MAXIME CHATTAM LA THEORIE GAIA En 2007, la Federation internationale de la Croix-Rouge revelait que le nombre des catastrophes naturelles avait bondi de 60% en dix ans. Sur la periode 1997-2006, il a ete recense 6 806 desastres, contre 4 241 pour la decennie 1987-1996. Le nombre de morts a double, atteignant pres d'un million deux cent mille victimes. Tout porte a croire que le phenomene est exponentiel. Le pire reste donc a venir. Si au plaisir de la lecture vous souhaitez ajouter celui de l'ambiance musicale, voici les themes principaux qui m'ont accompagne pendant l'ecriture : - Le Parfum, de Tom Tykwer, Johnny Klimek et Reinhold Heil. -Alien, de Jerry Goldsmith. -Zodiac - original score, de David Shire. A present, n'oubliez pas que cette aventure se situe... bientot. Aussi, toute similitude avec une situation actuelle ne serait peut-etre pas si fortuite que cela... A nous de decider de notre avenir. Edgecombe, le 27 janvier 2008 1 L'horloge digitale du four etait l'unique source de luminosite dans toute la cuisine. De petites barres bleues affichaient 5 : 27 en projetant un halo timide. Il faisait frais en ce beau matin, le thermostat du chauffage central n'avait pas encore reactive les radiateurs. Sur le plan de travail, Le Monde de la veille etait couche dans l'ombre, la tribune a peine lisible : > Une ampoule illumina la maison au loin, en haut d'un escalier, et quelques secondes plus tard ce fut la cuisine qui sortit de sa lethargie. Les neons crepiterent et firent courir un fremissement etincelant sur l'inox des appareils d'electromenager. Emma DeVonck entra pour preparer le cafe et deux bols de chocolat chaud. Elle etait grande, brune, les cheveux si epais qu'ils formaient une toison indomptable tombant sur ses epaules. Emma etait une attirante femme de trente-cinq ans. Pourtant son nez etait tout ce qu'il y a de plus banal, ses levres sans aucun ourlet sensuel ou forme appelant au baiser. En fait, Emma avait meme un menton un peu trop rond pour etre tout a fait joli selon les criteres esthetiques du moment. Ce qui la rendait belle c'etait un savant melange d'attitudes de femme sure d'elle qui n'attenuaient pas sa grace naturelle, un petillement de vive intelligence dans le regard, et cette feminite de tous les instants qu'elle ne sacrifiait aucunement aux exigences de sa vie de chercheuse scientifique. Ce matin-la, Emma avait enfile un jean et un petit haut qui se nouait aux epaules et qui mettait ses seins volumineux en valeur tout en masquant le petit ventre qui lui rappelait ses trois grossesses. Peter, son mari, apparut a son tour, fraichement rase et elegant dans un costume marron dont il tenait la veste dans une main. -- Les enfants descendent ? s'enquit Emma. -- Ils sont tous sortis de la salle de bains, c'est deja un bon point, repondit Peter avec une pointe d'accent qui trahissait ses origines neerlandaises. Il etait tout aussi grand que sa femme, chatain aux yeux verts, encore athletique bien qu'il approchat doucement de la quarantaine. Avant qu'il ne termine de nouer sa cravate dans le reflet du micro-ondes, deux bols de chocolat chaud etaient apparus sur la table de la cuisine, avec deux cafes et cinq verres de jus d'orange. Peter tira sur le ruban de soie et sans quitter des yeux sa manoeuvre millimetree ironisa : -- Il faudra qu'on m'explique un jour comment tu fais pour etre une mere de famille operationnelle, une epouse renversante et un chercheur de renommee internationale ! -- Tu veux dire : une chercheuse que ses prises de position sulfureuses ont internationalement grillee ? -- C'est ce que j'aime en toi ! Ce cote sulfureux ! -- Oui, eh bien crois-moi : le plus simple dans tout ca c'est encore ce job ! (Sur quoi, elle s'empressa de crier depuis le seuil de la cuisine :) Zach, Melissa, Lea ! Le petit dej est servi ! Depechez-vous on va etre en retard ! Un troupeau d'elephants devala les marches avant d'envahir la cuisine ou chacun trouva sa place a table. -- Quelle idee de se lever a une heure pareille, soupira Zach, l'aine, du haut de ses treize ans. -- Moi j'aime bien ! repliqua Lea, la benjamine, agee de six ans. Melissa, l'enfant >, vit la une du journal et gemit : -- C'est vrai que c'est la fin du monde ? Le pere de Fabien il lui a dit que c'etait l'apoclassique ! -- On dit apocalypse, corrigea Peter, mais ce sont des aneries. -- Alors pourquoi il y a des catastrophes partout et tout le temps ? contra Zach. Ma prof de maths a dit que si ca continuait les intemperies provoqueraient plus de morts par an que les guerres du Golfe et du Vietnam reunies ! -- Oui, eh bien je vais demander a la rencontrer ta prof de maths ! -- La Terre est en train de peter les plombs ! s'amusa a dramatiser Zach. -- Alors c'est vrai ou c'est pas vrai ? insista Melissa que la peur gagnait. Emma vola au secours de son mari : -- Non, Melissa, c'est... c'est plutot comme si... la Terre avait un rhume, tout va s'arranger. -- Sauf que les microbes qui ont provoque le rhume, c'est nous, insista Zach, on est des microbes et si la Terre veut guerir elle doit d'abord se debarrasser des micro... -- Zach ! Emma gratifia son fils aine d'un regard noir qui le fit taire. La petite Lea s'indigna : -- Pourquoi on va etre morts ? Emma retint un soupir et cette fois ce furent des eclairs que Zach lut dans ses yeux. -- Mais non, c'est ton frere qui raconte des betises, intervint Peter. -- On est obliges d'aller chez papy et mamie ? fit Melissa avec un air renfrogne. Emma sauta sur le sujet salvateur : -- Ma cherie, il va falloir encore quelques annees avant que je te laisse toute seule dans la maison quand ton pere et moi devons nous absenter ! Tiens, mange tes cereales. -- Combien de temps vous partez ? s'inquieta Lea. -- Je ne sais pas, ma puce, je te l'ai dit hier : c'est une urgence. Ca peut prendre plusieurs jours. -- Mais d'habitude il y a papa ! Emma observa son mari qui lui rendit son regard, tout aussi perplexe. Pour eux, la situation etait aussi excitante que confuse depuis le coup de telephone de la veille au soir. Leur interlocuteur, un certain Francois Gerland, s'etait presente comme membre de la Commission europeenne. C'etait Peter qui avait decroche. Il avait ecoute Gerland lui parler brievement, lui dire qu'une urgence scientifique necessitait sa presence dans le sud de la France sans plus attendre, et ce pour quelques jours. Urgent et ultra-secret, avait-il insiste. Au point qu'on ne pouvait en discuter au telephone. Le professeur DeVonck serait bien entendu retribue, mais devait imperativement se rendre disponible des le lendemain, et ne poser aucune question, seulement lui faire confiance. Ils avaient besoin de lui sans delai. Ce Gerland assenait ses repliques comme s'il les avait apprises par coeur : sans pause, sans hesitation, et pourtant Peter avait percu de la nervosite dans sa voix. Gerland avait repete : > Peter avait laisse planer un long silence avant de lacher dans un soupir : -- Le professeur Benjamin Clarin passera vous prendre chez vous a six heures demain matin, je lui ai donne les instructions. Prenez des vetements chauds, vous serez en altitude. -- Ben ? Le frere de ma femme ? -- Oui. A ce propos, pourriez-vous me passer votre femme, le docteur DeVonck, s'il vous plait ? >> Peter etait reste sans voix avant de balbutier : -- Tout a fait. Mais sur un autre site, tres loin d'ici. >> Plus tard, Peter et Emma en avaient longuement discute au lit, une fois les enfants couches. L'un comme l'autre avaient accepte par curiosite. Que pouvait bien leur vouloir la Commission europeenne ? Depuis que les degradations climatiques s'etaient transformees en catastrophes regulieres, l'Europe avait gagne en pouvoir. Chaque pays avait accepte de ne plus travailler seul dans son coin, rejoignant un a un la tutelle de l'organe generique. Et en huit mois a peine l'Europe avait acquis plus d'autonomie et de controle que durant toute son histoire. Des decisions cruciales etaient prises dans les bureaux et amphitheatres de la Commission avant d'etre appliquees a tous, sans delai. L'urgence primait. La communaute scientifique n'ayant aucune certitude sur ce qui attendait la planete a moyen terme, il fallait agir rapidement. Quel delicat probleme scientifique pouvait donc requerir leur presence ? Jamais auparavant on ne les avait appeles pour une urgence. Il y avait la une dose de mystere aussi excitante qu'inquietante, et Emma avait plaisante avant d'eteindre la lumiere : > Ils s'etaient endormis avec difficulte, esperant seulement qu'on leur confierait le bon role dans ce qui ne serait pas une mission douteuse. Les enfants couraient a present dans l'escalier, leur sac a la main, puis ils enfilerent leur manteau. Emma tendit un verre de jus d'orange a Zach : -- Tu n'as rien mange alors bois-le, ordonna-t-elle. -- M'man, geignit-il, les grands-parents vont me faire un megadejeuner tout a l'heure ! -- Bois-le ! Au moins je serai sure que tu as ca dans le ventre. Peter les interrompit : -- Ben est la. Tout le monde dehors ! Ils investirent le monospace du jeune chercheur. -- Salut la jeune troupe ! Un choeur joyeux lui repondit. Ben avait mis le chauffage a fond, mais il faisait presque aussi froid que dehors, les nuits d'octobre rendaient la moindre sortie matinale desagreable et tout le monde s'emmitoufla dans ses vetements. Ils quitterent le quartier residentiel de Rueil-Malmaison pour Saint-Cloud ou ils deposerent les trois enfants chez les parents d'Emma et Ben. Le jour ne s'etait toujours pas leve, dans le ciel, aucune trace d'aube naissante, rien que les lumieres artificielles de la ville. Lorsqu'ils repartirent, le vehicule avait retrouve le silence, et l'habitacle gagnait en chaleur. Peter, assis a l'arriere, se pencha vers son beau-frere : -- Ou va-t-on ? -- Aeroport du Bourget. -- Alors, tu en sais plus que nous ? Le jeune homme secoua la tete. -- Je comptais sur vous pour eclairer ma lanterne ! Ben avait ses cheveux noirs en bataille. Son piercing a l'arcade sourciliere et le bout de tatouage qu'on apercevait sur sa main et qui recouvrait en fait tout son bras droit lui donnaient plus l'air d'un surfeur que d'un scientifique. A vingt-sept ans il vivait en parfait celibataire, adepte de musique, de concerts et de voyages, convaincu que partager son quotidien avec quelqu'un etait nuisible au developpement personnel. -- Je vais vous dire, ajouta-t-il, j'ai accepte la proposition uniquement parce que ca ne ressemble a rien de ce que j'ai pu faire jusqu'a present ! Le cote >, j'adore ! On se croirait dans un film ! -- Pareil pour nous, commenta Peter en riant. Mais il n'y avait aucune joie dans ce rire. Rien que des interrogations. Le paysage defilait : peripherique deja charge, scintillant de globules rouges dans un sens et blancs dans l'autre. Autoroute Al coiffee d'un halo de pollution brun, defile des ponts, des panneaux, des enseignes lumineuses au sommet des talus. Artere de la civilisation encombree jusqu'a la saturation. L'arret cardiaque guettait. Peter scruta Ben dans le retroviseur. Quelle sorte de recherche... vitale, semblait-il, pouvait necessiter la presence d'un sociologue specialise dans la dynamique comportementale ? Il songea a sa femme : docteur en paleoanthropologie dont les hypotheses sur l'evolution faisaient scandale. Et enfin a lui-meme : biologiste et geneticien... Curieuse equipe. Sur un coup de tete ils avaient tous trois saute sur l'occasion de sortir de leur train-train. Mais que savaient-ils de tout cela ? Urgence, repeta Peter in petto. Urgence comme... catastrophe ? E-mail envoye depuis la station meteorologique de Mizen Head (Irlande) a l'Agence europeenne pour l'Environnement. Monsieur, En rouvrant cette station meteo pour en faire le centre d'etude du Gulf Stream et de ses perturbations, vous nous avez demande d'evaluer la situation et de dresser un bilan de nos connaissances actuelles sur son influence. Vous recevrez le rapport prochainement. Il n'est bien entendu que la premiere ebauche d'un long travail. Nous esperons a ce titre que le financement tant promis finira par nous etre octroye. Inutile de vous rappeler l'importance de cette etude. Nous pouvons, des aujourd'hui, prevoir avec certitude de tres fortes modifications des climats, a une vitesse encore jamais connue sur la Terre. Toutes les balises atlantiques montrent un repli progressif du Gulf Stream sous, semble-t-il, la pression des fontes de glace aux poles et au Groenland, ainsi que de tous les petits glaciers du monde, faisant chuter la salinite des oceans. Les consequences a tres court terme (deja en action) sont une chute des temperatures hivernales sur toute la facade ouest-europeenne et en partie sur les pays Scandinaves. En revanche, nous ne sommes pas en mesure d'affirmer que la hausse des temperatures estivales est liee. Mais les modeles de predictions reposent en grande partie sur l'analyse d'un ralentissement survenu il y a 15 000 ans, et rien ne permet d'affirmer que l'amplitude thermique sera du meme ordre. Bien que je ne dispose a ce jour que de ma seule intuition pour l'etayer, mon opinion est que nous entrons dans une periode de bouleversements climatiques sans precedent. Pour la raison objective que jamais, dans l'histoire de notre planete, l'atmosphere (et donc les vents qui faconnent une partie de nos climats) et les oceans n'avaient ete a ce point malmenes par des agressions qui n'ont de cesse de les transformer. Pis encore, c'est la premiere fois qu'un changement de cet ordre est en grande partie provoque par une espece vivante : les humains ! Dois-je ajouter que cela s'est fait a une vitesse si violente, a peine deux siecles, que je me permettrais d'affirmer que notre Terre est depassee ? Il existe, c'est vrai, une urgence, mais elle n'est plus environnementale. Elle est sanitaire. Car c'est l'espece humaine tout entiere qui est menacee. 2 Le monospace gare, le trio de scientifiques s'empara des sacs de voyage et s'approcha de l'entree. -- J'ai boucle ma valise a la va-vite, j'espere qu'ils fournissent les serviettes de toilette, plaisanta Ben pour detendre ses camarades visiblement anxieux. -- Ils t'ont dit de prendre quoi ? interrogea Peter. -- Des vetements chauds, on va en altitude. -- J'ai eu les memes instructions. -- Pas moi, intervint Emma. Au contraire, vetements legers pour supporter la chaleur et de quoi marcher. -- Je vais exiger un minimum de renseignements avant que tu ne partes, repliqua Peter. Tout de meme, on n'expedie pas les gens a l'autre bout du monde sans explication ! Emma savait son mari tendu, elle pratiquait le decryptage de Peter DeVonck depuis presque quinze ans et pouvait interpreter chaque intonation, chaque geste, chaque regard qui sortait du cadre de ses reactions normales. C'etait ce qu'Emma appelait > : apres la fusion-passion venait l'apprentissage de l'autre, le veritable autre, celui qu'il fallait apprendre a aimer sans se projeter, pour tenir la longueur. La phase la plus delicate, car une telle familiarite entrainait en general le relachement, puis l'agacement, a moins d'un travail quotidien sur soi. Emma etait ainsi, a tout analyser. Et c'etait ce qui tenait son couple, ce qui le cimentait jusqu'a faire d'eux un modele que leurs proches jalousaient. Un homme dans la quarantaine, relativement petit, un peu rond, en chaussures de marche, pantalon de velours et col roule, les attendait devant une porte vitree. Ses cheveux blonds impeccablement coiffes, de fines lunettes sur le nez, il se frottait les mains pour se rechauffer. -- Je suis Francois Gerland, de la Commission europeenne, se presenta-t-il. Enchante. Ils echangerent une poignee de main, avant que Ben ne designe son monospace : -- Je peux le laisser gare ici le temps de notre... sejour ? -- Donnez-moi vos cles, je vais le faire deplacer, ne vous en faites pas. Je suis sincerement confus pour tout ce mystere, mais soyez assures que nous allons eclaircir l'affaire. Nous aurons tout le temps dans l'avion. Pour l'heure nous sommes un peu presses par le planning (il adressa un regard malicieux a Emma) : surtout vous, docteur. Sur quoi il les invita a entrer dans le batiment principal. -- Si j'ai bien compris, ma femme quitte le territoire francais tandis que nous partons pour les Pyrenees ? intervint Peter. -- Les Pyrenees, oui ! Je vous felicite pour votre esprit de deduction, hier soir je n'ai parle que du sud de la France et d'altitude... Pour vous, docteur DeVonck, ajouta-t-il en se tournant vers Emma, c'est un peu plus complique. Vous ne quittez pas a proprement parler le territoire francais mais... Vous comprendrez une fois dans l'avion. (Il enchaina aussitot sur un ton leger :) Ca ne doit pas etre simple au quotidien de s'appeler tous deux docteur DeVonck... -- On m'appelle plutot professeur, dit Peter. Ils remonterent un long couloir eclaire par des ampoules blanches. Aucune trace de vie nulle part, les locaux semblaient deserts. -- Dites-moi, commenca Peter sans se departir de son flegme habituel, jusqu'a present nous n'avons pose aucune question, mais vous ne croyez pas qu'il serait temps de nous dire ou nous partons ? Je n'aime pas l'idee que ma femme disparaisse sans savoir ni ou elle va, ni pour quoi. Commission europeenne ou pas. -- Bien sur ! Je vais y venir. Ils s'arreterent devant un comptoir ou les attendait une jeune femme en tailleur, fraichement maquillee. Gerland lui tendit les cles du monospace en indiquant qu'il fallait s'en occuper. Elle collecta leurs pieces d'identite qu'elle scanna, puis les remercia d'un sourire eclatant. Gerland, d'un pas rapide, les entraina dans un autre couloir, plus etroit. -- Je vais faire le voyage avec vous, assura-t-il. Soyez sans crainte, j'aurai tout le loisir de satisfaire votre curiosite. Peter s'immobilisa, posa une main amicale mais ferme sur l'epaule du petit homme blond et changea de ton : -- Je m'apprete a sauter dans un avion pour je ne sais quelle destination, et ma femme va en faire autant. Jusqu'a present nous avons ete conciliants, alors arretez de faire durer le suspense, voulez-vous ? Emma ne put reprimer un ricanement. Depuis cinq bonnes minutes elle se demandait combien de temps encore il allait tenir. Les gens avaient tendance a vouloir mener Peter a leur guise, abuses par l'attitude placide de ce grand scientifique elegant, jusqu'a ce qu'il devoile la veritable nature de son caractere bien trempe. Gerland cilla, surpris, balbutia quelques mots avant de se ressaisir et de les inviter a le suivre. Il poussa une porte et ils deboucherent sur le tarmac. Les moteurs de deux jets prives ronflaient et sifflaient a cinquante metres. -- Elle part pour la Polynesie francaise, cria enfin Gerland pardessus le vacarme. -- Je ne savais pas qu'il y avait des fouilles la-bas ! intervint Emma. -- Des fouilles ? repeta Gerland. Ah ! Je vois. Ce n'est pas ce que vous croyez, il n'y a aucune recherche de ce genre. Emma fit une grimace d'incomprehension. -- Vous savez que je suis paleoanthropologue, alors s'il n'y a pas de... -- Mon collegue sur place vous briefera, la coupa Gerland. Il les invita a avancer en direction des Falcon ou deux couples en uniforme patientaient pour les accueillir. Gerland designa un des appareils a Emma. -- Soyez rassures, s'ecria-t-il a l'intention des DeVonck, vous pourrez vous contacter une fois sur place, tout cela est un peu brusque et enigmatique, j'en suis navre, mais c'est helas necessaire. Ben haussa les sourcils et lacha ce qui ressemblait a un sarcasme mais ses mots se perdirent dans le vrombissement des turbines tandis qu'il embrassait sa soeur. Peter serra sa femme dans ses bras. -- Je t'appelle des que je suis arrivee, le rassura-t-elle. Et si la Commission europeenne m'exaspere, je rentre, ne t'en fais pas ! -- Pas de betises, lui dit-il avec une pointe d'inquietude. Tout ca etait tres amusant hier soir mais maintenant j'aime moins. Ils s'enlacerent une derniere fois pendant qu'un steward montait le sac d'Emma. Gerland s'approcha d'eux alors qu'ils se separaient. -- Il y a une pochette avec votre nom a l'interieur, cela repondra a quelques questions pour commencer. Je suis desole de ne pas faire le voyage avec vous, mais quelqu'un vous attendra a l'aeroport de Papeete. Faites un bon vol, docteur DeVonck. Et avant qu'Emma ait pu repondre, Gerland entrainait deja son mari a l'interieur de l'autre appareil. L'hotesse grimpa avec elle pendant qu'on remontait la passerelle et verrouillait la porte. Elle l'invita a s'asseoir dans un confortable siege en lui proposant du Champagne. -- Non, il est encore un peu tot. Merci. Une enveloppe en papier kraft et un petit ordinateur portable etaient poses sur la tablette face a elle. Par le hublot, Emma chercha a apercevoir son mari et son frere. Tout avait ete si rapide. Gerland etait soit presse par le temps, soit cachottier au point d'eviter les questions. Un peu des deux, j'ai l'impression. Ne distinguant que le nez de l'autre Falcon, elle retourna aux documents. > etait ecrit au feutre noir sur l'enveloppe, qu'elle decouvrit cachetee de cire. On ne plaisante pas, songea-t-elle en le brisant. L'unique objet a l'interieur glissa aussitot entre ses doigts. Un DVD sur lequel etait inscrit : -- Docteur E. DeVonck -- Projet GERIC >> Sans attendre le decollage, elle alluma l'ordinateur et enfourna la galette numerique dans son compartiment. Les reacteurs se mirent a siffler. 3 Peter vit le Falcon qui emportait sa femme prendre son elan et lever le nez dans le nuage ondoyant de ses reacteurs. Quelques secondes plus tard ils sentirent a leur tour la poussee de leur appareil qui s'arrachait du sol. En entrant dans l'habitacle il avait ete surpris de decouvrir qu'ils n'etaient pas seuls. Trois hommes en tenue decontractee occupaient le fond du jet. Ils avaient a peine repondu a son salut. Leur carrure, les coupes de cheveux ainsi que les visages fermes evoquaient des militaires. Le decollage effectue, Peter se pencha vers Gerland : -- Qui sont ces hommes au fond ? -- Je vous les presenterai tout a l'heure, ils sont la pour assurer notre securite. -- Parce que nous sommes en danger ? s'etonna Peter en se contractant sur son siege. Gerland se fendit d'un large sourire qui se voulait rassurant : -- Non, bien sur que non ! En fait, ce sont mes collegues qui m'ont oblige a les emmener. Mais maintenant que nous voila installes, laissez-moi vous expliquer toute l'affaire. Ben se pencha pour mieux entendre. Le jeune homme etait le seul a avoir accepte le Champagne de l'hotesse. Il porta la coupe a ses levres pendant que l'avion amorcait son virage. -- Bien entendu, tout ce que je vais vous dire est et doit demeurer confidentiel. C'est une situation de crise, et la precipitation dont nous faisons preuve risque de vous surprendre, mais il y va... de l'integrite et de la reputation de la CE, avec tout ce que cela implique. Je ne vous fais pas de dessin, mais sachez que si quelque chose transpirait avant que nous ayons decouvert ce qui se trame, les repercussions pour nos institutions seraient catastrophiques. Pour commencer, je suis Francois Gerland, je travaille comme... -- Coordinateur au BEPA, le coupa Ben. J'ai pianote votre nom sur Internet hier soir. D'ailleurs je vous trouve mieux en vrai que sur la photo, vous aviez l'air coince. Quel petit hypocrite ! songea Peter qui connaissait assez son beau-frere pour savoir quand celui-ci se payait la tete de quelqu'un. -- Et qu'est-ce que le BEPA ? intervint-il. Desole, ce n'est pas ma culture. Gerland ajusta ses lunettes, en un geste que Peter interpreta comme un tic. -- Un sigle anglais. Ils sont tous tires de l'anglais a la Commission. Bureau des Conseillers de Politique europeenne. Notre role est essentiellement de prodiguer conseils et recommandations sur les questions de politique europeenne aupres du president et des commissaires. Le BEPA est directement place sous leur autorite, ce qui fait que le grand public n'en entend pas parler. Je travaille dans le domaine institutionnel, je suis coordinateur entre les differents... -- D'accord, mais je ne vois pas le rapport entre la politique europeenne et nous, ici, dans cet avion prive en partance pour les Pyrenees, interrompit Peter, agace de le voir tourner autour du pot. Gerland plissa les levres en fixant ses deux voisins avant de hocher la tete et de reprendre : -- Il y a cinq jours, FIAS, qui est notre service d'audit interne, a soumis en urgence au president de la Commission un rapport qui devoilait l'existence d'une caisse noire a la Direction generale Justice, liberte et securite. Cette caisse noire, dont le montage tres complexe et quasi indetectable aurait pu demeurer longtemps dissimule parmi les comptes, etait geree par un certain Gustave LeMoll, directeur des services de securite interieure et de justice penale. Bien entendu, il a aussitot ete convoque devant le president mais il a tout nie en bloc. Craignant un scandale majeur, le president a decide de garder l'affaire secrete quelques jours, le temps de l'eclaircir. Du coup LeMoll n'a pas ete arrete, ce qui... etait une erreur. Une fouille a ete ordonnee dans ses locaux, mais un incendie s'est declare dans la nuit. Pratique, n'est-ce pas ? -- C'est LeMoll qui a tout fait cramer ? interrogea Ben. -- Probablement, c'est son accreditation qui a ete utilisee pour entrer dans les batiments ce soir-la. Quoi qu'il en soit, le president a opte pour une enquete interne avant que la presse ne s'en mele. L'Europe a deja du plomb dans l'aile, si en plus on decouvre qu'elle est corrompue et incapable de traquer elle-meme le ver dans sa pomme, je vous laisse imaginer les consequences ! -- A quoi servait cette caisse noire ? demanda Peter. Gerland leva la main : -- C'est la que j'interviens. Nous n'avons rien pu sauver dans les bureaux de LeMoll, en revanche nous avons trouve un dossier interessant chez lui, egare dans des piles de paperasses. Dans son grand menage LeMoll n'a oublie que celui-la, maigre mais mieux que rien. Il concernait l'utilisation d'une partie des capitaux de la caisse noire - attention, nous parlons ici de plusieurs millions d'euros ! - attribues au fonctionnement de deux sites : l'un dans les Pyrenees, l'autre sur une ile de Polynesie francaise. Vous le savez peut-etre mais depuis des annees on parle de la fermeture de l'observatoire du pic du Midi, il coute trop cher. Cette fermeture a failli devenir effective il y a un an. C'est la CE qui a investi des capitaux pour sauver le site. Officiellement, nous ne faisons que financer sans intervenir. En realite, il semblerait que LeMoll se soit servi de ce financement pour justifier l'envoi d'un groupe de scientifiques finances par sa fameuse caisse noire. -- Et cet argent, c'est celui de la Communaute europeenne ? s'enquit Peter. -- Non, et nous ne sommes pas parvenus a en identifier la provenance. -- Je ne vois toujours pas le rapport entre nous et cette histoire, fit Peter qui perdait patience. Son ton le surprit lui-meme et il realisa a quel point il etait angoisse par ce contexte malsain dans lequel sa femme et lui s'etaient engages. C'est parce qu'elle n'est pas la, parce que je ne peux pas veiller sur elle que ce type m'enerve. S'il m'avait tout dit avant de partir je n'aurais pas laisse Emma s'envoler toute seule. -- Le rapport ? repeta Gerland. Ce dossier trouve chez LeMoll contenait une note recente. Il effectuait des recherches et celles-ci semblaient dans l'impasse. LeMoll proposait de faire appel a vous deux pour le traitement et l'analyse des donnees au pic du Midi tandis qu'il citait votre femme pour definir de nouveaux axes de recherche sur le site de Polynesie. -- A qui etait destinee cette note ? intervint Ben. -- Nous l'ignorons. -- Et qu'y a-t-il sur le pic du Midi ? -- Des gendarmes sont au telepherique pour en bloquer l'acces. Personne ne monte ou ne descend tant que nous ne sommes pas sur place. -- Si je comprends bien, vous nous avez fait sauter dans un avion sans rien nous dire, pour vous accompagner au sommet d'une montagne dont vous ignorez tout ? resuma Peter sur un ton etrangement calme. -- Ne le prenez pas mal, professeur DeVonck, nous nous attendons a trouver des dossiers scientifiques dont le contenu nous echappe et qui, selon LeMoll en personne, seraient de votre ressort. -- Et pour ma femme ? -- Un collegue a moi est arrive hier sur place, deux gendarmes l'ont rejoint pour se rendre sur l'ile en question. Ils veilleront sur votre femme pour la conduire sur le site et lui demander de decoder ce qu'ils trouveront. -- La-bas non plus vous n'avez aucune idee de ce qui l'attend ? insista Peter. Gene, Gerland reajusta ses lunettes : -- Rassurez-vous, il n'y a rien a craindre ! On ne parle ni de mafia ni de je ne sais quel film d'espionnage. C'est une mission speciale de la Commission europeenne pour sauver ce qui peut encore l'etre, dans un scandale sans precedent au sein de nos institu... -- Vous etes completement irresponsable, gronda Peter en degrafant sa ceinture et en se levant. -- Professeur DeVonck, calmez-vous, je suis coordinateur d'un bureau de conseil politique, croyez-vous qu'on me nommerait en charge de cette affaire s'il y avait quoi que ce soit de dangereux ? -- Alors que font les trois gorilles au fond ? -- Le BEPA est directement place sous les ordres du president, ca evite bien des problemes et permet une discretion totale. Peter avisa l'hotesse et lui designa la porte de sortie : -- Peut-on faire demi-tour s'il vous plait ? -- Pardon ? -- Vous m'avez tres bien compris, je souhaite rentrer a Paris. Immediatement. (Il se tourna vers Gerland :) Et si vous pouviez contacter l'avion de ma femme et lui ordonner d'en faire autant, je vous en saurais gre. Gerland secoua la tete, destabilise. -- Non, je crains que ce ne soit pas possible. Je dois etre la-bas ce matin, le temps nous est compte avant que toute l'affaire explose publiquement. Je ne vous reclame qu'un bref instant, il y aura des fichiers de donnees sur place, rien que je puisse decoder en une poignee d'heures. Tout ce que je vous demande c'est d'y jeter un coup d'oeil rapide, et de me dire ce que LeMoll financait. S'il vous a cites tous les trois c'est que vous etes capables de m'aider. Et s'il s'avere que rien ne necessite votre presence, vous repartirez aussitot, je vous en donne ma parole. Mais croyez-moi, l'affaire peut exploser d'un moment a l'autre. Si la CE se fait prendre la main dans le sac, c'est termine ! Si au contraire nous pouvons livrer le scandale LeMoll en sachant exactement de quoi il retourne, alors nous sauvons les apparences. Je ne pouvais pas prendre le risque d'attendre d'etre sur place pour vous contacter. Vous pouvez me considerer comme incompetent dans ma gestion de la situation, je l'assume, mais s'il vous plait accompagnez-moi sur place. Peter soupira. L'hotesse a ses cotes froncait toujours les sourcils, sans comprendre. Gerland abattit sa derniere carte : -- Si ca peut vous rassurer, je monterai avec nos gardes du corps et, une fois au sommet, lorsque nous aurons fait le tour de l'observatoire pour vous garantir toute securite, vous pourrez nous rejoindre. Aussitot votre expertise accomplie, je vous trouve deux places sur le premier vol pour Paris. Gerland le suppliait du regard. -- En ce qui me concerne je monte, fit Ben d'un ton enjoue. Pour une fois qu'on a l'occasion de s'amuser un peu ! Peter le devisagea. Puis il baissa les bras. -- D'accord. Mais je veux parler a ma femme des qu'elle arrive sur place. Gerland s'essuya le front d'un revers de main. -- C'est promis. Peter revint s'asseoir. -- Encore une chose : ce LeMoll, c'est un scientifique ? interrogea-t-il. -- Non, pas du tout. C'est un avocat qui a fait de la politique. -- Vous avez enquete parmi son entourage et ses connaissances, pour savoir s'il etait lie d'une maniere ou d'une autre a des interets, des groupes pharmaceutiques ou je ne sais quoi ? -- C'est en cours, nous faisons de notre mieux avec les moyens limites que la discretion nous impose. -- J'espere au moins que depuis l'incendie vous l'avez fait incarcerer. Gerland s'humecta les levres, son regard se deroba. Il expliqua d'une petite voix : -- C'est que... Il est mort. Il s'est suicide la nuit de l'incendie. Au petit matin, sa gouvernante l'a retrouve dans la baignoire. Il s'etait ouvert les veines. 4 Une grosse camionnette Mercedes les attendait a la sortie de l'aeroport de Pau. La fraicheur matinale se glissa sous leurs vetements, leur arrachant quelques frissons. Le ciel avait disparu derriere un voile gris haut perche. Dans le vehicule, Ben se pencha vers Peter : -- D'apres toi, quel est le genre de recherches qui exigerait une paleoanthropologue, ainsi qu'un geneticien et un sociologue de la dynamique comportementale pour l'analyse des donnees ? -- C'est ce que je me demandais. Une etude archeologique des migrations humaines ? Pour retracer les differents flux d'une region ? -- En Polynesie ? C'a ete fait mille fois ! Et puis quel rapport avec la CE ? Pourquoi prendre le risque d'une caisse noire pour ca, franchement ? Peter haussa les epaules. -- Je n'en sais rien, mais je ne reste ici que pour jeter un oeil sur des dossiers lies a la genetique, je fais mon rapport et je rentre. C'est ce que tu devrais faire, Ben. Ne t'implique pas la-dedans plus que de raison. Le jeune sociologue baissa la voix : -- Tout est obscur, c'est vrai, mais detends-toi, Peter. Ce Gerland n'est pas machiavelique non plus ! -- Justement, je n'en suis pas sur, chuchota Peter. Franchement, tu ne trouves pas ca un peu gros, toi ? Si la CE a vraiment decouvert une brebis galeuse, qu'elle la denonce, et l'enquete publique prouvera que LeMoll agissait seul et que les institutions europeennes n'ont rien a se reprocher. -- Tu parles d'une operation de com ! Avec un coup comme celui-la, Gerland a raison : c'est la cata, les gens n'ont deja pas confiance en l'Europe, ils voient ca comme un nid de politiciens comploteurs et lobbyistes. Alors fais exploser ce scandale et c'est termine ! Peter s'enfonca dans son siege. -- Peut-etre, mais... ca me parait louche. J'ai comme l'impression qu'il nous manque des pieces du puzzle. -- Alors pourquoi viens-tu ? Peter devisagea son beau-frere. -- A ton avis ? Gerland expedie ma femme a l'autre bout du monde et nous coince dans son avion prive ! Desole de paraitre parano mais c'est une forme de prise d'otages. Habile, intelligente, mais il n'empeche ! Ce type ne me plait pas. Point a la ligne. Ben capitula : -- C'est vrai que c'est un peu... malicieux, mais en meme temps faut comprendre la situation. Il se bat pour garder son job. Si la presse decouvre de quoi il retourne avant que la CE ne le sache elle-meme, lui et ses camarades sont grilles a jamais ! C'est un technocrate a qui on a colle la pression. Nos trois noms sur la note de LeMoll ont du scintiller comme la promesse de pouvoir sauver ses miches. Et si tu voyais le bon cote des choses ? Sois flatte d'etre sur la liste de ce LeMoll ! -- Justement, pourquoi nous trois en particulier ? Ben fit la moue en se retournant : l'aeroport s'eloignait derriere eux. Il lanca : -- Emma a des theories avant-gardistes, elle n'a pas peur de sortir des sentiers battus. Toi et moi... on est plutot anticonformistes, non ? enfin, surtout moi ! Et on se connait bien, si l'un accepte, les autres peuvent suivre, ca cree une dynamique de groupe. Particulierement s'il faut bosser ensemble sur un projet secret ! LeMoll etait donc assure de notre collaboration et de notre loyaute, aucun d'entre nous n'aurait plante les deux autres ! Et puis, on n'est pas mauvais dans nos disciplines respectives, non ? Avec ce qu'il faut de renommee, bref, on est les candidats ideaux pour ce genre d'operation. Peter l'observa d'un air amuse, un rien protecteur : -- On dirait que ca te plait, hein ? -- Ca m'intrigue ! En revanche, je comprends que tu sois preoccupe a cause d'Emma. Ne t'en fais pas, tu la connais, c'est une coriace ! A la maison c'etait elle qui faisait regner l'ordre ! Meme adolescent je n'ai jamais pu la mettre K.-O. ! -- Justement ! Quand elle a une idee en tete elle est capable de tout. Mais c'est surtout ce qui gravite autour de LeMoll qui m'inquiete. Il n'a rien d'un avocat, ce type qui commandait des recherches en genetique, anthropologie et sociologie ! Et puis... La Polynesie francaise ? Qu'est-ce qu'il pouvait bien chercher la-bas ? Non, quelque chose cloche dans toute cette affaire. Son regard quitta Ben pour parcourir la cime des montagnes qui les dominaient comme des colosses patients, erodes par la sagesse du temps. Des capes blanches recouvraient leurs epaules voutees. Peter inspira lentement, avant de murmurer : -- Je ne sais pas ou on met les pieds, Ben, mais il va falloir etre prudents. La camionnette quitta Pau pour prendre l'A64 pendant trois quarts d'heure, puis des departementales, de plus en plus etroites et sinueuses a mesure qu'ils gagnaient en altitude. Le temps s'altera, les nuages tomberent et s'epaissirent jusqu'a manger le sommet des montagnes. Leur destination, La Mongie, apparut enfin, construite dans la plus pure tradition des stations de montagne : les immeubles bruns et blancs se disputaient l'horizon, barres droites ou en paliers cernees par les chalets du village. Accrochee au flanc de la montagne, a l'ombre des cretes qui la surplombaient, la Mongie semblait en hibernation. Les rues etaient desertes, les volets fermes. Quelques rares voitures etaient garees ici et la, mais pas une silhouette en vue. Le climat indomptable de ces dernieres annees avait vide la plupart des hotels et, meme en pleine saison, peu de temeraires osaient desormais s'aventurer sur les pistes skiables. Les blizzards avaient pris possession de la region, les tempetes de neige noyant sans relache les sommets de toute l'Europe. Meme les habitants du pays avaient fini par capituler, effrayes par dame Nature comme on ne l'avait jamais ete de memoire de montagnard. Oui, on disait qu'assurement, la Terre etait en colere. Comme partout sur la planete, les premieres menaces avaient emerge au debut des annees 2000 pour s'intensifier peu a peu. Aujourd'hui, confronte au phenomene, l'Homme ne pouvait que hocher la tete avec melancolie, impuissant a agir sur son monde. La camionnette abandonna les six voyageurs au pied du telepherique, une construction massive, tout en pierre, percee de rares fenetres minuscules qui lui donnaient des airs de donjon. Une estafette blanche stationnait en face, avec trois occupants. Gerland alla leur parler, pendant que Peter et Ben se degourdissaient les jambes. -- J'ai bien fait de prendre ma doudoune ! se felicita le jeune sociologue en faisant le tour du panorama. C'est mort ici, on se croirait dans un bouquin de Dean Koontz ! -- Connais pas, commenta Peter qui guettait le manege de Gerland avec les trois inconnus. Ils ont l'air tres accommodants. -- Pardon ? -- Ces types la-bas, Gerland nous a dit que c'etait la gendarmerie qui gardait l'acces au telepherique. Tu trouves qu'ils ressemblent a des gendarmes, toi ? En civil ? A les voir, on croirait que Gerland est leur superieur. Ils n'arretent pas d'acquiescer a tout ce qu'il dit. -- Qu'est-ce que j'en sais moi ? Fais-lui un peu confiance ! Gerland s'en revenait lorsque l'un des hommes lui tendit un colis suffisamment grand pour contenir un ballon de football. Gerland ecouta les explications avant de rejoindre Peter et Ben. -- Personne n'est descendu ou monte depuis qu'ils sont en faction, rapporta-t-il. -- Je croyais que personne n'etait au courant, fit Peter en designant l'estafette. -- Ne vous en faites pas, le president de la Commission a le bras assez long pour nous venir en aide. Peter afficha une expression dubitative. Il eut soudain la certitude que Gerland mentait. Rien dans son histoire ne semblait credible. Puis il songea a Emma, et cela l'aida a se contenir, a prendre son mal en patience. Il jetterait un coup d'oeil sur ce qu'on voulait lui montrer, donnerait son avis et repartirait aussitot. Si tout ca ne prend qu'une journee ou deux et qu'on ne s'implique pas personnellement, que risque-t-on ? -- C'est vous qui gerez, conclut-il. Chacun prit son sac et ils rejoignirent la benne du telepherique apres que Gerland eut echange quelques phrases avec le technicien. Les trois gardes du corps n'avaient pas decroche un mot depuis l'atterrissage. Ils portaient des lunettes noires, des gants en cuir, mais Peter n'avait pas repere la moindre arme. Lorsque la cabine s'elanca, il eut un pincement au coeur. Il avait le sentiment de quitter la terre des hommes pour un territoire lointain, isole et perdu dans les nuages. L'ascension ne fit que confirmer son impression, ils entraient dans une poisse filandreuse qui peu a peu venait se coller aux vitres. Et si la montagne lui etait apparue une heure plus tot telle une assemblee de colosses en cape blanche, c'etait desormais dans le sillage de fantomes titanesques qu'il progressait, n'apercevant leurs flancs creuses qu'en de rares moments. Tous les passagers fixaient ce rideau blanc oppressant, dans un silence que seul le roulis mecanique brisait lorsqu'ils passaient un pylone. Gerland portait toujours le colis volumineux sous un bras. -- Qu'est-ce que c'est ? demanda Peter. -- C'est pour l'observatoire. Un transporteur l'a apporte ce matin, juste avant notre arrivee. Les gendarmes l'ont intercepte avant qu'il ne le livre au technicien. Et vous ne devinerez jamais d'ou il provient ! -- Polynesie ? -- Exact. Un certain Petrus de l'ile de Fatu Hiva. Le site que votre femme va visiter. Gerland commenca a tirer sur le scotch marron qui enveloppait le paquet, peinant a le dechirer, jusqu'a ce qu'un des hommes de main lui tende un couteau surgi de sa poche. Gerland decoupa un sillon sur le cote et ouvrit le carton. Il dut lacerer un autre emballage avant de pencher la tete pour distinguer le contenu. Toute couleur deserta aussitot son visage. Il deglutit puis, tres delicatement, plia les genoux pour deposer le carton sur le sol, comme en un rituel sacre, avant de reculer. Lorsqu'il croisa le regard de Peter, ce dernier fut etonne d'y lire autant de peur. Gerland avait perdu toute assurance. La caisse tronait au centre de la nacelle, defiant quiconque de s'approcher, telle la boite de Pandore. Et a en croire les yeux du petit homme, elle contenait tous les maux de la terre. 5 Emma repoussa le plateau-repas et se cala dans son siege. Ses yeux tomberent sur la couverture du roman de Guillaume Musso qu'elle avait emporte. Habituellement elle devorait ses livres, plusieurs decennies de fidelite litteraire a ce maitre du thriller romantique. Pourtant, elle etait incapable de se concentrer sur l'histoire. Rien ne va plus. Si Musso ne me fait plus d'effet, alors..., se moqua-t-elle. La verite etait que son esprit flottait ailleurs. Six heures qu'elle etait dans cet engin, et autant de temps a se triturer les meninges. Le DVD qu'elle avait visionne au decollage presentait Francois Gerland, en chemise et cravate, face a une webcam. Il avait revele comment FIAS, sur un banal controle, avait eu un soupcon avant de creuser davantage et de decouvrir l'existence d'une caisse noire au sein meme de la Commission europeenne. LeMoll, son silence, son suicide, tout lui etait explique brievement. Jusqu'a la revelation de leurs trois noms, et en particulier du sien lie au site de l'ile Fatu Hiva en Polynesie. De ce lieu mysterieux, Gerland ne connaissait que le nom de code : Projet GERIC. Il semblait etre le centre operationnel des recherches de LeMoll, tandis que l'observatoire du pic du Midi avait ete rehabilite en tant que bureau d'etudes. Emma, grande amateur de romans policiers - ils titillaient son esprit logique -, avait de suite embraye sur de folles hypotheses avant de revenir a plus de realisme. Si Fatu Hiva etait le laboratoire, l'observatoire etait un quartier general ideal. Situe en France, plus pres donc de LeMoll, mais suffisamment eloigne de Bruxelles et Strasbourg pour eviter toute perquisition. Particulierement isole, l'observatoire etait loin des curieux et devait probablement disposer d'une piste d'atterrissage pour helicopteres, le reve pour un type comme LeMoll, presse et obsede par le secret. Cependant, ce qui l'intriguait le plus, c'etait le choix de leurs noms, le sien et ceux de Peter et Benjamin. En six heures de vol, elle avait soupese les theories les plus loufoques qui pouvaient expliquer leur presence, mais aucune ne la satisfaisait. Que savait-elle des iles Marquises - la ou se trouvait Fatu Hiva - qui puisse se relier a sa profession ? Plusieurs sites archeologiques temoignaient certes de la richesse culturelle des civilisations pre europeennes dans la region, mais ils n'etaient pas entretenus, ou peu. La Polynesie etait celebre pour ses petroglyphes, ces etranges motifs graves dans la pierre, dont au final on ne savait pas grand-chose - fruit d'une culture orale n'ayant pas traverse les siecles. Beaucoup evoquaient des etres anthropomorphes, ou des pieuvres, ou des formes geometriques complexes, et Emma les avait aussitot rapproches, non sans un certain amusement, de la mythologie fantasque chtonienne chere au romancier H.P. Lovecraft. Elle reflechit a l'origine des migrations ayant peuple les archipels du Pacifique Sud. On estimait aujourd'hui que les Polynesiens, les Maohis, descendaient des peuples du Sud-Est asiatique, apres avoir situe leur origine en Amerique du Sud. Emma avait suivi de pres ces polemiques, et en grande lectrice qu'elle etait, il lui restait des souvenirs palpitants de Thor Heyerdahl, l'auteur-culte des amateurs de recits de voyages. Mais elle etait paleoanthropologue, son champ de recherche concernait une epoque bien anterieure a ces questions sur les courants migratoires locaux. De plus, elle s'etait specialisee dans l'adaptabilite des especes vivantes, l'intelligence de l'existence. Bien qu'integrant une large amplitude, son champ d'etude allait de la faune ediacarienne a l'Homo erectus - meme si elle donnait parfois des conferences sur Sapiens - et ses ramifications, soit une epoque remontant de 630 millions a 200 000 ans en arriere. Bien en deca de ce qui pouvait concerner aujourd'hui la Polynesie. L'hotesse interrompit sa reflexion en lui proposant une boisson et ramassa le plateau. -- Nous allons avoir une courte escale a LAX[1] pour faire le plein de kerosene, precisa-t-elle, mais la meteo n'etant pas tres bonne sur Tahiti, nous devrons repartir aussitot pour arriver avant l'orage. -- Encore un orage ! Decidement, quand j'etais gamine, ils nous faisaient peur parce qu'ils etaient rares. Maintenant ils eclatent a tout bout de champ ! L'hotesse repliqua sur le meme ton en recuperant un morceau de pain qui trainait sur la tablette : -- Le pire c'est qu'on s'y habitue, c'est presque... normal ! Emma ne repondit pas. Elle ne s'y habituait pas, elle, parce qu'ils etaient le symptome violent de la maladie de la planete. Et c'etait cette planete-la qui servirait de berceau a ses enfants. Son moral chuta en pique. Avisant le telephone accroche a la paroi, Emma demanda : -- Il fonctionne ? -- Oui, bien sur. Selon les conditions exterieures il peut y avoir des parasites ou des coupures mais je vous en prie. -- Je dois glisser ma carte de credit pour le faire fonctionner ? L'hotesse eut un regard indulgent. -- Non, c'est compris dans le forfait. Emma composa le numero de ses parents a Saint-Cloud ; aussitot, la voix de sa mere la rassura. Les enfants etaient a l'ecole, chacun avait pris possession de sa chambre dans la grande maison familiale, et leur sejour se passerait bien, insista la vieille dame qui devinait l'anxiete de sa fille. Emma l'embrassa et ne tarda pas a raccrocher. Elle repensa au visage rond de Gerland sur l'ecran de l'ordinateur portable : Prenez de quoi ecrire, voici les coordonnees et le nom du representant de la CE present sur place, il doit etre arrive la veille. Il s'appelle Jean-Louis Mongowitz, son numero la-bas est le... >> Emma avait tout note, ainsi que l'identite du chauffeur qui viendrait la prendre a la descente du second avion, un certain Timothee Clemant. Se rendre sur Fatu Hiva relevait du parcours du combattant. Son jet prive la laisserait a l'aeroport de Papeete a Tahiti, de la un autre avion, plus petit, la conduirait dans l'archipel des Marquises jusqu'a l'ile de Hiva Oa ou ce Timothee l'attendrait pour prendre un bateau jusqu'a Fatu Hiva, la plus reculee et la moins peuplee des bandes de terre de toutes les Marquises. Gerland lui avait presente l'ile en quelques mots. A peine plus de cinq cents habitants repartis sur deux villages arrimes a la cote. Fatu Hiva - quinze kilometres sur cinq - emergeait de l'ocean par ses deux volcans endormis, recouverts d'une vegetation luxuriante. Elle avait tout de l'ile deserte tropicale qu'on voyait dans les films. Jean-Louis Mongowitz l'attendrait sur le quai d'Omoa, le village le plus au sud, avec un guide local. Ils ne savaient pas ou se trouvait le site abritant le projet GERIC mais doutaient qu'il soit difficile a localiser en pareil endroit. Les > ne pouvaient manquer l'arrivee de metropolitains sur leur minuscule paradis sauvage. Qu'il se situe au coeur meme d'un des deux villages ou au milieu de la foret, quelques questions suffiraient pour le reperer. Emma reprit le telephone et tendit la main pour saisir son bloc-notes ou etait inscrit le numero de ce Mongowitz. Ca ne lui coutait rien de s'annoncer et de tater le terrain. Elle dut attendre presque une minute avant que la tonalite puis la sonnerie se declenchent. Emma allait raccrocher lorsqu'on repondit enfin. Ou plutot respira dans l'appareil. Soudain la chercheuse pensa au decalage horaire, dix heures de moins qu'a Paris, il devait etre une heure et demie du matin. -- Oh, je suis confuse, fit-elle, je vous reveille ? Je suis le docteur Emmanuelle DeVonck, c'est Francois Gerland qui m'envoie. Mongowitz, si c'etait bien lui, ne repondit pas. Il se contenta de respirer lourdement dans le recepteur. -- Allo ? Allo ? repeta Emma. Monsieur Mongowitz ? Je... Je vous rappellerai plus tard pour vous prevenir de mon arrivee. Je vous souhaite une bonne nuit, avec toutes mes excuses. Emma avait presque ote le combine de son oreille lorsqu'une petite voix sifflante lanca un timide : -- Attends... -- Pardon ? Avait-elle reve ? -- Vous etes la ? demanda-t-elle, genee d'insister en pleine nuit. Un frottement desagreable lui fit brusquement ecarter l'appareil de son oreille, puis une sorte de ricanement, et on raccrocha. Emma demeura figee un moment, avant de regagner son siege. Etait-ce vraiment un ricanement ? Peut-etre un grincement ? Son lit ? Non... ca ressemblait tout a fait a un petit rire etouffe, presque cruel. Emma secoua la tete. Elle se faisait des idees. C'etait l'inconvenient de ses lectures policieres ou fantastiques, cela lui donnait des sensations negatives, orientees vers le pire. Elle contempla la mer de nuages qu'ils survolaient. Le tapis immacule ressemblait a une ecorce protegeant la Terre. Comme si ce qui s'y passe devait rester secret, les actes honteux des hommes. Et voila qu'elle recommencait ! Elle etait dans sa phase blues. En dejeunant un peu plus tot, elle avait projete une goutte de sauce de coq au vin sur le capiton du hublot. Et la tache rouge, en une curieuse association d'idees, fit ressurgir un pan de sa culture des Marquises. L'archipel avait longtemps abrite le cannibalisme. Officiellement disparu dans la seconde moitie du XIXe siecle, il restait neanmoins un vestige de l'histoire locale, autrefois considere comme un privilege et un moyen d'accroitre ses forces. Manger le vaincu etait un rite sacre. Emma n'apprecia guere l'idee, et soudain la vision de cette ile qui l'attendait entre deux orages et au milieu de nulle part ne lui sembla plus aussi idyllique. 6 Peter ecarta les bords et scruta le contenu du carton... Un bocal empli d'un liquide ambre dans lequel flottait une masse rose et grise. La forme generale et les stries le renseignerent aussitot. Un cerveau. Et sa taille laissait planer peu de doute quant a son origine. Un cerveau humain. Peter avala sa salive. Il vit un boitier de CD scotche sur le cote, etiquete >. Ben, qui avait tout suivi par-dessus l'epaule de Peter, commenta d'une voix tremblante : -- C'est quoi ce delire ? Les trois gardes du corps se regarderent avant d'approcher. Le premier lacha ce qui ressemblait a un juron. En allemand, devina Peter. -- Je crois..., murmura-t-il avant de se reprendre et d'articuler plus distinctement : je crois qu'il est temps de demander aux gendarmes de monter nous rejoindre. Gerland demeura immobile, avant d'acquiescer mollement. -- C'est probablement un specimen medical, fit-il, pour analyse. -- Bien sur, se rassura Peter, mais je ne vois aucun document legal, aucune autorisation, et je doute que ce genre de marchandise voyage librement. -- Nous allons lire ce CD et nous aviserons ensuite, se reprit Gerland. S'il n'eclaircit pas la provenance de ce... cerveau, j'appellerai la gendarmerie. Tant pis pour les consequences. Peter eut envie de le secouer, de lui dire que s'il n'y avait aucune trace legale, il pouvait tout autant s'agir d'un homicide, et la au diable l'image de la CE ! Mais il n'en fit rien. Ne cede pas a l'imagination, c'est toujours le pire, elle ne sert que la litterature. Ce qui lui fit penser a Emma, ses lectures avaient deteint sur lui, pas de doute ! Au meme moment, la cabine perca le cocon de nuages et le ciel bleu apparut tout d'un coup. A cent metres au-dessus d'eux se decoupait le sommet du pic du Midi, recouvert par les installations de l'observatoire. L'ensemble etait bien plus important que Peter ne s'y etait attendu. C'etait un fort, haut et vaste, coiffe de plusieurs domes blancs, unique signe de sa fonction premiere, surplombe par un immense batiment moderne, un peu a l'ecart. Ce dernier avait des airs de plate-forme petroliere echouee la apres le deluge, avec ses tourelles arrondies ou pointues, ses antennes si hautes qu'elles evoquaient une tour de forage, et ses batiments de vie sur plusieurs etages. L'ouvrage en pierre s'accrochait au bord de la falaise, ses fenetres et ses terrasses suspendues dominaient un gouffre beant sous le soleil aveuglant. On ne pouvait que ressentir une premiere impression melee d'effroi et d'admiration. Une promesse a la fois de vertige et de poesie. Le telepherique se mit a ralentir a l'approche de son hangar sombre. Deux hommes en anorak noir se tenaient penches sur les barrieres, cherchant a distinguer les occupants de la nacelle. Ils n'ont pas l'air enchantes, nota Peter. En quelques secondes ils gagnerent le terminus de cette impressionnante montee, les baies vitrees furent enveloppees de tole et de beton et les portes s'ouvrirent automatiquement. Le froid les saisit, tetanisant Peter dans son costume trop leger. Gerland se racla bruyamment la gorge et sortit le premier pour s'adresser au deux solides gaillards. -- Bonjour. Je voudrais voir le responsable, s'il vous plait. -- Vous etes ? fit le plus costaud. -- Francois Gerland de la Commission europeenne. Celle-la meme qui finance ce site, si vous voyez ce que je veux dire. Face au ton tranchant et plein de sous-entendus, l'armoire a glace hocha lentement la tete. -- Je vais vous le chercher. Loic, fais-leur visiter la terrasse en attendant. -- Non, je vais plutot vous suivre, trancha Gerland avec une autorite dont Peter ne l'aurait jamais cru capable. Le technocrate meubla le flottement qui suivit d'un sourire factice, fixant son interlocuteur dans les yeux. -- Bien, capitula ce dernier. Puisque vous payez, vous etes le patron je suppose. Gerland tendit un index dans sa direction, comme pour souligner qu'il avait en effet cerne la problematique et sa solution, apres quoi tous s'elancerent dans un dedale de couloirs etroits et mal eclaires. Apres cinq minutes de descentes et montees d'escaliers, de couloirs et de bifurcations, Peter fut completement perdu. Il y avait un cote surrealiste a errer ainsi au sommet des Pyrenees, dans ce bunker improbable, avec une telle compagnie. Tous les hommes demeuraient silencieux et pourtant la tension semblait vriller l'air ambiant. Peter restait en alerte. Leurs deux > ne les lachaient pas du regard, leurs enormes mains dans les poches. Ne pas se fier a ce genre d'impression ! Tu es bien place pour le savoir, Emma ne ressemble pas a un docteur en paleoanthropologie ! Et Ben a le physique d'une rock star ! Tout de meme. Dans quoi s'etaient-ils embarques ? Peter avait l'impression d'etre une souris coincee sur un radeau au milieu du reglement de comptes entre deux bandes de chats sauvages. Il tourna la tete pour distinguer Ben qui les suivait, l'air tout aussi intrigue. Lorsqu'ils pousserent une derniere porte, ce fut pour entrer dans une vaste piece entouree aux deux tiers par des baies d'ou ils dominaient tout le complexe de plusieurs dizaines de metres. Au-dela s'etendait le panorama molletonneux dont emergeaient quelques sommets. Ben ne put retenir un long sifflement d'admiration qui fit se retourner les trois occupants de la piece. Au centre, l'homme roux, cheveux courts et barbe fournie, temoigna le plus vif etonnement. Vetu d'un gros pull en laine sur une salopette bleue, il regarda le guide des nouveaux venus d'un air courrouce. Celui-ci ne put que hausser les epaules. -- Je suis David Grohm, se presenta-t-il, responsable de l'observatoire. Et vous etes... -- Francois Gerland, de la Commission europeenne, dit le petit homme en lui tendant un document officiel. Puisque ce site est desormais finance par la CE, nous avons decide de faire une visite de courtoisie afin de nous assurer que tout va bien. Vous n'avez pas recu notre fax ? Grohm haussa un sourcil. Son visage deja peu aimable se contracta. La colere crispait ses machoires. -- Non, lacha-t-il sechement. -- Vous m'en voyez desole, j'espere que nous ne tombons pas au mauvais moment. -- C'est que nous sommes en pleine etude et nous n'avons guere le temps d'ace... -- Ne vous en faites pas, nous n'aurons pas besoin de baby-sitter, la CE nous a demande de verifier que son financement etait intelligemment utilise, ne laissons donc aucune chance a nos detracteurs de nous blamer. Nous aurons bien entendu acces a toutes les installations, nous etudierons vos rapports, bref, c'est un peu comme un audit, precisa Gerland avec le sourire. -- Vous... Vous nous fliquez en somme ? -- Oh non, repliqua le haut fonctionnaire en insistant un peu trop sur le mot. Tenez, voici d'autres papiers officiels. Nous sommes tous les quatre de la Commission et ces deux messieurs sont des scientifiques qui nous aideront a comprendre votre jargon. Peter ouvrit grands les yeux. Il n'etait absolument pas competent en astronomie ou en astrophysique ! Pas plus que Ben ! Cette fois, Gerland y allait un peu fort. La surprise passee, Peter trouva la presence d'esprit de ne rien dire. Grohm et Gerland se faisaient face, avec la meme intensite dans le regard que s'ils etaient en train de se livrer un duel. Peter pouvait lire deux mots dans les pupilles de Grohm : fureur et frustration. Gerland poursuivit : -- J'ai etudie mon dossier avant de venir, je sais que de nombreuses chambres avaient ete amenagees a l'epoque ou l'observatoire accueillait des touristes, nous ne derangerons donc personne. Stephane, le plus proche des deux costauds en anorak noir, s'ecarta, et Peter surprit le regard qu'il lancait a Grohm. Ce dernier repondit d'un signe >, tres subtil. -- Si vous voulez bien les indiquer aux scientifiques de mon equipe, insistait Gerland. Grohm acquiesca nerveusement et demanda a Stephane de les accompagner. -- Moi, je vais rester ici avec vous, docteur Grohm, ajouta aussitot Gerland. J'ai tellement de questions a vous poser qu'il est preferable de s'y mettre tout de suite. En sortant, Peter vit que les trois gardes du corps qui les accompagnaient depuis Paris avaient les mains dans les poches de leurs epais manteaux. Bien campes sur leurs jambes, ils ne manquaient pas un detail de ce qu'il se passait dans la piece. Leurs regards passaient d'homme en homme, d'ombre en ombre, comme s'ils craignaient un coup fourre. Peter eut l'impression qu'ils allaient degainer. La tension, deja palpable dans le couloir, etait maintenant a son comble et il sentit sa poitrine ecrasee par l'angoisse. Peter et Ben avaient ete conduits de l'autre cote du site, a l'oppose du centre de commandement - c'etait ainsi que Ben nommait la grande salle au sommet du batiment en verre. Ils n'etaient que trois a rejoindre les chambres, les deux autres gardes du corps s'etaient invites aupres de Gerland. Peter avait tendu la main a celui qui les accompagnait, il s'appelait Mattias, parlait avec un fort accent allemand et semblait plus preoccupe par les faits et gestes de Stephane, leur guide, que par le decor. Ben de son cote n'en revenait pas de la taille de l'observatoire. Immense, des couloirs a l'infini, des portes partout, et des escaliers dans chaque angle. Plus de trois cents metres de long, estima-t-il. Ils arriverent devant une porte blindee que Stephane ouvrit en tapant un code. -- C'est la separation entre les quartiers de vie et les installations scientifiques, on va vous donner un code d'acces. -- Dites-le-nous tout de suite, qu'on ne reste pas coinces de l'autre cote tout l'apres-midi ! quemanda Ben. -- Impossible, les codes sont nominatifs, il faut les generer et les entrer dans le systeme de securite d'abord. Ne vous en faites pas, si vous avez besoin de repasser la porte il y aura du monde pour vous aider, et sinon un telephone est relie directement a la passerelle. -- La passerelle ? -- C'est la grande salle, elle ressemble a la passerelle d'un porte-avions. Si vous vous perdez quelque part, il suffit de decrocher un des telephones qu'on voit partout et vous tomberez directement sur la passerelle. Il y a toujours quelqu'un. -- De toute facon vous et moi n'allons plus nous quitter, lui lanca Mattias. Les deux armoires a glace etaient a deux doigts de s'etriper. Ben et Peter se consulterent du regard. Quel genre d'observatoire disposait d'une pareille securite ? Ils deboucherent dans un autre couloir puis dans un refectoire dont les fenetres dominaient la mer de nuages. Trois hommes et une femme etaient attables devant des cahiers de notes et des tasses de cafe fumant. Stephane indiqua un corridor a la peinture defraichie : -- Les chambres au fond sont libres, mettez-vous ou vous voulez. Il y a des draps et des serviettes dans le debarras, pres des salles de bains. Pour nous joindre, vous avez un telephone sur le mur, pres de la porte. A plus tard. Sans un geste pour le groupe a table, il fit demi-tour, aussitot talonne par Mattias, ce qui entraina un long face-a-face silencieux. Ben crut que cette fois ils allaient vraiment en venir aux mains, mais Stephane eut un ricanement moqueur et se resigna a devoir promener son roquet. Ils disparurent derriere le battant blinde. -- La conciergerie n'est pas aimable, railla Ben en lachant son sac de voyage. Il salua les quatre scientifiques d'un signe de tete. -- Bonjour, je suis Benjamin Clarin, voici le professeur DeVonck et... la-bas, le mec qui vient de partir, c'est Mattias, un copain de voyage. -- Docteur dans quelle discipline ? interrogea le plus age des quatre, un homme degarni d'une cinquantaine d'annees en jean et pull. -- Je suis biologiste, specialise dans la genetique, precisa Peter. A son grand etonnement personne ne releva. Ben jeta un rapide coup d'oeil aux notes eparpillees et vit des brouillons de calculs, des orbites grossierement tracees et des dizaines de noms complexes. -- Vous etes astronomes, deduisit-il a voix haute. -- Parmi les sept presents ici. Je suis Jacques Fregent, voici Cedric, le moustachu la c'est Paul, et enfin notre petite Fanny. Les deux hommes qui l'accompagnaient avaient entre trente et quarante ans, tous decontractes mais habilles chaudement. Ben arreta son regard sur la femme : jolie blonde, approchant de la trentaine, aux formes genereuses... -- Soyez les bienvenus, dit Jacques, et ne vous en faites pas, nous serons discrets. Ben haussa les sourcils : -- Discrets ? C'est plutot a nous de l'etre, pour ne pas vous deranger ! Jacques eut un sourire doux mais qui trahissait une certaine fatigue. -- C'est... gentil a vous. Pour une fois qu'on ne nous fait pas remarquer qu'on derange ! Peter s'approcha. -- Nous ne travaillons pas pour la Commission europeenne si ca peut eclaircir la situation, annonca-t-il. -- Ah ? J'ai peur que ca ne l'eclaircisse pas, au contraire. Le site est finance a 90% par la CE et a 10% par la Region. Si vous n'etes pas envoye par la premiere alors... -- Nous n'avons rien a voir avec l'un ou l'autre. C'est un peu complique, disons que c'est une mission breve. -- Vous etes la pour quoi ? interrogea Fanny d'une voix particulierement suave qui acheva de seduire Ben. -- Une sorte d'assistance technique, synthetisa Peter, et si tout se passe comme prevu nous serons partis avant la fin de la semaine. Enfin, s'ils nous laissent redescendre ! Quand je vois les mesures de securite ! Personne n'esquissa le moindre sourire et Cedric, le plus jeune, annonca la couleur : -- Vous allez vous rendre compte qu'ici, c'est pas franchement la camaraderie, enfin, sauf si vous restez parmi nous. Sinon les gars la-bas, c'est pas des rigolos ! Pour tout vous dire : on ne se melange pas. Il y a les astronomes d'un cote, nous, et le Groupement de Recherche Europeen de l'autre. -- Groupement de Recherche Europeen, c'est leur nom ? releva Peter. C'est vague ! -- GRE, oui, a prononcer >, intervint Paul en mimant le grognement d'un felin. Ils le portent bien ! Ca veut dire ce que ca veut dire : curieux s'abstenir ! Paul avait un accent tres prononce du Sud-Ouest. -- Ils ne se sont meme pas presentes ? s'etonna Cedric. Vous n'avez pas signe le contrat et la clause de discretion ? -- Grands dieux, non ! s'exclama Peter. Qu'est-ce que c'est ? -- On s'engage a ne rien devoiler sur les activites scientifiques conduites ici par le GRE. -- Attendez, l'Europe ce n'est pas l'armee ! Ils n'ont rien a cacher et ne peuvent certainement pas vous faire signer ce genre de clause ! -- D'apres ce qu'on nous a raconte, commenca Cedric, c'est ici que l'Europe valide les brevets, essentiellement medicaux, pour leur application a l'echelle europeenne. Ce sont des etudes sensibles et ce site isole est ideal. Aucun journaliste, aucun espion industriel. Rien d'illegal, rassurez-vous ! Enfin, c'est ce qu'on nous dit ! -- Oui, je vous rappelle que nous on l'a signee cette clause, gronda Jacques. Peter acquiesca et sortit son telephone portable pour verifier s'il n'avait pas un message de sa femme ou de ses beaux-parents. Il ne captait aucun reseau. -- Les portables ne fonctionnent pas ici ? -- On nous avait mis une antenne-relais il y a plusieurs annees, revela Jacques, mais depuis que Grohm et ses amis sont arrives avec leurs tonnes de materiel elle ne marche plus. Il nous a promis maintes fois de la faire reparer, on attend toujours. -- Comme c'est pratique ! ironisa Ben. Belle coincidence, ces types debarquent et dans la foulee vous perdez vos moyens de communication... Fanny leva vers lui ses grands yeux noisette avec une expression qui semblait dire On ne vous a pas attendus pour penser a ca ! >>, et ses levres pulpeuses se retrousserent sur un sourire. -- Vous allez vite decouvrir qu'il y a plein de choses bizarres ici, messieurs. 7 Les chambres etaient Spartiates, mais equipees d'un lit confortable et d'un petit bureau face a la fenetre. Le paysage, de ce cote du batiment, laissait sans voix, avec la sensation d'etre ailleurs que sur Terre, dans un paradis vierge au-dessus des nuages ; Ben constata que ces derniers se rapprochaient de l'observatoire, on ne distinguait plus les sommets au loin. Le jeune homme vida son sac de voyage avant de rejoindre Peter - qui avait troque son costume contre un jean et un pull en laine - au refectoire. Jacques Fregent etait dans la piece suivante, une immense cuisine, occupe a faire sa vaisselle. -- Pour les repas, les frigos et les placards sont pleins, servez-vous. Fanny passera en debut d'apres-midi pour vous faire visiter si vous le souhaitez. En cas de besoin, il y a des telephones sur les murs, les raccourcis vers tous les postes sont indiques sur la plaquette murale, je serai au coronographe qui n'est pas tres loin. Bon appetit. Une fois seuls, Peter et Ben cuisinerent deux steaks avec des haricots verts et partagerent leur inquietude. Ben etait stupefait d'apprendre que l'Europe possedait un laboratoire d'analyse au sommet d'une montagne ! -- C'est un organe legislatif ! Depuis quand l'Europe dispose-t-elle de ses propres labos ? s'etait-il indigne. Je vais te dire : si je n'avais pas reconnu Gerland d'apres le trombinoscope je te dirais que tout ca est un vaste canular. -- Tu as vu la reaction du responsable, David Grohm, a notre arrivee ? Il etait livide. Ce qu'ils font ici n'est pas clair. -- Pourquoi Fregent et les autres ne disent rien ? -- Pour ne pas perdre leur job ! Combien d'astronomes reveraient de travailler ici ? Des centaines ! Et il n'y a que sept places ! De leur point de vue, la CE valide ici des brevets medicaux. C'est tout. Pourquoi iraient-ils chercher un journaliste pour lui raconter qu'il regne une ambiance d'espionnage industriel et qu'on leur a fait signer un contrat avec une clause de discretion ? Dans les bouquins que vous lisez, toi et Emma, peut-etre, mais dans la realite les gens sont beaucoup plus prudents et peu curieux quand ca les arrange ! Fanny vint les prendre et leur fit visiter les coupoles abritant telescopes, lunettes astronomiques et coronographe. Ils rencontrerent les trois autres membres de l'equipe : Olaf, un geant blond originaire d'Islande ; Myriam, une femme tout en rondeurs qui ne decrocha les yeux de son materiel que pour les saluer ; et Fabrice, le responsable technique des equipements. Apres quoi Fanny les entraina vers un salon en bois : de lourds fauteuils rembourres etaient disposes sur un epais tapis, devant une cheminee en pierre qu'on devinait de facture recente, le tout faisant face a une longue baie que les nuages commencaient a aveugler. -- Ce salon est la seule chose de bien que les gars de la Commission europeenne nous ont apportee en s'installant. Ca et la salle de sport. -- Ils sont ici depuis combien de temps ? s'enquit Peter. -- Presque un an. -- Ils sont arrives du jour au lendemain ? -- Oui, enfin moi je n'etais pas encore la, je terminais mon doctorat a Toulouse, mais c'est ce que Jacques m'a raconte. Un beau matin il a recu la visite d'un depute, ou d'un chercheur je ne sais plus, d'un type de la CE en tout cas. Il lui a annonce que c'etaient eux qui financaient le site desormais et qu'ils allaient proceder a des modifications. C'etait ca ou ils le fermaient, trop cher a l'usage. Un mois plus tard, ils debarquaient avec des tonnes de materiel et repoussaient les astronomes dans le fond du batiment pour s'accaparer tout le reste. Notez que c'est grand, donc mis a part les coupoles qu'ils nous ont bien sur laissees, on n'a besoin de rien d'autre. Il n'empeche, ca leur a fait tout drole. -- Personne n'a proteste ? demanda Ben. -- Pour qu'ils nous virent ? Qu'ils diminuent le budget - deja serre - de fonctionnement ? C'est la crise financiere dans la plupart des pays de l'Union. Si la CE veut rentabiliser au maximum ses depenses, ca doit passer par l'optimisation de toutes ses surfaces, je suppose. -- En ouvrant un laboratoire ? -- Je sais, c'est bizarre, mais je vous avais prevenus. Un jour Jacques a pose la question a David Grohm, le responsable du GRE. Il a repondu que la CE avait trop longtemps perdu de l'argent et du temps en passant par des laboratoires independants, que le moment etait venu de constituer sa propre flotte. >, ce sont ses mots. On n'a jamais pu lui en faire cracher un de plus a ce sujet ! C'est pas un comique celui-la, autant vous le dire. -- J'ai cru remarquer, souffla Ben. Et vous, ca ne vous derange pas ? -- Moi j'ai la chance d'avoir un poste ici, je le prends comme il est, si vous voyez ce que je veux dire ! Cela fait sept mois que je suis la et je ne compte pas faire foirer cette chance. On peut circuler librement entre nos bureaux, c'est suffisant pour moi. -- Vous n'avez pas le droit au reste ? fit Peter. -- Non, strictement interdit. Le respect des regles d'hygiene et du secret industriel, selon eux. -- Et vous n'y etes jamais allee ? -- Puisque je vous dis que c'est interdit ! Je suis entree une fois dans les bureaux des cadres, c'est pres de l'ancien musee, mais c'est tout. Ben jeta un rapide coup d'oeil vers les portes pour s'assurer qu'il n'y avait personne et s'approcha de Fanny : -- Des types comme celui qui nous a accompagnes tout a l'heure, ce Stephane, vous n'allez pas me dire que ce sont des chercheurs ? Fanny toisa les deux hommes, soudain mal a l'aise. Elle entrouvrit les levres mais ne repondit pas. -- Nous ne sommes pas ici pour vous creer des problemes, je suis desole, rectifia Peter. Mais Ben insista : -- C'est juste qu'on aimerait savoir ou on a mis les pieds. Elle soupira et lanca tout bas, d'une traite, comme soulagee de l'exprimer enfin : -- Ils sont quatre, baraques et pas commodes. Souvent fourres a la salle de sport. Une fois j'ai apercu le tatouage de l'un d'eux. Un blason avec 1er RPIMA en dessous. J'ai regarde sur Internet, c'est le 1er Regiment de Parachutistes d'Infanterie de Marine, pas des tendres apparemment. -- La CE recrute dans l'armee maintenant ? De mieux en mieux ! s'esclaffa Peter. -- Et ils sont armes, precisa Fanny avec toujours le meme soulagement. Je vous jure, j'ai vu qu'ils portaient des flingues. Ce fut au tour de Peter de soupirer longuement. Ben lut l'anxiete sur son visage, il lui tapota amicalement l'epaule. -- Je sais que tu penses a Emma, ne t'en fais pas. De toute facon tu pourras lui dire de rentrer si tu ne le sens pas, quand arrive-t-elle ? -- Demain matin. C'est un long voyage jusqu'en Polynesie. J'espere qu'au moins elle pourra me joindre. -- Votre femme ? devina Fanny. Peter acquiesca. Il lui sourit. -- Conduisez-nous jusqu'a la passerelle, voulez-vous ? -- Je vais vous guider jusqu'a la prochaine porte, au-dela je n'ai pas le droit, il vous faudra les appeler pour qu'ils viennent vous chercher. Autant vous y habituer tout de suite, ce sont eux qui ont le controle de tout. -- C'est legal ca ? En matiere de securite, s'il y a une urgence, un feu par exemple, et qu'il faut retourner au telepherique, comment ferez-vous s'ils ne vous ouvrent pas ? Fanny ne souriait pas lorsqu'elle repliqua aussi sec : -- On grille vivants ou on se jette dans le vide. Vous voyez, c'est pas si terrible ici, on a le choix. Lorsqu'il poussa les battants ouvrant sur la passerelle, Peter eprouva une sensation de douche froide. Une douche glacee. Il dut faire un effort pour avancer. Dans un coin de la salle, David Grohm repondait lentement aux questions de Gerland et chaque fois qu'il fallait aller chercher des documents, le petit technocrate blond faisait accompagner le personnel du site par l'un de ses gardes du corps. Peter comprit qu'il se mefiait de tout le monde et redoutait la destruction des informations. Si on laissait Grohm seul pendant deux heures il s'empresserait de bruler des kilos de dossiers et d'effacer des gigabits de ses ordinateurs. En surgissant sans prevenir Gerland avait limite la casse, et cette histoire de fax pour les prevenir de leur arrivee etait a coup sur un mensonge. Des qu'il vit Ben et Peter, il abandonna Grohm et vint a leur rencontre, pour les entrainer a l'ecart. -- Il se fout de nous pour l'instant mais ca ne tiendra pas longtemps, exposa-t-il directement. Ben fit une grimace peu convaincue : -- Je ne voudrais pas avoir l'air parano mais si tous les types de cette base apprennent que nous sommes la, et je pense que l'info a eu le temps de circuler depuis ce matin, ils sont en train de tout detruire pendant que vous faites la causette avec ce mec. -- C'est pourquoi j'ai fait fermer tous les bureaux et laboratoires par mes hommes, repliqua sechement Gerland qui ne semblait pas apprecier qu'on le prenne pour un debutant. Et si vous voulez mon avis, les documents importants, l'administratif, sont ici, dans cette piece. C'est le centre nevralgique du pic, ces ordinateurs sont pleins a craquer de donnees et il y a quinze metres cubes d'archives papier derriere. Il montre son vrai visage, nota Peter. Dans l'avion il avait revetu la facade > pour les amadouer, desormais l'impitoyable politicien etait a l'oeuvre. -- Vous avez pu lire le CD qui accompagne le cerveau ? s'enquit Peter. -- Il est protege par un mot de passe. -- Et vous pouvez le craquer ? demanda Ben. -- Je ne sais pas, on va etudier la question mais ce n'est pas une priorite. -- Pas une priorite ? releva Peter. Vous trouvez un cerveau humain dans un bocal et vous n'appelez pas ca une priorite ? Nous n'avons pas les memes, j'ai l'impression. Ecoutez, si vous voulez que je reste, il va falloir appeler la gendarmerie maintenant. J'ai attendu parce que vous sembliez convaincant dans une cabine qui se balancait au-dessus du vide, mais j'ai bien reflechi depuis et je n'aime pas la tournure que prend l'affaire. Gerland acquiesca avec un soupir excede. -- Bien, fit-il en faisant trainer le mot en longueur. Nous allons prevenir la gendarmerie pour qu'ils nous envoient du monde, ca vous va ? En echange de quoi, vous allez nous aider. Gerland etait las, il ne veut pas perdre de temps sur ce qui ne concerne pas directement son affaire, devina Peter. -- Si les gendarmes montent, je reste. Gerland hocha la tete, decu de ne pouvoir tout maitriser mais cependant rassure d'avoir Peter et Ben a ses cotes. -- En attendant, je peux vous demander de rencontrer les scientifiques qui travaillent pour Grohm ? J'ai prepare un petit questionnaire rapide que vous pourrez leur soumettre afin de determiner leurs champs de competence. N'hesitez pas a prendre des initiatives, et ne vous faites pas marcher sur les pieds, rappelez-leur s'il le faut que leur salaire tombe grace a nous. -- Je ne suis pas la pour jouer le mechant flic, l'arreta Peter. Gerland leva la main : -- Je comprends, voyez si vous pouvez determiner qui fait quoi. Ils sont six, tous rassembles dans la piece du dessous. -- Vous avez liste tout le personnel ? demanda Ben. -- Oui, six chercheurs donc, plus quatre techniciens dont je vais m'occuper, et enfin Grohm pour les superviser. Tenez, voici le questionnaire. Ah, et a partir de maintenant vous circulez librement, sans escorte. Il leur tendit un minuscule ordinateur portable ainsi que deux documents sur lesquels etait inscrit un code pour chacun. En s'eloignant, Ben se pencha vers Peter pour lui murmurer : -- Tu connais beaucoup de labos de recherche, toi, ou il faut presque autant de > commandos de l'armee que de scientifiques ? Peter ne repondit pas mais n'en pensait pas moins. Il avait tres envie d'aller faire un detour par les laboratoires avant de rencontrer l'equipe en question. Rassure que Gerland laisse monter la gendarmerie, son esprit allait pouvoir se focaliser sur sa tache. Apres tout, il ne demandait pas grand-chose sinon la presence des forces de l'ordre pour se couvrir. Maintenant, l'affaire allait prendre une tournure plus officielle. Ben, Emma et lui seraient politiquement proteges. Si Gerland avait change d'avis aussi facilement c'etait parce qu'il pensait pouvoir tenir les gendarmes, devina Peter, en tout cas s'assurer qu'ils resteraient discrets quelque temps. En avait-il la capacite ? Chacun son probleme. Ce n'est pas a moi lie couvrir un scandale... Peter repensa aux hommes en civil qui avaient attendu dans leur camionnette au pied du telepherique. Certes la CE avait le bras long pour les faire venir ici et servir Gerland, mais pas au point de museler les militaires francais ; la CE pouvait peut-etre leur demander un service, mais etait incapable de leur imposer quoi que ce soit. Le bocal a cerveau allait etre saisi et ils conduiraient leur enquete pour s'assurer qu'il s'agissait bien d'un organe destine a des etudes medicales. On allait egalement faire la lumiere sur la presence ici de quatre individus armes. Rompre le poids du secret qui regnait sur l'observatoire. Oui, les gendarmes allaient faire tomber les masques tout en concedant a Gerland la discretion de leur enquete... et tout le monde serait content. Du moins Peter l'esperait. 8 Au moment de sortir du jet, Emma observa la premiere marche qui l'accueillait a Papeete. Elle sortit la tete de l'habitacle et d'un seul petit pas, remonta le temps de dix heures. Pour elle, il etait cinq heures du matin, elle avait quitte son mari et ses enfants depuis un jour entier, mais ici, c'etait encore la veille. Il etait dix-neuf heures a Tahiti. Heureusement, elle avait profite du confort de l'appareil pour dormir durant une large partie du trajet depuis l'escale de Los Angeles, et n'eprouvait d'autre fatigue que celle d'un trop long voyage. Catherine (Emma avait sympathise avec l'hotesse et se permettait de l'appeler par son prenom) l'invita a descendre et l'accompagna jusqu'a une petite Jeep en portant sa valise. La voiture les conduisit tout droit vers un bimoteur deja charge de ses passagers de l'autre cote de la piste. -- Nous nous sommes arranges afin que l'avion pour Hiva Oa vous attende, ca vous evite de perdre une nuit ici, lui expliqua Catherine. L'hotesse confia la valise a un grand type dont la peau halee trahissait les origines locales et tendit la main a Emma. -- Bon voyage. J'ai ete ravie de vous rencontrer. Avant qu'Emma puisse repondre, celui qui devait etre le copilote la poussa gentiment mais fermement vers la passerelle sous pretexte qu'ils etaient tres en retard, et il ordonna qu'on releve la porte aussitot. Emma trouva sa place parmi la douzaine d'autres passagers et put saluer Catherine par le hublot avant que celle-ci ne s'eloigne. Les helices se mirent tout d'un coup a ronfler et un bourdonnement entetant envahit l'avion. Lorsqu'ils eurent atteint l'altitude de croisiere on leur servit une boisson et c'est a peine si Emma entendit l'hotesse. Elle ne parvenait pas a penser a autre chose qu'a ce voyage. Mille et une questions se superposaient dans son esprit sans qu'elle puisse degager la moindre reponse. Elle se demandait ou se trouvaient Peter et Ben. En savaient-ils plus qu'elle a present ? Assurement. Ils avaient deja passe leur premiere apres-midi et leur premiere nuit sur le pic du Midi. Le contraste etait amusant, elle sous le soleil des tropiques, eux dans le froid des montagnes. Ses pensees deriverent jusqu'a Zach, Melissa et Lea. Comment allaient les enfants ? Bien, sans aucun doute. Ses parents avaient ete tres stricts avec elle et Benjamin, pourtant, depuis qu'ils etaient grands-parents leur intransigeance en matiere d'education s'etait grandement adoucie. Leurs petits-enfants etaient gates et enveloppes d'affection. Tout va bien, relax. Je fais un voyage vers les Marquises pour une mission originale, je ferais mieux d'en profiter ! Sauf qu'elle ignorait la teneur exacte de sa mission. Par le hublot, elle remarqua l'horizon de nuages peu a peu vernis d'une pellicule carmin tandis que le soleil s'enflammait pour celebrer l'approche de la nuit. Sa voisine, une grosse femme tres bronzee couverte de bijoux en or, etait plongee dans un roman. Emma ne put resister a l'envie de lui demander : -- C'est un bon livre ? Sans quitter sa lecture, la lourde tete surmontee d'une imposante toison couleur cuivre dodelina. -- C'est idiot, mal ecrit, mais ca parle d'amour, gloussa-t-elle avec l'accent trainant des iles. Emma eclata de rire. -- Si le heros est beau en plus..., plaisanta-t-elle. -- C'est bien ca le probleme, beau a mourir. La grosse femme reposa son roman pour saluer Emma. -- Je m'appelle Josiane. -- Emmanuelle. -- Vous faites du tourisme ? -- Non, pas vraiment. Je n'aurai pas le temps j'en ai peur. Je suis la pour le travail. -- Moi aussi ! Je suis proprietaire de deux commerces sur Hiva Oa, mais je dois venir a Papeete deux a trois fois le mois. Et vous ? Non ! Attendez, laissez-moi deviner. Hum... vous etes... professeur ! -- Pas tout a fait. Je suis chercheuse. -- Belle comme vous etes ? Emma esquissa un sourire. -- L'un n'empeche pas l'autre ! repliqua-t-elle. Vous lisez bien un roman pour celibataires, et pourtant vous avez une alliance, n'est-ce pas ? Josiane fit la moue, un rayon de soleil couchant posa subitement sur son visage un masque d'or. -- Oh, cette breloque ? Je ferais bien de la retirer. Je suis divorcee. -- Desolee, je ne voulais pas... -- Ne vous en faites pas, c'est le troisieme, je commence a avoir du metier. (Elle agita son annulaire...) Ceci explique cela (... et leva le roman d'amour). -- Je vous presente mes excuses. Je sais etre maladroite. Emma termina le gobelet de Coca qu'on lui avait servi. -- C'est rien, je vous dis. Un de perdu dix de retrouves, il me reste donc encore sept bonshommes a epouser ! Desireuse de ne pas s'enfoncer dans cette conversation minee, Emma demanda : -- Savez-vous combien de temps devrait durer le voyage ? -- Trois heures, c'est ce qui est prevu. Mais ce soir on va le faire en moins que ca ! -- Pourquoi donc ? -- A cause de la tempete ! On sera dans le sens du vent ; le pilote nous a explique ca tout a l'heure pendant qu'on vous attendait. (Elle perdit toute legerete pour ajouter :) Ca va bientot cogner. Pire qu'il y a deux jours si on en croit le bulletin meteo ! -- Il y a deja eu une tempete ? -- Et pas une petite ! Elle a souleve l'ocean ! Heureusement, c'est passe au large des iles. Mais celle qui s'annonce pourrait etre moins clemente. Vous avez eu de la chance d'attraper ce vol, ils annulent tous les suivants jusqu'a nouvel ordre. Emma fronca les sourcils. -- Je dois me rendre a Fatu Hiva en arrivant tout a l'heure, vous croyez que ce sera possible ? -- Fatu Hiva ? repeta la passagere avec une sorte de recul, tandis que la traine du crepuscule quittait son visage. -- Qu'y a-t-il ? Vous m'inquietez tout d'un coup. -- C'est que... vous feriez bien d'oublier, la tempete va taper en plein sur l'ile de Fatu Hiva. Vous connaissez cet endroit ? -- Non, mais... -- Il n'y a rien la-bas. Pas de restaurant, pas d'hotel, pas meme d'hopital. Imaginez une tempete sur place ! Et dans le coin, depuis quelques annees, les tempetes c'est quelque chose. Les coleres de Dieu ne sont qu'un caprice d'enfant en comparaison ! Croyez-moi, d'ici quinze a vingt heures, vous prefererez etre en enfer que sur Fatu Hiva. Les nuages engloutirent le soleil et, pendant un instant, cette mer celeste fut recouverte d'un tapis violet et bleu. Puis l'horizon aspira toute lumiere, et les ombres de la nuit tomberent sur la Terre d'un seul coup. 9 Peter et Ben prenaient leur petit dejeuner en compagnie des astronomes tandis qu'un peu plus loin David Grohm etait attable avec trois de ses collegues. Cette premiere nuit sur le pic avait ete agitee pour Peter, qui ne savait pas s'il fallait en accuser les vents incessants qui sifflaient a sa fenetre ou la tension qui regnait sur le complexe. Le souffle puissant grondait a l'exterieur et pourtant un sarcophage de nuages ne quittait plus le pic. Privee de toute profondeur, la grande baie vitree ressemblait a d'immenses neons blancs soulignant les ombres des visages. Ben s'etait assis a cote de Fanny. -- Bien dormi ? s'enquit-elle en tartinant une petite brioche de miel. -- Il faut un temps d'adaptation j'imagine, entre l'altitude et le boucan que fait le vent ! Jacques Fregent, le doyen du groupe, se pencha vers Peter : -- Alors, cette > ca se passe bien ? Peter sourit en se servant du cafe a la Thermos posee sur la table : -- Je vous presente mes excuses, nous n'avons pas ete tres polis hier. Pour etre plus precis, nous accompagnons Francois Gerland qui procede a une sorte d'audit de l'installation pour le compte de la CE. Nous sommes ses > si vous preferez. -- Il y a un risque de fermeture ? s'inquieta soudainement Jacques. -- Non, non, enfin je ne le crois pas. Nous ne sommes pas la pour vous mais pour Grohm et les siens. Les astronomes echangerent un sourire amuse. Cedric, le trentenaire mal rase, intervint : -- Ca va leur faire bizarre, c'est pas le genre a partager leurs travaux ! Bonjour l'ambiance ! -- Remarquez, votre Gerland, la, il n'a pas l'air commode non plus ! fit remarquer Paul avec son accent chantant. Gerland etait venu diner avec Peter et Ben la veille, a peine plus d'un quart d'heure, le visage ferme par la concentration, avant de repartir vers la passerelle. Il avait a peine salue les astronomes. Myriam, la scientifique taciturne de l'equipe, demanda, sans lever les yeux de son bol : -- Maintenant qu'on a un contact avec des gens de la CE, vous pourriez nous expliquer en quoi consiste exactement la validation de brevets medicaux ? Ils ne font pas de tests sur des animaux au moins ? -- Non, pas ici, la rassura Ben. Je serais le premier a ouvrir les cages sinon ! J'ai ete militant de Greenpeace pendant deux ans au debut de mes etudes universitaires ! -- C'est essentiellement de la lecture de rapports, coupa Peter. Examen des protocoles de tests, recoupements de tous les rapports de developpement du produit, detail des molecules employees, et s'il ne manque rien, si tout est conforme aux normes imposees par l'Europe, alors il y a validation. -- Aucun test sur les produits eux-memes ? s'etonna Jacques. -- Pas ici, j'ai vu un chromatographe pour l'analyse mais il ne sert que pour pousser les verifications. Peter et Ben se comprirent d'un regard. La veille en fin d'apres-midi ils avaient eu le temps de passer dans les laboratoires, constitues pour la plupart de bureaux avec ordinateurs, tableaux et armoires pleines de dossiers, mais quelques-uns etaient plus equipes : negatoscope pour l'etude de radios, videoprojecteur pour visionner les donnees sur grand ecran ou batteries de telephones. Peter avait meme remarque un microscope binoculaire de comparaison, et s'interrogeait encore sur son utilisation ici. Mais ce qui avait le plus intrigue les deux hommes, ce n'etait pas tant le materiel - bien que le chromatographe, couvert de poussiere, n'ait visiblement pas fonctionne depuis longtemps - que les documents qui couvraient les tables et les murs. Plusieurs dizaines de radios de cranes, de plaquettes de scanner montrant des cerveaux humains en coupe remplacaient le papier peint d'une piece tout en longueur. Dans le bureau voisin, des kyrielles d'imprimes affichaient le genome humain, et dans le suivant, plus la moindre trace de documents medicaux, mais des montagnes de livres historiques et de theses. Ben en avait extrait deux au hasard : La Dynamique agressive au XIIIe siecle. L'explosion des crimes lies aux comportements systemiques et Criminologie par les statistiques dans l'histoire francaise prerevolutionnaire. La fiabilite des donnees historiques penales. Les deux chercheurs ne s'etaient pas attardes, ce n'etait qu'un premier contact avec les installations, mais ils n'avaient pas ete decus. Ils etaient tombes d'accord sur un point : trop tot pour savoir ce qu'on etudiait vraiment ici, mais ils ne manqueraient pas de travail dans les jours a venir. Ils avaient pris soin de bien refermer la porte d'acces au couloir des laboratoires avec la chaine et le cadenas que Mattias avait installes au prealable. Gerland, Peter et Ben etaient les seuls a disposer d'une cle. Gerland etait formel sur ce point : tant qu'ils ne sauraient pas ce qui se tramait, le personnel de Grohm ne pourrait pas reinvestir ses bureaux. -- Vous avez fait leur connaissance ? interrogea Fanny en montrant du menton l'equipe de Grohm aux tables les plus eloignees. -- C'est le programme de ce matin, confia Peter. Et vous ? Je suis etonne de vous voir ici de si bonne heure, je pensais que vous veilliez tard la nuit pour observer les etoiles. -- Ca arrive, et en general on tourne, mais on a aussi du boulot durant la journee, expliqua Jacques en lissant les rares cheveux qui lui restaient. Nous etudions notamment le soleil. Passez me voir a l'occasion au coronographe, si ca vous interesse je vous en expliquerai les grands principes. Peter le remercia et ils ne tarderent pas a rejoindre la table de David Grohm. Le scientifique triturait sa barbe rousse en fixant les deux hommes. -- Vous allez encore nous empecher longtemps d'acceder a nos bureaux ? Je ne suis pas sur que ce soit tres reglementaire... -- Pour toutes les doleances voyez M. Gerland, moi ca ne me regarde pas, trancha Peter. Il avait surtout envie de jouer cartes sur table et de lui dire d'arreter de se payer leur tete. Si Peter se doutait qu'ils ne validaient aucun brevet medical, il se demandait si Grohm savait qu'ils n'etaient eux-memes lies ni a Gerland ni a la CE. -- Nous allons devoir nous entretenir avec les membres de votre equipe, expliqua Peter. L'un apres l'autre. Grohm designa les six chercheurs avec agacement : -- Ils sont a vous. Les quatre > que Fanny avait identifies comme etant des militaires n'etaient pas presents. Ben tendit la main vers la femme du groupe, une brune d'une quarantaine d'annees : -- Honneur aux dames. Ils s'entretinrent ainsi pendant toute la matinee dans une piece ouvrant sur le vide occulte par les nuages. Peter et Ben suivaient le questionnaire etabli par Gerland sur l'ordinateur portable qu'il leur avait confie la veille. Chacun devait decliner son etat civil en entier, son niveau d'etudes, sa fonction sur le site et en quoi consistait exactement son role au quotidien. Peter fut surpris par le manque, voire l'absence, de reticence ou d'indignation. On les interrogeait comme les suspects d'un crime et ils se pretaient au jeu sans rechigner. Ils etaient laborantins, pharmaciens ou medecins rattaches a la CE depuis seulement quelques mois et decortiquaient tous les documents qu'on leur envoyait pour la validation des brevets aux normes europeennes. Certes l'endroit etait atypique, mais on leur avait dit que la Commission devait optimiser ses installations, et ici au moins ils n'etaient pas ralentis par tous les tracas du secret medical ou de l'espionnage industriel. Un discours parfaitement rode. Peter voulut savoir qui les avait recrutes et s'ils avaient rencontre des representants politiques de la Commission ; on lui repondit David Grohm chaque fois. Leurs salaires ? Verses par la Commission egalement, ils avaient les fiches de paie pour le prouver. C'etait a se demander s'ils n'ignoraient pas la supercherie. Une caisse noire vous alimente ! Pas la CE ! avait envie de hurler Peter pour les secouer. Il n'en fit rien, c'etait a Gerland de gerer cela, pas a lui. Neanmoins, quelque chose le contrariait. Tous les six donnaient le sentiment d'avoir ete formates, leurs reponses se ressemblaient trop, comme la distance qu'ils manifestaient, le peu d'emotion, ils ne faisaient que reciter en attendant que l'orage passe. Lorsque Peter demandait ce qu'etaient les scanners de cerveau on lui repondait : documents confidentiels confies par un laboratoire pour demontrer les avantages d'une molecule. Il en etait de meme avec les radios de cranes ou les notes sur le genome humain, et faute d'avoir etudie en detail ces documents, Peter ne pouvait que noter les reponses. Quand Ben les interpella sur la piece pleine de theses et de livres historiques, il enregistra plus d'hesitations, mais on lui expliqua dans l'ensemble que c'etait une bibliotheque destinee a completer les rapports, et qui se constituait au fil des produits qu'ils devaient valider. Les six scientifiques n'apportaient aucune precision qui ne soit demandee et n'exprimaient aucune curiosite. Tous sauf un, le dernier, Georges Scoletti, pharmacien de son etat. Il etait plus hesitant, scrutant le moindre geste de ses interlocuteurs, se frottant nerveusement le cou entre chaque reponse. Il demanda a Peter et a Ben qui ils etaient, si la CE avait vraiment decide de proceder a un audit ou si c'etait une >. Peter et Ben s'efforcerent d'esquiver les questions pour se concentrer sur l'homme. Mais comme les autres, il recita son texte, avec seulement moins d'assurance. A midi, ils avaient termine les auditions et Peter voulut aller voir Gerland. -- Moi je vais refaire un tour dans les bureaux, l'informa Ben, je voudrais verifier deux ou trois points dans ce qu'ils ont dit. Tu en penses quoi ? Peter mit le petit PC en veille et se leva. -- Qu'ils se foutent de nous, lacha-t-il. Ils ont accorde leurs violons, et ils l'ont tres bien fait, mais c'est du flan tout ca. Si on veut en savoir plus il faut oublier les hommes et s'occuper des documents. Voila ce que je vais dire a Gerland. On se retrouve pour dejeuner dans une heure. Peter deambula dans les couloirs deserts en cherchant son chemin vers le grand batiment qui dominait l'observatoire. Il se perdit a deux reprises avant de retrouver l'escalier en question. Fidele au poste, Gerland tronait dans la grande salle. Les baies vitrees la aussi etaient masquees par l'epaisseur des nuages qui conferaient a la peau une teinte spectrale. Grohm etait assis face a lui, les bras croises sur la poitrine. -- Ah, professeur DeVonck, de bonnes nouvelles ? (Il s'ecarta pour que Grohm ne puisse entendre la suite.) Vous y voyez plus clair ? -- Pas encore, sinon qu'ils sont tous calibres comme des oeufs. On dirait qu'on leur a appris un comportement type et qu'ils l'appliquent en attendant que nous repartions. On n'avancera pas grace a eux. Nous allons eplucher les donnees dans les bureaux. Dites, je suis etonne de ne pas voir la gendarmerie. -- Nous avons un petit contretemps, docteur. Les vents se sont leves cette nuit et comme vous pouvez le voir, les nuages sont de la partie. Le telepherique ne peut pas fonctionner dans ces conditions. -- Gerland, le coupa Peter, vous n'etes pas en train de vous foutre de moi, j'espere ? -- Bien sur que non ! Je vous garantis qu'a l'instant ou les vents tomberont vous verrez debarquer les gendarmes. -- En uniforme. Peter se mefiait des types en civil qu'il avait apercus dans l'estafette. Gerland soupira. -- En uniforme, tres bien. -- Je n'aime pas cette atmosphere de mensonge, ce jeu du > empeste a plein nez. Ben et moi allons faire ce pour quoi vous nous avez appeles, mais tachez de respecter votre part du marche sinon c'est termine. Vent ou pas vent nous redescendrons. Peter allait lui tourner le dos lorsqu'il ajouta : -- Et je veux parler a ma femme des que possible ! Gerland mit un temps avant de hocher la tete, et cette courte hesitation deplut profondement a Peter. 10 Emma etait groggy de fatigue lorsqu'elle sortit de l'aerogare, son bagage a la main. Il etait vingt-deux heures passees - huit heures du matin en France - et ce dernier vol l'avait litteralement assommee. Le minuscule aeroport de Hiva Oa etait desert a cette heure, les quelques passagers de son avion s'etaient empresses de quitter les lieux et Emma etait parmi les derniers a faire resonner ses pas dans le hall. Un homme blanc, cheveux chatain clair tres courts, pommettes hautes et regard d'un bleu seduisant, etait accoude a une barriere et patientait en observant la croupe rebondie d'une passagere qui s'eloignait. Il tenait une pancarte - qu'il avait laissee s'incliner - sur laquelle etait ecrit >. Emma s'approcha et sortit l'homme de sa contemplation. Son expression fermee se metamorphosa en un large sourire : -- Docteur DeVonck ? Je suis Timothee Clemant, appelez-moi Tim. Et laissez-moi vous debarrasser de ce bagage. Vous avez fait bon voyage ? -- Long, mais agreable. -- Je suis navre car ce n'est pas fini, mais ce petit coin du bout du monde vaut tous les efforts, croyez-moi ! -- Dites, on m'a dit qu'une tempete risquait de s'abattre sur... -- Je viens juste d'ecouter le bulletin, ils ne savent pas. A present, ils pensent qu'elle pourrait passer au large des Marquises. En tout cas cela nous laisse tout le temps de faire le voyage jusqu'a Fatu Hiva. Venez, on va prendre le taxi jusqu'au port. -- On y va en bateau ? Maintenant ? -- Ne vous en faites pas, je connais le trajet, c'est plutot simple : toujours tout droit ! Timothee semblait plein d'energie, il marchait a toute allure en portant le sac d'Emma. -- Mais il fait nuit..., insista-t-elle. -- Faites-moi confiance. Et puis les gars que vous rejoignez ce sont des impatients ! -- Vous les connaissez ? Ils sont comment ? -- C'est a moi que vous demandez ca ? s'amusa-t-il. Desole, je ne suis que le chauffeur, c'est tout. On m'a dit de vous deposer a l'embarcadere d'Omoa, c'est la qu'ils vous attendent. Le taxi les abandonna dans la penombre d'une jetee ou mouillait un vieux chalutier reamenage en petit cargo. Timothee le prepara au depart en quelques minutes et le moteur se mit a vrombir. Il faisait encore bon pour un debut de nuit en mer, aussi Emma quitta-t-elle la cabine qui sentait l'huile pour profiter de l'air frais. La masse noire tachetee de lumiere qu'etait Hiva Oa s'eloigna peu a peu, tandis qu'ils s'enfoncaient dans l'obscurite mouvante. Emma n'y connaissait rien en navigation mais trouvait imprudent de quitter un port la nuit, de surcroit a l'approche d'une tempete, neanmoins elle s'en remettait a Tim qui semblait sur de lui. Les technocrates de la CE ne prendraient pas le risque de la confier a un inconscient ! Rien n'est moins sur ! songea-t-elle avec amertume. Les feux de navigation ouvraient la nuit de leurs lueurs rouges et vertes, qui ne faisaient qu'ajouter a l'ambiance envoutante. Emma se massa les tempes, elle esperait que Jean-Louis Mongowitz n'avait rien prevu pour ce soir, elle n'avait plus qu'une envie : s'allonger dans un vrai lit et recharger ses batteries. Le vent s'etait intensifie et battait a ses joues comme sur un drapeau au mat. Les embruns sur sa peau la tenaient eveillee mais, apres plus d'une demi-heure, elle percut l'engourdissement et le froid qui commencaient a l'envahir. Elle rentra dans la cabine. -- On est encore loin ? Tim agita la tete, un peu hesitant, le visage aussi ferme que lorsqu'elle l'avait apercu a l'aeroport. Plus aucune trace de jovialite, rien qu'un masque impassible, le regard fixant l'obscurite. Elle se demanda s'il etait lunatique ou si c'etait juste la concentration. -- On devrait y etre dans une bonne heure. Vous pouvez vous reposer si vous le voulez, il y a une couchette en bas des marches. -- Je prefere attendre d'etre sur l'ile, sinon je serai completement desorientee en me reveillant. Vous etes de la-bas ? Je veux dire : de Fatu Hiva ? -- Non, mais j'assure les ravitaillements et les navettes pour l'ile, je connais bien l'endroit. De nuit ce sera impressionnant, autant vous prevenir, par contre au petit jour vous serez sous le charme de ce paradis sauvage. Le tangage la bercait, de meme que le ronflement des machines et le sifflement du vent. Emma dut lutter pour ne pas s'assoupir, ses paupieres se refermaient toutes seules, comme si elles voulaient entrainer le reste du corps. Ce fut une heure sans fin, longue comme une nuit. La lune apparut pendant quelques minutes, entre deux rubans de nuages noirs. Elle souligna les milliers de creux que formait la mer devant eux et soudain, l'immense masse de Fatu Hiva dechira l'horizon jusque-la aveugle. L'ile etait tout sauf accueillante. Ses falaises dominees par des cretes acerees la faisaient ressembler a une machoire sortie des flots. Une machoire monstrueuse vers laquelle ils foncaient. Une corolle de nuages dansa autour de la lune avant de se replier dessus tel le clapet d'une plante Carnivore. Frappee par cette vision morbide, Emma fut aussitot en alerte. Il fallut vingt minutes pour approcher les hauts pics qui se deversaient brutalement dans la houle. Et lorsqu'ils entrerent dans la baie d'Omoa, Emma se sentit ecrasee par les proportions du decor. Adosses a la nuit, deux murs colossaux semblaient se refermer lentement sur elle, les parois de pierre nue se perdaient dans les nuages noirs. Elle etait soudain Jessica Lange dans King Kong, et cette ile, assurement, serait le pire de ses cauchemars. En frissonnant, elle tenta de reagir. Je suis crevee, voila ce que je suis ! Pas Jessica Lange, rien qu'une mere de famille a Vautre bout du monde et avec huit heures de decalage horaire dans les dents. Pourtant le clapotement des vagues sur la proue n'etait pas normal, elles resonnaient a la maniere de ricanements secs et moqueurs. La mer etait bien plus agitee qu'a leur depart et le vent gagnait en force. Emma se tourna vers Tim dont la silhouette baignait dans le halo du tableau de bord. Elle lut la tension sur son visage. Cette manoeuvre devait etre delicate, une zone de recifs pointus, probablement. -- Omoa devrait etre juste devant. Il n'avait pas termine sa phrase que des lumieres apparurent sur ce qui devait etre une pente au creux de la baie. Ils ralentirent bientot et le bateau s'approcha de l'unique quai en bois. Emma se tordit le cou pour tenter de distinguer quelqu'un, mais il n'y avait personne, rien qu'un vieux hangar et plusieurs constructions plongees dans l'ombre. Le moteur gronda une derniere fois et ils toucherent les pneus qui servaient a amortir l'amarrage. Emma vacilla et se rattrapa a une poignee tandis que Tim giclait de sa cabine pour enrouler une corde et arrimer le navire au debarcadere. Personne ne vint les aider ou les accueillir. Lorsque Emma remonta le petit quai, elle longea une longue plage de sable et de galets melanges, surprise par la petitesse du village. Quelques habitations s'enroulaient autour d'une rue en terre battue qui se perdait dans la vegetation luxuriante. Quelques lampes aussi, accrochees ici et la a des constructions servaient d'eclairage public. Et bien plus que l'absence de Mongowitz, ce fut le silence etrange qui regnait dans ce village qui la mit mal a l'aise. Avant qu'elle ne remarque un autre element. Et cette fois, sa surprise se mua en peur. 11 Face a l'une des trois grosses armoires d'un bureau, Peter contemplait pres de vingt-cinq mille pages de documents. Les pochettes cartonnees etaient etirees au maximum, les pliures pres de se rompre. Les noms du laboratoire, du produit final et des principales molecules etaient inscrits sur la couverture de chaque dossier ainsi qu'un numero repete sur la tranche. Il y en avait partout. La plupart etaient en attente de validation, d'autres, classes a l'ecart, comportaient un tampon rouge >, auquel on avait ajoute un chiffre a la main. Peter sortit sur le seuil de la piece. Le couloir en L ouvrait sur une enfilade de pieces reduites au silence. On ne percevait que le chuintement du vent au loin. Deux puits de lumiere diffusaient un semblant de clarte, un voile bleute. En se concentrant, Peter percut le bourdonnement d'un neon depuis l'un des bureaux, mais aucune trace de vie. Ou que soient les occupants de l'observatoire, ils etaient tres silencieux. Peter ne savait par ou commencer. -- Par ce que je sais faire, murmura-t-il pour lui-meme. Et il prit la direction de la salle ou le genome humain recouvrait les murs. Dans la piece mitoyenne qu'une porte de communication desservait, Ben etait affale dans un siege confortable et parcourait les theses. Il leva a peine les yeux a son entree. Peter s'interessa brievement a un dossier en anglais qui vantait les merites de ce qui ressemblait a un nouvel anticoagulant. Les armoires etaient pleines a craquer. Pleines de poussiere aussi. Il passa l'index sur une liasse d'imprimes et suivit un sillon dans le duvet gris. Depuis combien de temps attendaient-ils d'etre traites ? Grohm et son equipe avaient du retard, beaucoup de retard. Il alla s'asseoir face a l'ordinateur. Une configuration dernier cri equipee de tous les lecteurs de cartes possibles, d'une tour de disques durs externes et d'un onduleur, d'un scanner, d'une palette graphique et d'une imprimante laser tres grand format... Un classeur etait ouvert sur le bureau, visiblement des rapports et quelques schemas. Son regard glissa dessus mais accrocha soudain a des lettres familieres. Il lut la phrase : > Peter se cala dans son fauteuil. XYY ? Il connaissait cette anomalie qui touche environ un homme sur mille et qui, dans la plupart des cas, n'est jamais diagnostiquee car difficile a cerner. La plupart des patients presentent une taille au-dessus de la moyenne, mais surtout une tendance a l'impulsivite, l'anxiete voire l'agressivite. Le caryotype - la cartographie genetique - de ces individus affiche une constitution chromosomique de 47 XYY. Un chromosome Y de trop. Beaucoup d'hommes XYY eprouvent de reelles difficultes a s'adapter a la vie sociale. Peter se souvenait de ce qu'on avait ecrit au sujet du syndrome XYY dans les annees 60 : on le disait responsable de bien des comportements deviants, et certains chercheurs en avaient fait le chromosome du crime tant recherche. Des lors, les etudes s'etaient succede, pour prouver qu'il n'y avait pas plus de criminels porteurs du XYY que de XY >, tandis que d'autres s'efforcaient de demontrer l'inverse. Dans les annees 70 une etude avait rapporte que la population des quartiers de haute securite renfermait un exces de XYY. Faute de preuves et de statistiques fiables, cette theorie avait finalement sombre dans l'oubli. Tous les geneticiens connaissaient ce mythe du chromosome du crime. Peter feuilleta le lourd document et decouvrit de nombreuses references aux anomalies chromosomiques. Chaque fois, on les rattachait a la violence, aux crimes. Sa curiosite professionnelle eveillee, il bascula a la couverture pour voir de quel medicament il pouvait s'agir : >. Aucun numero de dossier, aucune identification de laboratoire ou de molecule a tester. Peter feuilleta encore, etonne qu'une telle etude soit uniquement orientee sur l'agressivite. Pour chaque pathologie, l'auteur tentait d'etablir un lien entre l'anomalie et ses incidences sur le comportement violent de l'individu. Tout le rapport privilegiait cette approche. Peter parcourut les autres dossiers entasses sur le bureau. Tous lies a un laboratoire et a un medicament, tous en attente. Puis il se souvint de ce que Ben et lui avaient apercu dans la piece qui servait de bibliotheque. -- Ben ? demanda-t-il sans se lever. -- Oui ? -- Tu pourrais me dire rapidement ce que contient la piece ou tu te trouves ? -- Beaucoup d'ouvrages historiques, de mythologie aussi, et enormement de theses et d'essais sociologiques. Et tu sais quoi ? Ils ont tous ou presque un lien avec la... -- Violence ? le coupa Peter. -- Exactement. Qu'est-ce que tu as trouve ? -- Je ne sais pas encore, je crois que je vais aller dans ma chambre pour potasser au chaud. Tu m'y rejoins avant le diner pour qu'on fasse un point ? Installe sur son lit, la couverture sur les jambes, une grande Thermos de cafe sur la table de chevet, Peter entreprit une lecture rapide de l'epais document. Il lui arrivait de prendre des notes sur un petit carnet, pour ne rien oublier. Dehors, le temps ne s'etait pas arrange, les bourrasques venaient brusquement cogner aux fenetres comme des oiseaux en perdition. Peter sursautait et contemplait le grand neant blanc pendant plusieurs secondes. La gendarmerie ne pourrait monter, il fallait se faire une raison, et Gerland n'y etait pour rien. Peter surveillait l'heure. Il attendait le coup de fil d'Emma. Pourquoi n'appelait-elle pas ? Il dut s'obliger a replonger dans le travail. Une longue liste de maladies genetiques s'egrenait sur plusieurs pages, avec pour chacune des notes sur l'aspect criminogene et les references des etudes existant sur le sujet. Une part importante etait consacree au syndrome XYY. Mais ce qui intriguait Peter plus encore que le reste c'etait les annotations manuscrites qui figuraient en marge. Une ecriture fine et tranchante au stylo, sans boucles, rien que des traits secs : > ou encore : > Peter se souvint du nom d'un des chercheurs qu'ils avaient interroges le matin meme : Louis Estevenard, un quinquagenaire aux cheveux gris, peu bavard et tout en nerfs. -- Louis, je crois que vous et moi allons bavarder, murmura Peter. A ce moment, un frottement de papier le tira de ses reflexions. Il en chercha la provenance quelques secondes avant de remarquer une petite enveloppe sous sa porte. Peter bondit de sa couche pour la saisir et sortir. Une ombre glissa au bout du couloir avant qu'il ait pu l'identifier. Il s'elanca a sa poursuite, en chaussettes. Il depassa l'angle et vit un homme en train de disparaitre en direction du refectoire. Peter reconnut Georges Scoletti, le pharmacien anxieux. -- Georges ! L'homme se raidit d'un coup et se retourna, le visage ronge par l'inquietude. -- Qu'est-ce que vous faisiez ? lui demanda Peter. C'est vous qui m'avez glisse ca ? Georges secoua violemment la tete. -- Non, pas ici ! Pas maintenant ! -- Mais c'est vous qui... -- Pas ici ! insista Georges en s'assurant nerveusement que personne n'entendait. Lisez le mot ! Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble ! (Et il posa l'index devant ses levres :) Chuuuuuuut ! Sur quoi il disparut, laissant Peter seul avec l'enveloppe. 12 Emma s'efforca de se calmer, de se raisonner... elle inspira amplement, le coeur cognant fort dans sa poitrine. Elle venait de se rendre compte qu'il n'y avait aucune lumiere allumee dans les maisons, les seules sources d'eclairage provenaient de ces lampes accrochees aux angles de quelques constructions en guise de lampadaires. Il est presque minuit, c'est normal que tout le village dorme, non ? Emma soupira. La fatigue ne lui reussissait pas. Ce sont mes lectures ! Il faut que j'arrete les Stephen King et autres bouquins d'horreur ! -- Le comite d'accueil n'est pas la ? s'etonna Tim en la rejoignant. -- Non, et tout le monde dort apparemment ! Elle vit Tim contempler la rue qui disparaissait dans la vegetation, son regard balayant les maisons plongees dans la penombre. -- Dites, vous connaissez une pension, quelque chose dans ce gout-la ou je pourrais passer la nuit ? demanda Emma. -- Je devrais pouvoir vous trouver une chambre d'hote, ne vous en faites pas. Ils ne sont pas tres serieux vos amis, nous ne sommes pas en retard sur l'heure prevue pourtant. -- Ca commence bien, gronda Emma. Tim saisit son sac de voyage et, une lampe de poche dans la main, lui fit signe de le suivre. -- Je m'occupe de votre hebergement, on verra demain matin si vos amis se manifestent. Ils remontaient la rue principale - pour ne pas dire unique - en direction d'une chapelle blanche dans la nuit, quand Emma faillit percuter son guide qui s'etait fige. -- Excusez-moi... Tim ne repondit pas, trop occupe a scruter le sol devant eux. Emma suivit son regard : deux cartouches de chasse vides et, a la lueur de la lampe de Tim, une large aureole sombre. -- Rassurez-moi, ils ont l'habitude de chasser en plein milieu du village ? souffla Emma. Elle parlait trop vite, sur un ton plus aigu que d'habitude. La peur. Je n'arrive pas a me departir de cette peur depuis tout a l'heure. Quelque chose cloche ici. D'abord toutes les maisons eteintes, ensuite personne pour nous accueillir, et maintenant ca ! -- Non, ce n'est pas le genre. Il y a un probleme, ajouta Tim en designant d'autres douilles sur le sol. Une vingtaine d'etuis rouges fleurissaient sur la route. Emma se raidit. Elle observa les facades des maisons qui les encadraient. Des constructions en bois, peintes en blanc, presque toutes de plain-pied, cernees d'acacias et de mapes - les chataigniers du Pacifique. Elle vit soudain que la batisse la plus proche avait la porte d'entree ouverte et elle tira Tim par la manche. Il la suivit. Emma s'aventura sur la contre-allee et grimpa sur le perron. -- Il y a quelqu'un ? demanda-t-elle d'une petite voix. Tim la depassa et vint frapper energiquement contre l'imposte. -- He ! oh ! fit-il. Vous etes la ? Il cogna a nouveau pendant qu'Emma se penchait pour examiner l'interieur par la fente de la porte. N'y voyant rien, elle poussa le battant du pied. -- Bonsoir ! lanca-t-elle sans y croire. Tout cela lui plaisait de moins en moins. Tim passa la main pour chercher l'interrupteur qu'il actionna. Le hall et ce qui etait le salon demeurerent dans l'ombre. -- Il n'y a pas d'electricite, constata-t-il. -- Pourtant les lampes de la rue fonctionnent. -- Probablement reliees au groupe electrogene du village. La lampe-torche leur tailla une piste sur le tapis de l'entree. Le salon etait impeccablement range a l'exception d'une chaise renversee sur le parquet. Emma s'attendait a decouvrir un corps sur le sol. Pourtant il n'y avait rien. Ni personne. -- Qu'est-ce qu'on fait ? On rentre ? Tim lacha le sac de voyage, franchit le seuil en guise de reponse et lanca a nouveau : -- Il y a quelqu'un ? Cette fois, le plancher au-dessus de leur tete grinca et quelque chose se deplaca rapidement a l'etage. -- C'est une souris, chuchota Tim. -- Une tres grosse souris alors ! Pas convaincue, Emma s'approcha de l'escalier. Tout l'etage etait plonge dans l'obscurite. Elle detecta un mouvement en haut des marches. Elle recula, la gorge nouee. Un chat devala les marches en miaulant. Il vint se frotter contre ses chevilles en continuant de miauler. -- Je crois qu'on devrait sortir, murmura-t-elle. On est chez des gens apres tout. S'ils rentrent on pourrait avoir des ennuis. -- La porte etait ouverte, rappela Tim, et les circonstances... -- Je sais, c'est juste que je ne suis pas a l'aise. Le chat fila dans le salon en miaulant et Emma decida de le suivre, guidee par la torche de Tim. Le felin s'arreta dans la cuisine et, devant sa gamelle vide, insista en tournant en rond, frottant ses flancs contre les jambes d'Emma. -- Tu as faim ? Elle n'eut pas a chercher bien loin, un paquet de croquettes etait pose sur une etagere au-dessus de la coupelle. Elle en versa une bonne portion et le chat se mit a les engloutir en ronronnant. -- Il n'a rien mange depuis deux jours ce chat ! -- C'est juste un glouton qui se paye votre tete. -- Vous parlez chat ? -- Je sais lire les calendriers, repliqua-t-il en eclairant un bloc-notes comportant l'ephemeride accroche au mur. Toutes les pages avaient ete arrachees jusqu'a celle du jeudi 18 octobre, date de la veille. -- OK, on sort d'ici, decreta Emma. Une fois dehors, elle contempla a nouveau la rue. Des insectes stridulaient dans les fourres, peinant a se faire entendre dans le bruissement, de plus en plus vigoureux, des feuillages. -- On va sonner chez les autres et si personne ne se manifeste, vous me conduisez sur l'ile la plus proche. Ca vous va ? Tim leva le nez et fit la moue en evaluant la force du vent dans les arbres. -- La plus proche est a une heure de bateau. Je ne m'y risquerai pas sans un bulletin meteo ! Je veux savoir ou en est cette fichue tempete, si elle passe au large ou non... -- On etait a l'eau il y a a peine une demi-heure ! -- L'ocean est comme ca, docteur, il change en tres peu de temps, et croyez-moi, vous n'aurez pas envie d'etre sur mon bateau s'il est en rogne ! Mais je suis sur qu'on va trouver quelqu'un. (Il designa le clocher :) Tenez, ils sont peut-etre tous la-dedans. Emma lui emboita le pas et ils marcherent jusqu'au modeste edifice blanc a toit rose. Tim ralentit. Au-dessus du porche, une lampe eclairait le double battant en bois. Tim ajouta le rayon de sa lampe-torche. On l'avait force, brisant la serrure a coups repetes qui avaient laisse de profondes entailles. Tim poussa un vantail et entra, le faisceau de sa lampe fouillant l'obscurite epaisse. Seule la paleur de la nuit nimbait les vitraux multicolores. L'odeur les assaillit alors. Une puanteur de toilettes publiques pas lavees depuis des lustres. Emma se couvrit le nez avec sa manche. Tim palpa ses poches pour en extraire un briquet et alluma plusieurs cierges. Les flammes s'allongerent et ouvrirent une aureole de clarte sur des bancs renverses, une vierge fracassee sur le sol et des excrements dans un coin. -- Qu'est-ce qui s'est passe ici ? murmura Emma. Tim s'accroupit pres d'un banc dans lequel on avait fait un trou rond, pas tres net. De longues griffures avaient arrache le vernis. -- On dirait qu'une bete sauvage est entree, une bete avec des griffes ! -- Arretez, vous me faites peur, confia Emma sans plaisanter. Elle s'avanca dans la petite nef, cherchant un indice qui pourrait les aider a comprendre. Et soudain s'immobilisa au pied de l'autel. Le tabernacle, un chandelier et une bible etaient renverses sur le corporal tombe au sol. De minuscules filets de sang seche avaient coule sur l'autel. Quatre en tout, presque paralleles. Emma suivit cette trace macabre jusqu'a une fente dans le dallage du choeur. La, quatre ongles longs etaient arraches. Emma n'eut aucune peine a imaginer ce qui s'etait produit. Quelqu'un avait attrape une femme ici, pour la trainer a l'exterieur. Elle s'etait agrippee de toutes ses forces a l'autel, jusqu'a s'arracher les ongles plutot que de se laisser entrainer. Emma avala sa salive. -- On va sortir tout de suite, dit-elle. En fait, on va quitter l'ile immediatement. 13 Emma et Tim redescendaient la grande rue d'Omoa en direction de la plage. Emma mit ses mains en porte-voix pour crier par-dessus le vent : -- il y a quelqu'un ? Ohe ! est-ce que vous etes la ? Comme elle s'epoumonait, Tim lui posa la main sur l'avant-bras : -- Il est preferable de ne plus crier. S'il y avait des gens dans le village ils nous auraient deja entendus. Je prefere qu'on ne se fasse plus remarquer. -- Qu'est-ce qui a pu faire une chose pareille ? Il n'y a pas d'animaux dangereux sur cette ile, n'est-ce pas ? -- Non. Au pire les cochons sauvages peuvent charger, mais ce qui a ravage cette eglise etait beaucoup plus gros, plus puissant. Et plus feroce. Emma avancait maintenant au pas de charge, pressee de quitter ce sinistre endroit. La pluie se mit a tomber tout d'un coup. Des gouttes larges comme des billes. -- Il ne manquait plus que ca, pesta-t-elle. En une minute, le bruit de l'eau cinglant les grandes feuilles de la vegetation et les toits recouvrit celui du vent. -- Un village entier, tout de meme ! protesta Emma tout haut. Trois cents personnes ne peuvent pas avoir disparu d'un coup ! Ils sont forcement quelque part. -- Peut-etre a Hanavave, l'autre village au nord. -- Peut-on le rejoindre rapidement ? -- Pas par la route, elle traverse les montagnes et ce n'est qu'une piste de terre battue. Par la mer ce n'est pas un probleme, mais quand ca ne cogne pas. Emma guettait autour d'elle, cherchant le moindre signe de presence humaine, ne sachant si celle-ci etait a craindre ou a esperer. Quel genre de bete pouvait forcer tout un village a cet exode brutal ? Il y avait bien des etuis de chevrotine un peu partout, pourtant aucune carcasse dans les fourres. A moins qu'elle ne soit allee mourir plus loin... Emma secoua la tete et rattacha ses cheveux qui manquaient de discipline sous l'elastique. Je n'aime pas ca, c'est... c'est glauque ! En arrivant pres de la plage elle entendit le fracas des rouleaux qui s'abattaient sur le sable et comprit que le temps avait forci bien plus que l'averse ne le laissait supposer. Le vent grondait, melangeant une bruine saline a la pluie. A l'amarre, le mat de leur bateau oscillait dangereusement, les planches du quai tremblaient chaque fois que le navire heurtait les pneus. -- Ca va aller pour repartir ? s'inquieta Emma. -- Il faudra bien, dit-il, crispe. Il l'aida a embarquer et largua les amarres. Puis il fit rugir les moteurs et manoeuvra parmi les vagues pour s'eloigner de la jetee. A ses cotes, dans la petite cabine, Emma se cramponnait de toutes ses forces. Le bateau vira de bord pour faire face au large. Les vagues le soulevaient litteralement. Deux creux successifs impressionnerent Emma qui craignit de chavirer, mais Tim les passa sans encombre. Le troisieme se profila plus lentement, comme si l'ocean prenait le temps d'inspirer profondement cette fois. L'eau se deroba sous la coque pour laisser l'esquif en suspens au sommet d'une crete que la colere faisait mousser. Puis les vingt tonnes d'acier glisserent droit vers cette vallee sombre et marbree d'ecume. La proue percuta le mur d'eau en projetant ses passagers contre le poste de commande. Un rideau glace recouvrit l'embarcation, s'insinua par la moindre ouverture jusque dans les cales. Aussitot, l'etrave se redressa et fendit les flots avant de retomber brutalement. Il y eut un hoquet mecanique sous leurs pieds et les machines calerent. Avant meme que Tim puisse actionner le demarrage, une autre vague vint fouetter le navire qui devia et se presenta a la suivante par le flanc. Emma fut projetee contre la vitre si violemment qu'elle ne put se retenir, le bras contre son visage en un geste instinctif. Plusieurs lames giflerent le bastingage et, le temps qu'Emma recouvre ses esprits, elle decouvrit qu'ils etaient repousses vers la plage. Un raclement sinistre fit trembler la coque, puis tout s'immobilisa. Tim jura en essayant de redemarrer les machines. -- On est echoues, avoua-t-il enfin. Ils etaient percutes par la poupe sans discontinuer, et chaque fois l'eau se deversait sur le pont jusque dans l'interieur du bateau. Tim parvint a rallumer les moteurs et les lanca a pleine puissance pour se degager du banc de sable. Sans resultat. Apres plusieurs tentatives aussi vaines, il secoua la tete, resigne. L'eau ruisselait de ses cheveux sur son visage. -- Il faut sortir de la avant qu'il ne se renverse. Prenez le strict necessaire, je vais chercher mes affaires. Emma ouvrit son bagage trempe et en extirpa un sac a dos qu'elle remplit a la hate. Tim reapparut en tenant une longue housse impermeable et aida Emma a atteindre l'avant du pont. La plage n'etait qu'a une dizaine de metres. Tim voulut la faire descendre a l'aide d'une corde, mais le ressac s'ecrasait contre la coque. Elle sauta dans la vague suivante. L'eau la happa avant de la recracher un peu plus loin. Curieusement, elle n'etait pas aussi glaciale qu'Emma s'y etait attendue. Elle forca l'allure pour s'eloigner du danger et s'assura que Tim suivait. Il etait juste derriere elle. Ils furent litteralement ejectes sur le rivage. Etendue sur le sable ruisselant, sous un ciel noir de jais, Emma avala sa salive en songeant a ses enfants, puis a son mari. Elle esperait de tout coeur que les choses se passaient mieux pour Peter et Ben, car, en ce qui la concernait, un pressentiment lui susurrait que ce n'etait la que le debut d'un long cauchemar. A son cote, essouffle, Tim s'esclaffa, avec plus de cynisme que d'humour : -- Je crois que l'ile ne veut pas qu'on parte. Extrait du discours d'un citoyen devant les Nations Unies Je sais que vous etes occupes a regner, qu'il faut menager les uns et les autres chaque fois que vous intervenez quelque part. Mais a quoi servez-vous lorsqu'on me dit qu'une personne meurt de faim toutes les quatre secondes dans le monde et que ni nos gouvernements ni vous n'agissez pour l'en empecher ? Ne me dites pas que c'est faux, que >, je ne le croirai pas. Savez-vous combien les pays les plus riches consacrent a leurs subventions agricoles chaque annee ? Plus de 300 milliards de dollars. Oui, vous avez bien entendu. 300 milliards de dollars. Et combien versent-ils aux pays en developpement pour soutenir leur agriculture ? Moins de 10 milliards. Et, pourtant dans nos pays, entre un tiers et un quart de la nourriture produite est detruite au lieu d'etre consommee, par simple gaspillage. N'y a-t-il pas desequilibre ? Et il coute plus de 20 000 vies chaque jour ! Les fausses mesures que l'on prend aujourd'hui au nom d'un systeme economique tueur ne creusent pas seulement les tombes de tous ces gens mais preparent les notres. Nous pouvons encore agir aujourd'hui. Demain il sera trop tard. Car d'autres phenomenes vont s'ajouter et nous depasser. La fonte des glaciers n'est desormais plus une prediction de science-fiction mais une realite ! Les glaciers disparaissent, certains sont les sources de grands fleuves qui alimentent en eau un milliard de personnes. Doit-on croire que si aujourd'hui nous ne pouvons assouvir la faim, demain la deshydratation reduira drastiquement la population mondiale ? Peu a peu, le niveau des oceans est en train de monter. Si nous continuons a ce rythme, bientot les calottes glaciaires de l'ouest de l'Antarctique et du Groenland auront fondu, les scientifiques estiment alors la hausse a environ dix a douze metres ! Imaginez la carte du monde totalement redessinee ! Les littoraux seront repousses de plusieurs kilometres dans les terres, des pays entiers disparaitront, les zones d'agriculture seront totalement transformees et les populations obligees de se concentrer davantage encore, avec ce que cela implique de risques sanitaires, de violences liees aux privations. Ne pensez-vous pas qu'il est temps de mettre nos querelles de pouvoir en berne et de prendre le probleme au serieux ? Car les risques nous les connaissons ; l'avenir, les scientifiques nous le depeignent chaque jour, et cette course contre la montre a commence il y a deja bien longtemps. Et pourtant personne ne bouge. Je ne comprends pas. Faut-il qu'on depose les cadavres sur vos pieds ? La faim, la soif, la deterioration des climats, n'est-ce pas de sauvegarde de l'humanite que nous parlons ? N'etait-ce pas ca aussi, la fonction des Nations unies ? Je sais que d'autres avant moi sont venus vous solliciter, vous implorer. Nous pensions que dans un monde riche et civilise comme le notre, les Nations unies pourraient agir. Avec rapidite. Mais rien n'a change. Et le temps que je vous ecrive ce que j'ai sur le coeur, vingt personnes sont mortes. Parce qu'elles n'avaient pas a manger. Et pendant ce temps, plusieurs centaines de kilos de nourriture viennent d'etre jetes, de l'autre cote de la planete. Plus de vingt mille morts par jour a cause de la faim. Ce n'est qu'un debut. Car demain s'ajouteront la soif, la promiscuite et la peur. La violence gagnera du terrain. Ou seront les Nations unies ? 14 Benjamin relut le texte imprime sur le papier cartonne : > -- Ce Georges Scoletti, il n'aurait pas regarde trop de films d'espionnage ? ironisa-t-il. Il aurait pu venir te voir directement dans ta chambre et personne n'en aurait rien su ! Un rendez-vous a minuit, ca fait un peu... cliche ! -- Il semblait reellement effraye quand je me suis adresse a lui, precisa Peter qui prenait l'affaire au serieux. Ils etaient dans la chambre de ce dernier, le soleil s'etait couche quelques minutes auparavant, quelque part dans cette poisse grise qui les entourait. A present la fenetre emettait un halo bleute qui s'obscurcissait de minute en minute. Une petite veilleuse etait allumee sur le bureau pres du lit. -- Franchement, il se croit ou ? demanda Ben. Ce ne sont pas la DGSE ou la CIA qui travaillent ici ! OK, je te concede que tout n'est pas clair, mais je trouve qu'il en fait un peu trop. Ce Georges veut sauver ses miches si l'affaire eclate, c'est tout. S'il nous balancait tout devant les autres, ca les inciterait peut-etre a en faire autant, perdus pour perdus, ils pourraient se lacher et nous faire gagner du temps. -- Pour l'instant, c'est lui qui decide, je vais y aller tout a l'heure et on verra bien. Sinon, tu as trouve quelque chose dans tes lectures ? Ben leva les yeux au ciel. -- Parlons-en ! Leur bibliotheque ressemble a une collection obsessionnelle sur l'histoire de la violence ! Pour ce que j'en ai vu, il y a deux types de recherches distincts : scientifiques d'une part, avec theses et livres documentes, et mythologiques d'autre part. -- Mythologiques ? -- Oui, je sais, on peut se demander ce que ca vient faire ici, mais c'est pourtant un bon tiers des ouvrages rassembles. Ils parlent des vampires, de la xeroderma... je ne sais plus quoi ! -- Xeroderma pigmentosum je suppose. C'est une maladie genetique, heureusement tres rare. En gros, les dimeres de thymine empechent la replication de la cellule par l'ADN polymerase 1 et 3, ce qui rend le corps extremement sensible aux mutations liees a l'environnement. Les ultraviolets deviennent dangereux pour le patient, ce qui l'oblige a vivre loin de toute source de lumiere solaire. Il y a aussi les porphyries, c'est un deficit d'une enzyme liee a la degradation de l'hemoglobine, et qui necessite des transfusions sanguines regulieres. Ce sont les maladies qui ont donne naissance au mythe du vampire. -- En effet, ils mentionnent aussi les porphyries. Il y a egalement pas mal de choses sur les loups-garous, avec des details sur l'hypertrichose qui va jusqu'a couvrir integralement les malades de poils, associee a des maladies mentales ou tout simplement a un rejet des autres, qui favorise un comportement asocial, voire une dynamique d'agressivite. Bref, tout ce que j'ai lu tourne autour de ces cas particuliers. Peter croisa les bras sur sa poitrine, intrigue. On travaillait sur la genetique ici, sur les maladies rares, c'est ce que laissait presager l'etude sur les XYY, et maintenant ces references a la xeroderma pigmentosum, aux porphyries et a l'hypertrichose. Et si LeMoll avait touche de l'argent d'un puissant laboratoire pour valider des brevets encore secrets lies a ces maladies ? La chaine de production pouvait se trouver en Polynesie francaise pour plus de discretion encore et... Non, si un laboratoire voulait produire en secret ses medicaments, ce n'etait pas un probleme, il y avait plus pres et surtout plus accessible. De toute facon cela ne rimait a rien ! Quel groupe pharmaceutique investirait des millions en recherches pour des maladies genetiques rares qui n'amortiraient jamais l'investissement ? Peter se promit de faire un tri dans les dossiers. Il devait verifier si un nom revenait plus souvent que les autres parmi les laboratoires. Sauf si Scoletti lui expliquait tout ce soir. Ils allerent diner au refectoire, en compagnie de l'equipe des astronomes. Grohm etait absent, encore a la passerelle avec Gerland. Ils se faisaient, disait-on, livrer leurs repas sur place. Cela devenait de la sequestration. Apres s'etre assure que tout allait bien, Jacques Fregent leur raconta sa journee type, bientot imite par Paul, le moustachu a l'accent chantant. Puis Olaf se lanca dans le descriptif de toutes les coupoles, Charwin, Robley, Gentili..., precisant chaque fois leur usage essentiel. Peter ecoutait avec interet tandis que Ben avait plus de mal a suivre, plus interesse par la jolie Fanny. A aucun moment l'equipe de Grohm ne se preoccupa de leur table sinon pour jeter des coups d'oeil amers en direction de Peter et Ben. Les six scientifiques pouvaient vaquer a leurs occupations tant qu'ils n'approchaient pas du couloir des laboratoires. Aussi leurs visages trahissaient-ils la frustration, et surtout l'inquietude. En soiree, Ben prit une pile de livres qu'il avait rapportes de la bibliotheque et s'eclipsa vers le petit salon. Peter l'avait entendu lors du repas proposer a Fanny de l'y rejoindre pour faire connaissance tout en travaillant. Peter s'etait attendu a ce que la jeune femme - pas dupe - refuse, pourtant elle avait accepte d'un laconique : > Et il avait songe une fois de plus a Emma. Pourquoi ce silence ? Il avait plusieurs fois tente de la joindre. Vainement. De son cote elle devait connaitre les memes difficultes. Gerland savait-il quelque chose ? Peter resta dans sa chambre, en compagnie de son etude chromosomique d'un genre tres particulier. Il devait se tenir eveille jusqu'a minuit. La fatigue nerveuse conjuguee a l'altitude pesait pourtant sur ses paupieres. Il n'etait plus le fringant doctorant qui se couchait a pas d'heure, regardant des films ou etudiant le soir pendant qu'Emma lisait. Les annees avaient peu a peu rogne son dynamisme, ne lui laissant que la marge necessaire a son travail et quelques heures en soiree pour sa femme et ses enfants. A present, son corps exigeait d'etre couche a vingt-trois heures au plus tard, et si Emma parvenait a lire au lit, lui tombait comme une pierre. Ainsi isole au sommet du monde, Peter se rendait compte combien les annees avaient file. On ne voyait rien venir, c'est vrai. Par prudence, il regla le reveil de sa montre sur minuit moins le quart et reprit sa lecture. Les pages s'enchainerent, rapidement au debut, puis avec plus de difficulte. Les lignes n'etaient plus aussi droites. Les mots prenaient de la distance avec leur semantique. Puis Peter glissa dans le sommeil pour rouvrir les yeux en sursaut sous les assauts repetes des bips de sa montre. Il alla s'asperger le visage pour terminer de se reveiller et enfila une polaire chaude. Lorsqu'il entra dans les vastes cuisines, celles-ci etaient plongees dans la penombre. Par-dela le long rack du self-service on distinguait le refectoire et au-dela la grande baie vitree qui eclairait les lieux a l'instar d'un gigantesque aquarium d'eau trouble. Le vent psalmodiait sa litanie envoutante par-dessus le faible bourdonnement des frigos. Autrefois cet endroit avait accueilli des touristes, d'ou la taille des cuisines, mais desormais tout etait beaucoup trop vaste pour la poignee d'hommes et de femmes qui y vivaient. Peter regarda sa montre. Minuit. Il inspecta les deux portes qui menaient au refectoire. Personne. Il retourna dans les cuisines, s'accota a l'un des plans de travail en inox et attendit. Tout le monde dormait dans l'observatoire. Peter se rendit compte qu'il ne savait pas ou logeait Gerland. Ce type etait tellement obsede par Grohm qu'il etait capable de dormir tout en haut, sur la passerelle, pour que personne ne vienne supprimer le contenu des ordinateurs. Cette grande salle devait etre inconfortable au possible, avec toutes les fenetres qui l'entouraient, la chaleur des unites centrales ventilant sans discontinuer... Peter repensa au coup de telephone qui les avait conduits ici. Quelle plaie que cette > qui les avait titilles sans qu'ils se posent de questions ! Il detestait les magouilles politiques et voila qu'il se retrouvait plonge dedans ! Minuit et quart. Peter se redressa et deambula entre les meubles de cuisson. Il songea a ce que Gerland leur avait explique. LeMoll tirant les ficelles d'une escroquerie dont ils ignoraient l'origine. Une caisse noire financant les activites de Grohm ici et en Polynesie. Tout cela sentait les pots-de-vin et les manipulations d'une multinationale pharmaceutique, il en etait de plus en plus convaincu. Il s'immobilisa en sentant un courant d'air frais sur sa main. Il remarqua la porte ouverte d'une chambre froide sur sa droite et s'en approcha. Il allait la refermer lorsqu'une intuition le poussa a l'ouvrir. Il tatonna a la recherche de l'interrupteur. Les neons crepiterent avant de projeter des eclairs blancs. D'epaisses volutes de condensation apparurent entre les racks pleins de nourriture. Des cristaux de glace se mirent a scintiller un peu partout sur les sacs et les tubulures des etageres. Et une forme se decoupa sous le tapis brumeux, allongee au sol. Peter se raidit, et mit plus d'une seconde avant de reagir et de venir s'accroupir. Ses mains percerent le manteau vaporeux pour toucher ce corps inerte et il rencontra une surface reche. Ses yeux s'habituerent a la lumiere et il decouvrit qu'il s'etait empresse aupres d'un long sac de petits pains. Il souffla pour chasser la tension de sa poitrine. -- Emma, tes lectures commencent vraiment a deteindre sur moi ! railla-t-il. Il referma et decida qu'il avait assez attendu. Il se rendit au salon ou Ben et Fanny avaient rendez-vous, pour n'y trouver personne sinon des braises rougeoyantes dans Patre. Il rebroussa chemin jusqu'aux chambres. Devant la porte de Ben, il frappa doucement. -- Ben, tu dors ? demanda-t-il tout bas. Il percut du mouvement derriere le battant, et celui-ci s'ouvrit lentement. Son beau-frere apparut, avec l'expression fatiguee de celui qui etait sur le point de s'endormir. -- Je ne te derange pas... ? demanda Peter avec de lourds sous-entendus dans la voix. -- Je t'attendais. Alors, qu'a dit Scoletti ? -- Rien, il n'est pas venu. -- Je m'en doutais ! Le tocard ! pesta Ben. Tout ca pour rien. Je me suis renseigne sur la chambre de ce monsieur, si tu veux on pourrait passer lui dire bonsoir. Peter n'aimait pas forcer la main a quiconque, et son premier reflexe fut de refuser. Cependant, les circonstances le firent reflechir. Apres tout, c'etait le pharmacien qui s'etait manifeste le premier, et plus vite ils apprehenderaient ce qui se tramait ici, plus vite ils rentreraient chez eux. Un demi-niveau plus bas et deux couloirs plus loin, ils frapperent a une porte. Malgre l'heure tardive elle s'effaca presque aussitot. Georges Scoletti les vit et perdit le peu de couleurs qui restaient sur son visage. -- Je suis desole, chuchota-t-il, j'ai commis une erreur, je n'aurais pas du vous contacter, oubliez tout ca ! Peter ouvrit de grands yeux. -- Vous vous defilez ? -- Je suis navre, c'etait une erreur, mon erreur. Au revoir. Il allait refermer la porte mais Ben la bloqua du pied. -- Attendez une minute, c'est l'occasion de nous faire gagner du temps. De toute facon ce qui se passe ici va se savoir tot ou tard, insista le jeune homme. Si vous nous aidez maintenant, vous avez une chance de vous en sortir... -- Vous ne comprenez pas, le coupa Scoletti en grattant nerveusement ses joues couvertes d'une barbe de plusieurs jours. Vous ne pouvez pas comprendre. -- Alors, expliquez-nous, lanca Peter qui perdait patience. -- Je... Je ne peux pas. C'est... Vous ne savez vraiment pas dans quoi vous etes tombes. Il forca sur son battant mais Ben posa la main dessus. -- Grohm et ses quatre tatoues vous font peur, c'est ca ? Ecoutez, ce n'est pas la mafia, personne ne va menacer personne, nous aussi on est venus avec des gorilles, mais si vous nous aidez, toute cette histoire sera reglee en quelques jours, et vous rentrerez chez vous. -- De toute facon la gendarmerie ne va plus tarder a monter, si cela peut vous rassurer, ajouta Peter. Personne ne pourra vous intimider. Aidez-nous, Georges, et vous vous en tirerez bien mieux que vos compagnons. La peur mangeait le visage blafard du pharmacien. Il secoua la tete doucement. -- Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas. Et si vous saviez, vous repartiriez aussitot d'ici en priant pour n'y avoir jamais mis les pieds. Ceux qui savent ne pourront plus jamais vivre normalement. Plus jamais. Les yeux exorbites et les levres tremblantes, Scoletti referma sa porte, et Ben n'eut pas le coeur de s'interposer. Il etait bien trop meduse par une telle expression de terreur. 15 Emma se reveilla lentement, la perception a la lisiere des reves, noyant dans le flou tous les souvenirs, fictifs et reels. Elle ne parvint pas tout de suite a identifier les lieux ou elle se trouvait, ni a savoir ce qu'il s'etait passe avant qu'elle se couche. L'ile de Fatu Hiva. Le village desert d'Omoa. Les habitants disparus. La peur. Son cerveau fit le tri immediatement. Il chassa les fantasmes nocturnes et ne garda que l'urgence des pensees concretes. Emma ecarta les couvertures pour se redresser et fouiller la piece du regard. Une chambre coloree, jaune pale et orange, des meubles peints en bleu et blanc. Elle se souvint du naufrage. De ses vetements trempes et du vent qui l'enserrait d'une poigne terrible tandis qu'ils regagnaient le village. Tim les avait conduits jusque dans la maison d'amis a lui. Il avait insiste pour qu'ils se mettent a l'abri pour la nuit, qu'ils laissent passer la tempete. Comme bien des portes sur l'ile, celle de la maison n'etait pas verrouillee ; une fois a l'interieur, Tim l'avait bloquee avec un lourd buffet. Ils s'etaient seches, avaient enfile des vetements secs - trop larges pour Emma - empruntes dans les armoires en attendant que le sac a dos et son contenu sechent. Malgre la tension, elle avait fini par s'endormir, epuisee, pour se reveiller la peur au ventre toutes les heures jusqu'au petit matin. La, harassee et presque rassuree par l'arrivee du soleil, ses defenses avaient cede et elle avait sombre dans un profond sommeil. Emma se leva, renfila son pantalon humide mais conserva le tee-shirt emprunte sur lequel figurait un dessin d'Alan Moore avec l'inscription : From Hell >> et descendit dans la cuisine. Tim etait assis, du cafe dans une main, contemplant la rue par la fenetre. -- Bonjour, fit-elle d'une voix enrouee par la fatigue. -- Bonjour. J'ai fait du cafe si vous voulez. -- Il est dix heures passees, vous n'auriez pas du me laisser dormir si longtemps. -- Je vous ai appelee vers huit heures mais vous en ecrasiez si fort que j'ai prefere ne pas insister. -- Vous n'avez vu personne ? -- Non, pas meme un animal. J'ai ete faire un tour en vous attendant, j'ai frappe a quelques portes, jete un coup d'oeil un peu partout. Rien. Personne. Emma se servit un cafe et vint se poster pres du marin. -- Il faut trouver un moyen de communication, dit-elle, essayer les autres telephones. Mon portable est hors reseau. La veille, ils avaient tente d'appeler de l'aide avec le telephone de la maison, mais il ne fonctionnait pas. -- On va aller faire un tour chez les voisins. Si ca ne donne rien non plus j'irai au bateau me servir de la radio. -- Vous croyez que c'est la tempete qui a coupe les lignes ? -- Je l'espere, souffla-t-il en portant la tasse a ses levres. -- On dirait que ca s'est calme, il ne pleut plus. Le ciel demeurait gris cependant, le plafond bas et menacant. Emma termina son cafe, grimpa a l'etage pour expedier une toilette de chat dans la salle de bains puis ils sortirent dans la rue principale constellee de debris divers. Le vent soufflait encore, mais avec bien moins de force que la veille. -- Qu'est-ce que c'est ? interrogea-t-elle en designant la longue housse que Tim portait. Ce dernier hocha doucement la tete. -- De toute facon, ca ne nous sera d'aucune utilite range la-dedans, autant vous le montrer. Il ouvrit la fermeture a glissiere, et apparut un fusil a pompe Franchi SPAS-12. La crosse pliante, tout en metal, etait rabattue sur le dessus et une boite de cartouches glissa hors du sac. En temps normal Emma lui aurait demande d'eloigner cet engin. Cette fois, elle se contenta de secouer la tete. -- Je ne m'en suis jamais servi, dit-il. Vous savez tirer ? -- Non... Non. Et j'aime autant ne pas savoir. Tim chargea huit cartouches dans le magasin tubulaire, vida le reste de la boite dans ses poches et abandonna la housse dans les herbes. Il enfila la sangle sur son epaule et fit signe a Emma qu'il etait pret. -- Allons verifier ces telephones. Impressionnee par la presence de l'arme, Emma mit un moment avant d'avancer. -- Vous vous promenez souvent avec cet engin ? -- Non, je vous l'ai dit : je ne m'en suis jamais servi. J'ai beaucoup tire sur des bouteilles quand j'etais gosse, avec les carabines de mon pere, mais cette fois c'est du lourd. Je le garde avec moi sur le bateau, au cas ou... C'est un coin calme les Marquises, on ne risque pas grand-chose. Cela dit, des contrebandiers s'en sont pris une fois a des pecheurs puis a des touristes. -- Charmant. -- Ca n'a pas dure longtemps. Quoi qu'il en soit, j'ai ce monstre avec moi, il me rassure, d'autant que je fais pas mal de trajets le soir, ca rapporte davantage. Ils gravirent les marches d'un perron et Tim frappa energiquement a la porte. -- C'est votre boulot, de faire la navette ? Tim acquiesca. -- Je fais beaucoup de livraisons, des vivres, du courrier, et parfois un peu de peche. -- Mais vous privilegiez la nuit, vous etes un solitaire, n'est-ce pas ? -- Qu'est-ce qui vous le fait penser ? -- Pardonnez-moi, mais vous n'etes pas tres bronze pour un type qui passe sa vie dehors. Un sourire sincere decontracta le visage de Tim tandis qu'il insistait sur le chambranle. -- Il y a du vrai. Je passe ma vie dans la cabine de mon bateau ! J'attrape les filles en leur promettant que ma peau sent le sel et le sable alors que c'est l'huile et l'essence ! -- Un vrai romantique. Ca fait du bien de vous voir sourire, je me sens... oppressee ici. Il la scruta un instant puis lanca : -- On peut entrer, il n'y a personne. Le telephone ne fonctionnait pas non plus, et ils s'inviterent dans les quatre maisons suivantes - dont deux n'etaient pas equipees - sans plus de reussite. Tout portait a croire qu'on avait abandonne les lieux dans la precipitation : couvertures renversees au sol, verres encore pleins sur la table ou pantoufle solitaire au milieu du salon. En sortant, Emma remarqua que les lampes accrochees en hauteur aux angles des batisses etaient encore allumees. -- C'est l'eclairage public, il doit etre alimente par un groupe electrogene, expliqua Tim. -- Pendant que vous allez au bateau je vais essayer de trouver ou ca se coupe pour economiser l'essence. Si on doit passer encore une nuit ici avant qu'on vienne nous chercher je prefere avoir un peu de lumiere, on ne sait jamais. Tim parut ennuye. -- Je ne sais pas si c'est une bonne idee de se separer, protesta-t-il. -- Hier soir je vous aurais dit la meme chose mais j'ai dormi depuis, le jour m'a un peu rassuree. Si c'est une bete sauvage qui a fait fuir tout le monde, alors je l'entendrai approcher et je pourrai m'enfermer quelque part et hurler pour que vous veniez a mon secours. Ca vous va ? -- Et si c'est autre chose ? Emma perdit la petite lueur amusee qui brillait dans son regard. -- Quoi donc ? -- Je ne sais pas, une bande de voyous, des > qui auraient decide de s'en prendre au village. -- Je ne vois pas d'autre bateau que le votre dans la baie. Et s'il s'agissait vraiment de voleurs, ils auraient saccage les maisons pour trouver des bijoux et de l'argent. Allez, rassurez-vous, je pense que nous n'avons plus rien a craindre. Avec un peu de chance meme, tous les habitants ne vont plus tarder a revenir. Occupez-vous de votre radio, demandez qu'on vienne nous chercher. Plus vite on partira, plus vite je pourrai rassurer ma famille, ils doivent s'inquieter de n'avoir aucune nouvelle. Tim finit par accepter et s'eloigna, pendant qu'Emma marchait dans la direction opposee. Les groupes electrogenes sont en general tres bruyants, on avait du mettre celui-ci a l'ecart des habitations. Il suffisait de laisser trainer l'oreille pour suivre le bourdonnement. Emma remontait l'artere principale en tendant le cou vers l'arriere de chaque maison qu'elle depassait. Parfois un sentier a peine trace s'enfoncait entre deux clotures, et Emma s'y engageait sur une dizaine de metres avant de faire demi-tour. Elle n'osait s'aventurer trop avant malgre la mission qu'elle s'etait fixee. Son etat d'esprit n'etait certes plus le meme que la veille au soir, la lumiere du jour la rassurait, pourtant elle demeurait en etat de malaise. On ne fait pas disparaitre tous les habitants d'un village en quelques heures. Le vent avait balaye les troublantes cartouches de fusil, il ne restait echoues sur la piste que des branches eparses, des fleurs arrachees et des objets plus ou moins lourds voles aux jardins et aux terrasses. Elle se tourna et decouvrit que la plage, tout au bout de la ligne droite, etait maintenant a quatre cents metres. Emma contempla les environs. Omoa nichait au fond d'une vallee en cul-de-sac ; des collines couvertes de ce qui ressemblait a une epaisse jungle encadraient le village, ne laissant que la mer pour toute retraite. Tim a parle d'une route. Emma fouilla la fourrure d'emeraude du regard a la recherche d'une griffure, qu'elle discerna au sommet d'un des pics. Un etroit sillon disparaissant de l'autre cote, dans la vallee voisine. Peut-etre y a-t-il eu une alerte au tsunami ! Emma scruta a nouveau la plage. Si une vague de dix ou quinze metres deferlait par la baie, tout le village, qui etait plat dans son ensemble, serait balaye. Ils auraient gagne les dernieres maisons, celles que l'on voit en surplomb, ils n'auraient pas totalement abandonne leur village tout de meme... Emma decida de prendre de la hauteur pour tenter de reperer le groupe electrogene et elle s'engagea sur un chemin qui grimpait vers un petit promontoire. Malgre la tempete de la nuit qui avait considerablement rafraichi l'atmosphere et le ciel gris qui empechait la temperature de remonter, Emma sentit la sueur mouiller son front et ses reins. Au moins dominait-elle une partie d'Omoa qu'elle etudia avec attention. La multitude d'arbres touffus ne lui facilitait pas la tache. Un groupe d'oiseaux s'envola du toit d'une maison. Le vent balancait les branches, creant autant de mouvements parasites qui attiraient le regard. Enfin, elle apercut ce qui pouvait ressembler a un groupe electrogene derriere une grange. Emma se concentra pour mieux le distinguer. Oui, ca peut correspondre, estima-t-elle. Au fond, sur sa droite, le lisere mousseux de la mer s'ourlait sans relache pour s'etendre sur la longue plage. Le bateau de Tim gisait, un peu penche, a une dizaine de metres du quai. La silhouette du jeune marin apparut, il se hissait a bord. Par acquit de conscience, Emma fouilla l'horizon, sans rien distinguer. Ni navire de sauvetage ni contrebandiers assoiffes de sang. Tout ca est ridicule ! On ne vit plus au XVIIe siecle ! Pourtant elle ne pouvait ignorer l'improbable situation d'Omoa. Ce qui est vraiment etonnant c'est la precipitation qui semble avoir accompagne l'exode. Stop ! Ce n'est pas le moment de s'angoisser. Sans perdre de temps, Emma devala le chemin en passant sous les grandes feuilles des arbres tropicaux. Elle pressa le pas pour redescendre la grande rue et se rapprocher de l'eglise qui lui servait de repere. Un des battants etait reste entrouvert et Emma frissonna en songeant a ce qu'elle y avait vu la veille. Une fois depasse l'edifice religieux, elle contourna une grange sans murs, rien qu'un toit de tole sur des piliers en acier pour proteger de la pluie les sacs de grain. Le ronronnement d'un moteur sourdait non loin de la. Et droit devant elle, dans l'herbe, elle vit des plumes se soulever, se gonfler sous le souffle du vent. Des plumes sanglantes, par centaines... Emma longea un enclos grillage et ralentit le pas. Le portail n'etait pas ferme, la plupart des poules qui devaient former l'elevage avaient du s'enfuir. Mais une trentaine de cadavres gisaient dans la boue. Amputes, decapites, on les avait massacres. Une grande faux etait encore plantee la, et Emma imagina la scene. Un malade s'etait amuse a faucher tout ce qui passait a portee de lame, courant probablement dans l'enclos pour exterminer le maximum de volatiles, car il y en avait partout, eventres, entasses ou noyes dans les flaques. L'oeuvre d'un malade mental. Emma s'empressa de s'eloigner en se guidant au bruit du moteur. Bon sang, mais qu'est-ce qui s'est passe ici ? Elle ne se sentait pas tres bien. La nausee montait. Respire. Respire, ne te laisse pas aller. Pourtant les images de ces petits corps mutiles se superposaient au paysage. Un malade mental. Il n'y a pas d'autre explication. Il y a un fou sur cette ile. Emma accelera pour s'eloigner du carnage. Elle contourna une maison a la peinture delavee et trouva le groupe electrogene a l'oree de la foret. Deux futs d'essence encore pleins l'encadraient. Elle chercha un moment comment l'arreter, avant de tourner une molette qui commandait l'arrivee du carburant. La machine toussa avant de se taire sous les cliquetis du metal chaud. D'abord, Emma pensa que ses oreilles lui jouaient un tour avant de comprendre que le bourdonnement persistait. Elle tourna sur elle-meme pour en distinguer la provenance. Ca vient de plus haut, dans la foret. La colline s'arrachait au plat par une pente abrupte, rocheuse, sur laquelle s'accrochaient mousses, fougeres et, plus surprenant : de hauts palmiers par centaines. La vegetation etait si abondante que la lumiere du ciel peinait a filtrer. Emma hesita a s'y aventurer. Le dingue qui avait massacre les poules pouvait s'y cacher. Il faut que j'arrete de me raconter des conneries. C'est peut-etre juste une bete sauvage, la meme qui a fait fuir les habitants. Un troupeau plutot, oui, c'est ca ! J'ai pense a un dingue a cause de la faux, mais c'est moi qui ai fait l'association. Elle n'a peut-etre rien a voir avec ca. C'est juste une bete, plusieurs betes... A mesure qu'elle se rassurait, Emma realisait que son explication n'avait aucun sens. D'ou avait pu debarquer un troupeau d'animaux sauvages assez impressionnants pour qu'on evacue dans l'urgence pres de trois cents personnes ? Intriguee par le bourdonnement, Emma sauta sur les premiers rochers et s'agrippa aux racines pour gravir la pente. Le bourdonnement etait tout pres. Plutot un grouillement. Et une puanteur atroce. Elle ecarta les fougeres et une nuee de mouches s'envola juste sous ses yeux. Elles tournoyerent avant de se fixer a nouveau au sol, si nombreuses qu'elles dessinaient un tapis vivant, vorace, des milliers de trompes occupees a sucer goulument les fluides des cadavres abandonnes la. Une demi-douzaine de chiens, petits et gros, la tete fendue ou le ventre ouvert, commencaient a pourrir. Emma se detourna brusquement, les levres serrees pour ne pas vomir. Elle rebroussa chemin sans reprendre son souffle, poursuivie par sa propre horreur. 16 Tim avancait prudemment dans la grande rue, son fusil sur l'epaule, tout en cherchant Emma. Son pantalon mouille produisait un frottement desagreable a chaque foulee. Il fronca les sourcils en remarquant un panache de fumee noire sur sa droite. Au pas de course, il depassa le hangar a grain et trouva Emma en sueur, s'appuyant sur une fourche. A ses pieds, un monceau de cadavres d'animaux brulait en degageant une puissante odeur d'essence. -- Qu'est-ce que c'est que..., commenca-t-il. -- Des chiens, repondit Emma d'un ton neutre. Je les ai entasses pour eviter qu'ils ne pourrissent a l'air libre. Tim la devisagea un moment. Aucune emotion ne filtrait. Elle paraissait enfermee dans une carapace pour faire le sale boulot. -- Une idee de ce qui a pu arriver ? Emma leva les yeux vers lui, des yeux froids, presque inquietants. -- On les a extermines, ni plus ni moins. Les poules ont ete dechiquetees, pour les chiens je ne sais pas trop, ils etaient... devores. -- Je suis desole, fit Tim. Que vous ayez du le faire seule. -- Vous avez pu joindre quelqu'un ? Tim plissa les levres. -- J'ai bien peur d'avoir une autre mauvaise nouvelle, avouat-il. La radio ne fonctionne plus. Je pense qu'elle a pris l'eau pendant la nuit. J'ai jete un coup d'oeil mais je n'y connais pas grand-chose en electricite. Emma soupira, ses epaules s'affaisserent. -- Bon, de mal en pis. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? -- Il y a l'autre village, Hanavave. On peut s'y rendre, peut-etre qu'ils y sont tous. -- A quelle distance ? -- Un peu moins de vingt kilometres par la route, mais c'est une piste cahoteuse, tres sinueuse. A pied on n'y serait probablement pas avant la tombee de la nuit, on devrait pouvoir emprunter une voiture. -- Il y en a sur l'ile ? -- Oui, deux ou trois a Omoa. Il y a toujours un pick-up gare devant la baraque du vieil Alfred en haut du village. On va aller voir. Emma hocha la tete. Les plumes des poules s'etaient embrasees et la chair commencait a degager un parfum de viande corrompue par l'essence. -- C'est une bonne idee. Elle avait les traits tires, les yeux trop brillants, sans que l'on puisse dire si c'etait la fumee ou l'emotion. -- Ca va ? demanda-t-il, un peu maladroit. Vous encaissez ? Emma planta ses prunelles noires dans celles du jeune homme. Un regard dur. -- Non, ca ne va pas fort, mais oui, je vais encaisser. Allez, filons, j'ai mis assez d'essence pour qu'ils brulent jusqu'a ce soir. -- D'abord on va prendre de l'eau et de la nourriture. -- Au pire on en a pour une heure, non ? Vous voulez vraiment qu'on s'attarde pour des vivres ? -- Ce n'est pas pour faire des provisions, je meurs de faim. Desole, docteur DeVonck, mais je me suis leve tot et je reflechis mieux le ventre plein. Emma leva les bras en signe de capitulation. -- OK, pause dejeuner, je m'en charge. Et faites-moi plaisir, appelez-moi Emmanuelle, ou Emma. Sur quoi ils abandonnerent le bucher, et entrerent dans la premiere maison qui se presentait. Ils ne prenaient plus la peine de frapper ou d'appeler. Emma ouvrit le refrigerateur, la coupure de courant n'avait pas encore gate les victuailles. Elle decouvrit des barquettes de dinde et les posa sur le plan de travail. Mais l'image des poules s'imposa a elle et tout reintegra aussitot le refrigerateur. Elle s'interessa alors aux placards, y debusqua des conserves de sardines a l'huile et de thon, du pain de mie longue conservation, et confectionna des sandwiches qu'elle emballa dans du papier aluminium. -- Voila, j'ai de quoi... Tim n'etait pas dans la piece, ni dans le salon. -- Tim ? Emma glissa les sandwiches dans son sac a dos avec une bouteille d'eau qu'elle vola a la reserve et fonca dans le couloir. -- Tim ? Vous etes la ? Elle etait certaine qu'ils etaient entres ensemble. La moustiquaire bruyante n'aurait pu manquer de grincer s'il etait retourne dehors. -- Tim, vous me faites peur... Pour la premiere fois de sa vie, Emma eut envie d'une arme. Une arme a feu, pour se defendre, pour... Non, je suis en train de me faire peur toute seule, il est surement sorti et je n'ai pas fait attention. Alors qu'elle s'appretait a quitter la maison, elle entendit un choc sourd au bout du couloir. Le corridor etait plonge dans la penombre, l'unique fenetre occultee par des volets en bois. Deux portes barraient l'extremite, dont l'une etait fermee. Le bruit provenait de l'autre. Elle s'approcha, tendit la main pour pousser le battant. La lumiere du jour peinait a se frayer un chemin depuis le salon, diffusant un halo que les ombres repoussaient. C'etait une chambre. Un tapis rond recouvrait une partie du carrelage et une penderie beait face a elle. -- Tim ? On bougea sur sa gauche. Emma pivota. Elle marcha sur le tapis qui n'etait pas plus consistant qu'une flaque d'eau. Son pied glissa et elle se rattrapa a la commode. Ce n'etait pas un tapis. Et tout en ouvrant grand la porte pour laisser penetrer la lumiere, elle fouilla du regard le fond de la chambre pour decouvrir Tim avachi sur le lit. Elle l'entendit inspirer longuement. Il laissa filer plusieurs secondes avant d'articuler : -- Il faut que vous regardiez ca, et sa voix contenait de la peur. Il leva le camescope qu'il tenait en main, le petit ecran LCD ouvert sur le cote. Emma s'approcha et glissa a nouveau. Elle fixa ses pieds et songea a cet etrange tapis qui venait de deteindre sur ses chaussures. Elle tronait au milieu d'une large mare de sang. 17 Emma s'empressa de sauter en dehors de la flaque noire. -- On se tire d'ici tout de suite ! je n'en peux plus de tout ce... ce macabre ! Venez, Tim, on sort. Mais il ne bougea pas du lit, il lui tendait toujours le camescope a bout de bras. -- Il faut que vous regardiez ca, repeta-t-il doucement. Emma ne parvenait pas a detacher les yeux de tout ce sang sur le carrelage. Un corps en contient combien ? Cinq litres en moyenne ? Bordel, mais qu'est-ce qui s'est passe ici ? -- Il faut que vous regardiez ca, repeta Tim plus fort. Emma avisa plutot la sortie et la lumiere rassurante du jour au loin. -- Maintenant ! insista-t-il avec suffisamment de detresse pour qu'Emma reprenne le controle de ses nerfs. Elle saisit le camescope et chercha le bouton d'allumage. -- Appuyez juste sur Play. Ca va demarrer. Elle s'executa et un ecran bleu l'illumina. Soudain l'image se forma, toute noire, avec la date : > et l'heure : > -- C'etait mercredi, la veille de mon arrivee, commenta-t-elle. Tim ne repondit pas. Sur le petit ecran, l'image etait toujours aussi sombre, on ne distinguait aucune forme. Une sorte de chuintement parasitait le son. Emma rapprocha l'appareil de son oreille. Le gresillement devint plus intelligible et elle identifia une respiration, haletante. Non, pas exactement, Plutot... Oui, c'est ca : terrorisee. Celle ou celui qui filmait se tenait tout pres du micro, serrant la camera contre lui. Il y eut des mouvements et brusquement Emma vit de la lumiere, des stries ambrees et paralleles, les unes au-dessus des autres. Emma reconnut les lames inclinees de la grande penderie. Le cameraman etait dans le placard. Un bruit sec et puissant fit vibrer le minuscule haut-parleur, Emma reconnut un coup de feu et la personne qui filmait se mit a sangloter. Des pleurs qu'elle tentait d'etouffer tant bien que mal. D'autres coups de feu suivirent. Et un long hurlement au loin. Le bruit de fond etait noye par la distance mais Emma y percut des cris, nombreux, de panique, de terreur. La camera tremblait. Le fracas du bois brise fit sursauter l'image encore une fois. Les sanglots s'amplifierent, de moins en moins contenus. La lumiere des persiennes s'altera tandis qu'une forme entrait dans le couloir. Une silhouette imposante et rapide. Trop rapide pour laisser a la camera le temps de la saisir. Puis l'ombre se volatilisa. Elle etait sortie du cadre. Plus aucun bruit. La respiration hachee par des larmes de terreur, le cameraman tentait de se reprendre en inspirant profondement, plusieurs fois de suite. Brusquement l'image devint floue tandis que la lumiere se deversait dans la penderie, une forme massive passa et aveugla l'objectif. La personne se mit a hurler de toutes ses forces. D'abord de peur, puis d'horreur. La camera tomba au sol et roula pendant que les battants du placard claquaient et qu'on s'epoumonait. Le rale monta dans les aigus avant de s'amplifier encore. Emma n'aurait jamais cru qu'un etre humain pouvait emettre de tels sons et la chair de poule s'empara de son corps. La longue plainte semblait ne jamais prendre fin, comme si la victime parvenait a trouver toujours plus d'air. Elle s'interrompit brutalement, remplacee par un hoquet humide, puis reprit, interminable, insoutenable, entrecoupee de borborygmes ecoeurants qui laissaient deviner la plaie ouverte a la gorge. Un long reniflement remplaca les cris, presque resigne, puis un sanglot, le dernier. Et le silence revint. La camera filmait le bas du placard, ce qui ressemblait a des boites a chaussures. -- Il n'y a plus rien ensuite, rapporta Tim, j'ai passe en avance rapide sans rien trouver d'autre. -- C'est abominable. -- Emma, je ne sais pas ce que c'etait, mais ca a tue quelqu'un, il n'y a aucun doute. Emma scruta ce qu'elle avait pris pour un tapis. -- On se tire, trancha-t-elle. La voiture, il nous la faut et on fonce a l'autre village. -- Qu'est-ce que c'etait ? -- Je ne veux pas le savoir. Je veux partir. Elle jeta le camescope sur le lit avant de sortir retrouver l'air frais et surtout la lumiere du jour. C'est en essayant de s'essuyer les pieds dans l'herbe, longuement, qu'Emma se rendit compte qu'elle transpirait. Tim la rejoignit, son fusil a la main. -- Venez, commanda-t-il. Ils marcherent en direction de la vallee, vers les dernieres batisses. La vegetation se faisait plus envahissante, plus dense egalement. Les constructions plus espacees. Tim restait aux aguets, scrutant les ombres qui jalonnaient leur parcours, pret a faire feu. Ils depasserent un batiment plus important que les autres ou Emma vit des dessins d'enfants scotches aux fenetres. Une ecole. Bien sur, il y a aussi des enfants sur l'ile... Elle secoua la tete. Non, tout un village ne pouvait avoir ete extermine comme de vulgaires poulets, c'etait impensable. Pourtant les chiens ont ete decimes, des clebards avec des dents de la taille d'un canif] -- C'est apres l'ecole, precisa Tim. On y est presque. Ils passerent devant une pelouse usee par le passage incessant des enfants, et derriere une petite maison. Tim s'arreta net. -- Elle n'y est pas, lacha-t-il. La voiture, elle n'y est pas. -- Il n'a pas un garage cet Alfred ? Tim fit non de la tete et soupira. -- Oh putain ! s'ecria-t-il. Pas une bagnole dans tout ce foutu bled ! Mais elles sont ou ? -- Calmez-vous, on n'a pas besoin que vous craquiez maintenant. Bon, vous etes certain qu'il n'y a pas un autre vehicule dans tout Omoa ? -- J'en ai bien peur. Il y a deux ou trois voitures normalement, mais elles sont garees dans la rue, il n'y a ni parking ni remise. -- Alors soyons pragmatiques. On va redescendre la rue et verifier tout ce qui ressemble de pres ou de loin a un hangar. Si on ne trouve rien on fonce a Hanavave a pied. -- On n'y sera jamais avant la nuit. -- Et alors ? Vous avez une lampe, non ? On ne risque pas de se perdre puisqu'il n'y a qu'une seule route sur l'ile. -- C'est une mauvaise piste tres pentue. Elle surplombe les falaises et si jamais il pleut a nouveau on peut etre pris dans une coulee et s'ecraser mille metres plus bas ! Et puis... je ne suis pas sur que ce soit une bonne idee d'etre dehors la nuit tombee. Vous avez vu la video. -- Oui, et je ne veux pas etre ici si les malades qui ont fait ca reviennent. -- Emma... je... je ne voudrais pas passer pour le plouc local un peu trop credule a vos yeux mais... je ne suis pas certain que le coupable soit humain. -- Humain ou animal, ca a massacre du monde ! -- Ce que je veux vous dire c'est que c'est peut-etre autre chose... -- Quoi ? Vous pensez a... a un monstre, c'est ca ? Il haussa les epaules, confus. -- Je n'en sais rien, c'etait atroce, et tout le village a subi le meme sort on dirait, et en une seule nuit ! Vous croyez que des hommes ou des animaux pourraient faire une chose pareille ? Emma pinca les levres. -- On ne va pas s'embarquer dans cette conversation, conclut-elle. Nous sommes creves, sous le choc, et nous avons plus important a gerer. Il faut savoir quoi faire. Si on ne peut pas partir pour Hanavave maintenant, alors demain matin a la premiere heure nous deguerpissons d'ici. -- Je vais nous trouver une petite maison, avec peu de fenetres, pour passer la nuit. On se barricadera. -- Ecoutez, Tim, je crois qu'il ne faut pas ceder a la paranoia, d'accord ? Quoi qu'il se soit passe a Omoa, il semblerait que les auteurs n'y soient plus, c'est deja un bon point. -- J'espere surtout qu'ils ont quitte l'ile et qu'ils sont loin, sinon on risque d'avoir des problemes cette nuit. -- Pourquoi ? Tim leva le canon de son fusil vers le ciel ou le ruban de fumee noire s'entortillait haut avant de se disperser. -- Parce que votre feu est visible a des kilometres. 18 Au fond de la rame de metro, Fabien detaillait la une du Parisien que tenait ouvert un voyageur en face de lui. Un autre scandale politique en perspective, l'interview exclusive du nouveau gagnant d'un grand jeu de telerealite et, au-dessus de la manchette, l'annonce du dernier bilan du seisme qui avait frappe l'Indonesie. Fabien avait vaguement suivi - c'etait dans tous les journaux depuis deux jours - le tremblement de terre le plus violent qu'ait subi la region de memoire d'homme. Ce que Fabien avait surtout remarque c'etait l'indecence du journal televise qui soulignait d'abord les degats sur l'economie de l'Asie du Sud-Est avant d'annoncer les centaines de milliers de victimes. Depuis, le Japon et la Californie vivaient en etat d'alerte, craignant l'imminence du >, le seisme legendaire que tous les sismologues prevoyaient et qui devait ravager ces regions. Le metro se mit a ralentir. Fabien etait presque arrive a destination. Personne ne pretait attention a lui, un homme d'une trentaine d'annees, mal rase, aux cheveux courts et lunettes fines, avec un petit ventre, une veste en cuir sur un pull, et une echarpe enroulee autour du cou dissimulant son menton, rien de bien singulier. La station Saint-Augustin defila derriere les vitres et les portes s'ouvrirent bientot. Fabien se mela aux quelques badauds. Un samedi matin a sept heures et demie, il y a peu de monde. Quand il avait le choix il preferait se deplacer aux heures de pointe, en semaine, la, il etait certain de passer totalement inapercu, une filature dans le maelstrom du metro a la sortie des bureaux relevait du pur fantasme. L'air du boulevard Haussmann lui fouetta le visage et il rentra un peu plus sa tete dans les epaules. Il n'avait pas connu un froid aussi mordant en octobre depuis... depuis quand deja ? Avait-il meme le souvenir de la neige dans Paris sinon sur les images d'archives ou les cartes postales ? Ses parents se souvenaient des batailles de boules de neige a Noel quand ils etaient gamins, dans leur banlieue du sud, pres d'Evry. Mais lui... il etait de la generation sans neige. Celle des pandemies, du sida - encore que celle-ci ses parents l'aient bien connue -, du H5N1, de la recrudescence des grippes mortelles et de toutes ces maladies autrefois benignes que les antibiotiques de moins en moins efficaces avaient rendues desormais dangereuses. Il se souvenait que sa grand-mere, deux ans plus tot, juste avant qu'elle ne decede, lui avait dit : -- Mon pauvre cheri, quelle planete nous te leguons... Fabien lui avait pris la main en souriant : -- Mamie, j'ai grandi dans ce contexte-la, depuis que je suis ne j'apprends a cotoyer ses bons et ses mauvais cotes. Le monde que tu as connu est pour toi un souvenir melancolique ; il n'est pour moi qu'une histoire qu'on raconte. Ne t'en fais pas, va, je ne suis pas malheureux. Et si on y regarde de pres, je suis certain que ton epoque aussi t'a procure un lot d'inquietudes, non ? Il etait sincere ce jour-la, meme si l'accumulation de catastrophes naturelles et la desorganisation du climat avaient fini par l'angoisser, comme beaucoup d'autres. Il tourna dans la rue d'Anjou et tapa un code sous une porte cochere, qui s'ouvrit sur une cour sombre. Fabien gagna le premier escalier recouvert d'un tapis rouge et s'arreta au deuxieme etage. Il pressa le bouton de la sonnette sous laquelle etait ecrit : >>. Le mecanisme electrique siffla et la porte se deverrouilla. A l'interieur un homme en costume etait assis derriere un comptoir d'accueil, oreillette en place. Il se leva pour saluer Fabien. -- J'ai rendez-vous avec M. DeBreuil. -- Il vous attend, suivez-moi. Le secretaire, dont la carrure et l'austerite evoquaient l'homme de main des polars, l'escorta jusqu'a un bureau haut de plafond, aux murs couverts de moulures, et dont la cheminee abritait un feu crepitant. Une silhouette longiligne se deplia derriere le bureau et vint a la rencontre de Fabien, tandis que le secretaire s'eloignait. -- Fabien, votre message de ce matin m'a quelque peu effraye ! Fabien hocha la tete et designa Patre. -- C'est la premiere fois que je vois une cheminee qui fonctionne a Paris ! DeBreuil ignora la remarque. Il invita Fabien a s'asseoir dans l'un des deux fauteuils clubs en cuir qui encadraient la cheminee. L'homme avait les cheveux gris, un peu trop longs sur la nuque, et les tempes blanches, des traits creux, aux rides rares mais profondes, le nez pointu, les levres presque avalees par sa bouche etroite. Tout son corps etait a cette image : retracte, epaules en avant, torse efface sous son costume anthracite flottant. Neanmoins il degageait une impression de force, tout en nerfs, Fabien le sentait capable de tout, ses longs doigts bosseles avaient probablement signe bien des drames dans la vie d'hommes et de femmes. -- Alors, dites-moi, qu'y a-t-il de si important que vous me fassiez quitter ma famille un samedi matin ? Fabien resta sans voix une poignee de secondes, il n'aurait jamais imagine DeBreuil avec une femme et des enfants. -- C'est l'observatoire du Midi, monsieur, avoua-t-il enfin. DeBreuil cligna les paupieres comme pour signifier qu'il comprenait maintenant pourquoi ils ne pouvaient en parler au telephone. -- Nous en avons perdu le controle. -- Quoi ? aboya-t-il. Vous voulez bien developper ? -- Des hommes sont arrives jeudi apres-midi, ils viennent de la Commission europeenne. -- Je croyais que LeMoll n'avait rien dit ! J'ai personnellement affirme a Grohm qu'il ne risquait rien ! -- On s'est trompes. DeBreuil sauta hors de son siege. -- On s'est trompes ? Vous vous foutez de moi, Fabien ? On s'est trompes ? Vous ne realisez pas ce qui est en train de se passer j'ai l'impression. -- Au contraire, monsieur, nous jouons nos tetes. -- Ca, vous pouvez le dire ! Comment se fait-il que vous me l'annonciez seulement maintenant, on est samedi, nom de Dieu ! -- L'equipe qui a debarque la-bas a pris soin de verrouiller le site, ils en maitrisent l'acces et les communications. -- C'est vraiment ces fouineurs de la Commission, vous etes sur ? -- Tout semble le confirmer. Il y a des chercheurs avec eux, un geneticien et un sociologue. DeBreuil se massa le front, encore plus soucieux tout a coup. -- Comment peuvent-ils savoir ? demanda-t-il sur un ton brusquement calme et froid. -- LeMoll n'a rien dit, je me suis personnellement occupe de lui, neanmoins... il a peut-etre laisse trainer des documents que je n'aurais pas recuperes. DeBreuil soupira avec agacement. -- Nous sommes dans la merde, mon petit, je n'aime pas le dire mais c'est veritablement le cas ! S'ils trouvent quoi que ce soit, ca deviendra public et alors la... -- Je travaille a resoudre le probleme, precisa Fabien. J'ai contacte mon equipe, ils sont prets a intervenir au plus vite. -- Comment avez-vous appris l'arrivee de la Commission ? -- Un de nos gars sur place est parvenu a dejouer leur surveillance, il a accede a Internet et m'a prevenu ce matin tres tot par mail. DeBreuil se crispa, sa main blanchit sur le dossier du fauteuil. -- S'ils sont sur le pic du Midi alors ils ont su pour Fatu Hiva ! Ca expliquerait qu'on ait perdu la liaison avec l'ile presque au meme moment ! Cette fois les prunelles de DeBreuil s'affolerent tandis qu'il analysait les consequences possibles. -- Toujours aucune nouvelle ? s'etonna Fabien. -- Non, rien. Le pire scenario commence a se dessiner. Le pire du pire. Que les documents du pic soient decouverts serait catastrophique, mais si nos installations sur Fatu Hiva sont compromises, c'est la fin. -- Je pense qu'on peut encore rectifier la situation, si vous me le permettez. Rien n'est paru dans la presse, ca veut dire que la Commission europeenne s'est fixe deux ou trois jours pour tout tirer au clair avant que le scandale n'eclate. Si on arrive a reprendre le controle en deplacant ou en detruisant les documents ils ne pourront rien faire. -- Chargez-vous de l'observatoire, je m'occupe de l'ile, ordonna DeBreuil, la bouche tremblante de tension. -- Elle est isolee, c'est notre force. -- Coupez les communications du pic, qu'ils ne puissent plus emettre. Et il faut parvenir a les coincer la-haut le temps necessaire. -- La meteo s'en chargera, un avis de tempete est lance pour les prochains jours. J'ai verifie ce matin. -- Faites ce qu'il faut, Fabien, mais faites-le vite et bien ! -- Oui, monsieur, je suis la pour ca. DeBreuil s'humecta les levres et vint se rasseoir en face de son interlocuteur. Il se pencha vers lui pour que leurs visages soient tout proches et il murmura : -- Parce que nous ne jouons pas seulement nos tetes, mon brave. Si ce que nous avons decouvert devient public, je vous garantis que la societe basculera dans l'horreur et le chaos avant que vos enfants soient en age de se defendre. Il prit le temps d'avaler sa salive. Ses yeux etaient zebres de rouge, et il posa ses mains moites sur les genoux de Fabien pour ajouter : -- Et ce n'est pas vous, du fond de votre cellule, qui pourrez les proteger de ce qui se deversera sur le monde. 19 Peter se reveilla tot ce samedi matin. L'esprit vif, determine a passer a la vitesse superieure. Sinon, a ce rythme-la, ils y passeraient les fetes de Noel. Il se glissa sous la douche en pestant. A huit heures moins le quart, le refectoire etait encore vide. Il se fit chauffer un petit pain et pendant ce temps alla au telephone mural. Meme un samedi matin a cette heure ses beaux-parents seraient debout. Il composa leur numero et attendit plusieurs secondes avant de comprendre qu'il n'y avait pas de ligne. Il raccrocha trois fois pour verifier qu'elle ne revenait pas et soupira en retrouvant sa tasse de cafe. La porte s'ouvrit sur Gerland. Le petit homme avait les traits tires par la fatigue. -- Vous etes bien matinal, fit-il en apercevant Peter. -- Je pourrais vous retourner la politesse. -- Notez que je m'en rejouis, nous avons du boulot ! Alors, vous avez avance, vous pouvez m'en dire un peu plus ? demanda-t-il en guignant le cafe que Peter avait prepare. -- Pas encore. Ce week-end sera decisif, je l'espere. -- Je compte sur vous. Grohm est un vrai mur. Il m'envoie paitre des que j'insiste. A l'en croire tout est clair : ils valident les brevets et rien de plus. Peter haussa les sourcils. -- Dites, il y a un probleme avec les lignes telephoniques, j'ai voulu appeler ma belle-famille ce matin pour prendre des nouvelles des enfants et ca ne marche pas. Gerland fit la moue, l'air embarrasse. -- Je vais vous accompagner jusqu'a un telephone qui fonctionne, avoua-t-il. Par mesure de securite, j'ai fait couper les lignes que nous ne pouvons surveiller. -- Pardon ? Vous plaisantez ? Mais ou est-ce qu'on est ici ? Un revival de Guantanamo ? Gerland, vous ne pouvez pas empecher les gens de circuler et de communiquer, cela devient inquietant, vous comprenez ce que je veux dire ? -- Tout a fait, et si vous-meme ou quiconque de l'equipe scientifique voulez telephoner, ou meme quitter les lieux, soit ! Mais je ne peux me permettre de laisser Grohm et ses hommes agir tant qu'ils se foutent de nous. -- Je ne crois pas que ce soit tres legal... -- C'est vrai. Mais ce que nous faisons depasse les regles habituelles, professeur. -- Tout ca commence a bien faire ! Ce secret, cette paranoia, la presence d'hommes pour faire la securite, j'en... -- Tout ce que j'ai fait c'est cadenasser l'acces aux bureaux et poser des questions, le coupa Gerland. Rien de mal a ca. Et vous voulez que je vous dise ? Aucun d'eux ne s'en est plaint ! Personne n'a crie au scandale plus de cinq minutes, et vous savez pourquoi ? Parce qu'ils font des travaux illegaux et qu'ils le savent ! Et ils ne veulent surtout pas qu'on mette la main dessus, encore moins que la loi s'en mele ! -- Lorsque votre enquete deviendra publique il faudra expliquer vos agissements, Gerland. Ca pourrait vous poser quelques problemes. -- Ce sera mon probleme. Pour l'heure, ce que je vous demande, c'est de bien vouloir m'aider a trouver ce qu'ils font. Il changea subitement d'expression, ses joues se detendirent, son front se relacha et il posa une main sur l'epaule de Peter. -- Allez, venez, nous allons vous trouver un telephone pour appeler votre famille. -- Je voudrais des nouvelles de ma femme, lui parler. Je n'en peux plus d'attendre. -- Il est vingt-deux heures la-bas, je doute que ce soit possible. -- Debrouillez-vous. Gerland hocha la tete. -- Je vais voir ce que je peux faire. Benjamin Clarin portait une chemise a manches courtes sur un tee-shirt a manches longues au-dessus de son jean. Il entra dans le bureau occupe par Peter. -- J'ai liste environ 80% des dossiers et il n'y a pas un labo qui ressorte plus que les autres, exposa le jeune sociologue. Peter hocha la tete, assis dans un fauteuil au milieu des piles de rapports. -- Tout va comme tu veux ? s'enquit Ben face a l'air preoccupe de son beau-frere. -- J'ai cherche partout, je n'arrive pas a rattacher ces radios du crane et les scanners du cerveau a un seul de ces traitements. -- Tu as tout epluche ? s'etonna Ben. -- Non, bien sur, mais en survolant je n'ai trouve aucun lien. -- C'est pourtant quelque part, tu mettras la main dessus quand tu ne les chercheras plus, c'est toujours comme ca. Dis, tu as jete un oeil sur les ordinateurs ? -- Non, pas encore. Mais puisque tu es la... Les deux hommes se posterent face a l'ecran et Peter le demarra. Une page bleue ne tarda pas a s'afficher avec deux icones differentes : celle d'un pion d'echec avec > et celle d'un doigt avec >. -- Il nous faut le mot de passe, pesta Peter. -- Je serais surpris qu'ils nous le donnent. En revanche, pour l'empreinte digitale, m'est avis que ce n'est pas un systeme bien sophistique. On peut peut-etre faire quelque chose. -- Quoi donc ? -- Je m'en occupe, tu n'as qu'a te replonger dans les paperasses, je serai de retour avant midi. Peter regarda Ben sortir a toute vitesse. -- Toi, tu ne changeras jamais..., chuchota-t-il. Il verifia l'heure sur sa montre. Dix heures et demie. Il avait passe beaucoup de temps a fouiller les dossiers pour comprendre ce qu'etaient ces scanners et ces radios. Contrairement a Ben, il n'etait pas tres optimiste sur ses chances de tomber par hasard sur ce qu'il cherchait. J'ai plutot l'impression qu'il en manque ! Grohm et les siens s'etaient-ils debarrasses des pieces essentielles avant la > ? Peu probable... Tout a ete tres vite, ils n'ont pas pu etre prevenus. Peter parcourut la piece en tournant sur son siege pivotant. -- Ou est-ce que vous planquez ce dossier ? pensa-t-il tout haut. Dans la chambre d'un des scientifiques ? A moins que ce ne soit a la passerelle, tout la-haut. Soudain Peter s'apercut qu'il ignorait a quoi servait cette grande salle pleine d'ordinateurs. Elle dominait tout le site, etait surmontee d'une immense antenne et voila tout ce qu'il en savait. Gerland les aurait prevenus s'il avait mis la main sur des elements importants. Peter se leva et traversa le couloir pour refermer la lourde chaine et son cadenas derriere lui. Il navigua de corridor en escalier, entra son code personnel pour passer le sas de securite, grimpa les etages et poussa la porte de la vaste piece. La baie vitree en U qui les entourait semblait s'etre ecrasee quelque part dans les nuages, baignant les lieux d'une lumiere blanche, presque bleue. Gerland etait en conversation avec Mattias, le garde du corps a l'accent allemand, tandis que Grohm lisait un magazine dans son coin, les pieds sur un caisson, l'air indifferent. Gerland apercut Peter, il termina sa phrase et vint a sa rencontre. -- Du nouveau ? Peter balaya les lieux d'un geste ample : -- Vous nous avez cantonnes aux bureaux en bas mais je me demandais ce qu'il y avait ici, a quoi servait cette... passerelle. -- C'est comme sur un porte-avions. On domine tout. Il y a quelques cameras sur le pic, tout est enregistre ici. Peter vit en effet une demi-douzaine d'ecrans en couleur ; essentiellement des vues de l'exterieur. -- A quoi servent-elles ? Ce n'est pas Fort Knox ici tout de meme ! Gerland montra Grohm du doigt. -- Demandez-le-lui ! Officiellement ca date de l'epoque ou les touristes pouvaient monter, c'etait pour garantir leur securite, veiller a ce que personne ne se penche par-dessus les parapets, et ainsi de suite. Gerland repetait les mots de Grohm avec emphase pour bien souligner qu'il n'en croyait rien. Celui-ci, sans lever les yeux de son magazine, lanca : -- Votre patron pense que je suis le diable... Gerland ne releva pas et prefera entrainer Peter plus loin, vers une batterie d'ordinateurs. -- Ici, c'est le pole de communication, acces Internet - ils ont leur propre serveur d'acces -, telecopieur, telex, scanner, tout y est. Peter remarqua un ordinateur portable bien plus epais que la normale, une webcam accrochee sur le cote de l'ecran. -- Et ca ? demanda-t-il. -- Liaison par satellite ! -- Avec qui on veut ? -- Non, c'est un circuit ferme, ce poste ne peut communiquer qu'avec un autre poste predetermine. Grohm nous dit que c'est avec Bruxelles. Je suis sceptique. -- Vous ne l'avez pas essaye ? -- Si, il n'a pas fonctionne, cependant il est active, on le laisse tourner, au cas ou... La-bas, vous avez de quoi faire une videoconference. Gerland l'entraina vers une table et huit chaises ou un videoprojecteur pointait vers un mur d'ou pouvait descendre un ecran electrique. -- Et les archives tout au fond ? s'enquit Peter. -- Je les epluche ; enormement de paperasse, si vous voulez mon avis c'est l'ecran de fumee qui abrite le jackpot. -- J'ai le sentiment que certains dossiers sont ailleurs. C'est grand ici, vous etes sur d'avoir fait le tour ? Il n'y a pas d'autres bureaux ? -- Non, rien d'autre. Neanmoins, si cela peut vous rassurer, allez-y, parcourez les installations, mais ca va vous prendre du temps, comme vous l'avez dit : c'est grand ! Peter posa les mains sur ses hanches. Il ne se sentait pas a sa place. Il prit une large inspiration avant de repondre : -- Non, si vous me le dites, ca me suffit. Ecoutez, je commence a douter de mon utilite. Tout est tres confus, je ne dispose d'aucune information claire, il est possible que nous ne puissions rien vous apporter de concret. -- Vos noms n'etaient pas lies a cet endroit par hasard, intervint Gerland avec une pointe d'enervement. Il y a forcement des informations que vous pouvez analyser. Cherchez, j'ai confiance en vous. -- Et ma femme ? Vous avez tente de joindre votre acolyte, ce... comment avez-vous dit qu'il s'appelait ? -- Mongowitz. Ca ne fonctionne pas. Ecoutez, professeur DeVonck, je me suis renseigne a ce sujet et... une tempete est passee sur la region. Rassurez-vous, il n'y a rien de grave aux dernieres nouvelles. Mais je pense qu'il faudra un peu de temps avant qu'ils ne retablissent les lignes. Le coeur de Peter s'accelera. Il n'aimait pas ca. La colere monta subitement et il dut serrer les dents pour la contenir. L'impuissance le rendait fou. Mais hurler sur Gerland ne l'aiderait pas a obtenir des nouvelles d'Emma. -- Vous avez bien choisi votre moment, lanca-t-il au petit homme. Une tempete ici, une autre la-bas ! (Il se reprit aussitot et s'eloigna.) Je redescends. Prevenez-moi des que vous aurez du nouveau a propos de ma femme. Si demain soir je n'ai rien, lundi matin Ben et moi rentrons a Paris. Telepherique immobilise ou pas, vous vous debrouillerez pour nous faire descendre ! Et il claqua la porte. Ben retrouva Peter a sa place, dans le bureau mitoyen a la bibliotheque. Il tenait du papier aluminium dans la main. -- Ta-da ! fit-il en entrant, bras tendu comme s'il offrait le Saint-Graal. -- Qu'est-ce que c'est ? -- J'ai fait de la pate a sel dans les cuisines. -- De la pate a sel ? repeta Peter, incredule. -- Oui, ce truc pour les gosses qu'on moule et qu'on chauffe pour durcir. J'en ai fait un petit bout, je suis alle voir Louis Estevenard, souriant et jovial comme toujours ! Je lui ai demande de me tendre son index, tu penses s'il a trouve ca drole. J'ai presque du le forcer. Avant qu'il ne reagisse j'ai enfonce son doigt dans ma pate a sel et je suis sorti pour tout cuire ! Il exhiba un boudin termine par une belle empreinte digitale. -- C'est suppose fonctionner ? -- J'espere ! Ben se cala face a l'ordinateur et selectionna >. Il appliqua son doigt factice en prenant soin de bien poser les sillons sur la cellule. Une fenetre apparut avec un message d'erreur : >. Il repeta l'operation, plus lentement. Une croix verte leur annonca qu'ils avaient reussi. -- Tu es un genie, murmura Peter sans quitter l'ecran des yeux. Le bureau n'etait occupe que par les icones >, > et un porte-documents >. Ben double-cliqua sur ce dernier. Une liste de noms de laboratoires defilerent, plus d'une cinquantaine. -- On n'est pas rendus, commenta-t-il. Les noms se superposaient par ordre alphabetique. Peter lui demanda de les derouler l'un apres l'autre. -- Attends, reviens en arriere ! commanda-t-il. La, au-dessus. > ! -- Ca ne me dit rien... -- J'ai deja vu ce nom plusieurs fois, et ce n'est pas un laboratoire, en tout cas il n'est pas presente comme tel. Ben ouvrit le dossier et une fenetre lui demanda le mot de passe. -- C'est quelque chose de simple, dit Peter. Au labo on utilise aussi des mots de passe, mais c'est toujours tres rudimentaire pour aller vite et ne pas risquer de l'oublier. Il sortit l'ordinateur portable que Gerland leur avait confie et l'alluma pour sonder les fiches qu'ils avaient remplies sur chaque scientifique travaillant pour Grohm. A la page concernant Louis Estevenard, ils avaient note : >. -- Encore mieux, ca fait moins de possibilites, nota Peter a voix haute. Tiens, tape sa date de naissance. Ben s'executa, mais sans succes. Il essaya autrement, date partielle, a l'envers, avec le meme resultat : echec. -- C'est quel signe astrologique le 11 octobre ? -- Balance je crois. Le message d'erreur se repeta. -- Tape >. Rapide et simple, declara Peter. Et ca refleterait bien le caractere du bonhomme, pour ce que j'en ai vu. Tout le contenu de > s'ouvrit sous leurs yeux. Des fichiers Word en majeure partie, quelques PDF et des images. -- Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? Peter posa son doigt sur les trois premiers fichiers : >, > et >. D'autres noms tout aussi fantaisistes se succedaient. Ben cliqua sur >, s'attendant a un long texte synthetisant le travail d'Estevenard. Seules une dizaine de lignes apparurent, et, plus surprenant encore pour un scientifique : a propos de religion. Au vu de nos conclusions il n'y a guere que la spiritualite qui me vienne a l'esprit. Le Mal va s'abattre sur terre, je n'ai desormais plus aucun doute. Si Dieu existe bien, Il apparait comme bon et omnipotent. Or s'il etait omnipotent II pourrait detruire le Mal. S'il etait bon, Il voudrait detruire ce Mal. Mais le Mal est la. Je pense aux premiers etres humains que furent Adam et Eve ; ils furent chasses du Paradis pour avoir desobei. Leurs propres enfants, Abel et Cain, furent victime et meurtrier. L'humanite qui suivit fut finalement noyee sous le Deluge parce que devenue mauvaise dans son ensemble. Quel espoir pour nous ? Le Mal est la malgre l'omnipotence et la bonte de Dieu. Alors Dieu n'est pas. Ou Il se gausse de nous. Et de notre malheur. Car Lui le sait, des le debut, Il nous a faits imparfaits. Voues a l'echec. Nous ne sommes que les jouets d'une cruelle force cosmique. Et ici, avec nos travaux, nous l'avons demontre. 20 Les sommets escarpes de Fatu Hiva ressemblaient a la crete d'un animal prehistorique dont seul le haut de la tete depasserait d'une eau noire. La nuit tombait et les lumieres des deux villages brillaient a l'instar de deux yeux inquietants sur ce crane etrange. Pendant que Tim s'affairait a barricader la maison qu'ils avaient choisie pour passer la nuit, Emma s'etait depechee de rallumer le groupe electrogene. Elle preferait que les rues soient eclairees cette nuit. Avant qu'il ne fasse totalement sombre, elle aida Tim a pousser un lourd buffet contre la porte d'entree et un bahut derriere celle de la terrasse. Volets clos, fenetres scellees par des planches clouees, Tim n'avait rien neglige. Il s'essuya le front en se laissant tomber sur le canape. -- Ca tiendra. -- C'etait vraiment necessaire vous croyez ? Tim jaugea les barricades. -- Au moins on dormira plus sereinement, non ? Emma tenait la torche electrique, leur unique source de lumiere. -- J'espere que demain nous repenserons a ce moment en riant de notre ridicule, avoua-t-elle. Tim alla chercher la lampe a petrole qu'il avait denichee dans la remise et l'alluma. En une minute le salon prit des teintes plus chaudes, rassurantes. Emma apporta les provisions volees a la cuisine et les disposa sur la table basse. Tim entreprit de couper de fines tranches de saucisson pendant qu'Emma decortiquait les crevettes qu'elle estimait assez fraiches. -- Je peux vous demander pourquoi vous etes venue jusqu'ici ? demanda Tim. Emma pouffa. -- Je ne le sais pas moi-meme. -- C'est original ! -- Je suis docteur en paleoanthropologie et la Commission europeenne m'a convoquee ici, mais sans me dire pour quoi faire. -- Et vous avez accepte ? -- C'etait une situation d'urgence, on avait besoin de moi. (Elle ricana.) Je ne me suis pas pose de questions, j'ai fonce, persuadee d'obtenir les reponses en arrivant sur place. C'est sur que maintenant, je comprends mieux ! Tout est plus limpide... J'ai ete idiote. Un peu de mystere dans la vie d'une chercheuse, ca ne se refuse pas ! Ils ont titille ma curiosite et celle de mon mari et voila ou nous en sommes ! -- Votre mari doit venir ? -- Non, il a ete envoye ailleurs. J'espere que tout va bien pour lui. Il est avec mon frere. -- Eh bien ! Quelle famille... ! -- Oui, soupira Emma. Avec un peu de recul, coincee ici, je finis par me dire que ce n'etait pas innocent. -- Comment ca ? -- Nous contacter tous les trois, ne rien nous dire... Je ne sais pas, c'est juste que ca fait beaucoup. Enfin, je ne crois pas que ce soit le meilleur moment pour en parler, je vais avoir le moral a zero ! Et vous ? Vous n'avez pas l'air d'un type de la region, je me trompe ? Tim sourit. -- En effet. Je n'y suis que depuis un an et demi. -- Vous n'avez pas l'accent chantant des iles. Il acquiesca. -- J'ai grandi a Bordeaux, dans une famille de viticulteurs. -- Un sacre changement ! Pourquoi ? Tim la fixa dans les yeux. -- C'est tres personnel. -- Pardon. Je ne voulais pas me montrer impolie. Tim lui tendit la planche a decouper pour qu'elle se serve. -- J'imagine qu'ici, dit-il tout bas, loin de tout et dans ces circonstances, il y aura un peu de clemence de votre part. Intriguee, Emma se pencha vers le jeune homme. -- J'etais veterinaire, confia Tim. J'ai travaille deux ans dans un cabinet avant de me sentir a l'etroit. J'avais besoin d'espace, de changement. -- Ca venait de vous ou d'une rupture amoureuse ? intervint Emma avec une malice complice. Tim sourit a nouveau. -- Des deux, je l'avoue. Bref, je suis parti. D'abord l'Afrique du sud pendant six mois, puis le Kenya, un an dans la reserve du Masai Mara. Je me suis pas mal occupe des elephants. De la je me suis specialise, on m'a appele partout ou vivaient des elephants traumatises. -- Des elephants traumatises par quoi ? -- Par nous. L'homme. On ne parle pas de > par hasard. Lorsqu'ils sont jeunes, les elephants assistent au massacre de leurs parents par les braconniers, eux sont epargnes car leurs defenses sont trop petites. Ils grandissent avec le souvenir du carnage, de l'homme marchant sur les corps agonisants de leur famille, tailladant dans la chair encore vivante pour arracher l'ivoire. Plus tard, il leur arrive de devenir violents envers l'homme, surtout lorsqu'ils le cotoient regulierement, comme ceux qui servent a porter les touristes. Du jour au lendemain l'elephant se met a attaquer une voiture ou un groupe de passants. Il a subi un tel trauma etant petit qu'il n'est pas totalement equilibre. Un detail, un geste, une couleur, un son, et le souvenir ressurgit : l'elephant deraille. -- Ces types, les braconniers, il faudrait les enfermer a perpetuite ! gronda Emma. Tim inspira profondement. -- Justement. A force j'ai... pete les plombs. Je suis parti en croisade contre ces brutes infames. D'abord en militant aupres des politiciens, mais ca n'a rien donne. Un beau jour on m'a rencarde sur une expedition clandestine. J'y suis alle, et avant qu'ils puissent s'en prendre aux animaux j'ai canarde leur convoi. D'abord les pneus... puis les vitres. J'ai blesse trois personnes, dont le fils d'un type important dans la region. Ma tete a ete mise a prix aupres des mercenaires locaux et j'ai du quitter le pays. Je suis rentre en France, helas, le contraste entre Bordeaux et l'Afrique est trop vif. J'ai eu trop de mal a me readapter ; j'ai rencontre une fille de l'ile de Hiva Oa qui etait en vacances en metropole et je l'ai suivie jusqu'ici. Voila toute l'histoire. Emma hocha la tete lentement, en contemplant le jeune homme. Il avait a peine plus de trente ans, tres seduisant avec son regard clair et sa barbe de trois jours. Etrangement, elle le trouvait encore plus attirant maintenant qu'elle le decouvrait, malgre cette violence qu'il confessait. Et tout d'un coup elle se sentit mal a l'aise ainsi enfermee avec lui pour la nuit. Jusqu'a present elle avait ete accaparee par l'ile, par cette aventure qui lui tombait dessus. Maintenant elle realisait qu'elle n'etait pas seule et que son compagnon etait un bel homme qu'elle aurait aime sentir contre elle en d'autres circonstances. Il y a quinze ans ! Tout simplement... Avant Peter, avant les enfants. Habituellement, elle n'avait aucun probleme de conscience lorsqu'elle s'attardait a reluquer le posterieur ou le torse d'un homme parce qu'elle etait en paix avec ses sentiments et son desir. Elle aimait son mari, sans aucune ambiguite dans sa relation de couple. Regarder un autre homme, voire en plaisanter avec des amies, lui semblait plutot sain. Cette fois, il y avait autre chose. Peut-etre parce que je le trouve vraiment attirant et qu'ici, a l'autre bout du monde, c'est le desir sans risque, on ne se reverra jamais et personne n'en saura rien... Emma fronca les sourcils. Qu'est-ce qui m'arrive ? Je suis en train de delirer ! Il n'etait pas question une seule seconde de faire quoi que ce soit avec ce garcon. Seduisant ou pas, isolee ou pas. -- Je vous ai decue ou... choquee ? Vous faites une drole de tete, commenta Tim. -- Non, non, au contraire, se reprit-elle. Je trouve ca... stupide et courageux en meme temps. Le regard de Tim portait encore la melancolie et les blessures de son passe. Ils mangerent au milieu d'un silence nouveau. Puis Emma rassembla les couvertures qu'elle avait prises dans les chambres pour se faire un lit sur le plus petit des deux canapes. Plus tot dans la soiree, ils s'etaient mis d'accord pour dormir dans la meme piece, c'etait plus securisant. Bien que fatiguee, Emma eut du mal a s'endormir, troublee par ses pensees. Et lorsque les reves prirent le relais, ils etaient moites et tout aussi derangeants. Soudain les murs de la maison tremblerent. Emma se dressa, en sueur, le coeur battant a se rompre. La lampe a petrole etait eteinte, il faisait nuit noire. Elle prit le temps de respirer, incapable de trier ce qui etait reel de ce qui ne l'etait pas. Son premier reflexe fut de palper ses draps pour s'assurer que Tim n'y etait pas. Elle etait seule dans ce lit improvise, ce n'etait qu'un reve. Elle scruta l'ombre qui l'entourait, un monstre pouvait la guetter, la, au pied du sofa, sans qu'elle parvienne a le voir. Stop ! C'est vraiment pas le moment de laisser courir mon imagination... Elle tatonna les coussins a la recherche de la torche electrique que lui avait confiee Tim. A present on frappa si fort contre la porte d'entree qu'Emma dut etouffer un cri entre ses mains. Des coups puissants, rythmes. A present, Emma etait totalement eveillee. Dans ce noir abyssal une main lui effleura le sein droit et la saisit par le bras. Emma faillit bondir en hurlant mais la poigne l'immobilisa et la voix de Tim chuchota : -- Ne bougez pas ! Ne criez surtout pas... Les coups redoublerent d'intensite, la poignee se mit a tourner avec frenesie et Emma realisa soudain qu'on ne frappait pas a la porte, non, on cherchait a l'enfoncer. On les attaquait. Le bois se fendit, eclata, les coups s'accelererent, si rapides et si feroces qu'elle se mit a douter qu'il puisse s'agir d'un etre humain. Des gemissements de colere et de frustration filtrerent au travers des murs. Des grognements. Puis les assauts cesserent d'un coup. Emma transpirait. La main de Tim lui enserrait toujours le biceps. Elle pouvait deviner son souffle chaud sur son epaule. L'obscurite du salon etait dense, lourde a respirer. Une obscurite suffocante. Emma se demanda s'il ne faisait pas deja jour au-dela de ce sarcophage. Les tenebres sont une prison des sens, songea-t-elle. Un violent coup contre les volets de la fenetre la plus proche la sortit de son delire. On frappa encore, et encore, jusqu'a briser des lattes pour decouvrir les planches de bois qui scellaient les fenetres. Emma fut contente d'avoir tire les rideaux pour ne pas distinguer la silhouette qui les agressait. A ce moment de la nuit, elle ne voulait rien voir, tout ce qu'elle esperait c'etait que la chose parte. Qu'elle s'eloigne. Le silence revint. Puis la terrasse grinca. Des pas rapides. On jeta quelque chose contre la porte, on forca la poignee sans parvenir a l'ouvrir. Les pas s'eloignerent. Emma laissa echapper un profond et interminable soupir. -- C'etait quoi d'apres vous ? Tim ne repondit pas. Il restait aux aguets. Emma sentit un objet dur sous sa cuisse et s'empara de la torche qu'elle alluma. -- Je regrette d'avoir ete sceptique, s'excusa-t-elle. Vous aviez raison pour les barricades, je vous remercie tellement d'avoir insiste. Tim se leva et enfila son pantalon de treillis. -- Vous me faites confiance maintenant ? -- Oui, mille fois oui. -- Alors il faut sortir d'ici. -- Quoi ? -- Partons. Je ne sais pas ce que c'etait, mais la chose sait que nous sommes a l'interieur. Je ne voudrais pas qu'elle revienne avec des renforts pour s'en prendre a la maison. -- Vous croyez vraiment que... -- Je n'en sais rien, mais ce que j'ai vu sur la video du camescope est redoutable. Emma se frotta le visage. Elle n'arrivait pas a y croire. C'etait un cauchemar... -- Dans la cave, il y a une trappe qui remonte a l'arriere du jardin. Je l'ai juste verrouillee avec une barre de fer parce que ca avait l'air costaud, on peut sortir rapidement et sans bruit. Emma s'habilla, rassembla ses maigres affaires, enfourna quelques provisions dans son sac a dos et se dressa a cote de Tim. -- Je ne remettrai plus jamais les pieds sur une ile >. Ils descendirent dans la minuscule cave qui sentait le moisi, et Tim l'entraina vers un escalier en bois couvert de poussiere et de toiles d'araignees. Il colla son oreille a la trappe en acier et attendit plus d'une minute avant de faire coulisser le plus silencieusement possible la barre qui bloquait l'ouverture. Le premier battant s'ecarta sur une nuit d'encre. Tim passa la tete a l'exterieur pour inspecter les alentours. Emma ne voyait plus que son buste et ses jambes. Il demeura ainsi un long moment, sans bouger. Elle finit par se demander si tout allait bien et s'approcha pour murmurer : -- Vous voyez quelque chose ? Tim ne broncha pas. Une goutte tomba sur la joue d'Emma. Elle l'essuya. Du sang ? Elle se raidit. -- Tim ? dit-elle, tout haut cette fois. Le jeune homme bougea les jambes et commenca a sortir. Emma lui emboita le pas. Une fois a l'air frais, elle se rendit compte que des taches sombres s'elargissaient sur le bois de la terrasse. Tim lui designa une forme dans l'herbe. -- C'etait au pied de la trappe. C'est ce qui a ete jete contre la porte tout a l'heure. Emma s'approcha et decouvrit une tete de chien arrachee. -- Qui que ce soit, murmura Tim, il n'a pas aime que vous bruliez les chiens. Emma recula. -- Et si on y allait ? fit-elle, les jambes en coton. Tim la prit par la main et l'entraina vers le jardin des voisins. Ils filerent en parallele a la route, longeant l'arriere des maisons, caches par les arbres et les massifs de fougeres. Un plafond de nuages dissimulait les etoiles et la lune, ils avancaient dans l'obscurite ; mais ni l'un ni l'autre ne souhaitait prendre le risque d'allumer la lampe. Omoa etait un petit village allonge au fond d'une cuvette, si la chose prenait de la hauteur dans les collines, la moindre lumiere les ferait reperer. Ils marchaient en silence. Emma n'avait aucune idee de la ou ils allaient. Elle ignorait meme si Tim avait un plan ou s'il les conduisait a l'aveugle. Ils s'arreterent soudain, bloques par le grillage du poulailler. Tim l'entraina en direction de la foret pour contourner l'enclos et ils redescendirent vers la route. Le bucher fumait encore, les carcasses n'etaient plus qu'un amas calcine. On avait sorti le cadavre d'un chien avant qu'il ne soit completement devore par les flammes pour le tirer sur dix metres. Ses pattes arriere etaient deformees par le feu mais le reste demeurait intact. Jusqu'a la tete. Manquante. -- Je ne crois pas que ce soit une bonne idee de trainer par ici, s'affola Emma. -- Au contraire, c'est la que ca ne pensera pas a venir fouiller puisque c'est deja venu tout a l'heure. -- Mais si c'est animal, ca nous flairera ! Emma avait conscience que toute cette histoire ne tenait pas debout, qu'elle racontait n'importe quoi, ce qui avait cogne contre la maison tout a l'heure ne pouvait etre animal, cela avait meme attrape les poignees de porte pour les ouvrir. Pourtant ca cognait contre les murs si fort, si vite et si brutalement qu'aucun homme ne pourrait en faire autant. -- Pas ici. L'odeur du charnier couvrira la notre. Il marcha jusqu'au hangar sans murs, et escalada les sacs de grain pour en deplacer plusieurs. Emma faisait le guet pendant que Tim leur improvisait une cachette au coeur de la reserve. Lorsqu'ils furent installes, assis derriere de grosses balles, Emma remarqua que l'activite de Tim avait souleve beaucoup de poussiere. Elle parvint a etouffer un eternuement mais se demanda combien de temps il faudrait pour que tout retombe. Pour qu'ils ne soient pas reperables. Elle repensa a l'hypothese de Tim. Une creature monstrueuse. C'etait idiot. L'hypothese d'un cerveau debride par la peur et l'atmosphere de l'ile. Au loin, quelque chose cria. Une plainte lente et aigue. Emma douta alors qu'il puisse s'agir d'un homme. Mais quelle bete peut faire ca ? Ce massacre... Un monstre, pensait Tim. C'etait une deduction enfantine. Comme la peur dans laquelle semblait plonge celui qui s'etait filme dans son placard, en attendant l'arrivee de... la mort. Les monstres n'existent pas. Tout le monde le sait. La chose se mit a crier a nouveau. Un rugissement de colere, de rage cette fois. Les monstres n'existent pas, se repeta Emma. Mais deja, il y avait moins d'assurance dans sa litanie. 21 Sur le pic du Midi, le silence dans le couloir des bureaux etait toujours le meme, un silence synthetique - bourdonnement des neons et souffle distant de la ventilation. Lorsqu'il s'y trouvait, Peter avait le sentiment d'etre le dernier survivant du monde. Le mur blanc contre les fenetres semblait dire qu'il n'existait plus rien au-dela, et le vent cognait aux vitres avec insistance, sans faiblir, comme s'il savait que tot ou tard il entrerait et happerait Peter. Ben avait finalement juge cet endroit glauque, et y demeurait le moins possible ; il preferait emporter ses lectures dans le salon, face au feu de cheminee. Peter parcourait les fichiers Word d'Estevenard depuis plusieurs heures. Ce dernier colligeait differentes etudes et tentait d'en comprendre le mecanisme. A en croire ses notes, il etait fascine par les tueurs en serie dont il avait categorise les comportements violents en se basant sur quatre schemas mythologico-historiques. Ces tueurs pouvaient etre soit loups-garous, soit vampires, soit demons, soit Frankenstein. Le premier concernait les meurtriers qui devenaient des betes au moment de passer a l'acte, abandonnant toute humanite, et se comportaient comme des loups-garous, humains le jour, bestiaux la nuit, capables de massacrer avec une ferocite incroyable et une totale absence de calcul. Les seconds, les vampires, etaient au contraire tres methodiques, cherchant a jouir pleinement de leur acte et a prolonger ce plaisir, notamment en utilisant charnellement leur victime. Ils se nourrissaient de l'autre. Les troisiemes, les demons, pouvaient egalement s'apparenter a un comportement de Docteur Jekyll et Mister Hyde, puisqu'il s'agissait de meurtriers ayant une dualite de personnalite. Une facade protectrice contre la societe, et une autre de brute sanguinaire. A la difference du loup-garou, le demon, une fois a visage decouvert, ne se comportait pas comme une bete, il pouvait tout a fait se montrer machiavelique, sadique, jouer avec l'autre, prendre son temps dans la destruction la ou le loup-garou n'etait qu'une bete sauvage massacrant sa victime purement et simplement. La separation entre le tueur et l'homme civilise etait tres marquee, et la part d'ombre parfois refoulee. Pour finir, le Frankenstein se caracterisait par une fascination pour les corps morts, l'acte de tuer n'etant qu'un moyen necessaire mais non jouissif pour obtenir la vraie satisfaction : le cadavre devenait fascinant la ou la victime vivante n'avait aucun effet sur le meurtrier. De ces quatre categories, deux etaient permanentes : le vampire et le Frankenstein, les deux autres etant episodiques. Il etait precise que pour classer les individus, leurs motivations, du moins celles qu'ils pretextaient, importaient peu ; ce qui les definissait comme appartenant a l'un ou l'autre de ces archetypes devait se lire dans leurs actes. Le meurtre etant toujours la reponse d'une personnalite a une situation, il y avait systematiquement dans les faits la signature de cette personnalite. L'expose se poursuivait sur une note de psychiatrie precisant que les tueurs dits > avaient tout des psychotiques tandis que les tueurs en serie psychopathes correspondaient aux > et >, enfin les sociopathes les plus intelligents se classaient en general du cote des >. L'etude d'une scene de crime pouvait parfois permettre la classification du meurtrier. Scene chaotique, traces omnipresentes, massacre sans controle apparent pouvaient induire un loup-garou, donc un individu mentalement perturbe, ayant du mal a cacher son instabilite, voire une personne deja suivie psychiatriquement. Une scene demontrant que l'assassin avait execute rapidement sa victime pour > avec le cadavre, demembrement, viol dans les plaies... renvoyait au Frankenstein, plutot un homme renferme, asocial et timide. La scene de crime ordonnee, suivant un processus etabli, avec souvent torture, viol, manipulation psychologique, temoignait d'une personnalite dite > ou >. Scene avec traces d'hesitations, de tentatives multiples avant la mise a mort (s'il ne s'agissait tout simplement pas du premier crime) pouvait designer le demon, ses deux personnalites luttant l'une contre l'autre. De meme que des elements induisant du remords, de la honte (couvrir le visage de la victime pour ne pas affronter son regard par exemple), pointaient vers le demon. C'etait en general un homme au-dessus de tout soupcon mais ayant un comportement parfois etrange, noyant sa part sombre dans un exces ou en faisant beaucoup pour se cacher de peur d'etre demasque. Individu souvent tres social, presque trop, adepte des apparences. A l'inverse, le vampire, une fois sa routine du crime instauree, n'a pas de doute, de remords. Il tue et prepare ses crimes, n'exagere pas dans sa vie, prefere tenir ses distances avec les autres, sans non plus vivre reclus. Il cherche a etre le plus banal possible. Peter s'etonna de decouvrir ce petit guide de l'analyse criminelle dans les dossiers d'un scientifique et ne voyait pas ou cela le menait. Au fil des pages, Estevenard renvoyait vers des etudes precises que Peter trouva dans la bibliotheque mitoyenne. Il s'agissait d'ouvrages historiques relatant differents crimes mais egalement des livres de contes. On y parlait de vampires, de lycanthropes, de chasseurs de cadavres, et ces etudes tentaient de demontrer que derriere des mythes de monstres se cachaient les actes de pervers monstrueux qui n'avaient rien de fantastique. A en croire ces etudes, les monstres existaient bien, mais pas ceux que l'on croyait. Le monstre etait parmi les hommes. En l'homme. Le vent s'ecrasa brutalement contre la vitre et Peter sursauta. -- Fichue lecture ! gronda-t-il tout bas. Il regarda sa montre : il etait seize heures passees. Il se massa les tempes en s'etirant dans son fauteuil et decida de faire une pause. Il retourna dans le couloir vide et silencieux, passa la porte qu'il referma avec la chaine et son cadenas, puis gagna les cuisines pour se faire chauffer du cafe. Lorsqu'il entra dans le salon, Ben etait affale dans son siege, les pieds sur la table basse, en train de lire une liasse d'imprimes. Les boiseries qui recouvraient les murs et le feu crepitant dans la cheminee rendaient la piece chaleureuse. Peter se detendit en s'y installant. -- Je commence a comprendre ce que tu dis des bureaux la-bas, avoua-t-il. C'est isole et froid ! -- A force d'y passer leur temps, c'est normal qu'ils soient tous devenus aussi sinistres ! lanca Ben en posant sa lecture sur ses genoux. Peter lui tendit un mug de cafe. -- Tu avances ? Ben secoua la tete. -- Oui et non, pas vite, en tout cas. Et je vois les lignes en double ! Je suis vanne. J'ai epluche ce que tu m'as imprime, c'est souvent inintelligible sans les explications que nous n'avons pas. En tout cas il y a une longue note d'Estevenard sur la repartition des fonds, c'est une note, donc pas une preuve, mais c'est interessant, d'autant qu'il donne des details. J'ai l'impression qu'il n'est pas que biologiste, le monsieur, il est gestionnaire ici ! L'argent qui les paye provient de la caisse noire de LeMoll et apparemment celui-ci l'aurait obtenu d'une societe appelee le GERIC. Le GERIC dispose d'un autre compte, bien a lui cette fois, et tout ce fric rassemble formerait une enorme cagnotte. En gros, 50% de l'argent depense par la societe GERIC a servi a la construction de quelque chose sur l'ile de Fatu Hiva. -- C'est la qu'est Emma. -- Oui. Si je comprends bien les allusions d'Estevenard, la caisse noire de LeMoll servait a verser des pots-de-vin, notamment au maire de Fatu Hiva, pour qu'il ne pose pas de questions, je presume. Comme cet argent provenait de la Commission, ca faisait moins sale, plus acceptable. Sur l'ensemble de la cagnotte, il y a aussi 15% pour les salaires et les installations du pic, ici. Et 10% pour les salaires sur Fatu Hiva. Les 25% restants ont servi a la >. -- Specimens ? De quoi ? -- Ce n'est pas ecrit, mais d'apres Estevenard ca represente environ six millions d'euros ! On peut s'en payer de jolies choses avec ca ! -- Pas d'autres precisions ? -- Non. Cependant quand tu vois qu'ils ont achete >, du grillage haute resistance, quatre miradors a monter et des clotures electriques, je peux te dire que leurs specimens sont plus que precieux ! Ils ne voulaient pas se les faire piquer ! -- Le tout pour Fatu Hiva ? -- Oui, et tu sais le plus dingue ? Ils ont achemine par bateau et construit par helicoptere. Apparemment, il n'y a pas de route la ou ils sont. Peter pensa a sa femme et eut un pincement au coeur. Il voulait lui parler. S'assurer que tout allait bien. Gerland n'y etait peut-etre pour rien si une tempete avait prive l'ile de ses moyens de communication, neanmoins il lui en voulait. Ils etaient la a cause de lui. Non, pas tout a fait. A cause de notre saloperie de curiosite ! Et aussi parce que Gerland leur avait presente les choses de maniere a leur faire accepter... Soudain, il fut pris d'un doute. -- Il y a une tele quelque part ? demanda-t-il. -- Oui, dans le refectoire. -- Je voudrais verifier un truc. Gerland a mentionne une tempete, et il vaudrait mieux pour lui que ce soit dit a la tele, parce que s'il s'amuse a me mentir pour avoir la paix ca pourrait lui couter cher. Voyant comme Peter etait remonte en sortant, Ben decida de le suivre. Ils arriverent dans la grande salle pleine de tables et de chaises et Peter mit la main sur la telecommande pour allumer l'ecran plat qui tronait en hauteur. De la neige apparut. Peter changea de chaine sans plus de reussite. Myriam entra a ce moment et Peter l'interpella : -- Dites, elle marche d'habitude cette tele ? Myriam, la demarche chaloupee a cause de son poids, s'avanca, leva la tete vers l'appareil et fit la moue. -- Oui, Jacques a regarde les infos a midi. -- De mieux en mieux, grommela Peter entre ses dents. Il attrapa le telephone de service et composa le raccourci vers la passerelle ou il parvint a joindre Gerland. -- Vous avez des nouvelles de ma femme ? -- Non, je suis navre. Et... -- Et quoi ? repeta Peter plus sechement. Vous croyez que ca m'amuse de vous harceler ? -- Nous avons nous-memes un petit souci de communication. Il semblerait que toutes nos lignes soient coupees depuis le debut d'apres-midi. -- Le mauvais temps ? -- Oui, je suppose. Peter soupira et raccrocha. Ben le devisageait, inquiet. -- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-il. -- Rien. On ne peut plus descendre, ni joindre le reste du monde. On est coinces. Apres un flottement, Ben posa une main amicale sur l'epaule de son beau-frere. -- Je suis sur qu'elle va bien. Et elle au moins, elle a la chaleur et la mer ! Peter demeura immobile un moment avant de se redresser. -- Je retourne aux bureaux, si on veut savoir ce que cache le GERIC c'est la-bas que les reponses attendent. Peter disparut dans un battement de porte, laissant Ben bouche bee. Extrait d'un article paru dans un journal mexicain : Les vampires existent. Et n'allez pas dire le contraire aux habitants du village d'El Tule. Celebre pour son gigantesque arbre seculaire, El Tule a ete cette fois le theatre d'une angoisse collective surprenante. Tout a commence avec Maria Patureza, lorsqu'elle s'est reveillee un matin, decouvrant avec horreur ses draps taches de sang. Son propre sang. Deux petits trous dans son mollet, des blessures benignes, en apparence, dont elle n'avait aucune idee de l'origine. Elle avait bien le souvenir d'avoir mal dormi, peut-etre d'avoir senti une douleur a la jambe, mais rien de plus. L'histoire aurait pu en rester la si, des le lendemain, six autres personnes n'etaient allees se faire examiner par le medecin local. La cause de ces plaies ? Indeterminee. Un lien entre les victimes ? Aucun. La nuit suivante, dix-sept personnes se firent ainsi >. Puis vingt-deux la nuit d'apres. C'etait comme si le fleau se repandait sur tout le village. Les anciens murmuraient deja le nom du dieu Necocyaotl tandis que les plus jeunes craignaient l'oeuvre d'un sadique. Le seul point commun qui apparut dans chaque agression fut une fenetre ouverte dans la chambre. C'etait en plein ete, il faisait extremement chaud et il etait impensable de se cloitrer pour dormir. L'epidemie en etait a sa cinquante-quatrieme victime lorsque l'une d'entre elles manifesta les signes evidents de la rage. L'auteur de ces attaques etait donc un animal porteur du virus. Il y en avait bien un, tres connu pour cela, qui vivait dans la region. Jusqu'a present personne n'avait soupconne Desmodontinae car les morsures de cette chauve-souris vampire etaient exceptionnelles sur l'homme, et aussi nombreuses en si peu de temps, cela semblait improbable. Et pourtant, des filets suffirent a capturer quelques specimens la nuit, le petit vampire etait bien le coupable. Un violent ouragan avait recemment declenche d'importants feux de foret, contraignant les agriculteurs a conduire leurs troupeaux beaucoup plus loin, dans des paturages epargnes. Prives de leur source de nourriture, les centaines de Desmodontinae durent en desespoir de cause se rabattre sur l'homme dont habituellement elles n'apprecient guere le sang. Apres une hausse de la mortalite des abeilles de plus de 40% dans les centres d'apiculture de la region, voici la preuve, une fois encore, que d'etranges modifications ont lieu dans ce pays, sinon dans le monde ! Ne nous a-t-on pas enseigne que l'abeille est le fusible du monde ? Nous ne l'avons pas pris au serieux, voici donc que les vampires attaquent ! Si d'aventure vous passez pres du village d'El Tule pour y voir son celebre arbre, pensez a vous munir d'un chapelet d'ail et d'un peu d'eau benite... 22 Peter reposa la these qu'il avait longuement feuilletee : >, et se massa les tempes. En huit cent cinquante pages, l'auteur, un etudiant en histoire, s'efforcait de demontrer comment la mythologie avait nourri les meurtriers et comment ces derniers avaient a leur tour entretenu le mythe des monstres. Il etayait ses ecrits d'exemples precis, affirmant que derriere chaque legende sanglante se cachait en fait un homme, la bete du Gevaudan en etait une illustration celebre. La conclusion, interminable, s'achevait sur une note d'humour : > -- Et dire que ce type est aujourd'hui docteur ! murmura Peter en s'etirant. Son regard vogua sur les piles de dossiers. Il ne voyait toujours pas le rapport - s'il en existait un, ce dont Peter commencait a douter - avec sa venue ici, et les travaux que Grohm conduisait. -- Encore faudrait-il que je comprenne ce qu'il fait ! Les radios de cranes, les scanners de cerveaux... Et tous ces medicaments en attente d'etre brevetes. Peter secoua la tete. C'etait vraiment trop long. Les laboratoires attendaient-ils tout ce temps ? Non, c'etait au contraire une course infernale a qui sortirait avant l'autre tel ou tel remede miracle, comment le dernier maillon de la chaine ralentirait-il le processus pendant des semaines, des mois ? Et soudain, Peter eut la conviction qu'il avait sous les yeux des dossiers fantomes. Des dizaines et des dizaines de placebos. Oui, c'etait ca, des placebos. Et si tout cela n'etait rien d'autre qu'une mise en scene ? Aucun de ces brevets n'existe, ils ne sont la que pour faire illusion. Que cachent-ils alors ? Ou sont les vrais dossiers ? Peter se leva et s'approcha de la fenetre. Le soleil se couchait au loin, le grand neant de brume blanche se transformait en rideau bleu au fond duquel brillait une intense lueur rouge. Le monde semblait bruler tout en bas, quelque part dans ce flou. Toute la planete prenait feu tandis qu'ils demeuraient ici, perches sur leur montagne. Naufrages de l'Apocalypse. Il manque les vraies pieces du puzzle, ils les ont dissimulees. Bien cachees. C'est pour ca que Grohm se tait, qu'il est arrogant. Il sait que nous n'avons rien, il est sur de lui, nous ne les trouverons pas. -- C'est peine perdue, dit-il tout haut. Il sortit de la piece pour se diriger vers les toilettes a l'entree du couloir. Une enveloppe etait posee sur le sol, glissee sous la porte. Peter s'en approcha et la ramassa, l'oreille aux aguets. Rien que la rumeur de la ventilation et le bourdonnement des neons. Il decacheta l'enveloppe et en sortit un feuillet. On s'etait servi d'un normographe pour ecrire : > Cela ressemblait beaucoup a la methode Georges Scoletti, le pharmacien. Avait-il encore change d'avis ? Peter eut un doute. L'homme avait l'air vraiment effraye la veille au soir, a tel point qu'un revirement de sa part semblait peu envisageable. Alors qui ? Non, c'est Scoletti. La lettre sous la porte c'est son genre. Ils ne sont pas deux a faire ca. Peter relut le billet. Il etait hors de question d'aller le voir, il risquait de lui faire changer d'avis une fois encore. Le cerveau a un disque ? Je ne vois qu'une chose qui puisse correspondre... Peter se souvint du macabre colis qu'ils avaient monte avec eux. Il est a la passerelle, avec Gerland. Peter enfouit le billet dans sa poche, photocopia les notes d'Estevenard sur les fonds de la societe GERIC, et s'empressa d'aller rejoindre Ben qui etait toujours au salon. Il lui montra le papier : -- Je vais monter a la passerelle, pendant que j'occupe Gerland tu mets la main sur le CD-Rom qui etait avec le cerveau. -- Pourquoi ne pas le demander directement a Gerland ? -- Je ne sais pas, mais... pas tout de suite. -- Tu deviens mysterieux, Peter, s'amusa le jeune sociologue. Et ca me plait ! Il bondit de son fauteuil et tous deux s'elancerent vers l'imposante tour qui dominait les installations du pic. Le crepuscule tombe, la grande salle n'etait plus eclairee que par la myriade de boutons multicolores des differentes machines et une demi-douzaine de veilleuses posees sur des bureaux. Il y regnait un subtil melange de calme et de tension. Gerland etait occupe devant un ordinateur, il entrait des dizaines de mots de passe a la suite, en se referant a une longue liste, pour tenter d'acceder au contenu du disque dur. Grohm, de son cote, lisait sans se preoccuper de la situation, les pieds sur une table. Un des trois gardes du corps que Gerland avait emmenes avec lui etait egalement present, somnolant a moitie sur son siege. A peine entre, Peter balaya la grande salle du regard. Il trouva aussitot ce qu'il cherchait. Pose dans un coin bien en vue, le colis en carton etait ouvert, le bocal visible, et son contenu immonde flottait dans la penombre. Mais aucune trace du CD-Rom. -- Ah ! messieurs, s'exclama Gerland - ce qui reveilla son homme de main. Dites-moi que vous progressez ! Peter s'approcha et scruta le bureau du petit homme ou plusieurs boitiers de CD s'entassaient en desordre. Il repera celui qu'ils cherchaient. Peter se positionna de maniere a ce que Gerland soit oblige de pivoter pour le voir et de tourner le dos a la pile de CD. -- Nous avons mis la main sur quelques fichiers interessants, dont une note sur la repartition et surtout la provenance des fonds, lanca-t-il en tendant les photocopies qu'il avait faites. Gerland fronca les sourcils, soudainement interesse. -- Faites-moi voir. -- Voyez, la societe GERIC est, semble-t-il, celle qui a finance la caisse noire de LeMoll, de plus elle a paye la construction d'un site sur Fatu Hiva. Cette operation est dotee d'un budget colossal, plus de vingt millions d'euros. -- Formidable ! Il y a des details sur les transferts d'argent ? -- Non, c'est une note, sans en-tete, sans precision, juste un schema pour la presentation generale. Mais il semble que la caisse noire de LeMoll ait servi a graisser la patte, entre autres, des autorites de Fatu Hiva. Le gros de la logistique passait directement par le GERIC. -- Tout ce qui concerne l'argent c'est mon role, si vous mettez la main sur d'autres documents faites-les-moi parvenir et concentrez-vous sur votre domaine d'expertise. Peter vit Ben faire mine de s'appuyer sur le bureau de Gerland. Sa main se posa sur la pile de CD. -- Mais justement, nous n'avons rien qui puisse nous concerner. Rien sur la genetique et a peine de quoi occuper Benjamin. Celui-ci se redressa, le CD-Rom disparut sous sa chemise. -- C'est forcement la, sous nos yeux, insista Gerland. Poursuivez votre fouille des bureaux, encore une fois, je vous aiderais bien mais j'ai deja trop a faire ici, j'espere parvenir a deverrouiller leurs ordinateurs. Grohm se leva et vint vers eux. Sa barbe rousse etait devenue noire dans le clair-obscur. -- Puis-je poser une question, a mon tour ? demanda-t-il, tout bas mais avec l'aplomb qui semblait le caracteriser. Gerland l'invita a poursuivre d'un geste. -- Que se passera-t-il dans deux, trois ou quatre jours, lorsque vous n'aurez toujours rien ? fit-il en insistant lourdement sur le mot. -- Ca n'arrivera pas, repliqua Gerland. Ces notes sur le... GERIC, ca va vous couter cher ! Vous pouvez toujours vous murer dans votre silence, nous savons tous que vous n'avez rien a faire dans ces installations europeennes, ce n'est pas la CE qui vous mandate ici, alors votre baratin de brevets medicaux, vous pourriez au moins avoir la decence de ne pas nous le servir a nous ! Voyez-vous, la Commission europeenne, c'est moi qui la represente ici, et je sais que vous n'en faites pas partie. -- Si tout est aussi simple, pourquoi ne pas nous denoncer, nous remettre aux autorites ? suggera Grohm avec l'assurance de celui qui sait detenir les meilleures cartes. -- Chaque chose en son temps ! Je suis l'eclaireur qui balise le terrain avant l'arrivee des troupes ; on m'a demande de decouvrir ce que vous maniganciez ici, c'est bien ce que je compte faire. Grohm eut un petit rire sec, etouffe. Il embrassa toute la salle du regard. -- Bon courage. Cependant, si je peux vous donner un bon conseil : abandonnez tout de suite vos investigations, monsieur Gerland. Vous n'avez pas idee du lieu ou vous avez mis les pieds. Et pour la premiere fois Grohm avait l'air sincere lorsqu'il tourna le visage vers ses interlocuteurs. Il se passa le bout de la langue sur les levres, et Peter nota dans son regard une pointe de ce qui ressemblait a de la peur. -- Rangez vos petites affaires, et reprenez le telepherique avant que la tempete soit trop forte. Rentrez chez vous, et dites a vos superieurs que vous n'avez rien trouve. Nous detruirons ce qui doit l'etre avant qu'ils nous envoient la cavalerie. Gerland pouffa. -- Bien entendu ! Pour que vous et le GERIC vous vous en sortiez ! Je vous fais un cheque aussi si vous le souhaitez, s'esclaffa le petit homme. Avec la meme sincerite, presque blesse, Grohm insista : -- Pour le bien de l'humanite, nous detruirons ce qui doit l'etre. -- Voila enfin ce qui ressemble a un aveu ! triompha Gerland. Vous vous decidez a parler ? Il etait temps ! Grohm se referma aussitot. Il secoua la tete, navre, et retourna s'asseoir. -- Je me disais aussi..., railla Gerland. Peter profita du malaise pour s'eclipser en promettant de poursuivre ses recherches, et ils descendirent en direction des bureaux. Chemin faisant, Ben lui fit remarquer : -- J'ai trouve Grohm diablement convaincant quand il nous a propose de partir, ca m'a meme foutu les jetons, pas toi ? -- En effet. Je n'ai pas aime le ton qu'il avait. Il semblait... effraye. -- Franchement, tu crois qu'ils trafiquent quoi ? C'est quand meme bizarre... -- Aucune idee mais j'espere que le disque que tu as dans la poche va nous en dire davantage. Ils ouvrirent le cadenas et s'installerent dans la piece du milieu, celle ou Peter conduisait l'essentiel de ses fouilles. Le CD-Rom dans l'ordinateur, une fenetre demandant le mot de passe s'afficha. Peter pianota 47-3/45-2 et le document s'ouvrit : Dossier 27. Patient : Mikael Heins. Det : SS2/blc7. Cat. Lupus. 154 jours. Patient decede par suicide (ouvert les veines en se rongeant les poignets). Note : les premiers tests sur l'inhibiteur de violence neurologique ont ete commences sur ce patient. Rappel sur le patient : nous avons constate que l'activite du cortex frontal etait reduite comme chez beaucoup d'individus de type violent-impulsif. A l'inverse de C. Colmaz (patient miroir) dont le cortex frontal presente un fonctionnement tout a fait normal, typique chez les individus au sang froid et au systeme de planification elabore. En revanche, la zone des amygdales cerebelleuses reagissait un tout petit peu mieux aux stimuli chez Heins que chez Colmaz mais restait neanmoins tres largement inferieure a la normale. Cette zone etant le centre de la peur, et donc de la detection de la peur chez l'autre, il est apparu qu'un dysfonctionnement de cette amygdale annihilait l'empathie, parfois meme la peur. Aucune trace de lesion n'est apparue chez l'un comme chez l'autre sur cette zone lors des analyses par imagerie. Pour Colmaz il a ete impossible d'obtenir des documents sur l'evolution familiale. En revanche, pour Heins, il a ete pretexte une erreur medicale pour faire passer plusieurs tests en imagerie aux parents et grands-parents. Aucune difference significative n'a ete notee entre les grands-parents et les parents sinon une amygdale cerebelleuse plus petite chez le pere que chez le grand-pere. De meme, la taille de l'amygdale cerebelleuse de Mikael Heins est apparue plus petite que celle de son pere. En revanche, dans les rares cas ou la comparaison a pu etre menee chez les autres patients, cette atrophie progressive n'a pu etre mise en evidence. Le developpement et le fonctionnement complets de cette amygdale n'etant pas encore connus, il est possible qu'a defaut d'atrophie, il y ait un dysfonctionnement interne. Les reponses de Heins aux benzodiazepines et alcools ont ete rapides et spectaculaires, ces substances ont immediatement active la transmission GABAergique pour induire une violence accrue et persistante. En revanche, l'etude, trop courte, n'aura pu mettre en evidence le lien entre l'apport constant en vitamines, mineraux et acides gras omega 3 et la baisse des pulsions de violence. De meme, l'absorption d'inhibiteurs d'activite des monoamines visant a augmenter leur concentration pour jouer sur l'humeur n'a pu etre concluante. Voici donc son cerveau pour dissection et examen in situ des amygdales cerebelleuses, du cortex frontal, et un archivage en lamelles de l'ensemble. -- J'ai comme une boule dans la gorge tout d'un coup, avoua Ben. Tu penses a la meme chose que moi ? Peter se massa le menton, frottant sa barbe naissante. -- Ce colis etait bien destine a Grohm, n'est-ce pas ? Ici meme ? -- Oui. -- Alors on est passes a cote de quelque chose, rapporta Peter en se levant. -- Comment ca ? -- Je n'ai vu nulle part d'instruments chirurgicaux, de bocaux de formol, une table de chirurgie, enfin bref, tout ce qui serait necessaire pour decouper ce cerveau. -- Ils attendent peut-etre la livraison. -- M'etonnerait. Non, c'est ici, quelque part, et nous n'avons pas su ouvrir les yeux. -- Peter, un tel equipement prend de la place, on l'aurait forcement vu si c'etait la. Peter pointa son index vers Ben. -- Justement ! C'est ici mais nous ne l'avons pas vu. Il nous faut... Viens ! Peter se precipita dans le couloir et entraina Ben vers le refectoire. N'y trouvant personne, il se perdit dans le dedale de l'observatoire, grimpant vers les coupoles avant de debusquer Jacques Fregent au coronographe. -- Jacques, je suis navre de vous interrompre mais j'ai besoin de vos lumieres, fit Peter. Jacques leva le nez de ses notes, l'air ailleurs. -- Ca ne me derange pas, je relisais mes travaux du jour. Que puis-je pour vous ? -- Qui dans votre equipe connait le mieux les installations, y compris celles auxquelles vous n'avez plus acces depuis que Grohm est la ? Jacques inspira profondement en levant les yeux au ciel. -- Moi, soupira-t-il enfin. Je pense que c'est moi, je suis le doyen ici ! -- Pourriez-vous venir ? J'ai besoin d'un service. Le quinquagenaire ferma son carnet et enfila une casquette sur son crane degarni avant de suivre les deux scientifiques vers le couloir habituellement interdit. Une fois entre, Peter prit soin de refermer la porte de l'interieur et designa la succession de pieces : -- Seriez-vous capable de vous promener ici et de me dire si chaque salle est de la meme taille qu'elle l'etait autrefois ? Jacques Fregent ecarquilla les yeux. -- C'est un architecte qu'il vous faut ! Neanmoins il se preta au jeu de bonne grace et entra dans les bureaux. A la moitie des visites il s'immobilisa : -- Franchement, je ne garantis rien. J'ai l'impression que ca n'a pas change, pourtant... l'atmosphere n'est plus la meme. Ben et Peter echangerent un regard. -- Continuez, Jacques, il y a encore des salles toutes proches. Fregent n'eut pas besoin d'aller plus loin. Il s'immobilisa a nouveau et tendit la main vers l'armoire en metal pleine de fournitures qui fermait le couloir. -- Ah, la au moins, je suis formel : ca n'y etait pas et il y avait un escalier a la place ! C'est par la qu'on accedait au sous-sol, les reserves du musee. Peter et Ben se precipiterent vers le meuble et l'inspecterent de pres. Le sol etait erafle a de nombreux endroits. Peter voulut le tirer mais il etait trop lourd. -- Attends, l'interrompit Ben en glissant sa main au bas de la paroi. Peter se rendit compte que l'armoire etait surelevee d'environ un centimetre. Ben detecta une excroissance et tira dessus. Un > resonna dans le rectangle metallique. -- Je crois que j'ai deverrouille les roues, s'exclama Ben. Et ils la firent coulisser sur le cote. Un rectangle noir beant s'ouvrit. Ben actionna un interrupteur et deux lampes illuminerent l'escalier. D'une voix alteree par l'excitation, il jeta : - >, a dit Grohm tout a l'heure. Je ne sais pas ce que c'est, mais c'est la, au bas de ces marches. 23 Emma ouvrit les yeux. Elle etait toute courbaturee d'avoir dormi quelques heures entre les balles de grain, et l'humidite du petit matin la fit frissonner. Tim etait recroqueville comme un enfant, mais il se reveilla des qu'elle bougea pour se degourdir les membres. -- Le soleil se leve, chuchota Emma. -- Vous avez vu ou entendu quelque chose ? demanda-t-il d'une voix encore enrouee par le sommeil. -- Pas pour l'instant. Elle sortit la tete de leur abri et scruta les alentours. La lumiere de l'aube etait grise a cause du voile de nuages sombres qui recouvrait l'horizon. Des fougeres bruissaient lentement dans le vent. Le charnier ne brulait plus, et il n'y avait aucun autre bruit que les cris d'oiseaux et le ressac lointain de l'ocean. -- Je ne vois rien, rapporta-t-elle. Ils burent un peu d'eau qu'Emma avait emportee et mangerent des gateaux secs avant de quitter leur nid. Durant les premieres secondes de marche a decouvert, Emma se sentit nue, vulnerable, puis elle s'habitua, sans pour autant relacher sa vigilance. Il lui avait semble que la route se trouvait pres de la plage et pourtant Tim prit la direction du fond de la vallee. -- On ne va pas a Hanavave ? s'etonna-t-elle. -- Si, dans cinq minutes. Je voudrais verifier quelque chose auparavant. Il l'entraina jusqu'a la maison qu'ils avaient occupee dans la soiree et s'immobilisa avant la pelouse. La porte gisait sur le perron, fracassee. Emma croisa les bras sur sa poitrine. -- Mon Dieu..., gemit-elle. Tim s'approcha de l'entree et pencha la tete a l'interieur, bientot imite par Emma. Les meubles etaient renverses, les placards vides sur le sol, un sofa eventre, la vaisselle en morceaux parmi les decombres. -- Celui qui a fait ca etait enrage, commenta-t-elle tout bas. -- Maintenant on est fixes. Il y en a plusieurs. Seul, il n'est pas parvenu a entrer, il lui aura fallu des renforts. Emma allait demander ce que cela pouvait etre mais elle se retint. Tim n'en savait pas plus qu'elle et parfois le silence est plus rassurant. -- On y va, declara la chercheuse. Ils redescendirent la grande rue et s'engagerent sur la piste qui serpentait vers l'ascension des falaises de vegetation verdoyante et dansante. En contrebas l'ocean battait l'ecume sans relache, aiguisant les rochers de sa force saline. Emma ne tarda pas a sentir la brulure de ses cuisses. Ses muscles souffraient. De temps a autre, elle se retournait pour observer le village, sa rue deserte, ses sentiers envahis par les herbes et ses maisons sans vie. Ou pouvaient bien se cacher leurs agresseurs nocturnes ? Ils n'attaquaient qu'a la nuit tombee, et devaient par consequent dormir toute la journee. Dans une de ces constructions ? Elle et Tim etaient-ils entres sans le savoir dans la batisse qui les abritait en cherchant un telephone ? Ou bien disposaient-ils d'une cache dans la foret, dans cette impenetrable vegetation tropicale qui dominait le village et ecrasait toute l'ile ? Tim marchait devant, imperturbable, son fusil a l'epaule. Emma suivait en contemplant le paysage. Pour le randonneur lambda, ce devait etre idyllique, mais pour Emma, les incroyables roches tranchantes qui jaillissaient de la foret au sommet des monts ressemblaient a autant de menaces. Elle vivait un cauchemar eveille depuis deux jours et tout ce qu'elle ressentait passait au filtre de l'angoisse. Comme la luminosite tamisee par les nuages qui la mettait mal a l'aise, ou la nature spectaculaire qui, autour d'elle, l'oppressait. Elle s'efforcait de prendre de la distance. Sans y parvenir. Elle suivait son guide, prete a bondir dans les fourres au moindre bruit. Et ils gravissaient le sentier. Un peu plus haut a chaque pas. Les toits en contrebas formaient une mosaique rouge, blanche et brune ; bientot ils devinrent aussi petits qu'une maquette. A l'inverse, plus l'ocean s'eloignait, plus il gagnait en gigantisme. Ce qui n'etait qu'une baie devint un croissant plus large que le champ de vision d'Emma ; il s'etalait au loin, sans fin, chape grise se confondant avec l'horizon de nuages. Cieux et Ocean meles pour fermer le monde, songea Emma. Une heure deja qu'ils grimpaient. La cadence l'avait hypnotisee, elle n'etait plus tout a fait lucide, fatiguee et bercee, en etat second. A sa demande, ils ralentirent l'allure et elle vit que Tim etait rouge et essouffle, ce qui la rassura. Leurs jambes n'etaient plus que muscles tetanises. Ils atteignirent un col ou ils firent une pause pour boire. Comme elle allait s'asseoir Tim la mit en garde : -- Ne faites pas ca ! Vous aurez encore plus de mal a repartir. Emma leva la main pour signifier qu'elle n'en avait que faire, et se laissa choir dans l'herbe. -- Je suis claquee ! J'ai besoin de me poser. La vegetation etait moins dense ici, le cote ouest borde de falaises etait expose aux vents. Plusieurs centaines de metres d'a-pic. -- Impressionnant, avoua Emma. -- C'est plus haut que la tour Eiffel, et d'ici au moins la vue est gratuite ! plaisanta Tim en contemplant le vide. La halte s'eternisa et Tim dut tirer Emma par les bras pour l'aider a se relever. -- Courage, encore une bonne heure et ce ne sera que de la descente. La route s'eloignait des falaises et entrait un peu plus dans les terres. Voila plus de trois heures qu'ils avaient quitte Omoa. Emma etait toute poisseuse, le temps demeurait menacant, la temperature relativement fraiche, mais l'effort et l'humidite suffisaient a couvrir la peau d'un film collant. La foret tropicale se redressait au fur et a mesure qu'ils gagnaient l'interieur, les arbres se haussaient, les fougeres se deployaient et les lianes dissimulaient des gouffres. Quelque part la-dessous pouvaient se cacher des hommes a la bestialite exacerbee, des betes, pensa Emma. Est-ce que cela existe ? Des hommes capables d'une telle sauvagerie ? Au point de decimer tout un village ? Ce dernier point, Emma le corrigea. Ils n'avaient aucune certitude, il etait envisageable que les habitants aient fui... Et le garcon du camescope ? Pourquoi etait-il reste ? On l'avait... massacre ! Et les cartouches dans la rue, et les ongles arraches dans l'eglise... Les troncs grincaient en frottant les uns contre les autres, repandant des plaintes lugubres appuyees par le bruissement du vent dans la canopee. Emma avait sillonne bien des lieux recules, passait des heures dans la nature, parfois des nuits dans des sous-sols a etudier des fossiles, elle ne se laissait pas impressionner facilement. Cette fois c'etait different, ce n'etait pas la nature qui l'effrayait, mais l'inconnu. Au detour d'une courbe, la foret apparut, a perte de vue, puis Hanavave, en bas de la vallee, agrippe sur la pente d'une montagne verte et brune et sous la menace d'un pic jaillissant a plus de trois cents metres de hauteur. Emma realisa qu'ils dominaient a tel point le panorama qu'ils allaient devoir redescendre a la verticale sur le village. Le serpentin de route dessinait un enchevetrement de boucles, disparaissant par moments dans les bouquets d'arbres et de buissons, et il fallut tirer sur les cuisses et les mollets pour ne pas se laisser emporter par la pente. Une interminable crete sombre fermait toute la perspective nord de l'ile, a quelque mille metres d'altitude, si abrupte qu'elle semblait inaccessible. Les nuages aux teintes fuligineuses venaient s'eventrer sur les pointes en passant. Emma baissa les yeux et se concentra sur ses pas pour ne pas risquer une chute qui, ici, serait fatale. Hanavave s'etirait dans sa vallee, plus encastre encore qu'Omoa. Les deux marcheurs parvinrent enfin au village par le fond est de la vallee. Juste avant d'arriver sur ce qui servait de route principale, Tim s'ecarta pour suivre une trace dans la foret. Des branches etaient fracassees sur trois metres de large. -- Quelque chose est passe par la, et c'etait gros ! commenta-t-il sombrement. Le sillon se poursuivait tout droit vers l'ouest. Emma vint le tirer par la manche. -- Venez, le village... Des les premieres maisons le coeur d'Emma s'etait recroqueville dans sa poitrine. Tout etait desert... Les portes etaient ouvertes, les moustiquaires battant au gre des courants d'air. La rue principale etait couverte des stigmates du drame qui s'y etait joue. La pluie n'avait pas suffi a laver le sang sur les perrons, a balayer les armes improvisees dont on s'etait servi. Un chandail accroche dans une cloture en bois s'etait dechire. Une demi-douzaine de maisons etaient noircies par le feu. De nombreuses fenetres etaient brisees et un drap claquait au vent sur une pelouse, pris au piege d'un arbuste. Des vetements, des sandales, des baskets eparpilles jonchaient la rue. Les piquets d'une palissade etaient arraches sur dix metres, les planches brisees trainaient dans les herbes. Un ouragan de violence s'etait abattu sur Hanavave. Tout a coup Tim repoussa Emma. -- Ne regardez pas par la, ordonna-t-il. -- Quoi ? Qu'y a-t-il ? s'alarma-t-elle. La peur d'imaginer pire encore la fit reculer et s'arracher a l'etreinte du jeune homme. Elle ne vit qu'une basket d'enfant. Puis le pied a l'interieur. Sans chaussette, rien qu'une cheville fragile, ambree, et les chairs arrachees qui grouillaient de vers. Emma se couvrit la bouche et reprima un haut-le-coeur. Tim la prit par la main et l'entraina a l'ecart. -- Allons-y, dit-il. Continuons. Le spectacle etait aussi sinistre partout. L'assaut avait ete d'une ferocite primitive. Tim et Emma remonterent la rue en direction du port, en silence. Ni l'un ni l'autre n'osait chercher d'eventuels survivants. -- Il y a environ cinq cents habitants sur l'ile, c'est bien ca ? fit Emma, la voix blanche. -- Oui, repartis sur les deux villages. -- Ou sont-ils ? Ils ne se sont pas volatilises ! Je veux bien croire qu'il y a eu des... victimes, mais alors ou sont les corps, et ou sont tous les autres ? Ils avaient atteint l'extremite de Hanavave, les derniers batiments sur leur droite et un grand terrain de sport sur la gauche, face a la plage. -- En tout cas je sais maintenant ou sont passees les voitures, dit Tim le visage ferme. Il pointa le canon de son fusil a pompe vers l'ocean. Emma y decouvrit cinq vehicules immerges jusqu'au toit. On les avait precipites dans la baie depuis la jetee. -- C'est presque rassurant, confia-t-elle. Des animaux ou des... monstres, comme vous dites, n'auraient pas su conduire ces 4x4. -- Tout depend de l'interpretation qu'on en a. Et si c'etaient les derniers villageois qui, se sachant perdus, avaient noye leurs voitures pour que leurs assaillants ne puissent pas rejoindre Omoa ? -- C'est donc qu'ils les pensaient capables de conduire, ca revient au meme. Rassurant, je vous dis. D'un certain point de vue au moins. De gigantesques pitons de basalte encadraient la baie, projetant leurs ombres noires sur l'etendue d'herbe et le lisere de rochers bordant l'ocean. Un paysage oppressant. Les yeux d'Emma s'habituerent aux mouvements des vagues et elle remarqua que ce qu'elle prenait pour des paquets d'algues avait des formes plus definies. Elle pressa le pas. Des masses d'algues partout. Avec des bras. Des jambes. Et des faces livides aux levres bleues. Les algues etaient des vetements gonfles d'eau. Des corps s'etaient echoues sur la greve, il y en avait partout, sur les rochers, autour des voitures. Ils formaient de longues grappes que le ressac ne parvenait pas a briser. -- Ils sont... ils sont attaches ensemble, murmura Emma. Des larmes coulaient sur ses joues. Il y avait des femmes, des enfants, des hommes, des vieillards. Par endroits leur peau etait arrachee, d'autres n'avaient plus de visage, rien qu'une bouillie infame que la mer avait coloree de brun. Plus d'une centaine. Peut-etre davantage. Tout se mit a tourner autour d'elle, et Tim, tout aussi bleme, ne put la retenir. Emma s'effondra sur l'herbe, le visage tourne vers les cieux. C'est a ce moment qu'il se mit a gronder, un roulement lourd et puissant. L'orage pouvait bien se rapprocher, Emma n'en avait cure. Elle etait etendue au milieu des habitants de Hanavave. Quelque chose avait tue plus de deux cents personnes. 24 Peter et Ben descendirent l'escalier qui donnait sur une salle ou s'alignaient de nombreuses armoires metalliques. Des lampes rondes tombant du plafond suffisaient a creer des bulles de clarte dans un long couloir austere, digne d'une prison, qui traversait les installations du pic de part en part. Jacques Fregent, tout en haut des marches, s'ecria : -- Je ferais bien de venir, on a tot fait de se perdre la-dessous ! Peter voulut l'en dissuader mais le scientifique etait a ses cotes en dix secondes. -- Jacques, je vous fais confiance, insista Peter, tout ca doit rester entre nous. -- Je suis un eternel bavard mais j'aime encore mieux me taire que d'avoir des ennuis avec Grohm ! Des portes se faisaient face dans le corridor, une douzaine en tout. Peter parvint a la premiere, un chariot chrome etait range devant et il dut le pousser pour entrer. Des classeurs etiquetes couvraient les etageres d'une piece aveugle. Peter et Jacques s'en approcherent pendant que Ben, curieux, s'eloignait pour explorer la suite. Peter passa son index sur les tranches multicolores. Pas de poussiere. -- Ce sont leurs archives, les vraies je veux dire. Peter s'apercut que les classeurs comportaient un numero et il chercha les premiers pour les sonder dans l'ordre. Sur les cent sept premiers figurait un nom de famille, un nom different pour chacun, et ils occupaient a eux seuls tout un pan de mur. Peter fut interpelle par des patronymes qu'il connaissait : >, >, > ou meme >, rien que des membres de l'equipe de David Grohm. Il en conclut que ces cent personnes devaient etre celles qui travaillaient avec le GERIC. Ce qui faisait beaucoup de monde. Ben a dit qu'ils disposaient d'un budget consequent, plusieurs dizaines de millions d'euros. Il passa aux classeurs suivants. Une serie concernant les budgets, puis tous les autres, marques seulement d'un chiffre et d'une lettre. Peter s'arreta au dernier et le tira a lui. Il etait leger. A l'interieur trois chemises de couleur : >, > et >. En lisant ces noms Peter recut un coup a l'estomac. Il s'empressa d'ouvrir. Des photos d'Emma, de Benjamin, de lui et meme de leurs enfants glisserent au sol. Pour les trois, une fiche biographique etait dressee, renseignements administratifs et CV, les professeurs ayant dirige leurs travaux d'etudiants, leurs collegues actuels et passes, et des notes sur chaque membre de leur famille. Peter recut le coup de grace en decouvrant les photocopies de ses releves de comptes. On les avait faites d'apres des feuilles froissees et il n'eut aucune peine a comprendre : on avait fouille leurs poubelles. Et plus d'une fois ! Un simple Post-it concluait le rapport : Interet scientifique Pression sur famille ? Ils avaient etudie le meilleur moyen de faire appel a eux et s'assurer qu'Emma, Ben et Peter ne pourraient pas refuser. C'etait la note que LeMoll avait recue. Celle que Gerland avait trouvee. Pourquoi eux ? Quels travaux menait-on dans la clandestinite sous l'egide du GERIC ? La voix de Ben le fit sursauter : -- Peter, faut que tu viennes voir ! Jacques lisait les etiquettes des classeurs et echangea un bref regard avec Peter. Ils sortirent. Ben se tenait trois portes plus loin. -- Jusque-la ce sont des bureaux deserts, expliqua-t-il, ils devaient travailler au-dessus, mais en revanche cette salle-la... Peter penetra dans une grande reserve, dont Ben n'avait pas allume les lumieres. Les murs etaient couverts de bocaux, des congelateurs dresses au centre, et dans les armoires en acier que Ben avait laissees ouvertes, des instruments chirurgicaux brillaient. Deux soupiraux diffusaient la lueur bleutee de la nuit. Au fond, une paillasse carrelee renvoyait les reflets des lampes du couloir. -- C'est ce que tu cherchais, non ? interrogea Ben. Peter acquiesca lentement. Jacques se tenait en retrait, n'osant approcher. -- Et ce n'est pas tout, en face c'est pas mal non plus, commenta le jeune sociologue. Il s'effaca pour degager la vue sur un rack a fusils. Deux mitraillettes, un fusil a pompe, quatre armes de poing, et des paquets de munitions en nombre suffisant pour tenir un siege pendant une semaine. -- Alors ca..., lacha Jacques Fregent. -- Le reste est desert, affirma Ben. Des salles vides. -- Tout ce qu'il nous fallait ce sont ces archives, dit Peter. Maintenant on ne devrait plus tarder a y voir clair. Cependant, procedons comme si nous n'avions rien decouvert. Officiellement on trie les dossiers de brevets, personne ne doit savoir. -- Pourquoi ca ? Vous vous mefiez meme de votre collegue Gerland ? s'etonna Jacques. Peter hocha la tete et pointa son pouce vers l'armurerie. -- Mais surtout, je me dis que des gens qui cachent si bien leurs documents et qui sont si bien armes sont prets a tout pour garder leurs secrets a l'abri. Ne prenons aucun risque. -- Comment... comment puis-je vous aider ? -- Nous allons remonter ensemble, diner avec tout le monde et vous vaquerez a vos occupations habituelles. La suite nous concerne, Benjamin et moi. -- Je peux vous... -- Non, le coupa Peter, vous eveilleriez les soupcons. Si c'est necessaire je ferai appel a vous, Jacques, en attendant, pas un mot et ne changez rien. Merci pour tout. Et tandis qu'ils remontaient, Ben profita de l'avance qu'avait Fregent pour chuchoter a l'oreille de son beau-frere : -- Je t'ai menti tout a l'heure en disant qu'il n'y avait rien d'autre. -- Quoi ? -- La derniere piece a ete amenagee. Une cellule, avec porte renforcee et chaines aux murs. Je ne sais pas ce qu'ils manigancent mais je commence a regretter d'etre venu. Peter resta silencieux un moment, avant de murmurer : -- Nous allons le savoir. Cette nuit nous saurons. 25 Assise dans l'herbe, face a l'ocean, Emma recut les premieres gouttes de pluie, mais ne bougea pas. Tim etait descendu sur les rochers de la greve, il revint en soupirant. -- Toutes les pirogues ont ete coulees, on les voit pres du bord. Emma ne repondit pas, les yeux fixes sur le plafond gris qui commencait a s'epancher sur le village. -- Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait ca, continua Tim. Endommager toutes les pirogues une fois le village decime ne servait a rien. A present ils ne peuvent plus quitter l'ile ! Emma ouvrit enfin la bouche, une voix plate, sans emotion : -- C'est donc ce qu'ils veulent, ne plus la quitter. Et que personne n'en parte non plus. Apres un long silence, Tim s'approcha d'elle. -- Ne restons pas la, allons, venez. -- Il faut les enterrer..., chuchota Emma, sans force. -- C'est impossible. Il y en a trop. Venez. Et puis ne laissons pas de traces. Il se pencha et lui tendit le bras. Elle s'y appuya pour se relever, se passa la main sur le front, en evitant de regarder les corps que les vagues animaient. -- C'est un cauchemar, fit-elle, si bas que Tim ne put l'entendre. Il la poussa doucement vers les palmiers et la rue qui traversait Hanavave. -- Nous devons trouver un moyen de communication avec l'exterieur, annonca-t-il. -- Aucun bateau n'accoste ici ? -- Pas des touristes en tout cas, la mer est trop mauvaise depuis quelques annees. Il y a bien le cargo de ravitaillement, mais il ne vient qu'une fois tous les deux mois. Sinon, pour les produits frais, ce sont les habitants de l'ile qui partent faire leurs emplettes de temps en temps a Hiva Oa. -- Autant dire qu'on peut rester sans secours pendant un bon moment. -- C'est pour ca qu'il nous faut un moyen de communication. -- Si les telephones etaient coupes a Omoa je ne vois pas pourquoi ils fonctionneraient ici ! -- Non, mais peut-etre une radio... Allons, venez. Ils s'eloignerent sans un regard de plus vers la mortelle offrande de la maree. Pres de la, une grosse antenne parabolique etait fixee sur un mat de deux metres. Tim se pencha pour etudier le boitier a sa base. -- C'est pour la tele, dommage. Plus loin, Emma remarqua une petite eglise blanche au portail bleu qu'elle n'avait pas vue a l'aller. Elle se demanda s'il y avait a l'interieur le meme genre de spectacle que dans celle d'Omoa. Les eglises sont l'endroit ou vont s'abriter les gens en cas de catastrophe... Elle fit signe a Tim de la suivre. -- C'est idiot mais je voudrais m'assurer qu'il n'y a plus personne. Elle poussa le battant et se pencha pour scruter l'interieur de la petite nef. -- Passez-moi votre lampe, chuchota-t-elle. Le faisceau blanc balaya les bancs, l'autel, les statues, sans rien reveler de suspect. Aucun signe de violence. Ils n'ont pas eu le temps de venir s'y cacher... Apres quoi Tim les conduisit au coeur du village, vers une maison blanche coiffee d'un long mat metallique au sommet d'une butte devant laquelle s'agitait le drapeau francais. Les gouttes qui les arrosaient maintenant etaient epaisses, mais peu nombreuses. -- S'il y a une radio quelque part, c'est ici ! s'exclama-t-il plein d'espoir. Emma insista pour qu'il y aille seul. La verite etait qu'elle n'en pouvait plus de cette violence et craignait de tomber sur une autre horreur qui l'acheverait. Elle s'assit au sommet des marches qui dominaient le coin de la rue et laissa son regard errer parmi les manguiers, les palmiers et les bouquets d'hibiscus rouges qui envahissaient Hanavave. Elle se sentait vide. Desarmee. La gorge douloureuse et les tempes bourdonnantes, elle se mit a pleurer. D'abord contenus, ses sanglots firent ceder les vannes et elle libera progressivement la terrible tension. Il ne resta bientot d'elle qu'une enveloppe vide. Sans energie. Sans joie. Sa vision peripherique capta alors un mouvement. Sa tete pivota d'instinct et ses yeux sonderent le secteur. Elle chassa les dernieres larmes avec ses doigts. Rien. Aucune presence. Ce qui ressemblait a un pantalon s'agitait doucement dans le vent, plus loin c'etait une affiche partiellement arrachee qui tremblait. Emma se detendit un peu. La pluie lui faisait du bien, elle se sentait moite, revait d'une bonne douche chaude. C'etait deja un premier point, un desir, une lueur d'envie vers quelque chose. Le tonnerre claqua quelque part au-dessus de l'ocean. Tim ressortit en trainant les pieds et Emma comprit. -- Il y a bien un poste, mais il est detruit, commenta-t-il d'une voix sombre. On s'est acharne dessus. -- Alors, que fait-on ? -- Il faut continuer, on ne sait jamais. De toute facon on n'a rien d'autre. Leur ennemi, maintenant, serait le decouragement. Emma le comprit. Ils regagnerent la rue et se mirent en quete d'un autre batiment avec une antenne sur le toit. Sans y croire. Tim s'arreta plusieurs fois pour effectuer un tour sur lui-meme. Apres deux cents metres, tandis qu'ils approchaient de la sortie du village, il se pencha vers Emma : -- Continuez de marcher, ne vous retournez pas, nous sommes suivis. -- Je m'en doutais. J'ai cru voir quelque chose tout a l'heure ! -- Pour l'instant j'ai l'impression qu'il est tout seul. On va l'entrainer sur ce chemin et dans le virage je m'ecarterai dans les fourres. Ne vous arretez pas, je m'en occupe. Avant qu'elle puisse repondre, Tim s'engageait dans un sentier broussailleux. Il se jeta dans la vegetation epaisse et Emma poursuivit sa route. Elle fit encore trente metres sans rien entendre, puis commenca a s'inquieter. Ne te retourne pus. S'il est derriere il va savoir que tu l'as repere. Elle passa une main dans ses cheveux pour en chasser la pluie qui ruisselait maintenant sur son front, dans ses yeux. -- Ne bougez plus ! hurla-t-on dans son dos. Elle fit volte-face pour decouvrir Tim qui braquait son fusil a pompe sur un homme a la peau bronzee, vetu d'un pyjama. Elle accourut vers lui. -- Ne tirez pas ! implora l'inconnu en levant les mains. Emma se posta au cote de Tim. Pendant un instant personne ne broncha. Un silence cocasse et terrifiant a la fois plana sur le trio, puis Emma demanda a Tim : -- Vous le connaissez ? C'est un habitant du village ? -- Je n'en sais rien, je suis loin de les connaitre. Je ne viens presque jamais a Hanavave ! Sa voix trahissait une tension qui fit craindre le pire a Emma. -- Oui ! s'ecria l'homme. Oui ! J'habite ici ! Je m'appelle Oscar Lionfa ! Je vis ici ! Je vis ici ! -- Baissez votre arme, commanda Emma a Tim. -- Quoi ? -- Faites-le, ce type est aussi terrorise que nous. Rangez ca avant qu'un drame n'arrive. A contrecoeur, Tim abaissa son arme et l'homme s'affaissa pour le compte sur ses genoux. Ses epaules ployerent et sa bouche aspira l'air longuement. A n'en pas douter, sous la pluie qui couvrait son visage la sueur devait ruisseler. -- Mon Dieu merci, souffla-t-il. Vous etes les secours ? Emma secoua la tete. Elle vit qu'il avait les yeux rouges comme s'il avait pleure toute la nuit. -- Vous avez vu ce qui s'est passe ici ? demanda-t-elle. Oscar grimaca de terreur et secoua la tete. -- Mais j'ai entendu... Vous avez un bateau ? Il faut quitter cet endroit tout de suite, je vous raconterai mais il faut d'abord s'en aller ! -- Nous n'avons plus d'embarcation, retorqua Tim. Elle est echouee. Qu'avez-vous entendu ? Qui a fait ca au village ? Oscar se releva et sonda rapidement la foret tropicale autour d'eux. La pluie continuait de battre les feuilles, leurs vetements etaient a present trempes et le tonnerre grondait encore, plus longuement, plus pres que jamais. -- L'orage arrive..., commenta Oscar. Emma avait l'impression qu'il etait sur le point de s'evanouir, submerge par les emotions. -- Qui a massacre le village ? repeta Tim. Oscar les fixa, avant de tendre vers eux un doigt vengeur et de lancer froidement : -- C'est vous. 26 La pluie s'intensifia d'un coup. Elle se mit a crepiter si fort sur la terre et la vegetation qu'Emma dut crier pour se faire entendre : -- Comment ca > ? Peu a peu, elle vit la peur ceder la place a la colere sur le visage d'Oscar. -- C'est vous ! Oui, c'est vous qui avez detruit nos vies ! En venant sur notre ile, avec vos machines, et tout ce bruit que vous avez fait pendant des semaines et des semaines a creuser la terre la-haut, maintenant la porte est ouverte ! -- De quoi parle-t-il ? fit Tim. -- De nous, les gens de la metropole, comprit Emma. -- C'est vous qui avez creuse, la-haut dans nos montagnes, insista Oscar, la ou nous n'avons jamais derange la terre pendant des centaines d'annees ! Vous etes venus et vous avez tout detruit en quelques jours. Et vous avez ouvert un trou sur l'enfer ! Les demons sont descendus sur toute l'ile ! C'est a cause de vous ! -- Calmez-vous, repliqua Emma en s'approchant de lui. Elle remarqua qu'il avait les yeux pleins de larmes. -- Ma fille ! Ils ont pris ma fille ! Et ma femme ! Tout le village ! J'ai vu les corps sur les rochers ! Ils ont massacre tout le monde ! Il se cacha le visage dans les mains, et Emma s'avanca vers lui. -- Oscar, je... je suis desolee pour votre famille. Elle demeura ainsi, silencieuse, tandis qu'il pleurait. Les nuages devinrent charbonneux et la luminosite tomba d'un coup. -- Oscar, repeta Emma, nous ne pouvons pas rester ici sur ce chemin, il faut retourner au village. Venez. Constatant qu'il ne bougeait pas, Emma l'attrapa par le bras et le tira, ce qui suffit a le sortir de sa bulle. Ils retrouverent les premieres maisons et Tim les conduisit vers celle qui lui semblait la plus grande. Au moment d'entrer dans le jardin, Oscar s'immobilisa. -- Non, pas ici. On ne peut pas. C'est chez Pierre, il n'aime pas qu'on entre chez lui quand il n'y est pas. Emma eut envie de rappeler que ce n'etait plus vraiment un probleme, mais s'en garda. -- Tres bien, alors ou pouvons-nous aller ? interrogea-t-elle avec toute la douceur dont elle etait capable, entre peur et fatigue. -- J'habite la-bas. Ils le suivirent dans la rue. La pluie tombait si fort qu'elle limitait le champ de vision a une trentaine de metres. Tim marchait en collant son fusil contre lui pour le proteger de l'eau. -- Ce n'est pas etanche ? s'ecria Emma par-dessus le vacarme. -- Aucune idee, je prefere ne prendre aucun risque ! Vous croyez qu'on peut lui faire confiance ? -- A-t-on le choix ? Oscar les fit entrer dans une petite batisse en bois de plain-pied et referma derriere eux. Il leur apporta des serviettes pour se secher et des couvertures pour se rechauffer. Tous ses gestes etaient mecaniques, ce n'etait plus la conscience qui le gouvernait. Emma l'observait. Il alluma une lanterne a huile - indispensable, comprit-elle, a tout habitant de l'ile ou l'electricite devait etre d'humeur versatile - et mit a chauffer une bouilloire sur le rechaud a gaz. Lorsqu'ils furent secs, emmitoufles dans leurs couvertures, une tasse de the chaud a la main, Emma se sentit mieux. Moins fragile nerveusement. Elle savait qu'il etait dangereux de craquer en pareille situation, il fallait au contraire garder son sang-froid, se focaliser sur les evenements afin de trouver une solution aux problemes. Cependant, savoir et faire etaient decidement deux choses differentes. Elle pensa tres fort a ses enfants et a Peter. A l'idee de les serrer dans ses bras, elle trouva la force de rester sereine. Oscar n'avait plus cette energie. Il n'avait plus d'espoir. Emma se pencha vers lui : -- Je sais que c'est dur pour vous, mais nous devons vous poser ces questions, Oscar. Nous sommes coinces ici et... ces demons, comme vous les appelez, pourraient revenir. Est-ce que... vous les avez vus ? Il secoua la tete lentement. -- C'est arrive tres vite. Je dormais... je dors toujours profondement quand j'ai bu un peu le soir, et ce soir-la j'avais bu beaucoup. Quand je me suis reveille ma femme n'etait plus dans le lit. Je suis alle voir dans la chambre de la petite et il n'y avait personne. J'ai entendu les cris dans la rue. Tous ces cris. Son regard etait perdu dans le neant qui dissociait sa memoire de ses emotions. Emma lui posa une main sur l'epaule. -- La porte etait ouverte, poursuivit-il du meme ton monocorde. Ca faisait longtemps que les demons etaient dans le village, je n'avais rien entendu a cause de l'alcool mais ca faisait longtemps ! Ils avaient deja massacre la plupart des amis, je voyais dans la rue les maisons en feu, et j'entendais surtout les hurlements. J'ai voulu sortir, il y avait des silhouettes qui couraient en criant, ils giclaient le sang de partout, de la tete, des bras, du ventre, comme s'ils avaient des tuyaux d'arrosage dans le corps ! Je suis sorti pour aller vers eux, pour les aider, pour trouver ma femme, mais... j'ai fait trois pas et je suis tombe dans les fougeres. Cette fois son menton fut pris de tremblements alors qu'il luttait contre les larmes. -- Vous ne les avez pas vus, ces... demons ? interrogea Tim. alors comment savez-vous que c'en est ? -- Quand je me suis reveille au petit matin j'ai vu le carnage ! Et aucun homme ne pourrait faire ca ! J'ai cherche ma fille et ma femme... J'ai nage au milieu des corps, mais il y en a tant ! Il faudra m'aider ! Il faudra venir avec moi, a trois nous pourrons nous relayer, il faut plonger, parce qu'il y en a encore plus sous l'eau, attaches ensemble ! Emma frissonna. L'homme delirait. Tim enchaina : -- Vous avez parle de travaux dans la montagne tout a l'heure, de quoi s'agit-il ? -- C'est de l'autre cote, vers la pointe Matakoo, dans une cuvette pres de la baie d'Ouia. Ils ont creuse la montagne et construit un temple au diable ! -- De quoi parlez-vous ? insista Tim. -- Il y a environ un an, des bateaux sont venus, ils ont contourne l'ile, et puis les helicopteres ont bourdonne au-dessus de la foret pendant plusieurs mois. On est alles voir avec des copains. Les gens de la ville sont venus pour batir leur temple. Au debut on pensait que c'etait pour les touristes. Puis il y a eu des cris effroyables qui en sortaient ! Le jour et la nuit, des hurlements ! C'est la qu'on a compris qu'ils faisaient quelque chose de mauvais ! -- Et vous n'avez rien rapporte aux autorites ? s'etonna Emma. -- Le gendarme nous a dit qu'on se faisait des idees. Le maire a dit que ces gens avaient bien paye et que ca allait nous apporter beaucoup de progres sur l'ile. Personne n'a voulu nous ecouter. Apres, les hurlements ont cesse, quand on marchait jusque la-bas, on n'entendait plus rien, ce qui ne veut pas dire que c'etait termine. Ils ont juste fait plus attention. -- Et depuis le... l'attaque ? s'enquit Tim. Vous avez revu ces demons ? -- Non, personne jusqu'a vous... Personne... Tim et Emma se regarderent, et cette fois Oscar s'effondra. Il se mit a sangloter en repetant les noms de sa fille et de sa femme. Tim s'ecarta et fit signe a Emma de le rejoindre. -- Vous en pensez quoi ? lui demanda-t-elle. -- C'est un vieil alcoolo ! Cependant je pense qu'il a raison sur un point : c'est du cote de ces installations que tout est parti. -- Vous sauriez y aller ? -- La-bas ? Vous avez entendu ce qu'il a dit ? M'est avis que nos agresseurs nocturnes se terrent dans ce coin, je ne vais pas aller me jeter dans la gueule du loup ! -- Il a parle de bateaux et d'helicopteres, il y a peut-etre un quai et de quoi quitter cet enfer ! Au pire on y trouvera surement une radio ! Ca vaut le coup d'essayer plutot que de moisir ici, non ? -- Je ne sais pas, je ne le sens pas. Et puis s'ils ont detruit la radio et les pirogues dans le village, je ne vois pas pourquoi ils en auraient epargne d'autres ailleurs. -- C'est tout ce qu'on a. Combien de temps d'apres vous pour y aller ? Tim soupira en reflechissant. -- La baie d'Ouia est sur le versant est de l'ile. Je ne sais pas, je dirais au moins cinq heures. Emma examina sa montre. -- On peut y etre avant la tombee de la nuit, mais on ne pourra pas rentrer. -- Alors c'est non. Je ne prends pas le risque d'y passer la nuit. Emma le fixa. Tim etait determine, elle ne pourrait pas lui faire changer d'avis. -- Bien, on dort ici et on avise a l'aube. Oscar a dit qu'il n'y a personne depuis deux jours. -- S'il a noye son chagrin dans toutes les bouteilles qu'il a trouvees je veux bien croire qu'il n'a rien entendu ! -- Au moins ca nous apprend qu'en etant discrets nous avons plus de chances de nous en sortir, donc on ne calfeutre pas les entrees. Si les volets sont fermes ou s'il y a des planches aux fenetres, les... demons, comme dit Oscar, sauront que nous sommes la. On ferme a cle, mais rien de plus qui pourrait attirer l'attention sur la maison. -- Les demons ? Vous y croyez maintenant ? s'etonna Tim avec un soupcon de derision. -- Non, mais il faut bien leur donner un nom ! Realisant qu'ils n'avaient rien avale depuis le matin, Emma s'en alla dans la cuisine pour preparer de quoi calmer la faim que la peur et le stress, en recul, liberaient a nouveau. Ils mangerent des sandwiches en observant la rue par la fenetre de la cuisine. Il faisait presque nuit a cause de l'orage. Des eclairs illuminerent le village et redonnerent, l'espace de quelques secondes, des couleurs a ce qui etait devenu terne sous la pluie. Oscar refusait de s'alimenter. Recroqueville sur son canape, il fixait les ongles de ses pieds. -- Qu'est-ce qu'on va faire de lui ? questionna Tim entre deux bouchees. -- C'est a lui de decider. S'il veut venir avec nous, ou s'il veut rester ici. Laissons-lui jusqu'a demain avant de lui proposer. Elle but une gorgee de soda. Tim en profita pour revenir sur ce qui le tourmentait : -- Je sais que ca vous semble absurde cette hypothese de demons ou de... monstres, mais vous etes comme moi, vous avez vu ce qui s'est passe ici, aucun homme ne pourrait faire une chose pareille ! Et la nuit derniere, ce qui s'en est pris a la maison ne se comportait pas non plus comme un homme. Alors... scientifique ou pas, n'y a-t-il pas une petite parcelle de vous capable d'envisager qu'on soit face a une creature que nous ne connaissons pas ? Quelque chose qui vivait ici, et qui a ete libere par les types dans la montagne. Emma le toisa un instant avant de reposer son sandwich. -- Pourquoi, vous y croyez, vous ? repliqua-t-elle. Il haussa les epaules. -- Peut-etre, j'avoue que je n'en sais rien. Je suis... paume. -- Je vais vous dire pourquoi je n'y crois pas : les > n'existent pas, c'est un fait. En revanche vous faites surement allusion a une espece animale evoluee au meme titre que l'Homo sapiens. Une espece que nous n'aurions pas encore decouverte. -- Oui, c'est exactement ca. Elle secoua la tete. -- Non, impossible. Pourquoi ? Parce que ce qui a attaque cette ile est intelligent, le fruit d'une longue evolution. Et ca n'aurait pas pu passer inapercu aussi longtemps. Nous vivons une ere ou la Terre a ete parcourue, fouillee, sondee, a part les profondeurs abyssales, nous en connaissons les moindres parcelles. Et ce que l'homme n'a pas conquis, les satellites l'ont etudie. Conway Morris et Whittington, deux paleoanthropologues celebres, ont developpe une theorie selon laquelle la tendance de la vie est a l'enrichissement de peu d'especes au detriment de beaucoup d'autres. La vie enrichit ce qui existe, elle aide a l'adaptation pour la survie. Donc la vie ne favorise pas la stagnation, ou la regression. Vous voyez ou je veux en venir ? Tim fit une grimace genee. -- Pas du tout... -- La vie se developpe, elle avance, elle prospere, elle se repand. Une espece animale ne serait pas restee prostree ici, sans quoi elle ne serait pas evoluee ! Si une autre espece avait grandi en meme temps que nous sur cette planete pour atteindre un degre de sophistication semblable au notre nous ne pourrions pas l'ignorer aujourd'hui. Si j'applique la theorie de Conway Morris et Whittington a l'extreme, du macro au micro, cette espece aurait probablement nui au developpement d'autres especes dans son environnement proche, nous aurions constate la disparition d'especes mineures, la fuite d'autres pour echapper a leur predateur... Bref, la vie, particulierement si elle est tres evoluee, donc dominante, ne peut passer inapercue. Et si on ne la remarque pas directement, on ne peut echapper aux remous qu'elle provoque inexorablement dans le grand bain de l'existence. Et nous n'avons jamais note ce genre d'incidents. -- Peut-etre que c'etait une espece souterraine ? C'est pour ca que nous n'avons jamais rien decouvert ! Leurs visages furent fouettes par le flash d'un eclair. -- On a dit >, Tim ! Suffisamment pour faire sauter des voitures dans l'eau et pour detruire une radio ! Non, c'est grotesque ! Ce sont des hommes qui attaquent cette ile, et rien d'autre ! Emma retourna aupres d'Oscar et insista pour qu'il mange, et boive un peu d'eau. Elle etait inquietee par ses levres craquelees. Il finit par accepter la nourriture et l'avala sans y penser. Puis il apporta un cadre qu'il tendit a Emma. Une grande photo d'une fillette souriante sur les genoux d'une femme vetue de couleurs vives et tout aussi joyeuse. -- C'est Pauline et ma femme, Lorette. Elles sont belles, n'est-ce pas ? Je n'en parle pas au passe, ca ne vous derange pas ? Moi je n'en ai pas envie. Emma bavarda avec lui un moment, plus pour jauger de son etat psychique que par politesse. Elle nota qu'il alternait les moments de lucidite, les passages a vide, proches de la catatonie, et les bouffees de delire, quand il preferait parler de sa famille en >. Et il insistait sur le mot. Elles etaient parties >. -- Ce qui me chagrine, vous savez, insista-t-il, c'est qu'elles soient parties si vite, sans me prevenir. Je n'ai meme pas pu embrasser Pauline ! Mais c'est tout Lorette, ca ! Elle decide d'une chose et il faut que ce soit fait dans la minute ! En fin d'apres-midi, Oscar dormait sur son lit, dans une chambre toute proche. L'orage n'avait pas faibli et Tim semblait contrarie. Emma vint vers le jeune homme. -- Ca n'a pas l'air d'aller. Tim fit la moue. -- Ce temps ne va pas nous aider ! Aucun bateau ne viendra tant qu'il fera aussi mauvais. Et si nous souhaitons quitter le village... les sentiers seront noyes, impraticables. -- Ce qui est valable pour nous l'est pour nos ennemis. Tim eut un sourire. -- Vous parlez comme un militaire. Vous avez ce cote Sarah Connor, maintenant que j'y pense ! -- Sarah qui ? -- Vous n'avez pas vu Terminator ? -- Mon truc c'est plutot les livres. Il n'empeche que cet orage nous dessert autant qu'il nous protege. -- Je l'espere, soupira Tim. Le soir, ils s'installerent autour de la lampe a huile et dinerent. Oscar semblait lucide, neanmoins il ne se lamentait pas. Il n'y avait plus de larmes en lui. Il leur parla du village, du bonheur pour les enfants d'aller jouer au foot sur le terrain face a la baie, de son frere qu'il n'aimait pas et de son amour du rhum. Pourtant, a aucun moment de la journee Emma ne l'avait vu boire de l'alcool, et il n'en manifesta pas l'envie. La tragedie l'avait sevre. Lorsqu'il alla se coucher, Emma se prit a esperer qu'il puisse desormais rester lucide. S'il devait etre leur compagnon de route, il valait mieux qu'il soit apte a se maitriser. Tim s'eclipsa pour revenir avec une pile de romans dans les bras. -- J'ai trouve ca dans la remise du fond. Je me suis dit qu'ils pourraient vous aider a dormir... -- C'est gentil, merci Tim. Elle observa les tranches et s'arreta sur Malraux, La Condition humaine, qu'elle n'avait jamais lue. Apres s'etre lavee a l'eau froide, elle s'installa sur le canape avec une couverture et son livre. -- Vous avez une chambre de libre, l'informa Tim. -- Je sais, mais j'aimerais autant qu'on dorme dans la meme piece, si ca ne vous derange pas. Elle n'osa pas preciser : > Tim l'observa, puis hocha la tete. -- Si je peux vous rassurer. Il improvisa une couche avec les deux fauteuils qu'il disposa face a face, et la fatigue ne tarda pas a les expedier tous deux dans les limbes des cauchemars. Emma se reveilla souvent, en sueur, sans savoir de quoi elle avait reve, sinon que c'etait effrayant. Elle eut le sentiment qu'il etait deja tres tard dans la nuit lorsqu'elle ouvrit les yeux a nouveau. Aucun souvenir vaporeux en tete, aucune bribe de peur dans la traine de son sommeil. Emma se demanda pourquoi elle s'etait reveillee, cette fois. La pluie avait cesse, elle n'entendait plus le froissement des gouttes sur la vegetation. Il y avait de la lumiere autour d'elle. Elle prit appui sur ses coudes pour se redresser. Ce n'etait pas la lampe a huile du salon, celui-ci etait plonge dans la penombre. Cela provenait de l'exterieur. Emma s'enveloppa dans sa couverture et marcha jusque dans la cuisine. Par la fenetre, elle vit Oscar debout sur le perron, une lampe electrique a la main qu'il agitait en direction du village. Deux lanternes dans lesquelles brulaient des bougies etaient suspendues au-dessus de l'entree. Oscar entendit le plancher grincer dans la maison et se retourna. Quand il apercut Emma, il lui sourit a pleines dents, avant de designer la foret et la rue d'un geste ample : -- Tout va bien. Je les ai prevenus que nous etions la ! Le sang d'Emma se glaca. 27 Tard dans la nuit, le vent autour du pic du Midi avait forci. Il battait les flancs de la montagne en soulevant des vagues de neige qui grimpaient dans le ciel en s'enroulant sur elles-memes avant d'exploser contre les eperons noirs. De gigantesques gifles impactaient la montagne. Dans les sous-sols de l'observatoire, traverses par un long couloir sinistre, a l'eclairage blanc sur des murs bruns, la plupart des lourdes portes etaient fermees. Sauf une. Derriere celle-ci, un bureau poussiereux, une lampe de banquier allumee, et Peter DeVonck, affale dans son fauteuil, compulsant une pile de classeurs. L'horloge murale indiquait minuit et quart. Peter avait commence par parcourir les dossiers du personnel qu'il connaissait. Estevenard, Menart, Palissier, Scoletti... pour terminer par Grohm lui-meme. Celui-ci etait docteur en biologie, specialise en reorganisation cerebrale liee a l'evolution. Il etait passe par l'INSERM, en tant que directeur adjoint de recherche du departement de biologie, supervisant les programmes de genetique, biologie du developpement et de l'evolution, et biologie vegetale. Peter nota un lien entre Grohm et Louis Estevenard, ce dernier ayant travaille dans le meme departement, au programme Neurosciences. Ils se connaissaient donc depuis presque dix ans. C'est bon a savoir. Ils sont probablement amis, en tout cas ils se connaissent bien. Ca pourra servir... Grohm avait quitte l'INSERM trois ans plus tot pour rejoindre une societe privee dont Peter n'avait jamais entendu parler. La-bas il avait ete en charge du departement Recherche et Developpement et conduisait en particulier une etude sur la >. Peter s'etait rendu compte que cinq des six chercheurs presents sur le pic etaient passes par ce laboratoire prive en meme temps que Grohm. Il n'y etait reste que deux annees avant d'incorporer la societe GERIC avec son equipe. Peter s'interessait a present a la copie d'un rapport expliquant brievement les mecanismes de la genomique fonctionnelle, et il s'etonna de cette vulgarisation. Les scientifiques qui travaillaient ici n'avaient nul besoin de ce genre de simplification. Ce rapport etait donc destine a un neophyte. Mais le souci du detail, des justifications de tel ou tel achat de materiel lui firent comprendre qu'il etait destine a un commanditaire. LeMoll ? Quelque haut responsable du GERIC qui n'aurait aucune formation en genetique... ? La genomique fonctionnelle servait tout simplement a comprendre le fonctionnement des composants du genome, ce dernier etant le materiel genetique d'une espece, encode dans son ADN, donc sa carte d'identite et le mode d'emploi de tout le corps a la fois. Ce qui etonna plus encore Peter, ce fut de lire qu'ils travaillaient sur des organismes... humains. Il n'avait jamais entendu parler du GERIC auparavant et pourtant l'etude du genome humain ne pouvait s'effectuer sans ressources consequentes, avec publications a la cle, travaux collegiaux avec d'autres programmes, d'autant que depuis l'accord des Bermudes, en 1995, tout fragment de sequence dechiffre se devait d'etre aussitot communique sur Internet. Bref, rien qui puisse se faire dans la discretion. Peter trouva enfin une information sur cette mysterieuse entreprise, a la derniere page. La signification de l'acronyme GERIC : Groupement d'Etude et de Recherche pour l'Innovation Cosmetique. En soi, cela ne voulait rien dire. Qui etait derriere cette supercherie ? Un rassemblement de societes cosmetiques ayant monte une structure anonyme sans lien direct avec leur nom prestigieux, afin de conduire des operations douteuses dans la plus grande discretion ? Quel rapport entre la genomique fonctionnelle de l'homme et la cosmetique ? Trouver le parfum parfait ? La molecule de maquillage supreme ? Quelle mascarade ! Ou en etait Ben ? Le jeune sociologue avait emporte de la lecture qu'il avait glissee dans un dossier sans importance du rez-de-chaussee pour donner le change, et il etait monte le lire dans le salon, fidele a son habitude. Avait-il craque pour aller se coucher ? La porte en haut des marches se referma assez fort pour que Peter l'entende. Quand on parle du loup ! Il se leva, les jambes engourdies, le cerveau groggy par la concentration. Les pas qui descendaient l'escalier se voulaient discrets mais ils resonnaient tout de meme dans le long couloir. Cette precaution alarma Peter. Ce n'etait pas Ben. Il s'approcha de la porte. La chaine n'est pas mise. Lorsque je suis revenu tout a l'heure je n'ai pas ferme le cadenas ! Peter maudit sa confiance naturelle, alliee redoutable de la negligence. Qui cela pouvait-il etre ? Un des hommes de Grohm ? Jacques. Jacques Fregent peut-etre... Peter glissa un oeil par l'entrebaillement de la porte. Une haute silhouette longiligne apparut dans la penombre. -- Professeur DeVonck ? Vous etes la ? Peter eut un doute, cette voix lui etait familiere. Il sortit de sa cachette et reconnut Georges Scoletti. -- Que faites-vous ici ? -- Je vous cherchais ! C'etait ouvert la-haut, donc je me suis permis, et quand j'ai vu l'armoire deplacee, j'ai compris que vous aviez decouvert nos installations. Vous ne l'avez pas dit a David Grohm ? -- Non, je ne suis pas sur d'en avoir envie. -- Surtout n'en faites rien ! L'expression qui passa sur son visage crispa Peter. Scoletti avait une peur panique de Grohm. -- Ne vous inquietez pas, ce n'etait pas dans mes intentions. -- Sortons d'ici, je ne peux pas rester, si on me voit sortir de la, ils sauront. Venez, nous serons plus en securite dans les cuisines. Peter s'estimait au contraire a l'abri ici, mais prefera ne pas contredire son unique informateur, lunatique de surcroit. Pour rejoindre les cuisines, Scoletti demanda a Peter de passer devant et de lui faire signe s'il n'y avait personne apres chaque porte. Une fois dans la grande piece froide, Scoletti alla prendre une bouteille de whisky, deux verres et deux tabourets et ils s'installerent a l'arriere, pres du coin a patisserie. L'unique eclairage etait la lampe electrique que le pharmacien avait posee entre eux. Maintenant qu'il etait sur les lieux, Peter comprenait mieux la lubie du pharmacien : plusieurs acces etaient proches, et si quelqu'un arrivait Scoletti pouvait disparaitre en cinq secondes. Ce type aurait fait un bon agent secret ! s'amusa Peter. Mais la tension raidissait Scoletti. -- Merci pour le mot de passe du CD-Rom, commenca Peter. -- Vous l'avez lu ? -- Oui. C'etait court et assez peu clair a nos yeux de profanes. J'avoue etre un peu perdu. Que recherchez-vous ? Au debut j'ai pense a une cartographie cerebrale pour identifier les mecanismes de la violence et developper des inhibiteurs, mais depuis cette nuit je commence a douter. Vous etes en quete d'un parfum annihilant les pulsions agressives ? Scoletti emplit genereusement les deux verres et porta le sien a ses levres. -- Non, pas exactement, souffla-t-il apres s'etre brule la gorge d'un long trait. Je vais commencer par le debut mais, avant ca, vous devez me promettre de m'aider. -- C'est-a-dire ? -- Tout d'abord, tant que nous sommes ici, sur le pic, vous faites comme si je ne vous avais rien dit. Rien du tout. Au moindre sourire ou regard complice c'est termine. C'est moi qui viendrai vers vous quand je m'estimerai en securite. C'est moi qui fixe les regles, c'est a prendre ou a laisser. Ensuite, quand toute cette affaire eclatera, vous ne manquerez pas d'interceder en ma faveur. J'ai fait une connerie monumentale en me lancant dans ce projet, c'est vrai, mais je le regrette. Je ne cautionne plus du tout ce qu'ils font, je ne veux plus y etre associe. -- Pourquoi ne les avez-vous pas quittes ? C'est ce qu'on risque de vous reprocher une fois dehors... Scoletti secoua la tete vivement. -- Impossible. Une fois integre au projet, on ne peut plus en sortir. -- Tout de meme, vous etes libre... Scoletti lui posa la main sur le bras pour l'interrompre. -- Nous savons des choses qu'ils ne peuvent pas se permettre de divulguer a la population ! Si ca se savait, ce serait l'anarchie ! La terreur sur terre ! -- Mais de quoi parlez-vous ? Scoletti but une autre gorgee. -- Par le debut. Il faut commencer par le debut. J'ai travaille treize ans pour un groupe pharmaceutique... -- Kinkey & Praud, je sais, j'ai lu votre dossier. Scoletti le fixa dans les yeux. -- Il y a deux ans j'ai ete debauche par l'equipe de David Grohm pour incorporer une petite structure avec beaucoup de moyens et des projets ambitieux sur l'etude du cerveau, en particulier sa plasticite. J'ai appris au fil des mois que nos travaux etaient revendus en grande partie a l'armee francaise. Il y avait beaucoup d'argent a la cle, et une grande urgence pour battre nos concurrents. En recherche, cette equation est souvent celle du diable, si vous me permettez l'expression. Precipitation multipliee par des millions d'euros egale : pret a tout. Apres avoir soude notre equipe en utilisant tous les artifices possibles : fatigue, succes collegial et travail en autarcie six jours sur sept, Grohm nous a mis peu a peu la pression pour nous faire accepter de devier des protocoles reglementaires. Avec le recul, ca semble stupide, mais quand vous le vivez de l'interieur c'est tout a fait different : la dynamique de groupe, du succes, c'est une spirale. Ajoutez a cela l'adrenaline de la reussite, et vous ne pouvez plus vous arreter. Votre equipe est la meilleure, elle a tout donne, tout sacrifie pour en arriver la, elle est a deux doigts de terminer, d'etre la premiere a y parvenir au monde, mais le concurrent va nous coiffer sur le poteau, pas parce qu'il est plus fort que nous, juste parce qu'il a des moyens supplementaires et qu'il a beneficie de nos premieres decouvertes pour gagner du temps. Ca, c'est insupportable. Alors on accelere, on rogne un peu sur ce qui est autorise, puis un peu plus, et encore plus. On termine par des experiences totalement illegales sur des cobayes humains qu'on paye grassement, d'abord des etudiants sans le sou, puis des clochards parce qu'ils sont moins bavards et que de toute facon personne ne les croira. Peter sentit a son tour le besoin d'etre rechauffe par l'alcool. -- Il y a eu un accident ? demanda-t-il. -- Nous maitrisions parfaitement la situation. Tout etait sous controle. Jusqu'a la semaine derniere. Son regard tomba d'un coup. Il se perdit dans son verre. -- Nous avons ete trop vite. Nous etions epuises, personne ne rentrait plus chez soi depuis presque un mois, nos vies etaient dans ce labo, obsedes par la quete du resultat. Certains ont perdu leur famille ainsi. Un soir, un de nos patients a paye le prix fort. Lesions irreversibles du cerveau. On l'a transforme en legume. Apres ca le projet s'est effondre, on a ete battus par la concurrence et nos vies etaient detruites. -- C'est la que LeMoll est venu vous chercher ? -- LeMoll ? Non, lui c'est un pion ! Au moment ou nous nous estimions finis, Grohm est revenu nous chercher. Il avait une porte de sortie pour nous. Un travail particulier, le seul que nous pouvions encore conduire. Tres bien paye. Je m'en souviens parfaitement, il nous a dit : > -- Et forcement, vous ne pouviez refuser, completa Peter. Scoletti tendit son index noueux : -- Vous savez ce que je pense maintenant ? Que toute cette histoire, auparavant, la lobotomie de ce pauvre type, tout ca n'etait qu'un coup monte de Grohm et des hommes au-dessus de lui pour nous preparer. Pour se former une equipe competente et prete a travailler dans la clandestinite, parce qu'elle n'aurait plus le choix. Ils nous ont manipules. Ils nous ont detruits, puis reconstruits grace a leurs actions, pour que nous soyons serviles ! Une porte grinca non loin dans un couloir. Scoletti se redressa, pret a bondir de son tabouret. -- C'est probablement Ben, voulut le rassurer Peter. Il n'y a que lui qui ne dorme pas a cette heure de la nuit. -- Ne croyez pas ca ! Scoletti se leva et approcha du refectoire, suivi par Peter. La lueur d'une lampe se glissa sous l'acces principal. -- Je ne crois pas que votre ami se deplace avec une lampe torche ! s'affola le pharmacien en se precipitant vers le fond de la cuisine. -- Attendez ! Peter ne put le retenir, Scoletti ouvrait deja la porte opposee et se retourna pour l'empecher de venir. -- On ne doit pas nous voir ensemble ! siffla-t-il entre ses dents. -- Il y a une cellule en bas, a quoi sert-elle ? -- A rien, elle n'a jamais servi, finalement nous avons conduit toutes nos experiences sur l'ile. Je dois filer. -- Georges, dites-moi ce que vous faites avec le GERIC. -- Trop long a expliquer. Je reviens vers vous demain si possible, j'ai beaucoup a vous raconter. Peter l'attrapa par la manche. -- Georges, s'il vous plait. Dites-le-moi. Vous faites des tests sur des cobayes humains, n'est-ce pas ? Des experiences genetiques sur l'homme, c'est ca ? Scoletti scruta Peter dans la penombre, son regard se fit bienveillant, et il hesita, comme s'il ne souhaitait pas l'abimer, le corrompre. -- C'est bien pire que cela, j'en ai peur, lacha-t-il. La poignee de la porte du refectoire tourna doucement. Scoletti s'arracha a l'etreinte de Peter et s'eloigna. Il prit cependant le temps de murmurer : -- Mettez la main sur le dossier >, c'est de la que tout est parti ! 28 A minuit et quart cette nuit-la, Benjamin Clarin avait les paupieres en plomb. Il epluchait des pages de statistiques depuis plus de deux heures et n'en pouvait plus. En fouillant les archives secretes de Grohm, Peter et lui avaient mis la main sur cette etude des dynamiques de la violence au fil des siecles. Bien qu'enchainant des tonnes de statistiques, il s'agissait d'une etude sociologique et Ben se l'etait aussitot accaparee. Il sortit de sa torpeur lorsque la porte s'ouvrit sur le geant islandais, le moustachu du Sud-Ouest et la jolie Fanny. -- Bonsoir ! salua Olaf en passant sans s'arreter. Paul en fit autant et Fanny leur fit signe de continuer sans elle. Elle vint s'asseoir en face de Ben. Tous trois portaient de gros anoraks, bonnets et gants. -- Vous etiez dehors ? s'etonna Ben. Par ce temps ? -- Il y a moyen de rester a l'abri, ca fait du bien de prendre l'air. Alors ce boulot, il avance ? Fanny lui avait tenu compagnie la veille pendant qu'il decodait peniblement ses lectures. Ils avaient bavarde entre deux chapitres, elle-meme plongee dans un roman de Christian Lehmann. Ben avait appris qu'elle etait fraichement divorcee, une histoire de jeunesse qui n'avait pas su devenir celle de deux adultes. Grande sportive, elle se passionnait pour le VTT, courait les semi-marathons et avait pratique la boxe francaise avant d'arreter apres un nez casse qui lui avait coute une fortune en chirurgie esthetique. Intellectuelle, dynamique et jolie. Ben etait tombe sous le charme. Detectant une odeur tres singuliere, Ben leva le nez et inspira profondement. -- Le cannabis, s'ecria-t-il. Tu sens le joint ! Voila qui explique tes escapades ! -- Piegee ! avoua-t-elle, amusee. Olaf et Paul ont besoin de leur petit petard pour bien dormir. Moi je ne fume pas, mais j'en profite pour me rafraichir. Cependant tu ne m'as pas repondu ! -- Oui, ca avance. A son rythme. Dis, tu ne voudrais pas m'emmener dehors ? J'etouffe ici. Fanny se fendit d'un large sourire. -- Equipe-toi bien ! Vingt minutes plus tard ils se tenaient sur une terrasse, pres d'une haute coupole, partiellement proteges par une marquise. Fanny avait mis en marche des projecteurs sur le flanc droit de leur batiment et ils contemplaient la neige qui surgissait du vide, soufflee vers le ciel comme une vague contre une digue. Plus loin, Ben distinguait a peine les lueurs de la passerelle, au sommet du grand immeuble de verre qui dominait le complexe. Des flocons venaient se perdre sur eux, glissant sur leurs echarpes jusque dans leur cou. Il faisait un froid mordant, qui penetrait les vetements et s'insinuait lentement dans le corps. Un froid mortel a long terme. Au-dela du rideau de lumiere fouette par cette ecume glaciale, les tenebres s'etaient coulees sur le monde. -- C'est impressionnant, s'ecria Ben par-dessus les hurlements du vent. J'ai le sentiment d'etre perdu sur une autre planete ! -- Tu vois, pas besoin de joint pour s'eclater ! Regarde ! Elle lui attrapa le bras et de son autre main designa un tourbillon qui developpait sa spirale de neige sous un des projecteurs. La tempete les heurtait, et soudain une rafale rugissante vint litteralement les plaquer contre le mur arriere. Ils crierent autant de surprise que d'amusement. S'il n'y avait eu la rambarde, Ben aurait craint d'etre emporte dans le vide, vers cet abime insondable. Il comprit que derriere leurs cris et leurs rires se cachait la peur. A bien y reflechir, ce lieu n'etait pas si amusant que ca. Il etait terrorisant. Aucun homme ne pouvait se dresser ici, face a la furie de la nature, et ne pas en etre effraye. Il suffisait que la tempete s'enerve brusquement et il s'envolerait vers le neant. Personne ne pouvait resister. Au final, se tenir la et survivre apprenait l'humilite et le respect de notre matrice. -- Ben ? Tu veux rentrer ? Le jeune homme observa les meches blondes qui s'agitaient sous le bonnet. -- Je crois que c'est plus prudent. Ils etaient sur le point de franchir la porte lorsque Ben apercut le ballet d'une lampe electrique derriere les fenetres du batiment le plus proche. -- C'est normal, ca ? hurla-t-il. -- Les costauds de Grohm... Ils font des rondes la nuit. Ne me demande pas pourquoi, je n'en sais rien ! Allez, viens. Une fois a l'interieur ils prirent une minute pour souffler et se remettre de leurs emotions. -- Fumer devient un sport ici ! se moqua Ben. -- Ca remet l'homme a sa modeste place ! Ben la regarda, soudain serieux. -- C'est marrant ce que tu dis. J'y pensais tout a l'heure. Quand on voit ca et qu'on pense a tout ce qui se passe sur terre en ce moment, les courants qui ralentissent, la temperature qui monte la ou elle devrait baisser et inversement, les tremblements de terre, les tsunamis, les eruptions volcaniques... Tout ca n'a commence qu'avec le changement des saisons, et regarde ou on en est desormais. -- Je sens le coup de deprime qui pointe, glissa Fanny en retirant son bonnet. Ses cheveux se deployerent sur ses joues rougies, ses prunelles scrutant Ben. -- Non, c'est plus... du cynisme ? Que peuvent des etres aussi fragiles que nous face a une rage comme celle qui s'acharne dehors ? -- Notre nombre peut faire la difference, dit-elle. Le nombre de cerveaux, cette ingeniosite qui nous est propre, non ? -- Celle-la meme qui nous a conduits la ? A saccager la planete, a detruire ses defenses, a affaiblir ses ressources ? Fanny, soyons lucides, depuis la fin du vingtieme siecle l'homme sait qu'il est en train de tout foutre en l'air ! Qu'a-t-il fait ? Pour ne pas heurter l'economie, pour ne pas deplaire aux lobbies qui financent les partis politiques, on a pris des mesures symboliques, qui n'ont rien change. Quand j'etais gamin on m'apprenait que je vivais en democratie et que l'homme etait bon. Or je decouvre que c'est la lobbycratie qui est au pouvoir et que l'homme est avide. Fanny demeura silencieuse, baillonnee par l'expose aussi cruel que lucide. Ben fit la moue. -- Desole d'avoir plombe l'ambiance, s'excusa-t-il. Fanny s'approcha de lui et l'embrassa. Ben resta les yeux grands ouverts, totalement surpris. Puis il se laissa emporter et lui rendit son baiser avec la meme application. Ils descendirent vers les quartiers des chambres et s'arreterent devant celle de Fanny. -- Tu es sure que c'est ce que tu veux ? lui demanda Ben. Elle eut un rire tendre et poussa la porte en se collant contre lui. Leurs manteaux s'ouvrirent, les corps dansant l'un contre l'autre. Ben s'abandonna a cette fougue et y perdit toute raison, ses mains passerent sous le pull et sous le chemisier de la jeune femme, il degrafa le soutien-gorge et caressa ses seins ronds et doux. Le desir avait cesse de monter, a present il explosait et se repandait dans les arteres du jeune homme. Le corps gouvernait l'esprit, les instincts prenaient le relais de l'education et ils disparurent dans la chambre pour s'etreindre, en quete d'une extase primitive. Aveugles par le plaisir, ils n'entendirent ni les pas dans le couloir, ni la porte qui s'ouvrait un peu plus loin. Et pendant qu'ils jouissaient, le visage de Scoletti gonflait, ses yeux jaillissaient de leurs orbites, ses levres bleuissaient, et d'horribles gargouillis crepitaient dans sa gorge. Des dizaines de veines exploserent autour de ses pupilles. A chaque ruisseau de sang qui se repandait, un peu plus de vie quittait son corps. Son regard fut rapidement inonde d'un marecage pourpre. Le marais rouge de la mort. 29 Emma ne quittait pas Oscar des yeux. Elle cria : -- Tim ! Tim ! Debout ! On a un serieux probleme ! Tim accourut, torse nu, le visage et la conscience encore fripes de sommeil. Il retrouva ses moyens en decouvrant Oscar et les lumieres qu'il avait allumees pour attirer l'attention sur la maison. -- Il faut se tirer d'ici ! lanca-t-il en courant vers ses affaires. Emma laissa tomber la couverture qui l'enveloppait et fonca s'habiller. Elle enfila son sac a dos et designa le perron. -- Et lui, qu'est-ce qu'on en fait ? -- Hors de question qu'il nous accompagne, ce type est dangereux pour lui et pour nous ! Il se debrouille. Oscar vint se coller a la fenetre pour les informer : -- Je les ai prevenus ! s'ecria-t-il au travers du verre qui deformait sa voix. Ma femme et ma fille ! Elles vont rentrer ! Elles arrivent, je les entends ! Tim ouvrit la porte et se tint immobile dans la nuit, les sens aux aguets. Des cris aigus ou se melaient rage et frenesie descendirent de la foret. -- Ils sont la, avertit Tim. -- On peut encore s'enfuir ? s'enquit Emma. Tim jaugea la situation avant de faire > de la tete. -- Ils sont deja la, j'ai cru voir une forme. Faites rentrer Oscar ! Pendant qu'Emma tirait le pauvre fou a l'interieur, Tim soufflait les bougies et les jetait dans les fourres avant de refermer la porte a cle derriere lui. -- Aidez-moi a tirer l'armoire jusqu'ici, qu'on barricade l'acces ! commanda-t-il a Emma. Oscar vint se mettre entre eux quand ils commencerent a deplacer le meuble. -- Non ! Que faites-vous ! Ma femme ne va pas apprecier ! Il ne faut pas tout casser ! Tim le repoussa brutalement, la lampe torche qu'il tenait fit chavirer la piece et Oscar tomba a la renverse. Il se mit a gemir. Les plaintes et les rugissements se rapprochaient. La porte renforcee, Tim pointa sa lampe vers la salle de bains. -- C'est l'unique endroit sans fenetre, exposa-t-il, il n'y a qu'une petite lucarne par laquelle ils ne passeront pas. Emma designa Oscar sur le sol : -- Si on le laisse la il est mort. -- Il est dement. Emma se precipita dans la cuisine et revint en tenant un objet lourd dans une main. -- Que faites-vous ? s'affola Tim. -- Quelque chose d'horrible mais c'est pour son bien. Elle ouvrit la bouteille de rhum qu'elle tenait et la passa sous le nez d'Oscar. -- Sentez ! lui dit-elle. Vous reconnaissez ? C'est ce que vous adorez. C'est la tranquillite, c'est l'oubli. (Oscar tourna la tete vers elle et examina la bouteille.) Mais si vous la voulez, il faut vous taire et venir avec nous. -- Et ma femme ? Quand est-ce qu'elle rentre ? -- Bientot, bientot, mentit Emma en se detestant. Maintenant levez-vous, Oscar, depechez-vous. Les cris dehors cesserent. -- Ils sont sur la pelouse ! chuchota Tim. Il coupa sa lampe et plongea l'habitation dans la nuit. A l'exterieur, la lune etait masquee par l'epaisseur des nuages, si bien qu'il etait impossible de distinguer quiconque a present. Les lattes du perron grincerent a la cadence d'un pas prudent. Immobile, Emma pivota vers Tim. Elle ne le discernait plus dans cette obscurite totale. -- Ils n'ont pas de lumiere ! murmura-t-elle. Ils ne peuvent pas nous voir non plus ! La bouteille lui echappa des mains, Oscar venait de la lui arracher et elle l'entendit boire goulument. Une fenetre explosa, puis une seconde sur le cote. Emma bondit en arriere pour se proteger et s'encastra dans un vaisselier dont le contenu vint se briser dans un vacarme assourdissant. -- Emma ! hurla Tim. La salle de bains ! Tout de suite ! Comme elle se redressait, l'epaule douloureuse, elle percut un mouvement du cote des fenetres. Quelque chose etait entre dans la piece. -- Emma, repeta Tim plus doucement. Depechez-vous, je ne peux pas tirer, je ne vous vois pas ! Emma prefera garder le silence plutot que d'attirer l'attention sur elle. Elle tendit les bras et palpa le vide a la recherche d'Oscar. Un nouveau froissement et des craquements lui indiquerent qu'un autre de leurs agresseurs venait de se glisser a l'interieur. Cinq personnes dans un grand salon de cinquante metres carres, combien de temps avant qu'ils ne se frolent ? se demanda Emma. Elle avait toutes les peines du monde a retenir son souffle, son coeur battait trop vite pour qu'elle puisse respirer en silence. Tim aussi se faisait discret. Il ne parlait plus. Emma pensait etre au niveau d'Oscar lorsqu'elle se pencha. Au meme moment, un objet fouetta l'air a l'endroit precis ou se trouvait sa nuque une seconde plus tot. Elle cria. Elle hurla de toute sa peur, toute sa colere, et roula sur le cote. En s'arretant, elle effleura ce qui devait etre une lampe sur pied qu'elle lanca de toutes ses forces droit devant. Son arme heurta un obstacle et roula sur le parquet. Oscar se mit a pleurer, les sanglots de qui a perdu la raison, incontroles, un son qui raclait ses cordes vocales. Emma devina qu'il s'etait redresse et qu'il courait. Brusquement, ses sanglots se transformerent en un beuglement de panique. Et Emma crut le voir passer par la fenetre. Ses cris s'eloignerent... Tim aboya de toutes ses forces : -- Emma ! a terre ! Puis deux detonations ravagerent la piece, le plancher sous les genoux d'Emma se souleva. Respirant a pleins poumons, les tympans anesthesies, elle rampa a toute vitesse. Pour sa survie. Elle fonca vers la salle de bains, priant pour ne pas se tromper de direction dans cette nuit infernale. Un troisieme coup de feu termina de la rendre sourde et Tim la saisit par le bras pour la tirer sur le carrelage pres de la douche. Il pressa la detente a nouveau et verrouilla la porte derriere lui. Emma se recroquevilla dans un coin. Un sifflement atroce resonnait dans son crane. -- ... ou... n......te ... a... e ? Tim insista : -- ... ou... ne... te ... pa... sse ? Emma realisa qu'elle fermait les yeux. Elle les rouvrit et constata qu'il avait allume sa lampe, pointee vers le sol pour n'offrir qu'un soupcon de lueur. Elle secoua la tete. >, voulut-elle dire, sans savoir si elle l'avait pense ou vraiment articule. De longues minutes passerent. Tim braquait toujours la porte. L'insupportable bruit s'estompait dans les oreilles d'Emma. Lorsqu'il fut assez bas pour qu'elle puisse s'entendre, elle dit dans un souffle : -- Merci, Tim. Merci. Il se contenta de lui frotter amicalement l'epaule. -- Ils sont encore la ? demanda-t-elle. -- Je n'entends plus rien. -- Oscar ? Tim ne repondit pas tout de suite. -- Ils l'ont eu, avoua-t-il enfin. -- Vous etes certain ? Il est peut-etre dehors... -- Il a braille pendant plus de cinq minutes, a mesure qu'ils l'emportaient, dans la foret je pense. Il n'y a aucun doute. Emma percut l'emotion dans la voix de son compagnon. A son tour elle posa sa main sur la jambe du jeune homme. -- Vous tenez le coup ? Tim acquiesca. -- C'etait comme si... ils voyaient dans le noir, balbutia-t-il. D'abord ils sont arrives sans aucune lumiere, pourtant on n'y voyait absolument rien ! Ensuite ils sont entres et ont pris Oscar en sachant ou il etait, j'en ai senti un qui foncait sur moi, j'ai eu un doute, croyant que c'etait vous, j'ai juste fait un pas de cote et il m'a effleure avec... avec une arme qui sifflait, une lame surement ! Alors j'ai frappe avec mon fusil mais il a esquive ! Il a esquive mon coup dans le noir complet ! C'est la que j'ai tire... ils etaient deja en train de battre en retraite. -- C'est impossible, Tim, personne ne voit dans... -- Je vous le dis ! Emma se souvint du coup qui avait failli la decapiter. Son assaillant savait exactement ou frapper... -- A ce rythme, on ne tiendra pas trois jours..., s'affola Tim. -- Tim, Tim ! (Emma vint prendre son visage entre ses paumes.) Vous ne devez pas craquer, on a besoin l'un de l'autre pour s'en sortir. Vous les avez fait fuir, ne l'oubliez pas ! -- Ils ne devaient pas s'attendre a une opposition armee, voila tout. Ils reviendront. -- Pas avant d'etre surs de pouvoir nous deloger, d'avoir un plan et d'etre plus nombreux. Ca nous laisse le temps de nous reposer et de fuir au petit matin. Je compte sur vous, Tim, ne craquez pas, pas maintenant. Tim renifla et se reprit aussitot. -- Oui... Oui. C'est bon. Je suis desole. -- On va attendre le lever du soleil. Ensuite direction ces installations derriere la montagne. On ne peut plus rester a Hanavave, il nous faut un moyen de quitter l'ile. Tim expira longuement. -- Je vais monter la garde, decida-t-il. Essayez de vous reposer. Emma se rassit sur le carrelage, une epaule douloureuse et un sifflement desagreable dans les oreilles. Elle doutait fortement qu'ils puissent dormir. Une nuit sans heures. 30 Gerland vint frapper a la porte de Peter, ce dimanche matin. Il etait a peine plus de sept heures. Peter terminait de s'habiller. -- Il y a eu un accident cette nuit, exposa Gerland a travers la cloison. Peter ouvrit. -- Quel genre d'accident ? Gerland avait des cernes violets. -- Un des membres de l'equipe de Grohm est decede. -- Vous plaisantez ? -- Georges Scoletti. Son collegue vient juste de le trouver, il s'est pendu. Peter sentit son energie le quitter, ses jambes refusaient de le soutenir. -- Il a laisse un mot ? demanda Peter d'une voix blanche. -- Je ne sais pas, je viens de l'apprendre. Je m'y rends et j'ai prefere vous en informer immediatement avant que la rumeur ne se repande. -- Je viens avec vous. Peter ne laissa pas a Gerland l'occasion de protester. Il attrapa son gros pull en laine qu'il enfila en chemin. Son corps lui semblait loin de son esprit, et il etait certain de s'effondrer s'il tentait de courir. Dans le couloir occupe par les scientifiques de Grohm, un attroupement s'etait forme devant la porte de Scoletti. Peter reconnut Sophie Palissier qui pleurait sur l'epaule de Menart, tout aussi emu. L'inexpressif Estevenard etait present aussi, et enfin Grohm. Gerland les ecarta pour atteindre le seuil en compagnie de Peter. La longue silhouette maigre de Scoletti defiait les lois de la gravite, ses pieds ballant a cinquante centimetres du sol. Une simple corde le retenait. Peter n'en croyait pas ses yeux. Il avait discute avec lui quelques heures plus tot. Je suis probablement le dernier a l'avoir vu vivant... Peter remarqua que la corde etait attachee a un gros crochet plante dans une poutre. La plante suspendue dont c'etait l'emplacement etait posee sur le bureau. Un > que le corps ait tenu sans tout arracher. L'odeur parvint a ses narines. Un relent acide, ecoeurant. Les fluides corporels s'etaient repandus sur le sol, sous le cadavre, pour former une mare immonde. Peter inspecta le bureau dans l'espoir d'y decouvrir une note. Il se tourna vers les scientifiques : -- Qui l'a trouve ? Menart leva la main. -- Il y avait un message ? -- Je n'en sais rien. Georges est un leve-tot, comme je n'arrivais plus a dormir j'ai voulu lui proposer d'aller prendre un the ensemble. La porte etait ouverte. Menart ne dissimulait pas son chagrin, les yeux rougis, le visage blafard. Peter le remercia et entra dans la piece, au grand etonnement de Gerland. -- Sortez de la, l'incita-t-il. Je vais demander a mes gars de s'en occuper, ils vont le decrocher. Peter fit comme s'il n'entendait rien et sonda le bureau, le lit et les etageres sans rien trouver. Scoletti etait parti en silence. Pourtant il n'avait pas fini. Le remords t'a emporte ? C'est ca ? Alors pourquoi ne pas avoir fini ce que tu avais commence avec moi ? Peter inspecta le pendu. Son visage blanc-gris, ses yeux exorbites, sanglants. Tout autour de la corde la peau de son cou etait violacee mais elle portait egalement des marques etranges plus bas, horizontales, pres de la pomme d'Adam. L'odeur lui montait a la tete. La nausee le gagnait. Il vit l'auriculaire droit du mort en position anormale. En le palpant il decouvrit qu'il etait casse. -- Peter ! gronda Gerland. Que faites-vous ? Le geneticien capitula et ressortit sans un mot pour retourner vers sa chambre. La il se savonna longuement les mains et le visage pour se debarrasser du parfum de la mort. Assis dans le salon boise en compagnie de Ben, Peter se rechauffait avec une tasse de cafe. -- Tu crois vraiment que ca pourrait etre... un meurtre ? insista Benjamin. -- Je ne dis pas que le suicide est impossible, il avait l'air depressif, c'est vrai, pourtant il y a des details qui ne collent pas. Ce doigt casse et les marques sur le cou sous la corde. -- Ni toi ni moi ne sommes legistes, il y a probablement une explication ! Il a pu se casser l'auriculaire en cherchant a passer les doigts sous la corde dans un sursaut de survie, et pour le cou... la corde est remontee peu a peu au fil de la nuit... Je n'en sais rien ! Mais un meurtre ? -- Scoletti est venu me parler cette nuit. Ben se figea. Peter s'assura que les acces etaient fermes et il se pencha vers son ami : -- Sa conscience le torturait et il savait que leur petite entreprise allait bientot etre demasquee, il voulait couvrir ses arrieres. Il pensait a l'avenir. Cette nuit il a commence a tout me raconter et il allait continuer ce soir ou demain ! Et soudain, alors qu'il n'a meme pas fini de nous aider, que nous ne savons presque rien, il decide de se foutre en l'air ? J'ai du mal a le croire... -- Que t'a-t-il dit ? Peter lui exposa tout ce qu'il avait entendu, et aussi comment Grohm avait peut-etre manipule toute son equipe pour les forcer a accepter ce boulot tres particulier. Ben en fut abasourdi. -- Si c'est vrai, alors Grohm est d'un machiavelisme exceptionnel ! Peter ne reagit pas, plonge dans des pensees preoccupantes. -- A quoi songes-tu ? -- Si c'est vrai, ce n'est pas Grohm qui m'inquiete, avoua Peter. Plutot la structure qu'il a derriere lui. Tu imagines une seconde ce que ca implique ? Fomenter ce plan, le preparer, le financer sur la duree, pour rien du tout, juste pour > des scientifiques, s'assurer que leur sens moral sera mis de cote, qu'ils travailleront dans la clandestinite... -- Tu penses qu'ils elaborent une molecule odorante capable d'annihiler les pulsions violentes mais quel lien alors avec Emma ? Moi, le sociologue, pour l'etude de la dynamique comportementale, je peux comprendre a la rigueur, meme si le boulot est plutot de type >, mais une paleoanthropologue ! Qu'est-ce que son nom vient faire ici ? -- C'est pour ca que nous devons trouver ce dossier : >. Et surtout, sois prudent, je suis peut-etre en train de virer parano, mais je m'attends au pire. On pourrait, par exemple, se deplacer ensemble... -- Arrete ! s'amusa Ben. La tu vas trop loin ! Gardons les mirettes grandes ouvertes, ca suffira. Et puis... pour te rassurer : je ne dors pas tout seul. Le visage de Peter se detendit une seconde. -- Fanny ? Ben acquiesca. -- Reste discret, meme avec elle. Ne lui parle pas du sous-sol. -- Bien sur. Hier j'etais avec elle sur le toit et on a vu des lampes torches s'animer a l'interieur. Il parait que les gars de Grohm, ses fameux techniciens, font des rondes la nuit. -- Plus maintenant, Gerland les a consignes. Un couvre-feu pour toute l'equipe de Grohm. Par contre les trois molosses de Gerland ont pris le relais. -- Ils surveillent les couloirs ? -- J'en ai croise un cette nuit, lorsque Scoletti s'est enfui. Il patrouillait avec sa lampe. Je pense que Gerland le leur a impose, pour s'assurer que personne ne cherche a detruire des preuves pendant qu'on dort. -- Ils ont peut-etre vu le meurtrier de Scoletti dans ce... -- Non, Gerland l'aurait su, ce n'est pas le genre d'information qu'il nous cacherait. Il nous veut vivants et en securite pour l'aider ! -- Et si c'etaient eux les assassins ? Le regard de Peter sonda Ben pour s'assurer qu'il plaisantait. Le jeune homme avait son air petillant, moqueur. Peter ne releva pas. Ils terminerent leur cafe et s'enfermerent dans le couloir des bureaux. La, methodiquement, ils entreprirent de fouiller chaque classeur, chaque pochette, en quete de la >. Craignant qu'il soit dissimule entre deux documents, ils ne se contentaient pas seulement de secouer les classeurs, ils les feuilletaient rapidement, pour s'assurer qu'il ne manquait rien. En debut d'apres-midi, ils attaquerent le sous-sol, la salle des archives. Sans plus de succes. Ils avaient presque tout inspecte quand Ben laissa tomber une liasse de pages. Il les ramassa, en constatant qu'il s'agissait des fiches du personnel employe par Grohm. Un nom accrocha sa retine. Lionel Chwetzer. -- Je le connais celui-la..., murmura-t-il. -- Pardon ? -- Non, je... ce nom me dit quelque chose. -- Il y a normalement une photo en page 2 ou 3. Ben ouvrit la fiche et lacha un juron. -- Un probleme ? consulta Peter. -- C'est Lionel Chwetzer. Grohm l'a employe ! -- Je ne sais pas qui est ce Lionel. -- Tu n'as pas entendu cette histoire, le type suspecte d'au moins cinq crimes dans la region de Strasbourg ? On n'a jamais pu le coincer, il est tombe il y a cinq ou six ans pour viol, tout le monde est persuade qu'il aurait tue la fille si elle n'etait pas parvenue a s'enfuir. -- S'il est en taule, Grohm n'a pas pu lui filer un job ! -- Non, il a du sortir, probablement cette annee. La plupart des peines prononcees pour viol sont deux a trois fois inferieures a ce que la loi prevoit. Il n'aura pas passe plus de cinq ans derriere les barreaux s'il s'est bien conduit. -- Quel interet aurait eu Grohm a engager un type pareil ! A moins qu'il ait ignore a qui il avait affaire. -- Ca m'etonnerait. Et si c'etait justement pour faire le sale boulot ? -- Tu penses a quoi ? -- Quand tu te lances dans des experiences douteuses, tu as besoin d'un chef de la securite peu regardant. Chwetzer pourrait correspondre a ce profil. Peter prit un moment pour reflechir, puis se mit a chercher parmi les classeurs du personnel. -- Ben, tu peux regarder dans son dossier s'il est encore paye ? -- Tu penses a quoi ? -- Je n'ai pas vu cette tete ici, donc, s'il bosse toujours pour Grohm, j'aimerais savoir ou. En esperant que ce n'est pas sur une ile du Pacifique. Ben s'immobilisa tout d'abord, puis se mit a chercher febrilement. Peter tira une pochette cartonnee qu'il parcourut. -- Je n'ai aucune trace de fiche de paie ! revela enfin Ben, rassure. Peter s'interrompit et d'un ton mi-pensif, mi-contrarie : -- Moi non plus, elles ne sont pas la. En revanche j'ai peut-etre le debut d'une reponse. Ben s'approcha. Son beau-frere avait recupere les dossiers des quatre techniciens de Grohm presents sur le pic. Ceux que Fanny pensait etre d'anciens militaires. Peter souligna une phrase de son ongle : > -- Non seulement ils sont toujours dans le rang, fit Peter, mais on dirait bien que c'est l'armee qui tire les ficelles de tout ca. Extrait du blog de Kamel Nasir sur Internet Le monde est controle par a peu pres six mille individus, soit 0,0001% de la population mondiale. Ce sont eux qui decident des marches, des tendances, des depenses, des besoins, des priorites. Bref, ils faconnent le systeme. Il s'agit de quelques politiciens, certains militaires, et quelques milliardaires essentiellement. Pour acceder a ces fonctions, il faut beaucoup d'ambition et un amour immodere du pouvoir, qui permet de supporter les sacrifices necessaires et la pression demesuree. Ces deux facteurs sont les moteurs de ceux qui controlent le monde. Des moteurs pervers, car il s'agit de nevroses. De deviance de personnalites desequilibrees d'une certaine maniere. Ainsi le monde est faconne par des deviants puissants. Comment notre planete ne pourrait-elle pas prendre une trajectoire de destruction ? Il faut se rendre a l'evidence. Il n'y a aucune fatalite religieuse. Rien qu'une logique animale. Ce sont les etres les plus agressifs de notre meute qui ont pris les renes et nous les suivons aveuglement. Vers le precipice. 31 La pluie s'etait remise a tomber juste avant l'aube, dissimulant l'ile de Fatu Hiva derriere un ecran gris et noir. Lorsqu'elle se reveilla a nouveau, Emma avait mal partout. Elle n'avait dormi que deux heures depuis l'attaque. Tim s'etait assoupi a plusieurs reprises, jamais longtemps, le fusil en appui sur la cuisse, visant la porte de la salle de bains seulement fermee par le verrou. Ils se deciderent enfin a sortir pour constater que, si le salon etait en desordre, les murs ravages par les impacts de balles, il n'y avait en revanche aucune trace de sang. Ni celui d'Oscar, ni de leurs agresseurs. Preferant ne pas s'attarder plus longuement, Emma recupera deux vetements impermeables, et Tim denicha une machette. Ils sortirent dans la rue principale. Des volutes couleur de cendre sortaient de la foret alentour et Emma ne sut dire si c'etait la brume ou la pluie. -- Ca va aller ? demanda-t-elle a Tim qu'elle trouvait marque par la longue nuit. -- On fera des haltes regulieres. Avec ce temps on risque de mettre un bon moment avant d'arriver. Emma lui emboita le pas et lui tendit des gateaux secs, de quoi constituer un petit dejeuner frugal. Tim les avala puis s'ecarta pour cueillir des mangues. -- C'est tout de meme meilleur, lanca-t-il. Malgre leurs vetements il ne fallut que quelques minutes pour qu'ils soient trempes. Les gouttes chaudes inondaient la terre en jouant une musique lancinante. Ils parvinrent a l'extremite est du village. Tim pointa sa machette vers le sillon ouvert dans la foret. -- Ils sont passes par la, j'en suis sur. -- C'est pas un peu large ? Une voiture peut-etre ? -- Non, elle ne pourrait pas aller bien loin, les pentes sont trop abruptes. Les demons - ou ce que vous voulez - ont ouvert ce passage. Ils ont emporte des habitants du village. Emma avisa les traces et la largeur irreguliere du chemin. Tim avait raison, c'etait le plus probable. Ils n'ont pas massacre tout le monde. Il y a des survivants, quelque part derriere ces montagnes. Elle songea a Oscar. Malgre l'horreur qu'il affrontait et s'ils ne l'avaient pas tue, il etait possible qu'il retrouve sa femme et sa fille... -- Nous allons passer par la, on dirait bien qu'ils ne sortent que la nuit, mais soyez vigilante. -- Vous etes certain que c'est sage ? -- Aller ou nous allons n'est pas sage, Emmanuelle. Alors autant prendre le chemin le plus direct. Si j'essaye de nous guider par d'autres sentiers il est probable que nous nous perdrions plusieurs fois avant d'atteindre notre objectif. Emma approuva, elle le suivit dans la penombre et l'abri que creait la canopee. La pluie se fit lointaine, et sa litanie hypnotisante perdit en intensite. La voie etait toute tracee : feuilles ecrasees, branchages brises, fougeres retournees. Mais la fatigue les alourdissait. Plusieurs fois, Emma se prit les pieds dans des racines et manqua trebucher. Ils grimperent a l'assaut d'un abrupt, la terre gorgee d'eau compliquait l'ascension, il fallait s'arrimer aux broussailles et aux troncs, certains plans particulierement glissants se transformaient en rampes dangereuses. Tim passait devant, il se hissait en cherchant des appuis, des roches en saillie sur lesquelles il posait les pieds, puis tendait le bras vers Emma pour l'aider a progresser. L'eau devalait les pentes en une multitude de ruisselets qui ajoutaient une note cristalline aux clapotements sur la cime des arbres. Apres une eternite d'efforts ils parvinrent a une longue corniche et se poserent, haletants et en sueur. Ils mangerent du jambon sec et des fruits frais. Tim en profita pour montrer a Emma comment charger le fusil a pompe et comment s'en servir. C'etait le genre de chose qui pouvait leur sauver la peau a tous deux. Emma lui demanda de recommencer, et, l'oeil attentif, retint chacun de ses gestes. En fin de matinee ils franchirent le col. De la, ils surplombaient une bonne partie de l'ile, coinces entre deux immenses escarpements de roche noire et beige. Les intemperies limitant leur champ de vision, la vallee en contrebas n'etait qu'une masse informe noyee sous les cataractes. Emma tentait de percer cette brume, esperant apercevoir enfin les lumieres d'Omoa - ils n'avaient pas eteint le groupe electrogene avant de partir -, lorsqu'elle capta un scintillement au loin. -- Cette lueur la-bas, dit-elle, ca ne peut pas etre Omoa, n'est-ce pas ? C'est trop haut. Tim chercha des yeux ce qu'elle voyait, avant de secouer la tete. -- Non, en effet. Il y a quelqu'un au pied de ces parois. -- C'est un coin a grottes ? -- Je l'ignore. On dirait. -- Et s'il s'agissait des survivants d'Omoa ? -- Je ne sais pas, Emma. Il faut se decider tout de suite. Soit on va vers les installations, soit on va vers eux, ce n'est pas du tout le meme chemin, et ils sont loin. Si vous voulez mon avis, il faut privilegier la chance de quitter l'ile. Donner l'alerte. Emma approuva, non sans un pincement au coeur. Rencontrer un groupe de rescapes lui aurait fait du bien, l'aurait rassuree. La descente en direction du versant fut tout aussi compliquee que la montee. Les coulees de boue se succedaient, qu'il fallait enjamber ; jusqu'a ce que Tim glisse et bascule brutalement. Il n'eut pas le temps de crier et disparut aussitot dans la foret, happe par la pente. Arrimee a deux lianes, Emma se precipita dans les fougeres pour tenter de lui porter secours, mais il etait invisible. Elle finit par l'appeler, aussi fort que possible. -- Je vais bien ! repondit-il, et sa voix venait de tres loin en contrebas. Suivez le chemin, je vous attends. Emma hesita. Il l'avait devale un peu trop vite a son gout. Elle y mettrait plusieurs minutes de plus et pas mal d'energie. Avec tous ces arbres c'est une chance s'il n'a pas de fracture ! Hors de question que je me jette la-dedans ! La descente fut longue et fastidieuse. Emma suait et haletait sous la pluie quand elle retrouva son compagnon couvert de bleus et d'ecorchures. -- Vous auriez pu vous tuer, le gronda-t-elle comme s'il avait voulu jouer au toboggan. Vous etes abime de partout ! -- Je m'en serais passe, croyez-moi. Emma lui toucha le bras. -- Je suis desolee, j'ai eu tres peur. En pleine nuit, meme s'il ne pleuvait pas encore, beaucoup de prisonniers ont du tomber ici. Ils ne purent repartir avant qu'Emma ait inspecte les blessures de Tim, pour s'assurer qu'il n'avait rien de grave. Lorsqu'ils se remirent en marche, les deductions d'Emma se revelerent tristement exactes. Trois corps gisaient dans des positions incongrues entre les buissons. Un quatrieme les attendait un peu plus loin. Avec un enorme trou a la place du cou, toute sa gorge s'etait videe sur les feuilles, des filaments de chair et des lambeaux de peau tremblaient sous les gouttes. -- Ils l'ont acheve, murmura Tim avec recueillement. Ceux qui n'etaient pas en etat de repartir ont ete executes. Il tira Emma pour l'eloigner et ils accelererent l'allure. Apres une demi-heure de marche intensive, ils arriverent enfin dans une plaine. -- Ca n'arrete jamais sur votre archipel ? grommela Emma en designant les nuages. L'eau etait tiede et la temperature restait au-dessus des vingt degres, neanmoins l'orage la rendait nerveuse, d'abord a cause du bruit puis de cette eau qui n'en finissait pas de ruisseler sur le visage, dans le cou... elle en perdait patience. Le sillon creuse dans la vegetation s'elargit d'un coup et un autre cadavre apparut sur la route. Semblable a une borne, sa tete depassait des herbes, trop verticale par rapport au corps etendu. On lui avait brise les cervicales. Une plaie s'ouvrait dans son dos, large et profonde, et la colonne vertebrale luisait au fond des replis, ou un escadron de fourmis se relayaient. Emma detourna le regard. En tout debut d'apres-midi, ils distinguerent enfin les premiers signes d'approche. La foret se clairsema et des murs blancs se detacherent au loin entre les feuilles. Bientot, Emma nota la presence de hauts grillages surmontes de fils barbeles. Tim repoussa les dernieres branches et se planta au pied d'une cloture de cinq metres de hauteur sur laquelle se repetaient de petites pancartes : Danger. Electricite. Danger. Quatre miradors fermaient le site. Au-dela s'elevaient une demi-douzaine de prefabriques et un immense hangar blanc sur lequel etait peint : Geric. Emma constata qu'une piste pour helicopteres etait amenagee et qu'un sentier disparaissait entre les rochers, a l'oppose de leur position. -- Je doute que la cloture soit encore sous tension, mais on ne passera jamais par-dessus, dit Tim. -- Il y a forcement un passage puisqu'ils sont venus jusqu'ici avec leurs prisonniers. En sondant le sol il fut facile de reperer et de suivre leurs traces jusqu'a un trou beant dans le maillage d'acier. -- A partir de maintenant vous me collez, ordonna Tim. Je ne sais pas ce qu'on va trouver la-dedans mais il faut craindre le pire. Ils marcherent sur les plaques de grillage decoupees et se faufilerent jusqu'au bungalow le plus proche. Tim gravit les marches, penche en avant, et entra. Un couloir desservait six chambres avec des lits superposes. -- Il n'y a rien, dit-il apres un rapide tour, sortons. Emma l'arreta pour fouiller les placards et se procurer des vetements secs qu'elle enfila en toute hate. Elle avait mis la main sur un pantalon de treillis beige comme celui de son compagnon, un tee-shirt propre, a sa taille cette fois, et un gilet barde de poches dans lequel elle glissa une lampe torche et des barres de cereales qui trainaient. Dehors, Tim les conduisit vers un baraquement en tole, sans fenetre, dont s'echappaient plusieurs gros tuyaux. La porte etait entrouverte, il la poussa de la pointe du fusil. Des pupitres constelles de boutons commandaient l'alimentation electrique des differents secteurs de la base. Certains etaient allumes, d'autres eteints, la plupart etant inactifs. Emma remarqua que le tableau domine par l'ecriteau Puissance principale etait celui qui ne fonctionnait plus. Une hache etait fichee a la base du systeme. -- Ne touchez a rien, fit Emma en designant l'arme. C'est un coup a s'electrocuter. Le courant passe encore a certains endroits, reste a esperer qu'on puisse brancher une radio. -- Pour ca il faudrait en trouver une intacte, retorqua Tim en cherchant des yeux. Tenez, la-bas, il y a des antennes ! Il prit la direction d'un autre prefabrique entoure de trois grosses antennes paraboliques et d'un mat metallique. Ils refermerent derriere eux et reprimerent une envie de hurler de joie en decouvrant radio, telephones et ordinateurs. Differents cadrans clignotaient, indiquant qu'ils etaient sous tension. Emma s'empara aussitot d'un telephone et composa le numero de portable de son mari. Aucun son ne sortit de l'ecouteur. Il n'y avait pas de tonalite. Elle essaya avec les autres combines, sans plus de resultat. De son cote Tim avait triture la radio avant de la retourner pour en inspecter l'arriere. Plusieurs cables avaient fondu. -- C'est reparable ? s'enquit Emma. -- Pas par moi en tout cas. Emma pesta tout haut. -- A deux doigts... Tim lui indiqua le fond du batiment ou brillait un ecran. Un grand poste creuse de moniteurs permettait la surveillance de l'ile via une douzaine de cameras. Tous etaient eteints sauf trois : neige tressautante pour les deux premiers et vue sur ce qui ressemblait a un quai pour le dernier. -- Un bateau ! s'exclama Tim en pointant l'index sur un navire assez grand. Il faut trouver ou c'est. Des silhouettes s'agitaient sur le quai, sur le pont, tandis que les remous de l'eau a la poupe temoignaient de l'allumage des moteurs. -- Merde, ils se barrent ! lacha-t-il. Deux hommes sur la berge pointerent des fusils en direction du bateau et firent feu. Les flammes jaillirent des canons a plusieurs reprises. Les cordes d'amarrage se tendirent brutalement, l'une d'elles ceda net, comme tranchee, avant que la suivante rompe a son tour sous la puissance des machines. -- Trop tard..., gemit Emma. Ils partent. -- C'est curieux je n'entends pas les coups de feu, dit Tim. -- Si c'est loin, avec la pluie ca n'a rien de surprenant. Les tireurs viderent leurs magasins et une fumee epaisse se materialisa a l'arriere du navire qui continua cependant de s'eloigner tout en perdant de la vitesse. Tim s'appuya sur la console. -- Ce sont les demons d'Oscar qui s'enfuient. Ce sont eux, j'en suis certain, affirma-t-il. -- Et les types sur le quai ? Des gens d'ici ? S'ils les ont repousses c'est une bonne chose pour nous, mais la situation devient urgente alors. -- Pourquoi ? Au contraire, on est peut-etre a l'abri maintenant ! Et ces... monstres sont a la derive, les moteurs ont ete cribles de balles ! -- Sauf qu'il y a quelque part un chalutier plein de je ne sais quoi qui pourrait finir par accoster sur une autre ile, ou etre depanne par un cargo, et je vous laisse imaginer le carnage ! Il faut trouver un moyen d'alerter les autorites au plus vite. -- Calmez-vous, avec la tempete ils ont plus de chances de couler que de deriver jusqu'a la terre. -- Ne comptons pas trop sur la chance. A ce moment l'image se brouilla et le bateau reapparut a quai. Les ombres s'agitaient a nouveau et les deux tireurs surgirent. -- Oh, non, c'est un enregistrement qui tourne en boucle, comprit Emma. Ils sont en mer depuis un moment deja. -- Il faut localiser ces quais. S'il y a un canot c'est la qu'il sera. -- Et le hangar ? interrogea Emma. La reponse est surement dedans. Vous n'avez pas envie de savoir ce que sont ces demons ? -- J'ai plus envie de partir que de savoir. Emma hocha la tete et le suivait deja vers la sortie lorsqu'un objet rectangulaire attira son attention. Un ordinateur portable avec une grosse antenne recouverte de caoutchouc. -- Attendez ! s'ecria-t-elle. -- Qu'est-ce que c'est ? demanda Tim en se rapprochant. -- Je crois que c'est un ordinateur avec liaison satellite. J'en ai deja vu dans des regions isolees. Emma deplia l'ecran et pressa le bouton Power. Le feulement du disque dur lui redonna l'espoir dont elle commencait a manquer. Elle navigua parmi les menus jusqu'a trouver le logiciel de communication. -- C'est bien ca, confirma-t-elle tout bas. Il n'y a plus beaucoup de batterie, alors mieux vaut ne pas se planter. La fenetre des parametres de liaison remplit l'image et les autorisations s'egrenerent. La check-list de connexion se completa automatiquement et un message les avertit qu'ils pouvaient transmettre. -- Quoi ? C'est tout ? s'etonna Tim. Il n'y a pas le choix du numero ? -- C'est un circuit ferme, mais c'est mieux que rien. Reste a croiser les doigts pour que quelqu'un en face nous entende. Emma tira une chaise et se pencha pour parler : -- Je suis le docteur Emmanuelle DeVonck, nous sommes sur l'ile de Fatu Hiva, est-ce que vous me recevez ? Je repete, je suis sur l'ile de... 32 L'armee. Peter et Ben s'etaient longuement concertes pour savoir quelle devait etre leur reaction. Savoir l'armee derriere ces experiences changeait la donne. D'un cote cela ne legitimait en rien la clandestinite de leurs travaux, de l'autre, on touchait au secret defense derriere lequel ni Peter ni Ben ne pouvait deviner ce qu'ils risquaient. Quelle etait l'ampleur de ces recherches ? Etait-il envisageable qu'en y mettant leur nez, tous deux compromettent des informations sensibles pour la securite francaise ? Ben avait replique : -- Il ne faut pas oublier que dans tout ca on se sert de la Commission europeenne pour blanchir l'argent servant a payer des pots-de-vin ! A en croire les notes laissees par Estevenard, chaque fois que le GERIC avait besoin de s'accorder les faveurs d'un decisionnaire, il passait par LeMoll et sa caisse europeenne pour le rassurer en payant grassement ! -- Attends une seconde ! s'etait excite Peter. Estevenard est au courant du montage financier entre le GERIC et LeMoll ! Il est donc forcement dans la confidence de Grohm ! Les deux hommes se connaissent depuis l'INSERM, c'est peut-etre meme un militaire lui-meme. Un de plus sur qui il ne faut pas compter pour nous aider ! -- Ce qui n'a pas de sens c'est que l'armee utilise un montage financier prive tout en manipulant un haut fonctionnaire europeen ! C'est improbable ! Un coup a suicider tout le pays ! -- Sauf que ca n'aurait jamais du sortir. La caisse noire de LeMoll a ete decouverte par hasard, rappelle-toi ce que Gerland a dit ! C'etait un montage financier complexe et presque indetectable. -- Je n'y crois pas. L'armee n'aurait jamais pris ce risque. Tu imagines deux secondes les repercussions du scandale ! Par contre, si tu me dis >, la, je veux bien. -- Comment ca ? DGSE, DST ? -- On sait qu'ils emploient des militaires pour leurs operations speciales, ce qui expliquerait la presence de Grohm et des quatre soldats, et puis une cellule independante, on peut la desavouer en cas de plantage public. Sans compromettre l'armee ou l'Etat. Peter avait siffle, partage entre l'incredulite et la pertinence de la deduction. -- Alors qu'est-ce qu'on fait ? La, je me sens un peu depasse. Si c'est une affaire d'Etat j'aimerais autant qu'on ne s'en mele pas. -- C'est un peu tard... -- Je voudrais tellement m'assurer qu'Emma va bien ! Ecoute, voila ce qu'on va faire : jouons cartes sur table avec Grohm, et a partir de sa reaction on avisera. OK ? Ben avait garde le silence un long moment avant de secouer la tete, dubitatif. -- Je ne sais pas. En frontal avec la DGSE... je ne suis pas chaud. -- Il faut avancer ! Sans lui on ne fera que pietiner. Ben se triturait le piercing. -- Bon, on n'a pas le choix ? Alors va pour Grohm, capitula-t-il. Ils avaient dine avec tout le monde dans le refectoire, guettant Gerland, mais il ne se montra pas. L'equipe de Grohm etait abattue, le suicide de Scoletti plombait les visages, et Peter se demanda s'il n'y avait pas de la peur sous ces gestes agaces, ces phrases courtes, crispees. Envisageaient-ils egalement que la mort de leur collegue soit un meurtre ? Aucun d'eux n'oserait les approcher desormais. Que savaient-ils vraiment de leur employeur ? Que devinaient-ils au fil des mois ? Assurement, il y avait parmi eux des esprits raisonnables, bourreles de doutes, prets a tout dire pour liberer leur conscience, pour se rassurer. Scoletti n'etait pas le seul. Sauf que sa mort venait de sceller les levres pour un bon moment. Lorsque les uns et les autres s'eclipserent, Peter et Ben monterent a la passerelle. Grohm etait debout et allait sortir, escorte par Mattias. -- Ou allez-vous ? s'enquit Peter. Grohm le devisagea, comme s'il l'insultait. -- Me coucher. Est-ce un delit sous votre autorite ? -- Je crois que vous aimeriez entendre ce que nous allons exposer, monsieur Grohm, pardon, colonel Grohm. Le rouquin se raidit et fixa Peter. De l'electricite jaillit de ses prunelles. -- Qu'est-ce que ca veut dire ? intervint Gerland. Grohm est un militaire ? Vous sortez ca d'ou ? Peter invita le colonel a regagner la grande salle plongee dans la lumiere tamisee des veilleuses et des ordinateurs. -- Le fait est qu'il est colonel, et ses quatre > sont des soldats de l'armee francaise. Gerland etait hebete. Sidere. -- Et que ces travaux sont probablement une operation clandestine des services secrets, ajouta Ben. Grohm fronca le nez et applaudit mollement. -- Bravo, bravo messieurs. Et maintenant, est-ce que vous allez nous presenter vos excuses pour avoir compromis la securite de la nation ou est-ce que votre cinema va continuer encore longtemps ? Peter lui fit face. -- Jouons franc jeu. Vous nous dites tout et nous aviserons quant a ce qui doit etre fait. -- Non, mais vous plaisantez ! s'indigna Gerland. Je vous rappelle que la Commission europeenne a ete instrumentalisee pour des malversations financieres par cet homme et les siens. Je suis pour qu'on se dise tout, ca oui ! Mais je ne peux rien garantir ensuite. Je dois rendre des comptes, et vous aussi, messieurs, tous autant que vous etes. Grohm, d'un geste agace, designa Gerland : -- Notre souci, c'est lui, dit-il. -- Vous voudriez regler le probleme comme vous l'avez fait avec Scoletti ? lui lanca Peter. Grohm darda sur son interlocuteur un regard de braise. -- Ne prenez pas vos fantasmes pour la realite, l'avertit-il. -- Scoletti ne s'est pas suicide. Grohm haussa les epaules. -- Libre a vous de le penser. Peter recula. Grohm se fichait d'eux. Il ne niait pas avec assez d'energie et de conviction pour etre sincere, et s'en moquait eperdument. Une fenetre de manoeuvre s'etait ouverte et il tentait de s'y glisser sans risque. On ne peut pas lui faire confiance. Soudain, Peter vit en lui le tueur implacable qu'il etait. Pas celui qui tient l'arme, mais le commanditaire cynique qui regle les problemes en les eliminant. -- Ma femme est sur Fatu Hiva, dit-il. Tout ce que je demande c'est qu'elle soit en securite. -- Elle ne l'est pas, retorqua Grohm froidement. Peter se jeta sur lui et Grohm ne fit pas le moindre geste pour l'eviter. Les mains du geneticien se refermerent sur son cou et il le plaqua sur une des consoles du complexe. -- Qu'est-ce qu'il y a sur Fatu Hiva ? hurla Peter. Gerland et son garde du corps attraperent Peter et le repousserent sans menagement. Ils durent insister pour y parvenir. Grohm se laissa tomber sur une chaise qu'il fit rouler a l'ecart. Il souriait de toutes ses dents. -- La mort ! Voila ce qu'il y a sur l'ile, mon cher professeur DeVonck ! s'ecria-t-il. La mort dans ce qu'elle a de plus terrestre. La quintessence du chaos ! Et si vous continuez votre enquete, vous allez la repandre sur le monde ! Grohm s'appuya sur un des bureaux pour reprendre ses esprits. Son coeur s'etait emballe. Il n'avait plus l'habitude d'etre malmene. Ce qu'avaient decouvert ces scientifiques tombait bien apres tout. Comment y etaient-ils parvenus ? Scoletti ? Stephane avait garde un oeil sur lui. Ils savaient tous que Georges etait le maillon faible de l'equipe. Et Georges l'avait ouverte. Ils l'avaient pourtant averti, ils lui avaient fait peur. Grohm s'interrogea. S'etait-il suicide a cause de lui, des menaces sous-entendues, de la pression qu'il lui avait collee ? Mais il n'etait pas impossible que les autres l'aient elimine. Ils avaient senti en lui une faille et l'avaient tabasse pour qu'il parle avant de maquiller sa mort en suicide... Possible. Et si Peter et Benjamin avaient trouve le sous-sol ? Ca ne changerait pas grand-chose. Non, au final, leurs progres pourraient s'averer utiles. En jouant la carte de la securite nationale, il finirait peut-etre par les convaincre de le laisser agir. Gerland etait en revanche un reel probleme. Eliminer deux scientifiques et un technocrate europeen n'etait pas envisageable. Pas tant qu'il restait d'autres moyens. Un faible gresillement capta l'attention de Grohm. Il pivota vers le portable relie par satellite au site de Fatu Hiva. Il diffusait l'image d'une femme que Grohm ne connaissait pas. Elle semblait soucieuse. Le son regle sur le minimum, il se pencha. > Qu'est-ce que la femme du geneticien faisait la, dans les locaux de GERIC ? Petrus l'avait-il autorisee a penetrer dans le site ? Grohm aurait voulu ecouter le message dans son integralite mais il ne pouvait prendre le risque que les autres l'entendent. Restait a croiser les doigts pour que Petrus arrete cette femme avant qu'elle ne recommence. Il s'assura que personne ne l'observait et il tendit la main pour couper l'alimentation du portable. L'ecran devint noir et le silence revint. 33 Connexion interrompue. Le message clignotait sur l'ecran, nimbant les visages de Tim et Emma d'une lueur verte. Emma pressa le bouton d'arret et fit une place dans son sac a dos pour l'ordinateur. -- Inutile d'insister, on va perdre la batterie pour rien. Nous reessayerons plus tard. Tim approuva et ils sortirent sous la pluie. Il pointa son fusil en direction du sentier qui se perdait derriere les rochers. -- La cote est juste la, on doit pouvoir rejoindre le quai que nous avons vu sur la video. Il scruta les alentours pour s'assurer que la voie etait libre, et ils s'elancerent sur la corniche qui descendait en pente raide vers le rivage. La cloture electrique s'arretait au bord des falaises pour former un gigantesque U encadre de miradors. Tim et Emma se donnerent la main pour limiter les risques de chute ; le sentier s'etait evanoui sur la pierre glissante et ils n'avaient d'autre choix que de degringoler jusqu'au quai en bois. Un autre prefabrique se dressait sur la courte jetee. Aucun canot n'etait visible. L'ocean venait plaquer sur les recifs des gerbes d'ecume avec un grondement que l'orage ne pouvait couvrir. Tim fit le tour du batiment puis y penetra. L'interrupteur ne fonctionnait pas, Emma alluma sa lampe torche. Une odeur de poisson pourri leur sauta aux narines. De grands panneaux de liege, sur lesquels etaient punaisees des listes de materiel et de vivres, tapissaient tout un mur. Quatre essaims d'impacts rapproches perforaient le dernier panneau, tires par des fusils de chasse de gros calibre. En face, des caisses en bois s'entassaient mais le faisceau lumineux s'accrocha au sol sur une nappe luisante. Deux corps renverses sur le ventre baignaient dans leur sang. Tim se couvrit la bouche et s'approcha des cadavres. -- On dirait les mecs de la video, dit-il. En tout cas ce sont eux qui puent comme ca ! Ils sont morts depuis un jour ou deux. Emma se garda d'avancer. Depuis le seuil, elle braquait sa torche sur Tim. -- Ils sont habilles comme des gardes. Ils ne sont pas beaux a voir, on dirait qu'on leur a plante des... -- Tim ! Je me passerais volontiers des details. -- Bien sur. Excusez-moi. La structure du batiment grincait sous l'assaut des vagues cognant les pilotis. Tim s'assura qu'il n'y avait pas d'armes a recuperer et s'empressa de parcourir les tables a la recherche d'un telephone par satellite ou de n'importe quel element utile. Emma le vit saisir un depliant cartonne et le dechiffrer avec attention. -- Qu'est-ce que c'est ? Il prit le temps de verifier une seconde fois avant de repondre : -- Une bonne nouvelle. Il reposa son document et traversa la piece pour rejoindre Emma, le sourire en coin. -- Qu'est-ce qui se passe ? insista-t-elle. -- Ce sont les annuaires des marees. Demain en pleine nuit, ce sera maree haute et un sacre coefficient ! On devrait gagner pas loin d'un metre d'eau ! -- De quoi degager votre bateau ? -- Croisons les doigts ! Emma inspira longuement. Enfin une lueur d'espoir. Elle commencait a suffoquer sous l'angoisse, et cette pluie qui ne cessait pas, cette penombre crepusculaire en plein midi, cette bande de tueurs sanguinaires, tout ca etait en train de la rendre folle. Soudain au bord des larmes, Emma songea a ses enfants, a Peter et a Ben, a ses parents. -- Ce qui nous laisse une trentaine d'heures pour regagner Omoa, plus qu'il n'en faut, conclut Tim. -- Alors allons-y. Tim l'arreta en lui prenant le poignet. -- Ecoutez, les conditions climatiques ne nous permettent pas d'avancer a vitesse normale, les sentiers sont dangereux et je ne connais pas le chemin pour aller directement a Omoa. Il nous faudra improviser. -- Je sais. Je ne suis pas du genre a me plaindre, vous avez remarque ? -- Ce que je veux dire c'est qu'on ne peut pas repartir maintenant, nous n'arriverons jamais avant la tombee de la nuit. Et se balader en foret avec nos lampes allumees, c'est un peu comme nager parmi des requins blancs avec de la viande autour du cou, vous voyez ou je veux en venir ? -- Vous envisagez de passer la nuit ici ?... Ca me semble risque. -- Moins que rentrer maintenant au village. Il suffit de bien se cacher. Ils n'ont aucune raison de nous retrouver. Emma pesa le pour et le contre, et finit par se ranger a l'avis de son compagnon. Ils remonterent vers le plateau et passerent derriere les bungalows pour rester a couvert. Le hangar blanc dominait les toits, l'eau crepitait toujours sur la tole. Emma se souvint brusquement du DVD que Gerland lui avait confie avant son vol. Il etait intitule >. Le meme mot mysterieux brillait en lettres bleues sur le hangar. Bien que Tim et elle n'aient pas visite tous les prefabriques, Emma se doutait qu'ils ne servaient qu'a l'intendance. Ce qui comptait vraiment reposait a l'abri du grand batiment. Elle pensa aux prisonniers conduits a travers la foret jusqu'ici. Ils sont la-dedans. Il n'y a que la. Tim se hissait le long des fenetres de chaque batisse pour examiner l'interieur et trouver une cachette sure. -- Nous devrions aller voir dans le hangar, suggera Emma. -- Vous etes folle ! Nous savons tous les deux ce qu'il contient ! -- Justement, non, nous ne le savons pas. Et s'il y a encore des survivants on pourrait les aider. -- Pour se faire tailler en pieces ? Non merci... -- Si on est nombreux, on pourra les battre ! -- Comme a Omoa et a Hanavave ? Tim marquait un point. -- Au moins jeter un coup d'oeil, continua Emma. Si on ne peut rien faire on rebrousse chemin. -- Sans moi ! Pensez deja a assurer votre survie avant de vouloir jouer les heroines. Sur quoi il monta dans un bungalow et y disparut. Emma resta dehors, sous la pluie battante, a fixer l'immense rectangle blanc. Puis elle rejoignit son compagnon qui tirait des matelas sur le sol pour les coulisser sous les lits superposes. -- Avec quelques couvertures en desordre sur la couche du bas, personne ne pourra nous voir. Ce sera Spartiate mais sur. Emma deposa son sac a dos. -- Tenez, je vous laisse l'ordinateur portable. Tim fronca les sourcils. -- Ne me dites pas que vous y allez ! -- Je suis desolee, Tim. Je ne pourrais plus jamais me regarder dans une glace en sachant que j'aurais pu faire quelque chose et que je me suis defilee. Il n'y aura peut-etre personne, et si c'est trop risque, je reviens ici, mais il faut que je sache. Tim souffla bruyamment. Apres un silence, il hocha la tete. -- Tres bien, laissez votre barda, on ne prend que le strict necessaire. Le visage d'Emma s'epanouit en comprenant qu'il ne l'abandonnait pas. Ils se faufilerent dans le vacarme du deluge et tournerent autour du hangar qui ne comportait aucune fenetre, avant de remarquer l'entree. Une petite porte discrete, la ou Emma attendait un portail electrique monumental avec cameras et gyrophares. Le couloir a l'interieur etait plonge dans le noir, seules des ampoules rouges a intervalles reguliers assuraient le minimum pour se reperer. Le choix d'une lumiere rouge surprit Emma. Ils deciderent de ne pas allumer la torche et se guiderent dans cette ambiance de submersible. -- Vous avez recharge votre arme ? -- Ne vous en faites pas pour ca. Mes poches sont pleines de cartouches. Ils suivirent le corridor jusqu'a atteindre une salle de controle avec sas de securite. Toutes les portes etaient ouvertes. Tim designa des flaques poisseuses sur le lino. La luminosite particuliere les rendait noires mais Emma n'eut aucun doute : il s'agissait de sang. Ils franchirent les sas en prenant soin de ne pas faire de bruit, et depasserent ce qui devait etre une salle de pause, avec ses banquettes bon marche et ses fausses plantes vertes. Une machine a cafe etait renversee sur les grilles metalliques qui a present constituaient le sol. Des documents dechires et des pochettes eventrees jonchaient le couloir. Emma nota le souffle regulier et pesant du systeme d'aeration qui fonctionnait encore. Cet endroit etait lugubre a en faire des cauchemars pendant des annees. Tu aimerais aussi savoir ce que tout ca cache, pas vrai ? Qu'est-ce qu'une paleoanthropologue comme toi etait censee faire ici ? Quel lien entre ces massacres et les recherches que tu aurais pu conduire dans ce hangar ? Parce que c'est bien la que Gerland t'envoyait... Et c'etait la que Mongowitz etait arrive pour l'accueillir. Qu'etait-il devenu ? Elle prit conscience qu'elle ne s'etait pas pose la question. Qu'attendait-on d'elle ? Le couloir fit une courbe et soudain s'elargit de plus de douze metres, ouvrant sur un immense espace cerne par une quarantaine de portes rouge vif numerotees en noir. Au milieu, une cabine vitree parfaitement ronde disposait d'une console eteinte. Une serie de tuyaux, semblables a d'interminables lombrics, enfoncaient leurs crenelures dans le plafond. Enfin, tout au fond, un large escalier s'engouffrait vers les sous-sols. Ici la climatisation emettait un souffle irregulier, sifflant, parfois chaotique. -- Ou sommes-nous ? chuchota Emma. On se croirait dans un hotel dessine par H.R. Giger ! -- Je crois que c'est une prison, revela Tim en designant la cabine du milieu. Et c'est par ici qu'ils controlent les acces aux cellules. Emma deambula dans le hall, partagee entre l'excitation et l'angoisse. Que pouvait-il y avoir derriere ces lourds vantaux ? Elle voulut actionner l'ouverture du judas, mais il semblait bloque. Ce doit etre un systeme electrique... C'est alors qu'elle avisa le vide autour du chambranle. La porte n'etait pas fermee. Elle tira sur la poignee - le battant pesait une tonne - et au prix d'un reel effort l'acces s'entrouvrit. C'etait une cellule, Tim avait vu juste. Spacieuse mais chichement meublee : lavabo, toilettes, tablette et couchette. Parfaitement anonyme. Rien ne prouvait qu'elle ait servi un jour. Emma verifia les autres : meme constat. Aucune ne se verrouillait. On avait interrompu l'alimentation qui assurait le mecanisme. Les parois emettaient des petits bruits aigus, Emma songea a la dilatation d'un materiau quelconque. En fait, le lieu entier vivait, peuple d'imperceptibles grincements et frottements, si tenus qu'ils donnaient l'impression de provenir d'un autre monde. Comme sur un navire, la coque se deforme legerement sous l'impact de l'ocean. Bientot elle eut la desagreable sensation de ne pas etre seule avec Tim. Elle sentait une autre presence. C'est idiot, il fait tres sombre mais on ne peut pas se cacher, il n'y a pas de renfoncement. Une idee la fit soudain se raidir. Une camera ! Branchee sur le bloc auxiliaire, reliee a un moniteur, la ou attendaient les demons qui avaient pris le controle de l'ile ! Dieu qu'elle detestait ce mot : demons. Pourtant il leur allait bien. Emma inspecta le plafond, ce qui n'etait pas aise avec toutes les buses qui couraient en s'entrelacant. Rien. Elle vit Tim qui approchait des marches. Quelque chose n'allait pas. Emma ne parvenait pas a identifier le danger, pourtant toutes ses alarmes naturelles viraient au rouge. Son instinct lui ordonnait de sortir d'ici. Je ne peux pas. Il faut continuer. C'est probablement la fatigue et le stress, rien de plus... Une des ampoules rouges clignota. Un faux contact, rien de plus. Le souffle de l'aeration ne parvenait plus a se reguler. Il semblait provenir de partout en meme temps. Discontinu mais d'intensites multiples. Et au milieu de ce bourdonnement anarchique, un son se detacha. Tout pres d'Emma. Une longue respiration. Moins mecanique que celle du systeme general, une expiration tremblante. Humaine. Emma pivota, encore et encore, jusqu'a faire un tour complet. Personne. A ce premier soupir s'en ajouta un autre. Et tout a coup, Emma comprit. Son malaise prit sens, ainsi que les bruits etranges. Tout s'expliquait. Non, ils n'etaient pas seuls ici. Bien au contraire. Ils etaient si nombreux que leurs souffles couvraient celui des machines. Des dizaines de bouches. Emma baissa les yeux sur les grilles formant le plancher. Et les doigts commencerent a apparaitre par les trous du maillage. 34 La panique s'empara d'Emma. Des doigts sales, ecorches s'entortillaient dans les claires-voies du sol. Elle voulut appeler Tim mais n'y parvint pas. La peur la tetanisait. Ils grouillaient sur les bords de ses semelles comme de longs asticots. Emma s'envola. Une force prodigieuse l'arracha a son calvaire pour la faire tomber un peu plus loin, au-dela des grilles. Tim la plaqua au mur, la sueur au front. -- Qui sont-ils ? Emma secoua la tete. Des murmures s'eleverent sous les grilles. Des gemissements... -- Je... je crois que... ce sont les prisonniers, reussit-elle a articuler, tremblante. -- Ils font trop de bruit, on va se faire reperer. De fait, la rumeur enflait dans l'obscurite. -- Il doit y avoir une trappe d'acces, dit-elle d'une voix encore cassee par l'emotion. Elle entreprit de palper le treillis d'acier pour tenter de localiser une ouverture. Chaque rectangle etait rivete a des poutrelles, impossible a soulever. -- Emma, qu'est-ce que vous faites ? -- Je cherche un passage. -- Vous n'etes pas bien ? Vous n'allez pas descendre la-dedans ! -- Non, je veux les faire sortir. -- Oui, siffla une voix en dessous. Nous sortir de la, oui, oui, par pitie ! Des pleurs se melerent aux lamentations. -- Ils font trop de bruit ! s'affola Tim. Ils vont ameuter tout le monde ! Taisez-vous ! Taisez-vous ! Emma tatonnait lorsqu'elle posa la paume sur un enorme cadenas. Ses arceaux s'enfoncaient entre deux grilles et une poutrelle. L'anse etait si grosse qu'elle passait a peine entre les trous. -- On ne parviendra jamais a le forcer, il faut que vous tiriez dessus avec votre fusil. -- Vous etes folle ! Non seulement ca ne servirait qu'a blesser quelqu'un la-dessous, mais en plus on aura toute la meute sur le dos en une minute ! -- On ne sait pas ! s'enerva Emma. Ils ne sont peut-etre meme pas la ! -- J'ai entendu du bruit qui provenait des sous-sols tout a l'heure, je vous dis qu'ils sont la ! Un raclement de gorge resonna au loin, depuis l'escalier. Tim se redressa d'un coup. -- Ce sont eux ! s'alarma-t-il. Emma et lui filerent vers une des cellules dont ils manoeuvrerent ensemble la lourde porte. Par l'entrebaillement, Emma put distinguer le hall. Les gens sous la grille avaient egalement entendu et s'etaient tus d'un coup, retenant leur souffle. Emma les devina serres les uns contre les autres, terrorises. Une silhouette haute et decharnee se profila dans l'eclairage rouge. Un homme... Emma ne le distinguait pas tres bien, il n'etait pas seul. Il traversa le hall, passant a l'oppose de leur cellule, pourtant elle crut remarquer la texture singuliere de ses vetements. Il entra dans le halo d'une ampoule et Emma comprit. Il etait entierement nu. Pourtant sa peau etait parcheminee, marbree de stries noires et couverte de grumeaux sombres semblables a d'enormes grains de beaute. Emma n'eut pas le temps de lever les yeux vers son visage. Elle vit ce qu'il trainait derriere lui. Une fillette d'a peine plus de dix ans. Et il la tirait par les cheveux, comme un animal en laisse. Elle-meme agrippait la main d'un petit garcon bien plus jeune, qui suivait en trebuchant. Ils etaient entierement nus. L'homme les poussa violemment dans un coin et leur passa une chaine autour du cou en ricanant. Apres quoi il recula pour les admirer et fit mine de humer l'air en penchant la tete en arriere. La petite fille l'observait, paralysee par la peur. Mais le petit semblait ailleurs, insensible aux gesticulations de leur tortionnaire. Ce dernier se mit a aboyer, en gesticulant et grognant, il ordonna a la fillette d'en faire autant. Emma eut l'impression de contempler le rituel d'un grand singe. Frustre par l'absence de reaction de ses victimes, l'homme donna un violent coup de pied a la fillette qui s'ecrasa contre la paroi. Les muscles d'Emma se contracterent, la main ferme de Tim se referma sur son epaule, pour la contenir. Alors l'homme se cambra et urina sur les enfants. Un long jet qui ne suscita aucune reaction. Puis il se tourna, attrapa un bout de manche a balai et l'enfonca a plusieurs reprises dans les trous de la grille. Un jappement de douleur jaillit et l'homme repondit d'un cri strident ou se devinait une joie perverse, presque enfantine. Apres quoi il jeta son arme et repartit vers les sous-sols. Emma attendit une longue minute puis sortit de sa cachette pour aller vers les deux petites ombres recroquevillees. Tim la saisit par le poignet. -- Ou allez-vous, Emma ? -- Vous le savez bien. -- On ne peut pas faire ca ! Vous avez vu cet energumene ? C'est une bete ! -- Raison de plus pour ne pas laisser ces enfants avec eux ! La pression s'accentua. -- A la seconde ou ils decouvriront leur disparition cet endroit sera fouille de fond en comble, et ils nous trouveront ! -- C'est pourquoi nous changeons de programme. On ne dort plus la, on disparait dans la jungle, on rentre au village ou il sera plus facile de se cacher. (Elle voulut echapper a son compagnon mais il serrait trop fort.) Tim, vous me faites mal. A contrecoeur, il la lacha. Emma courut aupres des enfants. -- Surtout, ne criez pas, chuchota-t-elle de sa voix la plus douce. Je vais vous aider. Ils empestaient l'urine putride. Emma posa sa main sur la fillette qui sursauta violemment. -- N'aie pas peur, je ne te ferai aucun mal, je vais vous sortir de la, d'accord ? La fillette hocha imperceptiblement la tete. Emma etudia le noeud de la chaine et comprit qu'elle n'etait qu'enroulee. Elle libera les deux enfants tremblants de peur. Tim etait derriere elle. -- Et pour le cadenas, vous avez regarde ? lui demanda-t-elle. -- Je vous l'ai deja dit : il n'y a rien a faire. On ne peut pas les tirer de la. -- Je ne laisse personne, on... -- Emma ! insista-t-il un peu trop fort. On reste ici et on creve tous, ou on tente de survivre en s'enfuyant maintenant, avec ces deux gamins, et on previent les secours. -- Aidez-nous ! Sortez-nous de ce cauchemar ! Ils vont nous tuer ! Ce sont des monstres ! gemit une femme sous leurs pieds. Tim fixait Emma droit dans les yeux. Elle avait vu la taille du cadenas. C'etait desespere, et elle le savait. -- Tres bien, murmura-t-elle. On sort. Tim la poussa aussitot vers le couloir, couvrant leurs arrieres. -- Non ! hurla quelqu'un en dessous ! Ne nous abandonnez pas ! Non ! -- Taisez-vous ! ordonna Tim sans elever la voix. Nous ne pouvons rien faire, mais nous allons prevenir les militaires, pour qu'ils viennent. Des dizaines de murmures s'eleverent, des prieres, des pleurs et des gemissements. Emma pressa le pas, autant pour retrouver l'air libre que pour ne plus les entendre. Ils gagnerent la sortie rapidement, les enfants suivaient sans un mot, mais sans les ralentir. Une fois sous la pluie, Emma prit la direction du bungalow ou ils avaient installe des couchettes, mais Tim l'interpella : -- Tirons-nous d'ici avant qu'ils ne remarquent la disparition des gamins ! On n'a pas de temps a perdre ! -- Ils ont besoin de vetements et il faut recuperer l'ordinateur ! Pendant que Tim s'emparait de leur equipement, Emma enveloppa les enfants dans des vetements beaucoup trop grands. Tim decoupa les pantalons au couteau de chasse et ils les nouerent a la taille. -- Comment vous appelez-vous ? demanda Emma. Moi c'est Emmanuelle, Emma si vous preferez. La fillette cligna des paupieres. -- Mathilde, souffla-t-elle. -- Et toi ? demanda-t-elle au petit garcon. -- Il ne parle plus, confia Mathilde d'une toute petite voix. Il s'appelle Olivier. Emma tout en s'affaissant, tentait de maitriser son emotion. -- Vous etes frere et soeur ? -- Oui. -- Vous allez devoir marcher vite avec nous, pour qu'on s'en aille loin d'ici, d'accord ? Mathilde acquiesca vivement. -- Le temps presse, intervint Tim. Cela faisait presque dix minutes qu'ils etaient dans le prefabrique. -- Merde, on n'a pas de chaussures a leur taille, pesta Emma. Il en faut pour marcher dans la foret. Tim s'empara de tennis dans un casier, il dechira les semelles a l'aide de son couteau et les redessina grossierement puis, a l'aide de chaussettes et de gros scotch, il improvisa de petites chaussures a toute vitesse. -- Tenez, c'est mieux que rien, maintenant, il faut degager d'ici ! Lorsqu'ils sortirent, la pluie venait tout juste de cesser. -- C'est bien notre veine ! s'enerva Tim. Nos empreintes ne seront pas effacees ! Il les entraina vers le trou dans la cloture en les faisant marcher vite et a couvert quand c'etait possible. De la ils depasserent le sentier qu'ils avaient suivi a l'aller, pour s'enfoncer ensuite dans la foret. -- On ne prend pas le meme chemin ? s'enquit Emma. Une fois le col atteint nous aurions bifurque vers Omoa, non ? -- C'est par la qu'ils vont commencer a nous chercher. Il y a un autre col, la-bas, on va se debrouiller pour le rejoindre. -- Nous serons tout pres de la lumiere que j'ai vue ce matin. -- On la contournera par securite. Emma ne chercha pas a discuter. Tim etait determine et il avait peut-etre raison, il fallait privilegier la prudence. Le premier quart d'heure de marche fut epuisant, Tim ne se servait pas de sa machette, pour ne pas laisser plus de traces qu'ils n'en faisaient deja dans la terre trempee. Mathilde et Olivier suivaient, la fillette tenait d'une main son frere et donnait l'autre a Emma. Le petit gemissait des qu'on le separait de sa soeur. Les chaussures bricolees par Tim tenaient le coup. Ils parcoururent une bonne distance en une heure avant d'atteindre les premieres pentes. La, les choses se corserent, le terrain devint glissant, Tim n'eut d'autre ressource que d'employer sa machette pour degager un passage, et la cadence s'en ressentit. Aucun des enfants ne se plaignit du rythme trop soutenu, ils avancaient en silence, Mathilde rechignant a lacher la main d'Emma, meme pour s'accrocher a une branche afin d'escalader un obstacle. Ils prenaient un peu d'altitude. Le ciel s'entrouvrit pour laisser passer un soleil de fin de journee qui rechauffa les corps. Emma crut meme que cela allait leur donner un peu de courage et de moral mais les nuages se refermerent presque aussi vite. La luminosite retomba et la chape de plomb qui etouffait l'ile depuis trois jours resserra son etreinte, prolongeant les ombres. Au detour d'une corniche, un trou dans la vegetation permit a Emma d'apercevoir l'immense hangar blanc en contrebas. Elle tira discretement la manche de Tim pour le lui montrer. Des silhouettes en file indienne sortaient lentement du batiment. Emma ne pouvait les distinguer, elle ignorait qui etaient ces gens, neanmoins leur posture et, malgre la distance, ce qui lui parut etre une demarche claudicante pour certains la firent songer a des prisonniers. Tim se remit en route, ils n'etaient pas assez loin a son gout et il accelera, avant de comprendre qu'Emma et les enfants ne pouvaient plus suivre. Soudain un hurlement les fit sursauter, venu du bas de la plaine. Un cri lointain mais glacant. Emma s'empressa de cacher la tete des petits contre son ventre, pour qu'ils entendent le moins possible. Olivier se laissa faire. Mais les cris reprirent. Ceux d'un etre qu'on torture de la plus abjecte maniere, pour faire souffrir, pour que l'horreur dure. L'homme s'epoumona ainsi longtemps. -- Qu'est-ce qu'ils font ? dit Emma dans un souffle. La chair de poule l'envahit. C'etait insupportable, elle pria pour que cela cesse au plus vite. -- Ils passent leurs nerfs sur les prisonniers, devina Tim. Et ils esperent probablement terroriser les enfants. -- C'est abominable ! -- Venez, il faut continuer, on ne peut pas ralentir. Et si vous ne pouvez supporter les cris, pensez a ceux qui sont en bas, ca vous donnera de l'energie pour fuir. 35 Ce lundi matin, Peter ouvrit les yeux reveille par les plaintes du vent contre sa fenetre. La chambre etait encore plongee dans l'obscurite, sa montre indiquait : 6 : 17. Il prit sa douche, puis traversa les couloirs silencieux et froids de l'observatoire. Tout le monde dormait. Un calme qui renvoya le scientifique a la mort de Scoletti. Etait-ce a cette heure qu'il etait mort ? Non, probablement plus tot. La veille, a cet instant, l'homme se balancait deja au bout d'une corde. Peter se demanda ou ils avaient bien pu mettre le corps. Certainement pas dans la chambre froide avec la nourriture, du moins l'esperait-il. Il se passa la main sur le visage pour chasser ces pensees malsaines et s'approcha des bureaux, un mug de cafe a la main. La chaine etait manquante. Peter se figea. Il enfonca la poignee et la porte bougea a peine, verrouillee de l'interieur. Etait-ce Ben ? Si tot ? Peter frappa, d'abord doucement, puis avec insistance. -- J'arrive ! repondit Ben apres une minute. Il defit la securite et le laissa entrer avant de refermer. -- Tu es drolement matinal pour quelqu'un qui ne dort pas seul, s'etonna Peter en prenant le chemin du sous-sol. -- Elle rejoint son lit au petit matin, elle ne veut pas que ses collegues sachent pour nous, elle a peur de passer pour la fille qui se fait seduire par le premier venu. Apres je n'ai pas pu me rendormir. -- Tu reinvestis les labos ? Finie la lecture au salon ? -- Cette histoire de services secrets m'a foutu les jetons. Et tu sais ce qu'ils ont fait de Scoletti ? Ils l'ont mis dehors ! Pour que le froid le conserve en attendant de pouvoir faire monter la gendarmerie ! Ici au moins on peut s'enfermer ! Au fait, a part toi et moi, qui dispose d'une cle pour la chaine ? -- Gerland, il me semble. Ben les entraina dans un bureau qu'il s'etait approprie, et se rassit devant des liasses de papiers en s'emmitouflant dans une lourde couverture. -- Qu'il ne la perde pas ! dit-il. Hier ca m'amusait, mais que Grohm ne nie pas, ca m'a fait pas mal cogiter. -- A quoi ? s'enquit Peter en portant la tasse fumante a ses levres. -- D'abord a Scoletti, puis a notre securite, et a Emma. Peter avala le liquide amer et brulant. Lui non plus n'avait pu detacher son esprit des propos de Grohm. Toute la nuit il avait eu le visage de sa femme en tete, se rongeant les sangs a l'idee de ce qu'elle pouvait affronter. Lui etait-il arrive quelque chose ? Isole du monde, Peter n'avait aucune possibilite de l'apprendre. Assis contre son oreiller, il avait meme envisage s'enfuir du pic. Mais le telepherique n'etait pas utilisable, son fonctionnement automatise le clouait sur place, la force de la tempete avait assurement mis tous les systemes de securite en action. La cabine ne decollerait jamais de son abri meme si Peter tentait d'en forcer les commandes. Restait la descente a pied. Dans le blizzard, sur une pente aussi raide couverte de neige, sans equipement et sans connaissance de la montagne, autant se jeter directement dans le vide et prier pour que les anges vous rattrapent. Peter s'etait calme : ils ne pourraient quitter l'observatoire tant que le temps ne s'apaiserait pas. Et par la meme alchimie qui avait transforme sa colere du debut de soiree en angoisse, cette derniere s'altera au fil de la nuit en resignation. Plutot que de se laisser envahir par le chagrin, il avait trouve la force de faire confiance a sa femme. Sa tenacite, son adaptabilite et son intelligence jouaient en sa faveur. Elle avait suivi des fouilles en Somalie, au milieu des guerres de clans, participe a des expertises en Birmanie, dans des conditions extremes qui ne l'impressionnaient pas. Et, plus que tout le reste, elle cherissait sa famille, si fort que jamais elle ne prendrait de risques inconsideres. -- Malgre toute la bonne volonte du monde, tu ne peux rien pour elle en ce moment, resuma Peter. Alors autant accomplir notre part du job, et lorsque les communications reviendront, nous saurons quoi faire, et qui prevenir. Je te le jure. -- Justement, tu ne trouves pas deroutant qu'on soit isoles ainsi ? Si les services secrets voulaient se debarrasser de nous, ils commenceraient par nous priver de tout moyen de... -- Ben, je crois que ton imagination t'entraine un peu loin. Personne, pas meme les services secrets, ne ferait abattre sept astronomes, deux scientifiques et un haut fonctionnaire europeen. Et j'oubliais ses trois gardes du corps. Treize personnes, Ben ! C'est impossible. -- Va savoir ! Parfois on entend aux infos qu'un bus plein de ressortissants francais a explose, qu'un groupe de scientifiques a ete tue dans un accident, et si c'etait de la manipulation ? -- Arrete. -- Et Scoletti ? C'est toi qui ne crois pas au suicide ! -- J'ai dit qu'il fallait aussi envisager le pire ! -- Si ce qu'ils protegent est si important, alors je te dis que les services secrets n'hesiteront pas a nous faire disparaitre. Et nous ne serions pas les premiers ! D'accord ce n'est pas lie, mais regarde Kennedy ! Tu ne vas pas me faire croire qu'il a ete bute uniquement par ce plouc d'Oswald du haut de son immeuble ! C'etait le President ! Ils peuvent s'en prendre a n'importe qui, s'il le faut ! Peter secoua la tete, il refusait de s'embarquer sur ce sujet douteux. -- Tu as avance ? prefera-t-il demander en designant le paquet de documents que tenait Ben. Ce dernier fit la moue, comprenant qu'il ne convaincrait jamais son beau-frere. Pourtant, il le sentait, dans cette theorie de la conspiration des elements de verite etaient a considerer. -- J'ai mis le nez dans une etude de Grohm. Un projet colossal entre plusieurs universites et laboratoires du monde entier, toujours en cours. Il s'agit de comparer des prelevements d'ADN humain de differentes epoques. Le plus ancien est celui d'une momie de quatre mille ans, un autre d'un corps d'un peu plus de deux mille ans, retrouve congele, un troisieme du dixieme siecle, et les derniers sur des depouilles du dix-septieme et du dix-neuvieme siecle. -- Avec quelle finalite ? Ben fit defiler quatre pages de noms, plus d'une centaine en tout. -- Regarde le nombre de collaborateurs ! s'exclama-t-il. -- On est loin du secret defense a present. Tu ne m'as pas repondu sur la finalite ? -- Parce que c'est assez vague. Il faudrait mettre la main sur des analyses concretes, ici il n'est fait que des allusions. J'ai cru comprendre qu'ils veulent comparer le genome humain et son evolution sur plusieurs millenaires. C'est possible ? Peter ecarquilla les yeux. -- Avec du temps, beaucoup de temps, et des moyens enormes, pourquoi pas ? Grohm ne precise pas ce qui l'interesse ? -- J'etais en train de lire la copie d'un de ses courriers quand tu t'es pointe. Peter vint se poster derriere le jeune homme pour parcourir le document en meme temps que lui. -- Il ne le sait pas lui-meme, synthetisa Ben, il explique s'interesser a la partie reptilienne du cortex cerebral, il travaille a comprendre comment se transmettent, genetiquement, les instincts. -- Il mentionne sa propre etude sur l'agressivite, continua Peter par-dessus son epaule, sur le comportement violent et son developpement au fil des siecles chez l'homme. Il espere qu'ils pourront le renseigner sur d'eventuelles avancees a ce sujet en etudiant le genome humain sur plusieurs millenaires et en particulier en le comparant a celui de neandertaliens dont on a pu trouver l'ADN sur des corps bien conserves. Voila sa motivation. Ben pivota sur son siege pour faire a nouveau face a Peter. Il prit un air grave : -- Grohm fait des experiences sur des cobayes humains, n'est-ce pas ? -- Tout porte a le croire. Ils ont installe leurs laboratoires sur Fatu Hiva, c'est loin de la metropole et des regards curieux ; la ils enrolent des gens du cru, moyennant une jolie somme, pour leur servir de sujets d'etude, sans avoir a repondre a des criteres de securite et encore moins de deontologie. Ils avancent a leur vitesse, et tout est traite ici. -- Pourquoi deux sites aussi eloignes ? -- Un labo qu'ils doivent cacher, tres loin, tandis que le pic du Midi c'est a la fois proche de Paris, et en meme temps planque. Les resultats sont analyses par l'equipe de Grohm, ce sont eux qui impriment la cadence, qui donnent les ordres. Sur Fatu Hiva il n'y a que les sous-fifres. Ben fronca le front. -- Et s'ils avaient separe les sites par securite ? -- Oui, c'est ce que je te dis, l'ile est loin des journalistes ou des... -- Non, je veux dire : un vrai danger physique. Le choix d'une petite ile isolee, presque inhabitee, n'est pas un hasard. Et si leur labo de Fatu Hiva representait un danger potentiel pour les environs ? Radioactivite par exemple. Au point qu'il soit preferable de separer les chercheurs des sujets d'etude. Peter hocha la tete. -- Ils trafiquent le patrimoine genetique de l'homme. Caches, ils n'ont pas a respecter les lois, les interdits. -- Tu crois qu'ils bidouillent des embryons humains ? Qu'ils font des clones ? interrogea Ben. -- Non, je pense qu'ils etudient la genetique et qu'ils tentent des experiences. C'est pour ca qu'une paleoanthropologue specialisee dans l'evolution de la vie et n'ayant pas peur des theories un peu sulfureuses les interessait. Grohm voulait un autre geneticien, et un specialiste de la dynamique comportementale. Nos trois profils correspondent a leurs travaux. Grohm a disseque le comportement violent de l'homme au fil des siecles, il l'a inscrit dans differents schemas, differentes reponses a des situations, probablement pour separer l'inne de l'acquis. Quelle part de genetique dans la violence de l'homme ? Et il cherche a controler cet instinct agressif au travers de ses experiences genetiques. -- Ca tient la route, approuva Ben. -- Ils commencaient a pietiner et ils ont reflechi a faire entrer du sang neuf dans leur equipe. Nos trois noms ont atterri sur le bureau de LeMoll. Si le feu vert tombait, il devait nous contacter et trouver un moyen de nous faire accepter le boulot. La Commission nous aurait payes, du moins l'aurait-on cru, pour un projet europeen encore secret. -- Tu crois qu'on aurait gobe ? Un projet europeen secret ? M'etonnerait... -- Il aurait pu jouer franc jeu egalement. Je n'en sais rien. -- Quel rapport avec le GERIC alors ? Peter soupira. -- C'est la que je seche. Une alliance entre un labo de cosmetiques et l'armee en vue de developper une molecule olfactive qui annihilerait le comportement violent de l'homme ? -- C'est de la pure science-fiction ! J'adore ! plaisanta Ben sans y mettre le ton. -- Je sais... Tu as raison, on est en train d'inventer ce qu'on ignore. Les reponses sont forcement ici, dans ces bureaux. (Il deposa une tape amicale sur l'epaule de Ben.) Pendant que tu continues tes saines lectures, je vais aux archives. Je viderai les rayonnages par terre s'il le faut mais je veux denicher des reponses concretes. Trouver cette > chere a Scoletti. Lorsque midi sonna a sa montre, Peter n'avait pas exagere : il se tenait assis en tailleur au milieu d'une trentaine de classeurs et de pochettes ouvertes, le contenu repandu a ses pieds. Il triait : d'un cote les documents sans importance ou incomprehensibles, de l'autre les rapports plus informatifs. Il y en avait tant qu'il s'epuisait. Il voulait organiser plusieurs metres cubes de documents en quelques heures la ou il aurait fallu des jours. Meme dans cette piece dissimulee, Grohm et son equipe avaient pris soin de disseminer leurs papiers de valeur dans des dossiers de comptabilite ou de gestion. Cependant, Peter avait deja extrait une petite pile qui semblait prometteuse. Dans la matinee, Ben etait venu prendre sa part de boites en carton pour les etudier dans son bureau, sans rien dire. L'estomac de Peter grognait, reclamant une pause, mais il se forcait a ne pas entendre, il en voulait plus, il savait que quelque part derriere l'une de ces etiquettes l'attendaient toutes les notes de Grohm. Il sentait l'hypoglycemie poindre lorsqu'il remarqua la silhouette de Ben dans l'encadrement de la porte. Immobile, les epaules affaissees, il fixait son beau-frere d'un air catastrophe. -- Ben, tout va bien ? -- Il faut que je te parle. -- Oui, vas-y, et Peter abandonna ce qu'il lisait. -- On s'est trompes. -- Comment ca ? -- On s'est trompes et on est en danger, Peter. Ben parlait d'une voix sans timbre, comme en etat second. -- De quoi parles-tu ? -- On est tous en danger de mort. Je sais ce que sont les > achetes par Grohm. Peter se redressa d'un bond, si vite que sa tete se mit a tourner. Il tituba et vit l'image de Ben se dedoubler lorsque le jeune homme ajouta : -- Grohm est fou. Ils sont tous dements. Jamais ils n'auraient du faire ca. 36 Les hurlements durerent presque une heure. Emma etait bleme, les nerfs a fleur de peau. S'il n'y avait eu les enfants elle se serait blottie sous un arbre en se bouchant les oreilles pour ne plus entendre cette ode a la mort. Car chacun a leur maniere, les hommes et les femmes qui s'etaient succede suppliaient qu'on les acheve. Certains lachaient des couinements de chien, d'autres finissaient par s'etouffer, ce qui provoquait une sorte de hennissement interminable, d'autres encore jappaient longuement. D'ignobles musiciens jouaient de leurs corps comme d'un instrument, sur la partition de la torture. Mathilde et Olivier semblaient ne rien entendre. Emma n'aurait su dire s'ils avaient deja vecu ces atrocites ou s'ils etaient trop obsedes par l'idee de fuir tres loin pour s'en preoccuper. On ne peut s'habituer a ca. Ils ne veulent plus l'entendre, c'est tout. Tim, sans un mot, ouvrait le chemin, marchant inlassablement vers les escarpements qui jaillissaient de la montagne. Il visait une faille entre deux massifs, bien assez large pour les laisser passer vers l'autre versant, a l'ouest. Emma se sentait au bord des crampes, les jambes tetanisees par l'effort, tandis que les enfants ne trahissaient aucun signe de fatigue, sinon un haletement. Ils sont incroyables. Ce que l'esprit, particulierement celui des enfants, peut faire lorsqu'il lutte pour sa survie, depasse bien des connaissances. Il y avait la une lecon a prendre. A sa grande honte, ce fut Emma qui interpella Tim pour qu'ils marquent une pause. Elle fit passer sa bouteille d'eau et ils la viderent. -- Ne trainons pas, dit Tim avec autorite. -- C'est calme a present, vous croyez qu'ils nous suivent ? Tim baissa d'un ton : -- Je n'en doute pas une seconde, en tout cas ils nous cherchent. -- Avec un peu de chance ils ignorent que les enfants ne sont pas seuls, ils doivent sonder les environs... -- N'y comptez pas. La chaine qui retenait les gamins etait trop haute pour eux, et meme si cela ne leur a pas suffi pour comprendre, vous pouvez etre certaine qu'un prisonnier aura parle, pour echapper aux tortures, pour un peu de repit. Emma examina la vallee si paisible en apparence. Une nuee d'oiseaux blancs s'envola brusquement, trois kilometres en contrebas. -- Ce sont eux, commenta Tim. Ils ont retrouve notre piste. Cette fois il avait parle assez fort pour que Mathilde releve la tete et pivote dans tous les sens, terrorisee. Emma la saisit et la serra contre elle. -- On est avec vous, la rassura-t-elle en lui caressant les cheveux. Ne t'en fais pas, je ne vous laisserai pas. -- Il va falloir faire un detour en direction de ces rochers, la-bas, pour perdre nos traces avant de bifurquer vers le col. Pour ca il faut accelerer. -- Ce sont des gosses, Tim, ils ne pourront pas tenir indefiniment. -- Et vous ? -- Moi ca pourra aller mais... -- Alors prenez Mathilde avec vous, elle a de grandes jambes, motivee comme elle l'est, elle suivra, je m'occupe du garcon. Olivier leva le menton vers lui, inquiet, pret a pleurer. -- Il faut que tu ailles avec Tim, expliqua Emma, c'est important. Olivier scruta sa soeur qui lui fit > de la tete et le garcon se leva. Tim passa le fusil en bandouliere et prit Olivier dans ses bras ; de sa main libre il s'accrochait aux branches et aux lianes qui jalonnaient la pente. Emma serra ses doigts autour de ceux de Mathilde et elles suivirent, collant leur eclaireur de pres. Le soleil declinait derriere les nuages, si bien qu'il devenait difficile de distinguer les obstacles du sol. Malgre tout, ils reussirent a atteindre les contreforts au pied des escarpements en une vingtaine de minutes, suants et a bout de souffle. Ils quitterent la terre mouillee qui imprimait chacun de leurs pas pour atteindre des pierres glissantes. Tim les fit progresser plein nord sur cent metres, le temps que la boue se detache de leurs semelles, laissant des signes evidents de leur passage, puis une fois leurs chaussures propres, il fit demi-tour. -- S'ils mordent a l'hamecon, ils penseront que c'est l'autre col que nous visons, vers Hanavave, revela-t-il. -- Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans vous, souffla Emma. La luminosite etait tombee en quelques minutes. La nuit approchait. -- Il va nous falloir un abri, ajouta-t-elle. -- On ne peut se permettre une halte longue, Emma. -- Vous savez tres bien qu'on ne tiendra pas longtemps a ce rythme, et je ne parle pas des enfants. -- Tant que nos jambes nous portent, nous avancons. Et il resserra son etreinte autour du garcon pour accelerer. Olivier etait arrime a lui, il avait enfoui son visage contre l'epaule de Tim, rien ne pouvait lui arriver. Emma et Mathilde echangerent un regard complice, la fillette commencait a lui faire confiance, a croire en elle. Ils franchirent le col etroit un peu plus tard, Emma trebuchait de fatigue, tout comme Mathilde. Meme Tim n'avait plus la demarche sure, il changeait Olivier de cote assez souvent, lui demandait parfois de marcher sur une centaine de metres, le temps que le sang afflue dans ses bras, et il le portait a nouveau. La nuit s'etait deployee sur la foret, escamotant les sommets rocheux et buvant l'ocean. L'absence de lune reduisait le champ de vision a moins de cinquante metres. Ils longeaient une crete aride au devers moins prononce tout en surplombant la vegetation qui s'enroulait en bas du coteau, evoluant sur une bande assez large pour passer a deux de front, quand Emma demanda a Tim : -- C'est ici que j'ai vu la lumiere ce matin, n'est-ce pas ? Tim lui repondit en chuchotant : -- Oui, je guette depuis un quart d'heure le moindre signe de vie. -- Pourtant j'ai l'impression que nous y sommes, je reconnais la saillie au-dessus de nous. -- Encore deux ou trois cents metres et nous pourrons retourner sous le couvert de la foret sans risque de nous briser le cou. Emma scruta les environs et fut prise d'un doute. -- Tim, vous voudriez bien m'attendre un instant ? -- Je ne crois pas que ce soit une bonne idee, repliqua-t-il. -- J'ai juste un besoin naturel... -- Ah, pardon. J'ai pense que vous vouliez chercher votre lumiere. Emma confia Mathilde a son guide et escalada les rochers pour disparaitre un peu plus haut sur un promontoire. Elle reapparut en moins d'une minute. -- C'est ce que je pensais : le col de ce matin etait plus haut, c'est pour ca que nous l'avions remarque, de la ou vous etes on ne voit rien ! Il y a une lueur un tout petit peu plus loin au-dessus de nous. -- Emma ! A quoi jouez-vous ? -- C'est peut-etre notre chance de trouver d'autres survivants ! -- C'est surtout une occasion de se jeter dans la gueule du loup ! -- Alors attendez-moi le temps que j'aille voir. -- Emma ! Emma ! Mais deja elle avait disparu, se faufilant entre les rares buissons pour approcher la nitescence palpitante qui sortait d'une anfractuosite. Sa vision s'etait habituee a la nuit, elle prenait soin d'eviter les brindilles ou les pierres pretes a rouler. Elle etait toute proche. Les contours se precisaient. Une cavite dans l'eminence de calcaire, ses bords leches par des halos d'ambre dansants. Un feu ! Ils font un feu dans une grotte ! Elle se plaqua au sol et tendit la nuque pour apercevoir l'interieur. Une ombre, celle d'un homme en chemise blanche a pois noirs, il n'avait pas le type marquisien, plutot un metropolitain. En face un moustachu, nettement plus local cette fois, discutait tout bas avec une femme. D'autres silhouettes plus lointaines se noyaient dans la penombre. Leurs visages etaient crispes, ils sursautaient des que l'un d'eux haussait un peu la voix. Ce sont des survivants. Pourquoi se cacheraient-ils sinon ? Emma decida d'approcher un peu plus pour ecouter. > > Emma en etait a present certaine. Ces gens n'avaient rien de tueurs sanguinaires. Ce n'etaient que des habitants de l'ile, terrorises et retranches dans cette grotte. Elle sortit de sa cachette et entra dans le boyau assez large, jusqu'a ce que les flammes eclairent son visage. Tous se figerent. -- N'ayez pas peur, annonca Emma. Tout ce que je cherche c'est un peu de chaleur et des explications. Personne ne lui repondit. Des dizaines de pupilles l'observaient. Et pas un des huit visages qu'elle contemplait n'avait l'air amical. Emma fut prise d'un terrible doute. 37 L'homme en chemise et pantalon de lin se leva en premier. Ce qu'Emma avait pris pour des pois noirs n'etait que des taches, et son pantalon dechire s'ouvrait sur des jambes zebrees d'ecorchures. -- Vous n'etes pas suivie ? interrogea-t-il. -- Non. -- Alors vous n'etes pas les secours ? demanda une femme dans le groupe. -- Non, je suis desolee. -- Venez, il y a de la place, l'invita l'homme elegant. Emma avisa la grotte qui s'elargissait sur une douzaine de metres de profondeur. -- Je ne suis pas seule, leur confia-t-elle, je dois prevenir mes amis que je vous ai trouves, j'arrive. Elle revint rapidement avec les enfants et Tim, qui se fit prier pour entrer dans ce cul-de-sac souterrain. Des qu'il vit Mathilde, un des hommes se leva pour venir la serrer dans ses bras en criant son nom, mais la fillette bondit pour se refugier contre Emma. Celle-ci pivota legerement pour se mettre entre l'individu et l'enfant. L'homme s'immobilisa et comprit. Son visage s'affaissa sous l'accablement. -- Je... je n'avais pas le choix ma petite, c'etait un accident, balbutia-t-il. Je ne voulais pas vous faire de mal, c'etait un accident ! Mathilde attrapa la main d'Emma et Olivier vint se blottir contre Tim. -- Qu'est-ce qu'il y a eu avec cet homme ? demanda Emma tout bas. Mathilde avala sa salive avec peine avant de chuchoter : -- Quand les monstres sont venus dans notre village, on s'est retrouves caches avec lui dans le local a poubelles. Ils sont entres et Francis nous a pousses pour se cacher. C'est comme ca qu'ils nous ont attrapes. Emma devisagea le Francis en question qui pleurait a present en bafouillant des excuses. Elle s'accroupit pour etre au meme niveau que les deux enfants et s'adressa a eux : -- Je peux vous promettre que je ne laisserai personne vous maltraiter, d'accord ? Maintenant, vous allez regarder tout le monde ici et me dire s'il y a un membre de votre famille. -- Elle a ete tuee, notre famille, dit Olivier d'une voix cassee. Emma en eut le coeur dechire. -- Je les connais tous, sauf lui, dit Mathilde avec plus d'assurance que son frere. Ils sont de l'ile. Mais je ne veux pas aller avec eux. Personne ne nous a aides. Ils ont rien fait pour nos parents. A la fin, ils se poussaient meme pour pas tomber les premiers dans la pente. Emma savait de quoi etait capable l'etre humain lorsqu'il etait accule, pour sa survie. Les plus faibles avaient peri les premiers, pendant l'assaut des villages. Les bons Samaritains avaient suivi de pres, a force de vouloir aider tout le monde, et les courageux s'etaient fait marcher dessus par les vicieux. Elle connaissait cette logique infame parce qu'elle etait l'essence meme de l'evolution des especes. Seuls les plus avides de vie gagnaient le droit de voir le lendemain. Et lorsqu'il etait retranche dans ses instincts les plus vils, l'homme redevenait un animal, le predateur qu'il etait et qui l'avait conduit a dominer la chaine alimentaire. Mais que deux enfants en soient temoins au point de craindre celles et ceux qui hier encore les faisaient sauter sur leurs genoux rendait Emma malade. -- On veut rester avec toi, lanca Mathilde. Emma acquiesca et leur caressa les cheveux. -- Tres bien. -- Ce n'est pas tres prudent, dit Tim en designant le feu. -- Il nous rechauffe et nous eclaire, expliqua l'homme a moustache. -- Nous l'avons vu depuis le col ce matin, d'autres peuvent le remarquer a leur tour. Vous devriez l'eteindre. -- Personne ne touche a notre feu ! s'indigna la femme a ses cotes. Tous etaient epuises par l'angoisse, et quelques-uns etaient blesses. -- Je m'appelle Jean-Louis, se presenta le quinquagenaire dans son reste de costume. -- Mongowitz ? completa Emma. Celui-ci devint livide. Sa pomme d'Adam trembla. -- Oui, qui... qui etes-vous ? -- Emmanuelle DeVonck, le docteur en paleoanthropologie que vous attendiez. Emma prit place a la chaleur des flammes, serrant Olivier d'un cote et Mathilde de l'autre. -- Oui, c'est... tout ca semble lointain maintenant. -- Vous pourriez nous dire ce qui est arrive ? -- Je n'en sais rien, j'ai debarque mercredi midi avec deux collegues et... le soir meme c'etait l'enfer. Vous devez mourir de faim, nous n'avons pas grand-chose a vous proposer pour... -- C'est notre nourriture ! aboya un homme dans le fond. -- Tais-toi ! lui retorqua une femme. Ces pauvres gamins doivent manger. Elle fit surgir quelques vivres qui passerent de main en main jusqu'a eux. Emma ouvrit son sac a dos, en sortit les derniers biscuits et fruits qu'elle avait et les partagea avec les enfants qui se jeterent dessus. Elle se sentit terriblement coupable de ne pas y avoir pense plus tot. Dans la precipitation elle avait songe a les proteger, a les rassurer, pas qu'ils pouvaient etre affames. Elle detourna son attention vers Mongowitz pour se calmer. Mal a l'aise, il avait evite le sujet, et Emma se demanda s'il ne craignait pas d'etre lapide par les autres s'ils faisaient le rapprochement entre sa venue et le debut du cauchemar. Avait-il une raison d'etre a ce point trouble ? Emma decida de le laisser en paix pour l'instant. Tim mangea un peu, sans se departir de sa nervosite. Il jetait des coups d'oeil reguliers a l'entree de la grotte. -- Moi, je vais vous dire ce qu'il s'est passe, annonca un vieil homme en peignoir qui tituba jusqu'a eux en grimacant, pour s'asseoir face a Emma. En pleine nuit ils ont surgi de nulle part, je ne sais pas combien ils etaient, peut-etre cinq, peut-etre vingt, mais ils bougeaient vite, ils avaient des armes et ils etaient si violents que tous ceux qui sortaient dans la rue etaient en etat de choc en decouvrant leur barbarie. Ils entraient chez nous et ressortaient en hurlant comme des betes, des cris aigus, les bras couverts de sang. Des que quelqu'un tentait de s'enfuir ils lui tiraient dessus, tout a ete tres vite. Au debut on s'est defendus et puis on s'est rendus, parce que la, ils ne nous tiraient plus comme des lapins. Ils nous ont regroupes dans la rue, derriere les voitures, des chaines etaient accrochees aux vehicules avec des dizaines de cordes et ils nous ont forces a nous attacher aux chaines. Bien sur, personne ne s'est attache tres fort, et ils l'ont vu. Ils ont tire dans la tete des premiers, parce qu'ils n'avaient pas serre les noeuds. Quand vous avez la cervelle de votre voisin sur les joues je peux vous dire que les noeuds, vous les serrez ! C'est la que c'est devenu dingue. Emma serrait les enfants contre elle pour leur boucher les oreilles et ils se laissaient faire. -- Ils ont cale les pedales avec des buches et ils ont lance les voitures a toute vitesse dans la rue, en direction de la jetee, poursuivit le vieil homme qui transpirait abondamment. Des vapeurs d'alcool se degageaient a chaque mouvement de bras. Tout le monde hurlait, la peau en sang en un instant, les jambes coincees dans les visages, les bras tordus, arraches, ca faisait un vacarme epouvantable, jamais je ne pourrai l'oublier ! (Ses yeux pas plus larges que des fentes de flipper deborderent de perles brillantes sous la lumiere du feu.) Ceux qui n'etaient pas morts se sont noyes ensuite dans la baie. Sur le bord de la route il y avait des tas de morceaux qui bougeaient tout seuls, je vous jure ! Et des gens dont la corde avait casse. Ils se sont fait descendre, acheves a bout portant dans l'oreille. -- Vous avez assiste a tout cela ? demanda Tim. -- J'etais l'un de ceux dont le noeud n'a pas tenu. Il ecarta son peignoir et devoila ses jambes d'ecorche vif. Plus un lambeau de peau n'etait visible jusqu'a l'aine, une chair rouge et noire luisait, infectee. Elle se decollait en attendant de pourrir. Emma comprit la demarche titubante et l'alcool, il s'enivrait pour supporter la douleur. -- J'ai reussi a rouler dans les fourres mais la plupart n'ont pas eu cette chance, conclut-il. -- Qui vous a attaques ? Qui sont-ils ? insista Emma. Le vieil homme secoua la tete comme s'il ne pouvait le dire. -- Des diables ! Les enfants de Satan ! tonna une femme. Il n'y a que les disciples de Lucifer pour etre aussi pervers ! Emma n'insista pas, elle changea de sujet pour soulager les enfants : -- Combien etes-vous ? -- Onze. -- Huit ! corrigea le moustachu. Felicien et les autres ne sont pas revenus, nous savons tous ce que ca veut dire. (Il fit face a Emma.) Trois des notres sont partis chercher des provisions hier, mais on ne les a plus revus. Et vous, qui etes-vous ? Les regards se durcirent tout d'un coup. Emma sut qu'il fallait dissiper tout malentendu sans tarder, bien que la presence de Tim a ses cotes la rassurat. De son propre aveu il ne connaissait pas Hanavave mais son visage leur etait peut-etre familier. -- Je suis arrivee jeudi soir, avec Timothee, expliqua-t-elle, je devais rencontrer M. Mongowitz... Jean-Louis, pour une mission au nom de la Commission europeenne. Cela suffit a faire retomber les sourcils et Emma se rendit compte que Mathilde s'etait endormie contre elle. Olivier prenait le meme chemin. Elle les allongea sous sa veste, l'un contre l'autre, et mangea a son tour. Lorsque Mongowitz se leva pour se poster pres de l'entree, Emma le suivit. Il venait d'allumer une cigarette. -- Il m'en reste une, la derniere, vous la voulez ? proposa-t-il. -- Je ne fume pas. -- Et moi je devais profiter de ce voyage pour arreter. A l'avenir, evitez de me demander des explications sur tout ce qui passe devant les autres. -- Vous craignez qu'ils vous blament parce que vous etes etranger a l'ile ? -- Vous etes allee du cote du grand hangar du GERIC ? -- Nous en revenons, c'est la-bas que nous avons trouve les enfants. Mongowitz eut un bref regard en arriere et acquiesca. -- Quand je suis arrive mercredi, c'est la premiere chose que j'ai faite, demander s'il y avait des installations scientifiques sur l'ile. On m'a indique cet endroit ou une pirogue nous a emmenes. J'ai eu le temps de voir ce qu'ils y faisaient, professeur DeVonck. Emma se tourna pour voir son regard. Il contemplait la nuit noire, les traits tires, la barbe naissante. -- Des experiences, chuchota-t-il comme s'il en avait lui-meme honte. Des travaux de nazis ! Je ne sais pas ce qu'ils cherchent mais leurs methodes sont abominables. -- Est-ce lie a la genetique ? Mon mari est geneticien et il a ete appele en meme temps que moi. -- Entre autres. -- Ils ont joue avec l'ADN de cobayes humains, c'est ca ? Mongowitz souffla la fumee de sa cigarette et fixa a son tour Emma. -- Non, pire que des hommes. 38 Ben entra dans la piece, marcha sur les feuilles eparses et tendit un classeur a Peter. -- Ils ne font pas des experiences sur de simples cobayes, Peter. Peter prit le document et l'ouvrit sur des fiches du personnel. -- Comment ca ? -- Tu te rappelles Lionel Chwetzer ? -- Oui, le criminel que Grohm a engage. -- Non, il ne l'a pas engage. C'est l'un des cobayes. Les fameux specimens qu'Estevenard mentionnait dans ses notes, ce sont des criminels de toute l'Europe. Il y en avait pour plusieurs millions d'euros parce qu'il a fallu monter une operation de tres grande envergure pour les enlever. L'operation Recyclage. La plupart de ces types sont morts en prison, ou en hopital psychiatrique, beaucoup se sont suicides. Connerie ! s'ecria Ben. On a fait croire a leur suicide pour les evacuer sous la supervision de LeMoll, directeur des services de securite interieure et de la justice penale a la Commission europeenne. Tu m'etonnes qu'ils avaient besoin de lui ! Il a paye des directeurs de prison quand c'etait possible, pour les autres, juges incorruptibles, il a arrose les medecins-chefs, les gardes, ils ont meme organise un enlevement directement avec le prisonnier, qui n'imaginait pas dans quoi il s'embarquait ! Quatre-vingt pour cent de ces types sont officiellement morts en prison ! Mais l'equipe de LeMoll et Grohm recuperait les soi-disant corps. Et tu sais qui etait dans le coup ? -- Non. -- Les services secrets allemands ! Ils ont aide a > de six de leurs ressortissants. Et tous ces criminels ont un point commun de plus : ils sont consideres comme extremement dangereux ! Ce sont des tueurs en serie ! Tu entends ? Des tueurs en serie ! Grohm a fait sortir plus de vingt-cinq de ces meurtriers de neuf pays d'Europe ! Et ce n'est pas fini, neuf autres mecs fortement suspectes d'etre des tueurs de ce genre mais qui, en l'absence de preuve, restaient en liberte, ont tout bonnement disparu ou se sont suicides aussi ! Chwetzer est l'un d'eux. -- Grohm rafle plus de trente meurtriers et personne n'a jamais rien remarque ? Aucun journaliste pour fourrer son nez dans une affaire pareille ? -- Comment auraient-ils devine ? Pourtant l'operation s'est etalee sur seulement dix mois. Il n'y a que l'Institut de criminologie de Lausanne qui a fait un rapprochement, en tout cas c'est tout ce qu'il y avait dans les rapports que j'ai trouves, l'Institut parle d'une vague de suicides sans precedent dans la communaute des tueurs en serie, liee selon eux a la nature instable de leur personnalite, a l'absence d'espoir, et a la honte plus qu'aux remords. -- Quoi de mieux comme sujet d'etude sur l'agressivite et la violence humaine que des tueurs en serie ? Grohm a fait sa liste de courses, et ils l'ont servi. -- C'est la confirmation que les services secrets francais et allemands sont la-dessous ! Tu realises ? -- C'est completement surrealiste, tu veux dire ! Non, mais tu imagines si l'operation avait echoue, ne serait-ce qu'une seule fois, le scandale que cela aurait provoque ? Un retentissement mondial. -- Je leur fais confiance : chaque fois une cellule independante bien rodee a monte le coup. Si ca foirait personne n'aurait jamais pu remonter jusqu'aux officiels. On aurait fait passer ca pour le delire d'un groupe de fans du seriai killer, telles ces femmes qui finissent par tomber amoureuses de tueurs en prison et qui les epousent. Peter leva l'index, comme pour figer le temps. -- Attends une seconde, dit-il, les gardes du corps de Gerland, ils ont un accent allemand, tu te rappelles ? -- Mattias ! Tu crois que c'est lie ? -- Je n'aime pas le hasard qui fait bien les choses. Une raison de plus pour etre discrets quant a nos decouvertes. Je ne veux pas me retrouver pris au piege dans un reglement de comptes entre services. -- Il faut parler a Grohm, accule il pourrait se montrer plus cooperatif. -- Sans Gerland, precisa Peter. Si Grohm ne lui a jamais rien dit et que les seules fois ou il s'est exprime sur le sujet c'etait en notre presence c'est parce qu'il avait un message a nous faire passer. On aura mis du temps a le comprendre. Grohm veut bien collaborer mais pas devant Gerland. -- Et on s'y prend comment ? Gerland ne le lache jamais ! Il poste meme un de ses hommes devant sa chambre quand il dort ! Peter consulta sa montre. Presque treize heures. -- Il dejeune toujours tard, rappela-t-il, viens, on ne l'a peut-etre pas encore rate ! Ils survolerent les marches et se precipiterent dans les couloirs pour atteindre les cuisines. Peter prit un panier et jeta des vivres en vrac dedans. Puis ils foncerent au pied du grand escalier conduisant a la passerelle. Peter poussa Ben dans l'ombre d'un reduit et ils patienterent ainsi pendant dix minutes, la porte entrouverte. -- On peut attendre longtemps, s'impatienta Ben. S'il est deja descendu ou s'il ne vient pas... Une porte a l'etage couina et des semelles claquerent contre les marches. Peter se serra contre son beau-frere pour ne pas etre visible. Gerland leur passa devant en se curant le nez. Une fois qu'il eut disparu, Peter sortit et grimpa vers la grande salle. Un des gardes du corps de Gerland etait assis, ecrase par l'ennui, devant les doubles battants. Peter lui montra le panier de nourriture. -- Ils sont la ? demanda-t-il. -- M. Gerland est descendu, vous ne l'avez pas croise ? Son accent allemand troubla Peter. -- Non, Benjamin et moi nous discutions aux toilettes il y a une minute, on s'est rates de peu. Si ca ne vous derange pas, nous allons l'attendre ici. Mis devant le fait accompli, le cerbere n'hesita pas, se mefier de Peter et Ben ne devait pas etre dans ses consignes. Il leur ouvrit la porte. Grohm etait dans un coin, face aux baies vitrees masquees par la brume qu'il contemplait, le regard vide, les traits creuses. -- Le ravitaillement est la, fit Peter. Il s'approcha et remarqua que Grohm etait menotte d'une main au radiateur. -- C'est une methode courante a la Commission europeenne ? demanda Peter en posant le panier devant lui. Ou c'est propre au renseignement allemand ? Grohm verifia qu'ils etaient seuls pour repondre : -- Vous connaissez le BND ? fit-il sans attendre de reponse. -- Gerland est un agent allemand ? -- Certainement pas. En revanche ses trois camarades... je serais moins categorique. -- Nous savons pour l'operation Recyclage. Grohm approuva, peu surpris. -- Vous avez donc trouve le sous-sol. Il vous reste deux options : soit vous m'aidez, soit vous craquez une allumette au milieu de tous les dossiers. -- J'ai une autre option, assena Peter. Vous nous racontez tout et on avise ensuite. De toute facon, compte tenu de la situation, vous n'avez plus grand-chose a perdre. Grohm eut du mal a avaler sa salive. Il etait pale, il avait les yeux rouges et les levres trop foncees. Peter se demanda si Gerland ne faisait que poser des questions. -- Docteur Grohm, vous a-t-on brutalise ? demanda-t-il. -- Ne vous souciez pas de ca. -- Les molosses de Gerland, ce sont eux, n'est-ce pas ? -- Quand il a le dos tourne, ils savent poser des questions plus pertinentes que celles de ce pauvre abruti. Peter secoua la tete. -- Les ordures..., murmura-t-il. -- Parlez-nous de la Theorie Gaia, intervint Ben. Grohm ricana. -- La Theorie Gaia, repeta-t-il. J'ai detruit l'unique copie le jour de votre arrivee. C'est tout ce que j'ai pu faire avant que Gerland ne me muselle. C'est Scoletti qui a vous en a parle ? -- Avant que vous ne le fassiez executer, rapporta Ben. -- Vous vous faites des idees. Je n'y suis pour rien. -- Et vos techniciens ? Ce sont des soldats, ils savent tuer. -- Les hommes du BND ne les lachent pas, comment voudriez-vous qu'ils fassent ? Vous fantasmez ! -- Pardon, c'est vrai, vous etes innocent, irreprochable, ironisa Ben. Grohm ne releva pas et enchaina : -- Les premiers statisticiens et criminologues qui ont mis en evidence l'accroissement de la population de tueurs en serie furent taxes >. On leur retorqua qu'il n'y en avait pas plus, mais qu'on les detectait mieux au fil du temps. Pourtant, depuis les annees 1960, peu a peu, le nombre de tueurs en serie a augmente, independamment de nos outils d'investigation. Meme s'il est difficile de toujours s'y retrouver dans les archives de la justice au fil des siecles, plusieurs etudes ont mis en parallele les registres de deces par mort violente, les proces, les emprisonnements, les lapidations publiques quand elles se produisaient, les internements, et j'en passe, pour tenter d'etablir un chiffrage du nombre de victimes et surtout d'assassins. En particulier les multi-recidivistes, les tueurs dit > pour lesquels nous disposons de tres nombreuses archives. Certes, les guerres ont tronque ces donnees, mais d'une maniere generale, on peut considerer que depuis le XVIIe siecle jusqu'aux annees 60 donc, le nombre de ce genre d'assassins n'a pas beaucoup varie, en proportion de la population. -- Nous avons parcouru les theses qui tentaient de demontrer que derriere la plupart des legendes de monstres se dissimulait en realite un meurtrier, commenta Peter pour que Grohm aille a l'essentiel. -- La realite est que meme si on tient compte de l'accroissement de la population mondiale, il y a de plus en plus de tueurs en serie depuis la seconde moitie du XXe siecle. -- Une hypothese sur les raisons de cette evolution ? s'enquit Peter. -- Etes-vous familier des ecrits d'Adam Smith ? C'etait un celebre economiste du XVIIIe siecle, et il a decrit l'etre humain comme un calculateur rationnel. La psychologie de cet Homo economicus, comme le nomme Adam Smith, est reduite a la validation de ses interets. Il ne poursuit que ses desirs, depourvu d'epaisseur sociale ! Le > devient >. -- C'est une vision tiree par les cheveux ! railla Ben. Philosophique et reductrice. -- Pour l'epoque peut-etre, mais regardez l'homme dans la societe actuelle ! Je pense au contraire qu'Adam Smith a decrit les consommateurs que nous allions devenir ! Des individus cherchant sans cesse a calculer leur interet dans chaque situation : pourquoi vais-je acheter ce bien a telle personne plutot qu'a telle autre, pourquoi donner ces informations, pourquoi faire plutot ceci que cela, quel est mon interet avec telle ou telle personne ? Nous sommes ces entites calculatrices ! A se replier sur nous-meme, sur nos propres desirs, a chercher a payer le moins cher, a calculer comment gagner plus d'argent, qui autour de nous va nous aider, nous renseigner ? Un repli individuel accentue par le materialisme ou chacun dispose de ses propres biens, sa voiture pour satisfaire ses envies, ses disques, sa tele, avec plus de chaines pour regarder ce qu'il veut. D'une certaine maniere, Smith avait prevu que le marche economique qui allait predominer serait forcement celui qui ressemblerait le plus a la nature meme de l'homme ! -- Le XIXe siecle a lutte contre ca, rappela Ben, le socialisme s'est insurge contre un capitalisme liberal debride. -- Avec quelles consequences ? Que l'Etat prenne ses responsabilites, qu'il soit le garant d'un equilibre socio-economique ! Mais regardez nos gouvernements a present ! Qui dirige le monde ? Ces hommes politiques ou bien les grands groupes industriels qui ont finance leurs campagnes ? Les lobbies sont devenus plus puissants que les gouvernants ! Ou est l'equilibre quand celui qui doit y travailler est aux ordres d'un des poids forts de la balance ? -- Quel rapport avec nous, avec les tueurs en serie ? demanda Peter. -- J'y viens. Nous grandissons dans un systeme socio-economique qui nous faconne des l'enfance, et ce depuis deux siecles. Et personne ne s'est alarme de la mutation sociale que l'economie a declenchee sans vraiment le vouloir au fil du temps. Le modele economique sur lequel se sont construits les Etats-Unis est celui du profit, des groupes d'investisseurs qui ne regardent au final que les gains. Seul le resultat compte, pas les moyens. C'est ainsi qu'on en arrive a des situations extremes, des agissements illegaux. Mais plus important encore, cette pression s'exerce sur toute la pyramide sociale. Sur le plus grand nombre. Etant eduques de la sorte, la culture du resultat s'est inscrite dans nos systemes de pensee. Sans que la morale y soit toujours associee. On a prone la satisfaction a tout prix. -- Le puritanisme americain est tout de meme vivace, contra Ben, il se dit defenseur de certaines vertus ! -- Le puritanisme est souvent hypocrite ! Il n'est que la reponse d'un exces a un autre. Mais le pays tout entier s'est inscrit dans cette dynamique du resultat a tout prix. Des millions d'individus a qui on colle une pression enorme chaque matin pour qu'ils atteignent les objectifs, peu importe comment, au fil des jours, des annees, cela transforme les esprits. Et cinquante ans plus tard, cela transforme une generation. -- Si je vous suis, intervint Ben, cette obsession aurait altere les valeurs humaines au point de favoriser le phenomene > ? -- Disons que nous avons developpe un terreau propice a leur apparition. Et ce schema a tarde avant d'atteindre l'Europe, c'est pourquoi le phenomene des tueurs en serie est reste longtemps bien plus marginal chez nous. Mais les temps ont change. La mutation socio-economique a termine de nous engloutir avec la mondialisation. -- C'est ca votre Theorie Gaia ? fit Peter, sceptique. -- Non, je dois d'abord etablir le cadre pour vous l'exposer. Pour cela, j'aimerais que M. Clarin nous rappelle brievement ce qu'il exposait le mois dernier dans un article intitule >. Ben parut destabilise. -- Vous etes bien renseigne, une centaine de personnes tout au plus m'ont lu. Que voulez-vous que je dise a ce sujet ? -- Resumez-nous ce que vous ecriviez, que le professeur DeVonck nous suive. -- Bien. Je... J'exposais des theories connues : l'homme est toujours une bete sauvage. Nous avons passe des dizaines de milliers d'annees dans la nature, a lutter pour survivre, a manger d'autres especes pour vivre, et c'est parce que nous avons ete des predateurs feroces que nous sommes la aujourd'hui. On ne peut pas imaginer qu'en quelques siecles de civilisation >, notre memoire genetique ait balaye toute la brutalite, l'instinct de chasseur redoutable, qui nous a conduits au sommet dans la chaine alimentaire. Quand il nait, l'homme est tout de suite entoure de barrieres, de fonctions apprises, on lui fait son education, les parents et toutes les relations sociales de l'enfant annihilent au maximum ses instincts primaires et implantent la civilisation en lui. Mais cette notion est fragile au debut. Par exemple, on entend souvent des histoires d'ecoles maternelles ou des gamins sont frappes par leurs camarades. Soit par un groupe, c'est l'effet de meute, soit par un seul qui a l'instinct predateur encore vif. La majeure partie de ces agressions surviennent sur des gosses un peu seuls, qui ont du mal a s'adapter a l'ecole. Ils chouinent ou ne veulent pas du contact des autres, et ils s'excluent, ils s'isolent. Ils deviennent des proies faciles pour l'instinct de predation encore present chez l'enfant. Les petits a la maternelle ne sont pas, bien sur, des monstres assoiffes de sang, mais ils demontrent bien que la civilisation met du temps a s'instaurer chez l'homme. -- Et parfois elle ne prend pas ! completa Grohm. A cause de l'environnement ou des parents, et la part sauvage demeure vivace chez l'adulte. C'est le cas de nos tueurs en serie. -- Pourquoi m'avoir demande cet expose ? interrogea Ben. -- Vous allez comprendre : notre systeme de consommateur/calculateur a favorise l'explosion de notre pire ennemi : le marketing. Aveugles par les exces de la consommation, nous n'avons pas su mettre des barrieres morales la ou il en aurait pourtant fallu. Notamment en s'attaquant au marketing visant les enfants. Ces memes enfants chez qui la notion d'instinct predateur et de civilisation n'est pas parfaitement etablie, comme vous venez de nous le rappeler. A la fin des annees 70, le marketing ciblant les enfants s'est developpe pour devenir carrement ultra-agressif dans les annees 80, avec des shows tele entrecoupes de publicites destinees aux enfants, des publicites de plus en plus subtiles et manipulatrices, accompagnees de campagnes de communication, produits derives en jouets, alliances commerciales avec par exemple le secteur agro-alimentaire, martelant toujours le meme message : Consommez ! Achetez ! -- C'est ensuite le role des parents de moderer ces pulsions, nuanca Peter. -- En theorie. En pratique la plupart des parents finissent par acheter ce que leurs bambins demandent pour Noel, ou tout simplement pour faire taire les pleurs et les jeremiades. Bref, dans les annees 90, on a vu une bataille strategique pour fideliser ces jeunes clients, et pire, on a cible toujours plus jeune, a grand renfort d'emissions tele, pour nourrissons meme ! Ce systeme a eu des consequences evidentes et pourtant insoupconnees de leurs responsables. Et pour cause ! Les gens du marketing ne faisaient qu'atteindre l'objectif fixe par des patrons voulant eux-memes satisfaire leurs actionnaires. Encore une fois : personne ne se souciait du mal, seul le resultat immediat comptait. -- Quel mal, sinon celui, certes cynique, de faire des enfants les futurs consommateurs, ce qu'ils deviendront tres vite ? demanda Peter qui se faisait l'avocat du diable. -- Des millions d'enfants ont ete eduques par le marketing, professeur. Sans le savoir, lorsque chaque jour vous les confrontez aux manipulations des campagnes de pub, vous ne vous contentez pas de les fideliser, vous leur inculquez une reaction : > Il faut consommer pour etre bien. Avoir ce jouet. Manger cette friandise. > > > Tres jeunes, trop jeunes, ils developpent cet egoisme latent, et c'est l'autorite des parents qui est remise en cause a force de ceder ou de s'engager dans des luttes incessantes. On a favorise tres tot chez l'enfant l'apparition d'un repli egoiste sur ses envies, ses > formates. Peu a peu, c'est un pan entier de sa personnalite qui s'est transforme a une vitesse incroyable pour l'evolution, la vitesse de la communication qui gouverne notre monde desormais. Ces enfants deviennent les hommes que decrivait Adam Smith, et cette fois ce n'est plus philosophique, ce ne sont plus de simples calculateurs rationnels, c'est bien pire : il y a un exces de >, un narcissisme dangereux. Une culture de la satisfaction personnelle. Grohm attrapa une pomme dans le panier que Peter avait apporte et la lustra en concluant : -- Cette dynamique de > a engendre le culte du desir. Pour caricaturer : disons que les jeunes ainsi > grandissent en placant leurs envies en totale priorite, y compris sur les autres et les lois. C'est ainsi que, mal construits, un fort pourcentage de ces enfants perdent leurs reperes, se sentent mal dans cette societe, se replient sur eux-memes, et accentuent davantage encore le phenomene. La spirale criminogene les enferme. La violence a ainsi explose dans le monde et favorise l'emergence de plus en plus de tueurs en serie qui sont exactement ca : des etres obsedes par leur plaisir qui passe avant tout le reste. Et ce pourcentage autrefois minime ne cesse de croitre. -- C'est votre explication de l'accroissement du nombre de tueurs en serie ? s'etonna Peter. -- Non, c'est comme ca que j'explique un contexte propice a l'explosion du germe. Parce que je vous ai dit que les tueurs en serie etaient plus nombreux. En realite, selon des etudes qui ne sont pas rendues publiques pour eviter une panique et une paranoia qui plomberaient... l'economie, le nombre de ces tueurs n'a pas augmente : il a litteralement explose depuis vingt ans. Et tout porte a croire que ce n'est qu'un debut. Extrait d'une conference du docteur Emmanuelle DeVonck intitulee : > L'homme de Neandertal a vecu environ 300 000 ans. Soit trois fois plus que nous autres Homo sapiens ! Contrairement a l'image de barbare sous-evolue qu'on en a, les fouilles et les trouvailles de ces dernieres annees demontrent que Neandertal a eu le temps de developper des techniques avec des heurtoirs a poignees, des racloirs, des percoirs, de maitriser le feu pour fumer et stocker sa viande, pour durcir les pointes de ses armes, probablement d'elaborer des cultes. Il a ete retrouve des traces de camps pres de certains fleuves, de cueillettes organisees, et d'une capacite a se mouvoir pour traquer le gibier. Neandertal savait parfaitement survivre et s'adapter aux conditions difficiles. Bref, nous sommes a present loin du mythe de la brute idiote qui se serait laissee peu a peu disparaitre faute d'adaptation a son environnement changeant. De meme, grace a la genetique et a l'analyse d'ADN mitochondrial bien conserve de neandertaliens, nous avons pu demontrer que nos deux especes n'etaient pas liees, mais bien differentes du point de vue du genome. Au moment de son extinction, lorsqu'il cotoie notre espece, il est beaucoup plus grand, plus lourd et bien plus muscle que nous. Plus etonnant encore, son cerveau est plus developpe que celui de l'Homo sapiens ! Il pouvait atteindre un peu plus de 1 700 cm3 ! Et malgre tout, l'homme de Neandertal a disparu de la planete tandis que nous prenions sa place. Ne s'est-il pas defendu ? Il etait pourtant capable de nous massacrer, il avait la superiorite dans tous les domaines ! Il y a probablement eu des affrontements, mais nous n'en avons jamais trouve le moindre indice. Plus surprenant encore, jamais il n'a ete decouvert de site sur lequel des neandertaliens se seraient entretues, alors qu'ils sont nombreux pour notre espece. Tout porte a croire que cette variation de l'homme, ce cousin, n'avait pas l'instinct du tueur. Il savait chasser pour se nourrir, pour s'equiper, mais la predation ultime, celle du meurtre, il en etait denue. Son genome etant different, il est fort a parier que sa > lui aura coute la vie, et que ce qui a fait de nous ces creatures civilisees qui se parlent aujourd'hui dans cette salle, au-dela de toutes nos capacites a nous adapter, a evoluer avec notre environnement, c'est le gout du sang. Si bon nombre d'organismes qui peuplent cette terre sont dangereux et puissants, c'est pourtant l'Homo sapiens qui s'est hisse au sommet de la chaine alimentaire, grace a la violence. 39 David Grohm mordit a pleines dents dans sa pomme. Le jus blanc gicla dans sa barbe rousse. -- Si je vous ai fait cette longue presentation, dit-il en mastiquant, c'est pour souligner a quel point nous autres hommes etions arrives a un point de particuliere vulnerabilite. Peter ne comprenait pas ou voulait en venir Grohm : -- Vulnerabilite a quoi ? -- Au phenomene qui est en train de se produire ! Un atavisme. Le plus improbable qui soit. Vous serez d'accord avec moi pour dire qu'il n'y a pas qu'une part de chance dans le succes de l'Homo sapiens ! C'est une impressionnante capacite a s'adapter qui l'a fait survivre jusqu'a dominer la planete. Mais au tout depart, il y avait autre chose. Une bestialite hors norme. Un genie si grand pour la predation qu'il nous a donne les armes pour subsister, pour qu'un etre aussi fragile que nous puisse enterrer des especes bien plus redoutables en apparence. On ne niera pas que la predation nous a conduits ou nous sommes, cet instinct est si fort que nous n'avons jamais pu, malgre toutes nos civilisations, nous arreter de nous entre-tuer. Des le depart, nous avions au plus profond de nos genes un potentiel de tueurs formidable. Avec le temps, la vie en societe, la civilisation, nous a impose de le canaliser, au point de l'etouffer, de le faire disparaitre, il ne nous en reste que des bribes, des scories ridicules. Grohm s'interrompit pour croquer a nouveau dans son fruit et prit le temps cette fois de savourer sa bouchee. Ni Peter ni Ben ne parlerent, ecoutant le silence lourd de suspense : -- J'ai eu un zona une fois dans ma vie, reprit Grohm, je ne sais pas si vous connaissez, c'est tres desagreable. A la base c'est une maladie virale due a la varicelle, vous pensez etre gueri de la varicelle et en fait celle-ci se dissimule dans vos ganglions nerveux, prete a ressurgir lorsque le corps est particulierement fatigue. Sauf que lorsqu'elle se manifeste, cette fichue varicelle est devenue un zona, une mutation puissance mille en termes de demangeaisons, parce que la ou la varicelle vous grattait, le zona vous fait hurler de douleur. La predation est un peu comme ce virus, elle se planque quelque part, tout au fond du cerveau, dans les replis du cortex reptilien, et un beau jour, l'homme est epuise, le terrain est favorable, alors elle ressurgit sous une nouvelle forme, plus spectaculaire encore et plus monstrueuse que jamais. Peter se pencha vers le militaire : -- Vous etes en train de nous dire que la mutation socio-economique que vous nous avez exposee a favorise l'emergence d'un instinct meurtrier qui date de la prehistoire ? -- Ca s'appelle un atavisme, comme vous le savez, et meme les geneticiens ne refutent pas son existence. -- Pas sous cette forme ! La c'est carrement de la regression ! s'insurgea Peter. -- Pas si on le considere comme un programme naturel qui n'attendait que son heure pour s'appliquer, articula Grohm avec un sourire presque pervers. -- Que voulez-vous dire ? -- La nature est d'une ingeniosite qu'on ne demontre plus. Tout y semble parfait, agence avec exactitude, planifie. Le singe dont nous descendons a su evoluer rapidement, il avait une capacite d'adaptation hors du commun, des poils pour lutter contre le froid, celui de la nuit et des glaciations, des dents differentes pour en faire un omnivore, pour qu'il survive et s'adapte a tous les milieux, toutes les nourritures. Bref, je ne ferai pas l'inventaire ni l'apologie de la biologie si formidable que nous connaissons tous. Disons que des le depart, nous etions une veritable >. Et la nature est si parfaite, messieurs... qu'elle ne laisse jamais rien au hasard. Dans son incommensurable sagesse et complexite, aurait-elle donne naissance a une creature si bien faite qu'elle serait capable d'evoluer au point de regner un jour sans partage et, pire : d'assujettir la nature elle-meme a son pouvoir ? -- Vous pretez a la theorie de l'evolution un dessein, presque une conscience ! s'indigna Peter. -- Non, j'affirme que derriere la magie de la nature, se cache un tout petit peu plus que le grand coup de bol systematique dont les experts nous parlent pour justifier l'incroyable technologie qu'est la vie sur terre ! Je dis qu'il existe un dernier champ inexplore dans les mecanismes de la vie, qui est celui d'une intelligence de la molecule. C'est ca la Theorie Gaia ! Une forme d'intelligence qui nous depasse, si primaire et si globale en meme temps, une intelligence orientee vers un seul et unique objectif : la vie, la survie de l'existence. Bien entendu, pas une intelligence avec un langage ou une pensee reflexive, plutot une logique si vous preferez, une logique qui fait tourner le bouillon biologique. C'est elle qui est a la source de notre fameux >. C'est elle qui imprime a chaque bacterie, chaque cellule un sens, vers le developpement, vers la vie ! L'evolution n'est pas seulement la rencontre d'un cocktail chimique avec le hasard, il y a une energie ! Gaia ! -- Alors, si je vous suis, enchaina Peter, cette intelligence, cette logique, comme vous le voudrez, elle n'aurait pas autorise l'homme a devenir aussi... puissant sans contrepartie, c'est ca ? -- Oui ! Elle, Gaia, a arme l'homme d'un arsenal evolutif considerable pour qu'il conquiere la Terre tout en faisant de lui une bombe a retardement. C'est inscrit dans nos genes. Pour dominer nous sommes capables d'une predation sans precedent. Et celle-ci ne pouvant dormir indefiniment, elle se reveille, puissance mille, pour nous detruire. Il ne pourrait y avoir d'arme naturelle plus totale que celle-la. Nous sommes notre propre destruction. -- Quoi ? s'ecria Ben qui comprenait subitement ce qu'impliquait le discours. Alors l'agressivite va exploser au fil des prochaines annees ? La violence, les tueurs en serie, et on est supposes s'entre-tuer ? Cela n'a aucun sens, si votre theorie est juste, cette forme d'intelligence est au service de la vie, et donc pourquoi nous avoir des le depart programmes pour l'autodestruction ? -- Non, vous ne comprenez pas. Gaia doit propager la vie, c'est son but, sa pensee unique. Nous n'avons emerge que pour satisfaire cet objectif. Et nous l'avons accompli ! Nous avons envoye la vie en dehors de la Terre ! Nos bacteries voyagent dans des sondes, des satellites, un jour, meme si c'est dans cinq millions d'annees, ces objets s'abimeront sur des lunes, des asteroides ou des planetes. Et la vie repartira. Timidement, humblement, mais elle poursuivra son etendue. Sa survie. Peter croisa les bras sur sa poitrine : -- Ma femme se plairait a rappeler que l'homme n'est pas la premiere espece vivante a dominer le monde puis a disparaitre subitement, les dinosaures avant nous sont les plus celebres, cependant les paleoanthropologues ont decouvert les preuves de cinq grandes extinctions ! Grohm continua : -- Apres chacune de ces extinctions, la distribution des roles principaux a change, et nous sommes en haut de l'affiche depuis peu ! Comme si la vie avait fait des experiences, sans jamais parvenir a se satisfaire de leur resultat. Jusqu'a nous. Acteurs ultimes qui viennent de dire leur texte avec succes et qu'il faut a present remercier avant que, dans leur euphorie passagere, ils ne saccagent le theatre. Peter allait repondre lorsque la porte s'ouvrit sur Gerland qui s'empressa de venir a eux. -- Il vous parle ? dit-il en designant Grohm comme s'il montrait un animal derriere une cage. -- Le docteur Grohm nous a fait un cours sur l'art de l'ennui, expliqua Peter. Nous vous attendions. Gerland les toisa avec suspicion, ses sandwiches dans les mains. -- Est-ce qu'on peut s'entretenir un instant ? demanda Ben pour detourner l'attention. -- Oui, bien sur. Gerland les emmena a l'ecart et Peter put lui expliquer qu'ils etaient a present convaincus que Grohm s'etait livre a des manipulations genetiques dont il fallait encore trouver les resultats. Il ne fit aucune allusion aux tueurs en serie ni aux evasions/enlevements. Pendant qu'il s'exprimait, le bip feutre d'un ordinateur se mit a sonner. -- Ca n'avance pas assez vite, se plaignit Gerland. Je vais vous envoyer un de mes gars, il pourra au moins parcourir les dossiers et vous soumettre ce qui lui paraitra interessant. -- Je ne prefere pas, repliqua Peter. Nous avons enfin trouve notre rythme, je ne veux pas qu'il soit perturbe par un neophyte qui passera son temps a me proposer des lectures sans rapport avec ce que je fais. -- Tres bien, mais essayez d'aller plus vite, des que ce fichu temps se levera, il faudra envisager la suite de cette operation. Et n'oubliez pas de me donner cette note qui mentionne Grohm comme colonel. Si ce n'est pas du baratin et que l'armee est derriere lui, j'aimerais qu'on ne traine pas. Je suis venu ici pour noyer le poisson et je me retrouve a pecher un requin ! -- Et les communications ? Rien pour les telephones ? -- Non, et il ne faut pas compter dessus. Personne ne reparera les lignes avec ce temps ! Agace par le bip insistant, Gerland fit volte-face pour le couper. Il chercha parmi les machines et se figea en decouvrant qu'il provenait de l'ordinateur portable a liaison satellite. Il reprit ses esprits et l'alluma. Une fenetre de connexion egrena ses parametres et soudain une image verte se forma. Puis un visage sortit de l'ombre et se rapprocha de la camera. Emma apparut sur l'ecran. 40 Emma se tenait sous les escarpements qui dominaient l'ile de Fatu Hiva, tout pres de la grotte. La nuit etouffee par les nuages masquait les reliefs. Emma n'avait pu dormir que cinq heures, perturbee par la peur d'etre attaquee et les dires de Mongowitz qui, apres avoir confie ses craintes, etait parti se coucher, incapable d'en dire plus. Tim non plus ne parvenait a dormir, ils avaient chuchote, il ne voulait pas rester plus longtemps, il estimait l'endroit dangereux, reperable de loin. Emma avait finalement cede, mais avant de partir, elle voulait tenter une derniere experience. Mongowitz, qui les avait entendus, suivit le couple a l'exterieur. Les bips de l'ordinateur s'etaient interrompus et le visage de Gerland apparut. Emma n'en revenait pas. -- Docteur DeVonck ? s'esclaffa le petit homme. Le visage rond s'agita et on le poussa brusquement. Peter s'assit en face de la camera. L'image tressautait et le son gresillait, la liaison n'etait pas tres bonne. -- Emma ! Celle-ci posa ses doigts sur l'ecran pour caresser les joues de son mari. -- Peter ! Il faut que vous preveniez les autorites tout de suite, l'ile a ete attaquee, il y a des centaines de morts, et... -- Du calme, Emma, je ne comprends pas tout, tu vas trop vite. Emma inspira profondement et reprit : -- Apparemment une entreprise du nom de GERIC, qui etait le site lie a LeMoll, conduisait des experiences sur des hommes, des meurtriers recidivistes, des tueurs en serie. J'ai retrouve Mongowitz ici, il les a vus. Peter, tu dois avertir la gendarmerie tout de suite ! Un groupe de ces tueurs est parvenu a prendre un bateau et a quitte l'ile ! -- Je ne peux pas, nous sommes prives de tout moyen de communication. Cet ordinateur est tout ce qui fonctionne encore. -- Il doit y avoir une possibilite de le detourner, d'appeler autrement qu'en circuit ferme ! Il faut nous envoyer des secours ! Il y a des blesses, et une bande de dingues est encore presente sur l'ile, ils nous recherchent, Peter ! -- Emma, ecoute-moi ! Je vais faire tout ce que je peux, d'accord ? Mais en attendant, promets-moi de rester cachee ou tu es ! Combien etes-vous ? -- Je ne sais pas, une dizaine dans la grotte, et Tim ainsi que Mongowitz sont avec moi, dehors. Elle pivota l'ordinateur pour que la webcam reglee sur > capte ses deux compagnons qui reculerent, un peu surpris. -- Tu n'es pas blessee ? s'inquieta Peter. -- Non, ca va. Cheri, demain nous allons tenter de nous enfuir sur le navire de Tim, pendant la nuit... Des parasites envahirent l'ecran. -- Emma ! Je ne t'entends plus, la liaison est mauvaise ! -- Previens les secours ! insista-t-elle. Je coupe la communication pour sauver un peu de batterie, elle est quasiment vide. Je t'aime. Emma rangea l'ordinateur dans son sac a dos. -- Votre mari, il n'avait pas l'air surpris quand vous avez parle des tueurs au GERIC, fit remarquer Tim. -- C'est Peter, dit-elle, au bord des larmes. Il leverait a peine un sourcil si on lui prouvait que notre ADN est d'origine extraterrestre. Le flegme neerlandais. Tim tapota amicalement l'epaule de la jeune femme qui pleurait. -- Il a l'air d'un homme bien, dit-il. Emma secha les larmes qu'elle n'avait pu contenir et se reprit aussi vite. -- Je vous le presenterai quand on sera sortis de cet enfer. -- Emma, comment savez-vous qu'il y avait des... tueurs en serie dans le hangar du GERIC ? Elle designa Mongowitz du menton : -- Nous avons eu une petite conversation. Tim se tourna vers lui. -- Qu'est-ce qui s'est passe ? -- Comment ca ? repliqua Mongowitz, mal a l'aise. -- Vous etes au courant de ce qu'abrite cet endroit, vous devez bien savoir pourquoi la situation a degenere, non ? -- C'est que... -- Vous y etiez, oui ou non ? -- Oui. -- Vous avez vraiment vu ces tueurs ou vous nous repetez ce qu'on vous a raconte ? -- Oui, je les ai vus, une partie, les pires. Mongowitz rejeta la tete en arriere et vida ses poumons. Emma et Tim se regarderent, partageant les memes doutes. -- C'est l'heure des confidences, monsieur Mongowitz, declara Emma. Il approuva d'un geste lent, resigne. Puis ils s'assirent, dans l'obscurite des rochers. -- Je suis arrive au hangar mercredi, en milieu d'apres-midi. Au debut ils n'ont pas voulu me laisser entrer, puis j'ai decline mon identite et explique que cet endroit et l'observatoire du pic du Midi etaient a present inspectes par la Commission europeenne. Que s'ils ne me laissaient pas entrer, j'allais revenir avec la gendarmerie et qu'il serait alors trop tard pour les explications. Le responsable du site est venu m'accueillir, un vieillard ! Un certain Petrus. Mais s'il etait enferme dans une enveloppe senile, je peux vous garantir que sous son crane ca crepitait. Il m'a averti : ce que j'allais voir ici pouvait me choquer, mais il etait primordial que je depasse mes a priori pour comprendre. Il voulait me presenter leurs travaux et ensuite me laisser reflechir a ce que je devais faire. -- Il a voulu vous acheter ? resuma Emma. -- Pas exactement, il comptait sur la pertinence de ses recherches pour me convaincre qu'il ne fallait surtout pas les compromettre en les rendant publiques. Dans le hangar, j'ai decouvert une prison. Des laboratoires au sous-sol. Enfin, je devrais plutot dire des >. Le ton sur lequel il l'affirmait declencha la chair de poule sur les bras de Tim. -- Pourquoi faisaient-ils cela ? demanda Emma. -- Je l'ignore. Nous n'avons pas eu le temps d'en arriver la. Il a commence a me raconter que l'evolution etait parfois surprenante, et que l'homme etait menace d'extinction imminente, qu'ils oeuvraient justement a l'en empecher. Ce Petrus avait l'air d'un illumine quand il disait ca ! C'est la que, dans le couloir, nous avons croise un de leurs > ! Le type semblait groggy, bourre de calmants, il marchait a peine, l'un de ses deux gardiens devait le porter. Il avait des gouttes de sang sur sa blouse, et je vous jure qu'a cet instant, personne ne se serait mefie ! C'etait une epave ! Maigre et a demi evanoui ! -- Vous vous etes approche ? fit Tim. Mongowitz baissa la tete. -- Oui. Avant que Petrus puisse reagir j'ai repousse le garde pour inspecter le pauvre homme. Il faut comprendre que je ne savais pas qui c'etait ! J'ai cru qu'au nom de la science ils torturaient de malheureux bougres ! J'ai cru que j'etais dans un labo clandestin et que c'etait un cobaye innocent ! J'ai pense bien faire ! -- Moins fort ! ordonna Tim, vous allez ameuter toute la foret. -- Mais en une seconde, ce type a enfonce son coude dans les cotes de son garde et m'a pris a la gorge. Il s'est saisi de mon stylo-plume et me l'a enfonce dans le cou. Mongowitz pencha la tete pour laisser voir une mechante croute au niveau de la carotide. -- Il a hurle pour que tout le monde recule sinon il me transpercait. En dix secondes il avait recupere l'arme d'un garde, m'avait jete a terre pour prendre Petrus en otage et etait remonte. Ce type etait tres malin, il a compris que le directeur du site lui garantissait une plus grande securite que le nouveau venu ! Quand les alarmes se sont declenchees il etait deja dehors. Il a commence par detruire le local electrique. Puis on a retrouve le corps de Petrus au pied de la cloture electrique decoupee a l'aide d'une pince. Le hangar etait sur, mais une fois dehors, le site n'etait pas une prison, il n'a eu aucun mal a semer le chaos avant de disparaitre. -- C'est ainsi que les autres prisonniers sont sortis, devina Tim. -- En fait, non. Il y avait plusieurs securites, y compris dans l'alimentation electrique. Ce qui nous a perdus c'est notre naivete. Les gardes sont partis a la poursuite du fugitif, en quete de traces dans la foret... qu'ils ne trouverent jamais puisque en realite il n'avait fait que les envoyer sur une fausse piste. Ce pervers n'etait pas sorti, il s'etait seulement dissimule dans la base. Il a attendu le moment propice pour saccager tous les systemes de securite, et cette fois, il est parvenu a ses fins. Toutes les portes des cellules se sont deverrouillees. J'etais avec le second de Petrus, c'est lui qui m'a dit que leurs > etaient des tueurs en serie, les pires raclures qu'ils avaient pu se procurer. Une bande de psychotiques fous a lier, des pauvres mecs qui tuaient parce que c'etait leur seule facon d'avoir du plaisir, et meme quelques genies du crime, des esprits retors et manipulateurs, de vrais demons. Ce bouillon monstrueux s'est retrouve lache sur le site. Les gardes ont tire, ils en ont descendu, mais plus de trente bonshommes comme ceux-la, on ne les retient pas avec deux ou trois pistolets. Il n'a pas fallu quatre heures pour que les cris cessent, ceux des gardes et du personnel. -- Vous avez survecu comment ? s'enquit Tim. -- Des que ca a commence, je me suis cache sous un lit. Le soir, ils ont fouille tout le camp a la recherche de survivants comme moi, ils en ont trouve et je n'oublierai jamais leurs cris. Jamais. Moi, j'ai eu de la chance. J'ai passe la premiere nuit ici, et comme ils avaient tous quitte le hangar, j'en ai profite pour m'enfuir dans la foret. Je voulais rejoindre les villages, les prevenir, mais en passant le col, Henri et les siens m'ont apercu. Ils m'ont raconte le carnage. Et voila. -- Vous etes la cause de tout, alors, conclut Tim. -- Non ! Non ! C'est a cause de Petrus, et d'un gars de Bruxelles, LeMoll ! Moi je n'ai rien fait ! J'ai juste voulu porter secours a un homme que je croyais abuse ! Mongowitz etait reellement choque. Il paniquait presque. -- Vous etes venu seul ? demanda-t-elle. -- Non, la Commission m'a impose des >, trois gardes du corps. Mais ils ont du rester a l'exterieur du hangar, Petrus voulait d'abord que je me fasse une idee avant de decider s'il fallait vraiment partager leurs decouvertes. Je lui ai fait confiance. Et je n'ai jamais plus revu mes trois compagnons. -- Combien de temps avant que la Commission ne s'inquiete de votre disparition ? Avant qu'ils envoient la gendarmerie jeter un coup d'oeil ? -- Avec la meteo ils vont croire que ce sont les lignes qui sont coupees. Et... mes superieurs prefereront eviter de meler les gendarmes a tout ca. Tant qu'ils ne sauront pas ce qui s'est passe, ils voudront d'abord les informations. Bien sur, je peux me tromper. -- Vous etes en train de nous dire qu'il ne faut pas compter sur eux pour nous sortir du petrin ? Mongowitz acquiesca. -- J'en ai peur. Emma tapa sa cuisse de depit. Elle se releva et Tim l'interpella : -- Ou allez-vous ? -- Je rentre dans la grotte, j'ai laisse les enfants seuls trop longtemps. -- Emma, vous croyez que l'homme est vraiment menace d'extinction ? Petrus s'est fichu de lui, n'est-ce pas ? Emma se sentit subitement extenuee. Revoir Peter lui avait fait autant de bien que de mal. Ses forces l'abandonnaient et elle n'eut plus envie de faire d'efforts pour etre aimable. -- Ecoutez, soupira-t-elle, je n'en sais absolument rien. Mais si ca peut vous aider, au Cambrien, on estime qu'il y avait trente milliards d'especes vivantes, et on pense qu'aujourd'hui c'est trente millions d'especes qui peuplent la Terre. Quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent ont disparu. A cela ajoutez que la duree de vie moyenne d'une espece est de quatre millions d'annees - et le chiffre est tres optimiste ! -, si maintenant je vous dis que la premiere souche de l'espece humaine est apparue il y a cinq millions d'annees, vous pouvez aisement penser que oui : statistiquement l'homme a fait plus que son temps et est peut-etre au bout du rouleau. La question est de savoir pourquoi et comment nous allons disparaitre. Sur quoi, elle s'engouffra dans la grotte. 41 A peine la liaison satellite avec Emma etait-elle coupee que Peter quitta la passerelle et s'enferma trois quarts d'heure dans un bureau. Quand il revint, Gerland discutait encore avec Ben de ce qu'Emma avait dit. Gerland etait abasourdi. Des tueurs en serie sur l'ile. LeMoll lie a cette affaire, et par la meme l'Europe. Cette fois ca depassait, et de loin, les pires predictions. Peter tenait une cle USB qu'il enfonca sur le port de l'ordinateur portable. -- Qu'est-ce que vous faites ? demanda Gerland. -- J'ai ecrit une lettre a ma femme. Si cet engin envoie des images, il peut bien envoyer du texte. -- Pour lui dire quoi ? -- Vous etes marie ? -- Non. -- Alors vous ne pouvez pas comprendre. Je lui dis ce qu'un mari aimant a a dire dans ces circonstances. Ca ne vous regarde pas. -- Tout ce qui se passe ici me regarde, professeur DeVonck. Je ne sais pas si vous avez saisi les circonstances, c'est une crise majeure. Des que la meteo le permettra il faudra prevenir Bruxe... Peter fit pivoter sa chaise pour plonger ses pupilles dans celles de Gerland. D'un ton glacial il precisa : -- S'il arrive quoi que ce soit a ma femme, je ferai bouillir votre tete pendant huit heures avant de l'expedier a la Commission europeenne. Maintenant foutez-moi la paix. Gerland fit claquer sa langue contre son palais et capitula. Grohm, en retrait, se fendit d'un bref rictus avant de se decomposer. De tous ceux qui etaient presents dans la salle au moment de la communication, il avait ete le plus choque. Ses epaules voutees accompagnaient un regard desespere. Peter recupera sa cle USB et designa l'ordinateur en s'adressant a Grohm : -- Qui dans votre equipe peut ouvrir cette bestiole et faire en sorte que la liaison ne soit plus verrouillee ? Grohm fit signe que c'etait impossible. -- Vous perdez votre temps, professeur, cette machine ne peut que capter et envoyer un seul signal, celui destine a l'autre portable, sur Fatu Hiva. -- Il doit bien y avoir un moyen de detourner ses circuits ! s'enerva Peter. -- Tout ce qu'on fera, c'est perdre definitivement la liaison avec votre femme, c'est ce que vous cherchez ? Peter ne bougeait plus, tout droit, les mains sur les hanches. D'un coup il s'en prit a un moniteur tout proche et l'arracha de son bureau pour le lacher brutalement sur le sol, ou il explosa. Le flegme avait ses limites pour un homme qui savait sa femme en danger de mort. Un peu plus tard, lorsqu'ils furent seuls, et que Peter se fut calme - resigne -, Ben lui demanda : -- Tu as pu ecrire a Emma ? -- L'ordi n'arrivait pas a se connecter mais le document est dans la tuyauterie, des que la connexion passera il l'expediera. -- Tu en penses quoi de cette Theorie Gaia ? demanda Ben. -- Que je regrette de ne pas avoir toute la confession sur papier signee de la main de Grohm ! Ben arborait un sweat-shirt noir a tete de mort. Il en sortit son telephone portable qui faisait egalement PDA : -- Il ne capte pas de reseau mais il sert a bien des choses, assura-t-il en appuyant sur un bouton. La voix de Grohm, un peu etouffee, sortit du haut-parleur modelise : > -- J'ai enregistre tout son discours, jubila-t-il. -- Tu es formidable ! Garde-le bien au chaud et n'en parle a personne. -- Sinon, de ce qu'il a dit, tu en penses quoi ? -- Pourquoi pas. -- Pourquoi pas ? Tu es geneticien et tu parviens a le croire ? -- Il y a une logique interessante dans tout ca. Une evolution de notre espece jusqu'a creer une societe gigantesque, ou le seul modele socio-economique qui est parvenu a dominer nos interactions est celui qui nous ressemble le plus. Ce ne serait pas un hasard. Et c'est parce que nous nous laissons absorber par les exces de ce systeme que les exces de notre nature rejaillissent pour nous detruire. Imparable. Et la demonstration, meme s'il a fallu la faire dans l'urgence, est acceptable. -- Mais l'evolution des especes, leur domination et leur declin se font sur des millions d'annees ! Ca ne peut aller aussi vite ! -- Notre chute sera a la hauteur de notre ascension : vertigineuse ! En quelques siecles seulement l'homme a domine cette terre comme aucune espece avant lui. Toutes les formes de vie qui ont > sur le monde avant nous ont mis des millions d'annees pour y parvenir ! Et elles ont disparu en dix, parfois mille fois moins de temps. Il en sera de meme avec nous. L'Homo sapiens est devenu l'Homo economicus sans que nous le realisions, et celui-ci nous a fait basculer vers notre finalite : l'Homo entropius qui va nous detruire tres rapidement. -- C'est insense ! -- Peut-etre. En attendant, c'est a notre peau a tous les deux que je pense. Et il va falloir jouer serre. -- A quoi tu fais allusion ? -- J'essaye de comprendre. Reprenons : Grohm est chercheur et militaire en meme temps. Probablement recrute par la DGSE puisqu'il continue d'exercer dans le prive tout en etant colonel. Au fil de ses travaux, il developpe une theorie sur la nature parfaite, ou tout est boucle, l'Homme devient tres puissant pour servir les desseins de la vie mais transporte en meme temps le > qui va le detruire pour que, maintenant qu'il est devenu trop fort, il ne puisse pas detruire la Terre, sa matrice. Pare de ses certitudes, et parce qu'il fait partie de l'armee, Grohm n'a eu aucun mal a convaincre ses superieurs de l'urgence de la situation, surtout lorsqu'il leur a prouve que le nombre de tueurs en serie a explose et continue d'evoluer exponentiellement. C'est plus de la securite nationale, c'est de la securite mondiale ! La DGSE lui donne un budget a la hauteur de la crise, Grohm veut des sujets d'etude, probablement pour identifier le mecanisme genetique des instincts, en particulier ceux lies a la violence. Peut-etre espere-t-il pouvoir enrayer le processus. -- Pourquoi ne pas rendre publique cette etude ? D'autres chercheurs auraient pu l'aider ! -- Tu imagines ce que deviendrait la planete si on disait a tout le monde que nous allons nous autodetruire tres prochainement, pire : que c'est deja commence et a moins d'un miracle qu'on n'y pourra pas grand-chose ! -- Oui, le chaos, realisa Ben. -- Donc, Grohm et ses amis decident d'etudier les tueurs en serie ; probleme : il ne suffit pas de passer des petites annonces dans les journaux. Et compte tenu de l'urgence, les experiences doivent etre nombreuses, pas le temps non plus de s'embarrasser des protocoles et de la deontologie. Il ne reste qu'une solution : enlever les tueurs connus. La DGSE mene une operation sans precedent dans toute l'Europe, mais tout n'est pas possible, surtout si rapidement. Elle doit se resoudre a demander de l'aide au BND, les services secrets allemands. Ceux-ci collaborent, ils n'ont probablement pas toutes les donnees du probleme mais font confiance. Sauf qu'une fois les tueurs dans la nature, le BND perd tout contact, la DGSE leur tourne le dos. -- Comment en arrives-tu la ? demanda Ben. -- Les types qui sont avec Gerland, ils sont du BND, non ? Et ce n'est pas Gerland qu'ils encadrent, ils s'interessent plus a Grohm. Pourquoi accompagneraient-ils un haut fonctionnaire europeen ici s'ils savaient ce que Grohm et la DGSE complotent ? Les notes que tu as trouvees mentionnaient l'aide du BND pour la capture de certains prisonniers, et c'est tout. S'ils sont ici, avec nous, et qu'ils cuisinent Grohm comme ils semblent le faire, c'est qu'ils se sont fait avoir. Et nous, nous sommes coinces entre tout ce beau monde. -- Oh putain..., souffla Ben en se tenant le front. Tu as un plan ? -- Non, mais la logique du renseignement c'est que plus tu as d'informations que ton ennemi ignore, plus tu es puissant et plus tu peux negocier. Il faut qu'on aille plus vite qu'eux. Pour l'instant Gerland continue de croire que les archives sont avec lui a la passerelle et il entraine ses trois cerberes, ca ne durera pas longtemps. -- On va avoir besoin d'aide. -- Et qui ? -- Je sais que ca ne va pas te plaire mais j'ai confiance en elle. -- Fanny ? -- Oui, c'est une fille tres intelligente, je te garantis qu'elle nous sera utile. Peter prit le temps de peser le pour et le contre. -- OK, fit-il. Et on embarque Jacques Fregent egalement, il a vu le sous-sol, autant qu'il nous aide. Pendant que Ben allait parler a Fanny, Peter chercha Fregent jusqu'a le debusquer dans le coronographe. -- Tiens, on ne vous voit plus beaucoup ! Vous venez pour un cours ? plaisanta le responsable des astronomes. -- Plutot pour un service. -- Ah, decidement. Il s'agit de deplacer une armoire peut-etre ? -- Non, et je vous remercie d'etre reste discret a ce sujet. Grohm et Gerland se livrent une guerre de l'information et nous sommes coinces au milieu. -- S'il s'agit d'emmerder Grohm, je suis avec vous ! A condition qu'il ne le sache pas ; ce type me colle la trouille ! Fregent prenait la situation un peu trop au second degre au gout de Peter. -- Grohm est tres probablement lie a la DGSE et Gerland, bien qu'il l'ignore a mon avis, est accompagne par le BND, les services secrets allemands. Fregent perdit son air guilleret. Il se rassit et scruta les murs en reflechissant. -- Vous croyez qu'ils pourraient vous faire du mal ? demanda-t-il. -- Je ne sais pas, soupira Peter. Je suppose que si les choses tournent mal ils s'arrangeront pour nous faire porter le chapeau, ternir notre reputation pour discrediter nos declarations, ce genre de choses, mais la verite c'est que je n'en sais fichtrement rien. -- Vous voudriez que je fasse quoi au juste ? -- Fourrer votre nez avec nous dans les tonnes de paperasses que nous avons decouvertes en bas. Vous avez tout a perdre, je le sais, mais j'ai besoin de vous pour nous faire gagner du temps. Fregent croisa les bras et reflechit en oscillant. -- Je n'ai rien pour vous convaincre, avoua Peter, et je comprendrais si vous... -- Non, vous n'y etes pas ! Je cherche une bonne raison de refuser mais je n'en trouve pas. Alors, j'imagine que mes protuberances solaires pourront attendre deux ou trois jours. Ben avait dispose une Thermos de cafe et des pains au lait sur une tablette dans la salle des archives. Fanny serra la main de Peter, les joues un peu rouges. -- Je suis contente de pouvoir vous filer un coup de main, dit-elle. -- Ben vous a explique les implications pour vous si... -- Elle sait tout, le coupa Ben. -- Et je suis partante, ca ne me fait pas peur, ajouta-t-elle. Ce qui ne rassura pas Peter. Il aurait prefere une certaine dose d'anxiete, cela aurait au moins prouve qu'elle mesurait pleinement les dangers auxquels elle s'exposait. -- Ben va vous montrer tous les classeurs qui contiennent les fiches du personnel, ensemble vous trierez celles qui concernent les tueurs pour en dresser un inventaire complet. -- Des tueurs ? releva Jacques. -- Oui, des tueurs en serie. C'est le sujet d'etude de David Grohm. La validation de brevets medicaux c'etait du pipeau. -- Rien que ca. -- Pendant ce temps vous et moi nous allons eplucher toutes ces boites de dossiers, tout ce qui vous parait louche, vous me le faites passer. Ils se mirent au travail. Ben et Fanny emporterent leur cargaison de documents pour pouvoir en discuter sans deranger. De son cote, Jacques Fregent eut du mal a trouver un rythme regulier la premiere heure. Il s'arretait souvent sur des notes dont il ne comprenait pas le sens ou qui le faisaient jurer. Peter avait decide de ne plus s'interesser aux comptes, les listings lui demandaient trop de temps pour peu d'informations, et il s'etait rabattu sur des rapports traitant de genetique. Un certain docteur Petrus expliquait qu'il fallait reconsiderer la theorie des > de Richard Goldschmidt comme une cause possible de l'explosion du nombre de tueurs en serie. La plupart des geneticiens la connaissaient et Peter n'eut aucune peine a s'en souvenir. Goldschmidt affirmait que des mutations touchant les genes intervenant dans le developpement pouvaient engendrer des varietes tres differentes d'une meme espece, et ce, en une seule etape. Les individus ainsi transformes etaient mieux adaptes et, dans certains cas, parvenaient a survivre la ou le reste de l'espece ne mutait pas assez rapidement. Petrus ecrivait qu'il fallait songer non seulement a cette possibilite de > mais egalement envisager de renommer la derive genetique car selon lui l'evolution d'une espece ne pouvait etre due au hasard, du moins chez l'homme. Peter pouffa. L'absence de toute moderation chez Petrus le rendait peu credible. Encore un illumine qui voyait en l'homme l'apogee de l'evolution, croyant en une sorte de predeterminisme genetique. Peter s'amusait de sa lecture lorsque Fanny et Ben entrerent. -- Ils sont trente-six, annonca le jeune sociologue. Trente-six tueurs. -- J'ai lu leurs fiches pour vous faire un topo et Ben les a triees en quatre categories, precisa Fanny. -- J'ai suivi la classification qu'Estevenard avait developpee. Loups-garous pour les psychotiques, les tueurs fous, primitifs. Les demons pour les doubles personnalites, ou ceux qui ne s'assument pas ; les Frankenstein pour les solitaires introvertis, et enfin les vampires pour les solitaires intelligents et manipulateurs. -- Et ca donne quoi ? interrogea Peter. -- Il y a un gros tiers de loups-garous, des dingues ! Tu verrais leurs dossiers, Fanny m'en a lu des passages, ce sont vraiment des betes pour certains. Ensuite, beaucoup de demons ou de Frankenstein, je doute qu'ils soient les plus dangereux sur l'ile, ils vont se fondre dans le decor et probablement essayer de passer inapercus pour se tirer de la. Ils n'agiront que si des circonstances propices se presentent, et encore. -- Pas de vampires ? -- Si, neuf. Des pervers de la pire espece. Dominants, menteurs, joueurs, et sadiques. -- Des femmes egalement ? -- Non, Grohm s'etait centre sur des hommes uniquement, il faut dire que les femmes tueuses en serie, ca reste rare. Je suppose que c'est en partie parce que le chasseur autrefois c'etait l'homme, c'est lui, l'instinct du predateur. -- Merci pour ces precisions. Ca pourra nous servir. Ben s'approcha de son beau-frere. -- Tout a l'heure, Emma a dit qu'un groupe de tueurs s'etaient empares d'un navire. Les loups-garous ne le feraient pas, je ne crois pas qu'ils soient assez organises et prevoyants. En revanche, des vampires qui n'ont qu'une seule idee : fuir pour etre libres, pour recommencer a tuer, ca c'est plausible. -- Et ? -- Peter, a l'inverse des autres qui commettent plus d'erreurs, les vampires sont machiaveliques et prudents, on les a arretes apres des annees d'enquete, apres des dizaines de crimes. S'ils gagnent la terre ferme, ils parviendront a se fondre dans la nature et ils recommenceront. Et il faudra des annees et bien d'autres cadavres pour les retrouver. -- Leurs visages sont connus, non ? hasarda Fregent. -- Je ne doute pas une seconde qu'ils commenceront tous par en changer. La chirurgie esthetique fait des miracles ! Ce que je veux dire c'est qu'une bombe a retardement est lachee dans le Pacifique, et nous sommes a la merci du temps pour la desamorcer. 42 Michael Lindrow se cramponnait a la barre du voilier. Le temps s'etait ameliore depuis quelques heures mais l'ocean restait bien agite. Michael detestait naviguer dans l'obscurite. Le boucan lui filait la petoche, et c'etait pire quand il n'y voyait rien comme cette nuit. Plus de souplesse, plus de decontraction, plus de fluidite, et tout se passera bien. C'etait facile a dire quand on restait dans la baie de San Francisco ou il avait pris ses cours. Au moins avaient-ils passe les creux de six metres. La, il avait bien cru que le petite croisiere allait tourner court. Heureusement Allan avait barre pendant toute la partie risquee, ce n'etait pas son bateau mais ce chameau n'avait pas son pareil pour les sortir de situations delicates. Pendant ce temps Josie n'avait pas arrete de vomir. Au debut Michael s'etait senti embarrasse devant ses amis, lui qui vantait les prouesses de son couple dans les grains du Pacifique Nord ! La verite c'etait qu'ils n'etaient jamais alles plus loin que Vancouver, et c'etait deja un exploit ! Au debut, il avait achete ce voilier pour frimer. Il s'etait persuade qu'il deviendrait un vrai marin avec le temps, mais la finalite de cet achat etait d'en mettre plein les yeux a ses associes, et le beau bateau etait reste un objet de vantardise plus qu'une passion. Bien sur, avec Allan qui se pretendait marin et intrepide, Michael avait surencheri. Sauf qu'Allan ne mentait pas, lui. Pourquoi s'etait-il embarque dans cette aventure ? Parce que Caria, la femme d'Allan, le faisait bander ? Parce qu'il n'avait pas voulu se degonfler devant elle lorsque Allan avait propose cet > ? Parce qu'il ne savait pas dire non ? Un peu tout ca en verite. Josie l'avait presque emascule le lendemain. De toute facon elle n'etait jamais contente. Meme lorsqu'ils etaient passes par Hawai, elle avait trouve le moyen de faire la gueule parce qu'ils n'avaient pas de quoi se faire des mojitos a bord ! Pourtant les premiers jours fleuraient bon la promesse d'une aventure surprenante. Certes, Michael n'arrivait pas a se departir de la boule au ventre, se savoir aussi isole, vulnerable, si loin de tout, et en meme temps le gagnait une euphorie par moments qu'il ne savait expliquer. Etait-ce l'ivresse du grand large ? Allan sortit la tete de la cabine, il tenait le dernier bulletin meteo a la main et ne semblait pas s'en rejouir. -- C'est confirme, la tempete se reforme, et on va droit dessus. -- On ne peut pas l'eviter ? -- Non. Michael crut qu'il allait rendre son dernier repas. -- C'est la faute a ce foutu pilote automatique ! s'enerva-t-il. Si on ne l'avait pas mis on aurait ajuste notre trajectoire hier ! Allan eut un sourire plein de malice. -- Je ne crois pas que... Il s'etait tu d'un coup. Michael s'alarma. -- Quoi ? Qu'y a-t-il ? Allan pointa le doigt a babord vers un filament rose qui brillait dans le ciel, surmonte d'une lumiere vive. -- Une fusee de detresse ! File-moi la barre. -- Quoi, tu veux qu'on y aille ? s'etonna Michael. -- Mike, tu realises ce que tu es en train de dire ? -- Mais il y a plein de navires plus gros, plus aptes a une assistance et peut-etre plus pres qui s'en occuperont ! -- Il n'y a personne a des miles a la ronde et c'est tout pres de nous ! Michael jura tandis qu'Allan changeait de cap. Il leur fallut vingt minutes pour approcher le petit chalutier sur lequel six hommes agitaient des vestes et des couvertures pour attirer leur attention. -- On ne pourra jamais remorquer ce rafiot ! declara Michael. -- Et avec ce temps on ne va pas non plus l'aborder, c'est trop risque. Va chercher du bout avec de la longueur. Pendant qu'Allan manoeuvrait le voilier au plus pres du chalutier, Michael lanca par-dessus bord une bouee attachee a l'extremite d'une corde. Les occupants du chalutier parurent hesiter avant que l'un d'eux se jette a l'eau, avec son gilet de sauvetage. Il nagea jusqu'a la bouee et Michael tira pour le ramener a lui. L'homme hurla de joie lorsqu'il se releva, sain et sauf. Il s'adressa a eux dans une langue que Michael ne connaissait pas et qui ressemblait vaguement a de l'italien. Allan et lui echangerent quelques mots. -- C'est quelle langue ? demanda Michael. -- Ils sont francais ! expliqua Allan. Nous sommes pres des Marquises, territoire francais. -- Tu parles francais, toi ? -- Un peu. Aide par le rescape, Michael recommenca et hissa un deuxieme homme. Il ne sentait plus ses bras et transpirait a grosses gouttes lorsque le sixieme et dernier monta a bord. Ces types n'avaient pas l'air de pecheurs ou de marins, ils avaient tous des tetes de cadres ou d'ouvriers, Michael n'aurait su le dire, mais en tout cas des tetes preservees de la mer et des rides que le vent et le sel creusaient habituellement. Un des leurs se pencha vers lui, des cheveux blancs et courts, le regard percant, un nez fin et pointu et presque pas de levres. -- Vous etes americains ? demanda-t-il. Son anglais se teintait d'un fort accent allemand. -- Oui. Et vous, vous n'etes pas francais. -- En effet. Vous n'etes que deux ? -- Nos femmes sont en bas, elles dorment. -- Ah, vos femmes... Trois des hommes echangerent un regard entendu qui effraya soudain Michael. -- Dites, qu'est-ce qu'il vous est arrive ? questionna-t-il. -- Un accident, repondit l'homme aux cheveux blancs. Lequel de vous deux est le meilleur pilote ? -- C'est quoi cette question ? s'etonna Allan. L'un des hommes sortit un long couteau et avant qu'Alan puisse lacher la barre, il avait la lame sous la gorge. -- Alors ? repeta Cheveux blancs. -- C'est moi ! repondit Alan, bleme. Michael avait la machoire pendante, il n'en croyait pas ses yeux. C'etait impossible. Il allait se reveiller d'un instant a l'autre. -- Combien de temps pour aller a Tahiti ? Alan secoua la tete. -- Je n'en sais rien... Cheveux blancs fit une grimace contrariee et le porteur du couteau enfonca lentement sa lame. -- Attendez ! hurla Allan. Je... attendez ! On doit etre a mille miles environ. Les vents sont forts, il faut... faut compter trente-six ou quarante-huit heures maximum. -- Debrouillez-vous pour que ce soit trente. Deux des hommes commencerent a descendre vers la cabine. -- Qu'est-ce que vous faites ? protesta Michael d'une voix tremblante. -- Mes amis sont communistes, expliqua Cheveux blancs, ils partagent tout. Et ils pensent que tout le monde devrait en faire autant ! Alors, en bons communistes que vous etes, ils esperent que vous allez partager vos femmes. Sa bouche s'ouvrit sur de petites dents jaunes. Son sourire etait encore plus glacant que son regard. -- Non, ne faites pas ca..., supplia-t-il. Il pleurait a present, ses jambes s'etaient remplies de fourmis et lorsque les deux hommes disparurent dans la coque, sa vessie se vida. Cheveux blancs le fixa et perdit tout sourire. -- Quant a vous, vous etes inutile. Il bondit sur Michael et l'empoigna par les cheveux pour le tirer vers l'avant du voilier. Michael hurla et tenta de se debattre sans force, la peur le tetanisait. Cheveux blancs lui ecrasa le crane avec le pied et lorsqu'il fut assure que Michael ne pouvait plus bouger la tete, il saisit la petite ancre en acier, celle avec les bords pointus, et la leva. -- Je dois vous avertir, s'ecria-t-il par-dessus le vent, je vais devoir m'y reprendre a plusieurs fois, ca va faire tres mal. 43 Dans la grotte le feu n'etait plus qu'un tas de braise. Emma rassembla leurs maigres affaires et alla secouer l'homme a la moustache qui faisait office de leader. -- Nous allons partir, l'informa-t-elle. Il faut reveiller tout le monde, c'est trop risque de s'attarder ici. -- Non, attendez demain matin, nous vous accompagnerons, nous devons nous ravitailler au village. -- Venez avec nous maintenant, demain soir nous allons profiter de la maree pour tenter de fuir. -- Ou ca ? -- Dans la baie d'Omoa, Tim a son bateau echoue. Il pense que cela peut fonctionner. Ce sera dans le courant de la nuit. -- Alors restez, nous partirons tous dans l'apres-midi. Emma secoua la tete. -- Vivre au meme endroit trop longtemps est dangereux ! insista-1-elle. Si la meute de chasseurs qui sillonnent l'ile est attentive, elle ne tardera plus a reperer le feu. -- Il n'est pas visible, nous sommes en hauteur. -- Detrompez-vous, je l'avais apercu depuis le col sur le sentier de Hanavave. Allez, reveillez-les tous. L'homme refusa. -- Personne ne voudra sortir tant qu'il ne fera pas jour. -- C'est absurde ! On passe inapercus avec l'absence de lune ! -- Vous pouvez leur demander, on ne quittera pas cette grotte avant le lever du soleil. -- Bon sang ! fulmina Emma. Vous voulez crever ici ? Plusieurs occupants se redresserent, ronges par l'angoisse. -- Elle veut qu'on aille avec eux tout de suite ! commenta le moustachu a l'assemblee emergeante. -- Il fait jour ? demanda une femme d'une voix rauque. -- Non, c'est le milieu de la nuit ! -- Alors non ! C'est bien trop dangereux ! -- Vous preferez jouer votre vie en restant ici ? intervint Emma. En partant maintenant nous serons au village bien avant l'aube, nous aurons assez de temps pour amenager un abri sur. Tous refuserent. Emma etait a la fois abattue et en colere contre leurs prejuges. Mathilde se mit a gemir, elle faisait un cauchemar. -- Comme vous voudrez, s'enerva Emma. Nous partons. -- Attendez-nous demain en fin apres-midi, a l'eglise d'Omoa, prevint le moustachu. -- Plutot pres de la baie, corrigea Emma qui se souvenait du spectacle dans la nef. Elle reveilla les enfants, qui eurent du mal a reprendre leurs esprits, puis ils rejoignirent Tim et Mongowitz a l'exterieur. -- Vous leur avez demande de nous accompagner ? lui demanda le jeune homme sous forme de reproche. -- Ils ne veulent pas. -- Une chance pour nous ! Un troupeau comme ca dans la foret et nous etions morts ! Emma fixa le grand quinquagenaire au crane degarni. -- Et vous ? Nous partons pour Omoa, on y passe la journee planque et au crepuscule on rejoint l'embarcation de Tim en esperant que la maree la sorte du sable. -- Je viens. -- Tres bien. Ne tardons plus. Ils redescendirent le coteau jusqu'a entrer dans la foret. La, Tim sortit sa machette mais s'immobilisa apres quelques metres. -- Je ne vois rien, avoua-t-il. Emma alluma sa torche et la braqua vers le sol. -- C'est suffisant ? -- De toute facon on n'a pas le choix. Surtout, pointez-la toujours vers nos pieds ! avertit Tim. Ils reprirent leur marche lente, suivant le passage que le jeune homme leur decoupait entre les fougeres et les lianes. La vegetation, encore humide, bruissait autour d'eux, elle semblait deployer ses grandes feuilles comme des oreilles pour mieux les epier. Mathilde et Olivier ne quitterent pas Emma, chacun arrime a une main. Mongowitz fermait la file. -- Votre mari ne vous a rien dit a propos de Gerland ? demanda-t-il. -- Non, pourquoi ? -- Je m'interrogeais sur leur presence au pic du Midi. Qu'ont-ils trouve la-bas. Qui est derriere tout ca ? -- N'est-ce pas cette societe, le GERIC ? -- Vous connaissez la signification du sigle ? -- Aucune idee, dit Emma. -- Officiellement c'est le Groupement d'Etude et de Recherche pour l'Innovation Cosmetique, c'est ainsi qu'ils se sont presentes dans la region. Ils etudient les vertus des plantes locales. -- Il y a une version officieuse ? -- Oui, Petrus lui-meme me l'a confiee. En realite GERIC est l'acronyme de Genes, Evolution et Recherche des Instincts du Comportement. J'ignore en revanche si LeMoll n'etait qu'un pion a la solde d'industriels peu scrupuleux ou l'instigateur de toute cette horreur. Et qui se cache derriere le GERIC. J'ai peine a croire qu'une societe si discrete jusque-la puisse faire surgir autant de fonds pour batir ce site, au milieu du Pacifique. La soif ne tarda pas a gener Emma mais, puisqu'ils n'avaient plus d'eau, elle prefera se taire. Ils avaient quitte la grotte depuis une heure lorsqu'un cri si aigu qu'il ressemblait a celui d'un oiseau resonna dans toute la vallee. Pourtant nul dans le groupe ne douta de son origine. Un hurlement, celui d'une femme, suivi, presque aussitot, d'un coup sec. Mongowitz s'arreta et se tourna vers les monts qu'il ne pouvait plus distinguer mais qu'il savait tout proches. Nerveux, il se passa la main sur la bouche plusieurs fois. Emma l'appela : -- Venez, ca ne sert a rien. Tim rencherit, sans meme se retourner : -- Ils avaient le choix. Maintenant c'est trop tard, nous ne pouvons plus rien pour eux, et nous n'avons qu'une heure d'avance sur leurs agresseurs. S'ils sont aussi bons pisteurs que tueurs, nous n'avons pas une minute a perdre. Ils arriverent a l'extremite est d'Omoa vers cinq heures et demie du matin. Le ciel etait toujours aussi noir. Leurs corps etaient fourbus, les enfants ne parvenaient plus a marcher droit et Emma designa une des premieres maisons qu'elle apercut : -- Allons nous reposer, il devrait y avoir de l'eau et des vivres. On dormira jusque dans la matinee et puis tour de garde jusqu'au soir pour que personne n'approche. -- J'aimerais aller jeter un coup d'oeil au bateau, fit Tim. Etre sur qu'il est toujours la. -- Je viens avec vous, lanca Mongowitz. Emma accelera pour leur barrer le chemin. -- Le bateau est encore dans la baie, il n'y a aucune raison pour qu'il en soit autrement. On est epuises, Tim, on a besoin de repos et de rester solidaires. Ne commencons pas a nous separer. (Elle ne le sentit pas convaincu et changea de ton, plus doux, plus sincere :) J'ai besoin de vous savoir a nos cotes. S'il vous plait. A contrecoeur, Tim ceda et ils investirent une grande batisse a un etage. Emma n'en pouvait plus, elle avait besoin de souffler et ne pouvait envisager de le faire seule avec les enfants. Elle fut rassuree de voir Tim deposer son fusil et pousser des meubles derriere chaque porte. Quand elle retira leurs chaussures bricolees aux enfants, elle mit a nu leurs pieds couverts de sang. Les chaussettes et les epaisseurs de scotch n'avaient pas suffi a les proteger des brindilles pointues, des ronces et des pierres tranchantes. Pourtant, pas une fois ils ne s'etaient plaints. Elle les lava des pieds a la tete, trouva du desinfectant et des pansements dans la salle de bains et prepara un repas avec les restes du refrigerateur et des placards. Quand ils furent repus, les paupieres se firent plus lourdes. Soudain, le sac a dos d'Emma se mit a lancer des bips reguliers. Elle en sortit l'ordinateur portable et l'alluma. Un document venait de lui etre expedie par la liaison satellite. -- Qu'est-ce que c'est ? demanda Tim. -- Mon mari a redige une synthese de ce qu'ils savent, rapporta-t-elle en meme temps qu'elle lisait le message. Elle cliqua pour ouvrir le document complet et plusieurs pages s'afficherent. Malgre la fatigue, Emma les avala d'une traite, imitee par les deux hommes par-dessus ses epaules. Peter resumait toute la Theorie Gaia que Grohm leur avait exposee. Elle eut a peine le temps de terminer que la batterie les lacha. -- Merde..., fit Emma, depitee. C'etait notre unique lien avec le continent. -- Je dois etre dans un episode de La Quatrieme Dimension, gloussa Mongowitz sans pour autant en rire. -- Vous... vous croyez vraiment que les tueurs en serie sont une sorte d'evolution a venir de l'Homo sapiens ? fit Tim, stupefait. -- Je crois surtout que je suis trop crevee pour reflechir, repliqua Emma. Elle prit les enfants par la main et ils monterent. Elle voulait un peu de temps pour encaisser toutes les informations. Sa premiere reaction etait presque moqueuse, pourtant elle savait que toutes les verites scientifiques actuelles avaient ete des hypotheses risibles au depart. Jusqu'a ce qu'on y apporte les preuves necessaires. Elle s'allongea dans la chambre principale avec Mathilde et Olivier dans le meme grand lit, s'attendant a mediter un bon moment cette Theorie Gaia. Elle serra les enfants contre elle, leurs corps chauds se blottirent, et elle s'endormit aussitot. La pluie la reveilla. Il faisait jour, une luminosite triste, grise. La maison etait silencieuse. Mathilde et Olivier dormaient toujours, mais ils s'agiterent des qu'elle se leva. Emma, suivie de ses petits gardes du corps, rejoignit la cuisine en bas et s'etonna de ne trouver personne. Ni Mongowitz ni Tim n'etaient entre ces murs. -- Ils nous ont abandonnes ? questionna Mathilde d'un ton deja resigne. -- Non, bien sur que non. Ils sont surement partis voir le bateau. Vous voulez petit-dejeuner ? Emma leur prepara des bols de cereales et se servit un verre de jus d'orange en s'efforcant de ne pas laisser paraitre son malaise. Elle etait plongee dans ses pensees quand elle remarqua que Mathilde etait debout devant la fenetre. -- Ma cherie, ne reste pas la, lui ordonna-t-elle le plus doucement qu'elle put malgre son angoisse. -- J'ai cru entendre quelqu'un appeler, revela la fillette. Emma reposa son verre. -- Mathilde, recule s'il te plait, on peut te voir de l'exterieur. -- Il y a quelqu'un ! s'ecria Mathilde. Pas Tim ou l'autre monsieur, c'est une autre personne ! Emma bondit si brusquement qu'elle renversa son jus d'orange et fit chavirer le lait d'Olivier. Elle poussa Mathilde sur le cote et pencha tres lentement la tete pour distinguer la rue derriere la vitre. Un homme marchait, suivi d'un autre un peu plus loin, en retrait, ils appelaient en direction des maisons mais la pluie battante empechait Emma de les comprendre. Deux gendarmes. 44 Emma s'ecarta de la fenetre. -- Les enfants, mettez vos chaussures, ordonna-t-elle. -- On part ? s'enquit Mathilde. -- On quitte l'ile. Emma les aida a enfiler leurs souliers sales et grossiers et se precipita a la porte d'entree. Ils jaillirent dans la pluie et foncerent vers le premier gendarme. Celui-ci sursauta et fit aussitot signe a son collegue pour qu'il les rejoigne. -- Vous etes blessee ? commenca-t-il par demander. -- Non, mais arretez de hurler comme ca, vous allez attirer l'attention. -- Combien etes-vous ? Ou sont tous les autres ? Il s'est passe quoi ici ? L'homme n'articulait pas et avait un debit trop rapide, il paraissait effraye. -- Je vous raconterai tout, mais eloignons-nous s'il vous plait. Pour la premiere fois, Emma l'observa de pres a travers le deluge qui les arrosait. Son coeur tressauta dans sa poitrine, il n'etait pas rase depuis plusieurs jours. Etait-ce reglementaire ? Emma commenca a s'imaginer le pire mais se reprit aussitot. Peut-etre la discipline etait-elle plus relachee pour les gendarmes des Marquises... Le collegue fit signe aux enfants de venir. Emma ne parvenait pas a se defaire de son malaise. Quelque chose ne collait pas. Les uniformes. Ils n'etaient pas ajustes. La chemise de l'un baillait, le pantalon de l'autre etait trop juste. Emma repera une tache marron fonce sur le col du premier. Du sang ? Emma sentit son coeur lui battre aux tempes. -- Venez, venez, on va vous proteger ! lui repeta le gendarme au debit rapide. Emma l'entendait au travers d'un filtre, la voix etait distante, les mots presque syncopes, les gestes ralentis. Elle analysait tout. Son cerveau, dope par l'adrenaline qui se deversait en lui comme un torrent, decoupait chaque element pour y glaner des informations. L'homme n'avait pas peur, comprit Emma. Il mentait. Il jouait un role et n'y parvenait pas tres bien, trop perturbe par l'excitation. Danger ! hurla son cerveau. Emma fit signe d'attendre et tourna le dos. -- Nous allons chercher nos affaires, dit-elle en prenant les enfants par les epaules pour les forcer a faire demi-tour. Emma pria pour qu'aucun d'eux ne proteste ou ne precise qu'ils les avaient deja toutes. Ils n'en firent rien, lui obeissant docilement. Le vacarme de la pluie ne permit pas a Emma de deviner ce que faisaient les deux >. Pourvu qu'ils attendent la. Qu'ils ne nous suivent pas. S'ils lui emboitaient le pas, Emma ne devait pas ceder a la panique, ne pas courir. Avec les enfants elle ne pourrait pas les semer. Elle se souvint avoir vu une arme a la ceinture du premier. Non, il faudrait marcher calmement jusque dans la maison. Les entrainer dans la cuisine. La, elle pousserait les enfants dans le couloir, refermerait la porte et saisirait l'un des gros couteaux a viande qu'elle avait remarques sur le plan de travail. Avait-elle une chance ? C'est mieux que rien. -- Madame ! fit-on derriere elle. Madame ! Attendez ! Mais Emma ne put se resoudre a s'arreter, elle continuait d'aller en direction de la maison. Elle percut alors un frottement de vetement juste derriere elle. Emma projeta les enfants en avant et hurla : -- Courez ! Enfermez-vous ! Et elle fit volte-face. L'homme etait sur elle, matraque telescopique brandie au-dessus de lui. Il deplia son bras pour la fouetter. Emma n'eut que le temps de se laisser tomber dans la boue pour eviter le coup. La chute lui coupa le souffle. Deja, il etait sur elle, rearmant son geste. Emma lanca son pied sur le cote du genou. Son agresseur cria de douleur et perdit l'equilibre, il s'effondra juste a cote d'elle. Toujours en apnee, Emma roula pour tenter de se relever. L'homme lui agrippa la cheville. Sa matraque etait juste devant elle. Elle s'etira au maximum, ses yeux se voilerent de taches noires. L'air revint dans sa poitrine brusquement, la mecanique retrouvant son elan. Elle referma les doigts sur l'arme et de toutes ses forces frappa l'homme au visage. Le sang jaillit du nez et de l'arcade, aussitot dilue par la pluie. Emma entendit un sifflement. Derriere elle. Une autre matraque. Et sa tete explosa. 45 A Paris, le niveau de la Seine avait declenche des mesures d'urgence, les pompiers ne pouvant suffire, l'armee etait venue leur preter main-forte pour installer des . digues artificielles et poursuivre le pompage des eaux. Six lignes de metro etaient deja coupees et une septieme sous peu. Pire, les pluies torrentielles n'allaient pas s'interrompre avant au moins deux jours. C'etait la seconde crue de cette envergure en seulement cinq ans. Fabien arriva rue d'Anjou avec vingt minutes de retard. Il degoulinait lorsqu'il penetra dans le bureau de DeBreuil. -- Je suis navre, s'excusa-t-il, c'est devenu impossible de circuler avec... DeBreuil le fit taire d'un geste agace : -- Epargnez-moi l'intendance, lacha-t-il. Alors, ou en est-on de notre situation ? Fabien retira sa veste mouillee et l'abandonna sur le portemanteau. -- La tempete qui sevit sur le Pacifique Sud nous prive de toute liaison avec Fatu Hiva. Et je ne peux envoyer personne la-bas pour le moment. -- Et pour le pic du Midi ? -- Un espoir se degage. Un de mes agents est parvenu a faire un point. -- Je croyais que tous les moyens de communication etaient coupes ? -- C'est le cas. Mon agent dispose d'un GSM par satellite qu'il dissimule aux autres, il ne peut l'utiliser qu'avec precaution et a attendu d'avoir suffisamment d'elements pour me contacter. Le responsable de la Commission europeenne est un certain Gerland, voici son dossier, et il n'est pas venu avec deux chercheurs seulement, il est accompagne de trois agents du BND. DeBreuil rejeta la tete en arriere et inspira longuement. -- Il fallait s'y attendre. J'avais prevenu nos gars que nos operations avec le BND n'etaient pas parfaitement hermetiques, qu'il y avait une tracabilite possible jusqu'a LeMoll ! Ils sont remontes jusqu'a lui et ont attendu que ca bouge ! Comment reagissent-ils ? -- Jusqu'a present : neutralite forcee. Il y a trop de civils. Sept astronomes, les deux chercheurs et Gerland, sans compter l'equipe de Grohm. Mais ca risque de degenerer. Le BND les a desarmes en arrivant et les cantonne a des deplacements minimes, ils sont inactifs. -- Les chercheurs avec Gerland, vous les avez identifies ? Fabien sortit deux autres pochettes de sa sacoche et les posa sur le bureau de son superieur. -- Les voici, aucun lien apparent avec le BND ou toute autre organisation gouvernementale. Autre chose : un des scientifiques de Grohm est mort. Peut-etre assassine. Georges Scoletti, et cela ne vient pas de nous. -- De mieux en mieux. Vos hommes peuvent-ils etre rearmes ? Peuvent-ils reprendre le controle du site ? -- Oui. -- Qu'ils se preparent. Le bulletin meteo des Pyrenees annonce une baisse des vents pour demain matin. Ils pourront remettre en marche le telepherique. Ils se debrouillent pour evacuer d'abord les astronomes pour limiter les dommages collateraux, ensuite vos hommes reprennent le controle. S'il est avere que Gerland et ses deux compagnons ont trouve des elements compromettants, on ne prend aucun risque, il faut les eliminer. Que les types du BND ne redescendent pas. Je veux envoyer un message a Berlin : vous n'avez pas voulu suivre nos methodes, maintenant c'est trop tard, tenez-vous a distance. Qu'ils maquillent l'operation en accident si possible. -- Je sais deja comment faire. Il reste le probleme Fatu Hiva. C'est la que sont tous les cobayes, si c'est decouvert nous sommes foutus. -- Fatu Hiva, je m'en occupe. J'ai demande a la marine qu'un de leurs navires s'en approche pour nous faire un point, tout l'equipage sera tenu au secret defense. -- Et s'il y a eu des fuites ? Que le site est compromis ? -- Mon cher Fabien, nous avons pris soin de truffer nos infrastructures d'explosifs dont les commandes peuvent etre actionnees a distance, ici meme. Si je n'ai pas de reponse claire demain matin, nos installations sur Fatu Hiva seront vaporisees. -- On abandonne toutes les recherches ? -- Dites a vos hommes sur le pic du Midi de faire disparaitre tous les documents. Oui, nous stoppons nos recherches. C'etait une entreprise demente qui n'aurait jamais du voir le jour. J'ai suivi Grohm parce qu'il etait tres convaincant a l'epoque et qu'il dispose d'allies haut places, mais c'etait une folie ! -- S'il avait raison ? Si l'humanite etait en train de courir a sa perte ? -- De toute facon, si la theorie de Grohm est vraie, je continue de croire que rien ne pourra l'en empecher. Cinq milliards d'annees que cette fichue planete se developpe, vous croyez que notre espece au final tres ignorante pourrait s'opposer a sa marche ? Moi pas. Fabien considera DeBreuil un moment. La pluie tambourinait contre la fenetre dans son dos pour lui rappeler qu'ils n'etaient meme pas capables de lutter contre les inondations qui submergeaient la capitale. Les saisons n'existaient plus, la couche d'ozone retrecissait a vue d'oeil, et les bulletins sur la qualite de l'air etaient devenus aussi importants que ceux de la meteo. Oui, DeBreuil avait peut-etre raison, l'Homme n'etait pas tres sage lorsqu'il s'agissait de comprendre la nature, et encore moins lorsqu'il fallait agir pour la respecter. N'etait-ce pas ce qu'elle lui faisait payer depuis quelques annees ? Toutefois Fabien ne pouvait se resigner a baisser les bras. Qu'allait-il dire a ses enfants ? Devrait-il leur conseiller de ne surtout pas se reproduire, au risque d'engendrer des monstres ? Et s'ils etaient >, leurs enfants grandiraient-ils dans un monde violent, voue a la destruction ? DeBreuil le ramena a la realite : -- Fabien, je ne vous demande pas de reflechir. Je vous ordonne d'appliquer les ordres. Fabien acquiesca, et ses doutes s'estomperent. Il avait ete forme pour cela. Obeir. Et naturellement le cerveau privilegiait les reflexes rassurants aux angoisses de l'inconnu. Pourtant, au fond de lui, Fabien savait que les incertitudes demeuraient. Commence par appliquer les ordres, ca ira mieux ensuite... -- C'est comme si c'etait fait, monsieur. 46 Peter avait bu trop de cafe, il faisait de la tachycardie. Il se massa les paupieres avant de se servir un grand verre d'eau. -- Fatigue ? devina Jacques Fregent. Ils epluchaient les dossiers des archives depuis cinq heures, la nuit etait tombee, poussee par les vents inepuisables. Peter en venait a se demander s'ils descendraient jamais de cet endroit. Etaient-ils prisonniers ? Cela ressemblait de plus en plus au purgatoire... -- Oui, un peu, avoua-t-il. Toutefois ce travail se revelait payant. Non seulement ils avaient pu definir les roles de chacun, mais ils disposaient d'assez de documents pour les incriminer. Au milieu de l'apres-midi, lasse de devoir repondre a des dizaines de questions de la part de Jacques sur ce que signifiait telle ou telle reference dans les pages qu'il traitait, Peter avait appele Fanny et decide de tout leur raconter. La Theorie Gaia, les enlevements que Grohm avait orchestres avec l'aide de la DGSE et du BND. Fanny n'y avait pas cru sur le coup, elle en avait meme ri avant de se figer face aux mines depitees qui la devisageaient. -- Oh, merde, alors vous etes serieux, c'est vrai ? avait-elle lache avant d'entrer dans un long silence dont elle n'etait sortie que bien plus tard, en compagnie de Ben. Fregent, lui, avait acquiesce longuement avant de se remettre a travailler. Ben agita une pochette devant lui. -- J'ai lu la fiche du docteur Galvin Petrus, expliqua-t-il. C'est lui qui supervise les experiences sur le site de Fatu Hiva. Il est franco-americain et vous ne devinerez jamais sur quoi il a bosse etant jeune ? Le projet MKULTRA ! -- Jamais entendu parler, avoua Fregent. -- C'est de la culture underground, plaisanta Ben. MKULTRA, c'est le nom de code donne par la CIA a son projet de manipulation et conditionnement mental. C'est ne dans les annees 50 sous l'impulsion du directeur de l'Agence, Allen Dulles, un type que certains suspectent d'etre a l'origine de l'assassinat de JFK[2]. Avec MKULTRA ils ont etudie les proprietes du LSD, de la mescaline, la psilocybine et j'en oublie, ainsi que l'hypnose sur le cerveau. Privation sensorielle et therapie aux electrochocs etaient de la partie egalement. Le but etait d'elaborer des serums de verite, des methodes de reconditionnement et meme de destruction selective de souvenirs ! -- C'est fonde, tout ca, ou c'est encore un fantasme de la theorie du complot ? railla Fanny. -- Detrompe-toi, c'est reel ! Bien que le directeur de la CIA au debut des annees 70, Richard Helms il me semble, ait ordonne la destruction des archives de ce projet, pas mal de documents ont subsiste, et finalement on dispose de preuves concretes et meme d'aveux de certains hauts dirigeants. Ca fait partie des scandales politiques d'ou sont nees les theories du complot ! Au meme titre que le Watergate ou l'affaire de la baie des Cochons. Peter revint a leur sujet : -- Petrus travaillait sur MKULTRA donc ? -- Oui, a la toute fin. Le projet sous toutes ses formes aurait ete arrete en 1988, mais bien evidemment, c'est la version officielle. -- Il ne doit pas etre tout jeune ce Petrus, fit remarquer Fregent. Ben, qui consultait sa fiche, lut : -- Il vient d'avoir soixante-quatorze ans ! -- Si Grohm s'est attache ses services malgre son age c'est qu'il etait bon dans son domaine, dit Peter qui reflechissait tout haut. -- Et Petrus n'est pas du genre a s'offusquer d'avoir a diriger des experiences clandestines, ajouta Ben. -- Resumons tout, demanda Peter a ses trois acolytes. Grohm fait partie de la DGSE, ca, on ne peut pas le prouver, mais on a plusieurs rapports ou son grade de colonel est mentionne. -- De meme que ses quatre >, precisa Ben. Tous militaires. -- Grohm nous a expose sa Theorie Gaia, j'ai redige tout a l'heure ce qu'il nous a dit. Nous avons de nombreuses notes ici, recoupees avec des listings de fonds, et des lignes > ou > a rattacher a d'autres dossiers contenant les fiches de tous les tueurs en serie enleves. -- Le BND est implique, dans ces documents ? interrogea Jacques. -- Pas officiellement, tout ce qu'on a au sujet du BND ce sont des notes manuscrites du personnel. Je suppose qu'il n'existe aucun document administratif entre le BND et la DGSE ou meme le GERIC, ces gens sont bien trop prudents. Il y a en revanche suffisamment de fax et de courriers expedies depuis Fatu Hiva pour prouver les liens entre ici et l'ile. -- Les fax mentionnent ce qu'ils font sur Fatu Hiva ? demanda Fanny. -- Ce sont des syntheses d'experiences, je n'ai pas le temps de les lire en detail pour le moment mais, a ce que j'en ai vu, c'est assez explicite pour envoyer tout ce beau monde en prison. Tests sur le cerveau, privation de sommeil, tests de differentes molecules sans respecter les regles de securite, mesure des reactions cerebrales a l'electricite, il y a autant d'analyses medicales que d'etudes du comportement, et c'est alle tres loin ! En colligeant tout ce qu'on a, on peut lier la theorie de Grohm et ces experiences sur cobayes enleves qui visaient a comprendre les mecanismes de la violence. Grohm esperait localiser l'instinct predateur dans le genome humain mais comme c'est tres long il tentait des methodes plus archaiques pour reconditionner les comportements... sans succes. Petrus a du tester tout ce qu'il avait appris lors de son passage a la CIA. -- Et pour cause, les tueurs en serie ne sont pas des gens comme les autres, intervint Ben. -- Vous voulez dire que les techniques de reconditionnement qui marchent sur des gens normaux ne s'appliquent pas aux tueurs en serie ? demanda Jacques. -- Personne, quels que soient les traitements medicaux, les therapies ou les emprisonnements a court ou long terme, n'est jamais parvenu a en soigner ne serait-ce qu'un seul dans le monde ! Et je dis soigner mais on ne peut soigner que ce qui est malade, or les tueurs en serie ne le sont pas, ils sont tout simplement differents dans leur construction psychique. -- C'est a cause de leur enfance, non ? Ben, qui s'etait interesse au sujet lors de ses etudes sur la dynamique comportementale, leva les sourcils. -- A l'heure actuelle, et malgre plusieurs decennies d'enquetes et d'analyses, aucun expert ne peut definir avec certitude les mecanismes qui conduisent un etre humain a devenir un tueur en serie. On pensait au debut que c'etait un traumatisme dans l'enfance, un viol, des maltraitances, qui engendraient un repli sur soi, une perte des reperes affectifs et une deconstruction psychique, faute d'un environnement stable. Mais force est de constater que la plupart des enfants qui subissent ces horreurs ne deviennent pas des tueurs en serie, 99,99% de ces victimes grandissent sans etre des monstres. Heureusement pour eux et pour nous. En meme temps, il y a de plus en plus de cas de tueurs en serie dont l'enfance ne semble pas comporter de violences particulieres, quelques-uns vivaient meme dans un contexte privilegie et bon nombre de ceux qui se sont dits victimes dans leur enfance ne l'ont-ils pas invente pour obtenir un peu de clemence ? Alors qu'est-ce qui fait qu'on devient un de ces predateurs ? Personne ne le sait. Et c'est la que l'hypothese de Grohm est troublante car elle pourrait expliquer les tueurs en serie. Jacques Fregent haussa les epaules. -- Vous avez dit qu'on ne peut pas les soigner, mais on pourrait chercher a les comprendre pour trouver une solution, disons... therapeutique ! -- On ne change pas la nature d'un etre. Vous le voudriez que vous n'arriveriez pas a changer votre heterosexualite pour devenir homosexuel, meme si on vous l'ordonnait, c'est un comportement tres profond, enracine en vous. C'est comme vouloir changer vos gouts du jour au lendemain, detester le bleu et adorer le jaune alors que c'est l'inverse, c'est impossible ! Je vais vous donner une statistique : ces dernieres annees, il y a eu 298 tueurs en serie qui, pour une raison ou une autre, ont ete identifies mais relaches, peine purgee, liberation pour vice de forme, etc. Savez-vous combien ont recidive ? -- Non, la moitie ? -- Les 298. Tuer est plus fort que leur raison, c'est visceral, c'est un besoin, c'est la, au plus profond d'eux, et ils ne pourront pas s'arreter. Un silence pesant tomba sur le petit groupe, seulement perturbe par le vent qui continuait de s'ecraser contre les vitres. Fanny se tourna vers Peter. -- Vous n'arretez pas de dire >, > ; pour vous, tout ca est termine ? demanda-t-elle. Je vais me faire l'avocat du diable en vous posant cette question mais n'avez-vous pas envisage de ne rien faire ? Si Grohm vous a finalement expose sa theorie, c'est parce qu'il croit que ses travaux sont vitaux pour l'humanite, et que vous allez y reflechir a deux fois avant de tout faire capoter. -- Ses methodes ne sont pas acceptables, Fanny. Et pour tout vous dire, je pense que si sa theorie est envisageable, elle doit etre dissequee par des experts internationaux. Il n'y a qu'ainsi qu'on pourra trouver une solution. -- Sauf que si demain on dit a tout le monde que nous transportons tous les genes de notre propre destruction, ce sera l'anarchie ! -- Ce n'est pas a nous d'en juger. Grohm a enleve des etres humains, criminels ou pas, il les a tortures et je ne peux pas le laisser faire. Pour le reste... -- On verra bien ? C'est ca ? completa Fanny avec une certaine deception. Peter la toisa. Ben intervint pour casser la tension : -- On a encore pas mal de boulot avant d'aller diner, si on s'y remettait ? Jacques approuva mais Fanny se leva pour sortir. -- J'ai besoin d'une pause toilettes, s'excusa-t-elle. Peter lut surtout la colere sur ses traits et le besoin d'aller se calmer en s'aspergeant le visage d'eau froide. Il reprit son tri. Cela faisait cinq minutes qu'il travaillait quand Fanny revint. Lorsqu'elle passa le seuil de la piece, elle tenait une arme dans la main. 47 La douleur ressemblait a un son. Un puissant coup de basse qui partait de l'arriere de son crane pour se propager sur le cuir chevelu et envahir son cerveau. Plus il s'enfoncait dans sa matiere grise, plus il resonnait, et Emma crut qu'une force surnaturelle lui pincait l'interieur de la tete. Une piqure d'abord diffuse qui puisait et s'intensifiait pour se focaliser sur un point : le coeur de sa cervelle. C'etait si douloureux qu'elle en avait mal aux yeux. Ses paupieres ne pouvaient s'ouvrir. Meme les sons etaient deformes, lointains. Le monde tournait, Emma avait l'impression d'etre dans la roue d'un hamster, les voix se deplacaient de haut en bas, d'avant en arriere et recommencaient. > Soudain Emma pensa a Mathilde et Olivier. Elle voulut bouger, lutter contre cette souffrance, mais le supplice la terrassa. Elle resta inconsciente un moment. Des bruits plus intenses que la pluie, des claquements secs, la firent reagir, mais elle ne put revenir a elle. Jusqu'a ce qu'une voix plus chaude glisse dans ses oreilles et reactive les connexions sensorielles. Emma sentit la pluie sur son visage. On lui parlait. Cette voix... Elle la connaissait... > Tim. C'etait Tim qui s'adressait a elle. Emma ouvrit les yeux, la lumiere du jour, pourtant faible, relanca le bourdonnement atroce et elle ne put reprimer un gemissement. -- Emma ! Vous pouvez parler ? -- Doucement, parvint-elle a articuler. Tim la serra contre lui. -- Ce que je suis content de vous entendre ! -- Les... les enfants ? Elle percut un subtil changement dans le corps de Tim qui la tenait. -- Pris par les deux types en uniforme. -- Vous... vous ne les avez pas... stoppes ? -- J'avais laisse mon fusil a Mongowitz, j'ai surpris celui qui vous portait, je l'ai bien amoche mais l'autre a couru pendant ce temps, avec les gosses. J'ai a peine pu m'assurer que vous n'etiez pas morte qu'ils s'etaient enfuis tous les deux. -- Par ou ? La foret ? Le hangar... ils vont... vers le hangar ? -- Ils avaient une pirogue avec un petit moteur, s'il n'y avait pas eu cette foutue flotte on les aurait entendus approcher ! Une pirogue ! Les enfants etaient perdus. Emma fut secouee d'un frisson. Elle grimaca, autant de desespoir que de douleur. Sa machoire s'ouvrit pour poser une question mais aucun mot n'en sortit. Elle sombra a nouveau dans l'inconscience. Emma revint a elle. Le lancinement s'etait altere, une nevralgie terebrante et ondoyante comme une vague. Chaque poussee enfoncait son flot loin dans le cortex mais elle se contractait aussitot pour repartir et laisser l'esprit d'Emma a peine touche par cette breve etreinte. La lumiere fut plus supportable. Tim lui tendit un verre d'eau qu'elle avala tout entier. -- J'y ai mis quatre cachets d'aspirine, ca devrait aider. Ils etaient dans une maison tout en bois. Emma garda le silence le temps de maitriser le ressac qui partait depuis l'arriere de son crane. Anticiper chaque deferlement pour l'accompagner le rendait moins vif. Ca marchait quand elle avait le hoquet, et curieusement la aussi. -- Sont-ils partis vers le large ? questionna-t-elle. Tim baissa la tete. -- Ils sont sortis de la baie et ont vire au sud, relata-t-il d'une voix triste. -- Quand etait-ce ? Combien de temps suis-je restee inconsciente ? -- Trois heures. -- Ils contournent l'ile. Ils retournent au hangar. Tim posa une main delicate sur l'epaule d'Emma, pour l'inviter a se calmer, a ne pas se lever. -- Vous ne pouvez plus rien y faire, dit-il. -- Je leur ai donne ma parole que je ne les abandonnerais pas. Tim lui prit le menton et la forca a le regarder en face. -- Emma, c'est trop tard. S'ils ne sont pas deja morts, ils le seront, le temps que vous alliez vous faire massacrer. -- J'ai donne ma parole a une petite fille et a son frere, Tim. Je ne vais pas les oublier. -- C'est du suicide, je ne vous laisserai pas faire. -- Restez ici, ce soir vous faites repartir votre bateau et vous venez nous chercher sur le quai du GERIC a minuit. Tim secoua la tete. -- Hors de question. Vous ne pouvez meme pas marcher. Je ne vous laisserai pas vous tuer. Ne m'obligez pas a vous ligoter a une chaise, s'il vous plait. Emma chercha du soutien autour d'elle et vit Mongowitz qui assistait a la scene sans rien dire. -- Ou etiez-vous ce matin ? demanda-elle sechement, a la maniere d'un reproche. -- Il m'a accompagne au bateau, exposa Tim en montrant Mongowitz du pouce. C'est un bon bricoleur et ensemble nous avons pu remettre la pompe a eau en marche, pour ecoper tout ce qui est entre pendant la tempete. Nous etions dans un atelier derriere une maison de la plage quand j'ai voulu rentrer vous prevenir. C'est la que je suis tombe sur les deux... tueurs. -- Ils etaient deguises, souffla Emma. Elle s'en voulait tellement d'avoir ete aussi naive. Elle avait saute sur le premier espoir sans se poser de questions, elle avait entraine Mathilde et Olivier dans l'horreur. -- Ils ont certainement depouille les gendarmes de la permanence sur l'ile. -- Ils paraissaient normaux, leur visage etait presque doux, rapporta Emma d'une voix brisee par l'emotion. Rien a voir avec ceux qui nous ont attaques jusqu'a present. Ceux-la n'etaient pas... bestiaux. -- Mais ils sont repartis vers le hangar ! intervint Mongowitz. Comme tous les autres. C'est leur nid. Je suis sur qu'ils se sont rapidement etabli une sorte de hierarchie, a la maniere d'une fourmiliere, avec des ouvriers, des gardes... -- Et une reine ? termina Tim. En tout cas ceux qui nous sont tombes dessus l'autre nuit voyaient dans le noir ! Ca, c'est pas humain ! -- Ils ont infeste les sous-sols du hangar, poursuivit Mongowitz, ils vivent comme des insectes, et ces tueurs ne sont pas des humains ! Ce sont des monstres ! -- Assez ! s'ecria Emma entre deux vagues de douleur. On s'en tient au plan, on se tire d'ici ce soir a maree haute. Tim la scruta attentivement. -- Et pas de detour, lanca-t-il, je sauve nos peaux, ce sont les seules qui peuvent encore l'etre. -- Peut-etre que Carlos, Henri et les autres nous rejoindront en fin de journee, annonca Mongowitz sans y croire. Tim le moucha aussi sec : -- Arretez, vous avez entendu les hurlements cette nuit, ils sont morts, et a une heure pres nous y passions aussi je vous rappelle. Emma se laissa retomber sur le canape. Elle avait besoin de recouvrer ses forces. Tim avait raison, elle ne pouvait pas partir dans la foret dans cet etat, elle ne tiendrait jamais. Elle devait dormir, recharger les batteries. L'alarme de sa montre la reveilla a treize heures. Elle se leva tout doucement, alla s'asperger le front d'eau et prit encore trois aspirines. En passant ses doigts sur l'arriere de son crane elle decouvrit une enorme bosse et du sang seche dans lequel s'etaient emmeles des cheveux. Elle avait mal mais c'etait nettement plus tolerable. Tim et Mongowitz etaient dans la cuisine, en train de manger des mangues, des cernes mauves et un teint blafard temoignaient de leur epuisement. Ils n'avaient pas fait une vraie nuit depuis bien longtemps. -- Comment allez-vous ? s'enquit Mongowitz. -- A peine mieux. J'ai encore des vertiges, mentit-elle. -- Retournez vous coucher, lui dit Tim. On s'est occupes du bateau, il est pret. -- Personne dehors ? s'inquieta Emma. -- Non. C'est desert. J'ai craint que les deux de ce matin ne nous envoient leurs amis, c'est pourquoi nous avons change de maison. Mais non, rien du tout. La mer est de plus en plus mauvaise, je doute qu'ils puissent reprendre leur pirogue dans ces conditions, et s'ils viennent a pied, le temps qu'ils traversent l'ile... avec un peu de chance nous serons deja en train de partir ! -- Vous avez une sale gueule, lui repondit Emma. Vous devriez vous reposer, si cette nuit vous vous endormez cela nous fera une belle jambe. Tim acquiesca. -- C'est prevu. Emma se rallongea et ferma les paupieres. Sa respiration se ralentit, et elle finit par emettre un petit sifflement, plus faible qu'un ronflement. Les deux hommes verifierent que les portes etaient bien calees par les meubles les plus lourds et allerent se coucher sans faire de bruit. Emma attendit une heure de plus. Elle ne voulait surtout pas que Tim la surprenne. Il fallait etre sure qu'il dorme. La maison etait silencieuse, seule la pluie rythmait cet apres-midi gris en courant sur le toit et contre les vitres. Emma redigea un mot a l'intention de Tim. > Elle fouilla les tiroirs de la cuisine en prenant soin d'etre aussi discrete que possible et s'empara d'un gros couteau qu'elle enveloppa dans un torchon avant de le faire tenir dans une des poches laterales de son treillis. Elle chargea son sac a dos de bouteilles d'eau, puis ramassa la machette de Tim et sortit par la fenetre qu'elle prit soin de repousser derriere elle pour ne pas attirer l'attention. D'ici, le chemin lui semblait evident, mais en serait-il de meme une fois dans la foret ? D'abord plein est, je sors du village, je suis la pente en visant le col, celui a cote de la grotte. Ensuite je redescends dans l'autre vallee, tout le temps plein est, jusqu'au hangar. Elle scruta la rue pour s'assurer qu'il n'y avait personne et s'y engagea en tournant le dos a la baie. La derniere maison ne tarda pas a disparaitre sur sa droite. Un eclaboussement brutal derriere elle la fit s'immobiliser. Elle se tourna et vit Mongowitz qui se hatait pour la rejoindre. -- Je ne vous connais pas encore, fit-il, essouffle, en arrivant a son niveau, mais j'en sais assez sur les gens pour reconnaitre une tete de mule lorsque j'en vois une. Et vous n'etes pas du genre a lacher Mathilde et son frere. -- Vous pouvez dire ce que vous voudrez, ma decision est prise. Il lui tendit la main. -- Je m'appelle Jean-Louis. Destabilisee, Emma resta sur la defensive : -- Je vais les sauver. Il faudra me tuer si vous comptez me ramener a la maison. Mongowitz lui passa devant. -- Vous etes motivee. Tant mieux parce que je viens avec vous. Memo en attente de lecture sur le bureau presidentiel, palais de l'Elysee. La situation environnementale doit etre une priorite dans les allocutions du president. Outre l'accumulation des rapports catastrophiques sur l'etat de la planete et sur l'acceleration de cette degradation dont nous avons connaissance, il ressort que les Francais sont extremement preoccupes par les bouleversements climatiques et l'explosion des catastrophes naturelles. Dans un contexte de panique generale, la croissance de 1,8 necessaire au maintien des budgets sera un objectif inenvisageable. Nous proposons donc deux mesures a court et moyen terme : 1/ Tout d'abord rassurer les Francais. Plusieurs discours rapproches pour manifester l'engagement du president. 2/ Profiter de la situation pour favoriser toute l'industrie dite >, ou >. Nos partenaires economiques sont prets, en particulier dans le secteur automobile. Afin de les satisfaire, il faudra appuyer plusieurs points : -- Le GPL a fait son temps, il emet autant de CO2 que l'essence. -- Les biocarburants (pour lesquels aucun de nos partenaires n'est pret) ont un taux d'octane superieur a celui de l'essence. -- Le tout-electrique n'est pas au point, batteries trop faibles et cout important. Cela afin de favoriser leurs produits hybrides, rassurant a la fois nos partenaires des secteurs petrolier et automobile. Pour chaque secteur economique une etude nous sera fournie par les industriels. Nous appuierons nos partenaires en sous-main par differentes annonces... Non seulement le president rassurera les Francais mais en comptant sur l'engagement de nos concitoyens (campagne de sensibilisation), c'est un moyen de relancer une economie moribonde et d'atteindre nos previsions de croissance. La pression populaire autour de l'environnement est telle que nous pourrons nous en servir pour lutter contre les eventuelles accusations de jouer le jeu des lobbies. Il faudra forcer l'indignation et repondre aux questions par une question type : Croyez-vous que face a l'urgence mondiale, ces insinuations soient acceptables ? Le peuple a rarement ete aussi soude derriere une preoccupation. Elle sera l'enjeu electoral des decennies a venir, il faut l'utiliser des a present pour prendre de l'avance sur l'opposition. Nous preconisons donc des annonces rapides pour gagner la bataille de l'image, meme si celles-ci ne sont pas faisables ou profondement utiles, il sera temps ensuite de les modifier. Dans le meme temps il faut lancer la creation d'un pole d'experts qui rassureront l'opinion publique, pole constitue de proches du president, et d'independants pioches dans les listes fournies par nos partenaires industriels. Ce pole aura pour objectif de determiner les mesures a prendre, ces memes mesures que nous avons evoquees plus haut. La situation est inesperee et peut permettre de relancer l'economie, favoriser nos partenaires et enfin assurer une stabilite, voire une avance nette, du president dans les sondages en vue des prochaines elections. 48 Fanny tenait un Beretta 92 entre les mains. Elle le leva vers Peter, Ben et Jacques, le tenant par la crosse, canon pointe vers le sol. -- J'ai trouve ca en cherchant les toilettes, dit-elle, et il y en a d'autres ! Peter s'approcha et lui prit l'arme. -- Oui, nous les avons vus. La reserve des quatre > de la DGSE je suppose. -- Il faudrait les detruire, non ? proposa Jacques. Les jeter par la fenetre ! -- Ce sont des preuves, jamais un groupe scientifique n'aurait du disposer d'un tel arsenal. On ne touche a rien. -- Vous ne craignez pas qu'ils forcent la chaine a l'etage et descendent s'equiper ? retorqua Fanny. -- Ils auraient pu le faire il y a longtemps, mais nos amis du BND les surveillent, je doute qu'ils puissent enfoncer la porte sans etre surpris. Peter alla ranger l'arme de poing avec les autres. Jacques l'interpella a son retour : -- Dites-moi, ces gars de la DGSE, a quoi servaient-ils vraiment ? Ils auraient pu intervenir a votre arrivee, vous renvoyer de force ou vous... Enfin, vous voyez ce que je veux dire. -- Il y a eu une sacree tension au debut, c'etait a deux doigts de degenerer, et maintenant qu'on en sait plus je n'ose imaginer ce que cela aurait donne. Je presume qu'ils assuraient la securite du site, au cas ou le BND ou tout autre groupe interesse par les recherches de Grohm se serait amuse a les envahir pour les voler. Ils ne s'attendaient certainement pas a la Commission europeenne ! Je me souviens d'avoir vu Grohm faire signe a l'un de ses hommes de ne pas intervenir, il s'est probablement dit qu'il gererait la crise lui-meme. Il doit s'en mordre les doigts desormais. -- C'est bien sympa mais qu'est-ce qu'on fait concretement pour assurer nos arrieres ? demanda Ben. Peter sortit son appareil photo numerique : -- D'habitude j'immortalise la fin d'une mission en prenant une photo des collegues, cette fois on se contentera de documents. Tout ce qu'on a mis de cote, ce qui est important, je vais en faire des gros plans. -- Et ensuite ? demanda Fanny. -- Il faut s'assurer qu'on quitte l'observatoire vivants. La DGSE est sous l'autorite des types du BND, donc c'est d'eux qu'il faut se mefier ; si quelqu'un doit s'en prendre a nous, ce sera Mattias et ses copains. Alors on va rassembler toutes les notes, les allusions au BND pour les enlevements et on va leur faire une pochette-cadeau. -- Tu crois qu'ils nous foutront la paix ensuite ? s'etonna Ben. Ils peuvent tout aussi bien nous flinguer en guise de remerciement ! -- Je pense au contraire qu'avec ce gage de bonne conduite de notre part on s'ouvre un chemin vers la sortie. Des cadavres c'est bien trop embarrassant, ca attire les autorites et les journalistes, non, au contraire, je pense qu'ils seront satisfaits de s'en tirer a si bon compte. -- Si Scoletti ne s'est pas suicide, et, a en croire Grohm, ce sont les types du BND qui l'ont bute ! Ils n'avaient aucune raison objective de l'eliminer ! -- Ils patrouillent dans les couloirs la nuit et le jour, ils peuvent l'avoir vu glisser l'enveloppe sous ma porte, ou l'avoir surpris la nuit de son suicide lorsqu'il rentrait dans sa chambre. Ils l'ont questionne sur ce qu'il nous avait dit, ca a degenere, et ils ont maquille le crime en suicide. -- Machiavelique. Tu as encore plus d'imagination que ma soeur ! -- Vois le bon cote des choses, ils n'ont pas augmente leur vigilance a notre egard, ca veut dire que Scoletti n'a rien dit ! -- Ou qu'il s'est vraiment suicide. Jacques entra dans la conversation : -- Un suicide, passe encore, mais quatre ou cinq ? Non ! Ca devrait vous rassurer. Peter conclut : -- Je ne vois pas ce qu'on a de mieux sinon. Une fois dehors on balance toutes nos photos a la Commission europeenne et a la presse, a l'instant ou ce sera public, nous serons proteges vis-a-vis de la DGSE. Allez, depechons-nous. Il regla le mode le plus adequat sur son appareil photo pour de tres gros plans et commenca a numeriser toutes les pages. Jusqu'a l'heure du diner ils se relayerent pour disposer chaque fiche du personnel, chaque note, memo, analyse, et rapport qui mentionnait les activites de Grohm, ici ou sur Fatu Hiva. Puis Peter enchaina sur les livres de comptes. A vingt heures passees, les yeux eblouis, il decreta une pause et ils rejoignirent le refectoire, prenant soin d'arriver separement. Peter fut surpris d'y trouver les autres astronomes, l'equipe scientifique de Grohm mais aussi les quatre techniciens ainsi que les trois agents du BND. Gerland et Grohm en personne occupaient le fond de la salle. Tout le monde etait rassemble. Maintenant qu'il en savait un peu plus sur chacun, Peter s'emerveillait qu'autant d'interets a ce point opposes aient pu cohabiter sans explosion. Ils savent tous que le premier qui s'enerve entraine tout le monde avec lui. Chacun avance ses pieces en esperant la faute de l'autre, tout en sachant qu'a un moment ou un autre il faudra en finir. Il y a des civils, c'est un lieu controle par une institution importante, Grohm avait bien prevu son coup ! Un autre element etait venu perturber la situation, realisa Peter. Le temps. Non seulement il les avait bloques sur place, mais c'etait un peu comme s'il avait fige chaque clan. Nul ne pouvait sortir, et il ne fallait surtout pas prendre de decision hative, en sachant qu'il n'y avait pas de retraite possible. Des que la tempete s'arreterait, on tenterait l'echec et mat, d'un cote ou de l'autre. Peter se servit des spaghettis dans l'enorme marmite qu'un des astronomes avait fait chauffer et slaloma entre les tables pour rejoindre Ben, deja assis a l'ecart, tout seul. Gerland semblait deprime et Grohm abattu. -- Tu as vu la tete qu'ils tirent ? s'amusa Ben. -- Le message d'Emma les a cueillis a froid, rappela Peter sans sourire. La presence de sa femme sur une ile infestee de tueurs en serie n'avait rien pour le rejouir. Au moins est-elle vivante et cachee. Elle avait un plan pour s'enfuir. La nuit suivante, avait-elle precise avant que la communication ne se brouille. Avec le decalage horaire cela faisait... demain midi pour lui. Ben perdit sa spontaneite en songeant a sa soeur. -- Pour Grohm c'est termine et il le sait, commenta-t-il. S'il esperait vaguement qu'on puisse l'aider apres son petit expose, maintenant qu'il sait l'ile aux mains de ses propres cobayes, c'est foutu. Gerland vint s'asseoir avec eux. -- J'attends la clemence de la meteo et je previens Bruxelles, les informa-t-il. Notre role ici est depasse. Des tueurs en serie ! Il ne manquait plus que ca. La gendarmerie va etre saisie et ils vont monter arreter tout le monde. Ne vous inquietez pas, je vous ferai rapatrier sur Paris par le premier vol, moi je dois rester. -- Avec vos trois colosses ? questionna Peter. -- Je n'en sais rien, c'est a mon superieur d'en decider, je ferai le point avec lui des que les reseaux reviendront. -- Et si cela doit durer encore plusieurs jours comme ca, avec ce blizzard ? Gerland leva les bras au ciel. -- Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ! Je ne suis pas magicien ! Je sais que la situation est invivable pour vous, pour votre femme, je vous garantis que la premiere chose que je ferai sera de lui envoyer les secours. Mais je ne maitrise pas le climat ! -- Je voudrais vous poser une question et j'attends une reponse franche, repliqua Peter. Les types en bas au telepherique a notre arrivee, il s'agissait veritablement de gendarmes ? Gerland avala sa salive et se mordit la levre inferieure. -- Non, finit-il par avouer. Des detectives prives. Nous ne pouvions pas mettre la gendarmerie dans le coup sans que ca prenne une tournure officielle. En quelques heures l'affaire serait arrivee aux oreilles des journalistes. -- Pourquoi nous avoir menti ? -- Avais-je le choix ? Je savais que ce que nous faisions etait juste, que LeMoll avait beaucoup a se reprocher, mais aurais-je reussi a vous embarquer avec moi aussi rapidement si je vous avais dit : Nous allons operer discretement, sans prevenir ni la police ni votre gouvernement ? Deja que je ne savais rien, que je n'avais aucune donnee concrete a vous presenter ! Au final personne ne vous reprochera rien ! Nous sommes venus faire une visite de controle, vous etiez presents parce que LeMoll citait vos noms, a titre d'assistance technique, et nous avons mis au jour toute cette machination. Ne vous faites aucun souci. -- Et a ma femme, vous lui direz quoi ? demanda sechement Peter. Gerland secoua la tete, confus. -- Je n'avais aucune raison d'imaginer une horreur pareille, je suis profondement navre et... -- Vous nous avez manipules dans le sens qui vous arrangeait, sans vous poser plus de questions, il n'y a rien d'autre a ajouter. Si vous le voulez bien, j'aimerais diner en paix. Gerland les considera un moment, blesse, et se leva. Ben l'observa s'eloigner et ironisa : -- Il est la parfaite incarnation du modele de... comment s'appelait-il deja ? Ah, oui, Adam Smith ! Un calculateur rationnel. Il n'agit qu'en fonction de ses interets. Assurer la mission que ses superieurs lui ont confiee, pour lui, pour sa carriere, peu importent les moyens ! -- Gerland va faire son rapport a la Commission, un rapport plein de trous, d'interrogations, il ne sait presque rien. C'est parce que Emma a parle de tueurs en serie et du GERIC qu'il a compris que Grohm utilise des cobayes singuliers, et qu'il sait que la situation a deja explose. Ils en ont perdu le controle. Maintenant il va prier pour pouvoir rentrer le plus vite possible. Et quand j'enverrai tout ce qu'on a a ses superieurs il passera pour un con. -- Il va comprendre qu'on s'est foutu de lui, cela ne va pas lui plaire. -- Il l'aura bien cherche. Peter et Ben terminerent leur repas et retournerent aux sous-sols pour finir les photos et constituer la pochette pour le BND. En fin de soiree, Peter laissa Jacques, Fanny et son beau-frere pour livrer la pochette a Mattias. Il trouva l'homme dans un couloir en train de patrouiller. Peter lui tendit le document. -- Tout ce qui vous concerne est la, expliqua-t-il. Les rares informations qui pouvaient compromettre le BND sont a present entre vos mains. Moi, je n'ai rien vu, je ne veux pas d'ennuis. Bonne nuit. Mattias ne broncha pas et Peter put regagner les sous-sols, les jambes tremblantes. Ben vint a sa rencontre dans le couloir. -- Je sais que tu ne vas pas aimer, dit-il, mais je prefere couvrir mes arrieres. Il leva son sweat-shirt sur la crosse d'un des Beretta depassant de son pantalon. -- En effet, tu ferais mieux de le remettre a sa place tout de suite avant de te tirer dans le pied. -- Sauf qu'en cherchant les munitions je n'ai pas trouve que des balles. Viens voir. Ben l'entraina dans la petite reserve et souleva les boites de 9 mm pour atteindre un carton qu'il ouvrit. -- Je voulais mettre la main sur des chargeurs vides pour m'equiper quand j'ai trouve ca. Il sortit un coffret en metal sur lequel etait peint > en rouge. D'autres rectangles identiques remplissaient le carton. -- C'est de l'explosif, il y en avait au moins dix kilos, vu le nombre d'emballages. Et ils sont tous vides. 49 Emma ouvrait le chemin a coups de machette. La pluie, en partie contenue par la densite de la vegetation au-dessus de leurs tetes, et l'absence de soleil visible ne rendaient pas l'orientation aisee. Emma continuait d'avancer depuis une heure, tout en se demandant si elle n'avait pas devie de sa trajectoire. La sueur et l'eau lui collaient les vetements a la peau et elle marqua un premier arret pour s'hydrater. -- On est toujours dans la bonne direction ? s'enquit Mongowitz. -- Je l'espere. J'attends que la foret s'ouvre un peu pour reperer le col. Deja on est sur une pente, c'est un point positif. Mongowitz s'inonda le visage pour se rafraichir. -- Vous etes paleoanthropologue, n'est-ce pas ? Alors cette Theorie Gaia, comme Grohm la presente, vous en pensez quoi ? -- D'abord, l'hypothese n'est pas de lui. Il s'en est approprie une partie et l'a revue a sa maniere, mais elle date de la fin des annees 70 et est de James Lovelock, un chimiste britannique et Lynn Margulis, une micro biologiste americaine. A la base de cette hypothese il y a deux questions : a quelle echelle doit-on parler de biosphere plutot que d'organisme ? et : si la Terre etait percue comme un organisme ? -- Vous adherez a cette vision ? -- Que l'ecosysteme a developpe une autoregulation, oui, mais pour la forme d'harmonie globale, j'ai mes nuances. -- Ce qui me derange le plus c'est cette idee de boucle : l'Homme finit par se detruire et tout cela est logique parce que les mecanismes qui l'ont conduit a dominer le monde sont les memes qui vont provoquer sa chute ! Ce n'est pas un peu fantaisiste ? -- L'Homme est apparu a une epoque ou la diversite biologique etait considerable. Et malgre ca, c'est cet etre fragile en apparence, bien plus que des milliers d'autres especes robustes ou plus nombreuses, qui s'est impose. Parce que nous avions des capacites hors norme. -- Vous ne pretez pas a notre evolution une destinee un peu mystique pour une scientifique ? Emma eut un sourire indulgent, elle avait l'habitude de cette remarque. Elle incita Mongowitz a reprendre la marche et repondit : -- Jusqu'a present, la seule explication sur laquelle tous les paleoanthropologues s'accordent pour expliquer l'incroyable survie et finalement l'improbable succes de l'Homo sapiens, c'est la chance ! Nous aurions eu une >, presque incroyable. Et s'il etait temps d'inclure d'autres facteurs dans cette equation ? Un regrette confrere, Allan Wilson, disait que le cerveau pilote sa propre evolution a travers la lignee qui a conduit a l'Homme, il pensait que la selection naturelle favorise les predispositions genetiques a l'innovation et a l'apprentissage. Pourquoi aurions-nous eu ces predispositions s'il n'y avait une logique a cela ? -- Alors admettons que nous, Homo sapiens, ayons eu cette destinee spectaculaire parce que la Nature nous a donne un petit coup de pouce au depart, parce que la Nature voulait s'assurer que la vie se propagerait par le moyen d'une espece evoluee, admettons. Vous ne croyez pas qu'apres autant de progres, avec nos civilisations et notre intelligence actuelles, nous ne serions pas a meme de prendre le recul necessaire pour eviter de nous entre-tuer ? Une sorte d'emancipation : nous sommes grands maintenant, merci maman, mais il est l'heure pour nous de devenir autonomes ! Emma eclata de rire. -- Vous trouvez que nous sommes emancipes de nos instincts ? L'histoire ne regorge-t-elle pas d'exemples, meme recents, ou nous avons essaye de nous entre-tuer ? Mais je vous suis, vous placez notre raison eduquee au-dessus de nos instincts. Heureusement qu'il n'en est rien ! Pardonnez-moi d'etre triviale mais qu'est-ce qui continue de gouverner le monde encore aujourd'hui sinon le sexe ? Dans le genre instinct ancestral on ne fait pas mieux ! Plus serieusement, vous voudriez faire de notre espece celle d'etres moderes et raisonnables sous pretexte que nous sommes civilises ? L'homme est un chasseur-cueilleur depuis 150 000 ans, et nos premieres civilisations datent d'il y a 5 000 ans. Soit a peine plus de 3% de vie > contre 97% de chasseur primitif, de vie animale, gouvernee par nos instincts ! Et encore, je ne tiens pas compte du tout debut de notre apparition sur terre. On n'efface pas une telle ardoise en si peu de temps ! Les coups de machette hachuraient son debit tandis qu'elle ne ralentissait pas au milieu des hautes fougeres. -- Oui, bon, sous cet eclairage peut-etre, cependant la theorie du docteur Grohm nous reduit a de simples entites calculatrices, c'est reducteur ce raisonnement ! -- Pourquoi ? Parce qu'une fois encore nous savons reflechir ? Mongowitz completa avec emphase : -- Oui, nous nous adaptons, l'intelligence et la raison predominent. -- Pourtant, nous detruisons les forets tropicales du monde entier, alors qu'on connait leur importance, sans compter la biodiversite qu'elles recelent et qui se perd jour apres jour, toutes les vertus pharmaceutiques que nous aurions pu y trouver ; 25% de nos medicaments sont a base d'extraits de plantes et on les ravage. De meme qu'on continue de polluer, de saccager la Terre, c'est la logique economique que l'on privilegie, et non celle de l'avenir. C'est ca l'homme civilise ? Mongowitz ne repondit pas, laissant a Emma le temps de reprendre son souffle ; la pente commencait a s'accentuer. -- Une espece ne peut pas disparaitre ainsi, finit-il par dire, regardez les dinosaures, il aura fallu un asteroide ! Ce n'est pas la Terre qui detruit ses propres creations ! -- L'extinction a la fin du Cretace est une exception. Je vais vous raconter une autre anecdote de notre planete : quelque cent cinquante millions d'annees avant la fin des dinosaures, la baisse du niveau des mers a mis a l'air libre des plateaux continentaux couverts de matiere organique. Celle-ci a subi une oxydation qui a absorbe l'oxygene de l'atmosphere pour la remplacer par du carbone. On pense que l'oxygene atmospherique a pu diminuer de moitie, entrainant la mort de nombreuses especes. Voila une autre extinction qui a entraine la disparition de pres de 95% des especes, et celle-ci n'a pas eu besoin d'intervention exterieure. -- C'est l'exception qui... -- Non, c'est une des cinq grandes extinctions massives qui ont jalonne l'histoire de cette planete. Mis a part la derniere, celle des dinosaures, toutes ont plus ou moins eu les memes-symptomes : changement brutal du niveau des oceans, modifications climatiques globales, une bonne dose de predation et une competition acharnee et sans merci entre les especes. -- Charmant, a vous ecouter la vie est d'un sordide ! -- Je vous rappelle Darwin, le pere de la theorie de l'evolution : > Une construction meilleure conduit l'organisme superieur a la victoire dans la course a la vie. La pitie est une notion d'homme civilise, se moqua Emma, la nature ne la connait pas. -- Vous avez dit quoi comme symptomes avant chaque grande extinction ? -- Changement brutal du niveau des oceans, modifications climatiques globales, une bonne dose de predation. Mongowitz siffla. -- Ca ressemble pas mal a ce que nous vivons depuis cinquante ans. -- La sixieme extinction a deja commence, lanca Emma en s'accrochant a une branche pour franchir une rampe de boue glissante. Et pour la premiere fois dans l'histoire de notre terre, elle est le fait d'une seule et unique espece : l'Homo sapiens. Environ 50% des especes vivantes, depuis notre avenement, ont disparu a cause de notre activite. C'est la plus grosse catastrophe biologique depuis 65 millions d'annees. Et il ne nous aura fallu que 5 000 ans de civilisation, comme vous dites. Alors, l'>, toujours un modele de sagesse ? -- Je n'en savais pas autant. Vous etes tres calee sur ce sujet en particulier, c'est votre specialite ? Il y avait subitement de l'humilite dans son ton. -- Je me suis en effet interessee aux extinctions, haleta-t-elle. Je suppose que c'est pour cette raison que mes travaux ont attire l'attention de Grohm. Mais... je ne fais pas l'unanimite dans ma communaute, loin s'en faut. -- Pourquoi ? Sur quoi travaillez-vous ? Emma inspira longuement et repondit : -- J'essaye de definir les differentes forces qui permettent a la Terre de vivre en homeostasie. -- Qu'est-ce que ca veut dire ? -- Que la Terre parvient a maintenir une certaine stabilite dans son fonctionnement malgre les variations que lui impose l'exterieur. En particulier nous, les etres humains. -- Vous voulez dire qu'elle compense ? Comme un organisme vivant ! Voila pourquoi vous connaissez l'hypothese Gaia de Lovelock ! La pluie frappait les hautes cimes, l'humidite avait reveille toutes les odeurs de la foret qui enivraient les deux marcheurs. -- Je ne suis pas d'accord avec tout, mais quand on etudie l'histoire de notre planete a travers les fossiles et la geologie, on peut se poser des questions. En particulier cette constance avant chaque grande extinction, changement du niveau des oceans et des climats, cela semble correspondre a un mode operatoire chronique, une reaction de la planete. -- Une reaction a quoi ? -- A un manque ou un surplus de dynamisme des especes, une mauvaise trajectoire generale ; provoquer une extinction permet de donner un coup de fouet pour relancer la vie ! -- En eradiquant 95% des especes vivantes ? -- Cinq pour cent, c'est plus qu'il n'en faut pour repartir. Regardez, nous en sommes la preuve ! -- Vous etes... surprenante ! Et d'apres vous, ce qui se passe depuis quelques decennies, toutes ces catastrophes naturelles a repetition, c'est quoi ? -- L'Homme, avec son industrialisation massive et son agressivite vis-a-vis de sa matrice, n'a fait qu'accelerer un processus deja amorce. Si mon fils aine etait la il se plairait a dire que si la Terre a un rhume, nous sommes les microbes. -- La cellule que nous avons infectee est en train de se defendre ? Ce qui se produit dans nos corps applique a grande echelle ? -- Pourquoi pas ? L'univers n'est finalement fait que de ca : une repetition de la meme logique, de l'infiniment petit au gigantesque. Tous les etres vivants vivent en homeostasie, pourquoi pas la Terre ? -- Mais cela impliquerait une sorte de... conscience ! -- Pas du tout, chaque cellule d'un etre vivant fait son travail et s'adapte, parfois evolue, et elle n'a pas besoin de conscience pour cela. Les mecanismes de l'existence l'animent. C'est ce que Grohm considere comme une sorte d'energie supreme, l'essence meme de la vie qu'il appelle Gaia. -- Alors comment la Terre saurait-elle qu'il est temps de reagir contre nous ? -- C'est ce que je vous disais : notre activite est devenue trop lourde, nous ne respectons plus la Terre, nous tentons de la soumettre. Ce qui se produit a tres grande echelle est encore une fois ce qui arrive des milliards de fois chaque jour a l'echelle microscopique. C'est une regle de la vie : prenez les bacteries que nous avons dans les intestins, en petit nombre elles ne nous derangent pas, elles nous rendent meme de precieux services. Lorsqu'elles se mettent a pulluler, elles nous rendent malade. Un trop grand nombre de bacteries engendre fatalement une plus grosse activite, qui nous nuit, et nous n'avons d'autre choix que de les detruire, du moins de reduire drastiquement et rapidement leur nombre. Notre corps active ses systemes de securite. -- Nous sommes des bacteries..., repeta Mongowitz avec ironie. -- Une extinction massive que nous avons debutee est sur le point de s'achever. Et la nature est si bien faite qu'elle agit toujours partout en meme temps : pendant que la planete s'enerve, nos instincts primaires, destructeurs, remontent a la surface, pour entrer en harmonie avec la Terre. -- Vous etes en train de me dire que cette debauche de violence que Grohm predit, ce retour vers des instincts primitifs a la puissance vingt, l'explosion des tueurs en serie, c'est une demonstration de l'homeostasie du monde ? Emma s'arreta pour reprendre son souffle, avant de repondre : -- Si la nature est si bien faite, si la Terre est a considerer comme un organisme plus qu'une biosphere, et s'il y a une logique a la vie, alors peut-etre que la theorie de Grohm est juste. Et le clou de cette sixieme extinction que nous avons orchestree, ce sera nous. 50 La nuit tomba sur Fatu Hiva en quelques minutes ; aidee par les nuages, l'obscurite s'empara des moindres recoins, conferant a la foret tropicale une profondeur d'abysse marin. Emma dut se resoudre a allumer sa lampe electrique. Elle etait epuisee, l'incessant martelement des gouttes sur les feuilles, l'humidite poisseuse et l'angoisse de ne pas arriver a temps avaient eu raison de ses forces et de son moral. Toutefois elle n'avait pas ralenti. De courtes haltes pour reprendre haleine et ils engloutirent les kilometres pour franchir le col et redescendre dans la vallee. Jean-Louis Mongowitz suivait sans rechigner. Alerte, il guettait le moindre bruit suspect qui leur parvenait derriere celui de la pluie. Les cieux se mirent a gronder, le vent gonfla et les premiers eclairs firent trembler l'horizon. Emma avancait avec rage. Celle de sauver Mathilde et Olivier. Les ampoules de ses pieds se mirent a saigner, des brulures qui s'intensifierent peu a peu. Jusqu'a devenir insupportables. Elle pensait aux enfants. A ce qu'ils pouvaient endurer. A la terreur qui devait les ecraser. Ses petites blessures ne pouvaient pas la ralentir, dut-elle en perdre le pied. L'orage les rattrapa. Il degringola entre les monts, ruisselant sur les falaises et les troncs. Les palmiers grincaient, entrechoquant leurs corps fins et interminables. Le tonnerre cogna, brutal, aussitot suivi d'une autre rafale d'eclairs qui grifferent l'obscurite de la petite ile. Le fracas qui les accompagnait resonnait d'un pic a l'autre jusqu'a se perdre au-dessus de l'ocean. Ils etaient partis depuis presque six heures lorsque Mongowitz lui tapota l'epaule : -- On ne devrait plus etre loin, non ? Il etait oblige de crier pour se faire entendre. -- Nous sommes dans la vallee, mais je n'ai toujours rien vu. Il faudrait que la foret s'eclaircisse, avec ce temps c'est l'enfer pour se reperer. -- Vous avez elabore un plan pour entrer ? Emma realisa qu'elle n'avait rien prevu. Elle etait partie avec la certitude de devoir les sauver, peu importait le moyen, sa conviction lui avait suffi, persuadee qu'elle improviserait. A present que l'intervention se precisait, les choses lui paraissaient moins simples. -- Non, avoua-t-elle, j'ai reussi a penetrer le hangar sans accroc avec Tim la premiere fois. -- Maintenant que des prisonniers se sont enfuis une fois, ils auront peut-etre dispose une garde ! -- Ca n'a pas l'air d'etre le genre. Un nouvel eclair illumina les troncs noirs et Emma crut apercevoir un degagement dans la vegetation. La salve de flashes suivante se refleta sur le grand mur du hangar blanc. Emma saisit le bras de Mongowitz pour l'arreter. Elle coupa sa lampe et ils approcherent, accroupis, jusqu'a l'oree de la clairiere. La cloture restait ouverte sur le cote. Emma ne repera aucun signe de vie, pas la moindre activite. -- Soit ils sont a l'interieur, soit ils sont partis, analysa-t-elle en se redressant pour foncer. -- Soit ils sont bien caches, fit Mongowitz en la retenant a son tour. Il tendit l'index vers le baraquement en tole d'ou etait regulee l'electricite de la base. Un nouvel eclair permit a Emma de voir brievement un individu assis dans l'ombre, le visage mutile. Une masse proeminente et noire lui deformait le haut de la tete. -- Je ne l'avais pas vu, confia-1-elle. Il n'a pas l'air normal. Mongowitz demeura concentre, essayant d'en localiser d'autres. -- C'est le seul que j'aie repere, finit-il par dire. Mais ils peuvent etre ailleurs, dissimules, notamment la-haut, dans les miradors. -- La porte du hangar est dans son champ de vision, il ne pourra pas me manquer. -- Il faut attendre un peu, ils vont se decouvrir. Emma resserra sa poigne sur le manche de la machette. -- Non, les gamins sont a l'interieur, Dieu seul sait ce qu'ils souffrent, on ne peut pas se permettre de les laisser plus longtemps. -- Si vous foncez maintenant, vous ne leur serez pas d'une grande utilite, Emma. Faites-moi confiance. Mieux vaut perdre une demi-heure et localiser nos ennemis que de courir au massacre gratuit. Emma soupira et, de colere et d'impuissance, planta la lame dans la terre. Des trombes d'eau se deversaient sans discontinuer sur le site du GERIC. Aucun autre garde que celui qu'ils avaient repere. Au bout de vingt minutes, Emma explosa : -- J'y vais. J'essayerai de passer derriere son abri pour le surprendre. A nous deux on peut le neutraliser. -- Avec votre machette ? Vous etes sure de pouvoir y arriver ? C'est... difficile, meme si le type en face est un monstre, c'est difficile de tuer quelqu'un, encore plus a l'arme blanche. -- Ne sous-estimez pas ma fureur. Mongowitz etudia encore le terrain et grinca ses dents. Sa chemise etait dechiree tout comme son pantalon, il etait couvert d'ecorchures mais ne s'etait jamais plaint, ni n'avait ralenti. Il avait tout du bureaucrate, a peine une couronne de cheveux, le front haut, les mains habituellement manucurees, et pourtant il repondait present a l'appel du danger. Il ne l'avait pas lachee. -- J'ai une autre idee, declara-t-il. Je suis sur qu'il n'est pas tout seul a faire le guet. Je vais les faire sortir et les attirer dans la foret, pendant que la voie est libre vous entrez et faites ce qu'il faut pour recuperer les enfants. -- Jean-Louis, c'est de la folie, ces types sont des animaux, ils voient dans le noir, ils vous rattraperont. -- Ca reste a prouver. A minuit si je ne suis pas au quai, c'est que vous aviez raison. Avant qu'elle puisse le retenir, Jean-Louis Mongowitz sortit de leur cachette et courut vers la cloture. Emma la regarda s'eloigner avec une boule dans la gorge. Ce type qui ne devait pas payer de mine dans les couloirs de la Commission europeenne avait plus de cran que la plupart des hommes. A peine parvint-il au niveau du mirador que la sentinelle du baraquement electrique se jeta hors de sa taniere. La creature deplia ses longs bras, si longs qu'ils touchaient le sol, et se mit a courir vers lui. Emma tremblait, parcourue d'un frisson. Comment etait-ce possible ? Jean-Louis etait encore dans la penombre, il semblait difficile de le reperer si vite. Une seconde creature surgit d'un bungalow et s'elanca dans le sillage de la premiere. Elles couraient en lancant des jappements lugubres. Ce n'etaient pas des hommes. Emma s'etait trompee. Jean-Louis les entendit et s'immobilisa avant de s'enfuir dans la foret. Emma ne sut s'il hurlait pour les attirer a lui ou s'il venait de comprendre sa folie. Lorsqu'ils eurent tous les trois ete avales par les feuillages, Emma s'empara de sa machette et bondit en direction du hangar. Creatures ou pas, Mathilde et Olivier ne mourraient pas entre ces murs. Emma se faufila, a couvert le plus possible, et sonda la clairiere amenagee pour etre sure que personne ne l'avait prise en chasse. Puis elle entra dans le hangar. 51 Peter avait du mal a s'endormir, il venait d'avaler des cachets, et a une heure du matin il continuait de se retourner dans son lit. Il ne pouvait s'empecher de penser a Emma. Que faisait-elle ? Etait-elle restee cachee comme il le lui avait demande ? Dans quelques heures elle tenterait de s'enfuir sur le bateau d'un de ses compagnons. Peter se rongeait les sangs d'impatience. Quand aurait-il des nouvelles ? Pas avant de quitter cet endroit lui-meme... Et l'explosif manquant ! Ni lui ni Ben n'etaient en mesure de dire si le carton etait plein les jours precedents ou s'il venait d'etre pille. Si c'etait le cas, cela voulait dire que quelqu'un etait parvenu a s'introduire dans les sous-sols. Ni Peter ni Ben ne s'etaient separes de leur cle. Gerland ? Cela semblait peu credible... Seuls les scientifiques de Grohm et les quatre hommes de la DGSE devaient connaitre l'existence et l'emplacement du C-4. Or, ils etaient tous sous surveillance. Les couloirs etaient sillonnes par les colosses allemands. Les gars du BND ne sont que trois, en activite nuit et jour... avec les relais, ils n'ont pu etre totalement impermeables... Pour finir, Peter se rassura en se disant que le carton etait probablement vide depuis longtemps, peut-etre n'avait-il jamais contenu d'explosifs... Il se l'etait repete sans y croire. De toute facon qu'y pouvaient-ils ? Personne ne ferait sauter quoi que ce soit tant qu'ils etaient ensemble. Et puis il etait impensable qu'on declenche une telle operation ici, c'etait injustifiable. Deja le suicide de Scoletti etait limite, si en plus on y ajoutait un attentat au C-4, tous les journalistes du pays s'empresseraient d'accourir. La DGSE etait assurement plus subtile. Malgre les somniferes, Peter se reveilla tot. Le soleil n'etait pas encore leve. Un grand changement se profilait a sa fenetre. Le vent ne hurlait plus et la ouate aveuglante qui ne les avait pas quittes pendant quatre jours s'etait dissipee. Peter ne put distinguer d'etoiles dans le ciel, en revanche les ombres massives des montagnes environnantes se devinaient dans la lueur du petit matin. L'espoir l'envahit et il s'habilla sans prendre de douche ni se raser. Il fallait verifier tout de suite si les communications passaient a nouveau. Il fit neanmoins demi-tour pour prendre son appareil photo numerique. Il contenait de precieuses donnees et il jugeait preferable de ne pas s'en separer. Il traversa tout l'observatoire plonge dans le silence, pianota son code personnel pour franchir le sas de securite entre les installations scientifiques et l'extremite nord, occupee par le donjon d'acier et de verre qui surplombait le fortin. Il arriva devant la double porte de la passerelle, fermee par une chaine et un cadenas a chiffre. Gerland avait tout boucle. Pour lui, son enquete etait terminee, il n'attendait plus que de faire son rapport a ses superieurs avant que les autorites ne prennent la releve. -- Gerland, vous m'emmerdez, murmura Peter, agace. Il hesita. Si les lignes telephoniques etaient retablies il n'y avait pas de temps a perdre. La vie d'Emma pouvait en dependre. Peter devala les marches et fonca jusqu'au couloir de sa chambre. Inutile de reveiller Gerland, il ne se montrerait pas cooperatif, Peter en etait convaincu. Il frappa a la porte de Ben. -- Benjamin, c'est moi Peter. Ouvre. Ben apparut presque aussitot, torse nu, son immense tatouage tribal contrastant avec la peau pale de son bras. -- T'as du bol que je ne dorme plus... Peter jeta un coup d'oeil et s'etonna de ne pas voir Fanny, avant de se souvenir qu'elle preferait finir la nuit dans ses appartements. -- J'ai besoin que tu m'aides, fit Peter. A trouver un pied-de-biche ou un truc dans le genre pour forcer une chaine. -- Rien que ca ? A sept heures du matin ? -- Gerland a colle un cadenas a code sur l'entree de la passerelle. Je n'ai pas la combinaison et je veux y entrer. La tempete est tombee, les liaisons sont peut-etre revenues. Ben prit son telephone portable sur la table de chevet et secoua la tete. -- Pas pour moi en tout cas, je ne capte pas. -- C'etait deja le cas a notre arrivee, rappelle-toi, ce que Fregent nous a raconte, les reseaux publics sont tombes > lorsque Grohm s'est approprie les lieux. Mais il y a des lignes terrestres la-haut, ca vaut le coup d'essayer. Pour Emma. Ben fronca les sourcils. -- Attends une seconde. Tu as bien dit que c'etait un cadenas a code ? Les gros machins ronds avec une molette qu'on tourne ? -- Exactement. Un sourire illumina le visage du jeune homme. -- C'est pas d'un pied-de-biche dont on a besoin mais d'une canette et d'une paire de ciseaux ! Ben enfila un tee-shirt et son sweat a tete de mort, revissa son piercing sur l'arcade et s'empara d'un paquet de tissu que Peter ne put identifier et qui disparut a l'interieur du sweat. Puis Ben fonca vers les cuisines. La il vida une canette de soda dans l'evier et decoupa un M dans le metal souple. En rabattant les pattes il obtint une pointe qu'il leva devant lui. -- Voila comment l'ingeniosite triomphe de la force, chuchota-t-il, fier de lui. Quand tu es tres motive pour ouvrir les casiers des filles au lycee, tu tentes de jolies experiences ! -- Je colle mes enfants chez les cures des que je rentre. De retour au sommet de la tour, Peter regarda Ben arrondir son sesame sur son pouce avant de l'enfoncer contre l'arceau maintenu dans le cadenas par une clenche. Il forca a peine, le fit coulisser, et un petit declic lui decouvrit les dents de joie. -- Gerland a cru mieux faire avec un modele a code plutot qu'a cle, rate... Tout ce qui pouvait nuire a Gerland semblait satisfaire Ben. Ils investirent la passerelle. Les ordinateurs etaient eteints, les imprimantes et autres appareils en veille. Peter fonca sur les telephones. Il les essaya tous avant de verifier le fax et l'ordinateur portable a liaison satellite. -- Rien, lacha-t-il, decu. -- Et pas de message d'Emma ? -- Non, mais elle a dit qu'ils n'avaient plus de batterie. Une puissante sonnerie retentit dans tous les couloirs, toutes les salles de l'observatoire. -- Merde, on a declenche une alarme, s'affola Peter. -- Non, ce n'est pas nous. Il n'y a rien ici, pas de detecteurs sur les battants de porte ou dans la piece. C'est autre chose. Peter se precipita contre la baie vitree d'ou il put inspecter les domes, terrasses et facades de pierre en contrebas. Des ampoules s'illuminaient ici et la. Les projecteurs du hangar au telepherique projeterent leurs feux ensemble. -- Je crois qu'ils se barrent, rapporta-t-il. Ben s'elanca dans les escaliers. Il ne connaissait pas le chemin le plus court pour se rendre a la gare du telepherique, il ne l'avait pris que le jour de leur arrivee et il se perdit en route. Ils durent faire demi-tour et emprunter un autre acces termine par une lourde porte fermee. Ben tambourina dessus sans que personne vienne. -- Il faut retourner vers le refectoire, ragea-t-il. Peter le suivit et pendant qu'ils couraient, un roulement mecanique puissant se mit en branle. La cabine venait de quitter son quai. Ils trouverent Gerland, affole, juste avant de franchir le sas. Il courait presque. -- Vous etes la ! s'ecria-t-il. On vous a cherches partout, venez, depechez-vous ! Gerland avait enfile son manteau et portait une sacoche pleine de documents. -- Qu'est-ce qui se passe ? s'inquieta Peter. Mais trop occupe a porter ses affaires tout en accelerant, Gerland ignora la question. Peter et Ben lui emboiterent le pas. Un des militaires de Grohm les attendait a un embranchement. Il leur fit signe de prendre sur la gauche et ils deboucherent au grand air, sur la passerelle du telepherique, surplombant le vide de la montagne. L'air froid les saisit aussitot, transformant immediatement chaque respiration en un nuage ephemere. Stephane, le sous-officier, se tenait devant un pupitre de commande. Grohm, Jacques Fregent et Fanny attendaient devant la grille d'embarquement qu'une autre cabine remonte. -- Il ne manquait plus que vous ! s'exclama Stephane. Vous avez rate le premier depart. -- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Peter. -- Vous n'avez pas senti ? s'etonna le petit costaud. -- Senti quoi ? -- Le gaz ! s'ecria Gerland. Ca pue le gaz autour des cuisines et dans les chambres ! -- Une canalisation a du peter, precisa Stephane, il faut evacuer d'urgence. -- Et vous etes en charge de la manoeuvre, souligna Ben. -- Je vous rappelle que je suis le chef de la securite ici, que ca vous plaise ou non, et de toute facon, tout le monde evacue. Personne ne reste. Tout allait trop vite pour Peter, son esprit analysait les donnees et ne parvenait pas a se concentrer, bouscule par les questions qui ne cessaient de jaillir. -- Tous les autres sont deja descendus ? s'enquit-il. -- Mon equipe de travail ainsi qu'une partie des astronomes, intervint Grohm. Les machines vrombissaient derriere eux et les cables sifflaient au-dessus de leurs tetes. -- Et tout remarche ? s'etonna Peter en designant les immenses roues. C'est assez sur ? -- On n'a pas le temps de faire des tours de chauffe, si vous voyez ce que je veux dire, s'enerva Stephane. Le cerveau de Peter etait en ebullition malgre le froid piquant. Son metier lui avait appris a detester le hasard. En genetique rien ne se faisait par hasard. Un etre humain entier naissait d'une cellule, celle-ci se multipliait jusqu'a ce que, du meme patrimoine de depart, environ deux cents types de cellules differentes emergent, chacune bien specifique, celles du foie, des poumons, de la peau... et chaque fois qu'une cellule se specialisait, elle eteignait ses genes inutiles pour etre efficace, chacune ne gardant que les materiaux necessaires a son ouvrage pour ne pas risquer d'accident. C'etait comme si chacune devait regler un gigantesque tableau de bord avant d'etre en etat de marche. Toute l'operation se repetait ainsi des milliards de fois jusqu'a aboutir a un etre vivant. Si le hasard avait du intervenir, alors jamais les cellules n'auraient pu reproduire deux fois un etre humain avec les memes criteres d'espece. Ce qui engendrait ensuite les disparites de chacun n'etait que le resultat d'une fusion de deux patrimoines genetiques differents et, meme la, Peter supposait des lois et des mecanismes encore insoupconnes. Peter avait acquis la conviction que bien souvent le hasard servait d'explication pratique pour boucher les trous dans les connaissances humaines - n'avait-on pas deja prouve que la couleur des yeux repondait a certaines regles et non a la chance ? Le hasard etait l'equation magique qu'on faisait surgir lorsque nos limites ne nous permettaient pas de comprendre. Et Peter se mefiait autant du hasard qu'il le detestait. La fuite de gaz pour evacuer tout le site le jour ou la tempete se levait activait toutes ses alarmes internes. L'explosif disparu. Les pieces du puzzle s'assemblerent. La DGSE avait trouve un moyen de s'en sortir a moindre cout. La cabine vide apparut au loin ; suspendue sur son filin, elle se balancait a plusieurs centaines de metres au-dessus des gouffres. A peine seraient-ils parvenus dans la vallee que l'observatoire tout entier exploserait, volatilisant toutes les preuves. 52 Francois DeBreuil raccrocha le telephone de son bureau, a son domicile. Il ne perdit pas de temps a reflechir, la decision s'imposait. Il composa le numero du portable de Fabien et lui donna rendez-vous au siege du GERIC une heure plus tard. Lorsqu'il sortit, Camille, sa petite derriere, manqua le faire trebucher, allongee sur le sol derriere la porte avec ses poupees. DeBreuil se rattrapa a la rampe et se racla la gorge avant de parler. Il ne s'enervait plus avec ses enfants, plus depuis qu'il avait refait sa vie avec Lauren, sa seconde epouse. Ses grands enfants, il y avait presque vingt ans, auraient pris une bonne gifle pour ca. Mais plus maintenant. Etait-ce la douceur de Lauren ou le poids des annees qui ramollissait ses instincts ? Probablement Lauren..., songea-t-il. Pour son travail il avait rarement ete aussi impitoyable. -- Ne joue pas ici, Camille, la reprimanda-t-il sans aucune colere. D'ailleurs tu ne devrais pas etre a l'ecole ? -- Non, y a pas ecole aujourd'hui ! Y a un arbre qu'est tombe dans la classe ! -- Il y a un arbre et pas > ! Allez, file. Non, attends ! Il lui deposa un baiser sur le front et d'une tape sur les fesses l'envoya jouer ailleurs. Il rejoignit le grand salon de leur villa sur les hauteurs de Saint-Cloud et ajusta le noeud de sa cravate dans le miroir pres de la cheminee. Lauren entra dans la piece, souriante et radieuse, comme a son habitude. -- Tu pars bien tard aujourd'hui, fit-elle remarquer. -- J'attendais un coup de fil. Par contre, je ne rentrerai pas pour le diner, j'ai une grosse journee en vue. Lauren ne manifesta aucune contrariete, elle avait l'habitude. DeBreuil l'embrassa. Meme apres huit ans de vie commune il ne parvenait pas a se lasser de sa beaute. Quinze ans de moins que lui, cela jouait-il ? Etait-il si futile en fin de compte ? Il s'etait toujours demande ce qu'elle pouvait lui trouver. Les premieres semaines il s'en etait meme mefie comme de la peste ! Persuade de flairer un coup des services etrangers. Les Ricains en etaient capables. Les Anglais aussi. Ceux-la, pour la monarchie ils pouvaient sacrifier leur existence, former un joli agent et le coller dans les pattes d'un directeur de cabinet pour lui subtiliser des informations. Lui, il n'avait rien dit. Jamais. Lauren etait restee. Malgre sa mefiance, malgre ses sautes d'humeur, ses absences a n'en plus finir lorsqu'il y avait des crises a gerer. Sans jamais demander d'explications. Un jour elle lui avait dit qu'elle etait prete a tout supporter pour peu qu'il soit lui, vraiment lui, lorsqu'il etait present. Entier, sans mensonge. Il s'y etait efforce. Souvent il s'etait attendu a trouver un mot un matin, meme apres la naissance de la petite. Un mot pour lui dire qu'elle le quittait, qu'elle n'y arrivait plus. Lauren etait encore la ; huit ans deja. Il l'embrassa et sortit sur le perron. Le chauffeur etait au volant, en train d'ecouter la radio. Il remarqua son patron du coin de l'oeil et s'empressa de jaillir de l'auto pour lui ouvrir la porte. -- Au bureau, se contenta de dire DeBreuil. Une heure plus tard, lorsque Fabien entra, DeBreuil fixait les flammes dans la cheminee. -- Asseyez-vous, commanda-t-il. Une fregate de la marine a croise ce matin meme autour de l'ile de Fatu Hiva. Le capitaine en personne a sonde la cote a distance, en particulier le flanc est, que nous lui avions indique. A six heures ce matin, huit heures du soir heure locale, il n'a decele aucune activite humaine. Pire, les deux villages semblent abandonnes. La tempete qui fait rage les a empeches d'approcher mais la situation est tres preoccupante. -- Le site du GERIC pourrait etre compromis ? DeBreuil darda ses prunelles sur le jeune homme. -- Vous ne m'avez pas ecoute ? demanda-t-il froidement. Les deux villages sont desertes. J'ai ordonne au navire de s'eloigner, qu'on ne l'apercoive surtout pas dans le secteur. (Il regarda sa montre.) Dans moins d'une heure un de nos avions va survoler la zone et y larguer une bombe au phosphore qui incendiera toute l'ile. Avec la tempete, il n'y aura pas de temoin. En face, Fabien deglutit bruyamment. -- Comment va-t-on justifier un acte pareil ? -- On ne justifie rien. Dans les prochaines vingt-quatre heures les statuts et tous les dossiers de la societe GERIC seront remplaces pour faire du GERIC une entreprise chimique qui avait installe ses laboratoires en toute discretion sur Fatu Hiva pour s'eloigner des concurrents curieux. Le laboratoire experimentait des innovations a base de phosphore, nouveaux engrais, dentifrices, additifs, tous les domaines d'application. Compte tenu de l'isolement, d'enormes quantites de cette matiere etaient conservees, sans respect des normes de securite. La tempete aura provoque un dysfonctionnement entrainant l'explosion du site. Le phosphore a tout brule, les analyses le confirmeront. Une tragedie pour les cinq cents et quelques habitants, un scandale industriel. Proces, dedommagements. Dossier classe. -- Et c'est tout ? -- Oui, c'est tout, trancha DeBreuil. Il y aura des morts, s'ils ne le sont pas deja tous. Mais on le savait en s'installant sur une ile non deserte. C'etait un choix assume par tout le monde des le depart. Les iles francaises convoitees en premier lieu etaient sous la surveillance de diverses mouvances ecologistes, nous ne pouvions pas y aller. Fatu Hiva etait ideale pour sa discretion, l'inconvenient etant la presence de civils de l'autre cote des montagnes. On a joue, on a perdu, c'est ainsi. -- Des tetes vont tomber. Les dirigeants du GERIC seront poursuivis, vous. -- Un certain Rodolphe Biello qui nous posait quelques problemes dans une autre affaire vient, sans le savoir, de devenir le nouveau patron du GERIC. Si tout se passe bien, il sera > dans l'apres-midi ou la soiree. Les autres cadres auront soit pris la fuite, on ne les retrouvera jamais, soit peri dans l'accident. -- Vous croyez que ca peut tenir ? -- Des operations plus bancales sont passees comme des lettres a la poste. Si vous et moi nous tenons droits dans nos chaussures, il n'y a aucune raison que ca foire. (DeBreuil changea de ton et se fit plus insistant.) En fait, il est hautement preferable que ca ne foire pas, je doute qu'on nous laisse le choix si nos noms apparaissent a un moment ou un autre. -- Je comprends. -- Par securite je vais enclencher l'ordre d'autodestruction de nos infrastructures sur l'ile, la bombe nettoiera le reste. Bref, il n'y a guere plus que votre part du boulot a surveiller. Ou en sommes-nous ? -- Tout est sous controle. Les archives seront bientot detruites. Mes hommes sont operationnels et tandis que nous parlons, j'ai bien peur qu'un terrible accident de telepherique vienne d'endeuiller la communaute scientifique. -- Parfait. Rentrez chez vous et, si vous n'avez pas de contrordre dans trois jours, prenez une semaine de vacances loin de Paris. Je vous recontacte pour faire le point a votre retour. Dans une heure, toute l'operation Gaia ne sera plus qu'un filet de cendres dans l'atmosphere. 53 L'interieur du hangar du GERIC etait encore eclaire par les ampoules rouges. Une luminosite oppressante. Des canalisations avaient ete arrachees du plafond depuis le dernier passage d'Emma, elles rendaient le couloir plus etroit. Des cables electriques jaillissaient des murs, tranches, des gaines pendaient au milieu de grilles tordues, et elle comprit pourquoi l'air semblait si lourd. Ce n'etait pas seulement l'angoisse ; l'aeration etait endommagee. Une odeur de renferme flottait, poisseuse. Emma avanca parmi les decombres, sa paume etait si moite qu'elle en perdait la bonne tenue de sa machette. Ses jambes ne la portaient que sur le commandement de la rage. Elle se demanda si elle pourrait reagir face a un danger. Pour les enfants, oui, je n'ai pas le droit de faiblir. La peur suintait dans le batiment, elle accompagnait Emma, sans un bruit et pourtant si presente, prete a liquefier ses muscles, a figer son esprit pour qu'elle tombe en catatonie. La peur etait l'antichambre de la folie, et Emma s'y enfoncait, tremblante. Elle franchit le sas sans noter le moindre signe de vie. Aucun mouvement ni aucun son ne s'echappait du long couloir. Elle parvint a l'immense piece ronde s'ouvrant sur les cellules et realisa qu'elle allait devoir marcher au-dessus des prisonniers. Sont-ils encore en vie ? Les hurlements avaient dure si longtemps dans la vallee qu'Emma en avait deduit leur mort a tous. Le silence le confirmait. Son regard fouilla immediatement l'endroit ou les enfants etaient enchaines la premiere fois. Son coeur fit un bond dans sa poitrine. Il n'y avait personne, juste la chaine abandonnee. Rien ne prouvait qu'ils etaient repasses par ici. Ils pouvaient etre n'importe ou ailleurs, encore sur la pirogue, noyes par la tempete... L'image de leurs deux petits corps flottant entre les rochers s'imposa a Emma qui secoua la tete violemment pour la chasser. Elle contourna le poste de controle et s'assura que personne n'y etait tapi, avant de verifier chaque cachot. Tous vides. Ce qu'Emma avait d'abord pris pour une odeur de renferme stagnait maintenant avec plus d'acidite, l'atmosphere en devenait ecoeurante. Emma se refusait a croire que les petits n'etaient pas ici. En bas, dans les sous-sols. Elle se souvint de ce que Mongowitz leur avait raconte, des laboratoires qu'il avait appeles >. C'est en bas qu'ils sont, les tueurs qui ne se sont pas echappes de l'ile se sont replies dans l'endroit le plus sombre, le plus sordide, un lieu qu'ils connaissaient, un lieu a leur image. Emma hocha la tete et essuya sa main crispee sur la machette. Elle posa chaque pas avec precaution sur les marches metalliques. L'odeur mephitique s'accentuait. Elle penetrait dans l'antre de la bete. L'endroit ressemblait plus a une usine qu'a des laboratoires, avec tous les tuyaux et la peinture noire qui tapissaient les cloisons. Seuls deux chariots couverts de materiel medical temoignaient de ce qui s'etait passe ici. Emma avancait prudemment le long de ce qui etait l'acces principal - elle avait ignore les deux couloirs lateraux pour ne pas se perdre -, de grandes fenetres se faisaient face, donnant sur des cabinets d'examen plonges dans la penombre. Emma progressait lentement, verifiant a travers chaque vitre que les pieces etaient vides. L'avant-derniere etait entrouverte ; Emma n'y aurait pas prete attention s'il n'y avait eu un feulement a peine perceptible a l'interieur. Elle ecarta la battant du bout du pied, serrant fermement son arme, et tatonna ses poches a la recherche de sa lampe electrique qu'elle alluma. Le bruit se repeta, et maintenant qu'elle l'entendait mieux, Emma l'identifia : un rale d'agonie, sans force. Son faisceau balaya une table d'examen et se posa sur la masse suintante qui y etait allongee. Elle respirait a peine. L'aureole de lumiere se deplaca et Emma retint un cri. C'etait un etre humain qu'on avait pele comme un fruit, sa peau formait un monticule de lambeaux sanguinolents par terre, et a present tous ses muscles, son systeme nerveux et veineux etaient exposes a l'air. Le sang s'evadait par dizaines de gouttelettes qu'une bache en plastique disposee sous la victime orientait vers un seau. A cette distance il etait impossible d'affirmer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme. Emma s'approcha, vacillante. Elle se prit les pieds dans des vetements et les repoussa avant d'etre prise d'un terrible doute. Elle les reconnaissait. Se pouvait-il que cet homme soit... Elle se pencha au-dessus de lui et, d'une voix etouffee par la terreur et la revolte, demanda : -- Oscar ? Les yeux glisserent vers elle. Des sons mous, ecoeurants, remontaient depuis ses entrailles. Tout un maillage de muscles s'activa depuis l'epaule, parcourant le bras jusqu'a la main pour lever les doigts. Il se mit a suer encore plus de sang. -- Non, ne bougez pas, le supplia Emma. Mon Dieu... Oscar. Un souffle plus fort traversa la bouche de l'ecorche vif - il n'avait plus de levres -, dans une tentative d'articulation. Il essayait de lui parler. >, fit-il. >. > > Les paupieres d'Emma se fermerent. Elle serra les machoires et secoua la tete, elle refusait d'entendre. -- Ne me demandez pas ca, Oscar, chuchota-t-elle par-dessus ses larmes. Les gouttelettes tombant dans le seau rythmaient le temps, sablier de ses derniers instants. Emma etait la seule a pouvoir l'arreter. Et mettre fin a sa gehenne. Elle fut prise de violents sanglots. Oscar gemissait. L'index d'Emma coupa la lampe et les plongea dans un clair-obscur teinte de rouge. Elle la rangea et prit le manche de sa machette des deux mains sans rouvrir les yeux. Ses larmes coulaient sans discontinuer, inondant sa bouche. Emma voulut frapper fort, mais la force avait deserte ses membres, le tranchant d'acier s'enfonca de moitie seulement dans l'abdomen d'Oscar qui fut pris de soubresauts. Emma ravala son hurlement et poussa. Les membres sous elle se contracterent, se convulserent, avant de se relacher ; le corps finit par s'immobiliser. Oscar n'etait plus. Il avait rejoint sa femme. Et cette pensee permit a Emma de se ressaisir. Elle retira la lame et l'essuya sur une blouse qui trainait avant de quitter la piece. Pour la survie de Mathilde et d'Olivier, elle ne devait plus se laisser hanter par ce qu'elle venait d'accomplir. Plus maintenant. Il fallait foncer. Etre forte. Apres cinq metres, le couloir formait un coude. Emma se plaqua dans l'angle pour se pencher lentement, afin d'etre sure que la voie etait libre. Elle transpirait abondamment. Son coeur battait vite et fort, soulevant son tee-shirt. Ce qu'elle vit la paralysa. Sur environ quinze metres le corridor ne ressemblait plus qu'a l'interieur d'un viscere. Les parois avaient disparu, recouvertes de peau, de chair pourrie, d'organes ecrases, aplatis. Une vision d'horreur d'ou surgissaient des visages humains, des bouches obscenement ouvertes, des paupieres tombantes, des mains pendantes, Emma vit un sein et ce qui ressemblait a un sexe masculin etire, disloque. Meme le sol etait jonche de debris et des filaments poisseux pendaient du plafond. Elle etait sur le seuil d'une gorge gigantesque. Cette fois c'en etait trop. Elle vomit toute la bile qu'elle put entre ses jambes. Elle demeura ainsi, un filet de bave aux levres, haletante, incapable de se redresser. Une minute interminable s'ecoula. Un cri suraigu traversa les sous-sols, celui d'une fillette. Il electrisa Emma, terrassa les emotions qui l'accablaient et elle bondit en avant. Il ne restait plus en elle que cette colere qui l'habitait depuis le matin. Une envie de punir le Mal, de renverser le monde, mais surtout de retrouver Mathilde et Olivier et de les sortir de cet enfer. Elle s'elanca dans le boyau ou la viande en decomposition degageait un tel bouquet qu'il lui fit a nouveau monter les larmes. Combien d'individus etaient ouverts, etales contre ces murs ? Vingt ? Cinquante ? Non, beaucoup plus. Quel cerveau avait pu concevoir une boucherie pareille ? Emma ne parvenait pas a comprendre, une telle demence ne pouvait etre contenue dans un esprit d'homme. Le seul fait d'en effleurer la pensee aurait pousse n'importe qui au suicide. Ceux qui s'etaient livres a cet immonde carnage avaient renonce a toute humanite. Emma accelera, elle fut deglutie, chacun de ses pas s'enfoncant dans une substance glaireuse. Elle traversa l'organe jusqu'a un embranchement qui s'enfoncait plus loin dans la base, tandis qu'un escalier menant a des niveaux inferieurs fermait le chemin d'en face. Elle se concentra sur le souvenir du cri. D'ou provenait-il ? La fureur s'empara d'elle. Gauche. C'etait dans le passage de gauche. Elle depassa une piece plongee dans l'obscurite pour se concentrer sur la suivante ou il lui sembla capter des mouvements. L'air etait irrespirable, Emma s'efforca neanmoins de reguler son souffle. Elle passa sous une ampoule rouge et brandit la machette, prete a frapper. Des voix masculines provenaient du renforcement qu'Emma avait repere. La premiere mielleuse : -- Allez, retire ce pantalon, c'est moi qui te dis quoi faire, il ne faut pas me contrarier. La seconde, dure et froide : -- Fous-lui une tarte, elle obeit, un point c'est tout. Emma entra dans la piece. Les deux hommes qui l'avaient agressee a Omoa se tenaient face a Mathilde et Olivier. Le premier, celui qu'elle avait bien amoche, portait encore son uniforme de gendarme, tandis que l'autre venait de se deshabiller, entierement. Mathilde protegeait son frere qui se recroquevillait dans un coin. La fillette tremblait, de la tete aux pieds, de veritables soubresauts de terreur et de haine melees. Emma sauta sur le premier pedophile et deplia son bras avec toute la force et le degout qu'elle avait accumules. La machette siffla, fendit les deux joues horizontalement et cassa plusieurs dents avant de se ficher au fond de la gorge. La machoire inferieure s'affaissa dans un bouillon de sang. Emma pivotait deja, la main dans sa poche de treillis pour saisir le manche du couteau de cuisine qu'elle leva ; le torchon qui l'emballait se deploya et la lame pointue dechiqueta le cou de l'homme nu qui se mit a gargouiller, les yeux exorbites. Son sang toucha le sol avant le torchon. Emma attrapa les deux enfants d'un geste ample et les serra contre elle. Olivier se mit a pleurer. Dans leur dos les deux pervers se convulsaient, a l'agonie. Une sirene hurla tout a coup dans le complexe. Toutes les ampoules rouges se mirent a clignoter et une voix synthetique gresilla dans les haut-parleurs : > 54 Peter contempla les aiguilles rocheuses qui sourdaient de l'escarpement sous ses pieds. La nuit touchait a sa fin, les ombres de la vallee se dilataient vers le ciel. La cabine du telepherique remontait a toute vitesse, elle serait bientot parmi eux. Il en etait a present intimement convaincu : l'observatoire allait exploser des lors qu'ils seraient saufs, a La Mongie. Ils verraient une boule de feu envahir le ciel, et plus d'une dizaine de temoins certifieraient qu'il y avait une fuite importante de gaz au reveil. Peter faisait confiance a la DGSE pour s'arranger ensuite des differentes expertises. Grohm reprenait le jeu en main ; faute de poursuivre ses experiences, il en detruirait la moindre preuve. Peter fut pris d'un doute : Grohm etait-il vraiment au courant ? Pour la DGSE il allait devenir un nom embarrassant et s'il ne tenait pas sa langue... Puis Peter vit les visages de Fanny et Jacques Fregent sur la passerelle. Tous ceux qui savaient. Tous ceux qui pouvaient encore compromettre le grand secret. Il ne manquait que les trois gardes du corps de Gerland, les agents du BND. Stephane avait volontairement fait descendre en premier ceux qui ne representaient aucun danger pour son equipe. L'aube blanchissait l'horizon derriere les montagnes, de l'autre cote de la gare, et lanca un ourlet rose a l'assaut des sommets. Peter apercut la neige qui brillait au loin. Elle scintillait avec un eclat qu'il n'avait que rarement remarque. Les prismes colores dansaient pour le soleil. L'oxygene lui parut aussi plus pur. Il sentait l'air gonfler ses poumons, faire battre son coeur. Le vent, bien que nettement retombe depuis la veille, soufflait une agreable melodie a ses oreilles. Peter prenait conscience de la vie autour de lui, en lui. Son corps et son esprit semblaient vouloir profiter pleinement de cet instant, comme s'ils savaient que c'etait le dernier. Peter etait brusquement detendu, tout a fait zen. Alors l'evidence lui sauta a la conscience. Il se pencha pour apercevoir la cabine qui ralentissait et demanda a Grohm : -- Vous embarquez pour ce voyage ? -- Bien entendu. Peter pivota vers Stephane : -- Vous la prenez egalement ? -- Non, des que vous serez tous en securite. Je dois tout couper avec mon equipe pour eviter un accident, nous redescendrons a pied. Peter acquiesca. Bien sur. -- Un probleme, professeur DeVonck ? Peter ne masqua pas son rictus quand il le toisa. -- Je presume que nos trois accompagnateurs allemands sont deja repartis ? demanda-t-il d'un air faussement innocent. -- Hein ? Oui... Oui, balbutia Stephane. Gerland parut seulement remarquer leur absence. -- Quel sens du devoir ! railla-t-il. -- Ne leur en veuillez pas, corrigea Peter. Ils n'ont probablement pas entendu le signal d'alarme. -- Il faudrait etre sourd ! se moqua Gerland. -- Ou mort. Stephane changea d'attitude, ses traits se crisperent, ses mains plongerent dans les poches de son anorak. -- C'est l'altitude qui vous fait delirer ? dit-il. -- Leurs cadavres seront brules par le gaz et l'explosion du C-4 j'imagine. -- Vous racontez n'importe quoi ! Tenez-vous plutot pret a embarquer, on n'a pas de temps a perdre. Une ombre passa devant les projecteurs et la cabine vint se poser delicatement parmi eux. Les portes coulisserent. Gerland allait grimper a l'interieur lorsque Peter le retint. -- Je serai vous, j'eviterais, l'avertit-il. Gerland le considera une seconde avant de hausser les epaules. -- Et vous voulez que je m'en aille comment ? En luge ? Peter devina Ben a ses cotes, pret a tout. -- Cette cabine va avoir un accident, devoila Peter. Avec tous ceux qui les genaient a son bord. Vous, Benjamin, moi. Fanny et Jacques egalement ; je ne sais pas comment c'est arrive, mais ils nous ont aides hier et cela s'est su. Meme vous, docteur Grohm, vous etes de ce dernier voyage ! Trahi par vos propres hommes. David Grohm fixa Stephane. -- Qu'est-ce qui se passe, Stephane ? -- Il delire ! Maintenant pressez-vous, si le gaz s'enflamme vous n'aurez pas de seconde chance ! -- C'est comme ca qu'opere la DGSE ? insista Peter. Lorsqu'une operation s'ecroule, on efface tout, meme ses allies, ses collegues s'il le faut ? Grohm allait devenir embarrassant. Et je ne parle meme pas de nous ! Cette fois Stephane s'approcha de lui et posa une main menacante sur son bras : -- Libre a vous de vouloir rester, mais n'entrainez pas les autres dans votre paranoia ! Peter recula d'un pas. -- Je prefere que vous m'indiquiez le chemin pour retourner dans la vallee a pied, repondit-il. Stephane soupira, agace : -- Ce n'est pas possible. -- Il y a une minute c'est pourtant ce que vous m'avez dit, c'est votre itineraire de sortie, non ? -- C'est trop dangereux pour vous qui ne connaissez pas la montagne. -- Je prends le risque. Peter entendit un declic mecanique et une voix feminine, a bout de patience, ordonner : -- Bon, maintenant vous grimpez dans cette cabine. Il vit Fanny le mettre en joue. 55 Emma dut tirer sur les bras des deux enfants pour qu'ils la lachent. -- Je suis la, les rassura-t-elle par-dessus le vacarme de l'alarme. Je vais vous sortir d'ici mais laissez-moi me relever, vous allez me suivre, d'accord ? Elle n'eut pas besoin de confirmation, Mathilde prit son frere par la main et ils se precipiterent derriere elle. Emma voulut couvrir les deux cadavres encore chauds pour proteger les enfants mais realisa que c'etait completement stupide, ils avaient assiste a la scene et probablement vecu bien pire encore. Elle enjamba le premier et n'osa pas recuperer sa machette. Il me faut une arme ! Je ne peux pas quitter cet endroit sans arme, pas avec tous ces malades qui rodent ! Elle chercha la ceinture du gendarme et lui prit son pistolet, un Glock plutot leger. C'est en se redressant qu'elle apercut l'equipement pose sur une table au fond de la piece : fusil a pompe, lampe, menottes, et une etrange paire de lunettes qui recouvrait la moitie du visage. C'est ce qu'ils portent ! C'est un systeme de vision nocturne ! C'est pour ca qu'ils voient dans le noir ! Elle se souvint egalement du > qu'elle avait cru difforme, celui qui pourchassait Mongowitz, les lunettes dans la nuit lui donnaient cet aspect terrifiant ! Jean-Louis s'imposa dans son esprit. Etait-il encore en vie ? Et Tim ? Viendrait-il jusqu'ici les rechercher ? Oui, j'ai confiance en lui, il sera la. Elle s'empara du fusil a pompe. Par chance c'etait le meme modele que celui de Tim, et Emma sut aussitot charger les cartouches a l'interieur et comment le tenir. La lecon qu'il avait insiste pour lui donner portait ses fruits. -- A partir de maintenant, vous faites tout ce que je fais, expliqua-t-elle aux enfants, si je me couche vous vous couchez, si je me colle a un mur, vous en faites autant. C'est parti ! Ils sortirent dans le couloir. Les ampoules rouges clignotaient en alternance, et le cri de la sirene etait insupportable ; rauque et extremement puissant, il puisait sur un rythme infatigable. Emma tenait le fusil devant elle, il etait lourd mais rassurant dans ce cauchemar. Mathilde et Olivier marchaient juste derriere elle. Le couloir tapisse d'etres humains etait barre par un violent jet de vapeur qui jaillissait du plafond. Emma hesita. Ils pouvaient tenter de rouler par-dessous. Ce machin doit etre bouillant ! -- Oh putain ! marmonna-t-elle entre ses dents. Mathilde percut sa colere et designa le passage : -- C'est par la la sortie. -- Je sais ma puce mais on ne peut pas y aller, c'est trop dangereux, on va se bruler. Venez, je suis sur qu'il y a un autre acces. C'est oblige, se repeta-t-elle. Un site comme celui-ci se doit d'avoir plusieurs sorties, par securite... Mais avaient-ils l'air de s'etre soucies des normes ? Emma fit demi-tour et ignora l'escalier qui descendait dans les entrailles du complexe pour prendre sur la droite. La voix synthetique se melait a la sirene toutes les trente secondes pour ordonner l'evacuation d'urgence. Que se passait-il ? L'air etait toujours aussi dense et moite, l'odeur de putrescence ne se dissipait pas. Ils couraient. Des portes, des buses fumantes, des chariots renverses, un brancard sur roues, des seringues entassees au milieu de centaines de flacons. Emma avait mal aux tympans, la tete lui tournait, elle etait perdue. Un homme surgit de derriere un rideau, nu, la peau marbree de sillons noirs, et Emma reconnut celui qui avait attache les enfants avant de leur uriner dessus. Il ne les avait pas remarques et tenait un seau a la main quand il se mit a crier : -- Ta gueule salope ! C'est chez moi ! Je te bouffe le con ! Je te bouffe le con ! Je reste chez moi ! Ta gueule ! Ta gueule ! Il portait les cheveux longs, et se renversa le contenu du seau sur le front. Un liquide poisseux se deversa sur lui. Il etait couvert de sang seche, de lambeaux de peau, voila ce qui lui donnait cet aspect ignoble. Mathilde s'ecrasa contre la jambe d'Emma, terrorisee. Emma profita de ce qu'il avait toujours la tete rejetee en arriere, a savourer sa douche, pour deplier la crosse du SPAS-12, et caler son bras dans le crochet comme Tim le lui avait appris. -- C'est ca le secret ! Les autres ne me croient pas ! Mais c'est ca ! Le sang ! L'immortalite ! Je suis immortel ! Emma ajusta sa cible. Un grand psychotique, diagnostiqua-t-elle. Soudain, comme s'il etait dote d'un troisieme oeil, il tourna la tete vers eux et contracta ses cuisses. Emma ne lui laissa pas le temps d'attaquer. Le canon cracha une flamme si longue qu'elle brula l'homme en meme temps que son abdomen explosait. Il fut souleve du sol sur plus d'un metre et s'ecrasa dans une pile de cartons. Emma fit des moulinets avec son poignet malmene par le tir, avant d'entrainer les enfants en avant. En passant devant le psychotique tressautant, Olivier le devora du regard, fascine par la vengeance qui venait de s'abattre sur lui. Ils bifurquerent une fois, puis une autre, avant de tomber sur un cul-de-sac. L'alarme beuglait, le clignotement des ampoules hypnotisait Emma et elle se sentit brusquement abattue. Ils ne sortiraient jamais vivants d'ici. Elle ralentit sa course sans s'en rendre compte et Mathilde lui rentra dedans. Sa presence ranima toute sa hargne. Je n'ai pas le droit de baisser les bras ! Je n'ai pas le droit de leur faire ca ! Elle rebroussa chemin pour emprunter un autre passage, haletante, couverte de sueur. Tous les couloirs se ressemblaient sous cette lumiere sinistre. Pourtant elle fut prise d'un doute. Celui de gauche lui rappelait quelque chose. Fusil devant, elle s'y enfonca. Un mouvement au loin. Emma visa. Rien. Ce sont ces foutus flashes rouges ! Elle pressentait que l'urgence allait tot ou tard se reveler. Chaque seconde comptait et ils avaient deja largement entame leur marge de securite. Et puis l'escalier apparut. Ses marches metalliques pleines de promesses. Emma fonca dessus, talonnee par ses proteges. Ils traverserent le hall des cellules, franchirent le sas, deja l'air semblait plus respirable. Emma poussa la porte de la sortie et la tempete les gifla en plein visage. Mais que c'etait bon. Cet oxygene sain, cette fraicheur ! Dehors aussi la voix s'epoumonait dans le rugissement du vent, elle ordonnait la fuite sans delai depuis des haut-parleurs installes aux sommets des mats. Emma cala d'une main son fusil sur l'epaule et de l'autre attrapa Mathilde. Elle fit courir les enfants en direction du petit sentier, celui qui se perdait dans les rochers jusqu'au quai. Tout a coup, l'alarme se tut. -- Pourquoi ca s'arrete ? s'ecria Mathilde sous la pluie battante. Emma ne vit qu'une possibilite : il etait trop tard. Quelle que soit la menace qu'elle annoncait, celle-ci allait emerger d'une seconde a l'autre. Elle passa la sangle du fusil sur sa poitrine et commanda : -- Il faut aller plus vite ! Le plus vite que vous pouvez ! Maintenant ! Les enfants puiserent dans leurs reserves et obeirent aussitot, ils filerent entre les bungalows, surveilles de pres par Emma. Une vibration colossale fit trembler la terre sous leurs pieds. Puis une fleur monstrueuse souleva le hangar, son eclosion fut instantanee, ses petales de feu vertigineux, elle se deploya au-dessus de la clairiere et deversa son nectar mortel. 56 Ben avait percu dans l'attitude de Peter que quelque chose n'allait pas. A mesure que son beau-frere s'adressait a Stephane, Gerland et Grohm, il s'etait rapproche de lui, pret a agir. Il n'avait aucune idee de ce qu'il pourrait faire, mais si Stephane comptait en venir aux mains il trouverait a qui parler. Depuis son militantisme actif a Greenpeace, Ben se laissait moins impressionner par la tension qui regnait sur une scene d'affrontement. Il n'avait plus les jambes en coton ou les mains tremblantes, il n'etait plus impressionne, voire paralyse par la peur. Il l'avait trop souvent vecue, face a des pecheurs de thon rouge en Mediterranee ou lors de confrontations avec les CRS lorsqu'ils s'enchainaient aux voies de chemin de fer pour empecher le passage d'un convoi de dechets nucleaires. Pourtant, lorsque Fanny degaina le Beretta de sa doudoune pour le braquer sur Peter, Ben perdit tous ses moyens. Son air soudainement ferme, autoritaire, contrastait avec la douceur qu'elle lui avait montree ; plus de petite femme taquine et timoree, rien qu'un bloc froid et determine. Comment etait-ce possible ? Il la revit le soir dans le salon lorsqu'ils bavardaient, joyeuse, complice ; ses boucles blondes qui ondulaient sur ses epaules quand ils faisaient l'amour, cette facon qu'elle avait de s'enrouler dans les draps pour aller a la douche, tout cela ressurgissait en meme temps. Stephane degaina a son tour, en soutien de la jeune femme. -- Je n'ai pas pu trouver l'appareil photo en fouillant vos chambres tout a l'heure, c'est donc qu'il est sur vous. Donnez-le-moi, ordonna Fanny. (Elle tendit le bras pour assurer sa ligne de tir.) Ne testez pas ma patience ! Peter soupira de colere. -- Tres bien, ceda-t-il. Il enfonca sa main droite dans la poche de sa polaire et Fanny s'ecria : -- Tout doux ! Ne jouez pas avec moi, Peter. Sortez l'appareil sans geste brusque ou je vous abats. Peter acquiesca et prit le temps d'extraire le rectangle colore tres lentement pour qu'il n'y ait pas de confusion. Stephane le lui arracha des mains et poussa Gerland dans la cabine du telepherique. -- Entrez tous la-dedans, commanda-t-il. Vous aussi David. Grohm, aneanti, se cramponna a la rambarde. -- Vous ne pouvez pas me faire ca, Stephane, gronda-t-il. -- Ne me forcez pas a rendre les choses plus desagreables encore, lui retorqua-t-on. -- Mais je suis votre superieur ! -- Les ordres ont change. -- Toutes les communications sont coupees ! Je suis en charge de cette ope... -- C'est moi qui pilote desormais, le coupa Fanny. Grimpez la-dedans ou Stephane sera oblige de vous defoncer le crane pour vous y jeter. Ben n'en revenait pas. Elle l'avait manipule, elle avait joue avec lui. Qui etait-elle reellement ? Un agent de la DGSE, assurement. Comment n'y avait-il pas pense ? Des recherches aussi importantes, secretes, qu'ils conduisaient sur un site finance par la Commission europeenne pour noyer tout soupcon, les services secrets francais n'avaient pris aucun risque. Certes, il fallait partager l'observatoire avec des civils, mais cela offrait en contrepartie une couverture formidable. A condition d'avoir un oeil sur ces civils... Ben se souvint de Fanny le premier jour, elle avait avoue etre arrivee apres Grohm et son equipe, tout recemment. Le temps d'etre formee aux rudiments de l'astronomie pour faire illusion ? -- Tu t'es bien foutue de moi, lanca-t-il. Fanny l'ignora et poussa Fregent dans la cabine avec Gerland. Jacques Fregent levait les mains en signe de soumission ; a l'expression qu'il arborait, il etait clair qu'il ne comprenait rien a la situation. -- Ca fait quoi de se faire baiser au nom de la nation ? s'emporta Ben a l'adresse de la jeune femme. -- Calme-toi, tenta Peter. Fanny braqua son Beretta en direction de Ben. -- Entre, lui commanda-t-elle sans emotion. Il comprit que ce serait sa reaction, quoi qu'il dise. Elle avait dresse un mur entre eux, et il sut en sondant ses prunelles qu'elle ferait feu s'il le fallait. Il n'y avait plus de Fanny souriante, de Fanny tendre, les reniflements contenus quand elle jouissait, c'etait fini. Il l'avait perdue. Cela avait-il meme existe ? En lui mentant elle lui avait vole ses souvenirs, la realite n'etait pas celle que Ben avait vecue. Alors il prit sa decision. Puisqu'il fallait en arriver la. Puisqu'elle l'avait trahi. D'un mouvement rapide il ouvrit la fermeture Eclair de son sweat et exhiba son tee-shirt : -- Tire, cracha-t-il plein de morgue, le coeur est juste la, mais tu dois savoir ou il est pour jouer avec, a defaut d'en avoir un. -- Ben, je vais te coller une balle dans le front si tu fais encore un pas. -- Ah, maintenant tu m'appelles Ben, c'est bien pratique, hein ? Il passa ses mains sous les pans de son sweat pour les poser sur ses hanches, l'air sur de lui, defiant la mort. Grohm profita de la diversion pour se jeter sur Stephane. Fanny eut une seconde d'inattention pour evaluer les reactions de son soutien. C'etait tout ce qu'esperait Ben. La crosse du pistolet qu'il avait pris le matin depassait du mouchoir en tissu enfonce entre son pantalon et sa peau. Il la saisit et leva l'arme en faisait coulisser la securite. Les yeux de Fanny revinrent sur lui, son angle de tir avait devie, elle le corrigea aussitot et trois detonations claquerent. Ben avait presse la detente aussi vite et fort que possible, trois projectiles fuserent et un au moins impacta l'epaule de la jeune femme dont le tir ricocha a vingt centimetres de Ben. Un autre coup de feu separa Stephane et Grohm tandis que ce dernier reculait en se tenant le ventre, mortellement touche. Peter s'etait jete sur la porte, Ben fit feu a deux reprises pour couvrir leur retraite et ils se collerent contre le mur une fois a l'interieur, Beretta pointe en direction de la sortie. -- Il faut recuperer Jacques et Gerland ! s'ecria Peter encore sous le choc. Ben haletait, enivre par la poudre et l'adrenaline. Il n'avait mal nulle part. Elle ne l'avait pas touche. Un miracle. Gerland hurla, un cri sec de protestation avant qu'un coup de feu le fasse taire. Deux autres balles suivirent. Ben et Peter n'eurent aucun besoin de parler. Ils savaient qu'on venait d'executer le fonctionnaire et l'astronome. Grohm vaincu, il ne restait plus qu'eux. Ben poussa Peter vers le fond du couloir. -- Il ne faut pas rester la, ils vont nous prendre en sandwich, les soldats de Stephane sont encore entre ces murs ! Il passa devant Peter pour ouvrir le chemin, bras tendu, index crispe, pret a lacher la mort. Ils franchirent un sas, depasserent plusieurs bifurcations et se rapprochaient du refectoire quand Loic, un des > de la DGSE surgit, mitraillette sur la hanche. Il courait et perdit une precieuse seconde a ralentir pour ajuster sa mire. Ben n'en fit pas autant. Il vida six cartouches devant lui, arrosant ce qu'il pouvait. Le 9 mm arracha l'oreille de Loic, siffla autour de lui et finalement lui perfora la joue en projetant des rayons rouges contre les fenetres. Pris dans l'action, Ben enjamba le corps qui se tremoussait en geignant. Peter eut plus de difficulte a ignorer le mourant. Il le contourna, ne pouvant detacher son regard de tout ce sang. -- La mitraillette ! hurla Ben. Prends-lui sa mitraillette ! Peter cria pour se degager de sa febrilite, pour chasser le degout et la terreur. Il arracha l'arme des mains tremblantes et suivit Ben. -- Je n'ai plus ma cle, Fanny a du me la piquer ce matin, rapporta Ben, tu as la tienne ? -- Qu'est-ce que tu veux faire ? Si on se terre dans les labos, ils vont nous tirer comme des lapins ! -- Justement, on quitte le navire. Il y a une porte tout en bas, ca devait etre une sortie de secours ou je ne sais quoi. Peter remonta une cle de sa poche de pantalon mais ils n'en eurent pas besoin. L'acces aux bureaux etait beant, la chaine sur le sol. Ils traverserent le couloir et n'etaient pas encore parvenus en haut des marches que des pas resonnerent dans leur dos. Peter et Ben firent volte-face pour decouvrir Stephane et un de ses hommes ; le Beretta et la mitraillette assourdirent les laboratoires. Des eclats de platre volerent en tous sens, degageant une poussiere blanche, et les deux agents de la DGSE durent battre en retraite. En passant devant les archives, Ben designa un pain de C-4 dans lequel etait plante un detonateur. -- Ils vont tout faire sauter ! Ben s'agenouilla devant l'explosif et Peter voulut le retenir quand il s'en empara. -- A quoi tu joues ? -- Fais-moi confiance, dit-il en arrachant le detonateur qu'il abandonna sur place, c'est tres stable ! -- Il y en a certainement partout ailleurs, on ne pourra jamais les desamorcer tous ! Ben fourra le rectangle malleable dans son sweat et fonca au reduit qui servait d'armurerie. Il etait vide. -- Fanny l'a devalisee ce matin avant de dispatcher les armes a Stephane et ses gars, comprit-il. Je n'ai plus beaucoup de balles ! Peter lui montra la mitraillette qu'il tenait. -- La porte, c'est le plus important ! Ben le conduisit dans la derniere piece qui servait de remise, ou ils firent sauter la serrure a bout portant. Ils se retrouverent sur le flanc de la montagne, au sommet d'une pente couverte de neige, sans manteaux ni chaussures adequates. Un devers de plus de huit cents metres. 57 La tole du hangar se dechira en un battement de cils. Un flash surpuissant envahit la clairiere et une vague de feu se repandit. Les flammes bouillonnaient et s'enroulaient sur elles-memes, dansant sur la surface fumante comme du lait en ebullition. Pendant cinq secondes le chaos triompha des intemperies. Emma eut a peine le temps de pousser Mathilde et Olivier en avant, dans l'herbe trempee, que l'onde de choc les balaya, giflant leurs tympans. Une nuee de particules d'acier en fusion les survola. D'autres morceaux, plus gros et chauffes a blanc, se ficherent tout autour de leurs corps recroquevilles. La chaleur monta d'un coup, roussissant leurs cheveux, assechant leur peau. Un des bungalows explosa a son tour, son toit eclata en lames tranchantes qui decapiterent les arbres. Emma prit appui sur ses coudes. Il fallait repartir avant que les baraquements proches subissent le meme sort et les criblent d'eclats. Un vertige puissant fit chavirer ses sens. Elle poussa un long gemissement de douleur. Un filet de sang s'echappa de son nez. Un autre prefabrique s'envola dans le rugissement d'une explosion. Se relever. Entrainer les enfants. Vite. Vite ! Emma s'enfonca les ongles dans les paumes pour garder le contact avec la realite, elle ramena ses genoux sous elle et se hissa sur les avant-bras. Elle se releva sous une pluie de brandons que la tempete faisait tournoyer telle une invasion de lucioles. Olivier saignait du nez egalement mais reussit a tenir sur ses jambes. En revanche Mathilde demeura clouee au sol. Deux aureoles pourpres maculaient ses vetements, a la cuisse et au milieu du dos. Elle etait inconsciente. Emma tata son pouls et s'assura qu'elle respirait. -- Elle a recu des eclats, aide-moi Olivier, s'ecria-t-elle en luttant contre l'evanouissement. Le petit garcon n'etait guere plus vaillant. Il tenta d'attraper le bras de sa soeur et perdit l'equilibre. L'abri du repartiteur electrique detona a son tour. Emma se servit de son fusil comme bequille et souleva Mathilde qu'elle serra contre sa poitrine. Le paysage se mit a tanguer mais elle tint bon. -- Tu peux marcher ? demanda-t-elle a Olivier par-dessus le vacarme. Il hocha la tete et ils s'elancerent du meme pas vers le sentier. Les uns apres les autres, les bungalows s'envolaient en liberant leur boule de lave. Emma fila sous la protection d'un gros rocher et entreprit la perilleuse descente vers le quai. La pierre glissait, le deluge masquait les dangers et ils etaient encore desorientes par l'onde de choc. En bas l'ocean venait frapper contre la greve. Aucun navire en vue. Ni meme la pirogue avec laquelle les deux ravisseurs etaient venus, elle devait etre dissimulee plus loin dans une des criques. Emma tenait a peine debout, il lui etait impossible d'aider Olivier. -- Fais tres attention, lui rappela-t-elle bien que cela fut inutile. Le garcon se mit a quatre pattes pour ne pas prendre de risques. Emma jeta un dernier coup d'oeil vers le hangar. Des formes humaines s'avancaient dans la nuit, elles provenaient de la foret et convergeaient vers un meme point. Emma. Le quai, ils rejoignent le quai ! Il etait trop tard pour faire demi-tour, il fallait devaler le sentier le long de la falaise. Une nouvelle explosion emporta deux hommes dont l'un s'enflamma comme une torche et courut en brulant vif, avant de s'effondrer, carbonise. Emma rattrapa Olivier et fut bientot contrainte de suivre son rythme lent. Les premiers cris surgirent, par-dessus l'orage et la destruction. Ils se rapprochaient. Mathilde bougea, la douleur lui arracha une longue plainte aigue. Elle naviguait entre conscience et torpeur. Les etres hurlant a leurs trousses gagnaient du terrain, les premiers entamaient la descente. Le temps qu'Olivier atteigne le quai et la petite maison voisine, Emma vit les tueurs accelerer et se tenir a moins de trente metres dans son dos. -- Entre la ! s'ecria-t-elle a Olivier. Le garcon s'executa et se heurta a l'homme qui sortait au meme moment. Emma n'eut pas le temps de reprendre son arme, elle trebucha et s'etala en arriere. Une main se tendit pour l'aider a se redresser et a travers la pluie elle reconnut Mongowitz. Emma lui confia Mathilde. Le martelement des foulees sur la pierre l'alerta. Il n'y avait plus une seconde a perdre. Elle cala le crochet de la crosse au-dessus du creux de son coude et fit parler le canon. Un langage de fer et poudre. Sans conditionnel. Rien que de l'imperatif letal. Cinq hommes arrivaient a toute vitesse, certains nus, d'autres armes, mais tous avec cette espece de folie meurtriere peinte sur les traits. Tout ce que les geoles comptaient de psychotiques s'etaient rassembles pour former un clan diabolique, obscene. Leurs cerveaux malades leur dictaient des gestes incoherents, des bonds rapides ou des courses insensees, dans une totale absence de controle. Et Emma se souvint des coups portes contre la maison lors de sa deuxieme nuit sur l'ile. Elle avait cru a une bete, mais a present qu'elle constatait leur demence, elle comprenait mieux cette frenesie. Ils etaient capables de se fracasser les mains, s'il le fallait, pour satisfaire leur soif de mort. Leurs cris ressemblaient a des rires de hyenes, et ils portaient des lames, l'un d'entre eux brandissait une longue corne de boeuf, probablement arrachee a un trophee. Le fusil d'Emma amputait, decapitait, trouait des torses... Elle reconnut alors celui qui avait pourchasse Jean-Louis, plus tot dans la soiree, et brusquement elle comprit : il empoignait en fait deux bras humains tranches, rigidifies, qu'il agitait comme des massues. Son genou fut arrache et l'elan l'entraina dans une chute sans fin, jusqu'a ce qu'une vague enorme le happe au plus profond de l'ocean noir. Les cinq tueurs etaient tombes. Emma actionna la pompe et la derniere cartouche s'ejecta. Deux hommes attendaient sur le sentier, au milieu de la falaise. Ils contemplaient le carnage. Emma comprit que ceux-la n'etaient pas pareils. Il y avait de la retenue et de l'analyse dans leur observation. Les meneurs. Ceux qui avaient exhorte leurs camarades a liberer leurs pulsions les plus folles. Ils s'etaient servis de leur charisme, de leur malignite, pour influencer les autres, car il ne peut y avoir de clan sans leaders. Emma voulut prendre le Glock dans son dos mais ne le trouva pas. Elle l'avait perdu dans la fuite. -- Jean-Louis ! hurla-t-elle. Etes-vous arme ? L'homme avait couche Mathilde et tenait Olivier a l'abri. -- Non. Emma s'etait rapprochee. -- Je n'ai plus de munitions, et des qu'ils vont s'en rendre compte ils nous tomberont dessus, dit-elle a voix basse. Mongowitz examina les deux hommes sur la falaise. Ils ne bougeaient pas, les observant en retour. Soudain ils rebrousserent chemin. -- Ils partent ! s'etonna Emma. -- Ne vous laissez pas duper. C'est pour mieux revenir. Je les ai vus a l'oeuvre tout a l'heure dans la foret, ils ont supervise ma traque. Ce sont de vrais chasseurs. -- Mais vous avez survecu, non ? -- Uniquement parce que j'etais cache par la vegetation. La, ils savent ou nous trouver. -- Quelle heure est-il ? -- Vingt-deux heures quinze. Emma ferma les paupieres un instant, vaincue. -- Encore au moins deux heures avant que Tim ne vienne, fit-elle. Mongowitz retourna dans la petite maison. -- S'il vient, lacha-t-il. 58 Ben posa les pieds sur la neige et s'enfonca de cinquante centimetres. Ses enjambees etaient espacees, rapides mais epuisantes. Peter le suivit, mitraillette au flanc. Tout l'horizon se colorait de rose tandis que le soleil emergeait quelque part de l'autre cote de la montagne. Les sommets semblaient se redresser de leur nuit, les cretes et les pics s'affutaient sous cette lame rougeoyante. Peter se pencha pour aviser la pente. Escarpee. Des saillies tranchantes perforaient la neige. Puis un goulet vertigineux, la promesse d'une mort interminable. Il se sentit brusquement attire vers le vide et rebascula immediatement du bon cote. Ben s'eloignait par le nord, longeant les murs en direction du telepherique. -- Qu'est-ce que tu fais, on retourne vers eux par ici ! -- Regarde ! Sous la gare il y a cette langue de neige plus praticable. On doit pouvoir descendre par la. -- Ben, ils sont armes... -- Leur plan est fichu. En abattant Fregent et les autres ils n'ont plus besoin de faire tomber la cabine, ils vont l'emprunter pour rejoindre La Mongie avant nous. Ils vont faire peter l'observatoire avec les cadavres en esperant qu'on sera encore dedans, et nous attendre au village, au cas ou... Pourtant la cabine etait toujours a quai. -- Ils ne peuvent descendre Fanny par le telepherique, comprit Peter. Elle a pris une balle dans l'epaule, il y aura du monde en bas, ils ne peuvent se permettre d'attirer l'attention. Ouvre les yeux, ils ne doivent pas etre tres loin. Peter attrapa son arme et pour la premiere fois s'attarda a en comprendre le fonctionnement. Il n'avait fait que presser la detente lorsqu'il avait ouvert le feu sur Stephane et l'engin s'etait envole. Il repera le grip sur la poignee et s'assura de l'avoir bien en main. S'il devait l'utiliser a nouveau il serait peut-etre capital de parvenir a viser. Si seulement je savais ou passe le sentier, nous pourrions les localiser ! Ben evolua entre de gros blocs de pierre jusqu'a surplomber le couloir encaisse qu'il avait repere. A skis, seul un champion aurait pu s'y risquer, songea Peter. Alors, en chaussures et sans crampons... Il suivit son beau-frere qui entamait la descente en se tenant aux parois. Le moindre mouvement appelait la concentration pour ne pas risquer le drame. Le coup de feu s'envola dans la vallee en meme temps qu'eclatait un morceau de calcaire tout pres du visage de Peter. Il repera le tireur de l'autre cote de la gare du telepherique. Stephane, suivi de Fanny, le bras en echarpe, et deux hommes a moins de cinquante metres dans la neige. Il tira a nouveau. Peter baissa la tete et accelera sa foulee. Il n'avait meme pas songe a riposter. Il leva sa mitraillette au-dessus de lui et pressa la detente. La rafale beugla. Peter perdit a nouveau le controle de son arme, il apercut quelques impacts dans les murs. La neige glissait, des centaines de particules se detachaient a chaque pas, devalant la pente pour s'y perdre. Aucun abri possible. Stephane n'avait plus qu'a ajuster et il serait debarrasse du probleme. Une question de secondes avant de sentir la morsure dans le cou, ou peut-etre directement dans le crane. Y aurait-il une douleur ? se demanda Peter. Pas sur. S'il etait tue sur le coup, alors... Ben se tourna pour le fixer dans les yeux. -- On n'a pas le choix, dit-il, alors que la peur montait en lui. Peter ne comprenait pas. Il ne voulait pas comprendre. -- Non, fit-il, c'est du suicide. -- On est morts de toute facon si on reste la. Peter secoua la tete. C'etait au-dessus de ses forces. Ben le devina. Alors il attrapa la main de son beau-frere et le tira violement en avant. Vers le vide. Et ils chuterent dans la neige. 59 Les premieres secondes, Peter eut le sentiment d'etre emporte, secoue par une vague, rebondissant contre les fonds marins. Puis les culbutes ainsi que les tonneaux s'intensifierent, la poudreuse l'aveugla et il perdit tous ses reperes. Il frappait le sol de plus en plus fort. Avant de ne plus savoir ou se trouvait son visage il se protegea la tete. Il prenait de la vitesse. Chaque bond l'ecrasait avec plus de violence a l'atterrissage. Il allait s'empaler sur un rocher avec tellement d'elan que son crane exploserait comme une pasteque lancee du toit d'un immeuble. Il avait de la glace dans la bouche. Dans le nez. Il en mangeait, il en respirait. Tous ses muscles se contractaient pour amortir les chocs... Il ne savait plus s'il etait en train de bruler, de voler, de se noyer ou de mourir de froid. Son coeur cognait si vite qu'il parut se figer. Il n'etait plus qu'un bloc compact, roulant et bondissant dans la pente. Sa conscience se delita, tout son corps craquait, s'enfoncait, il n'eut plus la force de hurler, la mort se rapprochait, ineluctable. Pourtant la torture baissa de rythme, Peter se stabilisa sur le dos tout en continuant de glisser. La douleur apparut, depuis son epaule jusqu'au coude. Les joues et le menton en feu, les mains ecorchees. Le paysage filait tandis qu'il poursuivait sa descente dans le goulet. Enfin il ralentit jusqu'a ce que ses talons le freinent assez pour s'arreter. Une piqure vive lui transperca le bras droit et il ne put contenir un cri. Ben cria egalement, quelque part au-dessus, mais c'etait de joie, d'excitation, il etait en vie. -- Peter ! Peter ! Celui-ci toussa pour retrouver sa respiration et releva les yeux, il apercut son jeune compagnon qui se coulait jusqu'a lui. -- J'ai un mal de chien a l'epaule et au bras ! avertit Peter en s'asseyant. -- L'epaule est demise, remarqua Ben. Laisse-toi faire. Il l'enjamba et se colla contre lui pour imprimer une violente traction sur l'epaule qui s'emboita correctement. Peter hurla. -- Voila, tu devrais aller mieux, fit Ben. Souvenir de mes annees de rugby. Peter grimacait toujours. -- J'ai aussi le bras casse je crois. Ben l'aida a se relever. Ils n'etaient plus qu'a une cinquantaine de metres d'un lac gele. Plus haut, le soleil projetait ses rayons dans le dos de l'observatoire, le nimbant d'une aura angelique. -- Il ne faut pas rester la, commenta Ben. Peter avait les mains congelees, la neige s'etait insinuee dans ses vetements, il avait perdu la mitraillette egalement. Du sang coula de son nez. -- Merde ! -- C'est rien, tu es couvert d'ecorchures, viens. Ben saignait egalement, son front avait recolte une dizaine de minuscules plaies. Peter enfonca jusqu'au poignet son bras casse dans la poche de sa polaire et entreprit de suivre son beau-frere. Des claquements secs percuterent le versant de la montagne depuis le sommet. Peter avisa et vit Stephane, Fanny et les deux autres qui descendaient par le meme sillon, mais ils ne devalaient pas la pente, ils la survolaient. C'etait leur plan, comprit Peter, evacuer a skis, pour quitter les lieux au plus vite. -- Ils arrivent ! prevint Peter en essayant d'accelerer sans tomber a nouveau. Les coups de feu reprirent. A cette distance et avec l'instabilite des skis il y avait peu de chances qu'ils fassent mouche, cependant il ne leur faudrait pas longtemps pour etre la, songea Peter. -- Suis-moi ! dit Ben en changeant brusquement de direction. Une petite butte sortait de la neige a leur droite, suffisamment haute pour les proteger des tirs, et ils se jeterent derriere. -- Il te reste combien de balles ? demanda Peter. -- Aucune idee, plus beaucoup. Mais j'ai un plan. Il sortit de son sweat le pain de C-4 qu'il etait parvenu a ne pas perdre pendant la chute et le lanca au milieu du goulet. Il s'allongea sur la pierre, et prit le temps de bien le viser avec son Beretta. -- Des qu'ils approchent je les fais sauter. -- Comment en est-on arrives la..., murmura Peter, aneanti. La douleur etait vive mais plus grand encore etait son desespoir. Ils etaient a deux doigts de mourir et leur salut dependait de l'habilete de Ben. Pour survivre il devait faire exploser des etres humains ! Disloquer leurs membres. Prendre leur vie. Les feulements des skis se rapprochaient, les tirs avaient cesse. Nous ont-ils vus nous abriter ici ? Les raclements ralentirent. Le froid engourdissait Peter, il ne pourrait jamais fuir assez rapidement. Il osa un coup d'oeil. Il vit Stephane et ses deux soldats a moins de vingt metres, Fanny plus a l'ecart, pres des rochers opposes. Ils nous ont perdus ! Peter modera sa joie, il savait que ce n'etait que provisoire, Stephane sondait les renfoncements dans leur direction, il savait qu'ils n'etaient pas loin. Ben pressa la detente. Plusieurs fois. Il avait pris tout son temps pour bien viser, malgre cela les balles eclabousserent tout autour du pain de C-4 sans le toucher. Jusqu'a la derniere du chargeur. Elle penetra en plein coeur de la brique, et rien ne se passa. Ben espera que cela pouvait prendre un instant avant d'engager la reaction en chaine, et pria pour qu'un bouquet de neige jaillisse tout a coup. Rien. Il ignorait que la stabilite du C-4 est telle qu'il faut absolument un explosif primaire pour amorcer la detonation, ni le feu ni les balles n'ayant cette puissance. Stephane localisa la provenance des tirs et sonna la riposte. Ben eut tout juste le temps de reculer a l'abri avant qu'une pluie d'impacts erode en dix secondes ce que la nature mettait dix mille ans a effacer. Cette fois ils etaient fichus. Peter palpa son flanc comme si la mitraillette pouvait y reapparaitre. Ils n'avaient plus de munitions. C'etait fini. Stephane n'en sait rien ! Il n'osera pas approcher avant de... Le vacarme cessa et un petit objet rond, de la taille d'une balle de tennis, rebondit tout pres d'eux en emettant un tintement metallique. Peter le vit tout de suite. Une grenade. Sa main gauche agrippa Ben et il poussa de toutes ses forces sur ses jambes pour les propulser en bas du talus. Ils heurterent le sol tandis que la grenade explosait. Peter n'eut pas le temps d'entendre la fin de la detonation, ses oreilles cesserent de fonctionner et il eut le souffle coupe. De l'autre cote du triangle rocheux, l'onde de choc fit trembler le manteau neigeux qui recouvrait les pentes. Il y eut un ronflement bref et une immense plaque blanche se detacha pour grossir, prendre du volume, et foncer droit sur la vallee en produisant un mugissement effrayant. Stephane et les deux autres devinerent aussitot le danger. Ils lacherent leurs armes en s'elancant, penches en avant pour fuir le monstre ecumeux qui leur courait apres. Sa gueule s'elargit, ses dents aiguisees apparaissant dans une brume de flocons. Les trois skieurs furent rattrapes aussitot, la bouche vaporeuse retroussa ses babines et abattit sa grosse levre sur eux, les trois soldats furent engloutis, maches, avales et digeres presque en meme temps. La pression sur le corps de Stephane fut telle qu'elle ecrasa le detonateur a distance dans sa poche. Fanny, qui etait la plus proche des bords du goulet, put s'ecarter assez vite pour eviter le gros de l'avalanche mais sa traine la fit dechausser, comme balayee d'un coup de queue, elle partit en culbute dans la poussiere blanche et se perdit dans ce nuage hallucinant. L'observatoire du pic du Midi s'embrasa dans le prolongement du soleil. Un cocon flamboyant l'encercla tout a coup et dispersa sa matiere, des debris enflammes se repandirent partout en tracant des sillons noirs dans le ciel. Peter reprit ses esprits a cause de la souffrance dans son bras. Ses tympans sifflaient si fort qu'il ne comprit pas ce que Ben disait en ouvrant les paupieres. Un panache de fumee blanche montait dans le ciel de l'autre cote du talus, tout le long du couloir naturel. -- Une avalanche..., balbutia-t-il, il y a eu une avalanche ! Ses propres mots etaient distants, prononces de l'autre cote d'une cloison. Puis il remarqua les flammes et la coiffe moutonneuse qui grimpait vers l'espace depuis le sommet de la montagne. Tout avait explose. Il vit les lignes du telepherique se dandiner en sifflant avant de disparaitre au loin, comme aspirees. Une fois debout il eprouva une reelle difficulte a maintenir son equilibre. Ben etait dans le meme etat. Ils gravirent l'eperon qui les avait proteges et observerent le torrent qui s'etait deverse sur leurs assaillants. -- Il faut y aller, fit Peter. Ben l'avait entendu, il lui fit signe de se calmer, il n'etait pas encore remis de l'onde de choc. -- Maintenant qu'on est debarrasses d'eux on a cinq minutes, s'il te plait ! Je ne suis pas en etat, s'ecria-t-il pour etre compris. -- Si Emma est parvenue a quitter l'ile, je veux m'assurer qu'il ne lui arrivera rien ensuite. Que la DGSE la laisse en paix. -- Et comment tu comptes t'y prendre ? Je te rappelle qu'on n'a plus l'appareil photo, et tout a flambe la-haut ! Nous n'avons que le temoignage de Grohm, et je doute qu'un journaliste se lance sur une histoire pareille avec la simple bande-son d'un type mort ! Peter plongea sa main dans la poche de sa polaire et en sortit la carte-memoire de l'appareil photo. -- Le miracle du numerique, triompha-t-il. De la neige etait parvenue a entrer dans la poche et la carte etait mouillee. Ben la lui prit pour la secher, et s'empara de son telephone PDA pour la glisser dans une fente idoine. Son visage se crispa tandis qu'un message indiquait >. La photo d'une page de document envahit l'ecran. -- Ca marche ! s'esclaffa-t-il en tendant l'appareil a Peter. Celui-ci fit un zoom, la definition etait excellente, la moindre ligne lisible. Il fit defiler les cliches avec la molette ; tout y etait. Fiches du personnel... Meme les photos sur les fiches etaient de bonne qualite, on reconnaissait parfaitement les uns et les autres. Elles defilaient sous les yeux de Peter. Tous ces individus qu'il ne connaissait pas, sur l'ile. Avec Emma. Soudain un visage l'interpella. Il zooma pour s'assurer qu'il ne se trompait pas. Il avait deja vu cet homme quelque part... -- Oh non ! souffla-t-il. -- Quoi ? s'alarma Ben. Un probleme avec la carte ? Peter lui montra l'ecran. -- Tu le reconnais ? -- Euh... oui, ca me dit... C'est un des deux types qui etaient avec Emma ! Ils les avaient vus au travers d'une webcam, celle de l'ordinateur portable dont Emma s'etait servie pour leur parler. L'image n'etait pas bonne, cela n'avait dure qu'un court instant, neanmoins Peter en etait certain. C'etait l'un des deux compagnons de sa femme. -- Il s'appelle Yvan Francois, lut Peter, et avant d'etre enleve par Grohm, il purgeait une peine de prison a perpetuite pour douze assassinats avec violences. C'est un sadique manipulateur qui adore controler la situation. Son truc, c'est de se faire passer pour un autre et de jouer avec sa victime pendant des heures avant de la tuer. Cette fois Ben se precipita vers la vallee. 60 Mathilde delirait. La fievre la faisait trembler depuis presque deux heures. L'orage vociferait a l'exterieur et pendant ce temps l'ocean projetait contre l'un des murs du prefabrique ses rouleaux qui cognaient et engloutissaient le batiment. -- Comment va la petite ? demanda Mongowitz. -- Elle a besoin de soins, rapidement, precisa Emma. J'ai pu retirer le premier eclat mais le second est trop enfonce dans la cuisse, je ne veux pas prendre de risques. Vous ne les voyez toujours pas ? Mongowitz secoua la tete. Il faisait le guet depuis deux heures sur le seuil, tenant le fusil a pompe d'Emma pour faire illusion, maintenant qu'il etait vide. -- Mais je sais qu'ils sont quelque part la-haut, a nous observer. Je me suis rendu compte que certains d'entre eux disposaient de lunettes de vision nocturne ! -- Je les ai vues aussi. Emma caressait le front de Mathilde et serrait Olivier contre elle. Le garcon avait fini par fermer les yeux et semblait dormir malgre l'odeur ecoeurante. Les deux cadavres que Tim et Emma avaient decouverts ici lors de leur premiere visite s'y trouvaient encore lorsqu'elle avait rejoint Mongowitz. Ils s'en etaient debarrasses dans l'eau mais la pestilence resistait. -- Avec un equipement aussi sophistique ils ne doivent pas en rater une miette, dit Mongowitz. Ils savent que nous sommes coinces par les falaises, sans bateau, la seule sortie c'est ce sentier, et je parie qu'ils nous attendent en haut. -- Quelle heure est-il ? -- Minuit. -- J'espere que Tim va reussir a liberer son bateau et qu'il va venir. Qu'il ne nous abandonnera pas. -- C'est un type droit ? -- Je ne sais pas. J'ai l'impression. -- Moi je ne crois pas. -- Pourquoi dites-vous ca ? -- Il a refuse de sauver Mathilde et Olivier. -- Il les croyait deja morts. Il pensait que c'etait du suicide et il n'avait peut-etre pas tort. -- Mais vous l'avez fait, vous. -- Bien sur. J'ai des enfants, une mere ne pouvait pas faire autrement. La pluie entrait par la porte ouverte, arrosant Mongowitz qui ne s'en souciait pas. Il regarda Emma dans la penombre, les deux petits corps loves contre elle. -- Je sais pourquoi vous etes venue a leur secours, annonca-t-il. Parce que vous etes dechiree entre la realite terrifiante de vos connaissances et l'espoir. Vous croyez a cette >, vous savez que l'Homme court a sa perte, et c'est une certitude intolerable lorsqu'on a des enfants. En defiant la mort pour venir liberer Mathilde et Olivier, c'est l'espoir que vous voulez sauver, c'est l'avenir de vos propres enfants. Vous voulez y croire. Tout est possible. Je me trompe ? Emma resta sans voix. Elle n'en savait rien elle-meme, sinon qu'elle n'aurait jamais pu vivre avec la lachete d'etre partie sans rien tenter pour ces deux malheureux gamins innocents. -- C'est pour cette raison que Tim ne viendra pas, poursuivit Mongowitz. Il n'a pas, ou plus, d'espoir. Il n'en a pas besoin. Alors il va sauver sa peau et se tirer loin de cette ile. -- Non, protesta Emma. Pas apres ce qu'on a partage. J'ai confiance en lui. Mongowitz avait une lueur triste dans le regard. -- Vous etes trop optimiste vis-a-vis des hommes, regretta-t-il. -- Si je perds ca, alors que me reste-t-il ? -- Emma, je vous le dis pour qu'on sache a quoi s'attendre. Dans deux ou dix heures, nous serons encore la a attendre. Et les types en haut finiront par descendre nous chercher. Nous n'avons plus de munitions, nous ne resisterons pas longtemps et vous savez comme moi ce qu'ils reservent a leurs prisonniers. -- Vous etes en train de me suggerer quoi ? Qu'on se suicide ? Mongowitz baissa le regard. -- Il ne faut pas se faire d'illusions, ajouta-t-il tout bas. -- Je n'ai pas endure tout ca pour finir ainsi ! -- C'est pourtant le propre de nos existences, tout ce qu'on fait au final ne sert pas a grand-chose ! On creve a la fin. -- C'est la politique qui rend cynique ? Mathilde et Olivier vont quitter cette ile et vivre une longue vie, et oui, ils feront partie de cette humanite si dangereuse, ils vivront cette extinction massive, mais peut-etre qu'ils contribueront a sauver notre espece, nul ne peut savoir ! -- Vous croyez vraiment qu'il existe une solution ? Quand la nature tout entiere se ligue contre nous, que peut-on faire contre notre origine ? -- Je ne vous reconnais pas, Jean-Louis, cet apres-midi encore vous etiez sceptique lorsque je vous parlais de la Theorie Gaia et maintenant vous etes le plus resigne de nous deux ? Il pivota pour guetter l'exterieur ou ses yeux se perdirent dans le neant. -- J'ai eu peur ce soir, avoua-t-il. Si peur que cela a fait fondre mon vernis, mes convictions rassurantes. J'ai vu ces types me poursuivre, me passer tout pres lorsque j'etais tapi dans les buissons ; des animaux, non, pire ! Des monstres. Si meconnaissables et pourtant si... proches. Je ne pourrais pas dire qu'ils avaient perdu toute humanite, non, bien au contraire, ils m'etaient familiers, c'etaient bien des hommes, terrifiants, mais des hommes. C'etait plutot comme s'il y avait dans l'humanite cette nature monstrueuse et qu'elle avait eclos. Nous pensions l'avoir etouffee a coups de civilisation et en fait elle a continue de se developper dans nos cortex reptiliens. Pour eux, elle est arrivee a maturite, i Mathilde gemit et trembla plus fort. Emma lui embrassa les cheveux pour la rassurer. Il fallait que Tim vienne. Et vite. Mongowitz changea brusquement de position et scruta la nuit. -- Les voila, s'affola-t-il. -- Vous les avez vus ? -- Non, mais il y a eu une ombre, un mouvement a l'entree de la jetee ! Emma se deroba a l'etreinte des deux enfants et s'approcha. -- Comment peuvent-ils etre la, vous les auriez vus descendre la falaise, non ? Mongowitz respirait fort. -- Ils l'ont contournee, dit-il. Ils ont fait le tour ! C'est pour ca qu'ils ont mis si longtemps ! -- C'est possible, c'est praticable ? Le ton monta, il s'enervait, paniquait : -- Je suppose, je n'en sais rien, je ne connais pas la topographie du coin ! -- Calmez-vous. Je vais aller voir. -- Vous etes folle ? -- S'ils sont vraiment la, je ne veux pas etre acculee dans cette maison, il n'y a pas d'autre sortie ! Donnez-moi le fusil. N'obtenant pas de reponse elle le lui prit des mains et s'exposa a l'orage qui grondait encore. Le vent chantant au-dessus de l'ocean en furie s'empressa de la surprendre en la poussant. Emma tituba et retrouva son equilibre, le fusil a pompe devant elle. Il etait difficile d'y voir clair au travers de la pluie, et encore plus d'entendre un son qui aurait pu la mettre en alerte. Elle progressa lentement sur la jetee, prete a se servir de son arme comme d'un gourdin. Personne. Mongowitz avait delire. Elle faisait demi-tour au moment ou une silhouette apparut dans le dos de Mongowitz qui attendait sur le seuil du prefabrique. -- Jean-Louis ! hurla Emma. Mais le tueur l'avait deja agrippe pour lui passer un long couteau de chasse sur la gorge. Emma mit en joue les deux hommes. -- Lachez-le ! s'ecria-t-elle. -- Je le saigne comme un porc si tu avances encore ! repondit le tueur. C'etait un homme classique, seduisant, il avait le meme physique que Kevin Spacey, Emma ne s'en serait jamais mefiee si elle l'avait croise dans d'autres circonstances. -- Lachez-le ! repeta-t-elle. Je vais vous faire sauter le crane ! -- Si vous tirez avec un engin pareil vous le tuerez aussi ! se moqua-t-il, tout sourire. -- Je sais ce que vous nous ferez si on se rend. Je prefere sacrifier une personne. -- Allez, soyez raisonnable, insista le tueur avec une etrange legerete. Sa decontraction apparente ne collait pas avec l'intelligence qui brillait dans son regard. Il risquait gros, ainsi menace par un fusil a pompe, et il ne pouvait savoir qu'il etait vide. A moins que... Soudain Emma eut un flash. Deux. Ils sont deux ! Il gagnait du temps ! Elle comprit que l'autre devait se tenir juste derriere elle, il allait surgir pour la maitriser. Emma prit le fusil par la crosse et frappa de toutes ses forces en se retournant. Le canon fendit la pluie sans rien toucher. Mais l'autre tueur etait bien la, a deux metres a peine, ses traits etaient deformes par l'excitation, crispes comme un chat pret a bondir sur une souris. Une machette dans les mains. Emma voulut frapper a nouveau, elle amorca le geste et le tueur declencha son attaque a ce moment, la machette et le canon se heurterent en tintant. Le tueur fut le plus prompt a reagir, il attrapa Emma par la gorge et serra. Une poigne redoutable. Elle voulut lui tirer la main en arriere mais n'y parvint pas tant il serrait fort. Il y eut un sifflement accompagne d'un gargouillis, puis l'homme desserra son etau ; une fleche en acier lui traversait le ventre. Emma le cogna du poing a la pommette et s'eloigna. Elle ne chercha pas a comprendre, elle fit face a l'autre, celui qui tenait Mongowitz en otage. Mais tous les deux avaient roule au sol, le tueur sur le dessus, tenant son couteau a deux mains et pesant de tout son poids pour enfoncer la lame dans le cou du bureaucrate qui resistait en hurlant. Il faiblissait et un petit geyser de sang commencait a l'eclabousser. 61 Une corne de brume dechira l'orage en meme temps qu'un projecteur se braquait sur le quai. Un petit chalutier qu'Emma reconnut tout de suite affrontait la furie des vagues. Tim ! Il est venu ! Mongowitz ferma les yeux et son cri s'etouffa derriere ses machoires serrees, les levres retroussees. Le couteau le penetrait, violait sa chair, repandait le precieux fluide que la pluie balayait aussitot. Emma se jeta sur le tueur, ils roulerent sur les planches de la jetee et lorsqu'elle voulut se relever pour le frapper, il lui tira brutalement les cheveux en arriere et lui assena un coup de poing en pleine tempe. Le sang gicla en meme temps que le paysage. -- Garce ! hurla le tueur. Je vais te defoncer ! Un autre coup la cueillit a la joue et cette fois elle s'effondra. A peine consciente, Emma entendit une voix familiere interpeller le tueur : -- Vincent ! Le bruit d'un choc entre un objet lourd et un corps mou suivit, et le tueur s'ecrasa a cote d'Emma. Sa tete bourdonnait, elle n'etait plus tout a fait sure de comprendre ce qui se passait. Elle avait l'impression que les gouttes la matraquaient. Leve-toi. Va chercher les enfants. Depeche-toi. Mongowitz la souleva d'un bras, il tenait son cou degoulinant de sang de l'autre main. -- Allez, dit-il en haletant, me lachez pas maintenant ! Emma l'accompagna a l'interieur du prefabrique et ils prirent les enfants. Olivier etait terrorise, la corne de brume l'avait reveille en sursaut et il tremblait. Tim les aida a grimper a bord. La ferocite de l'ocean malmenait le bateau et Emma crut qu'ils n'allaient jamais y parvenir. Pourtant, le temps qu'elle retrouve ses esprits, le quai s'eloignait et avec lui l'ile des cauchemars. Mathilde et Olivier furent installes sur une couchette dans la cabine, Emma ne parvenait plus a s'empecher de les embrasser. Ils allaient survivre. Mongowitz s'etait panse le cou avec une bande, et le tissu suintait, il respirait fort en fixant le plafond, allonge sur la banquette. -- Tenez bon, lui dit Emma. Tim va nous ramener au port le plus proche. Il lui prit la main. -- J'avais tort..., murmura-t-il. -- Ne parlez pas, gardez toutes vos forces. Vous serez a l'hopital avant l'aube, alors accrochez-vous. Elle palpa encore le pouls de Mathilde et remonta sur le pont. Tim barrait contre les elements dechaines. -- Ils sont dans un sale etat ! rapporta Emma. Il faut se depecher de rentrer ! Jean-Louis a perdu beaucoup de sang, il est de plus en plus faible, quant a Mathilde... j'ai peur que l'infection soit grave, je n'y connais rien mais... -- Vous l'avez laisse tout seul en bas avec les gosses ? -- Pourquoi ? -- Emma, mefiez-vous de lui ! -- Qu'est-ce que vous racontez ? -- Sur le quai, tout a l'heure, il a appele un des deux types par son prenom ! Je n'arrete pas d'y repenser : comment pouvait-il le connaitre ? Vincent ! se souvint Emma. Tim ne mentait pas. -- II... Il l'a peut-etre entendu, ils l'ont pourchasse tout a l'heure dans la foret ! -- Je n'aime pas ca ! Et s'il jouait un role ? -- Non, pas lui... C'est impossible. Il aurait pu nous tuer dix fois deja ! -- Ce n'est pas ce qu'il cherche ! Il nous manipule pour quitter l'ile ! Le doute s'empara d'Emma. Il se mua en paranoia. Et si Tim lui mentait ? Non. Tim est venu jusque sur l'ile de Hiva Oa pour me chercher. Si l'un d'eux est un des tueurs echappes de cette prison ca ne peut etre que Jean-Louis. Elle se souvint de son courage, de sa volonte, son endurance. Elle en avait meme ete surprise pour un fonctionnaire de son genre. -- Prenez la barre ! aboya Tim. -- Non, je ne sais pas faire, je... Tim ne lui laissa pas le choix, il la poussa aux commandes pendant qu'il sautait dans la cabine. La proue tomba dans un creux obscur, une vague se reformait deja en face, gigantesque, aspirant toute l'eau qu'elle pouvait pour croitre avant de fracasser le bateau. L'etrave remonta et s'empala dans le mur. Toute la coque grinca et le plancher trembla tandis que des trombes s'abattaient sur le pont. Tim reapparut et reprit la direction des operations. -- Qu'est-ce que vous avez fait ? s'inquieta Emma. -- Rassurez-vous, je l'ai attache. Il est tellement faible qu'il ne fera de mal a personne de toute facon. -- Il s'est laisse faire ? -- Pas quand il a compris mais c'etait trop tard. A travers la tempete Emma crut distinguer une lourde detonation. Elle chercha autour d'elle et remarqua une boule de lumiere rouge au loin sur l'ile de Fatu Hiva. La boule grossissait a toute vitesse, une barriere de feu devalait les pentes et sur le coup Emma crut a une eruption volcanique. Mais le rempart de flammes allait trop vite, il submergea toute l'ile en cinq secondes a peine ; un eclair illumina le ciel au meme moment, et le temps qu'Emma reprenne sa respiration il ne restait qu'un tapis ardent de braises jaunatres. -- Mon Dieu..., souffla-t-elle. Tim aussi l'avait vu, il etait bouche bee. -- Une bombe, dit-il. Ils ont largue une bombe. -- Qui ca > ? -- A votre avis ? Il n'y a que l'armee qui peut lacher une bombe pareille ! Une autre vague les secoua violemment. Emma se cramponna puis prit la direction de la cabine. -- Je redescends au chevet de Mathilde. Elle poussa la porte et devala les marches. En redressant la tete elle vit tout de suite que la banquette etait vide. Mongowitz n'y etait plus. Son regard passa immediatement aux enfants, toujours allonges. Puis elle percut un mouvement dans son dos. 62 Emma s'etait attendue a voir Mongowitz les epaules inondees de sang, le visage defait, pret a l'agresser. C'etait en fait Tim qui descendait la rejoindre. Il arborait un air etrange, les muscles du visage relaches, le regard vide. -- Il n'est plus la, l'informa Emma, paniquee. Tim ne sembla pas s'en soucier. C'est la qu'Emma remarqua le fusil a harpon qu'il tenait. D'une maniere ou d'une autre Tim avait compris ce qui se tramait et venait arme, concentre sur le moindre mouvement. Emma s'effaca pour le laisser entrer. Il fit deux pas et pivota pour pointer son arme sur le menton d'Emma. -- Il y a deux facons de proceder. Docile ou barbare. A vous de choisir. -- Qu... quoi ? -- Vous faites ce que je veux ou je vous fais morfler. Je deteste qu'on me desobeisse, ca me fout dans un etat de rage, vous n'avez pas envie de me voir furieux. Plus que la situation improbable c'etait la violence avec laquelle il avait prononce le mot rage qui terrorisa Emma. -- Mais Jean-Louis a disparu... Une part d'elle-meme refusait d'accepter la realite, elle s'accrochait a l'idee d'un malentendu. -- Il se vide dans le placard, je lui ai regle son compte. Maintenant ecoutez-moi bien. Je n'ai pas bute les gamins parce que si vous m'obeissez, je vous jure que je les laisserai en vie, je les abandonnerai sur une plage. Mais si vous decidez de me resister, je les pends a un cordage et je les laisse se noyer derriere le bateau. Vous m'avez compris ? Emma etait sous le choc. La pointe s'enfonca dans son menton, dechirant un petit trou de peau d'ou perla le sang. -- Oui, gemit-elle. -- Alors deshabillez-vous. -- Tim... Elle vit ses machoires rouler sous ses joues. -- J'ai dit : deshabillez-vous. Emma avait le coeur qui s'accelerait. Elle cherchait une solution, un espoir, sans rien entrevoir. Ce n'etait plus du tout le garcon qu'elle avait connu. Celui-ci etait froid, sans expression dans les yeux, il respirait l'agressivite. Tim changea de cible et braqua Mathilde qui dormait avec son frere. -- Tres bien, c'est la petite qui va prendre. -- Non ! Non ! D'accord, vous allez avoir ce que vous voulez. Emma fit tomber son gilet et s'assit sur les marches pour defaire ses lacets de chaussures. -- Qui etes-vous, Tim ? demanda-t-elle pour gagner un peu de temps. Il se fendit enfin d'un sourire, celui-ci etait cruel. -- Je ne m'appelle pas Tim mais Yvan. Tim c'etait le connard qui devait venir vous chercher a l'aeroport. -- Je ne comprends pas, bafouilla Emma. -- J'etais un pensionnaire du GERIC, voila tout ! Quand tout a pete, je suis parti en vitesse avec les autres. Lorsqu'on a attaque Omoa, il y avait ce Tim et son bateau. Un fax parlait de vous, qu'il fallait venir vous chercher et vous amener ici. J'ai trouve l'idee seduisante. Sa voix claquait aux oreilles d'Emma, si concrete, si violente, et dans le meme temps, ses mots n'avaient pas de sens. Elle les entendait sans bien les comprendre. Emma realisa qu'elle refusait la realite. Que va-t-il me faire ? C'est impossible... pas lui... Je vais me reveiller. Non, pas lui... Gagner du temps. Elle devait le faire parler. Parce que tu sais tres bien ce qu'il va te faire. Et apres ? Quand il l'aurait prise, la tuerait-il ? Peut-etre... peut-etre qu'il nous laissera en vie. Si je lui donne mon corps, je sauve les enfants. Les larmes inonderent ses yeux. Elle ne pouvait s'y resoudre. Je ne peux pas. Je n'y arrive pas. Elle se trompait. Meme soumise, elle n'obtiendrait pas sa grace. Il faisait partie de la meute. Des cobayes. Cet homme n'etait pas le Tim qu'elle avait cotoye. Il etait Yvan. Un tueur en serie. Il fallait l'occuper. Vite. S'interesser a lui, le faire se raconter. -- Pourquoi ? Pourquoi etes-vous revenu avec moi jusqu'ici ? s'efforca-t-elle de demander par-dessus sa terreur. Vous auriez pu vous enfuir avec le bateau ! -- Et le plaisir ? L'ivresse de tout savoir alors que vous ne saviez rien ! Sur cette ile je pouvais tout me permettre. Tout vous faire, j'etais le maitre. -- Mais les autres, ils ont essaye de vous tuer aussi ! -- Ce sont des animaux, c'est tout. Et puis le danger pimente un plat, non ? On savoure d'autant plus son triomphe apres. -- Vous etes... -- Non, Emma ! Ne dites pas ca. Je n'ai fait qu'apprendre a vous connaitre. Je me suis approprie votre esprit. Celui qui boit a l'instant ou il a soif ne fait que boire. En revanche, celui qui attend, celui qui court un marathon va desirer cette eau, la fantasmer, et lorsqu'il la possedera, lorsqu'elle touchera ses levres, la elle n'aura plus la saveur de l'eau, non, ce sera la jouissance ! Emma s'attaqua a l'autre chaussure, elle tremblait comme feuille dans le vent. -- Et vous aviez besoin de revenir sur cet enfer pour ca ? -- On m'a offert l'occasion de vivre plusieurs jours avec vous, sans personne pour nous deranger sauf cet enfoire de Mongowitz. Celui-la je l'avais pas prevu. Ni les gamins ! Elle comprenait mieux maintenant pourquoi il ne voulait pas les sauver, decouvrir qu'elle avait desobei avait du le plonger dans une colere noire. Continue, il se confie, vas-y, donne-toi du temps. -- Tout ca c'etait juste pour jouer alors... -- Ne dites pas >. C'etait une injection d'adrenaline pure ! Il y a bien des millions d'abrutis qui payent pour sauter d'un pont a l'elastique ou se jeter d'un avion pour chuter ! Ici j'etais comme Dieu, Emma ! Je savais tout, je pouvais jouer avec vous, vous observer, et personne ne pouvait m'empecher de vous avoir. Chaque minute, chaque nuit, j'ai reve de vous lecher la peau, sur cette ile, l'espace de quelques jours, il n'y avait plus de lois, j'etais la loi ! Je pouvais faire ce que je voulais de vous. Et j'ai attendu. Le principe de l'eau et du marathonien ! Pour que cet instant soit explosif. (Ses levres se decouvrirent totalement, il etait en extase.) Et nous y voila. Emma n'en revenait pas. Il la degoutait. Et dire qu'elle l'avait presque desire... Son estomac se contracta mais elle se maitrisa. Il avait joue son role a la perfection. Pourtant, sous ce jour, des details s'expliquaient. D'abord sa peau blanche alors qu'il etait suppose vivre sous le soleil des Marquises. Puis sa maladresse parfois avec le bateau, ce n'etait pas le sien. Emma se souvint du fusil a pompe. Ce n'etait pas un hasard s'il s'agissait du meme modele que celui qu'elle avait trouve dans le hangar. Il avait pris le sien la-bas en s'evadant. Elle se souvint de sa chair de poule lorsque Mongowitz avait evoque les salles de torture du GERIC. Combien de fois lui avait-il menti a Omoa en l'emmenant dans la maison de soi-disant amis ? -- Vous avez tout invente, sur l'ile, dans les villages, tout ca c'etait du baratin ! -- Non ! Pas tout. Merci Tim, il gardait un guide complet de l'ile dans son bordel, j'ai eu le temps de le lire pour me familiariser avec les details. Question de credibilite. -- Vous m'avez baladee juste pour me connaitre... -- Pour vous gouter, sourit-il avec son air pervers. Que vous m'apparteniez. Le chalutier se souleva par la proue et retomba brutalement, faisant trembler la cabine. Emma tenta une autre approche : -- C'est de la folie de laisser le bateau sans pilote ! protesta-t-elle d'une voix cassee. Pourtant elle n'en avait que faire. La peur etait trop forte, pire : elle en vint a esperer qu'ils s'ecrasent contre les rochers. Tim haussa les epaules. -- Y a le pilote automatique. La, j'ai juste envie de m'occuper de vous. J'ai les crocs, si vous voyez ce que je veux dire. L'occuper. Il faut l'occuper. -- Vous avez fait expres de nous echouer le jeudi soir ? Son debit etait trop hache, elle n'etait pas credible. Tim allait s'en rendre compte. Il le sait, je le vois dans son attitude ! Il faisait ce que les chats font avec les souris. Il joue, cruel, il sait qu'il a deja gagne. -- C'etait l'unique moyen de nous coincer sur l'ile. Au pire, si les secours etaient arrives plus vite que je ne l'attendais, il y aurait eu un tel foutoir compte tenu du massacre que j'aurais pu m'eclipser rapidement. Je vous aurais entrainee dans une maison, vous seriez devenue mienne et termine ! Yvan dans le vent, et personne n'a rien vu ! Il avait une forme de plaisir a partager son plan, Emma devina l'egocentrique qu'il etait en fait, fier de montrer comme il avait tout pense, tout controle. Il aime d'autant plus que c'est a moi qu'il le dit, celle qu'il veut prendre, celle a qui il devoile la supercherie, sa victime totale ; en me mentant de la sorte, en me manipulant, il s'est assure de me posseder par l'esprit... Avant d'en faire autant avec le corps. -- Prends ton temps, tu as raison, lui dit-il, on n'est pas presses, mais ne me prends pas pour un con. Allez, continue a virer tes fringues. Emma ota son tee-shirt. -- Votre vie a Bordeaux, en Afrique, tout etait faux aussi ? -- Non. C'est vrai. Je n'ai menti que sur mon nom. -- Laissez-moi deviner, les braconniers... vous ne les avez pas seulement blesses, n'est-ce pas ? Soudain l'expression de ses traits s'altera. Il devint plus sombre, un voile glissa sur son regard. Le trouble, devina Emma. Un soupcon d'emotion. -- En effet. Je les ai tues. Tous. Cribles de balles. J'ai acheve les derniers au couteau, je les ai mutiles comme ils le faisaient avec les elephants. Je leur ai arrache les dents et les couilles. Tous, les uns apres les autres. Il y avait une faille dans ce masque pervers, et elle s'ouvrait a present, une blessure qui n'avait jamais cicatrise. Emma s'y engouffra : -- C'est la premiere fois que vous avez tue. -- Oui. Je ne l'avais pas premedite, pas consciemment du moins, pourtant quand j'ai pris le fusil j'ai su que ce n'etait pas les pneus qu'il fallait viser. -- Ce sont toutes les horreurs que vous avez vues en Afrique, ces massacres d'elephants, qui vous ont traumatise, Tim. Il n'est pas trop tard, vous... Il se referma brusquement et son sourire factice redecouvrit ses dents brillantes. -- Arrete avec ta psychologie de comptoir et depeche-toi avant que je saigne la petite. Emma fit tomber les bretelles de son soutien-gorge et Tim perdit toute joie, fascine par ce qu'il attendait. Emma avait les mains moites, ses jambes tremblaient. Elle degrafa le soutien-gorge et devoila sa poitrine. Tim soupira, il avait l'air d'un type affame qui contemple un plat chaud. Emma n'en pouvait plus. Il fallait trouver une echappatoire, n'importe laquelle mais ne pas se laisser entrainer dans son jeu. -- Allez, le pantalon maintenant, ordonna-t-il. -- Tim, il y a d'autres moyens, vous n'etes pas oblige de... -- Garde ta salive, elle pourrait bien servir... Emma fouilla la cabine du regard. Trouver une arme, une solution. Tim pointait toujours son harpon en direction de Mathilde. Emma craignait qu'avec l'excitation son index se contracte et qu'il la tue. Si elle tentait le moindre geste brusque la fillette serait empalee. Non ! Le choix commencait a se restreindre. Obeir ou sacrifier Mathilde. Emma defit sa ceinture. Gagner du temps pour trouver une solution. -- C'est vous qui avez crie le nom de Vincent tout a l'heure, fit-elle. -- En effet. C'etait une connerie, ca m'a echappe. Avec la tempete j'ai cru que vous n'aviez rien entendu mais je n'etais pas sur. Je les ai perfores tous les deux avec ceci. (Il designa le fusil a harpon.) Je n'allais pas les laisser me piquer mon gouter tout de meme ! Son rire sonnait creux. Il se force, il n'a pas d'emotions, tout est artificiel. C'est pour ca qu'il a besoin de cette mise en scene, pour se mettre en condition, c'est seulement la qu'il eprouve quelque chose ! Emma descendit son pantalon. Son coeur allait si vite qu'il lui faisait mal. Elle ne savait plus quoi faire. -- A poil, fit Tim, plein de sous-entendus qui firent frissonner Emma. Completement a poil je veux. -- Tim, pardon, Yvan, il doit y avoir un moyen de s'arranger, je peux... -- Tu peux fermer ta gueule a present et te foutre a poil ! hurla-t-il. Tu crois que je me suis donne autant de mal pour m'arreter la ? Cinq jours sans dormir, a te surveiller, a surveiller ces connards psychotiques, a jouer la comedie, cinq jours a attendrir la viande pour finalement rester comme un con alors que je creve la dalle ! Soudain Emma se demanda si toutes ces allusions a la nourriture etaient innocentes. Qu'allait-il faire apres l'avoir violee ? La colere avait deforme ses traits, une veine palpitait sur son front, et il etait secoue de tics nerveux qu'elle ne lui avait jamais vus auparavant. Le bateau tangua brutalement et Tim s'accrocha tout en la fixant. Impossible d'agir, de lui sauter dessus sans risquer qu'il tue la fillette. -- Si tu ne vires pas cette culotte, dans trois secondes, elle est morte, dit-il, plein de rage contenue. C'est fini, pas de fuite possible. Et ne compte pas sur moi pour changer d'avis, tu te rappelles ce que ton mari t'a ecrit ? Je suis un tueur en serie, je suis l'avenir de l'humanite. Et crois-moi, depuis que je sais ca, je le vis bien mieux ! Allez ! aboya-t-il. Emma obtempera et se recroquevilla. Tim sortit une paire de menottes de sa poche. Ou se les etait-il procurees ? Dans le hangar lors de sa fuite assurement... -- Mets-les. Si tu ne serres pas vraiment, je defonce la gueule de la gamine. Emma acquiesca, pleine de larmes, et se passa les menottes aux poignets. Il etait trop tard pour reflechir. Elle le devinait au bord de la rupture, pret a massacrer Mathilde. -- Ils ont des prenoms, trouva-t-elle la force de dire par-dessus les sanglots qui l'envahissaient. Depuis le debut vous ne dites que > ou >, mais ils ont des prenoms. Tim verifia que les menottes etaient bien fermees et posa son arme a cote de Mathilde. -- Tu es attachee, je suis beaucoup plus fort que toi, et j'ai l'habitude, prevint-il. Si tu tentes quoi que ce soit, je te cogne, et ensuite je viole la petite avec mon harpon. C'est clair ? Emma n'avait plus la force de repondre. Tim tendit la main vers ses seins et les caressa. La nausee s'empara d'Emma. Le piege s'etait referme sur elle sans qu'aucune idee ne la sauve. Jusqu'a la derniere seconde elle avait prie pour que survienne un deus ex machina salvateur. Tim prit un ruban de soie et lui passa autour du cou. Il respirait la bouche ouverte et semblait ailleurs. Ses mains tirerent sur le ruban et Emma eut la gorge ecrasee. Le pervers afficha un rictus quasi extatique. Il degrafa les boutons de son treillis et fit disparaitre une main a l'interieur. Sa langue traca un sillon humide sur le ventre d'Emma, depuis ses seins jusqu'a son pubis. Elle trembla de degout et Tim serra encore plus fort le garrot. Une ecume blanche s'accumula a la commissure de ses levres. Emma ne parvenait plus a respirer, elle inspira un maigre filet d'air en emettant un sifflement. Puis Tim l'ecrasa de tout son poids, il lui ecarta les cuisses sans menagement et lui lecha le visage comme un enfant se jette sur une glace. Ses odieuses mains lui malaxerent les seins pendant qu'il lachait un rale de plaisir. La veine de son front palpitait encore plus vite, son nez se retroussait et il ecarquillait les yeux pour ne rien perdre, devore par l'excitation. Emma etouffait. Ses jambes tressautaient, elle porta les mains a sa gorge pour tenter d'agripper le lien sans y parvenir, ses propres ongles lui entaillaient la peau jusqu'au sang. Des taches noires apparurent a la place du corps convulse de Tim. Elle n'etait plus sure de ce que subissait son corps, sa conscience s'evadait, elle etait aspiree par un siphon tout au fond de son crane. La lumiere tombait peu a peu. Elle vit Tim se cambrer et entendit comme un coup de fouet. Du liquide chaud gicla sur elle, aspergea son torse, sa bouche. La strangulation se relacha. Tim etait fige, tous les muscles bandes. La pointe du harpon traversait son coeur. Olivier lacha le fusil. 63 La Mongie etait en ebullition. Des ambulances venaient d'accourir depuis la vallee, et un helicoptere survolait le pic du Midi. Peter marchait sur les trottoirs enneiges de la station touristique qui retrouvait une activite inhabituelle. Son bras le faisait atrocement souffrir mais il avait plus important a faire. Il avait commence par appeler les renseignements depuis une cabine telephonique. Il s'etait fait donner plusieurs numeros de telephone a Hiva Oa qu'il savait proche de Fatu Hiva. La plupart n'avaient rien donne, les lignes etaient coupees a cause de la tempete qui sevissait sur place ou il etait trop tard - c'etait le milieu de la nuit la-bas. Il parvint enfin a joindre un avocat a qui il expliqua que sa femme etait en danger de mort, qu'il fallait envoyer des secours immediatement sur Fatu Hiva. L'homme l'avait pris pour un fou en decrochant, avant de se raviser. A present, il devait s'occuper de la DGSE. Si Emma s'etait echappee, les services secrets francais seraient son pire ennemi. Ils en savaient trop. Tout au long de la descente, il n'avait cesse de s'interroger. Comment joindre la DGSE ? Grohm et Fanny faisaient partie d'une cellule independante a n'en pas douter. Il ne pouvait appeler le siege et dire qu'il voulait parler a un responsable de l'operation GERIC. Personne ou presque ne devait en connaitre l'existence. Le temps que cela remonte aux oreilles concernees (et si cela se faisait) Emma serait morte. Ben et lui egalement. Non, il fallait entrer en contact avec les membres de la cellule. Sauf qu'ils etaient tous morts sous une avalanche. Le debut d'apres-midi fit grogner l'estomac de Peter qui l'ignora. Il n'avait rien avale depuis la veille. Il avait finalement eu l'idee en parcourant les rues de La Mongie, transi de froid. Deux cafes bouillants, l'achat d'un manteau et d'un gros marqueur avaient suffi pour mettre son plan a execution. Il commenca par expedier Ben dans un taxi, avec toutes les preuves. Peter ne pouvait croire que la cellule en charge de l'operation GERIC allait se desinteresser de ce qui s'etait passe ici. D'autant plus que tous ses agents sur place demeuraient silencieux. Ils enverraient quelqu'un au village. Il ne pouvait en etre autrement. S'il n'etait pas deja la, a attendre le retour de Stephane. Qu'il vienne ou qu'il finisse par repartir, il n'y avait qu'une seule route pour rejoindre le village depuis Lourdes, Pau ou Tarbes. C'est sur le bord de cette route que Peter s'installa. Il avait ramasse un bout de carton sur lequel il avait ecrit en gros : >. Et il attendit ainsi tout l'apres-midi. Il vit arriver les camions de journalistes de tele, France Regions 3 en tete. Puis les radios et enfin la presse ecrite. Personne ne manifesta le moindre interet pour ce pauvre type avec son panneau. L'explosion de l'observatoire et la mort presumee d'une dizaine de personnes focalisaient tous les esprits. Vers seize heures pourtant, un homme muni d'un calepin et d'un stylo s'approcha de lui. Il avait des lunettes rondes et un visage tres fin, l'air nerveux. -- Vous devriez baisser ce carton, professeur DeVonck. Peter s'executa et demanda : -- Vous etes ? -- Quelqu'un qui sait ce que GERIC signifie. -- Prouvez-le. -- Vous venez de passer cinq jours la-haut, avec David Grohm. La Theorie Gaia. Ca suffit ? -- Je veux parler a un responsable de la DGSE. -- Vous etes tres culotte, professeur. -- Je sais que vous ne m'abattrez pas ici, en plein jour, encore moins tant que vous ne saurez pas ce qui s'est passe avec vos autres agents. Je veux donc parler a un responsable. -- C'est impossible. -- J'ai une proposition qu'ils ne peuvent pas refuser. L'homme aux lunettes rondes changea de ton, il devint plus agressif : -- Vous vous prenez pour qui ? -- Pour celui qui a de quoi creer le plus grand scandale depuis le Rainbow Warrior. Et a cote du seisme qu'il pourrait provoquer, croyez-moi, celui-la c'etait une bise sur la joue. L'homme toisait Peter. Cherchant a cerner le personnage. -- Vous attendez que je vous croie sur parole ? demanda Lunettes rondes. Peter sortit une photo de sa poche. Avant que Ben ne parte, ils etaient passes chez l'unique photographe pour se faire imprimer un des cliches de la carte-memoire. -- Regardez de plus pres, vous verrez qu'on peut tres bien lire. C'est une des cinq ou six cents que j'ai en ma possession, les archives de l'operation GERIC. Plus un enregistrement de Grohm expliquant tres clairement sa Theorie Gaia. Le tout est en securite, loin d'ici, et sera entre les mains de plusieurs notaires et avocats ce soir, tous prets a envoyer cette grosse enveloppe cachetee aux journalistes s'il m'arrivait malheur, ainsi qu'a ma femme et Benjamin Clarin. -- Je veux les recuperer. Peter se pencha et d'un ton tranchant repondit : -- Non, vous ne voulez rien, parce que vous ne pouvez rien. Maintenant la situation est simple : vous nous oubliez et ma famille s'efforcera de vivre avec ce qu'elle sait et le poids des morts. Un jour, lorsque je serai tres vieux, je detruirai ces documents, et meme vos successeurs n'auront pas de souci a se faire. C'est clair ? Lunettes rondes prit le temps d'enregistrer et d'analyser les donnees. -- Je ne prends pas les decisions, dit-il. Il allait s'eloigner lorsque Peter lui saisit le bras - ce qu'il sembla ne pas apprecier du tout. -- Une derniere chose : ma femme est quelque part sur Fatu Hiva ou dans les environs, je veux que vous me la rameniez chez moi. L'homme se degagea vivement. -- Ne poussez pas le bouchon, DeVonck. C'est pas police secours non plus ! -- S'il lui arrive quoi que ce soit, vous etes tous foutus, tous, vous m'avez compris ? Alors reflechissez bien ! 64 Allan etait au bord de l'evanouissement. Il n'avait pas dormi depuis deux jours et son coeur n'avait pas retrouve un rythme normal depuis qu'ils avaient embarque cette bande de malades. Il en etait a un point ou le suicide lui semblait une solution. Ils ne le surveillaient pas vraiment, tant qu'il ne quittait pas la barre, les types lui fichaient la paix. Ce qu'ils voulaient c'etait qu'on les conduise a Tahiti. Et ils passaient le temps avec Caria et Josie. Les premieres heures, elles avaient hurle, c'etait insupportable. Meme la tempete ne couvrait pas leurs plaintes. Puis elles s'etaient tues. Allan avait meme cru a leur mort, jusqu'a ce qu'elles gemissent a nouveau. C'etait cyclique, a chaque fois qu'une de ces ordures voulait s'amuser. Avait-il le droit de se jeter par-dessus bord et d'abandonner les deux femmes ? Elles n'etaient deja plus tout a fait vivantes, de toute facon. Ces degeneres ne les epargneraient pas, il fallait voir la verite en face. Allan les avait surpris en train de discuter en francais. L'un d'eux disait pouvoir leur procurer des faux papiers, il suffisait d'etre discrets le temps de les obtenir et ils pourraient partir ou bon leur semblait. Etre discrets et ne pas laisser de temoins, avait compris Allan. Sauf que depuis dix minutes, l'espoir renaissait. Cheveux blancs s'approcha, c'etait un Allemand et il dirigeait plus ou moins le groupe. -- Alors ? dit-il. -- On doit etre tout pres, maintenant que le grain est tombe, c'est plus facile, expliqua Allan. Je m'y retrouve, j'ai fait une connerie, c'est vrai, mais a present on est sur la bonne voie. Il prenait le ton le plus suppliant possible, esperant ne pas prendre de coups, il n'en pouvait plus d'etre battu pour un oui ou pour un non. Certes il leur avait fait perdre un sacre bout de temps mais avec la tempete et la peur, c'etait humain, ils pouvaient bien comprendre ca au moins ! Cheveux blancs lui lanca un coup de pied dans les reins qui le plia en deux. -- Je t'avais demande trente heures et tu vas le faire en soixante ? Tu joues au plus malin avec moi ? -- Non, non, non, je vous jure que... Nouveau coup de pied, dans le flanc, cette fois. Allan sentit qu'une cote se brisait. -- Pourtant je te traite bien, je ne t'ai pas arrache les couilles ou coupe la langue, alors ? Allan pointa le doigt sur son equipement. -- Regardez, je vais vous montrer, fit-il en grimacant, on y est presque, avant la nuit, on y sera, je vous le garantis ! Avant la nuit ! Il pleurait a present. Cheveux blancs secoua la tete, degoute. -- Je te ferai boire de l'essence et j'y mettrai le feu si tu me mens. Prie pour que je voie la terre avant le crepuscule. Allan attendit qu'il s'eloigne et remit le radar en marche. L'echo se rapprochait toujours, a present, Allan pouvait meme dire qu'il leur foncait dessus. Les secours. Il faut tenir jusque-la. Une heure plus tard, un batiment de la marine surgit sur l'horizon, et il se passa un bon quart d'heure avant qu'un des tueurs ne le remarque. -- Merde ! C'est l'armee ! Cheveux blancs accourut. -- C'est toi qui les as appeles ? -- Non, non ! supplia Allan. J'y suis pour rien, il faut se conduire normalement et ils passeront en nous ignorant ! Il n'en croyait pas un mot. En fait, il esperait tout le contraire. Cheveux blancs n'ajouta rien mais la promesse d'une mort lente et douloureuse s'afficha dans son regard, Allan en etait certain. La corvette se rapprocha jusqu'a leur niveau. Un haut-parleur se mit a rugir : > Le message se repeta plusieurs fois. -- Si on n'obeit pas, ca va degenerer, avertit Allan dont les nerfs ne tenaient plus, partage qu'il etait entre espoir et terreur. Trois des violeurs s'y opposerent et Cheveux blancs les fit taire en intervenant : -- Si on prend la fuite ils n'auront aucune peine a nous arreter, bande d'abrutis ! On n'a pas le choix ! Alors toi tu descends et tu me planques les gonzesses, fais en sorte qu'elles la ferment. (Il se tourna vers Allan.) Et toi, si tu leves le petit doigt je t'egorge, meme si c'est la derniere chose que je dois faire. Allan acquiesca et fit stopper son voilier. La corvette s'immobilisa a trois cents metres. -- Pourquoi ils sont si loin ? demanda un des agresseurs. -- Je ne sais pas, murmura Allan avec franchise. Ce qui l'intriguait encore plus c'etait l'absence d'activite sur le pont, aucun canot en vue, personne ne semblait pret a les aborder. Soudain les tourelles avant se mirent a pivoter dans leur direction. Allan fut pris d'un terrible pressentiment. Les six canons pointerent leur gueule noire droit sur lui. La derniere chose qu'il vit fut les flammes gigantesques qui en sortaient. 65 Peter retrouva Emma a la base aerienne de Villacoublay. Elle etait meconnaissable lorsqu'elle descendit de l'avion ; pale, le regard blesse, elle se jeta contre lui et s'effondra. Peter la serra jusqu'a l'engloutir en lui malgre l'attelle qui lui tenait le bras droit. Il voulait sentir son coeur, sa chaleur, lui dire qu'il l'aimait et lui faire oublier toute l'horreur qu'elle avait affrontee. Il se rendit compte que ses yeux s'embuaient egalement. Deux enfants accompagnaient Emma, un garcon et une fillette dans une chaise roulante que poussait un soldat. -- Je te presente Mathilde et Olivier, fit-elle en sechant ses joues. Peter s'accroupit pour les saluer. Mathilde etait bleme, une perfusion accrochee au-dessus de sa tete. -- Les medecins militaires se sont occupes d'elle, expliqua Emma, elle a deux vilaines plaies et aura besoin de soins tous les jours mais ca va aller, pas vrai, Mathilde ? La fillette hocha la tete et l'esquisse d'un sourire se peignit sur son visage. Olivier prit la main d'Emma. -- Et voici mon sauveur. -- Bonjour sauveur, fit Peter. Le garcon ne repondit pas et jeta un oeil inquiet vers Emma. -- Il va avoir besoin de temps, dit-elle tout bas. -- On va tous en avoir besoin. Un homme en civil s'approcha, c'etait celui qui avait conduit Peter jusqu'ici. -- Un monospace vous attend pour vous ramener chez vous, dit-il. -- N'oubliez pas, avertit Peter, au moindre probleme, les enveloppes partent. -- Nous avons un accord. -- J'ai quelque chose a vous demander, intervint Emma. C'est a propos de ces enfants, ils me disent que toute leur famille etait sur Fatu Hiva. Je vais me renseigner, mais si c'est vrai vous vous debrouillerez pour nous permettre de les adopter officiellement. -- Je ne suis pas sur que... -- C'est dans votre interet, ajouta Emma. Nous saurons les choyer pour que les traumatismes s'estompent et vous n'aurez pas deux orphelins genants sur les bras. L'homme finit par acquiescer. -- Je verrai ce que je peux faire. -- Et les recherches de Grohm ? voulut-elle savoir. Vous les abandonnez ? -- Vous n'avez pas a vous en soucier. -- Et s'il disait vrai ? Ses methodes etaient barbares mais si vous rendez au moins publique sa theorie, des groupes de recherche pourraient se former un peu partout, etudier la genetique humaine, et peut-etre parvenir a comprendre ces instincts et a les brider ! -- La securite nationale c'est notre boulot, faites le votre et tout se passera bien. -- C'est de l'avenir de l'humanite dont nous parlons. -- J'ai la garantie de mes superieurs qu'on vous laissera en paix a condition que vous oubliiez tout, je vous le rappelle. Peter approuva : -- Je vous l'ai promis : une amnesie totale. L'homme observa Emma comme pour dire a Peter qu'il fallait mettre tout le monde d'accord. Il les raccompagna jusqu'au monospace et tendit une carte a Peter : -- Je m'appelle Fabien, c'est tout ce que vous avez besoin de savoir. Voici un numero au cas ou, laissez-y un message et je vous recontacterai si c'est reellement necessaire. Mais en ce qui me concerne, tout ca est termine et nous ne devrions plus nous revoir. Lorsque la voiture s'eloigna, Peter prit sa femme dans ses bras. Elle regardait le paysage denier sans un mot. -- C'est fini, on rentre a la maison, dit-il en lui baisant le front. -- Ils ont achete notre conscience, murmura Emma. Peter repondit tout aussi bas, de l'emotion plein la voix : -- Je n'avais pas le choix. -- Je sais. Elle lui prit la main et la pressa contre elle. Extrait du journal de bord du docteur David Grohm L'instinct du predateur n'a fait que dormir en l'homme. Avec quelques pics d'activite, des reveils brefs, violents, mais nous n'avons encore jamais vu cet instinct parfaitement eveille depuis que nous sommes civilises. C'est pour bientot. Le dechainement de la violence depuis plusieurs decennies (les deux guerres mondiales ont-elles ete l'amorce ? jamais l'humanite n'avait connu boucheries d'une telle envergure, faisant regner sur la planete une aura belliqueuse et effrayante pour des generations et des generations) et le nombre exponentiel des tueurs en serie me laissent penser que notre instinct le plus vil est en pleine sortie d'hibernation. Et comme tout ce qui dort longtemps, il est affame, puissant. Des lors que la violence sera un facteur omnipresent parmi notre population, le phenomene va litteralement exploser. Et ce, pour une raison toute biologique. Car l'homme va s'habituer a cette agressivite, il a deja commence, il va meme devoir evoluer, car la violence engendre la violence, on ne peut toujours la fuir, au risque de finir accule et de disparaitre (n'est-ce pas ce que le docteur Emmanuelle DeVonck disait lors de sa conference a laquelle j'ai assiste sur l'extinction de Neandertal ?). Meme si certains hommes ne montrent pas un caractere particulierement guerrier, l'humanite devra donc s'adapter ou perir sous les assauts d'un petit nombre ; notre taux d'agressivite montera ineluctablement, une reponse evolutive pour conforter notre securite individuelle. Et cela va se transmettre. Pas seulement par l'oral, l'education, mais viendra un moment ou l'organisme lui-meme integrera ces variations de comportement, considerees comme positives puisque assurant la survie de l'espece. Car nous savons que les comportements se transmettent bien par les genes. Il suffit de regarder les saumons qui remontent les rivieres ou ils sont nes, ou bien les oiseaux qui migrent ; meme s'ils sont seuls, s'ils n'ont pas >, c'est inne. Le comportement repete d'une espece, si celui-ci permet sa survie, finit par s'inscrire dans l'unique base de donnees transmissible dont disposent nos etres : l'ADN. Au fil des generations, la montee des instincts de predation deviendra une norme adaptative, integree au pool genetique de certains membres de notre espece. Et la selection naturelle fera son travail, elle appliquera ses mecanismes connus : une construction superieure entraine la victoire dans la guerre pour la survie. L'humanite mutera, comme tout organisme vivant, pour resister, elle integrera au plus grand nombre ces genes nouveaux. Ainsi nous serons tous dotes de ces instincts agressifs reveilles et d'une facilite a les utiliser. Il est ironique de finalement constater que le developpement d'un comportement ultraviolent ne sera pas une > comme nos esprits eduques peuvent l'affirmer aujourd'hui mais bien un progres, selon les lois de la nature qui nous a faits en tout cas. Et en ce sens, nous ne pouvons l'en empecher. 66 Huit mois plus tard, Peter sortit profiter de la tiedeur du debut de soiree. Ils avaient loue un chalet a la campagne pour y passer l'ete. Leurs premieres longues vacances en famille depuis le drame. Une famille agrandie. Peter s'etira en contemplant les etoiles. La porte s'ouvrit dans son dos, laissant echapper les cris des enfants qui chahutaient ensemble. Mathilde et Olivier s'etaient rapidement accoutumes a leur nouveau foyer, a leur nouvelle vie. Meme Zach, dont Peter avait craint la reaction, s'etait employe a faciliter leur integration. C'etait comme si les deux enfants degageaient une aura bienveillante. Olivier eprouvait plus de difficulte que sa soeur, il parlait moins, cultivait sa solitude. Ses cauchemars etaient encore frequents, et il s'etait mis a faire pipi au lit peu apres son arrivee. Mais Peter etait confiant. C'etait dans son temperament. Olivier etait un cours d'eau que la vie avait obstrue, le contraignant a devenir souterrain. Mais son eau etait vive, pleine de ressources, se repetait Peter. Il suffisait de l'aider a creuser la surface et tot ou tard, elle ressurgirait a l'air libre. Emma vint se blottir contre lui. -- Besoin de calme ? devina-t-elle. -- Envie d'une promenade pour digerer. Tu m'accompagnes ? Il la prit par la main et ils s'approcherent de l'etang qui bordait la foret. Un hibou s'invita de son chant, tout proche. Les milliers de points blancs qui brillaient dans le ciel se refletaient a la surface de l'eau. -- C'est magnifique, murmura Peter. -- Quand la Terre nous offre des moments d'accalmie comme celui-ci. -- J'ai pas mal reflechi a tout ca, dit-il en sortant une cle USB de sa poche. -- Qu'est-ce que c'est ? -- Toutes les archives de Grohm et son temoignage. La derniere copie. -- Il n'y a plus d'enveloppes chez les notaires ? comprit Emma. -- Il n'y en a jamais eu. Peter contempla la nature, puis regarda sa femme avec tendresse. -- Qu'est-ce que tu as en tete ? lui demanda-t-elle. -- Si cette planete a decide de se debarrasser de nous, il n'y a pas grand-chose a esperer. Emma, bercee par la chaleur de son mari, se voulut plus optimiste : -- Elle a peut-etre sous-estime notre resistance. -- C'est pourquoi le mal vient aussi de l'interieur. Contre nos instincts, contre ces pulsions de destruction qui grandissent, viendra un jour ou nous ne pourrons plus rien. -- C'est pour ca qu'ils n'ont pas abandonne les recherches, j'en suis sure. Grohm a ete remplace par un autre, et ils ont recommence, differemment j'espere. -- Tu crois vraiment qu'on peut quelque chose contre nos propres genes ? -- La recherche c'est l'espoir. Je voulais rendre publics les travaux de Grohm pour cette raison. Tous ensemble nous pourrions peut-etre y parvenir. -- Non, tu peux t'acharner a triturer la genetique d'une espece, la vie est plus forte que cela. Elle trouve toujours un chemin pour reprendre ses droits. C'est exactement la lecon qu'est en train de nous donner la Terre. Peter soupesa la cle USB. Puis il s'approcha du bord de l'eau, pret a la lancer. Emma anticipa son geste : -- Tu veux priver nos enfants d'un espoir ? -- Je veux leur preserver encore un peu d'innocence. -- Mais ce qui est sur cette cle pourrait changer bien des choses. -- Ce n'est pas de l'espoir, c'est de l'illusion. Nous n'y changerons rien, c'est ecrit. -- Tu cites les Ecritures, maintenant ? plaisanta sa femme d'un ton grave et doux a la fois. -- C'est dans nos genes que c'est ecrit. Mais l'Apocalypse religieuse me fait dire que tout au fond de nous, depuis le debut, nous savons que c'est ineluctable. Emma posa sa paume contre la sienne et enferma la cle. -- Viens, dit-elle, je voudrais t'enseigner la plus belle histoire que cette Terre nous ait jamais contee. Et apres m'avoir ecoutee, tu feras ton choix. Elle l'entraina vers l'herbe et l'allongea sous la lune. -- C'est une histoire sans mots. Une histoire de sens. D'instincts. Et elle se deshabilla. EPILOGUE Lauren DuBreuil traversa le hall de la gare de l'Est, a Paris. Il etait tard, les quelques voyageurs encore presents s'empressaient de rejoindre le metro ou les taxis pour rentrer chez eux. Une balayeuse mecanique passa a toute vitesse devant elle tandis qu'elle s'approchait du banc ou l'attendait son contact qui lisait un journal. Elle s'assit et lui deposa sur les cuisses une petite enveloppe blanche. -- Tout est la, dit-elle. J'ai copie tous les fichiers de mon mari. -- Parfait. Ca nous mettra sur un pied d'egalite avec la DGSE. Il ne s'est rendu compte de rien ? -- Non, je suis prudente. -- La DGSE a tout nettoye, il ne reste plus rien nulle part ? -- Plus rien. Un groupe de cobayes s'etait enfui de l'ile, mais en analysant les photos satellites ils s'en sont rendu compte, heureusement avant de les perdre dans la nature. La chronologie des photos a permis de retracer leur parcours et finalement de les reperer, ils avaient pris en otage un voilier qui a ete detruit. -- Radical. Je reconnais les methodes de DuBreuil. Et vous etes sure que les travaux de Grohm ne seront pas poursuivis ? -- Certaine. Mon mari commanditait toute l'operation, il a decide d'arreter les frais. >, ecrit-il dans ses notes, vous lirez. -- Bon boulot. -- Le BND est satisfait ? demanda-1-elle avec sarcasme. -- Ne le prenez pas sur ce ton, Lauren, je vous rappelle qu'ils nous ont bien encules. Pour nous demander notre aide ils sont forts, mais au moment de partager les infos, ils savent se faire oublier ! Securite nationale mon cul ! L'armee esperait surtout parvenir a des applications militaires des travaux de Grohm sur la violence ! Ca, ils ne partagent pas... -- Bon, je peux partir maintenant ? L'homme jeta un coup d'oeil a son interlocutrice. -- Vous allez comment ? Je vous trouve tendue. -- Bien. J'ai une vie confortable, beaucoup de gens pourraient m'envier. -- Beaucoup de gens ? Prets a vivre avec quelqu'un qu'ils n'aiment pas ? -- Je connais Francois DuBreuil mieux que tout le monde a present. Je connais ses petits secrets, ses manigances et les cadavres qu'il entasse dans ses placards. Au debut il me degoutait. Mais aussi cruel soit-il dans son metier, il reste humain. Et lorsqu'on vit aupres d'un etre humain pendant longtemps, on ne peut le hair totalement. Je vais meme vous dire, je me suis attachee a lui. -- Tachez de ne pas trop verser dans l'empathie. Un jour il est possible qu'on vous demande de partir, pour qu'on puisse regler le probleme. -- Regler le probleme ? C'est assez brutal comme formulation. Ne m'en demandez pas trop, j'ai une fille avec lui je vous rappelle. Ca vous a bien servi que je m'attache, non ? -- Nous. Ca nous a bien servi. N'oubliez pas de quel bord vous etes, Lauren. Et arretez de dire >, c'est deja un bon debut pour prendre vos distances. Elle pouffa : -- Un jour il faudra que les services comme les votres se souviennent que meme leurs agents restent des etres humains. Elle se leva et s'eloigna sans rien ajouter. L'homme rangea l'enveloppe dans la poche interieure de sa veste et plia son journal qu'il abandonna sur le banc. Il n'avait plus qu'a rentrer a Berlin tout mettre en securite. L'information, toujours l'information, meme quand celle-ci concernait une operation terminee, il etait preferable d'en savoir autant que son ennemi. C'etait la l'equilibre du pouvoir. Tot ou tard, des politiciens pour qui ces dossiers ne representeraient que des noms sur des memos sauraient en faire bon usage pour obtenir des services aupres de leurs > europeens. Il sortit dans la cour devant la gare, son hotel etait juste en face. Les quelques passants defilaient sans lui preter attention. C'est comme ca que j'aime les gens ! songea-t-il. Le nez sur leurs pompes. Continuez de regarder ou vous marchez, nous on s'occupe de ramasser la merde bien en amont. Il traversa la rue et sentit une petite sueur sur son front. Minuit passe et il fait encore une chaleur a crever ! C'est la pollution... Sur le trottoir il tomba sur une immense publicite illuminee. Ce qui ressemblait a un voleur, avec un masque noir sur les yeux, tenait un nounours adorable et le menacait d'un pistolet. En tres gros etait ecrit : > L'homme trouva l'accroche plutot bien faite et ricana. Avec un truc pareil, se dit-il, les gamins n'avaient pas fini de faire des cauchemars. > Stephen Jay Gould, >. REMERCIEMENTS Fin d'un cycle. Lorsque j'ai entame la redaction des Arcanes du chaos, j'avais en tete trois histoires tres differentes qui convergeaient vers le meme but : dresser un portrait de l'Homo sapiens moderne dans ce qu'il a de plus troublant, sans fard ni mensonge, cet Homo entropius dont il est sujet ici. Les Arcanes m'ont permis de gratter le vernis historique, pour souligner la demence de quelques hommes prets a tout pour le pouvoir, l'argent. Bien sur, ce n'est qu'une fiction, quoique... Avec le suivant, Predateurs, c'est l'essence du crime qui m'a interesse. De quoi sommes-nous tous capables finalement ? La guerre des hommes, celle de l'interieur. Lorsque Peter fait cette analogie entre un cours d'eau et la personnalite de Olivier, c'est un renvoi a Predateurs, ou cette analogie est developpee pour decrire l'enfance d'un tueur en serie... Vous venez donc de lire la conclusion thematique de cette reflexion. Evidemment, l'homme ce n'est pas que ca. Mais c'est aussi ca. Bien sur, nous pouvons nous rassurer en repetant : ce ne sont que des romans. Je presente toutes mes excuses a la communaute de Fatu Hiva pour avoir fait de son ile un enfer. C'etait pour les besoins d'un roman ! De meme, je me suis permis de reinventer un peu l'observatoire du pic du Midi dans cette > pour lui conferer cette atmosphere parfois pesante ; l'equipe scientifique depeinte dans cette histoire n'a rien a voir avec les scientifiques qui oeuvrent la-bas en realite, aucune ressemblance n'est a noter et, pour ce que j'en sais, la DGSE n'y a pas (encore) elu domicile. La theorie developpee dans ce roman est le fruit de ma petite cervelle. Cependant, il aura fallu bien des lectures pour en arriver la, et donc, je voudrais remercier tous ces specialistes qui m'ont alimente de leurs travaux. Je ne peux que citer et remercier Richard Leakey dans les ouvrages de qui j'ai puise pour decouvrir la paleoanthropologie, et la rendre vivante dans ce roman. Pour ce qui est de l'evolution, merci a Elisabeth Vrba, Stephen Jay Gould, Simon Conway-Morris, Harry Whittington, Allan Wilson, et bien sur a Charles Darwin ! J'ai repris les informations de la prehistorienne Marylene Patou-Mathis a propos de Neandertal, pour y ajouter la vision > d'Emma DeVonck. Merci a Sebastien P. pour les notes sur Adam Smith. Merci aussi a Stephane Bourgoin (www.au-troisieme-oeil.com) dont Ben cite la statistique edifiante sur la recidive des tueurs en serie. C'est en terminant un ouvrage de Richard Leakey alors que je redigeais le roman que j'ai decouvert James Lovelock. Je vous laisse imaginer ma surprise quant aux similitudes. Ecrire c'est un peu comme se construire un bateau avec des mots et naviguer sur des mers inconnues. Par chance, j'ai la securite d'avoir toujours la lumiere d'un phare pour m'orienter. Ce phare c'est mon editeur. Merci a toi, Francoise, experte es charpenterie et etancheite, mon bateau flotte sur la distance grace a toi ! Merci egalement a Richard qui, nul ne sait comment, maitrise les vents et les oriente jusque dans mes voiles. Enfin merci a toute l'equipe d'Albin Michel, je poursuis mon voyage et vous etes la preuve que pour bien reussir une traversee en solitaire, il faut un travail d'equipe ! Enfin, merci a mes proches, a ma famille, a J. qui me soutiennent. Et croyez-moi, c'est tres meritoire ! www.maximechattam.com * * * [1] L'aeroport international de Los Angeles. [2] Voir Les Arcanes du chaos, du meme auteur, Albin Michel, 2006.