Margaret WEIS Tracy HICKMAN Les Portes de la Mort Tome 6 Voyage Au Fond du Labyrinthe (Into The Labyrinth, 1994) [Rev 1 – 21/08/2011] Traduction de Simone Hilling CHAPITRE 1 ABARRACH Abarrach, monde de la pierre, monde de ténèbres éclairé par les feux d’une mer de lave en fusion, monde de stalagmites et de stalactites, monde de dragons de feu, monde d’air empoisonné et de fumées délétères, monde de magie. Abarrach, monde des morts. Xar, Seigneur du Nexus, et maintenant Seigneur d’Abarrach, se renversa dans son fauteuil et se frotta les yeux. Les constructions runiques qu’il étudiait commençaient à se brouiller devant sa vue. Il avait presque fait une faute – et c’était inexcusable. Mais il s’était ressaisi à temps, et l’avait corrigée. Fermant ses yeux douloureux, il repassa mentalement la construction. Commencer par la rune du cœur. Relier la tige de cette rune à la base d’un sigle voisin. Inscrire ce sigle sur la poitrine, et travailler en remontant vers la tête. Oui, c’est là qu’il s’était trompé les premières fois. La tête était importante – vitale. Puis tracer les sigles sur le torse, et enfin sur les bras et la poitrine. C’était parfait. Il ne trouva pas d’erreur. Mentalement, il vit le cadavre sur lequel il travaillait se lever et revenir à la vie. Une forme de vie dévoyée, certes, mais profitable. Le cadavre était beaucoup plus utile maintenant qu’il ne l’aurait été à pourrir dans la terre. Xar eut un sourire triomphant, mais son triomphe eut la vie plus brève que celle de son défunt imaginaire. Voici à peu près ce qu’il pensa : Je peux ressusciter les morts. Du moins, je suis presque sûr de pouvoir ressusciter les morts. Mais je n’en suis pas certain. Voilà ce qui tempérait son ivresse. Il n’avait pas de mort à ressusciter. Ou plutôt, il y avait trop de morts. Mais pas assez morts. Amer et frustré, il abattit les mains sur sa construction runique si laborieusement élaborée. Les os-runes s’éparpillèrent et tombèrent par terre. Xar n’y prêta pas attention. Il pourrait toujours refaire cette construction. Autant de fois qu’il le faudrait. Il la connaissait aussi bien que celle permettant de conjurer de l’eau. Pour ce que ça lui servirait ! Il lui fallait un cadavre. Mort depuis moins de trois jours. Et dont ces maudits lazars ne se seraient pas encore emparés. Irrité, il balaya de la main les quelques os-runes restant sur la table. Il quitta la pièce lui servant de bureau, et se dirigea vers ses appartements privés. En chemin, il passa devant la bibliothèque. Il y vit Kleitus, le Dynaste, ancien souverain (jusqu’à sa mort) de Necropolis, la plus grande cité d’Abarrach. À sa mort, Kleitus était devenu un lazar – un mort vivant. Maintenant, la forme sinistre du Dynaste, ni morte ni vivante, hantait les halls et les couloirs du palais qui avait été le sien. Le lazar pensait toujours qu’il y régnait. Xar savait bien que non, mais il ne voyait aucune raison de le désabuser. Le Seigneur du Nexus s’arma de courage pour parler au Seigneur des Morts Vivants. Xar avait combattu bien des ennemis terribles pour libérer son peuple du Labyrinthe. Dragons, loups, snogs, chaodyns – tous les monstres que pouvait créer le Labyrinthe. Xar n’avait peur de rien. De rien de vivant. Mais ses entrailles se nouaient devant le hideux masque de mort du lazar. Xar lisait la haine dans ses yeux – la haine que tous les morts portaient aux vivants d’Abarrach. Une rencontre avec Kleitus n’était jamais agréable. Le seigneur trouvait inquiétant de parler avec quelqu’un n’ayant qu’une idée en tête – la mort. Votre mort. Les sigles bleus luisaient sur le corps de Xar, le défendant contre toute attaque. Leur éclat bleu se refléta dans les yeux morts du Dynaste qui brillèrent, déçus. Une fois, juste après l’arrivée de Xar, le lazar avait tenté de tuer le Patryn. Leur combat avait été bref et spectaculaire. Kleitus n’avait jamais recommencé. Mais le lazar en rêvait pendant les heures interminables de son existence tourmentée. Il ne manquait jamais d’en parler quand ils se rencontraient. — Un jour, Xar, dit Kleitus, je te prendrai par surprise. Et tu nous rejoindras. — … nous rejoindras, leur revint l’écho désolé de l’âme du lazar. Les deux parties du mort parlaient toujours ensemble, l’âme juste un peu plus lente que le corps. — Ce doit être agréable d’avoir encore un but dans l’existence, dit Xar avec humeur. Il ne pouvait s’en empêcher. Le lazar le rendait nerveux. Mais le seigneur avait besoin d’aide, d’informations – et Kleitus était sans doute le seul à les posséder. — J’ai un but moi-même. Dont j’aimerais discuter avec toi. Si tu as le temps ? La nervosité le rendait sarcastique. Malgré ses efforts, Xar ne pouvait jamais regarder le lazar bien longtemps en face. Il avait le visage d’un cadavre – d’un cadavre assassiné, car Kleitus avait été lui-même tué par un autre lazar, puis ramené à cette sinistre forme de vie. Le visage était parfois celui d’un très ancien mort, puis soudain, c’était le visage de Kleitus tel qu’il était pendant sa vie. La transformation s’effectuait quand l’âme rentrait dans le corps, luttait pour revenir à la vie, pour reconquérir ce qu’elle avait possédé autrefois. Échouant, l’âme s’enfuyait du corps, cherchant vainement à se libérer de sa prison. La rage et la frustration constantes de l’âme conféraient une chaleur artificielle à la chair morte et glacée. Xar regarda Kleitus, détourna vivement les yeux. — Veux-tu m’accompagner à la bibliothèque ? demanda Xar, l’encourageant poliment de la main, sans le regarder. Le lazar le suivit de bonne grâce. Kleitus n’avait pas particulièrement envie de l’aider, comme Xar le savait très bien. Le lazar venait parce qu’il avait toujours l’espoir que Xar abaisse ses défenses, par inadvertance. Kleitus venait dans l’espoir d’assassiner Xar. Seul dans la bibliothèque avec le lazar, Xar se demanda brièvement s’il devrait appeler un Patryn pour monter la garde. Il renonça immédiatement à cette idée, atterré d’y avoir seulement pensé. Non seulement une telle démarche le ferait paraître faible aux yeux des siens – qui l’adoraient comme un dieu –, mais il voulait garder secret le sujet de leur discussion. Conséquemment, quoique non sans appréhension, Xar ferma la porte de kairn tressé, et traça dessus des runes patryns de défense pour que personne ne puisse l’ouvrir. Il les traça pardessus des runes sartans, qui avaient perdu leur efficacité depuis longtemps. Les yeux morts de Kleitus reprirent soudain vie, braqués sur la gorge de Xar. Les doigts morts frémirent d’anticipation. — Non, non, mon ami, dit Xar d’un ton aimable. Une autre fois, peut-être. À moins que tu n’aies envie d’entrer de nouveau dans le cercle de mon pouvoir. Aimerais-tu sentir ma magie défaire ton existence ? Kleitus le regarda avec une haine virulente. — Que désires-tu, Seigneur du Nexus ? — … du Nexus, geignit l’écho. — Je désire m’asseoir, dit Xar. Je suis fatigué. Deux jours et deux nuits passés sur la construction runique. Mais j’ai résolu le problème. Maintenant, je connais le secret de la nécromancie. Maintenant, je peux ressusciter les morts. — Congratulations, dit Kleitus avec un rictus. Maintenant, tu peux détruire ton peuple comme nous avons détruit le nôtre. Xar ne releva pas. Le lazar avait tendance au pessimisme. Chose bien compréhensible. Le seigneur prit place devant une grande table de pierre, couverte de volumes poussiéreux – trésor de la science des Sartans. Xar leur avait consacré tout le temps qu’il avait pu, considéré les myriades de tâches d’un seigneur qui prépare son peuple à la guerre. Mais ce temps était négligeable par rapport aux années que Kleitus leur avait consacrées. Et Xar était désavantagé : il devait lire ces livres dans une langue étrangère. Celle des Sartans. Certes, il l’avait bien maîtrisée dans le Nexus, mais la tâche consistant à analyser les structures runiques Sartanes, puis à les synthétiser dans la pensée des Patryns était longue et épuisante. Xar ne pourrait jamais, quelles que soient les circonstances, penser comme un Sartan. Kleitus avait les informations qu’il lui fallait. Kleitus avait étudié ces livres à fond. Kleitus était lui-même – ou avait été – un Sartan. Il savait. Il comprenait. Mais comment lui tirer ces connaissances ? C’était là le problème. Xar ne se laissait pas abuser par la démarche traînante et les désirs sanguinaires du lazar. Kleitus jouait un jeu beaucoup plus subtil. Une armée de vivants au sang chaud était récemment arrivée sur Abarrach – les Patryns, amenés par Xar pour les entraîner à la guerre. Le lazar désirait ardemment ces vivants, aspirait à détruire cette vie que les morts convoitaient et exécraient à la fois. Le lazar ne pouvait pas combattre les Patryns. Ils étaient trop puissants. Mais les Patryns devaient dépenser d’immenses réserves de magie simplement pour soutenir leur vie dans les cavernes ténébreuses d’Abarrach. Les Patryns commençaient à s’affaiblir. Comme les Sartans s’étaient affaiblis avant eux ; et c’est ainsi que tant de Sartans étaient morts. Le temps. Les morts avaient le temps. Pas tout de suite, mais inévitablement, la magie des Patryns commencerait à s’effriter. Et alors, les lazars frapperaient. Xar n’avait pas l’intention de rester jusque-là. Il avait trouvé ce qu’il était venu chercher sur Abarrach. Maintenant, il ne lui restait plus qu’à déterminer s’il avait vraiment trouvé. Kleitus ne s’assit pas. Les lazars ne peuvent pas rester longtemps en place, mais sont toujours en mouvement, errant à la recherche de quelque chose qu’ils ont perdu l’espoir de retrouver. Xar ne regarda pas le cadavre animé faisant les cent pas devant lui. Il regarda plutôt les volumes poussiéreux sur la table. — Je veux être capable de tester mes connaissances en nécromancie, dit Xar. Je veux savoir si je peux vraiment ressusciter les morts. — Qu’est-ce qui t’arrête ? demanda Kleitus. — … t’arrête ? Xar fronça les sourcils. L’agaçant écho était comme un bourdonnement dans sa tête, et revenait toujours juste au moment où il allait parler, brisant le fil de sa pensée. — J’ai besoin d’un cadavre. Et ne viens pas me dire de prendre l’un des miens. C’est hors de question. J’ai personnellement sauvé la vie de chaque Patryn que j’ai amené ici du Nexus. — Justement, dit Kleitus. Tu leur as donné la vie. Tu as le droit de la reprendre. — … reprendre. — Peut-être, dit Xar par-dessus l’écho. C’est peut-être vrai. Et si les miens étaient plus nombreux, j’y penserais peut-être. Mais nous sommes trop peu, et je ne peux pas en sacrifier un seul. — Que veux-tu de moi, Seigneur du Nexus ? — … du Nexus ? — J’ai parlé à un autre lazar, une femme nommée Jera. Elle m’a dit qu’il y avait encore des Sartans vivants sur Abarrach. Un certain… euh… Xar hésita, comme embarrassé. — Balthazar ! siffla Kleitus. — … Balthazar… se lamenta l’écho. — Oui, c’était ce nom-là, dit vivement Xar. Balthazar. C’est leur chef. Un rapport préalable que j’ai reçu d’un homme nommé Haplo – un Patryn qui est venu sur Abarrach – m’avait amené à penser que ce Balthazar et son peuple avaient péri par vos mains. Mais Jera m’assure que ce n’est pas vrai. — Haplo, oui, je me rappelle. Kleitus ne sembla pas trouver ce souvenir plaisant. Il se renfrogna un bon moment, l’âme entrant et sortant de son corps. Il s’arrêta devant Xar, et fixa sur lui ses yeux changeants. — Jera t’a dit ce qui s’est passé ? Xar trouva le regard du lazar déconcertant. — Non, mentit le Seigneur du Nexus, se forçant à rester assis alors que son instinct lui commandait de fuir dans un coin. Non, Jera ne m’a rien raconté. Je pensais que toi, peut-être… — Les vivants ont fui devant nous, dit Kleitus, reprenant sa marche agitée. Nous les avons suivis. Ils ne pouvaient pas nous échapper. Nous ne sommes jamais fatigués. Nous n’avons pas besoin de sommeil, d’eau ni de nourriture. Enfin, nous les avons acculés dans un coin. Ils nous ont opposé une résistance pitoyable, luttant pour sauver leurs misérables vies. Nous avions parmi nous leur propre prince. Il était mort. Je l’avais ramené à la vie moi-même. Il savait ce que les vivants avaient fait aux morts. Il comprenait. C’est seulement quand les vivants seront tous morts que les morts seront libres. Il avait juré de nous conduire contre son propre peuple. « Nous nous préparions à la curée. Mais alors, l’un de nous s’avança – le mari de cette même Jera. C’est un lazar. Sa femme l’a assassiné, l’a ressuscité, et lui a donné le pouvoir que nous possédons. Mais il nous a trahis. Quelque part, d’une façon ou d’une autre, il avait trouvé un pouvoir à lui. Il avait le don de la mort, comme cet autre Sartan venu sur ce monde par les Portes de la Mort… — Qui était-ce ? Son intérêt, quelque peu émoussé par le long discours du lazar, se ranima soudain. — Je ne sais pas. C’était un Sartan, mais il avait un nom de mensch, dit Kleitus, irrité de l’interruption. — Alfred ? — Peut-être. Quelle importance ? dit Kleitus, apparemment obsédé par son sujet. Le mari de Jera rompit l’enchantement qui retenait captif le corps du prince. Le cadavre du prince mourut. Les murs de sa prison de chair s’écroulèrent. Son âme fut libérée. Soudain, il semblait amer, furieux. — … fut libérée, répéta l’écho, triste, nostalgique. Xar s’impatienta. Le don de la mort ! Sottise des sartans ! — Qu’est-il arrivé à Balthazar et à son peuple ? demanda-t-il. — Ils ont tenté de nous échapper, siffla Kleitus, serrant des poings cireux. Nous avons essayé de les poursuivre, mais le mari de Jera était trop puissant. Il nous a arrêtés. — Ainsi, il y a encore des Sartans vivants sur Abarrach, dit Xar, tambourinant sur la table. Des Sartans qui peuvent me fournir les cadavres dont j’ai besoin pour mes expériences. Des cadavres qui seront des soldats pour mon armée. Tu as idée de l’endroit où ils sont ? — Si je le savais, ils ne seraient plus vivants, dit Kleitus avec haine. — Oui, je suppose, grommela Xar. Ce mari de Jera, où est-il ? Il doit savoir où trouver les Sartans. — Je ne sais pas où il est parti. Il était à Necropolis jusqu’à votre arrivée. Il nous empêchait d’entrer dans notre cité. Il m’empêchait d’entrer dans mon palais. Mais tu es venu, et il est parti. — Il avait peur de moi, sans aucun doute, dit Xar avec désinvolture. — Il n’a peur de rien, Seigneur du Nexus ! dit Kleitus avec un rire mauvais. C’est celui dont parle la prophétie. — J’ai entendu parler de cette prophétie, dit Xar avec un geste dédaigneux. Haplo m’en a touché deux mots. Mais il partage mon avis sur les prophéties. Souhaits, rien de plus. Je leur accorde peu de créance. — Tu devrais ajouter foi à celle-ci, Patryn. Ainsi parle la prophétie : « Il donnera la vie aux morts, l’espoir aux vivants, et pour lui, la Porte s’ouvrira. » Telle est la prophétie. Et elle s’est réalisée. — … réalisée. — Oui, elle s’est réalisée, dit Xar, faisant écho à l’écho. C’est moi qui l’ai réalisée. C’est de moi qu’elle parle, et non pas de quelque cadavre ambulatoire. — Je ne pense pas… — … pense pas… — Mais c’est évident. « La Porte s’ouvrira. » Et la Porte s’est ouverte. — Les Portes de la Mort se sont ouvertes. — Eh bien, quelle autre porte y a-t-il ? demanda Xar, irrité et n’écoutant qu’à moitié impatient d’en revenir à ce qui l’intéressait. — La Septième Porte, répondit Kleitus. Cette fois, l’écho resta silencieux. Xar leva les yeux, se demandant ce qui se passait. — Tu parles d’armées, de conquêtes, de voyages d’un monde à l’autre… Quelle perte de temps et d’efforts, dit Kleitus avec un rictus. Alors qu’il suffit de franchir la Septième Porte. — Vraiment ? dit Xar, fronçant les sourcils. J’ai franchi bien des portes dans ma vie. Qu’est-ce qu’elle a de si particulier, celle-là ? — C’est à l’intérieur de cette chambre – la Septième Porte – que le Conseil a effectué la Séparation du monde. — … Séparation du monde. Xar resta muet, comme frappé de stupeur. Les implications, les possibilités… si Kleitus disait vrai. Si cet endroit existait encore. — Il existe, dit Kleitus. — Où se trouve… cette chambre ? demanda Xar, pas encore convaincu. Kleitus sembla ignorer la question. Le lazar se tourna face aux rayons tapissant la bibliothèque. Ses yeux morts – de temps en temps animés par son âme tremblotante – cherchèrent quelque chose. Enfin, sa main décharnée, encore maculée du sang de ceux qu’elle avait assassinés, prit un mince volume. Il le jeta sur la table devant Xar. — Lis, dit Kleitus. — … lis, revint l’écho attristé. — On dirait un abécédaire pour les enfants, dit Xar, l’examinant avec dédain. Lui-même avait utilisé des livres semblables, trouvés dans le Nexus, pour enseigner les runes Sartanes à l’enfant mensch Tourment. — C’en est un, dit Kleitus. Il date de l’époque où nous avions encore des enfants vivants et rieurs. Lis. Xar examina le livre, soupçonneux. Il semblait authentique. Il était vieux, très vieux – à en juger par son odeur de moisi et son parchemin jauni et cassant. Avec précaution, il l’ouvrit, craignant que les pages ne tombent en poussière, et lut en silence. La terre fut détruite. Quatre mondes furent créés à partir de ses ruines. Des mondes pour nous-mêmes et les menschs : Air, Feu, Pierre et Eau. Quatre Portes relient chaque monde à un autre : Arianus à Pryan, à Abarrach, à Chelestra. Une institution de correction fut construite pour nos ennemis : le Labyrinthe. Le Labyrinthe est relié à chacun des autres mondes par la Cinquième Porte, le Nexus. La Sixième Porte est celle permettant l’entrée, le Vortex. Et tout fut accompli dans la Septième Porte. La fin fut le commencement. Tel était le texte imprimé. Au-dessous, griffonnés à la main, les mots : Le commencement fut notre fin. — C’est toi qui as écrit cela, devina Xar. — Avec mon propre sang, dit Kleitus. — … sang. Xar tremblait d’excitation. Il oublia le Sartan, oublia la prophétie, oublia la nécromancie. Ce livre…, ça valait plus que tout ça ! — Tu sais où est la Porte ? Tu m’y conduiras, dit Xar, se levant avec impatience. — Je le sais. Les morts savent. Et je ne serai que trop heureux de t’y conduire, Seigneur du Nexus… Mais il y a une condition à remplir. Ta mort, ça pourrait s’arranger… Xar n’était pas d’humeur à plaisanter. — Ne sois pas ridicule. Conduis-moi immédiatement. Ou, si ce n’est pas possible, ajouta-t-il, pensant soudain que la Septième Porte était peut-être sur un autre monde, dis-moi où elle se trouve. Kleitus parut réfléchir, puis secoua la tête. — Je ne crois pas que je le ferai. — … ferai. — Pourquoi ? dit Xar avec colère. — Appelle ça… loyalisme. — Venant d’un homme qui a massacré son propre peuple ! gronda Xar. Alors, pourquoi me parler de la Septième Porte si tu refuses de m’y conduire ? Soudain, une idée le frappa. — Tu veux quelque chose en échange. Quoi ? — Tuer. Et continuer à tuer. Pour me débarrasser de l’odeur du sang chaud qui me tourmente à chaque seconde de mon existence… et qui continuera à me tourmenter à jamais ! La mort, voilà ce que je désire. Quant à la Septième Porte, tu n’as pas besoin de moi pour la trouver. Ton protégé la connaît. Je suppose qu’il t’en a parlé. — … mort… parlé. — Quel protégé ? Qui ? Haplo ? — Peut-être, dit Kleitus avec indifférence. — … peut-être. — Haplo sait où se trouve la Septième Porte ! ricana Xar. Impossible. Il n’en a jamais parlé… — Il ne sait pas. Aucun vivant ne sait, répondit Kleitus. Mais son cadavre saurait. Il voudrait y retourner. Ressuscite le corps d’Haplo, Seigneur du Nexus, et il te conduira à la Septième Porte. Je voudrais bien connaître ton jeu, se dit Xar, feignant de parcourir le livre d’enfant tout en observant Kleitus à la dérobée. Qu’est-ce que la Septième Porte pour toi ? Et pourquoi veux-tu la mort d’Haplo ? Oui, je vois où tu veux me conduire. Mais tant que tu vas dans la même direction que moi… Xar haussa les épaules et lut tout haut : — « Et tout fut accompli dans la Septième Porte. » Comment ? Qu’est-ce que ça signifie, Dynaste ? Et cela signifie-t-il quelque chose ? Difficile à dire. Vous prenez tant plaisir à jouer avec les mots, vous autres Sartans. — À mon avis, cela contient un enseignement capital, dit Kleitus, une lueur à la foi sombre et amusée mettant un peu de vie dans ses yeux morts. Mais quel est cet enseignement ? Je ne le sais pas et je m’en moque. Kleitus tendit une main aux ongles noirs, à la chair verdâtre maculée de sang, prononça une rune Sartane et frappa la porte. Le sigle Patryn protégeant la sortie vola en éclats, Kleitus poussa le battant et sortit. La Septième Porte. La chambre où le Sartan avait effectué la Séparation du monde. Qui savait quelle puissante magie elle recelait encore ? se dit Xar. Si, comme il le prétend, Kleitus sait où se trouve la Septième Porte, il n’a que faire d’Haplo pour l’y conduire. À l’évidence, il veut s’emparer d’Haplo pour autre chose. Pourquoi ? D’accord, Haplo avait échappé aux griffes du Dynaste, échappé à la folie meurtrière des lazars, mais il semblait improbable que Kleitus lui en tînt rigueur. Le lazar haïssait tous les êtres vivants. Il n’aurait pas été en sélectionner un sans une raison particulière. Haplo possède ou connaît quelque chose que désire Kleitus. Je me demande quoi. Je dois me réserver Haplo, du moins jusqu’à ce que j’en aie le cœur net… Xar reprit le livre et fixa les runes Sartanes pour les mémoriser. Une grande agitation dans le couloir, des voix appelant son nom, rompirent sa concentration. Quittant la table, Xar traversa la pièce et ouvrit la porte. — Que voulez-vous ? — Seigneur, nous te cherchions partout ! La femme qui avait parlé s’interrompit pour reprendre son souffle. — Alors ? Xar perçut son excitation. Les Patryns étaient disciplinés. Généralement, ils ne donnaient pas libre cours à leurs émotions. — Qu’y a-t-il, ma Fille ? — Nous avons fait deux prisonniers, Seigneur. Au moment où ils franchissaient les Portes de la Mort. Ils sont Sartans tous les deux, et l’un est… — Alfred ? — Non, Samah, Seigneur. Samah ! Chef du Conseil Sartan des Sept ! Samah. Qui avait passé des siècles en animation suspendue sur Chelestra. Samah. Ce même Samah qui avait provoqué la destruction du monde. Samah. Qui avait jeté les Patryns dans le Labyrinthe. En cet instant, Xar aurait presque cru en cette puissance supérieure, objet des radotages d’Haplo. Et Xar l’aurait presque remerciée de livrer Samah entre ses mains. CHAPITRE 2 ABARRACH Samah, quelle prise extraordinaire ! Le Sartan qui avait enfermé les Patryns dans l’enfer du Labyrinthe. Et, se dit soudain Xar, ramenant les yeux sur le livre, le Sartan qui, sans aucun doute, sait où se trouve la Septième Porte ! De plus, il refusera probablement de me dire où elle est. (Xar se frotta les mains.) J’aurai le plaisir indicible de l’obliger à parler. Il y a des cachots dans le palais de pierre d’Abarrach. Haplo l’avait informé de leur existence. Haplo avait failli y mourir. Xar pressa le pas dans le dédale de corridors, appelés « catacombes » par euphémisme durant le règne des Sartans. Des torches brûlaient aux murs dans des appliques. À leur lueur, Xar apercevait parfois une rune Sartane. Xar prononça un mot – un mot Sartan –, regarda les runes s’allumer au bas des murs, vaciller et s’éteindre, leur magie usée, brisée. Xar gloussa. C’était un jeu dont il ne se lassait pas. Les sigles étaient symboliques. Comme leur magie, la puissance des Sartans, qui avait brièvement brillé, allait bientôt mourir. Usée, brisée. Comme Samah mourrait. De nouveau, Xar se frotta les mains. Pour l’heure, les catacombes étaient vides. À l’époque ayant précédé la création accidentelle des lazars redoutés, on se servait des catacombes pour entreposer deux types de morts : ceux qui avaient été réanimés, et ceux qui attendaient la réanimation. Les cadavres y passaient les trois jours exigés avant la résurrection. On y gardait aussi des morts qui, une fois rappelés à la vie, ne cessaient d’importuner les vivants. C’était le cas de la propre mère de Kleitus. Mais maintenant, les cellules étaient vides. Tous les morts avaient été libérés. Certains avaient été transformés en lazars. D’autres, décédés depuis trop longtemps pour être d’une utilité quelconque aux lazars, erraient au hasard dans les couloirs. À l’arrivée des Patryns, ces morts avaient été regroupés et transformés en armée. Et maintenant, ils attendaient le signal de la bataille. Émergeant des tunnels dans le bloc cellulaire, il vit, dans l’ombre, deux silhouettes qui le regardaient. L’une était la jeune femme qui l’avait prévenu. Marit était son nom. Il l’avait envoyée devant pour préparer son arrivée. Il ne la voyait pas nettement dans l’obscurité fuligineuse, mais il la reconnut à la luminescence bleue de ses sigles qui luisaient faiblement ; sa magie agissait pour la maintenir en vie dans ce monde de morts vivants. L’autre, Xar le reconnut parce que ses sigles ne brillaient pas. Et aussi parce que son unique œil rouge luisait. — Seigneur, dit Marit, s’inclinant avec respect. — Seigneur. Le serpent-dragon à forme humaine s’inclina également, mais sans quitter Xar de son œil rouge (l’autre étant crevé). Cela déplut à Xar. Il n’aima pas cette façon dont l’œil rouge le fixait, comme attendant l’instant où le seigneur baisserait sa garde et où il pourrait plonger en lui comme une épée. Et Xar n’aima pas non plus le rire qu’il était certain de voir dans cet œil rouge. Oh, le regard était toujours soumis, déférent. L’œil ne riait jamais quand Xar le regardait en face. Mais il avait toujours l’impression qu’il luisait d’une lueur moqueuse dès qu’il détournait les yeux. Xar cacherait toujours à l’œil rouge qu’il le gênait, le mettait mal à l’aise. Xar était allé jusqu’à faire de Sang-drax (le nom de mensch du serpent-dragon) son assistant personnel. Ainsi, Xar gardait son œil sur Sang-drax. — Tout est prêt pour ta visite, Seigneur Xar, dit Sang-drax avec le plus profond respect. Les prisonniers sont dans des cellules séparées comme tu l’as ordonné. Xar scruta la rangée de cellules, mais ne vit pas grand-chose à la faible lueur des torches – elles aussi semblaient tousser dans l’air délétère. La magie des Patryns aurait pu rendre cet endroit sinistre aussi lumineux que le monde solaire de Pryan, mais les Patryns savaient par expérience qu’il ne faut pas gaspiller la magie en un luxe si vain. De plus, sortant tous du dangereux Labyrinthe, les Patryns se sentaient plus en sécurité dans l’ombre. Xar fut mécontent. — Où sont les gardes que j’ai demandés ? dit-il, regardant Marit. Ces Sartans sont rusés. Ils pourraient se libérer de nos enchantements. Elle lança un regard hostile à Sang-drax ; à l’évidence, il lui inspirait aversion et méfiance. — Je voulais en poster, Seigneur. Mais il m’en a empêchée. Xar tourna un regard courroucé sur Sang-drax. Le serpent-dragon à forme de Patryn eut un sourire d’excuse. Des runes Patryns ornaient le dos de ses mains, semblables en apparence à celles tatouées sur les mains de Xar et Marit, mais elles ne luisaient pas. Si un autre Patryn avait tenté de les lire, elles n’auraient eu aucun sens. Elles étaient strictement décoratives ; elles n’avaient aucune signification. Sang-drax n’était pas un Patryn. Qu’était-il au juste ? Xar n’en était pas certain. Sang-drax se disait « dragon », prétendait venir de Chelestra, prétendait que lui et ses pareils étaient tout dévoués à Xar, ne vivant que pour le servir et favoriser sa cause. Haplo appelait ces créatures des serpents-dragons, et l’avait exhorté à se méfier de leur fourberie. Xar ne voyait aucune raison de douter de la bonne foi des dragons, ou serpents-dragons si on préférait. En servant Xar, Sang-drax faisait simplement preuve de bon sens. Pourtant, Xar n’aimait pas pour autant cet œil rouge qui ne cillait pas, ni ce rire qu’il n’y voyait pas pour le moment, mais qui y brillerait dès qu’il aurait le dos tourné. — Pourquoi as-tu contrecarré mes ordres ? demanda Xar. — Combien de Patryns faudrait-il pour garder le grand Samah, Seigneur Xar ? demanda Sang-drax. Quatre ? Huit ? Cela même suffirait-il ? C’est le Sartan qui a effectué la Séparation du monde ! — Et c’est pourquoi il ne sera pas gardé ! Quelle logique ! grogna Xar, sarcastique. Sang-drax sourit à son humour, mais reprit immédiatement son sérieux. — Pour le moment, il est inoffensif. Un enfant de mensch pourrait le garder dans l’état où il est. — Il est blessé ? demanda Xar, inquiet. — Non, Seigneur. Il est mouillé. — Mouillé ! — L’eau de mer de Chelestra, Seigneur. Elle annule la magie de vos espèces. — Et comment se fait-il que Samah se soit immergé dans la mer avant de franchir les Portes de la Mort ? — Je n’en ai aucune idée, Seigneur du Nexus. Mais nous ne pouvons que nous en féliciter. — Peuh ! Mais il séchera. Et alors, il nous faudra des gardes… — Gaspillage de personnel, Seigneur. Les tiens sont peu nombreux, et ont mille problèmes urgents à résoudre. La préparation de ton voyage à Pryan… — Parce que je vais sur Pryan ? Sang-drax sembla un peu déconcerté. — Je pensais que c’était l’intention de mon seigneur. Quand nous en avons discuté, tu as dit… — J’ai dit que j’y penserais. Xar considéra Sang-drax, yeux étrécis. — Tu sembles bien intéressé à m’amener sur ce monde. Y a-t-il une raison particulière ? Je me le demande. — Mon seigneur a dit lui-même que les titans de Pryan constitueraient des renforts formidables pour son armée. De plus, il est très vraisemblable que tu trouves la Septième Porte sur… — La Septième Porte ? Comment connais-tu son existence ? Maintenant, Sang-drax était tout à fait désorienté. — Eh bien… Kleitus m’a dit que tu la cherchais, Seigneur. — Ah oui ? Et quand ? — Tout à l’heure, Seigneur. — Et toi, que sais-tu de la Septième Porte ? — Rien, Seigneur, je t’assure… — Alors, pourquoi en parles-tu ? — C’est le lazar qui en a parlé. Moi, j’étais simplement… — Assez ! Xar avait rarement été si furieux. Était-il donc le seul à ignorer l’existence de la Septième Porte ? Il allait y mettre bon ordre. — Assez, répéta-t-il, avec un regard oblique à Marit. Nous en reparlerons plus tard, Sang-drax. Quand j’en aurai terminé avec Samah. J’espère bien qu’il aura les réponses à mes questions. Quant aux gardes… — Permets-moi de te servir, Seigneur. J’utiliserai ma propre magie pour garder les prisonniers. Cela suffira amplement. — Veux-tu dire que ta magie est plus puissante que la nôtre ? La magie des Patryns ? demanda Xar d’un ton doucereux. D’un ton dangereux pour ceux qui le connaissaient. Marit le connaissait ; elle s’écarta de Sang-drax. — La question n’est pas de savoir quelle magie est la plus puissante, Seigneur, répondit humblement Sang-drax. Mais regardons les faits en face. Les Sartans ont appris à se défendre contre la magie des Patryns, comme vous, Seigneur, avez appris à vous défendre contre la leur. Les Sartans n’ont pas appris à lutter contre la nôtre. Nous les avons vaincus sur Chelestra, comme tu t’en souviens, Seigneur… — De justesse. — Mais c’était avant l’ouverture des Portes de la Mort, Seigneur. Maintenant, notre magie est beaucoup plus puissante. De nouveau, cette douceur menaçante. — C’est moi qui les ai capturés tous les deux. Xar regarda Marit, qui confirma d’un hochement de tête. — Oui, concéda-t-elle. Il nous les a amenés à notre poste de garde, aux portes de Necropolis. Xar réfléchit. Malgré les protestations de Sang-drax, l’arrogance implicite de sa proposition lui déplaisait. Et il ne voulait pas avouer non plus au serpent-dragon qu’il avait raison. Samah. Le grand Samah. Qui, parmi les Patryns, pourrait le garder efficacement ? Seul Xar lui-même. — Il n’y a qu’une seule façon d’empêcher l’évasion de Samah, et c’est de le tuer. — Mais tu veux obtenir de lui des informations, Seigneur… objecta Sang-drax. — C’est vrai, dit Xar avec satisfaction. Et je les obtiendrai. De son cadavre. — Ah ! dit Sang-drax en s’inclinant. Tu as acquis l’art de la nécromancie. Mon admiration n’a plus de bornes, Seigneur du Nexus. Le serpent-dragon se rapprocha, son œil rouge luisant à la lueur des torches. — Samah mourra, comme « tu l’ordonnes, Seigneur. Mais… nous ne sommes pas pressés. Il devrait souffrir autant que ton peuple a souffert. — Oui ! s’écria Xar, inspirant avec effort. Oui, il souffrira. Personnellement, je… — Je t’en prie. Seigneur, supplia Sang-drax. J’ai un talent spécial pour ces choses. Tu regarderas. Tu seras content. Dans le cas contraire, tu pourras me remplacer. — Très bien, dit Xar, amusé. Le serpent-dragon haletait presque d’impatience. — Je veux d’abord lui parler. Seul, ajouta-t-il comme Sang-drax faisait mine de l’accompagner. Attends-moi ici. Marit me montrera sa cellule. — À tes ordres, Seigneur. Sang-drax s’inclina, et, se redressant, ajouta avec sollicitude : — Prends garde, Seigneur, de ne pas toucher l’eau de mer. Xar le foudroya. Il détourna les yeux, puis, ramenant vivement son regard sur Sang-drax, il lui sembla que l’œil rouge riait. Le Seigneur du Nexus ne répondit pas. Tournant les talons, il descendit la rangée de cachots vides, Marit à son côté. Sur les bras et les mains des deux Patryns, les sigles luisaient d’une lumière bleue qui n’était pas seulement une réaction à l’atmosphère empoisonnée d’Abarrach. — Tu te méfies de lui, n’est-ce pas, ma Fille ? lui dit Xar. — Ce n’est pas à moi de me méfier ou non de quelqu’un à qui mon Seigneur a choisi d’accorder sa faveur, répondit gravement Marit. Si mon Seigneur a confiance en cette créature, j’ai confiance en le jugement de mon Seigneur. Xar approuva cette réponse de la tête. — Tu étais nomade, je crois ? — Oui, Seigneur. Ralentissant le pas, Xar posa sa main noueuse sur la peau tatouée de la jeune femme. — Moi aussi. Et nous avons survécu en ne nous fiant qu’à nous-mêmes, n’est-ce pas, ma Fille ? — Oui, dit-elle, soulagée. — Donc, tu garderas à l’œil ce serpent borgne. — Certainement, Seigneur. Remarquant que Xar regardait autour de lui avec impatience, Marit ajouta : — La cellule de Samah est au bout du couloir, Seigneur. Le second prisonnier est à l’autre extrémité du bloc. Il m’a paru plus sage de les séparer, bien que ce dernier paraisse inoffensif. — Oui, j’oubliais qu’ils étaient deux. Qui est cet autre captif ? Le garde du corps de Samah ? Son fils ? — Pas du tout, Seigneur, dit Marit en souriant. Je ne suis même pas certaine qu’il soit Sartan. S’il l’est, il a l’esprit dérangé. Bizarre, ajouta-t-elle pensivement, mais s’il était Patryn, je dirais qu’il souffre de la maladie du Labyrinthe. — Il joue sans doute la comédie. S’il était fou, ce dont je doute, les Sartans ne lui permettraient jamais de se montrer en public. Cela nuirait à leur prestige de demi-dieux. Comment s’appelle-t-il ? — Il a un nom bizarre. Zifnab. — Zifnab ! Xar réfléchit. — J’ai déjà entendu ça quelque part… Tourment m’en a parlé… à propos de… Jetant un regard incisif à Marit, il se tut. — Seigneur ? — Rien d’important, ma Fille. Je pensais tout haut. Ah, je vois que nous approchons de notre destination. — Voilà la cellule de Samah, Seigneur, dit-elle, posant sur le prisonnier un regard froid et indifférent. Je vais retourner garder notre autre captif. — Je crois qu’il se gardera bien tout seul, dit doucement Xar. Pourquoi ne pas tenir compagnie à notre ami reptilien ? dit-il, montrant l’entrée du tunnel d’où Sang-drax les observait. Je ne veux pas être dérangé pendant ma conversation avec le Sartan. — Je comprends, Seigneur. Marit s’inclina et s’éloigna. Xar attendit qu’elle ait rejoint le serpent-dragon. Quand l’œil rouge, se posant sur Marit, se détourna de Xar, le Seigneur du Nexus s’approcha du cachot et regarda à l’intérieur. Samah, Chef du Conseil des Sept, était, en termes d’années, beaucoup plus vieux que Xar. Pourtant, à cause de son sommeil magique – qui devait durer une décennie, mais qui, par inadvertance, avait duré plusieurs siècles – Samah était encore un homme dans la force de l’âge. Grand et fort, il avait autrefois un visage dur aux traits bien ciselés, et un air d’autorité souveraine. Maintenant, sa peau jaunâtre et ses muscles flasques pendaient tristement sur ses os. Le visage, qui aurait dû être marqué par la sagesse et l’expérience, était hagard et tourmenté. Apathique, il était assis sur le froid lit de pierre, la tête baissée, les épaules voûtées de désespoir. Sa peau et ses robes dégoulinaient d’eau. Xar saisit les barreaux à deux mains, se rapprocha pour mieux voir et sourit. — Tu connais le sort qui t’attend, hein, Samah ? dit-il doucement. Rien n’est aussi redoutable que la peur, l’anticipation du châtiment. Et même quand la souffrance viendra – et ta mort sera douloureuse, Sartan, tu peux me croire – ce ne sera rien en comparaison de la peur. Xar serra plus fort les barreaux, les sigles bleus tatoués sur ses mains tendus à se rompre, les phalanges blanches comme des os. La respiration oppressée, il ne put continuer. Il ne s’attendait pas à une réaction si violente devant son ennemi, mais soudain, toutes ses années de lutte, de souffrance et de peur avaient resurgi. — Je voudrais pouvoir te laisser vivre longtemps, très longtemps, Samah, dit-il d’une voix étranglée par l’émotion. Je voudrais te laisser vivre avec cette peur, comme mon peuple. Je voudrais te laisser vivre des siècles. Les barreaux de fer s’évanouirent sous les mains de Xar ; il ne s’en aperçut même pas. Samah n’avait pas levé la tête, ni regardé son bourreau. Il était toujours dans la même attitude, mais il avait serré les poings. Xar entra dans la cellule et s’approcha, le dominant de toute sa taille. — Tu n’échapperas pas à la peur, pas un instant. Pas même dans ton sommeil. Elle sera dans tes rêves. Tu cours et cours à te faire éclater le cœur et tu te réveilles, et tu continues à courir, sachant que ça ne sert à rien. Les griffes, les dents, les flèches et le feu auront raison de toi à la fin. « Nos enfants tètent cette peur avec le lait de leur mère. Nos bébés ne pleurent pas. Dès leur naissance, on leur enseigne à se taire – par peur. Nos enfants ne rient pas non plus – qui sait qui pourrait les entendre ? « Tu as un fils, paraît-il. Un fils qui pleure et qui rit. Un fils qui t’appelle « père », un fils qui sourit à sa mère. Samah frissonna. Xar sut qu’il avait touché un nerf, et poussa son avantage. — Nos enfants connaissent rarement leurs parents. L’un des rares actes de charité que nous puissions faire à leur égard. Ainsi, ils souffrent moins quand ils les retrouvent morts. Ou qu’ils les regardent mourir. Sa haine et sa fureur le suffoquaient lentement. Rejetant la tête en arrière, il hurla, un hurlement sauvage d’angoisse et de haine, comme si son cœur éclatait. Il se réverbéra dans les catacombes, s’amplifiant par quelque particularité acoustique, comme si tous les morts d’Abarrach l’avaient repris en chœur, ajoutant leurs cris terribles à ceux du Seigneur du Nexus. Marit pâlit et, chancelante, s’appuya contre le mur ; Sang-drax lui-même en resta interdit. Samah frissonna, comme si Xar lui avait plongé une lance dans le cœur. Il ferma les yeux. — Je regrette d’avoir besoin de toi, haleta Xar, l’écume à la bouche. Je regrette d’avoir besoin des informations enfermées dans ton sinistre cerveau. Je t’emmènerais dans le Labyrinthe. Tu bercerais dans tes bras les enfants mourants comme je l’ai fait. Je te regarderais leur murmurer, comme je l’ai fait : « Patience ; c’est bientôt fini. » Et je te laisserais sentir l’envie, Samah ! L’envie qu’on éprouve devant ces petits visages paisibles pour qui la peur est terminée, alors que pour soi, elle commence… Xar avait repris son calme, sa fureur épuisée, las comme s’il avait combattu un puissant ennemi. — Mais malheureusement, j’ai besoin de toi, Samah. Pour répondre à… une question. Xar s’essuya la bouche sur sa manche, épongea la sueur de son front. Ses lèvres exsangues s’étirèrent en un sourire sans joie. — J’espère, j’espère sincèrement, Samah, Chef du Conseil des Sept, que tu choisiras de ne pas répondre ! Samah releva la tête, livide, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, comme empalé sur la lance de son ennemi. — Je comprends ta haine. Nous ne voulions pas cette souffrance. Nous n’avions pas prévu que cette prison deviendrait meurtrière. Ce devait n’être qu’une épreuve… tu ne comprends donc pas ? Samah regarda Xar, l’air grave et suppliant. — Une épreuve, rien de plus. Une épreuve difficile. Pour vous enseigner la patience et l’humilité. Pour diminuer votre agressivité… — Pour nous affaiblir, dit doucement Xar. — Oui, dit Samah, baissant la tête. Pour vous affaiblir. — Tu nous craignais. — Je vous craignais. — Tu espérais que nous mourrions… — Non, dit Samah, secouant la tête. — Le Labyrinthe est devenu l’incarnation de cet espoir. Espoir secret. Espoir que tu n’osais avouer, ne serait-ce qu’à toi-même. Mais il était présent dans les formules magiques qui ont créé le Labyrinthe. Et c’est ce terrible espoir secret qui a donné au Labyrinthe sa puissance maléfique. Samah ne répondit pas. De nouveau, il baissait la tête. Xar vint se planter devant Samah, et lui releva le menton de force, lui enfonçant douloureusement les doigts dans la mâchoire. — Où est la Septième Porte ? Samah le fixa, choqué, et, pour la première fois, Xar vit de la peur dans ses yeux. — Où est la Septième Porte ? répéta-t-il, resserrant sa prise. — Je ne sais pas… de quoi tu parles, marmonna Samah. — Tu m’en vois ravi, dit Xar d’un ton aimable. Car j’aurai le plaisir de te l’apprendre. Et tu me diras où elle se trouve. Samah parvint à secouer la tête. — Je mourrai plutôt ! dit-il en un souffle. — Oui, c’est probable, acquiesça Xar. Et alors, ton cadavre me le dira. J’ai appris la nécromancie, tu comprends. Cet art que tu es aussi venu ici pour apprendre. Je t’enseignerai ça également. Mais ce sera trop tard pour te servir à grand-chose. Xar lui lâcha le menton, et sortit du cachot. Les barreaux se reformèrent aussitôt. — Mon seul regret, c’est de ne pas te dispenser cet enseignement moi-même. Un autre s’en chargera, qui, comme moi, aspire à se venger. Tu le connais, je crois ; c’est lui qui t’a capturé. Samah s’était levé, avait refermé les mains sur les barreaux. — J’avais tort ! Mon peuple avait tort ! Je l’admets. Je n’ai pas d’excuse, sauf peut-être que nous ne savions pas ce que c’était que de vivre dans la peur. Je comprends maintenant. Alfred, Orla… Orla ! Samah ferma douloureusement les yeux, prit une profonde inspiration. — Orla avait raison. Ouvrant les yeux, Samah fixa Xar avec une terrible intensité, secouant les barreaux de son cachot. — Mais nous avons un ennemi commun. Un ennemi qui nous détruira tous. Qui détruira nos peuples, qui détruira les menschs ! — Et quel est cet ennemi ? demanda Xar, jouant avec sa victime. — Les serpents-dragons ! Ou la forme qu’ils adoptent. Et ils peuvent adopter n’importe laquelle. C’est ce qui les rend si dangereux, si puissants. Ce Sang-drax qui m’a capturé, c’est l’un d’eux. — Oui, je sais. Je me suis bien servi de lui. — C’est eux qui se servent de toi ! s’écria Samah, frustré. Il fit une pause, cherchant désespérément un argument pour le convaincre. — L’un des tiens a bien dû te prévenir. Ce jeune Patryn qui est venu sur Chelestra. Il avait découvert la vérité sur les serpents-dragons. Il a essayé de me mettre en garde. Je ne l’ai pas écouté. Je ne l’ai pas cru. J’ai ouvert les Portes de la Mort. Lui et Alfred… Haplo ! C’est ainsi qu’il s’appelait. Haplo. — Que sais-tu d’Haplo ? demanda Xar à voix basse. — Il avait appris la vérité, dit sombrement Samah. Il a tenté de me la faire voir. Il a sûrement dû te l’apprendre, à toi, son seigneur. C’est donc ainsi que tu me remercies de t’avoir sauvé la vie, mon fils, pensa Xar. Par la trahison. — Ta machination a échoué, Samah, dit froidement Xar. Ta tentative de subversion de mon fidèle serviteur a échoué. Haplo m’a tout dit, tout avoué. Si tu veux parler, Sartan, dis au moins quelque chose d’utile. Où est la Septième Porte ? — À l’évidence, Haplo ne t’a pas tout dit, répondit Samah avec un rictus. Sinon, tu connaîtrais la réponse à ta question. Il est entré dans la Septième Porte. Avec Alfred. C’est du moins ce que j’ai déduit d’une remarque d’Alfred. Apparemment, ton Haplo se méfie autant de toi que mon Alfred de moi. Je me demande à quel moment nous nous sommes trompés… Xar fut piqué, mais eut grand soin de le dissimuler. Encore Haplo ! Haplo sait. Et pas moi ! Il enrageait. — La Septième Porte, répéta Xar comme s’il n’avait pas entendu. — Imbécile ! dit Samah avec lassitude. Lâchant les barreaux, il se rassit sur le banc de pierre. — Tu es un imbécile. Comme je l’ai été. Tu causeras l’annihilation de ton peuple. Il soupira, enfouit sa tête dans ses mains. — Comme j’ai causé celle du mien. D’un geste sec, Xar fit signe à Sang-drax, qui descendit le sombre couloir. Le seigneur était devant un dilemme. Il voulait faire souffrir Samah, mais il voulait aussi son cadavre. Ses doigts frémirent. Mentalement, il traçait déjà les runes de nécromancie qui provoqueraient la terrible résurrection. Sang-drax entra dans la cellule du Sartan. Samah ne leva pas les yeux, mais Xar le vit se raidir, bandant ses muscles pour endurer ce qui l’attendait. Qu’est-ce qui l’attendait ? se demanda Xar. Qu’allait faire le serpent-dragon ? Sa curiosité suspendit un moment son impatience à en finir. — Commence, dit-il à Sang-drax. Le serpent-dragon ne bougea pas. Il ne leva pas la main contre Samah, ne conjura ni le feu ni l’acier. Pourtant, la tête de Samah se releva soudain d’une secousse. Il fixa quelque chose que lui seul pouvait voir, les yeux dilatés de terreur. Il leva les mains, tentant de se défendre par des runes Sartanes, mais il était encore trempé d’eau de mer de Chelestra, sa magie n’agit pas. Et peut-être qu’elle n’aurait pas agi de toute façon, car Samah combattait un ennemi spirituel, un ennemi remonté des profondeurs de son être, ramené à la surface par les talents insidieux du serpent-dragon. Poussant un hurlement, Samah se leva d’un bond et se jeta contre le mur dans l’espoir de s’échapper. Il n’y avait pas d’évasion possible. Il chancela, comme sous un coup terrible, hurla encore – de douleur cette fois. Peut-être que des serres lui déchiraient la peau. Peut-être que des crocs lui arrachaient la chair, ou qu’une flèche s’était enfoncée dans sa poitrine. Il tomba, se tordant de souffrance. Puis il frissonna et s’immobilisa. Xar l’observa un moment, fronça les sourcils. — Il est mort ? Le seigneur était déçu. Bien sûr, il pourrait commencer ses opérations de résurrection, mais la mort avait été trop rapide, trop facile. — Attends, l’avertit Sang-drax. Il dit un mot en Sartan. Samah s’assit, étreignant une blessure qui n’existait pas, regardant autour de lui avec terreur. Il poussa un cri lugubre, courut à l’autre bout du cachot. Ce qui l’attaquait frappa encore. Et encore. Xar écouta les cris terrifiants du Sartan et hocha la tête avec satisfaction. — Combien de temps cela va-t-il durer ? demanda-t-il à Sang-drax qui regardait en souriant, nonchalamment appuyé contre le mur. — Jusqu’à ce qu’il meure. La peur, l’épuisement, la terreur finiront par le tuer. Mais il n’aura pas une marque sur le corps. La durée ? Elle dépend de ton bon plaisir, Seigneur Xar. Xar réfléchit. — Continue, dit-il finalement. Je vais aller questionner l’autre Sartan. Il parlera peut-être plus facilement avec les hurlements de son compatriote résonnant à ses oreilles. À mon retour, j’interrogerai Samah une dernière fois sur la Septième Porte. Puis tu pourras l’achever. Xar s’éloigna, et rejoignit Marit qui l’attendait devant la cellule de l’autre Sartan. Celui qui s’appelait Zifnab. CHAPITRE 3 ABARRACH Le vieillard était recroquevillé dans sa cellule, pâle et pathétique. Une fois, quand la souffrance arracha un cri atroce à Samah, il frissonna et se voila la face de sa barbe jaunâtre. Xar, le regardant dans l’ombre, se dit que ce misérable s’effondrerait dès qu’il taperait du pied. Xar s’approcha du cachot, fit signe à Marit d’enlever magiquement les barreaux. Les robes trempées du vieillard collaient à son corps décharné. Ses cheveux, masse détrempée, pendaient tristement dans son dos. L’eau dégoulinait de sa barbe hirsute. Près de lui, sur le banc de pierre, un chapeau pointu. Le vieillard avait dû tenter de l’essorer, car il était tout déformé. Xar le considéra d’un air soupçonneux, se disant que c’était peut-être une source de pouvoir. Il eut étrange impression que le chapeau boudait. — C’est ton ami que tu entends hurler, dit-il en s’asseyant près du vieillard, prenant grand soin de ne pas se mouiller. — Pauvre Samah, dit le vieillard en tremblant. Certains diraient qu’il l’a bien mérité, mais – sa voix adoucit – il faisait simplement ce qu’il croyait être bien. Comme tu l’as fait aussi, Seigneur du Nexus. Le vieillard releva la tête, et braqua sur Xar un regard madré des plus déconcertants. — Comme tu l’as fait aussi, répéta-t-il. Si seulement tu en étais resté là ! Si seulement il en était resté là ! soupira-t-il. Xar fronça les sourcils. Ce n’était pas du tout ce qu’il avait en tête. — La même chose va bientôt t’arriver, Zifnab… — Où ? fit le vieillard, regardant autour de lui, l’air curieux. — Où quoi ? dit Xar, irrité. — Zifnab ? Je croyais que c’était une cellule particulière, dit le vieillard, l’air profondément offensé. — N’essaye pas sur moi tes combines, vieux fou. Je ne m’y laisserai pas prendre… comme Haplo, dit Xar. Les cris de Samah s’interrompirent un instant, puis reprirent. Le vieillard regardait Xar, sans expression, attendant qu’il s’explique. — Qui ? demanda-t-il poliment. Xar fut fortement tenté de le torturer tout de suite. Il se domina avec effort. — Haplo. Tu l’as rencontré dans le Nexus, près de la Dernière Porte, celle qui conduit dans le Labyrinthe. On t’a vu et entendu, alors, ne viens pas jouer les imbéciles. — Je ne joue jamais les imbéciles, dit le vieillard, hautain. Qui m’a vu ? — Un enfant. Du nom de Tourment. Que sais-tu sur Haplo ? demanda Xar d’un ton patient. — Haplo. Oui, je crois me rappeler. Le vieillard s’amadouait. Il tendit une main tremblante et mouillée. — Un garçon assez jeune, avec la peau bleue. Il a un chien ? — Oui, gronda Xar. C’est bien Haplo. Le vieillard saisit la main de Xar et la secoua cordialement. — Transmets-lui mes amitiés… Xar lui arracha sa main, mécontent de voir ses runes s’estomper aux endroits où l’eau les avait touchées. — Ainsi, je dois transmettre à Haplo – un Patryn – les amitiés d’un Sartan, dit-il, s’essuyant la main sur ses robes. C’est donc un traître, comme je m’en doutais depuis longtemps. — Non, Seigneur du Nexus, tu te trompes, dit le vieillard, très grave et plutôt triste. De tous les Patryns, Haplo est le plus loyal envers toi. Il te sauvera. Il sauvera ton peuple, si tu le laisses faire. — Il me sauvera, moi ? La stupéfaction de Xar fut sans bornes. Puis il eut un sombre sourire. — Il ferait mieux de penser à se sauver lui-même. Comme toi, Sartan. Que sais-tu sur la Septième Porte ? — La citadelle, dit le vieillard. — Quoi ? fit Xar, avec une feinte indifférence. Qu’as-tu dit sur la citadelle ? Le vieillard ouvrit la bouche, prêt à répondre, mais il émit soudain un glapissement, comme s’il avait reçu un coup de pied. — Pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-il, pivotant sur lui-même et parlant dans le vide. Je n’ai rien dit. Oui, bien sûr, mais je croyais que tu… Bon, bon… L’air boudeur, il se retourna, et sursauta en voyant Xar. — Salut ! On s’est déjà vus ? — Alors, la citadelle ? Xar avait entendu dire quelque chose sur une citadelle, mais il ne se rappelait plus quoi. — La citadelle ? dit Zifnab, l’air ahuri. Quelle citadelle ? Xar soupira. — Je t’ai posé une question sur la Septième Porte et tu as parlé de la citadelle. — Elle n’est pas là. Absolument pas là, dit le vieillard, hochant la tête avec force. Se tournant les pouces, il embrassa sa cellule du regard, l’air curieux. — Dommage pour Tourment. — Que lui est-il arrivé ? demanda Xar, étrécissant les yeux. — Il est mort. Pauvre enfant. Xar en resta muet de stupéfaction, tandis que le vieillard continuait ses radotages. — Certains diraient que ce n’était pas sa faute. Considérant la façon dont il a été élevé et tout ça. Enfance sans amour. Un sorcier malfaisant pour père. Il n’avait pas une chance. Mais je ne marche pas ! dit le vieillard avec véhémence. C’est le problème aujourd’hui. Personne ne veut plus assumer la responsabilité de ses actes. Adam met sur le dos d’Ève l’incident de la pomme. Ève dit que c’est la faute au serpent. Et le serpent dit que c’est à cause de Dieu qui avait mis les arbres à cet endroit. Tu vois ce que je veux dire ? Personne n’assume plus ses responsabilités. Sans savoir comment, Xar avait perdu le contrôle de la situation. Il ne trouvait même plus aucun plaisir aux hurlements tourmentés de Samah. — Que sais-tu sur Tourment ? demanda-t-il. — Et toi ? tonna Zifnab. Tu fumes quarante paquets de cigarettes par jour depuis tes douze ans, et tu mets ton cancer du poumon sur le compte de la pub ! — Tu es fou furieux ! Xar lui tourna le dos. — Tue-le, ordonna-t-il à Marit. Nous ne tirerons rien de ce vieux fou tant qu’il sera en vie. — De quoi parlions-nous ? Ah, Tourment ! Le vieillard soupira, branla du chef et regarda Marit. — Voudrais-tu entendre parler de lui, ma chère ? Marit interrogea Xar du regard ; il hocha la tête. — Oui dit-elle, s’asseyant précautionneusement près de lui sur le banc de pierre. — Pauvre Tourment, soupira-t-il. Mais c’était pour le mieux. Maintenant, la paix régnera sur Arianus. Et bientôt, les nains redémarreront la Bougonne-Batte… Xar en avait assez. Il sortit de la cellule, hors de lui – avec une impression de vertige qui lui déplut. Il se força à penser rationnellement. La flamme de sa fureur s’était éteinte, comme si l’on avait fermé les jets de gaz qui éclairaient les ténèbres funéraires de ce palais. Il fit un signe à Marit. Elle quitta le vieillard qui continua à parler à son chapeau. — Ce que j’entends sur Arianus ne me plaît pas, dit-il à voix basse. Je ne crois pas ce vieux radoteur, mais je sens depuis longtemps que quelque chose s’est passé. J’aurais déjà dû recevoir des nouvelles de Tourment. Tu vas aller sur Arianus, ma Fille. Découvrir ce qui s’y passe. Mais surtout n’interviens pas ! Ne révèle ton identité à personne ! Marit hocha la tête. — Va te préparer, puis viens dans mes appartements pour tes instructions finales. Tu prendras ma nef. Tu sais comment naviguer dans les Portes de la Mort ? — Oui, Seigneur, répondit Marit. Dois-je t’envoyer quelqu’un pour me remplacer ? — Envoie-moi un lazar. Pas Kleitus, ajouta-t-il vivement. Un autre. J’aurai peut-être des questions à lui poser quand je ressusciterai Samah. — Oui, Seigneur. Marit s’inclina respectueusement et se retira. Demeuré seul, Xar foudroya Zifnab dans son cachot. Le vieillard avait apparemment oublié sa présence. Se balançant de droite et de gauche, il faisait claquer ses doigts en chantonnant. Xar remit les barreaux en place avec une sombre délectation. — Ton cadavre me dira qui tu es, vieux fou. Et tu me diras la vérité sur Haplo. Xar redescendit le couloir jusqu’à la cellule de Samah. Le serpent-dragon l’observait à travers les barreaux. Xar s’approcha de lui par-derrière. Samah gisait sur le sol, apparemment mourant, sa peau cireuse luisante de sueur. Sa respiration était irrégulière, son corps agité de spasmes. — Tu le tues, observa Xar. — Il s’est révélé plus faible que je ne pensais, Seigneur, dit Sang-drax d’un ton d’excuse. Mais je pourrais le sécher, pour lui permettre de se guérir. Il serait encore faible, sans doute trop pour chercher à s’évader. Toutefois, il y aurait un danger… — Non, dit Xar. Ranime-le juste assez pour que je puisse lui parler. Les barreaux s’évanouirent. Sang-drax entra dans le cachot, poussa Samah du bout de sa botte. Le Sartan frémit et gémit. Xar s’avança. S’agenouillant près du Sartan, le Seigneur du Nexus lui prit la tête entre ses mains et la souleva sans ménagement, ses ongles laissant des sillons ensanglantés sur son visage. Il ouvrit les yeux avec effort, fixa le seigneur, tremblant de terreur, mais sans le reconnaître. Xar lui secoua la tête, lui enfonçant ses ongles dans les chairs. — Tu me connais ! Tu sais qui je suis ! Pour toute réaction Samah ouvrit la bouche, cherchant à aspirer un peu d’air. Un râle s’échappa de ses lèvres. Xar, reconnut les signes. — La Septième Porte ? Où est la Septième Porte ? — Partie. Fermant les yeux, Samah parla d’un ton fiévreux. — Partie. Je l’ai… renvoyée. Personne ne sait… Rebelles… peuvent tenter… défaire… L’envoyer… Les yeux de Samah se dilatèrent. — Je n’ai jamais voulu… la mort… le chaos ! Qu’est-ce qui a… mal tourné ? — La Septième Porte ? insista Xar. Une écume sanglante jaillit des lèvres de Samah. Ses yeux s’immobilisèrent, fixant avec horreur quelque chose qu’il était seul à voir. Xar lui lâcha la tête qui retomba, sans force, heurtant le sol avec un bruit sourd. Le seigneur posa sa main sur la poitrine inerte, lui tâta le pouls. Rien. — Il est mort, dit Xar, contrôlant son excitation. Et ses dernières pensées ont été pour la Septième Porte. Il prétend l’avoir envoyée au loin. Quelle sottise ! Il s’est révélé plus fort que tu ne le pensais, Sang-drax. Il a eut la force de poursuivre sa supercherie jusqu’au bout ! Maintenant, vite ! Xar déchira les robes mouillées de Samah, lui découvrant la poitrine. Tirant une dague – à la lame gravée de runes – le seigneur en posa la pointe sur le cœur de Samah et perça la peau. Du sang coula, rouge et chaud. Travaillant d’une main sûre, Xar incisa les sigles de nécromancie dans la chair morte, tout en les répétant entre ses dents à mesure. La peau se refroidit sous la main du seigneur ; le sang coula plus lentement. Le serpent-dragon l’observait, un sourire dans son œil rouge. Xar ne leva pas les yeux de sa tâche. Entendant un bruit de pas qui approchaient, le Seigneur du Nexus dit simplement : — Lazar ? Tu es là ? — Je suis là. — … suis là, soupira l’écho. — Parfait. Xar recula, ses mains et sa dague couvertes de sang. Posant une main sur le cœur de Samah, il prononça un mot. La rune du cœur brilla d’un éclat bleu. Rapide comme l’éclair, la magie se propagea de sigle en sigle, et bientôt, une lumière bleue dansota sur tout le corps. Une forme surnaturelle et lumineuse parut, vacillante, près du corps, comme si l’ombre du mort était faite de lumière. Xar prit une inspiration haletante. L’image tremblotante était le spectre – la partie éthérée et immortelle de tout être vivant, ce que les menschs appellent « l’âme ». Le spectre tenta de s’arracher au corps, de s’en libérer, mais il fut retenu par l’enveloppe de chair froide et sanglante, et ne put que se contorsionner en une agonie comparable à ce qu’avait souffert le corps tourmenté. Soudain, le spectre disparut. Xar fronça les sourcils, mais alors, il vit les yeux morts pathétiquement éclairés de l’intérieur par un simulacre de vie, l’esprit ayant momentanément rejoint le corps. — J’ai réussi ! s’écria Xar avec exaltation. J’ai réussi ! J’ai ramené un mort à la vie ! Mais maintenant, qu’en faire ? Le seigneur n’avait jamais assisté à une résurrection ; il ne connaissait que les récits d’Haplo. Et, atterré et écœuré de ce qu’il avait vu, ces récits avaient été brefs. Le corps de Samah s’assit brusquement ; il était devenu un lazar. Stupéfait, Xar recula ; il activa ses runes de défense. Les lazars sont des êtres puissants, qui reviennent à la vie avec une haine virulente de tous les vivants. Et un lazar à la force de celui qui est au-delà de la fatigue et de la souffrance. Nu, le corps couvert de runes sanglantes, Samah regarda autour de lui, en pleine confusion, ses yeux morts parfois animés d’une vie pitoyable quand l’âme tremblotait dans le corps. Bouleversé, subjugué par son triomphe, le seigneur avait besoin de temps pour réfléchir, pour se calmer. — Lazar, dis-lui quelque chose, dit Xar, l’encourageant d’une main tremblante d’excitation. Parle-lui. Il recula jusqu’au mur, pour observer et se délecter de son exploit. Avant sa mort – violente, à en juger par les marques cruelles qu’il portait à la gorge – l’homme était jeune et beau. Xar ne lui accorda que peu d’attention, à part un bref regard pour s’assurer que ce n’était pas Kleitus. — Tu appartiens à mon peuple, dit le lazar à Samah. Tu es Sartan. — Je suis… j’étais, dit le cadavre. — Je suis… j’étais, geignit l’écho du spectre emprisonné. — Pourquoi es-tu venu sur Abarrach ? — Pour apprendre la nécromancie. — Tu es venu sur Abarrach pour apprendre l’art de la nécromancie, et faire des morts les esclaves des vivants. — Oui… oui… — Et maintenant, tu connais la haine que les morts vouent aux vivants, qui les retiennent dans les fers. Car maintenant, tu vois la liberté, n’est-ce pas ? Le spectre se ramassa sur lui-même et se détendit, en une vaine tentative pour se libérer. La haine qu’il y avait sur son visage quand il tourna sur Xar ses yeux aveugles, et pourtant trop clairvoyants, fit blêmir le seigneur. — Toi, lazar, dit durement le Seigneur du Nexus, comment t’appelles-tu ? — Jonathon. — Va pour Jonathon. Le nom lui disait quelque chose, mais il ne savait pas quoi. — Assez parlé de haine. Vous êtes libres maintenant, vous autres lazars, libérés des faiblesses de la chair que vous connaissiez autrefois. Vous êtes immortels. C’est un don inappréciable que nous vous avons fait, nous, les vivants… — Et que nous ne demandons qu’à partager avec vous, dit le lazar de Samah d’un ton inquiétant. — … partager avec vous, fit l’écho, alarmant. Cela déplut à Xar ; les runes de sa peau s’avivèrent. — Tu me fais perdre mon temps. J’ai beaucoup de questions à te poser, Samah. Des questions auxquelles tu me répondras. Mais la première et la plus importante est celle que je t’ai posée avant ta mort. Où est la Septième Porte ? Le cadavre trembla, se contorsionna ; le spectre regarda avec terreur par les yeux sans vie. — Je ne répondrai pas… Les lèvres bleuâtres du cadavre continuèrent à remuer, mais aucun son n’en sortit. — Je ne répondrai pas… — Si, tu répondras ! dit Xar, sévère, malgré son embarras. Comment, en effet, menacer quelqu’un qui ne ressent pas la douleur, qui ne connaît pas la peur ? Frustré, le seigneur se tourna vers Jonathon. — Qu’est-ce que ça signifie ? Vous autres Sartans, vous forciez les morts à révéler leurs secrets. Je le tiens de Kleitus lui-même, et aussi de mon envoyé qui est venu vous visiter. — Cet homme avait une volonté très forte pendant sa vie, répondit le lazar. Peut-être l’as-tu ressuscité trop vite ? Si le corps avait pu reposer pendant la période requise de trois jours, le spectre aurait quitté le corps, et alors l’âme – la volonté – n’aurait plus eu aucune influence sur le corps. Mais maintenant, la résistance qu’il t’opposait vit encore. — Mais il répondra à mes questions ? dit Xar, de plus en plus frustré. — Il y répondra. En son temps, répondit Jonathon. En son temps, il oubliera tout ce qui comptait pour lui dans la vie. Et il connaîtra la haine virulente de ceux qui continuent à vivre. — Le temps ! s’écria Xar, grinçant des dents. Combien de temps ? Un jour ? Une quinzaine. — Je ne saurais le dire. Xar vint se planter devant Samah. — Réponds à ma question ! Où est la Septième Porte ? Que t’importe maintenant ? ajouta-t-il d’un ton caressant. Cela ne signifie plus rien pour toi. Tu me défies uniquement parce que c’est la seule chose dont tu te souviennes. La lumière papillota dans les yeux morts. — Nous l’avons envoyée… au loin… — C’est faux ! Xar perdait patience. Cela ne tournait pas du tout comme il l’avait prévu. Il avait montré trop d’impatience. Il aurait dû attendre. Il attendrait la prochaine fois. Quand il tuerait le vieillard. — Envoyer au loin la Septième Porte, ça n’a pas de sens. Tu l’aurais gardée là où tu aurais pu t’en servir. Et tu t’en es peut-être servi – pour ouvrir les Portes de la Mort. Dis-moi la vérité. Est-ce que cela a quelque chose à voir avec une citadelle… — Maître ! Xar tourna la tête vers l’appel pressant venant du couloir. — Maître ! C’était Sang-drax qui gesticulait comme un fou au bout du tunnel. — Viens vite ! Le vieillard est parti ! — Il est mort ? grogna Xar. Tant mieux. Maintenant, laisse-moi… — Pas mort ! Parti ! Disparu ! — Qu’est-ce encore que cette ruse ? C’est impossible ? Comment se serait-il évadé ? — Je ne sais pas, Seigneur du Nexus. Le murmure sifflant de Sang-drax tremblait d’une telle fureur que même Xar en fut étonné. — Mais il est parti ! Viens voir par toi-même. Il n’y avait rien d’autre à faire. Foudroyant une dernière fois Samah, totalement oublieux de ce qui se passait, le seigneur descendit rapidement le couloir. Quand le Seigneur du Nexus fut parti, quand sa voix stridente et coléreuse résonna au fond du couloir, Jonathon parla, doucement, calmement. — Tu vois maintenant. Tu comprends. Le spectre regarda avec désespoir par les yeux sans vie, comme le vivant regardait tout à l’heure par les barreaux de sa prison. — Oui ! Je vois ! Je comprends ! — Tu as toujours su la vérité, n’est-ce pas ? — Comment pouvais-je l’admettre ? Nous devions apparaître à tous comme des dieux. Qu’est-ce que la vérité aurait fait de nous ? — Des mortels. Les mortels que vous étiez. — Trop tard. Tout est perdu. Tout est perdu. — Non. L’Onde se corrige elle-même. Repose-toi sur elle. Détends-toi. Laisse-toi flotter, elle te portera. Le spectre de Samah hésita. Il s’agita, sortit du corps, sans pouvoir s’en détacher. — Je ne peux pas. Je dois rester. Je dois continuer à… — À quoi faire ? À haïr ? À trembler ? À te venger ? Allonge-toi. Repose-toi sur la vague. Sens-la qui te soulève. Le cadavre de Samah resta assis sur le sol de pierre. Les yeux se levèrent sur Jonathon. — Peuvent-ils me pardonner ? — Peux-tu te pardonner toi-même ? demanda le lazar avec douceur. Le corps de Samah – enveloppe cireuse et ensanglantée – s’allongea lentement sur le lit de pierre. Il frissonna, puis s’immobilisa. Les yeux s’assombrirent, maintenant véritablement morts. Jonathon tendit la main, les ferma. Xar, soupçonnant quelque ruse, scruta attentivement la cellule de Zifnab. Rien. Pas trace du vieux Sartan hirsute et trempé. — Passe-moi cette torche ! commanda Xar, regardant autour de lui, perplexe et outragé. Le Seigneur du Nexus écarta les barreaux d’un geste impatienté, et, entrant dans le cachot, l’inspecta à la lueur de son flambeau. — Que crois-tu donc, Seigneur ? gronda Sang-drax. Qu’il joue à cache-cache ? Je te l’ai dit, il est parti ! Le ton déplut à Xar. Il se retourna, levant sa torche pour éclairer l’œil rouge du serpent-dragon. — S’il s’est évadé, c’est ta faute ! Tu étais censé le garder ! L’eau de mer de Chelestra ! grogna-t-il avec dérision. Qui les dépouille de leur magie ! À l’évidence, il n’en est rien ! — Mais si, marmonna Sang-drax. — En tout cas, il ne peut pas aller loin, dit pensivement Xar. Nous avons posté des gardes à l’entrée des Portes de la Mort. Il… Soudain, le serpent-dragon siffla – un sifflement de fureur qui sembla enrouler ses anneaux autour de Xar et l’étouffer. Il tendit la main vers le lit de pierre. — Là ! Là ! Il ne put en dire plus, la gorge étranglée de colère. Xar éclaira l’endroit de sa torche et son œil saisit comme une étincelle. Tendant la main, il prit quelque chose sur la pierre et le leva dans la lumière. — Ce n’est qu’une écaille… — Une écaille de dragon ! Sang-drax la considéra avec hostilité, sans faire un geste pour la toucher. — Peut-être, dit Xar, incertain. Beaucoup de reptiles ont des écailles, et ce ne sont pas tous des dragons. Et même si c’en est un, cela n’a rien à voir avec la disparition du vieillard. Il doit être ici depuis une éternité… — Tu as raison sans aucun doute, Seigneur du Nexus dit Sang-drax, soudain nonchalant, mais sans quitter l’écaille de l’œil. Qu’est-ce qu’un dragon – un de mes cousins – pourrait avoir à faire avec ce vieux fou ? Je vais alerter les gardes. — C’est moi qui donne les ordres… commença Xar. Mais il perdait son temps. Sang-drax avait disparu. Le seigneur embrassa la cellule du regard, furibond, en proie à une gêne inconnue et dérangeante. — Que se passe-t-il ? fut-il forcé de se demander. Et le simple fait de poser cette question lui apprit qu’il avait perdu le contrôle des événements. Que se passait-il ? Comment ce vieillard débile avait-il pu s’évader ? Et, plus important encore, que craignait Sang-drax ? Que savait le serpent-dragon et qu’il ne disait pas ? — Haplo se méfiait d’eux, se dit le seigneur, foudroyant l’écaille qu’il tenait à la main. Il m’avait averti de ne pas leur faire confiance. Non que j’aille ajouter foi à ce que disent Haplo et Samah. Mais je commence à croire que ces serpents-dragons ont des objectifs à eux, qui peuvent ou non coïncider avec les miens. « Oui, Haplo m’avait mis en garde contre eux. Mais si c’était pour dissimuler qu’il est de mèche avec eux ? Autrefois, ils l’appelaient « Maître ». Il me l’a dit lui-même. Et Kleitus leur parle. Peut-être qu’ils sont tous ligués contre moi. Xar promena son regard autour de la cellule. La torche s’éteignait, l’ombre s’épaississait, commençait à se refermer sur lui. Peu lui importait qu’il y ait ou non de la lumière. Les sigles de son corps pouvaient éclairer les ténèbres s’il le voulait. Il le voulait. Jetant la torche inutile, il fit reculer la nuit avec sa magie. Il n’aimait pas ce monde, cet Abarrach. Il se sentait constamment étouffé, asphyxié. L’air était délétère, et même si sa magie en annulait le poison, elle ne lui enlevait pas la puanteur des vapeurs sulfureuses, l’odeur douceâtre de la mort. — Il faut que je passe à l’action, et vite, dit-il. Il commencerait en déterminant l’emplacement de la Septième Porte. Xar quitta la cellule de Zifnab, descendit rapidement le couloir. Le lazar qui avait dit s’appeler Jonathon (par qui Xar avait-il entendu prononcer ce nom ? Par Haplo, sans aucun doute, mais dans quel contexte ?) était debout devant lui. Le corps lui-même ne bougeait pas, mais le spectre s’agitait sans discontinuer, d’une manière que Xar trouva très déconcertante. — Tu as rempli ton rôle, lui dit Xar. Tu peux disposer. Le lazar ne répondit pas, ne discuta pas. Il s’en alla. Xar attendit qu’il ait disparu, puis, l’écartant de son esprit, de même que Sang-drax et l’écaille de dragon, il tourna son attention sur ce qui importait. Sur Samah. Le corps, allongé sur le lit de pierre, semblait dormir paisiblement. Xar trouva cela plus irritant que tout le reste. — Lève-toi ! dit-il sèchement. J’ai à te parler. Le cadavre ne bougea pas. Le seigneur sentit la panique monter en lui. Il vit alors que les yeux étaient clos. Il n’avait jamais vu aucun lazar circuler avec les yeux fermés, pas plus qu’un vivant. Xar se pencha sur lui, souleva une paupière molle. Rien ne le regarda. Aucune lueur inquiétante ne brilla dans la prunelle. Les yeux étaient vides. Le spectre s’était enfui. Samah était libre. CHAPITRE 4 NECROPOLIS ABARRACH Marit ne mit pas longtemps à préparer son voyage. Elle choisit quelques vêtements pour Arianus, parmi les garde-robes des Sartans assassinés par leurs propres morts, sélectionna une tenue dissimulant ses sigles, y joignit ses armes favorites gravées de runes, et alla déposer son sac dans une nef Patryn flottant sur la mer de lave d’Abarrach. Puis elle retourna au château de Necropolis. Elle enfila les couloirs encore maculés du sang de la terrible Nuit des Morts Ressuscités – nom que les lazars avaient donné à leur triomphe. C’était du sang de Sartans, du sang de leurs ennemis, et les Patryns n’avaient rien fait pour le nettoyer. Le sang séché des Sartans, mêlé aux runes brisées de leur magie, était devenu pour les Patryns le symbole de l’écrasement de leur ancien ennemi. D’autres Patryns croisèrent Marit qui se rendait au bureau du seigneur. Pas de salutations, pas de temps perdu en conversations futiles. Les Patryns que Xar avait amenés avec lui sur Abarrach étaient les plus forts et les plus coriaces d’un peuple fort et coriace. Presque tous avaient été Nomades. Chacun était parvenu jusqu’à la Dernière Porte, ou tout près. La plupart avaient été finalement sauvés par Xar. Peu de Patryns actuellement vivants ne devaient pas leur vie au seigneur. Marit était fière d’avoir lutté au côté du seigneur dans le combat ultime qui l’avait libérée du Labyrinthe… Elle approchait de la Dernière Porte quand de gigantesques oiseaux aux ailes de cuir et aux crocs acérés l’avaient attaquée. Ils commençaient par handicaper leur victime en lui crevant les yeux, puis se gorgeaient de sa chair tiède et palpitante. Marit les combattit en se métamorphosant en aigle géant, déchirant les ailes de cuir de ses serres, plongeant sur eux en piqué et les mettant hors de combat. Mais, comme toujours, l’atroce magie du Labyrinthe se fortifia à l’approche de la défaite. Les oiseaux aux ailes de cuir se multiplièrent. Elle fut frappée encore et encore, blessée par les becs et les griffes. Ses forces s’épuisèrent ; elle s’abattit, trop faible pour conserver magiquement sa forme d’aigle. Reprenant sa forme humaine, elle s’engagea dans une bataille perdue d’avance, elle le savait, les ailes de cuir battant son visage, les becs cherchant à lui crever les yeux. Les chairs arrachées et en sang, elle tomba à genoux, prête à renoncer et mourir quand une voix tonna au-dessus d’elle. — Lève-toi, ma Fille ! Lève-toi et combats ! Tu n’es plus seule ! Ouvrant les yeux, la vue déjà troublée à l’approche de la mort, elle vit son seigneur, le Seigneur du Nexus. Il parut comme un dieu, brandissant des globes de flammes. Il la protégea de son corps tandis qu’elle se relevait. Il lui tendit sa main noueuse et ridée, mais pour elle la plus belle du monde, car elle lui rendait non seulement la vie, mais l’espoir et le courage. Ensemble, ils combattirent et obligèrent le Labyrinthe à reculer. Les oiseaux qui avaient survécu, s’enfuirent, déçus, poussant des croassements stridents. Alors, les forces de Marit l’abandonnèrent, elle tomba. Le seigneur la souleva dans ses bras puissants, et la porta jusqu’à la Dernière Porte, jusqu’à la liberté. — Je jure de te consacrer ma vie, Seigneur, murmura-t-elle avant de perdre connaissance. Toujours… à jamais… Il avait souri. Le seigneur entendait souvent ces promesses, sachant qu’elles seraient toutes tenues. Marit avait choisi de venir sur Abarrach avec son seigneur. Une parmi beaucoup d’autres, qui tous acceptaient de donner leur vie pour l’homme qui leur avait rendu la leur. À l’approche du bureau Marit fut contrariée de voir un lazar arpenter les couloirs. D’abord, elle pensa que c’était Kleitus, et allait le renvoyer. Ce château avait été à lui autrefois, c’était vrai, mais il n’avait rien à faire là. Un examen plus attentif, auquel elle se livra avec la plus extrême répugnance, lui révéla que c’était le lazar qu’elle avait envoyé servir son seigneur dans les cachots. Que faisait-il ici ? Si elle avait cru cela possible, elle aurait juré que le lazar s’attardait devant le bureau, pour écouter ce qui se disait à l’intérieur. Marit allait lui ordonner de s’en aller, quand une voix – une autre voix de lazar à l’écho inquiétant – devança ses paroles. — Jonathon, dit Kleitus, arrivant de sa démarche traînante, j’ai entendu le seigneur Patryn rager de son échec à ressusciter le mort. Je me suis dit que tu ne devais pas y être étranger. J’ai eu raison, semble-t-il. — … semble-t-il, se lamenta l’écho. Ils parlaient en Sartan, langue que Marit comprenait, mais qui la mettait mal à l’aise. Elle recula dans l’ombre, espérant apprendre quelque chose qui servirait à son seigneur. Le lazar nommé Jonathon se retourna lentement. — Je peux te donner la même paix que j’ai donnée à Samah, Kleitus. Le Dynaste éclata de rire – rire terrible rendu encore plus terrifiant par l’écho. — Tu serais trop heureux de me réduire en poussière, j’en suis certain ! De me livrer à l’anéantissement ! — Pas à l’anéantissement, rectifia Jonathon. À la liberté. Sa voix douce et son doux écho, se superposant à l’écho désespéré de Kleitus, se fondirent en notes tristes mais harmonieuses. — La liberté ! s’écria Kleitus, grinçant des dents. Je te donnerai la liberté ! — … liberté, hurla l’écho. Kleitus se rua sur Jonathon, refermant ses mains squelettiques sur sa gorge. Les deux cadavres bataillèrent, les pauvres mains de Jonathon saisissant les poignets de Kleitus, essayant de lui faire lâcher prise. Le lazar se débattait, enfonçant ses longs ongles dans les chairs, qui ne saignaient pas. Marit regardait, horrifiée, dégoûtée, sans faire un geste pour intervenir. Ce n’était pas son combat. Craquement soudain. Un bras de Kleitus se plia selon un angle bizarre. Jonathon repoussa son assaillant, qui alla cogner dans le mur. Kleitus soutenait de la main son membre brisé, foudroyant son adversaire avec haine. — Tu as parlé au Seigneur Xar de la Septième Porte ! dit Jonathon. Pourquoi ? Pourquoi hâter ce qui sera ta destruction, tu le sais ? Kleitus massait son bras cassé en marmonnant des runes. L’os commençait à se reformer ; c’est ainsi que les corps pourrissants des lazars restaient fonctionnels. Levant les yeux sur Jonathon, le cadavre eut un hideux sourire. — Je ne lui ai pas dit où elle est. — Il le trouvera. — Oui, il le trouvera ! dit Kleitus avec un rire mauvais. Haplo le lui dira. Haplo le conduira jusqu’à cette chambre. Ils seront dans la chambre tous ensemble… — … tous ensemble, soupira l’écho. — Et toi, tu les y attendras, dit Jonathon. — J’ai trouvé ma « liberté » dans cette chambre, dit Kleitus, ses lèvres bleuâtres se retroussant en un rictus. J’aiderai les autres à trouver la leur ! Comme tu trouveras la tienne… Le Dynaste fit une pause, tourna la tête pour regarder Marit, de ces yeux étranges qui étaient parfois ceux d’un mort et parfois ceux d’un vivant. Marit en eut la chair de poule ; les sigles de ses bras s’avivèrent. Elle se maudit en silence. Elle n’avait pas fait un bruit, à peine une inspiration un peu forte, mais ça avait suffi à la trahir. Il n’y avait plus rien à faire. Elle s’avança résolument. — Que faites-vous ici, lazars ? Vous espionnez mon seigneur ? Allez-vous-en, ordonna-t-elle, ou faudra-t-il que j’appelle le Seigneur Xar ? Le lazar nommé Jonathon partit immédiatement, glissant dans les couloirs éclaboussés de sang. Kleitus demeura, la lorgnant d’un œil haineux. Il semblait se préparer à l’attaque. Marit commença à formuler un sort runique dans sa tête ; ses sigles brillèrent d’un vif éclat. Kleitus, de sa démarche traînante, disparut dans l’ombre des couloirs. Frissonnante, se disant que n’importe quel ennemi vivant, quelle que fût sa puissance, était préférable à ces morts vivants, Marit allait frapper à la porte quand elle entendit à l’intérieur la voix furieuse de son seigneur. — Et tu ne m’en as pas averti ! Il faut que j’apprenne d’un vieux fou de Sartan ce qui se passe dans mon univers ! — Je vois maintenant que j’ai commis une erreur en négligeant de te prévenir, Seigneur Xar. Ma seule excuse, c’est que tu étais absorbé dans l’étude de la nécromancie, et que je ne voulais pas te perturber par une mauvaise nouvelle. C’était Sang-drax, parlant d’une voix geignarde. Marit se demanda ce qu’elle devait faire. Elle ne voulait pas se mêler à une dispute entre son seigneur et Sang-drax, qu’elle détestait cordialement. Pourtant, son seigneur lui avait ordonné de venir au rapport immédiatement. Et elle ne pouvait guère rester devant la porte. Elle aurait l’air d’écouter indiscrètement, comme les lazars. Profitant d’un silence dans la conversation – peut-être parce que Xar était muet de rage – elle frappa timidement à la porte de kairn tressé. — Seigneur Xar, c’est moi, Marit. La porte s’ouvrit magiquement sur un signe de Xar. Sang-drax s’inclina avec obséquiosité. Marit l’ignora et regarda Xar. — Tu es occupé, Seigneur. Je reviendrai… — Non, ma chère, entre. Cela vous concerne, toi et ton voyage. Xar avait retrouvé son calme, mais c’est les yeux flamboyants qu’il se tourna vers Sang-drax. Marit entra, et referma la porte derrière elle, après s’être assurée que le couloir était vide. — J’ai surpris Kleitus et un autre lazar devant ta porte, Seigneur, dit-elle. Je crois qu’ils cherchaient à surprendre ce que tu disais. — À leur aise, dit Xar avec indifférence. Puis il s’adressa à Sang-drax. — Ainsi, tu as combattu Haplo sur Arianus. Pourquoi ? — Je tentais d’empêcher les menschs de prendre le contrôle de la Bougonne-Batte, Seigneur. La puissance de la machine est immense, comme tu l’as deviné toi-même. Quand elle commencera à fonctionner, non seulement elle changera Arianus, mais elle affectera également tous les autres mondes. Dans les mains des menschs… Sang-drax haussa les épaules, laissant cette terrible possibilité à l’imagination. — Et Haplo aidait les menschs ? poursuivit Xar. — Non seulement il les aidait, Seigneur, mais il leur fournissait des informations – provenant sans aucun doute de son ami Sartan – sur le fonctionnement de la machine. Xar étrécit les yeux. — Je ne te crois pas. — Il a un livre, écrit en quatre langues : sartan, elfien, nain et humain. D’où pourrait-il le tenir, Seigneur, sinon du Sartan qui se fait appeler Alfred ? — Si ce que tu dis est vrai, alors il devait l’avoir la dernière fois qu’il m’a vu dans le Nexus, marmonna Xar. Pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? — Il désire régner sur Arianus, Seigneur. Et peut-être aussi sur les trois autres mondes. N’est-ce pas évident ? — Et ainsi, les menschs, sous la direction d’Haplo, sont sur le point de démarrer la Bougonne-Batte, dit Xar, serrant les poings. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ? — M’aurais-tu cru ? demanda doucement Sang-drax. J’ai perdu un œil, mais ce n’est pas moi qui suis aveugle. C’est toi, Seigneur du Nexus. Regarde ! Regarde les preuves que tu as rassemblées – et qui vont toutes dans le même sens. Plusieurs fois, Haplo t’a menti, trahi. Et tu l’as toléré. Tu l’aimes, Seigneur. Ton amour t’a aussi sûrement aveuglé que son épée m’a éborgné. Marit tremblait, épouvantée de la témérité du serpent-dragon. Elle attendit que la fureur de Xar les foudroie de son tonnerre. Mais Xar se détendit, desserrant lentement les poings. Ses mains tremblaient. S’appuyant sur son bureau, il détourna les yeux. — L’as-tu massacré ? demanda le seigneur d’une voix rauque. — Non, Seigneur. Il fait partie de ton peuple, et j’ai pris grand soin de l’épargner. Je l’ai grièvement blessé, ce dont je m’excuse. Parfois, je ne connais pas ma force. J’ai déchiré sa rune-cœur. Le voyant mourant, j’ai réalisé ce que j’avais fait, et, craignant ton déplaisir, j’ai quitté la bataille. — Et c’est ainsi que tu as perdu un œil ? demanda Xar, ironique. En quittant la bataille ? L’œil rouge de Sang-drax flamboya, et les runes de défense de Marit s’activèrent. Xar continua à regarder le serpent-dragon avec un calme apparent, et Sang-drax baissa la paupière, éteignant le rougeoiement maléfique. — Les tiens sont d’habiles guerriers. Seigneur. L’œil unique se posa sur Marit, brilla brièvement, puis la lueur disparut. — Et dans quel état se trouve Haplo actuellement ? demanda Xar. Pas brillant, je suppose. Il faut du temps pour guérir la rune-cœur. — C’est vrai, Seigneur. Il est très faible, et mettra longtemps à se rétablir. — Comment Tourment est-il mort ? demanda Xar avec calme, malgré ses yeux qui luisaient dangereusement. Et pourquoi Haplo t’a-t-il attaqué ? — Tourment en savait trop, Seigneur. Il t’était fidèle. Haplo avait engagé un mensch du nom de Hugh-la-Main, un tueur ami d’Alfred, pour assassiner Tourment. Cela fait, Haplo a pris le contrôle de la Bougonne-Batte pour son compte. Quand j’ai tenté de l’arrêter – en ton nom, Seigneur Xar — Haplo a poussé les menschs à nous attaquer, moi et mon peuple. — Et ils vous ont vaincus ? Des menschs vous ont vaincus ? dit Xar, écœuré. — Ils ne nous ont pas vaincus, Seigneur, dit Xar avec dignité. Comme je te l’ai dit, nous nous sommes retirés. Nous avions peur d’endommager la Bougonne-Batte en poursuivant le combat. Nous savions que tu la voulais intacte, alors, déférant à ton désir, nous avons quitté Arianus. Sang-drax releva la tête ; son œil rouge luisait. — Il n’y avait pas urgence. Ce que mon Seigneur veut, mon Seigneur l’obtiendra. Quant aux menschs, ils ont peut-être trouvé la paix pour le moment, mais elle ne durera guère ; telle est leur nature. Xar foudroya le serpent-dragon, qui n’en menait pas large. — Que se passe-t-il sur Arianus en ce moment ? — Hélas, Seigneur, comme je te l’ai dit, les nôtres en sont partis. Je peux les y renvoyer si tu le trouves vraiment nécessaire. Toutefois, je me permets de suggérer que les véritables intérêts de mon Seigneur se trouvent sur Pryan… — Encore Pryan ! Qu’est-ce qu’il y a de si important sur Pryan ? — L’écaille de dragon découverte dans la cellule du vieillard… — Et alors ? demanda Xar, impatienté. — Ces créatures viennent de Pryan, Seigneur. Sang-drax fit une pause, puis reprit à voix basse : — Autrefois, Seigneur, ces dragons étaient les serviteurs des Sartans. Il m’est venu à l’idée que les Sartans ont peut-être laissé sur Pryan quelque chose qu’ils veulent garder secret, à l’abri, bien gardé… comme la Septième Porte. La colère de Xar tomba soudain. Il se fit pensif. Il venait juste de se rappeler où il avait entendu parler des citadelles de Pryan. — Je vois. Et tu dis que ces dragons n’existent que sur ce monde ? — C’est ce qu’Haplo a rapporté lui-même, Seigneur. Et c’est là qu’il a rencontré ce vieux fou de Sartan. Sans aucun doute, le dragon et le vieux Sartan sont retournés sur Pryan. Et qui sait s’ils n’en reviendront pas avec une armée de titans ? Xar dissimula soigneusement son excitation. — Peut-être que j’irai sur Pryan, dit-il d’un ton dubitatif. Nous en discuterons plus tard, Sang-drax. Sache que je suis mécontent de toi. Tu peux disposer. Accablé par la colère du seigneur, le serpent-dragon se retira piteusement. Après son départ, Xar garda longtemps le silence. Marit se demanda s’il n’avait pas changé d’avis au sujet de sa mission sur Pryan, puisqu’il venait d’apprendre ce qui s’y passait de la bouche de Sang-drax. Mais sa pensée suivait apparemment un autre cours car il murmura soudain : — Non, je n’ai pas confiance en lui. Mais, se demanda Marit, parlait-il de Sang-drax… ou d’Haplo ? Il se retourna vers elle, sa décision prise. — Tu vas aller sur Arianus, ma Fille. Tu y apprendras la vérité sur ce qui s’y passe. Sang-drax avait une raison pour me la dissimuler, et je ne crois pas que ce soit pour m’empêcher de souffrir ! Bien que, ajouta-t-il d’un ton plus doux, la trahison d’un des miens, surtout d’Haplo… Il se tut un moment, pensif. — J’ai lu que dans l’ancien monde, avant la Séparation, les Patryns étaient un peuple froid et sévère, qui ne connaissaient pas l’amour, qui s’enorgueillissaient de ne jamais ressentir d’affection, même envers les leurs. Le désir était permis, encouragé pour perpétuer l’espèce. Le Labyrinthe nous a donné de dures leçons. Je me demande s’il ne nous a pas enseigné l’amour. Xar soupira. — La trahison d’Haplo m’a infligé des souffrances pires que toutes celles que j’ai endurées des créatures du Labyrinthe. — Je ne crois pas qu’il t’ait trahi, Seigneur, dit Marit. — Non ? dit Xar, posant sur elle un regard pénétrant. Pourquoi pas ? Est-il possible que tu l’aimes, toi aussi ? Marit s’empourpra. — Ce n’est pas la raison. Je ne crois aucun Patryn capable de te trahir. Il scruta son visage, comme cherchant un sens plus profond à ses paroles. Elle soutint son regard avec calme, et cela lui suffit. — C’est parce que ton cœur est fidèle, ma Fille. Et tu ne parviens pas à concevoir la déloyauté. S’il est prouvé qu’Haplo s’est rendu coupable de trahison, non seulement envers moi, mais envers notre peuple, quel châtiment mériterait-il ? — La mort, Seigneur, répondit Marit avec calme. Xar hocha la tête en souriant. — Bien parlé, ma Fille. Dis-moi, ajouta-t-il avec le même regard pénétrant, as-tu déjà célébré l’union-rune avec un homme ou une femme ? — Non, Seigneur. D’abord étonnée de la question, elle finit par comprendre ce qu’il avait en tête. — Tu te trompes, Seigneur, si tu crois qu’Haplo et moi… — Non, non, ma Fille, l’interrompit vivement Xar. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, quoique je sois content de l’apprendre. Ma question avait une raison plus égoïste… Retournant à son bureau, Xar y prit un long poinçon, posé près d’un flacon d’encre d’un bleu presque noir. Il marmonna quelques mots en Patryn au-dessus de l’encrier. Puis, rabattant son capuchon en arrière, il souleva ses longs cheveux, révélant une rune bleue tatouée sur son front. — Veux-tu célébrer l’union-rune avec moi, ma Fille ? demanda-t-il avec douceur. Marit le considéra, stupéfaite, puis tomba à genoux. Fermant les poings, elle baissa la tête. — Seigneur, je ne suis pas digne d’un tel honneur. — Si, ma Fille. La plus digne. Toujours à genoux, elle leva vers lui son visage. — Alors, Seigneur, j’accepte de célébrer l’union-rune avec toi, et ce sera la plus grande joie de ma vie. Déchirant son corsage, elle dénuda ses seins tatoués de sigles. Xar lui rabattit ses longs cheveux bruns en arrière. Puis sa main chercha les petits seins ronds et fermes. Elle ferma les yeux et frissonna, plus impressionnée qu’enivrée à ce contact. Xar s’en aperçut. Sa main noueuse interrompit sa caresse. Elle l’entendit soupirer. — Il y a des jours où je regrette ma jeunesse. Celui-ci en est un. Marit ouvrit les yeux, brûlant de honte qu’il se soit mépris. — Seigneur, je serai heureuse de réchauffer ton lit… — Ah, mais c’est bien de cela qu’il s’agirait, ma Fille – de réchauffer mon lit, dit Xar, ironique. Je crains d’être incapable de te retourner cette faveur. Voilà longtemps que le feu de mes reins s’est éteint. Mais nos esprits s’uniront, si nos corps ne le peuvent. Il posa le poinçon sur son front et perça la peau. Marit frissonna, mais pas de douleur. À partir de leur naissance, les Patryns sont tatoués à différentes époques de leur croissance. Non seulement ils sont habitués à la souffrance, mais on leur apprend à la supporter sans broncher. Marit frissonna en sentant la magie couler du corps de Xar dans le sien, et qui deviendrait de plus en plus puissante à mesure qu’il tatouerait le sigle qui les unirait – sa rune-cœur entremêlée à celle de Marit. Il répéta le processus encore et encore, perçant cent fois la peau douce de Marit, jusqu’à ce qu’il ait terminé le dessin compliqué. Il partagea son extase – extase de l’esprit, sinon du corps. Mais après l’ivresse de l’union-rune, l’accouplement physique est généralement décevant. Quand il eut fini, il reposa le poinçon ensanglanté sur son bureau, et, s’agenouillant devant elle, il la prit dans ses bras. Il appuya son front contre le sien, sigle sur sigle, le cercle de leurs êtres refermé. Marit cria de plaisir, et s’abandonna dans ses bras, languissante et tremblante. Satisfait de cette réaction, il la serra sur son cœur jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son calme. Puis il lui releva le menton et la regarda dans les yeux. — Nous ne faisons plus qu’un. Quelle que soit la distance qui nous sépare, nos pensées seront toujours réunies. Les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, il la tenait en son pouvoir ; elle était en transe, en adoration, sa chair souple et docile sous ses doigts. Elle avait l’impression que tous ses os s’étaient dissous sous ses mains, sous son regard. — Tu as aimé Haplo autrefois, dit-il doucement. Marit hésita, puis baissa la tête, en un acquiescement silencieux, honteux. — Moi aussi, ma Fille, dit-il doucement. Moi aussi. Cela sera un lien de plus entre nous. Et si je juge bon de le condamner à mort, c’est toi qui l’exécuteras. Marit releva la tête. — Oui, Seigneur. Xar la regarda, dubitatif. — Tu as parlé bien vite, Marit. Je dois être certain. Tu t’es unie avec lui. Et pourtant, tu le tueras ? — Je me suis unie avec lui, j’ai porté son enfant, mais si mon Seigneur l’ordonne, je le tuerai. La voix était calme et égale. Il n’y perçut aucune hésitation, ne sentit aucune tension dans son corps. Mais une pensée la frappa. C’était peut-être une mise à l’épreuve… — Seigneur, dit-elle, serrant ses mains dans les siennes, je n’ai pas encouru ton déplaisir. Tu ne doutes pas de ma fidélité… — Non, ma Fille – ou plutôt, ma Femme, dit-il en souriant. Elle lui baisa les mains. — Non, ma Femme. Tu es le choix logique. J’ai vu dans le cœur d’Haplo. Il t’aime. Toi et toi seule parmi les nôtres seras capable de pénétrer le cercle de son être. Tu es la seule en qui il aura confiance. Et il hésitera à te nuire – à toi, la mère de son enfant. — Connaît-il l’existence de l’enfant ? demanda Marit, étonnée. — Il la connaît. — Comment est-ce possible ? Je l’ai quitté sans le lui dire. Je ne l’ai jamais dit à personne. — Quelqu’un l’a découvert. Où est l’enfant ? ajouta Xar, fronçant les sourcils. De nouveau, Marit eut l’impression de subir un test. Mais elle ne pouvait répondre qu’une chose : la vérité. Elle haussa les épaules. — Je ne sais pas. Je l’ai donné à une tribu de Squatters. Xar reprit sa sérénité. — Sagement agi, ma Femme. S’écartant d’elle, il se releva. — Il est temps que tu partes pour Arianus. Nous communiquerons par la rune-joint. Tu me transmettras ce que tu découvriras. Surtout, garde ton arrivée secrète. Haplo ne doit pas savoir qu’il est surveillé. S’il doit mourir, tu devras le prendre par surprise. — Oui, Seigneur. — Mari, dit-il, la taquinant gentiment. Tu dois m’appeler « mon Mari ». — C’est un trop grand honneur pour moi, Sei… mon Ma… mon Mari, bredouilla-t-elle, inquiète d’avoir tant de mal à prononcer ce mot. Il effleura son front de la main. — Couvre le sigle de l’union-rune. Si Haplo le voyait, il reconnaîtrait ma marque, et il saurait que toi et moi, nous ne faisons plus qu’un. Il se méfierait de toi. — Oui, Sei… mon Mari. — Adieu donc, ma Femme. Tiens-moi au courant dès que possible. Xar retourna à son bureau, s’assit, et, sans lui accorder un regard, se mit à feuilleter un livre, le front plissé de concentration. Marit ne s’étonna pas d’être congédiée si froidement par son nouveau mari. Elle était assez intelligente pour comprendre qu’il s’agissait entre eux d’une union de convenance, faite pour faciliter les rapports qu’elle transmettrait de ce monde lointain. Quand même, elle était contente. C’était la marque de sa confiance en elle. Maintenant, ils étaient unis pour la vie, et, par l’échange de leur magie, pourraient communiquer par le cercle combiné de leurs êtres. Une union si intime avait ses avantages, mais aussi ses inconvénients – surtout pour des Patryns, qui tendaient à être des solitaires, refusant même à leurs proches la connaissance de leurs pensées et de leurs sentiments. Peu de Patryns célébraient l’union-rune. La plupart se contentaient de joindre le cercle de leurs êtres. Xar avait fait un grand honneur à Marit. Il avait imprimé sa marque sur elle, et quiconque la verrait, saurait qu’ils étaient unis. Le fait d’être sa femme accroîtrait son prestige parmi les Patryns. À sa mort, elle pourrait peut-être assumer le gouvernement de son peuple. On doit dire à l’honneur de Marit qu’elle n’y pensait pas. Elle était touchée, honorée, éblouie, subjuguée, incapable de rien ressentir qu’un amour sans bornes pour son seigneur. Elle aurait voulu vivre éternellement pour le servir éternellement. Sa seule idée était de lui complaire. Son front piquait et brûlait. Elle sentait encore le contact de sa main sur ses seins nus. Elle conserverait à jamais le souvenir de cette souffrance bénie et de cette caresse. Elle quitta Abarrach, franchissant les Portes de la Mort dans sa nef. Il ne lui vint pas à l’idée de rapporter à Xar la conversation surprise entre les deux lazars. Dans son excitation, elle l’avait complètement oubliée. Dans son bureau de Necropolis, Xar reprit l’étude d’un texte Sartan sur la nécromancie. Il était de bonne humeur. C’est agréable d’être révéré, adoré, et il avait vu révérence et adoration dans les yeux de Marit. Elle était à ses ordres avant cela, mais elle l’était doublement maintenant ; liée à lui corps et âme. Elle s’ouvrirait à lui totalement, comme tant d’autres avant elle. Une loi non écrite interdit à tout Patryn de s’unir à plus d’une personne à la fois, tant que le partenaire de l’union-rune est vivant. Mais, en ce qui le concernait, Xar était la loi. Il avait découvert que l’union-rune lui ouvrait bien des secrets. Quant à révéler ses propres secrets à d’autres, Xar était mentalement trop discipliné pour permettre que cela se produise. Il révélait de lui ce qu’il jugeait utile, ni plus, ni moins. Il était content de Marit, comme il l’aurait été de toute arme nouvelle tombée entre ses mains. Elle ferait avec empressement tout ce qui devrait être fait – même s’il fallait tuer l’homme qu’elle avait aimé autrefois. Et Haplo mourrait sachant qu’il avait été trahi. — Et ainsi, dit Xar, je serai vengé. CHAPITRE 5 LA FORTERESSE DE LA FRATERNITÉ, SKURVASH, ARIANUS — Il est arrivé, leur parvint le rapport. Il est debout devant la porte. L’Ancien regarda Ciang, les yeux suppliants. L’Elfe formidable n’avait qu’à dire… Non, elle n’avait qu’à hocher la tête… et Hugh-la-Main serait mort. Un archer était posté derrière une fenêtre, au-dessus de l’entrée. Si l’Elfe, assise très droite dans son fauteuil, inclinait imperceptiblement son crâne chauve, l’Ancien la quitterait pour apporter à l’archer un couteau de bois avec le nom de Hugh gravé sur sa lame. Et, sans hésitation, l’archer lui décocherait sa flèche dans le cœur. Hugh le savait. Il prenait un risque énorme en revenant à la Fraternité. Le couteau n’avait pas circulé pour lui (dans le cas contraire, il aurait été mort) mais la rumeur murmurait que Ciang était mécontent de Hugh-la-Main et qu’il avait été mis à l’écart. Personne ne le tuerait, mais personne ne l’aiderait non plus. La mise à l’écart ne précédait que d’un pas la circulation du couteau. Un membre mis à l’écart avait tout intérêt à venir à la Fraternité donner des explications, et vite. C’est pourquoi l’arrivée de Hugh ne surprit personne à la forteresse, même si certains furent déçus. Pouvoir affirmer qu’on avait tué Hugh-la-Main, l’un des plus grands assassins qu’ait jamais engendrés la Guilde, ça aurait valu une fortune. Mais personne n’osait s’y risquer sans autorisation. Hugh était – ou avait été – l’un des favoris de Ciang. Et bien que son bras protecteur fût noueux, ridé et marqué de taches de vieillesse, il était aussi marqué de taches de sang. Personne n’oserait toucher Hugh si Ciang ne l’ordonnait pas. Ciang se mordilla les lèvres de ses petites dents jaunes. Sachant que c’était un signe d’indécision, l’Ancien reprit espoir. Peut-être existait-il encore une émotion capable de toucher le cœur insensible de la vieille femme. Pas l’amour. La curiosité. Ciang se demandait pourquoi Hugh était revenu, sachant que sa vie ne tenait qu’à un mot tombé de ses lèvres. Et ce n’était pas son cadavre qui le lui dirait. — Je le verrai. Fais-le monter. Ciang prononça ces paroles à contrecœur et en fronçant les sourcils, mais c’est tout ce que l’Ancien demandait. Craignant qu’elle ne change d’avis, il sortit en toute hâte, ses vieilles jambes le portant plus vite qu’elles ne l’avaient fait depuis vingt ans. Saisissant l’énorme anneau de fer attaché à la porte, l’Ancien l’ouvrit lui-même. — Entre, Hugh, entre, dit l’Ancien. Elle accepte de te voir. Hugh entra, s’immobilisa dans le hall pour laisser sa vue s’habituer à la pénombre. L’Ancien le regardait, intrigué. Il en avait vu d’autres qui, dans la même situation, défaillaient de soulagement ; parfois à tel point que l’Ancien était obligé de les soutenir. Tous connaissaient l’existence de l’archer. Hugh savait qu’il avait été à un hochement de tête d’une mort certaine. Pourtant, ça ne se voyait pas sur son visage, plus dur que le granit de la forteresse. Enfin, les yeux perçants de l’Ancien saisirent peut-être une lueur d’émotion, mais pas celle qu’il attendait. Quand la porte s’était ouverte, sur la vie et non sur la mort, un instant, Hugh-la-main avait semblé déçu. — Ciang me verra-t-elle immédiatement ? demanda Hugh, à voix basse et bourrue. Il leva la main, paume ouverte, pour montrer ses cicatrices. Ainsi voulait le rituel. L’Ancien scruta attentivement les cicatrices, bien qu’il eût toujours connu cet homme, si loin que remontât son souvenir. Cela aussi faisait partie du rituel. — Immédiatement. Tu peux monter. Puis-je me permettre de te dire que je suis très content de te voir en bonne santé ? dit-il d’une voix tremblante. Le visage sombre et sévère de Hugh se détendit un peu. Il posa sa main couturée sur le bras maigre du vieillard pour le remercier, puis il commença à gravir les innombrables marches menant aux appartements de Ciang. L’Ancien le suivit des yeux. La Main avait toujours été étrange. Et peut-être que les rumeurs circulant sur lui étaient vraies. Ce qui expliquerait beaucoup de choses. Branlant du chef, sachant qu’il ne le saurait sans doute jamais, l’Ancien reprit son poste près de la porte. Hugh montait lentement, sans regarder à droite ni à gauche. De toute façon, il ne verrait personne, et personne ne le verrait – c’était une des règles de la forteresse. Maintenant qu’il était arrivé, il n’était plus pressé. Convaincu qu’il mourrait d’une flèche de l’archer, il n’avait guère pensé à ce qu’il ferait s’il en réchappait. Tout en montant, tiraillant nerveusement l’une des tresses de sa barbe, il réfléchit à ce qu’il allait dire. Il inventa plusieurs variantes. À la fin, il renonça. Avec Ciang, il n’y avait qu’une chose à dire – la vérité. Elle la connaissait déjà sans doute, d’ailleurs. Il enfila le couloir vide et silencieux, lambrissé de bois noir très rare. Au bout, s’ouvrait la porte de Ciang. Hugh s’arrêta sur le seuil, regarda à l’intérieur. Il pensait la voir assise à son bureau, ce bureau imbibé du sang des innombrables initiés à la Guilde. Mais elle était debout devant le vitrail d’une fenêtre, regardant les terres sauvages de l’île de Skurvash. De cette fenêtre, Ciang voyait tout ce qui valait la peine d’être vu : la ville prospère – havre pour les contrebandiers –, étirée le long de la côte ; la forêt de plexiglarbres séparant la ville de la forteresse ; l’unique et étroit sentier montant de la cité à la Guilde (même un chien ne pouvait y échapper au regard des sentinelles) ; et, au-delà, au-dessus et au-dessous, le ciel dans lequel flottait l’île de Skurvash. Hugh serra les poings, la bouche si sèche qu’il ne put s’annoncer tout de suite, le cœur battant à grands coups. L’Elfe était vieille ; beaucoup pensaient que c’était la plus vieille personne d’Arianus. Elle était petite et fragile ; Hugh aurait pu l’écraser dans une de ses mains. Elle était vêtue des robes de soie multicolores qu’affectionnent les Elfes et, même à son âge, elle conservait la délicatesse et la grâce de la beauté qu’elle avait été autrefois. Elle était chauve, avec un crâne d’un modelé exquis, dont la peau luisante et lisse contrastait avec son visage ridé. Son absence de cheveux faisait paraître grands et liquides ses yeux bridés, et, quand elle se retourna – non attirée par le bruit, mais par son absence – le regard pénétrant de ses yeux noirs fut la flèche qui ne s’était pas, jusque-là, logée dans sa poitrine. — Tu prends un gros risque en revenant, Hugh-la-Main, dit-elle. — Pas aussi grand que tu le crois, Ciang. La réponse n’était ni insolente ni sarcastique. Il parlait à voix basse et morne. La pointe de la flèche l’avait, semblait-il, privé de toute vie. Elle n’avait pas bougé de sa place près de la fenêtre, ni invité Hugh à entrer. Mauvais signe. Selon le rituel de la Fraternité, cela signifiait qu’elle aussi, elle le mettait à écart. Mais il avait le rang de « Main », le plus élevé dans la Fraternité après celui de Ciang – le « Bras ». Elle lui accorderait la faveur d’écouter ses explications avant de rendre sa sentence. — Je n’aurais pas été déçu si la flèche avait trouvé sa cible, dit Hugh, l’air sombre. Mais non. Je ne suis pas venu ici chercher la mort. J’ai un contrat. Je suis venu chercher une aide, un conseil. — Le contrat des Kenkaris. Ciang étrécit les yeux. Malgré tout ce qu’il savait de Ciang, Hugh fut surpris cette remarque. Sa rencontre avec les Kenkaris – les Elfes qui veillent sur les âmes des Elfes morts – s’était déroulée dans le plus grand secret. Ciang avait donc des espions, même à l’intérieur de cette pieuse secte. — Non, le contrat ne vient pas d’eux. Mais ce sont eux qui me forcent à le remplir. — Qui te forcent ? À remplir un contrat – obligation sacrée ? Veux-tu dire, Hugh-la-Main, que tu ne le remplirais pas si les Kenkaris ne t’y forçaient pas ? Maintenant, Ciang était vraiment en colère. Deux taches rouges empourpraient ses joues ridées. Tendant la main comme une serre, elle pointa sur lui un doigt squelettique et accusateur. — Les rumeurs étaient donc vraies. Tu as perdu ton courage. Ciang commença à se retourner, à lui tourner le dos. Cela fait, il serait un homme mort. Pire que mort, car sans l’aide de Ciang, il ne pourrait pas remplir son contrat, et il mourrait déshonoré. Hugh contrevint aux règles. Il entra sans y être invité, et s’approcha du bureau de Ciang, sur lequel se trouvait un coffret de bois serti de gemmes étincelantes. Il souleva le couvercle. Ciang s’immobilisa, regarda par-dessus son épaule. Son visage se durcit. Il avait violé une règle tacite, et si elle décidait contre lui, son châtiment serait maintenant beaucoup plus sévère. Mais elle aimait les décisions hardies, et c’était sans doute l’une des plus audacieuses qu’on eût jamais prises en sa présence. Elle attendit de voir ce qui en sortirait. Hugh plongea la main dans la boîte et en tira une dague tranchante, à la poignée en forme de main ouverte, dont le pouce écarté formait la garde. Ce poignard cérémoniel à la main, Hugh vint se placer devant Ciang. Elle le considéra froidement, avec une curiosité lointaine, pas effrayée le moins du monde. — Eh bien ? Hugh tomba à genoux. Levant la dague, il la présenta à Ciang – par la poignée, la lame pointée sur son cœur. Elle l’accepta, sa main se refermant amoureusement sur la poignée. Hugh ouvrit le col de sa chemise, dénudant son cou. — Plonge ta lame ici, Ciang, dit-il d’une voix rauque. Dans la gorge. Il ne la regardait pas, les yeux fixes sur la fenêtre. Les Seigneurs de la Nuit déployaient leur manteau sur Solarus ; les ombres du soir commençaient à ensevelir Skurvash. Le poignard dans la main droite, elle lui saisit la barbe de la gauche et lui tourna la tête vers elle – ce qui la mit en meilleure position pour frapper, si elle décidait de lui trancher la gorge. — Tu n’as rien fait pour mériter un tel honneur, Hugh-la-Main, dit-elle froidement. Pourquoi demandes-tu à mourir de ma main ? — Je veux m’en retourner, dit-il d’une voix morne. Ciang s’étonnait rarement, mais cette déclaration, faite avec tant de calme, la surprit. Elle le lâcha, recula d’un pas, et scruta intensément ses yeux noirs. Elle n’y discerna pas la lueur de la folie. Seulement le vide, comme si elle regardait dans un puits sans fond. Hugh ouvrit son justaucorps de cuir, arracha sa chemise. — Regarde ma poitrine. Regarde bien. La marque n’est pas facile à voir. Il avait la peau basanée, la poitrine couverte de longs poils frisés qui commençaient à grisonner. — Là, dit-il, guidant la main sans résistance vers son cœur. Elle regarda de près, passant ses doigts, comme des griffes, entre les poils. Frissonnant, il eut la chair de poule. Ciang prit une profonde inspiration, retira vivement sa main. Elle le regarda, la compréhension se faisant lentement dans son esprit. — La magie des runes ! dit-elle en un souffle. Hugh baissa la tête, accablé, retomba sur ses talons. Portant sa main à sa poitrine, il referma sa chemise déchirée. Son autre main se referma en un poing. Épaules affaissées, il fixait le sol sans le voir. Sa dague oubliée à la main, Ciang demeura immobile devant lui. Elle n’avait pas connu la peur depuis longtemps, très longtemps ; elle ne se rappelait même plus depuis quand. Et encore, ce n’était pas une peur comparable à celle-là – semblable à un ver qui vous ronge les entrailles. Le monde changeait, changeait de façon draconienne. Ciang le savait. Ciang n’avait pas peur du changement. À mesure que le monde changerait, ainsi ferait la Fraternité. Elle avait vu l’avenir, et était prête à l’affronter. Maintenant, la paix allait régner entre les races – nains, humains et Elfes vivraient ensemble en harmonie. La fin de la guerre et de la rébellion porterait un coup à la Guilde dans un premier temps ; les humains et les Elfes se trouveraient peut-être assez puissants pour imaginer d’attaquer la Fraternité. Toutefois, Ciang en doutait. Trop de barons humains, trop de seigneurs elfiens, devaient trop de faveurs à la Fraternité. Ciang n’avait pas peur de la paix. La paix, la paix véritable, ne régnerait que le jour où on aurait coupé la tête et arraché le cœur à chaque nain, chaque humain et chaque Elfe. Tant qu’il y aurait de la vie, il y aurait jalousie, cupidité, haine, concupiscence, et tant qu’il y aurait des têtes pour penser et des cœurs pour s’émouvoir, la Fraternité aurait de quoi s’occuper. Ciang ne craignait pas l’avenir dans un monde où régnerait l’égalité. Mais ça, ça renversait l’équilibre. Faisait pencher la balance. Il fallait qu’elle agisse, et vite. Pour la première fois de sa vie, Ciang doutait d’elle-même. C’était là la racine de sa peur. Elle considéra sa dague, la jeta par terre. Prenant la tête de Hugh entre ses mains décharnées, elle la souleva avec douceur. — Mon pauvre garçon, dit-elle d’une voix douce. Mon pauvre garçon. Hugh en eut les larmes aux yeux. Son cœur frissonna. Il n’avait ni mangé ni dormi depuis si longtemps qu’il en avait perdu le besoin. Il lui abandonna sa tête comme un fruit mûr. — Il faut que tu me dises tout, murmura-t-elle, pressant sa tête sans résistance contre sa poitrine osseuse. Dis-moi tout, Hugh, roucoula-t-elle. Alors seulement, je pourrai t’aider. Il ferma les yeux, s’efforçant de retenir ses larmes, mais il était trop faible. Avec un sanglot déchirant, il enfouit son visage dans ses mains. Ciang continua à le bercer contre elle. — Dis-moi tout, Hugh… CHAPITRE 6 LA FORTERESSE DE LA FRATERNITÉ, SKURVASH ARIANUS — Ce soir, je n’y suis pour personne, dit Ciang à l’Ancien qui, de sa démarche trottinante, lui apportait une demande d’audience d’un autre membre. L’Ancien hocha la tête, et referma derrière lui en sortant, les laissant seuls. Hugh avait retrouvé sa contenance. Grâce à plusieurs verres de vin, et à un repas chaud dévoré sur le plateau posé sur la table sanglante, il avait retrouvé sa force physique, et, dans une certaine mesure, sa force morale. Il était suffisamment revigoré pour regretter sa faiblesse de tout à l’heure, et rougit en y pensant. Ciang branla du chef devant ses excuses penaudes. — Ce n’est pas une petite affaire que de se trouver confronté à un dieu. Hugh eut un sourire amer. — Un dieu. Alfred, un dieu ! La nuit était tombée ; on alluma des chandelles. — Dis-moi tout, répéta Ciang. Hugh commença par le commencement. Il parla de Tourment, l’enfant substitué, de Sinistrad, le sorcier maléfique ; il raconta qu’ayant été engagé pour tuer Tourment, il était tombé sous le charme magique du petit garçon. Et sous le charme de sa mère, Iridal – mais pas par magie, simplement par amour. Il raconta sans honte qu’il avait rompu le contrat l’obligeant à assassiner Tourment par amour pour Iridal, et comment il avait voulu sacrifier sa vie pour son fils. Et le sacrifice avait été accompli. — Je suis mort, dit-il frissonnant au souvenir de l’horreur et de la souffrance. J’ai connu le tourment – un tourment bien pire que toute agonie mortelle que peut endurer un homme. J’ai vu en moi-même, j’ai vu l’horrible créature sans cœur que j’étais devenu. Je me suis repenti. Sincèrement repenti. Et puis… j’ai compris. Et quand j’ai compris, j’ai été capable de me pardonner. J’étais pardonné, je connaissais la paix… Et alors, tout m’a été arraché. — Lui… Alfred… t’a ramené. Perplexe, Hugh releva les yeux. — Tu me crois, Ciang. Je n’espérais pas… c’est pour ça que je ne suis pas revenu… — Je te crois. Ciang soupira ; ses mains, posées sur le bureau, tremblaient un peu. — Je te crois. Maintenant. Elle fixa sa poitrine ; il avait refermé sa chemise, mais la rune semblait briller à travers. Je ne t’aurais peut-être pas cru si tu étais revenu alors. Mais ce qui est fait est fait. — J’ai essayé de reprendre mon ancienne vie, mais personne n’a voulu m’engager. Iridal a dit que c’était parce que j’étais devenu la conscience de l’humanité. Que quiconque projetait de mauvaises actions, voyait sa propre méchanceté sur mon visage. La Main haussa les épaules. — Je ne sais pas si c’est vrai ou non. En tout cas, je suis allé me cacher dans le monastère des moines Kirs. Mais elle m’a retrouvé. — La femme que tu as amenée ici – Iridal, la mère de l’enfant –, elle savait que tu étais vivant ? — Elle était avec Alfred quand il… a fait ça, dit Hugh, portant la main à sa poitrine. Alfred l’a nié, après coup, mais Iridal savait ce qu’elle avait vu. Pourtant, elle m’a laissé à moi-même. Elle avait peur… — Le toucher d’un dieu… murmura Ciang, hochant la tête. — Et puis, son fils Tourment a reparu chez les Elfes. Il porte bien son nom. Il complotait pour empêcher la paix que négocient le Prince Rees’ahn et le Roi Stephen. Avec l’aide des Kenkaris, Iridal et moi, nous voulions le libérer des Elfes, mais l’enfant nous a trahis. Les Elfes ont pris Iridal en otage, m’ont forcé à promettre d’assassiner le Roi Stephen. Son héritier, Tourment, aurait alors régné sur les humains, qu’il aurait trahis en faveur des Elfes. — Et c’est l’assassinat de Stephen que tu as raté intentionnellement. Hugh rougit, et la regarda avec un sourire penaud. — Tu le sais, ça aussi ? J’avais prévu de me faire tuer. C’était la seule façon que j’avais trouvée de sauver Iridal. Les gardes de Stephen me supprimeraient. Le roi saurait que Tourment était derrière le complot, et se débarrasserait de lui. Mais une fois de plus, je ne suis pas mort. Le chien a sauté sur le garde qui allait me… — Le chien ? l’interrompit Ciang. Quel chien ? Hugh ouvrit la bouche pour répondre ; une expression bizarre passa sur son visage. — Le chien d’Haplo, dit-il doucement. C’est curieux, je n’y avais plus repensé jusqu’à maintenant. Ciang émit un grognement. — Tu en reparleras en temps utile. Continue ton histoire. — Ce Tourment est mort. Sa mère l’a tué comme il s’apprêtait à tuer le Roi Stephen. Oui, dit-elle, souriant devant l’étonnement de Hugh. Je suis au courant. La mystériarque Iridal est remontée dans le Haut-Royaume. Tu n’es pas allé avec elle. Tu es retourné chez les Kenkaris. Pourquoi ? — J’avais une dette envers eux, dit-il lentement, faisant tourner son vin dans son verre. Je leur avais vendu mon âme. Les yeux de Ciang se dilatèrent ; elle se renfonça dans son fauteuil. — Ils ne s’intéressent pas aux âmes des humains. Et les Kenkaris n’achètent jamais d’âmes – ni elfiennes, ni humaines. — Ils voulaient la mienne. Ou du moins, je croyais qu’ils la voulaient. Tu comprends pourquoi, bien entendu. Hugh vida son verre d’un trait. — Bien entendu, dit Ciang, haussant les épaules. Tu étais mort, et tu étais revenu. Ton âme avait une grande valeur. Mais je comprends aussi pourquoi ils n’en ont pas voulu. — Tu comprends ? Hugh, qui remplissait son verre, s’arrêta pour la regarder. Il était soûl, mais pas encore assez ; il ne serait jamais assez soûl. — Les âmes des Elfes sont emprisonnées de force pour servir les vivants. On les empêche d’aller dans l’au-delà. Elles ne savent peut-être même pas qu’existe une paix telle que celle dont tu parles. Tu représentes un danger pour les Kenkaris, dit Ciang, pointant sur lui un doigt osseux. Pour eux, tu es plus dangereux mort que vivant. Hugh siffla entre ses dents ; son visage s’assombrit. — Je n’y avais jamais pensé. Les canailles. Et moi qui les trouvais… Il branla du chef. — Ils étaient si compatissants… Et ils ne pensaient qu’à eux. — As-tu jamais connu quelqu’un qui agisse différemment, Hugh-la-Main ? dit Ciang avec reproche. Autrefois, tu ne te serais pas laissé abuser. Tu aurais vu clairement dans leur jeu. Mais tu as changé. Au moins, je sais pourquoi, maintenant. — Je vois clair de nouveau, dit doucement Hugh. — Je me le demande. Ciang s’absorba dans la contemplation des taches sanglantes de son bureau, les effleura distraitement de la main. — Je me le demande. Elle se tut, perdue dans ses pensées. Finalement, elle releva les yeux et le regarda d’un air madré. — Tu as parlé d’un contrat. Qui t’a engagé, et pour quoi faire ? Hugh s’humecta les lèvres, cette partie était difficile à avouer. — Avant de mourir, Tourment m’avait obligé d’accepter de tuer un homme. Haplo. — Celui qui voyageait avec toi et Alfred ? La première surprise de Ciang fit place à un sombre sourire. Tout commençait à prendre un sens. — Celui aux mains bandées ? Hugh acquiesça de la tête. — Pourquoi Haplo doit-il mourir ? — Tourment a parlé d’un seigneur à eux qui voulait se débarrasser de lui. Le gosse insistait, me harcelait. On arrivait au-dessus des Sept Champs, où campait le Roi Stephen. J’avais trop de choses en tête pour m’amuser à des caprices de gosse. J’ai accepté pour le faire taire. D’ailleurs, je ne pensais pas vivre assez longtemps pour tenir cet engagement. — Mais tu as vécu. Et Tourment n’est plus. Et maintenant, tu as un contrat avec le mort. — Oui, Ciang. — Et tu ne voulais pas le remplir ? dit Ciang, réprobatrice. — J’avais complètement oublié, bon sang ! dit Hugh avec impatience. Que les ancêtres m’emportent, mais j’étais censé mourir ! Les Kenkaris étaient censés acheter mon âme ! — Et c’est ce qu’ils ont fait – mais pas comme tu l’avais imaginé. Hugh fit la grimace. — Ils m’ont rappelé le contrat. Ils disent que mon âme est liée à celle de Tourment. Que je ne suis pas libre de la leur donner. — Élégant, dit Ciang, admirative. Simple et élégant. Et ainsi, simplement et élégamment, ils esquivent cet immense danger que tu représentes pour eux. — Le danger ? Hugh abattit ses mains sur la table. Son sang s’y trouvait encore, versé des années plus tôt, quand il avait été initié dans la Fraternité. — Quel danger ? Qu’est-ce qu’ils en savent ? C’est eux qui m’ont montré cette marque, dit-il, crispant la main sur sa poitrine comme pour l’arracher. — Quant à ce qu’ils savent, les Kenkaris ont accès aux anciens livres. Et, tu comprends, les Sartans les avaient avantagés, leur avaient communiqué leurs secrets… — Les Sartans, dit Hugh, levant les yeux. Iridal en avait parlé. Elle disait qu’Alfred… — … est un Sartan. C’est évident. Seul un Sartan peut utiliser la magie des runes ; c’est du moins ce qu’ils prétendent. Mais des rumeurs sinistres couraient sur une autre race de dieux… — Des dieux au corps tatoué de marques comme la mienne ? Connus sous le nom de Patryns ? Iridal m’en a parlé aussi. Elle pensait que cet Haplo est un Patryn. — Un Patryn ! s’écria Ciang, puis elle haussa les épaules. Peut-être. Bien des années ont passé depuis que j’ai lu les anciens textes, et à l’époque, ils ne m’intéressaient pas. Mais qu’est-ce que ces dieux – Sartans ou Patryns – ont à voir avec nous ? Rien. Plus maintenant. Elle sourit, ses lèvres minces, ourlées d’un rouge qui s’était infiltré dans ses rides, lui donnant l’air de s’être gorgée de sang. — Ce dont nous leur sommes reconnaissants. — Et maintenant, tu comprends mon problème, grogna Hugh. Cet Haplo a des runes comme moi tatouées sur tout le corps. Elles luisent d’une étrange lumière. Une fois, j’ai essayé de l’attaquer. J’ai eu l’impression de refermer la main sur la foudre. Il eut un geste impatienté. — Comment tuer cet homme, Ciang ? Comment tuer un dieu ? — Et c’est pourquoi tu es venu me voir ? Pour rechercher mon aide ? — Pour rechercher ton aide… ou la mort, je ne sais pas au juste. Hugh se frictionna les tempes, qui commençaient à pulser sous ses excès de vin. — Sinon, je ne savais pas où aller. — Les Kenkaris ne t’ont pas prêté assistance ? Hugh eut un grognement dédaigneux. — Ils ont failli tourner de l’œil quand je leur en ai parlé. Je les ai forcés à me donner un couteau – plus pour me moquer d’eux que pour autre chose. Des tas de gens m’ont engagé pour tuer, pour toutes sortes de raisons, mais je n’en ai jamais vu aucun chialer sur sa future victime. — Les Kenkaris ont pleuré ? — Celui qui m’a donné le couteau a pleuré. Le Gardien du Seuil. Il n’arrivait pas à lâcher le couteau. Il me faisait presque pitié. — Et qu’est-ce qu’il a dit ? — Ce qu’il a dit ? Hugh fronça les sourcils, tentant de réfléchir malgré les fumées du vin. — Je n’y ai pas fait très attention – sauf quand il a commencé à parler de ça, dit-il, se frappant la poitrine. De la magie des runes. Et que je ne devais pas troubler le fonctionnement de la grande machine. Et que je devais dire à Haplo que Xar voulait sa mort. C’est ça. Voilà le nom de son seigneur. Xar. Xar veut qu’il meure. — Les dieux se battent entre eux. Bon signe pour nous autres, pauvres mortels, dit Ciang en souriant. S’ils s’exterminent entre eux, nous serons libres de mener nos vies sans interférences. Hugh-la-Main secoua la tête, sans comprendre. — Dieu ou pas, Haplo est ma victime, marmonna-t-il. Comment je vais faire pour le tuer ? — Donne-moi jusqu’à demain, dit Ciang. J’étudierai la question cette nuit. Comme je te l’ai dit, voilà longtemps que j’ai lu les anciens textes. Et tu as besoin de dormir, Hugh-la-Main. Il ne l’entendit pas. Le vin et la fatigue s’étaient combinés pour le plonger dans une bienheureuse inconscience. Il dormait, affalé sur le bureau, les bras au-dessus de la tête, la joue sur le bois saturé de sang, le verre encore à la main. Ciang se leva, se soutint au bureau pour s’approcher de lui. Aux jours de sa lointaine jeunesse, elle l’aurait volontiers pris pour amant. Elle avait toujours préféré les amants humains aux Elfes. Les humains sont ardents, agressifs – la flamme qui dure peu brille d’un éclat plus vif. Et puis, les humains meurent jeunes, vous laissant libre pour d’autres amours. Ils ne vivent pas assez longtemps pour devenir encombrants. La plupart des humains. Ceux qui ne sont pas touchés par les dieux. Maudits par les dieux. — Pauvre mouche, murmura Ciang, lui posant la main sur l’épaule. Dans quelle toile te débats-tu ? Et quelle araignée l’a tissée, je me le demande ? Pas les Kenkaris. Je commence à croire que je me suis trompée. Leurs ailes de papillons sont peut-être aussi empêtrées dans cette toile. « Dois-je t’aider ? Dois-je participer à cette action ? Je le peux, tu le sais, Hugh. » Ciang passa distraitement la main dans la masse de cheveux embroussaillés lui tombant dans le dos. — Je peux t’aider. Mais pourquoi le ferais-je ? Qu’est-ce que j’ai à y gagner ? La main de Ciang se mit à trembler. Elle la posa sur le dossier, s’appuyant lourdement sur la chaise. Ses faiblesses la reprenaient. Elles devenaient de plus en plus fréquentes. Vertiges, difficultés respiratoires. Elle se cramponna stoïquement à la chaise, attendant que ça passe. Ces faiblesses passaient toujours. Mais le temps venait où elles empireraient. Le temps venait où elles ne passeraient pas. — Tu dis que c’est dur de mourir, Hugh-la-Main, dit Ciang quand elle eut retrouvé son souffle. Je n’en suis pas surprise. J’ai assez vu la mort pour le savoir. Mais j’avoue que je suis déçue. La paix. Le pardon. Mais d’abord, il faut rendre des comptes. « Et moi qui pensais qu’il n’y avait rien, après. Les Kenkaris, avec leurs ridicules boîtes-à-âmes ! Ces âmes vivant dans leur jardin sous leur dôme de verre ! Rien. Il n’y a rien. J’avais parié là-dessus. Apparemment, j’ai perdu. À moins que tu ne mentes ? Se penchant sur Hugh, elle le considéra avec espoir. Puis elle se redressa en soupirant. — Non, le vin ne ment pas. Et tu n’as jamais menti, Hugh, depuis que je te connais. Rendre des comptes. Sur ses iniquités. Quelles iniquités n’ai-je pas commises ? Mais que puis-je faire pour me racheter ? Les dés sont jetés. Trop tard pour les rattraper. Mais si on recommençait la partie ? À quitte ou double ? L’air madré, calculateur, la vieille femme scruta les ombres de la pièce. On frappa doucement à la porte. Ciang gloussa, mi-grave, mi-moqueuse. — Entrez. L’Ancien poussa la porte, entra en boitillant. — Ah seigneur ! dit-il tristement, avisant Hugh-la-Main. Nous le laissons ici ? — Nous ne sommes pas assez forts pour le déplacer, mon vieil ami. Il sera bien là jusqu’à demain. Elle lui offrit son bras, qu’il accepta. Tous deux – les forces déclinantes de l’Ancien soutenant les pas chancelants de Ciang – ils traversèrent le sombre couloir et entrèrent dans les appartements privés de Ciang. — Allume la lampe, l’Ancien. Je lirai longtemps ce soir. Il s’exécuta, allumant la vacilampe qu’il posa sur son support près du lit. — Va à la bibliothèque, et rapporte-moi tous les livres que tu pourras trouver sur les Sartans. Et apporte-moi la clé du Coffre Noir. Puis tu pourras te retirer. — Très bien, Ciang. Et je rapporterai aussi une couverture pour Hugh-la-Main. Le vieillard boitillait vers la porte quand la voix de Ciang l’arrêta. — Mon ami, penses-tu parfois à la mort ? À la tienne, je veux dire. L’Ancien ne cilla même pas. — Seulement quand je n’ai rien d’autre à faire, Ciang. Ce sera tout ? CHAPITRE 7 LA FORTERESSE DE LA FRATERNITÉ, SKURVASH ARIANUS Hugh se réveilla tard le lendemain, l’alcool et la fatigue ayant eu raison de lui. Mais il avait dormi du lourd sommeil de l’ivresse, qui laisse l’esprit embrumé et l’estomac nauséeux. Sachant qu’il serait abruti et désorienté, l’Ancien était là pour guider ses pas mal assurés vers un grand baril d’eau placé devant la forteresse pour rafraîchir les sentinelles. L’Ancien y plongea un seau qu’il tendit à Hugh. Sans se déshabiller, la Main s’en versa le contenu sur la tête et les épaules. Essuyant son visage dégoulinant, il se sentit nettement mieux. — Ciang te verra ce matin, dit l’Ancien, quand il le jugea capable de comprendre ses paroles. Hugh hocha la tête, encore incapable de parler. — Tu auras audience dans ses appartements privés, ajouta l’Ancien. Hugh haussa les sourcils. C’était un honneur accordé à de rares élus. Il regarda piteusement ses vêtements fripés et trempés. L’Ancien, compréhensif, lui proposa une chemise propre. Le vieillard fit allusion au petit déjeuner, mais Hugh secoua la tête avec force. Lavé et habillé, les coups de marteau dans ses tempes s’atténuant jusqu’à n’être plus qu’une douleur sourde derrière les yeux, Hugh alla de nouveau se présenter à Ciang, le « bras » de la Fraternité. Les appartements de Ciang étaient immenses, somptueusement décorés dans le style qu’affectionnent les Elfes et que les humains trouvent ostentatoire. Tout l’ameublement était en bois sculpté, extrêmement rare dans le Mi-Royaume. Les yeux maquillés d’Agah’ran, l’Empereur des Elfes, se seraient dilatés d’envie à la vue de tant de pièces magnifiques. Le lit imposant était une œuvre d’art. Quatre colonnes, sculptées en forme d’animaux mythologiques, soutenaient un ciel de bois décoré des mêmes bêtes, mais couchées. Aux pattes de chacune, pendait un anneau d’or soutenant un rideau aux tissage, couleurs et motifs fabuleux. On murmurait que ce rideau avait des propriétés magiques, d’où Ciang tenait sa longévité. Que ce fût vrai ou non, le rideau n’en était pas moins merveilleux. C’était la première fois que Hugh entrait chez Ciang. Il regarda le scintillant rideau multicolore avec une admiration révérencielle, et tendit la main pour le toucher, avant de réaliser ce qu’il faisait. Rougissant, il la retira vivement, mais Ciang, assise dans une sorte de trône monstrueux, l’encouragea du geste. — Tu peux toucher, mon ami. Ça te fera du bien. Hugh, se rappelant la rumeur, n’était plus du tout sûr de vouloir le toucher, mais s’en dispenser aurait offensé Ciang. Il passa précautionneusement la main dessus, et fut stupéfait de sentir un agréable picotement parcourir tout son corps. Il rabaissa précipitamment le bras, mais la sensation persista, et il s’aperçut qu’il n’avait plus mal à la tête. Ciang trônait à l’autre bout de la vaste pièce. La lumière entrait à flots par de hautes fenêtres à vitres losangées allant du sol au plafond. Traversant le tapis somptueux rayé de lumière, Hugh vint se placer devant Ciang. On disait que son fauteuil était le cadeau d’un admirateur qui l’avait sculpté pour elle. En tout cas, il était grotesque. Un crâne ricanait en haut du dossier. Les coussins rouge sang soutenant la frêle silhouette de Ciang étaient entourés de divers esprits vampiriques se tordant vers le ciel. Ses pieds reposaient sur un tabouret fait de corps nus et torturés. D’un geste plein de grâce, elle lui indiqua une chaise en face d’elle. Chaise, constata Hugh avec soulagement, d’apparence parfaitement normale. Ciang ne perdit pas de temps en propos oiseux et alla droit au fait. — J’ai passé la nuit à étudier, dit-elle, posant ses mains noueuses et décharnées, mais aux mouvements toujours élégants et gracieux, sur le livre poussiéreux qu’elle avait sur les genoux. — Désolé d’avoir troublé ton sommeil, commença Hugh d’un ton d’excuse. Ciang l’interrompit. — À dire vrai, je n’aurais pas pu dormir autrement. Tu es une influence dérangeante, Hugh-la-Main, ajouta-t-elle, étrécissant les yeux. Je ne serai pas fâchée de te voir partir. Et j’aurai fait ce que je pouvais pour hâter ton départ. Les paupières – dépourvues de cils comme le crâne l’était de cheveux – battirent une fois. — Et une fois parti, ne reviens pas. Hugh comprit. La prochaine fois, il n’y aurait pas d’hésitation. L’archer aurait ses ordres. Le visage de Hugh se durcit. — Je ne serais pas revenu de toute façon, dit-il, fixant les corps torturés soutenant les petits pieds délicats de Ciang. — Si Haplo ne me tue pas, alors je devrai trouver… — Qu’est-ce que tu as dit ? demanda Ciang d’un ton tranchant. Sursautant, Hugh la regarda, fronçant les sourcils. — J’ai dit que si je ne tue pas Haplo… — Non ! dit Ciang, serrant les poings. Tu as dit : « Si Haplo ne me tue pas… ! » Tu recherches sa mort ou la tienne ? Hugh porta la main à son front. — Je… j’étais confus, c’est tout. Le vin… — … dit la vérité, affirme le dicton. Ciang branla du chef. — Non, Hugh-la-Main, tu ne reviendras pas chez nous. — Feras-tu circuler le couteau pour moi ? demanda-t-il durement. Ciang réfléchit. — Pas avant que tu aies rempli le contrat. Il y va de notre honneur. Et c’est pourquoi la Fraternité t’aidera, si c’est possible. Elle le regarda, une lueur bizarre dans les yeux. — Si tu veux… Elle referma le livre avec précaution, et le posa sur une table à côté de son fauteuil. Puis elle prit sur la table une clé de fer attachée à un ruban noir. Tendant la main à Hugh, elle lui accorda le privilège de l’aider à se lever. Mais elle refusa son aide pour marcher, avançant lentement vers une porte située à l’autre bout de la pièce. — Tu trouveras ce qu’il te faut dans le Coffre Noir dit-elle. Le Coffre Noir n’était pas un coffre, mais une chambre voûtée, un entrepôt d’armes – magiques ou autres. Les armes magiques sont, bien sûr, hautement appréciées, et soumises à des lois de la Fraternité très strictes et rigoureusement appliquées. Un membre qui acquiert ou fabrique une telle arme peut la considérer comme son bien propre, mais doit avertir la Fraternité de son existence et de son fonctionnement. L’information est conservée dans un fichier à la bibliothèque, et peut être consultée par tous les membres n’importe quand. Un membre ayant besoin d’une arme ainsi décrite dans le fichier, fait une demande de prêt à son propriétaire, qui est libre de refuser. Toutefois, cela n’arrive presque jamais, car il est vraisemblable que ledit propriétaire aura un jour lui-même besoin d’emprunter une arme. Si l’arme n’est pas rendue – chose qui, encore, n’arrive presque jamais – le voleur est condamné, et le couteau circule. À la mort de son propriétaire, l’arme devient la propriété de la Fraternité. Dans le cas des membres vieillissants, comme l’Ancien, qui reviennent à la forteresse passer leurs dernières années dans le confort, la récupération des armes magiques est grandement facilitée. Elle est plus problématique pour ceux qui meurent de la mort violente considérée comme l’un des risques du métier. Ces armes sont parfois irrémédiablement perdues, dans le cas, par exemple, où le cadavre est brûlé sur un bûcher avec toutes ses affaires, ou précipité avec rage dans le Maelström. Pourtant, ces armes son tellement appréciées qu’une fois connue la mort du propriétaire (nouvelle qui se répand à une rapidité stupéfiante) la Fraternité passe immédiatement à l’action. Tout se passe discrètement. Souvent, la famille affligée est étonnée par l’apparition de complets étrangers, qui entrent dans la maison (parfois avant que le corps ait eu le temps de refroidir) et ressortent presque aussitôt. Généralement, un objet repart avec eux – le coffre noir. Pour faciliter la passation d’armes précieuses, les membres de la Fraternité sont invités à les conserver dans une boîte noire. On a pris l’habitude de l’appeler le coffre noir. Il est donc naturel que l’entrepôt de ces armes à la forteresse de la Fraternité ait reçu le nom de Coffre Noir – avec majuscules. Si un membre requiert l’usage d’une arme conservée dans le Coffre Noir, il doit expliquer pourquoi en détail, et payer une redevance proportionnelle au pouvoir de l’arme. C’est Ciang qui décide en dernier ressort de l’attribution et du prix à payer. Debout devant la porte du Coffre Noir, Ciang inséra la clé de fer dans la serrure, et tourna. Il y eut un déclic. Saisissant la poignée de la lourde porte de fer, elle tira. Hugh se tenait prêt à l’assister si elle le lui demandait, mais, tournant sur des gonds silencieux, le battant s’ouvrit sans résistance. — Apporte une lampe, ordonna Ciang. Hugh s’exécuta, prenant une vacilampe posée sur une table près de la porte, sans doute à cette intention. Hugh l’alluma, et ils entrèrent sous la voûte. C’était la première fois que Hugh venait dans le Coffre Noir. (Il avait toujours été fier de ne pas avoir besoin d’armes magiques.) Il se demanda pourquoi Ciang lui faisait un tel honneur. Rares étaient ceux qui entraient en ce lieu. Quand quelqu’un avait besoin d’une arme, il allait la chercher lui-même ou y envoyait l’Ancien. Hugh entra sous l’énorme voûte de pierre, silencieux et impressionné. La lampe repoussait les ombres mais ne parvenait pas à les dissiper. Une centaine de lampes brillant de l’éclat de Solarus n’auraient pas dissipé l’ombre régnant en ce lieu. Ces outils de mort généraient leurs propres ténèbres. Leur nombre était inconcevable, posées sur des tables, appuyées contre les murs, alignées dans des vitrines. Impossible de les embrasser toutes d’un regard. La lumière se reflétait sur les lames de couteaux et dagues de tous types et formes, disposés en cercles concentriques, comme les rayons d’un soleil métallique. Piques, lances et hallebardes montaient la garde le long des murs. Les arcs, longs et courts, étaient exposés, chacun avec son carquois, sans doute plein de ces flèches explosives elfiennes si redoutées des soldats humains. Sur des étagères reposaient des rangées de bouteilles et flacons, petits et grands, de potions magiques et de poisons – tous soigneusement étiquetés. Hugh passa devant une vitrine ne contenant que des bagues : bagues empoisonnées, bagues dent-de-serpent (pourvues d’une minuscule aiguille trempée dans du venin de serpent), bagues-sortilèges (qui donnent à l’utilisateur tout pouvoir sur sa victime), bagues de défense (qui protègent l’utilisateur contre les bagues-sortilèges). Chaque article du Coffre Noir avait son histoire et son étiquette, écrites en humain et en elfien (et, dans certains cas, en nain). Les formules magiques (au cas où elles seraient nécessaires) étaient enregistrées également. Le tout avait une valeur incalculable. Hugh en eut le vertige. C’est là qu’était entreposée la véritable richesse de la Fraternité, dépassant en valeur tous les barls et les bijoux des trésors royaux humains et elfiens réunis. Là se trouvaient la mort et les moyens de la donner. Là se trouvait la peur. Là se trouvait le pouvoir. Le précédant à travers un véritable dédale de rayons, cabinets et vitrines, Ciang le conduisit devant une modeste table reléguée tout au fond de la salle. Un seul objet y reposait, caché sous un linge, sans doute noir à l’origine, mais maintenant gris de poussière. Le meuble semblait enchaîné au mur par d’épaisses toiles d’araignée. Personne ne s’était aventuré près de cette table depuis très, très longtemps. — Pose la lampe, dit Ciang. Hugh obéit, et posa la lampe sur une vitrine contenant un vaste assortiment de sarbacanes. Hugh considéra avec curiosité l’objet couvert d’un linge, lui trouvant quelque chose d’étrange, sans savoir quoi. — Regarde-le de plus près, lui ordonna Ciang, faisant écho à sa pensée. Hugh s’exécuta, se penchant avec circonspection. Il en savait assez sur les armes magiques pour respecter celle-là. Il ne l’aurait jamais touchée avant de savoir comment l’utiliser – c’était même une des raisons pour lesquelles il préférait ne pas avoir recours à ce genre d’arme. Une bonne lame d’acier – bien solide et tranchante –, voilà un outil fiable. Hugh se redressa, fronçant les sourcils et tiraillant les tresses de sa barbe. — Tu as vu ? dit Ciang, presque comme si elle lui faisait passer une épreuve. — Il y a de la poussière et des toiles d’araignée sur tout ce qui l’entoure, mais pas sur l’objet lui-même, répliqua Hugh. Ciang soupira et le regarda, presque avec tristesse. — Ah, il n’y en a pas beaucoup comme toi, Hugh-la-main. L’œil aussi rapide que la main. Quel dommage, termina-t-elle froidement. Hugh ne répondit pas. Il n’avait pas de défense à présenter, savait qu’on n’en attendait pas. Il fixa intensément l’objet sous le linge, en distingua les contours, cernés par la poussière – c’était une dague, à la lame remarquablement longue. — Pose la main dessus, dit Ciang. Tu ne risques rien, ajouta-t-elle, notant une légère hésitation. Avec précaution, Hugh amena sa main au-dessus de l’objet. Il n’avait pas peur, mais il répugnait à le toucher, comme on répugne à toucher un serpent ou une mygale. Se disant que ce n’était qu’un couteau (tout en se demandant pourquoi il était couvert d’un linge noir) il posa dessus le bout des doigts. Sursautant, il retira sa main. — Il a bougé ! Ciang hocha la tête, impassible. — Un frémissement. Comme d’une chose vivante. À peine perceptible, et pourtant suffisant pour secouer la poussière des siècles et déranger les araignées. Pourtant, ce n’est pas vivant, comme tu le verras. Pas vivant au sens où nous l’entendons. Elle arracha le linge noir. La poussière accumulée s’envola, forma un nuage qui leur piqua le nez et les fit reculer, s’essuyant le visage et les mains pour enlever la saleté et les toiles d’araignée leur collant à la peau. Sous le linge : une dague métallique ordinaire. La Main avait vu beaucoup d’armes mieux forgées – par la forme et la conception, celle-ci était très fruste, aurait pu être faite par un fils de forgeron tentant de s’essayer au métier de son père. La poignée et la garde étaient en fer, qui semblait avoir été forgé à moitié froid. On y voyait nettement la trace de chaque coup de marteau. La lame était lisse, sans doute parce qu’elle était en acier, car elle était luisante, contrairement à la poignée si terne. La lame avait été fixée à la poignée par du métal fondu ; on voyait encore la trace des soudures. Seuls les symboles étranges gravés sur sa lame rendaient ce couteau remarquable. Symboles comparables, mais pas identiques, à celui qu’il avait sur la poitrine. — La magie des runes dit Ciang, passant sa main décharnée au-dessus de l’objet, sans le toucher. — Et ça sert à quoi, cette chose ? demanda Hugh, avec un dédain mêlé de dégoût. — Nous ne savons pas, répondit Ciang. Hugh haussa un sourcil étonné et la regarda, interrogateur. Elle haussa les épaules. — Le dernier frère qui s’en est servi est mort. — Facile à croire, grogna Hugh. S’attaquer à une victime avec ce joujou de gosse. Ciang secoua la tête. — Tu ne comprends pas, dit-elle, levant vers lui ses yeux bridés, où avait reparu cette étrange lueur. Il est mort du choc. Elle se tut, baissa les yeux sur l’arme, et ajouta avec désinvolture : — Il lui avait poussé deux bras supplémentaires. La mâchoire de Hugh s’affaissa. Puis il ferma la bouche et s’éclaircit la gorge. — Tu ne me crois pas. Je te comprends. Moi non plus je ne l’ai pas cru. Jusqu’au moment où j’ai vu son cadavre. Ciang contemplait les toiles d’araignée, comme si elles tissaient le temps. — Il y a bien des cycles de cela. C’était quand je suis devenue « bras ». La dague nous était venue d’un seigneur elfien, très longtemps auparavant, aux premiers jours de la Fraternité. On la conservait sous cette voûte, avec un avertissement, prévenant qu’elle était maudite. Un jeune humain ne fit qu’en rire. Il ne croyait pas à la malédiction. Il prit la dague – car il est écrit que « celui qui maîtrise le couteau sera invincible quel que soit l’ennemi. Même les dieux n’oseront pas s’opposer à lui », termina-t-elle en regardant Hugh. Bien sûr, ajouta-t-elle, c’était à l’époque où il n’y avait pas de dieux. Pas maintenant. — Et qu’est-il arrivé ? demanda-t-il, s’efforçant de ne pas avoir l’air sceptique. Car après tout, c’est à Ciang qu’il parlait. — Je ne sais pas au juste. Son partenaire, qui avait survécu, n’a pas pu nous faire un récit cohérent. Apparemment, le jeune homme a attaqué sa victime avec ce couteau, et soudain, ce n’en était plus un. Il s’était transformé en une épée – une épée énorme et multilame qui faisait des moulinets. Deux bras ordinaires ne pouvaient pas la maîtriser. C’est alors que deux autres bras ont poussé sur le torse du jeune homme. Il a regardé ses quatre bras, et il est tombé mort. Foudroyé par la terreur et le choc. Son partenaire est devenu fou et s’est jeté dans le Maelström. Je le comprends. J’ai vu le cadavre. L’homme avait bien quatre bras. J’en rêve encore parfois. Elle se tut, la bouche pincée. Hugh, regardant ce visage dur et impitoyable, vit qu’il avait pâli. Elle serrait les lèvres pour les empêcher de trembler. Il regarda le couteau et son estomac se noua. — Cet incident aurait pu être la fin de la Fraternité, dit Ciang. Tu imagines ce que la rumeur en aurait fait. On aurait dit que nous – la Fraternité – avions jeté une malédiction sur le jeune homme. J’ai agi sans délai. J’ai ordonné qu’on apporte le cadavre ici à la faveur de la nuit. Son partenaire aussi. Je l’ai interrogé devant témoins. Je leur ai lu l’histoire du couteau – qu’on nous avait transmise avec l’arme. « Nous sommes tombés d’accord que la dague était maudite. J’en ai interdit l’emploi. Nous avons enterré le corps grotesque en secret. J’ai interdit à tous les frères et sœurs, sous peine de mort, de parler de l’incident. « C’était il y a très longtemps. Maintenant ajouta-t-elle doucement, je suis la seule personne vivante qui s’en souvienne. Personne, pas même l’Ancien, dont le grand-père n’était pas encore né quand ce drame est survenu, ne connaît l’existence du couteau maudit. J’en interdis l’usage dans mon testament. Mais je n’avais jamais raconté cette histoire à personne. Jusqu’à maintenant. — Recouvre-le, dit sombrement Hugh. Je n’en veux pas. Je ne me suis jamais servi de la magie… Son visage se rembrunit encore. — On ne t’a jamais demandé de tuer un dieu, dit Ciang, mécontente. — Lambic, le nain, prétend qu’ils ne sont pas des dieux. Il dit qu’Haplo était mourant la première fois qu’il l’a vu, exactement comme un homme ordinaire. Non, je ne m’en servirai pas ! La colère empourpra le visage de tête de mort. Elle sembla sur le point de le rabrouer vertement, puis se ravisa. Sa rougeur disparut, les yeux bridés retrouvèrent leur froideur. — Comme tu voudras, mon ami. Si tu veux absolument mourir déshonoré, c’est ton affaire. Je ne discuterai pas davantage, sauf pour te rappeler qu’une autre vie est ici en jeu. Tu n’y avais peut-être pas pensé ? — Quelle autre vie ? demanda Hugh, soupçonneux. L’enfant Tourment est mort. — Mais sa mère est vivante. Une femme pour qui tu as des sentiments certains. Si tu échoues, qui sait si cet Haplo ne voudra pas la supprimer ? Elle sait qui il est, ce qu’il est. Hugh retourna dans le passé. Iridal lui avait dit quelque chose sur Haplo, mais il ne se rappelait pas quoi. Ils n’avaient pas eu beaucoup de temps pour parler. Il avait d’autres choses en tête – l’enfant mort qu’il avait transporté dans ses bras, la douleur d’Iridal, sa propre confusion d’être en vie alors qu’il espérait être mort. Non, quoi qu’elle lui ait dit sur le Patryn, Hugh l’avait oublié dans l’horreur de cette terrible nuit. D’ailleurs, qu’est-ce que ça avait à voir avec lui ? Il allait donner son âme aux Kenkaris. Il allait retourner dans ce royaume de paix et de sérénité… Haplo chercherait-il à retrouver Iridal ? Il avait emmené son fils en captivité. Pourquoi pas elle ? Mais Hugh pouvait-il se permettre de prendre ce risque ? Il avait une dette envers elle, après tout. Pour avoir échoué dans son entreprise. — L’histoire du couteau, tu as dit ? demanda-t-il à Ciang. Elle glissa la main dans une vaste poche de ses robes volumineuses, en sortit plusieurs feuilles de velin attachées par un ruban noir. Le velin était vieux et jauni, le ruban élimé et passé. Elle lissa les feuilles de la main. — Je l’ai relue cette nuit. La première fois depuis ce drame. Je l’avais lue tout haut aux témoins. Maintenant, je vais te la lire. Hugh s’empourpra. Il aurait voulu la lire, l’étudier en privé, mais il n’osa pas l’offenser. — Je t’ai déjà tant dérangée, Ciang… — Je dois te la traduire, dit-elle avec un sourire compréhensif. Elle est écrite en Haut Elfien, langue parlée immédiatement après la Séparation, mais qui est oubliée aujourd’hui. Tu ne comprendrais pas. Hugh n’eut plus d’objections. — Va me chercher une chaise. Le texte est long, et je suis lasse d’être debout. Et approche la lampe. Hugh apporta une chaise, la posa près de la table où reposait le couteau « maudit ». Il resta debout hors du cercle de lumière, pas fâché de rester le visage dans l’ombre, pour dissimuler ses doutes. Il ne croyait pas à cette histoire. Pas du tout. Pourtant, il n’aurait jamais cru non plus qu’un homme pouvait mourir et revenir à la vie. C’est pourquoi il écouta la lecture. CHAPITRE 8 LA LAME MAUDITE Si tu lis ceci, mon fils, c’est que je suis mort et que mon âme a rejoint Krenka-Anris pour aider à la libération de notre peuple. Puisque nous en sommes venus à la guerre ouverte, je suis certain que tu te comporteras honorablement au combat, comme tous ceux de notre nom qui ont vécu avant nous. Je suis le premier de notre famille à coucher ce récit sur le papier. Jusque-là, c’est sur son lit de mort que le père murmurait l’histoire du couteau maudit à son fils aîné. C’est ainsi que mon père me l’a transmise, et son père avant lui, et ainsi jusqu’avant la Séparation. Mais comme il semble probable que mon lit de mort sera la terre dure d’un champ de bataille, et que tu seras loin, mon fils bien-aimé, je te laisse ce récit à lire après ma mort. Et tu vas faire serment, mon fils, sur Krenka-Anris et sur mon âme, de la transmettre à ton fils – puisse la Déesse bénir ta dame-épouse et la faire enfanter sans danger. Dans l’armurerie, tu trouveras une boîte au couvercle incrusté de nacre, et qui contient les dagues de duel cérémonielles. Tu la connais, j’en suis sûr, le couvercle est orné d’un papillon à chaque coin. Enfonce, car, enfant, tu admirais beaucoup ces dagues. Admiration hors de propos, comme tu le sais maintenant que tu es toi-même un soldat aguerri. Tu t’es sans doute demandé pourquoi je conservais ces joujoux, et plus encore pourquoi je leur accordais une place dans l’armurerie C’est que tu ne savais pas, mon fils, ce qu’elles dissimulent. Choisis un moment où ta dame-épouse et ses suivantes ne seront pas au château. Renvoie les serviteurs. Assure-toi que tu es absolument seul. Emporte cette boîte dans tes appartements. Le couvercle est orné d’un papillon à chaque coin. Enfonce, simultanément, le papillon supérieur droit, et l’inférieur gauche. Un double fond s’ouvrira sur le côté gauche. Je t’en supplie, mon fils, pour le salut de mon âme et de la tienne, ne mets pas la main dans cette boîte ! Tu y verras un couteau, beaucoup moins beau que ceux reposant au-dessus. Il est en fer, et semble avoir été forgé par un humain. Il est excessivement laid et repoussant, et je suis certain que tu auras aussi peu envie de le toucher que moi, au premier instant où je l’ai vu. Mais hélas, tu seras curieux, comme je l’ai été. Je t’en supplie, je t’en supplie, mon cher fils, résiste à ta curiosité. Considère cette lame, pénètre-toi de sa laideur, et écoute l’avertissement de ton instinct, qui reculera d’horreur devant elle. Moi, je n’ai pas écouté cet avertissement. Et il en est résulté un drame qui a assombri ma vie jusqu’à son dernier jour. Car avec cette dague, cette Lame Maudite, j’ai assassiné mon frère bien-aimé. J’imagine qu’en lisant cela, tu as pâli sous le choc. Tu as toujours entendu dire que ton oncle était mort par les mains de bandits humains, qui lui avaient dressé un guet-apens sur une route déserte proche de notre château. Il n’en est rien. Il est mort de ma main, dans l’armurerie, sans doute non loin de l’endroit où tu te trouves en ce moment. Mais je jure, je jure par Krenka-Anris, je jure par les doux yeux de ta mère, je jure par l’âme de mon cher frère, que c’est la lame qui l’a tué – pas moi ! Voici ce qui s’est passé. Excuse mon écriture ; ma main tremble encore au souvenir affreux de cette tragédie, survenue il y a plus de cent ans. Mon père mourut. Sur son lit de mort, il nous raconta, à mon frère et à moi, l’histoire de la Lame Maudite. C’était un artefact rare et précieux, nous dit-il, datant de l’époque où deux races de dieux redoutables gouvernaient le monde. Ces deux races de dieux se haïssaient et se craignaient, et chacune cherchait à régner sur ceux qu’ils appelaient les menschs – les humains, les nains et les Elfes. Puis vinrent les Guerres des Dieux – terribles batailles de magie qui se déchaînèrent sur le monde jusqu’à ce qu’enfin, craignant la défaite, une race de dieux effectuât la Séparation. Pour l’essentiel, ces combats restaient confinés entre les dieux, mais parfois, s’ils se trouvaient accablés par le nombre, ils recrutaient des mortels pour les assister. Naturellement, nous n’étions pas de force à soutenir les attaques magiques des dieux, et c’est pourquoi les Sartans (nom sous lequel nous connaissons ces dieux) fournirent à leurs partisans humains des armes magiques fantastiques. La plupart de ces armes furent perdues pendant la Séparation, comme périrent la plupart des nôtres, du moins selon ce que raconte la tradition. Pourtant, certaines furent sauvées, avec ceux qui survécurent. Ce couteau, selon la légende familiale, est l’une de ces armes. Mon père avait fait appel aux Kenkaris pour vérifier ce fait. Les Kenkaris ne purent pas lui affirmer avec certitude que cette arme datait d’avant la Séparation, mais ils reconnurent qu’elle était magique. Ils ajoutèrent que sa magie était très puissante, et lui conseillèrent de ne jamais s’en servir. Mon père était assez timoré, et les Kenkaris l’effrayèrent. Il fit faire cette boîte spécialement pour cette arme, l’y enferma, et ne l’ouvrit plus jamais. Je lui demandai pourquoi il ne l’avait pas détruite, et il me répondit que les Kenkaris l’avaient averti de ne pas essayer. Une telle arme ne peut pas être détruite, dirent-ils. Elle lutterait pour survivre et retournerait toujours à son propriétaire, mais, aussi longtemps qu’elle serait en sa possession, elle perdrait son pouvoir de nuire. S’il cherchait à s’en débarrasser – en la jetant dans le Maelström, par exemple – elle tomberait aux mains d’un autre et pourrait provoquer des catastrophes. Il jura aux Kenkaris de la garder en lieu sûr, et il exigea de nous le même serment solennel. Après sa mort, tandis qu’avec mon frère je réglais les affaires de notre père, nous nous sommes rappelé l’histoire du couteau. Nous sommes allés à l’armurerie, nous avons ouvert la boîte et trouvé le couteau dans le double fond. Connaissant la timidité de notre père et son amour du romanesque, nous avons mis ses paroles en doute. Cet affreux couteau, forgé par un dieu ? Nous avons branlé du chef en souriant. Et, comme font les frères, nous avons joué au duel. (Nous étions jeunes à la mort de notre père. C’est la seule excuse que je trouve à notre folie.) Mon frère s’empara d’une dague cérémonielle, et moi, je pris ce que, par dérision, nous appelions la Lame Maudite. (La Déesse me pardonne mon incrédulité !) En badinant, mon frère fit mine de me porter un coup. Tu ne croiras pas ce qui survint ensuite. À ce jour, je ne suis pas certain de le croire moi-même. Pourtant, je l’ai vu de mes propres yeux. Le couteau me paraissait étrange dans ma main. Il frémissait, comme une chose vivante. Et soudain, comme je feignais d’attaquer mon frère, le couteau s’est contorsionné comme un reptile – et je ne tenais plus un couteau, mais une épée. Et avant que j’aie pu le réaliser, la lame avait percé mon frère de part en part. L’avait touché en plein cœur. Jamais, jamais – et même après ma mort peut-être – je n’oublierai le choc que je lus sur son visage. Je jetai la lame et le serrai contre moi, mais il n’y avait déjà plus rien à faire. Il est mort dans mes bras, son sang inondant mes mains. Je crois que j’ai hurlé de terreur. Je n’en suis pas certain. J’ai levé les yeux, et j’ai vu notre vieux majordome sur le seuil. — Ah, dit An’lee, vous êtes le seul héritier maintenant. Tu vois, il supposait que j’avais assassiné mon frère pour m’attribuer tout l’héritage. J’ai protesté qu’il se trompait. Je lui ai raconté ce qui s’était passé, mais, naturellement, il ne m’a pas cru. Qui pourrait l’en blâmer ? Je n’y croyais pas moi-même. Le couteau avait de nouveau changé de forme. Il était tel que tu le vois présentement. Je savais que si An’lee ne me croyait pas, personne ne me croirait. Le scandale ruinerait notre famille. Le fratricide est punissable de mort. Je serais pendu. Le château et les terres seraient confisqués par le roi. Ma mère serait jetée à la rue, mes sœurs déshonorées et sans dot. Quelle que fût ma douleur personnelle (et j’aurais été heureux de pouvoir me confesser et payer ma dette) je ne pouvais pas condamner ma famille à un tel sort. Le fidèle An’lee offrit de m’aider à dissimuler le crime. Que pouvais-je faire, sinon accepter ? À nous deux, nous avons sorti clandestinement le corps de mon malheureux frère, et l’avons emporté loin du château – en un lieu fréquenté par des bandits humains – et nous l’avons jeté dans un fossé. Puis nous sommes rentrés à la maison. Je dis à ma mère que mon frère, ayant eu vent de raids humains, était parti faire une enquête. Quand, des jours plus tard, on retrouva son corps, on en conclut qu’il avait été supprimé par ceux qu’il recherchait. Personne ne soupçonna rien. An’lee, fidèle jusqu’au bout, emporta le secret dans la tombe. Quant à moi, mon fils, tu n’imagines pas les tortures que j’ai endurées. Parfois, j’ai eu l’impression de devenir fou de douleur et de remords. Pendant mes longues nuits d’insomnie, je rêvais avec nostalgie de me précipiter du haut du parapet pour mettre fin à cette agonie. Pourtant, je devais continuer à vivre, pour ma famille, sinon pour moi. J’avais envie de détruire le couteau, mais l’avertissement que les Kenkaris avaient donné à mon père m’obsédait. Et s’il tombait en de mauvaises mains ? Et s’il devait se remettre à tuer ? Pourquoi un autre devrait-il souffrir ce que je souffrais ? Non, je garderais en ma possession la Lame Maudite, et cela serait une partie de mon châtiment. Et maintenant, je suis obligé de te la transmettre. C’est un fardeau que notre famille doit porter, et portera jusqu’à la fin des temps. Aie pitié de moi, mon fils, et prie pour moi. Krenka-Anris, qui voit tout, connaît la vérité, et me pardonnera, j’en suis sûr. Comme, je l’espère, me pardonnera mon frère bien-aimé. Et je t’adjure, mon fils, par tout ce qui t’est cher – par la Déesse, par ma mémoire, par le cœur de ta mère, par les yeux de ta dame-épouse, par tes enfants à venir – de garder en lieu sûr la Lame Maudite, de ne jamais plus la regarder ni la toucher. Que Krenka-Aris soit avec toi. Ton père affectionné. CHAPITRE 9 LA FORTERESSE DE LA FRATERNITÉ, SKURVASH ARIANUS Ciang, sa lecture terminée, leva les yeux vers Hugh. Il avait écouté en silence, les mains dans les poches de sa culotte de cuir, appuyé contre le mur. Il fit passer le poids de son corps d’un pied sur l’autre, et croisa les bras, les yeux braqués sur le sol. — Tu n’y crois pas, dit Ciang. Hugh secoua la tête. — Artifice de meurtrier, pour nier son forfait. Il prétend que personne n’a rien soupçonné, mais c’est faux, à l’évidence, et avant de mourir, il tente de se blanchir aux yeux de ses enfants. Furieuse, Ciang pinça les lèvres. — Si tu étais un Elfe, tu y croirais. Les serments qu’il prête ne se font pas à la légère, même à notre époque. Hugh s’empourpra. — Excuse-moi, Ciang. Je ne voulais pas t’offenser. C’est juste que… j’ai vu des armes magiques dans ma vie, mais je n’en ai jamais vu une qui fasse une chose pareille. Ou même approchante. — Et combien as-tu vu d’hommes qui étaient morts et sont revenus à la vie, Hugh-la-Main ? demanda Ciang d’une voix douce. Et combien d’hommes à quatre bras as-tu vus dans ta vie ? À moins que tu refuses de me croire, moi aussi ? Hugh baissa les yeux, se remit à contempler le sol. Il se rembrunit, regarda le couteau d’un air sombre. — Alors, comment agit-il ? — Je ne sais pas, dit Ciang fixant aussi les yeux sur l’arme hideuse. J’ai des hypothèses, mais ce ne sont que des hypothèses. Tous les faits, tu les connais aussi bien que moi maintenant. Hugh remua nerveusement. — Comment la Fraternité est-elle entrée en possession de ce couteau ? Peux-tu me le dire ? — Je n’étais pas là à l’époque. Mais c’est facile à imaginer. La guerre fut longue et coûteuse, et ruina beaucoup de familles elfiennes. Peut-être ces aristocrates ont-ils connu des jours difficiles. Peut-être qu’un cadet de la famille s’est vu contraint d’aller chercher fortune ailleurs, et est entré dans la Fraternité, apportant la Lame Maudite avec lui. Maintenant, Krenka-Anris est la seule à connaître la vérité. Mon prédécesseur m’a transmis cette arme avec la lettre. C’était un humain. Il ne l’a pas lue, parce qu’il ne pouvait pas la comprendre. Raison pour laquelle, sans aucun doute, il a accepté de la prêter. — Et tu n’as jamais autorisé personne à s’en servir ? demanda Hugh, scrutant intensément son visage. — Jamais. Tu oublies, mon ami, que j’ai participé à l’enterrement de l’homme aux quatre bras. De plus, aucun d’entre nous n’a jamais été contraint de tuer un dieu. — Et tu crois que cette arme y parviendra ? — Si tu ajoutes foi à ce récit, c’est dans ce but même qu’elle a été créée. J’ai passé la nuit à étudier la magie des Sartans car, bien que ta victime n’en soit pas un, le fondement de leurs magies est le même. Ciang se leva, s’approcha lentement de la table au couteau. Tout en parlant, elle passait le doigt sur la poignée, prenant toutefois grand soin de ne pas toucher la lame gravée de runes. — Un magicien Paxar, qui vivait à l’époque où il avait encore des Sartans dans le Mi-Royaume, a tenté d’apprendre les secrets de leur magie. Ce n’est pas exceptionnel. Sinistrad a fait la même chose, à ce qu’on dit, fit-elle, coulant un regard en coin à Hugh. Il hocha la tête en fronçant les sourcils, mais se tut. — D’après ce magicien, la magie des Sartans est différente de la magie des Elfes – ou de la magie des humains – en ce sens qu’elle ne manipule pas les phénomènes naturels, comme la magie humaine, et n’améliore pas les performances mécaniques, comme celle des Elfes. Ces magies travaillent à partir du passé ou du présent. La magie des Sartans contrôle l’avenir. Et c’est cela qui la rend si puissante. Et ils y parviennent en contrôlant les possibilités. Hugh eut l’air perplexe. Ciang fit une pause pour réfléchir. — Comment t’expliquer ? Supposons, mon ami, que nous sommes dans cette salle, quand soudain, treize hommes surgissent pour t’attaquer. Que ferais-tu ? Hugh eut un sourire ironique. — Je sauterais par la fenêtre. Ciang lui posa la main sur le bras en souriant. — Toujours prudent, mon ami. C’est pour ça que tu as vécu si longtemps. Ce serait une possibilité, bien sûr. Mais il y a ici beaucoup d’armes, qui t’en fourniraient bien d’autres. Tu pourrais prendre une pique pour garder tes ennemis à distance. Tu pourrais tirer des flèches explosives elfiennes au milieu de leur bande. Tu pourrais même leur lancer de ces liquides inflammables d’invention humaine. Tu pourrais choisir n’importe laquelle de ces possibilités. « Mais il y en a d’autres, mon ami. Certaines plus ou moins bizarres, mais possibles quand même. Par exemple, le plafond pourrait s’écrouler inopinément et écraser tes ennemis. Leur poids combiné pourrait les faire passer à travers le plancher. Un dragon pourrait entrer par la fenêtre et les dévorer. — Peu probable, dit Hugh avec un rire sarcastique. — Mais tu admets que c’est possible. — Tout est possible. — Presque. Toutefois, plus improbable est la possibilité, plus de force magique elle exige. Un Sartan a la possibilité de voir dans l’avenir, de passer les possibilités en revue, et de choisir celle qui lui convient le mieux. Il la conjure magiquement, en fait une réalité. C’est ainsi que tu es revenu à la vie, mon ami. Hugh n’avait plus envie de rire. — Ainsi, Alfred a regardé dans le futur et découvert la possibilité… — … que tu aies survécu à l’attaque du magicien. C’est celle qu’il a choisie, et tu es revenu à la vie. — Mais cela ne signifierait-il pas que je ne suis jamais mort ? — Ah, ici, nous abordons l’art interdit de la nécromancie. D’après le magicien, les Sartans n’étaient pas autorisés à la pratiquer… — Oui, Iridal m’a dit quelque chose là-dessus. C’est pourquoi Alfred a toujours nié m’avoir ressuscité. « Car pour chaque personne ramenée prématurément à la vie, une autre meurt prématurément », disait-elle. Tourment, peut-être. Son propre fils. Ciang haussa les épaules. — Qui sait ? Si Alfred avait été là quand le magicien t’a attaqué, il est probable qu’il t’aurait sauvé la vie. Dans ce cas, tu ne serais pas mort. Mais tu étais déjà mort, fait qui ne pouvait pas être altéré. La magie des Sartans ne peut pas modifier le passé, elle peut seulement affecter l’avenir. La nuit dernière, j’ai passé de longues heures à y réfléchir, mon ami, prenant comme référence le texte du magicien, bien qu’il n’ait pas pris la nécromancie en considération, puisque les Sartans ne la pratiquaient pas à l’époque. Nous savons que tu es mort. Tu as fait l’expérience de l’après-vie. Ce disant, Ciang fit la grimace. — Et maintenant, tu es vivant. Compare cela à un enfant qui joue à saute-mouton. L’enfant part de ce point et saute par-dessus le dos d’un camarade, et arrive au point suivant. Alfred ne peut pas changer le fait que tu es mort. Mais il peut sauter par-dessus, si l’on peut dire. Il se déplace d’arrière en avant… — Et me laisse coincé au milieu ! — Oui. Je crois que c’est ce qui s’est passé. Tu n’es pas mort. Et pourtant, tu n’es pas vraiment vivant. Hugh la regarda fixement. — Sans vouloir t’offenser, Ciang, je ne peux pas accepter ça ; ça n’a pas de sens. Ciang branla du chef. — Peut-être que je ne peux pas l’accepter non plus. C’est une théorie intéressante. Elle m’a aidée à passer les longues heures de la nuit. Mais revenons-en à notre arme. Maintenant que nous en savons un peu plus sur la magie des Sartans, nous pouvons commencer à comprendre comment elle fonctionne… — En supposant que la magie des Patryns agisse comme celle des Sartans. — Il y a bien quelques différences, comme il y en a entre celles des humains et des Elfes. Mais je crois, comme je te l’ai dit, que le fondement est le même. Considérons d’abord le récit du seigneur elfien qui tua son frère. Supposons qu’il dise la vérité. Que savons-nous ? « Lui et son frère se sont engagés dans un duel pour de rire. Mais l’arme qu’il a choisie ne sait pas que c’est un combat amical. Elle sait seulement qu’il se bat contre un adversaire armé d’une dague… — Et elle le contre, en se transformant en une arme supérieure, dit Hugh, considérant la lame avec plus d’intérêt. C’est logique. Un homme t’attaque avec un couteau. Si tu as la possibilité de choisir ton arme, tu prends une épée. L’adversaire n’a aucune chance de passer ta garde. Il regarda Ciang, impressionné. — Et tu crois que cette arme a choisi elle-même de se métamorphoser en épée ? — C’est ça, dit lentement Ciang, ou alors elle a réagi au désir du seigneur elfien. Et s’il pensait, théoriquement bien sûr, qu’une épée serait l’arme idéale contre cet adversaire armé d’un couteau ? Et soudain, il a une épée dans la main. — Mais sûrement que l’homme aux quatre bras n’avait pas souhaité en avoir deux supplémentaires ? protesta Hugh. — Peut-être avait-il désiré une arme plus puissante, et qu’il s’est retrouvé avec une épée si lourde qu’il ne pouvait pas la manier à deux bras. Ciang tapota de l’ongle la poignée de la dague. — C’est un peu comme le conte de fées qu’on nous racontait dans notre enfance. La ravissante princesse demande à devenir immortelle, et son souhait est exaucé. Mais elle avait oublié de demander aussi la jeunesse éternelle, de sorte qu’elle devint de plus en plus vieille, de plus en plus ratatinée, condamnée à vivre ainsi éternellement. Hugh se vit soudain condamné à une telle existence. Il regarda Ciang, qui avait déjà vécu beaucoup plus longtemps que les Elfes, dont la vie est pourtant très longue. — Non, répondit-elle à sa question non formulée. Je n’ai jamais rencontré de fée. Je n’en ai jamais cherché. Je mourrai. Mais toi, mon ami – je n’en suis pas certaine. Cet Alfred est celui qui contrôle ton avenir. Il faut que tu le retrouves pour que ton âme retrouve sa liberté. — Je le retrouverai, dit Hugh. Aussi sûr que je débarrasserai le monde de cet Haplo. Je prendrai ce couteau. Je ne m’en servirai peut-être pas. Mais il pourrait m’être utile. Peut-être. Ciang inclina la tête, lui donnant la permission de le prendre. Il hésita un moment, fléchissant nerveusement les doigts, puis – conscient que les yeux bridés de l’Elfe étaient braqués sur lui – il enveloppa vivement la dague dans le linge noir et la prit dans sa main. Il la tint à bout de bras, la considérant avec méfiance. Elle ne réagit pas, mais il lui sembla la sentir frémir, pulser de sa vie magique. Il fit le geste de la passer à sa ceinture, se ravisa et la garda à la main. Il lui faudrait un fourreau, à porter en bandoulière, pour ne pas être en contact avec l’arme. Le contact de cette lame, se tordant dans sa main comme une anguille, était angoissant. Ciang se retourna pour sortir. Hugh lui offrit son bras, qu’elle accepta, tout en prenant grand soin de ne pas s’appuyer sur lui. Ils marchèrent lentement vers la porte. Puis une idée frappa Hugh. Son visage s’empourpra. Il immobilisa. — Qu’y a-t-il, mon ami ? dit Ciang, sentant son bras se raidir sous sa main. — Je… je n’ai pas de quoi payer, Ciang, dit-il avec embarras. Tout ce que je possédais, je l’ai donné aux moines Kirs, pour qu’ils me laissent vivre chez eux. — Tu paieras dit Ciang, avec un sombre sourire. Emporte la Lame Maudite. Et avec elle, ta maudite personne. Ce sera la redevance que tu dois à la Fraternité. Et tu reviens jamais, la prochaine redevance sera payée de ton sang. CHAPITRE 10 LES TOURBILES, DREVLIN ARIANUS Marit n’eut aucune difficulté à franchir les Portes de la Mort. La traversée était beaucoup plus facile, depuis que les portes étaient ouvertes, que les premiers voyages terrifiants effectués par son compatriote Haplo. Le choix des destinations fulgura devant ses yeux : les laves ardentes du monde qu’elle venait de quitter, le bijou d’émeraude et saphir qu’était Chelestra, le monde de l’eau, les jungles luxuriantes du monde ensoleillé de Pryan, les îles flottantes et la grande machine d’Arianus. Et, au milieu d’eux, un monde de beauté et de paix merveilleuses qu’elle ne reconnut pas, mais qui lui serra étrangement le cœur. Marit ignora cette nostalgie sentimentale qui n’avait pas grand sens pour elle, car elle ne savait pas ce qu’était ce monde, et elle refusa de se laisser aller à de vaines spéculations. Son seigneur – son mari – lui avait parlé des autres mondes, mais il n’avait pas mentionné celui-là. Si Xar avait pensé qu’il était important, il l’en aurait informée. Marit sélectionna sa destination – Arianus. En un clin d’œil, la nef couverte de runes glissa dans les Portes de la Mort, et elle se retrouva instantanément ballottée dans les turbulences du Maelström. Les éclairs crépitaient autour d’elle, la foudre tonna le vent et la pluie fouettaient sa nef. Marit surmonta calmement la tempête, l’observant avec une curiosité détachée. Elle avait lu les rapports d’Haplo, et s’y attendait. Bientôt, la fureur des éléments se calmerait, et elle pourrait atterrir tranquillement. En attendant, elle regarda. Peu à peu, les éclairs diminuèrent, le tonnerre s’éloigna. La pluie continua à tambouriner sur la coque, mais doucement. À travers les nuages, elle commença à distinguer plusieurs îles flottantes de coralite, disposées comme les marches d’un escalier. Elle sut où elle était. Les descriptions d’Haplo, que Xar lui avait données, étaient très précises et détaillées. Elle reconnut les Tourbîles. Elle zigzagua entre elles, et arriva au vaste continent flottant de Drevlin. Elle atterrit sur le premier site disponible du littoral. Car, bien que sa nef fût protégée par la magie des runes, et donc invisible à tout mensch qui ne la chercherait pas spécifiquement, Haplo pourrait la voir et la reconnaîtrait immédiatement. Selon les informations de Sang-drax, Haplo avait été vu pour la dernière fois dans la ville que les nains de ce monde appelaient Matricia, et située dans l’ouest du continent. Marit ne savait pas très bien où elle était, mais la proximité des Tourbîles lui fit supposer qu’elle avait atterri non loin du bord du continent, peut-être près de l’endroit où l’on avait amené Haplo pour le soigner des blessures encourues lors de sa première visite, quand sa nef s’était écrasée dans les Tourbîles. Regardant par un hublot, Marit vit une partie de ce qu’elle présuma être la merveilleuse machine connue sous le nom de Bougonne-Batte. Elle la trouva stupéfiante. Les descriptions d’Haplo et les explications ultérieures de son seigneur ne l’avaient pas préparée à cela. Construite par les Sartans pour fournir l’eau à Arianus et l’énergie aux trois autres mondes, la Bougonne-Batte était une immense monstruosité couvrant tout un continent. De conception et d’aspect fantastiques, la grande machine était construite en or et en argent, en cuivre et en acier. Ses différentes parties étaient en forme de membres et d’organes d’hommes et d’animaux. Dans un lointain passé, ces jambes et ces bras métalliques, ces griffes et ces serres, ces oreilles et ces yeux, avaient peut-être constitué des entités reconnaissables. Mais la machine – ayant fonctionné par elle-même pendant des siècles – les avait déformés de façon cauchemardesque. La vapeur s’échappait de bouches humaines qui semblaient hurler ; de gigantesques serres creusaient la coralite ; des gueules armées de crocs mastiquaient de gros blocs de sol et les recrachaient. Enfin, c’est ce qui se serait passé si la machine avait fonctionné. Mais la Bougonne-Batte s’était mystérieusement arrêtée. On avait découvert la raison de cet arrêt – l’ouverture des Portes de la Mort ; les nains étaient maintenant en possession des moyens de la remettre en marche. En tout cas, c’est ce que Sang-drax avait dit ; à Marit de découvrir la vérité. Elle scruta l’horizon, qui semblait jonché de membres humains. Elle ne s’intéressait plus à la machine, mais regardait si quelqu’un avait vu sa nef atterrir. Les runes conjureraient la possibilité selon laquelle toute personne ne cherchant pas expressément une nef ne la verrait pas, la rendant pratiquement invisible. Mais il restait toujours la chance, même réduite, qu’un mensch regardant dans cette direction l’ait vue arriver. Ils ne pouvaient pas l’endommager ; les runes y veilleraient. Mais une armée de menschs grouillant au bas de sa nef serait bien gênante, sans parler du fait que la nouvelle pouvait parvenir à Haplo. Mais aucune armée de nains ne surgit sur l’horizon balayé par la pluie. Une tempête en formation assombrissait le ciel. Déjà, la plus grande partie de la machine se perdait dans des nuages fuligineux. Marit savait, d’après l’expérience d’Haplo, que les nains ne s’aventuraient pas dehors pendant une tempête. Sûre d’être en sécurité, elle se changea, revêtant les vêtements Sartans apportés d’Abarrach. — Comment ces femmes supportent-elles ça ? marmonna-t-elle. C’était la première fois qu’elle enfilait une robe, et elle trouva incommodes et contraignants la longue jupe et le corselet moulant. Le tissu des Sartans lui grattait la peau. Tout en se disant que c’était psychologique, elle se sentit soudain mal à l’aise dans ces vêtements d’un ennemi. Et qui plus est, d’un ennemi mort. Elle décida d’ôter cette robe. Marit s’immobilisa. Elle était stupide, illogique. Son seigneur – son mari – serait mécontent. Examinant son reflet dans la glace du hublot, Marit fut forcée de reconnaître que cette robe constituait un parfait camouflage. Elle ressemblait à s’y méprendre à une de ces menschs dont elle avait vu les images dans les livres de son seigneur – de son mari. Même Haplo, s’il la voyait par hasard, ne la reconnaîtrait pas. — Non qu’il y ait beaucoup de chances qu’il me reconnaisse, se dit-elle, tournant en rond dans la cabine, pour s’habituer à marcher avec ces jupes, dans lesquelles elle n’arrêtait pas de se prendre les pieds. Nous avons chacun passé trop de portes depuis ce temps. Ce disant, elle soupira, et ce soupir l’alarma. Elle s’immobilisa pour analyser ses sentiments, examiner ses faiblesses, comme elle aurait examiné ses armes avant d’aller au combat. Ce temps. Ce temps où ils étaient ensemble… La journée avait été dure et longue. Elle l’avait passée a combattre – non un monstre du Labyrinthe, mais une partie du Labyrinthe même. On aurait dit que le sol, lui aussi, était possédé de la magie maléfique qui gouvernait ce monde-prison dans lequel les Patryns avaient été jetés. Sa destination – la porte suivante – se trouvait derrière une crête fine comme un rasoir. Elle l’avait vue du sommet de l’arbre où elle avait passé la nuit, mais elle ne parvenait pas à l’atteindre. La pente abrupte était de pierre lisse comme de la glace, presque impossible à gravir. Presque, mais pas tout ; fait. Rien dans le Labyrinthe n’était absolument imposable. Tout dans le Labyrinthe éveillait l’espoir – un espoir moqueur, trompeur. Un jour de plus, et tu atteints ton but. Un combat de plus, et tu pourras te reposer en sécurité. Continue à lutter. Continue à grimper. Continue à marcher. Continue à courir. Et cette crête était ainsi. Pierre lisse, mais fissurée de fentes minuscules qui offraient des prises, si on parvenait à y introduire ses doigts ensanglantés. Et juste comme elle allait se hisser au sommet, son pied glissait – à moins que le trou minuscule où elle avait logé l’orteil ne se soit délibérément refermé ? Quand la pierre dure s’était-elle effritée en gravier sous son pied ? Est-ce la sueur qui avait fait glisser sa main, ou cette étrange humidité suintait-elle de la roche même ? Elle glissait, jurant et tentant de se raccrocher aux plantes pour freiner sa chute, des plantes qui enfonçaient des épines cachées dans ses paumes, ou se déracinaient et tombaient avec elle. Elle passa la journée à négocier cette crête, montant et descendant dans un effort pour trouver un col. Ses recherches furent vaines. Au soir, elle n’était pas plus près de son but que le matin. Elle avait les muscles courbatus, les mains et les pieds (elle avait ôté ses bottes pour grimper) ensanglantés. Elle avait faim et elle n’avait rien à manger, car elle avait passé la journée à grimper, non à chasser. Un ruisseau coulait au bas de la pente. Marit baigna ses mains et ses pieds dans l’eau fraîche, cherchant du regard un poisson à attraper. Elle en vit plusieurs, mais soudain l’effort lui parut démesuré. Elle était fatiguée, beaucoup plus qu’elle n’aurait dû l’être, et elle savait que c’était la lassitude du désespoir – qui peut se révéler fatale dans le Labyrinthe. Elle voulait dire qu’on renonçait ? Qu’on était prêt à se coucher dans un coin pour mourir. Trempant ses mains dans l’eau, incapable de ressentir encore la souffrance, incapable de ressentir encore une émotion, elle se demanda pourquoi continuer. À quoi bon ? Si je franchis cette crête, il y en aura une autre derrière. Plus haute, plus difficile à escalader. Elle regarda le sang couler de ses blessures, flotter dans l’eau, emporté par le courant. Dans son esprit hébété, elle vit le sang étinceler à la surface, formant une piste menant à un creux sur la rive. Levant les yeux, elle vit la grotte. Elle était petite, creusée dans la berge. Elle pourrait y ramper et personne ne la trouverait. Elle pourrait se pelotonner dans ses ombres, et dormir. Dormir aussi longtemps qu’elle voudrait. Toujours, peut-être. Marit entra dans l’eau, pataugea dans le courant. Arrivant sur l’autre rive, elle resta sous le couvert des arbres bordant le ruisseau. Les grottes étaient rarement inoccupées dans le Labyrinthe. Mais un coup d’œil sur les runes de sa peau lui apprit que, s’il y avait quelque chose à l’intérieur, ce n’était ni gros ni menaçant. Elle s’en débarrasserait facilement. Ou peut-être que, juste une fois dans sa vie, elle aurait de la chance. Peut-être que la grotte serait vide. Ne voyant et n’entendant rien, ses sigles ne l’avertissant pas d’une présence ennemie, elle sortit de l’eau et couvrit rapidement les quelques pas la séparant de l’entrée. Elle tira son couteau – seule concession au danger – mais plus par instinct que par crainte d’une attaque. Elle s’était convaincue que cette grotte était vide. Qu’elle était à elle. Et c’est pourquoi elle sursauta en voyant un homme, confortablement assis à l’intérieur. D’abord, Marit ne le vit pas. Elle était aveuglée par les rayons du soleil couchant réverbérés par l’eau. La grotte était sombre, et l’homme ne bougeait pas. Mais elle sut qu’il était là, à son odeur, et, l’instant d’après, à sa voix. — Ne bouge pas ; reste là, dans la lumière, dit-il d’une voix calme. Bien sûr qu’il était calme, il l’avait vue arriver. Il avait eu le temps de se préparer. Elle se maudit, mais elle le maudit encore plus. — Au diable la lumière ! Elle bondit à l’intérieur, vers le son de la voix, battant rapidement des paupières pour adapter sa vue à l’obscurité. — Va-t’en ! Sors de ma grotte ! Elle courtisait la mort, et elle le savait. Peut-être la désirait-elle. Il avait une raison pour lui dire de rester dans la lumière. De temps en temps, le Labyrinthe leur envoyait des copies mortelles de Patryns – on les appelait des Inversés. Ils étaient exactement comme les Patryns à tous égards, sauf que les sigles de leur peau étaient à l’envers, comme quand on se regarde dans un lac. Il se leva instantanément. Elle le voyait maintenant, et, malgré elle, elle fut impressionnée par l’aisance et la rapidité du mouvement. Il aurait pu la tuer – elle était armée et elle avait bondi vers lui – mais il n’en fit rien. — Va-t’en ! dit-elle, tapant du pied en agitant son couteau. — Non, dit-il et il se rassit. Elle avait dû l’interrompre dans un travail quelconque, car il prit quelque chose – elle ne vit pas quoi, à cause de l’obscurité et des larmes qui lui piquaient les yeux – et se remit à travailler. — Mais je veux mourir, dit-elle. Et tu me gênes. Il leva les yeux, hocha froidement la tête. — Ce qu’il te faut, c’est manger. Je parie que tu n’as rien avalé de la journée. Prends ce que tu veux. Il y a du poisson frais et des baies. Elle secoua la tête, toujours debout, son couteau à la main. — À ton aise, dit-il, haussant les épaules. Tu as essayé d’escalader la crête ? Il avait dû voir ses mains ensanglantées. — Moi aussi, dit-il, continuant sans s’occuper de son mutisme. Depuis une semaine. Quand je t’ai entendue approcher, j’étais juste en train de me dire qu’à deux, on y arriverait plus facilement. Si on avait une corde. Il montra ce qu’il avait dans les mains ; c’est ça qu’il faisait, il tressait une corde. Marit s’effondra sur le sol ; saisit un poisson, mordit dedans et mangea avidement. — Combien de portes ? lui demanda-t-il, tressant habilement les lianes. — Dix-huit, dit-elle, surveillant ses mains. Il leva les yeux, fronçant les sourcils. — Pourquoi me regardes-tu comme ça ? C’est vrai, dit-elle, sur la défensive. — Je suis étonné que tu aies vécu si longtemps, dit-il. Vu ton imprudence. Je t’ai entendue venir de l’autre côté du ruisseau. — J’étais crevée, dit-elle avec humeur. Et je m’en moquais. Et tu n’as pas l’air bien plus vieux que moi. Alors, ne parle pas comme un chef de tribu. — C’est dangereux, dit-il calmement. Tout ce qu’il faisait était calme. Sa voix était calme Ses mouvements étaient calmes. — Qu’est-ce qui est dangereux ? — De s’en moquer. Il la regarda. Son sang vibra. — C’est encore plus dangereux d’aimer les gens. Ça fait faire des choses idiotes. Comme de ne pas me tuer. Tu ne pouvais pas savoir que je n’étais pas une Inversée ; pas après un rapide coup d’œil. — Tu as déjà combattu un Inversé ? — Non, reconnut-elle. Il sourit, d’un sourire calme. — Généralement, un Inversé ne commence pas une attaque en bondissant et en me demandant de vider les lieux. Elle ne put s’en empêcher. Elle éclata de rire. Elle commençait à se sentir mieux. Ce devait être d’avoir mangé. — Tu es une Nomade, dit-il. — Oui. J’ai quitté mon camp à douze ans. Alors j’ai plus de jugement que je ne viens de t’en montrer, dit-elle en rougissant. Je n’avais pas toute ma tête. Tu sais ce que c’est, termina-t-elle d’un ton radouci. Il hocha la tête en continuant à travailler. Il avait des mains fortes et habiles. Elle se rapprocha. — C’est vrai ; à deux on pourrait franchir cette crête. Je m’appelle Marit. Elle ouvrit son gilet de cuir, lui montra le sigle tatoué sur son sein – signe de confiance. Il posa sa corde. Ouvrant son gilet, il lui montra aussi sa rune-cœur. — Moi, c’est Haplo. — Je vais t’aider si tu veux. Soulevant un énorme paquet de lianes, elle se mit à les démêler, pour qu’il puisse les tresser. Ils bavardèrent tout en travaillant. Leurs mains se rencontraient souvent. Et bientôt, naturellement, elle dut s’asseoir tout près de lui pour qu’il lui apprenne à tresser correctement la corde. Et bientôt après, ils lancèrent la corde au fond de la grotte, pour qu’elle ne les gêne pas… Marit se força à revivre cette nuit, satisfaite de ne ressentir aucune émotion importune, aucune attraction résiduelle. Maintenant, le seul contact qui pouvait embraser son sang, c’était celui de son seigneur. Elle n’en fut pas surprise. Après tout, il y avait eu d’autres grottes, d’autres nuits, d’autres hommes. Aucun comme Haplo, certes, mais Xar lui-même avait reconnu qu’Haplo était différent de tous les autres. Ce serait intéressant de revoir Haplo. Intéressant de voir en quel sens il avait changé. Marit décida qu’elle était prête. Elle avait appris à manœuvrer les longues jupes, mais elles ne lui plaisaient toujours pas, et elle se demanda comment une femme, même une mensch, pouvait supporter d’être encombrée comme ça en permanence. Une nouvelle tempête éclata sur Drevlin. Marit accorda peu d’attention à la pluie diluvienne, au tonnerre foudroyant. Elle n’aurait pas à s’aventurer dehors. Sa magie l’amènerait à sa destination. Sa magie l’amènerait près d’Haplo. Elle n’avait qu’à veiller qu’elle ne l’en amène pas trop près. Marit jeta une longue cape sur ses épaules, rabattit le capuchon sur sa tête. Elle jeta un dernier coup d’œil dans la vitre, et fut satisfaite. Haplo ne la reconnaîtrait certainement pas. Quant aux menschs… Marit haussa les épaules. N’ayant encore jamais rencontré aucun humain – ni aucun mensch – Marit avait, comme tous les Patryns, peu de respect pour eux. Elle ressemblait à une humaine, elle avait l’intention de se fondre parmi eux, pensant qu’ils ne remarqueraient pas la différence. Il ne lui vint pas à l’idée que la brusque apparition d’une humaine au milieu d’eux pourrait donner à penser aux nains. Pour elle, les menschs étaient tous pareils. Qu’est-ce qu’un rat de plus dans la foule ? Marit commença à tracer les sigles dans l’air, les prononça, les regarda s’enflammer et brûler. Quand le cercle fut complet, elle y entra et disparut. CHAPITRE 11 MATRICIA, DREVLIN ARIANUS À toute autre époque de la longue et – diraient certains – peu glorieuse histoire de Drevlin, la vue d’une humaine arpentant les couloirs de la Farbrique aurait suscité un étonnement considérable, peut-être de l’émerveillement. Depuis le commencement du monde, aucune humaine n’avait mis le pied à la Farbrique. Et les rares humains qui la connaissaient étaient arrivés tout récemment – équipage de la nef qui avait assisté les nains dans l’historique Bataille de la Bougonne-Batte. Découverte, Marit n’aurait couru aucun danger, sauf peut-être celui de se voir assaillie de « pourquoi », de « quand » et de « comment » jusqu’à ce que mort s’ensuive – la mort des nains, pas la sienne, car Marit n’était pas de ces Patryns qui avaient appris la patience dans le Labyrinthe. Ce qu’elle voulait, elle le prenait. Et quiconque s’y opposait était écarté. Définitivement. Heureusement, Marit arriva à la Farbrique à l’un de ces tournants historiques qui sont à la fois le bon et le mauvais moment. Exactement le bon moment pour elle, exactement le mauvais moment pour Haplo. À cet instant précis où Marit se matérialisa dans la Farbrique et sortit du cercle de sa magie, qui avait altéré la possibilité pour elle d’être ailleurs, un contingent d’Elfes et d’humains se réunissait avec les nains pour conclure une alliance historique. Comme d’habitude en de telles circonstances, les grands et les puissants ne pouvaient pas traiter cette affaire sans être observés par les petits et les sans-grade. C’est pourquoi de nombreux représentants de toutes les races de menschs se côtoyaient dans la Farbrique pour la première fois dans l’histoire d’Arianus Avec, parmi eux, un groupe d’humaines, dames de compagnie de la Reine Anne. Marit demeura dans l’ombre, pour observer et écouter D’abord, étonnée par le nombre, elle craignit d’être tombée au milieu d’une bataille, Xar l’ayant avertie que les menschs ne cessaient de se battre entre eux. Mais elle réalisa bientôt qu’il ne s’agissait pas d’une bataille mais d’une fête quelconque. À l’évidence, les trois groupes n’étaient pas à l’aise ensemble, mais, sous l’œil vigilant de leurs chefs respectifs, ils faisaient de vaillants efforts pour s’entendre. Les humains parlaient avec les Elfes ; les nains, se caressant la barbe, s’efforçaient d’engager la conversation avec les humains. Chaque fois que plusieurs membres d’une même race se regroupaient à part, quelqu’un arrivait pour les disperser. Dans cette atmosphère tendue et confuse, il y avait peu de chance que quelqu’un remarque Marit. À cette situation favorable, elle ajouta un sort qui la protégerait un peu plus – augmentant les probabilités qu’on ne la voie pas si on ne la cherchait pas. Elle put ainsi passer de groupe en groupe, restant à l’écart mais écoutant les conversations. Grâce à sa magie, elle comprenait toutes les langues des menschs, et ainsi, elle comprit bientôt ce qui se passait. Son attention fut attirée par la gigantesque statue d’un homme en longue robe à capuchon – en qui elle reconnut avec dégoût un Sartan – qui se dressait non loin d’elle. Trois hommes étaient debout près de la statue, un quatrième assis à ses pieds. D’après ce qu’elle avait entendu, les trois hommes étaient les chefs des menschs. Le quatrième était le héros universellement acclamé qui avait rendu possible la paix sur Arianus. Le quatrième était Haplo. Restant dans l’ombre, elle s’approcha. Elle devait demeurer prudente, car, si Haplo la voyait, il pouvait la reconnaître. Et effectivement, il releva la tête et promena un regard pénétrant autour de la Farbrique comme s’il avait entendu une voix murmurer son nom. Marit annula vivement le sort qu’elle s’était lancé à elle-même pour se protéger de la vue des menschs, et se renfonça dans l’ombre. Elle sentait ce qu’Haplo devait sentir : un picotement dans son sang, des doigts invisibles qui effleuraient sa nuque. Sensation surnaturelle, mais pas désagréable – comme l’appel d’un semblable à son semblable. Marit ne s’était jamais doutée que cela pût arriver, n’arrivait pas à croire que les émotions qui les avaient unis étaient si fortes. Elle se demanda si ce phénomène se produirait entre deux Patryns quelconques, seuls dans un monde étranger… ou si c’était quelque chose de particulier à Haplo et elle. Analysant la situation, elle arriva bientôt à la conclusion que deux Patryns se rencontrant dans un monde mensch seraient infailliblement attirés l’un par l’autre, comme le fer par l’aimant. Quant à être attirée elle-même par Haplo, c’était peu probable. Elle le reconnaissait à peine. Il paraissait plus vieux, bien plus vieux que dans son souvenir. C’était assez courant, car le Labyrinthe vieillissait rapidement ses victimes. Mais il n’avait pas l’air dur et sévère de celui qui a combattu journellement pour sa vie. Les traits tirés, les yeux enfoncés dans les orbites, il avait l’air hagard – l’air de celui qui a combattu pour son âme. Marit ne comprit pas, ne pouvait pas reconnaître ces marques d’une lutte intérieure, mais elle la sentit vaguement et la désapprouva fortement. Pour elle, il avait l’air malade et abattu. Et en cet instant, il avait l’air perplexe, en plus, s’efforçant de situer la voix silencieuse qui lui avait parlé, s’efforçant de trouver la main invisible qui l’avait effleuré. Finalement, il haussa les épaules et écarta la question de son esprit. Il retourna à ce qu’il faisait auparavant : caresser son chien et écouter les menschs. Le chien. Xar lui avait parlé du chien, mais elle avait trouvé difficile à croire qu’aucun Patryn pût se laisser aller à une telle faiblesse. Naturellement, elle n’avait pas douté de la parole de son seigneur, mais elle s’était dit qu’il était peut-être mal informé. Marit savait maintenant qu’il n’en était rien. Elle regarda Haplo caresser doucement la tête de l’animal, et elle eut un rictus méprisant. Abandonnant Haplo et son chien, elle reporta son attention sur les menschs et leur conversation. Un nain, un humain et un Elfe étaient debout près de la statue du Sartan. Marit, n’osant pas lancer un sort qui lui apporterait leurs paroles, dut se rapprocher d’eux. Ce qu’elle fit, avançant sans bruit et restant du côté opposé de la statue. Elle craignait surtout d’être découverte par le chien mais il semblait totalement absorbé par son maître. Il le regardait anxieusement de ses yeux liquides, et de temps en temps, il lui posait une patte sur le genou, comme pour le réconforter. — Et vous vous sentez bien maintenant, Majesté ? demanda l’Elfe à l’humain. — Oui, merci, Prince Rees’ahn. L’humain, un roitelet quelconque, grimaça et mit la main dans son dos. — La blessure était profonde, mais n’a heureusement touché aucun organe vital. J’en garderai quelque raideur jusqu’à la fin de mes jours, selon Trian, mais au moins, je suis vivant, ce dont je remercie les ancêtres – et Dame Iridal. Le roi branla du chef, l’air sombre. Levant la tête vers eux, le nain les regardait alternativement, étrécissant les yeux comme quelqu’un d’excessivement myope. — Vous dites qu’un enfant vous a attaqué ? Le garçon qui est venu ici – Tourment ? Pardonnez-moi, Roi Stephen, dit le nain, battant rapidement des paupières, mais est-ce un comportement normal chez les enfants humains ? Le roi sembla déconcerté par la question. — Il ne veut pas vous offenser, Sire, dit Haplo avec son sourire tranquille. Lambic – le Haut-Contre-Sous-Maître – est curieux, tout simplement. — Euh, oui, dit Lambic, arrondissant les yeux. Je ne voulais pas dire… non que ça ait aucune importance. C’est juste que je me demandais si tous les humains… — Non, dit Haplo d’un ton bref. — Ah ! soupira Lambic en se caressant la barbe. Je suis désolé. Enfin, ajouta-t-il nerveusement, je ne veux pas dire que je suis désolé que tous les enfants humains ne soient pas des meurtriers, je veux dire… — Je vous ai compris, dit le Roi Stephen avec raideur, mais réprimant un sourire. Je comprends tout à fait, Haut-Contre-Sous-Maître. Et je dois reconnaître que Tourment n’était pas un très bon représentant de notre race. Non plus que son père Sinistrad. — Non, dit Lambic, attristé. Je me souviens de lui. — La situation fut tragique partout. Mais ce fut un mal pour un bien. Grâce à notre ami Haplo, dit le Prince Rees’ahn, posant une main fuselée sur l’épaule du Patryn. Et à cet assassin humain. Marit fut choquée, écœurée. Un mensch se comporter de façon si familière, traiter un Patryn comme s’il était son égal ! Et Haplo qui tolérait ça ! — Comment s’appelait cet assassin, Stephen ? poursuivait Rees’ahn. C’était un nom bizarre, même pour un humain. — Hugh-la-Main dit Stephen avec répugnance. Rees’ahn n’arrêtait pas de toucher l’épaule d’Haplo ; les Elfes adorent palper, embrasser. Marit remarqua qu’à son honneur, Haplo semblait gêné de cette caresse. Il parvint à la faire cesser poliment en se levant. — J’espérais parler avec Hugh-la-Main. Vous ne sauriez pas où il est par hasard, Majesté ? dit Haplo. Stephen s’assombrit. — Je ne sais pas. Et, franchement, je ne veux pas le savoir. Et vous ne devriez pas non plus, mon ami. L’assassin a dit au magicien qu’il avait un autre « contrat » à remplir. Trian est persuadé, ajouta Stephen, que ce Hugh-la-Main est membre de la Fraternité. Rees’ahn fronça les sourcils. — Infâme organisation. Quand la paix sera rétablie, une de nos premières priorités devrait être d’anéantir ce nid de vipères. Vous, messire, dit-il, se tournant vers Haplo, vous pourriez peut-être nous aider dans cette entreprise. À ce que dit notre ami le Haut-Contre-Sous-Maître ici présent, votre magie est puissante. Ainsi, Haplo avait révélé ses pouvoirs magiques aux menschs. Et les menschs semblaient s’être entichés de lui. Ils le révéraient. Comme ils le devaient, se hâta de penser Marit, mais ils devaient le révérer comme serviteur du maître, non comme maître lui-même. Haplo avait maintenant l’occasion rêvée de les informer de la venue de Xar. Le Seigneur du Nexus aurait tôt fait de débarrasser le monde de cette Fraternité, quelle qu’elle soit. Mais Haplo se contenta de secouer la tête. — Désolé, je ne peux pas vous aider. De toute façon, je crois que mes pouvoirs ont été très surfaits, dit-il, souriant à Lambic. Notre ami est un peu myope. — J’ai tout vu, insista Lambic, têtu. J’ai vu ta lutte avec l’horrible serpent-dragon. Toi et Secousse. Elle l’a estourbi d’un grand coup de hache, dit le nain, imitant le geste. Et après, tu l’as embroché sur ton épée. Vlan, en plein dans l’œil ! Il y avait du sang partout. J’ai tout vu, Roi Stephen, répéta Lambic. Malheureusement, il s’adressait à la Reine Anne, venue rejoindre son mari. Une naine lui donna un grand coup de coude dans les côtes. — Il est là, le roi, idiot, dit-elle, lui saisissant la barbe et lui tournant la tête dans la bonne direction. Lambic ne se démonta pas pour si peu. — Merci, ma chère Secousse, dit-il, souriant au chien avec bienveillance. Puis la conversation dévia sur la guerre sur Arianus. Une force combinée d’humains et d’Elfes attaquait l’île d’Aristagon, combattant un empereur et ses partisans qui s’étaient réfugiés dans un palais. Les faits et gestes des menschs n’intéressaient pas Marit. Haplo l’intéressait beaucoup plus. Soudain, son visage était devenu gris cendre, son sourire avait disparu. Il porta la main à son cœur, comme si sa blessure le faisait encore souffrir. Il s’adossa à la statue pour dissimuler sa faiblesse. Gémissant, le chien rampa à son côté et se colla contre sa jambe. Marit sut alors que Sang-drax avait dit vrai – Haplo avait été grièvement blessé. Jusque-là, elle en doutait. Elle connaissait et respectait les capacités d’Haplo, et elle n’avait que faire du serpent-dragon, qui, pour ce qu’elle en savait, n’avait que des pouvoirs magiques minimes, à placer peut-être dans la même catégorie que ceux des menschs. Mais certainement pas aussi puissants que ceux des Patryns. Elle ne voyait pas comment une telle créature avait pu infliger une telle blessure à Haplo. Mais maintenant, elle ne doutait plus. Elle reconnut les symptômes d’une blessure à la rune-cœur, qui affecte un Patryn au plus profond de son être. Et difficile à guérir – seul. Les menschs continuèrent à parler, de la façon dont ils remettraient en marche la Bougonne-Batte, de ce qui se passerait alors. Haplo les écouta en silence, caressant son chien. Marit, ne comprenant pas la discussion, n’écoutait que d’une oreille. Ce n’est pas ça qu’elle avait envie d’entendre. Soudain Haplo prit la parole, interrompant Lambic dans une explication compliquée de tourni-poulies et de l’électricité. — Avez-vous averti vos peuples des précautions à prendre ? demandait Haplo. D’après les écrits des Sartans, les continents commenceront à s’aligner dès que la Bougonne-Batte sera activée. Ils bougeront, doucement, mais ils bougeront quand même. Des maisons pourraient s’écrouler. Les gens pourraient mourir de frayeur s’ils ne savent pas ce qui se passe. — Nous les avons informés, dit le Roi Stephen. J’ai envoyé les Élus du Roi annoncer la nouvelle aux quatre coins du pays. Mais l’écouteront-ils ? C’est une autre affaire. La moitié d’entre eux n’y croit pas, et les barons ont dit à la moitié qui y croit que c’est un complot des Elfes. Il y a eu des émeutes, et des menaces de me déposer. Et que se passera-t-il si ça ne marche pas ? Le roi s’assombrit. — J’aime mieux ne pas y penser. Haplo secoua la tête, l’air grave. — Je ne peux rien promettre, Majesté. Les Sartans avaient l’intention d’aligner les continents quelques années après leur installation ici. Avant même de peupler les continents. Mais quand leurs plans ont mal tourné et qu’ils ont disparu, la Bougonne-Batte a continué à travailler, à se construire et à se réparer, mais sans aucune directive. Qui sait si, durant tous ces siècles, elle ne s’est pas infligé à elle-même des dommages irréparables ? « La seule chose en notre faveur est la suivante : au cours des générations, les nains ont continué à faire exactement ce que les Sartans leur avaient enseigné. Les nains ne se sont jamais écartés de leurs instructions originelles, mais les ont religieusement passées de père en fils, de mère en fille. Et ainsi, les nains ont non seulement maintenu en vie la Bougonne-Batte, mais ils l’ont empêchée de devenir folle, si l’on peut dire. » — Tout semble si… étrange, dit Stephen, jetant un regard méfiant sur les vacilampes, les passerelles et la silhouette encapuchonnée du Sartan tenant un globe oculaire à la main. Étrange et terrifiant. Je n’y comprends rien. — En fait, dit doucement la Reine Anne, mon mari et moi, nous commençons à nous demander si nous n’avons pas fait une erreur. Peut-être devrions-nous laisser le monde aller comme devant. Nous avons bien vécu jusqu’à présent. — Pas du tout, argua Lambic. Vos deux races se font la guerre pour l’eau depuis la nuit des temps. Les Elfes combattaient les Elfes. Les humains luttaient contre les humains. Puis nous nous sommes tous combattus, et nous avons bien failli détruire tout ce que nous possédions. Je n’ai pas une bonne vue, mais ça, je le vois très clairement. Si nous n’avons plus besoin de nous battre pour l’eau, nous avons une chance d’établir une paix durable. Lambic fouilla dans son manteau et en sortit un petit objet qu’il leva dans sa main. — Je possède ceci – le livre des Sartans. Haplo me l’a donné. Nous l’avons lu ensemble. Nous croyons que la machine marchera, mais nous ne pouvons pas le garantir. Le mieux que je peux vous dire, c’est que si quelque chose commence à aller de travers, nous pourrons toujours arrêter la machine, puis voir si nous pouvons la réparer. — Et vous, Prince ? demanda Stephen, se tournant vers Rees’ahn. Qu’en pensez-vous ? Qu’en dit votre peuple ? — Les Kenkaris ont informé le peuple que l’alignement des continents est la volonté de Krenka-Anris. Personne n’oserait s’opposer aux Kenkaris – du moins ouvertement, dit le Prince avec un sourire ironique. Notre peuple est préparé. Nous avons commencé à évacuer les cités. Les seuls que nous n’ayons pas pu prévenir, c’est l’empereur et ses partisans retranchés dans l’Imperanon. Ils refusent d’y laisser entrer les Kenkaris. Ils leur ont même décoché des flèches, ce qui n’est jamais arrivé dans toute l’histoire de notre peuple. Mon père est devenu fou, sans aucun doute. Le visage de Rees’ahn se durcit. — Je ne le plains pas. Il a fait assassiner les siens pour obtenir leurs âmes. Mais il y a des innocents dans l’Imperanon, qui le soutiennent par fidélité dévoyée. Je voudrais trouver le moyen de les prévenir. Mais ils refusent de nous parler, même avec un drapeau parlementaire. Il faudra qu’ils courent leur chance. — Vous êtes donc tous d’accord pour passer à l’action ? dit Haplo, les regardant chacun à leur tour. Rees’ahn dit qu’il était d’accord. Lambic agita sa barbe avec enthousiasme. Stephen regarda sa reine, qui hésita, puis hocha la tête, une fois. — Oui, nous acceptons, dit-il enfin. Le Haut-Contre-Sous-Maître a raison. Cela semble notre seule chance de paix. Haplo s’écarta de la statue sur laquelle il s’appuyait. — C’est donc décidé. Dans deux jours, nous mettrons la machine en marche. Vous, Prince Rees’ahn, et vous, Majestés, vous devriez retourner dans vos royaumes, pour empêcher vos sujets de paniquer. Vos représentants peuvent rester ici. — Je vais retourner dans le Mi-Royaume. Trian viendra à ma place, dit Stephen. — Et moi, je vous laisserai le Capitaine Bothar’el, qui est de vos amis, je crois, Haut-Contre-Sous-Maître, dit le Prince Rees’ahn. — Formidable ! Formidable, dit Lambic en battant des mains. Tout est donc décidé. — Si vous n’avez plus besoin de moi, dit Haplo, je aïs retourner à ma nef. — Ça va bien, Haplo ? demanda anxieusement la naine. Il lui sourit, de son sourire tranquille. — Oui, ça va. Un peu fatigué, c’est tout. Viens, chien. Les menschs lui dirent au revoir, avec une déférence évidente, tous les visages inquiets. Il se tenait très droit, marchait d’un pas ferme, mais tous les observateurs – y compris l’observatrice cachée – s’aperçurent qu’il devait faire appel à toutes ses forces pour continuer à avancer. Le chien le suivit, ses yeux soucieux braqués sur son maître. Les autres, branlant du chef, se mirent à parler de lui d’un ton préoccupé. Marit, un rictus méprisant aux lèvres, le regarda sortir, sans utiliser sa magie, mais par la porte comme un vulgaire mensch. Marit eut envie de le suivre, mais renonça immédiatement à cette idée. Loin des menschs, il sentirait certainement sa présence. D’ailleurs, elle savait maintenant tout ce qu’elle voulait savoir. Pourtant, elle s’attarda encore un moment pour écouter les menschs, car ils parlaient d’Haplo. — C’est un sage, disait le Prince Rees’ahn. Il a beaucoup impressionné les Kenkaris. Ils m’ont chargé de lui demander s’il accepterait de gouverner temporairement nos trois peuples pendant cette période de transition. — Ce n’est pas une mauvaise idée, dit pensivement Stephen. Les barons rebelles accepteraient peut-être qu’une tierce partie règle les litiges qui ne manqueront pas de surgir entre nos peuples. Et d’autant plus qu’il a l’air humain, si l’on néglige ces images bizarres tatouées sur sa peau. Qu’en pensez-vous, Haut-Contre-Sous-Maître ? Marit n’attendit pas de savoir ce que pensait le nain. Quelle importance ? Ainsi, Haplo allait devenir le souverain d’Arianus. Non seulement il avait trahi son seigneur, mais il le supplantait ! Si elle avait attendu un peu plus, voici ce qu’elle aurait entendu : — Il n’acceptera pas, dit Lambic, suivant Haplo des yeux. Je lui ai déjà demandé de rester ici pour aider notre peuple. Nous avons beaucoup à apprendre si nous voulons tenir notre place parmi vous. Mais il a refusé. Il doit retourner dans ce monde d’où il vient. Pour sauver un enfant à lui qui y est prisonnier. — Un enfant dit Stephen, le visage radouci, prenant la main de sa femme. Alors, nous ne lui demanderons rien. Peut-être que le salut de cet enfant compensera un peu la perte d’un autre. Mais Marit n’entendit pas ces paroles. D’ailleurs, cela n’aurait peut-être rien changé. Retournée à bord de sa nef, secouée par des vents furieux, elle posa sa main sur la marque de son front et ferma les yeux. Une vision de Xar se leva dans son esprit. — Mon Mari, dit-elle tout haut, le serpent-dragon a dit vrai. Haplo est un traître. Il a donné aux menschs le livre des Sartans. Il projette de les aider à remettre la machine en marche. Et en plus, les menschs lui ont offert le gouvernement d’Arianus. — Alors, Haplo doit mourir, lui parvint la pensée de Xar. — Oui, Seigneur. — Cela fait, Femme, avertis-moi immédiatement. Je serai sur Pryan. — Sang-drax t’a donc convaincu d’aller sur ce monde, dit Marit, assez contrariée. — Personne ne me convainc de faire ce que je n’ai pas choisi de faire, Femme. — Pardonne-moi, Seigneur, dit Marit, brûlant de honte. Tu sais ce qu’il faut faire. — Je vais sur Pryan en compagnie de Sang-drax et d’un contingent des nôtres. Là-bas, j’espère m’asservir les titans afin de les faire combattre pour notre cause. Et j’ai d’autres questions à régler sur Pryan. Pour lesquelles Haplo me sera utile. — Mais Haplo sera mort… commença Marit, puis elle s’arrêta, muette d’horreur. — Il sera mort, effectivement. Tu m’apporteras le cadavre d’Haplo, Femme. Le sang de Marit se glaça. Elle aurait dû s’y attendre, elle aurait dû savoir que Xar le lui demanderait. Bien sûr, son seigneur devait interroger Haplo, découvrir ce qu’il savait, ce qu’il avait fait. Et ce serait beaucoup plus facile de l’interroger mort que vivant. Le souvenir du lazar lui revint ; elle vit ses yeux, qui étaient morts, et pourtant affreusement vivants… — Femme, dit Xar avec douceur, tu ne me failliras pas ? — Non, mon Mari, je ne te faillirai pas. — Très bien dit Xar, et il se retira. Marit resta seule, dans les ténèbres illuminées d’éclairs bleus, à écouter la pluie fouetter la coque. CHAPITRE 12 GREVINOR, ILES VOLKARAN ARIANUS — Quel poste brigues-tu ? demanda le lieutenant elfien, levant à peine les yeux sur Hugh-la-Main. — Ailier, Maître. Le lieutenant continua à parcourir des yeux la liste de équipage. — Références ? — Oui, Maître. — Lesquelles ? — Tu veux voir mes cicatrices de fouet, Maître ? Maintenant, le lieutenant releva la tête. — Je ne veux pas de trublion. — C’est la simple vérité, Maître, gloussa Hugh avec un grand sourire. Qu’est-ce que tu peux demander de mieux comme référence ? Le lieutenant considéra ses puissantes épaules, sa large poitrine, ses mains calleuses – toutes marques de ceux qui « vivent sous le harnais », comme on dit des humains réduits en esclavage et contraints à servir sur les dragonefs elfiennes. Apparemment, l’Elfe fut impressionné, non seulement par la force de Hugh, mais par sa franchise. — Tu m’as l’air bien vieux pour ce poste, remarqua le lieutenant avec un soupçon de sourire. — Un point de plus en ma faveur, Maître : je suis encore vivant. Cette fois, le lieutenant fut définitivement convaincu. — Exact. C’est bon signe. Très bien. T’es… euh… engagé. Le mot eut du mal à sortir. Sans doute le lieutenant, pensait-il avec nostalgie au bon vieux temps où les ailiers ne touchaient que leur nourriture, l’eau et le fouet. — Un barl par jour, plus l’eau et les repas. Et le passager offre un bonus s’il n’est pas secoué pendant le voyage. Hugh marchanda un peu pour faire plus vrai, mais ne put lui tirer un barl de plus, bien qu’obtenant une ration d’eau supplémentaire. Haussant les épaules, il accepta le contrat et le signa d’un « X ». — Nous appareillons demain, à l’heure où les Seigneurs de la Nuit replient leur manteau. Sois à bord ce soir avec tes affaires. Tu dormiras sous le harnais. Hugh hocha la tête et s’en alla. Retournant à la taverne sordide où il avait passé la nuit pour rester dans la peau de son personnage, il croisa le « passager », sortant d’un groupe debout sur les quais. C’était Trian, le magicien du Roi Stephen. Une foule de badauds contemplait le spectacle insolite d’une nef elfienne se balançant sur ses ancres dans le port humain de Grevinor. On n’en avait pas vu depuis l’époque où les Elfes occupaient les Iles Volkaran. Les enfants, trop jeunes pour se souvenir, baillaient d’admiration, tiraient leurs parents par la manche pour s’approcher des officiers elfiens aux voix flûtées et aux uniformes rutilants. Les parents regardaient aussi, le visage fermé. Ils se rappelaient, eux – ils ne se rappelaient que trop bien. Ils se rappelaient l’occupation elfienne de leurs terres, sans aucune nostalgie pour leurs anciens maîtres. Mais les Élus du Roi montaient la garde autour de la nef, leurs dragons d’assaut tournaient dans le ciel au-dessus d’elle. C’est pourquoi ils faisaient leurs réflexions à voix basse, prenant bien soin de ne pas être entendus du Magicien Royal. Trian était entouré de nobles et de courtisans qui, soit faisaient le voyage avec lui, soit étaient venus l’escorter, soit sollicitaient une faveur de dernière minute. Poli, aimable, souriant, il écoutait toutes les requêtes, semblait tout promettre tout en ne promettant rien. Le jeune magicien, très au fait des intrigues de cour, ressemblait à joueurs d’os-runes qu’on voit à la foire, capables de mener plusieurs parties en même temps, se rappelant chaque coup et battant haut la main tous ses adversaires. Presque tous. Hugh-la-Main le croisa. Trian le vit – rien ne lui échappait – mais n’accorda pas un second regard au matelot déguenillé. Avec un sombre sourire, Hugh se fraya un chemin dans la foule. Il ne s’était pas montré au magicien par bravade. Si Trian avait reconnu en lui l’assassin qu’il avait engagé autrefois pour tuer Tourment, il aurait appelé les gardes. Dans ce cas, Hugh voulait avoir autour de lui une foule pour le protéger, une cité pour se cacher. Une fois à bord, il était peu probable que Trian descende dans les entrailles de la nef pour trinquer avec les esclaves – ou plutôt, les ailiers, comme on disait maintenant – mais avec lui, on ne savait jamais. Mieux valait tester son déguisement à Grevinor qu’à bord de la petite nef où les gardes n’auraient qu’à le ligoter avant de le jeter par-dessus bord dans le Maelström… S’étant procuré une arme pour tuer Haplo, le problème suivant était de parvenir jusqu’à lui. Les Kenkaris lui avaient dit que le Patryn était à Drevlin, dans le Bas-Royaume – lieu presque inaccessible dans le meilleur des cas. Normalement, il lui aurait été facile de se rendre en n’importe quel point d’Arianus, car il excellait au pilotage des dragons et des petites nefs. Mais le Maelström ne réussissait guère aux petites nefs comme Hugh le savait par expérience. Et les dragons, même géants, ne s’aventuraient pas dans les ouragans redoutables. C’est Ciang qui, par ses nombreux contacts, avait découvert que Trian descendrait dans le Bas-Royaume la veille du jour prévu pour la remise en marche de la Bougonne-Batte. Le magicien, l’un des conseillers les plus estimés du roi, était resté en arrière pour garder à l’œil les barons rebelles. Quand le roi et la reine reviendraient, reprenant le pouvoir d’une main de fer, Trian ferait voile vers Drevlin pour s’assurer que les intérêts des humains étaient représentés au démarrage de la grande machine, et pour veiller à tout ce qui dépendait de ses fonctions. Hugh avait déjà servi comme esclave à bord d’une dragonef elfienne. Il savait que les Elfes engageraient sans doute des suppléants quand ils feraient escale à Grevinor pour prendre Trian. Manœuvrer les ailes d’une dragonef était un travail difficile et dangereux. Il se passait rarement un voyage sans qu’un ailier ne fût blessé ou tué. Hugh ne s’était pas trompé. Dès son arrivée au port, le capitaine elfien afficha une notice annonçant qu’il cherchait trois ailiers – un titulaire et deux suppléants. Ce ne serait pas facile d’en trouver pour descendre dans le Maelström. Malgré la paye d’un barl par jour – une fortune dans certaines des Iles Volkaran. La Main retourna à la taverne, se rendit dans la chambre communautaire où il avait dormi par terre, prit ses affaires, paya sa note et sortit, s’arrêtant à la porte pour se regarder dans la vitre crasseuse. Pas étonnant que Trian ne l’ait pas reconnu. Il se reconnaissait à peine lui-même. Il s’était complètement rasé la barbe et les cheveux. Il s’était même arraché – au prix de souffrances qui lui avaient fait monter les larmes aux yeux – la plus grande partie de ses épais sourcils noirs, ne laissant qu’une mince ligne montant à l’oblique vers son front, ce qui lui agrandissait beaucoup les yeux. Ayant été protégés du soleil par ses cheveux et sa barbe, son crâne et son menton étaient d’une pâleur contrastant violemment avec le reste de son visage. Il les avait brunis à l’aide d’une décoction d’écorce de plexiglarbre. Maintenant, il semblait avoir été chauve toute sa vie. Il n’y avait vraiment aucune chance que Trian le reconnaisse. Hugh-la-Main retourna à la nef. Il s’assit sur un tonneau, observa attentivement les allées et venues, vit Trian monter à bord avec sa suite. Une fois sûr que personne d’autre n’embarquerait, il embarqua à son tour. Il avait vaguement craint (ou vaguement espéré ?) qu’Iridal ferait partie des mystériarques accompagnant le magicien du roi. Tant mieux, se dit-il. Elle, elle l’aurait reconnu. Ça trompe difficilement les yeux de l’amour. Hugh l’écarta fermement de son esprit. Il avait un travail à faire. Il se présenta au lieutenant qui le confia à un quartier-maître, lequel le conduisit dans les entrailles de la nef, lui montra son harnais, puis le laissa faire connaissance avec les autres. Maintenant qu’ils n’étaient plus des esclaves, les humains étaient fiers de leur travail. Ils voulaient gagner le bonus offert par le passager pour ne pas être secoué, et posèrent à Hugh plus de questions sur son expérience que ne l’avait fait le lieutenant. La Main leur fit des réponses courtes et précises. Il promit de travailler aussi dur qu’eux, puis leur dit carrément de le laisser tranquille. Les autres retournèrent à leurs parties de dés et d’os-runes ; chacun perdrait et regagnerait le bonus une centaine de fois avant de l’avoir en poche. Hugh tâta son sac, pour s’assurer que la Lame Maudite s’y trouvait toujours, puis il s’allongea par terre sous son harnais et feignit de dormir. Les ailiers ne gagnèrent pas leur bonus à ce voyage. Ils s’en approchèrent même pas. Par moments, Trian devait regretter de ne pas avoir proposé davantage simplement pour atterrir vivant sur Drevlin, se dit Hugh. La Main n’aurait pas dû s’inquiéter d’être reconnu par le magicien, car il ne le vit qu’après le brutal atterrissage. Les Eau-Hisse étaient situés dans l’œil du cyclone perpétuel faisant rage sur Drevlin. C’était le seul endroit du continent où les nuages se dispersaient par intervalles et laissaient passer les rayons de Solarus. Les Elfes avaient appris à attendre ces éclaircies pour atterrir sans danger. Ils se posaient dans un calme relatif, et, pendant cette brève accalmie (d’autres nuages se massaient déjà sur l’horizon) pour débarquer vivement leurs passagers. Trian parut, le visage partiellement caché, mais incontestablement verdâtre. À demi défaillant, appuyé au bras d’une accorte jeune femme qui soutenait ses pas chancelants, Trian descendit la passerelle en trébuchant. Ou bien le magicien n’avait pas de remède magique contre le mal de l’air, ou bien il jouait sur la sympathie de la jeune femme. Quoi qu’il en fût, il ne regarda ni à droite ni à gauche, pressant le pas comme s’il ne pouvait s'éloigner assez vite de la nef. Une fois à terre, il fut accueilli par un contingent de nains et d’humains qui – voyant une nouvelle tempête approcher – abrégèrent les laïus et l’entrainèrent prestement en lieu sûr – et sec. Hugh savait ce qu’il ressentait. Il avait tous les muscles brûlants et douloureux, les mains à vif et ensanglantées, la mâchoire enflée et meurtrie – l’un des câbles actionnant les ailes s’était rompu et lui avait fouetté le visage. Longtemps après l’atterrissage, Hugh resta prostré sur le sol, s’émerveillant qu’ils ne soient pas tous morts. Mais il n’avait pas le temps de s’attarder sur ses malheurs. Et quant à l’enflure de son visage, il n’aurait pu rêver meilleure addition à son déguisement. Avec un peu de chance, ses bourdonnements d’oreilles et sa migraine s’estomperaient dans quelques heures. C’est le temps qu’il se donna pour se reposer, attendre une accalmie, et préparer son prochain mouvement. L’équipage n’était pas autorisé à débarquer. Et, après avoir traversé cette horrible tempête, ils n’étaient pas pressés d’en affronter une autre à terre. La plupart s’étaient écroulés d’épuisement, dont l’un, frappé à la tête par une poutre cassée, était inconscient. Autrefois, avant l’alliance, les Elfes auraient enchaîné les esclaves dès l’atterrissage, malgré la tempête. On savait que les humains étaient imprudents, téméraires et dépourvus de bon sens. Pourtant, Hugh n’aurait pas été surpris de voir des gardes venir les surveiller – les vieilles habitudes ont la vie dure. Tendu, il attendit qu’ils apparaissent ; leur présence aurait été pour lui fort incommode. Mais personne ne vint. Hugh réfléchit, et se dit que c’était logique – au moins du point de vue du capitaine. Pourquoi poster un garde pour surveiller des hommes qui vous coûtent un barl par jour (payable à la fin du voyage) ? Si quelqu’un veut déserter sans toucher sa paye, parfait. Tous les capitaines transportaient des suppléants, la mortalité étant élevée chez les ailiers. Le capitaine ferait peut-être un esclandre en constatant sa disparition, mais Hugh en doutait. Car dans ce cas, il devrait faire appel à un supérieur à terre, lequel serait sur les dents à s’occuper des dignitaires et très mécontent d’être dérangé pour un problème aussi mineur. C’est sans doute le capitaine qui se ferait taper sur les doigts. — Par tous les ancêtres, vous n’êtes donc pas capable de conserver votre équipage, Capitaine ? Le Haut Commandement vous fera couper les oreilles en rentrant à Paxaria ! Non la désertion de Hugh ne serait sans doute pas déclarée. Ou, si elle l’était, elle serait commodément oubliée peu après. Les vents mollissaient, le tonnerre s’éloignait. Le temps pressait. Hugh se leva péniblement, saisit son sac et tituba jusqu’aux toilettes. Les rares Elfes qu’il croisa ne lui accordèrent pas un regard. La plupart étaient trop éprouvés par les rigueurs du vol pour garder les yeux ouverts. Une fois aux toilettes, il émit des bruits convaincants de vomissement. Grognant de temps en temps, il sortit de son bagage quelque chose d’informe ressemblant à la doublure du sac, mais dont le tissu se mit immédiatement à changer, prenant la texture et la couleur de la coque. Aux yeux d’un observateur, sa conduite aurait paru étrange, car il semblait se vêtir de néant. Puis disparaître. À contrecœur, les Kenkaris lui avaient procuré un uniforme d’Invisible. Ils n’avaient d’autre choix que d’accéder à sa demande. Après tout, c’étaient eux qui lui demandaient de tuer Haplo. Ce vêtement avait le pouvoir magique de se fondre dans le décor, rendant le sujet pratiquement invisible. Hugh se demanda si c’était celui qu’il portait au palais cette nuit fatale où, avec Iridal, il était tombé dans le piège de Tourment. Il ne pouvait en être sûr, et les Kenkaris n’avaient pas voulu le lui dire. D’ailleurs, ça n’avait aucune importance. Hugh ôta son grossier vêtement de matelot, et revêtit un long pantalon et une tunique flottante d’Invisible. Confectionnés pour des Elfes, ils le serraient un peu. Une capuche recouvrait sa tête, mais il garda les mains nues – impossible d’introduire des mains d’humain dans des gants d’Elfe. Mais il avait appris, la dernière fois qu’il avait porté ce vêtement, à les cacher dans les plis de sa tunique jusqu’au moment de s’en servir ; et alors, peu importait qu’on les voie. Hugh reprit son sac, contenant un autre déguisement, et sa pipe, qu’il n’osait pourtant pas utiliser. Peu de gens fumaient le stregno, et à l’odeur, Haplo et Trian repenseraient sans doute à Hugh-la-Main. Il mit en bandoulière la Lame Maudite, soigneusement enfermée dans son fourreau, cachée sous sa tunique. Se déplaçant lentement, pour donner au tissu magique le temps de s’adapter à l’environnement, l’assassin passa devant les gardes, montés sur le pont pendant l’accalmie pour profiter du soleil et du bon air. Devisant entre eux des merveilles qu’ils verraient bientôt quand la grande machine serait en marche, les yeux braqués sur Hugh, ils ne le virent pas. Il se glissa hors de la nef aussi facilement que la brise glissait sur le pont. Hugh-la-Main était déjà venu sur Drevlin, avec Haplo et Alfred, et il était capable de s’y débrouiller, comme il se débrouillait dans tous les endroits qu’il connaissait, et plus d’un qu’il ne connaissait pas. Les neuf bras gigantesques se dressant sur le sol étaient connus sous le nom de Eau-Hisse. La nef elfienne avait atterri au centre du cercle formé par les bras. Près de la circonférence s’en dressait un autre, plus court, appelé le Petit Bras, dans lequel un escalier en spirale montait jusqu’aux mains inanimées pendant mollement au bout des neuf bras. Entrant en courant dans le Petit Bras, Hugh inspecta vivement les lieux pour s’assurer qu’il était seul. Puis, se dépouillant de son uniforme d’Invisible, il revêtit son dernier déguisement. Il n’était pas pressé – une autre tempête venait d’éclater sur Drevlin – et il s’habilla avec soin. Se regardant ensuite dans la paroi de métal luisant, il décida qu’il était trop sec pour être crédible, et retourna dehors. En un clin d’œil, la pluie le transperça jusqu’à la doublure de fourrure de sa cape brodée. Satisfait du résultat, il rentra à l’abri dans le Petit Bras, et attendit, avec la patience dont tous les bons assassins savent qu’elle est le fondement de leur art. Le rideau de la pluie s’écarta suffisamment pour lui laisser voir la nef elfienne – la tempête se terminait. Hugh s’apprêtait à s’aventurer au-dehors quand il vit une naine venir dans sa direction. Il serait plus conforme à son personnage de l’attendre, décida-t-il, et il ne bougea pas. Mais quand elle fut près, il jura entre ses dents. Quelle déveine ! Il la connaissait ! Et elle le connaissait ! Secousse – la fiancée de Lambic. Il n’y avait plus rien à faire. Il fallait faire confiance à son déguisement et à ses considérables talents d’acteur. Pataugeant allègrement dans les flaques, Secousse scrutait continuellement le ciel. Hugh en déduisit qu’on attendait sans doute une autre nef, transportant le contingent des dignitaires elfiens. Parfait ; elle serait occupée et ne ferait sans doute pas trop attention à lui. Il se prépara à la recevoir. Elle ouvrit la porte, entra en coup de vent. — Eh bien, ce n’est pas trop tôt, dit Hugh, se levant avec arrogance. Secousse s’arrêta d’une glissade, et le regarda avec étonnement – mais, constata-t-il avec satisfaction, sans le reconnaître. Il garda le visage dans l’ombre, mais sans se cacher, ce qui aurait paru suspect. — Que… qu’est-ce que vous faites là ? bredouilla la naine dans sa langue. — Ne baragouine pas dans cet étrange jargon, répondit-il avec irritation. Tu parles l’humain, je le sais. Quiconque a un nom parle l’humain. Il éternua bruyamment, et en profita pour relever le col de sa cape, dissimulant le bas de son visage. — Là, tu vois, je suis en train d’attraper la mort. Je suis trempé jusqu’aux os. Nouvel éternuement. — Qu’est-ce que vous faites là, messire ? demanda la naine en humain passable. On vous a laissé en arrière ? — En arrière ? Oui, on m’a laissé en arrière ! Crois-tu que c’est par plaisir que je me suis réfugié dans ce trou ? Est-ce ma faute si j’étais trop malade pour débarquer dès l'atterrissage ? Quelqu’un m’a-t-il attendu ? Non, non et non ! Ils ont filé comme des flèches, me laissant aux tendres soins des Elfes. Le temps que je me traîne sur le pont, mes amis avaient disparu. J’étais venu jusque-là quand la tempête a éclaté. Et maintenant, regarde-moi ! Hugh éternua une nouvelle fois. La bouche de Secousse frémit. Elle allait éclater de rire, se ravisa, et toussota poliment à la place. — Nous attendons une autre nef, messire, mais si vous n'êtes pas trop pressé, je vous conduirai volontiers jusqu’aux tunnels… Jetant un coup d’œil au-dehors, Hugh vit une troupe de nains pataugeant dans les flaques. Ses yeux perçants reconnurent le chef, Lambic. Il scruta le reste de la foule, pensant qu’Haplo s’y trouvait peut-être. Non, il n’y était pas. Hugh se redressa, se drapant dans sa dignité offensée. — Non, je n’attendrai pas ! Je suis déjà à moitié mort de poulmonie. Aie simplement la bonté de m’indiquer le chemin… — Eh bien… Secousse hésita, mais à l’évidence, elle avait mieux à faire que de perdre son temps avec un imbécile d’humain trempé jusqu’aux os. — Vous voyez cet énorme bâtiment, tout là-bas ? C’est la Farbrique. Tout le monde y est. Jetant un coup d’œil sur le ciel, elle ajouta : — Si vous vous dépêchez, vous y arriverez juste avant la prochaine averse. — Quelle importance ? ricana Hugh. Je ne peux guère me mouiller davantage ! Merci, ma chère. Il lui tendit la main, agita ses doigts près des siens, et la retira avant qu’elle ait eu le temps de la toucher. — Tu as été très aimable. S’enveloppant dans sa cape, il sortit du Eau-Hisse sou ; le ? yeux stupéfaits des nains (à l’exception de Lambic, qui regardait autour de lui dans sa bienheureuse myopie, et ne le vit pas). Leur décochant un regard qui le ; envoyait tous au diable et aux ancêtres, il rabattit un pan de sa cape sur son épaule et s’éloigna à grands pas. Une seconde nef elfienne descendait, transportant le représentants du Prince Rees’ahn. Le comité d’accueil eu tôt fait d’oublier Hugh, qui pataugea jusqu’à la Farbrique et y entra juste comme une nouvelle tempête s’abatte : sur Matricia. Une foule d’Elfes, d’humains et de nains était rassemblée dans l’immense salle, qui avait été, selon la légende ; le berceau de la Bougonne-Batte. Tous les assistant buvaient, mangeaient, et bavardaient, avec la politesse nerveuse d’ennemis héréditaires soudain devenus ami ; De nouveau, Hugh chercha Haplo des yeux. Il n’était pas là. Tant mieux. Le moment n’était pas favorable. Hugh s’approcha d’un feu brûlant dans un baril en fer. Il sécha ses vêtements, but une coupe de vin, et accueillit ses amis humains à bras ouverts, leur donnant l’impression qu’ils avaient dû être présentés quelque part. Quand quelqu’un tentait de s’enquérir de son identité – de façon détournée – il prenait l’air légèrement offensé, répondait vaguement qu’il « faisait partie de la suite » de ce gentilhomme, le Baron (éternuement) qu’on voyait là-bas près de ce truc bizarre (il le montrait discrètement). Il s’inclinait poliment et faisait bonjour de la main au baron, qui voyant ce gentilhomme à l’évidence riche et distingué s’incliner devant lui, s’inclinait poliment à son tour. Le questionneur était satisfait. La Main eut soin de ne pas parler trop longtemps à une même personne, mais veilla à parler à tout le monde. Au bout de quelques heures, tous les humains de la Farbrique, y compris un Trian encore pâle et nauséeux, auraient été prêts à jurer qu’ils connaissaient depuis des iges ce gentilhomme si élégant et poli. Si seulement ils avaient pu se rappeler son nom… CHAPITRE 13 MATRICIA, DREVLIN ARIANUS Le jour vint de la mise en marche de la grande machine. Les dignitaires, assemblés dans la Farbrique, firent cercle autour de la statue du Créchi-Crécha. Le Haut-Contre-Sous-Maître des nains, Lambic Serre-Boulon, aurait l’honneur d’ouvrir la statue, et d’être le premier à descendre dans les tunnels pour montrer la voie menant au cœur et au cerveau de la Bougonne-Batte. C’était l’heure triomphale de Lambic. Dans une main le précieux livre des Sartans (non qu’il fût nécessaire, car Lambic l’avait appris par cœur, et, de plus, il ne pouvait pas le lire sans mettre le nez dessus), avec, à son côté. Secousse (devenue entre-temps Madame le Haut-Contre-Sous-Maître), et accompagné d’une foule de dignitaires. Lambic s’approcha du Créchi-Crécha. Le nain, qui avait provoqué ce fantastique chambardement simplement en demandant « pourquoi ? », poussa doucement la statue. Le Sartan encapuchonné tourna sur sa base. Avant d’amorcer sa descente, Lambic fit une pause et scruta les ténèbres. — Descends une marche à la fois, lui conseilla Secousse à voix basse, consciente de la présence de ? dignitaires qui attendaient pour les suivre. — Quoi ? fit Lambic, battant des paupières. Oh, ce n’est pas ça. Je vois parfaitement. Avec toutes ces lumières bleues, c’est facile, tu comprends. Je me rappelais, c’est tout. Lambic soupira, ses yeux s’embuèrent, et soudain les lumières bleues semblèrent à ses yeux plus floues qu’avant, si c’était possible. — Il s’est passé tellement de choses, dont la plupart ici, dans la Farbrique. C’est là que j’ai été jugé quand j’ai réalisé que le Créchi-Crécha essayait de nous dire comment fonctionnait la machine, et après, la bataille avec les Roussins… — Et quand Alfred est tombé dans l’escalier, que j’ai été enfermée en bas avec lui et qu’on a vu les belles personnes, toutes mortes, dit Secousse, lui serrant la main très fort. Oui, je me rappelle. — Et quand on a découvert l’homme de métal, et que j’ai trouvé cette pièce où des Elfes, des humains et des nains vivaient ensemble en bonne intelligence. Alors, j’ai réalisé que nous pouvions en faire autant. Lambic soupira, puis sourit. — Et après ça, il y a eu l’horrible bataille contre les serpents-dragons. Tu, as été héroïque, ma chère, dit-il, la regardant avec fierté. Il la vit nettement, si toutefois il pouvait voir nettement quelque chose en ce monde. Elle secoua la tête. — Tout ce que j’ai fait, c’est me battre contre un serpent-dragon. Toi, tu as combattu des monstres bien plus gros et dix fois plus horribles. Tu as combattu l’apathie et l’ignorance. Tu as combattu la peur. Tu as forcé les gens à réfléchir, à poser des questions, à exiger des réponses. C’est toi le vrai héros, Lambic Serre-Boulon, et je t’aime même si tu es sacrément idiot de temps en temps. Elle fit cette dernière remarque à voix basse, puis déposa un baiser sur ses favoris, devant tous les dignitaires et la moitié des nains de Drevlin. Tout le monde les acclama, et Lambic rougit jusqu’à la racine de sa barbe. — Pourquoi ce délai ? demanda doucement Haplo. Silencieux, il se tenait dans l’ombre, à l’écart des autres menschs, près de la statue. — Il n’y a pas de danger. Vous pouvez descendre. Les serpents-dragons sont partis. Au moins, ils ne sont plus dans ces tunnels, se dit-il à part lui. Le mal s’était répandu dans le monde et y resterait toujours, mais, avec la perspective de paix entre les races, l’influence maléfique était affaiblie. Lambic papillota des yeux dans la direction approximative d’Haplo. — Haplo aussi, dit-il. Haplo aussi est un héros. Tout ce qui arrive, c’est grâce à lui. — Mais non, dit Haplo, irrité. Bon, vous feriez bien de vous décider. Les gens attendent sur les continents d’en haut, et ils vont s’énerver. — Haplo a raison, dit Secousse, toujours pratique, tirant Lambic vers le haut de l’escalier. Les dignitaires se pressèrent autour de la statue, prêts à les suivre. Haplo ne bougea pas. Il se sentait mal à l’aise et ne comprenait pas pourquoi. Pour la centième fois, il regarda les runes de sa peau, qui devaient l’avertir de tout danger. Ils ne brillaient pas, comme si quelque chose le menaçait – comme si les dragons-serpents rôdaient en bas, par exemple. Pourtant, il sentait un avertissement, un picotement de la peau, une vibration des nerfs. Il se renfonça dans l’ombre, pour examiner tous ceux qui descendaient. Les serpents-dragons pouvaient se métamorphoser en menschs à s’y méprendre, mais leurs yeux rouges les trahiraient. Haplo espérait rester inaperçu, oublié. Mais le chien surexcité par le bruit et l’agitation, ne voulait pas rester en dehors des festivités. Il aboya joyeusement, et bondit vers l’escalier. — Chien, ici ! Il se précipita à sa suite et l’aurait attrapé, mais à cet instant, il prit conscience d’un mouvement derrière lui, mouvement davantage senti que vu, mouvement de quelqu’un se rapprochant de lui, soufflant son haleine dans son cou. Distrait, il regarda autour de lui et sa main manqua le chien. L’animal courut joyeusement à l’escalier, et s’empêtra promptement dans les augustes jambes du Haut-Contre-Sous-Maître. Il y eut un moment délicat où il sembla bien que le chien et Lambic allaient marquer cette occasion historique d’une culbute jusqu’au bas de l’escalier, dans un fouillis confus de fourrure et de barbe. Toujours rapide, Secousse saisit le chien et son chef renommé, chacun par son cou respectif, et parvint à les démêler, sauvant ainsi la journée. Tenant fermement le chien d’une main, et Lambic de l’autre, elle regarda autour d’elle. Elle n’avait jamais tellement aimé les chiens. — Haplo ! cria-t-elle, sévère et réprobatrice. Personne n’était près de lui. Il était seul, si l’on exceptait les dignitaires debout en haut de l’escalier, attendant de descendre. Haplo contemplait fixement ses mains. Un instant, il avait cru que ses runes allaient s’activer, pour le défendre d’une attaque imminente. Mais elles n’avaient pas brillé. C’était une sensation étrange qu’il ne connaissait pas. Cela lui rappelait la flamme d’une bougie éteinte par un souffle. Haplo avait l’impression désagréable que quelqu’un avait, d’un souffle, éteint sa magie. Mais ce n’était pas possible. — Haplo ! répéta Secousse. Viens chercher ton chien ! Pas moyen d’y échapper. Tous les assistants se tournèrent vers lui en souriant. Haplo avait perdu l’occasion de demeurer dans un confortable anonymat. Se grattant distraitement les mains, il s’approcha de l’escalier et appela le chien. Comprenant au ton de son maître qu’il l’avait mécontenté, mais ne comprenant pas pourquoi on faisait tant d’histoires, le chien revint docilement vers Haplo. S’asseyant devant la statue, l’animal leva une patte contrite pour se faire pardonner. Ce procédé amusa fort les dignitaires qui l’applaudirent. Pensant que ces applaudissements lui étaient destinés, Lambic s’inclina solennellement, puis commença à descendre. Haplo, la foule se pressant derrière lui, n’eut d’autre choix que de se joindre au cortège. Il jeta un bref coup d’œil derrière lui, ne vit rien. Personne ne rôdait autour de la statue. Personne ne faisait particulièrement attention à lui. Peut-être que c’était son imagination. Peut-être que sa blessure l’avait affaibli plus qu’il ne pensait. Perplexe, Haplo suivit Lambic et Secousse, les runes Sartanes éclairant leur chemin dans les tunnels. Debout dans l’ombre contre le mur, Hugh regarda passer les menschs. Quand ils furent tous descendus, il les suivit – silencieux, invisible. Haplo était content de lui. Il savait maintenant ce qu’il voulait savoir. Son expérience avait réussi. — La magie d’un Patryn est censée le prévenir du danger, comme ce que nous appelons le sixième sens nous en avertit, sauf que c’est un système beaucoup plus sensible, beaucoup plus raffiné, lui avait dit Ciang. Les runes tatouées sur leur peau s’éclairent d’une brillante lumière. Et cela, non seulement les prévient du danger, mais agit comme bouclier protecteur. Oui, Hugh se rappelait – douloureusement – le jour où il avait tenté d’attaquer Haplo à l’Imperanon. Une lumière bleue avait jailli, et un éclair avait fulguré à travers son corps. — Il semblerait logique que, pour fonctionner, cette arme doive d’abord annuler ou pénétrer la magie du Patryn. Je te suggère d’essayer, avait conseillé Ciang. Pour voir ce qui se passe. Et ainsi, Hugh avait fait une expérience. Le matin, quand les dignitaires s’étaient rassemblés dans la Farbrique, Hugh était parmi eux. L’assassin avait repéré sa proie dès son entrée. Se remémorant ce qu’il savait d’Haplo, il se dit que le discret Patryn resterait en arrière, dans l’ombre – ce qui rendrait la tâche de Hugh relativement simple. Hugh ne s’était pas trompé. Haplo resta à l’écart, près de l’immense statue que les nains appelaient le Créchi-Crécha. Mais le chien était avec lui. Hugh jura entre ses dents. Il n’avait pas oublié l’animal, mais il était étonné de le voir avec son maître. La dernière fois que Hugh avait vu le chien, il était avec lui et Tourment dans le Mi-Royaume. Peu après avoir sauvé la vie à Hugh, le chien avait disparu. L’assassin, pas particulièrement reconnaissant à cette bête de son action, ne s’était pas donne la peine de le rechercher. Il ne voyait pas comment il était passé du Mi-Royaume dans le Bas-Royaume, et il s’en moquait. Mais le chien serait sacrément gênant. Au besoin, il le tuerait d’abord. En attendant, Hugh devait déterminer à quelle distance il pouvait approcher du Patryn, voir si la Lame Maudite réagissait d’une façon quelconque. Tirant le couteau, mais le laissant caché dans les plis de sa tunique, Hugh s’avança lentement. Les vacilampes, qui auraient éclairé la Farbrique comme en plein jour, étaient éteintes, puisque la Bougonne-Batte qui les alimentait ne marchait pas. Les humains et les Elfes avaient apporté des lampes à huile et des torches, mais elles ne suffisaient pas à dissiper l’obscurité de la salle caverneuse. Il fut facile à Hugh, vêtu en Invisible, de se fondre dans l’ombre, de ne faire qu’un avec elle. Hugh avança en silence derrière sa proie, s’arrêta, attendit patiemment le bon moment pour passer à l’action. Dans son métier, ils étaient trop nombreux à se ruer à l’attaque, poussés par la peur, la nervosité ou l’impatience, au lieu d’attendre, d’observer, de se préparer mentalement et physiquement pour l’instant idéal, qui arrivait toujours. Et quand il était là, il fallait le saisir, il fallait réagir – souvent en une fraction de seconde. C’était cette capacité d’attendre patiemment ce moment, de le reconnaître et d’y réagir, qui avait fait la grandeur de Hugh-la-Main. Il attendit son heure, réalisant que la lame s’était parfaitement adaptée à sa main. Aucun forgeron n’aurait pu lui forger une poignée lui convenant aussi bien. Elle semblait s’être moulée sur sa main. Il observa, attendit, son attention davantage concentrée sur le chien que sur son maître. Et le moment arriva. Lambic et Secousse commençaient à descendre, quand soudain, le Haut-Contre-Sous-Maître s’arrêta. Haplo se pencha pour lui parler. Hugh n’entendit pas ce qu’il disait, mais peu lui importait. Puis les nains reprirent leur descente. — Je voudrais qu’il les suive, ce maudit chien, grommela Hugh. À cet instant, le chien bondit à leur suite. Hugh fut stupéfait de cette coïncidence, mais il ne perdit pas de temps pour exploiter cet avantage. Il s’avança le couteau sortit de sous sa cape. Soudain, Haplo sembla prendre conscience de sa présence ; Hugh n’en fut pas étonné. La Main avait un sain respect pour son adversaire. Le couteau se tordit dans sa main – sensation répugnante, comme s’il tenait un serpent. Il avança sur Haplo, attendant que les runes s’enflamment, auquel cas il était prêt à se pétrifier, laissant le costume d’Invisible le protéger à la vue de son adversaire. Mais les runes ne réagirent pas. La lumière bleue ne jaillit pas. Haplo en parut déconfit, lui qui avait perçu une menace et regardé son corps pour confirmation, sans rien voir. Hugh sut à cet instant qu’il pouvait tuer Haplo, que la magie du Patryn lui avait failli, que la magie du couteau avait affecté la magie de sa victime, et qu’elle l’affecterait encore. Mais ce n’était pas le moment de frapper. Trop de monde. Et cela arrêterait la cérémonie. Or, les Kenkaris avaient été très précis sur ce point – en aucun cas, Hugh-la-Main ne devait empêcher la mise en marche de la Bougonne-Batte. Il avait simplement testé son arme. Maintenant, il savait comment elle agissait. Dommage qu’il ait alerté Haplo. Maintenant, le Patryn serait sur ses gardes, mais ce n’était pas forcément une mauvaise chose. L’homme qui regarde par-dessus son épaule trébuchera et tombera de tout son long, disait-on communément dans la Fraternité. Hugh-la-Main n’avait pas l’intention de tendre une embuscade à sa victime, de la prendre par surprise. Une partie de son contrat – point sur lequel les Kenkaris avaient également beaucoup insisté – exigeait qu’il dise à Haplo, en ses derniers instants, le nom de l’homme qui avait ordonné sa mort. La Main observa la procession dans l’ombre. Quand le dernier seigneur elfien eut disparu dans l’escalier, l’assassin le suivit, silencieux, invisible. Le moment viendrait, le moment où Haplo serait coupé de la foule, isolé. Et à ce moment, la magie du Patryn lui faillirait. La Lame Maudite y veillerait. Hugh-la-Main n’avait qu’à suivre, observer et attendre. CHAPITRE 14 MATRICIA, DREVLIN ARIANUS — Regardez ! s’écria Lambic. Il s’arrêta pile, provoquant une bousculade, car tous ceux qui marchaient sur ses talons se cognèrent à lui avant de refluer. — Ma chaussette ! Une obscurité mystérieuse régnait dans les tunnels Sartans, uniquement éclairés par la lumière bleue des runes clignotant au bas des murs. Ces runes guidaient le cortège jusqu’à sa destination – du moins tous l’espéraient-ils dévotement, même si certains commençaient à en douter sérieusement. Personne n’avait apporté torches ou lampes, Lambic les ayant assurés que les tunnels étaient éclairés (et ils l’étaient effectivement, pour un nain.) Depuis le départ des serpents-dragons, l’atmosphère maléfique qui suintait des murs comme une puanteur de pourriture et de mort, avait disparu. Mais il y demeurait une impression de tristesse persistante, de remords des erreurs passées, de regret qu’il n’y ait pas eu un avenir permettant de les corriger. On aurait dit que les fantômes des constructeurs de la Bougonne-Batte circulaient parmi eux, bienveillants mais affligés. Nous sommes désolés, semblaient murmurer les fantômes. Tellement, tellement désolés. Les dignitaires resserraient les rangs dans le noir, réconfortés de sentir le contact tiède d’une main – fût-elle d’Elfe, d’humain, ou de nain. Trian était visiblement ému, et la gorge de Secousse commençait à se serrer – quand Lambic fit sa découverte. — Ma chaussette ! S’approchant vivement, Lambic montra Fièrement un fil courant le long du mur. — Je vous demande pardon, Haut-Contre-Sous-Maître, dit Trian, pas très sûr d’avoir bien compris Lambic qui avait parlé en nain. Avez-vous dit quelque chose concernant une…, euh… une… — Chaussette ! répéta Lambic pour la troisième fois. Il allait se lancer avec enthousiasme dans le récit de son aventure, qui était devenu l’un de ses préférés – comment ils avaient découvert l’homme de métal, comment Haplo avait été capturé par les Elfes, et comment lui, Lambic, était resté seul, perdu dans les tunnels, sans moyen d’en sortir, avec sa seule chaussette pour rempart contre le désastre. — Mon cher, nous n’avons pas le temps, dit Secousse, tirant un petit coup sur sa barbe. — Mais je suis certain que nous l’aurons quand nous aurons mis la machine en marche, ajouta vivement Trian, voyant le nain extrêmement déçu. Il me tarde d’entendre votre histoire. — Vraiment ? Lambic s’éclaira. — Absolument, répondit Trian avec tant d’empressement que Secousse le regarda d’un air soupçonneux. — Au moins, dit Lambic, reprenant sa marche, Trian à son côté, je sais maintenant que nous sommes sur la bonne voie. Cette déclaration sembla réconforter la grande majorité du cortège qui se pressa derrière Lambic. Secousse s’attarda en arrière. Elle était triste et grognon en ce jour qui aurait dû être le plus beau de sa vie, et elle ne comprenait pas pourquoi. Une truffe froide et humide lui chatouilla le mollet. — Salut, chien, dit-elle, d’un air abattu, lui caressant timidement la tête. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Haplo, arrivant derrière elle. Elle sursauta. Elle le croyait devant, avec Lambic. Mais il faut dire qu’Haplo était rarement où on pensait le trouver. — Tout change, soupira Secousse. — C’est bien, non ? dit Haplo. C’est ce que vous vouliez, toi et Lambic. C’est pour ça que vous avez travaillé. Pour ça que vous avez risqué votre vie. — Oui, concéda Secousse. Je sais. Et le changement sera bon. Les Elfes ont proposé de laisser les nôtres retourner dans leurs demeures ancestrales du Mi-Royaume. Nos enfants joueront au soleil. Et, bien sûr, ceux qui voudront rester ici et travailler avec la machine, le pourront. — Maintenant, votre travail aura un sens, un but, dit Haplo. De la dignité. Vous ne serez plus des esclaves. — Je sais tout ça. Et je n’ai pas envie de revenir à l’ancien temps. Pas vraiment. C’est juste… enfin… il y avait beaucoup de bon mêlé avec le mauvais. Je ne m’en apercevais pas à l’époque, mais ça me manque maintenant. Tu comprends ? — Oui, dit doucement Haplo, je comprends. Parfois, j’aimerais revenir à ma vie d’autrefois. Je n’aurais jamais cru que je parlerais comme ça un jour. Je n’avais pas grand-chose, et le peu que j’avais, je ne l’appréciais pas. Et en essayant d’obtenir autre chose, j’ai perdu ce qui était important. Et quand j’ai obtenu ce que je voulais, je me suis aperçu que ça ne valait rien sans le reste. Maintenant, je vais peut-être tout perdre. J’ai peut-être déjà tout perdu sans retour. Secousse comprit sans comprendre. Elle glissa sa main dans celle d’Haplo, et ils marchèrent lentement derrière Lambic et les autres. Elle se demanda pourquoi il avait choisi de rester à la fin de la procession ; on aurait dit qu’il montait la garde. Elle remarqua qu’il regardait sans arrêt à droite et à gauche, mais il ne semblait pas effrayé – ce qui l’aurait effrayée, elle. Il avait juste l’air perplexe. — Haplo, dit soudain Secousse, se rappelant un autre jour où elle avait marché dans ces tunnels, la main dans la main avec un autre. Je vais te dire un secret. Je ne l’ai jamais dit à personne, pas même à Lambic. Haplo ne dit rien, mais lui sourit d’un air encourageant. — Je vais veiller à ce que personne ne dérange jamais les belles personnes qui sont mortes, dit-elle, fixant Trian d’un air dur. À ce que personne ne les trouve. Je ne sais pas encore comment je ferai, mais je trouverai. Elle s’essuya les yeux du revers de la main. — Je ne supporte pas l’idée que des humains, avec leurs grosses voix et leurs mains indiscrètes débarquent dans le silence de ce tombeau. Ni des Elfes, avec leurs voix flûtées et leurs rires stridents. Ni des nains, avec leurs grosses bottes. Je vais m’assurer que personne ne trouble leur silence. C’est ce qu’Alfred voudrait, je crois, non ? — Oui, dit Haplo, c’est ce qu’Alfred voudrait. Et je crois que tu n’as pas à t’inquiéter, ajouta-t-il en lui serrant la main. La magie des Sartans protégera les siens. Quiconque n’est pas destiné à trouver cette salle ne la trouvera pas. — Tu crois ? Alors, je n’ai pas besoin de m’en faire ? — Non. Et maintenant, tu devrais regagner la tête du cortège. Je crois que Lambic te cherche. Et en effet, la procession s’était arrêtée dans le désordre. Devant, on voyait Lambic aux reflets bleus des runes, scruter l’obscurité de ses yeux myopes. — Secousse ! criait-il. — Quel idiot ! dit-elle, attendrie, faisant un pas pour le rejoindre. Tu ne viens pas ? demanda-t-elle à Haplo, hésitante. Tu te sens bien ? — Un peu faible, c’est tout, mentit-il avec naturel. Lâche le passé, Secousse. Saisis l’avenir à deux mains. Cet avenir sera bon pour toi et pour ton peuple. — Oui, dit-elle d’un ton résolu. Après tout, c’est toi qui nous as donné cet avenir. Elle eut soudain l’impression étrange qu’elle ne le reverrait jamais. — Secousse ! criait Lambic, maintenant inquiet. — Au revoir ! Elle ne put continuer, oppressée, étranglée par l’émotion. Se baissant, elle serra le chien dans ses bras à l’étouffer, puis, refoulant des larmes soudaines et inexplicables, elle partit en courant rejoindre Lambic. Le changement – même bon –, c’était dur. Très dur. Le cortège s’était arrêté devant une porte gravée de runes Sartanes. Baigné de leur douce lumière bleue, Lambic s’en approcha, et, suivant les instructions de Secousse (qui, le livre à la main, lui lisait les consignes) il traça d’un gros doigt rondelet la rune complétant le cercle. Le battant s’ouvrit aussitôt. Tous entendirent à l’intérieur un bruit métallique qui venait vers eux. Elfes et humains reculèrent, curieux mais alarmés. Lambic, quant à lui, entra au pas de charge. Secousse courut après lui, et Trian, qui la suivait de près, trébucha sur ses talons. La salle où ils entrèrent était brillamment éclairée par des globes pendant du plafond. La lumière était si vive après l’obscurité des tunnels, qu’ils durent s’abriter les yeux un moment. Un homme entièrement fait de métal – argent, or et cuivre – marcha à leur rencontre. Ses yeux étaient des gemmes ; il avait des mouvements raides ; son corps était couvert de runes Sartanes. — C’est un automate, annonça Lambic, se rappelant le mot de Tourment. Le nain le montra de la main, aussi fier que s’il l’avait fabriqué lui-même. En proie à une crainte révérencielle, Trian contempla l’automate et les énormes globes oculaires alignés sur les murs, chacun surveillant avec vigilance une partie spécifique de la grande machine. Dubitatif, le magicien promena son regard sur les coffres de métal luisant ornés de boîtes de verre, de petites roues, de leviers, et autres objets fascinants et incompréhensibles. Aucun des leviers, roues et rouages ne remuait. Tous restaient parfaitement immobiles, comme si la Bougonne-Batte s’était endormie et attendait pour se réveiller que le soleil brille sur ses paupières closes. — Les portes de la Mort sont ouvertes. Quelles sont mes instructions ? demanda l’homme de métal. — Il parle ! s’écria Trian, en émoi. — Bien sûr qu’il parle ! dit fièrement Lambic. Il ne servirait pas à grand-chose dans le cas contraire. Il déglutit d’émotion, chercha Secousse d’une main tremblante. Elle prit cette main dans la sienne, tenant toujours le livre de l’autre. Trian tremblait d’excitation. Un mystériarque humain, jetant nerveusement un coup d’œil par la porte, avait craqué et était secoué de sanglots incontrôlables. — Et perdu, bredouillait-il avec incohérence. Perdu pendant tant de siècles ! — Et maintenant retrouvé, dit Trian en un souffle. Et légué à nos peuples. Que les ancêtres nous en rendent dignes. — Qu’est-ce que je dis à l’homme de métal, ma chère ? chevrota Lambic. Je veux être certain de ne pas me tromper. — « Pose la main sur la roue de la vie et tourne », dit Secousse lisant les instructions en nain. Trian traduisit en elfien et en humain pour ceux qui se pressaient à la porte. — « Pose la main sur la roue de la vie et tourne », ordonna Lambic à l’automate. La voix du nain était un peu étranglée au début, mais, prenant bientôt de l’assurance, il tonitrua les derniers mots, de sorte que même Haplo, debout et oublié dans le tunnel, les entendit. Une gigantesque roue en or était fixée à un mur de métal, gravée de runes sur toute sa circonférence. L’automate posa les mains sur la roue, puis, tournant la tête, braqua les gemmes de ses yeux sur Lambic. — Combien de tours ? demanda la voix métallique. Aucun de ceux ayant étudié le livre n’avait de certitude sur ce point. Le livre ne donnait pas la réponse. Comme si les Sartans supposaient que tout le monde savait le nombre de tours à donner. — Essayez le nombre sept, leur avait conseillé Haplo, mais sans leur dire comment il y était arrivé. Je n’en suis pas sûr moi-même. — Sept, répéta Secousse, haussant les épaules avec fatalisme. — Sept, dit Lambic. — Sept mondes, murmura Trian. Une telle chose est-elle possible ? C’était apparemment possible, car l’automate hocha la tête, et, resserrant les mains sur la roue, lui imprima énergiquement le premier tour. La roue trembla, ses rouages immobiles depuis si longtemps grincèrent, mais elle tourna. L’homme de métal se mit à parler, prononçant un mot à chaque tour. Personne ne le comprenait, sauf Haplo. — Le premier monde, le Vortex, dit l’automate en Sartan. — Le Vortex, répéta Haplo. Je me demande… L’automate coupa court à ses réflexions. — Le Labyrinthe, dit l’homme de métal. La roue tourna. — Le Nexus, dit l’automate. — Le Labyrinthe, et ensuite, le Nexus. Haplo réfléchit à ce qu’il entendait. Il fit taire le chien qui grondait – les grincements de la roue blessant ses oreilles sensibles. — Dans cet ordre. Ça signifie peut-être que le Vortex est dans… — Arianus, dit l’homme de métal. — C’est nous ! s’écria Secousse, ravie de reconnaître le mot Sartan désignant son monde. — Pryan. Abarrach. Chelestra. À chaque nom, l’automate donnait un nouveau tour de roue. Au septième nom, il s’arrêta. — Et maintenant ? demanda Trian. — « Du feu du ciel jaillira l’étincelle de la vie », lut Secousse. — Je regrette, mais nous n’avons jamais très bien compris ce point, s’excusa Lambic. — Regardez ! s’écria Trian, montrant l’un des globes oculaires ouverts sur le monde extérieur. D’énormes nuages, plus sombres et menaçants que sous ceux qu’on avait jamais vus sur Drevlin, se massent dans le ciel au-dessus du continent. Dehors c’était la nuit totale. La salle même où ils se tenaient, si brillamment éclairée, sembla s’assombrir et pourtant, elle se trouvait à une grande profondeur sous la surface. — Mon… mon… mon Dieu ! bredouilla Lambic, arrondissant les yeux. Même sans ses lunettes, il distinguait les énormes buées tourbillonnant au-dessus de son pays. — Qu’avons-nous fait ? dit Secousse en un souffle, se serrant contre Lambic. — Nos nefs ! s’écrièrent en chœur les humains et les Elfes. L’ouragan détruira nos nefs ! Nous serons coincés ici… Un éclair fulgura des nuages, frappa l’une des mains métalliques des Eau-Hisse. Des arcs de feu tourbillonnèrent autour d’elle, descendirent le long du bras, qui frémit. Simultanément, des centaines d’autres lances de feu jaillirent du ciel, frappèrent des centaines d’autres mains et bras métalliques sur toute la surface de Drevlin. Les globes oculaires se braquèrent sur eux. Les yeux des menschs allaient d’un globe à l’autre, stupéfaits et terrifiés. — « Le feu du ciel ! » annonça soudain Trian. À cet instant, toute la machinerie de la salle s’anima. Sur les murs, les roues se mirent à tourner, les globes oculaires à cligner, posant leur regard sur différentes parties de la grande machine. Dans leurs boîtes de verre, les flèches se mirent à monter lentement. D’un bout à l’autre de Drevlin, la Bougonne-Batte revint à la vie. Immédiatement, l’homme métallique s’éloigna de la grande roue et se dirigea vers les petites roues et les leviers. Les menschs se bousculèrent pour lui faire place, car l’automate ne se laissait arrêter par rien. — Regarde ! Oh, regarde, Lambic ! Secousse sanglotait sans s’en apercevoir. Les tourni-poulies tournaient, la lectricité lectrisait, les flèches fléchaient, les tram-flash flashaient. Les buldo-serres se mirent à fouir furieusement. Les rouages ronflaient, les tracteurs tractaient. Les vacilampes brillaient. Les soufflets soufflaient, et leur air chaud se remit à circuler dans les tunnels. On voyait des groupes de nains sortir de leurs logis, s’embrasser avec fougue, et embrasser toutes les parties de la Bougonne-Batte commodément embrassables. Les Contre-Sous-Maîtres parurent bientôt au milieu d’eux et se mirent immédiatement à leur donner des ordres, ce qui était leur rôle, de sorte que personne ne leur en tint rigueur. Tous les nains se remirent à travailler, exactement comme avant. L’homme de métal travaillait, lui aussi, les menschs se gardant bien de se mettre dans ses pattes. Mais personne n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Soudain, Lambic montra un globe oculaire. — Les Eau-Hisse ! Les nuages tournaient et tourbillonnaient au-dessus du cercle des neuf immenses bras, formant un trou par lequel le soleil brillait sur une prise d’eau qui ne fonctionnait plus – pour personne. Se remettrait-elle à marcher ? — D’après le livre, dit Secousse, se remettant à lire, « une partie de l’eau de la tempête sera recueillie et chauffée jusqu’au point d’ébullition, puis cette eau chaude et cette vapeur fuseront vers le ciel…» Lentement, les neuf mains pendant au bout des neuf bras se relevèrent et pointèrent vers le ciel. Chaque main s’ouvrit, tendant sa paume vers le ciel. Puis chaque main sembla saisir quelque chose, comme un fil invisible attaché à un invisible cerf-volant, et fit le geste de tirer, comme pour ramener le cerf-volant. Au-dessus, dans les Haut- et Mi-Royaumes, les continents tremblèrent, bougèrent, puis, lentement, commencèrent à se déplacer. Et soudain, un geyser étincelant jaillit de la prise d’eau. Il s’éleva de plus en plus haut, générant des nuages de vapeur qui finirent par le cacher à la vue. — Tout commence, dit Trian avec révérence. CHAPITRE 15 ILES VOLKARAN ARIANUS Debout au milieu des Sept Champs, devant son pavillon royal, le Roi Stephen observait, attendant ce qui, selon beaucoup de ses sujets, serait la fin du monde. Sa femme, la Reine Anne, était debout à son côté, sa petite fille dans les bras. — Cette fois, j’ai senti quelque chose, dit Stephen regardant le sol à ses pieds. — Tu n’arrêtes pas de dire ça, dit Anne avec une exaspération attendrie. Moi, je n’ai rien senti. Stephen grogna, mais ne discuta pas. Ils avaient décidé de cesser leurs constantes chamailleries qui n’avaient d’ailleurs jamais été qu’un numéro pour la galerie. Maintenant, ils montraient leur amour au grand jour. Ils s’étaient bien amusés, les premières semaines après la signature du traité d’alliance avec les Elfes, à voir la déconfiture de tous ceux qui avaient cru les jouer l’un contre l’autre. Quelques barons tentaient de fomenter des troubles, et y réussissaient, essentiellement parce que beaucoup d’humains se méfiaient toujours des Elfes et avaient de graves réserves sur la paix entre les races. Stephen ne disait rien, attendait son heure. Il était assez sage pour savoir que la haine était une mauvaise herbe qui ne se fanerait pas simplement parce que le soleil brillait dessus. Il faudrait de la patience pour la déraciner. Avec beaucoup de soins et un peu de chance, sa fille la verrait peut-être mourir. Lui ne le verrait sans doute pas. Quand même, il avait fait tout ce qu’il pouvait. Il était content. Et si cette folle machine des nains fonctionnait, tant mieux. Et dans le cas contraire, lui, Rees’ahn et le nain – comment s’appelait-il, déjà ? Ah, Serre-Boulon – trouveraient autre chose. Un soudain remue-ménage sur la côte attira l’attention de Stephen. Les Élus du Roi montaient la garde, et maintenant la plupart regardaient par-dessus le bord de l’île flottante, pointant le doigt vers le bas en poussant de grands cris. — Que diable… Stephen s’avança pour aller voir par lui-même, et se heurta à un messager venant faire son rapport. — Majesté ! Le messager était jeune, et tellement surexcité qu’il se mordit la langue dans sa hâte. — De l… l… l’eau ! Stephen n’avait plus besoin d’aller aux nouvelles, car maintenant, il voyait… et il sentait. Une goutte d’eau sur sa joue. Il la regarda, émerveillé. Près de lui, Anne lui saisit le bras. Un geyser jaillit sur le côté de l’île, s’élevant à une hauteur incroyable. Stephen leva la tête, se penchant en arrière et manquant tomber à la renverse en s’efforçant de le suivre des yeux. Le jet d’eau atteignit une hauteur que le roi estima proche de celle du Firmament, puis retomba en mille gouttelettes, comme une douce pluie printanière. Brûlante lorsqu’elle avait jailli de Drevlin, l’eau s’était un peu refroidie en traversant les couches d’air, refroidie encore davantage dans l’air glacial entourant les glaçons flottants du Firmament, et elle était tiède quand elle retomba sur les visages levés des humains, émerveillés de ce miracle. — C’est… magnifique ! murmura la Reine Anne. Les rayons de Solarus percèrent les nuages, faisant chatoyer de mille couleurs le rideau transparent de la pluie. Des arcs-en-ciel entouraient le geyser. Les gouttelettes d’eau scintillantes commencèrent à s’amasser sur les toits des tentes qui s’affaissèrent. Le bébé riait aux anges ; puis une goutte lui tomba sur le nez, et elle se mit à hurler. — Cette fois, j’en suis sûr, le sol a bougé, dit Stephen en s’essorant la barbe. — Oui, chéri, dit Anne d’un ton patient. J’emporte le bébé sous la tente avant qu’elle attrape la mort. Stephen resta dehors, trempé jusqu’aux os, se délectant du déluge. Il rit en voyant les paysans courir partout avec des seaux, bien résolus à recueillir jusqu’à la dernière goutte un liquide si précieux qu’il était devenu l’unité monétaire dans les pays humains (un barl ayant la valeur d’un baril d’eau). Stephen aurait pu leur dire qu’ils perdaient leur temps. L’eau tomberait et continuerait à tomber sans fin tant que la Bougonne-Batte continuerait à fonctionner. Et, connaissant l’énergie des nains, elle fonctionnerait éternellement. Il erra pendant des heures sur les Sept Champs, qui étaient devenu un symbole de paix, car c’est là qu’il s’était allié avec Rees’ahn. Un dragon fendit le rideau d’eau, ses ailes mouillées luisant dans la lumière. Une fois à terre, il s’ébroua, appréciant apparemment cette douche. Stephen étrécit les yeux dans le soleil, tentant de distinguer son cavalier. Ou plutôt sa cavalière, à en juger par sa mise. Les Élus du Roi l’escortaient respectueusement. Puis il vit. C’était Iridal. Stephen fronça les sourcils avec rancœur. Que diable faisait-elle ici ? Fallait-il qu’elle vienne gâcher ce jour merveilleux ? Au mieux, elle le mettait sacrément mal à l’aise. Et depuis qu’elle avait été forcée de tuer son propre fils pour sauver la vie du roi, c’était pire. Il jeta un regard nostalgique vers sa tente, espérant qu’Anne viendrait à son secours. Mais la portière de la tente resta baissée, et en plus, une main sortit, tentant de l’attacher. La Reine Anne avait encore moins envie que le roi de voir Iridal. — Dame Iridal, dit-il, bourru, lui tendant sa main trempée. Iridal la prit avec froideur. Elle était très pâle, mais digne. Elle avait rabattu sa capuche sur son visage pour se protéger de la pluie. Ses yeux, qui chatoyaient autrefois comme l’arc-en ciel, étaient maintenant gris et mornes, assombris par un chagrin qui n’aurait pas de fin. Mais elle semblait en paix avec elle-même et avec les tragiques événements de sa vie. Stephen se sentait encore mal à l’aise en sa présence, mais maintenant, c’était par compassion pour elle, non par remords. — Je vous apporte des nouvelles, Majesté, dit Iridal, une fois terminées les salutations et les congratulations émerveillées sur la pluie. Je viens de chez les Kenkaris d’Aristagon. Ils m’envoient vous informer que l’Imperanon est tombé. — L’Empereur est mort ? dit Stephen, très intéressé. — Non, Sire. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé, mais tout laisse à penser qu’Agah’rahn a revêtu un costume magique des Invisibles, et, avec leur aide, est parvenu à s’enfuir à la faveur de la nuit. Quand ses partisans ont découvert que l’Empereur avait fui, les laissant seuls pour mourir, ils se sont rendus sans résistance au Prince Rees’ahn. — C’est une bonne nouvelle. Je sais que le Prince Rees’ahn répugnait à tuer son père. Quand même, c’est bien dommage qu’il se soit échappé. Il pourrait encore fomenter des troubles. — Il y a encore bien des choses en ce monde qui causeront des troubles, et en causeront toujours, soupira Iridal. Et même cette eau miraculeuse ne suffira pas à les laver. — Pourtant, maintenant que nous sommes sur nos gardes… Là, dit-il, tapant du pied. Vous avez senti ? — Senti quoi ? — Le sol trembler. L’île bouge, je vous assure. Exactement comme le livre l’avait promis. — Dans ce cas, Majesté, je doute que vous puissiez le sentir. Selon le livre, le déplacement des îles et des continents devrait être très, très lent. Bien des cycles s’écouleront avant qu’ils soient tous correctement alignés. Stephen ne dit rien ; discuter avec une mystériarque, c’était bien la dernière chose à faire. Il était convaincu d’avoir senti le sol trembler. Il en était certain. Livre ou pas livre. — Qu’allez-vous faire maintenant, Dame Iridal ? demanda-t-il, changeant de conversation. Retournerez-vous dans le Haut-Royaume ? Cette question le mit immédiatement mal à l’aise ; il regretta de l’avoir posée. C’est là que son fils était enterré. Et son mari aussi. — Non, Majesté. La pâleur d’Iridal s’accusa, mais le ton était calme. — Le Haut-Royaume est mort. La coquille qui le protégeait s’est fissurée. Le soleil dessèche la terre, l’air est trop chaud pour le respirer. — J’en suis désolé, dit Stephen ne trouvant rien d’autre à dire. — Ne soyez pas désolé, Majesté. C’est mieux ainsi. Je vais servir d’intermédiaire entre les mystériarques et les Kenkaris. Nous allons grouper nos talents magiques et apprendre les uns des autres pour le bénéfice de tous. — Excellent ! approuva sincèrement Stephen. Que ces maudits magiciens restent entre eux, et laissent les braves gens tranquilles ! Il s’était toujours méfié d’eux. Iridal sourit devant son enthousiasme. Elle devina sans doute sa pensée mais ne dit rien. Puis c’est elle qui changea de sujet. — Vous rentrez de Drevlin n’est-ce pas, Majesté ? — Oui, Dame Iridal. J’y suis allé avec la Reine et le Prince Rees’ahn, pour évaluer la situation. — Auriez-vous, par hasard, rencontré l’assassin, Hugh-la-Main ? Elle rougit en prononçant ce nom. Stephen fronça les sourcils. — Non, loués soient les ancêtres. Pourquoi l’aurais-je rencontré ? Que ferait-il en bas ? À moins qu’il ait un autre contrat… La rougeur d’Iridal s’accusa. — Les Kenkaris… commença-t-elle, puis elle se mordit les lèvres et se tut. — Qui doit-il tuer, cette fois ? demanda sombrement Stephen. Moi ou Rees’ahn ? — Non… je vous en prie… je… je dois m’être trompée, dit-elle l’air inquiet. N’en dites rien. Tirant son capuchon sur son visage, elle lui fit une profonde révérence, se retourna et repartit vers son dragon. La créature appréciait sa douche et n’avait pas envie de s’envoler. Elle lui posa la main sur le cou et prononça des paroles apaisantes, pour le garder magiquement sous son contrôle. Le dragon secoua la tête, agita les ailes, l’air extatique. Stephen se dirigea vivement vers sa tente, espérant l’atteindre avant qu’Iridal ne pense à autre chose et revienne pour le lui dire. Une fois là, il dirait au garde qu’il ne voulait pas être dérangé. Il serait sans doute bon d’en apprendre un peu plus sur l’assassin, mais ce n’est pas d’elle qu’il voulait obtenir cette information. Il poserait l’énigme à Trian dès son retour. Cela étant, Stephen était quand même content d’avoir parlé à Iridal. Elle lui avait apporté de bonnes nouvelles. Maintenant que l’empereur des Elfes était neutralisé, le Prince Rees’ahn pourrait lui succéder et travailler pour la paix. Les mystériarques finiraient par s’intéresser tellement à la magie des Kenkaris, espérait Stephen, qu’ils ne viendraient plus se mêler de ses affaires. Quant à cette histoire de Hugh-la-Main, les Kenkaris, voulant sans doute se débarrasser de lui, l’avaient envoyé à sa perte dans le Maelström. — Ce serait bien des Elfes d’aller imaginer quelque chose d’aussi machiavélique, grommela-t-il dans sa barbe. Réalisant ce qu’il avait dit, il regarda vivement autour de lui pour voir si quelqu’un l’avait entendu. Oui, les préjugés mettraient longtemps à mourir. Marchant vers sa tente, il tira sa bourse et vida tous ses barls dans une flaque. CHAPITRE 16 MATRICIA, DREVLIN ARIANUS Le chien s’ennuyait. Et non seulement il s’ennuyait, mais il avait faim. Le chien ne blâmait pas son maître de cet état de chose. Haplo n’allait pas bien. Sa blessure à la rune-cœur était guérie, mais elle avait laissé une cicatrice en zigzag, une marque blanche sur le sigle qui était le centre de son être. Haplo avait tenté de retatouer par-dessus afin de refermer le sigle, mais, pour une raison inconnue à la fois du chien et de son maître, le pigment ne prenait pas sur le tissu cicatriciel ; la magie ne marchait pas. — Sans doute un venin quelconque laissé par le serpent-dragon, avait raisonné Haplo, quand il avait retrouvé assez de calme pour raisonner. De l’avis du chien, les instants qui avaient suivi la prise de conscience que sa blessure ne guérirait jamais complètement, avaient rivalisé en violence avec l’ouragan qui soufflait dehors. Le chien avait jugé plus sage de battre en retraite sous le lit. Le chien n’arrivait pas comprendre pourquoi Haplo en faisait tant d’histoires. Sa magie était aussi puissante que jamais – du moins le semblait-il au chien qui, après tout, était bien placé pour le savoir, ayant non seulement été témoin de certains des exploits les plus spectaculaires d’Haplo, mais encore y ayant participé. Savoir que sa magie était en bon état de fonctionnement n’avait pas réconforté Haplo autant que le chien l’espérait. Haplo était devenu silencieux, renfermé, préoccupé. Et s’il avait oublié de nourrir son fidèle compagnon, le chien ne pouvait guère lui en vouloir, vu qu’Haplo oubliait souvent de se nourrir lui-même. Mais vint le moment où le chien ne put plus entendre les cris de joie des menschs, célébrant les merveilles de la Bougonne-Batte, parce que les grondements de son estomac vide les couvraient. Ils étaient dans les tunnels. La chose en métal qui avait l’air d’un homme, qui marchait comme un homme, mais qui avait l’odeur d’une des boîtes à outils de Lambic, allait et venait dans un grand bruit métallique, sans rien faire d’intéressant pour autant que le chien pût en juger, et pourtant recevant des louanges dithyrambiques. Seul Haplo n’était pas intéressé. Resté dans l’ombre, appuyé contre un mur du tunnel, il regardait dans le vague. Le chien braqua un œil en direction d’Haplo, et émit un bref aboiement qui exprimait les pensées suivantes : « Très bien, Maître. L’homme-chose sans odeur a démarré la machine qui nous fait mal aux oreilles. Nos petits et nos grands amis sont heureux. Maintenant, allons manger. » — Chut, chien, fit Haplo, caressant distraitement la tête de l’animal. Le chien soupira. À bord de la nef, il y avait des rangées et des rangées de saucisses – des saucisses odorantes, nourrissantes. Le chien les voyait mentalement, les sentait, les goûtait. Il était déchiré. Car le loyalisme lui commandait de rester près de son maître qui pouvait avoir de sérieux problèmes. « Toutefois, raisonnait-il, un chien mort de faim ne peut pas servir à grand-chose dans une bataille. » L’animal gémit, se tortilla contre la jambe d’Haplo, jetant un long regard nostalgique dans le tunnel par lequel ils étaient venus. — Tu as besoin de sortir ? demanda Haplo, le regardant avec irritation. Le chien réfléchit à la question. Ce n’était pas du tout ce qu’il avait en tête. Et, non, il n’avait pas besoin de sortir. Pas au sens où l’entendait Haplo. Pas pour le moment. Mais au moins, ils seraient tous les deux dehors – n’importe où sauf dans ce tunnel éclairé de runes. Le chien manifesta, en dressant les oreilles, que, oui, il avait besoin de sortir. Une fois dehors, il ne serait qu’à deux pas de la nef et des saucisses. — Eh bien, vas-y, dit Haplo avec impatience. Tu n’as pas besoin de moi. Et ne te perds pas dans la tempête. Se perdre dans la tempête ! Non mais, et qui est-ce qui parlait ainsi ? Enfin, il avait la permission de partir, et c’était le principal, bien qu’elle découlât de prémisses frauduleuses. Sa conscience le titilla un peu sur ce point, mais les affres de la faim furent plus fortes que celles de la conscience, et il s’éloigna en trottinant sans y réfléchir davantage. C’est seulement au milieu de l’escalier menant hors des tunnels près d’un autre homme sans odeur ressemblant à Alfred, que le chien réalisa qu’il avait un problème. Il ne pouvait pas entrer dans la nef sans aide. Très abattu, il ralentit son allure. Sa queue, qu’il remuait joyeusement, s’affaissa entre ses pattes. Il se serait couché de désespoir s’il n’avait pas été dans un escalier, ce qui rendait cette posture inconfortable. Il se traîna en haut des marches. Près de l’homme qui n’avait pas d’odeur mais ressemblait à Alfred, le chien s’assit pour se gratter et réfléchir au problème. La nef d’Haplo était totalement protégée par les runes. Ce n’était pas un problème pour le chien, qui pouvait se glisser entre les sigles aussi facilement que s’il avait été graissé. Mais les pattes ne sont pas faites pour ouvrir les portes. Et, bien que les murs et les portes ne l’aient jamais arrêté quand il s’agissait de secourir son maître, ces obstacles pouvaient très bien le stopper pour l’empêcher de voler des saucisses. Même le chien était forcé de reconnaître que cela faisait une sérieuse différence. Il y avait aussi l’habitude regrettable d’Haplo, qui suspendait les saucisses au plafond, largement hors d’atteinte des chiens affamés. Autre point que l’animal n’avait pas pris en considération. — Ce n’est pas mon jour, dit le chien, ou quelque chose d’approchant. Il venait de pousser un nouveau soupir et pensait à mordre quelque chose pour dissiper sa frustration, quand il perçut une odeur. Il renifla. L’odeur était familière, appartenait à une personne qu’il connaissait bien. Cette odeur était un composé bizarre, mélange d’Elfe et d’humain, avec des relents de stregno, le tout lié par une forte odeur de danger et de nerveuse anticipation. Le chien se leva d’un bond, chercha l’origine de l’odeur et la trouva presque immédiatement. Son ami, et l’ami de son maître – Hugh-la-Main. Il avait rasé tous ses cheveux et tous ses poils, pour une raison à lui que le chien ne se donna pas la peine de découvrir. D’ailleurs, les agissements des gens étaient plus souvent absurdes qu’autre chose. Le chien sourit jusqu’aux oreilles, et remua la queue amicalement. Hugh ne réagit pas. Il semblait déconcerté par la présence de l’animal. Il gronda, lui décocha un coup de pied. Le chien comprit qu’il n’était pas le bienvenu. Cela n’allait pas du tout. S’asseyant, le chien souleva la patte et la lui offrit à serrer. Pour une raison qui lui échappait, tout le monde trouvait charmant ce geste stupide. Cela sembla marcher. Le chien ne voyait pas le visage de l’homme, caché sous une cagoule (ce que les gens peuvent être bizarres !) mais l’animal sut que Hugh le regardait maintenant avec intérêt. L’homme s’accroupit et lui fit signe d’approcher. Le chien entendit l’homme passer la main sous sa tunique, bien qu’il s’efforçât de remuer sans bruit, et en sortir quelque chose. L’animal flaira une odeur de fer et de sang séché, qui ne lui plut pas trop, mais ce n’était pas le moment de faire le difficile. Hugh serra gravement la patte au chien. — Où est ton maître ? Où est Haplo ? À ce stade, le chien ne pouvait guère se lancer dans des explications interminables. Il se leva d’un bond, impatient de se mettre en route. Voilà quelqu’un qui pouvait ouvrir les portes, décrocher les saucisses de leurs crochets. Et c’est pourquoi le chien mentit. Il aboya, une fois, regardant la porte de la Farbrique, en direction de la nef d’Haplo. Notons au passage que, pour le chien, ce n’était pas un mensonge. Simple anticipation, comme lorsqu’on enterre un os pour le déterrer plus tard. Haplo n’était pas à bord à ce moment précis – comme le chien tendait à le faire croire à Hugh – mais il ne tarderait pas à y revenir. En l’attendant, ils pourraient faire une petite visite aux saucisses et en partager une ou deux. Et il y aurait tout le temps de donner des explications plus tard. Mais, naturellement, l’homme était incapable de réagir simplement et logiquement. Hugh-la-Main inspecta les alentours d’un air méfiant, comme s’attendant qu’Haplo lui saute dessus d’un instant à l’autre. Ne le voyant pas, il foudroya le chien. — Comment est-il passé sans que je le voie ? Le chien sentit un grondement de frustration lui monter dans la gorge. Haplo avait des tas de moyens de passer sans qu’il le voie. Sa magie, pour commencer… — Je suppose qu’il a utilisé sa magie, grommela Hugh en se levant. Nouveau bruit de friction, à la suite de quoi l’odeur de fer et de sang séché s’estompa considérablement, au grand soulagement du chien. — Mais pourquoi sortir en catimini ? se demandait Hugh. Peut-être qu’il se doute de quelque chose. Ce doit être ça. Il n’est pas du genre à prendre des risques. Mais dans ce cas, qu’est-ce que tu fais, toi, à te balader tout seul ? De nouveau, il fixa le chien. — Il ne t’a pas envoyé à ma recherche, au moins ? Oh, pour l’amour de toutes les graisses savoureuses ! Le chien l’aurait mordu avec joie. Pourquoi fallait-il qu’il complique tout ? Il n’avait donc jamais eu faim, ce gars-là ? Le chien prit l’air innocent, pencha la tête, lui adressa un regard à faire fondre les pierres, et gémit un peu pour protester contre cette fausse accusation. — Je suppose que non, dit Hugh, étudiant attentivement l’animal. Pour commencer, il ne peut pas savoir que c’est moi. Et toi, tu vas me servir de billet pour monter à bord. Quand il verra que je suis avec toi, il me laissera entrer. Allons viens, gros bêta. Montre-moi le chemin. Une fois que cet homme s’était décidé, il ne traînait pas, le chien fut obligé de le reconnaître. C’est pourquoi il choisit de passer (pour cette fois) sur le terme hautement insultant de « gros bêta ». Le chien fila vers la porte de la Farbrique, suivi de près par l’homme. Il sembla un peu démonté à la vue de la tempête faisant rage sur Drevlin, mais, après un instant d’hésitation à la sortie, il tira son capuchon sur sa tête et avança sombrement dans la pluie et le vent. Aboyant aux éclairs, le chien pataugeait joyeusement dans les flaques, filant droit sur la nef – masse de ténèbres scintillante de runes, à peine visible sous le rideau de la pluie. Bien sûr, le moment viendrait où Hugh découvrirait qu’Haplo n’était pas à bord. L’instant serait délicat. Toutefois, le chien espérait qu’il se placerait après qu’il l’aurait persuadé de lui donner des saucisses. Une fois l’estomac plein, le chien se sentait capable de n’importe quoi. CHAPITRE 17 MATRICIA, DREVLIN ARIANUS Seul dans le tunnel, Haplo jeta un coup d’œil dans la salle de l’automate. Les menschs parlaient entre eux avec animation, passant d’un globe oculaire à l’autre, admirant les merveilles du nouveau monde. Lambic, planté au centre de la pièce, faisait un discours. Secousse était la seule à l’écouter, mais il ne remarqua pas la petitesse de son auditoire, et il ne s’en soucia pas. Secousse le regardait avec des yeux adorateurs – des yeux qui suffiraient à voir pour eux deux. — Adieu, mes amis, leur dit Haplo du couloir, d’où ils ne pouvaient pas l’entendre. Puis il se retourna et s’en alla. Maintenant, la paix régnerait sur Arianus. Une paix fragile, pleine de fissures et de lézardes. Elle s’effriterait parfois et menacerait plus d’une fois de s’écrouler et d’écraser quiconque se trouverait dessous. Mais les menschs, guidés par la sagesse de leurs chefs, étayeraient la paix par-ci, la raccommoderaient par-là, et elle perdurerait, solide malgré ses imperfections. Ce qui n’était pas ce qu’on lui avait ordonné de faire. — Je ne pouvais pas faire autrement, Seigneur Xar sinon, les serpents-dragons… Machinalement, Haplo porta la main à sa poitrine. Sa blessure le gênait parfois. Le tissu cicatriciel était enflammé, sensible au toucher. Il se gratta distraitement, grimaça, et retira sa main en jurant. Baissant les yeux, il vit sa chemise tachée de sang. Il avait rouvert la blessure une fois de plus. Émergeant des tunnels, il monta l’escalier, s’arrêta en haut, près de la statue du Créchi-Crécha. Elle lui rappelait Alfred plus que jamais. — Xar ne m’écoutera pas, c’est bien ça ? dit-il à la statue. Pas plus que Samah ne t’a écouté ? La statue ne répondit pas. — Mais il faut que j’essaye, insista Haplo. Il faut que j’essaye de faire comprendre à mon seigneur. Sinon, nous sommes tous en danger. Et quand il connaîtra le danger que représentent les serpents-dragons, il les combattra. Et je pourrai retourner dans le Labyrinthe pour rechercher mon enfant. Curieusement, l’idée de retourner dans le Labyrinthe ne le terrifiait plus. Maintenant, au moins, il pourrait y entrer par la Dernière Porte. Son enfant à lui. Et son enfant à elle. Peut-être qu’il la retrouverait, elle aussi. Ainsi, la faute qu’il avait faite en la laissant partir serait corrigée. — Tu avais raison, Marit, lui dit-il mentalement. « Le mal qui est en vous », disais-tu. Maintenant, je comprends. Debout devant la statue, Haplo la fixait intensément. La première fois qu’il l’avait vue, la statue du Sartan lui avait paru majestueuse et redoutable. Maintenant, elle avait l’air fatigué, attristé, et vaguement soulagé. — C’était dur d’être un dieu, hein ? Tant de responsabilités… et personne qui n’écoutait. Mais ton peuple en sera dégagé maintenant, dit Haplo, posant la main sur le bras de métal. Tu n’auras plus à t’inquiéter pour lui. « Ni moi pour le mien. » Une fois sorti de la Farbrique, Haplo se dirigea vers sa nef. La tempête faiblissait, les nuages s’éloignaient. Et, pour autant qu’il en pouvait juger, il n’y avait pas d’autre ouragan en vue. Le soleil brillerait peut-être sur Drevlin – sur tout le continent, et pas seulement sur le cercle des Eau-Hisse. Haplo se demanda comment les nains réagiraient. Connaissant les nains, ils seraient sans doute contre, se dit-il, souriant à cette pensée. Haplo pataugea dans les flaques, restant soigneusement à l’écart de toute partie de la Bougonne-Batte qui, balançant, roulant ou cahotant, aurait pu le mettre à mal. L’air résonnait de bruits divers résultant de l’intense activité de la machine : sifflets et ululements, bips et grincements, crépitements électriques. Quelques nains s’étaient aventurés au-dehors, et considéraient le ciel, dubitatifs. Haplo jeta un rapide coup d’œil vers sa nef, content de constater que rien ni personne ne rôdait autour – y compris aucune partie de la Bougonne-Batte. Il ne fut pas aussi content de noter que le chien ne rôdait pas autour non plus. Mais, fut-il forcé de reconnaître, je n’ai pas été de très bonne compagnie ces derniers temps. L’animal était sans doute parti chasser le rat. Les nuages se dissipèrent, Solarus parut. Au loin un arc-en-ciel chatoyant entourait le geyser. Le soleil donnait soudain une beauté inattendue à la grande machine – elle brillait de tous ses bras d’argent, scintillait de tous ses doigts d’or. Les nains s’arrêtèrent pour contempler cette vue étonnante, puis, s’abritant les yeux, grommelèrent que la lumière était trop vive. Haplo s’arrêta aussi, examina longuement les alentours. — Je ne reviendrai plus ici, se dit-il soudain. Plus jamais. Il n’en fut pas affligé, mais ressentit une sorte de tristesse nostalgique, un peu comme celle qu’il avait vue sur le visage du Créchi-Crécha. Ce n’était pas une impression de mauvais augure, mais de fatalité. Haplo regretta de ne pas avoir dit au revoir à Lambic. Et de ne pas l’avoir remercié de lui avoir sauvé la vie. Il ne se rappelait pas l’avoir jamais fait. Il faillit revenir sur ses pas, mais continua vers sa nef. C’était mieux ainsi. Haplo annula les runes de l’entrée, mais, avant d’ouvrir le sas, regarda autour de lui une dernière fois. — Chien ! cria-t-il. Un « ouah » lui parvint en réponse de l’intérieur. De-profondeurs de la nef. Aux environs de la cale où pendaient les saucisses… — C’est donc ça que tu manigançais, se dit-il sombrement. Il ouvrit le sas et entra. Une violente douleur fulgura dans son crâne, explosa derrière ses yeux, et le précipita dans les ténèbres. De l’eau glacée jetée sur son visage le fit revenir à lui instantanément, bien réveillé et en alerte. Il gisait sur le dos, pieds et poings liés avec ses propres cordes. Quelqu’un lui avait tendu une embuscade. Mais qui ? Pourquoi ? Et comment l’individu en question était-il monté à bord ? Sang-drax. Le serpent-dragon. Mais ma magie aurait dû m’avertir… Les yeux d’Haplo s’étaient ouverts involontairement au contact de l’eau glacée, mais refermés presque immédiatement. Gémissant il laissa sa tête rouler mollement sur le sol. Puis il s’immobilisa, feignant d’avoir de nouveau perdu connaissance, dans l’espoir d’entendre quelque chose qui le renseignerait sur sa situation. — Réveille-toi. Arrête de frimer. Quelque chose – sans doute une pointe de botte – lui caressa les côtes. La voix était familière. — Je connais ce vieux truc, reprit la voix. Tu es bien réveillé. Je peux le prouver si tu veux. Un coup de pied dans les rotules, ça fait l’effet d’un fer rouge. Pas moyen de faire semblant de dormir après ça. Il eut un choc en reconnaissant la voix, plus qu’en entendant la menace – qui, pour lui, protégé par ses runes n’en était pas vraiment une – et il ouvrit les yeux. Hébété, il fixa l’homme qui avait parlé. — Hugh-la-Main ? dit-il d’un ton incrédule. La Main acquiesça d’un grognement. Assis sur un banc de bois courant tout le long de la paroi, il avait sa pipe à la main, et la puanteur du stregno se répandait dans toute la nef. Malgré son air détendu, il était vigilant et avait sans doute une arme à portée de la main. Non qu’aucune arme des menschs pût blesser Haplo. Mais s’il allait par là, aucun mensch ne pouvait non plus pénétrer sa magie et se glisser clandestinement dans sa nef. Et aucun mensch ne pouvait lui tendre une embuscade. Il expliquerait ces mystères plus tard, quand il serait libéré de ses liens. Haplo fit appel à la magie qui dissoudrait les cordes… Rien ne se passa. Stupéfait, Haplo tira sur ses entraves, sans résultat. Hugh le regardait, tirant sur sa pipe, sans rien dire. Haplo eut l’impression que Hugh était aussi curieux que lui de la suite des événements. Haplo ignora l’assassin. Il prit le temps d’analyser sa magie, chose qu’il n’avait pas faite car un sort aussi simple était pour lui une seconde nature. Il passa en revue les possibilités, pour s’apercevoir qu’il n’y en avait qu’une – celle où il était solidement lié de bonnes cordes. Toutes les autres possibilités avaient disparu. Non, pas disparu. Elles existaient toujours ; il les voyait, mais elles étaient indisponibles pour lui. Habitué à avoir d’innombrables portes ouvertes devant lui, Haplo éprouva un choc en constatant que maintenant, toutes sauf une étaient fermées et verrouillées. Frustré, il tira plus fort sur ses liens, tentant de se libérer. La corde lui coupa douloureusement les poignets. Du sang suinta sur les sigles de ses avant-bras. Des sigles qui auraient dû flamber, rouges et bleus, des sigles qui auraient dû agir pour le délier. — Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Haplo, non pas effrayé mais perplexe. Comment t’y es-tu pris ? Hugh secoua la tête, ôta sa pipe de sa bouche. — Si je te le disais, tu trouverais peut-être un moyen de me contrer. Dommage de te laisser mourir dans l’ignorance, mais, dit l’assassin, haussant les épaules, je ne peux pas prendre le risque. — Mourir… Haplo avait une migraine infernale. Tout ça n’avait pas de sens. Il referma les yeux. Il n’essayait plus de tromper son assaillant, mais simplement d’atténuer ses maux de tête le temps de comprendre ce qui se passait. — J’ai juré de te dire une chose avant de te tuer, dit Hugh en se levant. Le nom de la personne qui veut ta mort. Xar. Ce nom te dit quelque chose ? C’est Xar qui veut ta mort. — Xar ! Ses yeux s’ouvrirent brusquement. — Comment connais-tu Xar ? Il ne t’aurait jamais engagé pour ça – toi, un mensch ! Non, par tous les diables, tout ça n’a pas de sens ! — Ce n’est pas lui qui m’a engagé. C’est Tourment. Avant de mourir Et il a bien précisé que je devais te dire que Xar voulait ta mort. Haplo en fut comme assommé. Xar veut ta mort. Il n’arrivait pas à y croire. Xar pouvait être déçu, furieux contre lui. Mais ordonner sa mort ? Non, se dit Haplo. Cela signifierait que Xar a peur de moi. Et Xar n’a peur de personne. Tourment. Ce devait être lui. C’était obligatoire. Mais maintenant qu’Haplo avait compris ça, qu’allait-il en faire ? Hugh était debout près de lui, passant la main dans son manteau, sans doute pour en tirer l’arme qui l’achèverait. — Écoute-moi, Hugh. Haplo espérait distraire l’assassin pendant qu’il tenterait subrepticement de se défaire de ses liens. — On t’a trompé. Tourment t’a menti. C’est lui qui voulait ma mort. — Aucune différence, dit Hugh, tirant un couteau d’un fourreau passé derrière son dos. Un contrat, c’est un contrat, quel que soit le client. Je l’ai accepté. L’honneur m’oblige à le remplir. Haplo ne l’entendit pas. Il fixait le couteau. Des runes Sartans ! Mais comment ?… Où ?… Non, sapristi, peu importait ! Ce qui importait, c’est qu’il savait maintenant – si on veut – ce qui bloquait sa magie. Si seulement il comprenait comment ces runes agissaient… — Hugh, tu es un homme estimable, un bon combattant, dit Haplo, les yeux braqués sur le couteau. Je ne voudrais pas être obligé de te tuer… — Tant mieux, remarqua Hugh avec un sourire sinistre, parce que tu n’en auras pas l’occasion. Cachée dans sa botte, Haplo avait une dague couverte de runes. Il agit selon la possibilité qu’elle n’était pas dans sa botte mais dans sa main. La magie fonctionna. Le couteau était dans sa main. Mais au même instant, celui de l’assassin se transforma en hache à double tranchant. Hugh chancela, presque déséquilibré par la lourdeur de l’arme, mais opéra un prompt rétablissement. Ah, c’est donc ainsi que ça marche, réalisa Haplo. Ingénieux. Le couteau ne peut pas annuler ma magie, mais il peut limiter mes choix. Il me laissera combattre, parce qu’il peut contrer toutes les options que je choisirai. Et l’arme agit de son propre chef, à l’évidence, à en juger par l’expression de Hugh. Il est encore plus sidéré que moi. Non que cela me serve à grand-chose, vu que l’arme des Sartans lui donnera toujours le dessus. Mais réagit-il à la magie ? Ou à la menace ? — Ta mort sera rapide, disait Hugh. Saisissant la hache à deux mains, il la leva sur Haplo. — Si tu as des prières à faire, c’est le moment. Haplo siffla entre ses dents. Le chien – la truffe encore barbouillée de saucisse – sortit en trottinant de la cale. Il s’immobilisa pour regarder Hugh et son maître. À l’évidence, c’était un jeu. Attaque ! ordonna mentalement Haplo. Le chien sembla perplexe. L’attaquer, Maître ? C’est notre ami ! Je lui ai sauvé la vie. Et il a eu la gentillesse de me donner une ou deux saucisses. Sûrement que tu te trompes, Maître. Attaque ! répéta Haplo. Pour la première et la dernière fois de sa vie, le chien aurait peut-être désobéi. Mais à cet instant, Hugh leva sa hache. Le chien fut déconcerté. Soudain, le jeu avait mal tourné. Il ne pouvait pas le permettre. Hugh devait se tromper. Silencieux, sans aboyer ni gronder, il se jeta sur Hugh. L’assassin ne sut jamais ce qui le frappa par-derrière. Il perdit l’équilibre, la hache s’envola de sa main et alla se planter dans la paroi, inoffensive. Hugh chancela, et tomba lourdement sur Haplo. Hugh-la-Main poussa un cri terrible. Son corps se raidit. Haplo sentit un flot de sang tiède couler sur ses bras et ses mains. — Bon dieu ! Haplo poussa l’épaule de l’assassin, le roula sur le dos. Il avait la dague d’Haplo plantée dans le ventre. — Bon dieu ! Je ne voulais pas… mais aussi, pourquoi faire ça… Toujours jurant, il se pencha sur le blessé. Une artère majeure était sectionnée, dont le sang sortait à gros bouillons. Hugh était encore vivant, mais plus pour longtemps. — Hugh, dit doucement Haplo, tu m’entends ? Je ne voulais pas te tuer. Hugh ouvrit brusquement les yeux. Il souriait presque. Il voulut parler, mais le sang l’étouffa. Sa mâchoire s’affaissa. Ses yeux prirent la fixité de la mort. Sa tête roula sur le côté. Le chien s’approcha en trottinant, gratta le mort de la patte. Le jeu est fini. On s’est bien amusés. Maintenant, il faut te lever pour recommencer. — Laisse-le tranquille, mon vieux, dit Haplo en l’écartant. Le chien, sans comprendre, mais avec l’impression que tout ça était sa faute, se coucha sur le ventre. Le nez entre ses pattes, il regardait alternativement son maître et l’homme maintenant immobile. Il aurait bien voulu qu’on lui dise ce qui se passait. — Et toi, entre mille ! dit Haplo au cadavre. Bon dieu ! Au diable Tourment ! Et pourquoi Tourment – et pourquoi ça ? Et quel destin maudit a mis cette arme entre tes mains ? Le couteau Sartan était retombé près du corps, sur le pont éclaboussé de sang. L’arme, qui naguère était une hache, était redevenue un couteau. Haplo ne le toucha pas. Il ne voulait pas le toucher. Les runes Sartanes gravées dans le métal étaient hideuses, repoussantes, lui rappelaient les runes dégénérées qu’il avait vues sur Abarrach. Il le laissa où il était. Furieux contre Hugh, contre lui-même, contre le destin – ou tout autre nom qu’on lui donne – Haplo regarda sombrement par le hublot de la nef. Le soleil déversait sur Drevlin une lumière aveuglante. L’arc-en-ciel du geyser dansait et chatoyait. Les nains, de plus en plus nombreux, sortaient à la surface, regardaient autour d’eux, ahuris et émerveillés. — Que diable vais-je bien faire du cadavre ? se demanda Haplo. Je ne peux pas le laisser ici, sur Drevlin. Comment expliquerais-je ce qui s’est passé ? Et si je le jette par-dessus bord, les humains soupçonneront les nains de l’avoir assassiné. L’enfer se déchaînera. Et on sera revenus à la case départ. — Je vais le ramener aux Kenkaris, décida-t-il. Ils sauront quoi faire. Pauvre diable… Un terrible cri d’angoisse et de rage, parti de derrière lui, lui glaça le sang. Un instant, il fut incapable de bouger, le cerveau et les nerfs paralysés par la peur et l’incrédulité. Le cri se répéta. Le sang glacé d’Haplo puisa dans ses artères en vagues réfrigérantes. Lentement, il se retourna. Hugh-la-Main s’asseyait, contemplant le couteau planté dans son ventre. Il saisit la poignée, et tira, puis, avec un juron amer, jeta loin de lui l’arme maculée de son sang. Enfin, il enfouit sa tête dans ses mains. Le premier choc passé, Haplo ne mit qu’un instant à comprendre. Il ne dit qu’un seul mot : — Alfred. Hugh releva la tête, le visage ravagé, hagard, les yeux brûlants. — J’étais mort, hein ? Sans un mot, Haplo hocha la tête. Hugh serra les poings, enfonçant les ongles dans sa chair. — Je… je n’ai pas pu partir. Je suis coincé. Ni ici. Ni là. Ce sera toujours comme ça ? Réponds-moi ! Ce sera toujours comme ça ? Il se leva d’un bond, presque délirant. — Est-ce que je devrai toujours connaître la souffrance de la mort et jamais sa délivrance ? Aide-moi ! Il faut que tu m’aides ! — Je t’aiderai, dit doucement Haplo. Je le peux. Hugh s’immobilisa, le regarda, méfiant. Il porta la main à sa poitrine, ouvrit sa chemise ensanglantée. — Tu peux faire quelque chose pour ça ? Tu peux m’en débarrasser ? Haplo vit le sigle, secoua la tête. — C’est une rune Sartane. Non, je ne peux rien. Mais je peux t’aider à trouver celle qui peut. C’est Alfred qui l’a tracée, et lui seul peut te libérer. Je peux t’amener jusqu’à lui si tu en as le courage ; il est emprisonné dans… — Le courage ! dit Haplo avec un rire tonitruant. Le courage ! Pourquoi aurais-je besoin de courage ? Je ne peux pas mourir ! Il leva les yeux au ciel. — Je ne crains pas la mort. C’est la vie qui m’effraye. Tout est à l’envers, hein ? À l’envers ! Il continua à rire, d’un rire hystérique confinant presque à la folie. Pas étonnant après tout ce qu’il avait enduré, mais Haplo ne pouvait pas lui permettre de s’y abandonner. Il saisit Hugh par les poignets. L’assassin, se méprenant sur son geste, se débattit violemment pour se libérer. Haplo tint bon. Les runes bleues de ses mains et de ses bras s’avivèrent, leur lumière apaisante passa dans les mains de Hugh, l’enveloppa tout entier de son halo. Hugh ravala son air, fixa la lumière avec révérence. Puis ses yeux se fermèrent. Deux larmes jaillirent sous ses paupières, coulèrent lentement sur ses joues. Il se détendit dans les mains d’Haplo. Haplo l’attira dans le cercle de son être, lui donna sa force, prit en lui son tourment. Leurs esprits se fondirent, leurs souvenirs se mêlèrent, partagés. Haplo se raidit, poussa un cri d’agonie. C’est Hugh-la-Main, son tueur potentiel, qui le soutint. Debout, les deux hommes s’enlaçaient, en une étreinte du corps, de l’esprit et de l’âme. Peu à peu, la lumière bleue s’estompa. Chacun reprit son être propre. Hugh se calma ; la souffrance d’Haplo diminua. L’assassin releva la tête. Il avait le visage livide, luisant de sueur. Mais les yeux noirs étaient sereins. — Tu sais, dit-il. Haplo prit une inspiration haletante, et hocha la tête, incapable de parler. L’assassin, titubant en arrière, s’assit sur un banc, sous lequel passait la queue du chien. Apparemment, la résurrection de Hugh était trop pour lui. Haplo appela l’animal. — Viens, mon vieux. Tout va bien. Tu peux sortir maintenant. La queue balaya le pont, disparut. Haplo branla du chef en souriant. — C’est bon, reste là. Ça t’apprendra à chiper des saucisses. Regardant par le hublot, Haplo vit plusieurs nains, clignant des yeux dans la lumière, regarder curieusement en direction de sa nef. Certains la montraient du doigt et commençaient à se diriger vers elle. Plus tôt ils quitteraient Arianus, mieux ça vaudrait. Haplo posa les mains sur la pierre-barre, commença à prononcer les runes, s’assurant qu’elles étaient intactes, que la magie était prête à les emporter à travers les Portes de la Mort. Le premier sigle de la pierre s’enflamma. Les flammes se communiquèrent au second, et, de proche en proche, aux autres. Bientôt, la nef s’envolerait. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Hugh, regardant avec méfiance les runes flamboyantes. — Nous nous apprêtons à partir. Nous allons sur Abarrach, dit Haplo. Je dois faire mon rapport à mon seigneur… Il s’interrompit. Xar veut ta mort. Non, impossible ! C’est Tourment qui voulait sa mort. — Puis nous irons rechercher Alf… commença-t-il, mais il ne termina jamais. Tout ce qui était tridimensionnel devint soudain plat, comme si l’on avait sucé le jus et la pulpe, les os et les fibres de tous les objets de la nef. Sans dimension, cassant comme une feuille morte, Haplo se sentit plaqué contre le temps, incapable de remuer, incapable même de respirer. Des sigles flambèrent au centre de la nef, brûlèrent un trou dans le temps, qui s’élargit, s’épanouit. Une silhouette sortit du trou – une femme, grande et mince. Des cheveux châtains aux pointes blanches cascadaient sur ses épaules et dans son dos. Une longue frange couvrait son front, projetant une ombre sur ses yeux. Elle était vêtue comme dans le Labyrinthe – pantalons de cuir, bottes et gilet de cuir, blouse aux larges manches. Ses pieds touchèrent le pont ; le temps et la vie revinrent dans toutes les choses. Revinrent dans Haplo. — Il regarda, émerveillé. — Marit ! — Haplo ? demanda-telle d’une voix claire. — Oui, c’est moi ! Pourquoi es-tu ici ? Comment ? bredouilla Haplo, stupéfait. Marit lui sourit, et s’approcha de lui, main tendue. — Xar veut te voir, Haplo. Il m’a demandé de te ramener près de lui, sur Abarrach. Haplo lui tendit la main… CHAPITRE 18 MATRICIA, DREVLIN ARIANUS — Attention ! hurla Hugh. Se relevant d’un bond, il se rua sur Marit, lui saisit le poignet. Des éclairs bleus crépitèrent. Les sigles flambèrent sur les bras de Marit. Le choc le catapulta contre le mur, et il s’effondra, serrant son bras douloureux. — Nom de… commença Haplo, les regardant, médusé. L’assassin toucha le fer froid du couteau tombé près de lui, et les spasmes de ses muscles disparurent. Il referma la main sur la poignée. — Sous sa manche ! cria-t-il. Une dague de jet ! Haplo continua à fixer Marit, incrédule, incapable de faire un geste. Marit tira la dague d’un fourreau attaché à son bras et la lança d’un mouvement fluide. Si Haplo n’avait pas été prévenu, cette attaque l’aurait abattu. Sa magie défensive ne réagissait pas contre un autre Patryn. Et surtout pas contre elle. Mais avant même l’avertissement de Hugh, Haplo avait ressenti comme un soupçon de gêne, de méfiance. Xar veut te voir, avait-elle dit. Mentalement, Haplo avait entendu les paroles de Hugh. Xar veut ta mort. Haplo esquiva. La dague lui passa par-dessus la tête, rebondit sur le sol, et retomba dans un cliquetis métallique. Le chien s’interposa entre son maître et le danger. Marit trébucha sar lui, percuta Haplo qui perdit l’équilibre. Battant des bras pour se rétablir, sa main rencontra la pierre-barre. Hugh-la-Main leva son couteau pour défendre Haplo. La Lame Maudite avait d’autres projets. Forgée des siècles plus tôt par les Sartans pour combattre leurs ennemis redoutés, le couteau reconnut qu’il avait deux Patryns à déduire, au lieu d’un seul. Ce que désirait Hugh ne comptait pas. Il n’avait aucun contrôle sur la lame ; c’était elle qui se servait de lui. C’est ainsi que les Sartans, dans leur dédain pour les menschs, l’avaient conçue. La lame avait besoin de l’énergie d’un corps vivant, mais rien de plus. La lame prit vie dans sa main, se tordit et se contorsionna, et commença à grandir. Atterré, il la lâcha, mais peu importait au couteau. Il n’avait plus besoin de lui. Prenant la forme d’une chauve-souris gigantesque, le couteau fondit sur Marit. Haplo sentit sous sa main les runes de la pierre-barre. Marit avait recouvré sa dague. Elle bondit pour le poignarder. La magie défensive d’Haplo, qui aurait réagi instantanément pour le protéger de l’attaque d’un Sartan ou d’un mensch, ne répondit pas à celle d’un Patryn. Ses sigles ne s’avivèrent pas pour le protéger. Haplo lança une main en avant pour repousser Marit, tentant d’activer la magie de la pierre-barre de l’autre. Les sigles bleus et rouges flambèrent. La nef s’envola. — Les Portes de la Mort ! dit-il en un souffle. Le mouvement soudain de la nef déséquilibra Marit, qui manqua sa cible, ne laissant qu’une estafilade sanglante sur le bras d’Haplo. Mais il était affalé sur le pont, dans une posture incommode et vulnérable. Marit recouvra vivement son équilibre, et, avec la concentration d’une combattante bien entraînée, elle ignora les mouvements erratiques de la nef et repartit à l’attaque. Haplo ne la regardait pas ; il regardait derrière elle. — Marit ! hurla-t-il. Attention ! Elle n’allait pas se laisser prendre à ce vieux truc qu’elle connaissait depuis son enfance. Ce qui l’inquiétait davantage, c’était ce maudit chien qui se fourrait dans ses jambes. Marit voulut le poignarder. Quelque chose aux griffes acérées la frappa par-derrière. De minuscules dents tranchantes, dont la morsure lui brûla la nuque au-dessus des tatouages protecteurs, se plantèrent dans ses chairs. Des ailes lui martelèrent la tête de leurs battements. Marit reconnut son assaillant – un vampire. La douleur de la morsure était atroce ; pis, les dents de la créature étaient venimeuses, injectant dans sa victime un poison paralysant. Bientôt, elle serait incapable de bouger, incapable d’empêcher le vampire de sucer son sang et sa vie. Luttant contre la panique, Marit lâcha sa dague, et, levant les bras au-dessus de sa tête, saisit le corps duveteux à pleines mains. Le vampire resserra ses griffes, assurant sa prise. Ses dents fouillaient et fouaillaient, cherchant une grosse veine. Le poison brûlait le sang de Marit, lui donnait la nausée et le vertige. — Arrache-le ! cria Haplo. Vite ! Il essayait de l’aider, mais les mouvements chaotiques de la nef l’empêchaient de la rejoindre. Marit savait ce qu’elle avait à faire. Saisissant le vampire à deux mains, elle tira de toutes ses forces ; les griffes cédèrent emportant des lambeaux de chair avec elles. Le vampire la mordit à la main, lui injectant une nouvelle dose de poison. Rassemblant ses dernières forces, elle le catapulta loin d’elle, contre la cloison, puis tomba à genoux. Haplo passa près d’elle comme l’éclair, le chien la sauta d’un bond. Marit sentit sa dague sous ses doigts, referma la main sur la poignée et la glissa dans sa manche. Puis, baissant la tête, elle attendit que passe sa nausée, que ses forces lui reviennent. Derrière elle, elle entendit des pas sourds et des grognements, puis la voix d’Haplo : — Hugh, arrête ce maudit couteau ! — Je ne peux pas ! Le soleil qui entrait à flots par le hublot avait disparu Marit leva les yeux. Arianus avait été remplacé par un défilement chatoyant d’images – un monde de jungles vertes, un monde d’eau bleue, un monde de feu rouge, un monde de crépuscule, un monde de terribles ténèbres, et une lumière blanche éclatante. Les bruits sourds avaient cessé. Elle entendait la respiration haletante des deux hommes, le souffle pantelant du chien. Les images se répétaient, tourbillons de couleurs devant son esprit hébété : vert, bleu, rouge, gris perle, noir, lumière. Marit connaissait le fonctionnement des Portes de la Mort. Elle se concentra sur le vert. — Pryan, murmura-t-elle, emmène-moi auprès de Xar. La nef modifia immédiatement sa trajectoire. Haplo fixait le chien. Le chien fixait le pont. Grondant, se demandant où sa proie était passée, le chien gratta de la patte la coque couverte de runes, pensant peut-être que le vampire avait disparu dans une fissure. Haplo ne se posait pas de questions. Il savait. Il regarda autour de lui. Hugh avait l’arme à la main – simple couteau de fer. Livide et bouleversé, il le lâcha. — Je me suis toujours méfié de la magie. Tu sais comment ça fonctionne, ce maudit truc ? — À peine, dit Haplo. Ne t’en sers plus. Hugh secoua la tête. — Si nous étions sur la terre ferme, je l’enterrerais, cette Lame Maudite. Il regarda par le hublot, l’air sombre. — Où sommes-nous ? — Dans les Portes de la Mort, dit Haplo, s’agenouillant près de Marit, préoccupé. Comment te sens-tu ? Elle était agitée de frissons convulsifs. Haplo lui prit les mains, qu’elle retira avec colère. — Laisse-moi tranquille ! — Tu as la fièvre. Je peux t’aider… commença-t-il, avançant la main pour repousser la frange de son front. Elle hésita. Quelque chose en elle voulait lui montrer la vérité, sachant qu’elle le blesserait davantage que sa dague. Mais Xar l’avait avertie de ne pas révéler son pouvoir secret, ce lien qui les unissait. Marit repoussa la main d’Haplo. — Ne me touche pas, traître ! Haplo rabaissa sa main. — Je ne suis pas un traître. Marit le fixa avec un sombre sourire. — Notre seigneur sait tout sur Tourment. Le serpent-dragon le lui a appris. — Le serpent-dragon ! s’exclama Haplo. Lequel ? Il ne s’appellerait pas Sang-drax, par hasard ? — Qu’importe son nom ? Le serpent-dragon a tout dit à notre seigneur sur la Bougonne-Batte et Arianus. Que tu y avais apporté la paix alors qu’il t’avait ordonné d’y provoquer la guerre. Et tout ça pour ta gloire personnelle. — Non, dit Haplo d’une voix rauque. Il ment. Marit eut un geste de dénégation impatienté. — J’ai entendu moi-même ce que disaient les menschs. Sur Arianus. J’ai entendu parler tes amis les menschs, ricana-telle, jetant un regard dédaigneux à Hugh-la-Main. Des menschs amis qui ont des armes de Sartans – fabriquées par nos ennemis pour nous détruire ! Des armes que tu avais sans doute l’intention d’utiliser contre les tiens ! Le chien gémit, commença à ramper vers Haplo. Hugh le siffla. — Ici, chien, dit-il d’un ton bourru. Le chien lança un regard suppliant à son maître, qui semblait avoir oublié son existence. Oreilles basses et queue entre les pattes, le chien alla se coucher près de Hugh. — Tu as trahi notre seigneur, Haplo, reprit Marit. Ta trahison l’a profondément blessé. C’est pourquoi il m’a envoyée vers toi. — Mais je ne l’ai pas trahi, Marit ! Je n’ai pas trahi notre peuple ! Tout ce que j’ai fait, c’était pour leur bien. Les serpents-dragons, voilà les véritables traîtres… — Haplo, cria la Main, lançant un coup d’œil significatif par le hublot, on dirait qu’on a changé de cap. Haplo regarda à peine. — C’est Pryan. C’est toi qui nous as amenés là, dit-il, regardant Marit. Pourquoi ? Elle se relevait, chancelante. — Xar m’a ordonné de t’amener ici. Il veut t’interroger. — Ça lui sera difficile si je suis mort, non ? Haplo s’interrompit, repensant à Abarrach. — À la réflexion, je pense qu’il le pourra. Ainsi, notre seigneur a appris l’art interdit Sartan de la nécromancie. Elle choisit d’ignorer le sarcasme. — Viendras-tu volontairement avec moi Haplo ? T’en remettras-tu à son jugement ? Ou devrai-je te tuer ? Haplo regarda Pryan par le hublot – boule de pierre creuse, avec les soleils en son centre. Baignée d’une lumière éternelle, la végétation était si luxuriante que les vastes cités des menschs étaient construites dans les branches des arbres gigantesques ; leurs bateaux naviguaient sur des mers flottant sur d’immenses plaines de mousse très haut au-dessus du sol. Haplo regarda Pryan sans le voir ; il voyait Xar. Comme ce serait facile. Tomber à genoux devant Xar, baisser la tête et accepter mon destin. Cesser de lutter. Si je ne le fais pas, je serai contraint de la tuer. Il connaissait Marit, connaissait sa façon de raisonner. Autrefois, leur pensée avait été semblable. Marit honorait Xar ; Haplo aussi. Comment aurait-il pu en être autrement ? Xar lui avait sauvé la vie, avait sauvé la vie de tous les siens, les avait arrachés à cette atroce prison. Mais maintenant, Xar avait tort. Exactement comme Haplo avait eu tort précédemment. — C’est toi qui avais raison, Marit, lui dit-il. Je n’avais pas compris à l’époque. Maintenant, je comprends. Ne suivant pas sa pensée, elle le regarda avec méfiance. — « Le mal qui est en nous », disais-tu. C’est nous qui donnons sa force au Labyrinthe. Il se nourrit de notre peur, de notre haine. Il s’en engraisse, dit-il avec un sourire amer au souvenir des paroles de Sang-drax. — Je ne sais pas de quoi tu parles, dit-elle avec dédain. Elle commençait à reprendre des forces. L’effet du poison s’estompait, dilué par sa magie. — J’ai dit des tas de choses que je ne pensais pas. J’étais jeune. Mentalement, silencieusement, elle parla à Xar. J’arrive sur Pryan, mon Mari. Avec Haplo. Non, il n’est pas mort. Guide-moi jusqu’à toi. Elle posa la main sur la pierre-barre ; les runes s’enflammèrent. La nef, qui dérivait au hasard, modifia sa course. La voix de son seigneur la pénétrait, l’attirait vers lui. — Que décides-tu ? Le cap fixé, Marit lâcha la pierre-barre. Elle tira sa dague de sa manche. Le chien gronda sourdement. Hugh le caressa doucement pour le faire taire. Il observait la scène intensément. Son destin – lié à Haplo qui le conduirait jusqu’à Alfred – était en jeu. Marit gardait l’humain dans son champ visuel, mais ne faisait guère attention à lui. Pour elle, il ne représentait pas une menace, pas plus qu’aucun autre mensch. — Xar a commis une erreur terrible, Marit, lui dit Haplo avec calme. Les serpents-dragons, voilà ses vrais ennemis. Ce sont eux qui le trahiront. — Ce sont ses alliés ! — Ils feignent d’être ses alliés. Ils donneront à Xar ce qu’il désire. Ils le couronneront souverain des quatre mondes, s’inclineront devant lui. Puis ils le dévoreront. Et notre peuple sera anéanti aussi sûrement que l’ont été les Sartans. « Regarde-nous, poursuivit-il. Regarde ce qu’ils ont fait de nous. Depuis quand, dans l’histoire de notre peuple, deux Patryns se sont-ils combattus ? — Depuis que l’un d’eux a trahi son peuple, rétorqua-t-elle avec mépris. Maintenant, tu es davantage Sartan que Patryn. Ainsi a dit mon seigneur. Haplo soupira. Il rappela le chien qui trottina allègrement vers lui en remuant la queue. Haplo lui gratta la tête. — Si j’étais seul en cause, Marit, j’abandonnerais la partie et je te suivrais. Je mourrais de la main de mon seigneur. Mais je ne suis pas seul. Il y a notre enfant. Tu as bien donné le jour à un enfant de moi, non ? — Oui. Seule. Dans une hutte de squatters. Une fille, dit-elle d’une voix dure et tranchante comme la dague qu’elle tenait à la main. Haplo garda un moment le silence, puis répéta : — Une fille ? — Oui, et si tu crois que ça va m’attendrir, n’y compte pas. J’ai bien appris la leçon que tu m’as enseignée. L’amour dans le Labyrinthe n’apporte que souffrance. Je lui ai donné un nom, j’ai tatoué la rune-cœur sur sa poitrine, puis je l’ai abandonnée. — Comment l’as-tu appelée ? — Contrition. Haplo grimaça, livide ; il enfonça les ongles dans le chien. L’animal glapit, le regarda avec reproche. — Désolé, grommela-t-il. La nef avait réduit son altitude et rasait le sommet des arbres à une vitesse incroyable, beaucoup plus rapide que lors de la première visite d’Haplo. La magie de Xar les attirait vers lui. Au-dessous d’eux, la jungle n’était qu’une étendue verte et floue. Un éclair bleu, aussitôt disparu qu’aperçu, était un océan. La nef descendait de plus en plus bas. Au loin, il voyait scintiller une cité blanche – l’une des citadelles des Sartans. Sans doute celle qu’il avait découverte. Il était logique que Xar ait visité cette citadelle ; il avait le récit d’Haplo pour le guider. Qu’est-ce que Xar attend de mon cadavre ? se demanda-t-il brusquement. À l’évidence, il lui croyait des connaissances cachées. Des choses qu’il aurait gardées pour lui. Mais quoi ? Je lui ai tout dit… presque… Et ce que j’ai tu n’a d’importance que pour moi. — Alors ? demanda Marit avec impatience. Tu as pris ta décision ? Les flèches de la citadelle se dressaient au-dessus d’eux. La nef volait au-dessus de la muraille, descendant vers une vaste cour. Deux menschs plantés au milieu les regardaient, bouche bée. Haplo ne voyait pas Xar, mais le seigneur ne devait pas être loin. Si je passe à l’action, c’est maintenant ou jamais. — Je ne viendrai pas, Marit, dit Haplo. Et je ne te combattrai pas. C’est ce que Sang-drax désire. Son regard, se détachant du hublot, se promena lentement tout autour de la nef, passa rapidement sur Hugh, revint se poser sur Marit. Eh bien, s’il n’avait pas compris jusque-là, il allait comprendre maintenant. — Je suppose que tu vas être obligée de me tuer, dit Haplo. Hugh-la-Main plongea vers le couteau – non pas la Lame Maudite, mais la dague d’Haplo, maculée de son propre sang, et qui gisait encore sur le pont. Il avait simplement l’intention de distraire Marit, sachant qu’il n’avait aucune chance de l’arrêter. Elle l’entendit, pivota sur elle-même, tendit la main. Les sigles flambèrent sur sa peau. Les runes dansèrent dans l’air, se transformèrent en cordes enflammées qui s’enroulèrent autour de l’humain. Hugh poussa un cri d’agonie et s’abattit sur le pont, ligoté de feu bleu et rouge. Haplo profita de la diversion pour s’emparer de la pierre-barre. Il prononça les runes, ordonna à la nef de partir. Résistance. La magie de Xar les retenait. Le chien l’avertit d’un aboiement. Haplo se retourna. Marit avait jeté sa dague. Elle allait se servir de sa magie pour le tuer. Les sigles de ses mains se mirent à briller. La Lame Maudite reprit vie. CHAPITRE 19 LA CITADELLE PRYAN La Lame Maudite changea de forme. Un titan – l’un de ces terrifiants géants meurtriers de Pryan – les dominait de toute sa taille. Il serrait ses énormes poings, gros comme des quartiers de roc. Son visage aveugle se convulsait de rage. Il lança violemment le bras vers des créatures qu’il sentait, mais ne voyait pas. Marit entendit le monstre rugir au-dessus d’elle, vit sur le visage d’Haplo une expression de surprise et de peur qui n’était sûrement pas feinte. Elle modifia sa magie, qui d’attaque offensive, se fit bouclier protecteur. Haplo tomba sur elle, la plaqua sur le pont. Le poing géant passa au-dessus d’eux, inoffensif. Marit se débattit pour se libérer, toujours résolue à tuer Haplo. Elle n’eut pas peur du monstre, jusqu’au moment où elle s’aperçut que son bouclier magique commençait à faiblir. Haplo vit les runes pâlir, vit l’air stupéfait de Marit. — Les titans connaissent la magie des Sartans, hurla-t-il par-dessus les rugissements du monstre. Haplo lui-même avait du mal à croire ce qui se passait, et sa confusion handicapait sa capacité de réaction. Ou bien la nef s’était dilatée pour contenir le géant, ou bien le géant avait rétréci pour tenir dans la nef. Hugh, libéré du sort de Marit, gisait contre le mur, gémissant. Ce bruit attira l’attention du titan. Il se retourna, leva son pied gigantesque sur l’homme prostré, prêt à l’écraser. Puis, inexplicablement, il reposa le pied par terre et le laissa tranquille. Il ramena son attention sur les Patryns. C’est la lame des Sartans, réalisa Haplo. Ce n’est pas un vrai titan, mais une création de la lame. Elle ne blessera pas son maître. Mais Hugh était à peine conscient ; il n’y avait plus aucun espoir qu’il contrôle la lame, s’il l’avait jamais pu – ce dont Haplo commençait à douter. Les Portes de la Mort. C’était peut-être une coïncidence, mais le vampire avait disparu ; la magie de la lame s’était évanouie quand ils étaient entrés dans les Portes de la Mort. — Chien, attaque ! cria Haplo. Le chien s’élança derrière le géant, lui plongea ses crocs dans le talon. La morsure dut lui faire l’effet d’une simple chatouille, mais, apparemment, le gêna assez pour le distraire. Il se retourna, tapant le pont d’un pied rageur. Le chien sauta lestement de côté, repartit à l’attaque et lui enfonça les dents dans l’autre talon. Haplo lança un sort défensif. Les sigles bleus flamboyèrent, formant autour de lui un bouclier ayant l’aspect d’une coquille d’œuf, et tout aussi fragile. Il se tourna vers Marit, qui, accroupie, surveillait le géant. Ses sigles s’estompaient. Elle marmonnait des runes, sur le point de lancer un autre sort. — Tu ne pourras pas l’arrêter ! dit Haplo, lui saisissant les mains. Pas toute seule. Il faut former le cercle. Elle le repoussa. D’un coup de pied, le titan fit valser le chien à l’autre bout du pont. Il s’écrasa contre la paroi, frémit, et ne bougea plus. La tête aveugle du titan se tournait de droite et de gauche, flairant sa proie. — Formons le cercle ! cria sauvagement Haplo. C’est notre seule chance. Cette chose est une arme des Sartans. Elle veut nous tuer tous les deux ! Le poing géant s’abattit sur le bouclier magique d’Haplo, qui commença à se craqueler ; les sigles s’estompèrent. Marit regardait, médusée. Peut-être commençait-elle à comprendre. Ou peut-être que l’instinct de conservation, aiguisé dans le Labyrinthe, la poussa à agir. Elle tendit les mains, saisit celles d’Haplo. Ensemble, ils prononcèrent les runes. Leurs magies combinées se renforcèrent mutuellement, et formèrent un bouclier plus solide que l’acier le plus dur. Le poing du titan s’abattit sur la structure rayonnante de runes. Les sigles vacillèrent, mais tinrent bon. Pourtant, Haplo y distingua une minuscule fissure. Le bouclier ne résisterait pas longtemps. — Comment le combat-on ? dit-elle, répugnant à lui demander son aide, mais consciente qu’elle ne pouvait pas faire autrement. — On ne le combat pas, répondit-il sombrement. C’est impossible. Il faut partir d’ici. Écoute-moi bien. Le vampire qui t’a attaquée s’est évanoui quand nous sommes entrés dans les Portes de la Mort. La magie des Portes doit contrarier sa magie d’une façon ou d’une autre. Le titan, frustré et rageur, martelait le bouclier de coups de poing et de pied. Les fissures s’élargirent. — Je vais l’occuper ! hurla-t-il par-dessus les rugissements du monstre. Toi, ramène-nous dans les Portes de la Mort ! — C’est un piège ! s’écria-t-elle, le foudroyant avec haine. Tu veux échapper à ton destin. Je peux combattre ce titan. Elle libéra ses mains. Le bouclier explosa en flammes, engouffrant les mains du géant. Glapissant de douleur, il les retira du brasier, puis, prenant une énorme inspiration, il souffla sur les flammes qui soudain enveloppèrent Marit. Elle hurla. Ses runes réagirent pour la protéger, mais les sigles de sa peau commençaient à s’évanouir sous l’action de la chaleur. Rapide comme l’éclair, Haplo modela ses sigles en une énorme pique qu’il lança sur le titan. Elle l’atteignit en pleine poitrine, s’enfonçant profondément dans les chairs. Il était blessé, et il souffrait, mais pas sérieusement. Les flammes enveloppant Marit s’éteignirent. Haplo lui saisit la main, la traîna vers la pierre-barre. Par le hublot, il vit deux menschs – un Elfe et un humain – qui agitaient les bras en courant comme des fous tout autour de la nef, comme s’ils cherchaient à entrer. Il leur prêta peu d’attention. Posant les mains sur la pierre, il prononça les runes. Une lumière aveuglante jaillit. Sur la coque, les sigles brillèrent d’un éclat éblouissant. Les menschs disparurent, de même que la citadelle et les jungles d’alentour. Ils étaient dans les Portes de la Mort. Le titan s’était évanoui. Les couleurs fulguraient et tourbillonnaient : eau bleue, feu rouge, jungle verte, tempête grise, ténèbres, lumière. Les images tournaient, de plus en plus rapides. Haplo fut emporté dans un tourbillon de couleurs. Il tenta de se concentrer sur une seule image, mais elles tournaient trop vite. Il ne voyait rien, à part des couleurs. Il ne voyait plus Marit, ni Hugh, ni le chien. Il ne voyait plus rien, à part le couteau Sartan. Il gisait sur le sol, force frémissante et maléfique. Une fois de plus, il était redevenu simple couteau. Une fois de plus, ils l’avaient vaincu. Mais ils étaient au bord de l’épuisement, et la lame magique était puissante. Elle existait depuis des siècles. Elle avait survécu à ses créateurs. Comment pouvait-il la détruire ? Les couleurs – les choix – tourbillonnaient autour de lui. Bleu. Il existait une force qui détruirait peut-être le couteau. Malheureusement, elle risquait aussi de les détruire tous. Haplo ferma les yeux et choisit le bleu. Sa nef sortit des Portes de la Mort et heurta un mur d’eau. Le flou des couleurs s’évanouit. Haplo put de nouveau voir l’intérieur de la nef, et, par le hublot, la mer paisible et bleue qui était le monde de Chelestra. — Où diable sommes-nous ? demanda Hugh, qui, ayant repris connaissance, regardait dehors, médusé. — Sur le quatrième monde. Haplo perçut des bruits inquiétants dans sa nef. Un gémissement venant de la cale, d’étranges soupirs, comme si la nef se lamentait sur son sort. Marit les entendit aussi, regarda autour d’elle, alarmée. — Qu’est-ce que c’est ? — La nef se disloque, répondit sombrement Haplo. Il braquait les yeux sur le couteau, dont les runes luisaient doucement. — La nef se disloque ? dit Marit en un souffle. Ce n’est pas possible. Pas avec les runes qui la protègent. Tu… tu mens. — D’accord, je mens, dit-il, trop fatigué, trop blessé, trop préoccupé pour discuter. Gardant toujours un œil méfiant sur le couteau, il regarda vers la pierre-barre, posée sur un piédestal de bois, largement au-dessus du pont. Mais ça ne ferait guère de différence quand la nef commencerait à se disjoindre. — Donne-moi ton gilet, dit-il à Marit. — Quoi ? — Ton gilet ! Ton gilet de cuir ! Il la foudroya. — Je n’ai pas le temps de t’expliquer, bon dieu ! Donne-le-moi, c’est tout ! Elle était méfiante. Mais les bruits s’amplifiaient. Les soupirs avaient fait place à des craquements secs. Ôtant son gilet couvert de runes protectrices, elle le lança à Haplo, qui le jeta sur la pierre-barre. Les runes de la Lame Maudite luisaient d’un vert inquiétant. Le chien apparemment indemne, et maintenant en proie à une curiosité morbide, s’en approcha en rampant, la renifla. Soudain, il sauta en arrière, poils hérissés. Haplo leva les yeux vers le plafond. Il se rappelait son premier atterrissage sur Chelestra – sa nef disloquée, la magie des runes annulée, l’eau suintant par toutes les fissures. À l’époque, il était stupéfait, rageur, effrayé. Aujourd’hui, il priait pour voir une goutte. Et elle était là ! Un mince filet d’eau coulait le long de paroi. — Hugh, cria Haplo, prends le couteau ! Plonge-le dans l’eau ! Hugh ne réagit pas, ne bougea pas. Blotti contre la coque comme si sa vie en dépendait, il contemplait l’eau, bouche bée, le regard fou. L’eau. Haplo se traita d’imbécile. L’humain venait d’un monde où on se faisait la guerre pour de l’eau. Une bassine du précieux liquide représentait la fortune. De toute sa vie, il n’avait sûrement jamais vu autant d’eau. Et encore moins sous forme de poing se refermant sur la nef et écrasant lentement sa coque de bois. Peut-être que le mot « noyer » n’existait pas dans les langues des menschs d’Arianus, mais Hugh n’avait pas besoin d’un mot. Il voyait la mort. Haplo le comprit ; il était passé par là. L’étranglement, l’étouffement, les poumons qui explosent. Inutile d’expliquer à Hugh que cette eau se respirait aussi bien que l’air. Inutile de lui expliquer que, s’ils agissaient très vite, ils pourraient repartir avant que la nef ne se disloque. Inutile de lui rappeler qu’il ne pouvait pas mourir. À ce stade, cela ne devait pas lui paraître une bénédiction. Une goutte, tombant d’une des fissures qui s’élargissaient lentement, atterrit sur le visage de Hugh. Il frissonna, poussa un cri rauque. Haplo traversa le pont d’un bond. Saisissant le bras de l’assassin, il lui enfonça ses ongles dans les chairs. — Le couteau ! Prends-le ! Le couteau sauta dans la main de Hugh. Il ne changea pas de forme, mais sa lumière verte s’intensifia. Hugh le fixait, comme s’il le voyait pour la première fois. Haplo recula vivement. — Hugh ! Le Patryn essayait désespérément de percer la terreur de l’humain. — Mets le couteau dans l’eau. Un hurlement de Marit l’interrompit. Elle montrait le hublot, livide et horrifiée. — Que… qu’est-ce que c’est que ça ? D’horribles suintements sanguinolents maculaient la mer. La merveilleuse eau bleue était devenue noirâtre et hideuse. Deux yeux rouges les regardaient par le hublot, des yeux plus grands que la nef. Une gueule édentée bâillait en un rire silencieux et moqueur. — Les serpents-dragons… sous leur véritable forme, répondit Haplo. Le couteau. Voilà pourquoi la Lame Maudite n’avait pas changé de forme. Elle s’alimentait à la plus grande source de mal des quatre mondes. Marit n’arrivait pas à détourner les yeux. Lentement, elle secoua la tête. — Non, dit-elle d’une voix étranglée. Je ne crois pas… Xar ne permettrait pas… Elle se tut, et ajouta, comme se parlant à elle-même : — Les yeux rouges… Haplo ne répondit pas. Tendu, il attendait que le serpent-dragon attaque, mette la nef en pièces et les dévore. Mais il n’attaqua pas, et Haplo réalisa qu’il n’attaquerait pas. Je m’engraisse de votre peur, lui avait dit Sang-drax. Il y avait assez de peur, de méfiance et de haine sur cette nef pour nourrir une légion de serpents-dragons. Et avec la nef qui se disloquait lentement, le serpent-dragon n’avait qu’à attendre que la magie de ses victimes s’affaiblisse et meure, attendre qu’ils ressentent bien toute l’étendue de leur impuissance. Leur terreur ne pouvait que s’accroître. Nouvelle série de craquements venant de la poupe. De l’eau tomba sur la main d’Haplo. Les sigles, qui s’étaient avivés à l’apparition du serpent-dragon, pâlirent ; leur lumière – sa magie – s’affaiblit. Bientôt, sa magie se disloquerait, comme sa nef. Les entrailles nouées de dégoût, Haplo arracha la Lame Maudite à la main sans force de Hugh. La douleur fut pire que s’il avait saisi un tisonnier chauffé à blanc. L’instinct lui commandait de la lâcher. Il serra les dents, tint bon. Le fer brûlant lui calcina la peau, se souda à ses muscles, sembla passer de sa main dans ses veines. Chancelant, en un effort désespéré pour se libérer de la douleur, il tomba à genoux et plongea la main dans une flaque qui s’était formée sur le pont. Instantanément, la Lame Maudite s’éteignit. Frissonnant, tenant sa main blessée, effrayé de la regarder, Haplo se plia en deux et vomit. Un coup heurta la nef. Une poutre craqua au-dessus de Hugh, s’effondra. L’assassin poussa un hurlement. Une trombe d’eau tomba sur lui, sur eux. Haplo fut inondé. Sa magie disparut. Le chien l’avertit d’un aboiement. Une lueur rouge brilla à l’intérieur de la cabine. Haplo regarda par le hublot. La Lame Maudite était morte, apparemment, mais le serpent-dragon n’avait pas disparu, comme le vampire et le titan. Le couteau l’avait attiré, et maintenant, il ne s’en irait pas. Mais le serpent-dragon vit que la nef se disloquait, que ses occupants avaient une chance de s’échapper. Le serpent ne pouvait pas se permettre d’attendre. De nouveau, sa queue frappa la coque. — Marit, murmura Haplo. La gorge à vif, il arrivait à peine à parler. Elle était à l’opposé de la trombe d’eau, et comme la nef gîtait, elle était encore relativement au sec. — La pierre-barre ! Il savait qu’elle n’avait pas pu l’entendre ; sa voix n’était qu’un croassement indistinct. — La pierre-barre, répéta-t-il. Active-la… Elle l’entendit, ou elle eut la même idée. Elle avait vu d’un coup d’œil les ravages de l’eau sur sa propre magie, et comprenait maintenant pourquoi Haplo lui avait demandé son gilet de cuir pour en couvrir la pierre. Les yeux du serpent-dragon brillaient d’un rouge hideux. Il lisait dans sa pensée, comprenait ses intentions. Il ouvrit sa gueule édentée. Marit lui lança un coup d’œil effrayé, puis l’ignora résolument. Arrachant son gilet d’un geste brusque, se penchant au-dessus de la pierre pour la protéger de l’eau qui tombait, elle l’entoura de ses mains. Le serpent-dragon frappa. Haplo eut l’impression que la nef explosait. L’eau le balaya ; il sombrait. Puis des bras puissants le saisirent, l’étreignirent. Une voix lui parla, apaisante. Toute souffrance s’évanouit. Il reposait, dérivant à la surface de l’eau, en paix avec lui-même. De nouveau, la voix l’appela. Il ouvrit les yeux, et vit… Alfred. CHAPITRE 20 LA CITADELLE PRYAN — Non ! Ne partez pas ! Emmenez-nous ! Emmenez-nous ! — Oh, pour l’amour d’Orn, arrête, Roland, dit l’Elfe avec humeur. Ils sont partis. L’humain foudroya son compagnon, et, plus par défi que par conviction, continua à gesticuler et à appeler l’étrange nef, qu’il ne voyait même plus. Finalement, fatigué de faire le clown et d’agiter les bras, Roland se tut et se tourna pour dissiper sa frustration sur l’Elfe. — C’est ta faute si on les a perdus, Quindiniar. — Ma faute ? dit Pathan, sidéré. — Oui, ta faute. Si tu m’avais laissé leur parler dès qu’ils ont atterri, j’aurais pu établir le contact. Mais tu croyais voir un titan à l’intérieur ! Ah ! Un monstre pareil n’aurait même pas pu loger un orteil dans cette nef ! ricana Roland. — J’ai vu ce que j’ai vu, rétorqua Pathan, boudeur. Et de toute façon, tu n’aurais pas pu leur parler. La nef était couverte d’images bizarres, comme celles de la nef d’Haplo. Tu te souviens de lui ? — Notre sauveur ? Oui, je me rappelle. C’est lui qui nous a amenés dans cette maudite citadelle. Lui et le vieux. Je voudrais bien les tenir, dit Roland, serrant les poings et balançant un swing qui, par hasard, atterrit dans l’épaule de Pathan. Excuse-toi, murmura-t-il. — Tu l’as fait exprès, dit Pathan berçant son bras endolori. — Non. Tu étais dans mes pattes. Tu es toujours dans mes pattes. — Moi, je suis dans tes pattes ? C’est toi qui n’arrêtes pas de me suivre partout ! Nous avons divisé cette cité en deux moitiés. Si tu restais dans la tienne comme convenu, je ne serais pas dans tes pattes. — Ça te ferait plaisir, hein ? ricana Roland. Rega et moi on crèverait de faim dans notre moitié, pendant que tu pourrais t’engraisser dans la tienne avec ta mégère de sœur… — M’engraisser ! M’engraisser ! dit Pathan en elfien, comme chaque fois qu’il s’énervait – ce qui lui arrivait de plus en plus souvent ces temps-ci. Où crois-tu qu’on trouve des vivres ? — Je ne sais pas, mais c’est fou le temps que vous passez dans la Chambre aux Étoiles, comme vous l’appelez. — Oui, j’y fais de la culture. Dans le noir. Aléatha et moi, on se gorge de champignons. Et puis, je t’interdis d’insulter ma sœur. — Ça ne m’étonnerait pas de vous. Et j’insulterai ta sœur si ça me plaît, cette rusée még… — Rusée ? Comment ça ? dit une voix endormie partant de l’ombre. Roland s’étrangla, toussa, et darda un regard furibond dans la direction approximative de la voix. — Salut, Théa, dit Pathan sans enthousiasme. Je ne savais pas que tu étais là. Une Elfe entra dans l’éternelle lumière de Pryan. À son air languissant, on pouvait penser qu’elle sortait de sa sieste. Et à l’expression de ses yeux bleus, elle devait avoir fait de beaux rêves. Elle était décoiffée, et ses vêtements, qu’elle semblait avoir enfilés à la hâte, étaient juste assez en désordre pour donner envie à tout mâle digne de ce nom de les lui rajuster correctement – ou de les lui ôter carrément. Elle ne resta que quelques instants au soleil, le temps de faire briller ses cheveux blond cendré, puis elle rentra dans l’ombre des hautes murailles entourant la place. Le soleil ne valait rien pour son teint clair, et donnait des rides. Elle s’appuya contre le mur, alanguie, et, sous ses longs cils baissés, regarda Roland d’un air malicieux qui fit briller le saphir de ses yeux. — De quoi allais-tu me traiter ? répéta-t-elle, se fatiguant de l’entendre bégayer et bredouiller. — Tu sais très bien ce que tu es, articula finalement Roland. — Non, je ne le sais pas. Les yeux d’Aléatha s’ouvrirent une fraction de seconde, le temps de lui donner une existence puis – comme si l’effort l’avait épuisée – elle rabaissa ses cils, le rejetant de sa vie. — Mais pourquoi ne viens-tu pas me rejoindre dans le dédale au temps-vin ? Tu pourrais me le dire. Roland marmonna quelque chose, où elle crut comprendre qu’il irait plutôt la rejoindre en enfer, et s’éloigna dignement. — Tu ne devrais pas le titiller comme ça, Théa, dit Pathan quand Roland eut disparu. Les humains sont comme les chiens sauvages. Les exciter ne sert qu’à… — Les rendre encore plus sauvages ? dit Aléatha en souriant. — Toi, ça t’amuse peut-être de le tourmenter, mais ça le rend difficile à vivre pour les autres, dit Pathan. Il se mit à marcher vers la section humaine, dans la partie principale de la citadelle. Aléatha lui emboîta le pas. — Je voudrais que tu le laisses tranquille, ajouta-t-il. — Mais c’est ma seule distraction dans ce trou perdu, protesta Aléatha. Elle regarda son frère, fronçant légèrement les sourcils, ce qui gâta un peu la délicate beauté de son visage. — Qu’est-ce qui te prend, Pat ? Tu ne me grondais jamais comme ça, autrefois. Je te jure, tu ressembles de plus en plus à Callie tous les jours – cette vieille fille desséchée… — Arrête, Théa ! Pathan la prit par le poignet et la força à se tourner vers lui. — Ne parle pas comme ça. Callie avait ses défauts, mais elle maintenait l’union de notre famille. Maintenant, elle est morte, papa est mort, nous allons tous mourir et… Aléatha lui arracha sa main et le gifla. — Ne dis pas ça ! Pathan regarda sombrement sa sœur en frictionnant sa joue endolorie. — Gifle-moi tant que tu voudras, Théa, ça ne changera rien. Nous finirons par manquer de nourriture. Et quand ça arrivera… Il haussa les épaules. — Nous sortirons et nous en trouverons d’autres. Ce n’est pas ce qui manque, dehors : légumes, fruits… — Titans, ajouta-t-il, ironique. Rassemblant ses jupes dont les ourlets commençaient à s’effilocher, elle s’enfuit en courant. — Ils sont partis, lança-t-elle par-dessus son épaule. Pathan eut du mal à la suivre. — C’est ce que disaient les autres quand ils nous ont quittés. Tu sais comment ils ont fini. — Non, je ne le sais pas, rétorqua Aléatha, enfilant d’un pas vif les rues désertes. Pathan la rattrapa. — Si, tu le sais. Tu les as entendus hurler ; comme nous tous. — C’était une ruse, dit-elle, rejetant la tête en arrière. Une ruse pour nous forcer à rester là. Maintenant, ils sont sûrement en train de faire bombance quelque part… et ils se moquent de nous… Malgré elle, sa voix trembla. — Cook disait qu’il y avait une nef, dehors. Ils l’ont sans doute trouvée, lui et ses enfants, et ils se sont envolés… Pathan ouvrit la bouche pour discuter, la referma. Aléatha connaissait la vérité. Elle savait très bien ce qui s’était passé lors de cette nuit terrible. Elle et Roland, Pathan, Rega et Drugar, le nain, debout en haut de l’escalier, avaient regardé anxieusement Cook et les autres quitter la sécurité de la citadelle pour s’engager dans la jungle. C’étaient le vide et la solitude qui les avaient poussés à prendre ce risque. Ça, et les querelles continuelles à propos des provisions qui diminuaient. L’aversion et la méfiance s’étaient transformées en révulsion et en haine. Aucun d’eux n’avait vu quelqu’un depuis très, très longtemps. Ils avaient tous supposé – tous, sauf Pathan – que les titans étaient partis rôder ailleurs. Pathan savait que les titans étaient toujours là, il le savait parce qu’il avait lu un livre trouvé dans la bibliothèque poussiéreuse de la citadelle. Le livre était écrit à la main en elfien – un elfien ancien et archaïque – et était abondamment illustré, raison pour laquelle Pathan l’avait choisi. Il y avait d’autres livres en elfien, mais ils contenaient plus de texte que d’images. Il s’endormait rien qu’à les regarder. Des êtres divins qui se donnaient le nom de « Sartans » avaient – prétendaient-ils – amené Elfes, humains et nains sur Pryan. — Sottises hérétiques ! aurait dit Callie. Pryan – le monde du feu – était censément l’un des quatre mondes existants. Pathan n’ajoutait pas foi à ce passage, ayant trouvé un diagramme de ce prétendu « univers » – quatre boules suspendues en plein ciel, comme si un jongleur les avait jetées puis était parti en les laissant plantées là. — Ils nous prennent vraiment pour des imbéciles ! se dit-il. Monde vert et luxuriant, dont les soleils situés au cœur d’une planète creuse, brillaient sans discontinuer, Pryan était censé produire la lumière et la nourriture pour les trois autres mondes. En ce qui concernait la lumière, Pathan concédait volontiers qu’il en avait à revendre. Les vivres, c’était une autre affaire. La jungle était censément pleine de nourriture, s’il acceptait de combattre les titans pour aller la prendre. Mais après, comment l’expédier sur ces autres mondes ? — La lancer, je suppose ? se dit-il, très amusé à l’idée de lancer des fruits du pua à travers l’univers. Vraiment, ces Sartans nous prennent pour des débiles, à vouloir nous faire avaler des histoires pareilles ! Ces Sartans avaient construit la citadelle et – selon eux – en avaient construit beaucoup d’autres. Cette idée intriguait Pathan. Il aurait presque pu la croire. Il avait vu leur lumière briller dans le ciel. D’après le livre, les Sartans avaient amené des Elfes, des humains et des nains pour vivre avec eux dans les citadelles. Ça aussi, Pathan le croyait, essentiellement parce qu’il voyait de ses propres yeux des preuves que d’autres, semblables à lui, avaient autrefois habité la cité. Il y avait des maisons construites dans le goût des Elfes, avec des tas de pâtisseries et fioritures, des foules d’arches et de colonnes inutiles. Il y en avait d’autres faites pour abriter des humains – solides, carrées et lourdes. Et il y avait même des tunnels pour les nains. Pathan le savait car Drugar l’y avait emmené une fois, peu après leur arrivée, quand ils se parlaient encore tous les cinq. La citadelle était à la fois pratique et belle, et l’auteur du livre semblait ne pas comprendre pourquoi la situation s’était dégradée. Des guerres avaient éclaté. Elfes, humains et nains (les Sartans les appelaient « menschs ») avaient refusé de vivre en paix et avaient commencé à se battre. Pathan pour sa part, comprenait parfaitement. Ils n’étaient que deux Elfes, deux humains et un nain à vivre dans cette cité en ce moment, et ils n’arrivaient pas à s’entendre. Il imaginait ce que cela avait dû être à l’époque – quelle qu’elle fût. Les menschs (Pathan en vint à détester ce mot) s’étaient reproduits à un rythme alarmant. Incapables de contrôler l’explosion de leurs populations, les Sartans (qu’Orn ratatine leurs oreilles et toutes les parties de leur anatomie qu’il jugerait bon de ratatiner) avaient créé des êtres redoutables qu’ils avaient nommés titans, et qui, apparemment, devaient servir de nounous aux menschs et travailler dans les citadelles. La lumière jaillissant des Chambres aux Étoiles était si éclatante qu’elle aurait aveuglé des mortels ordinaires, et c’est pourquoi les titans avaient été créés sans yeux. Pour compenser ce handicap (et mieux les contrôler), les Sartans les avaient pourvus de fortes facultés télépathiques. Les titans ne communiquaient que par la pensée. Les Sartans leur avaient donné une intelligence limitée (trop intelligents, des êtres si puissants auraient pu devenir dangereux) et les avaient dotés de leur magie des runes ou de quelque chose d’approchant. Pathan n’était pas très porté sur la lecture ; il avait tendance à sauter les passages ennuyeux. Le plan avait réussi, apparemment. Les titans parcouraient les rues, et Elfes, humains et nains étaient trop intimidés par les monstres pour se battre. Tout ça, c’était très bien. Mais qu’était-il arrivé, après ? Pourquoi les menschs avaient-ils quitté les cités pour s’aventurer dans la jungle ? Comment les titans avaient-ils été lâchés dans la nature ? Où étaient ces Sartans maintenant, et comment avaient-ils l’intention de réparer ce gâchis ? Pathan ne le savait pas, parce qu’à ce point, le livre se terminait. L’Elfe en fut contrarié. Malgré lui, il s’était intéressé à cette histoire, et il aurait voulu en connaître le dénouement. Mais le livre n’en disait rien. L’auteur avait sans doute eu l’intention de continuer, parce qu’il y avait encore beaucoup de pages, après, mais elles étaient restées blanches. Toutefois, il en avait lu assez pour savoir que les titans avaient été créés dans les citadelles, et que, selon toute vraisemblance, ils tendraient à y revenir. Et d’autant plus qu’ils demandaient à tous ceux qu’ils rencontraient, (avant de leur broyer la tête) : « Où est la citadelle ? » Une fois que les titans l’auraient trouvée, il y avait peu de chances qu’ils la quittent. C’est ce qu’il avait dit aux autres. — Je ne bouge pas, je reste dans ces murailles. Notez bien mes paroles : les titans sont toujours là, cachés dans la jungle, avait-il dit. Et il avait eu raison. Horriblement raison. Parfois, il se réveillait, couvert de sueurs froides, croyant encore entendre les hurlements de ceux qui étaient morts dans la jungle, hors les murs. Pathan avait refusé de partir avec Cook et les autres. Et parce qu’il avait refusé, Rega – sœur de Roland et amante de Pathan – avait refusé aussi. Et parce que Rega restait, Roland avait également décidé de rester. Ou peut-être était-ce à cause d’Aléatha, qui ne voulait pas partir non plus. Il disait qu’il restait à cause de Rega, mais en parlant, il n’arrêtait pas de regarder du côté d’Aléatha. Personne ne savait exactement pourquoi Aléatha était restée, sauf qu’elle aimait beaucoup son frère, et qu’il lui aurait fallu déployer trop d’efforts pour s’en aller. Quant au nain, Drugar, il était resté parce qu’on lui avait donné à entendre qu’il ne serait pas le bienvenu dans le groupe des voyageurs. Non qu’il fût particulièrement bienvenu dans le groupe de ceux qui restaient, mais jamais ils ne l’auraient avoué, car c’était Drugar qui leur avait évité d’être dévorés par le dragon. De toute façon, le nain ne faisait que ce qu’il voulait, et n’en parlait jamais à personne. Mais il devait être d’accord avec Pathan, parce qu’il n’avait manifesté aucun désir de partir. Et quand les hurlements avaient éclaté, il s’était simplement caressé la barbe d’un air entendu, comme s’il s’y attendait. Repensant à tout ça, Pathan soupira et entoura les épaules de sa sœur. — Et d’abord, qu’est-ce que vous faisiez sur la place, Roland et toi ? demanda Aléatha, indiquant par ce changement de conversation qu’elle regrettait de l’avoir giflé. Ce que vous aviez l’air bêtes, vus d’en haut, à sauter et gesticuler comme ça ! — Une nef avait atterri, répondit Pathan. Sortie de nulle part. — Une nef ? Ses yeux se dilatèrent ; dans sa surprise, elle oublia qu’elle se mettait en frais de séduction pour un simple frère. — Quel genre de nef ? Pourquoi n’est-elle pas restée ? Oh, Pathan peut-être qu’elle reviendra et qu’elle nous emmènera loin de cet horrible endroit ! — Peut-être, dit-il, pour éviter de la détromper et de recevoir une nouvelle gifle, mais il avait des doutes. Quant à savoir pourquoi elle n’est pas restée, Roland n’est pas d’accord avec moi, mais je jurerais que ses passagers se battaient contre un titan. Je sais que ça a l’air dingue, que la nef était trop petite, mais j’ai vu ce que j’ai vu. Et j’ai vu autre chose, en plus. J’ai vu un homme qui ressemblait à Haplo. — Oh, alors, je suis contente qu’il soit parti, dit froidement Aléatha. Je n’irai plus jamais nulle part avec lui. C’est lui qui nous a conduits dans cette affreuse prison, sous couvert d’être notre sauveur. Puis il nous a abandonnés. C’est lui la cause de toutes les misères qui nous sont arrivées. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait amené les titans lui-même. Pathan laissa sa sœur divaguer. Il lui fallait quelqu’un à blâmer, et cette fois, Orn soit loué, ce n’était pas lui. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’Haplo avait eu raison. Si les trois races s’étaient alliées pour combattre les titans, peut-être qu’ils seraient tous vivants. Tandis que maintenant… — Dis donc, Théa, reprit Pathan, une idée subite le tirant de sa sombre rêverie, dis-moi plutôt ce que tu faisais, toi, sur la place. Tu ne viens jamais si loin. — Je m’ennuyais. Personne ne me parle, à part cette traînée humaine. Et, à propos de Rega, elle m’a dit de te prévenir qu’il se passait des choses bizarres dans ta chère Chambre aux Étoiles. — Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? Et ne traite pas Rega de traînée ! Il partit en courant dans les rues désertes de la cité de marbre, cité de flèches et de dômes d’une merveilleuse beauté, cité qui deviendrait sans doute leur tombeau. Aléatha le suivit des yeux, se demandant comment on pouvait dépenser tant d’énergie pour des choses aussi absurdes qu’aller dans une salle gigantesque et bricoler des machines qui ne faisaient jamais rien et continueraient vraisemblablement à ne rien faire. Du moins rien de constructif – comme produire de la nourriture. Enfin, ils ne mouraient pas encore de faim. Pathan avait tenté de leur imposer un système de rationnement, mais Roland avait refusé, arguant que les humains – étant plus grands et plus forts – avaient besoin de plus de nourriture que les Elfes, et qu’il était donc injuste que Pathan attribue à Roland et Rega les mêmes quantités de vivres qu’à lui et Aléatha. Sur quoi, Drugar avait pris la parole – chose rare chez lui – et déclaré que les nains, à cause de leur masse corporelle plus importante, nécessitaient une ration quotidienne double de celle des humains et des Elfes. Sur quoi Pathan avait levé les bras et renoncé. Ils pouvaient s’empiffrer à leur aise. Ils mourraient plus tôt, tout simplement, et pour sa part, il serait bien content d’être débarrassé d’eux. Sur quoi, Rega était entrée en fureur, disant qu’il serait bien content si elle mourait la première, et qu’elle l’espérait bien, parce qu’elle ne pouvait pas continuer de vivre avec un homme qui haïssait son frère. Sur quoi ils étaient tous partis chacun de leur côté, furibonds, et ils n’avaient rien rationné. Aléatha considéra la rue déserte et frissonna dans le soleil. Les murs de marbre étaient toujours froids. Le soleil ne les réchauffait pas, peut-être à cause de cette étrange obscurité qui envahissait la cité tous les soirs. Ayant grandi dans un monde de lumière perpétuelle, Aléatha en était venue à aimer cette nuit artificielle qui tombait sur la citadelle, et nulle part ailleurs sur Pryan. Elle aimait se promener dans le noir, se délectant de son mystère et de la douceur veloutée de l’air nocturne. C’était particulièrement agréable de se promener dans l’obscurité avec quelqu’un. Elle regarda autour d’elle. Les ombres s’épaississaient. L’étrange nuit tomberait bientôt. Elle pouvait soit retourner à la Chambre aux Étoiles, et s’ennuyer à mourir à regarder Pathan s’affairer autour de cette stupide machine, ou elle pouvait aller voir si Roland viendrait au rendez-vous du dédale. Aléatha se regarda dans la vitre d’une maison vide. Elle était un peu plus mince qu’autrefois, mais cela ne gâtait pas sa beauté. Et même, la minceur de sa taille mettait encore mieux en valeur les rondeurs voluptueuses de ses seins. Elle rajusta sa robe à son avantage, et lissa de la main son opulente chevelure. Roland serait au rendez-vous. Elle en était sûre. CHAPITRE 21 LA CITADELLE PRYAN Le dédale s’étendait à l’arrière de la cité, sur un talus descendant en pente douce de la cité proprement dite vers la muraille qui l’entourait. Ses compagnons n’aimaient pas particulièrement le dédale ; il y régnait une atmosphère bizarre, trouvait Pathan. Mais il attirait beaucoup Aléatha, qui se promenait souvent dans ses parages au temps-vin. Si elle avait envie d’être seule, c’était l’endroit rêvé. — Le dédale a été construit par les Sartans, lui avait dit Pathan, connaissance glanée dans l’un des livres qu’il se vantait de lire. Ils l’avaient construit pour eux, parce qu’ils aimaient la vie en plein air, et que ça leur rappelait l’endroit d’où ils venaient. Il était interdit aux menschs. Il prononça ce dernier mot avec un rictus. — Interdiction bien superflue, à mon avis. Je ne vois pas un Elfe dans son bon sens qui aurait voulu y aller ; moi, ça me donne la chair de poule ! Qu’est-ce que tu lui trouves, Théa ? — Je ne sais pas, avait-elle répondu en haussant les épaules. Justement, il m’attire peut-être parce qu’il a quelque chose d’effrayant. Ici, tout et tout le monde est tellement ennuyeux. D’après Pathan, le dédale – succession de haies, arbres et buissons – avait été autrefois bien taillé et entretenu. Ses allées, par des tours et détours compliqués, conduisaient à un amphithéâtre situé au centre. C’est là, loin des yeux et des oreilles des menschs, que les Sartans tenaient leurs réunions secrètes. — Si j’étais toi, je n’irais pas, Théa, l’avait avertie Pathan. D’après le livre, il était protégé par la magie des Sartans, destinée à piéger quiconque n’y avait pas accès. Aléatha avait trouvé ce danger excitant, comme elle trouvait le dédale fascinant. Laissé à l’abandon pendant des siècles, le dédale était retourné à la sauvagerie. Les haies, autrefois bien taillées, avaient poussé des branches folles qui s’incurvaient au-dessus des allées, formant des berceaux de verdure qui filtraient la lumière et entretenaient une pénombre fraîche pendant les heures chaudes du jour. On avait l’impression de s’aventurer dans des tunnels végétaux, car quelque chose empêchait la végétation de pousser dans les allées, peut-être ces marques qu’il y avait sur le dallage, marques qu’on voyait aussi sur les édifices et sur la muraille, et dont Pathan prétendait qu’elles étaient magiques. Une grille de fer (rareté sur Pryan où peu de gens avaient vu le sol) conduisait à une arche formée par une haie s’incurvant au-dessus d’une allée empierrée. Chaque pierre du chemin était gravée d’un de ces symboles magiques. Pathan lui avait dit que ces marques pouvaient la mettre à mal, mais Aléatha savait bien que non. Elle avait souvent marché dessus. Et il ne s’était rien passé. De la grille, le sentier s’enfonçait droit dans le dédale, entre de hauts murs végétaux, les fleurs emplissant l’air de leurs douces fragrances. Mais après une courte ligne droite, le chemin se divisait en deux, chaque branche s’enfonçant plus profondément dans le dédale. Aléatha n’avait jamais dépassé cette fourche, car, au-delà, on perdait la grille de vue, et, bien qu’insouciante et aventureuse, elle ne manquait pas de bon sens. À la fourche, il y avait un banc de marbre et un bassin. Aléatha s’y asseyait dans l’ombre fraîche, et écoutait chanter les oiseaux cachés dont elle voyait les reflets dans l’eau, se demandant distraitement s’il vaudrait la peine d’aller plus loin dans le dédale. Sans doute que non ; ce serait probablement ennuyeux, avait-elle conclu après avoir vu un dessin du dédale dans le livre de Pathan, affreusement déçue de constater qu’il n’y avait, au centre, qu’un cercle de pierre entouré de gradins en amphithéâtre. Descendant les rues désertes (tellement désertes !) menant au dédale, Aléatha sourit. Roland était là, faisant les cent pas d’un air boudeur, et lançant des regards sombres sur les buissons. Aléatha fit froufrouter bruyamment ses jupes, et, à ce son, Roland se redressa, fourra ses mains dans ses poches, et se mit à déambuler nonchalamment, observant la haie avec intérêt comme s’il venait d’arriver. Aléatha réprima un éclat de rire. Elle avait pensé à lui toute la journée. Pensé à quel point il lui déplaisait. En fait, à quel point elle le détestait. À quel point il était ennuyeux, arrogant et… euh… humain. Pensant à cette aversion, elle repensa aussi à la nuit où ils avaient fait l’amour. Il y avait des circonstances atténuantes, bien sûr. Ils n’étaient pas dans leur état normal, ni l’un ni l’autre. Ils avaient failli se faire dévorer par un dragon, et ils avaient du mal à s’en remettre. Roland avait été blessé, et elle voulait simplement le réconforter… Et pourquoi ne cessait-elle de se rappeler cette nuit, ses bras puissants, ses lèvres douces, et ses caresses qu’aucun autre n’avait jamais osées… Le lendemain seulement, elle s’était rappelé qu’il était humain, et lui avait impérieusement ordonné de ne plus jamais la toucher. Il n’avait été que trop heureux d’obéir, apparemment – à en juger par ce qu’il lui avait répondu. Mais elle prenait un malin plaisir à le tourmenter – c’était sa seule distraction. Et il semblait prendre un plaisir égal à l’irriter. Aléatha s’engagea dans l’allée. Roland, nonchalamment adossé contre la haie, la regarda avec un sourire qu’elle trouva désobligeant. — Ah, je vois que tu es venue, dit-il, insinuant ainsi qu’elle venait à cause de lui, et la privant de l’entrée qu’elle avait préparée, et où c’était lui qui venait à cause d’elle, et par suite, la mettant instantanément en fureur. Et quand Aléatha était furieuse, elle se faisait plus douce et charmeuse que jamais. — Tiens, Roland ! dit-elle, feignant parfaitement la surprise. C’est toi ? — Et qui veux-tu que ce soit, sapristi ? Le Seigneur Durndrum, peut-être ? Aléatha rougit. Le Seigneur Durndrum avait été son fiancé elfien, et, bien que ne l’aimant pas et l’épousant uniquement pour son argent, il était mort et cet humain n’avait pas le droit de se moquer de lui et… oh, et puis zut ! — Je n’en étais pas certaine, dit-elle, rejetant ses cheveux en arrière sur son épaule nue (comme elle avait maigri, ses manches avaient tendance à glisser, révélant une épaule d’une rondeur et d’une blancheur ravissantes). Qui sait quelles créatures visqueuses auraient pu ramper d’En-Bas ? Roland braqua les yeux sur cette épaule. Aléatha lui permit de regarder et désirer (elle était sûre qu’il désirait) puis, d’une main caressante, elle la couvrit lentement d’un châle de dentelle trouvé dans une maison abandonnée. — Eh bien, si quelque chose de visqueux rampait d’En-Bas, je suis sûr que tu le mettrais en fuite. Il s’approcha d’un pas, fixant l’épaule avec ostentation. — Tu n’es plus qu’un sac d’os. Un sac d’os ! Aléatha le foudroya, tellement furieuse qu’elle en oublia d’être charmeuse. Elle se rua sur lui, levant la main pour frapper. Il lui saisit le poignet, lui ramena le bras derrière le dos, et, la renversant en arrière, l’embrassa. Elle se débattit juste ce qu’il fallait – pas trop (ce qui aurait pu le décourager), mais suffisamment pour l’obliger à resserrer son étreinte. Puis elle s’abandonna dans ses bras. Il lui effleura le cou de ses lèvres. — Je sais que tu seras déçue, murmura-t-il. Mais je venais seulement pour te dire que je ne venais pas. Sur quoi, il la lâcha. Aléatha, qui se laissait aller sur lui de tout son poids, tomba à quatre pattes. Il la regarda avec un grand sourire. — Tu me supplies de rester ? Peine perdue, j’en ai peur. Et il s’éloigna nonchalamment. Aléatha, furieuse, se releva péniblement, encombrée par ses jupes, et, le temps qu’elle se remette debout, et se lance à sa poursuite, prête à lui arracher les yeux, Roland avait tourné dans une rue et disparu. Aléatha s’immobilisa, haletante. Si elle courait après lui maintenant, elle aurait vraiment l’air… de courir après lui. (Et si elle lui avait couru après, elle l’aurait trouvé effondré au pied d’un mur, épongeant son visage couvert de sueur.) Serrant les poings, elle repassa la grille menant dans le dédale, s’élança sur les dalles gravées de marques, et se jeta sur le banc de marbre. Certaine qu’elle était seule et que personne ne verrait ses yeux rouges et son nez enflé, elle se mit à pleurer. — Il t’a fait mal ? demanda une voix bourrue. Stupéfaite, elle releva vivement la tête. — Que… que… oh, Drugar. Elle soupira, d’abord soulagée, puis inquiète. Le nain était bizarre, renfermé. Qui sait ce qu’il pensait ? Et il avait essayé de les tuer autrefois… — Non, bien sûr que non, dit-elle avec dédain, s’essuyant les yeux en reniflant. Je ne pleure pas. Elle eut un petit rire tremblant. — J’avais une poussière dans l’œil. Depuis… tu es là depuis longtemps ? ajouta-t-elle d’un ton nonchalant. Le nain émit un grognement. — Suffisamment. Mais ce qu’il voulait dire par là, elle n’en avait aucune idée. Les humains l’appelaient Barbe Noire, et ça lui allait bien. Sa barbe était longue, et si fournie qu’on voyait à peine sa bouche. On savait rarement s’il souriait ou boudait. Ses yeux noirs, qui brillaient sous d’épais sourcils en broussaille, ne donnaient aucune indication sur ses pensées ou ses sentiments. Puis Aléatha remarqua qu’il venait de l’intérieur du dédale, où elle n’avait jamais osé s’aventurer. Cela l’intrigua. À l’évidence, aucun sortilège maléfique ne l’avait arrêté. Elle allait lui demander jusqu’où il était allé, ce qu’il avait vu, quand il la déconcerta en prenant l’initiative. — Tu l’aimes. Il t’aime. Pourquoi jouez-vous à ce jeu cruel ? — Moi ? Je l’aime ? dit-elle avec un rire cristallin. Ne sois pas ridicule, Drugar. C’est impossible. Il est humain, non. Je suis Elfe. Autant demander à un chat de tomber amoureux d’un chien. — Ce n’est pas impossible. Je le sais, dit-il. Ses yeux noirs rencontrèrent ceux d’Aléatha ; puis il détourna la tête, et fixa la haie, sombre et silencieux. Sainte Mère ! pensa Aléatha, le souffle coupé. Roland ne l’aimait peut-être pas (à ce moment, elle était pratiquement convaincue qu’il ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais) mais voilà quelqu’un qui l’aimait. Sauf que ce n’était pas de l’amour qu’elle avait vu dans ces yeux qui la regardaient avidement. C’était quelque chose de plus. C’était de l’adoration. Venant de tout autre homme – Elfe ou humain – Aléatha aurait trouvé cela amusant, acceptant comme un dû cette toquade et l’arborant comme un trophée. Mais elle n’éprouva pas un sentiment de triomphe à cette nouvelle conquête. Ce qu’elle ressentit, ce fut de la pitié – une pitié profonde et sincère. Si Aléatha paraissait sans cœur, c’est parce que son cœur avait été si souvent blessé qu’elle l’avait enfermé dans une boîte dont elle avait caché la clé. Tous ceux qu’elle avait aimés l’avaient abandonnée – d’abord sa mère, puis Callie, enfin son père. Même ce bellâtre de Durndrum – qui était un casse-pieds, mais un casse-pieds gentil – s’était arrangé pour se faire tuer par les titans. Elle avait été un moment attirée par Roland (elle prit bien soin de penser au passé) uniquement parce qu’il ne s’était jamais intéressé à trouver la clé de la boîte. De sorte que le jeu était amusant, et sans danger. La plupart du temps. Mais là, ce n’était pas un jeu. Pas avec Drugar. Il était seul, autant qu’elle l’était elle-même. Davantage, même, car tous les siens, tous ceux qu’il avait aimés, avaient été tués par les titans. Il n’avait plus rien, ni personne. La honte succéda à la pitié. Pour la première fois de sa vie, Aléatha ne sut quoi dire. Elle n’avait pas besoin de lui dire que son amour était sans espoir : il le savait. Elle n’avait pas à craindre qu’il devînt importun. Il n’y ferait plus jamais allusion. Aujourd’hui, son aveu était un accident – il avait parlé par sympathie pour elle. À partir de maintenant, il serait sur ses gardes. Elle ne pouvait rien faire pour l’empêcher de souffrir. Le silence devenait très gênant. Aléatha baissa la tête, ses cheveux tombant autour de son visage, cachant Drugar à sa vue, la cachant à la vue de Drugar. Elle se mit à tripoter son châle de dentelle. Elle avait envie de lui dire : Drugar, je suis horrible, indigne. Tu ne m’as jamais vue. Pas telle que je suis. À l’intérieur, je suis laide. Vraiment très laide. — Drugar, commença-t-elle, déglutissant avec effort, je suis une… — Qu’est-ce que c’est ? gronda le nain, tournant la tête. — Qu’est-ce que quoi ? demanda-t-elle, se levant d’un bond. Elle s’empourpra. Sa première idée fut que Roland était revenu et les espionnait. Il saurait… Ce serait intolérable… — Ce bruit, dit Drugar, fronçant les sourcils. Un bourdonnement, comme quelqu’un qui fredonne. Tu n’entends pas ? Aléatha entendit. Une sorte de bourdonnement, comme disait le nain. Le son n’était pas désagréable, et même plutôt doux et apaisant. Il lui rappelait sa mère chantant une berceuse. Aléatha soupira. Si quelqu’un fredonnait, ce n’était sûrement pas Roland. Il avait une voix de crécelle. — Comme c’est curieux, dit Aléatha, lissant sa robe et se tamponnant les yeux pour effacer toutes traces de larmes. Nous ferions sans doute bien d’aller voir ce que c’est. — Oui, dit Drugar, passant ses pouces dans sa ceinture. Il attendit avec déférence qu’elle le précède sur le sentier, n’ayant pas la présomption de marcher à côté d’elle. Elle fut touchée de sa délicatesse, et, arrivée à la grille, elle s’arrêta et se tourna vers lui. — Drugar, dit-elle avec un sourire qui n’était pas un sourire de séductrice, mais d’esseulée à esseulé, tu es allé loin dans le dédale ? — Oui, répondit-il, baissant les yeux sous son regard. — J’aimerais bien y aller un jour. Est-ce que tu m’emmèneras ? Juste moi. Pas les autres, ajouta-t-elle précipitamment, le voyant froncer les sourcils. Il la regarda avec méfiance, pensant peut-être qu’elle se moquait de lui. Son visage s’adoucit. — Je t’emmènerai. Il y a d’étranges choses à y voir, dit-il, une curieuse lueur dans les yeux. — Vraiment ? Elle en oublia le mystérieux bourdonnement. — Quoi ? Mais le nain secoua la tête. — Ce sera bientôt le temps-nuit, dit-il. Et tu n’as pas de lumière. Tu ne pourrais pas retrouver ton chemin jusqu’à la citadelle. Il faut rentrer maintenant. Il lui tint la grille ouverte. Aléatha passa devant lui. Drugar referma la grille. Se tournant vers elle, il s’inclina maladroitement, grommela quelque chose de sa voix grondeuse, sans doute en nain, car elle ne comprit pas les paroles. Mais elle comprit le sens, et qu’il s’agissait sans doute d’une bénédiction. Puis il pivota sur ses talons et s’éloigna à grands pas. Envahi d’une douce chaleur, son cœur tressaillit dans sa boîte. CHAPITRE 22 LA CITADELLE PRYAN Surexcité, Pathan monta quatre à quatre l’escalier en spirale menant au niveau supérieur de la tour et à la salle qu’il avait baptisée la Chambre aux Étoiles. Maintenant il voyait – et entendait – qu’un changement quelconque avait affecté sa machine aux étoiles (car, l’ayant découverte, il lui portait un intérêt de propriétaire) et il maudit cordialement Roland qui l’avait empêché d’être témoin de cet événement. Il était, aussi, considérablement surpris et considérablement alarmé que Rega lui eût fait transmettre un message sur la machine. Les humains étaient mal à l’aise avec les machines ; ils tendaient en général à s’en méfier, ou, obligés de les affronter, à les casser. Rega s’était révélée pire que la plupart. D’abord, elle avait manifesté de l’intérêt pour la machine, et avait regardé avec admiration les parties principales que Pathan lui montrait, mais peu à peu s’était développée en elle une aversion déraisonnable pour le merveilleux engin. Elle se plaignait du temps que Pathan lui consacrait, l’accusait de l’aimer mieux qu’elle. — Pat, ce que tu es bête, lui dit Aléatha. Elle est jalouse, bien sûr. Si ta chère machine était une femme, elle lui crêperait le chignon. Pathan avait haussé les épaules. Rega avait trop de bon sens pour être jalouse d’un mécanisme d’horlogerie, même s’il était plus complexe que tous ceux qu’il avait vus jusque-là, scintillant de pierres appelées « diamants », et de faiseurs d’arcs-en-ciel appelés « prismes », parmi d’autres merveilles. Mais il se disait maintenant qu’Aléatha avait peut-être raison, et c’est pourquoi il montait l’escalier quatre à quatre. Peut-être que Rega avait cassé sa machine. Il ouvrit la porte en coup de vent, entra en courant dans la Chambre aux Étoiles, et en ressortit immédiatement en courant. À l’intérieur, la lumière était aveuglante. Impossible de rien voir. Réfugié dans l’ombre de la porte, il massa ses yeux douloureux, puis, clignant des paupières, il essaya de distinguer ce qui se passait. Mais il ne vit que ce qui était évident – sa machine rayonnait de lumières multicolores, et en même temps, elle tournait, crissait, tictaquait, bourdonnait et… fredonnait. — Rega ! hurla-t-il de la porte. — Il entendit un sanglot étranglé. — Pathan ? Oh, Pathan ! — C’est moi. Où es-tu ? — Je suis… là-dedans ! — Eh bien, sors, dit-il avec impatience. — Je ne peux pas ! gémit-elle. La lumière m’aveugle. Je ne vois rien. J’ai peur de bouger. J’ai peur… de tomber dans ce trou ! — Tu ne peux pas tomber dans le « trou », Rega. Ce diamant – je veux dire ce que tu appelles une pierre – est coincé dedans. — Plus maintenant ! La pierre a bougé, Pathan ! Je l’ai vue ! Un de ces bras l’a enlevée. Dans le trou, on aurait dit qu’il y avait le feu, et la lumière était si vive que je ne voyais plus rien, et alors, le plafond de verre a commencé à s’ouvrir… — Il est ouvert ! dit Pathan en un souffle. Comment ça s’est passé ? Est-ce que les panneaux ont glissé les uns sur les autres ? Comme une géante fleur de lotus ? Comme dans les images du livre ? Rega, au bord de l’hystérie, l’informa de ce qu’il pouvait faire de ses images et de sa fleur de lotus. Terminant sur des glapissements incohérents, elle exigea qu’il la sorte de là immédiatement. Et à ce moment, la lumière s’éteignit. Le bourdonnement cessa. L’obscurité et le silence retombèrent sur la salle, sur toute la citadelle, et sur le monde entier, sembla-t-il. Mais il ne faisait pas vraiment noir – pas comme dans l’étrange « nuit » qui se répandait tous les soirs sur la citadelle pour quelque raison inconnue, pas noir comme En-Bas. Car, même si la nuit tombait sur la citadelle proprement dite, les quatre soleils de Pryan continuaient à envoyer leur lumière dans la Chambre aux Étoiles, qui était un peu comme une île dans un océan de brouillard. Quand sa vision se fut ajustée à la lumière normale – par opposition à la lumière aveuglante de tout à l’heure – Pathan put entrer dans la salle. Il y trouva Rega aplatie contre le mur, les mains sur les yeux. Il embrassa vivement les lieux d’un regard angoissé. À l’instant où il entra, il sut que la lumière ne s’était pas éteinte définitivement ; elle se reposait, peut-être. Le mécanisme d’horlogerie suspendu au-dessus du « trou » (qu’il appelait le « puits ») continuait son tic-tac. Les panneaux du plafond se refermaient. Il s’arrêta pour regarder, fasciné. Le livre avait dit vrai ! Les panneaux de verre couverts d’étranges images, se refermaient exactement comme une fleur de lotus. Et il régnait ici comme une atmosphère d’attente, d’anticipation. La machine frémissait de vie. Dans son excitation, il aurait voulu courir partout pour tout examiner, mais son devoir lui commandait de s’occuper d’abord de Rega. Il la rejoignit vivement et la prit tendrement dans ses bras. Elle s’accrocha à lui comme une noyée, fermant les yeux de toutes ses forces. — Aïe ! Ne me pince pas comme ça ! Je suis là maintenant, tu peux ouvrir les yeux, ajouta-t-il avec plus de douceur. Elle était agitée de frissons incontrôlables. — La lumière s’est éteinte. Rega ouvrit les yeux avec circonspection, vit les panneaux du plafond qui se fermaient, et les referma immédiatement. — Regarde donc, Rega, l’encouragea Pathan. C’est fascinant ! — Non ! Elle frissonna. — Je ne veux pas regarder. Sors-moi d’ici, c’est tout ! — Si tu prenais seulement le temps d’étudier la machine, ma chérie, tu n’en aurais pas peur. — J’essayais de l’étudier, Pathan, dit-elle dans un sanglot. J’ai regardé ces maudits livres que tu lis tout le temps et puis je suis venue ici – elle hoqueta – ce temps-vin pour… regarder. Elle t’intéresse tellement, cette machine, alors… je me suis dit que tu serais content si je… — Mais bien sûr, ma chérie, que je suis content, dit Pathan, lui caressant les cheveux. Tu es venue ici et tu as regardé. As-tu touché quelque chose, ma chérie ? Elle ouvrit brusquement les yeux, se raidissant dans ses bras. — Tu crois que c’est moi, hein ? — Mais non, Rega. Enfin, peut-être pas intentionnellement, mais… — Eh bien, c’est faux ! Je n’ai rien touché ! Je ne la toucherais pas pour tout l’or du monde ! Je la déteste ! Elle tapa du pied. L’horloge tressauta. Le bras tenant le diamant au-dessus du puits crissa et commença à tourner. Elle se jeta dans les bras de Pathan qui la serra contre lui, tout en regardant, fasciné, un rayon rouge sortir des profondeurs insondables du puits. — Pathan ! gémit Rega. — Oui, oui, ma chérie, nous partons. Mais il ne bougea pas. Le livre donnait un diagramme complet sur le fonctionnement de la machine et expliquait ce qu’elle faisait. Pathan comprenait tout ce qui avait trait à la machinerie, mais rien de ce qui concernait la magie. S’il s’était agi de magie elfienne, il aurait compris ce qui se passait, car, bien que peu doué lui-même pour la magie, il avait travaillé avec les magiciens elfiens de la fabrique d’armes de sa famille assez longtemps pour en avoir appris les bases. La magie des Sartans, qui faisait appel à des concepts tels que les « probabilités », et utilisait des images connues sous le nom de « sigles » ou « runes », le dépassait. Il était aussi perplexe et impressionné devant elle que Rega devant la magie elfienne. Lentement, gracieusement, silencieusement, le plafond commença à se rouvrir. — C’est… c’est comme ça que tout a commencé, Pathan, gémit Rega. Je n’ai rien touché ! Je le jure. Ça… ça se fait tout seul. — Je te crois, ma chérie. Sincèrement. Comme c’est merveilleux ! — Non, c’est horrible ! Allons-nous-en. Vite, avant que la lumière revienne ! — Tu as sans doute raison. Pathan se dirigea vers la porte, lentement, à contrecœur. Rega le suivit, cramponnée à lui, si bien que leurs pieds s’emmêlèrent. — Pourquoi tu t’arrêtes ? — Rega, je ne peux pas avancer comme ça, ma chérie… — Ne me lâche pas ! Vite, je t’en supplie ! — C’est difficile de me dépêcher avec toi debout sur mon pied… Ils repartirent sur le sol de marbre, contournant le puits couronné de sa gigantesque gemme multifacette – et les sept immenses fauteuils tournant le dos au trou. — C’est là que les titans s’asseyaient, expliqua Pathan posant la main sur l’un des pieds, qui montait bien au-dessus de sa tête. Je comprends maintenant pourquoi ils sont aveugles. — Et pourquoi ils sont fous, marmonna Rega, cherchant à l’entraîner. Le rayon rouge montant des profondeurs du puits s’intensifiait. Le bras tenant le diamant le tournait de côté et d’autre. La lumière scintillait et dansait sur ses facettes. La lumière du soleil, entrant par les panneaux qui s’ouvraient, était décomposée par les prismes. Soudain, le diamant sembla prendre feu. La lumière flamba. Le tic-tac du mécanisme d’horlogerie s’accéléra. La machine prit vie. Dans la salle, la lumière se fit de plus en plus éclatante, et même Pathan reconnut qu’il était temps de partir. Pathan et Rega terminèrent la traversée de la salle en courant, glissant sur le marbre poli, et se ruèrent au-dehors, juste comme l’étrange bourdonnement reprenait. Pathan claqua la porte. La lumière multicolore passant par les interstices, illumina le couloir. Ils s’appuyèrent contre le mur pour reprendre leur souffle. Pathan regardait la porte avec nostalgie. — Ce que je voudrais voir ce qui se passe ! Si je pouvais, je comprendrais peut-être comment ça marche ! — Il faudrait au moins que tu la voies démarrer, dit Rega, qui se sentait beaucoup mieux. Maintenant que sa rivale avait douché la dévotion d’un fidèle inconditionnel, elle pouvait se permettre d’être magnanime. — Le bourdonnement est assez agréable, non ? — J’y entends des mots, dit Pathan, fronçant les sourcils. Comme s’il appelait. — Tant que ce n’est pas toi qu’il appelle ! dit Rega, enlaçant sa main à la sienne. Assieds-toi là un moment, et bavardons. En soupirant, Pathan se laissa glisser par terre. Elle se pelotonna sur le sol, nichée tout contre lui. Il la regarda tendrement, l’entoura de son bras. Ils composaient un couple disparate, aussi mal assortis sur le plan physique que sur tous les autres. Il était Elfe. Elle était humaine. Il était grand et élancé, avec un long visage étroit et le teint clair. Elle était petite et potelée, avec la peau brune et de longs cheveux châtains qui lui tombaient dans le dos. Il était vieux – il avait cent ans. Elle était jeune – elle avait vingt ans. Il était jouisseur et coureur de jupons ; elle faisait de la contrebande et de l’escroquerie, et n’était pas regardante sur ses amants. La seule chose qu’ils avaient en commun, c’était leur amour réciproque – amour qui avait résisté aux titans, aux sauveurs, aux dragons, aux chiens et aux vieux magiciens fous. — Je t’ai négligée ces derniers temps, Rega, dit-il, posant sa joue sur sa tête. Pardonne-moi. — Tu m’évitais, dit-elle, pincée. — Pas toi en particulier. J’évitais tout le monde. Elle attendit quelques instants qu’il lui donne des explications, et, comme il se taisait, elle sortit sa tête de sous son menton et le regarda. — Tu avais des raisons ? Je sais que tu t’es beaucoup occupé de la machine… — Oh, qu’Orn emporte la machine ! gronda Pathan. Elle m’intéresse, c’est sûr. Je pensais arriver à la faire marcher, sans savoir ce qu’elle pouvait faire. J’espérais qu’elle pourrait nous aider, sans doute. Mais je ne crois pas que ce sera le cas. Elle aura beau bourdonner, personne ne l’entendra. Rega ne comprit pas. — Écoute, je sais que Roland peut se montrer imbuvable quand il s’y met… — Ce n’est pas Roland, dit-il avec impatience. Le problème de Roland, c’est Aléatha. C’est juste que… bon… Il hésita, puis sortit tout à trac : — J’ai trouvé des magasins de vivres. — Vraiment ! s’écria Rega, battant des mains. C’est merveilleux ! — Non, marmonna-t-il. — Mais si ! Maintenant, nous ne mourrons pas de faim ! Il y en a assez ? — Oh, plus qu’assez, dit-il sombrement. Assez pour durer une vie humaine, et même une vie elfienne. Et peut-être même une vie de nain. Surtout s’il n’y a pas d’autres bouches à nourrir. Ce qui n’arrivera pas. — Je suis désolée, Pathan, mais je trouve que c’est une bonne nouvelle, et je ne comprends pas pourquoi tu es si retourné… — Ah non ? Il la foudroya, et reprit, presque avec fureur : — Pas d’autres bouches à nourrir ! C’est la fin, Rega ! Quelle importance que nous vivions encore deux jours ou deux millions de jours ? Nous ne pouvons pas avoir d’enfants, puisque nos races ne sont pas compatibles. Quand nous mourrons, ce seront peut-être les derniers Elfes, humains et nains de Pryan qui mourront. Et alors, il n’y aura plus personne. Jamais. Elle le regarda, accablée. — Tu… tu dois te tromper. Ce monde est si grand. Il doit bien y en avoir d’autres… quelque part. Pathan secoua la tête. Rega ne se découragea pas. — Tu m’as dit que toutes ces lumières que nous voyons briller dans le ciel sont des cités comme la nôtre. Il doit bien y avoir des gens comme nous dedans. — Ils nous auraient contactés à l’heure qu’il est. — Quoi ? fit Rega, stupéfaite. Comment ? — Je ne sais pas exactement, fut-il forcé d’admettre. Mais le livre dit qu’autrefois, les gens vivant dans les cités pouvaient communiquer entre eux ? Or, nous n’avons pas reçu de communications, non ? — C’est peut-être parce que nous ne savons pas comment… Ce bourdonnement… Rega s’éclaira. — Peut-être que c’est ça qu’il fait. Il appelle les autres cités. — En tout cas, je crois qu’il appelle quelque chose, concéda Pathan, pensif, prêtant l’oreille. Mais il n’entendit que trop bien le bruit suivant. Une voix humaine et tonitruante. — Pathan ! Où es-tu ? — C’est Roland, soupira Pathan. Qu’est-ce qu’il y a encore ? — Nous sommes là, en haut, cria Rega, se levant et se penchant par-dessus la rampe. Avec la machine. Ils entendirent des bruits de bottes montant l’escalier. Roland arriva, hors d’haleine. Il regarda la porte fermée, la lumière passant sous le battant. — C’est de là… que vient… ce bruit bizarre ? demanda-t-il, haletant. — Et alors ? Qu’est-ce qu’il y a ? rétorqua Pathan, sur la défensive. Il s’était levé et regardait l’humain avec méfiance. Roland n’avait pas plus de sympathie que sa sœur pour la machine. — Tu ferais bien de l’arrêter, ce maudit engin, voilà ce qu’il y a, dit sombrement Roland. — On ne peut pas… commença Rega, mais elle s’arrêta quand Pathan lui marcha sur le pied. — Et pourquoi je l’arrêterais ? demanda-t-il, avançant un menton agressif. — Jette un coup d’œil par la fenêtre, Elfe. Pathan se hérissa. — Continue à parler comme ça, et je ne regarderai plus jamais par la fenêtre jusqu’à la fin de mes jours. Mais Rega connaissait son frère, et devina que cette attitude belliqueuse n’était qu’un subterfuge pour cacher sa peur. Elle courut à la fenêtre et regarda un moment sans rien voir. Puis elle poussa un cri rauque. — Oh, Pathan viens voir ! À contrecœur, l’Elfe la rejoignit. — Quoi ? Je ne vois rien ! Et puis, il vit. La jungle entière semblait bouger, avancer vers la citadelle. D’imposantes masses de verdure escaladaient lentement la montagne. Sauf que ce n’était pas la jungle, c’était une armée. — Sainte Mère ! dit Pathan en un souffle. — Tu disais que la machine appelait quelque chose, gémit Rega. C’était vrai. Elle appelait les titans. CHAPITRE 23 DEVANT LA CITADELLE PRYAN — Marit ! Femme ! Entends-moi ! Réponds-moi ! Xar diffusa ses ordres dans le silence, et ils lui revinrent dans le silence, sans réponse. Frustré, il répéta plusieurs fois le nom de Marit, puis renonça. Elle devait être inconsciente… ou morte – les deux seules circonstances où un Patryn pouvait refuser de répondre à son appel. Xar réfléchit à ce qu’il allait faire. Sa nef se trouvait déjà sur Pryan ; il tentait de guider Marit jusqu’au site d’atterrissage quand elle s’était évanouie. Il pouvait modifier sa destination – Marit avait lancé son dernier message – hystérique – de Chelestra. Pourtant, après mûre réflexion, il décida de continuer vers la citadelle. Chelestra était un monde en grande partie composé d’eau annulant la magie, d’eau qui affaiblirait sa puissance. Ce monde n’éveillait pas en lui grand intérêt. Il se rendrait sur Chelestra quand il aurait découvert la Septième Porte. La Septième Porte. C’était devenu une obsession. De la Septième Porte, les Sartans avaient jeté les Patryns en prison. De la Septième Porte – pensait-il – il pourrait les libérer. Dans la Septième Porte, Samah avait effectué la Séparation du monde, créé de nouveaux mondes à partir de l’ancien. Dans la Septième Porte, Xar forgerait son nouveau monde – et il en serait le seul maître. C’était la véritable raison de sa venue sur Pryan. La raison officielle – celle qu’il avait donnée à son peuple (et à Sang-drax) –, c’était de prendre l’ascendant sur les titans, et de les incorporer dans son armée. Son véritable but, c’était de découvrir la Septième Porte. Xar était certain qu’elle devait se trouver dans la citadelle. Il fondait cette déduction sur deux faits : un, Haplo était venu dans la citadelle de Pryan, et, selon Kleitus et Samah, Haplo savait où était la Septième Porte, et deux, si les Sartans voulaient protéger quelque chose, avait dit Sang-drax, quels meilleurs gardiens que les titans ? Se référant aux coordonnées d’Haplo, Xar, accompagné de Sang-drax et d’une petite troupe d’environ vingt Patryns, était finalement parvenu sur Pryan. La citadelle elle-même était facile à trouver. Elle rayonnait des faisceaux lumineux multicolores d’un éclat aveuglant, et le guiderait comme un phare. Sans le dire, Xar, fut étonné de l’immensité de Pryan. Rien de ce qu’avait écrit Haplo ne l’y avait préparé. Xar fut forcé de réviser ses plans, forcé de penser que la conquête de cet énorme monde, avec ses quatre soleils qui brillaient sans discontinuer, serait peut-être impossible, même avec l’aide des titans. Mais pas impossible, s’il était maître de la Septième Porte. — La citadelle, Seigneur, annonça un Patryn. — Atterrissez à l’intérieur des murailles, ordonna Xar. Il voyait une aire d’atterrissage parfaite – une grande place – sans doute prévue pour les marchés – juste à l’intérieur des murs. Il attendit impatiemment que la nef s’y pose. Mais la nef ne put atterrir ; elle ne put même pas se rapprocher du site. Arrivée à hauteur des murailles, la nef sembla heurter un mur invisible, rebondissant doucement dessus, indemne, mais incapable de le franchir. Les Patryns recommencèrent la manœuvre encore et encore, sans succès. — Ce doit être la magie des Sartans, Seigneur, dit Sang-drax. — Évidemment que c’est la magie des Sartans, dit Xar avec irritation. Qu’est-ce que tu verrais d’autre pour protéger une cité des Sartans ? En tout cas, il n’avait pas prévu ça, et c’est ce qui le rendait furieux. Haplo était entré dans la citadelle. Comment ? La magie des Sartans était puissante. Xar ne pouvait pas l’annuler. Il ne pouvait pas trouver le début de la structure runique. C’était possible, certes, mais cela lui prendrait sans doute des années. Xar relut le rapport d’Haplo espérant y trouver une indication. La cité est construite sur le sol de la jungle, et entourée d’une muraille plus haute que les plus grands arbres. Au centre de la cité se dresse une immense flèche reposant sur un dôme composé d’arches de marbre. Le sommet de la flèche doit être le point culminant de ce monde. C’est de cette flèche centrale que la lumière rayonne avec le plus d’éclat. Mais dans le cas d’Haplo, il s’agissait d’une lumière blanche – du moins selon ce que Xar se rappelait. Pas de cette étourdissante symphonie de couleurs. Qu’est-ce qui avait provoqué ce changement ? Et, plus important encore, comment allait-il entrer pour trouver la réponse ? Xar continua sa lecture. La flèche centrale est encadrée de quatre flèches identiques, érigées sur la plate-forme soutenant le dôme. Une plate-forme inférieure supporte huit autres flèches identiques. Des marches de marbre gigantesques s’élèvent derrière ces flèches. Enfin, à chaque coin de la muraille, se dresse un pilier massif ; il y en a quatre, disposés aux quatre points cardinaux. Un sentier monte de la jungle vers une porte en forme d’hexagone gravée de runes – la porte de la citadelle. Elle est scellée. La magie des Sartans ouvre la porte, mais j’ai refusé d’utiliser la magie de nos ennemis. Je suis passé à travers la muraille de marbre, à l’aide d’une structure runique dissolvante ordinaire. La voilà, la différence, raisonna Xar. Haplo était entré en passant à travers la muraille. La magie des Sartans devait s’étendre jusqu’au-dessus des murs, comme un dôme invisible, pour maintenir à l’écart des ennemis ailés, tels que les dragons. La magie du mur devait être plus faible à l’origine, ou s’était affaiblie au cours du temps. — Faites atterrir la nef dans la jungle, ordonna Xar. Aussi près que possible de la citadelle. Son équipage se posa dans une clairière à quelque distance des murailles. L’immense vaisseau de guerre était une de ces dragonefs à vapeur qu’utilisaient les Sartans d’Abarrach pour naviguer sur les mers de lave en fusion. Elle avait été complètement réarmée pour convenir aux besoins des Patryns, et elle descendit doucement au milieu des arbres, s’enfonçant à l’arrivée dans un épais lit de mousse. Des rayons multicolores filtraient à travers les épaisses frondaisons, projetant alentour des ombres mouvantes. — Seigneur ! dit un Patryn, montrant du doigt un hublot. Un être gigantesque se tenait près de la nef, si proche que s’ils s’étaient trouvés à la proue, ils n’auraient eu qu’à tendre la main pour le toucher. L’être avait la forme d’un homme, mais sa peau avait la couleur et la texture de la jungle, de sorte qu’il se fondait parfaitement dans les arbres – raison pour laquelle ils avaient failli atterrir dessus et ne s’apercevaient que maintenant de sa présence. L’énorme tête n’avait pas d’yeux, mais semblait regarder fixement quelque chose, immobile, comme en transe. — Un titan, dit Xar, très intéressé. Et maintenant qu’il les cherchait, il en vit d’autres. Il y en avait six, à peu près, autour de la nef. Il reprit le rapport d’Haplo : Créatures de trente pieds de haut. Peau qui se fond dans l’entourage, les rendant difficiles à voir. Pas d’yeux ; ils sont aveugles, mais ils ont d’autres sens qui compensent largement leur cécité. Ils ont une obsession : les citadelles. Ils posent des questions sur les citadelles à tous ceux qu’ils rencontrent, et, quand on ne leur répond pas à leur satisfaction (et jusqu’ici, personne n’a découvert ce qu’est une réponse satisfaisante) ces créatures entrent dans une rage meurtrière, et tuent tout ce qui vit autour d’eux. Créés par les Sartans pour surveiller les menschs (et sans doute aussi dans un autre but ayant quelque chose à voir avec la lumière), ils utilisent une forme rudimentaire de la magie des Sartans… Ces créatures ont failli me détruire, et ont bien failli détruire ma nef. Elles sont puissantes, et je ne vois aucun moyen de les contrôler. — Toi, tu n’as vu aucun moyen de les contrôler, remarqua Xar. Mais Haplo, mon fils, tu n’es pas moi. Rien ne pourrait résister à une armée de ces créatures, ajouta-t-il avec satisfaction à l’adresse de Sang-drax. Elles n’ont pas l’air si dangereux que ça. En tout cas, elles nous laissent tranquilles. Malgré tout, le serpent-dragon paraissait nerveux. — C’est vrai, Seigneur Xar. À mon avis, elles sont sous l’influence d’un sortilège quelconque. Si tu veux aller à la citadelle, tu devrais partir tout de suite, avant que l’enchantement ne cesse. — Sottise ! Je peux les contrôler, dit Xar avec dédain. Qu’est-ce qui te prend ? — Je sens une présence terriblement maléfique, dit Sang-drax à voix basse. Une force malveillante… — Pas issue de ces entités sans cervelle, l’interrompit Xar, jetant un regard vers les titans. — Non. C’est une force intelligente, rusée. Sang-drax se tut quelques instants, puis ajouta avec douceur : — Je crois que nous sommes tombés dans un piège, Seigneur du Nexus. — C’est toi qui m’as conseillé de venir, lui rappela Xar. — Mais ce n’est pas moi qui t’ai mis l’idée dans la tête, Seigneur, rétorqua Sang-drax, voilant son œil rouge d’une lourde paupière. Xar ne dissimula pas son mécontentement. — D’abord, tu me harcèles pour venir ici, et maintenant, tu me conseilles de repartir. Si ta bouche continue à dire deux choses contradictoires à la fois, tu vas t’étouffer, mon ami. — Je ne pense qu’à la sécurité de mon Seigneur… — Et pas du tout à ta propre peau, hein ? Eh bien, si tu m’accompagnes, partons. À moins que tu ne préfères rester ici, à l’abri de cette « force maléfique » ? Sang-drax ne dit pas un mot, mais ne fit pas un mouvement non plus pour quitter la nef. Xar ouvrit le sas, descendit la passerelle vers le sol de la jungle. Il regarda vivement autour de lui, lorgnant les titans avec méfiance. Les monstres ne lui prêtèrent aucune attention, pas plus que s’il avait été un insecte. Auréolées de lumière, toutes les têtes étaient tournées vers la citadelle. Et c’est alors que Xar entendit le bourdonnement. — Qui fait ce bruit irritant ? demanda le Seigneur. Il fit signe à un Patryn, debout sur le pont supérieur, prêt à exécuter tous les ordres de son maître. — Détermine l’origine de cet étrange bourdonnement, et fais-le taire. Le Patryn disparut. — Seigneur, dit-il à son retour, tout le monde entend ce bourdonnement, mais personne ne sait d’où il vient. Le son ne semble pas provenir de la nef elle-même. Tu remarqueras, Seigneur, qu’il paraît plus fort dehors que dedans. Exact, reconnut Xar. Le son était plus fort dehors. Il semblait venir de la direction de la citadelle. — Il y a des mots dans ce son, dit Xar, prêtant l’oreille. — On dirait qu’il parle à quelqu’un, Seigneur, remarqua un Patryn. — Qu’il parle ! répéta Xar. Oui, mais qu’est-ce qu’il dit ? Et à qui ? Il écouta avec plus d’attention ; il distinguait maintenant des différences de hauteur et d’intonation donnant l’impression que des mots étaient formés. Il pouvait presque les saisir, mais pas tout à fait. Et c’est ça, conclut-il, qui rend ce son si irritant. Raison de plus pour entrer à la citadelle. Xar prit pied sur la mousse, commença à marcher vers la citadelle. Peu importait qu’il trouve ou non un sentier. Sa magie lui taillerait une piste dans les fourrés les plus épais. Pourtant, il ne quittait pas les titans des yeux, prêt à se défendre. Les titans ne faisaient pas attention à lui. Leurs têtes aveugles regardaient toutes dans la même direction – la citadelle. Xar n’était qu’à peu de distance de sa nef quand Sang-drax parut soudain à son côté. — Si la citadelle fonctionne, cela pourrait signifier qu’il y a des Sartans à l’intérieur, pour en assurer la marche, l’avertit Sang-drax. — Dans son rapport, Haplo stipule que la citadelle est inhabitée. — Haplo est un menteur et un traître, siffla le serpent-dragon. Xar ne vit aucune raison de lui répondre. Gardant son attention fixée sur les titans, il continua à s’éloigner de sa nef. Aucun des monstres ne lui manifesta le moindre intérêt. — Il est plus probable que la lumière a quelque chose à voir avec le démarrage de la Bougonne-Batte, rétorqua froidement Xar. — Ou les deux, reprit Sang-drax. Ou pire, ajouta-t-il entre ses dents. Xar lui lança un regard irrité. — Alors, je découvrirai ce qu’il en est. Merci de ta sollicitude. Tu peux retourner à la nef. — J’ai décidé de t’accompagner, Seigneur. — Vraiment ? Et cette « force maléfique » qui te terrifiait ? — Je n’étais pas terrifié, répondit Sang-drax, maussade. Je la respecte ; et tu serais sage de la respecter aussi, Seigneur du Nexus, car elle est ton ennemi aussi bien que le mien. On m’a demandé d’enquêter sur elle. — Qui ? Je n’ai jamais donné cet ordre. — Mes frères, Seigneur. Si tu me donnes ton approbation ? Xar détecta une nuance sarcastique dans la voix reptilienne, dont les implications lui déplurent. — Il n’y a pas de plus grands ennemis que les Sartans. pas de force plus puissante que la leur – et la nôtre – dans l’univers. Vous feriez bien de ne pas l’oublier, toi et tes frères. — Oui, Seigneur, dit Sang-drax, assez humblement, apparemment assagi. Je n’avais pas l’intention de te déplaire. J’ai découvert que la Bougonne-Batte a recommencé à fonctionner sur Arianus. Mes frères m’ont demandé d’enquêter pour voir s’il y avait un lien. Xar ne voyait pas comment il pourrait y en avoir – ni pourquoi. Il n’y pensa plus, et, quittant la clairière, s’enfonça dans la jungle. Les branches des arbres se soulevaient pour lui livrer passage, les lianes entremêlées s’écartaient devant lui. Jetant un coup d’œil en arrière, il vit toute sa troupe rangée sur le pont, prête à venir à son secours. De la main, il leur fit signe qu’il continuait. Ils devaient rester sur la nef pour la surveiller, la garder. Xar contourna le tronc d’un arbre, et se trouva face à genoux avec un titan. La créature émit un grognement, commença à bouger. Instantanément, le Seigneur du Nexus se prépara à se défendre. Mais le titan n’avait apparemment pas perçu sa présence. Il faisait un pas en avant, lent et hésitant. Xar, levant les yeux sur lui, vit une expression de félicité sur le visage aveugle. Maintenant, il distinguait des mots dans le bourdonnement. Revenez… Revenez à… Mais juste comme il pensait pouvoir décrypter le reste, le bourdonnement cessa. Les faisceaux multicolores s’éteignirent. Et, malgré les quatre soleils de Pryan qui continuaient à briller, tout parut beaucoup plus sombre par contraste. Le titan remua la tête. Son visage sans yeux se tourna vers Xar. Le titan n’avait plus l’air heureux. CHAPITRE 24 LA CITADELLE PRYAN — Arrête la machine ! hurla Roland. — Je ne peux pas ! hurla Pathan en retour. — Elle appelle les titans ! — Peut-être que oui, et peut-être que non. Comment savoir ? De plus, regarde les titans. Ils agissent comme s’ils étaient soûls… — Soûls, mon œil ! Tu ne veux pas arrêter ta chère machine, c’est tout. Tu l’aimes mieux que n’importe lequel d’entre nous ! — Oh, Roland, ce n’est pas vrai… commença Rega. — Pas de « oh, Roland » avec moi, dit-il sèchement. C’est toi qui as dit ça hier soir. — Mais je ne le pensais pas, dit-elle vivement, avec un sourire d’excuse à Pathan. — Alors, toi, essaye de l’arrêter. Vas-y, hurla Pathan en lui montrant la porte. — Je vais peut-être te prendre au mot ! répondit Roland, très impressionné, mais répugnant à se dérober. Il fit un pas vers la porte. La lumière s’éteignit ; le bourdonnement s’arrêta. Roland s’arrêta aussi. — Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Pathan, se jetant sur lui. — Rien, je te le jure ! Je n’ai même pas approché de ce maudit engin ! — Tu l’as cassée ! Pathan serra les poings. Roland l’imita, et ils se mirent en garde. — Il y a quelqu’un dehors ! s’écria Rega. — N’essaye pas de me distraire, Rega, dit Roland. Ça ne marchera pas. Je vais lui nouer ses oreilles pointues autour du cou… Roland et Pathan tournaient en rond, s’observant. — Arrêtez, imbéciles ! Rega saisit Pathan, manquant le faire tomber, et le traîna vers la fenêtre. — Regarde, sapristi ! Il y a deux personnes devant la porte – deux humains, je crois. — Par les oreilles d’Orn, dit Pathan, stupéfait. Et ils sont poursuivis par les titans. — Pathan, tu avais tort ! dit Rega. Il y a encore des gens sur ce monde ! — Plus pour longtemps, dit sombrement Pathan. Il doit y avoir une cinquantaine de monstres, et ils ne sont que deux. Ils ne réussiront jamais ! — Les titans ! Ils les poursuivent ! Nous devons les aider ! Rega partit en courant. Pathan la rattrapa par la taille. — Tu es folle ? Nous ne pouvons rien faire ! — Il a raison, sœurette, dit Roland qui avait baissé les poings et regardait par la fenêtre. Si on sortait, on mourrait avec eux… — De plus, ajouta Pathan, impressionné, ils n’ont pas l’air d’avoir besoin d’aide. Sainte Mère ! Vous avez vu ça ? Lâchant Rega, Pathan se pencha par la fenêtre, Roland imita, et Rega monta sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus leurs épaules. La citadelle était construite sur l’une des rares montagnes assez hautes pour s’élever au-dessus des arbres gigantesques de Pryan. La jungle l’encerclait, mais ne l’avait pas envahie. Un sentier, taillé dans le roc, montait de la la jungle vers la citadelle et la grande porte hexagonale gravée de ces images que le livre appelait des « runes ». Un jour, voilà bien des cycles, les cinq menschs piégés dans la cité avaient eux-mêmes monté ce chemin, poursuivis par un dragon carnivore. C’était le nain, Drugar, qui avait compris comment ouvrir. Se réfugiant à l’intérieur, ils avaient claqué la porte au nez du dragon. Maintenant, deux autres hommes montaient en courant ce sentier escarpé, s’efforçant d’atteindre le havre sûr de la citadelle. Les titans, serrant des branches dans leurs énormes poings, se rapprochaient de leurs proies, qui semblaient aussi minuscules et fragiles que des insectes. Mais à cet instant, l’un des deux étrangers, vêtu de robes noires, se tourna face aux titans, et leva les mains. Une lumière bleue jaillit, se tordit, puis se dilata jusqu’à former un immense mur bleu, qui explosa et s’enflamma. Les titans reculèrent devant le feu magique. Les étrangers, profitant de la confusion des monstres, se remirent à courir vers la porte. — Haplo, murmura Pathan. — Quoi ? fit Rega. — Aïe ! Tu n’as pas besoin de m’enfoncer les ongles dans l’épaule ! Ce feu bleu me rappelle Haplo, c’est tout. — Peut-être. Mais regarde, Pathan. Il n’arrête pas les titans ! Le feu magique vacilla, s’éteignit. Les titans continuèrent à avancer. — Mais ils sont presque à la porte. Ils sont sauvés. Ils se turent tous les trois, observant cette course à la vie-à la mort. Les étrangers – celui vêtu de robes noires, l’autre en vêtements humains ordinaires – étaient devant la porte hexagonale. Ils s’arrêtèrent. — Pourquoi n’entrent-ils pas ? s’étonna Roland. — Ils ne peuvent pas ! s’écria Rega. — Mais si, ils peuvent, ricana Roland. Un magicien capable de produire un feu pareil doit bien pouvoir ouvrir une porte ! — Haplo était bien entré, dit Pathan. Du moins, c’est ce qu’il prétendait. — Tu vas arrêter de radoter sur Haplo ? cria Rega. Je te dis qu’ils ne peuvent pas entrer. Il faut descendre et leur ouvrir la porte. Pathan et Roland se regardèrent. Ils ne bougèrent pas. Rega les regarda, furibonde, puis, tournant les talons, courut vers l’escalier. — Non, attends ! Si tu leur ouvres, tu vas aussi laisser entrer les titans ! Pathan tendit le bras pour la retenir, mais cette fois, elle s’y attendait et esquiva, enfilant le couloir avant qu’il ait pu l’attraper. Pathan poussa un juron en elfien, et s’élança derrière elle. Remarquant qu’il était seul, il se retourna et cria : — Roland ! Viens ! On ne sera pas trop de deux pour repousser les titans ! — Pas la peine, dit Roland, lui faisant signe de revenir. Drugar est en bas. C’est lui qui ouvre la porte. Le nain prit le pendentif qu’il portait au cou, et l’appliqua au centre des runes, comme lors de leur arrivée, sauf que cette fois il n’était pas à l’extérieur, mais à l’intérieur. Le sigle du pendentif s’éclaira d’un feu bleu qui se dilata, se répandant de proche en proche. Bientôt tout le cercle magique brilla d’une vive lumière bleue. La porte s’ouvrit. Les deux étrangers bondirent à l’intérieur, suivis de près par les titans. Mais le feu magique intimida les monstres, qui reculèrent. La porte se referma. Le feu bleu mourut. Les titans se mirent à marteler la porte de leurs poings. — Ils attaquent la citadelle ! s’exclama Pathan, horrifié. C’est la première fois qu’ils font ça. Tu crois qu’ils peuvent entrer ? — J’en sais rien, moi, rétorqua Roland. C’est toi l’expert. C’est toi qui lis tous ces maudits livres. Peut-être que tu devrais redémarrer ta machine. On dirait qu’elle les calme. Pathan n’aurait pas demandé mieux, mais il ne savait pas comment faire. Pourtant, il ne voulait pas l’avouer à Roland qui, pour le moment, le considérait avec quelque chose comme du respect. Ce que l’humain ne sait pas ne peut pas lui faire de mal, raisonna Pathan. Qu’il pense que je suis un génie de la mécanique. Si j’ai de la chance, la machine redémarrera toute seule à la fin de son cycle. Si je n’en ai pas et que les titans entrent, la vérité n’aura plus grande importance. — La machine… euh… doit se reposer. Elle se remettra bientôt en marche, dit Pathan, priant Orn d’avoir raison. — Elle a intérêt. Ou c’est nous qui allons reposer… reposer en paix, si tu vois ce que je veux dire. Par la fenêtre ouverte, ils entendaient les titans rugir et marteler frénétiquement les murs pour entrer. Rega, maintenant arrivée dans la cour, pariait avec l’humain en robes noires. — L’un de nous deux devrait descendre, dit Pathan, poussant Roland. — Oui, vas-y, dit Roland, poussant Pathan. Soudain, une forme immense emplit la fenêtre, effaçant le soleil. Une odeur fétide les prit aux narines. S’étreignant convulsivement, ils s’effondrèrent par terre. Un énorme corps, vert et écailleux, passa devant la fenêtre, frôlant la muraille à une vitesse vertigineuse. — Un dragon ! chevrota Pathan. Roland chevrota quelque chose que la décence nous oblige à taire. Une serre gigantesque passa par la fenêtre. — Mon dieu ! Cessant d’étreindre Roland, Pathan s’aplatit sur le sol. Roland enfouit la tête dans ses bras. Mais la serre disparut après avoir démoli une section du mur. Apparemment, le dragon s’était servi de la fenêtre pour se donner de l’élan. Le corps écailleux disparut. Le soleil reparut. Tout tremblants, les deux jeunes gens empoignèrent l’appui de la fenêtre et se remirent debout, passant la tête dehors avec circonspection. Le dragon glissait le long de la tour, son gigantesque corps sans ailes enroulé autour de la flèche, puis il se laissa tomber dans la cour. Rega, Drugar et les deux étrangers se figèrent de terreur, incapables de faire un geste. Le dragon bondit vers eux. Pathan gémit et se voila la face. — Rega, cours ! hurla Roland par la fenêtre. Mais le dragon passa près d’eux sans leur accorder un regard, filant droit sur la porte. Les runes flambèrent, bleues et rouges, mais le dragon s’envola à travers la magie et à travers la porte. Dehors, il s’éleva à une hauteur incroyable, la tête presque au niveau des flèches de la citadelle. Les titans se retournèrent et s’enfuirent, leurs corps énormes se mouvant avec une grâce fluide incongrue. — Il nous a épargnés ! s’écria Pathan. — Oui, pour son dîner, dit sombrement Roland. — Sottises ! dit une voix derrière eux. Pathan sursauta, se cognant la tête sur le châssis. Roland pivota lui-même, perdit l’équilibre et faillit tomber à la renverse par la fenêtre. Heureusement, Pathan, ressentant le besoin de se raccrocher à quelque chose de solide, lui mit la main dessus. Bouche bée, ils regardèrent l’arrivant. Un vieillard à la barbe blanche clairsemée, en robes gris souris et chapeau pointu cabossé, descendait le couloir en agitant les bras, l’air extrêmement content de lui. — Le dragon est sous mon contrôle total. Sans moi, vous seriez réduits en gelée à l’heure qu’il est. Et il s’est pointé juste à temps. Ducs êtes machina, pourrait-on dire. Triomphant, le vieillard se planta devant l’humain et l’Elfe, se croisa les bras et se balança d’avant en arrière sur les talons. — Quels ducs ? demanda Pathan d’une voix mourante. — Ducs êtes machina, répéta le vieillard en fronçant les sourcils. Avec des oreilles aussi grandes que les tiennes, on pourrait croire que tu entends. Je suis venu pour vous sauver, je me suis pointé juste à temps. Ducs êtes machina. C’est du latin, ajouta-t-il d’un ton important. Ça veut dire… euh… ça veut dire… enfin, que je me suis pointé juste à temps. — Je ne comprends pas, dit Pathan, déglutissant avec effort. Roland était muet de stupeur. — Naturellement que tu ne comprends pas, dit le vieillard. Il faut être un grand et puissant magicien pour comprendre. Tu n’es pas, par hasard, un grand et puissant magicien ? — N… n… non, bredouilla Pathan. — Alors, tu vois, fit le vieillard, l’air suffisant. Roland prit une inspiration tremblante. — Tu… tu ne serais pas Zifnab ? — Moi ? Attends ! Le vieillard ferma les yeux, tendit les mains. — Ne me dis rien. Laisse-moi deviner. Zifnab. Non, non, je ne crois pas. — Alors, qui diable es-tu donc ? dit Roland. Le vieillard se redressa, bomba le torse et se caressa la barbe. — Je m’appelle Bond. James Bond. — Non, messire, dit une voix sépulcrale venant du bout du couloir. Pas aujourd’hui, j’en ai peur. Le vieillard grimaça, se rapprocha de Pathan et Roland. — Ne vous en faites pas ! — Nous vous avons vu mourir ! dit Pathan en un souffle. — Le dragon vous a tué, renchérit Roland. — Oh, ils sont toujours en train d’essayer de me tuer, mais je reparais à la dernière bobine. Ducs êtes machina et tout ça. « Vous n’auriez pas un martini sec, par hasard ? Des pas mesurés résonnèrent dans le couloir. Plus ils se rapprochaient, plus le vieillard donnait des signes de nervosité, tout en faisant de son mieux pour les ignorer. Un gentilhomme, grand et imposant, s’approcha du vieillard. Il était tout de noir vêtu – veste et gilet noirs, culotte noire à rubans noirs, bas noirs et souliers noirs à boucles d’argent. Ses longs cheveux blancs étaient noués sur la nuque par un ruban noir, mais il avait le visage jeune et plutôt sévère. Il s’inclina devant eux. — Maître Quindiniar. Maître Roussefeuille. Je suis heureux de vous revoir. Vous semblez en bonne santé ? — Zifnab est mort, insista Pathan. Nous l’avons vu ! — On ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas. L’imposant gentilhomme eut un soupir douloureux. — Excusez-moi, reprit-il, se tournant vers le vieillard qui contemplait le plafond. Je suis désolé, messire, mais vous ne pouvez pas être M. Bond aujourd’hui. Le vieillard se mit à fredonner : do-da-di-da-dum-dum-dum, bomps, di-dum. — Messire, reprit l’imposant gentilhomme, légèrement impatienté, je me vois obligé d’insister. Le vieillard donna l’impression de se dégonfler. Ôtant son chapeau, il le fit tourner entre ses mains, jetant des regards suppliants sur l’imposant gentilhomme. — S’il vous plaît ! gémit le vieillard. — Non, messire. — Juste pour la journée ? — C’est impossible, messire. — Qui suis-je alors ? soupira le vieillard. — Vous êtes Zifnab, messire, dit l’imposant gentilhomme, soupirant à son tour. — Ce vieux fou ! dit le vieillard indigné. — Si c’est vous qui le dites, messire. Bouillant et fulminant en silence, il continua à maltraiter son chapeau. Soudain, il s’écria : — Ah, ha ! Mais je ne peux pas être Zifnab ! Il est mort ! Ils te l’ont dit ! ajouta-t-il, pointant un doigt osseux sur Pathan et Roland. Saperlipopette, j’ai des témoins ! — Deus ex machina, messire. Vous avez été sauvé à la dernière bobine. — Au diable les ducs ! ragea Zifnab. — Oui, messire, dit l’imposant gentilhomme avec sérénité. Et maintenant, si je peux me permettre de vous le rappeler, le Seigneur du Nexus est dans la cour… — La cour… Sainte Mère ! Le dragon ! Pathan pivota tout d’une pièce, faillit tomber par la fenêtre. Il se rattrapa de justesse, battit des paupières. — Il est parti. Roland se retourna. — Quoi ? Où ? — Le dragon. Il est parti. — Pas précisément, messire, dit l’imposant gentilhomme en s’inclinant. Je pense que c’est de moi que vous voulez parler. Le dragon, c’est moi. Se tournant vers Zifnab, il ajouta : — Moi aussi j’ai à faire dans la cour, messire. Le vieillard eut l’air alarmé. — Cela va-t-il se terminer par une bataille ? — J’espère que non, messire, dit le dragon. Puis il continua d’une voix radoucie : — Mais je crains de m’absenter assez longtemps, messire. Toutefois, je sais que je vous laisse en bonne compagnie. Zifnab tendit une main tremblante. — Tu seras prudent, n’est-ce pas, mon vieil ami ? — Oui, messire. Et vous, vous n’oublierez pas de boire votre tisane le soir avant de vous coucher ? La régularité est essentielle… — Oui, oui. Ma tisane. Le soir. Certainement. Zifnab rougit, jetant un regard en coin à Pathan et Roland. — Et vous garderez le Seigneur du Nexus à l’œil. Pour l’empêcher de découvrir… vous savez quoi. — Je sais ? demanda Zifnab, perplexe. — Oui, messire, vous savez. — Eh bien, si tu le dis, répondit Zifnab, résigné. Le dragon n’eut pas l’air plus content que ça de cette réponse, mais le vieillard avait remis son chapeau et enfilait le couloir au pas de charge. — Messires. Le dragon s’inclina une dernière fois devant Pathan et Roland, puis il disparut. — Il va falloir que je me range, dit Roland, s’épongeant le front. — Hé, vous deux, vous venez ? dit Zifnab, s’arrêtant et regardant par-dessus son épaule. Vous avez un hôte, ajouta-t-il, pointant majestueusement le doigt vers le bas de l’escalier. Le Seigneur du Nexus est arrivé. — Du diable si je sais qui c’est, grommela Pathan. Ne sachant quoi faire d’autre, n’ayant aucune idée de ce qui se passait, mais souhaitant désespérément le découvrir, Pathan et Roland suivirent le vieillard à contrecœur. Comme ils passaient devant la porte de la Chambre aux Étoiles, la machine se remit en marche. CHAPITRE 25 LA CITADELLE PRYAN Xar était d’une humeur exécrable. D’abord, il s’était vu contraint de fuir devant une bande de béhémoths aveugles ; puis il avait été arrêté à la porte par une magie que même un mensch parvenait à contrôler ; finalement, il devait, sinon sa vie, du moins sa dignité, à un dragon. Cela l’exaspérait. Cela, et de savoir qu’Haplo avait pu pénétrer dans cette citadelle, et que lui, le Seigneur du Nexus, en avait été incapable. — Si Haplo disait la vérité, grommela Sang-drax entre ses dents. Ils étaient debout, juste passée la porte. Les trois menschs – deux femelles et un mâle – les regardaient stupidement, ce qui ne l’étonnait pas venant de menschs. — Haplo a dit la vérité, répondit-il sombrement. J’ai vu dans son cœur. Il est entré. Il a séjourné dans cette citadelle. Et ces… ces menschs débiles se sont arrangés pour pénétrer à l’intérieur. Il s’exprimait en patryn, de sorte qu’il pouvait parler sans fard. — Et d’ailleurs, qu’est-ce qui te prend ? Sang-drax regardait nerveusement autour de lui, dardant son unique œil rouge sur toutes les parties de la citadelle – les murailles, les flèches, les fenêtres, les ombres sur le sol, le ciel bleu-vert au-dessus de leurs têtes. — Je me demandais où était passé le dragon, Seigneur. — Quelle importance ? Cette vermine a disparu. N’en parlons plus. Nous avons des choses plus importantes à considérer. Sang-drax continuait à surveiller les alentours. Maintenant, les menschs le fixaient, à l’évidence se demandant ce qu’il avait. — Arrête ça ! lui ordonna Xar, de plus en plus irrité. Tu as l’air idiot. On pourrait presque croire que tu as peur. — Seulement pour toi et pour ta sécurité, Seigneur, rétorqua Sang-drax, avec un sourire à la fois contraint et doucereux. Son œil rouge cessa de rouler dans son orbite et se fixa sur les menschs. L’un d’eux – une femelle humaine – fit un pas en avant. — Soyez les bienvenus, messires, dit-elle en humain. Merci d’avoir chassé les titans. Votre magie était merveilleuse. Elle regarda Xar avec un respect révérenciel. Cela plut à Xar, il se sentit mieux. — Merci, belle dame, de m’avoir laissé entrer dans ta cité. Et à toi aussi, messire, dit-il en s’inclinant devant le nain, pour avoir ouvert la porte. Xar fixa avec insistance le pendentif de Drugar. Le Patryn reconnaissait une rune Sartan quand il en voyait une. Le nain, les yeux flamboyants, referma la main sur le pendentif et le rentra sous sa lourde armure de cuir. — Je te demande pardon, messire, dit Xar avec humilité. Je ne voulais pas être impoli. J’admirais ton amulette. Puis-je te demander où tu l’as acquise ? — Tu peux demander, dit le nain, bourru. Xar attendit. Le nain garda le silence. La femelle humaine, lançant un regard furibond au nain, se glissa devant lui pour se rapprocher de Xar. — Ne fais pas attention à Drugar, messire, c’est un nain, dit-elle, comme si cela expliquait tout. Je m’appelle Rega Roussefeuille. Et voici Aléatha Quindiniar. De la main, elle montra l’autre femelle – Elfe, celle-là. Elle était assez jolie pour une mensch. Xar s’inclina devant elle. — Enchanté, belle dame. Elle répondit d’un salut languissant de la tête. — C’est Haplo qui t’envoie ? Sang-drax intervint vivement. — Cet homme est Xar. Le Seigneur Xar. Cet Haplo est le sujet de mon seigneur. C’est mon seigneur qui a envoyé Haplo, et non le contraire. Rega eut l’air impressionné. Drugar se rembrunit un peu plus. Aléatha étouffa un bâillement, comme si cette scène était d’un ennui insupportable. Rega continua les présentations. Deux mâles – un humain et un Elfe – venaient de sortir en courant. — Voici mon frère, Roland, et mon… euh… ami, Pathan Quindiniar. — Salut, messire. Pathan le regarda à peine, puis se tourna vers Rega. — Tu l’as vu ? Il est descendu ? — Où étais-tu pendant toute cette agitation, Roland ? demanda-t-elle d’un ton suave. Caché sous ton lit ? — Non ! répondit Roland avec véhémence. J’étais… — Roland, dit Rega, le tirant par la manche. Tu es impoli. Je te présente le Seigneur Xar. — Enchanté, messire, dit Roland, le saluant de la tête. Puis, se tournant vers Aléatha, il reprit : — Si tu veux le savoir, Pathan et moi nous étions coincés dans la tour avec un… — Il était juste devant nous, l’interrompit Pathan. Il doit être ici ! — De qui parlez-vous tous les deux ? — Du dragon ! dit Roland. — De Zifnab ! dit Pathan en même temps. — Qui as-tu dit ? demanda Rega. — Zifnab. Rega regarda Pathan, sidérée. Xar et Sang-drax échangèrent un regard entendu. Xar pinça les lèvres. — Zifnab, répéta Rega, perplexe. Pathan, c’est impossible. Il est mort. — Oh ! non, il n’est pas mort, dit Roland. Aléatha se mit à rire. — Ce n’est pas drôle, Théa, dit sèchement Pathan. Il était là. C’était son dragon. Tu n’as pas reconnu la bête ? Sang-drax ravala son air, son œil rouge flamboya, s’étrécit. Il émit un son sifflant. — Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Xar en patryn. — Le vieillard. Je sais ce qu’il est. — C’est un Sartan… — Non. Ou plutôt, c’était un Sartan. Mais plus maintenant. Il est devenu l’un d’eux ! — Où vas-tu ? Sang-drax commençait à reculer vers la porte. — Prends garde au vieillard, Seigneur. Prends garde… Un imposant gentilhomme, tout de noir vêtu, se matérialisa hors de l’ombre. Sang-drax le montra du doigt. — C’est lui le dragon, Seigneur ! Piège-le ! Tue-le ! Vite, tant qu’il est dans ce corps vulnérable ! Xar n’avait pas besoin qu’on le lui dise. Les sigles de sa peau brûlaient du feu bleu et rouge qui l’avertissait de la présence d’un ennemi. — Toujours lâche à ce que je vois ? dit le dragon à Sang-drax. Cette bataille est la nôtre. — Tue-le, Seigneur, répéta Sang-drax d’un ton pressant. Il se tourna vers les autres, qui, ne comprenant pas leur langue, les regardaient, perplexes. — Mes frères, dit-il en humain, ne vous laissez pas abuser. Cet homme n’est pas ce qu’il paraît. C’est un dragon. Et il va nous massacrer tous. Tuez-le ! Vite ! — Allez vous mettre à l’abri, mes amis, je m’occupe de lui, leur dit Xar. Mais ils ne bougèrent pas. Effrayés, confus, stupides ? Comment savoir ? Mais stupides ou non, ils le gênaient. — Fuyez, imbéciles ! hurla Xar, exaspéré. L’imposant gentilhomme, ignorant Xar et les menschs continua à avancer sur Sang-drax. Grondant des injures, Sang-drax cédait du terrain, se coulant discrètement vers la porte. — Tue-le, Seigneur ! siffla-t-il. Xar grinça des dents. Il ne pouvait pas lancer un sort qui tuerait le dragon sans tuer les menschs. Et il avait besoin d’eux, pour les questionner. Peut-être que s’ils voyaient le dragon sous sa forme véritable, ils auraient assez peur pour s’enfuir. Le seigneur traça un unique sigle en l’air. C’était un sort simple, non un sort de combat. Le sigle s’enflamma, se dilata, fulgura vers le gentilhomme tout de noir vêtu. Au même instant, le gentilhomme saisit Sang-drax à la gorge. Le sigle les frappa tous les deux, les entoura de flammes magiques. Un immense dragon sans ailes, aux écailles vertes scintillantes, de la couleur de la jungle où il vivait, se dressa à la verticale au-dessus de la cité. En face, un énorme serpent au corps visqueux, dégageant une puanteur de mort venue du fond des temps. Il n’avait qu’un seul œil. Rouge. Xar fut presque aussi stupéfait que les menschs de ces apparitions. Il n’avait jamais vu un serpent-dragon sous sa forme véritable. Il avait lu la description qu’Haplo avait faite de ceux de Chelestra, mais il comprenait seulement le dégoût, la répugnance, et même la peur d’Haplo. Xar, Seigneur du Nexus, qui avait combattu d’innombrables ennemis terribles dans le Labyrinthe, en fut ébranlé, secoué. Le dragon ouvrit une gueule immense, et la referma sur le cou du serpent, juste au-dessous de la tête édentée. Le serpent fouetta l’air de sa queue, l’enroula autour du dragon, cherchant à l’écraser dans ses anneaux. Hurlant de fureur, ils se tordaient et se contorsionnaient furieusement, menaçant de détruire la citadelle. Les murs frémirent, la porte trembla quand les deux combattants s’écrasèrent dessus. Si la muraille s’écroulait, les titans pourraient entrer dans la cité. Les menschs ne s’enfuirent pas, enracinés au sol par la terreur. Xar ne pouvait pas utiliser sa magie – soit par peur de frapper Sang-drax, soit par peur de Sang-drax. Le seigneur ne le savait pas au juste, et cette confusion l’irrita, le fit hésiter. Et soudain, les deux combattants disparurent. Le dragon et le serpent, unis dans une étreinte mortelle, s’évanouirent. Les menschs continuèrent à fixer stupidement le ciel vide. Xar s’efforça de rassembler ses idées fortement perturbées. Un vieillard en robes gris souris sortit de l’ombre. — Sois prudent, triste avorton de reptile, cria Zifnab, faisant tristement au revoir de la main. CHAPITRE 26 LA CITADELLE PRYAN Xar en resta pétrifié de stupéfaction. Ils avaient disparu tous les deux. Définitivement. Il projeta sa pensée, les chercha. Il les chercha dans les Portes de la Mort. Il les chercha sur les autres mondes. Aucune trace. Ils s’étaient évanouis, tout simplement. Où ? Il n’en avait pas la moindre idée. S’il fallait en croire Haplo… Mais Xar ne le croyait pas. Il écarta cette idée. Il était perplexe, rageur… intrigué. Si le dragon et son ennemi avaient quitté ce monde, cet univers, c’est qu’ils avaient trouvé une sortie. Ce qui signifiait qu’il en existait une. — Mais bien sûr qu’il en existe une ! Quelqu’un lui appliqua une grande claque dans le dos. — Une sortie. Une porte pour aller chez les Immortels. Xar se retourna vivement. — Toi ! s’écria-t-il, fronçant les sourcils. — Qui ? Le vieillard s’éclaira. — Zifnab ! cracha Xar. — Oh ! fit le vieillard, s’affaissant sur lui-même, très abattu. Tu n’attendais pas quelqu’un d’autre ? M. Bond, par exemple ? Xar repensa à l’avertissement de Sang-drax. Prends garde au vieillard. Cela semblait presque risible. Pourtant, ce vieillard s’était évadé des prisons d’Abarrach. — De quoi parles-tu ? demanda Xar, le lorgnant avec plus d’intérêt. — Aucune idée, sapristi, dit joyeusement Zifnab. De quoi je parlais ? Je m’en souviens rarement. En fait, j’essaye de ne pas me souvenir. Son visage devint cendreux. Son regard flou se concentra, plein d’une souffrance infinie. — Ça fait mal – de se rappeler. Je ne pense pas souvent à mes souvenirs. Les souvenirs des autres… c’est plus facile… beaucoup plus facile… — « Une sortie », as-tu dit, « une porte menant chez les Immortels »… dit Xar, l’air sombre. Les yeux de Zifnab s’étrécirent. — La réponse finale de Jeopardy, c’est ça ? J’ai trente secondes pour écrire la question. Da-da-dum, dum-da-dee-doo-doo. Là ! Je crois que j’ai trouvé. Il regarda Xar, triomphant. — Qu’est-ce que la Septième Porte ? — Qu’est-ce que la Septième Porte ? demanda Xar avec désinvolture. — Ça, c’est la question ! dit Zifnab. — Mais quelle est la réponse ? Xar perdait rapidement patience. — Ça, c’est la réponse ! À la question ! Est-ce que j’ai gagné ? demanda Zifnab avec espoir. J’ai une chance de revenir demain ? — Je vais te donner une chance de rester en vie aujourd’hui, gronda Xar. Tendant la main, il saisit Zifnab par le bras et serra très fort. — Assez de pitreries, vieillard. Où est la Septième Porte ? À l’évidence, ton compagnon le savait… — Mais le tien aussi, rétorqua Zifnab. Il ne te l’a pas dit ? Fais attention, tu froisses ma manche… — Mon compagnon ? Sang-drax ? Sottise ! Il sait seulement que je la cherche. S’il avait su où elle est, il m’y aurait conduit. Zifnab prit l’air très sage et intelligent, ou du moins il s’y efforça. Il s’approcha de Xar et chuchota : — Au contraire, il t’en éloigne. Xar tordit douloureusement le bras de Zifnab. — Tu sais où est la Septième Porte ! — Je sais où elle n’est pas, dit humblement Zifnab. Si ça peut te servir. — Laisse-le tranquille ! Occupé avec le vieux Sartan, Xar avait oublié les menschs. Se retournant, il vit que l’un d’eux osait s’interposer. — Tu lui fais mal ! L’Elfe femelle (Xar avait oublié son nom) essayait de détacher sa main du bras de Zifnab. — Ce n’est qu’un vieux fou inoffensif. Laisse-le tranquille. Pathan, viens m’aider ! Xar se répéta qu’il avait besoin de ces menschs – du moins, jusqu’à ce qu’ils lui montrent les secrets de la citadelle. Il lâcha le bras de Zifnab, allait brièvement expliquer son geste, quand un autre mensch se rua vers eux. Celui-là avait l’air scandalisé. — Aléatha ! Que fais-tu ? Ça ne nous regarde pas ! Excuse ma sœur, messire. Elle est parfois… un peu… euh… L’Elfe hésita. — Tête de cochon ? proposa le mâle humain arrivant derrière l’Elfe femelle. Son nom était apparemment Aléatha. Elle pivota comme une furie et gifla l’humain à toute volée. À ce stade, la femelle humaine entra dans la partie. — Pourquoi as-tu frappé Roland ? Il n’a rien fait ! — Rega a raison, dit le nommé Roland, tenant sa joue endolorie. Je n’ai rien fait. — Tu as dit que j’avais une face de cochon ! dit Aléatha, hautaine. — Il a dit que tu étais tête de cochon, Aléatha, tenta d’expliquer Pathan. Ça ne veut pas dire la même chose en humain qu’en elfien… — Oh, ne t’abaisse pas devant elle, Pathan ! dit Rega. Elle sait parfaitement ce que ça veut dire. Elle parle l’humain mieux qu’elle ne veut l’avouer. — Excuse-moi, Rega, mais cette affaire est entre moi et ma sœur… — Oui, Rega, intervint Aléatha, arquant les sourcils. Nous n’avons pas besoin que des étrangers viennent se mêler de nos affaires de famille. — Des étrangers ! fulmina Rega, s’empourprant. Ah, c’est ça que tu penses de moi, Pathan ! Je suis une étrangère ! Viens, Roland. Nous autres étrangers, on va retourner dans notre moitié de la ville ! Saisissant le bras de son frère, elle l’entraîna dans la rue. — Rega, je n’ai jamais dit ça… Pathan s’élança derrière elle, puis s’arrêta, tourna la tête vers Xar. — Euh, excuse-moi, messire. — Oh, Pathan, pour l’amour d’Orn, un peu de dignité ! cria Aléatha. Pathan ne répondit pas et continua à courir après Rega. Aléatha, outrée, partit dignement dans une autre direction. Il ne resta plus que le nain, qui n’avait pas dit un mot. Il foudroya sombrement Xar et Zifnab, puis, prenant congé d’un grognement, tourna les talons et s’en alla. Autrefois, les Sartans et les Patryns s’étaient battus à qui gouverneraient ces créatures. Pourquoi avons-nous pris cette peine ? s’étonna Xar. Nous aurions dû les fourrer tous dans un sac et les noyer ! — Haplo sait, annonça Zifnab. — C’est ce qu’on m’a dit, dit Xar avec irritation. — Il ne sait pas qu’il sait, mais il sait. Zifnab ôta son vieux chapeau et s’ébouriffa les cheveux. — Si c’est une ruse de ta part pour sauver Haplo, ça ne marchera pas, dit Xar avec irritation. Il mourra. Il est peut-être déjà mort. Et son cadavre me conduira à la Septième Porte. — Une ruse, soupira Zifnab. C’est toi qui as mal rusé, mon ami, j’en ai peur. Haplo peut très bien mourir, oui. Mais en un lieu où tu ne le trouveras jamais. — Ah, tu sais donc où il est ? Xar ne croyait pas Zifnab, mais il jouait le jeu espérant glaner quelque chose d’utile. — Mais bien sûr que je le sais ! dit Zifnab, outragé. Il est dans… chut ! Le vieillard porta la main à sa bouche. — Oui ? insista Xar. — Je ne peux pas le dire. Top secret. Pour tes yeux seulement. Enfin, je veux dire mes yeux. Xar eut une idée. — Peut-être ma décision d’exécuter Haplo a-t-elle été trop précipitée, dit-il pensivement. C’est un traître, mais je peux me montrer généreux, comme un père avec son enfant égaré. Et tu viens de dire qu’il court un danger quelconque. Nous irons le chercher. Toi et moi. Tu me conduiras jusqu’à lui. Xar se mit à piloter le vieillard vers la porte. — Retournons à ma nef. Pour sauver Haplo… — Je suis touché. Sincèrement touché, dit Zifnab, les larmes aux yeux. C’est une chose que mon dragon me dit souvent, tu sais. Mais c’est tout à fait impossible. Xar s’apprêta à lancer un sort. — Tu vas venir avec moi, vieillard… — Oh, mais je ne demanderais pas mieux que de venir avec toi, dit joyeusement Zifnab. Si tu allais quelque part. Mais tu ne vas nulle part. Ta nef, tu comprends… Il leva les yeux vers le ciel. La nef de Xar planait au-dessus des arbres, s’envolait. Le seigneur en resta momentanément assommé, puis il lança un sort, qui aurait dû le transporter à bord instantanément. Les runes s’enflammèrent sur son corps. Il fut emporté dans le temps et l’espace, puis retomba, comme s’il avait heurté un mur. La magie des Sartans. Il recommença, mais fut repoussé de nouveau par l’invisible barrière. Furieux, il pivota vers le vieillard, pour lui lancer un sort qui lui calcinerait la chair sur les os. L’imposant gentilhomme tout de noir vêtu sortit de l’ombre, échevelé, dépenaillé et sanglant, l’air épuisé. Mais il prit Xar par le poignet, et serra, avec une force que Xar, malgré toute sa magie, ne put vaincre. — Laisse-le tranquille, dit le gentilhomme. Ce n’est pas lui le responsable. C’est ton ami le serpent. Celui que tu appelles Sang-drax. Il m’a échappé. C’est lui qui bloque ta magie. C’est lui qui vole ta nef. — Je ne te crois pas ! La nef du seigneur n’était plus qu’un petit point dans le Ciel. — Il a pris ta forme, Seigneur du Nexus. Tes Patryns le prennent pour toi, dit le gentilhomme. Ils obéissent à tous ses ordres – et seront sans doute récompensés par la mort. — Si ce que tu dis est vrai, il doit avoir un besoin urgent de la nef, dit Xar avec confiance, essayant de reprendre son calme, mais jetant malgré tout un regard noir vers sa nef qui disparaissait. Le gentilhomme parlait avec Zifnab. — Vous ne semblez pas bien, messire ? — Ce n’est pas ma faute, dit le vieillard, boudeur. Il pointa un doigt accusateur sur Xar. — Je lui ai dit que j’étais Bond. James Bond. Il ne m’a pas cru. — Que lui avez-vous dit d’autre ? demanda le gentilhomme, l’air sévère. Rien que vous étiez censé garder pour vous, j’espère ? — Eh bien, ça dépend, dit Zifnab, se frictionnant les mains nerveusement sans regarder le gentilhomme. Nous avons bavardé très agréablement. L’imposant gentilhomme hocha sombrement la tête. — C’est ce que je craignais. Vous avez fait assez de dégâts pour aujourd’hui, messire. Il est temps de rentrer prendre votre tisane. La femelle humaine se fera un plaisir de vous la faire. — Bien sûr qu’elle se fera un plaisir ! Ce sera le couronnement de sa journée. Mais non, elle ne la fera pas ! gémit-il. Elle ne sait pas. Personne ne la fait comme toi ! — Oui, merci, messire. Je suis désolé, mais je ne pourrai pas… vous la faire ce soir, messire. Il était devenu livide. Il parvint à faire un pâle sourire. — Je ne me sens pas très bien. Je vais juste vous raccompagner à votre chambre, messire… Resté seul, Xar put donner libre cours à sa colère. Il regarda d’un air furibond les murailles de la cité, ces murailles qui étaient soudain devenues une prison, car, bien que pouvant sortir facilement de la citadelle (sans tenir compte des titans qui étaient soudain devenus le moindre de ses soucis), il n’avait plus de nef, aucun moyen de franchir les Portes de la Mort. Aucun moyen d’atteindre Haplo – mort ou vif. Enfin, s’il fallait croire ce que le vieillard lui avait dit. Se sentant faible, vieux et fatigué – sensations inusitées pour le Seigneur du Nexus –, Xar s’assit sur un banc, dans l’étrange nuit qui semblait tomber sur la citadelle et nulle part ailleurs. Xar essaya de contacter Marit, mais son appel urgent resta sans réponse. L’avait-elle trahi ? Sang-drax l’avait-il trahi ? — Irais-tu croire mon ennemi ? Le murmure, sorti de la nuit, le fit sursauter. Il scruta les ombres, y vit briller un œil rouge. Xar se leva. — Tu es là ? Sors donc que je te voie ! — Je ne suis pas là physiquement, Seigneur. Mes pensées sont avec toi. — J’aimerais mieux que ma nef soit avec moi ! dit Xar avec colère. Ramène-moi ma nef ! — Si tu l’ordonnes, Seigneur, je le ferai, dit humblement Sang-drax. Mais puis-je t’exposer un autre plan ? J’ai entendu ta conversation avec ce vieux fou, qui n’est peut-être pas aussi fou qu’il voudrait nous le faire croire. Autorise-moi à rechercher Haplo, pendant que tu t’occuperas de tes affaires ici. Xar réfléchit. Ce n’était pas une mauvaise idée ! Il avait trop à faire, les enjeux étaient trop grands pour tout abandonner maintenant. Son peuple était sur Abarrach, prêt à la guerre. Il fallait continuer à chercher la Septième Porte, et s’assurer qu’il avait appris correctement l’art de la nécromancie, choses qu’il pouvait faire ici. De plus, il saurait ainsi si Sang-drax lui était fidèle. Il commençait à entrevoir l’ébauche d’un plan. — Si j’accepte de te laisser chercher Haplo, comment retournerai-je sur Abarrach ? demanda Xar, pour que Sang-drax n’aille pas s’imaginer qu’il avait la haute main sur lui. — Une autre nef est à ta disposition, Seigneur. Les menschs savent où elle se trouve. Sans doute quelque part dans la cité, raisonna Xar. — Très bien. Le Seigneur, magnanime, donna l’autorisation demandée. — Dès que j’aurai des nouvelles de Marit, je te préviendrai. En attendant, fais ce que tu pourras de ton côté pour le retrouver. N’oublie pas – je veux le cadavre d’Haplo en bon état ! — Je ne vis que pour te servir, Seigneur Xar, dit Sang-drax avec humilité. L’œil rouge se ferma avec révérence, puis la présence disparut. — Excuse-moi, messire, dit une voix en elfien. Xar avait conscience de la présence du jeune Elfe depuis un moment, mais, absorbé dans sa conversation mentale avec Sang-drax, il ne lui avait pas prêté attention. Mais maintenant, le moment était venu de mettre son plan à exécution. Le Seigneur du Nexus affecta de sursauter de surprise, scrutant les ombres. — Je te demande pardon, jeune homme. Je ne t’avais pas entendu venir. Comment t’appelles-tu, déjà ? pardonne cette question, mais je suis vieux et parfois mon esprit bat la campagne. — Pathan, dit l’Elfe avec gentillesse. Pathan Quindiniar. Je suis revenu m’excuser de notre comportement. Nous avons subi beaucoup de stress ces derniers temps. Et puis, avec le dragon, cet horrible serpent, et Zifnab… Et à ce propos, l’avez-vous vu depuis tout à l’heure ? — Non, j’en ai peur, répondit Xar. J’ai dû m’assoupir, et quand je me suis réveillé, il n’était plus là. Pathan eut l’air alarmé, et regarda anxieusement autour de lui. — Qu’Orn l’emporte, ce vieux fou. Je me demande où il peut bien être. Enfin, inutile de le chercher ce soir. Mais tu dois être fatigué et affamé. Veux-tu dîner avec moi et ma sœur ? En général… euh… nous dînons avec les autres, mais je suppose que ce soir ils ne voudront pas se joindre à nous. — Merci, jeune homme. Xar lui tendit la main. — Veux-tu m’aider à me lever ? Je me sens faible… — Certainement, messire, dit Pathan, lui offrant son bras. Le Seigneur du Nexus se blottit contre l’Elfe et, ensemble – l’Elfe soutenant les pas chancelants du seigneur –, ils montèrent lentement vers la citadelle. Et pendant qu’ils marchaient, Xar reçut une réponse à son appel. — Marit, dit-il mentalement, j’attendais des nouvelles… CHAPITRE 27 PERDUS Adossée à un mur glacial, Marit surveillait l’assassin qui la surveillait. Il était adossé au mur opposé, avec sa pipe à la bouche, dont la fumée empestait l’atmosphère. Ses paupières étaient fermées, mais elle savait qu’à son moindre mouvement, ne serait-ce que pour repousser une mèche de cheveux, elle verrait luire ses yeux noirs. Couché par terre entre eux sur une paillasse, Haplo dormait d’un sommeil agité, non du sommeil guérisseur de sa race. Près de lui, une autre paire d’yeux montait une garde vigilante, partageant son attention entre elle et le maître. Hugh-la-Main dormait parfois. Le chien ne dormait jamais. S’irritant de cette surveillance incessante, Marit leur tourna le dos, et, se penchant sur sa dague, se mit à l’aiguiser. Elle n’avait nul besoin de l’aiguiser, ni d’en retracer les sigles, mais cela lui donnait quelque chose à faire à part arpenter la salle – tournant en rond à en avoir mal aux jambes. Peut-être que si elle cessait de les observer, se dit-elle sans vraiment y croire, ses gardiens relâcheraient leur surveillance. Elle aurait pu leur dire qu’ils s’inquiétaient pour rien. Elle ne le tuerait pas. Plus maintenant. Ses ordres avaient été changés. Haplo devait vivre. Sa dague aiguisée, Marit l’enfonça dans une fissure minuscule entre deux des gros blocs de pierre blanche et polie qui formaient le sol, les murs et le plafond de l’étrange salle où ils étaient emprisonnés. Elle fit glisser sa lame le long de la fissure, cherchant une faiblesse qu’elle savait inexistante. Chaque bloc était gravé de runes Sartanes. Partout où se portait son regard, sur les murs, le sol, le plafond, elle voyait des runes. Cela provoquait chez elle nervosité et malaise, comme cette salle provoquait en elle nervosité et malaise. Et impossible d’en sortir. Elle le savait. Elle avait essayé. La salle était vaste, bien éclairée, d’une lumière blanche diffuse qui rayonnait de partout et de nulle part en particulier. Une lumière exaspérante – qui commençait à lui porter sur les nerfs. Il y avait une porte, mais elle était couverte de runes Sartanes. Et même si ces runes ne réagissaient pas lorsqu’elle en approchait, elle répugnait à toucher la porte qu’elles gardaient. Elle ne savait pas lire l’écriture des Sartans, elle n’avait jamais appris. Mais Haplo la connaissait. Elle attendrait qu’il se réveille pour savoir ce que signifiaient ces inscriptions. Puisqu’il devait vivre. Haplo devait vivre. Marit enfonça violemment sa lame dans la fissure, et, pesant sur elle comme sur un levier, s’efforça futilement de desceller la pierre. Elle ne bougea pas. Elle risquait plutôt de casser sa dague. Frustrée, furieuse et – bien qu’elle refusât de l’admettre – effrayée, elle arracha sa dague du mur et la jeta loin d’elle. Elle glissa sur le sol poli, rebondit sur le mur, et revint s’arrêter au centre de la pièce. Les yeux de l’assassin s’ouvrirent – deux fentes luisantes. Le chien releva la tête, la regarda avec méfiance. Marit les ignora, et leur tourna le dos. — Haplo est-il mort ? — Non, Seigneur. J’ai échoué dans ma… — Il n’est pas mort. Il t’a échappé ? — Non, Seigneur. Je suis avec lui… — Alors, pourquoi n’est-il pas mort ? Un couteau, aurait-elle pu dire. Un couteau Sartan ensorcelé. Haplo m’a sauvé la vie, aurait-elle pu dire. Bien que j’aie tenté de le tuer. Voilà ce qu’elle aurait pu dire. — Je n’ai pas d’excuse, Seigneur, voilà ce qu’elle dit. J’ai échoué. — Peut-être cette tâche est-elle trop difficile pour toi, Marit. J’ai envoyé Sang-drax pour s’occuper d’Haplo. Où es-tu ? De nouveau, Marit s’empourpra au souvenir de sa réponse déshonorante. — Dans une prison des Sartans, Seigneur. — Une prison des Sartans ! Tu en es certaine ? — Tout ce que je sais, Seigneur, c’est que je suis dans une salle couverte de runes Sartanes et qu’il n’y a pas de sortie. Un Sartan nous surveille. C’est celui que tu m’as décrit, Seigneur, celui qu’on appelle Alfred. C’est cet Alfred qui nous a amenés ici. Notre nef a été détruite sur Chelestra. — Ils sont de mèche tous les deux, c’est certain. Raconte-moi ce qui s’est passé. Elle lui parla du couteau magique couvert de runes Sartans, des titans, de l’eau de Chelestra, de la pierre-barre sous sa main, des serpents-dragons. — Nous avons été amenés ici, Seigneur – par le Sartan. — Il vous a amenés ? Comment ? — Il… il a coincé son pied dans les portes. Je ne trouve pas d’autre façon d’exprimer ça. « Je me rappelle que l’eau montait, la nef se disloquait, notre magie était impuissante. Ma main a rencontré la pierre-barre. Elle n’était pas encore mouillée, sa magie gardait son activité. Des images des mondes ont tournoyé dans mon esprit. J’ai choisi la première, je m’y suis accrochée, et les Portes de la Mort se sont ouvertes. Puis une trombe d’eau a déferlé, me noyant, noyant la magie. Les Portes ont commencé à se refermer, la nef a commencé à couler, les serpents-dragons l’entouraient. « Une tête de serpent a crevé la coque, a plongé droit sur Haplo. J’ai tendu la main, je l’ai attrapé, et je l’ai tiré hors de portée de cette créature. Les horribles yeux rouges ont pivoté jusqu’à moi. Les Portes se refermaient vite, trop vite pour que je les arrête. Puis les Portes se sont coincées à mi-parcours, comme si quelque chose les bloquait. « Une vive lumière a brillé sur moi. Détaché sur la lumière, j’ai vu la silhouette d’un homme grand et dégingandé, qui nous regardait d’un air soucieux. Il a tendu les mains vers Haplo. Je me suis accrochée à lui, et j’ai été tirée à travers les Portes. Juste comme elles commençaient à se refermer, je suis tombée, et j’ai continué à tomber. » Il y avait eu autre chose, mais c’était très vague, à peine conscient, et elle ne vit pas l’intérêt d’en parler à Xar. D’ailleurs, c’était sans importance. Juste une voix – une voix bienveillante – qui lui disait : « Allons, je le tiens, il est en sécurité. Tu peux le lâcher maintenant. » Elle se rappelait avoir été soulagée d’un grand poids, et avoir sombré dans un sommeil bienheureux. — Qu’est-ce qu’il vous fait, ce Sartan ? — Rien, Seigneur. Il entre et sort comme un voleur. Il refuse de me regarder et de me parler. Le seul souci du Sartan, c’est Haplo. Et, non, Seigneur, je n’ai pas parlé au Sartan. Je n’ai pas voulu lui donner cette satisfaction. — Très bien. Cela te ferait paraître faible, vulnérable. Comment est-il, cet Alfred ? — C’est une souris. Un lapin terrifié. Mais je suppose que ce n’est qu’une façade, pour m’inspirer une fausse impression de sécurité. — Tu as raison, sans aucun doute. Une chose m’étonne quand même, Femme. Tu as sauvé la vie à Haplo sur Chelestra. Tu aurais pu le laisser mourir, il me semble. — Oui, je l’ai sauvé, Seigneur. Tu désirais son cadavre. Sans parler du fait que les serpents-dragons la terrifiaient. Qu’il paraissait vraisemblable qu’elle meure avec Haplo. Xar avait confiance dans les serpents-dragons. Il savait ce qu’il faisait. Ce n’était pas à elle de juger… — Les serpents-dragons me l’auraient apporté, rétorqua Xar. Mais tu ne pouvais pas le savoir, je suppose. Décris-moi cette prison. Elle décrivit. Une salle vide en pierres blanches polies, couverte de runes Sartans. — Et ainsi, ma magie n’a aucun effet. Je m’étonne même que nous puissions communiquer, mon Mari. — C’est parce que cette magie est interne. Elle ne fait pas appel aux possibilités, et ainsi la magie des Sartans ne l’affecte pas. Comme tu l’as dit, Haplo pourra lire les runes. Il saura où vous êtes. Ou peut-être que son « ami » le lui dira. Haplo ne te tuera pas, tu crois ? Puisque tu as essayé de le tuer ? — Non, Seigneur, il ne me tuera pas. Heureusement que Xar n’entendait que ses paroles par sa magie. Il n’entendit pas son soupir. — Excellent. À la réflexion, je crois qu’il vaudrait mieux que tu restes avec lui. — En es-tu certain, Seigneur ? Quand je serai sortie de cet endroit, je pourrai trouver une nef. Je sais que je le peux. Je… — Non. Reste avec Haplo. Rapporte-moi tout ce qu’ils se diront, lui et le Sartan, sur Pryan, sur les autres mondes. À partir de maintenant, rapporte-moi tout ce qu’Haplo dira. — Oui, Seigneur. Voilà qu’elle devenait espionne, maintenant. C’était l’humiliation finale. — Mais qu’est-ce que je vais lui dire ? Il se demandera pourquoi je ne cherche plus à le tuer… — Tu as couché avec lui. Tu as porté son enfant. Il t’aime encore. Ai-je besoin de continuer ? Non, elle avait compris. Et c’est ainsi que se termina leur conversation. L’estomac de Marit se noua, elle en fut presque malade. Comment Xar pouvait-il lui demander une chose pareille ? Feindre de l’aimer encore, s’insinuer dans ses bonnes grâces, s’accrocher à lui, et en profiter pour lui sucer le sang comme une sangsue. Non ! Un stratagème si insidieux était déshonorant ! Aucun Patryn ne l’approuverait. Elle était déçue, amèrement déçue que Xar ait seulement pu suggérer une chose aussi répugnante… Puis sa déception et sa colère s’évanouirent. — Je comprends. Tu crois que je n’aurais pas à feindre, dit-elle à voix basse. Je t’ai failli. J’ai sauvé Haplo. Tu crois que je l’aime encore, n’est-ce pas, Seigneur ? Sinon, tu ne m’aurais jamais demandé de faire ça. Il devait bien y avoir un moyen – un autre moyen – de convaincre Haplo, sinon qu’elle était maintenant pour lui, du moins qu’elle n’était plus contre lui. La loi des Patryns ! Marit releva la tête, faillit sourire, mais se contrôla, regardant l’assassin à la dérobée. Il ne fallait pas qu’elle ait l’air soudain si contente d’elle. Elle resta assise dans sa prison, sans aucune idée du temps qui passait. Alfred entra et sortit. Elle le surveilla avec méfiance. Hugh-la-Main la surveillait avec méfiance. Le chien les regardait tous (sauf Alfred) avec méfiance. Et Alfred avait l’air extrêmement retourné et malheureux de toute l’affaire. Finalement, rompue de fatigue, Marit s’allongea pour dormir. Elle dérivait dans le sommeil quand une voix la réveilla. — Haplo, comment te sens-tu ? C’était Hugh-la-Main. Marit changea légèrement de position pour mieux voir. Haplo s’asseyait sur sa paillasse et regardait autour de lui avec étonnement. Le chien se leva d’un bond, avec un joyeux aboiement, fourra son museau dans sa main. Haplo le caressa, lui frictionna la tête. L’animal remuait furieusement la queue. — Depuis quand j’étais sans connaissance ? demanda Haplo. — Qui sait ? répondit la Main, écœuré. Comment savoir ici ? Je suppose que tu ne sais pas où nous sommes ? De nouveau, Haplo regarda autour de lui, fronçant les sourcils. — J’ai déjà vu un endroit semblable… mais je n’arrive pas à me rappeler… Son regard se porta sur Marit, s’y arrêta. Il l’avait surprise à le regarder. Trop tard pour faire semblant de dormir. Elle se raidit, détourna les yeux. Soudain, elle s’aperçut que sa dague était toujours au milieu de la salle, entre eux. — Ne t’en fais pas, grogna Hugh-la-Main, suivant le regard d’Haplo. Entre le chien, Alfred et moi, on ne l’a pas laissée t’approcher. Haplo se souleva sur un coude. Il était faible, trop faible pour un Patryn sortant du sommeil guérisseur. Sa blessure à la rune-cœur. Elle l’aurait condamné dans le Labyrinthe. — Elle m’a sauvé la vie, dit-il. Marit sentait ses yeux sur elle. Elle avait envie de se cacher, mais il n’y avait aucun recoin dans cette maudite salle. Elle avait même envie d’essayer la porte, mais elle aurait l’air fin si elle ne parvenait pas à l’ouvrir. Grinçant des dents, se contrôlant d’une main de fer, elle feignit de s’absorber dans le laçage de sa botte. Après tout, ce qu’Haplo venait de dire tournerait à son avantage. L’assassin répondit d’un grognement. Ôtant sa pipe de sa bouche, il en tapota le fourneau contre le mur pour faire tomber la cendre. Haplo ramena son attention sur l’humain. — Tu as dit Alfred ? — Oui, j’ai dit Alfred. Il est ici. Quelque part, en train de nous chercher à manger, dit-il, montrant la porte du pouce. Haplo embrassa la salle du regard. — Alfred. Maintenant, je sais ce que me rappelle cet endroit – le mausolée d’Arianus. Marit, repensant aux instructions de Xar, prêta l’oreille. Ces paroles ne signifiaient rien pour elle, mais elle se sentit frissonner. Le mausolée. Cela lui rappelait Abarrach – un monde qui était un mausolée. — Alfred a-t-il dit où nous sommes ? Hugh sourit – d’un sourire terrible qui lui pinça les lèvres et assombrit ses yeux. — Alfred ne m’a pas dit grand-chose. En fait, il m’évite. — Ça ne m’étonne pas. Haplo se redressa, baissa les yeux sur sa main – cette main qui avait saisi la Lame Maudite. Au départ de Chelestra, elle était noire, calcinée. Maintenant, elle était guérie, indemne. Il regarda Marit. Elle sut ce qu’il pensait aussi clairement que s’il l’avait dit tout haut. Leurs pensées étaient encore très proches, et cela l’irritait. « Tu traques mes pensées comme un loup traque sa proie », lui avait-il dit un jour en plaisantant. Ce qu’elle ne lui avait jamais dit, c’est qu’il avait été très près de traquer les siennes. D’abord, elle aspirait à cette intimité, raison pour laquelle elle était restée avec lui si longtemps, bien plus longtemps qu’avec aucun de ceux qui l’avaient précédé. Puis elle s’était surprise à l’aimer trop, à compter sur lui, à dépendre de lui. De plus, elle s’était aperçue peu après qu’elle était enceinte. C’est alors qu’elle l’avait quitté. C’était déjà assez dur de savoir que le Labyrinthe finirait par le lui prendre, mais avoir également à envisager l’idée de perdre l’enfant… Sois celle qui abandonne. Ne sois pas celle qu’on abandonne. C’était devenu sa devise. Elle le regarda et sut exactement ce qu’il pensait. Quelqu’un m’a guéri. Quelqu’un a fermé le cercle de mon être. Il la regardait, désirant que ce fût elle. Pourquoi ? Pourquoi ne comprenait-il pas que c’était fini ? — Le Sartan t’a guéri dit-elle. Pas moi. Lentement, elle lui tourna le dos. Ce qui était très bien et très digne, mais elle allait bientôt devoir lui annoncer qu’elle n’était plus chargée de le tuer. Marit traça les runes, espérant attirer sa dague, toujours au milieu de la salle. Sa magie fit long feu, s’éteignit, la maudite magie des Sartans faisant échec à la sienne. — Raconte-moi ce qui s’est passé, dit Haplo, ramenant son attention sur Hugh. Comment sommes-nous arrivés ici ? L’humain suçota sa pipe, qui s’était éteinte. Le chien s’était couché tout contre Haplo, ses yeux anxieusement fixés sur son maître. Haplo le gratifia d’une caresse rassurante, et il se blottit encore plus près de lui. — Je ne me rappelle plus grand-chose, disait la Main. Des yeux rouges, des-serpents géants, et toi avec ta main en feu. Et la terreur. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. Ou de ma mort, ajouta-t-il, ironique. La nef s’est disloquée. L’eau m’a rempli la bouche et les poumons, et après, je me suis retrouvé dans cette salle, vomissant mes tripes à quatre pattes. Et tu gisais par terre, avec ta main et ton bras calcinés comme du charbon de bois. Cette fille était debout près de toi, dague levée, et le chien allait lui sauter à la gorge quand Alfred est entré. « Il lui a dit quelque chose dans cette langue étrange que vous parlez entre vous, et elle allait lui répondre quand elle s’est effondrée. Dans les pommes. « Alfred t’a regardé et il a branlé du chef, puis il a regardé la fille, et il a encore branlé du chef. D’ici-là, le chien s’était tu, et je m’étais remis debout. « J’ai dit : Alfred ! et j’ai avancé vers lui. Il s’est retourné, il m’a vu, il a émis une sorte de croassement, et il s’est effondré. Dans les pommes. Et je dois m’être évanoui aussi, parce que c’est la dernière chose que je me rappelle. » — Et quand tu es revenu à toi ? demanda Haplo. — Je me suis retrouvé ici. Alfred s’affairait sur toi, et cette fille te surveillait sans rien dire, et Alfred ne disait rien non plus. Alors je me suis approché d’Alfred. Cette fois, j’ai fait attention de ne pas lui faire peur. « Mais avant que j’aie pu ouvrir la bouche, il s’est enfui comme une gazelle effarouchée, marmonnant qu’il allait chercher à manger et que je devais te garder jusqu’à ton réveil. Ça fait un bon moment, et je ne l’ai pas revu. La fille n’a pas bougé. — Son nom est Marit, dit Haplo. — Son nom est Mort, mon ami, et c’est toi sa victime. Marit prit une profonde inspiration. Autant en finir tout de suite. — Plus maintenant, dit-elle, allant ramasser sa dague. Se levant d’un bond, le chien se plaça devant son maître, le protégeant de son corps en grondant. Hugh se leva aussi, souple et rapide. Muet, il la surveillait, étrécissant les yeux. Les ignorant tous les deux, Marit mit un genou en terre devant Haplo, et lui présenta la dague – par la poignée. — Tu m’as sauvé la vie, dit-elle de mauvaise grâce. Selon la loi des Patryns, cela règle toute querelle entre nous en ta faveur. — Mais tu m’as sauvé la vie, toi aussi, dit-il, la regardant avec une étrange intensité qui la mit mal à l’aise. Nous sommes quittes. — Non, dit Marit avec dédain. C’est ton ami Sartan qui t’a sauvé. — Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Hugh, car ils avaient parlé en patryn. Haplo traduisit, ajoutant : — Selon la loi de notre peuple, parce que je lui ai sauvé la vie, cela règle en ma faveur toute querelle antérieure. — Je ne qualifierais pas de « querelle » une tentative d’assassinat, dit Hugh. C’est une ruse. Ne la crois pas. — Ne te mêle pas de ça, mensch, dit Marit. Qu’est-ce que des vers de terre tels que vous peuvent savoir de l’honneur ? Elle se retourna vers Haplo, sa dague toujours à la main. — Eh bien, la prendras-tu ? — Cela ne te fera-t-il pas encourir la disgrâce du Seigneur Xar ? — C’est mon affaire. L’honneur m’interdit de te tuer. Prends cette maudite dague, et qu’on en finisse. Haplo la prit, la tournant et retournant dans sa main comme s’il la voyait pour la première fois. Ce n’était pas la dague qu’il examinait. C’était Marit. Ses motivations. Oui, tout ce qui avait existé entre eux était bien fini. Elle se retourna et commença à s’éloigner. — Marit ! Elle regarda en arrière. Il lui tendit la dague. — Tiens, il ne faut pas que tu restes désarmée. Serrant les dents, Marit revint sur ses pas avec raideur, prit la dague et la glissa dans la tige de sa botte. Haplo allait ajouter quelque chose mais des éclairs fulgurants et un grincement de gonds les firent sursauter. Alfred entra, mais, voyant tous les yeux fixés sur lui, recula précipitamment. — Chien ! commanda Haplo. Avec un joyeux jappement, le chien s’élança, saisit le Sartan par ses basques et le traîna au milieu de la salle. La porte se referma derrière lui. Piégé, Alfred les regarda, l’air malheureux, puis, avec un sourire d’excuse, il s’évanouit. CHAPITRE 28 PERDUS Il leur fallut un bon moment pour ranimer Alfred, apparemment très récalcitrant à se réveiller. — Salut, Alfred, dit sombrement Hugh-la-Main. Alfred pâlit, ses yeux se révulsèrent. — Recommence à t’évanouir, et je t’étrangle, dit Hugh, le prenant au collet. — Non, non… Je… je vais bien. De l’air… j’ai besoin d’air… — Lâche-le, dit Haplo. Hugh le lâcha et recula. Alfred se releva, chancelant, fixa fermement son regard sur Haplo. — Je suis content de te revoir… — Content de me revoir aussi, Alfred ? demanda Hugh. — Euh… certainement, messire Hugh. Surpris… — Surpris ? gronda Hugh. Pourquoi ? Parce que j’étais mort la dernière fois que tu m’as vu ? — Eh bien, effectivement, maintenant que j’y pense, tu paraissais bien mort, bredouilla Alfred en rougissant. Il s’agit sans doute de… d’une guérison miraculeuse… — Et tu en ignores tout, je suppose ? — Moi ? dit Alfred, baissant les yeux. Naturellement. J’avais beaucoup à faire, tu comprends, la sécurité de Dame Iridal… — Alors, comment expliques-tu cela ? dit Hugh, ouvrant sa chemise et découvrant la rune Sartan qui luisait faiblement sur sa poitrine. Regarde ça, Alfred ! Regarde ce que tu m’as fait ! Alfred leva les yeux à contrecœur, jeta un coup d’œil sur la rune, puis enfouit son visage dans ses mains. Le chien, gémissant de sympathie, vint poser une patte compatissante sur le grand pied d’Alfred. Hugh le foudroya, puis se mit à le secouer furieusement. — Regarde-moi, bon dieu ! Regarde ce que tu as fait ! Là où j’étais, j’étais heureux, en paix ! Et tu m’as arraché à ce bonheur. Maintenant, je ne peux pas vivre et je ne peux pas mourir. Mets fin à cette situation ! Renvoie-moi de l’autre côté ! Alfred s’affaissa, comme une poupée de chiffon. Le chien, coincé entre eux, les regardait, confus, ne sachant lequel attaquer, lequel protéger. — Je ne savais pas que je le faisais, bredouilla Alfred. Je ne savais pas. Il faut me croire. Je ne me rappelle pas. — Tu-ne-te-rappelles-pas ! dit Hugh, ponctuant chaque mot d’une secousse, ce qui finit par faire tomber le pauvre Alfred à genoux. Haplo vint au secours du chien, en danger d’être piétiné, puis au secours d’Alfred. — Laisse-le, dit-il. Il dit la vérité – pour bizarre qu’elle paraisse. La moitié du temps, il ne sait pas ce qu’il fait. Comme quand il se change en dragon pour me sauver la vie. Allez, Hugh, libère-le. Il est notre porte de sortie. Enfin, je l’espère. Et si nous sommes piégés ici, rien n’aura plus d’importance de toute façon. — Le libérer ! Étouffant de rage, Hugh foudroya Alfred, puis le jeta par terre. — Et qui va me libérer, moi ? Tournant les talons, il ouvrit la porte et sortit. Marit nota avec intérêt que la magie des Sartans ne faisait aucune tentative apparente pour arrêter le mensch. Elle eut envie de le suivre, ne fût-ce que pour échapper à cette salle, mais renonça aussitôt à cette idée. Elle ne pouvait pas quitter Haplo. Son seigneur lui avait ordonné de rester. — Chien, suis-le ! commanda Haplo. L’animal s’élança derrière Hugh. Haplo s’agenouilla près d’Alfred, recroquevillé en tas par terre, pathétique, pitoyable. Marit le regarda avec mépris. Ce Sartan n’avait pas l’air capable de faire lever de la pâte à pain, sans parler de faire lever les morts. Hugh devait se tromper. Le Sartan était dans la force de l’âge, chauve, avec une couronne de longs cheveux gris clairsemés, un grand corps gauche et dégingandé, des pieds et des mains trop grands qui semblaient appartenir à un autre. Il portait des culottes de velours passé, une jaquette de velours étriquée, des bas en tire-bouchon, et une chemise à jabot ornée de dentelle déchirée. Tirant de sa poche un mouchoir de dentelle en lambeaux, il s’épongea le visage. — Ça va ? demanda Haplo ? — Oui, merci, dit Alfred en rougissant. Il… il avait tous les droits de faire ça, tu sais. Ce que j’ai fait – si je l’ai fait, et franchement, je ne m’en souviens pas – est mal, très mal. Tu te rappelles ce que je t’ai dit de la nécromancie sur Abarrach ? termina-t-il en un murmure. — « Pour quiconque est ramené prématurément à la vie, un autre meurt prématurément. » Je me rappelle. Mais est-ce que tu peux faire quelque chose pour lui ? Alfred hésita un instant, sur le point de répondre « non », semblait-il. Puis il soupira. — Oui, je crois que ce serait possible, mais pas ici. — Où alors ? — Tu te rappelles cette salle sur Abarrach ? Celle qu’ils appellent la Chambre des Damnés ? — Oui, dit Haplo, mal à l’aise. Je me rappelle. Je voulais y retourner. Je voulais y emmener Xar, pour lui prouver ce que je voulais dire par « puissance supérieure »… — Oh, mon dieu, non ! protesta Alfred, alarmé. Je ne crois pas que ce serait sage. Tu comprends, j’ai découvert ce qu’est cette Chambre. Orla me l’a dit. — T’a dit quoi ? demanda Haplo. — Elle était convaincue que nous avions découvert la Septième Porte, dit Alfred d’un ton révérenciel. — Oui. Et alors ? dit Haplo haussant les épaules. Alfred sembla stupéfait de cette réaction, puis il haussa les épaules. — Je suppose que tu ne peux pas savoir. Tu comprends, quand les Sartans ont procédé à la Séparation du monde… — Oui, oui, l’interrompit Haplo avec impatience. Les Portes de la Mort. La Dernière Porte. J’ai passé assez de portes pour jusqu’à la fin de mes jours. Alors, celle-là, qu’est-ce qui la rend si particulière ? — C’est là qu’ils ont effectué la Séparation, dit Alfred à voix basse. Ils étaient dans la Septième Porte. — Bon, Samah, Orla et le Conseil sont entrés ensemble dans cette Chambre… — Non seulement cela, dit gravement Alfred, mais ils ont imprégné la salle de magie. Ils ont séparé le monde et en ont créé quatre autres dans cette Chambre… Haplo siffla entre ses dents. — Et elle existe encore, avec toute sa magie… toute sa puissance… Pas étonnant qu’ils aient mis des runes de défense pour empêcher quiconque d’y entrer. — D’après Orla, ce n’est pas Samah qui en est responsable, dit Alfred. Tu comprends, quand la magie fut complète et les mondes créés, il réalisa à quel point cette Chambre pouvait devenir dangereuse… — Des mondes qui pouvaient être créés pouvaient être détruits également. — Exactement. Alors il a précipité cette Chambre dans l’oubli. — Pourquoi ne l’a-t-il pas détruite ? — Il a essayé, dit doucement Alfred. Et il a découvert qu’il ne pouvait pas. — La puissance supérieure l’en empêchait ? Alfred acquiesça de la tête. — Effrayé de l’inconnu sur lequel il s’était branché, ne pouvant pas ou ne voulant pas le comprendre, Samah envoya la Chambre au loin, espérant qu’elle ne serait jamais découverte. Orla ne savait rien de plus. Mais la chambre fut découverte, par un groupe de Sartans d’Abarrach – un groupe désespéré de voir ce qui était arrivé à leur peuple. Heureusement, je crois qu’ils ne savaient pas ce qu’ils avaient découvert. — Bon, ainsi, nous avons été dans la Septième Porte. Et qu’est-ce que ça a à faire avec Hugh ? — Je crois que s’il allait dans la Septième Porte, il serait libéré. — Comment ? — Je ne sais pas exactement, répondit Alfred, évasif. Non que ça ait aucune importance, d’ailleurs. Car nous n’allons nulle part. — Où diable sommes-nous ? demanda Haplo, regardant autour de lui. Comment as-tu échappé à Samah ? Et ce lieu me paraît familier – il ressemble au tombeau d’Arianus. Mais nous ne sommes pas sur Arianus, je suppose ? — Non, nous ne sommes pas sur Arianus. Haplo attendit patiemment qu’il s’explique. Alfred garda le silence. — Tu sais où nous sommes ? demanda Haplo, dubitatif. Alfred concéda ce point à regret. — Alors, où sommes-nous ? Alfred se tordit les mains. — Laisse-moi réfléchir à la meilleure façon de t’expliquer. D’abord, je dois te dire que je n’ai pas échappé à Samah… — Ça ne m’intéresse pas… — Je t’en prie, laisse-moi finir. As-tu franchi les Portes de la Mort depuis qu’elles sont ouvertes ? — Oui. Je suis retourné sur Arianus. Pourquoi ? — Des images de tous les mondes ont tournoyé devant tes yeux, te donnant le choix de ta destination. Te rappelles-tu un monde très beau, un monde que tu n’as jamais vu, jamais visité ? Un monde de ciel bleu, de soleil, d’arbres verts, et de vastes océans – un monde très, très ancien. — Je l’ai vu. Je me suis demandé… — C’est là que nous sommes, dit Alfred. Le Vortex. Haplo regarda les murs nus de marbre blanc. — Ciel bleu. Soleil. Épatant, ce que tu dis a encore moins de sens que d’habitude. — Le Vortex. Le centre de l’univers. Autrefois, il conduisait dans l’ancien monde… — Un monde qui n’existe plus… — C’est vrai. Mais ses images ont dû perdurer accidentellement. — Ou être mises là délibérément – piège des Sartans pour quiconque franchirait les Portes de la Mort sans en avoir le droit, dit sombrement Haplo. J’ai failli les choisir moi-même. C’est ici que j’aurais atterri ? — Oui. Mais ce n’est pas si mal une fois qu’on est habitué. Tous tes besoins sont satisfaits. La magie y veille. Et on y est en sécurité, en parfaite sécurité. De nouveau, Haplo embrassa la salle du regard. — Et dire que je m’inquiétais pour toi dans le Labyrinthe, t’imaginant mort, ou pire. Pendant que tu étais là. En sécurité. En parfaite sécurité. — Tu t’inquiétais pour moi ? demanda Alfred, s’éclairant. — Naturellement que je m’inquiétais. Tu n’es pas capable de traverser une pièce vide sans déclencher des catastrophes. Et, à propos de pièces vides, comment peut-on sortir de celle-ci ? Alfred ne répondit pas, les yeux fixés sur ses souliers. — Samah a dit qu’ils vous envoyaient dans le Labyrinthe, toi et Orla. Ou bien il a commis une erreur, ou bien il n’était pas la canaille qu’il semblait être. Il vous a envoyés ici tous les deux. Et d’ailleurs où est Orla ? — Samah n’était pas un mauvais homme, dit Alfred. Seulement un homme terrifié. Mais il ne l’est plus. Quant à Orla, elle est partie le rejoindre. — Et toi, tu es resté ici tranquillement ? Tu n’es pas parti avec elle ? Tu aurais pu au moins aller avertir les autres Sartans de Chelestra… — Tu ne comprends pas, Haplo. Je suis resté parce que je ne pouvais pas faire autrement. Il n’y a pas d’issue. — Mais tu as dit qu’Orla était partie… commença Haplo, exaspéré. Alfred se mit à chanter les runes. La mélodie était triste, et pourtant douce, et Marit repensa soudain à la dernière fois où elle avait tenu sa fille dans ses bras. Le souvenir lui fit mal, la mit en colère. Elle allait lancer un sort, pour annuler celui d’Alfred, quand une section du mur disparut. Derrière le mur, une femme des Sartans gisait dans un cercueil de cristal, les yeux clos, le visage paisible. Elle semblait sourire. Haplo comprit. — Je suis désolé… — Elle est en paix, dit Alfred, souriant avec tristesse. Elle est partie rejoindre son mari. Il posa son regard sur Marit, et son visage se fit sévère. — Orla a vu ce qui lui arrivait, elle a vu comment il est mort. — Il a été exécuté pour ses crimes, dit Marit avec défi. Il a souffert comme il nous a fait souffrir. Il l’avait bien mérité, et même davantage. Alfred ne répondit pas. Avec un regard attendri pour la femme, il posa la main sur le cercueil de cristal, puis, doucement, sur un autre cercueil, vide, à côté du premier. — Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Haplo. — Le mien. Quand le moment viendra. Tu as raison. Cet endroit ressemble beaucoup à Arianus. — Bien trop, sapristi, dit Haplo. Tu t’es trouvé une autre tombe. D’une sécurité parfaite ! Mais tu ne vas pas t’y coucher, gronda-t-il. Tu vas venir avec moi ! — J’ai bien peur que non. Tu ne vas nulle part. Je te l’ai dit, il n’y a pas d’issue. Sauf comme elle, ajouta-t-il, regardant Orla. — Il ment ! s’écria Marit, luttant contre la panique. — Non, c’est un Sartan, il ne peut pas mentir. Mais il est très habile à ne pas dire la vérité. Les Portes de la Mort sont quelque part par ici. Nous sortirons par les Portes de la Mort. — Nous n’avons pas de nef, lui rappela Marit. — Nous en construirons une, dit Haplo, sans quitter des yeux Alfred qui s’était remis à contempler ses souliers. Qu’en dis-tu, Sartan ? Les Portes de la Mort ? Est-ce la sortie ? — Les Portes ne s’ouvrent que dans un sens, dit Alfred à voix basse. Marit se baissa, tira sa dague de sa botte. — Je vais le faire parler, dit-elle. — Laisse-le tranquille, Marit. Tu n’en obtiendras rien comme ça. — J’essaierai de ne pas abîmer ton cher ami. Et tu n’es pas obligé de regarder. Haplo se planta devant elle, sans rien dire, s’interposant simplement entre elle et Alfred. — Traître ! s’écria-t-elle, tentant de le contourner. Haplo la retint d’une main ferme. Elle était forte, plus forte que lui dans son état actuel, et elle se débattit. Leurs mains s’empoignèrent dans leur lutte, et leurs sigles bleus commencèrent à luire doucement. La magie des runes s’activait. Sauf qu’elle n’agissait pas pour attaquer ou défendre. Elle agissait comme chaque fois que deux Patryns se touchaient. C’était la magie de l’union, de la fermeture du cercle. C’était la magie de la guérison, de la force et de l’engagement partagés. Elle commença à s’insinuer à l’intérieur de Marit. Marit n’en voulait pas. Elle était vide et creuse, noire et silencieuse. Elle n’entendait même plus sa propre voix, seulement un écho de paroles prononcées dans un lointain passé. Le vide était froid, mais il n’était pas douloureux. Elle avait expulsé d’elle la souffrance, en avait accouché et coupé le cordon. Mais la luminescence bleue, douce et tiède, passait des mains d’Haplo dans les siennes… — Haplo, tu ferais bien de venir voir ça, dit Hugh, debout sur le seuil, d’un ton pressant. Distrait, Haplo tourna la tête, Marit se libéra. Il se retourna vers elle, dans les yeux la même chaleur qu’elle avait sentie dans les runes. Il lui tendit la main. Elle n’avait qu’à la prendre… Le chien parut, tirant la langue et remuant la queue, et trottina vers elle, comme vers une amie. Marit lui lança sa dague. Bouleversée, la vue brouillée, elle rata sa cible. La dague écorcha juste le flanc de l’animal, qui jappa de douleur et recula. La dague retomba près de Hugh, qui posa le pied dessus. Alfred regardait horrifié, si pâle qu’il semblait sur le point de s’évanouir. Marit leur tourna le dos. — Haplo, éloigne cette bête. Je ne peux pas te tuer, mais je peux tuer ce maudit chien. — Ici, chien, dit Haplo. Il examina la blessure. — Ce n’est rien, chien. Juste une écorchure. Tu as eu de la chance. — Au cas où ça intéresserait quelqu’un, dit Hugh, j’ai trouvé la sortie. Vous feriez bien de venir voir. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Haplo regarda Alfred, qui s’était empourpré jusqu’à sa calvitie. — Qu’est-ce qu’elle a, cette sortie ? Elle est gardée ? Magique ? — Non, ça ressemblerait plutôt à une blague. — Ça m’étonnerait. Les Sartans n’ont pas le sens de l’humour. — Quelqu’un devait l’avoir. La sortie se fait par un dédale. — Un dédale… répéta Haplo, pensif. Il sut alors la vérité. Et Marit aussi. Son vide intérieur s’emplit de larmes, et d’une peur terrible qui se tordait en elle comme une chose vivante. — Ainsi, Samah avait tenu parole, dit Haplo à Alfred. Le Sartan hocha la tête, mortellement pâle. — Oui, il avait tenu parole. — Il sait où nous sommes ? demanda Hugh. — Il le sait, dit Haplo. Il l’a toujours su. Le Labyrinthe. CHAPITRE 29 LE LABYRINTHE Ils quittèrent la salle de marbre blanc aux cercueils de cristal, et, derrière Hugh, s’engagèrent dans un étroit couloir taillé dans de la roche grise et descendant en pente douce jusqu’à une arche ouvrant sur une immense caverne. Le plafond s’en perdait dans l’ombre. Une lumière grisâtre, issue du côté opposé, luisait sur d’immenses stalactites suintant d’eau. Des stalagmites hérissant le sol montaient à leur rencontre, comme les dents d’une gueule monstrueuse. Une rivière aux eaux noires tourbillonnait entre les dents, en direction de la sinistre lumière. Caverne assez ordinaire. Hugh regarda l’arche d’entrée, puis touchant le bras de Marit, lui montra l’unique rune gravée dessus. Marit regarda, frissonna, et s’appuya au mur glacé. Bras croisés, elle tremblait, baissant la tête, le visage dissimulé par ses cheveux. Haplo comprit qu’elle pleurait. Il ne la blâmait pas. Autrefois, il aurait pleuré aussi. Mais aujourd’hui, il ressentait une étrange exaltation. Après tout, c’était là qu’il voulait venir. — La Première Porte, dit Haplo. Nous sommes à l’entrée du Labyrinthe. — Le Labyrinthe, répéta Hugh. Alors, j’avais raison : c’est bien un dédale que je vois là-bas. Partant de l’arche, un chemin humide et glissant s’enfonçait entre les stalactites, dont les rangées se perdaient dans l’obscurité. De sa place, Haplo voyait la première fourche, deux chemins s’en allant à droite et à gauche, entre des formations rocheuses qui n’étaient pas naturelles, mais créées par la magie, la peur et la haine. Un seul chemin menait au but ; tous les autres conduisaient au désastre. Et ils étaient devant la toute première porte. — J’ai marché jusqu’à la première fourche, dit Hugh, puis j’ai jeté un coup d’œil sur la suite, et j’ai préféré revenir avant de me perdre. — Te perdre aurait été le moindre de tes soucis. Ici, chaque pas peut conduire à la mort. Le Labyrinthe a été construit ainsi exprès. Mais c’est plus qu’un dédale. C’est une prison. Et ma fille y est enfermée. Hugh ôta sa pipe de sa bouche et regarda Haplo, médusé. — Nom de dieu ! Alfred était resté en arrière, aussi loin de l’arche qu’il pouvait sans quitter le groupe. — Tu veux lui parler du Labyrinthe, Sartan, ou tu préfères que ce soit moi ? Alfred leva les yeux, où se lisait une peine infinie. Haplo l’ignora. Alfred n’était plus Alfred, c’était l’ennemi. Même s’ils étaient maintenant embarqués ensemble. Haplo avait besoin de quelqu’un à haïr, il avait besoin d’une haine solide comme un mur pour s’appuyer dessus, craignant sinon de tomber et de ne jamais se relever. Le chien s’approcha d’Alfred, se frotta contre sa jambe. — Je comprends ce que tu ressens, dit Alfred, caressant timidement le chien. Je suis désolé. Haplo sentit le mur de sa haine s’effriter ; il grinça des dents. — Bon dieu, Alfred, arrête de t’excuser. Ce n’est pas ta faute, je te l’ai déjà dit ! — Je sais. Je suis dés… Rencontrant le regard d’Haplo, il ne termina pas. — La faute à qui c’est, je m’en moque, dit Hugh, mais je voudrais bien qu’on m’explique. — Il y a très longtemps, dit Haplo, son peuple et le mien se sont fait la guerre. Ils ont gagné, on a perdu… — Non, rectifia Alfred avec tristesse. Personne n’a gagné. — Bref, ils nous ont enfermés dans cette prison, puis ils sont partis se chercher des prisons pour eux. Ça te paraît assez exact, Sartan ? Alfred ne répondit pas. — Cette prison s’appelle le Labyrinthe. C’est là que je suis né. C’est là qu’elle et née, dit-il, montrant Marit. C’est la qu’est née notre fille. Et c’est là que vit notre fille. — Si elle vit, marmonna Marit entre ses dents. — C’est un endroit cruel, plein d’une magie cruelle qui se délecte non seulement à tuer, mais à tuer lentement, à torturer, à tourmenter, si bien qu’on appelle la mort comme une amie. Nous deux, nous nous en sommes évadés, avec l’aide de notre seigneur. Mais beaucoup ne s’en échappent pas. Des générations de notre peuple sont nées, ont vécu et sont mortes dans le Labyrinthe. « Et parmi ceux des nôtres encore vivants, il n’en est aucun qui ait commencé à la Première Porte et parcouru le chemin jusqu’au bout. » — Comment cela ? demanda sombrement l’assassin. Marit se tourna vers lui, sa colère brûlante séchant ses larmes. — Il a fallu des siècles à notre peuple pour atteindre la Dernière Porte. Et cela en montant sur les corps de ceux tombés avant eux. Un père mourant montre le chemin qui continue à son fils. Une mère mourante donne sa fille à ceux qui l’emporteront plus loin. Moi, je me suis évadée, et me voilà de retour. Tout est à recommencer… la souffrance… la peur… et sans espoir d’évasion. La Dernière Porte est trop loin. Haplo aurait voulu la consoler, mais sentit qu’il serait mal reçu. De plus, quel réconfort pouvait-il lui apporter ? Elle disait la vérité. — Bon, ne restons pas plantés là. Plus tôt on commencera, plus tôt on en finira, dit Haplo, ne réalisant la portée de ses paroles qu’en entendant le rire amer de Marit. J’avais commencé ce voyage avec l’intention de revenir dans le Labyrinthe. Je n’avais pas prévu d’y entrer par là, mais ce chemin vaut l’autre, je suppose. Et même, il est peut-être meilleur. Comme ça, je suis sûr de ne rien rater. — Tu retournais dans le Labyrinthe ? dit Marit, sidérée. Pourquoi ? Pour fuir Xar ? demanda-t-elle, étrécissant les yeux. — Non, dit Haplo sans la regarder. J’y retournais pour te chercher. Et pour chercher notre fille. Elle ouvrit la bouche, puis la referma, et baissa les yeux. — Maintenant, j’y vais pour chercher notre fille, reprit Haplo. Viendras-tu avec moi ? Elle releva la tête, livide. — Je… je ne sais pas… il faut… que je réfléchisse. — Marit, tu n’as guère le choix. Il n’y a pas d’autre issue. — D’après le Sartan, ricana-telle. Peut-être que tu lui fais confiance, mais pas moi. Je vais réfléchir. Elle repartit d’un pas raide vers le mausolée. Arrivée à hauteur d’Alfred, elle le foudroya avec fureur, et, terrorisé, il lui céda la place, reculant jusqu’au mur en trébuchant sur le chien. Elle passa devant lui et disparut. — Quelqu’un devrait peut-être l’accompagner, dit Hugh, méfiant. — Laisse-la. Nous avons failli mourir tous les deux dans le Labyrinthe. Y retourner n’est pas facile. Et toi, tu viens ? — C’est ça ou passer l’éternité ici. Je suppose que je ne peux pas mourir d’ennui ? dit-il, avec un regard interrogateur à Alfred. — Non, j’en ai peur… non, dit Alfred, qui n’avait pas compris la plaisanterie. Hugh eut un rire amer. — Je viendrai avec toi. Qu’est-ce qui peut m’arriver ? — Parfait, dit Haplo, retrouvant le moral et pas loin de croire qu’ils avaient une chance. Tes talents nous serviront. Quand j’ai décidé de revenir, j’avais pensé à toi pour m’accompagner. C’est drôle comme le hasard a bien fait les choses. Qu’est-ce que tu as comme armes ? — Euh… ça n’a pas d’importance, intervint Alfred d’une toute petite voix. — Comment, pas d’importance ! Bien sûr que si ! — Il ne peut pas tuer, dit Alfred. Haplo le regarda, muet de stupeur. — Tu comprends ? dit Alfred avec espoir. — Il ne peut pas être tué, il ne peut pas tuer, dit Haplo. — C’est pour ça que personne ne voulait m’engager, dit Hugh d’une voix dure, le visage luisant de sueur. J’ai été engagé pour tuer Tourment, je n’ai pas pu. Je devais tuer le Roi Stephen, je n’ai pas pu. On m’a demandé de te tuer, je n’ai pas pu. Je n’ai même pas pu me tuer moi-même. J’ai essayé – et je n’ai pas pu ! Il regarda Alfred, étrécissant les yeux. — Est-ce que les Kenkaris le savaient ? — Les Kenkaris ? fit Alfred, perplexe. Ah oui, les Elfes qui gardent les âmes des morts. Non, je ne crois pas. Mais les morts savaient sans doute. Pourquoi ? — Ce sont les Kenkaris qui m’ont envoyé tuer Haplo, dit Hugh. — Les Kenkaris ? s’étonna Alfred. Non, ils ne tueraient jamais personne ni n’engageraient quelqu’un pour tuer. Tu peux être certain qu’ils t’ont envoyé pour une autre raison. — Oui, dit Hugh, je commence à comprendre. Ils m’ont envoyé pour te retrouver. — Tu ne trouves pas ça intéressant, Alfred ? dit Haplo. Ils ont envoyé Hugh pour te trouver. Je me demande pourquoi ? — Je n’imagine pas… commença Alfred, baissant les yeux. — Pas si vite, l’interrompit Haplo. Ce que tu dis ne peut pas être vrai. Hugh a bien failli me tuer, et Marit aussi. Il a une sorte d’arme magique… — Avait, rectifia Hugh avec satisfaction. Maintenant, elle est perdue dans la mer. — Une arme magique ? Des Kenkaris ? dit Alfred, branlant du chef. Ils sont très savants en magie, mais ils ne s’en serviraient jamais pour faire des armes… — Non, grogna Hugh. Je tenais cette arme de… bon, disons, d’une autre source. Sa conception et sa fabrication venaient des anciens Sartans. Ton peuple s’en était servi dans une guerre d’autrefois… — Peut-être, dit Alfred, l’air très malheureux. Beaucoup d’armes magiques ont été fabriquées. Par les deux camps. Je ne sais rien de cette arme spécifique, mais je dirais qu’elle était douée d’intelligence et pouvait agir par elle-même. Elle se servait de toi, messire Hugh, comme simple porteur, comme moyen de transport. Et aussi de ta peur et de ta volonté pour la guider. — Bon, peu importe maintenant, elle est perdue. Dans les eaux de Chelestra. — Dommage que nous ne puissions pas inonder l’univers de ces eaux, remarqua doucement Alfred. Haplo regarda dans la caverne, sonda du regard les eaux noires qu’il entendait tournoyer et clapoter sur les rocs. Il imaginait les horribles créatures nageant dans ces eaux fétides, les monstres pouvant remonter de leurs profondeurs ténébreuses. — Tu viens avec nous, non ? dit-il à Alfred. — Non, dit Alfred, contemplant ses souliers. Je ne viens pas. Presque malade de peur, Marit prit son temps pour retourner dans la salle blanche, sachant qu’elle devait retrouver son calme avant de parler à Xar. Il comprendrait ; il comprenait toujours. Elle l’avait vu – d’innombrables fois – réconforter ceux incapables de retourner dans le Labyrinthe. Xar était le seul qui y fût retourné. Il comprendrait, mais il serait déçu. Marit entra dans la salle. Les cercueils de cristal n’étaient plus visibles, mais elle sentait leur présence. Et la proximité de Sartans morts ne lui donnait pas autant de plaisir qu’elle l’aurait cru. Debout de l’autre côté de la salle, elle posa la main sur le sigle de son front et baissa la tête. Xar répondit immédiatement. — Je sais où nous sommes, Seigneur, dit-elle, incapable de réprimer un soupir. Au centre du Labyrinthe. Devant la Première Porte. Silence. Puis : — Haplo y entrera-t-il ? — Il le prétend. Mais je doute qu’il en ait le courage. Elle doutait d’en voir le courage elle-même, mais elle passa ce détail sous silence. — Quelle raison donne-t-il pour entrer dans le Labyrinthe ? Marit trouva difficile de répondre. Elle hésita. — Le… l’enfant, bredouilla-t-elle enfin. Elle avait failli dire notre enfant. — Bah ! Quelle misérable excuse ! Il doit me prendre pour un imbécile ! Je connais sa vraie raison. Il est devenu ambitieux, Haplo. Il a réussi à prendre le contrôle d’Arianus. Maintenant, lui et son Sartan d’ami projettent de subvetir mon propre peuple, de le retourner contre moi. Il entrera dans le Labyrinthe pour y lever sa propre armée ! Il faut l’arrêter !… Tu doutes de mes paroles, Marit ? Elle sentit son déplaisir, presque sa colère. Pourtant elle ne pouvait s’empêcher d’être sceptique. — Je crois qu’il parle sérieusement… En tout cas, il n’a jamais parlé de… — Bien sûr que non ! dit Xar écartant l’argument avec dédain. Haplo est intelligent et rusé. Mais il ne réussira pas. Accompagne-le, ma Fille. Reste avec lui. Lutte pour rester en vie. Et ne crains rien. Tu n’y demeureras pas longtemps. Sang-drax est déjà parti pour le Labyrinthe. Par mon intermédiaire, il vous retrouvera tous les deux. Et il me ramènera Haplo. Puisque tu as échoué. Marit entendit le reproche muet, et l’accepta, sachant qu’elle le méritait. Mais l’horrible image des serpents-dragons aperçus sur Chelestra se leva dans son esprit. Elle écarta fermement cette vision, car le seigneur posait d’autres questions. — Haplo et le Sartan, de quoi ont-ils parlé ? — De Hugh-la-Main. Du Sartan qui pourrait peut-être lever la malédiction de la vie immortelle qui le frappe. Ils ont parlé d’Abarrach et d’une chambre qui s’y trouve… et qu’ils appellent la-Chambre des Damnés… — Encore cette maudite chambre ! dit Xar avec colère. Haplo ne parle que de ça ! Il voulait m’y emmener ! Je… Silence. Très, très long silence. — Imbécile que j’étais ! Il m’y aurait emmené ! murmura Xar. Qu’est-ce qu’il a dit sur cette chambre ? Lui ou le Sartan ont-ils mentionné la Septième Porte ? — Oui, Seigneur. Comment le savais-tu ? — Imbécile ! Imbécile et aveugle ! s’exclama-t-il, amer. Et qu’est-ce qu’ils en ont dit ? ajouta-t-il d’un ton pressant. Marit lui communiqua tout ce qu’elle se rappelait. — Oui, c’est ça ! Une salle imprégnée de magie ! De pouvoir ! Ce qui peut être créé peut être détruit. Marit sentit l’excitation de Xar comme une décharge électrique. — Ont-ils dit où elle se trouve sur Abarrach ? Comment s’y rendre ? — Non, Seigneur. — Reparle-lui de cette chambre. Tâche d’en apprendre tout ce que tu pourras. Mais n’éveille pas ses soupçons, ajouta-t-il, plus calme. Sois prudente, circonspecte. Haplo ne doit jamais soupçonner… — Soupçonner quoi, Seigneur ? — Soupçonner que je connais l’existence de cette chambre. Reste en contact avec moi, ma Fille… Ou peut-être devrais-je dire ma Femme. De nouveau, il était content d’elle. Marit ne savait pas pourquoi, mais il était son seigneur et ses ordres devaient être obéis aveuglément. Et elle serait heureuse de bénéficier de ses conseils quand elle serait dans le Labyrinthe. Toutefois, la remarque qui suivit la troubla. — Je ferai savoir à Sang-drax où tu es. Elle n’en fut pas réconfortée, et pourtant, elle savait qu’elle l’aurait dû. Elle n’éprouva que du malaise. — Naturellement, inutile de te dire qu’il ne faut pas parler de tout ça à Haplo. — Non, Seigneur. Il disparut. Marit resta seule. Très seule. C’était ce qu’elle voulait, ce qu’elle avait choisi. Qui voyage seul, voyage vite. Et elle avait voyagé vite, en effet. Jusqu’à en revenir à son point de départ. Ils se tenaient tous les quatre (plus le chien) à l’entrée de la caverne, à l’entrée du Labyrinthe. La lumière grise n’était pas plus brillante, mais plus forte. Haplo jugea que ce devait être le milieu de la journée. S’ils voulaient partir, il fallait partir tout de suite. Aucune heure n’est bonne pour voyager dans le Labyrinthe, mais le jour est plus favorable que la nuit. Marit les avait rejoints, pâle mais résolue. — Je viens avec vous, dit-elle à contrecœur. Haplo se demanda pourquoi, mais savait qu’il ne servirait à rien de la questionner. Marit ne lui dirait rien, et ses questions ne feraient que l’aliéner davantage. Elle était comme ça quand ils s’étaient rencontrés. Murée en elle-même. Avec de la patience et de la tendresse, il était parvenu à ouvrir une petite porte dans le mur. Et plus tard, elle lui avait claqué cette porte au nez. L’enfant – il savait maintenant que c’était à cause de l’enfant qu’elle l’avait quitté, et il pensait la comprendre. Contrition, avait-elle nommé l’enfant. Et maintenant, elle avait de nouveau muré la porte. — Il faut y aller, dit Haplo. Hugh était prêt, et même impatient. Bien sûr, il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Même s’il ne pouvait pas mourir… et qui sait ? Contre la cruelle magie du Labyrinthe, la rune-cœur du Sartan ne le protégerait peut-être pas. Marit semblait effrayée, mais résolue. Elle allait de l’avant sans doute parce qu’elle ne pouvait pas retourner en arrière. Ou alors, elle espérait encore le tuer. Et la seule personne – la dernière personne dont Haplo aurait pu dire que sa présence était nécessaire ou désirée… — Je regrette que tu ne viennes pas, Alfred. — Non, dit le Sartan, secouant la tête. Je serais une charge. Je m’évanouirais… — Tu t’es trouvé une nouvelle tombe, hein ? dit sombrement Haplo. Comme celle d’Arianus. — Et cette fois, je n’en sortirai pas, dit Alfred, fixant ses souliers qu’il devait commencer à bien connaître. J’ai déjà provoqué trop de catastrophes. Il leva brièvement les yeux sur Hugh, les rabaissa aussitôt. — Au revoir, messire Hugh. Je suis vraiment… très désolé. — Au revoir ? C’est tout ? dit Hugh avec colère. — Tu n’as pas besoin de moi pour mettre fin à… la malédiction. Haplo sait quoi faire, où aller. Non, Haplo ne le savait pas, mais il se dit que ça n’avait pas d’importance. Ils ne sortiraient sans doute jamais du Labyrinthe. Haplo fut pris d’une colère soudaine. Qu’il s’enterre, ce maudit Sartan, quelle importance ! Il avait raison, il ne serait qu’une charge. Haplo entra dans le Labyrinthe. Après un dernier regard mélancolique sur Alfred, le chien trotta sur les talons de son maître. Hugh suivit, sombre mais soulagé, content de repartir à l’action. Marit fermait la marche, pâle mais résolue. Debout devant l’arche, Alfred contemplait ses souliers. Haplo avançait prudemment sur le sentier. Arrivé à la fourche, il s’arrêta, en examina les deux branches, très semblables, et sans doute aussi redoutables l’une que l’autre. Il entendait tourbillonner les eaux ténébreuses s’enfonçant dans le cœur du Labyrinthe. Haplo sourit dans le noir. Il toucha le chien, lui tourna la tête vers l’arche. Vers Alfred. — Vas-y, mon vieux, dit-il. Rapporte ! CHAPITRE 30 LA CITADELLE PRYAN — Je n’aime pas cet affreux sorcier, Pathan et je trouve qu’on devrait lui dire de partir. — Par les oreilles d’Orn, Aléatha, il a autant le droit que nous d’être ici. Nous ne sommes pas propriétaires… — Nous sommes arrivés les premiers. — De plus, nous ne pouvons pas envoyer ce vieillard dans les bras des titans. Ce serait un meurtre. L’Elfe avait baissé la voix, mais Xar continuait à tout entendre. — Et il pourrait nous être utile, nous protéger si les titans parvenaient à entrer. Tu as vu comment il s’est débarrassé de ces monstres à son arrivée. Ouah ! Éclairs bleus, feu magique ! — Quant à ce feu magique – ça, c’était l’humain qui ajoutait son grain de sel à la discussion – il peut aussi s’en servir contre nous si nous lui déplaisons. — Peu probable, murmura Xar avec un sourire mauvais. Je ne prendrais pas cette peine. Les menschs tenaient une réunion secrète – du moins le supposaient-ils. Xar savait tout, naturellement. Il était confortablement assis dans la bibliothèque de la citadelle. Les menschs étaient près du dédale, à bonne distance, mais Xar percevait nettement toutes leurs paroles. — Qu’est-ce qui te déplaît chez lui, Aléatha demanda l’humaine. Regarde, il m’a donné ce joli collier. Je crois que c’est un rubis. — Moi aussi, j’en ai un, dit l’Elfe, Pathan. Le mien, c’est un saphir. Le Seigneur Xar a dit que chaque fois que je le porterais, quelqu’un veillerait sur moi. Tu ne trouves pas qu’il est joli, Théa ? — Ce collier ? Je le trouve affreux. Et je le trouve affreux aussi, lui. — Il n’est pas responsable de son physique. — Chose que tu comprends, j’en suis sûre, Roland, remarqua-t-elle. Quant à ses cadeaux, il a voulu aussi m’en faire un, mais j’ai refusé. Sa façon de me regarder m’a déplu. — Allons donc, Théa, depuis quand refuses-tu les bijoux ? Quant à sa façon de te regarder, tous les hommes te regardent comme ça, dit Pathan. — Jusqu’à ce qu’ils la connaissent, grommela Roland. Aléatha ne l’entendit pas, ou elle choisit de l’ignorer. — Le vieillard m’a offert une émeraude. Mais on m’en a offert cent fois de plus belles. — Que tu as acceptées cent fois, je parie, dit Roland, plus fort. — Vous allez arrêter tous les deux ! intervint Pathan. Et toi, Roland ? Le Seigneur Xar t’a donné un collier ? — À moi ? fit Roland, étonné. Écoute, Pathan, je ne sais pas comment c’est chez les Elfes, mais chez les humains, les mecs n’offrent pas des bijoux à d’autres mecs. Quant aux mecs qui acceptent des bijoux d’autres mecs… — Que veux-tu dire ? — Rien, Pathan, intervint Rega. Mais ne t’inquiète pas. Roland a accepté le collier de Xar. Je l’ai vu demander à Drugar combien il vaut. — Alors, Drugar, combien vaut-il ? — La pierre n’est pas de notre fabrication, alors, je ne peux rien dire. Mais je ne voudrais pas la porter. Elle a un mauvais rayonnement, dit le nain, bourru. — Peu importe ce qu’elle vaut ! s’emporta Rega. Tu n’auras jamais l’occasion de la vendre. Nous sommes coincés ici jusqu’à la fin de nos jours, et nous le savons. Les menschs se turent. Xar bâilla. Ces bavardages futiles commençaient à l’irriter. Puis, soudain, il entendit ce qu’il attendait. — Ce qui nous amène à la raison de notre réunion, dit Pathan. Est-ce que nous lui parlerons de la nef ? Ou garderons-nous le secret ? Une nef ! Sang-drax avait dit vrai ! Les menschs avaient vraiment une nef cachée quelque part. Xar ferma son livre et écouta, très concentré. — Quelle différence ? demanda languissamment Aléatha. Même s’il y a vraiment une nef quelque part – ce dont je doute – nous ne pourrons pas l’atteindre. Nous n’avons que la parole de Cook, et qui sait ce qu’elle a vu dehors ? D’ailleurs, les titans l’ont déjà détruite, sans doute. — Non, dit Pathan. Et elle existe. — Comment le sais-tu ? demanda Roland, soupçonneux. — Parce que je l’ai vue. De la Chambre aux Étoiles. — Tu veux dire que tu savais depuis le début et que tu ne nous as rien dit ? — Ne hurle pas comme ça ! Oui, je savais ! Et je ne t’ai rien dit parce que j’avais peur que tu fasses l’idiot comme en ce moment, et que tu te précipites dehors pour te faire casser ta tête d’imbécile par les ti… — Et alors, qu’est-ce que ça peut te faire ? C’est ma tête. C’est pas parce que tu couches avec ma sœur que tu peux te croire mon grand frère ! — Ça ne te ferait pas de mal d’avoir un grand frère ! — Arrêtez tous les deux ! — Rega, sors-toi de là. Il est temps qu’il apprenne… — Vous agissez comme des gosses. — Aléatha, où vas-tu ? Tu ne devrais pas aller dans ce dédale. C’est… — Je vais où ça me plaît, Rega. Ce n’est pas parce que tu couches avec mon frère… Imbéciles ! Xar serra les poings. — Ainsi, on voit la nef du haut de la citadelle. Je vais m’en assurer par moi-même. L’Elfe ment peut-être. Et ils ne vont sans doute pas rentrer de sitôt. Xar avait toujours eu l’intention de visiter la Chambre aux Étoiles – mais seul. Car, quelle que fût la magie à l’œuvre dans cette salle, elle contrôlait les titans. C’était évident. — C’est le bourdonnement, avait dit Pathan. Je crois que c’est ça qui les attire. Si évident que même les menschs l’avaient compris. D’après ce que Xar avait observé, le bourdonnement plongeait les titans dans une sorte de transe. Quand il s’arrêtait ils entraient en fureur, comme un enfant que seule la voix de sa mère peut calmer. — Analogie intéressante, dit Xar, se transportant d’un mot magique dans la Chambre aux Étoiles – il détestait monter les escaliers. Une voix maternelle apaisante. Une berceuse. Les Sartans s’en servaient pour contrôler les titans. Si je pouvais seulement apprendre le secret… Arrivé à la porte de la Chambre aux Étoiles, Xar jeta un coup d’œil prudent à l’intérieur. La machine était arrêtée, la lumière aveuglante éteinte. La machine fonctionnait de façon erratique depuis l’arrivée du seigneur. L’Elfe pensait que c’était normal, mais Xar pensait que non. Il espérait bien résoudre le mystère en son temps, car, selon leur habitude, les Sartans avaient laissé derrière eux d’innombrables volumes. Il entra dans la Chambre aux Étoiles, s’approcha de la fenêtre, et regarda dehors. Il dut scruter intensément le paysage avant de distinguer la nef, partiellement cachée par les feuillages luxuriants de la jungle. Il l’examina attentivement, excité, tenté. La nef était bien en vue. Il pouvait s’y transporter magiquement, quitter ce monde, quitter les menschs, et retourner dans le Labyrinthe pour trouver Haplo. Haplo – qui savait où se trouvait la Septième Porte sur Abarrach. Qui n’avait pas de plus cher désir que d’y conduire son seigneur… Des runes Sartanes. Xar étrécit les yeux pour mieux voir. Impossible de s’y tromper. La coque de la nef – construite sur le modèle d’un oiseau géant – était couverte de runes Sartanes. Xar jura. La magie des Sartans l’empêcherait d’entrer, aussi efficacement qu’elle l’avait empêché d’entrer dans la citadelle. Mais les menschs, qui étaient parvenus à pénétrer dans la citadelle pourraient certainement aussi monter dans la nef. Le nain avec son amulette et son maigre rudiment de magie. Les menschs pourraient monter à bord et emmener Xar avec eux. Mais entre les menschs et la nef, entre Xar et la nef, il y avait une armée de titans. De nouveau, Xar jura. Ces créatures campaient hors les murs – par centaines. Chaque fois que la machine se mettait en marche, ils approchaient et entouraient la citadelle, leurs têtes aveugles tournées vers la porte, attendant qu’elle s’ouvre. Quand la machine s’arrêtait, les titans sortaient de leur transe et entraient en fureur, martelant les murailles à grands coups de boutoir avec une rage terrifiante. Mais les murailles tenaient, ce dont Xar était reconnaissant aux Sartans, à regret. Puis, fatigués les titans retournaient dans la jungle et attendaient. Ils attendaient en ce moment… C’était à rendre fou ! Je sais où se trouve la Septième Porte – sur Abarrach. Haplo pourrait m’y conduire. Il m’y conduira. Quand Sang-drax l’aura retrouvé… Et Sang-drax ? Sang-drax sait-il ? Le serpent-dragon a-t-il délibérément menti… Mouvement dans le couloir. Bruit de pas traînants. Au diable ces menschs ! Ne pouvaient-ils pas le laisser tranquille une minute ? Une rune fulgura de sa main, la porte disparut. Un vieillard en robes gris souris, la main levée à hauteur de la poignée maintenant inexistante, regardait dans la Chambre aux Étoiles, l’air stupéfait. — Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Xar. — Je cherchais les toilettes, dit le vieillard, ahuri. — D’où viens-tu ? — Oh, du bout du couloir, dit-il, entrant d’un pas traînant. Tourner à droite au palmier en pot, et troisième porte à gauche. J’avais demandé une chambre avec salle de bains, mais… — Qu’est-ce que tu fais là ? répéta Xar. Tu me suivais ? — Je ne crois pas. Sans t’offenser, mon vieux, tu n’es pas mon type. Enfin, il faudra faire avec. Deux vierges abandonnées à la porte de l’église… — Abandonnées ? Que veux-tu dire ? dit Xar, intrigué. — Jetées, serait plus exact, dit le vieillard, de plus en plus lugubre. Pour qu’il ne m’arrive rien. « Vous serez en sécurité ici, messire », dit-il, imitant une voix connue. Il me trouve trop vieux pour participer à une belle bagarre. Je te montrerai, espèce d’avorton de crapaud… Il brandit un poing chétif dans le vide, puis se tourna vers Xar en soupirant. — Quelle excuse t’a donnée le tien ? — Qui m’a donné quoi ? répondit Xar, jouant le jeu. Je ne comprends pas. — Eh bien, ton dragon, naturellement. La vieillesse ? La sénilité ? La faiblesse ? La crainte que tu le retardes ? D’ahuri qu’il était, le visage du vieillard prit un air astucieux des plus déconcertants. — Je comprends. Pas bête ! Il t’a attiré ici. T’y a abandonné. Puis il est parti. Et tu ne peux pas le suivre. — Tu parles de Sang-drax, demanda Xar, haussant les épaules. — Sur Abarrach, tu es trop près du but. Kleitus en a déjà trop dit. Il pourrait en dire plus. Sang-drax s’inquiète. Il suggère Pryan. Bien sûr, il avait compté sans mon dragon. Équipe adverse. Change de tactique. Haplo piégé dans le Labyrinthe. Toi ici. Pas parfait, mais mieux que rien. Enlève ta nef. Et tes Patryns. Te laisse – en plan. Va dans le Labyrinthe. Tue Haplo. — Mort ou vif, peu m’importe, dit Xar, haussant les épaules. — Exact, pourvu que Sang-drax te rapporte le cadavre. Mais ça – c’est ce qu’il ne fera pas. Par la fenêtre, Xar regarda la nef gardée par les runes Sartans, avec une armée de titans entre lui et la liberté. — Il me le rapportera, dit-il enfin. — Non, dit le vieillard. Tu veux parier ? — Pour quelle raison ne le rapporterait-il pas ? — Pour t’empêcher de trouver la Septième Porte ! dit le vieillard, triomphant. — Ainsi, dit Xar, avançant sur lui d’un air menaçant, tu sais où est la Septième Porte. Et tu vas me le dire. Sinon, les minutes qui viennent pourraient être très désagréables pour toi. — Je n’en doute pas, dit le vieillard. Les yeux du vieillard s’emplirent d’une douleur indicible, que Xar ne pouvait espérer égaler. — Peu importe ce que tu pourrais me faire, soupira le vieillard. Car je ne sais vraiment pas où est la Septième Porte. Je ne l’ai jamais vue. J’étais contre, tu comprends. Je voulais arrêter Samah. Je l’en ai prévenu. Les membres du Conseil ont envoyé des gardes pour m’amener de force. Ils avaient besoin de ma magie. Je suis un magicien très, très puissant… Le vieillard eut un sourire d’une tristesse infinie. — Mais quand ils sont arrivés, je n’étais plus là. Je ne pouvais pas abandonner les menschs. J’espérais pouvoir les sauver. Alors, ils m’ont laissé en arrière. Sur la Terre. J’ai tout vu. La fin. La Séparation. Le vieillard prit une inspiration tremblante. — Mais je n’ai rien pu faire. Rien pu faire pour « les pertes civiles inévitables », comme disait Samah. « C’est une question de priorité… Nous ne pouvons pas les sauver tous. Et ceux qui survivront ne s’en trouveront que mieux », disait-il. « Et Samah les a laissé mourir. J’ai vu… j’ai vu…» Un frisson agita tout son corps. Ses yeux s’emplirent de larmes. Son visage se convulsa d’horreur, d’une horreur telle que, malgré lui, Xar eut un mouvement de recul. Sa bouche s’ouvrit en un hurlement muet. Ses yeux se dilatèrent, revivant des atrocités que lui seul pouvait voir. — J’ai vu les incendies qui dévoraient les cités, les plaines et les forêts. Les rivières rouges de sang. Les corps calcinés des innombrables morts. Les vivants qui couraient, qui couraient, sans trouver le salut… — Qui es-tu ? demanda Xar, impressionné. Qui es-tu ? — Quand tout fut fini, poursuivit le vieillard d’une voix étranglée, l’écume aux lèvres, Samah m’a attrapé et précipité dans le Labyrinthe. Je m’en suis évadé. Le Nexus, les livres que tu lis – c’est mon ouvrage, dit-il avec fierté. C’était avant ma maladie. Je ne m’en souviens pas, mais mon dragon m’en a parlé. C’est alors qu’il m’a trouvé, soigné… — Qui es-tu ? répéta Xar. Il regarda le vieillard dans les yeux… et alors, il y vit la folie. Elle tomba sur sa vision comme le rideau final, effaçant les souvenirs, éteignant les incendies, les horreurs. La folie. Bénédiction ? Ou châtiment ? — Qui es-tu ? demanda Xar pour la troisième fois. — Mon nom ? dit le vieillard avec un sourire heureux. Bond. James Bond. CHAPITRE 31 LA CITADELLE PRYAN Aléatha s’enfuit en courant dans le dédale. Sa robe s’accrocha à des ronces. Elle tira dessus pour se dégager, déchirant l’étoffe avec une sombre satisfaction. Qu’importait l’élégance ? Elle n’irait plus jamais nulle part… Furieuse et désespérée, elle s’effondra sur le banc de marbre. — Je pourrais aussi bien être en prison, se dit-elle, regardant autour d’elle les murs verts des haies aux angles durs et rébarbatifs. Sauf que je serais mieux en prison. Tout prisonnier a toujours l’espoir de s’évader un jour, mais moi, je n’en ai aucun… Se jetant sur le banc, elle se mit à pleurer amèrement. Qu’importait si elle avait les yeux gonflés et le nez rouge ? Personne ne l’aimait. Ils la détestaient tous. Et elle les détestait aussi. Surtout cet affreux Seigneur Xar. Il y avait en lui quelque chose d’effrayant… — Ne pleure pas comme ça, dit une voix bourrue. Tu vas te rendre malade. Aléatha se redressa vivement, refoulant ses larmes et s’essuyant les yeux du revers de la main. — Oh, c’est toi, dit-elle. Drugar la regardait, fronçant ses sourcils broussailleux mais sa voix était bienveillante, presque tendre. Aléatha savait reconnaître l’admiration quand elle la rencontrait, et, bien qu’elle vînt du nain, la jeune Elfe en fut toute réconfortée. — Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprit-elle, réalisant que son accueil n’avait pas été vraiment aimable. En fait, je suis contente que ce soit toi. Et pas les autres. Ce sont tous des imbéciles. Tu es le seul à avoir du bon sens. Tiens, assieds-toi. Drugar hésita. Il ne s’asseyait jamais en présence des humains et des Elfes, beaucoup plus grands que lui. Sur leurs sièges, ses pieds ne touchaient pas le sol et ses jambes se balançaient dans le vide, comme celles des enfants. Il voyait dans leurs yeux – du moins le croyait-il – qu’ils l’en estimaient moins en conséquence. Mais il n’avait jamais cette impression avec Aléatha. Elle lui souriait – quand elle était de bonne humeur, naturellement –, l’écoutait avec une attention respectueuse, et semblait admirer ce qu’il disait et faisait. En vérité, Aléatha se comportait envers Drugar comme envers tout autre homme – elle flirtait. Flirt innocent, inconscient. Se faire aimer était sa façon d’établir des rapports relationnels avec les hommes. Mais elle n’avait aucun moyen d’en établir avec les autres femmes. Elle savait que Rega aurait voulu être son amie, et, tout au fond d’elle-même, Aléatha sentait que ce serait agréable de pouvoir bavarder et rire avec une autre femme, de partager ses joies et ses craintes. Mais, dès l’enfance, Aléatha avait compris que sa sœur aînée, Callie, laide et rébarbative la haïssait à cause de sa beauté, tout en ne l’aimant que plus farouchement. Aléatha en était venue à penser que toutes les femmes réagissaient comme Callie à son égard – et, effectivement, c’était souvent le cas. Aléatha faisait parade de sa beauté, la jetait au visage de Rega comme un défi. Secrètement persuadée qu’elle était inférieure à Rega, sachant qu’elle n’était pas aussi intelligente, batailleuse et aimable que Rega. Aléatha se servait de sa beauté comme d’une arme pour la maintenir à distance. Quant aux hommes, Aléatha savait que, dès qu’ils auraient découvert la laideur de son âme, ils l’abandonneraient. C’est pourquoi elle avait pour principe de toujours abandonner la première. Sauf que maintenant, elle n’avait plus personne sur qui se rabattre. Ce qui signifiait que, tôt ou tard, Roland découvrirait la vérité sur elle et se mettrait à la haïr. Si ce n’était déjà fait. Non qu’elle se souciât de ce qu’il pensait d’elle… De nouveau, ses yeux s’emplirent de larmes. Elle était seule, désespérément seule… Drugar s’éclaircit la gorge. Il s’était perché tout au bord du banc, touchant juste le sol de la pointe des orteils. Son cœur se serrait de la voir malheureuse ; il comprenait son chagrin et sa peur. Étrangement, ils se ressemblaient – leur physique les mettant à part des autres. À leurs yeux, il était petit et laid. À leurs yeux, elle était merveilleusement belle. Tendant la main, il lui tapota gauchement l’épaule. À sa grande surprise, elle se blottit contre lui, et, la tête sur sa poitrine, sanglota dans sa barbe. Le cœur douloureux de Drugar faillit éclater d’amour. Il comprit pourtant qu’elle n’était encore, intérieurement, qu’une enfant, qui se tournait vers lui pour quêter son réconfort – rien de plus. Il baissa les yeux sur les soyeux cheveux blonds mêlés aux poils grossiers de sa barbe noire, et dut fermer les yeux pour refouler ses larmes brûlantes. Il la berça doucement dans ses bras, puis, dès que ses sanglots se calmèrent, et pour leur épargner à tous deux une situation gênante, il demanda vivement : — Aimerais-tu voir ce que j’ai découvert ? Au centre du dédale. Aléatha releva un visage congestionné. — Oui, j’aimerais bien. N’importe quoi vaut mieux que ne rien faire. Elle se leva, lissant sa robe et essuyant ses larmes. — Tu ne diras rien aux autres ? demanda Drugar. — Bien sûr que non, dit Aléatha, hautaine. Ils ont leurs secrets, Pathan et Rega, je le sais. Ça, ce sera notre secret à nous. Elle lui tendit la main, et ils s’engagèrent dans le dédale. Au début, Aléatha essaya de se rappeler le chemin – deux tournants à droite, un à gauche, un autre à droite, puis deux à gauche, un cercle complet autour d’une statue de poisson. Mais après ça, elle perdit le fil. — Comment sais-tu où tu vas ? demanda-t-elle nerveusement. — Les miens ont passé toute leur vie dans des tunnels, dit-il, haussant les épaules. Contrairement à vous, nous ne nous perdons pas dès que nous ne voyons pas le soleil. De plus, le chemin ne tourne pas au hasard, il est basé sur un modèle mathématique. Je peux t’expliquer, si tu veux. — Pas la peine, si je n’avais pas dix doigts, je n’arriverais pas à compter jusque-là. Le centre est encore loin ? Aléatha n’avait jamais été vraiment attirée par les activités physiques. — Non, dit Drugar. Et tu pourras te reposer là-bas. Elle soupira. Au début, c’était excitant, mystérieux, et amusant de faire semblant d’être perdue tout en sachant qu’elle ne l’était pas. Mais maintenant, elle commençait à s’ennuyer et à avoir mal aux pieds. Et il faudrait refaire tout ce chemin en sens inverse pour sortir. Fatiguée et agacée, elle considéra Drugar avec méfiance. Après tout, il avait essayé de les tuer autrefois. Et s’il l’attirait là-bas dans quelque but inavouable ? Si loin des autres, personne ne l’entendrait crier. Elle s’arrêta, regarda en arrière, se demandant si elle n’allait pas rentrer toute seule. Mais elle n’avait aucune idée du chemin à suivre… Drugar s’arrêta si brusquement qu’Aléatha, qui regardait toujours derrière elle, trébucha sur lui. — Je… je m’excuse. Il la regarda, et son visage s’assombrit devant sa nervosité. — N’aie pas peur. Nous sommes arrivés. Voilà ce que je voulais te montrer, dit-il, joignant le geste à la parole. Ils étaient sortis du dédale. Devant eux se dressaient des gradins de marbre blanc disposés en cercle autour d’une mosaïque de pierres de couleurs représentant des constellations. Au centre il y avait d’étranges symboles, semblables à celui de l’amulette du nain. Au-dessus d’eux, le ciel, et, de l’endroit où elle se trouvait, elle aperçut le sommet de la flèche centrale de la citadelle. Elle soupira de soulagement. Au moins, elle savait maintenant où elle était. Dans l’amphithéâtre. Mais ce n’était pas ça qui l’aiderait beaucoup à retrouver son chemin pour sortir. — Très joli, dit-elle pour faire plaisir à Drugar. Elle aurait aimé se reposer, mais le silence la rendait nerveuse – et aussi les regards sombres du nain. — C’était très bien. Je te remercie de… — Assieds-toi, dit Drugar, lui montrant un gradin. Tu n’as pas encore vu ce que je veux te faire voir. Aléatha jeta un dernier regard au sentier, et, soupirant, suivit Drugar et se laissa tomber près de lui sur le premier gradin, remuant nerveusement, bougeant les pieds, et manifestant de toutes les façons qu’elle ne trouvait plus cela amusant, en espérant qu’il comprendrait l’allusion. Peine perdue. Immobile et silencieux, il contemplait le centre du cercle. Aléatha était sur le point de tenter sa chance dans le dédale. S’y perdre ne serait pas plus redoutable que de mourir d’ennui ici. Soudain, la lumière jaillit de la Chambre aux Étoiles. L’étrange bourdonnement reprit. Jailli de la flèche de la citadelle, un intense rayon de lumière blanche frappa la mosaïque. Aléatha se leva et ravala son air avec un mouvement de recul. — N’aie pas peur. — Des gens ! s’écria-t-elle, médusée. Il y a des gens… La scène vide s’était remplie de monde. Ou plutôt d’ombres évanescentes, de fantômes. Elle voyait à travers les gradins de l’amphithéâtre, et, au-delà, les haies du dédale. Les genoux tremblants, elle se rassit et les observa. Rassemblés par petits groupes, ils bavardaient gravement, marchaient lentement, certains allant de groupe en groupe, apparaissant et disparaissant selon qu’ils entraient ou sortaient du rayon lumineux. Des gens. D’autres gens. Des Elfes, des humains et des nains, qui se parlaient, manifestement en bonne intelligence, à part un ou deux groupes qui ne semblaient pas d’accord. Des gens rassemblés dans un seul but, réalisa Aléatha. C’est une fête ! s’écria-t-elle joyeusement, se levant pour aller les rejoindre. — Non ! Attends ! N’approche pas de la lumière ! dit Drugar, qui contemplait la scène avec une crainte révérencielle. Il tenta de la retenir, mais elle était déjà au centre de la foule. Elle aurait aussi bien pu se trouver en plein brouillard. Les gens glissaient autour d’elle, à travers elle. Elle les voyait parler mais ne les entendait pas. Leurs yeux ne la voyait pas. — S’il vous plaît ! Je suis là ! les supplia-t-elle, frustrée. — Que fais-tu ? Sors de là ! ordonna Drugar. C’est un lieu sacré. — Oui ! s’écria-t-elle, ignorant le nain et parlant aux ombres ? Je vous entends ! Et vous, m’entendez-vous ? Pas de réponse. — Pourquoi ne me voient-ils pas ? Ne m’entendent-ils pas ? — Parce qu’ils ne sont pas réels, voilà pourquoi, répondit Drugar, acide. Aléatha regarda en arrière. Les ombres passaient près d’elle, par-dessus elle, autour d’elle. Et soudain, la lumière s’éteignit, et tout disparut. — Oh ! fit Aléatha, déçue. Où sont-ils partis ? — Quand la lumière s’en va, ils s’en vont. — Reviennent-ils avec la lumière ? — Parfois oui, parfois non, dit Drugar, haussant les épaules. Mais en général, je les trouve ici à cette heure de l’après-midi. Aléatha soupira, elle se sentait plus seule que jamais. — Tu dis qu’ils ne sont pas réels. Alors, qui sont-ils, à ton avis ? — Des ombres du passé, peut-être. De ceux qui vivaient ici. C’est la magie du lieu, dit Drugar, se caressant la barbe. — Tu as vu des gens de ton peuple, dit-elle, devinant sa pensée. — Des ombres, répéta-t-il, bourru. Mon peuple est détruit, anéanti par les titans. Je suis le seul survivant. Et quand je mourrai, la race des nains s’éteindra avec moi. — Non, Drugar, dit-elle, tu te trompes. — Qu’est-ce que tu en sais ? dit-il, les yeux flamboyants. — Rien, avoua-t-elle. Mais je crois que l’un d’eux m’a entendue quand j’ai parlé. — Tu l’as imaginé ? Tu crois que je n’ai pas essayé ? demanda-t-il, sombre, hagard et ravagé de douleur. Voir les miens ! Les voir bavarder et rire ! J’arrive presque à comprendre ce qu’ils disent. J’arrive presque à entendre la langue de mon pays. Il ferma les yeux très fort. Puis, se détournant brusquement, il repartit entre les rangées de gradins. Comme j’ai été égoïste, se dit Aléatha, le suivant des yeux. Moi au moins, j’ai Pathan. Et Roland, bien qu’il ne compte guère. Et Rega n’est pas mauvaise fille. Le nain n’a personne. Pas même nous. Nous avons fait le maximum pour l’exclure. Alors, il vient ici voir des ombres pour se réconforter. Elle avança vers lui. — Drugar, dit-elle tout haut, écoute. Quand j’étais dans le cercle, j’ai dit : « Je suis juste devant toi », et j’ai vu un Elfe tourner la tête vers moi. Sa bouche a remué, et je jurerais qu’il disait : « Quoi ? » J’ai encore parlé, alors il a regardé autour de lui, l’air confus, comme s’il m’entendait sans me voir. J’en suis sûre, Drugar ! Drugar la regarda, dubitatif, mais désirant manifestement la croire. — Tu en es certaine ? — Oui, mentit-elle. Comment pourrais-je être parmi des hommes sans qu’ils me remarquent ? ajouta-t-elle avec un joyeux éclat de rire. — Je ne te crois pas dit-il, se renfrognant devant son rire. — Ne te fâche pas, Drugar. Je te taquinais. Tu avais l’air si… triste. Elle s’approcha et lui effleura la main. — Merci de m’avoir amenée ici. C’était merveilleux. Je… je voudrais bien revenir avec toi. Demain. Quand la lumière se rallumera. — Vraiment ? dit-il, heureux. Très bien. Nous viendrons. Mais tu n’en parles pas aux autres. — Pas un mot, promit-elle. — Maintenant, il faut rentrer, dit Drugar. Les autres vont s’inquiéter pour toi. Aléatha perçut l’amertume qu’il mit dans ce dernier mot. — Drugar, qu’est-ce que ça voudrait dire si ces gens sont vraiment réels ? Que nous ne sommes pas seuls comme nous le pensons ? — Je ne sais pas, dit-il, contemplant le cercle en branlant du chef. Je ne sais pas. CHAPITRE 32 LA CITADELLE PRYAN La lumière aveuglante se rallumant soudain chassa Xar de la Chambre aux Étoiles. Il parvint à se débarrasser du vieux Sartan, en le repassant à l’Elfe, remonté pour dire des âneries. Se disant que l’Elfe et le fou s’entendraient bien, il les laissa à l’entrée, Fixant tous deux d’un air stupide la lumière passant sous la porte. Le vieillard exposait une théorie sur le fonctionnement de la Chambre aux Étoiles, théorie que Xar aurait naguère trouvée intéressante. Maintenant, le Seigneur du Nexus s’en moquait. Il alla chercher refuge dans la bibliothèque, où il savait qu’aucun mensch ne viendrait le déranger. Que la lumière des Sartans jaillisse de cette Chambre aux Étoiles et de toutes ses pareilles, qu’elle apporte clarté et énergie aux Portes de la Mort, qu’elle éclaire les terribles ténèbres d’Abarrach, qu’elle fasse fondre les lames de mer de Chelestra ! Que lui importait. Mais si le vieillard avait raison ? Si Sang-drax était un maître. Xar déroula un parchemin, l’aplatit sur la table. Il représentait l’univers, tel que les Sartans l’avaient recréé – quatre mondes, air, feu, pierre, eau, reliés par des conduits. La conquête de ces mondes avait semblé simple au début. Quatre mondes peuplés de menschs, qui tomberaient devant la puissance de Xar comme des fruits pourris tombent de l’arbre. Mais les choses s’étaient dégradées l’une après l’autre. — Le fruit d’Arianus n’est pas si pourri que ça, fut-il forcé de s’avouer. Les menschs sont forts, mûrs, et bien décidés à s’accrocher à l’arbre avec ténacité. Et qui aurait pu prévoir les titans de Pryan ? Même moi, je n’aurais jamais imaginé les Sartans assez stupides pour créer des géants, les douer de magie, puis en perdre totalement le contrôle. « Et l’eau-destructrice-de-magie de Chelestra ? Comment diable conquérir un monde où les menschs n’ont qu’à m’inonder pour me rendre impuissant ? « J’ai besoin de la Septième Porte. Absolument. Sinon, il se pourrait que j’essuie un échec. » Échec. Au cours de sa longue vie, le Seigneur du Nexus n’avait jamais permis à ce mot d’entrer dans son cerveau, et il ne l’avait jamais prononcé tout haut. Maintenant, il était forcé de concéder que c’était une possibilité. À moins qu’il ne découvre la Septième Porte – le lieu où tout avait commencé. Le lieu où – avec son aide – tout finirait. Haplo m’y aurait conduit si je l’avais laissé faire. Il était revenu exprès dans le Nexus. J’étais aveugle ! Aveugle ! dit-il écrasant le parchemin dans ses mains. Je l’aimais, voilà ma faute. Sa trahison me blessait. De toutes les leçons du Labyrinthe, voilà la plus importante aimer, c’est perdre. Si seulement je l’avais écouté sans passion ! « Il avait accompli ce que je lui avais ordonné. Il a essayé de me le dire. Je ne l’ai pas écouté. Et maintenant, il est peut-être trop tard. » Xar repassa mentalement toutes les paroles d’Haplo – exprimées ou informulées. Les sigles couraient à la base du mur depuis notre départ des cachots, mais ils montèrent vers le plafond et s’incurvèrent en une arche de lumière bleue. Au-delà, je ne voyais que des ténèbres. Je marchai vers l’arche, à mon approche, les sigles, de bleus, devinrent rouges, et s’enflammèrent. Je mis ma main devant mes yeux, et voulus continuer à avancer. Le feu crépita et rugit, la fumée m’aveugla. L’air surchauffé me brûlait les poumons. Les runes de mes bras s’activèrent en réaction, mais ne purent pas me protéger du feu qui brûlait mes chairs. Je reculai, suffoquant. Des runes de défense… je ne pouvais pas entrer. Ces runes sont les plus puissantes qui existent. Quelque chose de terrible se trouve derrière cette porte. Debout devant l’arche, Alfred se mit à exécuter une danse solennelle. La lumière rouge des runes vacilla, s’éteignit. Maintenant, nous pouvions entrer… Le tunnel était large et aéré, le plafond et les murs bien secs. La roche du sol était couverte d’une épaisse poussière, sans aucune empreinte de pas ou trace d’animal. Aucune tentative n’avait été faite pour effacer les sigles des Sartans ; les runes-guides brillaient, éclairant notre avance… Si ce n’était pas absurde. Seigneur, je jurerais avoir ressenti une impression de paix, de bien-être détendant les muscles et apaisant les nerfs… La sensation était inexplicable… Le tunnel continuait tout droit, sans tournant ni carrefour. Nous passâmes sous plusieurs autres arches, dont aucune gravée de runes de défense comme la première. Puis, sans avertissement, les runes-guides s’arrêtèrent, et nous nous trouvâmes devant un mur. Un mur de roc noir, massif et solide. Il était gravé de runes Sartanes. Mais ces runes étaient particulières. C’étaient des runes de sainteté. Et à l’intérieur… un crâne. Des cadavres. D’innombrables cadavres. Meurtre collectif. Suicide collectif. Des runes apparurent, formant un cercle dans la partie supérieure de la chambre. « Celui qui apporte ici la violence périra par la violence. » Pourquoi cette chambre est-elle sacrée, Seigneur ? Et pour qui ? J’avais presque la réponse… J’en étais si proche… Puis Haplo et ses compagnons avaient été attaqués par Kleitus. Kleitus savait où se trouvait la Chambre des Damnés ! Ou comme Xar commençait à le penser, la Septième Porte. Kleitus était mort dans cette salle ! Une fois de plus, Xar repassa mentalement le rapport d’Haplo. Il disait quelque chose sur une force opposée à eux, ancienne et puissante… une table, un autel, une vision… Le Conseil avait donné aux Sartans la mission de contacter les autres mondes pour leur expliquer la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient, et les supplier de leur envoyer l’aide promise avant la Séparation. Avec quel résultat ? Pendant des mois, ils ne firent rien. Puis, soudain, ils parlèrent, débitant des sottises que seul un enfant aurait pu croire… Bien sûr, réalisa Xar. C’était logique. Ces misérables Sartans d’Abarrach, coupés de leur peuple depuis d’innombrables générations, avaient oublié la plus grande partie de la magie des runes, perdu l’essentiel de leur pouvoir. Un groupe d’entre eux, tombant par hasard sur la Septième Porte, avait redécouvert ce qu’ils avaient perdu. Pas étonnant qu’ils aient voulu garder tout ça pour eux. Inventant des histoires de forces opposées, anciennes et puissantes. Même Haplo s’était laissé prendre à leurs mensonges. Les Sartans n’avaient pas su quoi faire d’une telle puissance. Mais Xar le savait. S’il parvenait à découvrir la Septième Porte. Mais le pouvait-il sans Haplo ? De nouveau, le Seigneur revit les images dans l’esprit d’Haplo, comme il les avait vues à son retour d’Abarrach. Xar reconnut les cachots où Haplo avait failli mourir. Il s’en était évadé, s’enfuyant dans un tunnel, guidé par les runes bleues des Sartans. Quel tunnel ? Dans quelle direction ? Il devait y avoir des centaines de ces couloirs souterrains. Le Seigneur du Nexus avait exploré les catacombes, sous le château de Necropolis. C’était un dédale digne du Labyrinthe, fouillis de couloirs et de tunnels, certains naturels, d’autres creusés par la magie. Trouver le bon pouvait prendre toute une vie. Mais Haplo le connaissait. S’il parvenait à sortir du Labyrinthe. — Et je suis coincé ici ! Incapable de l’aider. Avec une nef en vue. Une nef couverte de runes Sartanes. Les menschs pouvaient briser les runes. Ils l’avaient fait pour entrer ici. Mais à cause des titans, ils n’arriveront jamais vivants à la nef. Je dois… Vivants ! Xar prit une profonde inspiration, et expira lentement, pensivement. — Mais qui a dit que les menschs devaient être vivants ? CHAPITRE 33 LE LABYRINTHE Le sentier traversant la caverne ouvrant sur le Labyrinthe était long et tortueux. Il leur fallut des heures pour le parcourir, tâtant le terrain à chaque pas, car il glissait et s’éboulait sous le pied de l’un, alors qu’un autre venait de passer sans problème. — Le terrain est vivant ? demanda Hugh. Je jurerais que je l’ai vu renverser délibérément Marit. — Il est vivant, et il nous hait, répondit sombrement Haplo, tirant Marit sur la section de sentier relativement sûre où il se trouvait. Hugh sauta par-dessus la crevasse et atterrit près d’eux. Non loin s’ouvrait la sortie – lumière grise, arbres rabougris, herbe trempée de brouillard. Un bon sprint pouvait les y conduire. Mais ils étaient tous épuisés, courbatus, effrayés. Et ce n’était que le début. Haplo fit un pas en avant. Le sol trembla. Les rocs se mirent à vaciller. Une pluie de poussière et de pierres tomba du plafond. — Ne bougez pas ! commanda Haplo. Ils obéirent, et les grondements cessèrent. — Le Labyrinthe te donne toujours une chance, murmura Haplo. — Qu’est-ce qu’il y a ? dit Alfred d’une voix tremblante. Haplo tourna la tête vers Alfred, debout sur l’étroite corniche qui avait tenté de précipiter Marit dans les eaux noires. Une partie s’en était effondrée. Alfred devrait sauter par-dessus. Mais Alfred n’était pas doué pour le saut. Hugh avait déjà évité au maladroit Sartan de tomber dans deux fosses et une crevasse. Le chien restait près d’Alfred, lui mordillant les talons de temps en temps pour le faire avancer. — Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il avec effroi. — La caverne va tenter de nous empêcher de sortir, dit froidement Marit. — Allons donc, dit Alfred, faisant un pas en avant. Tu parles comme si… Le sol se souleva, agité d’un frisson, comme si – Haplo l’aurait juré – il riait. Alfred poussa un cri, chancela. Son pied glissa. Le chien planta les dents dans sa culotte et tint bon. Agitant follement les bras, il parvint à reprendre son équilibre – avec l’aide du chien. — Bienheureux Sartan ! murmura-t-il, s’aplatissant contre la roche. — C’est tes bienheureux Sartans qui ont créé ce cauchemar, jura Haplo. Comment allons-nous sortir, bon dieu ? — Tu n’aurais pas dû m’emmener, dit Alfred d’une voix tremblante. Je t’avais prévenu que je vous retarderais, que je vous mettrais en danger. Ne t’occupe pas de moi. Continuez. Moi, je reviendrai en arrière… — Ne bouge pas… commença Haplo, puis il se tut. Sans l’écouter, Alfred revenait sur ses pas, et rien ne se passait. — Alfred, attends ! cria Haplo. — Laisse-le partir, dit Marit avec mépris. Il nous a déjà assez ralentis. — C’est ce que désire le Labyrinthe. Il veut qu’Alfred s’en aille, et je veux être damné si je lui obéis. Chien, arrête-le. Docile, le chien attrapa Alfred par ses basques. — Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda-t-il regardant Haplo d’un air pitoyable. Rien ! — C’est peut-être ce que tu penses, mais ce n’est pas l’avis du Labyrinthe. Pour étrange que ça paraisse, j’ai l’impression que le Labyrinthe te craint. Peut-être parce qu’il voit son créateur. — Non, dit Alfred. Pas moi ! — Si, toi. En te cachant dans ta tombe, en refusant d’agir, en restant « dans une sécurité parfaite », tu as permis au mal de se perpétuer. Alfred secoua la tête, et tira sur ses basques. Le chien, croyant qu’il s’agissait d’un jeu, tira dans l’autre sens. — À mon signal, dit Haplo à Marit, courez vers la sortie, toi et Hugh. Soyez prudents. Quelque chose vous attend peut-être dehors. Ne vous arrêtez sous aucun prétexte. Ne regardez pas en arrière. — Haplo… commença Marit. Je ne veux pas… Elle rougit et se tut. Étonné, surprenant dans sa voix une nuance différente, il la regarda. — Tu ne veux pas quoi ? Me quitter ? Ne t’inquiète pas, tout ira bien. Touché de l’inquiétude qu’il voyait dans ses yeux – première lézarde dans son armure – il tendit la main pour lui dégager le front. — Tu es blessée. Laisse-moi jeter un coup d’œil… Elle recula, les yeux flamboyants. — Tu es un imbécile. Laisse-le mourir, dit-elle, regardant Alfred. Laisse-les tous mourir. Elle lui tourna le dos, fixa les yeux sur la sortie. Le sol trembla. Ils n’avaient pas beaucoup de temps. Haplo tendit la main à Alfred. — Alfred, dit-il doucement, j’ai besoin de toi. Alfred leva vers lui un visage hagard et stupéfait. Sur un signe de son maître, le chien le lâcha. — Je ne peux pas faire ça tout seul, reprit Haplo. J’ai besoin de toi pour retrouver mon enfant. Viens. Les yeux d’Alfred s’emplirent de larmes. — Comment ? dit-il avec un sourire tremblant ? Je ne peux pas… — Donne-moi la main. Je vais te tirer. Alfred se pencha précairement par-dessus la crevasse effondrée. Haplo lui saisit le poignet. Le sol se souleva, se cabra. Alfred perdit pied. — Cours, Marit ! cria Haplo, commençant à lancer ses sorts. À son commandement, des sigles bleus et rouges explosèrent dans l’air. Il les tressa en une corde étincelante, qui, partant de sa main, alla s’enrouler autour d’Alfred. La caverne s’effondrait. Risquant un regard en arrière, il vit Marit et Hugh courir follement vers la sortie. Tirant sur sa corde, il balança le Sartan dans le vide, et l’amena sur son côté de la corniche. À cet instant, la partie de la corniche sur laquelle s’était tenu Alfred s’effondra. — Chien, saute ! hurla Haplo. Le chien sauta, atterrit sur eux et les fit tomber. Les yeux d’Alfred commencèrent à se révulser, son corps devenait flasque. — Si tu t’évanouis, tu mourras ici, et moi aussi, lui hurla Haplo. Utilise ta magie, bon dieu ! Alfred se mit à chanter les runes d’une voix tremblante, puis étendant les bras, se mit à voler vers la sortie qui se refermait lentement. — Viens, mon vieux, dit Haplo au chien, qui s’élança devant. Sa magie fracassait les rocs qui lui barraient le chemin, les envoyant rouler dans l’abîme. Un rocher roula, renversa Haplo, lui coinça les jambes. L’ouverture se refermait, la montagne entière tombait sur lui. Il ne restait plus qu’un petit cercle de lumière grise. Se servant de sa magie comme d’un levier, Haplo libéra ses jambes, lança sa main dans l’ouverture qui s’agrandit lentement. Des runes Sartanes fulgurèrent autour de sa main, renforçant l’éclat des runes Patryns. — Tirez-le ! cria Alfred. Je maintiens la sortie ouverte ! Hugh le saisit par le poignet, le tira dehors. Haplo se releva en chancelant et se mit à courir, flanqué de Hugh et d’Alfred, qui, naturellement, trébuchait. Marit les attendait sur une crête. — Attention ! lui hurla Haplo. Une avalanche de pierres et d’arbres déracinés balaya le flanc de la montagne. Haplo se jeta à plat ventre, entraînant Alfred avec lui. La magie des Patryns le protégea, et il espéra qu’Alfred aurait eu le bon sens de se protéger de la sienne. Pierres et branches rebondirent sur les boucliers magiques, retombant autour d’eux. Le sol trembla, puis soudain, ce fut le silence. Lentement, Haplo se releva. — Je suppose que tu ne retourneras pas en arrière maintenant, Alfred. La moitié de la montagne s’était effondrée, scellant ce qui avait été l’entrée de la caverne. Haplo contempla l’effondrement, pris d’un étrange pressentiment. Il n’avait pas prévu de repartir par ce chemin. Mais pourquoi le Labyrinthe avait-il soudain décidé de bloquer l’issue ? Sans le savoir, Marit exprima sa pensée. — Ça ne nous laisse qu’une sortie – la Dernière Porte. CHAPITRE 34 LE LABYRINTHE — Je ne peux pas continuer, dit Alfred, s’effondrant sur une roche plate. Il faut que je me repose. La course folle vers la sortie et l’écroulement de la montagne, c’était trop pour lui. — Nous n’avons pas le temps, dit Haplo. Nous sommes à découvert. Trop exposés. Quand nous serons à abri, nous nous reposerons. — Juste quelques instants, supplia Alfred. Tout est tranquille. — Trop tranquille, dit Marit. Ils se trouvaient dans un bouquet d’arbres rabougris. Maintenant que la montagne s’était effondrée, le soleil du Labyrinthe les touchait sans doute pour la première fois. Les feuillages avaient des bruissements funèbres, seuls sons perceptibles alentour. Marit tira sa dague de sa botte. Le chien se leva en grondant. Hugh la lorgna avec méfiance. Elle les ignora, s’approcha d’un arbre et se mit à couper une branche. Haplo, lui aussi, avait remarqué le silence. — Oui, trop tranquille, dit-il. Cette avalanche a dû s’entendre à des miles. Les créatures du Labyrinthe sont en route pour voir ce qui se passe, vous pouvez en être sûrs. Et je n’ai pas l’intention d’être encore là à leur arrivée. — Mais ce n’était qu’une avalanche. Un glissement de terrain, dit Alfred, perplexe. Qui pourrait s’y intéresser ? — Le Labyrinthe. Il nous a fait tomber une montagne dessus, non ? Marit, ayant coupé sa branche, se mit à la dépouiller de ses ramilles et feuilles mortes. Haplo s’accroupit devant Alfred. — Tu ne comprends toujours pas, bon dieu ? Le Labyrinthe est une entité intelligente. Je ne sais pas ce qui le gouverne, ni comment, mais il sait – il sait tout. Pourtant, il y a une différence avec autrefois. Je la sens. La peur. — Oui, acquiesça Alfred. Je suis terrifié. — Non, il ne s’agit pas de notre peur. Mais de sa peur à lui. Le Labyrinthe a peur. — Peur ? Peur de quoi ? — Pour étrange que ça paraisse, dit Haplo avec un sombre sourire, de nous. De toi, Sartan. Alfred secoua la tête. — Combien de Sartans hérétiques ont-ils été envoyés dans le Labyrinthe ? Des centaines ? Des milliers ? demanda Haplo. — Je ne sais pas, marmonna Alfred. — Et combien de montagnes se sont-elles effondrées sur eux ? Aucune, je parie. Cette montagne était là depuis très, très longtemps. Mais tu entres dans le Vortex, et boum ! Et tu peux être sûr que le Labyrinthe ne va pas lâcher la partie. — Pourquoi ? demanda Alfred, désemparé. Pourquoi aurait-il peur de moi ? — Tu es le seul à pouvoir répondre, rétorqua Haplo. Marit, qui appointait sa branche, était bien d’accord avec Alfred. Pourquoi le Labyrinthe aurait-il eu peur d’un mensch, de deux anciennes victimes, et d’un Sartan pleurnichard ? Pourtant, comme Haplo, elle connaissait le Labyrinthe. L’avalanche était une tentative délibérée de meurtre, et quand elle avait échoué, le Labyrinthe avait scellé leur seule porte de sortie. Non qu’elle fût très intéressante, sans nef pour franchir les Portes de la Mort. La peur. Haplo avait raison, réalisa-t-elle avec une joie subite. Le Labyrinthe a peur. Toute ma vie, c’est moi qui ai eu peur. Maintenant, c’est son tour. C’est la première fois que le Labyrinthe veut empêcher quelqu’un d’entrer. Il a toujours permis à Xar de repasser la Dernière Porte. Il n’a jamais tenté de lui interdire l’entrée, comme il l’a fait pour nous. Pourtant, aucun de nous n’approche, et de loin, de la puissance de Xar. Ni même nous tous réunis. Alors, pourquoi ? Que craint le Labyrinthe ? Toute sa joie s’évanouit. Elle avait besoin de parler à Xar, besoin de ses conseils. Coupant une autre branche, elle se demanda comment elle pourrait s’isoler. — Je ne comprends rien à tout ça, dit Hugh, regardant nerveusement autour de lui. Mais je connais la peur. Je sais comment elle agit sur un homme, et je suppose qu’elle n’agit pas différemment sur un tas de roches intelligentes. La peur rend un homme désespéré, affolé. La peur des autres m’a rendu riche. — Et elle aura le même effet sur le Labyrinthe, qui va s’affoler. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous arrêter ici. Nous n’avons déjà que trop tardé, dit Haplo. Les sigles de ses mains luisaient doucement, d’un bleu pâle teinté de rouge. Marit regarda ses tatouages, y vit le même avertissement. Le danger n’était pas proche, mais pas loin non plus. — Je vais essayer, dit bravement Alfred en se levant. Marit traça sur l’arbre un sigle de guérison, puis coupa une autre branche. Sans un mot, elle tendit à Haplo la lance rudimentaire qu’elle venait de confectionner. Il hésita, étonné et content qu’elle pense à lui, puis il l’accepta, et ce faisant leurs mains se frôlèrent. Il eut son sourire tranquille. La lumière de ses yeux, si douloureusement familière, s’infiltra dans le cœur de Marit. Mais cette lumière n’éclaira que son vide intérieur. Mieux valait encore l’obscurité. Elle lui tourna le dos. — Où va-t-on ? Haplo ne répondit pas tout de suite. Et quand il répondit, ce fut d’un ton glacial. La déception, peut-être. Ou alors, elle commençait à atteindre son but – il apprenait à la haïr. — Le sommet de cette crête, là-bas, dit-il, tendant le bras. De là, on devrait découvrir le paysage, peut-être trouver un chemin. Ils se mirent en route, mais eurent bientôt distancé Alfred. — Je crois que je me suis tordu la cheville, dit Alfred d’un ton d’excuse. — Il aurait mieux fait de se tordre le cou, marmonna Marit. — Pourquoi n’utilises-tu pas ta magie ? suggéra Haplo d’un ton patient. — Je ne pensais pas avoir le temps. Le processus de guéri son… — Il ne s’agit pas de guérison, dit Haplo, exaspéré. Tu peux flotter, voler. Comme tu l’as fait pour sortir de la caverne. Ou as-tu déjà oublié ? — Non, je n’ai pas oublié. C’est juste que… — Tu pourrais même nous être utile, reprit vivement Haplo, ne voulant pas lui donner le temps de réfléchir. Tu reconnaîtrais le terrain devant nous. — Si tu crois que ça pourrait servir, dit Alfred, sceptique. — Pas de question. Exécution ! dit Haplo, les dents serrées. Alfred commença sa petite danse, et lentement, sans effort, il s’éleva et dériva vers la crête. Le chien jappa joyeusement, et, joueur, sauta vers les pieds d’Alfred quand ils passèrent au-dessus de lui. Haplo soupira et repartit vers la crête. Il était presque au sommet quand le vent se leva, le frappant comme un coup de poing. La bourrasque fit chanceler Marit. Près d’elle, Hugh jura en se frottant les yeux, à moitié aveuglé par la poussière. Haplo trébucha, déséquilibré. Au-dessus d’eux, Alfred poussa un cri étranglé. Le vent, s’emparant du Sartan volant, le précipitait vers la montagne à une vitesse vertigineuse. Seul le chien pouvait bouger. S’élançant derrière Alfred, il bondit, l’attrapa par ses basques, et tira. Alfred descendit, puis le tissu se déchira. Le chien retomba, roulé par terre par le vent. Alfred, balayé par le souffle s’envola, puis s’arrêta soudain, ses vêtements accrochés aux branches d’un arbre. — Nom de dieu, dit Hugh, se frottant les yeux. Les branches ont bougé pour l’attraper ! Alfred se balançait dans l’arbre, regardant autour de lui, déconcerté. Le vent était tombé aussi vite qu’il s’était levé, mais une étrange sensation persistait dans l’air, comme une colère rentrée. Le chien courut se placer sous lui, pour le protéger. Alfred se mit à chanter en remuant les mains. — Non, dit Haplo. Ne bouge pas et ne dis rien. Et surtout pas de magie ! Alfred se figea. — Chaque fois qu’il utilise sa magie, il y a une catastrophe, jura Haplo entre ses dents. Et que deviendra-t-il s’il ne s’en sert pas ? Comment pourra-t-il survivre dans le Labyrinthe sans elle ? Non qu’il ait de grandes chances d’y survivre, même avec ! C’est sans espoir. Tu as raison, dit-il à Marit, amer. Je suis un imbécile. Elle aurait pu lui répondre : l’arbre l’a sauvé. Tu ne l’as pas vu, mais moi, si. Je l’ai vu l’attraper. Il y a ici une force qui travaille pour nous, qui cherche à nous aider. Il y a de l’espoir. Même si nous n’apportons rien d’autre, nous apportons l’espoir. Mais cela, elle ne le dit pas. Elle n’était pas certaine de désirer l’espoir. — Il va falloir le décrocher, je suppose, grogna Hugh. — À quoi bon ? dit Haplo, découragé. Je l’ai amené ici pour mourir. Je vous ai tous amenés ici pour mourir. Sauf toi, et c’est peut-être le pire. Tu seras forcé de continuer à vivre… Marit s’approcha, tendant instinctivement la main pour le réconforter, puis elle réalisa ce qu’elle faisait. Elle s’arrêta, confuse. Elle avait l’impression d’être deux personnes différentes – l’une qui haïssait Haplo, l’autre… qui ne le haïssait pas. Et elle se méfiait des deux. Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? Qu’est-ce que je veux ? Aucune importance, Femme. Elle entendait la voix de Xar. Ce que tu veux n’a aucune importance. Ta mission est de me ramener Haplo. Et je le ramènerai, décida-t-elle. Moi, pas Sang-drax ! Hésitante, elle effleura le bras d’Haplo. Il sursauta, se retourna. — L’humain dit vrai, dit-elle. Tu ne comprends donc pas ? Le Labyrinthe agit sous l’emprise de la peur. Et cela nous met à égalité avec lui. J’ai pensé à mon enfant, dit-elle, se rapprochant un peu plus. Je pense à elle parfois, la nuit. Quand je suis seule. Je me demande si elle est seule. Si elle sait pourquoi je l’ai abandonnée… Je veux la retrouver, Haplo, lui expliquer… Ses yeux s’emplirent de larmes, ce qu’elle n’avait pas prévu. Elle baissa vivement les paupières pour qu’il ne s’en aperçoive pas. Trop tard. Et, parce qu’elle ne le regardait pas, elle ne put s’écarter assez vite pour esquiver le bras dont il lui entoura les épaules. — Nous la retrouverons, dit-il doucement. Je te le promets. Marit leva les yeux sur lui. Il s’apprêtait à l’embrasser. La voix de Xar résonna dans sa tête. Tu as couché avec lui. Tu as porté son enfant. Il t’aime encore. C’était parfait. Exactement ce que Xar désirait. Elle allait endormir sa méfiance, puis elle pourrait le réduire à l’impuissance, le capturer. Elle ferma les yeux. Les lèvres d’Haplo frôlèrent les siennes. Elle frissonna, et recula soudain. — Tu ferais mieux d’aller décrocher ton ami le Sartan, dit-elle, d’une voix tranchante comme la dague qu’elle avait à la main. Je monterai la garde. Tiens, tu en auras besoin, ajouta-t-elle, lui tendant son couteau. Elle s’éloigna, sans regarder en arrière. Elle frissonnait, et elle marchait sans rien voir, le haïssant, se haïssant elle-même. Arrivée en haut de la crête, elle s’appuya contre un gros roc, et regarda ce que faisait Haplo. Il ne l’avait pas suivie. Le chien trottinant à son côté, il partait décrocher Alfred. Parfait, se dit-elle. Elle ne tremblait plus, et se força à scruter le paysage à la recherche des ennemis. Elle se sentait assez calme pour parler à Xar. Mais elle n’en eut pas l’occasion. CHAPITRE 35 LE LABYRINTHE Une branche enfilée dans le dos de son habit, Alfred se balançait dans son arbre, sans possibilité d’en descendre tout seul. Haplo, arrivant sur les lieux, leva les yeux vers lui. — Comment diable t’es-tu fourré là-haut ? — Je… je n’en ai aucune idée, dit Alfred, ouvrant les mains, l’air impuissant. Si ça ne paraissait pas tellement étrange, je dirais que l’arbre m’a attrapé quand je suis passé tout près. Mais il n’a pas l’air décidé à me lâcher. — Et je suppose qu’il n’y a pas espoir que tes coutures craquent ? Alfred déplaça son pied expérimentalement, se balança de droite et de gauche, sous les yeux fascinés du chien. — C’est un habit très solide, dit Alfred avec un sourire d’excuse. Le couturier de la Reine Anne m’avait confectionné le premier, et comme il avait plu, je… enfin… j’ai refait tous les autres sur le même modèle. — Tu les as fait toi-même ? Avec ta magie ? — Je suis devenu assez bon en couture, répondit Alfred, sur la défensive. — Ressusciteur et couturier, grommela Haplo. Exactement ce qu’il me faut ici. Les sigles de son corps luisaient toujours, mais ils commençaient à le démanger et à brûler. Le danger, quel qu’il fût, se rapprochait. — Je ne me le rappelais pas si haut, cet arbre de malheur, dit Hugh. Même en montant sur mes épaules, tu ne pourrais pas l’atteindre. S’il déboutonnait son habit et levait les bras pour faire glisser les manches, il tomberait. Cette suggestion alarma considérablement Alfred. — Je ne crois pas que ça réussirait, messire Hugh. Je ne suis pas très habile à ce genre d’exercice. — Là, il a raison, dit sombrement Haplo. Le connaissant, il serait capable de se pendre. — Tu ne peux pas le décrocher magiquement ? demanda Hugh. — L’usage de la magie épuise mes forces, comme courir et sauter épuisent les tiennes. Je préfère les conserver pour les choses importantes, comme la survie, au lieu de les employer à des broutilles, comme décrocher les Sartans des arbres. Je vais monter là-haut pour le libérer, dit Haplo, passant la dague dans sa ceinture. Toi, mets-toi dessous pour le rattraper. Hugh branla du chef, mais n’eut pas de meilleure idée à proposer. Haplo monta dans l’arbre, éprouva la solidité de la branche retenant le Sartan, et se mit à ramper vers lui. — Rattrapé quand il passait tout près ! dit-il, écœuré. Pourtant, il avait vu des choses plus étranges, dont la plupart concernait Alfred. — Ça va me faire tomber de très haut, protesta Alfred d’une voix tremblante. Je pourrais utiliser ma magie… — C’est ta magie qui t’a mis dans ce pétrin, l’interrompit Haplo, rampant avec précaution, et s’aplatissant pour bien distribuer son poids. La branche fléchit. Alfred haleta de terreur, agitant les bras et les jambes. La branche eut un craquement menaçant. — Ne bouge pas, ordonna Haplo, irrité. Tu vas nous faire tomber tous les deux ! Glissant sa dague entre l’habit et la branche, il se mit à couper la couture. — Ma… ma magie nous a mis dans ce pétrin ? Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Alfred. — Le vent ne nous a rien fait, à nous. C’est toi qu’il voulait écraser contre la montagne. Et la caverne a commencé à s’écrouler juste quand tu t’es mis à chanter tes runes ! — Mais pourquoi ? — Comme je te l’ai dit, c’est à toi de répondre. Il était à la moitié de la couture, coupant lentement pour libérer Alfred le plus doucement possible, quand il entendit un coup de sifflet discret. Le son lui fit l’effet d’un fer rouge. — Quel bizarre cri d’oiseau, dit Alfred. — Ce n’est pas un oiseau. C’est Marit. Notre signal de danger. D’une secousse, Haplo fendit le reste de la couture. Alfred poussa un cri perçant en dégringolant vers le sol. Hugh, qui l’attendait sous l’arbre, jambes écartées, bandant ses muscles, amortit le choc mais fut entraîné par terre dans sa chute. Du haut de l’arbre, Haplo regarda vers la crête. Marit se détacha du rocher le temps de pointer le doigt sur sa gauche. Elle siffla une seconde fois, ajoutant trois miaulements. Des hommes-tigres. Marit leva les deux mains, écarta les doigts, et répéta le geste deux fois. Haplo jura entre ses dents. Une bande en chasse, d’au moins vingt bêtes féroces, qui n’étaient pas des hommes, mais avaient reçu ce nom parce qu’elles marchaient à la verticale sur leurs deux puissantes pattes postérieures, se servant des antérieures, pourvues de pouces opposables, comme de mains. Les hommes-tigres pouvaient donc utiliser des armes, et étaient très habiles au lancement de ce qu’on appelait la « patte de chat » conçue pour blesser plutôt que pour tuer. C’était un disque de bois pourvu de cinq « griffes » de pierre acérées, qu’on lançait à la main ou à la fronde. Sa magie était faible contre la magie des Patryns, mais efficace. Quelque partie du corps tatouée qu’elle frappât, la patte de chat insérait ses griffes dans les minuscules interstices entre les sigles, s’enfonçait profondément dans les muscles et s’y attachait tenacement. Souvent jetée dans les jambes d’une proie, la patte de chat, déchirant les muscles du mollet ou de la cuisse, abattait la victime avec une efficacité mortelle. Haplo scruta l’horizon, puis vit Marit qui lui faisait signe de se hâter. Il se laissa glisser au bas de l’arbre. Hugh aidait Alfred à se relever, mais il retomba comme une poupée désarticulée. — On dirait qu’il s’est tordu l’autre cheville dans sa chute, dit Hugh. Et qu’est-ce que c’est que ces signes et ces coups de sifflet ? ajouta-t-il, regardant vers Marit. — Des hommes-tigres arrivent, répondit Haplo. — Qu’est-ce que c’est ? — Vous avez des chats domestiques sur Arianus ? Hugh acquiesça de la tête. — Alors, imagines-en un plus grand, plus fort, plus rapide que moi, avec des dents et des griffes à l’avenant. — Bon dieu, fit Hugh, impressionné. — Ils sont au moins vingt. Impossible de les combattre. Notre seul espoir est dans la fuite. — On ne peut pas se cacher ? Ils ne peuvent pas nous avoir déjà repérés. — À mon avis, ils savent que nous sommes là. Ils sont envoyés pour nous tuer. Hugh eut l’air sceptique, mais ne discuta pas. Tirant sa pipe de sa poche, il la planta entre ses dents, regardant Alfred qui se massait la cheville. — Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? demanda-t-il à voix basse. Il ne peut pas marcher, et encore moins courir. Je pourrais le porter… — Non, ça te retarderait trop. Notre seul espoir, c’est de courir jusqu’à l’épuisement. Les hommes-tigres sont rapides, mais seulement par à-coups. Ils ne tiennent pas la distance. Un nouveau coup de sifflet de Marit leur rappela qu’il fallait se hâter. Haplo regarda alternativement Alfred et le chien. — Tu as déjà voyagé à dos de dragon, non ? — Oui, dit Alfred. Sur Arianus. Quand je suivais Tourment… Mais Haplo ne l’écoutait plus. Pointant le doigt sur le chien, il se mit à prononcer les runes. Des sigles bleus fulgurèrent de sa main, fendirent l’air, et s’enroulèrent autour de l’animal, crépitant sur son corps comme l’électricité d’une Bougonne-Batte en folie. Le chien se mit à grandir, à se dilater. Bientôt, il arriva à la taille d’Haplo, puis à sa tête, et enfin, il le regarda de son haut, l’arrosant d’une gerbe de bave. Arrêtant sa magie, Haplo se tourna vers le Sartan estropié, qui fit une tentative pathétique pour se lever, se soutenant à un rocher propice. — Je me sens beaucoup mieux. Partez devant, je… Il s’interrompit, poussa un cri de douleur, et allait retomber, mais Haplo le souleva à bras-le-corps et le jeta sur le dos du chien avant qu’il ait réalisé ce qui lui arrivait. Puis il réalisa… qu’il se trouvait sur le chien, maintenant de la taille d’un jeune dragon. Fermant les yeux en gémissant, il lui jeta les bras autour du cou, et s’y cramponna farouchement, manquant l’étrangler. Haplo parvint à desserrer sa mortelle étreinte, suffisamment pour que le chien puisse respirer. — Vas-y, mon vieux, dit-il à l’animal. Prêt ? ajouta-t-il, regardant Hugh. Hugh regarda Haplo d’un drôle d’air. — Ton peuple pourrait conquérir le monde, dit-il. — Ouais, dit Haplo. Bon, allons-y. Lui et l’assassin partirent en courant. Le chien – chargé d’Alfred qui se cramponnait à son cou en gémissant – trottait nonchalamment derrière. Arrivé au sommet de la crête, Haplo rampa pour rejoindre Marit. Il avait laissé les autres en bas, à attendre son signal avant de monter. — Alors, comment ça se présente ? demanda-t-il, bien qu’il pût maintenant en juger par lui-même. Sur sa gauche, un groupe d’hommes-tigres traversait la plaine au petit trot. Ils ne s’arrêtaient pas pour flairer la piste. Et ils étaient au moins quarante. — Ce n’est pas une horde ordinaire dit-il. — Non, répondit Marit. Ils sont trop. Et ils ne se dispersent pas pour repérer la piste, ils ne reniflent pas l’air. Et ils sont tous armés. — Et ils viennent tous par ici. Et nous, on a le dos à la caverne écroulée ; pas d’issue. Et pas d’aide à attendre d’en bas. — Je n’en suis pas sûre, dit Marit, déplaçant son bras vers la droite. Regarde, à l’horizon. Qu’est-ce que tu vois ? Haplo étrécit les yeux et… au milieu des pins et de la brume, à peu près à mi-pente d’une montagne… — Bon dieu ! dit-il en un souffle. Un feu ! Il laissa l’espoir, allumé par la flamme, le réchauffer un instant, puis il l’éteignit. — Un dragon qui attaque, dit-il. Ça ne peut être que ça. Regarde comme il brûle haut au-dessus des arbres. — Non, dit Marit, secouant la tête. J’ai eu le temps de l’observer pendant que vous perdiez votre temps avec le Sartan. Il brûle de façon continue, tandis que les dragons crachent les flammes par intermittence. C’est peut-être un village. On devrait aller voir. Hugh les rejoignit en rampant. — Qu’est-ce que c’est ? grogna-t-il. — Qu’est-ce que tu dis de ça ? demanda Haplo, montrant le feu. — C’est un fanal, répondit Hugh du tac au tac. Il doit y avoir une forteresse dans le coin. — Tu ne comprends pas, dit Haplo, secouant la tête. Notre peuple construit des huttes, faciles à ériger, faciles à détruire. Les nôtres sont des nomades – pour des raisons comme celle-là, ajouta-t-il, montrant les hommes-tigres. Hugh mâchonna pensivement sa pipe. — Pourtant, ça ressemble diablement à un fanal. Mais bien sûr, dans un endroit où les chats sont grands comme des hommes et les chiens grands comme des arbres, je pourrais me tromper. — Fanal ou non, il faut essayer, dit Marit. Nous n’avons pas le choix. Elle avait raison. De plus, s’ils parvenaient jusqu’à la futaie, leurs poursuivants se décourageraient peut-être. Les hommes-tigres n’aimaient guère la forêt, territoire de leurs ennemis de toujours, les loups et les snogs. — Ils vont nous repérer dès que nous sortirons à découvert. Descendez la pente et courez, droit sur les arbres. Avec un peu de chance, ils ne nous suivront pas dans la forêt. Tâchez de rester groupés. Haplo, regardant en arrière, fit signe au chien d’avancer. Alfred ouvrit les yeux, vit la horde d’hommes-tigres, et les referma aussitôt en gémissant. — Vas-y, mon vieux, dit Haplo, montrant au chien la ligne des arbres. Après un regard maléfique aux hommes-tigres, il s’élança vers la forêt. — Bon, allons-y, dit Haplo. Ils dégringolèrent la pente. Presque instantanément, éclatèrent des rugissements sauvages à donner la chair de poule. Heureusement, le sol granitique ne se déroba pas sous leurs pas, et, descendant en diagonale, ils arrivèrent dans la plaine en tête de leurs poursuivants. Le terrain était maintenant plat et égal, on aurait dit que la végétation en avait été coupée délibérément, et aucun obstacle ne ralentissait leur course. Haplo eut l’impression de courir dans les plaines fertiles de Pryan. L’idée était risible. Les Patryns étaient des chasseurs et des cueilleurs, des guerriers et des nomades, pas des fermiers. Il écarta l’idée de son esprit et se concentra sur sa course. Le terrain plat était un avantage pour Haplo et son groupe, mais aussi pour les hommes-tigres. Jetant un regard en arrière, il vit que les hommes-tigres galopaient maintenant à quatre pattes. Leurs yeux verts et leurs crocs luisaient dans l’excitation de la chasse. Un bruit sourd sur sa gauche lui fit baisser les yeux. Les dents acérées d’une patte de chat se détachaient en blanc sur le sol. L’arme avait manqué sa cible, mais de peu. Il accéléra son allure, se servant de sa magie pour augmenter sa force et son endurance. Marit fît de même. Hugh suivait bravement le train quand, tout à coup, il tomba de tout son long, le visage en sang, une patte de chat près de lui. Haplo vira vers lui. — Marit ! cria-t-il. Elle eut un petit geste de la main, qui disait : Laisse-le ! Il est fini ! Haplo releva péniblement Hugh. Quelque chose le frappa dans le dos – une patte de chat, mais elle atterrit du mauvais côté, griffes à l’extérieur. — Forme le cercle ! dit-il à Marit qui l’avait rejoint. — Tu es fou ! Tu vas nous faire tuer ! Et pour qui ? Pour un mensch ! dit-elle, amère. Mais quand elle le regarda, il fut étonné et réconforté de voir de l’admiration dans ses yeux. Formant le cercle autour de Hugh, ils le ranimèrent, et l’assassin se mit à courir comme un somnambule. Haplo repensa à l’automate d’Arianus. La forêt était plus loin qu’elle ne le paraissait de la crête. Les hommes-tigres se rapprochaient ; Haplo entendait le choc de leurs pattes sur le sol, leurs grondements sourds et leurs glapissements d’impatience. On ne leur lançait plus de pattes de chats. Haplo se demanda pourquoi, puis réalisa que les fauves ne les trouvaient plus nécessaires. Leurs proies se fatiguaient rapidement. Haplo entendit un grognement. Marit l’avertit d’un cri. Un poids le frappa par derrière, tomba sur lui. Des griffes déchirèrent ses chairs. Sa magie défensive réagit – les runes bleues crépitèrent. L’homme-tigre hurla de douleur, Haplo fut libéré de son poids. Mais si un homme-tigre l’avait rattrapé, les autres ne devaient pas être loin. Il entendit les stridents cris de guerre de Marit, la vit repousser un assaillant de sa lance de bois. Haplo tira sa dague à l’instant où un autre fauve l’attaquait de flanc. Ils roulèrent par terre, Haplo le criblant de coups de couteau, l’homme-tigre lui labourant le visage de ses griffes. Et soudain, Haplo, stupéfait, entendit des cris venant de la forêt. Des flèches sifflèrent au-dessus de lui. Plusieurs hommes-tigres hurlèrent et s’abattirent. Un groupe de Patryns sortit des arbres. Avec leurs lances et leurs javelots, ils repoussèrent les hommes-tigres. Une nouvelle volée de flèches les fit battre en retraite, régissant de rage frustrée. Plusieurs Patryns avaient relevé Hugh, et, bien que perplexes à la vue d’un homme dépourvu de tatouages, ils le transportèrent rapidement vers la forêt. Haplo se demanda avec lassitude ce qu’ils allaient penser d’Alfred. Une femme s’agenouilla près de lui. — Tu peux marcher ? Nous avons eu les hommes-tigres par surprise, mais une horde aussi nombreuse va bientôt revenir. Viens, je vais t’aider… Elle lui tendit la main pour le relever, mais quelqu’un s’interposa entre eux. Marit saisit Haplo par le poignet. — Merci, ma Sœur, dit Marit. Il a déjà de l’aide. — Très bien, ma Sœur, dit la femme en souriant. Elle se remit à surveiller les hommes-tigres qui rôdaient à distance respectueuse. Avec l’aide de Marit, Haplo se releva péniblement. Il s’était tordu le genou en tombant, et, quand il posa le pied par terre, une violente douleur fulgura dans sa jambe. La blessure n’était pas grave, et il aurait pu marcher tout seul, mais il profita de l’occasion pour s’appuyer sur Marit. — Merci, dit-il doucement. Pour ça, et pour… — Nous sommes quittes maintenant, l’interrompit-elle. Ta vie pour la mienne. Regardant vers les arbres, il vit Alfred, debout sur un pied comme un oiseau disgracieux, qui les suivait des yeux en se tordant les mains. Les Patryns avaient transporté Hugh dans la forêt. Il tentait déjà de se lever, écartant à la fois leur aide et leur curiosité. — Nous aurions pu atteindre la forêt si tu ne t’étais pas arrêté pour aider le mensch. C’était idiot. Tu aurais dû l’abandonner. — Les hommes-tigres l’auraient tué. — Mais d’après toi, il ne peut pas mourir. — Il peut mourir, dit-il. Mais il revient à la vie, et la mémoire lui revient en même temps. La mémoire est pire que la mort. Il fit une pause, puis ajouta : — Nous nous ressemblons beaucoup, lui et moi. Elle garda le silence, pensive. Il se demanda si elle comprenait. Ils étaient presque arrivés à la lisière des arbres. Lui lançant un regard en coin, elle dit : — L’Haplo que je connaissais l’aurait abandonné. Que voulait-elle dire ? À son ton, c’était difficile à savoir. Admiration ? Ou condamnation ? CHAPITRE 36 LE LABYRINTHE Les hommes-tigres poussèrent des rugissements de frustration en voyant les Patryns entrer sous les arbres. — Si vous pouvez continuer un peu, toi et tes amis, avant de vous guérir, il vaudrait mieux aller un peu plus loin, dit la femme à Haplo. Parfois, les hommes-tigres poursuivent leurs proies dans la forêt, et en si grand nombre, ils ne renonceront pas facilement. Haplo regarda ses compagnons. Hugh, livide, avait le visage en sang, mais il hocha la tête. — Ça ira, dit-il. Haplo reporta son regard sur Alfred. Il marchait sur ses deux pieds, aussi bien que jamais, c’est-à-dire qu’il trébucha sur une racine. Reprenant son équilibre, il sourit. — J’ai profité de la confusion… Quand ils sont partis te chercher… enfin… euh… l’idée de rechevaucher le chien… J’ai pensé que ce serait plus facile… bredouilla-t-il en humain. — Tu t’es guéri, termina Haplo, également en humain. Les Patryns les regardaient. Ils pouvaient comprendre l’humain à l’aide de leur magie, mais ils ne s’en serviraient pas par courtoisie. En revanche, ils auraient très bien compris le Sartan – langue basée sur les runes comme la leur. — Oui, je me suis guéri, acquiesça Alfred. Ça nous épargnera du temps et des ennuis… — Et des questions fâcheuses, dit doucement Haplo. — Ça aussi, dit Alfred en rougissant. Haplo se demanda comment il n’y avait pas pensé plus tôt. Si les Patryns découvraient qu’Alfred était un Sartan – race qu’on leur enseignait à haïr depuis l’enfance –, ils pouvaient lui faire subir les pires sévices. Bon, il tâcherait de le faire passer pour un mensch, comme Hugh. Ce serait assez difficile à expliquer – la plupart des Patryns du Labyrinthe n’ayant jamais entendu parler des races dites « inférieures ». Mais tous savaient ce qu’était un Sartan. Alfred lança un regard en coin à Marit. — Je ne te trahirai pas, dit-elle avec dédain. Du moins, pas tout de suite. Ils pourraient passer leur colère sur nous tous. Marit rejoignit un groupe de Patryns qui partaient devant en éclaireurs. Haplo se força à revenir à la situation présente. — Ne quitte pas Hugh, dit-il à Alfred. Préviens-le de ne pas prononcer le mot de « Sartan ». Inutile de leur donner des idées. — Je comprends, dit Alfred. Je suis désolé, Haplo. À cause de moi, les tiens sont devenus tes ennemis. — N’en parlons plus, dit Haplo. Fais ce que je te dis, c’est tout. Sifflant le chien, il partit en boitillant sur le sentier. Alfred attendit Hugh, puis ils lui emboîtèrent le pas. Plusieurs Patryns se placèrent derrière eux, ne quittant pas des yeux les deux étrangers, leurs mains jamais loin de leurs armes. La femme – chef du groupe de chasseurs – vint marcher à son côté. Elle brûlait de curiosité, mais elle ne lui poserait aucune question, car c’était au chef de questionner les étrangers – même les plus étranges. — Je m’appelle Haplo, dit-il, touchant sa rune-cœur. Rien ne l’obligeait à dire son nom, mais il le fit par politesse, et pour lui manifester sa gratitude. — Je suis Kari, répondit-elle en souriant, touchant aussi sa rune-cœur. Elle était grande et mince, avec le corps musclé d’une Nomade ; pourtant elle devait être Squatter, sinon, qu’aurait-elle fait à commander un groupe de chasseurs ? — Nous avons eu de la chance que vous arriviez au bon moment, dit Haplo, avançant clopin-clopant. — Ce n’était pas de la chance, dit-elle avec calme. Le chef nous a envoyés vous chercher. Il a pensé que vous pourriez être en difficulté. Au tour d’Haplo de brûler de curiosité. Mais il ne poserait aucune question par courtoisie. C’était la prérogative du chef d’expliquer les raisons de ses actes. À ce point, la conversation devint un peu languissante. Haplo regarda autour de lui, avec une nervosité qui n’était pas entièrement feinte. — Ne t’inquiète pas, dit Kari. Les hommes-tigres ne nous suivent pas. — Ce n’est pas ça, dit Haplo. Avant de vous rencontrer nous avons vu des flammes. Je craignais qu’un dragon n’ait attaqué un village voisin… — Tu connais mal les dragons, n’est-ce pas Haplo ? dit Kari, l’air amusé. Haplo sourit et haussa les épaules. Il avait fait ce qu’il avait pu pour lui tirer des informations par la bande. — D’accord. Ce n’est pas le feu d’un dragon… — C’est notre feu, dit Kari. C’est nous qui l’allumons. — Alors, c’est vous qui connaissez mal les dragons, dit-il, branlant du chef. Ces flammes se voient de loin… — Bien sûr, dit Kari, toujours amusée ! C’est pour ça que nous l’allumons en haut de la tour. C’est un feu de bienvenue. Haplo fronça les sourcils. — Pardonne-moi de te parler ainsi, Kari, mais si votre chef a pris une décision pareille, il doit souffrir de la maladie du Labyrinthe. Ça m’étonne qu’on ne vous attaque pas. — Nous l’avons été, dit Kari avec nonchalance. Très souvent. Beaucoup plus au cours des générations passées que de nos jours, naturellement. Peu de choses sont assez puissantes ou assez téméraires dans le Labyrinthe pour nous attaquer actuellement. — Les générations passées ? La mâchoire d’Haplo s’affaissa. Qui, dans le Labyrinthe, pouvait parler de générations passées ? Peu d’enfants connaissaient leurs parents. Oh, de temps en temps, une grande tribu de Squatters pouvait faire remonter son histoire au père du chef, mais c’était rare. Généralement, les tribus étaient, soit anéanties, soit dispersées, et les survivants intégrés à d’autres tribus. Le passé, dans le Labyrinthe, ne remontait pas plus loin qu’hier. Et personne ne parlait jamais de futur. Haplo ouvrit la bouche, la referma. Questionner davantage serait insultant ; il avait déjà dépassé les limites. Mais il était mal à l’aise. Plus d’une fois, il baissa les yeux sur ses tatouages. Tout cela n’avait pas de sens. Étaient-ils tombés dans un piège ? Nous sommes, se dit-il, au tout début du Labyrinthe… — Allons, parle librement, Haplo. Quelle question as-tu en tête ? dit Kari, sentant son malaise, et peut-être ses soupçons. — Je suis venu dans un but précis, lui dit-il. Pour chercher quelqu’un. Une fillette. Elle doit avoir dans les sept portes, peut-être huit. Elle s’appelle Contrition. Kari hocha calmement la tête. — Tu la connais ? Le pouls d’Haplo s’accéléra. Il n’arrivait pas à y croire, il l’avait déjà retrouvée… — J’en connais plusieurs, répondit Kari. — Plusieurs ! Mais comment… — Contrition n’est pas un nom rare dans le Labyrinthe, dit-elle, avec un sourire ironique. — Je… je suppose que non, marmonna Haplo. Pour être franc, il n’avait jamais pensé à la possibilité – qu’il y eût plus d’une fillette nommée Contrition dans le Labyrinthe. Il n’avait pas l’habitude de penser aux gens en termes de noms. Il ne se rappelait pas les noms de ses parents. Ni celui du chef de tribu qui l’avait élevé. Même Marit. Pour lui, quand il pensait à elle, elle était « la femme ». Le Seigneur du Nexus n’était que cela – le seigneur. Haplo regarda le chien qui trottait près de lui. L’animal lui avait sauvé la vie – et il ne s’était jamais donné la peine de lui trouver un nom. C’est seulement après avoir franchi les Portes de la Mort et connu les mondes des menschs qu’il avait pris conscience des noms, qu’il avait commencé à penser aux gens comme à des êtres séparés – des êtres importants, distincts et individuels. Et il n’était pas le seul à avoir un problème avec les noms. Tournant la tête, il regarda Alfred – qui cheminait lentement, trébuchant sur tous les obstacles. Quel est ton vrai nom, Sartan ? se demanda-t-il soudain. Et pourquoi ne l’as-tu jamais dit à personne ? Les Patryns avaient couvert une longue distance. La jambe d’Haplo le faisait de plus en plus souffrir et commençait à lui poser de sérieux problèmes quand Kari donna le signal de la halte. La grisaille s’assombrissait. La nuit tombait. Le Labyrinthe était dangereux à toute heure, mais beaucoup plus encore après la tombée de la nuit. Ils étaient dans une clairière, près d’un petit cours d’eau. Kari inspecta les lieux, consulta son groupe, puis annonça qu’ils camperaient là. — Guéris-toi, dit-elle à Haplo. Nous avons à manger pour vous. Puis dors. Nous monterons la garde. Les Patryns leur apportèrent un repas chaud, qu’ils avaient cuisiné sur un petit feu allumé dans la clairière. Haplo s’étonna de leur témérité, mais ne dit rien. Toute remarque aurait mis en question l’autorité de Kari – chose qu’il n’avait pas le droit de faire, car il était étranger et elle l’avait sauvé. Il remarqua quand même avec soulagement qu’ils avaient le bon sens de ne pas le laisser fumer. Ses hôtes servis, Kari vint trouver Haplo. — Tes amis ne parlent pas notre langue, lui dit-elle. Leurs besoins sont-ils différents des nôtres ? Pouvons-nous leur procurer autre chose ? — Non, merci, dit Haplo. C’était de bonne guerre, reconnut Haplo. Elle aussi avait fait ce qu’elle avait pu pour lui tirer des renseignements par la bande. Kari hocha la tête et s’éloigna. Elle posta des sentinelles au sol et dans les arbres, puis elle et son groupe s’assirent pour manger. Elle ne demanda pas à Haplo et aux autres de se joindre à leur cercle. Cela pouvait s’interpréter comme un signe de mauvais augure – on ne partageait pas la nourriture avec un ennemi. Mais ce pouvait être aussi une marque de courtoisie, partant du principe que, les deux étrangers ne parlant pas leur langue, ils seraient plus à l’aise avec leurs compagnons. Marit vint les rejoindre sans un mot. Elle mangea, les yeux baissés sur son repas – mélange de viande et de fruits secs cuits dans des feuilles de vigne. Le chien partagea la ration d’Haplo, puis se coucha sur le flanc, et, avec un soupir de lassitude, s’endormit. Qu’est-ce qui se passe, Haplo ? demanda Hugh. Ces gens nous ont peut-être sauvé la vie, mais ils ne sont pas super-sympas. Est-ce qu’on est prisonniers ? Pourquoi reste-t-on avec eux ? — Ce n’est pas ça, dit Haplo en souriant. Ils n’ont jamais vu des gens comme toi et Alfred, et ils ne comprennent pas. Non, nous ne sommes pas prisonniers, nous pouvons partir quand nous voulons, et ils ne diront pas un mot. Mais il est dangereux de voyager dans le Labyrinthe – comme tu l’as vu. Nous avons besoin de nous reposer, de nous guérir, de reconstituer nos forces. Ils vont nous escorter jusqu’à leur village… — Comment sais-tu qu’on peut leur faire confiance ? — Parce qu’ils sont de mon peuple, répondit Haplo. Hugh émit un grognement. — Ce petit tueur de Tourment était de mon peuple. Et aussi sa canaille de père. — Ce n’est pas la même chose chez nous, dit Haplo. À cause de ce lieu, de cette prison. Pendant des générations, depuis que nous avons été enfermés ici, nous avons dû travailler ensemble simplement pour survivre. Dès notre naissance, notre vie dépend d’un autre – mère, père, ou complets étrangers. Peu importe. Et cela continue toute notre vie. Aucun Patryn n’irait jamais blesser, ou tuer, ou… ou… — Ou trahir son seigneur ? demanda Marit. Elle jeta son repas par terre, se leva brusquement – réveillant le chien – et s’éloigna avec raideur. Haplo voulut la rappeler, puis se ravisa. Que pouvait-il lui dire ? Les autres Patryns s’étaient tus pour la regarder, se demandant ce qui se passait, où elle allait. Marit prit une outre vide et alla la remplir au cours d’eau. Il n’y a ni étoiles ni lune dans le Labyrinthe, mais la lueur du feu se reflétant sur les feuilles et la surface de l’eau lui permit de se guider. Elle prit soin de rester à proximité de la lumière – pour ne pas courtiser le danger. Les autres Patryns retournèrent à leur repas et à leurs conversations. Kari la suivit des yeux, puis posa un regard pensif sur Haplo. Il se traita d’imbécile. Où avait-il la tête ? Mon peuple – tellement supérieur. Il commençait à parler comme un Sartan. Enfin, au moins comme feu Samah. Certainement pas comme Alfred – Sartan qui avait du mal à se trouver supérieur à un ver de terre. — Alors, qu’est-ce que tu voulais dire ? demanda Hugh, rompant le silence embarrassant. — Rien, marmonna Haplo. N’en parlons plus. Et peut-être avaient-ils des raisons de s’inquiéter de ces Patryns. Le chef nous a envoyés vous chercher. Les hommes-tigres aussi avaient été envoyés pour les chercher. Et Haplo mentait à ses frères, les trompait, amenait leur antique ennemi dans leur sein. Un Patryn qui avait marché près de Marit pendant la journée la rejoignit près du cours d’eau, fit mine de s’asseoir. Elle lui tourna le dos. Il haussa les épaules et s’éloigna. Haplo se mit debout avec effort, et boitilla jusqu’à la rivière. Marit était seule, le dos rond, le menton sur les genoux, roulée en boule, disait-il autrefois en plaisantant. Entendant des pas, elle releva la tête, fronçant les sourcils, prête à rembarrer tout gêneur. Voyant que c’était lui elle se détendit un peu, ne le renvoya pas comme il s’y attendait plus ou moins. — Je suis venu chercher de l’eau, dit-il bêtement. Elle ne fit pas de commentaire, et sa remarque stupide n’en appelait certes pas. Il se pencha, puisa de l’eau dans ses mains en coupe, et but, sans avoir vraiment soif. Il s’assit près d’elle. Elle ne le regardait pas, mais regardait la rivière, rapide, claire et froide. — Je me suis renseigné à propos de notre fille. Au village, il y a plusieurs fillettes de son âge qui s’appellent Contrition. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne m’y attendais pas. Elle ne dit rien, et continua à fixer la rivière. — Je déteste cet endroit, dit-elle brusquement. Je le hais, je le crains. Je l’ai quitté, sans jamais le quitter vraiment. J’en rêve tout le temps. Et quand j’y suis revenue, j’avais peur mais une partie de moi… une partie de moi… Elle déglutit avec effort, secouant la tête avec colère. — … avait l’impression de rentrer à la maison, termina-t-il à sa place. — Mais je ne suis pas rentrée à la maison, dit-elle à voix basse. Ce n’est pas possible. Je suis différente, ajouta-t-elle, regardant en direction des Patryns. C’est ça que tu voulais dire, non ? — En disant que nous nous ressemblons, Hugh et moi ? Haplo savait exactement ce qu’elle pensait, ce qu’elle ressentait. — Je commence à comprendre pourquoi les Sartans ont donné au passage entre les mondes le nom de « Portes de la Mort ». Quand nous les avons franchies, toi et moi, nous sommes morts, d’une certaine façon. Quand nous cherchons à revenir ici, à revenir à notre ancienne vie, ce n’est pas possible. Nous avons changé. Nous avons été changés. Haplo savait ce qui l’avait changé. Il se demanda ce qui avait transformé Marit. — Mais ce n’est pas du tout ce que je ressentais dans le Nexus. — Parce que dans le Nexus, on n’a pas vraiment quitté le Labyrinthe. On y voit la Dernière Porte. Toutes les pensées sont centrées sur le Labyrinthe. On en rêve, comme tu dis. On en ressent la peur. Mais maintenant, tu rêves d’autres choses, d’autres lieux… Haplo rêvait-il ? Rêvait-il de ce havre de lumière et de paix qu’il leur avait décrit ? Est-ce cela qui lui rendait le retour à la vie si douloureux ? Et que rêvait Marit ? Quoi que ce fût, elle ne le lui dirait pas. — Dans le Labyrinthe, le cercle de mon être n’entourait que moi, poursuivit Haplo. Il n’incluait jamais personne d’autre. Pas même toi. Et tu ne m’incluais pas dans le tien. Elle détourna les yeux. — Pas de noms, continua Haplo. Seulement des visages. Des cercles qui se touchent mais ne se joignent jamais… Elle frissonna, émit un son étranglé, et il se tut pour la laisser parler. Elle garda le silence. Haplo avait touché en elle quelque chose de vital, mais il ne savait pas quoi. Il reprit, espérant la faire sortir de son enfermement. — Dans le Labyrinthe, mon cercle était une coquille protectrice qui m’isolait de tout sentiment. Je voulais la conserver intacte, mais le chien s’y est introduit, et après avoir franchi les Portes de la Mort, d’autres s’y sont glissés à mon insu. Mon cercle s’est élargi, dilaté. « Je ne le voulais pas. Je ne le désirais pas. Mais avais-je le choix ? C’était ça ou mourir. J’ai connu la peur dans les mondes, pire que la peur du Labyrinthe. J’ai guéri un jeune homme – un Elfe. J’ai été guéri par Alfred – mon ennemi. J’ai vu des horreurs et des merveilles. J’ai connu le chagrin et le bonheur. J’en suis venu à me connaître moi-même. « Qu’est-ce qui m’a changé ? Je voudrais pouvoir en accuser cette Chambre des Damnés. La Septième Porte d’Alfred. Ce contact avec la « puissance supérieure » ou autre chose. Mais je ne crois pas que c’est ça. C’est Lambic et ses discours et Secousse qui le traitait d’idiot. C’est la princesse naine, Grundle, et la jeune humaine, Alake, qui mourut dans mes bras. C’est, même, ajouta-il en souriant, ces quatre menschs irritants de Pryan qui n’arrêtaient pas de se quereller : Pathan, Rega, Roland et Aléatha. Je pense à eux parfois, je me demande s’ils sont parvenus à survivre. » Haplo se toucha le bras, ses tatouages luisaient faiblement indiquant la présence d’un danger, mais d’un danger encore lointain. — Tu aurais dû voir comme les menschs m’ont regardé la première fois qu’ils ont vu ma peau se mettre à briller. J’ai cru que les yeux de Grundle allaient lui sortir de la tête. Maintenant, au milieu de mon propre peuple, je ressens la même chose qu’au milieu des menschs – je suis différent. Mes voyages ont laissé sur moi leur marque, et je sais qu’ils s’en aperçoivent. Jamais plus je ne pourrais être comme eux. Il attendit que Marit dise quelque chose, mais elle se tut. À l’évidence, elle avait envie d’être seule. Il se leva et revint en boitillant à son lit, pour se guérir – dans la mesure du possible – et pour essayer de dormir. — Xar, supplia silencieusement Marit après le départ d’Haplo, mon Mari, mon Seigneur, aide-moi, guide-moi. J’ai peur, tellement peur. Et je suis seule, si seule. Je ne reconnais plus mon peuple. Je ne fais plus partie de lui. — M’en fais-tu porter le blâme ? demanda doucement Xar. — Non, j’en blâme Haplo, Il a amené le mensch ici. Et le Sartan. Leur présence nous met tous en danger. — Oui, mais cela peut finalement tourner à notre avantage. Tu as dit que vous êtes tout au début du Labyrinthe. Ce village, d’après ce que tu en dis, doit être incroyablement grand, bien plus grand qu’aucun de ceux que j’ai connus. Cela me convient parfaitement. J’ai conçu un plan. — Oui, Seigneur. Marit fut soulagée, immensément soulagée. Ses épaules allaient être libérées d’un grand poids. — Quand vous arriverez au village, Femme, voici ce que tu feras… Il faisait maintenant très noir, Haplo eut du mal à retrouver le groupe. Hugh le regarda avec espoir – espoir qui s’envola quand il vit qu’Haplo revenait les mains vides. — Je croyais que tu étais allé nous chercher autre chose à manger. — Il n’y a plus rien, dit Haplo, secouant la tête. Nous avons un proverbe qui dit : « Plus tu as faim, plus tu cours vite. » Hugh grogna, et se dirigea vers la rivière pour remplir d’eau son estomac. Il se déplaça furtivement, sans bruit, comme il se déplaçait toujours, comme il s’y était entraîné. Marit ne l’entendit pas approcher, et, quand elle le vit, elle sursauta violemment. — C’était un sursaut coupable, dit-il à Haplo en lui racontant l’incident. Et je jurerais que je l’ai entendue parler à quelqu’un. Haplo feignit de ne pas y attacher d’importance ; que pouvait-il faire d’autre ? Elle lui cachait quelque chose, de cela, il était certain. Il aurait voulu lui faire confiance, mais il ne le pouvait pas. Ressentait-elle la même chose envers lui ? Désirait-elle lui faire confiance ? Ou n’était-elle que trop heureuse de le haïr ? Marit vint rejoindre le cercle des Patryns, jetant l’outre pleine au milieu d’eux en guise d’offrande. Peut-être voulait-elle se prouver qu’elle, au moins, faisait encore partie de son peuple ? Kari regarda vers Haplo, ce qui était une invite. Il aurait pu les rejoindre s’il l’avait voulu, mais il était trop fatigué, trop courbatu pour bouger. Sa jambe lui faisait mal, et les lacérations de son visage le brûlaient comme du feu. Il avait besoin de se guérir, de refermer le cercle de son être – aussi bien qu’il le pouvait, étant donné que le cercle était déchiré et le resterait à jamais. Il se fit une couche de feuilles sèches et s’allongea. Hugh s’assit près de lui. — Je vais prendre le premier quart, dit l’assassin. — Non, dit Haplo. Ce serait une insulte. Tu aurais l’air de te méfier d’eux. Couche-toi. Repose-toi. Toi aussi, Alfred. Hugh eut envie de protester, puis il haussa les épaules et s’allongea, adossé à un tronc. — Est-ce que quelque chose m’oblige à dormir ? demanda-t-il, croisant les jambes et sortant sa pipe. — Non, mais sois discret, dit Haplo avec un sourire las. Il caressa le chien, roulé en boule près de lui. L’animal leva paresseusement la tête, cligna des yeux, et retourna à ses rêves. — Je serai discret, dit Hugh, plantant sa pipe entre ses dents. Si quelqu’un s’étonne, je dirai que je souffre d’insomnie. D’insomnie éternelle, ajouta-t-il, lançant un regard noir à Alfred. Le Sartan rougit. Il avait essayé de se trouver une place pour dormir, mais d’abord, il s’était cogné la tête sur une pierre enterrée, puis il avait dû s’asseoir sur une fourmilière, parce qu’il se leva soudain et se mit à se donner des claques sur les jambes. — Arrête ! commanda Haplo avec irritation. Tu attire l’attention sur toi. Alfred s’assit précipitamment. Il grimaça légèrement. Passant la main sous lui, il en sortit une pomme de pin qu’il lança au loin. Saisissant le regard désapprobateur d’Haplo, il s’allongea et s’efforça de prendre l’air à son aise. Haplo ferma les yeux, activa le processus de guérison. Lentement, la douleur de son genou s’estompa, ses lacérations se fermèrent. Mais il ne parvint pas à s’endormir. Insomnie éternelle, comme disait Hugh. Les autres Patryns changèrent les sentinelles, éteignirent le feu. La nuit se referma sur eux, uniquement éclairée par la faible lueur des sigles de son peuple. Le danger les entourait, les entourait toujours. Marit ne revint pas vers son groupe, et ne resta pas avec les autres Patryns, mais s’allongea à mi-chemin des deux. Hugh suçotait sa pipe vide. Alfred se mit à ronfler. Le chien chassa quelque chose dans son rêve. Et juste au moment où Haplo s’était résigné à ne pas trouver le sommeil, il s’endormit. CHAPITRE 37 LA CITADELLE PRYAN Xar avait pris sa décision. Ses plans étaient prêts. Maintenant, il s’agissait de les mettre en action. Il s’était arrangé avec Marit pour que les Patryns du Labyrinthe réduisent Haplo à l’impuissance jusqu’à l’arrivée de Sang-drax. Quant à Sang-drax, Xar avait conclu que la question de sa fidélité importait peu. Après mûre réflexion, il s’était convaincu que la motivation primordiale de Sang-drax était la haine – le serpent-dragon haïssait Haplo, brûlait de se venger. Sang-drax n’aurait de cesse qu’il n’ait retrouvé et supprimé Haplo. Cela prendrait un certain temps, raisonnait Xar. Même pour quelqu’un d’aussi puissant que Sang-drax, il n’était pas facile de traverser le Labyrinthe. Et d’ici que le serpent-dragon étouffe Haplo dans ses anneaux, Xar serait là pour veiller à ce que sa proie ne soit pas endommagée au point d’en devenir inutile. Son problème immédiat, c’était de tuer les menschs. Étant donné la puissance du seigneur et sa maîtrise de la magie, le meurtre de deux Elfes, deux humains et un nain (dont aucun d’une grande intelligence) n’aurait pas dû lui poser problème. Le Seigneur du Nexus aurait pu les tuer tous ensemble d’un simple geste accompagné d’un mot ou deux. Mais ce n’était pas la façon de les tuer qui lui portait souci, c’était l’état des cadavres après la mort. Pendant un jour ou deux, il étudia les menschs dans différentes situations, et en conclut que, même morts, ils ne seraient jamais capables d’opposer la moindre résistance aux titans. L’Elfe mâle était grand, mais mince et fragile. L’humain était grand et musclé, mais malheureusement, il semblait souffrir des affres d’un amour dédaigné, et avait laissé sa musculature se détériorer. L’humaine était musclée et trapue. Le nain, malgré sa petite taille, possédait la force de sa race, et était le meilleur d’une triste équipe. Quant à l’Elfe femelle, il valait mieux ne pas en parler. Il était donc essentiel que les menschs soient plus puissants dans la mort qu’ils ne l’avaient été dans la vie. Leurs cadavres devaient être indemnes et forts. Et, plus important encore, ils devaient être doués d’une force et d’une résistance que ces misérables ne possédaient pas dans la vie. Le poison était la meilleure solution, mais il lui fallait une concoction qui tuerait les corps tout en renforçant leur énergie. Piquante contradiction. Xar commença avec un flacon d’eau ordinaire. Faisant appel aux possibilités par la magie des runes, il altéra la structure chimique du liquide, et fut bientôt satisfait de ses résultats. Il avait créé un élixir qui tuerait – pas immédiatement, mais après une courte période d’environ une heure, durant laquelle la production de tissus osseux et musculaire serait accélérée, processus qui serait encore renforcé par la nécromancie. Ce poison avait un inconvénient : la détérioration des corps serait plus rapide que chez des cadavres ordinaires, mais Xar n’aurait pas besoin d’eux longtemps, juste le temps d’atteindre la nef. L’élixir terminé, il lui donna l’apparence et le goût d’un bon vin aux épices, puis prépara un festin, versa le vin dans un grand pichet en argent qu’il plaça au centre de la table, puis alla inviter les menschs à sa petite fête. Le premier qu’il rencontra, ce fut l’humaine – il ne se rappelait jamais son nom. Déployant tout son charme, Xar la convia à dîner, lui promettant les plats les plus fins dus à ses talents magiques, et lui demandant d’amener les autres. Rega, ravie de cet entracte dans la monotonie de sa vie quotidienne, s’en alla aussitôt prévenir les autres. Elle partit d’abord à la recherche de Pathan. Naturellement, elle savait où le trouver. Ouvrant la porte de la Chambre aux Étoiles, elle jeta un coup d’œil à l’intérieur. — Pathan ? cria-t-elle, hésitant à entrer. Elle n’était plus retournée dans cette maudite salle depuis le jour où la lumière avait failli l’aveugler. — Tu peux sortir ? J’ai quelque chose à te dire. — Euh… je ne peux pas pour le moment, ma chérie. Mais sans doute que dans quelques instants… — Pathan, c’est important ! Hésitante, Rega fit un pas à l’intérieur. La voix de Pathan venait d’une direction bizarre. — Il faudra que ça attende. Je ne peux vraiment pas… Je me suis mis dans un… Je ne vois pas comment je peux descendre, tu comprends… — Pathan arrête de faire l’idiot, s’il te plaît ! Où es-tu ? — Euh… là-haut, dit la voix de Pathan tombant des hauteurs. Étonnée, Rega leva la tête dans la direction indiquée. — Par les ancêtres, Pathan qu’est-ce que tu fais là ? L’Elfe était perché sur le siège d’un des immenses fauteuils, et, à son air et à sa voix, semblait extrêmement mal à l’aise. — Je suis monté là pour… euh… pour voir l’effet que ça faisait d’en haut. La vue, tu comprends. — Alors, elle est belle ? demanda Rega. Pathan grimaça sous le sarcasme. — Pas mal, dit-il, regardant autour de lui en feignant l’intérêt. Et même très bien… — La vue – mon œil ! ricana Rega. Tu es monté là-haut pour essayer de savoir comment fonctionne ce maudit fauteuil ! Et maintenant, tu n’arrives pas à redescendre. Où avais-tu la tête ? Tu te prenais pour un titan ? Ou tu croyais peut-être que la machine te prendrait pour un titan ? Pas impossible après tout, tu as à peu près la même intelligence. — Il fallait que je tente quelque chose, Rega, se défendit Pathan d’un ton plaintif. Sur le moment, l’idée paraissait bonne. Les titans sont la clé de cette machine. J’en suis certain. C’est pour ça qu’elle ne fonctionne pas comme il faut. S’ils étaient là… — … nous serions tous morts, intervint sombrement Rega, et on n’aurait plus à se soucier de rien, et surtout pas de cette stupide machine ! Comment es-tu monté là-haut ? — La montée a été facile – les pieds du fauteuil sont rugueux et pleins de prises, et les Elfes ont toujours été bons grimpeurs, et… — Alors, descends de la même façon. — Je ne peux pas, je tomberais. J’ai essayé. Mon pied a glissé, et je me suis rattrapé de justesse. Je me voyais déjà tomber tête la première dans le puits, dit Pathan, cramponné au bord du fauteuil. C’est incroyable ce qu’il paraît noir et profond d’ici. Je parie qu’il plonge jusqu’au centre de Pryan. Je m’imaginais en train de tomber, tomber… — N’y pense pas ! dit Rega avec irritation. Tu ne fais qu’aggraver la situation ! — Je ne vois pas comment elle pourrait s’aggraver davantage, dit Pathan d’un ton piteux. Rien que de regarder en bas, j’ai envie de vomir. Et effectivement, il était un peu verdâtre. — Moi aussi, cette histoire me donne envie de vomir, marmonna-t-elle, le regardant pensivement. La première chose que je vais faire si j’arrive à le tirer de là, c’est fermer la porte de cette maudite salle et jeter la clé, ajouta-t-elle entre ses dents. — Qu’as-tu dit, ma chérie ? — J’ai dit : et si Roland lui jetait une corde. Tu pourrais l’attacher au bras du fauteuil et te laisser glisser en bas. — Il faut vraiment que tu le dises à ton frère ? gémit Pathan. Tu ne peux pas faire ça toi-même ? — Non, parce qu’il faut un bras puissant pour lancer une corde aussi haut, rétorqua Rega. — Roland me mettra en boîte jusqu’à la fin de mes jours, dit-il, amer. Écoute, j’ai une idée. Va chercher le magicien… — Eh ? fit une voix tremblotante. Quelqu’un demande un magicien ? Le vieillard entra, fit un grand sourire à Rega et ôta son chapeau cabossé. — Me voici. Heureux de me mettre à votre service. Appelez-moi Bond. James Bond. — Non, l’autre magicien, siffla Pathan. Le magicien utile. — Mais c’est le Dr. No ! Il m’a retrouvé ! Ne crains rien, ma chère, dit-il, tendant des mains tremblantes. Je te sauverai… — Je ne peux pas appeler le Seigneur Xar, expliquait Rega à Pathan. Il est occupé à la préparation de sa fête. Nous sommes tous invités… — Une fête ! C’est merveilleux ! dit le vieillard, rayonnant. J’adore les fêtes. Il va falloir que je sorte mon smoking de la naphtaline… — Une fête ! répéta Pathan. Oui, ça nous changera les idées. Aléatha adore les fêtes. De plus, ça l’éloignera de cet étrange dédale où elle passe tout son temps maintenant… — Et ça l’éloignera aussi du nain, renchérit Rega. Je n’ai rien dit, parce que, bon, c’est ta sœur, mais à mon avis, il doit se passer des choses bizarres là-bas. — Qu’est-ce que tu veux insinuer ? dit Pathan, la foudroyant du regard. — Rien, mais Drugar l’adore, ça se voit, et, regardons les choses en face, elle n’a jamais été très difficile sur le choix des hommes… — Ça, c’est bien vrai, pour s’être amourachée de ton frère ! Rega s’empourpra de colère. — Je ne voulais pas parler… Le vieillard, suivant le regard de Rega, sursauta violemment. — Mais c’est bien le Dr. No ! — No… commença Pathan. — Tu vois, il l’avoue ! s’écria Zifnab, triomphant. — Je m’appelle Pathan ! cria-t-il, se penchant pardessus le rebord du fauteuil plus loin qu’il ne l’aurait voulu, et reculant précipitamment. — Cet idiot est coincé là-haut, expliqua Rega d’un ton glacial. Et il a peur de descendre. — Pas du tout, rétorqua Pathan, maussade. Je n’ai pas les chaussures qu’il faut, c’est tout, je glisserais. — Tu es sûre que ce n’est pas le Dr. No ? demanda nerveusement le vieillard. — Certaine. Bon, il faut le descendre de là. Tu n’as pas des formules magiques ? — J’en ai des super ! Feu… Feu… Boule de feu ! C’est ça ! On va mettre le feu aux pieds du fauteuil, et quand ils seront brûlés… — Je ne crois pas que ça marchera ! protesta bruyamment Pathan. — Bien sûr que si ! fit le vieillard avec assurance. Le fauteuil s’enflamme, le siège n’est plus soutenu par les pieds, et boum, il s’écroule ! — Bon, va chercher Roland, dit Pathan, résigné. Et emmène-le avec toi, ajouta-t-il, lançant un regard noir à Zifnab. Réprimant un éclat de rire, Rega pilota le vieillard récalcitrant vers la porte. — Oui, je trouve que ce serait amusant de mettre le feu au fauteuil. Et même de mettre le feu à Pathan. Mais une autre fois. Pour le moment, nous pourrions aller aider le Seigneur Xar aux préparatifs de sa fête… — Sa fête ! répéta le vieillard, radieux. J’adore les fêtes ! — Et grouille-toi ! cria Pathan. La machine redémarre ! La lumière va revenir ! Comme l’avait dit Pathan, Aléatha passait le plus clair de son temps dans le dédale avec Drugar. Et, comme promis, elle n’avait révélé sa découverte à personne. Elle leur en aurait peut-être parlé s’ils avaient été gentils avec elle, car elle prenait rarement la peine de garder un secret. Mais les autres, même Roland (surtout Roland), étaient plus idiots et infantiles que jamais. — Pathan est obsédé par sa stupide machine, dit-elle à Drugar en traversant le dédale. Rega ne s’intéresse qu’à désobséder Pathan de sa stupide machine. Quant à Roland, qui sait ce qu’il fait et qui s’en soucie ? Laissons-les papillonner autour de cet horrible Xar. Toi et moi, nous avons trouvé des gens intéressants, n’est-ce pas, Drugar ? Drugar acquiesça. Il acquiesçait toujours à tout ce qu’elle disait, et il était plus que d’accord pour l’emmener dans le dédale chaque fois qu’elle en avait envie. Ils y étaient revenus le matin suivant, pendant que la machine marchait, mais, comme Drugar l’en avait avertie les hommes-fantômes n’étaient pas là. Ils avaient attendu longtemps, mais personne n’était venu. Commençant à s’ennuyer, Aléatha alla se promener sur la mosaïque. — Dis donc, Drugar, regarde, dit-elle en s’agenouillant. Ce n’est pas le même dessin que sur la porte de la citadelle ? Drugar se pencha pour l’examiner. Oui, c’était le même dessin, avec, en son centre, le même vide. Drugar tripota l’amulette qu’il portait autour du cou. Quand il l’avait placée dans le vide de la porte, elle s’était ouverte. Ses doigts se glacèrent, sa main trembla. Il quitta précipitamment la mosaïque, jetant un regard en arrière sur Aléatha, craignant qu’elle n’ait fait la même remarque, eu la même idée. Mais Aléatha avait déjà perdu tout intérêt pour sa découverte. Les hommes-fantômes n’étaient pas là. L’endroit – pour elle – était devenu ennuyeux. Elle avait envie de s’en aller, et Drugar était prêt à partir avec elle. Toutefois, ils revinrent l’après-midi. La lumière de la machine brillait d’un vif éclat. Les hommes-fantômes se promenaient comme d’habitude. — Ils parlent, dit-elle. Je vois leurs bouches remuer. Ils sont réels ! Je le sais ! Mais où sont-ils ? Et de quoi parlent-ils ? Comme c’est irritant de ne pas le savoir ! Drugar tripotait son amulette sans rien dire. Mais les paroles d’Aléatha s’étaient imprimées dans son esprit. Ils revinrent l’après-midi suivant, et celui d’après. Maintenant, le nain commençait à regarder les hommes-fantômes de la même façon qu’Aléatha – comme des gens réels. Il se mit à remarquer des détails, il crut reconnaître certains nains vus la veille. Elfes et humains se ressemblaient tous à ses yeux, il ne pouvait pas dire si c’étaient ou non les mêmes. Mais les nains… il y en avait un en particulier qu’il était certain d’avoir déjà vu. C’était un marchand de bière. Drugar le voyait aux nattes de sa barbe – tressées aux couleurs de sa guilde – et à sa chope en argent. Pendue au cou du nain par un ruban de velours, elle servait à faire goûter sa bière aux clients. Et apparemment, elle était bonne. Le nain devait être à son aise, à en juger par sa mise. Elfes et humains le saluaient avec respect. Certains même mettaient un genou en terre afin d’être à son niveau pour lui parler – courtoisie que Drugar n’avait jamais vue pratiquer de sa vie par un humain ou un Elfe. Mais il faut dire qu’il n’avait jamais de sa vie beaucoup fréquenté les humains et les Elfes, ce dont il se félicitait. — Cet Elfe, à droite, je l’ai baptisé Seigneur Gorgo, dit Aléatha. Puisque les hommes-fantômes ne voulaient pas lui parler, elle s’était mise à parler d’eux. Elle leur donnait des noms et imaginait quels étaient leurs rapports mutuels. En fait, ça l’amusait de se placer près d’un fantôme, et de parler de lui avec Drugar. — J’ai connu un Seigneur Gorgo autrefois. Les yeux lui sortaient de la tête, comme à ce pauvre homme. Mais lui, il s’habille bien. Beaucoup mieux que Gorgo qui n’avait aucun goût pour l’élégance. Et la femme qui l’accompagne – épouvantable ! Ce ne peut pas être sa femme – regarde comme elle s’accroche à lui. Les décolletés ont l’air d’être à la mode ici, mais si j’avais une poitrine aussi énorme, je boutonnerais mon col jusqu’au menton ! Quels beaux spécimens de mâles humains ils ont ici ! Et ils circulent aussi librement que s’ils possédaient l’endroit. Ces Elfes traitent leurs esclaves humains avec beaucoup d’insouciance. Regarde, Drugar ! C’est le nain à la chope d’argent. Nous l’avons vu hier. Et il parle avec le Seigneur Gorgo ! Et voilà un humain qui les rejoint. Je crois que je vais l’appeler Rolf. Autrefois, nous avions un esclave nommé Rolf qui… Mais Drugar avait cessé de l’écouter. La main sur son amulette il se leva du gradin où il était assis, et, pour la première fois, s’aventura au milieu de ces gens qui étaient si réels et si fantomatiques, qui parlaient tant et qui étaient si muets. — Drugar, tu es venu avec nous ! dit Aléatha en riant, faisant tournoyer ses jupes autour d’elle. Tu ne trouves pas que c’est amusant ? Elle interrompit sa danse, fit la moue. — Mais ce le serait davantage s’ils étaient réels. Oh, Drugar, il y a des jours où je regrette que tu m’aies amenée ici ! Ça me plaît, mais ça me donne le mal du pays… Drugar, qu’est-ce que tu fais ? Le nain l’ignora. Ôtant son amulette, il s’agenouilla au milieu de la mosaïque et la posa dans le vide de son centre, comme il avait fait pour la porte de la citadelle. Il entendit le cri d’Aléatha, mais un cri distant, lointain, et il n’était même pas certain de l’entendre… Une main lui donna une bourrade dans le dos. — Salut, messire ! tonitrua quelqu’un en nain, lui mettant une chope d’argent sous le nez. Je gage que tu es étranger à notre belle ville. Mais aimerais-tu goûter la meilleure bière de Pryan ? CHAPITRE 38 LE LABYRINTHE Le lendemain, Haplo se réveilla, guéri et reposé, et resta un long moment immobile à écouter les bruits du Labyrinthe. Quand il y était prisonnier, il avait haï cet endroit, qui lui avait pris tout ce qu’il avait jamais aimé. Mais qui lui avait aussi donné tout ce qu’il avait jamais aimé. C’est seulement maintenant qu’il le réalisait, qu’il se l’avouait. Les Squatters qui l’avaient recueilli après la mort de ses parents. Il ne se rappelait aucun de leurs noms, mais il revoyait leurs visages dans la grisaille qui était le matin du Labyrinthe. Il n’avait pas pensé à eux depuis qu’il les avait quittés. Il les avait oubliés comme eux, supposait-il, devaient l’avoir oublié. Maintenant, il savait qu’il n’en était rien. Les hommes qui avaient recueilli le garçonnet terrorisé pensaient peut-être à lui, parfois. La vieille femme qui l’avait logé et nourri devait se demander ce qu’il était devenu. Le jeune homme qui lui avait appris à inscrire des sigles sur les armes devait se demander si son enseignement lui avait été profitable. Haplo aurait donné beaucoup maintenant pour les retrouver, pour leur raconter, pour les remercier. — On m’a enseigné à haïr, se dit-il rêveusement. On ne m’a jamais enseigné à aimer. Il s’assit brusquement, réveillant le chien qui bâilla, s’étira, puis se lança à la poursuite des écureuils. Marit dormait toujours, à l’écart de ses compagnons, à l’écart des autres Patryns. En chien de fusil, comme il l’avait toujours vue dormir. Il se rappela quand il dormait avec elle, le ventre collé contre son dos, la protégeant de ses bras. Il se demanda ce que cela aurait été de dormir avec elle et le bébé entre eux, abrité, protégé, aimé. À sa grande surprise, les larmes lui montèrent aux yeux, et il les essuya vivement, mi-embarrassé, mi-furieux contre lui-même. Une branche craqua derrière lui. Haplo voulut se retourner, mais Hugh était déjà debout, entre lui et Kari. — Relaxe, Hugh, dit Haplo en se levant. Kari a fait exprès de marcher sur une branche, pour nous prévenir de sa venue. — Ceux que tu appelles des menschs, ils n’ont pas besoin de sommeil ? demanda-t-elle à Haplo. Ton ami n’a pas dormi de la nuit. — Ils n’ont pas de magie pour les protéger, expliqua Haplo, espérant qu’elle n’était pas offensée. Nous avons affronté bien des dangers. Ils sont nerveux, bien sûr, de se trouver en un lieu si étrange et terrifiant. Et pourquoi sont-ils venus en ce lieu étrange et terrifiant ? avait envie de demander Kari, Haplo le sentait comme si elle avait parlé tout haut. Mais ce n’était pas à elle de poser cette question. Elle lança à Hugh un regard de pitié, dit quelques mots en patryn à Haplo, puis lui tendit un quignon de pain dur. — Qu’est-ce qu’elle voulait ? demanda Hugh, suivant Kari d’un regard noir. — Elle dit que tu dois être capable de courir comme un lapin, répondit Haplo en souriant parce que sinon, tu n’aurais jamais vécu aussi vieux. Hugh ne trouva pas ça drôle, il regarda autour de lui l’air sombre. — Moi, ça m’étonnerait que quelqu’un vive vieux ici. Ces bois ont quelque chose d’oppressant. Je serai content d’en sortir. Il regarda d’un air morose le pain dur qu’Haplo avait à la main. — C’est le déjeuner ? Haplo hocha la tête. — Je m’en passerai, dit Hugh, s’éloignant vers la rivière. Haplo regarda du côté de Marit. Elle était réveillée, et faisait ce que fait tout Patryn au réveil – elle vérifiait ses vieilles armes et en fabriquait de nouvelles. Elle examinait une lance à la pointe en pierre gravée de sigles. C’était une bonne arme, sans doute cadeau d’un Patryn. Haplo se rappela l’homme qui l’avait rejointe à la rivière. Oui, il avait une lance comme celle-là. — Belle arme, dit Haplo en s’approchant. Bien faite. Marit sursauta, crispant la main sur la hampe. — Excuse-moi, dit-il, étonné de sa réaction. Je ne voulais pas te faire peur. Marit haussa les épaules, froide, nonchalante. — Je ne t’ai pas entendu venir, c’est tout. Cet horrible endroit, dit-elle soudain, regardant autour d’elle. J’avais oublié à quel point je le hais ! Tirant un couteau de sa botte – sans doute un autre cadeau –, elle se mit à améliorer un sigle gravé sur la pointe de sa lance. Elle ne l’avait pas regardé en face une seule fois. — Je le hais, répéta-t-elle. — Ça peut paraître étrange, dit Haplo, mais je me disais tout à l’heure que c’est bon d’être de retour. Je n’ai pas que de mauvais souvenirs… Impulsivement, il tendit la main vers elle. Elle rejeta violemment la tête en arrière, ses cheveux s’envolèrent et frappèrent Haplo au visage. Elle mit sa lance entre eux. — Nous sommes quittes. Je t’ai sauvé la vie, je ne te dois plus rien. Ne l’oublie pas. Lance à la main, elle s’éloigna avec raideur. Elle se joignit à un groupe d’éclaireurs qui partaient reconnaître le terrain, et prit place à côté de celui qui lui avait donné la lance. Haplo la suivit du regard, désorienté. La veille, elle l’avait revendiqué comme sien, avait éloigné Kari. La veille, elle lui avait parlé, heureuse – du moins l’avait-il supposé – de l’avoir près d’elle. Tout était fini. Soudain, tout était différent. Que s’était-il passé entre hier soir et maintenant ? Il ne pouvait le deviner. Kari et les siens levaient leur camp de fortune. Les oiseaux s’étaient tus. Il regarda sa peau, les sigles luisaient doucement. Danger. Pas proche, mais pas lointain. Jamais lointain. Il grignota un morceau de pain. — Je… je pourrais en avoir un peu ? demanda Alfred, lorgnant le quignon. Haplo le lui lança. Alfred le rattrapa maladroitement et se mit à manger. — Tu n’as pas faim ? demanda-t-il. Haplo secoua la tête. — Tu devrais manger… — Tu es en danger ici, dit sombrement Haplo. L’air alarmé, Alfred faillit lâcher son pain. Kari leur fit signe de les rejoindre. Haplo lui fit signe de partir devant. Elle le regarda, fronçant les sourcils. C’était mauvais de se séparer. Il le savait aussi bien qu’elle. Mais, pensa-t-il avec amertume, il ne faisait pas vraiment partie de son groupe. Il lui fit un sourire rassurant, levant la main, paume ouverte, pour indiquer qu’il les rattraperait dans un moment. Kari haussa les épaules et se mit en route avec les siens. — Qu’est-ce que tu disais du danger… je ne comprends pas… commença Alfred. — Tu devrais retourner. — Retourner où ? demanda Alfred, ahuri et confus. — Dans le Vortex. Hugh ira avec toi. Il ne te décollera pour rien au monde. Vous auriez une chance de réussir, je crois. Les hommes-tigres – s’ils sont toujours dans les parages – nous suivrons. — Mais le Vortex est détruit. — Pas pour toi, Sartan. J’ai vu ta magie à l’œuvre ! Tu as tué le roi des serpents-dragons. Tu as ressuscité des morts. Tu pourrais sans doute soulever les morceaux de cette maudite montagne et les recoller. — Tu as dit que je ne devais pas me servir de ma magie, protesta Alfred. Tu as vu ce qui est arrivé… — Je crois que le Labyrinthe te laissera passer – surtout s’il sait que tu t’en vas. Alfred s’empourpra et glissa un regard en coin à Haplo. — Tu as dit… que tu avais besoin de moi… — J’ai menti. Je n’ai pas besoin de toi. Je n’ai besoin de personne. D’ailleurs, ce que je suis venu faire est sans espoir. Ma fille est morte. Tuée dans ta maudite prison. Va-t’en, Sartan. — Pas « Sartan ». Je m’appelle… — Ne viens pas me dire « Alfred », dit Haplo, soudain furieux. Ce n’est pas ton nom. Alfred est un nom de mensch que tu as pris quand tu as décidé de te cacher en te faisant passer pour un mensch. Personne ne connaît ton vrai nom, parce que c’est un nom Sartan, et que tu n’as jamais eu assez confiance en personne pour le révéler. Alors… — C’est Coren. — Quoi ? fit Haplo, stupéfait. — Je m’appelle Coren. — Ça alors ! dit Haplo, repassant rapidement dans sa tête ce qu’il savait de la langue des Sartans. Mais ça veut dire « choisir », ou quelque chose d’approchant ! — « Le Choisi, l’Élu », dit Alfred avec un sourire penaud. L’Élu. Moi – c’est grotesque, hein ? Le nom ne veut rien dire, bien sûr. Il est assez commun chez les Sartans. Presque toutes les familles ont – avaient – un garçon nommé Coren. Espérant que le présage annoncé dans le nom se réaliserait. Tu comprends pourquoi je ne te l’ai jamais révélé. Ce n’est pas parce que je n’avais pas confiance en toi. C’est parce que j’avais peur que tu ries. — Je ne ris pas, dit Haplo. — Tu devrais, dit Alfred, l’air très gêné. C’est plutôt comique. — Pourtant, tu ne l’as pas trouvé comique quand tu t’es réveillé et que tu t’es retrouvé tout seul dans le mausolée, hein, Coren ? demanda doucement Haplo. Alfred rougit, puis pâlit. Ses mains tremblaient. Il lâcha son pain et s’assit lourdement sur une souche en soupirant. — Tu as raison. Élu. Élu pour vivre alors que tous ceux que j’aimais étaient morts. Et ils étaient tellement meilleurs que moi. À ce moment, j’ai haï mon nom. J’ai été heureux de prendre celui que je porte maintenant. Je voulais oublier l’autre. Et j’y avais réussi – jusqu’au moment où je t’ai rencontré. Haplo fit un signe à l’assassin, qui monta dans un arbre, regarda dans la direction que les Patryns avaient prise, et leva un doigt. Ainsi, Kari veillait encore sur eux. Elle avait laissé quelqu’un pour les attendre. Afin qu’ils ne se perdent pas. Alfred continuait à parler, manifestement soulagé de vider son cœur. — Chaque fois que tu me parlais en m’appelant Alfred, j’entendais Coren. C’était effrayant, et en même temps, c’était bon pour moi. Effrayant parce que je ne comprenais pas. Et bon – parce que ça me rappelait mon lointain passé, l’époque où ma famille et mes amis vivaient encore. « Comment faisais-tu ? Qui étais-tu ? D’abord, j’ai pensé que tu faisais partie de mon peuple, mais j’ai bientôt réalisé que je me trompais. Pourtant, tu n’étais pas un mensch, à l’évidence. Et alors je me suis rappelé – pardonne-moi – l’ancien ennemi. « Une nuit sur Arianus, quand nous étions incarcérés dans la cuve-prison, je t’ai jeté un sort. » — Jeté un sort ? À moi ? Toi ! s’écria Haplo, stupéfait. — J’en ai peur, dit Alfred, rougissant. Ce n’était qu’un sort de sommeil. Tu avais des bandages autour des mains, pour cacher tes tatouages. J’ai doucement soulevé une bande, et j’ai vu… — Alors, c’est comme ça que tu as su… Je m’étais toujours demandé… Mais, malgré l’intérêt de ce voyage dans le passé, Coren, ça ne change rien au fait que tu es en danger ici et que tu dois t’en aller… — Mais si, ça change tout dit Alfred en se levant. Maintenant, je sais ce que mon nom signifie. — Ce n’est qu’un nom, sapristi ! Ça ne veut rien dire. Tu l’as dit toi-même. — Mais il veut dire quelque chose – pour moi. Le Choisi, l’Élu. J’ai toujours laissé les autres choisir pour moi. Je m’évanouis pour esquiver les problèmes. Ou je tombe. Ou, quand j’agis, dit-il, lançant un regard coupable à Hugh, « j’oublie » ce que j’ai fait. Alfred se leva, très droit, très grand. — Mais maintenant, tout a changé. Je choisis d’être ici, Haplo. Tu as dit que tu avais besoin de moi. Tu m’as fait honte. Tu as eu le courage de revenir en ce lieu terrible. Et pour quoi ? Par ambition ? Par désir de puissance ? Non. Tu es revenu par amour. Le Labyrinthe a peur. Mais pas de moi. Il a peur de toi, Haplo. Car tu y as amené la seule arme qu’il ne sait pas combattre. Tendant la main, Alfred caressa doucement le chien. — Je sais que c’est dangereux, et je ne sais pas si je pourrai t’aider. Mais je choisis d’être ici, dit-il à voix basse, sans regarder Haplo. Je choisis d’être ici avec toi. — Ils nous surveillent, dit Hugh, les rejoignant. En fait, il y en a quatre qui reviennent vers nous. Tous armés. Bien sûr, il se peut qu’ils nous aiment au point de ne pas vouloir nous perdre de vue. Mais j’en doute… Hugh tira sa pipe de sa poche et l’examina pensivement, puis, se la plantant dans la bouche, il dit, les dents serrées sur le tuyau : — Elle nous a trahis, c’est ça ? — Oui, dit Haplo, regardant en direction de la caverne écroulée. CHAPITRE 39 LA CITADELLE PRYAN Roland, Rega et Pathan, debout devant la Chambre aux Étoiles, regardaient la lumière éclatante qui passait sous la porte. Roland et Pathan se frottaient les yeux. — Vous ne voyez toujours pas ? demanda Rega, anxieuse. — Non, grogna Roland. Si tu m’as rendu aveugle, Elfe… — Ça va passer, dit Pathan, maussade. Il faut le temps, c’est tout. — Je t’avais pourtant dit de ne pas regarder en bas, gronda Roland. Mais non ! Il a fallu que tu regardes dans ce maudit puits et que tu tombes dans les pommes… — Ce n’est pas vrai ! Mes mains ont glissé ! Quant au puits, ajouta-t-il en frissonnant, c’est fascinant dans le genre « fais-moi-peur ». — Le genre de ta sœur, quoi ! ricana Roland. L’Elfe lança le poing dans la direction approximative de l’humain, manqua sa cible, se cogna dans le mur et, gémissant, suça ses phalanges ensanglantées. — Roland te taquinait, c’est tout, Pat, dit Rega. Il ne pensait pas à mal. Et il est tellement amoureux d’elle qu’il voit tout de travers. — Et peut-être que je ne verrai plus jamais rien ! rétorqua Roland. Et quant à être amoureux de cette traînée. — Traînée ! hurla Pathan, se jetant sur l’humain. Ils tombèrent enlacés, se bourrant de coups de poing. — Arrêtez, cria Rega, décochant à l’occasion un coup de pied dans le plus proche. Arrêtez ! On est invités à une fête… Sa voix mourut. Xar venait d’apparaître au bas de l’escalier. Bras croisés, il les regardait, sombre et sinistre. — À une fête, répéta nerveusement Rega. Pathan, Roland, Xar est là. Levez-vous tous les deux. Vous avez l’air fin, ça oui ! La vue encore floue, mais percevant la nervosité de Rega, Pathan cessa de frapper, se releva en chancelant, rouge de honte. Il imaginait ce que le vieillard devait penser. — Tu m’as déchaussé une dent, grommela Roland, la bouche ensanglantée. — La ferme ! siffla Rega. La cécité provoquée par la lumière s’estompait, maintenant, Pathan voyait Xar. Il s’efforçait de prendre l’air amusé, mais ses yeux étaient froids, et plus noirs que le puits de la Chambre aux Étoiles. Rien qu’à le regarder, Pathan sentit le même genre de nausée lui titiller l’estomac. Il se surprit même à faire un pas en arrière, pour s’éloigner de l’escalier. — Où sont les autres ? demanda Xar d’un ton aimable, bienveillant. Je veux tous vous avoir à ma fête. — Quels autres ? dit Rega, cherchant à éluder. — L’autre femelle. Et le nain, dit Xar avec un bon sourire. — Tu as remarqué qu’il ne se rappelle jamais nos noms ? dit Roland à Pathan, la bouche en coin. — Et vous savez, dit Rega, déglutissant avec effort, Aléatha a raison. Il est vraiment affreux. Je n’ai pas envie d’aller à sa fête, ajouta-t-elle, prenant Pathan par la main. — Je crois qu’on n’a pas le choix. Quelle excuse lui donner ? — Dis-lui juste qu’on n’a pas envie d’y aller, dit Roland, reculant discrètement derrière Pathan. — Que moi je lui dise ? Pourquoi pas toi ? dit Pathan. — Je crois qu’il ne m’aime pas beaucoup, dit Roland. — Où est ta sœur, Elfe ? demanda Xar, fronçant les sourcils. Et le nain ? — Je ne sais pas. Je ne les ai pas vus. Nous… nous allons aller les chercher ! proposa précipitamment Pathan. D’accord ? — Ouais. Tout de suite. — Et je vais vous aider. Ils dégringolèrent l’escalier. En bas, Xar leur bloqua le chemin. Les deux humains poussèrent Pathan devant eux. — Nous allons chercher Aléatha… ma sœur, dit Pathan d’une voix mourante. Et le nain. Drugar. — Faites vite, dit Xar en souriant. Tout sera froid. Pathan se faufila sur le côté du magicien, et courut vers la porte, Rega et Roland sur les talons, et ils ne s’arrêtèrent de courir qu’en arrivant dehors, en haut de l’escalier de marbre blanc dominant la cité déserte, qui ne leur avait jamais paru si vide. — Ça ne me plaît pas, dit Rega d’une voix tremblante. Et il ne me plaît pas. Qu’est-ce qu’il nous veut ? — Chut ! Sois prudente, lui conseilla Pathan. Il nous surveille ! Non, ne te retourne pas. Il est là-haut, sur le balcon. — Qu’est-ce qu’on va faire ? — Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Roland. On n’a qu’à aller à sa fête. Vous avez envie de le mettre en rogne ? Vous ne vous rappelez peut-être pas ce qu’il a fait aux titans, mais moi, si. De plus, qu’est-ce qui peut nous arriver ? Je crois qu’on a peur de notre ombre. — Roland a raison. Ce n’est qu’un dîner. S’il voulait nous faire du mal – et il n’a pas de raison de nous en faire – il pourrait le faire d’où il est. — Je n’aime pas sa façon de nous regarder, s’entêta Rega. Il a l’air trop impatient. Jubilatoire. — À son âge et avec son physique, il n’est sans doute pas souvent invité, suggéra Roland. Pathan jeta un coup d’œil sur la silhouette en robe-noires, immobile et silencieuse sur le balcon. — Je crois qu’il faut lui faire plaisir, dit Pathan. Trouvons Aléatha et Drugar en vitesse. — S’ils sont dans le dédale, on n’est pas près de les trouver, et encore moins en vitesse, remarqua Rega. Pathan soupira, frustré. — Vous devriez peut-être rentrer, tous les deux ; moi j’irai chercher Aléatha. — Oh non ! dit Roland, le prenant fermement par le bras. On y va tous ensemble. — D’accord, dans ce cas, je pense qu’il faudrait nous séparer… commença Pathan. — Regardez ! Voilà Aléatha ! s’écria Rega, tendant le bras. L’escalier dominait l’arrière de la cité. Aléatha venait de tourner le coin d’une rue, ses robes multicolores mettant une touche de couleur dans cette immensité de marbre blanc. — Parfait. Ça ne laisse que Drugar. Et sûrement que le vieux ne dira rien s’il ne manque que le nain… — Il lui est arrivé quelque chose, dit soudain Roland. Aléatha ! Il dégringola les marches, courant comme un fou vers Aléatha. Elle se dirigeait vers eux – et même, elle courait. Pathan essaya de se rappeler la dernière fois qu’il avait vu courir sa sœur. Mais maintenant, elle s’était arrêtée, et, adossée à un mur, elle haletait, la main sur le sein, les yeux clos. — Aléatha ! s’écria Roland s’arrêtant devant elle. Elle ouvrit les yeux, le regarda avec gratitude, et se jeta presque dans ses bras. Il la serra sur son cœur. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Drugar ! sanglota Aléatha. — Qu’est-ce qu’il t’a fait ? s’écria farouchement Roland, resserrant son étreinte. Il t’a fait du mal ? Par les ancêtres, il le… — Non, non, dit Aléatha, secouant la tête. Ses cheveux décoiffés entouraient son visage d’un nuage d’or scintillant. Elle haletait. — Il a… disparu. — Disparu ? dit Pathan qui arrivait avec Rega. Que veux-tu dire, Théa ? Comment a-t-il pu disparaître ? — Je ne sais pas, dit-elle, ses yeux bleus dilatés de frayeur. Une minute, il était là, près de moi. Et la minute d’après… Posant la tête sur la poitrine de Roland, elle se mit à pleurer. Roland lui caressait le dos, interrogeant Pathan du regard. — Qu’est-ce qu’elle veut dire ? — Aucune idée, dit Pathan. — N’oubliez pas Xar, intervint doucement Rega. Il nous surveille toujours. — C’étaient les titans, Théa ? Non, pas de crise de nerfs… — Trop tard, dit Rega. Aléatha fut prise de sanglots incontrôlables ; sans Roland, elle serait tombée. — Elle doit avoir vécu quelque chose de terrible, dit-il, la soulevant tendrement dans ses bras. En général, elle ne panique pas comme ça. Pas même quand le dragon nous a attaqués. Pathan dut en convenir. Maintenant, il commençait à s’angoisser, lui aussi. — Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? Rega prit les choses en main. — Il faut la calmer le temps qu’elle nous raconte ce qui s’est passé. Ramenons-la dans la citadelle. On va aller à ce stupide dîner, lui faire boire un verre de vin. Si quelque chose de terrible est vraiment arrivé – comme l’enlèvement de Drugar par les titans – alors le Seigneur Xar devrait le savoir. Il pourrait peut-être nous protéger. — Pourquoi les titans auraient-ils enlevé Drugar ? demanda Pathan – question parfaitement logique, mais qui resta sans réponse. Xar les accueillit à la porte, fronçant les sourcils à la vue de l’Elfe hystérique. — Qu’est-ce qu’elle a ? — Elle est en état de choc, dit Pathan, que Rega avait élu porte-parole d’un coup de poing dans les reins. Nous ne savons pas ce qui s’est passé, parce qu’elle est trop retournée pour nous le dire. — Où est le nain ? demanda Xar, fronçant les sourcils. À ces mots, Aléatha poussa un cri étranglé. — Ou est le nain ? Elle est bien bonne ! Couvrant son visage de ses mains, elle partit d’un rire de démente. Pathan était de plus en plus inquiet. Il n’avait jamais vu sa sœur aussi retournée. — Il allait toujours dans le dédale… — Nous pensions qu’un verre de vin… Réalisant qu’ils parlaient ensemble, Pathan et Rega se turent. Xar considéra Rega d’un œil pénétrant. — Du vin, dit-il. Tu as raison. Un verre de vin la remettra immédiatement. Et vous aussi. Nous allons boire tous ensemble. Où avez-vous dit qu’il était, le nain ? — Nous ne le l’avons pas dit, rétorqua Pathan, irrité de cette insistance sur le nain. Si nous parvenons à calmer Aléatha, nous l’apprendrons peut-être. — Oui, dit Xar avec douceur. Nous allons la calmer. Puis nous découvrirons ce que nous avons tous besoin de savoir. Par ici, dit-il en reculant, bras grands ouverts. Par ici. Au moment des récoltes, Pathan avait vu des fermiers balancer leur faux du même geste, taillant de grandes trouées dans les épis. Instinctivement, il eut envie de s’enfuir, mais il se força à rester avec les autres. Qu’ai-je à craindre ? se dit-il, se sentant tout bête. Il se demanda si les autres partageaient ses appréhensions, et les regarda discrètement. Roland s’inquiétait tellement de l’état d’Aléatha qu’il se serait jeté dans le vide du haut d’une falaise sans s’en apercevoir. Mais, à l’évidence, Rega était nerveuse. Elle n’arrêtait pas de regarder pardessus son épaule le seigneur, qui les poussait en avant de son geste de faucheur. Il les pilota jusqu’à une grande salle circulaire, qui avait dû être autrefois une salle de banquets ou de conférences. Une table ronde se dressait en son centre. Elle était située juste sous la Chambre aux Étoiles, et c’était la seule de la citadelle où aucun des menschs ne venait jamais. Arrivé devant l’arche de la porte, Pathan s’arrêta si brusquement que Xar le bouscula par derrière. Rega s’immobilisa près de lui. — Qu’est-ce qu’il y a, encore ? dit Xar avec irritation. — Nous… nous n’entrerons pas là, dit Pathan. — Cette salle ne nous veut pas, dit Rega. — Sottises ! dit sèchement Xar. Ce n’est qu’une pièce. — Non, elle est magique, dit Pathan, avec une crainte révérencielle. Nous y avons entendu des voix. Le globe… Il se tut, regarda, éberlué. — Il n’y est plus ! dit Rega en un souffle. — Qu’est-ce que c’était, dit Xar, retrouvant sa douceur. Dites-moi tout. — C’est que… il y avait un globe de cristal, suspendu au-dessus de la table. Avec quatre étranges lumières à l’intérieur. Quand je me suis approché pour le regarder, j’ai posé la main sur la table, et soudain, j’ai entendu des voix. Je ne les comprenais pas, car elles parlaient une langue étrange. Mais elles semblaient repousser ma présence. Alors… je suis parti. — Et nous ne sommes jamais revenus depuis, dit Rega, frissonnante. — Mais maintenant, le globe a disparu, dit Pathan, regardant durement Xar. C’est toi qui l’as enlevé. Xar eut l’air amusé. — Moi, je l’aurais enlevé ? Et pourquoi ? Cette salle n’est pas différente des autres. Je n’y ai pas vu de globe, je n’y ai entendu aucune voix. Et vous ne trouvez pas qu’elle fait une merveilleuse salle à manger ? Entrez, je vous prie, entrez. Pas de magie, je vous l’assure. Rien ne vous fera du mal… — Regardez donc tous ces plats extraordinaires ! s’écria Roland. D’où sortent-ils ? — Un peu de magie, dit Xar avec modestie. Bon, entrez maintenant. Venez manger et boire… — Pose-moi par terre, ordonna Aléatha d’une voix parfaitement calme, bien qu’un peu rauque. Roland, qui contemplait la table, sursauta, et faillit la lâcher. — Il faut retourner là-bas ! dit Aléatha en se tordant les mains. Pose-moi, idiot ! Tu ne comprends donc rien ? Il faut retourner dans le dédale. Drugar est parti avec eu : Il faut le faire revenir. — Drugar est allé où ? Avec qui ? demanda Pathan. — Pose-moi ! Aléatha foudroya Roland, qui la lâcha sans cérémonie. — J’espère que tu n’imagines pas que je t’ai portée avec plaisir ? dit-il froidement, s’approchant des mets alléchants. Où est le vin ? — Dans un pichet, dit Xar, montrant la table du geste sans quitter Aléatha des yeux. Où as-tu dit qu’était Drugar, mon enfant ? Elle le gratifia d’un regard hautain, lui tourna le dos et s’adressa à Pathan. — Nous étions dans le dédale. Nous avions trouvé… le théâtre. Il y vient des gens, des tas de gens. Des Elfes, des humains et des nains… — Arrête de plaisanter, Théa, dit Pathan, rougissant d’embarras. — Où est le vin ? marmonna Roland, la bouche pleine. — Je parle sérieusement ! s’écria Aléatha, tapant du pied. Ce ne sont pas des gens réels. Ce sont des gens-fantômes. On les voit quand la lumière s’allume. Mais… mais maintenant… Sa voix se mit à trembler. — Maintenant, Drugar est comme eux… il s’est changé en nain-fantôme… Viens, c’est tout, dit-elle, saisissant Pathan par le bras. — Peut-être, quand on aura mangé, dit Pathan pour faire plaisir à sa sœur. Tu devrais manger aussi, Théa. Tu sais que la faim donne parfois des hallucinations. — Oui, dit Xar d’une voix sifflante. Mange et bois. Tu te sentiras beaucoup mieux. — J’ai trouvé le pichet du vin, dit Roland. Mais il est vide. — Quoi ? dit Xar, pivotant tout d’une pièce. — Vois par toi-même, dit Roland, lui montrant le pichet. Xar le lui arracha des mains, regarda dedans, l’air furibond. Un peu de liquide tremblotait au fond. Il le flaira, puis regarda les quatre menschs. Ils reculèrent, alarmés de sa fureur. — Qui a bu ça ? — Goldfinger… chantonna une voix stridente sortant de sous la table. Xar pâlit, puis se congestionna de colère. Tendant la main, il saisit un pied sous la table et tira. Le reste du vieillard suivit, glissant sur le dos et chantant avec allégresse. — Tu as bu le vin… tout le vin ! dit Xar, s’étranglant presque d’indignation. Zifnab leva sur lui des yeux larmoyants. — Excellent bouquet. Couleur exquise. Arrière-goût un peu amer, mais je suppose que c’est dû au poison… Il se rallongea sur le dos et se remit à chanter. — On ne vit que deux fois… — Le poison ! s’écria Pathan, serrant Rega dans ses bras. Roland s’étrangla en mangeant, cracha ce qu’il avait dans la bouche. — Il ment ! dit Xar d’une voix dure. Ne croyez pas ce vieux fou. C’est une blague… Le Seigneur du Nexus se pencha vivement, posa la main sur la poitrine de Zifnab et se mit à marmonner en remuant les doigts d’étrange façon. Soudain, le visage du vieillard se convulsa de douleur. Il poussa un cri terrible. Son corps fut agité de spasmes. Tendant une main convulsive, il saisit la jupe d’Aléatha. — Le poison ! Qu’il destinait… à vous quatre ! haleta Zifnab. Son corps se recroquevilla sur lui-même, dans les affres de l’agonie. Puis, avec un dernier cri, il se raidit et retomba, immobile. Il était mort. Pathan le fixait, frappé d’horreur. Réfugié dans un coin, Roland vomissait ses entrailles. Xar les regarda tour à tour, et Pathan vit dans ses yeux le reflet métallique de la faux qui allait les abattre. — Votre mort aurait été indolore, dit Xar. Rapide, simple. Mais cet imbécile a tout changé. Vous devez mourir. Et vous mourrez… Xar tendit la main vers Aléatha. Figée de terreur, elle baissa les yeux sur sa jupe, encore serrée dans la main du cadavre. Aléatha eut vaguement l’impression que Pathan s’interposait entre elle et Xar, repoussant la main du magicien. Voulant seulement fuir cette horrible salle, cet homme effrayant, ce cadavre hideux, Aléatha arracha sa robe à la main inerte, et, paniquée, s’enfuit en courant. CHAPITRE 40 LE LABYRINTHE — Que veux-tu dire par « elle nous a trahis » ? demanda nerveusement Alfred. — Marit leur a dit que tu es un Sartan, répondit Haplo. Et que je t’avais amené dans le Labyrinthe. Alfred réfléchit posément. — Alors, je suis le seul qu’elle ait trahi. C’est moi qui vous mets en danger. Il se remit à réfléchir, puis s’éclaira. — Tu pourrais leur dire que je suis ton prisonnier. Que… Sa voix mourut devant l’air sinistre d’Haplo. — Marit sait bien que non. Elle connaît la vérité, et je suis sûr qu’elle la leur a dite. Je me demande seulement, ajouta-t-il sombrement, ce qu’elle leur a dit d’autre. — Alors, on va rester plantés là ? demanda Hugh, fronçant les sourcils. — Oui, on va rester plantés là, dit Haplo. — On pourrait ressortir… — Bonne idée, dit Haplo. J’ai essayé d’en convaincre notre ami Coren ici présent… — Alfred, rectifia doucement le Sartan. Je t’en prie. C’est mon nom. Je… je ne connais pas cette autre personne. Et non, je ne reviendrai pas en arrière. — J’irai où il ira, dit Hugh. Les Patryns se rapprochaient. — On pourrait se battre, proposa l’assassin. — Non, dit Haplo, sans même réfléchir. Je ne combattrai pas les miens. C’est déjà assez dommage que… Il se tut, laissant sa phrase en suspens. — Ils ne se pressent pas. Tu t’es peut-être trompé sur elle. — Ils savent que nous n’allons nulle part, dit Haplo, secouant la tête. De plus, ils se demandent sans doute ce qu’ils vont faire de nous. Hugh le regarda, l’air perplexe. — Tu comprends, ils n’ont pas l’habitude de faire prisonnier un autre Patryn, expliqua Haplo. Le cas ne s’est jamais présenté. Il regarda le ciel gris, les arbres noirs, et quand il reprit la parole, ce fut à voix basse, comme se parlant à lui-même. — C’était un lieu dangereux et terrible. Mais au moins, nous étions unis – tous contre lui. Maintenant… Qu’ai-je fait ? Les Patryns, conduits par la stoïque Kari, entourèrent l’arbre. — De graves accusations ont été portées contre toi, mon Frère, dit-elle à Haplo. Ses yeux se posèrent sur Alfred, qui rougit jusqu’à sa calvitie, l’air extrêmement coupable. Kari fronça les sourcils, ramena son regard sur Haplo. Sans doute attendait-elle qu’il nie tout. Haplo haussa les épaules sans répondre. Il se mit à marcher, Hugh, Alfred et le chien lui emboîtant le pas. Les Patryns fermèrent les rangs derrière eux. Marit n’était pas parmi eux. Le groupe avança dans la forêt, les Patryns gênés, mal à l’aise. Quand Alfred tombait – ce qu’il faisait souvent, les circonstances et le milieu s’unissant pour le rendre encore plus maladroit que d’habitude –, les Patryns attendaient qu’il se relève. Ils ne l’aidaient pas et ne laissaient pas Haplo ou Hugh l’approcher. D’abord, les Patryns avaient regardé le Sartan avec une hostilité têtue. Mais après l’avoir vu s’étaler de tout son long sur une racine, tomber dans une fondrière, et manquer s’ouvrir le crâne sur une branche basse, ils se consultèrent du regard, perplexes, tout en redoublant de vigilance. Car ce pouvait être une comédie, destinée à endormir leur méfiance. Haplo se rappela avoir pensé la même chose quand il avait connu Alfred. Eh bien, ils en avaient encore, des choses à apprendre ! Quant à l’humain, les Patryns le traitaient avec dédain. Ils n’avaient sans doute jamais entendu parler des menschs ; Haplo lui-même n’avait appris l’existence de ces « races inférieures » que lorsque Xar l’en avait informé. Mais Marit pouvait leur avoir dit que Hugh ne disposait pas de la magie des runes, et était, par conséquent, inoffensif. Haplo se demanda si elle avait pensé à leur dire que cet homme ne pouvait pas être tué. Quand ses frères Patryns regardaient Haplo, ce qui était rare, c’était à la dérobée et avec colère. Là encore, Haplo se demanda, avec un sentiment de malaise, ce que Marit leur avait dit. Et pourquoi. Les arbres commençaient à s’espacer, les chasseurs approchaient de l’orée de la forêt, et Kari ordonna une halte. Devant eux ondulait une vaste prairie d’herbe courte. Certains signes lui firent penser que des animaux avaient été mis à la pâture, ce qui l’étonna. S’il avait eu affaire à des menschs, il se serait dit qu’ils élevaient des moutons ou des chèvres. Mais ce n’était pas des menschs. C’étaient des Patryns, des Nomades, des guerriers – pas des bergers. De l’autre côté de la prairie, à environ cent pas, les eaux noires d’une rivière tourbillonnaient entre deux rives abruptes. Et au-delà… Haplo regarda, médusé. Au-delà de la rivière, il y avait une cité. Une cité. Dans le Labyrinthe. Il n’en crut pas ses yeux. Pourtant, elle était là. Dans un pays de Squatters, qui cherchent toujours à s’évader de leur prison. Une cité construite par des gens qui ne cherchaient pas à s’échapper. Qui y vivaient, satisfaits de leur sort. Et qui plus est, allumaient un feu pour accueillir les autres. De solides bâtisses de pierre couvertes de runes couvraient tout un versant d’une montagne gigantesque, au sommet de laquelle brûlait le fanal. Une muraille de pierre gravée de runes entourait la cité à sa base. — Sapristi, dit Alfred. C’est… c’est commun ? Non. Ce n’était pas commun. Marit était là. À l’évidence, mécontente d’y être, mais avec la dangereuse traversée à faire en terrain découvert, elle avait été forcée d’attendre le reste de la troupe. Haplo aurait voulu lui parler. Il fit un pas vers elle, mais plusieurs Patryns lui barrèrent le chemin. Ils semblaient mal à l’aise ; c’était sans doute la première fois qu’ils craignaient l’un des leurs ou s’en méfiaient. Haplo soupira, se demandant comment il pourrait leur faire comprendre. Il leva les deux mains, paumes ouvertes, indiquant qu’il se soumettrait à leurs lois. Mais le chien n’était pas soumis à ces contraintes. La traversée de la forêt avait été pour lui assez ennuyeuse, car, dès qu’il flairait quelque chose d’intéressant, Haplo le rappelait au pied. Heureusement, le Sartan s’était révélé très divertissant, comme d’habitude. Le chien avait tout de suite compris qu’il était responsable de la sécurité du Sartan. Il n’avait pas pu éviter certains accidents mineurs – mais un chien ne peut pas tout faire. En revanche, il avait prévenu plusieurs catastrophes majeures – par exemple, en tirant Alfred d’un fouillis de lianes étrangleuses, ou en le plaquant au sol avant qu’il ne tombe dans une fosse hérissée de piques, piège dressé par des snogs en maraude. Les Patryns se groupèrent à la lisière de la forêt, et plusieurs partirent en avant s’assurer qu’ils pouvaient traverser la rivière sans danger. L’animal regarda son maître, vit qu’il ne pouvait rien faire pour lui, à part lui rappeler d’un coup de langue qu’il était là, s’il avait besoin de réconfort. Le chien regarda autour de lui, cherchant une diversion, et vit Marit. Une amie. Qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs heures. Et qui, à son air, avait besoin d’un chien. Le chien la rejoignit en trottinant. Debout dans l’ombre d’un arbre, elle regardait dans le vague. Le chien se frotta doucement contre sa jambe, la regardant avec un joyeux sourire. Elle sursauta. — Oh, c’est toi, dit-elle, et, sans comprendre les paroles, le chien comprit, au ton de sa voix, qu’il n’était pas spécialement bienvenu, mais pas importun non plus. Elle paraissait très seule et malheureuse. Le chien regarda en remuant la queue, pour renouer connaissance. — Va-t’en, dit-elle, mais en même temps sa main lui caressa la tête, caresse qui se transforma bientôt en une étreinte désespérée. Ce n’était pas très confortable, mais il s’abstint de japper, lui accordant le réconfort de sa présence puisqu’il n’avait rien d’autre à donner. Relevant la tête, Haplo regarda de leur côté. — Ici, chien ! Laisse-la tranquille ! Elle ne t’aime pas. Reste près de moi. Les ongles de Marit s’enfoncèrent dans ses chairs. Cette fois, il jappa. — Va-t’en, dit-elle avec haine, le repoussant violemment. Le chien comprit. Il comprenait toujours. Si seulement il avait pu communiquer cette faculté à son maître ! — Maintenant, nous pouvons traverser, dit Kari. Il n’y pas de danger. Enfin, presque. Constitué d’une unique travée de roc gravé de runes, le pont enjambant la rivière avait la largeur d’un pied d’homme. Constamment arrosé d’une pluie de gouttelettes projetées par les eaux tourbillonnantes, il était très glissant, et faisait partie des défenses de la cité. Il ne pouvait être franchi que par une personne à la fois, et encore, avec les plus grandes précautions. Un faux pas, et la rivière entraînait sa victime sous ses eaux noires et tumultueuses. Les Patryns, habitués à le traverser et fortifiés par leur magie, le franchirent en courant. Une fois de l’autre côté, plusieurs d’entre eux continuèrent vers la cité, sans doute pour prévenir le chef de leur arrivée. Marit traversa avec le premier groupe, mais – remarqua Haplo – elle attendit sur la rive. Kari s’approcha d’Haplo. Elle et trois autres Patryns s’étaient déployés le long de la rivière, surveillant les bois derrière eux. — Fais traverser tes compagnons maintenant, dit-elle. Dépêchez-vous. Elle regarda ses sigles et ceux d’Haplo, ils brillaient d’un éclat plus vif qu’auparavant. Hugh, pipe à la bouche, traversa sans hésitation, ne faisant qu’une seule pause pour assurer son pied, le chien trottinant derrière lui. Ce qui laissait seuls Alfred et Haplo. — Je… euh…je dois… bredouilla Alfred. — Oui, tu dois, répondit Haplo. — Qu’est-ce qu’il a ? demanda Kari avec irritation. — Il a peur de… Haplo, haussant les épaules, laissa sa phrase en suspens. — Il possède la magie, dit Kari, soupçonneuse. — Marit ne te l’a donc pas dit avec le reste ? demanda-t-il, amer. Il ne peut pas s’en servir. La dernière fois qu’il l’a fait, le Labyrinthe s’en est emparé et l’a retournée contre lui. Comme le chaodyn saisit le javelot lancé contre lui et le retourne au lanceur. Il a failli être tué. — Il est notre ennemi… commença-t-elle. — C’est étrange, dit doucement Haplo. Je croyais que notre ennemi, c’était le Labyrinthe. Kari ouvrit la bouche, la referma. — Je ne comprends rien à tout ça, dit-elle, branlant du chef. Il me tarde de remettre mon commandement au Chef Vasu. Mais trouve le moyen de faire traverser ton ami – et vite. Haplo rejoignit Alfred qui fixait le pont étroit, les yeux dilatés de frayeur. Kari et ses trois compagnons surveillaient nerveusement la forêt derrière eux. Les autres Patryns les attendaient sur la rive opposée. — Viens, le pressa Haplo. Ce n’est qu’une rivière. — Non, dit Alfred, regardant la rivière en frissonnant. J’ai l’impression… qu’elle me hait. — C’est la Rivière de la Colère, dit Haplo. Elle serpente à travers tout le Labyrinthe. D’après la légende, c’est l’unique chose du Labyrinthe que les Patryns ont créée. Quand les premiers des nôtres furent jetés dans cette prison, leur rage fut si terrible qu’elle jaillit de leurs bouches et devint cette rivière. Ses eaux sont glaciales. Même protégé par mes runes, je ne pourrais y survivre que peu de temps. Et même si le froid ne te tue pas, les tourbillons te fracassent contre les rochers, ou les lianes t’entraînent sous la surface pour te noyer. — Je ne peux pas… commença Alfred, livide. — Tu as traversé la Mer de Feu, dit Haplo. Tu peux traverser ça. — Oui, dit Alfred, reprenant quelque couleur. J’ai traversé la Mer de Feu. — Mets-toi à quatre pattes, lui conseilla Haplo, le poussant vers la rivière. Et ne regarde pas le courant. Arrivé devant le pont, il pâlit, déglutit, et, prenant une profonde inspiration, posa les deux mains sur la pierre humide. Il frissonna. — Et tu ferais bien de te dépêcher, ajouta Haplo. Il y a quelque chose de mauvais qui approche. Alfred le regarda, vit que les sigles s’étaient avivés sur la peau du Patryn. Il hocha la tête, lugubre, et, fermant les yeux très fort, se mit à ramper sur le pont. — Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Kari, étonnée. — Il traverse. — Les yeux fermés ? — Il ne se débrouille pas tellement bien les yeux ouverts, dit Haplo, ironique. Je crois qu’il a plus de chances de réussir comme ça. — Ça va lui prendre toute la journée, dit Kari, après l’avoir observé un moment. Et ils n’avaient pas toute la journée. Haplo se gratta les mains, où les sigles brillaient, de plus en plus vifs. Kari surveillait nerveusement la forêt. Sur l’autre rive, les Patryns les regardaient, l’air sombre. Plusieurs personnes étaient arrivées de la cité, avec, parmi eux, un homme jeune – à peu près du même âge qu’Haplo. Concentré sur la lente progression d’Alfred, Haplo ne l’aurait sans doute pas remarqué s’il n’avait pas été aussi étonnant. La plupart des Patryns – mâles et femelles – sont minces et musclés, conséquence d’une vie passée à courir et combattre pour survivre. Cet homme était replet, avec des muscles mous, des épaules enrobées, un ventre proéminent. Mais à la déférence avec laquelle le traitaient les autres Patryns, Haplo devina que ce devait être le chef – Vasu, nom signifiant « brillant », « bénéfique », « excellent ». Vasu s’approcha de la rive, regarda, écoutant, la tête légèrement penchée, les explications des autres Patryns. Il ne donna aucun ordre. De droit, Kari était le chef ici. C’était son groupe. Dans ces conditions, le chef n’était qu’un observateur, ne prenant les choses en mains que si la situation se détériorait. Et jusque-là, tout allait bien. Alfred avançait. Mieux qu’Haplo ne l’espérait. Le pont, bien que glissant, était plein d’anfractuosités offrant des prises qui l’aidaient à se traîner de l’avant. Une fois, son genou glissa, mais il parvint à se retenir, à califourchon sur l’étroite travée de roc. Puis il reprit bravement son avance. Il était au milieu du pont quand des hurlements partirent de la forêt. — Les loups, jura Kari. Alfred sursauta et ouvrit les yeux. Voyant les eaux noires tourbillonner sous lui, il se jeta à plat ventre, paniqué, et se figea sur place. — Ne t’évanouis pas ! cria Haplo. Pas de ça, bon dieu ! Les loups ne hurlent que lorsqu’ils sont prêts à attaquer. Et, à en juger sur leur clameur, ils devaient être nombreux, beaucoup trop nombreux pour que Kari et sa petite bande puisse les combattre avec succès. Sur un geste de Vasu, les Patryns s’alignèrent sur la rive, bandant leurs arcs, prêts à protéger la traversée. Criant à Alfred de continuer, Hugh alla se placer à la sortie du pont, prêt à le tirer sur la berge. Haplo sauta à l’autre bout du pont. — Tu ne peux pas ! lui cria Kari. La magie ne permet de passer qu’à une seule personne à la fois. Je vais régler ça. Elle leva sa lance, la pointa sur Alfred. Haplo lui saisit le bras. Elle se débattit, le foudroyant du regard. — Il ne vaut pas la vie de trois des miens ! — Prépare-toi à traverser, lui dit Haplo. À cet instant, le chien contourna Hugh, sauta sur le pont et trotta vers Alfred. Haplo s’immobilisa et attendit. La magie du pont agirait contre lui, mais peut-être pas contre l’animal. Derrière lui, il entendait les loups écraser les branches dans le sous-bois. Les hurlements se faisaient plus forts. À plat ventre, Alfred fixait les eaux noires, en proie à une fascination terrifiée, incapable de bouger. Arrivant devant Alfred, le chien aboya, pour le tirer de sa stupeur. Alfred ne parut même pas l’entendre. Frustré, le chien regarda son maître, cherchant de l’aide. — Le col ! cria Haplo. Prends-le par le col. Le chien, soit comprit, soit était arrivé à la même conclusion. Plantant fermement les dents dans le col d’Alfred, il tira. Alfred gémit, et embrassa le pont encore plus étroitement. Le chien émit un sourd grondement de gorge. Le col ou la chair ? Lequel des deux ? semblait-il dire. Déglutissant avec effort, Alfred relâcha sa prise. Le chien partit à reculons, traînant le Sartan avec lui. Hugh et quelques Patryns le saisirent et le tirèrent sur la berge. — À toi ! ordonna Kari, la main sur l’épaule d’Haplo. C’est elle qui commandait ; c’était son privilège de traverser la dernière. Haplo ne perdit pas de temps à discuter, et franchit le pont à toute vitesse. Les trois Patryns passèrent à sa suite. Les loups sortirent de la forêt juste comme Kari posait le pied sur le pont. Une volée de flèches – renforcées par la magie des runes – s’envola de la rive opposée, s’abattit sur eux et stoppa leur avance. Kari arriva sur l’autre bord sans encombres. Les loups s’engagèrent sur le pont. Les sigles de la roche s’enflammèrent, explosant en flammes rouges. Les loups reculèrent, grondant et claquant des mâchoires. Ils se mirent à aller et venir sur la rive, fixant leurs proies de leurs yeux jaunes affamés, mais sans oser traverser. Une fois Kari en sécurité, Haplo alla voir ce que faisait Alfred. Vasu s’approcha aussi, évoluant avec une grâce inattendue chez un homme si corpulent. Arrivé près du Sartan, le chef baissa les yeux sur lui. Alfred gisait par terre, le visage décomposé, claquant des dents, les membres agités de spasmes. — Voilà l’ancien ennemi soupira Vasu. Voilà ce qu’on nous a enseigné à haïr. CHAPITRE 41 LA CITADELLE PRYAN — Cours, Aléatha ! Cours ! hurla Roland, bondissant devant Xar. Le Seigneur du Nexus saisit l’humain à la gorge et le jeta par terre, comme s’il était une poupée parlante magique des Elfes. Puis il en appela aux possibilités, activa sa magie, et, en un clin d’œil, toutes les arches permettant d’entrer et de sortir de la salle circulaire furent murées. Cela fait, Xar regarda autour de lui et jura violemment. Il avait enfermé trois menschs dans la salle. La quatrième – l’Elfe femelle – s’était échappée. Mais cela tournera peut-être à mon avantage, se dit Xar. Elle me conduira jusqu’au nain. Xar revint à ses captifs. L’un d’eux – l’Elfe mâle – contemplait le cadavre du vieillard et le pichet vide renversé par terre près de lui. L’Elfe leva la tête, tourna vers Xar un visage horrifié. — Tu avais empoisonné le vin ? Et tu voulais nous le faire boire ? — Naturellement, rétorqua Xar avec irritation. Et maintenant, je devrai vous supprimer d’une manière qui convient beaucoup moins bien à mes besoins. Toutefois, il y a des compensations, ajouta-t-il, poussant du pied le cadavre. J’ai un corps de plus, sur lequel je ne comptais pas. Les menschs se serraient les uns contre les autres, l’humaine agenouillée près de l’humain qui gisait par terre, la gorge ensanglantée, comme labourée par des griffes. — Ne bougez pas dit Xar, sarcastique. Je reviens tout de suite. Il sortit magiquement de la salle murée pour retrouver l’Elfe femelle et le nain. Et surtout, l’amulette du nain. Cours, Aléatha ! Le cri de Roland vibrait dans son cœur, résonnait dans sa tête. Et, par-dessus ces paroles, elle entendait les pas du terrible magicien. Cours, Aléatha ! Cours ! Aiguillonnée par la peur, elle courut. Elle entendait les pas redoutés derrière elle. Le Seigneur Xar la poursuivait. Et il lui semblait qu’il murmurait les mêmes paroles que Roland. — Cours, Aléatha, la pressait-il. Sa voix, terrifiante et moqueuse, la poussait à courir plus vite, l’empêchait de réfléchir de façon cohérente. Elle courait vers le seul endroit où son instinct lui disait qu’elle serait en sécurité – le dédale. Xar découvrit facilement Aléatha. Il la regarda s’élancer dans la rue dans un grand envol de jupes et de jupons en lambeaux. Il la suivit sans se presser, la poussant devant lui comme il aurait poussé un troupeau de moutons. Se délectant de sa terreur, de sa panique. Affolée, elle le conduirait jusqu’au nain sans s’en apercevoir. Trop tard, Xar réalisa son erreur. Il la réalisa quand il vit Aléatha courir vers le dédale, qu’il vit les runes Sartanes entourant l’entrée. Aléatha disparut à l’intérieur. Xar s’arrêta à l’extérieur, considérant les runes Sartanes d’un air furibond, et réfléchissant à ce nouveau problème. Les trois menschs enfermés dans la salle circulaire se regardèrent, regardèrent les issues murées, le cadavre de Zifnab. — Ce n’est pas vrai, dit Rega d’une voix étranglée. Ce n’est pas réel. — Tu as peut-être raison, dit Pathan avec espoir, se jetant sur le mur de brique qui avait été une porte. Il s’écrasa dessus, grogna de douleur, et s’effondra, le front ouvert. — Pour être réel, c’est réel, dit-il. — Mais pourquoi Xar nous fait-il ça ? Pourquoi… pourquoi nous tuer ? demanda Rega d’une voix tremblante. — Aléatha, dit Roland, s’asseyant et clignant des yeux. Où est-elle ? — Elle s’est échappée, dit Rega avec douceur. Grâce à toi. Roland, tâtant délicatement sa gorge ensanglantée, parvint à sourire. — Mais Xar s’est élancé à sa poursuite, ajouta Pathan. Je crois qu’elle n’a pas une chance. — Il doit bien y avoir moyen de sortir ! s’écria Roland en se levant. — Non, dit Pathan. N’y pense plus. On est finis. Roland l’ignora et se mit à marteler les briques en hurlant : — Au secours ! Au secours ! — Idiot ! ricana Pathan. Qui peut t’entendre ? — Je ne sais pas, dit Roland, se tournant vers lui avec fureur. Mais ça vaut mieux que de baisser les bras et gémir en attendant la mort. Se retournant, il allait se remettre à tambouriner sur le mur quand l’imposant gentilhomme tout de noir vêtu passa à travers les briques comme il serait passé par la porte. — Pardonne-moi, messire, dit-il avec déférence à un Roland éberlué, mais j’ai cru vous entendre appeler au secours. Que puis-je faire pour vous ? Avant que Roland ait pu répondre, l’imposant gentilhomme vit le cadavre de Zifnab, et pâlit. — Ah, mon dieu ? Qu’avez-vous encore fait ? S’agenouillant près du corps, il lui tâta le pouls. Ne sentant rien, il releva la tête, le visage sinistre, terrible. Alarmé, Pathan serra Rega contre lui. L’imposant gentilhomme se remit debout… et il commença à grandir, s’élevant plus haut, toujours plus haut. De violents coups de queue firent trembler le sol. Des yeux reptiliens flamboyèrent de fureur. La voix du dragon ébranla la salle murée. — Qui a tué mon magicien ? Aléatha courait dans le dédale. Elle était complètement perdue, mais elle n’en avait cure. Dans son esprit paralysé par la terreur, plus elle était perdue, plus elle avait de chances de semer Xar. Elle avait tellement peur qu’elle ne réalisa pas qu’il ne la poursuivait plus. Les haies déchiraient sa robe, s’accrochaient à ses cheveux, griffaient ses bras et ses mains. Les pierres des allées blessaient ses pieds délicats. À chaque inspiration, une douleur fulgurait dans son flanc. À la fin, l’épuisement l’obligea à cesser sa fuite éperdue. Elle se laissa tomber au milieu de l’allée, sanglotante. Une main toucha la sienne. Poussant un cri, elle se plaqua contre la haie. Mais ce ne furent pas les robes noires et le visage cruel de Xar qu’elle vit au-dessus d’elle. Ce fut le visage barbu et inquiet de Drugar. — Drugar ? dit-elle, à demi aveuglée par ses larmes. Était-il réel, ou était-il devenu un nain-fantôme ? — Aléatha ? dit-il, angoissé. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ? — Oh, Drugar ! Elle tendit timidement la main, toucha doucement le bras du nain. Le trouvant solide et substantiel, elle s’accrocha à lui avec l’énergie du désespoir, manquant le faire tomber. — Tu es réel ! Pourquoi m’as-tu laissée toute seule ? J’ai eu tellement peur. Et après… après, le Seigneur Xar… Tu as entendu ? Se retournant, elle regarda craintivement derrière elle. — Il arrive ? Tu le vois ? demanda-t-elle, se levant avec effort. Il faut fuir, disparaître. Drugar n’était pas habitué à l’hystérie, les nains n’ont jamais de crises de nerfs. Il savait que quelque chose de grave était arrivé, et il avait besoin de savoir quoi. Il fallait calmer Aléatha, mais il n’avait pas le temps de la cajoler (ce qui était sa tendance instinctive). Il fut momentanément désemparé, mais un souvenir du passé – récemment revécu au cours de son expérience insensée – vint à son aide. Les enfants des nains sont notoirement entêtés. Un bébé nain contrarié retiendra parfois sa respiration jusqu’à bleuir et perdre connaissance. Dans cette situation, le parent lui jette de l’eau au visage, ce qui lui fait ouvrir la bouche, et respirer involontairement. Drugar n’avait pas d’eau, mais il avait de la bière, rapportée pour prouver qu’il n’avait pas été victime d’une illusion. Débouchant le flacon d’argile, il jeta de la bière au visage d’Aléatha. C’était la première fois qu’Aléatha subissait une indignité pareille. Dégoulinante et bégayante, elle revint à elle, toutes griffes dehors. Toutes les horreurs qu’elle venait de voir et de vivre furent noyées dans le déluge de liquide brunâtre et malodorant. — Comment oses-tu… commença-t-elle, tremblante de rage. — Le Seigneur Xar, dit Drugar, se raccrochant à la seule chose cohérente qu’elle ait dite. Où est-il ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Ses paroles la pétrifièrent, et Drugar craignit d’abord d’être allé trop loin. Puis elle se mit à trembler. Drugar lui présenta le flacon d’argile. — Bois, ordonna-t-il. Et après raconte-moi ce qui s’est passé. Aléatha prit une profonde inspiration. Elle détestait la bière, mais, prenant le flacon, elle avala quelques gorgées du liquide frais. L’amertume lui donna un haut-le-cœur, mais elle se sentit mieux. De façon décousue et incohérente, elle parvint enfin à raconter ce qu’elle avait vu et entendu. Drugar l’écoutait, l’air sombre, en se caressant la barbe. — Ils sont sans doute tous morts à l’heure qu’il est, dit-elle, d’une voix étranglée par les larmes. Xar les a tués, puis il s’est lancé à ma poursuite. Il est peut-être ici maintenant. En train de me chercher. De nous chercher, je veux dire. Il n’arrêtait pas de demander après toi. — Tiens, tiens, dit Drugar, tripotant son amulette. Il y a une chose que nous pouvons faire pour l’arrêter. — Quoi ? dit Aléatha avec espoir. — Nous devons ouvrir la porte, laisser les titans entrer dans la cité. — Tu es fou ! s’écria Aléatha, avec un mouvement de recul. — Non, je ne suis pas fou, dit Drugar, lui saisissant la main. Écoute-moi. Je revenais pour tout te raconter. Regarde ça ! dit-il, levant le flacon d’argile. D’où crois-tu qu’il vienne ? Aléatha secoua la tête. — Tu avais raison, poursuivit Drugar. Les hommes-fantômes ne sont pas des ombres. Ils sont réels. Sans toi, je n’aurais jamais… jamais… Les yeux du nain brillaient de larmes. Il s’éclaircit la gorge, gêné. — Ils vivent dans une autre citadelle comme celle-ci. J’y ai été, je l’ai vue. Mon peuple. Ton peuple. Même des humains. Ils vivent ensemble, et en bonne intelligence. Ils vivent ! répéta Drugar, les yeux brillants. Ils sont vivants ! Mon peuple ! Je ne suis pas le dernier de ma race ! Il baissa des yeux attendris sur le flacon d’argile. — Ils m’ont donné ça à rapporter. Pour prouver que je dis vrai. — Une autre cité, répéta lentement Aléatha. Avec des Elfes et des humains. De la bière. Tu as rapporté de la bière. De jolies robes, poursuivit-elle, lissant ses jupes déchirées d’une main tremblante. Est-ce que… est-ce que tu peux m’y emmener, Drugar ? Tout de suite ? Pour échapper à Xar… Drugar secoua la tête. — Il y a encore une chance que les autres soient vivants. Il faut ouvrir la porte, laisser entrer les titans. Ils nous aideront à vaincre Xar. — Ils le tueront, dit Aléatha d’une voix morne. Et ils nous tueront aussi. Mais je suppose que ça n’a plus d’importance. — Non, ils ne nous tueront pas, dit gravement Drugar. Il faut que tu me fasses confiance. J’ai appris tout ça à l’autre citadelle. Tout vient d’une erreur, d’un malentendu. « Où est la citadelle ? » demandaient tout le temps les titans. Et il suffisait de répondre : ici, c’est ici la citadelle, entrez. — Sûr ? dit Aléatha, d’abord pleine d’espoir, puis méfiante. Emmène-moi là-bas. — Tu veux que ton frère meure ? demanda-t-il, fronçant les sourcils. Tu veux sauver Roland ? — Roland, répéta doucement Aléatha, baissant la tête. Je l’aime. Je l’aime vraiment. Je ne sais pas pourquoi. Il est si… si… Elle soupira. — Il m’a dit de m’enfuir. Il s’est interposé devant Xar. Il m’a sauvé la vie… — Il faut y aller, dit Drugar d’un ton pressant. Aller voir ce qui leur est arrivé. — Mais nous ne pouvons pas sortir du dédale, dit Aléatha, de nouveau au bord de l’hystérie. Xar est dehors, il nous attend. Je le sais… — Peut-être qu’il est parti, dit Drugar, remontant l’allée. On verra bien. Aléatha le regarda s’éloigner, terrifiée de le suivre, mais encore plus terrifiée de rester seule. Rassemblant ses jupes déchirées, elle finit par le suivre. Xar ne pouvait pas entrer dans le dédale. Les runes Sartans lui en interdisaient l’entrée. Jurant entre ses dents, il faisait les cent pas en réfléchissant aux possibilités. Il pouvait enfoncer la haie, mais il lui faudrait sans doute incendier tout le dédale pour trouver les menschs, et des corps calcinés ne lui serviraient pas à grand-chose. De la patience, voilà ce qu’il lui fallait maintenant. L’Elfe femelle serait bien obligée de ressortir un jour, raisonnait-il. Elle ne pouvait pas passer sa vie dans le dédale. La faim, la soif l’attireraient dehors. Les trois autres menschs étaient solidement murés dans la salle circulaire. Il pouvait attendre le temps qu’il faudrait. Xar accrut magiquement la portée de son ouïe, et prêta l’oreille. Il écouta leur conversation, en ignora la plus grande partie. Quelle histoire stupide. Le nain était fou, c’était évident. Xar rit de bon cœur à l’idée d’ouvrir la porte aux titans. Les menschs étaient encore plus bêtes qu’il ne le croyait. — J’ouvrirai la porte, nain, dit Xar. Quand tu seras mort ! Et alors, tu pourras faire ami-ami avec les titans ! Les deux menschs émergeaient du dédale, à la grande satisfaction de Xar. Il n’espérait pas les voir si vite. Il alla se cacher dans l’ombre des maisons les plus proches. De là, il voyait l’entrée du dédale sans être vu. Il les laisserait s’en éloigner suffisamment pour qu’ils ne puissent pas retourner s’y réfugier. — Je vais tuer ces deux-là maintenant, se dit-il. Je laisserai leurs corps ici pour le moment. Quand les autres seront morts, je reviendrai les chercher, et je commencerai les préparatifs de la résurrection. Il entendait les pas lourds du nain approcher de l’entrée. Les pas de l’Elfe femelle étaient très légers, presque inaudibles. Mais il entendait nettement ses murmures affolés. — Drugar ! Je t’en supplie ! Ne sors pas. Je sais qu’il est là. J’en suis sûre ! Perspicaces, ces Elfes. Xar se força à patienter, et fut récompensé par la vue d’une barbe noire sortant de la haie. Le visage disparut immédiatement, puis, au bout de quelques instants, reparut. Xar demeura immobile, fondu dans l’ombre où il se cachait. Le nain fit un pas hors du dédale, la main sur la hache qu’il portait à la ceinture, inspecta la rue à droite et à gauche, puis fit signe à Aléatha. — Viens. Le danger est passé. Le Seigneur Xar n’est pas là. L’Elfe femelle sortit à contrecœur. — Il est quelque part, Drugar. Je le sais. Courons ! Elle prit le nain par la main et ils remontèrent la rue en courant, s’éloignant du dédale, et fonçant droit sur Xar. Il les laissa approcher, puis, sortant de l’ombre, il se planta devant eux. — Quel dommage que tu n’aies pas pu assister à ma petite fête, dit-il au nain. Levant la main, il traça les runes qui devaient les abattre. Les sigles scintillèrent, filèrent vers les menschs abasourdis en une traînée fulgurante, puis commencèrent à se désintégrer. — Quoi ? s’écria Xar, furieux, recommençant à tracer les runes. Puis il comprit. Le nain, planté devant l’Elfe femelle, levait dans sa main son amulette ; les runes Sartanes les protégeaient. Pas pour longtemps. Sa magie était limitée. Le nain ne savait pas comment l’utiliser en dehors de cette misérable tentative. Xar renforça sa magie. Les sigles s’allumèrent, flambèrent, éclatèrent au-dessus du nain et de sa dérisoire amulette en un terrible ronflement d’incendie. Explosion, cri de douleur, cri horrible. Quand la fumée se dissipa, le nain gisait sur le sol. L’Elfe femelle, agenouillée près de lui, le suppliait de se relever. Xar fit un pas vers elle pour l’achever. Une voix tonna dans l’air tranquille et arrêta son geste. — C’est toi qui as tué mon magicien ! Une ombre noire oblitéra le soleil. Levant les yeux, Aléatha vit le dragon qui attaquait Xar. Elle ne comprenait pas, mais peu importait. Elle se pencha sur Drugar, et, lui tirant la barbe, le supplia de se réveiller, de venir à son secours, tellement affolée qu’elle ne remarqua même pas que ses mains – qui avaient touché le nain – étaient couvertes de sang. Les yeux du nain s’ouvrirent sur le ravissant visage tout proche du sien, et il lui sourit. — Viens, Drugar, lui dit-elle à travers ses larmes. Lève-toi ! Vite ! Le dragon… — Je vais… être avec… mon peuple… dit Drugar avec douceur. — Non, Drugar ! dit-elle d’une voix étranglée, remarquant le sang pour la première fois. Ne m’abandonne pas… Il fronça les sourcils pour la calmer et, rassemblant ses dernières forces, lui mit l’amulette dans la main. — Ouvre la porte. Les titans t’aideront. Tu dois… me faire confiance ! dit-il, la regardant d’un air suppliant. Aléatha hésita. La magie fulgurait autour d’elle, le dragon rugit avec fureur, Xar psalmodiait des paroles étranges. — Je te fais confiance, Drugar, dit-elle, lui serrant la main très fort. Il ferma les yeux, gémit, sourit enfin. — Mon peuple… dit-il en un souffle, puis il rendit son dernier soupir. — Drugar ! cria Aléatha, serrant convulsivement l’amulette dans sa main tachée de sang. La magie de Xar crépita. Un vent de tempête, soulevé par les coups de queue du dragon gigantesque, lui souffla ses cheveux au visage. Aléatha ne pleurait plus. Maintenant, elle était très calme, et surprise de sa sérénité. Rien n’avait plus d’importance. Rien. Serrant très fort l’amulette, ignorée du dragon et du magicien, elle embrassa tendrement Drugar sur le front, puis, se relevant, elle descendit la rue d’un pas résolu. Rega, Roland et Pathan étaient enfoncés jusqu’aux genoux dans une pile de gravats, briques, poutres et fragments de marbre. — Est-ce que… vous êtes blessés ? demanda Pathan regardant autour de lui, hébété. Roland souleva un pied, déplaçant le gros tas de briques tombé dessus. — Non, dit-il d’un ton incrédule. Ça va. Mais je ne comprends pas pourquoi. Rega essuya son visage couvert de poussière. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Je ne sais pas au juste, répondit Pathan. Je me souviens de l’homme en noir qui demandait son magicien, et puis, il s’est transformé en dragon rugissant qu’on avait tué son magicien, et puis… et puis… — La salle a comme explosé, dit Roland. Il passa par-dessus le tas de gravats pour les rejoindre. — La tête du dragon a enfoncé le plafond, les murs ont commencé à s’écrouler sur nous, et je me rappelle avoir pensé : « Ça y est, mon vieux, tu es fini. » — Mais nous ne sommes pas finis. Je me demande comment nous avons survécu, dit Rega, considérant les décombres autour d’elle. — Qu’importe comment ! dit Roland, se dirigeant vers un trou béant dans le mur. On est là, et ça me suffit. Sortons d’ici en vitesse. Xar est sans doute à la poursuite d’Aléatha. S’aidant l’un l’autre, Rega et Pathan gravirent une montagne de plâtras. Avant de s’en aller, Pathan jeta un dernier regard en arrière. La salle circulaire et sa table ronde étaient détruites. Les voix qui y parlaient autrefois s’étaient tues à jamais. Ils sortirent juste à temps pour voir une gigantesque boule de feu illuminer le ciel. Effrayés, ils reculèrent. Un grand « boum » ébranla le sol. — Qu’est-ce que c’est ? Tu vois quelque chose ? demanda Roland. Tu vois Aléatha ? Je sors la chercher. — Non ! dit Pathan le retenant par le bras. Elle m’inquiète autant que toi. C’est ma sœur. Mais tu ne lui serviras à rien en te faisant tuer. Attends qu’on sache ce qui se passe. Roland tremblait, le visage cireux et couvert de sueur, l’air prêt à s’élancer dehors quoi qu’on lui dise. — Le dragon combat Xar, dit Rega, avec une crainte révérencielle. — Je crois que tu as raison, acquiesça Pathan, pensif. Et s’il tue Xar, il nous tuera sans doute ensuite. — Notre seul espoir, c’est qu’ils se tuent mutuellement. — Je vais chercher Aléatha, s’écria Roland, dégringolant l’escalier. — Roland ! Non ! Tu vas te faire tuer, cria Rega, s’élançant derrière lui. — La voilà ! Là-bas ! Théa ! hurla Pathan. Théa ! On est là. Il descendit en courant jusqu’à la rue par laquelle arrivait Aléatha. Ou bien elle n’entendit pas les appels de son frère, ou bien elle les ignora. Elle avançait d’un pas vif et résolu, sans s’arrêter, bien que Roland ait joint sa voix puissante à celle, plus grêle, de l’Elfe. — Aléatha ! cria Roland, dépassant Pathan. Arrivant près d’Aléatha, il l’attrapa par le bras. — Tu es blessée ! s’écria-t-il, voyant le devant de sa robe ensanglanté. — Lâche-moi, dit-elle, le regardant avec froideur. Elle parlait si calmement et avec tant d’autorité que Roland, stupéfait, la lâcha. Aléatha se retourna et continua à descendre la rue. — Qu’est-ce qu’elle a ? Où va-t-elle ? demanda Pathan arrivant près de Roland, essoufflé. — Tu le vois bien où elle va, dit Rega. À la porte ! — Et elle a l’amulette de Drugar ? Ils rattrapèrent Aléatha. Cette fois, ce fut Pathan qui l’arrêta. — Théa, dit-il d’une voix tremblante, calme-toi. Raconte-nous ce qui s’est passé. Où est Drugar ? Aléatha le regarda, regarda Roland et Rega, et sembla enfin les reconnaître. — Drugar est mort, dit-elle à voix basse. Il est mort… pour me sauver la vie. — Théa, j’en suis désolé. Ce dut être terrible pour toi. Mais viens maintenant. Rentrons dans la citadelle. On n’est pas en sécurité ici. Aléatha s’écarta de son frère. — Non, dit-elle, avec la même étrange sérénité. Je ne rentrerai pas. Je sais ce que j’ai à faire. C’est Drugar qui me l’a dit. Ils sont réels, tu comprends. Leurs cité est réelle. Et leurs robes sont merveilleuses. Elle se retourna et reprit sa marche. Maintenant, la porte de la cité était en vue. La lumière jaillissait de la Chambre aux Étoiles, l’étrange bourdonnement vibrait dans l’air. Dehors, les titans étaient en tranche hypnotique devant les murailles. — Théa ! cria Pathan avec désespoir. Ils s’élancèrent tous trois à sa poursuite. Aléatha pivota tout d’une pièce, levant l’amulette devant elle comme elle l’avait vu faire à Drugar devant Xar. Frappés de stupeur, les autres reculèrent, arrêtés soit par la magie de l’amulette, soit par la présence majestueuse d’Aléatha. — Vous ne comprenez pas, dit-elle. Il y a eu malentendu depuis le début. Malentendu. Drugar me l’a dit. « Les titans nous sauveront. » Elle regarda la porte. — Nous ne comprenions pas… c’est tout. — Aléatha, Drugar a essayé de nous tuer autrefois ! cria Rega. — Tu ne peux pas lui faire confiance ! hurla Pathan. C’est un nain ! Aléatha le gratifia d’un regard apitoyé. Rassemblant ses jupes déchirées, elle s’avança vers la porte, appliqua l’amulette en son centre. — Elle est devenue folle ! chuchota Rega, hystérique. Elle nous fera tous tuer ! Quelle importance ? demanda soudain Roland en éclatant de rire. Le dragon, le magicien, les titans… l’un des trois nous tuera forcément. Alors qu’importe lequel ? Pathan aurait voulu bouger, mais ses jambes refusaient de le porter. — Théa, qu’est-ce que tu vas faire ? cria-t-il, angoissé. — Je vais faire entrer les titans, répondit Aléatha. Une flamme jaillit de l’amulette. La porte s’ouvrit. CHAPITRE 42 ABRI LE LABYRINTHE Escortés de Vasu, Haplo et ses compagnons franchirent les immenses grilles de fer donnant accès à Abri. Aucun Patryn ne les gardait. Vasu dit à Kari et à son groupe de rentrer chez eux se reposer de leurs fatigues. Mais de nombreux Patryns se rassemblèrent – à distance respectueuse – pour regarder les étrangers. La rumeur se répandant rapidement, les rues furent bientôt encombrées d’hommes, de femmes et d’enfants, plus curieux qu’hostiles. Bien sûr, se dit sombrement Haplo, l’absence de gardes ne signifie pas qu’il nous fait confiance. Nous sommes piégés à l’intérieur d’une cité fortifiée, avec une seule sortie – gardée par les runes. Non, Vasu ne prenait pas un grand risque. Abri était, comme son nom l’indiquait, un refuge construit dans le roc. Toutes les maisons étaient en pierre. Les rues, à peine plus larges que des pistes, étaient en terre battue, mais lisses et régulières, bien adaptées aux petites charrettes et carrioles qui les parcouraient en tous sens. Les bâtisses étaient carrées et utilitaires, avec de petites fenêtres faciles à barricader quand la cité était attaquée. Et, en cas de danger pressant, il y avait des grottes dans la montagne, où la population pouvait se réfugier. Pas étonnant que le Labyrinthe ait trouvé difficile d’anéantir Abri et ses habitants. — Pourtant, cela reste une prison, dit Haplo, branlant du chef. Comment peux-tu choisir de rester ici, Chef Vasu ? Pourquoi ne cherches-tu pas à t’évader ? — Tu étais un Nomade paraît-il, Haplo. Haplo regarda Marit, debout de l’autre côté de Vasu. Elle regardait droit devant elle, le menton belliqueux, froide, dure et impénétrable comme les murailles. — Oui, j’étais un Nomade. — Et tu as réussi à t’évader. Tu as atteint la Dernière Porte. Haplo hocha la tête, peu désireux d’en parler. Ce n’était pas un souvenir agréable. — Et comment est le monde au-delà de la Dernière Porte ? s’enquit Vasu. — Magnifique, dit Haplo, repensant au Nexus. Une cité immense, merveilleuse. Des forêts, des collines, de la nourriture en abondance… — Paisible ? demanda Vasu. Aucune menace ? Aucun Danger ? Oui, allait-il répondre, puis, se souvenant de ce qu’il avait vu, il garda le silence. — Il existe donc une menace ? insista doucement Vasu. Un danger ? — Un très grand danger, répondit Haplo, pensant aux serpents-dragons. — Étais-tu heureux dans ton Nexus, Haplo ? Plus heureux que tu ne l’étais ici ? Haplo jeta un bref regard sur Marit. — Non, dit-il. Elle ne le regarda pas. C’était inutile. Elle savait à quoi il pensait. Elle s’empourpra. — Beaucoup de ceux qui se libèrent restent en prison, dit Vasu. Haplo regarda le chef dans les yeux, fut surpris, impressionné. Ses yeux étaient bruns, et tendres comme son corps. Mais éclairés par une lumière intérieure faite d’intelligence et de sagesse. Il commença à réviser son opinion sur cet homme. Généralement, le chef d’une tribu est choisi parce qu’il est le plus fort – parce que c’est un survivant. Ainsi, le chef – homme ou femme – est souvent l’un des plus vieux de la tribu, puissant et coriace. Ce Vasu était jeune, flasque, et n’aurait jamais eu le dessus dans une bagarre avec un membre de son clan. À première vue, Haplo s’était demandé comment un homme aussi faible et mou avait pu conserver son emprise sur un peuple fier et combatif. Maintenant, il commençait à comprendre. — Tu as raison, Chef Vasu ! dit Alfred. Son visage rayonnait. Il regardait Vasu avec révérence, et parvenait même à marcher sans trébucher. — Tu as raison ! Je me suis moi-même retenu prisonnier si longtemps, soupira-t-il. Il faut que je trouve un moyen de me libérer. — Tu es un Sartan, dit Vasu, posant ses yeux lumineux sur Alfred et le pénétrant jusqu’à l’âme. L’un de ceux qui nous ont jetés dans cette prison. Alfred rougit. Haplo grinça des dents, attendant des bafouillements d’excuse, comme toujours. — Non, dit Alfred, s’arrêtant et se redressant de toute sa taille. Non. Je veux dire, oui, je suis un Sartan. Mais non, je ne fais pas partie de ceux qui vous ont emprisonnés ici. Mes ancêtres en sont responsables. J’accepte uniquement la responsabilité de mes actes. C’est déjà assez lourd à porter, termina-t-il, avec un regard coupable sur Hugh. — Argument intéressant, dit Vasu. Nous ne sommes pas responsables des crimes de nos pères, seulement des nôtres. Et nous avons aussi un immortel, me dit-on. Hugh ôta sa pipe de sa bouche. — Je peux mourir, dit-il, amer. Mais je ne peux pas être tué. — Encore un prisonnier, dit Vasu avec sympathie. Et a propos de prisonnier, pourquoi es-tu revenu dans le Labyrinthe, Haplo ? — Pour retrouver ma fille. — Ta fille ? Vasu haussa un sourcil étonné. La réponse l’avait surpris, et pourtant, il devait connaître le fait par Kari. — Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ? Dans quelle tribu vivait-elle ? — Je ne l’ai jamais vue. Je ne sais pas où elle est. Elle s’appelle, Contrition. — Et c’est pour ça que tu es revenu ? Pour la trouver ? — Oui, Chef Vasu, c’est pour ça. — Regarde autour de toi, Haplo, dit doucement Vasu. Haplo regarda. La rue était pleine d’enfants : garçons et filles, au jeu ou au travail, s’arrêtant, les yeux brillants, pour regarder les étrangers ; bébés sanglés sur le dos d’un parent ; bambins chancelant sur leurs petites jambes. — Beaucoup sont des orphelins, attirés par notre fanal, dit Vasu avec bonté. Et beaucoup s’appellent Contrition. — Je sais que ma quête semble sans espoir, argua Haplo, mais… — Arrête ! cria soudain Marit avec colère. Arrête de mentir ! Dis-lui la vérité ! Haplo la regarda, sincèrement stupéfait. Tous s’arrêtèrent pour voir ce qui allait se passer. Sur un signe de Vasu, la foule recula à bonne distance, mais ne se dispersa pas. Marit se tourna face à Vasu. — As-tu entendu parler de Xar, le Seigneur du Nexus ? — Oui, dit Vasu. Même au cœur du Labyrinthe, nous avons entendu parler du Seigneur Xar. — Alors, tu sais que c’est un homme tel que notre peuple n’en a jamais produit de plus grand. Xar a sauvé la vie de cet homme, dit-elle, pointant le doigt sur Haplo. Xar l’aime comme un fils. Et cet homme l’a trahi. Rejetant la tête en arrière, elle le regarda avec mépris. — Il est traître à son propre peuple. Il a conspiré avec l’ennemi, poursuivit-elle, regardant Alfred d’un air accusateur, et avec les menschs – ici, son regard se posa sur Hugh – pour détruire Xar, Seigneur des Patryns. Sa véritable raison de revenir dans le Labyrinthe, c’est d’y lever une armée qu’il conduira contre son seigneur. — C’est vrai ? demanda Vasu. — Non, répondit Haplo. Mais pourquoi devrais-tu me croire ? — Pourquoi en effet, traître ? lança une voix dans la foule. Surtout depuis que ton acolyte porte une arme maudite, forgée par les Sartans pour notre destruction ! Stupéfait, Haplo scruta la foule, cherchant celui qui avait parlé. La voix lui semblait vaguement familière – c’était peut-être celle de l’homme qui avait donné une lance à Marit. Curieusement pourtant, Marit semblait étonnée, et même troublée, par cette dernière accusation. Elle aussi semblait chercher à localiser celui qui venait de parler. — J’avais effectivement une telle arme, dit hardiment Hugh. Mais elle est perdue. Comme elle le sait très bien, dit-il, pointant le tuyau de sa pipe sur Marit. Sauf que ce n’était plus une pipe. — Bienheureux Sartan ! s’écria Alfred, horrifié. L’assassin tenait la Lame Maudite, le couteau Sartan gravé de runes de mort. Hugh jeta le couteau loin de lui. L’arme tomba par terre, frémissant comme une chose vivante. Les sigles tatoués sur la peau d’Haplo s’avivèrent, comme ceux de Vasu, de Marit, et de tous les Patryns présents. — Ramasse-le, dit Alfred, les lèvres exsangues et tremblantes. — Non, dit Hugh, secouant la tête avec véhémence. Je ne toucherai plus cette dague maudite ! — Ramasse-la ! commanda Alfred, élevant la voix. Elle se sent menacée. Vite ! — Vas-y ! dit sombrement Haplo, rattrapant le chien qui s’en allait la flairer. À contrecœur, avec circonspection, comme s’il s’apprêtait à attraper un serpent venimeux, Hugh se pencha et ramassa la dague, qu’il regarda, l’air furibond. — Je ne savais pas que je l’avais… je le jure ! Ma pipe… — Le couteau n’a pas voulu le lâcher, intervint Alfred, air misérable. Aussi, ça m’étonnait qu’il l’ait perdu. L’arme a trouvé le moyen de le suivre, en prenant la forme de son bien le plus précieux… — Chef Vasu, je te conseille respectueusement de disperser la foule, dit Haplo, tendu, les yeux fixés sur le couteau qui luisait. Le danger est très grand… — Et il augmente proportionnellement au nombre, dit Alfred, rouge de honte. Et avec tant de gens autour de nous. — Oui, je le sens, dit Vasu. Rentrez chez vous. Emmenez les enfants à l’intérieur. Emmenez les enfants. Une petite fille se faufilait pour voir, inconsciente du danger. Elle avait le visage ovale, avec un petit menton pointu, assez semblable à Marit. Et elle avait à peu près le bon âge… Un homme s’approcha de la petite, posa une main protectrice sur son épaule, et l’entraîna. Un bref instant, ses yeux rencontrèrent ceux d’Haplo ; il se sentit rougir. La foule se dispersa rapidement, obéissant aux ordres du chef sans discuter. Mais Haplo sentait les yeux qui le regardaient dans l’ombre, méfiants, rancunier. Et qui était celui qui avait parlé ? Et quelle force avait contraint le couteau à révéler sa vraie nature ? — Alfred, dit Haplo, repensant aux événements récents, pourquoi le couteau ne s’est-il pas transformé quand les hommes-tigres nous ont attaqués ? — Je ne sais pas, dit Alfred. Mais si tu te rappelles, messire Hugh était abattu d’un coup à la tête. Ou peut-être était-ce le couteau lui-même qui avait appelé les hommes-tigres ? — Jamais dans toute l’histoire d’Abri, qui existe depuis le commencement, personne n’a introduit un danger si grand dans la cité, disait Vasu. Les yeux bruns étaient sévères, durs, implacables. — Tu dois les emprisonner, Chef, dit Marit. Le Seigneur Xar va venir. Il s’occupera d’eux. Ainsi, Xar va venir, pensa Haplo. Depuis quand le sait-elle ? Cela lui faisait comprendre beaucoup de choses… — Je ne veux pas emprisonner l’un des miens, dit Vasu. Haplo, veux-tu attendre à Abri l’arrivée du Seigneur Xar ? Veux-tu me donner ta parole d’honneur que tu ne chercheras pas à t’enfuir ? Haplo hésita. Il vit son reflet dans les yeux bruns du chef, si merveilleusement clairs et doux. Et à cet instant il prit sa décision. À cet instant, il se connut lui-même. — Non, je ne te donnerai pas ma parole, car je ne pourrais pas la tenir. Xar n’est plus mon seigneur. Il est maintenant guidé par le mal. Son ambition n’est plus de gouverner, mais d’asservir. J’ai vu où conduit l’ambition. Je ne veux plus le suivre ni lui obéir. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le contrecarrer. Marit ravala son air. — Il t’a donné la vie ! Elle cracha par terre tourna les talons et s’éloigna. — Qu’il en soit donc ainsi, soupira Vasu. Je n’ai d’autre choix que de vous déclarer tous les trois dangereux pour mon peuple. Vous attendrez en prison l’arrivée du Seigneur Xar. — Nous irons sans résistance, Chef Vasu, dit Haplo. Hugh, range ton couteau. Hugh passa le couteau à sa ceinture. Sur un signe de Vasu, plusieurs Patryns sortirent de l’ombre pour les emmener en prison. — Pas d’armes, ordonna-t-il. Vous n’en aurez pas besoin. Le chef regarda Haplo, qui vit dans ses yeux quelque chose de troublant, d’insondable. — Je vais t’accompagner, proposa Vasu. Si tu permets. Haplo haussa les épaules. Il n’était guère en situation d’interdire. — Par ici, dit Vasu, rapide, efficace, offrant même la main à Alfred qui avait glissé sur une pierre et gisait sur le dos, impuissant comme une tortue retournée. Avec l’aide du chef, Alfred se releva péniblement, les épaules de nouveau voûtées, comme sous un poids énorme. Ils marchaient vers la montagne, sans doute à destination des cavernes souterraines – très loin au-dessous du fanal de bienvenue brûlant à son sommet. Cette étrange expression dans les yeux du chef, que signifiait-elle ? Réfléchissant à cela, Haplo se rappela ce qu’avait dit Kari : Vasu l’avait envoyée les chercher. Comment Vasu avait-il su qu’ils étaient là ? Et qu’est-ce que savait Vasu ? Quand Marit les quitta, elle n’alla pas loin, juste assez loin pour se soustraire à la vue d’Haplo. Dans l’ombre d’un grand chêne, elle attendit pour voir Haplo et les autres s’ébranler vers la prison. Elle tremblait de ce qu’elle prenait pour de l’indignation. Haplo avait reconnu sa culpabilité ! Accusé Xar d’être guidé par le mal ! C’était monstrueux ! Xar avait raison, Haplo était un traître. Et Marit avait bien fait d’obéir à Xar, de le faire arrêter et emprisonner jusqu’à l’arrivée du seigneur. Et Xar arriverait bientôt, peut-être d’une minute à l’autre. Naturellement, elle rapporterait à son seigneur ce qu’Haplo avait dit. Et cela scellerait sa perte. Ce qui était bien et juste. Haplo avait trahi… les avait tous trahis… Alors pourquoi ces doutes lancinants ? Marit comprit pourquoi. Parce qu’elle n’avait parlé à personne du couteau Sartan. À personne. Elle les suivit des yeux jusqu’au moment où ils disparurent, puis elle s’aperçut que plusieurs Patryns approchaient, la lorgnant curieusement, désirant sans doute discuter avec elle les événements inusités de la journée. Marit n’était pas d’humeur à bavarder. Feignant de ne pas les voir, elle tourna les talons et s’éloigna, faisant semblant de savoir où elle allait. En fait, elle n’en savait rien. Elle avait besoin de réfléchir, d’essayer de comprendre ce qui n’allait pas… Ses mains la démangeaient, ses sigles luisaient. Bizarre. Elle releva la tête. Elle était près de la muraille fortifiée. Le danger était partout présent dans le Labyrinthe, mais la cité avait semblé si sûre… Une main se referma sur son bras. Marit avait tiré sa dague avant de voir qui la tenait ainsi… Un frère Patryn. Elle abaissa son arme mais la garda à la main. Elle ne voyait pas le visage, caché par les longs cheveux embroussaillés. Les picotements annonciateurs de danger n’avaient pas diminué. Ils avaient plutôt augmenté. Marit s’écarta ; ce faisant, elle remarqua que les sigles de l’étrange Patryn ne luisaient pas. Et que ce n’étaient pas de véritables structures runiques, seulement des copies. Marit ne perdit pas de temps en vaines interrogations. Ceux qui agissaient ainsi dans le Labyrinthe vivaient rarement assez longtemps pour connaître la réponse à leurs questions. Elle bondit sur l’imposteur. Son arme s’évanouit en fumée. — Ah, tu m’as reconnu, dit une voix familière. Reconnu ? Pas vraiment – jusqu’au moment où il repoussa ses cheveux en arrière, révélant son unique œil rouge. — Sang-drax, dit-elle de mauvaise grâce. Que veux-tu ? Elle aurait dû être contente de le voir, mais son malaise s’accrut. — Le Seigneur Xar ne t’a pas informée de ma venue ? — Mon seigneur m’a informée de sa venue, dit-elle froidement, revoyant les hideux serpents-dragons de Chelestra. Xar est peut-être déjà arrivé. Dans ce cas… — Des circonstances regrettables ont retardé mon seigneur, l’interrompit Sang-drax. Il m’envoie pour récupérer Haplo. — Mon seigneur m’a dit qu’il venait, répéta Marit, inquiète. Il m’aurait prévenue dans le cas contraire. — Le Seigneur Xar a présentement quelque difficulté à communiquer, dit Sang-drax, et, malgré le ton respectueux, Marit crut y détecter une nuance sarcastique. — Dans ce cas, occupe-toi d’Haplo, pas de moi. — C’est que j’ai un petit problème. Je me suis arrangé pour le faire incarcérer… — C’était donc toi, dit Marit. Tu connaissais l’existence du couteau ! — Sans vouloir t’offenser, dit Sang-drax, ce Vasu est un imbécile. Il aurait laissé Haplo et ses amis circuler librement dans la cité, ce qui aurait déplu au Seigneur Xar. Et comme j’ai vu que tu n’agissais pas, j’ai fait ce que j’ai pu. « J’ai fait emprisonner Haplo et ses amis pour le capturer sans mettre la population en danger…» — Mais maintenant, tu ne peux pas arriver jusqu’à eux, hasarda Marit. — Exact. Les gardes reconnaîtraient immédiatement mon imposture. Tandis que si tu m’accompagnais… Marit grinça des dents. Son instinct la poussait à tuer ou s’enfuir. — Il faut faire vite, ajouta Sang-drax, remarquant son hésitation. Avant que les gardes s’organisent. — Je dois d’abord consulter mon seigneur. Cela contredit ses ordres. Je dois m’assurer qu’il s’agit bien de sa volonté. À l’évidence, la réponse mécontenta Sang-drax. — Mon seigneur sera difficile à contacter. Il est occupé ailleurs, dit-il avec une nuance menaçante. — Alors, tu devras attendre. Haplo ne s’envolera pas. — Vraiment ! Crois-tu qu’il attendra gentiment que Xar vienne le chercher ? Il doit avoir un plan d’évasion. Je le répète, je dois m’emparer de lui immédiatement ! Marit ne savait que penser, mais une chose était certaine : elle ne croyait pas Sang-drax. — Je parlerai à mon seigneur, dit-elle. Quand j’aurai reçu ses instructions, j’y obéirai. Où puis-je te trouver ? — Ne t’inquiète pas. Je te trouverai, dit-il, et il la quitta. Marit lui laissa prendre un peu d’avance, puis elle le suivit. Où voulait-il en venir ? Marit ne croyait pas que Xar l’avait envoyé, et encore moins que Xar était en difficulté. Elle allait voir où il allait, découvrir ce qu’il mijotait. Le serpent-dragon avançait dans l’ombre, évitant les véritables Patryns. Chose facile près des murailles, secteur presque désert de la cité, idéal pour se cacher. Mais comment y était-il entré ? Les Patryns et les runes gardaient les murailles et les grilles. Pourtant, Sang-drax était là, et, à l’évidence, sa présence était passée inaperçue, sinon la cité aurait été en révolution. Le doute commença à s’infiltrer dans l’esprit de Marit. Quels étaient les pouvoirs du serpent-dragon ? Elle avait toujours supposé qu’il était moins puissant qu’elle. Les Patryns sont la plus grande force de l’univers – n’est-ce pas ce que répétait Xar sans se lasser ? Guidé par le mal, avait dit Haplo. Marit écarta Haplo de son esprit. Sang-drax tourna dans une impasse. Marit se cacha dans une encoignure du côté opposé, d’où elle pouvait observer sans être vue. Sang-drax avançait sans se presser, jetant de temps en temps un coup d’œil indifférent en arrière. Au milieu de la rue, il disparut sous une porte. Marit attendit d’être sûre qu’il ne ressortirait pas, puis elle traça quelques sigles en l’air. Des volutes de brume se mirent à tourbillonner dans l’impasse, qui s’épaissirent peu à peu. Quand elle ne vit plus la maison d’en face, elle traversa la rue sous le couvert du brouillard. Elle avait repéré sa destination – une fenêtre dans un mur perpendiculaire à la ruelle. Arrivée devant la fenêtre, elle s’aplatit contre le mur et risqua un coup d’œil à l’intérieur. La pièce était petite et nue. Debout au centre, Sang-drax parlait avec quatre autres Patryns – qui n’étaient pas des Patryns, car leurs tatouages ne luisaient pas. Encore des serpents-dragons déguisés en Patryns. Ils parlaient bien la langue des Patryns – tous. Marit en fut troublée. Sang-drax parlait couramment sa langue, mais il avait séjourné longtemps près de Xar. Depuis quand les autres surveillaient-ils son peuple ? — … sont en cours, disait un serpent-dragon. Les nôtres sont massés à la Dernière Porte. Nous n’attendons plus que ton signal. — Excellent, dit Sang-drax. Ils n’attendront plus longtemps. Les armées du Labyrinthe se rassemblent. À l’aube, elles attaqueront cette cité et la détruiront. Une fois la cité rasée, je permettrai à une poignée de « survivants » de s’enfuir, pour répandre la nouvelle de nos destructions et exciter la terreur de notre venue. — Tu ne permettras pas à Alfred de survivre ? — Bien sûr que non, répliqua durement Sang-drax. Le Serpent Mage mourra ici, comme Haplo le Patryn. Ils sont tous deux bien trop dangereux pour nous, maintenant que Xar connaît l’existence de la Septième Porte. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’un ou l’autre ne réalise qu’il l’a découverte. Et maudissons cet imbécile de Kleitus qui en a parlé à Xar. — Il faudra trouver le moyen de supprimer le lazar, dit un autre. — Chaque chose en son temps, dit Sang-drax. Quand nous en aurons terminé ici, nous retournerons sur Abarrach, et nous supprimerons Kleitus, puis Xar lui-même. Mais il faut d’abord conquérir et contrôler le Labyrinthe. Cela fait, le mal enfermé en ce lieu sera multiplié par cent, et notre puissance avec lui. La peur, la haine et le chaos seront notre apanage… — Qu’est-ce que c’est ? demanda l’un d’eux. Un espion ? Marit n’avait pas émis un son, mais, les genoux tremblants, elle faillit s’effondrer après ce qu’elle venait d’entendre. Sang-drax s’approcha de la fenêtre. Silencieuse et légère, Marit s’enfuit en courant. — Elle a entendu ? demanda un serpent-dragon. Sang-drax dissipa le brouillard d’un geste désinvolte. — Oui, elle a entendu, dit-il avec satisfaction. CHAPITRE 43 LA CITADELLE PRYAN La lumière jaillissait de la citadelle, l’étrange bourdonnement vibrait dans les rues. Aléatha maintenait l’amulette sur la porte. — On ferait bien de filer, dit Pathan, les lèvres sèches. — Je ne pars pas sans Aléatha, dit Roland. — Je ne pars pas sans Roland, renchérit Rega. — Et moi, je ne pars pas sans vous deux, dit Pathan exaspéré et attendri à la fois. Je suppose donc qu’on va tous mourir. — Au moins, on mourra ensemble, dit Rega, prenant Pathan et son frère par la main. — On ne risque rien tant que la lumière brille, dit Roland. Pathan, toi et moi, on va courir à la porte, emmener Aléatha puis on se réfugiera dans la citadelle. Ensuite… À cet instant, la porte s’ouvrit et la lumière s’éteignit. Pathan se raidit, s’attendant à voir entrer les titans qui les réduiraient en bouillie. Il attendit… attendit… Les titans restèrent immobiles, leurs têtes aveugles tournées vers la porte ouverte, Aléatha debout devant eux. — S’il vous plaît, dit-elle avec une grâce de reine, entrez. Pathan gémit, prêt à foncer vers elle avec Roland. — Attendez ! dit Rega, impressionnée. Regardez ! En silence, humbles et déférents, les titans montaient la pente menant à la porte. Les premiers à l’atteindre tournèrent la tête vers Aléatha. Où est la citadelle ? Que devons-nous faire ? — C’est ici, dit Aléatha. Vous êtes revenus à la maison. Épuisé et blessé, Xar chercha refuge à la bibliothèque. Il s’y effondra à l’arrivée, et resta prostré sur le sol, les os brisés, les chairs ensanglantées, trop faible pour se guérir. Le seigneur avait combattu bien des dragons, mais aucun à la magie si puissante que cette bête en furie. Mais il avait rendu coup pour coup. Le dragon avait disparu. Mort ? Trop blessé pour continuer à se battre ? Xar l’ignorait, et ne s’en souciait guère. Il devait se guérir, et vite, avant que ces imbéciles de menschs ne le trouvent dans cet état de faiblesse. Le seigneur joignit ses mains, ferma le cercle de son être, et allait sombrer dans le sommeil réparateur qui lui rendrait ses forces. Il était près d’y succomber quand une voix pressante l’en tira. — Marit, tu m’appelles à propos. As-tu obéi à mes ordres ? Haplo et le Sartan sont-ils en prison ? — Oui, Seigneur. Mais je crains… que tu n’aies commis une erreur terrible. — Moi, une erreur ? dit Xar, se redressant, meurtrier. Que veux-tu dire, ma Fille ? — Sang-drax est un traître. Je l’ai entendu comploter. Il veut détruire cette cité, puis sceller la Dernière Porte. Notre peuple restera emprisonné dans le Labyrinthe. Tu dois venir… — Je viendrai, dit Xar, contenant à peine sa colère. Et je m’occuperai d’Haplo et du Sartan qui semblent t’avoir convertie à leurs vues… — Non, Seigneur ! Je te supplie de me croire ! Xar fit taire la voix, comme il ferait taire la femme à leur prochaine rencontre. Elle tentait sans doute d’envahir son esprit, de l’espionner. — J’irai dans le Labyrinthe, dit-il en se levant, retrouvant des forces dans la colère. Et il vous en cuira, mes enfants. Mais d’abord, il fallait retrouver les menschs, et surtout l’Elfe femelle qui était partie avec l’amulette du nain. Xar étendit magiquement la portée de son ouïe et écouta les menschs. Et ce qu’il entendit le stupéfia et le consterna à la fois. Ils ouvraient la porte aux titans. Les imbéciles, les débiles… Xar traça un sigle sur le mur ; une fenêtre y apparut. Maintenant, il voyait la porte, et les menschs, serrés les uns contre les autres, comme les stupides moutons qu’ils étaient. Il vit la porte s’ouvrir, vit les titans entrer… Xar attendit – avec une sombre délectation – de voir les titans réduire les menschs en bouillie. À sa stupéfaction, ils passèrent près des menschs sans leur accorder la moindre attention, leurs têtes aveugles levées vers la lumière qui les rendait presque beaux. Ils se dirigeaient droit vers Xar, vers la citadelle. Les sept fauteuils. Les géants sans yeux étaient insensibles à la lumière aveuglante. Ils revenaient remplir leur fonction – quelle qu’elle fût. Mais, plus important, la porte était restée ouverte. Le dragon avait disparu. C’était la chance de Xar. Quittant la citadelle, Xar marcha vivement vers la porte. Quand elle fut en vue, il s’arrêta pour inspecter les parages. Seuls sept titans étaient entrés dans la citadelle. Les autres restaient dehors avec la même expression de béatitude. Les trois menschs, près de la porte, regardaient les géants, les yeux exorbités. L’Elfe femelle se dressait sur le chemin de Xar, les yeux braqués sur l’amulette. L’amulette qui permettrait au seigneur d’entrer dans la nef des Sartans. Car, apparemment, il n’avait plus à s’inquiéter des titans. Xar s’avança vers la porte. À sa vue, l’humaine glapit, l’Elfe mâle gémit, et l’humain fonça sur lui. Xar leur jeta un sigle comme il aurait lancé un os à un chien. Ils s’immobilisèrent. L’Elfe femelle le regarda, les yeux dilatés de terreur. — Donne-moi l’amulette, ma chère, dit-il, tendant la main, et il ne t’arrivera rien. — Non, dit-elle, cachant l’amulette derrière son dos. C’était à Drugar. Tu peux me faire ce que tu veux, tu ne l’auras pas. Sans elle, je ne peux pas aller dans l’autre cité… Encore des sottises ! Il allait la réduire en poussière, quand un titan se plaça devant Aléatha. Tu ne lui feras pas de mal. Elle est sous notre protection. La magie des Sartans, fruste mais immensément puissante, rayonnait du titan comme la lumière rayonnait de la citadelle. Trop faible pour le combattre, Xar fit appel aux possibilités, et choisit de se placer derrière Aléatha, qui avait mis l’amulette en sécurité – croyait-elle – derrière son dos. Puis, cueillant l’amulette au passage, il franchit vivement la porte. En route pour la nef, et ensuite, en route pour le Labyrinthe. Derrière lui, il entendait l’Elfe femelle pleurer. — Pauvre Drugar, dit Rega, essuyant ses larmes. Je regrette de n’avoir pas été plus gentille avec lui. — Il était si seul, dit Aléatha, agenouillée près de lui. — Je me sens moche, dit Pathan. Mais je croyais qu’il voulait être seul. — Qui de nous s’est donné la peine de le lui demander ? dit Roland. On était trop concentrés sur nous-mêmes. — Ou sur une maudite machine, dit Pathan, l’air coupable. — Il a l’air heureux, hasarda Rega. — Plus heureux que quand il était avec nous, renchérit Pathan. — Allons, Aléatha, ne pleure pas, dit Roland, l’aidant à se relever. Tu as été gentille avec lui, toi. Et j’avoue que je t’admire pour ça. — Vraiment ? dit-elle, étonnée. — Moi aussi, Aléatha, dit timidement Rega. Au début, je ne t’aimais pas beaucoup, je te trouvais molle et vaniteuse. Mais tu es la plus forte de nous tous. Je voudrais vraiment… être ton amie. — Tu as été la seule perspicace, ajouta Pathan. Nous, nous étions aussi aveugles que les titans. Tu as vu dans le jeu de Xar. Et dans l’âme de Drugar. — Aléatha, je t’aime, dit Roland en l’enlaçant. Et qui plus est, j’aime ton caractère. — Vraiment ? répéta-t-elle, stupéfaite. — Oui, dit Roland, rougissant d’embarras. Pas au début. Je t’aimais, mais je n’aimais pas ton caractère. Tu étais… trop belle, dit-il avec dédain. Maintenant, tu es vraiment belle, ajouta-t-il avec un sourire attendri. Aléatha, troublée, tâta ses cheveux emmêlés tombant en paquets sur ses maigres épaules. Elle avait le visage maculé de poussière et sillonné de larmes, le nez enflé et les yeux rouges. Pourtant, elle comprenait. Il l’avait aimée, mais sans aimer son caractère. Personne n’avait jamais aimé son caractère. Pas même elle. — On ne joue plus, Aléatha, dit Roland, resserrant son étreinte. On ne sait jamais quand le jeu va finir. — On ne joue plus, dit-elle, posant la tête sur sa poitrine. — Qu’est-ce qu’on va faire de Drugar ? demanda soudain Pathan. Ramenez-le dans son peuple, dit la voix d’un titan. — Ramenez-le dans son peuple, répéta Aléatha. — Il faudrait savoir où il se trouve. Et s’il y a encore des vivants, dit Pathan. — Je sais où, dit Aléatha. — À qui parles-tu ? demanda Pathan, un peu effrayé. Tu sais. — Mais je n’ai plus l’amulette, dit-elle. Tu n’en as pas besoin. Attends que la lumière se rallume. — Par ici, dit Aléatha avec assurance. Suivez-moi. Ôtant son châle, elle en couvrit respectueusement le cadavre du nain, que Pathan et Roland soulevèrent. Rega vint se placer près d’Aléatha. Ensemble, ils entrèrent dans le Labyrinthe. — Je peux me lever maintenant ? demanda une voix acariâtre. — Oui, messire, mais il faut vous hâter. Les autres peuvent revenir d’un moment à l’autre. La pile de briques remua. Quelques-unes tombèrent par terre. — Pas de bruit, messire, je vous en prie. — Tu pourrais me tendre une main. Ou une griffe ! Avec un soupir de martyr, le dragon se mit à écarter les briques, et, saisissant le vieillard au collet, le tira des gravats. — Tu as fait exprès de me faire tomber ce mur dessus ! — J’étais bien obligé, messire. Vous respiriez. — Bien sûr que je respirais ! dit Zifnab, indigné. On ne peut pas retenir son souffle éternellement ! — Je veux dire que ça se voyait, soupira le dragon. Votre poitrine se soulevait et s’abaissait. Vous avez même émis un bruit, chose incongrue pour un cadavre… — Ma barbe me chatouillait le nez, marmonna le vieillard. J’ai cru que j’allais éternuer. — Et c’est alors que j’ai fait tomber le mur sur vous, messire. Maintenant, si vous êtes prêt… — Ils sont saufs ? demanda Zifnab. Seront-ils en sécurité ? — Oui, messire. Les titans sont dans la citadelle. Les sept élus prendront place dans les sept fauteuils. Par leurs pouvoirs mentaux, ils distribueront l’énergie dans tout Pryan, puis à travers les Portes de la Mort. Les deux humains et les deux Elfes pourront communiquer avec les autres cités. Et maintenant que les titans sont maîtrisés, ils pourront sortir dans la jungle, retrouver les survivants de leurs races et de celle des nains, et les ramener à l’abri de ces murs. — Et ils seront heureux et auront beaucoup d’enfants, conclut le vieillard, rayonnant. — Je n’irai pas jusque-là, dit le dragon, mais ils seront aussi heureux qu’on peut raisonnablement l’espérer. Et ils auront amplement de quoi s’occuper, surtout quand ils auront pris contact avec leurs races d’Arianus et de Chelestra. — J’aimerais rester pour voir ça, dit le vieillard. J’aimerais les voir heureux, travaillant ensemble à construire leurs vies et la paix. Cela m’aiderait peut-être à surmonter ces cauchemars que je fais parfois, dit-il, se mettant à trembler. Les incendies terribles, les édifices qui s’écroulent, et les mourants… je ne peux rien faire pour les mourants. — Si vous pouvez, M. Bond, dit le dragon avec bonté. Vous êtes le meilleur agent secret de Sa Majesté… Ils commencèrent à s’évanouir dans l’air, ne faisant plus qu’un avec la poussière. La table construite par les Sartans, brisée, était ensevelie sous les briques et les blocs de marbre. Bien des cycles plus tard, quand Pathan et son épouse Rega furent devenus les souverains d’une cité nommée Drugar, ils donnèrent l’ordre de sceller cette chambre. Aléatha prétendait y entendre des voix tristes parlant une langue étrange. Elle était seule à les entendre, mais comme elle était maintenant Grande Prêtresse des Titans – assistée de son époux, le Grand Prêtre Roland –, personne ne mit sa sagesse en question. Cette chambre devint un mausolée à la mémoire d’un vieux magicien un peu toqué qui avait deux fois donné sa vie pour eux, et dont le corps reposait encore – à leur connaissance – sous les montagnes de gravats. CHAPITRE 44 ABRI LE LABYRINTHE — Excuse-moi, Haplo, murmura Alfred, le tirant de ses pensées. — Qu’est-ce qu’il y a ? Haplo le rattrapa pour l’empêcher d’entrer dans un mur, et continua à piloter le Sartan, dont les pieds trouvaient infailliblement tous les trous et les bosses du chemin pour y trébucher. Les gardes, après l’avoir bien observé, décidèrent apparemment qu’il était inoffensif et braquèrent toute leur attention sur Hugh. — Je voulais te demander… et la question peut te paraître stupide… C’est au sujet de cette prison. Je ne savais pas que les Patryns mettaient leurs frères en prison. — Je ne le savais pas non plus, dit Haplo. Vasu, qui marchait près d’eux, aussi muet et préoccupé qu’Haplo, leva les yeux. — Seulement en cas d’urgente nécessité, dit-il gravement. Surtout dans l’intérêt du prisonnier. Certains des nôtres souffrent de la maladie du Labyrinthe. Hors nos murs, elle conduit souvent à la mort. — Oui, ces malades mettent toute leur tribu en danger, dit Haplo. — Qu’est-ce qui leur arrive ? Qu’est-ce qu’ils font ? dit Alfred. — Souvent ils deviennent fous et se jettent du haut d’une falaise. Ou chargent une meute de loups tout seuls. Ou se noient dans la rivière, dit Haplo, haussant les épaules. — Mais nous avons découvert qu’avec du temps et de la patience, ils peuvent guérir, dit Vasu. Alors, nous les mettons dans un endroit sûr, où ils ne peuvent nuire ni à eux-mêmes, ni aux autres. — Et c’est là que tu vas me mettre, dit Haplo. — Essentiellement, c’est là que tu te mets toi-même, dit Vasu. Car tu pourrais partir si tu voulais. — Et amener la destruction sur mon peuple ? Je ne suis pas venu pour ça, dit Haplo. — Tu pourrais abandonner cet humain – et son couteau. — Non, dit Haplo, secouant la tête. C’est ma responsabilité. Sans le savoir, j’ai apporté ce couteau ici. À nous trois, nous trouverons peut-être le moyen de le détruire. Vasu approuva de la tête. Haplo garda le silence quelques instants, puis ajouta : — Mais je ne laisserai pas Xar me capturer. Le visage de Vasu se durcit. — Il ne te capturera pas sans mon consentement. Cela, je te le promets. J’écouterai ce qu’il a à dire, et déciderai en conséquence. — Tu ne connais pas Xar, Chef Vasu. Mon seigneur prend ce qu’il veut. Il n’a pas l’habitude de se voir refuser quoi que ce soit. — Ce qui signifie que je n’aurai pas mon mot à dire, dit Vasu avec un sourire indulgent, tapotant son ventre rebondi. J’ai peut-être l’air mou, mais ne me sous-estime pas, Haplo. Haplo ne fut pas convaincu, mais, s’abstenant poliment de toute discussion, il retourna à son conflit intérieur. — Chef Vasu, dit Alfred, je ne peux m’empêcher de me demander comment tu peux garder des gens en prison. Étant donné que votre magie est fondée sur les possibilités, et qu’il y a toujours de nombreuses possibilités d’évasion… Non que j’aie l’intention de m’évader, ajouta-t-il précipitamment. — C’est très simple, en fait, répondit gravement Vasu. Dans le royaume des possibilités existe toujours la possibilité qu’il n’y ait aucune possibilité. — Aucune possibilité, répéta Alfred, perplexe. — Je vais t’expliquer, dit Vasu en souriant. Comme tu l’imagines, la réduction de toutes les possibilités à aucune possibilité est un sort très complexe et difficile à lancer. Nous plaçons la personne dans un endroit petit et clos – cellule ou cachot. Cela est dû à la nature du sort qui nécessite l’arrêt du temps. Car c’est seulement en arrêtant le temps qu’on peut arrêter la possibilité que des événements se produisent dans le temps. Et il ne serait ni réalisable, ni recommandable, d’arrêter le temps pour toute la population d’Abri. « Nous avons donc construit un « puits » – une petite pièce à l’intérieur de la caverne – où nous pouvons arrêter le temps. La personne existe pendant une seconde arrêtée, au cours de laquelle n’existe aucune possibilité d’évasion. Si elle y restait longtemps, elle ne vieillirait pas. Nous n’y enfermons jamais longtemps ceux atteints de la maladie du Labyrinthe. Juste le temps de les guérir. » — Comme c’est ingénieux, dit Alfred, admiratif. Solitaire et inquiète, Marit erra dans les rues longtemps après la tombée de la nuit. De nombreux Patryns lui offrirent l’hospitalité, mais elle refusa, méfiante. Elle ne pouvait plus avoir confiance en son peuple. Cette idée l’affligea. Elle se sentit plus seule que jamais. Je devrais avertir Vasu. Mais de quoi ? se dit-elle. Mon histoire semble si improbable. Des serpents déguisés en Patryns. L’attaque de la cité. La Dernière Porte scellée… Et pourquoi ferai-je confiance à Vasu ? Il est peut-être de mèche avec eux. Je dois attendre mon seigneur. Ce sont mes ordres. Et pourtant… et pourtant… Guidé par le mal… Haplo la croirait, saurait quoi faire. Mais en parler à Haplo, c’était trahir Xar. Je suis venu pour chercher ma fille… Et cette fille abandonnée depuis si longtemps, qu’arriverait-il, à elle et à tous les fils et filles des Patryns, si la Dernière Porte était scellée ? Était-il possible qu’Haplo eût dit la vérité ? Marit tourna ses pas vers les cachots de la montagne, passant devant des fenêtres éclairées, entendant des voix. Des familles vivaient en paix, en sécurité… Elle pressa le pas, aiguillonnée par la peur, se dirigeant vers l’entrée des cachots tout en répétant ce qu’elle allait dire aux gardes pour les persuader de la laisser voir Haplo. Elle remarqua alors que ses mains démangeaient et luisaient, réalisant qu’elle n’était pas la seule à vouloir entrer dans la caverne. Marit en voyait l’entrée, trou noir se détachant sur la grisaille de la nuit, devant lequel deux Patryns montaient la garde – sauf que ce n’étaient pas des Patryns. Aucune rune ne luisait sur leur peau. Reculant dans l’ombre, elle observa et écouta. Quatre formes convergeaient vers la caverne. — Vous pouvez approcher. Il n’y a personne. — Les prisonniers sont seuls ? Marit reconnut la voix de Sang-drax. — Seuls, et piégés dans un puits temporel. — Quelle merveilleuse ironie, dit Sang-drax. En emprisonnant les seules personnes qui pourraient les sauver, ces imbéciles de Patryns seront responsables de leur propre destruction. Nous entrerons tous les quatre. Vous deux, restez ici. Je suppose que vous ne savez pas où ils sont ? — Nous ne pouvions guère les accompagner. Nous aurions été reconnus. — Peu importe, dit Sang-drax. Je les trouverai. Je sens déjà l’odeur du sang chaud. — Tu en auras pour longtemps ? demanda l’un. — Ils méritent la mort lente, dit un autre. Surtout le Serpent Mage qui a tué notre roi. — Malheureusement, je devrai les tuer rapidement, dit Sang-drax. Les armées se rassemblent, et je dois être là pour les organiser. Et vous, vous devrez rejoindre la Dernière Porte. Mais ne soyez pas déçus. Nous nous abreuverons de sang demain, et, quand la Dernière Porte sera scellée, éternellement. Impuissante, Marit regarda les quatre serpents-dragons entrer dans la grotte ; les deux autres continuèrent à monter la garde dehors. Quand ils eurent disparu, Marit se ressaisit. Il fallait qu’elle trouve cette chambre magique pour prévenir Haplo. Elle pensa brièvement à Xar. — Si mon seigneur était ici, raisonna-t-elle, s’il avait entendu les serpents-dragons comme moi, il ferait la même chose. Elle considéra sa lance, repensant aux terribles serpents de Chelestra. Et si elle ne faisait qu’en blesser un ? Reprendrait-il sa véritable forme ? Et même si j’arrivais à tuer les deux sentinelles, comment trouver Haplo avant Sang-drax ? Je perds mon temps. Oublie les serpents-dragons pour le moment. Ta magie t’amènera près d’Haplo, comme sur Arianus. Elle traça les sigles, s’imaginant auprès de lui… Rien. La magie échoua. Bien sûr, se dit-elle, amère. Il est dans une prison. Il ne peut pas sortir. Je ne peux pas entrer. Vasu ! Il faut le trouver. C’est lui qui détient la clé. Marit partit en courant, cherchant un Patryn éveillé qui pourrait la renseigner. Elle se heurta bientôt à une silhouette enveloppée d’un grand manteau qui sortit brusquement de l’ombre. Nerveuse, elle recula d’un pas. — Il faut que je voie le Chef Vasu. N’approche pas, dit-elle, méfiante. Dis-moi seulement où il est. — Tu l’as trouvé, Marit, dit Vasu rabattant son capuchon. Marit lui serra les mains avec gratitude, sans se demander pourquoi il était là. — Chef, il faut que tu m’emmènes auprès d’Haplo ! Tout de suite ! — Certainement, dit Vasu, faisant un pas vers la grotte. — Non Chef, dit-elle, le tirant en arrière. Il faut y aller par la magie. Haplo est en grand danger. Je n’ai pas le temps d’expliquer… — De la part des intrus ? demanda froidement Vasu. Elle en resta bouche bée. — Nous les avons repérés dès leur arrivée, et nous les surveillons discrètement. Je vois avec plaisir, dit-il gravement, que tu n’es pas de mèche avec eux. — Bien sûr que non ! Ils sont hideux, mauvais ! s’écria-t-elle. — Et Haplo et les autres ? — Non ! Haplo m’avait prévenue… Il avait prévenu Xar… — Et qu’a fait le Seigneur Xar ? demanda Vasu avec bonté. Guidé par le mal… — Je t’en prie, Chef, le temps presse. Les serpents-dragons sont déjà dans la grotte. Ils vont tuer Haplo… — Il faudra d’abord qu’ils le trouvent, dit Vasu. Et ils pourraient s’apercevoir que c’est plus difficile qu’ils ne le pensent. Mais tu as raison. Le temps presse. Le Chef fit un geste, et la rue, que Marit croyait vide, s’emplit soudain de Patryns, tous enveloppés de capes pour dissimuler leurs sigles. Furtifs, ils avancèrent vers la caverne. Vasu prit Marit par le bras, traça en l’air une série de runes. Ils se trouvèrent entourés de sigles, bleus et rouges. Puis ce fut le noir. Allongé par terre sur une paillasse, Haplo réfléchissait, dans l’ombre de la petite caverne uniquement éclairée par les runes des murs et du plafond. — Relaxe, mon vieux. Le chien, nerveux et agité, obéit et se coucha. Haplo lui caressa la tête, l’assurant que tout allait bien, et regrettant qu’il n’y ait personne pour le caresser lui aussi et lui rendre courage. Car il ne trouvait pas grand réconfort auprès de ses compagnons. Alfred était fasciné par la grotte, par les sigles des murs, par le sort qui réduisait toutes les possibilités à l’unique possibilité qu’il n’y ait pas de possibilité. Il posait mille questions, s’extasiait sur cette idée géniale, tant et si bien qu’Haplo finit par appeler de ses vœux une seule autre possibilité, celle d’avoir une fenêtre par où défenestrer Alfred. Heureusement, il s’était endormi, et ronflait maintenant sur sa paillasse. Hugh n’avait pas dit un mot. Assis raide comme un piquet aussi loin que possible des runes, il ouvrait et refermait sa main gauche. — Tu peux fumer ta pipe, tu sais, dit Haplo. Tant que rien ne te menace, ça restera une vraie pipe. — Jamais, dit-il en secouant la tête. Je sentirais le goût du sang. Maudit soit le jour où j’ai vu ce couteau. Haplo se rallongea et retourna à ses pensées. Marit l’avait trahi. Elle allait le livrer à Xar. Il aurait dû s’y attendre – après tout, elle avait été envoyée pour le tuer. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir supprimé quand elle en avait l’occasion ? Ils étaient quittes. Elle lui avait sauvé la vie. La loi était respectée, si toutefois elle s’était jamais souciée de la loi. C’était peut-être un faux-fuyant. Pourquoi ce changement ? Et maintenant, Xar venait le chercher. Pourquoi ? Mais quelle importance ? Marit l’avait trahi… Levant les yeux, il vit Marit devant lui. — Haplo ! Tu es vivant ! Tu es vivant ! s’écria-t-elle, soulagée. Haplo s’était levé, et soudain, elle fut dans ses bras. Il la serra sur son cœur. Rien ne comptait plus, ni sa trahison, ni le danger qui l’amenait. Haplo aurait même béni ce danger. Et il aurait souhaité que ce moment reste figé dans le temps, sans possibilité de finir. Sur les murs, les sigles s’enflammèrent, puis s’éteignirent. Vasu se dressa au centre de la chambre, l’enchantement temporel annulé. — Sang-drax, haleta Marit. Il est ici. Il vient pour te tuer. — Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda Alfred d’une voix endormie, clignant des yeux comme une vieille chouette. Hugh était debout, prêt à combattre. Soudain, Haplo se sentit épuisé, sa rune-cœur pulsant douloureusement. — Sang-drax ! C’est lui qui connaissait la Lame Maudite ! — Oui ! dit Marit. Et je l’ai entendu discuter avec les autres serpents-dragons. Ils vont attaquer la cité et… — Attaquer Abri ? répéta Alfred, ahuri. Et qui est Sang-drax. — Un serpent-dragon de Chelestra, dit sombrement Haplo. Alfred devint gris cendre, et recula en titubant jusqu’au mur. — Mais comment… ces monstres sont-ils arrivés ici ? — Par les Portes de la Mort – charmante attention de Samah. Maintenant, ils sont dans tous les mondes, et y répandent le mal et le chaos. Et apparemment, ils sont aussi dans le Labyrinthe. — Et ils se préparent à attaquer Abri ? Beaucoup ont essayé, dit Vasu, haussant les épaules. — Sang-drax a parlé d’armées, dit Marit d’un ton pressant. Snogs, chaodyns, loups – tous nos ennemis. Rassemblés. Organisés. Ils vont attaquer à l’aube. Mais avant, ils vont te tuer, Haplo, et aussi quelqu’un qu’ils appellent le Serpent Mage et qui a tué leur roi. Haplo regarda Alfred. — Ce n’était pas moi ! protesta le Sartan. — Non, dit Haplo, c’était Coren. — Comment as-tu découvert tout ça ? demanda Vasu à Marit. — J’ai reconnu Sang-drax, dit-elle, mal à l’aise. Je l’avais connu… ailleurs. Il m’a demandé de l’amener près d’Haplo. Prétendant que Xar lui ordonnait de le lui ramener. Je ne l’ai pas cru, et j’ai refusé. Quand il m’a quittée, je l’ai suivi. Je l’ai entendu parler aux autres. Ils ne savent pas que je les ai surpris… — Oh, si, ils le savent, l’interrompit Haplo. Il n’avait pas besoin de toi pour arriver jusqu’à moi. Ils désiraient que tu connaisses leurs plans. Ils désiraient notre peur… — Eh bien, ils l’ont, dit Alfred. — Haplo, ils arrivent ! dit Marit avec désespoir. Ils vont te tuer. Il faut sortir d’ici ! — Oui, dit Vasu. On verra les questions plus tard. Je vous emmène… — Non, je ne crois pas, siffla une voix dans l’ombre. Sang-drax, toujours sous la forme d’un Patryn, et ses trois compagnons, entrèrent, passant à travers un mur. — Ce sera aussi facile que de tirer dans un tonneau. Dommage. J’aimerais vous voir souffrir. Surtout toi, Serpent-Mage ! — Je crois qu’il y a erreur sur la personne, dit Alfred, tout tremblant. — Pas du tout. Ton déguisement est aussi facile à pénétrer que le mien. Chef, fais ce que tu veux, dit-il, se tournant vers Vasu, mais tu constateras que ta magie ne te sert pas à grand-chose. Stupéfait, Vasu regardait les sigles qu’il venait de tracer se désintégrer en fumée. — Bienheureux Sartan ! soupira Alfred, s’effondrant par terre avec grâce. Les faux Patryns avancèrent. Sang-drax avait choisi Haplo. Le serpent-dragon tendit la main vers la rune-cœur. — Je vais finir ce que j’ai commencé, dit-il. Haplo recula, entraînant Marit et le chien avec lui, jusqu’à Hugh. — Le couteau Sartan ! chuchota-t-il. Sors-le ! Hugh tira la Lame Maudite, bondit devant Haplo. Sang-drax éclata de rire, s’apprêtant à massacrer Haplo, puis les autres Patryns. Mais il se trouva soudain devant un titan, brandissant une énorme branche d’arbre, qu’il abattit sauvagement sur Sang-drax en rugissant. Sang-drax esquiva, recula. Les autres serpents-dragons vinrent à sa rescousse, lançant javelots et sortilèges. Mais leur magie n’arrêta pas la Lame Maudite. — Battons en retraite ! cria Sang-drax. Astucieux, mais qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? ajouta-t-il, avec un sourire mauvais à Haplo. Venez, mes amis. Laissons leur propre couteau les achever ! Les serpents-dragons disparurent. — Hugh, rappelle ton couteau ! cria Haplo. Mais en présence de l’ancien ennemi, la Lame Maudite voulait continuer à tuer. Le titan rageait, battant les murs de sa massue, flairant ses victimes. Des sigles s’enflammèrent, mais s’éteignirent aussitôt. — C’est bien ce que je craignais, dit Vasu. Les serpents ont lancé un sort dans cette chambre. Ma magie n’opère plus. Le titan pivota vers la voix. — N’attaque pas ! dit Haplo, retenant Marit qui allait lancer son javelot. S’il ne se sent pas menacé, il se calmera peut-être. — À mon avis, il se sentira menacé tant qu’il y aura un Patryn vivant ici, dit Hugh. Le titan approchait. Hugh courut à sa rencontre, gesticulant et hurlant, dans l’espoir de distraire son attention. Haplo tira Alfred dans un coin et le gifla à toute volée. — Réveille-toi, bon sang ! J’ai besoin de toi ! Le chien lui apporta son aide sous forme de grands coups de langue baveux. Les immenses pieds du titan ébranlaient la caverne. Vasu tenta de lancer un nouveau sort, sans plus de succès. — Alfred ! rugit Haplo, le secouant vigoureusement. Alfred ouvrit les yeux, vit le titan, et les referma en gémissant. — Non, pas de ça ! dit Haplo, le prenant au collet et le forçant à se lever. Ce n’est pas un vrai titan. C’est le couteau Sartan. Il doit bien y avoir une formule magique qui l’arrête ! Réfléchis, bon sang, ou il va nous tuer tous ! — Une formule magique, répéta Alfred. Oui, tu as raison. Je crois qu’il y en a une. Comique, avec ses mèches folles entourant sa calvitie, et son habit de cour élimé, il leva une main hésitante et dit d’une voix tremblotante : — Stop ! Le titan s’évanouit. Aux pieds de Hugh, la Lame Maudite frémit un instant, ses sigles flambèrent, puis s’éteignirent. — Il n’y a plus de danger ? demanda Haplo. — Non, dit Alfred. Tant que rien ne menace messire Hugh. — Tu veux dire que tu aurais pu faire ça depuis le début ? demanda Haplo, les yeux furibonds. Juste dire « stop » en Sartan ? — Je suppose. Je n’y ai pas pensé avant que tu me le demandes. Mais à la réflexion, il m’a semblé logique que le fabricant Sartan du couteau ait fourni à son utilisateur un moyen de contrôle quelconque. Et ce devait être quelque chose d’assez simple pour l’enseigner facilement à un mensch… — Ça va, ça va, dit Haplo avec lassitude. Épargne-moi les explications. Mais enseigne le mot à Hugh, tu veux ? — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda l’assassin, pas pressé de récupérer son arme. — Ça veut dire qu’à partir de maintenant, tu peux contrôler le couteau. Il n’attaquera pas si tu ne désires pas attaquer. Alfred va t’enseigner le mot magique qu’il faut savoir. — Nous pouvons sortir, dit Vasu. Le sort lancé par ces créatures n’opère plus. Mais je n’ai jamais affronté une puissance pareille. Beaucoup plus grande que la mienne. Qui sont-ils ? Que sont-ils ? Qui les a créés ? Les Sartans ? — J’en ai peur, dit Alfred, pâlissant. Samah m’a dit qu’il avait un jour posé la question à ces créatures. « Qui vous a créés ? » Et elles ont répondu : « Toi, Sartan. » — Curieux, remarqua doucement Haplo. Quand je leur ai posé la même question, ils m’ont répondu : « Toi, Patryn. » — Peu importe qui les a créés ! s’écria Marit avec impatience. Ils sont là et ils vont attaquer la cité. Et quand elle sera détruite… Je n’arrive pas à le croire. Sûrement que Sang-drax bluffait. — Qu’est-ce qu’ils ont dit d’autre ? demanda Haplo. — Sang-drax va sceller la Dernière Porte. CHAPITRE 45 ABRI LE LABYRINTHE Vasu s’apprêta à quitter les cavernes, pour préparer son peuple à l’attaque. Il aurait bien emmené Marit – qui aurait pu lui être utile – mais quand il regarda de son côté, elle détourna obstinément les yeux. Vasu regarda Haplo, qui jouait avec le chien, détournant les yeux lui aussi. Le chef sourit, et, faisant signe à Hugh et Alfred de le suivre, il s’en alla. Haplo et Marit restèrent seuls – avec le chien, qui se coucha sur le ventre, cachant dans ses pattes ce qui aurait pu être un grand sourire. Marit, soudain mal à l’aise, sembla s’étonner de se retrouver seule avec Haplo. — Nous devrions partir aussi. Il y a beaucoup à faire… — Merci de m’avoir sauvé la vie, dit-il, la prenant dans ses bras. — Je l’ai fait pour notre peuple, dit-elle, se raidissant, sans le regarder. Tu sais la vérité sur Sang-drax. Tu es le seul. Xar… Elle s’interrompit, horrifiée. Qu’allait-elle dire ? — Oui, dit Haplo, resserrant son étreinte. Je sais la vérité sur Sang-drax. Et Xar ne la sait pas. C’est ça ? — Ce n’est pas sa faute ! protesta-t-elle. Contre sa volonté et son inclination, elle se détendit dans les bras d’Haplo. — Ils l’enjôlent, ils le flattent. Ils ne lui laissent pas voir leur forme véritable… — C’est ce que je croyais aussi, dit doucement Haplo. Mais je ne le crois plus. Xar sait la vérité. Il sait qu’ils sont mauvais. Il écoute leurs flatteries parce qu’elles lui plaisent. Il croit qu’il les contrôle. Et plus il le croit, plus c’est eux qui le contrôlent. Le sigle de Xar brûlait le front de Marit. Elle voulut le gratter, se ravisa. À l’idée qu’Haplo verrait cette marque, son estomac se noua. Et pourtant, pourquoi ne la verrait-il pas ? se demanda-t-elle avec colère. C’est un honneur. Il se trompe sur Xar. Quand mon seigneur saura la vérité sur les serpents-dragons… — Xar va venir, dit-elle, têtue. Peut-être pendant la bataille. Il sauvera son peuple, il se battra pour nous, comme il l’a toujours fait. Et alors, il verra Sang-drax pour ce qu’il est… Marit repoussa Haplo, lui tourna le dos et gratta la marque de son front. — Nous devrions participer à la défense. Vasu a besoin de nous. — Marit, je t’aime, dit Haplo. — Les Patryns n’aiment pas, dit Marit, sans se retourner. — Non, nous haïssons, c’est tout, dit Haplo. Peut-être que si j’avais moins haï et aimé davantage, je ne t’aurais pas perdue, perdu notre enfant. — Tu ne la retrouveras jamais, tu le sais. — Si. En fait, je l’ai retrouvée aujourd’hui. — Comment en es-tu si certain ? dit-elle, se retournant. — Je n’en suis pas certain, dit-il, haussant les épaules. En fait, je pense que ce n’était pas elle ; mais ça aurait pu l’être. Et c’est à cause d’elle que nous combattrons et que nous vaincrons. Et pour elle, nous empêcherons Sang-drax de sceller la Dernière Porte… Marit était de nouveau dans ses bras. Les cercles de leurs êtres se joignirent, s’unirent en un cercle sans fin. Voyant que personne n’aurait besoin d’un chien d’un bon moment, le chien poussa un soupir de contentement et s’endormit. Dès qu’il eut quitté la caverne, Vasu s’attela aux préparatifs de la guerre. Sonnant l’alarme, il rassembla son peuple sur la grande place et les avertit du danger. Les Patryns prirent la nouvelle avec calme, leur silence garant de leur soutien, puis ils se dispersèrent pour exécuter leurs tâches avec efficacité. Il fallait rassembler les armes, fortifier leur magie. On envoya les enfants dans les cavernes, les plus grands conduisant les plus petits. Des groupes d’éclaireurs, en capes noires pour cacher leurs runes qui luisaient maintenant avec éclat, sortirent pour fortifier les runes du pont et tenter d’évaluer la force et les positions de l’ennemi. — Et ce maudit fanal ? dit Hugh. Il va attirer les dragons comme des mites. — Il n’a jamais été éteint depuis le commencement. Et je ne crois pas que ça changerait grand-chose, ajouta Vasu, ironique, considérant ses sigles. Les mites sont déjà là. — Tu permets que je jette un coup d’œil sur le reste de vos défenses ? demanda Hugh, pas convaincu. J’ai un peu l’expérience de ces choses-là. Vasu paraissait en douter. — La Lame Maudite ne sera plus un problème, l’assura Alfred. Et messire Hugh sait maintenant la contrôler. Mais quand on se battra… — J’ai mon idée là-dessus, dit Hugh avec un clin d’œil. T’en fais pas. — Eh bien, nous avons fait tout ce que nous avons pu, soupira Vasu. Pour ma part, j’ai faim. Alfred, voudrais-tu partager mon repas ? — J’en serai honoré. Traversant la cité, Alfred remarqua que tous les Patryns, malgré la gravité de la situation, manifestaient à Vasu une marque de respect, ne fût-ce qu’un léger signe de la main. Vasu rendait toujours le salut. Sa maison n’était pas différente des autres, sauf qu’elle était plus ancienne et se dressait à l’écart, adossée à la montagne, comme un gardien qui assure ses arrières pour mieux affronter l’ennemi. Elle était propre et ordonnée, et, comme toutes les maisons des Patryns, presque dépourvue de meubles. — Tu n’es pas mar… euh… joint ? demanda Alfred, s’asseyant gauchement par terre, embarrassé par ses longues jambes. — Non, je vis seul pour le moment, dit Vasu, posant devant lui du pain, de la saucisse et des fruits. Je ne suis pas chef depuis longtemps. J’ai pris la succession de mon père qui est mort récemment. — Mes sincères condoléances. — Sa vie fut bien remplie, répondit Vasu. Nous glorifions ces vies, nous ne les pleurons pas, dit Vasu, s’asseyant par terre devant Alfred. La fonction de chef est dans ma famille depuis des générations. Bien sûr, tout homme ou toute femme peut y prétendre, mais cela n’est jamais arrivé. Mon père a travaillé très dur pour gouverner bien et avec justice. Je fais de mon mieux pour suivre son exemple. — On dirait que tu réussis. — Je l’espère, dit Vasu. Mon peuple n’a jamais affronté une menace si grave, ajouta-t-il, l’air troublé. — Et la Dernière Porte ? demanda timidement Alfred, conscient que cela ne le regardait pas. Ne faudrait-il pas envoyer des émissaires prévenir… quelqu’un ? — La dernière porte est très loin, soupira Vasu. Ils n’arriveraient jamais à temps… et vivants. Mais assez de propos pessimistes. Il faut manger pour reprendre des forces. Et qui sait quand nous mangerons de nouveau. Qui dira les grâces ? Toi ou moi ? — Oh, toi, je t’en prie, dit vivement Alfred, qui n’avait aucune idée des prières des Patryns. Vasu ouvrit les mains et commença à prier. Alfred récita la prière avec lui – jusqu’au moment où il réalisa que Vasu parlait en Sartan. Alfred ravala son air avec un gargouillement étranglé qui attira l’attention de Vasu. — Ça ne va pas ? demanda-t-il, inquiet. — Tu n’es pas… tu ne peux pas être… Sartan ? bredouilla-t-il, désemparé. — À moitié, répondit Vasu, imperturbable. Notre famille s’est adaptée au cours des siècles, poursuivit-il, regardant fièrement ses tatouages. Au début, nos tatouages n’étaient qu’un déguisement. Pas pour tromper les Patryns, non, mais pour nous intégrer. Puis, grâce aux intermariages, nous sommes parvenus à maîtriser leur magie, pas aussi bien que de purs Patryns, mais nous compensons avec la magie des Sartans. — Des intermariages ! Mais… la haine ? Vous avez dû être persécutés… — Non, dit Vasu. Ils savaient pourquoi nous étions là. — Le Vortex ! — Oui, nous sortions de sous la montagne, où on nous avait envoyés pour nos idées hérétiques. Mes ancêtres s’opposèrent à la Séparation et à la fondation de cette prison. Ils étaient un danger pour l’ordre établi. Comme toi, j’imagine. Bien que tu sois le premier Sartan à arriver du Vortex depuis des siècles. J’espérais que les choses avaient changé. Mais je suppose que des explications seraient trop complexes. — Pas vraiment, soupira Alfred. Nous autres Sartans, nous nous sommes enfermés dans notre propre prison aussi sûrement que nous vous avons enfermés dans la vôtre. Les murs de notre cachot étaient l’orgueil, les barreaux, la peur. « Nous nous y sommes enfermés et nous avons dormi pendant des siècles. Quand nous nous sommes réveillés, tout avait changé, sauf nous. Et maintenant, notre prison est le seul endroit que nous connaissions. — Mais pas toi, dit Vasu. — Je n’ai pas de mérite, dit Alfred en rougissant. J’ai rencontré un homme avec un chien. — En arrivant ici, il aurait été facile pour les nôtres de renoncer et mourir. Les Patryns nous ont maintenus en vie. Ils nous ont accueillis, acceptés, protégés, jusqu’à ce que nous soyons assez forts pour nous protéger nous-mêmes. — La construction de cette ville est sans doute une idée des Sartans, dit Alfred, qui commençait à comprendre. — Sans doute. C’était naturel pour les Sartans, qui venaient des cités et aimaient vivre en groupes. Nous avons compris les avantages du nombre. « Même dans l’ancien monde, les Patryns étaient des nomades, des solitaires. La cellule familiale était – et est toujours – très importante pour eux. Mais dans le Labyrinthe, beaucoup de familles étaient anéanties. Les Patryns devaient s’adapter ou mourir. Ils l’ont fait en étendant la cellule familiale à la tribu. Les Patryns ont appris des Sartans la nécessité de s’unir pour se défendre. Et les Sartans ont appris des Patryns l’importance de la famille. » — Le pire de nos deux races vous a amenés à cette fin. Et vous en avez pris le meilleur, pour établir la stabilité et la paix au milieu de la terreur et du chaos, dit Alfred avec émotion. — Espérons, dit Vasu, que ce n’est pas la fin. Alfred soupira, branlant du chef. — Les intrus t’ont appelé Serpent Mage, reprit Vasu. — Je sais, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. — Moi, je le sais, dit Vasu. Dis-moi ce que tu as fait pour mériter ce titre. — C’est bien là le problème, je ne sais pas. Je vais essayer de t’expliquer. Quand je me suis réveillé, j’étais seul, tous les autres étaient morts. J’étais sur Arianus, le monde de l’air, peuplé par des menschs. « Seul et terrifié. Tous ces pouvoirs. Si on s’en apercevait, j’avais peur qu’on cherche à… en tirer profit. Je craignais les supplications, les pressions, les menaces. Pourtant, je voulais rester parmi les menschs pour les aider. Non que je leur aie servi à grand-chose, soupira-t-il. Alors, j’ai pris une habitude déplorable. Chaque fois qu’un danger menace… je m’évanouis. Vasu eut l’air étonné. — C’était ça ou me servir de ma magie, tu comprends. Mais ce n’est pas le pire. Il paraît que j’ai effectué quelques opérations magiques très remarquables, et je ne m’en souviens pas. — Quelle sorte de magie ? demanda Vasu. — La nécromancie, dit Alfred d’une voix angoissée. Hugh, l’humain, était mort, je l’ai ramené à la vie. — Et quoi d’autre ? — On m’a dit que je m’étais métamorphosé en dragon. Haplo était en danger sur Chelestra. Et il y avait des enfants… Les serpents-dragons allaient les tuer. Ils avaient besoin de moi, mais, comme d’habitude, je me suis évanoui. Mais Haplo dit que non. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Un magnifique dragon – vert et or – est sorti de nulle part, a combattu les serpents-dragons, et a tué leur roi. Haplo et les enfants ont été sauvés. La seule chose dont je me rappelle, c’est de m’être réveillé sur la plage. — Un Serpent Mage, effectivement, dit Vasu. — Qu’est-ce qu’un Serpent Mage, Chef Vasu ? Et cela a-t-il quelque chose à voir avec les serpents-dragons ? — Le Serpent Mage n’a rien à voir avec ceux que vous appelez les serpents-dragons, dit Vasu en souriant. C’est un titre dénotant une valeur – rien de plus. « À l’époque de la Séparation, il y avait une hiérarchie parmi les magiciens Sartans, chaque grade portant un nom d’animal : lynx, coyote, cerf. Le Serpent Mage était le plus élevé. Extraordinairement puissant. » — Je vois, dit Alfred, mal à l’aise. Je suppose qu’il devait y avoir une formation, des années d’étude… — Naturellement. Tant de puissance confère des responsabilités. — Que je n’ai jamais su assumer. — Tu pourrais nous être d’une aide immense, Alfred. — Si je ne m’évanouis pas, dit-il, amer. Et je pourrais être plus dangereux qu’utile. Le Labyrinthe retourne ma magie contre moi… — Parce que tu ne maîtrises pas ta magie. Ni toi. Reprends le contrôle de toi-même, Alfred. Sois le héros de ta propre vie. — Être le héros de ma propre vie, répéta doucement Alfred. Il faillit éclater de rire. C’était tellement grotesque ! Ils se turent, regardant la nuit s’éclaircir. L’aube – et la bataille – approchaient. — Tu es deux personnes à la fois, Alfred, reprit enfin Vasu. L’une qu’on voit, l’autre qu’on ne voit pas. Il y a un fossé entre les deux. Il faut absolument le combler. Les deux personnes doivent se rencontrer. Alfred Montbank – vieillissant, chauve, gauche, lâche. Coren – dispensateur de vie, puissant, courageux, l’Élu. Ils ne se réuniraient jamais. Ils étaient séparés depuis trop longtemps… Une sonnerie de trompe retentit. Vasu se leva. — Viendras-tu avec moi, Alfred ? — L’un de nous deux viendra, dit-il, s’efforçant d’être brave. CHAPITRE 46 ABRI LE LABYRINTHE Dans la grisaille de l’aube, les Patryns virent toutes les forces du Labyrinthe liguées contre eux. Jusque-là, ils pensaient que le Chef exagérait. Comment des forces si importantes pouvaient-elles se rassembler sans donner l’éveil ? Pourtant, le pays grouillait d’ennemis. Loups, chaodyns, snogs, hommes-tigres, et bien d’autres monstres nés de la magie maléfique du Labyrinthe, étaient massés le long du cours d’eau, comme une autre Rivière de la Colère. Dans la forêt, des arbres géants étaient abattus, destinés à servir de ponts, de béliers, ou encore d’échelles pour escalader les murailles. Et au-delà, dans les plaines qui attendaient les semailles, les rangs des ennemis s’étendaient jusqu’à l’horizon. À la tête de ces armées se trouvaient des créatures qu’on n’avait jamais vues dans le Labyrinthe : énormes serpents sans pattes ni ailes, traînant lourdement leurs immenses corps écailleux et ridés sur le sol qu’ils empoisonnaient de leurs sécrétions visqueuses. Leurs yeux rouges luisaient d’une passion meurtrière, leurs gueules édentées et béantes aspiraient la terreur qu’inspirait leur vue, s’en gorgeaient, s’en engraissaient. L’un d’eux n’avait qu’un œil, et inspectait les remparts, comme s’il cherchait quelqu’un. Le jour se leva, gris comme toujours, mais éclairé de fulgurances bleues et rouges. La magie des Patryns n’avait jamais brillé avec tant d’éclat, réagissant aux forces liguées contre elle avec une puissance inusitée. Les sigles flambaient sur les murailles, si éblouissants que les ennemis massés sur la rivière furent obligés de s’abriter les yeux. Les corps des Patryns scintillaient, comme brûlés d’un feu intérieur. Seul Alfred restait dans l’ombre, désemparé, presque étouffé par la terreur. — C’est sans espoir, dit-il, se penchant par-dessus les remparts. — Oui, c’est sans espoir, répondit Haplo près de lui. Je suis désolé de t’avoir attiré dans ce conflit, mon ami. Le chien allait et venait nerveusement au pied des murailles. Marit se tenait près d’Haplo, sa main dans la sienne. De temps en temps, ils se regardaient, se souriaient, chacun trouvant réconfort et courage dans les yeux de l’autre. Alfred sentit qu’ils l’incluaient dans leur complicité. Pour la première fois depuis qu’il connaissait Haplo, il voyait le Patryn unifié, presque en paix avec lui-même. Pas tout à fait unifié – le chien était encore là. Mais ce qui avait poussé Haplo à revenir dans le Labyrinthe l’avait ramené à la maison. Il était content d’être là, et d’y mourir. Et il avait dit mon ami. Haplo gardait le silence. Dans la plaine, les ennemis grondaient, rugissaient et juraient. Le silence d’Haplo enveloppait Alfred comme une couverture douillette. Il n’entendait pas les cris de mort, seulement ces paroles d’Haplo. — Oui, Alfred, tu es mon ami, dit-il soudain en lui tendant la main – cette main puissante tatouée de runes bleues. Alfred lui tendit la sienne – blanche, ridée, moite de peur. Les deux mains se rencontrèrent, se saisirent, se serrèrent. Deux races formant un pont par-dessus un gouffre de haine. En cet instant, Alfred regarda en lui et ses deux personnalités s’unifièrent. Et il n’avait plus peur. Une trompette retentit, et la bataille commença. Le pont sur la rivière explosa dans une gerbe de sigles, entraînant dans les flots les ennemis qui le traversaient. Mais à peine les derniers fragments en étaient-ils retombés que des dragons du Labyrinthe jetèrent six troncs par-dessus le courant, et les légions ennemies recommencèrent à passer. Il existait, plus haut dans la montagne, des ponts de pierre auxquels les Patryns n’avaient pas touché mais qu’ils avaient fortifiés par la magie ; ils suscitaient une intense terreur chez tous ceux qui tentaient de les traverser, et qui reculaient, piétinant et désorganisant ceux qui venaient derrière. Les Patryns gardant les remparts reprirent courage à cette vue, pensant que le gros des assaillants n’arriverait pas jusqu’à la cité. Leur joie fut de courte durée. Les énormes serpents se dressèrent et s’abattirent contre les piles des ponts, non protégées par les sigles. Des lézardes apparurent, affaiblissant la magie. Les commandants ennemis rallièrent leurs troupes. La retraite fut stoppée, et les armées du Labyrinthe s’élancèrent sur les ponts branlants, mais qui tinrent bon. Au milieu de la matinée, le ciel était noir de dragons, griffons, chauves-souris géantes et charognards aux ailes de cuir qui fondaient sur les Patryns. Des hordes de chaodyns, des meutes de loups et d’hommes-tigres franchirent au galop le no man’s land les séparant de la cité. Des tours de siège furent érigées, des échelles furent dressées contre les remparts. Des béliers ébranlèrent les grilles de fer. Une pluie d’armes magiques s’abattit sur les attaquants – lances s’enflammant en plein vol, javelots explosant en myriades de fragments meurtriers, flèches se plantant infailliblement dans le cœur de leurs victimes. La magie des murailles repoussait les assaillants. Les échelles se liquéfiaient. Les tours de siège prenaient feu et brûlaient, les béliers de fer fondaient. Déconcertées par la puissance de la magie des Patryns, les armées ennemies reculèrent. — Nous gagnons, dit Alfred à Haplo. — Non, dit sombrement Haplo. Ce n’était que la première vague. Destinée à nous fatiguer, à nous forcer à utiliser toutes nos armes. — Mais ils battent en retraite, protesta Alfred. — Ils se regroupent. Et voici ma dernière lance, dit Haplo. Marit est allée en chercher d’autres, mais ça m’étonnerait qu’elle en trouve. À quatre pattes, les archers arrachaient les flèches des cadavres pour les renvoyer aux tueurs. Mais cela ne suffirait pas à contenir les armées se massant pour le prochain assaut. Sur les remparts, les Patryns tiraient leurs épées et leurs dagues, se préparant au corps-à-corps. Marit revint avec deux javelines et une épée brisée. — Tu permets, dit Alfred ? Je peux les multiplier. — Non, dit Haplo, secouant la tête. Ta magie, n’oublie pas ! Qui sait en quoi elle pourrait transformer ces armes. — Alors, je ne peux pas vous aider, dit Alfred, découragé. — Au moins, tu ne t’es pas évanoui, remarqua Haplo. — C’est vrai ! fit Alfred, étonné. — De plus, je crois que ça ne changerait rien, dit Haplo. Tu pourrais transformer en lances toutes les branches de la forêt, ça ne changerait rien. Les serpents-dragons mènent l’attaque. La Rivière de la Colère était gelée – sans doute par la magie des serpents – et les monstres traversaient maintenant à pied sec. Encerclant la cité, les serpents-dragons commencèrent à se jeter contre les murailles qu’ils ébranlèrent sous leurs coups. Des lézardes y apparurent, qui s’élargirent rapidement, affaiblissant la magie. Les armées de monstres acclamèrent les serpents-dragons, attendant l’écroulement des remparts. Vasu rejoignit Haplo sur le mur. — Tu as un jour combattu ces monstres, dit-il. Comment peut-on les arrêter ? — Par l’acier, lui cria Haplo. Gravé de runes. Enfoncé dans la tête. Tu peux me trouver une épée ? — Pour ça, il faudrait les combattre hors les murs, cria Vasu. — Donne-moi un groupe de guerriers maniant bien l’épée et la dague, dit Haplo. — On devrait ouvrir les grilles, dit sombrement Vasu. — Juste le temps de nous glisser dehors et de les refermer derrière nous. — Non, je ne peux pas le permettre, dit Vasu, secouant la tête. Vous seriez piégés dehors… — Si nous échouons, ça n’aura pas d’importance, répondit sombrement Haplo. Nous mourrons ou dehors, ou dedans. Et dehors, nous aurons une chance. — Je t’accompagne, dit Marit. — Moi aussi, dit Hugh, impatient de se battre. — Tu ne peux pas tuer, lui rappela Haplo. — Ils ne le savent pas, répondit Hugh avec un grand sourire. — Ça se défend, reconnut Haplo. Mais tu devrais peut-être rester pour protéger Alfred… — Non, dit Alfred d’un ton résolu, je me débrouillerai. — Alors, bonne chance, Coren, dit Haplo. Haplo, Marit, Hugh et le chien disparurent dans le brouillard et la poussière de la bataille. — Bonne chance à toi, mon ami, dit doucement Alfred. Fermant les yeux, il plongea dans les profondeurs de son être – lieu où il n’était jamais allé, du moins pas consciemment – et y chercha une formule magique. Kari et son groupe se portèrent volontaires pour sortir combattre les serpents avec Haplo. Ils étaient tous armés d’épées, gravées de runes selon les instructions d’Haplo. — La tête du serpent est la seule partie vulnérable que je leur connaisse, dit Haplo. Entre les deux yeux. Quatre serpents, dont Sang-drax, rampaient au pied des murailles. — Il est pour nous, dit Haplo, consultant du regard Marit, qui acquiesça de la tête. Les murailles tenaient encore, mais plus pour longtemps, sillonnées de haut en bas de larges lézardes. L’éclat des runes s’affaiblissait. Les assaillants en profitaient pour dresser des échelles, qu’ils commençaient à escalader. Haplo et son groupe attendaient devant les grilles. — Notre bénédiction vous accompagne, dit Vasu, donnant le signal aux gardes. Ils posèrent les mains sur les grilles, les sigles s’enflammèrent, s’éteignirent. Les portes s’entrouvrirent. Haplo et son groupe se glissèrent vivement par l’ouverture, immédiatement refermée derrière eux. Ils étaient maintenant enfermés à l’extérieur de la cité. Sur l’ordre même d’Haplo, les grilles ne se rouvriraient pas avant que tous les serpents-dragons ne soient morts. Au commandement d’Haplo, ils se dispersèrent par petits groupes, pour défier individuellement les serpents, les empêcher de faire bloc et les éloigner des remparts. Moqueurs, les serpents interrompirent leurs coups de boutoirs pour détruire ces gêneurs avant de reprendre leur travail de destruction. Seul à comprendre le danger, Sang-drax cria un avertissement, qui ne fut pas écouté. Un serpent, voyant ces chétives créatures prêtes à l’attaquer, plongea dessus, gueule béante. Immobile, Kari attendit de pied ferme que l’horrible tête arrive à son niveau, puis, levant son épée, elle la lui enfonça jusqu’à la garde entre les deux yeux. Le serpent se redressa, lui arrachant son arme des mains, puis, après de violents soubresauts d’agonie, retomba, mort. Les Patryns acclamèrent ; les ennemis jurèrent. La tête du serpent borgne oscilla au-dessus d’Haplo. — Ce sera notre dernière rencontre, Sang-drax ! cria-t-il. — Exact, Patryn. Tu as survécu à ton utilité pour moi ! — Parce que je n’ai plus peur de toi ! rétorqua Haplo. — Ce qui est une erreur, répondit Sang-drax. En ce moment même, plusieurs de mes frères filent vers la Dernière Porte, avec ordre de la sceller. Tu seras piégé ici pendant l’éternité. — Le peuple du Nexus les combattra ! — Mais ils ne peuvent pas vaincre. Tu ne peux pas vaincre. Combien de fois m’as-tu abattu pour me voir me relever ? La tête de Sang-drax plongea sur Haplo, mais ce n’était qu’une feinte. D’un coup de queue, le serpent le frappa par-derrière. La magie du Patryn le protégea, sinon, le coup lui aurait brisé la colonne vertébrale. Mais Haplo tomba, étourdi, son épée s’envolant de sa main. Le chien bondit devant son maître, hérissé, montrant les crocs. Mais le serpent ignora Haplo qui, à terre, n’était plus une menace. Son œil rouge repéra Marit. Sang-drax ouvrit la gueule, plongea pour tuer. Marit attendit – apparemment figée par la terreur – sans faire un geste pour se défendre. Les mâchoires claquaient quand un poids déséquilibra le serpent sur son côté aveugle. Hugh s’était jeté sur lui, et s’accrochait maintenant à son orbite vide. Il avait espéré que la Lame Maudite s’animerait, attaquerait d’elle-même son ennemi, mais peut-être que la magie des serpents la contrôlait. Il ne pouvait rien faire, que tenir bon, pour donner à Marit et Haplo le temps de tuer le monstre. Sang-drax donnait de violents coups de queue, secouait la tête pour se débarrasser de l’humain. Des éclairs crépitèrent sur le flanc du serpent, l’assassin hurla de douleur, et lâcha prise. Il tomba, mais Marit avait eu le temps de se rapprocher, et, levant son épée, elle la plongea dans la tête de Sang-drax. La lame s’enfonça profondément dans la mâchoire, le blessant grièvement sans le tuer. Elle tenta de retirer son arme, mais, relevant brusquement la tête, Sang-drax la lui arracha des mains. Haplo s’était relevé, épée au poing, mais il était étourdi, chancelant. Marit courut à lui. — Derrière moi ! chuchota-t-il d’un ton pressant, son épée dirigée vers le sol. Comprenant son plan, elle se cacha vivement derrière lui. Jappant et aboyant, le chien sautait et bondissait, mordillant le serpent pour le distraire. En proie à de terribles souffrances, Sang-drax, voyant son ennemi affaibli et blessé, plongea pour l’achever. Trop tard, il vit l’épée qu’Haplo avait redressée, et, incapable de stopper sa descente, s’empala dessus, entraînant Haplo et le chien dans sa chute. Ils disparurent sans un cri sous l’énorme tête. Autour d’eux, d’autres batailles faisaient rage. Un serpent avait tué les Patryns qui l’attaquaient et venait maintenant aider ses frères. Kari s’était portée au secours des siens, qui luttaient pour leur vie. Marit courut à Haplo, tenta de soulever la tête du serpent mort. Hugh se redressa, étourdi, et l’avertit d’un cri perçant. Marit se retourna. Un loup bondit sur elle, la renversa, lui labourant le visage de ses griffes, ouvrant la gueule… Et soudain, tout fut fini. Un dragon vert et or, à la crête étincelante comme le soleil, saisit le loup dans ses serres et le lança contre la muraille. Puis il piqua sur Sang-drax et jeta son cadavre loin d’Haplo. Les autres serpents, alarmés à la vue de ce nouvel ennemi, abandonnèrent les Patryns pour venir combattre le dragon. Marit souleva Haplo dans ses bras. Il vivait ; les sigles bleus de sa peau luisaient encore faiblement. Mais il respirait à peine, et il était inondé de sang. Le chien, miraculeusement indemne après avoir été enseveli sous le serpent, trottina vers son maître et lui donna un grand coup de langue sur la joue. Haplo ouvrit les yeux, vit Marit. Puis il vit, au-dessus d’elle, les ailes scintillantes, vert et or, du merveilleux dragon. — Tiens, tiens, murmura-t-il en souriant. Alfred ! — Alfred ! répéta Marit, le souffle coupé de surprise. Mais une ombre obscurcit sa vue. Une silhouette se dressa au-dessus d’elle. D’abord, elle ne vit pas qui c’était, ne vit qu’une forme sombre sur la lumière rayonnée par le dragon. Haplo ravala son air, il se débattit vainement pour s’asseoir. Puis une voix s’éleva, et alors, Marit sut. — Ainsi, voilà ton ami Alfred, dit le Seigneur du Nexus, levant les yeux vers le ciel. C’est effectivement un Sartan très puissant. Ramenant son regard sur Haplo et Marit, il ajouta : — Heureusement pour moi qu’il est occupé ailleurs. CHAPITRE 47 ABRI LE LABYRINTHE Xar avait trouvé la cité d’Abri grâce au fanal brûlant en haut de la montagne, au-dessus des brumes et des fumées, plus brillant que la magie protectrice de la cité. Il avait amené sa nef directement de Pryan dans le Vortex. Voyager dans un vaisseau couvert de runes Sartanes présentait quand même des avantages. Bien que difficile à impressionner, Xar avait été atterré à la vue des forces attaquant la cité. Arrivé au début de la bataille, il y avait assisté du haut de la montagne, près du fanal. Se réchauffant à sa flamme, il avait regardé les armées du chaos attaquer son peuple. La présence des serpents-dragons ne l’avait pas étonné. Il avait fini par admettre que Sang-drax le trahirait. La Septième Porte. Tout tournait autour de la Septième Porte. — Vous savez que si je la trouve, je vous contrôlerai tous, dit-il aux serpents-dragons, dont les corps visqueux se lançaient à l’assaut des remparts. Le jour où Kleitus m’a parlé de la Septième Porte – c’est ce jour-là que vous avez commencé à me craindre. C’est alors que vous êtes devenus mes ennemis. Peu lui importait qu’Haplo l’eût averti depuis longtemps de la fourberie des serpents-dragons. Aujourd’hui, rien ne comptait plus pour Xar, excepté la Septième Porte. Il ne voyait plus qu’elle. Il lui fallait maintenant trouver Haplo parmi les milliers de Patryns qui se battaient, mais il ne s’inquiétait pas outre mesure. Connaissant les hommes et les femmes, il savait que dès qu’il trouverait Marit – chose facile vu qu’ils étaient joints – il aurait également trouvé Haplo. Sa seule inquiétude, c’était que l’importun Sartan interfère. La bataille s’éternisait ; il commençait à perdre patience. Il posait la main sur le sigle de son front pour appeler Marit, quand il vit les grilles s’ouvrir et un petit groupe de héros sortir pour combattre les serpents-dragons. Et bien entendu – Xar le savait sans se donner la peine de regarder –, Haplo serait parmi eux. Son dernier combat contre Sang-drax s’était soldé par un match nul. Chacun avait donné et reçu des blessures inguérissables. Haplo ne manquerait pas cette occasion d’achever son ennemi, malgré l’inégalité des forces. Le seigneur attendit la fin de la bataille et la mort de Sang-drax, puis il se transporta magiquement au milieu du champ de bataille. En voyant Xar, Marit éprouva d’abord un immense soulagement. Le père tout-puissant était là, qui – une fois de plus – allait défendre, protéger, secourir ses enfants. — Seigneur, tu es venu nous aider ! Haplo tenta de s’asseoir, mais il était trop faible, trop grièvement blessé, et inondé de sang. Ses os brisés lui entraient dans les chairs au moindre mouvement, provoquant des souffrances insupportables. Marit l’aidait, lui prêtant sa force, son appui. — Seigneur, murmura Haplo d’une voix mourante, qui obligea Xar à se pencher pour l’entendre, nous pouvons tenir ici. Le plus grand danger est à la Dernière Porte. Les serpents-dragons ont l’intention de la sceller. Nous… Il s’étouffa, toussa. — Nous serons à jamais enfermés dans cette prison, Seigneur, poursuivit Marit d’un ton pressant. Ses maléfices grandiront, les serpents-dragons y veilleront. Le Labyrinthe deviendra un lieu de mort, car il n’y aura plus d’espoir d’évasion. — Tu es le seul à pouvoir atteindre à temps la Dernière Porte, Seigneur, dit Haplo, articulant avec peine. Tu es le seul à pouvoir les arrêter. Il retomba en arrière dans les bras de Marit, qui ne cherchait pas à dissimuler l’inquiétude qu’il lui inspirait. La bataille faisait rage autour d’eux, mais Xar les avait enfermés dans un cocon de silence, qui les protégeait du bruit et de la guerre. Xar dirigea son regard au loin, jusqu’à la Dernière Porte, ce qui, étant donné ses pouvoirs magiques, était du domaine des possibilités. Son visage se fit grave, il fronça les sourcils, étrécit les yeux de colère. Il voyait, devina Marit, la terrible bataille que livraient les Patryns du Nexus pour défendre la seule voie d’évasion de leurs frères. Xar ramena les yeux sur eux, et son regard était froid, dur, calculateur. — La Dernière Porte sera scellée, dit-il, mais je la rouvrirai. Quand j’aurai trouvé la Septième Porte. Et alors, je me vengerai. — Que veux-tu dire, Seigneur ? demanda Marit, sans comprendre. Nous pouvons nous défendre ici. Mais tu dois sauver notre peuple. — C’est bien mon intention, ma Femme ! dit-il sèchement. Marit frémit. Haplo entendit le mot, la sentit frissonner. Il ouvrit les yeux, la regarda. Elle était échevelée, et il vit alors sur son front les sigles entremêlés – le sien et celui de Xar. — Laisse-le-moi, Femme ! ordonna Xar. Protégeant Haplo de son corps, elle secoua la tête. Xar lui posa les mains sur les épaules, et elle s’effondra, sans force, sa magie rendue impuissante. Xar se tourna vers Haplo. — Ne me combats pas, mon Fils. Lâche tout. Lâche la souffrance et le désespoir, et tous les tourments de cette vie. Le Seigneur du Nexus souleva dans ses bras le corps brisé d’Haplo, qui de débattait faiblement. Le chien aboyait, frénétique. — Je sais que je ne peux pas tuer l’animal, dit Xar avec froideur. Mais je peux la tuer, elle. Marit, roulée en boule, impuissante, gémit en secouant la tête. Le sigle de son front flamba. — Silence, chien, murmura Haplo, les lèvres exsangues. Le chien, sans comprendre, mais dressé à obéir, recula. — Lève-toi, Femme dit Xar. Après mon départ, tu devras te défendre. La magie qui la paralysait la lâcha. Elle se leva, fit un pas vers Xar, vers Haplo. — Où l’emmènes-tu, Seigneur ? demanda-t-elle, l’espoir livrant un dernier combat dans son cœur. Dans le Nexus ? À la Dernière Porte ? — Non, Femme, dit Xar, glacial. Je retourne sur Abarrach. Je retourne à la nécromancie, ajouta-t-il, considérant Haplo avec satisfaction. — Comment peux-tu laisser ce mal frapper notre peuple, Seigneur ? s’écria-t-elle avec colère. — Ils ont souffert toute leur vie, dit Xar, les yeux flamboyants. Qu’est-ce que deux ou trois jours de plus ? Quand je reviendrai triomphant, quand la Septième Porte sera ouverte, leurs souffrances cesseront ! Ce sera trop tard ! Elle avait ces mots sur les lèvres, mais, regardant Xar dans les yeux, elle n’osa pas les prononcer. Prenant la main d’Haplo, elle la pressa contre sa rune-cœur. — Je t’aime, dit-elle. Il ouvrit les yeux. — Trouve Alfred, lui dit-il, remuant ses lèvres ensanglantées sans émettre un son. Alfred peut… les arrêter… — Oui, trouve le Sartan, ricana Xar. Je suis certain qu’il sera plus qu’heureux de défendre la prison construite par sa race ! Le seigneur prononça les runes. Un sigle se forma dans l’air, flamba, et vint frapper Marit au front. La douleur la brûla comme un coup de poignard. Un flot de sang l’aveugla. Étourdie, suffoquée par la souffrance et le choc, elle tomba à genoux. — Xar ! Mon Seigneur ! s’écria-t-elle avec désespoir en s’essuyant les yeux. Xar l’ignora. Portant Haplo dans ses bras, il traversa le champ de bataille, protégé par un bouclier magique. Oublié de tous, le chien trottait derrière eux. Marit se releva, prête à tenter le tout pour le tout, à attaquer Xar par derrière en une tentative désespérée pour sauver Haplo. Mais au même instant, un nuage de sigles tourbillonna autour d’eux – y compris le chien – et ils disparurent. CHAPITRE 48 ABRI LE LABYRINTHE La bataille se termina avec le jour. Les serpents-dragons étaient vaincus, anéantis. Ils ne menaçaient plus les remparts. Le merveilleux dragon vert et or – dont on n’avait jamais vu le pareil dans le Labyrinthe – s’était joint aux Patryns pour les vaincre. Les murailles et les grilles ayant résisté aux assauts, on renforça vivement leur magie. Hugh fut le dernier à rentrer avant que les portes se referment. Il portait Kari dans ses bras. Il l’avait trouvée gisant sous un tas de chaodyns morts. — Où sont Haplo et Marit ? demanda-t-il, remettant Kari à son peuple. Vasu, qui dirigeait les opérations magiques, le regarda, consterné. — Je croyais qu’ils étaient avec toi. — Ils ne sont pas rentrés ? — Non, et je n’ai pas bougé d’ici. — Rouvrez les grilles, ordonna Haplo. Ils sont encore dehors. — Ouvrez ! commanda Vasu. Je viens avec toi. Les deux hommes sortirent au milieu d’une foule d’ennemis ; mais, leurs chefs morts, leur ardeur combative les avait quittés. Beaucoup battaient en retraite pardessus la rivière, et cela créait la confusion dans les rangs. — Là ! s’écria Hugh, tendant la main. Blessée et désemparée, Marit errait au pied des murailles. Des loups, attirés par l’odeur du sang, galopaient vers elle. Vasu se mit à chanter d’une voix grave, et soudain, un énorme buisson épineux surgit du sol et encercla la meute. Les loups hurlèrent, mais plus ils se débattaient, plus ils se déchiraient aux épines. Marit ne remarqua rien. Hugh courut à elle, la saisit par le bras. — Où est Haplo ? Elle le regarda, les yeux presque fermés par son sang coagulé. Ou bien elle ne voyait pas nettement, ou bien elle ne le reconnut pas. — Alfred, lui dit-elle en Patryn. Je dois trouver Alfred. — Où est Haplo ? répéta Hugh en humain. — Alfred, répéta-t-elle sans comprendre. Hugh comprit qu’il n’en tirerait rien dans son état d’hébétude. La prenant dans ses bras, il rejoignit Vasu en courant. Le chef les protégea d’un bouclier magique jusqu’aux grilles. À la nuit tombée, le fanal brûlait toujours, et les derniers ennemis avaient fui, abandonnant leurs morts derrière eux. Les anciens, qui avaient passé la journée à inscrire des runes de mort sur les armes, passèrent la nuit à ramener à la vie les blessés et les mourants. La blessure au front de Marit ne menaçait pas sa vie, mais les guérisseurs ne parvinrent pas à la fermer. L’arme qui l’avait faite devait être empoisonnée, dirent-ils à Hugh, lui montrant la marque purulente. Mais elle était consciente – beaucoup trop au goût des guérisseurs, qui avaient du mal à la maintenir dans son lit. Elle ne cessait de demander Vasu, et ils finirent par l’envoyer chercher pour la calmer. Le Chef arriva, épuisé, affligé. La cité avait résisté, mais beaucoup avaient donné leur vie pour elle. Y compris Kari. Y compris quelqu’un que Vasu n’osait pas nommer, surtout à la femme qui le regardait approcher. — Alfred, dit-elle en le voyant. Où est-il ? Il faut que je le trouve. Il peut atteindre la Dernière Porte à temps pour combattre les serpents-dragons ! Il peut sauver notre peuple. Les Patryns ne peuvent pas se mentir entre eux. — Alfred est un Serpent Mage. Il s’est métamorphosé en dragon… — Je le sais ! dit Marit avec impatience. Mais il a dû reprendre sa première forme. Amène-moi jusqu’à lui ! — Il… il n’est pas rentré, dit Vasu. — Que veux-tu dire ? — Il est tombé du ciel, peut-être mortellement blessé. Il combattait une légion de dragons… — Peut-être ! dit Marit, se raccrochant à cet espoir. Tu ne l’as pas vu mourir ! Tu ne sais pas s’il est mort ! — Marit, nous l’avons vu tomber… Elle se leva, écartant les guérisseurs qui la retenaient. — Montre-moi où. — Tu ne peux pas sortir, dit Vasu d’un ton sévère. Il y a encore des bandes de loups et d’hommes-tigres en maraude, furieux de leur défaite, qui guettent les Patryns isolés. — L’assassin humain. Où est-il ? — Ici, Marit, dit Hugh en se levant. J’irai avec toi. Moi aussi je dois trouver Alfred. — C’est notre seul espoir, dit-elle, les yeux brillants de larmes. C’est le seul espoir d’Haplo. Refoulant ses pleurs, elle prit ses armes que les guérisseurs lui avaient enlevées. Vasu ne lui demanda pas d’explications. La magie de Xar ne l’avait pas aveuglé. Il avait vu le Seigneur du Nexus, les avait vus parler tous les trois. Il avait vu Xar partir avec Haplo… et le chien. Et il avait deviné que le Seigneur du Nexus ne partait pas participer à la bataille de la Dernière Porte. — Laissez-la, dit-il aux guérisseurs. Ils s’écartèrent. Vasu accompagna Marit et Hugh jusqu’aux remparts. Tendant le bras, il leur montra l’endroit où le dragon vert et or était tombé du ciel. Puis il leur ouvrit les grilles, et les vit disparaître dans la nuit. Il resta là jusqu’à l’aube, contemplant avec désespoir la lueur rouge qui embrasait l’horizon en direction de la Dernière Porte. FIN DU TOME 6 APPENDICE 1 LA LAME MAUDITE HYPOTHÈSES[01] De toutes les initiatives malencontreuses prises par mon peuple juste avant la Séparation, la conception d’une arme telle que cette Lame Maudite est l’une des plus déplorables. Elle prouve que nous avons enrôlé des innocents – Elfes, humains et nains, que nous étions censés protéger – dans notre bataille contre les Patryns. Samah et le Conseil avaient-ils si peur des Patryns qu’ils aient armé des légions de menschs de cette horrible dague ? Malheureusement, la réponse paraît bien être oui. Pourtant, je n’ai jamais lu nulle part que les menschs aient participé à aucune guerre pendant les derniers jours ayant précédé la Séparation de la Terre. Les batailles entre Sartans et Patryns prenaient généralement la forme d’un duel magique, toujours fatal à l’un des combattants ou aux deux. Mais ma chère Orla m’a donné des informations sur cette époque et je peux essayer de reconstruire ce qui se passa. Terrifiés à l’idée que les Patryns constituaient des armées (ce qui pouvait être vrai ou non), Samah et le Conseil décidèrent de procurer cette arme magique à un grand nombre de menschs. Je doute qu’ils aient eu l’intention de les faire combattre. (Pour commencer, Samah se méfiait d’eux.) Plus probablement, les armées de menschs étaient destinées à retarder les Patryns, pour donner aux Sartans le temps d’entrer dans la Septième Porte et d’y procéder à la Séparation. Pourtant, ces actions de retardement semblent n’avoir jamais eu lieu. Apparemment, la plupart des armes magiques furent détruites pendant la Séparation, ou confisquées par les Sartans avant qu’ils n’établissent les menschs sur les nouveaux mondes. Comment cette lame put-elle subsister ? Elle devait être aux mains d’un Elfe peu scrupuleux, qui la conserva pour sa protection personnelle. Il était entraîné à son usage, mais, par suite de circonstances inconnues – sa mort prématurée, peut-être –, il ne transmit pas ses connaissances aux générations futures. Comment fonctionne-t-elle ? Voici mes hypothèses, fondées sur les récits d’Haplo et Hugh qui ont vu la lame en action, et sur ma propre étude des sigles inscrits sur elle. (Remarque intéressante : en fortifiant l’arme par la magie des runes, les Sartans firent juste ce qu’ils reprochaient tant aux Patryns : ils donnèrent la vie à un objet inanimé !) 1. Première faculté de la lame : elle bloque la capacité de l’ennemi de sentir le danger. Ainsi, Haplo ne perçut pas que Hugh le traquait dans la Farbrique, ni qu’il l’attendait dans sa nef. 2. Deuxième faculté : la lame réduit les possibilités de riposte de l’ennemi. La lame ne peut pas éliminer toutes les possibilités ; sa magie n’est pas assez puissante. Mais elle peut limiter le choix des options à celles qui lui sont le plus favorables. 3. Troisième faculté : la lame analyse les forces et les faiblesses de l’ennemi et réagit en conséquence. Parfois, cette réaction est très simple, comme dans l’infortuné « duel » entre les deux Elfes frères. La lame, en présence d’une dague, n’avait qu’à se changer en épée. Devant le couteau d’Haplo, elle se changea en hache. Notez toutefois que sa puissance s’accroît avec celle de l’adversaire. Elle devint chauve-souris géante pour attaquer Haplo et Marit à la fois, puis titan. Fait intéressant : la lame semble avoir accès aux pensées et souvenirs de l’adversaire. Haplo affirme n’avoir pas pensé aux titans pendant sa brève escale sur Pryan (et effectivement, il avait beaucoup d’autres choses en tête !) mais il semblerait logique que son subconscient en ait conservé le souvenir. Voilà tout ce que j’ai pu déduire des informations en ma possession. Je profite de quelques instants de répit pour ajouter deux informations glanées sur la Lame Maudite[02]. La première est encourageante : l’utilisateur peut la contrôler, simplement en prononçant le mot « stop » en sartan. La seconde est inquiétante : la lame semble pouvoir être également contrôlée par des forces extérieures ! Ainsi, les serpents-dragons sont capables de l’influencer. L’arme fut créée par la peur, destinée à tuer ; donc elle doit être naturellement attirée par les serpents-dragons. De leur côté, ils semblent capables de contrôler sa magie. Ils ne peuvent pas, semble-t-il, l’obliger à se retourner contre son utilisateur. Mais ils peuvent diriger ses actions et réactions pour seconder leurs desseins. Haplo pense aujourd’hui que ce fut la Lame Maudite qui attira sur nous les hommes-tigres. Et qu’elle avertit les serpents-dragons de sa présence à Abri. Il doit exister un moyen de détruire cette arme. Malheureusement, je suis actuellement trop bouleversé pour y réfléchir. Peut-être que si j’avais le temps d’étudier la question de façon approfondie… (Note de l’Éditeur : le texte se termine ici.) APPENDICE 2 LA CHAMBRE AUX ÉTOILES DE PRYAN (Extraits du Livre des Étoiles écrit par Pathan, Seigneur de la Citadelle de Drugar.) ŒIL DU SOLEIL Pryan est un monde d’énergie, qui permet aux autres mondes d’exister, apportant énergie, chaleur et lumière aux divers Royaumes Séparés. Sans l’énergie des étoiles qui brillent sur notre pays, et la puissance de notre lumière, les mondes ne pourraient que somnoler, voués à la semi-mort par manque d’aliment. Les soleils stationnaires de Pryan conservent toute leur puissance créatrice dans le vaste intérieur de ce monde. Leur lumière donne la vie à ses habitants. Pourtant, cette fonction, pour importante qu’elle soit, est secondaire par rapport au grand dessein qui a présidé à leur création. La lumière des quatre soleils de Pryan est transférée, directement ou indirectement, dans le roc qui est la base de ce monde. J’ai moi-même vu ce roc, et je peux certifier qu’il existe. Cette base rocheuse collecte l’énergie générée par les soleils et les forêts qui la surplombent ; cette énergie est ensuite stockée en quantités croissantes dans les profondeurs de la pierre. Elle est alors collectée par la citadelle, dont les racines plongent très profondément dans les fondations de Pryan. Ces racines rayonnent l’énergie jusqu’à la citadelle et l’entreposent dans le puits – appelé Puits du Monde. Seule la coiffe que constitue la Gemme du Monde peut interrompre le flux de cette énergie. STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT La partie inférieure de la Chambre aux Étoiles abrite les Sept Trônes qui entourent le Puits du Monde. Destinés aux titans, ces trônes sont immenses. La présence des titans est essentielle au fonctionnement de la machine. La Chambre des Trônes est séparée de la Chambre Supérieure par un bâti et le mécanisme de la Machine aux Étoiles. Cette seconde chambre est fermée par un vaste dôme constitué de panneaux incurvés formant ensemble une fleur de lotus. Chaque panneau est en verre coloré monté sur un bâti métallique. Le verre est gravé de runes Sartanes, et, selon les titans, canalise la lumière dans la Machine aux Étoiles. Quand la machine fonctionne, tous les panneaux sont grands ouverts. La Machine aux Étoiles elle-même est constituée de deux parties principales : le mécanisme inférieur, appelé Horloge Stellaire, et le mécanisme supérieur, appelé Horloge Conductrice. Les deux sont suspendus au-dessus des Sept Trônes par des montures mobiles. La Gemme du Monde se trouve à l’extrémité du Bras Élévateur, qui, rattaché à l’Horloge Stellaire, descend dans le Puits du Monde, situé au niveau du sol. La Gemme du Monde ferme le Puits du Monde. Un gigantesque bras de métal, terminé par une main métallique, maintient la Gemme en place quand la machine est au repos. Le bras se rétracte et soulève la Gemme quand la machine est en fonctionnement. L’Horloge Stellaire est soutenue par deux anneaux opposés, eux-mêmes fixés sur une énorme monture pivotante. La Gemme du Monde rétractée et les deux anneaux qui l’entourent peuvent être placés dans n’importe quelle position. La monture principale de l’Horloge Stellaire est appelée Anneau Rotatif d’Alignement. C’est une monture qui peut faire tourner tout le mouvement d’horlogerie inférieur autour de l’axe du Puits. Une Horloge d’Alignement, entraînée par l’Horloge d’Orientation Primaire, fait tourner l’Anneau Rotatif d’Alignement, et, avec lui, l’Horloge Stellaire. À l’intérieur de l’Anneau Rotatif d’Alignement est monté l’Anneau de Diffusion. Comme l’Anneau Rotatif d’Alignement, l’Anneau de Diffusion peut être incliné par l’Horloge de Diffusion, qui semble fonctionner sur le même principe que l’Horloge d’Alignement. Un troisième anneau, monté à l’intérieur de l’Anneau de Diffusion, est appelé Anneau Combinant. Comme les autres, il comporte de nombreux rouages, miroirs concaves, prismes et gemmes, tous centrés sur l’Horloge Stellaire. Comme son nom l’indique, il sert à combiner les forces, et semble agir à l’inverse de l’Anneau de Diffusion. Il se peut que les actions de ces deux anneaux – l’Anneau de Diffusion et l’Anneau Combinant – s’annulent et maintiennent l’équilibre des forces. L’Anneau d’Alignement Supérieur est la monture de fondation de l’Horloge Conductrice. Comme l’Anneau Rotatif d’Alignement, l’Anneau d’Alignement Supérieur tourne autour de l’axe du Puits du Monde, entraîné par l’Horloge d’Orientation Primaire. C’est aussi le mouvement d’horlogerie qui semble fournir l’énergie au reste de la machine. L’Horloge d’Orientation Primaire est montée sur un bâti qui peut être mis en rotation par l’Anneau Rotatif Supérieur. Vers le haut de ce bâti est fixée l’Horloge d’Orientation Secondaire, qui traverse la courbe supérieure du bâti grâce à un support vissé. Les Horloges d’Orientation Primaire et Secondaire alignent alors la fourche et les anneaux de l’Horloge Conductrice avec les arbres montés au-dessous. Ces arbres conducteurs interagissent apparemment avec l’énergie générée par le mécanisme inférieur, afin de la transférer dans les autres mondes. LA MACHINE EN FONCTIONNEMENT Je n’ai jamais été présent quand la machine est en plein fonctionnement, car la lumière est si forte qu’elle peut provoquer la cécité. Seuls les titans aveugles peuvent la supporter, et ils sont incapables d’expliquer ce qui se passe. J’ai quand même pu assister aux premières étapes du processus. L’énergie amassée dans le Puits déclenche le mécanisme. Elle monte alors le long du Bras Élévateur, et met la machine en marche. C’est le commencement du cycle. Quand la machine entre en fonctionnement, l’Horloge Rotative d’Alignement fait tourner l’Anneau Rotatif d’Alignement, l’Anneau de Diffusion et l’Anneau Combinant. Les miroirs des deux anneaux et l’Horloge Stellaire commencent à tourner pour se mettre en position. Les gemmes et les prismes scintillent de tous leurs feux. Le Bras Élévateur commence à soulever la Gemme du Monde au fond du Puits du Monde et la porte à la hauteur de l’Horloge Stellaire. Une lumière éclatante jaillit du fond du Puits, de plus en plus puissante à mesure que la Gemme s’élève. L’Horloge Conductrice se met aussi à bouger, modifiant la position de ses anneaux et de ses arbres. Durant ce processus, le dôme en forme de fleur de lotus commence à s’ouvrir. C’est à ce stade que la Gemme du Monde est insérée dans l’Horloge Stellaire, et que toute la chambre s’emplit d’une lumière aveuglante qui rend toute observation impossible. C’est cette lumière que nous prenions autrefois pour les « étoiles ». CONCLUSION Ce sont les titans qui font maintenant fonctionner la Chambre aux Étoiles. Sa puissante lumière rayonne de la plus haute flèche de notre cité. La nuit tombe toujours régulièrement sur notre cité, mais la lumière continue à briller dans l’obscurité. À travers les cieux, nous voyons la lumière constante d’un millier d’Étoiles. La citadelle fut construite par ceux qui ont disparu. C’est pour nous une mission sacrée que d’ajouter notre lumière à celles qui brillent dans le ciel. Un jour, les habitants de mondes très lointains la verront peut-être et pourront retrouver le chemin de leur foyer. NOTES POUR L’EXÉCUTION DE LA MUSIQUE Réglez votre synthétiseur sur un son sonore et sombre (cor anglais une octave au-dessous de son registre normal, basson, ou quelque chose ressemblant à Atmosphères sur un Kurzweil) jusqu’à la mesure 39. La Marche des Guègues commence par la main gauche. L’Hymne des Elfes s’en détache en contrepoint dans un registre plus aigu. Réglez alors votre instrument sur des sons plus clairs, comme le violoncelle et le flageolet. Revenez aux sons graves du début de la mesure 74 à la fin. Les effets spéciaux sont indiqués par des signes (un par son) inscrits sur les portées. Le vent est toujours une note pleine, souvent liée à une autre, en sol 2 (le deuxième sol après le mi naturel). Voici la description des sons que vous trouverez dans la partition. Vent : Toujours de crescendo à decrescendo, allant d’un exécutant à l’autre. Toujours une note pleine en sol 2µ. Tonnerre : Commence et se termine dans le lointain par un roulement. Approche rapidement. Dès la mesure 13, crépitement sec. Figuré par un losange oblique en fa 2 ou sol 2. Pluie : Lourdes gouttes sur du métal. Utilisez des maillets durs sur des barres ou des boîtes métalliques. Apparaît comme du texte au-dessous de la troisième portée. Gémissement métallique : Glapissement de protestation, comme une grande machine qui démarre à regret. X composé de cinq points sur sol 2. Sifflet : Strident, émission soudaine. « s » minuscule sur fa 1. Ronflement : Analogue à une roulette de dentiste dans le registre moyen. Apparaît sous forme de virgule sur fa 1. Raclement : Frotter une lime ou un grattoir sur quelque chose de dur. Apparaît sous forme de « b » oblique sur sol 1 (à tenir généralement pendant deux mesures). Ballon qui se dégonfle : Laisser l’air s’échapper, le cou partiellement allongé. Apparaît sous forme de « O » allongé sur si 1. Clank : frapper une casserole métallique avec une baguette en bois, un bâton de tambour, ou, doucement, avec un marteau ou un maillet de caoutchouc dur. Fleur. Zizz : Électricité remontant une échelle de Jacob. Triangle pointe en bas sur ré 2 ou mi 2. Whump : Son occasionnel inexplicable. Devrait être creux et menaçant, et par suite, utilisé avec parcimonie. Carré sur ré 1. Hum : Commence à la mesure 26 et continue pendant tout le morceau, se diluant dans les bruits de fond à la fin. Texte sous la troisième portée. Bruits d’usine : Certains synthétiseurs sont vendus équipés de bruits de fond mécaniques (sur un Kurzweil, ça s’appelle Usine Extra-Terrestre). Servez-vous-en, ou inventez les vôtres. Commence à la mesure 26 avec le « Hum » et continue jusqu’à la fin. Texte sous la troisième portée. Maintenant, formez un groupe, suivez le guide (approximativement) et amusez-vous bien. NOTES [01] Écrit par Alfred pendant son séjour dans le Labyrinthe. [02] Toute la fin est écrite en un style agité, ce qui suggère qu’Alfred consigne cette information juste avant le siège d’Abri.