MAXIME CHATTAM AUTRE-MONDE * L'Alliance des Trois ROMAN ALBIN MICHEL PREMIERE PARTIE La Tempete 1. Premier signe La premiere fois que Matt Carter fut confronte a une sensation >, c'etait juste avant les vacances de Noel. Ce jour-la, il aurait du se douter que le monde ne tournait plus rond, qu'il allait se produire quelque chose de grave. Mais quand bien meme il aurait pris ce phenomene au serieux, qu'aurait-il pu faire ? Pouvait-il imaginer a quel point tout allait changer ? Aurait-il pu l'en empecher ? Certainement pas. Il n'aurait rien pu faire, sauf prendre peur, ce qui aurait ete pire. C'etait un jeudi apres-midi, l'avant-derniere journee de cours. Matt accompagnait Tobias et Newton dans La Taniere du dragon, une boutique specialisee en jeux de roles, wargames et autres jeux de plateau. Ils etaient partis du college et marchaient dans les longues rues de Manhattan, a New York. Matt, quatorze ans bien que sa taille lui en fasse paraitre deux de plus, adorait se promener dans cette ville, entre les canyons de buildings etincelants. Il avait toujours possede une imagination debordante, et dans ses moments de reve il se disait que Manhattan etait une forteresse d'acier et de verre, les centaines de tours protegeant ses habitants d'un danger exterieur. Lui se sentait un chevalier parmi d'autres, attendant le jour ou l'aventure ferait appel a ses talents, sans se douter un instant que celle-ci allait prendre un tour inattendu, tout aussi implacable qu'angoissant. -- Il ne fait pas froid pour le mois de decembre, vous avez remarque ? demanda Tobias. Tobias etait un garcon noir, assez petit, toujours actif : s'il ne tapait pas du pied ou n'agitait pas les doigts alors il parlait. Le medecin lui avait dit un jour qu'il etait un > mais Tobias n'y croyait pas, il debordait seulement d'energie, point. Il avait un an de moins que ses camarades, et un vrai don pour les etudes, au point d'avoir saute une classe. Et une fois de plus il avait raison : les blizzards habituels a cette periode de l'annee n'etaient pas apparus et la temperature refusait de descendre au-dessous de zero. -- Avec les scouts, continua-t-il, on va meme aller camper dans le comte de Rockland pendant les vacances. Camper en plein mois de decembre ! -- Lache-nous avec tes scouts, protesta Newton. Newton, au contraire, etait aussi grand et costaud pour son age qu'il manquait de subtilite, essentiellement tourne vers sa petite personne. Neanmoins il etait un compagnon de jeux de roles inestimable pour son imagination et son implication. -- N'empeche, c'est vrai ! insista Tobias. Ca fait deux ans de suite qu'on n'a presque pas de neige, moi je vous le dis : c'est la pollution, ca deregle toute la planete. -- Ouais, eh bien en attendant, vous allez avoir quoi pour Noel ? demanda Newton. Moi j'attends la nouvelle Xbox ! Avec Oblivion, j'adore ce jeu ! -- Moi j'ai demande une de ces tentes qui se deplie toute seule quand tu la sors de son sac, repliqua Tobias. Des jumelles pour l'observation des oiseaux et aussi un abonnement a World of Warcraft pour l'annee prochaine. Newton fit la moue, comme si une tente et des jumelles ne pouvaient etre des cadeaux acceptables. -- Et toi, Matt ? interrogea Tobias. Matt marchait les mains dans les poches de son manteau noir qui ondoyait dans le vent. Ses cheveux bruns mi-longs lui fouettaient le front et les joues. Il haussa les epaules : -- Je ne sais pas. Et je crois que cette annee, je prefere l'ignorer. J'aime bien les surprises, c'est plus... magique, dit-il sur un ton qui manquait de conviction. Tobias et Matt se connaissaient depuis l'ecole primaire, et Tobias comprit que ce Noel-ci aurait une saveur particuliere pour son ami : ses parents venaient de lui annoncer qu'ils se separaient. Au debut, fin novembre, Matt avait pris la nouvelle avec philosophie, il n'y pouvait rien, c'etait la decision de ses parents et bon nombre de ses copains vivaient ainsi, un coup chez leur pere, la semaine suivante chez leur mere. Puis, au fil des semaines, Tobias l'avait vu s'etioler a mesure que les cartons s'entassaient dans l'entree en vue du demenagement, prevu pour le debut d'annee. Il etait moins concentre pendant leurs parties de jeux, et meme pendant les cours, ses notes - deja pas extraordinaires - s'etaient effondrees. La realite du divorce le rattrapait. Ne sachant que repondre, Tobias donna une petite tape amicale dans le dos de son camarade. Ils descendaient Park Avenue, longeant le sillon du chemin de fer qui coupait l'artere en deux, et arriverent dans un quartier moins entretenu. Les trois garcons savaient que leurs parents n'aimaient pas qu'ils trainent dans ce coin. Des detritus jonchaient le trottoir et des tags s'etalaient sur les murs. Au croisement avec la 110e Rue, le trio tourna, presque rendu a La Taniere du dragon. Ici les immeubles etaient moins hauts, mais le soleil n'y descendait pas a cause de l'etroitesse de la voie. Les ombres des habitations rendaient l'endroit sinistre. Newton designa la devanture crasseuse d'une boutique dont la poussiere opacifiait la vitrine. Seule restait lisible la pancarte flottant au-dessus de l'entree : AU BAZAR DE BALTHAZAR. -- Alors les gars, vous etes toujours des poules mouillees ? Matt et Tobias echangerent un bref regard. Le Bazar de Balthazar servait aux garcons du college pour tester leur courage. Outre le lieu qui n'avait rien d'accueillant, c'etait surtout son proprietaire qu'on craignait. Le vieux Balthazar detestait les enfants, a ce qu'on disait, et n'hesitait pas a les jeter dehors a grands coups de pied dans l'arriere-train. De la etaient nees nombre de legendes a son sujet et on ne tarda pas a entendre que le Bazar etait hante ! Personne n'y croyait, mais on prenait soin de ne pas s'en approcher. Pourtant, a la rentree, Newton s'y etait rendu, tout seul. Il en etait ressorti apres avoir passe les cinq minutes reglementaires pour reussir l'epreuve. C'etait tout Newton ca : le besoin de prouver sa bravoure, quitte a faire des choses pueriles. -- On n'a pas peur, fit Tobias. C'est juste que c'est debile cette histoire. -- C'est l'epreuve du courage ! retorqua Newton. Sans ce genre de test, comment veux-tu prouver ta valeur ? -- On n'a pas besoin de ce genre de trucs idiots pour etre courageux. -- Alors vas-y, prouve-moi que c'est idiot, qu'il n'y a rien a craindre et que tu es un homme, un vrai ! Tobias soupira. -- Il n'y a rien a prouver, c'est nul, c'est tout. -- Je savais que tu te degonflerais, pouffa Newton. Matt fit un pas en avant, vers la rue. -- OK, on va y aller, Tobias et moi. L'interesse ouvrit de grands yeux surpris. -- Qu'est-ce... qui te prend ? bafouilla Tobias. -- Puisque vous etes deux, entama Newton, vous devez revenir avec quelque chose. Tobias fronca les sourcils, tout ca prenait mauvaise tournure. -- Quoi ? Comment ca ? fit-il. -- Vous devez piquer un truc a Balthazar. N'importe quoi, mais revenez avec un objet. Et la, vous serez des braves, les mecs ! Vous aurez tout mon respect. Tobias secoua la tete : -- C'est completement idiot ce... Matt l'attrapa par l'epaule et l'entraina pour traverser avec lui la rue en direction de la vieille echoppe. -- Qu'est-ce que tu fais ? protesta Tobias. On ne doit pas y aller ! Newton est un cretin qui fait ca pour se foutre de nous ! -- Peut-etre, mais au moins il arretera avec ca. Viens, il n'y a rien a craindre. Tobias marchait a ses cotes, profondement mal a l'aise a l'idee de faire quelque chose qu'il ne sentait pas. Matt n'aurait jamais fait ca avant que ses parents divorcent, songea-t-il. Il n'est plus le meme. C'est comme le climat, tout fout le camp ! Matt marqua une pause devant la porte du bazar. Ce dernier semblait si vieux qu'il aurait pu etre la a l'epoque des Indiens. La peinture vert sombre de la facade s'ecaillait, revelant un bois moisi. La croute grise etait si epaisse sur la vitrine qu'on ne pouvait meme pas verifier s'il y avait ou non de la lumiere a l'interieur. -- On dirait que c'est ferme, protesta Tobias avec une nuance d'espoir dans la voix. Matt secoua la tete et posa la main sur la poignee. La porte s'ouvrit en grincant et ils entrerent. L'interieur etait pire que tout ce que l'on pouvait imaginer de l'exterieur. Des etageres en bois recouvraient les murs et encombraient la longue piece dans tous les sens, la transformant en labyrinthe. Des centaines, des milliers d'objets s'entassaient pele-mele : bibelots, presse-papiers en forme de statuettes, bijoux aussi anciens que la boutique, livres a reliure de cuir craquelee, insectes seches et punaises dans des boites transparentes, tableaux noircis, meubles bancals, le tout recouvert d'une impressionnante couche de poussiere, comme si personne n'y avait plus touche depuis des siecles. Mais au final, le plus surprenant etait encore l'eclairage, realisa Matt. Une seule ampoule nue, perdue au milieu de ce capharnaum, et qui ne diffusait qu'une lueur chiche, abandonnant le reste de la piece a sa penombre mysterieuse. -- Oh, vraiment, je crois qu'on devrait sortir d'ici, chuchota Tobias en levant des yeux inquiets vers le plafond. Sans un mot, Matt contourna la premiere serie d'armoires ouvertes sur des collections de timbres, de papillons et de bocaux pleins de billes multicolores qui attirerent tout a coup l'attention de Tobias. Matt fouillait l'endroit du regard sans parvenir a detecter presence humaine. Le bazar semblait interminable et il crut percevoir un murmure provenant du fond. Tobias lui saisit le bras : -- Viens, je crois qu'il vaut mieux sortir, je prefere que Newton me traite de poule mouillee que de voler un truc ici. -- On ne va rien voler, lui repondit Matt sans s'arreter pour autant. Tu me connais, je ne suis pas comme ca. -- Alors qu'est-ce que tu fais la ? se desespera Tobias. Mais Matt ne repondit pas, occupe a marcher en direction des murmures. Plus destabilisant encore que le lieu qu'ils visitaient, le silence de Matt termina de paralyser Tobias. Il ne put rien ajouter, partage entre une frousse tenace lui ordonnant de deguerpir, et une veritable fascination pour la multitude de billes qui brillaient doucement a travers leur recipient en verre. Combien y en avait-il ? Peut-etre mille ou deux mille, impossible de savoir, certaines luisaient d'un eclat violet et orange ou noir et jaune, qui les faisait ressembler a des yeux monstrueux. Tobias realisa soudain que son camarade s'etait enfonce dans le magasin et, ne voulant pas rester seul, il s'elanca dans ses pas. Les billes pivoterent pour le suivre du regard. Tobias se retint de hurler. Il se pencha vers elles. Rien. Toutes les billes etaient inertes, rien que des billes. Il avait reve. Oui, c'etait ca : un effet d'optique ou tout simplement un tour de son cerveau a cause de l'angoisse. Il se redressa et retrouva des couleurs, rassure. Il ne s'etait rien passe. Tout allait bien, cet endroit n'etait rien d'autre que le resultat du delire d'un vieil acariatre. Oui, tout allait bien. Tobias s'empressa de rejoindre son ami qui venait de disparaitre derriere une pile de livres seculaires. Matt avancait sur le plancher gondole et le murmure devint plus audible. Une voix aux intonations controlees, semblable a celle des presentateurs de journaux televises. A mesure qu'il s'en rapprochait, Matt prit conscience qu'il n'etait pas la par hasard. En d'autres temps, jamais il n'aurait releve le defi de Newton, il se serait contente de l'ignorer, sans un mot. Matt avait toujours su se preserver de ce genre de betises, il avait le nez creux pour sentir ce qu'il fallait faire ou ce qu'il etait preferable d'eviter. Et cette fois, precisement, il etait en train de faire ce qu'il etait preferable d'eviter. Pourquoi ? Parce qu'il etait comme ca depuis plusieurs jours, plusieurs semaines en fait. Depuis que son pere lui avait dit qu'il allait demenager du quartier, et qu'au debut ils ne se verraient pas beaucoup. Ensuite, >, Matt viendrait vivre avec lui... si sa mere les laissait en paix. Matt n'avait pas aime cette derniere remarque. Le lendemain, sa mere etait venue lui faire un discours similaire : ils allaient vivre ensemble, meme si son pere disait le contraire. Ses parents avaient toujours ete differents, elle plutot campagne, lui tres urbain, elle du matin, lui du soir, et ainsi de suite. Ce qu'ils appelaient auparavant leur > devenait tout a coup le symbole de leur dechirement : ils etaient le jour et la nuit. Bien sur, il y avait Matt, leur soleil. Du haut de ses quatorze ans, le garcon avait su tout de suite vers quoi ils se dirigeaient : une guerre pour obtenir sa garde. Deux copains a lui avaient endure cette epreuve. Un cauchemar. Et qui dit que trop d'amour ne peut nuire ? avait rage Matt. Ses parents allaient se dechirer pour lui. Depuis, il n'arrivait plus a etre le meme, ne parvenait plus a se concentrer, et ses propres reactions le surprenaient. Il n'agissait plus comme le Matt qu'il avait ete. Et il n'etait pas ici par hasard. A chaque pas il distinguait un peu plus ses motivations reelles, celles qui le faisaient foncer vers ce qu'il etait preferable d'eviter. Il voulait semer le chaos dans sa famille. Faire des choses idiotes pour que ca retombe sur ses parents et sur ses relations avec eux. Il voulait les faire souffrir comme ils le faisaient souffrir depuis un mois. Matt s'etonna lui-meme de cet eclair de lucidite. Pourquoi je reagis comme ca ? C'est moi le cretin dans cette histoire ! Et pendant un instant, il fut tente de faire demi-tour et de ressortir. Il n'en eut pas le temps. Il deboucha sur l'arriere-boutique ou se trouvait un antique comptoir en merisier, un bois rouge recouvert d'une lourde desserte en marbre noir. Assis derriere, un vieil homme, au nez long et fin, presque chauve hormis deux touffes de cheveux blancs au-dessus de ses oreilles, ecoutait une petite radio portative. Il se penchait en avant comme pour y coller le front, et ses minuscules lunettes rectangulaires semblaient sur le point de tomber de son nez. Sa tete pivota vers Matt sans que le reste du corps suive, et il toisa l'adolescent de haut en bas, l'air soupconneux. -- Que fais-tu la ? dit-il d'une voix eraillee. Ce type est tout droit sorti d'un film ! s'etonna Matt sans repondre a la question. -- Alors ? Je te parle ! insista le vieux Balthazar sans aucune gentillesse. -- Je... Je voudrais vous acheter quelque chose. -- M'acheter quoi ? Matt palpa ses poches de jean a la recherche de son argent et sortit six billets de un dollar qu'il montra, toute sa fortune. -- Qu'est-ce que vous avez pour six dollars ? Balthazar fronca les sourcils, et ses petits yeux noirs s'etrecirent encore. Il semblait sur le point d'exploser. -- Ici on vient quand on cherche quelque chose de precis ! tonna-t-il. Ou te crois-tu donc ? -- Dans un... magasin, repondit Matt sans se demonter. Cette fois Balthazar bondit de son siege. Il portait une grosse robe de chambre en laine grise par-dessus un costume poussiereux comme son commerce. Il posa les mains sur le marbre du comptoir et se pencha pour fixer Matt droit dans les yeux : -- Espere d'insolent ! Je suis capable de trouver n'importe quoi pour peu qu'on y mette le prix, n'importe quoi tu m'entends ? Et toi tu me demandes ce que je peux te vendre pour six dollars ? Ca ne marche pas dans ce sens chez moi, je ne suis pas ce genre de magasin ! Matt commencait a se sentir moins vaillant, il n'avait plus du tout envie d'etre ici et il allait decamper lorsqu'il remarqua un mouvement etrange sous la manche du vieil homme. Il n'eut que le temps d'apercevoir le bout d'une queue huileuse, marron et noire, qui fretillait, avant qu'elle ne remonte sous le tissu. Il resta bouche bee. Un serpent ? Ce cingle avait-il un serpent enroule autour du bras sous sa robe de chambre ? Cette fois il etait grand temps de deguerpir. Mais Tobias surgit dans son dos. Balthazar le vit et cette fois ses machoires roulerent sous la fine peau de ses joues tant il fulminait. -- Et vous venez a plusieurs pour ca, morveux ? eructa-t-il. Tobias ne put retenir un gemissement de peur lorsqu'il vit Balthazar se redresser et contourner son meuble pour venir vers eux. Matt fit deux pas en arriere lorsque Balthazar apparut tout entier. Ce qu'il vit lui glaca le sang : une autre queue de serpent depassait de derriere la robe de chambre, cette fois beaucoup plus volumineuse, de la taille d'une grosse aubergine. Elle se tordit avant de remonter a toute vitesse comme si elle avait compris qu'on la voyait. Matt entendit les pas de Tobias qui couraient vers la sortie. -- Vous allez me foutre le camp tout de suite ! Matt recula, de plus en plus vite, tandis que Balthazar foncait sur lui. Puis il se mit a fuir, il slaloma entre les hautes etageres et vit enfin la porte qui se refermait sur le passage de Tobias. La lumiere du jour qui filtrait par l'ouverture semblait lointaine, presque irreelle. Matt y parvint pourtant, tira sur la poignee et, sur le seuil, sans savoir vraiment pourquoi, il se tourna pour contempler l'antre de Balthazar. Au bout de l'allee, dans la penombre du bric-a-brac, le vieux bonhomme le scrutait egalement. Tandis que la porte se refermait doucement, Matt le vit sourire, content de lui. Et dans la derniere seconde, il vit distinctement une langue fourchue jaillir d'entre les levres de Balthazar, une langue tressautante de serpent. 2. Magie La seconde fois que Matt fut confronte a un phenomene fantastique fut la derniere, avant que la Tempete n'arrive. Sa confrontation avec Balthazar l'avait passablement perturbe et lorsque, en echangeant quelques mots avec Tobias, il avait compris qu'il etait le seul a avoir vu tout ca, il s'etait tu. Etait-ce a cause du divorce de ses parents ? Se pouvait-il qu'il fut a ce point blesse que lui venaient des visions ? Tout de meme, il n'avait pas hallucine ! Balthazar avait bien un serpent autour du bras ainsi qu'une queue de serpent enorme dans son dos ! Et il lui avait tire la langue, une langue fourchue ! La penombre, la peur, s'etait-il dit ensuite, sans vraiment y croire. Le vendredi soir sonna le debut des vacances pour tout le college. Matt rentra directement chez lui, il n'avait pas le coeur a sortir avec ses amis. Il vivait dans un appartement au 23e etage d'une tour de Lexington Avenue. Sa chambre etait decoree de posters de films, Le Seigneur des anneaux en tete. Des tablettes abritaient sa collection de figurines tirees du meme film : Aragorn, Gandalf, et toute la communaute de l'anneau figuraient en bonne place, face a son lit. Matt mit sa chaine hi-fi en marche, System of a down cracha aussitot ses premiers accords puissants et agressifs. Le jeune garcon se laissa tomber sur son lit et observa son environnement. Tout ca etait nouveau pour lui, ce melange entre le Matt qui aimait rever a des mondes fantastiques et le Matt realiste qui avait soudain emerge cet ete pendant ses vacances dans le Vermont, avec son cousin Ted, plus age de deux ans. Cette facette de lui qu'il venait de decouvrir etait nee au contact de Patty et Connie, deux filles de seize ans. Pour la premiere fois de sa vie, il s'etait interesse a son look, a ce qu'il disait aux autres et a ce qu'on pouvait penser de lui. Il voulait attirer l'attention des deux filles, se donner de l'importance. Ted l'avait pris en main, lui faisant ecouter ses premiers disques de metal, lui offrant des conseils pour draguer les filles. A la rentree, c'etait un Matt metamorphose qui avait rejoint ses camarades. Meme physiquement, il avait perdu les petites rondeurs de l'enfance, ses traits s'etaient affines, dessinant plus d'angles que de courbes. Il s'etait choisi une parure qu'il adorait : chaussures de marche, jeans bleus, pulls ou tee-shirt fonces ainsi qu'un manteau noir a capuche qui lui descendait jusqu'aux genoux et qu'il adorait sentir flotter dans le vent. Matt avait laisse pousser ses cheveux qui commencaient a rebiquer sur ses oreilles et dans sa nuque comme autant de points d'interrogation. Aujourd'hui ces deux mondes se melangeaient, se heurtaient parfois. Celui des jeux, des figurines qu'il appreciait tant, et celui du jeune homme en devenir. Il s'interrogeait sur la conduite a tenir : devait-il sacrifier ses passions juveniles au nom de l'age mur ? Newton etait un peu comme ca. Tobias, lui, n'avait pas encore eu le declic, il s'habillait n'importe comment et ne jurait que par les scouts et les jeux. Le chanteur de System of a down beuglait ses melopees et, lentement, Matt sombra dans le sommeil, un sommeil agite par les silhouettes de ses parents se disputant tout bas dans leur coin, fideles a leur habitude, puis par les formes sensuelles de Patty et Connie, et enfin par un homme avec une langue et des yeux de serpent... Noel arriva plus vite que Matt ne l'avait craint, les jours filerent au rythme de ses parties de jeux de role avec Newton et Tobias. Ce dernier etait finalement reste, les previsions meteo ayant contraint son groupe de scouts a annuler leurs sorties dans les bois. Au debut des vacances, les parents de Matt durent s'absenter trois jours a cause de leur travail, il fallut que Matt insiste pour pouvoir rester seul a la maison. Ils voulaient appeler Maat, sa baby-sitter attitree depuis des annees. Maat etait une residente du meme etage, d'origine egyptienne. Sa peau ensoleillee etait a l'image de son caractere : chaleureux et souriant. C'etait une tres grosse femme, douce et genereuse, qui avait veille le petit Matt pendant des annees, le soir, quand les parents ne pouvaient rentrer tot. Matt en gardait des souvenirs agreables mais il aspirait desormais a plus de liberte. Et s'il conservait pour Maat une certaine tendresse, il devait bien avouer que cette celibataire endurcie l'agacait a present avec toutes ses petites attentions. En definitive, il put profiter de ces trois jours en solitaire, Maat ne vint le visiter que le dernier soir. Le jour de Noel, Matt constata avec plaisir que ses parents s'efforcaient d'etre calmes et, pour un peu, il aurait pu croire qu'ils allaient se remettre ensemble. En voyant la pile de cadeaux qu'ils lui avaient offerts, le garcon fut d'abord submerge de joie avant de comprendre qu'ils le gataient parce que c'etait leur dernier Noel tous les trois. Son sourire mourut sur ses levres, avant de revenir devant le dernier paquet, le plus grand. Des qu'il en apercut un bout, il sut ce que c'etait et explosa de bonheur : l'epee d'Aragorn. -- C'est la vraie replique ! precisa son pere fierement. Pas l'imitation remplie d'air. Celle-la, si tu l'aiguises, c'est une arme veritable ! Alors faudra faire attention, bonhomme. Matt la sortit de son emballage et la brandit devant lui, surpris par son poids : elle etait affreusement lourde ! La lame etincelait sous ses yeux, captant les lumieres du plafonnier, comme des etoiles elfiques, songea-t-il. Elle etait fournie avec un support mural et un etui en cuir et des sangles qui permettaient de la porter dans le dos, comme dans le film. -- Merci ! Je sais deja ou je vais la mettre ! fit Matt. J'ai hate de voir la tete des copains quand je vais la leur montrer ! Le lendemain, Matt s'habilla en vitesse et passa dans le salon ou son pere regardait la chaine d'information. Le presentateur commentait de terribles images de tempete : C'est le troisieme cyclone en deux mois dans cette region habituellement epargnee, et cela n'est pas sans rappeler la vague de tremblements de terre qui secoue l'Asie. >> Une autre journaliste prit la releve : Oui, Dan, c'est la question qui brule toutes les levres desormais : avec ces saisons qui ne ressemblent plus a ce que nous connaissions et toutes ces catastrophes naturelles qui s'enchainent depuis quelques annees, on peut se demander si la planete n'est pas en train de changer bien plus rapidement que nous ne l'envisagions suite au rechauffement... >>. Le pere de Matt prit la telecommande et changea de chaine. Cette fois ce furent des images de soldats patrouillant dans une ville lointaine accompagnees d'une voix monocorde, pas du tout preoccupee par ce qu'elle racontait : Les troupes armees quadrillent la ville tandis que les conflits continuent de secouer le pays. Rappelons que... >>. La chaine fut remplacee par une autre. Bulletin meteo. Nous invitons les personnes souffrant d'insuffisance respiratoire ou d'asthme a ne pas faire d'efforts car la qualite de l'air sera de 6 aujourd'hui, une mauvaise nouvelle qui ne doit pas nous faire oublier que c'est bientot le reveillon de la... >>. La tele s'eteignit et son pere tourna la tete vers Matt. -- Tu sors, fiston ? -- Je vais voir Tobias et Newton, je vais leur montrer mon epee ! -- Negatif, tu ne sors pas avec ca, c'est une arme, je te le rappelle, c'est interdit. Si tu veux qu'ils la voient, ils viennent ici. Matt soupira mais acquiesca. -- Okay, je la laisse la. Je vais chez Newton, on va essayer sa nouvelle console de jeux. Cinq minutes plus tard, Matt arpentait les rues de l'East Side, engonce dans son manteau mi-long, une echarpe enroulee autour du cou. Le froid s'etait abattu sur la ville sans prevenir, brutalement, en une nuit, comme s'il avait voulu rattraper tout le retard en quelques heures. Il n'etait pas neuf heures du matin et, dans les rues entierement verglacees, les vehicules roulaient au pas. Matt bifurqua au niveau de la 96e Rue, une artere plus calme ou une poignee de passants, le nez rive sur leurs pieds, s'efforcaient de ne pas glisser. Il approchait d'une impasse obscure lorsqu'une lumiere bleue en jaillit, avant de disparaitre aussi brusquement. L'adolescent ralentit l'allure. Le flash bleu jaillit une fois encore et illumina le trottoir. Une enseigne lumineuse ? Dans cette ruelle ? Matt n'en avait pas le souvenir. Pourtant ca ressemblait a un puissant neon capricieux. Il s'arreta sur le seuil de la voie sans issue. Etroite, emplie d'ombres. Une langue de beton s'engouffrant entre deux immeubles pour acceder aux containers des poubelles et aux escaliers de secours. Matt s'avanca, il avait du mal a distinguer le fond de l'impasse tant la penombre etait dense. Le flash bleu surgit a nouveau et illumina l'arriere d'une benne jusqu'a froler les fenetres du premier etage. Matt sursauta. Bon sang ! C'est quoi ca ? Une forme humaine bougea au meme endroit mais, de la ou il se tenait, Matt ne put en distinguer davantage. A cet instant, un bourdonnement electrique monta dans l'air, avant de se taire. Matt hesita. Devait-il s'assurer que le type n'etait pas blesse ou partir en courant ? L'eclair bleu reapparut, cette fois il balaya le sol sans s'elever, lechant le bitume et faisant fondre aussitot le verglas. Il provenait de la terre, constata Matt, et se deplacait a la maniere d'un cable electrique tranche : des saccades vives. Comme un serpent ! pensa-t-il avec un frisson desagreable. Cette fois, il ne s'eteignit pas aussi vite mais continua a se mouvoir en ondulant. L'eclair se terminait par de petites gerbes d'etincelles bleues ressemblant a des doigts qui effleurerent des journaux abandonnes. Ces derniers s'enflammerent immediatement. Puis, comme s'il venait de trouver ce qu'il cherchait, l'eclair s'immobilisa face a deux containers. Matt entendit alors un gemissement. Quelqu'un avait besoin d'aide. Sans plus reflechir, il s'elanca dans l'impasse. A peine eut-il le temps d'apercevoir des baskets usees qui s'agitaient et un pantalon sale que l'eclair se jetait dessus. Puis, l'eclair disparut avec un claquement sec, laissant sur son passage une fumee epaisse et ecoeurante - relents d'experiences chimiques comme celles qu'ils pratiquaient en classe. Matt fit un bond en arriere et, le coeur battant, attendit un moment avant d'oser bouger. Lorsqu'il s'approcha enfin de l'endroit ou il avait entrevu les jambes, il ne vit que des vetements entasses. Comme si l'homme s'etait volatilise. Impossible ! Pourtant les journaux terminaient de se consumer autour de lui en liberant de timides flammes bleues et jaunes. Tout s'etait passe si vite. Se pouvait-il qu'il n'ait pas bien vu... ? Non ! Cette fois j'en suis sur ! C'etait bien reel. Un homme a ete... englouti par un eclair sorti du sol ! Matt recula. -- Oh, la vache..., murmura-t-il. Pince-toi, gifle-toi, mais fais quelque chose, se dit-il. Faut pas rester la ! Ce truc pourrait revenir ! Mais aller ou ? Rentrer prevenir ses parents ? La police ? Personne ne le croirait. Les copains ! Au debut, ils se ficheraient de lui mais il avait confiance, ils finiraient par le croire. Matt entendit un bourdonnement electrique dans le fond de l'allee et il detala sans plus attendre. A sa grande stupeur, ni Tobias ni Newton ne rirent de lui lorsqu'il leur raconta son aventure. Peut-etre a cause de la peur qui se lisait encore sur son visage. Alors il ajouta l'histoire du serpent au Bazar de Balthazar et la Tobias explosa : -- Ah ! Je le savais ! Ces billes ! C'etaient des yeux ! Je savais que je n'avais pas reve ! Il fit a son tour le recit des billes en forme d'oeil qui l'avaient suivi du regard. Alors Newton prit un air grave pour ajouter : -- Un gars au college a raconte l'autre jour qu'il avait vu des lueurs bleues sortir des toilettes du sous-sol, et il etait persuade que ca n'etait pas un probleme electrique. Alors, dites-moi, les gars : c'est nous qui en faisons trop ou il se passe vraiment quelque chose ? -- Ca me fait flipper tout ca, avoua Tobias. Tu dis qu'il ne restait plus que les fringues ? Matt hocha la tete. -- C'etait surement un clochard, vu ce qu'il portait. Et sur le chemin j'ai subitement realise qu'on n'en voyait plus beaucoup ces derniers temps, vous avez remarque ? -- C'est l'hiver, ils s'abritent, tenta de moderer Tobias pour se rassurer. -- Non, jusqu'a ce matin il ne faisait pas froid, contra Newton. T'as raison, Matt, il se passe un truc avec eux. On en voit de moins en moins, et le pire c'est que ce ne sont pas les gens qu'on va rechercher en premier, personne n'y prete attention. Ils peuvent disparaitre completement avant qu'on s'en rende compte, ces types-la n'existent pas tout a fait pour les passants. -- Oh la, la ! ca me fait penser a ces vetements qu'on voit parfois dans la rue ou sur les bords d'autoroute, s'alarma Tobias. On se demande toujours comment quelqu'un a pu perdre une chaussure, un chemisier ou un calecon comme ca ! Ca se trouve, c'est ce machin avec l'eclair, il emporte des gens depuis longtemps et personne ne s'en est encore rendu compte. -- Sauf que ca s'accelere, fit remarquer Matt. Tobias grimaca, effraye. Il demanda : -- Alors pourquoi les medias n'en parlent pas ? -- Trop occupes a parler des catastrophes et des guerres, hasarda Matt en se souvenant du journal du matin. Newton fit signe qu'il n'etait pas d'accord : -- Et si c'etait parce qu'aucun adulte ne voit tout ca ? Tobias, puis toi, et ce mec au college... que des ados, pas d'adultes comme temoins. Tobias croisa les bras sur son torse. -- On est mal, dit-il. Newton allait ouvrir la bouche lorsque sa mere entra dans la chambre : -- Les garcons, il faut que vous rentriez chez vous tout de suite. Ils viennent d'annoncer un enorme blizzard pour l'apres-midi. Les trois adolescents s'observerent en silence. -- Bien, madame, remercia finalement Matt. -- Vous voulez que je vous ramene en voiture ? -- Non, ca ira, on n'habite pas loin, Tobias et moi on va rentrer ensemble. -- Dans ce cas ne tardez pas, d'ici deux ou trois heures le vent va se lever et les rues de New York vont se transformer en gigantesque soufflerie. Elle sortit en refermant derriere elle. Newton designa son ordinateur : -- On reste en contact via MSN, ca vous va ? Les autres approuverent, et bientot Matt marchait avec Tobias dans Lexington Avenue deja balayee par un vent puissant. -- J'aime pas du tout cette histoire, gemit le petit duo. Je sens que ca va mal tourner, faudrait peut-etre en parler aux parents, tu ne crois pas ? -- Pas aux miens en tout cas ! s'ecria Matt pour se faire entendre. Ils n'en croiront pas un mot. -- Peut-etre qu'ils auraient raison, non ? Je ne sais plus quoi penser. Et si on se faisait peur pour rien ? Des eclairs qui peuvent sortir du sol pour emporter les gens, ca se saurait, non ? -- Ecoute, fais comme tu veux, moi j'en parle pas a mes parents, c'est tout. Ils arriverent devant l'immeuble ou vivait Tobias, Matt habitait un pate de maisons plus loin. -- On se retrouve sur MSN dans une heure, confirma-t-il. Tu me diras ce que tes vieux ont dit. Tobias eut l'air embarrasse, il finit par acquiescer. Avant de le quitter, Matt lui posa une main sur l'epaule : -- Mais je suis d'accord avec toi sur un point : j'ai l'impression que ca va mal tourner. 3. La tempete Matt monta dans sa chambre. Son pere s'etait installe dans le salon devant la tele, et sa mere dans le bureau etait pendue au telephone. L'epee brillait sur son lit, il n'avait pas encore pris le temps de l'accrocher au mur. Il mit son ordinateur en marche et lanca le programme de discussion a distance MSN. Newton etait deja connecte sous son pseudonyme : >. Matt lui envoya : > La conversation s'enclencha aussitot : [Grominable a ecrit :] Et toi arrete d'ecrire comme un kobold. J'aime bien mon pseudo, il est drole. Et on ne se mefie pas de ce qu'on sous-estime. Pratique ! [Tortutoxic a ecrit :] Grominable va. Ketufais ? [Grominable a ecrit :] Pour la derniere fois : ecris normalement, a quoi ca sert d'avoir une langue si c'est pour la torturer ? [Tortutoxic a ecrit :] C 1 lang vivante non ? C fait pour vivre, pour evoluer. [Grominable a ecrit :] Oui, langue vivante, et toi tu la fais souffrir. [Tortutoxic a ecrit :] OK, c'est bon, je vais caresser la langue dans le sens du poil, lache-moi, monsieur Pierce. >> Monsieur Pierce etait leur professeur d'anglais. Matt se leva et alluma la petite tele qu'il avait dans sa chambre. Il tomba sur une edition speciale du journal. Le presentateur incitait les gens a ne plus sortir de chez eux car un blizzard colossal - le mot fit tiquer Matt, colossal ne sortait pas de la bouche des presentateurs tele d'habitude, ce qui n'etait pas bon signe du tout - se rapprochait de New York et on s'attendait a des rafales de vent depassant les cent cinquante kilometres-heure et des chutes de neige colossales. Cette fois, Matt se leva. Les presentateurs tele ne repetaient jamais le meme mot dans une phrase, comme si un coiffeur voulait couper les cheveux avec un secateur : on ne fait pas ce genre d'enormite quand on est adulte et professionnel. Alors repeter > trahissait le haut degre de panique qui touchait la redaction. Matt se precipita sur son clavier : [Tortutoxic a ecrit :] Ouaip. Bulletin d'alerte meteo a tout-va. J'etais aussi sur MSN avec mon cousin a Boston et depuis cinq minutes : plus rien. Je viens d'essayer de l'appeler et la ligne est en derangement. Sur les infos, ils disent que le blizzard est au-dessus de Boston en ce moment ! >> Tobias se connecta : [Tortutoxic a ecrit :] Sans blague ? Et tu t'attendais a quoi ? Qu'ils aillent chercher le numero de SOS Fantomes dans le bottin pour nous sauver ? [KastorMagic a ecrit :] Je sais pas. Compter sur ses parents, c'est pas un truc qu'on t'a appris ? Pour le coup c'est rate. >> Matt allait se meler a la conversation lorsque son attention fut captee par la television. L'image se voilait, des parasites firent tressauter le presentateur. Ca c'est la transmission satellite, ca veut dire que la tempete approche. Et comme pour le confirmer, une gigantesque ombre s'etendit sur l'avenue. Matt se precipita contre la fenetre. Toute la rue etait plongee dans un clair-obscur crepusculaire qui fit ressortir les centaines de lumieres des immeubles. Matt eut l'impression qu'un gigantesque oiseau stagnait au-dessus des toits ; il inspecta les cieux : un nuage noir recouvrait toute la ville. Un nuage colossal. Le vent s'engouffra dans l'avenue et frappa la fenetre avec un sifflement strident. La lucarne cathodique se brouilla, les couleurs s'evanouirent. Puis apres un pop l'image disparut completement. Ecran noir, bientot remplace par la mire. Matt zappa et decouvrit que la plupart des chaines subissaient le meme sort. Elles se coupaient toutes, les unes apres les autres. Le jeune garcon se cala devant son ordinateur : [Tortutoxic a ecrit :] Tu m'etonnes, c'est la panique dans ma rue, les gens ont ete pris de vitesse, ca klaxonne de partout ! J'ai les >> Newton n'acheva pas sa phrase. Matt patienta une minute mais rien ne vint. Soudain un message s'afficha : > Matt tenta de relancer l'operation, y compris en rebranchant le modem, sans succes. -- Qu'est-ce qui se passe... Brusquement, l'eclairage de la chambre se coupa. Matt se retrouva dans une piece sombre et silencieuse. -- Black-out ! s'ecria son pere du salon. Je vais chercher les bougies dans la cuisine, personne ne bouge. Matt fit rouler son fauteuil jusqu'a la fenetre, vit les lumieres des immeubles s'eteindre les unes apres les autres, facade apres facade. L'obscurite coula sur la ville. Il n'etait pas midi, pourtant on se serait cru dans les dernieres secondes d'un coucher de soleil, lorsque la lumiere prend cette teinte si particuliere, spectrale. Et c'etait exactement ca : la lumiere des fantomes, celle qui ne perce pas les tenebres, qui ne fait que souligner la vie, un bref instant. Le pere de Matt toqua a la porte et deposa sur le bureau une bougie allumee, dans un petit bougeoir. -- Te fais pas de bile, fiston, le courant va revenir. -- Tu as vu les infos, papa ? Le blizzard ne devait arriver que dans l'apres-midi. -- Ils se sont encore plantes ! Je te le dis, moi : le gars qui fait les predictions meteo il devrait se faire virer ! C'est de moins en moins fiable ! Son pere etait enjoue, il prenait tout cela a la legere. A moins que ca ne soit pour te rassurer ! songea Matt. -- Et ca peut durer longtemps un black-machin... -- Un black-out ? Ca depend, deux minutes comme deux jours, en fonction des travaux a effectuer. T'en fais pas, a l'heure ou nous parlons, des dizaines de techniciens s'acharnent deja a faire revenir tout ca a la normale. L'optimisme de son pere le tuait. C'etait souvent ca avec les adultes. Trop optimistes ou trop pessimistes. Matt voyait rarement des gens rester sereins, sans trop en faire. Et d'ailleurs les films le montraient bien : en cas de catastrophe une partie des gens criaient et entrainaient les autres vers le drame et l'autre partie qui se croyait invulnerable ne finissait guere mieux. Les heros etaient ceux qui savaient rester au milieu, prenant les choses sans trop d'emotion, avec juste le recul necessaire. Etait-ce vrai au quotidien ? Les gens bien, les > de ce monde, etaient-ils capables de se moderer en toute circonstance ? -- Allez, c'est le moment de ressortir les bons bouquins d'horreur, fit son pere. Tu n'as pas un Stephen King a te mettre sous la dent ? Dans des conditions pareilles ce serait un moment de lecture inoubliable ! Sinon je dois avoir ca dans ma bibliotheque. -- J'ai ce qu'il faut, merci p'pa. Son pere le scruta un instant, sans trouver les mots, ceux qu'il aurait aime faire entendre a son fils. Il lui fit un clin d'oeil avant de sortir, et referma la porte. La bougie brulait en diffusant une clarte ambree. Sur que c'etait ideal pour lire, mais Matt n'en avait aucune envie. Il etait trop inquiet par ce qui se passait dehors. Il pivota vers la fenetre. A present de gros flocons de neige fusaient dans le vent, manoeuvrant dans l'air avec la puissance et l'adresse d'avions de chasse. En quelques minutes l'avenue disparut derriere un epais rideau tourbillonnant. Matt n'y voyait plus rien, c'etait fini. Il plaignit toutes les personnes encore dehors et qui cherchaient a rentrer chez elles avec si peu de visibilite. On ne devait pas meme voir le bout de ses mains ! Les heures passant, Matt finit par s'ennuyer. Il attrapa une bande dessinee qu'il feuilleta nonchalamment. Dans l'apres-midi il essaya de rallumer la tele puis la radio mais il ne se passait rien, l'electricite n'etait pas revenue. La neige, elle, ne cessait de se deverser en paquets contre la fenetre. En fin de journee, sa mere alla frapper aux portes des voisins pour s'assurer que tout le monde allait bien et ils organiserent, avec les six appartements de l'etage, un roulement pour cuire les diners, car certains n'etaient equipes que de cuisinieres electriques. Le gaz avait donc ses avantages, s'amusa-t-on a repeter dans le couloir, et une sorte de colocation bon enfant s'installa entre les appartements dont on laissa les portes grandes ouvertes. Le soir, la famille Carter mangea en compagnie de Maat et des Gutierrez, un couple de retraites qui vivait juste a cote. Personne n'avait d'enfant de l'age de Matt a cet etage, et son seul copain dans le building etait en vacances en Californie. Matt ne s'attarda pas a table et souhaita une bonne nuit a tout le monde. Maat le salua avec plus de tendresse que ses parents qui etaient en pleine discussion avec les Gutierrez. Il s'empara au passage d'un paquet de biscuits et s'enferma dans sa chambre. Provision en cas de petit creux nocturne, lampe-torche pour y voir clair en cas d'envie pipi, et une formidable tempete a l'exterieur pour egayer la nuit. A force de voir tout le monde plaisanter de la situation, Matt avait decide lui aussi de prendre tout cela a la legere, en tout cas avec plus d'excitation et moins d'angoisse. Oui, le blizzard etait enorme ; oui, il leur etait tombe dessus plus tot que prevu, mais cela n'en faisait pas pour autant la fin du monde. Sauf qu'il y a tous ces signes etranges depuis quelques jours. Le vieux vendeur a langue de serpent, les billes-yeux, les eclairs-avaleurs-de-gens, tout ca faisait beaucoup. En meme temps, maintenant que les heures etaient passees sur ces souvenirs, Matt les estimait moins perturbants. Il devait bien y avoir une explication rationnelle a tout ca. Un truc d'adulte que Matt et ses amis ne pouvaient saisir. Oui, peut-etre une drogue des terroristes dans l'eau potable de la ville et qui donnait des hallucinations ? Pourquoi pas ? On parlait sans arret des terroristes ! Quand il etait enfant, son grand-pere lui avait dit, alors qu'il pleurait parce qu'il avait peur des terroristes dont on craignait sans cesse l'attaque : > Sur quoi sa mere lui avait dit que grand-pere etait un >. Mais ca Matt ne l'avait pas compris et ne le comprenait pas mieux aujourd'hui, d'ailleurs. Malgre tout, la menace terroriste etait plausible pour expliquer ce qu'il avait vu. Matt se coucha avec sa lampe et toute une pile de bandes dessinees qu'il avait ressorties de ses tiroirs. Le paquet de biscuits etait lui aussi parmi les draps ainsi que son epee. Matt hesita, il ne pouvait pas dormir avec elle tout de meme. Qu'auraient pense de lui Connie et Patty si elles l'avaient vu dormir avec une epee ? Elles se seraient bien moquees de lui, assurement. A son age... Oui, mais elles ne sont pas la, trancha Matt. Le vent forcit encore, et cognait a la fenetre devenue noire aux heures de la nuit. On ne percevait aucune lumiere dans la rue, aucune lueur de bougies dans les immeubles en face. Rien que la nuit opaque et la tempete hurlante. Matt finit par s'endormir. Il fut reveille une premiere fois par les Gutierrez qui s'en allaient en criant trop fort leurs remerciements, et une seconde fois, beaucoup plus tard dans la nuit, par une detonation. Matt sursauta. Ses paupieres battaient la chamade au meme rythme que son coeur. On venait de tirer quelque part - etait-ce dans l'appartement ? Pas un bruit, pas une lumiere dans les pieces voisines. C'est alors qu'il s'en rendit compte : la tempete avait cesse. Par reflexe il regarda son reveil dont l'ecran etait muet : l'electricite n'etait pas revenue. Sa montre affichait 3 heures 30. En tee-shirt et calecon, Matt se leva et s'approcha de la fenetre. L'avenue etait toujours planquee dans l'obscurite. Une epaisse croute de neige recouvrait les bords de fenetres. Alors l'explosion percuta a nouveau le silence, loin dans la ville et pourtant considerable. Il recula d'un pas, instinctivement. -- Qu'est-ce que c'est que ce boucan ? murmura-t-il, convaincu cette fois que ce n'etait pas un coup de feu. Il revint se plaquer contre la vitre froide et scruta l'obscurite. Un puissant flash bleu illumina l'horizon et durant une fraction de seconde les contours des buildings apparurent en ombres chinoises sur le ciel. -- Ouah ! fit-il en reculant a nouveau, cette fois sous l'effet de la surprise. Trois eclairs simultanes dechirerent la nuit, des eclairs bleus. Et aussitot la ville au loin se mit a clignoter sous ces flashes. Matt compta une douzaine d'eclairs qui surgirent sur les immeubles, comme d'immenses mains qui s'y accrochaient. Puis deux fois plus, et en moins d'une minute Matt ne pouvait plus les compter. Ils ressemblaient a celui qui avait fait disparaitre le clochard dans l'impasse, mais en version geante. Ils glissaient sur les murs a toute vitesse, et Matt eut l'impression qu'ils touchaient les parois comme on palpe un fruit pour savoir s'il est mur avant de le manger. Pis encore : ils avancaient, ils venaient vers lui. -- Oh, non, pas ca, dit-il tout bas. Il fallait sortir. Et se retrouver dehors avec ces machins ? Non, pas une bonne idee. Au contraire, il devait rester a l'abri et peut-etre qu'ils passeraient au-dessus, ou a cote, sans faire de degats. Matt guetta l'horizon : ils se rapprochaient tres vite. Le vent se reveilla et des volutes de neige se souleverent pour dessiner des tourbillons. Cette fois le vent soufflait dans l'autre sens. Que se passait-il ? Une autre tempete allant dans la direction opposee ? Un coup de tonnerre fit resonner toute l'avenue lorsqu'un eclair gigantesque s'eleva du sol pour se jeter sur un immeuble de l'autre cote de la rue. Matt vit l'enorme arc electrique grimper de fenetre en fenetre et lancer ses tentacules crepitants pour les atteindre le plus vite possible. C'est une grosse main ! C'est ca ! Une grosse main ! Et alors, tandis qu'il croyait avoir vu le plus terrifiant, Matt decouvrit en plissant les yeux que les extremites de l'eclair ne faisaient pas qu'escalader l'immeuble, elles entraient par les fenetres qui explosaient et ressortaient aussitot en laissant une fumee blanche dans leur sillage. Ce truc est en train de volatiliser les gens ! Comme le clochard ce matin ! Ils allaient tous se faire absorber. Disparaitre en une fraction de seconde. Matt bondit sur son pantalon qu'il enfila a la hate et il enfonca ses pieds dans ses chaussures sans prendre le temps de mettre des chaussettes. Il ne savait pas ou aller, mais il ne fallait pas rester la, peut-etre que dans le couloir il serait protege de ces infames... Un autre claquement feroce le fit sursauter alors qu'un nouvel eclair venait d'apparaitre sur la facade juste en face de la sienne. Survivre n'etait plus qu'une question de temps. Prevenir ses parents. Un flash bleu l'aveugla et le plancher se mit a trembler. Un grondement monta depuis les fondations de l'immeuble. Un eclair etait sur eux, en train de grimper vers Matt, devorant les gens d'etage en etage. -- Pas le temps ! dit-il tout haut en voyant son manteau dans un coin de la piece. Il se precipita dans le corridor, son pere dormait sur le canape du salon, sa mere dans leur chambre. Vite ! Les murs aussi se mirent a trembler, le grondement devint plus fort, assourdissant. Et juste avant que Matt n'entre dans le salon, les fenetres exploserent. L'eclair devasta tout, accompagne par un vent phenomenal qui hurlait, traversa l'appartement de part en part. Lorsqu'il arriva sur Matt, le garcon eut a peine le temps de mettre ses mains devant son visage pour se proteger qu'il le foudroya et repartit en laissant une epaisse fumee blanche derriere lui. 4. Autre monde Le froid le reveilla. Matt ouvrit difficilement les yeux, ses paupieres etaient lourdes, son corps courbatu comme s'il avait couru un marathon la veille. Il prit conscience du froid qui l'enveloppait. Ou etait-il ? Que s'etait-il passe ? Soudain, la confrontation implacable avec l'eclair lui revint en memoire et Matt se redressa trop vite. Sa tete se mit a tourner, il posa une main sur le mur du couloir pour se retenir. Il faisait jour, une lumiere de petit matin. Le parquet etait glace. Un courant d'air souleva des papiers devant lui, ils flottaient mollement dans l'appartement, a la maniere de nuages egares. Matt se leva et marcha vers le salon, un noeud dans l'estomac. Qu'etait-il arrive a ses parents ? Le salon etait dans un tel etat qu'un troupeau d'elephants n'aurait pas fait plus de degats en le traversant. Tout etait renverse, les livres eparpilles avec la vaisselle, les bibelots brises au pied des meubles dont certains etaient tombes. Matt reconnut un calecon et un vieux tee-shirt des Rangers qui trainaient sur le sofa : les affaires que son pere portait souvent pour dormir. La grande baie vitree n'existait plus, le vent de l'avenue s'engouffrait dans l'appartement, avec les flocons de neige. Matt avala sa salive. Il fit demi-tour et se rendit dans la chambre de ses parents. Vide egalement, et devastee. Il visita toutes les pieces desertes. Pas une fenetre n'etait intacte et, bien, qu'anesthesie par l'emotion, Matt grelottait. Dans le lit ou dormait sa mere il tira les draps : la chemise de nuit etait a peine froissee, au milieu du matelas. Comme avec le clochard dans la ruelle... il ne reste plus que les vetements ! Matt secoua la tete, pour chasser les larmes. Il ne voulait pas y croire. Non, ils sont quelque part, peut-etre chez les Gutierrez ou chez Maat ! Tout ca ressemblait a un cauchemar. Il se precipita dans le couloir et sonna aux autres portes, puis comme il n'obtenait pas de reponse, il tambourina dessus. Personne n'ouvrit. Matt ne percevait pas le moindre son, pas une trace de vie. Se pouvait-il qu'il soit le seul rescape ? Pas ca, pitie, pas ca, se dit-il sans adresser sa priere a quiconque. Il retourna chez lui, prit le telephone : aucune tonalite, et pas davantage avec le telephone portable. La tele non plus ne fonctionnait pas, l'electricite n'etait toujours pas revenue. Il se pencha par la baie desormais ouverte sur le vide. Vingt-trois etages plus bas, l'avenue semblait l'aspirer. Matt se retint au chambranle. La neige tapissait le paysage, plus aucune voiture n'etait visible, rien d'autre qu'un epais molleton blanc. Toute la ville etait-elle touchee ? Tout le pays ? Qu'allait-il faire ? Son ventre se creusa et la panique remonta jusqu'a sa gorge, accompagnee d'un flot de larmes qui remplirent ses yeux. QU'ALLAIT-IL FAIRE ? Matt sentit ses jambes perdre toute force, il se laissa glisser au sol. Ses joues etaient si froides qu'il ne sentit pas les larmes ruisseler. C'etait la fin, la fin de toute chose sur Terre. Matt se recroquevilla et se mit a trembler. Apres un moment, les larmes s'etaient taries. Son corps voulait vivre, il luttait. Et soudain, le jeune garcon prit conscience de la vie qui brulait encore en lui. La vie et l'espoir. Que savait-il de l'exterieur ? Que savait-il de ce que devenaient les gens devores par les eclairs ? Et s'ils vivaient encore, quelque part ? Et s'ils n'avaient pas disparu, s'ils etaient tous en bas ou a l'abri dans un gymnase, quelque chose dans ce genre ? Cela lui semblait peu probable, jamais ses parents ne l'auraient abandonne ici. Il faut que j'aille voir. Il y a forcement du monde dans les rues. La temperature avait anesthesie la panique et la peur en lui. Matt essaya de bouger, il eut un mal fou a se relever. Se couvrir, se rechauffer, voila quelles etaient ses priorites. A ce moment un cri monta de l'avenue, un cri d'enfant, un cri de terreur, qui disparut aussitot qu'entendu. Matt se pencha a nouveau, parcouru d'un frisson, sans rien remarquer de particulier. Pourtant cet enfant avait vu ou subi quelque chose de terrible pour pousser un cri pareil. Seule bonne nouvelle a en deduire : il n'etait pas seul. Matt retourna dans sa chambre, s'emmitoufla dans une couverture de laine pour retrouver de la chaleur et s'assit sur son lit pour reflechir. D'abord il devait descendre, peut-etre qu'il croiserait des residents dans les etages - il emprunterait l'escalier de service, hors de question d'utiliser l'ascenseur, car meme s'il fonctionnait encore, ce dont Matt doutait fort, le risque de se retrouver coince pour le reste de ses jours ne le tentait pas. S'il ne croisait aucun de ses voisins, alors il patrouillerait a la recherche de survivants. Pas ce mot, > voudrait dire que tous les autres etaient morts, et ca je n'en sais rien, peut-etre qu'ils sont... ailleurs. Le visage de ses parents revint titiller son chagrin, mais il le chassa, il lui fallait trouver la clef du mystere pour... les sauver ? Matt voulut verifier l'heure a sa montre et constata qu'elle ne fonctionnait plus. Il pesta et la defit de son poignet pour l'abandonner sur son bureau. Il fallait s'equiper, ne rien oublier, car il ne regrimperait pas de sitot les vingt-trois etages ! De quoi avait-il besoin ? Vetements chauds, lampe-torche, un peu d'eau et de nourriture pour reprendre des forces dans la journee. Des pansements ! songea-t-il. Pour soigner d'eventuels blesses. Oui mais que pourrait-il soigner avec de simples pansements ? Et une arme ! Que pouvait-il rencontrer une fois en bas ? C'est pas a New York qu'on risque de se faire attaquer par un ours ! Pourtant il en prendrait une. Il se tourna et caressa la lame de son epee. Elle ferait l'affaire. Il attendit encore un quart d'heure, afin de bien se rechauffer, lorsqu'une vitrine eclata dans la rue. Il alla voir par sa fenetre et resta une longue minute a scruter sans rien apercevoir. Allez, il faut y aller. Il enfila un gros pull a col roule noir, son manteau mi-long, pas assez chaud pour ce genre de climat mais qui avait l'avantage d'etre sous la main, et prit ses gants. Il s'equipa de sa besace en tissu dans laquelle il enfourna le paquet de biscuits de la veille, une bouteille d'eau et les trois pommes qu'il denicha dans le frigo. Lampe-torche et pansements terminerent de la remplir. Enfin, Matt saisit l'etui en cuir et les lanieres qu'il avait prevu d'accrocher au mur et les sangla dans son dos pour y glisser l'epee. Il remua les epaules pour s'habituer a son poids. Il etait fin pret. En moins d'une heure, il etait passe du desespoir a la determination. Sans se rendre compte que ses nerfs passaient d'une emotion a l'autre avec une facilite qui aurait du l'alarmer. Un adulte aurait compris qu'il frolait la crise de nerfs. Matt sortit de l'appartement et se rendit sur le palier de Maat. Il frappa plusieurs fois et l'appela : -- Maat ! C'est moi, le petit Matt ! Allez, ouvre-moi ! Curieusement, alors qu'il attendait dans la penombre, une salve de souvenirs agreables le toucha, concernant celle qui avait ete sa baby-sitter, et parfois meme sa nourrice. Elle lui repetait qu'ils etaient faits pour s'entendre. Seule Maat pouvait comprendre Matt. Ces derniers mois - depuis son retour de vacances avec le cousin Ted - il l'avait presque evitee, sa douceur et son attention le renvoyaient trop a l'enfant qu'il avait ete, celui-la meme qu'il tentait de fuir. Pourtant en cet instant il aurait donne n'importe quoi pour la voir surgir et pour qu'elle le prenne dans ses bras. Matt insista encore, longtemps, avant de se resoudre a partir. Il se tourna vers la porte des escaliers qu'il poussa. La cage etait plongee dans une obscurite profonde. Aucune lumiere, pas un bruit, sauf celui du vent qui ressemblait au hurlement d'un loup en passant sous les portes. -- C'est le moment de prouver ta valeur, s'encouragea Matt en allumant sa torche. Il s'elanca en tenant la rambarde d'une main. L'epee n'etait pas pratique, elle trepidait a chaque marche et son poids semblait doubler a chaque soubresaut. Matt se mit a parler a voix haute pour se rassurer : -- Je vais commencer par aller chez Tobias. Ensuite chez Newton, et peut-etre qu'en chemin je croiserai des gens. La lampe decoupait un cone blanc devant lui, et Matt ne tarda pas a decouvrir ce qui le mettait mal a l'aise : tout ce qu'il ne pouvait pas voir. Or, dans une cage d'escalier comme celle-ci, il ne pouvait rien voir. Les paliers se succedaient au fil des gros chiffres rouges. 19... 18... 17... Soudain, une porte grinca plusieurs niveaux en dessous et claqua. Matt s'immobilisa. -- Il y a quelqu'un ? demanda-t-il sans y mettre beaucoup de coeur. Pas de reponse, rien que le vent hurlant a la mort. -- Il y a quelqu'un ? repeta-t-il, plus fort cette fois. Je suis Matt Carter, de l'appartement 2306. Sa voix resonna, se repercuta sur les trente etages de marches en beton, et il eut l'impression qu'une dizaine de garcons posaient la meme question. Toujours pas de reponse. Matt finit par reprendre sa descente, intrigue. Etait-ce le vent qui avait fait s'ouvrir une porte ? Probablement. 15... 14... 13... Matt allait atteindre le palier suivant lorsqu'un grognement le fit stopper, le pied en arret. Il braqua sa lampe vers l'origine du bruit et un caniche blanc apparut. -- Qu'est-ce que tu fais la, toi ? T'es perdu, c'est ca ? Le caniche etait assis et le guettait de ses billes noires. Matt s'approcha et, brutalement, les babines du chien se releverent sur des rangees de petites dents pointues. -- OK, je te laisse tranquille ! On se calme ! Gentil ! Mais le caniche se jeta sur le garcon. Matt bondit en arriere tandis que les machoires se refermaient sur son jean. Le chien etait accroche a lui et grognait, un grondement guttural comme Matt n'en avait jamais entendu. C'etait tres surprenant pour un chien, surtout de cette taille. Sous l'emprise de la peur, Matt lanca sa jambe pour le faire lacher. Le petit monstre retomba au sol et, sur un reflexe aussi salvateur que cruel, Matt shoota dedans, d'un coup de pied magistral qui propulsa le chien sous la rambarde, happe par douze etages de vide. Matt porta la main a sa bouche et entendit un son horrible, un choc mou et liquide. Le chien n'avait meme pas couine. -- Qu'est-ce que j'ai fait ? s'affola-t-il. Il venait de tuer un caniche. Il fut pris d'un tel sentiment de culpabilite qu'il faillit se mettre a pleurer, mais il revit le contexte. Le chien l'avait attaque. Il s'etait defendu. Oui, c'etait ca, de la > comme on disait sur la chaine diffusant des proces toute la journee. Matt se secoua, inspira un grand bol d'air et se remit en route. Parvenu au rez-de-chaussee, il aurait tout donne pour ne pas avoir a contempler le cadavre sanglant du chien, juste sous ses yeux. Le jeune garcon detourna la tete et se precipita dans le hall. Personne en vue. Les portes de l'immeuble etaient closes. Matt en tira une, aussitot une vague de neige se deversa a ses pieds et le vent glacial le saisit. Sous ses yeux, une etendue vierge d'environ cinquante centimetres d'epaisseur. Marcher dans de telles conditions s'annoncait eprouvant. -- Ca commence bien, decidement, grinca-t-il. Il parvint a sortir et chaque pas ne tarda pas a confirmer sa prediction : c'etait infernal. Il etait oblige d'allonger sa foulee enfonce jusqu'aux cuisses. Et puis deux elements ne tarderent pas a l'inquieter : d'une part le ciel gris dont les nuages etaient si bas qu'ils faisaient disparaitre le sommet des buildings les plus hauts, d'autre part l'improbable silence qui regnait sur la ville. Cette ville bruyante a toute heure du jour et de la nuit, et ou il n'entendait rien d'autre que le hululement des rafales entre les profondes arteres. Ce silence dans un paysage d'acier et de verre creait un paradoxe angoissant. Et puis autre chose aussi, qu'il n'arrivait pas a definir, ne parvenait pas a identifier, mais qui planait la autour de lui. Devant le restaurant qui faisait l'angle de la rue, Matt poussa la porte du petit local toujours plein en temps normal. Des vetements gisaient eparpilles sur le sol. Chaussures, chaussettes, sous-vetements. Il ne manquait que les corps a l'interieur. Matt serra les dents ; malgre ca, les sanglots monterent et il se mit a pleurer, appuye contre le bar. Ou etaient-ils tous ? Qu'etaient devenus ses parents ? Ses voisins ? Les millions d'habitants de cette ville ? Lorsqu'il se fut delivre de son emotion, Matt sortit sans un regard derriere lui. Il avait encore l'espoir de croiser d'autres rescapes, tout ce qu'il demandait pour tenir le coup etait de ne pas revoir des vetements echoues partout, ca lui faisait penser a des fantomes et il ne le supportait pas. Matt mit une demi-heure pour rejoindre la maison de Tobias, alors qu'il n'en fallait pas cinq en temps normal. Il allait entrer dans le batiment lorsqu'un bruissement dans la neige attira son attention : a une cinquantaine de metres, des flocons s'envolaient et une forme essayait de s'extraire de la neige. Un chien, devina-t-il. De grande taille. S'il est comme le caniche de tout a l'heure mieux vaut ne pas l'attendre. Matt se hata de se mettre a l'abri. La cage d'escalier etait comme chez lui : aussi sombre qu'un trou de taupe. C'est reparti, soupira-t-il. Il monta jusqu'a l'etage de Tobias et cette fois ne fut pas attaque, bien qu'au sixieme il entendit un chat s'enerver contre la porte avec une rage qui lui fit grimper les marches quatre a quatre. Si le monde etait devenu fou en quelques heures, une chose demeurait la meme : monter douze etages faisait toujours aussi mal aux cuisses et aux mollets ! Le couloir ne disposait d'aucune ouverture sur l'exterieur si bien qu'il dut garder sa torche allumee contre lui. S'il se passait quoi que ce soit, il ne pourrait pas saisir son epee et la lampe en meme temps, l'arme etait bien trop lourde pour etre manipulee d'une seule main. Aucune raison pour que ca se passe mal, se rassura-t-il. Il fila jusqu'a la porte de Tobias et sonna tout en frappant. Comme il n'obtenait aucune reponse, il cria : -- Tobias, c'est moi, Matt ! Ouvre ! Allez, s'te plait, depeche-toi. Mais rien ne vint, et Matt fut contraint de se rendre a l'evidence : Tobias egalement avait disparu. -- C'est pas vrai, dit-il en sentant sa gorge se serrer et les larmes remonter. Je ne veux pas rester tout seul. Un grognement sourd surgit dans son dos, semblable a celui d'un ours ou d'un lion. En provenance de l'appartement d'en face. Matt se raidit. Puis la porte qui retenait la... chose resonna comme si on l'enfoncait de l'interieur. Matt se resuma la situation : un animal sauvage allait surgir d'un moment a l'autre qui se trouverait entre lui et l'escalier de secours. La porte trembla sur ses gonds, prete a s'effondrer. Matt n'avait plus le temps de passer devant pour fuir. Il avisa l'autre cote : un mur, sans issue. Il secoua la tete. Il etait pris au piege. La porte vola en eclats et une ombre imposante sauta sur le seuil. Ni tout a fait humaine, ni tout a fait animale. 5. Des mutants Matt sentit ses jambes se derober sous lui et tomba a la renverse. Pendant une seconde il crut que c'etait l'emotion qui l'avait prive de ses forces, avant de comprendre qu'il etait tombe dans l'appartement de Tobias. La porte s'etait ouverte tandis qu'il s'appuyait contre elle. Tobias le dominait, le regardant avec une curiosite teintee d'incredulite. La chose dans le couloir grogna a nouveau et Tobias releva la tete, epouvante. Des pas lourds se rapprochaient. Matt roula sur la moquette malgre son equipement et Tobias put refermer en tirant tous les verrous. -- Ce truc vient de defoncer l'entree d'un appart, faut filer ! s'ecria Matt. -- Mes-parents-ont-remplace-la-porte-apres-notre-cambriolage-l'ete-dernier, celle-ci-est-blindee, tu-crois-que-ca-suffira ? demanda Tobias a toute vitesse, sans meme respirer. Matt se releva. -- On va pas tarder a le savoir. Et en effet, elle se mit a trembler tandis qu'on l'ebranlait a grands coups. -- C'est quoi, ce... ce... truc ? fit Matt. Ca ressemble a ces chiens tout froisses, ceux qui ont trop de peau, des... -- Sharpei, completa Tobias, defigure par la peur. -- C'est ca. On dirait un homme avec une peau de sharpei qui a chope une maladie de crapaud. Il etait couvert de pustules... Tobias avait la bouche ouverte, les yeux exorbites, et ses mains tremblaient. -- Oh, Tobias, ca va ? L'interpelle hocha la tete. Neanmoins Matt comprit qu'il etait en etat de choc. -- T'as vu dehors ? s'enquit le cadet. -- Ca oui, j'en viens. -- C'est... c'est la fin du monde ? Matt deglutit. Que pouvait-il repondre ? Qu'en savait-il, lui, de ce que c'etait ? Il hesita. Son ami n'allait pas bien. Moins bien que lui-meme en tout cas. Il se devait de montrer l'exemple. -- Non, non, puisqu'on est encore la. Si c'etait la fin du monde, on ne serait pas en train d'en parler, tu ne crois pas ? Tobias approuva sans conviction. Il leva le bras et designa la porte qui conduisait a la cuisine : -- Il y a un... mutant comme celui du couloir la-derriere. Quand je me suis reveille ce matin, il etait la. J'ai reussi a fermer avant qu'il sorte. Ce fut au tour de Matt d'ecarquiller les yeux. -- Quoi ? Tu veux dire qu'ils sont deux ? -- Celui de la cuisine est moins agressif, mais il a quand meme essaye de me lancer un couteau. Je crois qu'ils sont... maladroits. Maintenant que la tension etait retombee d'un cran, Tobias articulait lentement. -- Ecoute, Matt, j'ai un mauvais pressentiment. Tu vois, quand je l'ai vu la, ce matin, en train de se goinfrer, la tete dans le frigo, j'ai... j'ai eu l'impression que c'etait mon pere. Ses yeux s'embuerent de larmes. Matt le regarda, sans un mot. -- Il avait les memes habits, precisa Tobias, sans retenir ses larmes. C'etait... c'etait un homme-sharpei noir, avec les fringues de mon pere ! Tu vois... Matt fit alors ce qu'il n'aurait jamais cru possible en d'autres circonstances : il prit son ami dans ses bras et lui tapota affectueusement le dos. -- Comme dirait mon grand-pere : vas-y, pleure un bon coup, ca ira mieux apres, c'est comme quand on pete. Tobias fut secoue d'un fou rire nerveux, incontrolable. -- En meme temps, je sais pas si on peut croire un >, ajouta Matt en le liberant. Tobias pouffa encore avant d'avouer : -- Je sais pas ce que c'est qu'un >. -- A vrai dire : moi non plus. Et ils rirent de nouveau, d'un rire qui leur faisait du bien et du mal, les nerfs a bout. -- Faut qu'on trouve un moyen de sortir d'ici, exposa Matt lorsqu'ils se furent calmes. On ne peut pas attendre que le... mutant comme tu dis, sorte, on serait coinces entre celui-la et l'autre. -- Et tu veux aller ou ? -- Si toi et moi sommes encore la, peut-etre que Newton aussi est passe au travers. -- Et apres ? -- J'en sais rien, Tobias, on verra a ce moment-la, chaque chose en son temps. Deja il faudrait pouvoir sortir. Les escaliers de secours, a l'exterieur, on peut y acceder ? -- Non, c'est par le local poubelle, dans le couloir. Faudrait passer devant le mutant. (Une petite etincelle se mit a briller dans son regard :) Attends ! Par la fenetre des toilettes, on peut sauter sur la passerelle. Matt remarqua tout a coup qu'aucune fenetre n'etait brisee. -- Il n'y a pas eu d'eclairs chez toi ? -- Cette nuit ? Plein tu veux dire ! Enfin, pas dans l'appartement, mais partout en ville, et sur l'immeuble, ca claquait de tous les cotes. A un moment il y a eu un enorme flash et j'ai perdu connaissance. Je me suis reveille tout a l'heure. Plus rien ne marche, ni les telephones, ni aucun appareil electrique. Matt fit signe qu'il comprenait et prefera faire diversion en voyant les larmes embuer a nouveau les yeux de son camarade : -- Tu as des fringues chaudes ? demanda-t-il en avisant le pyjama de Tobias. -- Oui. J'y vais... Attends-moi la, lanca-t-il en sechant ses yeux. -- Prends aussi une lampe si tu en as une. Matt allait l'inciter a se munir de provisions mais se ravisa en songeant a ce qui se terrait dans la cuisine. Il dit que c'est peut-etre son pere ! Il y aurait donc des gens disparus et d'autres qui se seraient... metamorphoses en hommes-sharpei-crapauds, en mutants. Et Matt se demanda si les habitations qui n'avaient pas ete transpercees par les eclairs etaient toutes peuplees de mutants, et si les autres s'etaient tous fait vaporiser ? Il songea, une fois encore, a ses parents, et la boule douloureuse resurgit dans sa gorge. Que leur etait-il arrive ? Il dut deglutir plusieurs fois pour chasser les sanglots qui couvaient. Matt attendit cinq minutes durant lesquelles il entendit le mutant du couloir frapper les murs et grogner avant d'en deduire qu'il se cognait ! Ce machin ne voit pas dans le noir ! Tobias revint, engonce dans un duffle-coat recouvert d'un cire vert. Matt voulut objecter que c'etait un peu trop mais prefera s'abstenir. Tobias devait faire a sa maniere. -- J'ai mon materiel de scout la-dedans, revela-t-il en tapotant son sac a dos. -- Parfait, on y va. Ils firent selon leur plan, et tout se deroula pour le mieux, ce qui n'etait pas pour deplaire a Matt. Il avait craint de devoir passer la nuit a surveiller la porte de la cuisine. Dans la rue, de la neige au-dessus des genoux, ils marcherent en direction de chez Newton. Apres une heure d'efforts, ils avaient parcouru les trois quarts du chemin, en sueur, haletants. Ce fut Tobias qui les repera le premier : -- La-bas ! s'ecria-t-il. D'autres personnes ! -- Ne crie pas, si c'est des mutants j'ai pas envie qu'ils nous reperent. Matt ne parvenait pas a les identifier. Tobias sortit une paire de jumelles flambant neuves de son sac et fit le point. Il n'arrivait pas a croire qu'ils erraient dans New York, avec tout ce silence, toute cette neige, et pas un etre vivant en vue... jusqu'a cet instant. -- Et bah ca alors... ! s'exclama-t-il. Ce sont des enfants. Attends, il y a deux, non, trois adolescents avec eux. Ils sont au moins dix. -- Pas d'adultes ? -- Je n'en vois aucun. Matt se mit alors a crier de toutes ses forces dans leur direction. -- Ils n'ont pas l'air d'entendre, remarqua Tobias, toujours rive a ses jumelles. -- Normal, ils sont trop loin et le vent souffle contre nous. -- On essaye de les rejoindre ? -- Impossible. Ils ont bien trop d'avance, et avec toute cette neige on ne pourra jamais les rattraper. Restons-en a notre plan, conclut-il avec une pointe de regret dans la voix. Tobias rangea ses jumelles et il reprit la cadence, en jetant de brefs regards vers les formes qui disparurent a l'angle d'une rue lointaine. -- Tu crois vraiment qu'il n'y a plus aucun adulte ? demanda Tobias apres un temps. -- Je n'en sais rien. Je prefere ne pas y penser. Ils arriverent devant chez Newton et monterent avec prudence. Ils sillonnerent tout l'etage sans rien trouver. Toutes les fenetres etaient brisees. Dans son lit en desordre, un calecon et un tee-shirt etaient abandonnes. -- Peut-etre qu'il s'est cache quelque part ? hasarda Tobias. -- Je ne crois pas, fit sombrement Matt en considerant les vetements sur le lit. Leur ami avait ete vaporise, comme les autres, par ces eclairs etranges. -- On fait quoi maintenant ? Matt haussa les epaules. -- On ferait mieux de sortir et de partir a la recherche d'autres personnes, plus on sera nombreux, mieux ce sera. Peut-etre qu'en rassemblant un maximum de temoignages on parviendra a comprendre ce qui s'est passe. -- Tu crois que des gens ont echappe aux... trucs ? -- Oui, ce groupe qu'on a croise en est la preuve. Toi et moi aussi. Realisant qu'il n'avait rien absorbe depuis la veille et que la faim commencait a le tenailler, Matt ajouta : -- Il ne doit pas etre loin de midi, on va deja manger un morceau. -- Je ne suis pas certain de pouvoir avaler... -- Force-toi, le coupa Matt. Avec les efforts qu'il faudra fournir dans la neige, tu auras besoin de tes forces. Ils confectionnerent des sandwiches avec ce qu'ils debusquerent dans le frigo : jambon et fromage. Apres quoi, Matt prit le temps de tartiner le pain de mie de beurre de cacahuetes. -- Ca au moins ca nous tiendra au ventre. Et ils redescendirent dans la rue. -- Dans quelle direction ? demanda Tobias. -- Nous ne sommes pas loin de l'East River, on va y jeter un coup d'oeil. La-bas on pourra voir l'autre cote du fleuve, si les quartiers du Queens et de Brooklyn sont touches. Tobias approuva vivement. L'idee que tout puisse etre comme avant dans le reste de la ville semblait lui plaire. Ils avancerent peniblement, levant haut les jambes. Au bout d'un moment, Tobias fit remarquer : -- Tu as vu, on dirait que tout ce qui roule a disparu ? Matt se frappa le front avec son gant. Voila ce qui le derangeait sans reussir a mettre des mots dessus. Les rues etaient totalement vides ! -- Dire que je n'y avais meme pas fait attention ! Ou donc sont passees les voitures ? -- Et si les eclairs ne vaporisaient pas que les gens ? Matt approuva. Oui, ca ne pouvait qu'etre ca. Les etres vivants et les voitures, se dit-il sans parvenir a y croire pleinement. C'est completement dingue cette histoire. Je dois etre en train de dormir, je vais bientot me reveiller et tout sera normal. Aussitot, la voix de la raison le remit en phase avec la realite : Non, non, non. Tout ca est bien reel. As-tu deja eu si froid en dormant ? Et les reves ne durent jamais tres longtemps, la ca fait deja plusieurs heures... tout est vrai ! Le vent devint plus vif lorsqu'ils se rapprocherent du fleuve, irritant les joues de sa langue glaciale. L'East River apparut entre deux immeubles : un large ruban d'eau sombre ; sur la rive opposee le quartier du Queens paraissait aussi tranquille que le leur. -- Ca n'a pas l'air plus vivant en face, fit remarquer Tobias sans masquer sa deception. Matt se contenta de scruter les facades lointaines, a plusieurs centaines de metres de distance. -- Tu peux me passer tes jumelles ? reclama-t-il soudain. Tobias s'executa et Matt les orienta vers un petit parc, de l'autre cote du fleuve. Il avait vu juste : trois individus se cachaient derriere un arbre, accroupis. En sondant les environs, Matt ne tarda pas a reperer ce qu'ils craignaient : un mutant, penche en avant, marchait lentement, comme s'il cherchait quelqu'un. Impossible de les prevenir, ils etaient beaucoup trop loin. -- Qu'est-ce qu'il y a ? s'impatienta Tobias. -- Je vois trois personnes. Attends... elles se sont relevees. Ce sont des ados, non, avec un enfant, moins de dix ans. Ils se mettent a courir, un mutant aux baskets. Tobias se redressa : -- Il va leur tomber dessus ? Matt patienta quelques secondes avant de repondre : -- Non... ils sont rapides et pas lui. (Il rendit les jumelles a son camarade.) Bon, au moins on est fixes sur le reste de la ville, c'est partout pareil. -- Tu crois que le monde entier s'est transforme ? Voulant eviter que Tobias sombre a nouveau dans les larmes - et pas sur de tenir lui-meme -- Matt se voulut aussi optimiste que possible : -- Pour l'instant on n'en sait rien. Peut-etre tout l'Etat, peut-etre pas. Et meme si tout le pays a disparu, on ne sait pas ce qu'il en est de l'Amerique du Sud, et meme de l'Europe. Tot ou tard, les secours arriveront. Tobias fixait Matt, levres plissees, ne sachant s'il devait croire son ami ou non. Soudain son regard devia et alla se poser au loin, sur l'immense pont qui reliait Manhattan au Queens. Il s'empressa de regarder dans ses jumelles. Sa bouche s'ouvrit toute grande. -- Oh, non, c'est pas vrai, furent ses premiers mots. 6. Un chateau dans la ville Le visage de Tobias avait beau etre pale depuis le debut du cataclysme, cette fois Matt le vit devenir crayeux. -- Quoi ? jeta-t-il, oppresse. -- Le pont... il... il... il est infeste de mutants ! bafouilla Tobias sans lacher ses jumelles. Au moins... cent ! Mais... ils sont cingles ! Ils se tapent dessus... ca grouille ! -- D'accord, au moins on le sait : ne pas s'approcher du pont, tenta de relativiser Matt. -- Et si c'etait comme ca avec tous les autres ponts ? Manhattan est une ile, non ? On va rester coinces ici jusqu'a ce qu'ils finissent par nous trouver ? Matt leva les mains en signe d'apaisement : -- Tobias, il faut que tu te controles, c'est important. Si on panique, on ne s'en sortira pas. OK ? Tobias rangea ses jumelles en hochant la tete. -- Oui, tu as raison. Je me controle. Je me controle. Matt n'etait pas sur qu'il tienne longtemps en se le repetant mais si ca pouvait marcher au moins quelques heures c'etait bon a prendre. Le temps de trouver un abri, et d'autres rescapes, esperait-il. L'union fait la force, non ? Faut qu'on se regroupe, le plus possible. -- Tu sais quoi ? dit-il. On va retourner au coeur de la ville et chercher un endroit ou se cacher. Avec un peu de chance, sur le chemin, on croisera les autres... Il s'interrompit en voyant le visage grimacant de Tobias. -- Qu'est-ce qu'il y a ? -- Tu vois, je me controle, hein ? articula-t-il, crispe des pieds a la tete. Tobias commencait a lui faire peur. Matt capta son regard, le suivit, et se retourna. Au loin, vers le nord, tout l'horizon etait noir. Non pas comme des nuages, mais a la maniere d'un mur de tenebres qui avancait. -- Oh ! la vache ! murmura Matt. Des dizaines d'eclairs serpentaient a l'interieur et, contrairement aux orages habituels, ils ne disparaissaient pas apres une ou deux secondes, bien au contraire, ils continuaient de briller pendant qu'ils se deplacaient sur le sol. -- On dirait... on dirait qu'ils fouillent les rues ! constata Matt. -- Et ils viennent par ici. Le mur etait encore loin et n'avancait pas vite. Matt estima qu'ils disposaient peut-etre d'une heure avant qu'il ne soit sur eux. -- J'ai une idee ! s'exclama Tobias, on n'a qu'a aller a la banque ou travaille mon pere ! Il y a un enorme coffre-fort au sous-sol, je parie qu'avec tout ce qui s'est passe et l'absence d'electricite, finit ! plus d'alarme ni rien, on devrait pouvoir s'y abriter. Ces fichus eclairs ne pourront descendre aussi bas dans la terre et traverser la porte. -- Faut pas rever, on ne pourra jamais entrer la-dedans, il doit etre verrouille ton coffre ! -- Non, justement, mon pere m'a raconte qu'en ce moment ils faisaient des travaux, plus d'argent, plus rien, il est grand ouvert ! Matt ne semblait pas convaincu mais le grondement qui cette fois roula jusqu'a eux lui rappela l'urgence de la situation. -- Ca marche, ceda-t-il. Faut pas trainer, on y va a pleine vitesse. -- Si on veut prendre le chemin le plus rapide, faut traverser Central Park. Matt se crispa. Sillonner l'immense parc qui decoupait une bande de vegetation dense au milieu de la ville ne l'enthousiasmait guere. En pleine journee, l'endroit pouvait parfois etre angoissant avec ses labyrinthes de sentiers, son lac d'eau grise et ses rochers aiguises, alors maintenant que tout etait possible, il n'osait imaginer ce qu'ils pourraient croiser ! -- On ne trainera pas, dit-il, c'est drolement sauvage la-bas. Ils echangerent un regard entendu et se mirent aussitot en route. La banque etait a plusieurs kilometres, il fallait se presser. Chemin faisant, Tobias demanda : -- Nos parents, tu crois qu'ils sont... -- Toby, je prefere ne pas en parler. Pas maintenant. -- D'accord. Je comprends. Leurs souffles cadences exhalaient des bouffees de vapeur qui s'evaporaient, s'accelerant a mesure que leur vitesse augmentait. Ils deboucherent dans la Cinquieme Avenue qui bordait Central Park et Matt fut stupefait de ne decouvrir aucun vehicule sur cet axe qui perforait la ville de part en part. Rien qu'un goulet d'acier et de verre, avec son molleton de neige, et personne en vue. Ou sont donc passees toutes les voitures ? Quel genre de tempete peut vaporiser les gens et tous les engins en laissant le reste ? s'interrogea Matt. En y regardant de plus pres, il s'avera que ce n'etait pas tout a fait vrai : des formes humaines se deplacaient tres loin au sud. Les jumelles le confirmerent : un groupe de personnes avancait lentement vers eux, a plusieurs kilometres. -- De mieux en mieux, ironisa Matt. Ce sont des mutants, ils sont encore a bonne distance, mais il ne faut pas rester la sans quoi on sera pris en tenaille entre eux et la tempete. La lisiere du vaste bois etait pleine d'ombres tremblantes. Matt savait que, meme en le traversant dans sa largeur, il fallait couvrir un kilometre, ce qu'il estimait tres long pour un endroit aussi peu accueillant. Lorsqu'ils s'engagerent dans l'avenue, ils furent entraines par un vent puissant qui leur plaqua les vetements au corps. Ils passerent de l'autre cote malgre tout, escaladerent un petit muret pour deboucher dans le parc, et aussitot le souffle rugissant s'estompa. Ici la neige avait ete en grande partie repoussee par les frondaisons des arbres et elle ne montait pas plus haut que le mollet, ce qui soulagea les deux garcons aux jambes douloureuses. -- Je propose qu'on longe l'avenue vers le sud pour contourner le lac, ensuite on pivotera pour ne pas tomber sur les mutants et, au coeur du parc, on debouchera non loin de la banque, ca te va ? suggera Matt. Tobias s'en remettait totalement a son compagnon, il avait l'impression que son propre esprit ne discernait plus la realite avec la meme acuite que d'habitude. Etait-ce cela > ? Ou tout simplement la fatigue ? Au grand soulagement de Matt, ils ne virent rien d'alarmant dans les profondeurs de Central Park. Ce qui etait bien plus troublant en revanche, provenait du nord, sous la forme d'une montagne d'encre qui emplissait tout le ciel et se rapprochait, avec ses eclairs qui sondaient les rues. -- Faut presser le pas, ordonna-t-il. Matt ne savait plus si le vent s'etait reellement calme ou s'ils etaient a l'abri de la vegetation, neanmoins il appreciait ce repit, marcher contre les rafales glaciales les avait epuises, sans parler du sifflement qui bourdonnait encore a leurs tympans. Soudain la foret s'illumina d'un flash bleu qui retomba aussitot. -- Oh, non, gemit Tobias. Les eclairs ! Ils sont deja la ! -- Plus vite, Toby, plus vite. Ils forcerent sur leurs jambes lourdes, zigzaguant entre les troncs bruns. La lumiere declinait alors qu'il ne devait pas etre plus de trois heures de l'apres-midi. Le mur noir commencait a les surplomber. Matt les guidait depuis qu'ils avaient quitte le chemin, il s'en remettait a son sens de l'orientation, esperant ne pas se tromper. Ils evoluaient dans une veritable foret, difficile de croire qu'ils etaient au coeur de New York, et en dehors de quelques rochers ou quelques arbres singulierement eleves, il n'avait aucun repere. Le tonnerre se mit a claquer derriere eux. Ca y est, cette fichue tempete est sur nous, songea Matt avec inquietude. On n'aura jamais le temps d'atteindre la banque ! Depuis le debut il se doutait que ce n'etait pas un bon plan. Il nous faut une solution de repli. L'environnement etait une friche de buissons et de branches basses, pas vraiment la cachette ideale pour essuyer une pareille tempete. Un flash bleu ouvrit le ciel dans leur dos. Nouveau coup de tonnerre. L'air devenait electrique, il sentait les poils de sa nuque se soulever. Elle etait toute proche, ce n'etait plus qu'une question de minutes tout au plus, avant qu'ils soient submerges. Une petite brise apparut, faisant clapoter la capuche de Tobias contre ses epaules, puis elle prit sa force, et soudain se mua en un souffle brutal qui manqua les renverser. De la neige s'arracha du sol et se mit a tournoyer autour d'eux, les arbres grincerent et les branches s'agiterent si violemment qu'elles devinrent autant de menaces. Agrippes a leurs manteaux, ils presserent le pas en se donnant la main, front baisse. Ils ecarterent un bosquet de hauts roseaux et un petit lac apparut. En face, construit sur un rocher rouge se trouvait un chateau, comme ceux des films de Fantasy. Un kiosque construit sur des colonnes de pierre en marquait l'entree, suivi d'une cour et du batiment principal, flanque d'un donjon lui-meme surmonte d'une haute tour. -- Le chateau du Belvedere ! s'ecria Tobias. On pourrait s'y abriter, je crois qu'on n'arrivera jamais jusqu'a la banque ! -- C'est exactement ce que je pensais ! cria a son tour Matt par-dessus le vent. Trois eclairs consecutifs venaient de fendre le ciel, il faisait nuit. La neige virevoltait, deversant des vagues blanches sur les deux garcons. Ils contournerent l'etang en se recroquevillant pour offrir le moins de prise possible a la tempete qui tentait de les balayer. Matt apercut alors une meute de chiens qui couraient, les crocs a l'air, pour fuir la tempete. Il poussa son ami pour le faire accelerer. Tobias grimpa les marches et passa le premier sous le kiosque du chateau. Le vent hurlant s'engouffra dans l'edifice, un phenomenal coup de tonnerre fit trembler les murs et Matt, en haletant, referma la porte derriere lui. Ils virent les fenetres s'assombrir et en une seconde la chape de tenebres recouvrit la ville. Matt entendit la respiration saccadee de son ami, puis il reconnut le bruit d'un sac que l'on fouille. Tobias alluma la lampe qu'il venait d'extirper de ses affaires. -- J'a... J'arrive pas a le croire, souffla-t-il en eclairant devant lui. On a reussi. Une bourrasque vint secouer la porte, faisant sursauter les deux adolescents. -- Et maintenant ? interrogea Tobias. Qu'est-ce qu'on fait ? Matt ota sa besace qui lui meurtrissait l'epaule et la hanche, defit les sangles de son epee et, a son grand soulagement, libera son dos de leurs poids. La lame tinta en touchant le dallage. -- On n'a pas le choix, je crois. Faut attendre que ca passe, confia-t-il. Mais il s'etait raidi, l'oreille aux aguets. Il se pencha pour ramasser son epee qu'il sortit du baudrier et la leva devant lui. Ses muscles se contracterent, apres tous les efforts qu'ils venaient de fournir, il ne pourrait pas la maintenir ainsi longtemps. -- Rien ne prouve que nous sommes seuls ici, chuchota-t-il tant bien que mal, dans le vacarme de la tempete. C'etait ouvert. Tobias sursauta comme s'il venait de recevoir un caillou sur la tete. -- Dis pas ca, je veux pas ressortir ! Matt explora la vaste salle, Tobias a ses cotes pour l'eclairer. Les murs etaient en pierre tandis que des meubles d'un vert pale ou d'un orange brun exposaient des instruments d'observation : longue-vue, microscope et guides de la faune visible dans Central Park. A l'etage, ils inspecterent une quinzaine d'oiseaux empailles et monterent par l'escalier en colimacon jusqu'au sommet de la tour : une porte donnait sur une terrasse, mais ils se contenterent de redescendre sans s'y rendre, n'ayant aucune envie de laisser entrer le froid et la neige. Rassure, Matt deposa sa precieuse arme sur un buffet et vint se poster pres d'une fenetre en ogive. -- Je vois les eclairs qui fouillent, ils ne sont pas tres loin, dit-il. Matt se rendit compte que sa voix tremblait un peu. Il inspira profondement pour essayer de se calmer. De toute maniere, ca ne sert a rien de paniquer. Pour l'heure, il fallait se rechauffer, leurs pantalons etaient trempes. Tobias venait d'extraire trois bougies de son sac a dos. Il les alluma et les disposa dans la piece. -- Je les ai prises avant de partir, reflexe de scout. Tu vois, c'est pas si mal les scouts ! -- J'ai jamais pense le contraire, repondit Matt doucement, sans le regarder. C'etait juste un truc entre Newton et moi, pour te charrier. -- Ah. Tobias parut blesse a l'idee que ses amis s'etaient allies pour le taquiner. -- Tu crois qu'il est... je veux dire : Newton, tu penses qu'il est devenu un de ces mutants ? Matt continuait de guetter la progression de la tempete. -- Non, je ne crois pas. J'ai l'impression que les mutants sont des adultes. Ils sont grands, assez costauds. La nuit derniere des gens se sont volatilises et d'autres se sont transformes en ces creatures degoutantes. On dirait que les seuls rescapes pour l'instant ne soient... que des enfants, ou des ados. Tobias se pencha pour fixer une flamme. Elle lui rechauffait le nez. -- Tu crois que le monde va rester ainsi ? marmonna-t-il d'une voie tremblante a son tour. Qu'on ne reverra plus jamais nos parents, nos copains ? Matt ne repondit pas, la gorge nouee. Face a son silence, Tobias se tut a son tour et ils attendirent sans bouger, les jambes humides, pendant que la tempete frappait Manhattan, recouvrant l'ile de son manteau obscur. Seuls les eclairs illuminaient les immenses facades mortes des buildings. Matt eut l'impression d'etre au coeur d'une ville fantome. Un cimetiere architectural. Les eclairs jaillissaient du sol, se promenaient pour sonder les rues et l'interieur de quelques batiments, comme au hasard, puis disparaissaient avant de se reformer plus loin. -- Ils se rapprochent, avertit Matt apres deux heures de veille. L'espece de gros nuage noir est arrive en avance sur eux. Je me demande ce que ca peut etre. -- Moi j'en m'en fiche, tout ce qui m'interesse c'est de comprendre pourquoi tout le monde a disparu. Et ou ils sont. Deux eclairs se materialiserent dans la foret de Central Park, mais Matt ne parvenait pas a les distinguer clairement. -- Je monte, de la-haut je les verrai mieux, prevint-il. Il se posta au sommet de la tour, contre une fenetre ronde, a cote de la porte conduisant sur la terrasse. De la, il vit l'un des deux eclairs qui avancait et peu a peu se rapprochait d'eux, son extremite se divisant en cinq petites ramifications de foudres. -- Ce sont vraiment des mains, murmura-t-il pour lui-meme. Son estomac se vrilla lorsqu'il vit que l'eclair venait a present droit sur eux en clignotant. Ils etaient sans defense, se cacher dans une armoire ne servirait a rien, ces choses glissaient sur le sol et s'insinuaient partout. La longue main bleue ne cessait de trembler, perdant de son intensite par a-coups. Elle se mit a ralentir, et Matt n'en crut pas ses yeux lorsqu'elle se recroquevilla sur elle-meme avant de disparaitre en laissant un petit sillon de fumee. L'autre eclair endura le meme traitement au loin dans le parc. C'est alors qu'il en remarqua un troisieme qui tentait d'entrer dans la foret et qui subissait le meme sort. Ils ne supportent pas la foret, on dirait ! triompha Matt. Un mouvement plus discret attira son attention au pied du chateau : un groupe de singes couraient et sautaient dans un arbre. Matt devala les marches pour retrouver Tobias : -- Bonne nouvelle : j'ai l'impression que les eclairs ont du mal a progresser dans la vegetation, mauvaise nouvelle : des babouins campent devant la porte. -- Des babouins ? repeta Tobias, incredule. -- Je te le jure, je n'ai pas reve, des singes en plein hiver, a New York. Tobias claqua des doigts. -- Bien sur ! Ils viennent du zoo de Central Park ! -- Ah ? Et il y a des animaux dangereux la-bas ? Parce qu'on dirait bien qu'ils se sont echappes. -- Deja les babouins ne sont pas des singes tres sympathiques, ils peuvent nous attaquer s'ils nous reperent, je l'ai vu dans un reportage tele. Mais un danger, ca oui, et de taille : ils abritent des ours polaires dans ce zoo. Eux, s'ils ont faim, on est mal ! Matt soupira. Il ne manquait plus que ca. -- Alors qu'est-ce qu'on fait ? demanda Tobias. -- On attend que la tempete passe, proposa Matt. T'as une meilleure idee ? Tobias secoua la tete. -- On va passer la nuit ici et on verra demain matin, approuva-t-il. Sur quoi il se leva et tira un bureau devant la porte d'entree. -- Voila..., souffla-t-il apres l'effort. Ca bloquera les indesirables le temps de nous organiser, au cas ou... Pendant que les elements continuaient de se dechainer au-dehors, les garcons mangerent leurs sandwiches au beurre de cacahuetes, sans percevoir si la nuit etait tombee ou non, la vraie, au-dela du nuage poisseux qui dominait leurs tetes. Les eclairs, eux, continuaient d'arpenter les avenues, de grimper a l'assaut des constructions avant d'en ressortir en laissant une fumee blanche de mauvais augure. Au bout d'un moment, Matt sentit mordre le froid et il ouvrit tous les placards a la recherche de vetements secs. Il trouva des vieilles couvertures dont ils s'emmitouflerent apres avoir retire leurs pantalons qu'ils mirent a secher devant les bougies, ce qui leur parut bien maigre mais mieux que rien. Tobias s'endormit le premier, roule en boule dans ses couvertures, sous la table. Matt quant a lui prefera rester pres de la fenetre. Il s'estimait chanceux que Tobias soit avec lui. Seul, il serait devenu fou. Avec Tobias, c'etait different. Il etait comme son frere. Leur amitie remontait a l'ecole primaire. Un jour, Matt avait apercu ce petit garcon frele en train de pleurer. La mere d'une de leurs camarades venait d'interdire a sa fille de jouer avec lui sous pretexte qu'il etait noir. Matt avait du meme coup decouvert le racisme. Et son meilleur ami. Il l'avait console et depuis ils ne s'etaient plus quittes. Le visage de ses parents se dessina dans ses pensees. Les larmes monterent en meme temps. Que leur etait-il arrive ? Etaient-ils morts ? Et pour la premiere fois depuis le drame, de violents sanglots le secouerent, jusqu'a l'epuisement. Il veilla tard, jusqu'a ce que ses paupieres se ferment d'un coup. Il rouvrit les yeux en grelottant. Les bougies s'etaient toutes eteintes. Il faisait aussi sombre dans la piece qu'a l'exterieur. Matt resserra la couverture autour de lui, il avait mal au dos a dormir ainsi sur ce plan de travail en bois. Il allait se tourner pour repartir dans son sommeil lorsqu'il capta une lueur du coin de l'oeil. Il redressa la tete et regarda par la fenetre. Des dizaines de lumieres se promenaient en silence dans la nuit. 7. Les echassiers Les lumieres se mouvaient par paires, des phares flottant a trois ou quatre metres du sol. Matt colla son front a la vitre pour tenter de comprendre. Une quinzaine de lueurs avancaient dans la foret, a peine plus vite qu'un homme. Matt se dressa, empoigna son epee - il preferait l'avoir contre lui - et grimpa tout en haut de la tour d'observation. D'autres phares progressaient egalement sur les avenues bordant le parc, et dans toutes les rues qu'il pouvait distinguer. Cinquante paires brillantes, peut-etre plus. Soudain, un cone de lumiere intense balaya la cour du chateau et Matt vit une silhouette haute de quatre metres qui s'approchait. Elle etait vetue d'un long manteau domine par une capuche d'ou sortaient ces deux lueurs, des projecteurs au sommet d'un mirador ambulant, songea Matt. Deux tiges noires, des echasses, peut-etre, emergeaient du manteau en guise de jambes. La forme, que Matt venait de baptiser >, avancait sans un bruit dans la neige. Elle cherche quelque chose. Ou quelqu'un ! La suite des eclairs, une creature traquant une derniere source de vie pour la vaporiser ? Son coeur faillit exploser dans sa poitrine lorsque, en bas, la voix de Tobias dechira le silence de la nuit : -- Matt ? Matt ! T'es ou ? Matt bondit dans l'escalier en laissant son arme, il le devala, faillit se tordre la cheville et se rattrapa in extremis a la rambarde, pour atterrir dans la salle principale devant Tobias. -- Tais-toi ! ordonna-t-il, imperieux. Des especes d'echassiers rodent dehors, l'un est juste la ! Tout pres ! -- Des quoi ? -- Des etres immenses, avec des lampes a la place des yeux. La neige craqua devant la porte d'entree. -- Il arrive, prevint Matt en cherchant une cachette autour de lui. Viens, aide-moi, il faut retirer le bureau devant la porte. -- Au contraire ! Il ne faut pas qu'il puisse entrer ! -- Crois-moi, ce n'est pas un bureau qui va l'en empecher ! En revanche ca le previendrait d'une presence a l'interieur ! Aide-moi, on n'a pas le temps de discuter ! Tobias prit un air desespere, cependant il preta main-forte a Matt. Ils leverent le bureau en silence pour le remettre a sa place. Pendant ce temps, l'echassier atteignait la porte. Il allait entrer d'une seconde a l'autre. Matt ouvrit un placard sous la fenetre et y poussa Tobias avant d'entrer a son tour et de refermer sur eux. Ils etaient ecrases l'un contre l'autre, completement recroquevilles. -- J'ai peur, gemit Tobias. Matt posa son index sur ses levres mais il faisait noir dans ce reduit. C'est alors qu'il repera une minuscule fente dans le bois, suffisante pour scruter la piece. Le portail du chateau grinca en s'ouvrant et une lumiere blanche illumina le hall. Tobias posa sa main sur le poignet de Matt et serra, terrorise. En rivant son oeil au trou, Matt apercut un echassier en train de se pencher pour entrer. Non, il ne se penche pas, ce sont ses jambes... ses echasses, elles rentrent dans le manteau ! La creature en deux pas fut a l'interieur, sans un bruit. Avec ses echasses ainsi reduites, elle ne mesurait > que trois metres. La capuche tournait sans qu'on puisse voir ce qu'elle abritait, hormis les deux puissants faisceaux qui en sortaient. C'etaient ses yeux... L'echassier etait en train d'examiner la piece, promenant son regard aveuglant sur le sol, les meubles et les murs. La capuche se tourna face aux garcons et Matt dut fermer les paupieres, le faisceau passa sur le buffet sans s'attarder. Matt retenait toujours son souffle, la main de Tobias agriffee a son poignet. Matt remarqua alors derriere la fenetre opposee un autre echassier qui longeait le mur. Ses echasses etaient en train de s'etirer au contraire. Pour regarder a l'etage par l'exterieur ! Ils sont en train de fouiller tout le chateau ! Brusquement, l'echassier qui etait dans la piece emit un sifflement, presque un hululement. Il venait de poser ses lumieres sur la besace de Matt et s'en rapprocha. Le manteau s'ouvrit sur un bras blanchatre, a la peau epaisse, une main aux doigts trois fois plus longs que la normale humaine. La main palpa la table, telle une araignee immonde, avant de toucher la besace. L'echassier se mit alors a renifler. Puis il se redressa et lanca une succession de cris semblables a ceux des baleines : une alternance de plaintes et de couinements aigus, si forts que Matt serra les dents pour ne pas gemir. Il va ameuter tout le quartier ! C'etait justement ce que l'echassier faisait : il appelait des renforts. On est fichus, ils nous ont reperes, c'est fini. Et il avait laisse son epee en haut de la tour, impossible d'aller la chercher. Ils ne pouvaient que fuir, en esperant que l'echassier serait plus lent qu'eux, ce dont il doutait fortement. Colle contre Tobias, il realisa qu'ils etaient a quatre pattes dans un placard, enroules dans des couvertures, et sans meme leurs pantalons. Aucune chance de s'en sortir. Un second echassier entra a son tour. Les cris cesserent et, au grand etonnement de Matt, ils se mirent a parler. Une voix susurrante, presque inaudible. Un son de gorge. -- Sssssssch... il... etait... la ! Sssssssssch. En voyant que l'echassier disait cela en soulevant sa besace, Matt fut saisi d'un puissant frisson. -- Oui... sssssssch. La. Sssssssch... pas loin. Ssssssch. Encore... en ville... sssssssch, repondit l'autre. -- Vite... sssssssch. Le trouver. Sssssssch. Avant le sud... sssssssch. -- Oui... sssssssch. Avant le sud... Sssssssch. Il le veut. Sssssssch. L'echassier qui tenait la besace dans ses horribles doigts la secoua. -- La prendre... ssssssssssch ? -- Oui... sssssssssch. Pour Lui. Sssssssch... Il voudra... sssssssch... la voir. Ssssssssch. La main se retracta et enfouit la besace de Matt a l'interieur du grand manteau. Les deux echassiers firent demi-tour et sortirent avant de retrouver leur taille normale et de s'eloigner sans un bruit. -- T'as entendu ca ? finit par lacher Matt, dans un souffle. -- Oui. Ils parlaient de quoi ? Nos affaires ? -- Ma besace. -- Oh, c'est pas bon signe, ca. Qui c'est ce il dont ils ont cause ? -- Comment veux-tu que je le sache ? Ils obeissent a quelque chose et quand tu les vois, tu n'as pas envie de voir leur maitre ! J'aime pas ca. C'est... c'est moi qu'ils cherchaient ! fit-il tout haut, secoue par la revolte. Oh, bon sang ! Je voudrais que tout s'arrete ! Matt ouvrit le placard sous le regard apeure de Tobias et s'extirpa, en s'assurant que plus aucun echassier n'etait dans la cour. Matt se cacha la bouche derriere la main et alla s'asseoir sur le banc. Tobias le suivit, circonspect. -- Peut-etre... risqua-t-il timidement, peut-etre qu'ils se sont trompes. Qu'ils cherchent quelqu'un d'autre. Matt demeura silencieux. -- Tu avais quoi dedans ? insista Tobias. Dans ta besace, qu'est-ce qu'ils t'ont pris ? Matt reflechissait a toute vitesse, mais pas a ce que Tobias lui demandait. Il analysait ce qu'il venait d'entendre et ce qu'il convenait de faire. Il y avait urgence, il le sentait. Ces creatures ne tarderaient pas a revenir, et s'ils n'agissaient pas, Tobias et lui seraient decouverts. Matt n'avait aucune idee de ce qu'il se passait, ni pourquoi ni pour qui les echassiers le traquaient, mais il n'avait aucune envie de le savoir. -- On doit deguerpir, dit-il enfin. Partir vers le sud. C'est ce qu'ils craignaient : que je parvienne au sud avant qu'ils ne me trouvent. Je ne sais pas ce qu'il y a la-bas mais ca a l'air de les deranger. -- Et si le monde n'avait pas change au sud ? -- Prends tes affaires, on quitte la ville. 8. Des courses en pleine nuit Les garcons enfilerent leurs pantalons encore humides et Matt recupera son epee qu'il sangla sur son dos. -- Comment va-t-on sortir de la ville ? interrogea Tobias. Si tous les ponts sont comme celui qu'on a vu ce midi, c'est mission impossible. -- On n'emprunte aucun pont. On descend vers le sud. -- Mais on ne peut pas, il n'y a pas de pont pour quitter Manhattan par le sud ! -- C'est ce que je viens de te dire : on n'en prend pas. On passe par un tunnel. Le tunnel Lincoln, sous la riviere de l'autre cote de la ville. -- Et qu'est-ce qui te fait croire qu'il ne sera pas occupe par les... les mutants ? -- Ils ne voient pas dans le noir. Celui qui etait dans ton couloir n'arretait pas de se cogner. Meme s'ils semblent betes, je ne crois pas qu'ils aillent se pieger dans un endroit obscur. Parce que l'electricite du tunnel doit etre coupee comme partout. Tobias soupira. -- De toute facon on n'a pas le choix, pas vrai ? Matt approcha de la sortie et, apres s'etre assure que le champ etait libre, il s'elanca dans la neige, Tobias sur les talons. Ils ne tarderent pas a apercevoir les lumieres blanches des echassiers qui patrouillaient dans les avenues, et Matt bifurqua vers la foret en evitant ces guetteurs au regard percant. Lorsqu'une branche craqua tout a coup pres d'eux, Matt songea aussitot aux ours polaires du zoo et s'appretait a courir de toutes ses forces. Au lieu de quoi ils virent un homme, ou plutot un mutant, compte tenu de son visage plisse et des enormes pustules qui le recouvraient. Il se tenait assis et tapait une boite de viande en conserve contre une pierre, sans les avoir detectes. Cette vision d'un adulte difforme au milieu de Central Park en pleine nuit, incapable d'ouvrir une boite de conserve, fit autant de peine a Matt que de peur. Le jeune garcon hesita a tirer son epee, mais prefera limiter les mouvements pour ne pas alerter le mutant. Ce dernier tapa violemment sa boite et emit un grognement de colere en constatant qu'elle n'etait pas brisee. Matt et Tobias parvinrent a s'eloigner sans etre reperes. Ils finirent par atteindre la limite du parc, et Matt se rendit compte qu'il eprouvait des regrets a sortir du couvert de la vegetation alors qu'il l'avait tant craint dans la journee. Il fallait traverser la large avenue Broadway pour rejoindre des axes plus discrets, mais trois echassiers sillonnaient les environs. -- On va se depecher et pas un bruit ! prevint Matt. Si l'un de ces trucs nous voit, il va se mettre a crier comme tout a l'heure pour ameuter ses copains et on sera fichus. -- Avec toute cette neige au milieu de la rue, on ne pourra pas courir, constata Tobias. Regarde, tu crois pas qu'on pourrait passer par la ? (Il montra du doigt l'entree du metro.) On descend, on longe les voies et on ressort pas tres loin du tunnel Lincoln, exposa-t-il. Matt allait approuver vivement lorsqu'ils virent un echassier sortir du metro. -- Mauvaise idee..., rectifia Tobias. -- On s'en tient au premier plan. Tu es pret ? C'est parti ! Matt s'elanca, penche en avant pour ne pas attirer l'attention, bientot suivi par Tobias. Ils etaient contraints de lever les jambes tres haut et s'enfoncaient jusqu'aux cuisses a chaque pas. Un echassier apparut au carrefour suivant, ses yeux sondant le sol devant lui. Matt pressa l'allure. L'echassier hesita, puis prit finalement leur direction, ses echasses laissant dans son sillage des trous profonds. Il marchait beaucoup plus facilement et donc plus vite qu'eux. Ses yeux balayaient toujours la neige deux metres devant lui. S'il levait la tete, ou du moins cette capuche qui lui servait de tete, il ne pourrait manquer les deux garcons. Matt jeta un coup d'oeil a son compagnon qui suivait au meme rythme. Ils atteignirent le trottoir oppose avant que l'echassier ne soit sur eux et Tobias decouvrit un renfoncement dans lequel il tira Matt. L'echassier passa devant eux, sans ralentir. -- C'etait moins une, soupira Tobias quand la creature se fut eloignee. La suite se deroula mieux. Ils trouverent leur rythme, progressant de recoin en recoin, attendant que les echassiers soient le plus loin possible pour traverser les rues. Ils longerent ainsi vingt pates de maisons en une heure, et approcherent enfin le tunnel Lincoln, epuises par cette marche forcee dans la neige et l'eprouvante vigilance de tous les instants. Entre deux barres d'immeubles ils avaient vu un echassier reperer deux mutants qui titubaient et, apres les avoir sondes minutieusement, l'echassier etait reparti sous les regards ahuris des deux humanoides. Si on ne pouvait parler d'alliance, il existait du moins une > entre les deux especes, nota Matt. Neutralite bienveillante etait l'expression preferee de leur professeur d'histoire au college. Y repenser lui arracha le coeur. Tout ce qui avait trait a leur quotidien d'avant la tempete lui dechirait la poitrine. Ne revivraient-ils jamais leur existence paisible ? Avaient-ils perdu leurs parents, leurs amis et le confort de la vie normale pour toujours ? Matt prefera ne plus y songer avant que sa gorge l'etouffe a nouveau et qu'il ne puisse plus controler ses emotions. Ce n'etait pas le moment de craquer. Tobias l'attrapa par la manche pour lui designer un grand magasin de sports : -- Tu ne crois pas qu'on devrait faire une pause ravitaillement ? Apres tout, le sud c'est vaste, ca peut nous prendre des jours. On pourrait s'equiper en consequence. -- Excellente idee ! La porte etait fermee, alors Matt tira son epee, s'assura qu'aucun echassier n'etait en vue et frappa un grand coup dans la vitrine avec le pommeau. L'arme ricocha et le garcon faillit s'effondrer. Il mobilisa a nouveau ses forces, serra la poignee de l'arme dans ses deux mains et cette fois lanca tout le poids de son corps dans le balancier de ses epaules. La vitre se transforma en une grosse toile d'araignee, le verre etait fele, un trou marquait le point d'impact mais il tenait bon. -- La vache ! s'etonna Tobias. J'aurais jamais cru que c'etait si difficile. La troisieme fois fut la bonne, toute la vitrine ceda. Matt se jeta en arriere et elle degringola, heureusement amortie par la neige qui empecha le vacarme de resonner dans toute la rue. -- C'est l'heure des soldes, annonca Matt sans joie. Ils allumerent la lampe-torche de Tobias, Matt avait perdu la sienne avec sa besace, et ils parcoururent les allees en examinant les produits. Tobias s'arreta devant les sacs de randonnee et en selectionna un grand pour remplacer le sien. Le nouveau disposait de poches un peu partout et d'une bien meilleure contenance. Matt prefera un petit, pour ne pas entraver ses mouvements avec l'epee dans le dos, et a sa grande joie retrouva une besace comme la sienne. Ils passerent ensuite au rayon des duvets et en choisirent deux, dernier cri : selon la notice, ils ne tenaient aucune place et offraient une chaleur sans egale. -- De toute facon, s'il s'agit de publicite mensongere je ne sais pas a qui on ira se plaindre, fit Tobias que les emplettes remettaient d'aplomb. Tobias avait toujours ete un garcon pragmatique. Partir pour la grande aventure ne le derangeait pas en soi, a condition de disposer du materiel adequat. Dans les lineaires suivants il s'empara de lampes-torches, de piles, de batons lumineux, de nourriture lyophilisee, d'un rechaud a gaz avec cartouche et d'un necessaire de table. Les vetements suivirent. Ils remplirent leurs sacs d'accessoires divers pour ne manquer de rien, et allaient faire demi-tour lorsque Tobias fut attire par le comptoir des armes a feu. -- J'ai jamais aime ca, avoua-t-il, mais je crois que les circonstances ont change. Je serai pas contre un fusil a... Il s'arreta devant les rateliers et illumina la croute de metal qui les recouvrait. -- Ca alors... On dirait que les armes ont fondu... -- Pas toutes, corrigea Matt en designant l'autre allee. Les arcs de competition s'alignaient sur les presentoirs. -- Je te le dis : tout ce qui se passe depuis hier n'est vraiment pas normal, protesta Tobias. Le monde change ? Pourquoi pas... Les gens sont vaporises ou sont transformes en mutants ? A la rigueur ! Mais que les vehicules disparaissent et que les armes fondent, c'est un truc que je ne saisis pas bien. -- C'est la Terre qui se rebelle contre l'homme, sa pollution et ses guerres, proposa Matt sans y croire. Tobias se tourna vers lui, tres serieux : -- Tu crois ? Matt haussa les epaules. -- Nan, enfin j'en sais rien. Viens, il faut pas trainer. Tobias approuva vivement et examina les arcs. Il choisit un modele de moyenne taille, et un carquois a couvercle qu'il deforma en tassant les fleches au maximum. Les deux garcons terminerent leurs emplettes en s'equipant d'un gros couteau de chasse qu'ils accrocherent l'un a sa ceinture, l'autre a sa cuisse. Cinq minutes plus tard ils etaient dehors, et s'avancaient vers l'entree du tunnel Lincoln. Un leger clapotis les intrigua, Matt pressa le pas. L'entree du tunnel se dessina. Matt s'immobilisa d'un coup. Leur fuite n'allait pas etre simple. 9. Voyage dans les tenebres Le tunnel etait inonde. La rue descendait vers un large trou tenebreux ou une eau noire s'agitait, emplissant le tiers du souterrain. Ils resterent a contempler l'acces impraticable pendant plusieurs secondes, abattus. Puis Tobias fit remarquer : -- Avec un bateau, c'est possible. Il y a au moins deux si c'est pas trois metres d'air au-dessus du niveau d'eau, plus qu'il n'en faut. Matt devisagea son compagnon. C'etait la premiere fois qu'il tenait le role de l'optimiste. -- Et on le trouve ou le bateau ? -- On vient de vandaliser un magasin de sports je te rappelle ! Matt approuva, puis ajouta : -- Il faudra ramer, longtemps. Sous la terre et dans l'obscurite ! Tu te sens pret ? Tobias reflechit avant d'opiner : -- Entre ca et rester en ville une nuit de plus, je pense que je prefere ramer. -- Alors c'est parti. Ils retournaient sur leurs pas, quand Matt s'arreta au niveau d'un porche en pierre. Des marches grimpaient vers une porte vitree et il apercut des vetements bleu marine ainsi qu'un bijou brillant faiblement sous l'eclat de sa lampe-torche. C'etait l'uniforme d'un policier dont le badge dore scintillait. Matt s'agenouilla. Un homme, un policier se tenait ici la veille, dont il ne restait plus que des lambeaux de tissu. L'arme dans le ceinturon avait fondu mais le manteau restait gonfle par le gilet pare-balles. Matt le sortit et l'enfila sous son pull. -- C'est du Kevlar, mieux qu'une armure ! s'enthousiasma-t-il. Il capta le regard defait de Tobias qui ne parvenait pas a s'arracher du petit tas de vetements. Matt posa une main sur l'epaule de son ami. -- Essaye de ne pas y penser, lui conseilla-t-il. Je sais que c'est dur mais il le faut, on ne s'en sortira pas sinon. Tobias soupira longuement, puis ils se remirent en route. Dans le magasin de sports ils debusquerent un canot a gonflage automatique et trois pagaies -- Matt avait insiste pour en prendre une de plus au cas ou. De retour devant le tunnel, ils denouerent les sangles qui retenaient le canot et Tobias lut brievement la notice avant de tirer sur un elastique pour liberer la goupille de la cartouche d'air. Le bateau se deplia en se gonflant tout seul. L'operation prit quinze secondes a peine. -- Comme les canots de sauvetage des avions, apprecia-t-il. Ils embarquerent les sacs avant de monter a bord et, sans un regard en arriere, pousserent sur les rames pour entrer dans le tunnel. Matt eut un petit pincement au coeur, il quittait sa ville, son appartement. Ses parents. Qu'etaient-ils devenus ? Aucune certitude de connaitre un jour la verite, de les retrouver, voire de s'en sortir vivant. Ce que Tobias et lui vivaient en ce moment avait tout d'un cauchemar. Il avait beau conseiller a son ami de ne pas y penser, le desespoir et la peur rodaient en eux, guettant la moindre faille pour s'y engouffrer. Tobias le sortit de ses pensees en quittant son poste pour s'emparer d'une lampe-torche qu'il arrima avec du gros scotch gris sur la proue. -- Et dire que j'ai failli t'empecher de prendre ce scotch, admit Matt. Tobias pressa le bouton, et la lampe leur ouvrit la route. Il se remit a son poste, rame aux poings. Ils estimerent la profondeur de l'eau a environ deux metres cinquante. Des gouttes tombaient du plafond du voute, en ruisselaient carrement, provoquant l'inquietude des deux adolescents. Apres une demi-heure d'efforts, ils etaient sous la riviere Hudson, surveillant les infiltrations de plus en plus nombreuses. Le tunnel menacait-il de s'effondrer ? Sans se concerter, les deux garcons ramerent plus fort, les bras ankyloses, les epaules douloureuses. Matt vit tout a coup des bulles crever la surface, d'abord minuscules, il n'y preta pas attention, puis de la largeur d'une pizza, et il ne put les ignorer. -- Tu as vu ? demanda-t-il doucement. -- Oui. On dirait qu'elles nous suivent. -- Elles sont juste en dessous de nous et ne nous lachent pas d'un metre. -- Et moi je ne vais plus pouvoir ramer a cette vitesse, j'ai mal partout. Les problemes n'arrivant jamais seuls, leur lampe-phare emit des signes de faiblesse. Tobias delaissa sa rame pour aller la tapoter mais elle clignota de plus en plus, jusqu'a s'eteindre. Matt entendit Tobias qui la secouait apres l'avoir descotchee. Il enfonca le bouton de marche, plusieurs fois, vainement. -- Houston, on a un probleme, fit Tobias sans rire, la peur filtrant dans sa voix. Matt attrapa sa propre lampe et pressa l'interrupteur. Rien. Des bulles nombreuses crevaient maintenant la surface en emettant des gargouillis. Matt tatonna a la recherche de son sac a dos et trouva un tube lumineux. Il le craqua et une lueur verte illumina la petite embarcation qui derivait vers une paroi humide. Tobias soupira de soulagement en fixant la lumiere. -- J'ai bien cru qu'on allait se transformer en fichues taupes sur ce coup, lacha-t-il. Matt se pencha pour suivre les emissions de bulles qui semblaient former un cercle autour d'eux. -- Ca nous tourne autour, dit-il. Soudain, quelque chose souleva le fond de l'embarcation, renversant les sacs, avant de disparaitre aussi brusquement. Les deux garcons se cramponnerent aux rames. Ils se regarderent dans la lueur spectrale et, sans un mot, se remirent a pagayer a toute vitesse. Le tunnel semblait infini tandis que leurs epaules et leurs bras s'enflammaient. L'eau clapotait de toute part, sans que Matt puisse discerner les remous qu'ils provoquaient de ceux de la chose, quelle qu'elle fut. Matt imaginait un enorme ver, il ne savait pourquoi, il sentait que c'etait exactement ca. Une sorte d'anguille croisee avec un lombric, longue de plusieurs metres, et tournant autour d'eux comme un predateur affame autour de sa proie. Puis il y eut une alteration dans les tenebres lointaines, une pale clarte se profila, a bonne distance. -- La... sortie ! haleta Tobias. Ils transpiraient, a bout de souffle, les muscles brulants. Le ver-anguille les heurta a nouveau, plus fort cette fois, propulsant la nacelle vers un des murs qu'ils heurterent. Tobias tomba a la renverse, heureusement a l'interieur de l'esquif. -- Vite ! s'ecria Matt en lui tendant la rame qu'il venait de ramasser. Ce truc devient agressif ! Ils redoublerent d'energie, visages crispes, articulations blanches tant ils serraient les manches... et la sortie se rapprocha. Autour d'eux, l'eau bouillonnait, le ver-anguille souleva a deux reprises le fond du bateau, comme pour le tater. Matt craignait la morsure, il la sentait venir, une gueule pleine de dents acerees allait se refermer sur leurs pieds et les engloutir dans cette eau noire. Le bout du tunnel se profila, en pente legere dans un virage, ou de petites vaguelettes venaient s'ecraser. Encore une vingtaine de metres. Brusquement le canot fut chahute une fois encore, un coup brutal qui faillit faire passer Matt par-dessus bord. Puis le ver-anguille passa sous eux et frappa. Un bord se souleva dans les airs et ils s'agripperent, tout pres de chavirer. Pendant une seconde ils resterent ainsi en un equilibre precaire ; puis Matt lacha sa rame et roula vers l'autre bord, son corps faisant contrepoids. Le fond retomba en claquant sur l'eau et Matt se retrouva les bras en croix, le visage a dix centimetres des remous inquietants. Il sentit une peau huileuse glisser sous ses doigts et fremit. Le ver-anguille frissonna lui aussi au contact du garcon et Matt devina qu'il se retournait. Pour me presenter sa gueule ! Il va mordre ! Il contracta ses abdominaux et bondit en arriere au moment ou une masse froide frolait ses mains. Tobias ramait desesperement. Ils y etaient presque. Etrangement, l'eau redevenait calme. Plus de bulles, plus de sillons menacants autour d'eux. Le ver-anguille s'etait eloigne. Ils aborderent le rivage d'asphalte. Tobias sauta a terre en soufflant. Il tendit la main a son compagnon pour le hisser et tous deux s'empresserent de recuperer leurs sacs pour s'eloigner a toutes jambes. Ils remonterent la double voie a la lumiere du baton fluorescent. L'aube s'etait eveillee pendant qu'ils etaient sous terre. Et pourtant ils ne voyaient pas le soleil, rien qu'une brume epaisse. Qui recouvrait tout. Ce qui n'empecha pas les deux garcons de percevoir le changement radical de l'environnement. Matt connaissait la sortie du tunnel Lincoln, ses enormes echangeurs d'autoroutes, ses pancartes publicitaires gigantesques et quelques batiments, mais denuee de toute vegetation. Or ils entendaient un bruissement continu, celui du vent dans les feuillages touffus. A peine jaillirent-ils du tunnel que leurs semelles crisserent sur les racines et les feuilles qui recouvraient la route. Dix pas plus loin, l'asphalte avait disparu, enseveli sous un tapis de lianes et de lierres. -- Il s'est passe quelque chose ici aussi. Quelque chose d'autre, fit remarquer Matt, d'un ton lugubre. Je ne reconnais plus rien. 10. De Charybde en Scylla La lumiere verte du tube ne suffisait plus a percer cette poisse et les deux garcons ne voyaient rien a deux metres. Cependant ils constaterent que tout ce qui les entourait etait recouvert de branches, de lianes, de fougeres et d'un lierre enorme, comme s'il poussait la depuis vingt ans. -- Pince-moi, demanda Matt a son ami. On dirait que la vegetation a envahi le monde en deux nuits. -- Et meme plus de neige ! fit Tobias en se penchant par-dessus le parapet de la route pour distinguer les alentours. -- De mieux en mieux. Est-ce que ta lampe marche ? Tobias tenta de la rallumer, sans succes. -- Non, aucune en fait, avoua-t-il apres en avoir essaye plusieurs. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? J'avais espere trouver d'autres personnes... -- On s'en tient a notre plan : aller vers le sud. -- La-dedans ? objecta Tobias en designant la brume qui les entourait. -- Oui. Je ne vais pas rester ici, a attendre que les echassiers nous retrouvent. Ils craignent quelque chose au sud, je veux savoir quoi. -- Tu as conscience que le sud dont ils parlent c'est peut-etre la Floride ? On va marcher pendant des milliers de kilometres ! Matt rajusta son sac a dos, sa besace et son epee bien calee entre ses omoplates, avant de s'elancer en lachant : -- Possible. En tout cas j'y vais. Tobias marmonna d'obscures protestations en enfilant son gros sac et se depecha de rattraper son compagnon. -- Tu as remarque que plus aucun appareil electrique ne fonctionne ? demanda-t-il. On n'a plus de montre, plus de lampe, plus rien. Ce soir, quand la nuit tombera, on sera coinces. -- Il nous reste plusieurs tubes lumineux et tu es scout, non ? Tu sais faire du feu ! On pourra se faire a manger et se rechauffer. -- N'empeche, ca craint. Quand on voit ce qui s'est passe a New York et quand on voit ici, j'ose pas imaginer ce qui nous attend encore ! -- Tobias ? -- Quoi ? -- Imagine moins et marche plus. Tobias fit la moue, neanmoins le message etait recu et il se tut. Ils progresserent en percant le brouillard de leur halo vert. Il leur fallut marcher durant une heure avant que la route s'ouvre sur un debut de ville. Pour ce qu'ils pouvaient en apercevoir, les rues etaient vides, pas une silhouette a l'horizon, pas un bruit. Des boutiques apparurent : coiffeur, marchand d'alcools, toiletteur pour chien, Poste... En passant devant l'eglise, Tobias proposa : -- On pourrait allumer un cierge, juste au cas ou... -- Au cas ou quoi ? -- Bah, tu sais... Dieu, tout ca. -- Tu y crois, toi ? Tobias haussa les epaules. -- Mes parents y croient. -- Ca m'etonnerait que ca suffise. Et franchement, tu as vu l'etat de la ville ? Tu crois vraiment que Dieu existe, quand on voit le monde ? -- C'est pas forcement lui qui decide du mal, c'est peut-etre nous, lui il est spectateur et il nous laisse faire, un truc dans ce gout-la... -- Dans ce cas pas la peine de lui demander de l'aide, il est surement aussi paume que nous. Sur quoi Matt changea de chemin sans prevenir et fonca droit sur l'eglise. -- Je croyais que ca servait a rien ? s'etonna Tobias qui n'arrivait plus a comprendre. Matt penetra dans l'edifice, aussi desert que le reste de la ville, et s'empara d'un gros paquet de cierges qu'il fourra dans son sac. -- Au moins, si tu veux allumer un cierge, que ca guide vraiment nos pas, confia-t-il avant de ressortir. Le centre-ville n'abritait aucun signe de vie. Ils s'arreterent sur les marches de la mairie pour se desalterer a leurs gourdes et soulager leur dos. -- Tu as remarque qu'on n'entendait plus d'oiseaux ? Meme le jour ! souligna Tobias. Matt se redressa en hochant la tete. -- Exact. Pas un pepiement, pas un bruissement d'ailes. Matt s'interrogea sur ce silence pesant. Les eclairs avaient-ils ete particulierement habiles ou existait-il une autre explication ? Matt n'etait pas a l'aise, cette brume l'angoissait. En les privant de toute vision, elle les contraignait a choisir leur chemin sur quelques metres, jamais plus, et il se sentait affreusement vulnerable avec leur tube lumineux qui brillait dans ce nuage sans fin. Il guetta autour de lui. Il ne pouvait meme pas voir ou s'arretait la vegetation qui les entourait. Soudain, Tobias agrippa violemment le bras de son compagnon. -- Aie ! Qu'est-ce qui te prend ? protesta Matt sous la douleur. Tobias restait bouche bee, l'index tendu vers la rue, juste devant eux. Haut comme un chat et de la longueur d'un autobus, un mille-pattes noir avancait, surgi de la brume, la chenille de ses pattes ondulant comme une vague, ses fines antennes palpant le chemin devant lui. Matt porta une main a son dos, pour saisir la poignee de son epee. L'insecte geant semblait ne pas les avoir reperes, il continua de glisser sans bruit et disparut aussi vite qu'il etait arrive. -- Je... Je veux que tout ca s'arrete, murmura Tobias, epuise. Matt relacha son arme et se leva. -- Ne te laisse pas aller, repondit-il doucement. On doit tenir le coup. Allez, viens, il vaut mieux ne pas trainer ici. -- Et pour aller ou ? s'ecria Tobias. Matt percut un debut de panique. -- Dans le Sud, on trouvera quelque chose qui nous aidera peut-etre. -- Comment tu peux le savoir, hein ? Matt haussa les epaules. -- Je te l'ai dit. Si les echassiers craignaient que je sois parti la-bas, c'est qu'il existe une raison. On doit y aller, je le sens. -- Ton fichu instinct, c'est ca ? Matt fixa les yeux rougis de son ami. -- Oui, fit-il. On doit aller au sud, j'en suis persuade. Souviens-toi la fois ou on s'etait perdus dans les Catskills, j'avais retrouve le refuge du groupe. Et la fois ou on jouait dans le parc a cote de Richmond Town, j'ai senti qu'il ne fallait pas y aller et ces trois grands cretins nous ont attaques ! Chaque fois que je sens un truc, ca marche. Fais-moi confiance. On doit partir pour le Sud. Tobias se leva peniblement. -- J'espere que tu ne te trompes pas, marmonna-t-il en ajustant son sac a dos et son arc. Ils se remirent en route, longeant la rue principale qu'ils remonterent jusqu'aux faubourgs. La, Tobias s'ecarta pour s'emparer d'une bouteille de lait sur le perron d'une petite maison en bois. Tout heureux de sa prise, il en oublia un moment la brume etouffante : -- C'est rare de voir des bouteilles en verre ! On ne voit plus les gens se faire livrer le lait le matin. -- C'est parce que tu es un gars de la ville, ironisa Matt sans joie. La presence du lait devant la maison lui rappelait surtout la disparition de tous les habitants de la region, peut-etre meme du pays. Apres une heure de marche, la route se mit a tourner vers l'est, ce qui ne plut guere a Matt, bien qu'il n'osat la quitter. Il ne distinguait pas grand-chose des bas-cotes sinon les ombres d'une vegetation dense et basse. Ici, aucun arbre, aucune luxuriance, rien que d'interminables tapis de lianes, de lierres et des mers de fougeres. Ils croiserent une voie de chemin de fer a peu pres epargnee par la verdure, et qui partait dans la bonne direction, pourtant Matt ne s'y engagea pas. La route avait un cote rassurant, elle servait d'artere reliant les organes de ce qui avait ete une civilisation : les villes. Il voulait les traverser, en dehors d'elles, moins de securite, moins de cachettes. Un kilometre plus loin, tandis que les panneaux indiquaient la proximite d'une ville, ils ralentirent en percevant des rales et des grondements dans la brume, droit devant eux. Le tube lumineux qui leur servait de lampe commencait a faiblir et Matt en profita pour le lancer au loin dans les champs sauvages qui bordaient le chemin. Quelqu'un emit une salve de grognements, a moins de cent metres sur la route. On lui repondit aussitot, encore plus pres. Puis d'autres au loin et ainsi de suite. Matt en compta neuf. Des pas lourds se mirent a resonner. -- Tu penses a la meme chose que moi ? interrogea Tobias. -- Des mutants ? -- Ca y ressemble ! Les memes bruits degoutants. On peut les contourner en passant par les fougeres. Matt fit la moue. Il n'avait aucune envie de s'enfoncer dans cette etrange vegetation. -- Tu as une autre idee ? chuchota Tobias. C'est le moment de la donner parce que le truc se rapproche ! -- La voie de chemin de fer. -- Quoi ? Derriere nous ? -- Elle part vers le sud, ici on ne sait meme pas ou on va et ca grouille de mutants. -- M'est avis qu'on sera plus en securite dans les villes que dans la campagne. -- C'est ce que je pensais aussi mais... on dirait que les mutants sont... les adultes qui n'ont pas disparu. Et donc plus nombreux dans les villes et les villages. Les bruits de pas etaient tout proches maintenant. Tobias tourna la tete en direction de ce qui arrivait sur eux et capitula devant l'urgence : -- OK, on fait demi-tour. Vite. Ils deguerpirent et Matt attendit d'avoir mis au moins trois cents metres entre eux et les grognements avant de craquer un autre baton lumineux qui propagea sa lumiere verte autour d'eux. Ils retrouverent la voie de chemin de fer et s'engagerent entre les rails, la peur au ventre. -- Comment tu peux etre sur qu'elle va vers le sud ? demanda Tobias apres un long silence. Matt extirpa un petit objet de sa poche de manteau et ouvrit la main sur une boussole. -- Je l'ai prise au magasin de sports. -- Au moins si les appareils electriques ne fonctionnent plus, le magnetisme lui, est toujours operationnel ! -- Je l'espere, avoua sombrement Matt. Ils posaient les pieds sur les traverses, planche apres planche, remarquant la presence de lianes enroulees autour des rails. Ils ne tarderent pas a etre hypnotises par la cadence de leurs pas, parfaitement synchronises. Le stress se dissipa, la fatigue remonta, avec la faim. Il n'etait pas midi lorsqu'ils firent une pause en s'asseyant sur les rails. Ils burent presque toute la bouteille de lait en mangeant des barres energetiques, sans un mot. La brume n'avait pas faibli, elle ne laissait filtrer du soleil qu'un vague halo blanc. Une lumiere de crepuscule. Quelques arbres dressaient de temps a autre leur ombre imposante. Pendant une seconde Matt fut pris d'un doute : et s'ils marchaient ainsi pour rien ? Vers une destination sans fin ? Et s'il n'y avait rien a trouver au sud ? Aussitot, il cligna des paupieres et chassa ces mauvaises pensees. Il ignorait quoi, mais quelque chose au sud derangeait les echassiers. Aussi surement qu'ils le cherchaient pour le compte de leur... maitre, ce fameux >. Matt etait convaincu qu'il devait filer au plus vite loin de New York. Ils se remirent en route sans tarder, le manque de sommeil, l'inquietude et la digestion composerent un cocktail soporifique qui les fit vaciller en marchant. Lorsqu'il fut evident qu'ils n'en pouvaient plus, Matt leva le bras et proposa une halte. On sortit les duvets et Matt installa le sien entre les rails, sur les traverses. -- Tu vas dormir la ? s'etonna Tobias. -- Oui, qu'est-ce que tu crains ? Pas les trains, en tout cas. -- Moi, je ne pourrais pas. Je prefere encore les racines. Malgre la tension et l'inconfort, ils sombrerent aussitot. Un sommeil sans reve. Un sommeil froid. Et pendant qu'ils se reposaient, une ombre passa au-dessus d'eux, entre cette chape de brume et le soleil. Une ombre silencieuse qui tournoya une minute a l'aplomb de leur position, comme si elle pouvait les sentir, mais, prisonniers de leur sarcophage vaporeux, les deux garcons demeuraient invisibles. L'autre finit par reprendre de l'altitude et se dilua a l'horizon. 11. Des escaliers dans les nuages Lorsqu'il reprit conscience, Tobias s'alarma de ne rien voir, avant de constater que le tube lumineux etait epuise. Ils avaient dormi bien plus longtemps qu'ils ne l'avaient prevu. La nuit etait tombee et la brume demeurait compacte. Tobias voulut reveiller Matt, qu'il discernait a un metre de lui, lorsqu'il sentit qu'on lui retenait les pieds. Un frisson glacial le transperca. Une liane s'etait enroulee autour de ses jambes, poussee en quelques heures. Tobias se degagea vivement et secoua son compagnon. -- Matt... Matt... il fait nuit. Le garcon ouvrit les yeux, puis se redressa. -- Je ne sais pas quelle heure il peut etre mais c'est la nuit noire, lanca Tobias. Et le tube est mort. Faut en craquer un autre. Matt hocha la tete, le temps de reprendre ses esprits. Il ouvrit sa besace et compta six tubes. -- Je dois en avoir autant, ajouta Tobias. De quoi tenir une petite semaine. Qu'est-ce qu'on fait ? On se remet en route ? Matt prit le temps de reflechir avant d'approuver. -- Ne perdons pas de temps, on est reveilles, autant y aller. Mais avant j'aimerais manger quelque chose de consistant. Tobias sortit les rations de nourriture lyophilisee et ils installerent le petit rechaud a gaz sur une traverse de la voie ferree. L'appareil emit une flamme dansante qui teinta leurs visages d'une lueur bleue. Un doux fumet ne tarda pas a se degager de la casserole, le poulet-vermicelle prenait de la densite sous leurs yeux. Matt ne fut pas mecontent de couper le chuintement du rechaud lorsque ce fut pret, il se sentait terriblement vulnerable pres de cette lumiere qu'il devinait visible de loin malgre la poisse environnante. Ils mangerent de bon coeur puis nettoyerent les ustensiles. -- On va manquer d'eau, fit remarquer Tobias. A ce rythme-la il nous faudra repasser par une ville demain. -- On trouvera bien. Allez, viens. Ils allumerent un nouveau tube pour guider leurs pas et la marche reprit. De temps a autre, ils entendaient des bruissements dans les buissons ou entre les arbres, sans pour autant distinguer une forme. Matt ouvrait la route, progressant entre les rails. Apres environ trois heures de marche, - ils n'avaient aucun moyen de connaitre l'heure exacte - ils marquerent une pause pour se desalterer et masser leurs pieds. Avant de repartir a l'assaut des kilometres. Plus tard dans la nuit, Matt devina un changement dans la luminosite, l'aube n'allait plus tarder. Une de plus. Ils progressaient mecaniquement, allongeant un pied devant l'autre, par pur reflexe, apres une nuit entiere de ce balancement lancinant. Matt ne pretait plus d'attention aux bruits environnants, il avancait, les epaules douloureuses a cause des sangles de ses sacs. Soudain il realisa qu'un muret jalonnait le talus sur lequel ils se trouvaient. Il se tourna vers Tobias : -- Je crois qu'on approche de quelque chose. Tobias, tout aussi berce par la cadence, ouvrit de grands yeux, comme s'il s'eveillait. -- Ah ? Je commence a fatiguer. -- Continuons un peu, on trouvera peut-etre un endroit sec pour s'arreter. Le muret s'elevait, et Matt finit par s'en approcher et se pencher par-dessus. Mais il ne distingua rien d'autre que la brume. Pas de vegetation, pas de construction, juste le vent sifflant en contrebas. Il se saisit d'une pierre du ballast qu'il lacha dans le vide. Elle chuta et disparut dans le cocon vaporeux, sans un son. -- Ouah ! s'ecria-t-il. Je crois qu'on est sur un pont ! Immediatement, Tobias verifia l'espace entre les deux parapets. C'etait etroit. Si un train venait a surgir, ils n'auraient pas de quoi se ranger. Aucune raison pour qu'un train circule, plus maintenant..., songea-t-il, sans savoir si cela devait le reconforter ou le deprimer. Il tira Matt par la manche : -- Viens, ne trainons pas, dit-il en accelerant. Il avait hate d'en finir avec ce pont. Mais apres une cinquantaine de metres, la voie ne semblait toujours pas recoller a la terre ferme. Le vent soufflait plus fort, loin sous leurs pieds, tandis qu'a leur hauteur, il ne sentait pas la moindre brise. -- Cet endroit est curieux, je n'aime pas ca, avoua-t-il. Tout a coup, un claquement sec retentit au-dessus de leurs tetes : comme un pan d'etoffe dont s'empare le vent. Matt fit un pas de cote, trebucha dans le ballast et Tobias s'accroupit en se protegeant le visage. Le claquement resonna une seconde fois, plus haut, en s'eloignant. -- C'etait... un sacrement gros oiseau, murmura Tobias. Matt se redressa, le coeur battant a tout rompre. -- Ca nous a froles, je l'ai senti sur ma nuque. Il est passe tout pres. Sans un mot de plus, ils se remirent en route, a vive allure, scrutant la masse impenetrable qui les surplombait tout en sachant que si cette creature plongeait a nouveau sur eux ils ne la verraient qu'au tout dernier moment. Mais il n'y eut plus de survol, plus de battement d'ailes gigantesques. En revanche, deux lumieres blanches apparurent dans leur dos, a l'entree du pont. Deux phares puissants, cote a cote, qui se rapprochaient assez vite. -- Oh ! bon sang ! s'ecria Tobias. Tu vois... tu vois qu'il peut y avoir des trains ! Matt secoua la tete, livide. -- C'est pas un train. C'est un echassier. Et je crois qu'il nous a reperes. Matt en eut la confirmation lorsque les cris de baleine retentirent dans leur dos. Plaintes et couinements stridents briserent la ouate brumeuse. -- Cours ! hurla Matt. Cours ! Il fonca tete baissee et tira son ami. Aussitot, des pierres roulerent derriere eux, l'echassier venait de s'elancer sur leurs traces. Avaient-ils une chance de semer un echassier ? Matt en doutait. Devait-il garder son energie pour un eventuel affrontement ou faire face et brandir son epee ? Ses jambes engloutissaient les metres comme si elles refusaient cette derniere eventualite. Il entendait les tiges du monstre s'enfoncer dans le ballast avec la regularite d'une machine. La longueur de ses cannes suffisait a lui donner l'avantage. Il n'allait plus tarder a les rattraper. Matt avait deja le souffle court, son equipement le handicapait considerablement. Il faillit s'en debarrasser. Tout jeter, meme son arme, pour s'echapper. Une forme aux contours geometriques se profila devant eux. Des angles percerent la brume. Une rampe, un toit... un quai. Une gare se dressait sur le pont. Tobias et Matt l'atteignirent en haletant, ils grimperent sur un quai sale et abandonne. De grosses aureoles de rouille tachaient les murs, de larges fissures s'ouvraient comme du pain entaille avant la cuisson. Les neons etaient crottes, des toiles d'araignees occupaient tous les coins. Les deux garcons couraient pour remonter le quai tandis que l'echassier se hissait deja sur la marche de beton. Un escalier creusait une sortie et Matt saisit la rambarde pour y bondir, suivi de Tobias. La structure metallique s'enfoncait sous la gare. Un carrefour apparut : d'un cote une ligne droite qui fusait sous le pont, de l'autre la descente d'un escalier aussi raide qu'etroit. Matt opta pour la seconde voie. Il sautait plus qu'il ne devalait les marches, Tobias sur ses talons. L'escalier presentait soudain un palier avant de tourner dans l'autre sens, dessinant de gigantesques Z. La structure suspendue par des filins et des poutrelles aux rivets apparents prenait des airs de tour Eiffel. A bout de souffle, Matt et Tobias s'immobiliserent, ils n'entendaient plus l'echassier. Matt osa un coup d'oeil au-dessus d'eux. Leur poursuivant s'etait fige devant l'entree des marches. Meme avec ses echasses rentrees il etait trop grand pour passer. Matt le vit hesiter et se pencher en avant pour tenter de se glisser dans la cage. Il n'etait a pas a son aise, ses longs doigts laiteux s'agrippaient aux mailles des parois. Matt, les poumons en feu, le vit reculer pour ressortir, lever la tete et lancer ses couinements lancinants pour appeler de l'aide. Tobias, plie en deux, epuise, appuya ses mains sur ses genoux. -- Je crois... que... mon asthme... revient ! -- T'as jamais... eu... d'asthme ! -- Mes poumons... sifflent... parfois. -- Arrete, trancha Matt. Mieux vaut filer... tant que ce truc... peut pas nous suivre. Ils continuerent, plus lentement, se demandant jusqu'ou ils allaient descendre. La brume se clairsemait maintenant, et ondoyait de plus en plus. Le vent s'invita, caressant les cheveux. Une dizaine de metres plus bas, il se mit a siffler et a fouetter les joues. La brume avait disparu, remplacee par un tourbillon de nuages qui se delitait peu a peu, laissant entrevoir la cime d'une foret en contrebas. De quelle hauteur etaient-ils descendus ? Cent metres ? Peut-etre le double, estima Matt avant d'atteindre les dernieres marches, entre de hauts pins. Les deux garcons s'effondrerent dans la mousse, les jambes tetanisees par l'effort. A peine avaient-ils retrouve leur souffle qu'ils realiserent que l'endroit etait eclaire. Des champignons hauts comme des roues de camion irradiaient une lueur blanche. -- Alors ca... ! gloussa Tobias. On dirait des lampadaires ! Regarde ! Il y en a partout ! On va pouvoir economiser nos tubes. Matt etait deja en train de parcourir les environs, un sentier percait la foret de part en part. Il s'empressa de revenir vers Tobias. -- On est sur la bonne route ! s'ecria-t-il. -- Comment tu peux le savoir ? Matt se contenta de le pousser jusqu'a une vieille remise dissimulee sous des bouquets de fougeres et de buissons de ronces, au croisement d'un sentier et du chemin qui venait des escaliers. La, posee contre un tronc d'arbre, une grande planche brillait dans la lumiere tiede des champignons. A bien y regarder, Tobias comprit que ce n'etait pas la planche qui brillait mais de la peinture. On s'en etait servi pour ecrire un message. 12. Rencontre nocturne Il faut suivre les scarabees. >> Tobias retrouva un peu d'espoir. -- Tu avais raison, le Sud c'est l'avenir, lanca-t-il. Mais c'est quoi cette histoire de scarabees ? Matt fit la moue. -- Aucune idee. Viens, je ne sais pas combien de temps les echassiers resteront coinces, mais je n'ai pas envie d'etre la quand ils descendront. L'aube dressait timidement sa douce frange a l'horizon, cependant l'epaisseur des frondaisons etait telle qu'il aurait fait totalement nuit s'il n'y avait eu les champignons lumineux. -- Tu crois que si j'en coupe un bout il continuera de nous eclairer ? demanda Tobias en marchant. -- Tu n'as qu'a essayer. Tobias s'empressa de brandir son couteau de chasse et decoupa avec soin un long copeau de chair blanche. -- Ca marche ! s'ecria-t-il, on n'aura plus besoin de bougies ! Il glissa delicatement son trophee dans sa poche, sans que la lueur baisse d'intensite. Apres quoi ils suivirent le sentier sur plusieurs kilometres, tandis que le soleil se levait. Lorsqu'il fit tout a fait jour, l'eclat des champignons s'attenua, jusqu'a s'eteindre. Ils marcherent ainsi toute la journee, dans une foret dense, ne prenant du repos que pour se sustenter et delasser leurs membres douloureux. En fin d'apres-midi, ils n'etaient plus en etat de poursuivre. Ils s'ecarterent du sentier pour se mettre a l'abri dans la vegetation. Matt s'assit sur une souche, ota chaussures et chaussettes, et decouvrit cinq enormes ampoules. -- Tu as remarque que la neige a disparu de ce cote du tunnel ? demanda Tobias. -- Et le climat est plus doux, il ne fait plus froid du tout, souffla Matt en grimacant a la vue d'une sixieme cloque. Tobias se pencha sur les pieds de son ami et prit un air degoute : -- Je suis sur d'avoir les memes ! Je ne veux pas les voir ! Mes pieds me font un mal de chien. Sur quoi il prepara le rechaud a gaz et ils dinerent en silence, trop extenues pour faire la conversation. Alors qu'ils commencaient a somnoler, Tobias emit l'idee de se relayer pour monter la garde. -- On ne tiendra pas, nos paupieres se ferment toutes seules, on a besoin de tout le sommeil possible. Je ne crois pas que monter la garde servirait a grand-chose. Tobias finit par delasser ses chaussures pour aerer ses pieds. Il se massa les chevilles. -- Tu penses qu'on va marcher longtemps comme ca ? demanda-t-il sur un ton grave. Matt decela plus qu'une inquietude dans sa voix, une resignation, un abattement soudain. Pouvait-il l'en blamer ? Et que pouvait-il leur arriver de pire ? Ils marchaient, seuls, en ignorant ce qu'ils cherchaient, sans promesse de repit, rien que sur une intuition. Mais je sens qu'il faut aller au sud ! tenta de se rassurer Matt. Les echassiers avaient peur que j'y sois deja. Quelque chose la-bas nous aidera. D'autres rescapes le savent ! se repeta-t-il en se rememorant les mots sur la planche : Il faut suivre les scarabees. >> -- Je ne sais pas, avoua enfin Matt. On marchera le temps qu'il faudra. Mieux vaut ne pas y penser, le manque de certitude angoisse, et on n'a pas besoin de ca. Tobias emit un ricanement : -- Tu parles comme un prof ! Matt fronca les sourcils avant de realiser que Tobias avait raison. Depuis qu'ils etaient partis, il s'etait bati un comportement de meneur, jusque dans l'attitude : autorite et force apparente, ce qui n'etait qu'une illusion. Tobias avait emis des signes de faiblesse qu'il avait fallu compenser, Matt l'avait tire en avant et depuis il n'etait plus redevenu l'adolescent terrifie qu'il etait en realite. Tout ca c'est du flan ! J'ai la petoche ! J'ai envie de chialer comme un mome ! Mais en meme temps, il devinait que ca n'arriverait pas, pas maintenant. Il se devait d'etre fort. De les guider, Tobias et lui, vers le sud, vers l'espoir. Malgre tout, une question le taraudait au point de fissurer sa determination. Pourquoi lui ? Pourquoi les echassiers le pourchassaient-ils lui en particulier ? Pourquoi pas Tobias ? Et qui etait ce > pour lequel ils le traquaient ? J'ai interet a me poser moins de questions et a dormir, se raisonna-t-il pour fuir ses doutes. Au fond de lui, il avait le sentiment que tot ou tard il entendrait parler de ce >, les echassiers n'allaient pas l'oublier. A moins d'atteindre le Sud avant qu'ils ne nous retrouvent... Le flou vient tres vite brouiller ses idees, tout s'emmelait dans son cerveau, il avait besoin de fuir la realite, pour un temps, de dormir, et c'est ce qu'ils firent, apres s'etre assures qu'ils etaient bien caches dans les fougeres. Avec un bel ensemble, tous deux reverent. D'un monde normal. Avec des journees de cours, des professeurs qu'ils detestaient, d'autres qu'ils adoraient. Des repas en famille... Matt ouvrit les paupieres. Il n'etait pas chez lui, pas dans son lit securisant. Il faisait encore nuit, une nuit opaque, obscurcie encore par la cime des arbres. Il avait froid, l'humidite s'etait glissee dans son duvet, il avait mal au dos, et des courbatures sur tout le corps. Cette aventure-la avait un gout bien amer en comparaison de celles qu'il avait revees dans ses jeux de roles. Autour d'eux, des insectes stridulaient. Deux hiboux echangeaient leurs impressions a grand renfort de hou-hou sibyllins. Les champignons lumineux n'habitaient pas cette region, au grand regret de l'adolescent. Et soudain, jaillit dans la nuit un cri aigu, comme Matt n'en avait jamais entendu. Le cri grimpa et flotta dans l'air plusieurs secondes avant de cesser. Cela ressemblait a une plainte qui virait au rire obscene et saccade d'une hyene. Une enorme hyene degeneree. Tobias s'etait redresse d'un bond. -- Qu'est-ce... que c'est ? begaya-t-il. -- Ce qui m'a reveille, je crois. Matt avait deja saisi son epee sans pour autant la sortir du baudrier. Un arbre se mit a grincer, tout proche. Puis la vegetation fut violemment secouee. -- La ! s'ecria Tobias en designant une lourde branche qui tremblait encore. La vache ! Ce truc doit etre enorme ! Il se jeta sur son arc et tatonna a la recherche de ses fleches avant d'en encocher une et de se relever pour scruter les alentours. Matt laissa echapper un gemissement et s'approcha lentement pour lui murmurer : -- Je le vois ! Il est la-haut... Accroupi a l'endroit ou le tronc se separe en deux. Tobias leva les yeux, et se raidit. Une forme etrange, aussi haute qu'un homme, guettait. Matt insista : -- Tu l'as repere ? -- Ou... Ouais. Je... J'ai... la petoche, Matt. Matt demeura impassible. Lui aussi etait terrorise. Il distinguait de longues griffes a la place des mains et des pieds. Et brusquement, la creature se pencha pour mieux voir les deux garcons. Un frisson secoua Matt. La tete du monstre ressemblait a un crane recouvert d'une peau blanche, sans chair ; la machoire proeminente retroussait les levres sur des dents acerees et anormalement longues. Une immense bouche pleine de crocs qui ne cessait de repandre une bave epaisse. Ses yeux luisaient, attentifs. Une abomination taillee pour decouper, arracher. Un predateur. Soudain, Matt comprit qu'elle allait bondir. Il tira la poignee de sa lourde epee et la lame apparut devant lui. Ses deux mains se joignirent sous le pommeau et il ne cilla pas, en se demandant s'il tiendrait longtemps. Il luttait pour ne pas s'effondrer et hurler de peur. Du coin de l'oeil, il distingua la pointe d'une fleche. Tobias venait de mettre en joue la bete. Le triangle de metal tremblait tellement que Matt douta qu'il puisse toucher sa cible, meme immobile. Brusquement, la creature tourna la tete et huma l'air. Elle semblait hesiter, reporta son attention sur les deux garcons, renifla a nouveau en direction du sentier et lacha un cri rageur en direction de ses proies. Avant que Tobias puisse decocher sa fleche, elle avait disparu, bondissant d'arbre en arbre pour se fondre dans la nuit. Tobias soupira et se laissa choir sur son duvet. -- Quelque chose approche par le sentier, chuchota Matt. Quelque chose qui a fait fuir ce... cette bestiole. Au moment ou il prononcait ces mots, une forme animale se profila dans les ombres du chemin. Les garcons reintegrerent vivement le couvert des fougeres. -- Tu as vu ce que c'etait ? s'enquit Tobias. -- Non, c'est gros, avec des poils, on aurait dit une panthere ou un ours, mais c'est alle trop vite. Le pas lourd de la bete ecrasait les branchages, puis il ralentit. Ils percurent de petits sifflements : elle reniflait le sol. -- Elle nous sent, articula Matt sans voir. Tobias hocha la tete, gagne a nouveau par une angoisse sourde. Quel genre de monstre pouvait faire fuir un predateur comme celui qui les avait reperes plus tot ? C'est alors que la bete fendit les broussailles et marcha vers eux. Matt se redressa, l'epee devant lui, pret a frapper malgre la terreur qui le privait de toute force. Tobias en fit autant, avec l'energie du desespoir il banda son arc. Un enorme chien apparut. Les babines flottantes, le regard doux, on eut dit une sorte de croisement entre un Saint-Bernard et une Terre-Neuve. Tobias sentit la corde de son arc glisser sur ses phalanges moites. -- Qu'est-ce qu'on fait ? bredouilla-t-il. Le chien parut surpris par l'accueil, il ouvrit la gueule, et sortit sa grosse langue rose en haletant, comme s'il etait content de lui. Il ressemblait a un gros nounours. -- Range ton arc, conseilla Matt. Il n'est pas mechant. Une fois les gardes baissees, le chien s'approcha et vint se frotter contre Matt qu'il gratifia d'une lechouille satisfaite. -- Qu'est-ce que tu fais la, toi ? C'est pas un endroit pour les chiens. -- Il a un collier ? -- Non. Rien du tout. -- C'est curieux, jusqu'a present les seuls chiens que j'ai apercus etaient redevenus sauvages. L'animal se mit a errer dans leur bivouac de fortune, reniflant les sacs et les places ou ils avaient dormi. -- Peut-etre qu'il nous piste pour le compte des echassiers, hasarda Tobias. -- Non. Il n'a rien d'agressif, c'est une bonne pate. -- Alors il est surement a quelqu'un ! Qui ne doit pas etre loin derriere ! -- Non, repeta Matt. Il a le poil plein de noeuds, il n'a pas ete brosse depuis un moment. Detends-toi, Toby. Ce chien est... un ami. -- Un ami ? s'indigna Tobias. Un truc enorme debarque en pleine nuit et aussitot tu l'adoptes ! -- Il faut lui trouver un nom, proposa Matt. -- Un nom ? Tu... veux vraiment le prendre avec nous ? Le chien tourna brutalement la tete vers Tobias et le fixa. Tobias resta bouche bee. -- Il... il a compris ce que je viens de dire ? -- En temps normal je te dirais que c'est impossible mais la... Tobias leva les paumes devant l'animal : -- J'ai rien contre toi, c'est juste que... -- Plume ! Il va s'appeler Plume ! Ca lui va bien ! Matt se mit a rire. Il lui sembla qu'il ne l'avait plus fait depuis une eternite. Le chien planta ses prunelles brunes dans les siennes. -- Ca te plait ? La longue queue battit la mesure. En d'autres circonstances, Matt n'y aurait pas prete attention, mais le monde avait change. Leurs reperes avaient change. Bien differents de leur ancienne vie. Ancienne vie. Ces deux mots faisaient mal. -- Ecoute, dit Matt a Tobias, il n'a pas l'air affame, il doit se debrouiller pour manger, il peut marcher en silence et... Une idee lui vint. Il ramassa son sac a dos et s'approcha de Plume. -- Tu pourrais prendre ca sur ton dos ? Tobias ricana. -- Tu crois qu'il va te repondre ? Plume se tourna vers lui une fois encore et le fixa comme s'il etait stupide. Matt posa le sac sur le dos du chien qui ne broncha pas. -- Bien sur, il faudra bricoler un systeme de harnais quand on croisera une ville, mais ca peut se faire. Tobias haussa les sourcils. -- Voila qu'on va faire equipe avec un chien, maintenant. Un chien savant en plus ! Reveilles pour reveilles, ils deciderent de ranger leurs affaires et de se remettre en route. Matt s'appretait a craquer un tube lumineux mais Tobias sortit le fragment de champignon de sa poche. Il brillait encore, aussi intensement qu'une petite lampe, irradiant une clarte d'une blancheur parfaite. Tobias ramassa un long bout de bois qui pouvait lui servir de baton de marche et embrocha le fragment lumineux. -- J'ouvrirai la voie, lanca-t-il. L'episode du chien les avait apaises. Plume n'etait qu'un gros compagnon plein de poils, sans comparaison avec la creature qu'ils avaient apercue, neanmoins il les rassurait. Ils marcherent toute la nuit, Plume gambadant a leur cote. Tobias ne pouvait s'empecher de le surveiller, il ne partageait pas le meme enthousiasme que son ami a l'egard du chien. Il soupconnait un piege, tout cela etait surrealiste. Que faisait dans les parages un chien comme celui-la ? Pourquoi les suivait-il ? Simplement parce qu'ils etaient l'unique forme de vie amicale qu'il avait croisee ? Parce qu'ils etaient les derniers representants de la race humaine, ses anciens maitres, qu'il avait sentis ? Quelques heures plus tard, face a l'apparente placidite du chien, la mefiance retomba et Tobias finit par se resigner. Apres tout, Plume etait aussi content que Matt d'avoir retrouve des etres sympathiques dans cette etrange foret, ce qui pouvait expliquer son enthousiasme a les accompagner. Quant a son intelligence... Plus rien n'etait comme avant, il fallait l'accepter. Durant leur longue marche, Plume s'arreta de temps a autre pour fixer les tenebres de la foret, ce qui ne manqua pas d'alarmer les garcons. Cependant, rien ne vint troubler leur progression, ils purent poursuivre jusqu'en fin de matinee ou, lors d'une pause, Tobias designa Plume qui urinait sur des pissenlits. -- Euh... je crois que c'est une fille. Matt fit signe que ca lui etait egal. Seule la presence du chien lui importait. Ils marcherent toute la journee, se reposant pendant deux heures pour manger, et a leur grand etonnement ils trouverent la force de suivre le sentier jusqu'a la tombee de la nuit. La, la foret se clairsema enfin. Et avant que leurs dernieres forces ne les abandonnent et qu'ils s'effondrent dans le sommeil, ils virent les scarabees. Des millions de scarabees rouges et bleus. 13. Premiere violence Lorsqu'ils arriverent au sommet de la butte, ils en eurent le souffle coupe. Matt pensa d'abord contempler deux rivieres de lumiere qui glissaient paisiblement l'une contre l'autre, la premiere rouge comme une coulee de lave, la seconde bleue comme un glacier illumine de l'interieur, coulant a la vitesse d'un homme en marche. Puis le trio s'aventura plus pres de ce spectacle fascinant. Au pied de la colline, une vieille autoroute ensevelie sous les lianes serpentait sur plusieurs kilometres avant de disparaitre dans un virage au loin. La route etait recouverte par des millions, peut-etre des milliards de scarabees qui marchaient cote a cote, tous dans le meme sens. Parfaitement ordonnes, ils ne se heurtaient pas, ne se montaient pas dessus. Ils avancaient en une parfaite suite de petites processions dont le cliquetis des pattes martelait le chant. Il s'en degageait un grouillement solennel et hypnotique. Les deux voies etaient remplies, celle de gauche par des scarabees dont une lumiere rouge jaillissait du ventre, celle de droite par des scarabees au ventre bleu. Tous marchaient vers le sud. Tobias s'approcha, il montra du doigt une petite colonne bleue qui n'etait pas du bon cote et qui serpentait dans les broussailles. Il defit son sac a dos et trouva la bouteille de lait dont il but les dernieres gouttes avant de se pencher pour saisir plusieurs scarabees qu'il enfourna dans la bouteille avant de refermer le bouchon. -- On aura de la lumiere ! -- Fais pas ca, c'est cruel, le reprimanda Matt. -- C'est la loi de la jungle maintenant, le plus fort gagne et fait ce qu'il veut. Matt secoua la tete, decu par l'attitude de son ami d'habitude si respectueux de la nature. Il etait en train de changer avec le monde. Non, c'est juste le traumatisme de tout ce qui nous arrive, il va redevenir lui-meme, voulut se convaincre Matt. Le pire qui pouvait lui arriver desormais serait de perdre son ami, le seul repere qui lui restait de cette realite qui avait ete autrefois la leur. Tobias avait leve la bouteille a hauteur de son visage. Sa peau d'ebene etait bleutee par les insectes s'agitant dans leur prison. Son rictus s'affaissa brutalement. Il murmura quelque chose que Matt ne put entendre et s'empressa de liberer tous les scarabees. -- Allez, filez les gars, dit-il tout bas, depechez-vous. Excusez-moi pour ca, je sais pas ce qui m'a pris. Il revint vers Matt et Plume qui l'observaient avec la meme fierte dans le regard. -- Je sais, je sais, lacha Tobias, j'ai ete stupide. Allez, on remonte, on va se poser dans un coin pour dormir. Sans un mot de plus ils se remirent en chemin, et trouverent une anfractuosite dans la colline, entre deux rochers, ou ils purent passer la nuit. Plume vint se blottir entre les deux garcons, offrant sa presence rassurante. Son apparition etait inesperee, Matt n'en revenait toujours pas. D'ou venait-elle ? Pourquoi les accompagnait-elle comme si elle les avait cherches eux, et personne d'autre ? Matt douta qu'il puisse un jour trouver des reponses, existaient-elles seulement ? Plume pouvait-elle n'etre qu'un chien errant qui avait echappe a la transformation en bete sauvage, comme lui et Tobias avaient survecu aux eclairs ? Il s'endormit en posant une main sur la grosse patte poilue et sombra aussitot dans un sommeil profond. Cette nuit-la fut paisible, sans cauchemars. Au petit matin, ils partagerent avec Plume le fond d'eau de leurs gourdes. Il etait temps de s'arreter dans une ville. Le ciel etait couvert de nuages bas mais il ne faisait pas froid. Pendant toute la matinee ils longerent l'autoroute lumineuse depuis le sommet de la colline puis bifurquerent a l'approche d'une ville, du moins de ce qu'il en restait. La vegetation avait tout recouvert, grimpant sur les immeubles, s'entortillant autour des fils electriques pour prendre et transformer ce qui avait ete une agglomeration en veritable jungle. La ils purent s'equiper de bouteilles d'eau et en profiterent pour devaliser une epicerie car leurs provisions commencaient a manquer. Plume s'eloigna sous le regard attentif de Matt : partait-elle se ravitailler elle aussi ? Tobias, au fond du magasin, inspectait les etalages de friandises pendant que Matt feuilletait une bande dessinee avec un pincement au coeur. Au rythme ou la nature recouvrait la civilisation, bientot il ne pourrait plus en trouver. Et plus jamais de nouveaute, de meme qu'il n'irait plus jamais au cinema voir un film avec ses copains. Lorsque la porte du fond s'ouvrit, Matt n'y preta pas attention, absorbe qu'il etait par ses reflexions nostalgiques. Mais quand la voix caverneuse d'un homme trancha le silence, il sursauta et se laissa tomber sur le carrelage couvert d'une epaisse mousse verte. -- Ne bouge pas ! Tobias laissa echapper un cri et voulut s'enfuir mais la main de l'homme se deplia et le saisit par les cheveux : -- Reste donc ici ! Matt releva la tete et constata que l'homme ne l'avait pas vu, il s'en prenait a Tobias. Il etait assez petit mais trapu, une couronne de cheveux bruns cerclait son crane et une barbe fournie lui mangeait le visage. -- Faut pas t'en aller comme ca, je t'ai fait peur ? -- Lachez-moi, gronda Tobias. -- Si je le fais tu vas te barrer. Je le vois dans ton regard. -- Vous me faites mal ! L'homme pivota pour coincer Tobias dans un coin et lacha ses cheveux. -- Ca va mieux, la ? s'enquit-il sans gentillesse. Il lui tendit la main. -- Je m'appelle Johnny. Tobias ne repondit pas. -- T'es pas tres poli comme garcon. Bon, on dirait que tu as de la chance de m'avoir trouve. C'est devenu sacrement dangereux la-dehors. Tobias se decrispa un peu. -- Laissez-moi passer, s'il vous plait. Mais Johnny ne bougea pas. -- Tu veux aller ou comme ca ? interrogea-t-il. Y a plus rien dehors, tu as du t'en rendre compte. Allez, viens donc avec moi derriere. Je vais te faire visiter. Toi et moi on va se serrer les coudes, pas vrai ? On va s'entraider. Tobias voulut forcer le passage mais Johnny lui saisit le bras. -- Lachez-moi ! hurla Tobias. Lachez-moi ! -- Tais-toi un peu ! (Le ton devint agressif :) T'es pas content de voir un etre vivant ? Tu devrais t'estimer heureux de tomber sur moi et pas sur une de ces meutes de chiens ! Eux te mettraient en pieces en un rien de temps. Tobias voulut se degager mais l'homme lui lanca une gifle avec une telle violence que Tobias devint tout pale. -- Arrete ! ordonna l'homme. Tu vois bien que le monde est different maintenant. Ne sois pas idiot, tout seul t'as aucune chance dehors. Je te protegerai. (Il ajouta d'un air vicieux :) On se rendra des services tous les deux. Tu vois ce que je veux dire, pas vrai ? Ca va te plaire, fais-moi confiance. Comme Tobias ne bronchait pas, l'homme inclina la tete. -- A moins que tu ne fasses partie du groupe d'hier soir, c'est ca, hein ? Tu t'es perdu ou tes copains sont encore dans le secteur ? Allez, parle ! L'homme saisit Tobias par le col et le souleva. -- Me mets pas en colere, je t'assure que tu n'as pas envie que je sois en petard contre toi. Matt ne savait pas comment reagir. Ce Johnny n'etait pas normal. Il en etait sur. Il ressemblait a l'un de ces pervers que sa mere craignait tout le temps. Pourtant il devait agir, ne pas laisser Tobias entre ses pattes. Comment faire. Mon epee... L'homme hurla encore sur Tobias. Matt saisit la poignee de son arme, sortit la lame du baudrier et, sans bruit, s'approcha pour surprendre l'agresseur par-derriere. Mais au moment de frapper il hesita. Il n'osa ni planter son epee dans le dos de Johnny, ni l'entailler de son tranchant. Matt realisa en une seconde combien la violence d'une arme n'etait pas simple a apprehender. Il avait repete cette scene des centaines de fois dans ses jeux de roles : >, s'ecriait-il avec joie ; mais tenir plusieurs kilos d'acier trempe a deux mains, lever les bras et les abattre de toutes ses forces dans le dos d'un homme, pour le blesser, peut-etre le tuer, etait un acte dont il se sentit soudain incapable. Meme s'il agressait son meilleur ami, Matt ne parvenait pas a frapper cette chair, cette vie. Introduire cette lame dans un corps humain ! entendit-il resonner dans son cerveau. Et lui sectionner les muscles, les veines, les os ! Lui crever les poumons, transpercer son coeur ! Non, je ne peux pas ! Johnny percut une presence derriere lui et tourna la tete. -- Qu'est-ce..., commenca-t-il. Pris de panique, Matt ferma les yeux et hurla. Maintenant ou jamais. Il fit un bond en avant, la pointe de son arme tendue devant lui. Ses bras durent vaincre une resistance, puis la lame glissa dans quelque chose. Johnny lacha un gemissement suivi d'un juron et s'abattit contre les etageres d'ou degringolerent des dizaines de boites de gateaux a aperitif. Matt rouvrit les yeux. Il avait embroche l'homme jusqu'a la moitie de sa lame. Alors il tira en arriere et l'epee ressortit en faisant un bruit atroce qu'il ne pourrait plus jamais oublier. Matt tomba a la renverse et lacha son arme. Johnny tituba vers lui. Du sang jaillissait de sa blessure et se repandait a une vitesse effrayante sur ses vetements. Il s'effondra sur Matt, et l'ecrasa de tout son poids. -- Sale petit..., gemit-il. Je vais... t'arracher... la tete. Et ses deux mains enserrerent le cou de Matt. Ce dernier tenta de se defendre, horrifie par la tiedeur poisseuse qui trempait son jean. L'homme se vidait de son sang sur lui. Johnny le secoua, lui tapa la tete contre la mousse du sol. De plus en plus fort. Un flash crepita sous les yeux du garcon, suivi d'un voile noir. Il perdit ses reperes, et la force le quitta brutalement. Un autre coup, nouveau flash. L'air lui manquait deja. Johnny beuglait au-dessus de lui, une ecume rouge a la bouche. Matt avait mal a la gorge, il ne respirait plus. Il parvint a attraper les poignets de son agresseur... Son crane heurta a nouveau le sol. Un eclair l'aveugla. La piece disparut d'un coup. Le poids de Johnny se dissipa. Matt eut conscience de trembler, puis son corps s'affaissa. Et il n'y eut plus que le noir de l'oubli. 14. Le murmure des tenebres Dans l'absolu de sa mort, car Matt sut aussitot qu'il etait mort, l'adolescent percut la notion de froid abyssal. Il la percut plus qu'il ne la sentit car il n'avait pas froid lui-meme, en realite il ne ressentait aucune sensation, mais le froid etait la, tout autour de son ame, dansant comme un vent puissant, pret a le saisir. Un froid venant du neant, loin, tres loin de lui, et qui le tenait suspendu au-dessus d'un abime fait de tenebres. Matt attendit, longtemps. Tres longtemps. Le temps ne s'ecoulait pas de la meme maniere ici, il n'y avait pas la trotteuse de son souffle pour lui rappeler qu'il etait vivant, ni la cadence de son coeur pour marteler le temps qui passait, non, rien qu'une infinie patience tandis qu'il ne se passait rien. Absolument rien. Et pourtant, Matt etait bien la, pas physiquement, mais en pensee. Pas complete car il ne pouvait se souvenir. Il lui etait impossible de repenser a quelque chose de precis, les concepts memes de famille, d'amis avaient disparu. A vrai dire, il ne restait que l'essence de son etre, et Matt sut que mourir c'etait ne garder que le substrat de sa conscience et le laisser flotter a jamais dans le vide. Matt etait Matt, et c'etait tout. A vrai dire, c'etait trop. Il aurait prefere ne rien savoir, n'etre plus rien, car cette attente sans jouir de sa conscience et sans la promesse d'une echeance le faisait souffrir. Une demangeaison. Voila ce qu'etait l'attente ici. Une demangeaison qu'on ne parvient pas a localiser et que, de toute facon, on sait ne pouvoir soulager. Puis lui parvinrent les voix. Ou plutot les murmures. Lointains et proches a la fois. Lointains parce qu'ils semblaient provenir des confins de ce vide, et proches parce que Matt les entendait resonner a l'interieur de son ame. Ils disaient tous la meme chose. Repetant la phrase comme une multitude d'echos, creant un gigantesque brouhaha. Pourtant Matt comprit clairement les mots qui lui parvenaient : > Les voix changerent d'intonation, devinrent plus mielleuses : > > Matt sentit une presence dans les tenebres. Un etre imposant, tout pres. Et plus il se rapprochait, plus Matt sentait la demangeaison en lui se faire virulente, son ame se mit a vaciller. Ses perceptions s'altererent, son ame tremblait. La presence fut sur lui. Etouffante. Matt sut qu'il ne pouvait rien faire. Il s'en degageait un tel charisme oppressant que Matt aurait pu croire qu'il s'agissait du Diable en personne. Pourtant il n'en etait rien, il le devinait. Ce n'etait pas le Diable, c'etait quelque chose de plus visceral, de plus ancien encore. De plus effrayant. Et tout d'a coup, la puissance d'une seule voix : > DEUXIEME PARTIE L'ile des Pans 15. Un etrange coma Matt eut d'abord mal au ventre. Puis a la gorge et a la tete. D'affreux maux de tete, le tout entrecoupe de sommeils profonds, peuples de presences inquietantes. Ensuite Matt eut froid. Puis chaud. Tres chaud. Jusqu'a delirer. Il eut de brefs moments de conscience, assez peu lucides, il entrevit la lumiere du soleil. Puis il sentit la pluie. Et la nuit. Des loups - a moins que ce ne soit des chiens sauvages - hurlerent au loin. Matt decodait un message complexe, compte tenu de son etat. Son corps... son corps etait douloureux. Alors les voix revinrent, differentes. En fait, Matt comprit que ce n'etaient pas les memes. Cette fois, les voix etaient dans la lumiere. Plus accueillantes, plus rassurantes. On parla de lui. Il dormit a nouveau. Longtemps. Parfois il croyait avoir rouvert les yeux, mais il n'en gardait qu'un souvenir evanescent. Celui d'une clarte chaude, d'un repos confortable, moelleux. De soif et de faim egalement. Il dormit beaucoup. La force le quitta peu a peu. Ses muscles se ramollirent, commencerent a fondre avec le temps. Le soleil alternait avec la lune. Au debut, il lui sembla que chaque fois qu'il ouvrait les paupieres l'un remplacait l'autre. Les jours et les nuits s'enchainaient comme des secondes. Puis comme des minutes. Bientot il ne traversa plus qu'un enchainement de souvenirs : une lueur agreable, de l'eau qui coule en lui, de la nourriture aussi. Parfois une demarche de somnambule pour le conduire dans une piece toute proche, avec un puits sans fond dans lequel il avait l'impression de se perdre. Ses gestes etaient ceux d'un automate, il ne les controlait pas. Puis le retour a cette piece blanche, reconfortante... un lit ! Matt vivait a present dans un grand lit doux. Avec le temps, il placa deux larges fenetres dans sa vision de la piece. La lumiere du soleil traversait des rideaux en organdi couleur peche. Il ne tarda pas a voir des murs jaune clair. Les jours et les nuits se succedaient. Matt peupla alors ses souvenirs d'etres vivants. Des voix fluettes. Des silhouettes penchees au-dessus de lui. Elles lui parlaient sans qu'il parvienne a les comprendre. Son corps etait de plus en plus mou. Chaque effort lui demandait une energie qui l'epuisait et ne tardait pas a le replonger dans une longue et profonde lethargie. Simple spectateur de ce manege, Matt se laissait porter par le ressac des eveils et les vagues du sommeil, comme un radeau vivant au large du temps, loin de toute civilisation, de tout echange. Il s'etait habitue a cette succession d'etats, et cela aurait pu durer longtemps, si, un matin, un ange ne lui etait apparu. Ce jour-la, Matt entrouvrit les paupieres et, dans cette vision floue qui etait la sienne, distingua une silhouette aux longs cheveux blonds tirant sur le roux. Ses yeux, vivement, firent alors le point et chasserent les brumes de son regard. Il la vit, a cote de lui. Une jeune fille, quinze ans peut-etre, aux pommettes hautes, aux levres roses sous un nez fin, et qui se tenait parfaitement droite sur une chaise. Belle comme une fleur aux premiers jours du printemps, fiere de ses petales aux couleurs vives, soyeuse et volontaire. Et sa voix douce le berca pour adoucir son reveil : -- Alors ce n'est pas vrai ce qu'on dit de toi ? Il sembla a Matt qu'elle chantait plus qu'elle ne parlait, tant ses intonations etaient apaisantes. -- Tu n'es pas dans le coma, n'est-ce pas ? Un sourire illumina son visage, ses taches de rousseur s'allongerent. Matt voulut faire de cette fille son ciel, de ces taches ses etoiles, et de ces yeux deux astres verts qu'il pourrait contempler a chaque instant. Que lui arrivait-il ? Pourquoi parlait-elle de coma ? Ou etait-il ? Dans une maison... -- Je le vois bien, tu m'entends ! s'amusa-t-elle. Le soleil brillait derriere les deux grandes fenetres aux rideaux transparents. Le plafond etait immensement haut. Une moquette immaculee et epaisse recouvrait le sol, et des meubles en bois ouvrage d'un blanc pur decoraient cette chambre que les rayons du soleil illuminaient, au point de la rendre magique, comme dans Le Seigneur des Anneaux qu'il aimait tant. Il etait a Fondcombe. -- Je... suis..., articula-t-il. Mais sa voix etait eraillee, sa gorge seche. La fille se pencha pour lui tendre un verre d'eau qu'il but d'une traite. -- Tu es sur l'ile Carmichael, du moins ce qu'il en reste. Je suis Ambre. Ambre... meme son nom avait des sonorites magiques. Matt voulut se redresser mais l'effort le terrassa et il s'effondra dans ses oreillers. La vague de fatigue s'enroula autour de lui et tout ce qu'il eut le temps de dire avant de disparaitre dans l'ecume du sommeil fut : -- Ambre... sois mon ciel... Quand il rouvrit les yeux, il fut surpris de retrouver la piece autour de lui. Tout ceci n'etait donc pas un reve. Et Ambre ? Existe-t-elle ? Aussitot, il se souvint de ce qu'il lui avait dit et la honte grimpa a ses joues. Il avait delire ! Ca ne pouvait etre que le delire ! Une porte s'ouvrit dans le fond de la chambre et deux adolescents s'approcherent, deux garcons. Matt leur donna treize et seize ans. Le premier etait petit, blond, vetu d'une chemise blanche et propre et, tout aussi etonnant : il etait coiffe d'un haut-de-forme, ces chapeaux que Matt n'avait vus que dans les mains de magiciens qui en faisaient surgir lapins et colombes. L'autre etait sa copie conforme, son grand frere assurement, sauf qu'il etait habille plus simplement. -- Elle avait raison, il n'est pas comme d'habitude, fit le petit. -- Exact, ses yeux ont l'air moins... embues. On dirait qu'il nous comprend cette fois. Matt avala sa salive et articula lentement : -- Bien sur... que je vous... comprends ! J'ai... soif. Le plus grand attrapa la carafe d'eau posee sur la table de chevet et lui emplit un verre que Matt vida sans s'arreter pour respirer. -- Formidable ! Tu as survecu ! s'exclama le petit. -- A quoi ? J'ai... survecu a quoi ? -- Au delire ! A ton coma ! T'es reste comme ca si longtemps qu'on a cru que tu n'en sortirais jamais. -- Combien de temps ? demanda Matt, soudain inquiet. Le petit ouvrit la bouche, mais son frere le devanca : -- Vaut mieux te reposer, on va y aller doucement, d'accord ? Je vais prevenir ton ami. -- Tobias ? Il va bien ? -- Oui. Ne t'en fais pas. -- Mais je suis reste combien de temps ainsi ? Et le monde... il est revenu a la normale ? Les deux freres s'observerent, une pointe d'angoisse dans le regard. -- Non. Mais les choses ont evolue, on en sait un peu plus desormais. On s'est organises. Je vais chercher Tobias, essaye de ne pas bouger, tu es faible. Avant que Matt puisse insister, les deux etranges comperes avaient disparu. Matt en profita pour tenter de se redresser, mais cette fois avec precaution. Il put s'asseoir dans son lit. Il etait vetu d'un pyjama gris qui bien entendu n'etait pas a lui. Il realisa qu'il etait affame. Tobias entra et courut vers lui. Matt eut un choc en le voyant. Tobias avait maigri, son visage etait plus marque, moins poupon. Il avait perdu ses joues d'enfant. Tobias serra son ami dans ses bras. -- Ce que je suis content de te revoir ! -- Moi aussi Toby... Moi aussi... Mais... Qu'est-ce qui m'est arrive ? Tobias haussa les sourcils et tira une chaise a son chevet. -- Il s'en est passe des choses ! commenca-t-il. Tout d'abord, comment te sens-tu ? -- Ramolli, les jambes en coton, j'ai l'impression d'avoir passe six mois au lit ! Tobias ne partagea pas son rire. -- Quoi ? s'inquieta Matt. Je n'ai pas passe six mois ici ! Rassure-moi ! Tobias soupira, et se lanca : -- Cinq. Ca fait cinq mois que tu es comme ca. -- Cinq mois ? repeta Matt, incredule. Comment... comment c'est possible ? -- Ce type qui m'a agresse dans l'epicerie, tu te souviens ? Il t'est tombe dessus, il t'a etrangle et te tapait la tete par terre. Je lui ai ecrase une bouteille sur le crane et il est devenu tout raide. Mais tu etais inconscient. J'ai essaye de te reveiller sans reussir. Alors je t'ai porte a l'exterieur. Plume est arrivee en courant... -- Elle va bien ? le coupa Matt. -- Mieux que jamais, elle venait dormir ici jusqu'a ce que Doug la fasse sortir, il dit que ce n'est pas bon de dormir avec un chien. Je trouve ca idiot mais c'est lui le doc. -- Parce qu'il y a un medecin ici ? -- Oui, tu l'as vu tout a l'heure... -- Le grand blond ? -- Oui, et son petit frere, ils sont deux. C'etaient les fils du proprietaire, un grand docteur, connu dans le monde entier avant que la Tempete ne change tout. Matt avait mille questions en tete, aussi prefera-t-il se concentrer pour ne pas se disperser. -- Revenons a nous. Plume est arrivee en courant, tu disais... -- Oui, je crois qu'elle avait entendu le grabuge. J'ai reussi a te mettre sur son dos et la pauvre bete t'a porte tout le chemin, sans jamais ralentir. -- Je savais que c'etait un chien extraordinaire. -- Tu lui dois la vie, sans elle je n'aurais jamais pu retrouver les autres. -- Qui ca ? -- Ceux qui avaient ecrit la pancarte dans la foret. Ils n'etaient plus que huit, un... Glouton en a tue un. -- Un Glouton ? -- Oui, c'est comme ca qu'on appelle les mutants maintenant. Bref, on a reussi a te faire boire et manger de la bouillie pendant les huit jours de marche. Jusqu'a ce qu'on arrive ici. Depuis, tu etais dans un coma etrange, tu en sortais de plus en plus souvent mais sans parvenir a nous parler. Tu mangeais ce qu'on te mettait dans la bouche, tu buvais, parfois meme tu arrivais a te lever pour aller aux toilettes et pourtant on voyait bien que tu avais en permanence le regard dans le vague. Jusqu'a ce matin. -- C'est de la folie ! Doug, l'aine des freres blonds, entra avec un plateau qu'il deposa sur les jambes de Matt avant de repartir. L'assiette contenait une omelette fumante que Matt s'empressa de devorer tant il avait faim. -- Tu te souviens de quelque chose ? interrogea Tobias. Tu as pas mal cauchemarde, tu murmurais que tu etais poursuivi, tu parlais d'une grande forme noire derriere toi... Matt cessa de macher et serra sa couverture dans son poing. Le Rauperoden, se souvint-il avec un frisson. Quel etrange nom... Et quel charisme terrifiant ! Voulant changer de sujet, il demanda : -- Ou sommes-nous ? Cette... chambre, on dirait que tout est normal ici, pas de vegetation, rien d'etrange. -- C'est l'ile Carmichael. Notre sanctuaire ! A l'origine, c'est un milliardaire qui l'a achetee, elle est au milieu du fleuve Susquehanna, du moins ce qui etait le fleuve Susquehanna... -- Attends une seconde, tu veux dire qu'on a marche jusqu'a... Philadelphie ! Plus de cent cinquante kilometres ! -- Exact. -- Et comment avez-vous trouve l'ile ? Au hasard ? s'enthousiasma Matt en avalant un enorme morceau d'omelette. -- Non, afin d'attirer tous les survivants de la Tempete, les gens de l'ile avaient decide de faire un grand feu, qu'ils alimentaient en permanence, pour faire un immense panache de fumee visible de tres loin. Nous l'avons remarque et nous sommes venus voir. -- Vous etes nombreux ? fit le jeune convalescent, la bouche pleine. -- Assez, oui... Matt ajouta precipitamment : -- Et les parents ? On sait ce qu'ils sont devenus ? Une trace d'eux quelque part ? Tobias soupira, le regard triste. -- Pas vraiment... Mais dans cette reponse laconique, Matt decela autant de doute que de souffrance. Il enchaina : -- Et c'est quoi cette ile ? Tobias se fendit d'un rictus qui signifiait : > Au lieu de repondre il se contenta d'un enigmatique : -- Il vaut mieux que tu voies par toi-meme, mais pour l'instant tu as besoin de repos. Matt secoua la tete : -- Je viens de passer cinq mois dans mon lit, j'en ai eu du repos ! Je veux voir... Tobias le repoussa sans difficulte lorsqu'il tenta de se lever. -- Tu es faible, Doug a affirme que tu devrais te menager les premiers jours, pour que ton corps se rehabitue a l'effort. Tes muscles sont >. Sois patient. Matt soupira. A contre-coeur, il accepta de s'etendre. Il inspira un grand coup et contempla sa chambre. Tout y etait impeccable, impossible de croire que derriere ces murs le reste de la civilisation avait disparu. Soudain, Matt se demanda pourquoi la vegetation ne recouvrait pas cette maison ? Il voulut questionner Tobias cependant la fatigue l'enveloppa d'un coup, aussi brutalement qu'une rafale de vent. Ses paupieres clignerent. Tobias recupera l'assiette vide. -- Je vais te laisser te reposer, tu en as besoin, murmura-t-il. Je reviendrai demain, peut-etre qu'on pourra faire un tour dehors, tu verras, tu n'en croiras pas tes yeux ! Matt se sentit sombrer dans le sommeil. Incapable de lutter. Comme victime d'un sortilege surpuissant. Pourtant il aurait voulu questionner Tobias pendant des heures, Doug et son frere avaient dit qu'ils en savaient un peu plus sur le monde... La derniere chose dont il eut conscience fut d'entendre Tobias chuchoter : -- C'est bon de te revoir parmi nous. 16. Hante ! Matt ouvrit les yeux en pleine nuit, emmitoufle dans ses couvertures, seul son visage depassait les draps. Il faisait frais dans la piece. Il cilla, aveugle par ce qu'il crut etre le clair de lune. Elle brillait si fort que c'etait elle qui l'avait sorti de son sommeil. C'est alors que la lune bougea. Elle pivota sur son axe pour illuminer l'interieur de la chambre, a la maniere d'un projecteur. Soudain, une seconde lune, copie conforme de la premiere, apparut juste a cote. Et Matt comprit. Ce n'etaient pas des lunes. Mais les yeux des echassiers. Un echassier se tenait juste derriere la fenetre et scrutait l'interieur de la chambre. Le double faisceau passa sur le lit et s'arreta sur le visage de Matt avant qu'il ait pu se dissimuler. La terreur s'empara du garcon qui voulut sauter hors du lit. Il n'en eut pas la force, ses jambes ne les portaient pas. Une main blanche surgit de la longue cape de l'echassier et elle deplia ses doigts immenses pour pousser sur le montant de la fenetre. Le verre se fissura en une toile d'araignee fragile, puis se brisa. Le vent froid penetra dans la piece et se mit a tournoyer, soulevant les draps d'un coup. Le bras laiteux s'allongea en direction de Matt qui se mit a hurler. Une voix gutturale sortit de sous la capuche de l'echassier : -- Viens... Ssssssssch... Le Rauperoden t'attend... Sssssssch... Viens. Il va etre content. Matt hurla encore plus fort lorsque les longs doigts mous s'enroulerent autour de sa cheville et commencerent a le tirer. Puis il sentit quelque chose de moite sur son front. Les deux lunes disparurent et la main le lacha. Les couvertures reapparurent sur lui. Et la nuit glissa dans ses cauchemars lorsqu'il ouvrit les yeux pour de bon. -- Calme-toi, lui souffla-t-on, c'est un mauvais reve. C'est tout. Matt se tut. Il reprit son souffle. La tete blonde de Doug l'observait au-dessus de lui. -- Regie, apporte-nous le plateau, fit l'adolescent a son petit frere toujours coiffe de son chapeau haut de forme. Doug retira le linge humide qu'il avait pose sur le front de Matt et lui sourit. -- Tu as faim ? lui demanda-t-il. On a fait du pain frais ce matin. -- Du pain ? repeta Matt. Vous savez faire du pain ? Il avait toujours la voix un peu enrouee. -- Il a bien fallu apprendre ! Les reserves de pain de mie dans les supermarches ont vite moisi ! Ca fait un peu plus de cinq mois que la Tempete a tout change. On sait faire plein de choses maintenant. Heureusement que les livres de recettes n'ont pas pourri ! dit-il en riant. Matt se redressa pour s'asseoir. -- Je vais pouvoir me lever aujourd'hui ? -- Quelques minutes, pas plus. J'ai bien peur qu'il faille plusieurs semaines avant que tu retrouves l'usage de tes muscles, surtout pour marcher. -- Tu... tu es medecin ? s'etonna Matt, Doug etait si jeune. -- Notre pere l'etait. Matt capta le voile de tristesse dans son regard. -- Et j'ai toujours ete passionne par ce qu'il faisait. Il m'a appris plein de choses. Matt hocha la tete, admiratif. -- C'etait le plus grand docteur du monde ! ajouta le petit Regie qui entrait, charge d'un plateau. Il s'appelait Christian... -- C'est quoi cette ile ? Doug repondit en posant devant lui le plateau garni de pain et d'un bol de lait. -- Notre pere l'a fondee il y a une vingtaine d'annees. Il n'a autorise que ses amis fortunes a venir s'y installer, a condition de respecter l'architecture gothique de son manoir. Aujourd'hui il y a sept manoirs. -- Six, corrigea Regie d'un ton tranchant. Doug parut agace mais approuva : -- Oui, six, pardon. Matt but un peu de lait : du lait en poudre melange a de l'eau. Il n'avait ni la meme texture ni la meme saveur que le vrai. -- Elle est grande cette ile ? s'enquit Matt. -- Oui, assez, tu la verras bientot. Nous sommes soixante-sept a y vivre. De dix ans... Quel age a Paco ? -- Je crois qu'il a eu neuf ans, precisa Regie, mais c'est vraiment le plus jeune. -- De neuf a dix-sept ans donc. -- Aucun enfant de moins de neuf ans n'a survecu ? s'alarma Matt. -- Aucun n'est arrive ici en tout cas, mais il semblerait qu'il y en ait ailleurs, et meme des bebes. -- Et vous etes les seuls rescapes ? Doug fit oui de la tete, l'air sombre. -- Mon frere et moi. Les soixante-cinq autres sont arrives au fur et a mesure au cours des deux premiers mois. Comme toi et Tobias. Doug mit une petite tape sur sa cuisse, geste que Matt trouva tres paternel, et se leva en disant : -- Allez, mange, ensuite on verra si tu peux marcher un peu. Ne t'en fais pas pour les vetements, on en a a ta taille. Moins d'une demi-heure plus tard, Matt s'etait habille et marchait avec peine, appuye sur Doug, dans un long couloir en bois brun encadre par des tapisseries ternes. -- Je n'ai pas vraiment mal aux jambes, confia-t-il. C'est plutot comme si j'avais des courbatures. Doug semblait etonne par la vigueur de son patient. Ils arriverent a un balcon surplombant une vaste salle dominee par trois gigantesques lustres. Une cheminee geante tronait sur une estrade en pierre. On pourrait y cuire un elephant, constata Matt. Les murs etaient comme partout dans la maison : en bois ouvrage, bien que couverts ici d'une centaine de tetes d'animaux empailles. Matt en fut ecoeure. Il detestait la seule idee de la chasse, quant a exposer ses trophees... Au sol, un carrelage en damier noir et blanc. La lumiere du jour entrait par les hautes fenetres en ogives qui ouvraient la partie superieure des murs, a plus de neuf metres de hauteur, a l'instar d'une nef d'eglise. Doug designa les six larges tables et les chaises tapissees de velours : -- C'est notre salle de reunion, quand il faut prendre des decisions collectives. C'est la plus grande piece de toute l'ile. Perches comme ils l'etaient, sa voix resonna. -- Nous sommes nombreux a dormir ici ? interrogea Matt. -- Mon frere et moi bien entendu. Tobias et toi. Ainsi que cinq autres garcons que je te presenterai bientot. -- Et... Ambre ? osa timidement Matt. -- Elle dort dans le manoir de l'autre cote du parc, exposa Doug comme s'il s'agissait d'une evidence. Les filles ne dorment pas dans les memes batiments que les garcons ! Ils descendirent le grand escalier, traverserent le refectoire ainsi qu'une serie d'autres pieces immenses pour enfin atteindre le hall et sa sculpture terrifiante. Une pieuvre de cinq metres sur trois deroulait ses tentacules de bronze face a l'entree. Elle avait une tete horrible, des yeux menacants, et ouvrait une gueule prolongee d'un bec tranchant, qui avait du causer bien des cauchemars aux enfants des environs, devina Matt. -- C'est de la que le manoir porte son nom : manoir du Kraken. Mon pere etait un passionne de legendes animales. Celle du poulpe geant etait sa preferee. C'est pour ca que chaque manoir ici porte le nom d'un animal mythologique. Cependant, le plus surprenant etait a l'exterieur. A peine sous le porche, Matt fut saisi par l'epaisseur de la vegetation qui dressait de veritables murs verts de part et d'autre d'un etroit chemin. Il eut le sentiment que le manoir etait perdu au centre d'un labyrinthe de fougeres, ronces, buissons et arbres a lianes. -- On se relaie tous les jours pour couper les plantes qui grimpent sur les maisons, expliqua Doug. Nous avons des corvees et tout le monde participe. Le fauchage, la cuisine, la lessive, monter la garde... -- Vous montez la garde ? s'etonna Matt. -- Oui. Sur le pont qui relie la terre ferme a l'ile. -- Il y a eu des intrusions ? -- Non, heureusement. Parfois des meutes de chiens sauvages s'approchent, mais ils ne peuvent entrer. Pendant la Tempete, un eclair est tombe sur le debut du pont, et a brise la premiere arche. Depuis on a bricole une sorte de pont-levis avec des plaques de tole. Ca empeche les indesirables d'entrer. Mais la garde c'est surtout pour le cas ou des Cyniks ou des Gloutons voudraient nous attaquer. -- Des Cyniks ? Qu'est-ce que c'est ? Doug ouvrit la bouche pour repondre puis fit la moue. -- Je crois qu'on a tout notre temps pour aborder les mauvaises nouvelles, on verra ca plus tard. Viens, je vais te faire faire le tour du manoir. Il entraina Matt par un petit sentier ou un garcon brun, quatorze ans environ, les cheveux en bataille, s'affairait a couper des tiges et des feuilles a l'aide d'un gros secateur. Ils le saluerent. -- Je te presente Billy, dit Doug. Il habite le manoir avec nous. Le garcon parut tres surpris de voir Matt debout. Doug et Matt poursuivirent leur promenade, lentement, et grimperent une serie de marches en pierre recouvertes de minuscules racines pour atteindre la terrasse, elle aussi couverte d'un tapis de vegetation. De la ils dominaient de cinq bons metres ce qui avait autrefois ete le parc. Il n'en restait qu'une jungle inextricable, si epaisse qu'on ne pouvait distinguer le sol. Au loin, Doug designa les facades gothiques des autres manoirs. Fenetres hautes en ogives, arches en pierre, pignons et cheminees elances, toits pentus et tours... le Moyen Age flottant sur une mer verte. Juste en face, a cent metres, un manoir flanque de tourelles leur renvoyait la lumiere du soleil de sa pierre blanche. -- Comment s'appelle-t-il, celui-la ? -- L'Hydre, exposa Doug. C'est un manoir de filles. C'est la que Ambre habite. -- C'est quoi un Hydre ? -- Une Hydre. C'est une legende de la mythologie, un serpent a sept tetes qui repoussent des que tu lui en coupes une. C'est aussi le nom d'une constellation d'etoiles, je crois. Matt hocha la tete, songeur. Plus que l'explication, c'etait Ambre qui l'intriguait. Cette fille lui avait fait une sacree impression. Etait-ce parce qu'il etait dans un etat de semi-conscience ? Il pivota et decouvrit un autre batiment plus proche encore sur la gauche, tout en hauteur, avec peu de fenetres et de nombreux niveaux. De son bouquet de tours, l'une dominait, du haut de ses soixante metres, au moins, estima Matt, la plus elevee de l'ile, assurement. Elle etait coiffee d'un dome gris. -- Et celui-la ? Quel est son nom ? -- Oh, celui-la ? Doug parut ennuye. Il se gratta la nuque. -- C'etait le manoir du Minotaure. Mais... on ne l'appelle plus comme ca depuis la Tempete. -- Pourquoi ? Doug prit une grande inspiration avant de lancer : -- Il est hante. -- Hante ? Par quoi ? -- On ne sait pas, de la fumee verte s'en degage parfois et... la nuit on peut voir une creature etrange qui rode a l'interieur. Matt s'arreta, captive. Decidement, le monde etait de plus en plus surprenant. -- Et quel est son nom desormais ? Doug l'examina, guetta un court instant l'edifice qui ressemblait a un phare, puis : -- Il n'en a plus. On n'en parle plus, c'est tout, lacha-t-il. Matt comprit pourquoi il avait d'abord mentionne la presence de sept manoirs avant que son frere le corrige. Il contempla l'impressionnante forteresse. De grosses tours carrees, sans fenetres, et un corps principal sans fioriture, perce de rares ouvertures obscures. Il devait faire sacrement sombre a l'interieur, meme en pleine journee. Curieuse idee que de vouloir eriger pareille batisse. -- Allez viens, tu as assez marche pour ton premier jour, et Tobias doit avoir fini son tour de nettoyage, il meurt d'envie de passer du temps avec toi. Doug descendit les marches, et Matt s'appretait a le suivre lorsqu'il jeta un dernier coup d'oeil au manoir hante. Et lui vint l'etrange sentiment que, des le depart, on l'avait bati pour abriter quelque chose. Car c'etait bien ce qui se degageait de son architecture massive : on avait construit la un donjon, bien plus qu'une habitation. Et si le but etait d'empecher quelque chose de sortir ? Non, c'est idiot, personne ne ferait ca... Et comme pour souligner qu'il avait tort d'etre sceptique, une ombre glissa derriere l'une des fenetres. Matt se figea, soudain convaincu : quoi qui puisse se terrer a l'interieur de ce lieu sordide, on etait en train de l'observer. Mais avant qu'il puisse ouvrir la bouche, la forme avait disparu. 17. Panorama de l'ile Matt retrouva Tobias dans une salle du premier etage, un petit salon coquet, tout en bois verni et en velours rouge. Il etait accompagne de Plume. Matt la serra dans ses bras et le chien le salua de genereux coups de langue. Elle etait encore plus grande que dans son souvenir. Il s'assit pour reposer son corps fatigue et laissa exploser son ebahissement concernant l'ile, l'organisation apparente et l'ingeniosite de la communaute. -- Doug et son frere m'ont dit qu'on en savait plus sur le nouveau monde maintenant ? dit-il. Tu peux me raconter ? Le visage de Tobias s'assombrit, comme si un nuage passait soudain. -- Eh bien... on sait que trois camps sont distincts, c'est desormais une certitude, exposa Tobias doucement. Trois sortes de... survivants a la Tempete. Nous, les enfants et les adolescents, les adultes et... -- D'autres adultes ont survecu ? Le type de l'epicerie n'etait pas le seul, alors ! C'est genial ! Des enfants ont pu retrouver leurs parents ? Tobias fit > de la tete, plusieurs fois. -- Ce n'est pas genial du tout en fait. Depuis la Tempete, les adultes sont... violents. On n'en sait pas plus pour l'instant. Ils semblent s'etre organises, comme nous, mais on n'en voit plus, on ne sait pas ou ils sont alles et ce qu'ils font, sauf que chaque fois qu'un adolescent a croise leur route, ca s'est solde par une attaque. On ne peut plus leur faire confiance. -- Tu veux dire que... ils ne sont plus comme avant ? Vous etes surs de ca ? -- Oui, Matt. Il n'y a plus un seul adulte en qui on puisse avoir confiance. Ils sont tous tres differents. Violents et perfides. -- Mais comment c'est possible ? Et sait-on qui ils sont ? Et nos parents ? -- Je n'en sais rien. Personne ne le sait. Certains adultes ont survecu a la Tempete et depuis ne sont plus du tout les memes, c'est tout ce qu'on peut dire. On dirait des sauvages. Et... c'est comme s'ils nous detestaient, nous les enfants et les ados. Matt s'effondra, le dos rond, le regard perdu. Tobias lui tapota l'epaule, amicalement. -- Je croyais que... qu'on pourrait revoir nos parents un jour, avoua Matt. -- Je suis desole. -- Vous devez vous sentir sacrement seuls ? Tobias dodelina de la tete : -- Non, pas vraiment. On s'est construit notre communaute ici. On s'entend bien, et il y a tellement de choses a faire qu'on n'a pas le temps de deprimer. Matt inspira longuement, pour chasser la peine qui habitait son corps, pour l'eloigner de sa gorge et de ses yeux, pour qu'elle se dilue en lui. -- Et quelle est la troisieme faction ? demanda-t-il. Tu m'as parle de trois camps. -- Les Gloutons. Ils se sont rassembles en petites tribus, et on a remarque qu'ils ont gagne en astuce et en habilete. Ils ne dorment plus n'importe ou, ils se sont fabrique des armes. -- Agressifs ? Tobias hocha la tete : -- Oh oui ! Plus que les hommes ! Quand ils croisent la route d'un ado ou d'un enfant, ils cherchent a le tuer. Les adultes eux, sont plus vicieux. Ils enlevent les enfants, on ne sait pas pourquoi, mais ils les emmenent et on n'a plus de nouvelles. -- Ils nous enlevent ? -- Oui, des enlevements massifs, les adultes debarquent et cherchent a faire un maximum de prisonniers. Ceux qui sont captures ne reviennent jamais, c'est tout ce qu'on sait pour l'instant. -- Et ca arrive souvent ? s'etonna Matt. -- Plus maintenant. En tout cas dans cette region, c'est un peu plus calme, enfin... cote adultes. Parce que la foret grouille de choses dangereuses. Matt ecarquilla les yeux. Il n'en revenait pas. Plus rien n'etait semblable a autrefois. A vrai dire, s'il n'avait pas lui-meme vecu la Tempete et la fuite de New York dans une ville ravagee, il n'aurait pas cru un seul mot de tout cela. Tobias, sans entrer dans les details, lui confirma l'existence de creatures etranges, effrayantes, qui rodaient la nuit dans les bois alentour. Puis il expliqua a Matt que la Tempete avait epargne beaucoup d'enfants. De tous les ages, quelques-uns tres jeunes d'apres les temoignages, et jusqu'a dix-sept, parfois dix-huit ans. Ceux qui avaient survecu aux premiers jours s'etaient rassembles en clans, a travers tout le pays. Des equipes de dix, parfois cinquante personnes. Une rumeur affirmait qu'il existait meme des villages de plus de cent adolescents ! -- Comment ca une rumeur ? interrogea Matt. Comment est-ce possible, sans telephone, sans radio, sans rien pour communiquer ! -- Grace aux Longs Marcheurs ! Ca a commence avec un type a l'ouest, dans un rassemblement assez important. Il a voulu aller voir ailleurs, a la recherche d'autres survivants et il s'est mis a marcher dans tout l'Etat jusqu'a trouver d'autres groupes. Il s'est proclame Long Marcheur - colporteur de nouvelles et d'espoir ! - et un autre garcon a embraye, partant dans une autre direction. Depuis, des dizaines d'autres ont suivi. Ils sillonnent le pays, a la recherche des rassemblements comme le notre, pour transmettre les nouvelles du monde. -- Ils sont... fous ! Avec tous les dangers a l'exterieur ! Tobias haussa les epaules. -- C'est pour ca qu'on a tous instaure une regle : l'hospitalite pour les Longs Marcheurs. On les nourrit et les loge sans rien demander en echange et eux nous transmettent ce qu'ils entendent. Aux dernieres nouvelles, il existerait une quarantaine de sites panesques. -- Panesques ? repeta Matt. -- Ah, oui ! C'est notre nom maintenant. Les enfants et les ados qui vivent ensemble forment la communaute panesque. On ne savait pas comment s'appeler... tous ages confondus, et personne n'etait d'accord. Et puis un jour un Long Marcheur est venu nous informer qu'a l'ouest, ils avaient adopte ce terme, en hommage a Peter Pan. -- L'enfant qui ne veut pas grandir, completa Matt. -- Exactement. Les adultes croises jusqu'a present sont tous mechants, aucun n'a jamais voulu nous aider, ils ne cherchent qu'a nous neutraliser pour nous emmener avec eux. Les adultes sont froids et cruels. Du coup, on les appelle les Cyniks. Voila, tu sais l'essentiel. -- Pourquoi est-ce que les ados... les Pans ne se rassemblent pas pour former une enorme ville ? On serait encore plus forts. -- C'est le debut, tu sais. Les Longs Marcheurs n'existent que depuis deux mois. Et meme eux se perdent tout le temps, la plupart n'arrivent pas a retrouver leur site de depart. C'est complique, plus rien ne ressemble au passe. Et beaucoup de Longs Marcheurs perissent en route. Le danger est partout. Je crois que, pour l'instant, chaque clan essaye de s'organiser pour survivre, se nourrir, se defendre. Il a fallu trouver des lieux et les rendre vivables. Personne n'a envie d'abandonner son repere ! Comme nous cette ile ; qui voudrait en partir ? On y est en securite, c'est confortable, on a des reserves de nourriture, et on a meme trouve des poules pour avoir des oeufs frais ! Matt engrangeait les informations, tissant un portrait de ce nouveau monde de plus en plus exaltant mais tellement angoissant. Les Cyniks... Les Gloutons... les Pans. Que s'etait-il passe la fameuse nuit ou la Tempete avait frappe le monde, de quelle nature etaient ces eclairs vaporisant les gens tout autour de lui ? Comment en etaient-ils arrives la ? Tobias bondit d'un coup et lui fit signe de le suivre. Ils zigzaguerent entre les couloirs en lambris, les escaliers et les salles pleines de tableaux, de livres et de sculptures, avant de gravir les marches en spirale d'une tour etroite. Matt commencait a se sentir vraiment fatigue, ses jambes flageolaient, sa tete tournait. Tobias souleva une trappe et ils emergerent au point culminant du manoir. De la, toute l'ile etait visible. Matt en eut le souffle coupe. Une terre de deux kilometres de long sur un kilometre de large, au juge, et coupant le fleuve en deux rubans gris et mouvants. Un molleton de verdure l'emmitouflait a l'exception des sept manoirs dont les pointes, les tours, les domes et les arrondis de pierre jaillissaient tels des sommets rocailleux crevant une mer de nuages. Matt remarqua egalement un ensemble confus de petites constructions, a l'ecart. -- Qu'est-ce que c'est la-bas ? Le vent vint soulever ses cheveux trop longs. Les collines qui encadraient l'ile et son fleuve se perdaient dans un horizon de foret. -- C'est le cimetiere. Ici, trois endroits sont a eviter. Ca, fit Tobias en designant le manoir du Minotaure et sa gigantesque tour ; le cimetiere et les abords du fleuve, surtout les quais qui se trouvent a l'extremite sud de l'ile. -- Pourquoi ? -- Parce qu'ils sont dangereux. Le fleuve, par exemple, est plein de choses etranges, on ne les voit jamais entierement, mais il suffit d'apercevoir les formes noires qui nagent pour comprendre. On est obliges d'y pecher pour diversifier notre alimentation, mais la peche est une activite a risques ici ! La semaine derniere, Steve, qui tenait la canne, a failli partir avec et on a vu surgir une nageoire de la taille d'un panier de basket. Pour le cimetiere et le manoir, crois-moi, mieux vaut ne pas s'en approcher. Matt etait aussi surpris par l'attitude de son ami que par ce qu'il apprenait. Tobias avait beaucoup change en cinq mois, en dehors meme de son physique. Il s'exprimait mieux, plus posement, trahissant une maturite, une assurance nouvelles. En revanche, il semblait toujours aussi electrique, incapable de rester plus de quelques secondes au meme endroit sans bouger, un hyperactif toujours en mouvement ! Un gros corbeau vint se poser sur un creneau, juste a cote d'eux. Il les fixa de ses billes noires. -- Au moins les oiseaux existent encore, ironisa Matt. -- Oui. En fait, on decouvre les consequences de la Tempete chaque mois. Par le biais des Longs Marcheurs, quand il en passe, ce qui est rare, ou lorsqu'on sort. -- Vous explorez les environs ? -- Non, ca non ! Trop d'accidents chaque fois, alors on limite au maximum les sorties. A l'air sombre que prit Tobias, Matt imagina des tragedies, et il ne posa pas la question. -- La plupart de nos problemes surviennent lorsqu'on part en foret cueillir des fruits. Mais on ne peut pas s'en passer. Doug dit qu'il est necessaire de manger des fruits frais si on ne veut pas tomber malade. Et regulierement, nous manquons de vivres. Alors nous partons vers les ruines d'une ville, a quelques kilometres d'ici, pour faire le plein. Eau potable, farine et boites de conserve le plus souvent. -- Les provisions ne manquent pas en ville ? -- Au contraire ! On n'a pas le temps de tout manger avant que les dates de consommation soient depassees. On se debrouille. Mais tot ou tard, il faudra qu'on chasse, nous ne mangeons plus de viande depuis longtemps, et si on ne se met pas a l'agriculture d'ici peu, viendra un jour ou nous manquerons de farine pour faire le pain. Tobias admirait l'etendue de la foret qui les encerclait, elle semblait infinie. -- Tout est a faire, ajouta-t-il doucement. -- Doug semble tres... present dans tout ce qui se fait ici, n'est-ce pas ? Tobias approuva. -- C'est un des plus vieux, il connait bien l'ile puisqu'il y vivait avant, et il est tres intelligent. Il sait enormement de choses. Et ce qu'il ignore un jour, il le sait le lendemain. Je pense qu'il passe du temps dans les bibliotheques du manoir, tu as du les voir ! Elles sont partout ! Son pere etait un intellectuel, collectionneur d'art et de connaissances. Tel pere tel fils, non ? Matt eut un pincement au coeur en songeant au sien. Il n'etait plus question de divorce desormais. Plus de separation, plus de choix a faire entre lui et sa mere. Il se mit a regretter ce cruel dilemme. Puis la tete tourna a nouveau, plus fort. Il se sentait epuise, il avait trop tire sur ses muscles, son corps n'en pouvait plus, l'enthousiasme qui l'avait porte jusqu'ici s'etait etiole. Tobias dut l'aider a rejoindre sa chambre, ou il s'endormit aussitot. Il se reveilla pour le diner, et malgre les protestations de Doug, descendit pour manger avec les autres garcons du manoir. Tous etaient presents, les tours de garde seraient assures par d'autres, ce soir. Outre les deux freres blonds, Tobias, Billy et ses cheveux en bataille, Matt put rencontrer Calvin, un jeune garcon noir souriant a pleines dents, et son contraire : Arthur, un petit brun peu aimable qui toisa Matt de haut en bas lorsqu'il descendit le grand escalier. Plume etait absente, et Tobias lui expliqua qu'elle preferait vivre dehors. Elle s'enfoncait dans l'epaisseur des taillis et ne reapparaissait que de temps a autre, quand bon lui semblait. Elle se nourrissait seule, et tout ce qu'il fallait faire pour elle c'etait la brosser de temps a autre. On offrit une place a Matt en bout de table, tandis que Travis - qui semblait tout droit sorti de la foret, avec sa salopette tachee de terre et des fragments d'herbes dans sa chevelure rousse - leur servait une soupe de legumes. Owen, le benjamin du groupe, onze ans tout juste, une frimousse petillante et un regard espiegle, fit une boulette avec de la mie de pain et la lanca dans les cheveux du rouquin. Doug le reprimanda aussitot d'un ton severe : -- On ne gache pas la nourriture, Owen ! C'est ce qui est le plus important desormais. Regie approuva vivement. Il avait depose son chapeau a ses cotes. -- Je croyais qu'il ne pourrait pas marcher avant plusieurs jours, s'etonna Arthur en designant Matt. Doug haussa les epaules. -- Moi aussi. Cinq mois au lit, ses muscles ont fondu, et quand on le regarde, on n'a pas l'impression qu'il soit chetif. J'avoue que... Matt est plutot vigoureux. Tout dans son attitude montrait qu'il n'y comprenait rien. Les neuf occupants du manoir du Kraken mangerent de bon appetit avant de monter se coucher. Ils avaient eu une rude journee et personne n'aspirait a veiller tard. Matt declina la proposition de Doug de le raccompagner a sa chambre, il commencait a s'y retrouver dans ce dedale de couloirs et de salles. Pourtant, a un moment, il avait du manquer un tournant car il n'etait plus dans la bonne direction. Il se retrouva au milieu d'un petit escalier en bois, face a une fenetre etroite et haute. Dehors, le manoir hante se detachait dans la nuit. Matt eut envie de le guetter pour voir de ses propres yeux ces manifestations etranges, lorsqu'il percut une conversation dans un corridor tout proche. -- On se retrouve a une heure du matin, d'accord ? dit la premiere voix. -- Ca marche. N'oublie pas les couvertures, il fait froid dehors, repondit la seconde. Matt supposa qu'ils parlaient de monter la garde. Ce qui lui parut surprenant, puisque Doug lui avait explique le contraire pendant le diner : personne au manoir du Kraken n'etait de garde cette nuit. -- Et ne fais pas de bruit ! reprit la premiere voix. Pas comme l'autre jour, j'ai pas envie que Tobias ou le nouveau nous tombe dessus ! Cette fois, Matt tiqua. Il se tramait quelque chose. Pourtant, lorsqu'il redescendit les marches, en prenant grand soin de ne pas les faire grincer, il n'y avait plus personne dans le couloir. Ils etaient repartis. Matt retrouva enfin sa chambre et se coucha en laissant sa bougie allumee. Il observait le plafond. Tant de curiosites et de mysteres enveloppaient cette ile ! Puis, les paupieres lourdes, Matt souffla la flamme et se retourna pour dormir, trop epuise pour envisager de surveiller le manoir a une heure du matin. Les mysteres devraient attendre un peu. 18. Ceremonie Les trois jours suivants, Matt se contenta de rester dans le manoir, ou juste autour, pour aider a la coupe des racines et des lianes. Il fallait s'en occuper chaque jour si on ne voulait pas voir disparaitre les rares sentiers deja etroits. La vegetation poussait a une vitesse dementielle. Il ne mentionna a personne la petite conversation qu'il avait surprise dans le couloir, gardant ce secret pour lui en attendant d'en savoir davantage sur chacun. Il effectuait de courtes taches, pour ne pas fatiguer son corps trop vite. Plume l'accompagnait le plus souvent, et on lui repeta qu'il etait rare de la voir si souvent dans le manoir. Matt en fut emu, Plume etait son chien, il n'en pouvait plus douter. Plus etrange encore : elle avait beaucoup grandi pendant son coma. Elle lui arrivait a present a l'epaule, ce qui faisait d'elle le plus grand chien qu'il ait vu de sa vie. Doug, quant a lui, n'en revenait pas de la resistance de son patient. Il lui semblait inconcevable qu'on puisse tenir aussi longtemps debout apres etre reste alite pendant cinq mois. Matt supposa que c'etait parce qu'il se levait pour aller aux toilettes durant son coma, meme s'il le faisait comme un somnambule, ce qui ne semblait pas convaincre Doug. Il fit la connaissance des autres Pans qui vivaient sur l'ile : Mitch et ses grandes lunettes, l'artiste de la bande, capable de dessiner n'importe quoi en quelques minutes du haut de ses treize ans seulement ; Sergio, muscle et au temperament de feu ; la douce Lucy et ses immenses yeux bleus qui declenchaient des gloussements chez les garcons plus ages. Mais il ne revit pas Ambre, a son grand regret. Il notait l'existence de clans au sein de l'ile, les plus jeunes trainaient ensemble, et un peu a l'ecart, il vit trois costauds discuter comme s'ils formaient un groupe distinct et soude. Le soir du cinquieme jour apres son reveil, une reunion fut organisee dans la grande salle du Kraken -- Matt avait decouvert que les Pans de l'ile disaient rarement >, mais le nom de l'animal mythologique qui le caracterisait. Matt suivit l'arrivee de chacun depuis le haut balcon. La salle se remplit peu a peu, tous allaient se chercher un verre avant d'occuper une des nombreuses chaises installees le long des tables en bois massif. Matt se demanda s'il devait les rejoindre, mais prefera rester sur son perchoir d'ou il avait une vue d'ensemble. Apres un moment de confusion, Doug monta sur l'estrade de la cheminee - il paraissait tout petit a cote, et pendant une seconde Matt eut la desagreable impression que c'etait une gigantesque bouche noire prete a l'engloutir. -- S'il vous plait ! fit Doug en levant les bras. La clameur retomba et les tetes pivoterent dans sa direction. -- Qui est de garde sur le pont ? demanda-t-il. Un garcon noir assez costaud se pencha pour repondre : -- C'est Roy. C'est le seul dehors, tous les autres sont la. Doug approuva. -- Bien, dit-il. Silence, s'il vous plait ! Nous allons commencer. Nous avons plusieurs points a aborder, mais d'abord, je voudrais vous presenter notre nouveau venu. Enfin, il est parmi nous depuis cinq mois mais... A cet instant Matt se redressa. Il ne s'etait pas attendu a cela. - ... Il s'appelle Matt, je vous demande de bien vouloir l'accueillir comme il se doit. Sur quoi, les soixante-quatre personnes assises en bas se mirent a frapper en cadence le fond de leur verre sur la table. Un puissant martelement envahit la grande salle et Matt se sentit minuscule. Il devala les marches en saluant brievement l'assemblee, et Doug lui fit signe d'aller s'asseoir. Les joues en feu, Matt repera une place a cote de Tobias et s'y installa, tete basse. -- Quelle entree fracassante ! lui murmura Tobias. -- La honte. Tu sais ce qu'on fait ici ? -- Comme d'habitude : on s'organise pour les prochains jours. On va definir les tours de garde, les corvees, etc. Doug abordait un probleme de fuite dans un toit, et demandait des volontaires pour reparer. Les plus vieux repondaient. Les taches s'organisaient, Matt s'apercut que les plus jeunes effectuaient l'elagage, tandis qu'on reservait la garde et la peche aux Pans les plus ages. Les filles etaient traitees a l'egal des garcons, ce que Matt ne manqua pas de souligner. Tobias lui repondit en chuchotant : -- Au debut, c'est vrai qu'on donnait toujours la cuisine ou le linge, ce genre de trucs, aux filles. Mais un groupe d'entre elles s'est revolte et a demande a faire comme les garcons. Bien sur, tout le monde n'etait pas d'accord, Doug le premier. Alors on les a mises a l'essai et... elles font au moins aussi bien que nous, alors on ne fait plus de difference. Ca nous a servi de lecon. Doug distribua les autres missions et termina par une remarque singuliere : -- Vous etes plusieurs a venir me voir depuis un mois deja, pour me parler de problemes de fievres, de troubles de la vision. Je voudrais rassurer tout le monde. Il ne s'agit pas de maladie, celles et ceux qui sont concernes vont mieux... et... euh, la situation est sous controle. Matt n'eut aucune difficulte a percevoir le trouble de Doug. Il n'avait pas encore entendu parler de cette histoire mais elle semblait mettre le jeune blond dans une position inconfortable. -- Bref, je laisse la parole a Ambre qui voudrait vous en toucher deux mots. Le battement des verres sur les tables servait d'approbation generale, Matt le comprit en voyant chacun s'y adonner en hochant la tete. Doug ceda la place a la jolie blonde aux reflets roux. Matt put enfin la contempler tout son saoul. Elle etait aussi jolie que dans son souvenir vaporeux. Grande et fiere, elle s'adressa en balayant tout l'auditoire d'un regard : -- En effet, nous sommes de plus en plus nombreux a manifester des changements ces derniers temps. Ne me demandez pas de vous l'expliquer, mais j'ai de bonnes raisons de croire que c'est en relation avec la Tempete. Je pense que nos organismes doivent s'adapter a ce nouveau monde. Nous avons eu la chance de ne pas etre transformes, comme certains adultes, en Gloutons, mais il est probable qu'une force dans l'air est responsable des modifications des molecules de la vegetation, ce qui explique tous ces changements. Nous y sommes peut-etre sensibles. -- Une scientifique cachee dans le corps d'une ado ? plaisanta Matt. -- Elle aussi c'est une futee ! affirma Tobias. -- Elle est sympa ? demanda Matt qui ne parvenait pas a decrocher son regard de la jeune fille. -- Je sais pas trop. Elle ne cause pas d'elle. Je dirais meme qu'elle est... plutot froide. Matt fut decu, ce n'etait pas l'impression qu'il en avait eue. Tu etais dans un etat comateux ! s'entendit-il penser. -- Quoi qu'il en soit, je vous demande de ne pas hesiter a venir me voir si vous percevez des alterations en vous. Doug a deja beaucoup de choses a gerer, alors nous nous sommes mis d'accord pour que ce soit moi qui vous entende a ce sujet. Vous savez ou me trouver. A nouveau les verres se mirent a tonner sur les tables. Tandis que tout le monde se levait pour sortir dans un brouhaha general, plusieurs garcons et filles vinrent saluer Matt pour lui souhaiter la bienvenue. Matt les remercia tous, jusqu'a ce que Ambre surgisse devant lui. Elle etait a peine plus petite que lui, ce qui n'etait pas peu dire puisqu'il mesurait un metre soixante-dix a seulement quatorze ans. -- Heureuse de te voir enfin sur pied, fit-elle en guise de salut. L'unique sujet de conversation qui vint a l'esprit de Matt fut de s'interesser a ce qu'elle avait ete avant la Tempete : -- Merci. Tu viens d'ou ? Ta ville d'origine, je veux dire. Ambre fronca les sourcils. Elle toisa Tobias comme s'il etait responsable et lanca a Matt : -- On ne parle plus de ces choses-la. C'est devenu impoli, on ne te l'a pas dit ? -- Ah, non. Desole. (Il s'empressa d'ajouter avant qu'elle ne decide de partir :) Merci d'avoir veille sur moi pendant mon coma. -- Ce n'etait pas un coma ordinaire, nous avons tous eu peur que tu n'en sortes jamais. -- Tu as l'air drolement calee en sciences. Elle prit le temps d'y reflechir en plissant les levres. -- Je suis cartesienne, je crois. J'aime apprendre comment marchent les choses, c'est tout. Appelle ca de la curiosite. D'ailleurs, tu n'aurais pas des connaissances particulieres toi aussi ? En physique ou en biologie... -- C'est au sujet de ces maladies dont Doug et toi parliez tout a l'heure ? -- Il ne s'agit pas de maladies. Je cherche a comprendre, c'est tout ; et en l'occurrence j'aurais besoin d'informations sur la physique. -- Dans les bibliotheques du Kraken, tu pourrais trouver ton bonheur. Et ca tombe bien, Tobias et moi avions prevu de nous y promener ce soir, on pourrait t'aider. Tobias devisagea son ami qui improvisait. Le visage d'Ambre s'illumina : -- Excellente idee ! Retrouvons-nous ici dans une heure, je dois repasser a l'Hydre. Lorsqu'elle se fut eloignee, Tobias guetta Matt. -- Elle te plait, c'est ca ? devina-t-il. -- Mais non, ne dis pas n'importe quoi. Je me suis dit que c'etait l'occasion de mieux la cerner. Tres peu convaincu, Tobias grogna. -- Je me demande ce qu'on va faire a cette heure-la dans une bibliotheque ! Des fois tu as de ces idees, je te jure ! -- Tu avais entendu parler de cette histoire de maladies ? -- Vaguement. Certains en ont peur, surtout que le dernier Long Marcheur nous a informes que c'etait pareil dans le site qu'il venait de visiter. Des maux de tete, des fievres, ca finit par passer mais ca fout les jetons. Du coup une rumeur est nee : et si les Pans etaient a leur tour en train de changer ? Des hommes sont devenus des Gloutons alors pourquoi pas nous ? -- Quelle horreur ! grimaca Matt. Tu en as, toi, des maux de tete... ? -- Non, et je croise les doigts pour que ca n'arrive pas ! Ils marcherent en direction des chambres, le temps d'attendre Ambre. En chemin, Matt leva l'index : -- Dis, je voulais te demander : comment fait-on pour avoir l'heure, maintenant ? Tobias designa une vieille horloge en bois dans un angle de la salle. -- Les mecanismes a aiguilles qu'il faut remonter marchent encore ! Ce sont les systemes electriques ou a piles qui sont detruits. -- Et les voitures ? -- Plus aucune trace. Elles ont fondu jusqu'a se dissoudre dans des mares pleines de reflets metalliques. Maintenant tout est recouvert de vegetation. Meme les villes sont meconnaissables, on dirait des ruines vieilles de mille ans ! Et pendant qu'ils bavardaient, ils ne remarquerent pas un adolescent qui les guettait avec interet depuis un renfoncement de la grande salle. Il les epia jusqu'a ce qu'ils disparaissent a l'etage, puis il s'enveloppa dans une cape grise et sortit dans la nuit. 19. L'Alliance des Trois Ils retrouverent Ambre a l'heure dite et grimperent dans les etages, guides par Tobias. Chacun tenait une lampe a huile, unique source d'eclairage avec les bougies qui jalonnaient les corridors, plantees dans ce qui avait ete autrefois des porte-torches decoratifs. Ils durent examiner les tranches des livres de deux bibliotheques avant d'en trouver une qui comportait des ouvrages scientifiques. C'etait une petite salle a l'ecart, au dernier etage. Les murs disparaissaient sous des etageres colossales, au point d'y avoir construit une corniche qui faisait le tour de la piece, a quatre metres de hauteur, et a laquelle on accedait par un escabeau grincant. Les ouvrages tapissaient le decor d'une mosaique polychrome, adoucie par le faible eclat de la lune au travers des fenetres. Une table bordee de bancs tapisses de vert tronait au centre. -- Qu'est-ce qu'on cherche ? demanda Matt. -- Tous les ouvrages qui traitent d'electricite et de l'energie des deplacements. Les deux garcons se regarderent, surpris. Tobias protesta : -- Tu es sure que ca va nous servir a... Ambre le coupa : -- Vous voulez m'aider oui ou non ? Ils hocherent la tete et se partagerent les rayonnages. Il n'etait pas simple de lire les titres sous le seul eclairage des lampes a huile et, tres souvent, ils devaient ouvrir le livre pour inspecter son index. Apres une heure de fouille ils n'en avaient mis de cote qu'un seul. Ambre, qui avait le secteur du haut, se pencha sur la rambarde pour s'adresser aux garcons : -- Je ne trouve rien. A tout hasard : dans ce que vous avez trie, il y aurait un ouvrage sur la telekinesie ou l'electricite statique ? Matt fit une grimace d'incomprehension. -- C'est quoi la teleki... -- C'est le deplacement des objets a distance. Etre capable de faire bouger une fourchette sans la toucher, par exemple. -- C'est des livres de magie qu'il te faut ! s'esclaffa Tobias. Mais voyant le regard severe de la jeune fille, il se reprit aussitot. -- Non, je n'ai pas vu ca, declara-t-il. -- Pourquoi t'interesses-tu a ces sujets ? demanda Matt. -- Parce qu'ils ont peut-etre un lien avec ce qui est arrive au monde pendant la Tempete. -- On ne saura jamais ce qui s'est passe ! -- Detrompe-toi. La reponse est surement en nous. -- En nous ? Comment ca ? Ambre hesita a poursuivre la conversation, puis descendit rejoindre les garcons. Tous trois s'assirent autour de la table. -- Je suis certaine qu'aucune maladie ne nous affecte, ce n'est qu'une perturbation naturelle, les consequences de la Tempete sur nos organismes. -- Tu deduis ca toute seule ? s'emerveilla Matt. -- A vrai dire, c'est Doug qui m'a donne cette idee. Figure-toi qu'il pense que c'est la Terre qui se venge. Les hommes l'ont trop maltraitee pendant longtemps, ils l'ont polluee jusqu'a la rendre invivable. Alors avant qu'on ne detruise tout, elle s'est retournee contre nous. Les scientifiques ignoraient tant de choses sur le monde, sur l'energie, sur l'etincelle de vie : cette electricite essentielle a l'apparition de la vie sur terre, celle-la meme qui anime nos cellules. Et si cette etincelle de vie c'etait tout simplement le battement de coeur de la Terre ? Sauf qu'a un moment elle a decide de tout changer avant qu'il soit trop tard. Les flammes illuminaient le visage d'Ambre, soulignant la douceur de ses traits. -- Tu parles de la Terre comme d'une... forme de vie. -- C'est exactement ce qu'elle est. Doug dit qu'elle aurait une forme de conscience qui nous echappe, qui se transmet dans l'essence de toute chose, au coeur des vegetaux, des mineraux et de l'homme forcement. Et pour se defendre des hommes elle aurait active cette intelligence pour l'alterer. Pour modifier les cellules des vegetaux afin qu'ils poussent plus vite pour reprendre le controle de la planete. Et avant ca, en jouant avec ses humeurs : le climat. Les eclairs qu'on a tous vus ont servi a desequilibrer le patrimoine genetique des hommes qu'ils frappaient. La plupart ont disparu, vaporises, probablement que leur organisme n'a pas supporte la decharge, d'autres ont mute pour devenir les Gloutons. Quelques-uns n'ont pas ete foudroyes et forment aujourd'hui les Cyniks. Et enfin, il y a nous : les Pans. Comme si la Terre gardait espoir en nous. Elle n'a pas totalement detruit l'humanite, elle a epargne ses enfants pour qu'ils refassent le monde de demain, en etant plus respectueux. -- Pourquoi les adultes sont-ils agressifs avec nous alors ? questionna Tobias. -- Parce que la Tempete les a prives de leur memoire, de ce qu'ils sont. Tout ce qui leur reste c'est la conscience que seuls les enfants ont ete volontairement epargnes. -- Ils seraient... jaloux de nous ? Ambre haussa les epaules : -- Je ne sais pas, tout ca c'est des suppositions. Mais ca tient debout quand on regarde autour de nous. On en saura plus lorsqu'on decouvrira pourquoi les Cyniks enlevent les Pans. -- Quel rapport avec la tele... la telekinesie ? insista Matt. -- Eh bien... (Ambre jaugea ses deux interlocuteurs un court instant avant de se lancer :) De plus en plus de Pans se plaignent de choses bizarres. Une fille de mon manoir n'arrete pas de se prendre des petits coups d'electricite statique des qu'elle touche un objet. L'autre jour elle s'est mise en colere, elle n'en pouvait plus. Une dizaine de minuscules eclairs sont apparus au sol, pas plus hauts qu'un grain de riz, mais il y en avait beaucoup et c'etait le soir, alors on ne pouvait pas les manquer ! -- Tu veux dire que c'est elle qui les a fait apparaitre ? s'etonna Tobias. -- Oui, j'en suis sure. Elle s'est calmee aussitot en decouvrant ce spectacle hallucinant et ils ont disparu. Depuis elle ne prend plus de coups de jus toutes les cinq minutes, mais ses cheveux se soulevent sur son crane des qu'elle dort, comme si elle etait traversee par du courant ! Je ne lui ai rien dit pour ne pas lui faire peur mais il se passe quelque chose. -- C'est completement dingue ce truc ! fit Tobias. -- Et elle n'est pas la seule. Dans le manoir de Pegase un garcon allume un feu en une seconde. Il frotte deux silex et une flamme enorme jaillit. Tout le monde a essaye de faire comme lui et personne n'y arrive. Et qu'on ne me dise pas qu'il a le coup de main, on n'allume pas un feu avec des silex en un seul geste ! -- Tu crois qu'on est en train de... muter, nous aussi ? s'inquieta Matt. Ambre eut une moue indecise. -- Je crois surtout que nous sommes victimes de la meme > comme dirait Doug, generee par la Tempete. Cette impulsion qui a transforme le monde a fini par nous modifier a sa maniere, en s'integrant dans notre genetique. -- C'est quoi deja la genetique ? intervint Tobias. -- C'est ce qui concerne nos genes, tout ce qui fait que tu es un etre humain, Noir, Blanc ou autre, aux cheveux de telle ou telle couleur, de petite ou grande taille, bref, c'est la combinaison biologique de ce que tes parents et tes ancetres te transmettent et qui fait que tu es comme tu es. -- C'est un truc de dingue ! repeta Tobias, fascine. -- Notre chance est de ne pas nous changer en Gloutons, mais quelques-uns d'entre nous developpent des liens avec certains aspects de la nature. L'etincelle pour le feu, l'electricite et... -- La telekinesie ? Ambre fixa Matt. -- Oui. Face au silence et a l'attitude genee de la jeune fille, Matt hesita a poursuivre. Soudain, il comprit ce qui n'allait pas : -- C'est toi, n'est-ce pas ? Tu es victime de cette... transformation. -- Je prefere dire : alteration. Je suis toujours la meme sauf qu'un... changement subtil s'opere en moi, je le sens. Tobias ouvrait les yeux comme s'il pleuvait des barres de chocolat. -- Tu es capable de deplacer des objets sans les toucher ! s'exclama-t-il. -- Chuuuuuuuuut ! s'enerva Ambre. Ne le crie pas ! Je n'ai pas envie qu'on me regarde comme un monstre de foire. C'est pour ca que je voudrais trouver des livres sur la physique, comprendre quelles sont les forces en presence. -- Tu peux reellement deplacer des objets ? insista Tobias. -- Non, pas tout a fait. D'habitude je suis plutot maladroite. Dans ma vie j'ai renverse un nombre incroyable de verres, tasses, stylos et ainsi de suite qui tombent ou roulent au moment ou je vais les saisir. Quand j'etais petite, je croyais que j'avais la poisse, ce qui est stupide je le reconnais. C'est juste que je ne suis pas attentive, je pense toujours a plusieurs choses en meme temps et du coup je suis distraite. La semaine derniere, j'ai mis un coup de coude dans une lampe sans le faire expres, je me suis precipitee pour la rattraper avant qu'elle ne s'ecrase, je le fais toujours meme si ca ne sert a rien parce qu'il est impossible d'etre aussi rapide, c'est un reflexe ! Il etait tard et je ne voulais pas reveiller les autres filles, alors j'ai voulu de tout mon coeur que la lampe s'immobilise et je peux vous jurer que sa chute s'est... ralentie. J'ai eu le temps de la saisir juste avant qu'elle ne touche le sol. -- Non ? repliqua Tobias, incredule. Tu plaisantes ? Matt, lui, ne remettait pas la parole de la jeune fille en doute une seule seconde. Tellement de phenomenes incroyables avaient eu lieu depuis la Tempete qu'il ne trouva pas celui-ci plus surprenant. -- Tu peux controler ce pouvoir ? demanda-t-il. -- Non, cependant il est en moi. -- Tu en as parle aux autres ? Tobias suivait l'echange, son scepticisme se transforma en curiosite. -- Non, vous etes les premiers. A l'Hydre, des filles se doutent que quelque chose cloche sans deviner quoi. Elle considera les deux garcons qui la regardaient serieusement, avant de soupirer. -- Si vous saviez comme ca fait du bien de partager ce poids ! murmura-t-elle, subitement fragile. Elle ne cessait de surprendre Matt. Tour a tour vive et presque adulte dans son vocabulaire ou sa pertinence, puis soudain enfantine lorsque le masque de la jolie fille sure d'elle s'effacait. Elle se ressaisit aussitot : -- Dites, vous ne voudriez pas m'aider dans mes recherches, pas seulement ce soir mais les autres jours ? Je pense que les Pans de l'ile qui souffriront de maux particuliers viendront me voir et ensemble nous pourrons tenter de percer les mysteres de cette alteration. -- Aucun mystere la-dedans, retorqua Tobias avec sa simplicite coutumiere. Si ce que tu racontes est vrai, alors les Pans sont en train d'avoir des pouvoirs ! Ambre secoua vivement la tete. -- Ce ne sont pas des pouvoirs ! Le mot contient une connotation magique, surnaturelle. Et franchement : je n'y crois pas une seconde ! La il s'agit de facultes en rapport avec la nature, j'en suis certaine ! Sergio avait de la fievre, il etait brulant comme les braises avant de soudain etre capable d'allumer un feu juste en frottant deux silex. Gwen n'arretait pas de prendre des minuscules decharges avant de faire apparaitre des eclairs. Il existe un lien entre la nature et ces facultes qui nous tombent dessus. Elles apparaissent progressivement avec des symptomes qui peuvent nous mettre la puce a l'oreille. Il faut collecter les troubles des autres Pans pour saisir l'alteration qui va s'operer en eux. -- Ne pourrait-on pas en parler avec Doug, il connait tellement de choses ? proposa Tobias. -- Hors de question ! s'opposa Ambre. Je... Je le trouve etrange. -- Il sait tout ! Il saura quoi faire ! insista Tobias. -- Justement ! Il en sait trop. C'est louche. Je sens qu'il ne nous dit pas tout. J'ai eu des conversations avec lui au sujet de la Tempete, et ses deductions que je vous ai exposees sont formidables de logique. Comment peut-on penser a ca tout seul a seulement seize ans ? -- De la meme facon que tu le fais ! contra Tobias. -- Je me contente de developper ce que lui a trouve ! -- Alors c'est un genie, c'est tout. Ambre n'etait pas convaincue. -- Je n'y crois pas. Mais c'est peut-etre moi qui suis paranoiaque, je ne sais pas... -- Non, je suis d'accord avec toi, intervint Matt. Il ne se conduit pas comme les autres. Je ne l'aime pas, je crois. Il est autoritaire et... -- Ca, au moins, on doit l'en feliciter ! objecta Tobias. Sans lui et son autorite, cette ile ne serait qu'un champ de bataille. Au debut, les Pans les plus vieux et les plus costauds ont voulu tout commander, c'etait la loi du plus fort. Doug a su les recadrer immediatement, et il a fait preuve d'intelligence et de fermete pour prendre le controle de l'ile et la tenir. Sans cette autorite, ce serait le chaos. Je crois que c'est... naturel chez l'homme, et meme chez l'ado : les plus puissants cherchent a s'imposer et ils font la loi si un plus malin n'est pas la pour tout organiser et installer un equilibre pour tous. -- D'accord, c'est un bon meneur, conceda Matt. Cela dit Doug cache quelque chose. (Il baissa la voix :) Et ce n'est pas tout. Il leur raconta la conversation qu'il avait surprise trois nuits plus tot. -- Je n'ai pu reconnaitre les voix, ce n'etait ni Doug ni Regie, ca j'en suis sur. Ce qui signifie qu'on fait des cachotteries au Kraken et qu'on ferait mieux d'etre discrets. Ambre approuva. -- Je vous propose qu'on forme une alliance, tous les trois. Nous allons avoir l'oeil sur tous les comportements bizarres des autres Pans. Et on se retrouvera ici regulierement pour faire le point. (Se tournant vers Tobias elle demanda :) Doug vient souvent dans cette bibliotheque ? -- Non, je crois qu'il traine plutot aux etages inferieurs. Ici c'est desert. -- Parfait ! Et avec tous ces couloirs et ces portes, je pourrai vous rejoindre sans eveiller l'attention. Elle tendit la main au-dessus de la table et les deux garcons y poserent la leur, en un geste solennel. -- Nous allons enqueter ensemble, annonca-t-elle. Pour la verite et le bien-etre des Pans. Sous la clarte chaleureuse des lampes a huile, ils partagerent un regard excite par cette promesse de secret. -- Pour la verite et le bien-etre des Pans, repeterent-ils d'une seule voix. L'Alliance des Trois etait nee. 20. Des traitres ! Matt continua de se reposer les jours suivants, tout en participant a son rythme aux differentes corvees. Bien qu'il fut attentif, il ne remarqua rien d'anormal chez ses compagnons. Ni conciliabule suspect, ni manifestation de l'alteration. Il ne savait s'il s'habituait a l'idee de ne plus jamais revoir sa famille, cependant il vivait de mieux en mieux sa tristesse. Elle restait presente, surtout au moment de s'endormir. La, il lui arrivait de pleurer, des larmes qu'il s'empressait de cacher. Est-ce que les autres Pans etaient passes par la eux aussi ? Probablement. Matt avait de la peine pour les plus jeunes, les petits devaient souffrir de ce manque d'affection. Cet abandon. Raison pour laquelle, sans doute, ils demeuraient ensemble. Matt avait bien remarque ces grappes de cinq ou six gamins, qui marchaient, parlaient, mangeaient et dormaient en bande. Doug et les autres Pans plus ages les laissaient faire, estimant qu'ils en avaient besoin, la dynamique du groupe recreait d'une certaine maniere un cocon protecteur, une chaleur humaine, le sentiment de ne pas etre seuls. Un apres-midi, il etait en train de becher un lopin de terre qu'ils etaient parvenus a degager pour y planter des graines de salades, lorsqu'une trompette se mit a sonner par deux fois. -- Qu'est-ce que c'est ? s'inquieta-t-il en voyant tout le monde se redresser brusquement. -- C'est le veilleur du pont, expliqua Calvin. Deux coups ca veut dire : Long Marcheur ! Ils lacherent leurs outils pour se precipiter vers le sentier. Bien qu'il fut sur pied depuis une semaine, Matt ne s'etait encore jamais aventure loin du Kraken, Doug le lui avait vivement deconseille tant qu'il ne serait pas en pleine forme. Il hesita puis estima qu'il se sentait bien et emboita le pas aux garcons, nettement plus lent. Ils se faufilerent entre les murs de buissons et d'arbres, rejoignirent un autre chemin qui serpentait entre ronces et fougeres et gravirent une petite butte pour decouvrir le pont en contrebas. Son extremite brisee - de gros blocs blancs depassaient du fleuve - etait peu a peu remplacee par une lourde plaque de tole que six garcons s'affairaient a faire glisser sur des rondins, afin qu'elle recouvre le trou. Sur l'autre rive, emergeant de la foret, un adolescent enveloppe dans une cape vert fonce attendait sur son cheval. La plaque mise en place, il traversa, puis on repeta la manoeuvre en sens inverse avant de tirer les rondins. En une minute, il ne restait plus qu'un trou beant de cinq metres de diametre. Les Pans accouraient des quatre coins de l'ile pour saluer le Long Marcheur. Lorsque le cheval fut a sa hauteur, Matt s'apercut que le cavalier avait au moins seize, peut-etre dix-sept ans. Ses traits etaient creuses par la fatigue, il etait sale, deux croutes de sang seche ornaient sa pommette et son front, tandis qu'un enorme bleu couvrait le dessus de sa main droite, celle qui tenait les renes. Les chevaux etaient un bien precieux, Matt l'avait appris, il en restait peu qui ne soient pas redevenus sauvages. On conduisit le Long Marcheur jusqu'au Kraken afin qu'il s'y repose. Tout le monde etait impatient d'entendre les nouvelles qu'il apportait, mais la tradition voulait qu'il puisse d'abord se sustenter et dormir. Le Long Marcheur, qui repondait au nom de Ben, se rinca le visage, avala un bol de soupe et devora toute une miche de pain avant de demander : -- Qui est en charge ici ? Doug s'avanca. -- On peut dire que c'est moi, je m'appelle Doug. Tu as l'air epuise, on va te conduire a un lit propre, et ce soir, si tu te sens mieux, on t'ecoutera dans la grande salle. -- Non, reunis les Pans de ton ile tout de suite, dit-il en posant ses sacoches. Je dois vous parler sans attendre. Les quelques adolescents presents dans la cuisine s'observerent, inquiets. Matt vit parmi les sacoches une hache a la lame emoussee et au manche tache de brun. -- Fais-le maintenant, Doug, insista le Long Marcheur. Je veux vous apprendre les nouvelles du monde sans plus attendre. Car elles ne sont pas bonnes. L'agitation qui secouait les rangs de la grande salle trahissait une angoisse profonde. Il n'etait pas normal de se reunir en plein apres-midi, et le visage ferme du Long Marcheur ne rassurait guere. Il monta sur l'estrade de pierre apres s'etre debarrasse de sa cape crottee, et demanda le silence d'un geste. Matt remarqua qu'il ne s'etait pas separe de sa ceinture a laquelle pendait un enorme couteau de chasse. -- Ecoutez-moi, s'il vous plait. Faites silence, temoignez votre respect pour les nouvelles du monde. Car cette fois, j'en ai peur, elles seront sinistres. Une clameur se repandit dans la salle avant que le Long Marcheur ne leve a nouveau le bras. -- Il semblerait qu'on ait repere les Cyniks, exposa-t-il. Ils sont au sud. Loin d'ici, rassurez-vous. Mais ils sont nombreux. Tres nombreux au dire de quelques temoins. -- Au-dela de la Foret Aveugle ? demanda un jeune Pan avec des lunettes et une large cicatrice sur la joue. -- Oui, bien plus bas. Matt se pencha vers Tobias pour lui chuchoter : -- C'est quoi cette Foret Aveugle ? -- Loin au sud, une foret est si grande qu'on n'en connait pas les limites. Ses arbres sont hauts comme des buildings et elle est si dense que la lumiere du jour ne filtre pas. Personne n'a jamais ose s'y enfoncer. Une fille avec une queue-de-cheval interrogea Ben a son tour : -- Comment l'a-t-on appris ? Des Longs Marcheurs ont traverse la Foret Aveugle ? -- Non, fit Ben. En realite, cette foret court sur des centaines de kilometres, mais tres loin a l'ouest, il existe des trouees, des passages sinueux que les Cyniks empruntent. Plusieurs Pans les ont vus. Les Cyniks ont colonise tous les territoires du sud, sur des milliers de kilometres, dit-on. C'est a verifier, bien sur, mais affirme par deux sources differentes. On ne sait rien de leur organisation, juste qu'ils sont la-bas. Ils ont lance quelques incursions au nord, vous le savez. Les rumeurs d'enlevements de Pans sont fondees. On ne parvient pas a tenir des chiffres precis mais il semblerait que plusieurs dizaines de Pans aient ete kidnappes un peu partout. Et ca ne s'arrete pas. -- Sait-on ce qu'ils deviennent ? demanda Doug. -- Non. On ne les revoit plus, c'est tout. Les Cyniks les emmenent avec eux au sud, c'est en suivant l'une de ces expeditions que des Pans ont decouvert ces immenses colonies. Pour l'heure il est impossible de s'enfoncer loin dans leurs terres. Il semblerait qu'ils obeissent a une hierarchie, mais on n'en sait pas plus. Un murmure s'eleva. -- Ce n'est pas tout, reprit le Long Marcheur. J'ai... une autre mauvaise nouvelle. Tout porte a croire qu'une large partie de ces enlevements ait beneficie d'une aide des... Pans. Des traitres. Le murmure se transforma en exclamations de colere. -- C'est confirme dans deux sites, insista Ben en haussant la voix pour se faire entendre. Neanmoins il est probable que des traitres agissent ailleurs aussi. Tous les Longs Marcheurs transmettent a present cette information : faites attention. Soyez vigilants. Certes, il ne faut pas entrer dans la paranoia non plus, ce qui risquerait de semer la discorde chez nous, mais un peu de vigilance et une dose de bon sens peuvent nous sauver la mise. Autour de Matt, chacun y alla de son commentaire. > > Un autre intervenait aussitot : > > Et un autre d'ajouter : > > Des qu'on suspectait quelqu'un, un Pan se dressait pour le defendre. Matt realisa que c'etait peut-etre la une difference majeure entre les enfants et les adultes : cette capacite a se faire confiance, a rester solidaires. -- Votre ile est isolee des autres communautes de Pans, ajouta Ben. Aussi prenez garde, vous etes une proie tentante. Ce sont la les deux grandes nouvelles du monde. Ce soir, je vous conterai la vie des autres sites, les decouvertes et les idees qui circulent ailleurs. Il descendit de l'estrade et Doug le rejoignit pour le questionner en le conduisant vers une chambre propre. Matt croisa le regard de Ambre assise un peu plus loin, sur un banc. Ils hocherent la tete doucement. Ils devaient se parler. Un peu plus tard, Matt et Tobias marchaient sur un sentier derriere le manoir du Kraken. -- Au fait, ce groupe de huit Pans que tu as rejoint quand j'etais inconscient, avant de trouver cette ile, ils sont toujours la ? -- Pour sept d'entre eux, oui. -- Qu'est-il arrive au huitieme ? -- Elle. C'etait une fille. Elle s'est fait attaquer au cours d'une cueillette de fruits dans la foret. On n'a jamais su ce que c'etait exactement, une meute de chiens sauvages ou un Glouton peut-etre. On a seulement retrouve son corps, du moins ce qu'il en restait, c'etait atroce. -- Ah, fit Matt, confus. Peut-etre un monstre comme celui qui a failli nous sauter dessus avant que Plume ne le fasse fuir. -- Non. Depuis j'ai appris que des Longs Marcheurs en avaient croises. Ils appellent ca des Rodeurs nocturnes, on ne les voit que la nuit. Il parait que c'est la creature la plus redoutable ! -- Rien que d'y repenser j'ai la chair de poule. Et les autres, les sept qui t'accompagnaient, ils sont encore presents ? -- Oui. Il s'agit de Calvin, que tu connais, et d'autres que tu n'as pas encore eu l'occasion de rencontrer. Comme Svetlana, une fille tres solitaire du Capricorne, ou Joe du Centaure. Depuis qu'on est sur l'ile on est tous tres occupes. -- T'ont-ils dit pourquoi ils suivaient les scarabees ? Tu te rappelles ? C'etait ce qu'ils avaient ecrit sur la planche dans la foret ! -- Ah oui ! C'etait une idee de Calvin, il avait deja apercu des scarabees au nord et comme ils allaient tous vers le sud, il en avait conclu qu'il fallait faire confiance a l'instinct des insectes. Il disait que des milliards de bestioles ne pouvaient se tromper en allant vers le sud. -- C'est pas bete. Ambre vint a leur rencontre et entra directement dans le vif du sujet : -- Interessant ce que Ben nous a dit. Cette histoire de traitre ca ne vous rappelle rien ? -- La discussion que j'ai surprise l'autre nuit ? proposa Matt. -- Peut-etre bien, en effet. On se fait surement des idees, cela dit, mieux vaut etre prudents. Je vous propose qu'on monte la garde cette nuit et les suivantes. Il faut avoir une vue sur le Kraken, c'est la que ca bouge. Au moins on en aura le coeur net. Les deux garcons acquiescerent. -- Mais ou se poster ? demanda Tobias. Il faut un endroit strategique. Ambre eut une moue d'ignorance. -- C'est trop grand a l'interieur pour qu'on puisse tout surveiller, pesta-t-elle. Et dehors... c'est pas terrible, et on manquera de hauteur pour guetter les issues. Matt recula d'un pas et tendit lentement la main. -- Le lieu strategique, c'est celui-la. De la on ne pourra rien rater, exposa-t-il. Les deux autres suivirent le geste du regard. Il designait le manoir hante qui apparaissait au-dessus des arbres. -- Euh... non, la c'est sans moi, protesta Tobias. -- Matt n'a pas tort, contra Ambre. Apres tout, on dit qu'il est... Mais qu'est-ce qu'on en sait vraiment ? -- Non, non, non ! s'emballa Tobias. Vous n'avez jamais vu la fumee verte qui s'en degage ? Et le monstre qui rode derriere les fenetres ? Impossible, on ne met pas les pieds la-dedans ! -- Bon, on verra bien, on en discutera tout a l'heure, trancha Ambre. -- Tu ne te feras pas remarquer si tu n'es pas dans ta chambre cette nuit ? s'etonna Matt. -- Non, personne ne viendra voir. Ne t'en fais pas. Lorsque les premiers Pans sont arrives sur l'ile, Doug a decrete que les filles et les garcons ne dormiraient pas dans les memes manoirs, mais il n'a jamais interdit de passer la nuit ensemble tant qu'on ne dort pas ! assura-t-elle en riant. Et puis j'en ai marre de son autorite. Ce soir, quand le Long Marcheur aura fini, on se retrouve sous le grand escalier. La, une porte mene a un couloir de service, en face d'un placard. A cet endroit, on sera surs que personne ne viendra. Elle tendit la main et ils poserent la leur. -- L'alliance des Trois, dirent-ils en choeur. La haute tour du manoir hante les dominait, insensible au vent glace qui soufflait du nord, encerclee de corbeaux qui tournoyaient comme des sorcieres autour d'un feu de joie. 21. Surveillance Le Long Marcheur leur raconta les sites de l'ouest. Les trouvailles des uns, les decouvertes des autres, comment chaque village s'organisait, et il rapporta quelques dissensions, essentiellement a cause de l'autorite qui ne faisait pas toujours l'unanimite. Certains sites procedaient a des elections pour elire un Grand Pan, dans d'autres cela se faisait naturellement, comme sur cette ile. Cependant, Matt apprit que cette relative harmonie - qu'il sentait fragile - etait parfois nee dans la violence. Au debut des regroupements, les adolescents les plus vieux, souvent les plus agressifs, s'etaient imposes. En l'absence d'adultes et avec le regne de la peur, la loi du plus fort s'etait imposee en premier lieu, avant que la raison et le nombre ne reprennent le controle. Neanmoins il demeurait quelques sites ou l'autorite etait exercee par des brutes qui reduisaient leurs camarades en esclavage. Pour l'heure, personne n'osait s'en meler, mais des voix de plus en plus puissantes s'elevaient pour les denoncer. Maintenant que le Long Marcheur etait repose et lave, Matt remarqua combien ses blessures etaient nombreuses et impressionnantes : plusieurs estafilades sur le cou, une demi-douzaine d'ecchymoses sur ses avant-bras, quant au dessus de sa main droite, il etait enfle et virait au vert zebre de bleu. Les Longs Marcheurs prenaient des risques enormes pour relier les sites panesques, se dit Matt. Pour donner de l'espoir, transmettre les nouvelles et redonner un peu de force aux adolescents et aux enfants en les reliant entre eux. Il comprit alors le respect et la gratitude dont tous faisaient preuve a leur egard. Ben defroissa une feuille de papier noircie de notes et s'en servit pour dresser la liste : -- Voici les differents savoirs ou techniques qui ont ete demontres. Plusieurs Pans qui vivaient a la campagne, pour certains des fils de fermiers, nous ont donne les procedures a suivre pour choisir sa terre, y planter des graines et tout ce qu'il faut pour demarrer une agriculture. On commence a rassembler de precieuses connaissances en matiere medicale, notamment sur des methodes de soins : bras ou jambes casses. Une nouvelle liste de baies a ne surtout pas consommer, elles ont entraine des empoisonnements dont trois mortels. Selon la procedure, je communiquerai tous les details a votre Grand Pan tout a l'heure tandis qu'il me fournira l'avancee de votre site, pour qu'ensemble, nous apprenions. Apres plus d'une heure et demie de discours, le Long Marcheur remercia l'assemblee qui le felicita en frappant les verres sur les tables, puis tout le monde sortit, dans l'excitation des dernieres nouvelles. Matt s'eclipsa le plus discretement possible par la porte sous le grand escalier et trouva sans peine le placard. Tobias y etait deja, dans l'obscurite. -- J'te jure, quelle idee elle a eue de nous donner rendez-vous ici ! murmura Tobias. Vous etes faits pour vous entendre tous les deux ! -- Tu n'as pas de lampe ? demanda Matt dans l'obscurite. -- Attends. Soudain une lueur d'une blancheur pure apparut dans les mains de Tobias. -- Tu te rappelles mon morceau de champignon lumineux ? Il brille encore ! Et toujours aussi fort. La porte s'ouvrit sur Ambre qui s'empressa de les rejoindre. -- C'est genial ce truc ! s'enthousiasma-t-elle en decouvrant le vegetal. -- Nous l'avons trouve sur notre longue route jusqu'ici. Bon, on fait quoi ? Leurs trois visages, eclaires par en dessous de cette lumiere pale, prenaient des allures spectrales. -- Moi je dis qu'il faut aller au manoir du Minotaure, fit la jeune fille. -- Le manoir hante ? s'alarma Tobias. -- Matt a raison, de la, on pourra surveiller le Kraken et toutes ses allees et venues. Rien ne nous echappera. Tobias ne dissimulait pas sa peur. Il esquissa une grimace degoutee : -- J'aime pas cette idee. -- Je vais monter dans ma chambre chercher des couvertures, exposa Matt, je vous les lancerai par la fenetre. Pendant ce temps, Tobias, tu passes par les cuisines pour prendre quelques fruits, il faudra qu'on tienne le coup toute la nuit. Ils firent ce qu'ils avaient prevu et se retrouverent tous les trois a arpenter un sentier mal entretenu, une couverture sur les epaules et Ambre ouvrant le chemin avec une lampe a huile. Malgre la flamme ondoyante, la vegetation restait d'un gris fuligineux a cause de la nuit. Les ronces s'emmelaient en noeuds complexes qu'il fallait enjamber, le visage fouette par les branches basses des arbres. -- Personne ne vient plus tailler ce chemin, grogna Ambre qui, en tete, balayait le plus gros des obstacles. Une faune d'insectes nocturnes grouillait autour d'eux, faisant bruisser les feuilles. Puis le perron du manoir hante apparut au detour d'une haie d'epineux. Un court escalier conduisait au portail encadre de colonnes de pierre et surmonte d'une rosace en vitrail. Un colossal mur blafard formait un bloc ferme, coiffe de tours carrees et trapues. -- Inutile d'aller jusqu'a la tour la plus haute, annonca Ambre. Elle se trouve de l'autre cote du manoir, je pense qu'il suffit de se hisser dans l'une de celles-ci, on y dominera le Kraken. Matt s'avanca le premier sur les marches et actionna la poignee du lourd portail. Il poussa le vantail en s'aidant de l'epaule, et il s'ouvrit avec un grincement lugubre. Sur ses talons, Ambre leva la lampe pour eclairer l'interieur : un hall froid, le plus long tapis que Matt ait vu de sa vie, plusieurs portes, et un escalier en colimacon dans une tourelle. Ils prirent cette direction, Tobias guettant le moindre signe suspect. Ils grimperent plusieurs etages, avant de traverser une salle poussiereuse, meublee d'un billard et d'un bar sur lequel reposaient encore des carafes d'alcool. Ils se retrouverent ensuite dans un couloir, menant a un carrefour. -- Par ou ? demanda Matt en chuchotant. Ambre soupira : -- Comment veux-tu que je le sache ? Je ne suis jamais venue ici ! Ils prirent au hasard et traverserent deux autres salles, l'une pleine d'armures inquietantes qui tenaient des epees et des masses d'armes, la seconde decoree par des trophees de safaris : lions, tigres, rhinoceros empailles, et une dizaine de tetes d'antilopes jaillissant des murs. Plusieurs crochets inutilises temoignaient d'une collection plus importante. Aucun signe d'une presence quelconque. S'il etait hante, alors ce manoir prenait son temps pour devoiler ses spectrales entrailles. C'est pour mieux nous pieger ! songea Matt. Une fois qu'on sera bien perdus, alors il sera temps de nous attaquer ! A nouveau : couloirs, bifurcations, portes, et enfin escalier. Apres quelques minutes ils purent deboucher au sommet d'une tour, sur le flanc sud, d'ou ils avaient une vue parfaite sur le Kraken. -- On sera bien ici, approuva Ambre en contemplant les environs. Leur poste de gue etait entoure de creneaux surmontes d'un toit pointu en ardoises grises. Aucune fenetre pour empecher le vent de siffler a leurs oreilles, mais un panorama garanti a 360 degres. Ils dominaient les toits, et seules deux autres tours, dont la plus haute coiffee d'un dome, les depassaient. Ils s'emmitouflerent dans leurs couvertures et se relayerent pour veiller. Deux restaient assis a l'abri des courants d'air, tandis qu'un troisieme se positionnait entre deux creneaux pour surveiller le Kraken en contrebas. Matt prit le premier tour de garde. Il vit les lumieres dansantes des bougies s'eteindre derriere les fenetres, au fur et a mesure que l'heure se faisait tardive. Bientot, il n'en resta que deux. -- Je crois que c'est la chambre de Doug qui est allumee, precisa-t-il a ses compagnons. L'autre... je ne sais pas. Apres un long moment, durant lequel son nez devint glacon, la chambre de Doug s'eteignit, mais pas l'autre. Un raclement metallique descendit de la haute tour. Tobias sursauta : -- C'etait quoi ca ? -- Relax, probablement la structure qui bouge avec le vent, avanca Matt. Tobias le regarda, pas rassure pour autant. Ambre prit la suite plus tard, lorsque Matt sentit ses jambes faiblir. Il vint discuter avec Tobias, pour lutter contre la fatigue, puis ils croquerent une pomme pour s'occuper. Le temps, au sommet d'une tour parcourue par le vent froid de la nuit, prit consistance : une chape molle, lourde sur les epaules, ecrasante sur les paupieres, capable de faire taire les plus bavards, de bercer les esprits les plus alertes. Tobias et Matt somnolerent. Ils furent a peine reveilles quand Ambre chuchota : -- La derniere lumiere vient de s'eteindre. Puis plus rien pendant presque une heure. Une main s'approcha de l'epaule de chaque garcon. Elle les etreignit et les secoua doucement : -- Il faut que vous voyez ca, murmura Ambre. Deboussoles par le sommeil, ils se redresserent peniblement. -- Quoi donc ? Ca a bouge en bas ? demanda Matt. -- Non, mais la, si ! Elle pointa son index vers la tour d'en face, celle du Minotaure. Une lumiere verte illumina une meurtriere des escaliers. Puis, a peine disparaissait-elle qu'une autre, plus haut, s'allumait. Quelqu'un montait vers le sommet de la tour. Ou quelque chose ! corrigea aussi vite Matt qui recouvrait d'un coup ses esprits. -- Mince..., laissa echapper Tobias. Je le savais. Cet endroit est maudit ! -- Dis pas ca... c'est peut-etre... Mais les mots d'Ambre s'etranglerent dans sa gorge. Une fumee verte, luminescente, grimpait du sommet de la tour. Elle montait en ondulant avant d'etre soufflee par le vent... dans leur direction. -- C'est l'emanation d'un esprit ! tonna Tobias en se dirigeant vers la trappe. Matt le saisit par l'epaule : -- Ou vas-tu ? -- Je file ! Qu'est-ce que tu crois ? L'esprit vient droit sur nous ! -- C'est juste une fumee. -- Elle est verte ! Et elle brille dans la nuit ! Ambre se precipita sur la trappe, sous le regard destabilise de Matt. -- Toi aussi, tu t'enfuis... Je croyais qu'on... -- Non ! le coupa-t-elle. Je vais voir ce que c'est ! Tobias se prit la tete a deux mains et laissa echapper un gemissement. -- C'est une grave erreur ! Je vous le dis, insista-t-il. C'est une tres mauvaise idee. Mais Matt avait deja saute dans la trappe pour suivre leur amie. 22. Un secret inavouable Ambre foncait dans les couloirs obscurs du manoir, la lampe dressee devant elle pour projeter un cone tremblant de lumiere orangee. Matt courait juste derriere elle et Tobias suivait, craignant de se retrouver seul dans ce lieu lugubre. Ambre s'orientait au juge, poussant des portes et sautant des paliers pour ne pas perdre de temps. Soudain, ils se retrouverent bloques par une lourde porte en bois : deux battants de quatre metres de haut, fermes par une impressionnante chaine en fer et un cadenas rouille. A cela s'ajoutaient des dizaines de verrous en acier ainsi qu'une lourde barre. Des plaques de metal soudees renforcaient encore la structure. -- Il faut vite trouver un autre acces, lanca Ambre en reprenant son souffle. -- Ce sera partout pareil ! contra Matt. Tu as vu cette porte ? Personne ne se serait donne autant de mal s'il existait un autre passage accessible. Ambre acquiesca, c'etait d'une logique imparable. Tobias montra un etrange dessin grave dans le bois des battants. -- Regardez, on dirait un symbole demoniaque ! -- C'est un pentacle, confirma Ambre en s'approchant. Une etoile a cinq branches dans un cercle, entoure de lettres cabalistiques. -- Vous croyez que ca date d'avant la Tempete ? fit Tobias. Que cette maison etait habitee par un type voue au diable ? Matt secoua la tete. -- Ca m'etonnerait, avoua-t-il en inspectant le cadenas. En meme temps, le type qui a concu l'architecture de cet endroit n'etait pas net. C'est sinistre a souhait ! Ambre ouvrait la bouche pour repondre quand on racla violemment le bas de la porte. Les trois adolescents sursauterent en criant. Un souffle puissant surgit par en dessous et balaya toute la poussiere. -- Il nous sent ! s'ecria Tobias. Il nous sent ! Et comme pour lui repondre, une masse considerable se jeta sur les panneaux et fit trembler la barre et les chaines. -- On se tire, lanca Matt. Ambre en tete, ils detalerent tous trois a pleine vitesse. Ils se perdirent longtemps dans le dedale des salles avant de surgir enfin a l'air libre, haletants, les joues en feu, mais vivants. Matt dut s'adosser a l'entree pour retrouver une respiration normale. La lumiere que Ambre tenait encore a la main avait faibli, la flamme avait elle aussi lutte pour survivre a cette agitation, et elle retrouvait vigueur en meme temps que le trio. -- On garde ca pour nous, souffla Ambre. Tant qu'on n'en sait pas plus, c'est notre secret. -- Tu veux enqueter la-dessus aussi ? questionna Matt. -- Un peu que je veux ! Il faut interroger Doug, l'air de rien, toi tu es nouveau, il trouvera ca normal si tu lui demandes. Matt approuva. -- Moi j'y remets plus jamais les pieds ! s'ecria Tobias. -- Ecoute, fit Ambre, tu as vu la taille de cette porte et tout ce qui l'empeche de s'ouvrir. Je crois qu'on ne risque rien. L'air hagard, il retorqua : -- Ouais... ! C'est ce que disaient les passagers du Titanic. Ils furent d'accord pour dire qu'ils n'apprendraient rien de plus cette nuit et chacun retourna a sa chambre en regardant par-dessus son epaule a travers les couloirs. Cette nuit-la, pour le peu de temps qu'il restait a dormir, ils firent des cauchemars inoubliables. Deux jours plus tard Matt cherchait Doug sur la terrasse derriere le Kraken ; on lui conseilla d'aller voir au Centaure. Matt prit le sentier qui courait au pied de la terrasse, et s'enfonca dans la luxuriante vegetation qui couvrait l'ile. Il longea l'Hydre ; par les fenetres ouvertes, il percut les eclats de rires des filles, et rejoignit un autre sentier, celui qu'ils nommaient le Circulaire parce qu'il faisait le tour de l'ile. Matt n'avait jamais quitte le Kraken, sauf pour accompagner Tobias ou Calvin, avec qui il s'entendait de mieux en mieux, mais jamais il n'etait alle aussi loin. Cependant il avait appris a reconnaitre les silhouettes des differents manoirs et pouvait les localiser de tete. Il croisa une Pan d'a peine dix ans sur le sentier, elle marchait avec une autre du meme age que Matt et ils se saluerent. Les deux filles tenaient un panier plein de ces fleurs mauves qu'il avait apercues plusieurs fois dans sa soupe du soir. Un quart d'heure plus tard, il remarqua que les arbustes et les buissons a sa droite n'etaient plus du meme vert qu'ailleurs. Ici ils tiraient sur le noir, a tel point qu'il s'arreta pour caresser une feuille et l'inspecter de pres. Elles etaient bien noires. Toutes. Matt n'en revenait pas. Il sortit du sentier pour verifier si le phenomene persistait, et constata bien vite que meme les fougeres prenaient cette surprenante teinte morbide. Un bosquet s'agita. Matt pensa aussitot a un lievre ou un renard, mais il n'eut que le temps d'apercevoir une longue patte noire, une patte... luisante, semblable a du cuir. Jamais vu un petit mammifere comme ca ! Plus loin, il ecarta les taillis pour se frayer un chemin et decouvrit un voile blanc qui courait de tronc en tronc sur une douzaine de metres. Lorsqu'il vit ce dont il s'agissait, le choc fut tel qu'il se figea. -- C'est pas possible..., murmura-t-il pour lui-meme. C'etait une toile d'araignee. Matt vit un oiseau desseche capture dans un cocon. Plus loin, un ecureuil pendait dans la gangue filandreuse. Des dizaines de proies videes, prisonnieres de cette fleur mortelle s'entassaient sur toute sa longueur. Matt fut pris d'un haut-le-coeur. Et par-dela cette zone funebre il distingua un mausolee de pierre, et plusieurs steles grises. Le cimetiere que Tobias lui avait deconseille d'approcher. -- Qu'est-ce que je fais la ? balbutia-t-il. Lorsqu'il voulut se retourner, il ne reconnut plus le paysage. Par ou etait-il arrive ? Tout etait sombre et identique, un chaos de plantes indiscernables les unes des autres. Matt se precipita droit devant, repoussa les lianes et les branches basses, tandis que des troncs craquaient dans son dos. Et soudain la lumiere blanche du sentier se profila. Matt le rejoignit a toutes jambes en fixant la zone noire a sa droite. Il atteignit le manoir du Centaure en s'interrogeant encore sur ce qui avait pu contaminer la vegetation a ce point autour du cimetiere, et surtout en craignant de deviner ce que pouvait etre la bete dont il avait vu la patte velue. Il detestait l'idee meme d'une araignee, mais large comme une roue de voiture : Non, c'est impossible... j'ai du rever ! Oui, c'est ca, j'ai mal vu. C'est impossible, se repeta-t-il. Doug se trouvait dans la voliere derriere le manoir. C'etait une construction assez volumineuse, toute en poutrelles metalliques et en verre, pleine de plantes aux fleurs multicolores. Une centaine d'oiseaux y vivaient, sur des perchoirs en bois ou dans de veritables nids entre les branches des arbres. Il en emanait une cacophonie ponctuee de bruissements d'ailes qui obligeait a parler fort. -- Ta condition physique ne cesse de m'impressionner, avoua Doug en le voyant. N'importe qui aurait mis un bon mois avant de pouvoir faire une longue promenade comme celle-ci, et toi en moins de dix jours tu vagabondes sans peine ! -- Je tiens ca de... mon pere, repondit-il avec un pincement au coeur. -- Tu connais Colin ? Doug recula pour presenter un grand garcon aux longs cheveux chatains, les joues ponctuees de quelques boutons d'acne. Matt le salua. -- C'est le doyen ! Dix-sept ans. Il s'occupe des oiseaux. Le visage de Colin s'illumina. -- Oui, c'est ma passion. Je les adore. -- Bonjour. Moi c'est Matt. -- Salut, Matt. -- Tu voulais quelque chose ? demanda Doug. Matt enfonca ses mains dans ses poches de jean et demanda a Doug, d'un air innocent : -- Dis, ce fameux manoir hante, tu crois vraiment qu'il est dangereux ? Parce que je me disais qu'on pourrait peut-etre le nettoyer et en faire des chambres supplementaires, surtout si d'autres Pans viennent vivre sur l'ile un jour. Doug retorqua aussi sec : -- Ne t'en approche pas. Ce n'est pas une histoire de grand-mere, je te jure que cet endroit est diabolique ! Plusieurs Pans ont vu la tete d'un monstre apparaitre la nuit, derriere les fenetres des tours. Et puis on a bien assez de place comme ca. Il doit y avoir de quoi faire encore une vingtaine de chambres, donc pas d'urgence. -- Toi qui etais la avant la Tempete, tu pourrais me dire qui y vivait ? Doug parut trouble. -- Il est impoli d'evoquer la vie d'avant la Tempete, sauf si la personne decide de t'en parler elle-meme. -- Oui, mais je me disais que toi tu es au courant de ce qu'il y avait la-dedans, apres tout c'est ton pere qui choisissait ses voisins, n'est-ce pas ? Doug haussa les epaules. -- Un vieux monsieur l'a fait construire au tout debut. Il est mort quand j'avais huit ou neuf ans, et depuis il est reste abandonne. -- Il n'etait pas hante avant la Tempete ? -- Je ne sais pas. Non, je suppose que non. Mais c'etait un lieu qu'on n'approchait pas avec Regie. On le trouvait effrayant. -- Et ce vieux monsieur, il faisait quoi ? Doug planta ses prunelles dans celles de Matt. Il me trouve trop curieux, devina ce dernier. -- C'etait un vieux monsieur, c'est tout. Comme je te l'ai dit j'etais assez jeune quand il est mort alors je ne m'en souviens plus. Matt sentait qu'on ne lui disait pas tout. Doug cachait quelque chose. Comme s'il avait peur ! C'est ca, il y a quelque chose qui lui fait reellement peur la-dedans ! Que pouvait-il savoir de si effrayant qu'il ne pouvait meme pas repeter aux autres Pans de l'ile ? Matt le remercia et allait s'eloigner lorsque le grand Colin l'interpella : -- Hey, si tu aimes les oiseaux, tu peux venir quand tu veux. En plus, un coup de main ne sera pas de refus. Il souriait et cette expression lui donnait un air bete, le regard vide et les dents un peu jaunes. Matt considera ce grand benet aux joues deformees par les boutons avant d'acquiescer. Colin n'etait apparemment pas le plus fute des Pans. Il rentra au Kraken dans l'intention de partager son sentiment avec ses deux amis lorsqu'il apercut Ambre dans la grande salle, en pleine discussion avec Ben le Long Marcheur. Elle etait enthousiaste, riait a ses remarques et lui posait plein de questions. Matt devina plus que de la curiosite dans l'attitude de la jeune fille. Elle etait seduite par le charisme et le physique d'aventurier de Ben. Matt devait admettre que c'etait un sacre bonhomme. Presque un metre quatre-vingts, le menton carre, le nez fin et des yeux verts qui contrastaient avec sa chevelure noire. Il avait un physique d'acteur. Un acteur abime par la route ! Oui mais ca lui donne de la... virilite. Je suis sur que les filles adorent ses blessures, elles trouvent ca > ! Il pesta dans son coin et prefera faire le tour par l'arriere pour ne pas passer devant eux. La tendresse que Ambre mettait dans ses sourires pour Ben lui dechirait le coeur. 23. L'Alteration Le lendemain, il fut annonce qu'une cueillette de fruits devait etre organisee dans la foret, a l'exterieur de l'ile. Matt se souvint des explications de Tobias, c'etaient les expeditions les plus dangereuses, la ou il se produisait le plus d'accidents, voire de tragedies. Doug annonca pendant la reunion dans la grande salle que, comme d'habitude, ils effectueraient un tirage au sort pour designer les cueilleurs. Dans une grande marmite on avait reuni tous les rectangles de bois graves au nom de chaque Pan de plus de douze ans - il fallait avoir depasse cet age pour y participer, a cause des risques et des efforts physiques necessaires - mais celui de Matt ne fut pas ajoute a la liste, Doug estimant qu'il n'etait pas encore pret physiquement. Conscient des risques, Matt ne protesta pas, bien qu'il se sente en forme. Il preferait attendre la prochaine cueillette. Dix noms des douze participants necessaires etaient deja tombes lorsque Doug lut un autre rectangle de bois tire au hasard par son frere Regie : -- La onzieme sera Ambre Caldero. Matt sursauta. Pas Ambre. Maintenant qu'on lui avait depeint ces sorties dangereuses il ne voulait pas que ses amis prennent autant de risques. Mais c'est la regle ici. Je ne peux rien y changer. Mais je peux m'assurer qu'elle est en securite ! Aussitot la reunion achevee, Matt alla voir Doug pour l'informer qu'il accompagnerait Ambre dans sa mission. -- C'est bien que pour ma premiere sortie je ne sois pas seul, expliqua-t-il, nous serons deux et je t'assure que je ne ferai pas d'efforts superflus. Doug protesta mais, face a la determination de Matt, il comprit qu'il ne servait a rien d'insister. -- Fais comme tu veux, abdiqua-t-il, je ne peux pas t'ordonner de rester. Mais c'est une idee stupide, je te l'aurai dit. Et tu ferais mieux de rester avec quelqu'un comme Sergio, il est costaud, s'il y a un probleme il pourra te proteger. Matt se garda bien de preciser qu'il y allait justement pour proteger Ambre. Et il fila aupres de la jeune fille. Il apprenait a la connaitre et sut d'emblee qu'il ne fallait surtout pas lui presenter sa presence telle qu'il la voyait : Ambre en vulnerable et lui en protecteur risquait de la mettre en colere. Elle detestait qu'on la dise faible ou fragile. -- J'ai parle a Doug, je viens avec toi, lui dit-il. Ca va me familiariser un peu avec l'exterieur et, pour ma premiere sortie, c'est bien que je sois avec quelqu'un de confiance. Le lendemain matin, ils etaient treize sur le pont, a regarder leurs camarades actionner les rondins puis la plaque de tole pour leur permettre de quitter l'ile. C'etait le petit matin, des volutes de brume flottaient au-dessus du bras du fleuve, comme autant de danseurs etheres. Matt avait revetu son pull, il faisait frais, et remis son manteau mi-long noir, l'epee chargee sur le dos. Plume l'observait avec un regard triste. Il avait decide de ne pas l'emmener, il ne souhaitait pas lui faire courir le moindre risque. Autour de lui, chaque cueilleur portait un large panier en osier. Une fois de l'autre cote, Matt decouvrit un sentier a peine visible tant la vegetation le recouvrait. Ils marcherent vingt minutes durant a travers une foret extremement dense avant de se scinder en deux groupes, l'un au nord, l'autre au sud. Lorsque apparurent les premiers arbres fruitiers, chacun partit dans sa direction, Matt suivit Ambre et, tres vite, constata qu'il avait perdu de vue les autres. -- Pourquoi ne faites-vous pas des groupes ? demanda-t-il a Ambre. -- C'est ce qu'on faisait au debut, mais on s'est apercus que ca attire les predateurs. Et quand on s'enfuyait, dans la panique certains se perdaient et devenaient des proies faciles. Maintenant on se separe pour aller plus vite et limiter les risques. La foret etait plus aeree ici, le soleil maussade du matin parvenait a poser un voile tiede sur les branches, et meme sur l'herbe. Matt aida Ambre a remplir son panier de prunes et de baies violettes qu'il ne connaissait pas. Ils le rapporterent sur le sentier ou d'autres paniers, certains pleins, d'autres vides, attendaient. Lucy, la fille aux immenses yeux bleus, arriva de l'ile avec un panier vide, le remplaca par un plein, et s'en retourna. Ambre troqua le sien, plein a ras bord, contre un vide. Ainsi fonctionnait la mecanique de la cueillette. En moins d'une matinee, ils parvenaient a recolter de quoi nourrir les Pans de l'ile pendant plus d'une semaine. -- Tu t'entends bien avec les autres filles de ton manoir ? questionna Matt en marchant. -- Ca va. On trouve un peu tous les comportements, c'est normal. Gwen, la fille qui a une alteration avec l'electricite, est vraiment une chouette copine. Je n'arrive pourtant pas a lui avouer que tous les poils de son corps se herissent la nuit, elle se croit... guerie, comme si c'etait une maladie. Lucy, qui etait dans le sentier tout a l'heure, est sympa. Et puis, on a les pestes, Deborah et Lindsey. La vie en communaute quoi ! -- Tu... tu n'as jamais peur ? -- Peur ? Peur de quoi ? Matt designa le paysage sauvage qui les entourait : -- De tout ca, de l'avenir dans ce nouveau monde. Ambre prit le temps de reflechir avant de repondre : -- Franchement ? Je crois que je le prefere a l'ancien. -- Ah bon ? Le regard de la jeune fille lissa le sol, elle avancait en contemplant ses pieds. -- Mon beau-pere etait un gros con, dit-elle soudain. (Et son ton de colere froide ainsi que sa grossierete figerent Matt.) Ma mere n'a rien trouve de mieux que de tomber amoureuse du champion de bowling de notre ville, tout un programme ! Sauf qu'il ne descendait pas que des quilles, comme disait ma tante. Il buvait et devenait agressif. -- Il te battait ? osa demander Matt avec le plus de douceur possible. -- Ca non ! Mais il cognait sur ma mere. (Ambre se tourna pour observer son compagnon) Ne fais pas cette tete, si elle avait voulu, elle aurait pu le quitter, mais elle l'aimait tellement qu'elle lui pardonnait tout, meme l'impardonnable. Ils partagerent un long silence, seulement habite par le pepiement des oiseaux. -- Tu comprends pourquoi je n'ai pas de regrets sur ce... Matt, du coin de l'oeil, la vit qui sechait rapidement une larme. Et sans reflechir il posa la main sur l'epaule de son amie. -- Ca va, ca va, repeta-t-elle. Tu sais, je crois que dans ce monde qui s'offre a nous, tout est a faire, il y a de la place pour tout le monde, tous les caracteres, toutes les ambitions, il suffit de trouver le role que l'on veut jouer. -- Tu as trouve le tien ? -- Oui. J'attends d'avoir seize ans, c'est l'age minimum pour devenir Long Marcheur. -- Tu veux sillonner le pays comme eux ? -- Oui. Apporter les nouvelles, guetter les changements de la nature, espionner les deplacements de nos ennemis, et raconter de site en site toutes nos decouvertes. -- C'est dangereux. -- Je sais, c'est pour ca que les Pans ont decrete qu'il fallait au moins seize ans, pour avoir une chance de survivre. Chaque mois, des Longs Marcheurs disparaissent, on ne les revoit plus, et chaque mois de nouveaux ados se portent volontaires. Je trouve ca genial. Matt ne sut que repondre. Il etait inquiet. Allait-il perdre son amie ? Il se rendit compte que l'imaginer quittant l'ile Carmichael un jour lui crevait le coeur. Etait-ce Ben qui lui avait farci le crane avec ces idees ? Ou etait-ce par... amour pour lui qu'elle voulait marcher dans ses pas ? Matt aurait voulu lui en parler, aborder le sujet, mais, n'osant pas, il demeura silencieux le reste de leur marche. Au bout de deux heures, Ambre et Matt avaient du s'enfoncer assez loin dans un verger naturel pour debusquer des pommes mures, et la jeune fille sifflotait en remplissant son panier. Matt, quant a lui, etait grimpe dans un arbre pour ne pas laisser les fruits les plus hauts se perdre. Il les lancait un par un dans le cercle d'osier sous ses pieds, a cote de son epee qu'il avait laissee au sol pour pouvoir escalader. Il se sentait plein de melancolie, ses parents lui manquaient. Et puis il ressassait ce que Ambre lui avait dit, son desir de partir, Matt songeait a Ben avec jalousie. Pourquoi ne parvenait-il pas a aborder le sujet avec elle ? Il etait si simple de lui dire : > Pourtant rien ne sortait de ses levres. Il brulait d'envie de la questionner, savoir ce qu'elle lui trouvait, si elle l'aimait bien... Bien sur qu'elle l'aime bien ! J'ai bien vu comment elle le regardait ! Elle buvait ses paroles ! Matt secoua la tete. Il etait ridicule. Je me fais honte. Tout ca pour... une fille. Apres tout, cela ne le regardait pas. Une nuee d'oiseaux s'elancerent des arbres alentour, s'envolant brusquement pour d'autres horizons. Si j'etais l'un d'eux, tout serait plus facile ! Voler... decoller des que je ne suis pas satisfait pour me chercher un endroit plus confortable. La vraie liberte ! La fuite, realisa-t-il. Ce dont il revait c'etait de pouvoir fuir sans cesse. Ce n'etait pas une solution. Une grosse branche craqua quelque part au sol. Tout pres. Matt fouilla la foret du regard... Et se figea. Le sang glace. Une forme trapue, de la hauteur d'un homme mais degageant la puissance d'un taureau, s'approchait d'Ambre, par-derriere. Le visage plisse, les joues tombantes, les yeux reduits a deux minuscules fentes sous les couches de peau pendante... c'etait un Glouton ! Il portait un gros sac de toile sur l'epaule et un gourdin taille dans une buche dans l'autre main. Matt le vit baver en levant le bras, pret a frapper Ambre. Il semblait si costaud qu'un seul coup allait lui fendre la tete, lui ouvrir le cerveau. Matt sauta sur la branche du dessous, puis sur la suivante et en moins de deux secondes il etait a terre, tenant une pomme entre les doigts. Il hurla : -- Degage ! Pourriture ! Le Glouton pivota et les plis de son visage s'etirerent sous l'effet de la surprise. Matt lanca sa pomme de toutes ses forces, si fort en fait qu'elle ne put rebondir sur lui mais eclata completement en heurtant le nez monstrueux. Ambre s'etait jetee dans les fougeres. Le Glouton, aussi etonne que sonne, ne vit pas Matt qui venait de ramasser son epee et la sortait du baudrier en se ruant sur lui. La lame fendit l'air. La pointe s'enfonca dans le ventre du Glouton qui se mit aussitot a beugler en lachant ses affaires. Il saisit Matt a la gorge et serra, beuglant toujours. Non ! Pas ca ! Pas encore ! paniqua Matt. Et il repoussa l'avant-bras couvert de verrues d'un puissant coup de coude. Dans la foulee, il degagea la lame des chairs ouvertes. Du sang se mit a ruisseler sur les loques du Glouton qui continuait de hurler autant de douleur que de rage. Matt opera un moulinet avec son epee qui dans le feu de l'action lui semblait beaucoup plus legere. Elle trancha net le poignet du Glouton. Les hurlements redoublerent. Le sang jaillit en un epouvantable geyser. Horrifie, Matt recula, trebucha, et s'effondra dans les hautes herbes. Alors surgit un autre Glouton, grondant et poussant un cri de guerre. Il brandit une lourde massue au-dessus de Matt et le garcon panique n'eut que le temps de voir la creature colossale tirer sur ses bras pour abattre la pointe en silex sur lui. Il ne parvint meme pas a fermer les yeux, il sut seulement avant que la pierre ne s'encastre dans son crane, que le choc allait etre terrible. Mortel. Il entendit alors Ambre s'epoumoner : -- Noooooooooooon ! Une branche fouetta l'air, frappa le Glouton au visage et le renversa avant qu'il puisse toucher Matt. Un bruit d'os casse et le son mat d'un corps qui s'effondre. Matt cligna des paupieres. Il etait en vie. Sain et sauf. Il se redressa, chercha autour de lui la presence du secours providentiel. A ses pieds, le premier Glouton gemissait en se vidant de son sang, les entrailles glissant peu a peu en dehors de son ventre blesse. Matt reprima un haut-le-coeur et s'ecarta. -- C'etait quoi ? Qu'est-ce..., commenca-t-il avant de voir le visage stupefait d'Ambre. Hey, ca va ? -- Je... c'est... moi... Elle semblait en etat de choc, la bouche ouverte, le regard papillonnant. -- Calme-toi, il faut filer. Ces deux machins n'etaient peut-etre pas tout seuls, allez viens. Il ramassa son epee et le baudrier, saisit Ambre par la main et la tira pour s'eloigner le plus vite possible. Une fois sur le sentier, Ambre parvint a dire : -- C'est moi qui ai lance la branche. -- Et je te dois une sacree chandelle ! -- Sans la toucher, ajouta-t-elle. Cette fois, Matt s'arreta. -- Quoi ? Tu es en train de me dire que... Elle hocha la tete, vivement. -- Oui, j'ai crie, j'ai voulu faire quelque chose, et j'ai pense de toutes mes forces a lui balancer l'enorme branche qui etait par terre. Et ca s'est produit exactement comme ca, sans meme que je me leve. Avec le recul, Matt revit la scene. En effet, ce qui avait frappe le Glouton etait massif, trop lourd pour etre souleve et projete aussi violemment a la seule force de ses bras. -- Alors ca ! souffla-t-il. Ecoute, pour l'instant n'en dis rien a personne, c'est notre secret, d'accord ? Mais il faut tout de meme sonner l'alarme, que tout le monde regagne l'ile en vitesse. Ils coururent en ameutant tout le monde. Les cueilleurs se rassemblerent et regagnerent le pont qu'on s'empressa de fermer, doublant la garde des leur arrivee. La nouvelle ne tarda pas a faire le tour de l'ile et on vint les voir, s'assurer qu'ils allaient bien. Et lorsque Matt annonca qu'ils avaient tue deux Gloutons, les regards s'illuminerent. Matt raconta l'affrontement, ajoutant que Ambre avait eu le sang-froid de ramasser une branche pointue et de l'enfoncer dans l'oeil du second Glouton, jusqu'au cerveau. Les acclamations fuserent, on les felicita longuement, avant qu'ils puissent a nouveau etre seuls. C'est seulement a ce moment que Matt se sentit vraiment mal. Il se rejoua la scene en memoire, les cris du Glouton auquel il avait sectionne la main, et tout ce sang, cette souffrance se mirent a tournoyer dans son esprit. Heureusement, il n'avait pas croise le regard du monstre, heureusement, se repetait-il. Lorsqu'il voulut avaler quelques pates, dans l'apres-midi, le sang et les cris n'avaient pas cesse de le hanter et il se leva pour aller vomir aux toilettes. Plus tard, Tobias le trouva assis sur le muret de la terrasse, derriere le manoir, a contempler le soleil de fin de journee, le visage ferme. Plume etait couchee a ses cotes, la tete sur les cuisses de son jeune maitre. Matt la caressait doucement. -- Comment tu te sens ? Matt fit la moue et reflechit avant de dire : -- Vide. -- Ca a ete dur, pas vrai ? Matt hocha lentement la tete. -- La... violence, c'est pas comme dans les films, Toby. Je deteste ca. (Il leva ses paumes devant lui et les contempla.) J'ai l'impression de sentir encore les vibrations de ma lame qui s'enfonce dans ses organes. Tobias, ne sachant que repondre, s'assit pres de lui, et ensemble ils guetterent le soleil qui declinait, colorant leurs visages de voiles oranges. Une haute fenetre de l'Hydre s'ouvrit, et les deux garcons reconnurent la chevelure flamboyante d'Ambre qui se penchait pour les observer. Elle leur fit de grands signes pour qu'ils la rejoignent, et ils se leverent sans se faire prier. Plume les suivit jusqu'a l'entree de l'Hydre, puis les quitta pour repartir vers la foret. La chambre de la jeune fille etait spacieuse, tout en bois, decoree de rideaux blancs et de tentures vertes qui creaient des separations entre le lit, les canapes et un vaste coin-bureau. Ambre avait suspendu des lanternes a bougies un peu partout pour diffuser une ambiance chaleureuse. Elle s'etait changee, a present emmitouflee dans une robe de chambre en satin. Ses cheveux emmeles donnerent a penser a Matt qu'elle avait passe une partie de l'apres-midi allongee. Elle aussi ne devait pas se sentir bien. Elle les entraina vers les gros canapes confortables. -- Je voulais vous parler, declara-t-elle en s'asseyant et en ramassant ses jambes sous elle. J'ai beaucoup reflechi a ce qui s'est produit ce matin. Je crois que l'alteration - c'est le nom que je vais definitivement donner a ce phenomene - touche tout le monde. -- Qu'est-ce qui te fait dire ca ? demanda Tobias. -- Beaucoup de Pans, a tour de role, se sont plaints de ne pas etre bien, et ca continue. Elle fixa Matt. -- Ce matin, cette pomme que tu as lancee, je n'ai eu que le temps de me retourner pour la voir exploser a la face du Glouton. Matt haussa les epaules, comme si c'etait normal. -- Matt, insista-t-elle, la pomme a explose ! C'est impossible. Tu as presque sonne le monstre tellement tu l'as lancee fort. Personne ne peut faire exploser une pomme en la jetant au visage de quelqu'un ! -- Tu es en train de dire quoi ? Que je suis moi aussi en pleine transformation ? -- Non, je te l'ai deja dit : il ne s'agit pas d'une transformation, juste d'une modification de tes capacites. La Terre a altere les fonctionnements des organismes de cette planete, et les Pans n'y echappent pas, sauf que chez nous, cette alteration prend la forme d'aptitude particuliere a chacun. Tobias designa son ami : -- Il a developpe sa force, c'est ca ? Ambre acquiesca. -- Et je vais aller plus loin : je me demande si la faculte que nous developpons ne serait pas liee a un besoin. Tu avais besoin de force pour recuperer de ton coma, c'est une force surhumaine que tu es en train d'obtenir. Moi j'etais... perturbee par autant de changements et depuis cinq mois je n'ai pas arrete d'avoir la tete ailleurs, je devenais encore plus maladroite qu'avant, et pour prevenir cette maladresse, je developpe une disposition a la telekinesie. J'ai demande tout a l'heure si Sergio avait eu des corvees recurrentes et vous savez ce qu'on m'a repondu ? -- Il devait allumer les bougies ? proposa Matt sans conviction. -- Bingo ! Comme il est grand, on lui a demande de faire du feu, et d'entretenir les lanternes. Depuis cinq mois il n'arrete pas d'allumer et d'eteindre des meches, du coup il parvient a faire emerger des flammes en une seconde, et je parie que d'ici quelques semaines il n'aura plus besoin de frotter deux silex ! -- Tu crois qu'on peut acquerir plusieurs competences particulieres ? s'enthousiasma Tobias. -- J'en serais etonnee. Tout ce changement doit chambouler une large partie de notre etre, de notre cerveau, je doute qu'on puisse s'enrichir ainsi a l'infini, question de place la-dedans (elle tapota sa tempe) et d'encaissement, mais on verra bien. -- Et moi alors ? Je vais developper quelle faculte ? s'inquieta Tobias. Ambre et Matt le devisagerent. -- Je ne sais pas, avoua-t-elle. Et je ne pense pas qu'on puisse controler cette alteration. On le saura lorsqu'elle se manifestera. Elle semble prendre du temps chez certains. -- Si j'ai vraiment cette force, il faut que j'apprenne a la maitriser. -- Avec ce que j'ai vu ce matin, je peux te garantir que tu l'as vraiment ! Et ca expliquerait que tu aies ete si rapide a te remettre de cinq mois de lit. Il faut qu'on fasse des exercices, je vais y reflechir, afin de solliciter notre alteration et d'apprendre a s'en servir. -- Il y en a pour des mois ! se desespera Tobias. -- Peut-etre, mais si on doit vivre avec, toute notre vie, ca en vaut la peine ! Une trompette se mit a rugir au loin. Deux notes repetees, une grave suivie d'une aigue. -- L'alerte, gemit Tobias. -- Ca correspond a quoi ? s'affola Matt. Ambre repondit la premiere, en se levant : -- Que le guetteur du pont a apercu quelque chose a la lisiere de la foret. Une note grave et une note aigue. Quelque chose d'inamical. -- Il faut y aller, lanca Matt en se redressant a son tour. -- Attendez. N'oubliez pas que pour l'instant tout ce que nous deduisons sur l'alteration doit rester entre nous, d'accord ? Ils approuverent et filerent a toute vitesse vers le pont. 24. Trois capuchons et douze armures Les guetteurs du pont avaient remarque un groupe d'une demi-douzaine de Gloutons rodant aux abords du sentier, cherchant manifestement un passage pour aborder l'ile. Ils etaient restes jusqu'a la tombee de la nuit avant de partir en gloussant. Les Gloutons devenaient de plus en plus temeraires, on avait rapporte que leur tribu la plus proche se trouvait a plus de vingt kilometres. Ils avaient donc parcouru un long chemin pour venir, et cela ne plut guere aux Pans de l'ile. Les Gloutons ainsi que l'exploit du jour animerent l'essentiel des conversations. Matt mit deux jours avant d'oser reprendre son epee pour la nettoyer. Des croutes brunes maculaient la lame. L'arme enfin propre, il descendit au sous-sol, dans l'atelier ou il avait entendu parler d'une pierre a aiguiser dont se servait les Longs Marcheurs. Il frotta sa lame en l'humidifiant. Mais a chaque raclement de la pierre sur le metal, il revoyait le sang jaillir du ventre du Glouton ou sa main tranchee rouler au sol dans une pluie ecarlate. Son coeur se revulsa dans sa poitrine. Chassant ces images sordides de son esprit, il continua jusqu'a ce que le fil de sa lame ait l'affut d'un rasoir. Ambre avait-elle raison ? Developpait-il une force hors du commun ? Cela expliquerait qu'il ait pu manier son epee aussi vite, sans efforts... Le sang et la culpabilite revinrent l'aveugler et lui tordre les tripes. Dans la journee, il entendit Ben annoncer qu'il repartait des le lendemain, il se sentait repose et souhaitait rallier un site plus au nord. Matt se demanda si Ambre serait differente dans les jours a venir, nostalgique. Tandis qu'il deambulait dans les couloirs du manoir pour apporter des buches aux differentes cheminees des etages, il percut les regards admiratifs des adolescents qu'il croisait. Personne sur l'ile n'avait encore ose affronter un Glouton, encore moins l'embrocher et lui couper la main. Matt apprenait a connaitre les Pans les plus jeunes qui restaient souvent ensemble, filles et garcons de neuf ou dix ans. Paco, le benjamin, Laurie, la petite blondinette aux couettes, Fergie, Anton, Jude, Johnny, Rory et Jodie qui formaient le gros de leur troupe. Ceux-la le suivirent dans sa tache, lui proposant une aide qu'il refusa poliment. Matt passait pour un heros. C'etait un sentiment paradoxal, un melange de satisfaction, de fierte meme, teinte d'amertume, de degout. Quand il repensait a ses gestes, il sentait une vague de nausee bouillonner en lui, prete a le noyer. Etre ce type de heros ne lui plaisait pas. Pas comme ca. Pas avec ces souvenirs-la d'une gloire qu'il jugeait tragique. Car ce Glouton avait ete un homme autrefois. Et Matt ne parvenait pas a oublier qu'il avait tue un homme. Meme si cette depouille etait monstrueuse, agressive et relativement idiote, il n'en demeurait pas moins qu'il etait un etre vivant. Une fois sa tache accomplie, Matt s'eloigna du manoir pour s'isoler dans la foret. La il debusqua un rocher qu'il estima tres lourd, et se concentra. Il respirait lentement, les paupieres closes. Puis il s'agenouilla et tenta de le soulever. La roche pesait au moins quatre-vingts kilos. Il serra les dents pour forcer, lorsqu'il constata qu'elle ne bougeait pas d'un cheveu. Matt devint ecarlate. Il relacha la pression et se frotta les doigts contre son jean en soupirant. Impossible ! Elle n'a pas decolle d'un millimetre ! Et si Ambre avait tort ? S'il n'avait aucune alteration en definitive ? La pomme... Ambre a raison, jamais une pomme n'aurait du exploser comme elle l'a fait en s'ecrasant sur le Glouton. Il s'est passe un truc, c'est sur. Et l'explication d'une alteration de sa force semblait la plus logique. Alors pourquoi est-ce que je n'arrive pas a bouger ce fichu caillou ? Matt formula la reponse aussitot : parce qu'il ne maitrisait pas encore cette faculte. Tel un nouveau-ne, il devait apprendre a coordonner chaque partie de son corps avec certaines zones de son cerveau. Oui, c'est ca ! Je n'en suis qu'a decouvrir cette force, il faut apprendre a s'en servir, la localiser et la gerer ! Il passa alors une bonne heure a s'entrainer, se concentrant pour sentir la pierre sous sa peau, ecouter les battements de son coeur, jusqu'a la chaleur de son sang. Mobilisant toute sa volonte il essaya de la soulever plusieurs fois, sans jamais obtenir plus de reussite. Le soir, il mangea avec Tobias dans la grande salle, lui confia son petit entrainement, et alla se coucher relativement tot. Emmitoufle dans ses couvertures, il vit qu'il avait oublie de tirer ses rideaux. La lumiere de la lune entrait par les fenetres apres avoir silhouette les hautes frondaisons de l'ile. De son lit, Matt pouvait distinguer l'Hydre et ses quelques lampes encore allumees. Il repera la chambre d'Ambre et s'apercut que dansaient encore les lueurs de ses lanternes a bougies. Il n'eut aucune peine a l'imaginer concentree a son bureau, fixant un crayon qu'elle tentait de faire bouger. Tetue comme elle l'etait, ca pouvait durer toute la nuit. Il s'endormit en surveillant la facade du manoir. Et se reveilla dans une clairiere. Il faisait toujours nuit, la lune s'etait deplacee sur son orbite, il s'etait ecoule au moins deux heures. Matt se frotta les paupieres, tout ensuque. Que faisait-il la ? Je reve ! Ce n'est rien, juste un reve, c'est tout... Pourtant, il se sentait beaucoup plus maitre de lui-meme que dans un songe. Il etait actif. Le propre des reves est de ressentir une certaine passivite, non ? Et Matt etait interpelle par le simple fait qu'il puisse dire qu'il revait. Il percevait l'air frais de la nuit, la terre seche sous ses pieds nus et la caresse des hautes herbes contre ses chevilles - il etait toujours vetu de son pyjama en coton. Il se pinca et ressentit la douleur qui termina de le reveiller. Cette fois aucun doute, je ne reve pas ! Alors comment etait-il arrive ici ? Etait-il somnambule ? Il fit un tour sur lui-meme pour scruter les alentours. Au milieu d'une foret la petite clairiere semblait noyee par les herbes et des fleurs qui, sous la paleur de la lune, paraissaient grises ou noires. Qu'est-ce que je fais la ? Le ciel etincela brievement, sans un bruit. Un eclair dans le lointain. Puis trois autres, tres rapproches. Un vent froid souffla soudainement, mordit les joues de Matt d'un coup, lui glacant les oreilles. Et cette fois, ce fut la foret qui s'eclaira plusieurs fois, comme sous le coup d'un flash surpuissant. Un tapis de brume apparut, glissant hors du bois, telle la mousse d'un bain qui deborde. Je n'aime pas ca. Il se passe quelque chose. Dans la serie d'illuminations suivantes, Matt remarqua une ombre informe qui circulait entre les arbres, longue et mouvante : une bache noire lachee dans le vent. Au cours d'une nouvelle salve lumineuse, Matt la vit gifler les troncs et changer brusquement de direction pour venir vers lui. Elle flottait a environ deux metres de hauteur, serpentant entre les feuilles. Puis elle apparut dans la clairiere et confirma son impression : elle ressemblait a un lourd drap noir ondulant, avec, par intermittence, les formes de membres humains se dessinant au travers. Il vit tout d'abord un bras et une main avant qu'ils ne disparaissent et soient remplaces par une jambe chaussant une botte. Pourtant Matt pouvait le verifier : il n'y avait rien derriere le grand drap. Un veritable tour de magie. La chose se rapprocha en claquant dans le vent froid. Matt fut pris d'une angoisse sourde, son coeur s'emballa et il dut ouvrir la bouche pour respirer. L'etrange creature n'etait plus qu'a quelques metres lorsqu'un visage emergea. Matt ne pouvait en preciser les traits mais remarqua un front anormalement haut, des arcades sourcilieres tres prononcees, l'absence de nez et de levres et une machoire tres carree. On dirait une longue tete de mort ! fut sa premiere reaction. Elle ouvrit la bouche et une voix susurrante s'en echappa : -- Viens, Matt. Approche-toi. Matt etait en alerte, tous les sens aux aguets. La brume commencait a s'enrouler autour de ses chevilles, et le vent tournait toujours autour de lui, ebouriffant ses cheveux. Le visage s'avanca encore un peu plus dans la toile. Cette fois il ressemblait vraiment a une tete de mort difforme. -- Tends la main, lui dit-il. Et joins-toi a moi. Cette presence etouffante, ce sifflement dans la voix, cette aura angoissante, tout s'assembla d'un coup et Matt sut qui il avait en face de lui. -- Le Rauperoden, dit-il tout bas. La chose parut contente, elle ouvrit grand la bouche : -- Oui, c'est moi. Viens, Matt. Viens, j'ai besoin de toi. Voyant que la brume continuait de monter autour de ses jambes et constatant que le Rauperoden se rapprochait lentement de lui, Matt sut qu'il etait en danger. Il recula de quelques pas. -- Non, attends, fit le Rauperoden. Tu dois venir en moi. Voyage a l'interieur, viens ! Matt se mit a courir. Il voulait s'enfuir le plus vite et le plus loin possible de cette horreur. La voix changea dans son dos, elle prit des intonations gutturales, caverneuses : -- Arrete ! Je te l'ordonne ! Mais Matt filait a toute vitesse, il sauta dans la foret, les joues et les epaules balayees par les feuillages. -- Je te veux ! hurla le Rauperoden. Tu ne pourras pas me fuir eternellement, je te sens, tu m'entends ? Matt avait le souffle court, il s'enfuyait sous la lune qui crevait de ses rayons argentes la surface des arbres pour ouvrir des cones pales tout autour de lui. -- Je te sens et je remonte ta piste. Bientot... Bientot je te retrouverai, Matt. Matt soufflait comme une forge lorsqu'il rouvrit les yeux dans son lit. Il etait en sueur. Etrangement, la lune etait exactement a la meme place du ciel que dans son cauchemar. Il se leva, la gorge seche. Ne trouvant pas d'eau, il s'enveloppa dans une robe de chambre et sortit dans les couloirs. Il faisait sombre, avec des zones sans fenetres absolument tenebreuses. Matt prit sa petite lanterne, alluma la bougie a l'aide d'allumettes et s'aventura dans le dedale de salles et corridors froids. Son corps etait encore engourdi par le sommeil, mais son cerveau tournait a plein regime pour tenter de ne pas paniquer. Quelque chose le glacait dans ce mauvais reve. Son realisme, songea Matt. J'avais vraiment l'impression d'y etre. Et pour un peu, il n'aurait pas ete surpris de decouvrir de la boue sur ses pieds ! Matt descendait un escalier en vis pour rejoindre les cuisines lorsqu'il devina les echos d'une conversation. A cette heure ? Matt ralentit. Il devait etre au moins une heure du matin sinon plus ! Pris d'une intuition, il souffla la flamme de sa bougie pour entrer dans l'ombre et rejoignit le rez-de-chaussee. Il debaucha dans une longue piece meublee de confortables canapes en cuir fonce, et des etageres vitrees abritaient une importante collection de whiskies ainsi qu'une cave a cigares non moins fournie. Au fond, trois silhouettes encapuchonnees et enveloppees dans des manteaux discutaient a voix basse. -- Ca devient trop risque ! On ne peut pas continuer, il faut trouver une solution. La porte ne tiendra plus longtemps. -- Elle tiendra. -- Moi je dis qu'il faut agir maintenant, l'ouvrir nous-memes avant que quelqu'un decouvre le pot aux roses. -- Pas encore, c'est trop tot. Je veux que tout soit favorable a notre plan. Je ne prendrai pas le risque d'echouer. Soit l'ile entiere est conquise, soit c'est la catastrophe. Matt n'en etait pas certain mais il lui semblait que cette derniere voix etait celle de Doug. En revanche il ne parvenait pas a identifier l'autre. -- Alors qu'est-ce qu'on fait ? demanda la troisieme silhouette qui n'avait pas encore pris la parole. Matt la soupconna aussitot d'etre une fille. -- Je ne vois pas d'autre solution : il faut monter la garde en permanence, par roulement, fit la voix qui ressemblait a Doug. On surveille discretement les abords du Minotaure. Au moins si un Pan a l'audace d'y entrer on le saura et on pourra agir pour le faire sortir de la avant qu'il soit trop tard. La phrase suivante fit trembler Matt : -- Et soyez particulierement attentifs a Matt. Je m'en mefie, c'est un fouineur ! La fille tenta de moderer les ardeurs de ses deux compagnons : -- Avec ce que le Long Marcheur a dit a propos des traitres, on ferait mieux d'etre discrets ! -- Ne t'occupe pas de ca, trancha Doug. Faisons ce que nous avons a faire, personne ne nous soupconnera de quoi que ce soit si on continue d'etre prudents. Allez, venez, je voudrais qu'on installe la cage en vitesse, qu'on puisse dormir un peu. -- T'es sur qu'a cette heure-ci on ne va pas le deranger ? fit la voix de fille sans dissimuler sa peur. -- Arrete de t'inquieter, depuis le temps je commence a connaitre ses cycles. Je l'ai nourri tout a l'heure, il dort maintenant. -- Faut que tout ca se termine, je n'en peux plus. -- Bientot, oui. Encore un peu de patience, quand tous les Pans de l'ile seront ramollis par la routine, qu'ils ne seront plus aptes a prendre les armes et a se battre, alors on le liberera. Les trois conspirateurs attraperent de grandes grilles d'une cage a assembler et disparurent dans le coude du couloir oppose a Matt. Ce dernier se faufila sur les tapis persans pour les suivre, en prenant soin de leur laisser un peu d'avance afin de ne pas se faire reperer. Le couloir s'ouvrait sur huit marches en pierre et trainait sa longueur, sans portes, borde d'alcoves habitees par des armures inquietantes. Et personne en vue. Charges comme ils l'etaient, ils ne pouvaient avoir couru jusqu'au bout du couloir, or ils avaient disparu. Ou etaient-ils passes ? Se pouvait-il qu'ils l'aient entendu et qu'ils se soient dissimules derriere des armures ? Pas avec leur cage, je verrais ces grosses grilles contre les murs ! Alors ou etaient-ils ? Matt fonca jusqu'au bout du couloir pour s'assurer que personne n'etait cache, puis il revint sur ses pas pour sonder les recoins. Il compta dix renfoncements de chaque cote dont six occupes par une forme en metal, soit douze armures au total. Rien d'autre. Il soupira. Il ne pouvait inspecter chaque detail de la pierre maintenant, mais il se tramait assurement quelque chose. Il previendrait Ambre et Tobias des le reveil, et ensemble ils trouveraient quoi faire. L'Alliance des Trois devait apprendre ce qu'il avait entendu cette nuit. Doug, car il etait desormais sur que c'etait lui, cachait la presence d'un monstre aux autres Pans. Une creature si effrayante qu'il etait preferable d'en ignorer l'existence. Matt devinait autre chose. Un secret inavouable que Doug cherchait a tout prix a taire. Pour la securite de tous, Matt decida que l'Alliance des Trois allait percer ce secret. Ils allaient enqueter. Car des traitres existaient bel et bien sur l'ile. 25. Toiles d'araignees et poils de Minotaure Au dernier etage du Kraken, dans la bibliotheque poussiereuse, le soleil matinal filtrait au travers des hautes fenetres. Ambre, Tobias et Matt discutaient avec passion : -- Pour disparaitre comme par enchantement, resuma Ambre, une seule explication ! Tobias, toujours prompt a imaginer le pire, anticipa : -- C'est leur alteration a eux ! Elle les rend invisibles ! -- Non ! contra la jeune fille. J'espere pas ! C'est plutot un passage derobe ! -- C'est ce que je me suis dit, avoua Matt. On ne pourra pas inspecter le couloir en plein jour, trop de circulation. Il faut attendre cette nuit. En revanche, on pourrait se relayer tous les trois pour surveiller Doug aujourd'hui. Ambre parut embarrassee. -- Pour moi ca va etre difficile..., Ben part aujourd'hui et j'aimerais lui dire au revoir. Ensuite j'ai promis a Tiffany du manoir de la Licorne de venir la voir, elle... elle croit qu'elle a ce qu'ils appellent la maladie. Je vais verifier si ce n'est pas plutot une manifestation de l'alteration. Matt tourna la tete, decu. -- Dans ce cas, a deux, ca risque d'etre difficile, on va paraitre suspects. Tant pis. On laisse tomber pour aujourd'hui et on se voit ce soir. Ils se retrouverent tard le soir, dans le fumoir, une lampe a la main, aussi angoisses qu'excites par leur aventure nocturne. Le manoir n'etait que profond silence, tous dormaient depuis un moment. Matt conduisit ses amis dans le long couloir et ils entreprirent d'examiner chaque alcove, chaque armure, a la recherche d'un bouton, d'un loquet, ou meme d'une simple eraflure sur le sol qui trahirait la presence d'une porte cachee. Dans cette lumiere tamisee et mouvante, les ombres des soldats de metal dansaient lentement, les armes serrees dans leurs gants de fer, le visage pointu, agressif. -- Rien ici, murmura Tobias apres avoir inspecte plusieurs renfoncements. Matt terminait de son cote, il secoua la tete : -- Moi non plus. Ambre les rejoignit en se mordant l'interieur des joues : -- Pas trouve, pesta-t-elle. -- Pourtant ils ne peuvent pas avoir couru aussi vite, charges comme ils l'etaient. Je les aurais vus ! Il doit y avoir un passage secret, c'est oblige ! Ambre alla s'asseoir sur les marches qui ouvraient le couloir. -- Reflechissons, dit-elle. Combien de temps entre le moment ou ils sortent de ton champ de vision et celui ou tu arrives ici ? -- J'ai pris le temps d'etre discret, alors... je dirais dix secondes, pas plus ! Elle observa le corridor et soupira. -- Impossible de l'avoir traverse en si peu de temps. Tobias, debout face a Ambre, fronca les sourcils en scrutant les jambes nues de son amie. Exceptionnellement elle portait une jupe, courte et a frange -- Matt en avait eu un pincement au coeur dans la journee, en se disant que c'etait pour Ben. Captant le regard sans gene de Tobias, la jeune fille s'empressa de mettre les mains entre ses cuisses pour s'assurer que sa culotte n'etait pas visible : -- Tobias ! s'indigna-t-elle. Qu'est-ce qui te prend ? Comprenant soudain la raison de sa colere, Tobias vira au rouge cramoisi. -- Non ! Non, non ! C'est pas du tout ce que tu crois, c'est ta lampe ! La, regardez ! Ambre avait pose sa lanterne entre ses pieds. La flamme de la bougie ne cessait de trembler, caressant d'ombre et de lumiere la peau des jambes de la jeune fille. -- Eh bien quoi ? demanda Ambre. C'est un courant d'air, c'est normal dans les manoirs. -- On pourrait s'en servir pour inspecter les murs ! s'excita Tobias. Ambre fit la moue. -- Ca ne marchera pas, on ne verra pas la difference entre celui d'un passage secret et ceux qui sillonnent cet endroit. Tobias se tourna vers son allie de toujours : -- Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? Matt baladait ses pupilles sur le carrelage. Brusquement il fonca dans la grande salle toute proche et revint avec une carafe de whisky qu'il commenca a verser sur le sol. -- Qu'est-ce que tu fais ? protesta Ambre. -- Je m'assure qu'aucun passage n'existe sous nos pieds. Matt se penchait pour observer la reaction du liquide ambre : il stagnait. Il poursuivit son operation sur trois metres avant d'atteindre les marches. A cet endroit, le whisky s'infiltra dans les rainures de la pierre. Matt s'agenouilla et colla son oreille. -- Ca coule ! -- Je le savais ! C'etait pas le courant d'air du couloir, triompha Tobias, il y a un passage la-dessous ! Tous a quatre pattes, ils entreprirent de palper le moindre joint de pierre, et ce fut Ambre qui trouva un minuscule rectangle en forme de bouton dans une plinthe. Elle y enfonca son doigt. Un tres leger roulement mecanique gronda sous leurs pieds et les huit marches disparurent sur un trou beant. Les huit rectangles avaient bascule en sens inverse, la plus basse devenant la plus haute d'un escalier qui plongeait dans l'obscurite. -- Bingo ! fit Ambre. -- Tu aimes bien cette expression, toi, fit remarquer Tobias. Elle ne releva pas et s'engagea la premiere dans le nouveau passage, la lanterne levee devant elle. Les murs etaient tailles dans la roche, couverts de toiles d'araignees qu'un vent indiscernable agitait comme une peau frissonnante. -- C'est lugubre ! fit-elle. Voila ce qui se passe quand on ne fait pas le menage pendant vingt ans ! -- Je comprends ma mere maintenant, quand elle me disait de nettoyer ma chambre, railla Matt en regrettant aussitot d'avoir fait allusion au passe. Ils s'enfoncaient dans les entrailles du Kraken, selon une pente douce, effectuant plusieurs virages. -- C'est interminable ! constata Tobias avec une pointe d'angoisse. Ou est-ce que ca va finir, en Enfer ? A cette evocation, Matt repensa au Rauperoden et sa presence ecrasante, son aura diabolique. C'est pas le moment ! Apres une nouvelle serie de coudes, Ambre confia : -- Je crois qu'on n'est plus sous le Kraken, c'est trop long. -- J'ai une petite idee de notre destination, avoua Matt. Le manoir hante, a tous les coups. Les trois cachottiers en parlaient comme s'ils avaient l'habitude de s'y rendre. Tout d'un coup, Ambre se prit les pieds dans un fil tendu en travers du chemin et piqua du nez tandis qu'un lourd declic resonnait au-dessus de leurs tetes. N'ecoutant que son instinct, Matt se jeta en avant, saisit Ambre par la taille et la poussa pour qu'ils roulent ensemble a plusieurs metres de la. Au meme instant, quelque chose d'enorme s'ecrasait dans leur dos en soulevant un nuage de poussiere. Avachi sur Ambre, Matt fut curieusement plus fascine par le parfum de sa peau - il avait le nez contre sa nuque d'ou se degageait une odeur vanillee - qu'alarme par la situation. Il cilla avant de se relever et d'aider la jeune fille a en faire autant. Une cage en fer barrait le passage sur trois metres de hauteur. Tobias se trouvait de l'autre cote. -- C'est eux qui l'ont installee ! declara Matt. C'est celle qu'ils portaient la nuit derniere ! -- Ils ne veulent vraiment pas qu'on approche du manoir hante, souffla Ambre, encore desorientee par ce qui venait de se produire. Merci Matt... -- Et moi ? gemit Tobias. Je fais quoi maintenant ? Comment je passe ? J'arriverai jamais a escalader cette cage tout seul, c'est un coup a se casser une jambe ! -- Tu fais demi-tour, et tu nous attends dans le fumoir, si on n'est pas de retour a l'aube, tu previens tout le monde. Tobias se retourna et scruta l'obscurite que sa lanterne percait a peine. -- Pffff... J'aime pas ca, dit-il. Dans quoi est-ce qu'on s'est encore fourres ? -- Tobias ! insista Matt. Retourne au fumoir. Allez. Tu ne risques rien ! -- D'accord..., fit-il tout bas. Il contempla ses amis une derniere fois et fit demi-tour, d'un pas lent et craintif. N'ayant d'autre solution que d'avancer vers l'inconnu, Ambre et Matt se remirent en route, plus vigilants que jamais a ne pas poser les pieds n'importe ou, surveillant d'eventuels pieges. -- Qu'est-ce qui peut y avoir d'aussi important pour qu'on veuille a tout prix nous empecher de l'atteindre ? s'etonna Ambre. -- J'avais plutot l'impression qu'ils cherchaient a empecher quiconque d'approcher pour nous proteger. Comme si la chose qui se trouve au bout de ce couloir etait a ce point dangereuse qu'une fois liberee plus rien ne pourrait l'arreter. Heureusement, rien de tel n'existe. -- Et pourquoi pas ? Tu ne crois pas en Dieu, au diable ? Aux demons ? -- Bien sur que non. -- Pourquoi > ? Ca n'a rien d'une evidence pour des millions de gens ! -- Parce que le journal tele n'existait pas a l'epoque ou on a invente la religion ; si ca avait ete le cas, personne n'aurait jamais cru en l'existence d'un Dieu si bon dans un monde pareil ! Ambre haussa les epaules et continua de marcher en silence. -- Je t'ai vexee ? demanda Matt. -- Non, tu ne m'as pas vexee du tout. -- Tu es croyante, c'est ca ? -- Je ne sais pas. Mon coeur me dit que le divin peut exister, mon experience me dicte le contraire. En tout cas, depuis la Tempete, on peut se poser des questions. -- C'est exactement la que je voulais en venir ! -- N'empeche que tu ne devrais pas etre si... categorique. Tout le monde a le droit de penser ou de croire en ce qu'il veut. Tu devrais etre plus tolerant. Ils arriverent devant un escalier aux marches irregulieres qu'ils survolerent pour pousser une porte en bois aux charnieres rouillees. Ils atterrirent dans une buanderie aux etageres couvertes de magazines soigneusement empiles. Matt jeta un oeil sur les titres. -- Rien que des revues sur l'astronomie. -- Alors plus de doute, on est bien dans le manoir hante. Au sommet de la tour il y a un dome. Un jour, Doug nous a confie que c'etait un observatoire astronomique. Matt contempla les centaines, les milliers de pages qui s'entassaient la. -- Et si le vieux bonhomme qui a fait construire ca avait un jour decouvert ou traficote un truc dans les etoiles, declenchant l'apparition d'une creature inconnue, et que les autres milliardaires l'avaient enfermee ici sans rien dire a personne, de crainte d'etre obliges de quitter leur ile ? -- Tu as trop d'imagination, repliqua Ambre en s'approchant d'une porte qu'elle entrouvrit pour scruter l'exterieur. C'est bon, on peut y aller. Ils parcoururent une longue cuisine abandonnee, une salle a manger et un vaste salon aux rares fenetres, toujours etroites, qui ne laissaient filtrer qu'un mince rai de lune. Sur tous les murs de pierre etaient sculptees des etoiles reliees entre elles par des lignes droites, annotees de noms latins. -- C'est tres obscur ! Meme en plein jour les lieux doivent etre dans l'ombre. Quel genre de riche bonhomme a pu faire construire une tombe pareille ? demanda Ambre. -- Un vampire ? proposa Matt mi-figue, mi-raisin. Ne sachant ou aller, ils monterent a l'etage, surplombant le salon depuis une mezzanine entrecoupee de colonnades. C'est en passant dans le hall suivant que Matt arreta Ambre en lui posant la main sur l'epaule : -- Regarde. La lourde porte a double-battant fermait l'un des murs. -- On est de l'autre cote, pensa-t-elle tout haut. Matt s'approcha et souligna du doigt les nombreuses eraflures dans le bois. -- On dirait que quelque chose s'est enerve contre la porte. (Il se pencha et saisit une touffe de poils incrustes dans une strie.) Bruns, commenta-t-il. Raides, courts et reches, ce ne sont pas des cheveux humains, ca j'en suis sur. Ambre avait deja penetre dans une autre piece. Matt se releva brusquement et la rejoignit. C'etait un bureau qui sentait assez fort l'humidite. Outre des piles de revues astronomiques et quelques instruments aux chromes eteints par la salete, plusieurs cadres en verre contenant des journaux d'epoque etaient suspendus sur le papier peint. L'un datait du 13 avril 1961, et la Une clamait : > Un autre, du 21 juillet 1969, affichait une tribune du meme acabit : > Suivaient l'installation du telescope Hubble et les premieres photos de Mars. Ambre grimpa sur un secretaire pour attraper l'un des cadres et le retourna pour l'ouvrir. -- Que fais-tu ? questionna Matt. -- Je voudrais en savoir plus sur cette maison ! Et elle sortit une page de journal avec une photo du manoir hante. L'article titrait : > Soudain, une porte claqua quelque part, non loin d'eux. Matt sentit son coeur tripler de vitesse. Ambre plia la feuille, la fourra dans son chemisier et ils se precipiterent dans le couloir pour longer la mezzanine. La lumiere tremblante d'une flamme apparut dans un escalier conduisant a l'etage superieur. Les deux adolescents s'immobiliserent. Des raclements de pas se rapprochaient. Puis, lentement, l'ombre d'un etre de grande taille se profila sur les marches. Une ombre humaine. Avec une enorme tete de taureau. 26. Mensonges L'ombre etait immense, le minotaure mesurait au moins deux metres. Il gronda, un souffle sec, enerve. Puis il se mit a bouger, ses cornes s'agiterent et ses sabots claquerent tandis qu'il descendait les marches. Matt n'eut pas envie de le voir, il prit la main d'Ambre et la tira pour courir jusqu'au rez-de-chaussee. Derriere, les pas du minotaure etaient si lourds qu'ils faisaient vibrer la pierre. -- Ou vas-tu ? s'ecria Ambre. -- On file, je prefere me casser la cheville dans les souterrains que de rester en face de cette horreur ! Le souffle saccade et magistral du monstre descendait de l'etage et semblait se rapprocher. Matt entraina son amie vers la cuisine puis la buanderie ou ils retrouverent la porte en bois et l'acces au passage secret. Leurs lampes se dandinaient au bout de leur bras, faisant tanguer l'obscurite aux formes sinistres, si bien que les deux adolescents couraient sans vraiment savoir ou ils posaient les pieds. La cage se profila, barrant le chemin. Matt se retourna et fit la courte echelle a Ambre pour qu'elle se hisse. Ce faisant, elle trouva tout de meme utile de preciser : -- C'est la derniere fois que je mets une jupe ! Regarde par terre s'il te plait pendant que je monte. Une fois sur le toit du cube en metal, elle tendit les mains vers Matt qui recula pour prendre son elan, et il sauta le plus haut possible pour attraper les barreaux. Ses paumes se refermerent et il poussa de toutes ses forces sur ses cuisses. Il gagna un bon metre et put saisir la main de son amie tout en agrippant le sommet. En une seconde il etait avec elle, haletant. -- Tu es un champion, l'encouragea-t-elle en se tournant pour bondir de l'autre cote. En sueur, ecarlates, ils surgirent dans le fumoir ou Tobias attendait, recroqueville sur un canape en cuir. -- Oh, bah mince alors ! Qu'est-ce qui vous est arrive ? s'ebahit-il. -- On l'a vu ! siffla Matt en reprenant son souffle. Le minotaure. -- C'etait lui ? Vous etes surs ? -- Certains ! Ambre paraissait embarrassee. Elle nuanca : -- Oui, enfin, ca ressemblait... Matt la devisagea : -- Qu'est-ce que tu crois que c'etait ? Plus haut qu'un homme, avec une tete de taureau ! -- Oui, mais ca pourrait etre un costume ! -- Et le souffle qu'il faisait ? C'etait un costume ca aussi ? Et le bruit de ses pas, tu l'as entendu, avoue qu'aucun etre humain ne porte des sabots et personne ici n'a un pas aussi lourd, il faudrait peser plus de cent kilos ! Cette fois Ambre dut acquiescer, elle ne pouvait plus nier l'evidence, meme si elle heurtait son esprit cartesien. -- C'est vrai, admit-elle. C'etait impressionnant, personne ne marche comme ca. Se souvenant tout a coup de sa trouvaille, elle extirpa la page de journal de son chemisier et la deplia pour la poser sur la table basse devant eux. Matt rapprocha sa lanterne pour eclairer l'article. -- Vas-y, lis, demanda Matt. Ambre se pencha et s'executa a voix basse : Michael Ryan Carmichael fait construire une nouvelle tour a son manoir sur l'ile du meme nom, que nous connaissons mieux en tant que l'"ile des milliardaires". En effet, le venerable heritier de l'empire industriel que l'on sait, passionne d'astronomie au point d'y avoir consacre l'essentiel de ces dernieres annees, a decide que l'heure etait venue pour lui d'avoir la tete dans les etoiles. Il a confie a notre journal sa fierte d'enfin batir ce qui sera "l'observatoire prive le plus haut de la cote Est". Deja celebre pour avoir quitte la vie professionnelle il y a trente ans au profit de son ivresse celeste, il semblerait que nous le verrons et l'entendrons encore moins maintenant qu'il dispose de son propre telescope. "L'espace est si vaste et si riche qu'il surpasse n'importe quelle personnalite, aussi cultivee et drole soit-elle ! Puisque j'y trouve tout mon bonheur pourquoi m'en priverais-je ?", se plait-il a declarer. Devenu aussi misanthrope que solitaire, Michael R. Carmichael est assurement l'incarnation meme de cette croyance populaire qui tend a affirmer que les plus riches personnes sont souvent excentriques ! Quoi qu'il en soit, nous souhaitons a M. Carmichael de belles heures d'observation et une meteo clemente au-dessus de son ile ! >> Tobias s'avanca pour scruter la photo d'un vieux monsieur au visage mange par les rides et aux sourcils blancs et broussailleux qui figurait en medaillon. -- C'est un journal local, je crois, precisa Ambre. L'article date de huit ans. -- Juste avant la mort du vieux monsieur, precisa Matt. Doug m'a confie qu'il etait mort quand lui-meme avait huit ou neuf ans. Et il en a seize, je le lui ai demande. -- Ca veut dire que ce bonhomme n'a presque pas profite de son observatoire, remarqua Tobias avec une pointe de tristesse. C'est peut-etre son fantome qui hante le manoir. Ambre soupira. -- J'ai peine a le croire, avoua-t-elle. -- Doug m'a menti, rapporta Matt sombrement. Ca confirme qu'il prepare quelque chose. Il m'a dit que son pere avait fonde l'ile, mais elle s'appelle Carmichael, comme ce vieillard, je crois que c'est ce dernier qui en est le pionnier. -- Et s'il y avait un lien de famille ? -- Dans ce cas, Doug n'aurait aucune raison de le cacher ! Il aurait pu me dire : > Non, il dissimule quelque chose. Et puis le concept meme d'ile des milliardaires, avec des manoirs aux noms d'animaux mythologiques, l'Hydre, Pegase, Centaure ou la Licorne comme certaines constellations ! Tout ca ressemble plus au delire d'un vieil exalte des etoiles qu'a un docteur internationalement connu comme pouvait l'etre le pere de Doug et Regie. -- Il s'est passe un drame qui pourrait etre a l'origine de tout ca ? hasarda Tobias. -- Aucune idee. Neanmoins je compte bien le decouvrir. -- Ils vont etre encore plus vigilants parce qu'ils vont decouvrir qu'on est venus avec la cage et le whisky dans le couloir. Matt secoua la tete. -- On va nettoyer le sol, dit-il, et pour la cage puisqu'elle est vide, ils se diront que le piege etait mal regle, qu'il s'est declenche tout seul ou a cause d'un rat. Cela dit, ne nous leurrons pas, ils vont vite realiser qu'on les a demasques, ils seront alors dangereux. -- A partir de la nuit prochaine, on se relaye et on espionne tout ce qui se passe dans le Kraken, exposa Ambre. D'apres la conversation qu'ils avaient, tu disais que Doug et ses copains semblaient presses par le temps. S'ils preparent quoi que ce soit, c'est pour bientot. Matt ajouta gravement : -- Et avec ce que j'ai vu dans le manoir hante, je sens que ca ne va pas nous plaire. Il faut faire vite. 27. Tirage au sort La semaine qui suivit fut chargee pour l'Alliance des Trois. La garde nocturne du pont tomba sur Tobias, Ambre fut de corvee de coupe de bois et trop epuisee le soir pour tenir la surveillance qu'ils s'etaient fixee, et Matt, que Doug jugea en bonne sante, fut envoye vers diverses taches toutes plus ereintantes les unes que les autres. A defaut d'avoir un oeil sur Doug, Matt trouva une heure chaque jour pour s'entrainer a maitriser sa force, en tentant de soulever des pierres de moins en moins lourdes, sans plus de succes que la premiere fois. Matt avait appris comment fonctionnait la repartition des travaux. Chaque Pan de l'ile etait represente par un petit rectangle de bois sur lequel etait grave son nom. On les triait selon les ages - puisque certaines affectations ne pouvaient echoir aux trop jeunes - et afin que les taches les plus penibles ne puissent tomber toujours sur les memes on disposait les rectangles selon des paquets bien prepares. Dans une marmite on melangeait les noms selectionnes pour chaque tache et on tirait au sort les >. Etrangement, Ambre, Tobias et Matt furent selectionnes parmi une vingtaine d'autres pour une longue semaine de labeur. Sur l'estrade, Doug regardait la ceremonie, accompagne de Arthur, le garcon qui regardait Matt de travers depuis le debut, de Claudia, une jolie brune qui piochait les noms au hasard, et enfin de Regie qui restait en retrait, assis sur une chaise. Le huitieme jour, Matt, envoye pecher cette fois, recut la visite de ses amis en milieu d'apres-midi. Ils etaient a l'extremite sud de l'ile, sur un des petits pontons en bois entoure par un mur de saules qui plongeaient ses centaines de lianes dans l'eau. Plume etait couchee sur un tapis d'herbe, elle releva la tete a leur approche puis, rassuree par ces visages amicaux, replongea dans sa torpeur canine. Matt, assis, avait les pieds suspendus au-dessus de l'eau. -- Tu ne devrais pas laisser pendre tes jambes comme ca, avertit Tobias en arrivant. -- C'est vrai, confirma Ambre. Tu n'as donc pas vu ce qui rodait dans l'eau ? -- Elle est trop boueuse, on n'y voit rien ! pesta Matt. C'est deja un miracle qu'il y ait encore des poissons ! -- C'est encore plus dingue qu'on accepte de les manger ! -- Vous croyez vraiment que c'est dangereux ? Parce que j'avais songe a prendre cette vieille barque la, pour faire un tour. Ambre le toisa comme s'il etait fou. La barque en question etait une embarcation tout abimee, avec une rame cassee. -- Oublie ca tout de suite ! ordonna-t-elle sans rire. On ne sait pas exactement ce qui flotte sous la surface de cette eau noire, mais c'est gros et agressif. Personne ne t'a donc prevenu avant de t'envoyer ici ? -- Non, fit Matt, penaud, en ramenant ses jambes sous lui, la canne a peche coincee sous les fesses. -- Il faut etre tres prudent, la peche fait partie des activites a risque. Ne t'approche jamais de l'eau, c'est ce qu'il faut retenir. Ces creatures, la-dedans, il est bon de ne pas les cotoyer de trop pres ! Le jeune Bill se vante d'y mettre les pieds et ca finira par lui couter cher ! -- Ca mord au moins ? demanda Tobias qui avait de l'herbe dans les cheveux et du vert sur la joue. -- Pas mal. Tu reviens de la coupe ? -- Oui, je devais nettoyer les abords du manoir. -- Dites, vous ne trouvez pas bizarre que le jour ou on se lance dans la surveillance de Doug on est expedies aussitot a l'autre bout du Kraken pour faire des trucs crevants ? Ambre et Tobias approuverent. -- On en parlait sur le chemin, fit Ambre. Ils savent, c'est sur. -- Ou bien ils se mefient de toi et comme on nous voit souvent trainer tous les trois, exposa Tobias, ils ont prefere s'assurer qu'on ne serait pas un danger pour eux ! -- J'ai repense a la ceremonie des taches dans la grande salle, declara Matt. En fait seuls Claudia et Doug peuvent lire les noms sur les morceaux de bois. Personne ne monte verifier. -- C'est vrai ! clama Tobias. On pourrait, c'est une des regles, mais personne ne le fait jamais parce que tout a toujours ete equitable jusqu'a present. Tout le monde assure sa part du travail au hasard, regulierement. Matt hocha la tete, pensif. -- C'est ce que je pensais... Je suis sur que cette Claudia est la fille qui etait presente cette nuit-la. Ambre enchaina : -- Arthur a ete nomme assistant par Doug des le debut, il est toujours present sur l'estrade aussi, ca pourrait etre le troisieme ! -- Non, retorqua Matt. J'y ai pense et Arthur est beaucoup plus petit que Doug et Claudia, or les trois silhouettes etaient de la meme taille. -- Ce n'est pas Regie non plus alors, fit remarquer Tobias. -- De plus, Arthur ne regarde pas les noms qui sont tires, il est juste assis sur l'estrade, c'est tout. -- Il n'intervient que quand on vote, il compte les mains levees, expliqua Tobias. Quelque chose frola la surface de l'eau, laissant un remous profond sur plusieurs metres. Instinctivement, les trois adolescents reculerent. -- Tiens, tu vois ce qu'on te disait ! avertit Ambre. -- Je suis sur que Claudia et Doug n'ont pas tire nos noms, fit Matt sans relever. Ils les ont donnes en trichant pour s'assurer que nous ne pourrions pas les surveiller. Je ne sais pas comment, mais ils sont au courant ! -- On pourrait remettre en doute leur legitimite a presider tout le temps, proposa Tobias. Faire une sorte de coup d'Etat. En affirmant aux Pans que ces deux-la sont menteurs et manipulateurs. -- Pas de ca ! contra Ambre. Il ne faut pas semer la confusion, c'est exactement ce que Doug et les siens cherchent pour liberer le minotaure. C'est bien ce qu'ils avaient dit, n'est-ce pas Matt ? -- Oui, ils veulent attendre le bon moment. J'ai reflechi a leur plan et je ne vois que ca. Attendre que nous devenions trop confiants, que notre rage de survivre se calme pour refaire de nous des adolescents et des enfants dociles. Alors ils lacheront le minotaure sur l'ile, je presume qu'ils s'enfuiront aussi vite en lancant le pont de tole dans le fleuve pour que nous soyons coinces ici, et le monstre nous massacrera tous. -- Pourquoi font-ils ca ? questionna Tobias. Je ne comprends pas leur motivation. -- Moi non plus, avoua Matt. Ambre intervint : -- En tout cas on en a identifie deux : Doug et Claudia. Il en manque un. -- Tu la connais cette Claudia ? s'informa Matt. -- Pas tres bien, elle est de la Licorne, et je frequente assez peu les filles de ce manoir a part Tiffany. -- C'est celle qui etait malade ? se rappela Tobias. -- Oui, enfin, je crois que c'est l'alteration qui se manifeste chez elle. Elle a des maux de tete et la vue qui se trouble regulierement pendant plusieurs minutes. -- Quel type d'alteration d'apres toi ? demanda Matt. -- Je n'en sais encore rien. Elle passe le plus clair de son temps aux cueillettes sur l'ile, donc je ne vois pas bien le rapport, mais je vais la questionner. Matt insista : -- Elle pourrait nous en dire davantage sur cette Claudia. -- Je me renseignerai. -- En attendant, reprit Matt, des la prochaine ceremonie des taches on va faire en sorte de ne pas etre automatiquement expedies au plus fatigant. Ambre fronca les sourcils : -- Tu comptes t'y prendre de quelle maniere ? Matt eut un petit sourire narquois : -- Vous allez voir. Pendant deux jours encore ils durent accomplir les differentes taches qui leur etaient confiees. Le soir de cette deuxieme journee epuisante, une reunion eut lieu dans la grande salle, sous l'eclairage des trois lustres dont les lampes avaient ete remplacees par des bougies. Doug commenca, le visage grave : -- Certains d'entre vous le savent peut-etre deja, de la fumee a ete apercue au loin, a l'est. C'est a bonne distance, et ca ne semble pas se deplacer, on ne peut la remarquer que depuis les tours les plus elevees de l'ile, cependant il faut se rendre a l'evidence : des etres capables d'allumer des feux vivent a une dizaine de kilometres de nous. -- Ca ne peut pas etre un incendie de foret ? s'enquit une fille avec des lunettes. -- Non, le panache de fumee est toujours mince et s'eteint regulierement avant d'etre rallume. -- Les Gloutons alors ! lanca un autre. -- On ne sait jamais, pourtant, bien qu'ils aient fait des progres, ca m'etonnerait beaucoup. -- On va lancer une mission d'espionnage ? demanda un jeune Pan. -- Ce n'est pas prevu. A moins que ca ne finisse par se rapprocher. On verra. Les murmures se transformerent en clameur. Doug leva les mains : -- S'il vous plait ! Calmez-vous. Silence ! Merci. Nous allons suivre de pres l'evolution de tout ca, rassurez-vous. En attendant, procedons au tirage au sort des prochaines taches. Claudia et Arthur, si vous voulez bien monter sur l'estrade. Doug alla chercher les sacs en toile contenant les noms de tous les Pans de l'ile. Quand il se retourna il fut surpris de constater que Arthur etait present mais pas Claudia. -- Claudia ? appela-t-il. Tout le monde s'observa mais personne ne vit la jeune fille. Matt leva la main timidement. -- Je... je crois qu'elle est malade, je l'ai vue entrer precipitamment aux toilettes en venant. Doug ne cacha pas son embarras. -- Dans ce cas... nous allons reporter le tirage au sort a plus tard. -- N'est-ce pas urgent ? contra Matt. Pas mal de choses sont a faire il me semble, on ne peut pas se permettre de reporter chaque fois que l'un d'entre vous sera malade. Plusieurs Pans approuverent vivement. -- C'est que..., balbutia Doug qui etait pris de court. On a toujours fait comme ca, et ce fonctionnement plait a tout le monde. -- Il s'agit juste de tirer au sort, ca ne perturbera personne si ce soir, exceptionnellement, c'est une autre personne qui le fait, n'est-ce pas ? Matt venait de se tourner vers l'assemblee et tous hocherent la tete. -- Honneur aux filles, ajouta-t-il. Pourquoi ne pas commencer dans l'ordre alphabetique de nos prenoms ? Cette fois Matt se leva pour que tout le monde puisse l'entendre. Doug contenait a grand-peine la rage qui lui colorait les oreilles. -- Qui est la premiere ? demanda Matt. Y a-t-il une Alicia ou une Ann ? (Comme s'il se souvenait brusquement d'elle, Matt pivota vers son amie :) Ambre ! Je crois que ca doit etre toi. Tout aussi embarrassee qu'admirative du talent de comedie de Matt, elle monta sur l'estrade de pierre pour venir a cote de Doug. Pris au piege, celui-ci n'eut d'autre solution que de proceder au tirage au sort. Comme ils faisaient partie des Pans ayant enchaine une longue semaine de corvees, les noms de Ambre, Matt et Tobias furent mis de cote avec une dizaine d'autres pour tomber dans le vase des petites taches. Aucun des trois ne fut pioche. Doug remercia Ambre d'un sourire grincant et elle allait rejoindre sa place lorsqu'un craquement sinistre retentit, et la lumiere se mit a vaciller. Matt leva la tete vers le plafond et vit le lustre au-dessus de l'estrade tanguer. La corde qui le maintenait etait en train de se rompre. Elle craqua a nouveau et cette fois Matt comprit qu'il n'avait plus le temps de reflechir. Ambre et Doug allaient se faire broyer sous leurs yeux. 28. La troisieme faction Matt bondit de son banc, survola les marches tandis qu'un dernier claquement lachait l'enorme lustre sur Ambre et les autres Pans qui presidaient la reunion. Matt sut qu'il ne pourrait jamais proteger Ambre ; meme en la poussant violemment, elle n'irait pas assez loin pour eviter la masse qui leur tombait dessus. Alors, dans un geste desespere, il leva la tete, contracta tous les muscles de son corps et hurla de toutes ses forces en brandissant les paumes vers les cieux. L'armature metallique l'ecrasa d'un seul coup. Il fut traverse par une decharge monumentale qui l'electrisa du cerveau jusqu'aux orteils. Les poignets extremement douloureux, les mains traversees de fourmillements, il ouvrit les yeux pour constater que le lustre tenait en equilibre. Entre ses doigts. Ambre et Doug etaient agenouilles, la tete enfouie sous leurs bras, attendant encore le choc. Des dizaines de gouttelettes de cire coulaient un peu partout. La sueur se mit a inonder le front de Matt et une douleur terrible cloua ses muscles, comme si on lui enfoncait un millier d'aiguilles. Du sang se mit a couler de ses paumes meurtries. Ambre releva la tete en meme temps que Doug car une pluie brulante s'abattait sur eux, et ils constaterent qu'ils etaient saufs. Ils roulerent a couvert et Matt, au prix d'un effort surhumain, put relacher le lustre qui se fracassa sur le cote. Aussitot, dans le silence angoisse de la grande salle, une bouffee de chaleur monta a la tete de Matt, la sueur l'inonda, sa vision se troubla et le vertige fit tournoyer la piece, jusqu'a ce qu'il perde l'equilibre et s'effondre sur le tapis gibbeux de cire. Lorsqu'il rouvrit les yeux, Ambre et Tobias etaient penches au-dessus de lui, l'air inquiet. -- Qu'est... ce qui c'est... passe ? murmura-t-il. -- Tout va bien, fit Ambre de sa voix douce. Elle lui passa un linge tiede et humide sur le front. Soudain, Matt reprit contact avec son corps et la douleur lui arracha une grimace. Tous ses muscles tiraient si fort qu'il crut qu'ils allaient se dechirer. -- Oh ! Ce que ca fait mal ! -- Calme-toi, il faut que tu te reposes. Ne bouge pas. Survolte par ce qui s'etait passe, Tobias ne put se contenir plus longtemps : -- Tu as reussi a retenir tout le lustre ! Tu l'as tenu dans tes mains et tu l'as balance en sauvant Ambre et Doug ! -- J'ai... j'ai fait ca, moi ? Ambre hocha la tete, en plissant les levres, elle ne partageait pas l'exaltation de Tobias. -- Oui, tu as fait ca, dit-elle, devant tout le monde. -- Et qu'est-ce que vous leur avez dit ? -- Rien pour l'instant, mais on va se reunir bientot. On n'y coupera plus, il faut parler de l'alteration. Prevenir tous les Pans. J'aurais aime attendre encore un peu, sauf que la... c'est fichu ! -- Je t'ai... je t'ai sauve la vie ? demanda Matt malgre la douleur. Ambre s'arreta de lui eponger le front. -- Oui, je crois que oui, finit-elle par avouer. Ces mots suffirent a Matt pour supporter la douleur. Il etait heureux d'avoir reussi a la garder en vie. -- Bravo pour le tirage au sort, le felicita-t-elle. Dis-moi, tu as un lien avec l'absence de Claudia ? Matt parvint a lacher un sourire par-dessus la souffrance. -- Je l'ai suivie avant la reunion... j'avais prevu de lui tendre un piege pour l'enfermer dans un placard... mais quand... quand je l'ai vue entrer aux toilettes pendant que tout le monde se rendait a la grande salle, je l'ai bloquee la-bas. -- Tu sais que c'est une declaration de guerre que tu viens de lancer a Doug et sa bande ? -- Au moins ils savent que nous ne sommes pas dupes pour les tirages au sort truques, ils ne s'amuseront plus a recommencer. Apres dix secondes de silence, Tobias lanca : -- Il faut peut-etre lui dire pour le lustre ? Ambre soupira en levant les yeux au ciel : -- Je t'avais dit d'attendre ! Vas-y, maintenant que tu as commence ! Tobias ne se fit pas prier : -- La corde qui a cede, elle a ete coupee. C'etait du sabotage, pas un accident ! -- Quoi ? s'ecria Matt en voulant se redresser. Ses muscles le mirent au supplice et il ne put retenir un gemissement. -- Et voila ! gronda Ambre. Tu dois te reposer. Matt secoua la tete : -- Je ne comprends pas, ca n'a aucun sens. Doug etait en dessous, c'etait du suicide, et il ne pouvait prevoir a l'avance que Ambre allait remplacer Claudia, a moins que... Un troisieme camp ? -- Apres Doug et les siens, puis notre Alliance, on peut dire que quelqu'un d'autre complote ! resuma Tobias. Ca devient pire que le monde des adultes dans lequel on vivait ! -- Le plus troublant dans cette histoire, c'est que le coupable voulait se debarrasser de Doug, rappela Ambre. Celui qui a fait ca est pret a l'assassiner ! Ca va beaucoup trop loin ! La douleur lanca une nouvelle vague de piques etourdissantes. Matt cligna des paupieres. -- Il faut tirer ca au clair..., dit-il en sentant son esprit le quitter. Cette fois il ne put en encaisser davantage, et sombra dans l'inconscience. 29. Le grand deballage Matt dormit presque trente heures d'affilee, au point que tous craignirent qu'il ne soit retourne dans son coma. Il rouvrit les yeux a cause de la soif et de la faim. Il n'avait plus du tout mal aux muscles, mais des courbatures terribles le contraignaient a se deplacer avec precaution. Tous les Pans de l'ile attendaient des explications sur ce qui s'etait produit ce soir-la ; Ambre avait assure qu'elles allaient suivre des le retablissement de Matt. Ce dernier se sustenta largement avant de se laver et de claudiquer jusqu'a un balcon du troisieme etage d'ou il put s'isoler pour contempler la foret de l'ile. Aujourd'hui encore il ne parvenait pas a se souvenir de ce qu'il avait fait. Il avait agi d'instinct, sans prendre le temps de reflechir. Et c'etait ca qui le perturbait. Cette capacite a se mettre en action en une seconde a peine. Ca ne lui ressemblait pas. Il avait toujours su se preserver dans son ancienne vie, ne pas avoir de problemes avec les brutes de l'ecole, ne pas se meler des reglements de comptes. Matt n'avait rien d'un heros. Habituellement il prenait toujours son temps avant d'agir. Des que des ennuis se profilaient, son coeur battait la chamade et ses mains etaient moites, ses jambes cotonneuses. Et voila qu'il sauvait Ambre par deux fois en moins d'un mois. Que lui arrivait-il ? Se pouvait-il que l'alteration agisse aussi sur le cerveau ? Non, je ne me sens pas different ! C'est juste que s'il faut faire quelque chose, je le fais, sans hesiter. L'adrenaline, ce sentiment de peur et d'excitation qui paralyse ou ralentit la plupart des gens dans les situations extremes n'a plus prise sur moi. Suis-je un autre Matt pour autant ? Non... je ne crois pas. J'ai... simplement fait ce qu'il fallait. Etait-ce ca > ? Cette faculte a analyser et agir dans les pires moments, sans perdre de temps ni se bloquer, pour prendre la meilleure decision ? Finalement, Matt s'apaisa en acceptant de se dire qu'il n'avait fait qu'obeir a ce qu'il sentait etre bien. Une nouvelle peur en emergea : serait-il a la hauteur si un nouveau danger se presentait ? Son instinct lui dicterait-il la marche a suivre ? Saurait-il l'entendre et l'ecouter ? Matt n'etait plus sur de rien et il avala sa salive. Tout ca devenait tres different de ses jeux de roles ou il s'amusait a etre un heros. Dans la realite, la bravoure ne se prevoyait pas, elle ne se calculait pas, on etait brave ou non, au moment d'agir. -- Je vais devoir expliquer a tout le monde ce que j'ai, pensa-t-il tout haut. Ce que je deviens : un garcon avec une force anormale que je ne maitrise pas a volonte mais qui survient dans les crises. Il soupira longuement. -- Ils vont me prendre pour un monstre, ajouta-t-il avant de se rappeler qu'ils etaient tous concernes. Car si Ambre avait vu juste, l'alteration touchait de plus en plus de Pans. En parler ne serait pas si mauvais que ca, a bien y reflechir. On pourrait identifier les alterations plus rapidement. Et les traitres ? Sont-ils conscients de ce pouvoir ? Controlent-ils le leur ? Si c'est le cas, alors une guerre bien plus destructrice que ce que nous imaginions est sur le point de debuter. Il fallait prendre ses responsabilites. Heros ou pas, Matt devait s'adresser aux autres et s'expliquer. Il se sentait moralement fatigue, la violence de son agression par le Cynik de l'epicerie et par le sang des Gloutons se melangeait aux craintes de complots, aux risques de meurtre, et a l'alteration naissante. Matt ignorait s'il serait ou non a la hauteur de ce qui les attendait, mais il etait sur a cet instant que son devoir etait de parler. De rassurer. Et de souder leur clan menace. La reunion fut organisee le soir meme. La grande salle n'etait plus eclairee que par deux lustres et l'estrade illuminee par des dizaines de bougies posees un peu partout. Matt regarda chaque Pan s'asseoir en le devisageant. On murmurait en le scrutant, l'adolescent eut le sentiment d'etre un singe dans un zoo. Une fois le silence etabli, il marcha jusqu'au centre de cette scene en pierre, d'une demarche lente, rouillee par les incroyables courbatures qui raidissaient son corps. Il fixa l'assemblee, Pan apres Pan. -- Mes amis, commenca-t-il, comme vous l'avez tous vu, il s'est passe quelque chose avec mon corps depuis la Tempete. Je suis capable de developper une force anormale dans certaines circonstances. Ambre, que vous connaissez tous, pense qu'il s'agit d'une modification >, et qu'elle nous concerne tous. Il tendit la main dans sa direction pour l'inviter a poursuivre. Ambre se leva et vint le rejoindre pour prendre la parole : -- C'est essentiellement grace aux deductions de Doug que j'en suis venue a ce constat : la Terre a declenche une impulsion d'autodefense, dont les signes avant-coureurs etaient la multiplication des ouragans, des tremblements de terre, des eruptions volcaniques, et meme les perturbations des temperatures et des saisons. Nous n'avons pas su l'ecouter, et ce phenomene a atteint son point culminant le soir du 26 decembre, lorsque la Tempete a ravage le monde. Tous buvaient ses paroles, les yeux exorbites, la bouche ouverte ou les sourcils fronces. Ambre sillonnait lentement l'estrade tout en deroulant son expose : -- Bien entendu, sous quelque forme que ce soit, l'impulsion etait une sorte de signal bouleversant certains codes genetiques, notamment dans les plantes et leur vitesse de croissance, accelerant la photosynthese pour... Un murmure collectif s'eleva et Ambre fit signe qu'elle comprenait le probleme : -- La photosynthese, c'est la capacite d'une plante a se nourrir de la lumiere du soleil et du gaz carbonique pour produire ce dont elle a besoin pour vivre et s'epanouir. Rassurez-vous, je ne suis pas plus savante que vous, mais j'etais bonne eleve, plaisanta-t-elle, et depuis toute cette histoire, je lis beaucoup de livres scientifiques ! Bref, la Terre a reagi a notre presence envahissante et surtout polluante en demandant a ses plantes d'etre plus dynamiques, et pour s'assurer que le probleme n'allait plus se reproduire, elle a dechaine ses foudres sur l'humanite. La majorite des adultes a disparu cette nuit-la. Quelques-uns sont parvenus a en rechapper avec la jalousie et la haine qu'on leur connait a notre egard : les Cyniks. D'autres ont ete genetiquement modifies si brutalement qu'on peut supposer que leur cerveau n'a pas pu tenir le coup, ils sont devenus des betes sauvages : les Gloutons. Et enfin, nous, les Pans. Pourquoi la Terre nous a-t-elle massivement epargnes ? Je pense que c'est parce qu'elle croit en nous. Nous sommes ses enfants, certes, des arriere-arriere-arriere - et je pourrais remonter longtemps comme ca - petits-enfants, mais l'humanite est le fruit de ses entrailles. Elle veut encore y croire. La fascination de l'auditoire etait telle qu'on pouvait entendre le vent siffler dans les longs couloirs du manoir. Ambre prit le temps d'observer ces visages inquiets et curieux a la fois. Puis elle poursuivit : -- Au final, la Terre n'a fait que reproduire a son echelle ce qui se passe dans tous les organismes auxquels elle a donne naissance : stimuler une reaction de defense. Elle a envoye ses anticorps et d'une certaine maniere ceux-ci nous ont contamines au passage. Nos corps ont repondu comme toutes les formes de vie terrestre. Vous l'aurez remarque, il n'y a plus grand-chose, la-dehors, qui ressemble ou qui se comporte comme nous en avions l'habitude. Il en va de meme avec nous. Cette impulsion a modifie une partie de notre patrimoine genetique, cette formule de depart que nos parents et nos ancetres nous transmettent et qui fait que nous sommes ce que nous sommes : blonds ou bruns, grands ou petits, chetifs ou bien-portants, nous avons tous une base genetique predefinie qui ne bouge pas, c'est l'inne. Notre experience, la vie que nous choisissions de mener, suffit ensuite a nous rendre muscles ou gros, plus ou moins sensibles a certaines maladies ou non, cultives ou ignorants, etc. Cette experience, c'est l'acquis. La base genetique semble desormais moins stable et plus a meme d'etre influencee par nos actes, l'acquis semble perturber et modifier l'inne. En effet, il semblerait que nous soyons en train de developper des capacites speciales en fonction de ce que nous faisons au quotidien. J'ai appele ca l'alteration. Bon nombre de Pans repeterent le mot. -- La mienne est une force accrue, continua Matt. Mon corps a lutte pendant cinq mois pour tenir, stimulant mes muscles pour qu'ils puissent me porter les rares fois ou je me levais, ou pour que je me retablisse le plus vite possible. Du coup, mon alteration est venue de la, une necessite a plus de force. Je ne la controle pas vraiment, mais je crois que ca peut venir. -- Je pense que chacun de nous peut nourrir cette alteration de son quotidien, expliqua Ambre. Je l'ai deja remarque chez certains d'entre vous, une influence sur l'electricite contenue dans la nature, ou bien une facilite a jouer avec les etincelles, le feu. Et ainsi de suite. Ambre lut davantage de peur que de fascination sur les traits de ses camarades, elle s'empressa de preciser : -- Dites-vous bien que ca n'a rien de negatif. La nature nous permet d'exploiter pleinement certaines zones de notre cerveau qui dormaient jusqu'a present, et, en alterant subtilement notre genetique, nous parvenons a plus d'harmonie avec la nature et ses composants principaux : eau, feu, terre et air. Ainsi qu'avec le potentiel de nos corps. Ca signifie que certains d'entre nous auront un contact privilegie avec l'un de ces elements, selon sa propre nature, d'autres se concentreront plus sur leur corps et l'une de ses aptitudes en particulier. C'est au cas par cas, mais ca n'a rien de... mauvais. Nous evoluons, c'est tout ! Aussitot des dizaines de chuchotements emplirent la grande salle et bientot ce furent des conversations enflammees. Ambre et Matt tenterent de retablir le calme, sans succes. Doug se leva et fit retentir une cloche plusieurs fois et le silence revint peu a peu. -- Il est necessaire de suivre l'evolution de nos alterations a toutes et a tous, preconisa Ambre. J'aimerais vous soumettre une proposition : que nous votions pour elire un responsable qui sera charge de recueillir nos temoignages pour tenter de cerner l'alteration de chacun. -- C'est toi qu'il faut elire ! fit un Pan au fond de la salle. -- Oui ! Toi ! s'ecria un autre. Et tous approuverent en frappant leurs verres sur la table. Pour la forme, Doug demanda qui voulait se presenter et Matt s'apercut que Claudia hesitait. Doug la fixa et fit un tres leger signe de tete pour l'en dissuader. On demanda qui voulait d'Ambre comme >. Presque toutes les mains se leverent et Arthur n'eut pas besoin de les compter tant le vote etait majoritaire. Ambre ne semblait pas tres satisfaite de cette nouvelle charge et, lorsque la reunion fut terminee et qu'elle put s'extraire du magma de questions qui l'assaillirent, elle retrouva ses deux amis et pointa son doigt vers la porte refermee. -- Voila exactement ce que je voulais eviter ! Maintenant je ne vais plus pouvoir faire un pas sans qu'on me saute dessus pour me demander si c'est normal de bailler sans arret ou d'avoir des cloques sur les pieds ! Je voulais de la discretion, mener mon enquete a mon rythme. Matt et Tobias ne surent que repondre, ce dernier haussa les epaules : -- Tu vas avoir une sacree importance maintenant, au moins on pourra contrer Doug dans les decisions qu'il prendra. -- Peut-etre, mais j'aurai des difficultes a me rendre disponible pour notre alliance et la mission qu'on s'est fixee. -- Courage, je pense qu'ils vont tous te tomber dessus les premiers jours mais ca va vite se calmer, exposa Matt. Ambre se prit le visage entre les mains et inspira profondement. -- Je l'espere. En attendant, vous allez devoir vous passer de moi. Et maintenant que je vais pouvoir legitimement contredire Doug lors des reunions, il va nous detester encore plus. S'il doit agir, je crains qu'il decide de ne plus attendre. Soyez vigilants. Et n'oubliez pas qu'il y a deux ennemis sur l'ile. Dont l'un au moins est pret a tuer sans hesitation. 30. Cache-cache mortel Le Kraken disposait en son centre d'un vaste patio circulaire qui servait de salon d'hiver. Chaque etage ouvrait un balcon rond sur cette cour interieure qui faisait ressembler l'endroit a une immense piece montee creuse. Son sommet etait couronne par une coupole de verre laissant filtrer le soleil ou les etoiles jusqu'aux fauteuils et sofas en fer forge en contrebas. Matt avait remarque que si Doug voulait sortir de sa chambre pour rejoindre le fumoir ou toute autre partie situee dans les deux tiers avant du manoir, il etait oblige de passer par le patio. Aussi avait-il suggere que Tobias et lui montent leur garde ici. Ils pouvaient ainsi se reposer, voire dormir a tour de role, sans pour autant deserter leur poste. Ils s'etaient installes tout en haut, sur une corniche servant a soutenir une statue d'amazone au-dessus du vide, et puisque la plate-forme etait assez large pour les accueillir, Matt avait dispose plusieurs epaisseurs de couvertures sur lesquelles ils etaient allonges. Au debut, Tobias n'etait vraiment pas a l'aise, il n'osait pas fermer l'oeil, car sans aucun garde-fou, s'il venait a rouler pendant son sommeil il chuterait de vingt bons metres avant de s'ecraser sur le dallage. Puis, la fatigue et l'habitude aidant, il finit par s'assoupir des la deuxieme nuit tandis que Matt guettait. La troisieme nuit, aux alentours de minuit, une fine pluie se mit a tambouriner sur la verriere, juste au-dessus de leurs tetes. Matt ne ressentait plus que de legers tiraillements aux muscles et ses blessures aux mains cicatrisaient. Tobias contemplait le buste nu de l'amazone, cette fiere guerriere tenant un arc devant elle. -- Pourquoi il lui manque un sein ? demanda-t-il tout bas. -- Je crois que la legende dit qu'elles se le coupaient pour pouvoir mieux tirer a l'arc. Tobias fit la grimace en se touchant les pectoraux. -- Je suis content de ne pas etre une amazone, confia-t-il. -- Tu t'entraines toujours ? -- A l'arc ? Oui, souvent meme. Faut dire que je ne suis pas tres bon. Je touche souvent la cible mais je n'arrive pas a mettre la fleche au centre, j'enchaine les tirs trop vite, ca a toujours ete mon probleme, la precipitation. -- Tu es un hyperactif, faut toujours que ca aille vite, ou que tu fasses quelque chose. A mon avis, si tu parviens a te calmer, tu tireras mieux. Apres un silence, Tobias designa l'amazone. -- Elle est jolie quand meme, tu ne trouves pas ? Matt hesita. -- Mouais. -- Dis, t'as... t'as deja touche les seins d'une fille ? Matt pouffa. -- Non, non. -- T'as pas envie ? Moi je suis curieux, lacha-t-il sans detourner le regard de la poitrine amputee. -- Sur que j'aimerais bien. Mais... faut trouver la bonne fille, pas n'importe qui. Tobias prit le temps de jauger cette reflexion avant de repondre : -- Pas faux, ca doit pas etre pareil quand on trouve la fille vraiment tres jolie et quand on s'en fiche. -- C'est plus qu'une question d'etre jolie ou non, c'est... de l'attirance. -- T'es deja tombe amoureux ? Matt regarda ses mains. -- Non. Pas encore. -- Et Ambre, tu la trouves comment ? Matt sentit son ventre se creuser. -- Ambre ? C'est une sacrement jolie fille. Pourquoi ? Qu'est-ce que Tobias pensait ? s'alarma Matt. Ca se voit que je l'aime bien ? Si Tobias avait pu le remarquer alors tout le monde, y compris Ambre, le savait aussi ! -- Jolie comment ? insista Tobias. Jolie comme ca, ou jolie attirante ? Matt avala sa salive. Il n'osait pas avouer ce qu'il pensait vraiment. -- Parce que moi je la trouve vraiment canon ! enchaina Tobias. En meme temps, la Lucy elle est pas mal non plus avec ses grands yeux bleus ! Tu vois qui c'est ? Matt, rassure que Tobias n'insiste pas davantage sur Ambre, se reprit : -- Oui, c'est vrai qu'elle est belle. -- Je me demande si je pourrais lui plaire. -- Bien sur que tu pourrais ! Pourquoi pas ? -- Bah, tu sais bien... Je suis... noir, et elle est blanche ! -- Oh, ca. On est des etres humains, non ? C'est quoi la difference ? Ah, oui, ta peau est de la couleur de la terre, la sienne de celle du sable. C'est avec du sable et de la terre qu'on fait les continents, qu'on fait la Terre, non ? Alors vous etes faits pour vous melanger. Il ne peut en naitre que de bonnes choses. -- Si seulement tout le monde pouvait penser comme toi ! Matt allait repondre lorsqu'il apercut du mouvement plus bas. Une lueur ambree apparut au premier etage. Matt donna une pichenette sur le bras de son copain : -- Regarde ! Ce sont eux ! Deux silhouettes encapuchonnees longerent le patio, lanterne a la main, pour s'enfoncer dans un couloir. -- Faut pas les perdre, on fonce ! s'enthousiasma Matt. Ils bondirent sur leurs pieds, sauterent sur le balcon et devalerent les marches jusqu'au premier etage ou ils se firent plus discrets. A cette vitesse, ils ne tarderent pas a rattraper les deux comparses au visage dissimule. -- On dirait qu'ils vont vers le passage secret, murmura Matt. -- Regarde, cette fois il y a un grand et un petit, ca pourrait etre Doug et Arthur. -- Ou Regie. -- Qu'est-ce qu'on va faire ? Tu comptes t'opposer a eux ? -- Non, sauf s'ils s'en prennent directement aux Pans de l'ile des cette nuit. Mais si ca tourne mal, essaie de plaquer le petit au sol, je m'occupe de l'autre. Ils ne tarderent pas a traverser le fumoir et ses senteurs epicees et, comme prevu, le mysterieux duo entra dans le couloir au passage secret. Matt et Tobias s'arreterent au coude avant les marches, pour ne pas etre vus. Plusieurs voix leur parvinrent : -- Personne ne vous a vus ? demanda Doug. -- Non, tout le monde dort, repliqua un garcon. -- J'ai pris toutes les armes qu'il y avait dans la Licorne fit une fille. -- Et moi j'ai ramasse les dernieres que je n'avais pu prendre l'autre jour au Centaure, fit une quatrieme personne, un autre garcon. -- Tres bien, les felicita Doug. On n'a plus qu'a descendre toutes celles qui sont ici sur les armures et l'ile sera debarrassee de toutes les armes en acier. -- Tu les caches ou ? fit la fille. Aussitot Matt songea a son epee et fut pris d'une colere sourde qu'il parvint a taire en se repetant qu'il l'avait cachee dans le fond de son armoire. Si elle s'y trouvait encore, il se promit de la dissimuler encore mieux. -- Dans une petite salle du manoir hante, repondit Doug, personne ne pourra y acceder. Vous avez fait du bon boulot, c'est le meilleur moyen de s'assurer que tout se passera comme prevu quand on lui ouvrira les portes... Tobias se colla a Matt pour lui murmurer a l'oreille : -- Ils sont en train de soigner leur plan, ils nous laissent sans defense, c'est pour bientot ! Matt hocha la tete : -- Il va falloir agir, on ne peut plus attendre, repondit-il de la meme maniere. Je vais tenter de voir leurs visages, il faut qu'on sache qui fait partie des traitres. Il se pencha tout doucement a l'angle du mur, pour que le haut de son crane depasse, puis ses yeux. En bas des marches, Doug discutait avec quatre autres silhouettes. Il put reconnaitre le petit a ses cotes : son frere Regie. Les autres etaient soit de dos, soit trop dans la penombre pour etre visibles. La fille prit la parole : -- On a peut-etre un souci, dit-elle. Ca fait deux nuits consecutives qu'une nuee de chauves-souris vole au-dessus de l'ile. Elles sont tres nombreuses, peut-etre cent ou plus, elles tournoient pendant plusieurs heures avant de s'eloigner. J'avoue que ca ne m'inspire rien de rassurant. Elle bougea suffisamment pour qu'une meche de cheveux boucles sorte de sous son capuchon. Elle etait blonde. Hors Claudia etait brune. Une autre fille ! D'apres les voix qu'il entendait, Matt etait certain que tous les autres etaient des garcons. Ca portait le nombre des conspirateurs a au moins six ! Un veritable gang. -- Des chauves-souris ? repeta Doug. Je n'etais pas au courant. J'espere qu'elles n'ont pas mute comme d'autres especes animales, je n'ai pas envie d'avoir des ennuis avec des bestioles volantes. Derriere Matt, Tobias etouffa un eternuement. Malgre tous ses efforts, un sifflement fusa dans le couloir. Doug et les siens sursauterent : -- Qu'est-ce que c'est ? dit-il. Allez voir, Regie tu restes avec moi on va planquer toutes les armes, vite ! Matt fit volte-face, Tobias lui offrit une grimace confuse en guise d'excuse et en trois enjambees ils se retrouverent dans le fumoir ou Matt se glissa sous un canape tandis que Tobias ouvrait un placard servant a abriter les queues de billard ; il eut tout juste le temps de refermer la porte au moment ou trois paires de chaussures entraient a toute vitesse. -- Quelqu'un est planque ici, c'est sur ! fit un des traitres. -- Tu crois ? C'etait pas le vent plutot ? -- Non, on aurait dit... un eternuement ! Les trois se separerent pour inspecter la piece, derriere le bar, dans chaque recoin, sous les epais rideaux. Matt pouvait suivre leurs gestes grace a leurs jambes qu'il distinguait. Ils n'allaient pas tarder a le decouvrir, lui ou Tobias. Que feraient-ils alors ? Ils protegeront leur secret ! Ils nous tueront ou nous garderont prisonniers quelque part jusqu'a accomplir leur sinistre stratageme, voila ce qu'ils feront ! Il devait agir. Prendre les devants. Mais pouvait-il battre trois personnes au corps a corps ? Matt doutait de parvenir a canaliser sa force, il n'y arrivait pas lorsqu'il s'entrainait, pourquoi en serait-il autrement pour se battre ? Il semblait qu'elle ne se manifestait que lorsqu'il etait dans le feu de l'action, presque en etat second. Tant pis, je dois tenter ma chance, si j'ai l'effet de surprise avec moi, j'ai peut-etre une chance de les mettre KO. Matt avait les jambes vides, sans energie, la peur le rendait hesitant. Jamais il n'y arriverait ! Le garcon un peu autoritaire s'immobilisa juste devant le canape ou Matt se terrait. Maintenant ! Je dois y aller maintenant ! Pourtant il n'osait bouger, incapable de rassembler le courage necessaire. -- Quelqu'un etait forcement la ! s'enerva le garcon qui menait le petit groupe. A tous les coups c'est ce Pan dont Doug se mefie, ce Matt. -- Tu veux qu'on aille voir sa chambre ? Si on court on peut y etre en meme temps que lui ! S'il n'est pas dans son lit on sera fixes. Et s'il y est tout essouffle, pareil ! -- Bonne idee, on fonce ! Les trois disparurent en une seconde. Matt sortit de sous le canape et alla liberer Tobias de son placard. -- Ils vont savoir ! paniqua Matt. Ils courent vers ma chambre ! Quand ils la trouveront vide ils sauront que c'etait moi qui etais la, que je sais tout de leur plan. Ils ne me laisseront jamais en vie ! -- Alors on va dans la mienne, s'ils sont si malins que ca ils ne tarderont pas a venir la verifier aussi. Tout le monde sait qu'on traine tout le temps ensemble ! Moins de cinq minutes plus tard, Tobias et Matt faisaient semblant de dormir, le premier dans son lit, le second sur le sofa. La porte s'entrouvrit peu de temps apres, les deux amis entrerent en apnee pour ne pas paraitre essouffles, et une voix murmura : -- Tu vois, ils sont la ! Je te l'avais dit. C'etait le vent en bas ! La porte se referma et Matt soupira. C'etait passe tout pres. 31. Visiteurs nocturnes Pendant ces memes trois jours, Ambre fut assaillie de questions. Tous les Pans ou presque vinrent la voir pour lui demander s'il etait normal d'avoir un peu mal aux jambes, a la tete, d'avoir des cauchemars, d'etre deprime ou de se sentir seul. Elle eut bientot le sentiment d'etre une epaule consolatrice pour accueillir les confidences plus qu'une pionniere de l'alteration. Malgre tout, elle trouva motif a satisfaction aupres de cinq personnes qui manifestaient les signes evidents de l'alteration. Elle confirma ce qu'elle pensait depuis longtemps du grand Sergio : il avait une faculte a produire des etincelles et elle l'encouragea a s'entrainer, suspectant un potentiel bien plus important encore. Gwen avait un rapport a l'electricite qui ne laissait planer aucun doute non plus, et elle en parla pendant trois heures, cherchant a se rassurer. Ambre parvint a la renvoyer dans sa chambre en lui certifiant que ca n'avait rien de dangereux pour sa sante puisque c'etait une consequence naturelle de la Tempete, une evolution liee a l'impulsion lancee par la Terre. Bill, un jeune Pan du Centaure, parvenait a produire de minuscules tourbillons dans son verre d'eau, ce que Ambre considera comme extremement prometteur. Avec du temps et de l'entrainement, peut-etre parviendrait-il a influencer des surfaces bien plus importantes. Enfin, Amanda et Marek demontraient une aptitude hors norme a > les plantes, les champignons ou les fruits a distance. Sur le coup, Ambre fut sceptique, mais ils lui firent une demonstration : il suffisait qu'ils cherchent a reperer une odeur particuliere et en humant l'air, avec de la patience, ils finissaient par debusquer ce qu'ils cherchaient. Bien sur, ca ne marchait pas a tous les coups et ca prenait un temps fou, mais le resultat etait tout de meme parlant. Lorsqu'ils avouerent etre volontaires depuis le debut pour participer aux cueillettes sur l'ile et parfois en dehors, Ambre sut que son hypothese se confirmait. L'alteration se manifestait en fonction d'une necessite. Plus on faisait quelque chose et plus on developpait la faculte en adequation. Le matin du quatrieme jour, elle se leva avec difficulte, fatiguee par tous ces temoignages. Elle fit ses ablutions matinales avec de l'eau froide - le quotidien des Pans - et apres avoir avale un morceau de pain et une pomme elle prit le chemin de son > comme elle disait. Il s'agissait en fait d'une rotonde en pierre sans toit, a une centaine de metres de l'Hydre au milieu d'une epaisse vegetation. Elle trouvait l'endroit paisible, agreable avec le soleil qui baignait la region depuis plusieurs jours, et suffisamment isole pour que tous osent venir la voir, meme les plus genes. Durant tout le trajet elle ne put se defaire du sentiment d'etre suivie. Elle se retourna plusieurs fois sans apercevoir qui que ce soit, et pourtant cette desagreable impression qu'on l'epiait ne la quittait pas. La petite rotonde baignait dans l'ecrin du soleil, la pierre encore froide de sa nuit se rechauffait doucement. Les branches, les fougeres et les buissons bruissaient dans le vent leger. Ambre prenait des notes pendant ses discussions et elle profita du calme pour les relire. Des bruits de pas ne tarderent pas a l'extraire de sa concentration. Matt et Tobias vinrent s'asseoir sur l'un des bancs, accompagnes par Plume, le chien le plus grand que Ambre ait jamais vu. -- Doug mene toute une bande, fit Matt en guise de bonjour. C'est une equipe, au moins six personnes. Et ils viennent de debarrasser l'ile de toutes les armes. On ne pourra plus se defendre. -- Ton epee aussi ? demanda Ambre. -- Non, heureusement. Elle etait cachee, je crois qu'ils l'ont oubliee. Ambre se laissa tomber en arriere pour reposer sa tete contre une des colonnes de la rotonde. Elle scruta le ciel, pensive. -- Que fait-on ? fit-elle. -- Si on fonce sans subtilite je crains le carnage. On pourrait alerter tout le monde, mais sans savoir qui sont les traitres ca va vite revenir aux oreilles de Doug et il mettra son plan a execution. On se fera massacrer. -- Tu proposes de demasquer ses complices ? -- C'est ce qu'on s'est dit ce matin avec Toby. Tobias acquiesca largement. -- On va trouver un moyen de les identifier tous, affirma-t-il. Alors on pourra s'organiser dans leur dos. Parler a tous les autres Pans en prenant soin d'eviter les traitres. -- Comment comptez-vous faire ? Matt repondit : -- Avec de la patience, on les suivra la nuit jusqu'a ce que nous parvenions a voir le visage de chacun. Ambre ne semblait pas convaincue : -- C'est dangereux et ca va prendre un temps fou ! -- C'est la seule solution ! -- Je sais, s'enerva la jeune fille, mais je n'aime pas que vous preniez tous ces risques. Et on n'a pas beaucoup de temps devant nous avant qu'ils ne liberent le minotaure. -- A-t-on le choix ? Allez, viens, j'ai entendu trois coups de trompette ce matin. -- Je n'avais pas entendu. Une reunion le matin ? C'est rarement bon signe. Ils arriverent parmi les derniers, la plupart des bancs etaient occupes et Doug etait deja en train de parler : -- Avant d'aborder le sujet de cette assemblee, je voulais regler quelques details d'intendance : les armes pour commencer. Il serait preferable de les garder toutes dans un meme endroit ferme a cle, on se souvient tous de notre ancienne societe et de ce que la circulation des armes a engendre comme violence. Je pense donc qu'il ne faut plus en conserver une seule sans surveillance. Voila, je laisse cette idee germer dans vos esprits, nous en reparlerons bientot. Sinon, le probleme de la voliere. Entre les poules, les pigeons et toutes les especes dont nous disposons, Colin a beaucoup de travail et il ne serait pas contre un bon coup de main. Qui se porte volontaire comme prepose a la voliere avec Colin ? Matt se pencha vers Ambre et Tobias : -- Doug ne perd pas le nord ! Il sait qu'il doit y avoir encore des armes cachees par des Pans dans notre genre, et il va s'arranger pour toutes les collecter ! Je vais te dire, s'il remet le sujet sur le tapis a la prochaine reunion, je ne me priverai pas de lui rentrer dedans. Personne ne confisque ma lame ! Pendant ce temps, Colin deplia sa grande carcasse surmontee d'une longue tignasse chatain et precisa devant tous : -- C'est pour s'occuper des poules et de leurs oeufs surtout, les oiseaux c'est mon territoire. Tiffany, de la Licorne, se proposa, suivie par Paco, le plus jeune Pan, d'origine mexicaine, a peine neuf ans. -- Parfait, declara Doug, vous verrez avec Colin pour vous repartir les taches. -- Vous touchez pas aux oiseaux ! jugea bon d'insister Colin en grattant sa joue pleine de boutons. Vous, ce sera les poules. Satisfait de s'etre debarrasse des tracasseries, Doug aborda ce qui les rassemblait : -- On s'est un peu fait surprendre par notre consommation et les reserves commencent a baisser. De plus, nous allons bientot manquer d'allumettes et de briquets, meme si on les utilise le moins possible, ca part vite. Il nous faudra egalement des pansements et tout ce qu'on pourra trouver pour les soins. Cote vetements, si vous manquez de quelque chose, c'est le moment de nous confier votre liste avec la taille ou la pointure. Le convoi partira demain matin pour la ville, donc je les veux ce soir. Comme d'habitude, s'il y a des volontaires, qu'ils levent la main, sinon nous procederons au tirage au sort. Travis, dont la chevelure rousse ne cessait de pousser, leva la main. Suivit Arthur, et son air acariatre. Sergio, le plus costaud des Pans de l'ile, s'ajouta a la liste. Gwen se proposa ensuite. Au grand etonnement de ses deux amis, Matt leva le bras. -- J'ai envie de sortir, de voir ca, leur murmura-t-il. Aussitot Ambre fit de meme, entrainant Tobias a contrecoeur. Doug hocha la tete : -- Parfait ! Je me joindrai au groupe, ca fait longtemps que je n'ai pas participe au ravitaillement. Nous partons demain matin a l'aube. Juste avant que tout le monde sorte, Matt posa une question non denuee de malice : -- Doit-on emporter des armes ? Ce serait plus prudent, non ? -- A quoi bon ? Nous ne savons pas nous en servir, repliqua Doug. -- En cas d'attaque ! Il serait preferable d'avoir un objet pour se defendre ! Doug prit une seconde de pause pour bien choisir sa reponse : -- J'en choisirai deux ou trois avec Arthur, mais inutile de nous charger, nous aurons bien assez de poids au retour. -- Vous allez passer a cote de la fumee dans la foret ? s'enquit Caroline, une jolie blonde de l'Hydre que Matt avait rarement eu l'occasion de croiser. -- Non, on gardera nos distances. Vous l'avez peut-etre remarque, cette fumee continue. Je crains qu'une communaute de Gloutons se soit installee la. -- Va-t-on envisager une expedition pour aller voir ce que c'est exactement ? demanda une fille d'habitude tres timide repondant au nom de Svetlana. -- Rien n'a ete decide, mais je ne crois pas. On n'a aucun interet a prendre ce genre de risque, il suffit de se tenir eloigne de l'endroit qui n'est pas trop proche. Ce sera tout pour ce soir. Les verres retentirent sans vigueur sur les tables et, tandis que l'assemblee sortait dans le brouhaha, Ambre se pencha vers Matt : -- Pourquoi tu le cherches ? -- Le provoquer, qu'il commette une erreur. -- Tu devrais eviter, ca risque de le mettre vraiment en colere contre toi. -- En tout cas ca a marche, triompha Matt avec un rictus. -- Comment ca ? fit Tobias. -- Il a trahi l'identite d'un de ses complices. Puisque aucune arme n'est accessible, il n'ira pas en > comme il dit, avec quelqu'un qui ne fait pas partie de sa bande. S'il emmene Arthur dans la cachette c'est que ce dernier est au courant. C'est aussi simple que ca. Tobias approuva. -- On ajoute Arthur a la liste. Bien joue. Le soir, l'Alliance des Trois decida qu'il etait preferable de dormir pour etre en forme le lendemain, d'autant que Doug et Arthur venant, il etait peu probable que les traitres agissent dans la nuit. En se couchant, Matt avait laisse une fenetre de sa chambre ouverte, il faisait chaud dans la piece. Il s'endormait peu a peu quand une serie de clapotements vifs l'interpella. Semblables a... des draps que l'on fait claquer dans l'air. Sauf qu'il y en avait tellement que Matt imagina un instant tous les Pans du manoir a leur fenetre en train de s'agiter... Il s'eveilla tout a fait et chassa cette image saugrenue pour s'approcher de la fenetre ouverte. Le bruit etait impressionnant, un grouillement puissant. Matt sortit la tete a l'exterieur. Aussitot, quelque chose vint lui froler les cheveux. Venu du dessus. Il pivota pour contempler le ciel, a l'aplomb du Kraken. Un nuage noir bourdonnait, dissimulant les etoiles. Des formes noires s'en detacherent pour plonger vers le visage de Matt. Les chauves-souris ! comprit-il en reculant precipitamment et en repoussant le battant de verre devant lui. Trois triangles obscurs fuserent avant de s'immobiliser devant la vitre puis de remonter a pleine vitesse pour se fondre dans la masse. Qu'est-ce qu'elles font ? Matt se rapprocha doucement de la fenetre. J'ai jamais vu autant de ces bestioles en meme temps ! Soudain un groupe se detacha en file indienne pour piquer vers la foret de l'ile, rapidement suivi par un autre puis un troisieme et ainsi de suite jusqu'a ce que tout le nuage fonde pour raser la cime des arbres. De la ou il se tenait, Matt eut l'impression de contempler une nappe d'huile qui glissait sur une mer statique. La nuee reprit de l'altitude pour survoler le manoir du Capricorne au nord-ouest, tournoya un moment, avant de fondre en direction du Centaure ou elle demeura plusieurs minutes. A cette distance, Matt ne distingua plus rien. Il repensa aux jumelles qu'il avait utilisees avec Tobias pour fuir New York. Tobias avait laisse leurs affaires dans son armoire. Il fouilla son sac a dos et s'empara des jumelles pour observer l'etrange ballet aerien. Par moments, Matt pouvait voir les taches noires descendre pour faire du sur-place devant les fenetres. A quoi s'amusent-elles ? Elles ne lui avaient pas semble amicales en voulant lui agripper les cheveux. On dirait qu'elles cherchent un moyen d'entrer dans le Centaure... Si elles reussissent, ce sera le chaos a l'interieur ! Matt imagina la colonie se precipitant dans les chambres, lacerant les cuirs chevelus, les bras, les jambes, poussant les Pans les plus fragiles dans les escaliers... Un cauchemar. Matt hesitait a sonner l'alerte. Mais comment prevenir les occupants du Centaure de ne surtout pas ouvrir une fenetre ou une porte ? Impossible. C'est alors que le nuage reprit de l'altitude pour s'eloigner de l'ile en direction du nord. Matt poussa un soupir de soulagement, qui ne dura pas longtemps. La fille qui parlait a Doug la nuit precedente avait vu ces chauves-souris deux soirs de suite. Matt se sentit mal a l'aise. Ces animaux n'agissaient pas normalement, un probleme couvait. D'abord elles semblaient beaucoup trop nombreuses. Ensuite il les avait clairement vues passer d'un manoir a l'autre. Cherchaient-elles quelque chose ou quelqu'un ? Soudain, il songea a Plume. La chienne etait la dehors, vulnerable. Elle vit dans cette foret depuis six mois, elle ne craint rien. Les chauves-souris etaient presentes depuis plusieurs jours, Plume n'etait probablement pas une cible interessante pour elles, a moins qu'elle ne se soit cachee. Il fallait lui faire confiance. Matt se souvint de la tentative d'assassinat dans la grande salle. La troisieme faction. L'inquietante presence du Rauperoden dans ses reves et enfin cette histoire de chauves-souris, tout ca faisait beaucoup. Il parvenait deja difficilement a gerer la traitrise de Doug et des siens, il n'avait pas besoin de tous ces ennuis en plus. Pourtant, quand il se recoucha, en fixant le plafond, le coeur serre par l'angoisse, Matt ne tarda pas a sentir qu'il vacillait, et que le sommeil se faisait plus fort encore que ses peurs. Les nuits de garde l'avaient epuise. Matt s'endormit, une torpeur hantee par des murmures dans les tenebres, par la presence ecrasante d'un grand voile noir traverse de mains et de jambes et couronne par une longue tete de mort qui sourdait comme une empreinte dans du ciment frais. Une forme qui le traquait. Reniflant sa trace dans les forets du nord. Un etre au nom mysterieux. A l'aura terrifiante. Le Rauperoden. 32. Expedition L'aube teintait l'est d'une frange de lumiere crue. A l'oppose, la foret qui bordait l'ile Carmichael du cote du pont etait encore une vaste etendue obscure, impenetrable. Matt etait enveloppe dans son pull et son manteau favoris. Il avait longuement hesite a prendre son epee, que Doug se rende compte qu'il n'avait pas saisi toutes les armes de l'ile, pour finalement se dire qu'elle etait devenue son extension la-dehors, la gardienne de son integrite. Un ange protecteur au double visage : rassurant dans le brillant de sa lame au fourreau, cauchemardesque lorsque celle-ci se teintait de rouge et de souffrance. Matt ne pouvait le nier : manier son epee etait euphorisant maintenant qu'elle ne pesait plus une tonne au bout de ses bras, sa poignee massive coincee dans ses paumes le renvoyait a un sentiment de puissance, et, en meme temps, le tranchant de son acier lui faisait peur. Car il avait beau se repeter que c'etait l'arme qui etait dangereuse, il ne pouvait oublier que chaque fois, c'etait lui, Matt, qui l'avait tenue. L'epee n'avait aucune personnalite, aucune ame propre, elle n'etait que le prolongement agressif et letal de sa propre volonte. Lui qui s'etait reve heros intrepide et impitoyable envers ses ennemis realisait que jamais son imaginaire ne l'avait prepare a cette violence. Souvent il se rememorait le bruit horrible qu'avait provoque la lame en s'enfoncant dans le corps du Glouton. En ce petit matin, l'ile dormait encore. Les huit compagnons de route etaient rassembles devant le pont, et Plume etait harnachee d'une sangle reliee a une carriole de la taille d'une table de billard, montee sur quatre grandes roues tout-terrain. Il sembla a Matt que la chienne avait encore grandi, elle devait bien peser dans les quatre-vingt-dix kilos a present ! Etait-ce une impression ou continuait-elle de se developper ? Jusqu'ou pouvait-elle aller ainsi ? Tobias portait son arc sur l'epaule. Doug et sa bande n'avaient pu saisir les arcs, trop de Pans s'entrainaient regulierement dans l'espoir d'aller a la chasse pour manger de la viande, cela ne serait pas passe inapercu et il n'aurait jamais pu l'expliquer sans eveiller les soupcons. Cote defense de l'expedition, Doug avait confie une hache a Sergio, une masse d'arme a Arthur et Travis et un long couteau a Gwen. On donna a chacun un gros sac a dos vide, pour porter les victuailles au retour, et la vigie du pont -- Calvin, le garcon noir que Matt aimait bien - les salua tandis qu'ils mettaient la passerelle de tole en place pour traverser. Ambre se rapprocha de Matt. -- Bien dormi ? -- Ca peut aller. Sans qu'il sache vraiment pourquoi, Matt n'avait pas envie de parler des chauves-souris - il se dit qu'il ne souhaitait pas inquieter ses amis inutilement. -- Moi je me suis entrainee jusque tard hier soir, confia Ambre. Je n'arrive toujours pas a faire bouger ne serait-ce qu'un crayon a papier ! Ca m'exaspere ! -- Il faut etre patiente. -- Je sais, je sais, mais je voudrais tellement y parvenir ! -- Tu sais combien de temps on va mettre pour atteindre la ville ? -- Environ quatre heures si on ne traine pas, plus les pauses. Ensuite on s'accorde une heure pour souffler et manger, trois heures pour faire le plein et, le temps de rentrer, on devrait etre la avant le crepuscule. -- Pourquoi ne sort-on jamais la nuit ? On aurait plus de chance d'eviter les Gloutons, non ? Ils ne voient toujours pas dans le noir a ce que je suppose ? -- Non, je ne crois pas. Si on ne sort pas la nuit c'est que c'est plus dangereux. De nombreux predateurs ne chassent qu'une fois le soleil couche. La faune a beaucoup change depuis la Tempete. L'impulsion n'a pas rendu que les Gloutons fous, bon nombre d'especes animales sont redevenues agressives. Tous les chiens, par exemple, a l'exception de Plume, forment des bandes et sont impitoyables. Des Pans se sont fait devorer a ce qu'on raconte. Ils ont retrouve leurs instincts puissance dix ! Pire que des loups, car ces chiens-la n'ont pas du tout peur de nous. Tobias vint se joindre a la conversation : -- Un Long Marcheur a rapporte une fois qu'il existe des toiles d'araignees de la dimension d'un terrain de football, voire plus ! Dedans vivraient des milliers de ces bestioles horribles, et on dit qu'elles se jettent sur n'importe quelle proie, meme humaine, pour lui infliger des milliers de morsures qui auraient le meme effet que sur une mouche. Elles t'injectent tellement de venin que l'interieur de ton corps devient liquide avant qu'elles n'aspirent toutes en meme temps pour te vider pendant que tu es encore vivant ! -- Beurk ! grimaca Ambre. J'aime a croire que c'est juste une legende, rien de reel ! -- Tobias t'a parle de l'etrange creature qu'on a croisee un soir avant d'arriver sur l'ile ? s'enquit Matt. Ambre fit signe qu'elle n'etait pas au courant. -- Oh, oui ! s'exclama Tobias avant d'enchainer a toute vitesse : C'etait flippant ! Un Rodeur nocturne. -- Vous avez affronte un Rodeur nocturne ! repeta Ambre, estomaquee. -- On aurait dit un monstre, un vrai, comme dans les films d'horreur ; ce machin se tenait dans les branches, grand comme un homme, il nous reniflait et s'appretait a nous sauter dessus - et je crois qu'il nous aurait massacres sans peine ! - lorsque la petite Plume a debarque et nous a sauve la mise ! -- Petite, petite, faut le dire vite ! railla Ambre. Tandis que la procession s'enfoncait dans la foret, Matt observa Plume qui tractait sa remorque d'une demarche chaloupee. -- Je me demande pourquoi elle est comme ca, dit-il. Je veux dire : pas sauvage et intelligente. -- Tu sais, dit Ambre, je pense que beaucoup de questions risquent de rester sans reponse, je crains qu'il faille l'accepter. -- Surement. C'est comme tous ces scarabees qu'on a vus sur l'autoroute avec Tobias. Il t'a raconte ? Des millions de... -- Des Scararmees, l'interrompit Ambre. C'est le nom que les Pans leur ont donne. Tu sais, la plupart d'entre nous les ont vus. Les vestiges de nos autoroutes en etaient infestes. Il parait qu'ils sont toujours la. Autrefois ils allaient tous vers le sud, desormais ils circulent selon une immense boucle qui descend et remonte dans tout le pays. Quand ils vont au sud ils produisent une lumiere rouge avec leur ventre, quand ils vont au nord elle est bleue. Ils semblaient un peu desorganises au debut mais maintenant c'est toujours comme ca. -- Sait-on ce qu'ils font ? -- Non, les Longs Marcheurs aimeraient etudier cette migration, on est a peu pres certains qu'elle n'est pas due au hasard, mais ca n'a pas ete fait. Il faut du temps. Les Pans sont seulement en train de s'organiser. -- C'est vrai, ca fait seulement six mois... dire que j'en ai passe cinq a dormir ! Ils marchaient. Et au fur et a mesure que le soleil se levait dans leur dos, ses rayons deliant la nature, celle-ci retrouvait tout son panache, l'eclat de son vert emeraude. Apres plus d'une heure et demie, Doug, qui ouvrait la marche en compagnie du grand Sergio, decreta qu'il fallait faire une pause. On se desaltera, Matt prenant soin de verser un peu d'eau dans une gamelle a Plume qui eut bientot les babines degoulinantes. Quelques carres de chocolat chacun et on repartit d'un bon rythme. Matt fut surpris par la cacophonie qui resonnait dans la foret. Des dizaines d'especes d'oiseaux s'interpellaient dans un babil bruyant, sans aucune gene vis-a-vis de ces humains qui passaient par la. Des roucoulements comme Matt n'en avait jamais entendus, des pepiements en rafales, aux sonorites musicales, et d'interminables stridulations montantes et descendantes. Les oiseaux qu'il parvenait a apercevoir etaient souvent classiques : piverts, corbeaux ou mesanges ; et parfois etranges comme cette espece d'une blancheur argentee, a ailes jaunes, brillantes comme de l'or, et a la tete surmontee d'un panache bleu clair. Lorsqu'il s'envola, il devoila le dessous de ses ailes d'un rouge eclatant. Personne ne parlait, ou rarement, a l'exception de Gwen et Ambre qui discutaient a voix basse. Les autres preferaient se concentrer sur la cadence, tout en pretant attention a leur environnement. Matt accelera pour arriver au niveau de Travis. -- On voit des serpents, ici ? demanda-t-il. Le rouquin repondit avec un accent prononce, il devait venir des campagnes du Middle-East, devina Matt. -- Les serpents, je sais pas, mais les scorpents ca c'est le pire ! -- Les scorpents ? C'est quoi ? -- Comme une grosse vipere sauf que sa peau est constituee d'un assemblage de carapaces assez rigides, comme la queue d'un scorpion, avec le meme dard que les scorpions a l'extremite. Mais comme elle fait en general un metre de long, je te laisse imaginer la taille du dard ! -- Dangereux en cas de piqure ? -- T'en fais pas, si un scorpent te pique, le temps que tu le realises tu seras deja mort, plaisanta Travis. Matt ne le trouva pas drole et il passa le reste de la randonnee a se taire. Ils firent une autre halte plus tard et les premiers signes d'urbanisme, ou plutot de ce qu'il en restait, se manifesterent peu apres midi, par un veritable mur de lianes. Ce qui avait ete autrefois la facade d'un immeuble de six etages n'etait plus qu'une paroi couverte de feuilles et de racines. Impossible d'y distinguer un centimetre de beton, une porte ou meme une fenetre. Il en allait de meme avec tout ce qui restait de la civilisation : une ruine recouverte par la vegetation telle une seconde peau. Des tiges vertes tendues d'un toit a l'autre comme s'il s'agissait de fil d'araignee, rampaient sur les cables electriques, engloutissant ce qui avait ete des feux tricolores suspendus, un complexe maillage s'etait tisse afin de napper la ville tout entiere d'un filet de camouflage naturel. La lumiere y filtrait difficilement, si bien qu'une penombre fraiche stagnait dans les avenues pleines de fougeres et de ronces. -- Ouah ! laissa echapper Matt. Jamais je n'aurais cru voir ca de ma vie ! Tout a completement disparu sous la nature ! On se croirait dans une jungle ! -- Une jungle avec des perceptives geometriques, corrigea Ambre toujours tres scientifique. Au detour d'un carrefour, le groupe se trouva soudainement face a une cascade de lianes. Doug les ecarta et ils passerent de l'autre cote, sous le toit d'une station-service. Matt remarqua aussitot les pompes noircies et atrophiees. Il eut l'impression qu'elles avaient fondu. Le sol etait tapisse d'une epaisse mousse brune et verte. -- On va s'arreter ici pour manger et ensuite on se separera par groupes de deux, indiqua Doug. Ils avalerent des sandwiches en allongeant leurs jambes lourdes et tres vite la curiosite des environs les remit sur pied. Tobias regarda ses deux comparses un instant et leur annonca : -- Je vous laisse tous les deux, je vais me mettre avec Travis, c'est un gars solide ! Matt acquiesca mollement, un peu gene. Il apercut Doug qui proposait a Arthur de venir avec lui. Comme par hasard ! songea-t-il. Si vous voulez faire un sale coup, au moins vous etes peinards, entre traitres ! Gwen s'approcha pour se mettre avec Ambre mais elle s'arreta en la voyant en compagnie de Matt. Elle eut un sourire espiegle et se resigna a faire equipe avec le grand et costaud Sergio. Doug rappela a tous les consignes de securite : -- Personne ne s'eloigne, si vous estimez que vous ne pourrez pas retrouver le chemin de la station-service, vous vous arretez et vous soufflez la-dedans, on viendra vous chercher. Il distribua alors un sifflet a chaque paire de ravitailleurs. -- Servez-vous-en seulement si vous etes certains d'etre perdus. Parce que ca risque de ne pas attirer que nous ! Soyez vigilants, soyez discrets, ne criez pas, contentez-vous de remplir vos sacs de nourriture. Verifiez bien les dates de consommation, les boites de conserve c'est bon, mais tous les produits facilement perissables on ne prend pas. Allumettes et briquets sont les bienvenus. J'ai distribue la liste des vetements a Gwen, c'est elle et Sergio qui s'en chargent. Je sais ou se trouve la pharmacie alors je m'en occupe. On se retrouve ici dans deux heures pour ensuite passer par le supermarche et remplir ensemble la carriole de Plume. Tous approuverent et ils s'elancerent dans des directions differentes. Matt designa Plume a Ambre : -- Elle reste ici toute seule ? -- Oui, c'est plus sur. Ne t'en fais pas, c'est une chienne particuliere, rappelle-toi. Il ne lui arrivera rien. Matt eut du mal a abandonner son compagnon a pattes mais, sur l'insistance d'Ambre, il quitta le rideau protecteur de la station. Les rues qu'ils emprunterent n'avaient de ville que le souvenir, tant on ne reconnaissait plus rien. Matt et Ambre marchaient chacun d'un cote pour scruter l'interieur de ce qui avait ete des magasins. Les vitrines etaient recouvertes de feuilles et les enseignes ne servaient plus que de tuteurs horizontaux voire de nids. Un oiseau s'approcha tout pres d'eux et Matt le remarqua car il ne semblait pas effraye, plutot curieux meme. Apres cinquante metres, Matt s'etonna qu'il soit encore la, a voler au-dessus d'eux et a se poser regulierement pour pouvoir les examiner. Ambre, depuis le trottoir oppose, ne pouvait le remarquer et Matt decida de ne pas la distraire avec ca, bien qu'il trouvat ce comportement pour le moins etrange. Apres quelques bonds supplementaires, l'oiseau decida qu'il en avait assez vu et s'envola pour disparaitre dans un trou entre les lianes du filet naturel qui surplombait leurs tetes. Matt repera alors ce qui avait ete une epicerie et il appela Ambre d'un petit sifflement. Ils durent forcer la porte pour arracher la mousse qui s'etait amassee derriere. L'interieur etait encore plus obscur que les rues recouvertes de leur perruque vegetale. Une odeur penetrante d'humidite flottait dans la boutique. Ils attendirent que leurs yeux s'habituent a la penombre et sillonnerent les rayons encore pleins de marchandises. -- Parfait, decreta Ambre, on prend des boites de conserve, des pates, et meme des biscuits qui sont largement mangeables. Ils remplirent les deux sacs a dos au maximum, des sacs de randonnee, solides et volumineux, prets a accueillir vingt kilos de materiel. Ambre chargea le sein de beaucoup de boites en carton pour pouvoir le porter et Matt prit ce qui etait lourd. Il commencait a apprehender le temps comme les autres Pans ; avec la rarete des montres mecaniques, la plupart n'avaient plus l'heure et ils s'etaient habitues a la deviner en fonction du moment de la journee. Plus sensibles, ils parvenaient a sentir le temps ecoule. Matt soupesa son sac et dit : -- Il est sacrement lourd et on est bien en avance sur le planning. Je propose qu'on le laisse la pour explorer un peu les environs, on viendra reprendre notre equipement avant de rejoindre tout le monde, ca te dit ? -- Oui, mais tu es sur que tu pourras porter tout ca ? -- On va essayer. Il devait peser pas loin de son poids maximum. Au prix d'un violent effort Matt parvint a le hisser et a enfiler les bretelles. -- Tu vas tenir tout le trajet du retour ? s'inquieta Ambre. -- Faudra bien. Il relacha le paquet et ils s'empresserent de retourner a l'air frais. -- Vous ne prenez pas d'outils ou d'equipement comme des casseroles ? voulut savoir Matt en marchant. -- On a deja ce qu'il faut dans les manoirs. Comme plus personne ne vit dans les environs, les villes restent pour nous d'inepuisables entrepots, on n'est pas presses. -- Bientot, des dizaines d'aliments auront disparu, on ne pourra plus les trouver. Dans quelques mois les dates de peremption seront largement depassees. -- C'est pour ca qu'on essaye de se mettre a l'agriculture. On apprend, on se prepare pour l'avenir, lorsqu'il faudra produire nous-memes ce dont nous aurons besoin. -- Et d'ou vous apprenez ? -- Dans le Livre des Espoirs. Matt fronca les sourcils. -- Jamais entendu parler, qu'est-ce que c'est ? -- C'est Doug qui l'a. Un livre dans lequel on explique comment cultiver telles cereales, comment faire du sucre, comment recolter l'eau de pluie et la filtrer pour la rendre potable, autant de choses vitales pour notre survie a moyen terme. -- Ca va devenir un livre sacre ce truc ! plaisanta Matt. Ambre le fixa sans sourire. -- C'est deja le cas, Matt. Sans cet ouvrage, nous serions condamnes a mourir a petit feu. C'est pour ca que nous l'appelons le Livre des Espoirs. -- Sachant que c'est Doug qui l'a, il faut etre mefiant des conseils qu'il peut donner ! -- Jusqu'a present il nous a toujours aides. J'imagine que ca doit faire partie de son plan : se rendre omnipresent, indispensable. Pour mieux nous detruire ensuite. -- Quand j'y pense, je ne comprends pas ce qui le motive. Pourquoi vouloir notre perte ? Il est le personnage central de l'ile, il est parvenu a s'imposer naturellement et personne ne remet son autorite en question ! Que peut-il vouloir de plus ? -- Je ne sais pas. Ils deboucherent sur une vaste place, ou le toit de lianes qui recouvrait les rues depuis le sommet des immeubles etait nettement plus clairseme ; le soleil percait par de gros trous et ses rayons dessinaient des mares d'or sur la mousse. Une fontaine decorait le centre de l'esplanade, et a la grande surprise des deux adolescents l'eau y coulait encore. De longues marches conduisaient a l'entree de ce qui avait du etre un palais de justice : un enorme batiment encadre de colonnes et surplombe d'un fronton triangulaire. Ambre et Matt s'assirent sur la margelle mousseuse de la fontaine et burent de son eau claire. Ambre s'aspergea le visage et contempla la perspective imposante que leur offraient la place et le long boulevard par lequel ils etaient arrives. -- Six mois deja et je ne parviens toujours pas a m'habituer a ce paysage. Ces villes vides, rendues a une nature agressive. Personne nulle part. A peine une poignee d'enfants repandus ici et la, dans des villages devenus forteresses pour se proteger. Matt la couvait du regard. Les gouttes d'eau se confondaient avec les taches de rousseur sur sa peau rose. Un fin duvet blond recouvrait ses traits, comme sur une feuille de menthe, une feuille a l'odeur capiteuse, songea Matt en repensant a son parfum. Elle etait vraiment belle. Il eut soudain l'irrepressible envie de la serrer dans ses bras. Au milieu de cette solitude, face aux incertitudes de leur avenir, Ambre incarnait la chaleur de l'espoir, de la vie. Une envie de partage que Matt voulait gouter pleinement. Une voix le sortit de son desir : > Matt se redressa : l'intonation etait ferme, grave, les mots froisses par des cordes vocales usees. Ce n'etait pas un Pan qui parlait mais un homme. Un adulte a la voix eraillee. Des cliquetis metalliques et des pas lourds, etouffes par le tapis vegetal, se rapprochaient. Des Cyniks. 33. Bonne et mauvaise nouvelles Ambre et Matt s'accroupirent aussitot derriere la fontaine tandis que trois Cyniks entraient sur la place par une ruelle etroite. Matt releva la tete pour les apercevoir. Ils etaient a dix metres a peine. Tous trois portaient un assemblage de protection en cuir rigide noir et en ebene, ainsi qu'un casque similaire. Ils se sont fabriques des armures ! s'etonna Matt. Il remarqua l'epee, la masse d'arme et la hache qu'ils arboraient au ceinturon. -- Qu'est-ce que le gamin dit, alors ? demanda le plus petit du groupe. Allez, raconte ! -- Il ne dit pas, il ecrit ! chipota celui qui avait une voix eraillee. Ce dernier deroula une petite bande de papier et l'approcha de son visage pour lire. - >> Pas pret, n'attaquez pas de suite. Se passe des choses etranges sur l'ile, les Pans ont des pouvoirs. Je dois neutraliser petit groupe de meneurs, trois en particulier, pour garantir votre succes. Vous recontacte bientot, patience. >> -- Il se fout de nous ou quoi ? On ne va pas faire poireauter cent bonshommes dans cette jungle pendant encore un mois ! -- Ce gosse sait ce qu'il fait, donnons-lui encore un peu de temps. Les gamins ont des... des pouvoirs qu'il ecrit ! -- Jack, c'est des aneries ! Tu sais tres bien ce qu'on doit faire de tous ces gamins. On va en capturer le plus possible et on les trainera avec nous au sud. Ils n'ont aucun pouvoir ! -- N'empeche. Je suis officier et je dis : on attend le prochain message pour attaquer. On va demander a sir Sawyer ce qu'il en pense, mais je suis sur qu'il sera d'accord avec moi. Ca peut prendre trois jours ou une semaine, on va attendre ce qu'il faut pour les cueillir sans efforts, grace a ce mouflet ! J'ai pas envie de reproduire ce qui s'est passe a cote de Reston ! On avait sous-estime les defenses de ces petits morveux je te rappelle, ils nous l'ont bien fait payer et au lieu de les faire prisonniers il a fallu tous les tuer pour emporter leurs corps ! Matt guetta Ambre qui semblait aussi abasourdie que lui. Il se remit a genoux tout pres d'elle : -- C'est pour ca que Doug est venu ! chuchota-t-il. Il voulait leur donner le message ! On s'en va ! Vite ! Penche en avant, il s'eloigna en silence, suivi par Ambre. Ils prirent une rue parallele, retrouverent l'epicerie pour se charger de leurs sacs, et parvenaient presque a la station-service lorsque Ambre, essoufflee, prit la parole : -- On ne peut pas sonner l'alarme. Pas tant que tous les complices de Doug ne sont pas demasques. Notre plan tient toujours. Il faut d'abord les identifier. Ensuite on alertera les Pans et on pourra arreter les traitres pendant la nuit. Si on repete maintenant ce qu'on vient d'entendre, Doug ou l'un des siens previendra les Cyniks qui lanceront l'attaque. -- Tu as raison. J'espere seulement que les trois gars qu'on a vus ne vont pas tomber sur nous pendant qu'on termine de remplir la carriole de Plume ! -- On va dire qu'on a vu des Gloutons trainer dans le secteur, tout le monde sera aux aguets et on se hatera de filer. Les Pans se retrouverent comme prevu sous le toit de la station-service, les sacs a dos lourdement charges. Ambre et Matt eprouverent des difficultes a regarder Doug dans les yeux, ils n'avaient qu'une envie : crier a tous qu'il s'appretait a les trahir et a les livrer aux Cyniks. Tobias affichait un sourire fier que Matt ne lui connaissait qu'en de rares occasions, generalement des coups douteux. Il voulut aller le voir mais prefera expliquer qu'ils avaient apercu un groupe de Gloutons tout pres et qu'il ne fallait pas tarder. A l'evocation des mutants tout le monde frissonna. On se hata d'aller devant le supermarche et de charger la carriole avant de repartir. Sur le chemin du retour, Tobias se rapprocha de ses deux amis et leur annonca : -- J'ai une bonne nouvelle ! -- Et nous on en a une tres mauvaise. Matt entreprit de relater tout bas ce qu'ils avaient vu et entendu et Tobias devint tout pale. -- Une attaque ? repeta-t-il, incredule. On est fichus ! Ils vont nous emporter vers le sud, et on ne nous reverra jamais plus ! -- Calme-toi ! Rien de tout ca ne va se produire, on va trouver une solution. Alors c'est quoi ta bonne nouvelle ? Tobias avait perdu son sourire, il lanca, toujours sous l'effet de la peur : -- Travis et moi on s'est separes pour aller plus vite tout a l'heure. En cherchant un endroit interessant pour faire mon plein j'ai vu Doug au loin, avec Arthur. Je les ai suivis, ils faisaient leurs courses normalement jusqu'a ce que Doug devienne mefiant et s'assure que personne ne les espionnait. J'ai bien failli me faire reperer mais j'ai eu le temps de me mettre a couvert. Quand je suis ressorti ils avaient disparu dans un grand magasin de vetements. -- Tu es alle voir a l'interieur ? s'enquit Matt, impatient. -- Bien sur ! Je n'allais pas les lacher alors qu'ils preparaient un sale coup ! Je les ai retrouves dans les etages. Tu sais ce qu'ils ont pris ? -- Non. -- Des manteaux a capuche. Identiques a ceux qu'ils portent la nuit quand ils se retrouvent. Ambre intervint : -- Maintenant on n'a plus aucun doute, Arthur aussi est un des comploteurs. -- Mieux que ca ! triompha Tobias en baissant la voix pour ne pas attirer l'attention du reste du convoi. J'ai recupere trois manteaux apres eux ! -- On va pouvoir se melanger a leur groupe ! comprit Matt. -- Oh ! ca, je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idee, tempera Ambre. Ils vont immediatement s'en rendre compte ! -- Possible mais je prendrai le risque tout de meme. Tu as entendu ce qu'ils disaient : les Cyniks sont aux portes de l'ile. C'est une question de jours avant qu'ils ne nous attaquent. Tobias approuva et dit : -- Avec la fatigue du voyage, Doug et les siens ne se reuniront pas cette nuit mais des la suivante on va reprendre la surveillance ! Ambre leva l'index : -- Les gars, je vous rappelle que dans son message Doug explique qu'il doit d'abord neutraliser un groupe de meneurs, trois en particulier. Je suis sure que c'est de nous qu'il parle. -- A partir de maintenant on ne se deplace plus seul sur l'ile, proposa Matt. S'ils cherchent a nous attaquer ils le feront soit la nuit, soit lorsque nous serons isoles. Tobias et moi on ne va plus les lacher d'une semelle pour tenter de tous les identifier. Pendant ce temps, Ambre, tu dois absolument repertorier l'alteration de chaque Pan et noter qui la maitrise plus ou moins. Le moment voulu, on pourra avoir besoin d'eux. Entoure-toi de tous les volontaires pour ne jamais rester seule. Devant eux, Plume tractait son impressionnant chargement recouvert d'une bache ficelee. La faune continuait de piailler dans une foret si dense qu'elle en devenait sombre. Quelque part, non loin de la, une centaine de Cyniks en armure et lourdement armes attendaient le signal pour lancer l'assaut. -- Tout ca va se jouer a pas grand-chose, murmura Matt. Il ne faut pas commettre d'erreurs. 34. Bonne et mauvaise nouvelles (suite) L'expedition rentra sur l'ile avec le coucher du soleil. Pour ne pas se faire surprendre par la nuit, Doug avait fait accelerer la marche sur les quatre derniers kilometres, si bien qu'a peine arrives ils s'effondrerent, epuises. D'autres Pans, sous l'impulsion de la jolie Lucy, s'emparerent des sacs et viderent la carriole de Plume qu'on libera de son attelage. La chienne s'ebroua longuement puis vint renifler Matt, allonge dans l'herbe pour se detendre. Elle le lecha affectueusement et s'eloigna dans la foret, comme a son habitude. Calvin tendit la main pour aider Matt a se relever et lui annonca : -- Un Long Marcheur a atteint l'ile cet apres-midi ! On vous attendait pour qu'il colporte les nouvelles du monde. Venez, on se reunit dans la grande salle en ce moment. Les huit membres de la randonnee furent installes sur des bancs au premier rang. Le Long Marcheur etait un garcon de seize ou dix-sept ans avec de longs cheveux chatains, un nez tordu et des doigts fins couverts de petites plaies. Il avait une longue balafre tres recente sur le haut du front et repondait au nom de Franklin. -- C'est decidement une occupation a risque, souffla Matt vers ses deux camarades qui ne broncherent pas. Tobias etait epuise et Ambre fascinee. Le Long Marcheur demanda le silence en levant les mains et, lorsqu'il l'eut obtenu il declara : -- Voici donc les chroniques du monde nouveau, mes amis, il y a autant d'inquietude que de rejouissance dans ce que je vous amene, sachez-le. Pour commencer, les premiers champs cultives ont donne quelques legumes ! L'agriculture ne prend pas partout mais c'est la preuve que c'est possible ! J'y reviendrai en detail tout a l'heure cependant je voudrais aborder la nouvelle : cinq sites panesques se sont regroupes ces dernieres semaines, loin a l'ouest, pour fonder notre premiere cite. On totaliserait plus de cinq cents personnes ! Et d'autres arrivent ! C'est le plus grand de tous nos sites recenses, et il s'appelle desormais : Eden. -- Qui a choisi le nom ? demanda Tiffany. -- Le conseil du village. Ils se sont organises pour designer un representant de chaque site originel afin d'avoir un conseil qui fasse office d'autorite. Tout ca est neuf, il faut en etudier les avantages et les inconvenients, mais il est possible que d'autres villages de grande taille se creent ainsi au gre des sites qui se rassembleront. Vous etes bien proteges sur cette ile, ce n'est pas le cas de tous. A ce sujet... (Il marqua une pause pour boire.) J'ai une mauvaise nouvelle. Un site tres au nord a ete detruit. Il ne s'agit pas de Gloutons, d'apres les rares rescapes, mais d'une tempete d'eclairs, et puis une forme noire a surgi dans leur camp. Elle a attaque les Pans qui se mettaient sur son chemin, jusqu'a fouiller chaque recoin. Les survivants pensent qu'elle cherchait quelque chose. Matt se redressa sur son banc. Cette description le mettait mal a l'aise. -- Une forme noire ? Sait-on ce que c'etait ? interrogea Patrick, un Pan du Centaure. -- Non. L'attaque a ete foudroyante, cinq minutes a peine. Lorsque la forme noire a disparu, elle avait tue la plupart des Pans. Le Long Marcheur qui a vu les corps ne s'en est pas remis. Il parait qu'ils avaient les cheveux blancs, la peau ridee et etaient tous morts en hurlant, figes dans ce dernier cri. Des enfants au visage de vieillards terrorises. Cette fois, Matt sentit revenir son vertige, son souffle s'accelera. Il savait ce qu'etait cette forme noire. Ca ne pouvait etre que lui, le Rauperoden. Non, non, non ! C'est un reve, il n'existe pas vraiment, c'est impossible ! -- Matt ? Ca va ? s'inquieta Ambre en se penchant vers lui. Tu trembles ! Il deglutit longuement pour retrouver son rythme cardiaque, avant de hocher la tete. -- L'epuisement, c'est tout, mentit-il. Franklin, le Long Marcheur, poursuivait : -- On n'en sait pas plus sur cette forme noire. Le site qui est le plus au nord affirme avoir apercu des eclairs dans la foret, trois jours avant mon passage chez eux, mais rien d'autre. -- C'est le site le plus proche du notre ? interrogea Colin le doyen de l'ile et son acne ravageuse. -- Oui, a environ trois jours de cheval. Et puis nous continuons d'en apprendre plus sur le sud. Deux Longs Marcheurs sont revenus et ont vu des armees de Cyniks, des groupes de cent hommes chaque fois, avec d'immenses chariots tires par des ours, des chariots recouverts par une cage en bois de plus de dix metres de hauteur ! Ces cages sont pleines de Pans. Une clameur a la fois indignee et effrayee jaillit dans la salle. Le Long Marcheur imposa le silence en levant a nouveau les bras pour continuer : -- Tout aussi troublant, les Long Marcheurs affirment tous les deux que le ciel au sud-est est... rouge ! Tous les jours, du matin au soir, du soir au matin, ca ne change pas, un rouge flamboyant, vif et inquietant. Les chariots partent dans cette direction, il semblerait que les Cyniks vivent quelque part sous ce ciel infernal. Une heure plus tard, lorsque le Long Marcheur eut termine, Matt accompagna ses amis a la cuisine pour manger, ils etaient affames. Lui ne toucha guere a son assiette. Cette histoire d'ombre au nord et d'attaque lui nouait l'estomac. Il ne parvenait pas a se detacher de son intuition. Le Rauperoden existait vraiment et il se rapprochait, tuant toute opposition sur son passage. Mais pourquoi me cherche-t-il, moi ? Peut-etre qu'il existe mais que dans la realite il ne me cherche pas... Il me veut dans mes reves, uniquement dans mes cauchemars. Matt se raccrochait a tout et n'importe quel espoir sans tout a fait y croire. Ambre le fit sortir de ses pensees apres avoir englouti une assiette de pates : -- Les Cyniks se deplacent en groupes de cent hommes, ca ne vous dit rien ? Je suis sure que ceux qui sont dans la foret au-dessus de notre ile ont egalement l'un de ces enormes chariots. J'echangerais mon alteration pour decouvrir ce que les Cyniks font avec nous ! Pourquoi enlevent-ils tous les Pans pour les emporter au sud ? -- Moi, j'aime autant ne pas savoir, protesta Tobias, ca voudra dire que je suis encore ici en bonne sante plutot que dans leurs saletes de cages ! -- Et toi, Matt, qu'en penses-tu ? demanda Ambre. L'interesse haussa les epaules : -- Je ne sais pas. J'en pense rien. On a d'autres preoccupations, je crois. En parlant d'alteration, tu as eu vent de resultats positifs ? Ambre secoua la tete, l'air soudain contrariee. -- Non, rien de nouveau, tous les Pans concernes continuent de travailler, avec plus ou moins de reussite, rien de nouveau en tout cas. De mon cote, je m'entraine tout le temps et je ne la controle pas du tout ! Parfois je sens que je suis a deux doigts d'obtenir un resultat et puis non ! Il ne se produit rien. C'est rageant ! -- Et cette histoire de troisieme faction, qu'est-ce qu'on en fait ? grogna Tobias. -- C'est pas notre priorite, declara Matt. -- C'est un ou des assassins tout de meme ! repliqua Ambre. Dois-je rappeler que cette faction a tente de nous faire tomber un enorme lustre sur le crane ? Matt se leva. -- On a absolument rien pour enqueter sur cette mysterieuse faction. Je vais me coucher, avec Tobias on va dormir dans la meme chambre desormais, pour plus de securite. Tu peux en faire autant avec une des filles de l'Hydre en qui tu as confiance ? -- Sans probleme, Gwen sera ravie. Depuis que je lui parle de son alteration avec l'electricite elle n'aime pas dormir seule. -- Parfait, conclut Matt. Une nuit de repos et demain on passe a l'action. Il faut demasquer tous les complices de Doug, le temps presse. Et songeant a cette forme noire qui sillonnait les bois, plus qu'un sentiment d'urgence, une angoisse sourde s'empara de Matt. 35. Confusion Cette nuit-la, Matt se reveilla a plusieurs reprises, transpirant, le coeur affole, la bouche seche. Il n'avait aucun souvenir de son cauchemar mais peu de doutes sur son origine. Le Rauperoden le hantait. Le lendemain il s'arrangea avec Tobias pour avoir un oeil sur Doug, bien qu'ils ne purent reellement le surveiller sans attirer son attention. Pendant ce temps, Ambre faisait defiler tous les Pans volontaires a la rotonde pour parler avec eux de l'alteration. Le soir, ils partagerent un coin de table pour diner, Ambre leur confia qu'elle avait repertorie huit cas ou l'alteration se manifestait sans equivoque. Les uns et les autres lui faisaient de plus en plus confiance, ils venaient vers elle comme vers un medecin, et propageaient autour d'eux cette bonne nouvelle. A ce rythme-la, elle pourrait inventorier toutes les alterations de l'ile en deux semaines. -- J'ai vu le petit Mitch tout a l'heure, je crois qu'il developpe une capacite d'analyse hors du commun, declara-t-elle. Il passe son temps a dessiner ce qu'il voit, et il a une memoire visuelle comme je n'en ai jamais vu. Il existe bien un lien entre l'alteration qu'on developpe et ce qu'on fait au quotidien. Notre cerveau se contente d'ameliorer la partie la plus sollicitee, il reagit a la maniere d'un muscle ! -- Rien concernant des pouvoirs qui nous serviraient en cas d'attaque ? demanda Matt. -- Non, pas vraiment. Il va me falloir encore du temps. Et ne dis pas >, rien de magique la-dedans. -- Excuse-moi, j'ai parle sans reflechir. Rien d'autre ? -- Non, enfin si : j'ai rencontre une fille du Capricorne, Svetlana, il se pourrait qu'elle puisse manipuler de faibles courants d'air. Et le grand Colin est aussi venu, il est inquiet de l'alteration, je pense qu'il se rend compte qu'il change lui-meme, pourtant il n'a pas voulu m'en dire plus. -- Colin c'est bien le plus age de l'ile ? s'assura Matt. Un grand chatain avec des boutons sur les joues ? -- Oui, c'est lui, il s'occupe de la voliere. Il est un peu godiche parfois mais il finira par me parler, lorsque son alteration deviendra evidente. Je vous tiendrai au courant. Ah, j'allais oublier : j'ai parle avec Tiffany, de la Licorne, elle m'en a dit un peu plus sur cette Claudia qu'elle connait. Il parait qu'elle est sympa et neanmoins mysterieuse, elle ne cause pas tellement et surtout il lui arrive de sortir de sa chambre la nuit. Les parquets grincent pas mal donc ca s'entend. Mais Tiffany ne sait pas ou elle va, elle suspecte Claudia de voir un garcon, j'ai rien dit bien sur. En tout cas il est evident que Claudia est du complot. Gwen vint se joindre a eux pour le dessert, elle avait de longs cheveux blonds et Tobias frissonna en les imaginant tendus tout droits vers le plafond lorsqu'elle dormait. Puis les deux filles partirent ensemble pour l'Hydre et les deux garcons monterent dans la chambre de Tobias. La ils bavarderent pendant une bonne heure et demie, le temps que les lumieres du manoir s'eteignent. Ils parlerent de leurs parents qui leur manquaient, des copains, se demandant s'ils avaient survecu a la Tempete, ou ils pouvaient bien etre desormais. Et c'est le coeur lourd de melancolie qu'ils finirent par enfiler les manteaux a capuche que Tobias avait rapportes, pour se fondre dans les ombres des couloirs. Leur plan etait somme toute tres simple : sillonner le Kraken pendant la nuit en esperant apercevoir Doug ou ses complices pour les approcher au plus pres et les identifier. Cette strategie n'etait pas tres fine, dangereuse, et reposait sur une part enorme de chance, mais ils n'avaient pu trouver mieux. L'operation la plus delicate consisterait a les approcher sans se faire reperer et, s'ils se faisaient prendre, a pouvoir fuir en profitant de leur deguisement pour semer la confusion et dissimuler leur propre visage. Ils marcherent dans les couloirs froids pendant plus d'une heure, traversant les halls, les salles au parquet craquant, sous les regards inquisiteurs des tableaux, des tetes d'animaux empailles ou des armures qu'ils esperaient vides. Tobias tenait une lampe a huile dans la main bien qu'il la gardat eteinte, se reperant a la clarte de la lune qui filtrait par les hautes fenetres. -- Tu crois qu'ils vont sortir cette nuit ? demanda Tobias, a bout de patience. -- Comment veux-tu que je le sache ? -- J'en ai marre de tourner en rond. -- On ne tourne pas en rond, le Kraken est tellement grand qu'il faudrait marcher jusqu'a l'aube avant d'en faire le tour complet ! -- Justement, ils sont peut-etre dans les etages superieurs et nous on reste en bas depuis le debut ! -- S'ils doivent agir cette nuit, ils passeront par la, c'est le chemin vers le fumoir et le passage secret. Tobias n'etait pas convaincu. Ils errerent encore pendant une heure avant que le petit hyperactif ne vienne s'affaler dans un fauteuil du salon. -- Pause, declara-t-il. Matt vint s'asseoir en face de lui. -- Il doit etre plus de minuit, annonca-t-il. S'ils ne sortent pas bientot, je pense qu'on pourra retourner se coucher pour cette nuit. Un nuage noir passa devant la lune et la luminosite dans la piece chuta d'un seul coup. -- C'est flippant, gloussa Tobias, on se croirait dans un vieux film d'horreur quand ca fait ca ! Matt contempla le ciel obscur a l'exterieur. Le nuage devant la lune grouillait et palpitait, incapable de rester en place. Il vint se coller a la vitre. -- C'est pas un nuage, souffla-t-il. Ce... ce sont des chauves-souris ! Je les ai deja vues l'autre soir ! -- Elles sont des centaines ! avertit Tobias la voix brisee par l'inquietude. Qu'est-ce qu'elles font ? La nuee se mit a tournoyer, puis fondit vers le manoir du Capricorne avant de changer de cap au dernier moment et de survoler le Centaure ou elles decrivirent de larges cercles. -- Elles cherchent une ouverture, revela Matt. Elles ont fait la meme chose l'autre nuit. Je crois qu'elles veulent entrer dans nos manoirs. -- Pour quoi faire ? -- Je ne sais pas, mais elles n'ont pas l'air tres amicales, si tu veux mon avis. Ce fameux soir, trois de ces bestioles ont essaye de me foncer dessus. -- Faudrait prevenir les autres Pans, qu'ils ferment toutes les ouvertures possibles au crepuscule. Matt ouvrit la bouche pour repondre lorsqu'une voix claqua dans la piece juste derriere eux : -- Ah, vous etes la ! Allez, on se depeche ! Matt reconnut aussitot ces intonations. Il se tourna et vit Doug qui leur fit signe de le suivre d'un mouvement de la main : -- Venez, on a beaucoup a faire, ordonna-t-il. Regie et Claudia nous attendent. Sur quoi il disparut dans le corridor. -- Il n'a pas vu nos visages, murmura Matt. -- Alors on file, viens, on peut encore lui echapper en passant par l'escalier de la tour ouest. Matt rattrapa son ami par le poignet. -- C'est notre seule chance, declara-t-il. On peut les approcher de tres pres. -- Et se faire tuer des qu'ils s'apercevront qu'on n'est pas ceux qu'ils croient ! -- Si on ne fait rien, Doug enverra le signal aux Cyniks et ils detruiront cette ile. Veux-tu finir dans une cage en partance pour le Sud et son ciel rouge ? C'est maintenant qu'il faut agir ! Tobias soupira. -- Je deteste quand tu es lucide, railla-t-il. -- Garde bien ta tete dans le fond de ta capuche, qu'on ne puisse pas te reconnaitre. Et ils s'empresserent de suivre Doug. En arrivant dans le couloir des armures, Matt et Tobias virent deux silhouettes qui attendaient : Claudia et Regie. A peine en bas des marches, Doug actionna l'ouverture du passage. -- Arthur, allume ta lampe, commanda-t-il. Matt comprit qu'il s'adressait a Tobias et lui envoya un coup de coude discret. Tobias bafouilla et emit un grognement qui signifiait > avant de s'executer en prenant soin de dissimuler la couleur de ses mains. Lorsque la flamme prit en assurance dans son bocal de verre, Tobias tint sa lampe sur le cote afin de ne pas chasser les ombres qui recouvraient son visage. Regie, qui portait une autre source de lumiere, ouvrit la marche tandis que Matt et Tobias la fermaient. Ils remonterent tout le souterrain, prenant soin d'enjamber le fil qui declenchait le piege de la cage et ils accederent au manoir du Minotaure. Ils grimperent au premier etage, passant de salle en salle comme s'il n'y avait aucun risque et Tobias se pencha vers son ami : -- Tu as vu ? Ils n'ont pas l'air de craindre le monstre. -- La premiere fois que je les ai surpris, Doug expliquait qu'il connaissait son cycle, il le nourrit, et il ne semblait pas en avoir peur, je me souviens : il a dit qu'il dormait a cette heure. Doug designa une porte et lanca : -- Arthur et Patrick, occupez-vous de trouver des sangles dans la remise, il devrait y en avoir, nous on va mettre la main sur des seringues propres. Tobias fixa Matt : -- Des seringues ? repeta-t-il. -- Matt ne se laissera pas faire, continua Doug avant d'entrer dans la piece d'a cote. Il nous faut des sangles solides. La porte se referma sur le trio et Matt poussa Tobias dans la remise en question. -- Je ne sais pas ce qu'ils ont prevu mais il a raison sur un point : je ne vais pas me laisser faire ! Une forte odeur de poussiere leur chatouillait le nez. Ils s'interesserent au decor et Matt faillit hurler en decouvrant qu'un visage au regard mort le fixait dans les yeux a cinquante centimetres. Il recula et decouvrit qu'il s'agissait d'un mannequin comme ceux qu'on pouvait voir dans les vitrines de magasins. Derriere, des dizaines de bibelots etaient amasses sur des etageres, des cartons ranges le long d'un mur et un bric-a-brac incroyable s'entassaient dans le fond. Selles de chevaux, jeux de casino en plastique, une vieille guitare et meme une tenue de scaphandrier qui datait au moins du debut du XXe siecle. Matt remarqua qu'il lui manquait les chaussures. -- Tu sais qui est ce Patrick ? C'est pas un grand blond assez discret ? Tobias hocha la tete : -- C'est lui. Il vit au Centaure, il doit avoir dans les quatorze ans, il ne cause pas beaucoup, par contre c'est un de nos meilleurs pecheurs ! -- En tout cas, ca en fait un de plus sur la liste. -- Qu'est-ce qu'on va faire ? On ne peut pas rester ici plus longtemps, ils vont se rendre compte ! Et comme pour le confirmer, des voix resonnerent dans le couloir : -- Doug ? C'est nous ! Arthur et Patrick. Vous etes la ? Matt se crispa. -- On est pieges, dit-il. Tobias repliqua : -- Dis pas ca ! Ca ne te ressemble pas de partir vaincu. Matt inspira profondement en fixant le plafond pour reflechir. -- Je sais, soupira-t-il. C'est juste que... je suis fatigue de tout ca ! A croire que ce n'est pas assez dur depuis que le monde a change, il faut aussi qu'on se trahisse entre nous ! Tobias vint coller son oreille a la porte et murmura : -- Ils sont juste la ! Dans le couloir. Soudain, Tobias se redressa d'un bond. Le plancher craqua de l'autre cote de la porte. La poignee bougea, et commenca a descendre. Matt retrouva toute sa lucidite et le sang-froid qui le caracterisait dans les situations tendues : il se pencha et tourna le loquet du verrou en faisant le moins de bruit possible. On tenta d'ouvrir la porte mais elle ne bougea pas. -- Ils ne sont pas la, fit une voix dans le couloir. Tobias recolla son oreille au montant et finit par dire : -- Ils ont file. C'est maintenant ou jamais. Les deux compagnons sortirent, lampe a la main. -- Ou vas-tu ? s'etonna Tobias, la sortie est par la ! -- Je sais, mais si on s'enfuit on n'en saura jamais davantage sur ce qui se trame ici ! Le temps presse, Toby, il faut le decouvrir cette nuit ! Et je ne vais pas rentrer sagement dans mon lit pour attendre les sangles et la seringue ! Tobias fit une grimace desesperee, il baissa les epaules et Matt l'entraina sur les traces de Doug. 36. Manipulation Matt et Tobias se guiderent grace aux voix qu'ils entendaient. Doug et les siens etaient dans une vaste cuisine, Arthur et Patrick les avaient rejoints et Claudia parlait : -- Qui que ce soit, ils sont venus jusqu'ici avec nous, il faut agir tout de suite ! -- Regie, aboya Doug, tu fonces rejoindre Sergio ! -- Le... le minotaure ? fit le benjamin de la famille. -- Oui. Qu'il bloque l'acces a l'observatoire, je ne veux pas qu'ils montent ! Arthur va vous accompagner. Claudia, tu vas dans la remise du bas, cherche une tres grosse cle avec laquelle tu iras fermer la porte de l'observatoire. Pendant ce temps je vais verrouiller le passage secret pour qu'ils ne puissent plus sortir. Matt tira Tobias en arriere : -- Ils vont organiser une chasse a l'homme dans tout le manoir... -- Ils vont surtout liberer le minotaure ! chuchota Tobias a toute vitesse. Cette fois on disparait tant que c'est encore possible ! -- Non, on reste ! On vient de decouvrir que Sergio faisait partie du groupe ! On est sur la bonne voie et je veux savoir ce qu'ils cachent la-haut, dans l'observatoire, qui semble si important. Matt lui fit signe de le suivre tandis qu'une porte claquait plus loin. Regie et Arthur, devina Matt. Il n'y avait plus une seconde a perdre. Matt se mit a trottiner, suivi par Tobias. Il ignorait comment rejoindre l'observatoire dans ce fouillis de couloirs, de salles obscures et d'escaliers mais ne doutait pas qu'avec un peu d'acharnement il trouverait un acces. Ils passerent plusieurs fois devant des fenetres et Matt dut dire a Tobias de baisser sa lampe, ils allaient se faire reperer. Ils monterent dans trois tours sans qu'aucune ne soit la bonne. Matt presumait qu'ils n'etaient plus tres loin lorsque soudain le sol se mit a trembler, des pas lourds et lents ebranlaient les murs. Il comprit aussitot qu'il s'agissait d'une demarche, celle du monstre. -- Il vient vers nous ! gemit Tobias en regardant autour de lui. Il vient vers nous ! -- Il a du voir la lueur de notre lampe, viens ! Matt s'elanca dans une grande salle au carrelage noir et blanc, ils se faufilerent entre les tables et les chaises de reception pour pousser une porte qui donnait sur un nouveau couloir. -- Est-ce que tu sais ou on va ? questionna Tobias, la voix tremblante. Matt ne repondit pas. Le monstre n'etait pas loin, il pouvait sentir le sol vibrer sous ses semelles chaque fois que le minotaure posait un sabot par terre. Matt hesita entre la droite et la gauche. Le dedale l'avait deboussole. Les pas resonnerent juste derriere eux, Tobias se tourna et interpella son ami. A l'entree de la grande salle, un nuage de poussiere se souleva et il apparut : haut de plus de deux metres, un corps d'homme domine par une tete de taureau, avec des cornes immenses, le minotaure les contemplait depuis sa penombre. Matt poussa sur ses cuisses et se mit a courir, courir pour fuir, courir pour survivre. Il depassa une serie de portes fermees, bifurqua sans se soucier de son orientation au carrefour suivant et commenca a realiser qu'ils etaient pieges, quand il apercut Claudia face a lui, a l'autre bout du couloir dans lequel ils venaient de s'engager. Elle les vit en meme temps et tous s'immobiliserent. Ses cheveux bruns, boucles, lui tombaient de part et d'autre du visage. Elle les toisa d'un regard sombre. Ses prunelles se deporterent vers une porte a mi-chemin et la jeune fille agita nerveusement une grosse cle qu'elle tenait dans la main. Matt suivit son regard et en deduisit que c'etait l'entree de l'observatoire qu'elle etait supposee fermer. Quoi qu'il puisse y avoir au sommet, Doug voulait a tout prix le tenir secret. Matt et Claudia se devisagerent. Et soudain Claudia fonca vers la porte. Matt fit de meme, il se precipita en forcant sur les muscles de ses jambes, ses bras se mirent a fouetter l'air. Sans bien savoir s'il courait plus vite que Claudia ou si c'etait la un autre effet de son alteration musculaire, Matt sut tres vite qu'il arriverait avant elle. La porte se rapprochait. Cependant, Tobias ne pouvait courir aussi vite que lui, ils ne pourraient pas atteindre la porte ensemble avant Claudia. Et Matt refusa d'abandonner son ami. Alors il opera un tres subtil changement dans sa course et au dernier moment, juste avant d'atteindre le renfoncement convoite, Matt se projeta sur Claudia qu'il plaqua violemment contre le mur. La jeune fille, sonnee par l'impact, cligna les yeux avant de comprendre ce qui venait de se produire. Le souffle de Matt repoussa les meches brunes qui dissimulaient le visage a la peau bronzee. Matt lui tenait les poignets contre la pierre froide. -- Qu'est-ce... qu'est-ce que vous... cachez, la-haut ? dit-il tout essouffle. Claudia voulut le repousser mais il la tenait fermement. Tobias arriva derriere eux et ouvrit la porte. -- Viens ! dit-il. Matt l'ignora pour se concentrer sur la jeune fille. Il etait si pres d'elle qu'il pouvait sentir le parfum de sa peau, sucre et fleuri en meme temps. Une etrange sensation de chaleur se diffusa dans son ventre et il tenta aussitot de l'ecarter de son esprit. -- Dis-moi, insista-t-il. Pourquoi voulez-vous nous interdire l'observatoire ? Le martelement des pas du minotaure se rapprochait, comme s'il hesitait sur la direction a suivre. -- Par ici ! hurla Claudia. Ils sont ici ! Matt ne sut que faire, il ne se sentait pas capable de la frapper pour la faire taire. Etait-ce parce que c'etait une fille ou tout simplement parce qu'il n'avait pas assez de violence en lui pour frapper quelqu'un froidement ? -- Pourquoi vous nous faites ca, hein ? demanda-t-il sans cacher la colere qui bouillonnait en lui. Le monstre se rapprochait. -- Viens, vite ! supplia Tobias. Le minotaure entra dans le couloir, la demarche plus lente, le pas difficile. Matt put voir ses epaules se soulever en cadence, il semblait extenue. Un souffle rauque jaillissait de ses naseaux, et s'il etait hesitant, ses cornes longues et pointues demeuraient aussi menacantes. C'est alors que Matt remarqua un detail dans son apparence. Il portait un pantalon de toile epais, et a la place des sabots, il trainait deux lourdes chaussures de plomb. Celles du scaphandre de la remise ! Son pantalon tenait avec des bretelles, et seuls ses bras nus etaient apparents, le reste etait dissimule sous une veste en cuir tanne, usee par les annees et dont on avait coupe les manches. Le minotaure soufflait mais ne grognait pas. Maintenant qu'il se rapprochait, Matt vit qu'il ne changeait pas d'expression : la gueule figee dans la meme et unique attitude neutre. Il s'agissait d'un trophee. Une tete empaillee dont on avait vide la bourre pour s'en faire un masque. Le minotaure n'etait qu'un leurre. Sa poitrine etait gonflee. Les jambes d'un jeune Pan juche sur les epaules d'un plus costaud. Regie et Sergio, a coup sur ! On les avait manipules depuis le debut. Doug et ses comploteurs avaient fait en sorte d'eloigner tout le monde de ce manoir. Pour vous livrer a votre sinistre besogne, pas vrai ? Pour preparer l'attaque des Cyniks ! Mais alors, que cachez-vous la-haut ? Quel genre d'arme avez-vous mise au point ? Des bruits de pas se rapprocherent, Doug et Patrick apparurent. Meme si le minotaure n'existait pas, ils etaient trop nombreux pour eux. Matt arracha la cle des mains de Claudia, la repoussa et se precipita derriere Tobias pour verrouiller la porte dans la foulee. -- Voila qui devrait les tenir a distance un petit moment, soupira-t-il. -- Et nous ? Comment on va faire pour sortir maintenant ? Matt leva la tete et decouvrit qu'ils etaient au pied d'un large escalier a vis. -- Nous, repeta-t-il distraitement, on va monter tout en haut. A mi-parcours, Tobias imposa une pause tant ses muscles des mollets et des cuisses brulaient. La tour etait haute, il n'y avait plus aucun doute : ils etaient dans l'observatoire. En bas la porte se mit a vibrer. Ils essayaient de l'enfoncer. Matt estima que ca leur prendrait un peu de temps, elle avait paru bien solide. Les derniers metres furent vraiment difficiles, meme pour lui qui ressentait assez peu l'effort depuis le depart. Ils atteignirent le sommet hors d'haleine, les jambes tremblantes. Mais le spectacle leur fit retrouver tous leurs esprits. Une impressionnante coupole sur rails coiffait la tour, ouverte d'un quart sur les etoiles pour qu'un telescope de la taille d'un camion de pompiers puisse les ausculter. Les murs disparaissaient sous les tranches multicolores de centaines de livres, et un bureau couvert de cahiers tronait au milieu. Une lampe a huile brulait timidement, suspendue a une molette du telescope. -- La vache ! laissa echapper Tobias. Ils s'avancerent dans l'imposante piece pour distinguer des tableaux qu'une fine ecriture a la craie avait decores. Matt percut un frottement derriere lui et se retourna. Ca ne pouvait pas etre les autres, pas si vite. Son regard mit une seconde avant de comprendre et de se lever. Le visage n'etait pas a la hauteur qu'il attendait. Et pour cause : un adulte d'un metre quatre-vingt-dix leur barrait le chemin de l'escalier. Un Cynik qui entrouvrit les levres pour devoiler ses petites dents jaunes en guise de sourire. TROISIEME PARTIE Les Cyniks 37. Le Grand Secret Matt eut le reflexe de repousser Tobias derriere lui et de se preparer au combat. Il n'avait jamais su se battre, a l'ecole il avait toujours tout fait pour eviter les conflits et les rares fois ou il avait du se servir de ses poings, il s'etait fait casser la figure. Mais tout etait different desormais. Et Matt se savait plus enclin a tenir tete a ce Cynik que Tobias. Il leva les mains devant lui, se mit en une position de garde, qu'il calquait sur ses souvenirs de films et s'assura d'etre bien stable sur ses deux jambes. -- Je vous previens, dit-il d'une voix qu'il aurait voulu plus virile et plus menacante, si vous faites un pas, je vous enfonce le nez dans la tete. Le Cynik perdit un peu de son sourire que Matt jugeait provocateur et mit ses mains sur ses hanches. -- Allons donc, s'indigna-t-il, en voila des manieres ! Est-ce que c'est Doug qui vous envoie ? -- On sait tout de ce que vous et Doug tramez pour livrer l'ile a vos amis. Le Cynik fronca le visage dans une attitude presque outree : -- De quoi parlez-vous ? Quels amis ? Je suis Michael Carmichael, et vous etes sur mon ile, jeune homme, alors je vous saurais gre de temoigner un peu plus de respect a votre hote si le vieillard que je suis n'en incite aucun ! Ou donc sont passees les politesses ? Moment de flottement. Matt et Tobias s'observerent avant que le premier n'ose demander : -- Vous etes la depuis le debut ? -- Oui, je n'ai jamais quitte mon manoir. -- Mais... pourquoi... pourquoi n'etes-vous pas... -- Agressif comme les autres adultes ? Figurez-vous qu'il m'est arrive un drole d'accident le soir de la Tempete. Mais si vous commenciez par me dire ce que vous faites ici ? Matt jeta un bref coup d'oeil vers l'escalier. -- Doug et ses camarades vous protegent, c'est ca ? devina-t-il. -- Oui. Compte tenu des agressions et des enlevements commis par tous les Cyniks, comme vous les appelez, beaucoup d'enfants ont jure de massacrer tout ce qui ressemblerait de pres ou de loin a un adulte. Doug et Regie ont pris peur, ils ont estime preferable de me tenir cache ici, en attendant le bon moment pour me presenter a tous. -- Vous vous terrez depuis six mois ! s'exclama Tobias. -- Oui. Oh, on ne peut pas dire que ca change de ma vie d'avant, je peux dormir une partie de la journee et observer le ciel en soiree. Doug et ses amis me montent a manger tous les jours, a tour de role. C'est mieux que la maison de retraite ! Il tendit la main pour les inviter a passer dans un coin de l'observatoire ou deux canapes se faisaient face, pres d'une cheminee. Matt s'excusa et se dirigea vers l'escalier : -- Je vais aller ouvrir a Doug et aux autres, je crois qu'on a besoin de parler. Confortablement assis dans les canapes, toute la bande de Doug -- Sergio et Regie avaient retire leur deguisement - encadrait Tobias et Matt. En voyant la monumentale tete cornue a leurs pieds, Matt se rappela les emplacements vides sur les murs de la salle des trophees, les clous abandonnes. Regie confirma que la tete venait de la. Les chaussures du scaphandre suffisaient a provoquer une demarche lourde et impressionnante. Michael Carmichael, qui se deplacait tres lentement, deposa six tasses de the fumant sur la table basse : -- Il faudra vous les partager, je n'ai pas assez de tasses, dit-il de sa voix de baryton. Puis il alla s'asseoir avec un soupir d'epuisement dans un fauteuil roulant. -- Pourquoi vous avoir garde ici pendant si longtemps ? demanda Matt qui ne parvenait pas a imaginer qu'on puisse rester enferme ainsi des mois durant. -- Si tu avais entendu les propos que tenaient certains Pans a leur arrivee ici, declara Doug. La plupart ont vu leurs copains se faire attaquer, massacrer par des Gloutons ou des Cyniks. Leur colere etait contagieuse, elle est seulement en train de retomber. Tobias haussa les epaules : -- Mais puisqu'il est... inoffensif. Carmichael gloussa en entendant ce mot. Doug enchaina : -- J'ai aborde le sujet plusieurs fois, et on me dit toujours la meme chose : on ne peut plus faire confiance aux adultes, ils sont tous fourbes, dangereux. Des le debut j'ai compris que ca prendrait du temps avant qu'on puisse apaiser le souvenir des massacres. Et puis... Oncle Carmi aime bien sa nouvelle vie ! L'interesse approuva vivement de la tete et precisa : -- Personne pour m'ennuyer, tout mon temps pour me consacrer a ma passion et des centaines de nouveaux defis a relever ! Matt hocha la tete. Le prodigieux savoir de Doug inspirait soudainement moins d'admiration : il provenait de son oncle ! Quand on lui posait une question, il n'avait qu'a la transmettre au vieil homme qui, sage et savant, lui donnait la reponse le soir meme. -- C'est vous qui avez developpe cette theorie de l'impulsion, n'est-ce pas ? interrogea Matt. Quand Ambre va l'apprendre, elle sera tout excitee ! -- Ambre, c'est cette jeune fille dont tu m'as parle, Doug ? Je suis impatient de la rencontrer, j'avoue etre particulierement admiratif de son hypothese sur l'alteration ! -- Et le Livre des Espoirs, il existe vraiment ? Carmichael emit un petit rire sec avant de pivoter avec son siege roulant jusqu'a son bureau. Il attrapa un petit livre a couverture blanche. -- Le voila le fameux Livre des Espoirs ! Matt le prit et lut : Guide de survie - comment s'adapter en tout milieu et developper son microcosme de survie - par Jonas Sion. -- Un banal guide de survie ? railla Matt. -- Eh oui, fit Carmichael non sans ironie. Truffe de bons conseils pour lancer une agriculture, recueillir de l'eau ou pour chasser. -- Je m'etais attendu a quelque chose de plus... -- Imposant ? -- Oui, je m'etais imagine une sorte de... Bible, un livre sacre, ou le temoignage d'un sage ! -- Non, rien de tout cela. Cette societe repart de zero, mon petit, le divin aura peut-etre sa place, mais plus tard. L'heure est au pragmatisme avant tout. A la survie. Tobias, lui, en etait reste au mystere du minotaure et a toute cette mascarade. -- Alors le manoir n'a jamais ete hante ? dit-il, presque decu. -- Non, c'etait Sergio et Regie sur ses epaules qui jouaient le role du minotaure, confirma Doug. Arthur courait derriere avec un enorme soufflet de cheminee pour faire croire a un souffle colossal. -- Et la fumee verte qu'on apercevait parfois ? -- Une simple reaction chimique en mettant deux produits en contact. -- Mais vous sembliez prets a nous faire disparaitre ! Doug ricana. -- Tu nous as pris pour des assassins ou quoi ? s'ecria-t-il sans reelle indignation. On fait tout pour preserver notre secret, pour que l'oncle Carmichael ne soit pas en danger. C'est pour ca qu'on a confisque presque toutes les armes de l'ile. On compte bientot devoiler son existence. Il faut que tous les Pans soient conquis, pour eviter la discorde. Mais jamais on n'aurait tue qui que ce soit ! Claudia et Patrick se sont doutes de quelque chose, on a ete obliges de leur expliquer. -- Combien etes-vous au final ? demanda Matt. -- Sept. Nous six plus Laurie, une fille de la Licorne. Au depart il n'y avait que Regie et moi, on a commence a dessiner des symboles effrayants un peu partout sur les portes exterieures du manoir, puis les autres se sont joints a nous au gre de nos besoins ou de leur perspicacite a decouvrir qu'on cachait quelque chose. Un peu comme vous, d'ailleurs, on a eu de la chance de vous apercevoir la fois ou vous etes entres dans le manoir du minotaure. On a pu faire diversion et vous faire fuir. De temps en temps, l'un d'entre nous vous surveillait mais pas tout le temps, on se serait fait demasquer. -- Et cette enorme porte renforcee ? C'est vous aussi ? s'etonna Tobias. -- Juste les dessins mysterieux, pour le reste c'etait deja la avant ! Mon oncle s'est fait construire un bunker ! -- On n'est jamais trop prudent, fit le vieil homme. Matt tourna la tete vers lui : -- Si vous, vous etes toujours comme avant, alors on peut supposer que d'autres adultes ne sont pas devenus agressifs ! Carmichael eut l'air triste, il secoua doucement le menton. -- Figure-toi que j'ai eu beaucoup de chance. Le soir de la Tempete, j'etais ici meme, a observer le ciel et les eclairs terribles qui sillonnaient la region. C'est alors qu'ils se sont rapproches de l'ile, on aurait dit des mains squelettiques enormes, elles palpaient la terre a la recherche de proies, et tout ce qu'elles touchaient, elles le vaporisaient instantanement. Au moment ou elles se sont approchees de cette tour, le ciel a gronde et une lumiere aveuglante a inonde cette piece. J'ai senti une violente decharge et... plus rien. Matt contempla le fauteuil roulant dans lequel Carmichael etait assis, ses doigts noueux couverts de veines vertes, sa peau parcheminee. Le vieux monsieur continuait : -- Figurez-vous qu'un veritable eclair, pas ceux de cette sinistre Tempete, s'etait abattu sur le telescope et sur moi-meme ! Au moment ou j'aurais du etre saisi par ces bras electriques, j'ai ete terrasse par la foudre. Je pense que cette collision m'a epargne. Mais vous conviendrez que c'est un fait rarissime et qu'on ne peut legitimement esperer qu'il se soit reproduit ailleurs. Je suis donc le dernier adulte normal - >> amical >> pourrait-on dire - de ce pays et probablement de cette planete. -- Il faut la conjonction de la vraie foudre et d'un de ces eclairs malfaisants pour que l'effet s'annule ? repeta Tobias. Ca se trouve, on pourrait redonner a tous les Cyniks leur etat normal si on parvenait a recreer ces conditions ! -- N'y songe pas davantage, ce serait peine perdue, beaucoup d'energie pour aucun espoir, trancha aussitot Carmichael. D'abord parce qu'il est impossible d'appeler, si je puis dire, la foudre, ensuite parce qu'on ne sait pas si cette Tempete se manifestera encore, ce qui semble exclu si ma theorie est juste puisqu'elle n'etait la que pour transformer le monde, balayer les terres et les mers afin de delivrer l'impulsion de transformation. Et enfin, je crois que le cerveau des adultes touches a ete bien trop traumatise, pour ne pas dire definitivement modifie par cette impulsion, pour qu'on puisse esperer une reparation naturelle. -- Vous pensez vraiment qu'il n'y aura plus de Tempete ? dit Matt. -- C'est mon avis. Savez-vous ce qu'est la symbiose ? C'est quand deux organismes s'associent pour vivre et perdurer ensemble. C'est ce que l'humanite et la Terre ont fait pendant longtemps. Jusqu'a ce que nous decidions de la piller, de la polluer, de ne plus la respecter. La Terre est un organisme qui a donc ete oblige de reagir, elle a envoye ses anticorps : la Tempete, pour obliger l'humanite qui etait devenue un parasite, a se transformer. La plupart d'entre nous ont ete detruits, ils n'ont pas survecu a l'impulsion. D'autres ont mute, ils sont le pourcentage d'erreur, de rejet, de l'impulsion, et enfin ceux qui ont encaisse. Ceux-la ont ete si bouleverses par cette agression naturelle qu'ils en sont devenus des etres agressifs a leur tour, dans un etat belliqueux d'autodefense. -- C'est la theorie que Ambre a mise au point, rappela Matt. -- Exactement ! Parce qu'elle est observatrice, et qu'elle a vite compris que ce qui se passait a l'echelle planetaire, c'etait finalement ce qui se produit dans nos corps au quotidien. Vous, les enfants, etes l'espoir que cette Terre veut encore avoir en nous. -- Alors le monde ne changera plus, ce sera comme ca pour toujours ? constata Tobias d'une voix vacillante d'emotion. -- Il sera ce que vous en ferez. Vous avez la responsabilite de definir l'avenir de notre espece ! -- Vous allez pouvoir nous aider, repliqua Matt. Vos connaissances, vos... Carmichael le coupa : -- Je suis tres faible depuis que l'eclair m'est tombe dessus. Je ne tiens pas debout plus d'une demi-heure, et je sens mon corps qui se fatigue de plus en plus. L'avenir s'ecrira sans moi, les enfants. Doug avala sa salive bruyamment et passa son bras sur les epaules de son petit frere. Matt decida qu'il etait preferable pour tout le monde de changer de sujet, alors il revint a ce qui les preoccupait directement : -- Pourquoi vouliez-vous me faire une piqure ? -- Pour etudier ton sang, expliqua Claudia. Tu as manifeste devant tout le monde ton alteration. Monsieur Carmichael souhaitait etudier tes globules ou je ne sais quoi. -- C'est vrai, confirma le vieux monsieur. Ne leur en veux pas, c'etait mon idee de te faire cette prise de sang pendant ton sommeil. J'aimerais pouvoir vous aider a cerner cette alteration. Je ne dispose pas de beaucoup de materiel pour cela, prive d'electricite, il est inutilisable, mais on ne sait jamais. -- Vous auriez du me demander, j'aurais accepte la prise de sang ! -- Tu aurais demande pourquoi, ca aurait eveille encore plus tes soupcons ! repliqua Doug. Ne sois pas fache contre nous. -- C'est vrai. Je n'en veux a personne, le rassura Matt. D'ailleurs, je te presente mes excuses pour tout a l'heure, Claudia. J'espere que je ne t'ai pas fait mal. L'adolescente lui repondit d'un signe de tete. Tous le guettaient avec un melange d'amusement et de curiosite. Il etait ce Pan dont on avait vu la demonstration de force dans la grande salle, un Pan fute, capable de dejouer leurs plans. Brusquement, Matt realisa qu'il avait fait fausse route dans ses soupcons. Doug et ses complices n'etaient en rien meles a l'attaque qui se preparait. Ils n'avaient aucun lien avec les Cyniks dans la foret. Il se leva d'un bond : -- Je vous offrirai un echantillon de mon sang si vous le voulez mais avant ca, je dois vous dire quelque chose. Un secret qui menace nos vies a tous. 38. Missive anonyme Le vieux Carmichael, Doug et tous ses complices furent aneantis d'apprendre l'existence d'un traitre sur l'ile. Ils avaient deja des doutes apres l'episode du lustre et de la corde coupee, mais ils s'etaient raccroches a des hypotheses farfelues plutot que d'envisager le pire. Encore plus troublante, l'imminence d'une attaque des Cyniks les fit paniquer et il fallut que l'oncle Carmichael tempere les ardeurs de chacun pour que Matt puisse terminer son expose. Il fut decrete que tout allait rester en l'etat pendant plusieurs jours. Il etait impossible de crier a la trahison tant qu'on ne savait pas de qui il s'agissait, il ne fallait pas qu'il puisse prevenir les Cyniks qu'il etait demasque. Et pour sa securite, Michael Carmichael resterait cache encore un moment. Tous accepterent que Ambre seulement soit mise au courant des le lendemain et c'est Matt qui lui fit les revelations a son reveil. Il l'avait trouvee dans la salle commune de l'Hydre en train de prendre son petit dejeuner en compagnie de Gwen. Celle-ci avait fini par s'eloigner et Matt avait pu tout raconter a Ambre. La jeune fille voulut le rencontrer de suite et Matt expliqua qu'il etait plus prudent de lui rendre visite a la nuit tombee lorsque tout le monde serait couche. Dans l'apres-midi, un second Long Marcheur, chose rare, arriva sur l'ile et Matt reconnut immediatement Ben. Il en eut un pincement au coeur ; Ambre l'aimait beaucoup. Ben revenait tout juste du sud-ouest et il n'avait pas beaucoup de nouvelles, sinon la creation a Eden d'un Quartier General des Longs Marcheurs. Un petit site dans la foret avait ete attaque par des Gloutons mais ils avaient ete en mesure de repousser l'assaut. Matt songea alors aux Cyniks et se dit qu'il en serait autrement avec eux, une centaine, bien armes, et probablement sensibilises aux strategies militaires. Quel village panesque pouvait bien leur resister ? En fin de journee, Ambre accourut et entraina Matt dans un recoin du Kraken. -- J'ai eu une idee ! lanca-t-elle en trepignant d'impatience. Ben est un garcon sur, j'ai confiance en lui. Il a l'habitude des deplacements perilleux et sait etre discret. On pourrait lui demander d'etre notre eclaireur ! Il s'approchera de la fumee qu'il y a souvent dans la foret et reperera le camp des Cyniks avant de nous faire un bilan de la situation. -- Oui, c'est pas une mauvaise idee. Mais c'est sacrement risque. -- Ben est un Long Marcheur, il n'a pas peur du danger, il sert la communaute des Pans. Je commence a le cerner. -- Oui, j'ai cru remarquer que vous etiez tres proches. Ambre allait enchainer lorsqu'elle s'arreta, laissant mourir sa phrase dans sa gorge. Elle considera Matt avec amusement : -- Serais-tu... jaloux ? Matt fit une grimace de degout : -- Jaloux ? Pourquoi veux-tu que je le sois ? Devinant qu'elle avait froisse son orgueil, elle s'empressa de corriger : -- Non, pardon, j'ai cru, c'est tout. En fait, Ben et moi nous connaissons car je l'ai harcele de questions la derniere fois qu'il est venu ! Tu sais, je t'avais confie mon desir de devenir a mon tour un Long Marcheur quand j'aurai l'age autorise. C'est pour bientot, dans quatre mois ! Et Ben m'a donne pas mal de conseils. Il a plus de dix-sept ans, lui, et ca fait plusieurs mois qu'il fait ca. Alors que penses-tu de mon idee ? -- Il faut voir s'il est d'accord... -- Il le sera, j'en suis sure ! Le soir, en l'absence d'Ambre au Kraken, Matt repeta son plan a Doug qui le trouva excellent. Tobias les rejoignit a la table ou ils dinaient ; il avait tire a l'arc toute la matinee avant sa corvee de cuisine de l'apres-midi, aussi etait-il epuise. -- J'ai l'impression que mes doigts vont se decrocher de mes mains, se plaignit-il. Quand ils se leverent pour retourner a leur chambre, Calvin et son sourire indecrochable accourut pour tendre une petite enveloppe a Matt. -- Tiens, c'etait devant la porte. Matt la prit et decouvrit son nom ecrit dessus a l'encre noire. Il la decacheta et lut : Je t'observe en ce moment meme. Si tu montres cette lettre a quelqu'un, tu ne reverras plus jamais Ambre. Elle est dans un endroit que moi seul connais. Si je ne vais pas la liberer avant demain matin, elle y mourra. Maintenant, tu vas m'obeir : viens au cimetiere de l'ile a minuit. Viens seul. Si je vois que tu es accompagne, Ambre est morte. Je sais que tu l'aimes bien, ca se voit, vous etes toujours fourres ensemble, tout le monde le sait. Alors ne me prends pas a la rigolade. Sinon je la tue. Tu es prevenu. Matt devint tout pale et deglutit bruyamment. -- Ca va ? lui demanda Tobias. -- Oui... Oui, oui, c'est un mot d'Ambre, elle avance dans ses recherches, c'est tout. Il regarda autour de lui : ils etaient au pied du grand escalier, une douzaine de Pans de differents manoirs discutaient, assis a leur table. A l'ecart, Ben et Franklin, les deux Longs Marcheurs, discutaient avec enthousiasme. L'auteur de cette lettre etait-il parmi eux ou dissimule ailleurs, sur la mezzanine ? Derriere une colonne ? Matt ne pouvait prendre ces menaces a la legere, il prefera plier la missive et la ranger dans sa poche pour que Tobias ne la lui prenne pas des mains. -- Tu n'as pas l'air dans ton assiette, insista Tobias. Tu veux t'allonger ? Au pretexte de se sentir mal, Matt alla s'enfermer dans les toilettes. Il s'assit sur la cuvette fermee et relut la lettre, le coeur battant la chamade. Quelque chose dans l'ecriture, surtout dans le dernier paragraphe, lui laissait penser qu'il s'agissait d'un Pan assez jeune. Je sais que tu l'aimes bien, ca se voit, vous etes toujours fourres ensemble, tout le monde le sait. Alors ne me prends pas a la rigolade. >> C'etait une remarque et une formulation pueriles. -- Dans quoi est-ce qu'on s'est fourres, Ambre ? murmura-t-il. Matt se rememora les abords du cimetiere. Cet endroit glauque et angoissant. Y aller seul a minuit relevait de la folie. Pourtant il en allait de la vie de son amie. Et si tout cela n'etait qu'une plaisanterie ? Personne n'en ferait d'aussi morbide ! Non, c'est vrai... Ambre n'a pas dine avec nous ce soir, je suis certain qu'il lui est arrive quelque chose ! -- Si je t'attrape, dit-il en fixant l'ecriture grossiere, je te ferai passer l'envie de t'en prendre aux gens que j'aime. Il n'avait pas le choix. Il fallait se resoudre a l'evidence : il etait piege. Tout comme Ambre. Et leurs vies dependaient du bon vouloir d'un jeune Pan dangereux. Matt devait lui obeir. A minuit dans le cimetiere. Tout seul. 39. Pierres tombales et lune noire Matt attendit que Tobias ronfle legerement pour se lever. Il enfila son jean, son tee-shirt, et hesita avant de mettre son gilet en Kevlar qu'il masqua sous un pull. Il se couvrit de son manteau mi-long et sauta dans ses chaussures de marche avant de sortir son epee dont il se harnacha. Il n'est pas precise dans la lettre de venir sans arme, non ? Il s'empara d'une lampe a huile qu'il alluma une fois a l'exterieur. Les buissons s'agiterent et une grande forme sombre en jaillit. Matt recula precipitamment avant de reconnaitre Plume. -- Tu m'as fichu la trouille ! Il la caressa et la chienne ouvrit la gueule pour haleter de bonheur. -- J'aurais vraiment aime que tu sois avec moi sur ce coup-la mais je ne peux pas t'emmener. C'est trop dangereux, je ne sais pas ce qui m'attend, et ce cimetiere n'est pas un lieu pour toi, crois-moi. Plume referma la gueule, redressa ses oreilles et le fixa. -- N'insiste pas, c'est non. Allez, file, retourne dans ta cachette, il ne faut pas sortir la nuit, allez ! La chienne baissa la tete et fit demi-tour d'une demarche lente et contrainte. Matt s'enfonca dans le sentier qui courait derriere le Kraken et longeait le manoir soi-disant hante. Qui pouvait bien lui donner rendez-vous dans le cimetiere en pleine nuit ? Un inconscient, assurement. Depuis sa rencontre avec Michael Carmichael il avait repense a cet endroit lugubre, aux toiles d'araignees enormes, a cette ambiance de mort qui regnait tout autour. Cette partie de l'ile n'avait rien d'un coup monte pour eloigner les Pans, il existait vraiment un probleme la-bas - une sorte de malefice ou de malediction, s'etait-il dit. Se pouvait-il que l'impulsion de la Tempete ait aussi modifie les terres abritant les morts ? De part et d'autre du sentier, la foret etait opaque, noire. Un vent timide faisait bruisser les feuilles les plus hautes tandis qu'une humidite froide montait du fleuve. Matt n'avait aucun plan, aucune ruse en tete. Tout ce qu'il voulait c'etait sauver Ambre. Il etait pret a se battre pour cela. Apres plusieurs minutes de marche il reconnut la forme caracteristique des plantes sur sa droite. Les troncs etaient difformes, noircis, la mousse sur le sol dessechee, et meme les ronces avaient des epines de la couleur de l'ebene. Matt s'immobilisa et leva la lampe devant lui. Aussi loin que son regard percait, la foret semblait morte. Il inspira un grand coup pour se donner du courage et s'enfonca dans cette vegetation infernale, ecartant les branches basses qui craquaient comme des os qu'on brise. Le long rideau de soie blanche emergea et Matt prit soin de le contourner. Les cadavres d'oiseaux et de rongeurs qui y pendaient, momifies, etaient encore plus inquietants a la seule lueur de sa lampe. Il repensa a l'histoire de Tobias sur des araignees capables de liquefier l'interieur d'un homme pour lui aspirer les entrailles pendant qu'il etait encore vivant et il se mit a frissonner. Apres avoir ouvert un bouquet de ronces a coups d'epee, Matt penetra dans le cimetiere. Cinq gros mausolees le dominaient, et une dizaine de croix avec plaques les encadraient. Matt remarqua la lune au-dessus de lui, elle avait une teinte rousse, il se demanda si ce n'etait pas ce qu'on appelait, en astrologie, la lune noire. Dans les films fantastiques, les loups-garous se transformaient systematiquement a la lune noire. C'est bien le moment de penser a ca ! se moqua-t-il sans joie. Il deambula parmi les steles en s'interrogeant sur ce qu'on attendait de lui. Il ne devait plus etre loin de minuit. Une nappe de brume laiteuse commencait a glisser du cote du fleuve. Elle sortait doucement des fourres, comme un animal a l'affut, avant de se repandre entre les pierres tombales. Matt continuait de faire les cent pas lorsqu'il percut un grouillement a ses pieds. Des dizaines d'asticots noirs se tortillaient en voulant entrer dans la terre ; Matt ne put retenir un cri de surprise lorsqu'une patte de lezard de la taille d'une main d'enfant surgit d'un trou a l'angle d'une tombe pour saisir un ver et l'emporter dans ses profondes tenebres. -- Mais ou est-ce que je suis ? murmura-t-il en s'eloignant du reptile. Pour le coup, il commenca a regretter de n'avoir pas pris Plume avec lui. Soudain, une brindille craqua et Matt fit volte-face. Un trait noir fusa sous ses yeux, si rapide qu'il ne put reagir avant de comprendre que c'etait une fleche. Elle vint le frapper en plein coeur, lui coupant le souffle. Matt trebucha et parvint a se retablir contre une grosse croix en pierre grise. Il eut du mal a retrouver sa respiration mais lorsqu'elle revint, il fut surpris de ne ressentir qu'une douleur sourde, celle de l'impact. Un gros bleu fleurirait sur sa poitrine, pourtant la fleche etait plantee dans son torse. Ou plus precisement dans ses vetements et dans la doublure du gilet en Kevlar. La pointe n'avait pu transpercer le metal de protection. Matt leva la tete et sonda la foret d'ou etait partie la fleche. Un second trait siffla et il ne put l'eviter non plus. Cette fois il le toucha a hauteur du nombril, l'armure arreta encore le projectile mais ca ne durerait pas, tot ou tard on le viserait au visage. Matt sauta par-dessus une tombe et courut vers son agresseur qu'il ne parvenait pas a distinguer. Quelqu'un bougea dans les fourres et se mit a courir aussitot. Il s'enfuit ! Ce lache s'enfuit ! s'enerva Matt qui surgit hors du cimetiere. Il repoussa les buissons qui genaient sa vue et chercha a reperer le fugitif. Il ne put le voir mais il l'entendit qui traversait un bosquet de plantes seches et craquantes. Matt s'elanca avec la rage de celui qui sait que la vie de son amie est entre ses mains. Il zigzagua entre les arbres et apercut une silhouette. Dans la confusion il lui etait impossible d'en discerner davantage, le fuyard passa sous la toile d'araignee gigantesque en heurtant les cocons d'animaux morts qui se decrocherent. Au moment ou Matt pensait se faufiler au meme endroit, une forme noire deplia ses pattes et courut sur la toile. Matt derapa et parvint, d'un roule-boule, a ne pas se prendre dans les fibres collantes. Il n'avait pas eu le temps de bien la regarder mais il etait categorique : l'araignee qui vivait la etait plus grosse qu'un chat ! Il perdit du temps a faire le tour et lorsqu'il se rapprocha du sentier, son adversaire etait deja loin. Decourage et aveugle par la colere, Matt ne fit pas attention ou il posait les pieds, sa cheville s'enfonca dans une racine qui l'envoya au tapis. Un flash etourdissant l'electrisa. Il demeura une longue minute ainsi etale avant de rassembler ses idees et de parvenir a se relever. Inutile de se hater, il avait manque toute chance de rattraper le ravisseur d'Ambre. Matt eut envie de pleurer. Il ne voulait pas perdre son amie, il lui etait intolerable qu'elle meure, encore plus a cause de lui. Il souhaitait la voir, la serrer dans ses bras et sentir le parfum de sa peau. Non, ca ne pouvait pas s'arreter ainsi. Le ravisseur n'avait rien dit, rien demande, il s'etait contente d'attirer Matt jusqu'ici pour pouvoir l'eliminer tranquillement. C'etait ca son plan, me tuer ! Matt n'avait plus grand doute, son assaillant etait l'informateur des Cyniks. Eliminer un groupe de meneurs : Ambre, Tobias et moi ! S'il avait raison, alors il etait peu probable que Ambre soit encore en vie. Pourquoi s'en embarrasser si l'objectif etait de tous les faire disparaitre ? Tobias ! J'ai laisse Tobias seul dans la chambre ! Matt se remit a sprinter lorsque la logique l'apaisa : c'est le travail d'une seule personne. Il n'y a qu'un seul traitre. Les Cyniks parlaient d'un gamin, pas de plusieurs. Il ne pouvait pas etre ici et en meme temps au Kraken pour s'occuper de Tobias. Neanmoins, Matt s'empressa de remonter le sentier en frottant sa machoire endolorie. Il etait a la hauteur du manoir de l'Hydre lorsqu'il les entendit se rapprocher. Une multitude de froissements et de couinements. Matt se tourna mais ne vit rien derriere lui. Alors il leva la tete. Plus de cent chauves-souris dansaient dans le ciel en une longue procession qui se rapprochait de lui. Elles tournoyaient en operant de courts piques pour raser le sol. Matt eut le desagreable sentiment qu'elles le cherchaient et il accelera. Le nuage claqua dans les airs et prit de la vitesse a son tour. L'adolescent se mit a enchainer les foulees jusqu'a filer aussi vite qu'il le pouvait. Les premieres chauves-souris passerent juste devant lui, plongeant pour tenter de le ralentir. Les suivantes glisserent a une poignee de centimetres de ses cheveux et Matt devina leur presence aux courants d'air qui le frolaient. Il etait beaucoup trop loin du Kraken et l'entree de l'Hydre etait a l'oppose d'ou il se tenait, impossible de se mettre a l'abri. Matt ralentit d'un coup et sortit son epee qu'il brandit devant lui. Les chauves-souris formerent un tourbillon bruyant au-dessus de sa silhouette et tournerent de plus en plus vite. Puis l'une d'elles se laissa emporter par sa vitesse et se precipita sur son visage. Matt eut a peine le temps de lever sa lame pour se proteger, le petit mammifere fut sectionne en deux. Trois autres betes plongerent. Matt opera de larges moulinets avec son arme dont le poids ne lui posait plus de probleme - signe evident que son alteration etait efficace - et le sang gicla, envoyant des fragments d'ailes et de tetes convulsees autour de lui. Peu a peu, le tourbillon emit une vibration grave et terrifiante, et des dizaines de chauves-souris foncerent sur Matt. Le garcon frappa l'air de toutes ses forces, la lame decoupait tout ce qu'elle rencontrait, pourtant il fut tres vite deborde. Des dizaines et des dizaines de creatures ailees se jetaient sur lui pour le lacerer de leurs griffes. Elles tombaient les unes apres les autres, decapitees, amputees d'une aile ou d'une patte, et cependant elles semblaient de plus en plus nombreuses. Matt hurla, il hurla avec ses tripes, pour vivre, pour Ambre, pour Tobias. Il hurla et tous les muscles de son corps se mirent a rouler pour rendre coup pour coup. Ses mouvements devinrent fluides, rapides. La lame sifflait sans discontinuer tellement elle allait vite, meme lorsqu'elle decoupait la chair. Malgre tout, Matt etait incapable de faire face, elles le noyaient, le submergeaient, il fut rapidement crible de blessures. Le sang pleuvait sur lui. Et soudain tout s'arreta. En une seconde, plus une seule chauve-souris sur lui. Elles disparaissaient deja en direction des nuages. Matt tituba et lacha son epee. Il etait entaille aux mains et au visage, des dizaines de sillons sanglants mais peu profonds. Et pourtant il etait completement recouvert de sang chaud. Celui de ses assaillants. Il vit des silhouettes accourir depuis l'Hydre. Lucy, puis Gwen... et Ambre. Il cligna des paupieres en voyant son amie se precipiter vers lui et, lorsqu'il fut certain que c'etait bien elle, ses jambes se deroberent, son esprit vacilla et il s'effondra sur la terre battue du sentier. 40. Deductions Le lendemain matin, Matt se reveilla dans la chambre d'Ambre. Il avait le visage en feu, l'impression d'avoir des hamecons plantes dans les joues, le front et le menton. Ambre posa un linge tiede sur ses blessures et s'assura qu'on lui apporte a manger et a boire. Lorsque Matt lui raconta l'aventure, elle fut partagee entre colere, inquietude et gene. Elle n'avait pas ete enlevee du tout, bien au contraire puisqu'elle avait passe la soiree en compagnie de quatre Pans qui souhaitaient partager leurs impressions sur l'alteration. La reunion s'etait organisee au dernier moment, et les participants avaient rapidement transmis l'information autour d'eux. Une bonne partie de l'ile pouvait, de fait, etre au courant, meme si Matt n'en avait pas entendu parler. -- Celui qui t'a tendu ce piege le savait, resuma Ambre, il a joue sur la confusion, en te disant de n'en parler a personne il esperait que tu t'isoles et que tu ne verifies pas ou j'etais reellement. C'etait le meilleur stratageme pour t'attirer a lui en ne prenant aucun risque. -- On a voulu me tuer ! Deux fleches, la premiere en plein coeur ! Si je n'avais pas eu mon gilet pare-balles, je serais mort ! Un dingue est parmi nous ! -- Un dingue organise. Son plan etant de nous tuer tous les trois, l'un apres l'autre, j'imagine. -- Si on ne se depeche pas, il va nous avoir ! Ambre approuva et se leva pour examiner le paysage par la fenetre. -- J'ai discute avec Ben ce matin, avant ton reveil, il est d'accord pour sortir en eclaireur dans la foret, il va tenter de localiser le camp des Cyniks. D'apres lui ce ne sera pas difficile s'ils sont une centaine. -- Qu'il commence par la fumee qu'on apercoit au loin. Et le vieux Carmichael, tu ne l'as pas encore rencontre, du coup ? -- Non... Ce soir j'espere ! Je ne sais pas si c'est parce que nous y sommes plus attentifs mais il semblerait que l'alteration se manifeste davantage et de plus en plus puissamment. Si le traitre y prete attention, il va realiser qu'il ne faut plus attendre. Plus les jours passeront, plus les Pans de cette ile seront forts et aptes a controler leur alteration. Si tu veux mon avis, il ne va pas tarder a lancer le signal aux Cyniks. -- Pour ca il faut qu'il puisse quitter l'ile, sais-tu quand ont lieu les prochaines cueillettes ? -- Tres bientot, j'en ai peur. -- Il faut se debrouiller pour que seuls les gens de confiance puissent sortir, personne d'autre ! -- Ca va rendre le traitre encore plus mefiant, il trouvera un moyen ou un autre de s'enfuir ! Matt soupira, Ambre n'avait pas tort. Ils etaient dans une situation critique. Il fallait confondre ce manipulateur au plus vite. Par quoi commencer ? Ses methodes, se dit Matt. Comment fait-il pour communiquer avec les Cyniks ? Les trois soldats qu'on a surpris lisaient un message qu'il venait de leur laisser... Il etait sorti de l'ile... D'un mouvement brusque Matt se redressa et frappa dans ses mains. -- Quel idiot je fais ! s'ecria-t-il. C'est tellement evident que je n'y ai pas songe ! Le traitre faisait obligatoirement partie de notre expedition pour delivrer le message aux trois Cyniks qu'on a surpris ! Qui etait present ? Nous, l'Alliance des Trois, Doug, Arthur et Sergio. Ceux-la, je pense qu'on peut les ecarter des suspects, s'il s'agissait de quelqu'un de la bande de Doug, il aurait deja seme la zizanie en demasquant le vieil homme, c'est un secret qui lui aurait ete bien trop utile pour nous mettre dans l'embarras. Qui reste-t-il ? -- Travis et Gwen, fit Ambre. Gwen ne ferait jamais ca, c'est une amie, elle est incapable de la moindre mechancete. -- En es-tu sure ? Tu parierais ta vie sur elle ? Ambre reflechit puis lacha : -- Absolument. Matt acquiesca face a sa determination. Il restait Travis, le rouquin de la bande. Un peu rustre, pas toujours finaud, mais volontaire, il rendait service tres souvent, aimait s'impliquer dans la vie de la communaute et n'avait pas peur de mouiller sa chemise pour la survie ou le confort collectif. Travis etait fils d'agriculteurs, se souvint Matt, un garcon a qui on a inculque des valeurs essentielles : le travail, l'entraide et le respect. Tout ca ne cadrait pas vraiment avec l'image qu'il se faisait d'un traitre et apprenti assassin de surcroit. Etait-ce une couverture ? Si tel etait le cas, alors il fallait lui reconnaitre une habilete hors du commun. -- Ca me parait impensable que ca puisse etre Travis, confia-t-il. -- Rappelle-toi, c'est le premier a s'etre porte volontaire pour venir. Il etait avec Tobias pendant l'expedition, et Toby nous a dit qu'ils se sont separes, ca pourrait correspondre. Matt se massa le cuir chevelu, il avait sacrement mal au crane. -- Je ne sais pas, je n'arrive pas a le croire, dit-il. Ambre fit un bond, un grand sourire aux levres, et vint s'asseoir sur le lit a cote de lui. Matt s'en sentit soudainement mieux. -- Tu veux une bonne nouvelle ? lui dit-elle. -- Vas-y. -- Je crois que j'arrive presque a faire bouger un crayon. C'est pas encore tout a fait evident, cela dit je me rapproche, je le sens ! -- Genial ! Et avec les autres Pans, tu as des resultats ? Sergio semblait prometteur, non ? -- En effet, il fait apparaitre des etincelles des qu'il se concentre, pour l'instant il n'y arrive pas sans frotter deux objets ensemble mais je pense qu'il pourra prochainement les faire surgir sans rien d'autre que sa concentration. Bill, le garcon qui joue avec de petits courants d'eau est tres doue. Et a mon avis Gwen n'est pas loin de pouvoir declencher des decharges, faibles certes, mais a volonte, en tout cas elle le fait en dormant. Et toi, tu percois des changements dans ton corps ? Matt n'osa pas lui dire que les bouleversements les plus surprenants provenaient d'elle, lorsqu'elle s'approchait de lui. -- Rien d'evident et pourtant... mon epee pesait une tonne il y a encore quelques mois, maintenant je la souleve et la manie aisement. Je me rends compte aussi que je fatigue moins vite que d'autres dans l'effort musculaire, pour grimper des marches ou pour courir, par exemple. Tout ca est a peine perceptible, ce sont juste des constatations plus que des changements evidents. -- Si seulement on pouvait gagner du temps avant que les Cyniks ne nous attaquent. Je suis convaincue qu'on pourrait les repousser, avec cette ile comme defense naturelle et nos alterations a tous, pour peu qu'on puisse les controler, alors on serait imprenables ! -- Je sais, je sais..., murmura Matt. Sauf qu'on ne va pas avoir ce temps. Il faut trouver autre chose. En debut d'apres-midi, quand Ambre se fut acquittee de ses >, l'Alliance des Trois se retrouva dans la bibliotheque scientifique au dernier etage du Kraken. Ambre se promenait sur le balcon, inspectant distraitement les tranches des livres. En contrebas, Tobias et Matt etaient assis dans les fauteuils et discutaient. -- Moi non plus je ne peux pas croire que ce soit Travis ! protesta Tobias. -- Il faudrait le surveiller, suggera Matt. -- Et si ce n'est pas lui ? -- C'est le seul qui etait dans l'expedition dont on n'est pas sur. Pour les autres ca semble impossible. Tobias n'eut pas l'air convaincu. Du haut de son perchoir Ambre declara sans meme lever les yeux de l'ouvrage qu'elle venait d'ouvrir : -- Et si le traitre n'etait pas dans l'expedition ? -- Comment aurait-il fait pour laisser un message aux Cyniks ? contra Matt. -- C'est ca la question qu'on doit se poser ! Comment communiquent-ils ? (Elle rangea le livre et marcha jusqu'a l'escabeau pour rejoindre ses compagnons.) Il pourrait avoir dissimule une note dans l'attelage de Plume par exemple ! Si les Cyniks sont au courant, il leur suffit de nous epier, d'attendre qu'on laisse la chienne seule et ils vont recuperer le mot ! Matt secoua la tete : -- Je n'imagine pas une seconde Plume se laissant approcher par des Cyniks. -- Qu'est-ce qu'on en sait ? Peut-etre qu'elle ne se sent pas en danger en leur presence. -- Plume est d'une intelligence remarquable. Ambre haussa les epaules et ajouta : -- C'est vrai, en tout cas c'est un exemple, il faut qu'on reflechisse a la methode qu'il a pu employer pour se servir de nous, de notre expedition, pour apporter un message en ville. Trouvons la methode, elle nous conduira a l'individu. -- Tu parles vraiment comme une adulte ! s'esclaffa Tobias. Ambre lui jeta un regard noir. -- J'ai pense a comparer l'ecriture de tous les Pans de l'ile avec celle du mot que j'ai recu hier, mais ca va nous prendre une eternite ! maugrea Matt. -- Et s'il n'est pas trop bete il aura modifie son ecriture ! contra Ambre. On n'est pas des experts ! Matt se leva et fit un signe en direction de Tobias : -- Nous deux on va s'occuper d'identifier le traitre. Ambre, pendant ce temps, il faut que tu rassembles les Pans les plus habiles pour que vous travailliez ensemble a maitriser l'alteration, entraidez-vous pour controler vos capacites. Il faut que vous soyez operationnels le plus vite possible. Si on doit se faire envahir, j'aimerais autant qu'on ait une chance de resister. Dans l'apres-midi, Tobias et Matt allerent pecher sur les quais sud. Ce dernier n'arretait pas d'envisager leur probleme sous tous ses aspects. Du plus loin qu'il put remonter il lui sembla qu'il fallait d'abord decouvrir comment le traitre avait rencontre les Cyniks la toute premiere fois. Etait-ce avant d'arriver sur l'ile, au detour d'un chemin ? Ou bien plus tard, lors d'une expedition ou d'une sortie pour les cueillettes ? Matt etait convaincu que ca datait de longtemps, car il avait fallu prendre contact puis l'entretenir jusqu'a ce que les Cyniks s'organisent et envoient ici un bataillon de cent hommes. Leur repere etait loin au sud-est, a plusieurs semaines, a peut-etre plus d'un mois de marche... Il avait fait part de ses deductions a Tobias, et le garcon lui avait explique que presque tous les Pans etaient deja sortis au moins une fois pour une raison ou pour une autre. Ils ne pouvaient pas dresser une liste sur ce critere-la. De temps a autre ils tiraient du fleuve noir un poisson dodu qu'ils mettaient dans un sceau. Chacun etait plonge dans ses pensees. Finalement, Tobias designa le visage de son ami : -- Ca ne te fait pas trop mal ? -- Un peu. Ca brule, le pire c'est quand je souris. -- C'est tout de meme bizarre ces chauves-souris qui t'attaquent, tu ne trouves pas ? Matt frissonna. -- En effet. -- Tu crois qu'elles sont la toutes les nuits ? Qu'on ne pourra plus jamais sortir apres le crepuscule ? Matt fit la moue. Il hesita puis serra sa canne a peche avant de dire lentement : -- Tu sais, je fais des reves etranges depuis que je suis ici. Je reve d'un... d'une creature mysterieuse qui me traque. Elle s'entoure d'ombres, et ressemble presque a la mort, mais ca n'est pas exactement ca, d'une certaine maniere c'est pire. Je la sens malefique, en colere, on dirait qu'elle produit de la peur, qu'elle la transmet. Et elle, ou plutot il, a un nom : le Rauperoden. -- Le Rauperoden ? repeta Tobias. Tu parles d'un nom ! -- Le truc c'est que je sens qu'il me pourchasse, et, comment t'expliquer ca... je sais que ce n'est pas seulement un reve, que ca arrive vraiment. Tu te rappelles les echassiers a New York ? -- Tu parles ! Comment je pourrais les oublier ? -- Ils agissaient pour le compte de quelqu'un ou quelque chose et j'ai l'intuition que c'est pour lui. Un etre informe, comme une tres grande ombre. -- Attends une seconde ! s'exclama Tobias. Le... le site au nord, celui qui a ete attaque l'autre jour par une >, ca pourrait etre ce Rauperoden ! -- C'est exactement ce que je me suis dit. Et ces chauves-souris, je les ai bien observees la premiere fois que je les ai vues, j'ai cru qu'elles voulaient penetrer dans un des manoirs pour nous sauter dessus, mais avec le recul je me demande si elles ne cherchaient pas quelqu'un. Depuis hier soir et leur attaque, j'ai le pressentiment que c'etait moi. Ce sont des creatures de la nuit, inquietantes comme peut l'etre le Rauperoden. Il avait perdu ma trace lors de notre fuite, et voila qu'il vient de me retrouver ! -- Tu crois qu'elles sont ses - comment on dit deja ? - emissaires ? -- On dirait bien. Sinon pourquoi ont-elles deguerpi au moment ou des filles de l'Hydre sont arrivees ? Elles auraient du se jeter sur ces nouvelles victimes potentielles ! Tout ca me fait dire qu'il se rapproche d'ici, et qu'en plus des Cyniks, nous avons le Rauperoden sur le dos. Tobias fixa son ami, la bouche entrouverte comme s'il n'osait dire ce qu'il pensait vraiment. -- Tu veux dire..., murmura-t-il, que tu as le Rauperoden sur le dos... Matt l'observa, avant d'acquiescer doucement, soudain abattu. -- De toute facon je suis avec toi, quoi qu'il arrive. Je ne te laisse pas tomber, et s'il faut planter une fleche entre les deux yeux de ce... machin, tu sais que tu peux compter sur moi et mon adresse ! Tobias parvint a decrocher un sourire a son camarade. -- C'est vrai qu'avec toi et ton arc, je ne crains plus rien. C'est toi qui m'auras abattu en voulant degommer le monstre ! Leur rire, deja timide, se coupa net lorsque le dos d'un poisson creva la surface et glissa pendant cinq bonnes secondes, temoignant de son incroyable longueur. -- T'as vu ca ? s'affola Tobias. Il mesurait combien ? Au moins cinq ou six metres de long ! Incroyable ! Instinctivement, il recula du bord du ponton. -- La nature a change, constata Matt avec plus d'amertume que d'angoisse. Cette... impulsion a bouleverse la vegetation et les animaux pour leur redonner une nouvelle chance de survivre a l'humanite. Maintenant, la-dehors, on n'est plus du tout au sommet de la chaine alimentaire. C'est comme si la Terre s'etait rendu compte que nous allions trop loin, que des le depart elle nous avait offert un potentiel trop etoffe, au point de faire de simples singes des hommes bien trop ambitieux et que, soudain, elle venait de corriger cette erreur. -- T'entends comme tu parles ? Il y a encore six mois, jamais on n'aurait dit des trucs pareils, c'est comme si on etait plus intelligents. -- Plus matures, tu veux dire ? -- Oui, c'est ca. On est obliges de se debrouiller, de s'organiser, de survivre, et on s'est adaptes, on a evolue, meme dans notre langage je trouve. Matt approuva et sonda leur sceau. -- Il est assez plein, allez viens, on rentre au Kraken. -- Et si on parlait de tout ca a Carmichael ? proposa Tobias en se levant. C'est un vieux monsieur, un sage, il saura quoi nous conseiller, pour demasquer le traitre et a propos de ce... Rauperoden. -- Il n'en sait pas plus que toi et moi a ce sujet, laisse-le donc la ou il est. De toute facon avec les adultes, quand il s'agit de resoudre des problemes, on a vu ou ca nous a conduits ! lanca Matt en designant le paysage sauvage qui les entourait. En fin d'apres-midi, ils croiserent Mitch, le dessinateur, qui revenait du pont ou il avait fait un croquis des berges. Ils echangerent quelques banalites et Mitch, qui n'avait pas appris l'agression de Matt par les chauves-souris, s'inquieta : -- Hier soir ? Dites donc, j'aurais pu me faire attaquer moi aussi, je suis reste dehors jusqu'a minuit ! -- Ah bon, fit Matt, ou ca ? -- A la rotonde, avec Rodney du Pegase ainsi que Lindsey et Caroline de l'Hydre. Matt prefera ne pas lui demander ce qu'ils faisaient la-bas tous les quatre a une heure pareille pour se concentrer sur ce qui l'interessait : -- Et les trois autres ? Ils sont rentres sans souci ? -- Oui, je les ai vus ce matin, tout le monde va bien, aucune attaque de chauves-souris. Un peu plus tard, une fois seuls, Matt resuma ses conclusions a Tobias : -- Plus aucun doute, c'est apres moi qu'elles en avaient ces fichues bestioles ! -- Alors tu ne sors plus des que le soleil se couche. Ils dinerent ensemble et monterent dans la chambre de Tobias pour feuilleter quelques bandes dessinees que Doug leur avait confiees. A un moment, Tobias observa la nuit, le nez rive aux carreaux. -- Je les vois, annonca-t-il sombrement. Des dizaines et des dizaines de chauves-souris, elles tournent dans le ciel. -- Au-dessus de la foret ? -- Oui, non, attends... elles sont au nord, vers le Centaure. Tobias remarqua egalement la fenetre allumee de la chambre d'Ambre. -- Ambre ne dort pas, constata-t-il. -- Avec cette histoire d'alteration et d'ultimatum, ca ne m'etonne pas d'elle. Et si tu veux tout savoir, moi non plus je ne pourrai pas fermer l'oeil tant que je ne trouverai pas un moyen de debusquer le salaud qui nous trahit. Tobias tourna la tete vers Matt, surpris de l'entendre parler ainsi. Puis il revint a sa bande dessinee et poursuivit sa lecture. Plus tard dans la nuit, a minuit passe, il retourna devant la fenetre et remarqua que la lumiere etait eteinte chez Ambre. -- Finalement, elle s'est endormie on dirait. Mais il ne preta pas attention au ciel etoile dans lequel ne volait plus aucune bete aux alentours de l'ile. Les chauves-souris avaient disparu. 41. Croyance reflexive Ambre dut attendre que toutes les lampes soient eteintes pour sortir de sa chambre, puis de l'Hydre - heureusement, il ne restait plus aucun signe de ces chauves-souris belliqueuses - pour rejoindre le passage secret qui conduisait au manoir du minotaure. Elle deambula un quart d'heure dans les couloirs avant de trouver le bon escalier, celui qui grimpait a l'observatoire, et une fois au sommet, elle toqua timidement a la porte. Une voix enrouee par la fatigue - ou par un trop long silence, Ambre ne sut le dire - repondit : -- Oui ? Entrez ! -- Pardonnez-moi de venir si tard... Des qu'il l'apercut, le vieux Carmichael se mit a sourire. -- Tu dois etre Ambre, n'est-ce pas ? Je me demandais combien de temps tu attendrais avant de me rendre visite. -- Je ne vous derange pas ? s'enquit-elle en constatant qu'il etait emmitoufle dans une robe de chambre. -- Non, je somnolais. Tu sais, a mon age, on ne dort jamais totalement. Je dis a Doug et Regie que j'aime etre seul le soir pour qu'ils rentrent, sans quoi ils passeraient la nuit a me veiller ! Ces deux-la sont adorables. Ambre lui renvoya un sourire poli et leva les yeux vers l'incroyable plafond et son telescope immense. -- Vous examinez encore les etoiles ? -- Plus que jamais, je m'assure qu'elles n'ont pas bouge. Enfin, pas elles directement mais... -- Pour etre certain que la Terre n'a pas change de position ou d'axe pendant la Tempete ? Carmichael eut un rire sec. -- Oui, tu es vive. C'est ce que tes formidables hypotheses sur l'alteration laissaient presager. -- J'avoue que... j'aimerais bien parler de tout ca avec vous. -- Viens t'asseoir, prends un biscuit si tu veux, je les ai faits moi-meme, dit-il fierement. Tiens, voila un peu de the, la Thermos a du le garder tiede. Ambre s'installa dans un sofa et le vieux monsieur se servit un verre de bourbon. -- Croyez-vous qu'une autre sorte de Tempete puisse remettre les choses telles qu'elles etaient auparavant ? questionna Ambre sans preambule. -- En toute franchise : non. Comme je l'ai dit a tes deux amis : ca n'arrivera pas, parce que la Terre a reagi a notre presence devenue parasitaire, ce qui est fait est fait et, pour tout te dire, cela a du lui demander un effort prodigieux qu'elle n'est pas prete de reiterer. -- Quel genre d'effort ? -- Comme tu le sais, la Terre est probablement l'unique responsable de ce qui s'est produit et de ses consequences, elle agit comme un etre vivant, qu'elle est d'ailleurs. Bien entendu, je ne lui prete aucune conscience, aucune forme d'intelligence propre, pas au sens ou nous l'entendons ; cela dit, elle a des mecanismes de defense, et ceux-ci se sont mis en branle lorsqu'elle s'est sentie menacee. Tout cela a ete progressif, j'imagine, nous aurions du lire ses reactions : la multiplication des tremblements de terre, des tsunamis, des eruptions volcaniques, et ainsi de suite. Pourtant, personne n'a reellement accepte ces manifestations comme une forme de langage. Alors, puisqu'on ne l'ecoutait pas, elle n'a eu d'autre solution que de frapper a son tour, pour ne pas mourir etouffee. Ses defenses immunitaires se sont activees, il y a eu une sorte d'impulsion, comme un code, qui a altere une partie de la genetique des vegetaux et des animaux, hommes compris. -- Cette impulsion, vous croyez que c'etait la Tempete ? -- Non, pas exactement. Plus j'y reflechis et plus je pense que la Tempete avait un double role. D'abord, de porter cette impulsion ; de la cacher ? Peut-etre. Ensuite la Tempete ressemblait a une sorte de camion de nettoyage qui venait passer son coup de balai apres la grande fete, pour laisser la place propre. Je pense que l'impulsion a eu lieu pendant, sans meme que nous nous en rendions compte. Sous quelle forme ? Je l'ignore et il m'est avis que cela depasse nos connaissances scientifiques. Cette planete recele tant de mysteres malgre nos savoirs technologiques, que je ne serais pas surpris que l'impulsion soit une forme d'onde ou de magnetisme capable de transporter un message alterant la genetique tout en etant selectif... -- J'ai peur de ne plus vous suivre, je suis desolee. -- Non, c'est moi qui le suis, j'oublie parfois que mes interlocuteurs sont des adolescents. Aussi doues soient-ils, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant Ambre se vexer. Tout ca pour dire que nous avons ete ignorants de ce qui se passait la sous nos yeux, sous nos pieds, tandis que la Terre nous lancait un tas d'avertissements. -- Peut-etre que les baleines comprenaient ce langage terrestre, ca expliquerait qu'elles venaient s'echouer de plus en plus nombreuses sur les cotes ! Ou les dauphins, j'ai lu dans un magazine que leur cerveau etait plus gros que le notre ! Ou alors... nous n'avons pas voulu entendre la Terre. -- Possible. Quoi qu'il en soit, le mal est fait. A nous desormais de vivre avec et de tout faire pour ne pas reproduire les erreurs du passe. Non, en fait, je devrais dire : a vous de le faire. -- Vous croyez qu'on est capables de s'en sortir ? Carmichael la considera un moment avant de repondre, pour s'assurer qu'elle pouvait encaisser une verite faite d'incertitudes et non de promesses : -- La vie en societe est difficile, vivre en harmonie encore plus, vous etes des... enfants, et le modele unique que vous avez eu etait cruel et destructeur. -- Mais la Terre nous a epargnes. -- Parce qu'elle veut encore y croire, et pour ne pas lui preter une conscience reflexive : elle n'elimine pas tous les parasites, car ils peuvent vivre en symbiose, en harmonie, mais elle les rappelle a l'ordre. -- C'est quoi une conscience reflexive ? -- C'est avoir conscience de ses propres pensees, comme si on se regardait soi-meme de haut et qu'on s'ecoutait penser. C'est une forme d'intelligence. Je dis bien >. C'est ce qui nous differencie de la Terre je suppose. Elle, elle n'a pas cette conscience reflexive, mais elle vit comme une plante couverte de bourgeons, de diverses mutations au gre des evolutions. Ils sont le fruit de ses entrailles, une part d'elle-meme, nes pour evoluer a leur tour, mais si ces bourgeons, au lieu de donner de belles fleurs colorees, deviennent des plantes carnivores qui commencent a la ronger, alors elle reagit pour les calmer, elle tente de les modifier, car ils sont sur elle, dependants d'elle. Mais s'ils se montrent trop envahissants et destructeurs, il y a fort a parier que notre plante trouvera une parade pour se debarrasser d'eux, meme s'ils sont ses enfants. Neanmoins, j'imagine qu'elle fera tout, avant cela, pour preserver les bourgeons naissants et leur redonner une chance. -- Sans etre consciente de tout ce qu'elle fait ? Carmichael inspira en haussant les sourcils. -- Sans cette conscience reflexive certes, mais... elle agit et reagit a son environnement parce qu'elle est > comme ca, c'est le mystere de la vie et de la survie : chaque cellule d'un organisme, que ce soit une plante ou un animal, doit vivre. L'etre qui rassemble ces milliards de cellules ne fait que repeter ce besoin, il doit vivre et fait tout pour, c'est son instinct de survie, une sorte de commandement supreme, a la base meme de tout ce que nous sommes. -- D'ou vient cette volonte de vivre, cette... dynamique ? C'est ca, Dieu ? Carmichael pouffa legerement. -- Peut-etre, oui. Dieu n'est peut-etre qu'un concept, pour definir l'energie de la vie. Et si Dieu n'etait qu'une etincelle, celle qui est au coeur de la vie, si Dieu etait a l'image de la Terre : un etre sans conscience reflexive, juste une energie : cette electricite vitale a l'existence, le principe meme de la vie ? -- Les religions disent que c'est un etre vivant, a l'image de l'Homme. Carmichael continua de rire doucement : -- Ce serait plutot l'inverse : l'homme serait a l'image de Dieu mais je vois ce que tu veux dire. Je ne sais que te repondre. Toute philosophie, toute doctrine, se doit d'evoluer en meme temps que l'homme evolue, que sa societe change. Et si, pour s'adapter a la civilisation, la religion avait ete obligee de transformer peu a peu ses principes ? Bien sur, aujourd'hui on te parlera du Paradis et de l'enfer, mais tout ca ce sont des mots, du decor plante par les hommes eux-memes. La question qu'il faut se poser, a mon sens, serait surtout celle de l'essence de Dieu. Qu'est-il ? Les religions disent qu'il est partout, en toute chose. Moi je reponds : cette energie a la base meme de la vie, elle pourrait etre une representation de Dieu. -- Alors vous croyez en Dieu. Carmichael but une gorgee de bourbon et fit une grimace. -- Dois-je te repondre ? Je ne voudrais pas t'influencer. Eh bien, non, je n'y crois pas. Pour moi Dieu est un concept qui sert a rassurer les hommes. A moins d'etre autorise a definir mon propre Dieu, et d'affirmer que Dieu ne serait rien d'autre qu'un mot creux dans lequel mettre toutes nos questions sans reponse, nos pretentions et notre envie d'humilite, finalement Dieu serait la representation de notre ignorance. Alors la, oui, j'y croirais, mais cela reviendrait a ne croire qu'en notre ignorance. Ambre etouffa un baillement et Carmichael en fut amuse. -- C'est pas tres optimiste, remarqua la jeune fille. -- Je crois en la Vie, ca c'est optimiste ! Uniquement en elle, et en une intelligence encore bien trop basique chez l'homme pour qu'il puisse pleinement saisir ce qu'elle est. Mais ca n'engage que moi, ma chere Ambre, et il ne faudrait surtout pas que mon discours puisse t'influencer. Si tu veux croire en Dieu, crois ! C'est au moins un luxe que nous devons nous permettre : le choix de nos croyances. Et je pense qu'il existe autant de religions afin de pleinement repondre a toutes les formes de personnalites. Crois en ce qui te plaira, mais n'en fais jamais trop, garde en toi ce principe de conscience reflexive et applique-le a ta croyance : une croyance reflexive, que tu sois toujours consciente d'etre croyante, et d'avoir le recul sur ta propre religion, meme s'il s'agit de ne pas croire en Dieu par exemple. -- Et la... L'alteration ? Comment peut-on faire apparaitre des etincelles rien qu'avec la pensee ? C'est incroyable ca ! Je n'ai aucune explication ! Je m'efforce de dire aux autres que ce n'est pas de la magie ou un rapport avec Dieu mais parfois j'en viens a douter ! -- Non, pas de la magie, car l'alteration est bien reelle. Comment fonctionne-t-elle ? Je n'en sais encore rien. Mais je peux supposer que vos corps et vos cerveaux ont ete rendus plus malleables par l'impulsion et que desormais vous parvenez a interagir avec l'infiniment petit. -- Petit... comme les microbes ? -- Plus encore ! s'amusa Carmichael. Tu sais que toute chose est faite avec de minuscules particules, les electrons et bien d'autres choses encore ! Partout, meme dans l'air, tout est fait de ces particules si petites qu'elles sont invisibles. Sans entrer dans des details scientifiques complexes, disons que vous parvenez a agir sur ces electrons grace a votre cerveau. Pour creer des etincelles par exemple : un garcon qui aura developpe son esprit dans ce but, agira sur les electrons, grace a son cerveau il engendrera un > d'electrons qui finira par produire les etincelles. -- Mais on ne sait pas comment on fait, on sait juste qu'il faut se concentrer ! -- Quand tu respires, l'air que tu fais entrer dans tes poumons vient alimenter tout ton corps, tous tes organes, jusqu'au bout de tes pieds et pourtant tu ne sais pas comment tu fais pour ca, c'est naturel, comme un reflexe. Eh bien il en va de meme avec l'alteration ! -- Elle est bien naturelle alors, je veux dire que c'est pas une mutation horrible ? -- Au contraire, c'est l'evolution ! Lorsque nos lointains ancetres singes en ont eu marre de vivre dans la savane et de passer leur temps a se redresser pour voir au-dessus des hautes herbes, alors ils se sont mis a marcher sur deux pattes de plus en plus souvent. Leur corps s'est adapte a cette nouvelle position, leur squelette s'est transforme et ainsi de suite. C'est ce qui se passe aujourd'hui avec vos cerveaux, sauf que tout ca se fait en quelques mois au lieu de quelques millenaires ! A une autre difference pres : l'evolution de l'espece humaine a ete jusqu'a present conditionnee par notre milieu, notre survie, d'une certaine maniere c'est nous qui l'avons choisie. Cette fois c'est l'inverse ! L'impulsion est une sorte de contact direct avec l'essence meme de la Terre, mere de toute evolution. -- C'est une mere qui a laisse ses enfants grandir sans jamais interferer mais qui aujourd'hui se permet de leur mettre une claque parce qu'ils sont alles beaucoup trop loin, non ? -- Je n'aurais pas trouve meilleure analogie ! Une mere d'une incroyable tolerance, mais que nous n'avons plus du tout respectee, et que nous avons meme insultee. -- Alors cette alteration, on a rien a en craindre ? -- Craindre l'alteration ? Je ne pense pas. Il faut au contraire vous en servir ! La travailler jusqu'a la maitriser parfaitement. Elle conditionnera votre avenir. Ils discuterent encore pendant plus d'une heure et le vieux monsieur decida qu'il etait temps d'aller se coucher. Il remercia Ambre de sa visite et l'invita a revenir bientot. De son cote, Ambre prefera ne pas aborder l'histoire de la trahison, et l'attaque imminente des Cyniks ; elle lisait en Carmichael une fatigue pour ces affaires bassement humaines, un desinteret pour les conflits, et elle estima que de toute facon il ne pourrait rien y changer sauf s'inquieter pour ses petits neveux. Elle referma le passage secret derriere elle et sortit dans la fraicheur de la nuit. En dehors des insectes nocturnes et d'une chouette lointaine, il n'y avait pas le moindre bruit. Une nuit reposante. Ambre n'avait pas fait cinquante metres qu'un bruissement puissant survint derriere elle. Elle se retourna et vit des dizaines et des dizaines de petits triangles noirs qui s'envolaient depuis le toit du Kraken et qui prenaient de l'altitude en tournoyant. Puis ils fondirent sur elle. 42. Un plan Toute l'ile dormait. Meme la lune avait disparu, laissant un ciel noir derriere elle. -- Psssst ! Psssst ! Matt... Matt, reveille-toi. Matt ouvrit les yeux doucement, l'esprit englue par le sommeil. Le visage d'Ambre se decoupa peu a peu dans la penombre, Matt la reconnut d'abord grace a la chevelure, ensuite par l'odeur douce qui emanait de la jeune fille, penchee au-dessus de lui, a quelques centimetres seulement. Matt se sentait totalement engourdi, comme s'il n'avait dormi qu'une heure a peine. -- Quelle... quelle heure est-il ? demanda-t-il. -- Il doit etre une heure du matin. -- Qu'est-ce que tu fais la ? -- J'ai ete attaquee par les chauves-souris, elles m'ont prise pour cible. Pour le coup, Matt recouvra tous ses esprits. Dans le lit au milieu de la piece, Tobias grogna et sortit son fragment de champignon lumineux de sa table de chevet. La lueur blanche se propagea dans la chambre. -- Ambre ? C'est toi ? Elle acquiesca. -- Il faut que vous m'hebergiez pour la nuit, je ne peux pas rentrer a l'Hydre, les chauves-souris rodent. -- Je... Je croyais qu'elles ne s'en prenaient qu'a Matt ? -- Je peux te garantir que non, repondit Ambre en levant son avant-bras gauche, fraichement bande. Je suis passee par l'infirmerie pour me panser, j'ai quelques entailles, peu profondes mais douloureuses. Je suis allee voir le vieux Carmichael cette nuit, j'ai attendu que tout le monde dorme pour monter, et quand je suis ressortie la voie m'a semble libre. Croyez-le ou non, les chauves-souris attendaient sur le toit du Kraken, elles patientaient la, tranquillement. A peine dehors, elles m'ont fonce dessus, heureusement je les ai entendues venir, il etait trop tard pour atteindre l'Hydre mais j'ai eu le temps de courir ici avant qu'elles ne me mettent en pieces. -- Tu peux dormir dans le canape-lit, a ma place, si tu veux, proposa Matt en faisant mine de se lever. Je vais dormir par terre. -- Ne sois pas idiot, il y a de la place pour deux la-dedans. Rendormez-vous, il faut se reposer, demain nous parlerons, et j'ai bien peur que nous ayons une rude journee. Sur quoi Ambre demanda a Tobias de ranger son champignon lumineux pour se mettre plus a l'aise, en chemise. Elle entra sous les draps avec Matt qui s'allongea a l'oppose, a l'extremite du matelas, assez mal a l'aise a l'idee qu'il puisse effleurer son corps pendant son sommeil. Cette fois, il etait totalement reveille. Matt ne parvint a fermer les yeux qu'une heure avant l'aube. Et il se leva avant ses compagnons, reveille par ses deductions nocturnes et le sentiment d'avoir fait des cauchemars, sans parvenir a s'en souvenir. Il lui semblait neanmoins que le Rauperoden avait rode, une fois encore, dans le sillage de ses songes. Il descendit rassembler de quoi faire un petit dejeuner copieux et monta le plateau dans la chambre pour sortir ses camarades du sommeil. Il avait hate de partager avec eux ses idees. Pourtant il prefera ne rien dire tout de suite, leur laisser le temps d'emerger. A vrai dire, il realisa vite qu'il etait effraye de leur devoiler son plan. Et s'il s'etait trompe ? Alors il risquait de les envoyer sur une fausse piste qui leur couterait la vie. Allonges dans leurs lits, les membres de l'Alliance des Trois mangerent en bavardant : -- Ambre, je dois te faire une confidence, avoua Matt. Il lui raconta toute l'histoire du Rauperoden et de ses cauchemars recurrents. -- Tu crois vraiment qu'il existe ? insista la jeune fille. -- Mon instinct me dit que ce n'est pas seulement dans ma tete. Je suis convaincu que c'est lui qui a attaque le site panesque tout au nord. Et il descend vers nous. Tot ou tard, il nous trouvera, il attaquera ici. -- Que comptes-tu faire ? Matt se frotta nerveusement la joue. Ses cernes etaient marques. -- Je m'interroge. Dois-je rester et mettre tout le monde en danger ? -- Tu ne voudrais pas fuir tout de meme ? s'indigna Tobias. Et nous alors ? Tu nous abandonnerais ? -- Peut-etre que c'est le seul moyen de ne pas attirer le Rauperoden sur vous, justement. Ambre fit taire tout le monde car elle sentait le ton monter : -- Pour le moment notre priorite est le traitre. Matt hocha la tete. -- J'y ai beaucoup pense cette nuit, rapporta-t-il sans oser avouer qu'en realite c'etait la presence d'Ambre dans son lit qui l'avait tenu eveille si longuement. Je crois que j'ai un plan. Ses deux acolytes se figerent, tartine et fruit en suspens, et furent encore plus stupefaits de constater qu'il avait un petit sourire de triomphe au coin des levres. -- Un plan pour le demasquer ? insista Tobias. -- Oui, mais je vous previens c'est risque. Ce sera quitte ou double. Si j'ai vu juste cette nuit, on peut lui tomber dessus. En revanche, si j'ai fait fausse route ou qu'on s'organise mal, alors il nous massacre d'un seul coup. -- Arrete, tu te fiches de nous la ? s'indigna faussement Tobias. Tu n'as pas decouvert qui etait le traitre au cours de la nuit tout de meme ? -- Je peux me tromper mais... j'ai ma petite idee. -- Que doit-on faire ? demanda Ambre. -- Deja, empecher Ben d'aller explorer la foret pour nous, ce ne sera plus necessaire. Il faut egalement retenir Franklin, l'autre Long Marcheur, on aura besoin de tout le monde. (Matt prit un temps pour fixer ses amis, l'air grave, puis il prit son inspiration et lanca :) Quant a nous, on va passer tout l'apres-midi sur les quais sud, rien que nous trois. 43. Quatre fleches pour les meneurs Avant la fin de la matinee, la nouvelle s'etait propagee dans toute l'ile : Ambre, Tobias et Matt avaient peut-etre une idee pour accelerer le controle de l'alteration, mais ils devaient finaliser leur plan avant de le communiquer. Pour cela, ils passeraient l'apres-midi aux quais, avec le desir de n'etre deranges sous aucun pretexte. Personne ne devait s'approcher. Si le resultat etait a la hauteur de leurs esperances, le soir meme tous les Pans en seraient informes lors d'une grande reunion specialement programmee pour l'occasion. L'endroit etait ideal pour s'assurer de n'etre espionne par personne puisque les pontons s'enfoncaient d'au moins dix metres dans le fleuve, et qu'un cercle d'herbe, de saules et de fougeres eparses separait les quais de la foret. Si on souhaitait les epier, il fallait se cacher derriere les arbres, a plus de vingt metres d'eux. L'inconvenient majeur de cet endroit isole etait sa largeur. Le croissant de vegetation s'etalait sur plus de cinquante metres, et s'il etait impossible de les ecouter ou de bien les voir sans s'approcher, il etait en revanche facile de rester dans la lisiere et leur tirer dessus par exemple, a condition d'etre adroit. L'Alliance des Trois avait donc privilegie le secret plutot que la securite. Assis tout au bout d'un quai, Matt avait les jambes pendantes au-dessus de l'eau. Ambre etait a ses cotes, et Tobias - accroupi - se tenait dans leur dos. Ils discutaient avec passion, Tobias n'arretait pas de bouger, comme d'habitude et Ambre se penchait vers Matt pour lui faire part de ses impressions. Ce dernier etait le seul a rester calme. Il ecoutait sans rien dire, plonge dans ses pensees. Il avait interdit a Plume de les accompagner, et la chienne etait repartie la queue entre les jambes, vexee de n'etre pas conviee. Ils etaient la depuis presque deux heures, leur conversation s'etait calmee, avait perdu du rythme, lorsqu'un individu se glissa derriere un tronc. Il ne pouvait plus s'approcher davantage sans devenir visible, cependant il etait dans l'axe, a vingt metres des trois adolescents. Alors il prit son arc, planta cinq fleches dans la terre a ses pieds et en encocha une sixieme avant de bander la corde et de prendre son temps pour viser. Il fallait le faire. Tuer ces trois Pans avant qu'ils ne rendent l'ile imprenable. Le traitre n'etait pas fier de lui, mais il le faisait pour son bien. Les Pans n'avaient aucune chance de survie face aux Cyniks. Il valait mieux choisir le camp des vainqueurs tant qu'il en etait encore temps, et lui avait fait son choix. C'etait le hasard - il preferait dire : la chance - qui l'avait mis sur le chemin d'un groupe de quatre Cyniks alors qu'il ramassait du bois dans la foret. Il etait arrive sur l'ile deux mois avant et ne se sentait pas a sa place au milieu de tous ces adolescents capricieux. Ce matin-la, il etait de corvee a l'exterieur de l'ile, et les quatre Cyniks l'avaient surpris au detour d'une cuvette. Sur le coup, ils avaient failli l'attaquer mais il les avait supplies de le laisser leur parler. Il etait pret a venir avec eux, il ne voulait plus etre avec des adolescents et des enfants, il voulait integrer les adultes, retrouver la securite qu'ils degageaient. Apres une longue hesitation, les Cyniks avaient parle entre eux, et le traitre avait bien senti qu'on debattait de son sort : l'ecouter ou le tuer. Puis ils lui offrirent un marche : il n'allait pas venir avec eux, pas tout de suite, mais il allait leur servir d'espion. Car ils n'etaient pas la pour enlever des Pans mais en eclaireurs, pour reperer des > en prevision d'assauts futurs. S'il les servait bien, alors une fois l'ile conquise, il pourrait les rejoindre. Le traitre n'en avait pas demande plus. Ils avaient trouve un moyen original de communiquer et les eclaireurs lui avaient explique qu'ils resteraient dans la region pendant que d'autres Cyniks iraient chercher une petite armee. Tout cela allait prendre beaucoup de temps, plusieurs mois pour descendre au sud-est et remonter, mais pendant cette periode, sa mission serait de les tenir informes de ce qui se passait sur l'ile et de preparer le terrain pour qu'ils puissent attaquer, une fois l'armee rassemblee. Il etait convenu qu'ils attendraient son tour de garde au pont pour lancer l'assaut, de maniere a ce qu'il leur ouvre l'acces a l'ile pendant le sommeil des Pans. Et juste au moment ou l'armee etait arrivee, voila que les ennuis etaient apparus. Ambre, Tobias et Matt avaient constitue une menace imprevue. Depuis qu'ils etaient ensemble, ils etaient parvenus a mettre un nom sur l'alteration et pire : a habituer les Pans a s'en servir. Ils etaient dangereux pour le succes de l'invasion. Face a des Cyniks puissants et lourdement armes, les Pans n'avaient aucune chance. Mais s'ils controlaient leur alteration alors c'etait different. Au debut, le traitre s'etait dit qu'il etait preferable d'attendre un peu, pour voir exactement ce qu'il en etait, ne pas lancer l'armee des Cyniks dans un piege. Mais depuis deux jours, il avait pris conscience qu'il ne fallait plus attendre, le temps jouait en faveur des Pans, cette alteration ne pouvait constituer une menace reelle en l'etat. Cependant il fallait eliminer les trois meneurs, pour s'assurer qu'ils ne trouveraient pas un moyen de gener les Cyniks pendant l'attaque. Ambre parce qu'elle etait au coeur de ce travail sur l'alteration, Matt parce qu'il la maitrisait plutot bien comme il l'avait demontre lors de l'attentat manque, et Tobias simplement parce qu'il etait tout le temps fourre avec eux, il devait en savoir beaucoup trop. Le traitre repensa a l'attentat manque avec le lustre. Son plan semblait pourtant au point. Il aurait pu se debarrasser de Doug une bonne fois pour toutes. Doug n'etait pas une priorite dans ses cibles mais a l'epoque il etait le Pan le plus dangereux, car le seul capable de rassembler tout le monde et de se faire ecouter. L'eliminer aurait seme une confusion pratique pour simplifier l'invasion. Depuis que Matt avait demontre devant tout le monde sa capacite, son alteration, le traitre avait realise combien il etait important de s'occuper de lui avant tout, et de ses deux acolytes. Et voila que l'occasion parfaite se presentait. Le trio voulait aller trop vite, il s'etait installe ici pour que personne ne les entende, helas pour eux, c'etait un endroit pratique pour le traitre. Et il ne comptait pas leur offrir les quelques heures dont ils avaient besoin pour mettre leur plan a execution. L'alteration resterait un mystere, les Cyniks pourraient surgir avant que les Pans la maitrisent. S'il parvenait a les tuer maintenant, alors il enverrait son message a l'armee. Et ils triompheraient, sans aucun doute. Il ajusta son tir, bloqua sa respiration - il avait toujours ete doue au tir a l'arc depuis les colonies de vacances de son enfance - et ses doigts lacherent la corde. La premiere fleche vint se planter dans le dos de Matt. En plein apres-midi, il ne portait pas son gilet en Kevlar et la fleche penetra si profondement qu'elle put transpercer son coeur, et Matt tomba en avant. La deuxieme fleche siffla pour se ficher dans la poitrine d'Ambre qui n'eut pas le temps de reagir sauf de porter la main a son sein gauche, et elle chuta a son tour, terrassee par le coup parfaitement ajuste. La troisieme fleche rasa Tobias qui, affole, criait de toutes ses forces sur le bout du ponton. La quatrieme le fit taire a jamais. Il fut projete en arriere et bascula egalement du haut du ponton. En moins de vingt secondes, les trois corps avaient disparu. L'Alliance des Trois n'etait plus. 44. La conquete facile Le merle vint se poser sur un piquet servant a suspendre les marmites au-dessus du feu. Pour l'heure, il n'y avait qu'un gros tas de cendres et la fonte etait froide. En face, un homme s'affairait a hisser un drapeau rouge et noir au sommet de son mat. Lorsqu'il eut termine sa besogne, il se tourna et vit l'oiseau. Ses yeux bruns se mirent a briller et il songea aussitot au petit roti qu'il pourrait s'offrir a condition de pouvoir se saisir de ce merle temeraire. Le Cynik s'approcha sous le regard intrigue du volatile jusqu'a remarquer le petit anneau qui lui encerclait la patte. Il lacha une grimace de deception. -- Ah ! Un messager ! Je me disais aussi, c'est trop facile... L'homme tendit la main pour prendre la bete et defit la bague qui dissimulait un rouleau de papier qu'il s'empressa d'apporter a son chef. Les tentes etaient faites de cuir tendu sur des piquets, et l'odeur a l'interieur etait tres forte, d'autant que des fourrures d'ours, de chiens et meme de chat servaient de moquette, de coussins ou d'oreillers. Le Cynik salua son superieur et lui tendit le message : -- Ca vient tout juste d'arriver, sir Sawyer. Un colosse chauve se leva et vint prendre le mot. Il avait des tatouages sur les bras et meme sur la nuque qui remontaient sur l'arriere de son crane et s'enroulaient autour de ses oreilles. Il lut a voix haute : Les trois meneurs sont morts. Je serai de garde dans deux nuits, ce sera le moment d'attaquer. Le pont sera en place, attendez minuit, que tout le monde dorme pour entrer. Victoire ! >> -- Dois-je sonner le rassemblement, sir ? demanda l'homme qui avait apporte le message. Le grand chauve inspira profondement et fit tourner sa tete d'une epaule a l'autre, sa nuque emit une serie de craquements lugubres. -- Oui. Ce soir nous affutons les armes, car demain nous levons le camp. Dans deux jours a cette meme heure, nous serons en route pour rentrer chez nous. (Un odieux rictus lui souleva le coin droit des levres lorsqu'il ajouta :) Nos chariots pleins de Pans. Le lendemain soir, sir Sawyer conduisait son armee a travers la foret, chevauchant un grand cheval a la robe noire. Une centaine d'hommes marchaient derriere lui tandis que deux enormes cages de bambous sur roues fermaient la colonne, tractees chacune par quatre ours bruns. Ces etranges chariots etaient si grands - pres de dix metres de haut - que deux soldats etaient arrimes sur la facade avant et taillaient les branches a coups de machette afin d'assurer un passage aux cages. Des lanternes etaient suspendues a des lances que tenaient certains guerriers, et d'autres pendaient depuis les chariots, la graisse animale brulait en delivrant un halo jaunatre sur la cohorte. Tous les hommes portaient des armures d'ebene, grossierement sculptees dans le bois, si bien qu'aucune ne ressemblait a une autre. Haches, epees, masses d'arme, tout l'arsenal moyenageux y passait. Il etait evident qu'ils avaient entierement assigne leur provision de minerai a la fabrication d'armes, le reste devant se contenter d'un artisanat improvise avec les moyens du bord. A l'approche de l'ile, sir Sawyer descendit de son cheval pour contempler le fleuve et la cime des manoirs dont toutes les fenetres etaient eteintes. Le pont en pierre enjambait le bras d'eau tenebreuse dans laquelle se reflechissait la lune. Leur espion avait fait glisser les troncs et pose la plaque de tole pour leur ouvrir le passage. -- L'ile est a nous, dit-il a son second qui marchait a ses cotes. Laissez les soldats a la traine avec les chariots, tous les autres avec moi, nous allons conquerir ces petits chateaux, les uns apres les autres. Si la resistance est trop forte, on sort les armes, mais n'oubliez pas de bien redonner la consigne a tous : on tente de faire le moins de degats possible ! La Reine veut pouvoir examiner la peau de tous les Pans, meme s'ils sont morts ! Sir Sawyer posa le pied sur la plaque de tole qui grinca sous son poids et bientot ils furent une soixantaine a fouler la pierre du pont, passant au-dessus des arches et se rapprochant de leur objectif. Ils etaient presque arrives de l'autre cote lorsque sir Sawyer leva le bras pour immobiliser son cortege. Il renifla plusieurs fois en regardant autour de lui. -- Vous ne sentez pas ? demanda-t-il a son second qui se mit a renifler a son tour. -- Oui, comme... comme une odeur de... de dissolvant. -- De l'essence, imbecile. Ca sent l'essence. Je ne sais pas ce qu'ils fabriquent sur cette ile mais je n'aime pas ca. Il hesita un instant pour se tourner vers ses hommes et d'un geste il leur ordonna de sortir leurs armes du fourreau. -- Quelque chose ne va pas, gronda-t-il. Je le sens. Tenez-vous prets. 45. Flash-back Les fougeres qui tapissaient la lisiere de la foret constituaient une cachette formidable pour Matt et la soixantaine de Pans qui veillaient sur le pont de leur ile. Meme les deux Longs Marcheurs etaient presents. Ils ne faisaient pas un bruit, guettant la rive opposee avec anxiete. Il avait fallu enfermer Plume a triple tour pour l'empecher de les suivre. Matt craignait pour sa securite et la chienne avait hurle a la mort, a la trahison, pendant toute la soiree. Heureusement, de la ou ils etaient, on ne pouvait plus l'entendre. Lorsque les petits points lumineux apparurent a travers la frondaison des arbres, un murmure surfa sur la longue colonne de Pans avant qu'ils ne retournent au silence. Ils virent s'approcher une procession de soldats effrayants, la plupart avaient le visage dissimule par un casque, dont certains etaient herisses de pointes ou de cornes. Un second murmure collectif gronda lorsque surgirent les hautes lanternes des chariots aux cages geantes. Tout le monde se tut des que le cavalier descendit de son cheval pour guider ses hommes sur le pont. Il ne fallait pas etre repere. Matt etait fier de lui ; jusqu'a present, tout son plan avait fonctionne a merveille. Cette nuit de deductions s'etait averee payante. Et au milieu des buissons, des hautes herbes et des feuilles qui lui chatouillaient le visage, Matt repensa a cette poignee d'heures si capitales ; l'espace de quelques secondes, il se replongea dans ses doutes nocturnes, presque deux nuits plus tot... ... L'agression d'Ambre le perturbait. Il s'etait convaincu que les chauves-souris etaient liees au Rauperoden. Or, plus il y pensait, plus il etait persuade que le Rauperoden le cherchait lui, et personne d'autre. Alors que faisaient ces chauves-souris ici ? Pourquoi ne s'en prenaient-elles qu'a lui ou a Ambre ? Meme si Tobias en serait victime tot ou tard, ca semblait plus que probable... Etait-ce un hasard si les trois meneurs que le traitre voulait faire disparaitre etaient justement attaques par ces mammiferes bien particuliers ? Non, Matt ne croyait pas au hasard. Une connexion existait entre les deux. Le traitre etait derriere tout cela. Pourtant personne ne peut controler des chauves-souris ! Et c'est alors que Matt comprit. L'alteration. Le traitre avait developpe son alteration, il etait capable de communiquer avec les chauves-souris. Matt repensa a ce que Ambre leur avait explique : chacun nourrissait sa propre alteration de son experience. Plus on sollicitait une partie de notre cerveau ou de notre corps et plus l'alteration se construisait dessus. Le traitre pouvait communiquer avec les chauves-souris parce qu'il etait en contact avec elles tout le temps, jour apres jour, depuis plusieurs mois. Mais personne ne passe son temps avec des chauves-souris ? Elles vivent la nuit ou dans des cavernes... Personne ne passe ses journees avec des bestioles pareilles ! Aussitot, Matt se souvint de son professeur de mathematiques. Il leur disait tout le temps : Quand un probleme vous semble insoluble, alors prenez de la hauteur. Ne regardez plus ce qui est petit, regardez l'ensemble, passez du micro au macro. Car si vous n'avez pas trouve la solution de l'interieur vous la trouverez de l'exterieur ! >> Alors il cessa de penser micro : les chauves-souris, et tenta de penser macro : A quoi ressemblent-elles ? Sont-elles apparentees a une espece ? Les volatiles ! Le traitre etait au contact de volatiles toute la journee. Et il ne pouvait s'agir que d'une seule personne : Colin. Colin s'occupait de la voliere de l'ile. Depuis son arrivee ici il etait au milieu des oiseaux, il devait leur parler, heure apres heure, jour apres jour. C'etait un solitaire qui restait la plupart de son temps enferme avec ses compagnons volants. Son alteration etait nee ainsi. Il avait developpe une forme de communication primaire avec les volatiles. Matt se retint de reveiller ses deux amis qui dormaient, il pouvait sentir la respiration chaude d'Ambre sur sa nuque depuis qu'elle s'etait retournee et rapprochee pendant son sommeil. Que devaient-ils faire maintenant ? Arreter Colin au petit matin ? Et s'il s'etait trompe ? Je ne me trompe pas, c'est Colin ! Pourtant, il fallait prendre le temps de reflechir a son analyse, etre sur qu'il n'avait pas oublie quelqu'un, qu'il n'etait pas en train d'aller un peu vite... Si Matt commettait une erreur et que Colin etait innocent, le vrai traitre assisterait a son arrestation et, sentant le danger se rapprocher, enverrait son message aux Cyniks pour qu'ils attaquent. Non, on ne pouvait pas prendre ce risque ! Il fallait s'assurer que Colin etait bien le traitre, sans aucun doute possible. Et pour ca, Matt ne voyait qu'une seule option : lui tendre un piege. Lui offrir la chance dont il revait : se debarrasser des >. S'il etait pris sur le fait, alors ils seraient surs, Colin ne pourrait plus nier et on le forcerait a avouer tout ce qu'il savait. Matt passa les heures suivantes a elaborer un stratageme pour le demasquer. Pour mettre son plan a execution, Matt eut besoin de Tobias dans la matinee pour aller chercher le mannequin qui leur avait fait peur, dans la remise du minotaure. Ils l'habillerent de vetements portes par Matt et l'installerent sur le bout du ponton. Le midi, Ambre enfila le gilet en Kevlar et Tobias parvint a superposer deux cottes de mailles prelevees sur les armures du Kraken. Pendant que ses amis donnaient l'illusion d'etre trois, Matt fonca au Centaure pour surveiller Colin. Il ne tarda pas a en sortir discretement, un arc et des fleches a la main et a marcher vers le sud de l'ile. Il allait les attaquer comme il l'avait deja fait avec Matt dans le cimetiere : a distance, ce que Matt avait legitimement suppose, compte tenu des lieux. A cette distance il ne pouvait pas se rendre compte que le dos de Matt n'etait que celui d'un mannequin et il etait improbable qu'il vise la tete, du moins Matt l'esperait-il. Ne fallait-il pas l'arreter tout de suite ? Non, car il pourrait encore tout nier, pretextant qu'il allait chasser... Matt voulait etre absolument certain de sa culpabilite, il fallait le prendre en flagrant delit. Les fleches fuserent bien plus vite que Matt ne s'y etait attendu, et pour ne pas se faire reperer il avait du rester en retrait, le mannequin tomba en avant, suivit d'Ambre et de Tobias... qui s'affalerent sur la vieille barque qu'ils avaient disposee sous le ponton juste avant, en la remplissant de couvertures pour amortir le choc. Avec le ponton pour les masquer, Colin avait cru qu'ils etaient tombes a l'eau. Matt s'etait mis a courir des la premiere fleche, et Colin, trop concentre, ne l'avait pas entendu venir. Bien que plus age et plus fort en apparence, Colin n'essaya meme pas de se debattre et tres vite ses yeux s'emplirent de larmes. En le voyant aussi pitoyable Matt se souvint de sa reaction le jour ou Doug avait demande des volontaires pour l'aider dans la voliere avec les poules : Colin avait lourdement insiste pour qu'on ne touche pas aux oiseaux, qu'il soit le seul a s'en occuper. Comme si la logique avait eu besoin egalement de certitude, c'est seulement a ce moment qu'elle s'embraya et tout s'emboita : Colin se servait de ses oiseaux pour communiquer avec les Cyniks. Des messagers volants. Apprivoises. A force de vivre avec eux, de leur parler, de les ecouter, d'essayer de nouer un contact, l'esprit de Colin s'etait altere jusqu'a lui permettre de sentir les reactions des oiseaux, et probablement de leur transmettre des idees simples, tel qu'attaquer, peut-etre en essayant de leur transmettre un visage par la pensee ou en leur montrant un morceau de vetement appartenant a leur cible, Matt ignorait si les oiseaux avaient un odorat developpe a la maniere des chiens. Et son ecriture, celle sur le piege qu'il m'avait tendu ! se rappela Matt. J'ai cru que c'etait un jeune Pan parce que c'etait maladroit et pueril, mais c'etait parce que Colin n'est pas tres vif ! Il s'exprime mal ! Et les chauves-souris ne volaient pas au hasard ! Elles allaient toujours au-dessus du Centaure, au-dessus de la voliere en realite ! Ou Colin devait les attendre pour tenter de communiquer avec elles. Cela avait du lui prendre du temps... Et l'oiseau etrange lors de l'expedition, Matt l'avait remarque et s'etait etonne car il semblait le suivre ! En fait l'oiseau etait envoye par Colin et il cherchait l'humain a qui delivrer son message, un message que Matt avait apercu dans les mains des Cyniks : un petit rouleau de papier ! Enfin, Ambre leur avait raconte combien Colin semblait nerveux lorsqu'il etait venu la questionner sur l'alteration... Toutes les pieces du puzzle s'assemblaient. Colin se mit a sangloter en voyant Ambre et Tobias remonter de la berge et se frotter le torse, ils etaient bons pour de jolis hematomes. Il avait tout avoue sans difficulte. Et il termina avec un avertissement : -- Si je n'envoie pas de message bientot, ils finiront de toute maniere par attaquer, ils ne veulent plus attendre. Le siege de l'ile etait inevitable. Matt avait avance la reunion du soir pour tout expliquer aux Pans. L'imminence d'une bataille dont l'enjeu n'etait rien moins que leur liberte, peut-etre meme leur vie. Trois groupes furent formes. Le premier, sous le commandement d'Ambre, rassemblait les Pans qui parvenaient a se sentir a l'aise avec leur alteration, ils allaient s'entrainer sans relache jusqu'au dernier moment. Le second, mene par Matt, s'equiperait d'armes pour faire un maximum d'exercices en vue d'un affrontement physique. Le troisieme, avec Doug, allait preparer le terrain pour repousser l'envahisseur. Tobias, quant a lui, serait avec les archers, refusant d'etre leur capitaine parce qu'il s'estimait trop mauvais au tir. On designa Mitch. Colin se traina a terre devant tout le monde, implorant qu'on l'epargne, et jura de tout faire pour se faire pardonner. Certains Pans, essentiellement les plus jeunes, proposerent qu'on le tue pour lui faire payer, Matt s'y opposa fermement et des lors, Colin le suivit comme s'il etait son esclave, lui offrant son aide pour tout. Colin accepta de rediger un message dicte par Matt, pour attirer les Cyniks dans deux nuits. C'etait court mais au moins ils s'assuraient ainsi de choisir l'heure de la bataille et d'avoir l'enorme avantage de la surprise. Pendant vingt-quatre heures, tout le monde s'exerca pour se familiariser avec les armes ou pour parvenir a un resultat acceptable avec l'alteration. Quelques heures avant l'assaut, tout le monde alla se reposer ; epuises, ils parvinrent a dormir malgre le stress qui les tetanisait, et a minuit ils etaient tous abrites dans la vegetation, le coeur palpitant, tandis que les deux tiers de l'armee ennemie franchissaient leur pont... ... Matt sentit la sueur couler le long de sa colonne vertebrale. Il transpirait de peur et d'anxiete. Il fallait que son plan fonctionne. Sans quoi ils allaient se faire massacrer. Tout le monde etait a son poste et savait ce qu'il avait a faire. Le coeur de Matt accelerait a mesure que se rapprochait l'instant ou il allait devoir agir, en premier. A partir de la, ils ne pourraient plus reculer, si son plan n'etait pas parfaitement pense, ils seraient fichus. Il continua de scruter le grand Cynik chauve et tatoue, son visage inquietant, les yeux tellement enfonces dans leurs orbites qu'ils semblaient noirs malgre les lanternes que ses soldats portaient. Soudain, le chauve, le commandant, s'immobilisa en levant le bras. Il parla a voix basse, Matt ne put l'entendre, et d'un mouvement tous ses hommes sortirent leurs armes. Matt avait le souffle court. Il devait se lever, ne plus attendre, meme si tous les soldats n'etaient pas encore sur le pont, l'adolescent devinait qu'il allait se passer quelque chose d'imprevu, il ne pouvait prendre ce risque. Le jeune garcon inspira longuement, ferma les paupieres une seconde pour se concentrer, les mains sur la garde de son epee plantee dans la terre devant lui, puis il se redressa et d'un bond sortit de sa cachette pour se retrouver au sommet d'un petit rocher. De la il dominait le pont, face a l'armee. Le grand chauve l'apercut et inclina la tete a la maniere d'un rapace qui surprend sa proie hors de son terrier. -- VOUS N'ETES PAS LES BIENVENUS ICI ! s'ecria Matt. FAITES DEMI-TOUR TANT QUE VOUS LE POUVEZ, ET NOUS VOUS EPARGNERONS ! A ces mots, presque tous les Cyniks rirent en se moquant de Matt. Certains leverent leurs epees ou leurs haches avec un sourire cruel. Le petit avertissement n'avait pas marche. Le combat etait inevitable. Le sang allait couler. Matt ressentit toute la peine qu'il avait eprouvee en enfoncant sa lame dans le ventre d'un homme puis en tuant un Glouton. Toute cette violence inutile. Ces Cyniks la provoquaient, ils etaient responsables de ce qui allait suivre. Matt leur en voulut d'etre aussi entetes. Il devrait se battre encore et cela le rendit melancolique. Ne le sois pas ! s'ordonna-t-il en contemplant tous ces visages belliqueux. Ce sont eux qui viennent ici pour nous attaquer, ils sont coupables de cette violence, ils la cherchent, et tu vas devoir y repondre pour ne pas etre tue. Ils porteront la responsabilite de leurs actes. Et il repensa a la Terre, a la pollution que les hommes entretenaient et diffusaient tout en sachant qu'elle empoisonnait leur air, leur eau, leur terre. L'adulte agissait parfois avec stupidite. Il etait temps de corriger ces erreurs, de montrer qu'une nouvelle generation d'hommes pouvait naitre. Et s'il fallait le faire dans le sang, c'etait a cause des Cyniks. Matt et tous les Pans de l'ile ne l'avaient pas voulu. Les sarcasmes des soldats donnerent a Matt le courage de ne pas faiblir, sa peur se transforma rapidement en colere. A chaque rire gras, il se sentait different, a chaque moquerie il s'endurcissait en brisant l'empathie et la pitie. Bientot, il ne lui resta au coeur que du mepris pour ces cretins sanguinaires qui ne desiraient que la guerre. Son visage s'assombrit d'un coup. Puisque les Cyniks ne comprenaient que le langage des armes, il allait leur repondre. Ses prunelles brillaient de l'eclat de la rage, une rage froide et troublante, et les Cyniks les plus proches cesserent de rire. Plus les autres ironisaient, plus Matt se sentait fort. Il les scruta avec la determination du guerrier qui sait le combat inevitable et qui s'affranchit de ses angoisses. Bientot, face a cet adolescent au regard de tueur, souligne par les cicatrices de son combat contre les chauves-souris, plus aucune plaisanterie ne fusa. Matt reprit en criant, d'une voix ferme et pleine d'assurance, determine a aller jusqu'au bout : -- NOUS AVONS DES POUVOIRS QUE VOUS N'IMAGINEZ PAS. AVANCEZ D'UN PAS ET VOUS PERIREZ TOUS ! Sur ces mots la soixantaine de Pans qui attendaient dans la foret surgirent pour former une longue ligne de jeunes combattants visibles dans la penombre de la rive. Ils portaient des epees, des masses, des haches, tout ce qu'ils avaient pu trouver sur l'ile, quelques-uns arboraient des morceaux d'armures, d'autres des arcs, pour la plupart fraichement fabriques avec les ressources des bois. Le grand chauve ne se laissa pas impressionner par cette demonstration de force, il serra les machoires et brandit une hache a double tranchant dans chaque main. Il fixa Matt et fit un pas vers lui en signe de defi. Matt leva son epee vers le ciel. Maintenant ils allaient savoir si son plan etait une folie. D'un meme pas lourd, toute l'armee se mit a avancer vers lui. 46. Le pouvoir des Pans Cache dans les roseaux au pied du pont, Sergio vit Matt faire le signal : l'epee tendue vers les etoiles. Alors il se concentra de toutes ses forces, comme il l'avait fait avec Ambre pendant ces vingt-quatre heures d'entrainement intensif. Il y etait parvenu sur la fin, dans un etat second du a la fatigue, et maintenant que venaient a lui le stress et l'obligation de reussir, il se mit a douter. Pouvait-il creer des etincelles a distance, sans frotter aucune pierre ? La distance etait courte, a peine un metre, mais elle lui semblait infinie. Il inspira par le nez et expira par la bouche, les paupieres fermees. Il fit le vide dans son esprit, jusqu'a percevoir le souffle rythme de sa respiration qui irradiait ses poumons. Son alteration, Sergio la sentait habituellement au bout de ses doigts. Une chaleur douce et des picotements au moment de produire la decharge d'etincelles. Le martelement des pas sur le pont au-dessus de lui le deconcentra. Ils se rapprochaient... Sergio remobilisa aussitot sa concentration et fit le vide. Son souffle. Le fourmillement du sang sous sa peau. Ses mains. L'extremite de ses doigts. Son coeur s'y transporta et se mit a battre au bout de ses phalanges. Sergio devina une chaleur en lui, une nappe d'electricite statique le couvrit, comme pour l'isoler du monde, et elle glissa jusqu'a ses doigts. Des picotements. Sergio tendit les bras en direction du pont, la ou l'essence etait renversee, a un metre a peine de lui. Il plongea dans son propre corps et la seconde suivante une effroyable decharge le renversa sur le cote, le laissant inconscient. Dans le meme temps, l'armee arrivait au bout du pont, le grand chauve avait meme accelere pour foncer sur Matt, lorsqu'une myriade d'etincelles crepita a leurs pieds. Dans un nuage de fumee, des flammes se souleverent de part et d'autre de l'ouvrage pour l'embraser. En moins de dix secondes, tout le pont fut gagne par un torrent de feu qui s'etait allume comme par magie. Les Cyniks hurlerent de peur - se pouvait-il que ces gamins aient vraiment des pouvoirs ? -, et se jeterent a l'eau sans attendre une mort atroce. A peine plonges dans l'eau noire du fleuve, ils commencerent a couler, emportes par le poids de leurs armes vers le fond. Pour remonter a la surface et nager ils durent se debarrasser de tout ce qui etait lourd. Ceux qui etaient tombes pres des berges tenterent de s'en approcher et c'est alors que le jeune Bill fendit les rangs pour s'accroupir pres de l'eau et se concentrer a son tour. A douze ans, il etait l'un des Pans les plus adroits avec son alteration, il jouait avec tout le temps, meme pendant les repas ou il s'amusait a faire tourner l'eau dans les verres de ses camarades. Bill avait passe ses six mois sur l'ile a pecher, ou a construire de minuscules barrages sur les berges, et il avait un contact privilegie avec l'eau. Tres vite, les soldats qui cherchaient a s'approcher furent contraints de redoubler d'efforts face a un courant puissant qui les repoussait. Bill avait les yeux fermes et s'efforcait de rendre la nage impossible de leur cote du fleuve. L'adrenaline de la bataille se transformait en une formidable energie qui decuplait l'alteration. Bill se croyait incapable d'influer sur l'eau vive et voila qu'il deviait... un fort courant sur plusieurs metres ! Mais pas pour longtemps, sa tete se mit a tourner et l'instant d'apres il s'effondrait dans l'herbe, totalement vide par son prodigieux effort. Sur l'autre rive, la quarantaine de Cyniks qui restait demeura sous le choc plusieurs minutes, avant de s'organiser. Une batterie d'archers prit position et prepara ses tirs. Les cordes de leurs arcs vibrerent et une pluie de fleches dansa dans les airs avant de plonger sur les Pans. Cette fois ce fut au tour de Svetlana de s'illustrer en levant les mains au-dessus d'elle. Un leger courant d'air vint suffisamment fouetter les empennages pour devier les fleches qui allerent se perdre dans le fleuve et dans la foret. Les archers cyniks, destabilises par ce phenomene incomprehensible, tenterent une nouvelle salve qui subit le meme sort. Svetlana se mit subitement a tituber, epuisee par l'effort qu'elle venait de fournir. Elle avait balaye les manoirs pendant six mois, preferant cette occupation solitaire a d'autres corvees, et pendant tout ce temps elle avait maudit les courants d'air qui emportaient la poussiere qu'elle entassait en petits tas, elle avait reve des milliers de fois de pouvoir controler le vent dans les couloirs, de souffler sur les parquets rien qu'avec la pensee, jusqu'a ce que son reve devienne realite. Mais a l'image de Bill et Sergio qui etaient parvenus a des resultats exceptionnels ce soir grace a la pression, elle s'etait videe en quelques secondes de toute force. Ambre et Tobias suivaient la bataille et constataient que l'essentiel des soldats etaient emportes par les courants du fleuve, desarmes et en etat de choc. De l'autre cote, les archers, desorientes a leur tour, ne savaient plus quoi faire de leur inutilite. Maintenant que le premier assaut etait repousse Mitch estima qu'il etait temps de repliquer avant qu'ils ne se reorganisent. Il voulait les pousser a fuir. Il ordonna a ses archers de se mettre en position et cria l'ordre de tir. Tobias visa un Cynik mais sa fleche n'atteignit meme pas l'autre rive. C'est pour ca qu'ils tirent vers le haut ! Pour aller plus loin ! Sa fleche suivante partit vers les etoiles et lorsqu'elle redescendit, vint se planter aux pieds d'un soldat qui prit peur et recula. Des dizaines de traits fuserent avant de cribler les archers Cyniks dans leurs armures de bois. Mitch suivait le deroulement de l'action, a la fois sur le pont ou une poignee de temeraires avaient refuse de sauter a l'eau et sur la berge opposee. Son regard semblait si affute qu'il pouvait tout analyser, sans rien omettre. Sa faculte a tout remarquer dans les moindres details relevait du miracle. Ou plutot de l'alteration. Le dessinateur consciencieux qu'il etait avait entraine son sens de l'observation a outrance sans meme s'en rendre compte, rien qu'en noircissant ses cahiers d'illustrations. Il pouvait suivre plusieurs scenes en meme temps et ses ordres repondaient a tout. C'est lui qui distingua la forme infernale qui surgissait du pont. Matt surveillait l'assaut du haut de son rocher, attentif aux Cyniks qui emergeaient du fleuve de leur cote. Il apercut Claudia qui tirait Bill pour le mettre a l'abri. Le cri de Mitch jaillit par la droite : -- Matt ! Devant toi ! Matt ne perdit pas la precieuse seconde qui lui restait a chercher le danger, il sauta de son perchoir pour s'eloigner et roula a terre avant de se redresser, l'epee dans les mains. C'est seulement alors qu'il vit le grand chauve qui lui foncait dessus, entierement couvert de flammes. L'homme fit tournoyer ses haches en hurlant de douleur et de rage. L'apparition etait si terrifiante que Matt eut un moment d'arret. Une courte hesitation. Une de trop. Les haches sifflerent pour lui fendre la gorge. Ambre et Tobias avaient suivi le cri de Mitch. Ils virent l'homme, presque un demon dans son manteau de feu, se jeter sur Matt. Tobias avait une fleche encochee et il n'eut qu'a pivoter pour changer de cible et tirer sur le commandant des Cyniks au moment ou il allait decapiter Matt. Sa fleche fendit l'air avec l'ordre d'aller sauver Matt. Si le tir etait manque, leur ami serait coupe en deux. La fleche ne fut pas assez precise. Ambre cria de desespoir, la main tendue vers la scene, elle voulut de toutes ses forces que la fleche fasse mouche. Mais Tobias n'etait pas parvenu a ajuster son tir. Matt allait mourir. Alors, au dernier moment, conduite par la volonte de fer de la jeune fille, la fleche devia de sa trajectoire et vint se planter dans le cou du Cynik. Ambre et Tobias se regarderent, meduses. Aussitot Tobias rearma son arc et tira a tout-va, Ambre se concentrant sur chaque tir pour le guider avec son alteration. En dix fleches ils formerent le duo le plus redoutable de l'ile. Matt vit le trait transpercer la gorge de son assaillant. Ce fut le repit necessaire pour qu'il reagisse : il plongea sur le cote, sentit le souffle d'une hache qui lui rasait le dos, et se redressa, pret a l'attaque, les bras en arriere du corps. Sa lame se deplia et trancha la nuit. La main gauche du Cynik tomba au sol en meme temps que la puissante hache. Le Cynik continuait de vociferer, insensible a une douleur de plus. Il balanca un coup enorme en direction de Matt avec son bras vaillant et l'adolescent s'ecarta d'un pas. Cette fois la hache passa si pres de son nez que Matt crut sentir l'odeur du metal. Les flammes qui consumaient le colosse projeterent une bouffee brulante et aveuglerent Matt. Le Cynik frappait sans viser, avec la demence de celui qui se meurt dans d'atroces souffrances, et c'est ce qui sauva Matt tandis qu'il clignait les yeux pour distinguer son ennemi : la hache fila dix centimetres plus haut que son crane, et trancha net une meche de cheveux. Matt attrapa son epee a la maniere d'un pieu et profita de la garde ouverte de son adversaire pour y plonger la lame de toutes ses forces en hurlant avec le Cynik. Il hurlait parce qu'il fallut appuyer pour percer l'armure de bois, parce qu'il tuait un homme, meme si celui-ci etait mauvais. Il decoupait des chairs pour prendre une vie. Aussi vite, il tira l'epee et du sang vint lui asperger le visage. Matt redoubla son cri. Le Cynik titubait au milieu de son tourbillon de flammes et s'effondra enfin dans un rale de soulagement. Matt recula, hagard. Un Cynik venait tout juste de sortir de l'eau, il ramassait un rondin pour s'en faire une arme. Matt le vit s'approcher comme dans un reve : sans emotion, presque au ralenti. L'adolescent redressa sa lame et en deux pas il fut en position de frapper. Le rondin de bois n'eut pas le temps de s'elever que deja le sang maculait un peu plus Matt. La poignee de soldats qui etaient parvenus a gagner l'ile s'emparaient de tout ce qu'ils trouvaient pour attaquer les Pans. Matt en vit deux s'en prendre a Gwen, la pauvre tentait de leur envoyer des decharges electriques sans parvenir a maitriser son alteration. Matt se jeta sur eux. Il n'eprouva, a cet instant, aucune compassion comme s'il etait soudainement vide de toute humanite. Ne persistait en lui qu'un soupcon d'amertume, celle des interrogations douloureuses : Pourquoi faisaient-ils ca ? Pourquoi continuaient-ils d'attaquer alors que les Pans ne voulaient que se defendre ? La lame vibra et frappa. Encore et encore. 47. Le dernier coup d'un traitre Les deux derniers soldats cyniks encore sur l'ile virent Matt s'approcher apres qu'il eut mis en pieces cinq des leurs ; ils s'observerent brievement puis se jeterent a l'eau pour repartir d'ou ils venaient. Plus aucun homme n'etait sur le pont toujours en feu ; sur la rive opposee, les archers s'etaient disperses, terrorises par les etranges pouvoirs qui rendaient ces enfants invincibles. Ceux que l'eau avait happes luttaient contre le courant pour se maintenir a flot. Deux poissons, longs de trois metres, jouerent avec la surface avant de plonger derriere les nageurs. Plusieurs Cyniks disparurent aussitot, tires par les pieds. Les Pans contemplaient ce spectacle dechirant avec autant de fascination que de degout. Leur pont nourrissait de hautes flammes, les corps d'une dizaine de Cyniks jonchaient la berge. Ils avaient triomphe. Mais a quel prix. Au milieu des herbes, Matt se tenait immobile, considerant les cadavres qui l'entouraient. Il etait couvert de sang tiede. Ils l'avaient force a leur faire du mal. A les embrocher, les mutiler, pour finalement etre oblige de les tuer. Matt ne parvenait pas a l'accepter. Son alteration lui avait permis de frapper plus fort que certains adultes, et sa mobilite d'adolescent l'avait mis en position de force chaque fois. Il ne leur avait laisse aucune chance, parce qu'il avait lu dans leurs regards qu'ils ne s'arreteraient pas. Ils etaient venus pour les enlever ou les massacrer s'ils resistaient. Il n'y avait aucune autre solution. Matt regardait ces corps sans vie, saisi par la mort dans des positions grotesques, et il leur en voulut de l'avoir contraint a ce carnage. Tout ca etait leur faute. Ils l'avaient force a les tuer. Pour survivre. La triste loi du plus fort. Matt avala peniblement sa salive. Il detestait les Cyniks. Une haine tenace venait de naitre. A present, Matt le savait, il ne serait plus jamais tout a fait le meme. Il fixa l'incendie et attendit de se calmer. Il ne sut pas combien de temps il etait reste la mais il reprit contact avec la realite lorsque Ambre s'agenouilla a ses cotes. Il etait assis sur la berge humide, les pieds dans l'eau, sans se souvenir d'avoir bouge. Elle contempla longuement cette image avant de se pencher pour recueillir un peu d'eau dans ses mains et lui nettoyer le visage. Matt se laissa faire, elle dechira un bout de son chemisier pour en faire un chiffon et frotta cette peau rougie par l'empreinte de la violence. Tobias, en retrait, aidait les blesses a se relever pour les porter aux manoirs et les soigner, en compagnie de Svetlana, Bill et Sergio qui revenaient a eux avec un epouvantable mal de tete. Doug s'approcha de Matt et Ambre. Il posa une main reconfortante sur l'epaule de l'adolescent. -- Tu nous as sauves avec ton plan, lui dit-il avec beaucoup de douceur dans la voix, comme s'il pouvait lire la detresse de son camarade. Je... Je t'ai vu affronter tous ces Cyniks. Tu as ete brillant. Matt se tourna pour le regarder dans les yeux. -- J'ai tue des hommes, Doug. -- Pour nous sauver. Ils allaient nous mettre en pieces. -- Il n'empeche. C'etaient des etres humains. Et je leur ai pris la vie. Doug risqua un bref coup d'oeil vers Ambre et ne sut que repondre, sinon en hochant la tete lentement. Regie se mit a crier au loin : -- Ne le touchez pas ! C'est mon oncle ! C'est mon oncle et il est gentil ! Doug sauta sur ses pieds, il courut vers son petit frere. Ambre et Matt le suivirent et decouvrirent, stupefaits, l'oncle Carmichael qui marchait difficilement sur le sentier, s'aidant d'une canne et transpirant de fatigue. Doug s'elanca pour l'aider au milieu de tous les Pans. -- Qu'est-ce que tu fais la ? s'ecria-t-il, panique, guettant les reactions des autres. Mais chacun etait trop surpris pour dire ou faire quoi que ce soit. -- J'ai vu le feu depuis ma tour, j'ai apercu les immenses chariots, je ne pouvais me resoudre a vous abandonner ainsi. Le vieil homme etait extenue par sa longue marche. Doug le fit asseoir sur une pierre. Ambre, Matt, Tobias et quelques autres s'approcherent. -- Ils ont fui, mon oncle, le rassura Doug. La plupart sont morts dans le fleuve, les autres se sont disperses dans la foret, et ils ne sont plus assez nombreux pour revenir. Je pense qu'ils ont eu peur et desormais ils vont nous considerer autrement. Ils vont croire qu'on a des pouvoirs ! Carmichael ne partagea pas la joie de son neveu car il decouvrait les corps des soldats, le sang dans l'herbe que la nuit rendait noire malgre le gigantesque incendie. -- Ils ne nous ont pas enleves, et ils n'ont pas pris l'ile ! ajouta Doug sur le meme ton victorieux. Carmichael leva vers lui des yeux pleins de larmes : -- Non, mais ils vous ont pris votre innocence. Doug se renfrogna : -- Nous l'avions deja perdue. La Tempete nous l'a prise. -- Detrompe-toi, c'est le contraire, mon petit, c'est le contraire. La Terre vous a offert une autre chance, elle a redonne au monde, aux enfants, leur innocence, et ces guerriers sont venus la souiller. -- Mais le plus important c'est que nous soyons sains et saufs ! conclut Doug. Une voix que la frustration rendait chevrotante s'eleva dans leur dos : -- Ca c'est pour m'avoir humilie ! cria Colin a l'intention de Matt, les pieds dans le fleuve et un arc bande a la main. La fleche partit si vite qu'elle devint invisible mais tous surent qu'elle foncait droit sur Matt pour lui transpercer le coeur. D'un geste d'une vivacite incroyable, Tobias poussa son ami et la fleche les frola en passant entre eux. Matt etait tombe a terre et ne put s'empecher de fixer Tobias. Sa reaction avait ete d'une telle celerite que c'en etait inhumain. Tobias avait developpe une alteration de vitesse. Matt n'en fut pas plus surpris que cela finalement. Quoi de plus logique pour un jeune garcon hyperactif, toujours en mouvement ? Autour de lui il entendit des gemissements, des pleurs. La fleche avait manque Matt mais pas le vieux Carmichael. Elle etait fichee dans sa poitrine. Regie hurla : -- Non ! Non ! Doug restait fige. Il contempla, horrifie, le sang qui dessinait une fleur pourpre de plus en plus grosse sur la chemise de son oncle. Puis il fit volte-face vers Colin. Celui-ci balbutiait d'inintelligibles paroles en decouvrant ce qu'il avait fait. Tous les Pans dardaient sur lui un regard meprisant. Doug se mit a marcher dans sa direction, et ce qui etait le plus effrayant c'etait l'absence de larme ou de colere sur son visage. Il ne montrait rien. Colin comprit qu'il fallait s'echapper. Doug allait le tuer. Il jeta l'arc et recula dans le fleuve, l'eau noire montait de plus en plus haut autour de lui. Lorsqu'il en eut jusqu'au nombril, il plongea. Immediatement, le dos rond et huileux d'un poisson geant apparut dans son sillage. Personne ne vit Colin remonter a la surface. Doug etait pret a le suivre lorsque la voix sifflante de son oncle l'appela : -- Doug... Doug... Le garcon serra les poings, il scruta une derniere fois le fleuve et revint en courant au chevet du mourant. Le vieil homme lui saisit la main, et l'unit a celle de Regie dans les siennes. -- Prenez soin l'un de l'autre, les garcons. Et... veillez... sur cette communaute. (Il avait de plus en plus de mal a s'exprimer, a garder les yeux ouverts.) N'oubliez pas... la doctrine de... la vie... c'est : il n'y a pas de problemes... rien que des... solu...tions. Ses yeux se fermerent, et les muscles de son visage fatigue se detendirent en un instant. 48. Le depart L'oncle Carmichael fut enterre a l'entree de l'ile. Lorsque tous les Pans apprirent qui il etait et tous les conseils qu'il avait donnes dans l'ombre afin d'organiser la vie sur l'ile, ils vinrent tous a son enterrement pour offrir a sa depouille un petit objet qui leur appartenait. Doug et Regie pleuraient, Claudia et Arthur egalement, et finalement, emus a la fois par l'homme et par son histoire, les Pans trouverent un chagrin filial, qu'ils avaient soigneusement oublie. Svetlana appela ce moment > et on trouva cela beau au point d'en faire l'unique ceremonie. Il y eut des larmes pour lui dire qu'on l'aimait, pour lui dire au revoir, et pas de prieres. Tout etait dit d'une certaine maniere, par le langage de l'eau. L'incendie s'etait eteint tout seul et le pont fuma encore toute la matinee. La pierre etait fragilisee mais il tenait encore. L'apres-midi, Ben et Franklin, les deux Longs Marcheurs, organiserent une sortie avec quelques Pans costauds dont Sergio, pour examiner les alentours. Les Cyniks avaient abandonne leurs chariots et ils purent les explorer tout en prenant garde aux ours qui ne semblaient pas dociles. Une fois les chariots vides de leur contenu, il fut decide de les pousser dans le fleuve apres avoir libere les ours qui s'enfuirent d'une demarche chaloupee. Matt etait reste presque toute la journee au sommet d'une tour du Minotaure, a contempler le paysage, sans dire un mot. Plume a ses cotes, comme si la chienne sentait qu'il avait besoin de soutien. Ben vint les trouver, un rouleau de papier jaune en main, semblable a du parchemin. -- Ca n'a pas l'air d'aller fort, on dirait, fit-il en arrivant au sommet, un peu essouffle. -- Ca va, repliqua Matt sans grande conviction. Il faut du temps pour oublier. Je crois que je ne suis pas fait pour la violence. Il portait encore une multitude de petites coupures au visage et sur les mains, souvenirs des chauves-souris. -- Personne n'est fait pour ca, rappela Ben. Tu l'as fait pour sauver ta peau, la notre. Le Long Marcheur parut hesiter, il se tapota l'interieur de la paume avec le parchemin. -- Tu voulais me dire quelque chose ? interrogea Matt. -- Plutot te montrer, mais... je ne sais pas si c'est le bon moment. -- Tant que ca me change les idees. C'est ce papier ? Ben acquiesca et le lui tendit : -- Je l'ai trouve dans un des chariots. Matt le deroula et recut un coup de poing dans la poitrine en decouvrant son visage fidelement reproduit a l'encre. Le texte qui l'accompagnait etait tout aussi surprenant : > -- Qui est cette Reine ? demanda Matt sechement. -- Aucune idee. Je suppose qu'avec la nuit nos assaillants ne t'avaient pas reconnu. Des centaines de pensees se mirent a grouiller dans le crane de Matt. Le Rauperoden qui le pourchassait et qui se rapprochait, du moins dans ses reves, les Cyniks kidnappant tous les Pans dans d'immenses chariots, le ciel perpetuellement rouge au sud-est... -- Ou habite cette Reine ? Au sud-est ? Ben haussa les epaules. -- Je l'ignore, probablement, c'est en tout cas de la que viennent les Cyniks. Matt considera l'horizon au sud. D'ici il ne pouvait apercevoir ces cieux carmin. -- Tu veux que j'appelle Ambre ? Je sais que vous vous entendez bien tous les deux, tu as besoin de parler, de te confier et... -- Non, le coupa Matt. Pour l'instant j'ai besoin de reflechir. Seul. Le soir, une reunion fut organisee pour faire le point de la situation. Doug expliqua qu'il ne la presiderait pas entierement, il ne s'en sentait pas encore capable et en profita pour saluer Matt et ce qu'il avait fait pour l'ile. -- Je voudrais egalement envisager, reprit-il, la possibilite que Matt soit responsable a mes cotes, je pense que ce serait legitime, il est tres perspicace et... Matt, qui etait exceptionnellement assis tout au fond, se leva et monta sur l'estrade. -- Je te remercie, Doug, mais je ne peux pas accepter car je vais quitter l'ile. Toute l'assemblee fut secouee d'une clameur indignee. Matt attendit que ca se calme pour poursuivre : -- Voici ce qui a ete trouve dans un chariot des Cyniks tout a l'heure. Il brandit l'avis de recherche avec le dessin tres fidele de son visage. Nouvelle clameur, plus surprise cette fois. -- Ils ne sont pas venus pour moi mais ca ne tardera pas si je reste ici plus longtemps. -- Mais tu vas partir ou ? repliqua Regie. Ce sera pareil partout, quel que soit le site panesque ou tu iras ! -- C'est pourquoi je ne vais pas rejoindre un autre site. Je pars au sud, au sud-est pour etre plus precis. La clameur se mua en brouhaha catastrophe. Matt leva la main pour obtenir le silence : -- Je ne vais pas vivre dans la peur, et dans l'attente d'etre un jour enleve pour qu'on me conduise devant cette Reine. Alors je prends les devants. -- Tu vas aller voir une Reine ? s'exclama le jeune Paco. -- Je ne sais pas, j'improviserai une fois la-bas, mais je dois y aller. Au moins entrer dans les terres des Cyniks pour decouvrir ce qu'ils nous veulent, ce qu'ils me veulent. Tobias se leva dans l'assistance. -- Tu n'iras nulle part sans moi ! s'ecria-t-il. -- Vous etes fous, les gars ! s'indigna Mitch. C'est dangereux la-dehors, vous n'atteindrez jamais le Sud ! Matt coupa court a tout debat d'un tranchant : -- Ma decision est prise, rien ne me fera changer d'avis. Lorsqu'il quitta l'estrade il accrocha le regard blesse d'Ambre. Il espera un instant que c'etait parce qu'il la quittait, bien qu'il sut en realite qu'elle etait vexee a mort de ne pas avoir ete prevenue avant les autres. Il ne l'avait meme pas consultee pour faire son choix. Matt decida qu'il etait inutile d'attendre, il programma son depart pour le lendemain matin et il passa sa soiree a charger des provisions dans des sacoches que Plume porterait. Car il etait evident qu'il ne la laissait pas derriere lui. Ensuite il tenta de dissuader Tobias de l'accompagner et, bien entendu, ce dernier lui rappela l'essentiel : -- Qui je suis ? demanda Tobias. -- Comment ca ? -- Pour toi, qui je suis ? -- Eh bien... mon ami... -- Exactement. Alors tu ne me dis pas de rester et de t'oublier. Je serai la, avec toi, parce que nous sommes amis. Des vrais. Depuis longtemps. Matt en eut les larmes aux yeux. Avant de se coucher, il descendit dans la cave pour nettoyer le sang seche de son epee et pour l'aiguiser. Il le fit avec d'autres larmes. Lorsque le soleil se leva, Matt sortit du Kraken et chargea Plume de ses sacoches en cuir. Il eut un pincement au coeur de constater que toute l'ile dormait. Il ne les reverrait peut-etre jamais. Il etait habille avec les vetements qu'il portait a son arrivee : chaussures de marche, jean, pull et manteau mi-long noirs, l'epee dans le dos, et sa besace en bandouliere. Ses cheveux rebiquaient au-dessus de ses oreilles et le vent vint les fouetter comme pour lui souhaiter bon courage. Il referma la porte derriere lui, Tobias a ses cotes, et ils s'engagerent en direction du pont. Dans le dernier virage, tous les Pans de l'ile apparurent, de part et d'autre du sentier, et tous, sans un mot, leur firent un signe de la main. Au bout de cette haie d'honneur, Doug, Regie, Ambre et les deux Longs Marcheurs les attendaient. -- Si vous changez d'avis, on sera fiers de vous accueillir a nouveau, prevint Doug. -- On ne changera pas d'avis, tu le sais, retorqua Matt. Franklin alla chercher son cheval qui etait attache a un arbre et les rejoignit. -- J'en profite pour partir aussi, dit-il. Je vais au nord, il y a peut-etre des sites panesques qu'on n'a pas encore recenses. -- Sois prudent, de grands dangers rodent au nord, l'avertit Matt. -- Ne t'en fais pas, je commence a avoir l'habitude. Matt croisa le regard d'Ambre, elle etait impassible. -- Donc, tu pars, c'est ta decision ? repeta-t-elle sur un ton qui inquieta Matt. -- Oui. -- Bon, moi aussi je pars, ca tombe plutot bien. -- Tu pars ? Mais ou vas-tu ? -- Au sud-est, peut-etre qu'on peut faire un bout de chemin ensemble ? lanca-t-elle en ramassant son sac a ses pieds. -- Mais... tu... enfin..., bafouilla Matt sans trouver les mots. -- De toute facon, je ne peux pas te laisser avec Tobias, il ne sait pas tirer a l'arc sans moi ! Tobias pouffa dans son coin et Plume vint lecher la joue d'Ambre pour lui souhaiter la bienvenue dans l'equipe. Lorsqu'ils furent au bout du pont, Franklin bifurqua vers la route du nord, cependant que les trois amis se tournaient une derniere fois pour saluer leurs compagnons d'aventure. Puis ils se remirent en marche et la foret les avala. -- Tu sais par ou on va passer ? questionna Ambre. -- J'ai pas mal discute avec Ben hier a ce sujet. Il m'a donne des conseils pour l'orientation. -- L'orientation c'est essentiel mais sais-tu comment rejoindre la trouee de la Foret Aveugle ? C'est l'unique voie connue pour passer au sud ! -- On ne va pas aussi loin. Emprunter la trouee nous obligerait a marcher pendant presque un mois vers l'ouest et autant pour repiquer vers le sud-est. C'est hors de question, beaucoup trop long. -- Tu veux nous faire passer par la Foret Aveugle ? s'exclama Tobias. -- C'est la seule solution pour ne pas gaspiller deux precieux mois. -- Pourquoi as-tu a ce point peur de perdre du temps ? interrogea Ambre. -- Je ne sais pas, mentit Matt. Je le sens, il faut se depecher. Ne pas se faire rattraper, voulut-il ajouter. Le Rauperoden approche, il n'est plus loin, j'en suis sur. -- Et que crois-tu qu'on va decouvrir au sud ? demanda Tobias. -- Pourquoi les Cyniks enlevent les Pans. Pourquoi cette Reine veut a tout prix me voir. Que font-ils ? Pourquoi le ciel est rouge la-bas, autant de questions qui me tracassent. La verite etait qu'il n'en pouvait plus de se sentir traque, il voulait savoir. Matt avait l'espoir fou, s'il descendait au sud, de vivre de certitudes et non plus d'angoisses. Et ses deux amis l'accompagnaient dans cette quete improbable. Suivis de pres par un chien presque aussi haut qu'un poney. C'est ainsi que l'Alliance des Trois quitta l'ile Carmichael pour se diriger vers une gigantesque foret peuplee de creatures etranges et dangereuses. Trois amis. 49. La traque Franklin avait chevauche toute la journee, il etait fourbu et affame. Avant que le crepuscule ne s'empare des ombres de la vegetation, il s'arreta, ota la selle de son cheval et le brossa methodiquement, avant de le laisser paitre avec un licol d'une longueur suffisante. Le Long Marcheur trouva une souche d'arbre pour se faire une table et il improvisa un tabouret avec un tronc echoue parmi les feuilles. Le plus important, quand on bivouaquait, etait de s'isoler du sol pour ne pas que l'humidite et surtout le froid saisissent le corps. Avec un peu d'application, il parvint a allumer un feu et ne tarda pas a faire cuire une poignee de pates dans son unique casserole. Une fois rassasie, Franklin se prepara une couche en superposant deux epaisseurs de tapis de sol. La nuit etait bien presente, la faune nocturne avait entame son concerto. Son cheval, qu'il avait baptise LaTouf a cause de sa criniere impossible a peigner, se mit a hennir. -- Calme-toi LaTouf, j'arrive ! Qu'est-ce qu'il y a encore ? Tu t'es fait une frayeur avec un serpent ? Le cheval etait tres agite, Franklin ne l'avait jamais vu comme ca. Il frappait le sol de ses sabots et tournait en forcant sur son licol. -- Doucement ! Tu vas te faire mal ! Franklin n'osait s'approcher, craignant que LaTouf ne lui marche dessus ou l'envoie se casser un membre sur un des arbres. Soudain, le noeud du Licol se defit et le cheval fut libre. Franklin tenta de bondir sur la corde mais il ne fut pas assez rapide et LaTouf se precipita au galop entre les troncs. Franklin lacha une bordee de jurons. Il pouvait dire adieu a son repos tant espere, il fallait d'abord remettre la main sur le cheval, sans lui son periple n'avait aucun sens. Il faisait tres sombre, il allait commencer par allumer une bougie. Franklin repoussa une fougere pour regagner son bivouac et une silhouette noire encapuchonnee surgit devant lui. L'adolescent sursauta et poussa un cri. La silhouette etait tres haute et perchee sur des sortes d'echasses en peau blanche. Elle se mit a descendre a la maniere d'un chariot elevateur pour avoir le capuchon a hauteur du visage de Franklin. Deux paupieres s'ouvrirent sur des phares qui balayerent le Long Marcheur. -- Hey ! s'ecria-t-il, aveugle. L'echassier l'examina de son regard percant, puis ses yeux s'eteignirent et il recula pour laisser passer Franklin. -- Qu'est-ce que c'est que ce truc ? murmura-t-il. Un froissement attira son attention, et il decouvrit, un peu plus loin, un grand drap de tenebres qui flottait a un metre du sol, ondulant sous un vent que lui seul semblait percevoir. Des bras et des mains apparurent comme si elles cherchaient a sortir de la soie. Le drap claqua dans l'air et glissa lentement vers Franklin. Dans l'angle superieur, une forme commenca a emerger. Une longue tete faite d'aretes et de cavites, similaire a un crane de squelette, avec des trous pour les yeux plus pointus que la normale. Son front semblait trop haut et ses arcades sourcilieres proeminentes. Une voix gutturale s'en echappa, accompagnee de sifflements : -- Ou... est... l'enfant ? Franklin fit un pas en arriere, de plus en plus mal a l'aise. -- De quel enfant vous parlez ? s'entendit-il articuler. -- Matt... l'enfant Matt. La voix fit frissonner Franklin, elle provenait de tres loin, les entrailles de cette chose n'etaient pas vraiment ici, dans ce drap etrange, mais bien plus loin... Dans un autre monde, songea Franklin. -- Je... Je ne vois pas de qui vous voulez parler, mentit-il en devinant qu'il y avait la-dessous quelque mystere. Avant meme que Franklin puisse reagir, le Rauperoden fut sur lui, une douzaine de mains de soie avaient surgi pour le saisir et le soulever. Elles le firent monter pour que sa tete soit face a celle du Rauperoden. -- Ou est... Matt ? redemanda la voix caverneuse. Cette fois, Franklin sut qu'il etait en grand danger. Il avait affronte des creatures lors de ses voyages mais jamais aussi terrifiantes que celle-ci. -- Il... il a quitte l'ile, avoua Franklin. Il est parti pour... pour l'ouest ! La tete du Rauperoden pivota dans le sens des aiguilles d'une montre puis revint se positionner. -- Je sens... la peur, cracha-t-il. Je sens... le mensonge. Deux bras se faufilerent sous les vetements du Long Marcheur pour lui toucher la peau. Le contact fut froid, celui de la glace. Celui de la mort ! corrigea Franklin en sentant les sanglots de terreur monter dans sa gorge. -- Parle ou souffre, lui ordonna l'etrange tete de mort. Face au silence de l'adolescent, le Rauperoden envoya ses deux bras plus loin encore sous les vetements du garcon pour se poser sur son coeur. Le froid s'insinua dans sa poitrine et Franklin fut terrasse par une douleur atroce, il sentit le rythme de son coeur ralentir malgre l'angoisse, ecrase par une force invisible. -- Ils sont a l'ouest ! hurla Franklin. A l'ouest ! Arretez ! Arretez ca, c'est atroce ! -- Mensonge ! Le froid se propagea plus loin dans son corps, grimpa dans sa gorge, et agrippa son cerveau d'un coup, l'enserrant dans ses griffes monstrueuses. La souffrance devint intolerable, Franklin sentit son coeur faiblir au point d'approcher la mort ; tandis que son esprit etait empale par la poigne glaciale, il eut l'impression qu'on lui enfoncait une dizaine d'aiguilles dans la cervelle. Il ne put en supporter davantage : -- Au sud ! s'ecria Franklin, ils sont en route pour le sud ! Pitie, arretez ca ! Pitie ! -- Au sud..., repeta le Rauperoden. Il eut un moment d'hesitation, et Franklin crut qu'on allait le liberer. Puis le monstre l'aspira. Avant meme qu'il puisse vider ses poumons en criant, Franklin avait disparu dans les draps noirs. Le Rauperoden flotta quelques secondes au-dessus de l'herbe, il reflechissait. Puis il dit de sa voix infernale : -- Au sud ! Et une vingtaine d'echassiers sortirent de sous les fougeres, pour glisser ensemble, sans un bruit, en direction du sud. Fin du Livre I : L'Alliance des Trois. A suivre dans : Livre II : Malronce.