MAXIME CHATTAM AUTRE-MONDE *** Le Coeur de la Terre ROMAN ALBIN MICHEL (c) Editions Albin Michel, 2010. ISBN : 978-2-226-21429-4 PREMIERE PARTIE Le Paradis Perdu 1. Le Conseil Les rayons du soleil tombaient, obliques, sur les champs de ble entourant la ville. Matt Carter et Ambre Caldero avaient cru en l'existence d'Eden tout en craignant qu'elle ne soit au mieux qu'un hameau en ruine, au pire l'echo d'une legende circulant parmi leur peuple. Et soudain, Eden se dressait a leurs pieds, noble et somptueuse. Une butte rehaussee d'une palissade de larges rondins tailles en pointe delimitait les bords du Paradis Perdu. Matt savourait le bruissement du vent dans les bles et il guettait avec envie les nombreux panaches de fumee, synonymes de petits pains chauds. Les portes sud d'Eden etaient gardees par deux adolescents athletiques, les bras croises sur un plastron de cuir. Ils s'ecarterent en apercevant le manteau rouge, presque brun, du Long Marcheur qui accompagnait les nouveaux venus. Matt et Ambre etaient suivis par Nournia et Jon, a la demarche hesitante, terrasses qu'ils etaient par la fatigue. De nombreuses cicatrices boursouflees et leurs guenilles rapiecees a la va-vite rappelaient le crash du dirigeable auquel ils avaient survecu de peu trois jours plus tot. -- Long Marcheur ! interpella une jeune fille aux cheveux tresses, souhaites-tu te desalterer ? As-tu besoin d'assistance pour te rendre au Hall des Colporteurs ? Floyd la remercia d'un geste de la main et designa l'enorme chienne qui les accompagnait, une silhouette humaine avachie sur son dos : -- L'une des notres est gravement blessee, elle a besoin de soins. Son nom est Mia. -- Nous nous en chargeons ! Aussitot, la jeune fille siffla et trois garcons accoururent pour l'aider a descendre Mia du dos de Plume. Ils prirent soin de la transporter avec precaution, tout en jetant des regards inquiets vers la chienne, assurement la plus grande qu'ils aient jamais vue. Floyd degrafa sa cape de Long Marcheur et la deposa sur son epaule. -- Je vais vous conduire de suite au Hall des Colporteurs, dit-il aux quatre adolescents qu'il guidait, ou vous pourrez vous reposer le temps que je transmette une demande de rencontre aupres du Conseil. -- Il n'y a pas une minute a perdre, insista Matt en rabattant ses trop longues meches brunes en arriere. Ambre lui posa une main amicale sur l'epaule pour l'apaiser. -- Calme-toi, Matt, ils vont nous recevoir. Je me fais du souci pour toi, tu es si nerveux que tu en trembles ! Il repliqua, plus bas, pour qu'elle seule puisse entendre : -- La guerre a commence ! Mais notre peuple l'ignore ! Comment puis-je me detendre ? Ambre n'insista pas et ils suivirent Floyd a travers la premiere ville des Pans. Batisses en bois, quelques fondations en pierre, des trottoirs en planches pour marcher au sec les jours de grande pluie, Eden etait sortie de terre en quelques mois seulement mais semblait pourtant deja tres bien concue. De grandes tentes reliaient la plupart des maisons, formant des passages abrites. Ils parvinrent au centre de la ville, une immense place sous un pommier de plus de cinquante metres de haut, dont les branches regorgeaient de fruits jaune et rouge. Floyd designa un batiment qui ressemblait un peu a une eglise et ils entrerent dans le Hall des Colporteurs. Floyd suspendit son manteau a l'une des nombreuses pateres du vaste vestibule et s'approcha de la salle. Ambre, qui revait de devenir Long Marcheur a son tour, ne masquait pas son enthousiasme. Elle s'approcha d'une ouverture donnant dans une construction mitoyenne d'ou provenait une forte odeur de cheval. Des longes, des licols, des selles, tout le materiel d'equitation y etait entrepose sur des crochets. En face, plusieurs dizaines de boxes dressaient une longue perspective dans laquelle evoluaient des Longs Marcheurs et des palefreniers. Floyd penetra dans la grande salle et Ambre rejoignit son groupe. Une demi-douzaine de Longs Marcheurs bavardaient autour de tables en bois, partageant des notes devant des assiettes pleines de miettes. Les visages se tournerent vers Floyd et ses compagnons et un garcon aux cheveux noirs, aux yeux verts et au menton carre se leva. -- Ben ! s'ecria Ambre. Le Long Marcheur vint les saluer avec le sourire. Matt se souvint de lui, ils s'etaient rencontres sur l'ile Carmichael, et il avait soupconne Ambre d'etre seduite par son physique d'acteur. -- C'est un plaisir de vous voir ici ! s'enthousiasma Ben. Et en plus il est gentil ! pesta Matt en silence. Malgre tout, il ne fut pas aussi jaloux qu'il l'aurait cru. Il ne ressentit ni ce pincement au coeur, ni cette boule dans l'estomac qu'il connaissait bien. Rien qu'une pointe d'agacement. Pourquoi devrais-je etre jaloux ? Il faudrait que je ressente quelque chose pour Ambre ! Ce n'est que mon amie, apres tout. Je n'ai aucun droit sur elle, ni sur ses relations avec les autres... De toute facon, l'esprit de Matt devait tout entier se tourner vers ses preoccupations de survie. L'imminence d'un conflit avec les Cyniks. Et s'il fallait qu'il s'accorde une petite part personnelle au milieu de ce maelstrom de pensees, alors elle serait pour Tobias. Son ami d'enfance, happe par le Rauperoden. Disparu. Englouti. Dans les tenebres. De nouveaux arrivants immigraient a Eden chaque semaine. Parfois de tout petits groupes de trois ou quatre Pans, et quelque fois, des clans entiers, plusieurs dizaines d'enfants et d'adolescents. La ville ne cessait de croitre, de s'organiser pour accueillir tout le monde, et les connaissances se rassemblaient a l'ombre du pommier, pour les rendre plus savants, plus forts de cette diversite. Il etait demande a chaque vague un tant soit peu importante d'elire un representant qui rejoignait le Conseil de la ville. Le Conseil prenait les decisions importantes, reglait les differends, et orientait la politique generale d'Eden. Les portes de la salle du Conseil s'ouvrirent, Floyd et Ben, en leur qualite de Longs Marcheurs, entrerent les premiers pour escorter Matt et Ambre sous la douce lumiere de lampes a huile. L'endroit ressemblait a un cirque, avec ses gradins circulaires autour d'une piste de planches, l'absence de fenetre, et ses mats peints en rouge pour soutenir le plafond incline. Le Conseil, une trentaine d'adolescents, murmurait en devisageant les nouveaux venus. Matt les scruta en retour : la moyenne devait avoir entre quinze et seize ans, autant de garcons que de filles. Le Conseil se tut rapidement et tous attendirent ce que Ambre et Matt pouvaient bien avoir a leur raconter de si important. Matt se racla la gorge, un peu emu, et fit un pas en avant pour prendre la parole : -- Nous revenons du pays des Cyniks, royaume de Malronce. Et les nouvelles sont mauvaises. -- Vous avez vraiment ete chez les Cyniks ? s'exclama l'un des plus jeunes membres du Conseil, incredule et admiratif en meme temps. -- Laisse-le parler ! lui commanda un autre. -- Ils sont en train d'organiser leurs troupes, continua Matt, pour partir en guerre. -- En guerre ? repeta une voix dans l'obscurite des gradins les plus hauts. Contre qui ? Y a-t-il d'autres adultes ? -- Pas a notre connaissance. Cette guerre, c'est a nous qu'ils vont la declarer ! D'ici un mois, nous serons envahis par plusieurs armees, pour etre captures ou tues. Une clameur paniquee envahit la salle du Conseil, et il fallut que deux garcons se levent en agitant les bras pour que le silence revienne. L'un des garcons s'adressa a Matt : -- Es-tu certain de ces informations ? D'ou les tiens-tu ? -- J'ai ete fait prisonnier par les troupes de Malronce, et je suis parvenu a subtiliser un message de la Reine pour ses generaux. La bonne nouvelle, s'il en fallait une, c'est que je connais leurs plans, toute leur strategie. Si nous procedons vite, nous pouvons encore nous organiser. -- Nous organiser pour quoi ? protesta une jeune fille. Contre toute une armee Cynik, nous n'avons aucune chance ! -- Pas une, mais la totalite des cinq armees de Malronce, corrigea Matt. Un frisson parcourut l'assemblee. -- Mais nous avons un avantage de taille, enchaina Matt avant que la panique ne s'empare du Conseil. Nous savons par ou ils vont passer, nous connaissons leurs manoeuvres de diversion, ce qui change tout ! -- Tu ne te rends pas compte ! insista la jeune fille. Meme si tout le monde a Eden prend les armes, nous ne serons pas plus de quatre mille ! Contre cinq armees d'adultes en armure ! Ambre prit la parole : -- Il faut envoyer tous les Longs Marcheurs vers les autres clans de Pans, pour les faire venir ici, afin que nous rassemblions aussi nos troupes. -- Au mieux cela represente trois a quatre mille personnes de plus, et encore, je suis optimiste ! expliqua un garcon. -- Mais l'avantage de la surprise peut faire la difference, repliqua Ambre. -- Et si nous proposions a la reine Malronce un traite de paix, lanca une voix, nous nous rendons sans combattre pour eviter toute violence. Le monde est assez grand pour que nous puissions tous y vivre sans se gener ! Matt, l'air sombre, lui repondit doucement, d'un ton charge d'emotion : -- J'ai vu ce que les Cyniks font aux Pans qu'ils capturent, croyez-moi, vous ne voudrez pas de ce sort ! Ils leur plantent un anneau etrange dans le nombril, et cet alliage suffit a paralyser tout libre arbitre, les Pans ainsi asservis deviennent des esclaves, aussi reactifs que des zombies. Vous ne perdez pas votre conscience, c'est juste que vous devenez incapables d'agir avec energie, de desobeir, de trop reflechir... un cauchemar ! -- C'est abominable ! hurla quelqu'un. Alors c'est pour se constituer un reseau d'esclaves qu'ils enlevent tous les Pans ? -- Non, pas vraiment, dit Ambre. C'est pour la Quete des Peaux, c'est l'obsession de Malronce en personne ! Les Cyniks croient en une prophetie lancee par la Reine, ils pensent qu'un enfant porte sur lui une carte faite de grains de beaute, et que cette carte, une fois juxtaposee aux dessins d'une table en pierre leur montrera le chemin vers la Redemption. -- C'est quoi la redemption ? demanda un adolescent au premier rang. -- Les Cyniks sont convaincus que la Tempete est survenue a cause de leurs peches, que c'est une manifestation de Dieu. Malronce s'est reveillee sur cette table avec le dessin qu'ils appellent le Testament de roche. Ils pensent que si les enfants et les adultes sont aussi differents et separes desormais c'est parce que nous sommes la preuve de leurs peches. Une nouvelle ere est venue, celle du sacrifice de leur progeniture pour prouver a Dieu qu'ils sont prets a tout lui donner, qu'ils meritent son pardon. C'est pourquoi ils nous traquent, pour nous asservir, une facon de nous renier, et aussi de trouver l'enfant qui porte la carte, qu'ils appellent le Grand Plan. Tout le monde se mit soudain a parler en meme temps, y allant de son commentaire : -- C'est du fanatisme ! Ils sont devenus fous ! -- C'est pas nouveau ! -- Et s'ils avaient raison ? -- Ne dis pas de sottises ! Jamais Dieu ne commanderait le sacrifice des enfants ! -- Justement, si, il l'a deja fait, pour tester la foi d'Abraham, Dieu lui a demande de lui sacrifier son fils ! -- Mais Dieu l'a empeche de le tuer ! -- La Bible n'est qu'un livre, arretez de raconter n'importe quoi ! Ce n'est pas vrai tout ca ! -- Moi je crois en Dieu ! -- Moi aussi ! -- Alors vous etes des Cyniks ! -- Certainement pas ! Plusieurs Pans tenterent de calmer leurs congeneres en levant les mains, mais la tension etait trop importante, chacun l'evacuait avec ses mots : -- Moi ca ne m'etonne pas, quand l'homme est confronte a quelque chose qui le depasse, il se tourne vers la religion pour se rassurer ! -- Tu veux dire pour s'inventer une explication ! -- C'est exactement ce que... -- SILENCE ! hurla Matt. La foule se tut aussitot. Matt les contemplait, balayant les membres du Conseil d'un regard noir et penetrant qui forcait le respect. La vie de Matt en une annee avait pris un tour inattendu, il avait affronte bien des perils et s'etait vu mourir plusieurs fois deja. Quelque chose hantait ses yeux desormais, une force vive, une assurance qu'il n'avait pas avant la Tempete. Ce que Tobias appelait >. Et la trentaine de personnes presentes le fixait, dans l'attente de sa parole. -- Nous ne pourrons pas vaincre les cinq armees de Malronce a la reguliere, nous sommes tous d'accord la-dessus, dit-il. Mais si nous nous organisons pour les contrer, pour gagner du temps, alors nous pourrons peut-etre stopper cette guerre ! -- Nous n'avons rien a lui proposer, protesta l'un des Pans les plus ages du Conseil. Les Cyniks ne sont pas du genre a baisser les bras a la premiere escarmouche ! Matt approuva et s'expliqua : -- Nous ignorons tout de ce que sont vraiment le Grand Plan et le Testament de roche, mais nous savons ou ils se trouvent. La table de pierre est dans le chateau de la reine Malronce, au coeur de ses terres : Wyrd'Lon-Deis. -- Et le Grand Plan ? demanda une fille. Vous savez qui c'est ? -- C'est moi, avoua Ambre en faisant un pas en avant. Ben, le Long Marcheur, perdit brusquement toute son assurance et contempla la jeune fille, les epaules affaissees : -- Toi ? repeta-t-il. -- Ambre ne doit pas tomber aux mains des Cyniks, exposa Matt. Mais si nous parvenons a comparer les grains de beaute sur son corps avec la carte du Testament de roche, alors nous serons en mesure de proposer un marche a Malronce. -- Vous croyez qu'on peut... recuperer la Redemption avant les Cyniks ? -- Quel que soit le secret qui se cache derriere tout cela, nous devons le connaitre avant les Cyniks ! Un autre garcon du Conseil se leva, grand et mince, le visage anguleux, presque sans cheveux. Des qu'il toisa ses compagnons, Matt percut le respect qu'ils lui temoignaient, et il comprit que c'etait un membre tres influent du Conseil. -- J'ai une autre proposition a vous faire, dit-il d'une voix posee et enveloppante. Nous pourrions directement echanger notre tranquillite contre Ambre. Je suis certain que Malronce serait prete a s'epargner une guerre si nous lui offrons ce qu'elle recherche tant ! Matt se raidit. Comment osait-il ? Le Conseil tout entier fremit et les murmures enflerent. Le destin d'Ambre venait de se sceller. 2. Vote et strategie Ambre reculait lentement, submergee par une terreur inattendue. Trahie par les siens ! Matt bondit sur le rebord de la piste, face aux gradins : -- Etes-vous devenus fous ? s'ecria-t-il plein de colere. Avez-vous perdu la raison aussi surement que les Cyniks ? Comment pouvez-vous envisager de vendre l'une des notres pour acheter notre paix ? -- Dis-lui, Neil ! fit une petite voix a l'attention du grand adolescent charismatique qui faisait face a Matt. -- C'est au contraire la raison qui me pousse a proposer pareil echange ! contra Neil. Je fais un calcul simple : d'un cote nous combattons tous sans gage de reussite, des milliers de Pans morts a la cle, de l'autre nous perdons l'une d'entre nous, et nous faisons de cette reine Malronce une alliee potentielle ! C'est aussi simple que cela ! -- Vendre notre ame a l'ennemi ? C'est ca que tu proposes ? Sans meme savoir ce que represente le Grand Plan ? Et s'il s'agissait d'une arme secrete ? Combien de temps a ton avis avant que Malronce ne revienne nous balayer comme des mouches ? De toute facon, jamais je n'echangerai Ambre ! Jamais ! -- Tu n'es pas objectif ! insista Neil, c'est ton amie ! Je propose que nous t'excluions du vote, car il est evident que tu n'es pas en etat de prendre une decision de sagesse pour notre communaute ! Matt pouvait percevoir que deja deux clans se dessinaient sur les bancs du Conseil. Ambre, dans l'ombre des deux Longs Marcheurs et de Matt, etait medusee. -- Si vous esperez donner Ambre aux Cyniks, il faudra me passer sur le corps ! lanca Matt avec une telle hargne que la plupart des chuchotements s'interrompirent. -- Le Conseil doit voter ! C'est de notre survie dont il s'agit ! s'empressa de clamer Neil pour ne pas perdre son influence. Qui souhaite s'epargner une guerre ? Levez la main ! Matt etait outre par le simulacre de decision qui s'effectuait sous ses yeux, Neil dirigeait les debats, orientait le vote par sa facon de presenter les choses. Il etait debout, le bras leve et se tournait pour etudier la tendance que prenait le vote. La plupart des Pans hesitaient. Neil les harangua : -- Eh bien ? Vous preferez partir vous-memes a la guerre, risquer vos vies plutot que de sacrifier cette fille ? Deux autres membres du Conseil se leverent, deux jeunes filles brunes, partageant la meme elegance et la meme beaute, deux soeurs : -- Matt Carter a raison et tu as tort, Neil MacKenzie ! dit la plus grande. Quel genre de peuple serions-nous si nous etions prets a jeter en pature l'un des notres pour gagner quelques mois de tranquillite ? La plus jeune enchaina, ne laissant pas de temps a Neil pour repliquer : -- Et si Ambre est une sorte de carte, alors a nous d'exploiter cette chance ! Ne l'offrons pas a l'ennemi ! Neil chassa l'air devant lui d'un bras rageur et avisant que tres peu de Pans suivaient son vote, il sauta sur les marches et traversa la piste en fixant Matt d'un regard mauvais. -- Ce Conseil est decidement trop tendre ! lacha-t-il au passage. Jamais notre peuple ne survivra avec des planques pareils ! Puisque vous ne souhaitez pas m'entendre, je vous epargnerai ma presence ! Neil parti, celles qui lui avaient tenu tete se presenterent : -- Je suis Zelie, dit la plus grande. -- Et moi Maylis, soyez les bienvenus a Eden. Ben se pencha vers Ambre : -- Ce sont les membres les plus remuantes du Conseil avec Neil ! chuchota-t-il. Les plus sages aussi. -- Vous semblez en savoir long sur les Cyniks, poursuivit Zelie, vous avez beaucoup a nous apprendre. -- Ils ont presque tous perdu la memoire, revela Matt. Ils ignorent tout de ce qu'ils sont, d'ou ils viennent, c'est pour ca qu'ils suivent Malronce, elle les rassure, elle semble tout savoir. -- D'ou lui viennent ses connaissances ? demanda Maylis. -- Tout ce que je sais c'est qu'apres la Tempete, elle s'est reveillee sur la table gravee, le Testament de roche. Elle a allume d'immenses feux pour guider les survivants jusqu'a elle et leur a bourre le crane avec son discours religieux. -- Si elle s'est reveillee sur cette table, c'est que Dieu l'a choisie ! dit un garcon un peu a l'ecart. Peut-etre a-t-elle raison ? Cette fois, ce fut au tour d'Ambre de monter sur le rebord de la piste : -- Je ne le crois pas. Je pense qu'il s'agit de deux choses differentes. Les adultes, lorsqu'ils sont perdus, ont besoin de se rassurer, ils ne craignent rien autant que ce qu'ils ignorent. Et je pense que la peur engendree par la Tempete les a renvoyes vers la seule chose qui peut les rassurer : la religion. -- Comment expliques-tu que la Reine sache ce qu'il faut faire avec le Testament de roche et la carte que forment tes grains de beaute ? Elle ne l'a pas invente tout de meme ? -- C'est a cause de la Tempete. Quand elle s'est abattue sur notre pays, elle a transforme la genetique des plantes, parfois des animaux, elle a altere la notre egalement. Cette tempete a ete une sorte de saut prodigieux en avant pour la chaine de l'evolution. Et pendant qu'elle frappait, nos esprits n'ont pas cesse de fonctionner. Tout comme lorsque nous revons, notre inconscient tournait a plein regime. Je suppose que certaines personnes sont parvenues a capter des signaux, ce fut le cas de cette femme, Malronce. Parce qu'elle s'est reveillee sur la table, son inconscient a capte les signaux que la Tempete envoyait, car je suis certaine que c'est la Tempete elle-meme qui a faconne cette table ! Le vent, les eclairs, la pluie, peu importe comment, mais c'est un acte de la nature. Tout comme l'agencement de mes grains de beaute, ca fait partie de notre genetique, une forme de langage que nous ignorions jusqu'a present. Nos grains de beaute sont un langage entre nous et la nature. -- Alors si on compare cette table sculptee et tes grains de beaute cela revelera l'emplacement de quelque chose lie a la Tempete ? devina Zelie. -- Je le crois. Quelque chose d'important. Que nous ne pouvons pas laisser aux mains des Cyniks, ils sont trop extremistes, et personne ne peut accomplir quelque chose de bien avec la peur pour guide ! Les adolescents du Conseil se grouperent pour former de nombreux conciliabules. Zelie et Maylis les firent taire et la premiere s'adressa a Ambre et Matt : -- L'heure est grave, et nous devons prendre une decision, tous ensemble. Venez parmi nous, car vos paroles doivent etre prises en compte. C'est de l'avenir de notre peuple qu'il s'agit. Matt et Ambre allaient prendre place sur les bancs des gradins lorsqu'une silhouette familiere surgit de derriere une tenture de velours. Des qu'il le reconnut, Matt se jeta dans les bras de son ami : -- Doug ! Que fais-tu la ? Tous les habitants de l'ile sont avec toi ? -- Non, je suis venu pour voir a quoi ressemble Eden et pour que les echanges avec notre ile soient plus reguliers. J'ai eu l'autorisation d'assister au Conseil a condition de ne pas intervenir, et ca a ete difficile en vous voyant entrer ! -- Et ton frere Regie est avec toi ? demanda Ambre. -- Non, je l'ai laisse pour diriger l'ile Carmichael. -- Alors tu vas retrouver une sacree pagaille ! Soudain Doug sembla noter l'absence du troisieme compagnon : -- Et Tobias ? Ou est-il ? La joie d'Ambre et Matt retomba aussitot. La jeune femme repondit a la place de Matt qui n'arrivait plus a decrocher un mot : -- Il a disparu. -- Disparu ? Oh non, ne me dites pas qu'il est... -- Il est retenu prisonnier, fit Matt qui controlait avec peine les sanglots de sa voix. -- Par qui ? interrogea Doug. Cette reine, Malronce ? -- Non, c'est... complique. -- Mais il faut aller le chercher ! Je suis pret a venir avec vous, ensemble on peut le... -- Non, Doug, nous ne pouvons rien faire pour l'instant. Matt mit un terme a la discussion en montant dans les gradins. Le Conseil faisait etat des forces presentes a Eden : -- En moins d'un mois nous pouvons tailler assez de lances et de fleches pour armer tous les habitants. -- Et les entrainer ! fit un autre garcon. Je connais Milton Sanovitch, il a fait du tir a l'arc dans un club pendant des annees, il est le chef de nos chasseurs, il pourrait s'en charger ! -- Et Tania ! Elle est de loin la plus precise de nos archers ! fit remarquer une fille. -- Nous ne savons pas forger, il faut apprendre pour produire des epees ! repliqua un autre. -- Nous n'avons pas le temps et de toute facon nous ne disposons d'aucune mine de fer ! -- Cela ne suffirait pas de toute facon, il nous faut plus de troupes, Eden seule ne pourra pas bloquer cinq armees de Cyniks ! Zelie se leva pour prendre la parole et tous l'ecouterent respectueusement : -- Envoyons des ambassadeurs vers chaque clan connu, pour leur expliquer la situation. Si demain Eden tombe, seuls et peu organises ils tomberont egalement. Alors que tous reunis, nous pouvons faire la difference. -- Les Longs Marcheurs pourraient faire ce travail, proposa Maylis. -- Nous n'avons pas assez de Longs Marcheurs, fit remarquer une jeune fille. -- Eh bien des volontaires partiront egalement. -- J'en suis ! fit Doug depuis un coin de la salle. Je suis desole d'intervenir, j'avais promis de me taire, mais c'est une situation un peu exceptionnelle, pas vrai ? Alors moi, je me propose de m'en aller rallier tous les sites a l'ouest. J'en connais quelques-uns. Dont l'ile que je represente. Maylis approuva vivement. -- Toute aide est bonne a prendre. -- Matt, fit Zelie, peux-tu nous expliquer en detail ce que tu sais du plan de Malronce pour nous envahir ? Matt se leva pour que tout le monde puisse l'entendre : -- Etes-vous sure que tous les membres du Conseil sont dignes de confiance ? Car notre experience nous a conduits a nous mefier des traitres, et, helas, ils existent parmi les Pans les plus ages. -- Bien des decisions vitales ont ete prises ici meme, et jamais aucune trahison n'a ete a deplorer, tu peux parler. Mat toisa longuement chaque Pan, comme pour sonder leur loyaute. Puis il se lanca : -- La Passe des Loups est au coeur de la strategie de Malronce, c'est l'unique passage connu a travers la Foret Aveugle entre les terres des Cyniks au sud et notre pays. -- Savez-vous si ce qu'on dit a propos de cette foret est vrai ? Est-elle reellement infranchissable ? -- Oh ca oui ! confirma Ambre. Nous n'avons tenu que quelques jours a l'interieur, meme une armee entiere y serait detruite. Plusieurs murmures admiratifs fuserent : -- Ils ont ete dans la Foret Aveugle ! -- Incroyable ! Ils sont descendus au sud ! -- La Passe des Loups est donc l'unique trouee a travers la Foret Aveugle, continua Matt. Les Cyniks la controlent, ils ont bati une forteresse pour en garder le passage. Pour ne pas eveiller notre mefiance, ils commenceront par faire passer des petits groupes d'hommes jusqu'a ce que toute la premiere armee soit entree sur nos terres. Ils circuleront ainsi vers le nord, pour contourner Eden et ensuite se rassembler. Pendant ce temps la troisieme armee penetrera sur notre territoire et foncera vers l'ouest en ravageant tout sur son passage. C'est la plus petite des armees de Malronce, sa mission est simple : faire un maximum de degats chez nous, parmi nos clans isoles et nos champs, pour que nous decidions de l'affronter a l'ouest. Pendant ce temps, la deuxieme armee surgira par la Passe des Loups pour fondre sur notre ville degarnie. La premiere armee au nord nous tombera dessus au meme moment, pendant que nos troupes seront occupees a l'ouest contre leur troisieme armee. -- Et la quatrieme et la cinquieme armees ? demanda Maylis. -- Elles arriveront en dernier pour preter main-forte aux deux autres pour le siege d'Eden. -- Nous n'avons aucune chance, soupira un garcon. Meme si nous parvenons a federer tous les clans, nous ne serons pas plus de sept, au mieux huit mille ! Contre des armees adultes aussi bien preparees, nous ne tiendrons pas Eden plus de quelques jours. -- Sauf si nous les prenons de vitesse ! fit remarquer Zelie. -- Et comment comptes-tu t'y prendre ? -- Si la premiere armee doit entrer par petits groupes, nous pourrions les intercepter les uns apres les autres, puis nous engouffrer dans la Passe des Loups pour penetrer leur forteresse ! Avec un peu de ruse, je suis certaine que c'est faisable ! Si nous parvenons a controler la forteresse, nous les empecherons de passer au nord. -- Tu veux aller provoquer la bataille ? C'est culotte ! Maylis declara avec assurance : -- Puisque l'ennemi est si gros, profitons de notre petite taille pour nous faufiler la ou il ne pourra nous voir ! -- Ah ! pouffa le garcon. Je reconnais bien la la malice des soeurs Dorlando ! -- C'est un bon plan, approuva une autre fille, aussitot suivie par la majorite du Conseil. Et puis nous avons Matt et Ambre qui en savent beaucoup sur les Cyniks, et sur la Passe des Loups, vous pourrez nous guider ! Matt secoua la tete. -- Nous ne sommes pas passes par la, j'en connais surement moins que les Longs Marcheurs sur cette region. Ben prit la parole en regardant Matt : -- Je connais ce garcon, et je peux vous dire que c'est un combattant exceptionnel. Nous avons affronte des Cyniks ensemble, sur l'ile des Manoirs, et il saura nous montrer l'exemple d'un guerrier. -- Je crois que tu viens d'etre nomme general, lanca Zelie a Matt. -- Moi ? Mais je... non, j'ignore tout de la strategie et... -- Nous manquons de candidat credible et competent, le coupa-t-elle. Eden compte sur toi. Alors que les membres du Conseil se felicitaient d'avoir un general pour manoeuvrer leurs troupes, Ambre se pencha vers Matt : -- Ne fais pas cette tete-la, je suis certaine que tu es fait pour ca. -- Je crois que tout va un peu vite, repondit-il. -- Nous n'avons plus le choix, bientot la guerre fera trembler ces murs. Matt considera Ambre en silence, une dizaine de secondes, les idees se bousculaient sous son crane. Au fond de lui, il savait qu'il ne pouvait s'engager ici, avec les gens d'Eden, ils ne devaient pas compter sur lui. Car a mesure que les jours passaient, depuis la disparition de Tobias, Matt sentait qu'il ne pourrait rester parmi eux tres longtemps. Une intuition. 3. Decision sous les etoiles Sous le bleu du ciel, caresse par la douceur du soleil qui rendait cet apres-midi si agreable, Eden semblait imperturbable. Un havre protecteur. Il etait difficile de croire a l'imminence de la guerre. Matt et Ambre prirent des nouvelles de Mia a l'infirmerie de la ville. La jeune fille etait en proie a de fortes fievres et les Pans charges de sa sante n'etaient pas tres optimistes. Ambre assista a une demonstration de l'alteration qui la sidera. Une fillette appliqua ses mains sur la plaie boursouflee de la cuisse, et se concentra. Un pus jaune ne tarda pas a s'ecouler, en emettant une petite fumee. Le grand garcon qui supervisait l'infirmerie commenta le travail : -- Flora est capable d'ameliorer les blessures ; depuis qu'elle est toute petite elle recueille les animaux blesses chez elle et s'occupe d'eux. Elle a developpe une faculte de soin exceptionnelle, un pouvoir de guerison ou une alteration medicale si vous preferez. -- Vous utilisez aussi le mot > ? s'etonna Ambre. -- Oui, ca fait moins peur que > ou >. Je crois que le terme vient de l'est. Il existe une ile ou les Pans sont tres en avance sur la maitrise de leurs facultes. Ambre etait tout sourire. Matt comprit qu'elle etait a l'origine de tout cela. C'etait elle qui avait su organiser l'apprentissage de l'alteration sur l'ile Carmichael, l'ile des Manoirs, elle qui avait trouve le mot >. Elle pouvait etre fiere. -- Le corps de Mia lutte contre l'infection, poursuivit le grand garcon. Si elle est forte, elle s'en sortira. Sinon... Ambre caressa le front de la malade. Il n'y avait rien a faire de plus pour l'aider. Plus tard, en fin d'apres-midi, Ambre et Matt remontaient la rue principale en direction du pommier, contemplant avec admiration le defile organise des Pans d'Eden. Le transfert de vivres, la distribution d'eau par porteurs de seaux ou a dos d'ane, la distribution des petits pains chauds, la milice chargee de surveiller les rues, ceux qui revenaient des champs ou de la chasse, les blanchisseries en bord de riviere, le couple d'adolescents entra meme dans un batiment etroit et long ou etaient confectionnes des rouleaux de tissu a l'aide de fibres vegetales. Les Pans avaient reconstruit un modele de societe, sans argent, rien qu'avec le partage des taches, et nul n'y trouvait a redire car la survie de tous en dependait. Ici et la, ils entendirent des Pans se plaindre ou maugreer contre leur affectation, mais la plupart etaient provisoires, et il suffisait de prendre son mal en patience quelques semaines avant de tourner vers un poste plus agreable. Ambre et Matt s'engagerent sous un reseau de tentes dressees entre les maisons, une partie des rues etait ainsi protegee des intemperies, il y faisait chaud. A la chaleur s'ajoutait l'odeur des nombreux braseros servant pour eclairer et pour faire griller du mais ou des lamelles de viandes que les deux adolescents savourerent en discutant. A un moment, Matt posa le bout de son doigt sur la gorge d'Ambre, sous la croute de sang seche que lui avait laissee le couteau du conseiller spirituel de Malronce lorsqu'il l'avait prise en otage. -- Tu t'en es remise ? Ambre haussa les epaules et jeta l'epi de mais qu'elle venait de terminer. -- Je fais encore des cauchemars parfois. -- Ce sale type l'a paye. Jamais plus il ne pourra te faire du mal. -- Il y en a d'autres. Il y en aura toujours d'autres avec les Cyniks. C'est le probleme du fanatisme, il nourrit des armees entieres. Il surgit la ou est l'ignorance. Et tant que nous ne pourrons pas la remplacer, ils seront ce qu'ils sont. -- Nous les eduquerons. S'il faut le faire, nous apprendrons a chaque Cynik a ne plus nous detester. -- En leur faisant la guerre ? Matt secoua la tete, embarrasse. -- Ce sont eux qui nous attaquent. -- Et nous allons riposter pour nous defendre, conclut Ambre avec amertume. Matt voulut repondre quelque chose d'optimiste mais il ne trouva rien a dire qui lui parut sense et sincere, alors ils se turent et continuerent leur promenade en silence. Matt retrouva Plume pres des ecuries, elle etait toute brossee, le poil brillant et gonfle. La chienne l'accueillit avec des coups de langue et ne le lacha plus du reste de la soiree. Ils dinerent dans le grand Hall des Colporteurs en compagnie des Longs Marcheurs Floyd et Ben, et avec Jon et Nournia, les derniers rescapes de Henok, la ville cynik. Ces deux derniers avaient peu a peu repris gout a la vie apres avoir subi le sevice de l'anneau ombilical, mais il leur arrivait encore de rester le regard dans le vague, pendant de longues minutes, comme si une reminiscence les ramenait a leur condition d'esclaves. Personne n'aborda le sujet de la guerre, c'etait encore un secret tenu par le Conseil, aucune decision n'etait prise, et une nouvelle reunion etait programmee pour le lendemain. Ils mangerent et Matt sortit prendre l'air avec Plume. Ambre les rejoignit et vint s'asseoir sur le trottoir en planches a cote de Matt. -- Il y a beaucoup d'etoiles, dit-elle doucement. -- J'etais en train de me dire que ca plairait a Tobias. Ambre posa la tete sur l'epaule de son ami. -- On ne pouvait rien faire, tu sais, tout est alle tres vite. Il ne faut pas s'en vouloir. Matt hocha lentement la tete. -- Il n'est pas mort, dit-il du bout des levres, comme s'il craignait de formuler cette pensee. Ambre se redressa. -- Matt, tu te fais du mal. Toby est parti, c'est cruel, c'est intolerable, mais c'est la verite. Plume soupira, la tete posee entre ses pattes, comme si elle partageait la peine de ses maitres. -- Je sais qu'il n'est pas mort, insista Matt. J'ai bien reflechi a ce qu'il s'est passe. Le Rauperoden l'a englouti, il l'a... absorbe. -- Il l'a devore. -- Pas exactement. Rappelle-toi ce que je vous expliquais a propos de mes reves, quand le Rauperoden parvient a sonder mon inconscient, je ressens sa presence et il y a eu cette fois ou il n'a pas ferme la porte de son etre, ou je suis entre en lui egalement. J'ai vu de quoi il est fait, et son esprit est une prison dans laquelle il enferme des etres vivants. Il les torture et il s'en nourrit lentement, mais ils ne sont pas morts. -- C'est impossible, tu l'as vu comme moi, ce monstre est a peine plus consistant qu'un nuage ! -- Son corps n'est qu'une porte ! Un passage vers un territoire lointain, un ailleurs, et sur ses terres, il enferme ses proies pour les manger petit a petit. J'ai bien songe a tout cela et je suis convaincu que Tobias est la-bas. Il est encore possible de le sauver. J'ignore comment, mais rien n'est encore perdu pour lui. Ambre fixait Matt avec inquietude. -- Nous l'avons deja affronte, il est invincible, tu le sais, rien que son armee de Guetteurs le rend inaccessible. -- Pas si je me rends a lui. -- Matt ! C'est du suicide ! Le jeune homme fit une grimace resignee. -- Je sais... Ambre l'enveloppa de ses bras. -- Crois-moi, je suis aussi triste que toi, mais te jeter dans la gueule du loup ne ramenera pas Toby. Une silhouette se profila dans leur dos : -- C'est calme la nuit, pas vrai ? fit Ben en se mettant a leur niveau. -- Eden est une vraie reussite, admit Ambre. Ce serait une belle lecon pour les Cyniks. -- Et que diraient nos parents ! lacha Ben, avant de se reprendre : Oh, je suis desole, c'est idiot ce que je raconte... Une musique joyeuse se fit entendre, venue d'un batiment eloigne, un melange d'instruments a cordes et de percussions. L'ensemble ne jouait pas tres juste, mais avait le merite de scander un rythme tres dynamique. -- C'est l'orchestre d'Eden, expliqua Ben, tous les soirs ils mettent l'ambiance dans le Salon des souvenirs. -- C'est quoi cet endroit ? fit Ambre. -- Un lieu ou l'on joue aux cartes, ou l'on se raconte des histoires tout en buvant une boisson a base de miel. C'est un endroit agreable. -- Ca s'entend. Des rires se melaient a la melodie et envahissaient les rues. -- Que crois-tu que va decider le Conseil ? poursuivit Ambre. -- Je pense que tout est deja dit. Nous n'avons pas le choix. Si nous voulons survivre, il faut devancer la guerre. Rassembler un maximum de troupes et affronter les armees de Malronce la ou elles ne nous attendent pas : sur leurs propres terres. Nous pouvons facilement neutraliser la premiere armee si nous interceptons chaque petit groupe de soldats a leur sortie de la Passe des Loups. Pour le reste... -- Tu vas partir sonner la mobilisation aupres des autres clans ? -- Je suppose... Et vous ? -- Je ne sais comment me rendre utile, j'ai toujours reve d'etre un Long Marcheur moi aussi, mais je n'ai pas encore tout a fait seize ans. Je me disais que, compte tenu des circonstances, vous pourriez faire une exception, me prendre pour vous aider. -- Le Conseil ne devrait pas refuser. Matt se mela a la conversation : -- Ambre sera encore plus utile ici pour aider a exploiter au mieux l'alteration de chacun. -- Non, pas encore ! J'en ai marre de... -- Mais tu es douee ! C'est toi qui as su nous guider pour en tirer le meilleur, l'alteration c'est ton truc ! -- J'en ai assez. Je veux etre sur le terrain, explorer, partager, faire partie d'un groupe. -- Tu fais deja partie d'un groupe, l'Alliance des Trois c'est... Matt se tut, conscient soudain que l'Alliance des Trois n'existait plus. Sans Tobias, leur equipe n'avait plus de raison d'etre. Il se leva brusquement. -- Ou vas-tu ? demanda Ambre. -- Me reposer, j'ai besoin de reprendre des forces. Je viens de prendre ma decision. Je n'abandonnerai pas Toby. Des que je serai remis, je partirai pour le sud. Je veux affronter le Rauperoden. 4. Dilemme Toute la matinee, Matt chercha Ambre dans la ville sans parvenir a la trouver. Personne ne l'avait vue et, a midi, la curiosite avait cede sa place a l'inquietude. Matt avait a peine touche a son assiette lorsqu'elle entra enfin dans le Hall des Colporteurs. -- Ou etais-tu ? gronda-t-il. Je t'ai cherchee partout ! Ambre marqua un temps d'arret, surprise par l'attitude presque agressive de son compagnon. -- Dans les champs autour d'Eden. J'avais besoin de reflechir. Je commence ma formation aujourd'hui. -- Quelle formation ? -- Celle des Longs Marcheurs. Toutes les connaissances ont ete rassemblees a Eden et des cours sont dispenses aux Longs Marcheurs, en botanique, zoologie, des cours de survie aussi ainsi qu'une formation au combat. -- Alors ta decision est prise ? -- Oui. De toute facon tu vas partir, n'est-ce pas ? Matt baissa les yeux vers son assiette et n'ouvrit plus la bouche durant tout le dejeuner. L'apres-midi, Ambre s'en alla suivre ses cours et Matt monta s'allonger dans la chambre qu'il occupait au premier etage du batiment. Il etait encore courbatu par le mois et demi qu'il venait de passer sur le terrain, a travers la Foret Aveugle puis sur le territoire cynik. Mais il voulait faire le plein d'energie. Repartir charge a bloc, pret a soulever le monde, pour debusquer son ennemi. Pourtant son esprit n'etait pas tout entier tourne vers le Rauperoden. L'idee de se separer d'Ambre le derangeait. Non seulement il se sentait plus fort avec elle a ses cotes, mais en plus quelque chose se creusait dans sa poitrine en songeant qu'il ne la reverrait peut-etre plus ou pas avant longtemps. Et puis il y avait Malronce. Apres tout ce qu'il avait endure, il ignorait encore pourquoi elle le recherchait. Pourquoi avoir placarde dans toutes ses villes des avis de recherche avec son portrait ? Comment avait-elle connaissance de son visage ? Etaient-ce ses reves etranges qui l'avaient rendu si celebre parmi les Cyniks ? Y avait-il un lien entre lui et le Grand Plan ? Si tel etait le cas, alors Ambre et lui ne devaient pas se separer. Je ne peux pas abandonner Toby ! Je suis certain qu'il n'est pas mort. Il est retenu par le... par lui ! Moi seul peux le sauver, je suis le seul qui peux approcher le... le Rauperoden sans etre mis en pieces par les Guetteurs. Matt n'aimait pas prononcer ou meme songer au nom de cette creature. C'etait lui attribuer plus de consistance qu'en avait cette forme spectrale. Matt se sentait dechire entre deux possibilites. Tout tenter pour sauver son ami, si cela etait encore envisageable ou partir eclaircir le mystere de Malronce. Il croisa les mains sous son crane, fixant le plafond en bois. En fin de journee le Conseil se rassembla a nouveau. Ambre et Matt y furent convies. Maylis et Zelie prirent la parole en premier, sous le regard haineux de Neil : -- Hier, nous avons envisage l'option militaire, commenca la plus grande, je crois qu'il serait bien que nous fassions le tour de toutes les autres options dont nous disposons. -- La violence ne doit pas etre notre premier reflexe, enchaina Maylis. -- Il y a la fuite ! proposa un garcon repondant au nom de Melchiot. Prendre tout ce que nous avons de precieux et partir pour le nord ! -- Au nord le climat est plus difficile, rappela Maylis, et les Longs Marcheurs ne s'y aventurent plus, de gros nuages noirs occupent le ciel en permanence, et plus aucun clan de Pans n'y est installe. Partir au nord c'est mourir a petit feu. -- Moi, il y a une question que je voudrais poser aux voyageurs, demanda une jeune fille a la peau noisette ; ont-ils vu des femmes enceintes ? Des enfants, parmi les Cyniks ? -- Non, rapporta Ambre. Aucune femme enceinte, et les seuls enfants sont les Pans captures et reduits en esclavage. -- Pas d'espoir de ce cote-la, alors... Neil se leva : -- Moi j'aimerais connaitre un peu plus cette fille pour laquelle vous etes tous prets a vous sacrifier. Qui es-tu, Ambre ? Et pourquoi le Grand Plan est-il sur toi plutot que sur une autre ? Ambre bafouilla : -- Je... Je n'en sais rien. Je n'ai... pas choisi. -- Qu'est-ce que ca peut faire ? intervint Matt. Elle est le Grand Plan, peu importe la raison, peux-tu dire pourquoi tu as les yeux marron ? -- Parce que mon pere et ma mere avaient les yeux marron. C'est justement ce que je voudrais savoir : d'ou vient Ambre ? -- Elle est le Grand Plan parce que la nature a decide de s'arreter sur elle au moment de sa conception ou peut-etre est-ce la combinaison de ses parents, et que la nature attendait depuis longtemps que deux etres de ce type s'unissent, de toute facon on s'en fiche. Ambre est une carte vers quelque chose que nous devinons important, a elle de vivre avec cela maintenant, et a nous de l'y aider. Neil allait insister mais Zelie ne lui en laissa pas le temps : -- Conseillers ! hela-t-elle pour imposer un silence total. Nous devons prendre une decision, nous ne pouvons annoncer aux habitants d'Eden l'imminence d'une invasion sans avoir un plan pour calmer tout debut de panique ! Aussi nous faut-il voter pour sceller notre avenir. Matt etait admiratif de son aisance a s'exprimer en public. Depuis la Tempete, les Pans s'etaient adaptes a leur nouvelle vie, et il remarquait que tous les chefs de tribu soignaient leur elocution. Zelie ne derogeait pas a la regle. Pour Matt, elle s'exprimait aussi bien qu'une adulte. -- Soyons realistes, poursuivit Maylis avec autant d'eloquence que sa grande soeur, nous ne pourrons fuir les Cyniks tres longtemps s'ils ont decide de nous envahir. -- Alors a quoi bon voter ? fit une voix dans l'assemblee. Nous n'avons d'autre choix que d'attaquer les premiers ! -- Ou de leur donner Ambre ! s'ecria Neil. Maylis secoua la tete : -- C'est hors de question ! Ce serait barbare ! -- Depuis quand prends-tu les decisions a la place du Conseil ? se moqua Neil. Je propose un vote... -- Tu l'as deja effectue hier, le coupa Zelie. A present, que celles et ceux qui acceptent le recours a la force levent la main. Une dizaine de bras jaillirent, suivis par une autre dizaine, plus mollement. Maylis se tourna vers Neil : -- C'est une majorite. -- Il faut s'organiser, nous n'avons pas de temps a perdre, insista Zelie. Les Longs Marcheurs qui sont deja rentres vont se repartir differents secteurs pour battre la lande et faire passer le message qu'une guerre est imminente et que nous devons nous rassembler. Ils seront accompagnes par des volontaires. Pendant ce temps, Eden s'occupera de fabriquer des armes, et nous elaborerons notre strategie d'attaque : la destruction progressive de la premiere armee et ensuite la prise de la forteresse de la Passe des Loups d'ou nous pourrons affronter les armees de Malronce. -- Cela ne suffira pas, commenta Matt. Il faut davantage de surprise, si on prend les quatre armees de front elles finiront par nous balayer ! -- Que proposes-tu ? -- Retournons le plan de Malronce contre elle ! Une fois la premiere armee detruite et la forteresse prise, laissons passer la troisieme armee dans la Passe des Loups et refermons le piege sur elle pour la combattre des deux cotes, au nord et au sud. -- C'est une bonne idee. Tu dirigeras les operations si le Conseil est d'accord pour te nommer general en chef. La plupart des visages opinerent pour approuver cette decision, mais Matt leva les paumes devant lui : -- Non, je ne peux pas accepter. Je ne vais pas rester ici. -- Nous avons besoin de toi ! Tu ne peux pas partir, pas maintenant ! -- Je le savais, un poltron ! triompha Neil. -- Je dois repartir au sud tres bientot, j'ai une affaire... personnelle a regler. Je suis desole. La deception s'abattit sur les gradins ou se melaient murmures, gestes d'agacement et regards furieux. -- Je vais passer par la Passe des Loups, ajouta Matt, et contourner la forteresse. C'est l'occasion de former un commando pour reperer les lieux, et dresser un plan pour prendre ce fameux poste strategique. Il pourrait m'accompagner jusque la-bas, avant que nos chemins se separent. Zelie croisa les bras sur sa poitrine : -- Tu sembles apte a prendre le commandement, que dois-tu accomplir de plus important que nous aider a survivre ? Matt baissa la tete, cherchant ses mots. Il ne se sentait pas capable d'expliquer la disparition de Tobias et l'existence du Rauperoden. -- Il vient avec moi, exposa Ambre. Nous partons pour le sud, pour le chateau de Malronce. Si je suis une carte, alors il serait bon de savoir quel secret j'abrite, c'est peut-etre le seul moyen de combattre les Cyniks. Matt la toisa, bouche bee. -- Ah ! fit Neil. De mieux en mieux ! Maintenant nous allons laisser notre unique monnaie d'echange se jeter dans les bras de l'ennemi ? -- Ce n'est pas une monnaie d'echange, c'est un etre humain ! corrigea Melchiot. -- Naif ! Idiot ! Cette fille va tous nous faire perir ! -- Et que proposes-tu ? Qu'on l'enferme peut-etre ? -- Pourquoi pas ? Au moins si les choses tournent mal, il sera toujours temps de l'echanger ! Zelie grimpa les marches en direction de Neil et pointa vers lui un doigt accusateur : -- Maintenant ca suffit ! Il y en a assez de tes methodes agressives et de ton pessimisme permanent ! Si Malronce souhaite tant que cela mettre la main sur Ambre, c'est qu'il y a une bonne raison ; je suis assez pour l'idee de devancer la Reine. Si Ambre est prete a descendre vers Wyrd'Lon-Deis, elle a ma benediction. -- Nous allons former un commando pour vous accompagner, ajouta Maylis. Dont une partie rentrera a Eden apres avoir effectue les reperages de la Passe des Loups et de la forteresse. Neil se rassit, dans l'ombre du mur, l'air mauvais. Matt profita des echanges qui suivirent pour s'adresser a Ambre, plus discretement : -- Je croyais que tu voulais partir comme Long Marcheur ? -- J'ai dit que je commencais la formation. Pour nous aider a survivre dehors, pour connaitre les plantes comestibles, les champignons toxiques, toutes ces choses ! Tu dois venir avec moi, Matt, sans toi ce n'est pas pareil. -- Et Tobias ? Ambre avala peniblement sa salive et secoua la tete, resignee. -- Je ne sais pas quoi te dire, Matt... -- Tu ne crois pas qu'il soit encore vivant, pas vrai ? Ambre se mordit les levres, genee. Matt prit une profonde inspiration et contempla l'assemblee qui procedait aux votes pour confirmer les propositions qui venaient d'etre lancees. -- J'ai besoin d'y reflechir, avoua-t-il. Laisse-moi un peu de temps. Matt avait erre sans but pendant plus d'une heure jusqu'a tomber sur deux garcons qui tentaient de fendre des buches a l'aide d'une hache. Ils transpiraient et haletaient et semblaient desesperes en contemplant le monticule de bois qu'il leur restait a couper. Matt s'approcha et proposa son aide. Il avait besoin de se defouler. Il positionna la buche verticalement sur la grosse souche et leva la hache. Tous les muscles de son corps se contracterent tandis qu'il abattait la lame en la faisant siffler. Le rondin de bois s'envola, tranche net en deux parties, et la hache se planta jusqu'au manche dans la souche. Les deux garcons, abasourdis, le devisagerent. -- Ouah ! fit le premier. J'ai jamais vu un truc aussi cool de ma vie ! Matt tira sur la hache pour la degager et placa un autre morceau de bois. Il dosa un peu mieux sa force pour ne pas transpercer la souche cette fois. En peu de temps, Matt abattit l'essentiel du travail. Lorsqu'il rendit la hache aux deux observateurs admiratifs, la lame vibrait, toute chaude. Matt etait epuise mais sa pensee pas plus claire pour autant. Il avait besoin d'un bain. J'ai surtout besoin de me decider. Choisir entre Ambre et Tobias. L'idee meme lui donnait la nausee. Il voulait que tout cela s'arrete. Etre de retour dans sa chambre, a New York, devant son ordinateur, sur MSN, a discuter avec ses copains, avec pour seul souci les devoirs a rendre pour le lendemain. Ce n'est pas vrai, il n'y avait pas que ca... Papa et maman aussi... Il repensa a leur separation. L'affrontement pour savoir lequel des deux aurait la garde, comment l'autre disposerait des week-ends, les regards incendiaires que Matt surprenait et qui faisaient plus de degats que tous les mots du monde. Ses parents s'etaient aimes, l'avaient concu, pour ensuite se detester. Quels que soient la vie, le contexte, Matt se demanda s'il ne pouvait en etre autrement : vivre c'etait affronter des problemes, resoudre des dilemmes ; vivre etait une forme de combat. Alors il songea aux reunions dans la vieille bibliotheque du manoir du Kraken, deux mois plus tot, ces moments de confidences entre Ambre, Tobias et lui-meme. Il repensa a leur baignade dans un lac, sous une cascade, en compagnie de la Feroce Team, avant de penetrer dans la Foret Aveugle, les rires, l'insouciance. Il y avait plein de bons cotes aussi, il ne devait pas les oublier. -- Ca va ? demanda Ben en approchant. Tu as l'air contrarie. Matt fit un signe qui se voulait rassurant : -- Oui, je suis un peu fatigue. -- Je voulais te dire que j'ai recu l'accord du Conseil pour vous accompagner, Ambre et toi. Nous ne serons pas trop de trois pour penetrer a Wyrd'Lon-Deis. Etrangement, cela ne rassura pas Matt. Il aurait du se sentir reconforte qu'un garcon aussi fort accompagne Ambre, il aurait meme pu s'en satisfaire au point de les laisser y aller seuls pour se consacrer a Tobias, et voila qu'au contraire la gene l'habitait. -- C'est une bonne nouvelle, parvint-il neanmoins a repondre. -- Floyd sera en charge du commando qui viendra avec nous jusqu'a la forteresse de la Passe des Loups. Il devra reperer les lieux pour elaborer la strategie d'attaque de notre armee et rentrer a Eden pendant que nous contournerons la fortification pour passer au sud. -- C'est tres bien. Quand est prevu le depart ? -- Bien qu'il y ait urgence, nous ne devons pas nous precipiter dans la gueule du loup sans y etre prepares. Nous attendrons le retour des Longs Marcheurs du Sud, pour qu'ils nous fassent un expose le plus complet possible de la situation et de la geographie. Pendant ce temps nous rassemblerons des vivres, preparerons le voyage et d'ici une bonne semaine nous serons sur la route. Tes amis, Nournia et Jon, se sont proposes pour venir, tu les connais bien ? -- Pas plus que cela. Ils ont supporte l'anneau ombilical, et depuis, leur vie n'est plus tout a fait la meme, comme s'ils avaient perdu une part de leur etre. Je suppose que ce periple represente pour eux un moyen de se venger ou de se sentir vivre a nouveau. En tout cas j'ai affronte des Cyniks a leurs cotes et ils ne se sont jamais defiles. -- Bien. Ta chienne va venir avec nous ? -- Plume ne me quitte jamais. -- J'ai l'impression qu'elle est encore plus grande que sur l'ile des Manoirs. -- Elle n'a pas cesse de grandir depuis la Tempete. C'est mon ange gardien. Lorsque Ben le salua pour repartir vers le Hall des Colporteurs, il en eprouva un certain soulagement. Ben etait costaud, il degageait beaucoup d'assurance et faisait partie des Longs Marcheurs les plus doues. Pourtant Matt ne se sentait pas tout a fait a l'aise en sa compagnie. Les traits doux d'Ambre apparurent dans son esprit. Ses taches de rousseur, ses yeux etincelants, sa chevelure blond roux. Il adorait la facon qu'elle avait de sourire, le coin gauche de sa bouche releve, sa tete legerement inclinee sur le cote. Il eut soudain tres envie de la sentir contre lui. Ce qui le derangeait chez Ben concernait Ambre. Il ne pouvait les laisser ensemble. Non par jalousie, mais bien parce qu'il eprouvait plus qu'une attirance pour la jeune fille. Elle lui manquait. Avec elle a ses cotes, il se sentait fort. Ambre avait raison, ensemble tout semblait plus facile. Il devait l'accompagner chez Malronce. Matt contempla le ciel qui s'assombrissait peu a peu. Les etoiles se mettaient a briller, et la lune etait deja bien haute sur les cheminees de la ville. -- Pardonne-moi, Toby, murmura-t-il les larmes aux yeux. 5. Les tenebres affamees Le vent s'engouffrait dans la grotte en emettant un cri lugubre. L'obscurite etait a peine repoussee par les petits eclats de gypse phosphorescent qui constellaient les parois noires. Tobias etait en retrait, le dos enfonce dans une anfractuosite. Il tremblait de tous ses membres. Non de froid, bien qu'il soit gele jusqu'aux os, mais de peur. Il craignait le retour du Devoreur. Comme tout le monde ici. Une dizaine de silhouettes recroquevillees qui occupaient le fond de la grotte avec lui. Incapables de fuir. Prisonnieres de leur manque de forces. Depuis qu'ils avaient ete absorbes par le Rauperoden, l'energie vitale leur manquait. Tobias ne se sentait plus capable de tenir sur ses jambes. La force avait deserte ses bras, et meme sa pensee ne parvenait plus a s'organiser correctement. Tout avait ete instantane. Il s'etait fait engloutir par le voile noir du Rauperoden, il avait glisse dans son corps moite et froid, vers un boyau sans fin de tissu humide, jusqu'a rouler sur la pierre d'une caverne obscure. La, une chose abominable l'avait palpe. Il ne l'avait pas vue, seulement percu les cliquetis de ses membres sur le sol, et les deglutitions au-dessus de lui, comme une enorme langue claquant contre un palais plein de bave. La chose l'avait ensuite fait rouler jusqu'ici, avant de disparaitre. Elle etait revenue a deux reprises depuis. Chaque fois, le gypse lumineux s'eteignait, comme si les parois meme de la grotte craignaient la chose. La porte s'ouvrait et elle entrait en cliquetant, ses nombreux membres ecrasant les os qui recouvraient le sol. Elle promenait sa masse, que Tobias devinait imposante, pour palper les prisonniers qui s'etouffaient de sanglots tant elle les terrorisait. Et lorsqu'elle trouvait enfin celui qui lui plaisait, elle l'emportait au centre de la grotte pour en faire son festin. Durant plus d'une heure. Cette chose, Tobias l'avait surnommee le Devoreur. Lorsque le Devoreur repartait, il ne restait qu'un squelette tiede qui venait s'ajouter aux nombreux autres. Tobias avait deja tente de s'enfuir, la premiere fois qu'il avait assiste a ce spectacle abominable. Mais une porte gluante leur barrait l'acces. Une grille dont les barreaux etaient recouverts d'une substance poisseuse et collante dont Tobias avait eu toutes les peines du monde a debarrasser ses mains. Depuis, il se tenait plaque dans le renfoncement qu'il s'etait choisi, sursautant a chaque bruit, craignant le retour du Devoreur. Il ignorait tout de cet endroit. Etait-ce le monde d'ou venait le Rauperoden ? Etait-ce loin de la Terre ? Tobias savait qu'il n'etait pas mort, pas encore, car il respirait, il eprouvait le froid et la terreur, cependant il ne parvenait pas a comprendre ce qui lui etait arrive. Peut-etre ses compagnons de captivite en savaient-ils plus que lui ? Pour l'heure il n'avait qu'une certitude : le temps jouait contre lui. Tot ou tard, le Devoreur entrerait et finirait par le choisir. Tobias se mit a esperer en ses amis. Ambre et Matt. Du fond de son silence, dans cette grotte glaciale et sombre, il les appela de toutes ses forces. Ils etaient son seul espoir. 6. Peine, espoir et haine Matt trouva Ambre en train de manger un petit pain chaud sur lequel elle etalait de la confiture de limaces. Elle etait seule au milieu des tables et des bancs du hall. Le soleil venait de se lever et de longs rayons dores entraient par les fenetres. -- J'ai pris ma decision, je t'accompagne jusqu'au Testament de roche, dit-il. Ambre reposa sa tartine et hocha la tete doucement. -- Merci, repondit-elle tout bas. Je sais combien c'est dur pour toi d'avoir a faire un choix. -- Je viens avec toi parce que ensemble nous sommes plus forts, et que si nous nous separons j'ai la conviction que nous echouerons tous les deux. Mais je ne renonce pas pour autant a sauver Tobias. Des que nous aurons quitte Wyrd'Lon-Deis, je pars a sa recherche. Ambre acquiesca, sans un mot. Elle respectait l'espoir qu'il entretenait meme si elle ne le partageait pas, il etait deja assez difficile pour Matt d'encaisser la disparition de Tobias. Pour sa part, elle ne voulait pas d'un espoir artificiel, qui rendrait le deuil impossible et qui laisserait la blessure ouverte. Matt s'assit pres d'elle pour partager le petit dejeuner. -- Comment peux-tu manger ca ? dit-il en grimacant tandis qu'elle etalait a nouveau de la confiture de limaces sur son pain. -- C'est tres bon, ca me rappelle la marmelade d'oranges ameres que ma grand-mere me servait. Plume n'est pas avec toi ? -- Non, fit Matt d'un air contrarie. Elle a passe la nuit dehors. Depuis hier soir elle regarde vers la foret au sud-ouest d'Eden. Elle refuse de bouger. -- Tu crois qu'elle sent une menace ? -- Je l'ignore, elle ne grogne pas, mais elle reste assise, a fixer l'horizon. Ben entra a son tour pour se servir du jus d'orange que Ambre venait de presser et vint s'asseoir a la meme table. -- Sais-tu quelle foret se trouve au sud-ouest de la ville ? lui demanda-t-elle. -- C'est la Foret Abondante. Elle est pleine de vergers, de baies comestibles et de gibier. La plupart de nos ressources proviennent de la. C'est pour ca qu'Eden a ete bati ici, tout pres des plaines pour nos champs, des fruits et de la viande a profusion et un fleuve pour le poisson. -- Pas de dangers dans cette foret ? s'enquit Matt. -- Pas plus qu'ailleurs. Pas de Gloutons en tout cas, c'est deja ca ! Mais c'est une tres, tres grande foret. Ambre et Matt s'observerent. Qu'est-ce que Plume pouvait bien guetter ainsi ? -- Et... les Gloutons sont nombreux dans la region ? demanda Ambre. -- De moins en moins. Il y a quelque temps, les Longs Marcheurs en croisaient souvent, c'etait notre principal peril, puis ils se sont faits plus rares. Surtout depuis un ou deux mois, en fait. -- Ils n'ont pas survecu au nouveau monde, supposa Matt. Pas assez organises, pas assez intelligents. Ils ne pouvaient s'adapter. Je suppose que c'est une question de temps avant qu'ils ne disparaissent. Ambre baissa la tete. Ils savaient que la perte des Gloutons signifiait la mort de parents. Tous les Gloutons avaient ete des hommes et des femmes autrefois. -- Je me demande ce qui a fait que certains adultes sont devenus des Cyniks et d'autres des Gloutons, songea Ambre a voix haute. -- Et pourquoi d'autres ont ete vaporises ! ajouta Matt. -- J'ai entendu dire que les Cyniks ont une croyance concernant les Gloutons : ils seraient les descendants des humains les plus prompts a pecher, les plus avares, les plus gourmands, les plus paresseux... -- Et ceux qui ont ete vaporises seraient ceux qui ne croyaient pas en Dieu, c'est ca ? s'emporta Ambre, outree par ce fanatisme inquietant. -- Exactement ! -- N'importe quoi ! fit Matt. Toi qui as toujours une explication, tu as bien ton idee, Ambre ? La jeune fille parut embarrassee. -- Non, je me demande si ce n'est pas tout simplement le hasard... -- Je n'aime pas le hasard ! -- Pourquoi ? Parce qu'il ne laisse aucune chance ? Matt haussa les epaules. -- Je ne sais pas. Je ne l'aime pas, c'est tout. Il avala son dernier morceau de pain et sortit en pretextant qu'il allait voir ou en etait Plume. -- Il va bien ? questionna Ben. -- Nous avons perdu Tobias, c'est difficile a accepter. Et puis... je suppose qu'il s'interroge sur ce que sont devenus ses parents. -- Comme nous tous. -- Non. Moi, ca me va tres bien comme ca. Ambre, a mesure que le temps passait depuis la Tempete, realisait qu'elle avait nourri beaucoup plus de rancoeur a l'egard de sa mere qu'elle ne l'avait imagine. Pour n'avoir pas ete capable d'assumer une meilleure vie, pour n'avoir pas ete capable de quitter son cretin de petit ami alcoolique et violent. Pour n'avoir pas ete capable de lui parler de son vrai pere... Floyd la rejoignit a son tour et s'installa en face d'elle. Sa presence sortit Ambre de ses pensees. -- C'est le grand jour, dit-il avec une pointe d'excitation. -- Aujourd'hui le Conseil annonce a la ville tout ce que nous savons, expliqua Ben. Les sourires vont tomber et la peur va remplacer l'espoir que cette ville avait fait naitre au fil des mois. -- Ca va etre une longue journee, confirma Ambre. -- Au moins nous allons pouvoir nous preparer, dit Floyd. Je n'en peux plus d'attendre. Et fuir ces Cyniks commencait a me peser ! Il est temps d'en decoudre ! Ambre se tourna brusquement face au Long Marcheur : -- Nous parlons d'envoyer des enfants a la guerre ! Contre des adultes entraines depuis des mois, lourdement armes et bien plus forts ! -- Nous avons sorti Eden de la terre, personne ne pourra nous le prendre ! -- Ce n'est pas une bataille pour defendre un territoire, mais pour preserver notre liberte ! -- Et elle commence ici, entre les murs de ce Paradis perdu. Ambre se demanda alors si les Pans d'Eden realisaient vraiment ce qui les attendait. Une guerre sanglante qui laisserait peu d'entre eux debout. Un affrontement barbare. Ce qu'il y avait de plus primaire chez l'homme. Matt scrutait le damier des champs qui composaient la plaine, pres de l'entree sud de la ville. Plume n'etait nulle part. Peut-etre etait-elle rentree pendant la nuit. Non, je l'aurais vue dans le Hall des Colporteurs, elle connait le chemin, elle se serait couchee dans le foin des ecuries, ou elle aurait gratte a ma porte. Son absence le troublait. Elle n'etait pas du genre a fuguer ainsi sans raison. Et s'il lui etait arrive malheur ? Matt interpella l'un des deux garcons qui montaient la garde : -- Tu as veille ici toute la nuit ? -- Non, j'ai pris la releve juste avant l'aurore. -- Aurais-tu apercu un tres grand chien ? Vraiment tres grand. Presque comme un cheval. -- Ta chienne ? Oui, elle etait la ce matin quand je suis arrive. Le soleil s'est reveille et peu apres elle s'est mise a tourner sur elle-meme et ses oreilles se sont dressees avant qu'elle parte en courant vers la Foret Abondante. Ce n'etait pas bon signe. Jamais elle n'avait fait cela. Et si sa nature exceptionnelle etait en train de lui jouer des tours ? Une sorte de contrecoup genetique de la Tempete ? -- Si jamais tu la revois, merci de me faire prevenir. Pendant que Ambre suivait sa formation de Long Marcheur, Matt s'equipa avec son sac a dos, son epee, et partit avec la ferme intention d'explorer cette foret a la recherche de sa chienne. Il rejoignit un groupe de cueilleurs qui prenait la meme direction et ensemble ils traverserent des champs moissonnes en direction de la masse verte des collines. Plusieurs Pans lui parlaient, racontaient combien la premiere recolte de mais et de ble avait ete bonne, mais Matt n'ecoutait pas vraiment. Parvenu sous la fraicheur des frondaisons, il se separa du groupe pour zigzaguer entre les troncs a la recherche de traces ou de poils accroches dans les branchages. Tout ce qu'il trouva ressemblait a des empreintes de sangliers. Regulierement il criait le nom de Plume, se moquant bien d'attirer du meme coup un predateur. En milieu d'apres-midi harasse, il constata qu'il avait a peine explore quelques kilometres carres d'une foret qui s'etendait a perte de vue. La mort dans l'ame, il dut se resoudre a rentrer en ville, non sans jeter d'incessants coups d'oeil derriere lui. Lorsqu'il depassa les remparts de bois, tous les habitants d'Eden convergeaient vers la grande place. Le Conseil avait une annonce a faire. Matt n'avait aucune envie d'assister a ce triste spectacle. Il deposa ses affaires dans sa chambre, au Hall des Colporteurs, et deambula dans les rues jusqu'a atteindre la berge du fleuve ou il se desaltera avant de rejoindre l'infirmerie. Mia etait toujours inconsciente et fievreuse. Il lui prit la main et resta ainsi a la veiller jusqu'au soir, pendant que le peuple Pan apprenait qu'il venait d'entrer en guerre. Ce soir-la, il n'y eut plus de cris de joie dans les rues, plus de musique enjouee dans le Salon des souvenirs. Matt, en longeant les vitres, ne vit que des visages fantomatiques a l'interieur, des etres muets qui cherchaient des reponses au fond de leur verre. Assis sur le perron, un adolescent d'une quinzaine d'annees se roulait une cigarette de tabac noir. Matt s'approcha. -- Je t'en fais une ? demanda le garcon. -- Non, merci, ca me rappelle trop les adultes. Le garcon haussa les epaules comme s'il s'en moquait. -- J'm'appelle Horace, dit-il en allumant sa cigarette et en crachant un nuage de fumee bleutee qui sentait mauvais. -- Matt. -- Je sais qui tu es. Deja en arrivant avec ton chien geant t'etais pas passe inapercu, mais maintenant... -- Maintenant quoi ? -- Bah, tu sais bien, la guerre. -- Et alors ? Je n'y suis pour rien, c'est pas moi qui l'ai declaree ! -- T'enerve pas, c'est pas ce que je disais. Mais c'est toi et tes amis qui revenez du pays des Cyniks, le Conseil nous a explique. Vous etes un peu des heros et en meme temps... vous apportez la mauvaise nouvelle. -- Grace a nos informations nous allons peut-etre nous en sortir ! Horace tira une autre bouffee et grimaca tandis que la fumee envahissait ses poumons. -- T'y crois vraiment, toi, qu'on va survivre ? dit-il en crachant des brins de tabac. -- Si nous n'y croyons pas, alors autant abandonner tout de suite. Matt se mit a craindre que tous les Pans de la ville ne soient aussi pessimistes, aussi peu prets a prendre les armes. -- C'est ma derniere, dit Horace en soulevant la cigarette devant ses yeux. Demain, je me consacre entierement a l'entrainement au combat. Pour etre pare lorsque viendra le moment. -- Alors tu as un peu d'espoir, se rejouit Matt. -- Pas vraiment, mais pour se battre, je n'en ai pas besoin, pas vrai ? Il suffit d'avoir de la colere. -- De la colere ? Tu veux parler des adultes ? Tu leur en veux ? -- J'ai vu des Gloutons fracasser le crane d'un copain, puis toute une patrouille de Cyniks enlever des fillettes et des garcons devant mes yeux, ils n'hesitaient pas a les battre pour les forcer a monter dans d'immenses chariots, alors je vais te dire, j'ai pas besoin de croire qu'on va gagner cette guerre, pour y aller, meme pas besoin d'esperer, il suffit que je pense a certaines images et je suis pret. Matt lut alors dans ses yeux une telle determination qu'il sut qu'Horace serait un combattant redoutable. Il n'aurait pas peur. Au contraire, il etait de ces rares enfants capables d'inspirer la peur aux adultes. -- On va avoir besoin de gars dans ton genre, confia Matt. C'est bien que tu te consacres a l'entrainement. Content d'avoir fait ta connaissance en tout cas. -- C'est vrai ce qu'on dit a propos de toi et de ta copine ? Que vous allez descendre sur les terres de la reine Malronce pour lui voler une arme secrete ? Horace avait dit cela d'une voix contenue, pour ne pas s'emporter, toutefois Matt percevait la tension derriere chaque mot. C'etait plus qu'une question. Le besoin d'etre rassure. Matt fronca les sourcils. Il ne pouvait laisser dire ca, car en realite il n'avait aucune idee de ce qu'ils allaient faire a Wyrd'Lon-Deis. Pourtant, il ne trouva pas le courage de dire la verite. Horace semblait accroche a ses levres. -- C'est a peu pres ca, en effet. Horace souffla un epais nuage de fumee enveloppante comme s'il avait longuement retenu sa respiration. -- Alors peut-etre qu'il y a un petit espoir, dit-il en ecrasant sa cigarette a moitie fumee. Les braseros sous les toiles tendues entre les maisons irradiaient une lueur rouge. Des groupes de Pans s'agglutinaient autour pour parler a voix basse. Partout ou Matt passait, il entendait rebondir le mot >. Les etoiles dominaient la cite d'Eden et, en les regardant, Matt songea a ce qu'aurait pu en dire Tobias : > Peut-etre qu'elles etaient deja toutes eteintes en realite, que le cosmos n'etait plus que tenebres depuis la Tempete. Elles sont la, au-dessus de nos tetes, vivantes seulement en apparence. Et s'il en etait de meme pour nous ? Si les Cyniks s'appretaient a nous balayer ? -- Matt ? appela un garcon. Je t'ai cherche partout. Viens, je crois que quelque chose va t'interesser. Matt mit plusieurs secondes avant de le reconnaitre a cause de l'obscurite : c'etait le garde qu'il avait vu le matin meme pres de l'entree sud. -- Tu as retrouve ma chienne ? -- Non, pas exactement, mais ca la concerne. Viens, depechons-nous. Et le garde se mit a courir vers les portes sud de la ville. 7. Cris et lumieres Matt scrutait l'horizon noir dans l'espoir d'y discerner un mouvement mais la nuit etait trop profonde sur la plaine. A peine distinguait-il les pentes des collines. -- Ecoute ! lui commanda le jeune garde. Au loin, un hurlement plaintif grimpa de la foret. Le hurlement se repeta avant de se muer en jappements saccades. -- C'est un chien, n'est-ce pas ? Matt acquiesca. -- Je crois que c'est elle, c'est Plume. -- On dirait qu'elle appelle. Matt serra les poings. -- Comme si elle etait prise dans un piege ! J'y vais ! Le garde le retint aussitot par le bras : -- La Foret Abondante de jour, ca va, mais la nuit... Tu ne devrais pas t'y aventurer ! Tous les predateurs sortent chasser ! -- Je ne vais pas abandonner Plume alors qu'elle appelle au secours. L'autre garde, plus petit en taille mais plus muscle, cheveux noirs et peau foncee, intervint : -- Je viens avec toi, je m'appelle Juan. Va chercher tes affaires, je vais prevenir Gluant pour qu'il nous accompagne. Matt fonca jusqu'a sa chambre ou il s'equipa. Ambre le surprit dans le couloir : -- Tu en fais un boucan ! Ou vas-tu comme ca ? -- Chercher Plume dans la foret, elle hurle depuis un moment. -- J'arrive. Juan les attendait en compagnie d'un adolescent de quatorze ans, maigre et elance, manifestement d'origine asiatique : -- Je vous presente Gluant. -- Gluant ? C'est ton nom ? s'etonna Ambre. -- Non, mon prenom c'est Chen. -- On l'appelle Gluant a cause de ses mains quand il est un peu enerve ! expliqua Juan. Chen passe son temps a grimper aux arbres, il le fait depuis qu'il est tout petit, il escalade tout ce qu'il trouve ! -- Du coup mon alteration s'est developpee en consequence. Je secrete une substance collante au niveau des mains et des pieds, surtout lorsque je me concentre pour grimper. Ambre admira le garcon comme si c'etait la premiere fois qu'elle entendait parler de l'alteration. -- Tenez, prenez ces lanternes de pied, ordonna Juan en leur tendant des lampes tempete dont le verre etait masque par un cylindre. Avec ca nous ne serons pas visibles de loin, c'est mieux car la lumiere attire pas mal de betes sauvages. La lueur ambree ne sortait que par le bas et eclairait le chemin et le bout des souliers de chacun. Matt, Ambre, Juan et Chen s'elancerent, remontant la route qui serpentait a travers les champs en direction des collines du sud. Ils parvinrent a l'oree de la Foret Abondante en moins d'une heure. De la ils se guiderent aux hurlements qui ne cessaient pas, et s'enfoncerent dans la vegetation que la nuit rendait noire et menacante. Les yeux jaunes d'un hibou vinrent capturer le peu de lumiere qui filtrait des lanternes, et le rapace les observa de sa branche, comme le gardien des lieux, ponctuant leur passage d'un ululement mysterieux. -- Quel genre de creatures peut-on rencontrer ici ? s'inquieta Ambre. -- Des Mantes transparentes, repondit Juan. Ce sont des insectes fins, d'environ trois ou quatre metres. Elles sont tres agressives et se laissent tomber sur leur proie d'un coup. Et puis les ronces carnivores, de jour on les remarque facilement, il faut etre vraiment distrait pour s'enfoncer dans un nid, mais la nuit, ca devient plus complique. Si leurs tiges pleines d'epines s'enroulent autour d'une cheville, alors il faut reagir rapidement. -- Il y a les hordes de Sang-Glies, ajouta Chen, qui sont comme des cochons sauvages en plus gros. Avec eux on ne risque rien tant que nous n'avons pas de blesses, c'est l'odeur du sang qui les attire. -- Tout ca rien que dans cette foret ? s'etonna Ambre. -- Et bien entendu, les pires ce sont les Rodeurs Nocturnes. Matt frissonna, il en avait deja apercu un, et sans l'intervention de Plume, Tobias et lui ne seraient probablement plus de ce monde. -- Ce sont les predateurs les plus redoutables, n'est-ce pas ? Juan approuva d'un large mouvement de la tete. -- Oh ca oui ! Les Longs Marcheurs qui les ont croises et qui ont survecu sont rares ! Les Rodeurs Nocturnes ont une forme humanoide, du coup certains d'entre nous pensent que c'etaient des humains avant la Tempete. -- Impossible ! protesta Matt. J'en ai apercu un, et il ressemblait a un monstre, certainement pas a un homme ! -- Pourtant c'est ce qui se raconte a Eden. On dit que ce sont les pires criminels de l'ancienne vie, des tueurs en serie, des types sans conscience, des machines a tuer, qui sont devenus ces choses effroyables. -- Et il y en a dans la region ? insista Ambre. -- Les Rodeurs Nocturnes sont nomades, donc oui, il peut y en avoir. Comme ils ne chassent que la nuit et que nous, nous restons a l'abri d'Eden, il est difficile de vraiment savoir. -- Je saurais reconnaitre leur cri, prevint Matt. -- Celui qu'ils poussent lorsqu'ils reperent leur proie pour annoncer leur chasse ? A Eden, on dit que celui qui entend le cri du Rodeur Nocturne est deja mort. -- Charmant, commenta Ambre tout bas. Le hurlement les fit tous sursauter. -- Tu crois vraiment que c'est Plume ? demanda Ambre. -- J'en suis certain. -- Je n'ai pas l'impression qu'elle souffre, on dirait plutot qu'elle appelle. -- C'est vrai. J'espere qu'elle n'est pas prisonniere et en mauvais etat. Plus vite nous la retrouverons, mieux ce sera. Les appels du chien leur parvinrent durant plus d'une heure encore, et il devint evident que l'animal se deplacait. -- Elle n'est pas blessee ! fit remarquer Ambre. On dirait plutot qu'elle cherche quelque chose. -- Qu'est-ce qu'elle pourrait pister ? Nous ne sommes jamais passes par ici ! -- Peut-etre est-ce lie a son ancienne vie ? -- En tout cas si elle en a besoin, je veux pouvoir l'aider. Si cet endroit est dangereux pour nous, il l'est aussi pour elle. Ils consacrerent un long moment a tenter de localiser l'animal, a s'en rapprocher. Matt se mit a l'appeler, au mepris du danger. Rien n'y fit. Plume semblait sourde a ses cris, absorbee par sa recherche. Soudain, tandis que Matt guidait la troupe, un lezard geant surgit des fougeres pour tenter de gober l'adolescent. L'epee fendit l'air et ouvrit une profonde entaille sur le crane du reptile qui recula aussitot pour disparaitre dans les tenebres. Chen bondit sur le tronc le plus proche et grimpa vers la cime aussi simplement que s'il y avait eu des marches. Il resta perche de longues minutes, puis redescendit vers ses compagnons : -- Je n'ai rien remarque, il faut se mefier de ces bestioles, elles chassent en groupe. Mais cette fois je pense que c'etait un solitaire. Cependant il vaut mieux ne pas trainer, on ne sait jamais... -- J'ai l'impression que ta chienne ne souhaite pas que nous la retrouvions, dit Juan. Ne risquons pas notre vie davantage. -- Ce n'est pas dans ses habitudes, enchaina Matt. J'aimerais poursuivre encore un peu... -- Juan a raison, le coupa Ambre. Rentrons. Si Plume voulait de nous, elle nous aurait deja rejoints. Ne t'entete pas. -- Mais je... -- Matt ! intima Ambre sans elever la voix, avec dans le regard l'intensite de celle qui sait. Rappelle-toi notre experience chez les Kloropanphylles, tu as promis de m'ecouter. Matt soupira et finit par approuver a contrecoeur. Ils firent demi-tour et s'empresserent de quitter la foret et ses bruits inquietants. Du haut de la colline, Ambre remarqua une lueur rouge et bleu au loin, derriere la cite d'Eden. -- Vous voyez ca ? Chen, peux-tu grimper dans un arbre pour distinguer ce que c'est ? -- Inutile, nous connaissons ce phenomene. C'est une route de Scararmees qui passe. -- Depuis combien de temps ? -- Depuis toujours. Des millions ! Encore et encore ! Ils foncent vers le sud, et d'autres, plus loin, vont vers le nord. Ambre contempla les deux halos colores. -- J'aimerais bien savoir ce qu'ils sont, avoua-t-elle. -- Demain je pourrais vous y conduire, proposa Chen, si vous le voulez. Mais il faudra faire attention. -- A quoi ? -- A l'alteration. En presence des Scararmees, l'alteration est... desordonnee, parfois incontrolable. Les Pans qui ne la maitrisent pas ne doivent pas s'en approcher. Nous avons eu des accidents graves. Ambre l'ecoutait avec beaucoup d'etonnement. Et tandis qu'ils devalaient la pente, Matt eut un dernier regard pour la foret qui retenait sa chienne. La reverrait-il un jour ? 8. Energie en bocaux Le lendemain, a midi, Chen vint chercher Ambre a la sortie de son cours sur les plantes, et Matt les rejoignit non loin du fleuve. Deux immenses troncs maintenus ensemble par un maillage complexe de cordes et de mats formaient un pont sur lequel une armee de pecheurs remontait des lignes pour remplir des seaux de poissons fretillants qui partaient en vitesse vers les cuisines. Plume n'etait toujours pas rentree et Matt s'angoissait a s'en faire mal au ventre. Il avait un moment caresse l'idee de repartir au lever du jour, profiter de la journee pour tenter de la retrouver, avant d'admettre que c'etait inutile. Durant la nuit, Plume avait pris soin de s'eloigner d'eux chaque fois qu'ils l'approchaient. Elle ne voulait pas qu'ils la retrouvent. Sur l'autre berge, le trio passa entre d'immenses granges emplies de fourrage, des etables et des silos a grain. -- Ou avez-vous trouve les vaches ? demanda Ambre. -- Un peu partout, elles erraient sans but, il a suffi de les rassembler, de poser des clotures et de trouver un Pan qui savait s'en occuper, un fils de fermier. Il nous a tout appris et maintenant nous avons de quoi produire du lait pour toute la ville. -- Et de la viande ainsi que du cuir ! completa Matt. -- La-dessus, le debat reste ouvert, la ville est vraiment partagee entre ceux qui ne veulent surtout pas abattre de vache pour la viande et ceux qui estiment que c'est normal. Pour l'instant, il est interdit de les toucher. Ils sortirent de la ville par la porte Nord, et passerent entre les champs occupes par des troupeaux paissant tranquillement, jusqu'a grimper les pentes des hautes collines. Au sommet, ils se retournerent pour contempler le bassin ou Eden avait ete erige. Le fleuve ressemblait a un ruban bleu sur un ecrin dore. La ville comme un sceau gris, aux armoiries des Pans. A deux heures de marche, ils percurent un grouillement et, brusquement, une etrange vision apparut. Une ligne de bitume bordee de vegetation et noyee par une interminable procession de scarabees lumineux. Plus nombreux que tous les habitants de la Terre reunis, ils marchaient a toute vitesse, une lueur bleue irradiant leur ventre pour ceux de la voie de droite et rouge pour la file de gauche. Tous avancaient vers le sud, emettant une faible stridulation. -- Hier, tu as dit que d'autres se dirigent vers le nord ? repeta Ambre. -- Tout a fait. A dix kilometres d'ici. Et ca ne change jamais, l'autoroute est pleine, de jour comme de nuit. Des milliards sont deja passes par ici et ca semble ne jamais finir. -- Tout de meme, il doit bien y avoir une raison. -- Ils ne sont pas agressifs ? s'enquit Matt. -- Pas le moins du monde ! Quand on les prend pour les deposer plus loin, ils trainent un moment avant de retrouver leurs camarades. Le plus amusant, c'est quand on en prend un bleu et qu'on le met avec les rouges. Immediatement il change la lumiere de son ventre et se fond dans le decor. -- Et tu dis qu'ils ont une incidence sur l'alteration ? rappela Ambre. -- Oui, je te conseille d'etre prudente. La jeune fille avisa des rochers a quelques metres de la. Le plus petit ne devait guere peser plus de deux kilos et le plus gros, de la taille d'un cheval, approchait la demi-tonne. Ambre tendit la main dans leur direction et se concentra sur le plus petit. C'etait dans ses cordes, pour peu qu'elle soit attentive a ses sensations. Il ne se passa rien. Je suis peut-etre un peu loin, si je me rapproche... Tout a coup le petit s'envola et vint se fracasser contre l'enorme rocher. Un nuage d'eclats et de poussiere retomba. -- Oh la vache ! lacha Matt stupefait. -- Je t'avais prevenue, s'exclama Chen. -- Ce sont les Scararmees ! conclut Ambre. Ils degagent une energie dont notre alteration doit se nourrir. Je suis sure que je peux faire encore mieux, j'ai a peine senti l'effort. -- Sois prudente ! implora Chen. Ils ont produit des accidents ! Ambre se concentra sur le rocher intermediaire, plusieurs dizaines de kilos de la taille d'un tabouret. Elle ne chercha pas tout de suite a le deplacer, s'appliqua a bien le percevoir, jusqu'a en deviner le relief par la pensee. Lorsqu'elle fut prete, elle fit le vide en elle pour emmagasiner l'energie. Il allait en falloir beaucoup pour mouvoir une masse pareille. Puis, a la maniere d'un lance-pierre dont l'elastique en tension est brusquement lache, Ambre projeta toute sa force mentale en direction de la pierre. Celle-ci explosa en un millier de particules, et aussitot, le rocher voisin se souleva en arrachant des mottes de terre pour s'envoler sur plusieurs metres et finir sa course contre un peuplier brise net par l'impact. Matt et Chen, la bouche grande ouverte, contemplaient le cratere a leurs pieds. Ambre s'effondra, epuisee. Matt s'empressa de la rattraper. Elle battait des paupieres et un drole de sourire etirait le coin de sa bouche. -- J'adore ces scarabees, souffla-t-elle avant de s'evanouir. Ambre prit les choses en main. Son malaise n'avait ete que passager, et elle obtint qu'une salle soit mise a sa disposition a Eden. Elle recupera des bocaux en verre et multiplia les allers-retours avec Matt pour les remplir de Scararmees. En fin d'apres-midi, Maylis et Zelie entrerent dans la piece. Ambre avait repousse les chaises sur les cotes, les bancs tout au fond, et une estrade tronait avec un tableau et une demi-douzaine de bocaux remplis d'insectes lumineux. -- Je vous presente l'academie de l'alteration ! s'enthousiasma Ambre. -- Que projettes-tu d'en faire ? demanda Zelie. -- Un lieu de travail sur notre alteration, pour apprendre a mieux la connaitre afin de la decupler. Les Scararmees degagent une energie supplementaire dont on doit pouvoir se servir en la canalisant. -- Et tu te sens prete a diriger ces travaux ? s'enquit Maylis. -- Je vais poursuivre la formation de Long Marcheur le matin et je serai la tous les apres-midi, jusqu'a notre depart. Ensuite, il faudra trouver quelqu'un pour me remplacer. Elle jeta un bref regard a Matt. Le garcon etait a la fois surpris qu'elle se lance dans ce projet et en meme temps fier d'elle. Ambre avait toujours su se debrouiller avec l'alteration, elle trouvait les mots justes et possedait suffisamment de maitrise d'elle-meme pour en percevoir les mecanismes avec plus d'aisance que la plupart des Pans. -- A propos de votre depart, rebondit Zelie, nous sommes en train de former le commando qui vous accompagnera jusqu'a la forteresse de la Passe des Loups. -- Ambre et moi continuerons en direction du sud, et Ben veut se joindre a nous. -- Il nous a fait part de son souhait. Nous pensons que c'est une bonne idee. -- Je crois que nous aurons besoin d'aide, c'est un tres long voyage, rappela Matt. Un groupe petit pour etre discret mais assez etoffe pour faire face a toutes les situations. -- Nous pouvons ajouter des volontaires si tu le souhaites. -- Non, je prefere les recruter moi-meme. Je pense a Chen. -- S'il est d'accord, le Conseil ne s'y opposera pas. -- Je reviendrai avec d'autres noms des que je me serai decide. -- Wyrd'Lon-Deis est tres loin d'ici, n'est-ce pas ? Combien de temps pensez-vous mettre pour vous y rendre ? -- Aucune idee. Plusieurs semaines surement. Nous improviserons au hasard de nos rencontres. -- Nous allons nous organiser pour vous fournir ce que nous avons de plus precieux : des chevaux. Ambre secoua la tete : -- Le plus urgent, c'est de prevenir tous les clans de Pans, les Longs Marcheurs auront plus que nous besoin des chevaux. Laissez-les-leur. -- Votre voyage ne servira a rien s'il est trop long, insista Maylis. Si vous revenez dans trois mois et que la guerre est finie, a quoi bon ? Nous aurons tres vite besoin de ce que vous allez trouver ! Ambre inclina la tete, confuse : -- Mais nous ignorons totalement ce que nous allons trouver ! -- Si Malronce envoie autant de soldats capturer les Pans pour cette quete, c'est qu'elle est primordiale ! Et Malronce n'est pas du genre a chercher un objet pour la paix dans le monde ! Ce qu'elle veut est donc capital, et nous devons le decouvrir avant elle ! Ambre acquiesca. -- Nous ferons de notre mieux, dit-elle. Et tandis qu'Ambre exposait les methodes qu'elle comptait suivre pour travailler l'alteration, personne ne remarqua la silhouette qui les epiait a travers l'une des fenetres de la grande salle. Neil. 9. Organisation et confidences Les Pans affluaient de toute la ville pour apercevoir l'academie de l'alteration. Le soleil declinait vers l'ouest, et les lanternes s'allumaient un peu partout sur le passage des badauds. Certains s'y presentaient pour s'inscrire, mais la plupart ne venaient qu'en simples curieux et le registre tenu par Ambre peinait a se remplir. En constatant le manque d'enthousiasme, Melchiot, membre du Conseil d'Eden, sauta sur un tabouret et harangua la foule : -- Avez-vous deja oublie ce qui nous a ete annonce hier ? Nous sommes en guerre ! -- Justement ! cria une adolescente. Nous voulons savourer ce qu'il nous reste a vivre ! Pas etudier ! -- C'est votre manque de motivation qui va nous faire tuer ! -- De toute facon quelle chance avons-nous de les battre ? fit remarquer un autre garcon. -- Si nous restons ainsi a ne rien faire : aucune ! Mais si nous nous preparons, nous pouvons reussir un exploit ! -- Ce n'est pas en un mois qu'on apprendra a se battre ! Juche sur le tabouret le garcon pointa son doigt vers celui qui venait de parler : -- Ecoutez-le ! Il a raison ! Nous ne pourrons pas defier les Cyniks a leur propre jeu ! Par contre nous avons nos propres forces ! L'alteration ! Tous ensemble, nous pourrions nous en servir pour les renverser ! -- La plupart d'entre nous ne savent meme pas la controler ! opposa une autre fille. Ambre sortit du batiment et leva la main pour imposer le silence. -- C'est justement pour cela que l'academie existe, dit-elle assez fort pour etre entendue de tous. Et pour vous demontrer que nous avons fait une decouverte majeure ! Ambre fit signe a la foule de s'ecarter pour degager la rue entre elle et la facade d'un batiment. C'etait une grange dont le toit s'etait effondre. La jeune fille souleva les etoffes qui masquaient les bocaux a ses pieds. Les Scararmees brillaient en rouge et bleu. Ambre defit les couvercles et se concentra. Les halos colores danserent sur la jeune fille a la maniere d'un gyrophare. Elle tendit la main vers la grange. Plusieurs Pans ricanerent. Ambre agitait ses doigts, ouvrant et refermant la main comme pour palper a distance les murs fendus. Elle prenait un gros risque, elle n'avait pas assez pratique, et ne connaissait encore rien de l'energie degagee par les Scararmees. Puis elle se sentit prete et, doucement, commenca a agir par la pensee sur la matiere qu'elle devinait a dix metres d'elle. Le bois grinca, la charpente se tordit, les parois de planches se mirent a couiner et tout d'un coup le toit se souleva. Une poutre, puis une seconde vinrent s'assembler sous le faitage, avant que le toit ne se remette en place, degageant un nuage de poussiere et de sciure. La foule se tut, medusee. Ambre relacha sa concentration et s'appuya sur Chen pour ne pas vaciller. Elle avait la tete qui tournait, soudainement epuisee. -- Voila ce qu'on peut faire avec l'alteration ! lanca Melchiot du haut de son tabouret. -- Personne, a part cette fille, n'est capable d'un pareil exploit ! contra un garcon au milieu de l'attroupement. Ambre se reprenait. Elle inspira completement pour retrouver un peu de force : -- Ce sont les Scararmees qui demultiplient mon alteration. Venez tous et vous serez bientot en mesure d'accomplir des prouesses bien superieures a celle-ci ! Cette fois les discussions fuserent pele-mele dans le public. Tous avaient entendu parler d'incidents de l'alteration lies aux Scararmees, mais personne n'en connaissait les causes. La demonstration a laquelle ils venaient d'assister etait assez probante pour faire taire les plus sceptiques. Une adolescente aux longs cheveux blonds s'approcha : -- Ambre, tu peux vraiment nous aider a developper notre alteration ? -- Avec les Scararmees a nos cotes, nous serons en mesure de faire trembler toutes les armees des Cyniks, crois-moi. -- Alors j'en suis. -- Moi aussi ! Je veux venir ! s'ecria un jeune homme. -- Je suis interesse egalement ! -- Et moi ! -- Inscris-moi ! J'ai toujours cru en l'alteration ! fit un autre. En quelques secondes, la moitie de la foule se bousculait aux portes de l'academie et Ambre dut les faire reculer pour organiser les inscriptions. S'ils manquaient cruellement de guerriers, les Pans, en revanche, n'auraient pas de probleme du cote de l'alteration. C'etait toujours ca de gagne. Matt venait de terminer le tour de la ville en longeant les remparts de rondin, du cote exterieur, en sondant l'horizon. Il esperait toujours le retour de Plume. A la tombee de la nuit, il se resigna a rentrer et alla prendre des nouvelles de Mia. Son etat n'avait pas evolue, ses plaies, surtout celles de la cuisse, suppuraient encore. Elle tremblait et transpirait abondamment. Matt resta a son chevet un long moment. Ils se connaissaient a peine, et pourtant l'adolescent se sentait proche d'elle. Il l'avait liberee de l'anneau ombilical qui l'asservissait, ils avaient fui ensemble Henok, les Cyniks et les Mangeombres, survecu au crash du dirigeable du Buveur d'Innocence, autant d'exploits qui avaient tisse entre eux un lien. Matt inspecta le nombril de la jeune fille, la boursouflure rose etait encore bien suintante. L'anneau ombilical etait ce que les Cyniks avaient invente de pire. Puis Matt partit vers le Hall des Colporteurs dans l'espoir d'y croiser Floyd, Jon ou Nournia. Il n'avait pas envie de rester seul ce soir et savait Ambre bien trop occupee a l'academie. En remontant la rue, il longea la vitrine eclairee du Salon des souvenirs et decida d'y entrer. Si Eden etait en grande partie bati avec des materiaux de recuperation, le Salon des souvenirs etait le centre nevralgique de cet hymne a l'ancien monde. Il ressemblait a un saloon des films de cow-boys, avec ses boiseries partout, son bar interminable, ses tables rondes et la scene pour l'orchestre. Sur ses murs : des dizaines et des dizaines de photos de familles, couples avec des enfants, familles entieres avec les grands-parents et meme les chiens, cliches du petit frere ou de la grande soeur, sans oublier les photos de classe. En reconnaissant Maylis et Zelie sur l'une d'elles, Matt comprit que c'etaient les habitants d'Eden, les Pans et leur famille avant la Tempete. Il realisa alors qu'il n'avait aucun souvenir de ses parents. Il n'avait jamais glisse de photo dans son portefeuille, et lorsqu'il avait quitte son immeuble, l'idee ne lui etait pas venue d'en emporter, persuade qu'il etait de revoir un jour ses proches. Il n'avait jamais eu la possibilite de dire adieu a son pere et a sa mere. A present, il regrettait tous ces moments passes avec eux sans vraiment prendre conscience de leur presence. De leur amour. Lui qui n'avait jamais pu leur dire qu'il les aimait. -- Salut. Matt cligna les yeux pour sortir de ses pensees et apercut Horace assis au bar. -- Ca plombe le moral, pas vrai ? fit Horace. Matt approuva sans un mot. Il tira la haute chaise la plus proche et s'installa a cote du garcon aux cheveux noirs. Horace avait une curieuse tete : son nez etait un peu gros, ses sourcils broussailleux, son menton trop en avant, et s'il n'etait au final pas seduisant, il degageait toutefois une impression rassurante. -- Alors, tu as arrete de fumer tes cigarettes infectes ? Horace fit la moue. -- Pas tout a fait. Mais je me suis remis a faire du sport. J'ai l'impression qu'arreter de fumer c'est plus difficile que ce que je croyais. -- Tout ce que les adultes ont invente de profondement inutile est difficile a arreter, sinon ces inventions stupides n'auraient pas dure dans le temps : la cigarette, l'alcool, la drogue... On devrait le savoir avant de commencer ! -- La milice est en train d'organiser des cours de combat pour nous preparer a la guerre. Chacun recoit une affectation. Moi je serai dans l'infanterie. Faut que je manie la lance. J'aurais prefere les lance-pierres ou les arcs, mais faut dire que je suis mauvais au tir ! Et pour la cavalerie faut deja savoir monter a cheval, vu qu'on n'en a pas beaucoup... -- Et tu ne sais pas ? -- Ah non ! Pas du tout meme ! J'ai grandi a Chicago ! Je suis tres fortiche en ligne de metro ou en skate-board, manque de bol l'un comme l'autre ne serviront a rien pour gagner cette guerre ! -- Chicago ? C'est un sacre voyage jusqu'ici. Horace acquiesca, l'air pensif. -- Tu as une photo de tes parents sur ce mur ? -- Non, fit Horace. Je n'ai pas pense a en prendre quand je suis parti. C'etait la panique. Il y avait un blizzard terrible, il faisait froid, des chiens sauvages sillonnaient les rues, les animaux du zoo s'etaient echappes et les Gloutons commencaient a sauter sur tout ce qui passait a proximite. Je suis parvenu a retrouver deux potes, et on s'est depeches de fuir. -- C'etait pareil a New York. Vide et flippant. -- J'ai eu la chance de rencontrer un autre groupe de Pans en sortant de Chicago, et on s'est installes dans un ancien complexe sportif. On y a survecu pendant cinq mois, avant de croiser un Long Marcheur qui nous a dit que beaucoup de survivants se rendaient au centre du pays pour y fonder une ville. Nous avons suivi ses indications et c'est comme ca que je suis parvenu a Eden. Il parait que des nuages noirs occupent tout le nord desormais. Je me demande si Chicago est dessous. -- Au sud, chez Malronce, le ciel est tout rouge, j'en ai apercu l'horizon. Faut croire qu'on est pris entre deux feux. -- Mouais... Je me demande bien ou tout ca va finir. T'as dine ? Horace commanda deux assiettes et deux verres d'Hydromiel et expliqua a Matt qu'ici tout etait gratuit, chacun travaillait pour soi et pour la communaute. A tour de role, on alternait et tout le monde y trouvait plus ou moins son compte. Leur survie en dependait. Ils bavarderent une bonne partie de la soiree, Matt raconta son periple chez les Cyniks et Horace lui confia sa haine pour les soldats de Malronce qu'il avait vus attaquer ses amis lors de leur migration vers Eden. Horace avait ete le seul a s'en sortir. Il etait parti dans la foret pour trouver un point d'eau et a son retour les Cyniks frappaient ses copains pour les faire entrer dans les cages des Ourscargots. -- C'est pour ca que cette guerre ne me fait pas peur. Je compte bien rendre coup pour coup. Faut juste que je trouve ma place dans notre armee, et ca, c'est pas gagne ! Parce que franchement, l'infanterie, tout le monde bien range, bien obeissant, c'est pas mon truc ! -- Pourquoi tu ne rejoindrais pas l'academie de l'alteration, peut-etre que tu... Horace pouffa. -- Mon alteration ne nous fera pas gagner la guerre ! -- Et pourquoi pas ? -- Et pourquoi pas ? repeta Horace en imitant la voix de Matt. Ce dernier stoppa net le verre qu'il portait a ses levres. -- C'est exactement moi ! Comment tu fais ? -- C'est mon alteration. L'imitation. Pratique pour gagner la guerre tu crois ? -- Tu peux prendre toutes les voix que tu entends ? -- Avec un peu d'entrainement, oui. Et c'est pas tout, admire ! Le front d'Horace se crispa, ses sourcils se detendirent et semblerent s'allonger, ses pommettes se hausserent, ses levres perdirent du volume, apres plusieurs secondes Horace etait devenu meconnaissable. D'une voix caverneuse, qui ne ressemblait plus a la sienne, il lanca : -- Je peux deformer mon visage autant que je veux ! -- Tu peux prendre la meme tete que quelqu'un ? -- Non, tout de meme pas, mais je reussis a alterer mes traits suffisamment pour qu'on ne puisse pas me reconnaitre. Alors, tu crois qu'on peut terroriser les Cyniks avec ca ? -- C'est genial, tu ne devrais pas te moquer de toi-meme. Comment ca t'est venu ? -- J'etais un peu le comique du groupe, tu vois le genre ? A toujours prendre des voix differentes, a faire des grimaces, a imiter tout le monde. C'est juste que maintenant, je n'imite plus, je recopie le timbre de la voix. -- Je trouve ca hallucinant. -- Pour amuser la galerie c'est sur, pour survivre dans ce monde, c'est moins pratique. Matt demeura silencieux une longue minute, a scruter le garcon d'un air pensif. -- C'est a cause de ce qui est arrive a tes amis que tu es devenu plus... Matt cherchait le mot juste. -- Cynique, termina Horace avec une grimace. Probablement, oui. Matt lui tendit la main : -- En tout cas j'ai passe une excellente soiree. Matt dormait. Un sommeil lourd, de ceux qui ne laissent aucun souvenir de reve. En se couchant, chaque soir, il esperait recevoir la visite du Rauperoden a travers ses songes. Qu'ils se confrontent enfin, qu'ils se sondent l'un et l'autre. Matt lui laisserait toutes les portes ouvertes, pour qu'il le trouve, et pendant ce temps lui-meme fouillerait l'interieur du monstre dans l'espoir d'y deceler la presence de Tobias. Mais il ne venait plus. Le cherchait-il encore ? Certainement, mais la distance entre eux etait telle que le Rauperoden ne parvenait pas a localiser l'emanation de ses reves. Cela viendrait, tot ou tard, Matt le savait. Lorsqu'on toqua a sa porte, Matt crut un instant que c'etait lui. Ce n'etait qu'un garde de la milice. -- Matt, il faut que tu viennes voir ! -- Quoi ? Qu'est-ce qui se passe ? Un orage ? C'est ca ? Il y a un orage au loin ? Avec des eclairs partout, comme des mains ? Le garde le regarda avec curiosite, comme s'il s'agissait d'un fou. -- Non, pas du tout, c'est... c'est ta chienne. Soudain les dernieres volutes du sommeil le quitterent et il se dressa, totalement reveille. -- Plume ? Vous l'avez retrouvee ? -- Eh bien... En fait, on ne sait pas vraiment. -- Comment ca ? Elle est la ou pas ? -- Il faut que tu viennes voir pour le croire. Matt attrapa son manteau noir et se precipita dans le couloir. 10. Une surprenante cavalerie Trois gardes se cramponnaient a leurs lances lorsque Matt arriva en courant. -- Je leur dis qu'il faut fermer les portes tout de suite et sonner l'alerte ! rapporta le plus petit du groupe. -- N'importe quoi ! Il n'y a rien a craindre ! Je ne te laisserai pas reveiller toute la ville pour ca ! -- Qu'y a-t-il ? s'ecria Matt. Ou est Plume ? -- A toi de nous le dire ! Les gardes s'ecarterent et Matt sonda l'obscurite des champs. Des nuages bas masquaient la lune et il n'y voyait rien. Des ombres. Des silhouettes. Des creatures assises dans la nuit, observant les remparts d'Eden de leurs yeux brillants. La lune apparut et la plaine sortit des tenebres. Ils etaient des centaines. Grands comme des chevaux. Assis sur leur train arriere, attendant un signal. Des chiens partout. Le poil ebouriffe, la masse imposante, le museau leve. Matt se figea. Il ne savait pas s'il devait les trouver mignons comme des nounours ou inquietants comme des fauves. Une forme s'avanca vers lui, et Plume surgit de l'ombre. Matt fit un pas dans sa direction et la chienne jappa vers son jeune maitre. -- Tu me dis que tu es parti pour ca, pas vrai ? comprit Matt. Voila ce que tu manigancais dans la foret ? Tu les as sentis, et tu es partie les chercher ! Plume vint se frotter si fort contre lui qu'elle faillit le renverser. -- Tu vois qu'ils sont gentils ! fit un garde dans son dos. -- Mais qu'est-ce qu'on va faire d'eux ? Ils sont beaucoup trop nombreux ! -- Notre cavalerie speciale, annonca Matt. C'est pour ca qu'ils sont venus. Pour nous aider. -- Euh... ce sont des chiens, geants d'accord, mais rien que des chiens, ils peuvent pas avoir de plan ! -- Plume n'est pas une chienne ordinaire, elle comprend beaucoup de choses. Et si elle a ete chercher son monde, c'est qu'elle a une raison. Faites-moi confiance, ces chiens savent tres bien ce qu'ils font, ils ne sont pas venus par hasard. Un des gardes deposa sa lance et partit a leur rencontre, d'un pas prudent. Un des chiens s'approcha a son tour et lui donna un coup de tete amical bien qu'un peu brutal. -- Il a l'air sympa ! s'exclama-t-il. On dirait qu'il veut des caresses. -- Ces chiens avaient probablement une famille avant la Tempete, rappela Matt, ils doivent se sentir seuls desormais. Nous allons leur trouver un endroit pour la nuit, demain il faudra les presenter aux habitants d'Eden. Matt enfouit ses mains dans le pelage soyeux de Plume et la serra contre lui. Le lever du soleil ressemblait a un matin de Noel. En decouvrant cette armee de chiens geants les Pans se mirent a crier de joie, a les prendre dans leurs bras et a jouer avec eux, pour le plus grand bonheur des animaux. Ambre et Matt observaient des scenes parfois cocasses, les Pans les plus jeunes ne parvenant pas a se decrocher de leurs nouveaux amis. -- J'aimerais bien savoir d'ou ils viennent, fit Ambre. -- Je pense qu'ils formaient un troupeau, ils sont trop nombreux pour que Plume ait pu en rassembler autant en deux jours. Ils se sont regroupes comme nous ici. -- Tu crois qu'ils voyageaient dans l'espoir de retrouver des hommes ? -- Quand je vois combien ils semblent heureux d'etre avec nous, je le pense ! La Tempete a modifie leur gabarit, mais n'a probablement pas efface leur memoire. Ils ont du se sentir terriblement seuls pendant ces longs mois. -- J'ai entendu au petit dejeuner que tu proposais d'en faire une cavalerie speciale ? Tu veux vraiment prendre le risque de les blesser, voire pire ? -- Si les Cyniks remportent la guerre, j'ai bien peur que le sort de ces chiens soit peu enviable. Et tu as vu Plume, elle n'est jamais la derniere lorsqu'il s'agit d'affronter le danger. Elle veille sur nous, comme un chien sur sa famille, c'est ce qu'elle sait faire de mieux. Les autres agiront de meme. Notre commando aura tout a gagner a voyager avec eux. -- A ce propos, il faut donner au Conseil les noms de ceux qui nous accompagneront jusque chez Malronce, que nous ayons le temps de les connaitre et de les former. -- Ils seront trois. Ben, Chen et un garcon qui s'appelle Horace. -- Horace ? Je ne le connais pas. Il est volontaire ? -- Oui, mais il l'ignore encore. -- Matt, tu ne peux forcer personne, nous risquons de mour... -- Je sais qu'il viendra si je le lui demande. Et nous aurons besoin d'un gars comme lui. A cinq, je pense que nous avons une chance de parvenir jusqu'a Malronce. Ce sera serre, mais j'y crois. Et de ton cote, qu'est-ce que ca donne l'alteration et les Scararmees ? -- Il faut trouver quelqu'un pour me remplacer pendant que nous serons sur la route. Tu imagines ce dont nous serons capables si nous parvenons a canaliser leur energie ? -- On dirait que notre petite armee commence a s'organiser. Ambre lui rendit un sourire. -- Je n'etais pas tres confiante au depart, mais maintenant... Je crois vraiment que nous avons une chance. Matt croisa les bras sur son torse en guettant les enfants qui jouaient avec des chiens deux fois plus hauts qu'eux. -- Tu ne crois pas ? insista la jeune femme. -- Si, repondit-il sans joie. Car au fond de lui, meme s'il commencait a croire en leur victoire, il savait que ce serait au prix de nombreuses vies. La violence deviendrait leur langage. Les fondations d'Eden baigneraient bientot dans le sang. 11. Les preparatifs Pendant cinq jours, Ambre enchaina les cours de Long Marcheur le matin et une presence active a l'academie de l'alteration l'apres-midi. Elle n'avait plus une minute a elle. A l'academie, elle entrainait chaque Pan a controler son alteration et n'autorisait que les meilleurs a pratiquer en presence des Scararmees. Les resultats devinrent vite surprenants. Au-dela de toute attente. Des flashes de lumiere surgissaient souvent du batiment de l'academie et les Pans qui passaient dans la rue apprirent a ne plus les craindre. On savait desormais que ce lieu etait celui de bien des experiences etranges. Melchiot, un des membres du Conseil, se revela son meilleur eleve. Pose, reflechi et tres volontaire, il savait ecouter et se montrer tres pedagogue. Son alteration etait une capacite de feu. Charge d'allumer les lanternes et les feux de cheminee depuis la Tempete, il avait developpe la faculte de produire une forte chaleur au bout de ses ongles. En presence des Scararmees, la chaleur se transformait en flammes qu'il devait maitriser au prix d'efforts intenses. Plus les Pans puisaient dans l'energie des Scararmees, plus leur alteration gagnait en puissance, mais plus ils terminaient l'exercice epuises. Ceux qui se laissaient deborder produisaient des effets demesures, s'effondraient tout de suite apres et ne se reveillaient qu'un ou deux jours plus tard. Ambre et Melchiot s'interdisaient de depasser une certaine intensite, et s'ils n'avaient aucune idee de ce qu'ils etaient capables d'accomplir a pleine puissance, au moins restaient-ils conscients jusqu'au soir ! Durant ce temps, Matt, lui, en profitait pour se reposer, soigner les ecchymoses et les ecorchures qu'il avait en arrivant a Eden. Il faisait le tour de la ville et surveillait les progres de l'armee. Les ateliers produisaient arcs et fleches en quantite, des archers s'entrainaient chaque jour sur des cibles de plus en plus eloignees. L'infanterie apprenait a se deplacer en groupes, a obeir collectivement a un ordre d'assaut, et tous s'exercaient au combat rapproche plusieurs heures par jour. La cavalerie n'existait plus. Les derniers chevaux venaient d'etre attribues aux volontaires qui accompagneraient les Longs Marcheurs. A la place, plus de six cents chiens geants repetaient inlassablement les manoeuvres avec des Pans sur le dos. Les animaux semblaient prendre leur role tres au serieux et se pretaient aux enchainements sans rechigner. S'ils continuaient a ce rythme, les habitants d'Eden formeraient bientot une armee digne de ce nom. Vint alors le moment d'envoyer les Longs Marcheurs et les volontaires sillonner le pays pour rassembler tous les clans. Les volontaires avaient ete formes en vitesse, et la plupart etaient terrorises maintenant qu'approchait le moment de partir, seuls a l'aventure. Matt et Ambre vinrent saluer Doug. -- Prends soin de toi, dit Matt. Fais gaffe et tiens-toi eloigne des dangers. Ta mission est de nous revenir en un seul morceau ! -- J'y compte bien ! La prochaine fois qu'on se reverra, je serai avec Regie et les copains de l'ile. -- Il y a un clan auquel j'ai promis de rappeler l'existence a Eden, il s'appelle la Feroce Team, au sud-est, entre l'ile Carmichael et la Foret Aveugle. Ce sont de braves types, ils pourront nous filer un sacre coup de main au combat. -- Je les trouverai. Ambre lui deposa une tape amicale sur l'epaule. -- Bonne route, dit-elle. Eden regarda ses messagers se disperser aux quatre vents, porteurs de mauvaises nouvelles et pourtant charges de revenir avec assez de renforts pour lui offrir un espoir. Le soir du cinquieme jour, Matt etait assis sur une barriere d'ou il admirait les chiens qui jouaient ensemble, se roulaient dans la terre, se mordillaient et couinaient de joie, lorsqu'une presence etendit son ombre dans le soleil couchant. -- Salut, Matt. -- Mia ? La jeune fille se tenait sur une bequille, pale et essoufflee, un bras en echarpe. -- On m'a dit que tu m'avais souvent veillee. Je voulais te remercier. -- Quand es-tu sortie ? -- Ce matin. Il parait que je suis tiree d'affaire. Pas en grande forme, comme tu peux le constater, mais ca ira bientot mieux. -- Tu nous as fichu une sacree trouille ! Je suis content de te voir debout. -- Apres tout ce que tu as fait pour nous, je voulais te remercier, je crois que je n'en ai pas eu l'occasion lors de notre fuite. Matt haussa les epaules. -- C'est normal. Mia pencha la tete pour degager ses cheveux blonds et deposa un baiser sur la joue de l'adolescent. Le lendemain, l'academie fut ravagee par les flammes. Melchiot avait trop pousse son alteration en presence des Scararmees et des geysers de feu avaient jailli de ses doigts avant qu'il ne s'effondre, inconscient. Par miracle, aucun Pan ne fut blesse, et Ambre put sortir Melchiot de l'edifice avant qu'ils ne brulent vifs. Pour plus de securite, cette fois, l'academie fut installee a l'ecart des habitations, tout au nord d'Eden, derriere les etables et les granges, dans une maison en pierre qui servait a entreposer le materiel agricole. Ambre et Matt se retrouverent en debut d'apres-midi au bord du fleuve. -- Il va falloir que nous nous mettions en route, dit-elle. Nous ne pouvons plus attendre ainsi. -- Le Conseil prefererait que les Longs Marcheurs en provenance du sud soient rentres avant d'envoyer notre commando, pour que nous ayons les dernieres nouvelles de la Passe des Loups, et je crois que c'est sage. Ne foncons pas tete baissee sans savoir ou en est la situation. -- Et s'ils ne rentrent pas ? S'ils sont... enfin, tu sais. -- Pour quelqu'un qui souhaite devenir Long Marcheur, tu ne leur fais pas trop confiance ! -- C'est justement parce que je suis leur formation que je prends pleinement conscience du danger que represente le monde. -- Attendons encore un peu. -- Si d'ici trois jours ils ne sont pas de retour, il faudra que nous y allions, tant pis. Les armees de Malronce n'attendront pas que nous soyons prets. Matt se rinca les mains dans l'eau claire du fleuve et considera ses doigts abimes par les voyages et les affrontements. Son corps tout entier avait change en un an, ses muscles se dessinaient, et ses joues d'enfant avaient disparu. -- J'ai vu que Mia etait sur pied, dit Ambre. -- Oui, depuis hier. -- Vous vous entendez bien tous les deux, n'est-ce pas ? Matt devina a l'intonation de son amie que quelque chose clochait. -- Pourquoi dis-tu cela ? -- Je vous ai vus hier soir, vous etiez tres... proches. L'adolescent haussa les epaules. -- C'est elle qui... -- Matt, tu n'as pas a te justifier. Je voulais juste te dire que... que je savais, voila tout. Pour qu'il n'y ait pas de malaise entre nous. -- Pourquoi y en aurait-il un ? Ambre se mordilla la levre. -- Laisse tomber, je suis idiote. -- Non, dis-moi. -- Rien, c'est moi, je raconte n'importe quoi, c'est la fatigue, avec l'academie, je suis ereintee ! Elle se fendit d'un large sourire que Matt devina de facade. Bon sang, ce qu'il pouvait etre maladroit parfois ! Il lui semblait comprendre ce qu'Ambre voulait lui dire, mais il ne parvenait pas a le formuler. Il avait l'impression qu'elle etait jalouse. Comme moi de Ben ? Il chassa aussitot cette idee saugrenue. Il n'etait pas jaloux de Ben. Ambre ne lui appartenait pas, elle etait libre de faire ce qu'elle voulait. -- J'y retourne, j'ai du travail, dit Ambre en se relevant. On se laisse trois jours, et ensuite, quoi qu'il arrive, on part pour les terres de Malronce. Wyrd'Lon-Deis. Comme si d'en parler avait suffi a declencher leur presence, les Longs Marcheurs du sud rentrerent le soir meme. Ils etaient trois, dont un etait blesse. On l'emporta a l'infirmerie pendant que les deux autres se rendaient au Hall des Colporteurs pour se liberer de leurs equipements avant d'effectuer leur rapport. La cape vert fonce du second etait dechiree, ses vetements rapieces a la va-vite sur le terrain. Tous sur son passage devinaient qu'il avait du en baver. Le Conseil les convoqua en urgence avant le diner et les deux jeunes hommes entrerent, l'air epuises. Philip et Howard, c'etaient leurs noms, declinerent leur identite, la duree de leur periple et son but premier : - ... Trois semaines de route pour collecter des informations sur les mouvements au sud, terminait Phil, s'assurer qu'aucune autre communaute de Pans n'y est installee et visiter les deux deja repertoriees pour leur communiquer les dernieres informations de notre monde. -- Commencez par les mouvements, commanda Zelie. Avez-vous croise des patrouilles Cynik ? Phil hocha la tete. -- Plusieurs, nous avons pris soin de les eviter, mais elles etaient nombreuses. -- Il y a plus surprenant, ajouta Howard. J'ai vu beaucoup de groupes de Gloutons filant vers le sud ! J'en ai suivi un pendant deux jours et il a rejoint d'autres troupes, les Gloutons se rassemblent ! Et ils sont tres nombreux ! -- Ca explique qu'on en voie de moins en moins par ici, ajouta Phil. -- Ils se rassemblent pour quoi faire ? s'alarma Maylis. -- Ils franchissent le passage dans la Foret Aveugle, enchaina Howard, pour entrer sur le territoire des Cyniks. Ils sont lourdement armes. -- La Passe des Loups. Ils partent en guerre ? devina Melchiot. -- Ca y ressemblait fort ! De milliers de Gloutons ! Quand j'ai decouvert l'etendue de leurs forces dans la plaine, j'avoue avoir pris peur ! J'ai egalement repere une patrouille Cynik un peu plus loin. Comme moi, elle evitait soigneusement les Gloutons. Maylis se frotta les mains. -- Si les Gloutons ouvrent un second front sur les terres de Malronce, ca peut nous arranger ! -- Il faut en profiter maintenant ! lanca un Pan sur les gradins. -- Non, repliqua Zelie, nous ne sommes pas prets et nous manquons d'effectifs ! Laissons les Gloutons attaquer et si la chance est de notre cote, les armees de Malronce seront affaiblies par ce premier assaut. -- Pourquoi les Gloutons attaqueraient-ils les Cyniks ? fit la voix nasillarde de Neil. Ils vont se faire massacrer ! -- Les Gloutons ne sont pas tres subtils, rappela Phil. -- C'est vrai, mais ils s'adaptent vite ! Une Pan aux cheveux orange comme les flammes se leva : -- S'ils se retrouvent, c'est donc qu'ils peuvent communiquer entre eux. Peut-etre que des Gloutons du sud sont venus les prevenir qu'ils allaient se faire envahir et ils ont decide de devancer la strategie de la Reine ? -- C'est preter aux Gloutons une grande intelligence qu'ils n'ont pas ! corrigea Neil. Zelie leva les mains pour requerir le silence. -- Longs Marcheurs, fit-elle, pouvez-vous nous dire si la Passe des Loups est accessible ? -- La trouee dans la Foret Aveugle ? verifia Phil. Elle ne l'etait pas il y a cinq jours, mais je suppose que les Gloutons sont passes depuis. Cependant, une grande bataille doit avoir lieu en ce moment quelque part dans le territoire Cynik et je pense que c'est tout pres de cette Passe des Loups. Les Cyniks n'ont pas du mettre longtemps avant de se rendre compte de l'invasion. Zelie et Maylis se regarderent. -- Notre commando peut donc s'y rendre, conclut la seconde. Ambre, Matt, avez-vous constitue votre groupe ? Matt se leva pour lui repondre : -- Nous serons cinq. -- Quatre autres personnes vous accompagneront jusqu'a la forteresse de la Passe des Loups, pour reperer le terrain et preparer notre plan. -- Qui sont ces personnes ? -- Floyd, le Long Marcheur que vous connaissez deja, leur servira de guide pour le retour, Luiz est notre stratege, Tania, une tres bonne archere, et un membre du Conseil. -- Qui ? Son nom ? Maylis parut moins a l'aise subitement. -- Il s'agit de moi ! fit Neil en se levant. Matt devisagea tour a tour Zelie et Maylis. Neil etait le plus belliqueux du Conseil, il detestait Ambre et etait pret a la vendre a Malronce, comment pouvait-il faire partie de ce commando ? Matt se pencha vers les deux soeurs : -- Pourquoi lui ? C'est le pire que vous puissiez envoyer avec nous ! -- Nous avons procede a un vote, expliqua Zelie tout bas, nous n'etions pas bien prepares, c'est lui qui l'a impose, et Neil a assez d'amis pour s'assurer d'une petite majorite. Matt pesta en silence. Il l'aurait a l'oeil. Mieux vaudrait pour lui qu'il se tienne a carreau. Maylis reprit la parole, s'adressant a Ambre et Matt : -- Demain nous vous preparerons des vivres. -- Dans deux jours, vous devrez etre partis, ajouta Zelie. 12. De huit a neuf Apres dix jours passes a Eden, Matt avait des fourmis dans les jambes. Malgre tous les dangers que representait l'exterieur, il ne tenait plus en place. Explorer les entrailles du palais de Malronce et percer ses secrets, decouvrir pourquoi elle le cherchait et ce que representait le Testament de roche, voila qui le motivait ! Mais avant tout il faudrait deja parvenir a Wyrd'Lon-Deis. Des que tout cela sera termine, je partirai a la recherche de Toby. L'annonce du depart se propagea dans les rues et plusieurs Pans vinrent le saluer, le feliciter, l'encourager ou tout simplement lui temoigner leur admiration. Comme s'il fallait un courage suicidaire pour se lancer sur les terres de Malronce. Matt l'avait deja fait, et il avait survecu, alors pourquoi pas une seconde fois ? Il faut dire qu'on a tous failli y rester ! Et nous ne sommes meme pas entres dans le domaine de la Reine ! Matt trouva Horace au Salon des souvenirs, vautre sur une chaise, une de ces horribles cigarettes nauseabondes a la main, le regard dans le vague. -- Tiens, un heros, dit-il en apercevant Matt. Matt prefera ne pas relever. Il accomplissait son devoir, rien de plus, comme chacun ici serait bientot contraint de le faire pour sauver sa liberte. -- Alors, tu as trouve ta place dans l'infanterie ? demanda-t-il. -- Pas vraiment... J'ai demande a faire partie de ceux qui seraient en premiere ligne, j'attends leur reponse. Si je dois tomber pendant cette guerre, je peux te jurer que j'emporterai mon lot de Cyniks avec moi ! -- Justement, je viens te proposer de leur ficher un grand coup. De les attaquer la ou ca va faire le plus mal. -- Explique. -- Tu le sais deja, Ambre et moi partons pour Wyrd'Lon-Deis, et pour avoir une chance de survivre a cette expedition il nous faut les meilleurs. Je voudrais que tu en sois. -- Moi ? pouffa Horace toutes dents dehors. Non mais tu m'as vu ? Je ne sais meme pas tenir une lance ! Mon alteration est parfaite pour faire rire les copains ici, le soir, mais certainement pas pour defier la Reine en personne ! -- Il s'agit justement de passer dans son dos, nous ne voulons pas d'assaut, nous ne pourrions pas y survivre. Ce qu'il nous faut c'est un groupe sur lequel on puisse compter, des gens costauds mentalement, et tres motives. Je sais que tu es de ceux-la. Horace leva les yeux au plafond. -- Que Dieu t'entende ! -- Je prefere compter sur nous que sur Dieu, si tu veux bien. Alors ? Qu'en dis-tu ? -- T'as attendu le dernier jour pour venir m'en parler ? Matt se fendit d'un sourire : -- Si je te laisse trop de temps pour reflechir, tu realiseras que c'est une mission kamikaze ! Et j'aimerais vraiment t'avoir avec nous. Horace hocha doucement la tete. -- Bon. Laisse-moi jusqu'a demain, j'ai besoin d'y songer. -- On part a l'aurore. Horace lui posa la main sur l'epaule : -- Eh bien si je suis la, c'est que tu as un ami de plus, sinon... Ben avait enfile son manteau-cape de couleur vert fonce, une sacoche en bandouliere, et une petite hache pendait le long de sa jambe. Chen etait vetu d'une tenue ample d'un brun tirant sur le vert, pour le rendre plus discret encore lorsqu'il grimperait aux arbres. Ambre et Matt avaient retrouve leurs vetements de marche, et le garcon appreciait le poids rassurant de sa lame entre ses omoplates. En face de chacun, un chien geant etait couche dans l'herbe que les premiers rayons du soleil venaient blanchir. La veille, ils avaient passe pres de trois heures dans le pre aux chiens pour se familiariser avec eux, jusqu'a sentir une affinite particuliere avec l'un des canides de la meute. Chacun avait trouve le sien. Un peu plus loin, l'autre commando terminait d'equiper les montures en disposant des sacoches sur leurs dos. Floyd avait rase ses cheveux, il ne lui restait qu'un fin duvet sombre sur le crane. Il s'emmitouflait dans son manteau-cape de Long Marcheur et veillait sur le reste de son groupe. Une longue adolescente aux cheveux bruns noues en queue-de-cheval, Tania, scrutait tout le monde de ses immenses yeux attentifs, un arc dans le dos. Derriere elle, un garcon plus petit, au type mexicain, enfilait des gants en cuir. Neil, ses rares meches blondes en bataille, attendait, adosse a son chien, un brin d'herbe entre les dents. Zelie et Maylis, accompagnees d'une dizaine d'autres Pans, circulaient au milieu de la troupe pour souhaiter bonne chance a tous. Horace apparut soudain face a Matt, en lui tendant la main : -- General, j'ai entendu dire que vous recrutiez ? Matt le salua d'une bourrade dans l'epaule et pointa du doigt le pre aux chiens : -- Depeche-toi d'aller te trouver un compagnon a quatre pattes. -- C'est deja fait, dit-il en s'ecartant pour designer une boule de fourrure noire et marron dont les yeux etaient a peine visibles sous les poils trop longs. Je l'ai choisi parce qu'il est aussi moche que moi ! On devrait s'entendre ! Zelie parvint au niveau de Matt et Ambre. -- Nous allons poursuivre le travail de l'academie, dit-elle en s'adressant a Ambre. Melchiot s'en charge. Avec un peu d'espoir, une partie de notre armee sera capable de prouesses formidables d'ici quelques semaines. -- N'oubliez pas de developper un systeme pour transporter les Scararmees, precisa Ambre, pour l'instant ils supportent bien la vie en bocaux, mais ca n'est pas pratique. -- Bien sur. Philip et Howard vont reprendre la route du sud d'ici a trois jours, pour surveiller la Passe des Loups. Dans moins d'un mois j'espere que nous aurons recu suffisamment de renforts pour y expedier nos troupes. -- Malronce doit mobiliser cinq armees, ca lui prendra du temps, rappela Matt qui se voulait rassurant. Ses quinze mille hommes sont sa force mais aussi sa faiblesse, ils seront longs a deplacer. Ben se mela a la conversation : -- Si tout se passe bien, dans dix jours Floyd avec son commando de reconnaissance sera de retour. Vous aurez le temps de preparer votre strategie d'attaque. En ce qui nous concerne, tout dependra de ce que nous trouverons a Wyrd'Lon-Deis. Nous ferons tout notre possible pour vous rejoindre a la forteresse de la Passe des Loups avant la bataille. Sinon... nous serons derriere les lignes ennemies. Matt insista : -- Vous devez absolument conquerir la forteresse ! Sinon, tout notre plan echouera ! -- Nous y parviendrons. Zelie serra la main a chacun d'eux. -- Peut-on avoir confiance en Neil ? demanda Matt lorsque ce fut son tour. Zelie glissa un regard vers le grand adolescent. -- C'est un extremiste, il est parfois dangereux, murmura-t-elle, mais il est aussi tres intelligent et peut avoir de bonnes idees. Gardez un oeil sur lui mais sachez aussi l'ecouter. -- Nous avons decouvert que beaucoup de Pans finissent par trahir en vieillissant, ils ne se sentent plus chez eux parmi les enfants et gagnent le sud pour s'enroler aupres de Malronce. Neil doit avoir dix-sept ans, c'est l'age critique. Zelie approuva d'un air sombre. -- En effet, nous l'avons egalement remarque. Ici, le phenomene prend un peu plus de temps, c'est vers dix-huit ans, mais soyez prudents, on ne sait jamais. Ben se pencha vers elle : -- J'ai dix-sept ans, et je peux vous garantir que rien ne m'attire chez les Cyniks ! -- C'est parce que tu es sur la route tout le temps, peut-etre que la solitude... Ambre l'interrompit : -- Ce n'est pas une fatalite ! Tout le monde n'est pas voue a rejoindre le camp des Cyniks en grandissant ! Arretez de dire ca ! Sa colere jeta un froid, et Zelie les salua apres avoir renouvele ses encouragements. Mia s'approcha de Matt, elle marchait peniblement, toujours a l'aide d'une bequille. -- C'est le grand jour, dit-elle. -- Oui, fit Matt soudain mal a l'aise a l'idee qu'Ambre assiste a la scene. -- Je compte sur toi pour revenir vite et en bonne sante, evite les fleches et les barres d'acier, ca fait des degats, je suis bien placee pour le savoir ! plaisanta-t-elle en souriant. -- Je vais essayer. Mia voulut se tourner pour s'eloigner mais elle trebucha. Matt la rattrapa au passage, les longues meches blondes de la jeune fille recouvrirent ses epaules. Elle resta accrochee a lui plusieurs secondes et, lorsqu'elle se releva, sa joue frola celle de Matt. -- Tu vas me manquer, chuchota-t-elle. Matt se sentit rougir violemment. La moitie de la ville s'etait rassemblee sur les trottoirs de bois, tandis que les neuf voyageurs s'elancaient. La foule leur adressa des petits signes en guise d'adieu. L'admiration et la tristesse se lisaient sur les visages. Tous les regardaient comme s'ils n'allaient plus jamais les revoir. Et Matt avait la desagreable sensation d'etre un heros condamne a disparaitre. 13. Des visages dans les tenebres Dormir etait le pire. Dans cette grotte tapissee d'ossements, Tobias pouvait attendre, se recroqueviller dans son coin, etudier le moindre son en priant que ce ne soit pas le Devoreur qui approchait, mais dormir relevait de l'exploit. Dormir c'etait se rendre totalement vulnerable, c'etait s'abandonner corps et ame a cette caverne, et au monstre qui venait y puiser sa nourriture. Epuise, le garcon somnolait par intermittence, et se reveillait en sursaut. Son coeur passait du rythme lent de l'assoupissement a l'emballement explosif de la peur. La poitrine douloureuse, la bouche seche, il restait aux aguets sans jamais parvenir au repos. Sans meme tenter de s'extraire du trou qui etait devenu sa cabane protectrice. Il n'avait meme pas eu la force de s'interesser aux formes prisonnieres comme lui de cet endroit effrayant. La phosphorescence du gypse irradiait tout juste assez pour que Tobias puisse apercevoir d'autres silhouettes en position foetale. Il ignorait tout du temps qui passait. Etaient-ce des heures ? Des jours ? Tobias comptait en survies. En repas que venait prendre le Devoreur et dont il rechappait. Deja trois. Combien etaient-ils ici ? Une dizaine tout au plus. A ce rythme-la, tot ou tard, ce serait son tour. La chose entrerait, se faufilant par la porte gluante, le gypse lumineux s'eteindrait, elle deploierait sa masse abjecte, marchant sur les cranes pour palper ses victimes, jusqu'a en choisir une qui lui conviendrait et ce serait son tour. Alors c'en serait fini de lui. Tobias detendit ses jambes engourdies. Son talon heurta quelque chose de creux qui roula, provoquant aussitot des fremissements parmi les autres proies prisonnieres. Pour la premiere fois depuis qu'il etait la, Tobias cessa de vivre a travers sa peur, et une pensee rassurante lui traversa l'esprit. Son champignon. Il enfouit immediatement la main dans sa poche et en ressortit son fragment de champignon brillant. La lueur spectrale envahit sa partie de la grotte. -- Qu'est-ce que c'est ? fit une voix fluette toute proche. -- Range ca ! ordonna une autre. Tu vas l'attirer ! Un squelette presque entier gisait aux pieds de Tobias, le crane a l'envers. Des emotions contradictoires se bousculaient en lui. Toutes les formes de terreur, mais aussi un peu de force, un soupcon d'espoir. Et il fit alors ce qu'il n'aurait jamais cru possible : il se degagea de l'anfractuosite ou il se cachait et avanca un peu dans la caverne. Des dizaines et des dizaines de squelettes recouvraient le sol. A chaque pas, Tobias ecrasait une cage thoracique, une vertebre ou un tibia. Il ne savait pas ce qu'il faisait mais bouger devenait vital. Cela le rassurait, et dans cet enfer, ce soupcon d'activite prouvait qu'il etait encore en vie. Il descendit la pente douce de la grotte. Le plafond n'etait pas tres haut, trois metres tout au plus, en revanche la profondeur formait un boyau sans fin. -- Retourne dans ton coin ! chuchota quelqu'un. Tu veux tous nous faire mourir ! Tobias l'ignora. La vie reprenait ses droits en lui. Il ignorait comment il reagirait si le Devoreur surgissait d'un coup, n'avait d'attention que pour le controle de son corps et de son esprit qu'il retrouvait peu a peu, repoussant le filet paralysant de l'epouvante. Peu a peu, il comprit qu'il se trouvait quelque part dans le Rauperoden. Pas dans ce voile qui claquait aux vents et d'ou sortait un visage difforme, mais au-dela, dans le monde de cette creature. Il avait franchi un passage. Son monde a lui, ses amis, tout cela etait reste au-dehors, tres loin desormais. Inaccessible. Ne pas se laisser envahir par la melancolie, se commanda-t-il. Chasser toutes les emotions noires qui neutralisent la pensee. Le garcon continua d'avancer, lentement, dans le froid. Il realisa qu'il avait les pieds et les mains glaces. Allumer un feu lui aurait fait du bien, mais c'etait impossible, pas dans une grotte sans aeration directe, et de toute facon il n'avait pas de quoi le faire surgir. -- Je... Je te connais, murmura quelqu'un tout proche. Tobias s'arreta et tendit le champignon vers la voix. Un garcon aux vetements dechires se couvrait le visage pour se proteger de la clarte, accroupi entre deux blocs de pierre. Tobias discerna un nez tordu, une longue balafre... Il avait deja vu ce visage. -- Franklin ! s'ecria-t-il tout bas. Le Long Marcheur ! Il se souvenait parfaitement de lui, il avait combattu a leurs cotes sur l'ile Carmichael, l'ile des Manoirs. -- C'est bon de voir une tete amicale ! dit-il en venant se serrer contre lui. -- Toi aussi, il t'a eu, le fantome noir ? -- Le Rauperoden ? Oui. -- Il veut Matt, il m'a torture pour savoir ou le trouver, c'est Matt qu'il veut absolument. -- Sais-tu pourquoi lui et pas un autre ? -- Non, c'est un demon, un monstre, il est capable de faire des trucs insupportables. Tout ce que je sais, c'est qu'il est sur terre pour attraper Matt. J'espere qu'il ne l'aura jamais. -- En attendant c'est nous qu'il a captures. Tu sais ou nous sommes ? -- Dans son garde-manger ! -- Et cette creature qui vient, je l'appelle le Devoreur, c'est la vraie forme du Rauperoden, c'est ca ? -- Je n'en sais rien. -- Tu es la depuis combien de temps ? -- Je l'ignore. J'ai l'impression que ca fait des annees. Parfois j'ai l'impression d'etre devenu a moitie fou. -- Tu ne manges pas, tu ne bois rien ? -- Non, j'ai faim et soif mais curieusement, je ne m'affaiblis pas, c'est comme si cette grotte nous maintenait en vie. -- En attendant de devenir le repas du Devoreur ! -- Ce que je peux te dire, par contre, c'est que le Devoreur, comme tu dis, choisit son festin parmi ceux qui ont le plus peur. -- Le plus peur ? repeta Tobias. -- Oui, on dirait qu'il apprecie les plus terrifies. -- Je parie que c'est son ame qu'il nourrit avec nos peurs ! Plusieurs cranes roulerent soudain et Tobias leva vivement le champignon, craignant que le Devoreur ne soit entre. Colin rampait sur les os. Les larmes coulaient entre les boutons de son visage aux traits grossiers. -- Aidez-moi, supplia-t-il tout bas, je ferai tout ce que vous voudrez ! -- Mais c'est le garcon qui a tue le vieux Carmichael ! s'exclama Franklin en attrapant une pierre. Tobias stoppa son geste. -- Laisse-le, c'est un pauvre type. Un couard et un menteur, mais il ne merite pas ca. -- Tu le connais ? Tobias soupira. -- C'est en grande partie a cause de lui si je suis la. -- Et tu le proteges ? s'indigna Franklin. Tobias haussa les epaules. -- Il a toujours agi par peur et par betise. Je le plains. Colin etait a present tout pres. Il tendit la main vers la jambe de Tobias. -- Pardonne-moi ! gemit-il. Je ne savais pas ce que je faisais ! Je ne savais pas que c'etait une creature si monstrueuse ! Je croyais qu'il s'occuperait de moi ! Pardonne-moi, je t'en supplie ! Tobias l'esquiva. -- Arrete de me coller. Tu l'as bien cherche. -- Protegez-moi ! sanglotait Colin. S'il vous plait ! Ne le laissez pas me manger ! Franklin jeta un coup d'oeil a Tobias. -- On dirait qu'il est pret pour passer a la casserole, dit-il sans joie. Tobias se pencha vers lui : -- Colin ! Reprends-toi ! Si tu continues comme ca, c'est toi que le Devoreur va choisir la prochaine fois ! Tu dois evacuer ta peur, tu dois te maitriser ! Colin se mit a pleurer de plus belle. -- Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! J'ai peur ! Franklin s'ecarta du garcon. -- Ne reste pas a cote de lui, conseilla-t-il a Tobias, il va attirer le Devoreur ! C'est alors que la porte emit le grincement caracteristique et tous les prisonniers fremirent en meme temps. La peur la plus primale envahit Tobias, malgre toute sa volonte, malgre les barrieres mentales qu'il avait decide d'elever, et il se jeta a travers la caverne pour rejoindre son trou. En se cognant contre la paroi, il realisa qu'il avait lache son champignon et il decida de l'abandonner. Tout plutot que de retourner le chercher, pas avec le Devoreur dans la piece. Il regretta aussitot son geste. Car a present le Devoreur etait eclaire par la lueur argentee. Une enorme araignee noire luisant comme du vinyle, de gros poils sortaient de ses articulations. Ses mandibules s'agitaient dans l'air, au-dessous de huit yeux tenebreux. Ses pattes coulisserent rapidement pour la propulser au centre de la grotte d'ou elle commenca a palper les formes recroquevillees qui tremblaient. Certains gemissaient, d'autres s'etranglaient de sanglots. Puis le Devoreur s'arreta face a Colin qui suppliait, le visage deforme par le desespoir et l'epouvante. L'araignee le palpa de ses pattes avant. Et elle s'avanca pour le saisir. Colin hurla, roula sur le sol comme un enfant qui fait un caprice et, lorsque les pattes tenterent de l'attraper a nouveau, il poussa dans leur direction un autre prisonnier qui fut souleve instantanement. Le Devoreur l'enfourna sans hesitation. Colin tremblait, et geignait, au bord de la folie. Tobias avait la chair de poule. Il fallait qu'il sorte d'ici. Vite. Tres vite. Et pour cela, il ne pouvait compter que sur Matt et Ambre. DEUXIEME PARTIE Voyage au Purgatoire 14. Creatures de la nuit Matt marchait avec Ben, en tete du convoi. Leurs chiens gambadaient a cote, portant l'essentiel des sacoches de vivres et de materiel. -- Tu penses qu'on va mettre combien de temps pour parvenir a la Passe des Loups ? s'enquit Matt. -- A pied il faut environ six jours, parfois un peu plus. A dos de chien, je dirais la moitie. Toute la matinee, les chiens les avaient portes avec un plaisir evident. Au debut de l'apres-midi, l'expedition avait decide de les laisser se reposer une heure ou deux. -- Tout dependra si nous empruntons les pistes ou si nous taillons notre propre chemin, ajouta Ben. -- Il reste des pistes praticables ? -- Oui, d'anciennes routes que la vegetation n'a pas encore completement noyees, les Longs Marcheurs y passent souvent, ca facilite la progression et le reperage. L'inconvenient c'est que les Cyniks les empruntent egalement. Nous pourrons ouvrir notre voie mais c'est beaucoup plus long, il faut faire des detours et les chiens ne peuvent pas galoper, surtout en foret. -- Restons sur les routes, nous serons vigilants. Ben approuva. Un peu plus tard, Ambre remonta jusqu'au niveau de Matt : -- Ce doit etre dur pour toi de quitter Eden, lui dit-elle. -- Comme pour tout le monde je suppose. Le plus difficile c'est de ne pas savoir ce qui nous attend. -- Je veux dire : pour Mia. Tu laisses derriere toi quelqu'un avec qui il se passe manifestement quelque chose. Matt leva les bras au ciel : -- C'est juste une amie ! Ambre ricana, la voix moqueuse : -- Bien sur ! J'ai vu comment elle se comporte. Et ce matin, sa petite chute ! Ah ! Quelle comedienne ! -- Qu'est-ce que tu insinues ? -- Oh, Matt ! Ne me dis pas que tu n'as rien remarque ! Elle l'a fait expres pour que tu la rattrapes ! -- Pas du tout, elle est affaiblie, je te rappelle ! -- Oui, bien sur ! Ambre secoua la tete, agacee par la naivete de Matt. Elle continua de marcher avec lui un petit moment puis pressa le pas pour rejoindre Ben. Matt l'observa qui discutait avec le Long Marcheur et cela lui rappela l'ile des Manoirs, lorsqu'elle passait des heures en sa compagnie, soi-disant pour en apprendre davantage sur le metier de Long Marcheur. De temps en temps, elle regardait en arriere, en direction de Matt. Elle minaudait, il le voyait bien. Ben lui plaisait. Apres cinq minutes, Matt en eut assez de ce petit manege et avertit tout le monde qu'ils remontaient sur leurs chiens pour l'apres-midi. Autant le groupe d'Ambre et Matt se debrouillait bien a dos de chien, autant celui de Floyd peinait a trouver ses marques. Luiz ne tenait pas en equilibre malgre le petit tapis qui protegeait le dos de chaque animal ; il devait se cramponner au pelage et semblait encore plus epuise que sa monture apres une heure de trot rapide. Tania s'en sortait bien, alors que Neil et le Long Marcheur n'etaient pas du tout a l'aise. Les neuf chiens ne semblaient pas souffrir d'etre ainsi charges, ils filaient a bonne vitesse, les uns derriere les autres, parfaitement disciplines, suivant le grand husky blanc et gris de Ben. La plupart ressemblaient surtout a des batards, d'immenses corps hirsutes avec des tetes de nounours, et quelques-uns semblaient etre des chiens de race, un metre quatre-vingts au garrot, mais de race tout de meme. Tel le saint-bernard que montait Ambre ou le berger australien de Chen. Tous s'etaient amuses a leur donner un nom. Et lorsque Horace avait baptise son chien Billy, Ambre s'etait exclamee : -- Billy ? Ce n'est pas un nom de chien ! Tu ne peux pas l'appeler Billy, voyons ! -- Et pourquoi pas ? Il merite tout autant qu'un humain de s'appeler ainsi ! Ce sera Billy et rien d'autre ! Et ils avaient beaucoup ri. Pour Matt, c'etait une relation nouvelle avec Plume. Elle etait parmi les plus petits chiens du groupe, mais il la devinait excitee comme aucun, prete a courir pendant des heures. Elle avancait la truffe en l'air, les babines fremissantes, fiere de galoper avec son maitre. Le soir, en etablissant le bivouac, Matt eprouva toutes les peines du monde a s'asseoir pour manger, il avait les fesses et les cuisses courbatues et douloureuses. Ben alluma le feu, ce qui rappela Tobias a Matt. D'habitude, c'etait lui qui s'en chargeait. Il eut un pincement au coeur. -- Nous avons bien avance pour une premiere journee, je suis satisfait, constata le Long Marcheur. Ils s'etaient installes au bord de la piste, une etroite bande d'herbes tassees au milieu d'une vegetation plus dense. Le feu se mit a crepiter et on libera les chiens de leurs sacoches. Pendant que les Pans deroulaient leurs sacs de couchage, les animaux s'eloignerent ensemble en reniflant les troncs d'arbres et les bosquets. -- Que doit-on craindre le plus maintenant que nous nous sommes eloignes d'Eden ? demanda Horace en roulant un peu de tabac dans sa paume. -- Pour l'instant, nous sommes trop au nord pour tomber sur des patrouilles Cynik, mais ouvrons l'oeil tout de meme, repondit Ben. Je sais qu'il y a pas mal de Basilics fourchus dans le secteur, alors evitez de trop trainer pres des points d'eau ou ils etablissent leurs nids. -- Le Basilic ? s'inquieta Ambre. Ce n'est pas cet animal mythologique cense transformer en pierre quiconque le regarde dans les yeux ? -- C'est exactement ca. Sauf que le Basilic fourchu ne te transforme pas vraiment en pierre. On l'appelle ainsi parce qu'il est tellement flippant que la plupart de ceux qui l'ont croise sont restes paralyses de peur. -- Et ca ressemble a quoi ? s'enquit Matt. -- A un grand tigre roux, avec des yeux jaunes gigantesques, plusieurs rangees de crocs, des sabots fourchus avec une seule griffe au milieu, mais quelle griffe ! Longue et capable de trancher n'importe quoi ! -- Bah, j'espere qu'on n'en croisera pas ! fit Horace en roulant son tabac dans du papier fin. Matt tendit l'index vers la cigarette : -- Tu ne vas pas arreter, alors ? -- Bientot... -- Tu parles comme un adulte. Horace alluma la cigarette. -- C'est parce que je fume comme eux. Un nuage malodorant s'envola et Matt recula pour ne pas en perdre l'appetit. Leur repas etait en train de cuire sur le feu. Apres diner, ils s'etaient tous rassembles autour des braises, allonges dans leur duvet. Les chiens venaient a peine de revenir et s'etaient allonges en cercle, comme pour former un rempart protecteur. Les Pans discutaient a voix basse, se confiant leur existence passee. Matt remarqua que la convenance de ne pas aborder ce sujet parfois sensible avait totalement disparu ici, dans ces conditions un peu particulieres. En tendant l'oreille, il entendit Neil raconter a Luiz et a Chen qu'avant la Tempete, il jouait de la guitare dans un groupe de Metal et qu'il detestait le sport. Ambre et Tania devisaient ensemble, si bas que Matt ne put comprendre un mot. Il se tourna vers les autres, Ben, Floyd et Horace. Ce dernier fumait une autre cigarette, couche sur le dos, admirant les etoiles, pendant que les deux Longs Marcheurs confrontaient leur connaissance de la region qu'ils traverseraient le lendemain. Soudain il vit une lumiere vive et coloree surgir au-dessus d'un bois. Une autre lueur suivit et Matt, subjugue, contempla le ballet aerien de deux papillons geants dont les ailes brillaient tels de puissants neons electriques. Du bleu, du vert et du violet pour l'un ; l'autre, le plus grand, palpitait de rouge, orange et rose. Ils se tournaient autour, et malgre les trois ou quatre cents metres de distance, Matt avait l'impression qu'ils etaient de l'envergure d'un petit avion de tourisme. -- Ce sont des Luminobellules, expliqua Ben alors que tous les admiraient en silence. Elles ne sortent que la nuit, et je crois qu'elles ne brillent que pour se seduire, avant la reproduction. -- Tu en sais des choses sur une faune qu'on decouvre a peine, s'etonna Matt. -- C'est notre tache de Long Marcheur, observer, deduire, et rapporter. Tous ensemble, au fil des mois, nous constituons une bibliotheque de connaissances a Eden, que tous les Longs Marcheurs consultent sans cesse. C'est un nouveau monde, il y a tout a faire. Ambre le couvait des yeux. Matt soupira d'agacement. Puis quatre autres Luminobellules sortirent du bois et dessinerent a leur tour des arabesques colorees dans la nuit. Les Pans assisterent a ce spectacle feerique pendant plus d'une heure, dans la douce tiedeur des braises, avant que le sommeil ne vienne les happer. Le lendemain, en fin de matinee, les chiens venaient de ralentir pour passer un raidillon ou la piste se retrecissait, lorsque le groupe entendit un sifflement lancinant, au loin dans les arbres. Matt fronca les sourcils. Il n'aimait pas ce son. Ben etait juste devant lui, il hesita a elever la voix pour ne pas faire remarquer leur convoi, puis estima que ce pouvait etre important : -- Ben ! Tu as une idee de ce que c'est ? On dirait un cri, un appel peut-etre. J'ai tout de suite pense a un Rodeur Nocturne. -- Possible. Mais ils ne chassent jamais de jour. C'est peut-etre un animal en rut. -- J'ai croise un Rodeur Nocturne une fois, et il a fui des que Plume est arrivee. C'est un bon point pour nous ! Ils ont peur des chiens. -- C'etait il y a longtemps ? -- Disons... huit mois de cela. En quittant New York. -- Les Rodeurs Nocturnes s'adaptent vite. Si depuis ils ont goute a la chair de chien, ils n'en ont certainement plus peur ! -- T'es drolement rassurant... Des que la piste le permit, les chiens reprirent leur rythme de croisiere : un trot rapide. Matt commencait a s'y habituer, il le trouvait a present plutot agreable, un bercement regulier. Lors de la pause du midi, Matt entendit a nouveau le sifflement percant, bien plus distant, et cela le tranquillisa un peu. Lorsqu'il replaca les sacoches sur le dos de Plume, le sifflement se repeta, et un autre, de l'autre cote de la foret, lui repondit. -- Quoi que ce soit, ca communique ! avertit-il. Tout le monde est arme ? -- Moi j'ai mon garde du corps, dit Floyd en sortant une epee de son fourreau. Je l'ai piquee a des Cyniks ! Chen leva le rabat en cuir de ce qui lui servait de selle et montra une petite arbalete avec deux arcs l'un sur l'autre pour tirer deux coups simultanes. Horace avait emporte un baton poli a pointe d'acier. Tania attrapa son arc et Ben sa hache. Ambre, Luiz et Neil demeuraient les mains vides. -- Que ceux qui n'ont pas d'armes restent au milieu, on ne sait jamais. Ben, peut-on s'eloigner de cette foret ? -- Non, pas avant d'atteindre les grandes plaines, demain au plus tot. Matt se mordit la levre. Il n'aimait pas ces sifflements. -- Alors redoublons d'attention, dit-il avant de se mettre en route. Le soir, Matt dut se plier a la majorite pour accepter d'allumer un feu qu'il jugeait dangereux. Il trouvait les flammes trop voyantes dans la nuit, l'odeur de leurs boites de chili con carne trop puissante, craignant qu'elle n'attire tous les predateurs de la nuit, et meme lorsque les chiens partirent faire leur tour, il les estima trop longs a rentrer. Tout l'inquietait. Il n'avait plus entendu de sifflement depuis la fin d'apres-midi, pourtant l'angoisse le tenaillait. La fatigue avait beau peser sur ses epaules, il attrapa son baudrier parmi ses affaires et l'enfila pour sentir son epee dans son dos. Il hesita mais laissa finalement son gilet en Kevlar. -- Tu devrais te detendre, lui suggera Ambre. La route va etre longue jusqu'a Wyrd'Lon-Deis. -- Je prefere m'assurer que nous y parviendrons tous indemnes. Il entreprit de faire le tour du campement sous l'oeil curieux de Plume. -- Il est toujours aussi nerveux ? demanda Tania en detachant ses longs cheveux bruns. Ambre observait, songeuse, son ami. -- Il est preoccupe, repondit-elle sans le lacher du regard. Ils dinerent en silence, fatigues et songeurs. Grace au rythme de leurs montures, ils allaient atteindre la Passe des Loups d'ici a deux jours. Il faudrait la franchir. Etudier la forteresse, et la traverser afin d'entrer au pays des Cyniks. Jamais ils ne s'etaient sentis aussi vulnerables et en meme temps charges d'une mission aussi vitale. Autour des flammes dansantes, ils realisaient que le destin de leur peuple se jouait peut-etre en ce moment meme, rive a leurs choix, a leurs actions. Matt s'endormit enfin, apres s'etre tourne et retourne dans son duvet pendant plus d'une heure. Le feu s'etait eteint, et les chiens ronflaient doucement autour du campement. Le cri aigu et saccade, presque un rire monstrueux, tira Matt brutalement de sa couche. En un instant, il fut debout, l'epee a la main, comme s'il attendait ce signal depuis le debut. 15. Funeste rencontre La penombre noyait les environs, les troncs et les fourres n'apparaissaient que par taches noires au milieu d'un voile gris-bleu. Les deux Longs Marcheurs, toujours aux aguets, emergerent rapidement. -- Tu l'as vu ? chuchota Ben tout pres de Matt. -- Non. Il va se deplacer dans les branches, c'est ce qu'il faut ecouter. Neil rampa jusqu'a eux. -- C'est un Rodeur Nocturne, pas vrai ? Ni Ben ni Matt ne prirent le temps de repondre, trop concentres sur leurs sens amoindris par l'obscurite. Les chiens se mirent a grogner, tous ensemble, ce qui etait encore plus stressant. Le cri de hyene hysterique reprit, en hauteur parmi les arbres, avant qu'un second cri ne lui reponde, tout pres. -- Non, corrigea Matt, pas un mais deux Rodeurs Nocturnes. Neil, verifie que tout le monde est reveille et prenez vos armes. On forme un cercle autour des cendres du feu. Ses compagnons, moins prevoyants, durent se rhabiller en vitesse avant de saisir arbalete, arc, epee et baton et de se rassembler. Avisant qu'Ambre n'etait pas armee, Matt lui tendit son couteau de chasse. -- Prends au moins ca ! -- Non, je me debrouillerai mieux sans, dit-elle en serrant contre elle son sac a dos comme si elle protegeait un bien precieux. Soudain une silhouette blafarde jaillit des fourres, sauta par-dessus la meute de chiens excites et se retrouva face aux adolescents avant meme qu'ils puissent reagir. Elle avait la forme d'un homme affuble de membres fins et noueux. Le crane difforme, tout en longueur, ne ressemblait en rien a une tete humaine. La peau laiteuse collait a des os sans chair, et la machoire proeminente decouvrit une rangee de crocs aceres. Dans la nuit, les yeux etroits luisaient d'une lueur jaune. Des griffes courbes et tranchantes sifflerent si rapidement a leurs oreilles que personne ne put intervenir. Matt tenta pourtant de lui fendre le bras d'un coup de lame. Il entendit le hurlement d'un des garcons tandis que le Rodeur Nocturne pivotait vers lui a une vitesse stupefiante. Le poignet de Matt fut heurte aussitot et un violent coup dans son epee la projeta trois metres plus loin. Avant meme que les autres ne puissent frapper, le Rodeur Nocturne avait deja bondi vers les hautes fougeres. -- Bon sang, ce qu'il est rapide ! lanca Horace. -- Luiz ! s'ecria Floyd. Le jeune Mexicain avait la poitrine ouverte, le tee-shirt imbibe de sang, il ouvrait la bouche comme un poisson hors de l'eau, l'air hagard. Neil s'approcha et s'agenouilla sur lui. Mais il n'eut pas le temps d'intervenir. Le Rodeur Nocturne jaillit a nouveau de la vegetation, projetant une nuee de feuilles, et ses impressionnantes serres se refermerent sur les chevilles de Luiz pour le tirer dans la nuit. Ben bondit pour lui planter sa hachette dans la tete. L'autre Rodeur Nocturne tomba du ciel et renversa Ben avant de lancer son bras pour decapiter Tania. Le baton d'Horace se planta dans la main de la creature juste avant que les griffes n'atteignent la gorge tendre de la jeune fille tetanisee. Horace hurlait de rage et de peur, anime d'un feu bouillonnant. -- Aaaaaaaah ! Creve saloperie ! Matt et Floyd tenterent en meme temps de frapper, le premier avec ses poings et toute la force prodigieuse dont il etait capable, l'autre avec son epee. Le Rodeur Nocturne esquiva avec une agilite decourageante les deux coups et brandit ses bras monstrueux pour atteindre les deux garcons desequilibres. Matt ne recula pas assez vite et percut la dechirure de ses chairs au niveau du flanc. Un flot de liquide chaud inonda sa hanche et il tomba a genoux, etourdi par la douleur. Floyd avait evite la premiere attaque en roulant au sol, mais des qu'il leva les yeux il comprit qu'il ne pourrait parer celle qui allait suivre. C'est alors que le Rodeur Nocturne s'envola d'un coup, comme gifle par une main colossale. Il decolla, desarticule, les bras et les jambes instantanement brises et vint s'encastrer dans un chene, a huit metres de hauteur. Ambre s'effondra dans la foulee, inconsciente. Luiz hurlait toujours, desespere, entraine a l'ecart. Deux chiens bondirent mais le Rodeur Nocturne qui tirait l'adolescent les repoussa de deux violents coups de pied. Il reprit immediatement Luiz qui se redressait en criant de douleur pour tenter de frapper son assaillant. Les griffes sifflerent encore et les deux mains de Luiz s'effacerent aussitot. Le pauvre garcon regarda ses blessures sans comprendre. Le Rodeur Nocturne le saisit par les epaules et se mit a escalader l'arbre le plus proche avec une rapidite et une facilite irreelles. Chen venait de le prendre en chasse. Pieds nus, il courut a son tour, a quatre pattes sur l'ecorce. Les deux formes ressemblaient a deux araignees se pourchassant, sans se soucier de la gravite. Tania banda son arc et decocha une fleche qui se planta dans le dos du predateur. Ben en resta stupefait. A cette vitesse, le tir tenait du miracle. Les traits suivants toucherent chaque fois. Chen en profita pour saisir le Rodeur Nocturne par la cheville. Gene par le poids de Luiz, la creature manqua le premier coup de pied qu'elle tenta. Elle arma le second. La cinquieme fleche de Tania se ficha droit dans ses cervicales. Le monstre se crispa brusquement, demeura paralyse une seconde avant de basculer dans le vide avec Luiz. Chen essaya d'attraper son camarade au vol, mais tout alla trop vite et il dut s'agripper a une branche pour ne pas tomber a sa suite. Luiz et le corps du Rodeur Nocturne s'ecraserent dix metres plus bas. Tania et Ben accoururent pour tenter de secourir leur ami. Luiz clignait des paupieres doucement, les yeux fixes comme s'il ne voyait plus. Il voulut dire quelque chose, mais un filet pourpre coula par ses narines, et il s'affaissa. Ben le prit contre lui, pour lui dire adieu. Luiz venait de mourir. Matt, malgre la douleur et le sang qu'il perdait, parvint a rouler sur le sol pour se rapprocher d'Ambre. Elle ne bougeait pas, les paupieres closes. Il tendit la main sur sa bouche pour s'assurer qu'elle respirait encore et le sac qu'elle retenait contre elle glissa. Une lumiere rouge et bleu illumina le visage du garcon. Plusieurs dizaines de Scararmees s'agitaient dans un bocal. -- Ambre..., murmura Matt tandis que des piques de souffrance electrisaient sa colonne vertebrale. Matt se cambra, terrasse par sa blessure. Neil le plaqua au sol et le mit sur le flanc. -- Ne bouge pas ! ordonna-t-il. Tu perds beaucoup de sang ! Floyd se pencha par-dessus les deux garcons. -- C'est profond ? On peut le soigner ? demanda-t-il, inquiet. -- Il se vide de son sang ! Pousse-toi, laisse-moi faire ! -- Je croyais que tu ne pouvais guerir que les petites plaies ? -- Si je n'essaye pas, il va y rester. Matt sentit les mains froides de Neil sur sa peau. Une violente morsure serra tout son cote gauche. Puis une sensation de brulure. De plus en plus intense. Matt voulut se debattre mais Floyd le maintenait et toutes ses forces l'avaient fui. Matt hurla et son cri resonna dans le silence de la foret. Puis la douleur fut trop forte. Son esprit vacilla tandis qu'il entendait Floyd murmurer : -- C'est fini, Neil. Laisse, tu ne peux plus rien pour lui. 16. Deux voix dans la nuit Tobias se concentrait sur la maitrise de ses emotions. La peur principalement. Elle agissait sur l'intellect comme une maree noyant un dessin sur la plage, des vagues inlassables qu'il faut repousser, avec ses marees d'equinoxes, ses periodes d'accalmie. Et Tobias luttait pour preserver le dessin de son esprit, sa personnalite. Apres le depart du monstre, son champignon lumineux, que le Devoreur semblait ne pas avoir remarque, comme s'il n'avait pas usage de la vue, avait quelque peu change l'atmosphere de la grotte. A present, la plupart des prisonniers pouvaient se voir. Certains avaient meme franchi le pas, s'etaient eloignes de leur taniere improvisee pour discuter doucement avec leur voisin. Dans l'ensemble, cela ne durait jamais longtemps, le moindre bruit, meme s'il s'agissait seulement du vent, les faisait courir a leur place. En poussant un garcon dans la gueule du Devoreur, Colin s'etait fait beaucoup d'ennemis d'un coup. Tout le monde le regardait avec haine. Il fallait s'attendre a des represailles. Tobias se demandait si la vengeance frapperait pendant leur bref sommeil ou au prochain passage du monstre. Sa relation a Colin etait tres paradoxale. Il le detestait autant qu'il en avait pitie. Colin meritait cent fois ce qui lui arrivait, et pourtant, Tobias ne pouvait s'empecher d'eprouver de l'empathie pour ce grand benet incapable de se trouver une place sur Terre. Il ne se sentait pas a l'aise parmi les Pans, et savait que tot ou tard les Cyniks prendraient le dessus, alors il etait passe de leur cote. Lorsqu'il avait ete rejete par eux, il s'etait tourne vers le Buveur d'Innocence, jusqu'a ce qu'il disparaisse dans les eaux du fleuve, apres quoi, craignant la vengeance des Pans, il s'etait tourne vers son dernier espoir : le Rauperoden. Colin etait un idiot irrecuperable, egoiste et couard, mais tout ce qu'il voulait, c'etait avoir sa place quelque part. A present, la mer de la peur etait a maree basse, realisa Tobias. Analyser son environnement le detendait. L'image de l'araignee geante lui revint en tete, avec ses membres repugnants, et une deferlante s'abattit sur la plage de son esprit. Tobias se remobilisa aussitot pour la contrer, pour reprendre le controle. La creature n'etait plus revenue depuis. A peine avait-elle devore sa victime qu'elle etait repartie par la petite porte, le corps distendu pour parvenir a s'y engouffrer. Pour la premiere fois, comme s'il emergeait d'une longue lethargie, il se mit soudain a s'interroger sur ce qui existait au-dela de la grotte. Etait-ce seulement la taniere du monstre ? On ne percevait ni lumiere, ni mouvement. Les tenebres pour unique paysage. Et leur imagination livree a la peur. Qu'attendait-il en restant la ? La mort ? Non plus maintenant. Le retour de ses amis ? Ambre et Matt ? Il faut etre lucide, comment pourraient-ils venir jusqu'ici ? Il n'attendait plus rien. Alors il se leva et tituba sur les cranes et les os jusqu'a ramasser son champignon lumineux qu'il avait laisse au milieu de la caverne. -- Que fais-tu ? demanda une voix paniquee. Notre lumiere ! Laisse-la-nous ! Laisse-la-nous ! -- Oui, fit une autre plus loin dans l'obscurite. Prends-la ! Retire cette salete de clarte ! Nous ne voulons plus voir le monstre lorsqu'il mange ! Tobias remonta vers l'entree et s'agenouilla face a la porte. C'etait un cercle de bois, semblable a une grille, recouvert d'une matiere blanche et visqueuse. -- De la soie d'araignee ? devina Tobias a voix haute. Il saisit un os assez long, un humerus, et en tata la substance collante. Il eut du mal a le degager ensuite, la substance le retenait aussi surement que de la Super glu. La porte restait donc fermee grace a cette matiere degoutante, comprit Tobias. Elle operait une sorte de jointure avec le mur exterieur. Le Devoreur devait l'appliquer et la retirer a chaque passage. Les barreaux de la porte etaient suffisamment espaces pour y passer un bras. Tobias prit une inspiration pour se donner du courage et glissa la main, le champignon lumineux entre ses doigts. C'etait une autre grotte, plus petite, et dont le relief dissimulait la veritable profondeur. Tobias sentit un leger courant d'air sur son visage. La pente remontait par la, s'il devait y avoir une sortie, c'etait ici, et pas au fond de leur caverne qu'il avait deja inspectee. Tobias retira son bras en prenant soin d'eviter la substance collante et planta l'humerus a l'oppose de ce qui ressemblait a des gonds. Il se tourna pour dissimuler ses gestes aux autres prisonniers et entreprit de frotter l'os contre la soie humide. A vitesse normale, c'etait presque impossible tant sa texture accrochait, mais Tobias voulait savoir si, dans le Rauperoden, son alteration etait encore efficace. Ses bras enchainaient les gestes a toute vitesse, bien plus vite qu'un etre normal ne pouvait le faire. Ca fonctionne ! Je peux encore etre tres rapide ! En une minute, il avait arrache une partie de la colle du barreau. Il continua jusqu'a degarnir le pieu sur pres de vingt centimetres. Il guetta pour s'assurer que le Devoreur n'etait pas en approche et se remit a la tache jusqu'a liberer un cote de la porte. Il poussa, et le bois grinca en basculant un peu avant de se remettre en place. En forcant, Tobias estimait qu'il pouvait passer. Pour quoi faire ? cria une petite voix en lui. -- Pour aller jeter un coup d'oeil dehors. J'en ai besoin. C'est ca ou attendre ici qu'il vienne nous bouffer ! repondit-il tout bas. Tobias lima encore un peu de substance collante et se faufila. A peine etait-il de l'autre cote, que Franklin surgit derriere la porte. -- Que fais-tu ? s'alarma-t-il. -- Je vais faire un tour, t'en fais pas, s'il y a un moyen de fuir, je reviens vous prevenir. -- Non, tu ne peux pas faire ca, tu vas tomber sur lui ! -- Je prends le risque. C'est ca ou c'est lui qui finira par tomber sur moi. Tu veux venir ? Franklin le devisagea comme s'il avait perdu la raison. -- Pour me faire massacrer ? Certainement pas ! Tu es fou, Tobias ! Completement fou ! Tu devrais rester ici, regarde- moi, ca fait longtemps que j'y suis, je me tiens a carreau, j'essaye de ne pas avoir trop peur, et du coup il ne me touche pas ! C'est ce qu'il faut faire ! Ne pas se faire remarquer ! Surtout etre discret comme un tetard dans sa mare. -- Et quand tu seras le dernier tetard, c'est toi que le serpent mangera ! prophetisa Tobias en reculant dans la penombre. Franklin lui adressa un signe de la main, ses yeux lui disaient adieu. Aussi vite que le lui permettaient ses jambes engourdies, Tobias gagna le sommet de la grotte, vers un coude, puis un second, jusqu'a distinguer un changement subtil dans la profondeur des noirs. Une nuance de gris venait de faire son apparition. Tobias rangea son champignon dans sa poche et remonta en suivant ce qui semblait une lueur exterieure. Derriere un tas de gravats, il decouvrit une ouverture sur la nuit ou l'air etait plus frais. Tobias eut l'impression de revivre. Il ne voyait pas encore le paysage, mais devinait de grands espaces, et le froissement du vent dans les arbres. Sa joie retomba des qu'il entendit la voix, sifflante et rocailleuse : - ... me nourrir. J'ai faim. J'ai tres faim. -- Attends un instant, j'ai a te parler, repondit un homme. Tobias connaissait cette voix. Il ne parvint pas a l'associer a un visage mais il l'avait deja entendue quelque part. Ce n'etait pas celle d'une creature abominable mais celle d'un etre humain et cette pensee le rassura. Se pouvait-il qu'ils soient sauves ? -- Depeche-toi, repliqua celle qui sifflait, comme si elle devait traverser plusieurs puits de cordes vocales avant de jaillir. Je meurs de faim et je sens leur odeur d'ici, ils sont plusieurs a etre prets ! Plusieurs ! Mmmmm... Tobias reprouva un haut-le-coeur. C'etait le Devoreur, cela ne faisait plus aucun doute. -- Je me suis rendu compte que l'enfant Matt etait parvenu a nous sonder pendant que nous etions en train de fouiller son esprit, expliqua l'homme. A cause de ton activite et de celles des autres, pendant que j'explore les Puits d'Inconscience, cela me distrait, et l'enfant Matt a pu nous sentir ! Je ne veux plus de ca ! -- Mais... Mais je dois... manger ! C'est ce que je suis ! C'est ma fonction ! -- Plus pendant que j'explore les Puits ! s'enerva l'homme. Tobias entendit les pattes du monstre qui s'agitaient nerveusement. -- Bien... c'est toi qui decides. -- Il ne doit plus se rendre compte dans ses reves que je suis la a le traquer ! Il nous le faut ! Tu comprends ? -- Oui... il nous le faut. Pour l'assimiler. Mmmm... il sera delicieux ! -- Une fois dans ton ventre, il sera en nous pour toujours ! Et rien qu'a nous ! Nous devons mettre la main dessus avant la Raumeduse ! L'araignee recula et soudain Tobias apercut son imposant ventre poilu et ses pattes arriere. Une goutte de soie laiteuse depassait de son abdomen, entre les deux petits pseudopodes de sa filiere. Tobias posa sa main devant la bouche pour ne pas vomir. -- J'ai faim, gemit la creature de sa voix sifflante. -- Va donc manger ! Mais ensuite, je veux le silence total ! Je vais ouvrir les Puits d'Inconscience, et nous trouverons l'enfant Matt ! Tobias se laissa glisser a l'interieur de la grotte et se depecha de retourner sur ses pas. Il n'avait nulle part ou se cacher ici, et s'il tombait nez a nez avec le Devoreur, le monstre ne chercherait pas plus longtemps son diner. Il fallait prevenir tout le monde qu'il arrivait. Se cacher. Ou se preparer a vendre cher sa peau. L'enfant Matt... Cet homme a trouve un moyen de retrouver Matt sans qu'il puisse le sentir a travers ses cauchemars ! Le Rauperoden va lui tomber dessus sans meme qu'il le voie venir ! Apres avoir espere et attendu ses amis, Tobias realisa que c'etait en fait eux qui avaient besoin de lui. Avant que le Rauperoden ne les engloutisse. Le temps leur etait compte. 17. Un ennemi de plus Le soleil deposait sa caresse chaude sur le visage de Matt. La tiedeur lui fit ouvrir les yeux, il avait la gorge seche, un mal de crane epouvantable et tout son flanc gauche etait aussi sensible que s'il etait allonge sur des tessons de verre. -- Il revient a lui ! annonca un visage au-dessus de lui. Matt voyait flou. Ses yeux mirent plusieurs secondes a faire le point. Visage amical. Cheveux coupes tres courts. Floyd. -- Soif..., parvint-il a dire. On lui versa de l'eau sur les levres et il reussit a se redresser lentement pour boire de longues gorgees. Les souvenirs de la nuit passee lui revinrent. Il inspecta ses environs immediats et vit la tristesse sur les traits de ses camarades. Ben, Horace et Chen avaient encore les mains pleines de terre. Matt comprit en voyant le petit monticule derriere eux, un baton plante a son extremite avec les gants en cuir de Luiz enfonces sur le dessus. Ils lui avaient creuse une tombe. Luiz n'etait plus. Soudain affole, Matt s'agita jusqu'a reperer Ambre qui, heureusement, semblait en bonne sante. Elle croisa son regard et s'approcha : -- Neil t'a sauve la vie. Ta blessure s'est... refermee. Matt, dubitatif, souleva sa chemise pour decouvrir qu'il n'avait meme pas de point de suture. En realite, il n'avait plus la moindre plaie, rien qu'un gigantesque bleu d'un brun violace. -- Comment a-t-il fait ca ? Je suis sur que j'ai saigne ! Regarde, mes vetements sont imbibes ! -- C'est son alteration. Il soigne les blessures par le contact de ses mains. Il n'avait jamais gueri plus qu'une foulure ou qu'une plus modeste coupure jusqu'a cette nuit. Ce sont les Scararmees, Matt. Ils decuplent nos facultes au-dela de ce que nous pensions ! -- C'est bien toi qui as projete le Rodeur Nocturne contre l'arbre, alors ? -- J'ai voulu le repousser et je l'ai broye ! -- Genial ! Voila de quoi nous proteger mieux qu'une armure. Ambre laissa apparaitre sa contrariete : -- Sauf que nous ne maitrisons pas le phenomene, nous n'avons aucune nuance. Et l'effort intense me fait perdre conscience. Et quand Neil s'est occupe de toi, sur le coup il n'est parvenu a rien, puis en n'ecoutant que lui, il a essaye encore et, bien concentre cette fois, il a capte l'energie des Scararmees. Cela t'a sauve, mais il a perdu connaissance et n'est toujours pas revenu a lui. Matt se leva avec difficulte et se rendit au chevet de celui a qui il devait la vie. Le grand garcon au crane degarni etait allonge entre leurs sacs, sur son duvet, veille par Tania. -- Il dort ou il est dans le coma ? demanda-t-il. -- Je l'ignore, j'ai essaye de le reveiller, mais je n'ose insister. Ben apparut dans leur dos. -- Il va falloir le brusquer. Nous devons partir, nous avons deja perdu pas mal de temps. -- Les chiens vont bien ? s'enquit Matt. -- Deux sont blesses, mais je crois qu'ils peuvent encore suivre. Nous allons les alleger. -- Et Luiz ? fit Matt d'un ton resigne. Vous l'avez enterre ici, c'est ca ? -- En effet. Floyd m'a dit qu'il etait catholique, alors on a essaye de dire quelques mots en rapport avec le Paradis, tout ca quoi. -- On lui a meme taille une petite croix, ajouta Chen. -- Et pour votre mission ? Il etait le stratege, celui qui devait noter toutes les failles de la forteresse pour preparer le plan d'invasion, n'est-ce pas ? -- Nous improviserons sur place, affirma Floyd. Avec Tania, on se debrouillera pour faire le boulot. Nous n'avons pas le choix, de toute facon. Matt hocha la tete en considerant la tombe de Luiz. Il n'arrivait pas a croire que le jeune garcon qui chevauchait encore a leurs cotes hier apres-midi etait a present sous cette terre, froid et dur. Jamais plus il ne le reverrait. Ben le sortit de ses pensees : -- Floyd et moi allons mettre Neil sur son chien, pendant ce temps reprenez toutes vos affaires, nous repartons. Matt regarda une derniere fois la sepulture de Luiz. D'ici quelques jours elle serait envahie par les feuilles et les ronces et plus personne ne saurait qu'au bord de la route reposait le corps d'un garcon. Sa memoire ne survivrait plus qu'a travers eux. S'ils s'en sortaient. Ils chevaucherent a bonne allure toute la matinee, surveillant Neil, sangle sur son chien, et gardant egalement un oeil sur les deux animaux blesses qui galopaient en retrait sans manifester de signe de souffrance. De toute facon, Matt les sentait si devoues a leurs jeunes maitres qu'il serait impossible de les renvoyer ; s'ils venaient a se blesser, Matt les devinait capables de rester jusqu'au sacrifice. Neil revint a lui, relevant la tete au gre des soubresauts de la chevauchee. Il grimacait et Matt le vit boire regulierement. Il revint a son niveau, et lui demanda : -- Comment te sens-tu ? -- Nauseeux. J'ai l'impression d'etre malade. Et ma tete va exploser. Et toi ? -- Apparemment tu m'as sauve la vie. Merci. Neil haussa les epaules comme si la chose n'avait pas d'importance, qu'il n'avait fait que son travail. -- J'aurais aime en faire autant pour Luiz. -- A ce que j'ai compris c'etait impossible, il est mort presque instantanement. C'est une tres grande faculte que tu as la. -- Une tres grande faculte qui fait tres mal a la tete ! Et mon corps est fourbu, j'ai l'impression d'etre passe sous un bus ! Je vais mettre une semaine a m'en remettre. Matt renouvela ses remerciements et le laissa se reposer. En fin de matinee de ce troisieme jour, un trait noir apparut au loin sur la ligne d'horizon sud. Tandis qu'ils s'en approchaient, le trait ressembla peu a peu a un immense mur pose sur le bord du monde. L'ombre d'une interminable chaine de montagnes de verdure. La lisiere de la Foret Aveugle. Le lendemain, ses contreforts sortirent du flou et son imposante masse prit consistance a mesure que le groupe franchissait les kilometres. Matt distingua ce qui ressemblait a une vallee entre ces montagnes vegetales, comme si une force prodigieuse s'etait ouvert un passage en plein milieu de la Foret Aveugle pour rejoindre le sud. La Passe des Loups, unique passage entre le royaume des Cyniks et les terres libres des Pans. Depuis la veille, le convoi redoublait de prudence, guettant tout signe de vie, craignant de tomber sur une patrouille Cynik. Pourtant ils n'avaient pas quitte la piste pour autant, privilegiant la rapidite. La caravane canine progressait plus lentement, il lui fallait reprendre quelques forces, lorsque Ben pointa le doigt vers un minuscule nuage de poussiere qui se deplacait au loin, derriere une butte. -- Ca ressemble a des chevaux en pleine course, lanca-t-il, et ca vient dans notre direction. -- Tout le monde a l'abri dans les fourres ! ordonna Matt. Tous sauterent a terre et tirerent leur monture hors de la piste, a couvert dans un petit bois d'epineux. Matt, Ben et Ambre ramperent dans les fougeres jusqu'au bord de la route. Le martelement d'un galop ne tarda pas a resonner, et deux cavaliers apparurent. Ils portaient des armures legeres, en cuir noir, les traits dissimules par des casques. La terre se mit a trembler lorsqu'ils passerent juste sous leur nez, sans ralentir. Et Matt remarqua leurs epees et leurs longues dagues effilees. -- Qu'est-ce que deux cavaliers seuls font ici ? demanda-t-il. C'est un peu leger pour une patrouille ! -- Des eclaireurs ou des messagers, devina Ben. Il faudra etre vigilants, ne pas se faire surprendre par l'arriere, s'ils reviennent. -- Tu crois que les Cyniks ont encore beaucoup de patrouilles dans les environs ? questionna Ambre. -- Je l'ignore, mais il y en avait tellement ces derniers temps... je serais etonne qu'elles soient toutes rentrees. Ben recula et ils rejoignirent les autres pour se remettre en route. Ben ouvrait la voie tandis que Floyd fermait la marche, chacun guettant l'horizon pour prevenir tout danger. -- La Passe des Loups est large ? demanda Horace. -- Je ne l'ai jamais empruntee sur plus d'un kilometre, repondit Ben. Au debut elle doit mesurer environ trois ou quatre kilometres de large. C'est une cuvette de hautes herbes, bordee par un fleuve et encastree dans la foret qui grimpe en pente abrupte. -- Comment ne pas se faire reperer par les Cyniks ? -- En longeant la foret. A partir de ce soir nous n'allumons plus de feu, nous ne galopons plus pour eviter de soulever la poussiere, et nous marchons le plus possible a couvert. Nous nous en sortirons. Horace fit la moue. Il semblait ne pas partager l'optimisme de Ben, mais n'en dit rien. Ils marquerent une pause pour devorer quelques provisions et repartirent en hate. Ils voulaient rejoindre la Passe des Loups le plus rapidement possible, malgre leur apprehension. La piste decrivit un long lacet a flanc de colline, avant que les arbres qui l'encadraient ne s'eclaircissent et devoilent une plaine emeraude et doree. L'entree de la Passe des Loups passait par ce long degagement de hautes herbes. De rares bosquets de coniferes et quelques buissons la parsemaient. La cuvette de la Passe semblait toute proche tant la Foret Aveugle qui l'encadrait grimpait en altitude, pourtant plus de dix kilometres restaient a franchir a decouvert. -- C'est la partie la plus delicate, annonca Ben. Soit nous ne perdons pas de temps et nous tentons de la franchir des maintenant, mais si des Cyniks prennent la route au meme moment ils nous repereront aussitot, soit nous attendons la nuit. -- La nuit, trancha Matt sans hesiter. Nous en profiterons pour nous reposer, tout le monde en a besoin, a commencer par les chiens. Et demain matin, nous partirons avant le lever du soleil, pour traverser et entrer dans la Passe. Ils s'eloignerent de la piste, dresserent un campement sommaire, et s'etendirent enfin dans les duvets, les membres douloureux. Les chiens, liberes de leurs paquetages, allerent se rouler dans l'herbe ou renifler l'odeur d'un gibier pour leur repas. Neil s'endormit, encore epuise par son exploit de la veille. Ambre n'etait pas plus vaillante, mais tenait bon. Matt savait qu'elle etait du genre a ne pas faiblir tant qu'un minimum de force la tenait debout. Le ciel s'assombrit a mesure que le soleil declinait, jusqu'a ce que la grande plaine se nimbe de ce clair-obscur propre au crepuscule, une lumiere rasante ponctuee d'ombres soufflees par le vent. Soudain, des points de lumiere apparurent a l'entree de la plaine, au sud-ouest. Des centaines de petites etoiles tremblantes qui se deplacaient au ras du sol. Alertes par Tania, les Pans, a l'exception de Neil qui dormait, scruterent la progression des lueurs vacillantes. Des torches. Des torches qui eclairaient une interminable colonne de silhouettes a la demarche incertaine, parfois claudicante. -- Des Gloutons ! comprit Floyd. Des milliers de Gloutons qui entrent dans la Passe des Loups ! -- Ils vont se battre contre les Cyniks, fit Chen, hypnotise par le spectacle. -- Je ne crois pas, intervint Ben. Regardez en tete du convoi ! Ils fouillerent la penombre au pied de la foret et apercurent une cinquantaine de cavaliers noirs. -- Ce sont des Cyniks ! reconnut Floyd. Qu'est-ce qu'ils font avec des Gloutons ? -- Ils les guident, declara Ambre d'un air sinistre. Ils les conduisent vers leurs terres. Les Gloutons ne vont pas faire la guerre a Malronce, ils rejoignent son armee ! -- Ce n'etait pas prevu dans leur plan ! s'indigna Matt comme un enfant eprouvant une cruelle injustice. La lutte des Pans contre les adultes, deja suicidaire, venait de devenir vaine. Meme avec un tres bon plan et l'effet de surprise, jamais les Pans ne pourraient vaincre les Cyniks et les Gloutons rassembles. -- Autant rentrer chez nous des maintenant, proposa Tania. Il ne sert plus a rien de continuer. Il faut prevenir Eden, alerter tout le monde qu'il faut fuir, vite et loin. -- Et pour aller ou ? fit Floyd. Les Cyniks nous extermineront ou nous transformeront en esclaves ! -- Nous ne changeons rien au plan ! ordonna Ben. S'il faut vaincre une armee de Gloutons, eh bien nous nous battrons ! Nous savions que ce serait difficile, de toute facon ! Tania et Chen le regarderent, effares, comme s'il ne mesurait pas la gravite de la situation. Floyd se pencha vers eux : -- En partant pour cette mission, nous savions que nous ne reviendrions peut-etre pas, dit-il. Alors autant aller jusqu'au bout. Ils demeurerent immobiles, a espionner le serpentin d'humanoides qui ondulait dans la plaine, tandis que la nuit tombante faisait briller chaque seconde davantage les points orange et jaune des torches. L'armee se glissa entre les deux masses de la Foret Aveugle, dans la vallee, et lorsqu'elle fut totalement aspiree par l'obscurite, les loups se mirent a hurler sous les etoiles. 18. La Passe des... Les hurlements des loups durerent plusieurs heures, ils etaient invisibles, mais leurs cris resonnaient, portes par le vent, a l'instar de fantomes hantant la plaine et menacant tout intrus. Il devait etre trois heures du matin lorsque Matt se reveilla, incapable de dormir plus longtemps. Il ne revait plus. Depuis un moment deja, il n'avait plus aucun souvenir de songe. Encore moins de cauchemar. Le Rauperoden avait-il renonce a le traquer ? C'etait peu probable, quoi qu'il cherchat en Matt, il ne le lacherait pas tant qu'il n'aurait pas eu satisfaction. Ou peut-etre qu'il est loin. C'est pour ca qu'il ne m'envoie aucun mauvais reve, il est encore trop eloigne pour parvenir a capter mon inconscient dans l'inconscient collectif. Matt ignorait si c'etait une bonne ou une mauvaise nouvelle. La venue du Rauperoden pourrait mettre en peril cette expedition, mais en meme temps le croiser signifiait le defier. Pour recuperer Tobias. Et s'il etait deja mort ? Si je me trompais, si Tobias etait mort a l'instant meme ou il a ete devore par ce monstre ? Alors le detruire serait sa vengeance. Il rangea ses affaires dans sa sacoche et alla secouer doucement ses compagnons. Il etait temps de se remettre en route. Neil avait retrouve ses forces, il pouvait se tenir eveille et n'eprouvait plus de douleur lancinante a la tete. Ils chevaucherent a travers la plaine jusqu'a atteindre l'entree de la Passe des Loups. La lune etait desormais masquee par la masse gigantesque de la Foret Aveugle, une muraille de vegetation qui s'elancait de part et d'autre de la vallee, semblable aux pentes d'une montagne escarpee. Ils allaient devoir la traverser sur plusieurs dizaines de kilometres, en suivant un goulet obscur de quatre kilometres de large, et en esperant ne croiser ni patrouille Cynik ni danger susceptible d'attirer l'attention. Ils entraient en territoire ennemi. Les loups se repondaient sur leur passage. Leur presence n'avait pas alarme les Pans jusqu'a ce que leurs montures se mettent a trembler. La demarche des chiens avait perdu en assurance et leur pelage etait tout herisse. -- Tu sens comme ils ont peur ? s'inquieta Ambre. -- Plume aussi... Pourtant tu as vu la taille de nos chiens ? Ils n'en feraient qu'une bouchee si les loups attaquaient ! -- Sauf si c'est une enorme meute. Peut-etre que les chiens le sentent ? -- Je ne sais pas, mais ca ne me plait pas du tout. Les loups se turent lorsque l'aurore commenca a blanchir le ciel. Les chiens progressaient en file, celui de Ben en tete et Floyd fermant la marche. Avec le jour, ils s'etaient approches de la lisiere de la foret et Ben mit pied a terre. -- Nous ne pouvons prendre le risque d'evoluer a decouvert, la route est a moins de deux kilometres, des Cyniks pourraient nous apercevoir. Une fine bande de terre claire se tortillait au loin dans la vallee, tout pres d'un fleuve a l'eau sombre. Quelques rochers herissaient, ici et la, le paysage relativement degage, n'offrant que tres peu de relief hors les arbres qui tapissaient les pentes de part et d'autre. Ils avancerent donc toute la matinee sous les frondaisons, profitant de ce camouflage mais sans pouvoir lancer les chiens au galop, parmi les racines, les branches basses, les terriers et les fourres drus qu'il fallait contourner. Les deux chiens blesses, celui de Floyd et celui de Luiz, transportaient peu de materiel pour ne pas les fatiguer et ils continuaient de suivre sans ralentir le groupe. La lumiere parvenait chichement dans la vallee, filtree par les arbres geants de la Foret Aveugle. Elle s'intensifia a midi, lorsque le soleil vint a l'aplomb de la profonde gorge, pour quatre heures a peine, avant de disparaitre a nouveau a l'ouest, derriere les futaies d'un kilometre de hauteur. En milieu d'apres-midi, Ambre apercut une maison coincee entre la route et le fleuve. Elle s'arreta net. -- Ben ! Qu'est-ce que c'est ? -- Je l'ignore, je n'ai jamais ete si loin dans la Passe. La foret descend jusqu'au niveau de la route, on peut s'en rapprocher si vous souhaitez jeter un coup d'oeil. -- C'est preferable, intervint Floyd. Je n'ai pas envie de faire un rapport incomplet a Eden. Les chiens changerent de direction et suivirent la pente legere en direction du fleuve, sur plus d'un kilometre et demi avant de s'arreter. Ben les confia a Horace et Neil et invita les autres Pans a le suivre a pied, en prenant soin de ne pas faire de bruit. Ils deboucherent sur de hautes herbes d'un vert eclatant, a une centaine de metres de la route seulement. La maison apparut, tout en pierre grise, sur deux etages, et coiffee d'un toit en chaume. Deux grosses cheminees fumaient et sur sa facade arriere, on entendait grincer une immense roue entrainee par le courant du fleuve. Une large batisse, imposante comme un manoir. Ses fenetres fines et hautes semblaient les meurtrieres d'un donjon. -- C'est ca la forteresse ? fit Chen entre deception et incredulite. -- Je ne pense pas, repondit Matt. On dirait plutot une grande auberge. Les Cyniks doivent s'arreter ici pour dormir lorsqu'ils traversent. -- Une auberge fortifiee ? -- Regardez les fenetres, insista Ambre. Ce n'est pas normal. Tania intervint aussitot : -- C'est un batiment de guerre. -- Non, le toit ne serait pas en chaume que l'on peut bruler facilement, mais plutot en ardoise, les Cyniks savent le faire, je l'ai vu a Babylone, leur plus grande ville. -- Ambre a raison, confirma Ben. Ils n'ont pas d'ecurie exterieure, la grande porte a droite, c'est pour faire entrer les chevaux, ils ne laissent rien dehors. -- Pour se tenir chaud ! proposa Chen. L'hiver, les animaux peuvent servir a chauffer une maison. -- Non, le coupa Ben, je vois des traces de coups sur les portes ! Cet endroit a ete attaque ! -- Probablement par les Gloutons avant qu'ils ne deviennent leurs allies, avanca Matt. -- C'est possible. Quoi qu'il en soit, cette auberge ne sera pas facilement prenable. -- Il suffira de lancer des fleches enflammees sur le toit, exposa Ambre, tous les occupants sortiront rapidement ! Quel que soit l'usage de cet endroit, il n'a pas ete pense pour se proteger contre des adversaires un tant soit peu ruses. -- A quoi penses-tu ? demanda Matt qui connaissait assez son amie pour savoir qu'elle avait une idee. -- A des animaux. Les Cyniks dorment ici pour se proteger des predateurs. -- Des Rodeurs Nocturnes ? s'affola Tania. -- Aucune idee. En tout cas voila une raison de plus pour que nous restions discrets. Ils remonterent vers les chiens. Neil et Horace discutaient, une tige d'herbe entre les dents. -- Alors ? demanda ce dernier. -- Nous allons presser le pas, dit Ben, pour sortir de la Passe des Loups le plus vite possible. Lorsque la penombre du soir vint accentuer les ombres de la vallee, le groupe, sans mot dire, se mit a craindre l'arrivee de la nuit. Cette foret au bord de laquelle ils progressaient entretenait leur malaise. Quels mysteres cachait-elle ? Quelles abominations se tapissaient dans ses profondeurs, pretes a jaillir sous la lune ? A l'unanimite, ils voterent pour en sortir et dormir au grand air. Ils s'installerent derriere de gros rochers qui les cachaient a la route. Le diner, froid, fut frugal, et lorsque la fraicheur nocturne les enveloppa, tous regretterent de ne pouvoir allumer un bon feu. Les chiens, contrairement a leurs habitudes, ne s'eloignerent guere et rentrerent a l'abri des hautes pierres, pour se blottir contre leurs jeunes maitres. Alors les hurlements commencerent. De longues plaintes a peine modulees qui surgissaient de la foret. Puis de nombreuses formes sautillantes apparurent. Grandes et menacantes. 19. Le mobile Le Devoreur etait entre pour se nourrir et personne n'avait tente de le repousser. Lorsque Tobias etait revenu de son exploration exterieure, pour prevenir les prisonniers et proposer de s'organiser pour lutter, pour empecher le monstre d'entrer dans la grotte, ils avaient tous refuse et s'etaient rencognes dans leurs coins respectifs, en priant pour ne pas etre choisis. L'araignee etait passee devant Tobias, et il l'avait sentie hesiter. Alors un raz de maree avait deferle sur la plage de son esprit, ou il s'etait represente son libre arbitre, le controle de soi, par un petit dessin. Tout avait soudain ete submerge... Et Tobias avait percu la terreur qui penetrait ses chairs. L'araignee aussi l'avait flairee. Alors Tobias s'etait projete sur sa plage, et avait couru pour repousser l'eau, d'abord vainement, avec ses mains, puis plus efficacement, par la force de la pensee. L'araignee avait leve les pattes, comme sur le point de le palper et une autre vague gigantesque s'etait abattue sur le rivage. Si haute et si bouillonnante que Tobias avait failli tout abandonner et se laisser balayer, que le monstre l'emporte et que tout soit enfin fini ! Mais la force de vie qui l'animait avait repris les renes et il s'etait jete face a la vague, pour la contrer, pour faire un barrage de son corps. Et le temps qu'il rouvre les yeux pour la recevoir en plein visage, elle s'etait dissipee. Le Devoreur s'etait tourne pour sonder une autre cavite. Tobias avait alors fait quelque chose de stupide. En entendant les cris de desespoir d'une fille que l'araignee saisissait, Tobias s'etait redresse, un os a la main, et avait bondi sur le Devoreur. Il avait recu un coup de patte arriere en pleine poitrine et etait tombe a la renverse, sonne. Le temps qu'il revienne a lui, les cris avaient cesse. C'etait trop tard. Lorsque le monstre recracha le squelette chaud de la fille, Tobias pleurait. Le cauchemar ne prendrait jamais fin tant qu'il n'y mettrait pas un terme, comprit-il. En definitive, la lecon a retenir etait simple : il ne devait compter que sur lui-meme. Tobias regagna la porte des que le Devoreur fut parti. L'araignee avait a nouveau enduit le cercle de bois de sa soie collante. -- Je deteste les araignees, pesta Tobias tout bas en saisissant un os pour repeter l'operation de limage. Lorsqu'il fut dans la premiere caverne, il grimpa lentement pour etre certain que le Devoreur ne l'attendait pas plus loin, et il apercut enfin la lueur de la nuit. Aucune araignee en vue. Tobias osa un coup d'oeil rapide a l'exterieur. Une lande de roche noire. Des dolmens aiguises par le vent, tranchants comme des lames. Une terre aride et sombre, semee de pierres menacantes. Tobias remarqua immediatement l'absence d'etoiles dans ce ciel d'encre. Au lieu de quoi il vit une succession d'eclairs fabuleux et silencieux, des arcs tordus qui illuminerent l'horizon. Tobias posa le pied sur cette terre froide et sonda les environs. Le Devoreur apparut au loin, il se faufilait derriere une butte, dans ce que Tobias supposa etre une autre grotte. Le jeune garcon monta sur un talus pour tenter de voir plus loin. Il remarqua tres vite la silhouette qui marchait lentement entre les lames minerales et decida de la suivre. L'absence de vegetation rendit l'approche aisee et Tobias fut rapidement a quelques metres de l'individu. Une large houppelande enveloppait son corps, surmontee d'un capuchon immense noyant son visage dans l'obscurite. Pour ce qu'il en distinguait, Tobias sut que c'etait un humain. Deux mains depassaient du vetement, des mains d'homme. Qui tirerent sur une chaine rouillee, degageant une trappe. Une lueur rouge et blanche s'eleva du puits. L'homme se pencha au-dessus et la lumiere spectrale envahit son capuchon. Tobias n'etait pas dans le bon axe pour voir son visage. Il pesta en silence mais ne prit pas le risque de se faire reperer. L'homme resta un bon moment ainsi courbe au-dessus du puits avant de secouer la tete et de remettre la trappe en place. Tobias le suivit jusqu'a une margelle de pierre noire. L'homme souleva le couvercle comme s'il s'appretait a humer un bon petit plat. Il posa ses mains de chaque cote du rebord et la meme lumiere rouge et blanche projeta son halo fantomatique. Les rayons lumineux deplacaient des formes, fugitives et diaphanes, pas plus consistantes qu'un filet de vapeur. Tobias vit defiler des visages, puis les motifs transparents gagnerent en precision et l'adolescent put admirer des paysages, des silhouettes. L'homme ne bougeait plus, captive par ce qu'il voyait au fond du puits. Soudain il recula et serra les poings. Il se mit a marcher autour du puits, lentement, tandis que les images dans la lumiere continuaient de s'elever avant de se dissoudre dans la penombre. L'homme emit un rire inquietant, cruel. Il leva brusquement la main et referma le poing comme s'il venait de capturer une mouche en plein vol. -- Je te tiens ! Cette fois, tu es a moi ! A moi ! La Raumeduse sera battue ! Battue ! Alors sa houppelande claqua au vent et il se precipita sur le puits pour le refermer avant de foncer vers une petite colline au relief agressif. Tobias hesita. S'il continuait a le suivre, il n'etait pas sur de retrouver son chemin jusqu'a la grotte. Et il ne voulait pas abandonner les Pans a l'interieur. -- Je dois en savoir plus, murmura-t-il. Par prudence, il laissa un peu d'avance a l'homme et lui emboita le pas en cherchant un maximum de reperes pour pouvoir rentrer. Au sommet de la colline, Tobias decouvrit avec stupeur une foret en contrebas. Un interminable labyrinthe d'arbres noueux sans feuilles, aux branches tordues, a l'ecorce plissee telle la peau d'un vieillard. Un leger panache de fumee hoquetait dans le ciel depuis une clairiere. Le garcon crut distinguer ce qui ressemblait a une petite chaumiere, mais il ne prit pas le temps de s'en assurer et devala la pente a la suite de sa proie tandis qu'elle penetrait dans cette foret morbide. Sa premiere impression se confirma : la vie avait deserte ce lieu. Tout y etait sterile. Les troncs etaient morts et difformes, la mousse sur le sol n'etait plus qu'un tapis reche et les ronces sechees se brisaient au moindre effleurement. L'homme emprunta un sentier qui serpentait jusqu'a la clairiere ou se dressait la chaumiere. A l'interieur, un feu de cheminee nimbait les fenetres rondes d'un halo orange. L'homme poussa la porte et disparut. Tobias se precipita contre l'une des vitres et risqua un oeil. L'homme se rechauffait les mains au-dessus des flammes, ce que Tobias trouva etrange car il ne faisait pas du tout froid. Ce lieu me permet de vivre sans manger ni boire, peut-etre qu'il me prive aussi des sensations. Tobias se pinca le gras de la main et percut immediatement la douleur. Ouch ! Non, c'est pas ca ! Alors peut-etre que ce type est froid comme la mort ! Qu'il n'a pas de chaleur... Pour l'heure il n'avait surtout pas de visage. Tobias le vit s'asseoir a une table et ouvrir une magnifique boite laquee. Un mobile en acier brillant apparut. Differents cercles de fer allant du plus petit au plus grand s'articulaient autour d'une bille metallique. Chaque cercle tournait sur un axe invisible et animait un motif sculpte. L'ensemble semblait ainsi se mouvoir comme par magie, recreant les orbites des planetes du systeme solaire. Tobias s'apercut alors que le mobile ne reposait sur rien. Il flottait dans l'air. Il colla son nez a la vitre et tenta de discerner les motifs des cercles. Leurs balancements lui compliquaient la tache, neanmoins il reconnut une araignee au centre. Puis un moustique sur l'exterieur. Des eclairs pour le plus grand cercle, celui qui fermait le mobile. Le centre etait plus flou. La bille centrale dessinait un... visage. Mais il ne pouvait en reconnaitre les traits. -- Qu'est-ce que c'est que ce machin ? chuchota-t-il. L'homme leva les mains au-dessus du mobile et les cercles d'acier ralentirent. Sa voix lui parvint, etouffee : -- Nous l'avons localise ! Il sera bientot en nous. A nous ! Le mobile se remit en mouvement, plus rapide, et Tobias crut y lire une forme d'excitation. En nous ? Si le Rauperoden absorbe Matt, est-ce qu'il va aussi ingerer son alteration ? Devenir plus fort ? Tobias frissonna. Il fallait faire quelque chose. Ce mobile avait son importance, il le pressentait. Il s'en degageait une troublante energie. Tout vient de la. De cet objet. Ce balancement, ce mouvement perpetuel, c'est le coeur du Rauperoden. Soudain les pieces du puzzle s'assemblerent dans son esprit. Tobias sut tout de cet endroit. Et il reconnut la voix de l'homme. -- Oh non ! gemit-il en sentant ses jambes se derober. Il glissa le long du mur et porta une main a sa bouche. Matt ne devait surtout pas venir ici. Tobias allait s'y employer par tous les moyens. Il n'etait pas dans le monde du Rauperoden, mais a l'interieur de son organisme. Et tout ce qu'il apercevait constituait ses differentes fonctions. L'araignee etait son systeme alimentaire, les eclairs sa force, ses sens egalement. Et si le mobile en etait le coeur, cet homme en etait l'ame. Tobias entendit un enorme bourdonnement dans le ciel et des dizaines de formes ailees surgirent, braquant sur lui une lumiere vive depuis leurs gueules allongees. Ca c'est pour moi ! devina-t-il aussitot. Maintenant il allait faire connaissance avec le systeme immunitaire du Rauperoden. Et quelque chose lui murmurait qu'il n'allait pas aimer cela. 20. Le sacrifice Ambre grimpa sur la pierre la plus proche. -- Je ne vois pas ce que c'est mais il y en a beaucoup ! Ben se hissa a ses cotes. -- Des loups, revela-t-il. D'enormes loups. De la taille de nos chiens. Et ils viennent vers nous ! Tout le monde se jeta sur les armes. Ben aida Ambre a descendre et celle-ci en profita pour demander tout bas : -- Es-tu sur ? Il fait noir et ils sont encore loin, peut-etre que... -- J'en suis certain. Tu ne m'as jamais demande quelle etait mon alteration. Je vois la nuit. Presque aussi bien qu'en plein jour. Et ce sont d'immenses loups que je viens d'apercevoir. Floyd et Matt ordonnerent qu'on range tout pour etre prets a fuir, puis Matt s'approcha de Tania : -- J'ai entendu parler de ton exploit sur le Rodeur Nocturne, cinq fleches dans le mille. J'imagine que ce n'etait pas un hasard, pas cinq fois de suite ? -- En effet, j'ai ce don. Je suis precise. -- Parfait. Nous allons preparer des fleches avec du tissu imbibe d'alcool. Nous en avons dans la trousse de soins. Avec de la chance, les loups seront effrayes par le feu. -- Et si ca ne marche pas ? demanda Neil. -- Dans ce cas on verra qui du loup et du chien est le plus rapide et nous jouerons nos vies sur ce pari ! Tandis que Floyd et Tania preparaient des fleches inflammables, Neil se dressa devant Matt : -- Le feu va nous faire reperer des Cyniks. -- S'il y en a dans le secteur, c'est certain ! Mais c'est aussi notre unique chance de repousser ce qui nous fonce dessus a toute vitesse, fit Matt en entendant les hurlements se rapprocher. Tania encocha la premiere fleche que Floyd enflamma a l'aide de son briquet et tira en l'air pour tenter d'eclairer les formes qui approchaient. Elle prepara aussitot une seconde fleche et hesita. -- Je vise lequel ? -- Il faut trouver le chef de meute, indiqua Matt. -- Et je fais comment ? -- Aucune idee. Celui qui est en tete ou celui qui hurle tout le temps peut-etre ! Les loups devalaient la pente en galopant et bondissant, une vingtaine de silhouettes presque aussi hautes que des chevaux. Tania ne parvenait pas a se decider. -- Et tu es sur que ca va les effrayer ? demanda-t-elle. -- Je n'en sais rien, je me souviens avoir lu que les loups obeissent a un chef de meute, c'est tout ce que je sais ! Tania ajusta le loup de tete, mobile et fluide dans sa course. Elle prit son inspiration et sa vue se focalisa sur cette ombre. Les flammes de sa fleche la perturbaient, parasitant sa concentration, son oeil ne faisait pas le point comme d'habitude. Puis soudain elle parvint a ne plus voir que sa cible, tout le reste disparut, elle ne vit plus que lui et fut comme projetee sur lui. C'etait le moment. Elle libera la corde qui expedia le projectile sans un bruit. La fleche fusa, presque a l'horizontale, comme un feu d'artifice rate, avant de retomber brusquement et de se ficher dans le poitrail du loup de tete qui trebucha et roula sur dix metres. Les autres ne ralentirent meme pas. -- Essaye encore ! lanca Matt. Tania repeta l'operation, avec le meme resultat. -- Non, dit-elle, ca ne marche pas ! -- A vos montures ! ordonna Ben en sautant sur son husky. Les chiens et cavaliers jaillirent et foncerent dans la nuit. Ben estimait qu'ils n'avaient plus le choix, il fallait mener un grand galop au milieu des rochers et des racines emergeantes. Ils parvinrent a la route, Ben en tete, les mains crispees dans le poil de sa monture. A peine son husky effleurait-il la piste de terre battue, tant il gagnait en vitesse. Tous les autres suivaient, a l'exception de Floyd dont le chien blesse peinait a tenir le rythme, et celui de Luiz, sans cavalier ni equipement, qui trainait la patte. Les loups sortaient de la foret par grappes de dix, se jetant dans la pente en direction de ce copieux repas qui detalait. Matt fit ralentir Plume pour se mettre au niveau de Floyd et il sortit son epee tandis que plusieurs loups geants se rapprochaient dangereusement. Tania l'accompagna et la jeune fille aux longs cheveux noirs banda son arc et avisa le loup le plus proche. A cette allure, il suffit d'une fleche dans le poitrail pour qu'il parte en roule-boule. Matt cueillit le suivant au moment ou il sautait pour mordre les flancs de Plume, un coup de lame tranchante en pleine gueule et l'animal s'effondra dans une ecume pourpre. Tania multiplia les tirs. Les uns apres les autres, les loups trebuchaient ou s'effondraient. Pourtant de nouvelles vagues deferlaient pour remplacer les troupes perdues, le combat tournait a l'impossible victoire. Et ils etaient de plus en plus pres. Matt eut a peine le temps de fendre un museau garni de crocs qu'un autre tenta de lui arracher le pied, il ne dut son salut qu'a un heureux reflexe. Un troisieme se positionna dans le sillage de Plume et se prepara a la mordre pour qu'elle perde l'equilibre. Les machoires claquerent une premiere fois a quelques centimetres de la patte arriere du chien. La seconde tentative etait mieux preparee, le loup allait enfoncer ses dents pointues dans la chair de Plume lorsqu'une force prodigieuse le fit decoller du sol. Il fut projete dix metres plus loin, sur un groupe de congeneres qui gemirent en s'effondrant. Une seule personne etait capable d'un pareil exploit. Matt tourna la tete et vit Ambre, le bras leve dans la direction de leurs assaillants, se cramponnant a Gus, son saint-bernard. Une partie des loups venaient de ralentir, abandonnant leurs proies, mais une quinzaine d'individus tenaient bon, les derniers sortis de la foret. Matt pouvait entendre leurs machoires claquer d'excitation et de faim. Ambre fatiguait et Tania commencait a epuiser ses reserves de fleches. Ce n'etait pas bon signe. Matt se mit a douter. Il ne voulait pas finir devore. Il leva sa lame vers le ciel, pret a frapper. Cela ne serait pas suffisant, il le savait, mais il allait les repousser jusqu'a l'epuisement. C'etait son seul espoir. Le loup de Luiz, qu'il avait nomme Peps, se mit alors a ralentir. En un instant il fut rattrape par la meute. Matt allait tirer sur les poils de Plume pour la lancer a son secours, lorsque Peps regarda intensement ces enfants qui fuyaient et Matt eut la conviction qu'une reelle intelligence rayonnait dans ce regard. C'etait un dernier salut a ses compagnons de route. Alors Peps fit volte-face et retroussa ses babines. La meute se precipita sur lui, abandonnant la poursuite des Pans, et Peps disparut, submerge par les grands predateurs gris. Matt apercut encore le dos de Peps lorsque celui-ci chargea ses agresseurs. Puis la meute se referma sur lui, comme une fleur carnivore et meurtriere. Une eternite plus tard, l'un des loups hurla a la lune pour celebrer leur victoire. Matt en eut le coeur serre. Peps avait cherement vendu sa peau, il en etait convaincu. Les Pans filaient dans la nuit, s'eloignant du danger. Peps les avait sauves. 21. Les portes de l'Enfer L'aube surprit les voyageurs sur la piste, les chiens hors d'haleine, leurs jeunes cavaliers encore etourdis par la peur. Marmite, la chienne de Floyd, tirait la patte et Tania fermait la marche. Elle pleurait en silence. Toutes les larmes qu'elle etait parvenue a retenir a la mort de Luiz s'ecoulaient maintenant. Elle pleurait comme si le sacrifice de Peps venait de debloquer quelque chose en elle. -- Il faut quitter la route, prevint Matt, ce n'est pas le moment de nous faire reperer par les Cyniks. -- Si les fleches enflammees de cette nuit ne les ont pas alertes ! protesta Neil de mauvaise humeur. Matt l'ignora. Il ne souhaitait pas entrer dans le jeu du grand blond qui cherchait l'affrontement verbal, probablement pour evacuer son stress. La colonne remonta la plaine en direction de la pente ouest, pour se mettre a l'abri du bois, restant en lisiere pour ne pas s'enfoncer dans les contreforts escarpes de la Foret Aveugle. Matt et Ambre la connaissaient assez pour vouloir l'eviter a tout prix. Les loups geants n'en etaient qu'un petit apercu. En milieu de matinee, fourbu, le groupe s'arreta et s'effondra sur le tapis de mousse. Il fut decrete qu'ils devaient dormir un peu pour se remettre de leur courte nuit, et on installa le campement. Pendant que chacun brossait son chien dans un silence pesant, Tania creva l'abces : -- Peps a donne sa vie pour nous sauver. Meme si nous le sentions deja, c'est la preuve que ces chiens sont tres particuliers. -- Peut-etre que Peps etait juste epuise, qu'il n'en pouvait plus, lanca Chen sans trop y croire. -- Non, fit Matt. Je l'ai vu dans son regard. Il savait ce qu'il faisait. Il l'a fait pour nous. Chacun observa son chien. Les huit montures etaient sagement assises, jouissant des coups de brosse et savourant chaque caresse. -- A la mort de Luiz, nous n'avons pas pris le temps d'en parler, intervint Ambre. Je pense qu'il serait bien qu'on profite de ce moment pour en dire un mot. Ce qu'il nous inspirait, et si certains ici le connaissaient un peu plus, qu'ils nous disent qui il etait. Ambre commenca, decrivant en quelques mots ce qu'elle avait pense de Luiz, ce qu'il degageait a ses yeux, puis Tania prit la parole. Les garcons eurent plus de mal a se lancer, mais lorsqu'ils y parvinrent, ils ne purent s'arreter, comme si evoquer son souvenir pouvait le faire revenir. Ceux qui l'avaient enterre avaient pleinement conscience de sa disparition, ils l'avaient mis en terre, mais pour les autres, sa mort ne fut reelle qu'apres cette longue veillee. Cette acceptation de l'emotion qui les laissait en larmes. L'hommage s'etait termine sur une remarque d'Horace : -- Et si Peps n'avait plus voulu vivre sans son maitre ? Il ne l'a pas vraiment connu, pas longtemps, mais peut-etre que pour eux ca veut tout dire, non ? Personne n'avait trouve de reponse, mais chacun avait observe son chien. Lorsqu'ils se coucherent, blottis contre le pelage soyeux de leur animal, le souffle chaud les berca rapidement. Les Pans repartirent apres quatre heures de repos, pour mener bon train tout l'apres-midi. De gros nuages gris s'amoncelaient au-dessus de la vallee au fil des heures et, avant que la nuit ne tombe, il faisait deja aussi sombre qu'au crepuscule. La pluie arriva en fin de journee, d'abord de grosses gouttes lourdes, puis un rideau qui s'abattit sur la region, occultant une partie du paysage. Proteges par les frondaisons de la foret, les Pans ne ralentirent pas l'allure. Ils se contenterent d'enfiler les manteaux, de remonter les cols et de rentrer le cou dans les epaules. Les chiens, eux, ne semblaient meme pas remarquer la pluie qui detrempait la terre. En contrebas, dans la vallee, quatre cavaliers remonterent la route au galop, apparaissant au detour d'un petit bois de hauts sapins. Mais la route etait a plus de deux kilometres des Pans et ils ne purent distinguer autre chose que les silhouettes fusant a travers la pluie. -- Ils dormiront a l'auberge fortifiee que nous avons apercue hier, devina Ben. -- Tiens, je me demande ce qu'il est advenu de l'armee de Gloutons de l'autre soir, fit Chen. Floyd secoua la tete : -- Ils sont tellement nombreux qu'ils ont forcement du dormir dehors, comme nous, mais je n'imagine pas les loups attaquer une force aussi impressionnante. -- C'est juste que je n'aimerais pas rattraper les Gloutons. -- T'en fais pas, on aura le temps de les voir avant de tomber dessus ! La lumiere baissait de plus en plus ; Ben, en tete, laissait son husky les guider et les autres suivaient. Il ne se souciait que des branches basses, profitant de son alteration pour les reperer dans la penombre, et ses compagnons les evitaient a son signal en se penchant sur le cou de leur chien. Matt et Ambre conversaient, l'un derriere l'autre, juste devant Floyd qui fermait la marche. Ce dernier les entendit evoquer le souvenir du peuple Kloropanphylle au sommet de la Foret Aveugle. -- Il y a vraiment des gens qui vivent tout la-haut ? s'etonna-t-il. -- Oui, fit Ambre en haussant la voix. Et si tu voyais leur ingeniosite, tu n'en reviendrais pas ! -- J'aimerais bien y monter ! -- Je ne suis pas sur, tempera Matt. Les Kloropanphylles sont un peu speciaux. -- Pourquoi ? -- Disons qu'ils sont prets a t'accepter mais tu devras te soumettre a leurs coutumes, a leur croyance, et tu devras rester parmi eux. -- Ils se protegent, le coupa Ambre. C'est normal ! Nous n'avons pas ete corrects, nous avons trahi leur confiance ! -- C'est leur faute ! Ils n'avaient qu'a pas se la jouer aussi mysterieux ! -- Non, Matt ! s'enerva Ambre. Nous avons... -- Moins fort ! ordonna Ben. La pluie ne couvre pas les cris, je vous rappelle ! Ambre soupira, agacee par l'attitude de son ami. Matt se tut a son tour. Il pivota sur Plume pour apercevoir Floyd. -- Au fait, quelle est ton alteration ? demanda-t-il. -- Si je te dis que petit, je n'arretais pas de tomber partout, que j'etais un vrai casse-cou et que je me suis fait plus de fractures que toute ma classe reunie, a quoi tu penses ? -- Je suppose que tu as developpe une alteration d'agilite, pour ne plus tomber ? Floyd secoua la tete. -- Perdu. Mes os sont devenus elastiques, pas enormement, mais je ne me casse plus rien maintenant ! Il n'y a pas plus souple a Eden ! -- Ah, fit Matt un peu decu. Et ca te sert souvent ? -- Pour me faufiler dans un petit trou, c'est pratique. Et surtout je peux me prendre un coup violent, j'aurai un bel hematome mais je ne casse pas ! Bien sur, j'imagine que si c'est un choc vraiment trop fort, je risque une hemorragie interne ou un truc de ce genre. Et toi, c'est quoi ton alteration ? -- Moi ? Disons que je frappe fort, fit Matt en designant son epee dans son dos. Ben etait sur le point de renoncer a poursuivre et d'etablir le bivouac pour la nuit lorsqu'il distingua une forme pointue que la pluie rendait floue, au loin dans la plaine. -- Qui a les jumelles ? demanda-t-il. Matt realisa qu'il portait celles de Tobias. Apres le crash de la meduse, il avait recupere ses affaires, ne pouvant se resoudre a les abandonner. Il fouilla dans une des sacoches de Plume et remonta le long du convoi pour les tendre a Ben. Voyant Ben scruter l'horizon noir, Matt se demanda s'il pouvait vraiment voir quelque chose. Ben inspira d'un coup, comme effraye. -- Qu'est-ce qu'il y a ? murmura Matt. -- La forteresse Cynik. Elle est la, toute proche. -- Tres bien ! Allons y jeter un oeil, avec ce temps ils ne pourront pas nous remarquer. Ils contournerent un eperon rocheux qui sourdait de la pente jusqu'a plus de vingt metres de hauteur et descendirent en silence de leurs montures. Lentement, en prenant soin de discerner le moindre detail pour ne pas se faire surprendre par une patrouille masquee par la pluie, ils se rapprocherent de la route. Et la forteresse apparut au detour d'une butte. Matt en eut le souffle coupe. Elle etait bien plus imposante qu'il ne l'avait imagine. Les Cyniks n'avaient pas choisi l'endroit au hasard. C'etait une zone herissee de gigantesques rochers, comme s'ils etaient tombes des pentes de la Foret Aveugle, sur lesquels s'appuyait un enorme mur de pierre. Il fermait totalement la vallee jusqu'au fleuve au-dessus duquel une arche, suspendue tel un pont, retenait une gigantesque herse de metal s'enfoncant dans l'eau obscure. Et au milieu du mur : une forteresse flanquee de ses hautes tours, de ses chemins de ronde creneles et d'un donjon massif perce de fines fenetres. La route aux pieds des Pans serpentait pour se terminer par une rampe gagnant une large porte d'acier. L'acces au chateau. Partout les drapeaux rouge et noir frappes de la pomme d'argent flottaient sur leur mat. Matt distingua les lumieres vacillantes des lanternes derriere les creneaux. Des ombres se deplacaient lentement. Les sentinelles. Il realisa alors qu'ils etaient face a un vrai probleme. Non seulement ils ne pouvaient la contourner pour continuer vers Wyrd'Lon-Deis, mais la forteresse semblait inattaquable. Jamais l'armee des Pans ne pourrait la prendre. Cet ouvrage titanesque mettait un terme a leurs deux missions et par la meme a tous leurs espoirs. Plus qu'une forteresse, il s'agissait des portes de l'Enfer. 22. Pire que la mort La nuit fut agitee. Comme si chacun des Pans avait pris conscience que c'etait la fin de leur mission. Qu'ils ne pouvaient la remplir. Ils ne cesserent de se tourner et se retourner dans leur sac de couchage, s'interrogeant sur ce qu'ils devaient faire. Ils ne s'imaginaient pas une seconde rentrer a Eden pour annoncer que c'etait fini, qu'il n'y avait plus aucun espoir. Au lever du jour, Matt etait assis, et epiait l'immense chateau a travers les branchages qui gouttaient encore. La pluie n'avait cesse que tres tard dans la nuit, forcant les Pans a dormir sur des souches, a l'abri de la foret. -- Ca va etre coton pour y entrer, fit la voix d'Ambre dans son dos. La jeune fille vint s'asseoir pres de lui. -- Impossible, tu veux dire ! Et moi qui avais naivement cru qu'on pourrait la contourner. -- Nous pouvons encore passer sur le cote, par la Foret Aveugle. -- Les Cyniks ont bien selectionne le lieu avant de construire ; regarde, a cet endroit ce ne sont pas les arbres de la Foret Aveugle qui encadrent l'encaissement de la vallee mais une sacree pente ! Les rochers qu'on voit dans la plaine s'en sont decroches. C'est abrupt, de l'escalade pure, nous n'y arriverons pas. La vegetation a repousse dessus en plus, ca doit etre glissant, et avec ces immenses troncs devant, la paroi doit etre aussi obscure qu'une grotte ! -- Alors il faut trouver un moyen de franchir ce mur. -- Il fait plus de vingt metres ! Et le fleuve est barre par cette herse en fer avec une tour de chaque cote ! Ils surveillent le moindre mouvement de l'eau. Non, je ne vois qu'une seule option : la porte ! Et vu sa taille, je n'imagine pas une seconde l'enfoncer. -- Nous avons les Scararmees, Matt, ne l'oublie pas ! Avec eux, le pouvoir de nos alterations est decuple ! -- Tout ce que ca decuplera, c'est l'impact de cet acier contre mon corps ! Je me briserai les os ! -- Je ne pensais pas a cela, mais plutot a conjuguer nos alterations. Ensemble, nous pouvons accomplir des miracles ! Notre force c'est le groupe ! -- Tu vois comme moi ce lieu de malheur, il a ete concu pour eviter les intrusions. Je doute qu'on puisse s'y faufiler, c'est plus etanche qu'une baignoire ! -- Viens, il faut en parler avec tout le monde. Les Pans croquaient des biscuits secs et buvaient un peu de lait pour reprendre des forces et se reveiller lorsque Ambre exposa son idee : -- Grace aux Scararmees nous pouvons compter sur une precieuse aide pour transformer nos facultes en un redoutable pouvoir. La conjonction de toutes nos capacites peut peut-etre nous faire entrer dans cette forteresse. -- Alors on n'abandonne pas ? fit Tania entre doute et espoir. -- Certainement pas ! Votre groupe doit preparer l'offensive principale, pour ca il faut que vous ayez une idee des forces et des faiblesses de cet endroit. Et nous, nous devons le franchir pour continuer vers le sud. Tous ensemble, nous pouvons y parvenir. D'abord, il nous faut entrer. -- Pas par la porte, exposa Ben, elle est lourde et ne peut s'ouvrir que de l'interieur d'apres ce que j'en ai vu. -- Ni par le fleuve, completa Tania. Les tours de guet verront la moindre embarcation approcher et de toute facon le maillage de la herse est trop etroit pour qu'on puisse passer. -- Il reste donc le mur, dit Chen. -- Sauf qu'on n'est pas tous comme toi, Gluant ! repliqua Floyd. -- Ambre a raison ! enchaina Chen. Il faut se servir des Scararmees, avec eux je pourrais surement secreter davantage de substance collante, mes prises seront mieux assurees, je peux probablement porter quelqu'un de leger, une des filles. -- Et les autres ? -- Attendez qu'on vous ouvre ! Nous nous introduisons a l'interieur pour vous deverrouiller la porte ! -- Pas seulement a deux ! contra Matt. Ambre n'est pas une guerriere, et pardonne-moi, Chen, mais tu n'es pas non plus tres costaud ! Chen secoua les epaules : -- Je ne peux pas porter davantage ! -- Moi je peux, affirma Ambre. Avec les Scararmees, je dois pouvoir faire leviter Matt. -- Me faire leviter ? Comme si... je volais ? -- Il faudra faire tres attention, que je ne brise surtout pas ma concentration, mais je pense que je peux y arriver. -- Oh, c'est un peu premature, vous ne croyez pas ? avanca Horace. Tu vas te balader sur le dos de Chen, tout en soulevant Matt a vingt metres de hauteur ! Si tu as le moindre relachement, il ira s'ecraser comme une crepe ! -- Je peux le faire ! -- Je n'en doute pas, mais avec un minimum d'entrainement, quelques jours de preparation et... -- Nous n'avons pas le temps, l'interrompit Matt. Et si Ambre pratique aujourd'hui, elle sera videe ce soir au moment d'y aller. Tant pis pour la securite, je prends le risque. Si tu t'en crois capable, je te suis. Ambra avala sa salive en fixant son ami. -- Il faut une diversion, declara Floyd. Les sentinelles sur le mur finiront par vous voir grimper. Il faut attirer leur attention ailleurs. Ben fit une grimace, peu convaincu : -- Si nous mettons le feu dans la vallee ou si nous nous faisons reperer pour les entrainer plus loin, ca risque de les inciter a redoubler de vigilance au contraire ! -- Pas si cette diversion a lieu de l'autre cote du mur ! -- Et comment ? -- Moi je peux passer, tout seul. Si j'approche du fleuve sans etre vu par les gardes, je peux me glisser entre les barreaux de la herse. Tania eut un haut-le-corps : -- Tu es aussi souple que ca ? -- Ca peut se faire. Ensuite je fiche la pagaille et pendant qu'ils se concentrent sur ce cote de la forteresse, vous autres vous vous occupez du mur ! Ambre et Matt approuverent. Chen suivit. -- Pendant ce temps nous trouverons un moyen de gagner la porte, assura Ben. -- Et si tous les Gloutons que nous avons apercus avant-hier sont derriere ce rempart ? -- C'est un risque a prendre, conclut Ambre. -- Ne prenez que nos chiens avec vous, fit Matt a l'attention de Ben et Tania, laissez les autres dehors, vous repartirez avec. Nos routes se separeront une fois a l'interieur. Matt tendit la main comme il avait l'habitude de le faire lors de l'Alliance des Trois et chacun posa la sienne dessus. -- Pour notre avenir, dit-il. Pour Eden. La nuit venue, ils patienterent jusqu'a ce qu'il soit tres tard. Par chance, les nuages masquaient la lune, multipliant les ombres dans la vallee deja opaque. Floyd serra chacun de ses compagnons dans ses bras avant de partir, seul, en direction du fleuve. Ben allait suivre sa progression grace aux jumelles et a sa vision nocturne pour donner le depart de l'autre groupe. Floyd prit son temps, attentif a ne pas se faire reperer, et Ben l'observa pendant plus d'une heure. -- Il sera bientot a la herse. Il est fort, le bougre ! Il se deplace tres lentement a la surface de l'eau. Preparez-vous. Matt embrassa sa chienne comme s'il n'allait plus la revoir. C'etait plus fort que lui, comme un pressentiment. Puis Chen et Ambre se faufilerent avec lui, de rocher en rocher, jusqu'a devoir ramper dans les hautes herbes pour atteindre l'imposant rempart. Avec l'absence de lune, les gardes n'avaient aucune chance de les apercevoir. Une fois adosse a la pierre froide, Chen retira ses chaussures qu'il attacha a sa ceinture par les lacets, et demanda tout bas a ses deux acolytes : -- Vous etes prets ? -- Non, attendons le signal de Floyd, repliqua Matt. Ambre ne repondit pas, deja concentree sur la tache qui l'attendait. Elle allait tenir la vie de Matt entre ses mains. -- C'est quoi le signal ? s'enquit Chen. -- On le saura en l'entendant. Il y eut soudain un immense fracas de l'autre cote du mur, et un cor se mit a sonner. Des voix d'hommes crierent dans les hauteurs. -- C'est le signal ! lanca Matt. Chen posa les mains sur la paroi et fit signe qu'il etait pret. Ambre devissa le couvercle du bocal qu'elle portait dans sa sacoche et les Scararmees se mirent en mouvement. Ambre grimpa sur le dos de Chen. -- Je compte sur toi, fit Matt a l'attention de la jeune fille. -- Laisse-toi faire. Chen posa son autre main plus haut et son pied nu suivit. Un bruit de succion accompagnait chaque geste de sa progression. -- Incroyable, j'adhere parfaitement ! murmura-t-il. -- C'est les Scararmees, repeta Matt. Tout a coup, une enorme poussee lui souleva les jambes et il se rattrapa au mur pour ne pas tomber en avant. -- Laisse-toi porter, chuchota Ambre avec difficulte. Matt glissait doucement, dos a la maconnerie, les jambes compressees par la pensee d'Ambre. -- Tu me fais mal, Ambre, dit-il, relache un tout petit peu la pression s'il te plait. Aussitot la poigne qui le retenait se dissipa et Matt commenca a chuter. La force reapparut juste avant qu'il ne heurte la terre. Violente, bien trop presente, elle lui ecrasa les membres. Matt etouffa un cri qui se transforma en un long gemissement. Ses poings se serrerent et la pression redevint supportable. Il se remit a monter. Chen et Ambre etaient deja dix metres plus haut, a mi-parcours. La douleur se dilua et Matt retrouva son souffle. Il rejoignit ses deux amis, en se balancant. L'energie qui le retenait etait instable. En bas, la plaine commencait a etre sacrement loin a mesure qu'il se rapprochait du sommet du mur. La sensation de vertige lui donna la nausee. Chen ne semblait eprouver aucune difficulte, soulevant son poids et celui d'Ambre en poussant sur ses jambes et en tirant sur ses bras. Il filait avec l'aisance d'un lezard sur un crepi. Matt tenta d'observer les creneaux au-dessus de lui, mais il ne vit rien. Il craignait qu'ils ne soient reperes pendant leur ascension. Il etait maintenant a plus de quinze metres. La force qui le soulevait s'etait diffusee dans une large partie de son corps et il souffrait moins. Il sentait les soubresauts de cette energie et sa stabilite n'etait pas sans cesse assuree. Il avait l'impression qu'elle allait le lacher, qu'il s'effondrerait dans le vide. Pourtant elle le porta jusqu'a vingt metres. Tout pres des creneaux du chemin de ronde. Ambre se cramponnait a Chen, les muscles tetanises par l'effort. Elle ne respirait presque plus. C'est fini, tiens bon ! se repetait-elle. Focalise-toi sur Matt. Pour parvenir a le soulever, elle avait du le sentir. Projeter son esprit dans le corps de son ami, jusqu'a en percevoir la matiere, les reliefs. Alors elle avait applique l'etau mental sur ses membres inferieurs pour le soulever. Sans la presence des Scararmees, jamais elle n'aurait ete capable d'un pareil exploit. L'envers de la medaille c'etait qu'elle ne maitrisait pas encore cette puissance. Elle devina la douleur qu'elle infligeait a Matt et jongla avec ses sensations pour repartir sa prise. Son coeur battait a toute vitesse. La tete lui tournait de plus en plus, un bourdonnement lancinant croissait entre ses tempes. Ambre avait l'impression qu'elle ne tiendrait pas jusqu'au bout. Ce n'etait pas Matt le plus epuisant, elle avait sous-estime la difficulte de se cramponner a Chen pendant toute l'escalade. Elle sentait venir les crampes. Elle allait lacher et se fracasser vingt metres plus bas. Matt. Elle devait assurer Matt. L'energie etait a present bien repartie sur tout le corps du jeune homme. Elle percevait sa peau, sa chaleur, et n'etait-ce le martelement de son propre coeur, elle aurait pu detecter le sien. Elle sentait Matt tout entier. Son odeur. Soudain elle realisa qu'elle le sentait aussi bien que s'ils etaient nus, l'un contre l'autre. Sa concentration se brisa net. Elle s'infligea une gifle mentale et renoua le contact juste avant que Matt ne lui echappe. Il etait a nouveau sous son emprise. Ambre respirait fort, la sueur gouttait dans ses yeux. Elle ne voyait plus. Elle allait lacher. Elle le sut aussi surement qu'elle tenait Matt au-dessus du vide. Elle comprit qu'elle devait operer un choix instantanement. Elle ou lui. Ambre se reporta sur Matt. Encore quelques centimetres et il serait au sommet. Tant pis pour elle. Cela avait ete une belle vie. Elle aurait tant aime la partager avec lui, encore un peu. Le temps de se decouvrir. Peut-etre de s'aimer. L'etreinte de ses membres autour de Chen se relacha, son esprit entierement tourne vers Matt. Chen bougea encore. Et au moment ou elle allait chuter dans le vide, Chen l'attrapa et la fit glisser sur le rebord d'un creneau. L'epuisement et la confusion la terrasserent. Elle perdit le contact mental. Retenue a la ceinture par Chen, elle tendit la main vers Matt, pour le recuperer in extremis. Vainement. Elle ne parvint pas a le saisir et le vit disparaitre a toute vitesse. Elle sut que c'etait trop tard, qu'il allait se briser les os au pied du mur. Ses entrailles se revulserent, elle n'eut plus de coeur, plus de cerveau, rien qu'un effroyable vide interieur. Matt chutait. Ambre ne put renouer avec sa concentration. Et elle le regardait perir sans rien pouvoir faire. Une forme jaillit alors des fourres a une vitesse prodigieuse, se coula entre les rochers pour surgir juste sous Matt au moment de l'impact. Le garcon s'enfonca a l'interieur du rectangle noir qui flottait a quelques centimetres du sol a l'instar d'un drap porte par les vents. Soudain Ambre mit un nom sur cette chose. C'etait le Rauperoden. Matt venait d'etre englouti. 23. La vitesse pour arme Matt avait a peine tendu les mains pour saisir le rebord du parapet qu'il avait senti la force se derober sous lui. La seconde suivante il foncait droit vers les rochers et l'herbe. A toute vitesse. Son crane allait se fracasser aussi surement qu'une pasteque lachee du septieme etage d'un immeuble. Tout alla tres vite. La forme obscure. L'amortissement soyeux. L'impression de glisser dans un toboggan sans fin, un boyau de tissu. L'absence de lumiere. Puis il tomba dans une grande piece au sol tendre, sur lequel il rebondit, tout etourdi. L'esprit encore confus, Matt mit un long moment avant de parvenir a s'asseoir. Il ne voyait presque rien, la pale lueur d'un ciel nocturne provenait d'un orifice rond assez eloigne de lui. Il sentit un mouvement, tout pres. Il voulut sauter sur ses pieds pour parer au pire, mais la tete lui tourna et il posa un genou a terre. Une forme etait en train de se deplier. Elle le frolait. Matt recula lentement. Dans la penombre il vit une longue tige, puis une autre. Une fleur ? Non, cela ressemblait davantage a un animal. Un insecte. Lorsque Matt reussit a assembler les bribes d'informations que ses yeux parvenaient difficilement a lui envoyer, il voulut se saisir de son epee, dans son dos, mais l'araignee plongea sur lui. Deux dards pointus penetrerent ses epaules et instillerent une dose de venin. Matt tituba aussitot, les forces deserterent son corps, pantin desarticule qui tentait de marcher sans le soutien de ses fils. Il heurta le sol mou et perdit connaissance. L'araignee deploya ses pattes au-dessus de lui et le saisit pour le hisser vers sa gueule humide. Tobias avait survecu aux moustiques de chasse. Ils etaient pourtant nombreux, leur long bec produisait une lumiere vive qui balayait le sol aussi bien qu'un projecteur, et ils changeaient de trajectoire avec l'aisance et la souplesse d'un danseur. Pourtant il leur avait echappe. Grace a la foret d'arbres morts, en s'abritant sous les reseaux de souches intriquees tels des intestins dans un ventre. Les moustiques le traquaient, cela ne faisait aucun doute, ils survolaient toute la lande de pierre noire, toute la foret et disparaissaient derriere les collines, fouillant le sol de leur projecteur blanc, leurs ailes transparentes soulevant une fine poussiere sombre. Tobias avait apercu la longue tige pointue qui prolongeait leur tete, une arme pour tuer. Il n'osait imaginer ce qui se produirait s'ils parvenaient a la lui enfoncer dans le corps ! Leur tete toute petite, encadree par deux gros yeux rouges n'exprimait aucune vie. Il avait attendu longtemps avant d'oser sortir de sa cachette. Ou pouvait-il aller desormais ? Certainement pas retourner dans la grotte avec les autres. Maintenant que son evasion etait remarquee, les mesures de securite avaient certainement ete renforcees. Jamais plus il n'aurait l'occasion de sortir s'il se rendait. Tobias opta pour retourner de l'autre cote de la colline escarpee, la ou il avait vu le Devoreur s'engouffrer dans un trou. S'il devait survivre ici un petit moment, autant connaitre les lieux. Il retrouva l'endroit en question facilement, se jetant dans un renfoncement rocheux des qu'un moustique surgissait dans le ciel noir zebre d'eclairs. Tobias avait le sentiment que l'air etait devenu electrique. Il ne savait pas si c'etait du a son evasion ou a autre chose mais l'atmosphere dans le Rauperoden avait change. En passant devant un puits, Tobias fut tente d'y jeter un coup d'oeil. Le Rauperoden s'en servait pour sonder l'inconscient des gens, pour traquer Matt a travers ses reves. A quoi cela pouvait-il bien ressembler, l'inconscient collectif ? A des mots, des images, des impressions, des sensations, voyageant dans des rayons de lumiere, des informations aussi tenues et fragiles qu'un filet d'eau. Tobias l'avait percu avec l'homme. Il devina aussi qu'il fallait une grande maitrise pour s'y retrouver, pour voyager parmi ces flots de donnees spectrales. >, voila ce qu'aurait conseille Ambre en pareil cas. Et elle etait la sagesse, Tobias le savait bien. Il approchait enfin du trou, au bas d'un rocher pointu. Il n'y voyait pas tres bien, profitant des nombreux eclairs pour inspecter le sol avant de se deplacer, sans sortir son champignon lumineux de peur d'etre repere. Une odeur acide se degageait du trou, des relents rances et etourdissants. Qui rappela quelque chose a Tobias. C'est par ici que je suis arrive ! Je m'en souviens ! J'ai devale cet interminable boyau pour atterrir ici et ensuite... plus rien. Je me suis endormi. Tobias crut discerner une forme dans la penombre. C'est lui ! Le Devoreur ! Il est la ! Un debut de panique commenca a l'envahir avant qu'il ne se reprenne. Proteger la plage, preserver le dessin de l'esprit, se repeta-t-il. Le Devoreur n'etait pas seul. Quelqu'un etait avec lui, etendu sur le sol... Matt ! C'est Matt ! Que faisait-il la ? L'araignee le saisit avec ses pedipalpes pres de sa gueule et le souleva pour gagner la sortie. Matt etait encore equipe de sa besace et de son epee dans le dos, il venait tout juste d'arriver dans ce monde. Tobias se plaqua contre la roche au moment ou la grande silhouette immonde passait devant lui. La voix sifflante et crachotante parlait toute seule : - ... tous presents ! Je dois tous les attendre pour le manger. Tous. Surtout Lui, surtout Lui ! Ah, quel repas ! Quel festin ! Enfin ! Victoire ! Victoire ! Matt pendait dans le vide, suspendu devant la gueule repugnante du monstre. Ils ne l'auront pas ! se revolta Tobias soudainement galvanise par sa determination. Il se precipita dans le sillage de l'araignee. Quelques minutes plus tard, il ne savait toujours pas s'ils prenaient la direction de la caverne des prisonniers, du garde-manger, ou celle de la foret, vers l'homme. Penser a lui fit frissonner Tobias. Matt ne devait surtout pas etre confronte a ce terrible personnage. L'araignee fit soudain volte-face, comme si elle sentait qu'elle etait suivie. Tobias ne dut son salut qu'a sa celerite surhumaine, en une seconde il etait recroqueville derriere un talus et serrait les poings. Le Devoreur finit par reprendre sa route et Tobias poussa un long soupir de soulagement. Ils surplomberent bientot une falaise qui dominait la foret noire, et Tobias remarqua une autre clairiere, differente de la premiere. Plus vaste. En son centre s'elevait un grand autel de pierre enveloppe par les ronces. Comme dans les eglises ! Mais la notion de sacrifice emergea bientot dans l'esprit du jeune garcon. Il fallait faire quelque chose. Dans quelques minutes, le Devoreur deposerait Matt sur cet autel pour l'assimiler devant tous ses congeneres, a commencer par l'homme qui effrayait tant Tobias. Tous reunis, je n'ai aucune chance. C'est maintenant ou jamais. Mais que pouvait-il face a une araignee de cette taille ? Me servir de mon aptitude. La vitesse. Tobias s'empara de plusieurs pierres tranchantes et pressa le pas pour se rapprocher du monstre. Il fallait jouer serre. L'air devenait plus electrique encore. A n'en pas douter, il se passait quelque chose dans le Rauperoden. Tobias pressa le pas puis fonca a pleine vitesse. Il arriva si vite sur le Devoreur que ce dernier ne detecta sa presence qu'au dernier moment. Il voulut se retourner mais Tobias etait deja passe sous son corps et enfoncait la face tranchante de la pierre dans l'abdomen de l'araignee. La douleur la fit fremir, sensation qu'elle n'avait jamais connue, et elle demeura figee un moment, assez longtemps pour permettre a Tobias de s'echapper. Le Devoreur lacha Matt et recula en sondant les environs pour debusquer son agresseur parmi les rochers. Tobias apparut d'un autre cote, et avant meme que le Devoreur puisse pivoter pour le cueillir avec ses cheliceres, le jeune garcon roulait a nouveau sous l'araignee pour l'entailler encore. Folle de rage, la creature martelait le sol de ses pattes, frappant a l'aveugle dans l'espoir d'ecraser l'ennemi. Mais Tobias allait de plus en plus vite, enivre par sa reussite et par l'inaptitude de l'araignee a l'arreter. A chaque passage, il l'entaillait plus profondement, deja une substance noire s'ecoulait de son corps blesse. Le Devoreur n'eut bientot plus d'autre option que de fuir pour sauver sa peau. Il voulut saisir Matt, son precieux festin, mais Tobias lui entailla une patte si violemment que le Devoreur relacha sa proie. S'il restait, il risquait d'y laisser la vie. L'equilibre entier du Rauperoden serait menace. Alors le Devoreur lanca des cris aigus, des appels a l'aide, et lanca ses huit pattes dans la pente, pour fuir. Tobias roula au sol pour atteindre Matt. Il etait inconscient mais en vie. Il n'avait plus une seconde a perdre. Les moustiques allaient accourir d'un instant a l'autre, et certainement bien d'autres choses que Tobias n'avait pas du tout envie de croiser. Il souleva son ami a grand-peine et parvint a le hisser sur ses epaules. S'il avait l'alteration de mobilite, il n'avait pas celle de la force et le regretta amerement. Matt pesait une tonne. Il reussit neanmoins a le transporter jusqu'a l'abri d'une petite grotte, profonde de cinq metres seulement, et l'etendit doucement. Dehors les eclairs se multiplierent brusquement et le ciel fut rapidement empli de moustiques tournoyants. Toutes les fonctions du Rauperoden etaient a present en alerte. Pour les traquer. 24. Le vrai visage de l'ennemi Matt revint a lui avec une intense sensation de froid. Il avait la bouche seche, et une douleur nichait au niveau de ses deux epaules. Un visage noir apparut au-dessus de lui. Les cheveux dessinaient une coupe arrondie, comme un casque. Soudain, sa vue s'adapta a l'obscurite et il reconnut son ami. -- Tobias ! s'exclama-t-il en se jetant a son cou. -- Moins fort ! Tu m'etouffes ! -- Ce que je suis heureux de te revoir ! Je savais que tu n'etais pas mort ! Je le savais ! -- Tempere ta joie, nous ne sommes pas en meilleure posture. Matt examina la grotte qui les abritait. -- Ou est-on ? -- En lui, Matt. Dans le Rauperoden. -- Prisonniers ? Tobias oscilla d'un cote et de l'autre, hesitant. -- Oui et non, dit-il. Pour l'instant ils ne savent pas ou nous sommes, mais ils finiront pas nous debusquer, sois-en certain. -- Qui ca > ? Tobias prit une inspiration avant de se lancer : -- Les fonctions du Rauperoden sont toutes representees par un element precis ou une creature. Son systeme alimentaire et digestif, c'est cette araignee qui t'a endormi avec son venin. La chair de poule envahit les bras de Matt. -- Oui, je me souviens vaguement d'une forme, de pattes... -- Il y a le systeme immunitaire, des nuees de moustiques geants, je pense que les eclairs dans le ciel sont sa force, ses muscles ou je ne sais quoi. -- Alors il a forcement un coeur ! Un coeur qu'on peut approcher et detruire ! Tobias ne partagea pas l'enthousiasme de son compagnon. -- En effet, je l'ai vu. C'est un mobile en acier, dans un coffret de bois. Il tournoie dans l'air, mais nous ne pouvons pas l'approcher. -- Et pourquoi donc ? -- C'est loin d'ici. Et puis les moustiques patrouillent. Oublie cette idee. -- Et le cerveau ? Tu l'as vu ? Tobias fit la moue. -- Oui. -- Et alors ? Il ressemble a quoi ? Il est vulnerable ? -- Je ne crois pas. Laisse tomber. -- Pourquoi tu fais tant de mysteres ? -- Pour rien. C'est juste une perte de temps. Il faut fuir cet endroit et c'est tout. -- Mais nous avons une chance inesperee de pouvoir mettre le Rauperoden au tapis, de le detruire de l'interieur, ca ne se reproduira pas une seconde fois ! -- Nous avons surtout une chance d'etre encore en vie, et pas prisonniers dans le garde-manger ! repliqua Tobias sechement. Tachons d'en profiter pour fuir, cet exploit-la me suffira ! Matt l'observa en silence. Tobias etait marque par son sejour ici, il etait nerveux et ne cessait de guetter l'entree de la grotte. -- Tu as un plan ? demanda-t-il. -- Nous allons sortir par ou nous sommes entres, par ce qui lui sert d'estomac. Mais avant cela, nous devons aller chercher du monde. -- Nous ne sommes pas seuls ? -- Non, il y a Franklin, le Long Marcheur qui etait avec nous sur l'ile des Manoirs, d'autres Pans et meme... Colin. -- Ce traitre ? -- Pour l'instant c'est une victime comme nous tous. Viens, il faut etudier le manege des moustiques pour se faufiler jusqu'a la caverne du Devoreur. Tobias et Matt s'allongerent a l'entree de leur abri et contemplerent le deploiement de moustiques qui balayaient la region de leur projecteur nasal. -- En etant rapide et discret, c'est jouable, estima Tobias. -- Tu as l'air de bien connaitre cet endroit et ses habitants. C'a ete dur ? Le visage de Tobias se contracta. -- Comme un cauchemar qui ne prend jamais fin. Je suis content de te voir. -- J'ai voulu venir te chercher, tu sais ? J'ai voulu te recuperer, j'etais pret a mourir s'il le fallait... mais ca ne s'est pas passe comme je l'esperais. -- Tu es la maintenant, c'est ce qui compte pour moi. Allez, viens, si on se depeche, on peut parvenir a la prochaine colline avant que ces deux moustiques la-haut ne reviennent dans notre direction. Tobias guida Matt jusqu'a la petite porte recouverte de soie d'araignee. Tobias commencait a la limer pour dechiqueter la substance collante lorsque Matt l'ecarta pour fracasser le voile d'un grand coup d'epee. Des gemissements de peur se melerent a ceux de la surprise a l'interieur du garde-manger. -- Venez ! commanda Tobias tout bas. Venez tous ! Nous sortons ! Nous quittons ce monde horrible ! Colin apparut en premier. -- C'est vrai ? Vous allez nous sortir de la ? -- Toi, tu meriterais d'y rester ! fit une voix derriere le grand boutonneux. Colin s'empressa de sortir avant qu'on le repousse a l'interieur, aussitot suivi par une demi-douzaine de Pans de tous les ages et des deux sexes. -- Il n'y a aucun adulte ? s'etonna Matt. -- Non, je n'en ai jamais vu. C'est toi qu'il traque, Matt, un Pan, et je suppose qu'il ne veut que des enfants en lui. -- Sais-tu pourquoi il me veut a ce point ? Tobias deglutit avec difficulte, et pour une fois fut heureux que la penombre le masque lorsqu'il mentit a son ami : -- Aucune idee. Tobias prit la tete des fugitifs jusqu'a la sortie. -- Ne vous dispersez pas ! ordonna-t-il. Restez groupes ! Nous n'aurons pas de seconde chance. -- En ce qui me concerne, c'est fuir ou mourir, annonca Franklin. Je ne retournerai pas dans ce trou. Ils evoluaient par petits bonds. D'un rocher a l'autre, d'un renfoncement a une cavite, d'ombre en ombre, guides par la seule lueur grise des cieux et les eclairs qui se multipliaient. La lande sterile semblait prise sous les feux d'un stroboscope. -- Il y a un truc qui cloche avec le Rauperoden ! prevint Tobias. Toute cette electricite dans l'air, et ces eclairs, ce n'est pas normal ! -- C'est a cause de nous, tu crois ? demanda Matt. -- Je ne suis pas sur. Ce ciel c'est... comme la limite du Rauperoden, comme si c'etait le drap de son corps. J'ai l'impression qu'il lutte avec quelque chose d'exterieur ! Ils approchaient enfin du trou rond menant a ce qu'ils appelaient l'estomac. -- Comment on remonte ? demanda Franklin. Dans mon souvenir, c'est une sorte de toboggan interminable, jamais nous ne parviendrons a grimper la-haut ! -- C'est le Rauperoden lui-meme qui va nous remonter, l'informa Tobias. -- Et tu comptes t'y prendre comment pour ce miracle ? -- S'il s'agit bien d'un estomac, en le forcant a nous vomir. Matt admirait son ami d'enfance qu'il n'avait jamais vu aussi determine. Il avait du avoir sacrement peur pour en tirer pareille energie. Une rafale de vent degringola du ciel et, avant qu'ils puissent comprendre ce qui leur arrivait, deux moustiques surgirent pour agripper chacun un Pan au passage et l'emporter avec eux. Les deux adolescents se mirent a frapper les insectes avec une violence qui temoignait de leur envie de vivre retrouvee. Les moustiques planterent alors leur longue tige pointue dans le corps de leurs prisonniers qui se crisperent, cependant que le sang les quittait pour remonter dans l'abdomen du moustique. Cinq autres moustiques firent leur apparition et Matt decapita le premier d'un geste fluide et rageur. Tobias s'empara de pierres et multiplia les tirs, visant les ailes. Un seul fit mouche mais sans causer de degats. -- Courez ! hurla-t-il. Foncez dans l'estomac ! Un moustique lui tomba dessus, pret a l'empaler de son stylet. Matt lui perfora le crane avant de le repousser d'un coup de pied. La majorite des fuyards avaient penetre dans la grotte lorsque le Devoreur bondit devant Tobias et Matt pour bloquer le passage. Ses pattes avant se dresserent pour les ecraser et les deux adolescents se jeterent au sol. Le Devoreur fonca sur Matt qui l'arreta en faisant tournoyer sa lame. Le monstre le harcelait d'un cote puis de l'autre avec ses longues pattes. Tobias voulut lui venir en aide mais un nouveau moustique tentait de le saisir et il dut l'esquiver. Matt tentait de fendre les pattes du monstre mais sans grande reussite. Pendant qu'il reculait pour eviter les coups, l'adolescent realisa que l'araignee n'attaquait pas vraiment. Etait-ce a cause des blessures que Tobias lui avait infligees ? Non ! Elle le repoussait. Matt profita d'un assaut manque pour jeter un coup d'oeil derriere lui. Une forme arrivait en courant. Enveloppe dans une ample houppelande noire a capuchon, un homme se precipitait sur lui. Matt n'avait plus le choix. Il prit tous les risques et decida de charger l'enorme arachnide. D'un bond il se degagea de la menace des pattes avant et, ignorant les pedipalpes qui s'agitaient au-dessus de sa tete, il frappa de toutes ses forces dans les cheliceres deployes. L'acier siffla et s'enfonca sous les yeux noirs de l'araignee. Matt percut la resistance de la carapace et poussa, puisant dans ses reserves. La lame atteignit des matieres plus tendres et le monstre se souleva sur les pattes arriere. Accroche a la poignee de son epee, Matt decolla avec lui et son propre poids continua de fendre les chairs de son adversaire. Lorsque l'araignee retomba sur le sol, Matt tira sur son arme et roula sur plusieurs metres. Le Devoreur criait, un hurlement aigu, qui percait les tympans. Tobias etait parvenu a se defaire d'un des moustiques en lui crevant un oeil d'un superbe jet de pierre. Mais un second lui tournait autour. Il crut voir l'araignee qui titubait, et brusquement le bourdonnement du moustique s'interrompit. Matt venait de le fendre en deux. C'est alors qu'il apercut l'homme qui se rapprochait d'eux. Tobias poussa brutalement Matt vers l'ouverture. Il fallait le soustraire a ce sinistre personnage. Tous les Pans attendaient, angoisses. -- Colin a essaye de remonter par le boyau, mais c'est impossible, ca glisse trop ! lanca Franklin. -- Il faut que l'estomac nous rejette, affirma Tobias. Provoquons-lui une remontee acide ! Sautez ! Allez ! Tout le monde saute ! Toute la caverne se mit a trembler sous les bonds repetes des Pans. -- Et toi tu sais ce qu'est une remontee acide ? demanda Matt. -- Mon pere en avait tout le temps ! Ca lui donnait mauvaise haleine ! Il faut martyriser cet estomac, l'obliger a se debarrasser de nous ! -- Pour ca, j'ai un moyen tres efficace, fit Matt en ressortant son epee de son baudrier. Une ombre tomba sur la piece. L'homme se dressait sur le seuil. -- Matt ! L'enfant Matt ! tonna-t-il. Matt se figea. Cette voix... -- Tu es a moi ! hurla l'homme en s'approchant. Matt restait paralyse. C'est impossible. Tobias lui arracha l'epee des mains et la planta profondement dans le sol mou. Les parois furent secouees et d'un coup tout le fond se contracta. L'ouverture se referma, et la texture de la caverne se durcit tout en reduisant l'espace a toute vitesse. Puis les Pans furent ejectes, comme sur un trampoline, projetes ensemble dans le conduit etroit qui les avait aspires jusque dans cet enfer. Ejectes vers la surface. Vers leur monde. 25. Sous le deluge La tempete s'etait abattue brusquement, en un instant, sur la forteresse Cynik. La Passe des Loups tout entiere disparaissait sous des trombes d'eau. Les eclairs frappaient sans repit : la cime des arbres qui explosaient sous l'impact, le sommet d'une des tours, foudroyant le soldat qui avait eu le malheur de se trouver la. Les Cyniks couraient se mettre a l'abri pendant que d'autres ecopaient les flots qui inondait progressivement les niveaux inferieurs. Ambre et Chen etaient recroquevilles sur un creneau du mur, les jambes repliees pour ne pas etre detectes par les soldats. Ambre etait au bord de l'epuisement. Apres l'effort fourni pour hisser Matt, elle se concentrait sur la forme noire qui flottait au bas de la muraille. Le Rauperoden. Le monstre qui avait avale Matt. Ambre le maintenait par la force de son alteration la ou il etait, l'empechant de fuir. Elle savait que s'il parvenait a lui echapper, il filerait dans les bois et plus jamais ils ne le reverraient, ni lui ni Matt. Apres ce qui venait de se passer, Ambre voulait croire que Matt avait raison a propos de Tobias. Qu'il n'etait pas mort, mais captif, a l'interieur de ce drap etrange, dans un autre monde. Car cette idee lui laissait l'espoir de revoir un jour ses amis vivants. Et c'etait avec cette pensee qu'elle tenait malgre les vertiges, malgre la douleur qui vrillait son cerveau. Grace au souvenir de Matt et Tobias, elle ne perdait pas conscience. A peine le Rauperoden avait-il compris qu'il etait retenu prisonnier par une force invisible que la tempete s'etait declenchee. Les eclairs cognaient au hasard, pour tenter de liberer leur maitre. Il etait parvenu a surprendre Matt en se deplacant seul, sans son cortege de Guetteurs, et ceux-ci lui manquaient a present. Ben, Horace et Tania avaient accouru de la foret pour encercler le Rauperoden et tentaient aussi de le retenir avec leurs pauvres armes, ne sachant s'ils devaient frapper ou sauter dessus pour recuperer Matt. Un grand visage effrayant se dessina au milieu de la cape noire. Un crane au front large, aux machoires proeminentes, aux orbites agressives. Sa bouche s'ouvrit comme s'il allait crier et dans un froissement de drap, plusieurs silhouettes apparurent, effarees, glissant hors des tenebres. Tania pointa sa fleche sur la premiere avant de s'apercevoir qu'il s'agissait d'un jeune garcon. Lorsque Tobias et Matt roulerent a leur tour hors de la cavite, Ben se precipita vers eux. -- Matt ! Eloignez-vous de cette chose ! Nous la tenons ! Matt tituba et tendit la main vers le Rauperoden. -- Laissez-le, dit-il sans force. Laissez-le partir. -- Quoi ? Tu es fou ? Il t'a... Il t'a englouti ! Matt secoua la tete, eperdu. -- Il est affaibli, il va fuir. Laissez-le. Ben n'y comprenait plus rien. Il regarda Tania et Horace qui, eux non plus, ne savaient que faire. Alors il recula et fit un grand signe a Ambre. Celle-ci relacha son etreinte mentale et tomba dans les bras de Chen. Le Rauperoden claqua au vent et se redressa face aux adolescents. Matt avait gravement blesse le Devoreur, l'une des fonctions de la creature. Elle n'etait plus en mesure de combattre. Le visage squelettique toisa Matt un moment, puis la forme flottante se coula entre les rochers, a toute vitesse, pour disparaitre dans la foret. La tempete etait telle qu'aucun garde ne surveillait plus la plaine en contrebas. L'apparition des Pans et la presence du Rauperoden etaient passees totalement inapercues. Neil et Ben prirent en charge les nouveaux venus, les installant aupres des chiens, sous leur bivouac entre les arbres. Matt se laissa choir a l'ecart, les genoux replies contre sa poitrine. Tobias vint s'agenouiller pres de lui. -- Je suis desole, dit-il plein de tristesse. -- Tu le savais, pas vrai ? Tu l'avais vu... Tobias ne trouva pas la force de repondre, il se contenta d'approuver d'un geste. -- C'est impossible, tenta de se convaincre Matt. Ca ne peut pas etre lui. -- C'etait sa voix, c'etait son visage. Matt laissa retomber son front entre ses mains jointes. Il etait perdu. Il s'etait attendu a tout, sauf a cela. L'ame du Rauperoden, son cerveau, avait un visage humain. Celui de son propre pere. Ben et Tania approcherent. -- Ambre et Chen sont en haut du rempart, et Floyd est de l'autre cote, il faut faire quelque chose, annonca Ben. Matt hocha la tete. Il se releva peniblement, ereinte. -- Je vais monter avec Tobias, prevint-il. -- Comment allez-vous faire ? -- La tempete ne durera pas, c'est le cortege du Rauperoden, cette creature que vous avez vue tout a l'heure. Nous allons profiter de sa presence pour faire un peu d'escalade. -- Le Rau... comment sais-tu cela ? demanda Tania. Matt ignora la question, saisit sa besace, et glissa son epee dans le baudrier, entre ses omoplates. Il alla jusqu'a Plume prendre le sac a dos et l'arc qu'il gardait parmi ses affaires et les rendit a Tobias. -- Mon materiel ? s'exclama celui-ci, ebahi. -- Je savais que, tot ou tard, je te retrouverais. Je n'ai jamais perdu l'espoir, Toby. Tobias se jeta dans ses bras et lui chuchota tout bas : -- On va trouver pourquoi ton pere est le Rauperoden, tout ca a forcement une explication, d'accord ? Matt approuva et ils se mirent en route vers la muraille qui traversait la vallee. Ils parvinrent au pied de l'edifice, Tobias noua une fine corde a l'extremite de sa fleche et recula pour viser. Sans Ambre pour le guider, son tir serait nettement moins facile. J'ai prouve que je pouvais aussi me debrouiller sans elle ! Chen fit signe que la voie etait libre et Tobias libera la corde. La fleche grimpa sous la pluie et passa tout pres de Chen. Ce dernier reapparut en exhibant fierement la fleche. Il enroula la corde autour d'un creneau et Matt commenca son ascension. -- J'ai assez de force pour me hisser, ensuite attache la corde autour de toi et je te tirerai. A tout de suite ! Ils procederent comme convenu et Tobias defit aussitot la corde pour ne laisser aucune trace de leur passage. Les eclairs avaient perdu leur violence, et la pluie n'etait plus aussi drue qu'auparavant. L'orage touchait a sa fin. -- Il faut faire vite ! dit Matt. Ou est Ambre ? -- Je l'ai allongee dans un coin, la-bas pres des tonneaux, elle est inconsciente. Elle a tenu cette espece de voile noir avec son alteration, elle y a laisse toute son energie. Matt et Tobias attendirent qu'aucun garde ne soit en vue et se haterent vers la jeune fille. Matt la prit dans ses bras. -- Ambre, Ambre, il faut que tu reviennes a toi, nous avons besoin de toi. Il insista ainsi pendant de longues secondes, aide par Tobias. Les paupieres de l'adolescente tremblerent, puis s'ouvrirent lentement. -- Toby ? murmura-t-elle. -- Oui, c'est moi ! Content de te revoir ! -- J'ai cru que... vous etiez perdus ! Ses yeux ruisselerent et Matt n'aurait su dire si c'etait la pluie ou les larmes qui mouillaient son beau visage. -- Tu peux marcher ? demanda-t-il. -- Je crois... Mais ne me demande pas d'utiliser mon alteration, j'ai l'impression que ca me tuerait. Ils l'aiderent a se remettre debout. Elle ne semblait pas vaillante. -- Il faut faire entrer les autres, dit Matt. Il faut leur ouvrir la porte. Notre mission n'est pas terminee. 26. Croisee des chemins Le quatuor d'intrus se glissa dans l'escalier de la tour la plus proche, l'une de celles qui encadraient le donjon. Des lampes a graisse diffusaient une clarte orangee en meme temps qu'une odeur rance caracteristique. La pluie cognait contre les fenetres en ogive. -- Il faut faire vite, murmura Chen. Avec ce temps les gardes sont moins attentifs. Ca ne durera pas. -- Tu as vu l'armee des Gloutons quelque part ? demanda Matt, inquiet. -- Non, pas dans la cour centrale en tout cas. Et c'est tres calme. Si tu veux mon avis, les Gloutons n'ont fait que passer, ils ne se sont pas arretes. -- Pourquoi vous voulez a tout prix faire entrer les autres ? demanda Tobias. -- Seulement Ben, Horace et Tania, corrigea Matt, pour reperer les lieux, pour elaborer le plan d'attaque de notre armee. -- Notre armee ? -- L'armee d'Eden, l'armee des Pans. Nous n'avons plus le choix, nous sommes en guerre contre les Cyniks. -- Wouah ! Je m'absente quelques jours et c'est le chaos ! -- Ca fait trois semaines que tu as disparu, rectifia Ambre. -- Tant que ca ? Dans le Rauperoden, le temps etait different, il n'y avait pas de jour, pas de repas non plus. Je meurs de faim pour tout vous dire. -- Trois semaines sans manger ? s'etonna Chen en descendant les marches. Je ne te crois pas ! Tu serais mourant ! -- C'est un autre monde ! Notre organisme etait... je ne sais pas l'expliquer, comme en hibernation, nous n'avions pas besoin de manger. C'etait... -- Chut ! ordonna Chen. Des pas lourds montaient les marches. Chen poussa tout le monde en direction de la premiere porte venue et, apres avoir jete un rapide coup d'oeil par le trou de la serrure, ils penetrerent dans une piece circulaire qui sentait la sueur. Deux tables et leurs bancs se faisaient face, avec dans un coin des tonneaux de biere. Une petite flaque moussait encore sur le dallage, juste au-dessous des robinets en bois. Des jambons pendaient aux poutres. Les quatre Pans se precipiterent derriere un gros rideau en velours pendant que le Cynik passait a leur niveau sans s'arreter. Il poursuivit vers l'etage superieur, d'ou ils venaient et Tobias sortit de sa cachette. -- Vous m'excuserez, mais je ne tiens plus ! lanca-t-il en decoupant une large tranche de jambon. Chen fit le guet dans l'escalier et agita les bras pour les rappeler. La spirale des marches semblait sans fin, etourdissante. Puis ils deboucherent sur un hall sombre. D'autres tables et bancs s'alignaient, des coffres, et un ratelier pour les lances. Une vaste salle de repos pour les gardes. Par chance, elle etait inoccupee. -- La porte en face, indiqua Matt. Nous devrions tomber tout pres de ce que nous cherchons. -- Comment le sais-tu ? demanda Chen. -- J'ai un bon sens de l'orientation. De fait, ils entrouvrirent l'acces vers un immense couloir dont le plafond culminait a dix metres de hauteur et qui donnait d'un cote sur une cour inondee, de l'autre sur l'enorme portail qui fermait le rempart. Des individus en armure traversaient la cour a vive allure, lestes de seaux, de lanternes ou de balais. -- Ils sont occupes, c'est le moment ! fit Chen. Ils descendirent dans le couloir et Ambre designa les deux herses en acier qui les surplombaient : -- Il ne faudrait pas se retrouver prisonniers entre ces deux grilles. Chen pointa un index vers une meurtriere en hauteur : -- Ce doit etre une salle de garde, avec les poulies pour les herses. Chut, pas un bruit ! Ils s'immobiliserent face aux deux battants de la porte. De lourdes chaines retenaient les enormes troncs qui verrouillaient l'ouverture. Les commandes semblaient operationnelles depuis une piece dans le mur, accessible par un escalier. Des bribes de conversation en descendaient en meme temps que des ombres. -- Jamais nous ne pourrons actionner ce systeme sans avoir la moitie de la forteresse sur le dos ! murmura Tobias. -- La poterne ! signala Ambre. Ils passerent devant le petit escalier en guettant, le coeur battant, et parvinrent au guichet - une petite porte de dimension humaine, au milieu du gigantesque portail de metal. Une chaine avec un cadenas la maintenait close. Tobias montra les deux tabourets dont les pieds trainaient dans l'eau qui s'etait infiltree. -- C'est normalement garde ici. -- Ca se complique, dit Chen en soupesant le cadenas. Nous ne pouvons chercher la cle, c'est trop risque. Matt se deplaca et enfila son couteau de chasse entre deux maillons de la chaine. Il commenca a les faire tourner autour de sa lame et forca sur le manche de son couteau. Un maillon ceda en resonnant dans le vaste passage. Chen et Tobias se figerent, l'oreille tendue, de crainte d'etre reperes. Mais personne n'approchait sous le crepitement des torches. Matt defit la chaine brisee et la deposa dans l'eau. Son couteau avait rendu l'ame. Ambre tira sur le battant et risqua un regard a l'exterieur. Tout d'abord elle ne vit personne. Puis Ben et Tania apparurent derriere le rocher le plus proche. Horace, Neil et sept chiens suivaient. Ils ramperent parmi les herbes pour se rapprocher de la rampe qu'ils remonterent a plat ventre. Quand tous furent enfin entres, Matt prit soin de redisposer la chaine comme si elle etait intacte. Une des anses vint cogner contre la porte et le metal resonna bruyamment. Un garde s'ecria depuis la piece en retrait : -- Sam, c'est toi ? -- Oui, tout va bien ! repondit un adulte au milieu du groupe de Pans. Tous les adolescents sursauterent et s'ecarterent en meme temps d'Horace. Matt se souvint alors de l'alteration du garcon : sa capacite a truquer sa voix, a deformer son visage. Ils allaient savoir d'une seconde a l'autre si ce don etait aussi precieux qu'il semblait. -- Au moins vous ne roupillez pas ! s'exclama le garde en lachant un rot sonore ponctue d'un rire gras. Matt donna une tape amicale a Horace. -- Qu'est-ce que Neil fait la ? chuchota Ambre. -- Je viens avec vous. Je pars pour le sud, moi aussi. -- Non, commenca Matt, c'est hors... -- Je suis le representant du Conseil d'Eden, j'ai le droit de faire ce que je veux. Et je viens ! dit-il en chuchotant plus fort que les autres. Ben se pencha vers Matt : -- N'insiste pas, il a deja fait son choix. Et son alteration pourra nous servir. -- Vous n'avez pas retrouve Floyd ? demanda Tania. -- S'il est malin, il est deja repasse par la grille du fleuve pour retourner au campement, repliqua Chen. -- Ne restons pas la, intervint Ambre. Il faut trouver une cachette pour les chiens, le temps que nous reperions la sortie de l'autre cote. Ils longerent la paroi jusqu'a la cour transformee en bassin par l'orage. Le donjon se dressait juste en face, colossale batisse de pierre. Des echafaudages en bois graduaient sa face est. Des remparts couraient tout autour, regulierement ponctues par des tours de tailles differentes. Matt repera une grange toute proche ou les chiens pourraient peut-etre rester caches. Puis il vit les ecuries, un long edifice au toit d'ardoises, et une arche au milieu d'un rempart. La herse etait levee et semblait donner sur le fleuve et une route de terre. -- La-bas, notre sortie ! dit-il. Tania lui tendit la main : -- Nos routes se separent ici. -- Nous allons t'aider, ce sera plus... -- C'est inutile, je vais faire un tour rapide des lieux pour memoriser les acces, les postes de surveillance, et je repartirai par la poterne. Seule je serai plus discrete qu'avec vous. Floyd aura note tout ce qu'il y a a savoir du cote du fleuve. Votre mission continue, Matt. Neil se pencha vers Tania : -- Lorsque vous ferez votre rapport au Conseil d'Eden, n'oubliez pas de leur dire que je suis parti avec eux, pour representer l'autorite des Pans. Tania fit comme s'il n'existait pas et serra la main de Matt. Puis elle s'adressa a Tobias : -- Je te laisse ma chienne, tu en auras plus besoin que moi. Elle s'appelle Lady et aime etre brossee chaque soir. Prends-en soin. Tobias regarda la chienne qui le scrutait avec curiosite. Il acquiesca et remercia Tania. Lorsqu'ils se furent tous dit adieu, Tania profita que les rares gardes dans la cour leur tournent le dos pour foncer vers une ouverture au pied du donjon et s'y engouffra. Elle a du cran, songea Matt. Cela suffirait-il a la garder en vie dans cette forteresse ? Il lui faudrait egalement une bonne dose de ruse, de vigilance, un peu d'agilite et surtout une grosse part de chance. A ce prix, peut-etre pourrait-elle survivre a sa mission et regagner Eden pour les aider a preparer la guerre. L'avenir des Pans reposait en partie sur les epaules d'une jeune fille. Bonne chance, Tania, songea-t-il. Nous en aurons tous besoin. L'expedition s'etait dedoublee. Un tout nouveau periple commencait pour eux. En terre Cynik. 27. Arbalete, arc et precision Un timide crachin tombait sur la forteresse. Les drapeaux Cynik ruisselaient, les gouttieres des tours terminaient de deverser leur trop-plein, les lampes a graisse brulaient a travers les fenetres etroites et les soldats de garde commencaient a sortir pour reformer les patrouilles sur les remparts. Matt savait qu'il ne fallait plus attendre, c'etait le moment de partir. Mais ils formaient une longue caravane, sept Pans et autant de chiens, ce qui ne rendait pas la tache aisee. Apres avoir longuement detaille la cour et ses dangers, il retrouva ses camarades, tapis dans un renfoncement, derriere des caisses en bois. -- Si nous parvenons aux ecuries, il sera facile de gagner l'ouverture sur le fleuve, indiqua-t-il. Les soldats sont encore peu nombreux ou en mouvement. Avec un peu d'habilete, nous devrions passer dans leur dos. Le probleme, c'est qu'il y en a deux juste dans l'axe de notre passage. -- Je peux grimper en surprendre un, rappela Chen. Tobias leva son arc : -- Et avec l'aide d'Ambre, je peux faire taire l'autre. -- Franchement, je ne suis pas sure d'etre capable de quoi que ce soit, avoua la jeune femme. Matt avisa Tobias. Ce dernier haussa les epaules. -- Dans ce cas, je ne garantis rien ! dit-il. Me regardez pas comme ca ! D'accord ! Je vais m'en occuper. -- Pendant ce temps, je mene les troupes jusqu'aux ecuries. Vous nous rejoindrez la-bas. Matt emmena les deux garcons au bord de la cour et leur designa leur cible. Chen retira ses chaussures qu'il noua a sa ceinture par les lacets, et commenca a grimper sur le mur. Tobias, de son cote, alla se positionner dans un angle obscur, a cote d'une charrette pleine de foin trempe, et planta cinq fleches devant lui. A defaut d'etre precis, il etait rapide, il finirait tot ou tard par faire mouche. Restait a esperer que ce soit avant qu'on ne sonne l'alarme. Des que Chen fut parvenu au sommet du chemin de ronde, tout alla tres vite. Il attendit que le garde tourne la tete dans la direction opposee et se precipita sur lui pour lui assener un violent coup de crosse d'arbalete a la base du crane. Le Cynik tomba a la renverse, raide comme un piquet. Tobias, qui se concentrait sur sa cible depuis un moment, decocha son trait. La fleche siffla a peine dans la nuit, et passa a un bon metre du garde. Par miracle, ce dernier ne s'en rendit pas meme compte, a moitie endormi par l'attente. Dans la seconde qui suivait, Tobias encochait une autre fleche et la liberait, puis une troisieme et avant meme qu'elles ne soient a hauteur de l'homme, il en envoyait une quatrieme. Le Cynik comprit qu'il se passait quelque chose lorsque la deuxieme fleche cogna le parapet de pierre juste derriere lui. Mais il n'eut pas le temps de se retourner que la troisieme venait lui transpercer la gorge, et la quatrieme se ficher au milieu de son torse. L'homme convulsa avant de s'immobiliser. Tobias l'avait certainement tue. Il balaya toute culpabilite en bondissant vers la grange. Les cinq autres Pans et la meute de chiens geants se faufilaient d'ombre en ombre, au gre des patrouilles. Ils parvinrent aux ecuries qu'ils longerent et stopperent tout pres de l'ouverture dans le mur. La herse etait encore levee. Deux gardes se tenaient debout, appuyes sur leur lance, plus concernes par leur conversation que par la surveillance de ce qui pouvait entrer ou sortir a cette heure de la nuit. Matt et Horace releverent le capuchon de leur manteau pour dissimuler leurs traits et se dirigerent a bonne vitesse, d'une demarche sure, vers les gardes. Horace parlait de sa voix d'adulte : - ... et la il me dit : Malronce est une bonne reine. Alors moi je lui reponds... Les deux gardes s'etaient interrompus pour jeter un oeil distrait a ces collegues qu'ils ne reconnaissaient pas encore lorsque Matt fut sur le premier. Un coup de poing phenomenal lui tordit la tete et l'envoya glisser dans la boue sur plusieurs metres. Horace se servit de son baton de marche pour frapper le sien en pleine tempe. Le morceau de bois se brisa en deux tandis que l'homme s'effondrait. Les deux garcons tirerent les corps a l'ecart, derriere un long bac qui recueillait l'eau de pluie. Apres quoi Matt fit signe aux autres d'accourir et ils passerent sous l'arche, Chen et Tobias en dernier. Le mur se prolongeait, seulement perce d'une etroite poterne, jusqu'a un quai illumine par de nombreuses lanternes. Le ponton de planches accueillait plusieurs dizaines de barriques renversees qu'une douzaine de Cyniks finissaient de ranger. Matt poussa ses compagnons dans un petit fosse ou les chiens sauterent instantanement. Un bateau etait amarre, de vingt metres de long, semblable a une jonque asiatique. -- Floyd a fichu une sacree pagaille, se rejouit Chen en observant les Cyniks a l'ouvrage. -- Il faut attendre qu'ils aient termine, annonca Ben, ensuite nous pourrons franchir la poterne et nous eloigner. -- S'ils finissent avant l'aube ! ajouta Neil. Parce que des qu'il fera jour, nous serons visibles sur des centaines de metres ! Horace tendit un doigt en direction de la jonque : -- Il faut leur piquer le bateau. C'est un moyen de transport rapide, reposant et sur pour ne pas se perdre. Chen ricana. -- Toi, on t'entend pas souvent mais quand t'as quelque chose a dire, ca vaut le coup ! Matt approuva : -- Horace a raison, nous devons prendre le bateau. Des que tous ces Cyniks auront fini, on les laisse rentrer au chateau et on fonce. Il faudra faire vite, l'absence des gardes sous la herse ne tardera pas a eveiller les soupcons. Tobias, tu as un peu d'experience avec les navires, tu nous guideras dans la manoeuvre d'appareillage. Les Cyniks accomplirent leur tache en une heure, empilant les tonneaux en petites pyramides. Ils laisserent sur place la plupart des lanternes, deux gardes, et la troupe rentra d'un pas presse se rechauffer au sec. Cette fois, Matt et Ben s'occuperent du premier soldat pendant qu'Horace et Chen assommaient le second. La voie etait libre. Tout le monde grimpa a bord de la jonque et pendant que Tobias prenait connaissance du navire, Matt, Ben et Chen defirent les amarres. C'est alors qu'un cri retentit sur les hauteurs de la forteresse : -- ATTAQUE ! ATTAQUE ! SUR LE QUAI ! Aussitot le cor d'alarme sonna au sommet de la tour et une dizaine d'hommes en armure se precipiterent par la porte sud. La jonque commencait seulement a s'eloigner du ponton de bois. Chen epaula son arbalete a deux arcs superposes et declencha un premier tir, rapidement suivi du second. Un des tout premiers Cyniks s'ecroula, un carreau dans la cuisse, ce qui eut pour effet de les arreter net. Le temps qu'ils analysent la situation, la jonque deployait sa grand-voile sur les instructions de Tobias, et le courant l'entrainait deja a la vitesse d'un trot de cheval. Chen en avait profite pour recharger et il tira a nouveau pour ralentir leurs poursuivants qui investissaient le quai. Beneficiant d'un courant fort et d'un vent porteur, la jonque fut rapidement hors de portee et tout le monde a bord entendit les Cyniks hurler leur rage d'avoir ete aussi facilement bernes. La silhouette irreguliere de la forteresse se decoupait sur la nuit, et les Pans ne furent reellement soulages que lorsqu'elle disparut completement derriere une colline, apres un coude du fleuve. Peu avant l'aurore, ils entendirent le galop d'un cheval et un cavalier apparut sur la route qui jalonnait le fleuve. Il foncait vers le sud. -- Un messager ! avertit Ben. Il va prevenir la prochaine garnison que nous arrivons ! -- Il ne doit pas delivrer son message ! ordonna Matt. Ambre, qui se reposait depuis leur depart, s'approcha. -- Il va passer tout pres, par la route. A cette vitesse, il ne craint pas grand-chose. Sauf si Tobias et moi nous en chargeons. -- Tu en es capable ? -- Nous le verrons bien. Le cavalier se rapprochait. -- Vous n'aurez pas le temps pour un second tir, concentre-toi bien. Tobias se cala contre le bastingage et retint son souffle. Ambre avait ouvert le bocal des Scararmees. -- Tu ne devrais pas t'en servir, s'inquieta Matt, ils vont te faire mourir de fatigue si tu continues. Ambre l'ecarta d'un geste et se concentra. Le cavalier apparut a leur niveau, en plein galop, il allait les depasser lorsque Tobias tira. Sa fleche prit la bonne trajectoire d'emblee, mais la vitesse du cavalier etait telle qu'elle allait passer derriere lui lorsqu'elle opera une courbe improbable, encore plus puissante, comme teleguidee. Le trait de bois interrompit sa course folle en travers du cou du soldat qui chancela avant de rouler sur le bas-cote. Sa monture, elle, poursuivit sans meme ralentir. Tout le monde a bord felicita Tobias qui haussa les epaules, gene. -- C'est le deuxieme homme que je tue ce matin, dit-il, abattu. Ambre etait livide, elle se retenait au mat. Matt la rattrapa avant qu'elle ne s'effondre et la porta a l'arriere pour la deposer sur un lit de duvet. Il etait anxieux. Il craignait que l'alteration decuplee par les Scararmees ne finisse par avoir de plus graves consequences que l'epuisement. Tobias etait de retour a la barre du gouvernail. -- Je vais garder un oeil sur elle, ne t'en fais pas, dit-il. Le soleil se leva sur la vallee, bien plus large qu'elle ne l'etait avant la forteresse. Ici la Foret Aveugle dressait son incroyable masse loin des berges ; la Passe des Loups etait dans leur dos, ils etaient parvenus sans aucun doute au royaume de Malronce. Neil vit le cheval sans cavalier, en train de brouter paisiblement, et il demanda : -- Cette piste finit bien par rejoindre un village ou quelque chose de ce genre, n'est-ce pas ? -- Je pense que c'est le fleuve qui traverse Babylone, la principale ville Cynik, revela Matt. -- Nous n'allons tout de meme pas nous y introduire ? Il faut quitter cette embarcation et contourner la ville ! -- Au contraire, intervint Matt, c'est le meilleur moyen de filer a Wyrd'Lon-Deis sans perdre de temps, le fleuve coule jusqu'a Henok, la cite qui borde le bassin ou vit Malronce. -- C'est de la folie ! Les Cyniks vont nous arreter ! -- Pas si nous nous faisons passer pour des adultes. S'il n'y a pas d'autres cavaliers que celui abattu ce matin, ils ne se mefieront pas. Alors, nous serons bientot au pied du Testament de roche. Matt croisait les doigts pour se donner du courage, et pour paraitre lui-meme convaincu par son discours. Apres tout, maintenant que Tobias etait de retour parmi eux, ils formaient a nouveau l'Alliance des Trois. Rien ne pouvait plus leur arriver. Matt se le repeta plusieurs fois, comme pour se forcer a y croire. 28. Croisiere Les chiens s'etaient regroupes a l'avant de la jonque, pelotonnes les uns contre les autres. Le navire glissait, silencieux. Tous dormaient pour se remettre de la nuit mouvementee a laquelle ils avaient survecu. Seuls Tobias, qui tenait le gouvernail, et Matt, qui veillait Ambre, demeuraient eveilles. Matt vint s'asseoir a cote de son ami d'enfance. -- Ce n'etait pas le premier, dit-il. Je vois bien que ca te preoccupe, les Cyniks tues ce matin. -- Non, ce n'etaient pas les premiers, repeta Tobias d'un air sombre. C'est peut-etre justement ca le probleme. Je ne m'habitue pas. -- Tant mieux ! C'est ce qui fait de toi un garcon bien. Moi, quand je plante mon epee dans un de ces gars, j'ai l'impression que c'est un peu ma chair qui est meurtrie. Le soir, j'y repense, je revois le sang, le regard de mon adversaire, ou se melangent la peur et l'incomprehension, avant la douleur. Je n'aime pas ca non plus, et je ne m'y habitue pas. Mais c'est une guerre, Toby, ne l'oublie pas. Si tu hesites, le Cynik en face de toi n'aura pas cette indulgence, lui. -- Tu crois que toutes les guerres ne peuvent se terminer que par la victoire totale d'un des camps ? Qu'il faudra exterminer tous les adultes pour esperer vivre en paix ? Matt soupira profondement. -- Je n'en sais rien, Toby. Je n'en sais rien. J'espere que non. Mais je ne vois pas comment tout cela va se terminer. Quand une espece animale se met a traquer ses propres enfants pour les aneantir, ca n'augure rien de bon pour sa survie, c'est tout ce que je sais. Tobias avala peniblement sa salive et scruta les yeux de son ami. -- Tu penses a ton... Au Rauperoden, pas vrai ? demanda-t-il. Matt acquiesca sans un mot. -- Peut-etre que ce n'est qu'une illusion, reprit Tobias. Tu sais, une sorte d'invention que le Rauperoden fabrique pour te faire douter. -- Si c'etait le cas, il t'aurait montre ton pere, pour te manipuler aussi. Non, maintenant j'en suis certain, c'est bien lui. Il me recherche, il me veut. C'etait son visage, sa voix, j'ai meme pu sentir son odeur ! C'est bien mon pere, je n'ai aucun doute. -- Pourquoi il te veut autant ? Il parlait de t'assimiler... -- Je l'ignore. Ca n'a aucun sens. Le vent souffla soudain plus fort et les deux garcons sursauterent, avant de se rassurer. La jonque prit de la vitesse. -- Tu crois qu'il va encore te pourchasser apres ce qu'il s'est passe cette nuit ? -- Il est obsede par ca. Il n'arretera pas. Il est blesse, j'ai touche l'araignee, il va probablement prendre le temps de se remettre, mais il ne sera pas loin, sur mes talons. Bon sang, Toby, qu'est-ce que je vais faire ? C'est mon pere ! Je ne peux pas le tuer ! Tobias se gratta la tete tout en donnant un petit coup de gouvernail pour s'eloigner des berges sablonneuses. Lui aussi se demandait comment cela allait finir, entre Matt et le Rauperoden. Puis il songea a Tania et Floyd. Etaient-ils parvenus a reperer les lieux et a en sortir ? Tania avait sans aucun doute beneficie de la diversion provoquee par leur propre fuite pour filer. Restait a esperer qu'ils avaient assez glane d'informations pour permettre a l'armee Pan de prendre la forteresse par la ruse. Car un siege serait impossible. Encore fallait-il qu'ils parviennent a Eden sains et saufs. -- Je me demande si on a bien fait de laisser Colin avec les autres, avoua-t-il. Ce n'est pas qu'il soit mechant, mais par peur il est capable de tout. -- Y compris de les trahir, je vois a quoi tu fais allusion. Helas, nous n'avions pas le choix. -- Franklin l'a vu a l'oeuvre, il l'aura a l'oeil, se rassura Tobias. Et pour passer Babylone, tu as un plan ? Matt se mordit les levres et secoua lentement la tete. -- Moi j'en ai peut-etre un, confia Tobias. Pour franchir Babylone et surtout Henok, les facultes d'Horace ne suffiront pas, il nous faut un veritable adulte. J'en connais un, je pense qu'il pourra nous aider. -- Tu veux t'arreter a Babylone ? -- De toute facon j'ai bien peur que les Cyniks nous y contraignent. -- Confier nos vies a un adulte, je ne sais pas, je ne suis pas tres chaud... -- Sans lui, nous n'atteindrons pas Wyrd'Lon-Deis, tu le sais comme moi. -- C'est un pari ose, nous risquons tous notre peau la-dessus. -- Fais-moi confiance, ce Cynik-la est different. Matt enfouit son menton dans ses mains et prit le temps de reflechir. -- Je suppose que nous n'avons pas d'autre option, conceda-t-il apres un moment. Le vent lanca une autre rafale dans la voile qui se deploya en claquant. La croisiere prit un tour inattendu lorsque le fleuve obliqua vers l'est pour entrer dans les contreforts de la Foret Aveugle. La route, elle, poursuivait vers le sud. -- Tu es sur que c'est une sage idee que de continuer a bord ? demanda Neil a Matt. -- Les Cyniks utilisaient ce bateau, non ? C'est forcement par la qu'ils passaient, nous n'avons croise aucune autre voie navigable. La lumiere declina, a peine les premiers kilometres franchis. Une epaisse mousse brune recouvrait les berges, les roseaux avaient disparu, remplaces par des amas d'epineux. Les arbres depassaient la centaine de metres de hauteur et, par-dessus leurs epaules, on pouvait apercevoir leurs grands freres de la Foret Aveugle. Dans cette penombre hostile, il semblait impensable qu'un autre monde puisse exister tout la-haut, perche a plus d'un kilometre d'altitude, avec sa faune et ses peuples. Et pourtant l'Alliance des Trois pouvait en temoigner. Les Kloropanphylles faisaient plus qu'y survivre, ils s'etaient bati un nid confortable et une impressionnante flotte de navires volants. Un etrange cri animal retentit soudain depuis les entrailles des contreforts, qui ne ressemblait a rien de ce que les adolescents avaient deja pu entendre. Une sorte de cri de gorge syncope, aigu et repete. Il accompagna l'embarcation un long moment avant de se perdre au loin. Matt apercut des singes, ou du moins ce qui ressemblait a des singes, au loin dans les branches superieures. La perspective d'enchainer une autre nuit blanche pour veiller sur la securite de la jonque n'enchantait pas Matt, il ignorait combien de temps encore il pourrait tenir. Mais avant que le ciel ne s'assombrisse totalement, le fleuve ressortit de la foret, en direction du sud. Matt respira a nouveau, sa courte experience de la Foret Aveugle, un mois et demi plus tot, l'avait passablement degoute de ce lieu. Rassures, ils oserent allumer deux lampes a graisse tandis que Chen sortait des sacs d'un coffre : -- Regardez ce que j'ai trouve ! Du jambon, des champignons, de la confiture et meme un peu de pain ! Apres le diner qui prit des airs de festin, Tobias fut relaye a la barre par Ben qui avait dormi une large partie de la journee. -- Aucun signe de l'armee Glouton ? demanda-t-il a Tobias. -- Non. Pas ame qui vive. C'est quoi au juste cette armee ? Les Gloutons et les Cyniks sont allies maintenant ? -- Apparemment. Nous l'avons surprise a l'entree de la Passe des Loups. Elle filait vers le sud, accompagnee par des cavaliers Cynik. Je suppose qu'a l'heure qu'il est, elle a rejoint l'un des campements militaires de Malronce. Allez, va donc dormir un peu, tu as les yeux tout rouges et tes paupieres peinent a se relever ! Le lendemain matin, la jonque glissait dans une region de collines, la Foret Aveugle dans leur dos. Ils etaient passes. Le panache de fumee d'un feu les fit paniquer en debut d'apres-midi, tous sauterent sous les baches, ne laissant que Horace a l'avant et Ben au gouvernail, le visage dans l'ombre de son capuchon. Ils voguerent jusqu'a une grande batisse de pierre. Matt, dissimule sous la bache avec ses amis, entendit Horace commenter entre ses dents : -- C'est une auberge, la route et le fleuve s'y rejoignent. Je vois un ponton avec deux pecheurs. Si je dis >, c'est qu'il faut que vous sortiez tout de suite avec vos armes au poing ! Sinon, restez sans bouger et pas un bruit ! Les pecheurs interpellerent la jonque et Horace repondit un vague salut d'une voix d'adulte. -- L'armee se mobilise a Babylone ! cria l'un des pecheurs. -- Nous leur apportons des peaux d'ours ! fit Horace. -- Il y a justement tout un groupe de soldats a l'interieur, ils descendent a Babylone, si vous voulez vous epargner le trajet ! -- Nous ne pouvons accepter, ces peaux sont pour quelqu'un de particulier, un proche de la Reine. -- C'est bientot le moment de la Redemption ! La Reine va nous guider ! fit le second pecheur. L'autre enchaina, sur un ton d'excuses : -- Mon pote et moi, nous ne pouvons nous battre, a cause de nos jambes, elles sont toutes tordues ! Mais nos pensees vous accompagnent ! Peut-etre que vous pouvez prendre les soldats avec vous ? -- Nous sommes deja bien assez charges ! -- Ah bon, alors bonne route ! Horace les salua encore une fois et soupira de soulagement. -- C'est bon, dit-il dans sa barbe, nous sommes passes. Quand il sortit de sa cachette, Matt comprit qu'ils ne pouvaient se permettre la moindre inspection de routine, entre les chiens au gabarit hors normes et les Pans presents a bord, il etait impossible de cacher tout le monde, ils seraient aussitot arretes par les Cyniks. Pendant deux jours encore, ils descendirent le fleuve dont l'eau verdissait a mesure qu'il gagnait le sud. Ambre avait dormi l'essentiel des quarante-huit premieres heures, et s'etait reveillee en pleine forme. Depuis elle examinait les Scararmees dans leur bocal, et s'entrainait avec son alteration, jamais de gros efforts, canalisant son attention sur de petits objets qu'elle faisait deplacer sur le pont. Au debut, elle avait expedie plusieurs brosses pour recurer le bois, couteaux et instruments de cuisine par-dessus bord. Peu a peu, elle s'etait amelioree, parvenant a filtrer le surplus d'energie que lui conferait la presence des Scararmees. Neil s'etait assis sur une pile de cordages pour la regarder faire, il affichait une mine souriante, le regard plus doux, comme s'il voulait faire la paix avec la jeune fille. -- Jamais tu ne les nourris ? demanda-t-il. -- Non. Au debut j'ai mis des feuilles, un morceau de pain et meme un ver de terre, mais ils n'y touchent pas. Ils ne mangent ni ne boivent jamais. -- Comment font-ils pour survivre ? -- Je pense qu'ils ne sont qu'un petit receptacle d'energie, c'est elle qui les fait vivre. Ils ne sont que les vaisseaux. -- Une energie qui viendrait d'ou ? -- C'est la meme que celle que nous utilisons pour nos alterations, je suppose que c'est une sorte de courant qui relie toutes choses dans l'univers. -- Ah, j'ai deja entendu un truc a ce sujet ! La matiere noire ! Ce sont des particules qui existent partout, meme dans ce qu'on appelle le vide, dans l'espace ! -- Peut-etre que l'energie de ces insectes est un concentre de matiere noire alors. Ca renforcerait l'hypothese d'une Terre en colere. -- C'est ton hypothese de la Tempete ? -- En effet. Une sorte de gigantesque reaction chimique et physique a nos exces, a notre exploitation outranciere des ressources de la planete, a toute notre pollution qui la detruit. La matiere noire aurait reagi comme un anticorps, bouleversant le monde, et nous par la meme occasion. -- Je n'imagine pas de la matiere choisir qui doit survivre et qui doit etre vaporise ! -- Elle n'a pas vraiment choisi, la matiere noire serait guidee par un unique principe directeur : propager et equilibrer la vie. Elle a reequilibre et s'est assuree que la propagation pourrait se poursuivre, mais autrement. Neil ne parut pas convaincu : -- Mouais. -- Peut-etre que la matiere noire et la Tempete sont deux choses differentes, je n'en sais rien, ce ne sont que des hypotheses. -- En tout cas tu as l'air de bien te debrouiller avec ton alteration. Felicitations. -- J'y travaille. Neil la regarda avec insistance, la mettant mal a l'aise, et Ambre ramassa ses affaires pour rejoindre ses deux amis a l'arriere du bateau. En fin de journee, la jonque sortait d'un bois lorsque Tobias sauta sur le banc a cote du gouvernail. -- Mes jumelles ! s'ecria-t-il en bondissant vers son sac pour sortir son instrument. Je la vois ! La tour du Buveur d'Innocence ! Nous arrivons a Babylone ! Derriere cette grande colline ! Babylone ! La cite des Cyniks. 29. Une question de principe... Ambre frissonnait de degout a l'approche de Babylone. La tour du Buveur d'Innocence, au-dessus de la vieille universite, lui rappelait de mauvais souvenirs. La jonque approchait des murailles, deux tours flanquaient le fleuve et leur arrivee avait deja ete remarquee par des soldats qui les observaient depuis les hauteurs. Les chiens etaient couches a l'avant, Matt, Chen, Neil et Tobias dissimules sous leur bache, tandis que Ben et Ambre, qui pouvaient passer pour des adolescents approchant l'age adulte, et donc l'age de la trahison, accompagnaient Horace dont le visage venait de se transformer. Sa peau s'etait tendue, faisant ressortir une fine barbe, le pourtour de ses yeux et son front s'etaient soudainement plisses pour lui donner des rides, et il fit quelques essais pour se choisir une voix d'adulte convaincante. Il paraissait approcher la trentaine. Les quatre Pans sous la bache gardaient un oeil sur l'exterieur a travers de petites dechirures dans le tissu impermeabilise. Ils apercurent l'immense campement qui encerclait la ville, des centaines de tentes rudimentaires, autant de feux sur lesquels chauffaient des marmites, et des milliers d'hommes pour la plupart en tenue civile. L'une des armees de Malronce se mobilisait en ce moment meme autour de Babylone. -- C'est pas bon du tout pour nous ! murmura Chen. L'armee est presque prete. Ils ne vont plus tarder a se mettre en route. Jamais les forces d'Eden n'auront le temps de se rassembler pour les contrer ! Un Cynik les interpella depuis le haut d'une tour, alors qu'ils allaient franchir la muraille pour penetrer dans la ville : -- Nous vous attendions ! hurla-t-il. Amarrez-vous sur le quai est ! Horace fit un grand signe de la tete pour signaler qu'il avait entendu mais ne toucha pas au gouvernail. -- Qu'est-ce que je fais ? siffla-t-il entre ses dents. -- Je ne crois pas que nous ayons le choix, repondit Ben. Ils vont nous cribler de fleches si nous ne nous arretons pas. -- Des que nous poserons un pied sur ce quai, nous serons demasques, intervint Ambre aussitot. -- Non, fit la voix etouffee de Tobias sous la bache, pas si nous avons un Cynik avec nous ! Laissez-moi filer en douce et je vous en trouverai un ! -- Tu vas te faire reperer ! repliqua Ambre. -- Non ! Je suis sur qu'avec l'armee dehors et l'imminence de la guerre, Babylone est sens dessus dessous, et puis je suis rapide, au pire je peux perdre des poursuivants dans le dedale de la vieille ville ! Fais-moi confiance, Ambre, nous sommes deja venus ici, je connais l'endroit ! Ambre soupira et d'un regard demanda l'avis de Ben et Horace. Ce dernier haussa les epaules en disant : -- De toute facon nous n'avons pas d'autre solution... -- Trouve-nous un coin plutot isole, capitula Ambre, pour que Toby puisse debarquer discretement. -- Ca va etre difficile ! fit Ben en contemplant Babylone. Les quais etaient satures, toute la flotte Cynik y etait accostee, de longs navires de transport, tous fraichement fabriques, occupaient les debarcaderes, pendant qu'une foule agitee les dechargeaient en direction de charrettes tirees par des boeufs, des anes et quelques chevaux de trait. -- Regardez ce qu'ils chargent sur les chariots ! lanca Neil. Ce sont des armes et des armures ! -- Toute la production des forges de Malronce, murmura Matt. Ambre designa un emplacement entre deux navires. -- Conduis-nous la, Horace, nous serons caches entre les deux plus gros voiliers Cynik, ca laissera a Toby le temps de disparaitre a terre. A peine la petite jonque se collait-elle au debarcadere de pierre, que Tobias glissait hors de la bache pour se hisser sur le quai et se melanger a la foule, la capuche baissee sur son visage. Matt serra son epee contre lui. Il se tourna vers Chen et Neil : -- Si les choses tournent mal, je tenterai de repousser l'ennemi pendant que les autres lanceront la manoeuvre pour fuir ; Chen, tu me couvriras avec ton arbalete, et toi, Neil, tu fonceras trancher les amarres. Les deux garcons approuverent, peu rassures. Ils entendirent Ben qui s'adressait a Horace, d'un air trouble : -- Horace, ton visage ! Il s'affaisse ! -- Je sais, je le sens. J'ai du mal a stabiliser la deformation. -- Ca y est, on dirait que ca va mieux. -- Il faut que je reste concentre, c'est tout. Ils patienterent plus de dix minutes, croisant les doigts pour que Tobias revienne rapidement. Soudain deux soldats surgirent, accompagnes par un homme en soutane noire et rouge, tel un cure. -- Vous venez pour le ravitaillement ? demanda celui-ci. Horace s'avanca. -- Non, nous avons une nouvelle mission, dit-il de sa voix d'adulte, grave et un peu eraillee. Nous devons transporter ces chiens vers notre Reine. -- Diable ce qu'ils sont grands ! Et les caisses d'armes pour la Passe des Loups ? Quand est-ce que vous les prenez ? -- A notre retour. -- Mais ce sera trop long ! -- C'est un ordre que j'ai recu, je ne fais qu'obeir. L'homme en soutane parut contrarie, il avisa alors les deux autres membres d'equipage et fut surpris par leur jeunesse. -- Ce sont des traitres Pans, expliqua aussitot Horace, ce sont eux qui nous ont livre ces chiens. Je dois les descendre a Wyrd'Lon-Deis egalement. -- Sont-ils passes par le Ministere auparavant ? -- Non, intervint Ambre qui craignait un piege, elle se souvenait que le Ministere delivrait un bracelet specifique aux jeunes traitres Pans nouvellement enroles. Ces chiens sont la preuve de notre bonne foi. L'homme en soutane secoua la tete, pas convaincu, c'etait manifestement un homme de protocole, il changea de ton et devint agressif : -- Je vais monter a bord ! Je veux voir votre ordre de mission ! -- Ils n'en ont pas ! fit un autre Cynik derriere lui. L'homme en soutane sursauta et fit face a un vieil individu, avec deux touffes de cheveux blancs au-dessus des oreilles, le visage creuse et de fines lunettes en equilibre sur un nez etroit. -- Balthazar ! reconnut Matt sous sa bache. -- C'est une mission que je supervise, expliqua Balthazar, l'approvisionnement de notre Reine en creatures singulieres. Vous me connaissez, n'est-ce pas ? Je suis fournisseur de bizarreries, et mon reseau est large. Jusqu'a notre forteresse du nord. Le conseiller spirituel Erik, paix a son ame, m'avait demande en son temps de trouver a la Reine des specimens de chiens geants. Les voici. -- Alors Erik vous avait signe un bon de commande, j'aimerais le voir ! -- Je ne travaille pas comme ca. Tout se fait par la parole chez moi. Est-ce un probleme ? Dois-je faire partir un message pour prevenir la Reine que sa cargaison speciale aura du retard ? L'homme en soutane ne se laissait pas manipuler, la mefiance ne le quittait pas. -- Je ne laisse pas partir un de nos bateaux pour le sud par les temps qui courent, sans une autorisation du Ministere ! Si vous voulez quitter ce port, venez a la capitainerie munis d'un laissez-passer ; en attendant, cette jonque reste a quai ! Et si je ne vois aucun document officiel sur mon bureau d'ici demain soir, je la requisitionne pour nos transports d'armes ! Balthazar s'inclina, comprenant qu'il n'y avait plus rien a faire, et le trio menacant s'eclipsa. Une fois a bord, Balthazar fut rejoint par Tobias et ils se rassemblerent pres de la bache pour que tous puissent entendre. -- Je suis desole, dit-il, j'ai fait de mon mieux. -- A-t-on une chance si nous tentons une fuite discrete cette nuit ? demanda Ambre. -- Aucune. Les soldats sur les tours sont attentifs, avec l'imminence de la guerre, ils sont surexcites ! Ils vous trufferont de fleches. Aucun navire n'est autorise a quitter l'enceinte de la ville la nuit, sauf autorisation speciale. Et en pleine journee, vous n'aurez pas plus de chance de survie ! Ils ne laissent rien passer sans en avoir ete informes. -- Alors il nous faut ce document du Ministere, conclut Ambre. Balthazar secoua vivement la tete : -- C'est impensable ! J'ai menti, et je ne pourrai pas en obtenir un, il vous faut fuir rapidement, et sans ce navire ! -- Aucun moyen de faire un faux ? Balthazar hesita puis fit signe que non. -- Pourquoi ai-je l'impression que vous nous cachez quelque chose ? demanda Tobias. Le vieil homme soupira. -- Je vous ai deja mis en garde contre ce personnage, lacha-t-il a contrecoeur. -- Le... Le Buveur d'Innocence ? balbutia Tobias, sous le choc. Ambre fremit, la chair de poule lui envahit les bras jusqu'au cou. -- C'est le seul en ville a pouvoir falsifier un document officiel, avoua Balthazar. -- Il n'est pas mort ? s'etonna Tobias. -- Non ! Je sais qu'il a failli y passer, il a dit a tout le monde qu'un groupe d'enfants avait tente de l'assassiner. -- Quel salaud ! s'enerva Tobias. -- Nous nous procurerons ce laissez-passer, fit la voix de Matt sous la bache. -- Je ne peux que vous inciter a vous tenir eloignes du Buveur d'Innocence, vraiment, il... -- Nous avons deja eu affaire a lui, le coupa Ambre. Nous savons de quoi il est capable, mais nous devons poursuivre notre route vers le sud. Balthazar les toisa un par un. -- C'est aussi important que ca en a l'air, n'est-ce pas ? demanda-t-il comme s'il lisait sur leurs visages. -- Oui, fit Ambre doucement. -- Bon. Dans ce cas, vous ne devez pas rester ici, c'est imprudent, il va faire nuit dans une heure, attendez un peu et venez jusqu'a ma boutique, sur la place que vous voyez la-bas. Faites des petits groupes de trois maximum, pour passer inapercus. Au moins vous dormirez au chaud et a l'abri. Balthazar les salua et remonta sur le quai ou il disparut dans la foule. Ils attendirent qu'il fasse nuit et les trois Pans sous la bache sortirent, des fourmis dans les jambes. -- La voie est libre, informa Tobias, on peut y aller. -- Horace et moi devons nous absenter, annonca Matt. -- Pour quoi faire ? -- J'ai un plan pour le laissez-passer, pendant ce temps, attendez-nous ici, nous ne serons pas longs. -- Et Balthazar ? fit Tobias. Il nous a invites pour la nuit, et je suis d'accord avec lui, ce serait plus prudent qu'on soit planques chez lui plutot qu'ici ! -- Il est inutile de prendre le risque de traverser la ville, Horace et moi serons de retour bien avant l'aube. De toute facon il est hors de question de laisser les chiens seuls a bord ! Ambre s'approcha : -- Je n'aime pas l'idee que tu puisses te rendre chez le Buveur d'Innocence sans nous, je le connais, il est redoutable. -- Tu as deja accompli ta part du boulot en ce qui le concerne, c'est a mon tour. Elle lui prit le poignet. -- Matt, ne lui donne rien, il retournera toutes les situations a son avantage, c'est ce qu'il est : un manipulateur. Il lui adressa un clin d'oeil complice : -- Sois rassuree, je n'y vais pas pour lui donner quoi que ce soit, mais plutot pour prendre. Prendre ma revanche. Et venger ce qu'il t'a fait. 30. Vieille connaissance Matt avait expose son plan a Horace et ils marchaient en direction du pont qui enjambait le fleuve. De l'autre cote, les batiments neogothiques de l'ancienne universite occupaient plusieurs hectares au milieu d'un parc. Les drapeaux Cynik s'agitaient mollement sur leurs facades. La tour du Buveur d'Innocence, haute et fine, se dressait a l'entree du bois clairseme. Les fenetres superieures, en vitraux, etaient illuminees, projetant dans le ciel noir des lueurs bleu, rouge et violet. A l'entree du pont, une faction de soldats montait la garde et controlait l'acces a la rive opposee, celle du Ministere de la Reine. Lorsqu'un garde s'approcha du duo qui marchait vite, Horace abaissa le capuchon de son large manteau et designa Matt du menton : -- Une livraison pour le Buveur d'Innocence, dit-il de sa voix d'adulte. Il attrapa les poignets de Matt et les leva pour bien montrer les liens qui l'entravaient. Face a un adulte de son age, le garde perdit tout soupcon, et lui fit signe de continuer, un rictus aux levres. -- Ton prisonnier va passer une mauvaise nuit, on dirait ! Les autres gardes rirent stupidement et Horace s'empressa de traverser le pont. A l'approche de la tour, Matt s'assura qu'Horace etait bien pret : -- Tu n'es pas trop nerveux ? -- Si, j'ai les mains moites. -- Tout va bien se passer. Ce type n'est pas du genre a s'entourer de centaines de gardes, il aime etre tranquille. -- Je n'ai que le long couteau que m'a donne Ben, et je t'avouerai que je ne sais pas m'en servir, si ca degenere, je... -- Laisse-moi faire, couvre mes arrieres au besoin, et fais-toi confiance. J'ai vu dans ton regard la haine que tu as pour les Cyniks, elle te guidera si tu dois te battre. -- On arrive, qu'est-ce que je fais ? Je frappe a la porte ? -- Oui. Et rappelle-toi, tout est dans le timing. Quand je te ferai signe. Pas avant. Horace prit une profonde inspiration pour se donner du courage et se servit du gros heurtoir en bronze pour signaler leur presence. Ils attendirent une longue minute qu'un visage adolescent, disgracieux, avec un nez affreusement retrousse, ne vienne leur ouvrir. -- J'ai un cadeau pour le Buveur d'Innocence, fit Horace en montrant Matt. -- Desole, il est tard, il n'aime pas etre derange a cette heure, repassez demain matin. Horace glissa son pied dans l'entrebaillement de la porte pour l'empecher de se fermer : -- J'insiste. Ce n'est pas un cadeau ordinaire. Dites-lui que je lui amene l'adolescent qui l'a humilie. Le garcon aux traits larges et porcins hesita, puis les laissa entrer. -- Je vais voir, dit-il, attendez la, mais s'il refuse, il faudra repartir sans faire de scandale ! Ils n'eurent pas a attendre longtemps. Le garcon redescendit les marches a toute vitesse, comme s'il etait poursuivi par le diable en personne. Tout essouffle, il annonca : -- Le Maitre... va... vous... recevoir ! Suivez-... moi. Ils gagnerent les hauteurs de la tour, apres une epuisante et interminable ascension, passerent par un grand vestibule de velours multicolores et penetrerent dans un salon recouvert de boiseries sombres. Les grands vitraux culminaient a plus de six metres de hauteur eclaires par des candelabres soutenant des dizaines de bougies. Le Buveur d'Innocence se tenait derriere son secretaire en poirier, une plume et un encrier devant lui, les doigts croises, le visage incline. Mais sa petite moustache blanche, ses yeux tres rapproches, son cou maigre, tout en lui fremissait d'excitation. Lorsqu'il vit le visage de Matt, son regard s'embrasa. Il s'ecria, avant meme qu'Horace puisse se presenter : -- Combien en veux-tu ? -- Euh... pardon ? -- Ton prisonnier ! Combien le vends-tu ? En plus de l'adolescent porcin, un troisieme serviteur du Buveur d'Innocence se tenait dans la piece, enfonce dans une zone d'ombre, et Matt ne parvenait pas a discerner ses traits. Il ne voyait qu'une silhouette massive. Ses dernieres mesaventures avec nous l'auraient-elles incite a se flanquer d'un garde du corps ? -- Ou l'as-tu trouve ? -- Pres de la Passe des Loups ou je patrouille, repondit Horace. -- Etait-il seul ? N'y avait-il pas avec lui une jeune fille, belle comme le printemps ? Et un jeune garcon a la peau noire ? -- Non, il etait seul. -- Dommage. Le Buveur d'Innocence fit un signe et le colosse sortit de la penombre. Une force de la nature. Les choses se compliquaient pour Matt. Il n'avait pas prevu ce type d'obstacle. Tant pis, trop tard pour faire machine arriere ! Le Buveur d'Innocence donna une bourse en cuir au garde du corps qui vint la tendre a Horace. -- Comment t'appelles-tu ? demanda le maitre des lieux. Que je sache a qui je dois ce cadeau tombe du ciel ! -- Horace. -- Eh bien, Horace, sache que si tu trouves ses deux compagnons, je t'offrirai quatre fois cette somme ! Et tu... Que se passe-t-il avec ton visage ? Tu... tu as une maladie ? Horace recula d'un pas et tourna la tete, le temps de se reprendre. Mais le Buveur d'Innocence flaira le mauvais coup, il hurla : -- Phil ! Attrape-moi cette vermine ! Le mastodonte lacha la bourse et tenta de saisir Horace par le col de son manteau. Celui-ci parvint neanmoins a l'esquiver et Matt s'ecria : -- Maintenant ! Horace fit tomber son manteau et devoila l'epee de Matt qu'il dissimulait contre lui. Matt leva les poignets devant lui et tira de toutes ses forces. Les liens de corde fragile grincerent puis se rompirent. L'adolescent porcin se precipita sur lui et fut cueilli d'un puissant coup de coude en plein nez. L'os craqua et il tomba a la renverse, assomme. Matt saisit l'epee qu'Horace venait de lui lancer et fonca sur le garde du corps qui eut le temps d'attraper un grand plateau en argent sur lequel etait pose un service en cristal. Matt se preparait a frapper fort, pour briser le plateau, mais il n'en eut pas le temps, devance par le colosse qui le chargeait, bouclier d'argent en avant. L'adolescent leva l'epee pour devier l'assaut, mais sa lame glissa sur le rebord du plateau, le coup l'emporta en arriere et l'ecrasa contre le mur. Son epee restait coincee entre lui et le plateau que le colosse poussait de plus en plus fort, comme s'il voulait l'enfoncer dans la pierre. La douleur inonda la poitrine, de Matt, l'air s'expulsa de ses poumons. Le visage du garde du corps etait juste au-dessus du sien, crispe par l'effort, les veines et les tendons saillant de son cou de taureau. Matt ne respirait plus, il sentait qu'il allait rapidement perdre connaissance. Il tira sur son bras pour degager son poignet. De son poing libre il assena un formidable direct du gauche en pleine tempe a son assaillant. Celui-ci ne broncha pas, obsede par l'idee d'ecrabouiller ce moucheron qui osait le frapper. Matt insista, un second coup puis un autre, et un autre encore. Rien n'y faisait, le colosse ne reagissait pas et Matt voyait des mouches noires passer devant ses yeux, le sang lui montait a la tete, il n'allait plus tenir. Horace se retrouva alors sur le dos du colosse, le martelant de coups de poing. Matt arma son ultime direct. Il cogna si fort que la machoire du Cynik se deboita dans un craquement sinistre. L'homme vacilla, puis tomba la tete la premiere contre une chaise qu'il brisa en morceaux. Matt posa un genou a terre pour reprendre sa respiration, appuye contre son epee. Le Buveur d'Innocence se jeta sur un tiroir de son secretaire et allait en tirer une longue dague lorsque Matt bondit en avant, la lame tendue pointee contre sa gorge. -- Maintenant, vous allez nous rendre un precieux service, dit-il en haletant. Le Buveur d'Innocence appliqua son sceau sur le cachet de cire chaude et tendit la lettre a Matt. -- Voila, avec ca vous pouvez quitter la ville a tout moment, meme cette nuit. Sa main tremblait. Matt prit le document et du regard, defia l'homme que la peur secouait de la tete aux pieds. Il savait qu'il avait survecu par miracle la premiere fois, et manifestement il craignait l'issue de cette seconde confrontation. -- Faites-m'en une autre, pour franchir les Hautes-Ecluses. -- Henok ? fit l'homme alors que la curiosite remplacait un instant l'angoisse. Vous projetez de vous rendre la-bas ? Pourquoi diable allez-vous sur les terres de la Reine ? -- Ce n'est pas a vous de poser les questions ! Allez ! Obeissez ! Le Buveur d'Innocence sursauta et s'empressa de rediger le second document. Horace avait ligote les deux autres comparses du Cynik. Il demanda a Matt : -- Qu'est-ce qu'on en fait ? Les jeter par la fenetre, ce serait spectaculaire mais pas discret. -- Ces messieurs vont rouler dans les marches jusqu'au sous-sol, et on les bouclera. Je pense qu'ils vont rester la un bon moment avant que quelqu'un les trouve, a condition que ce type ait des amis assez inquiets pour venir chez lui. S'il n'en a pas, alors... Serre bien les noeuds surtout ! -- Mais... Tu veux les... epargner ? Matt fixa Horace avec de la glace dans le regard. Un froid si intense qu'il penetra la chair d'Horace. -- Tu veux finir comme eux ? Des Cyniks cruels et sans ame ? Nous ne tuons pas froidement, meme nos pires ennemis, c'est ce qui nous differencie d'eux ! Allez, viens, aide-moi a attacher celui-la et a les pousser dans l'escalier. Rouler dans les marches fut long et douloureux pour les Cyniks, et Matt trouva une cave profonde, qui sentait l'humidite. Il tenait une bougie a la main et s'accroupit pres du Buveur d'Innocence : -- Si jamais vous nous causez des ennuis, je vous promets que je reviendrai, et que je vous decouperai les mains, les pieds et la langue. Est-ce clair ? Le Cynik hocha la tete et gargouilla de terreur derriere son baillon. -- Et ca, ajouta Matt, c'est pour ce que vous avez fait a Ambre. Sur quoi il lui decocha un grand coup de pied dans les parties. Le Buveur d'Innocence hurla a s'en etouffer, et se tordit de douleur, recroqueville sur lui-meme et dans son urine. Pour franchir le pont en sens inverse, Horace expliqua aux soldats qu'il etait tard et que le Buveur d'Innocence, apres les avoir fait attendre une heure dans sa tour, les avait congedies en leur demandant de revenir le lendemain matin. A une centaine de metres de la jonque, Matt comprit qu'il y avait un probleme. Une troupe de soldats tournait autour de l'embarcation. Il poussa Horace dans l'ombre d'une ruelle. -- Ils se sont fait prendre ! Ambre, Toby et les autres ! Horace risqua un oeil : -- Non, attends, ils ne sont pas montes a bord, les soldats viennent juste d'arriver ! On peut agir ! -- Ce serait de la folie ! Au premier cri, toute la milice de Babylone va nous tomber dessus ! Viens ! Je veux voir ca de plus pres. Matt l'entraina par une ruelle parallele au fleuve jusqu'a ce qu'ils parviennent au niveau de l'escouade militaire. Matt s'approcha lentement, jusque derriere un tonneau qui servait a recueillir l'eau de pluie. Ils etaient tout pres des soldats. L'officier distribuait des filets a ses hommes : -- N'oubliez pas, je les veux vivants si possible ! -- Et pour les chiens ? demanda un soldat arme d'une longue lance. -- Tuez-les ! Ne prenez aucun risque ! Notre objectif, ce sont ces gosses. Si notre information est bonne, il y en a aussi sous la bache ! Allez ! En place ! Matt sentit un frisson glacial lui parcourir l'echine. Ils etaient bien renseignes. Cela ne pouvait signifier qu'une chose. Ils avaient ete trahis. 31. A propos de confiance Matt foncait a travers les ruelles obscures de Babylone. Horace peinait a le suivre. -- Ou vas-tu ? Matt ! Parle-moi ! Aucune reponse ne venait, l'adolescent semblait aveugle, etrangle par la colere. Ils deboucherent sur une place pres du pont, et Matt approcha d'une vitrine opaque. > etait ecrit en lettres d'or sur une pancarte noire. Matt donna un coup de pied dans la porte qui ceda immediatement. Il sortit son epee et fonca vers l'arriere-boutique d'ou provenait de la lumiere. Il s'attendait a trouver des Cyniks, peut-etre meme des hauts representants de la Reine, mais peu importait, il etait anime d'une telle rage qu'il se sentait capable de les defier tous. Pour atteindre le traitre. Il surgit dans une petite piece rechauffee par la presence de nombreuses personnes, assises autour d'une table sur laquelle fumaient des tasses. Ambre, Tobias, et tous les autres se tenaient la, avec Balthazar, et meme les chiens, entasses dans ce qui servait de cuisine. -- Vous ? fit Matt. Mais... -- Eh bien quoi ? dit Ambre. On dirait que tu vois des revenants ? -- Je croyais que vous etiez sur le bateau ? Tobias eut soudain l'air coupable. -- Non, je me suis dit que ce serait tout de meme plus prudent d'attendre ici. Sur la jonque n'importe qui pouvait nous voir. Matt pointa son epee vers Balthazar : -- Il nous a donnes ! Les Cyniks sont en ce moment meme sur la jonque ! Et ils savent exactement ce qu'ils cherchent ! Ils savent tout, pour les chiens, notre cachette sous la bache ! Tout ! Tous les visages comme un seul pivoterent vers le vieil homme. Il fronca les sourcils, et pendant une seconde ses pupilles parurent verticales. Des yeux de serpent. -- Ne sois pas idiot ! repondit-il. Si je devais vous vendre a Malronce pourquoi aurais-je envoye ses hommes sur le bateau alors que je vous attendais ici pour la nuit ? Et puis j'avais tout le loisir de le faire en fin d'apres-midi sur le port, avec l'officier de controle ! L'argument fit mouche et tout le monde se detendit. -- Attends une minute ! s'ecria Tobias. Les Cyniks sont sur la jonque ? J'ai laisse un mot a bord, pour que vous nous retrouviez ici ! Matt et Ambre se regarderent. -- Il faut fuir ! Vite ! dit-il. -- Et ou va-t-on ? s'affola Neil. Maintenant nous ne pouvons plus passer par le fleuve, et les acces de la ville seront infranchissables ! -- D'autant que toute une armee de soldats campe autour de la cite, ajouta Chen. Matt se posta a la porte de derriere et jeta un coup d'oeil dans la rue pour s'assurer que personne n'approchait. -- Ambre, dit-il, tu conduis Neil, Horace et les chiens jusqu'aux abords de la jonque, restez bien planques tant que nous n'aurons pas degage la voie ! Les autres avec moi, nous allons nous occuper de reprendre la jonque, s'ils ont bien vu la note de Tobias, ils doivent etre en train de courir jusqu'ici ! -- Et... Balthazar ? fit Tobias. On ne peut pas le laisser la, il est plus que compromis... Matt etudia le vieil homme. Il etait a present moins impressionnant que dans son echoppe de New York. Presque pitoyable. Etait-ce une ruse ? Je n'ai pas l'impression. C'est moi qui ai change depuis l'annee derniere. -- Il vient avec nous, avec le groupe d'Ambre. -- Non, attendez, dit Balthazar. Vous ne pourrez jamais quitter la ville par le fleuve, les archers des tours vous abattront. Matt sortit le laissez-passer de sa veste : -- J'ai notre precieux sesame ! Balthazar plissa les levres, l'air contrarie. -- Il faut qu'il soit entre les mains de l'officier de garde avant que vous ne tentiez de passer, les informa-t-il. -- Je peux le leur apporter, proposa Horace. -- Non, fit Balthazar, je vais y aller. Poursuivez votre chemin, et quoi que vous soyez venus accomplir, faites-le ! Tobias fut soudainement panique, il s'etait attache au vieil homme : -- Mais les Cyniks finiront par comprendre, ils vous arreteront ! Balthazar ebouriffa affectueusement les cheveux de Tobias : -- Un vieil homme comme moi n'a pas peur du cachot. Et avec cette guerre qui se profile, je crois que je prefere ca. Au moins je ne cautionnerai pas le sang verse par mes pairs. Il tendit la main vers Matt. -- Alors, jeune homme, vas-tu me faire confiance ? Matt hesita. Tout cela allait trop vite, il aurait voulu prendre le temps de tout poser a plat, d'y reflechir. Mais il fallait prendre une decision, une quinzaine de soldats allaient faire irruption ici d'un instant a l'autre. Alors Matt serra les machoires et deposa le laissez-passer dans la main fripee du vieil homme. Matt se faufila derriere une charrette abandonnee au milieu du quai. Trois hommes montaient la garde devant la jonque. Chen se coula entre un navire de transport et le quai, et entreprit de remonter ainsi en direction de la jonque, parfaitement hors de vue, pendant que Tobias, Ben et Matt se positionnaient le plus pres possible des gardes. Lorsqu'ils furent a moins de dix metres, Tobias decocha trois fleches en deux secondes et l'un des Cyniks mourut sur le coup. Chen surgit dans le dos des soldats et son arbalete s'occupa du second. Matt et Ben foncerent vers le troisieme qui n'eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait, balaye et assomme a coups de pommeau d'epee et de hachette. Ambre se precipita avec toute sa troupe et la jonque fut rapidement appretee pour le voyage. Elle glissa sans un bruit entre les batiments encore charges d'armes et d'armures. -- Si seulement nous avions pu couler quelques-uns de ces cargos ! maugrea Neil. Quel temps nous aurions fait gagner a nos troupes ! Matt lui posa la main sur l'epaule. -- Excellente idee ! Ambre ! Avec l'aide des Scararmees, peux-tu defoncer quelques planches de la coque des bateaux que nous allons croiser ? -- Je pense, oui. -- Rien de trop brutal, que l'eau s'infiltre progressivement. Ambre alla chercher le bocal qu'elle deposa a ses pieds, et apres l'avoir ouvert elle se concentra. Plusieurs planches cederent d'un coup, emettant un craquement bruyant. -- Oups, fit-elle. Je suis desolee. Je vais faire plus doucement pour les suivants. Un a un, Ambre s'occupa des navires qu'ils longeaient, tandis que la jonque approchait les tours de la muraille sud. D'ici au petit matin, les deux tiers de la flotte seraient enfonces dans l'eau jusqu'aux mats. Matt se tenait a la proue de la jonque. Il guettait l'agitation au sommet des tours. Des gardes se groupaient autour des lanternes, l'arc a la main. -- Le nom de votre navire ? cria l'un d'eux. -- Le Styx ! repondit Horace de sa voix d'adulte. Un interminable silence suivit. Matt sentait son coeur s'emballer. Plusieurs archers avaient deja allume l'extremite de leur fleche, prets a incendier la jonque si celle-ci osait sortir sans autorisation. Avait-il bien fait de faire confiance a Balthazar ? Le vieil homme etait un Cynik, apres tout. Matt ferma les yeux. Il avait joue leur vie a tous sur un coup de des. Il serra le cuir de la poignee de son epee, discretement posee devant lui. S'ils tiraient, il n'y avait pas grand-chose a faire, sinon plonger. Et esperer atteindre le rivage sains et saufs, avant d'etre recuperes par la milice. Puis la voix tomba du sommet de la tour : -- L'autorisation est en regle. Bon voyage ! 32. Navigation paranoiaque Les lumieres de Babylone s'eloignaient lentement dans la nuit. Matt avait retrouve un peu de confiance : sur l'eau ils seraient rapides, plus que par la piste. Il avait deja fait ce trajet, avec le Conseiller spirituel de la Reine, et il se souvenait que la route multipliait les detours a travers bois, le long d'une region de collines escarpees. Le temps que les Cyniks realisent la duperie, le Styx aurait suffisamment d'avance pour atteindre Henok avant tout messager. Maintenant que la tension etait retombee, il etait nettement plus preoccupe par les siens. Tobias avait confie la barre a Ben et il vint s'asseoir a l'avant, avec son ami, au milieu des chiens qui dormaient en ronflant doucement. -- J'espere qu'il s'en est sorti, dit-il tristement. -- Balthazar ? T'en fais pas, c'est un dur-a-cuire. Il a survecu a la Tempete, n'oublie pas ! -- Justement, c'etait le dernier adulte normal. J'aimerais pas qu'il lui arrive quelque chose. Matt prit son ami par les epaules. Un geste d'affection qu'il n'avait plus fait depuis longtemps. Il se sentit mieux. Tobias lui avait sacrement manque. -- Nous avons un serieux probleme, Toby, enchaina-t-il plus bas. -- Cette histoire de trahison ? -- Exactement ! Les Cyniks savaient precisement ou nous devions etre ! La bache, les chiens ; ils n'ont pas pu le deviner ! Est-ce que quelqu'un a quitte le groupe pendant qu'Horace et moi etions sortis ? Tobias fit la grimace. -- Helas, oui. Ben a propose que nous profitions de l'attente pour refaire notre stock de vivres. Il avait de l'argent, pique a une patrouille Cynik. Ambre n'etait pas d'accord, mais Neil a insiste. Ambre est restee a bord pendant que nous allions acheter des provisions. -- Tous ensemble ? -- Non, chacun dans son coin. On s'etait dit qu'en groupe nous attirerions l'attention, alors que seuls, nous pouvions passer pour des traitres Pans nouvellement arrives en ville. -- Quand avez-vous decide d'aller chez Balthazar ? -- En rentrant, j'ai rappele qu'on serait plus en securite chez lui que sur la jonque. -- Celui qui a trahi l'a donc forcement fait pendant les courses, sinon il n'aurait pas envoye les Cyniks au bateau. Quelqu'un t'a paru contrarie par ta proposition ? -- Neil, il n'avait pas du tout envie. Il disait qu'on devait s'en tenir au plan. -- Celui-la, depuis le debut je ne le sens pas ! -- Attends, ce n'est peut-etre pas lui. -- J'ai une confiance aveugle en chacun de nous trois, Horace lui, etait avec moi, je ne l'ai pas quitte une minute. Il reste Chen, ce n'est pas son genre. Ben, lui, est d'une droiture exemplaire, et Neil, rappelle-toi, deja au Conseil il n'a pas hesite a proposer qu'on echange Ambre contre la paix ! -- Sans preuve, tu ne convaincras personne. -- Je sais, pesta Matt. En attendant, il faut avoir un oeil sur tout le monde, et en particulier sur Neil. Il n'a pas loin de dix-sept ans, l'age de Raison comme disent les Cyniks, l'envie d'aller les rejoindre doit le titiller. -- Ne dis pas ca, demanda Tobias, d'un air blesse. Ca me fiche la trouille. Je ne veux pas finir comme ca. -- T'en fais pas, nous, on ne se trahira jamais. Tobias acquiesca, sans grande conviction. -- Je l'espere. Matt se leva : -- Allez, viens, a partir de maintenant, toi et moi nous alternerons les tours de garde, il faudra toujours qu'un de nous deux puisse surveiller les autres. -- Tu n'en parles pas a Ambre ? -- Pour l'instant elle dort, elle se remet de son effort avec les Scararmees. On avisera ensuite. Je ne suis pas sur que ce soit une bonne idee de lui faire peur avec ca, elle a deja bien assez de trucs en tete. Tu sais, la carte que Malronce recherche, ce n'est pas moi. C'est elle. -- Le Grand Plan ? C'est Ambre ? -- Aucun doute. Tobias se tut, abasourdi. -- Mais alors, pourquoi Malronce te recherche, toi ? Matt haussa les epaules. -- C'est ce que nous allons bientot decouvrir. Deux jours durant, Matt epia ses camarades en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Neil en particulier retenait son attention, sa facon de rester en retrait la plupart du temps tout en tirant l'oreille a chaque conversation, les regards de biais qu'il jetait aux uns et aux autres, et meme son physique deplaisait a Matt. Si jeune, il avait deja perdu la moitie de ses cheveux ! Seul un garcon retors et machiavelique peut se degarnir ainsi a cause de la mechancete ! avait-il songe. Matt realisa alors qu'il se focalisait tellement sur lui qu'il en perdait la raison. Pour en arriver a se convaincre de pareilles betises, il devait etre tombe bien bas ! A force de traquer le moindre detail, il avait fini par se convaincre de tout et n'importe quoi. Et il en resulta qu'apres mure reflexion Neil n'etait finalement pas plus suspect qu'un autre. Il a voulu echanger Ambre a Malronce, et ca je ne peux pas lui pardonner ! C'etait intolerable a ses yeux, mais s'il reflechissait bien, c'etait un calcul purement logique : sacrifier une vie pour en sauver des milliers d'autres ! Sauf que Malronce ne nous laissera jamais en paix ! Au matin du troisieme jour, Matt fut reveille par Chen : -- Des cavaliers ! lui annonca-t-il. Matt s'approcha du bastingage, encore tout ensuque par le sommeil. Cinq individus en armures descendaient la colline au galop, ils venaient du sud, d'Henok, et remontaient en direction de Babylone. Ils etaient suivis par un nuage bas, un long panache brun qui se revela etre toute une armee, interminable defile militaire, qui passa au loin, devant les yeux a la fois fascines et terrorises des sept Pans. Des cavaliers en tete, puis des carrioles bachees, suivies par une infanterie sans fin. Personne ne se souciait de la petite embarcation. Les Ourscargots fermaient la marche avec leurs hautes cages de bambous tractees par des ours noirs. Les Cyniks y entasseraient leur moisson de Pans. Il fallut plus d'une heure pour en voir le bout. Ce n'etait qu'une seule des cinq armees en passe de deferler sur Eden, et il semblait pourtant qu'elle suffirait a reduire en esclavage tous les enfants du pays. L'armee Sainte de la Reine disparut au detour du relief, seulement trahie par l'aureole de poussiere sombre qui la coiffait. A l'approche de la nuit, Matt et Tobias commencerent a craindre les Mangeombres. Ils savaient qu'ils n'etaient plus tres loin d'Henok et ne voulaient surtout pas se retrouver au pied de la montagne hantee par ces creatures nocturnes. Plus que des mauvais souvenirs, les Mangeombres leur avaient laisse quelques cicatrices encore rouges et douloureuses. Matt ne put se resigner a dormir, aussi s'installa-t-il a la proue avec les jumelles de Tobias. A la moindre ombre massive sur l'horizon il se precipiterait pour faire arreter la jonque. Rien ne vint, et quand Tobias le relaya, tard dans la nuit, Matt vit une montagne surgir sous ses paupieres closes, plusieurs fois, avant de sombrer d'epuisement. Les pentes menacantes d'Henok se profilerent le lendemain a midi. Un pic pointu, l'ecorce percee de pitons dresses vers le ciel, comme s'ils cherchaient a fuir cet endroit. Matt savait qu'au-dessous se situaient les Hautes-Ecluses qui donnaient acces a Wyrd'Lon-Deis. Un impressionnant rideau de vapeur envahissait l'extremite sud de la foret, la ou le fleuve se jetait dans un vide de plus de cinq cents metres. Henok etait l'unique possibilite de passage. Il allait falloir se livrer aux Cyniks, compter sur la transformation d'Horace et sur le physique mature de Ben, pour berner les adultes responsables du chenal souterrain. Et remettre leurs vies entre les mains du Buveur d'Innocence. Matt defroissa le document cachete qu'il gardait dans sa besace. Il avait veille a ce que chaque mot soit clair, surveille la calligraphie, pour s'assurer qu'il n'y raconterait pas n'importe quoi. Le texte lui avait paru correct, administratif, pompeux, mais bien dans le genre d'un ordre de mission. A present, avec un peu de recul, il se mit a hesiter. Et si le Buveur d'Innocence avait truque le laissez-passer avec un code ? Une phrase alambiquee qui pouvait signifier en fait d'emprisonner immediatement le porteur de cette missive ? Les Cyniks etaient-ils a ce point vicieux et organises ? Le Buveur d'Innocence avait-il eu la presence d'esprit d'un tel stratageme malgre sa peur ? Matt ne savait plus. Pourtant il ne pouvait decacheter la lettre sans lui faire perdre toute valeur. Il devait se faire confiance. Si le Buveur d'Innocence avait joue au plus malin ce soir-la, il l'aurait detecte. Et s'il m'a trompe ? C'etait trop tard. Le courant s'accentuait, la jonque devenait difficile a manoeuvrer, ils approchaient du bras secondaire, celui qu'il ne fallait surtout par rater pour eviter une chute mortelle, celui qui s'enfoncait sous le mont, vers la cite d'Henok. Tobias et Ben a la barre, Chen et Horace a la voile, ils s'affairerent a guider le navire dans la bonne direction. Le fleuve les poussait cependant vers les chutes et la bifurcation n'allait pas tarder a s'eloigner dangereusement. La jonque tangua avec de plus en plus d'amplitude puis opera une courbe irreguliere pour enfin quitter le courant principal. Elle entra dans l'ombre de la montagne. Au-dela, c'etait Wyrd'Lon-Deis. Un pays encaisse, un gigantesque bassin protege d'une falaise infranchissable. Comme si la Terre en avait eu honte, comme si elle avait voulu le cacher. Loin au sud, le ciel etait rouge. 33. Improbable melange La jonque penetra sous l'arche monumentale de la grotte, et la lumiere disparut. Ben alluma les deux lampes a graisse du bord, et se posta a l'avant, parmi les chiens. -- Je vois la ville ! Elle brille comme un tresor ! s'exclama-t-il, admiratif face a cet ecrin de tenebres garni de perles dorees. -- C'est le moment de nous cacher, fit Matt. Horace prit le commandement du Styx, le document officiel a la main, tandis que Ben placait un long filet sur les chiens pour faire croire qu'ils etaient immobilises. Tous les autres Pans s'allongerent sous la bache, arme au poing. Si leur plan echouait, il faudrait combattre, le temps d'improviser une fuite. Ne surtout pas finir entre les mains des Cyniks. Et si pour une fois nous tombions sur des adultes doues d'empathie, capables de nous accepter malgre nos differences ? avait espere Matt. Si, au lieu de nous combattre, ils choisissaient de nous aider ? Apres tout, Henok est a l'ecart, differente... La jonque fila tout droit vers le quai mal eclaire, tandis que les petites batisses blanches a toit plat sortaient de la penombre. Des lampes a graisse et quelques flambeaux illuminaient les ruelles grimpantes de la petite cite erigee sur une pente douce. Matt se demanda s'il y avait vraiment quelque espoir a attendre d'un peuple vivant dans une ville enterree. C'etait naif de sa part d'avoir pu imaginer que des adultes, surtout ici, puissent desobeir a la Reine. Un espoir de gosse. Matt se cramponna a la poignee de son epee. Il devait davantage compter sur elle que sur la clemence des Cyniks. C'etait une effroyable verite qu'il ne pouvait plus se permettre de negliger. La coque se mit a craquer en touchant le bord du quai et la voix d'un homme resonna : -- Est-ce toi, Sam, qui nous rend visite ? Matt ne parvenait pas a le voir a travers le trou dans la bache, il faisait trop sombre. -- Non, repondit Horace en parlant comme s'il avait trente ans. J'ai requisitionne le bateau pour une mission speciale. Je dois livrer ma cargaison a la Reine. Voici mon ordre de passage ! -- Ah ? Bien... Dites, il n'y a pas de signature officielle la-dessus, le Buveur d'Innocence n'a pas tous les droits ! Faudrait le lui rappeler ! -- C'est... une mission secrete que lui a confiee Malronce, inventa Horace. Je ne peux pas vous en dire plus. -- Et vous voudriez passer le tunnel quand ? Aujourd'hui ? -- Le plus vite possible, la Reine nous attend. -- C'est que moi j'attends deux transports de marchandises pour ce matin qui doivent remonter, il y en a pour la journee ! Je peux vous faire transiter dans la nuit, cela dit, vous ne devrez pas sortir avant le lever du jour, comme vous devez le savoir, la montagne est infestee de Mangeombres. -- Notre mission est prioritaire ! insista Horace avec une autorite que Matt ne soupconnait pas. Le garde soupira. -- Je vais voir ce que je peux faire. Il y a l'auberge au coin la-bas, si vous voulez patienter un peu... -- Non, nous n'avons pas le temps ! Depechez-vous ! Le garde marmonna quelque chose dans sa barbe au sujet du Buveur d'Innocence et s'eloigna au pas de course. L'attente parut interminable. L'homme revint une heure plus tard. Sans un mot il sauta a bord et s'approcha de la bache. Matt pouvait a present le voir, il etait vetu d'une chemise en toile et d'un gilet sans manche en mouton. Un poignard ornait sa ceinture. Ce n'etait pas un militaire. -- Je peux passer entre les chiens ? demanda-t-il, pas rassure. -- Qu'est-ce que vous voulez faire ? -- Vous assister pour la manoeuvre d'accrochage, je dois etre a la proue pour ca ! -- Allez-y, mais ne les touchez pas, ils pourraient vous arracher la main d'un coup de gueule. Le marin passa a toute vitesse entre les grandes masses poilues qui le toisaient a travers le filet. -- Larguez les amarres et prenez la direction du tunnel, tout au bout de la caverne, vous n'avez qu'a suivre le courant en fait. Lorsque la jonque fut devant une enorme galerie, le marin lanca les amarres en direction de ses collegues qui les passerent dans de larges boucles en acier, arrimees a des chaines tout aussi spectaculaires. Matt se souvenait du tunnel, de sa demesure, de quoi y faire descendre un trois-mats sans probleme. Un reseau complexe de poulies, de roues crantees et d'engrenages assurait le deplacement des navires en se servant de la force de l'eau qui devalait des toboggans tout au long de cette interminable galerie si vaste que son plafond se perdait dans l'obscurite. L'operation de levage ne dura seulement qu'une heure, le Styx etait petit, plus facile a manoeuvrer que les gros transporteurs habituels, mais il fallut une heure de plus pour le mettre en place, sur ses rails, tout en haut de cet impressionnant tunnel qui s'enfoncait en pente raide dans les profondeurs de la montagne. Matt n'etait pas rassure, le Cynik multipliait les allers-retours d'un bord a l'autre, et il craignait qu'il finisse par les debusquer, en marchant dessus ou si la bache s'ouvrait dans un mouvement brusque. -- C'est l'heure de debarquer, vous passerez par l'escalier, avertit le marin. Par contre vos chiens la, je ne les veux pas a quai, ils restent la, tant pis pour eux ! -- C'est risque ? Le marin hesita. -- Disons que ca va secouer. Allez, passez par l'echelle de corde ! J'espere que vous avez du souffle, parce que c'est un escalier tres, tres long ! Je vous aurais bien propose de vous reposer dans les wagons, mais nous avons eu un... un incident et ce n'est toujours pas repare. Matt ne put contenir un rictus. Un incident ? Un sabotage tu veux dire ! Horace, Ben et l'homme quitterent l'embarcation avant que celle-ci ne plonge dangereusement vers l'avant et s'engage dans l'enchainement de grincements tous plus effrayants les uns que les autres. Les Pans glisserent brusquement sur le pont et s'entasserent sur les chiens. Matt se precipita sur la bache pour la retenir et la repositionner en hate. Heureusement qu'il n'y avait aucun garde a bord ! Un declic metallique se declenchait chaque fois que le Styx parcourait un metre, un metronome parfaitement regulier, a peine audible dans le fracas des torrents qui s'engouffraient dans les rampes juste sous la coque. Des chaines d'une longueur improbable tractaient des sceaux dans lesquels l'eau venait taper, entrainant le mecanisme vers des roues de plus en plus volumineuses. Et cet ensemble guidait la jonque lentement, la faisant descendre a petite vitesse. Matt s'interrogea sur la fiabilite de cette incroyable invention. Et si un des maillons des chaines venait a se rompre ? La jonque serait lachee sur ses traverses a roues, prendrait de plus en plus de vitesse avant d'aller s'ecraser contre un mur ou dans le lac tout en bas, si violemment que tous a bord seraient instantanement broyes. La position etait particulierement inconfortable, Matt etait ecrase entre Billy, le chien d'Horace, et quelqu'un d'autre. Il degagea un bras et s'apercut que c'etait Ambre. L'inconfort fut soudain moins evident. Il realisa qu'il sentait la poitrine de la jeune fille contre lui. Elle leva la tete et sa bouche effleura la sienne. Matt fut electrise par un frisson. A travers la penombre de la bache, il pouvait discerner ses yeux verts. Elle le fixait aussi. Genee, elle tenta de se pousser mais Matt lui fit comprendre que ce n'etait pas la peine. -- Tu ne me fais pas mal, murmura-t-il. Elle le regardait toujours. Sa main se posa sur son epaule et elle se detendit, allongee sur lui. Elle vint enfouir son visage dans le creux de son cou et Matt demeura ainsi un long moment avant d'oser la serrer dans ses bras. Bon sang, ce que cette sensation etait agreable ! Il lui sembla que toute sa vie il avait attendu ce plaisir. L'apaisement et l'excitation en meme temps. La chaleur du corps et l'enivrement de la personnalite. L'eau et le feu. La terre et le ciel. Matt se sentait enfin complet. Il eut soudain terriblement envie de prolonger cette ivresse par la fusion. Il voulut qu'Ambre soit en lui, et lui en elle. Il eut envie de l'embrasser. Doucement, et malgre l'apprehension, il remonta une main dans son dos, jusqu'a sentir sa nuque et ses cheveux soyeux. Il detecta un tremblement subtil qui parcourait sa peau. Elle inclina son visage, ses levres frolerent le menton du jeune garcon. Matt pivota juste un peu, pour que son nez touche celui d'Ambre. Leurs souffles chauds s'entremelerent. Leurs levres se caresserent. Le meme tremblement les fit fremir tous les deux. Le satin de leur bouche se decouvrait, une humidite tiede et capiteuse. Leurs langues s'effleurerent d'abord, puis se melerent. Leurs membres ondulerent, a la maniere d'une vague lente qui cherche a epouser les moindres recoins de la plage. Le baiser dilua le temps, ouvrit une breche dans un espace inconnu, et ni Matt ni Ambre ne sut bientot plus ou il se trouvait ni depuis combien de temps ils s'etreignaient ainsi. Le ricanement de Chen rompit brutalement le sortilege. Et ils s'ecarterent aussitot, mal a l'aise, presque honteux. -- Faut pas vous gener ! commenta betement le jeune garcon. Ambre glissa sur le cote pour se retenir a Gus, son saint-bernard, et Matt fit comme s'il n'avait rien entendu. Il ferma les yeux et constata que son coeur etait tout affole. Lui restait le gout d'Ambre sur les levres. 34. Le mauvais chemin Le Styx s'immobilisa dans un claquement sonore. Le temps que Ben et Horace parviennent en bas de l'epuisant escalier, la jonque etait deja a l'eau, amarree au quai devant deux gros batiments servant a transporter des marchandises. Une vingtaine de Cyniks s'affairaient sur le quai a preparer l'ascension du premier navire. Un marin s'approcha d'Horace. -- Tenez, votre ordre de mission. Vous ne pouvez pas repartir maintenant, la nuit tombe, les Mangeombres vont sortir. Ils ne vous ont pas propose de dormir a l'auberge la-haut ? -- Je prefere le plancher de mon bateau, il me berce, repondit Horace avec un bon sens de la repartie. De retour a bord, Ben s'agenouilla a cote de la bache : -- Vous etes toujours la-dessous ? -- Oui, on creve de chaud ! se plaignit Neil. Ben leur fit passer deux gourdes d'eau supplementaires. -- Je commence a croire que nous allons y parvenir, dit-il tout bas. -- Nous ne sommes pas encore dehors, murmura Matt. Ben se laissa tomber sur les fesses, le dos contre le mat. -- Comment allons-nous rentrer chez nous ? demanda-t-il. Horace m'a dit que vous aviez epargne le Buveur d'Innocence. Notre passage a Babylone ne sera pas passe inapercu, Henok sera certainement averti dans les jours, sinon les heures qui viennent, autant de lieux qui nous seront interdits ! -- Une chose a la fois. Je ne donnais deja pas cher de nos peaux pour parvenir a Wyrd'Lon-Deis, et pourtant nous y sommes ! -- Justement, nous ne pourrons continuer eternellement sans un bon plan. L'improvisation finira par se retourner contre nous. -- Tout dependra de ce que nous decouvrirons chez Malronce, rappela Matt. Nous le savions des le depart. Ben se mordit la levre, contrarie. -- Je n'aime pas trop ca, lacha-t-il. C'est de nos vies dont nous parlons. -- Non, Ben, de celles de tous les Pans. Tu as vu comme moi les armees de Malronce, jamais nous ne pourrons les vaincre, jamais. J'ai bien peur que tous les espoirs de notre peuple reposent dans ce que cache le Grand Plan. Et sur cette table de pierre, le Testament de roche. Toute la nuit, des marins s'occuperent de preparer et de hisser les deux cargos de bois par le tunnel. Par prudence, aucun des Pans sous la bache n'en sortit, au cas ou un Cynik viendrait a monter a bord pour une visite surprise. Horace et Ben leur glisserent leurs duvets, des provisions, et eux-memes allerent se coucher a l'arriere apres avoir eteint les lampes a graisse. Tobias et Matt se reveillerent en sursaut en entendant des cris a l'exterieur de la grande caverne. Les Mangeombres chassaient. Tobias, qui dormait contre Lady, se rapprocha de Matt. Le souvenir de ces monstres remuait de desagreables images : la mort de Stu, la bataille sanglante ou chacun avait cru perir. Matt chuchota doucement : -- T'en fais pas, nous sommes en securite ici. Tobias acquiesca, pas plus rassure. -- Et si Horace ou Ben etait le traitre ? murmura Tobias. S'il decidait de nous denoncer cette nuit ? -- J'ai confiance en l'un et l'autre. Mais si ca peut t'apaiser je vais veiller. Je n'arrive pas a fermer l'oeil de toute facon. Tobias approuva vivement. Il s'emmitoufla dans sa couverture et ne laissa emerger que le bout de son nez. Ses paupieres s'abaisserent aussitot. Matt soupira en croisant les bras sous sa tete. Demain il serait fatigue, c'etait idiot de ne pas se reposer. Mais il etait obsede par le visage du Rauperoden. Sitot qu'il s'endormait, il voyait son pere se pencher au-dessus de lui. Comment etait-ce possible ? Que devait-il faire, maintenant qu'il connaissait le vrai visage du monstre ? Continuer a le fuir. Rien de ce qu'il y a en lui n'est bon. Si c'est encore mon pere, c'est a travers son apparence et sa voix, rien de plus. Le Rauperoden n'etait qu'un etre vide, une coquille de souffrance, sans ame reelle. Du moins une large partie de ce qu'il avait ete lui avait ete arrachee, et cet etre incomplet errait, trainant sa demence et ses fantomes de par le monde. C'est le spectre de mon pere ! comprit Matt. Il me traque parce que je suis la seule chose qu'il connaisse, je lui rappelle le passe ! Une seconde, Matt envisagea de devoir tuer le Rauperoden pour soulager son pere, pour liberer son ame. Il repoussa l'idee avec horreur. Il en etait incapable. S'il continuait a se focaliser sur le Rauperoden, Matt sentait qu'il allait devenir fou. Il fallait qu'il occupe son esprit... Matt regarda Ambre qui s'etait volontairement mise a l'ecart, comme si elle cherchait a le fuir. Elle lui tournait le dos. Il eut envie de la rejoindre, mais n'en fit rien. Il ignorait ce qui lui avait pris cet apres-midi, pendant la descente. Etourdi par la chaleur, par la tension, il s'etait un peu laisse aller. Le sentiment que nos jours sont comptes, se dit-il. Ambre lui en voulait-elle ? Peut-etre etait-il preferable de ne plus en parler, d'agir comme s'il ne s'etait rien passe. Matt decida qu'il s'adapterait aux reactions de son amie. Si elle n'en parlait pas, il ferait celui qui ne sait rien. Oui, c'etait mieux ainsi. A aucun moment il ne vit que Ambre avait les yeux grands ouverts. A l'aurore, Horace et Ben sortirent la jonque du tunnel et tout le monde fut bientot aveugle par la lumiere du jour. Les Pans quitterent la bache avec soulagement, et se relayerent a l'arriere pour proceder a des ablutions a l'abri d'un paravent, utilisant l'eau qu'ils tiraient du fleuve. Matt chercha le regard d'Ambre, sans avoir l'air d'insister, mais la jeune fille l'ignora toute la matinee. Le paysage faisait defiler des forets aux parures d'automne. Beaucoup trop tot pour la saison, neanmoins toutes les feuilles etaient brunes, rouges ou jaunes. Entre les vallons, des falaises ouvraient leur plaie blafarde, et de hauts rochers elimes jaillissait ici et la une fourrure vegetale. Le bassin de Wyrd'Lon-Deis etait parfaitement delimite par les parois verticales, comme emprisonne derriere des murs faconnes par des titans. Ben pointa l'index vers le sud. -- Pourquoi le ciel est-il rouge ? On dirait que l'horizon brule. -- C'etait deja ainsi lorsque nous sommes venus a Henok, commenta Matt. -- Les Cyniks pensent que c'est le sang de Dieu qui coule pour noyer leurs peches, revela Tobias en se souvenant des propos tenus par le Buveur d'Innocence. -- J'ose esperer que c'est autre chose, declara Matt en s'ecartant. Horace l'interpella : -- Le fleuve part dans deux directions ! Je prends laquelle ? Matt gagna la proue et scruta les deux larges bras. -- Je n'en ai pas la moindre idee, avoua-t-il. -- Prends a droite, proposa Ben. Nous n'aurons qu'a toujours prendre a droite, ainsi, pour rentrer ce sera plus facile de s'y retrouver. Horace claqua dans ses mains et s'empara du gouvernail. -- Y a plus qu'a prier pour qu'on ait fait le bon choix, lanca-t-il. Aucune route au loin, aucun village, pas meme le toit d'une maison. Il semblait que l'unique presence humaine soit la leur, au milieu du fleuve. Lorsqu'un grondement caverneux monta de la foret, tout le monde se precipita sur son arme. Plusieurs arbres s'agiterent, une nuee d'oiseaux noirs s'envola, et ils reconnurent tous le cri de ce qui ressemblait a un dinosaure. -- On peut s'eloigner de cette rive ? demanda Ambre au bord de la panique. La forme se rapprochait et les branches cassaient aussi facilement que des cure-dents. Elle s'immobilisa brusquement et fit demi-tour, sans qu'ils aient pu l'apercevoir. -- Qui a propose d'accoster ce soir pour faire du feu ? demanda Tobias, decompose. -- C'etait une mauvaise idee, avoua Chen. Finalement on est tres bien sur ce bateau. Plus tard, Matt empoigna un bidon de graisse liquide pour remplir les lampes. Ambre en profita pour l'approcher pendant que les autres discutaient a l'avant en guettant le paysage. -- Je... Je voulais te dire, a propos de ce qu'il s'est passe hier, commenca-t-elle. -- Ecoute, je suis desole, je ne sais pas ce qui m'a pris, la devanca Matt, soulage qu'elle ne lui fasse pas la tete. -- Ah. Ambre eut l'air blessee. -- Enfin... Je veux dire... c'etait bien, c'etait drolement bien, corrigea vivement Matt. Mais si je t'ai choquee, je te presente mes... Ambre le coupa en posant un doigt sur sa main, elle venait de retrouver le sourire. -- Non, Matt, pas du tout, pour moi aussi c'etait magique. Je voulais juste te dire que ca ne doit pas changer ce qui existe entre nous. Notre association, notre relation forte. -- Non, bien sur. -- Tu sais, je ne crois pas avoir eu l'occasion de te le dire, je suis heureuse de t'avoir rencontre, Matt Carter. Matt eut soudain les joues en feu, la bouche seche. Elle souleva une epaule et inclina la tete, en un mouvement qui trahissait sa gene : -- Bon. Je vais retourner avec eux, avant que Chen ne nous voie ensemble et vende la meche. Matt approuva, bien qu'il eut une furieuse envie de la retenir pour toute la soiree. Ils dinerent en etablissant un roulement pour les tours de garde. En plus d'un barreur, Tobias et Matt s'arrangerent pour que l'Alliance des Trois ait l'un de ses membres chaque fois eveille. La premiere nuit, ils tarderent a trouver le sommeil, deranges par le halo rougeoyant qui les attendait au sud. La faune nocturne se relaya egalement pour assurer l'ambiance : cris, hurlements, plaintes lancinantes et babils de rapaces, toute une vie bruyante peuplait la foret sous le regard torve d'un morceau de lune. Au matin, accoude au bastingage de poupe, Neil mangeait des biscuits secs pour son petit dejeuner quand il remarqua les formes longues qui nageaient dans leur sillage. -- Oh les gars ! appela-t-il. Je crois qu'on a un souci ! Plusieurs poursuivants affleurerent la surface, devoilant leur peau huileuse. Ils ressemblaient a des anguilles de la taille d'un traversin. -- Regardez leur gueule ! s'ecria Chen. On dirait des piranhas ! -- Des lamproies carnivores, annonca Ben. Que personne ne mette le doigt dans l'eau, vous vous feriez devorer tout le bras. -- Elles peuvent sauter ? -- Pas tres haut, mais tenez-vous eloignes du bord, par securite. Neil laissa tomber son biscuit et recula d'un bon metre. Le gateau flotta dans les remous de la jonque puis une large gueule pleine de crocs transparents surgit pour l'avaler d'un coup. Le soir, Matt surprit Horace assis sur un tonneau, une pochette de tabac a rouler sur la cuisse. Il la fixait. -- Ca va ? Horace sursauta et repondit en faisant claquer sa langue contre son palais. Matt montra le tabac de l'index : -- J'ai vu que tu n'avais pas fume depuis un moment. -- J'ai arrete. -- Alors qu'est-ce qui ne va pas ? -- J'ai... J'ai affreusement envie de m'en griller une. -- C'est le stress. -- Peu importe, j'ai envie. -- Et qu'est-ce qui te retient ? Horace inspira bruyamment pour reflechir. -- Soit je resiste une bonne fois pour toutes, soit je replonge. Tu ne voudrais pas me prendre le paquet et le balancer par-dessus bord ? -- C'est a toi de le faire. -- Je sais mais je n'y arrive pas. Matt lui prit la main et leva ses doigts devant lui. -- Tu te ronges les ongles jusqu'au sang ! -- On dirait pas comme ca, mais je suis un grand nerveux. Matt fit un pas en arriere et toisa l'adolescent. Son physique pas banal avait probablement ete l'objet de moqueries a l'ecole primaire. Pourtant il commencait a lui donner une singularite presque seduisante. Matt repensa a la vie qu'Horace menait autrefois a Chicago, ce qu'il lui en avait raconte. -- Tu sais ce qui ferait du bien a tout le monde ? Que tu nous fasses un petit sketch avec tes imitations. -- Laisse tomber, c'est naze. -- Non, je te jure ! Ca remonterait le moral des troupes. Ca fait une eternite que nous n'avons plus ri. Horace hesita. -- Tu crois ? -- Je suis sur. Et avec ta voix, tes voix, je devrais dire, tu vas faire un carton ! Horace lacha un sourire crispe. -- Je vais y reflechir. Une demi-heure plus tard, Ambre etait pliee en deux face a Horace imitant Forrest Gump a merveille. Tout le monde se rapprocha, et Horace se laissa griser par son succes. Il enchaina Michael Jackson, Larry King, Georges Bush, Jack Black et meme Oprah Winfrey, tous merveilleusement singes. Lorsqu'il eut fini, Matt le vit s'eloigner et se pencher par-dessus le bastingage. Il tenait son paquet de tabac. Apres avoir contemple les flots noirs un long moment, il le jeta au loin. Cette nuit-la, ils dormirent bien mieux malgre la chaleur qui ne cessait d'augmenter depuis la veille. Le soir du troisieme jour, le fleuve se scinda une nouvelle fois en deux. Fideles au plan de route propose par Ben, ils opterent pour la droite. Le lendemain matin, ils se reveillerent dans une moiteur etouffante, dans la brume, une odeur de vase, des tapis de nenuphars et des touffes de roseaux partout. Ils comprirent qu'ils etaient parvenus dans un marais. Alors ils se mirent a douter. Surtout lorsque des moustiques geants deciderent de foncer sur l'embarcation en bourdonnant. 35. Brume de poisse Les moustiques avaient la taille de pigeons, des ailes d'un metre d'envergure et un stylet long comme une aiguille a tricoter. Des qu'il les vit, Tobias repensa au Rauperoden et a ses anticorps volants. Il attrapa son arc et dans la confusion renversa ses fleches a ses pieds. -- Cachez-vous dans les couvertures ! hurla Ben. Pour vous proteger des piqures ! Tobias usa de son alteration pour ramasser plusieurs fleches et les planter dans une rainure du pont, juste devant lui. Il banda son arc et visa le moustique le plus proche. Ils n'etaient plus qu'a dix metres. -- Je suis avec toi, l'informa Ambre en se placant sur sa gauche. C'etait la confiance dont il avait besoin. Maintenant il pouvait enchainer les tirs sans perdre du temps a les ajuster. Les fleches filerent a toute vitesse sous le controle d'Ambre. En trente secondes Tobias avait vide un tiers de son carquois et abattu la premiere vague d'assaillants. -- Tu m'as sacrement manque ! s'exclama Tobias. Les bourdonnements n'avaient pas cesse mais le carnage semblait avoir refroidi les ardeurs de l'escadrille. Ils tourbillonnerent autour de la jonque puis finirent par se perdre dans la brume. Chen lacha un long soupir. -- Je deteste les moustiques, confia-t-il. Horace lanca par-dessus bord les cadavres qui avaient echoue a leurs pieds, embroches sur une fleche. -- Nous avons un autre probleme, declara Neil. Avec cette brume et ce labyrinthe d'ilots, ca va devenir coton pour s'y retrouver ! Matt sortit sa boussole de son sac. -- Malronce est au sud, non ? Tiens, garde-la tant que tu t'occupes du gouvernail. Le brouillard ne masquait pas totalement le rougeoiement des cieux. L'intensite du halo etait variable, comme si elle etait due a des projecteurs dont certains s'allumaient pendant que d'autres s'eteignaient. Puis il y eut les coups de tonnerre. Puissants mais lointains, les echos d'un orage formidable. Qui durait. En debut d'apres-midi le tonnerre cognait toujours aussi fort. La temperature avait encore grimpe. Tous les passagers ne portaient plus qu'un tee-shirt ou une chemise. C'est alors qu'ils traverserent une zone d'ilots plus larges et plus longs, couverts de champignons enormes, de la taille de petites cabanes, puis vastes comme les soucoupes volantes des films. -- Ca se trouve, on pourrait en manger ! proposa Tobias. -- Ca se trouve, ils sont empoisonnes, contra Ambre. Les moustiques revinrent avant la tombee du jour, plus nombreux encore, et cette fois les fleches de Tobias ne suffirent plus, il fallut les repousser a l'aide de torches allumees dans la panique avec de la graisse de lanterne. Matt manqua de peu de se faire piquer dans le cou et il ne dut son salut qu'a la precision de Chen et son arbalete. L'attaque dura dix minutes et laissa les Pans haletants, mais intacts. -- Nous avons perdu les trois quarts de nos projectiles, annonca Tobias le soir pendant le diner. A ce rythme-la, nous pouvons esperer repousser encore un assaut, certainement pas deux. L'orage n'avait toujours pas faibli. Pire, il leur semblait qu'il se rapprochait. -- Vous etes surs qu'on fait bien de continuer en direction de cette tempete ? s'inquieta Neil. -- Ce n'en est pas une, annonca Ambre. -- Alors c'est quoi ? -- Des eruptions volcaniques. Ca expliquerait le bruit, la chaleur et la couleur du ciel. Tous la consideraient avec circonspection. -- Wyrd'Lon-Deis est au milieu d'une zone volcanique ? C'est possible ca ? s'etonna Neil. -- Combien de kilometres avons-nous parcourus depuis notre depart ? demanda Chen. Ben repondit : -- Cela fera bientot trois semaines, dont pres de deux semaines sur ce bateau, nous avons peut-etre fait plus de mille kilometres, mille cinq cents. -- Impossible ! contra Neil, ca veut dire que nous aurions depasse la Louisiane, que nous serions au milieu du Golfe du Mexique ! -- Pas tout a fait. Apres la Foret Aveugle, le fleuve n'est jamais descendu tout a fait au sud, mais au sud-est, revela Ben. -- Alors nous sommes en Floride ! s'exclama Chen. Il n'y a pas de volcans en Floride ! -- Il n'y en avait pas avant la Tempete, corrigea Ambre. -- Par contre il y avait deja des marais, rappela Tobias. -- Bon, et ca nous avance a quoi ? s'enquit Horace. Nous y allons tout de meme, non ? Je n'ai pas fait tout ce voyage pour abandonner maintenant. Matt se leva. -- Personne n'abandonne, dit-il. Il est trop tard pour ca. Depuis longtemps. Il etait minuit passe. Chen tenait la barre pendant qu'Ambre surveillait a la proue, une lampe a graisse suspendue au-dessus du vide a l'extremite d'une longue gaffe. -- Terre a droite, dit-elle assez fort pour qu'il l'entende et pas trop pour ne pas reveiller tout le monde. Vire encore un peu, encore... encore... C'est bon, tu peux redresser. Le vent etait faible, le courant puissant, aussi la jonque se deplacait-elle plus vite que le matin. De temps a autre, de grosses lamproies jaillissaient devant l'etrave avant de disparaitre dans l'eau sombre. Ambre preferait les ignorer, ces monstres la degoutaient. Malgre la nuit et la brume, les cieux brillaient avec une intensite presque magique. Des boules de feu tirant sur le jaune semblaient vouloir percer le rideau opalin, loin en altitude, en meme temps qu'un coup de canon dechirait le silence. Il s'agissait bien d'une chaine volcanique. Et ils s'en rapprochaient d'heure en heure. Ambre transpirait, s'epongeait le front avec sa manche, faute de mieux, et but encore quelques gorgees dans sa gourde. Depuis le matin, ils avaient decide de se rationner en eau potable en constatant qu'ils etaient dans un marais. Personne ne voulait prendre le risque de gouter a cette eau qui sentait la vase et qu'ils savaient pleine de larves de moustiques. Les bandes de terre qu'ils croisaient, souvent plantees de roseaux, abritaient des colonies de vers luisants, si bien qu'elles ressemblaient a des villes miniatures qu'Ambre survolait. La jonque se rapprochait d'une autre de ces colonies, Ambre discerna des lueurs vertes au loin. Elle s'appretait a donner l'ordre de virer lorsque des ombres geometriques se profilerent. Rectangle plus haut que la jonque. Forme allongee, soutenue par des barres verticales droit devant... Ambre comprit tout a coup. Elle bondit sur la gaffe et la renversa dans l'eau pour eteindre la lampe. Puis elle fonca sur Chen et lui arracha la barre des mains pour tirer de toutes ses forces sur le gouvernail. -- Un ponton droit devant ! lacha-t-elle entre ses dents. -- Quoi ? T'es sur ? -- Chut ! lui ordonna-t-elle, il y a de la lumiere ! Un quai suspendu au-dessus de l'eau apparut a trente metres. Ils foncaient dessus. Des lampes remplies de vers luisants etaient accrochees a des piquets et en delimitaient les bords. La jonque changea de cap, juste assez pour passer tout pres du bout du ponton. Ils avaient frole la catastrophe. -- Va les reveiller, demanda Ambre, pendant que je manoeuvre pour qu'on puisse revenir accoster. -- Tu veux vraiment qu'on descende la ? -- Je pense que c'est notre destination, Chen. Je pense que nous sommes arrives au coeur de Wyrd'Lon-Deis. Elle prit une profonde inspiration pour ajouter : -- Nous sommes chez Malronce. 36. Wyrd'Lon-Deis La jonque etait immobilisee a une cinquantaine de metres du ponton. A travers la brume et l'obscurite, les Pans pouvaient tout de meme apercevoir la nitescence spectrale des lampes a vers luisants. -- Tu n'as vu personne ? s'enquit Matt. -- Non, mais tout a ete tres vite, admit Ambre. Je crois qu'il y a une sorte de vieille baraque et c'est tout ce que j'ai remarque. -- Je propose que nous continuions, dit Neil, cet endroit c'est encore une perte de temps et un moyen de se mettre dans le petrin ! -- Nous n'allons pas filer plein sud eternellement ! repliqua Matt. Non, il faut y aller, au moins s'assurer que ce n'est pas le domaine de Malronce. Tobias approuva et tous suivirent a part Neil qui les rejeta d'un geste agressif de la main. -- Ca tombe bien, ironisa Matt, il nous faut quelqu'un pour garder le bateau. -- Ah non ! Certainement pas ! Je ne reste pas tout seul ici ! Le Styx se rapprocha en silence du debarcadere et Matt y sauta avant qu'on lui lance les cordes pour amarrer le navire aux poutrelles de bois. -- Tobias, Ben et moi allons faire un reperage rapide, ne bougez pas et preparez-vous a filer si ca se passe mal. Les trois garcons remonterent en direction de la terre ferme. Ambre ne s'etait pas trompee, c'etait bien une vieille maison accrochee a la berge, planches de facade fendues, peinture ecaillee et volets tordus. Ils passerent devant et constaterent qu'ils etaient sur une allee de briques roses en partie recouverte par des lianes et des pissenlits. Elle conduisait a une grande grille de fer forge, ouverte sur une petite place avec sa fontaine ancienne au milieu. Des ronces noires remplacaient l'eau, et une nappe de brume diaphane stagnait a un metre du sol. -- J'ai l'impression que c'est grand, dit Matt. -- Ca l'est ! confirma Ben avec sa vision nocturne. Je vois des dizaines de toits et de cheminees entre la brume et les arbres. -- On dirait une ville abandonnee, ajouta Matt. Tobias le reprit immediatement : -- Une ville hantee, tu veux dire ! Soudain Ben les saisit par les epaules et les poussa dans les fourres. -- Des soldats ! murmura-t-il. Les talons de leurs bottes frappaient la route de brique malgre le tapis de vegetation, et deux Cyniks en armure, lance au poing, remonterent dans leur direction, passerent devant le ponton sans y jeter un regard et firent demi-tour pour repartir la ou ils etaient venus. -- Patrouille de garde, commenta Matt. Nous sommes chez Malronce, j'en suis sur ! Allons chercher les autres ! Il fut finalement decrete de ne laisser personne derriere. Ils debarquerent les chiens ainsi que tout leur materiel, ne laissant rien a bord du Styx. Si les Cyniks venaient a le trouver, ils croiraient peut-etre a une livraison ou a un messager, du moins etait-ce ce qu'esperaient les Pans. -- A sept plus nos sept chiens, nous serons rapidement reperes, regretta Matt. Nous allons nous ecarter un peu de la jonque et dissimuler les chiens quelque part. Ils franchirent les grilles et contournerent les petites maisons mal entretenues, si vetustes qu'il semblait peu croyable que des gens y habitent. Ils passerent sous une arche, et Ben leur montra une etable en mauvais etat, un peu a l'ecart. Il manquait l'un des murs de planches, la paille a l'interieur sentait le pourri, mais c'etait assez grand pour que les chiens puissent s'y allonger sans etre vus. Matt embrassa Plume qui le regarda s'eloigner avant d'aller se coucher. L'allee de brique serpentait entre ce qui avait du etre des massifs de fleurs, avant la Tempete. Elle se separait en de nombreuses allees qui se rejoignaient un peu plus loin. Ben les guidait sans peine, il suivait les lanternes remplies de vers luisants qui propageaient un halo verdatre, presque surnaturel. Le grand batiment sortit de la nuit et de la brume d'un coup, un edifice de deux etages eleve sur une butte, avec ses toits pointus, son clocher central garni d'une horloge, et les mansardes etroites qui s'ouvraient dans sa charpente comme autant d'yeux noirs. Une tres longue terrasse courait devant, et se prolongeait de chaque cote par un mur semblable a un petit rempart. De part et d'autre du manoir, un tunnel permettait de passer sous la butte, signale par des lanternes suspendues. -- Je connais ce lieu, avoua Neil. -- On dirait la maison de Psychose ! gemit Tobias qui parlait pour repousser la peur. -- Oh ca y est ! fit Neil. Non, pas ca... -- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tobias n'y tenait plus, il craignait une revelation fracassante qui allait d'un coup compromettre tout leurs plans. Au lieu de quoi, Neil murmura : -- C'est Disneyworld. -- Ca ne ressemble pas du tout a un parc d'attractions ! intervint Chen. C'est plutot la cite de la famille Adams ! -- Non, il a raison, insista Ambre. C'est un Disneyworld devenu sinistre, mais c'est bien la que nous sommes. Ils realiserent que la terrasse etait en fait un quai de gare, et le mur qui les empechait de passer rien de plus que la voie ferree. -- N'avancez plus ! lanca Ben. Je vois des soldats dans les corridors. Au moins quatre chaque fois ! Matt les tira sur le cote. -- Dans ce cas on va faire le tour, j'ai toujours reve de faire le mur chez Mickey. Ils n'eurent pas a s'aventurer bien loin pour qu'une palissade fasse leur affaire. La courte echelle, une traction, et tout le monde passa de l'autre cote, enjamba la voie ferree pour se retrouver dans une zone boisee. Le ciel s'illumina d'un bouquet rouge et orange tandis qu'un bref geyser de lave apparut au loin entre de gros panaches de fumee noire. Les Pans s'accroupirent instinctivement pour se cacher, le temps que cette lumiere retombe. L'explosion resonna longuement, suivie d'un grondement inquietant, comme si toute la region etait sur le point de subir un tremblement de terre. -- Et maintenant ? C'est que c'est grand, Disneyworld ! fit remarquer Chen. -- A ton avis, ou la Reine a pu s'installer ? ironisa Ben. Je serais d'avis qu'on commence par le chateau ! Ils pataugerent dans la boue jusqu'a rejoindre l'arriere d'une grande batisse en bois dans l'esprit du XIXe siecle, pousserent une porte battante et se trouverent a l'entree d'une place encadree de maisons anciennes, toutes decrepites. Les fenetres reflechissaient les cieux enflammes, et l'unique eclairage n'etait autre que ces memes lanternes emprisonnant des insectes lumineux. Au centre de la place, un mat dressait le drapeau rouge et noir de Malronce, avec la pomme argentee en son centre. -- C'est Main Street ! s'exclama Ambre. La rue principale deployait sa perspective entre les facades abimees jusqu'a une autre place, lointaine, couverte de vegetation dense derriere laquelle se dressait l'ombre d'un chateau qu'ils reconnurent aussitot. Ses tourelles affutees tendues vers les nuages, cette multitude de pignons aux lucarnes etroites jaillissant des remparts, ce donjon compact qui projetait la haute tour et sa coiffe d'or comme une fusee medievale... Cet embleme du divertissement les avait emerveilles au debut de chaque production Walt Disney, une promesse de reve. A present, sous cette lumiere pourpre, elle semblait jaillir d'un cauchemar. Trois Cyniks en armure les sortirent de leur contemplation craintive, ils remontaient Main Street dans leur direction. -- Il faut faire le tour, decida Matt. Par la nous serons interceptes avant meme d'atteindre le pont-levis. Ils rebrousserent chemin et s'engagerent dans une epaisse foret basse, ou voisinaient des essences tropicales, d'enormes fougeres et des fleurs aux couleurs vives. Tobias marchait devant, avec Matt, son champignon lumineux a la main. Lorsqu'un trou ou une racine piegeuse sortait de la penombre, il faisait circuler l'information pour que tout le monde l'evite. Le clapotis de l'eau les informa de la proximite d'une riviere ou d'un lac. Avec toute la faune etrange et menacante qu'ils avaient croisee dernierement, Matt prefera se tenir le plus eloigne possible de la berge. Apres un trajet assez fatigant au milieu de ces plantes et ces ronces, ils approcherent d'un grand batiment avec deux grandes verrieres en guise de toit, des domes colores par les reflets des explosions qui s'enchainaient sur l'horizon. Ils le contournerent en passant sur une butte au sommet de laquelle ils purent voir les panaches de fumee noire qui grimpaient au-dela du chateau. Des dizaines et des dizaines de cheminees occupaient le sud du parc, sous l'eclat infernal d'immenses fourneaux palpitants. Il sembla alors aux Pans qu'ils pouvaient entendre le choc des marteaux sur l'acier chaud. Les forges de Malronce n'arretaient jamais, elles produisaient le materiel de guerre sans repit, comme pour deverser tout ce metal en fusion sur les Pans eux-memes. Cette vision les effraya et ils se haterent de redescendre jusqu'a un chemin de briques roses, vers la place au pied du chateau. Ils se faufilerent un par un vers un espace degage d'ou ils pouvaient gagner les abords directs de la forteresse, lorsque Matt s'immobilisa au milieu de la piste. Le centre de la grande place etait occupe par une statue, de facture recente, toute blanche. Elle culminait a plus de cinq metres sur son socle d'obsidienne. Il s'agissait d'une femme dont la robe ample partait du haut des cheveux, ne laissant apparaitre que son pale visage. Malronce. Fige, Matt ne pouvait plus avancer d'un pas. Il rendait a la statue le meme regard froid et petrifie. Maintenant qu'il la contemplait, cela lui semblait tellement evident. Comment avait-il pu ne pas le deviner plus tot ? Apres l'episode du Rauperoden, il aurait du comprendre. Malronce, la reine Cynik, presentait les traits de sa mere. 37. Les secrets du corps Matt serra les paupieres. Il allait se reveiller. Tout cela n'etait qu'un reve. Il ne pouvait en etre autrement. Les deux forces ennemies etaient incarnees par ses parents. Et elles etaient pretes a tout pour lui remettre la main dessus. C'est un long reve, je ne suis pas le centre du monde, ca ne peut pas etre mes parents, je vais me pincer et dans une minute, je serai au fond de mon lit, dans notre appartement a Manhattan. Papa et maman auront cesse de se crier dessus, ils signeront les papiers du divorce, je vivrai chez l'un la semaine et je passerai mes week-ends chez l'autre et tout ira bien. Il se pinca jusqu'au sang. Pourtant rien ne changea. Alors il tomba a genoux. Comment etait-ce possible ? -- Matt ? s'inquieta Ambre. Ne reste pas la, on va se faire reperer ! L'adolescent ne parvenait plus a se relever. Toutes ses convictions vacillaient, ses forces l'abandonnaient, il ne comprenait plus rien, et meme n'avait plus envie de comprendre. C'etait trop pour lui. -- Matt ! insista Ambre. Qu'est-ce qui t'arrive ? Tobias lui designa la statue. -- Je crois bien que c'est sa mere, dit-il, je la reconnais. -- Sa mere ? Mais... comment est-ce possible ? -- Je ne sais pas mais il se passe quelque chose avec Matt. Viens, il faut le tirer hors du chemin. Ils se mirent a plusieurs pour soulever l'adolescent qui sortit alors de sa catatonie en clignant les yeux au moment meme ou deux soldats traverserent un petit pont pour passer a leur niveau. -- Tout juste ! souffla Tobias. Matt se tourna vers lui. -- Tu l'as reconnue, toi aussi, pas vrai ? Tobias acquiesca sombrement. -- Malronce c'est ta mere ? repeta Horace. -- Alors on est peut-etre sauves ! triompha Neil. Il suffit d'aller la voir, pour qu'elle te reconnaisse ! -- Je te rappelle que si les Cyniks nous capturent et nous tuent c'est a cause d'elle, fit Horace. -- Voir son fils sera surement un electrochoc ! Tobias secoua la tete. -- Elle se souvient deja de lui, dit-il, il y a des avis de recherche avec le portrait de Matt partout dans les villes Cynik. Et ca ne l'a pas rendue plus sympathique. J'ai vu ce qu'ils font aux Pans, les anneaux ombilicaux et le depecage qu'ils promettent a Ambre s'ils l'attrapent pour leur Quete des Peaux. Malronce n'a rien d'une femme accueillante et comprehensive. Matt interrompit les protestations qui fusaient : -- Il faut entrer et faire ce que nous sommes venus accomplir avec le Testament de roche. Apres ca nous fuirons, vite et loin. Le pont-levis etait garde par deux hommes en armure. Les murs etaient bien trop hauts pour esperer les escalader sans cordes, sauf pour Chen. Lasse de devoir toujours contourner les Cyniks et perdre du temps, Horace proposa la maniere forte. Tobias enchaina deux tirs rapides qu'Ambre ajusta et les deux hommes s'ecroulerent sans un bruit. Les Pans franchirent le hall et se mirent en quete d'un escalier. Apres avoir traverse trois pieces sans interet, gravi deux niveaux en evitant soigneusement les quelques gardes, et n'etre toujours pas plus avance, Matt se demanda s'ils avaient une chance de tomber par hasard sur ce qu'ils cherchaient. Le vent soulevait un imposant rideau. Le chateau etait beaucoup plus vaste que ce qu'il croyait. Le rideau se gonfla et Matt entendit un frottement similaire a celui d'un chien qui se gratte. Il ecarta le rideau et faillit s'etrangler de stupeur. Un papillon de plus de six metres d'envergure attendait sur une corniche spacieuse, une selle en cuir sanglee au milieu du corps. Matt tira le rideau pour montrer la creature a ses compagnons qui en resterent abasourdis. -- Les Cyniks savent etre ingenieux quand ils le veulent, commenta Tobias. Un refectoire, puis une salle d'entrainement, et Matt perdit patience. Lorsqu'ils manquerent de peu d'etre surpris par une ronde de deux guerriers lourdement equipes, il opta pour une autre strategie. Ils tournerent encore jusqu'a reperer un soldat seul. Avec l'aide de Chen qui se colla au plafond pour lui tomber sur le dos, ils le capturerent pour l'entrainer dans un placard a balais. -- Le Testament de roche ? demanda Matt. Ou est-il ? L'homme etait sous le choc. Il fixait ses agresseurs comme s'ils sortaient tout droit de l'enfer. Matt lui enfonca la pointe de son epee entre les cotes et il se mit a gemir. Il hocha vivement la tete pour signaler qu'il allait parler et Chen retira sa main devant sa bouche. -- Tout en haut, il est tout en haut, apres la salle du trone ! Matt l'assomma avec le pommeau de son arme et l'enferma dans le placard. Ils n'osaient courir pour ne pas faire de bruit, marcherent vivement, longerent un balcon qui donnait sur une grande salle qui sentait la rotisserie et ou trois hommes ronflaient, ouvrirent la porte d'un dortoir plein de Cyniks assoupis avant de la refermer en hate. Ils parvinrent enfin a un escalier qui les mena face a deux enormes battants. Matt et Ben les pousserent et penetrerent dans ce qui ressemblait a une salle de bal des plus austeres. Les fenetres etaient trop hautes et trop etroites pour laisser passer la lumiere des volcans, aussi Matt alluma-t-il une des torcheres contre le mur. Des tapisseries ornaient les parois, et tout au bout, au sommet des marches, tronait un grand siege de fer garni de coussins. -- Nous y sommes presque, murmura Matt. Dis aux autres d'entrer. Matt repera deux portes au fond du hall. L'une devait conduire au Testament de roche, et il devina que l'autre desservait les appartements de Malronce. Elle ne devait pas dormir tres loin de son trone. Lui qui avait longuement pleure la perte de ses parents ne souhaitait a present plus les approcher. Il n'avait aucune envie de contempler sa mere, meme plongee dans le sommeil. Il craignait trop sa propre reaction. Resterait-il fige ou au contraire exprimerait-il toute sa colere ? Comment pouvait-elle guider tous ces hommes dans le fanatisme ? Comment avait-elle pu ordonner des abominations comme celles des anneaux ombilicaux, et toutes ces rafles d'enfants ? Et maintenant la guerre ! Quel genre de mere etait-elle pour commander l'extermination de tous les enfants du monde ? Matt s'agenouilla devant chaque porte et posa sa main au niveau de la rainure entre le bois et le sol froid. Un leger courant d'air soufflait sous la seconde. Il l'ouvrit et decouvrit un autre escalier, etrique celui-la. Ils grimperent sans fin, au sommet de la plus haute tour du chateau, jusqu'a la salle circulaire qui dominait Wyrd'Lon-Deis. Par la grande fenetre ronde qui dominait la chape de brume, Matt contempla les volcans rugissants a une cinquantaine de kilometres au sud, montagnes spectaculaires sorties de la terre en quelques heures une nuit de decembre. Les coulees de lave serpentaient sur leurs pentes comme des dragons de feu glissant lentement hors de leur taniere, prets a devorer le monde. Du coin de l'oeil, Matt nota la presence d'un etrange meuble. Il s'agissait d'un cadre de bois avec un morceau de peau animale tendue par des petites cordes. Ce parchemin avait servi a inscrire une kyrielle de points a l'encre noire qui ressemblait au dessin d'une constellation. Ambre s'approcha du centre de la piece. -- C'est ici, dit-elle religieusement. Un bloc de lave seche etait pose au milieu, de la taille d'une table. Matt cala sa torche dans un des trous du gros bloc noir et recula pour avoir une vue d'ensemble. Une partie de la pierre etait parfaitement plate, striee de lignes et de courbes. -- C'est une carte, avec chaque continent, revela Ambre en se penchant dessus. Il y a de curieux dessins. Et une etoile ici, au milieu, dans l'ocean Atlantique. -- Tu dois comparer tes grains de beaute avec ces dessins, fit Matt en faisant signe a tout le monde de retourner dans l'escalier. Ambre hocha la tete. -- J'en ai sur tout le corps. -- Nous allons te laisser seule. -- Sauf que... ma peau est censee etre etalee sur tout le planisphere. Seule, je ne pourrai pas lire la carte. Matt la considera un moment, puis il dit tout bas : -- Je vais rester. Je vais t'aider. Une fois seuls, Ambre et Matt se regarderent dans les yeux. -- Je ne reste que si tu le veux, bien sur. Ambre ne repondit pas. Elle le prit par la main et l'entraina pour qu'ils se penchent sur le Testament de roche. -- Aide-moi a en decrypter les mysteres, demanda-t-elle. -- Les proportions ne sont pas toutes conservees, analysa Matt aussitot. L'espace entre l'Europe et l'Amerique est tout petit, juste assez grand pour cette etoile. -- C'est le cas de tous les oceans et toutes les mers. Les continents sont rapproches. -- Je crois que... si tu t'allonges, ton corps recouvrira une partie du planisphere. -- Il faudrait un repere, pour que je me place precisement par rapport a la carte, sinon ce sera approximatif. -- Cette etoile au centre n'est pas la par hasard. Si tu te mets dans ce sens, tu couvriras l'essentiel des dessins, et alors elle correspondra a... ton nombril. Ambre approuva vivement. -- C'est ca. Le symbole de la vie, le cordon qui relie la mere a ses enfants, la Terre a nous. Elle soupira et recula d'un pas. -- Je vais le faire, dit-elle la voix tremblante. Et j'ai besoin que tu sois mes yeux. Alors Ambre s'ecarta dans la penombre et se deshabilla completement. Elle frissonna dans la fraicheur de la tour, la torche eclairait plus qu'elle ne rechauffait. Elle se tourna face au Testament de roche, et face a Matt, la gorge serree, le pouls palpitant a la naissance de son cou. A sa grande surprise, Matt aussi s'etait deshabille. Il se tenait nu, de l'autre cote de la table en lave. -- Il n'y a pas de raison, dit-il doucement, je t'accompagne jusqu'au bout. Ambre plongea son regard dans le sien. Ils etaient pareillement vulnerables, et elle se sentit moins mal a l'aise, peu a peu, elle baissa les bras qui cachaient sa poitrine. -- Je... Je suis prete, je crois. Elle vint s'allonger sur la pierre glacee qui la fit trembler. Matt l'aida a se positionner pour que son nombril soit juste au-dessus de l'etoile. Le contact de leurs peaux reveilla des sensations agreables et rechauffa Ambre. -- J'ai la tete du bon cote ? demanda-t-elle. Matt examina l'ensemble. Il se concentrait sur sa tache, s'efforcant de la toucher le moins possible. -- Oui, dans l'autre sens, tes epaules depasseraient. C'est bon. -- Maintenant il faut que tu examines mes grains de beaute. Je... je suis desolee, Matt, je ne peux pas y arriver en restant allongee et comparer avec la carte... -- Je m'en occupe, ne bouge pas. Il posa un genou sur la table pour mieux se pencher au-dessus d'elle et baissa les yeux sur son corps. La voir ainsi, parfaitement nue, accelerait son pouls. Il etait a la fois trouble, envahi par l'emotion, et desireux de la soutenir au mieux. Il posa les yeux sur son nombril. Sa peau blanche etait parsemee de petites taches de rousseur, et des grains de beaute formaient une arabesque unique. Sans qu'il s'en rende compte, son regard deriva, guide par ces etranges points noirs et bruns, et s'arreta sur ses seins. Il y avait une sorte de perfection dans leur rondeur, et une beaute hypnotisante dans le cercle rose qui les ornait. Matt avala sa salive et continua son voyage sur la peau de l'adolescente. Les grains de beaute etaient moins nombreux sur ses epaules. Il redescendit a son nombril et s'y arreta, le souffle court. Il n'osait regarder plus bas. La main d'Ambre vint lui enserrer les doigts. Il prit cela pour un encouragement et detailla le periple des petites taches sur ses hanches. Il se depecha de scruter le haut des cuisses, essayant autant que possible d'ignorer la toison claire qui le mettait si mal a l'aise. Il inspecta les genoux, puis les mollets. L'hiver passe, il aurait donne tout ce qu'il possedait pour un instant pareil avec une si jolie fille. Mais a present, il se sentait terriblement febrile, le respect qu'il eprouvait pour Ambre l'empechait de satisfaire une curiosite et un desir qu'il savait sexuel, mais pas seulement. -- Alors ? demanda-t-elle. Matt prit son inspiration pour chasser une partie de sa confusion. -- Les grains de beaute sont moins nombreux que les taches de rousseur, et... a vrai dire, je ne vois rien de particulier. -- Il doit forcement y avoir quelque chose. Subitement, Matt eut le sentiment de reconnaitre cette mosaique etrange. Il descendit de la table et s'arreta face au parchemin tendu dans son cadre. -- C'est le Grand Plan, comprit-il. Malronce a reve de ce dessin en se reveillant ici. Elle l'a aussitot recopie en sachant que c'etait important. C'est exactement identique a ce que tu as sur la peau. -- Si c'est pareil, pourquoi a-t-elle tant besoin de moi ? Matt haussa les epaules et revint prendre sa place a cote d'Ambre. -- Peut-etre qu'elle ne sait pas comment le lire ? Ambre attrapa la main de Matt et la deposa sur son ventre tiede. -- Continue d'observer, demanda-t-elle. Les grains de beaute correspondent-ils a des villes par exemple ? -- Je... Je vais devoir te relever un peu. Ambre acquiesca et se cambra pour lui permettre de voir la carte sous son dos lorsqu'il eut repere un grain de beaute sur son ventre. -- Je ne suis pas sur. J'ai l'impression que c'est la Floride, dit-il. Ici meme en fait. -- Continue. Pour plus de precision, Matt posa le bout de son index sur un grain de beaute sur la hanche, et de l'autre main, il aida Ambre a se pousser juste ce qu'il fallait pour qu'il puisse comparer avec la carte. -- Ca pourrait etre New York. Il repeta l'operation avec un autre. -- Chicago, je pense. -- Des endroits ou la Tempete a frappe fort, ou elle a pu laisser des traces, comme ici et cette table. -- Le Grand Plan est incomplet. Maintenant que je prends le temps de te... parcourir, je vois des differences. Sur ce qu'a Malronce il manque tous les gros grains de beaute, elle n'a que les taches de rousseur et les grains brun clair, jamais ceux qui sont parfaitement noirs, ceux qui marquent un emplacement ! Matt s'etait a present habitue au contact d'Ambre, il parvenait a la toucher sans etre trop trouble. Il scrutait les taches de rousseur qui se propageaient autour de son nombril lorsque soudain il lui sembla remarquer qu'elles avaient un sens. A peine visible. Leur rondeur etait en fait un peu profilee, comme si elles avaient ete jetees ici et la selon une trajectoire. -- Attends une minute, dit-il, absorbe par sa decouverte. Matt se rapprocha jusqu'a sentir son propre souffle contre la peau d'Ambre. Celle-ci se mit a frissonner. Les volcans grondaient toujours, et ils lancaient sur la piece un jeu de lumieres rouge et jaune qui faisait danser les ombres. Matt compta trois directions depuis le nombril. La premiere s'allongeait vers la cuisse droite. Matt la suivit du doigt, caressant Ambre jusqu'a l'interieur de sa jambe qu'il ecarta legerement. Un grain de beaute plus grand que les autres terminait la trajectoire. En le comparant a la carte il se rendit compte qu'il marquait un endroit en Europe qu'il ne connaissait pas. Il decida de le mettre de cote et suivit la seconde serie de taches. Elle filait droit vers... Matt s'interrompit, la main effleurant le duvet sensuel entre ses cuisses. Il ne pouvait continuer. Pas dans cette direction. C'etait l'intimite d'Ambre. Pourtant plusieurs petites marques, comme les gouttelettes d'un fond de teint, filaient dans le repli de sa peau, le guidant vers ce sanctuaire. Il s'en sentait incapable. Non seulement de poursuivre mais de lui en parler. Il se rabattit sur la derniere serie qui grimpait vers sa poitrine. Un minuscule cercle sombre ornait le dessous de son sein gauche. Matt n'osait le toucher, pourtant il finit par poser sa main dessus et Ambre lacha un soupir de surprise. Il repoussa doucement le sein et devoila un gros grain de beaute, le plus large de tous. Matt demanda a Ambre de se pencher et apres avoir verifie plusieurs fois, il marqua l'endroit sur la carte avec son doigt. -- Je suis desole, s'excusa-t-il en retirant sa main. Elle ne releva pas et se redressa pour voir ce qu'indiquait Matt avec son index. -- C'est l'emplacement de la Foret Aveugle, exposa-t-il. -- C'est mieux que ca, Matt. Juste au milieu, dans cette region-la, je ne vois qu'une chose possible, et nous savons tous deux ce dont il s'agit. -- Le Nid, dirent-ils ensemble. Matt revit ce que les Kloropanphylles appelaient l'ame de l'Arbre de vie. Une fabuleuse boule de lumiere et d'energie. Ambre etait une carte et elle invitait a retourner la-bas. Vers cette sphere qui lui avait semble contenir le monde entier. 38. Malronce et les Renifleurs Tobias et les autres Pans, redescendus dans la salle du trone, s'impatientaient. Ils guettaient les pas de leurs amis. Mais rien ne venait. Ils craignaient l'intrusion des gardes et s'etaient finalement caches derriere les hautes tapisseries, profitant du faible espace entre le mur. -- Dites, vous ne croyez pas qu'on devrait monter s'assurer que tout va bien ? proposa Neil. -- Negatif, repliqua Tobias. Il n'y a qu'une seule entree, et nous la surveillons, il ne peut rien leur arriver. -- Nous n'allons pas non plus rester la toute la nuit ! L'absence des gardes a l'entree va finir par etre remarquee ! Il faut quitter le chateau avant l'aube ! -- Pour l'instant, on attend. Apres un moment, Chen pivota vers Neil. -- Tu crois qu'il y a une aube ici ? -- Pourquoi pas ? -- C'est glauque, c'est loin de tout, j'ai l'impression que tout est detraque ici. -- Non, c'est juste la Floride, plaisanta Horace sans declencher de rires. Ben se releva. -- Je vais faire un tour, verifier que personne n'approche. -- Je viens avec toi, fit Chen. -- Non, personne ne va nulle part ! ordonna Tobias. Ne commencons pas a nous disperser. Ben lui jeta un regard noir que Tobias soutint sans broncher. Tout le monde se rassit et les minutes s'egrenerent. Ils sursauterent tous lorsqu'un cor se mit a resonner dans les couloirs, les salles et les halls, comme s'il s'agissait d'un orchestre entier. -- C'est l'alerte ! s'affola Neil. Je vous l'avais dit ! Ils savent que nous sommes ici ! On est pris au piege ! -- Tais-toi ! le tanca Horace en se penchant vers Tobias et Ben. Qu'est-ce qu'on fait ? On monte les chercher ou on les defend jusqu'a la mort ? -- Personne ne sait rien, rappela Tobias, au pire ils ont retrouve les gardes abattus. Avant qu'ils fouillent tout le chateau et viennent ici, ca nous laisse le temps de... Les battants de la salle s'ouvrirent sur un petit homme a bout de souffle. Il fonca allumer les quatre premieres torches puis disparut derriere la porte en bois que Matt suspectait etre celle des appartements de Malronce. Tobias avait tout juste eu le temps de ranger son fragment de champignon lumineux avant de pincer un morceau d'etoffe pour se degager un petit oeilleton entre deux tapisseries. Les flammes ondulaient avec l'essence, nappant les lieux d'une douce tiedeur. Tobias resta ainsi a guetter, invisible, sous le feulement odorant des torches. Lorsque l'homme revint, il etait accompagne de la Reine. Une femme, grande, a l'allure altiere, drapee dans une robe noire et blanche qui la recouvrait integralement, ne laissant apparaitre que ses traits, seduisants et inquietants en meme temps. Tobias n'eut alors plus aucun doute, c'etait bien la mere de Matt. Cependant, elle degageait une autorite et une froideur qu'il ne lui avait jamais connues. -- Le general Twain, presenta le petit homme en voyant s'approcher une silhouette massive. Twain etait vetu d'habits noirs, il arborait une barbe qui s'arretait a son menton, et tout en lui, de sa demarche a son regard, evoquait le chasseur rompu a son art. Tobias se colla contre le mur et constata que les autres en faisaient autant. Il regarda ses pieds et fut soulage de voir que les tapisseries touchaient le sol, les dissimulant totalement. -- Une intrusion ! dit-il. Les deux portiers ont ete assassines ! -- Ici ? Chez moi ? tonna la Reine en serrant le poing. Qui donc ? -- Nous l'ignorons, ma Reine, les recherches sont en cours, tous les hommes du chateau sont reveilles et vont fouiller votre demeure pour garantir votre securite. -- Ca ne peut pas etre les Mutants, ils se sont rallies a nous, alors qui ? Twain inclina la tete. -- Il se pourrait que ce soit... des enfants, nous n'avons aucun autre ennemi capable de s'introduire jusqu'ici et de tirer des fleches. -- Des enfants ? Vous plaisantez, general Twain ? Sous mon toit ? -- C'est que... je ne vois aucune autre explication. Malronce se prit le menton pour reflechir. -- Tant pis pour les risques, lachez la Horde. Twain, pourtant inebranlable en apparence, devint livide. -- Etes-vous sure ? -- Cela fait des mois que je leur fais renifler des vetements portes par des enfants ou des adolescents. Les Renifleurs de la Horde sont prets maintenant. S'il y a des gamins entre ces murs, ils les debusqueront, et s'ils sont deja partis, alors la Horde va les traquer plus surement et plus ferocement qu'une meute de lionnes affamees. -- Ma Reine, puis-je vous demander ce que sont les Renifleurs de la Horde ? Ils suscitent les rumeurs les plus folles, et deja des gens murmurent que vous etes une sorciere et qu'ils sont le produit de vos experiences ! -- Je ne suis responsable en rien, sinon d'avoir su les rassembler et les apprivoiser. Voyez-vous, mon cher Twain, lors du Cataclysme, la plupart des hommes et femmes de notre monde ont ete vaporises, detruits par le choix de Dieu. Mais il y eut aussi l'effet inverse. Plusieurs personnes qui venaient a peine de mourir ont ete frappees par ces eclairs divins. La vie est revenue en eux, mais pas leur ame. C'est pourquoi ils sont hantes et effrayants, ils n'ont plus d'ame. -- Je suppose que dans toute entreprise de taille, il existe des aleas imprevisibles, des erreurs de calcul, et les Renifleurs sont cette part de chaos, n'est-ce pas, ma Reine ? -- Non ! Crois-tu Dieu capable d'approximation ? S'Il a choisi de faire vivre ces etres, c'est pour qu'ils nous servent ! Ils sont nos cerberes ! Pour accomplir Son oeuvre ! -- Pardonnez-moi, ma Reine, dit le general Twain en posant un genou a terre. Un rictus cruel deforma la bouche de Malronce. -- Ces hommes qui propagent des rumeurs a mon sujet, qui me disent une sorciere. -- Oui, ma Reine ? -- Je veux que tu les brules. Twain baissa la tete. -- Bien, il en sera fait selon votre volonte. Twain s'elanca vers la sortie pendant que Malronce marchait lentement dans la salle du trone. Tobias avait du mal a respirer. La Horde de Renifleurs ? Qu'etait-ce encore que cela ? Malronce venait de s'immobiliser face a la tapisserie derriere laquelle se cachaient les Pans. Tobias eut soudain l'impression que son coeur cognait si fort que tout le monde dans le hall pouvait l'entendre. Les voyait-elle ? Non, c'est impossible ! Ce n'est pas transparent, elle ne peut pas ! Pourtant, Tobias doutait. Le visage de la Reine se contractait. Elle venait de voir quelque chose qui la derangeait. -- Valet, est-ce toi qui as pris la torche ici ? -- Non, ma Reine, certainement pas. Je vais la faire remplacer de suite, surtout... Elle leva l'index d'un geste imperieux qui abattit le silence sur la salle. -- Personne ne touche jamais aux torcheres, songea-t-elle tout haut. Personne ne... (Son visage s'illumina et elle s'elanca vers la porte.) Dehors ! Dehors ! Verrouille cet acces, et cours chercher la Horde ! Ils sont en haut, dans la tour du Testament de roche ! Tout alla tres vite, trop vite pour qu'un des Pans n'ose agir : la Reine et son serviteur quitterent precipitamment les lieux et une barre coulissa derriere les deux battants pour emprisonner les occupants de cette aile. Tobias sortit de sa cachette et fit quelques pas au milieu de la salle. -- Ils nous ont enfermes ! dit-il. Sa voix resonna sous le haut plafond. Les autres le rejoignirent, pas plus rassures. -- Je savais que je devais sortir ! pesta Ben d'un air desespere que Tobias ne lui connaissait pas. -- Cette fois, il faut aller chercher Ambre et Matt ! s'exclama Neil. -- Je m'en occupe, prevint Tobias, vous autres essayez de bloquer l'entree avec tout ce que vous pourrez trouver ! Tobias se precipita dans l'escalier qu'il survola jusqu'au sommet avant de toquer plusieurs fois. La porte s'ouvrit aussitot sur la pointe d'epee de Matt. -- C'est moi ! s'ecria Tobias. Nous avons de la visite ! -- Nous avons entendu le cor tout a l'heure, nous allions descendre. -- Vous avez decouvert quelque chose ? Matt et Ambre echangerent un regard complice. -- Je vous expliquerai tout ca lorsque nous serons sortis, fit Matt en descendant. -- Attends ! Il y a un truc dont je dois te parler : quelque chose est en train de foncer sur la salle du trone et nous y sommes boucles. -- Quelque chose ? releva Ambre. -- Les Cyniks l'appellent la Horde, et je crois que c'est une mauvaise nouvelle. L'Alliance des Trois retrouva les autres Pans qui venaient d'entasser un bureau, une commode et plusieurs chaises pour improviser une barricade. -- Il y a une chambre la-bas, informa Chen, mais aucune arme dedans ! Matt y penetra. -- Les appartements de ma me... de Malronce, dit-il. -- La Raumeduse, chuchota Tobias. La Raumeduse et le Rauperoden... -- Que dis-tu ? -- La Raumeduse, c'est un nom que j'ai entendu quand j'etais dans le Rauperoden, il voulait la doubler, triompher d'elle. Je crois que c'est ainsi qu'il nomme Malronce, la Raumeduse. Matt piqua le milieu d'un tapis avec l'extremite de son epee et le souleva. -- Que fais-tu ? -- Je cherche un passage derobe, il y en a surement un dans la chambre de la Reine ! -- Matt, ce n'est pas vraiment un chateau, c'etait... Enfin, tu vois bien ! C'etait Disneyland ici, avant ! Il n'y a aucune trappe secrete ou aucun miroir pivotant comme dans nos parties de Donjons & Dragons ! Matt ne l'ecouta pas et retourna chaque meuble, palpa chaque angle, en vain. Soudain un choc secoua toute la piece, suivi d'un fracas de bois casse. -- Ils arrivent ! hurla Ben. Matt leva sa lame devant son visage. Ses paumes serraient le cuir de la poignee, il pouvait presque sentir l'odeur du metal. Toute la peur et la confusion qu'il eprouvait depuis qu'il avait vu le vrai visage de Malronce se fondirent en un instant dans l'idee de se battre contre ses sbires. Frapper pour evacuer les doutes. Pour leur faire payer tout ce qu'il vivait. Pour se venger. A travers la violence, il allait exprimer tout ce qu'il y avait de pire en lui, et detruire, comme si Malronce et ses forces etaient responsables de tout ce qu'il endurait depuis la Tempete. Son visage changea. La peur disparut, remplacee par une determination effrayante. Les portes du hall se fendirent sous les coups ennemis. Les Pans reculaient, terrorises par cette puissance qui se frayait un chemin vers eux. La Horde. 39. La Horde Lorsque les battants exploserent, Matt se tenait debout au milieu de la salle du trone, pret au combat. Six silhouettes jaillirent, la plupart sur quatre pattes, mais certaines debout. De forme humanoide, les membres emprisonnes dans des pieces d'acier noir serties de pointes acerees, enveloppes dans des tuniques amples et dechirees qui les faisaient ressembler a des spectres de chevaliers. Mais leur posture tenait autant de l'homme que du chien, et leurs casques de fer aux formes torturees masquaient des nez trop longs, des machoires trop basses, des fronts trop hauts. S'il s'agissait d'etres humains, ils ne pouvaient qu'etre monstrueux. Tous en meme temps se mirent a renifler bruyamment, humant l'air, se dressant sur leurs jambes, la gueule tendue pour mieux capter les odeurs. Le premier inclina ce qui lui servait de visage en regardant Matt. L'adolescent crut discerner deux yeux jaunes sous le masque difforme, qui le scrutaient avec curiosite et... gourmandise. Puis le premier Renifleur deporta son poids sur ses jambes et se propulsa vers Matt comme s'il etait monte sur des ressorts. Matt ne chercha pas a esquiver l'impact, au contraire, il se campa solidement sur ses appuis et etudia la trajectoire pour liberer son coup au meilleur moment. En une seconde, le Renifleur etait sur lui et la lame chanta a l'instar d'un verre de cristal. Elle s'encastra dans l'armure, dechira les chairs et ressortit avec une bruine pourpre qui eclaboussa le dallage. Le bras du Renifleur se decrocha de son corps et la creature trebucha en grognant. Une odeur mephitique se propagea instantanement. Matt eut a peine le temps d'aviser les degats qu'un second Renifleur surgissait devant lui, les griffes de ses gants lacerant son tee-shirt pour se frayer un chemin vers son coeur. L'improbable se produisit : les griffes transpercerent le Kevlar de son gilet aussi facilement que du papier et ecorcherent l'adolescent. Matt ignora la douleur en priant pour que la blessure soit superficielle. Il voulut lui trancher les poignets d'un coup d'epee mais le Renifleur fit preuve d'une vivacite remarquable pour lui attraper le poing qui tenait l'arme. Il emit une sorte de sifflement de satisfaction et allait lui ouvrir la poitrine de sa main libre lorsque deux fleches se planterent dans son masque noir et anguleux. Il tituba, sans liberer Matt, avant de se reprendre pour cette fois soulever le garcon dans les airs. La douleur arracha un cri a Matt qui lacha son epee. Deux nouvelles fleches entrerent par l'orifice d'un oeil. Le monstre poussa un terrible gemissement et lanca Matt contre une tapisserie qui se decrocha et lui tomba dessus pour l'immobiliser aussi surement qu'un filet de peche. Les quatre autres Renifleurs avancerent en echangeant une bordee de borborygmes agressifs. Tobias encochait une nouvelle fleche et Chen rearma son arbalete. -- Il va falloir etre rapides, avertit ce dernier, ils sont sacrement veloces ! Ambre accourut pour aider Matt a se depetrer, il etait sonne par le choc et saignait a la levre et au torse. -- Mon epee, dit-il en la voyant au pied des monstres. Les Renifleurs se separerent en entrant dans le hall, ils prenaient un maximum d'espace pour contourner leurs adversaires. -- Ils chassent comme une meute ! annonca Ben. Ce fut alors que le premier Renifleur se redressa et que son bras coupe racla le sol en produisant d'affreux grincements. Il vint se replacer, s'envolant comme s'il etait guide par un prodigieux aimant, et s'encastra dans la chair et l'acier de l'armure avec un bruit humide ecoeurant. -- Oh, non... gemit Neil. Ils se reforment ! Les fleches tomberent toutes seules du casque du second tandis qu'il se relevait egalement. Deux Renifleurs tenterent de prendre Ben en tenaille, mais Horace en repoussa un a l'aide d'une torche qu'il venait de decrocher du mur. L'autre lanca ses griffes vers le Long Marcheur qui para de sa petite hache avant de donner un coup de pied dans ce qu'il pensait etre le genou de son agresseur. Celui-ci ne cilla pas, pire, il balanca son bras dans le visage de Ben qui ne s'y attendait pas et qui s'effondra, le nez en sang. Le Renifleur se jeta sur lui pour lui enfoncer ses longs doigts metalliques dans la gorge. Ambre leva la main en direction de la creature et donna tout ce qu'elle avait pour le projeter contre le mur. Sans l'aide des Scararmees, l'impact fut a peine suffisant pour le destabiliser, il tomba sur le flanc, juste ce qu'il fallait pour permettre a Ben de rouler hors de sa portee. Mais deja un autre Renifleur se postait devant lui pour l'empecher d'aller plus loin. La creature lui enfonca son gant d'acier dans le ventre et l'adolescent hurla. La situation n'etait guere meilleure pour Chen et Tobias qui se trouvaient aux prises avec deux Renifleurs agitant leurs guenilles et leurs pieces d'armure. Ambre et Matt furent egalement sous la menace d'un des monstres qui se mit a quatre pattes pour les approcher a la maniere d'un lion qui vient flairer ses proies. -- Nous n'y arriverons pas, capitula Ambre avec fatalite, ils sont invulnerables. Ils vont nous tailler en pieces. -- Si tu utilises les Scararmees, peux-tu nous faire gagner du temps ? demanda Matt. -- Ils sont dans mon sac, la-bas, de l'autre cote de la salle, avec Neil ! Le Renifleur se mit a grogner et se contracta, pret a charger. -- Sers-toi de ton alteration ! lanca Matt en roulant entre les pattes du predateur pour faire diversion. Ambre se concentra aussitot sur son sac et d'un mouvement du doigt qui accompagnait sa pensee, souleva le rabat de Nylon. Le bocal etait visible. Elle ne le quitta pas des yeux et projeta son energie, pour le faire glisser vers elle. Matt avait a peine evite un coup de griffes qu'il vit l'autre gant s'abattre en direction de ses yeux. Il saisit la main de toutes ses forces et, usant de son alteration, il la tourna dans le sens inverse des articulations. Les os se briserent et le Renifleur poussa un cri infernal en se jetant sur Matt. Ils partirent en roule-boule et Matt s'empara de son epee au passage pour transpercer les entrailles de son adversaire. Tobias et Chen criblaient les leurs de fleches sans reussir a les envoyer au tapis. Les unes apres les autres, les blessures se refermaient en repoussant le projectile hors du corps. Ils furent bientot accules contre un mur, pris au piege par deux assaillants dont les casques laisserent couler un filet de bave. Horace tentait d'enflammer la bete mi-humaine mi-demon qui frappait Ben lorsque ses loques prirent enfin feu. Le Renifleur se mit a tourner a toute vitesse sur lui-meme, comme s'il ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. Ainsi attisees, les flammes gagnerent en vigueur et le monstre se transforma en torche vivante. Des hurlements effroyables sortirent de son casque avec une odeur pestilentielle. Matt amputa le bras d'un Renifleur qui tentait de se relever et se precipita dans la suite de Malronce pour y briser une des fenetres. Il se pencha au-dessus du vide, dans la nuit, et siffla de toutes ses forces en direction de l'etable qu'il ne parvenait pas a distinguer dans la brume. Pendant ce temps, Neil fonca sur Ben et appliqua ses mains sur la plaie d'ou se deversait un bouillon sanglant de mauvais augure. Le bocal des Scararmees traversa la salle du trone en glissant sur le dallage et se placa entre les jambes d'Ambre qui l'ouvrit. L'energie des scarabees l'enivra immediatement, electrisant son corps, soulevant le fin duvet sur sa nuque. Neil aussi ressentit leur effet, ses paumes devinrent chaudes, et Ben se tordit de douleur au moment ou une fumee blanche et malodorante s'echappa de sa blessure. Un autre Renifleur etait en approche, sur le point de passer a l'attaque. Ils etaient si prompts a encaisser et a se remettre sur pied qu'ils paraissaient deux fois plus nombreux. Tobias vit le casque face a lui s'ouvrir par le bas et une longue machoire immonde, sans peau, brune et ocre, couverte de moisissures jaunes, se deploya, assez volumineuse pour y engloutir la tete entiere d'un Pan. Les dents grises luisaient sous les flammes des torcheres pendant qu'un liquide transparent degoulinait sur le sol. Un eclair argente decoupa l'horrible gueule et Matt decapita le Renifleur dans le mouvement suivant. Neil etait epuise, il releva les mains de Ben et voulut se mettre debout quand sa tete tourna si fort qu'il dut se retenir a Horace pour ne pas tomber. Il vit un Renifleur s'envoler juste sous ses yeux et se fracasser contre le plafond, puis un autre s'encastrer dans le trone en grondant. Ambre etait a l'oeuvre. Galvanisee par les Scararmees, elle soulevait les creatures et les brisait aussi simplement que des figurines de porcelaine. Pourtant, les uns apres les autres, les Renifleurs de la Horde finissaient par se retablir. Matt protegea le dos d'Ambre en coupant a nouveau la tete d'une abomination qui rampait pour atteindre la jeune fille. Chaque entaille delivrait une puanteur insoutenable qui plombait a present tout le hall. D'autres ombres se profilerent soudain dans la vaste salle. Un homme barbu, muscle comme un guerrier, aux prunelles penetrantes et dures, puis en retrait, une forme plus familiere. Malronce. Elle fixait Matt. C'etait elle, sa mere. Gracieuse et charismatique. Sauf que cette mere-la avait quelque chose d'autre que celle qu'il avait connue. Une rudesse dans l'attitude, dans le regard. Presque de la mechancete. -- Toi ? dit-elle du bout des levres. Magnetise par cette apparition, Matt ne vit pas le danger assaillir Ambre. Cette derniere s'efforcait de repousser les attaques sur ses compagnons et ne put rien contre le Renifleur qui rampait au plafond. Il se laissa tomber sur elle comme une araignee sur son repas, ses membres se replierent pour la percer de toute part, dans le ventre, le dos, la poitrine et l'epaule, un hoquet la souleva avant qu'elle realise que sa respiration ne fonctionnait plus. Une nappe de liquide chaud se deversa sur ses hanches, et au spasme de l'asphyxie succeda la douleur. Le bruit du choc reveilla Matt qui enfonca sa lame jusqu'a la garde dans le Renifleur et la remonta avec une telle bestialite que le monstre fut ouvert en deux, ses organes se repandirent a ses pieds. Matt prit Ambre contre lui, les paupieres de l'adolescente clignaient a toute vitesse, elle cherchait l'air, ses doigts l'agripperent. Son sang la quittait, emportant avec lui la precieuse vie, tiedissant son corps, abandonnant son ame. Ambre allait mourir dans ses bras. -- Non ! hurla Matt. Non ! Tu ne peux pas me quitter ! Ambre elle-meme semblait s'eloigner, de plus en plus detachee de son sort. Neil l'arracha aux bras de Matt et enfouit ses mains dans ses vetements imbibes. Matt Carter releva la tete en direction de Malronce. Ce n'etait plus sa mere. Jamais celle qui l'avait mis au monde n'aurait commande pareil carnage. Jamais elle n'aurait fomente l'extermination des Pans. Malronce avait l'apparence de sa mere, mais rien que l'apparence. Toute la violence que les Cyniks l'avaient contraint a exprimer, a controler depuis des mois, remonta d'un coup. Alors il serra son epee et chargea. Le general Twain fit un pas de cote pour lui barrer le chemin, sa grande epee pointee sur Matt. Il pivota au dernier moment et usant de toute sa prodigieuse force abattit sa lame sur celle de Twain qui se brisa d'un coup. Matt vint s'ecraser contre le torse puissant du militaire encore sous le choc de ce qu'il venait de voir. D'un coup de coude, Matt le repoussa pour s'ouvrir la voie vers Malronce. Mais le general Twain n'etait pas homme a se laisser terrasser si facilement. Il saisit Matt par les cheveux et le lanca contre la paroi de pierre avant de tenter de lui ouvrir la gorge avec sa lame brisee. -- Vivant ! hurla la Reine. Je le veux vivant ! Le cri stoppa le general et permit a Matt de se degager pour frapper le premier. Des soldats vociferaient aux niveaux inferieurs. Quand Tobias s'agenouilla pres d'Ambre, il la vit en train de repousser Neil. Le representant d'Eden etait livide, ses mains sur la peau de l'adolescente. -- Neil, gemit-elle avec difficulte, tu... t'epuises... arrete... Mais il ne l'ecoutait pas. Les plaies se refermaient une par une, et soudain Tobias put voir au travers de Neil tant sa peau et ses organes avaient perdu leur consistance. Il n'appartenait plus tout a fait a leur monde. A l'inverse, la subite paleur d'Ambre s'etait estompee, les couleurs revenaient a ses joues. -- Non ! cria la jeune fille avec le peu de force qui l'habitait encore. Neil frissonna. Un frisson glacial, porteur de la mort. Il venait de tout donner pour Ambre. -- Elle doit vivre, souffla-t-il, elle doit vivre... elle est... le seul espoir d'Eden... Neil tomba a la renverse. La vie avait deserte son corps. Matt vit Plume surgir dans le dos de Malronce, suivie de Gus et de tous les autres chiens. La troupe canine renversa la Reine et Twain sur son passage, et Lady se jeta sur un Renifleur qui allait croquer Tobias. D'un coup de crocs elle lui brisa la nuque. Les carreaux d'arbalete de Chen donnerent assez de repit a Tobias pour qu'il aide Ambre a deposer Neil sur le dos de Moz, son chien. La minute suivante, ils chevauchaient vers l'escalier. Matt sauta sur le dos de Plume et recut un coup de poing dans les cotes de la part de Twain qui tentait dans un dernier elan de le desarconner. Mais Matt tint bon, son gilet en Kevlar protegea ses cotes de l'impact. Plume s'elanca devant Malronce qui se plaqua contre le mur pour ne pas etre pietinee. L'instant d'apres, Matt avait disparu. 40. Separation Les chiens survolaient plus qu'ils ne descendaient les marches, ils traverserent un long corridor et Billy, la monture d'Horace, qui etait en tete, renversa deux gardes qui se precipitaient sur eux. Ben se cramponnait a Taker, son husky, malgre l'intervention de Neil, et bien que sa blessure au ventre fut refermee, il souffrait pour tenir en selle. Chen abattit un autre soldat Cynik qui tentait de leur barrer le passage avec sa lance. Le chateau se soulevait, partout des guerriers a la mine patibulaire se ruaient en desordre, pour boucler les lieux. Les chiens profitaient de cette confusion pour foncer droit devant, bousculant les gardes par-dessus les balcons, les ecrasant contre un mur ou les effrayant d'un grognement puissant. En passant devant une tenture, Ambre appela Matt : -- Je m'arrete ici ! Toute l'equipe stoppa en meme temps. -- Quoi ? fit Matt. Nous ne pouvons pas, les Renifleurs sont sur nos talons ! -- Allez-y, je vous confie Gus. Ambre mit pied a terre et ouvrit le rideau sur le papillon geant. -- Qu'est-ce que tu fais ? Nous ne tiendrons jamais tous sur cette bestiole ! -- Ca tombe bien, je pars seule. Matt quitta le dos de Plume pour se camper devant son amie. -- Tu es folle ? Et tu ne sais meme pas le piloter ! -- Je vais apprendre sur le tas ; si tu veux m'aider, denoue la corde la-bas ! Matt l'attrapa par les epaules. Ses vetements etaient encore tout trempes du sang qu'elle venait de perdre. -- Tu n'es pas en etat ! -- Neil vient de donner sa vie pour que je le sois. Je vais tres bien, physiquement du moins. -- Mais ou veux-tu partir comme ca ? -- Tu le sais, la ou mon corps me pousse a aller, la ou la Terre m'indique de me rendre. Je vais au Nid, chez les Kloropanphylles. Ce papillon est le seul moyen rapide pour gagner le sommet de la Foret Aveugle. Matt ne pouvait se resigner a la laisser partir, il avait cru la perdre, et il realisait combien sa presence lui etait vitale. Sans elle, il n'etait plus le meme, elle le completait, mieux encore : elle etait son avenir. Tout ce qu'il venait d'experimenter aupres d'elle, tout ce qu'ils avaient partage, au-dela de leur amitie, ne pouvait prendre fin ainsi, si vite. -- Jamais ce papillon ne tiendra la distance, contra-t-il, il s'ecrasera de fatigue avant meme que tu atteignes la Foret Aveugle ! Viens avec nous, nous trouverons un moyen. Ensemble. Soudain toute la douceur dont Ambre etait capable l'illumina. Elle deposa sur Matt un regard tendre. -- Nos heures sont comptees, Matt, dit-elle, si pres qu'il pouvait sentir son souffle. Et s'il existe encore une chance pour que nous survivions tous, c'est la-bas qu'elle se trouve. Je dois m'y rendre sans plus tarder. -- Alors je viens avec toi. Elle posa son index sur les levres du garcon. -- Non, tu ne peux pas. Tu l'as dit toi-meme, le papillon va vite s'epuiser, je dois etre seule. Et tu as une mission a remplir. Tu dois guider ces garcons vers le nord, vers la Passe des Loups ou se prepare le plus terrible combat que notre monde ait vu. Tu es fait pour ca, Matt. Ta presence sera precieuse pour commander nos troupes. Matt secouait lentement la tete, incapable de se resigner a cette evidence. Il ne voulait pas la perdre. Des grognements menacants tomberent de l'etage superieur. -- Depeche-toi ! ordonna-t-elle. Les Renifleurs arrivent. Ma decision est prise. Matt la prit dans ses bras. -- Fais attention a toi, je te jure que si tu fais n'importe quoi je te retrouverai, meme en enfer s'il le faut, et je te ramenerai ! -- Va-t'en. Matt ne pouvait pas bouger. Chen decocha un tir d'arbalete dans le couloir. -- Ils sont la ! s'ecria-t-il. Matt se jeta sur l'amarre du papillon qu'il trancha d'un coup d'epee et Ambre monta sur la selle en cuir. -- C'est moi qui vous retrouverai ! lanca-t-elle. Elle se pencha et deposa un baiser sur les levres de Matt. -- Maintenant file ! Matt recula pendant qu'Ambre tirait sur les renes. Le papillon s'ebroua avant d'avancer vers l'extremite de la plateforme. Il secoua ses ailes et d'un coup celles-ci claquerent, projetant Matt au sol tandis que l'insecte geant decollait. L'instant d'apres, Matt sautait sur Plume et adressait un signe a Ambre qui venait de s'envoler pour l'horizon obscur du nord. Il s'interdit de penser que c'etait un adieu. 41. La mort aux trousses Les murs defilaient a toute vitesse. Ils franchissaient des escaliers, des portiques, gagnerent une petite cour avant de jaillir sous les remparts du chateau. Matt voyait le paysage, entendait les cris des gardes, pourtant il se sentait absent, totalement detache de ce qui l'entourait. Il ne parvenait pas a s'arracher au souvenir d'Ambre. De son depart. De son baiser. Il avait l'impression que dans sa poitrine tout etait devaste, desseche, un vide enorme devorait son esprit. Et deja, il s'en voulait de l'avoir laissee partir sans lui. Les faubourgs du chateau defilaient sous le galop des chiens, repoussant les soldats a coups d'arbalete, de fleches, de hache. Matt se laissait guider par Plume, ils foncaient si vite que la plupart des Cyniks n'osaient les approcher et ils furent bientot hors de l'enceinte du domaine royal de Wyrd'Lon-Deis, remontant une route de terre battue a travers une foret d'arbres noirs. Trop de revelations, trop d'emotions en si peu de temps, avaient sonne Matt. Il n'arrivait plus a se raccrocher a la realite. Apres le Rauperoden, connaitre le vrai visage de Malronce l'avait devaste. Comment en etait-il arrive la ? Pour avoir decouvert un avis de recherche a son effigie dans la sacoche d'un Cynik, deux mois et demi plus tot. Son pere, et maintenant sa mere. Il n'etait pas sur de pouvoir en encaisser davantage. Il devait les fuir, a jamais. Ne plus jamais les revoir, les ignorer comme s'ils n'avaient ete qu'une illusion. Une hallucination, rien qu'une invention de mon imagination... Oui, c'est ca, une invention... Matt fut soudain reveille par les voix de Tobias et d'Horace en tete de la troupe : -- Le Styx est par la ! criait Horace. -- On oublie le bateau ! repliqua Tobias. Trop lent a contre-courant ! Ils nous rattraperaient ! Il faut aller le plus loin possible avant qu'ils s'organisent ! Les semer tant que c'est possible ! Matt ne savait qu'en penser. En fait, il ne reussissait plus a ordonner ses idees. Tout lui paraissait etranger, il etait detache de leur sort, comme si le danger ne le concernait plus. Le grondement des volcans, dans leur dos, fut suivi d'une explosion sanglante dans le ciel, illuminant la nuit, revelant une vegetation deformee, tourmentee par le soufre. Plus d'une heure durant, les chiens galoperent a travers la foret, l'ecume aux babines, la langue pendante. Puis ils ralentirent l'allure, pour tenir jusqu'a l'aube. Ils croiserent deux intersections et suivirent chaque fois la direction du nord. L'aurore se deplia lentement, un trait fin sur l'horizon, tout juste un degrade de pastels clairs, nuances de blanc et de gris, avant que la paupiere du jour ne s'ouvre enfin sur la lumiere, inondant cette lande morne. Pendant une minute, Matt crut distinguer une minuscule tache noire au nord, et il songea a Ambre. Etait-ce elle ? Le temps qu'il la cherche a nouveau, elle avait disparu. Tobias et Horace sortirent de la piste pour s'engager a travers les buissons rabougris et les fougeres brunes. Ils menerent la troupe a travers bois sur cinq cents metres avant de s'installer sous un gros tronc a moitie couche. -- Les chiens n'en peuvent plus, commenta Tobias, et je crois que nous avons aussi besoin de repos. A peine debarrasses de leur equipement, les chiens se jeterent sur une mare d'eau pour l'assecher en quelques minutes. Ben souleva sa tunique de coton pour devoiler trois longues plaies suintantes. Neil n'avait pas totalement termine la guerison. Avec l'aide de Chen, il nettoya ses blessures et se pansa avec des bandes de compresses. Il avait egalement le nez tumefie, probablement casse, mais il prefera ne pas y toucher. Chacun en profita pour soigner ses plaies. Matt s'occupa des coupures sur sa poitrine, souvenir d'un Renifleur, et d'un hematome inquietant sur le cote qui l'empechait de respirer. Sa levre aussi etait entaillee, mais le souvenir du baiser d'Ambre l'aidait a se concentrer sur une autre saveur. Il inspecta son gilet en Kevlar. Trois lacerations l'avaient ouvert sur le devant. Les griffes de la Horde n'etaient pas de ce monde pour parvenir a dechirer un materiau aussi resistant. Puis vint le moment que tous redoutaient. Le corps de Neil fut depose sur l'herbe reche, entre les Pans qui le contemplaient avec respect et chagrin. -- Nous n'allons pas l'enterrer ici tout de meme ? s'indigna Horace. -- Quel autre choix avons-nous ? demanda Ben. Il va commencer a se decomposer ! Apres ce qu'il a fait, il merite une sepulture. Tous approuverent et ils se mirent a creuser la terre avant d'y enfouir le corps sans vie de Neil. Avant que son visage ne disparaisse, Matt lui jeta un dernier coup d'oeil. Une de ses rares meches blondes rebiquait sur son front. Il se pencha et la lui replaca en arriere. Sa peau etait encore tiede. Cet etrange contact lui fit prendre conscience de la mort. Neil ne reviendrait plus, plus jamais. Comme Luiz avant lui. Comme bien d'autres auparavant. Son dernier geste etait a la fois surprenant et terriblement logique maintenant que Matt y repensait. Neil avait toujours considere Ambre comme l'unique monnaie d'echange capable d'empecher la guerre avec les Cyniks. Pour sauver toutes les vies d'Eden. Et c'est pour ca qu'il nous a trahis a Babylone. Il a tente un marche avec les Cyniks, leur donner Ambre et ses compagnons, en echange de la paix. Pourquoi avait-il fait cela pour ensuite fuir la ville ? Parce que son plan a echoue lorsque Tobias a emmene tout le monde chez Balthazar. Ensuite il ne pouvait plus rien faire sans risquer sa vie, il craignait que nous decouvrions sa traitrise ! Il avait sauve Ambre en esperant sauver la paix. Il savait ce qu'il faisait, il savait qu'il donnait son existence pour elle. Neil les avait vendus aux Cyniks, mais ce qu'il avait fait restait motive par son espoir d'epargner le plus grand nombre de vies. Il n'etait pas le sale type que Matt avait cru. Alors il lui fit des excuses, en un murmure. Puis la terre le recouvrit. Ils dormirent quelques heures apres avoir mange, et cela suffit a leur rendre les idees claires. Ils se savaient traques, non seulement par les troupes de Malronce, mais egalement par son homme de main. Depuis qu'il affrontait des Cyniks, Matt avait toujours beneficie de sa force extraordinaire pour les surprendre, et comme la plupart ne savaient pas vraiment se battre, cela suffisait en general a leur porter le coup triomphant. Avec cet homme, les choses etaient differentes. Il avait ete stupefait par l'impact sur son epee, mais il reagissait beaucoup plus vite que les autres Cyniks. Et il savait se servir de ses poings ! Matt en portait encore la douloureuse preuve sur le flanc. Cet homme etait un veritable guerrier. S'ils venaient a s'affronter de nouveau, Matt savait qu'il n'aurait pas le benefice de la surprise, et l'homme savait quel genre de Pan il combattait. Il ne fallait pas recroiser sa route, comprit Matt, un assaut face a lui serait probablement le dernier de sa courte vie. -- Allons-y, dit-il. -- Nous avons pris une bonne avance avec les chiens, fit remarquer Chen. -- Alors ne la perdons pas. Les chiens dormaient d'un oeil et ils se leverent tous en meme temps lorsque leurs jeunes maitres entreprirent de ranger leurs duvets. Un cri aigu petrifia les Pans. Cela ressemblait a un appel, une longue plainte stridente, entre le rapace et la hyene. D'autres creatures repondirent, dont une toute proche, a quelques centaines de metres dans la foret. -- La Horde ! s'ecria Matt. Ce sont les Renifleurs de la Horde, ils suivent notre piste ! En selle ! Vite ! Ben ne prit pas le temps de nettoyer les traces de leur campement. Matt prit la tete du groupe et ils retrouverent le chemin de terre pour lancer les chiens au galop. Tobias etait a ses cotes : -- Tu crois qu'ils peuvent courir ? Je veux dire : les Renifleurs de la Horde, avec leur armure... J'ai entendu la Reine a leur sujet, c'etaient des hommes auparavant ! Matt hesita entre partager ce qu'il pensait vraiment et tranquilliser son ami qui n'attendait que ca. Ne sachant ce qui les guettait, il prefera etre franc : -- Toby, tu as vu comme moi ces choses, il y a de la magie noire la-dessous ! -- Non, d'apres Malronce, c'est la Tempete qui a ranime des gens qui venaient a peine de mourir. Je suppose qu'en frappant des corps mourants, les eclairs ont relance l'activite electrique du cerveau, et du coeur, et... peut-etre que maintenant ils ne fonctionnent qu'avec l'energie de la Tempete ! C'est pour ca qu'on ne peut les tuer ! Ils sont deja morts ! L'energie de la Tempete les reconstitue encore et encore, ca veut dire qu'il n'existe aucun moyen de les detruire ! Tobias etait en train de se faire peur tout seul. -- Tu as trop d'imagination, le coupa Matt. Concentre-toi sur ta monture, si tu tombais maintenant, tu nous mettrais vraiment en peril. -- Mais on ne va tout de meme pas fuir a cette vitesse jusqu'aux falaises de Henok ? Jamais les chiens ne tiendront ! -- S'il faut se battre, nous nous battrons, maintenant tais-toi. Matt n'etait pas d'humeur. Il avait trop de choses en tete, le coeur trop lourd. Il enfouit sa main dans la fourrure de Plume et se cramponna en se penchant pour lui faciliter la course. Ils franchirent un ruisseau a gue, puis remonterent une colline degarnie. Lorsqu'ils furent au sommet, le cri aigu des Renifleurs transperca le manteau de la cime en contrebas, la Horde les avait reperes. Les chiens, qui avaient baisse l'allure lors de la montee, retrouverent leur fougue et ils etaient a plus de deux kilometres lorsque Matt apercut des ombres effrayantes au sommet de la colline, derriere eux. Ils trottaient, nettement moins rapides que le groupe de Pans, mais infatigables. Tot ou tard, les chiens capituleraient, ils s'effondreraient, harasses, et la Horde les rattraperait. Vaincre la Horde... Apres ce qu'il avait vu dans le chateau, Matt en doutait. Des guerriers parfaits. Indestructibles, sans pitie et sans peur. Matt prit la decision de proteger la fuite de ses compagnons. Il renverrait Plume avec eux, et se dresserait sur le chemin de la Horde, pour l'arreter ou au moins la ralentir. Au prix de sa vie s'il le fallait. Ambre avait sa mission a accomplir, Tobias guiderait avec Ben le groupe jusqu'a la Passe des Loups. Quant a lui, sa destinee serait de rester ici, dans le pays de Wyrd'Lon-Deis. Seulement si la Horde revient sur nous, se repeta-t-il pour se rassurer. Apres une heure de cette course, les chiens montrerent des signes de fatigue, leurs foulees etaient plus courtes, moins soutenues, et ils trebuchaient de plus en plus. Matt leva la main pour arreter la file et sauta au bas de Plume. -- Inutile de continuer, les chiens sont en train de se tuer a l'effort, il faut marcher a leur cote pour qu'ils reprennent des forces. -- Et la Horde ? s'angoissa Chen. -- Nous avons repris pas mal d'avance, il faut esperer que cela suffise. D'ici deux ou trois heures, nous remonterons en selle, en attendant, c'est marche forcee pour tout le monde ! Ils mangerent et burent en avancant. Ben se tenait souvent le ventre, la ou ses plaies etaient les plus profondes, pourtant il ne ralentit jamais ses amis et ne se plaignit pas davantage. Apres avoir enterre Neil, il etait difficile de faire autrement. L'absence de cris dans leur dos troublait Matt depuis un moment. Il n'aimait pas ignorer la position de ses ennemis. Devaient-ils presser le pas au risque de puiser dans leurs dernieres forces ? Lorsque les chiens furent en meilleure condition, Matt remonta sur le dos de Plume et le galop reprit de plus belle. Ils alternerent ainsi les periodes de marche et de course jusqu'au soir, jusqu'a ce que la penombre soit telle qu'il devenait imprudent de poursuivre sans lumiere. Tobias proposa son champignon lumineux mais Matt refusa, il n'aimait pas l'idee d'etre reperable de loin. Et il comptait sur leur rythme soutenu pour avoir mis une bonne distance entre eux et la Horde. Assez pour beneficier d'une nuit de repos. Ils dormirent les uns contre les autres, en cercle, avec les chiens comme mur de defense et leurs armes dans les mains. Matt fut debout avant l'aurore, il avala quelques gateaux secs et equipa les chiens pendant que les autres Pans se reveillaient difficilement. La Horde ne les avait pas rattrapes dans la nuit. Matt terminait a peine de sangler les sacoches sur Plume que le cri aigu d'un Renifleur les fit tous sursauter. Il etait tout proche, a moins d'un kilometre. En deux minutes, tous les duvets furent replies, les vivres ranges, et les Pans sautaient sur leurs chiens. Un autre Renifleur repondit, plus loin, puis un troisieme. Ils communiquaient, et ils allaient se regrouper, songea Matt, maintenant qu'un des leurs avait repere leurs proies. Il fallait foncer, la Horde ne devait probablement pas s'arreter, pas meme la nuit, et toute l'avance que le galop des chiens leur permettait de gagner disparaissait pendant leurs heures de repos. Pourtant ils ne pouvaient faire autrement, sans risquer la vie de leurs montures, c'est-a-dire les leurs. Ils s'elancerent a nouveau, laissant Chen et Tobias couvrir leurs arrieres avec leurs fleches. Ils couraient vers le nord, la peur au ventre, dans l'angoisse d'etre tot ou tard rattrapes. Il fallut toutefois reposer les montures, alors, comme la veille, ils marcherent a leurs cotes, avant de repartir a pleine vitesse. Matt et Ben scrutaient sans cesse les ombres derriere eux, sans rien distinguer. Le soir venu, ils forcerent encore la marche, jusqu'a ce que leurs pas se fassent hesitants, les esprits embues par la fatigue. Apres qu'Horace puis Tobias se furent effondres en trebuchant sur des racines devenues invisibles dans l'obscurite, Matt se resigna a ordonner l'arret pour constituer leur bivouac. Ils dormirent peu, et mal, pour reprendre la route avant l'aube. Peu avant midi, ils grimpaient a flanc de falaise par un sentier glissant, entre de gros rochers, dominant une large partie du bassin de Wyrd'Lon-Deis, lorsque la Horde hurla a nouveau. Ils etaient assez loin et se repondirent pendant de longues minutes. Les Pans surent qu'ils etaient reperes et qu'il ne fallait surtout pas perdre une minute. Matt se demandait combien de jours encore il faudrait fuir pour atteindre les falaises de Henok, lorsqu'elles apparurent en debut d'apres-midi : un mur flou sur l'horizon. Encore quelques galops et ils pourraient les toucher, peut-etre a la nuit. Et tandis qu'il les admirait en s'interrogeant sur le moyen de les franchir, les Renifleurs de la Horde hurlerent a nouveau. Ces creatures immortelles. Soudain, Matt eut une idee. Un plan s'echafauda rapidement sous son crane, un plan ose. Presque du suicide. Mais a bien y reflechir, c'etait le seul moyen qu'ils avaient d'echapper a la Horde et de rejoindre leurs amis au nord, pour preparer la grande bataille. Matt hesita a le partager avec les autres et decida finalement de le garder pour lui jusqu'au soir. Pour ne pas les effrayer trop vite. Car son idee etait vraiment folle. 42. Morts en serie Le crepuscule enflammait les immenses falaises. Le rideau de la nuit suivait le sillage de cet incendie splendide, passant le baume froid des etoiles sur les plaies brulantes du soleil. Et avec la nuit venaient les creatures trop hideuses pour oser se montrer le jour, les monstres fourbes preferant se tapir dans l'obscurite pour surprendre leurs proies, les horreurs se nourrissant des peurs. Matt comptait sur eux pour survivre a la Horde. Tobias entrouvrit la poche de son manteau pour regarder son champignon lumineux, tente de le prendre pour se rassurer. Les Renifleurs lancaient leurs longues plaintes stridentes de temps a autre, pour communiquer leur position et remonter la piste des jeunes fuyards. Ils etaient a moins de cinq kilometres. -- Je suppose que cette nuit nous ne dormirons pas, murmura Tobias. -- Je sais pas vous, mais moi je n'ai pas envie de rester a Wyrd'Lon-Deis une nuit de plus ! fit Chen. -- Et comment on s'y prend pour sortir ? grogna Horace. La ville d'Henok doit etre barricadee jusqu'au matin et de toute facon ils doivent nous attendre la-dessous ! -- Nous la contournons, prevint Matt. Tous les regards convergerent vers lui en meme temps. -- Et comment on fait ? s'enquit Ben. Je n'ai pas vu un seul passage sur les falaises ! -- Il y en a plusieurs. Souterrains. Tobias secoua la tete vivement, comme s'il voyait un fantome : -- Non ! T'es dingue ! Si nous mettons les pieds dans ces boyaux, nous sommes tous morts ! -- De quoi parlez-vous ? s'alarma Chen en lisant la terreur sur le visage de Tobias. -- Il veut nous entrainer dans les terriers des Mangeombres ! s'ecria Tobias. Ben pivota vers Matt, incredule et inquiet : -- C'est vrai ? C'est a ca que tu penses ? -- Jamais nous ne pourrons forcer les portes d'Henok, et une fois a l'interieur ce serait un combat perdu d'avance. Il n'y a que le reseau de couloirs qu'empruntent les Mangeombres. Je sais qu'il est large et qu'ils communiquent des deux cotes de la montagne, en bas dans ce bassin et en haut, par-dela les falaises. Si nous nous y faufilons, avec un peu de chance, nous pourrons esquiver leur presence, ils chassent en ce moment meme, il est fort probable que ces galeries soient toutes vides. -- Mais s'ils nous tombent dessus, nous serons totalement pris au piege ! contra Tobias. -- Nous n'avons aucun autre choix, Toby ! s'enerva Matt. C'est ca ou attendre que la Horde nous rattrape et nous taille en morceaux ! Tous les Pans fixaient Matt, gravement. Le jeune garcon crut lire sur leurs traits un debut de resignation, alors il en profita pour ajouter : -- Nous savons que nous devrons etre silencieux et rapides. Ce n'est pas le cas de la Horde. Ils ne cessent de se parler en hurlant, ca finira par attirer les Mangeombres sur eux. Si tout se passe bien, non seulement nous regagnerons le plateau sans heurt, mais en plus nous ralentirons la Horde ! -- Si tout se passe bien, repeta Ben du bout des levres. Les chiens transporterent leurs maitres jusqu'aux confins de Wyrd'Lon-Deis, tout pres du fleuve qui coulait en silence au milieu d'une foret de roseaux. Une longue pente couverte de coniferes les separait du pied des falaises. Ils pouvaient entendre un grondement diffus et lointain provenant des chutes d'eau, quelque part a l'est. Matt descendit de Plume et entreprit de remonter la pente avec precaution, evitant les fourres trop denses ou les zones pleines de ronces, imite par tout le groupe. Chacun se tenait pret au pire. S'ils venaient a etre decouverts par les Mangeombres, les armes pouvaient jaillir en une seconde le temps de preparer une fuite a dos de chiens. Une large clairiere s'ouvrit soudain, plus de trois cents metres d'herbe jusqu'aux murs de calcaire blanc. Plusieurs orifices sombres s'ouvraient dans la paroi comme autant de portes vers la taniere des Mangeombres. -- Oh non ! gemit Tobias. Ils ne sont pas sortis ! Ils se tiennent a l'entree de leurs terriers ! -- Ils guettent une proie, devina Matt. Ils sont comme des araignees, ils attendent que leur gibier vienne a eux pour jaillir de leur cachette. -- T'es en train de nous dire quoi ? s'inquieta Chen. Que nous sommes pris en tenaille entre ces tueurs-la et la Horde ? -- Tant que les Mangeombres ne sortiront pas, nous ne pouvons pas bouger, avoua Matt. -- Il faudrait un appat, dit Ben, songeur. -- Ca ne peut pas etre l'un de nous, contra Matt aussitot. J'ai vu les Mangeombres a l'oeuvre, je les ai meme combattus, ce serait un suicide ! -- Meme si je reste sur le dos de Taker ? -- Ils finiront par te rattraper et de toute facon tu finirais coince en bas ! C'est hors de question ! Le cri de la Horde, distant, leur rappela l'urgence de la situation. -- Ils seront la avant l'aube ! dit Chen en frissonnant. -- Les Mangeombres n'ont pas bronche, remarqua Ben. -- Parce que la Horde est encore loin. Lorsqu'elle sera sur nous, la ils sortiront de leurs grottes pour se meler au combat et devorer les ombres de tout le monde ! Soudain Plume vint lui lecher la joue. Elle s'assit et le fixa de ses grands yeux marron. -- Eh bien, qu'est-ce qu'il y a ? demanda Matt en l'observant. Plume tourna la tete vers la clairiere puis le fixa a nouveau. Elle se contorsionna et attrapa avec les dents la courroie de ses sacoches pour tirer dessus. -- Tu veux que je te retire ton equipement ? Ce n'est pas trop le moment de... Brusquement Matt lut la determination et la tristesse dans le regard de sa chienne et il comprit. -- Oh non ! C'est hors de question ! Tu ne feras pas l'appat ! Plume ne broncha pas. Inflexible. Tobias s'approcha et posa un genou a terre, a cote de Matt. -- Je connais cette attitude, Matt, elle a deja pris sa decision. -- C'est hors de question ! Je ne sacrifierai pas Plume ! -- Ce n'est pas de ton ressort, c'est elle qui a fait ce choix, dit Tobias doucement. Les grandes prunelles de Plume glisserent rapidement de Tobias a Matt, comme pour faire comprendre a son maitre qu'il devait ecouter son ami. -- Non, ce n'est pas a elle de decider ! Une larme coula sur sa joue. Plume allongea le cou pour la lecher. Sa truffe palpita et elle scruta rapidement le sud, l'air stresse. -- La Horde se rapproche, decrypta Tobias. Gus, le saint-bernard d'Ambre, vint s'asseoir a cote de Matt et lui donna un petit coup de museau amical. Plume le regarda avant de contempler son maitre. Matt eut alors le coeur brise en comprenant qu'elle passait le relais a Gus. Plume savait qu'elle ne reviendrait pas et confiait son maitre a l'un des siens. L'adolescent sut qu'il n'y avait plus rien a faire pour la retenir. Elle allait se precipiter dans cette clairiere quoi qu'il fasse. Alors il s'approcha d'elle et, methodiquement, defit les sangles de ses sacoches, effectuant chaque geste avec douceur et precision, parce qu'il savait que plus jamais il n'aurait l'occasion de s'occuper de sa chienne. Il caressa son poil epais, defit une petite bourre sous ses oreilles, et deposa un baiser sur le cote de son museau. Elle remuait la queue lentement. Matt pleurait sans bruit. Il serra Plume contre lui et recula d'un pas. Puis d'un coup, elle bondit en direction de la clairiere. Gus vint deposer un petit coup de langue sur la joue de Matt. Plume gambadait a decouvert. Tout a coup, les Mangeombres fuserent de leurs trous, telles des chauves-souris geantes a tete blanche, planant a toute vitesse a moins d'un metre de la pente, fondant tous ensemble vers la chienne. Plume attendit qu'ils ne soient plus qu'a une cinquantaine de metres et poussa sur son train arriere pour filer en direction des sapins. Les Mangeombres changerent de cap tous en meme temps, comme s'ils ne formaient qu'un seul et unique etre et l'instant d'apres ils disparurent dans la foret a la poursuite de Plume. -- Maintenant ! commanda Ben. Les Pans remonterent la clairiere en courant et se precipiterent dans le premier trou visible. Tobias sortit aussitot son champignon lumineux pour guider ses camarades dans les tenebres. Matt fermait la marche, il laissa passer Gus et jeta un dernier regard en contrebas. Plume venait de ressortir de la foret, plusieurs Mangeombres sur les talons. Se sentant rattrapee, elle opera une volte-face dans les airs et ses machoires se refermerent sur le crane du premier de ses poursuivants qu'elle broya instantanement. Le second eut a peine le temps de se poser sur ses longues griffes que Plume lui arrachait et une aile, puis l'autre. Cependant les monstres surgissaient de partout en planant. Leurs grands yeux jaunes s'ouvraient avec appetit sur ce chien enorme et les fentes abjectes qui leur servaient de bouche tremblaient de gourmandise, revelant des rangees de petites dents pointues. Plume decapita d'un coup de patte furieux le Mangeombre qui l'approchait, puis ses crocs se refermerent sur la peau blafarde d'une tete temeraire qui s'etait aventuree trop pres. Elle en projeta un autre dans les airs d'une bourrade des pattes arriere, avant de broyer le corps de deux autres ennemis. Plume se battait avec la rage de celle qui defend la vie de son maitre. Elle saisit au vol un Mangeombre et le fracassa contre une grosse pierre, les cadavres s'accumulaient autour d'elle, et pourtant, il en arrivait toujours plus. Soudain, l'un des monstres se dressa sur ses griffes et les plis de son front s'ecarterent pour laisser apparaitre un oeil tout blanc. Il entama une serie de flashes aveuglants pour mettre en avant l'ombre de la chienne. Plume dechiqueta le visage d'une creature et pivota pour faire face a celui qui lancait les flashes. Ses babines se souleverent et elle devoila ses crocs impressionnants. Les Mangeombres se contracterent tous ensemble, comme un seul muscle sur le point de livrer un effort intense. Horace attrapa Matt par les epaules. -- Viens, ne reste pas la, il n'y a rien que tu puisses faire pour la sauver, viens. C'est en survivant que tu donneras un sens a son sacrifice. Matt se laissa tirer en avant, il savait que s'il obeissait a son desir immediat, alors il prendrait son epee et courrait dans la clairiere massacrer autant de Mangeombres que possible. Jusqu'a epuisement, jusqu'a perir a son tour. Les galeries etaient etroites et malodorantes. Des racines jaunes pendaient du plafond comme autant de tentacules s'agrippant aux cheveux et aux lanieres des sacs. Il etait impossible d'evoluer a dos de chiens, et chacun foncait aussi vite que possible, Tobias et son champignon lumineux en tete, suivi de Chen et son arbalete. Ceux qui fermaient la marche n'y voyaient presque rien, et Matt s'en remettait au flair de Gus pour le guider. Ils croiserent de nombreuses intersections, et Tobias semblait privilegier tout chemin qui montait en direction du nord. Mais apres une demi-heure, ils avaient passe tant de fourches et de croisements qu'ils commencerent a douter de pouvoir rejoindre la surface avant d'etre rattrapes par les Mangeombres. Ces creatures disposaient-elles d'un odorat particulier qui les alerterait sur la presence des Pans dans leur repaire ? Tobias trouva enfin un passage qui montait en pente raide. Il faisait de plus en plus chaud, et ils avaient presque vide leurs gourdes lorsqu'ils deboucherent sur une immense caverne ou l'odeur de moisissure etait encore plus forte. Tobias leva son champignon et devoila un interminable champ de petites spheres translucides. Des milliers et de milliers de globes blancs poses a meme la terre. -- Ce sont ces champignons qui puent comme ca ? gemit Horace. -- Pas des champignons, corrigea Ben, des oeufs ! A ces mots, ils firent tous un pas en arriere. Ils se trouvaient en plein dans la pouponniere des Mangeombres. -- Je propose qu'on fasse demi-tour, intervint Chen. -- T'as vu la cote qu'on vient de se taper ? repondit Horace. La sortie c'est la-haut ! Moi je dis qu'il faut traverser. Ben approuva : -- On continue ! Je passe devant si vous voulez. Il prit la tete avec Tobias et ils filerent entre les oeufs de la taille de ballons de basket. Les chiens guettaient ces etranges spheres avec beaucoup d'inquietude, les oreilles en arriere. Matt se tenait en retrait, il ne voyait pas grand-chose et se tenait surtout pret a brandir sa lame au moindre craquement de coquille. Brusquement, tout le monde s'immobilisa devant lui et il dut se retenir a Gus pour ne pas tomber au milieu des oeufs. Il se pencha pour voir ce qui bloquait et un frisson de degout le fit reculer aussitot. L'immense abdomen huileux d'une creature de plusieurs metres de hauteur etait en train de pondre devant eux, capture par la lueur du champignon de Tobias. Il ressemblait a celui d'un insecte, et son corps apparut, plante au sommet de longues pattes chitineuses, semblable a un termite gigantesque. Ce qui lui servait de tete pivota en direction des Pans et ses mandibules s'entrouvrirent. Un cri collectif retentit loin, tres loin dans les galeries, et Matt se souvint de sa premiere experience avec les Mangeombres. Il lui avait semble qu'ils etaient telepathes. Mais face a ce monstre, il se demanda s'il ne s'agissait pas plutot d'un esprit collectif, des centaines d'etres mus par la meme pensee. Et si cette atrocite pondeuse etait le refuge de leur pensee, le coeur de leur societe ? Matt vit Chen qui se preparait a tirer. Pouvaient-ils mettre un terme a l'existence meme des Mangeombres en detruisant ce sanctuaire de leur pensee unique ? Matt en doutait, s'il avait bien appris quelque chose de sa courte vie a propos de la nature, c'etait qu'elle faisait trop bien les choses pour qu'une espece vivante soit a ce point vulnerable. S'ils venaient a tuer cette chose, l'esprit se transfererait ailleurs, dans un autre Mangeombre, ou dans un oeuf, et tout ce qu'ils gagneraient serait le courroux des Mangeombres. Chen visa le termite geant. -- Non ! l'arreta Matt. Si tu fais ca tous les Mangeombres vont accourir et ils nous traqueront jusqu'au dernier ! Foncez droit devant, il est trop lent pour nous en empecher ! Mais Tobias, qui avait confie son champignon a Ben, venait de lacher la corde de son arc. La fleche vint se planter dans le rond noir qui ressemblait a un oeil et le termite se cambra. Son abdomen se contracta et il s'affaissa, ecrasant au passage des dizaines d'oeufs. -- Oh, non ! pesta Matt. Le cri collectif inonda les galeries a nouveau, plus furieux que jamais. -- Courez ! ordonna Matt. Courez ! Un autre hurlement s'ajouta aussitot, plus aigu, plus long. Celui de la Horde. Les Renifleurs venaient de penetrer le domaine des Mangeombres. 43. Monstres versus Monstres Les Pans filaient a travers la caverne de ponte sans savoir ou ils allaient. Ils couraient, la peur au ventre, et scrutaient la nuit eternelle dans l'espoir d'y discerner un passage. Puis ils atteignirent le fond de la grotte, d'ou partaient cinq tunnels differents. -- Lequel je prends ? s'ecria Tobias en panique. -- Celui avec un courant d'air ! jeta Ben en sortant un paquet d'allumettes de sa poche. Il en gratta une et la tint devant le premier passage, elle vacilla mais ne s'eteignit pas. Il repeta l'operation et le resultat fut chaque fois identique. -- Cet endroit entier est un courant d'air ! pesta Tobias. Les chiens se mirent a grogner tous ensemble en se groupant devant l'un des passages. -- Les Mangeombres arrivent ! prevint Chen. -- C'est donc par la qu'il faut aller, fit Matt, la nuit ils s'amassent tous pres des sorties pour chasser, ceux qui foncent sur nous par ici proviennent certainement de la surface ! Planquez-vous dans le corridor a cote, vite ! Ils eurent a peine le temps de s'engouffrer dans le meme couloir obscur qu'une quinzaine de Mangeombres surgirent juste a cote pour investir la grande salle. Tobias tenait son champignon contre lui, ne laissant qu'un mince filet de lumiere s'echapper de ses mains, a peine de quoi distinguer ses pieds. Matt se pencha vers Chen : -- Ils se separent ! murmura-t-il. Il suffit qu'un seul nous remarque pour qu'ils sachent tous qu'on est ici. Peux-tu grimper au plafond et abattre le premier qui franchira l'entree ? -- Oui, sans probleme. -- Tu ne dois pas le manquer ! Il faut qu'il meure avant meme de nous voir, sinon c'est fichu ! Chen ota ses chaussures et plaqua ses mains sur la roche humide pour se hisser. Les Mangeombres foncaient tous dans une direction differente et l'un d'entre eux s'approcha du tunnel ou les Pans etaient rassembles. A peine avait-il franchi le seuil que deux carreaux fuserent du plafond pour lui transpercer le crane. La creature tomba raide morte. Matt se releva et s'approcha de la sortie pour guetter les reactions. Aucun bruit. Les Mangeombres voyaient et pensaient la meme chose mais ils ne semblaient pas sentir la mort instantanee de l'un des leurs. Du moins pas rapidement. Matt fit signe a ses compagnons de le suivre et ils foncerent dans le tunnel par lequel les Mangeombres venaient d'arriver. Ils n'avaient pas fait deux cents metres qu'un cri terrible retentit. Cette fois, ils venaient de se rendre compte du subterfuge. Matt sortit son epee et demanda a Tobias de tenir sa lumiere plus haut pour lui eclairer la voie. Bien lui en prit car un Mangeombre surgit a l'intersection suivante, tous crocs dehors. Matt l'accueillit d'un puissant coup qui lui sectionna la machoire et une aile. Le monstre tituba et regagna l'obscurite. Deux autres bondirent sur leurs griffes, le premier lanca un flash blanc de son troisieme oeil au milieu du front et Matt, sans lui laisser le temps d'en lancer un autre lui fendait le crane en deux. L'autre Mangeombre tenta aussitot de le mordre au bras mais Tobias l'attrapa par la tete en criant et le plaqua contre le mur. La lame de Matt lui ouvrit l'abdomen et le sang noir s'envola de ses entrailles, semblable a un jet d'encre dans l'eau. Apres ce qu'ils avaient fait a Plume, Matt se sentait pret a faire un carnage. Ils surent qu'ils etaient sur la bonne voie en constatant que le corridor ne cessait de monter, une pente de plus en plus abrupte. Trois autres Mangeombres tomberent avant meme de pouvoir porter leurs attaques. Les chiens, qui terminaient la file, en ajouterent quatre a leur tableau de chasse, ils grognaient en mordant et ne firent pas de quartier, comme pour venger a leur tour la pauvre Plume. Plus les Pans montaient, plus les Mangeombres s'accumulaient, dix autres perirent, et le groupe d'adolescents commencait a ne plus soutenir l'effort, leurs jambes etaient brulantes, leurs muscles presque tetanises par l'interminable montee. Chen abattit les deux suivants, tandis que Matt peinait a les affronter. Et soudain, le dome bleute de la nuit apparut face a eux. Les etoiles et la foret, la vie a la surface, une realite qui devenait de plus en plus improbable pour les Pans. Ils se jeterent dans l'herbe des qu'ils purent, savourant l'air frais. Une vingtaine de Mangeombres s'elancerent des corniches en surplomb et foncerent droit sur eux. Gus releva Matt en l'attrapant par le col et posa une patte a terre pour l'inviter a grimper sur son dos. Les Pans chevaucherent leurs destriers qui devalerent la pente a toute vitesse, poursuivis par les triangles sombres a tete blanche. Les chiens emportaient leurs cavaliers si vite que les Mangeombres finirent par ralentir pour ne pas trop s'eloigner de leur taniere. Et lorsque qu'il s'estima hors de portee, Matt tira sur le cou de Gus pour l'arreter. Au loin, les Mangeombres remontaient la pente sur leurs griffes, depites et frustres d'avoir laisse fuir leurs repas. Pourtant, Matt nota une attitude etrange dans leur formation. Ils remontaient les uns a cote des autres, pour former un filet qui allait se refermer sur la sortie par laquelle etaient passes les Pans. Une silhouette apparut, sur quatre pattes, et elle ne put descendre la pente que sur une dizaine de metres avant de faire face a ce rideau de chasseurs. Le coeur de Matt tressauta dans sa poitrine. Plume ! C'est elle ! Elle s'en est sortie ! Mais la chienne etait en mauvaise posture. Une vingtaine de Mangeombres lui barraient le chemin et autant surgirent dans son dos. Cette fois, Matt n'assisterait pas a la mort de sa chienne sans reagir. Pas deux fois. Il allait lancer Gus pour foncer au secours de Plume lorsque plusieurs Mangeombres giclerent dans le ciel, reduits en lambeaux. La Horde faisait son apparition. Six spectres se taillerent un passage en reniflant la trace des adolescents qu'ils traquaient. Les Mangeombres se regrouperent aussitot en cercle et celui-ci se mit a retrecir tandis que le piege se refermait sur Plume et la Horde. La chienne se mit alors a courir, un sprint formidable, et au moment de percuter les Mangeombres elle sauta. Sa forme allongee se deplia totalement, ses pattes survolerent les creatures surprises, et l'instant d'apres elle filait dans la pente en ne laissant derriere elle qu'un filet de poussiere volant dans la nuit. Plume etait passee. Les Mangeombres se regrouperent autour de la Horde et deux flashes lumineux secouerent l'obscurite tandis que les Renifleurs se preparaient a affronter leurs adversaires. Deux Mangeombres sauterent sur l'ombre d'un Renifleur qui se raidit en lancant un terrible rale plaintif. Le reste de la Horde, ignorant quel genre de menace ils affrontaient, se mit a tourner en ouvrant et fermant leurs longs doigts d'acier, pret a en decoudre. Un autre Renifleur fut soudain vise par des Mangeombres qui jaillirent dans son dos, non pour l'attaquer, mais pour boire son ombre que les flashes mettaient en evidence sur le sol. En quelques secondes, une quarantaine de Mangeombres fondirent sur la Horde et le ciel fut illumine d'eclairs funestes pendant que les plaintes des Renifleurs resonnaient au pied de la montagne. Apres seulement cinq minutes, le silence revint et les Mangeombres se replierent, repus, vers leurs galeries souterraines. Les armures de la Horde gisaient dans l'herbe. Inertes. Et cette fois, aucune force electrique ne put insuffler la vie dans ces guerriers dechus. Ils n'avaient plus d'ombre. Et rien ne peut survivre sans sa part d'ombre. L'equilibre du monde. 44. Confidences au coin d'un feu Les Pans mirent plus de quinze kilometres entre eux et la montagne des Mangeombres avant d'etablir un bivouac pour ce qu'il restait de la nuit. Tous s'effondrerent, adolescents et chiens, extenues. Matt serra sa chienne si fort dans ses bras qu'elle dut se degager avant d'etouffer. Elle le gratifia de coups de langue et Matt passa plus d'une heure ensuite a la brosser affectueusement pres du feu qu'ils avaient allume pour manger. Bien qu'ils furent encore en territoire Cynik, avoir survecu non seulement a Wyrd'Lon-Deis mais aux Mangeombres leur fit perdre en prudence ce qu'ils gagnaient en confiance. Ils n'avaient plus mange chaud depuis longtemps et s'etaient sentis passer si pres de la mort qu'ils voulaient au moins s'offrir ce plaisir. Ben etait allonge sur son duvet, en train de polir le tranchant de sa petite hache. -- Matt, as-tu une idee de ce qu'est partie chercher Ambre ? -- Je ne sais pas exactement ce que c'est, cela dit, je sais que c'est une energie colossale. -- Mais ca va nous aider contre les Cyniks ? demanda Horace. C'etait le but de ce voyage, non ? Matt haussa les epaules. -- Je ne sais pas, ce n'est pas une arme, ca c'est sur. En tout cas je sais que je ne voudrais pas savoir les Cyniks en possession de cette energie. -- Quel genre d'energie ? Un peu comme celle des Scararmees ? -- Non, bien plus concentree encore, une sorte de... Elle me fait penser a un gigantesque disque dur dans lequel seraient rassemblees toutes les donnees de la Nature ! -- Une recette pour decoder la vie ? s'interessa Ben. -- Plutot une encyclopedie vivante de toute chose naturelle. La Bible de la Vie, si tu preferes. -- Ou est-elle ? -- Au coeur de la Foret Aveugle. Tobias tiqua et se redressa pour etudier son ami du regard. -- Alors personne ne pourra jamais la trouver ! repliqua Ben. Pas meme Ambre. Je m'etonne que tu l'aies laissee partir pour un voyage aussi perilleux ! -- Ambre, Tobias et moi sommes deja alles la-bas, c'est sur le toit de la foret, une sorte de mer de feuillages. Je fais confiance a Ambre. -- Et si ce n'est pas une arme, alors comment va-t-on defier les Cyniks ? demanda Chen. -- En suivant notre plan de depart. Nos troupes vont profiter de la dispersion de la premiere armee Cynik pour la detruire par petits bouts, il faudra ensuite conquerir la forteresse de la Passe des Loups, pour esperer prendre par surprise et en tenaille la deuxieme et la troisieme armees. -- Sauf qu'il restera la quatrieme et la cinquieme armees, et celle des Gloutons que nous n'avions pas prevue ! rappela Ben. Matt leva les mains vers les cieux. -- Je n'ai pas d'autres plans en reserve, il faudra faire avec ce que nous avons. -- La prise de la forteresse en soi serait deja un miracle ! -- Un miracle sans lequel nous serons tous morts, alors il faut y croire ! Chen tenait une brindille au-dessus du feu. -- Si ce qu'Ambre est partie chercher ne peut nous aider a prendre l'avantage sur les Cyniks, alors a quoi bon tout ce voyage ? Luiz et Neil sont-ils morts pour rien ? -- Nous devions y aller ! repliqua Matt sechement. Ambre trouvera cette energie, et elle saura quoi en faire, je lui fais confiance. Meme si cela ne nous donne aucune superiorite sur les Cyniks, au moins Malronce ne mettra pas la main dessus, et si je dois etre le dernier Pan vivant a proteger Ambre des Cyniks, alors je le ferais, cela ne me fait pas peur ! Cette energie est liee a la Terre, a la Tempete, et je ne laisserai pas les Cyniks la detruire comme ils le font avec leurs propres enfants ! -- Matt a raison, enchaina Horace. Les adultes sont des fanatiques desormais, si ce qu'Ambre recherche est aussi important que cela, alors pour l'equilibre de la planete, il ne faut pas qu'ils s'en emparent ! -- De toute facon, nous avons appris pas mal de choses avec ce voyage, ajouta Matt. -- Comme quoi ? demanda Chen. -- Malronce. Je sais maintenant qui elle est. -- Et en quoi ca nous avance ? Le regard de Matt se perdit dans les braises. -- Connaitre le vrai visage de son ennemi, c'est important, dit-il tout bas. Pour l'avenir. Chen lanca sa brindille dans le feu. -- Eh bien moi, je vais me coucher, il nous reste encore un long periple jusque chez nous. Si > existe encore. Tobias s'approcha de Matt, pendant que ses compagnons se preparaient a dormir. -- Ambre est partie chez les Kloropanphylles, pas vrai ? Matt hocha la tete. -- Ca va etre difficile pour elle, la-bas, ajouta Tobias. Apres notre fuite, ils ne vont pas l'accueillir a bras ouverts. -- En effet. Pourtant il fallait qu'elle y aille. -- C'est cette etrange boule de lumiere qu'elle doit rapporter ? -- Je le suppose. En fait, j'en sais trop rien. Tout ca s'est fait si vite... Matt repensa a cet instant a la fois terrifiant et incroyablement magique ou ils etaient tous les deux nus, a explorer les mysteres du Testament de roche et ceux du corps d'Ambre. La chaleur de sa peau, ses grains de beaute, ses seins si parfaits... Sa presence lui manquait. Sa facon de le moderer, ses deductions pertinentes, son odeur sucree, et la caresse de ses cheveux contre son visage... -- Tu crois qu'elle va y arriver ? demanda Tobias. Matt fit la moue avant de fixer son ami droit dans les yeux : -- Je l'espere, parce que pour etre franc, je crois qu'elle est notre dernier espoir. -- Alors a quoi ca sert que nous nous precipitions vers la Passe des Loups, dans la gueule du loup devrais-je dire ? -- Pour gagner du temps, Toby, pour donner a Ambre le temps de reussir ce qu'elle doit accomplir. Quoi que ce soit. Notre role a nous, c'est de contenir l'ennemi le plus longtemps possible. 45. Phalene Les ailes du papillon produisaient un souffle puissant a chaque battement. Mais, en creature econome, le papillon se laissait porter par le vent aussi souvent que possible. Il epousait les spirales chaudes pour prendre de l'altitude et se laissait filer dans les courants froids pour prendre de la vitesse en foncant vers la terre. Ambre se faisait conduire. Elle n'avait ni boussole, ni instruments de navigation - dont elle n'aurait de toute facon pas su se servir - et devait s'en remettre entierement a son sens de l'orientation. Chaque matin, elle s'assurait que le soleil se levait bien a sa droite et chaque soir qu'il disparaissait a sa gauche, elle tirait un peu sur les renes pour orienter le papillon, et cela suffisait a la rassurer depuis trois jours qu'elle volait. Au debut, elle avait ete incapable de se laisser totalement transporter, il fallait qu'elle surveille chaque manoeuvre du papillon, craignant qu'il ne fasse brusquement demi-tour a l'appel de ses dresseurs Cynik, ou qu'il aille se poser n'importe ou pour effectuer une halte. Mais sa monture ne s'arretait pas. Jamais elle ne se reposait, ni ne mangeait ni ne buvait. Alors elle se detendit, et apprit a se sentir sur son dos comme sur un ami. Certes le papillon ne parlait pas, mais les frissons qui l'envahissaient lorsqu'il s'elancait dans les courants descendants firent comprendre a Ambre qu'il etait doue d'emotions propres et qu'il aimait voler plus que tout. Son pelage etait doux, et ses gigantesques ailes miroitaient sous le soleil, soulignant ses taches brunes, rousses et vertes. Il evoluait avec une grace qu'Ambre se surprit a admirer et elle fut bientot assez confiante pour dormir sur lui pendant de longues heures. De toute facon, elle n'avait pas le choix, il semblait determine a l'emmener aussi loin qu'elle le souhaiterait d'une traite, sans effectuer la moindre halte. A l'observer, Ambre devina que la majeste de ses ailes fines avait en contrepartie le malheur d'etre fragiles et le moindre accroc risquait de le clouer au sol, synonyme d'une lente agonie pour lui. Il ne devait accepter de se poser que dans des lieux rassurants, et Ambre se demandait bien comment elle ferait au moment d'atterrir au Nid. Chaque chose en son temps... L'adolescente avait change de vetements, rangeant au fond de son sac ceux qu'elle portait cette terrible nuit au chateau de Malronce. Ils etaient imbibes de son sang. Son sang qui avait pourtant pris une autre vie que la sienne. Celle de Neil. Celui-la meme qui avait propose de l'echanger quelques semaines plus tot au Conseil des Pans. Pour lui, elle n'avait pas le droit d'abandonner sa quete. Pour que sa mort ait un sens, pour lui donner raison d'avoir cru en elle et sauver leur peuple. La peine et la culpabilite le rendaient malade. Apres deux jours, elle se sentit un peu mieux, non pas soulagee, mais elle apprenait a vivre avec ce poids. Elle s'etait mise a parler avec son papillon, sans attendre de reponse, mais avec la conviction qu'il l'entendait a defaut de la comprendre, et que cette compagnie pouvait lui etre agreable. Elle lui donna meme un nom : Phalene. Elle lui confia tout ce qu'elle avait sur le coeur et s'en sentit plus legere. Ils survolerent les falaises qui marquaient la frontiere de Wyrd'Lon-Deis et Ambre eut un pincement au coeur en distinguant au loin la montagne d'Henok. Comment Matt, Tobias et les autres franchiraient-ils ce passage ? Les reverrait-elle un jour ? Rien n'etait moins sur desormais. Maintenant qu'elle realisait ce qui l'attendait. Et la guerre qui s'appretait a deferler sur les Pans. Cinq jours encore, elle chevaucha Phalene jusqu'a ce que le mur de la Foret Aveugle se dresse face a eux, barrant tout l'horizon nord. Le papillon prit de la hauteur ; cette fois en battant des ailes, au prix d'un effort intense, il approcha la cime des plus hauts arbres, dominant les contreforts. Toute une faune s'exprimait a l'interieur de cette jungle demesuree, et Ambre pouvait deja entendre quelques specimens. Plusieurs oiseaux, ayant l'apparence de pterodactyles, sortirent des feuillages pour operer un vol de reconnaissance a leur approche, avant de retourner s'abriter dans l'epaisseur des frondaisons. Phalene semblait fatigue, ses battements d'ailes se faisaient moins tranches, moins reguliers, et Ambre commencait a se faire du souci. Toutefois, il parvint a la hisser au-dessus de la Foret Aveugle, sur la mer Seche, et ce soir-la, Ambre put admirer le coucher de soleil en rasant la surface de cet ocean vegetal, emmitouflee dans son manteau pour se proteger des vents froids de l'altitude. Le plus difficile restait a faire. Localiser le Nid. Ambre comptait sur les lumieres de la cite dans les arbres pour la reperer de loin, car elle ne disposait d'aucune information, sinon que le Nid se trouvait peu ou prou au centre de la Foret Aveugle. Cette premiere nuit, Ambre demeura eveillee jusque tres tard, se refusant a prendre un repos que Phalene s'interdisait. Le papillon, plus ici qu'ailleurs, ne pouvait risquer de se poser, trop de predateurs sillonnaient les profondeurs de cette Foret. Phalene ne disposait d'aucune defense naturelle, aucune protection, il n'etait qu'un vaste insecte aussi fragile qu'une voile de soie. Les paupieres d'Ambre finirent neanmoins par se fermer et elle se reveilla en sursaut avec l'aurore. Un disque vert, sans fin, s'etendait de toute part. Elle piocha quelques vivres parmi ses provisions pour calmer la faim qui la tiraillait et decouvrit avec angoisse que sa mince reserve d'eau touchait a sa fin malgre le rationnement. Et pas une pluie depuis que j'ai quitte le chateau ! Si ca continue, je vais mourir de soif et Phalene sillonnera la mer Seche avec un squelette sur son dos ! Mais le papillon montrait des signes d'epuisement. Il perdait souvent de l'altitude d'un coup et peinait a reprendre un peu de hauteur. Il n'etait pas sur qu'il lui survive, songea Ambre. En milieu d'apres-midi, Ambre reprit espoir en apercevant une forme dressee sur l'horizon, et elle tira sur les renes pour guider Phalene dans cette direction. Elle mit une heure a s'en approcher pour finalement ravaler sa joie : il ne s'agissait que d'une grosse branche surgissant hors de la cime. Ambre envisagea un moment l'idee de s'y poser, pour permettre a Phalene de se reposer, mais le papillon refusa de descendre. -- Tete de mule ! s'enerva Ambre. Si tu t'obstines, tu vas mourir de fatigue ! Le papillon reprit un peu d'altitude et Ambre dut s'avouer vaincue, le soleil declinait et elle n'avait pas trouve le Nid, ni aucune autre trace d'activite des Kloropanphylles. Elle s'interrogeait sur l'accueil qu'ils lui reserveraient. Apres tout, l'Alliance des Trois s'etait echappee de leur cite en volant l'un de leurs navires. Ils devaient nourrir a leur encontre une colere legitime. Malgre le mot d'excuses laisse par Ambre. Le jour de leur fuite, ni Matt ni Tobias ne l'avaient questionnee sur ce qu'elle avait bien pu faire pour etre si longue a embarquer. Elle se souvenait que Matt etait mort d'inquietude, pourtant il ne lui avait jamais demande ce qui lui avait pris autant de temps. Ce precieux temps qu'elle avait pris pour laisser un mot d'excuse a ce peuple singulier qu'ils s'etaient sentis obliges de trahir pour poursuivre leur voyage. Un long mot dans lequel elle expliquait tout de son existence depuis la Tempete, le monde d'en bas, avec les Pans d'un cote et les Cyniks de l'autre, et leur besoin de continuer ce voyage, pour eux, pour leur peuple. Les Kloropanphylles la chasseraient-ils ? Lui pardonneraient-ils ? Il faudrait deja que je les retrouve ! Cette nuit encore, elle guetta le paysage a la recherche d'un bouquet d'etoiles echouees sur la mer de feuilles, mais ne vit rien. Au petit matin, Phalene zigzaguait. Ambre tenta de corriger sa trajectoire, sans reussite. Il etait a bout de force. Elle voulut l'obliger a amerrir sur cette mousse verte qu'elle savait epaisse, mais Phalene refusait de descendre trop bas, comme s'il sentait la presence d'immenses predateurs juste sous la surface. Ambre termina sa derniere gourde. C'etait la fin pour tous les deux. Combien de temps tiendraient-ils encore ? Un jour ? Deux peut-etre ? Non, pas lui, Phalene n'est deja plus tout a fait lui-meme, il suit les vents avec difficulte ! Comme pour souligner l'urgence de la situation une bourrasque le ballotta, il se reprit in extremis, juste avant de decrocher. Ambre devait se concentrer pour trouver un point de chute desormais, le Nid n'etait plus une priorite. Il fallait assurer sa survie avant tout. Avant midi, Phalene se mit a operer de larges cercles, incapable de repondre aux ordres que Ambre tentait de lui transmettre avec les renes. Soudain, tout son corps se mit a fremir et ses ailes se leverent avec le vent. Il planait, se laissant porter par le courant invisible. Ambre le trouva curieusement insensible, avant que le pire ne lui vienne a l'esprit. Elle tira de plus en plus fort sur les renes, sans resistance. Alors elle lui donna plusieurs coups de talons, dans l'espoir de le reveiller. Mais Phalene s'etait epuise. Il etait mort en vol. Alors Ambre se cramponna de toutes ses forces, elle comprit qu'a la prochaine rafale, elle serait renversee. Ce qui ne tarda pas. Un puissant rugissement lateral emporta Phalene a la derive, lui souleva une aile, puis il se cabra et se retourna avant de partir en pique vers la mer Seche. Ambre serrait la selle en cuir a s'en blanchir les articulations, elle avait tenu bon. Mais le choc promettait d'etre terrible. L'elan deploya a nouveau les ailes de Phalene, ce qui ralentit sa course et lui fit reprendre un angle moins brutal juste avant l'impact. Ambre fut ejectee violemment. Elle fila dans les airs avant de s'enfoncer dans le feuillage qui l'avala d'un coup, ne laissant qu'un mince trou pour toute preuve de ce qui venait de se produire. Puis le trou se referma. 46. Les anges aux visages d'os Ses levres etaient toutes seches. Ambre avait soif. Elle ignorait les ecchymoses, les lacerations sur ses bras et ses flancs, tout ce qui lui importait c'etait de boire un peu d'eau. Une obsession. Elle etait parvenue a remonter a la surface apres le crash, elle avait nage dans le feuillage jusqu'a retrouver le jour, puis s'etait rapprochee de Phalene qui flottait, grace a la voilure de ses ailes. Le soleil lui cognait aux tempes comme un orchestre de cymbales. Elle ignorait depuis combien de temps elle attendait ainsi, dans l'espoir d'un peu de pluie a recueillir. Perdue au milieu de cet ocean elle realisait peu a peu qu'elle n'avait aucune chance d'etre secourue. Avant que la soif ne la rende folle, il fallait qu'elle prenne une decision. Descendre dans les abysses de la Foret Aveugle pour esperer y trouver de l'eau, c'etait abandonner tout espoir de revoir les Kloropanphylles, combien meme elle parviendrait tout en bas sans perir dans la gueule d'une des creatures immondes, que ferait-elle ensuite ? Ambre n'avait pas beaucoup d'equipement, aucune arme autre qu'un long canif, et plus assez de vivres pour endurer une exploration serieuse. S'enfoncer dans les profondeurs c'etait signer son arret de mort. J'ai tellement soif... Elle ne devait plus compter que sur un secours providentiel. Impossible, personne ne me verra... Alors il lui vint une idee plutot temeraire : allumer un feu pour que la fumee attire les Kloropanphylles. Et si je mets le feu a toute la foret ? Non... le feuillage est trop dense, jamais un incendie ne prendrait la-dedans ! C'etait sa derniere chance. Elle defit la selle en cuir et la retourna pour improviser un foyer, avant d'aller cueillir plusieurs branches de feuilles vertes. Si j'arrive a les faire prendre, elles produiront beaucoup de fumee ! Ambre fouilla dans son sac a dos a la recherche d'un paquet d'allumettes et tomba sur une flasque d'huile pour lanterne. Cela lui redonna le sourire. Elle repandit l'huile sur les brindilles et craqua une allumette qui enflamma le bois imbibe. Une epaisse fumee blanche se mit rapidement a dresser son panache dans le ciel bleu. Ambre veilla a alimenter son petit feu pour ne pas qu'il s'eteigne, mais le bois etait trop vert, et s'il fumait allegrement, il peinait a s'embraser, obligeant l'adolescente a vider toute la flasque d'huile. Je n'aurai pas de seconde chance ! Elle soufflait doucement pour faire rougir les minuscules braises. Deux heures plus tard, Ambre dut se rendre a l'evidence : des qu'elle prendrait un peu de repos, son feu mourrait. Et avec lui tout espoir d'etre sauvee. Je tiendrai bon, toute la nuit s'il le faut, jusqu'a mourir de soif, mais je tiendrai ! Souffler lui assechait plus encore le palais. Elle recula pour contempler le ruban cotonneux qui grimpait tres haut au-dessus du corps de Phalene. -- Je dois le transformer en message ! dit-elle tout haut. Elle prit un gilet dans ses affaires et l'agita regulierement au-dessus du feu pour decouper la fumee en troncons reguliers. -- Comme les signaux de fumee des Indiens ! Elle esperait que cela rendrait plus intrigant encore cette colonne blanche se decoupant sur le ciel, et que la curiosite des Kloropanphylles serait suffisamment titillee pour qu'ils viennent a elle. A condition qu'ils soient assez pres pour le voir... Le soleil finit par decliner, rapidement. Ambre etait ereintee. Elle doutait a present de sa capacite a nourrir son S.O.S. toute la nuit. Elle n'avait plus qu'une envie : se coucher et dormir, pour tout oublier, surtout la soif. Depuis combien d'heures s'escrimait-elle a transmettre son message ? Au milieu d'une mer gigantesque avait-elle seulement une chance de reussir ? Elle commencait a se dire qu'elle avait ete naive. Elle s'etait souvent imaginee mourant, dans des conditions exceptionnelles, en sauvant des centaines de personnes, ou finir d'une maladie incurable, avec tous les gens qu'elle aimait a son chevet, en train de les rassurer, digne et courageuse. Jamais elle n'avait envisage sa propre mort aussi seule, cette lente agonie sans gloire, ni amour. Son corps etait trop deshydrate pour fournir des larmes, et ses sanglots furent des pleurs secs, douloureux. Le soleil disparut et la fraicheur nocturne tomba. Mais Ambre n'eut pas la force de se couvrir. Elle voulait que tout aille vite desormais. Son voeu fut exauce. Les anges apparurent rapidement, ils venaient la chercher pour la conduire dans ce qui serait un Paradis... Des lumieres tremblantes se rapprochaient. Ambre cligna des paupieres. Non, pas des anges... Soudain le desir de vie se ranima avec l'espoir. Elle se redressa et souffla sur les braises mourantes de son petit feu pour qu'il reprenne. Les lumieres, c'etaient bien celles d'un navire. Une petite embarcation flottant a un metre au-dessus de la surface, et elle foncait droit sur elle. Une nef de bois portee par de gros ballons marron arrimes aux mats. Ils l'avaient vue ! Ils venaient a son secours ! Les cerfs-volants qui tractaient le navire furent ramenes pour le faire ralentir et il vint se poster juste au-dessus des ailes de Phalene. Une echelle de corde tomba du pont principal. Ambre enfila son sac avec son materiel et deposa une tape amicale sur Phalene pour lui dire merci et adieu. Et elle s'agrippa a l'echelle pour grimper. Deux mains la saisirent pour la hisser a bord et la pousser sans menagement. Elle trebucha et tomba a genoux. Des silhouettes se rassemblerent autour d'elle. Une vingtaine d'adolescents. Deux lanternes furent descendues depuis les mats, et les visages s'eclairerent. Ils portaient tous un masque fait avec l'avant d'un crane d'animal ressemblant a un cheval. Long profil allonge, deux grands trous pour les yeux. Ces visages d'ivoire fixaient Ambre avec attention. La jeune fille se sentit soudain mal a l'aise. Ils n'avaient pas les cheveux verts comme les Kloropanphylles. Elle etait au milieu d'une autre tribu de la mer Seche. Une tribu effrayante. 47. Becs et Bouches Ambre n'osait pas se relever. Elle etudiait l'attitude des enfants qui l'entouraient, cherchant a deceler des signes d'agressivite. S'il le fallait, elle pouvait encore bondir en arriere et se jeter dans le vide pour atterrir sur Phalene. Pour aller ou ensuite ? Un des garcons, torse nu couvert de colliers d'ossements, approcha et leva son masque. Il n'avait pas plus de quinze ans, estima Ambre, la peau mate et le cheveu noir. -- Qui es-tu ? -- Je m'appelle Ambre Caldero, et je recherche de l'aide. -- Tu n'es pas d'un clan que nous connaissons ! D'ou viens-tu ? -- De... de tout en bas, au-dela de la mer Seche. Les visages au long nez blanc se regarderent, circonspects. -- Ces papillons sont vos montures ? -- Pas vraiment... Je viens de... -- Pourquoi es-tu montee jusqu'ici ? la coupa-t-il. -- Pour solliciter votre assistance. Le garcon posa ses mains sur ses hanches et inclina la tete. -- Et pourquoi donc ? -- Le pays tout entier est menace, une guerre se prepare, si elle n'a pas deja commence, et les tribus de la surface ont besoin de vous. -- En quoi cela nous concerne-t-il ? C'est votre combat, pas le notre ! -- Tot ou tard, les Cyniks, nos ennemis, s'en prendront a vous, ce n'est qu'une question de temps ! -- Alors nous affronterons ces vermines ! clama le garcon, aussitot suivi par une acclamation generale. Ambre ne s'attendait pas a une autre reaction de leur part. Elle se releva pour les toiser. -- Puis-je au moins vous demander un peu d'eau ? Le garcon fit un pas vers elle. -- Tu es notre passagere ! Tu auras ce qu'il te faut ! Mais pas notre aide pour ta guerre ! Nous sommes les guerriers de la mer, le clan des Becs ! Nous n'avons peur de personne, mais sache que nous choisissons nos guerres ! Et la tienne ne nous interesse pas ! -- Mon peuple va mourir si je n'accomplis pas ma mission. -- Quelle est-elle ? -- Je dois rejoindre le Nid, les Kloropanphylles, pardon... le peuple Gaia comme vous devez les appeler. Le garcon haussa un sourcil, son visage se crispa. -- Ce sont nos ennemis ! s'ecria-t-il. -- Je dois aller les trouver, et vite. -- Alors nous ne pouvons t'aider ! -- Peut-etre que vous pourriez au moins m'indiquer ou ils... -- Tu vas venir avec nous jusqu'a PortdePlanche, notre domaine, et apres, tu verras si tu veux toujours rejoindre ces arrogants de Gaia ! Ambre voulut repondre mais il ne lui en laissa pas le temps et aboya des ordres qui disperserent l'equipage, laissant l'adolescente seule, son sac a ses pieds. Ambre fut conduite a une petite cabine qui sentait encore la seve, on lui donna de l'eau et des fruits et ils la laisserent seule pour la nuit. Au petit matin, elle regagna le pont juste a temps pour assister a l'approche de PortdePlanche : un amas d'une demi-douzaine de peniches grossieres reliees par des planches et des cordages, auxquelles s'accotaient cinq navires a ballons comme celui sur lequel Ambre naviguait. Le garcon qui semblait commander a bord vint la voir : -- Je m'appelle Bec de Pierre. Sois la bienvenue, Ambre Caldero. -- Je ne veux pas paraitre grossiere, mais je ne peux pas rester parmi vous, je dois vraiment aller a la rencontre du peuple Gaia. -- Tu as tort ! Ce sont des pretentieux, ils pensent qu'ils sont meilleurs que nous, qu'ils sont les elus, et que nous ne sommes que des moins que rien ! -- C'est pour ca que vous leur faites la guerre ? -- Ce n'est pas une guerre, sinon nous les aurions deja tous extermines ! Nous leur donnons des lecons de temps en temps, rien de plus. Pour leur rappeler qu'ils ne sont pas si superieurs qu'ils l'affirment ! -- Bec de Pierre, je dois tout de meme me rendre la-bas. Puis-je esperer une aide des tiens ? Bec de Pierre fit la moue. -- N'y compte pas trop. Tu sais, tu es tres jolie, tu pourrais te trouver un chouette mari ici. Ambre sursauta. -- Un mari ? Vous vous mariez ? -- Bien sur ! Et nous allons avoir des enfants bientot ! Ambre en demeura bouche bee. -- Des filles sont deja enceintes, nous esperons les premiers enfants pour dans cinq mois. -- Vous... vous ne trainez pas. -- Avons-nous le choix ? La plupart des adolescents et des enfants qui ont survecu au Changement du Monde ne sont pas parvenus jusqu'au sommet de la mer Seche ! Dans quelques annees, nous serons vieux, il faudra des nouveaux pour faire survivre le clan des Becs ! Et je te le dis : tu ferais une tres bonne femme ! Ambre leva la main : -- Je crois que je vais decliner l'offre. -- Tu es deja mariee en bas ? Ambre hesita. -- Oui. -- Ah. Tant pis. C'est dommage. Peut-etre que ton mariage d'en bas ne vaut rien chez nous, alors si tu decides de rester, tu pourras te remar... -- Ecoute, c'est gentil mais je ne vais pas rester. S'il le faut je partirai a la nage, tout ce que je vous demande c'est un peu de vivres et de m'indiquer la direction du Nid ou vit le peuple Gaia. Bec de Pierre secoua la tete, decu par l'attitude de sa rescapee. -- A la nage tu t'epuiseras vite. Je dois te le dire : tu n'as nulle part ou aller maintenant. Ici, c'est ta nouvelle maison. Allez, viens, je vais te faire visiter, tu vas voir, c'est tres agreable. Ambre suivait Bec de Pierre a contrecoeur. Chaque minute passee ici lui semblait une precieuse minute perdue. Le clan des Becs vivait a bord de peniches, chacune avait une fonction : le grand refectoire pour l'une afin de manger et parler tous ensemble, le hall des jeux pour une autre, ou ils se rassemblaient pour s'affronter a des jeux d'adresse, et les dernieres servaient aux cabines, ou les hamacs remplacaient la literie. Ambre apprit que tous les garcons s'appelaient Bec et les filles Bouche. Elle croisa ainsi Bec d'Ebene, Bec de Pie, Bec de Cendres ainsi que Bouche de Poule, Bouche de Miel ou encore Bouche de Pluie. Les regards qui lui etaient portes n'etaient pas tous amicaux, plusieurs filles la toiserent comme si elle etait une rivale dangereuse et Ambre se sentit tres mal a l'aise. Bec de Pierre la prenait sous son aile, lui presentant ses amis, lui expliquant les us et coutumes de PortdePlanche, et il s'assura qu'elle ne manquait ni de nourriture ni de boisson. Lorsque vint le soir, il la conduisit jusqu'au refectoire ou ils dinerent ensemble, d'une viande blanche assez savoureuse. La rumeur qu'une etrangere etait arrivee a PortdePlanche avait manifestement fait le tour des lieux puisque tous la regardaient avec beaucoup de curiosite. Ambre s'apercut qu'ils avaient ete egalement touches par l'alteration, mais ils ne la maitrisaient pas tres bien. Elle le vit lorsqu'un garcon tenta de rallumer un feu avec son index, et qu'il dut s'y reprendre a cinq ou six fois pour parvenir a declencher une flamme. L'alteration avait certainement affecte tous les Pans de la Terre, mais certains refusaient de l'accepter, d'autres peinaient a l'utiliser, lorsqu'elle n'effrayait pas au point de preferer l'ignorer. Apres diner, Bec de Pierre entraina Ambre sur le pont superieur de la peniche et il lui fit faire une promenade, de ponton en ponton. Il lui raconta comment il s'etait reveille au lendemain de la Tempete, seul. Sa ville etait envahie de plantes, et le temps qu'il retrouve une dizaine d'autres survivants de son age, les plantes avaient deja recouvert tous les batiments, et fendu l'asphalte des rues. En moins d'un mois, ils s'etaient retrouves a environ cinq cents jeunes au milieu d'une foret qui ne cessait de grandir. Ils n'avaient pas le temps de se confectionner un abri que celui-ci etait detruit par la vegetation. En trois mois, la lumiere du jour disparut totalement et ils deciderent de grimper dans ces arbres aux troncs gigantesques. Constatant que la vie etait a la surface du feuillage, ils opterent pour une existence en altitude, et pendant plusieurs semaines ils multiplierent les allers-retours vers les profondeurs pour se procurer tout le materiel necessaire. Ces voyages preleverent leur part de vies, a mesure que la faune de carnassiers prenait ses aises sous l'epais feuillage. PortdePlanche etait ne dans la sueur et le sang. -- C'est notre histoire, dit Bec de Pierre. Nous n'avons jamais pu enterrer nos morts, mais nous honorons leur memoire en preparant notre avenir. C'est pour ca que tous les garcons doivent se trouver une femme. Avoir des enfants, c'est notre devoir envers ceux qui se sont sacrifies pour la survie du groupe. -- Et tu n'en as pas encore trouve une ? Bec de Pierre regarda ses pieds, ennuye. -- Non, ce sont elles qui choisissent, et elles sont difficiles ! -- Je suis certaine que tu finiras par convenir a une jolie Bouche. Ambre esquiva la suite en pretextant un coup de fatigue et alla se coucher dans la minuscule cabine qui lui avait ete octroyee. Elle tarda a trouver le sommeil, car sa situation lui semblait sans issue. Elle ne pouvait rester ici indefiniment, et en meme temps elle savait qu'elle n'avait aucune chance de survie si elle partait a la nage. Reproduire ce que l'Alliance des Trois avait fait chez les Kloropanphylles en volant un navire pour fuir lui semblait impensable. De toute facon elle etait bien incapable de le manoeuvrer sans l'aide de Tobias. Elle realisa que les differents clans qui vivaient ici, sur cette mer etrange, avaient la facheuse manie de s'approprier le moindre visiteur, comme s'il pouvait faire la difference pour survivre. C'est parce qu'ils savent qu'ils sont isoles. Ils vivent sur des bateaux et mourront dessus, sans echange possible avec d'autres clans. Chaque nouveau membre est un espoir de faire perdurer leur tribu. Ambre s'endormit finalement, sans avoir de plan pour son avenir. Elle se laissa happer par la reposante saveur du sommeil. Le lendemain matin, elle se promenait d'une barge a l'autre, etudiant les comportements du clan des Becs, l'echange entre les pecheurs et les menuisiers, le jeu de seduction entre deux adolescents, lorsqu'il lui parut inevitable de fuir. Elle ne pouvait rester aupres d'eux, ils ne l'aideraient pas, quoi qu'elle leur dise, leur vie etait deja assez compliquee, ils avaient survecu a bien des perils et n'avaient objectivement aucune raison de risquer quoi que ce soit pour une inconnue, aussi convaincante soit-elle. Lorsque Matt et Tobias avaient decide de voler un navire Kloropanphylle, Ambre leur en avait voulu de privilegier la fuite a la negociation. Elle se rendait a present compte qu'elle allait faire de meme. Restait un probleme de taille : si elle pouvait museler sa conscience le temps de sauter dans une petite embarcation et d'etre assez loin pour ne plus pouvoir faire demi-tour, elle ignorait tout de la navigation sur la mer Seche. Tobias lui avait inculque quelques fondamentaux pour barrer, mais elle se sentait bien incapable de prendre le large toute seule. Ai-je d'autre choix ? Il faut savoir ce que je veux ! C'est ca ou j'abandonne tout ! Elle se decida pour le soir meme. Inutile d'attendre plus longtemps. Elle se mit en quete du plus petit navire, celui qu'elle pourrait faire avancer sans assistance, et le trouva au bout d'un quai isole. Ce sera d'autant plus facile a subtiliser ! Puis elle retourna vers les cuisines ou elle puisa quelques vivres dans la reserve. Pour l'eau, elle avait deja repere les citernes de collecte d'eau de pluie et alla remplir ses gourdes. Elle entrait a peine dans le refectoire ou elle esperait glaner au moins le lieu ou se trouvait le Nid a defaut d'instructions plus precises, lorsqu'un hurlement retentit a l'exterieur. Le temps qu'elle sorte, une jeune Bouche accourait pour prevenir tout le monde : -- C'est Bec d'Azur ! Il reparait la coque du Trident lorsque les cales ont glisse ! Il est ecrase ! Vite ! Venez tous ! Vite ! Plus de trois cents enfants et adolescents se precipiterent pour entourer un petit bateau de peche dont les ballons etaient tous degonfles. Des cales en bois servaient a le maintenir un metre au-dessus d'une enorme racine, mais les deux cales a la proue etaient tombees et la lourde coque ecrasait un rouquin de quatorze ans qui gemissait. -- Il faut debarrasser le Trident de tout ce qu'il contient pour qu'on puisse le soulever ! proposa une jeune fille dans la panique. -- Non ! protesta un adolescent. Nous l'ecrabouillerons en montant a bord ! -- Mais jamais on ne pourra soulever un tel poids ! s'ecria un autre. Ambre se tourna vers la Bouche qui etait venue les prevenir : -- Tu sais ou est ma cabine ? Tres bien, alors fonces-y, tu y verras un gros sac a dos, prends-le et ramene-le-moi ! La fillette revint en moins de trois minutes, toute transpirante, portant avec difficulte un sac presque aussi volumineux qu'elle. Ambre y attrapa le bocal des Scararmees et le deposa devant elle apres l'avoir ouvert. Plusieurs personnes autour d'elle s'exclamerent de stupeur en decouvrant ces insectes lumineux, tandis que d'autres reculaient precipitamment. Ambre tendit les mains vers la coque et ferma les yeux en prevenant : -- Je ne tiendrai pas longtemps alors faites vite ! La chaleur se propagea au bout de ses doigts, elle ressentit comme des fourmis dans les bras et soudain elle devina la texture de l'air, plus souple et fuyante que de l'eau, une imperceptible resistance. Elle prolongea sa perception a travers cette substance jusqu'a ressentir la masse du bateau. Le bois degageait une infime chaleur, de microscopiques frictions avec l'air. Elle deploya sa conscience sur ces frictions, sur ces particules d'energie et commenca a pousser avec sa force mentale. La puissance des Scararmees remonta depuis le bocal et coula dans ses veines, a travers ses nerfs, jusque dans son cerveau. Ce surplus lanca une onde de choc qui fit grincer et trembler le Trident. Bec d'Azur cria tandis que le mouvement de la coque le faisait souffrir encore plus. -- Qu'est-ce qu'elle fait ? demanda quelqu'un. -- Elle va le tuer ! Il faut l'arreter ! -- Non, regardez ! Ambre se focalisait sur ce qu'elle ressentait, sur le contour des objets, sur les rapports de force, les transmissions d'energie qu'elle percevait entre chaque objet qui l'entourait. Le navire necessitait un afflux colossal. Mais les Scararmees fournissaient sans compter. Ambre servait d'amplificateur et de guide. Elle eut alors le sentiment de tenir la coque a bout de bras et elle declencha la liberation d'energie qu'elle tentait de canaliser. Le Trident se souleva d'un coup, sous les regards effares de l'assemblee. Les Becs presents mirent plusieurs secondes a reagir et trois garcons se jeterent sous la coque pour recuperer Bec d'Azur qu'ils trainerent a l'ecart avant qu'Ambre ne sente la brulure de toute cette puissance sur son esprit. Brusquement, un eclair tetanisant la traversa et elle sentit comme une decharge d'electricite la foudroyer. Le bateau s'effondra sur la racine en soulevant un nuage de poussiere. Ambre etait allongee a cote, inanimee. 48. Un probleme d'accueil Bec de Pierre etait ronge par l'angoisse. Son visage s'eclaircit soudain lorsque Ambre ouvrit les paupieres. -- Elle revient a elle ! Elle revient a elle ! Ambre avait la gorge seche et un terrible mal au crane. -- Oh..., gemit-elle, j'ai l'impression d'avoir pris un coup sur la tete. Je pourrais avoir de l'eau s'il te plait... Bec de Pierre lui tendit aussitot un gobelet. -- Tu l'as sauve ! A toi toute seule ! Tu as sauve Bec d'Azur ! -- Il... Il va comment ? -- Ses jambes sont cassees, il a mal partout, cela dit, il vivra ! Une adolescente se pencha au-dessus du hamac ou Ambre se balancait doucement. -- Ce que tu as fait est un miracle, dit-elle. -- Non, c'est... mon alteration. -- Tu veux dire ton pouvoir ? traduisit Bec de Pierre selon leurs codes. Comme ceux que nous avons ? -- Oui. -- Alors le tien est mille fois superieur aux notres ! Ambre se redressa avec peine, elle vida le gobelet qu'elle rendit au garcon. -- C'est grace aux Scararmees, murmura-t-elle. Dans le bocal. -- Ces petites bestioles bleues et rouges ? Incroyable ! Il faut que tu nous apprennes a nous en servir. -- Bec de Pierre, pour l'instant j'ai besoin d'un peu de repos. -- Bien sur ! Bien sur ! Je ne serai pas loin, si tu as besoin, tu m'appelles ! Tu es formidable Ambre Caldero ! Vraiment formidable ! Mais Ambre dormait deja. Elle retrouva Bec de Pierre au refectoire, il la vit prendre un fruit qui ressemblait a une pomme en beaucoup plus gros et se precipita vers elle. -- Tu es reveillee ! Dis donc, quand tu dors, tu ne fais pas semblant ! Ca fait presque vingt-quatre heures ! -- Tant que ca ? s'inquieta la jeune femme. Dis, pourquoi tout le monde me regarde comme ca ? -- Tu es un heros ! -- J'ai plutot l'impression d'etre une bete de foire ! Bec de Pierre, il faut que je te parle. Elle l'entraina a l'ecart et, apres s'etre assuree que personne ne pouvait les entendre, elle lui dit : -- Je dois m'en aller. Je ne peux et ne veux rester ici plus longtemps. Le garcon se decomposa. -- Mais... pour aller ou ? -- Tu le sais tres bien, je dois aller au Nid des Kloropanphylles. -- C'est impossible ! Aucun Bec ne vou... -- Je vous donne les Scararmees et je vous apprends a vous en servir en echange du voyage. Bec de Pierre s'immobilisa. -- Cela vous garantira bien des reussites, ajouta Ambre. Et si tu veux mon avis, les Bouches de ton clan ne te regarderont plus de la meme maniere si tu maitrises les Scararmees. -- C'est que... -- C'est maintenant ou jamais. Sinon je prends mon sac et je plonge dans le feuillage sans plus attendre. Bec de Pierre soupira. -- Je vais en parler aux autres Becs, je ne peux pas m'engager pour eux. Ambre posa la main sur son epaule. -- Je compte sur toi. Un bateau rapide et bien arme fut apprete et pare a prendre la mer avant le debut d'apres-midi. Bec de Pierre en etait le capitaine. Il avait convaincu ses pairs du bien-fonde d'assister Ambre dans sa quete. Qu'elle ait sauve la vie de Bec d'Azur avait pese lourd dans la balance. Ils trouvaient stupide de vouloir approcher les Kloropanphylles. Mais la promesse de pouvoirs aussi decuples que celui d'Ambre les avait alleches. Le navire appareilla avec douze guerriers a bord pour accompagner Ambre. Lorsque PortdePlanche ne fut plus qu'une tache sombre sur l'horizon, Ambre demanda a son guide : -- Est-ce loin d'ici, le Nid ? -- Non, c'est pour ca que nous sommes souvent en conflit, ils se sont installes juste a cote ! Nous y serons ce soir. -- Si vite ? se rejouit Ambre. Et moi qui craignais de perdre trois jours ou plus a naviguer ! -- Je prefererais qu'ils soient plus loin ! -- N'est-ce pas eux qui sont arrives en premier, sur leur arbre sacre ? -- Certainement pas ! Nous etions la avant ! -- Comment le sais-tu ? -- Parce que nous le savons, c'est tout ! Ambre comprit qu'il ne servait a rien d'insister. Il existait une rancoeur entre les deux peuples qui les rendait sourds a toute conversation. Nul ne savait reellement qui s'etait installe dans la region en premier, et ils s'en fichaient au fond, ils se detestaient d'etre differents, cela leur suffisait. Ambre alla chercher le bocal de Scararmees et s'assit sur une bobine de cordage en face de Bec de Pierre. -- C'est quoi vos masques ? demanda-t-elle en designant le crane blanc qu'il arborait a la ceinture. -- Nos casques de combat. Pour effrayer l'ennemi. C'est une sorte de grand hippocampe qu'on chasse sous la surface. -- Pauvre bete. -- Ils sont des centaines ! Et puis il faut bien manger ! C'est notre viande principale. Ambre faillit avoir un haut-le-coeur en se souvenant de ce qu'elle avait avale a PortdePlanche. -- Quelle est ton alteration ? -- Mon pouvoir ? Regarde, ou plutot : ecoute ! Il se leva et se pencha au-dessus du bastingage pour lancer un cri feroce. Sa voix s'amplifia d'un coup au point de devenir etourdissante, et elle resonna plusieurs secondes, comme renvoyee par de multiples echos. Il revint tout souriant. -- Surprenant pas vrai ? En chasse, si je pousse un cri face a un banc d'hippocampes, ca les destabilise suffisamment pour qu'on puisse en capturer un ou deux dans nos filets ! -- Tu faisais du chant... avant que le monde change ? -- Oui. Comment tu sais ? -- L'alteration est un prolongement d'une faculte qu'on exploitait avant la Tempete, ou bien la consequence d'un travail qu'on repete depuis la Tempete. -- Tu en sais des choses. -- Je m'interesse, voila tout. Dans ce recipient, tu as quelques Scararmees, ils concentrent une grande partie d'energie, celle-la meme qui relie chaque chose de l'univers. -- Les atomes et tout ca ? Ambre se souvint de Neil et de ses mots a propos des Scararmees. -- Plus petit encore, nous l'appelons la matiere noire. C'est le vide entre chaque element. Ce vide, c'est de l'energie. Sa poitrine s'etait creusee a l'evocation de Neil. Elle ne parvenait toujours pas a accepter sa mort. -- Donc si j'apprends a utiliser la matiere noire des Scararmees, ma voix va devenir encore plus puissante ? Ambre acquiesca. -- Mais sois prudent, tu n'as pas idee du potentiel qu'ils vont te faire decouvrir. Avant meme de les utiliser, tu dois maitriser pleinement ton alteration. Peux-tu percevoir les differentes couches de l'air si tu te concentres ? -- Hein ? Tu en es capable toi ? -- J'ai fait beaucoup de progres au contact des Scararmees, mais je pouvais deja me debrouiller avant. -- OK ! Apprends-moi ! Ambre ecarta le bocal et commenca a lui enseigner ce qu'elle considerait etre les fondamentaux : la concentration, cerner parfaitement son alteration, la maitriser. Ces quelques heures de cours lui rappelerent l'ile des Manoirs, et une pointe de nostalgie l'envahit lorsque le soleil declina au loin. Elle obtint la promesse de Bec de Pierre qu'il ne tenterait pas d'user des Scararmees tant qu'il ne serait pas pleinement en controle de son alteration. Le garcon prit enfin le bocal, fierement, et alla le ranger soigneusement dans un coffre. Ils dinerent sur le pont tandis que la vigie redoublait d'attention a l'approche du Nid. -- Je vous sens tous tres tendus depuis un moment, avoua Ambre. -- C'est qu'il ne faut pas s'attendre a un accueil amical ! Au mieux ils nous enverront un de leurs voiliers pour nous ordonner de faire demi-tour, au pire, ils ouvriront le feu avec l'une de leurs armes sophistiquees des qu'ils nous verront ! -- Vous n'avez jamais tente de discuter ? -- Si, au tout debut ! Mais ils sont agacants avec leurs manieres, et leur facon de toujours nous rabaisser parce que nous ne sommes pas comme eux ! Ils pensent qu'ils sont les elus d'un arbre ! -- Je sais. -- C'est du grand n'importe quoi ! A force de nous prendre pour leurs serviteurs, on en a eu marre. Ils n'ont pas aime qu'on doute de leur croyance et c'est la que ca a mal tourne. -- Alors c'est encore une guerre de religion, murmura Ambre. -- Pardon ? -- Non, rien. Et ce soir, comment comptez-vous les aborder ? Il est possible d'annoncer qu'on vient en paix ? Bec de Pierre grimaca. -- Non, c'est bien le probleme. Chaque fois que nous nous sommes croises, c'etait pour s'affronter. Ambre leva les yeux au ciel. -- Il faut donc se preparer au pire, c'est ca ? Bec de Pierre hocha la tete. -- J'en ai bien peur. Il va falloir se rapprocher le plus possible, en evitant les projectiles, juste ce qu'il faut pour leur crier que nous ne voulons pas nous battre. -- Et ta voix ? Tu ne peux pas hurler de tres loin ? -- Euh, vaudrait mieux pas, parfois je cause quelques degats aux tympans, ils risqueraient de le prendre pour une agression. -- Alors hissons le drapeau blanc ! Tout le monde connait ca ! Bec de Pierre parut gene. -- C'est que... nous avons deja utilise cette ruse pour approcher un de leurs navires, pour le leur voler ! Ils ne vont pas se laisser prendre deux fois. Ambre leva les bras au ciel, depitee. -- Vous etes des fourbes et des barbares ! -- Il faut voir les armes qu'ils utilisent contre nous ! Des trucs superevolues ! Nous on s'adapte avec ce qu'on a ! Ambre en avait assez entendu. -- Je vais assister la vigie, dit-elle en se levant. Toi et tes histoires de guerre vous me desesperez. Le Nid apparut un peu avant minuit. Une ville de lumieres argentees suspendues dans des grands arbres. Ambre etait inquiete. De combien de temps disposaient-ils avant d'etre reperes par les guets du Nid ? Ensuite ouvriraient-ils le feu sans chercher a discuter ? C'etait fort probable. Le clan des Becs s'etait montre retors et belliqueux, les Kloropanphylles n'avaient aucune raison de les laisser approcher. Bec de Pierre ordonna qu'on eteigne les lampes a bord mais Ambre intervint : -- Non ! Au contraire ! Laissez-les allumees ! -- Ils vont nous voir a des lieues ! -- Justement, ils se demanderont pourquoi nous foncons sur eux en etant aussi visibles, peut-etre qu'ils hesiteront avant de nous tirer dessus. Ce sont des gens intelligents. Bec de Pierre emit un gloussement moqueur. -- S'ils nous canardent comme des lapins, je te previens : je ne risquerai pas la vie de mes potes ! On fait demi-tour ! -- Je sais. Pour l'instant, fais ce que je te dis, laisse les lampes allumees. Bec de Pierre soupira mais obtempera. Lorsqu'ils ne furent plus qu'a un kilometre du Nid, Ambre devina que quelque chose clochait. D'abord elle ne vit pas le Vaisseau-Matrice, le batiment amiral de la flotte Kloropanphylle. Puis elle commenca a discerner des jets de projectiles enflammes et des cris. Alors elle remarqua la palpitation rouge qui illuminait la surface de la mer Seche et reconnut aussitot cette lumiere caracteristique. Un Requiem-rouge. La pire creature de toute la Foret Aveugle. Le Nid etait attaque par ce monstre colossal. 49. La voix ouvre la voie Les guerriers du clan des Becs s'affolerent des qu'ils apercurent le danger. -- Changement de cap ! hurla Bec de Pierre. On se tire d'ici en vitesse ! Ambre se jeta sur la barre du gouvernail pour empecher la manoeuvre. -- Non ! s'ecria-t-elle. Au contraire, il faut les aider ! -- Tu n'as aucune idee de ce qui les attaque ! C'est un monstre sans faille ! -- C'est un Requiem-rouge, j'en ai deja croise un ! Nous sommes armes, et il ne s'attend pas a ce que nous surgissions dans son dos ! -- Je ne vais pas sacrifier mon equipage pour ces gars-la ! -- Ils sont en train de mourir ! -- Mieux vaut eux que nous ! Ambre l'attrapa par le poignet, le feu embrasait ses iris verts. -- Ce sont des etres humains comme nous, lui dit-elle si pres que son nez touchait presque celui du garcon. Pose-toi la question de savoir ce qu'un etre humain ferait s'il etait dans ta situation, et tu sauras si tu vaux mieux qu'eux ! Bec de Pierre resta muet, a observer ces pupilles qui le fixaient avec une determination rare. -- Nous avons les Scararmees avec nous, ajouta Ambre. Je sais m'en servir. Tous ensemble nous pouvons suffisamment l'effrayer pour le faire fuir. Elle sentait que Bec de Pierre etait sur le point d'accepter, pourtant il secoua la tete. Alors elle joua sa derniere carte : -- Tu trouves les Kloropanphylles trop arrogants, c'est ca ? Alors imagine un instant si vous, avec un si petit bateau, vous parveniez a sauver leur precieux Nid ! Imagine ce que cela pourrait engendrer ! Cette fois Bec de Pierre oscilla lentement, l'esprit plein de reves de revanche, savourant d'avance le triomphe. -- Tu peux vraiment faire quelque chose avec ton alteration ? demanda-t-il. -- Si nous nous approchons assez pres, je peux tenter ma chance. Bec de Pierre se mordit la levre. -- J'espere que je ne vais pas le regretter. (Il fit volte-face et hurla vers son equipage :) Aux postes de combat ! Cette nuit nous allons prouver a nos ennemis quel courage nous anime ! La nacelle suspendue a des ballons gonfles d'air chaud passa tout pres du Requiem-rouge. Les archers du bord declencherent leurs tirs simultanement. Ambre, le bocal de Scararmees contre elle, tendit la main vers les projectiles et les guida tous vers le meme point : le coeur de la palpitation. Une dizaine de fleches penetrerent la frondaison et se planterent profondement dans la chair du monstre. Celui-ci ne broncha pas. Ses enormes tentacules jaillissaient de l'ocean de verdure pour s'abattre sur les quais du Nid, brisant les planches, detruisant les batiments et ecrasant les guerriers Kloropanphylles qui tentaient de repousser leur assaillant a coups de fleches a la pointe enflammee. Ambre vit qu'ils faisaient rouler de grandes arbaletes sur roues depuis un hangar, elle reconnut les arbalitres, longs carreaux creux remplis d'un puissant venin. Les Kloropanphylles eurent a peine le temps de lancer deux tirs qu'un tentacule s'abattit sur les armes pour n'en laisser que des miettes. Le Requiem-rouge ne semblait nullement perturbe par ses blessures, il frappait encore et encore, devastant les passerelles entre chaque tronc, les terrasses, les maisons... Les Kloropanphylles tombaient sous ses assauts repetes et rien ne semblait le ralentir. Ambre guida la salve de fleches suivantes, esperant les faire penetrer plus loin encore dans les organes du monstre, mais l'impact ne declencha aucune reaction. -- Ca ne sert a rien ! s'exclama Bec de Pierre. Il ne le sent meme pas ! Alors Ambre se concentra sur la creature, tout son esprit oriente vers sa masse formidable. Elle tenta de sentir les vibrations de ses organes, les palpitations de son coeur, et lorsqu'il lui sembla deviner la localisation de ce dernier, elle lanca toute la force mentale que son esprit combine aux Scararmees pouvait deployer. Le feuillage se brisa sur la trajectoire et il y eut un choc sourd. Soudain la palpitation rouge s'eteignit et les tentacules disparurent sous la surface. La lumiere revint brusquement, carmin comme le soleil couchant, et le Requiem-rouge fonca sur le petit navire. Ses membres s'enroulaient autour des branches avec une telle rage qu'ils les arrachaient, ralentissant sa progression. Bec de Pierre et les siens en eurent les bras ballants, le Requiem-rouge les chargeait et cela etait si impressionnant, si effrayant qu'ils surent que c'etait la mort elle-meme qui s'annoncait, ils contemplaient leur fin. Ambre leva les mains pour tenter un dernier impact, mais sa concentration fut perturbee par la terreur. Lorsque la foret se souleva en meme temps que le Requiem-rouge pour engloutir le navire, Bec de Pierre se plaqua contre le bastingage et hurla de toutes ses forces : -- NOOONNN ! Sa voix se transforma aussitot. Elle s'amplifia jusqu'a devenir si forte que tout le monde a bord tomba a la renverse en se tenant les oreilles. Mais elle etait dirigee vers la creature. Les premiers tentacules furent repousses par un mur invisible, broyes. Puis le tsunami vocal percuta la masse du monstre et tout son corps vibra, une onde de choc se propagea dans ses tripes, et plusieurs organes exploserent immediatement. Ce qui ressemblait a une pieuvre demesuree s'effondra dans la mer Seche et se laissa entrainer par son poids, coulant en detruisant tout sur son passage. Bec de Pierre venait d'etre traverse par l'energie des Scararmees a ses pieds. Il avait servi d'amplificateur a leur prodigieuse reserve de puissance, mais son esprit a l'elasticite encore peu prononce etait craquele, et il tomba a genoux. Du sang coulait par ses narines et ses oreilles. Ambre le soutint avant qu'il ne perde conscience, et elle l'allongea sur le plancher. Elle ignora sa propre douleur aux tympans et verifia que son pouls battait encore. Il etait rapide et irregulier. Le visage du garcon etait crispe. Des veines saillaient a ses tempes et sur son front. Ambre lui prit la main. Elle savait qu'il ne s'en remettrait peut-etre pas. Le bateau accosta au Nid sous les regards hallucines des Kloropanphylles. Bec de Dents, le second du capitaine, descendit en premier, la main levee en signe de paix. Un Kloropanphylle en tenue de combat, son armure blanche en chitine de fourmi phosphorescente, s'approcha, le fleuret au poing, mais un autre l'arreta et vint a la rencontre de Bec de Dents. -- Pourquoi etes-vous venus a notre secours ? Pourquoi avoir risque vos vies pour nous ? -- Pour vous prouver notre valeur. Les Kloropanphylles se regarderent, partages entre stupeur et incredulite. -- Parce que vos peuples ne peuvent plus se permettre d'etre ennemis ! lanca Ambre en descendant a son tour. La nature ne cesse de se developper, la faune avec, et vous ne pouvez plus vous battre, il est temps de vous unir ! Le Kloropanphylle toisa Ambre de ses yeux brillants. Ses cheveux, comme ceux de tous ses congeneres, avaient la couleur des feuilles, ses iris ressemblaient a des emeraudes, et ses levres, ainsi que ses ongles, affichaient un brun-vert. -- Je te connais, toi ! dit-il. Tu nous as vole ! Tu as trahi notre confiance ! -- Votre refus de nous laisser partir nous a contraints a fuir, je vous ai laisse un mot d'excuses, je ne voulais pas fuir ainsi mais vous ne nous laissiez pas le choix. Je voudrais une audience aupres du Conseil des Femmes. Une adolescente Kloropanphylle s'avanca. -- Elle dit vrai ! Je me souviens du mot qu'elle a laisse. Leur quete ! -- Peu importe ! s'ecria quelqu'un dans la foule. Ils nous ont menti ! Ils ont vole un de nos bateaux ! -- Oui ! Qu'elle soit punie ! hurla un autre. La Kloropanphylle leva les bras au ciel et les agita pour faire taire les murmures. -- Elle est revenue ! dit-elle. Pour nous sauver ce soir ! Elle merite que nous l'ecoutions. Nos existences, et l'Arbre de vie lui doivent beaucoup a elle et a ces garcons du clan des Becs, n'est-ce pas ? Bec de Dents hocha la tete et leva son masque d'os. -- Le Vaisseau-Matrice devrait etre de retour demain, nous pourrons reunir le Conseil. D'ici la, soyez nos invites. -- Nous avons un blesse a bord, avertit Ambre, je voudrais de l'aide pour le transporter. Un Kloropanphylle s'avanca, beau et muscle, et Ambre le reconnut aussitot. -- Je m'en occupe, dit Torshan. De retour dans ce lieu presque magique, Ambre se sentit bien moins embarrassee qu'elle ne l'avait craint. Elle considera les cinq grands chenes dans lesquels s'intriquait tout un maillage de passerelles, d'escaliers et de batisses a flanc d'ecorce. Des dizaines de lanternes a substance molle produisant une lumiere argentee dansaient doucement dans la brise nocturne. Puis son regard s'attarda sur la foret de bambous au-dela du Nid. Ce sanctuaire protege. En son centre, Ambre le savait, tournait une etrange boule electrique. Riche et fascinante comme une planete. Ambre y avait beaucoup songe depuis son depart du chateau de Malronce. La cartographie sur sa peau, sur un morceau de roche, rien que des indices naturels. La nature tout entiere la guidait ici, vers cette boule de lumiere. Elle ignorait s'il fallait qu'elle la transporte avec elle vers Eden ou ailleurs, tout ce qui lui importait etait de nouer un premier contact. La sentir. Esperer un echange. Elle y etait presque. A condition que le peuple Kloropanphylle l'autorise a l'approcher. Et cela, Ambre le savait, s'annoncait difficile. 50. Absorption Bec de Pierre revint a lui au milieu de la nuit. Ambre, qui dormait dans la meme piece pour le veiller, sursauta lorsqu'il parla : -- Je... l'ai... eu ? -- Oui, dit-elle en clignant les yeux. Tu nous as sauves. -- J'ai... mal... a la tete... Tres mal. -- Je sais. Cela va durer plusieurs jours. Tu aurais pu mourir ! Tu ne dois pas utiliser l'energie des Scararmees d'un coup, tu ne maitrises pas assez bien ton alteration. -- Je n'ai... pas fait... expres. Je voulais... juste... faire quelque chose... et j'ai crie. Ambre lui tendit un verre en terre cuite et il but lentement. -- Maintenant repose-toi, tu vas dormir pendant un long moment, tu en as besoin. Ambre attendit jusqu'a ce que sa respiration soit reguliere et retourna se coucher. Au matin, il etait deja tard lorsqu'elle sortit de la chambre suspendue dans les branches. Les quais fourmillaient d'activites : non seulement les Kloropanphylles reparaient deja les degats, mais le Vaisseau-Matrice etait en train d'accoster. S'il existait encore des oeuvres d'art, alors le Vaisseau-Matrice etait de celles-ci. Majestueux, sublime, colossal, les qualificatifs se succedaient sur les levres d'Ambre pour le decrire. Un quatre-mats porte par une trentaine de ballons de cuir, d'interminables voiles en guise de cerfs-volants pour le tracter, flottant loin dans le ciel au-dessus de sa proue, et un equipage plus nombreux et mieux arme que toute la milice d'Eden ! Ambre s'empressa de rejoindre les quais pour accueillir l'arrivee du porte-drapeau Kloropanphylle. Elle remarqua en chemin que deux garcons a la chevelure rutilante la suivaient. Je suppose que je ne peux leur en vouloir de nous surveiller apres tout ce que nous leur avons fait, le clan des Becs comme moi d'ailleurs ! Les trois capitaines du Vaisseau-Matrice debarquerent en dernier, la grande et sage Orlandia, Faellis la mefiante et Clemantis la plus jeune et aussi la plus amicale. A son grand regret, Ambre ne fut pas autorisee a leur parler, on l'ecarta le temps que les capitaines apprennent ce qu'il venait de se produire. Les pertes etaient importantes, les degats considerables. Le Nid etait en etat de siege, la plupart de ses protections detruites, il ne pouvait plus compter que sur le navire amiral et son retour soulageait les esprits. Ambre dut attendre le debut de l'apres-midi pour etre emmenee dans le tronc principal en direction du Conseil des Femmes qui regissait la vie des Kloropanphylles. Exceptionnellement, celui-ci allait se tenir en journee, et Ambre penetra la petite arene pour decouvrir que les silhouettes du Conseil demeuraient dans l'ombre, surplombant la fosse depuis une estrade couverte. Il y avait la une dizaine de personnes, le visage couvert d'un voile. -- Ce n'est pas la premiere fois que nous te recevons ici, Ambre, dit une voix familiere. Je crois que c'est Orlandia ! -- Et la derniere fois, nous l'avons amerement regrette ! ajouta une autre. -- J'ai tente de m'expliquer en vous laissant une note..., commenca Ambre. Une des filles l'interrompit : -- Des mots pour te dedouaner ! Mais tes actes etaient, eux, bien detestables ! -- Notre peuple souffre ! Il est menace ! repliqua Ambre. Vous vivez ici coupes du reste du monde et seule votre petite existence et votre Arbre de vie vous importent ! Nous devions poursuivre notre voyage ! -- Mais personne ne vous obligeait a violer nos secrets ! A descendre sous la bibliotheque ! Ambre baissa la tete. -- C'est vrai, et je vous presente a nouveau toutes mes excuses pour cela. Mes compagnons et moi avons ete fougueux et irrespectueux. Nous avions peur de vous, nous esperions mieux vous comprendre apres cela. -- Pourquoi es-tu revenue ? questionna Orlandia. -- Parce qu'une guerre vient d'eclater entre les adultes et les Pans, a la surface du monde. Et nous avons besoin d'aide. -- Tu es venue jusqu'ici pour solliciter notre assistance dans une guerre qui ne nous concerne pas ? -- Oui. Mais aussi parce qu'il existe chez vous une source de connaissances et d'energie exceptionnelle. -- Tu fais reference a l'ame de l'Arbre de vie, n'est-ce pas ? -- En effet. Les adultes, les Cyniks, la recherchent, j'ignore pourquoi, cependant je peux sans peine deviner qu'ils ne doivent surtout pas l'atteindre. -- Nous saurons nous proteger ! -- J'en doute. Ils sont plus nombreux que vous ne l'imaginez. -- Tu sembles oublier ou tu es ! Au sommet d'une foret indomptable ! -- J'y suis bien revenue, non ? Et par l'intermediaire d'une monture Cynik ! Plusieurs chuchotements s'echangerent entre les membres du Conseil. Orlandia reprit la parole : -- Il est de notre ressort de proteger l'ame de l'Arbre de vie, il est impensable que tu repartes avec, tu dois oublier des a present cette idee ! -- Je demande seulement a le toucher. Comme vous le faites lors de vos ceremonies. Il existe un lien entre lui et moi, j'en suis sure, c'est pour ca que je suis ici. Les silhouettes du Conseil se pencherent et murmurerent avant que l'une d'entre elles ne se redresse pour dire : -- L'ame est sacree ! Qu'est-ce qui te fait croire que nous pourrions t'autoriser a l'approcher ? -- J'ai risque ma vie hier soir pour vous aider. J'aurais pu attendre que le Requiem-rouge mette le Nid a sac et parcourir les ruines plus tard, pour prendre l'ame de l'Arbre de vie. Pourtant les Becs et moi avons combattu avec vous ! Nous ne sommes pas ennemis ! Nos differences devraient nous rapprocher, nous inciter a partager au lieu de susciter la peur ! Orlandia leva la main. -- Nous avons entendu ta pensee. Maintenant, le Conseil va se concerter pour savoir ce que nous allons faire de toi et de tes amis. Ambre attendit plus d'une heure dans une petite piece sans fenetre, avant qu'on la reconduise dans l'arene du Conseil. Orlandia etait debout devant les autres membres. -- Ambre, dit-elle d'une voix sentencieuse, le Conseil des Femmes a delibere. Il a ete decrete que nous ne t'assisterions pas dans ta quete. Ta guerre est celle de ton peuple, et nous n'en voulons pas. Toutefois, parce que tu as sauve l'Arbre de vie hier soir, nous t'autorisons a nouer un contact avec son ame. Apres quoi, toi et tes amis du clan des Becs serez reconduits au port pour quitter notre Nid. Il sera de leur tache de t'emmener au bord de la mer Seche si tu souhaites rentrer chez toi. La s'arrete notre clemence, notre confiance, et nous ne te serons plus redevables de rien. Ambre se tenait au centre de l'amphitheatre creuse dans le bois. Des coupelles remplies de substance molle irradiaient leur lueur argentee sur les bancs deserts, pendant que la houle des bambous sous la brise cliquetait au crepuscule. Orlandia, Faellis et Clemantis guettaient Ambre. L'adolescente contemplait la boule de trois metres qui tournoyait doucement au centre de l'amphitheatre. Elle etait faite de vapeurs lumineuses, et son atmosphere dense semblait abriter une electricite prodigieuse, qui soulevait le fin duvet sur les avant-bras de la jeune fille. Ambre leva la main en direction de la sphere et approcha lentement. Elle se mit a tournoyer, de plus en plus rapidement, avec un sifflement aigu. Ambre sentit que la palpitation en son centre s'accelerait. Son index effleura les premieres volutes de fumee. Une douce caresse remonta le long de son bras, jusqu'a son esprit. Une sensation de bien-etre. D'harmonie. Le vent redoubla d'intensite au sommet de l'amphitheatre, dans les bambous, puis trois eclairs zebrerent le ciel en grondant. La boule s'arreta brusquement et des boucles de vapeurs se detacherent pour s'enrouler autour d'Ambre. Elles glisserent sous ses vetements et se collerent a sa peau. Ambre ressentit alors un picotement non douloureux, comme une envie de se gratter. Le phenomene etait localise sur des zones bien precises de son corps. Elle me palpe ! Elle sonde ma peau pour reperer mes grains de beaute ! Elle lit le langage sur moi ! Les vapeurs s'intensifierent et Ambre eut l'impression de baigner dans un bain de lait tiede, elle ne sentait plus le contact avec le sol, une vague de bien-etre traversa le liquide pour la penetrer, des arcs electriques excitants, et tout son cerveau fut soudain enveloppe par une chaleur euphorisante qui peignit un sourire sur ses levres. Elle ressentit la caresse de l'herbe drue sur ses joues, l'odeur de la terre humide apres une bonne pluie, la tension de l'orage sur sa peau et le parfum salin de l'eau de mer sur sa langue. Son enveloppe charnelle avait disparu, fondue dans la brume de la sphere, et Ambre comprit qu'elle etait a present dans la boule de lumiere. Elle voyageait a travers le temps geologique, a travers l'evolution, son ADN se deployait dans la lumiere vive, se recombinait, elle partageait chaque molecule de son etre avec cette archaique force. Ambre savait qu'il n'y avait la aucune conscience, rien qu'une energie, mue par un unique principe essentiel : se propager, repandre la vie. Une trajectoire infinie. Ambre etait absorbee par le coeur de la Terre. TROISIEME PARTIE L'Enfer sur terre 51. Le gout de la victoire La guerre avait commence. En secret. A l'abri de collines escarpees, entre de petits bois. La ou la nature couvrirait rapidement les cadavres, ou le lierre grimperait sur les armures eventrees pour les ensevelir. Toute la premiere armee Cynik s'etait separee en groupes de cinquante soldats pour passer inapercue, pour s'introduire sur le territoire Pan et contourner Eden par l'est avant de se rassembler et prendre la cite par le nord. C'etait sans compter sur les cinq cents guerriers Pans qu'Eden avait formes et caches sur le chemin. Ils surgissaient des fourres, des fosses, des parterres de fougeres et de derriere les massifs d'epineux pour balayer ces escouades d'adultes surpris. Les assauts etaient brefs, feroces. Les Cyniks n'etaient jamais assez nombreux pour resister, tres souvent ils n'etaient pas vetus de leurs armures, plus occupes a ne pas enliser les roues des chariots qui transportaient leurs provisions qu'a surveiller leurs flancs, et ils en payerent le tribut. Les adolescents privilegiaient leurs archers aussi souvent que possible, pour eviter l'affrontement direct. La premiere armee fut decimee en seulement trois jours. Les Pans avaient quadrille tout le secteur a l'est de la Passe des Loups pour ne laisser aucune chance aux Cyniks. Floyd, le Long Marcheur, menait l'offensive. Il vit tomber plus de cent cinquante des siens pendant ces affrontements eclairs. Des garcons, des filles de tous les ages dont la vie s'etait fait happer par un coup de masse, par le tranchant d'une epee, parfois le carreau d'une arbalete. Les Cyniks frappaient fort et sans pitie. Floyd les fit enterrer chacun leur tour, et il rejoignit ensuite Eden ou le gros des troupes patientait. Presque huit mille personnes dont l'essentiel n'avait aucune experience de combat, a peine un mois d'entrainement dans les jambes. Eden etait vide de ses habitants, il ne restait que les blesses qui veillaient sur les plus jeunes Pans, ceux qui ne pouvaient soulever une arme. Le succes de Floyd et de son equipe ramena des sourires devenus rares sur les visages, jusqu'a ce qu'on realise qu'il manquait des copains a l'appel. Cette fois, la guerre devint palpable, a travers les manques qu'elle engendrait. Des quatre coins du pays, differents clans etaient accourus a l'appel d'Eden et de ses Longs Marcheurs. Doug etait venu avec son petit frere Regie et une cinquantaine d'habitants de l'ile Carmichael, l'ile des Manoirs. Il en venait de partout, parfois a dix, parfois par colonnes de cent au moins. Pendant deux semaines, les Pans avaient afflue, prets a en decoudre avec les Cyniks. Et jour apres jour, l'armee d'Eden s'etait etoffee. Jusqu'a doubler ses effectifs. Malronce avait heureusement retarde l'offensive de dix jours a cause d'un acte de sabotage dans le port de Babylone. Une partie des armes et des armures avait coule suite au passage d'Ambre et ses compagnons. Et ce precieux retard avait permis a Eden de finir de s'organiser. Le soleil n'etait pas encore leve, il faisait sombre sur la plaine. Zelie et Maylis etaient sorties de leur tente pour contempler l'armee d'Eden. Des lanternes accrochees a des piquets brillaient un peu partout dans le camp, entre les tentes, comme autant d'espoirs. L'armee se reveillait peu a peu, pour le grand jour. Zelie croisa ses bras sur sa poitrine. -- C'est impressionnant, dit-elle doucement. -- C'est presque beau, repondit Maylis sur le meme ton deferent. Toute cette fraternite, six mille personnes rassemblees sous le meme etendard. Il manquait pres de deux mille ames a leur cortege. Celles et ceux qui avaient ete choisis pour l'operation >. Zelie et Maylis avaient longuement hesite avant de se separer de ces troupes pour une mission qui n'avait que peu de chance de reussir. Mais elles savaient que cela pouvait faire la difference au bout du compte. Convaincre le Conseil d'Eden fut finalement le plus difficile. -- J'espere que nous reverrons notre cite un jour, dit Zelie. Maylis prit alors la main de sa soeur. -- Viens, il faut mettre nos tuniques. Aujourd'hui nous partons defendre notre liberte. -- Nous partons a la guerre, ajouta Zelie. Le soir du troisieme jour de marche, tandis qu'ils abordaient les contreforts de la Foret Aveugle, la pluie se mit a tomber sur l'interminable procession. En tete, la cavalerie canine, l'unite la plus mobile, etait prete a repandre les ordres a toute vitesse ou a prendre l'ennemi a revers en cas de face a face inattendu. C'etait a la fois l'elite et le commandement. Zelie et Maylis chevauchaient Mildred et Lancelot, des chiens a poils longs, en compagnie de Tania et Floyd, lorsqu'elles estimerent preferable d'etablir le bivouac. -- Est-ce bien prudent de s'arreter cette nuit ? s'inquieta Floyd. Nos eclaireurs ne sont toujours pas rentres, il se peut que la troisieme armee soit toute proche ! -- Je prefere que nous nous abritions, expliqua Zelie. Je n'ai pas envie d'envoyer des troupes malades au combat ! Je prends le risque. Six mille Pans deployerent de grandes tentes fabriquees par les blesses d'Eden, ceux qui n'avaient pu s'entrainer, et une multitude de petits feux s'allumerent sous les auvents. Les eclaireurs rentrerent au milieu de la nuit pour reveiller Zelie et Maylis. -- La troisieme armee est a moins d'une journee de marche ! avertit un garcon aux cheveux trempes. Maylis se frotta les yeux pour chasser le sommeil. -- Ils campent ? -- Oui. Environ mille cinq cents soldats, autour d'une auberge fortifiee. -- Et la deuxieme armee ? Est-elle derriere ? -- Non, nous ne l'avons pas vue. Maylis soupira, un profond soulagement l'envahit. Leur plan ne prevoyait pas d'affronter deux armees Cynik en meme temps, il fallait a tout prix qu'elles soient distantes les unes des autres. -- Dans ce cas nous pourrons la vaincre, affirma Zelie. Demain nous laisserons le gros de nos troupes ici, elles iront se cacher dans les contreforts de la Foret Aveugle. La cavalerie canine filera au sud pour contourner la troisieme armee. Nous la prendrons en tenaille. Quant a l'auberge fortifiee, il suffira de mettre le feu a son toit pour en chasser les occupants, comme Floyd nous l'a indique. Le garcon la salua, ses vetements ruisselaient d'eau de pluie. -- Je repars jusqu'a la forteresse de la Passe des Loups, dit-il. -- Non, tu degoulines ! repondit Maylis. Tu vas te secher et cette nuit tu dormiras au chaud, un autre va prendre ta place. Je ne veux pas que tu attrapes la mort, nous avons besoin de toutes nos forces ! Le grand moment arrive. Peu avant l'aube, les six cents chiens se mirent en route avec leurs maitres sur le dos et taillerent la route a travers la foret. A midi, ils apercurent la troisieme armee Cynik qui defilait plus bas dans la vallee sous une pluie battante. Ils savaient qu'il s'agissait de la plus petite des armees de Malronce, la plus mobile egalement. En decouvrant qu'elle etait montee sur des chevaux, Zelie et Maylis prirent peur pour leur chance de reussite. Vaincre des soldats d'infanterie etait une chose, affronter une cavalerie aussi puissante en etait une autre. Mais il etait trop tard pour reculer. Ils laisserent la troisieme armee Cynik les depasser, tous accroupis parmi les branches, sans un bruit, et ils attendirent une heure, pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'arriere-garde. Zelie et Maylis avaient beaucoup appris en matiere de tactique militaire par l'intermediaire d'un garcon, Ross, ancien champion d'echecs et fanatique des jeux de strategie avec figurines dans son ancienne vie. Puis la cavalerie canine sortit de sa cachette vegetale pour prendre l'ennemi en filature. Le paysage encaisse tournait et les replis des collines barraient l'horizon, il etait impossible de voir a plus d'un kilometre ou deux. Les deux soeurs avaient les mains moites, le coeur battant a mesure qu'elles sentaient l'affrontement approcher. Elles n'avaient jamais ete confrontees a la violence et ce qui se profilait les rendait malades. Soudain la troisieme armee apparut sur la pente d'une colline. Elle se tenait face a plus de mille guerriers adolescents qui bouchaient toute la vallee. La cavalerie Cynik tournait en rond, totalement desemparee face a cette resistance improbable. Mais forte de se savoir superieure, la cavalerie se mit en position pour charger. Que pouvaient mille adolescents a pied face a mille cinq cents adultes en armure et sur des chevaux ? En voyant cette masse noire charger leurs copains, Zelie et Maylis en eurent la chair de poule, le martelement des sabots sur le sol resonnait si fort que les vibrations faisaient trembler les chiens. La cavalerie n'etait plus qu'a trois cents metres des Pans. La pluie avait transforme la terre en boue, et la troisieme armee foncait en soulevant une nuee sombre autour d'elle. Les lances Cynik prirent l'horizontale, pretes a empaler autant d'adolescents que possible. Deux cents metres. Soudain d'immenses plaques d'herbe glisserent. Des baches interminables en trompe-l'oeil qui dissimulaient les troupes Pans, et un instant la cavalerie Cynik fut flanquee de deux mille adversaires supplementaires qui tendirent leurs arcs pour les inonder d'une pluie de fleches. Plus de deux mille autres Pans jaillirent de la foret en courant, leurs hurlements etouffes par l'orage. Alors Zelie et Maylis leverent le bras et donnerent l'ordre aux chiens de foncer a leur tour. Avant meme que la troisieme armee puisse se remobiliser, elle etait eparpillee par les volees de fleches, les lances et les piques de bois des guerriers Pans, et lorsqu'elle tenta de se replier, elle encaissa une salve d'eclairs qui desarconnerent une vingtaine d'adultes et affolerent le double de chevaux. Tous les Pans dont l'alteration etait de produire un arc electrique ou une quelconque forme de projection dangereuse avaient ete requisitionnes pour faire partie de la cavalerie canine. Ils avaient ete entraines sous le controle de Melchiot, le meilleur eleve d'Ambre qui lui avait succede a la direction de l'academie, pour maitriser au mieux leur alteration en presence des Scararmees. A present, une unite de cinquante Pans foncait, des tubes de plastique sangles contre la poitrine avec des Scararmees a l'interieur. Des eclairs aveuglants surgissaient du bout de leurs doigts, une foudre tour a tour bleue, rouge ou verte qui terrassait les Cyniks par brochettes de cinq ou dix. Et les Scararmees rendaient chaque eclair plus vif et plus precis. Grace aux minuscules insectes lumineux, les Pans parvenaient a enchainer les tirs la ou deux ou trois decharges les auraient normalement epuises. Quelques cavaliers parvinrent neanmoins a atteindre les rangs adverses et les degats furent enormes. Les chevaux marcherent sur des adolescents, les Cyniks embrocherent les garcons au bout de leurs lances ou planterent leurs epees dans le dos des filles. Les montures hennissaient, les blesses hurlaient, et les adultes en armures noires criaient autant de rage que de peur tandis qu'ils se faisaient decimer. La bataille ne dura pas plus de dix minutes. Aucun Cynik ne voulut se rendre, tout allait trop vite pour qu'ils puissent le faire. Lorsqu'ils comprirent qu'ils n'avaient plus aucune chance de fuir ni de remporter l'assaut, ils chercherent a causer le plus de degats possibles. Les fleches et les eclairs eurent raison des plus farouches. Il ne resta plus qu'un groupe d'une douzaine qui galopait dans un sens puis dans un autre pour se frayer un chemin et ecraser autant de Pans qu'ils pouvaient. Pendant un instant Zelie et Maylis crurent qu'elles allaient pouvoir faire des prisonniers mais Melchiot s'avanca sur le dos de Zelig, son chien blanc a taches noires. Les cris de tous les blesses l'avaient rendu ivre de colere, et lorsque les Cyniks se tournerent vers lui pour tenter de le charger, il leva les deux mains. Deus geysers de flammes illuminerent la vallee grise, traversant la pluie sans faiblir et embrasant aussitot les hommes et leurs chevaux. Zelie et Maylis detournerent le regard pour ne pas avoir a affronter cette vision cauchemardesque. Qu'etaient-ils devenus pour en arriver a bruler vivants des etres humains ? Les hurlements etaient insupportables. La guerre, songea Zelie. C'est la guerre qui nous rend fous ! La haine appelant la haine. Une spirale infernale vers toujours plus de barbarie, au nom de la victoire. Zelie en etait malade. Mais que pouvaient-ils faire d'autre ? Les Cyniks ne s'arreteraient pas. Il faudrait qu'un des deux camps triomphe pour que la serenite revienne. Maintenant que l'etincelle du conflit s'etait allumee, il ne pouvait y avoir de repos sans un vainqueur et un vaincu. Zelie secoua la tete. Elle aurait voulu etre a Eden, loin de cette souffrance. Pres de quatre cents garcons et filles gemissaient dans la boue, leur sang mele a l'eau noire. Une centaine d'autres gisaient le visage enfoui dans la terre. Des etres qui ne grandiraient plus. Dont il ne resterait bientot que le souvenir scelle a un nom. Les chevaux et les Cyniks cesserent leurs rales, il ne restait plus d'eux qu'un amas que la pluie faisait fumer. -- Il faut s'occuper des blesses ! ordonna Maylis. Phil, Jon et Nournia, vous organisez l'hopital ! Howard, tu prends avec toi une escouade de cavaliers et vous allez vous occuper de l'auberge fortifiee. Floyd et Tania avec moi, nous partons pour le sud verifier qu'aucune mauvaise surprise ne s'approche ! Les trois chiens s'elancerent avec grace et disparurent dans le rideau de pluie. Les Pans venaient de gagner leur seconde bataille. Une victoire sans joie. Au gout amer. 52. Passe-muraille Melchiot chevauchait a cote de Zelie. -- La premiere armee etait dispersee, dit-il, c'etait facile. Celle-ci etait minuscule. Et pourtant chaque fois nous avons eu de lourdes pertes. Pour etre franc avec toi, je doute que nous puissions tenir ainsi tres longtemps. Les Cyniks sont forts, et ils se battent mieux que nous, jusqu'au dernier. Nous ne tiendrons pas face a la deuxieme armee si nous la prenons de face. -- Je sais. C'est pour ca que nous avons fabrique les baches couvertes d'herbe, si nous pouvons couper l'armee Cynik en deux et maintenir le gros de leurs troupes a distance, le temps de les detruire par nos arcs et nos alterations, alors nous avons une chance de reussir. -- Le coup des baches est risque, si la cavalerie avait fonce dessus, ils se seraient fait pietiner avant meme de pouvoir repliquer et nos differentes unites auraient ete desorganisees. -- Je ne vois pas d'autre choix, helas. Maylis revint a la nuit tombee, porteuse de mauvaises nouvelles : -- L'armee Glouton dont nous a parle Floyd est dans la forteresse de la Passe ! annonca-t-elle en entrant dans la tente. -- Ils la protegent ? -- Non, ils stationnent. J'ai aussi apercu des milliers de Cyniks de l'autre cote de la forteresse, au sud, je pense que c'est la deuxieme armee. Elle doit attendre que les Gloutons sortent par le nord pour pouvoir transiter a leur tour par le chateau. -- Ils vont envahir la Passe des Loups en direction d'Eden comme c'etait prevu, il n'y a que le nombre qui change. -- Nous ne pouvons pas encaisser l'armee Glouton et la deuxieme armee Cynik en meme temps ! Ils nous ecraseraient ! protesta Maylis. -- Chaque armee ennemie va passer par la forteresse, il faut la conquerir entre deux occupations ! -- Tu veux qu'on aille s'enfermer dans la forteresse entre le passage des Gloutons et avant celui de la deuxieme armee ? Nous serons totalement pris au piege a l'interieur ! Le Conseil avait insiste pour que nous ne soyons jamais encercles ! -- Il faut s'adapter. Il serait suicidaire de prendre les Gloutons de face avec une autre armee Cynik en renfort. Cette forteresse est l'avantage strategique qui peut nous sauver. Des que Malronce comprendra que nous sommes ici, en armes, elle abandonnera ses plans pour rassembler toutes ses troupes et nous submerger. -- Et la forteresse deviendra imprenable, comprit Maylis. -- Exactement. Tant que nous avons encore l'effet de surprise, nous pouvons nous introduire par la ruse. Maylis, qui n'avait rien avale depuis le matin, prit une pomme qu'elle croqua a pleines dents. -- On laisse les Gloutons sortir de la forteresse, dit-elle entre deux bouchees, nos regiments caches dans la foret et sous les baches, et on envoie un commando pour ouvrir les portes. -- Il ne faudra pas perdre de temps, ajouta Zelie, parce que si de l'autre cote, la deuxieme armee a le temps d'entrer, nous serons fichus ! -- Ca peut marcher. -- Non, ca doit marcher ! Maylis avala une bouchee de sa pomme et regarda sa soeur. -- J'espere que nous prenons la bonne decision. Parce qu'une fois a l'interieur, nous ne pourrons plus sortir. La pluie avait redouble d'intensite. Il devenait difficile d'y voir a plus d'une cinquantaine de metres. Malgre tout, les Pans distinguaient les lanternes bringuebalantes au milieu de la vallee. Des centaines de petits points lumineux s'agitant au gre des pas des Gloutons. Ils etaient si nombreux qu'il fallut deux heures pour qu'ils sortent de la forteresse, encadres par des formes sombres, a cheval. Floyd et Franklin, en Longs Marcheurs discrets, s'etaient approches pour passer les effectifs en revue. Ils revinrent aupres du poste de commandement ou Zelie et Maylis preparaient la suite. -- Les Cyniks les ont armes avec des lames, des masses et des marteaux de guerre ! rapporta Franklin. -- Et il y a une bonne cinquantaine de cavaliers de Malronce pour les accompagner, completa Floyd. -- Tous sont sortis ? demanda Zelie. -- A l'instant. Les portes viennent d'etre refermees. -- Alors en route. Voyant les deux soeurs s'equiper de leur manteau brun, Floyd les interpella : -- Vous faites partie du commando ? N'est-ce pas un peu... votre place est ici, pour organiser nos troupes ! -- Il n'y a aucune raison que nous prenions moins de risques que les autres. C'est notre tour. Ross et Nikki prennent le commandement. Zelie, Maylis, Tania et Melchiot se faufilerent entre les arbres et cacherent leur visage sous les larges capuchons de leurs manteaux. Avec la pluie battante, ils n'eurent aucun mal a approcher le rempart, encore moins avec Maylis a leurs cotes. Depuis toujours, elle avait eu l'obsession de se cacher, pour jouer, pour etre tranquille, pour fuir ses devoirs ou meme sa soeur, et son alteration s'etait developpee en ce sens. Desormais il lui suffisait d'une petite flaque d'ombre ou s'abriter pour qu'elle en fasse une vague de tenebres et que son corps disparaisse dedans. Maylis avait aussi emporte une poignee de Scararmees dans des tubes. Leur presence lui permit d'elargir son bouclier d'ombre a ses amis et ils furent invisibles jusqu'a atteindre la lourde porte d'acier. Zelie, elle, avait toujours ete distraite. Elle aimait se perdre dans ses pensees a tout moment, rever comme dans les livres qu'elle devorait. Pendant les annees de sa courte vie, elle en avait souvent souffert, principalement parce qu'elle se cognait tout le temps et partout. Contre une porte mal fermee, contre un mur, un coin de table ou les passants dans la rue. Au point d'etre couverte de bleus. Lorsque son alteration se developpa pour la proteger au mieux, elle se rendit compte qu'elle ne se cognait plus. Ses genoux, sa tete, ses coudes ou ses epaules passaient au travers des objets. Apres plusieurs mois, elle etait meme parvenue a traverser un bout de bois avec sa main, mais les materiaux lourds lui donnaient plus de mal. -- Tu es sure que tu en es capable ? lui demanda Maylis. -- Avec les Scararmees, ca devrait marcher. Maylis etait inquiete, sa soeur manquait d'entrainement et elle s'appretait a risquer sa vie. Jamais elle n'avait plonge plus qu'un bras a travers une paroi en bois. Cette fois elle voulait traverser tout entiere un battant de metal. Zelie serra contre sa poitrine les capsules de verre qui contenaient les Scararmees et prit son inspiration. -- Je peux le faire..., murmurait-elle. Je peux le faire... Apres une longue minute de concentration, elle ferma les yeux. Tania scrutait les alentours, craignant d'etre reperee par un garde au sommet des remparts. Elle tenait son arc devant elle, une fleche encochee. Melchiot, lui, etait agenouille devant la grande porte, l'oreille collee pour tenter de percevoir quelque chose. -- Alors ? lui demanda Maylis. -- Je n'entends rien, la pluie fait trop de bruit ! -- Si ma soeur traverse et se retrouve nez a nez avec un soldat... Melchiot haussa les epaules en signe d'impuissance. Tout a coup Zelie s'elanca vers les battants metalliques. Son nez fut absorbe, puis ses epaules, son bassin, ses jambes et elle disparut completement. Zelie sentit d'abord un froid intense sur son visage, comme si elle plongeait la tete dans une bassine d'eau glaciale. Puis il y eut une pression sur les contours de son corps, il lui sembla un instant etre en train d'etouffer sous une tonne de sable, avant qu'elle ne fasse un pas de plus et se retrouve dans le passage sous le rempart. J'ai reussi ! J'ai reussi ! Je le savais ! Plusieurs torches brulaient dans le grand tunnel qui debouchait sur une cour inondee. Elle vit deux portes dans la paroi et son attention fut captee par le mouvement d'un Cynik qui somnolait a trois metres d'elle, sur un tabouret ! Il venait de croiser ses mains sur son ventre. Une lance etait posee contre le mur, et une epee pendait a sa ceinture. Zelie examina l'imposant mecanisme de verrous et sut qu'elle ne pourrait l'actionner seule. Elle avisa alors une poterne fermee par une chaine et un cadenas dore. Elle voulut avancer mais son manteau la retint. Le bas du vetement etait emprisonne dans l'acier de la porte, parfaitement fusionne. Mince ! Elle posa un genou a terre et tira de toutes ses forces. Le tissu ceda avec un bruit de dechirure. Zelie se redressa vivement, prete a sauter a la gorge du garde. Elle ignorait tout des techniques de combat, savait qu'elle avait bien moins de force que lui, mais s'il le fallait elle se sentait capable de lui rendre coup pour coup. Il n'avait pas bronche. Alors elle ramassa un tonnelet d'huile pour les torches, le souleva au-dessus de sa tete en grimacant et l'abattit sur le crane du Cynik qui s'effondra de son tabouret sans un gemissement. En voyant le sang couler d'une vilaine plaie entre les cheveux, Zelie s'en voulut et elle maudit les Cyniks de l'obliger a de pareilles choses. Une petite cle de cadenas pendait a sa ceinture. Moins d'une minute plus tard, Maylis, Melchiot et Tania entraient a leur tour par la poterne ouverte. -- Maylis, tu vas aller chercher des petits groupes comme le notre, chuchota Zelie, capables d'avancer vite et sans bruit pour neutraliser un maximum de sentinelles. Pendant ce temps, nous allons a la porte sud, pour empecher la deuxieme armee d'entrer. Lorsque nous serons en place, nous t'enverrons un signal pour que tu lances toutes nos troupes a l'interieur. -- Ce sera quoi le signal ? Zelie hesita puis dit : -- Quand tu le verras, tu sauras que c'est le signal. L'alteration de precision de Tania fit tomber deux gardes avant meme qu'ils n'aient le temps de sonner l'alerte, une fleche plantee dans la gorge pour chacun. Le trio progressa lentement, pour ne surtout pas se faire reperer, et Zelie les fit accelerer en voyant que plusieurs Cyniks se dirigeaient vers les tours sud. -- Ils vont ouvrir les portes ! paniqua-t-elle. Tania sortit de l'auvent des ecuries, et tira quatre fleches pour autant d'ennemis touches. Cinq autres surgirent du pied du donjon. Ils ne la virent pas tout de suite, remarquant d'abord les corps de leurs camarades. -- Il y a un intrus ! cria l'un des hommes. -- Ce fichu mome encore ? s'enerva un autre. -- La ! La fille avec l'arc ! Zelie et Tania coururent pour bloquer l'acces a la porte sud et Melchiot leva les mains devant lui. -- C'est le moment du signal, dit Zelie. Alors Melchiot se mit a cracher des flammes par le bout de ses doigts et le ciel s'illumina. Plusieurs centaines de Pans envahirent immediatement la cour, et tous les Cyniks qui sortirent, completement hagards, furent balayes sans difficulte. Un groupe de soldats, comprenant qu'il s'agissait d'une invasion, se precipita vers la porte sud pour permettre a l'armee au-dehors de venir leur preter main-forte. Mais ils tomberent sur les fleches de Tania et la colere incendiaire de Melchiot qui ne faisait pas de quartier. Les Pans forcerent les acces et investirent les etages, avant de surgir sur les remparts. Au bout d'un moment, les Cyniks preferaient se jeter dans le vide plutot que de faire face a ces meutes d'enfants dechaines. Maylis retrouva Zelie, le drapeau Cynik dans les mains. Elle le jeta a ses pieds. -- Ma soeur, j'ai le plaisir de t'annoncer que nous avons pris la forteresse ! -- Que toute notre armee s'amasse ici, et qu'on referme les portes, il ne faut plus que quiconque puisse y penetrer. Desormais, notre survie depend de notre capacite a garder ce chateau. Si les Cyniks entrent, nous mourrons tous. La deuxieme armee ne bougea pas de la nuit. Ils ne lancerent aucune offensive, pourtant ils ne pouvaient ignorer qu'il venait de se passer quelque chose dans la forteresse. L'armee avait installe son immense campement a un kilometre et elle n'avanca ni ne recula de toute la nuit. Les vigiles Pans remarquerent seulement un ballet incessant de lanternes entre de grandes tentes mais aucun signe d'agressivite. Deux cavaliers apparurent au nord, provenant de l'arriere-garde de l'armee Glouton. Le premier approcha des remparts et cria : -- Oyez ! Que se passe-t-il ? Nous avons vu des flammes dans le ciel ! Jon, qui surveillait l'entree par la tour au-dessus, se pencha et prit sa voix la plus rauque pour repondre : -- Rien, nous avons maitrise l'incendie. Le cavalier demeura silencieux puis se pencha pour chuchoter avec son acolyte. -- Vous pouvez repartir ! ajouta Jon. Foncez au nord ecraser cette vermine de Pans ! -- La Redemption est notre salut ! s'ecria le second cavalier. Jon ne sut que repondre. Nournia, qui etait a ses cotes se prit la tete a deux mains : -- C'est un code ! gronda-t-elle. Il attend une phrase precise ! -- Alors qu'est-ce que je lui dis ? -- Je ne sais pas ! C'est certainement le mot de passe pour entrer ou un truc dans le genre ! Jon haussa les epaules et s'exclama au-dessus du vide : -- Gloire a Malronce ! Les deux cavaliers se regarderent et aussitot tirerent sur les renes de leurs chevaux pour detaler a toute vitesse. -- Je crois que c'etait pas la bonne reponse, commenta Jon. -- Maintenant on peut s'attendre a avoir de la visite d'ici peu de temps. Les Gloutons vont faire demi-tour ! L'aube se leva peniblement, etouffee par la pluie qui ne cessait pas. Zelie et Maylis avaient pris un peu de repos et furent reveillees en sursaut par Howard, le Long Marcheur : -- Il se passe quelque chose du cote de la deuxieme armee ! Venez vite ! Emmitouflees dans leurs manteaux, elles virent que le flanc est de l'armee etait en train de s'agiter. Les hommes sautaient sur leurs chevaux, et des archers accouraient en tenant des carquois bien remplis. Ils ne venaient pas vers la forteresse, mais s'interessaient a une zone d'arbres entre leurs tentes et le fleuve qui coulait au pied de la Foret Aveugle. Soudain sept chiens geants fendirent la pluie, plus rapides encore que des chevaux au galop, portant cinq silhouettes recroquevillees. Zelie prit les jumelles que Howard lui tendait et s'ecria : -- C'est Matt ! Matt et ce qu'il reste du commando qui est parti pour Wyrd'Lon-Deis ! Une vingtaine de cavaliers apparurent dans leur dos, et une autre vingtaine s'appretait a leur couper le chemin par le cote. S'ils parvenaient a les ralentir et a les bloquer, les archers termineraient le travail aussi facilement qu'a l'entrainement. -- Faites monter les lanceurs d'eclairs, ordonna Zelie, vite ! 53. Quand l'herbe disparait... Melchiot accompagnait une vingtaine de Pans qui portaient des Scararmees dans les tubes sangles a leur brelage. -- Preparez-vous a couvrir la fuite des chiens ! commanda Zelie. -- Si nous utilisons nos capacites maintenant, ce sera un effet de surprise en moins contre les Cyniks lors de l'assaut, s'opposa Melchiot. Ils sauront a quoi s'attendre ! -- Si nous n'intervenons pas, les cinq Pans que tu vois la-bas seront bientot cribles de fleches ! Melchiot se gratta le menton, cherchant comment dire ce qu'il pensait sans pour autant passer pour un monstre : -- Sauver ces cinq-la risque de compromettre des vies bien plus nombreuses, dit-il. Zelie fut prise d'un doute. Maylis enchaina : -- Ils ont risque leur vie pour nous tous ! Et ils ramenent peut-etre l'arme secrete de Malronce ! Melchiot n'etait pas convaincu pour autant. Il fixa Zelie pour voir ce qu'elle decidait. -- Preparez-vous a ouvrir le feu, dit-elle apres une courte hesitation. Les cavaliers Cynik commencaient a se positionner pour que les chiens viennent s'empaler sur leurs lances. Ils etaient a pres de huit cents metres du rempart. -- A cette distance, les eclairs pourraient manquer leur cible et toucher les chiens ! avertit Maylis. -- Je prends le risque, trancha Zelie. Alors les Pans se concentrerent, les lueurs bleues et rouges des Scararmees palpiterent sur leurs torses et une douzaine d'eclairs multicolores zebrerent les cieux en direction des cavaliers. Des gerbes d'etincelles crepiterent dans la lumiere de l'aube, et un ecran de fumee masqua provisoirement la course-poursuite. Les chiens bondirent a travers la fumee, leurs jeunes maitres cramponnes au pelage. Les cavaliers qui les suivaient se faisaient peu a peu distancer et ils renoncerent a l'approche des remparts, craignant cette magie formidable qui venait de s'abattre sur leurs camarades. Les Pans ouvrirent les portes sud de la forteresse, le temps que les sept chiens se jettent dans la cour et ils refermerent en accumulant de lourds tonneaux pour empecher toute intrusion par la force. Matt, Tobias, Chen et Ben releverent la tete, epuises mais heureux d'etre encore vivants. Seul Horace resta inconscient sur Billy, deux fleches plantees dans le dos. Horace fut emmene dans un des salons du donjon pour y recevoir des soins d'urgence. Une soixantaine de Pans s'activaient au-dessus des blesses, partageant leurs connaissances parfois approximatives de la medecine. Ils parvenaient parfois a soigner des blessures assez superficielles a l'aide de leur alteration, mais la plupart des soins utilisaient plantes et decoctions, et tout ce qui necessitait de la chirurgie les rendait mefiants. Pendant ce temps, Matt et ses compagnons rencontrerent Zelie et Maylis dans un des halls de la forteresse. -- Que rapportez-vous ? s'enquit Zelie avec impatience. -- Helas, commenca Matt, rien qui nous donne l'avantage physique. -- Quel est le secret de Malronce ? Que devoilait le plan sur Ambre ? -- Un lieu. Ambre est partie sur place, cependant je crois qu'il ne faut pas en attendre une assistance particuliere, il ne s'agit pas d'une arme, plutot... de connaissances. Zelie avala sa salive bruyamment. -- Nous ne pouvons plus compter que sur nous-memes, c'est ca ? -- Je le crains. Comment se presente la situation ici ? -- Comme vous l'avez vu en arrivant, la deuxieme armee stationne au sud, pendant que les Gloutons occupent la Passe des Loups au nord. Il faut s'attendre a ce qu'ils nous attaquent des deux cotes. -- Ils ne l'ont pas encore fait ? s'etonna Tobias. -- Non, repondit Maylis. Nous ignorons ce qu'ils attendent. -- Je n'aime pas ca, fit Ben. Les Cyniks ne sont pas du genre a hesiter s'ils n'ont pas une idee derriere la tete. -- Nous disposons de presque six mille volontaires, exposa Zelie. -- Six mille ? s'exclama Chen. Ouah ! C'est genial ! -- La plupart ne savent pas se battre, ajouta Maylis. -- Et encore deux mille en renfort, ajouta Zelie. -- Ou sont ces renforts ? -- Pour l'instant, quelque part entre Eden et ici, nous ne savons pas. Ils ont une mission un peu particuliere a remplir. -- Quel genre de mission ? Zelie et Maylis echangerent un regard complice. -- Nous preferons ne pas vous donner de faux espoirs, leurs chances de succes sont plus que minces. -- La bonne nouvelle, enchaina Maylis, c'est que nous maitrisons pas trop mal l'alteration combinee a la puissance des Scararmees. Melchiot dirige une unite d'environ cinquante Pans qui peuvent lancer des eclairs ! -- Nous avons vu ca ! s'exclama Tobias. C'etait incroyable ! Tous les soldats devant nous ont ete electrocutes d'un coup ! Matt tempera la joie de son ami : -- Pour repousser les premieres vagues, ca sera tres utile, mais j'ai bien peur que ce soit insuffisant face aux cinq mille soldats de la deuxieme armee. Qu'avez-vous d'autre ? -- Un millier d'archers et tout le reste d'infanterie pour le corps-a-corps. -- Face a la force des adultes il faudra repousser le corps-a-corps le plus longtemps possible. Les archers c'est bien. -- Sauf que nous manquerons de fleches avant d'avoir remporte la victoire, avoua Zelie. -- Et la pluie n'arrange pas nos affaires, fit remarquer Chen, difficile d'etre precis quand il tombe des cordes ! -- Au contraire, la pluie est notre alliee ! corrigea Zelie. Elle empechera les Cyniks de lancer des projectiles enflammes pour nous faire griller ! -- Peut-etre que les Cyniks ne vont pas attaquer, intervint Tobias. Peut-etre qu'ils vont attendre que nous nous affamions. -- Malronce n'est pas du genre patiente, repliqua Matt. Ils vont vouloir montrer a leur Dieu qu'ils sont prets au sacrifice de leur vie, pour racheter les peches d'autrefois. Je me demande ce qu'ils attendent. Tobias s'approcha d'une fenetre d'ou il apercut les tentes ennemies au loin. -- Nous n'allons pas tarder a le savoir si tu veux mon avis. L'armee Glouton arriva en fin de journee. Elle s'amassa a moins d'un kilometre des remparts et installa son campement sous la direction des cavaliers Cynik. De l'autre cote de la forteresse, la deuxieme armee patientait toujours. Lorsque les cavaliers aux cotes des Gloutons approcherent pour lancer des fleches par-dessus les murs de la forteresse, Ross, le stratege Pan s'ecria : -- Ne les laissez pas tirer ! -- Mais ils tirent completement au-dessus de nous ! s'esclaffa un jeune garcon. Laissons-les gaspiller leurs munitions ! -- Ils lancent des messages aux troupes de l'autre cote ! Ils cherchent a communiquer pour organiser leur plan de bataille ! Aussitot Melchiot illumina le ciel de ses jets de feu, reduisant en cendres chaque projectile autour duquel etait enroule un message. Lorsque trois eclairs foudroyerent les cavaliers les plus proches, les autres rebrousserent chemin au galop. -- Il va falloir redoubler de vigilance, avertit Ross. Specialement la nuit, ils vont tout essayer pour nouer un contact avec leur allie du sud. -- Je peux surveiller le ciel, proposa Ben. Je vois tres bien la nuit. Ross approuva, mais ne semblait pas totalement rassure. -- Ils vont surement essayer autre chose... -- Avec l'epaisseur de ces murs, je leur souhaite bon courage ! fit Melchiot. Et les falaises de part et d'autre de la forteresse sont infranchissables. A moins de s'enfoncer loin dans la Foret Aveugle pour les contourner, et la, je ne leur donne pas deux jours de survie ! Soudain Ross eut la revelation qu'il cherchait. -- Le fleuve ! Voila ce que je ferais si j'etais a leur place ! Je passerais par le fleuve ! -- Impossible, il y a une herse supersolide ! -- Ils vont deposer des messages sur de minuscules radeaux de brindilles et les laisser porter par le courant ! Si les radeaux sont petits, ils passeront entre les mailles d'acier ! -- Alors on poste des gars a nous pour surveiller le fleuve ? -- Il est trop large, on risque d'en laisser passer, non, il faut une solution plus radicale ! -- J'ai une idee ! declara Melchiot en partant en courant. Une heure plus tard, deux filles se concentraient depuis la tour. Plusieurs bocaux de Scararmees a leurs pieds. Elles gelaient l'eau du fleuve avec leur alteration. Elles continuerent jusqu'a ce que la surface soit dure comme du roc sur une centaine de metres et s'effondrerent toutes les deux en meme temps, videes de leur energie. -- Maintenant, les deux armees sont isolees, rapporta Ross. Et sans communication entre elles, c'est nous qui avons l'avantage. Au petit matin, Matt et Tobias retrouverent Zelie et Maylis sur la tour la plus haute du mur sud. -- Vous vouliez nous voir ? demanda Matt. Zelie tendit l'index vers l'horizon. La plaine avait disparu. Les collines tout entieres qui s'etendaient au-dela aussi. Le paysage etait ecrase par des milliers de troupes Cynik. Si nombreuses qu'elles recouvraient la moindre parcelle d'herbe. Des chariots par centaines, des chevaux, des ours, des cages gigantesques, et tant de lances dressees vers les nuages qu'il semblait qu'une foret de roseaux noirs avait pousse durant la nuit. -- La quatrieme et la cinquieme armees, murmura Matt, sans force. -- Ils sont tous la, completa Zelie. -- Voila ce qu'ils attendaient. Etre assez nombreux pour nous balayer facilement. -- Pas seulement, prevint Maylis en lui tendant des jumelles. Matt scruta la direction qu'elle lui indiquait et decouvrit un enorme vehicule qui avancait pour se placer au sommet d'une butte. Cela ressemblait a un char, comme ceux que Matt avait deja vus les jours de parade dans les rues de New York, en beaucoup plus volumineux. Il etait fait avec des bambous, grand comme une maison, avec une terrasse sur le toit, et une dizaine de soldats en armure qui guettaient depuis de petits balcons. Sept drapeaux rouge et noir avec la pomme argentee en son centre flottaient tout autour. Et deux mille-pattes gigantesques portaient ce char incroyable, longs et hauts comme des camions. Leurs appendices agrippaient la terre et ondulaient a l'instar des chenilles d'un tank. Lorsque Matt vit le bras arme de Malronce sortir sur un des balcons, son general en chef, il sut que sa mere etait a son bord. La Reine venait superviser son triomphe. Alors Matt lacha les jumelles et partit en courant. Tobias le retrouva dans l'armurerie principale. Matt etait occupe a affuter son epee. Sa precieuse lame qui l'avait si souvent servi, qui l'avait protege, et qui avait deja pris bien des vies. Matt frottait l'acier contre la pierre avec tant de force que ses machoires etaient contractees. -- Si tu continues, tu vas la casser, dit Tobias. -- Je l'ai vue, Toby. Ma mere. Elle est la. Tobias hocha la tete. -- Je sais. -- Il faut que tout cela s'arrete. Il faut qu'elle cesse cette folie. Matt leva sa lame devant lui et passa son pouce sur le fil pour en juger la finesse. Sa peau s'ouvrit aussi facilement qu'un fruit trop mur. -- D'abord le Rauperoden, mon pere, et ensuite elle ! J'en ai assez de fuir, assez d'avoir peur. Cette fois je vais rester droit, jusqu'a ce que le dernier Cynik soit tombe. Matt mit son pouce dans sa bouche pour stopper le saignement. -- Et meme si un miracle pareil se produisait, que ferais-tu ensuite ? Tu... Tu ne peux pas affronter ta mere ! On ne se bat pas contre ses parents, c'est impossible ! Matt observa son pouce humide. Le sang reapparut aussitot. -- Les coupures les plus douloureuses sont celles que l'on s'inflige soi-meme, pas vrai ? Tobias pencha la tete, pas certain de voir ou il voulait en venir. -- C'est a moi, et a moi seul de regler le probleme Malronce, ajouta Matt. Je ne sais pas encore comment. Mais je dois le faire. -- Il y a quelque chose de pourri au royaume des Cyniks. Ca ne s'arretera pas facilement. Ils sont aveugles par la haine. -- Par l'ignorance ! -- Le resultat est le meme : ils obeissent a celle qui sait leur parler. Balthazar avait raison : ils n'ont plus de memoire, ils ne sont que des coquilles vides qui ne demandent qu'a etre remplies ! C'est ca qui les rend si mauvais. -- Je deteste ce que sont devenus les adultes ! -- Pas tous, ajouta Tobias. Le vieux Carmichael etait sympa... Et Balthazar aussi. Peut-etre qu'il y en a d'autres ? -- J'en doute. Matt s'appretait a enfiler son gilet en Kevlar lorsqu'il se figea au-dessus du vetement. -- Attends une seconde... Mais oui ! Tu as raison ! -- A quel propos ? Matt attrapa le gilet, mais ne l'enfila pas. -- Je sais ce que je dois faire ! dit-il. -- Chercher d'autres adultes normaux ? -- Non. Dormir ! La pluie s'interrompit quelques minutes en fin de matinee. Un heraut Cynik en profita pour approcher des remparts sur son cheval, le drapeau de la Reine au bout d'une lance qu'il tenait d'une main. Melchiot ordonna qu'on ne tire pas, l'homme venait seul et manifestement dans l'intention de delivrer un message. Zelie et Maylis se rendirent sur une tour pour le voir arriver. -- Peuple enfant ! s'ecria-t-il. Je viens vous delivrer la parole de notre reine Malronce ! Sa voix portait loin dans la vallee, resonnant contre les escarpements au-dessus de la forteresse. -- Nous t'ecoutons ! repondit Zelie avec moins de coffre. -- Rendez les armes ! Ouvrez ces portes, et la Reine saura se montrer clemente ! Epargnez-vous un siege douloureux qui n'aura pour issue que la mort ! Plus aucun Pan ne parlait, tous ecoutaient avec attention ce petit bonhomme minuscule tout en bas du mur de pierre. -- Ta Reine est menteuse et perfide ! s'ecria alors Maylis. C'est votre sort qu'elle cherche a negocier ! Car le notre, elle l'a scelle en reve depuis longtemps ! Elle nous veut morts jusqu'au dernier ! Le heraut allait ouvrir la bouche pour repliquer mais Zelie ne lui en laissa pas le temps : -- Rentre aupres d'elle, et dis-lui que les Pans ne tremblent pas ! Le heraut secoua la tete, decu. -- Dieu nous lance dans cette epreuve, dit-il, pour tester notre foi ! Il n'y a rien que vous puissiez faire pour echapper a Sa volonte ! -- Aucun dieu ne reclamerait qu'un pere lui sacrifie son enfant ! Aucun dieu qui meriterait d'etre adore en tout cas ! Le heraut fit reculer son cheval et leva son drapeau encore plus haut. -- Alors preparez-vous a subir la colere du Jugement dernier ! hurla-t-il en partant au galop. L'affrontement ultime venait d'etre scelle. 54. Les deux fronts Les murs tremblaient. La poussiere entre les pierres glissait a chaque coup sourd contre la terre. L'oxygene semblait manquer dans les couloirs, les Pans respiraient avec difficulte, la poitrine oppressee par l'angoisse. Meme le feu des torches paraissait different, moins limpide, plus hesitant. Sur les remparts, les jeunes soldats couraient pour repartir les carquois de fleches, preparer les lances et distribuer les tubes de Scararmees a chacun. Les mains etaient humides et froides. Les mots se faisaient rares, du bout des levres. De dehors, le martelement etait encore plus assourdissant, il cognait contre les parois de roche et d'ecorce de la vallee. Car la plaine au sud se deplacait. Une mer noire aux vagues regulieres, au ressac hypnotisant. Des milliers de guerriers progressant a la meme cadence, frappant le sol de leurs lourdes semelles comme sur la peau d'un tambour. Leurs casques brillants sous la pluie ondulaient en rythme, ils avancaient sans hesitation, parfaitement synchronises, a l'instar de machines programmees pour l'affrontement. Ils envahissaient le paysage dans toute sa largeur, et jusqu'au bout de sa profondeur. Le premier rang progressa pour s'immobiliser a portee de fleche et leva de gros boucliers derriere lesquels ils s'abritaient. Les archers Cynik coulisserent entre les jointures de ce mur d'acier pour tendre leurs arcs et faire pleuvoir la mort. Les Pans eurent le temps de se jeter a couvert des creneaux avant de repliquer a leur tour. Les arcs electriques tomberent des tours pour tailler des breches dans la defense des boucliers, les armures s'embraserent d'etincelles aveuglantes, les Cyniks hurlerent et avant meme qu'ils puissent renvoyer un nouveau tir, une centaine d'entre eux gisaient carbonises au milieu de l'herbe roussie. Mais la maree humaine etait si implacable dans la plaine que les morts et les blesses furent aussitot remplaces. Les eclairs rouges, bleus et verts illuminerent l'armee de Malronce, soulevant d'autres corps, avant que des jets de flammes giclent des remparts sous le commandement de Melchiot. Pour laisser un peu de repit aux artificiers qui puisaient dans leur alteration, les archers Pans entrerent dans la danse, coordonnes par Tania. Pendant une seconde, la pluie cessa au-dessus des Cyniks tant il y avait de fleches dans le ciel. Puis pres de mille pointes frapperent les boucliers, certaines parvenant a se frayer un chemin entre les articulations des armures pour percer les chairs ennemies. Alors les Cyniks repondirent, ecrasant l'essentiel de leurs tirs contre les murs de la forteresse. Pour un Pan touche, dix Cyniks s'effondraient, terrasses. Cependant, l'agitation dans la plaine ne passa pas inapercue, le bruit des troupes, les hurlements et les illuminations de l'alteration permirent aux Gloutons, de l'autre cote de la forteresse, de se preparer a leur tour. Leur tactique etait simple : charger sans faiblir jusqu'au pied des remparts. Toute l'armee de silhouettes grossieres, trapues et maladroites, s'elanca en courant, sous les ordres de la cavalerie Cynik qui, elle, restait en retrait. -- Tania ! hurla Ross. Envoie tes archers sur le flanc nord ! Il ne faut pas que les Gloutons parviennent a la porte ! Tania entraina avec elle les trois quarts des Pans qui occupaient les remparts pour descendre dans la cour. Il y avait tellement de guerriers Pans amasses dans la forteresse que les deplacements de troupes en etaient genes, et lorsque Tania et ses unites parvinrent enfin en place, les Gloutons etaient deja en bas des murs, se preparant a enfoncer la porte avec un tronc d'arbre fraichement decoupe pour belier. Tania se pencha en avant, le buste au-dessus du vide et braqua son arc sur le premier Glouton visible. La fleche se planta droit dans sa nuque, le tuant sur le coup. Des centaines suivirent, encore et encore, jusqu'a ce que les Gloutons encore valides ne puissent plus avancer ou reculer sans trebucher sur les cadavres de leurs congeneres. Mais un autre flot de Gloutons s'avanca en courant et lorsque Tania leva les yeux, elle vit a travers la pluie qu'il en restait tant dans la vallee qu'elle mourrait d'epuisement bien avant de voir le dernier tomber. Tobias avait rejoint les deux cents archers qui restaient sur le mur sud et enchainait les fleches a une vitesse inouie. Il ne prenait pas la peine de viser, se contentait d'envoyer dans le paquet de soldats, et son debit etait tel que les Cyniks ne parvenaient pas a suivre, un trou commenca a se former sur les premiers rangs. Peu a peu, il vit des hommes eviter cette zone, et d'autres refuser d'en approcher. Au sommet d'une tour, plusieurs Pans se preparaient a une attaque un peu speciale. Deux filles dont l'alteration etait de produire du vent se concentraient avec un groupe specialise dans le froid. Brusquement, une rafale givrante s'abattit sur un bataillon entier de Cyniks qui eut a peine le temps de frissonner que le gel enveloppa leurs armes, leurs armures, et deposa sur leur peau une morsure penetrante. Ce fut la panique, les soldats lacherent leurs lances, leurs boucliers et leurs epees pour bousculer leurs camarades afin de fuir. Plus loin, les eclairs et le feu continuaient de tailler des breches dans les deferlantes successives, et les hommes de Malronce finirent par marcher sur des cadavres. Tobias changeait de position des qu'il avait vide un carquois pour que la panique se repande plus facilement. Il grimpa au sommet d'une tour carree lorsqu'il tomba nez a nez avec un grand garcon a la peau aussi noire que la sienne, un bandana vert noue dans les cheveux. -- Terrell ? -- Tobias ? -- Vous etes la ? Toute la Feroce Team ? s'exclama Tobias en constatant qu'une quinzaine de garcons l'accompagnaient, equipes de casques de hockey et d'epaulieres de football americain. -- Un Long Marcheur est venu nous annoncer la guerre, repondit Terrell. Nous ne pouvions pas rester planques ! Et Matt, il est la aussi ? -- Oui, il... Il est occupe pour l'instant. Tobias ne l'avait plus revu depuis leur conversation dans l'armurerie, et s'il fallait en croire ses derniers mots, il etait parti se coucher. C'etait plus qu'etrange comme attitude, surtout pour un garcon qui avait toujours repondu present pour affronter les Cyniks, mais Tobias lui faisait confiance. Terrell leva son arbalete en carbone devant lui. -- On a deja fait des degats ! Helas, il en vient de partout ! -- Il ne faut pas baisser les bras ! fit Tobias en haussant la voix. Tant qu'ils n'approchent pas des portes, nous ne craignons pas grand-chose ! Le grondement des eclairs obligeait les garcons a crier pour s'entendre. Un murmure de panique se propagea en bas dans la cour de la forteresse et Tobias entendit un choc sourd qui fit trembler les murs. -- Les Gloutons ! s'affola-t-il. Ils vont entrer ! Terrell et toute la Feroce Team lui emboiterent le pas et se precipiterent dans le tunnel qui conduisait a la porte nord. Une enorme masse cognait contre les battants d'acier, et ceux-ci commencaient a ployer. Tobias se fraya un chemin parmi les soldats Pans pour etre en tete et il se prepara a en decoudre. Terrell et toute la Feroce Team poserent un genou a terre, arbaletes levees, pretes a cracher la mort. -- On est avec toi, dit le grand garcon. Personne ne passera ! Lorsque les portes cederent, une nuee de Gloutons, ces etres humanoides a la peau fripee et couverts de pustules, envahirent le couloir en beuglant, gourdins, masses et longues lames au poing. Les arbaletes emirent un claquement sec tandis qu'elles envoyaient leurs carreaux transpercer ces monstres agressifs et Tobias multiplia les tirs pour laisser a la Feroce Team le temps de recharger. Le tunnel etait heureusement assez etroit et ne permettait pas a plus de six ou sept individus de passer de front, et les Gloutons se bousculaient maladroitement, rarement a plus de cinq, ce qui laissait a Tobias l'opportunite de tous les toucher en quelques secondes. Ils etaient a vingt metres. Puis a quinze. Les Gloutons trebuchaient sur les cadavres. Mais il en surgissait tant que leur progression etait constante. Tobias attrapa le Pan le plus proche et lui cria : -- Monte dire a Tania qu'elle concentre les tirs sur l'entree, il faut couper le debit des forces Glouton ! Tobias apercut soudain Chen qui rampait au plafond, juste au-dessus des Gloutons. Le garcon deversa une enorme gourde sur eux avant de fuir en evitant les gourdins qui lui etaient lances. -- Du feu ! hurla-t-il. Tobias planta la pointe de sa fleche dans une des torches du couloir jusqu'a arracher un morceau de tissu imbibe d'huile et tira sur les Gloutons trempes. Ils s'enflammerent d'un coup et se mirent a gesticuler comme des pantins incontrolables. A peine s'effondraient-ils que d'autres accouraient, etouffant les flammes en marchant dessus, ils n'etaient plus qu'a dix metres. Tobias multiplia les tirs, avec la Feroce Team, jusqu'a n'avoir plus que dix fleches dans le carquois. Il s'appretait a battre en retraite et abandonner le couloir aux Gloutons quand il s'apercut qu'il n'en restait qu'une demi-douzaine. Au-dehors, un mur de fleches scellait l'acces, provisoirement du moins. Tobias decocha ses dix derniers traits sur les quatre assaillants les plus proches et sortit son poignard en chargeant. La Feroce Team fit de meme, harpons de peche sous-marine, piolets d'escalade et couteau de chasse etaient leurs armes. Les Gloutons cognerent violemment contre les casques de hockey avant d'etre transperces de tous les cotes. Tobias esquiva un coup de masse garnie de clous, puis un second avant de trouver la faille et d'entailler la cuisse du Glouton. Les clous tomberent d'un coup en direction de son visage, sa celerite lui permit de rouler entre les jambes du monstre et de surgir dans son dos pour le terrasser en plein milieu de la colonne vertebrale. S'il n'avait ni la force de Matt, ni son intelligence du corps-a-corps, Tobias se felicita d'avoir une vitesse surhumaine qui venait, une fois encore, de le sauver. Des amas de Gloutons morts ou gemissant encombraient le tunnel. -- Les portes ! Il faut les consolider tant qu'on peut encore les atteindre ! s'ecria-t-il. Vingt Pans l'accompagnerent en soulevant de grandes poutres de bois. Une montagne de cadavres s'accumulait au pied des remparts. Tania et ses archers tenaient provisoirement en respect tous les Gloutons qui approchaient aussi Tobias se depecha-t-il de repousser les battants metalliques. Ils les renforcerent avec les poutres, puis firent rouler de lourds tonneaux pour bloquer l'acces. -- Maintenant, c'est comme la porte sud, personne ne peut plus entrer, dit un Pan en sueur. Ni sortir. Pendant cinq heures la houle humaine avait nourri le front, deversant ses lames infatigables au milieu des eclairs, des flammes, des fleches, et des rafales glacantes. Il n'en restait plus qu'un lisere interminable de cadavres qui souillaient la vallee dans toute sa largeur, semblable a une bande d'algues nauseabondes. Plusieurs cors sonnerent au crepuscule et la maree se replia d'un coup, comme si elle avait attendu cet instant depuis toujours. Les lanternes s'allumerent au loin dans l'immense camp Cynik, et le silence revint sur la Passe des Loups. -- Ils capitulent ? s'enthousiasma Nournia. -- Ils marquent une pause, corrigea Zelie. -- Le temps de revoir leur strategie, completa Ross. Je crois qu'ils ne s'attendaient pas a une telle resistance. -- Les lanceurs d'eclairs sont au bord de l'evanouissement, rapporta Maylis, ils n'auraient pas tenu une heure de plus. -- Ca les Cyniks l'ignorent ! Cependant ne nous laissons pas berner, cette nuit il faudra redoubler d'attention, ils vont peut-etre tenter autre chose. C'est ce que je ferais si j'etais a leur place. Pour tester notre vigilance. Zelie designa le champ de bataille du menton. -- Au moins la forteresse nous permet de tenir ! -- Ca ne durera pas, repondit Ross. Elle a ses limites. L'essentiel de nos troupes ne sert a rien pour l'instant, ils attendent dans les halls et dans la cour. Seuls les archers et les lanceurs d'eclairs participent. Ils s'epuisent, vident nos stocks de fleches et viendra un moment ou nous serons accules ici. -- Que proposes-tu ? -- Anticiper. Garder la maitrise du terrain. Il faut que nous sortions, profitions de l'avantage de notre cavalerie canine pour des attaques rapides, et protegions nos remparts par l'infanterie. -- Ca signifie des combats rapproches. Les Cyniks sont plus forts que nous a ce jeu-la. -- Nous savons depuis le debut que c'est inevitable. Zelie secoua la tete. -- Pour l'instant nous n'avons presque pas de pertes, si j'envoie les troupes dehors, ils tomberont par centaines. -- Pour l'instant nous ne faisons qu'ecorcher l'avant-garde Cynik ! Et ils nous epuisent. Si tu attends d'avoir perdu la maitrise pour lancer l'infanterie, il sera trop tard. Le Conseil d'Eden vous a nommees, toi et ta soeur, pour diriger cette armee, cela signifie porter le poids de vos decisions. C'est une guerre, Zelie, il y aura des morts. Que tu le veuilles ou non. La jeune Pan acquiesca sombrement. -- Je sais..., murmura-t-elle. -- Cet apres-midi, nous leur avons porte un coup au moral, mais il ne faut pas se leurrer, ce n'etait que ca, car leurs effectifs sont tels qu'ils n'ont rien perdu d'autre aujourd'hui ! -- Alors continuons sur ce terrain, repliqua Zelie. Harcelons-les. Si nous ne pouvons triompher physiquement, brisons leur moral ! -- Une attaque avec les chiens ! proposa Maylis. Pour que les lanceurs d'eclairs puissent se reposer. Tania arriva, tout essoufflee. -- Les Gloutons ne faiblissent pas ! annonca-t-elle. Zelie soupira. -- Prends un tiers de tes archers pour les repousser et fais reposer les autres. Tu alterneras tant qu'ils nous attaqueront. -- C'est que... a ce rythme nous n'aurons plus de fleches pour terminer la journee de demain. Zelie echangea un regard avec Ross. -- Nous ne pouvons mener deux fronts en meme temps, pesta Zelie. Ce sera les archers sur les Gloutons, tout le reste contre les Cyniks au sud. Floyd se posta devant elle. -- Je sors avec les chiens, proposa-t-il. Nous frapperons sans qu'ils s'y attendent, fort et vite. -- Pendant ce temps nos troupes vont se mettre en place, exposa Zelie. Juste avant l'aube, elles passeront a l'attaque, pour beneficier de l'effet de surprise. Ross attendit d'etre seul avec Zelie et il l'attrapa par le poignet. -- Je sais que c'est une decision difficile a prendre, dit-il. -- Demain j'envoie des amis a la mort. Elle avait les larmes aux yeux. -- Dans l'espoir d'en sauver beaucoup d'autres. La cavalerie canine sortit sans un bruit, guidee par Floyd. Elle se rapprocha le plus pres possible du campement Cynik et fondit sur l'armee endormie a toute vitesse, decimant les gardes a coups de piques en bois, attrapant les lanternes a graisse que les jeunes cavaliers lancaient sur les tentes pour les enflammer. En dix minutes, les six cents chiens et leurs maitres semerent la panique avant de fuir en direction de la forteresse. Les Cyniks, trop surs d'eux, ne s'etaient pas du tout prepares a un assaut nocturne, trop peu de gardes, aucun moyen de defense. Les degats furent considerables. En une heure d'incendie, ils perdirent deux fois plus d'hommes et de materiel qu'en une demi-journee de combats. L'operation des Pans avait ete un veritable succes. Qui declencha les foudres de Malronce. Les archers furent deplaces dans la nuit pour laisser le passage a des convois d'infanterie encadres par des ours couverts de plaques d'armures. L'aube verrait un assaut sans pitie. Cette fois Malronce ne jouait plus. Mais durant cette nuit, les Pans mobiliserent leur effort militaire sur l'autre flanc de la forteresse. Les Gloutons continuaient d'expedier leurs effectifs contre le rempart, et cette fois ne progressaient plus totalement a decouvert. Ils avancaient par grappes de quinze ou vingt, sous des boucliers improvises avec des radeaux de troncs ficeles entre eux. C'etait assurement une idee des cavaliers Cynik, les Gloutons etaient trop betes pour cela. Et non seulement ils etaient proteges des fleches, mais l'absence de lanternes leur permettaient de passer a peu pres inapercus sous la pluie. Tania, bien que fatiguee, continuait de superviser la defense. Elle venait de reperer une cinquantaine de Gloutons amasses tout pres des portes. -- Allez chercher de l'huile pour les torches ! demanda-t-elle a l'un de ses lieutenants. Nous allons leur montrer qu'il ne faut pas approcher ! Tania laissa les Gloutons se faufiler jusqu'aux portes et ordonna qu'on jette l'huile sur eux. Une fleche a la pointe enflammee suffit a embraser le commando ennemi qui se dispersa en hurlant. Mais le double reapparut peu apres et personne ne les avait vus approcher. -- Nous ne pourrons tous les repousser, il nous faut les lanceurs d'eclairs pour illuminer la zone ! -- Ils se reposent, avertit son lieutenant. -- Si nous attendons plus longtemps, les Gloutons seront deux mille a s'engouffrer dans la cour avant le lever du soleil ! Les lanceurs d'eclairs vinrent sur le rempart nord, les yeux encore charges de sommeil. Ils marchaient avec difficulte, et durent se tenir contre les creneaux pour rester debout. La journee venait de les vider de toute energie et il fallait qu'ils recommencent. En les voyant prendre place, Tania comprit qu'ils allaient se tuer a l'effort. Quelle autre solution avait-elle ? Elle prepara ses archers et les eclairs crepiterent. A travers les flashes qu'ils produisaient, les archers pouvaient reperer les Gloutons et ajuster leurs tirs. C'etait pire que ce qu'avait imagine Tania. Toute l'armee Glouton etait a present face a la forteresse, en train de glisser lentement et silencieusement vers sa proie. -- Allez prevenir Zelie et Maylis que nous avons de la visite ! hurla Tania. Les fleches se melerent a la pluie, les eclairs transpercerent des dizaines d'ennemis, mais lorsque Tania vit les lanceurs perdre conscience les uns apres les autres, elle leur ordonna d'arreter. Les Scararmees a leurs pieds ne semblaient guere plus vaillants, ils produisaient une lumiere plus faible que d'habitude. -- Il faut trouver autre chose, dit-elle. -- Avec la pluie, il est impossible d'allumer des feux dans la vallee ! retorqua son lieutenant. Tania ordonna qu'on poursuive les tirs, il y avait tant de Gloutons en bas qu'une fleche sur deux au moins atteindrait une cible. -- Preparons l'infanterie, dit-elle. Cette nuit les Gloutons vont entrer ! Je ne vois pas d'autre... Sa voix mourut dans sa gorge en apercevant un etrange halo au loin dans la Passe des Loups. Derriere l'armee de Gloutons, une formidable alternance de lueurs rouges et bleues semblait se rapprocher et foncait droit sur eux et sur la forteresse. Apres dix minutes, Tania contempla le plus grand deplacement de Scararmees qu'elle ait jamais vu de toute sa vie. Des millions d'insectes grouillaient sur le sol, parfaitement separes en deux courants, les uns diffusant une lumiere rouge sous leur ventre, les autre une lumiere bleue. -- L'operation > ! murmura Zelie. Elle a fonctionne ! Un flot de Scararmees avait envahi la Passe des Loups. 55. Victoire et defaite Lorsque Matt sortit du donjon pour gagner les remparts, il vit la nuit comme il ne l'avait jamais vue : traversee de lumieres nombreuses, zebree d'eclairs comme des rayons lasers, au point que la pluie semblait disparaitre. Il avait dormi plus de douze heures, dans un etat plus proche de la meditation que du reel sommeil. Dans un but precis. Qu'il pensait a present avoir atteint. Sa surprise fut totale en decouvrant la coulee de Scararmees bicolores qui avait envahi la vallee jusqu'a la forteresse. Les insectes cherchaient a present a la contourner en escaladant un escarpement rocheux. Mais le nombre etait tel qu'ils degageaient une energie colossale. Tous les Pans sentaient au bout de leurs doigts, un picotement au niveau de la nuque, jusque dans leur chair. Les lanceurs d'eclairs, moribonds un quart d'heure plus tot, encombraient a present les cieux de leurs projectiles foudroyants. Quelques Scararmees dans des tubes avaient suffi a decupler l'alteration de chacun aussi tout une riviere de ces incroyables insectes engendrait une etourdissante sensation de pouvoir infini. Les Gloutons explosaient. Ils giclaient dans les airs. Massacres par les eclairs et ceux qui survivaient etaient abattus par les fleches des archers. Un gigantesque carnage. La rumeur a propos de Scararmees reveilla toute la forteresse et les Pans accoururent pour assister au spectacle. Chacun voulant y aller de sa contribution, pour sentir l'energie de cette riviere magique. Le feu, la glace, le vent et meme l'eau tomberent sur des Gloutons desesperes, affoles. Soudain, les chevaux se cabrerent et plusieurs adultes tomberent tandis que deux mille Pans les prenaient a revers, armes de pioches, de pelles et de piques. Bien que largement depasses par le nombre, les Cyniks causerent de lourdes pertes parmi les enfants et les adolescents. Car une partie des membres de l'operation >, qui avait pour objectif de detourner la riviere de Scararmees au nord d'Eden jusqu'ici, n'avaient pas douze ans. Les plus jeunes, qui refusaient d'attendre a Eden le temps que leurs aines les defendent, avaient forme cette armee de creuseurs, nouvellement experts en deviations. Face a des adultes solides et a cheval de surcroit, ils ne faisaient pas le poids. Leur avantage numerique et les eclairs de leurs camarades les sauverent d'un massacre probable, toutefois cela n'empecha pas deux cents d'entre eux de ne pas se relever et autant de souffrir de blessures importantes. La forteresse les accueillit en heros, mais si le flanc nord etait a present degage, il restait l'essentiel des troupes de Malronce rassemblees de l'autre cote. Comme prevu par l'etat-major des Pans, quatre mille de leurs guerriers s'elancerent dans la plaine juste avant l'aube, en esperant beneficier de la surprise pour enfoncer le front Cynik. Les premiers rangs tomberent rapidement, incapables de resister a ce deferlement inattendu, jusqu'a ce que surgissent les chariots tires par les ours en armure. Les ours chargeaient, la bave aux babines, et ils n'eurent aucune peine a penetrer au coeur des troupes Pans. Les chariots s'ouvrirent alors sur une vision d'horreur : des Rodeurs Nocturnes sortirent, fous de rage, et se mirent a frapper tout ce qui passait a leur portee. Une vingtaine de ces monstres se repandirent au milieu des adolescents qui se firent tailler en pieces. Les Pans durent se reorganiser en urgence, combattre la menace au coeur de leur troupe, et les Cyniks en profiterent pour envoyer tout ce qu'il restait de la deuxieme armee de Malronce. Les lanceurs d'eclairs arrivaient a peine apres avoir extermine les Gloutons et leur puissance s'abattit sur tous les adultes qu'ils pouvaient atteindre malgre la distance. Pourtant, il y en avait tant que cela ne suffisait plus. Assaillies de toute part, et rapidement dominees par le nombre, Zelie et Maylis contemplerent leur armee se faire lentement grignoter par l'ennemi. -- Faites sonner la retraite ! ordonna Zelie. -- Et envoyez la cavalerie canine faire diversion ! ajouta Maylis. Les six cents chiens galoperent dans la plaine et prirent les Cyniks par le cote. Tobias menait un groupe qui cribla de fleches une compagnie de Cyniks en train d'achever les blesses. Matt fit siffler son epee sous la pluie. Des tetes et des bras roulerent. Son gilet en Kevlar lui sauva la vie plusieurs fois, arretant les pointes des lances ou les tranchants des epees. Puis un autre cavalier Pan surgit sur son chien. Il se tenait de travers, handicape par ses blessures, il avait fui l'infirmerie pour prendre part au combat, pour avoir son lot de Cyniks, pour se venger d'eux, pour exprimer sa haine. Horace. Il chargea, une epee dans les mains, et se battit avec tant de determination qu'il parvint a repousser tout une colonne d'ennemis a pied. Billy, son chien, semblait partager la meme rage, il mordait et donnait des coups de pattes terribles. Matt vint a son niveau pour proteger ses flancs. -- Tu es fou ? s'ecria-t-il. Tu n'es pas en etat ! -- Je ne vous laisserai pas tomber ! -- Tu es blesse, Horace ! -- Un jour tu m'as dit qu'il y avait de la haine pour les Cyniks dans mon regard ! Qu'elle me servirait a me battre ! Tu avais raison, Matt Carter ! Je ne resterai pas a l'abri a vous attendre ! Je sais desormais que j'attendais ce moment ! Depuis que je les ai vus massacrer mes copains ! Je ne les laisserai plus faire ! Ils vont payer ! Matt sut qu'il ne pourrait rien pour le raisonner, alors il joignit son arme a celle d'Horace et ensemble, rage et force combinees, ils firent tomber bien des guerriers ennemis pendant que l'armee Pan reculait en toute hate. Mais la porte de la forteresse etait trop petite pour que les milliers de Pans puissent s'y engouffrer rapidement, et minute apres minute, des adolescents s'effondraient, des chiens tombaient, et l'armee Cynik se regroupait autour d'un noyau de plus en plus petit. Matt sentait que leur ligne de defense allait craquer d'un instant a l'autre, que la percee Cynik allait etre brutale et qu'ils seraient alors totalement submerges. Il ordonna a ses compagnons de tenir malgre la fatigue, malgre le surnombre, et ils jouerent de la mobilite de leurs chiens pour esquiver les coups et frapper a toute bride. L'armee Pan etait enfin a l'interieur, mais la plaine autour de Matt etait jonchee des cadavres d'adolescents et de chiens. Alors il hurla a la cavalerie canine de se replier et ils foncerent vers les portes pendant que Matt, Tobias et quelques autres les couvraient. Les Cyniks se deverserent comme un flot sur chaque espace laisse libre par la cavalerie canine. Les derniers resistants, dont Matt et Tobias, allaient se faire engloutir, ils decrocherent mais une quinzaine de Cyniks leur barrerent le chemin aussitot. Horace surgit devant eux et fendit leurs rangs avec Billy. Le garcon cognait, encore et encore, il fracassait les epaules, les cranes, entaillait les membres, aveugle par la violence. A lui tout seul il parvint a repousser l'escouade adulte et les derniers Pans purent s'echapper. Seul Matt resta un instant sur place, a guetter cet ami qui partait au milieu des troupes ennemies. Il hesita a l'accompagner pour une derniere chevauchee. Mais Horace n'en avait cure de perir. Il n'y avait aucun heroisme dans ce sacrifice, rien qu'une folle colere a etancher par le sang. C'etait son choix, pas celui de Matt. Horace les avait sauves en se precipitant seul, mais il savait egalement qu'il ne reviendrait pas. Aussi l'adolescent lui dit-il adieu au milieu du fracas de l'acier et il lanca Plume au galop pour rejoindre les remparts. Matt et Tobias rentrerent parmi les derniers, juste avant que les portes ne soient refermees, ils etaient couverts de sang. Matt se rendit au sommet des marches pour voir Horace taillader et fendre ses adversaires. Billy et lui ne faisaient plus qu'un. La compagnie au milieu de laquelle ils se battaient se dilata soudain, comme une mer qui se retire d'une plage avant de lancer une vague encore plus feroce pour balayer toutes les asperites du sable. Horace et Billy disparurent sous cette lame de cris et de fer, jusqu'a ce qu'une ecume rouge remonte a la surface. Matt mit sa main sur son coeur, pour cet ami qui venait de disparaitre, la gorge nouee. Un tiers des effectifs Pans venaient de succomber. Et l'armee de Malronce etait a present aux portes de la forteresse. Les lanceurs d'eclairs en repousserent une partie le temps que le soleil se leve sur le champ de bataille ou gisaient bien trop de cadavres. Alors debuta un manege abject. Les Cyniks se precipiterent sur les corps de tous les enfants morts dans la plaine et les entrainerent au loin, pour les deshabiller et examiner leur peau. Meme au milieu de la bataille, leur obsession de la Quete des Peaux perdurait. La pluie redoubla, et le tonnerre d'un orage qui approchait par le nord claqua au-dessus de la vallee. Les Scararmees etaient parvenus a franchir l'eperon rocheux mitoyen avec une des tours, et le flot rouge et bleu s'ecoulait a present en direction de la plaine. Les lanceurs d'eclairs produisaient tant de foudre que l'air etait charge d'electricite, les cheveux flottaient comme dans l'eau. Puis, un a un, ils vacillerent. Regie et Doug, les deux freres qui representaient l'ile des Manoirs, se precipiterent vers les artificiers inconscients. -- Qu'est-ce qui leur arrive ? s'inquieta Regie. Doug palpa la gorge du premier avant de poser son oreille sur sa poitrine. Puis il fonca sur le suivant et enfin sur un troisieme. -- Ils... ils sont morts ! dit-il, livide. Galvanises et enivres par la colossale energie des Scararmees, ils avaient tout donne, sans meme sentir que leur propre vie basculait peu a peu, ils ne s'etaient pas rendu compte que chaque decharge ne pompait pas seulement la force vitale des Scararmees, mais la leur. Debarrassees de cette menace, la quatrieme et la cinquieme armees Cynik vinrent se meler au siege, et les coups de belier contre la porte ne tarderent pas a resonner dans toute la forteresse. Pour l'heure, a l'interieur, les Pans s'occupaient surtout de rassembler leurs blesses, nombreux, et de les mettre a l'abri dans les salles et dans les grands halls voutes. Matt terminait d'essuyer le sang qui maculait son visage lorsqu'il retrouva Zelie et Maylis en haut d'une tour. -- Combien de temps les portes peuvent-elles tenir ? demanda-t-il. -- Pas plus d'une heure, repondit la plus grande des deux soeurs. -- Et ensuite ? -- Nous tenterons de contenir les Cyniks dans le tunnel, en massant toutes nos forces dans la cour. Mais ils sont dix fois plus nombreux, tot ou tard, ils passeront. Alors... -- Alors ce sera termine pour nous, trancha Maylis. Nous avons tout fait pour tenir. -- Je dois sortir, prevint Matt. Je vais passer par la poterne cote fleuve, s'il est encore gele, je devrais pouvoir rejoindre la berge facilement. Tobias sursauta, il s'attendait a tout sauf a cela. -- Ou vas-tu ? -- Faire face a Malronce. -- La Reine ? Tu es dingue ? Jamais tu ne pourras... -- Les Cyniks ne protegent pas du tout leurs arrieres, seul je me faufilerai sans probleme jusqu'au chariot d'ou elle supervise la bataille. -- Et ensuite quoi ? Tu crois qu'il te suffira de vaincre son garde du corps et de la tuer pour que tous les Cyniks t'obeissent ? Matt secoua la tete. -- Non, mais j'ai un allie de taille pour lutter contre Malronce. -- Qui ca ? Le tonnerre gronda encore plus fort. Matt tendit l'index en direction de l'orage qui se rapprochait. -- Lui. Et je dois filer d'ici avant qu'il n'arrive. 56. Ami(e)s Matt terminait d'enfiler son equipement : gilet en Kevlar et baudrier d'epee dans le dos, lorsque Tobias entra dans la piece. -- Je t'accompagne, fit Tobias. Et Ben vient aussi, il prepare les chiens. -- Ce n'est... -- Inutile de perdre ta salive et ton temps, nous venons avec toi. Si ca tourne mal, il te faudra quelqu'un pour te ramener. Matt attrapa une paire de gants en cuir. -- Toby, je ne pense pas revenir. -- Quoi ? Comment ca ? Matt se mordit la levre. -- Je doute que je puisse m'en sortir. -- Cette tempete, c'est le Rauperoden, pas vrai ? Matt acquiesca. -- Tu as appele ce monstre ? s'indigna Tobias. -- De toutes mes forces, a travers l'inconscience, ce monde qu'il sonde pour reperer ses proies. Je l'ai invoque pendant des heures et des heures, jusqu'a ce qu'il m'entende. Je lui ai promis qu'il m'aurait. Je lui ai dit que j'avais compris que nous devions etre reunis. Et il arrive. -- Tu vas l'attirer sur Malronce, comprit Tobias. -- Oui, tu l'as dit toi-meme : les Cyniks sont mauvais parce qu'ils sont vides ! Et la peur remplit facilement les trous. Je pense que c'est la meme chose avec Malronce. -- Pourtant elle se souvient ! Elle n'a pas perdu totalement la memoire ! -- Elle est vide d'amour, Toby. Il lui manque ce qu'elle avait de plus precieux avant la Tempete : moi, et mon pere. -- Et tu vas vous reunir. -- Pour les apaiser tous deux. Pour que cette guerre prenne fin. Je suis certain que si je rassemble le Rauperoden et Malronce, il en naitra quelque chose de bon. Ils sont mauvais parce que leur equilibre interne est rompu, parce qu'ils sont vides ! Cela va changer ! Les Cyniks obeissent aveuglement a leur Reine, ca peut marcher, Toby ! Comprenant ce que cela signifiait, Tobias serra les machoires pour empecher les larmes de monter. -- Je viens avec toi, quoi que tu fasses, dit-il. Je ne te laisse pas. Matt lui tendit la main. -- Comme les heros de nos jeux de roles. -- Non, comme deux amis. Matt et Tobias retrouverent Ben qui terminait de brosser Taker, Lady et Plume. -- Voila, ils meritent au moins ca, dit-il en caressant son husky. La cour etait remplie de Pans qui attendaient que les coups contre la porte finissent par s'arreter et que les Cyniks deferlent sur eux. Personne ne parlait, chacun serrait son arme, se preparant a l'assaut. Toute une unite d'archers sortit du donjon pour aller en direction des escaliers relayer ceux qui harcelaient l'ennemi depuis les remparts, lorsque l'un d'eux s'immobilisa devant Matt. -- Je ne croyais plus jamais te revoir, dit une adolescente blonde. -- Mia ! Tu es ici ! -- Pour les combats a distance, comme tu peux le voir. Je boite encore beaucoup, et mon epaule ne me permet que de tenir l'arc, mais ca ne m'empeche pas de viser juste. -- Fais attention la-haut, les Cyniks canardent aussi. -- Vous partez ? Matt regarda ses deux compagnons. -- Oui. Nous filons pour... Elle lui posa un doigt sur les levres. -- Ne me dis pas. Quand les Cyniks entreront ici, et quand tout sera termine, je crois que je prefererais t'imaginer loin de cet endroit, et en vie. -- Ne dis pas ca, peut-etre que vous les repousserez ! Mia le gratifia d'un regard tendre et eut un sourire triste. -- Personne ne se fait d'illusion. Au moins nous nous sommes battus pour notre ideal, pour notre liberte. Nous pensions que, peut-etre, nous pourrions la gagner cette maudite guerre. C'est dommage, dans une autre vie, j'aurais aime etre avec toi. Tous ses camarades etaient deja dans l'escalier. Mia resserra son carquois contre elle pour s'adresser a Tobias et Matt : -- Je dois y aller. Merci de m'avoir sauvee de l'esclavage, et de l'anneau ombilical. Si je dois mourir, grace a vous je garderai ma dignite. Adieu. Elle deposa un baiser sur la joue de chacun et partit en boitant. Ben ouvrit la poterne apres s'etre assure qu'il n'y avait personne par la meurtriere la plus proche. Elle donnait sur un minuscule ponton au-dessus du fleuve gele. Tobias passa en premier et aventura un pied sur la glace pour en tester la solidite. -- C'est bon, dit-il. Elle est assez epaisse pour nous supporter. Les trois chiens sortirent a leur tour puis les deux derniers garcons. -- Traversons le fleuve, proposa Matt. Sur l'autre rive, aucun Cynik ne pourra nous voir. Ils etaient tout proches du champ de bataille et pouvaient entendre le fracas du belier contre la forteresse et les cris des blesses a chaque nouvelle salve de fleches. Matt commenca a marcher sur la glace avec Plume a ses cotes. Soudain quelque chose siffla a ses oreilles et, le temps qu'il comprenne, une fleche vint se planter dans le flanc de sa chienne. -- Plume ! Non ! Cinq Cyniks s'etaient ecartes du reste de leur troupe pour inspecter la muraille et chercher une faille et ils arrosaient de projectiles ces proies inattendues. Les trois garcons roulerent sur la glace, mais en l'absence de tout couvert, ils n'allaient pas survivre bien longtemps. Un des hommes tomba raide, un trait en travers de la tete. Un second suivit. -- La-haut ! s'ecria un des Cyniks en designant le sommet de la tour. La garce ! Mia etait penchee dans le vide pour les arroser, ses longs cheveux blonds flottant dans le vent. Elle parvint a abattre un troisieme soldat avant qu'ils ne ripostent de deux tirs dont le second s'enfonca dans la poitrine de la jeune fille qui lacha son arc. -- Mia ! cria Matt. Tobias, qui portait son arc en bandouliere, profita de la confusion pour s'armer et viser. Une volee meurtriere tomba sur les deux derniers gardes. Mia se cramponnait au creneau. Elle chercha Matt et Tobias du regard et juste avant qu'elle ne bascule, il leur sembla qu'elle leur souriait. Son corps heurta la glace en produisant un son horrible, un craquement sec fit trembler la croute blanche et plusieurs fissures apparurent. D'un coup, Mia glissa dans un trou et disparut dans l'eau noire. Matt fit un pas dans sa direction avant de comprendre qu'il ne pouvait plus rien faire, et il se precipita sur Plume qui tentait d'arracher la fleche avec ses crocs. -- Ne fais pas ca, tu vas empirer les choses. Laisse-moi faire. La banquise se fendit de partout, et la partie sous la poterne se separa en petits blocs instables. -- Il faut y aller ! s'ecria Ben. Matt avisa l'etat de sa chienne. Il ne pouvait plus la renvoyer a la forteresse a present mais elle saignait assez pour l'inquieter. Il cassa la fleche a la base de la pointe en fer. Plume parvint a se relever et a trotter jusqu'a la berge opposee, alors que la glace se brisait tout autour. Matt se hissait a peine entre les roseaux que la plaque sous ses pieds se brisa. Ils se faufilerent dans l'oree de la foret et contemplerent la forteresse derriere eux. Matt avait le regard embue par la tristesse. Mia venait de donner sa vie pour eux. Et des milliers d'autres Pans etaient prets a en faire autant pour empecher les Cyniks d'entrer. Mais l'armee en face n'avait pas de fin. Ce fut alors que les dragons surgirent dans le ciel. 57. Dragons Ils tomberent du ciel brusquement. A travers les nuages bas, a travers la pluie. Quinze formes majestueuses, que Matt prit d'abord pour des dragons. Avant de reconnaitre l'un d'entre eux, le plus grand. Le Vaisseau-Matrice. Quinze navires portes par leurs ballons d'air chaud, tractes a toute vitesse par des armadas de cerfs-volants que les rafales tiraient furieusement. Une premiere bordee de fleches s'abattit sur les Cyniks depuis les airs, puis des eclairs blancs. Les Kloropanphylles venaient a la rescousse. Et pas seulement eux, mais egalement de nombreux petits bateaux plus modestes, diriges par des adolescents aux masques d'os. Matt ignorait si cela suffirait a renverser le rapport de force, mais il sut une chose avec certitude : il devait profiter de cette apparition pour foncer sur Malronce. L'orage du Rauperoden n'etait plus tres loin. Alors il vit Plume lui donner un coup de truffe. Malgre sa plaie, elle etait prete a le conduire. Il grimpa sur son dos, et partit au galop. Ambre se tenait a la proue du Vaisseau-Matrice. Elle etudiait la fourmiliere guerriere en dessous d'elle. Sur le pont, Orlandia, Faellis et Clemantis distribuaient les ordres. Faellis porta un petit sifflet a ses levres et fit un signe a deux garcons Kloropanphylles qui actionnerent un levier. Une longue trappe sous la coque s'ouvrit et une pieuvre couleur emeraude, de dix metres, tomba au milieu de l'armee Cynik. Faellis souffla dans le sifflet et la pieuvre s'activa, lanca ses tentacules dans toutes les directions pour broyer les hommes. -- Notre Requiem-vert va les occuper un moment ! triompha-t-elle. Ambre pouvait sentir la vie circuler en elle. L'effet de l'absorption s'etait presque totalement dissipe, il ne restait que cette sensation d'ecoulement sous sa peau. Le boule de lumiere, celle que les Kloropanphylles nommaient l'ame de l'Arbre de vie, etait a present en elle. Elle avait fusionne avec l'adolescente. Cela avait tout change. Les Kloropanphylles s'etaient alors adresses a elle comme l'elue. Et sa guerre etait devenue la leur. Par fierte et un peu par fascination pour ce qu'Ambre avait accompli, le peuple guerrier des Becs n'avait pu resister a prouver sa valeur, surtout face aux Kloropanphylles. Ambre avait conduit cette improbable alliance vers la Passe des Loups. La riviere de Scararmees qui coulait a present dans la plaine la fit frissonner. Elle se sentait attiree par leur energie. Ambre ne se sentait pas differente de celle qu'elle etait auparavant, sinon plus... electrique. Elle se demanda si la riviere de Scararmees n'etait pas assez proche pour parvenir a puiser une part de pouvoir supplementaire et debuta sa concentration. Lorsque ses mains s'ouvrirent, la terre se souleva au milieu des Cyniks. Comme souffle par un geant, un rideau s'eleva, expediant les soldats Cyniks dans les airs par grappes entieres. Lorsque Ambre pivota a tribord, ses mains envoyerent une onde de choc si colossale que les hommes furent ecrases sur un cercle de vingt metres, aussi certainement que si une soucoupe volante invisible venait de se poser sur eux. Partout ou elle guidait son esprit, dans le prolongement de ses bras, une prodigieuse force faisait le vide, reduisant les Cyniks en puree ou les projetant dans le ciel. Les navires autour du Vaisseau-Matrice bombardaient les troupes au sol de projectiles, filant dans les vents avant de recolter les tirs de ripostes. L'embarcation dans laquelle operait Bec de Pierre multipliait les rase-mottes, et a chaque passage, elle delivrait sa nuee de fleches, couchant des dizaines de Cyniks. Mais elle finit par raser de trop pres les tetes ennemies et plusieurs de ses ballons furent perces par des fleches. La nacelle perdit aussitot de l'altitude et vint s'ecraser sur les ours en armure dans un fracas effroyable. Bec de Pierre parvint toutefois a s'extraire de l'epave, au milieu d'un nuage de poussiere, il tituba, arc au poing, et mourut, rictus de triomphe aux levres, sous les lances Cynik apres avoir abattu un officier et ses subalternes. Un autre bateau du clan des Becs tomba peu apres, puis un troisieme, sur le cadavre du Requiem-vert, finalement terrasse. Les degats causes par les epaves laissaient de larges sillons dans les rangs Cynik. Ambre se rendit compte que l'infanterie de Malronce venait d'enfoncer la porte de la forteresse et se deversait a l'interieur. D'un revers de main, elle balaya une dizaine d'hommes. Autant se precipiterent pour prendre leur place. Ambre souleva la terre, et se debarrassa d'une autre poignee de Cyniks, puis declencha une explosion d'air devant les renforts qui accouraient. Elle multipliait les coups, et bientot, toute la quatrieme armee Cynik fut dispersee. Il y avait les corps inertes des morts, et ceux qui titubaient, effares. Ambre frappait sans s'occuper des consequences, elle ne s'interessait qu'a la protection des Pans dans la forteresse. Elle prenait des vies pour en proteger d'autres. Et le retour de force fut brutal. D'abord ses poignets lui firent terriblement mal. Puis sa tete bourdonna, de plus en plus fort. Jusqu'a la faire hurler. Elle avait deploye trop de colere, et trop seme la mort en utilisant l'energie de la Terre, et celle-ci s'embrasait en elle, dans ses veines et dans son esprit. Ambre eut l'impression que son propre sang etait en train de bouillir. C'etait insupportable. Le Vaisseau-Matrice passa trop pres des archers Cynik et les ballons recurent un nuage de traits qui les percerent de part en part. Le vaisseau amiral des Kloropanphylles piqua du nez et malgre la manoeuvre desesperee des trois capitaines, il vint s'echouer au milieu de l'armee de Malronce, non sans avoir au passage ravage une partie de ses archers. Quatre autres navires s'abimerent un peu plus loin. Les Cyniks resterent un moment mefiants, a observer l'immense navire avant de se jeter dessus. Il restait encore bien assez d'hommes pour conquerir le monde. 58. Fusion Matt avait atteint la colline ou se trouvait le char de Malronce. De la il vit le Vaisseau-Matrice s'ecraser. Et les troupes Cynik investir la forteresse. Plume tirait la langue et peinait a avancer. Matt sauta a terre et poussa sa chienne vers un fourre. -- Attends-moi ici, et si je ne reviens pas avant la prochaine nuit... pars, et va vivre loin des hommes. Plume l'inonda de coups de langue et il dut la repousser pour qu'elle ne le suive pas. Taker et Lady resterent avec elle. Les enormes mille-pattes ne bougeaient pas, mais leur odeur etait ecoeurante. Matt repera un Cynik qui montait la garde sur le cote, la ou les balcons etaient les plus bas, a trois metres au-dessus du sol. Tobias lui regla son compte a distance et le trio sauta sur le dos d'un mille-pattes pour se hisser sur la passerelle de bambous. Le char etait aussi grand qu'un terrain de hockey, et haut de deux etages. Mais il n'y eut pas a chercher bien longtemps. Malronce se tenait sur la terrasse a l'avant d'ou elle contemplait son triomphe. Des qu'il l'apercut, Matt tira ses deux amis dans l'ombre. -- Il faut encore attendre ! avertit-il. Que le Rauperoden soit la. La tempete les suivait de pres, elle longeait le fleuve. Matt savait que le Rauperoden remontait sa piste, il l'avait invite, il avait laisse son esprit ouvert, pour que son pere puisse garder le contact mental jusqu'a lui. -- C'est quoi cette histoire ? dit Ben. -- Fais-moi confiance. Ben le scruta dans la penombre. -- Nous perdons la guerre, Matt. Malronce est en train de nous ecraser ! -- Il faut attendre ! Encore un peu ! Ben se releva. -- Je ne peux pas rester ici sans rien faire. Ne bougez pas, je vais m'assurer que le bras droit de la Reine ne sera pas dans les parages quand il faudra intervenir. Matt voulut le retenir, il savait que c'etait une tres mauvaise idee, mais Ben fut plus prompt a se couler dans le couloir de bambou. -- Laisse-le, intervint Tobias. Il sait ce qu'il fait. Les deux garcons patienterent plusieurs minutes, que le tonnerre se rapproche, que ses eclairs envahissent le char de flashes fantomatiques. Dix soldats Cynik apparurent dans le flash suivant, lances pointees sur les gorges de Matt et Tobias. Le general Twain se fraya un chemin entre eux et toisa Matt avec un rictus cruel. Il arborait son armure mouvante, mille pieces coulissantes les unes sur les autres pour former une carapace presque vivante. -- Comme on se retrouve ! Ben etait a cote de lui, les mains sur les hanches. Matt clignait les yeux comme s'il refusait de le croire. -- Ben ? Mais... -- Je suis desole, Matt. Il le fallait. -- Qu'est-ce que tu as fait ? s'indigna Tobias. Ben secouait la tete. -- Je n'avais pas le choix. C'est pour le bien de notre peuple. Nous ne pouvons gagner cette guerre. Nos amis se font tuer en ce moment meme. Il fallait faire quelque chose. -- Alors tu nous as trahis ? Matt etait devaste. Au-dela meme de la deloyaute du Long Marcheur, c'etait tout le symbole qui le meurtrissait. Ben avait toujours tout fait pour les Pans, il avait mis sa vie en danger jour apres jour pour servir Eden. Qu'il en vienne a livrer ses amis, a pactiser avec l'ennemi, ne pouvait signifier qu'une seule chose : vieillir conduisait invariablement a se rapprocher des Cyniks. Les Pans les plus ages cessaient peu a peu de ne jurer que par les vertus de l'amitie eternelle, pour devenir calculateurs, moderes, et versatiles. Et un jour, ils basculaient du cote des adultes. Matt l'avait deja vu. C'etait irremediable. Ben en etait la preuve vivante et cette ineluctabilite venait d'abattre Matt. Il n'avait plus la force de resister. Plus l'envie. -- J'ai passe un pacte avec Malronce. Toi, Matt, contre la paix. -- Et tu crois qu'elle va accepter ? -- C'est deja fait ! tonna une voix imperieuse. Malronce se montra, dans sa grande tunique noire et blanche. Son visage de porcelaine n'exprima aucun amour, aucune compassion en toisant son fils. -- J'ai attendu ce moment longtemps, ajouta-t-elle. -- Maman..., lacha Matt sans s'en rendre compte. -- Tu es comme dans mon souvenir. -- Alors... alors tu te souviens de moi ? Malronce ne temoignait d'aucune tendresse, aucune nostalgie, rien qu'une froideur effrayante. -- Ton visage m'a hante ! dit-elle. J'ai si souvent reve de toi ! Incarnation de mes vices d'autrefois ! Je vais enfin pouvoir temoigner a Dieu mon complet devouement a sa gloire ! -- Mais... tu ne m'aimes plus ? balbutia Matt, incredule devant l'absence totale d'affection de celle qui avait ete sa mere. Un rire moqueur secoua la Reine, transformant la tristesse de Matt en colere. -- Je t'aime pour ce que tu vas me permettre d'accomplir, fils ! -- Ne m'appelle pas comme ca, repliqua Matt sechement. Tu n'es plus ma mere ! Jamais celle qui m'a mis au monde n'aurait declare la guerre a des enfants ! -- La foi a ouvert mes yeux. Et je vais le prouver a tous. Apres ce que je vais faire, mes hommes me suivront jusqu'au bout du monde, vers la Redemption, vers Dieu ! Tobias se recula dans son coin. -- Vous allez le tuer ! Oh, vous allez le sacrifier vous-meme devant vos soldats ! -- Je suis le guide de toutes ces ames egarees ! articula Malronce avec l'eclat de la folie dans le regard. Je me dois de montrer l'exemple ! -- Pour convaincre les sceptiques, ajouta le general Twain. Pour rallier a jamais les soldats d'aujourd'hui. Notre Reine va sacrifier sa propre chair a Dieu ! -- Faites sonner les cors ! hurla Malronce. Je veux qu'ils le voient maintenant ! -- Et la guerre ? intervint Ben. Vous avez promis ! Malronce l'etudia comme s'il etait un insecte sur son chemin. -- Elle prend fin des a present. Ben poussa un long soupir de soulagement. Il considera Matt avec tristesse. -- Il le fallait, dit-il du bout des levres. Malronce se mit a rire, un gloussement mauvais. -- Nous allons tendre la main a ton peuple, dit-elle, leur faire croire qu'ils nous ont inflige de trop lourdes pertes, et lorsqu'ils ouvriront leurs portes, nous les egorgerons. Car Dieu ne saurait souffrir de notre clemence. Notre don a lui doit etre total ! Toute l'armee de Malronce s'etait immediatement repliee dans la plaine a l'appel des cors. Elle abandonna la forteresse au milieu de l'assaut, quitta l'epave du Vaisseau-Matrice qu'elle mettait a sac, et les milliers d'hommes se regrouperent au pied de la colline, sous la pluie battante. L'orage etait a present sur eux. Malronce se dressait sur la terrasse de son char, surplombant ses troupes, un poignard entre les mains. Twain tenait Matt, lui bloquant les bras dans le dos. Tobias et Ben etaient encadres par une dizaine de gardes. Le general poussa Matt vers sa mere sans le lacher pour autant. -- Mes fideles ! hurla Malronce a travers l'orage. Sa voix s'envolait dans la plaine, comme si le fanatisme en elle parvenait a decupler sa puissance. -- Il y a longtemps de cela, le premier homme et la premiere femme, nos lointains ancetres, ont peche, ils ont desobei a Dieu et furent chasses du Paradis, et leurs enfants depuis, portent le poids de cette faute. L'humanite a trop longtemps souffert, bannie, incomplete, elle a espere le pardon de Dieu. Il est venu le temps de ne plus attendre, mais de proposer ! Mes fideles ! Je vous ai promis cette Redemption, je vous ai promis que nous trouverions une solution au peche originel ! Voici l'heure de montrer a Dieu que nous sommes ses fideles ouailles ! Qu'il peut nous reprendre en son sein ! Que les portes du Paradis terrestre peuvent s'ouvrir a nouveau ! Je vous ai demande de sacrifier vos enfants, fruit ultime de notre vanite ! Pour que Dieu mesure notre determination a n'aimer que lui ! Je vais a present lui offrir la vie de ma propre chair ! Et lorsque nos enfants seront tous morts, nous trouverons celui qui porte la carte sur sa peau, cette carte qui nous montrera le chemin jusqu'a Toi, Dieu tout-puissant ! Twain leva Matt devant la foule et la clameur monta, une approbation generale qui resonna jusqu'aux murs de la forteresse. -- Seigneur ! Vois ma loyaute indefectible ! Je renonce a tout amour autre que le tien ! Vois ma foi en toi ! Je renonce a mon fils ! Malronce brandit le poignard devant elle et attrapa la tete de Matt pour poser la lame sur sa gorge. La foudre tomba sur le char, arrachant plusieurs drapeaux qui s'envolerent en crepitant. Twain sursauta et relacha sa prise. Matt lui donna un puissant coup de tete et se precipita sur Malronce pour taper si fort son poignet que celui-ci se brisa. Le poignard glissa entre les bambous sous les cris de la Reine. A peine se redressa-t-elle qu'un claquement de cape attira son attention. Le Rauperoden flottait devant Matt. Il ondulait selon ses propres vents, insensibles aux rafales qui les entouraient. Grande silhouette noire. Un visage squelettique se dessina dans le drap. -- Matt ! L'enfant Matt ! En moi ! Matt ecarta les bras pour s'offrir a la creature. -- Je suis a toi, viens me chercher ! s'ecria-t-il dans la tempete. Le Rauperoden vibra et traversa la terrasse en claquant, si vite que Matt eut a peine le temps de faire un pas de cote pour se mettre devant sa mere. Le grand drap fusa pour les engloutir tous les deux sans distinction. Tobias usa de sa vivacite pour jaillir entre ses gardes et fila si vite qu'il parvint a Matt avant le Rauperoden. Il attrapa son ami dans son elan et le fit rouler avec lui sur le sol tandis que le Rauperoden refermait sa grande bouche sur Malronce. La masse noire s'immobilisa. La foule des soldats poussa un cri de stupeur, s'apercevant que leur Reine venait d'etre engloutie par le demon. -- Non ! hurla Twain en degainant son epee. La lame decoupa les gouttes de pluie pour venir entailler Tobias de la joue jusqu'au front. Le general rearma son bras pour cette fois trancher la nuque du pauvre adolescent, mais Ben se jeta entre ses gardes pour proteger Tobias. La lame lui ouvrit la tete et le sang recouvrit ses traits. Ben plongeait ses pupilles dans celles de Tobias. Leur sang se melangeait. Puis tout le poids du Long Marcheur ecrasa le jeune garcon. D'un coup de pied, Twain repoussa le corps de Ben pour s'occuper de Tobias. Matt avait roule pour ensuite arracher son epee a un soldat incredule et il para le coup pour devier la lame. Twain lui donna un direct du gauche qui lui ouvrit la levre, et le militaire voulut embrocher son adversaire avant de constater qu'il avait quelque chose de fiche dans le sternum. Ses yeux descendirent sur sa poitrine. L'epee de Matt avait traverse son armure, elle etait plantee jusqu'a la garde, entre ses deux poumons. Dans son coeur. L'adolescent le fixait, les machoires serrees, la haine dans le regard. -- C'est pour Tobias, dit-il du bout des levres. Twain tomba a genoux. La pluie degoulinant sur son visage. Il eut une derniere pensee pour sa Reine et pour leur ideal, et se demanda s'il allait enfin connaitre le Paradis. Alors il fut happe par le neant. Le Rauperoden se contracta. Puis quelque chose poussa en lui. Une forme prenait vie dans les replis de sa cape. Le tonnerre se calma, et la pluie baissa d'intensite. La cape glissa au sol, comme si le Rauperoden n'etait plus, devoilant une silhouette, un genou a terre. C'etait un visage doux, sans aucun cheveu. Aux traits agreables, androgyne. Il etait impossible d'affirmer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Matt se releva et contempla cet etre qui lui etait familier. Ce n'etait ni tout a fait son pere, ni vraiment sa mere, mais un peu des deux. L'etre vit Matt et baissa la tete. -- Pardonne-nous, Matt, dit-il avant de s'effondrer. Les deux esprits dans le meme corps venaient de fusionner. Mais la fragilite humaine ne put encaisser un choc pareil. Ce qui avait ete le Rauperoden et Malronce se recroquevilla lentement, et mourut. Alors la foule des soldats commenca a s'agiter, et ils sortirent les armes pour reclamer vengeance. 59. Un genou a terre Toute l'armee remontait la colline pour massacrer Matt. Ambre fut hissee par-derriere par Orlandia et Clemantis, Faellis n'avait pas survecu au crash. Les deux Kloropanphylles porterent Ambre jusque sur la terrasse, et de la, Ambre rassembla ses forces pour se tenir debout toute seule. Elle contempla les milliers de Cyniks qui approchaient. Matt voulut la prendre dans ses bras et la soutenir, mais Orlandia l'en empecha. -- Laisse-la parler, dit-elle. Et Ambre parla, d'une voix surpuissante, projetee hors de son corps par une force surnaturelle : -- Vous qui etes nos peres, et nos freres, baissez les armes car nous ne sommes pas vos ennemis. L'amplitude phenomenale de la voix de l'adolescente les arreta. -- Vous etes vides de connaissances, lanca Ambre, vides de souvenirs. Et vous vous etes refugies dans la religion pour fuir la peur. Mais s'il existe un dieu quelque part, il ne peut etre que misericordieux, il ne peut vouloir que vous versiez le sang de vos enfants. C'est la peur du vide qui vous a aveugles. Et je peux combler ce vide. Ambre leva les bras vers le ciel et la pluie s'interrompit, le vent cessa immediatement. Une boule de lumiere apparut d'un coup, elle se mit a grossir a quelques metres au-dessus de l'adolescente, et elle tournoya sur elle-meme, lentement. -- Voici le coeur de la Terre, et il est en moi. Il est la vie, la memoire, le passe et l'avenir. La Tempete qui a change le monde il y a neuf mois l'a fait remonter a la surface. A nous de le proteger. Il peut etre notre guide. Les parfums d'humus, de fleurs epanouies, de seve et d'iode se deverserent sur la plaine. Au loin les Scararmees cesserent leur progression pour se tourner vers Ambre. La boule de lumiere emit un sifflement cristallin, elle palpitait comme un coeur de lumiere. Tous les Cyniks l'admiraient sans ciller, bouche ouverte, et les Pans sortirent de la forteresse pour venir voir cette apparition hypnotisante. Elle avait quelque chose de fascinant, au-dela des odeurs et du son, un pouvoir electrique qui s'infiltrait dans les corps. Son energie envahissait les esprits. Elle penetrait les cellules. Jusque dans l'ADN. Ces merveilleux codes biologiques qui contiennent tous les secrets de chaque etre vivant. Alors les spectateurs surent pourquoi cette lumiere vive leur etait familiere. Sa chaleur etait celle qui abrite un foetus dans le ventre de sa mere. Elle etait la lumiere a sa naissance. Et celle de la mort. L'essence meme de l'existence. La boule semblable a une minuscule planete qui flottait au-dessus d'eux etait la quintessence de la vie. La voix spectrale d'Ambre continua : -- Si vous deposez les armes, et si nous nous allions tous ensemble, nous serons dignes de continuer cette mission qui est la notre depuis l'aube des temps ! Propager la vie ! Pour que l'evolution se poursuive. Les Pans et les Cyniks venaient de se melanger, captives par cette feerie qui l'emportait sur la violence. Des Kloropanphylles etaient presents egalement. La boule de lumiere s'arreta de tourner et commenca a se desagreger en rubans de vapeurs blanches qui descendirent s'enrouler autour d'Ambre jusqu'a totalement disparaitre en elle. Ambre poussa un long soupir, epuisee. Elle considera cette armee a ses pieds et ajouta : -- Maintenant vous savez. Vous n'etes plus seuls. Vos existences ne sont pas vaines. La nature nous a confie une mission depuis l'origine des temps : propager sa vie. De toutes les especes animales, la notre a su s'en montrer la plus apte. Jusqu'a ce que nous nous perdions nous-memes, jusqu'a ce que nous devenions plus destructeurs, que notre proliferation pollue et menace l'equilibre de la planete. Ce jour est notre seconde chance. Voulez-vous la saisir ? Ambre guetta les reactions. Elle scruta ces armes pretes a la tailler en pieces, pretes a repandre le coeur de la Terre dans l'atmosphere pour renoncer, pour renier l'evolution. Puis elle vit des hommes pleurer en silence et poser un genou a terre. Des tetes s'inclinerent. Comme un seul homme, les milliers de Cyniks poserent un genou dans la boue et lacherent lances, epees, haches et boucliers. -- Ensemble, conclut Ambre. 60. Le roi de Babylone L'armee Cynik alluma de gigantesques buchers ce soir-la, pour faire bruler les cadavres qui jonchaient la plaine. Une odeur abominable se repandit pendant des heures, mais personne ne se couvrit le visage. Pour ne jamais oublier toutes ces vies sacrifiees. Les Pans et les adultes restaient mefiants les uns des autres, mais ils s'aiderent a porter leurs morts. Tout le monde etait deboussole. Ils ne savaient plus bien qui ils etaient, et ce qui les avait pris de s'entretuer ainsi. Ambre etait au centre de toutes les conversations, de tous les regards. Elle fut conduite a la forteresse pour s'y reposer, car son corps luttait pour encaisser la depense d'energie des dernieres heures. Elle dormit deux jours entiers. A son reveil, Tobias etait a son chevet, une longue balafre rouge lui entaillant le front et la joue. Matt etait assis sur le lit, il lui tenait la main. -- Quelle aventure, dit-il doucement. -- Quelle aventure, lui repondit-elle sur le meme ton. -- Les Cyniks vont proposer un haut representant pour nouer le dialogue avec nous, l'informa-t-il. Tobias a propose que ce soit Balthazar. Il est en chemin. -- Il faudra du temps pour que nous nous entendions, pour que nous nous fassions confiance, dit Ambre. Matt la considera un moment avant de demander : -- Comment te sens-tu ? Je veux dire : avec cette energie en toi ? -- Angoissee. Par la responsabilite. Mais sinon, physiquement, je crois que... je ne ressens aucune difference, ca s'est estompe. C'est absorbe, c'est en moi, et c'est tout. -- Et maintenant ? questionna Tobias. Il y a... une sorte de recette a suivre ? Quelque chose que tu dois faire ? -- Non, je ne crois pas. Je ne sais pas. Je... Je ressens des choses. Lorsque la Terre a declenche cette Tempete pour nous secouer, pour nous menacer et nous rappeler nos origines et notre vraie nature, je crois qu'elle a deploye tant d'energie que son coeur en est ressorti, qu'elle ne pouvait plus le proteger. Il lui fallait une enveloppe pour le mettre a l'abri et pour le propager, et cette enveloppe, c'est moi. -- Le propager ? releva Matt. Ambre baissa le regard. -- Oui. Un jour. -- Comment ca ? fit Tobias qui ne comprenait pas. -- En donnant la vie. -- Ah. Ambre battit des paupieres, et sentant le malaise parmi les garcons, elle changea de sujet : -- Comment vont les Pans ? Matt et Tobias hausserent les epaules en meme temps, peines. -- Il y a eu beaucoup de morts, exposa Matt. Et autant de blesses. Sans compter ceux qui ne s'en remettront pas mentalement. Et puis... il y a ceux dont on ne sait pas quoi faire, ceux qui ont bascule en vieillissant, Colin par exemple, qui ne se sentent plus a leur place parmi nous et pas encore bien parmi les adultes. -- Et Ben ? Matt secoua la tete sombrement. -- Il nous a trahis, avoua Tobias honteusement, comme s'il en etait lui-meme responsable. Il pensait agir pour le bien du plus grand nombre. -- D'apres ce qu'on entend des Cyniks, enchaina Matt, c'est lui qui nous avait vendus a Babylone, et non Neil comme je l'avais cru. Il prenait de l'age, il est devenu peu a peu adulte et ses choix devenaient de plus en plus... rationnels. On pense qu'il a cherche le moyen de nous livrer, toi et moi, aux Cyniks, pour arreter la guerre, tout en s'assurant qu'il n'y aurait pas de violence a notre encontre. Il a tente sa chance a Babylone, il n'a pas pu le faire a Wyrd'Lon-Deis sans compromettre les vies de tout le monde dont la sienne, alors il a attendu le meilleur moyen, ici. -- Devenir adulte me terrifie de plus en plus, ajouta Tobias. -- Les choses vont etre differentes maintenant, le rassura Ambre. Et elles le furent. Balthazar arriva quelques jours plus tard. Apres avoir ete sorti des geoles ou il croupissait depuis son assistance dans l'evasion des Pans. Il passa d'une paillasse moisie au trone. Il fut nomme roi de Babylone par les Cyniks. Les hommes n'etaient pas prets a vivre sans une autorite supreme, pas si rapidement, il leur fallait du temps. Balthazar annonca immediatement l'interdiction des anneaux ombilicaux. Il fit un long discours depuis les remparts de la forteresse ou il s'adressa autant a ses hommes qu'aux Pans, pour les rassurer et pour annoncer qu'une nouvelle ere debutait. Il insista sur l'importance de la nature humaine, sur l'importance de s'ecouter, et sur le fait que l'amour n'etait pas un peche. Il ne reniait pas l'existence d'un dieu, mais la releguait au rang de spiritualite personnelle, et repeta qu'une croyance ne devait ni guider, ni entraver les relations humaines. Il fustigea la place que les femmes avaient dans leur societe actuelle, le manque de liberte qu'elles subissaient et il termina avec le plus important a ses yeux : les hommes et les femmes allaient s'aimer a nouveau pour que naisse l'avenir de l'espece humaine. Les semaines suivantes, en constatant que Cyniks et Pans se craignaient encore trop pour vivre ensemble, il fut declare que chacun garderait encore un peu de temps son territoire, les uns au nord, les autres au sud, et que la forteresse serait un lieu d'echange. Les Cyniks, encore bien endoctrines par les principes de Malronce, craignaient les enfants et l'idee meme de devoir vivre a leurs cotes. Aussi les Pans proposerent-ils d'elever les enfants qu'auraient les Cyniks. En echange, les Pans qui grandissaient et qui ne se sentiraient plus a leur place parmi les enfants et les adolescents seraient accueillis parmi les Cyniks. De nombreux principes furent ainsi adoptes, et tous se prirent a esperer que peu a peu, ils pourraient vivre en se respectant et, un jour, ensemble, sous les memes toits, adultes et enfants reunis, a Babylone, et peut-etre, a Eden. Le monde allait changer. Au prix d'efforts et de sacrifices. Pour le meilleur. Du moins l'esperaient-ils tous. 60. Trois semaines avaient passe depuis l'alliance avec les Cyniks. Matt marchait sous le soleil de ce debut d'automne, dans les rues d'Eden. Il trouva Ambre, assise sous l'immense pommier au coeur de la cite Pan. Plume dormait a ses cotes, sa blessure presque cicatrisee. Elle tenait une pomme a la main, qu'elle venait de ramasser. -- Le Conseil d'Eden vient d'annoncer que Zelie et Maylis seraient nos ambassadrices aupres des Cyniks, elles partent a la forteresse de la Passe des Loups ce soir, annonca Matt. -- C'est une bonne chose, elles sauront faire preuve de tact et d'intelligence pour que nos relations deviennent meilleures. -- Il n'y a, helas, pas que des bonnes nouvelles. Les Cyniks ont un ambassadeur aussi, le Buveur d'Innocence ! Balthazar s'y est oppose, mais ce sale type a encore beaucoup d'appuis politiques a Babylone et il est parvenu a se faire nommer malgre l'avis du roi. -- Je suppose qu'il ne fallait pas s'attendre a des miracles, tout ne peut etre parfait... -- J'ai prevenu Zelie et Maylis, elles l'auront a l'oeil ! -- Il y a beaucoup a faire, chacun devra trouver sa place. -- A ce propos, Colin part aussi pour la forteresse, il s'est propose pour etre messager entre adultes et Pans. -- Je suppose qu'il y sera bien, entre nos deux peuples, il trouvera peut-etre la paix qu'il cherche. Comment va Tobias ? -- Sa blessure est refermee. Mais il gardera une belle cicatrice. Je crois qu'il en est presque fier, en fait. Le soir il traine au Salon des Souvenirs et raconte a tout le monde nos aventures, et elle lui confere une sorte de respect ! Ambre et Matt rirent de bon coeur. La jeune femme decela une pointe de melancolie dans le regard de son ami. -- Et toi ? demanda-t-elle. Matt se balanca de droite a gauche comme pour signifier que c'etait aleatoire. -- Je pense a mes parents, avoua-t-il. Pourquoi eux ? Pourquoi moi ? -- Parce qu'il en fallait un. C'est tombe sur toi, ca aurait pu etre Tobias, moi, ou n'importe qui. La Terre a bouleverse notre monde lors de la Tempete, ce fut un travail considerable pour elle, et je crois qu'elle n'a pas tout parfaitement maitrise. Il y a eu des imperfections, comme les morts-vivants de la Horde. Des adultes vaporises, d'autres ont ete sauves et eloignes de leurs enfants, comme pour nous obliger a en tirer des lecons. Ce que nous avons fait, d'ailleurs. La nature ne sait pas les choses, elle les sent, elle les devine, et tes parents, qui etaient sur le point de divorcer, representaient probablement une problematique qu'elle ressentait a plus grande echelle dans l'espece humaine. Nous obliger a rassembler les opposes, a unifier les adversaires, un test, un defi pour s'assurer que nous etions encore dignes de la representer, de propager sa vie. Matt haussa les epaules. -- Sans doute. Peut-etre y a-t-il, ailleurs dans le monde, d'autres parents ainsi dechires, d'autres enfants malmenes. -- J'en suis certaine. Rappelle-toi le Testament de roche, il y avait d'autres marques importantes, d'autres grains de beaute. Nous n'avons suivi que celui qui nous conduisait chez les Kloropanphylles car nous les connaissions deja. Mais il y en a d'autres. -- Tu crois que des Pans comme nous les ont trouves ? D'autres coeurs de la Terre ? -- Peut-etre. Je l'ignore. Il faut l'esperer. D'autres filles et garcons comme nous, que la nature a choisis pour abriter des cartes, pour rassembler leurs parents ennemis. D'autres histoires, que j'espere belles. Belles comme la notre. Matt lui sourit. -- Cette nuit-la, dans le chateau de Malronce, dit-il, c'etait... un moment a part. Je ne l'oublierai jamais. Ambre lui rendit son sourire. Elle lui donna la main et le guida pres d'elle, pour lui deposer un baiser sur les levres. Puis elle lui tendit la pomme qu'elle venait de croquer : -- Tiens, elle est delicieuse. Matt se coucha avec le coeur plus leger. Au milieu de ses doutes, de sa tristesse, Ambre insufflait une chaleur reconfortante. Ses baisers l'apaisaient. Avec cet avenir en construction, elle avait ajourne son ambition de devenir Long Marcheur. Il allait en falloir de plus en plus desormais, avec les echanges entre Pans et Cyniks, pourtant ce qu'elle venait de vivre l'interpellait au point de vouloir prendre son temps avant de faire un choix. Son alteration etait a present si puissante, qu'elle la craignait elle-meme. Et la presence du coeur de la Terre en elle la perturbait. Elle se sentait aussi peu encline a prendre un risque avec sa vie qu'une femme enceinte. Il lui faudrait du temps pour accepter sa nouvelle condition, pour accepter les regards curieux et admiratifs dans la rue. Matt etait pret a l'aider. A la soutenir. Ensemble ils pouvaient accomplir de grandes choses, il en avait la certitude. Leurs avenirs etaient lies. Il ne cessait de se le repeter. Ce soir-la, Matt s'allongea avec le sentiment de ne plus etre seul. Il repensa a ses parents avec une pointe de tristesse. Toute cette histoire ressemblait a un reve. Un reve qui lui tournait autour. Et si cela etait vrai ? Maintenant qu'il en prenait conscience, allait-il se reveiller ? Il s'interrogea sur l'hypothese d'Ambre, que d'autres adolescents, ailleurs, puissent vivre la meme chose. Si ce n'etait pas le cas, alors c'etait bien un reve. Son reve. Et sitot qu'il s'endormirait, il rouvrirait les yeux, dans son appartement, a New York. Ambre ne serait plus la. Ni Eden. Ni les Pans. Matt ferma les paupieres et serra le coin de son oreiller. Pour la premiere fois, il espera qu'il serait encore la au reveil, dans ce nouveau monde. C'etait sa nouvelle vie. Et il l'aimait. Fin du premier cycle d'Autre-Monde.