sur l'ombre de leurs proies. Le dirigeable conceda encore un peu d'altitude et Tobias s'empara des lanieres pour sangler Plume. La chienne s'envola brusquement. Tobias soutint Mia qui etait incapable de poser sa jambe a terre. -- Nous ne pourrons jamais remonter par l'echelle, avoua-t-il. Les Mangeombres sont trop rapides ! -- Ne les laisse pas me prendre ! le supplia la jeune fille. Deux gros tonneaux chuterent par le hangar du dirigeable et Tobias reconnut le systeme d'alimentation en eau. -- Matt ! s'epoumona-t-il. Saute dans les tonneaux ! Le dirigeable commencait a s'eloigner. Tobias attrapa la premiere barrique au passage et renversa Mia a l'interieur en se hissant par-dessus. Matt perfora un Mangeombre qui tentait de sucer son ombre et, d'un bond, plongea a son tour sur le second tonneau. Aussitot, le dirigeable prit de l'altitude et les trois Pans se balancerent dans le vide. Ils furent remontes a mesure que le dirigeable s'eloignait et que le soleil naissant recouvrait la clairiere de ses premiers petales flamboyants. Les Mangeombres gemirent, un long ululement triste, et disparurent dans la foret. Une fois hisses a bord, Matt et Tobias roulerent hors des tonneaux, epuises. Ils avaient quelques ecorchures, de belles ecchymoses, mais rien de grave. Quelqu'un se mit a applaudir dans le hangar et Matt se redressa, surpris. Le conseiller spirituel se tenait en face de lui, tout sourires, frappant dans ses mains. Un autre type a fine moustache blanche se tenait a ses cotes, et quatre gardes armes. -- Spectaculaire cette petite evasion ! Mais je crains qu'elle n'ait pas servi a grand-chose. Bill, mettez le cap au sud. Notre Reine nous attend ! 46. Combinaison des trois alterations Matt et Tobias furent ligotes et jetes dans la cellule du hangar ou s'entassaient deja les sept autres Pans et une forme allongee. Le Buveur d'Innocence attrapa Colin par l'oreille : -- Et toi, quelle mouche t'a pique d'aller avec eux ? -- Je croyais que vous seriez content ! protesta le grand adolescent en grimacant. -- Depuis quand t'autorises-tu a penser ce que je veux ? Je devrais te jeter par-dessus bord ! -- Non, maitre ! Je vous en supplie, je ferai tout ce que vous demanderez ! Pitie ! Pitie ! Le Buveur d'Innocence le lanca contre le mur. -- Nous verrons cela plus tard ! Fais-toi discret d'ici la ! Je ne veux plus te voir ! La porte de la cellule se referma, plongeant les Pans dans le noir. Tobias se demena pour sortir son morceau de champignon lumineux de sa poche et une clarte argentee illumina la petite piece. Ils etaient colles les uns contre les autres. La forme allongee gesticulait en se debattant sous la couverture. Jon, les mains liees dans le dos, parvint a attraper le bout de tissu et a le tirer. Ambre etait ficelee, baillonnee et ses yeux etaient recouverts d'un morceau de voile. -- Ambre ! s'exclama Matt en rampant vers elle. Jon tira sur le baillon pour lui permettre de s'exprimer : -- Matt ? Toby ? C'est vous ? -- Oui ! Nous sommes la ! -- Je suis desolee ! J'ai completement echoue. -- Il ne t'a pas fait de mal au moins ? s'angoissa Tobias qui connaissait le Buveur d'Innocence. -- Il... Il a essaye de me poser un anneau ombilical. (Un murmure accompagne d'un frisson collectif parcourut les prisonniers.) J'ai bien cru que c'etait fini pour moi... Et puis, dans un dernier sursaut, je suis parvenue a me concentrer pour utiliser mon alteration et projeter l'anneau de l'autre cote du hangar. Ca l'a calme aussitot ! Il etait fou de rage et je voyais bien qu'il me craignait en meme temps ! Il a peur de l'alteration ! Il a finalement renonce et m'a attachee ici. -- Tu l'as echappe belle ! la felicita Tobias. -- A cause de moi, nous en sommes la ! s'enerva-t-elle. -- Le conseiller spirituel nous emmene a Wyrd'Lon-Deis, lui rapporta Tobias. -- Qu'est-ce que vous savez de cet endroit ? demanda Matt. Jon repondit en premier, avec la spontaneite de celui qui craint les mots qu'il emploie : -- Le coeur des terres Cynik, royaume de la Reine Malronce, on dit que sa forteresse est hantee, protegee par des marais dangereux et des creatures terrifiantes ! -- C'est aussi la-bas que sont les mines et les forges qui produisent les armes, precisa Ambre, et une partie de son armee. -- Autant dire que si on y entre prisonniers, jamais on n'en sort, fit Tobias. -- Nous n'irons pas, trancha Matt. Jon, est-ce que si je viens vers toi, tu peux defaire mes liens ? Je pourrais forcer la serrure ensuite. -- Il n'y en a pas, l'informa Ambre. La porte ne peut s'ouvrir que de l'exterieur et elle est tres lourde, tu ne pourras pas l'enfoncer. Dites, est-ce que quelqu'un pourrait m'oter ce que j'ai sur les yeux ? Jon la libera de son foulard aveuglant et s'occupa de Matt. -- Je n'y arrive pas, avoua-t-il apres des essais infructueux, le noeud est trop petit et trop serre. Quelqu'un se mit a gemir dans un angle. -- C'est Mia, rapporta Perez, un grand Pan avec un duvet noir sur le visage. Elle dort, mais la fleche est encore dans sa cuisse et elle saigne beaucoup. Matt se leva tant bien que mal et cogna la porte de l'epaule. N'obtenant pas de reponse, il insista, de plus en plus fort. La voix d'un garde parvint, etouffee, de l'autre cote : -- Oh ! C'est fini la-dedans ? -- Nous avons un blesse ! s'ecria Matt. Elle a besoin de soins ! Tout de suite ! Le garde repondit par des grognements de mecontentement et revint avec le Buveur d'Innocence. -- Qui est blesse ? voulut-il savoir. -- Mia, une fille parmi nous, si vous voulez qu'elle survive au voyage, il faut la soigner ! La porte s'ouvrit et Tobias se coucha sur son champignon pour le dissimuler. -- Fais-moi voir son visage ! commanda le Buveur d'Innocence. Perez ecarta les cheveux de Mia comme il put et le Buveur d'Innocence la jaugea avec un peu d'hesitation. Dans son dos, Matt apercut Plume au fond du hangar, retenue par une longe. -- Qu'est-ce que vous faites ? s'indigna Jon. -- Je regarde si elle vaut la peine que je fasse un effort ! Oui, elle est mignonne. Il y aura quelque chose a en tirer. Gardes ! Prenez cette fille et amenez-la-moi dans ma cabine, je vais m'occuper de sa plaie. Mia disparut et la porte se referma aussitot. -- Je ne suis pas sure que ce soit une bonne idee de la laisser seule avec lui, fit remarquer Ambre. -- C'etait ca ou la mort a echeance, repliqua Matt. -- Alors, comment on sort ? intervint Tobias. Matt soupira. -- Je l'ignore. Mais il faut trouver. Et vite. Les heures passaient et Matt n'entrevoyait qu'une seule option. Compter sur l'aide de l'exterieur. Colin n'etait manifestement pas enclin a trahir une seconde fois son maitre. -- Ambre, tu pourrais te servir de ton alteration sur un mecanisme a dix metres environ ? -- Si c'est une manoeuvre simple et que je vois le mecanisme, c'est possible, a quoi tu penses ? -- Plume est au fond du hangar. Si tu peux declipser la longe qui la contraint, je suis sur qu'elle nous aidera. -- Pour ca la porte doit etre ouverte ! -- J'en fais mon affaire. Toby, lorsque le garde va entrer, je vais le retenir aussi longtemps que possible, mais tu devras sauter sur la porte pour la maintenir ouverte, d'accord ? -- Je m'en charge. Matt se mit a cogner avec son epaule une nouvelle fois, le garde ne tarda pas a revenir, toujours aussi peu aimable : -- Silence ! Si vous ne vous calmez pas, je rosse la chienne ! C'est compris ? -- Il fait beaucoup trop chaud la-dedans ! s'ecria Matt. Nous etouffons ! -- Pas mon probleme ! -- S'il vous plait ! Donnez-nous au moins un peu d'eau ! Si nous sommes tous morts a l'arrivee, c'est vous qui aurez des ennuis ! Cet argument sembla toucher une corde sensible, le garde revint ouvrir pour poser un seau d'eau tiede au milieu de la cellule. Matt se jeta sur l'homme de toutes ses forces pour l'ecraser contre le mur oppose. Aussitot, Tobias jaillit, a une vitesse folle, il repoussa le battant de la porte qui vint cogner contre une caisse. Ambre focalisa son regard sur la longe, puis le mousqueton qui retenait Plume prisonniere. Matt, qui avait encore les mains attachees dans le dos, recut un crochet dans l'estomac, tout l'air de ses poumons s'echappa et il tituba. Le garde saisit Tobias par les cheveux pour le repousser au fond de la cellule et donna un coup de pied dans le seau d'eau qui se renversa : -- Ca vous apprendra a jouer avec moi ! dit-il avec mechancete. Les gamins, je les mate ! Il allait les enfermer a nouveau lorsque Plume l'envoya, d'un mouvement des pattes arriere, s'assommer contre la paroi. Matt s'empara du couteau a sa ceinture et trancha les liens de Tobias qui put a son tour liberer tout le monde. Ils ligoterent le garde dans la cellule et, avant de sortir, Matt lui lanca : -- Tu n'es pas tombe sur les bons gamins, on dirait ! Dans le couloir, deux autres gardes approchaient avec mefiance, alertes par le bruit. L'un tenait son epee a deux mains. En se retrouvant face a face avec la troupe de Pans, les deux Cyniks marquerent une courte hesitation. Qui suffit a Ambre pour controler l'epee et l'ecraser sur le visage du premier, lui brisant le nez avec le plat de la lame pendant que Tobias lancait quatre boites de conserves debusquees dans le hangar en moins de trois secondes pour faire trebucher le second. Les autres Pans sauterent sur eux pour les attacher et les enfermer dans la cellule a leur tour. -- Nous avons besoin de nos armes, dit Matt. Il est grand ce dirigeable ? -- Plutot. J'ai peur que notre equipement soit avec le reste des Cyniks, certainement dans le salon, dit Tobias. S'ils n'ont rien entendu, avec nos trois pouvoirs combines on peut les avoir facilement. -- Nous sommes avec vous ! firent deux voix en choeur. Jon s'empara d'un filet et Perez de l'epee du garde. Les autres resterent en retrait. Ils remontaient la coursive en direction du salon lorsque des mains surgirent du plafond pour arracher Ambre au sol en la tenant par les cheveux et les epaules. La jeune fille cria et disparut sur le toit de la nacelle. L'ennemi venait de se constituer un otage. 47. Duel dans les nuages Matt avait bondi a l'echelle pour jaillir sur le toit de la nacelle. Le conseiller spirituel arracha Ambre aux bras de son garde et lui posa la pointe d'un couteau sur la gorge. -- Vous n'arreterez jamais ? s'enerva-t-il en toisant Matt. -- Vous avez oublie notre surnom ? lui demanda Matt. Les Pans, fils de Peter Pan, les enfants qui ne veulent pas grandir et qui sont epris de... liberte ! Ca vous surprend que nous refusions d'etre enchaines et enfermes ? -- Ne fais pas le sot. Malronce te traitera bien, tu n'images pas a quel point tu seras bien recu ! -- Il sera depece ! clama Tobias. Pour poser sa peau sur le Testament de roche ! Le conseiller fusilla Tobias du regard. Brusquement il forca la lame contre la peau d'Ambre qui s'ouvrit pour laisser passer un filet de sang. -- Reculez ! hurla-t-il. Reculez tous ou c'est elle que j'ecorche vive ! Ambre paniquait, tentait de desserrer la pression sur son cou sans y parvenir. Jon et Perez parvinrent sur le toit a leur tour. Le garde avait pris un arc et le braquait vers les Pans, la pointe de sa fleche tremblait a cause du stress. -- Posez vos armes ! hurla le conseiller spirituel. Matt secoua la tete. -- Prenez-moi en echange. -- Recule, je t'ai dit ! Il n'y a pas d'echange, vous allez tous vous rendre et vous allonger sinon votre amie va se vider de son sang comme un cochon ! Les machoires de Matt se contracterent. -- Ne vous en prenez pas a elle, avertit-il. -- De quel droit me donnes-tu des ordres ! Il s'affolait, Matt pouvait le sentir. La situation lui echappait totalement et le Cynik perdait le controle de ses nerfs. C'etait a la fois dangereux pour Ambre, il risquait de l'egorger, et en meme temps un bon point car cela allait diminuer sa vitesse de reaction. Matt se basait sur sa propre experience, aussi courte fut-elle. Tu n'aurais pas du t'en prendre a Ambre ! s'entendit-il penser avec colere. Matt tenait un poignard subtilise a l'un des gardes. S'il y mettait la force, il transpercerait le conseiller spirituel. Sauf qu'il n'avait pas l'agilite pour toucher sa cible. Il chercha le regard d'Ambre. -- Ambre ! dit-il. Fais avec moi ce que tu fais avec Tobias ! La jeune fille cligna des paupieres et Matt prit cela pour un oui. J'espere qu'on s'est bien compris toi et moi ! Cependant le garde le devanca, crispe par la tension, la corde de son arc lui echappa et la fleche passa entre Matt et Jon pour se planter dans Perez qui tituba avant de passer par-dessus bord. Tobias se jeta sur la rambarde pour le retenir. Perez etait deja trois metres plus bas, dans le vide. Il disparut brutalement dans la cime d'une foret. Matt propulsa le poignard de toutes ses forces. L'arme tournoya en foncant droit sur Ambre. Puis la trajectoire s'altera sensiblement et remonta pour venir frapper le conseiller en plein visage. Le manche cogna contre sa joue et l'emprise autour d'Ambre se defit immediatement. Le conseiller trebucha, cracha deux dents et du sang et, avant qu'il puisse saisir a nouveau Ambre par les cheveux, Matt se tenait devant lui. L'adolescent lui decocha un coup de pied avec une telle fureur que les cotes du Cyniks se briserent et il decolla du sol. Emporte par son elan il allait passer par-dessus bord a son tour lorsque ses mains saisirent un des filaments qui retenaient la nacelle. Pendant ce temps, Jon avait lance son filet sur le garde et le rouait de coups avec l'aide de Tobias. L'homme tomba a genoux en se recroquevillant. Ambre se jeta dans les bras de Matt. Les cheveux blonds et roux de l'adolescente, balayes par les vents, fouetterent les traits du garcon qui regardait le conseiller se debattre avec le filament dans lequel il etait empetre. Il criait et couinait et une petite fumee blanche s'echappait de ses mains. Puis les filaments commencerent a l'absorber, il etait entraine vers le corps de la meduse. Il n'y avait rien a faire pour sauver le conseiller d'une mort abominable. Matt se demanda alors s'il en avait vraiment envie. Les hurlements insupportables du Cynik le firent douter. Ils ne pouvaient le laisser souffrir ainsi. Il n'etait pas comme eux. Tobias devait en penser autant car il s'etait empare de l'arc et tira une premiere fleche qui manqua sa cible. La seconde, guidee par Ambre, se planta en plein coeur. Tel un pantin desarticule qui quitte la scene, le conseiller continua d'etre remonte par le filament avant que la masse gelatineuse de la meduse ne l'absorbe progressivement. Colin et le Buveur d'Innocence s'etaient enfermes dans le poste de pilotage. Matt forca le passage et avant meme que le Buveur d'Innocence puisse s'emparer de sa dague, Matt le frappa si fort au visage que l'adulte vacilla. Colin leva les mains pour se rendre. -- Je suis avec vous ! sanglota-t-il. C'est lui qui m'a force ! Matt l'attrapa sans menagement par le bras et Tobias prit la defense du blond aux traits ingrats : -- Rappelle-toi que sans lui nous n'aurions pas pu te sauver. -- Oui, c'est vrai ! gemit Colin. C'est moi qui lui ai presente Jon et sa bande ! Je suis de votre cote ! Matt l'etudia avec une intensite troublante dans le regard. -- Tres bien, tu rentres avec nous, le conseil d'Eden decidera de ton sort ! Ambre s'etait installee aux commandes : -- A basse altitude je pense y arriver mais la, si haut, avec les vents, je ne garantis pas de pouvoir nous conduire ! -- Moi je le peux ! s'ecria Colin. Matt hesita puis lui fit signe de s'asseoir. -- Quelle direction je prends ? demanda Colin. -- Le nord. Nous rentrons chez nous. 48. Voyage vers le nord Pendant tout l'apres-midi, Colin forma Ambre et Jon au pilotage et ce dernier etait en poste en fin de journee lorsque Matt rassembla tous les Pans dans le hangar. Le Buveur d'Innocence et les quatre gardes etaient a l'arriere, ligotes et baillonnes. -- Est-ce que quelqu'un s'oppose a ce que nous nous debarrassions d'eux ? sonda Matt. -- Certainement pas ! fit une Pan du nom de Nournia. -- Nous allons les jeter dans le fleuve, a eux de se debrouiller ensuite. -- Pourquoi pas les tuer ? fit Mia qui boitait et souffrait de sa blessure bandee. -- Assez de sang a deja ete verse ! s'opposa Matt. -- Perez, Jordan et Stu sont morts a cause des Cyniks ! -- Et un autre Pan dont nous n'avons jamais su le nom, completa Tobias en repensant a l'extraction de l'anneau ombilical qui avait mal tourne. -- Je ne tuerai personne de sang-froid ! s'indigna Matt. Nous ne deviendrons pas comme eux ! Il souleva la trappe du hangar qui devoila trente metres de vide au-dessus des eaux vertes du fleuve. Les Cyniks se mirent a protester et a gesticuler. Un par un, Matt les tira vers le vide. Il leur coupa les liens afin qu'ils puissent nager et les poussa sans menagement. Colin assistait au spectacle avec horreur, s'imaginant probablement a deux doigts d'etre condamne au meme chatiment. Vint le tour du Buveur d'Innocence. Ambre s'approcha et demanda le couteau a Matt qui le lui donna. Pourtant au moment de le faire tomber, Ambre ne lui libera pas les mains. Les yeux du Cynik s'agrandirent quand il comprit, il cria sous son baillon et Ambre posa un pied dans son dos, prete a le pousser : -- Pour toutes les perversions commises, je laisse le fleuve decider si vous devez vivre ou perir, dit-elle sans emotion. Son pied projeta le Buveur d'Innocence dans le vide. La silhouette du Cynik se tortilla pendant la courte chute, avant de heurter les eaux limoneuses et de s'y enfoncer. Tous les Pans a bord observaient Ambre, avec crainte, et parfois admiration. Elle ignora leurs regards et quitta la piece. Le soir, durant le diner dans le grand salon, Matt exposa a l'assemblee toute leur histoire pendant que Ambre pilotait le dirigeable. Leur traversee de la Foret Aveugle, son portrait sur les avis de recherche de la Reine Malronce, et leur mission pour decouvrir ce qu'il advenait de tous les Pans captures ; il n'omit aucun detail, allant jusqu'a raconter qu'il etait pourchasse par une creature terrifiante, bien plus menacante que tous les Mangeombres du monde : le Rauperoden. -- S'il se deplace dans un orage, comme tu le pretends, releva Colin, alors il est facile de lui echapper ! -- Non parce qu'il surgit tres vite, et que nul Pan ne court plus vite qu'une tempete ! Et si l'orage est son vehicule comme je le suppose, il n'est pas oblige de voyager avec, c'est juste une parure ! Nous l'avons seme grace a la Foret Aveugle, helas, je sais qu'il ne lachera pas aussi facilement. C'est comme si j'etais une... une obsession ! -- As-tu essaye de communiquer avec lui ? Peut-etre n'est-il pas si mechant ! Peut-etre qu'une alliance est possible ! -- Il a ravage tout un village au nord de l'ile ou nous habitions, crois-moi, il n'a rien d'amical et il ne souhaite pas discuter. -- Alors que veut-il ? Pourquoi te pourchasse-t-il ? insista Mia. -- Je l'ignore, probablement la meme chose que Malronce. -- Moi je sais ! intervint Tobias avec une pointe de fierte. C'est la Quete des Peaux ! C'est une sorte de prophetie que Malronce se plait a repeter a ses ouailles. Les grains de beaute ne sont pas disposes au hasard sur la peau, ils sont un langage, et la peau d'un enfant doit reveler l'emplacement de ce que nous pensons etre la source de toute vie. -- La source de toute vie ? reprit Nournia, incredule. -- Oui, enfin c'est ce que nous en avons deduit. Et cette peau tres particuliere, c'est celle de Matt. Toute l'attention convergea vers l'adolescent qui s'enfonca doucement dans son siege. -- Moi ? Pourquoi moi ? -- C'est comme ca, il n'y a peut-etre pas de raison, en tout cas si tu es tant recherche par le Rauperoden et par Malronce, c'est a cause du message sur ton corps. -- Tu veux dire le plan ? corrigea Colin. -- Oui, c'est ca, une sorte de plan. -- Ouah ! s'exclama Jon. Tu m'etonnes qu'ils te veuillent tous ! -- Et comment on le lit ce plan ? insista Matt. -- En posant... ta peau sur une table speciale, que les Cyniks appellent le Testament de roche. Malronce se serait reveillee dessus apres la Tempete. -- Tres bien, cela les regarde, fit Jon, a partir du moment ou ils ne mettent pas la main sur Matt, ce n'est pas notre probleme ! -- Oh ! mais nous en avons un de probleme, enchaina Matt. Et un gros ! Les Cyniks s'appretent a nous envahir. Ils vont nous declarer la guerre d'ici peu de temps. Je connais toute leur strategie, c'est pour ca que nous devons gagner Eden au plus vite. Cette fois personne ne broncha. Tous ici avaient eu un apercu des forces Cynik et savaient de quoi les adultes etaient capables. Ils mesuraient pleinement ce qu'une invasion impliquait. Les Pans venaient de devenir une espece en voie d'extinction. Lorsque tout le monde sortit pour aller se coucher, Matt entraina Tobias un peu a l'ecart. -- Dis, tu sais ce qu'il se passe avec Ambre ? Je la trouve un peu... bizarre. Ce qu'elle a fait avec le Buveur d'Innocence ne lui ressemble pas ! Tobias se mordit les levres et soupira. -- Ecoute, je ne devrais pas te le dire, elle m'a fait promettre, mais je crois que c'est bien trop grave... Pour pouvoir suivre le Charon, nous avons pactise avec le Buveur d'Innocence. Et Ambre est restee un petit moment en tete a tete avec lui. -- Que s'est-il passe ? Tobias haussa les epaules, preferant ne pas partager ses doutes sur la nature exacte de ce que le Buveur d'Innocence avait pris a Ambre. -- En tout cas elle n'est plus tout a fait la meme depuis, avoua-t-il. -- Je vais essayer de lui parler. -- Non, pas maintenant ! le coupa Tobias en lui prenant le poignet. Laisse-lui un peu de temps. Elle a besoin d'etre seule. Matt acquiesca et finit par prendre son copain par les epaules. -- Il s'en est passe des choses depuis la Tempete, pas vrai ? -- Ouais. On a pas mal change. -- Toi surtout ! -- Non, toi aussi, tu... tu t'es affirme. -- Pourquoi tu dis ca ? Tobias designa la piece ou s'etait deroulee leur assemblee : -- Tu n'hesites plus a prendre les decisions, tu fais preuve d'un esprit de commandement, bref, t'es definitivement une sorte de... leader ! Matt se mit a rire et Tobias le suivit, moins enthousiaste, car il pensait vraiment ce qu'il venait de dire. Portes par des vents favorables, ils survolerent la Foret Aveugle seulement deux jours plus tard. Ambre et Jon se remplacaient dans la journee tandis que Colin effectuait le pilotage de nuit, plus subtil avait-il explique. Le paysage ne changea alors plus beaucoup pendant plusieurs jours, une mer vegetale a perte de vue. Apres quatre journees, Ambre se demanda s'ils en verraient un jour le bout. Elle ne pouvait se douter qu'ils n'avancaient que de moitie. Chaque nuit, Colin operait de larges cercles, ne s'occupant plus du tout d'aller vers le nord. Il cherchait quelque chose. Qu'il trouva lors de leur septieme nuit a bord. 49. Ou Colin trouve sa place Tobias avait le sommeil leger a bord. Meme depuis le depart du Buveur d'Innocence il ne parvenait pas a dormir sans angoisses. Il se reveilla avec le sentiment d'etre malade. J'ai l'estomac qui tourne... Les flashes qui entraient dans sa cabine par le hublot lui souleverent le coeur avant qu'il comprenne qu'il ne s'agissait pas des Mangeombres mais juste d'un orage. Il se leva en silence, il pouvait entendre la respiration assoupie de Matt. Le nez colle a la petite vitre ronde, il vit des eclairs illuminer de gros nuages noirs. Pourquoi on se dirige droit dessus ? Il faut les contourner ! Qu'est-ce qui lui prend a Colin ? Tobias enfila son pantalon et son tee-shirt et sortit en direction du poste de pilotage. Il toqua a la porte et ne recevant pas de reponse entra. Colin etait concentre sur ses commandes, l'oeil brillant. -- Meme si nous sommes presses, commenca Tobias, il est preferable de faire le tour de cet... Tobias remarqua que Colin tenait une partie des leviers dans les mains, arraches. -- Qu'est-ce qui s'est passe ? Colin, le regard fourbe, s'eloigna brusquement de Tobias. -- Je n'ai pas le choix ! dit-il sur le ton de la jeremiade. Tot ou tard, vous finirez par me reserver le meme sort qu'a mon maitre ! -- De quoi tu parles ? -- Je le vois bien avec Matt, il ne m'aime pas, personne chez vous ne m'aimera jamais ! Il n'y aura pas plus de place chez vous que chez les Cyniks pour un garcon comme moi ! -- Oh non, fit Tobias en realisant qu'il venait de se passer quelque chose de grave. Qu'as-tu fait ? -- Le monde est bien fait, pas vrai ? Alors j'ai forcement ma place quelque part ! Colin delirait, pris d'une bouffee de folie, et Tobias avisa le pupitre des commandes. -- Tu as tout sabote ! Comment va-t-on continuer ? -- Je dois me confronter a lui ! Tu comprends ? Peut-etre que c'est aupres de lui que je trouverai ma place ! Tobias usa de sa vitesse pour bondir sur Colin et le gifler en esperant le reveiller : -- Mais de qui tu parles ? Colin se tut, hagard. Puis il pivota vers la baie vitree et l'orage. -- De lui, enfin ! Du Rauperoden ! J'ai ecoute Matt en parler, j'ai tout essaye, il n'y a que cette entite pour me comprendre ! Tobias se figea. Les eclairs se multipliaient a toute vitesse, il n'avait pas pris le temps de l'observer auparavant, pourtant des griffes electriques serpentaient horizontalement, et il se deplacait a contre vent. Le Rauperoden ! Avant que Tobias ne puisse ressortir du poste de pilotage, ils etaient dans la tourmente de l'orage. Colin verrouilla la porte et attrapa Tobias par-derriere pour le plaquer contre la console. -- Viens avec moi ! Viens ! hurlait-il par-dessus le vent qui cognait contre la nacelle. Tobias tenta de se degager et recut un violent coup sur le cote du crane qui l'etourdit. Il se rattrapa a l'un des sieges pour ne pas s'effondrer et chercha a reprendre son souffle. La porte enfoncee quelques jours plus tot avait ete reparee avec les moyens du bord, et elle semblait plus solide qu'auparavant car les coups se mirent a pleuvoir dessus sans qu'elle cede. Colin fracassa la baie vitree avec des morceaux de levier et la pluie s'engouffra a l'interieur. -- Rauperoden ! hurlait-il dans les vents. Rauperoden ! Tobias se redressa juste a temps pour voir le sommet d'un sapin surgir. Ils n'etaient probablement plus au-dessus de la Foret Aveugle, et volaient a basse altitude. La nacelle s'encastra dans l'arbre et le brisa en grincant de toute part. Les aiguilles vertes flottaient dans le cockpit et Colin continuait de s'epoumoner. Des phares puissants balayaient le ciel depuis le sol et Tobias reconnut les echassiers. Deux paires de lumieres se braquerent sur la meduse puis sur la petite nef suspendue en dessous. Tout d'un coup, une rafale d'eclairs vint frapper le dirigeable et la tempete se calma brusquement. Une forme noire flottait devant eux, un long drap de tenebres ondulant dans l'absence de vent. Un visage surgit en relief, une machoire agressive et un front interminable au-dessus d'orbites creuses. Le Rauperoden les guettait. -- Approche, fit une voix gutturale et sifflante. Colin, effraye, monta timidement sur la console. -- Je... Je veux vous proposer... mon aide, balbutia-t-il. Si vous me prenez avec vous, je peux vous livrer Matt... le Matt que vous cherchez ! Les puits de tenebres qui servaient d'yeux au Rauperoden s'elargirent et sa bouche s'ouvrit en grand. Le drap se plaqua contre Colin et il eut a peine le temps de hurler qu'il fut aspire a l'interieur. Tobias cligna des paupieres, Colin venait de disparaitre dans le Rauperoden. Devore en un instant. Il ne pouvait pas rester la. Soudain la porte ceda et Matt apparut avec Jon et Ambre. La terrible voix resonna dans l'habitacle : -- Matt ! L'enfant Matt ! Viens a moi ! Avant que l'interesse ne puisse reagir, la forme obscure se precipita a l'interieur pour tenter de l'avaler. Tobias sortit de son recoin et sauta vers eux, repoussant in extremis Matt et les autres dans le couloir. Le Rauperoden se coula dans son dos et des mains jaillirent du drap noir pour soulever Tobias et l'enfourner dans la gigantesque machoire qui remplissait presque toute la surface du rectangle de tissu. Tobias tendit la main vers Matt. -- Aidez-moi ! hurla-t-il. Aidez-moi ! Mais tout alla trop vite, la seconde suivante le drap se refermait sur lui et le Rauperoden l'engloutit dans le neant de son etre. Apercevant Matt, la creature frissonna, des eclairs fendirent le ciel, et toucherent la meduse qui se contracta soudain. Une reaction electrique se propagea dans toute sa masse gelatineuse et, brusquement, elle grimpa vers les cieux, projetant le Rauperoden a l'exterieur. La vitesse renversa tous les passagers de la nacelle, la meduse traversa les nuages et l'orage et fusa en direction des etoiles. Puis des particules de sa substance molle se detacherent et l'animal, blesse, fonca vers le nord en zigzaguant. Elle se deplacait plus rapidement qu'un cheval au galop, survola des collines, des lacs et meme les lumieres d'un village de Pans avant de perdre de plus en plus d'altitude. A bord, personne ne parvenait a bouger, l'acceleration les avait plaques au plancher. Un grand peuplier perfora la proue de la nacelle avant que le sommet d'un rocher l'eventre sur le flanc tribord. Des filaments se rompirent et la construction de bois se mit a flotter avant de venir percuter le sol dans une clairiere. Elle eclata, et ce qui restait partit en tonneau pour finir sa course contre une butte. La meduse etait tout illuminee par l'electricite, transpercee par des eclairs bleus qui la dechiraient. Puis elle s'echoua en soulevant un nuage de poussiere. Elle resta a briller d'une lueur bleue, une longue minute, puis elle mourut a son tour. 50. Confidences sous les flammes Le dirigeable avait pris feu et les debris fumaient encore une heure apres le crash. Une forme humanoide s'approchait pour les sonder avec precaution. Elle repera deux corps et s'agenouilla pour constater qu'ils etaient morts. Des adolescents. Un animal qu'elle prit tout d'abord pour un cheval attira son attention. En s'apercevant que c'etait un chien gigantesque, la silhouette se crispa et sortit sa hachette pour se preparer au pire. Le chien lechait le visage d'un troisieme garcon. -- Tu n'as pas l'air tres agressif, pas vrai ? fit l'individu en s'approchant lentement. Le chien l'ignorait totalement et il put ausculter brievement le garcon. Il respirait encore. -- He, fit la forme, reveille-toi ! Allez ! Reviens a toi ! Matt ouvrit les yeux, sonne et paralyse par la douleur. -- Ou suis-je ? murmura-t-il. -- Tiens, bois un peu d'eau. Je m'appelle Floyd, je suis un Long Marcheur. Je vous ai vus vous ecraser au loin. -- Les autres..., comment vont-ils ? -- J'ai bien peur que tu sois le seul survivant. -- Non, c'est impossible, ils ne peuvent pas... Matt se redressa en deux temps, la tete lui tournait et ses membres l'elancaient. Par chance, il n'avait rien de casse, seulement des coupures et des bosses sur tout le corps. Plume le regardait en haletant, l'oeil vif et rassure. Elle ne semblait pas avoir trop souffert de l'accident. Matt erra parmi les decombres et apercut les depouilles des deux Pans qui accompagnaient Jon, puis une troisieme un peu plus loin. Puis Mia, recouverte par un morceau de cloison, l'epaule transpercee par une tige de fer. Floyd et Matt la degagerent et cela la reveilla, elle se mit a hurler et le Long Marcheur s'empressa de lui faire respirer une petite fleur qu'il transportait dans sa besace. Mia s'endormit immediatement. -- Voila qui devrait l'apaiser un moment. Jon et Nournia tituberent jusqu'a eux, les vetements en lambeaux. -- Xian et Vernon sont morts, dit Jon les larmes aux yeux. -- Je sais, repondit Matt. Le garcon aux cheveux rases aussi. -- Harold. Comment va Mia ? -- Elle a besoin de soins. Vous n'avez pas vu Ambre ? Ils secouerent la tete et Matt repartit sonder l'epave. Il repera la main de la jeune fille sous un bout de moquette roulee et la sortit de la en toute hate. Elle respirait faiblement. Matt ne savait pas comment s'y prendre, il avait deja vu mille fois les secours a la television faire du bouche-a-bouche et un massage cardiaque et se demanda s'il ne fallait pas faire de meme. Non ! Le coeur battait encore, sa poitrine se soulevait. Peut-etre n'avait-elle pas assez d'air ? Il se decida enfin a agir, mieux valait faire quelque chose que de la regarder mourir sous ses yeux ! Il colla ses levres sur celle de la jeune fille et insuffla de l'air. Ambre toussa et se reveilla immediatement. -- Oh ! ce que je suis content de te voir ! s'exclama Matt. L'adolescente regarda autour d'elle sans comprendre ce paysage d'apocalypse. -- Pourquoi je suis dans tes bras ? questionna-t-elle doucement. -- Tu as mal quelque part ? -- Partout je crois. Elle parvint neanmoins a bouger chaque membre, se rassurant sur son etat general. -- Et Toby ? fit-elle soudain. Matt avala sa salive peniblement. Les larmes envahirent son regard. -- Le Rauperoden, chuchota-t-il, incapable de parler plus fort sans que sa voix se casse. Le Rauperoden l'a eu. Ils etaient cinq rescapes dont Mia qui n'etait pas vaillante. Le soleil se levait, blanchissant l'horizon et chassant progressivement les etoiles. Aucun signe d'orage au loin. Matt demanda a Floyd : -- Tu as vu une tempete dans le coin ? -- Non, rien. Il y avait des eclairs cette nuit, mais c'etait loin au sud. Ambre s'assit a cote de Matt et se serra contre lui pour chasser les frissons de froid, de fatigue et d'angoisse. -- Qu'est-ce qu'on fait ? -- Il faut rallier Eden, fit-il sombrement. Nous n'avons pas d'autre choix. -- Et... Toby ? Matt serra les poings. Soudain, ce fut trop pour lui. Les larmes coulerent sur ses joues tandis qu'il revoyait son ami se jeter pour les proteger et se faire avaler par le Rauperoden. Ambre le prit dans ses bras et Matt pleura longuement. Lorsque les sanglots se dissiperent, Matt fit face a l'aube et lanca une promesse : -- Quoi qu'il soit, je jure d'un jour le retrouver et de le detruire. En fouillant toute la zone du crash, les Pans mirent la main sur une bonne partie de leurs affaires, sacs a dos et armes. Certains sacs s'etaient eventres et plusieurs lames s'etaient brisees. Matt debusqua la sienne, intacte, et la rangea avec soin dans son baudrier qu'il enfila sur son dos. Un jour viendrait ou cette epee trancherait le voile noir du Rauperoden. Il en etait certain. Floyd avait fait un bandage a l'epaule de Mia, mais il n'etait pas tres optimiste : -- Il est imperatif qu'elle soit soignee par des gens plus competents ! -- A quelle distance se trouve le village le plus proche ? -- Deux jours de marche. -- Et Eden ? -- Eden ? repeta le Long Marcheur, surpris. A quatre jours environ. -- Nous ne pouvons perdre plus de temps, guide-nous vers Eden. -- Mia doit etre soignee ! Le village le plus pres est... -- Nous allons a Eden, la survie de notre peuple est en jeu. Floyd ne posa plus de questions. Ces curieux voyageurs qui venaient de s'ecraser a bord d'un dirigeable-meduse semblaient en savoir bien plus que lui. Ils marcherent en transportant Mia sur le dos de Plume, ils s'arretaient peu et Matt ne cessait de guetter le sud dans la crainte d'y apercevoir un orage. Le ciel etait clair. Le premier soir, il ne put dormir, il ecoutait la nuit et sa faune, guettant un eventuel coup de tonnerre. Lorsqu'il fut trop epuise pour tenir, dans la lucidite d'un esprit qui n'a plus assez de force pour s'inventer des histoires, il comprit que ce n'etait pas la peur qui le faisait attendre l'orage. Mais l'esprit de revanche. L'absence d'orage etait en fait sa frustration. Il voulait affronter le Rauperoden. Finalement incapable de s'assoupir, Matt nettoya son epee sous les reflets du feu de camp, aiguisant la lame avec sa pierre et polissant l'acier froid en songeant a ce combat. Un jour. Il s'en etait fait la promesse. Meme s'il fallait qu'il traque le Rauperoden toute son existence pour cela. Mais au fond de lui, il savait qu'il n'aurait pas a patienter bien longtemps. La Rauperoden viendrait a lui. Le soir du troisieme bivouac, Floyd etait tres inquiet pour la sante de Mia. La jeune fille divaguait, assommee par de fortes fievres. Jon s'allongea a cote d'elle pour la veiller toute la nuit. Ambre et Matt bavardaient un peu a l'ecart, profitant des dernieres braises. -- Que comptes-tu faire a Eden ? demanda-t-elle. -- Rassembler le conseil et les informer de la menace qui pese sur nous. L'imminence d'une guerre. Il faut s'y preparer. -- Quelle chance avons-nous d'y survivre ? -- A quinze mille adultes entraines et lourdement armes contre une poignee de Pans ? Franchement, aucune. Sauf que je connais leurs plans. Et puis... nous avons peut-etre un atout majeur, a condition d'en comprendre l'utilite. -- Que veux-tu dire ? -- La Quete des Peaux ! Malronce veut a tout prix mettre la main sur l'enfant qui porte sur lui la carte. D'apres Tobias, il se pourrait que je sois ce Pan, c'est pour ca qu'elle me cherche partout. Ambre secoua la tete. -- Non, Matt. Tobias s'est trompe. L'adolescent pivota pour contempler son amie. -- Comment ca ? Ambre ramena ses jambes contre elle et entoura ses genoux avec ses bras, dans une position reconfortante. -- Le Buveur d'Innocence travaille a la Quete des Peaux, dit-elle, il est present chaque jour ou presque, pour participer aux verifications. A force de voir le Grand Plan, le dessin des grains de beaute recherche, il le connait par coeur. -- Eh bien ? Ambre deglutit peniblement et ajouta tout bas : -- Le Buveur d'Innocence n'a pas accepte de nous aider a te retrouver par hasard. Il a vu que j'etais cette carte. Il a reconnu tout de suite le Grand Plan sur moi. -- Toi ? repeta Matt, incredule. -- Oui. J'ai naivement pense qu'il souhaiterait en tirer avantage en temps et en heure pour lui-meme, qu'il voudrait d'abord mettre la main sur toi, alors je n'ai rien dit, pensant betement qu'il serait toujours possible de lui fausser compagnie une fois l'Alliance des Trois reunie. Helas, tout ce qu'il voulait c'etait nous livrer a Malronce ! C'etait son idee depuis le debut, rejoindre le conseiller spirituel pour le prevenir, pour monnayer sa trouvaille ! -- Et tu... tu as sur toi la carte pour aller jusqu'au centre de la vie ? -- Nous ne savons pas vraiment ce que c'est, j'ai suppose que c'etait quelque chose dans ce registre mais je peux me tromper. Quoi qu'il en soit, je n'aimerais pas que les Cyniks mettent la main dessus. -- Il faut en informer le conseil d'Eden. Ambre acquiesca, l'air songeuse. -- Lorsque nous etions avec la Feroce Team, je t'ai confie que j'avais peur de vieillir, de devenir un jour une Cynik, tu te rappelles ? Tu m'as fait une promesse ce jour-la. -- Que je veillerai sur toi, et je vais la tenir, sois-en sure ! Ambre lui prit la main et eut du mal a contenir les sanglots qui l'envahissaient : -- Je ne sais pas ce que tout ca signifie, dit-elle avec difficulte, j'aimerais ne pas etre cette carte, je ne veux pas grandir et devenir une adulte si cela fait de moi une Cynik ! Je ne veux pas aller avec eux ! -- He, rassure-toi, ca n'arrivera pas ! Je serai la pour te proteger, pour t'aider a rester celle que tu es ! -- Ils sont capables de tant d'horreurs, je ne veux pas de ca... Matt fit alors quelque chose dont il ne se serait jamais cru capable : il deposa un baiser sur le front de la jeune fille. -- Tu n'es pas seule, je suis avec toi. Ils demeurerent plusieurs minutes ainsi, tout proches. Brusquement, a force de reflechir a tout ce qui venait de se dire, une evidence se forma dans l'esprit de Matt, il se mit a bouillir : -- Attends une seconde ! Tu veux dire que le Buveur d'Innocence t'a vue toute... Ambre serra la main de Matt. -- Il m'a forcee a me deshabiller, mais lorsqu'il a reconnu le Grand Plan, il n'a pas pose la main sur moi. Il a aussitot accepte de nous aider. -- Quelle ordure, ce type ! Si j'avais su, jamais je ne l'aurais laisse filer ! -- Le fleuve a peut-etre eu raison de lui, dit-elle doucement. Il ne meritait pas que tu salisses ta conscience, crois-moi. -- Ambre, je suis desole, tout ca a cause de moi, c'est... Elle lui posa l'index sur la bouche pour le faire taire. -- Tu te rappelles les premiers mots que tu as eus pour moi ? demanda-t-elle apres un long silence. Matt se souvenait de son coma, et de l'apparition d'un ange. Ses joues s'empourprerent. -- Je crois bien..., dit-il tout honteux. - >> Ambre, sois mon ciel. >> Qu'est-ce que tu voulais dire par la ? -- Euh... je ne sais pas, mentit-il, embarrasse, c'etait surement la fievre. -- Ah. D'accord. Je comprends. Leurs mains se quitterent. Gene par le silence, Matt revint a l'une de leurs premieres preoccupations : -- Demain, nous serons a Eden. Il faudra tout leur expliquer. La Quete de Peaux, la guerre... -- Il reste une question de taille, fit remarquer la jeune fille. Ce que tu es, toi ! Car si je suis la carte qu'ils recherchent, alors pourquoi c'est ton visage qui est placarde partout au royaume de Malronce ? Matt prit une profonde inspiration. Il realisa qu'apres tout ce periple, la principale question qui avait motive cette quete demeurait sans reponse. Parce que je ne suis pas descendu jusqu'a la seule personne capable de me repondre. En prisonnier, il savait qu'il ne serait jamais ressorti des geoles de la Reine. Il n'y avait qu'en homme libre qu'il pouvait s'y rendre et obtenir ses reponses. Il balaya aussitot cette eventualite. -- Il faut dormir, demain sera une longue journee, dit-il en se relevant. Le lendemain, en fin de matinee, ils parvinrent au sommet d'une colline. Des champs de ble d'un jaune aveuglant s'etendaient en contrebas. Et une ville, posee tout au bout, dans son ecrin dore. Une grande cite de maisons et de tentes, traversee par un fleuve aux vaguelettes miroitant sous le soleil. Une cite avec une place au centre, occupee par un arbre formidable, deployant ses branches au-dessus de la plupart des quartiers, tel un gardien millenaire. De vastes jardins aux vergers colores se partageaient une partie de la ville et, deja, des centaines de petites silhouettes s'activaient pour en cueillir les fruits. Un petit paradis perdu au milieu de nulle part. Eden. Epilogue Une brise glaciale traversait la grande salle. Les fenetres, hautes et etroites, ne laissaient entrer que tres peu de cette lumiere rouge qui provenait de l'exterieur si bien que des torcheres rivees aux murs servaient a l'eclairage. Un homme entra, portant un diademe de pierres precieuses sur un coussin pourpre. Il traversa la piece, longeant les tentures dissimulees par la penombre, pour venir poser un genou au pied des marches conduisant au trone. A cote de lui, la silhouette massive du general Twain l'effrayait. Il le connaissait de reputation, un homme sans pitie, cruel et violent. Le bras droit de la Reine. Twain s'approcha et son armure se mit en action. On la disait constituee de mille pieces, chaque partie coulissait ou s'emboitait parfaitement, et chaque fois qu'il se deplacait, la carapace semblait se deplacer sur sa peau, telle une armee d'insectes noirs. -- Qu'apportes-tu, Ralph ? demanda-t-il. Ralph fut un peu surpris, la voix n'etait pas aussi terrifiante que le physique le laissait penser. Ce n'etait pas une voie d'outre-tombe, plutot celle d'un homme ordinaire. -- Un present pour notre Reine, de la part de mon seigneur. Et Ralph leva le coussin en direction du trone. Il n'y voyait pas grand-chose dans ce vaste hall froid et mal eclaire. Pourtant la Reine etait bien assise la-haut, dans l'obscurite. Il pouvait apercevoir le bas de sa robe. -- En quel honneur ? s'enquit le general Twain. -- Mon seigneur souhaiterait inviter sa majeste pour un diner. -- Rentre donc chez toi, Ralph, repliqua aussitot Twain. Et dis a ton seigneur que Malronce n'est pas de ces femmes ! La Reine Vierge elle est, l'a-t-il oublie ? Cette fois, Ralph ne se sentit pas bien du tout. A bien y reflechir la voix du general Twain etait bien effrayante, pas comme il l'avait imaginee, mais derriere sa normalite apparente se cachait un couperet capable des pires sevices. D'un mot, il avait le pouvoir de decouper Ralph en pieces. -- Oui, bien sur, general. Les gardes a l'entree s'ecarterent pour laisser entrer un messager qui accourait. -- Des nouvelles du garcon que vous recherchez, ma Reine ! clama-t-il tout essouffle. Twain repoussa brusquement Ralph en lui donnant un violent coup de pied qui l'envoya rouler au bas des tapisseries, le diademe se fracassa en heurtant la pierre du sol. -- Parle ! ordonna Twain au messager. Un genou a terre, le messager semblait panique. -- Nous avons toutes les raisons de croire que l'enfant s'est echappe, ma Reine. Nous n'avons plus de nouvelle, et le transport devrait etre deja arrive depuis un moment. La forme sur le trone se deploya. Ses voiles glisserent et roulerent. Tout son corps etait abrite par une robe noire et blanche, lui recouvrant meme les cheveux. Ses traits demeuraient cependant dans l'obscurite et Ralph espera un instant apercevoir le visage de cette Reine si mysterieuse. -- Echappe ? reprit-elle. Sa voix etait a la fois douce et autoritaire. Ralph ne savait pas bien s'il fallait en etre seduit ou craintif. -- Helas, mille fois helas, ma Reine, c'est ce qu'il faut croire. -- L'enfant que tout mon royaume recherche, disparu ? Le messager se courba encore davantage, son nez effleurant la premiere marche. La furie s'abattit sur le hall d'un coup. Les voiles de la Reine claquerent tandis qu'elle bondissait : -- Faites sonner le rassemblement, ordonna-t-elle d'une voix imperieuse, que les officiers d'enrolement battent les campagnes et les villes pour lever leurs unites, que nos armees se constituent. Si nos hommes ne sont pas capables de tenir un enfant, alors ils vont verser leur sang pour le conquerir ! Nous partons en guerre ! Je veux que le prochain hiver tombe sur un continent sans enfants ! Elle traversa la salle grise a vive allure, leva un poing rageur et hurla : -- A la guerre !