PROLOGUE Ce jour, Haplo a senti le poids de mon courroux{1}. Fâcheux devoir. Peu me croiraient, mais je fus affligé de faire ce que j’avais à faire. Cela m’aurait peut-être été plus facile si je ne m’étais pas senti responsable dans une certaine mesure. Quand il me devint clair que le temps des Patryns approchait, que nous étions presque assez forts pour fuir l’effroyable prison où les Sartans nous avaient jetés, et reprendre notre juste place de guides de l’univers, j’en choisis un parmi nous pour voyager et s’informer des nouveaux mondes. Je choisis Haplo. Je le choisis pour sa vivacité d’esprit, l’indépendance de sa pensée, son courage, son adaptabilité à de nouveaux environnements. Et ce sont, hélas, ces qualités mêmes qui l’ont conduit à se rebeller contre moi. En conséquence, je le répète – c’est en ce sens que je suis responsable de ce qui survint. Indépendance de pensée. Nécessaire, pensais-je, dans les territoires inconnus des mondes créés par nos anciens ennemis, les Sartans, et peuplés par les menschs {2}. Il était vital qu’il fût capable de réagir à toute situation avec adresse et intelligence, vital qu’il ne révélât à personne de ces mondes que nous autres Patryns avons brisé nos chaînes. Il s’est magnifiquement comporté sur deux des trois mondes qu’il a visités. C’est sur le troisième qu’il a trahi, non seulement moi, mais lui-même{3}. Je l’ai surpris juste avant son départ pour le quatrième monde, le monde de l’eau, Chelestra. À bord de sa dragonef, celle qu’il a ramenée d’Arianus, il se préparait à faire voile vers les Portes de la Mort. Il n’a rien dit en me voyant. Il n’a pas paru surpris. On aurait dit qu’il m’attendait, et peut-être m’attendait-il en effet ; pourtant, au désordre régnant sur sa nef, il semblait plutôt qu’il se préparait à un départ précipité. La plus grande agitation règne en lui, c’est certain. Ceux qui me connaissent me qualifieront de dur et de cruel, mais j’ai grandi en des lieux beaucoup plus durs et beaucoup plus cruels. Au cours de ma longue vie, j’ai vu trop de douleurs et de souffrances pour m’en émouvoir encore. Mais je ne suis pas un monstre. Je ne suis pas sadique. Ce que j’ai fait à Haplo, je l’ai fait par nécessité. Et je n’ai pris aucun plaisir à le faire. Qui aime bien, châtie bien – vieux proverbe des menschs. Haplo, crois-moi quand je dis que mon cœur s’afflige pour toi ce soir. Mais c’était pour ton bien, mon fils. Pour ton bien. CHAPITRE PREMIER LE NEXUS — Tonnerre ! Ôte-toi de là ! Haplo allongea un coup de pied au chien. L’animal esquiva, détala, et entreprit de se cacher dans les ombres de la cale tant que son maître n’était pas de meilleure humeur. Mais Haplo vit ses yeux tristes qui le regardaient de son refuge. Il se sentit coupable, il en éprouva des remords, et cela ne fit qu’accroître son irritation et sa colère. Le regard furibond, il regarda l’animal, regarda le désordre régnant dans la cale. Coffres, bidons et caisses, rouleaux de filin et tonneaux, embarqués à la hâte, étaient restés là où ils étaient tombés. Un vrai foutoir. Mais Haplo n’osait pas prendre le temps de les ranger, empiler et arrimer comme il l’avait toujours fait. Il était pressé, désirant désespérément quitter le Nexus avant que son seigneur ne le surprenne. Haplo considéra le désordre, mal à l’aise. Puis, réprimant son désir d’ordre, il tourna les talons et remonta sur le pont. Le chien se leva en silence, et le suivit sans bruit. — Alfred ! lança-t-il au chien. Tout est la faute d’Alfred. Maudit Sartan ! Je n’aurais jamais dû le laisser partir. J’aurais dû le ramener ici, à mon seigneur, et c’est lui qui se serait occupé de ce misérable. Mais qui aurait cru que ce poltron aurait le cran de quitter la nef ? Tu n’as aucune idée de la façon dont il s’y est pris, je suppose ? Haplo se tut, foudroya le chien, soupçonneux. L’animal s’assit, pencha la tête et le regarda, l’air innocent, tout en agitant joyeusement la queue au nom d’Alfred. Haplo continua, jetant de rapides coups d’œil à droite et à gauche. Il vit – avec soulagement – que sa nef n’avait subi aucun dommage irréparable. La magie des runes couvrant la coque avait joué son rôle et protégé l’Aile du Dragon des feux d’Abarrach et des mortels sortilèges des lazars{4} dans leurs efforts pour s’en emparer. Il était revenu récemment dans le Nexus, après sa dernière traversée des Portes de la Mort, et il savait qu’il n’aurait pas dû repartir si vite. Après le départ d’Abarrach, il avait perdu connaissance pendant le voyage de retour. Non, perdu n’était pas le mot propre. Il avait délibérément renoncé à conserver sa connaissance. Le sommeil sans rêves qui avait suivi avait reconstitué ses forces, guéri sa blessure de flèche à la cuisse, lavé les derniers restes du poison administré par le souverain de Kairn Nevros. Au réveil, Haplo était bien dans sa peau, mais pas dans sa tête. Il regrettait presque de s’être réveillé. Son cerveau ressemblait à la cale, avec pensées, idées et sentiments dans le plus grand désordre, certains jetés dans des coins sombres d’où ils le regardaient, d’autres tombés au hasard, n’importe comment, n’importe ou. Précairement empilés, ils allaient dégringoler à la moindre provocation. Haplo savait qu’il pouvait les organiser, s’il en prenait le temps, mais justement, il n’avait pas le temps. Il fallait partir, s’enfuir au plus vite. Son rapport sur Abarrach, il l’avait envoyé à son seigneur par un messager, s’excusant de ne pas venir en personne par la nécessité de poursuivre au plus vite le Sartan évadé. Seigneur, vous pouvez définitivement rayer Abarrach de vos calculs. J’ai trouvé des indices prouvant que les Sartans et les menschs ont autrefois habité cette misérable boule de roc en fusion. Mais le climat a dû s’avérer trop dur pour que même leur puissante magie puisse entretenir leurs vies. Ils essayèrent apparemment de contacter les autres mondes, mais toutes leurs tentatives aboutirent à des échecs. Leurs cités sont maintenant devenues leurs tombeaux. Abarrach est un monde mort. Le rapport était véridique. Haplo n’avait rien dit de faux sur Abarrach. Mais sa véracité n’était qu’un vernis étalé sur le bois pourri sous-jacent. Son seigneur saurait que son serviteur avait menti, Haplo en était presque certain ; le Seigneur du Nexus savait toujours ce qui se passait dans la tête d’un homme… et dans son cœur. Le Seigneur du Nexus était l’unique personne qu’Haplo respectait et admirait. La seule personne qu’il craignait. Le courroux du seigneur était terrible, il pouvait être mortel. Sa magie était incroyablement puissante. Encore jeune, il avait été le premier à s’évader du Labyrinthe. C’était le seul Patryn – sans en excepter Haplo – qui avait le courage de retourner dans cette effroyable prison, d’en combattre la magie mortelle, de travailler à la libération de son peuple. La peur glaçait son sang dans ses veines chaque fois qu’il pensait à une entrevue possible avec son seigneur. Et il y pensait presque sans interruption. Il ne craignait pas la douleur physique, ni même la mort. Il avait peur de voir la déception dans les yeux de son seigneur, peur de savoir qu’il avait trahi l’homme qui lui avait sauvé la vie, l’homme qui l’aimait comme un fils. — Non, dit Haplo au chien. Mieux vaut aller sur Chelestra, le dernier monde. Mieux vaut partir vite, tenter ma chance. Avec le temps, j’espère pouvoir démêler tous mes problèmes intérieurs. Et, au retour, je pourrai affronter mon seigneur, la conscience tranquille. Il arriva sur le pont, et considéra la pierre-barre. Il avait pris sa décision. Il n’avait qu’à poser ses mains sur la pierre ronde couverte de sigles, et sa nef, rompant les amarres magiques qui la retenaient au sol, s’envolerait dans le crépuscule rosé du Nexus. Pourquoi ces hésitations ? C’était une erreur. Une erreur. Il n’avait pas inspecté son vaisseau avec son soin habituel. Lui et sa nef s’étaient évadés d’Abarrach et avaient franchi les Portes de la Mort sans dommages, mais ça ne signifiait pas qu’ils pouvaient faire un autre voyage. Il avait préparé sa nef à la va-vite, il avait bricolé à la hâte ce qu’il n’avait pas le temps de réparer à fond. Il aurait dû renforcer la structure des runes, presque certainement affaiblie par le voyage, il aurait dû rechercher les fissures apparues soit dans le bois, soit dans les runes, il aurait dû remplacer les filins éraillés. Il aurait dû aussi consulter son seigneur sur ce nouveau monde. Dans le Nexus, les Sartans avaient laissé des écrits concernant les quatre mondes. C’était folie que se ruer en aveugle dans le monde de l’eau, sans même les connaissances les plus rudimentaires sur ce qui l’attendait. Avant les autres voyages, lui et son seigneur s’étaient réunis et avaient étudié … Mais pas maintenant. Non, pas maintenant. Haplo avait la gorge sèche, et un mauvais goût dans la bouche. Il déglutit avec effort, mais sans soulager sa nervosité. Il tendit les mains vers la pierre-barre, et fut stupéfait de les voir trembler. Le temps pressait. Maintenant, le Seigneur du Nexus devait avoir reçu son rapport. Il savait qu’Haplo lui avait menti. — Je devrais partir… immédiatement, dit Haplo à voix basse pour s’encourager à poser ses mains sur la pierre. Mais, tel celui qui voit une fin horrible approcher et sait qu’il ne devra son salut qu’à la fuite, mais se trouve paralysé, ses membres refusaient d’obéir aux ordres de son cerveau. Le chien gronda. Ses poils se hérissèrent, ses yeux se fixèrent sur un point situé derrière Haplo. Haplo ne tourna pas la tête. Inutile. Il savait qui se dressait sur le seuil. Il le savait à d’innombrables indices : il n’avait entendu personne approcher, les runes d’alarme tatouées sur sa peau ne s’étaient pas activées, le chien n’avait pas réagi avant que l’homme ne soit à portée de bras. Le chien ne lâchait pas pied, oreilles aplaties, avec un sourd grondement dans la gorge. Haplo ferma les yeux, soupira. À sa grande surprise, il éprouvait un immense soulagement. — Chien, va-t’en, dit-il. L’animal le regarda, gémit, comme le suppliant de changer d’avis. — Va-t’en, grogna Haplo. Tire-toi. Le chien s’approcha en gémissant et lui posa une patte sur la jambe. Haplo le gratta derrière les oreilles et lui caressa la tête. — Va-t’en. Attends-moi dehors. Tête basse, le chien quitta la cabine de pilotage à regret. Haplo l’entendit s’affaisser lourdement juste passé la porte, l’entendit soupirer, sut qu’il était aussi près du battant que c’était possible tout en obéissant quand même à son maître. Haplo ne regarda pas l’homme qui s’était matérialisé dans les ombres de sa nef. Haplo continuait à baisser la tête. Tendu, nerveux, il suivait du doigt les runes gravées sur la pierre-barre. Il sentit, plus qu’il ne vit ou entendit, l’homme approcher. Une main se referma sur son bras. Une main vieille et noueuse, où les runes couvraient les collines et vallées de la peau ridée. Pourtant, les sigles étaient toujours sombres et lisibles, leur magie puissante. — Mon fils, dit une voix pleine de bonté. Si le Seigneur du Nexus était monté à bord en fureur, le dénonçant comme traître et brandissant accusations et menaces, Haplo l’aurait défié, combattu, sans doute jusqu’à la mort. Deux simples mots le désarmèrent totalement. — Mon fils. Il y entendit la compréhension, le pardon. Un sanglot le secoua. Il tomba à genoux. Des larmes, aussi amères et brûlantes que le poison avalé sur Abarrach, lui piquèrent les yeux. — Aidez-moi, Seigneur ! supplia-t-il d’une voix saccadée, la poitrine oppressée par la douleur. Aidez-moi ! — Je t’aiderai, mon fils, répondit Xar, lui caressant les cheveux de sa main noueuse. Je t’aiderai. La main se serra en une prise douloureuse. Xar lui tira la tête en arrière, le força à le regarder. — Tu as été terriblement meurtri, terriblement blessé, mon fils. Et la blessure cicatrise mal. Elle suppure, n’est-ce pas, Haplo ? Elle se gangrène. Il faut l’inciser. Te purger de ses poisons ou sa fièvre continuera à te consumer. Regarde-toi. Regarde ce qu’a fait de toi cette infection. Où est l’Haplo qui sortait avec défi du Labyrinthe, même si chacun de ses pas pouvait être le dernier ? Où est l’Haplo qui brava si souvent les Portes de la Mort ? Où est Haplo en ce moment ? Il sanglote à mes pieds comme un enfant ! Dis-moi la vérité, mon fils. Dis-moi la vérité sur Abarrach. Haplo baissa la tête et se confessa. Les mots jaillirent, le purgeant de ses remords, adoucissant la douleur de la blessure. Il parlait avec une rapidité fiévreuse, son récit était heurté et décousu, parfois incohérent, mais Xar n’eut aucun mal à le suivre. Le langage des Patryns, de même que celui de leurs ennemis, les Sartans, a la capacité de créer des images dans l’esprit, des images qui font voir et comprendre là où les mots restent impuissants. — Ainsi, murmura le Seigneur du Nexus, les Sartans ont pratiqué l’art interdit de la nécromancie. C’est ça que tu craignais de me dire. Je te comprends, Haplo. Je partage ta répulsion, ton dégoût. Fais confiance aux Sartans pour dévoyer ce merveilleux pouvoir. Corps pourrissants se traînant à l’exécution de tâches triviales. Armées d’ossements se réduisant mutuellement en poussière. Les mains noueuses avaient recommencé à caresser, apaiser. — Mon fils, as-tu en moi si peu de foi ? Ne me connais-tu pas encore depuis si longtemps ? Ne connais-tu pas ma puissance ? Crois-tu vraiment que je pourrais dévoyer ce don comme l’ont fait les Sartans ? — Pardonnez-moi, Seigneur, murmura Haplo, las, amorphe, et pourtant immensément réconforté. Je me suis conduit en imbécile. Je n’ai pas réfléchi. — Et tu avais un Sartan en ton pouvoir. Tu aurais pu me l’amener, Haplo. Mais tu l’as laissé partir. Tu l’as laissé s’enfuir. Pourtant, je peux te comprendre. Il t’avait entortillé, il te faisait voir des choses qui n’étaient pas, il t’avait trompé. Je peux te comprendre. Tu étais malade, mourant… Haplo s’empourpra de honte. — Ne me cherchez pas des excuses, Seigneur, protesta-t-il d’une voix dure, la gorge à vif d’avoir trop sangloté. Je ne m’en cherche pas. Le poison a affecté mon corps, pas mon esprit. Je suis faible, imparfait. Je ne mérite plus votre confiance. — Non, non, mon fils. Tu n’es pas faible. La blessure dont je parlais ne vient pas du poison administré par le dynaste, mais du poison distillé par les paroles du Sartan, Alfred. Poison beaucoup plus insidieux, qui affecte non le corps, mais l’esprit. Voilà la blessure dont je te parlais. Mais le pus en est drainé, maintenant, n’est-ce pas, mon fils ? Les doigts de Xar s’enroulèrent autour des cheveux d’Haplo. Le Patryn leva les yeux vers son maître. Le visage du vieillard était ridé, marqué par ses épreuves, et les batailles incessantes livrées contre la puissante magie du Labyrinthe. Mais la peau n’était pas flasque, les mâchoires étaient fortes et fermes, le nez saillait comme un bec de rapace. Les yeux étaient vifs, sages et avides. — Oui, dit Haplo, le pus est drainé. — Et maintenant, il faut cautériser la blessure pour prévenir le retour de l’infection. Un grattement leur parvint de la porte. Le chien, détectant une nuance menaçante dans la voix du seigneur, se releva d’un bond, prêt à se porter au secours de son maître. — Chien, couché, ordonna Haplo. Bandant tous ses muscles, il baissa la tête. Le Seigneur du Nexus saisit la chemise d’Haplo, et, d’un seul coup, la déchira en deux, lui dénudant le dos et les épaules. Les runes tatouées sur sa peau commencèrent à luire faiblement, rouges et bleues, réaction involontaire de son corps au danger, à ce qu’il sentait venir. Il demeura à genoux, et serra les dents. Les sigles de son corps s’éteignirent lentement. Il leva la tête, et, le regard calme et inébranlable, il fixa son seigneur. — J’accepte mon châtiment. Puisse-t-il me rendre meilleur, Seigneur. — Puisse-t-il te rendre meilleur, mon fils. Je ne prends aucune joie à l’administrer. Le Seigneur du Nexus posa la main sur le cœur d’Haplo. Il traça une rune du doigt ; l’ongle en était long et tira du sang de sa chair. Mais l’effet fut encore pire sur sa magie. Le sigle du cœur était le premier maillon du cercle de son être. Au toucher du seigneur, les runes commencèrent à se séparer, la chaîne à se défaire. Le Seigneur du Nexus enfonça le coin de sa magie dans les sigles et les écarta de force. Un second maillon se défit. Puis un troisième, puis un quatrième et un cinquième. De plus en plus vite, les runes, qui étaient la source du pouvoir d’Haplo, sa défense contre d’autres forces, s’écartaient, se rompaient, s’effaçaient. La souffrance était atroce. Des aiguilles de métal trouaient sa peau, des rivières de feu couraient dans ses veines. Haplo ferma la bouche, pour s’empêcher de hurler le plus longtemps possible. Et quand les hurlements s’échappèrent de ses lèvres, il ne les reconnut pas pour les siens. Le Seigneur du Nexus connaissait bien son travail. Quand Haplo était sur le point de s’évanouir de douleur, Xar cessait sa torture, lui parlait doucement de leurs expériences communes, jusqu’à ce qu’Haplo eût recouvré ses sens. Puis il recommençait à le tourmenter. La nuit, ou ce qui était la nuit dans le Nexus, enveloppa la nef d’un voile diaphane de clair de lune. Le seigneur traça des runes dans l’air, et la torture cessa. Haplo s’effondra sur le pont, et y resta immobile, comme mort. Nu et couvert de sueur, il frissonnait, claquait des dents. Une douleur résiduelle, un éclair de flamme, un coup de poignard, fulgura dans ses veines et lui arracha un dernier hurlement d’agonie. Son corps fut agité de soubresauts spasmodiques qu’il ne contrôlait pas. Le Seigneur du Nexus se pencha sur lui et, de nouveau, lui posa la main sur le cœur. En cet instant, il aurait pu le tuer. Il aurait pu briser les runes, les détruire sans espoir de réparation. Haplo sentit le toucher de son maître, frais sur sa peau brûlante. Il frissonna, étouffa un gémissement, et retomba dans une immobilité parfaite. — Achevez-moi ! Je vous ai trahi ! Je ne mérite pas… de vivre ! — Mon fils, murmura le Seigneur du Nexus avec compassion. Une larme tomba sur la poitrine d’Haplo. — Mon pauvre fils. La larme tomba sur les runes du cœur et le referma. Haplo soupira, roula sur le flanc et se mit à pleurer. Xar prit le jeune homme dans ses bras, berça la tête ensanglantée sur sa poitrine, le calma, et, activant sa magie, reconstitua les runes d’Haplo jusqu’à ce que le cercle de son être se fût reformé. Haplo s’endormit, d’un profond sommeil guérisseur. Le Seigneur du Nexus ôta sa cape, une fine cape de lin blanc, et l’étendit sur Haplo. Le seigneur demeura un moment à contempler le jeune homme. Les derniers vestiges de la douleur s’effaçaient, le visage redevenait ferme et sévère, calme et résolu – épée au métal fortifié par le feu, mur de granit dont un acier brûlant venait d’obstruer toutes les fissures. Xar posa les mains sur la pierre-barre, et, prononçant les runes, fit appareiller la nef pour les Portes de la Mort. Il allait partir quand une pensée le frappa. Il fit rapidement le tour du vaisseau, dardant des regards perçants dans tous les coins d’ombre. Le chien avait disparu. — Parfait. Le Seigneur du Nexus s’en alla, satisfait. CHAPITRE II QUELQUE PART AU-DELÀ DES PORTES DE LA MORT Alfred s’éveilla, un cri terrifiant résonnant à ses oreilles. Immobile, terrifié, il écouta, le cœur battant, les paumes moites, les yeux clos, attendant que le hurlement se répète. Après un long moment de profond silence, Alfred en arriva confusément à la conclusion que ce hurlement devait être le sien. — Les Portes de la Mort. Je suis tombé à travers les Portes de la Mort ! Ou plutôt, rectifia-t-il, frissonnant à cette idée, j’ai été poussé à travers les Portes de la Mort. Si j’étais vous, je ne serais plus là quand je me réveillerai, lui avait dit Haplo… … Haplo avait sombré dans le sommeil, sombré dans un de ces sommeils d’une nécessité vitale pour ceux de sa race. Alfred s’était assis, dans la nef ballottée par les vents, seul avec le chien, allongé près de son maître, protecteur. Regardant autour de lui, Alfred réalisa sa solitude. Il était terrifié, et, pour combattre sa peur, il rampa près d’Haplo, recherchant une compagnie, même inconsciente. Alfred s’arrêta près du Patryn, et observa son visage. Il remarqua qu’il ne s’était pas détendu dans le sommeil, mais que son visage conservait son air sévère, sinistre, comme si rien, pas même le sommeil, et peut-être pas même la mort, ne pouvait lui apporter la paix. Ému de compassion, de pitié, Alfred tendit la main pour repousser une mèche tombant sur le visage implacable. Le chien leva la tête avec un grondement menaçant. Alfred retira précipitamment sa main. — Désolé. Je n’avais pas réfléchi. Le chien, connaissant Alfred, sembla trouver son excuse plausible. Il se recoucha. Alfred poussa un énorme soupir, regarda autour de lui la nef qui roulait et tanguait. Par un hublot, il aperçut une dernière fois le monde brûlant d’Abarrach qui s’éloignait dans un tourbillon de flammes et de fumée. Devant lui, il vit approcher à toute vitesse le trou noir qui était les Portes de la Mort. — Oh, mon Dieu, murmura Alfred, se recroquevillant sur lui-même. S’il voulait partir, c’était le moment. Le chien eut la même idée. Il se leva d’un bond et se mit à aboyer furieusement. — Je sais. C’est l’heure, dit Alfred. Tu m’as sauvé la vie, Haplo. Ce n’est pas que je sois ingrat, mais… j’ai trop peur. Je ne crois pas avoir assez de courage. As-tu le courage de rester ? semblait lui demander le chien, exaspéré. As-tu le courage d’affronter le Seigneur du Nexus ? Le seigneur d’Haplo – puissant magicien des Patryns. Inutile de compter sur ses évanouissements intempestifs pour le sauver de cet homme terrible. Le seigneur le sonderait sans relâche et finirait par lui tirer tous ses secrets. Par les tourments et les tortures, aussi longtemps que vivrait le Sartan… et le seigneur veillerait à ce qu’il vive longtemps, très, très longtemps. Cette menace dut être suffisante pour faire passer Alfred à l’action. Du moins, c’est ce qu’il supposa. Il se souvint qu’il s’était retrouvé sur le pont supérieur, sans la moindre idée de la façon dont il y était arrivé. Les vents de la magie et du temps tourbillonnaient autour de lui, ébouriffaient effrontément les rares cheveux de sa tête chauve, faisaient claquer les pans de son habit. Alfred saisit la lisse à deux mains, et regarda, horriblement fasciné, les Portes de la Mort. Et il sut alors qu’il ne pouvait pas plus se jeter dans cet abîme qu’il ne pouvait mettre un terme à sa misérable existence. — Je suis lâche, dit-il au chien, qui, par ennui, l’avait suivi sur le pont. Alfred, avec un sourire défaillant, baissa les yeux sur ses mains, serrées sur la lisse à s’en blanchir les phalanges. — Je ne crois pas que j’arriverai à détacher mes doigts. Je… Soudain, le chien devint fou, du moins lui sembla-t-il. Grondant, crocs découverts, il bondit droit sur lui. Alfred arracha ses mains à la lisse et, en un geste machinal, se protégea le visage de ses mains. Le chien le frappa en pleine poitrine, le projetant par-dessus bord… Qu’était-il arrivé après ça ? Alfred ne se rappelait pas, sauf que tout était très confus et horrible. Il conservait l’impression très nette d’une chute… d’une chute à travers un trou qui semblait beaucoup trop petit pour un moustique, et qui pourtant était assez grand pour avaler la dragonef tout entière. Il se rappelait une chute dans des ténèbres brillamment éclairées, un silence assourdissant, une dégringolade immobile pieds par-dessus tête. Puis, atteignant le sommet, il heurta le fond. Et c’est là qu’il se trouvait actuellement, du moins le supposait-il. Il se demanda s’il ouvrirait les yeux, répondit par la négative. Il n’avait absolument aucun désir de voir son environnement. Où qu’il fût, ce serait forcément horrible. Il espérait vaguement qu’il se perdrait dans le sommeil, et, s’il avait de la chance, qu’il ne se retrouverait jamais. Malheureusement, comme c’est généralement le cas, plus il essayait de se rendormir, mieux il était réveillé. Une vive lumière filtrait à travers ses paupières closes. Il prit conscience d’une surface plate, dure, froide sous lui ; de différentes douleurs et contusions indiquant qu’il était couché là depuis quelque temps ; d’avoir faim, faim et soif. Impossible de savoir où il avait atterri. Les Portes de la Mort ouvraient sur chacun des quatre mondes créés par les Sartans après la Séparation. Elles menaient aussi dans le Nexus, le magnifique pays crépusculaire prévu pour accueillir les Patryns après leur « réhabilitation » dans le Labyrinthe. Peut-être est-ce là qu’il était. Peut-être était-il sur Arianus. Peut-être n’avait-il pas bougé. Peut-être qu’en ouvrant les yeux il allait voir le chien qui lui souriait. Alfred ferma les paupières avec force, les muscles du visage douloureux sous l’effort. Mais la curiosité, ou encore un douloureux élancement dans les reins, l’emporta. Il ouvrit les yeux en gémissant, s’assit, regarda nerveusement autour de lui. Et il faillit pleurer de soulagement. Il se trouvait dans une vaste salle circulaire, éclairée d’une douce lumière blanche émanant des murs de marbre. Le sol était de marbre gravé de runes – de runes qu’il connaissait et reconnaissait. Le plafond s’arrondissait au-dessus de sa tête en un dôme soutenu par de délicates colonnettes. Encastrées dans les murs de la salle, des rangées et des rangées de loges de cristal, des loges conçues pour conserver des individus en stase, des loges qui, tragiquement, étaient devenues des cercueils. Alfred savait où il était – dans le mausolée d’Arianus. Il était chez lui. Et il décida immédiatement qu’il y resterait à jamais. Personne ne connaissait ce lieu, à l’exception d’une mensch, une naine du nom de Secousse, et elle n’avait aucun moyen de retrouver l’entrée. Maintenant, personne ne trouverait jamais ce mausolée, protégé qu’il était par la puissante magie des Sartans. La guerre pouvait faire rage sur Arianus entre les nains, les humains et les Elfes, il n’y prendrait aucune part. Iridal pouvait continuer à chercher son fils substitué, il ne l’aiderait pas. Les morts pouvaient marcher sur Abarrach, il tournerait le dos à tous, sauf aux saints morts muets et familiers qui étaient redevenus ses compagnons. Après tout, que puis-je faire à moi seul ? demanda-t-il tristement. Rien. Que peut-on attendre de moi ? Rien. Qui pourrait attendre de moi quelque chose ? Personne. « Personne », répéta-t-il. Il se rappela ce moment merveilleux et terrible vécu sur Abarrach, lorsqu’il lui avait semblé savoir avec certitude qu’une puissance supérieure du bien était présente dans l’univers, savoir qu’il n’était pas seul, comme il le supposait depuis tant d’années. Puis cette certitude s’était estompée, était morte avec le jeune Jonathan, détruit par les morts et les lazars d’Abarrach. — Ce devait être une illusion, se dit-il avec mélancolie. Ou peut-être qu’Haplo avait raison. Peut-être ai-je créé sans le savoir cette vision que nous avons tous vue. Comme mes évanouissements, ou comme ce sortilège qui ôtait aux zombies leur simulacre de vie. Et si cela est vrai, alors ce que disait Haplo est vrai également. J’ai conduit le pauvre Jonathan à sa mort. Trompé par de fausses visions et de fausses promesses, il s’est sacrifié pour rien. Alfred enfouit son visage dans ses mains tremblantes, ses frêles épaules s’affaissèrent. — Partout où je vais, des désastres surviennent. Et c’est pourquoi je n’irai plus nulle part. Je ne ferai plus rien. Je resterai ici. En sécurité, protégé, entouré par ceux que j’ai aimés autrefois. Pourtant, il ne pouvait pas passer le restant de ses jours par terre. Il existait d’autres salles, d’autres endroits dans le mausolée. Les Sartans y avaient vécu autrefois. Moulu, raide et tremblant, il entreprit de se lever. Mais ses jambes semblaient être d’un autre avis, rechignant à se remettre au travail. Elles s’affaissèrent sous lui. Il tomba, s’obstina à se relever, et, au bout d’un moment, parvint à se mettre debout. Mais alors ses pieds parurent enclins à partir d’un côté alors qu’il avait décidé d’aller de l’autre. Finalement, tous ses membres plus ou moins d’accord sur la direction à adopter, Alfred se propulsa vers les cercueils de cristal, pour saluer affectueusement ceux qu’il avait quittés depuis bien trop longtemps. Les cadavres ne lui rendraient jamais son salut, ne lui souhaiteraient pas la bienvenue. Leurs yeux ne s’ouvriraient pas pour le regarder avec amitié. Mais il serait réconforté par leur présence et leur paix. Réconforté et envieux. La nécromancie. L’idée lui traversa l’esprit, l’effleura comme une aile de chauve-souris. Tu pourrais les ramener à la vie. Mais cette ombre sinistre ne s’appesantit guère. Il ne fut pas tenté. Il avait vu les conséquences néfastes de la nécromancie sur Abarrach. Et il avait l’impression terrible que ces amis qu’il avait sous les yeux étaient morts à cause de la nécromancie, dépouillés de leurs forces vitales données à ceux qui, il le pensait maintenant, n’en voulaient pas. Alfred s’approcha d’un cercueil, un cercueil qu’il connaissait bien. À l’intérieur reposait la femme qu’il aimait. Après l’horrible spectacle des morts sans repos d’Abarrach, il avait besoin de contempler son sommeil calme et paisible. Il posa les mains sur le cristal, et les larmes aux yeux, pressa son front contre la vitre. Il devait se tromper. D’accord, sa vue était brouillée par les larmes. Il ne voyait pas bien. Vivement, il battit des paupières, se passa les mains sur les yeux. Il regarda, recula, stupéfait, choqué. Non, c’était impossible. Il était surmené, il avait fait une erreur. Lentement, il revint sur ses pas, regarda dans le cercueil. À l’intérieur se trouvait le corps d’une Sartane, mais ce n’était pas Lya ! Alfred frissonna de la tête aux pieds. — On se calme ! se dit-il. Tu t’es trompé de cercueil. Ce terrible voyage à travers les Portes de la Mort t’a bouleversé. Tu as fait une erreur. Tu t’es trompé de cercueil. Retourne à ton point de départ et recommence. Il retourna au centre de la salle, les jambes molles, à peine capable de se tenir debout. De là, il compta soigneusement les rangées de cercueils, verticalement, horizontalement. Se disant qu’il était allé une rangée trop loin, il revint lentement, ignorant la voix intérieure lui soufflant qu’il ne s’était jamais trompé. Baissant les yeux, refusant de regarder avant d’être tout près, au cas où ses yeux lui auraient joué un nouveau tour. Une fois devant le cercueil, il ferma les paupières, puis les rouvrit vivement, comme pour surprendre une supercherie. L’étrangère était toujours là. Le souffle coupé, il frissonna, s’appuya lourdement contre la paroi de cristal. Que se passait-il ? Est-ce qu’il devenait fou ? — C’est vraisemblable, dit-il. Après tout ce que j’ai passé. Peut-être que Lya n’a jamais été là. Peut-être qu’elle n’était là que par un effort de mon imagination, et qu’après si longtemps je n’arrive plus à me la faire venir à l’esprit. Il regarda encore, mais si son esprit se comportait irrationnellement, c’était d’une façon des plus rationnelles. La femme était plus âgée que Lya, et assez proche de l’âge d’Alfred, se dit-il. Ses cheveux étaient tout blancs ; son visage – un visage séduisant, pensa-t-il, la contemplant en proie à un trouble douloureux – avait perdu l’aspect lisse et élastique de la jeunesse. Mais il avait gagné en échange la gravité seyante et l’autorité de l’âge mûr. L’expression était grave et solennelle, adoucie pourtant par les rides entourant la bouche, et qui semblaient indiquer qu’un sourire chaud et généreux avait embelli ses lèvres. Une ride barrant verticalement son front, à peine visible dans les souples ondulations de sa chevelure, indiquait qu’elle n’avait pas eu une vie facile, qu’elle avait beaucoup réfléchi, qu’elle avait beaucoup et longtemps pensé à bien des choses. Et il y avait en elle quelque chose de triste. Le sourire qui effleurait ses lèvres ne les avait pas effleurées souvent. Alfred se sentit soudain douloureusement nostalgique et profondément malheureux. Voilà quelqu’un avec qui il aurait pu parler, quelqu’un qui l’aurait compris. Mais… qu’est-ce qu’elle faisait là ? — Couche-toi. Il faut que tu te couches. À l’aveuglette, la vue embrumée par ses pensées confuses, Alfred, tâtonnant le long du mur de cercueils, trébuchant et chancelant, revint à celui qui avait été le sien. Il allait s’y allonger, dormir… ou peut-être se réveiller. Car il rêvait sans doute. Il… — Bienheureux Sartan ! cria Alfred d’une voix enrouée, reculant de saisissement. Quelqu’un était dedans ! Dans son cercueil ! Un homme d’âge mûr, au visage fort, froid, beau, les bras allongés le long du corps. — Je suis fou ! dit-il, se prenant la tête dans les mains. Ce… c’est impossible. Toujours trébuchant, il revint regarder la femme qui n’était pas Lya. — Je vais fermer les yeux, et quand je les rouvrirai, tout sera redevenu normal. Mais il ne ferma pas les yeux. Doutant de ce qu’il croyait avoir vu, il fixa la femme. Ses mains étaient croisées sur son cœur… Les mains. Les mains bougeaient. Elles se soulevaient… et retombaient ! Elle avait inspiré. Il la regarda longtemps, attentivement ; la stase magique ralentissait la respiration. De nouveau, les mains se soulevèrent et s’abaissèrent. Et, maintenant que le choc initial était passé, Alfred remarqua le faible afflux de sang rosissant les joues de la femme, roseur qu’il n’avait jamais vue chez Lya. — Cette femme… est vivante ! murmura Alfred. Il retourna en chancelant au cercueil de cristal qui avait été le sien mais était maintenant celui d’un autre, et regarda à l’intérieur. Le vêtement de l’homme – longue et simple tunique blanche – remua. Sous les paupières, les globes oculaires frémirent, un doigt se contracta. Fiévreusement, l’esprit en feu, le cœur prêt à exploser de joie, Alfred courut d’un cercueil à l’autre, regardant dans chacun après l’autre. Il ne subsistait aucun doute. Tous ces Sartans étaient vivants. Épuisé, mille pensées tourbillonnant dans sa tête, Alfred revint au centre du mausolée et tenta de mettre de l’ordre dans ses pensées. C’était impossible. Il n’arrivait pas à en dévider l’écheveau embrouillé, n’arrivait pas à en trouver le commencement ni la fin. Ses amis du mausolée étaient morts depuis très, très longtemps. Très souvent il les avait quittés, très souvent il était venu les revoir, et rien n’avait jamais changé. La première fois qu’il avait compris que, de tous les Sartans d’Arianus, lui seul avait survécu, il avait d’abord refusé de le croire. Il avait joué un jeu avec lui-même, se disant que, la prochaine fois, en revenant, il les retrouverait vivants. Mais cela ne s’était jamais produit, et le jeu était devenu si douloureux qu’il y avait renoncé. Mais maintenant, le jeu avait repris, et, qui plus est, il avait gagné ! D’accord, ces Sartans étaient des étrangers, tous jusqu’au dernier. Il n’avait aucune idée de la façon dont ils étaient arrivés là ni pourquoi, ni ce qui était arrivé à ceux qu’il avait laissés derrière lui. Mais ces gens étaient des Sartans, et ils étaient vivants ! À moins, naturellement, qu’il ne fût vraiment fou. Il y avait une façon d’en avoir le cœur net. Alfred hésita, ne sachant trop s’il avait envie de savoir. — Rappelle-toi ton désir de te retirer du monde ! De ne plus te mêler de la vie des autres ! Tu peux t’en aller, sortir de cette salle sans regarder en arrière. Mais où irais-je ? se demanda-t-il, accablé. Mon foyer c’est ici, si toutefois j’en ai un. La curiosité, à défaut d’autre chose, le poussa à agir. Alfred se mit à psalmodier les runes d’une voix aiguë et nasillarde. Et son corps et ses mains oscillaient au rythme de son chant. Puis, levant les mains, il traça les sigles dans l’air et, en même temps, dessina leurs formes de ses pieds. Le corps incroyablement maladroit lorsqu’il était livré à lui-même s’emplit de la magie, et Alfred devint beau, les gestes pleins de grâce, le visage radieux, le sourire bienheureux. Il se donna à la magie, dansa et chanta avec elle, l’embrassa. Tout autour du mausolée, il tourbillonna, tandis que voletaient les pans de son habit et que frémissaient ses dentelles élimées. Une par une, les portes de cristal s’ouvrirent. Un par un, les occupants des cercueils inspirèrent pour la première fois l’air du monde extérieur. Une par une, les têtes se tournèrent, les yeux s’ouvrirent et regardèrent, émerveillés ou confus, répugnant à abandonner les rêves qui les distrayaient jusqu’alors. Alfred, perdu dans sa magie, ne remarqua rien. Il continua à danser, effleurant avec grâce le marbre du sol. Quand le sortilège fut lancé, quand la danse arriva à sa fin, il ralentit de plus en plus, continuant à faire les mêmes gestes gracieux, mais avec moins d’ampleur. À la fin, il s’immobilisa, leva la tête et regarda autour de lui, beaucoup plus abasourdi que ceux qu’il venait d’éveiller de leurs rêves. Plusieurs centaines d’hommes et de femmes, tous en longues tuniques blanches, s’étaient rassemblés autour de lui en silence, attendant patiemment qu’il termine ses psalmodies magiques. Quand il s’arrêta, ils attendirent encore un peu, dans un silence respectueux, pour lui donner le temps de sortir de sa transe et de revenir à la réalité, ce qui s’apparentait beaucoup à une chute brutale dans un lac glacé. Un homme, celui-là même qu’il avait vu dans son propre cercueil, s’avança. À l’évidence, c’était le porte-parole du groupe, car les autres s’écartèrent avec déférence, le regardant avec confiance et respect. C’était, ainsi qu’Alfred l’avait déjà constaté, un homme au tout début de l’âge mûr, et, à son apparence, on comprenait facilement pourquoi les hommes avaient autrefois pris les Sartans pour des dieux. Il avait les traits énergiques, l’intelligence modelait son visage et éclairait ses yeux. Ses cheveux courts bouclaient sur le front, mode qu’Alfred trouva familière sans arriver à se rappeler où il l’avait vue. Le Sartan s’avança avec une grâce désinvolte que lui envia le maladroit Alfred. — Je suis Samah, dit-il d’une voix chaude et vibrante. Il s’inclina en un salut respectueux, geste courtois passé de mode bien avant l’enfance d’Alfred, mais qui se pratiquait encore parmi les chefs des Sartans. Alfred n’y répondit pas. Comme en transe, paralysé, il ne pouvait que tout regarder fixement. L’homme avait donné son nom, Sartan{5} ! Cela signifiait soit que Samah avait confiance en Alfred – un étranger, un inconnu – comme il aurait eu confiance en un frère, soit qu’il était si certain de ses pouvoirs magiques qu’il n’avait aucune crainte que quiconque prenne sur lui l’ascendant. Alfred penchait plutôt pour la seconde solution. La puissance qui rayonnait autour de lui réchauffait le pauvre Alfred comme le soleil réchauffe un froid jour d’hiver. Autrefois, Alfred lui aurait donné son nom Sartan sans réfléchir, sachant que J’influence sur lui d’un tel homme ne pouvait être que bonne. Mais il s’agissait alors d’un Alfred innocent, d’un Alfred qui n’avait pas vu les cadavres de ses amis et parents couchés dans leurs cercueils de cristal, d’un Alfred qui n’avait pas vu les Sartans pratiquer l’art sinistre de la nécromancie. Il aspirait à leur faire confiance, il aurait donné sa vie pour avoir confiance en eux. — Mon nom est… Alfred, dit-il, saluant gauchement. — Ce n’est pas un nom Sartan. Samah fronça les sourcils. — Non, reconnut humblement Alfred. — C’est un nom de mensch. Mais tu es Sartan, n’est-ce pas ? Tu n’es pas un mensch ? — Oui, je le suis. Enfin, non, je ne le suis pas, bredouilla Alfred, déconcerté. Comme celui des Patryns, le langage magique des Sartans avait la capacité de conjurer des images du monde et de l’environnement du locuteur. Alfred venait de voir, dans les paroles de Samah, un monde d’une extraordinaire beauté, un monde d’eau, avec le soleil rayonnant en son milieu. Un monde composé de petits mondes – continents enfermés dans des bulles d’air, continents eux-mêmes magiquement vivants, même s’ils dormaient actuellement, dérivant dans leurs rêves autour du soleil. Il vit une cité des Sartans, il vit son peuple travailler, combattre … Combats. Guerres. Batailles. Monstres féroces sortant des profondeurs, apportant le ravage et la mort. Les images conflictuelles se percutèrent dans la tête d’Alfred, manquant lui faire perdre connaissance. — Je suis le chef du Conseil des Sept, commença Samah. Alfred en eut le souffle coupé ; l’air fut expulsé de son corps aussi complètement que si on l’avait brutalement jeté à terre. Samah. Le Conseil des Sept. Ce n’était pas possible … Voyant l’homme froncer les sourcils, Alfred finit par comprendre qu’il lui avait posé une question. — Je… je te demande pardon ? bredouilla Alfred. Les autres Sartans, qui observaient jusque-là un silence respectueux, murmurèrent, échangèrent des regards surpris. Samah les regarda, leur imposant le silence sans prononcer un mot. — Je disais, Alfred, commença Samah d’un ton patient, qu’en ma qualité de chef du Conseil, j’ai le droit et le devoir de te poser des questions, non par simple curiosité, mais, considérant ce temps de crise, par nécessité. Où est le reste de nos frères ? Il regarda autour de lui, en attente. — Je… je suis seul, dit Alfred, et le mot « seul » conjura des images telles que Samah et les autres le regardèrent, dans un silence soudain et douloureux. — Quelque chose n’a pas marché ? demanda enfin Samah. Oui ! aurait voulu crier Alfred. Quelque chose s’est tragiquement détraqué ! Mais il ne put que fixer les Sartans, en proie à une détresse pleine de confusion, la vérité tonnant autour de lui comme la tempête terrifiante perpétuellement déchaînée sur Arianus. — Je… je ne suis pas sur Arianus, n’est-ce pas ? articula péniblement Alfred, la poitrine serrée. — Non. Qui t’a mis une telle idée en tête ? Tu es sur le monde de Chelestra, naturellement, dit Samah d’un ton sévère, commençant à perdre patience. — Oh, mon dieu ! dit Alfred d’une voix mourante, et, d’un gracieux mouvement spiralé, il tomba doucement par terre, sans connaissance. CHAPITRE III QUELQUE PART À LA DÉRIVE DANS LA MERBONNE Je m’appelle Grundle{6}. Quand j’étais petite, c’est la première phrase que j’ai appris à écrire. Je ne sais pas trop pourquoi je viens de l’écrire, ni pourquoi je commence comme ça, sauf que je viens de passer un bon moment à regarder ma page blanche, et il fallait que j’écrive quelque chose sous peine de ne jamais rien écrire du tout. Je me demande qui trouvera et lira mon récit ? Ou si quelqu’un le lira jamais. Je ne le saurai sans doute jamais. Je n’ai aucun espoir de survivre à la fin de ce voyage. (Sauf, bien entendu, l’espoir pervers qu’un miracle surviendra, que quelque chose ou quelqu’un viendra nous sauver. Alake dit qu’espérer un tel dénouement, et surtout prier pour qu’il survienne, est mal, car si nous sommes sauvées, nos peuples périront. Je suppose qu’elle a raison, étant la plus intelligente. Mais je remarque qu’elle continue ses pratiques d’évocation et de conjuration, et elle ne le ferait pas si elle mettait ses conseils en pratique.) C’est Alake qui m’a conseillé d’écrire le récit de notre voyage. Elle dit que nos peuples le trouveront peut-être quand nous ne serons plus, et qu’ils y puiseront un certain réconfort. Et puis, naturellement, il est nécessaire d’expliquer la présence de Devon. Tout cela est vrai, mais je la soupçonne de m’avoir suggéré cette tâche pour que je la laisse tranquille et cesse de l’asticoter quand elle désire pratiquer sa magie. Et je suppose qu’elle a raison. Mieux vaut écrire qu’attendre la mort sans rien faire. Mais je doute qu’aucun de nos peuples prenne jamais connaissance de ce journal. Plus vraisemblablement, il tombera entre les mains d’un étranger. Quelle impression bizarre de penser qu’un étranger me lira peut-être après ma mort. Plus bizarre encore de partager mes doutes et mes craintes avec un étranger, alors que je ne peux pas les partager avec ceux que j’aime. Cette personne appartiendra peut-être à une autre lune de mer. S’il existe d’autres lunes de mer, ce dont je doute. Pourtant, selon Alake, c’est un péché de penser que l’Un nous a créés, et personne d’autre. Mais nous autres nains, nous sommes de grands sceptiques, doutant de tout ce que nous ne connaissons pas depuis au moins le début de notre existence. Je doute que notre mort accomplisse grand-chose. Je doute que les Maîtres de la Mer tiennent parole. Notre sacrifice n’aura servi à rien. Nos peuples sont condamnés. Là. J’ai quand même mis ça sur le papier. Enfin. Je me sens mieux. Mais maintenant, il faut m’assurer qu’Alake ne trouvera jamais ce journal. Je m’appelle Grundle. C’était plus facile cette fois. Mon père est Yngvar Barbe-lourde, Vater{7} des Gargans. Ma mère est Hilda. On dit que dans sa jeunesse, c’était la plus belle femme de toute la lune de mer. On a écrit des chants sur ma beauté, mais j’ai vu un portrait d’elle, fait le jour de ses noces ; je suis ordinaire en comparaison. Ses favoris lui arrivaient presque à la taille et étaient couleur de miel, ce qui est extrêmement rare et très apprécié chez les nains. Mon père raconte que, le jour où ma mère se présenta sur le terrain du concours, les autres candidates, après avoir jeté sur elle un simple regard, s’en allèrent, la laissant victorieuse sans avoir combattu. On dit qu’elle en fut très contrariée, car elle s’était longtemps exercée au lancer de la hache et atteignait sa cible cinq fois sur six. Si j’étais restée à Gargan, le concours du mariage aurait eu lieu en mon honneur, car j’arrive presque à la fin de l’Age de la Cherche. Cette tache est une larme. Maintenant, je suis certaine que je ne peux pas laisser Alake voir ça ! N’allez pas croire que je pleure sur moi. Je pleurais sur Hartmut. Il m’aime. Et je l’aime. Mais je ne peux pas me laisser aller à penser à lui, ou mes larmes vont effacer l’encre de ma page. La personne qui trouvera ce récit sera sans doute étonnée qu’il ait été écrit par une naine. Les nôtres tiennent en piètre estime la lecture, l’écriture et le calcul. L’écriture rend l’esprit paresseux, selon les miens, qui conservent l’histoire complète de Gargan dans leur tête, en plus de l’histoire individuelle de leur famille. En fait, les nains n’ont pas de langue écrite, et c’est pourquoi j’écris mon récit en humain. De même, nous conservons très bien toute notre comptabilité dans la tête – sujet d’émerveillement pour les humains et les Elfes. Je n’ai encore jamais rencontré un nain qui ne puisse pas dire, au grain près, combien il ou elle a gagné dans sa vie. Certains barbes grises remontent à ces cycles entiers. Moi-même, je n’aurais jamais appris à lire et à écrire si je n’étais pas – n’avais pas été – destinée à gouverner mon peuple. Et comme j’aurais à traiter souvent avec les humains et les Elfes, mes parents décidèrent que je devais être élevée parmi eux et instruite de leurs coutumes. Et (je crois que c’était pour eux le plus important !) ils désiraient que j’instruise les humains et les Elfes de nos coutumes. Très jeune, je fus envoyée à Eîmas – la lune de mer elfienne{8} avec Alake, fille du chef de Phondra. Alake est à peu près du même âge que moi, mentalement sinon en terme de cycles. (Les humains ont des vies si pitoyablement courtes qu’ils sont obligés de mûrir rapidement.) Sabia, la princesse elfienne, étudiait avec nous. Belle et gentille Sabia. Je ne la reverrai jamais. Mais que l’Un soit loué de lui avoir épargné ce cruel destin. Toutes les trois, nous avons passé des années ensemble, faisant tourner nos professeurs en bourrique et apprenant à nous aimer comme des sœurs. En fait, nous devînmes plus proches que bien des sœurs de ma connaissance, car il n’y eut jamais entre nous ni rivalité ni jalousie. Nos seuls désaccords vinrent de la nécessité d’apprendre à tolérer les imperfections des autres. Mais nos parents furent sages de nous élever ensemble. Par exemple, je n’avais jamais beaucoup aimé les humains. Ils parlent trop fort et trop vite, ils sont trop agressifs et n’arrêtent pas de passer d’un sujet à un autre, d’un endroit à un autre. On dirait qu’ils ne restent jamais en repos et ne prennent jamais le temps de réfléchir. D’avoir longtemps vécu parmi eux me permit de comprendre que leur impatience, leur ambition, et leur besoin perpétuel d’aller vite, vite, vite, n’est qu’une façon de défier leur mortalité. Par contraste, j’ai appris que les Elfes, doués d’une longue vie, ne sont pas des rêveurs paresseux, comme le pensent la plupart des nains, mais des gens qui prennent simplement la vie comme elle vient, sans se soucier du lendemain, car ils sont certains d’avoir d’innombrables demains à vivre. Et Alake et Sabia eurent la gentillesse de supporter ma franchise brutale, qui est un trait de ma race. (J’aimerais penser que c’est une qualité, mais elle peut parfois aller jusqu’à l’exagération !) Un nain dira toujours la vérité, même si l’interlocuteur n’est pas prêt à l’entendre. Nous pouvons aussi nous montrer très entêtés, et une fois campés sur nos positions, rien ne peut nous ébranler. On dit d’un humain particulièrement têtu qu’il a « des pieds de nain ». De plus, j’appris à écrire et parler couramment l’humain et l’elfien (tout en choquant toujours notre pauvre gouvernante par ma façon maladroite de tenir un crayon). J’étudiai l’histoire de leurs lunes de mer et leurs différentes versions de l’histoire de notre monde, Chelestra. Mais par-dessus tout, j’ai appris à aimer ces chères amies-sœurs, et, à travers elles, leurs races. Nous faisions des plans pour rapprocher encore nos peuples quand nous viendrions à régner, chacune sur notre lune de mer. Cela n’arrivera jamais. Nous ne vivrons pas jusque-là. Je suppose que je ferais bien de raconter ce qui s’est passé. Tout est arrivé le jour où je devais bénir le traque-soleil. Mon jour. Ma fête. Je n’avais pas dormi tant j’étais excitée. À la hâte, je revêtis mes plus beaux atours – blouse à manches longues en tissu simple et solide (nous n’aimons pas les fanfreluches), une sur-robe lacée dans le dos, et de grosses bottes bien épaisses. Debout devant le miroir de ma chambre, j’attaquai la tâche la plus importante de la journée : brosser et boucler mes cheveux et mes favoris. Le temps passa comme l’éclair, et quelques instants plus tard, me sembla-t-il, mon père m’appelait déjà. Je feignis de ne pas l’avoir entendu, et je continuai à m’examiner d’un œil critique, me demandant si j’étais assez belle pour paraître en public. N’allez pas croire que c’est par vanité que je soigne mon apparence. En ma qualité d’héritière du trône de Gargan, je dois tenir mon rang. Je fus obligée d’en convenir – j’étais jolie. Je rangeai les fioles d’huile importée des Elfes d’Elmas, et remis le fer à friser sur son support près de la cheminée. Sabia, qui a des servantes à la pelle (et qui n’a jamais une seule fois brossé elle-même ses longs cheveux blonds), n’en revient pas que non seulement je m’habille moi-même, mais encore que je range tout après. Nous autres nains, nous sommes un peuple fier et indépendant, et nous n’aurions jamais l’idée de nous servir les uns les autres. Notre Vater coupe lui-même le bois pour son feu, notre Muter fait elle-même sa lessive et balaye sa demeure. Je frise moi-même mes cheveux. La seule distinction dont jouisse la famille royale par rapport aux autres Gargans, c’est qu’on attend de nous que nous travaillions deux fois plus que tout le monde. Aujourd’hui toutefois, notre famille devait recevoir une des récompenses à elle réservées pour services rendus à son peuple. La flotte de traque-soleil était terminée. Mon père allait demander à l’Un de faire descendre sur elle sa bénédiction, et j’aurais l’honneur de clouer une mèche de mes cheveux à la proue du vaisseau amiral. Mon père m’appela de nouveau d’une voix de stentor. Je quittai précipitamment ma chambre et enfilai rapidement le couloir. — Où est la petite ? l’entendis-je demander à ma mère. Le soleil de mer nous aura dépassés. Nous serons gelés d’ici qu’elle soit prête. — C’est son grand jour, dit ma mère, conciliante. Tu veux toi-même qu’elle soit belle. Tous ses prétendants seront là. — Bah ! grommela mon père. Elle est beaucoup trop jeune pour penser à ces choses. — Peut-être. Mais qui attire l’œil aujourd’hui attirera le cœur demain, dit ma mère, citant un proverbe des nains{9}. — Humph ! grogna mon père. Mais quand il me vit, son ventre s’enfla de fierté, et il ne parla plus de mon retard. Papa, tu me manques tant ! Oh, comme c’est dur ! Nous quittâmes notre maison, qui est plutôt une caverne creusée dans la montagne. Tous nos commerces et nos demeures sont construits à l’intérieur de la montagne, contrairement aux édifices des humains et des Elfes qui sont érigés à flanc de coteau. Il m’avait fallu très longtemps pour m’habituer à vivre dans le palais de corail des Elmas, qui, pour moi, semblait précairement accroché au roc. Dans mes rêves, je le voyais dégringoler les pentes et m’entraîner avec lui ! La matinée était superbe. Les rayons du soleil de mer brillaient à travers les vagues{10}. Les rares nuages flottant au-dessus du terrier accrochaient ses rayons. Ma famille se joignit à la foule des nains descendant le sentier abrupt menant au rivage de la Merbonne. Nos voisins saluèrent mon père de loin, et plus d’un s’approcha pour lui donner une grande claque sur sa vaste panse – forme de salutation typique chez les nains – et l’inviter à les rejoindre à la taverne après la cérémonie. Mon père leur claqua la panse en retour, et nous continuâmes à descendre. Quand ils se trouvent sur la terre ferme, les Gargans vont partout à pied. Les charrettes sont faites pour transporter les pommes de terre, non les gens. Et, bien que les nains se soient habitués à voir les Elfes transportés dans des calèches et les humains faire porter leur poids à des bêtes, la plupart des Gargans trouvent que cette paresse est le symbole de la faiblesse inhérente aux deux autres races. Les seuls véhicules qu’utilisent les nains, ce sont nos célèbres submersibles – conçus pour sillonner la Merbonne. Ces vaisseaux – la fierté des nains – ont été inventés par nécessité, car nous avons malheureusement tendance à couler dans l’eau comme des pierres. Il n’est pas encore né le nain qui saura nager. Les constructions navales des nains sont si remarquables que les Phondrans et les Elmas, qui autrefois construisaient leurs propres vaisseaux, en vinrent à s’en remettre totalement à notre industrie. Et maintenant, financés par les humains et les Elfes, nous avions construit notre chef-d’œuvre – toute une flotte de traque-soleil, suffisante pour transporter la population des trois lunes de mer. — Voilà des générations qu’on fait appel à nous pour construire les traque-soleil, dit mon père. Nous nous étions arrêtés un moment pour regarder fièrement, du haut de notre sentier, le rivage de la mer. — Mais jamais une flotte de cette importance, destinée à transporter tant de gens. C’est un événement historique, dont on se souviendra longtemps. — Et c’est un grand honneur pour Grundle, dit ma mère en me souriant. Je lui rendis son sourire, sans rien ajouter. Nous autres nains, nous ne brillons pas par le sens de l’humour, mais on me considère comme très grave et sérieuse, même pour une naine, et aujourd’hui, toutes mes pensées se concentraient sur mes devoirs. J’ai une nature extrêmement pratique, sans le moindre soupçon de sentimentalité ou de romanesque (comme le remarquait souvent Sabia avec tristesse). — Je voudrais que tes amies puissent te voir aujourd’hui, ajouta ma mère. Nous les avons invitées, mais, bien sûr, elles étaient trop occupées par la préparation de la Traque Solaire. — Oui, Maman, acquiesçai-je. J’aurais bien aimé qu’elles viennent. Je ne voudrais pas modifier le mode de vie des nains pour tout l’apparat de la poursuite du soleil de mer, mais je ne pus m’empêcher d’envier le respect que les Phondrans manifestent à Alake, ou l’amour et la révérence que les Elmas prodiguent à Sabia. Parmi mon peuple, je suis la plupart du temps une jeune naine comme les autres. Je me consolai à la pensée que je pourrais tout raconter à mes amies et (il faut être honnête avec moi-même) à l’idée qu’elles n’auraient pas une mèche de leurs cheveux à la proue d’un traque-soleil ! Nous atteignîmes le port, où les gigantesques submersibles se balançaient sur leurs ancres. Maintenant que je les voyais de près, j’étais subjuguée par leur taille et la quantité de travail qu’ils avaient exigée. Les traque-soleil ont été créés à la ressemblance des baleines, lisses à la proue, et en bois sec de Phondra couvert d’une résine naturelle qui le rend imperméable. Les nombreux hublots sertis dans la coque brillaient comme des diamants aux rayons du soleil de mer. Et leur taille gigantesque ! Je n’en croyais pas mes yeux ! Chaque traque-soleil – et il y en avait dix – avait près de huit stadions{11} de long. Je m’émerveillai de leur taille, puis je me rappelai qu’ils devaient transporter la population de trois royaumes. La brise de mer se leva. Je lissai mes favoris, ma mère lissa mes cheveux de la main. La foule des nains rassemblés sur la jetée nous fit place avec bonhomie. Les Gargans, quoique surexcités, restaient calmes et disciplinés, sans rien des bousculades et des clameurs qui auraient accompagné un tel rassemblement d’humains. Nous traversâmes la foule, saluant à droite et à gauche. Les hommes portaient les mains à leurs boucles frontales, en signe de respect convenant à la solennité de l’événement. Les femmes faisaient la révérence et tendaient leurs enfants, bouche bée devant les immenses submersibles, et n’arrivaient pas à en détourner les yeux pour une vue si commune que celle de leur roi. Je marchais près de ma mère, comme il est convenable pour une vierge célibataire. Je regardais droit devant moi, essayant de garder les yeux modestement baissés, l’esprit concentré sur ce que j’avais à faire. Mais j’avais du mal à empêcher mon regard de s’égarer sur deux longues rangées de jeunes gens glabres, vêtus de cuir, au garde-à-vous au bout de la jetée. À l’Age de la Cherche, tous les jeunes mâles doivent faire leur service militaire. Aujourd’hui, les meilleurs avaient été choisis pour servir de garde d’honneur au Vater et à sa famille. C’est l’un de ces jeunes gens qui, très vraisemblablement, conquerrait le privilège d’être mon mari. Ce n’était pas tout à fait convenable de ma part d’avoir un favori, mais je savais qu’Hartmut vaincrait facilement tous les prétendants. Il me surprit à le regarder et me fit un sourire qui me réchauffa le cœur. Il est si beau ! Ses cheveux roux sont longs et épais, ses favoris sont auburn, et sa barbe, quand il sera autorisé à la laisser pousser après son mariage, sera sans doute de couleur assortie. Il avait déjà atteint le grade de maître quatre-clans, ce qui est un grand honneur pour un nain célibataire{12}. Les soldats, sur un signe de leur maréchal, saluèrent en levant leurs armes – des haches, l’arme favorite –, les firent tournoyer au-dessus de leur tête, puis en enfoncèrent la lame dans le sol. Je remarquai qu’Hartmut maniait sa hache avec beaucoup plus de dextérité que les autres nains de son clan. Cela augurait bien de l’avenir, car le lancer de la hache, l’abattage et la taille du bois, déterminent le vainqueur du concours du mariage. Ma mère me tira par la manche. — Arrête de regarder ce jeune homme ! chuchota-t-elle. Que va-t-il penser de toi ? Docile, je ramenai mon regard sur le vaste dos de mon père, mais ça ne m’empêcha pas de sentir la présence d’Hartmut quand je passai devant lui, tout au bout de la jetée. Et je l’entendis cogner sa hache par terre, juste en mon honneur. Une petite estrade de cérémonie avait été érigée à la proue du vaisseau amiral pour nous élever au-dessus de la foule. On grimpa sur l’estrade. Mon père s’avança. L’assistance, jamais très bruyante, fit le silence total. — Ma famille{13} commença mon père, croisant les mains sur sa panse, bien des Temps ont passé depuis que notre peuple s’est vu contraint d’entreprendre la Traque Solaire. Même les plus anciens parmi nous – ici, signe de tête respectueux à un vieux nain à la barbe jaunie par l’âge, debout à la place d’honneur au premier rang de la foule – ne se rappellent pas l’époque où les nôtres, après avoir pourchassé le soleil, abordèrent à Gargan. — Mon père s’en souvenait, dit le vieux nain d’une voix flûtée. Il avait fait le voyage tout enfant. Mon père fit une pause, déconcerté par cette interruption inattendue. Je regardai par-dessus la foule vers le terrier et ses rangées bien ordonnées de portes aux couleurs vives, et je pensai pour la première fois que j’allais devoir quitter ce pays de ma naissance pour voyager vers un autre pays, un pays étranger qui n’aurait pas de portes menant au sombre sanctuaire de la montagne. Mes yeux s’emplirent de larmes. Je baissai la tête, craignant que quelqu’un (et surtout Hartmut) me voie pleurer. — Un nouveau royaume nous attend : une lune de mer assez grande pour les trois races – nains, humains et Elfes – chacun dans notre royaume indépendant, mais partageant, commerçant et travaillant ensemble à la construction d’un monde prospère. Le voyage sera long, poursuivit mon père, et fatigant. Et quand nous arriverons, nous devrons nous livrer à des travaux épuisants pour reconstruire nos foyers et nos affaires. Il sera difficile de quitter Gargan. Nous devrons laisser derrière nous bien des choses que nous apprécions et aimons. Mais ce que nous chérissons par-dessus tout, nous l’emporterons avec nous. Et c’est nous et nos amis. Nous pouvons tout abandonner en partant, notre argent, nos vêtements, toutes nos marmites et nos casseroles et nos lits, mais tant que nous serons ensemble, la nation des nains arrivera à sa destination forte et prête à aller de l’avant et à rétablir notre grandeur sur ce nouveau monde ! Pendant son discours, mon bras avait pris ma mère par la taille. Ma mère serra ma main. La foule acclama bruyamment. Mes larmes séchèrent. — Tant que nous sommes ensemble, me dis-je. Tant que nous sommes ensemble, ce nouveau pays sera notre foyer. Je jetai un timide regard vers Hartmut. Ses yeux brillaient. Il sourit, uniquement pour moi. Tout ce qui passa entre nous dans ce regard, dans ce sourire ! Le concours du mariage ne peut pas être truqué, mais la plupart des nains en connaissent le résultat à l’avance. Mon père continua à parler, exposant maintenant comment, pour la première fois de l’histoire de Chelestra, les nains, les humains et les Elfes partiraient ensemble à la Traque Solaire. Dans le passé nous sommes déjà partis à la Traque Solaire, poursuivant le soleil de mer qui dérive perpétuellement dans les eaux qui constituent notre monde. Mais les nains étaient toujours seuls, fuyant la longue nuit approchante des glaces qui enserreraient lentement notre lune de mer. J’écartai de mon esprit la triste idée du départ et me mit à penser aux plaisirs de la vie à bord avec Alake et Sabia. Je leur parlerais d’Hartmut, je le leur montrerais. Non qu’une humaine ou une Elfe puisse apprécier sa beauté à sa juste valeur. Mon père toussa. Je le vis me regarder fixement. Ma mère me poussa du coude. Je revins instantanément à la cérémonie, rouge de confusion. Je tenais à la main ma mèche préalablement coupée et nouée d’un ruban bleu. Mon père me tendit le marteau, ma mère le clou. Je les pris, et me tournai vers la large vergue oscillant au-dessus de ma tête. La foule faisait silence, attendant la fin de la cérémonie pour acclamer. Sentant tous les yeux (et deux en particulier) fixés sur moi, j’entortillai soigneusement le ruban de ma mèche autour du clou, appliquai la pointe du clou contre la coque, et j’allais l’enfoncer d’un coup de marteau bien senti quand j’entendis un murmure parcourir la foule. Cela me rappela les vagues déferlantes lors d’une des rares tempêtes de Chelestra. Ma première réaction, je m’en souviens, fut d’extrême irritation que quelque chose ou quelqu’un vienne ainsi gâcher mon heure de gloire. Consciente que la foule ne faisait plus attention à moi, j’abaissai mon marteau et regardai autour de moi, indignée, pour voir ce qui provoquait cette agitation. Tous les Gargans – hommes, femmes et enfants – regardaient vers le large. Certains tendaient le bras. Les plus petits se tenaient sur la pointe des pieds et se dévissaient le cou pour mieux voir. — Et voilà, grommelai-je, essayant de voir de l’autre côté du submersible, mais sans succès. Alake et Sabia se sont quand même décidées à venir, en plein milieu de la cérémonie. Le minutage est mauvais, mais elles seront au moins là pour regarder. Je peux toujours recommencer. Mais je voyais à l’expression des nains debout au-dessous de moi que ce qui arrivait, ce n’était pas une des gracieuses nefs-cygnes que nous construisons pour les Elfes, ou l’un des solides bateaux de pêche que nous faisons pour les humains. Car alors, chacun aurait branlé sa barbe en agitant parfois la main – car les nains ne sont jamais plus démonstratifs. En ce moment, chacun se caressait la barbe – signe de malaise chez les nains – et les mères rattrapaient vivement les enfants qui s’étaient écartés. Le maréchal monta en courant sur l’estrade. — Vater, vous devez voir ça ! cria-t-il. — Restez là, ordonna mon père, et, descendant de l’estrade, il suivit précipitamment le maréchal. À l’évidence, la cérémonie était fichue. J’en étais furieuse, et furieuse de ne rien voir, furieuse que Père soit parti en courant. Je restai là, mon marteau et ma mèche à la main, maudissant le destin qui m’avait fait princesse, qui m’obligeait à rester sur cette maudite estrade alors que tous les autres Gargans voyaient ce qui se passait. Je n’osais pas désobéir à mon père – dans ce cas, une jeune naine se voit raser ses favoris, expérience des plus humiliantes – mais ça ne ferait sûrement de mal à personne si j’allais au bout de l’estrade. De là, je pourrais peut-être voir quelque chose. J’avais fait un pas dans cette direction et j’entendais ma mère prendre son souffle pour m’ordonner de revenir, quand Hartmut bondit sur la plate-forme et courut à nous. — Le Vater m’a commandé de vous protéger en son absence, vous et votre fille, Muter, dit-il, s’inclinant respectueusement devant ma mère. Mais c’est moi qu’il regarda. Peut-être que le destin savait ce qui se passait, après tout. Je décidai de rester où j’étais. — Que se passe-t-il ? demandait anxieusement ma mère. — Des remous au large, rien de plus, dit Hartmut d’un ton détaché. Une traînée d’huile quelconque se répand, et quelques personnes croient en avoir vu sortir des têtes, mais je crois qu’ils ont bu un coup de trop. C’est sans doute un banc de poissons. Les canots appareillent pour aller vérifier. Ma mère sembla rassurée. Pas moi. Je vis les yeux d’Hartmut s’égarer vers son maréchal, guettant les ordres. Et malgré ses vaillants efforts pour sourire, il avait le visage lugubre. — Muter, reprit-il, jusqu’à ce que nous ayons déterminé la cause de cette traînée d’huile, je crois qu’il serait sage de quitter cette estrade. — Vous avez raison, jeune homme. Grundle, donne-moi ce marteau. Tu as l’air stupide avec ça à la main. Je vais rejoindre ton père. Non, Grundle, toi, tu restes avec ce jeune garde. Ma mère partit en toute hâte, et fendit la foule pour aller retrouver mon père. Je l’accompagnai de mes remerciements et bénédictions. — Je ne trouve pas que tu aies l’air stupide, me dit Hartmut. Tu es superbe. Je me rapprochai du jeune nain, et maintenant que ma main était débarrassée du marteau, elle put se glisser dans la sienne. Les canots quittaient la plage, les rameurs tirant sur les avirons. On descendit de l’estrade, et, avec toute la population, on alla au bord de l’eau. — Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? demandai-je à voix basse. — Je ne sais pas, dit Hartmut, sans dissimuler son trouble maintenant que nous étions seuls. On a entendu des histoires bizarres toute la semaine. Les dauphins rapportent que d’étranges créatures sillonnent la Merbonne. Des serpents à la peau couverte d’une huile qui pollue l’eau et empoisonne les poissons assez malchanceux pour s’aventurer dedans. — D’où viennent-ils ? dis-je, en me rapprochant. — Personne ne le sait. Selon les dauphins, quand le soleil de mer a commencé à modifier sa trajectoire, il a dégelé plusieurs lunes de mer, gelées depuis seul l’Un sait quand. Peut-être que ces créatures viennent d’une de ces lunes. — Regarde ! haletai-je. Il se passe quelque chose. Dans leurs canots, la plupart des nains avaient cessé de ramer, et, immobiles, regardaient vers le large. D’autres, nerveux, revenaient vers le rivage. Je ne voyais rien, à part l’huile sur l’eau – sorte de boue brun-verdâtre qui aplanissait les vagues et déposait une pellicule grasse sur le flanc des canots qu’elle touchait. Je la sentais aussi, odeur nauséabonde qui fit tourner le cœur. Hartmut me serra la main très fort. La mer commençait à reculer ! Je n’avais jamais vu ça ! On aurait dit qu’une bouche gigantesque aspirait l’eau devant nous ! Plusieurs canots étaient déjà échoués, abandonnés sur le sable couvert d’huile. Et les canots qui étaient encore à l’eau étaient aspirés avec la mer ! Les rameurs tiraient frénétiquement sur leurs avirons pour ralentir leur avance ! Les submersibles s’affaissèrent de plus en plus bas, puis, roulant et tanguant, cognèrent le fond dans un bruit de fin du monde. Et alors, un énorme serpent jaillit des vagues. Sa tête gris-vert, couverte d’écailles, luisait d’une iridescence malsaine aux derniers rayons du soleil. L’animal semblait tout en cou, à moins qu’on ne baptise queue l’autre extrémité du corps. Le serpent progressait dans un horrible mouvement sinueux. Quand il commença à nous regarder, ses yeux étaient verts, puis ils se mirent à luire d’un rouge incandescent. Le serpent s’éleva progressivement à la verticale, aspirant l’eau à mesure qu’il s’élevait. Il était immense, monstrueux. Il semblait haut comme la moitié de la montagne, au moins. Je regardai la mer s’éloigner de moi, et j’eus soudain l’impression atroce que l’eau allait m’entraîner avec elle. Hartmut m’entoura de son bras. Son corps, solide et trapu, me rassura. Le serpent atteignit une hauteur qui semblait impossible, puis se laissa retomber, et, se jetant tête la première sur le vaisseau amiral, y perça un grand trou. L’eau revint vers le rivage comme un raz de marée. — Fuyez ! hurla mon père, dominant les cris de la foule. Courez vers la montagne ! Les Gargans tournèrent les talons et s’enfuirent. Mais même dans notre peur, il n’y eut ni confusion ni panique. Les plus vieux, qui n’avançaient pas assez vite, furent emportés par leurs fils et leurs filles. Les mères saisirent les petits, les pères mirent les plus grands sur leurs épaules. — Cours devant, Grundle ! me dit Hartmut. Je dois rejoindre mon unité. Il partit en courant, brandissant sa hache d’arme, pour rejoindre l’armée qui se groupait au bord de l’eau, prête à couvrir la retraite du peuple. Je savais que je devais courir, mais mes pieds semblaient paralysés, mes jambes trop faibles pour autre chose que me maintenir debout. Je fixai le serpent qui s’était relevé, indemne, de l’épave du submersible. La gueule édentée grande ouverte en ce qui était peut-être un rire muet, il se jeta sur une autre nef. Le bois craqua et se fendit. D’autres créatures exactement semblables à la première, sortirent de la mer et se mirent à détruire ce qui restait des submersibles, plus toutes les autres embarcations qu’ils purent trouver. Les vagues soulevées par ces créatures déferlaient sur le rivage dans un bruit de tonnerre, achevant la destruction. Les canots chavirèrent, précipitant leurs équipages dans les eaux. Certains furent comme avalés, disparaissant dans l’écume huileuse. L’armée ne recula pas devant les serpents. Hartmut fut le plus brave de tous, et s’avança dans l’eau en brandissant sa hache. Les serpents les ignorèrent et se contentèrent de fracasser tous les bateaux présents dans le port, à l’exception d’un seul, le bateau royal, celui dont nous nous servons pour aller à Phondra et Elmas. Le serpent fit une pause, considéra la scène, nous, et les ravages qu’il avait causés. Ses yeux étaient repassés du rouge au vert, et nous regardaient sans ciller. Sa tête décrivit un demi-cercle en un lent mouvement de balayage, et chaque fois que son regard redoutable rencontrait l’un de nous, il se recroquevillait de peur. Quand il parla, les autres serpents cessèrent de détruire pour l’écouter. Le serpent parlait en nain parfait. — Ce message est destiné à vous et à vos alliés, humains et Elfes. Nous sommes les nouveaux maîtres de la mer. Vous n’y naviguerez qu’avec notre permission, et pour l’obtenir, il faudra en payer le prix. Ce que sera ce prix, vous le saurez plus tard. Vous avez vu aujourd’hui un échantillon de notre puissance, et de ce qui vous arrivera si vous ne payez pas. N’oubliez pas notre avertissement ! Le serpent replongea et disparut. Les autres suivirent, nageant rapidement à travers les épaves et le bois flottant sur la surface visqueuse. Nous regardions les vestiges des traque-soleil. Je me rappelle le silence qui s’abattit sur le peuple. On n’entendait personne pleurer les morts. Quand tous furent certains que les serpents avaient disparu, tout le monde s’attela à la sinistre tâche de repêcher les morts – tous, semblait-il, avaient été empoisonnés. L’eau de la mer, autrefois claire et potable, était couverte d’une traînée d’huile nauséabonde qui tuait quiconque avait le malheur de la boire. C’est donc ainsi que tout commença. J’ai encore beaucoup de choses à raconter, mais j’entends Alake qui traverse la nef, me criant que c’est l’heure de manger. Ah, les humains ! Ils pensent que la nourriture est le remède universel. J’aime bien manger, comme n’importe quel nain, mais, pour l’heure, je n’ai pas beaucoup d’appétit. Je dois m’interrompre pour le moment. CHAPITRE IV QUELQUE PART À LA DÉRIVE DANS LA MERBONNE Alake n’arrête pas de répéter que nous devons manger – pour conserver nos forces, dit-elle. Mais pourquoi aurons-nous besoin de nos forces, cela me dépasse. Pour combattre les serpents-dragons, ainsi que nous devons maintenant les appeler, je suppose ? À nous trois ? Je le lui ai dit carrément ; maudite soit la brutale franchise des nains. Alake en fut blessée, je le vis, mais elle eut la gentillesse de ne pas me rabrouer. Devon parvint à dissiper notre gêne, et il réussit même à nous faire rire, mais cela nous mit au bord des larmes. Et ensuite, naturellement, il fallut manger quelque chose pour faire plaisir à Alake. Mais aucun ne mangea grand-chose, et on fut tous contents, — même Alake – quand le repas fut terminé. Elle sortit et retourna à sa magie. Devon se remit à faire ce qu’il fait tout le temps – rêver à Sabia. Et moi, je reprends mon histoire. Une fois les cadavres repêchés et alignés sur la plage, leurs familles les identifièrent puis des amis les entraînèrent pour les réconforter. Au moins vingt-cinq personnes avaient trouvé la mort. Je vis le croque-mort en proie à une agitation désordonnée, l’air hagard. Jamais il n’avait eu tant de corps à préparer pour leur dernier repos dans les voûtes funéraires de la montagne. Mon père lui parla et finit par le calmer. On lui envoya quelques soldats pour l’aider, dont Hartmut. Tâche pénible et douloureuse, et mon cœur l’accompagna. Je faisais ce que je pouvais pour aider, c’est-à-dire pas grand-chose. J’étais trop assommée par ce bouleversement survenu dans ma vie sans histoire. Je finis par m’asseoir sur l’estrade pour contempler la mer. Les traque-soleil qui n’étaient pas complètement pulvérisés, flottaient sur l’eau, le ventre en l’air. Ils étaient rares. Ils avaient l’air tristes et abandonnés, comme des poissons morts. J’avais toujours ma mèche et son ruban bleu à la main. Je les jetai dans l’eau et les regardai dériver sur la surface huileuse. C’est là que me trouvèrent mon père et ma mère. Ma mère me serra dans ses bras. On resta un long moment sans parler. Mon père soupira. — Il faut annoncer la nouvelle à nos amis. — Mais comment allons-nous maintenant sombrer{14} entre les mondes ? Et si ces terribles créatures nous attaquent ? demanda craintivement ma mère. — Ils n’attaqueront pas, dit mon père avec force, les yeux fixés sur l’unique bateau que les serpents avaient laissé indemne. Tu te rappelles ce qu’ils ont dit ? « Prévenez vos alliés ». Le lendemain, on sombra en direction d’Elmas. La cité royale d’Elmasia est un lieu d’une beauté enchanteresse. Le palais, qui porte le nom de La Grotte, en corail blanc et rose, se dresse sur les rives d’un des nombreux lacs de la lune de mer. Le corail est vivant et continue à grandir. Les Elfes aimeraient mieux se tuer eux-mêmes que tuer le corail, de sorte que la forme de la Grotte se modifie continuellement. Les humains et les nains trouveraient cela désagréable. Mais les Elfes considèrent cela comme très amusant et divertissant. Si une salle se trouve fermée par les excroissances du corail, ils déménagent simplement leurs affaires et s’installent dans une autre qui s’est créée entre-temps. Trouver son chemin dans le palais constitue une expérience intéressante. Les couloirs qui mènent en un certain lieu aujourd’hui mèneront demain dans un lieu tout différent. Mais parce que toutes les salles de la Grotte sont d’une beauté merveilleuse – le corail blanc luisant d’une iridescence opaline, le corail rose brillant de tous ses tons chauds – peu importe aux Elfes où ils se trouvent. Certains qui viennent au palais pour voir le roi errent dans la Grotte pendant des jours avant de faire la moindre tentative pour trouver Sa Majesté. Aucune affaire n’est jamais pressante chez les Elfes. Les mots « vite », « hâte » et « urgent » n’existaient même pas dans leur vocabulaire avant qu’ils commencent à commercer avec les humains et les nains. Nous autres nains, nous n’avons jamais traité avec les uns ou les autres jusqu’à notre histoire très récente. De telles différences de nature entre les humains et les Elfes provoquèrent autrefois de graves malentendus entre les deux races. Les Elfes, quoique généralement accommodants, ne se laissent bousculer que jusqu’à un certain point avant de rendre la pareille. Mais, après plusieurs guerres destructrices, les humains et les Elfes comprirent qu’ils avaient plus à gagner en travaillant ensemble que séparément Les humains de Phondra sont des gens charmants, quoique très dynamiques. Ils apprirent bientôt à manœuvrer les Elfes, et, par les encouragements et la flatterie ils arrivent maintenant à leur faire faire ce qu’ils veulent Ce fameux charme humain a même influencé les nains austères, et ils ont fini par nous séduire. Les trois races vivent et travaillent ensemble, chacune sur sa lune de mer, en harmonie et en paix depuis de nombreuses générations. Et je ne doute pas que nous ayons continué pendant bien d’autres générations si le soleil de mer – source de chaleur, de lumière et de vie pour les lunes de mer — n’avait pas commencé à nous abandonner. Ce furent les magiciens humains, qui adorent sonder, prouver, expérimenter et chercher le pourquoi et le comment de tout, qui découvrirent que le soleil de mer altérait sa trajectoire et commençait à dériver loin de nous. Cette découverte provoqua chez les humains une débauche d’activités, absolument merveilleuse à contempler. Ils prirent des mesures et firent des calculs, envoyèrent des dauphins en reconnaissance, et les questionnèrent pendant des cycles à la suite, essayant de découvrir ce qu’ils savaient de l’histoire du soleil de mer{15}. Selon Alake, voici les explications proposées par les dauphins : « Chelestra est un globe d’eau flottant dans l’immensité de l’espace. Son extérieur, en contact avec les ténèbres glacées du Rien, est fait d’une couche de glace, qui a des brasses d’épaisseur. Son intérieur, occupé par la Merbonne, est réchauffé par le soleil de mer, étoile dont les flammes sont d’une chaleur si extraordinaire que l’eau de la Merbonne ne peut pas les éteindre. Le soleil de mer réchauffe les eaux qui l’entourent, fait fondre la glace, et entretient la vie sur les lunes de mer – petites planètes destinées aux différentes races par les Créateurs de Chelestra. » Nous autres nains, nous avons pu procurer aux humains d’autres informations sur les lunes de mer elles-mêmes, glanées au cours des temps pendant le creusement de nos tunnels et cavernes. Les sphères sont constituées d’une enveloppe rocheuse avec un intérieur chaud composé de différents produits chimiques. Ces substances réagissent avec les rayons du soleil de mer et produisent l’air respirable qui entoure les lunes de mer comme une bulle. Le soleil de mer est absolument indispensable pour entretenir la vie. Les Phondrans conclurent de tout cela que, dans approximativement quatre cents cycles, le soleil commencerait à nous abandonner loin derrière lui. La nuit-longue tomberait, la Merbonne gèlerait, de même que tout individu resté à Gargan, Phondra et Elmas. « Quand le soleil de mer dérive au loin, rapportèrent les dauphins, qui avaient observé le phénomène de première main, la Merbonne se change en glace et encapsule lentement les lunes de mer. Mais telle est la nature magique de ces lunes que la plupart des végétaux et certains animaux survivent, gelés mais vivants. Quand le soleil de mer revient, les lunes dégèlent et sont de nouveau habitables. » Je me rappelle avoir entendu Dumaka de Phondra, chef de son peuple, rapporter les informations des dauphins sur les lunes de mer lors de la première réunion d’urgence des familles royales d’Elmas, Phondra et Gargan, réunion qui eut lieu dès que nous apprîmes que le soleil de mer dérivait et nous abandonnait. Cette réunion se tint à Phondra, dans la grande maison-longue où les humains célèbrent toutes leurs cérémonies. Nous nous étions toutes les trois cachées dans les buissons, pour écouter sans être vues, comme d’habitude. (Nous avions l’habitude d’espionner nos parents sans vergogne. Nous le faisions depuis notre plus tendre enfance.) — Bah, que peut savoir un poisson{16} ? demanda mon père avec dédain. L’idée de parler aux dauphins ne lui plut jamais. — Je trouve cette menace de gel extrêmement romanesque, dit Eliason, le roi des Elfes. Imaginez un peu – dormir pendant des siècles et se réveiller dans une ère nouvelle. Sa femme était morte récemment. Je suppose qu’il trouvait réconfortante l’idée d’un sommeil sans douleur et sans rêves. Ma mère me dit plus tard qu’elle avait vu mentalement des centaines de nains dégelant dans une ère nouvelle, leurs barbes dégoulinant sur les tapis. Elle ne trouvait pas ça romanesque. Elle trouvait ça sale. Dumaka de Phondra représenta aux Elfes que, si l’idée de geler et de revenir à la vie plusieurs milliers de cycles plus tard pouvait effectivement paraître romanesque, le processus de congélation lui-même présentait des inconvénients certains et douloureux. Et d’abord, comment pouvions-nous être certains de revenir à la vie ? — Après tout, nous n’avons que la parole d’un poisson en la matière, dit mon père, dont la déclaration fut approuvée par tous. Les dauphins nous avaient annoncé qu’une nouvelle lune de mer, bien plus grande qu’aucune des nôtres, venait de dégeler. Les dauphins commençaient seulement à l’examiner, mais ils pensaient que c’était l’endroit rêvé pour nous. Ce fut Dumaka qui proposa la construction d’une flotte de traque-soleil, pour partir à la poursuite du soleil de mer, trouver cette nouvelle lune de mer, comme l’avaient fait les anciens avant nous. Eliason fut quelque peu ébahi par les termes de « construire » et de « poursuite », qui impliquaient une débauche d’activité, mais il ne s’opposa pas à l’idée. Les Elfes s’opposent rarement à quoi que ce soit : toute opposition exige trop d’énergie. Inversement, ils soutiennent rarement quoi que ce soit, et pour la même raison. Les Elfes prennent la vie comme elle vient et s’y adaptent. Ce sont les humains qui cherchent toujours à changer, modifier, bricoler, réparer et améliorer. Quant à nous autres nains, pourvu qu’on nous paye, nous sommes contents. Les Phondrans et les Elmas acceptèrent de financer les traque-soleil. Nous autres Gargans, nous devions les construire. Les humains fourniraient le bois. Les Elfes fourniraient la magie nécessaire à la propulsion des traque-soleil, les Elmas étant très versés dans la magie mécanique. (N’importe quoi pour s’épargner les travaux physiques.) Et, avec l’efficacité caractéristique des nains, les traque-soleil avaient été construits, et bien construits. — Mais maintenant, entendis-je soupirer mon père, tout ça n’a servi à rien. Les traque-soleil sont détruits. C’était la seconde réunion d’urgence des familles royales, convoquées par mon père. Cette fois, la réunion avait lieu, comme je vous l’ai dit, à Elmas. On nous avait laissées toutes les trois dans la chambre de Sabia, pour nous amuser. Mais, dès le départ de nos parents, nous avions cherché une cachette d’où nous pourrions, comme d’habitude, surprendre leurs discussions. Nos parents s’étaient assis sur une terrasse face à la Merbonne. Nous découvrîmes une petite pièce (nouvelle) donnant au-dessus de la terrasse. Alake agrandit par magie la petite ouverture d’où nous pouvions voir et entendre les adultes, aussi près que possible de cette nouvelle fenêtre, en ayant soin de rester dans l’ombre pour ne pas être vues. Mon père raconta l’attaque des submersibles par les serpents. — Les traque-soleil sont tous détruits ? murmura Sabia ses yeux en amande, dilatés au maximum. Pauvre Sabia ! Son père ne lui dit jamais rien. Les jeunes filles ont une vie surprotégée chez les Elfes. Mon père discute toujours ses projets avec ma mère et moi. — Chut ! protesta Alake, prêtant l’oreille. — Je te raconterai plus tard, promis-je, serrant la main de Sabia pour la faire taire. — Il n’y a aucun moyen de les renflouer, Yngvar ? demandait Dumaka. — Non, à moins que vos magiciens n’arrivent à refaire des planches avec des échardes, grogna mon père. Il avait pris un ton sarcastique ; les nains voient la magie d’un assez mauvais œil, quelle qu’elle soit, la considérant comme de la charlatanerie, tout en étant incapables d’expliquer comment elle agit. Mais je voyais bien qu’il espérait secrètement que les humains trouveraient une solution. Pourtant, le chef des Phondrans ne répondit pas. Généralement, les humains sont prompts à affirmer que leur magie peut résoudre n’importe quel problème. Jetant un coup d’œil par-dessus le rebord de la fenêtre, je vis que Dumaka avait air troublé. Mon père poussa un nouveau soupir, et remua avec embarras dans son fauteuil. Je sympathisai avec lui. Les fauteuils des Elfes sont faits pour les derrières elfiens plus étroits. — Désolé, mon ami, dit mon père en se caressant la barbe, signe certain qu’il était retourné. Je ne voulais pas être désagréable. Mais ces maudites bêtes nous tiennent par les favoris, et ce que nous allons faire maintenant dépasse mon imagination. — Je pense que tu te fais du souci pour rien, dit Eliason, agitant languissamment la main. Vous avez navigué jusqu’ici sans encombres. Peut-être que ces serpents s’étaient mis dans leurs petites têtes reptiliennes que les raque-soleil représentaient pour eux un danger, et qu’après les avoir détruits, ils se sont sentis en sécurité et sont partis pour ne jamais revenir. — Ils nous ont dit qu’ils étaient les « Maîtres de la Mer », leur rappela mon père, les yeux brillants. Et ils le pensaient. Nous sommes venus ici avec leur permission. J’en suis aussi certain que si je les avais entendus me la donner. Et ils nous surveillent. J’ai senti sur moi leurs yeux vert-rouge tout le long du chemin. — Oui, je crois que tu as raison. Dumaka se leva brusquement, s’approcha d’un muret de corail et s’absorba dans la contemplation des profondeurs lumineuses de la calme et pacifique Merbonne. Était-ce mon imagination, ou ai-je vu alors des traces d’huile luisantes ? — Je crois qu’il faudrait leur annoncer la nouvelle, mon chéri, dit sa femme, Delu. Dumaka ne répondit pas tout de suite, mais continua à leur tourner le dos et à contempler la mer. Il est grand, et considéré comme beau chez les humains. Son débit de mitrailleuse, sa démarche rapide et ses gestes brusques donnent toujours l’impression, au royaume des Elfes insouciants, qu’il fait et dit tout deux fois plus vite que tout le monde. Mais pour le moment, il ne s’agitait pas en proie à une activité frénétique, cherchant à distancer la mortalité qui le rattraperait inévitablement. — Qu’est-ce qu’il a, ton père, Alake ? chuchota Sabia. Il est malade ? — Attends et écoute, dit doucement Alake, l’air triste. Les parents de Grundle ne sont pas les seuls à avoir une histoire terrifiante à raconter. Eliason dut trouver aussi perturbant que moi ce changement survenu chez son ami. Il se leva, avec la grâce lente et fluide des Elfes, et posa une main réconfortante sur l’épaule de Dumaka. — Les mauvaises nouvelles, comme le poisson, ne gagnent pas à être conservées longtemps, dit Eliason avec bonté. — Oui, tu as raison, dit Dumaka, sans cesser de regarder la mer. Je ne voulais rien vous dire parce que je n’étais pas certain des faits. Les mages enquêtent encore. Il lança un regard à sa femme, puissante magicienne. Elle inclina la tête en réponse. — Je voulais attendre leur rapport, mais… Il prit une profonde inspiration. — Maintenant, je ne comprends que trop bien ce qui s’est passé. Voilà deux jours, un village de pêcheurs phondrans situé sur la côte opposée à celle de Gargan a été attaqué et totalement détruit. Bateaux pulvérisés, maisons rasées. Cent vingt hommes, femmes et enfants, y vivaient. — Ach ! dit mon père, tirant sur sa mèche frontale en signe de compassion respectueuse. — Que l’Un ait pitié de nous, murmura Eliason. C’était une guerre tribale ? Dumaka regarda ses amis rassemblés sur la terrasse. Les humains de Phondra sont une race à la peau sombre. Contrairement aux Elmas, qui ont les émotions à fleur de peau, selon le dicton, les Phondrans ne rougissent pas de honte et ne pâlissent pas de peur ou de colère. L’ébène de leur peau masque souvent leurs sentiments intérieurs. Ce sont leurs yeux qui sont les plus expressifs, et les yeux du chef flamboyaient de colère et de frustration impuissante. — Il ne s’agissait pas de guerre, mais d’assassinats. — Assassinats ? Il fallut un moment à Eliason pour comprendre ce terme du langage humain. Les Elfes n’ont pas de mot dans leur vocabulaire pour des crimes si affreux. — Au début, nous n’étions pas sûrs. Nous avons trouvé des traces inexplicables. Jusqu’à maintenant. La main de Dumaka décrivit une courbe sinueuse. — Des traces sinueuses dans le sable. Et des traînées huileuses. — Les serpents ? dit Eliason, incrédule. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? — Assassiner ! Tuer ! dit le chef, serrant les poings. C’était une vraie boucherie. Le loup emporte l’agneau, et nous ne lui en voulons pas parce que nous savons que l’agneau remplira le ventre des louveteaux. Mais ces serpents ne tuent pas pour se nourrir. Ils tuent pour le plaisir de tuer ! Toutes leurs victimes, même les enfants, étaient mortes à petit feu, dans des souffrances atroces, leurs cadavres laissés là à notre intention. On m’a dit que les premiers de mon peuple à arriver au village ont failli perdre la raison devant ces scènes insoutenables. — J’y suis allée moi-même, dit Delu, à voix si basse que nous fûmes obligées de nous rapprocher de la fenêtre toutes les trois pour l’entendre. Et depuis, des cauchemars épouvantables hantent mon sommeil. Nous n’avons même pas pu confier leurs corps à la Merbonne comme la décence l’exige, car aucun de nous n’a put supporter la vue de ces visages torturés, attestant des souffrances subies. Les mages ont décidé que le village tout entier, ou plutôt ce qu’il en restait, serait brûlé. — C’était, ajouta Dumaka d’une voix rauque, comme si les tueurs nous avaient laissé un message : « Voyez ici le présage de votre propre perte ! » Je repensai aux paroles du serpent. C’est un échantillon de notre puissance… Écoutez notre avertissement ! Nous nous regardâmes dans un silence horrifié, faisant écho à celui de la terrasse. Dumaka se tourna de nouveau vers la mer. Eliason retomba dans son fauteuil. Mon père intervint avec sa brutalité coutumière de nain. Il parvint à s’extraire péniblement de l’étroit fauteuil, et tapa ses pieds par terre, sans doute pour rétablir la circulation. — Je ne veux pas manquer de respect aux morts, mais ces gens étaient des pêcheurs, sans armes, sans instruction militaire… — Une armée n’aurait fait aucune différence, dit sombrement Dumaka. Ces gens étaient armés, ils avaient déjà combattu d’autres tribus, de même que des bêtes sauvages. Nous avons retrouvé de nombreuses flèches qu’ils ont tirées, mais apparemment sans résultat. Les lances étaient cassées en deux, comme mastiquées et recrachées par des gueules géantes. — Et la plupart étaient versés dans la magie, ajouta doucement Delu, bien qu’à des niveaux élémentaires. À certains indices, nous avons établi qu’ils avaient tenté d’utiliser leurs sorts pour se défendre. Pourtant, la magie non plus ne leur a servi à rien. — Mais sûrement que le Conseil des Mages pourrait faire quelque chose ? suggéra Eliason. Ou peut-être les armes magiques elfiennes, telles que nous en fabriquions autrefois, pourraient-elles réussir là où les autres ont échoué – sans offenser vos magiciens, ajouta-t-il poliment. Delu regarda son mari, apparemment pour quêter son accord avant d’annoncer d’autres mauvaises nouvelles. Il hocha la tête. La magicienne était grande, aussi grande que son mari. Ses cheveux grisonnants, noués en chignon sur la nuque, faisaient un contraste séduisant avec sa peau noire. Sept bandes de couleurs sur sa cape ornée de plumes indiquaient son rang de magicienne de la Septième Maison, le plus élevé qu’un humain pût atteindre dans l’usage de la magie. Elle baissa les yeux sur ses mains, qu’elle avait croisées pour ne pas trembler. — Un membre du Conseil, la shamus du village, y était au moment de l’attaque. Nous avons retrouvé son corps. Elle est morte d’une mort affreuse. Delu frissonna, prit une profonde inspiration, se raidissant pour continuer. — Autour de son corps démembré étaient éparpillés les instruments de son art, comme par dérision. — Une contre tous… commença Eliason. — Argana était une puissante magicienne, s’écria Delu, et son cri me fit sursauter. Sa magie pouvait faire bouillir eau de la mer ! Un simple mouvement de sa main pouvait provoquer un typhon. Sur un mot d’elle, le sol pouvait s’ouvrir et engloutir ses ennemis ! Et nous avons des preuves ru elle a tenté tout cela. Et pourtant, elle est morte ! Et pourtant, ils sont tous morts ! Dumaka posa une main apaisante sur l’épaule de sa femme. — Calme-toi, ma chérie. Eliason pensait simplement que tous les membres du Conseil assemblés, en unissant leur magie, parviendraient peut-être à tenir ces serpents en respect. — Pardonnez-moi. Je suis désolée d’avoir perdu mon sang-froid, dit-elle, avec un pâle sourire à Eliason. Mais, comme Yngvar, j’ai vu de mes yeux les terribles sévices que ces créatures ont infligés à mon peuple. Elle soupira. — Notre magie est impuissante contre ces créatures, même quand elles ne sont pas visibles. Peut-être à cause de ces suintements nauséabonds qu’ils laissent sur tout ce qu’ils louchent. Nous ne savons pas. Tout ce que nous savons, c’est que quand nous sommes entrés dans le village, nous autres mages, nous avons senti notre pouvoir se retirer de nous, comme de l’eau qui s’écoule. Nous n’avons même pas pu utiliser notre magie pour allumer les bûchers funéraires. Eliason promena son regard sur le groupe atterré. — Alors, qu’allons-nous faire ? Comme c’était un Elfe, son inclination naturelle le portait à ne rien faire, à attendre et voir ce que l’avenir apporterait. Mais, selon mon père, Eliason était un souverain intelligent, l’un des esprits les plus pratiques et réalistes de sa race. Il savait, bien qu’il eût préféré ignorer le fait, que les jours de son peuple étaient comptés sur cette lune de mer. Il fallait donc prendre une décision, mais il aimait autant que d’autres la prennent à sa place. — Nous avons encore cent cycles devant nous avant que les effets de l’éloignement du soleil commencent à se faire sentir, déclara Dumaka. Cela nous laisse le temps de construire d’autres traque-soleil. — Si les serpents nous laissent faire, dit sombrement mon père. Ce dont je doute. Et qu’est-ce qu’ils voulaient dire par « paiement » ? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir ? Le silence se fit ; tous réfléchissaient. — Considérons les choses logiquement, dit enfin Eliason. Pourquoi les gens se battent-ils ? Pourquoi nos races se sont-elles combattues pendant des générations ? Par peur, par incompréhension. Quand nous nous sommes réunis pour discuter de nos différends, nous avons trouvé des moyens de les régler et de vivre en paix par la suite. Peut-être que ces serpents, malgré leur puissance, ont en réalité peur de nous. Ils nous voient comme une menace. Si nous essayions de leur parler, de les rassurer, de leur représenter que nous ne leur voulons pas de mal, que nous désirons simplement partir pour une autre lune de mer, peut-être que… Une clameur l’interrompit. Le bruit venait de la partie de la terrasse contiguë au palais – partie que je ne voyais pas d’où j’étais – et, comme je suis petite, il m’était difficile de voir par la fenêtre. — Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, impatientée. — Je ne sais pas… Sabia essaya de voir sans être vue. Alake passa carrément la tête par la fenêtre. Heureusement, nos parents ne regardaient pas de ce côté. — Un messager quelconque, annonça-t-elle. — Interrompant une conférence royale ? fit Sabia, choquée. J’approchai un tabouret et grimpai dessus. Maintenant, je voyais le laquais livide qui, contre toutes les règles du protocole, était arrivé en courant sur la terrasse. Il semblait au bord de l’évanouissement, et, se penchant, murmura quelque chose à l’oreille d’Eliason. Le roi des Elfes écouta, fronçant les sourcils. — Amenez-le ici, dit-il enfin. Le laquais se retira. Eliason considéra ses amis, l’air grave. — L’un de nos messagers a été attaqué sur la route et est apparemment grièvement blessé. Il apporte un message, dit-il, destiné à nous tous, rassemblés ici aujourd’hui. J’ai ordonné qu’on nous l’amène. — Qui l’a attaqué ? demanda Dumaka. — « Un message destiné à nous tous, rassemblés ici », répéta sombrement mon père. J’avais raison. Ils nous surveillent. — Le paiement, dit ma mère, premier mot qu’elle prononçait depuis le début du conseil. — Je ne comprends pas, dit Eliason, frustré. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir ? — Je parie que nous n’allons pas tarder à le savoir. Personne n’ajouta rien ; ils attendaient, sans oser se regarder, ne trouvant aucun réconfort dans le visage de leurs amis où ils voyaient le reflet de leurs propres appréhensions. — Nous ne devrions pas être là. Nous ne devrions pas écouter, dit soudain Sabia, très pâle, les lèvres tremblantes. Alake et moi, on la regarda, on se regarda, on baissa les yeux, honteuses. Sabia avait raison. Espionner nos parents avait toujours été un jeu, qui nous faisait pouffer, le soir dans nos lits. Mais ce n’était plus un jeu. Je ne sais pas ce que ressentaient les deux autres, mais pour moi, je trouvais effrayant de voir nos parents, toujours si forts et sages, dans un tel état de confusion et de détresse. — Il faudrait partir maintenant, dit Sabia d’un ton pressant. Je savais qu’elle avait raison, mais il m’était aussi impossible de descendre de mon tabouret que de sauter par la fenêtre. — Juste encore un moment, dit Alake. On entendit un bruit de pas lents, traînants, annonçant des hommes chargés d’un lourd fardeau. Nos parents se redressèrent, l’inquiétude faisant place à la dignité royale. Mon père se caressa la barbe. Dumaka se croisa les bras. Delu tira une pierre de son aumônière et la tourna dans sa main en remuant les lèvres. Six Elfes entrèrent, portant une civière. Ils avançaient lentement, précautionneusement, pour ne pas secouer le blessé. Sur un geste de leur roi, ils le déposèrent doucement devant lui. Un médecin elfien les accompagnait, versé dans les arts guérisseurs de son peuple. Il regarda Delu de travers, craignant peut-être qu’elle intervienne. Les techniques guérisseuses des Elfes et des humains sont très différentes, les premiers recourant à l’étude intensive de l’anatomie combinée avec l’alchimie, les derniers employant la magie sympathique, avec chants pour chasser les humeurs pernicieuses, et pierres spécifiques appliquées sur les organes vitaux. Nous autres nains, nous nous en remettons à l’Un et à notre bon sens. Voyant que Delu ne bougeait pas, le médecin elfien se détendit. Ou peut-être qu’il venait de réaliser soudain que l’intervention de la magicienne humaine ne changerait pas grand-chose. Car, à l’évidence, rien n’aurait pu sauver le mourant. — Ne regarde pas, Sabia, dit Alake en reculant, tentant de cacher l’affreux spectacle à son amie. Mais c’était trop tard. J’entendis Sabia ravaler brusquement son air, et je sus qu’elle avait vu. Les vêtements du jeune Elfe étaient en lambeaux et trempés de sang. Des os brisés perçaient la peau violacée de ses jambes. Les orbites étaient vides, car on lui avait arraché les yeux. La tête aveugle dodelinait de droite et de gauche, la bouche s’ouvrait et se refermait, en une sorte de psalmodie fiévreuse dont je ne comprenais pas les paroles. — On l’a trouvé ce matin devant les portes de la cité. Majesté, dit un Elfe. Nous avions été attirés par ses hurlements. — Qui l’avait amené là ? demanda Eliason d’une voix sévère pour dissimuler son trouble. — Nous n’avons personne, Majesté. Mais une traînée de bave visqueuse et nauséabonde allait du corps à la mer. — Merci. Vous pouvez vous retirer. Attendez devant la porte. Les brancardiers s’inclinèrent et se retirèrent. Une fois seuls, nos parents purent donner libre cours à leur émotion. Eliason rabattit un pan de son manteau sur sa tête et se voila la face, signe commun de deuil chez les Elfes. Dumaka se détourna, tremblant de rage et de pitié. Delu se leva, et lui posa la main sur le bras. Mon père saisit sa barbe à pleines mains et tira violemment dessus amenant des larmes dans ses yeux. Ma mère s’arrachait les favoris. J’en fis autant. Alake réconfortait Sabia, presque évanouie. — Nous devrions l’emmener dans sa chambre, dis-je. — Non, je n’irai pas, dit Sabia, avançant un menton résolu. Un jour, je serai reine, et je dois savoir ce qu’il faut faire en des situations semblables. Je la regardai avec étonnement, et un respect tout nouveau. Alake et moi, nous l’avions toujours considérée comme faible et délicate. Je l’avais vue pâlir à la vue du sang suintant d’un morceau de viande pas assez cuit. Mais, confrontée à une crise, elle réagissait en brave petit soldat nain. J’étais fière d’elle. Noblesse oblige, dit-on. On jeta un coup d’œil prudent par la fenêtre. Le médecin parlait au roi. — Majesté, ce messager a refusé tous les sédatifs pour être en état de délivrer son message. Je vous supplie de l’écouter. Eliason ôta immédiatement son manteau et s’agenouilla près du mourant. — Tu es en présence de ton roi, dit Eliason d’une voix calme et égale, prenant la main du blessé. Délivre ton message, puis va rejoindre l’Un avec honneur pour ton dernier repos. L’Elfe tourna ses orbites sanglantes dans la direction de la voix, puis il articula lentement, ses paroles séparées par de longues inspirations douloureuses. — Les Maîtres de la Mer me prient de vous dire ce qui suit : « Nous vous permettrons de reconstruire les nefs destinées au transport de vos peuples si vous nous donnez en paiement la fille aînée de chaque maison royale. Si vous acquiescez à notre demande, placez vos filles dans un bateau que vous lâcherez sur la Merbonne. Dans le cas contraire, ce que nous avons fait à cet Elfe, aux pêcheurs humains, et aux nains constructeurs de vaisseaux n’est qu’un avant-goût des destructions qui attendent vos peuples. Nous vous accordons deux cycles pour prendre votre décision. » — Mais pourquoi ? Pourquoi nos filles ? s’écria Eliason, saisissant le mourant par les épaules et se retenant de justesse de le secouer. — Je… ne sais pas, dit l’Elfe en un souffle, et il rendit le dernier soupir. Alake s’écarta de la fenêtre. Sabia se recroquevilla contre le mur. Je descendis de mon tabouret avant de m’effondrer par terre. — Nous n’aurions pas dû entendre ça, dit Alake d’une voix blanche. — Non, acquiesçai-je. J’avais chaud et froid en même temps, et je tremblais comme une feuille sans pouvoir m’arrêter. — Nous ? C’est nous qu’ils veulent ? murmura Sabia, incrédule. On se regarda, impuissantes, ne sachant quoi faire. — La fenêtre, dis-je, et Alake referma l’ouverture grâce à sa magie. — Nos parents n’accepteront jamais, dit-elle d’une voix ferme. Il ne faut pas qu’ils sachent que nous savons. Ils en seraient trop affligés. Retournons dans la chambre de Sabia et faisons comme si de rien n’était. Je lançai un regard dubitatif à Sabia, blanche comme du lait caillé, et prête à s’évanouir. — Je suis incapable de mentir ! protesta-t-elle. Je n’ai jamais menti à mon père. — Tu n’as pas à mentir, dit sèchement Alake, la peur lui mettant les nerfs à fleur de peau. Il suffit que tu te taises. Ne dis rien, c’est tout. D’une brusque secousse, elle tira Sabia de son coin, et, la soutenant chacune d’un côté, nous nous engageâmes dans les couloirs de corail luminescent. Après quelques mauvais tournants, on parvint enfin à la chambre de Sabia. Nous n’avions pas dit un mot tout le long du chemin. Nous pensions toutes les trois à l’Elfe que nous avions vu, aux tortures qu’il avait endurées. J’avais l’estomac noué de peur et un mauvais goût dans la bouche. Je ne sais pas pourquoi j’avais si peur. Comme l’avait dit Alake, nos parents n’accepteraient jamais de nous livrer aux serpents. C’était, je le sais maintenant, la voix de l’Un qui me parlait, mais je refusais d’écouter. Nous entrâmes dans la chambre de Sabia – heureusement, aucune servante ne s’y trouvait – et nous refermâmes la porte derrière nous. Sabia se laissa tomber sur son lit en se tordant les mains. Alake regardait la fenêtre avec colère, comme si elle avait envie de frapper quelqu’un. Dans le silence, je ne pus plus éviter d’entendre la voix de l’Un. Et je sus, à leur visage, que l’Un parlait aussi à Sabia et Alake. C’était à moi, la naine, d’exprimer tout haut ce qu’il nous disait. — Alake a raison. Nos parents ne nous livreront pas. Ils ne nous parleront même pas de cet ultimatum. Ils garderont le secret envers nos peuples. Et nos peuples seront annihilés, sans savoir qu’il y avait une chance de les épargner. — Je regrette que nous ayons entendu ! murmura Sabia. Si seulement nous n’étions pas montées là-haut ! — Nous devions entendre, dis-je d’un ton bourru. — Tu as raison, Grundle, dit Alake en se tournant face à nous. L’Un voulait que nous entendions. Il nous donne la chance de sauver nos peuples. C’est à nous que l’Un laisse la décision, pas à nos parents. Maintenant, c’est à nous d’être fortes. Pendant qu’elle parlait, je voyais qu’elle se laissait griser par ses propres paroles, par le romanesque du sacrifice et du martyre. Les humains font grand cas de ces fadaises, chose incompréhensible pour nous autres nains. Presque tous les héros humains meurent jeunes, prématurément, sacrifiant leur courte vie à une noble cause. Pas les nains. Nos héros sont les Anciens, qui ont vécu une vie juste, pleine d’efforts et de tribulations. Je ne pus m’empêcher de penser au messager mort, avec ses yeux arrachés. Quelle noblesse y a-t-il à mourir ainsi ? avais-je envie de lui demander. Mais, pour une fois, je parvins à tenir ma langue. Qu’elle se console comme elle peut. Moi, je devais trouver mon réconfort dans le devoir. Quant à Sabia, elle était sincère en parlant de son rôle de reine. — Mais je devais me marier, dit-elle. La jeune Elfe ne discutait pas, ne se plaignait pas. Elle savait ce qui nous restait à faire. C’était simplement sa protestation contre son terrible destin, et elle était très modérée. Alake vient de venir me dire pour la deuxième fois qu’il est temps de dormir. Nous devons « conserver nos forces ». Bah ! Je vais l’écouter pour lui faire plaisir. D’ailleurs, il vaut mieux m’arrêter là. La suite de mon histoire – l’histoire de Devon et Sabia – est à la fois douce et douloureuse. Le souvenir m’en réconfortera pendant cette nuit d’insomnie où seule dans les ténèbres, j’essaierai d’éloigner de moi la peur. CHAPITRE V LES PORTES DE LA MORT CHELESTRA La connaissance s’imposa de force à Haplo. Il s’éveilla en proie à des douleurs cuisantes, et pourtant, au même instant, il sut que son être était reconstitué dans son intégralité et qu’il était libéré de la souffrance. Le cercle de son être était de nouveau fermé. L’agonie ressentie n’était que le dernier vestige de la torture avant la reconstitution du cercle. Mais le cercle était encore fragile et ténu. Levant la main en un effort presque au-dessus de ses forces, il la posa sur sa poitrine nue. Commençant par les runes du cœur, lentement, d’un geste mal assuré, il se mit à suivre du doigt tous les sigles tatoués sur sa peau, pour les reconnecter et les fortifier. Il commença par le nom-runes, le premier sigle tatoué sur le cœur du bébé gigotant au moment où il sort de la matrice de sa mère. C’est la mère qui exécute le rite, ou une autre femme de la tribu si la mère meurt. Le nom est choisi par le père, s’il est vivant ou s’il fait toujours partie de la tribu{17} Sinon, c’est le rôle du chef tribal. Le nom-runes ne confère pas au nourrisson une grande protection magique. Cette protection vient du sein, selon le dicton, de la magie soit de la mère, soit de la nourrice. Et pourtant, le nom-runes est le sigle le plus important du corps, car il est l’origine de tous les autres, le commencement du cercle. Haplo passa les doigts sur le nom-runes, redessinant de mémoire ses boucles compliquées. La mémoire le ramena au temps de son enfance, en l’un des rares moments paisibles qu’il ait vécus, à un enfant qui récitait son nom et apprenait à tracer les runes… … « Haplo, seul, solitaire. C’est ton nom et c’est ta destinée, dit son père, lui enfonçant durement l’index dans la poitrine. Ta mère et moi, nous avons déjà défié toutes les probabilités. À partir de maintenant, chaque Porte que nous passerons sera un cadeau du destin. Mais le temps viendra où le Labyrinthe reprendra notre vie, comme il la reprend à nous tous, excepté les chanceux et les forts. Et les chanceux et les forts sont généralement les solitaires. Répète ton nom. » Haplo répéta, promenant solennellement ses petits doigts sales sur sa maigre poitrine. Son père approuva de la tête. — Et maintenant, les runes de protection et de guérison. Haplo les traça laborieusement, commençant par celles qui touchaient le nom-runes, puis s’étalaient sur le torse, les organes vitaux de l’abdomen, la région sensible du sexe, et se poursuivaient dans le dos, pour protéger l’épine dorsale. Haplo les récita, comme il les avait déjà récitées d’innombrables fois dans sa courte vie. Il les avait répétées si souvent qu’il pouvait laisser son esprit dériver vers les collets posés ce jour-là, se demandant s’il ferait à sa mère la bonne surprise d’un lapin pour le dîner. — Non ! C’est faux ! Recommence ! Un coup sec, appliqué sans passion par son père, à l’aide du bâton nommé trique-nom, sur la paume non protégée par les runes, recentra l’esprit d’Haplo sur sa leçon. Le coup lui fit monter les larmes aux yeux, mais il eut tôt fait de les refouler, car son père l’observait attentivement. La capacité de supporter la douleur faisait autant partie de sa rude éducation que la récitation des runes. — Tu es négligent aujourd’hui, Haplo, dit son père, tapant par terre le trique-nom – branche souple prélevée sur une plante nommée rose rampante, et tout hérissée d’épines. Il est dit qu’autrefois, au temps de notre liberté, avant que nos ennemis nous jettent dans cette prison maudite… Nomme l’ennemi, mon fils. — Les Sartans, dit Haplo, essayant d’ignorer la douleur cuisante des épines restées plantées dans sa paume. — Il est dit qu’aux jours de notre liberté, les enfants tels que toi allaient à l’école et apprenaient les runes comme une sorte de gymnastique intellectuelle. Mais ce n’est plus le cas. Maintenant, c’est une question de vie ou de mort. Quand ta mère et moi serons morts, Haplo, tu seras responsable des sigles qui, tracés correctement, te donneront la force nécessaire pour t’évader de notre prison et venger nos morts sur l’ennemi. Nomme les runes de force et de pouvoir. La main d’Haplo délaissa le torse et suivit les sigles tatoués autour de ses bras et de ses jambes, sur le dos des mains et des pieds. Il les connaissait mieux que les runes de protection et de guérison. Ces « bébés-runes » avaient été tatoués quand il tétait encore. Il avait tatoué lui-même certains des autres – signe qu’il était devenu adulte. Moment glorieux, premier rite de passage dans une vie qui serait sans aucun doute cruelle, dure et brève. Haplo termina sa leçon sans faire une autre faute, ce qui lui valut un signe de tête approbateur de son père. — Maintenant, guéris ces blessures, dit son père, montrant les épines saillant de sa paume. Haplo arracha les épines avec ses dents, les cracha par terre et, joignant les mains, forma le cercle guérisseur, comme on le lui avait enseigné. Les piqûres d’épines, rouges et boursouflées, disparurent graduellement. Il montra à son père sa paume lisse, quoique sale. Son père grogna, se leva et s’éloigna. Deux jours plus tard, lui et la mère d’Haplo seraient morts. Haplo resterait seul. Les chanceux et les forts étaient généralement solitaires… L’esprit d’Haplo dérivait sur un nuage de souffrance et de faiblesse. Il traçait le sigle pour son père, puis son père était un corps mutilé, et enfin son père était le Seigneur du Nexus qui le fouettait avec une branche de rose rampante. Haplo serra les dents, se força à refouler ses larmes, à ravaler ses hurlements et à se concentrer sur les runes. Sa main descendit le long de son bras gauche, jusqu’aux sigles qu’il avait tracés enfant, redessinés adulte, et jusqu’à ceux qu’il avait ajoutés devenu homme, sentant ses forces et sa puissance revenir. Il fut forcé de s’asseoir pour atteindre les sigles de ses jambes. Il faillit s’évanouir à sa première tentative, mais il lutta contre les ténèbres menaçantes, se concentra sur les lumières clignotantes de son esprit, ravala sa nausée et parvint à s’asseoir. Sa main, tremblante de faiblesse, suivit le tracé des runes sur les hanches, les cuisses, les genoux, les mollets et les pieds. À tout instant, il s’attendait à sentir la morsure cuisante du trique-nom, à entendre la réprimande : « Non ! C’est faux ! Recommence ! » Puis il eut terminé, et il ne s’était pas trompé. Il se rallongea sur le pont, sentant une merveilleuse chaleur l’envahir, rayonnant à partir des runes du cœur jusqu’au bout de ses membres. Haplo s’endormit. Quand il s’éveilla, il était toujours faible, mais d’une faiblesse venant de la soif et du jeûne prolongé – facile à guérir. Il se leva péniblement et regarda par la large fenêtre de la cabine de pilotage, se demandant où il était. Il conservait le vague souvenir d’avoir traversé une fois de plus les horreurs des Portes de la Mort, mais ce souvenir l’enflamma de souffrance, et il le bannit vivement de son esprit. Au moins, il n’était pas en danger imminent. Les runes de son corps ne luisaient que faiblement, et c’était une réaction à ce qu’il avait enduré et souffert, non un signal de danger. Dehors, il ne vit rien qu’une vaste étendue bleue d’eau. Il l’observa un moment, se demandant si c’était un morceau de ciel ou d’eau, si c’était solide ou gazeux. Il n’arrivait pas à le déterminer, et son jeûne prolongé lui donnant le vertige, il n’avait pas la force de réfléchir. Se retournant, il descendit en chancelant à la cale où il avait entreposé ses provisions. Il mangea un peu de pain trempé dans du vin, respectant le vieil adage qui dit : « Ne jamais rompre la diète par la fête. » Ayant partiellement recouvré ses forces, Haplo remonta à la cabine de pilotage, revêtit sa culotte de peau, sa chemise blanche à manches longues, son gilet de cuir et ses bottes, cachant toutes les runes qui le désignaient comme un Patryn à ceux qui n’avaient pas oublié leurs leçons d’histoire. Seules les runes de ses mains restèrent visibles, pour le moment, car il en aurait besoin pour piloter la nef par la pierre-barre. Enfin, s’il était besoin de piloter, Haplo considéra la vaste étendue bleue d’eau qui l’entourait, essayant de comprendre ce que c’était, mais il pouvait aussi bien faire voile dans un dôme d’air s’étendant à perte de vue, ou se diriger droit sur un mur peint en bleu. — Eh bien, on va monter sur le pont supérieur et jeter un coup d’œil autour de nous, hein, mon vieux ? N’entendant pas, comme d’habitude, l’aboiement excité du chien, Haplo regarda autour de lui. L’animal n’était pas là. Il réalisa alors qu’il ne l’avait pas vu depuis… depuis… depuis longtemps. — Ici, mon vieux ! Haplo siffla. Pas de réponse. Irrité, pensant que le chien faisait un raid sur les saucisses, comme cela arrivait de temps en temps, Haplo redescendit à la cale. Le chien n’y était pas. Aucune saucisse ne manquait. Haplo appela, siffla. Pas de réponse. Il sut alors, avec un pincement soudain de solitude et de tristesse, que le chien n’était pas là. Mais à peine eut-il senti la souffrance de l’abandon, en un certain sens plus dure à supporter que la douleur de ses tortures, qu’il la sentit diminuer, disparaître. Il avait l’impression que son être s’était ouvert comme une porte. Un vent froid et violent s’y engouffra, gainant de glace tous les doutes et les sentiments qu’il avait ressentis. Haplo se sentit rafraîchi, renouvelé, vide. Et ce vide, réalisa-t-il, était préférable à la confusion et aux doutes qui faisaient rage en lui naguère. Le chien. Une béquille, comme son seigneur l’avait toujours dit. Les chanceux et les forts étaient généralement seuls. Le chien avait rempli son rôle. — Il est parti. Il haussa les épaules et n’y pensa plus. Alfred. Ce misérable Sartan. — Je le vois maintenant. J’ai été dupé, trompé par sa magie. Comme mon peuple a été dupé, trompé avant la Séparation. Mais plus maintenant. Nous nous reverrons, Sartan, et alors, tu ne m’échapperas plus. Haplo, regardant en arrière, fut atterré de réaliser comme il avait été faible, atterré de penser qu’il avait pu douter de son seigneur et chercher à le tromper. Son seigneur. Cette impression d’être libéré de ses doutes, ce nouveau sentiment de bien-être, il les devait à son seigneur. — Comme mon père me punissait quand j’étais petit, ainsi mon seigneur m’a puni aujourd’hui. Je l’accepte. Je l’en remercie. La leçon m’a profité. Je ne manquerai plus à mes engagements, Seigneur. La main sur le nom-runes du cœur, il prononça le serment. Puis, seul, il remonta sur le pont supérieur de la nef elfienne nommée L’Aile du Dragon. Haplo arpentait le pont, regardant par-delà les hauts mâts et les ailes écailleuses de dragon, se penchait par-dessus la lisse pour apercevoir la quille, s’avança jusqu’à la tête de dragon grimaçante constituant la proue pour tenter de voir au-delà. Il aperçut quelque chose au loin. Pas grand-chose, une simple tache plus sombre se détachant sur le bleu ambiant, mais, au picotement des sigles sur sa peau et à l’angoisse qui lui noua le ventre, il conclut qu’il regardait les Portes de la Mort. Il les avait donc franchies à l’évidence, car il n’était plus dans le Nexus, c’était certain. Son seigneur devant avoir lancé sa nef dans l’espace. — Et comme je m’apprêtais à partir pour le quatrième monde, Chelestra, le monde de l’eau, c’est sans doute là que je me trouve, dit Haplo, parlant tout haut, réconforté par le son de sa voix rompant le silence qui l’entourait comme cette immensité de bleu d’eau. Sa nef avançait, il le savait maintenant qu’il pouvait se repérer sur un point – les Portes de la Mort – et le voir diminuer derrière lui. Et, debout sur le pont, il sentait le vent du mouvement caresser sa peau. L’air était frais et humide, mais Haplo se dit qu’un monde d’eau ne devait pas se résumer uniquement à une forte humidité, et il se remit à arpenter le pont, essayant de comprendre où il était et où il allait. Un monde d’eau. Il tenta de se l’imaginer, tout en s’avouant qu’il avait toujours échoué dans ses tentatives pour se représenter les trois autres mondes. Il imaginait des îles flottant dans une mer sans limites. Et, cela fait, il n’arrivait pas à imaginer autre chose. Toute autre représentation paraissait absurde. Mais dans ce cas, où étaient les îles ? Peut-être se trouvait-il en l’air, au-dessus d’elles ? Mais dans ce cas, où était la vaste étendue d’eau scintillant au soleil ? Haplo retourna dans la cabine de pilotage, pour réfléchir au problème, pour voir si les runes de la pierre-barre lui fourniraient un indice quelconque. Mais, à cet instant précis, il découvrit ce qu’était Chelestra. Sa nef percuta un mur d’eau{18}. La force de l’impact le fit tomber à la renverse. La pierre-barre, délogée de son support, alla rouler sur le sol. Haplo voulut se relever, se figea, entendit, horrifié, un craquement de tonnerre. Le grand mât venait de s’abattre. Haplo courut à la fenêtre voir ce qui attaquait sa nef. Rien. Il ne vit aucun ennemi. Rien que de l’eau. Quelque chose tomba en travers de la fenêtre, lui bloquant la vue. Il reconnut une partie de l’aile de dragon qui l’aidait a guider le vaisseau. Maintenant, elle oscillait et ondoyait dans l’eau inerte comme un oiseau mort. De sinistres craquements par le travers et des filets d’eau ruisselant sur le pont lui firent entrevoir la triste vérité. Il ne s’agissait pas d’une attaque. — Cette satanée nef part en morceaux ! jura Haplo, regardant autour de lui, incrédule. C’était impossible. Toutes les planches, toutes les poutres, tous les mâts et les voiles, et jusqu’au moindre bout de bois, tout était protégé par la magie des runes. Rien ne pouvait endommager sa nef. L’Aile du Dragon avait traversé sans dommages les soleils de Pryan. Elle avait survécu au mælstrom d’Arianus, flotté, indemne, sur la mer de feu d’Abarrach. Un puissant nécromancien sartan avait essayé sans succès de rompre son enchantement. L’Aile du Dragon et son pilote avaient triomphé de toutes les épreuves. Et voilà que de l’eau, de l’eau ordinaire, la brisait comme une poterie fêlée. La nef ballottait mollement, dans le craquement des madriers, qui essayaient de résister, puis cédaient brusquement. L’Aile du Dragon se disloquait lentement. Elle n’avait pas été écrasée, mais elle n’aurait pas dû se désagréger ainsi. Haplo n’arrivait pas à y croire, refusait d’y croire. Il se leva avec difficulté, essayant de ne pas perdre l’équilibre sur le pont qui gîtait. De l’eau clapota autour de ses chevilles. Il se retourna, cherchant des yeux la pierre-barre, se demandant brièvement pourquoi elle s’était délogée de son support. Elle aussi, elle était couverte de runes, protégée par les sigles qui guidaient la nef. S’il arrivait à la retrouver, à la remettre à sa place, il pourrait aussi piloter sa nef hors de l’eau, et retourner à ce qu’il jugeait maintenant avoir été une poche d’air. Haplo localisa la pierre-barre, qui avait roulé contre une paroi. Son sommet arrondi dépassait à peine de l’eau qui montait. Il pataugea jusqu’à elle, se pencha pour la ramasser, s’immobilisa. Il fixa la pierre. Elle était ronde, lisse, et sans aucune inscription. Les sigles avaient disparu. Nouveau craquement. L’eau montait rapidement. C’était une aberration de son esprit, une réaction paniquée au naufrage. Les sigles étaient gravés dans la pierre, magiquement, profondément. L’eau ne pouvait pas les effacer. Haplo plongea les mains dans l’eau et en sortit la pierre, prononçant les runes qui auraient dû activer sa magie. Rien ne se passa. Il aurait pu tenir n’importe quelle pierre ramassée dans le jardin de son seigneur. Puis, après avoir foudroyé la pierre, en proie à une frustration coléreuse et perplexe, Haplo arrêta son regard sur ses mains. L’eau dégoulinait de ses doigts, de ses poignets et de ses bras, sur une peau aussi lisse et nette que la surface de la pierre. Haplo lâcha la pierre. Oubliant l’eau qui lui arrivait maintenant aux genoux, oubliant les craquements sinistres et les soubresauts d’agonie de l’Aile du Dragon, il fixa ses mains, essayant de retrouver le dessin rassurant des runes. Les sigles avaient disparu. Luttant contre la panique qui montait en lui aussi vite que l’eau dans la nef, Haplo leva le bras droit. Un filet de liquide, parti du dos de sa main – maintenant dénudée de ses runes – coula lentement le long de son bras. Horrifié, il regarda une goutte glisser sur sa peau, sinuer entre les runes qui s’estompaient, s’effaçaient sur son passage. Ainsi, c’est ce qui était arrivé à sa nef. L’eau dissolvait les runes, emportant toute sa puissance magique. Incapable de trouver une explication à ce mystère, Haplo ne trouva aucun moyen d’y remédier non plus. Le trouble et le chaos régnaient dans son esprit. Habitué depuis sa naissance à la protection des runes, il se retrouvait aussi impuissant qu’un mensch. Le niveau avait beaucoup monté dans la cabine de pilotage ; il perdit pied et se mit à flotter. Il ressentait une étrange répugnance à quitter sa nef, tout en sachant logiquement qu’elle cesserait bientôt de lui offrir un refuge. La magie de sa nef diminuait, mourait, comme la sienne. L’idée lui vint qu’il valait peut-être mieux mourir en restant lui-même que vivre comme un mensch – ou moins qu’un mensch, car certains possédaient des pouvoirs magiques, même s’ils étaient rudimentaires. La tentation fut fugitive mais forte, de fermer les yeux et de laisser l’eau mettre fin à ses angoisses. Haplo était furieux de ce qui lui arrivait, furieux contre les responsables, hommes ou choses. Il résolut de les découvrir, et de les faire payer. Chose qu’il ne pouvait pas faire s’il était mort. Haplo leva les yeux, espérant voir quelqu’indice de la surface. Il se convainquit qu’il voyait de la lumière au-dessus de lui. Prenant une dernière inspiration, il repoussa les épaves flottantes de Y Aile du Dragon et se mit à nager. À puissantes brassées, il se propulsa vers le haut, au milieu des débris flottants. C’était bien de la lumière ; en baissant les yeux, il trouvait l’eau sombre par contraste. Mais toujours aucun signe de la surface. Les poumons prêts à éclater, des étoiles dansant devant ses yeux, il ne pouvait pas retenir son souffle plus longtemps. Frénétique, poussé par la peur panique d’étouffer, il nagea vers le haut. Je n’y arriverai pas. Je vais mourir. Et personne ne le saura jamais… mon seigneur ne le saura jamais… La douleur devint trop forte, insoutenable. La surface, si la surface existait, était trop loin. Il manquait de forces pour continuer à lutter. Son cœur, son cerveau, semblaient sur le point d’exploser, une douleur atroce lui brûlait les poumons. Le cerveau combattit les réflexes, qui agirent d’eux-mêmes. La bouche d’Haplo s’ouvrit. Il aspira l’eau par le nez et la bouche, sentant une étrange chaleur se répandre dans tout son corps. Il supposa qu’il était en train de mourir. Mais il ne mourut pas, et cela l’étonna. Haplo ne savait pas grand-chose sur la noyade. Il ne s’était jamais noyé, naturellement, et n’avait jamais rencontré un noyé revenu pour raconter son histoire. Mais il avait vu des cadavres de noyés, et il savait que les poumons étaient pleins d’eau, et qu’ils cessaient de fonctionner avec les autres organes du corps. Il fut très étonné de constater que, dans son cas, la mort ne survenait pas. Si cela ne lui avait pas paru invraisemblable, Haplo aurait juré qu’il respirait aussi aisément dans l’eau que dans l’air. Immobile, Haplo se laissa flotter, réfléchissant à cet étrange phénomène. La partie rationnelle de son esprit refusait de l’accepter, et s’il s’attardait consciemment sur le fait que sa prochaine inspiration lui remplirait les poumons d’eau, il retenait son souffle et sentait la terreur monter en lui. Mais s’il se détendait sans réfléchir, il inspirait naturellement. Inexplicablement, mais il respirait. Et, pour une partie de lui-même, ce n’était pas absurde. Une partie de lui-même oubliée depuis longtemps, très longtemps. Tu es retourné à ce qui était. C’est là que tu as commencé ta vie. Haplo réfléchit, résolut de remettre la solution à plus tard. La seule chose qui comptait, c’est qu’il était vivant ; inexplicablement, mais vivant. Et la vie lui proposait une série de problèmes totalement nouveaux. L’eau était peut-être de l’air pour ses poumons, mais rien de plus. Aux grognements de son estomac se contractant à vide, il comprit que l’eau ne pouvait pas le nourrir ni le désaltérer. Et qu’elle ne pouvait pas reconstituer ses forces rapidement déclinantes. Dépouillé de la magie qui aurait pu le sauver, il avait échappé à la noyade pour périr de soif, de faim et d’épuisement. Ses idées s’éclaircirent. Une fois terminé le combat paniqué pour échapper à la mort, il inspecta son environnement. Il voyait maintenant que la lumière qu’il prenait pour le soleil ne brillait pas au-dessus de lui, mais quelque part sur sa droite. Il doutait maintenant que ce fût le soleil, mais c’était une lumière, et où il y a de la lumière, il y a généralement de la vie. S’appuyant sur un bout d’épave à la dérive, il se débarrassa de ses bottes et de ses vêtements qui l’alourdissaient. Il considéra tristement ses bras et ses jambes nus. Aucune trace de runes n’y persistait. Haplo s’installa le plus confortablement possible sur son bout de planche, et se laissa flotter dans l’eau qui n’était ni froide ni chaude, mais si proche de la température de son corps qu’il ne la sentait pas sur sa peau. Il se détendit, refusant de réfléchir, se donnant le temps de récupérer après le choc. L’eau le soutenait, le soulevait. Il voyait, à ses cheveux rabattus sur son visage, que l’eau avait un mouvement, un courant, une marée qui semblait le porter dans la direction où il voulait aller. Cela fortifia sa décision. Il serait plus facile de se déplacer avec la marée que contre elle. Haplo se reposa jusqu’au moment où il sentit les forces lui revenir. Alors, se soutenant à sa planche, il se mit à nager vers la lumière. CHAPITRE VI LE HALL DU SOMMEIL, CHELESTRA Les premiers mots qu’entendit Alfred quand il sortit de son évanouissement ne furent pas encourageants. Samah parlait aux Sartans qui étaient rassemblés – imagina Alfred, car il n’avait pas encore ouvert les yeux – autour d’un frère tombé et le regardaient avec étonnement. — Nous avons perdu bien des nôtres pendant la Séparation. La mort a emporté beaucoup de nos frères, mais je crains que nous ne soyons en présence d’un accident de nature différente. À l’évidence, ce pauvre homme a perdu l’esprit. Alfred demeura immobile, feignant toujours l’inconscience, et regrettant que ce ne fût pas le cas. Il sentait des gens autour de lui, les entendait respirer, entendait les bruissements de leurs robes, mais personne d’autre ne parla. Alfred était toujours couché sur le marbre dur du mausolée, mais quelqu’un avait eu l’attention de placer sous sa tête chauve un oreiller – sans doute pris dans un des cercueils. — Regarde, Samah ! Je crois qu’il revient à la vie ! dit une voix de femme. Samah, le grand Samah ! Alfred faillit gémir, se retint juste à temps. — Reculez tous. Ne l’effrayez pas, dit la voix mâle qui devait être celle de Samah. Alfred détecta pitié et compassion dans cette voix, et faillit pleurer. Il brûlait d’envie de se relever, de lui entourer les genoux de ses bras en le reconnaissant pour Père, Souverain, Patriarche, Conseiller. Qu’est-ce qui me retient ? se demanda Alfred, frissonnant sur le marbre froid. Pourquoi les tromper, mes frères et mes sœurs, en restant allongé, feignant l’inconscience pour les espionner ? Ce que je fais est épouvantable. C’est digne d’Haplo, pensa-t-il, choqué. Et, à cette terrible prise de conscience, il gémit tout haut. Il savait qu’il s’était trahi, et il ne se sentait pas de taille à les affronter tout de suite. Il se remémora les paroles du Sartan : J’ai le devoir de te poser des questions, non par simple curiosité, mais, considérant ces temps de crise, par nécessité. Et qu’est-ce que je vais lui répondre ? se demanda lamentablement Alfred. Sa tête ballotta de droite et de gauche, apparemment de sa propre volonté, car il essaya de l’immobiliser et n’y parvint pas. Ses mains frémirent. Ses yeux s’ouvrirent. Les Sartans récemment réveillés faisaient cercle autour de lui, le regardaient, mais aucun ne faisait un geste pour l’aider. Non par cruauté ou négligence. Ils étaient déroutés, simplement. Ils n’avaient jamais vu ou entendu l’un des leurs se comporter aussi bizarrement, et n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils pouvaient faire pour lui porter secours. — Ou bien il reprend vie, ou bien il a une crise, dit Samah. Vous autres, ajouta-t-il, faisant signe à quelques jeunes Sartans, restez près de lui. Il faudra peut-être le maîtriser par la force. — Ce ne sera pas nécessaire ! protesta la femme agenouillée près de lui. Alfred fixa son regard sur elle et reconnut la femme couchée dans ce qu’il croyait être le cercueil de Lya. Elle prit sa main dans les siennes et la caressa doucement. Sa main réagit d’elle-même, comme d’habitude. Car assurément, ce n’était pas lui qui avait commandé à ses doigts de serrer ceux de la femme. Mais c’était bien lui qui s’en trouvait réconforté. En réponse, elle lui serra la main plus fort. — Je pensais que le Temps du Défi était passé, Orla, dit Samah. Le Conseiller parlait d’une voix douce, mais avec une dureté sous-jacente qui fit pâlir Alfred. Il entendit les Sartans remuer nerveusement, comme des enfants dans un ménage désuni, craignant que leurs parents ne recommencent à se disputer. La main de la femme se resserra sur celle d’Alfred, et quand elle parla, ce fut d’une voix triste. — Oui, Samah. Il est passé, je suppose. — C’est le Conseil qui a pris la décision. Tu fais partie du Conseil. Tu as voté, comme les autres. La femme ne dit rien tout haut. Mais, par le contact de leurs mains, Alfred entendit soudain sa réponse dans sa tête. « Voté en ta faveur, comme tu savais que je le ferais. Suis-je membre du Conseil ? Ou simplement l’épouse de Samah ? » Alfred réalisa soudain que ces paroles ne lui étaient pas destinées. Parfois, les Sartans pouvaient se parler sans paroles, mais uniquement les êtres très proches, comme mari a femme. Samah n’avait pas entendu. Il s’était détourné, apparemment appelé par des affaires plus pressantes qu’un frère affaibli allongé par terre. La femme continua à regarder Alfred, mais elle ne le voyait pas. À travers lui, elle regardait un événement survenu voilà très longtemps. Alfred ne voulait pas faire intrusion dans ses tristes pensées, mais le sol se faisait de plus en plus dur. Il remua à peine, pour soulager une crampe dans sa jambe gauche. La femme revint à elle, et à lui. — Comment te sens-tu ? — Pas… pas très bien, bredouilla Alfred. Il essaya de prendre l’air le plus malade possible, espérant que Samah, espérant que tous ces Sartans s’en iraient et le laisseraient seul. Non, peut-être pas tous. Sa main serrait toujours celle de la femme. Elle s’appelait Orla, semblait-il. Orla, quel beau nom ! Pourtant les images que ce beau nom lui communiqua étaient tristes. — Est-ce que nous pouvons faire quelque chose pour toi ? Orla semblait impuissante, découragée. Alfred comprit. Elle savait qu’il n’était pas malade. Elle savait qu’il simulait, et elle en était troublée et bouleversée. Les Sartans ne se dupaient pas. Ils ne se mentaient pas. Ils n’avaient pas peur les uns des autres. Peut-être qu’Orla commençait à partager l’avis de Samah – à savoir qu’ils avaient un frère fou sur les bras. Alfred ferma les yeux en soupirant. — Soyez indulgents envers moi, dit-il doucement. Je sais que mon comportement est étrange. Je sais que vous ne pouvez pas comprendre. Et je ne vous demande pas de comprendre. Vous comprendrez quand vous aurez entendu mon histoire. Il s’assit péniblement, avec l’aide d’Orla. Mais il parvint à se mettre debout tout seul, parvint à se redresser et à regarder Samah avec dignité. — Tu es le chef du Conseil des Sept. Les autres membres du Conseil sont-ils présents ? demanda Alfred. — Oui. Le regard de Samah fit le tour de l’assemblée, se posa sur cinq autres Sartans, et s’arrêta enfin sur Orla. — Oui, les membres du Conseil sont tous là. — Alors, dit humblement Alfred, je vous supplie de m’accorder une audience. — Certainement, mon Frère, dit Samah, s’inclinant avec grâce. C’est ton droit. Dès que tu iras mieux. Dans un jour ou deux, peut-être… — Non, non, dit vivement Alfred. Il n’y a pas le temps d’attendre. Enfin, si, il y a le temps. C’est le temps, le problème. Je veux dire… je crois que vous devriez entendre immédiatement ce que j’ai à vous dire, avant… avant… Sa voix mourut lamentablement. Orla ravala son air. Son regard rechercha celui de Samah, et la tension qui semblait exister entre eux se dissipa immédiatement. Le langage des Sartans étant de nature magique, il a la capacité de susciter des images dans l’esprit de l’interlocuteur. Un Sartan de la puissance de Samah avait la capacité de contrôler ces images, ne donnant à voir qu’exactement ce qu’il voulait. Malheureusement, Alfred n’avait pas plus de contrôle sur ses processus mentaux que corporels. Orla, Samah, et tous les Sartans présents dans le mausolée venaient donc d’assister à un défilé de visions stupéfiantes, terrifiantes et confuses. Des visions qui émanaient directement d’Alfred. — Le Conseil va se réunir immédiatement, dit Samah. Vous autres… Il fit une pause et, l’air troublé, considéra les Sartans du mausolée qui attendaient patiemment ses ordres. — Je crois que vous devriez rester ici jusqu’à ce que nous sachions avec certitude ce qui se passe à la surface. Je remarque que certains de nos frères ne se sont pas réveillés. Voyez ce qui ne va pas chez eux. Les Sartans s’inclinèrent en silence, soumis et dociles, et se retirèrent. Samah tourna les talons et se dirigea vers une porte séparée de la salle par un corridor étroit et sombre. Les cinq autres Sartans du Conseil le suivirent. Orla fermait la marche avec Alfred, s’abstenant courtoisement de le regarder pour lui donner le temps de se ressaisir. Alfred lui en fut reconnaissant, tout en pensant que ça ne servirait pas à grand-chose. Samah avançait d’une démarche rapide et assurée, comme s’il avait parcouru ces lieux encore la veille. Dans sa préoccupation, il ne sembla pas remarquer que le bas de sa longue tunique traçait des sillons dans l’épaisse couche de poussière. À l’approche de Samah qui s’était mis à psalmodier, les runes de la porte se mirent à luire, bleues et radieuses. Le battant s’ouvrit, soulevant un nuage de poussière. Alfred éternua. Orla regarda autour d’elle, étonnée et perplexe. Ils entrèrent dans la Chambre du Conseil, qu’Alfred reconnut à la table ronde gravée de sigles dressée en son centre. Samah fronça les sourcils à la vue de la fine poussière couvrant la table et cachant les runes. Il passa l’index dans la poussière et le considéra en silence. Aucun autre membre du Conseil n’approcha de la table ; ils restèrent près de la porte dont les runes commençaient à s’éteindre. Samah, d’un mot bref, provoqua l’allumage d’un globe blanc suspendu au-dessus de la table, et qui se mit à rayonner une radieuse lumière blanche. Il considéra pensivement la poussière. — Si nous tentons de l’enlever, nous ne pourrons plus respirer. Il garda le silence un moment, puis reporta son regard sur Alfred. — Je prévois dans quel sens vont nous emporter tes paroles, mon Frère, et j’avoue que cela m’emplit d’une frayeur dont je ne me croyais pas capable. Je crois que nous devrions tous nous asseoir, mais – pour cette fois seulement – inutile de prendre nos sièges habituels. Prenant une chaise, il l’épousseta et la tendit à Orla qui marcha vers la table à petits pas précautionneux. Les autres membres du Conseil prirent chacun un siège, soulevant tant de poussière qu’un épais brouillard semblait être tombé sur la pièce. Chacun toussait et prononçait vivement quelques paroles magiques pour éclaircir l’atmosphère. Pourtant, pendant toute la durée de la conférence, la poussière ne cessa-de dériver autour d’eux, recouvrant leur peau et leurs tuniques d’une fine couche grise. Alfred resta debout, comme il convient devant le Conseil. — Commence, mon Frère, je t’en prie, dit Samah. — Je dois d’abord vous demander la permission de vous poser quelques questions, dit Alfred, se croisant nerveusement les mains. Je dois moi-même en connaître les réponses pour savoir si mon récit se justifie. — Ta requête est accordée, mon Frère, dit gravement Samah. — Merci, dit Alfred, avec un petit sursaut qui voulait être une révérence. Ma première question est la suivante : Es-tu un descendant de ce Samah qui était Chef du Conseil au temps de la Séparation ? Très pâle, Orla regarda vivement Samah. Les autres membres du Conseil remuèrent gauchement sur leur siège, certains regardant Samah, d’autres baissant les yeux. — Non, dit Samah. Je ne suis pas un descendant de cet homme. Il fit une pause, réfléchissant peut-être aux implications de sa réponse. — Je suis cet homme même, dit-il enfin. Alfred hocha la tête en soupirant. — Oui, c’est bien ce que je pensais. Et cette assemblée est le Conseil des Sept qui a pris la décision de séparer le Monde, et de le remplacer par quatre mondes séparés. C’est le Conseil qui dirigea la lutte contre les Patryns, le Conseil qui vainquit notre ennemi et effectua sa capture. C’est le Conseil qui construisit le Labyrinthe et y emprisonna nos ennemis. C’est le Conseil sur les instructions duquel certains menschs furent sauvés de la destruction et transportés sur chacun des quatre mondes, pour y construire ce que vous envisagiez comme un nouvel ordre universel, pour vivre ensemble dans la paix et la prospérité. — Oui, dit Samah, c’est le Conseil dont tu parles. — Oui, répéta doucement Orla avec tristesse. C’est de ce conseil qu’il s’agit. Samah lui lança un regard mécontent. Des autres membres du Conseil – quatre hommes et une autre femme – deux hommes et la femme froncèrent les sourcils avec Samah, les deux hommes restants hochèrent la tête, apparemment en accord avec Orla. Cette scission évidente du Conseil, large comme une crevasse, fit perdre à Alfred le fil de ses pensées, déjà jamais très claires. Il ne put que regarder ses frères, bouche bée. — Nous avons répondu à ta question, dit Samah, irrité. En as-tu d’autres ? Alfred en avait, mais il avait du mal à les formuler en paroles qui ne fussent pas offensantes pour le Chef du Conseil des Sept. Enfin, il parvint à articuler misérablement : — Pourquoi vous êtes-vous endormis ? La question était simple. Mais à son horreur indiscible, Alfred entendit résonner autour d’elle toutes les autres qui auraient dû demeurer enfermées dans sa tête. Elles se réverbéraient dans la pièce en cris angoissés et muets. Pourquoi nous avez-vous quittés ? Pourquoi avez-vous abandonné ceux qui avaient besoin de vous ? Pourquoi avez-vous fermé les yeux sur le chaos, la destruction et le malheur ? Toujours très grave, Samah semblait troublé. Alfred, atterré de ce qu’il avait fait, agitait gauchement les mains, s’efforçant de faire taire ces voix remontées du plus profond de son être. — Les questions engendrent des questions, semble-t-il, dit enfin Samah. Je vois que je ne peux pas répondre à tes questions avant que tu n’aies répondu à certaines des miennes. Tu n’es pas de Chelestra, n’est-ce pas ? — Non, Samah{19} je suis d’Arianus, le monde de l’air. — Et tu es arrivé ici par les Portes de la Mort, je présume ? Alfred hésita. — Il serait plus exact de dire que je suis arrivé par accident… ou peut-être par chien, ajouta-t-il avec un petit sourire. Ses paroles suscitèrent des images dans l’esprit de ses interlocuteurs, images que, à voir leur expression, ils avaient du mal à comprendre. Alfred comprenait leur confusion. Il revoyait mentalement Arianus, ses diverses races de menschs en guerre perpétuelle, sa merveilleuse machine qui ne fabriquait absolument rien, ses Sartans disparus et oubliés. Il voyait mentalement son voyage à travers les Portes de la Mort, il voyait la nef d’Haplo, il voyait Haplo. Alfred se raidit en l’attente de la question suivante de Samah, mais il diffusait des images à un rythme si frénétique que le Sartan, à l’évidence, y avait totalement fermé son esprit en un effort pour se concentrer sur ses propres pensées. — Tu es arrivé par accident, dis-tu. Tu n’as pas été envoyé pour nous réveiller ? — Non, soupira Alfred. À la vérité, il n’y avait personne pour m’envoyer. — Nos frères d’Arianus n’ont pas reçu notre message ? Notre demande de secours ? — Je ne sais pas, dit Alfred, secouant la tête, les yeux rivés sur ses souliers. S’ils l’ont reçu, c’était il y a très longtemps. Très, très longtemps. Samah garda le silence. Alfred savait à quoi il pensait. Le Conseiller se demandait comment lui poser une question qu’il répugnait à poser. Enfin, le Conseiller regarda Orla. — Nous avons un fils. Il est dans l’autre pièce. Il avait vingt-cinq ans, à l’époque de la Séparation. S’il n’avait pas choisi le Sommeil et avait continué à vivre, quel âge aurait-il ? — Il ne vivrait plus, dit Alfred. Les lèvres de Samah tremblèrent. Il se contrôla avec effort. — Nous autres Sartans, nous vivons très longtemps. En es-tu certain ? Ne pourrait-il pas être très, très vieux ? — Il serait mort, comme ses enfants, et les enfants de ses enfants. Alfred n’ajouta pas le pire, à savoir que le jeune homme n’aurait pas eu de descendants du tout. Alfred tenta de dissimuler ce fait, mais il vit que le Conseiller commençait à comprendre. Il avait vu dans l’esprit d’Alfred les rangées de cercueils du mausolée d’Arianus, les Sartans morts marchant sur les fleuves de lave d’Abarrach. — Combien de temps avons-nous dormi ? demanda Samah. Alfred passa la main sur sa calvitie. — Je ne sais pas exactement, et je ne peux pas vous donner des chiffres. L’histoire et le temps diffèrent d’un monde à l’autre. — Des siècles ? — Oui, sans doute. La bouche d’Orla remua, comme si elle voulait parler, mais elle ne dit rien. Les Sartans semblaient frappés de stupeur. Ce doit être terrible, pensa Alfred, de se réveiller pour constater que des éons ont passé pendant qu’on dormait. De se réveiller pour apprendre que l’univers qu’on a créé soigneusement n’est plus que chaos et ruine. — Tout cela est tellement… confus. Les seuls qui ont des archives exactes, les seuls qui se rappellent vraiment ce qui est arrivé sont les… Alfred s’interrompit, le nom redouté sur les lèvres. Il n’avait pas eu l’intention d’en parler, du moins, pas tout de suite. — Les Patryns, termina Samah à sa place. Oui, j’ai vu l’homme, notre ancien ennemi, dans ton esprit, mon Frère. Il n’était plus dans le Labyrinthe. Tu voyageais en sa compagnie. Le visage mélancolique d’Orla s’éclaira. Elle se pencha, toute joyeuse. — Pouvons-nous nous en féliciter ? Je désapprouvais ce plan, dit-elle, lançant un bref regard à son mari, mais je serais enchantée d’avoir eu tort. Devons-nous comprendre que nos espoirs d’amendement se sont réalisés ? Que les Patryns, en émergeant de leur prison, avaient compris la leçon, malgré sa dureté, et qu’ils avaient renoncé à leurs rêves de conquêtes et de gouvernement despotique ? Alfred ne répondit pas tout de suite. — Non, Orla, tu ne trouveras de réconfort nulle part, dit froidement Samah. Bien sûr, nous aurions pu le prévoir Regarde l’image de ce Patryn dans l’esprit de ce frère ! Ce sont les Patryns qui ont amené la destruction sur les mondes ! Il abattit ses mains avec force sur les bras de son fauteuil, soulevant un nuage de poussière. — Non, Samah, tu te trompes ! protesta Alfred, stupéfait de son courage devant le Conseiller. La plupart des Patryns sont encore enfermés dans votre prison. Ils ont cruellement souffert. Grand nombre d’entre eux sont morts, victimes de monstres affreux qui n’ont pu être créés que par des esprits mauvais et pervers ! Ceux qui se sont évadés sont pleins de haine pour nous, d’une haine qui leur est inculquée depuis des générations sans nombre. D’une haine qui est tout à fait justifiée, à mon avis. Je… j’y ai séjourné, un bref moment, vous comprenez… dans le corps d’un autre. Son tout nouveau courage s’évaporait rapidement sous le regard flamboyant de Samah. Alfred se recroquevilla, se renferma en lui-même, tripotant machinalement ses manchettes de dentelle déchirées sous le velours élimé de son habit. — Que dis-tu là, mon Frère ? demanda Samah. C’est impossible ! Le Labyrinthe était conçu pour enseigner, instruire. C’était un jeu – un jeu difficile, assurément – mais rien de plus. — Il s’est transformé en jeu mortel, j’en ai peur, dit Alfred, mais il parlait à ses souliers. Mais il y a peut-être encore de l’espoir. Vous comprenez, ce Patryn que je connais est un homme très complexe. Il a un chien… Samah étrécit les yeux. — Tu sembles avoir beaucoup de sympathie pour l’ennemi, mon Frère. — Non, non ! bredouilla Alfred. Je ne connais pas l’ennemi, je connais seulement Haplo. Et il est… Mais cela n’intéressait pas Samah. Il écarta les paroles d’Alfred d’un geste dédaigneux. — Ce Patryn que j’ai vu dans ton esprit, il était libre, il traversait les Portes de la Mort. Quel est son but ? — Ex… ploration… bafouilla Alfred. — Non, pas l’exploration ! Samah se leva et considéra Alfred qui recula sous ce regard pénétrant. — Il n’est pas en exploration ! Il vient en reconnaissance ! Samah, les yeux étincelants, regarda les autres Conseillers l’air triomphant. — Tout compte fait, il semble que nous nous soyons réveillés à temps, mes Frères. Une fois de plus, notre ancien ennemi se prépare à la guerre. CHAPITRE VII À LA DÉRIVE QUELQUE PART DANS LA MERBONNE C’est le matin. Nouveau matin de désespoir et de peur, Les matins, c’est ce qu’il y a de pire. Je m’éveille d’affreux cauchemars, et, pendant une minute, je me dis que je suis de retour dans mon lit, à la maison, et je me dis que les cauchemars ne sont que des illusions. Mais je ne peux pas ignorer le fait que ces rêves horribles peuvent, d’un instant à l’autre, devenir réalité. Nous n’avons vu aucun signe des serpents-dragons, mais nous savons que Quelque Chose nous surveille. Quelque Chose nous guide. Et nous n’avons pas la moindre idée de ce que c’est. La terreur nous empêche de nous aventurer sur le pont supérieur. Nous avons fui dans la partie inférieure de la nef, le Quelque Chose nous laisse tranquilles pour le moment. Tous les matins, Devon, Alake et moi, nous nous retrouvons et essayons de manger sans appétit. Nous nous regardons, nous demandant intérieurement si ce jour sera LE jour, le dernier. L’attente, c’est le plus terrible. Notre terreur s’accroît de jour en jour. Nous avons les nerfs tendus, à vif. Devon — qui a si bon caractère – s’est disputé avec Alake à propos d’une remarque en l’air qu’elle avait faite sur les Elfes et qu’il a comprise complètement de travers. Je les entends, ils se disputent encore. Ce n’est pas la colère qui les tourmente, mais la peur. Je crois que la peur nous rendra tous fous. Quand je pense au passé, j’oublie un moment le présent. Je vais vous raconter notre départ. Il fut amer et douloureux. À la réflexion, la décision de nous livrer aux serpents-dragons fut le plus facile. On sécha nos larmes, on se ressaisit et on discuta de ce que nous dirions à nos parents. On choisit Alake comme porte-parole, et on sortit sur la terrasse. Nos parents n’étaient pas préparés à nous voir. Eliason qui avait perdu récemment son épouse bien-aimée victime d’une maladie quelconque des Elfes, ne supporta pas de voir Sabia, sa fille unique et le portrait vivant de sa ravissante mère, il détourna la tête, les yeux pleins de larmes. Sur ce, Sabia perdit tout son courage. Elle courut à lui, lui jeta les bras autour du cou mêlant ses larmes aux siennes. Naturellement, cela disait tout. — Vous avez écouté ! dit Dumaka, accusateur, en fronçant les sourcils. Vous avez encore écouté ! Je ne l’avais jamais vu si furieux. Le discours si soigneusement préparé d’Alake mourut sur ses lèvres tremblantes. — Papa, nous avons l’intention de partir. Tu ne peux pas nous arrêter… — Non, rugit-il, en furie, martelant le corail de son poing, jusqu’à ce que la roche rose devienne rouge de son sang. Non, je mourrai plutôt… — Oui, tu mourras ! s’écria Alake. Et notre peuple mourra aussi ! C’est là ce que tu veux, Papa ? — Il faut se battre ! Les yeux noirs de Dumaka lançaient des éclairs, sa bouche écumait. — Nous les combattrons ! Ces bêtes sont mortelles, tout comme nous. Elles ont un cœur que nous pouvons percer, une tête que nous pouvons couper… — Oui, dit mon père avec force. Nous nous battrons. Sa barbe était arrachée. J’en vis de grosses touffes par terre à ses pieds. Pour la première fois, je compris vraiment le sens de notre décision. Je ne crois pas que nous l’avions prise à la légère, mais nous l’avions prise en ne pensant qu’à nous, à ce que nous souffririons. Maintenant, je réalisais que même si nous mourions, et sans doute d’une mort horrible, ce serait bientôt passé et qu’ensuite nous serions en sécurité près de l’Un. Mais nos parents (et tous ceux qui nous aimaient) continueraient à souffrir et à revivre notre mort tous les jours. J’avais tellement honte que je n’osais pas regarder mon père. Lui et Dumaka continuèrent à extravaguer, parlant des haches et des armes qu’ils allaient fabriquer et que les Elfes fortifieraient par leur magie. Eliason lui-même se ressaisit suffisamment pour faire quelques suggestions incohérentes, je n’arrivais pas à prononcer un mot. Je me mis à penser que notre peuple avait peut-être une chance, que nous pouvions combattre les serpents et que nos vies seraient épargnées, je remarquai qu’Alake était étrangement calme. Soudain, elle dit froidement : — Maman, il faut que tu leur dises la vérité. Delu flancha. Elle lança un regard noir à sa fille, lui commandant le silence, mais il était trop tard. Ce regard empira même la situation, car nous vîmes tous qu’elle avait quelque chose à cacher. — Quelle vérité ? demanda ma mère d’un ton cassant. — Je ne suis pas autorisée à en parler, dit Delu d’une voix étranglée, sans regarder personne. Ma fille le sait bien, ajouta-t-elle avec amertume. — Il le faut, Maman, insista Alake. Les laisseras-tu aller aveuglément combattre un ennemi qui ne peut pas être vaincu ? — Que veut-elle dire, Delu ? demanda ma mère. De tous les assistants, c’était la plus petite. Elle est encore plus petite que moi. Je la revois encore, ses favoris frémissants, le menton belliqueux, plantée fermement sur le sol, jambes écartées et poings sur les hanches. Delu était grande et svelte, ma mère lui arrivait à peine à la taille. Mais, dans mon souvenir, c’est ma mère qui était grande ce jour-là, grande par la force et le courage. Delu s’effondra, arbre frêle fauché par la hache de ma mère. La magicienne humaine tomba lourdement sur un banc, croisant et décroisant les mains sur les genoux, baissant la tête. — Je ne peux pas entrer dans les détails, dit-elle à voix basse. Je ne devrais pas vous en parler, mais… mais… Elle déglutit avec effort, prit une inspiration tremblante. — Je vais essayer de vous expliquer. Quand un meurtre a été commis… (Je fais une pause pour noter que les humains tuent vraiment leurs pareils. Je sais que vous trouverez cela difficile à croire, mais c’est un fait. On pourrait penser qu’étant donné la brièveté de leur existence la vie leur serait sacrée Mais non. Ils tuent pour les raisons les plus futiles, la cupidité, la vengeance et la concupiscence étant les principales.) — Quand un meurtre a été commis et que le meurtrier ne peut pas être découvert, disait Delu, les membres du Convent peuvent – par l’usage d’un sortilège dont je ne devrais pas révéler l’existence – rassembler des informations sur la personne qui a perpétré le forfait. — Ils peuvent même conjurer des images de la personne ajouta Alake, s’ils trouvent une mèche de cheveux, des fragments de peau ou quelques gouttes de sang du meurtrier. — Chut, mon enfant. Que vas-tu dire là ? la réprimanda sa mère, mais sans conviction. Alake poursuivit. — Un simple fil peut apprendre au Convent ce que portait l’assassin. Si le crime est récent, le choc provoqué par le crime continue à perdurer sur les lieux et nous pouvons nous en servir… — Non, ma fille, ça suffit, dit Delu, levant les yeux Disons simplement que nous pouvons conjurer une image non seulement du meurtrier, mais, par manque d’une meilleure image, de l’âme du meurtrier. — Et le Convent s’est servi de ce sortilège au village ? — Oui, mon mari. C’était de la magie. On m’avait interdit de t’en parler. Dumaka n’avait pas l’air content, mais il ne dit rien. Les humains révèrent la magie, la respectent et la craignent. Les Elfes la considèrent de façon plus pratique, mais sans doute parce que la magie des Elfes se concentre sur des choses pratiques. Nous autres nains, nous n’avons jamais eu grande estime pour l’une ou l’autre. Oh, cela économise du travail et de la peine, c’est vrai, mais il faut payer cela de sa liberté. Après tout, qui a jamais fait totalement confiance à un magicien ? Apparemment, même pas un mari. — Et ainsi, Delu, tu as lancé ce sort sur les excréments des bêtes ou autres choses qu’elles ont laissé derrière elle, dit ma mère, ramenant obstinément tout le monde au sujet. Et qu’as-tu découvert sur leur âme ? — Qu’elles n’en ont pas, dit Delu. Ma mère leva les bras au ciel, exaspérée, en jetant sur son père un regard qui semblait dire « encore du temps perdu ». Mais, à l’expression d’Alake, je sus que ce n’était pas tout. — Elles n’ont pas d’âme, reprit Delu, fixant un regard lugubre sur ma mère. Vous ne comprenez donc pas ? Tous les êtres mortels ont une âme. Comme tous les êtres mortels ont un corps. — Et ce sont les corps qui nous inquiètent, dit ma mère d’un ton tranchant. — Ce que Delu essayait d’expliquer, intervint Alake, c’est que si ces serpents n’ont pas d’âme, ils ne sont, par conséquent, pas mortels. — Et cela signifie qu’ils sont immortels ? demanda Eliason atterré. On ne peut pas les tuer ? — Nous n’en sommes pas certains, dit Delu avec lassitude en se levant. C’est pourquoi je trouvais préférable de ne pas en parler. Le Convent n’a jamais rencontré des créatures pareilles. Nous ne savons pas c’est tout. — Mais quelle est votre hypothèse ? demanda Dumaka. Delu aurait préféré ne pas répondre, mais, au bout d'un moment, elle réalisa qu’elle n’avait pas le choix. — Si ce que nous avons découvert est vrai, alors, ce ne sont pas des serpents. Ce sont des créatures du genre autrefois connu sous le nom de « dragon ». Les anciens croyaient ce dragon immortel, mais sans doute seulement parce que le dragon était pratiquement impossible à tuer. Le dragon est extrêmement puissant. Surtout en magie. — Nous ne pouvons pas combattre ces bêtes avec un espoir de victoire, dit mon père. C’est bien ce que tu veux dire ? Parce que ce que je dis, moi, c’est que ça ne fait aucune différence. Nous ne leur livrerons pas volontairement un nain – n’importe quel nain. Et mon peuple dira la même chose. Je savais qu’il avait raison. Je savais que nous préférerions disparaître en tant que race plutôt que de sacrifier l’un des nôtres. Je sus que j’étais en sécurité. Je soupirai de soulagèrent… et ma honte s’accrut. Dumaka regarda autour de lui, le regard farouche. — Je suis d’accord avec Yngvar. Il faut les combattre. — Mais Papa, protesta Alake, comment peux-tu condamner tout notre peuple à la mort par amour pour moi… — Je ne fais pas ça par amour pour toi, ma fille, rétorqua sévèrement Dumaka. Je le fais par amour pour notre peuple. Nous leur livrons une fille aujourd’hui, et qui sait si ces « dragons » ne demanderont pas toutes nos filles demain ? El la fois d’après, nos fils ! Non ! Il abattit sur le corail son poing déjà ensanglanté. — Nous combattrons ! Et tous nos peuples diront comme moi ! — Je ne livrerai pas ma précieuse enfant, murmura Eliason d’une voix étranglée par les larmes. Il serrait Sabia, aussi étroitement que s’il voyait déjà le serpent s’enrouler autour d’elle. Sabia s’accrochait à lui pleurant sur la souffrance de son père plus que sur la sienne. — Mon peuple m’acceptera jamais de payer ce prix terrible pour se sauver, même si, comme le dit Dumaka, nous pouvions faire confiance à ces serpents, ou dragons, ou autre chose ! Nous combattrons, renchérit Eliason, plus résolu. Puis il soupira et nous regarda, l’air impuissant. — Quoiqu’il y ait très très longtemps que les Elfes ne se soient pas battus. Je suppose que les connaissances nécessaires à la fabrication des armes se trouvent toujours dans nos archives… Mon père eut un grognement dédaigneux. — Et tu crois que ces bêtes attendront tranquillement que les Elfes aient lu leurs bouquins, extrait les minerais et construit les forges avant que vous arriviez à ajuster la lame à la garde ? Bah ! Il faudra faire avec ce que nous avons. Je t’enverrai des haches d’armes… — Et moi, je te fournirai des épées et des lances, intervint Dumaka, brûlant d’en découdre. Delu et Eliason se mirent à discuter des différents enchantements, mantras et sortilèges militaires. Malheureusement les magies elfienne et humaine sont si dissemblables qu’aucune ne fut d’un grand secours à l’autre, mais ils semblèrent tous deux trouver un réconfort dans l’apparence d’une action constructive. — Vous devriez retourner dans la chambre de Sabia, mes enfants, suggéra ma mère. Vous avez subi un choc. Elle s’approcha de moi et me serra dans ses bras. — Mais je n’oublierai jamais que ma vaillante fille a offert sa vie pour son peuple. Ma mère rejoignit mon père dans une discussion animée avec Dumaka sur les mérites comparés de la hache d’arme et de la lance, et nous fûmes bientôt oubliées. Et voilà. Ils avaient pris leur décision. Je sentais que j’aurais dû me réjouir, mais mon cœur – étrangement léger quand nous avions pris la décision de nous sacrifier – pesait comme du plomb dans ma poitrine. J’arrivais à peine à le porter, à pas traînants dans les couloirs de corail. Alake était sombre et pensive. De temps en temps, Sabia était secouée d’un sanglot, et donc, nous ne parlâmes pas avant d’arriver dans sa chambre. Et là encore, nous ne parlâmes toujours pas. Du moins à voix haute. Mais nos pensées, comme de l’eau, suivaient toutes la même pente et convergeaient sur le même point. Je le sais, parce que je regardai soudain Alake, et la surpris à me regarder. On se retourna toutes les deux, au même moment, pour regarder Sabia, dont les yeux se dilatèrent. Elle s’effondra sur son lit et secoua la tête. — Non, vous ne pouvez pas penser ça ! Vous avez entendu ce qu’a dit mon père… — Sabia, écoute-moi ! Le ton d’Alake me rappela celui qu’elle prenait quand elle voulait convaincre la jeune Elfe de jouer un tour à notre gouvernante. — Seras-tu capable de rester dans cette chambre et de voir tout ton peuple massacré sous tes yeux en te disant : « J’aurais pu éviter ça » ? Sabia baissa la tête. Je m’approchai d’elle et lui entourai les épaules de mon bras. Comme les Elfes sont minces, pensai-je. Leurs os sont si frêles qu’on a l’impression de pouvoir les briser d’une pichenette. — Nos parents ne nous laisseront jamais partir, dis-je. Sous devons donc prendre l’affaire en main. Si nous avons une chance, même minuscule, d’être les sauveurs de nos peuples, nous devons la saisir. — Mon père ! gémit Sabia, se remettant à pleurer. Cela lui brisera le cœur ! Je pensai à mon père, aux touffes de barbe gisant à ses pieds, à ma mère me serrant dans ses bras, et le cœur faillit me manquer. Puis je pensai aux nains saisis dans les immenses gueules édentées des serpents-dragons. Je pensai à Hartmut avec sa hache d’arme bien luisante, mais petit et impuissant comparé aux bêtes gigantesques. Je pense à lui maintenant, en écrivant, à mon père, à ma mère et à mon peuple, et je sais que nous avons bien fait. Comme disait Alake, je n’aurais pas pu voir mon peuple mourir sous mes yeux en me disant : « J’aurais pu éviter cela ! » — Ton père devra penser au peuple des Elfes, Sabia. Il sera fort, pour l’amour de toi, tu peux en être sûre. Grundle… poursuivit-elle de son ton de commandant, tournant sur moi ses yeux noirs… et le bateau ? — Il est à l’ancre dans le port, dis-je. Le capitaine et l’équipage seront à terre pour dormir, ne laissant à bord que quelques gardes. Nous pourrons nous en défaire. J’ai un plan. — Très bien, dit Alake, s’en reposant sur moi. Nous nous glisserons dehors pendant le temps du sommeil profond. Préparez ce que vous voulez emporter. Je suppose qu’il y a de l’eau et des provisions sur la nef ? — Et des armes, ajoutai-je. Ce fut une erreur. Sabia semblait au bord de l’évanouissement, et même Alake semblait dubitative. Je n’en dis pas plus. Je ne leur dis pas que, pour ma part, j’avais l’intention de mourir en combattant. — Je vais prendre ce qu’il me faut pour ma magie, dit Alake. Sabia nous regarda, l’air impuissante. — Je pourrais prendre mon luth, proposa-t-elle. Pauvre petite. Je crois qu’elle avait vaguement l’idée de charmer les serpents-dragons par ses chants. Je faillis éclater de rire, surpris le regard d’Alake et soupirai à la place. À la réflexion, je me dis maintenant que son luth et ma hache arriveraient sans doute au même résultat. — Très bien. Maintenant, séparons-nous pour préparer nos affaires. Soyez prudentes. Soyez muettes. Soyez secrètes ! Nous enverrons un message à nos parents, leur disant que nous sommes trop retournées pour paraître au dîner. Moins on verra de gens, mieux ça vaudra. Compris ? Vous ne dites rien à personne ! Alake darda un regard sévère sur Sabia. — À personne… sauf à Devon, répondit la jeune Elfe. — Devon ! Surtout pas ! Il te ferait changer d’avis. Alake n’avait pas haute opinion des hommes. Sabia se hérissa. — C’est le promis que j’ai choisi. Il a le droit de savoir. Nous ne nous cachons rien. C’est une question d’honneur entre nous. Il ne dira rien à personne si je le lui demande. Son petit menton tremblait de défi, ses frêles épaules se redressèrent. On peut faire confiance aux Elfes pour trouver de l’énergie au mauvais moment ! Cela ne plut pas à Alake, mais elle vit comme moi qu’il n’y avait pas moyen de faire revenir Sabia sur sa décision. — Tu résisteras à tous ses arguments, larmes et supplications ? demanda Alake avec humeur. — Oui, dit Sabia, les joues colorées d’une rougeur très seyante. Je sais comme cela est important, Alake. Je ne vous trahirai pas. Et Devon comprendra. Vous verrez. N’oubliez pas qu’il est prince. Il sait ce que c’est qu’avoir une responsabilité envers son peuple. Je poussai Alake du coude. — J’ai des choses à faire, dis-je d’une façon bourrue. Et nous n’avons pas beaucoup de temps. Le soleil de mer dérivait vers la nuit. Déjà, la mer prenait des tons de pourpre, et les servantes circulaient dans le palais pour allumer les lampes. Sabia se leva de son lit et se mit à ranger son luth dans son étui. À l’évidence, la conversation était terminée. — Nous nous retrouverons ici, dis-je. Sabia acquiesça de la tête. Alake semblait vouloir rester pour discuter, mais je l’entraînai dans le couloir. Derrière la porte refermée, j’entendis Sabia se mettre à chanter un chant intitulé « la Dame Noire », triste à briser le cœur. — Devon ne la laissera jamais partir ! Il va prévenir nos parents ! me siffla Alake. — Nous reviendrons de bonne heure, murmurai-je, pour les garder à l’œil. S’il veut s’en aller, nous le retiendrons. Tu pourras le retenir avec ta magie, non ? — Oui, bien sûr, dit Alake, les yeux flamboyants. Excellente idée, Grundle. J’aurais dû y penser moi-même. Quand devrions-nous revenir ? — Le dîner est dans un signe{20} Il habite au palais. Il va s’étonner de ne pas la voir, et il viendra aux nouvelles. Cela nous donne du temps. — Mais si elle lui envoie un message lui demandant de venir plus tôt ? — Il ne peut pas risquer d’insulter son père en n’assistant pas au dîner. J’en savais long sur l’étiquette des Elfes, ayant été obligée de la supporter pendant mes séjours au palais. Alake y avait vécu aussi, mais – chose typique des humains – elle n’avait fait que ce qui lui plaisait. Pour être juste avec Alake, il faut dire qu’elle aurait sans doute préféré mourir de faim qu’assister à un de ces dîners elfiens, qui pouvaient parfois durer des cycles, avec plusieurs heures entre chaque service. Pourtant, je me dis qu’Eliason n’aurait sans doute pas grand appétit ce soir. Alake et moi, nous nous séparâmes, chacune retournant dans sa chambre. Je m’activai rapidement, préparant un petit baluchon de vêtements, ma brosse à favoris et autres objets de première nécessité, comme si j’allais passer quelques jours de vacances à Phondra. L’excitation et l’audace de notre plan m’empêchaient de penser à sa redoutable conclusion. C’est seulement le moment venu d’écrire une lettre d’adieu à mes parents que le cœur me manqua. Naturellement, mes parents ne pourraient pas la lire mais j’avais prévu d’y inclure une note pour le roi des Elfes lui demandant de leur en faire la lecture. Je déchirai plus d’une feuille avant d’arriver à dire ce que je voulais, et à la fin, ma lettre était tellement trempée de larmes que je ne suis pas sûre que quiconque soit parvenu à la déchiffrer. J’espère et je prie qu’elle ait apporté quelque réconfort à mes parents. Quand je l’eus terminée, je la fourrai dans la trousse à barbe de mon père, où il la trouverait au matin, et pas avant. Puis je m’attardai dans la chambre de mes parents, regardant leurs affaires avec amour, et souhaitant de tout mon cœur les revoir une dernière fois. Mais je savais très bien que je ne pourrais jamais tromper ma mère, alors je partis en hâte, rendant qu’ils étaient encore au dîner, et retournai dans la partie du palais qu’habitait Sabia. Ayant besoin d’être seule, je trouvai une niche tranquille, m’y installai, et demandai à l’Un de me donner force et jugement et aide. J’en fus grandement réconfortée, et éprouvai un grand sentiment de paix, qui me fit comprendre que mon action était juste. L’Un avait voulu que nous surprenions cette conversation l’Un ne nous abandonnera pas. Ces serpents-dragons sont peut-être mauvais, mais l’Un est bon. L’Un nous protégera. Quelle que soit la puissance de ces créatures, elles ne sont ras plus puissantes que l’Un, qui croyons-nous, a créé ce monde et tout ce qui y existe. Je me sentais beaucoup mieux et je commençais à me demander ce que faisait Alake quand je vis Devon passer devant moi en courant, se dirigeant vers l’appartement de Sabia. Je sortis discrètement de ma niche, espérant voir dans quelle antichambre il entrerait (car, bien entendu, il n’était pas autorisé à entrer dans la chambre à coucher de Sabia) et je me cognai dans Alake. — Qu’est-ce que tu as mis comme temps ! dis-je avec irritation. Devon est déjà là ! — Rites magiques, me dit-elle avec hauteur. Je ne peux pas t’expliquer. J’aurais dû m’en douter. J’entendis la voix inquiète de Devon, et la voix de la duène{21} de Sabia qui lui répondait, lui disant que Sabia était indisposée, mais qu’elle le recevrait au salon s’il voulait bien attendre. Il porta ses pas dans cette direction. Alake se rua à sa suite, moi sur les talons, et on prit position dans le salon de musique contigu au grand salon, une fraction de seconde avant l’arrivée de Sabia et de sa duène. — Auras-tu la force de le recevoir, mon enfant ? dit la duène, couvant Sabia comme une poule couve ses poussins. Tu n’as vraiment pas bonne mine. — J’ai une migraine atroce, répondit Sabia d’une voix mourante. Veux-tu aller me chercher mon eau de lavande pour me bassiner les tempes ? Alake appliqua la main contre la paroi de corail, marmonna quelques mots et il se créa sous ses doigts une ouverture assez grande pour voir dans le salon. Elle en fit une autre à mon niveau. Heureusement, les Elfes remplissent leurs pièces de meubles, de vases, de fleurs et de cages à oiseaux, de sorte que nous étions assez bien dissimulées, même si je devais observer à travers des palmes et si Alake se trouvait nez à nez avec un oiseau plurah. Sabia était debout près de Devon, aussi près que la décence le permettait à un couple de fiancés. La duène revint avec une mauvaise nouvelle. — Pauvre Sabia. Nous n’avons plus d’eau de lavande. Je ne comprends pas comment. Je sais qu’on a rempli la bouteille hier. — Marabella, sois un amour et va me la remplir. J’ai l’impression que ma tête va éclater, dit Sabia se posant la main sur le front. Je crois qu’il y en a dans l’ancienne chambre de ma mère. — Je crois qu’elle est très malade, dit Devon, angoissé. — Mais la chambre de ta mère est de l’autre côté de la Grotte, dit la duène. Je ne devrais pas vous laisser seuls… — Je ne resterai qu’un instant, dit Devon. — Je t’en prie, Marabella ? supplia Sabia. La princesse des Elfes ne s’était jamais rien vu refuser de sa vie. La duène agitait les mains, indécise. Sabia poussa un gémissement. La duène sortit. Sachant que beaucoup de nouvelles pièces s’étaient créées et que plusieurs anciens couloirs s’étaient bouchés entre la chambre de Sabia et celle de sa mère, je me dis que la duène ne retrouverait pas son chemin bien avant le matin. De sa voix douce, Sabia se mit à tout expliquer à Devon. La scène pénible qui suivit est impossible à décrire. Ils avaient grandi ensemble et s’aimaient tendrement depuis l’enfance. Devon écouta dans un silence horrifié, qui fit bientôt place à l’indignation, et il protesta avec véhémence. J’étais fière de Sabia, qui demeura calme et digne, et pourtant, rien que l’idée de ce qu’elle souffrait pour lui me mit les larmes aux yeux. — Sous le sceau de l’honneur, je t’ai révélé notre secret, mon Bien-Aimé, dit-elle, lui prenant les mains et le regardant dans les yeux. Tu as le pouvoir de nous arrêter, de nous trahir. Mais tu ne le feras pas, je le sais, parce que tu es prince et que tu comprends que je me sacrifie pour le bien de notre peuple. Et je sais, mon chéri, que ton sacrifice sera plus grand que le mien, mais je sais que tu seras fort par amour pour moi, comme je suis forte par amour pour toi. Devon tomba à genoux, accablé d’affliction. Sabia s’agenouilla près de lui et le serra dans ses bras. Je m’écartai de l’ouverture magique, renonçant à les espionner, honteuse. Alake fit de même, posa les mains sur les deux trous qu’elle avait créés, marmonna quelques mots et ils se refermèrent. En général, elle n’a que railleries pour l’amour et les amoureux. Mais cette fois, je remarquai qu’elle n’avait rien à dire le sujet et qu’elle clignait des yeux rapidement. Seules dans le salon de musique, on attendit dans le noir, sans oser allumer une lampe. Je lui murmurai mon plan pour nous emparer de la nef, et elle l’approuva. Mais quand ajoutai que je n’avais aucune idée de la façon de la piloter, son visage se fit grave. — Je crois que ce ne sera pas un problème, et je crus comprendre ce qu’elle voulait dire. Les serpents-dragons devaient nous surveiller. Elle me parla des sorts et enchantement qu’elle étudiait à son niveau (elle avait récemment accédé à la Troisième maison, si vous voyez ce que c’est). Je savais qu’elle ne devait pas en parler, et j’avoue que ça ne m’intéressait pas tellement et que je ne comprenais rien à ce qu’elle me racontait. Mais elle essayait de nous distraire de notre peur, et je fis semblant d’écouter avec intérêt. Puis on entendit une porte se fermer. Sans doute Devon qui partait. Pauvre garçon, pensai-je, me demandant ce qu’il allait faire. On a connu des Elfes qui mouraient de chagrin, et je ne doutais pas que Devon ne survivrait pas longtemps à Sabia. — Donnons-lui quelques instants pour se remettre, dit Alake, avec un tact inusité. — Pas trop longtemps, dis-je. Tout le monde a dû aller se coucher pendant ce signe. Et on a encore à trouver la sortie je ce dédale, et à traverser la ville jusqu’au port. Alake en convint, et, après quelques instants très tendus, on décida qu’on ne pouvait pas attendre davantage et on se dirigea vers la porte. Le couloir était sombre et désert. Nous avions inventé une histoire plausible, au cas où on serait tombées sur Marabella, mais ni elle ni l’eau de lavande n’était en vue. Approchant à pas de loup, on frappa légèrement et on poussa doucement la porte. Sabia s’affairait dans le noir à préparer son petit bagage. Entendant la porte s’ouvrir, elle sursauta et jeta vivement une écharpe vaporeuse sur sa tête, puis elle se tourna vers nous. — Qui est-ce ? murmura-t-elle, effrayée. Marabella ? — Ce n’est que nous, dis-je. Tu es prête ? — Oui, oui. Juste une minute. Elle devait être très énervée, car elle se cognait partout comme si c’était la première fois qu’elle entrait dans sa chambre. Sa voix aussi était changée, remarquai-je, mais je conclus qu’elle était enrouée à force de sangloter. Enfin, après être encore tombée sur une chaise, elle nous rejoignit, serrant un sac en soie d’où s’échappaient dentelles et rubans. — Je suis prête, dit-elle d’une voix étouffée, ramenant son écharpe sur son visage, sans doute pour dissimuler ses yeux et son nez rougis par les larmes. Les Elfes sont tellement vaniteux. — Et ton luth ? demandai-je. — Mon quoi ? — Ton luth. Tu voulais l’emporter. — Ah, euh, j’ai… j’ai décidé de le laisser, dit-elle d’une voix mourante. Alake, qui surveillait le couloir, nous fit signe, impatientée. — Dépêchez-vous avant que Marabella ne revienne ! Sabia lui emboîta vivement le pas. J’allais les suivre quand j’entendis ce que je pris pour un soupir, et un froufrou venant du lit de Sabia. Je jetai un coup d’œil dans le noir, vis une ombre bizarre, et j’allais dire quelque chose quand Alake me sauta dessus. — Viens donc, Grundle ! dit-elle, m’enfonçant ses ongles dans le bras et m’entraînant dans le couloir. Je ne pensai plus à cet incident. On sortit sans problème de la Grotte. Sabia nous conduisait et on ne se perdit qu’une seule fois. Loué soit l’Un que les Elfes ne ressentent pas, comme les humains, le besoin de poster des gardes partout. Les rues de la cité elfienne étaient désertes, comme le sont celles des nains à la même heure. Ce n’est que dans les villages humains qu’on trouve des gens dehors à toutes les heures de la nuit. On arriva enfin à la nef. Alake lança son sort de sommeil sur les nains de quart, et ils s’écroulèrent sur le pont en ronflant comme des bienheureux. Puis on attaqua ce qui serait la tâche la plus difficile de la nuit – traîner les nains endormis jusqu’au rivage, où nous avions prévu de les cacher parmi des tonneaux. Les nains endormis étaient des poids morts, et j’étais sûre de m’être déboîté les épaules après avoir bataillé avec le premier. Je demandai à Alake si elle ne connaissait pas un sort de lévitation, mais elle dit qu’elle n’en était pas encore là dans ses études. Curieusement, la frêle et délicate Sabia se révéla d’une force et d’une habileté inattendues dans le tractage-de-nains. De nouveau, cela me parut bizarre. Étais-je devenue aveugle ? Ou était-ce l’Un qui me commandait de fermer les yeux ? On débarqua enfin le dernier nain et on remonta dans la qui n’était qu’une version plus petite des traque-soleil oie j’ai déjà décrits. On commença par fouiller les cabines et à cale, rassemblant les haches et armes diverses laissées par l’équipage. On les remonta sur le pont. Alake et Sabia se mirent à les jeter par-dessus bord. Je grimaçais à chaque « plouf », certaine que toute la ville devait les entendre. — Attends ! m’écriai-je, saisissant le bras d’Alake. On n’est pas obligées de les jeter toutes, non ? On peut bien en garder une ou deux ? — Non, il faut convaincre ces créatures que nous sommes sans défense, dit fermement Alake, jetant les dernières par dessus la lisse. — Il y a des yeux qui nous surveillent, Grundle, me chuchota Sabia, effrayée. Tu les sens ? Je les sentais, et ça ne fit rien pour me consoler d’avoir été toutes nos armes aux dauphins. Je me félicitai d’avoir eu la présence d’esprit de glisser une hache sous mon lit. Ce qu’Alake ignorait ne pouvait pas lui faire de mal. On remonta au poste d’observation en silence, chacun se demandant ce qui allait se passer maintenant. Une fois là, on se regarda. — Je suppose que je devrais essayer de mettre la nef en marche, dis-je. Mais ce ne fut pas nécessaire. Comme l’avait prévu Alake, les écoutilles se refermèrent soudain, nous scellant à l’intérieur. La nef, sans pilote visible, s’éloigna du quai et glissa vers le large. L’excitation fiévreuse de la fuite commença à se dissiper, et on frissonna, réalisant pleinement quel terrible destin nous attendait. L’eau balaya le pont et recouvrit les hublots. Notre nef plongea dans la Merbonne. Seules et effrayées, on se donna la main pour se rassurer. Et alors, naturellement, nous sûmes que Sabia n’était pas Sabia. C’était Devon. CHAPITRE VIII LE HALL DU SOMMEIL, CHELESTRA Dans la Chambre du Conseil de la cité des Sartans de Chelestra, la déclaration de Samah selon laquelle les Patryns se préparaient à la guerre provoqua la consternation des Conseillers. — N’est-ce pas leur intention ? demanda Samah, se tournant agressivement vers Alfred. — Je… je suppose que c’est possible, bredouilla Alfred, pris au dépourvu. Nous n’en avons jamais discuté… Sa voix mourut. Samah le regarda pensivement. — Il est heureux, mon Frère, que tu sois arrivé ici par accident, et que tu nous aies réveillés à ce moment précis. — Je… je ne suis pas certain de comprendre ce que tu veux dire, Conseiller, répondit Alfred d’un ton hésitant, n’appréciant pas trop le ton de Samah. — Peut-être que ton arrivée ici n’est pas aussi accidentelle que ça ? Alfred se demanda soudain si le Conseiller faisait allusion à quelque puissance supérieure qui aurait osé se reposer sur un messager aussi indigne que l’inepte Sartan. — Je… je suppose que ça aurait pu… — Tu supposes ! dit Samah, relevant le mot avec dédain. Tu supposes ceci, et tu supposes cela ! Qu’est-ce que ça veut dire, « je suppose » ? Alfred ne savait pas ce qu’il voulait dire par là. Il avait parlé sans savoir ce qu’il disait, car il essayait de comprendre les paroles de Samah. Alfred ne put que bégayer, pétrifié, l’air aussi coupable que s’il était arrivé là pour les assassiner tous. — Je trouve que tu es trop dur avec notre pauvre frère, Samah, intervint Orla. Nous devrions le remercier avec gratitude, au lieu de douter de lui et de l’accuser d’être de connivence avec l’ennemi. Alfred les regarda, horrifié. Ainsi, c’était ça que voulait dire le Conseiller ! Il croit que les Patryns m’ont envoyé !… mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Une ombre passa sur le beau visage de Samah, nuage assombrissant la lumière politique de son soleil. Elle se dissipa presque immédiatement, ne laissant qu’une sourde inquiétude dans sa voix. — Je ne t’accuse de rien, mon frère. J’ai simplement posé une question. Pourtant, si ma femme croit que je t’ai fait du tort, je te demande de me pardonner. Je suis las, réaction causée sans aucun doute par le stress du réveil et le choc des nouvelles que tu nous apportes. Alfred se sentit obligé de répondre quelque chose. — Je vous assure, Conseiller et Membres du Conseil, dit-il, les regardant d’un air pathétique, que si vous me connaissiez, vous n’auriez aucun mal à croire mon histoire. Je suis arrivé ici par accident. Et d’ailleurs, toute ma vie n’a été qu’une suite de hasards. Les autres membres du Conseil parurent légèrement embarrassés ; ce n’était pas une façon de parler pour un demi-dieu, pour un Sartan. Samah observait Alfred entre ses paupières, mais sans le voir, concentré sur les images que conjuraient ses paroles. — Si personne n’a d’objection, dit brusquement le Conseiller, je suis d’avis d’ajourner la séance jusqu’à demain. D’ici-là, j’espère que nous aurons évalué la situation. Je propose d’envoyer plusieurs équipes en reconnaissance à la surface. Y a-t-il des objections ? Il n’y en avait pas. — Choisissez parmi nos jeunes, hommes et femmes. Dites-leur de rechercher soigneusement tout indice de la présence de l’ennemi. Rappelez-leur d’éviter tout particulièrement de toucher l’eau de mer. Alfred pouvait voir des images, lui aussi, et, comme les membres du Conseil se levaient en harmonie apparente, il vit des murs de brique et d’épines qui en séparaient certains des autres. Et aucun mur n’était plus haut et plus épais que celui séparant le mari de la femme. Il y avait des lézardes dans ce mur, au début, quand ils avaient appris avec stupéfaction qu’ils avaient dormi si longtemps et qu’ils avaient compris que leur monde s’était écroulé. Mais les lézardes se colmataient rapidement, les murs devenaient des murailles fortifiées. Il se sentit très malheureux et mal à l’aise. — Orla, dit Samah, se retournant à moitié en marchant vers la porte. Le chef du Conseil ouvrait toujours la marche. — Orla, aurais-tu la bonté de veiller au bien-être de notre frère… Alfred. Ses lèvres avaient du mal à prononcer ce nom de mensch. — J’en serai honorée, dit Orla, s’inclinant courtoisement. Brique par brique, le mur s’élevait de plus en plus haut. Alfred l’entendit soupirer. Le regard dont elle suivit son mari était plein de regret et de tristesse. Elle aussi voyait le mur, savait qu’il était là. Peut-être qu’elle aurait voulu abattre, sans avoir aucune idée de la façon de s’y prendre. Quant à Samah, il semblait satisfait de la situation. Le Conseiller sortit de la salle, suivi des autres, dont trois l’accompagnèrent : deux autres – après avoir consulté du regard Orla, qui secoua la tête – se retirèrent. Alfred demeura à sa place, sans bouger, ne sachant pas quoi faire. Des doigts froids se refermèrent sur son poignet. Le contact de la femme le fit sursauter. Il faillit sauter au plafond, ses pieds glissèrent dans des directions opposées, soulevant un nuage de poussière. Alfred chancela, éternua, cligna des yeux, regrettant de ne pas être n’importe où ailleurs, sans excepter le Labyrinthe. Le croyait-elle de connivence avec l’ennemi ? Il se recroquevilla sur lui-même et attendit craintivement qu’elle lui parle. — Comme tu es nerveux ! Calme-toi, je t’en prie ! dit Orla, le considérant pensivement. Mais je suppose que le choc a été aussi fort pour toi que pour nous. Tu dois avoir faim et soif. Moi aussi. Veux-tu m’accompagner ? Il n’y avait rien de terrifiant – même pour Alfred – dans cette invitation à dîner. Il avait manqué de temps, et encore plus d’envie, pour manger sur Abarrach. La simple idée de dîner tranquillement avec ses frères et ses sœurs lui paraissait paradisiaque. Car c’étaient vraiment les siens, ceux avec qui il vivait avant de s’endormir lui-même d’un très long sommeil. C’était pour ça, peut-être, que les doutes de Samah le perturbaient. C’était peut-être pour ça que ses propres doutes le perturbaient. — Oui, volontiers. Merci, dit Alfred, regardant Orla, presque timide. Elle lui sourit, d’un sourire tremblant, hésitant, comme si elle souriait rarement. Mais c’était un très beau sourire, qui lui éclaira les yeux. Alfred la regarda, muet d’admiration. Son moral remonta, s’envola si haut que les murs et toute idée de murs s’écroulèrent autour de lui, disparurent de sa vue et de son esprit. Ils sortirent côte à côte de la salle poussiéreuse. Sans se parler, mais avançant dans un silence amical, ils arrivèrent en un lieu bourdonnant d’activité. Alfred réfléchissait et, apparemment, ne masquait guère ses pensées. — Je suis flattée de ta considération pour moi, mon Frère, dit doucement Orla, les joues colorées d’une légère rougeur. Mais il serait plus convenable que tu gardes ces pensées pour toi. — Je… je te demande pardon, bredouilla Alfred, rougissant jusqu’aux oreilles. C’est juste que je… je n’ai pas l’habitude d’être en compagnie de tant… D’un geste vague, il embrassa les Sartans qui s’affairaient à ramener la vie en ces lieux morts depuis des siècles. Alfred lança autour de lui un regard coupable, craignant de voir le regard flamboyant de Samah braqué sur lui. Mais le Conseiller s’absorbait dans une discussion avec un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, qui, par sa ressemblance, devait être le fils dont avait parlé Samah. — Tu crains sa jalousie, dit Orla, s’efforçant de rire avec désinvolture, mais sa tentative échoua et se termina en soupir. Vraiment, mon Frère, on voit que tu ne fréquentes plus les Sartans depuis longtemps si tu peux nous croire accessibles à cette faiblesse des menschs. — Je fais tout de travers, dit Alfred, branlant du chef. Je suis un imbécile maladroit. Et ça ne me vient pas d’avoir vécu parmi les menschs. C’est ma nature. — Mais les choses auraient sans doute été différentes si notre peuple avait survécu. Tu n’aurais pas été seul. Et tu as été très seul, n’est-ce pas, Alfred ? Sa voix était tendre, apitoyée, compatissante. Alfred était au bord des larmes. Il tenta de répondre joyeusement. — Ce n’était pas aussi terrible que tu le supposes. Il y avait les menschs… Son apitoiement s’accrut, et Alfred protesta. — Non, ce n’était pas ce que tu crois. Tu sous-estimes les menschs. Nous les avons tous sous-estimés, je crois. Je me souviens de la vie avant le sommeil. Nous nous mêlions rarement aux menschs, et quand il nous arrivait d’aller les voir, c’étaient comme des parents qui vont passer un moment à la nurserie. Mais j’ai vécu parmi eux, j’ai partagé leurs joies et leurs peines, j’ai connu leurs craintes et leurs ambitions. J’en suis venu à comprendre à quel point ils se sentent impuissants et sans défense. Et, bien qu’ils aient fait beaucoup de mal, je ne peux pas m’empêcher de les admirer pour ce qu’ils ont accompli. — Pourtant, dit Orla, fronçant les sourcils, je vois dans ton esprit que les hommes se sont mis à se combattre et à se massacrer, Elfes contre humains, et humains contre nains. — Et qui est-ce qui leur a infligé la plus terrible catastrophe qu’ils aient jamais connue ? demanda Alfred. Qui a tué des millions d’individus au nom du bien ? Qui a séparé l’univers, qui a transporté les survivants dans des mondes étrangers, puis les a laissés se débrouiller tout seuls ? Les joues d’Orla s’empourprèrent. Les rides de son front s’accusèrent. — Je suis désolé, s’excusa précipitamment Alfred. Je n’ai pas le droit… je n’étais pas là… — Tu n’étais pas là, sur ce monde qui semble si proche dans mon cœur, et dont ma tête me dit pourtant qu’il est perdu à jamais. Tu ne sais pas la peur que nous avions de la puissance croissante des Patryns. Ils prévoyaient notre anéantissement total, notre génocide. Et alors, que serait-il resté aux menschs ? Une vie d’esclavage sous la botte de leur gouvernement totalitaire. Tu ne sais rien des tourments du Conseil, s’efforçant de déterminer la meilleure façon de combattre cette terrible menace. Les nuits sans sommeil, les jours passés en discussions acharnées. Tu ne sais rien de notre agonie personnelle. Samah lui-même… Elle se tut brusquement, se mordant les lèvres. Elle était très habile à masquer ses pensées, ne révélant que celles qu’elle voulait bien. Alfred se demanda ce qu’elle aurait dit si elle avait continué. Ils avaient beaucoup marché, et se trouvaient loin du Hall du Sommeil. Des sigles bleus luisant au bas des murs guidaient leurs pas dans les couloirs poussiéreux sur lesquels s’ouvraient des pièces sombres, qui deviendraient bientôt les habitations temporaires des Sartans. Mais pour le moment, ils étaient seuls dans l’obscurité éclairée par les runes. — Il faut revenir sur nos pas. Je ne voulais pas venir si loin. Nous avons dépassé la salle à manger. Orla fit demi-tour. — Non, attends. Alfred lui posa la main sur le bras, stupéfait de sa témérité. — Nous n’aurons peut-être plus jamais l’occasion de nous retrouver seuls. Et… il faut que je comprenne ! Tu n’étais pas d’accord, n’est-ce pas ? Toi et quelques autres Conseillers ? — Non, nous n’étions pas d’accord. — Qu’est-ce que vous proposiez, vous ? Orla prit une profonde inspiration. Elle détournait la tête et ne le regardait pas. Un instant, Alfred pensa qu’elle ne lui répondrait pas, et c’était apparemment son intention, puis elle haussa les épaules et changea d’avis. — Tu l’apprendras bien assez tôt. La décision d’effectuer la Séparation fut longuement discutée, débattue. Elle provoqua d’amères disputes, sépara les familles. Elle soupira en secouant la tête. — Quelle solution ai-je conseillée ? Aucune. J’ai conseillé de ne rien faire, et d’adopter une attitude défensive à l’égard des Patryns si nous étions attaqués. Car nous n’avons jamais été certains qu’ils attaqueraient. C’était seulement ce dont nous avions peur… — Et la peur l’emporta. — Non ! s’écria Orla avec colère. Ce n’est pas par peur que nous avons finalement pris cette décision. La vraie raison, c’était notre désir de créer un monde parfait. Quatre mondes parfaits ! Où tous vivraient dans la paix et l’harmonie. Plus de mal, plus de guerres… C’était le rêve de Samah. Et c’est pourquoi j’ai accepté de voter son projet malgré mes objections. C’est pourquoi je n’ai pas protesté quand Samah a pris la décision d’envoyer… De nouveau, elle s’interrompit. — D’envoyer ? insista Alfred. Orla se fit distante ; elle changea de conversation. — Le plan de Samah aurait dû réussir. Pourquoi a-t-il échoué ? Qu’est-ce qui l’a fait échouer ? Elle foudroya Alfred, presque accusatrice. Pas moi ! pensa Alfred. Ce n’est pas ma faute ! Mais peut-être que c’était sa faute, se dit-il, mal à l’aise. En tout cas, je n’ai rien fait pour arranger les choses. Orla enfila le couloir d’un pas vif. — Nous nous sommes absentés trop longtemps. Les autres vont s’inquiéter. La lumière des runes commença à s’estomper. — Il ment. — Mais, Père, ce n’est pas possible. C’est un Sartan… — Un Sartan faible d’esprit, qui a longtemps voyagé en compagnie de ce Patryn, Ramu. À l’évidence, il a perverti, corrompu son esprit. Nous ne pouvons pas le blâmer. Il n’avait pas de Conseiller vers lequel se tourner, personne pour l’assister en ce temps d’épreuves. — Et il ment à propos de tout ? — Non, je ne crois pas, dit Samah après avoir réfléchi. Les images des nôtres morts dans les cercueils d’Arianus, les images des Sartans pratiquant l’art interdit de la nécromancie sur Abarrach, étaient trop réelles, beaucoup trop réelles. Mais ces images furent brèves, fugitives. Je ne suis pas certain de les avoir comprises. Il faudra lui faire subir un interrogatoire plus approfondi pour apprendre ce qui s’est passé exactement. Mais surtout, pour en savoir plus sur ce Patryn. — Je comprends. Et que veux-tu que je fasse, Père ? — Montre-toi amical envers cet Alfred. Encourage-le à parler, fais-le sortir de lui-même, acquiesce à tout ce qu’il dit, sympathise avec lui. L’homme est très seul, affamé de la compagnie de ses semblables. Il se cache dans une coquille qu’il s’est construite pour se protéger. Il faudra la casser avec bonté, et, quand nous l’aurons ouverte, commencer à le réformer. En fait, j’ai déjà commencé, dit Samah, jetant un regard satisfait dans le sombre corridor. — Vraiment ? Son fils suivit son regard. — Oui, j’ai confié ce malheureux à ta mère. Il lui sera plus facile d’avouer ses véritables pensées à elle qu’à nous. — Mais lui avouera-t-elle ce qu’elle sait ? se demanda Ramu. On dirait qu’elle s’est prise de sympathie pour cet homme. — Elle en a toujours fait autant pour tous les chiens battus venant mendier à notre porte, dit Samah en haussant les épaules. Mais cela ne va pas plus loin. Elle nous dira tout. Elle est loyale envers son peuple. Juste avant la Séparation, elle a fait bloc avec moi, m’a soutenu, et a abandonné ses objections. De sorte que tout le Conseil a été forcé de me suivre. Oui, elle me dira ce que j’ai besoin de savoir. Surtout quand elle aura compris que notre but est d’aider ce pauvre homme. Ramu s’inclina devant la sagesse de son père, et s’apprêta à partir. Samah le retint quelques instants. — Quand même, Ramu, ouvre l’œil. Je n’ai pas confiance en… cet Alfred. CHAPITRE IX QUELQUE PART À LA DÉRIVE DANS LA MERBONNE Il s’est passé quelque chose de très étrange, mais j’ai été trop occupée (loué soit l’Un) pour écrire jusqu’à maintenant. Enfin, tout est rentré dans l’ordre, l’excitation s’est calmée, et il ne nous reste qu’à nous demander : que va-t-il se passer maintenant ? Par où commencer ? À la réflexion, tout a commencé avec les tentatives magiques d’Alake pour attirer des dauphins et leur parler. Nous voulions savoir, si possible, où nous allions et ce qui nous attendait, même si c’était terrible. C’est l’« incertitude » qui est le plus difficile à supporter. J’ai dit que nous dérivions dans la mer. Ce n’est pas tout à fait exact, comme nous le fit remarquer Devon pendant le repas de midi. Nous avancions dans une direction spécifique, guidés par les serpents-dragons. Nous n’avons aucun contrôle sur la nef. Nous ne pouvons même pas approcher du gouvernail. Une sensation horrible s’empare de nous quand nous marchons dans cette direction. Elle draine toutes les forces de nos jambes, et les laisse molles et flageolantes, incapables d’avancer. Elle remplit la tête et le cœur d’images d’agonie et de mort. La seule fois où on essaya d’en approcher, on tourna les talons et on s’enfuit, paniqués, se cacher dans nos chambres. J’en fais encore des cauchemars. C’est après cet incident et quand nous en fûmes remis, qu’Alake décida d’essayer de contacter les dauphins. — Nous n’en avons pas vu depuis notre départ, déclara-t-elle. Et c’est très bizarre. Je veux savoir ce qui se passe, dans quelle direction nous allons. Maintenant que j’y repense, c’était effectivement bizarre de n’avoir pas vu de ces poissons. Les dauphins adorent la compagnie et sont d’incorrigibles bavards. En général, ils s’attroupent autour d’une nef, mendiant des nouvelles et en communiquant à tous ceux qui sont assez bêtes pour écouter. — Comment ferons-nous pour… euh… les convoquer ? demandai-je. Alake sembla étonnée de mon ignorance. Je ne comprends pas pourquoi. Aucun nain dans son bon sens n’aurait l’idée d’attirer volontairement ces poissons ! On a déjà du mal à se débarrasser de ces sales bêtes ! — Par la magie, naturellement, dit-elle. Et vous allez m’aider, Devon et toi. J’avoue que j’en fus excitée. J’avais vécu parmi les humains et les Elfes, mais je n’avais jamais assisté à une opération magique, et je fus étonnée qu’Alake nous y invite. Elle dit que nos « énergies » l’aideraient. Personnellement, je crois qu’elle se sentait très seule et effrayée, mais je gardai ma langue. Peut-être devrais-je expliquer (du mieux que je pourrai) les concepts magiques des Phondrans et des Elmas. Et le point de vue des Gargans. Les nains, les humains et les Elfes croient tous en l’Un, puissante force qui nous a placés en ce monde, nous protège pendant le séjour que nous y faisons, et nous reçoit en son sein quand nous le quittons. Pourtant, chaque race a une conception assez différente de l’Un. Le credo fondamental des nains, c’est que tous les nains sont dans l’Un et que l’Un est dans chaque nain. Ainsi, toute épreuve qui affecte un nain affecte tous les nains et affecte aussi l’Un – et c’est pourquoi les nains ne trompent, trichent et tuent jamais intentionnellement un autre nain. (En excluant les bagarres d’ivrognes, naturellement. Une bonne beigne en pleine figure, appliquée de bon cœur, est généralement considérée bénéfique pour la santé.) Autrefois, les nains croyaient que l’Un ne s’intéressait qu’à eux. Quant aux humains et aux Elfes, s’ils avaient seulement été créés par l’Un (et certains affirmaient qu’ils étaient engendrés par les ténèbres, comme les champignons vénéneux), ce devait être par hasard, ou alors ils avaient été conçus par une force opposée à l’Un. Une longue cœxistence nous apprit à nous accepter les uns les autres. Nous savons maintenant que l’Un a la charge de tous les êtres vivants (quoique certains vieux pépés maintiennent que l’Un aime les nains et tolère simplement les humains et les Elfes). Les humains croient que l’Un gouverne tout, mais que – comme n’importe quel chef Phondran – l’Un est ouvert à la suggestion. Et en conséquence, les humains ne cessent de harceler l’Un de leurs supplications et de leurs prières. Les Phondrans croient aussi que l’Un a des subordonnés, chargés d’exécuter certaines tâches triviales au-dessous de la dignité de l’Un. (Ce concept est si typiquement humain !) Ces subordonnés sont sujets aux manipulations humaines par la magie, et les Phondrans ne sont jamais plus heureux que lorsqu’ils ont modifié la saison des récoltes, convoqué les vents, fait tomber la pluie et allumé des feux. Les Elmas ont une conception beaucoup plus relaxe de l’Un. D’après eux, l’Un a créé le monde avec un grand « bang », et maintenant il se repose et le regarde avancer tout seul comme les jouets mécaniques de Sabia quand elle était petite. Les Elmas ne considèrent pas la magie comme une chose spirituelle et sacrée, mais comme une chose divertissante et qui épargne du travail. Alake n’a que seize ans (âge où l’on est encore un bébé chez les nains, mais les humains mûrissent vite) mais elle est déjà considérée comme une très habile magicienne, et je savais que le plus cher souhait de sa mère était de lui transmettre la présidence du Convent. Devon et moi, on la regarda prendre place devant son autel, qu’elle avait dressé dans une cale vide du pont deux. C’était, je l’avoue, un plaisir de la regarder. Alake est grande et bien faite. (A ce propos, je dois vous dire que je n’ai jamais envié leur taille aux humains. Un vieux proverbe des nains affirme : « Plus long le bâton, plus facile à casser. » Mais j’admirais les mouvements d’Alake, gracieuse comme une algue ondulant au gré de l’eau.) Sa peau est d’ébène noir et luisant. Ses cheveux sont tressés en d’innombrables petites nattes ornées au bout de perles bleues et orange (ses couleurs tribales) et en cuivre. Si elle laisse ses tresses tomber sur ses épaules, les perles se heurtent musicalement au rythme de ses pas, comme des centaines de petites clochettes. Elle portait le costume traditionnel des Phondrans, une pièce d’étoffe bleu et orange enroulée autour du corps, et maintenue en place par un artifice de pliage (connu des seuls Phondrans). Le pan libre de l’étoffe est ramené sur l’épaule droite (pour montrer qu’elle est célibataire – les femmes mariées drapent le pan sur l’épaule gauche). Des bracelets cérémoniels en argent ornaient ses bras, des clochettes d’argent pendaient à ses oreilles. — Je ne t’ai jamais vu ces bracelets, Alake, dis-je, pour faire la conversation et rompre le silence terriblement silencieux. Ils sont à toi ou à ta mère ? Est-ce que ce sont des cadeaux ? À ma grande surprise, Alake, qui en général adore faire admirer ses nouvelles parures, ne répondit pas et détourna les yeux. Je me dis qu’elle n’avait pas entendu. — Alake, je t’ai demandé si… Devon m’expédia un bon coup de coude dans les côtes. — Chut ! Ne parle pas de ses bijoux ! — Pourquoi ? chuchotai-je avec irritation. Pour ne rien vous cacher, je commençais à en avoir assez de marcher tout le temps comme sur des œufs de peur d’offenser quelqu’un. — Elle porte ses ornements funéraires, rétorqua Devon. Ça me fit un choc. Bien sûr, j’avais entendu parler de cette coutume. À la naissance, les filles des Phondrans reçoivent des bracelets et clochettes d’oreilles en argent, qu’elles porteront à leur mariage et transmettront à leurs filles. Mais si une fille meurt prématurément, avant son mariage, on place ses bracelets et ses autres bijoux sur son corps quand on l’envoie rejoindre l’Un dans la Merbonne. Je me sentis très malheureuse, et je cherchai quelque chose à dire pour réparer, puis je réalisai qu’il valait mieux me taire. Alors je me tus, raclant le sol de mes talons et essayant de m’intéresser à ce que faisait Alake. Devon était assis près de moi. À bord, les meubles étaient conçus pour des nains. J’eus pitié du jeune Elfe, à califourchon sur un tabouret bas, les jambes empêtrées dans les jupes de Sabia. Alake n’en finissait pas d’installer son matériel sur l’autel, s’arrêtant devant chaque objet pour prier. — Si tous les humains prient comme ça devant chaque petit truc, à mon avis l’Un doit s’endormir avant la fin ! Je croyais avoir parlé à voix basse, mais Alake dut m’entendre, parce qu’elle eut l’air choquée et me regarda en fronçant les sourcils. Je décidai qu’il valait mieux changer de conversation, et, jetant un coup d’œil sur Devon, vêtu d’une robe de Sabia, je posai une question qui me tracassait depuis pas mal de temps. — Comment es-tu arrivé à persuader Sabia de te laisser partir à sa place ? lui demandai-je. Naturellement c’était une erreur. Devon, qui essayait jusque-là de faire bonne figure, s’assombrit immédiatement et détourna la tête, lui aussi ! Alake se rua sur moi et me pinça de toutes ses forces. — Ne lui rappelle pas ces souvenirs ! — Aïe ! Alors, ça, c’est le bouquet ! grondai-je, perdant patience. Je ne dois pas parler à Alake de ses bracelets. Je ne doit pas parler de Sabia à Devon, quoiqu’il porte ses vêtements et ait l’air singulièrement ridicule dans cette robe. Eh bien, au cas où vous l’auriez oublié tous les deux, moi aussi je vais mourir, et Sabia était mon amie. Nous faisons semblant de nous croire en croisière d’agrément. Eh bien non ! Et c’est mauvais de garder ses paroles sur l’estomac, comme disent les nains. Ça empoisonne la nourriture. Pas étonnant que nous n’arrivions pas à manger, terminai-je avec un grognement dédaigneux. Alake me regarda, muette et médusée. Une ombre de sourire jouait sur le visage pâle de Devon. — Tu as raison, Grundle, reconnut-il, baissant tristement les yeux sur ses jupes à fleurs et sur son corselet étroitement lacé, couvert de rubans et de dentelles. Chez les Elfes, les hommes sont presque aussi minces que les femmes, mais ils ont tendance à être plus large d’épaules, et je remarquai qu’ici et là, une couture avait cédé sous la pression. — Nous devrions parler de Sabia. J’en avais envie, mais j’avais peur de vous faire de la peine en évoquant de tristes souvenirs. Impulsivement, Alake s’agenouilla près de lui et lui prit la main. — Mon ami, je t’honore pour ton courage et ton sacrifice. Il n’est aucun homme que je tienne en plus haute estime. Rares compliments, venant d’un humain. Devon en fut touché. Il rougit et secoua la tête. — Je l’ai fait par égoïsme, dit-il doucement. Comment aurais-je pu continuer à vivre sachant qu’elle n’était plus et… comment elle était morte. Je mourrai plus facilement sachant qu’elle est saine et sauve. Je me demandai avec humeur comment il pourrait la croire heureuse, sachant qu’il était mort à sa place. Mais il faut dire que c’est un homme ; et les hommes – nains, humains ou Elfes – tous les mêmes ! — Comment l’as-tu convaincue de te laisser partir à sa place ? insistai-je. Connaissant Sabia et ayant vu sa détermination, j’avais du mal à croire qu’elle avait cédé facilement. — Je ne l’ai pas convaincue, dit Devon, de plus en plus rouge. Si tu veux tout savoir, voilà ce qui l’a convaincue. Il leva le poing, montrant ses phalanges tuméfiées. — Tu l’as boxée ! dis-je en un souffle. — Tu l’as frappée ! s’écria Alake en écho. — Je l’ai suppliée de me laisser partir à sa place. Elle a refusé. Il n’y avait pas moyen de la faire changer d’avis, alors, j’ai fait la seule chose possible pour l’empêcher de partir. Je l’ai assommée. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? J’étais au désespoir. Et croyez-moi, frapper Sabia est la chose la plus pénible que j’aie jamais faite de ma vie ! Je le crus sans peine. Un Elmas souffre les affres du remords pendant des jours pour avoir simplement écrasé accidentellement une araignée. — Quant à mes bijoux, dit Alake, faisant tourner un bracelet de la main, ils sont à moi, Grundle. Ma mère me les a donnés à ma naissance. Je n’arrivais pas à leur rédiger un message pour leur dire où j’allais. J’ai essayé, mais c’était trop difficile de traduire mes sentiments en paroles. Quand ma mère découvrira que ces bijoux ont disparu, elle saura. Elle comprendra. Alake retourna à son autel. Devon tira sur la manche trop serrée de sa robe, qui devait lui couper la circulation. J’avais envie de pleurer. On n’avait pas gardé nos mots sur l’estomac mais ils étaient durs à entendre et ça n’avait rien arrangé. — Et voilà pour les proverbes des nains, grommelai-je dans mes favoris. — Je suis prête à commencer, dit Alake, et je poussai un soupir de soulagement. Alake m’a interdit d’écrire les détails de la cérémonie, mais j’en aurais été incapable de toute façon, vu que je ne comprenais rien à ce qui se passait. Tout ce que je sais, c’est que ça comportait un morceau de morue salée (un régal pour les dauphins, quand ils peuvent en trouver), des airs de flûte, avec Alake qui prononçait des paroles bizarres et imitait les bruits des poissons. (Les humains parlent le langage des dauphins. Les nains le pourraient aussi, je suppose, mais pour quoi faire ? Les dauphins parlent assez bien le nain.) Je finis par m’endormir pendant la flûte, et je me réveillai en sursaut quand Alake se remit à parler normalement. — C’est fait. Maintenant, les dauphins devraient arriver. Ils devraient, pensai-je, si on jetai la morue salée à la mer. Car je ne voyais pas à quoi elle servait posée sur l’autel dans un plat d’argent. Peut-être qu’à son avis la puanteur devait les attirer. Comme vous l’avez peut-être deviné, je ne fais pas grand cas de la magie, humaine ou elfienne, alors, vous imaginez ma surprise quand on entendit et sentit tous quelque chose cogner contre la coque. — Ils sont venus, dit Alake, avec un brin de suffisance, se hâtant vers le sas pour les accueillir, toutes perles cliquettes. Je lançai un coup d’œil à Devon, qui haussa les épaules et es sourcils. Il avait prévu de les appeler avec un sifflet à dauphins magique, qui ne faisait aucun bruit perceptible à mes oreilles. Mais Devon m’assurait que les dauphins l’entendaient très bien et qu’ils en trouvaient le son harmonieux. On se hâta de suivre Alake. Notre nef est divisée en quatre ponts, numérotés de bas en haut. Elle n’est pas grande, comparée aux traque-soleil, mais elle n’était utilisée que par la famille royale quand elle sombrait vers les autres royaumes. Le pont quatre est le pont supérieur (si l’on excepte le pont extérieur). C’est là que se trouve le poste d’observation, et, derrière, la cabine de pilotage qu’aucun de nous n’avait le courage d’approcher. Partant du poste d’observation, une échelle relie les quatre ponts entre eux. À la poupe, une immense verrière permet d’admirer l’eau ou la terre, selon l’endroit où l’on se trouve. Le soleil de mer emplit cette pièce d’une joyeuse lumière bleu-vert. De là, on voit le pont extérieur, entouré de sa lisse. Seul un humain serait assez fou pour s’y rendre quand la nef est immergée. La cale se trouve au pont trois. Derrière s’ouvre la salle commune, où l’on se retrouve pour boire, manger, s’exercer au lancer de la hache, ou simplement pour bavarder. Cette pièce a de nombreux petits hublots sur les côtés. Derrière la salle commune se trouvent les cabines réservées à la famille royale et à l’équipage, un atelier, puis la salle des machines, avec les cristaux magiques elfiens qui assurent la propulsion. Les ponts un et deux comprennent principalement des magasins, plus le sas – caractéristique essentielle de nos submersibles. Si vous n’êtes pas un nain, vous vous demandez sans doute ce qu’est un sas. Comme je l’ai déjà mentionné, aucun nain ne sait (ou ne désire apprendre à) nager. Un nain qui tombe à la mer coulerait comme une pierre jusqu’au fond de Chelestra, à moins qu’on ne le rattrape à temps pour le ramener sur la terre ferme. C’est pourquoi toutes nos nefs comportent un sas, utilisé pour porter secours à tout nain qui tomberait accidentellement à la mer. Nous trouvâmes Alake debout à la base du sas, le visage appliqué contre un hublot. À notre approche, elle se retourna, les yeux dilatés. — Ce n’est pas des dauphins. C’est un humain. Enfin, je crois que c’est un humain, ajouta-t-elle, dubitative. — C’est un humain, oui ou non ? dis-je. Tu ne le vois pas ? — Regarde toi-même. Alake semblait ébranlée. Devon et moi, on se pressa contre le sas, l’Elfe pratiquement plié en deux pour se mettre à mon niveau. Et effectivement, ça avait bien l’air d’un humain mâle. Ou peut-être vaudrait-il mieux dire que ça ne ressemblait pas à un Elfe ou à un nain. Il était plus grand qu’un nain, il n’avait pas les oreilles pointues, et il avait les yeux ronds, et non en amande. Mais il n’était pas de la bonne couleur pour un humain, sa peau étant d’un blanc-gris maladif. Il avait les lèvres bleues, et de grands cercles violacés sous les yeux. À demi-nu, il ne portait qu’une culotte marron très collante et les vestiges d’une chemise en lambeaux. Accroché à un bout de planche, il était, me sembla-t-il, à l’article de la mort. Le coup qu’on avait entendu, c’était sans doute lui qui se cognait dans la coque. Il nous voyait par le hublot, et il tenta de taper sur la paroi, mais il était trop faible, et son bras retomba, sans force. Il s’affala sur sa planche, ses jambes rendant mollement dans l’eau. — Je ne sais pas ce qu’il est, mais il ne le sera pas longtemps, dis-je. — Pauvre homme, murmura Alake, ses yeux noirs tout alanguis de pitié. Il faut l’aider, ajouta-t-elle d’un ton résolu, se dirigeant vers l’échelle menant au pont deux. On va le ramener à bord. Le réchauffer, le nourrir. Jetant un regard en arrière, elle vit qu’on n’avait pas bougé. — Allez, venez ! Il sera lourd. Je ne pourrai pas le rentrer toute seule. Ah, les humains ! Ils foncent toujours tête baissée, sans prendre le temps de réfléchir. Heureusement, elle avait une naine avec elle. — Attends, Alake. Arrête une minute. Pense à notre destination. Réfléchis à ce qui nous attend. Alake fronça les sourcils, furieuse de cette objection. — Et alors ? Il est mourant ! On ne peut pas le laisser comme ça ! — Ce serait peut-être plus charitable, dit doucement Devon. — Si nous le sauvons maintenant, il mourra sans doute : une mort plus horrible avec nous. Je regrettais d’avoir à être si brutale, mais c’est parfois la seule façon de se faire comprendre des humains. Alake, réalisant enfin le sens de nos paroles, se recroquevilla sur elle-même. Je jure que je la vis rétrécir sous nos yeux. Son corps s’affaissa contre l’échelle. Baissant les yeux, elle en frictionna machinalement les montants de bois. La nef accélérait. Nous laisserions bientôt l’homme loin derrière nous. Il s’en était aperçu, apparemment, car il faisait appel à ses dernières forces pour nous suivre. C’était un spectacle déchirant. Je me détournai. Mais j’aurais dû me douter qu’Alake se laisserait attendrir. — C’est l’Un qui l’envoie, dit-elle, grimpant à l’échelle C’est l’Un qui nous l’envoie, en réponse à mes prières. Il faut le sauver ! — Tu as prié qu’il t’envoie un dauphin ! lui fis-je remarquer avec irritation. Alake ne répondit pas, et me lança un regard réprobateur. — Ne blasphème pas, Grundle. Tu sais manœuvrer ce truc ? — Oui, avec l’aide de Devon, grommelai-je en la suivant. En fait, j’aurais pu me débrouiller toute seule, ayant plus de force que le prince elfien, mais je voulais parler à Devon. Je demandai à Alake de surveiller l’humain flottant, et je montai avec Devon au pont deux, pour rejoindre la partie supérieure du sas. Par un hublot, je jetai un coup d’œil en son intérieur baigné de soleil, donnai un tour de vis à l’écoutille pour m’assurer qu’elle était bien scellée. Devon se mit à m’aider. — Et si ce n’est pas l’Un qui nous envoie cet homme ? lui murmurai-je à l’oreille d’un ton pressant. Et si c’étaient les serpents-dragons qui nous l’envoient pour nous espionner ? Devon eut l’air considérablement choqué. — Tu crois que c’est une possibilité ? demanda-t-il, faisant de son mieux pour m’aider mais ne réussissant qu’à gêner mes mouvements. Je le poussai de côté. — Pas toi ? — Peut-être. Mais pour quoi faire ? Ils nous tiennent prisonniers. Nous ne pouvons pas nous échapper, même si nous le voulions. — Mais pourquoi font-ils tout ça ? Tout ce que je sais, c’est que je n’ai pas envie de faire trop vite confiance à cet humain, si toutefois c’en est un. Et je crois que tu ferais bien de te remettre dans la peau de Sabia. Je me retournai pour redescendre l’échelle. Devon me suivit, se prenant les pieds dans ses jupes. — Oui, tu as peut-être raison. Mais Alake ? Il faudra qu’elle soit d’accord. Il faut que tu lui dises. — Pas moi. Elle pensera que c’est un nouveau prétexte pour ne pas lui porter secours. Dis-lui, toi. Elle t’écoutera. Vas-y. Je me débrouillerai toute seule. Nous étions de nouveau sur le pont un. Devon alla trouver Alake et je pus enfin travailler efficacement. Je n’entendais pas leur conversation, mais je voyais bien qu’Alake n’était pas d’accord, car elle secoua la tête, faisant carillonner follement toutes ses perles. Mais Devon usa de patience, bien plus que je n’en aurais été capable, et finit par la convaincre. Je la vis regarder vers moi, puis vers l’humain, l’air pensif et troublé. Finalement, elle hocha la tête à contrecœur. Debout devant le hublot le plus bas du sas, j’empoignai les manettes et les poussai vers le bas de toutes mes forces. Un panneau s’ouvrit dans la coque, l’eau de mer s’y engouffra en écumant, entraînant avec elle des tas de poissons indignés (mais pas de dauphins) et l’humain. J’attendis que l’eau ait atteint le niveau désiré, puis je refermai le panneau d’un coup sec. — Je l’ai ! m’écriai-je. On regrimpa en vitesse au pont deux, en haut du sas. Je suivis et jetai un coup d’œil à l’intérieur. S’il s’était agi d’un nain, il aurait coulé au fond, et il aurait fallu se servir d’un grappin pour le tirer de là. Mais, étant un humain, il était parvenu à nager jusqu’à la surface où il flottait, à portée de ma main. — Alake et moi, on peut s’occuper de lui, Devon. Toi, va remettre ton écharpe. Devon nous laissa. Alake vint m’aider, et, à nous deux, on parvint à hisser l’homme sur le pont. Je refermai et scellai le sas, rouvris le panneau de la coque, libérant les poissons en colère, et mis les pompes en marche. Puis je revins examiner notre pêche. J’avoue que je faillis réviser mon jugement quand on examina de près. Si c’étaient les serpents-dragons qui nous envoyaient un espion, ils auraient sans doute mieux choisi. Il était vraiment pitoyable, allongé comme ça sur le pont, frissonnant de la tête aux pieds, toussant, crachant, agité de soubresauts et bâillant comme un poisson hors de l’eau. À l’évidence, Alake n’avait jamais rien vu de pareil. Moi, si, heureusement. — Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-elle anxieusement. — Sa température a chuté, et il a du mal à passer de la respiration aquatique à la respiration aérienne. — Comment le sais-tu ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Alake. — Il arrive que des nains tombent à l’eau, alors, je sais ce qu’il faudrait faire si c’était un nain. Le réchauffer, à l’intérieur et à l’extérieur. L’emmailloter dans des couvertures et lui donner tout le vin-de-vie qu’il pourra avaler. — Tu es sûre ? À propos du vin-de-vie, je veux dire ? Saoul comme un nain, dit un diction des Phondrans. Mais qui croyez-vous qui achète la plus grande part de notre vin-de-vie ? — Ça lui brouillera les idées. Parce que c’est ça qui le fait bâiller comme ça. Son cerveau dit à son corps qu’il est censé respirer de l’eau. Mais si on coupe-circuite son cerveau, son corps se remettra naturellement à respirer de l’air – chose pour laquelle il est fait, conclus-je d’un ton sévère. — Je vois. Grundle, va me chercher une bouteille de vin-de-vie et mes pochettes d’herbes médicinales. Et, si tu rencontres Dev… Sabia, dis-lui de m’apporter toutes les couvertures qu’il… elle pourra trouver. Les débuts n’étaient pas prometteurs. Heureusement l’humain était si occupé à rester en vie qu’il ne remarqua pas le trouble d’Alake. Je me dirigeai vers la dépense pour y prendre le vin-de-vie, me cognai dans Dev-Sabia qui revenait. Il s’était réentortillé dans son écharpe et dans son voile avec un châle sur les épaules pour dissimuler les coutures crevées. Je lui transmis les instructions d’Alake, et il retourna chercher des couvertures. Je poursuivis mon chemin, réfléchissant aux paroles d’Alake. Cet humain ne semblait pas habitué à séjourner dans l’eau. Bizarre. Les Phondrans passent autant de temps dans la Merbonne que sur la terre ferme, et en conséquence ne souffrent jamais de ce que nous autres nains appelons « empoisonnement par l’eau ». À l’évidence, l’homme n’était pas un Phondran. Mais alors, qui était-il, et d’où venait-il ? C’en était trop pour l’imagination d’une seule naine. Arrivée dans la dépense, je pris une bouteille de vin-de-vie, la débouchai et en bus une gorgée pour m’assurer qu’il était bon. Il l’était. J’en eus les larmes aux yeux. J’en bus une ou deux gorgées de plus, puis je remis le bouchon, essuyai mes favoris et retournai vivement vers notre passager. Alake et Devon l’avaient installé sur la chaise de calfat – chaise attachée à un filin qui peut être montée et descendue le long de l’échelle, et dont on se sert pour monter et descendre les blessés ou les obèses qui ont du mal à négocier les échelles. On hissa notre homme jusqu’au quartier de l’équipage du pont deux, et on l’aida à marcher jusqu’à une petite cabine. Heureusement, il arrivait à marcher, bien qu’ayant les jambes molles comme un chaton nouveau-né. Alake étala une pile de couvertures sur lesquelles il s’effondra, sans force, et elle le couvrit d’une autre pile. Il continuait à bâiller et semblait beaucoup souffrir. Je lui tendis la bouteille. Il sembla comprendre, car il me fit signe d’approcher. Je portai le goulot à ses lèvres, et il but une gorgée. Ses bâillements firent place à une quinte de toux, et j’eus peur que mon remède n’ait raison de lui. Mais il tint bon, et parvint à avaler plusieurs autres gorgées avant de retomber sur ses couvertures, sans force. Déjà, il respirait mieux. Il nous regarda tous alternativement, ses yeux enregistrant tout et n’émettant rien. Soudain, il repoussa ses couvertures. Alake émit un gloussement inquiet de poule qui a perdu son poussin. L’humain l’ignora. Il fixait ses bras. Il les fixa une éternité, en les frictionnant comme un fou. Puis il regarda le dos de ses mains. Fermant les yeux d’un air désespéré, il se laissa retomber sur ses couvertures. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Alake en humain, s’agenouillant près de lui. Tu es blessé ? Qu’est-ce que nous pouvons faire pour toi ? Elle fit le geste de lui toucher le bras, mais il s’écarta en grondant comme un animal. Alake insista. — Je ne te ferai pas de mal. Je veux seulement t’aider. Il continua à la regarder, et je le vis plisser le front de colère et de frustration. — Alake, dis-je doucement. Il ne te comprend pas. Il ne sait pas ce que tu lui dis. — Mais je lui parle en humain… — Dev… Sabia, essaye, dis-je, gaffant comme Alake. Peut-être qu’il n’est pas humain, après tout. L’Elfe écarta son écharpe de sa bouche. — D’où viens-tu ? Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il lentement et distinctement dans la langue musicale des Elfes. L’étranger, fronçant les sourcils, reporta son regard sur Devon. La frustration fit place à la fureur. Se soulevant sur un coude, il se mit à nous hurler dessus. On ne le comprenait pas non plus, mais on n’avait pas besoin de traducteur. — Sortez ! vociférait-il à l’évidence. Sortez et fichez-moi la paix ! Il retomba sur ses couvertures en gémissant, les yeux clos, le visage inondé de sueur. Mais ses lèvres continuaient à remuer, formant des mots qu’il n’avait plus la force de prononcer. — Pauvre homme, dit doucement Alake. Il est malade, abandonné, effrayé. — Peut-être, dis-je, ayant mon opinion sur la question, mais je trouve qu’il vaut mieux faire ce qu’il demande. — Est-ce que… qu’il se remettra ? Alake n’arrivait pas à en détacher les yeux. — Mais oui, l’assurai-je, essayant de la pousser vers la porte. Si on reste, on ne va faire que le bouleverser. — Grundle a raison, ajouta Devon. Il faut le laisser se reposer. — Je crois que je devrais rester près de lui, dit Alake. Devon et moi, on échangea des regards alarmés. L’air sombre et le hurlement sauvage de l’étranger nous avaient mis les nerfs à vif. Comme si nous n’avions pas assez de problèmes, il semblait bien que nous avions maintenant un humain fou sur les bras. — Chut, dis-je, tu vas le réveiller. Allons discuter de ça dans la coursive. On poussa doucement dehors une Alake récalcitrante. — L’un de nous devrait le garder à l’œil, me murmura Devon à l’oreille. Je hochai la tête, comprenant à demi-mot. L’un de nous ne devait pas être Alake. — Je vais apporter ici ma couverture… Elle faisait déjà des plans pour passer la nuit près de lui. — Non, non, tu vas te coucher. Je le veillerai cette nuit J’ai l’expérience de cette maladie, dis-je, coupant court à ses protestations. Il faut te reposer comme il faut pour être prête à le soigner au matin quand il se réveillera. Elle s’éclaira à cette perspective, mais continua à hésiter en regardant la porte que j’avais refermée derrière moi. — Je ne sais pas… — Je t’appellerai s’il y a du changement, promis-je. Demain matin, tu ne veux pas te présenter à lui avec les yeux rouges et gonflés, non ? Ce fut l’argument décisif. Alake nous souhaita bonne nuit, jeta un dernier coup d’œil sur son patient en souriant intérieurement, et enfila l’écoutille. — Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? demanda Devon quand elle fut partie. — Comment veux-tu que je le sache ? répondis-je avec irritation. — C’est que, tu es une fille. Tu connais ces choses-là. — Quelles choses ? demandai-je, bien que sachant de quoi il parlait. — C’est évident. Elle est attirée par lui. — Peuh ! Je me rappelle la fois où elle avait sauvé un louveteau blessé. Elle l’avait ramené chez elle et traité de la même façon. — Oui, mais ce n’est pas un louveteau, dit gravement Devon. Il est jeune, beau, fort et bien bâti, même pour un humain. On a eu du mal à le soutenir jusqu’à la cabine. Ce qui soulevait un autre problème. Si cet homme devenait fou furieux et décidait de mettre la nef en pièces, nous aurions du mal à l’arrêter à nous trois. Mais les serpents-Dragons ? À l’évidence, ils continuaient à tout contrôler, la nef continuait à avancer. Savaient-ils que cet étranger était à bord ? Et s’en souciaient-ils seulement ? Je bus une lampée de vin-de-vie. — Va te coucher, dis-je à Devon avec humeur. On ne trouvera pas de solution ce soir. Peut-être qu’il se passera quelque chose demain. Et il se passa quelque chose. Je retournai dans la cabine de l’homme et m’installai dans in coin sombre près de la porte. S’il se réveillait, me disais-je, je pouvais filer avant qu’il s’aperçoive de ma présence. Il dormit d’un sommeil agité. Il se tournait et retournait sur ses couvertures, marmonnant dans sa langue, dont les mots me parurent sombres, durs, pleins de haine et de colère. De temps en temps, il criait, et une fois, il poussa un hurlement terrifiant et s’assit, comme mû par un ressort, regardant droit dans ma direction. J’étais debout et presque arrivée à la porte avant de réaliser qu’il ne me voyait pas. Il retomba sur son lit. Je retournai dans mon coin. Il pétrissait ses couvertures en répétant tout le temps un mot. On aurait dit « chien ». Et parfois, il gémissait et agitait la tête en criant : « Seigneur ! ». Finalement, à bout de forces à mon avis, il sombra dans un lourd sommeil. Je peux avouer, je suppose, que j’entretins dans mon cœur le brasier du courage en l’arrosant libéralement de vin-de-vie. Je ne ressentais plus aucune peur. (Je ne ressentais plus grand-chose, à vrai dire.) Le voyant profondément endormi, je décidai d’apprendre tout ce que je pourrais sur lui. En fouillant ses poches, par exemple, s’il en avait. Avec quelque difficulté, je me remis sur pied. (La nef gîtait, quelque chose d’horrible !) Je parvins quand même à m’approcher et je m’agenouillai près de son lit. Et ce que je vis me dessaoula plus vite que la poudre de racine noire de ma mère. Je ne me souviens plus de la suite, sinon que je me retrouvai dans le couloir, courant à toutes jambes en hurlant comme une sorcière. Alake, resserrant sa chemise de nuit autour d’elle, parut sur le seuil de sa cabine, paniquée. Devon sortit de sa chambre comme s’il y avait le feu. Il était forcé de coucher avec sa robe. Pauvre garçon. Il n’avait pas d’autre vêtement que la robe de Sabia. — On t’a entendu hurler ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? — L’étranger ! haletai-je. Il… il a viré au bleu ! Alake en eut le souffle coupé. — Il agonise ! s’écria-t-elle, courant vers sa cabine. On se mit à courir après elle, Devon se rappelant juste à temps d’attraper son voile et de se l’entortiller autour de la tête. Je suppose que mes cris avaient réveillé l’étranger. (Devon me dit plus tard qu’il avait cru que les serpents-dragons de Chelestra me poursuivaient.) L’humain, assis dans son lit, contemplait ses bras et ses mains, les tournant et retournant comme s’il n’arrivait pas à croire qu’ils étaient à lui. Je le comprends. Si une chose pareille m’était arrivée, je n’en aurais pas cru mes yeux, moi non plus. Comment vous dire ? Je sais que vous ne me croirez pas. Mais je jure devant l’Un que les bras, le torse, le cou et le dos des mains de l’étranger étaient couverts de signes d’écriture bleus. Nous étions tous entrés en courant dans la cabine avant de réaliser qu’il avait repris connaissance. Il leva la tête et nous regarda. On recula. Même Alake semblait intimidée. Le visage de l’étranger était sombre, sinistre. Mais, comme s’il sentait notre peur, il fit une tentative de sourire. — N’ayez pas peur. Je m’appelle Haplo, dit-il à Alake. Comment t’appelles-tu ? Nous ne pouvions pas répondre. L’homme avait parlé en phondran. En phondran parfait. Et après… Mais ça devra attendre à plus tard. Alake m’appelle. C’est l’heure du dîner. Et j’ai faim. CHAPITRE X SURUNAN, CHELESTRA Les Sartans, sous la direction du talentueux Samah, revinrent à la vie avec une énergie qui étonna et accabla Alfred. Ils passèrent sans transition de leurs cercueils au royaume qu’ils s’étaient construit tant de siècles plus tôt. Leur magie eut tôt fait de redonner vie à leur environnement, si beau qu’Alfred avait toujours les larmes aux yeux en le regardant. Surunan. Le mot lui-même était dérivé de runes-racine signifiant « centre » — le cœur, le centre de leur civilisation. Du moins, c’est ainsi qu’ils l’avaient conçu. Malheureusement, le cœur avait cessé de battre. Mais maintenant, il était revenu à la vie. Alfred parcourait les rues, émerveillé de leur beauté. Les édifices étaient de marbre rose et perle, apporté de l’ancien monde. Façonnées par la magie, leurs hautes flèches s’élançaient vers un ciel émeraude et turquoise. Boulevards, avenues et jardins magnifiques, aussi profondément endormis que leurs créateurs, revinrent magiquement à la vie, convergeant tous vers le cœur de Surunan – la Chambre du Conseil. Alfred avait oublié le plaisir que c’était de vivre avec les siens, de partager sa vie avec d’autres. Il s’était caché si longtemps, avait si longtemps dissimulé sa véritable nature, que c’était un soulagement de ne plus avoir à déguiser ses pouvoirs magiques. Et pourtant, dans ce monde nouveau et magnifique, parmi les siens, il n’arrivait pas à se sentir tout à fait libéré, tout à fait à son aise. Il y avait deux cités – une cité intérieure, centrale, et une cité extérieure, beaucoup plus grande mais beaucoup moins belle. Les deux étaient séparées par de hauts murs. Alfred, explorant la cité extérieure, se rendit compte immédiatement que c’était autrefois le lieu de résidence des menschs. Mais qu’étaient-ils devenus quand les Sartans s’étaient endormis ? D’après ce qu’il voyait, la réponse devait être sinistre. Certains indices, que les Sartans faisaient de leur mieux pour effacer rapidement, attestaient que des batailles acharnées s’étaient livrées dans cette partie de la ville. Les maisons étaient éventrées, les murs écroulés, les fenêtres fracassées. Les enseignes, écrites en nain, en humain et en elfe, gisaient dans les rues, brisées. Alfred regardait tristement autour de lui. Les menschs s’étaient-ils combattus entre eux ? C’était vraisemblable, d’après ce qu’il savait de leurs natures guerrières. Mais pourquoi les Sartans ne les avaient-ils pas arrêtés ? Puis il se rappela les horribles créatures qu’il avait vues dans l’esprit de Samah. Qui étaient-elles ? Nouvelle question. Trop de questions. Pourquoi les Sartans s’étaient-ils mis en hibernation ? Pourquoi avaient-ils renoncé à toute responsabilité sur ce monde et sur les autres qu’ils avaient créés ? Un soir qu’il se trouvait dans le jardin en terrasse de la maison de Samah, il se dit qu’il devait avoir en lui un terrible défaut qui le poussait à entretenir ces pensées, un défaut qui l’empêchait d’être heureux. Il avait enfin tout ce qu’il avait rêvé de posséder. Il avait retrouvé les siens, et ils étaient tout ce qu’il espérait : forts, résolus, puissants. Ils étaient prêts à corriger tout ce qui s’était abâtardi. Le fardeau écrasant qui accablait ses épaules s’était allégé ; il avait ses frères pour l’aider à le porter. — Mais qu’est-ce que j’ai ? se demanda-t-il tristement. J’ai entendu parler, lui répondit une voix intérieure, d’un homme emprisonné pendant des années. Quand on ouvrit enfin sa geôle, il refusa de la quitter. La liberté l’effrayait, de même que la lumière et le grand air. Il voulait rester dans sa sombre cellule, parce qu’il la connaissait. Il s’y sentait en sécurité. Alfred se retourna et vit Orla. Elle lui souriait ; son ton et ses paroles étaient aimables. Mais Alfred se rendit compte qu’elle s’inquiétait de son trouble et de son irrésolution. Il rougit, soupira, et baissa les yeux. — Tu n’as pas quitté ta cellule, Alfred, dit Orla, lui posant la main sur le bras. Tu t’obstines à porter des habits de mensch. Remarque peut-être inspirée par le regard d’Alfred, résolument fixé sur les souliers abritant ses pieds immenses. — Tu ne veux pas nous dire ton nom de Sartan. Tu ne veux pas nous ouvrir ton cœur. — Et m’avez-vous ouvert le vôtre ? demanda doucement Alfred en levant les yeux. Quelle terrible tragédie s’est jouée ici ? Que sont devenus les menschs qui vivaient là ? Partout où je regarde, je vois des images de destruction, du sang sur les pierres. Pourtant, personne n’en parle. Orla pâlit et pinça les lèvres. — Désolé, soupira Alfred. Ça ne me regarde pas. Vous avez tous été merveilleux avec moi. Soyez bons et patients. C’est moi qui suis en faute. Je travaille à me corriger. Mais, comme tu l’as dit, j’ai été trop longtemps enfermé dans le noir. La lumière… blesse mes yeux. Je suppose que tu ne peux pas comprendre. — Parle-moi de ta vie, mon Frère, dit Orla avec bonté. Aide-moi à te comprendre. De nouveau, elle évitait le sujet brûlant, elle détournait la conversation d’elle et de son peuple, et la ramenait à lui. Pourquoi cette répugnance à parler ? Et chaque fois qu’il abordait le passé, il sentait de la peur et de la honte. Nos demandes d’aide… avait dit Samah. Pourquoi ? À moins qu’il ne s’agît d’une bataille que les Sartans avaient perdue. Et comment était-ce possible ? Le seul ennemi capable de les combattre à leur niveau était enfermé dans le Labyrinthe. Alfred arrachait distraitement les feuilles d’un vinil en fleur, sans les voir, et les jetait par terre. La main d’Orla se referma sur la sienne. — Cette plante crie de douleur. — Excuse-moi ! Alfred lâcha la fleur, et regarda avec horreur les ravages qu’il avait commis. — Je… je ne faisais pas attention. — Mais ta douleur à toi est encore plus grande, reprit Orla. Je t’en prie, partage-la avec moi. Son doux sourire le réchauffa comme du vin aux épices. Alfred, enivré, oublia ses doutes et ses questions, et se retrouva en train de donner libre cours à des sentiments et des pensées si longtemps renfermés en lui qu’il n’en avait plus conscience. — Quand je me suis réveillé et que je me suis aperçu que les autres étaient morts, j’ai refusé de reconnaître la vérité. J’ai refusé d’admettre que j’étais seul. Je ne sais pas combien de temps j’ai vécu dans le mausolée d’Arianus… des mois, peut-être des années. Je vivais dans le passé, me remémorant ce qu’était la vie quand j’étais parmi mes frères. Et bientôt, le passé m’est devenu plus réel que le présent. Tous les soirs en me couchant, je me disais que je les trouverais éveillés le lendemain matin, que je ne serais plus seul. Et, bien sûr, ce matin-là n’est jamais arrivé. — Il est arrivé maintenant, dit Orla, refermant de nouveau sa main sur la sienne. Il la regarda, vit des larmes dans ses yeux, et faillit pleurer lui-même. S’éclaircissant la gorge, il déglutit avec effort. — Dans ce cas, le matin a été long à venir, dit-il d’une voix étranglée. Et la nuit qui l’a précédé était très noire. Mais je ne devrais pas t’ennuyer… — Non, excuse-moi, dit-elle vivement. Je n’aurais pas dû t’interrompre. Continue, je t’en prie. Elle lui tenait toujours la main. La sienne était tiède, ferme, réconfortante. Inconsciemment, il se rapprocha d’elle. — Un jour, je me suis retrouvé devant les cercueils de mes amis. Le mien était vide, et je me souviens d’avoir pensé : « Je n’ai qu’à m’y recoucher, à fermer les yeux, et cette souffrance cessera. » Oui, le suicide, dit Alfred avec calme, voyant Orla le fixer, choquée et horrifiée. J’étais à un tournant de ma vie, comme disent les menschs. J’ai finalement reconnu que j’étais seul au monde. Je pouvais soit aller de l’avant et faire partie de la vie, ou y renoncer. Cruel conflit. À la fin, je laissai derrière moi tout ce que j’avais connu et aimé et retournai dans le monde. L’expérience fut horrible, terrifiante. Plus d’une fois, j’eus envie de m’enfuir, et retourner me cacher à jamais parmi les tombes. Je vivais dans la crainte constante que les menschs ne découvrent ma véritable identité et ne cherchent à m’utiliser. Je devais écarter de mon esprit toutes idées de ma première vie, sous peine d’être constamment tenté de m’en servir. Je dus m’adapter au mode de vie des menschs, je dus devenir l’un d’eux. Alfred se tut, les yeux fixés sur le ciel nocturne d’un bleu profond, rayé de nuages plus clairs. — C’est une solitude que tu ne peux pas comprendre, dit-il enfin, si bas qu’elle dut se rapprocher encore pour l’entendre. Les menschs sont très seuls. Leurs seuls moyens de communication sont physiques. Ils dépendent des paroles, des regards et des gestes pour exprimer ce qu’ils ressentent, et leurs langages sont très limités. La plupart du temps, ils sont incapables de formuler leur véritable pensée, de sorte qu’ils vivent et meurent sans jamais connaître la vérité sur eux-mêmes ou sur les autres. — Terrible tragédie, murmura Orla. — C’est aussi ce que je pensais au début, dit Alfred. Puis j’ai réalisé que bien des vertus des menschs viennent de cette incapacité à voir dans l’âme de l’autre. Ils ont dans leurs langues des mots tels que foi, confiance, honneur. Un humain dira à un autre : « J’ai foi en toi. Je te fais confiance. » Il ne sait pas ce que son ami a dans son cœur. Il ne peut pas voir en lui. Mais il a quand même foi en lui. — Et ils ont aussi d’autres mots que les Sartans n’ont pas, dit Orla, plus sévère, lui lâchant la main. Des mots tels que fourberie, mensonge, trahison. — Oui, acquiesça Alfred, docile. Mais j’ai découvert que ça se compensait. Il entendit un jappement, sentit un museau froid contre sa jambe, et caressa distraitement la tête du chien pour le faire taire. — Je crois que tu as raison. Je ne comprends vraiment pas. Que veux-tu dire par « compenser » ? Alfred parut avoir la même difficulté que les menschs à traduire sa pensée en paroles. — Simplement que… ça m’est arrivé de voir un mensch en trahir un autre, et j’en étais choqué et écœuré. Mais presque tout de suite après, j’étais témoin d’un acte d’amour vraiment désintéressé, d’un sacrifice. Et j’avais honte de les avoir jugés. Le chien se pressa plus fort contre ses jambes et il le gratta derrière les oreilles. — Orla, dit-il, se tournant face à elle, qu’est-ce qui nous donne le droit de les juger ? Qu’est-ce qui nous donne le droit de dire que notre mode de vie est bon et que le leur est mauvais ? Qu’est-ce qui nous donne le droit de leur imposer notre volonté ? — Le fait même que les menschs ont dans leurs langues des mots tels que meurtre et trahison ! répliqua-t-elle. En les guidant d’une main ferme, nous devons les deshabituer de ces faiblesses débilitantes et les entraîner à ne garder que leurs forces. — Mais, argua Alfred, ne risquons-nous pas, par inadvertance, de les dépouiller à la fois de leurs faiblesses et de leurs forces ? Il me semble que le monde que nous voulions créer pour les menschs était un monde où ils auraient été totalement soumis à notre volonté. J’ai tort, j’en suis sûr, continua-t-il humblement, mais je ne comprends pas la différence entre ça et ce que les Patryns voulaient faire. — Bien sûr qu’il y a une différence ! s’emporta Orla. Comment peux-tu seulement comparer les deux méthodes ? — Je suis désolé, dit Alfred, plein de remords. Je t’ai offensée. Et après toute la bonté que tu m’as témoignée. Ne fais pas attention à ce que je dis. Je… Qu’est-ce qu’il y a ? Orla fixait, non lui, mais un point à ses pieds. — À qui est ce chien ? — Ce chien ? Alfred baissa les yeux. Le chien leva la tête en remuant la queue. Alfred recula jusqu’au mur, chancelant. — Bienheureux Sartan ! dit-il en un souffle. D’où sors-tu ? Le chien, content que tous deux fassent attention à lui, dressa les oreilles, pencha la tête, et aboya. Une fois. Alfred devint livide. — Haplo ? s’écria-t-il. Où es-tu ? Égaré, il regarda autour de lui. En entendant ce nom, le chien se mit à gémir, puis aboya bruyamment. Personne ne lui répondit. Les oreilles du chien s’affaissèrent. Sa queue s’immobilisa. L’animal se coucha, le museau entre les pattes, et regarda Alfred, l’air abattu. Alfred se ressaisit et observa l’animal. — Haplo n’est pas là, hein ? De nouveau, l’animal réagit au nom, leva la tête, et regarda autour de lui. — Oh, là là ! murmura Alfred. — Haplo ! dit Orla avec répugnance, comme si ce nom allait l’empoisonner. Haplo ! C’est un mot des Patryns. — Quoi ? Ah oui, en effet, dit Alfred, distraitement. Ça veut dire « seul ». Le chien n’a pas de nom. Haplo ne lui en a jamais donné un. Intéressant, tu ne trouves pas ? Il s’agenouilla près du chien et lui caressa la tête d’une main douce et tremblante. — Mais pourquoi es-tu là ? demanda-t-il. Tu n’es pas malade, non ? Non, c’est bien ce que je pensais. Tu n’es pas malade. Peut-être qu’Haplo t’a envoyé pour m’espionner ? C’est ça, hein ? Le chien regarda Alfred d’un air de reproche. J’attendais mieux de toi, semblait-il dire. — L’animal appartient au Patryn, dit Orla. Alfred la regarda, hésitant. — C’est une façon de voir, dit-il. Mais par ailleurs… — Il pourrait nous espionner pour son compte, en ce moment même. — Il pourrait, concéda Alfred. Mais je ne le crois pas. Non que nous ne nous soyons pas déjà servi de lui à cette fin… — Nous ! s’écria Orla en s’écartant. — Je… enfin… Haplo lui disait… sur Abarrach… Le prince et Balthazar, le nécromancien. Je n’avais pas vraiment envie de les espionner, mais je n’avais guère le choix… Alfred vit qu’il n’arrangeait pas ses affaires. Il tenta une autre approche. — Haplo et moi, nous étions perdus sur Abarrach… — Je t’en prie ! l’interrompit brusquement Orla. Cesse de prononcer ce nom. Je… Elle se voila la face. — Je vois des choses horribles ! Des monstres hideux ! Des morts brutales… — Tu vois le Labyrinthe. Tu vois l’endroit où nous… où les Patryns ont été emprisonnés depuis des siècles. — Où nous les avons emprisonnés, allais-tu dire. Mais c’est une réalité dans ton esprit. Comme si tu y avais été… — J’y ai été, Orla. À son immense stupéfaction, elle pâlit, et le regarda, effrayée. Alfred s’empressa de la rassurer. — Je ne voulais pas dire que j’y avais été réellement… — Naturellement, dit-elle d’une voix mourante. Ce… c’est impossible. Ne dis pas des choses pareilles si elles ne sont pas vraies. — Je suis désolé, dit Alfred. Je ne voulais pas te bouleverser. Mais Alfred ne comprenait absolument pas pourquoi elle était bouleversée. Et effrayée. Pourquoi effrayée ? Encore des questions. — Je crois que tu ferais mieux de t’expliquer, dit-elle. — Oui, je vais essayer. J’ai été dans le Labyrinthe, mais c’était dans le corps d’Haplo. On avait changé d’esprit, en quelque sorte. C’était pendant la traversée des Portes de la Mort. — Et avait-il pris ta place ? — Je le crois. Il n’en a jamais parlé, tu comprends, mais c’était normal pour lui. Il lui était difficile de seulement prononcer mon nom. Il m’appelait Sartan. Comme ça. Avec un grognement haineux. Je le comprends. Il n’a pas de raisons de nous aimer… Orla fronçait les sourcils. — Tu es tombé dans la conscience d’un Patryn. Je ne crois pas que ce soit jamais arrivé à un Sartan. — Sans doute que non, acquiesça Alfred avec tristesse. On dirait que je tombe toujours dans quelque chose… — Il faut que tu le dises à Samah. Alfred rougit et baissa les yeux. — J’aimerais mieux pas… Il se mit à caresser le chien. — Mais ce pourrait être extrêmement important, ne le comprends-tu pas ? Tu t’es trouvé à l’intérieur d’un Patryn. Tu peux nous dire comment ils pensent et pourquoi ils réagissent comme ils le font. Tu peux nous les faire connaître de l’intérieur, ce qui nous aidera à les vaincre. — La guerre est finie, lui rappela-t-il doucement. — Mais une autre peut survenir ! dit-elle, serrant les poings. — C’est ce que croit Samah. Le crois-tu également ? — Samah et moi, nous avons toujours eu nos différences, dit sèchement Orla. Tout le monde le sait. Nous ne l’avons jamais caché. Mais il est sage. Je le respecte. Il est le chef du Conseil. Et il désire ce que nous désirons tous. Vivre en paix. — Crois-tu vraiment que c’est ce qu’il désire ? — Naturellement ! dit-elle d’un ton tranchant. Qu’est-ce que tu crois ? — Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. Alfred se rappela l’expression de Samah quand il avait dit : Il semble après tout que nous nous soyons réveillés au bon moment, mes Frères. Une fois de plus, notre ancien ennemi s’apprête à faire la guerre. Il conjura l’image qu’il partagea avec Orla, dont le visage s’adoucit. — Parle à Samah. Sois franc avec lui. Et, soupira-t-elle, il sera franc avec toi. Il répondra à tes questions. Il te dira ce qui nous est arrivé sur Chelestra. Et pourquoi nous avons abandonné nos responsabilités, comme tu le penses. Alfred s’empourpra. — Je ne voulais pas dire… — Non. En un sens, tu as raison. Mais tu devrais connaître la vérité avant de nous juger. Exactement comme nous devrions la connaître avant de te juger. Alfred ne savait pas quoi dire. Il ne trouvait plus aucun argument. — Et maintenant ? dit Orla, joignant ses mains devant elle. Et le chien ? — Et le chien ? répéta Alfred, regardant au tour de lui, mal à l’aise. — Si ce chien appartient au Patryn, pourquoi est-il là ? Pourquoi est-il venu te rejoindre ? — Je ne sais pas, dit Alfred, hésitant. Mais je crois qu’il est perdu. — Perdu ? — Oui, je crois que le chien a perdu Haplo. L’animal veut que je l’aide à retrouver son maître. — Mais c’est absurde ! Tu parles comme un conte de bonne femme. Cette créature est peut-être intelligente pour son espèce, mais ce n’en est pas moins qu’un animal sans esprit… — Oh non ! Ce chien est assez extraordinaire, dit Alfred d’un ton solennel. Et s’il est ici, sur Chelestra, tu peux être certaine qu’Haplo y est aussi… quelque part. Le chien, supposant qu’après toutes ces palabres ils devaient être arrivés à une conclusion, leva la tête et remua la queue. Orla fronça les sourcils. — Tu crois que le Patryn est ici, sur Chelestra ? — Ça me paraît logique. C’est le quatrième monde, le dernier qu’il doit visiter avant… Il s’interrompit. — … avant que les Patryns passent à l’attaque ? Alfred hocha la tête en silence. — Je comprends que tu sois bouleversé à l’idée que notre ennemi est peut-être sur ce monde. Pourtant, tu sembles plus triste que bouleversé. Orla considéra l’animal, perplexe. — Pourquoi te fais-tu tant de souci à propos d’un chien perdu ? — Parce que, répondit gravement Alfred, si le chien a perdu Haplo, alors je crains qu’Haplo ne se soit perdu lui-même. CHAPITRE XI À LA DÉRIVE QUELQUE PART DANS LA MERBONNE Allongé sur sa paillasse dans l’étrange nef, Haplo se reposait et regardait attentivement ses bras et ses mains. Pour l’heure, les sigles luisaient faiblement – d’un bleu aussi pâle que les yeux de cet imbécile d’Alfred. Mais les runes avaient reparu ! Elles étaient revenues ! Et avec elles, sa magie. Haplo ferma les yeux et soupira de soulagement. Il se remémora ces instants terribles où il avait repris connaissance à bord de la nef, entouré de menschs, et sachant qu’il était impuissant, sans défense. Il ne comprenait même pas ce qu’ils disaient ! Ce n’étaient que des femelles, mais peu importait. Elles s’étaient montrées secourables, et le considéraient avec compassion, sympathie et respect, mais peu importait. Ce qui importait, c’est qu’elles contrôlaient la situation. Haplo, épuisé, affamé, dépouillé de sa magie, était à leur merci. Un instant, il avait amèrement regretté de leur avoir demandé leur aide. Il aurait mieux valu périr. Mais maintenant, sa magie revenait. Ses pouvoirs revenaient. Comme les sigles, la magie était encore faible. Il ne pouvait pas faire grand-chose, à part les structures runiques les plus rudimentaires. Il avait régressé jusqu’aux capacités magiques de son enfance. Il comprenait les langues et les parlait. Il pouvait sans doute se nourrir au besoin. Il pouvait guérir les blessures mineures. C’était à peu près tout. Réfléchissant à ce qu’il avait perdu, frustration et fureur s’emparèrent de lui. Il se força à se calmer. Céder à la colère, c’était de nouveau perdre le contrôle. — Patience, se dit-il, allongé sur son lit. Tu as appris la patience à la dure dans le Labyrinthe. Calme-toi et prends patience. Il ne semblait pas en danger immédiat. Mais la situation n’était pas claire. Il avait essayé de parler avec les trois femelles menschs, mais elles avaient été tellement saisies de l’entendre soudain parler leur langue – et de voir les runes reparaître sur sa peau – qu’elles s’étaient enfuies avant qu’il ait eu le temps d’un tirer quoi que ce soit. Tendu, il avait attendu qu’un mensch plus vieux vienne voir de quoi il retournait. Immobile, l’oreille aux aguets, Haplo n’entendit rien, que les craquements de la charpente de la nef. Si ce n’avait pas paru tellement improbable, il aurait presque cru que ces filles étaient toutes seules à bord. — J’ai été trop dur avec elles, se dit-il. Il faut faire attention de ne pas leur faire peur. Elles pourraient me servir. Il regarda autour de lui avec satisfaction. — On dirait que je me suis trouvé une autre nef. Ses forces revenaient de minute en minute, et il était pratiquement décidé à quitter la cabine pour partir en exploration quand on frappa légèrement à sa porte. Il se rallongea vivement, tira sur lui sa couverture et fit semblant de dormir. Les coups se répétèrent. Il entendit des voix – trois – discuter de la conduite à suivre. La porte grinça. Quelqu’un l’ouvrait lentement. Il imagina les yeux qui jetaient un coup d’œil par l’entrebâillement. — Vas-y, Alake ! C’était la naine. Voix grave et bourrue. — Mais il dort ! J’ai peur de le réveiller ! — Pose son dîner à côté de lui et ressors. L’Elfe. Elle avait la voix légère et haut perchée, mais Haplo se surprit à penser qu’elle avait quelque chose de bizarre. Haplo entendit des pieds nus entrer dans sa chambre. C’était le moment de se réveiller, lentement, pour n’effrayer personne. Il inspira, remua et gémit. Les pas s’arrêtèrent brusquement. Il entendit la fille retenir son souffle. Ouvrant les yeux, Haplo la regarda et sourit. — Salut, dit-il en humain. Alake, c’est ça ? Haplo n’avait jamais vue de femelle humaine plus séduisante. Adulte, ce serait une vraie beauté. Elle avait la peau noire et veloutée, et ses cheveux, si noirs qu’ils avaient des reflets bleus, luisaient comme l’aile des corbeaux. Ses grands yeux bruns étaient pleins de douceur. Malgré ses craintes bien compréhensibles, elle demeura où elle était, elle ne s’enfuit pas en courant. — Ça sent bon, reprit-il, tendant les mains vers son repas. Je ne sais pas combien de temps j’ai dérivé dans la mer, sans rien manger. Des jours, peut-être. Tu t’appelles Alake. C’est bien ça ? répéta-t-il. La jeune fille lui mit son assiette dans les mains, les yeux baissés. — Oui, dit-elle, timide. Je m’appelle Alake. Comment le sais-tu ? — C’est un nom ravissant, dit-il. Presque aussi ravissant que la femme qui le porte. Il fut récompensé d’un sourire et d’un battement de cils. Haplo se mit à manger une sorte de ragoût accompagné d’un quignon de pain légèrement rassis. — Ne t’en va pas ! marmonna-t-il, la bouche pleine. Jusque-là, il n’avait pas réalisé comme il avait faim. — Entrez toutes et bavardons. — Nous avions peur de te déranger pendant que tu te reposais, commença Alake, jetant un coup d’œil sur ses compagnes restées sur le seuil. Haplo secoua la tête, et leur fit signe, un bout de pain à la main. Alake s’assit près de lui, mais pas assez près pour que ce soit immodeste. L’Elfe passa la porte et s’assit dans un coin sombre. Elle avait des gestes gauches, sans la grâce qu’Haplo associait généralement avec sa race. Mais c’était peut-être parce qu’elle portait une robe qui semblait trop petite. Un châle lui couvrait les bras. Un long voile de soie enveloppait sa tête et son visage, ne découvrant que ses grands yeux en amande. La naine entra d’un pas lourd, s’assit par terre en tailleur, croisa les bras et regarda Haplo avec méfiance. — D’où viens-tu ? demanda-t-elle en nain. — Grundle ! la réprimanda Alake. Laisse-le manger. La naine l’ignora. — D’où viens-tu ? Qui t’envoie ? Est-ce les serpents-dragons ? Haplo ne se pressa pas de répondre. Il essuya son bol avec une bouchée de pain, et demanda à boire. La naine lui passa une bouteille d’un alcool à l’odeur très forte. — Tu aimerais peut-être mieux de l’eau ? demanda Alake d’un ton anxieux. Haplo se dit qu’il avait bu assez d’eau jusqu’à la fin de ses jours, mais il n’avait pas envie de laisser sa raison au fond d’une bouteille, alors il fit « oui » de la tête. — Grundle… commença Alake. — J’y vais, dit l’Elfe, et elle sortit. — Je m’appelle Haplo, commença-t-il. — Tu nous l’as déjà dit hier soir, déclara Grundle. — Ne l’interromps pas ! dit Alake, avec un regard de colère à son amie. Grundle s’adossa au mur en grommelant, ses courtes jambes tendues devant elle. — La nef dans laquelle je suis arrivé s’est désintégrée. Je suis parvenu à en sortir et j’ai dérivé dans la mer jusqu’au moment où vous avez eu la gentillesse de me prendre à votre bord. Haplo sourit à Alake, qui baissa les yeux, tripotant les perles de ses tresses. — Quant à l’endroit d’où je viens, vous n’en avez sans doute jamais entendu parler, mais c’est un monde très semblable au vôtre. La réponse n’engageait à rien. Il aurait dû savoir que la naine n’en serait pas satisfaite. — Une lune de mer comme les nôtres ? — Quelque chose d’approchant. — Comment sais-tu à quoi ressemblent nos lunes de mer ? — Tout le monde sait que les… euh… lunes de mer de Chelestra sont toutes pareilles, répondit Haplo. — Pourquoi te dessines-tu des images sur la peau ? demanda Grundle, pointant sur lui un index accusateur. — Pourquoi les nains portent-ils la barbe ? contra Haplo. — Assez, Grundle, dit sèchement Alake. Ce qu’il dit est logique. — Oh, il parle assez bien, rétorqua la naine, mais tu remarqueras qu’il ne dit pas grand-chose. J’aimerais quand même savoir ce qu’il a à dire des serpents-dragons. L’Elfe était revenue avec de l’eau. Tendant le pichet à Alake, elle dit à voix basse : — Grundle a raison. Il faut en savoir plus sur les serpents-dragons. Alake regarda Haplo d’un air d’excuse. — Sabia et Grundle craignent que les serpents-dragons ne t’aient envoyé pour nous espionner. Je ne vois pas pourquoi ils feraient ça, vu que nous sommes leurs prisonnières et que nous allons volontairement à la mort… — Attends ! Pas si vite ! dit Haplo, levant la main pour arrêter ce flot de paroles. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que tu dis. Mais avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous dire que celui qui m’envoie est mon seigneur suzerain. C’est un homme, non un dragon. Et d’après ce que j’ai vu des dragons dans mon monde, je ne ferais jamais rien pour un dragon, à part lui donner la mort. Haplo avait parlé avec calme, le ton et l’attitude convaincants. Et il disait vrai. Les dragons du Labyrinthe sont des créatures très intelligentes et redoutables. Il avait connu d’autres dragons au cours de ses voyages. Certains étaient mauvais, d’autres prétendument bons, mais il n’avait jamais trouvé chez aucun aucune raison de leur faire confiance. — Et maintenant, reprit Haplo, voyant la naine ouvrir la bouche, si vous me disiez ce que vous faites toutes les trois toutes seules sur cette nef ? — Qui t’a dit que nous étions seules ? intervint Grundle, mais sans grande conviction. Ce n’était pas tellement que les trois filles le croyaient, pensa Haplo, mais qu’elles désiraient le croire. Quand il eut entendu leur histoire, il comprit pourquoi. Il écouta le récit d’Alake avec un calme apparent. Intérieurement, il fulminait. S’il avait cru en une Puissance supérieure contrôlant sa destinée, ce qui n’était absolument pas le cas, malgré les subterfuges d’Alfred{22} il aurait pensé que cette Puissance supérieure riait à gorge déployée. Affaibli dans sa magie, plus faible qu’il ne l’avait jamais été de sa vie, Haplo s’était fait repêcher par trois agneaux sacrificiels qui trottaient docilement vers leur mort ! — Vous ne parlez pas sérieusement ! — Mais si, dit Alake. C’est pour sauver nos peuples. — Vous avez fait ça volontairement ? Vous n’avez pas cherché à vous échapper ? À vous enfuir ? — Non, et nous n’essayerons pas, dit Grundle d’un ton résolu. Nous avons pris cette décision nous-mêmes. Nos parents ne savaient pas que nous partions. Ils auraient tenté de nous arrêter. — Et ils auraient bien fait ! Haplo les foudroya du regard. Elles trottaient docilement vers leur mort… et elles l’emportaient avec elles ! — Tu trouves que nous sommes des imbéciles, n’est-ce pas ? murmura Alake. — Oui, répondit Haplo sans ambages. D’après ce que vous m’avez dit, ces serpents-dragons ont torturé et assassiné les vôtres. Et vous croyez qu’ils tiendront parole, qu’ils accepteront votre sacrifice puis disparaîtront gentiment ? Grundle s’éclaircit bruyamment la gorge et tambourina des talons sur le sol. — Sinon, pourquoi se donner la peine de conclure un marché ? Qu’est-ce qu’ils auraient à y gagner ? Ils n’avaient qu’à nous tuer tous et on n’en parlait plus. — Ce qu’ils avaient à y gagner ? Je vais vous le dire. La peur. L’angoisse. Le chaos. Dans mon pays, nous avons des créatures qui vivent de la peur, qui s’en nourrissent. Pensez-y. Ces serpents-dragons, s’ils sont aussi puissants que vous le dites, auraient pu attaquer et ravager vos lunes de mer pendant la nuit. Mais non. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils viennent en plein jour. Ils tuent un petit nombre des vôtres. Ils envoient des messages. Ils exigent des sacrifices. Et voyez le résultat ! Vos peuples sont bien plus terrifiés actuellement que s’ils avaient eu à combattre une attaque inattendue. Et votre fuite à toutes les trois n’a pas arrangé la situation ; elle l’a empirée. Alake perdit contenance sous le regard flamboyant d’Haplo. Même l’entêtée Grundle sembla perdre un peu de sa superbe et tira sur ses favoris, mal à l’aise. Seule Sabia garda son calme. Très droite sur son tabouret, le regard vague et lointain, elle semblait satisfaite de sa décision. Les paroles d’Haplo ne lui avaient fait aucun effet. Bizarre. Mais cette fille était bizarre. Haplo n’arrivait pas à déterminer ce que c’était. Il y avait quelque chose en elle… En elle. Haplo remarqua soudain son attitude. Quand elle s’était assise, elle avait les genoux serrés, les chevilles croisées sous ses jupes. Mais pendant le long récit d’Alake, elle s’était détendue. Maintenant, elle était à califourchon, jambes écartées, mains posées sur les genoux, pieds ramenés en arrière. Si je ne me trompe pas, se dit Haplo, cela va jouer en ma faveur ; elles n’auront d’autre choix que de me suivre. — Qu’est-ce qui se passe en ce moment dans ta famille, d’après toi ? demanda Haplo à Alake. Au lieu de se préparer à combattre, comme il le devrait, ton père a peur de passer à l’action. Il n’ose pas attaquer les serpents-dragons sachant que tu es en leur pouvoir. Il est rongé de remords, affaibli par le désespoir. Alake pleurait en silence. Sabia lui prit la main. Haplo se leva et se mit à arpenter la petite cabine. — Et toi, poursuivit-il, se tournant vers la naine. Ton peuple ? Qu’est-ce qu’ils font ? Ils s’arment ou ils pleurent la perte de leur princesse ? Ils attendent tous. Partagés entre l’espoir et la terreur. Et plus ils attendront, plus ils auront peur. — Ils combattront ! affirma Grundle, mais sa voix tremblait. Haplo l’ignora et continua à marcher de long en large, dix pas dans chaque direction, puis demi-tour, chaque aller-retour le rapprochant de Sabia, très occupée à consoler Alake. Grundle se leva soudain de son tabouret et se planta avec défi devant Haplo, les mains sur les hanches. — Nous savions que notre sacrifice serait peut-être inutile. Mais il nous semblait que s’il y avait la moindre chance que les serpents-dragons tiennent parole, cela valait la peine d’essayer pour sauver nos peuples. Et c’est toujours mon avis. Et vous, Alake ? Sabia ? Ses grands yeux bruns brillants de larmes, Alake parvint quand même à hocher la tête avec force. — Je suis d’accord, dit Sabia, la voix étouffée par son écharpe. Il faut aller jusqu’au bout. Dans l’intérêt de nos peuples. — Si les serpents-dragons respectent leur part du marché, hein ? dit Haplo, une sombre lueur d’amusement dans les yeux. Et vous ? Comment le respectez-vous, ce marché ? Si, par le plus grand des hasards, ces bêtes sont justes et honorables, comment croyez-vous qu’elles réagiront en constatant qu’elles ont été dupées ? Tendant la main, Haplo arracha le voile de Sabia. Sabia chercha à le rattraper, mais sans succès. Alors, elle détourna la tête en baissant les yeux. — Que faites-vous là, messire ? Trop tard, elle resserra les genoux et croisa les chevilles. — Trois princesses, dit Haplo, haussant un sourcil dubitatif. Que pensez-vous raconter aux serpents-dragons ? Que les filles des Elfes ont toutes l’air d’avoir avalé une pomme qui leur est restée dans la gorge ? Que toutes les Elfes ont les mâchoires carrées et des épaules de lutteur ? Que c’est la raison pour laquelle leur poitrine reste plate ? Sans parler d’autres attributs qu’on ne trouve généralement pas chez les filles, termina-t-il lui regardant le bas-ventre avec insistance. Devon s’empourpra comme s’il avait été une fille. Il regarda Alake à la dérobée, laquelle le fixait, frappée de stupeur, puis Grundle, qui soupira en branlant du chef. Le jeune Elfe se leva et regarda Haplo avec défi. — Tu as raison. Je n’ai pensé qu’à sauver ma fiancée. Il ne m’est jamais venu à l’idée que les serpents-dragons pourraient en profiter pour prétendre que nous les avions trompés. — C’est vrai, nous n’y avons jamais pensé ! dit Alake en se tordant les mains. Les serpents-dragons seront furieux… — Peut-être que ça n’aura pas d’importance. C’était Grundle, la naine, semant une fois de plus la perturbation. Haplo l’aurait étranglée avec plaisir. — Devon n’est pas princesse, mais il est prince, poursuivit-elle. Dans la mesure où les serpents-dragons auront trois personnes royales, qu’est-ce que ça peut leur faire qu’on soit mâle ou femelle ? — Ils avaient dit trois filles, murmura Alake, pathétique. Mais peut-être que Grundle a raison… Haplo décida que c’était le moment de les mettre au pas une fois pour toutes. — Vous est-il seulement venu à l’esprit que les serpents-dragons n’avaient peut-être pas l’intention de vous tuer ? Qu’ils avaient pour vous d’autres projets exigeant des femelles ? La reproduction, par exemple ? Alake gémit, portant ses mains à sa bouche. L’Elfe la prit dans ses bras pour la réconforter, et lui dit quelque chose à l’oreille. Grundle était aussi pâle que le permettait la peau brou de noix des nains. Elle s’effondra sur son tabouret, les yeux rivés sur le sol. Je voulais leur faire peur. J’ai réussi, et c’est la seule chose qui compte, se dit froidement Haplo. Maintenant, ils feront ce que je leur dis sans discussion. Je vais m’emparer de cette nef, abandonner ces trois menschs quelque part et n’occuper de mes affaires. — Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? demanda l’Elfe. — D’abord, quel est ton vrai nom ? gronda Haplo. — Devon, de la Maison de… — Devon suffira. Qui ou quoi pilote cette nef ? Pas vous, apparemment. Qui d’autre est à bord ? — Nous… nous ne savons pas, dit Devon, penaud. Nous supposons que ce sont les serpents-dragons. Leur magie… — Vous n’avez pas essayé de changer de cap ? D’arrêter la nef ? — Nous ne pouvons même pas approcher de la cabine de pilotage. Il y a quelque chose d’horrible dedans. — Quoi ? Vous ne voyez pas ce que c’est ? — Non, avoua Devon, honteux. Nous… nous n’avons pas pu approcher assez pour voir. — Ça fait une impression épouvantable, je t’assure ! déclara Grundle avec défi. Comme de marcher vers la mort. — Ce qui est exactement ce que vous faites, dit sèchement Haplo. Ils se regardèrent tous les trois et baissèrent la tête. Des gosses, seuls et perdus, affrontant un destin terrible. Haplo regretta sa dureté. Il ne faut pas que tu leur fasses trop peur, se dit-il. Tu auras besoin de leur aide. — Désolé de vous avoir retournés, s’excusa-t-il brusquement. Mais sur mon monde, nous avons un dicton qui dit : Le dragon est toujours plus petit dans l’œil que dans la tête. — Autrement dit, il vaut mieux connaître la vérité, dit Alake, essuyant ses larmes. Tu as raison. Je n’ai plus autant peur qu’avant. Et pourtant, si ce que tu dis est vrai, j’ai encore plus de raisons de les craindre. — C’est comme quand on se fait arracher une dent, dit Grundle. On souffre plus avant que pendant. Elle dirigea un œil brillant sur Haplo. — Tu n’es pas bête… pour un humain. D’où as-tu dit que tu venais, déjà ? Haplo la transperça du regard. Pas facile de lui en conter, à celle-là. Il faudrait la tenir à l’œil. Mais pour le moment, il n’avait pas le temps de contrer ses piques. — Ça devrait moins vous intéresser que l’endroit où vous allez, à moins qu’on n’arrive à faire faire demi-tour à cette nef. Où est la cabine de pilotage ? — Mais comment feras-tu ? dit Alake en se rapprochant, le regard alangui. À l’évidence, la nef est pilotée par une magie puissante. — J’ai moi-même quelque connaissance de magie, dit Haplo. En général, il aimait mieux ne pas en parler, mais ces menschs allaient le voir s’en servir. Autant les y préparer. — Vraiment ? Alake prit une profonde inspiration. — Moi aussi. Je suis magicienne de la Troisième Maison. De quelle Maison es-tu ? Pensant au peu qu’il savait de la rudimentaire magie humaine, Haplo se souvint qu’ils n’aimaient rien tant qu’envelopper de mystère leurs opérations les plus simples. — Si tu es d’un rang aussi élevé, tu sais que je ne suis pas autorisé à en parler, dit-il. Ce refus n’eut pas l’air de le desservir auprès d’Alake, qui ne l’en regarda qu’avec encore plus d’admiration. — Pardonne-moi, dit-elle vivement. J’ai eu tort de te poser la question. Je vais te montrer le chemin. La naine lui lança un nouveau regard matois et tira sur ses favoris. Alake les précéda dans les étroites coursives. Grundle et Devon les accompagnaient, la naine lui montrant les appareils mécaniques propulsant la nef, qu’elle appelait un « submersible ». Haplo, regardant par les petits hublots, ne vit absolument rien à l’extérieur, à part de l’eau à perte de vue, éclairée d’une douce lumière bleu-vert. Il commençait à croire que ce monde de l’eau ne se composait effectivement de rien d’autre que l’eau. Pourtant, il devait bien y avoir des terres quelque part. À l’évidence, des gens qui construisaient des nefs pour naviguer dans la mer ne devaient pas y vivre comme des poissons. Il brûlait de curiosité à l’égard des lunes de mer dont avait parlé la naine. Il faudrait trouver un moyen de se renseigner, qui ne mettrait pas en mouvement leurs rouages cérébraux. Il lui fallait aussi des informations sur l’eau de cette mer, afin de savoir si ses doutes croissants étaient vrais. Grundle et Devon lui expliquaient comment fonctionnait le submersible. Construit pas les nains, il était propulsé par un mélange de mécanique des nains et de magie des Elfes. D’après ce que Haplo comprit des explications quelque peu confuses de la naine, la plus grosse difficulté pour sombrer (naviguer) était de s’arracher à l’attraction des lunes de mer. À cause de la poussée (non de l’attraction) gravitationnelle des lunes, les submersibles, qui étaient pleins d’air, étaient naturellement moins denses que l’eau qui les entourât, et tendaient à flotter vers les mondes comme tirés par un filin. Pour mettre le submersible en plongée, il fallait augmenter sa densité sans le remplir d’eau. C’est là qu’intervenait la magie elfienne, expliqua Devon. Des cristaux magiques, fabriqués par les sorciers elfiens, pouvaient augmenter ou diminuer leur masse à la commande. Appelés cristolests, ces cristaux résolvaient deux problèmes à la fois. Premièrement, en accroissant la masse de la quille, la densité des nefs finissait par dépasser celle des eaux ambiantes, et elles s’enfonçaient. Deuxièmement, à mesure que la nef s’éloignait de la pression gravitationnelle externe exercée par les mondes, les cristolests créaient une gravité artificielle pour les occupants des submersibles. Haplo ne comprit qu’à moitié ces concepts, et ne comprit rien du tout aux « cristolests » et à la « pression gravitationnelle externe ». En fait, il ne comprit rien, sauf qu’il s’agissait de magie. — Mais, dit Haplo d’un ton détaché, feignant de s’intéresser à un fouillis de filins, poulies et treuils, je croyais que la magie n’agissait pas dans l’eau de mer. D’abord, Alake eut l’air stupéfaite, puis elle sourit. — Bien sûr. Tu me mets à l’épreuve. Je voudrais bien te répondre, mais pas devant des profanes, dit-elle, montrant Devon et Grundle. — Hum, grogna la naine, pas du tout impressionnée. Par ici pour la cabine de pilotage. Elle se mit à grimper l’échelle menant au pont supérieur, Devon et Alake sur les talons. Haplo suivit sans rien ajouter. L’air surpris d’Alake ne lui avait pas échappé. Apparemment, la magie des humains et des Elfes agissait dans la mer. Et, puisque quelque chose guidait le vaisseau, la magie des dragons agissait également dans cette eau. Une eau qui avait, pour ainsi dire, lavé les runes d’Haplo et sa magie. Mais était-ce bien sûr ? Peut-être que sa faiblesse était consécutive à sa traversée des Portes de la Mort. Peut-être que… Des picotements interrompirent ses pensées. Picotements à peine perceptibles, comme de toiles d’araignée effleurant sa peau. Il reconnut l’avertissement, regretta de ne pas s’être enveloppé dans une couverture. Un rapide regard confirma ses craintes. Les sigles de sa peau commençaient à luire, en signe de danger. La lueur était faible, aussi faible que les runes elles-mêmes, mais sa magie l’avertissait du mieux qu’elle pouvait. Les menschs débouchèrent sur le pont, mais n’allèrent pas plus loin. Devon serra les lèvres. Grundle toussota bruyamment, nerveusement, et tout le monde sursauta. Alake se mit à marmonner entre ses dents, sans doute des formules magiques. Les picotements d’Haplo se firent affolants, comme si des myriades d’araignées lui grouillaient sur le corps. Son corps se préparait instinctivement à affronter le danger. L’adrénaline coula à flots, sa bouche se dessécha, son estomac se noua. Il se raidit, fouillant du regard tous les coins d’ombre, maudissant la faible lueur des sigles, maudissant sa faiblesse. La naine tendit devant elle une main tremblante, lui montrant une ouverture ténébreuse au bout de la coursive. — C’est… la cabine de pilotage. La peur s’échappait de cette ouverture, comme une sombre rivière menaçant de les engloutir dans ses flots redoutables. Les menschs se blottirent les uns contre les autres, regardant le bout de la coursive avec une fascination horrifiée. Jusque-là, ils n’avaient pas remarqué l’altération de sa peau. Alake frissonnait. Grundle pantelait comme un chien. Devon se soutenait contre la paroi. À l’évidence, les menschs étaient incapables d’aller plus loin. Haplo n’était pas sûr de le pouvoir lui-même. La sueur dégoulinait sur son visage. Il avait du mal à respirer. Et toujours aucun indice de quoi que ce soit ! Mais :1 savait maintenant où se concentrait le danger, et il marcha droit dessus. Il n’avait jamais connu une peur pareille, pas même dans le Labyrinthe. Toutes les fibres de son être le pressaient de s’enfuir à toutes jambes. Il dut faire un effort pour continuer à avancer. Et soudain, il fut incapable d’aller plus loin. Il s’arrêta près des menschs. Grundle se retourna et le regarda. Ses yeux se dilatèrent, elle étouffa un cri. Alake et Devon frissonnèrent et le regardèrent à leur tour. Haplo se vit reflété dans trois paires d’yeux effrayés, il vit son corps luire d’une faible lueur bleue et luminescente, vit son visage tendu et tiré, luisant de sueur. — Qu’est-ce qu’il y a devant nous ? dit-il. Qu’y a-t-il au-delà de ce seuil ? Il dut s’y reprendre à trois fois pour prononcer ces quelques paroles, tant il avait la gorge serrée. — Regarde ta peau : qu’est-ce qu’elle a ? glapit Grundle. Tu es tout allumé… — Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? siffla Haplo, les dents serrées, foudroyant la naine. Elle déglutit avec effort. — La… la cabine de pilotage. Tu vois, ajouta-t-elle, s’enhardissant, j’avais raison. C’est comme de marcher vers la mort. — Ouais. Tu as raison. Haplo fit un pas en avant. Alake le retint. — Attends ! N’y va pas ! Reste avec nous ! Haplo se retourna. — Où qu’ils vous emmènent – est-ce que ce sera mieux ? Tous trois le regardaient, le suppliant du regard de dire qu’il s’était trompé, de leur dire que tout allait s’arranger. Mais c’était impossible. La vérité, dure et amère, comme un vent glacé, souffla sur la flamme vacillante de l’espoir et l’éteignit. — Alors, nous allons venir avec toi, dit Devon, pâle mais résolu. — Non, pas question. Vous allez rester là tous les trois. Haplo regarda le bout de la coursive, puis considéra ses bras. La lueur des sigles était faible, les runes à peine visibles sur sa peau. Il jura entre ses dents. Dans le Labyrinthe, un enfant était capable de se défendre mieux qu’il ne le pouvait en ce moment. — Avez-vous une arme quelconque ? Une épée ? Un poignard ? — N… non, bredouilla Devon. — On nous a dit de n’apporter aucune arme, murmura Alake. — J’ai une hache, dit Grundle avec défi. Une hache d’arme. Alake la regarda, choquée. — Apporte-la-moi, ordonna Haplo, espérant que ce n’était pas un jouet. La naine le considéra un bon moment, puis partit en courant, et, au grand soulagement d’Haplo, revint avec une arme lourde et solide. — Grundle ! s’écria Alake avec réprobation. Tu sais ce qu’ils nous ont dit ! — Comme si j’allais obéir à une bande de serpents ! grogna Grundle avec dédain. Ça ira ? Elle tendit la hache à Haplo. Il la saisit et la soupesa dans sa main. Dommage qu’il n’ait pas le temps d’y graver des runes, pour la fortifier magiquement. Dommage qu’il n’en ait pas la force, se dit-il avec regret. Enfin, c’était mieux que rien. Haplo se mit à avancer. Entendant des pas derrière lui, il pivota brusquement. — Vous ne bougez pas ! Compris ? Ils hésitèrent, se regardèrent, puis regardèrent Haplo. Devon se mit à secouer la tête. — Mille tonnerres ! jura Haplo. Que peuvent faire trois gosses terrifiés pour m’aider ? Vous allez me gêner. Reculez ! Ils s’exécutèrent, plaqués contre les parois, le regardant avec des yeux dilatés par la peur. Mais il eut l’impression qu’ils se remettraient à le suivre dès qu’il aurait tourné le dos. — Qu’ils aillent au diable ! grommela-t-il. Hache à la main, il repartit de l’avant. Les sigles de sa peau démangeaient et brûlaient. Un profond désespoir l’étreignit, le désespoir du Labyrinthe. Tu dormais d’épuisement, sans jamais trouver le repos. Tu te réveillais chaque matin pour retrouver la peur, la souffrance et la mort. Et la colère. Haplo se concentra sur la colère. La colère avait permis aux Patryns de survivre dans le Labyrinthe. La colère le propulsa de l’avant. Il n’irait pas docilement à la mort comme les menschs. Il lutterait. Il… Haplo atteignit la porte menant à la cabine de pilotage, la porte qui promettait – qui garantissait – la mort. Il s’arrêta, regarda, prêta l’oreille. Il ne vit rien, que des ténèbres impénétrables, n’entendit rien, que les battements de son cœur et sa respiration oppressée. Il serrait si fort sa hache que sa main lui faisait mal. Il prit une profonde inspiration et se rua à l’intérieur. Les ténèbres se refermèrent sur lui, lui tombèrent dessus comme les filets des macaques caquetants du Labyrinthe. La faible luminescence de ses sigles s’éteignit. Il sut qu’il était totalement impuissant, totalement à la merci de ce qui se trouvait là, quoi que ce fût. Il tourna en rond, paniqué, cherchant à se libérer. La hache échappa à sa main moite. Deux yeux, deux fentes de feu rouge-vert s’ouvrirent lentement. L’obscurité prit forme autour des yeux, et Haplo vit une gigantesque tête reptilienne. Il eut conscience aussi d’une ondulation dans le noir, frisson de doute et d’étonnement. — Un Patryn ? La voix était douce et sifflante. — Oui, répondit Haplo, tendu, circonspect. Je suis un Patryn. Qui es-tu ? Les yeux se fermèrent. Les ténèbres revinrent, fortes, intenses. Haplo tendit une main tâtonnante, espérant trouver le mécanisme de pilotage. Ses doigts rencontrèrent une chair froide et écailleuse. Un liquide visqueux se colla à sa main, lui glaça le sang, lui brûla la peau. Son estomac se contracta de révulsion. Frissonnant, il essuya le fluide sur sa culotte. Les yeux se rouvrirent, surréels. Immenses. Il lui semblait qu’il aurait pu entrer debout dans les énormes pupilles sans baisser la tête. — Le Couronné me prie de te souhaiter la bienvenue et de te dire que les temps sont venus. L’ennemi est réveillé. — Je ne sais pas de quoi tu parles, dit Haplo, méfiant. Quel ennemi ? — Le Couronné t’expliquera tout si tu l’honores de ta visite. Je suis toutefois autorisé à te dire un mot, qui devrait éveiller ton intérêt. Je dois te dire : Samah. — Samah ! dit Haplo en un souffle. Samah ! Il n’en croyait pas ses oreilles. C’était absurde. Il aurait voulu questionner la créature, mais soudain, son cœur se mit à battre la chamade. Le sang afflua à sa tête, le feu emplit son cerveau. Il fit un pas, chancela, et tomba de tout son long, face contre terre. Les yeux vert-rouge brillèrent, puis se fermèrent lentement. CHAPITRE XII À LA DÉRIVE QUELQUE PART DANS LA MERBONNE Alors, maintenant, nous avons cet humain avec nous, cet Haplo. Je veux très fort lui faire confiance, et pourtant, je n’y arrive pas. Est-ce juste la méfiance du nain envers n’importe quelle autre race ? Cela aurait peut-être été vrai, autrefois. Mais je confierais ma vie à Alake, de même qu’à Devon. Malheureusement, ma vie ne semble pas dépendre d’eux, mais d’Haplo. Ce sera un soulagement que de mettre sur le papier ce que je ressens à son sujet. Je ne peux pas en parler à Alake, qui est tombée sous son charme plus profond qu’un nain dans sa chope de bière. Quant à Devon… il se méfiait de lui au début, mais après ce qui s’est passé avec les serpents-dragons… on aurait dit qu’un guerrier elfien d’autrefois était venu lui dire de prendre les armes. Alake me dit que j’ai une dent contre Haplo parce qu’il nous a montré que nous nous étions conduits comme des imbéciles en acceptant d’être sacrifiés. Mais nous autres nains, nous sommes par nature sceptiques et méfiants à l’égard des étrangers. Nous avons tendance à ne faire confiance à personne avant de le connaître depuis plusieurs centaines de cycles. Cet Haplo n’a encore pas dit un mot sur l’endroit d’où il vient ni sur ce qu’il est, et, de plus, il a fait une ou deux remarques extrêmement curieuses, et s’est comporté bizarrement vis-à-vis des serpents-dragons. Je reconnais que j’avais tort sur un point – à l’évidence, Haplo n’est pas un espion des serpents-dragons. Il est difficile de voir en lui. Une ombre le recouvre, lui et ses paroles. Il marche dans une obscurité de sa propre création, et s’en sert, à mon avis, pour se protéger et se défendre. Pourtant, parfois, malgré lui, un éclair déchire les nuages, à la fois effrayant et illuminant. Un tel éclair fulgura quand nous lui parlâmes des serpents-dragons. En fait, à la réflexion, je commence à comprendre qu’il s’est donné beaucoup de mal pour nous convaincre de nous rendre maîtres de la nef et de fuir le danger. Ce qui rend la suite encore plus étrange. Je dois lui rendre son dû. Haplo est l’homme le plus courageux que j’aie jamais vu. Je ne connais aucun nain, pas même Hartmut, qui aurait enfilé cette épouvantable coursive pour entrer dans la cabine de pilotage. On resta en arrière à l’attendre, comme il l’avait ordonné. — On devrait l’accompagner, dit Devon. — Oui, approuva Alake d’une voix mourante, mais je remarquai que ni l’un ni l’autre ne bougea le petit doigt. Je regrette de ne pas avoir d’herbe-courage, car comme ça, on n’aurait pas peur. — Eh bien, on n’en a pas, chuchotai-je. Et puisqu’on est dans les regrets, je regrette de ne pas être à la maison ! Devon avait pris cette coloration bleu-vert des Elfes quand ils sont malades ou effrayés. La peau noire d’Alake ruisselait de sueur, et elle tremblait comme une feuille. Je n’ai pas honte de dire que mes chaussures étaient pratiquement clouées au sol ; sinon, j’aurais eu une réaction de bon sens et je me serais sauvée à toutes jambes. On regarda Haplo entrer dans la cabine de pilotage. Les ténèbres l’engloutirent, l’avalèrent tout entier. Alake poussa un petit cri et enfouit son visage dans ses mains. Puis on entendit des voix… la voix d’Haplo qui parlait, et une autre qui répondait. — Au moins, rien ne l’a tué pour le moment, grommelai-je. Alake reprit courage et releva la tête. On prêta tous l’oreille à la conversation. Les paroles étaient indistinctes. On se regarda, l’air interrogateur. Aucun ne comprit. — C’est la même langue qu’il parlait quand il n’avait pas toute sa tête, murmurai-je. Et ce qu’il y a là-bas dedans la comprend ! Ce qui ne me plaisait pas du tout, comme j’allais le dire aux autres, quand Haplo poussa un grand cri qui me coupa la respiration. Puis Alake cria à son tour, comme si on lui arrachait le cœur, et détala dans la coursive et droit dans la cabine de pilotage ! Devon courut après Alake, me laissant seule à méditer sur la nature écervelée des humains et des Elfes (et des nains). Car je n’avais d’autre choix, bien sûr, que de les rejoindre. Dans la cabine de pilotage, je trouvai Alake penchée sur Haplo, qui gisait par terre, sans connaissance. Devon, avec plus de présence d’esprit que je n’en aurais attendu d’un Elfe, avait ramassé la hache d’arme et se tenait près d’eux, protecteur. Je parcourus vivement la pièce du regard. Elle était plus sombre que l’intérieur de nos montagnes et puait horriblement. D’une puanteur qui me souleva le cœur. Il faisait terriblement froid mais l’impression de terreur paralysante qui nous en avait écartés semblait avoir disparu. — Il est mort ? demandai-je. — Non, dit Alake, lui ramenant les cheveux en arrière. Il s’est évanoui. Il a chassé les monstres ! Tu ne t’en rends pas compte, Grundle ? Je vis tant d’amour et d’admiration dans ses yeux que mon cœur se serra. — Il a combattu les monstres et il les a chassés ! Il nous a sauvés ! — C’est vrai ! C’est bien vrai ! dit Devon, baissant les yeux sur Haplo, plein d’une crainte révérencielle. — Donne-moi ça, dis-je avec humeur, arrachant la hache des mains de l’Elfe, avant que tu ne te coupes quelque chose de précieux et que tu ne te transformes vraiment en fille ! Et qu’est-ce que ça veut dire : il a chassé les monstres ? Le cri qu’il a poussé ne m’a pas fait l’effet d’un cri de guerre. Mais, naturellement, ni Alake ni Devon ne me prêtaient la moindre attention. Ils n’avaient d’yeux que pour leur héros. Et je devais bien reconnaître que ce qui était précédemment dans la cabine de pilotage, quoi que ce fût, semblait ne plus s’y trouver. Mais Haplo l’avait-il chassé ? Ou avaient-ils conclu un marché tous les deux ? — Nous ne pouvons pas rester ici, leur fis-je remarquer, posant la hache dans un coin, aussi loin que possible de la main de l’Elfe (et de celle d’Haplo). — Non, tu as raison, dit Alake, regardant autour d’elle en frissonnant. — On pourrait lui faire une civière avec des couvertures, proposa Devon. Haplo ouvrit les yeux, trouva Alake penchée sur lui, la main sur son front. Je n’ai jamais vu personne réagir plus vite. D’un seul mouvement, flou tant il était rapide, il frappa Alake, la jeta loin de lui et se leva, ramassé sur lui-même, prêt à bondir. Alake gisait sur le pont et le regardait, en état de choc. Personne ne bougea, ne parla. J’avais presque aussi peur qu’avant. Haplo regarda autour de lui, ne vit que nous et revint à lui. Mais il était furieux. — Ne me touche pas ! gronda-t-il, d’une voix plus froide et sombre que les ténèbres de la cabine de pilotage. Ne me touche jamais ! Les yeux d’Alake s’emplirent de larmes. — Je suis désolée, murmura-t-elle. Je ne te voulais pas de mal. Je croyais que tu étais blessé… Haplo ravala le reste de sa diatribe, regarda sombrement la pauvre Alake. Puis il se redressa en soupirant et branla du chef. Sa colère mourut. Un instant, les ténèbres qui pesaient sur lui semblèrent se dissiper. — Allons, ne pleure plus. C’est moi qui suis désolé, dit-il d’un ton las. Je n’aurais pas dû hurler comme ça. J’étais… ailleurs. Dans un cauchemar. Dans un lieu effrayant. Il fronça les sourcils et les ténèbres retombèrent sur lui. — Je réagis comme ça instinctivement. Je ne peux pas m’en empêcher, et je pourrais vous blesser sans le vouloir. Alors… ne vous approchez pas de moi quand je dors. D’accord ? Alake ravala sa salive en hochant la tête, et parvint même à sourire. Elle lui aurait pardonné même s’il lui avait sauté dessus comme sur un trampoline. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, et je crois qu’Haplo commençait aussi à s’en apercevoir. Il eut l’air stupéfait et troublé, et même impuissant pendant un instant. Ça me donna envie de rire, sauf que j’avais aussi envie de pleurer. Je crus qu’il allait dire quelque chose, et je crois qu’il en avait l’intention, puis il réalisa que ça n’arrangerait pas la situation, alors il se tut, et se retourna pour inspecter la cabine. Devon aida Alake à se relever. Elle lissa sa robe. — Ça va ? dit Haplo, bourru, sans la regarder. — Oui, répondit-elle d’une voix tremblante. Il hocha la tête. — Alors, dis-je, tu as chassé le serpent-dragon ou autre chose ? Tu peux prendre le contrôle de la nef ? Il me regarda. Il a des yeux comme je n’en ai jamais vu qu’à lui. Ils vous transpercent comme des aiguilles. — Non, je n’ai pas chassé le serpent-dragon. Et non, nous ne pouvons pas prendre le contrôle de la nef. — Mais les bêtes ne sont plus là ! remarquai-je. Je sens la différence. On la sent tous. Je vais essayer de piloter. Je m’y connais un peu… Ce n’était pas vrai, mais je voulais voir ce qui se passerait. Je posai les mains sur la barre. Naturellement, il vint se mettre à côté de moi. Sa main se referma sur mon bras. Une main de fer. — N’essaye pas, Grundle. Le ton n’était pas menaçant. Le ton était très doux, très calme. Je sentis mon estomac se nouer. — Je crois que ce serait malavisé. Le serpent-dragon n’est pas parti. Il n’a jamais été là réellement. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ne nous surveillent pas, qu’ils ne nous écoutent pas en ce moment même. Leur magie est puissante. Je ne voudrais pas que tu te fasses blesser. Il sous-entendait qu’il ne voulait pas que les serpents-dragons me blessent. Mais, à le regarder dans les yeux, je n’en fus plus si sûre. Il resserra sa prise sur mon bras. Lentement, je lâchai la roue du gouvernail, et il lâcha mon bras. — Et maintenant, je crois que nous devrions tous retourner à nos cabines, dit Haplo. On ne bougea pas. Devon et Alake semblaient frappés de stupeur, leur dernier espoir envolé. Moi, je sentais toujours sa main sur mon bras, je voyais encore les marques de ses doigts. — Tu leur as parlé ? demandai-je. Je t’ai entendu ! Dans ta langue ! Ou alors, dans leur langue ? Je crois que tu es de connivence avec eux. — Grundle ! s’écria Alake. Comment peux-tu dire ça ? — Ça ne fait rien, dit Haplo, haussant les épaules avec un sourire en coin. Grundle n’a pas confiance en moi, pas vrai ? — Non, dis-je carrément. Alake fronça les sourcils et fit claquer sa langue, réprobatrice. Devon me regarda en secouant la tête. Haplo continua à me regarder avec son étrange sourire. — Si ça peut te consoler, Grundle, je n’ai pas confiance en vous non plus, Elfes, humains et nains. Vous êtes tous amis, m’avez-vous dit. Vos races vivent en paix ensemble. Et vous pensez que je vais le croire, après tout ce que j’ai vu ? À moins que tout ça ne soit qu’une mise en scène élaborée inventée par mes ennemis ? On garda le silence. Alake avait l’air malheureuse, Devon, mal à l’aise. Ils avaient tellement désiré croire… Je montrai la peau d’Haplo, les dessins bleus que j’avais vu luire d’une lumière bleue surnaturelle. — Tu es un sorcier, dis-je, me servant du terme humain. Ta magie est puissante. Je l’ai sentie. Nous l’avons tous sentie. Pourrais-tu faire faire demi-tour à cette nef et nous ramener à la maison ? Il garda le silence un moment, étrécissant les yeux. Puis il dit : — Non. — Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? demandai-je. Il ne répondit pas. Je lançai à Alake et Devon un regard d’amer triomphe. — Venez. On ferait bien de décider ce qu’on peut faire pour se tirer de là tout seuls. Peut-être qu’on pourrait partir à la nage… — Grundle, tu ne sais pas nager, soupira Alake. Elle était au bord des larmes. — D’ailleurs, il n’y a pas de terres dans les parages, argua Devon. Nous finirions épuisés, affamés. Ou pire. — Est-ce que ça ne vaudrait pas mieux que les serpents-dragons ? Ils réalisaient enfin ce que je disais. Ils se regardèrent, hésitants. — Venez, répétai-je. J’étais près de la porte. Alake, accablée, fit mine de me suivre. Devon lui entourait la taille de son bras. Marmonnant ce qui me sembla bien un juron, Haplo nous poussa rudement pour passer. Arrivé à la porte, il la barra de son bras. — Personne ne va nulle part excepté dans sa cabine. Très droite, Alake le regarda avec dignité. — Laisse-nous passer, dit-elle s’efforçant de parler d’une voix ferme. — Pousse-toi, mon ami, dit Devon à voix basse. Je fis un pas en avant. — Mille tonnerres ! vociféra Haplo. Les serpents-dragons ne vous laisseront pas partir. Essayez une sottise, comme de sauter à l’eau, et vous n’arriverez qu’à vous faire maltraiter. Écoutez-moi. Grundle avait raison. Je peux parler avec ces serpents-dragons. Nous… nous nous comprenons. Et je vous promets ceci : tant qu’il sera en mon pouvoir de l’empêcher, il ne vous arrivera rien. Il nous regarda alternativement tous les trois, et ajouta : — Je le jure. — Sur quoi ? demandai-je. — Sur quoi voulez-vous que je jure ? — Sur l’Un, naturellement, dit Alake. Haplo parut perplexe. — Quel Un ? C’est un dieu humain ? — L’Un est l’Un, répondit Devon, ne sachant comment expliquer. Tout le monde savait qui était l’Un. — La puissance supérieure, dit Alake. Le Créateur. Le Formateur. Le Destructeur. — La puissance supérieure, hein ? répéta Haplo, et je vis bien que l’idée ne lui plaisait guère. Vous croyez tous en cet Un ? Nains, humains et Elfes ? — Ce n’est pas une question de croyance, dit Devon. L’Un est. Haplo étrécit les yeux. — Alors, vous retournez dans vos cabines ? Plus question de vous jeter à la mer ? — Si tu jures sur l’Un, dis-je. C’est un serment qu’on ne peut pas violer. Il eut un petit sourire, comme s’il n’en pensait pas moins. Puis, haussant les épaules, il dit : — Je jure sur l’Un que, dans la mesure de mes moyens, j’empêcherai qu’il vous arrive aucun mal. Je regardai Alake et Devon, qui hochèrent la tête, satisfaits. — Très bien, dis-je, quoique ayant vu sa bouche se tordre en jurant. — Je vais faire cuire quelque chose, proposa Alake en s’en allant. Devon – avant que j’aie pu le prévenir – reprit la hache. Je vis l’ardeur de la bataille, l’éclat de l’épée et de l’armure briller dans ses yeux. — Crois-tu, Haplo, que tu pourrais m’apprendre à m’en servir ? — Pas en robe, grommelai-je, repartant vers ma chambre. Je voulais être seule pour réfléchir, pour essayer de comprendre ce qui se passait. On frappa à ma porte. — Je n’ai pas faim, criai-je avec irritation, croyant que c’était Alake. — C’est moi, Haplo. Stupéfaite, j’entrouvris la porte. — Qu’est-ce que tu veux ? — De l’eau de mer. — De l’eau de mer ? Il est fou, pensai-je. — J’ai besoin d’eau de mer. Pour une expérience. Alake m’a dit que tu savais ouvrir le sas. — Tu veux de l’eau de mer pour quoi faire ? — N’en parlons plus, dit Haplo, tournant les talons. Je vais demander à Devon… — L’Elfe ! grognai-je avec dédain. Il va inonder la nef. Viens. Ce qui n’était pas tout à fait vrai. Devon serait sans doute parvenu à lui puiser de l’eau de mer, mais je voulais savoir ce qu’il mijotait maintenant. On retraversa le submersible en direction de la poupe. J’allai prendre un seau à la cuisine. — Ça suffira ? demandai-je. Haplo hocha la tête. Alake nous avertit que le dîner serait bientôt prêt. — On ne sera pas long, dit-il. On continua, passant près de Devon s’exerçant à ce qu’il pensait être le maniement de la hache d’arme. — Il va se sectionner le pied ! grommelai-je, grimaçant en le voyant balancer sa hache dans tous les sens. — Ne le sous-estime pas, dit Haplo. J’ai voyagé dans des pays où les Elfes sont de très bons guerriers. Je suppose qu’ils pourraient se remettre à la guerre, ici. S’ils avaient quelqu’un pour les guider. — Et quelqu’un à combattre, remarquai-je. — Mais vos peuples étaient prêts à s’unir pour combattre ces serpents-dragons. Et si je vous prouvais que ce n’est pas eux le véritable ennemi ? Et si je vous montrais que l’ennemi véritable est beaucoup plus subtil, et ses intentions plus terribles ? Et si je vous amenais un chef de grande puissance et sagesse pour combattre cet ennemi ? Est-ce que les nains, les humains et les Elfes se battraient côte à côte ? Je reniflai avec dédain. — Tu veux dire que ces serpents-dragons ont démoli nos traque-soleil, torturé et assassiné les nôtres, juste pour nous prouver qu’il existe un ennemi encore plus dangereux ? — On a vu plus étrange, répliqua froidement Haplo. Tout cela n’est peut-être qu’un malentendu. Peut-être qu’ils vous croient de connivence avec l’ennemi. Ses yeux étaient redevenus des aiguilles acérées, qui me transperçaient de part en part. C’était la deuxième fois qu’il abordait ce sujet. Je ne voyais pas de raison de discuter, et d’autant moins que je ne savais absolument pas de quoi il parlait. Alors, je ne dis rien, et il n’insista pas. Arrivée au sas, je l’ouvris et y laissai pénétrer un peu d’eau – à peu près à hauteur de cheville – avant de le refermer. J’ouvris l’écoutille d’accès, saisis mon seau, l’attachai à une corde, le plongeai dans l’eau, le remplis et le hissai jusqu’à moi. Je tendis le seau plein à Haplo. À ma grande surprise, il recula et refusa d’y toucher. — Porte-le là-bas, dit-il, montrant la cale. Je fis ce qu’il me demandait, de plus en plus intriguée. Le seau était lourd et incommode à porter ; il ballottait et de l’eau giclait par terre. Haplo évitait soigneusement de marcher dans la moindre flaque. — Pose-le là, dit-il, me montrant le coin le plus éloigné. Je posai le seau, et me frictionnai les paumes où l’anse s’était profondément enfoncée dans la chair. — Merci, dit-il. — De rien. Attirant un tabouret, je m’assis confortablement. — Tu peux t’en aller maintenant si tu veux. — Je n’ai rien de mieux à faire, dis-je. Il était furieux, et, un instant, je crus qu’il allait me jeter dehors. (Ou essayer en tout cas. Les nains sont extrêmement difficiles à déplacer une fois qu’ils ont décidé de ne pas bouger.) Il me foudroya. Je le foudroyai à mon tour, croisai les bras, et plantai fermement mes pieds par terre. Puis, une idée sembla le frapper. — Tu me seras peut-être utile après tout, marmonna-t-il, et il ne discuta plus. Quant à ce qui se passa ensuite, je ne suis pas certaine de le croire moi-même, quoique je l’aie vu de mes propres yeux. Haplo s’agenouilla par terre, et se mit à tracer des signes du bout du doigt sur le sol. Je me mis à rire, mais je faillis bientôt m’étrangler de stupéfaction. Quand son doigt touchait le bois, il s’en élevait une mince volute de fumée. Il traça une ligne droite, laissant un trait de feu dans le bois. Le feu s’éteignit immédiatement, laissant derrière lui une marque gravée dans le bois comme au fer rouge. Mais il n’avait rien à la main. Il se servait seulement de son doigt, qui allumait le bois. Il travaillait rapidement, dessinant d’étranges marques sur le sol, des marques qui ressemblaient – pensai-je – aux dessins bleus qu’il avait sur les bras et le dos des mains. Il en dessina une dizaine en cercle, prenant bien soin qu’elles se touchent toutes. Il régnait une forte odeur de brûlé. J’éternuai. Enfin, il s’arrêta. Le cercle était fermé. Il contempla son œuvre un moment, puis hocha la tête, satisfait. Je regardai ses doigts, mais je n’y vis aucune trace de brûlure. Haplo se releva et entra dans le cercle qu’il venait de former. Une lumière bleue commença à rayonner des signes qu’il venait de graver, et soudain, Haplo ne fut plus sur le pont. Il flottait en l’air, apparemment soutenu par rien, à part la lumière bleue. J’en restai bouche bée, et me relevai si brusquement que je renversai mon tabouret. — Grundle, ne t’en va pas ! dit-il vivement. Il fit un geste, et il se retrouva debout sur le pont. Mais la lumière bleue continua à briller. — Je veux que tu fasses quelque chose pour moi. — Quoi ? demandai-je, me tenant aussi loin que possible de cette étrange lumière. — Apporte le seau ici, et verse de l’eau sur le cercle. Je le regardai, soupçonneuse. — C’est tout ? — C’est tout. — Qu’est-ce qui va se passer ? — Je n’en suis pas sûr. Peut-être rien. — Alors, pourquoi ne le fais-tu pas ? Il sourit, s’efforçant d’être aimable. Mais ses yeux restèrent durs et froids. — Je crois que l’eau ne me réussit pas. Je réfléchis. Jeter un seau d’eau sur des planches brûlées ne pouvait pas me faire grand mal. Et, je dois l’avouer, je brûlais moi-même de savoir ce qui allait se passer. Il ne plaisantait pas en disant qu’il n’aimait pas l’eau. À la seconde où je soulevai le seau, il recula dans un coin et s’accroupit derrière un tonneau pour ne pas être éclaboussé. Je jetai l’eau sur le cercle d’étranges dessins qui luisaient d’une lumière bleue. La lumière disparut instantanément. Et, sous mes yeux stupéfaits, les marques de brûlures commencèrent à s’estomper. — Mais c’est impossible ! m’écriai-je, reculant en lâchant mon seau. Haplo sortit de derrière son tonneau. Il traversa le pont et vint se planter devant le cercle qui disparaissait rapidement. — Tes bottes vont être mouillées, remarquai-je. Mais, l’air sombre, il ne semblait plus s’en soucier. Il leva un pied, l’immobilisa à l’endroit où le cercle l’avait soulevé. Rien ne se passa. La botte retomba bruyamment sur le pont. — De toute ma vie, je n’ai jamais rien vu ou entendu… Il s’interrompit, frappé par une nouvelle idée. — Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Son visage s’assombrit, il serra les poings. Sans me dire un mot ni m’accorder un regard, il se retourna et sortit précipitamment. J’entendis ses pas dans la coursive, j’entendis claquer sa porte. Je revins à pas de loup et contemplai les planches mouillées. Les marques de brûlures étaient presque complètement effacées. Le bois était humide, mais intact. On dîna tout seuls tous les trois, Alake, Devon et moi. Alake alla frapper à la porte d’Haplo en l’appelant, mais il ne répondit pas. Elle revint, déçue et abattue. Je ne leur dis rien, à elle ni à Devon. À vrai dire, je n’étais pas sûre qu’ils me croient, et je ne voulais pas provoquer une discussion. Après tout, je n’ai aucune preuve, à part quelques planches encore humides. Mais au moins, je connais la vérité. Quelle qu’elle soit. La suite à plus tard. J’ai tellement sommeil que je n’arrive plus à tenir ma plume. CHAPITRE XIII SURUNAN, CHELESTRA Alfred passait des heures enchanteresses à se promener dans les rues de Surunan. Comme ses habitants, la cité s’était éveillée d’un long sommeil forcé, et revenait rapidement à la vie. Elle était beaucoup plus peuplée qu’Alfred ne l’avait pensé au premier abord. Sans doute n’avait-il découvert qu’un mausolée parmi beaucoup d’autres. Guidé par le Conseil, les Sartans travaillaient à rendre à leur cité son éclat originel. La magie faisait reverdir les plantes, relevait les édifices, effaçait toutes traces de destruction. Leur cité ayant retrouvé paix, harmonie, ordre et beauté, les Sartans se mirent à réfléchir aux moyens de faire de même dans les trois autres mondes. Alfred s’enivrait du calme et de la beauté que se rappelait son âme. La conversation des Sartans l’enchantait, avec les innombrables et merveilleuses images créées par la magie du langage. Il entendait la musique des runes, et se demandait, avec des larmes de joie dans les yeux, comment il avait pu oublier tant de beauté. Son cœur s’épanouissait sous les sourires amicaux de ses frères et de ses sœurs. — Je pourrais être heureux ici, dit-il un jour à Orla. Ils traversaient la ville pour se rendre à une réunion du conseil des Sept. Le chien, qui n’avait pas quitté Alfred depuis la veille, les accompagnait. La beauté de Surunan était un véritable aliment pour l’âme d’Alfred, qui, il le réalisait maintenant, avait failli se dessécher et mourir d’inaction. Il pouvait même, remarqua-t-il, arpenter les rues sans marcher sur ses pieds ou sur ceux des autres. — Je comprends ce que tu ressens, dit Orla, regardant autour d’elle avec plaisir. Tout est redevenu comme avant. On dirait que le temps n’a pas passé. Le chien, se trouvant oublié, gémit et fourra son museau dans la main d’Alfred. Il avait la truffe froide, et Alfred sursauta. Alarmé, il baissa les yeux sur l’animal, oublia où il allait, trébucha, et s’effondra sur un banc de marbre. — Ça ne va pas ? demanda Orla avec sollicitude. — Si, merci, marmonna Alfred en se levant. Il regarda Orla, dans sa longue et souple tunique blanche, et tous les autres Sartans vêtus de même. Et il baissa les yeux sur sa personne, toujours en habit de velours pourpre élimé de la cour du roi Stephen d’Arianus. Les manches de sa chemise, terminées par des manchettes de dentelle, étaient trop courtes pour ses longs bras ; ses culottes étaient fripées et avachies. Il passa la main sur son crâne chauve. Il lui sembla tout à coup que les sourires de ses frères et sœurs n’étaient plus amicaux, mais suffisants et apitoyés. Brusquement, Alfred eut envie d’attraper ses frères par le col de leur longue tunique blanche, et de les secouer à les faire claquer des dents. Le temps a passé ! avait-il envie de hurler. Des éons. Des siècles. Des mondes nouveau-nés, à peine sortis des feux de la création, avaient vieilli. Pendant votre sommeil, des générations ont vécu, heureuses et malheureuses, et sont mortes. Mais qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Rien de plus que les épaisses couches de poussière recouvrant votre marbre parfait. Vous la balayez et vous vous apprêtez à continuer. Mais ce n’est pas possible. Personne ne se souvient de vous. Personne n’a besoin de vous. Vos enfants ont grandi et ont quitté la maison. Ils ne s’en tirent peut-être pas très bien tout seuls, mais au moins, ils sont libres d’essayer. — Non, ça ne va pas, dit Orla. Si tu es malade, le Conseil peut attendre … Alfred, stupéfait, s’aperçut qu’il tremblait, bouleversé par ses pensées inexprimées. Pourquoi ne pas les formuler tout haut ? Pourquoi les renfermer en moi ? Parce que je peux me tromper. Parce que je me trompe sans doute. Qui suis-je après tout ? Pas très sage. Pas aussi sage, et de très loin, que Samah et Orla. Le chien, habitué aux embardées inattendues d’Alfred, avait sauté de côté au moment de sa chute. Il se retourna pour le regarder, d’un air de reproche. J’ai quatre pieds à diriger et tu n’en as que deux, semblait-il dire. On pourrait croire que tu te débrouillerais mieux. Alfred repensa à l’irritation d’Haplo chaque fois qu’il tombait. — Je crois, dit Orla, lorgnant le chien d’un œil sévère, que nous aurions dû laisser cet animal à la maison. — Il n’y serait pas resté, dit Alfred. Samah sembla du même avis. Il considéra d’un œil soupçonneux le chien couché aux pieds d’Alfred. — Tu dis que ce chien appartient à un Patryn. Tu as dit toi-même que ce Patryn se sert de cet animal pour espionner les autres. Il ne devrait pas assister à une réunion du Conseil. Emmène-le, Ramu, dit-il à son fils, qui exerçait les fonctions de Serviteur du Conseil{23}. Emmène cet animal. Alfred ne protesta pas. Le chien gronda devant Ramu, mais, sur un mot d’Alfred, se laissa emmener hors de la Chambre du Conseil. Ramu revint, referma la porte et resta debout devant comme l’exigeait sa fonction. Samah prit place à la longue table de marbre blanc. Les six autres membres du Conseil prirent leur place, trois à sa droite, trois à sa gauche. Ils s’assirent tous ensemble. Les Sartans, dans leurs tuniques blanches, le visage rayonnant de sagesse et d’intelligence, étaient beaux, majestueux, radieux. Alfred, assis sur le Banc du Suppliant, se vit mentalement par contraste – avachi, morne et chauve. Le chien, tirant la langue, était couché à ses pieds. Les yeux de Samah glissèrent sur Alfred, s’arrêtèrent sur le chien. Le chef du Conseil fronça les sourcils, regarda son fils. Ramu était stupéfait. — Je l’ai mis dehors, Père, et j’ai fermé la porte, dit-il, vérifiant derrière lui. Je le jure ! Samah fit signe à Alfred de se lever et de venir se placer dans le Cercle du Suppliant. Alfred s’exécuta en traînant les pieds. — Je te demande de faire sortir cet animal, mon Frère. Alfred soupira en branlant du chef. — Il reviendra tout de suite. Mais je ne crois pas que tu doives t’inquiéter qu’il nous espionne pour son maître. Il l’a perdu. C’est pourquoi il est ici. — Il veut que tu cherches son maître, un Patryn ? — Je le crois, dit Alfred, penaud. Le froncement de sourcils de Samah s’accusa. — Et ça ne te paraît pas étrange ? Qu’un chien appartenant à un Patryn vienne vers toi, un Sartan, pour le retrouver ? — À vrai dire, non, dit Alfred après une courte réflexion. Pas si l’on considère ce qu’est ce chien. Enfin, ce que je crois qu’il est. Ou pourrait être, termina-t-il, de plus en plus décontenancé. — Eh bien, qu’est ce chien ? — Je préférerais ne pas le dire, Conseiller. — Tu refuses de répondre à une question explicite du chef du Conseil ? Alfred rentra la tête dans les épaules, comme une tortue en danger. — Je me trompe sans doute. Je me suis si souvent trompé. Je ne voudrais pas donner au Conseil des informations erronées, conclut-il gauchement. — Cela ne me plaît pas du tout, mon Frère ! dit Samah, cinglant. Alfred perdit contenance. — J’ai essayé d’être indulgent envers toi, parce que tu as vécu si longtemps parmi les menschs, privé de la compagnie, du Conseil et des avis de tes pareils. Mais maintenant que tu vis parmi nous et que tu manges notre pain, tu t’obstines encore à ne pas répondre à nos questions. Tu ne veux même pas nous dire ton vrai nom. On pourrait croire que tu te méfies de nous – de ton peuple ! Alfred sentit la justesse de l’accusation. Il savait que Samah avait raison, il savait que la faute venait de lui, il savait qu’il était indigne de se trouver là, parmi son peuple. Il désirait désespérément leur dire tout ce qu’il savait, se jeter à leurs pieds, se cacher sous leurs tuniques blanches. Se cacher. Oui, c’est ça que je voudrais. Me cacher à moi-même. Me cacher au chien. Me cacher au désespoir. Me cacher à l’espoir. Il soupira. — J’ai confiance en toi, Samah, et en tous les membres du Conseil. C’est de moi que je me méfie. Est-ce un tort de refuser de répondre à une question dont on ne connaît pas la réponse ? — Partager tes informations, partager tes réflexions pourrait être bénéfique pour tous. — Peut-être que oui, dit Alfred. Et peut-être que non. Je dois en rester juge. — Samah, dit doucement Orla, cette discussion est absurde. Comme tu l’as dit toi-même, nous devons nous montrer indulgents. Si Samah avait été un roi mensch, il aurait ordonné à son fils d’emmener Alfred et d’employer les grands moyens pour lui tirer ses informations. Et il sembla un moment que le Conseiller regrettait de ne pas être un tel roi. Il serra les poings, plissa le front, frustré. Mais il se maîtrisa et poursuivit. — Je vais te poser une question, et je suis sûr que ton cœur voudra y répondre. — Si je le peux, je le ferai, répondit humblement Alfred. — Nous avons un besoin urgent de contacter nos frères des trois autres mondes. Un tel contact est-il possible ? Alfred leva les yeux, étonné. — Mais je croyais que tu avais compris ! Nous n’avons plus de frères dans les autres mondes ! Enfin, ajouta-t-il en frissonnant, à moins de compter les nécromanciens d’Abarrach. — Même ces nécromanciens, comme tu dis, sont des Sartans, dit Samah. S’ils sont tombés dans le mal, raison de plus pour les contacter. Et tu reconnais toi-même que tu n’as pas voyagé sur Pryan. Tu ne sais pas avec certitude que les nôtres ont disparu de ce monde. — Mais j’ai parlé à un homme qui y est allé, protesta Alfred. Il a trouvé une cité à nous, mais pas trace de Sartans. Seulement des êtres terribles que nous avons créés… — Et de qui tiens-tu cette information ? tonna Samah. D’un Patryn ! J’ai vu son image dans ton esprit ! Et tu voudrais que nous te croyions ? Alfred courba les épaules. — Il n’avait aucune raison de mentir… — Il avait toutes les raisons ! Lui et son seigneur qui projettent de nous conquérir et de nous réduire en esclavage ! Samah se tut, foudroyant Alfred. — Maintenant, réponds à ma question ! — Oui, Conseiller. Je suppose que vous pourriez passer par les Portes de la Mort. Ce n’était guère original, mais il n’arrivait pas à trouver autre chose. — Et avertir ce Patryn de notre présence ? Non, pas encore. Nous ne sommes pas assez forts pour l’affronter. — Et pourtant, dit Orla, nous n’aurons peut-être pas le choix. Raconte le reste à Alfred. — Nous devons lui faire confiance, dit Samah avec amertume, alors qu’il se méfie de nous. Alfred s’empourpra et braqua les yeux sur ses souliers. — Après la Séparation vint une époque de chaos. Epoque terrible, dit Samah en fronçant les sourcils. Nous savions qu’il y aurait des souffrances et des morts. Nous le déplorions, mais nous pensions qu’il en sortirait un plus grand bien qui compenserait. — C’est l’excuse de tous ceux qui déclenchent des guerres, dit Alfred à voix basse. Samah pâlit de colère. Orla intervint. — Ce que tu dis est vrai, mon Frère. Et il y en eut qui cherchèrent à l’empêcher. — Mais ce qui est fait est fait, et tout cela est passé depuis longtemps, dit Samah d’un ton sévère, voyant plusieurs Conseillers remuer nerveusement sur leurs sièges. Les forces magiques que nous avions déchaînées se révélèrent plus destructrices que nous ne l’avions prévu. Nous découvrîmes, trop tard, que nous ne pouvions pas les contrôler. Bien des nôtres sacrifièrent leurs vies en essayant de stopper l’holocauste qui balaya le monde. Sans succès. Nous ne pouvions que regarder, horrifiés et impuissants, et, quand tout fut fini, faire ce que nous pouvions pour aider les survivants. La création des quatre mondes était un succès, de même que l’incarcération de nos ennemis. Nous rassemblâmes les menschs et les transportâmes dans des havres de paix et de sécurité, tels Chelestra. Ce monde était celui dont nous étions le plus fiers. Il flotte dans les ténèbres de l’univers tel une magnifique gemme blanc-bleu. Chelestra est entièrement composé d’eau. À l’extérieur, le froid de l’espace a transformé cette eau en glace. Nous plaçâmes un soleil de mer au cœur de Chelestra, qui réchauffe l’eau et aussi les durnais, qui sont des êtres vivants dérivant autour du soleil. Les menschs les ont baptisés lunes de mer. Quand plusieurs générations de menschs auraient vécu ici et se seraient habitués à ce nouveau monde, notre intention était de les installer sur ces lunes de mer. Nous, nous devions rester ici, sur ce continent. — Ce n’est pas une lune de mer ? Alfred parut troublé. — Non, il nous fallait quelque chose de plus solide, de plus stable. Quelque chose ressemblant davantage au monde que nous avions laissé derrière nous. Avec un ciel, un soleil, des arbres et des nuages. Ce royaume repose sur une immense formation de roc en forme de calice. Des runes en recouvrent la surface, avec des réseaux complexes de forces à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la pierre. L’intérieur du calice est tapissé d’un manteau de roche fondue, recouvert d’une croûte assez semblable à celle de notre monde original. C’est là que nous avons créé des nuages, des rivières et des vallées, des lacs et des terres fertiles. Au-dessus s’arrondit le dôme du ciel qui tient la mer en respect tout en laissant passer la lumière du soleil de mer. — Tu veux dire que nous sommes entourés d’eau en ce moment ? dit Alfred, impressionné. — Le bleu que tu vois au-dessus de toi et que tu nommes « ciel » n’est pas un ciel au sens où tu l’entends, dit Orla en souriant, mais de l’eau. De l’eau que nous pourrions partager avec d’autres mondes tels qu’Abarrach. Son sourire s’évanouit. — Nous sommes venus ici par désespoir, espérant y trouver la paix. Nous avons trouvé à la place la destruction et la mort. — Nous avons construit cette cité par la magie, reprit Samah. Nous y avons accueilli les menschs, et, au début, tout se passa bien. Puis des créatures sorties des abîmes apparurent. Nous n’arrivions pas à en croire nos yeux. Nous, qui avions créé tous les animaux de tous les nouveaux mondes, nous ne les avions pas créées. Elles étaient laides, horribles. Elles avaient une odeur nauséabonde, une odeur de mort et de putréfaction. Les menschs les appelèrent dragons, d’après un animal mythique de l’Ancien Monde. Les paroles de Samah suscitaient des images dans l’esprit. Alfred écoutait et voyait, transporté avec le chef du Conseil dans un lointain passé… … Debout sur le perron de la Chambre du Conseil, Samah considérait, avec colère et frustration, la nouvelle cité de Surunan. Autour de lui, tout n’était que beauté, mais il n’y trouvait aucun réconfort. La beauté semblait le railler. Au-delà des hautes murailles couvertes de fleurs, il entendait les voix des menschs battant contre le marbre comme une mer démontée bat les murs d’une digue. — Dis-leur de retourner chez eux, ordonna Samah à son fils Ramu. Dis-leur que tout va s’arranger. — Nous le leur avons déjà dit, Père, répondit Ramu. Ils refusent. — Ils ont peur, expliqua Orla, voyant le visage de son mari se durcir. Ils sont paniqués. Et il faut les comprendre. Après tout ce qu’ils ont vécu, tout ce qu’ils ont souffert. — Et ce que nous avons souffert, nous, ils n’y pensent jamais ! rétorqua Samah avec amertume. Il garda longtemps le silence, écoutant les voix. Il distinguait les diverses races : la rauque fanfare des humains, les lamentations flûtées des Elfes, la basse vibrante des nains. Orchestre terrible, qui, pour la première fois, jouait à l’unisson, au lieu que chacun s’efforce de couvrir les deux autres. — Que veulent-ils ? demanda-t-il finalement. — Ces serpents-dragons les terrifient. Ils veulent que nous leur ouvrions les portes de notre partie de la cité, lui dit Ramu. Ils pensent qu’ils seront plus en sécurité à l’intérieur de nos murailles. — Ils le sont tout autant chez eux ! dit Samah. La même magie les protège. — Tu ne peux pas leur reprocher de ne pas comprendre ça, Père, répliqua Ramu avec dédain. Ils sont comme les enfants effrayés par le tonnerre et qui se croient en sécurité sous le lit de leurs parents. — Alors, ouvrez les portes. Laissez-les entrer. Faites-leur de la place où vous pourrez, et essayez de limiter les déprédations au minimum. Faites-leur bien comprendre que ce n’est que temporaire. Dites-leur que le Conseil va détruire les monstres et que, cela fait, ils devront retourner chez eux en paix. Du moins, autant en paix qu’on peut l’attendre d’eux, ajouta-t-il d’un ton acerbe. Ramu s’inclina et s’éloigna pour exécuter les ordres de son père, suivi des autres Serviteurs qui devaient l’assister. — Les dragons n’ont pas causé de grands dommages, dit Orla. Je suis fatiguée de tuer. Je t’en supplie une fois de plus, Samah, essaye de parler avec eux, et de découvrir ce qu’ils veulent. Peut-être que nous pouvons négocier… — Tu as déjà dit cela au Conseil, Femme, l’interrompit Samah avec impatience. Le Conseil a voté et la décision est prise. Nous n’avons pas créé ces êtres. Nous n’avons aucun contrôle sur eux… — Et ainsi, ils doivent être détruits, termina froidement Orla. — Le Conseil a parlé. — Le vote n’a pas été unanime. — Je sais, dit Samah, glacial, encore furieux. Et pour conserver la paix au Conseil aussi bien que dans mon foyer, je parlerai à ces serpents, j’apprendrai ce que je pourrai sur eux. Crois-le ou non, Femme, mais moi aussi je suis fatigué de tuer. — Merci, mon Mari, dit Orla, essayant de glisser la main sous son bras. Samah se raidit et s’écarta. Le Conseil Sartan des Sept quitta sa cité fortifiée pour la première fois depuis leur arrivée sur ce nouveau monde qu’ils avaient créé. Unissant leurs mains, dansant une danse solennelle et gracieuse, les sept chantèrent les runes, et appelèrent les vents de l’éternellement changeante possibilité pour les transporter par-dessus les murailles de la cité centrale, par-dessus les têtes des menschs et jusqu’aux rivages proches de la mer. Dans l’eau, les dragons les attendaient. Les Sartans les regardèrent, atterrés. Ils étaient immenses, et leur peau toute ridée. Ils étaient vieux et édentés, plus vieux que le temps même. Et ils étaient mauvais. La peur émanait d’eux, la haine luisait dans leurs yeux rouge-vert comme un soleil maléfique, déchirant le cœur des Sartans qui n’avaient jamais rien vu de pareil, pas même dans les yeux des Patryns, leurs ennemis les plus acharnés. Le sable, autrefois blanc et luisant comme de la poussière de marbre, était maintenant gris-vert, couvert de traînées de bave nauséabonde. L’eau était couverte d’une épaisse pellicule d’huile qui clapotait doucement sur la plage polluée. Conduits par Samah, les Conseillers s’alignèrent sur le sable. Les dragons se mirent à glisser, se tordre et se contorsionner, soulevant de grosse vagues qui s’écrasaient sur le rivage. L’écume en retomba sur les Sartans, avec une odeur putride qui suscita d’horribles images. Il leur sembla regarder dans une fosse où se décomposaient toutes les victimes hâtivement enterrées de sinistres crimes, tous les cadavres putréfiés des champs de batailles, les morts de siècles de violence. Samah, levant la main, cria : — Je suis le chef du Conseil, l’instance gouvernante des Sartans. Déléguez-moi l’un de vous pour nous parler. Un dragon, plus grand et plus puissant que les autres, sortit la tête hors de l’eau, soulevant une immense vague, qui déferla sur la plage. Les Sartans ne purent l’éviter, et furent trempés jusqu’aux os. L’eau était froide, et leur glaça le sang. Orla, frissonnante, se porta vivement au côté de son mari. — Je suis convaincue. Tu as raison. Ces créatures sont mauvaises et doivent être détruites. Faisons vite ce que nous avons à faire, et partons. Samah essuya l’eau de mer de son visage, et regarda sa main, perplexe. — J’ai une sensation très étrange. Que se passe-t-il ? Lourd et gauche, on dirait que mon corps s’est transformé en plomb. Mes mains semblent ne plus m’appartenir. Mes pieds ne peuvent pas bouger… — Je ressens la même chose, s’écria Orla. Faisons vite agir la magie… — Je suis le Couronné, roi de mon peuple, cria le serpent d’une voix douce qui semblait venir de très loin. Je parlerai avec toi. — Pourquoi êtes-vous venus ? Que voulez-vous ? cria Samah par-dessus le fracas des vagues. — Votre destruction. Les mots se tordaient et se contorsionnaient dans l’esprit de Samah comme les serpents dans l’eau qui en sortaient et y plongeaient leurs têtes, battant la surface à grands coups de queue. L’eau écumait, bouillonnait et couvrait la plage. Samah n’avait jamais affronté un péril aussi grand, et il hésitait, incertain. L’eau le glaçait, engourdissait ses membres, gelait ses pieds. Sa magie ne parvenait pas à le réchauffer. Orla essaya de se porter à son aide, mais, inexplicablement, son corps la trahit. Elle errait sur la plage, ses pieds obéissant à une volonté qu’elle ne contrôlait plus. Les autres Conseillers titubaient et s’écroulaient dans l’eau de mer, comme des fêtards ivres morts. Samah s’accroupit dans le sable, luttant contre sa peur. Une mort terrible l’attendait, pensait-il. — D’où venez-vous ? cria-t-il, amer et frustré, regardant les dragons ramper vers le rivage. Qui vous a créés ? — Vous, fut la réponse. Les horribles images s’évanouirent, laissant Alfred affaibli et tremblant. Et il n’avait vu que des images. Il n’imaginait pas ce que cela avait dû être de vivre cette expérience. — Mais les serpents-dragons ne nous ont pas tués ce jour-là, comme tu l’as sans doute deviné, conclut Samah, ironique. Il avait relaté son histoire assez calmement, mais son sourire d’ordinaire si plein d’assurance était un peu pincé. La main posée sur le marbre de la table tremblait légèrement. Orla était livide. Plusieurs membres du Conseil frissonnèrent, l’un d’eux enfouit son visage dans ses mains. — Pendant un moment, nous avons souhaité mourir, poursuivit Samah à voix basse, comme se parlant à lui-même. Les dragons s’amusaient de nous, nous pourchassant de long en large sur la plage, nous amenant au bord de l’évanouissement. Quand l’un de nous s’effondrait d’épuisement, une grande gueule édentée se refermait sur lui et le remettait sur ses pieds ; seule la terreur nous donnait la force de continuer. Et quand enfin nous n’avons plus pu courir, quand nos cœurs nous semblèrent prêts à éclater et que nos jambes refusèrent de nous porter, nous nous sommes allongés dans le sable mouillé en attendant la mort. Et les dragons s’en allèrent. — Mais ils revinrent en plus grand nombre, dit Orla, balayant le marbre de sa main. Ils attaquèrent la cité, leurs immenses corps martelant les murailles comme des béliers, torturant, mutilant et tuant quiconque ils rencontraient. Notre magie les combattit et les tint longtemps en respect. Mais nous réalisions qu’elle s’affaiblissait, comme les murailles couvertes de runes entourant la ville. — Mais pourquoi ? dit Alfred, perplexe. Quel pouvoir ont ces dragons sur notre magie ? — Aucun. Ils peuvent la combattre, assurément, et ils lui résistent mieux que tous autres êtres vivants que nous ayons jamais dû affronter. Mais nous découvrîmes bientôt que ce n’était pas la puissance des dragons qui nous avait rendu impuissants sur la plage. C’était l’eau de mer. Alfred en resta bouche bée de stupéfaction. Le chien leva la tête et dressa les oreilles. Il s’était endormi, le museau sur les pattes pendant le récit de la bataille avec les dragons. Maintenant il s’assit, l’air intéressé. — Mais c’est vous qui avez créé l’eau de mer, dit Alfred. — Comme, censément, nous avons créé ces serpents-dragons ? Samah eut un rire amer et lorgna Alfred d’un œil madré. — Tu n’as rien rencontré qui leur ressemble dans les autres mondes ? — N… non. Des dragons, oui, bien sûr, mais on pouvait toujours les contrôler par la magie, humaine ou elfienne. Ou du moins le semblait-il, ajouta-t-il soudain, pensif. — L’eau de la mer, cet océan que nous avons nommé la Merbonne, a pour effet de détruire complètement notre magie. Nous ne savons pas comment ni pourquoi. Tout ce que nous savons, c’est qu’une goutte de cette eau sur notre peau enclenche un cycle qui disloque la structure des runes, jusqu’à nous rendre impuissants – plus impuissants, en fait, que des menschs. Et c’est pourquoi nous avons fini par ordonner aux menschs de partir dans la Merbonne. Le soleil de mer s’éloignait. Nous manquions d’énergie magique pour le retenir ; nous conservions tout notre pouvoir pour combattre les dragons. Nous avons dit aux menschs de suivre le soleil de mer, de trouver d’autres lunes de mer où ils pourraient vivre. Les créatures des profondeurs, baleines, dauphins et autres, dont les menschs s’étaient fait des amis, partirent avec eux pour les aider à se défendre contre les dragons. Nous ne savons absolument pas si les menschs ont survécu ou non. Ils avaient de meilleures chances que nous. L’eau de mer n’a aucun effet sur eux ou sur leur magie. En fait, ils semblent s’y épanouir. Nous sommes restés ici, attendant que le soleil de mer nous quitte, attendant que les glaces nous ensevelissent… et notre ennemi avec nous. Nous étions pratiquement certains que c’était nous que les dragons voulaient anéantir. Ils se souciaient peu des menschs. — Et nous avions raison. Les dragons ont continué à attaquer notre cité, poursuivit Orla, mais jamais en nombre suffisant pour triompher. La victoire ne semblait pas être leur but. La douleur, la souffrance, l’angoisse – voilà ce qui les intéressait. Notre espoir était d’attendre, de gagner du temps. Tous les jours, la chaleur du soleil déclinait, les ténèbres se faisaient plus profondes autour de nous. Peut-être que les dragons, concentrés sur la haine qu’ils nous vouaient, ne s’en apercevaient pas. Ou peut-être pensaient-ils que leur magie pourrait vaincre les ténèbres et le froid. Ou peut-être qu’à la fin ils ont fui. Tout ce que nous savons, c’est qu’un jour la mer a gelé, et ce jour-là, les dragons ne sont pas venus. Ce jour-là, nous avons envoyé un dernier message à notre peuple des autres mondes, leur demandant de venir nous réveiller dans cent ans. Et nous nous sommes endormis. — Je doute qu’ils aient jamais reçu votre message, dit Alfred. Ou s’ils l’ont reçu, ils n’ont pas pu venir. Chaque monde a eu ses propres problèmes, semble-t-il. Il soupira, battit des paupières. — Merci de m’avoir mis au courant. Je comprends mieux maintenant, et je… je suis désolé de la façon dont je me suis comporté. Je pensais… Il braqua les yeux sur ses souliers, dansant d’un pied sur l’autre. — Tu pensais que nous avions renié nos responsabilités, dit Samah d’un air sombre. — Je l’ai vu ailleurs. Sur Abarrach… Alfred déglutit avec effort. Le Conseiller ne dit rien et le regarda, en attente. Tout les membres du Conseil le regardaient, en attente. Maintenant, tu comprends, lui disaient-il. Maintenant, tu sais quoi faire. Sauf qu’il ne le savait pas. Alfred ouvrit ses mains tremblantes. — Que voulez-vous de moi ? Vous voulez que je vous aide à combattre les dragons ? J’ai quelque connaissance de ces créatures, enfin, de celles que nous avons sur Arianus. Mais nos dragons me paraissent bien faibles et inoffensifs comparés aux serpents que vous m’avez décrits. Quant à faire des expériences sur l’eau de mer, j’ai bien peur… — Non, mon Frère, l’interrompit Samah. Rien d’aussi difficile. Tu as dit à Orla que l’arrivée de ce chien sur Chelestra signifiait que son maître s’y trouvait aussi. Tu as l’animal. Nous voulons que tu retrouves son maître et que tu nous l’amènes. — Non, dit Alfred, congestionné, nerveux. Je ne pourrais pas… Il m’a laissé partir, vous comprenez, alors qu’il aurait pu me faire prisonnier et me jeter dans le Labyrinthe… — Nous n’avons pas l’intention de faire du mal à ce Patryn, dit Samah d’un ton conciliant. Nous voulons simplement lui poser des questions, découvrir la vérité sur le Labyrinthe, sur les souffrances des siens. Qui sait, mon Frère, ce pourrait être le début de négociations de paix entre nos peuples ? Si tu refuses et que la guerre éclate, comment pourras-tu te regarder en face, sachant qu’il avait été en ton pouvoir de la prévenir ? — Mais je ne sais pas où chercher, protesta Alfred. Et je ne saurais pas quoi lui dire. Il ne voudrait pas venir… — Il ne voudrait pas ? Il ne voudrait pas affronter l’ennemi qu’il aspire à combattre depuis si longtemps ? Réfléchis, ajouta Samah, avant qu’Alfred, effaré, ait eu le temps de trouver un nouvel argument. Peut-être pourras-tu te servir du chien pour l’attirer. — Assurément, tu ne vas pas opposer un refus à une requête du Conseil ? dit doucement Orla. À une requête si raisonnable ? Et qui concerne la sécurité de tous ? — Non… bien sûr que non, dit Alfred à contrecœur. Il baissa les yeux sur le chien. L’animal pencha la tête, fouetta le sol de sa queue, et sourit. CHAPITRE XIV LA MERBONNE, CHELESTRA Allongé sur son lit, Haplo contemplait ses mains. Les sigles tatoués sur sa peau étaient d’un bleu plus sombre et la force de sa magie croissait de minute en minute. Et les runes commençaient à luire faiblement – signe avertisseur d’un danger, encore lointain, mais qui approchait rapidement. Les serpents-dragons, sans aucun doute. Il lui sembla que la nef prenait de la vitesse. Sa progression était moins égale, plus heurtée, et le pont vibrait davantage sous ses pieds. — Je peux toujours demander à la naine ; elle doit savoir. Et, bien sûr, il devait prévenir les menschs qu’ils approchaient de l’antre des serpents-dragons. Les avertir de se préparer… Se préparer à quoi ? À mourir ? Devon avait failli se décapiter en maniant la hache. Alake avait ses enchantements magiques, mais c’étaient des incantations que tout enfant du Labyrinthe savait exécuter avant d’arriver à sa deuxième Porte. Contre la puissance terrifiante des serpents-dragons, c’était un peu comme d’opposer un gosse à une armée de snogs. Grundle. Haplo sourit en branlant du chef. Si l’un de ces menschs avait quelque chance contre les serpents-dragons, c’était bien la naine. À défaut d’autre chose, elle serait trop chétive pour se laisser mourir docilement. Il fallait les prévenir, faire ce qu’il pouvait pour les préparer. Il s’assit. — Non, dit-il en se rallongeant. J’ai assez vu les menschs pour aujourd’hui. Au nom du Labyrinthe, qu’est-ce qui lui avait pris de leur faire cette promesse ? D’empêcher qu’il leur arrive malheur ? Il aurait une sacrée veine s’il arrivait lui-même à s’en sortir vivant. Il serra les poings, étudia les sigles sur sa peau tendue Levant les bras, il contempla les contours de ses muscles visibles sous la peau tatouée. — L’instinct. Ce même instinct qui poussa mes parents à me cacher dans les buissons et à entraîner les snogs loin de moi. L’instinct de protéger le plus faible. L’instinct qui permit à mon peuple de survivre dans le Labyrinthe. Il se leva d’un bond et se mit à arpenter la cabine. — Mon seigneur comprendrait, se rassura-t-il. Mon seigneur fait la même chose. Tous les jours, il retourne dans le Labyrinthe pour défendre et protéger ses enfants. C’est un sentiment naturel… Haplo soupira, jura entre ses dents. — Mais c’est sacrément embêtant ! Il avait plus urgent à faire que de maintenir en vie trois menschs adolescents. L’eau de mer, par exemple, qui lavait et emportait sa magie plus vite que l’eau ordinaire emportait la crasse. Et la promesse des serpents-dragons. Du moins supposait-il que c’était une promesse. Samah. Le grand Samah. Chef du Conseil des Sept. Le Conseiller qui avait conçu la Séparation, le Conseiller qui avait provoqué la chute des Patryns, leur emprisonnement et des éons de souffrances. Le Conseiller Samah. Bien des choses étaient mortes dans le Labyrinthe, mais pas ce nom. Il était passé de génération en génération, le père le murmurait à son fils en rendant son dernier soupir, la mère le transmettait à sa fille comme une malédiction. Samah n’avait jamais été oublié par ses ennemis, et l’idée qu’il pouvait le découvrir vivant emplit Haplo d’une joie indiscible. Il ne se demanda même pas comment c’était possible. — Je capturerai Samah et le ramènerai à mon seigneur – cadeau qui compensera mes faiblesses passées. Et mon seigneur lui fera payer, et très cher, toute larme, toute goutte de sang répandue par mon peuple. Samah passera le restant de sa vie à payer. Ses jours ne seront plus que souffrances tourments et peurs. Ses nuits ne seront qu’horreur, agonie et terreur. Jamais de repos. Jamais de sommeil. Jamais de paix, excepté dans la mort. Et bientôt, très bientôt, Samah suppliera qu’on lui donne la mort. Mais le Seigneur du Nexus veillerait à ce que Samah continue à vivre. À vivre une vie longue, très longue… Des coups violents frappés à la porte le tirèrent de sa rêverie vengeresse. Ces coups duraient depuis quelque temps, mais, absorbé dans ses pensées pleines de tonnerre et d’éclairs, il n’y avait pas prêté attention. — Peut-être qu’on ne devrait pas le déranger, Grundle, lui parvint la voix de Devon à travers la porte. S’il dort… — Alors, il ferait bien de se réveiller ! répondit la naine. Haplo se reprocha vivement sa défaillance ; une telle faute lui aurait coûté la vie dans le Labyrinthe. Il alla à la porte, ouvrit d’un coup sec, et Grundle, qui tambourinait dessus avec le manche de sa hache d’arme, valsa jusqu’au milieu de a cabine. — Eh bien ? Que voulez-vous ? dit-il sèchement. — Nous… nous t’avons réveillé, dit Alake, regardant nerveusement le lit défait. — Pardonne-nous, bredouilla Devon. Nous ne voulions pas… — La nef prend de la vitesse, déclara Grundle. Son regard se posa, soupçonneux, sur la peau d’Haplo. — Et tu t’es remis à briller. Haplo ne répondit pas, la foudroya, espérant qu’elle comprendrait et s’en irait. Alake et Devon s’éloignaient déjà. Mais Grundle ne se laissa pas intimider. Balançant sa hache d’arme sur son épaule, les pieds fermement plantés sur je sol qui tanguait, elle regarda Haplo bien en face. — Nous approchons des serpents-dragons, c’est ça ? — Sans doute, dit-il, commençant à refermer la porte. Grundle la bloqua de son corps trapu. — Nous voulons que tu nous dises ce qu’il faut faire. Comment voulez-vous que je le sache ? eut-il envie de nier, exaspéré. J’ai parfois approché une puissance magique comparable dans le Labyrinthe, mais jamais aussi forte. Et tout ce que ces serpents ont à faire pour me réduire à l’impuissance, c’est de m’arroser d’un seau d’eau de mer ! Les menschs le regardaient, immobiles, confiants (enfin, deux sur trois), le suppliant des yeux. Espérant. Qui leur avait donné cet espoir ? Et avait-il le droit de l’anéantir ? De plus, se dit-il froidement, ils pourront m’être utiles. Il avait un vague plan derrière la tête… — Entrez, dit-il à contrecœur. Les menschs obéirent. — Asseyez-vous, dit Haplo. Il n’y avait que le lit. Alake le regarda – fripé et encore tiède de son corps – et ses cils frémirent ; elle baissa les yeux et secoua la tête. — Non, merci, je vais rester debout. Ça ne fait rien… — Assieds-toi ! ordonna sèchement Haplo. Elle se posa à l’extrême bord du lit. Devon prit place près d’elle, ses longues jambes gauchement repliées. (Les nains construisent leurs lits très bas sur pattes). Grundle s’installa à la tête, balançant ses courtes jambes. Tous trois le regardèrent, graves, solennels. — Entendons-nous bien. Je n’en sais pas plus que vous sur ces serpents-dragons. Et peut-être moins. — Ils t’ont parlé, l’informa Grundle. Haplo ignora la remarque. — Chut, Grundle ! murmura Alake. — Ce que nous pouvons faire pour nous protéger, c’est une simple question de bon sens. Toi, dit-il à l’Elfe, continue de jouer ton rôle de fille. Couvre ta tête et ton visage, et n’ôte ton écharpe sous aucun prétexte. Et tais-toi. Laisse-moi parler. Cela vaut mieux pour tous les trois, ajouta-t-il, avec un regard appuyé à la naine. Grundle rejeta la tête en arrière avec un grognement dédaigneux. Elle avait posé sa hache d’arme entre ses jambes, et en tapait nerveusement le manche sur le sol. Elle donna une idée à Haplo. — Il y a d’autres armes à bord ? demanda-t-il. Des petites ? Des couteaux, par exemple ? — Les couteaux, c’est bon pour les Elfes, dit Grundle avec dédain. Les nains n’utilisent pas d’armes si dérisoires. — Mais il y a des couteaux à bord, dit Alake. À la cuisine. — Des couteaux de cuisine, murmura Haplo. Sont-ils petits ? Tranchants ? Devon pourrait-il en cacher un dans sa ceinture ? Pourrais-tu en cacher un… quelque part ? ajouta-t-il, montrant la robe très ajustée d’Alake. — Naturellement qu’ils sont tranchants ! dit Grundle avec indignation. J’aimerais voir le jour où un nain forgerait un couteau émoussé ! Mais ils pourraient être aussi tranchants que cette hache et pourtant ne pas entamer la peau de ces sales bêtes. Haplo garda le silence, cherchant à exprimer sa pensée avec ménagement. Mais il réalisa qu’aucun ménagement n’était possible. — Mon idée n’était pas de nous en servir sur les bêtes. Il n’ajouta rien, espérant qu’ils comprendraient. — Tu veux dire, dit Alake, dilatant ses grands yeux noirs, qu’il faudra les utiliser sur… sur… sur… Elle déglutit avec effort. — Sur vous, dit Haplo décidant d’aller droit au fait. Parfois, la mort nous prend comme une amie. — Je sais, dit Alake en frissonnant. J’ai vu mourir les miens. — Et j’ai vu l’Elfe qu’ont torturé les serpents-dragons, ajouta Devon. Grundle, pour une fois, ne dit rien. Même la naine belliqueuse avait l’air abattue. Devon prit une profonde inspiration. — Nous comprenons ce que tu veux dire et nous t’en sommes reconnaissants, mais nous ne sommes pas sûrs de pouvoir… Vous pourrez, pensa Haplo. Quand l’horreur, la souffrance et l’agonie dépassent tout ce qu’on peut supporter, alors on trouve le courage d’y mettre fin. Mais comment leur dire cela ? se demanda-t-il avec amertume. Ce sont des enfants. Que connaissent-ils de la souffrance, à part des écorchures aux genoux ou une bosse à la tête ? — Pourrais-tu… Devon s’humecta les lèvres, s’efforçant d’être brave. — Pourrais-tu… nous montrer comment nous en servir ? Il jeta un coup d’œil sur les deux filles assises à ses côtés. — Je ne sais pas pour Alake et Grundle, mais je n’ai jamais eu… à faire une chose pareille. Il eut un sourire penaud et conclut : — Je suis à peu près sûr que je n’y arriverai pas. — On n’a pas besoin de couteaux, dit Alake. Je ne voulais pas vous en parler, mais j’ai emporté certaines herbes. Une petite quantité adoucit les douleurs, mais si on mastique une feuille entière… — … elle te fait passer en douceur dans l’autre vie, conclut Grundle regardant l’humaine avec admiration. Je ne te savais pas si courageuse, Alake. Puis une idée sembla la frapper et elle ajouta : — Tu ne voulais pas nous en parler ? Qu’est-ce que ça veut dire ? — Je vous en aurais parlé plus tard, dit Alake. Je vous aurais donné le choix. Comme je vous l’ai dit, j’ai vu mourir les miens, termina-t-elle, levant ses grands yeux noirs sur Haplo. Il réalisa alors qu’elle était amoureuse de lui. Mais il ne s’en sentit pas mieux pour autant. Plutôt pire. C’était un souci de plus. Mais pourquoi ce souci ? Quelle importance s’il brisait le cœur de cette misérable humaine ? Après tout, ce n’était qu’une mensch. Mais il comprit, à sa façon de le regarder, qu’il lui fallait réviser ses idées et qu’elle n’était plus une enfant. — Parfait. Très bien, Alake, dit-il d’un ton aussi froid et détaché que possible. J’espère que tu as caché ces herbes en un endroit où les serpents-dragons ne les trouveront pas. — Oui, elles sont dans… — Non ! dit-il, l’interrompant de la main. Ne dis rien. Ce que nous ne savons pas, ces créatures ne pourront pas nous l’arracher par la torture. Garde ton poison, et garde ton secret. Alake hocha solennellement la tête, continuant à le regarder de ses grands yeux alanguis. Non, ne t’inflige pas cette épreuve, eut-il envie de lui dire. Peut-être devrait-il la mettre en garde ? Ce serait sans doute préférable. Mais comment lui expliquer ? Comment lui faire comprendre que tomber amoureux dans le Labyrinthe équivalait à s’infliger délibérément un handicap ? Rien de bon ne pouvait sortir de l’amour. Rien, sinon la mort, la souffrance et une atroce solitude. Et comment lui expliquer qu’un Patryn ne pourrait jamais vraiment aimer une mensch ? D’après ce qu’il savait des époques antérieures à la Séparation, on avait connu des cas d’amour entre les menschs et les Patryns. Ces liaisons étaient divertissantes et sans danger{24}. Mais cela remontait à un lointain passé. Aujourd’hui, son peuple prenait la vie plus au sérieux. Alake baissa les yeux, esquissant un timide sourire. Haplo réalisa qu’il la regardait avec insistance depuis quelques instants, et qu’elle en avait sans doute tiré une conclusion erronée. — Sortez maintenant. Débarrassez-moi le plancher, dit-il, bourru. Retournez dans vos cabines et préparez-vous. À mon avis, l’attente ne sera plus longue. Devon, prends donc quand même un couteau, juste en cas. Toi aussi, Grundle. — Je vais vous montrer où ils sont, proposa Alake. En sortant, elle adressa à Haplo un sourire assorti d’une œillade furtive. Devon la suivit, étudiant Haplo d’un regard froid. Pourtant, il ne dit rien. C’est Grundle qui s’arrêta sur le seuil, menton belliqueux, favoris frémissants. — Tu lui as fait de la peine, dit la naine, levant un petit poing menaçant, et, serpents ou pas, je te tuerai. — Je crois que tu as d’autres chats à fouetter pour l’instant, dit doucement Haplo. — Peuh ! grogna Grundle, barbe hérissée. Et, lui tournant le dos, elle sortit d’un pas résolu, sa hache d’arme sur l’épaule. — Nom de Dieu ! jura Haplo en claquant la porte. Le Patryn arpentait sa cabine, échafaudant des plans, les abandonnant, les remplaçant par d’autres. Il en était arrivé au stade où il s’avouait que tout était inutile, quand sa chambre se trouva soudain plongée dans l’obscurité. Haplo s’arrêta pile, aveugle, désorienté. Le submersible heurta quelque chose et il fut projeté sur le sol. Il s’écrasa contre une paroi. À un raclement venu des profondeurs, il supposa que la nef s’était échouée. La nef roula, tangua, gîta sur le flanc, puis sembla se stabiliser. Tout mouvement et tout bruit cessèrent. Haplo garda une immobilité parfaite, retenant son souffle, prêtant l’oreille. Ce n’était plus le noir total autour de lui. Les sigles de sa peau luisaient d’un bleu intense, baignant toute la cabine et lui-même d’une lueur surréelle. Haplo n’avait vu qu’une seule fois ses runes réagir aussi fortement à un danger, et c’était dans le Labyrinthe, un jour qu’il était tombé par hasard dans une grotte occupée par un dragon de sang, la plus redoutée de toutes les créatures redoutables de cet enfer. Tournant les talons, il s’était enfui à toutes jambes, et il avait couru les muscles raidis et les poumons en feu, jusqu’à sangloter de douleur et d’épuisement, et après, il avait couru encore. Maintenant, son corps l’avertissait de s’enfuir en courant… Il fixait les sigles lumineux, sentant le picotement affolant qui l’exhortait à l’action. Mais les serpents-dragons ne l’avaient pas menacé. Au contraire, ils lui avaient promis – ou avaient semblé lui promettre – qu’il pourrait se venger de son ancien ennemi. — Ce pourrait être un piège, se dit-il. Un piège pour m’attirer dans leur repaire. Mais pourquoi ? De nouveau, il regarda les runes de sa peau, se sentit rassuré. Sa magie avait retrouvé sa puissance habituelle. Si c’était un piège, ces serpents-dragons allaient bientôt s’apercevoir qu’ils avaient affaire à forte partie … Cris, hurlements, bruits de pas tirèrent Haplo de ses pensées. — Haplo ! hurla Grundle. Il ouvrit la porte, vit les mensch arriver vers lui en courant. Alake les éclairait d’une lanterne contenant une sorte de créature spongieuse qui émettait une brillante lumière blanche{25}. Ils s’arrêtèrent sur le seuil, blottis les uns contre les autres, le regardant avec une crainte révérencielle. Avec ses sigles qui luisaient dans le noir, il devait être impressionnant. — Je… je suppose qu’on n’a plus besoin de ça, dit Alake, lâchant sa lanterne. Elle rebondit sur le sol dans un fracas de bruits métalliques qui furent pour Haplo comme autant de coups de poignard. — Chuuut ! siffla-t-il. Retenant leur souffle, ils hochèrent la tête avec des regards effrayés. Ils doivent penser que les serpents-dragons nous épient. Eh bien, c’est sans doute le cas, pensa sombrement Haplo. Son instinct l’avertissait de procéder avec circonspection. Il leur fit signe d’approcher. Ils reprirent leur marche dans la coursive, s’efforçant de faire le moins de bruit possible. Mais les perles d’Alake tintinnabulaient, les bottes de Grundle martelaient lourdement le sol, et Devon, se prenant les pieds dans ses jupes, se cognait contre les parois. — Chut ! commanda Haplo à voix basse, furieux. Stop ! Les menschs se figèrent sur place. Plus silencieux que la nuit, Haplo s’approcha de Grundle et s’agenouilla près d’elle. — Qu’est-ce qui se passe ? Tu le sais ? La naine hocha la tête, ouvrit la bouche. Haplo l’attira à lui et lui montra son oreille. Les favoris lui chatouillèrent la joue. — Je crois qu’on est entrés dans une grotte. Haplo réfléchit. Oui, ça se défendait. Ça expliquerait l’obscurité soudaine. — Et c’est là que vivent les serpents-dragons, à ton avis ? demanda Alake. Elle était venue se placer près d’Haplo. Il sentait trembler son petit corps, mais elle parlait d’une voix ferme. — Oui, les serpents-dragons sont là, dit Haplo, considérant les sigles lumineux de ses mains. Alake se rapprocha encore. Devon prit une inspiration haletante et pinça les lèvres. Grundle émit un « hum » dédaigneux et fronça les sourcils. Pas de cris, pas de larmes, pas de panique. À regret, Haplo ne put s’empêcher d’admirer leur courage. — Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Devon, s’efforçant bravement de ne pas craquer. — On reste ici, dit Haplo. On ne bouge pas, on ne fait rien. On attend. — Nous n’allons pas attendre longtemps, remarqua Grundle. — Pourquoi ? demanda Haplo. Pour toute réponse, elle montra le plafond au-dessus de sa tête. Haplo leva les yeux, ta lumière émanant de sa peau en éclaira les planches. Elle luisaient d’humidité. Une goutte tomba par terre aux pieds d’Haplo. Suivie d’une autre. Et d’une autre. Haplo recula d’un bond, et s’aplatit contre le mur. Il fixa l’eau tombée sur le pont, regarda les gouttes suintant du plafond et qui se rassemblaient rapidement en flaques. — La nef se désintègre, déclara Grundle, puis elle fronça les sourcils. Pourtant, les submersibles des nains ne se désintègrent jamais. Ça doit venir des serpents. — Ils nous chassent d’ici. Il va falloir nager, dit Alake. Ne t’en fais pas, Grundle. Devon et moi, nous t’aiderons. — Je me m’en fais pas, moi, dit la naine, coulant un regard sur Haplo. Pour la première fois de sa vie, il connaissait la terreur aveugle, débilitante. Sa peur l’empêchait de réfléchir, de raisonner. Paralysé, il fixait avec une horrible fascination l’eau qui se rapprochait de plus en plus de ses pieds. Nager ! Quelle dérision ! Ainsi, c’est bien un piège ! Ils m’attirent ici, mais s’assurent que je suis complètement impuissant ! Une goutte s’écrasa sur son bras. Il s’essuya précipitamment. Trop tard. À l’endroit où l’eau avait touché la peau, la lueur du sigle s’estompa. L’eau montait, clapotait autour de ses bottes. Il sentait le cercle de sa magie commencer à se désintégrer lentement. — Haplo ! Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria Alake. Une section de la coque céda. Les planches craquèrent et se rompirent. L’eau s’engouffra en cascade dans le trou béant. L’Elfe perdit pied, disparut sous le torrent. Alake, accrochée à une poutre du plafond, le saisit par le poignet et l’empêcha d’être emporté dans la coursive. Il se remit debout en chancelant. — On ne peut pas rester ici ! cria-t-il. Grundle avait de l’eau jusqu’à la taille et commençait à paniquer. Son teint brou de noix avait viré au verdâtre. Son menton tremblait. Les nains peuvent respirer l’eau de mer, comme les humains et les Elfes, mais – sans doute parce que leurs corps trapus évoluent mal dans l’eau – ils n’aiment pas la mer, ils s’en méfient. Grundle n’avait jamais eu de l’eau plus haut que les chevilles. Maintenant, elle ne avait jusqu’aux aisselles. — Au secours ! Alake, Devon ! Au secours ! glapit-elle, agitant follement les bras. Alakeeee ! — Grundle ! On se calme ! — Tiens, attrape ma main. Aïe ! Ne me pince pas comme ça. Je te tiens. Desserre un peu ta prise. Maintenant, plonge la tête dans l’eau et respire comme tu ferais dans l’air. Non ! Pas comme ça ! Tu vas étouffer ! Elle étouffe ! Grundle… La naine coula, refit surface, toussant et crachant, de plus en plus paniquée. — Il faut la sortir de là ! s’écria Devon. Alake lança un regard inquiet vers Haplo. Il n’avait ni bougé ni parlé. L’eau lui arrivait aux cuisses. La lumière de ses runes s’était éteinte. Haplo vit son regard, comprit son inquiétude. Il faillit éclater de rire. — Allez-y, sortez ! gronda-t-il. D’autres planches cédaient, Grundle avait de l’eau jusqu’au nez, et se débattait pour garder la tête à la surface, haletant et gargouillant. Devon grimaça de douleur. — Elle m’arrache la main, Alake ! Allons-y ! — Allez-y ! commanda Haplo avec colère. La coque éclata dans des craquements de tonnerre. L’eau envahit la nef, submergea la tête d’Haplo. Il perdit de vue les menschs, perdit de vue absolument tout. Comme si la nuit avait pris forme liquide. Il connut un moment de panique comparable à celle de la naine. Il retint son souffle à s’en faire exploser les poumons, ne voulant pas respirer dans le noir. Une partie de son esprit désespéré lui disait que la noyade serait plus clémente. Mais son corps refusait de l’écouter. Il ouvrit la bouche et se mit à respirer de l’eau. Au bout de quelques instants, ses idées s’éclaircirent. Il voyait et se fraya un chemin à travers l’épave. Il nagea au hasard, se demandant s’il allait patauger dans ces ténèbres aquatiques jusqu’à épuisement. Mais à cet instant même, sa tête émergea à la surface. Il aspira l’air avec délice. Se laissant flotter mollement, il regarda autour de lui. Un grand feu brûlait sur le rivage. Le bois crépitait et flambait, offrant lumière et chaleur. Les flammes éclairaient la caverne de leur lumière rougeoyante. Haplo sentit une peur venue de l’extérieur. Une terreur accablante l’entourait. Les parois étaient couvertes d’une substance visqueuse gris-vert qui semblait suinter de la roche comme du sang. Il eut l’étrange impression que la caverne saignait, blessée, qu’elle vivait dans la peur. Dans la peur et dans une horrible souffrance. Ridicule. Haplo regarda vivement derrière lui, à sa droite et à sa gauche, mais ne vit pas grand-chose. Ici et là, un reflet du feu jouait sur la roche humide. Un bruit d’éclaboussures attira son attention. Trois silhouettes – ombres noires sur la lueur rougeoyante du feu – émergèrent de l’eau. Deux d’entre elles aidaient la troisième qui ne pouvait pas marcher. À ce détail, auquel il fallait ajouter un tintement de clochettes et un grognement étouffé émanant de la troisième silhouette, Haplo jugea que c’était les menschs. Pas trace des serpents-dragons. Alake et Devon parvinrent à tirer Grundle sur la plage. Puis, épuisés, ils lui lâchèrent les mains, et s’effondrèrent tous dans le sable. Mais Alake prit juste le temps de retrouver son souffle et repartit vers la mer. — Où vas-tu ? La voix claire de l’Elfe se répercuta en écho dans la caverne. — Il faut le retrouver, Devon ! Il a peut-être besoin d’aide. Tu as vu la tête qu’il faisait… Haplo, marmonnant des imprécations entre ses dents, nagea vers le rivage. Alake entendit des bruits d’éclaboussures, mais, incapable de voir ce qui faisait ce bruit, elle se figea. Devon la rejoignit à la hâte, quelque chose de brillant à la main. — C’est moi, leur cria Haplo. Son ventre racla contre le fond, et il se mit sur pied, dégoulinant. — Tu… Tu vas bien ? Alake tendit une main timide, la retira en voyant Haplo froncer les sourcils. Non, il n’allait pas bien. Il allait plutôt mal. Ignorant l’humaine et l’Elfe, il s’approcha du feu. Plus vite il serait sec, plus vite il retrouverait sa magie. La naine gisait en tas sur le sable. Il se demanda si elle était morte. Un gémissement étouffé le rassura. — Elle est blessée ? demanda-t-il, arrivant devant le feu. — Non, répondit Devon qui le suivait. — Elle a eu plus peur qu’autre chose, dit Alake. Mais elle s’en remettra. Que… qu’est-ce que tu fais ? — Je me déshabille, grogna Haplo. Il avait déjà enlevé sa chemise et ses bottes, et commençait à délacer sa culotte de peau. Alake poussa un cri étranglé, et détourna vivement la tête, se cachant les yeux de la main. Nouveau grognement d’Haplo. Si elle n’avait encore jamais vu un homme nu, elle allait en voir un maintenant. Il n’avait ni le temps ni la patience de ménager sa pudeur. Sa magie avait disparu, ses sigles étaient délavés, mais il avait pourtant l’impression très nette qu’on les observait. Jetant sa culotte dans le sable, Haplo s’accroupit près du feu. Avec une satisfaction évidente, il regarda les gouttes s’évaporer, sa peau sécher, puis il leva les yeux. — Rabats ton écharpe sur ta tête, ordonna-t-il à Devon. Assieds-toi près du feu. Sinon, tu vas éveiller les soupçons. Mais garde ton visage dans l’ombre. Et range-moi cette saleté de couteau ! Devon s’exécuta. Il glissa le couteau dans son corsage, se couvrit la tête et le visage d’un pan d’écharpe humide. Frissonnant, il s’approcha du feu, s’assit et ramena ses jambes en tailleur. — Ne t’assieds pas en homme ! siffla Haplo. À genoux. Voilà. Alake, va chercher Grundle. Et secoue-la. Tout le monde doit être parfaitement conscient et vigilant. Alake hocha la tête en silence et se hâta vers la naine. — Grundle, il faut te lever. Haplo l’a dit. Grundle… Alake baissa la voix et poursuivit : — … je sens la présence du mal. Les serpents-dragons sont ici, Grundle. Ils nous observent. Sois brave, je t’en supplie ! La naine grogna, mais s’assit, toussant et crachant et battant des paupières pour s’éclaircir la vue. Alake l’aida à se mettre debout, et elles revinrent toutes les deux vers le feu. — Attendez ! dit Haplo en un souffle. Lentement, il se leva. Derrière lui, il entendit Alake ravaler son air, entendit Grundle marmonner quelque chose en nain, puis se taire. Devon recula dans l’ombre. Des yeux rouge-vert sortirent des ténèbres, éteignant la lueur du feu par contraste. Les yeux reptiliens étaient étroits comme des fentes, et innombrables. Ils le dominaient de très haut, à une hauteur incroyable. Un son sortit des corps géants ondulant sur le sable et la roche. Une puanteur fétide lui emplit le nez et la bouche d’une odeur de pourriture et de mort. Son estomac se noua. Derrière lui, il entendit les menschs gémir de terreur. L’un d’eux vomit. Haplo ne se retourna pas. Il ne pouvait pas se retourner. Les serpents-dragons rampèrent dans la lumière du feu. Les flammes se reflétèrent sur d’immenses corps écailleux. L’énormité de ces créatures l’accabla. Énormes, non seulement par la taille mais aussi par la puissance. Il se sentit tout petit, tout humble. Il ne regretta plus la perte de sa magie, car elle ne lui aurait servi à rien. Ces êtres pouvaient le broyer d’une pichenette. D’un souffle, ils pouvaient l’écraser sur le sol. Serrant les poings, Haplo attendit calmement la mort. Le plus grand des serpents-dragons releva soudain la tête. Les yeux vert-rouge flamboyèrent, éclairant la caverne d’une lumière maléfique. Puis les yeux se fermèrent, la tête s’abaissa jusqu’au sable devant Haplo, nu à la lueur des flammes. — Patryn, dit-il avec déférence. Maître. CHAPITRE XV DRAKNOR, CHELESTRA Je rêve, arrache-moi les favoris ! Haplo entendit le murmure impressionné de la naine, ressentit à peu près la même chose. Le dragon-serpent gigantesque avait posé sa tête dans le sable devant le Patryn. Ses pareils avaient reculé à distance respectueuse, et, le cou arqué, baissaient la tête en fermant les yeux. Haplo demeura tendu, vigilant, en alerte. Les dragons étaient des créatures intelligentes et sournoises, dont il fallait toujours se méfier. Le serpent-dragon releva la tête et dressa son corps presque jusqu’au plafond de la caverne. Les mensch poussèrent des cris de frayeur. Haplo leva la main. — Silence, ordonna-t-il. Apparemment, le serpent-dragon passait simplement à une posture plus confortable. Il enroula son corps sur lui-même, en une immense superposition d’anneaux, et reposa la tête sur le dernier comme sur un oreiller. — Maintenant, nous pouvons discuter plus confortablement. Je t’en prie, Patryn, assieds-toi. Bienvenue à Draknor{26}. Le serpent-dragon parlait la langue des Patryns, langage basé sur les runes et qui aurait dû susciter des images dans l’esprit d’Haplo. Mais il ne vit rien, n’entendit que les sons, et ils étaient plats et monocordes. Le Patryn frissonna. C’était comme si les dragons avaient réduit les runes à des formes et figures à manipuler selon leur bon plaisir. — Merci, Couronné. Haplo s’assit, sans quitter des yeux le serpent-dragon. Le serpent-dragon dirigea son regard sur les menschs, qui n’avaient pas bougé. — Mais pourquoi nos jeunes amis ne se sèchent-ils plus près du feu ? Est-il trop chaud ? Ou pas assez ? Vos frêles natures nous sont si étrangères que nous ne pouvons pas juger correctement de… Haplo secoua la tête. — Ils ont peur de vous, Couronné. Et après ce que vous avez fait à leurs peuples, on ne peut pas les blâmer. Les yeux rouges s’ouvrirent. — Tu as de l’influence sur eux ? dit le serpent d’un ton anxieux. Ils te font confiance ? Oui, naturellement. Assure-les que nous ne leur voulons pas de mal. Nous ferons tout pour rendre leur séjour parmi nous agréable. Un lit chaud ? Une bonne nourriture ? Des vêtements secs ? Des bijoux, de l’argent et de l’or ? Tout cela peut-il les rendre heureux, apaiser leur peur ? Devant Haplo, le sol fut soudain jonché de bols et de paniers, d’assiettes et de plats contenant les mets les plus délicieux : pyramides de fruits odorants, plats de viandes fumantes, bouteilles de vin, tonnelets de bière mousseuse. Des vêtements de toutes les formes et couleurs ballonnèrent au-dessus de leurs têtes comme des oiseaux multicolores, venant se poser doucement aux pieds d’Alake, se draper sur les bras sans force de Devon, se refléter dans les yeux émerveillés de Grundle. Des coffres d’émeraudes, de saphirs et de perles répandirent leur contenu dans le sable. Des montagnes de pièces d’or luisaient à la lueur du feu. Un autre feu s’alluma au loin, révélant une caverne à l’intérieur de la caverne. — Il fait chaud et sec là-bas, dit le serpent-dragon, s’adressant aux menschs en humain. Nous vous avons préparé des lits d’herbes. Vous êtes sans doute épuisés et affamés, continua-t-il en elfe. Emportez vos cadeaux, et retirez-vous pour la nuit, conclut-il en nain. N’ayez pas peur. Votre sommeil sera sûr et béni et veillé par les miens. Les autres serpents-dragons se mirent à osciller en sifflant les mots « sûr » et « béni ». Les menschs, qui s’attendaient à la torture et à la mort, furent totalement déconcertés et désarmés par ces présents qu’ils considéraient, ahuris, et plutôt encore plus effrayés qu’avant. Grundle fut la première à retrouver sa langue. Une petite couronne d’argent lui était tombée de travers sur la tête et lui couvrait un œil. S’empêtrant dans les monceaux de vêtements et trébuchant sur les tas de nourriture, elle vint se planter devant Haplo. Les poings sur les hanches, elle ignora les serpents-dragons et parla au Patryn comme s’ils étaient seuls sur cette plage. — Que signifie tout cela ? Qu’est-ce qui se passe ? De quoi parlez-vous tous les deux dans ta langue ténébreuse ? — Le serpent-dragon dit qu’il a commis une erreur. Il essaye de la réparer. Je crois… Mais Haplo n’alla pas plus loin. — Réparer ! s’écria Grundle, brandissant le poing, et pivotant face au serpent-dragon. Réparer la destruction de nos traque-soleil, le massacre du peuple d’Alake, les tortures de ce pauvre Elfe ! Je vais lui en faire voir, des réparations ! Je… Haplo lui ferma la bouche et l’assit de force, gigotante et pantelante. — Tais-toi, petite imbécile ! Tu veux nous faire tous tuer ? Haletante, elle le foudroya. Il l’immobilisa jusqu’au moment où il sentit son petit corps trapu se détendre. — Ça va, maintenant, dit-elle d’un ton morne. Il la lâcha. Elle s’assit près de lui, frictionnant ses poignets endoloris. Haplo fit signe aux deux autres de les rejoindre. — Écoutez-moi bien tous les trois ! dit-il. Je vais essayer de découvrir ce qui se passe. Mais en attendant, vous allez accepter de bonne grâce l’hospitalité des dragons. Nous pourrons – peut-être nous en sortir vivants – vous et vos peuples. C’est bien pour ça que vous êtes venus, non ? — Oui, Haplo, dit Alake. Nous ferons ce que tu dis. — Je suppose que nous n’avons pas le choix, remarqua Devon, sa voix étouffée par son écharpe. Grundle hocha la tête à contrecœur. — Mais je ne leur fais pas plus confiance ! ajouta-t-elle, les favoris frémissants de défi. — Parfait, sourit Haplo. Moi non plus. Ouvrez l’œil et les oreilles, et fermez la bouche. Maintenant, faites ce que suggèrent les serpents-dragons. Allez dans cette caverne. Toi, Alake et… euh… — Sabia. — Sabia. Allez toutes les trois dans cette caverne, et essayez de dormir. Emportez des vêtements secs, du vin, et quelque chose à manger. Grundle renifla, soupçonneuse. — C’est sans doute empoisonné. Haplo réprima un soupir exaspéré. — S’ils voulaient te tuer, ils auraient pu te faire tomber une hache sur la tête à la place de cette couronne. Otant le diadème qui lui était retombé de travers sur l’œil, la naine le regarda avec méfiance, puis haussa les épaules. — Tu as raison, dit-elle, l’air surprise. Jetant la couronne dans le sable, elle ramassa d’une main une corbeille de pain, empoigna de l’autre un tonnelet de bière et s’en alla vers la caverne. — Va avec elle, dit Haplo à Alake qui s’attardait près de lui. Tu seras bien. Ne t’inquiète pas. — Oui, je sais. Je… Je vais prendre tes vêtements et te les faire sécher, proposa-t-elle. Elle décocha à Haplo une longue œillade, puis détourna les yeux et se mit à ramasser ses habits. — Inutile, dit-il, lui posant doucement la main sur le bras. Je te remercie, mais les serpents-dragons ont aussi pensé à moi. Pourtant, tu pourrais peut-être choisir là-dedans quelque chose pour… euh… Sabia. Quelque chose qui lui irait mieux. Elle se mit à fouiller dans les vêtements éparpillés par terre. Ayant trouvé ce qu’elle voulait, elle adressa un sourire à Haplo, un regard de défi aux serpents-dragons, et partit rejoindre Grundle. Devon, toujours dans l’ombre, faisait provision de vin et de nourriture. Il allait suivre les autres quand Haplo lui fit signe. — Deux dormiront et le troisième montera la garde. Compris ? dit-il en elfe. Devon ne répondit pas, se contenta de hocher la tête et s’éloigna. Haplo retourna au serpent-dragon qui n’avait pas bougé, la tête posée sur les replis de son immense corps, clignant paresseusement les yeux dans la lumière. — Vraiment, vous savez vous y prendre avec les menschs, vous autres Patryns, dit-il, quand ils eurent disparu. Si votre peuple avait pu les aider depuis tant de siècles, quelles choses merveilleuses se seraient accomplies. Hélas, cela ne devait pas être. Le serpent-dragon rêvassa en silence un moment, puis remua sa grosse masse. — Mais maintenant que vous vous êtes évadés de votre injuste prison, vous voudrez sans doute rattraper le temps perdu. Parle-moi de ton peuple et de ses projets. Haplo haussa les épaules. — Notre histoire est longue, Couronné, et, bien qu’elle soit douloureuse pour nous, elle serait sans doute ennuyeuse pour toi. Il n’avait pas l’intention de révéler quoi que ce soit sur son peuple à cette créature. Son corps était sec maintenant ; il commençait à pouvoir distinguer les contours des runes sur sa peau. — Tu permets que je me rhabille ? Il venait de remarquer un certain nombre d’armes mêlées aux monceaux de vêtements et de bijoux. Il avait envie de les regarder de plus près. — Je t’en prie. J’aurais dû y penser moi-même. Mais il faut dire, ajouta le serpent en considérant sa peau écailleuse avec complaisance, que nous ne pensons pas en ces termes. Haplo fouilla dans les costumes entassés, trouva ce qu’il lui fallait et s’habilla. Il se demandait comme il allait pouvoir ramasser l’épée sans éveiller la colère du serpent. — Mais l’épée est à toi, Maître, dit le serpent-dragon d’un ton calme. Haplo le regarda, à la fois étonné et méfiant. — Il ne serait pas sage de te présenter désarmé devant ton ennemi, remarqua le serpent-dragon. Haplo prit l’épée, la soupesa, en aima la sensation dans sa main. On aurait dit qu’elle avait été faite pour lui. Il trouva un ceinturon, le boucla autour de sa taille, glissa l’épée dans son fourreau. — Par ennemi, je suppose que tu fais allusion aux Sartans, Couronné. — Sinon, qui ? Le serpent-dragon semblait dérouté. Puis soudain, il comprit. — Ah, tu pensais à nous. J’aurais dû m’en douter. Tu t’es formé une opinion sur nous d’après ce qu’ils t’ont raconté, dit-il, jetant un coup d’œil vers la caverne. — Dans la mesure où ils ont dit la vérité, dit Haplo. — Oh, ils ont dit vrai, j’en suis certain. Le serpent-dragon poussa un soupir, imité par ses compagnons. — Nous avons agi trop précipitamment, et nous avons peut-être montré, comment dire, trop de zèle dans nos efforts pour les intimider. Mais toutes les créatures ont le droit de se défendre. Dira-t-on que le loup est cruel lorsqu’il saute à la gorge du lion ? Haplo grogna, considérant l’étalage de leur puissance magique dans les objets jonchant le sol autour de lui. — Tu veux me faire croire que vous avez peur d’une poignée de nains, humains et Elfes ? — Nous n’avons pas peur des menschs, siffla le serpent-dragon. Mais de ceux qui se tiennent derrière les menschs ! De ceux qui les ont amenés ici ! — Les Sartans. — Oui, notre ancien ennemi, à nous et à toi. — Ainsi, tu me dis que les Sartans Sont ici, sur Chelestra. — Il y en a toute une cité. Dirigée par un Sartan dont le nom ne t’est pas inconnu. — Samah, dit Haplo, fronçant les sourcils. C’est ce que tu m’as dit à bord de la nef, Couronné. Mais il ne peut pas s’agir du même Samah, le Conseiller responsable de notre emprisonnement… — C’est lui ! C’est le même ! Le serpent-dragon, déroulant ses anneaux, se dressa de toute sa hauteur, ses yeux rouge-vert flamboyants. Puis s’exhortant au calme, il s’apaisa lentement et replia son grand corps. — Au fait, quel est ton nom, Patryn ? — Haplo. — Haplo, dit le serpent, semblant trouver le nom à son goût. Eh bien, Haplo, je vais te dire comment ce Samah est revenu dans un univers que lui et ceux de sa race maudite ont failli détruire. Après la Séparation, Samah et son Conseil des Sept considérèrent les quatre mondes qu’ils avaient créés et choisirent le plus beau pour s’y installer. Ils amenèrent avec eux leurs menschs favoris pour les servir comme des esclaves, et fondèrent leur cité de Surunan sur un continent créé par la magie et qu’ils nomment le Calice. Imagine leur surprise quand ils se sont aperçus que leur monde merveilleux était déjà habité. — Par ton peuple, Couronné ? Le serpent-dragon acquiesça modestement de la tête. — Mais d’où venez-vous ? Qui vous a créés ? — Vous, les Patryns, répondit doucement le serpent-dragon. Haplo fronça les sourcils, perplexe. Mais avant qu’il ait pu poser une question, le serpent-dragon poursuivit : — D’abord, nous avons accueilli avec plaisir ces nouveaux venus. Nous espérions des échanges fructueux avec eux. Mais Samah nous haïssait, parce qu’il ne pouvait pas nous réduire en esclavage, comme il l’avait fait pour les misérables menschs. Lui et les autres membres du Conseil nous attaquèrent, sans aucune provocation. Naturellement, nous nous sommes défendus. Pourtant, nous ne les avons pas tués, mais renvoyés chez eux dans la honte. — Vous avez vaincu Samah ? demanda Haplo, incrédule. Le plus puissant de tous les Sartans qui aient jamais vécu ? — Tu as peut-être remarqué une curieuse propriété de cette eau de mer…, dit le serpent-dragon d’un ton suggestif. — Je ne m’y suis pas noyé, si c’est ce que tu veux dire, Couronné. On peut la respirer comme l’air. — Ce n’est pas à cela que je pensais. Haplo secoua la tête. — Alors, je ne vois pas. — Vraiment ? dit le serpent-dragon, remuant légèrement comme s’il riait. J’aurais cru que cette eau de mer avait le même effet sur la magie des deux races, Sartans et Patryns. Effet des plus curieux. Haplo respirait à peine, oppressé par une joie terrible. Ainsi, l’eau de mer de ce monde détruisait la magie des Sartans ! Et l’ennemi détesté se trouvait sur ce monde entouré d’eau ! Haplo souleva une outre de vin, faillit la lâcher, car il tremblait d’émotion. Il la reposa doucement par terre. Reste calme. Reste vigilant. Ne fais pas confiance à ces créatures. Il essaya de prendre l’air détaché et mordit dans quelque chose, sans se soucier de ce que c’était. — Mais ce que tu me racontes doit s’être passé il y a bien des générations. Comment est-il possible que Samah soit encore vivant, Couronné ? Tu as peut-être fait une erreur. — Je n’ai pas fait d’erreur, dit le serpent-dragon. Mais… la nourriture te plaît-elle ? Désires-tu autre chose ? Haplo n’avait pas fait attention à ce qu’il s’était mis dans la bouche. — Non, merci. Continue, je te prie. Le serpent se montra obligeant. — Après leur avoir donné une bonne leçon, nous espérions que les Sartans nous laisseraient tranquilles. Mais Samah était furieux contre nous. Nous l’avions aussi ridiculisé aux yeux des menschs, qui, voyant ces demi-dieux rabaissés si bas, commencèrent à parler ouvertement de révolte. Il jura de se venger de nous, quelque prix que dût payer son peuple ou les menschs innocents. À l’aide de leurs pouvoirs magiques – tu devines que les Sartans éprouvaient maintenant une violente aversion pour l’eau de mer. — Samah et le Conseil délogèrent le soleil de mer de sa position stationnaire au milieu du monde. Le soleil se mit à dériver. L’eau se refroidit, la température se mit à baisser dans leur Calice et sur notre lune de mer. Car, même si cela signifiait qu’ils seraient obligés d’abandonner ce monde et de fuir par les Portes de la Mort, les Sartans espéraient nous geler à mort. Naturellement, ils auraient aussi gelé les menschs par la même occasion. Mais qu’étaient quelques milliers de nains, humains et Elfes comparés au nombre immense de ceux qui s’étaient vus sacrifiés à l’ambition des Sartans pendant la Séparation ? Mais les menschs découvrirent ce complot maléfique et se révoltèrent contre leurs maîtres. Ils construisirent des nefs et s’enfuirent dans la Merbonne, à la poursuite du soleil de mer. L’exode des menschs atterra et alarma les Sartans. Ils ne désiraient plus conserver ce monde pour eux, mais ils ne voulaient pas non plus l’abandonner aux menschs. Ils jurèrent qu’aucun mensch ne survivrait. À ce stade, nous eûmes un choix à faire. Le serpent-dragon soupira, leva la tête et considéra ses compagnons avec fierté. — Nous aurions pu partir avec les menschs. Ils nous supplièrent de venir, pour les protéger des baleines et autres redoutables créatures des profondeurs amenées sur ce monde par les Sartans pour garder les menschs au pas. Mais nous savions que nous étions les seuls à pouvoir nous interposer entre les menschs et la fureur des Sartans. Nous choisîmes de rester, même si cela signifiait que nous souffririons. Nous sauvâmes les menschs et empêchâmes les Sartans de fuir par les Portes de la Mort. La glace se referma sur eux et sur nous. Ils n’eurent d’autre choix que de chercher refuge dans le Sommeil. Nous nous sommes mis en hibernation, sachant qu’un jour le soleil de mer reviendrait dans nos parages. Que nos ennemis se réveilleraient, et nous aussi. — Mais alors pourquoi avez-vous attaqué les menschs, Couronné ? Alors qu’autrefois vous aviez été leurs sauveurs. — Mais c’était il y a très longtemps. Ils ont tout oublié de nous et de nos sacrifices. Le serpent-dragon poussa un profond soupir et s’affaissa sur l’amoncellement de ses anneaux enroulés. — Je suppose que nous aurions dû tenir compte du passage du temps et faire la part des choses mais nous étions si heureux de revenir dans ce monde magnifique, si impatients de refaire connaissance avec les descendants de ceux pour lesquels nous avions tout risqué. Nous sommes apparus aux menschs trop soudainement, sans avertissement. De l’aveu général, nous ne sommes pas beaux à regarder. Notre odeur, paraît-il, offense leurs narines. Notre taille les intimide. Les menschs ont eu horriblement peur et nous ont attaqués. Blessés par tant d’ingratitude, nous avons riposté, je suis au regret de le dire. Parfois, nous ne connaissons pas notre force. De nouveau, le serpent-dragon soupira. Ses compagnons, profondément affectés, émirent un murmure douloureux et s’enfouirent la tête dans le sable. — Quand nous avons considéré les choses plus calmement, nous avons reconnu que tout était notre faute. Mais comment réparer ? Si nous nous représentions devant les menschs, ils redoubleraient d’efforts pour nous tuer. Et c’est pourquoi nous avons décidé de faire venir les menschs jusqu’à nous. Un de chaque race, une princesse de chaque maison royale. Si nous pouvions convaincre ces gentes demoiselles que nous ne leur voulions pas de mal, elles pourraient alors retourner vers leurs peuples, leur transmettre nos excuses, et tout rentrerait dans l’ordre. Et nous pourrions tous vivre dans la paix et l’harmonie. Gente demoiselle, Grundle ? Haplo gloussa à part lui à cette idée. Mais il ne dit rien, l’écarta de son esprit de même que tous les doutes qu’il aurait pu entretenir sur la véracité de ce récit. Une partie de l’histoire ne concordait pas exactement avec les faits rapportés par les menschs, mais cela n’avait plus d’importance. Ce qui importait, c’était l’occasion de porter un coup, un coup décisif, aux Sartans. — La paix et l’harmonie, c’est très bien, Couronné, dit Haplo, surveillant attentivement le serpent et réfléchissant à ce qu’il allait dire. Mais les Sartans ne le permettront jamais. Quand ils sauront que vous êtes revenus, ils feront de leur mieux pour vous détruire. — C’est bien vrai, acquiesça le serpent-dragon. Pour nous détruire et réduire les menschs en esclavage. Mais que faire ? Nous sommes peu nombreux, et beaucoup d’entre nous n’ont pas survécu à l’hibernation. Et les Sartans – c’est du moins ce que disent nos espions, les gushnis{27} — sont plus forts que jamais. Ils ont reçu des renforts par les Portes de la Mort. — Des renforts ? dit Haplo, secouant la tête. Ce n’est pas possible. — En tout cas, au moins un Sartan les a franchies, dit le serpent-dragon avec conviction. Un Sartan qui voyage librement à travers les Portes de la Mort, et qui visite les autres mondes. Il se déguise en mensch, a pris un nom de mensch. Il feint d’être gauche et maladroit, mais nous le connaissons pour ce qu’il est. C’est celui que nous appelons le Serpent Mage. Et il est beaucoup plus puissant que Samah lui-même. Le serpent-dragon étrécit les yeux. — Pourquoi ris-tu, Patryn ? — Je suis désolé, Couronné, dit Haplo avec un grand sourire. Mais je connais ce Sartan. Et vous n’avez pas besoin de vous en inquiéter. Il ne feint pas d’être gauche et maladroit. Il Y est. Et il ne voyage pas à travers les Portes de la Mort. Il est plus vraisemblable qu’il y est tombé par accident. — Il n’est pas puissant ? Haplo montra la caverne du pouce. — Ces menschs sont plus puissants que lui. — Tu m’étonnes, dit le serpent-dragon, d’un ton sincèrement surpris, tournant ses yeux rouge-vert sur ses compagnons. Toutes nos informations nous engageaient à croire le contraire. C’est le Serpent Mage. — Tes informations sont erronées, dit Haplo, branlant du chef et incapable de se retenir de rire à l’idée d’un Alfred Serpent Mage ! — Tiens, tiens, tiens, rêvassa le serpent-dragon. Cela demande réflexion. Mais nous nous sommes éloignés de notre propos originel. Je te demandais ce que nous pourrions faire contre les Sartans. Car c’est toi, à mon avis, qui détiens la réponse. Haplo se rapprocha de quelques pas du serpent-dragon, ignorant la faible lueur avertisseuse de ses runes. — Ces trois races de menschs s’entendent bien ensemble. En fait, ils se préparaient à partir en guerre ensemble contre vous. Et si nous les convainquions qu’ils ont un ennemi plus dangereux ? Les yeux du serpent-dragon s’ouvrirent tout grands, leur rouge flamboyant d’une intensité aveuglante. Haplo cligna des paupières, et fut obligé de mettre sa main en visière sur son front. — Mais ces menschs aiment la paix. Ils ne se battront pas. — J’ai un plan, Couronné. Si leur survie en dépend, ils se battront, tu peux me croire. — Je vois ton plan dans ton esprit et tu as raison, il réussira. Le serpent-dragon ferma les yeux et inclina la tête. — Vraiment, Haplo, vous méritez d’être les maîtres du monde, vous autres Patryns. Nous nous inclinons devant vous. Tous les serpents-dragons posèrent leur tête sur le sol et contorsionnèrent leurs corps gigantesques en hommage. Haplo se sentit soudain épuisé, si las qu’il chancela sur place et faillit tomber. — Va maintenant jouir d’un repos bien mérité, murmura le serpent-dragon. Haplo traversa la plage en titubant, se dirigeant vers la caverne où reposaient les menschs. Il ne se rappelait pas s’être jamais senti si fatigué, supposa que c’était une réaction à la perte de sa magie. Il entra dans la caverne, jeta un regard sur les menschs pour s’assurer qu’ils étaient sains et saufs, puis s’effondra par terre et sombra dans un sommeil sans rêves. Le roi des serpents-dragons reposa confortablement sa tête sur son corps enroulé, ses yeux rouge-vert luisant dans le noir. CHAPITRE XVI SURUNAN, CHELESTRA Alfred, accompagné du chien, quitta le Conseil dès qu’il le put et se mit à errer dans Surunan. La joie des retrouvailles s’était évaporée ; il regardait autour de lui une beauté qui ne le touchait plus. Il écoutait un langage qui était le sien, et qui pourtant sonnait étranger à ses oreilles. Il se sentait étranger en un lieu où il aurait dû être chez lui. — Trouve Haplo, marmonna-t-il au chien qui, entendant le nom bien-aimé, se mit à gémir doucement. Comment veulent-ils que je retrouve Haplo ? Et après, qu’est-ce qu’ils veulent que j’en fasse ? Affolé et confus, il errait à l’aventure. — Comment pourrais-je trouver Haplo alors que tu es incapable de retrouver ton maître ? demanda-t-il au chien, qui le regarda avec sympathie, incapable toutefois de lui fournir une réponse. Pourquoi ne comprennent-ils pas ? Pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille ? Il s’arrêta soudain et regarda autour de lui. Il était allé plus loin qu’il n’en avait l’intention, plus loin qu’il n’était jamais allé. Il se demanda tristement si son corps – comme d’habitude – avait décidé de s’enfuir et négligé d’en informer son esprit. « Nous désirons simplement poser quelques questions au Patryn », avait dit Samah, et le Conseiller ne me mentirait pas. Il ne pouvait pas mentir. Un Sartan ne pouvait pas mentir à un autre. — Alors pourquoi est-ce que je me méfie de Samah, demanda-t-il au chien d’un ton malheureux. Pourquoi est-ce que je me méfie de lui encore plus que d’Haplo ? Le chien fut incapable de répondre. — Peut-être que Samah a raison, continua Alfred, au supplice. Peut-être que le Patryn m’a vraiment corrompu. Je me demande s’ils en ont le pouvoir ? Je n’ai jamais entendu dire qu’un Sartan ait succombé aux enchantements d’un Patryn, mais je suppose que c’est possible. Surtout avec moi. Voyant qu’Alfred n’allait pas retrouver Haplo immédiatement, le chien se coucha aux pieds du Sartan. Alfred avait chaud et était fatigué lui-même. Il chercha du regard un endroit pour s’asseoir. Non loin se dressait un petit édifice carré, construit en ce marbre blanc que les Sartans aimaient tant et qu’Alfred commençait à trouver un rien monotone. Un péristyle formé d’innombrables colonnes de marbre blanc l’entourait, lui donnant l’apparence solennelle et distante d’un bâtiment public. Bizarre, cet éloignement des autres édifices publics, tous groupés au centre de la cité, se dit Alfred en approchant. Le portique ombreux lui offrit une fraîcheur bienvenue après la chaleur du soleil qui brillait sans discontinuer. Le chien le suivit docilement. Alfred fut déçu de ne pas trouver de bancs sous le péristyle. Supposant qu’il y en avait à l’intérieur, il attendit que ses yeux se soient habitués à la pénombre, puis il lut les runes gravées sur les grandes portes. Perplexe et stupéfait, il s’aperçut que c’étaient des runes de défense. Les sigles n’étaient pas très puissants, en rien comparables à ceux qui tentaient d’interdire l’accès de la Chambre des Damnés d’Abarrach {28}. Ces runes lui conseillaient amicalement de s’en aller, ou, s’il avait affaire à l’intérieur, de solliciter une autorisation d’entrée au Conseil. Tout autre Sartan aurait immédiatement obtempéré. Et c’est aussi ce que voulut faire Alfred – se retourner et partir. En fait, la moitié de sa personne se retourna. Malheureusement, l’autre moitié décida en même temps d’entrouvrir la porte pour jeter un coup d’œil, de sorte qu’il trébucha et s’affala à l’intérieur, à plat ventre dans la poussière. C’est un jeu, pensa l’animal qui entra à sa suite et se mit à lui lécher le visage et mordiller les oreilles. Agitant bras et jambes pour se débarrasser du chien, son pied cogna contre la porte qui se referma en soulevant un nuage de poussière. Alfred et le chien éternuèrent. Profitant de la distraction de l’animal, Alfred se releva précipitamment, mal à l’aise sans savoir pourquoi. C’était peut-être le manque de lumière, car il régnait en ce lieu une pénombre fuligineuse qui donnait aux objets les plus ordinaires une apparence étrange et menaçante. — On ferait mieux de partir, dit Alfred au chien qui, se frottant le museau d’une patte, éternua une fois de plus et sembla trouver l’idée excellente. Le Sartan tenta d’ouvrir la porte et s’aperçut qu’il n’y avait pas de poignée. Il se gratta la tête. Aucun jour n’était perceptible autour des battants, qui semblaient maintenant faire corps avec le mur. Perplexe, Alfred les examina attentivement, pensant que des sigles allaient s’allumer, l’informant qu’il tentait vainement de sortir par l’entrée et lui conseillant d’utiliser la porte de service. Mais rien de tel n’apparut. Alfred, de plus en plus mal à l’aise, psalmodia quelques runes d’une voix chevrotante, runes qui auraient dû déclencher l’ouverture. Les runes brillèrent, puis s’éteignirent. Des sorts d’annulation protégeaient l’entrée. Tout sort qu’il lancerait serait contré par un sort négatif de même puissance. Alfred tâtonna dans la pénombre, à la recherche d’une sortie. Il marcha sur la queue du chien, se cogna le mollet à un banc de marbre, et s’écorcha les doigts en tentant d’ouvrir ce qu’il avait pris pour une porte, mais n’était qu’une lézarde dans un bloc de marbre. Apparemment, quiconque entrait ici était censé y rester. Bizarre. Extrêmement bizarre. Il s’assit sur le banc pour réfléchir. Les sigles extérieurs l’avaient prié de ne pas entrer, assurément, mais il s’agissait d’une requête, non d’une interdiction. Et il est vrai qu’il n’avait rien à faire en ce lieu et qu’il n’avait pas demandé au Conseil l’autorisation d’y entrer. — J’ai tort, dit-il, caressant le chien dont la présence le réconfortait. Mais ce ne peut pas être trop grave, car dans ce cas, ils auraient gravé des runes de défense beaucoup plus puissantes sur la porte. Et ce lieu devait être très fréquenté autrefois. « Et parce qu’aucune sortie n’est indiquée, cela signifie sans doute qu’il y en a une, mais que tout le monde la connaissait et qu’il était donc inutile d’en parler. Je devrais être capable de la trouver. Peut-être sur le derrière. » Un peu réconforté, Alfred chanta une rune de lumière qui brilla au-dessus de sa tête, et entreprit d’explorer l’intérieur. Il était dans un couloir courant tout le long de la façade, et qui tournait ensuite à angle droit et se prolongeait sur le côté, faiblement éclairé par quelques verrières ménagées dans le plafond – et qui avaient besoin d’un bon nettoyage. Il pensa à un jouet du Prince Tourment – une boîte qui en avait une autre plus petite à l’intérieur, qui en contenait une encore plus petite et ainsi de suite. Au centre du mur opposé à l’entrée, une porte permettait d’entrer dans la boîte suivante. Il chercha des runes à sa surface, se disant que cette fois il écouterait leurs conseils. N’en trouvant pas, il la poussa avec circonspection. Ôtant un soulier, il le coinça dans l’ouverture pour l’empêcher de se refermer et, un pied nu, l’autre chaussé, il entra en boitillant. — Une bibliothèque, murmura-t-il. Ce n’est qu’une bibliothèque. La salle était vaste et aérée, éclairée par une verrière de verre dépoli qui adoucissait l’éclat du soleil tout en donnant assez de lumière pour lire sans se faire mal aux yeux. Tables et chaises de bois en occupaient le centre. Du sol au plafond, les murs de marbre étaient creusés d’alvéoles contenant des rouleaux soigneusement rangés dans leurs étuis d’or. Aucune poussière dans cette salle, aux murs gravés de puissantes runes de protection, pour empêcher la détérioration des rouleaux. Alfred repéra une porte dans le mur du fond. — Ah, la sortie. Il se mit en devoir de la rejoindre, mais les alvéoles portant des étiquettes indiquant leur contenu, son attention ne cessait de vagabonder en traversant la salle. Le Vieux Monde. Il lut les titres des différentes catégories : Art… Architecture… Entomologie… Dinosaures… Fossiles… Machines… Psychologie… Religion… Espace (Espace ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Espace vide ? Espace ouvert ?)… Technologie… Guerre… Alfred ralentit, s’arrêta et regarda autour de lui, de plus en plus impressionné. Ce n’est qu’une bibliothèque. Imbécile ! C’était la bibliothèque. La Grande Bibliothèque des Sartans. Les Sartans d’Arianus pensaient qu’elle avait été perdue pendant la Séparation. Alfred se tourna vers un autre mur : L’Histoire des Sartans. Et, au-dessous, beaucoup plus courte : L’Histoire des Patryns. Alfred, oubliant qu’il cherchait la sortie, s’assit. Quelle richesse ! Quel fabuleux trésor ! L’histoire d’un monde qu’il ne connaissait que par ses rêves, d’un monde qui avait été entier, puis violemment scindé en quatre parties. L’histoire de son peuple et de ses ennemis. Les événements qui avaient conduit à la Séparation, les délibérations du Conseil… — Je pourrais passer des jours ici ! se dit Alfred, plus heureux qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Des mois ! Des années ! Voulant rendre hommage à cette immense somme de connaissances et à ceux qui les avaient préservées pour les générations futures, il se leva et allait exécuter une danse solennelle quand une voix sèche fracassa son euphorie. — J’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que tu fais là ? Le chien se leva d’un bond, hérissé, et aboya. Alfred, le souffle coupé de saisissement, se raccrocha à une table pour ne pas tomber et regarda autour de lui, hagard. — Qui… qui est là ? dit-il en un souffle. Une silhouette, puis deux, se matérialisèrent devant lui. — Samah ! Alfred soupira de soulagement et tomba lourdement sur une chaise. — Ramu ! Le chef du Conseil et son fils, l’air sombre et accusateur, vinrent se planter devant Alfred. — Je répète : qu’est-ce que tu fais là ? Alfred leva les yeux et se mit à trembler comme une feuille. À l’évidence, Samah était furieux. — Je… je cherchais la sortie. — Oui, je m’en doute, dit sèchement le Conseiller. Et qu’est-ce que tu cherchais d’autre ? — R… rien… je… — Alors, pourquoi venir ici, dans cette bibliothèque ? Fais taire cette bête ! dit Samah d’un ton tranchant. Alfred tendit une main tremblante et, saisissant le chien par le cou, le rapprocha de lui. Le chien se calma à son contact, ses aboiements frénétiques remplacés par un sourd grondement. Mais il ne quitta pas Samah des yeux, et, de temps en temps, il montrait les crocs. — Pourquoi es-tu venu à la bibliothèque ? Qu’est-ce que tu cherchais ? répéta Samah, abattant le poing sur la table. — Par hasard ! Enfin, rectifia Alfred, perdant contenance sous le regard brûlant de Samah, je me suis approché volontairement de cet édifice. Il faisait chaud… l’ombre… je veux dire, je ne savais pas que c’était une bibliothèque… je ne savais pas qu’il ne fallait pas y entrer… — Il y a des runes d’interdiction sur la porte. Ou du moins, il y en avait la dernière fois que j’ai regardé, déclara Samah. Ont-elles disparu ? — N… non. Je les ai vues. Mais je voulais juste jeter un coup d’œil à l’intérieur. Par curiosité. C’est un de mes gros défauts. Mais… enfin… j’ai trébuché, et je suis tombé à l’intérieur. Le chien m’a sauté dessus et mes pieds doivent… enfin… sans doute… je ne sais pas comment… mais je suppose… que j’ai dû refermer la porte d’un coup de pied, bredouilla-t-il misérablement. — Par hasard ? — Naturellement ! Tout à fait par hasard ! dit Alfred, la bouche sèche. Et après… je n’ai pas pu rouvrir la porte. Alors je suis parti à la recherche d’une autre sortie… — Il n’y a pas de sortie, dit Samah. Il faut avoir les runes clés. Et j’en suis le seul détenteur. C’est à moi qu’on le demande. — Je… je m’excuse, bredouilla Alfred. C’est la curiosité. Je ne pensais pas à mal. — La curiosité – un défaut de mensch. J’aurais dû me douter que tu en serais affligé. Ramu, vérifie qu’il n’a rien dérangé. Ramu s’éloigna. Alfred baissait la tête, pour éviter le regard de Samah. Le chien grondait toujours. Alfred lança un regard vers Ramu, remarqua distraitement qu’il piquait droit sur un certain compartiment de l’alvéole Histoire des Sartans, l’examinait attentivement, allant même jusqu’à vérifier magiquement s’il détectait quelques indices de la présence d’Alfred. Très abattu, Alfred n’y prêta pas attention sur le moment, tout en remarquant quand même qu’il passait beaucoup moins de temps à vérifier les autres alvéoles, leur accordant à peine un regard, jusqu’à celle marquée Histoire des Patryns, qu’il inspecta à fond elle aussi. — Il ne s’en est pas approché, rapporta-t-il à Samah. Il n’a sans doute pas eu le temps de faire grand-chose. — Je ne voulais rien faire du tout ! protesta Alfred. Sa peur commençait à se dissiper. Plus il y réfléchissait, plus il se trouvait le droit de s’offusquer de ce traitement. Se redressant de toute sa taille, il regarda Samah avec dignité. — Que crois-tu donc que j’allais faire ? Je suis entré dans une bibliothèque ! Et depuis quand m’est-il interdit d’accéder aux connaissances et à la sagesse de mon peuple ? Et pourquoi est-ce interdit à certains ? Puis une pensée le frappa. — Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi es-tu venu, sinon parce que tu connaissais ma présence. … Tu le savais, hein ? Tu as une alarme quelconque… — Calme-toi, mon Frère, dit Samah, apaisant. Sa colère s’était évaporée comme l’eau au soleil. Il alla même jusqu’à poser une main conciliante sur le bras d’Alfred, — mouvement qui ne fut pas du goût du chien qui vint se planter, protecteur, entre Alfred et le chef du Conseil. — On dirait que tu as un garde du corps, dit Samah, considérant froidement le chien. — Je m’excuse, dit Alfred, essayant de pousser l’animal de côté. — Non, mon Frère. C’est moi qui dois m’excuser, soupira Samah. Orla me répète sans cesse que je travaille trop. Mes nerfs sont éprouvés. J’ai eu une réaction disproportionnée. J’ai oublié qu’étant étranger, tu ignorais le règlement de la bibliothèque. Elle est, naturellement, ouverte à tous les Sartans. Mais, comme tu le vois, poursuivit-il, agitant la main en direction de la section « histoire ancienne », certains de ces rouleaux sont très anciens et fragiles. Certains, par inadvertance, bien sûr, et sans penser à mal, pourraient leur causer des dommages irréparables. Tu ne peux pas nous reprocher de désirer savoir qui utilise la bibliothèque ? Non, reconnut Alfred, cela paraissait raisonnable. Mais Samah n’était pas du genre à se ruer ici de crainte que des gosses ne salissent les précieux manuscrits avec leurs doigts sales. Or il avait peur à son arrivée. Et il était furieux. La fureur dissimulant la peur. Les yeux d’Alfred se portèrent machinalement sur le premier compartiment qu’avait vérifié Ramu. — Les utilisateurs sérieux sont les bienvenus, continuait Samah. Ils n’ont qu’à venir demander la clé au Conseil. Samah observait attentivement Alfred, qui essaya de détacher ses yeux du fameux compartiment, et de les reporter sur Samah. Mais c’était difficile, car ils revenaient toujours d’eux-mêmes à l’alvéole en question. Mais le stress fut trop fort et il se mit à cligner des yeux incontrôlablement. Samah s’arrêta de parler et le regarda, étonné. — Qu’y a-t-il ? — Pardonne-moi, murmura Alfred, s’abritant les yeux de la main. C’est un trouble nerveux. Samah fronça les sourcils. Les Sartans n’avaient jamais de troubles nerveux. — Comprends-tu, mon Frère, pourquoi nous aimons savoir qui fréquente ce lieu ? demanda Samah d’une voix tendue, commençant manifestement à perdre patience. Si je comprends pourquoi une bibliothèque se transforme en trappe, sonne l’alarme et garde tout visiteur en otage jusqu’à ce que le chef du Conseil arrive pour l’interroger ? Non, se dit Alfred, je ne comprends vraiment pas. Mais il se contenta d’acquiescer de la tête. — Allons, allons ! dit Samah avec un sourire forcé. Tu es entré par hasard. Sans penser à mal. Et je suis sûr que tu regrettes ce que tu as fait. Comme nous regrettons de t’avoir fait peur, Ramu et moi. Et maintenant, c’est l’heure de dîner. Ta mère va bien rire à nos dépens, Ramu, quand nous lui raconterons cette histoire. Ramu émit un gloussement contraint, sans aucune jovialité. — Assieds-toi, mon Frère, dit Samah. Je vais aller ouvrir la porte. Les runes sont complexes. Cela prendra un certain temps et tu sembles fatigué. Inutile de rester debout en attendant. Ramu te tiendra compagnie. Ramu restera avec moi pour s’assurer que je ne t’espionne pas. Alfred se laissa tomber sur une chaise, caressant la tête du chien. Ça fera peut-être plus de mal que de bien, mais, se dit-il, j’ai le droit de demander. — Samah, cria-t-il, arrêtant le Conseiller à la porte. Maintenant que je connais le règlement de la bibliothèque, peux-tu me donner l’autorisation d’y entrer ? Je m’intéresse aux civilisations des menschs, tu comprends. J’ai écrit une étude sur les nains d’Arianus. Et je remarque que vous avez des textes… Il connaissait la réponse, la voyait dans les yeux de Samah. — Certainement, mon Frère. Nous nous ferons un plaisir de mettre à ta disposition tous documents relatifs à ton travail. Mais pas maintenant. — Pas maintenant, répéta Alfred. — Non, je regrette. Le Conseil veut faire l’inventaire de la bibliothèque pour s’assurer qu’elle n’a subi aucun dommage pendant le long Sommeil. Et elle sera fermée jusqu’à ce que nous trouvions le temps de nous atteler à cette tâche. Et nous veillerons dorénavant à ce que personne n’y entre « par hasard ». CHAPITRE XVII GARGAN, CHELESTRA Nous sommes rentrés chez nous ! Je suis partagée entre la joie et la tristesse, car une terrible tragédie est survenue en notre absence. Mais je vous raconterai tout en temps et en heure. J’écris ceci dans ma chambre, entourée de toutes mes affaires personnelles, telles que je les avais laissées, ce qui me stupéfia. Les nains ont une attitude très pratique envers la mort, contrairement à deux autres races que je ne nommerai pas. Quand un nain meurt, sa famille et ses amis passent une nuit à pleurer leur perte et le jour suivant à fêter l’union du disparu avec l’Un. Puis tous les biens du nain sont distribués. Sa chambre est vidée et un autre nain y emménage{29}. J’avais supposé que la coutume serait respectée dans mon cas, et j’étais prête à trouver ma cousine Fricka incrustée dans ma chambre. J’avoue que je me régalais d’avance à l’idée de chasser avec perte et fracas mon odieuse cousine et ses favoris bouclés. Pourtant, il semble que ma mère n’ait jamais pu se mettre dans la tête que j’étais vraiment morte. Elle refusa obstinément de le croire, bien que Tante Gertrude (m’a raconté mon père) soit allée jusqu’à sous-entendre que ma mère avait perdu la raison. À ce stade, selon mon père, ma mère décida de faire une démonstration de son habileté au lancer de la hache, proposant de « couper en deux un cheveu de Gertrude », ou quelque chose dans ce goût-là. Pendant que ma mère prenait au mur sa hache d’arme, mon père s’arrangea pour remarquer discrètement à l’adresse de Tante Gertrude que, bien que ma mère ait conservé toute la vigueur de son bras, sa précision n’était plus ce qu’elle était dans sa jeunesse. Tante Gertrude se rappela soudain qu’elle avait des affaires pressantes ailleurs. Elle arracha Fricka à ma chambre (sans doute avec un treuil) et elles déguerpirent. Mais je m’égare dans un tunnel latéral, comme dit le dicton. La dernière fois que j’ai écrit, nous étions dans la nef et nous allions vers une mort certaine. Et maintenant, nous sommes sains et saufs à la maison, et je ne sais absolument pas comment ni pourquoi. Pas de batailles héroïques dans la caverne des serpents-dragons. Juste des tas de palabres dans une langue que nous ne comprenions pas. Notre nef s’est désintégrée, nous avons nagé vers la surface. Les serpents-dragons nous ont trouvés, et, au lieu de nous massacrer, ils nous ont accablés de présents et envoyés dans une caverne. Puis Haplo a parlé avec eux toute la nuit. Quand enfin il nous a rejoints, il a dit qu’il était trop fatigué et qu’il nous expliquerait tout plus tard. Mais il nous assura que nous ne risquions rien, que nous pouvions dormir tranquilles, et que nous rentrerions chez nous le lendemain. Le lendemain, nouveaux cadeaux, nouveaux repas. Et, jetant un coup d’œil hors de la caverne, je vis, stupéfaite, que notre submersible, comme neuf, était amarré au rivage. Pas trace des serpents-dragons. — Les dragons ont réparé votre nef, dit Haplo, la bouche pleine. On s’en servira pour rentrer chez vous. Il mangeait un plat préparé par Alake, qui le contemplait avec adoration. — Ils ont fait ça pour toi, dit-elle doucement. Tu nous as sauvés comme tu l’avais promis. Et maintenant, tu nous ramènes chez nous. Tu seras un héros pour nos peuples. Tu pourras demander ce que tu voudras, cela te sera accordé. Elle espérait, naturellement, qu’il demanderait à épouser la fille du roi – c’est-à-dire, elle. Haplo haussa les épaules en disant qu’il n’avait pas fait grand-chose. Mais je voyais qu’il était content de lui. Je remarquai que ses dessins bleus commençaient à reparaître sur sa peau. Et qu’il prenait grand soin de ne pas toucher, ni même regarder, une grande jarre d’eau que j’avais puisée pour me laver la figure. — Je me demande où est cachée l’amère pilule dans tous ces bonbons{30}, murmurai-je à Devon. — Réfléchis, Grundle, murmura-t-il en réponse. Dans quelques jours, j’aurai retrouvé Sabia ! Il n’avait pas entendu un mot de ce que j’avais dit. Et je jurerais qu’il n’avait pas entendu Haplo non plus. Ce qui prouve à quel point l’amour – du moins chez les humains et les Elfes – peut pervertir le cerveau. Loué soit l’Un, les nains sont différents ! J’aime Hartmut jusqu’au dernier poil de sa barbe, mais j’aurais honte de laisser mes sentiments transformer ma cervelle en sauce blanche. Mais je ne devrais pas parler comme ça, maintenant que… Non, chaque chose en son temps. — D’accord, mais n’oublie pas qu’on n’obtient jamais rien pour rien, grommelai-je dans mes favoris. J’avais peur qu’Alake m’arrache les yeux si elle m’avait entendue. Je crois quand même qu’Haplo m’entendit, il a l’oreille fine, celui-là. Et j’étais bien contente qu’il sache qu’au moins l’une de nous n’allait pas avaler ça tout rond. Il me regarda avec son petit sourire sinistre qui me donne la chair de poule. Quand il eut fini de manger, il dit qu’on pouvait partir en emportant tout ce qu’on voulait. — Aucune quantité d’or et de bijoux ne pourra jamais faire revivre les gens que ces monstres ont massacrés, dit Alake, choquée. — J’aimerais autant jeter ce prix du sang à la Merbonne, si je n’avais pas peur que ça empoisonne les poissons, renchérit Devon. — À votre aise, dit Haplo, haussant les épaules. Mais vous en aurez peut-être besoin dans votre nouveau pays. On se regarda. On avait eu tellement peur des serpents-dragons qu’on avait oublié l’autre danger menaçant nos peuples – la perte de notre lune de mer. — Est-ce que les serpents-dragons nous laisseront reconstruire nos traque-soleil ? demandai-je, dubitative. — Mieux que ça. Ils ont proposé de les reconstruire eux-mêmes par la magie. Et ils m’ont donné d’importantes informations sur votre nouveau pays. On le harcela de questions, mais il refusa de répondre, disant qu’il ne pouvait pas en parler avant d’en avoir discuté avec nos parents. On fut forcés de reconnaître qu’il avait raison. Alake regarda les monceaux d’or, remarquant que c’était dommage de le perdre. Devon avisa plusieurs coupons de soie aux couleurs préférées de Sabia. J’avais déjà empoché quelques bijoux (j’ai déjà mentionné que les nains sont très pratiques) mais je me fis un plaisir d’en prendre quelques-uns de plus, juste pour que les autres ne croient pas que je les snobais. On chargea le tout et nous-mêmes sur la nef, que j’inspectai soigneusement. Les serpents-dragons semblaient l’avoir reconstruite exactement comme elle était avant, et je la déclarai bonne pour le service. Chacun reprit son ancienne cabine. Tout était comme nous l’avions laissé — jusqu’à mon journal. Pas de pages gondolées par l’eau. Pas d’encre étalée par les gouttes. Étonnant ! J’en fus mal à l’aise, me demandant si tout cela n’avait pas été qu’un terrible cauchemar. La nef appareilla, propulsée par le même pouvoir magique qu’à l’aller, et on repartit vers chez nous. Nous rions et discutions avec animation de ce que nous ferions une fois rentrés, de notre nouveau statut de héros, et des honneurs qu’on rendrait à Haplo. Nous parlions beaucoup d’Haplo. Enfin, Alake et moi. Le premier soir, elle vint très tard dans ma cabine, à cette heure où l’on se sent souvent très seul, avec le mal du pays. Je ressentais la même chose, et je dois avouer qu’une ou deux larmes roulaient dans mes favoris quand j’entendis Alake frapper. — C’est moi, Grundle. Je peux te parler ? Ou tu dors ? — Si je dormais, je ne dors plus, grommelais-je, pour lui cacher que j’avais pleuré. J’ouvris. Alake entra et s’assit sur mon lit. Je la regardai – fière et timide, heureuse et agitée – et je sus au premier coup d’œil sur quoi porterait la conversation. Assise sur le lit, elle tripotait ses bagues (je vis qu’elle avait oublié d’ôter ses ornements funéraires). Les nains ne sont pas particulièrement superstitieux, mais si je n’avais jamais vu un mauvais présage, c’était bien celui-là. J’allais le lui faire remarquer, mais elle se mit à parler et je ne retrouvai plus l’occasion. — Grundle, dit-elle, comme s’apprêtant à me révéler un secret. Je suis amoureuse. Je décidai de m’amuser un peu. C’est divertissant de taquiner Alake parce qu’elle prend tout très au sérieux. — Je vous souhaite tout le bonheur possible à tous les deux, dis-je lentement en caressant mes favoris. Mais comment Sabia le prendra-t-elle ? — Sabia ? fit Alake, stupéfaite. Je suppose qu’elle se réjouira pour moi. — Elle n’est pas égoïste, nous le savons tous. Et elle t’aime tendrement, Alake, mais elle aime aussi beaucoup Devon, et je ne crois pas… — Devon ! Tu… tu crois que je suis amoureuse de Devon ? — Qui d’autre ? demandai-je, aussi innocemment que possible. — Devon est un charmant garçon, et il a été très gentil et serviable envers nous. J’ai la plus grande estime pour lui, mais je ne pourrais jamais tomber amoureuse de lui. Après tout, c’est à peine plus qu’un adolescent. Un adolescent à peu près cent fois plus vieux que toi, aurais-je pu lui dire, mais je tins ma langue. Les humains sont assez chatouilleux sur leur âge. — Non, reprit Alake, les yeux brillants comme des chandelles au crépuscule. J’aime un homme, Grundle. C’est Haplo ! Naturellement, elle croyait que j’allais tomber à la renverse, et elle s’étonna qu’il n’en fût rien. — Ça ne t’étonne pas ? — Moi ? La prochaine fois, écris-le-toi sur le front en grandes lettres blanches, suggérai-je. — Oh, mon dieu, ça se voyait tant que ça ? Tu… tu crois qu’il le sait ? Alake me lança un regard en coin, feignant l’appréhension, mais elle aurait désiré, je le voyais, que je réponde : « Oui, bien sûr qu’il le sait. » Ce que j’aurais pu dire en toute véracité, car il aurait fallu qu’il soit sourd, muet et aveugle, et idiot de surcroît pour ne pas s’en être aperçu. J’aurais pu le dire, mais je m’en abstins. Je savais que c’était mauvais, je savais qu’Alake souffrirait, et ça me mettait de mauvaise humeur. — Il est assez vieux pour être ton père, remarquai-je. — Mais non ! Et quand bien même ! argua Alake avec le genre de logique qu’on peut attendre des humains. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi noble, beau, brave et fort. Il a affronté seul ces terribles créatures, Grundle, nu, sans armes, sans même sa magie. Tu vois, je connaissais l’effet de l’eau sur sa magie. Les humains ne savent pas pratiquer la magie des runes, mais nos légendes parlent d’êtres qui la connaissaient autrefois. À l’évidence, Haplo veut dissimuler ses pouvoirs, alors, je n’ai rien dit. Il était prêt à mourir pour nous, Grundle. (Inutile de lui dire un mot. Elle ne m’aurait pas entendue.) — Comment ne pas l’aimer ? Et pense à ces serpents-dragons qui se sont inclinés devant lui ! Il était magnifique ! Et maintenant, ils nous renvoient chez nous, couverts de cadeaux, et nous promettent un nouveau pays ! Et tout ça, à cause d’Haplo ! — Peut-être, dis-je, de très mauvaise humeur, parce que j’étais bien forcée d’en convenir. Mais quel est son intérêt dans tout ça ? Tu le lui as demandé ? Pourquoi me demanda-t-il le nombre d’hommes de l’armée de mon père, et à Devon, s’il pense que les Elfes pourraient combattre s’il le fallait et s’ils savent encore fabriquer des armes magiques ? Et pourquoi veut-il savoir si votre Convent pourrait persuader les baleines et les dauphins d’être de notre côté en cas de guerre ? J’ai oublié de vous dire qu’Haplo nous avait posé ces questions le jour-même. — Grundle, tu es mesquine et ingrate ! s’écria Alake, fondant en larmes. Je ne voulais pas la faire pleurer, et je me sentis aussi basse qu’un ventre de serpent-dragon. Je lui tapotai la main. — Excuse-moi, dis-je gauchement. — Je lui ai demandé pourquoi il voulait savoir ces choses, poursuivit Alake entre deux sanglots. Il a dit qu’il fallait toujours être prêt au pire et que ce nouveau pays pouvait se révéler dangereux à l’usage… Je dis que je comprenais, et c’était vrai. Ce qu’Haplo disait était logique. Il était toujours logique. Et j’en supportais d’autant plus difficilement cette méfiance qui me rongeait. Je m’excusai encore et taquinai Alake jusqu’à ce qu’elle sèche ses larmes et sourit. Mais les nains disent toujours la vérité, et je ne pus me retenir de lui en faire part. — La seule raison pour laquelle je te dis ça… c’est… enfin… bon, Haplo ne t’aime pas, Alake. Je m’attendais à une autre crise de larmes. Mais à ma grande surprise, Alake garda son calme et sourit. Tristement, mais elle sourit quand même. — Je le sais, Grundle. Comment voudrais-tu qu’il m’aime ? Il doit y avoir des milliers de femmes qui le courtisent. Je pensai qu’il fallait l’encourager dans cette voie. — Oui, et il a peut-être une épouse quelque part… — Non, dit vivement Alake. Je le lui ai demandé. Il m’a dit qu’il n’avait pas encore trouvé la bonne. J’aimerais l’être pour lui. Mais je sais que je ne suis pas encore digne de lui. Je le serai peut-être un jour, si j’essaye. Elle me regarda, les yeux pleins de larmes, ravissante, avec plus de maturité que je ne lui en avais jamais vu, toute rayonnante de lumière intérieure. Et je me dis que si l’amour la transformait ainsi, ce ne pouvait pas être si mauvais, quoi qu’il arrive. De plus quand nous serons rentrés, Haplo retournera peut-être d’où il vient. Après tout, qu’est-ce qu’il pourrait bien vouloir de nous ? Mais je gardai cette pensée pour moi. On s’embrassa, on pleura un bon coup, et je ne dis plus aucune horreur sur Haplo. Devon nous entendit et vint nous rejoindre. Alake craqua et lui fit ses confidences, et il dit que l’amour était la chose la plus merveilleuse du monde. On parla de Sabia, et ils me firent avouer que l’amour ne m’était pas étranger. Je leur parlai d’Hartmut, on rit et on pleura, impatients d’arriver à la maison. Et ce qui nous y attendait ne nous en parut que plus terrible. Voilà un moment que je remets cette partie de mon récit. D’abord, je n’étais pas certaine d’arriver à l’écrire, tant ça m’attriste. Mais j’ai raconté tout le reste, et je ne peux guère continuer cette histoire en laissant de côté la partie la plus importante. Ce retour dans nos foyers pourrait constituer une fin heureuse à la plupart des histoires de tavernes que je connais. Mais le dénouement ne fut pas heureux. Et je n’ai pas non plus l’impression que ce soit la fin. À l’instant où notre submersible quitta le repaire des serpents-dragons, il fut entouré – devinez ! — par une bande d’insupportables dauphins. Ils voulaient tout savoir, ce qui s’était passé, comment nous nous étions échappés. On avait à peine fini de parler qu’ils repartaient dans toutes les directions, impatients de répandre les nouvelles. On n’a jamais vu de poissons plus cancaniers. Au moins, nos parents apprendraient la bonne nouvelle et auraient le temps de se remettre du choc. On se mit à discuter, pour savoir chez qui on irait en premier, mais la question fut bientôt résolue. Les dauphins revinrent nous annoncer que tous nos parents seraient rassemblés à Elmas, la lune de mer des Elfes. Cela nous convenait parfaitement. À vrai dire, nous étions un peu nerveux, craignant la réaction de nos parents. Nous savions qu’ils seraient heureux de nous revoir, mais la première émotion passée, nous savions qu’il fallait nous attendre à de sévères réprimandes, sinon plus. Après tout, nous avions désobéi à leurs ordres et nous étions partis sans penser aux souffrances que nous allions causer. On alla même jusqu’à en parler à Haplo, lui laissant entendre qu’il pouvait encore nous rendre un grand service en restant avec nous pour arranger les choses avec nos pères et nos mères. Il se contenta de sourire, disant qu’il nous avait protégés des serpents-dragons, mais qu’en ce qui concernait le courroux paternel, il fallait nous débrouiller tout seuls. Pourtant, on ne pensait plus aux sermons et aux châtiments quand la nef aborda, que l’écoutille s’ouvrit et qu’on vit nos parents sur le quai. Mon père me prit dans ses bras, et, pour la première fois, je vis des larmes dans ses yeux. Après ça, j’aurais pu écouter avec délice le sermon le plus sévère. On leur présenta Haplo. (Naturellement, les dauphins leur avaient raconté comment il nous avait sauvés.) Nos parents se montrèrent très reconnaissants, mais, à l’évidence, ils étaient tous très impressionnés par ses dessins bleus et son air de tranquille assurance. Ils parvinrent tout juste à articuler quelques paroles de gratitude, qu’Haplo accepta avec un sourire et un haussement d’épaules, disant que nous l’avions repêché dans la mer et qu’il était heureux d’avoir pu nous rendre la pareille. Il ne dit rien de plus, et nos parents s’empressèrent de ramener leur attention sur nous. Pendant un moment, ce ne furent qu’embrassements et protestations d’affection. Les parents de Devon étaient venus aussi accueillir leur fils. Ils étaient contents de le revoir, comme tous les autres parents, mais, quand je fus en état de remarquer quoi que ce soit, je vis qu’ils avaient l’air triste alors qu’ils auraient dû être fous de joie. Le roi des Elfes était là, lui aussi, mais Sabia était absente. Je notai alors, pour la première fois, que son père était en blanc – la couleur du deuil chez les Elfes. Je vis aussi que tous les Elfes présents – ils étaient venus nombreux – étaient en blanc, chose qui n’arrive que lors du décès d’une personne royale. Mon cœur se glaça. Je regardai mon père, l’air hagard et horrifié, sans doute, car il secoua la tête et porta un doigt à ses lèvres pour me faire taire. Alake avait demandé où était Sabia. Nos yeux se rencontrèrent, dilatés d’appréhension. On regarda Devon toutes les deux. Aveuglé par la joie, il n’avait rien vu. S’arrachant aux bras de ses parents (était-ce mon imagination, ou essayaient-ils de le retenir) il s’approcha du roi des Elfes. — Où est Sabia, Sire, demanda Devon. Elle est encore furieuse parce que je l’ai frappée ? Je réparerai mes torts, je le jure. Demandez-lui de venir… L’Un décilla ses yeux. Il vit les vêtements blancs, il vit le visage du roi ravagé par la douleur, il vit les pétales de fleurs blanches répandus sur la Merbonne. — Sabia ! s’écria-t-il, se ruant vers le palais de corail scintillant au soleil. Eliason le retint. Devon se débattit violemment, puis s’effondra dans ses bras. — Non ! sanglota-t-il. Non ! Je ne voulais pas… je voulais la sauver… — Je le sais, mon fils, je le sais, dit Eliason, lui caressant les cheveux, le consolant comme un petit enfant. Ce n’est pas ta faute. Ton intention était bonne, noble. Sabia… Sa voix s’étrangla dans sa gorge, mais il se ressaisit. — … Sabia est avec l’Un. Elle est en paix. Que cela soit notre consolation. Et maintenant, je crois qu’il est temps de laisser les familles à la joie des retrouvailles. Eliason prit Haplo en charge, avec la grâce et la dignité caractéristiques des Elfes quels que soient leurs chagrins personnels. Pauvre roi ! Une fois à l’intérieur, dans une partie du palais qui avait poussé pendant notre absence, ma mère m’expliqua les événements. — À peine réveillée, Sabia comprit ce qui s’était passé. Elle sut qu’il avait sacrifié sa vie pour elle et qu’il mourrait d’une mort terrible. Dès ce moment, poursuivit ma mère, s’essuyant les yeux de sa manche, la pauvre petite perdit tout intérêt pour la vie. Elle refusa de manger, refusa de quitter son lit. Elle ne parlait à personne et passait des heures, les yeux fixés sur la fenêtre. Quand elle parvenait à dormir, c’était d’un sommeil troublé d’horribles cauchemars. On entendait ses cris dans tout le palais. Et puis un jour, elle sembla aller mieux. Elle se leva, s’habilla et se mit à parcourir le palais en chantant. Des chants tristes et bizarres qui donnaient le frisson, mais chacun espérait qu’elle allait mieux. Hélas, c’était tout le contraire. Le soir même, elle demanda à sa duène d’aller lui chercher quelque chose à manger. Sans méfiance, se réjouissant de ce mieux, elle obéit immédiatement. Quand elle revint, Sabia avait disparu. Effrayée, elle alla prévenir le roi. Ils partirent à sa recherche. Ma mère secoua la tête, aveuglée par les larmes, incapable de continuer. Finalement, elle recourut une fois de plus à sa manche et reprit : — Ils trouvèrent son corps sur la terrasse où nous nous étions réunis avant votre départ et d’où vous nous aviez entendus. Elle s’était jetée par la fenêtre. Elle gisait presque au même endroit où était mort le messager torturé. Je m’arrête, car les larmes m’empêchent de continuer. Que l’Un garde ton sommeil, Sabia. Tes cauchemars sont terminés. CHAPITRE XVIII SURUNAN, CHELESTRA La Bibliothèque hantait Alfred et l’empêchait de dormir. — Sottises ! se disait-il en se retournant, tentant de fuir son obsession dans le sommeil. Cela lui réussit pour la nuit, mais il la retrouva au matin. Au déjeuner il fit semblant de manger, mais ne pensait qu’à ce compartiment si soigneusement vérifié par Ramu. Que contenait-il de si important ? — Curiosité. Simple curiosité, se tança-t-il. Samah a raison. J’ai trop longtemps vécu parmi les menschs. Je suis comme la fillette des histoires de fantômes que la nurse de Tourment lui racontait. « Tu peux entrer dans toutes les pièces du château, sauf dans celle qui est fermée à clé en haut de l’escalier. » Et cette petite sotte se cpntentait-elle des cent vingt-quatre autres pièces du palais ? Non, il fallait qu’elle aille voir ce qu’il y avait dans celle en haut de l’escalier. C’est ça qui m’attire. La chambre en haut de l’escalier. Mais je n’irai pas. Je n’y penserai pas. Je me contenterai des autres pièces. Et je serai heureux. Mais il ne l’était pas. À mesure que les jours passaient, il devenait de plus en plus malheureux. Il tenta de dissimuler son agitation à ses hôtes, et il y réussit, du moins le pensait-il. Samah le surveillait avec toute l’attention d’un Guègue qui surveille une fuite de la Bougonne-Batte, se demandant à quel moment elle va exploser. Intimidé par la formidable présence de Samah, Alfred osait à peine bouger. En revanche, quand Samah n’était pas là – et c’était fréquent, car il était très pris par les affaires du Conseil. — Alfred se détendait. Mais Orla restait souvent avec lui, et son obsession le tourmentait moins en sa compagnie que pendant ses rares moments de solitude. Il ne se demandait jamais pourquoi on le laissait seul si rarement, et il ne trouvait pas bizarre qu’Orla n’allât pas au Conseil. Il savait seulement qu’elle était douce et bonne et qu’elle lui consacrait beaucoup de temps. Un jour, il s’assit sur la terrasse avec Orla, qui psalmodiait doucement des runes de protection sur une tunique de Samah, traçant du doigt les sigles sur l’étoffe avec amour. Alfred l’observait avec tristesse. Jamais une femme n’avait chanté pour lui les runes de protection. Et maintenant, aucune ne les chanterait jamais. Du moins, pas celles qu’il aurait voulu. Il fut soudain follement jaloux de Samah. Alfred n’aimait pas la façon dont le Conseiller traitait sa femme – avec froideur et détachement. Et Orla en souffrait. Non, Samah n’était pas assez bien pour elle. Et moi ? se demanda-t-il avec mélancolie. Orla leva les yeux et lui sourit, prête à reprendre leur conversation sur la santé de ses rosiers. Alfred, pris au dépourvu, n’eut pas le temps de dissimuler les images qui, comme un fouillis épineux, se contorsionnaient dans son esprit. Le sourire d’Orla disparut, et elle posa son ouvrage. — Tu ne devrais pas m’imposer cela… et à toi non plus. — Je suis désolé, dit Alfred, penaud. Il caressa le chien qui, sentant l’accablement de son ami, posa la tête sur ses genoux pour le réconforter. — Je dois être extraordinairement pervers. Je sais qu’aucun Sartan ne devrait entretenir de telles pensées. Comme dit ton mari, j’ai vécu trop longtemps parmi les menschs qui ont dû me corrompre. — Ce n’étaient peut-être pas les menschs, dit Orla, avec un regard significatif au chien. — Tu penses à Haplo, dit Alfred, caressant les oreilles du chien. En fait, les Patryns sont extraordinairement aimants. Ils ne savent pas que c’est de l’amour. Ils lui donnent d’autres noms, comme loyalisme, instinct protecteur pour assurer la survie de la race. Mais c’est de l’amour, un amour sombre et farouche, mais de l’amour quand même, et même le pire d’entre eux le ressent profondément. Ce Seigneur du Nexus – cruel, puissant et ambitieux – risque sa vie tous les jours pour retourner dans le Labyrinthe aider son peuple martyrisé. Alfred, gagné par l’émotion, perdit conscience du lieu où il se trouvait. Ses yeux se fixèrent sur ceux du chien qui l’attirèrent dans leurs profondeurs, et il perdit tout sens de la réalité. — Mes parents ont sacrifié leur vie pour me sauver des snogs qui nous pourchassaient. Ils auraient pu leur échapper, mais je n’étais qu’un enfant et je n’arrivais pas à suivre. Alors ils m’ont caché et ils ont entraîné les snogs loin de moi. J’ai vu mes parents mourir, torturés par les snogs. Plus tard, des étrangers m’ont recueilli et élevé. Et j’ai aimé, s’entendit déclarer Alfred. C’était une Nomade, comme moi, comme mes parents. Elle était belle, svelte et forte. Nous avons combattu, aimé et ri ensemble. Oui, on rit parfois dans le Labyrinthe. D’un rire sombre et amer, mais perdre le rire, c’est souvent perdre la vie. Elle a fini par me quitter. Un village de Squatters qui nous avaient donné l’hospitalité pour une nuit, fut attaqué, et elle est retournée les aider. C’était stupide. Les Squatters seraient écrasés sous le nombre. Nous n’arriverions qu’à mourir avec eux. Elle savait que j’avais raison. Mais elle s’était mise à aimer ces gens. Et elle avait peur de son amour pour moi, parce qu’il la rendait faible et vulnérable. Elle portait un enfant de moi. Je le sais, bien qu’elle ait refusé de l’admettre. Et je ne l’ai jamais revue. Je ne sais même pas si elle est morte ni si mon enfant est vivant… — Assez ! Le cri d’Orla fit sursauter Alfred et le tira brutalement de sa rêverie. Elle s’était levée et le regardait avec horreur. — Ne me fais plus jamais ça ! dit-elle, livide. Je ne le supporte pas ! Je n’arrête pas de voir tes images, l’enfant misérable témoin du viol et du meurtre de ses parents, démembrés à la fin. Et il ne peut pas hurler, il a trop peur. Je vois cette femme dont tu parles, je sens sa souffrance et son impuissance. Je sens sa douleur de porter un enfant. Et elle ne peut pas crier, elle non plus, pour ne pas attirer la mort sur elle et le bébé. Je pense à eux et je n’arrive pas à dormir, sachant que nous… que je… que je suis responsable ! Orla enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots. Alfred en fut atterré, ne comprenant pas comment ces images – qui étaient en réalité les souvenirs d’Haplo – étaient entrées dans sa tête. — Couché… bon toutou, dit-il, repoussant la tête de l’animal qui, posée sur son genou, semblait sourire. Il s’approcha vivement d’Orla, pensant vaguement lui proposer son mouchoir. Mais ses bras, agissant de leur propre volonté, se refermèrent sur la femme et l’attirèrent à lui. Elle posa la tête sur son cœur. Pris d’une exaltation subite, il l’aima de toutes les fibres de son être, lui caressa les cheveux et, parce qu’il était Alfred, dit quelque chose de stupide. — Orla, quelles sont les connaissances que renferme cette bibliothèque et que Samah désire cacher si soigneusement ? Elle le repoussa si violemment qu’il trébucha et alla tomber dans les rosiers. Elle avait les joues en feu, les yeux flamboyants de colère et… était-ce l’imagination d’Alfred, ou bien vit-il dans son regard cette même peur qu’il avait vue dans les yeux de Samah ? Sans un mot, Orla rentra dans la maison, avec un air de dignité offensée. Alfred se débattit dans les épines qui le piquaient douloureusement. Le chien s’approcha pour l’aider. Alfred le foudroya. — C’est ta faute ! dit-il avec humeur. L’animal pencha la tête, l’air innocent. — C’est vrai. Aller me mettre ces idées dans la tête ! Laisse-moi tranquille et va rejoindre ton maudit maître. Je me mets suffisamment dans le pétrin tout seul sans ton aide ! Penchant la tête de l’autre côté, le chien sembla trouver qu’il avait raison, mais que la conversation était parvenue à sa conclusion logique. Il s’étira voluptueusement puis s’ébroua longuement. Enfin, il trotta jusqu’à la grille du jardin et regarda Alfred, en attente. Alfred se sentit brûlant et glacé en même temps – sensation des plus inconfortables. — Tu me dis que nous sommes seuls ? Que personne ne nous surveille ? Le chien remua la queue. — Que nous pouvons… que nous pouvons aller à la bibliothèque ? Le chien remua la queue d’un air patient, trouvant, à l’évidence, qu’Alfred était bien lent et obtus, mais acceptant, magnanime, de passer sur ces petits défauts. — Mais je ne peux pas y entrer. Et si j’y entrais, je ne pourrais pas en sortir. Samah me surprendrait… Affligé d’une démangeaison soudaine, le chien se coucha, se gratta vigoureusement, sans cesser de regarder Alfred, l’air de dire : allez viens, c’est moi, tu te rappelles ? — Bon, d’accord, d’accord. Alfred regarda furtivement autour de lui. Personne. Il se mit à chanter les runes. Il était debout devant la bibliothèque. Le chien courut à la porte, la renifla avec intérêt. Alfred le suivit posément, en examina les battants. Comme Samah l’avait promis, les runes de protection avaient été renforcées. — « Étant donné la crise actuelle et le fait que nous ne pouvons pas déléguer du personnel pour assister nos lecteurs, la bibliothèque sera fermée jusqu’à nouvel ordre. », lut Alfred. C’est logique. Qui s’intéresse à faire des recherches en ce moment ? Ils passent tout leur temps à restaurer leur cité, à se demander quoi faire au sujet des Patryns, où est passé le reste de notre peuple et comment les contacter. Ils doivent s’occuper des nécromanciens d’Abarrach et de ces serpents-dragons… Le chien n’était pas d’accord. — Tu as raison, s’entendit approuver Alfred, l’âme aussi rebelle et indisciplinée que ses membres. Si j’avais tous ces problèmes à résoudre, où chercherai-je la solution ? Dans la sagesse de notre peuple. Sagesse entreposée ici. Alors, qu’est-ce qu’on attend ? sembla dire le chien. — Je ne peux pas entrer, dit Alfred, mais sans conviction. Il savait comment entrer sans être détecté. L’idée lui était soudain venue la nuit précédente. Il avait voulu la repousser, mais en vain. Son esprit entêté s’était mis à faire des plans, à examiner les risques, décidant finalement (avec un cynisme qui l’avait choqué lui-même) que ces risques étaient minimes et justifiés. L’idée venait de cette stupide histoire de la nurse de Tourment. Alfred se surprit à lui souhaiter mille morts. Quelle sottise d’aller raconter un tel cauchemar à un enfant impressionnable. (Indépendamment du fait que Tourment était lui-même un cauchemar incarné.) Pensant à cette histoire, Alfred avait pensé aussi à la cour du roi Stephen d’Arianus. Un souvenir en amenant un autre, son esprit l’avait entraîné là où il voulait en venir, à savoir au voleur entré dans la chambre du trésor. La richesse, c’est l’eau sur Arianus, où le liquide vital est très rare et par conséquent très précieux. Le palais royal en avait d’abondantes réserves en cas d’urgence (quand les Elfes parvenaient à couper le ravitaillement en eau, par exemple). La chambre forte où l’on entreposait les tonneaux se trouvait à l’intérieur des murailles, dans un bâtiment aux murs épais, aux lourdes portes solidement verrouillées et gardées nuit et jour. Gardé – sauf sur le toit. Une nuit, à l’aide d’un ingénieux système de câbles et de poulies, un voleur était parvenu à passer d’un édifice voisin sur le toit de la chambre forte. Il était en train de scier une latte du plafond quand une autre avait cédé sous son poids, le précipitant littéralement dans les bras des gardes. Comment le voleur avait-il prévu de sortir l’eau, on ne le sut jamais, car il ne révéla jamais son plan ni ses complices, même sous la torture. Il était allé seul à la mort, sans avoir rien gagné, sauf qu’il y avait maintenant des gardes postés sur le toit. Et cela avait donné à Alfred l’idée de son plan. Bien sûr, il était toujours possible que Samah eût enveloppé tout l’édifice d’un dôme magique, mais, le connaissant, Alfred pensa que c’était peu probable. Le Conseiller avait renforcé les runes de protection, mais pensait sans doute que personne (et encore moins Alfred) n’aurait la témérité d’entrer délibérément en un lieu dont il avait interdit l’accès. C’est impensable, se dit Alfred. C’est folie ! Je… je dois m’en aller… se dit-il, s’épongeant le front de sa manchette de dentelle. Il était ferme et résolu. Il allait partir. Il se moquait de ce que contenait la bibliothèque. Il se détourna pour s’en aller, et se surprit immédiatement à marcher vers la porte. Il repartit de nouveau vers la maison, pour se retrouver face à l’entrée. Le chien l’accompagnait dans ses allées et venues, puis, lassé, se coucha et observa ses hésitations avec intérêt. Finalement, le Sartan se décida. — Je ne veux pas entrer, dit-il d’une voix ferme, tout en se mettant à chanter et danser les runes. Les sigles le soulevèrent. Le chien se mit à aboyer joyeusement, à sa grande consternation. La bibliothèque était loin du centre, loin des habitations, mais l’infortuné Alfred avait l’impression que les aboiements s’entendaient jusqu’à Arianus. — Chut ! Bon toutou ! Non, n’aboie pas. Je… Cherchant à faire taire le chien, Alfred oublia ce qu’il faisait. C’est du moins la seule explication qu’il trouva en constatant qu’il planait au-dessus du toit de la bibliothèque. — Oh, là là ! dit-il d’une voix mourante, tombant comme une pierre. Il resta un bon moment affalé sur le toit, terrifié à l’idée que quelqu’un avait entendu l’animal, attirant ainsi des foules de Sartans sévères et accusateurs. Silence. Personne. Le chien lui lécha la main en gémissant, l’encourageant à décoller une fois de plus, activité qu’il semblait trouver hautement divertissante. Alfred, qui avait oublié sa capacité unique d’apparaître là où on l’attendait le moins, sursauta au contact de la langue humide. S’asseyant, adossé au parapet, il caressa l’animal d’une main tremblante en regardant autour de lui. Il ne s’était pas trompé. Les seuls sigles visibles étaient des runes ordinaires de force, de soutien et de protection contre les éléments, et qu’on trouvait sur tous les édifices des Sartans. Le toit était construit en poutres massives d’un bois qu’Alfred ne reconnut pas, mais qui émettait une odeur agréable. Sans doute des arbres qu’ils avaient apportés par les Portes de la Mort{31}. Ces grosses poutres, placées à intervalles réguliers, soutenaient tout un réseau de planches entrecroisées qui remplissaient les vides entre elles. Poutres et planches étaient couvertes de sigles destinés à écarter rongeurs, insectes, intempéries, tout… — Tout, sauf moi, dit Alfred, considérant les runes, l’air malheureux. Il resta longtemps immobile, incapable de bouger, jusqu’au moment où la partie perverse de son esprit lui rappela que la réunion du Conseil ne durerait pas éternellement. Samah allait rentrer chez lui, et, n’y trouvant pas Alfred, en concevrait des soupçons. — Des soupçons, dit Alfred à voix basse. Depuis quand un Sartan en a-t-il envers un autre. Qu’est-ce qui vous arrive ? Et pourquoi ? Il se pencha et traça un sigle sur une poutre, accompagnant son geste d’une psalmodie mélancolique. Les runes traversèrent le bois inconnu dans ce monde, entraînant Alfred avec eux dans la bibliothèque. Orla arpentait sa maison, agitée, nerveuse. Elle regrettait l’absence de Samah, tout en s’en réjouissant perversement. Elle savait qu’elle aurait dû retourner au jardin, s’excuser auprès d’Alfred de cet enfantillage. Elle n’aurait jamais dû se laisser aller ainsi. — Pourquoi es-tu venu ? demanda-t-elle à l’absent. Malheurs et tribulations étaient terminés. Je pouvais espérer retrouver la paix. Pourquoi es-tu venu ? Et quand t’en iras-tu ? Orla fit une fois de plus le tour de la pièce. Les habitations des Sartans sont vastes et aérées, avec de longues lignes pures s’arrondissant en arches harmonieuses soutenues par des colonnettes. L’ameublement est simple et élégant, axé sur le confort et non sur un luxe tapageur. Chacun pouvait circuler facilement entre les meubles. Enfin, les gens normaux, rectifia-t-elle mentalement, redressant une table qu’Alfred avait déplacée, sachant que Samah serait irrité de ce désordre. Mais sa main s’attarda dessus ; elle eut un sourire attendri en revoyant Alfred se cogner dedans. Elle avait regardé ses deux immenses pieds s’écarter en direction de la table, se trébucher dessus dans leur hâte à l’atteindre, et la renverser. Alfred l’avait regardée, dérouté et ahuri comme une nurse affligée d’un troupeau d’enfants turbulents. Puis il avait regardé Orla, l’air impuissant et suppliant. Je sais que je suis responsable, disaient ces yeux. Mais que puis-je faire ? Mes pieds ne m’écoutent pas. Pourquoi ce souvenir lui serrait-il le cœur ? Pourquoi aspirait-elle à tenir ces mains gauches dans les siennes, à soulager le fardeau pesant sur ces épaules voûtées ? — Je suis la femme d’un autre, se rappela-t-elle. La femme de Samah. Ils s’étaient aimés, supposait-elle. Elle lui avait donné des enfants, ils devaient s’être aimés… autrefois. Puis elle se rappela l’image reçue d’Alfred, l’image d’un homme et d’une femme qui s’aimaient farouchement, passionnément, parce qu’ils n’avaient que cette nuit à eux, parce qu’ils étaient seuls au monde. Non, réalisa-t-elle tristement. Elle n’avait jamais vraiment aimé. Elle ne ressentait aucune peine, aucune douleur en elle, rien. Rien qu’un grand vide, délimité par des lignes droites et froides, supporté par des colonnes raides. Les meubles étaient nets et bien ordonnés, ne changeant jamais de place jusqu’à l’arrivée de ces pieds trop grands, de ces yeux trop tristes, et de ces mains trop gauches qui désorganisaient tout. — Samah dirait que c’est l’instinct maternel, parce que j’ai dépassé l’âge d’engendrer. Bizarre, mais je ne me souviens pas d’avoir jamais dorloté mes enfants. Je suppose que je l’ai fait. Mais je me souviens seulement d’avoir erré dans cette maison vide, en époussetant les meubles. Pourtant, ses sentiments envers Alfred n’avaient rien de maternel. Au souvenir des timides caresses d’Alfred, Orla s’empourpra. Non, rien de maternel. — Qu’y a-t-il donc en lui ? se demanda-t-elle. Rien de visible en surface, en tout cas : crâne chauve, épaules voûtées, pieds qui semblaient déterminés à conduire leur propriétaire à la catastrophe, doux yeux bleus, vêtements de mensch élimés qu’il refusait de quitter. Orla pensa à Samah, fort, puissant, maître de lui. Pourtant, Samah ne lui avait jamais fait ressentir la compassion, ne l’avait jamais fait pleurer sur les souffrances d’un autre, ne l’avait jamais fait aimer simplement pour le plaisir d’aimer. — Il a une puissance en lui, dit Orla. Une puissance d’autant plus forte qu’il l’ignore. Si on lui en parlait, poursuivit-elle avec un sourire attendri, il en resterait ahuri, et se mettrait à bredouiller… Je suis en train de tomber amoureuse. Et il est en train de tomber amoureux de toi. — Non, protesta-t-elle, mais la protestation n’était pas convaincue et son sourire persista. Les Sartans ne tombaient pas amoureux du partenaire d’un autre. Les Sartans restaient fidèles aux vœux de leur mariage. Cet amour était sans espoir et ne pouvait que provoquer des souffrances. Orla le savait. Elle savait qu’elle devrait nettoyer son âme de ces sourires et de ces larmes, et revenir au grand vide qui les avait précédés. Mais, un court instant, elle se rappela la tiédeur de la main qui caressait doucement la sienne, elle se rappela qu’elle avait pleuré sur l’enfant d’une autre, qu’elle avait été émue. Il lui sembla qu’elle l’avait quitté depuis une éternité. — Il va penser que je suis en colère, se dit-elle avec remords. Je lui ai sans doute fait de la peine. Je vais lui expliquer… puis je lui dirai qu’il doit quitter cette maison. Il ne serait pas sage de continuer à nous voir, sauf pour les affaires du Conseil. Ça, je pourrai y arriver. Mais son cœur battait trop fort, et elle fut forcée de psalmodier un mantra de sérénité pour retrouver son calme. Elle lissa ses cheveux, essuya ses larmes, et, arborant un sourire serein, elle l’étudia anxieusement dans un miroir, pour voir s’il avait l’air aussi contraint qu’elle en avait l’impression. Puis elle réfléchit à la façon d’aborder le problème. — Alfred, je sais que tu m’aimes… Non, c’était trop vaniteux. — Alfred, je t’aime… Non, c’était impossible ! Elle décida finalement qu’il valait mieux être rapide et impitoyable, comme ces affreux chirurgiens des menschs quand ils coupent un membre gangrené. — Alfred, tu dois quitter cette maison ce soir avec le chien. Oui, c’était le mieux. Soupirant, sans grand espoir de réussite, elle ressortit sur la Terrasse. Alfred n’y était pas. — Il est allé à la bibliothèque. Orla le sut avec certitude, comme si elle pouvait voir par-dessus la distance et à travers les murs. Il avait trouvé un moyen d’entrer sans attirer personne. Et elle savait qu’il trouverait ce qu’il cherchait. — Il ne comprendra pas. Il n’était pas là. Il faut que j’essaye de lui faire voir mes images ! Orla murmura les runes, traça la magie avec ses mains et s’envola sur ses ailes. Le chien gronda, et bondit sur ses pattes. Alfred leva les yeux de sa lecture. Une silhouette blanche approchait, venant du fond de la bibliothèque. Il ne voyait pas qui c’était. — Samah ? Ramu ?… Alfred ne s’en souciait pas particulièrement. Il n’était pas nerveux, il n’éprouvait pas de remords, il n’avait pas peur. Il était atterré, choqué et dégoûté, et, réalisa-t-il avec stupéfaction, il était content d’avoir quelqu’un à qui parler. Il se leva, tremblant, non de peur mais de colère. La silhouette entra dans la lumière magique qu’il avait créée pour lire. Ils se regardèrent, retenant leur souffle, échangeant silencieusement des mots venus du cœur que leurs lèvres n’auraient pas pu prononcer. — Tu sais, dit Orla. — Oui, répondit Alfred, baissant les yeux avec embarras. Il attendait Samah. Il pouvait se mettre en colère contre Samah. Il ressentait le besoin de décharger la colère qui bouillonnait en lui comme la mer de feu d’Abarrach. Mais comment l’épancher sur elle, alors qu’il aurait voulu la prendre dans ses bras ?… — Je suis désolée, dit Orla. Cela rend tout très difficile. — Difficile ! Fureur et indignation le firent chanceler, lui brouillèrent les idées. — Difficile ! C’est tout ce que tu trouves à dire ? s’écria-t-il, montrant avec emportement le rouleau{32} ouvert devant lui sur la table. Ce que vous avez fait… Alors que vous saviez… Tout est enregistré ici, toutes les discussions du Conseil. Le fait que certains Sartans commençaient à croire en une puissance supérieure. Comment avez-vous pu… Des mensonges, rien que des mensonges ! L’horreur, la destruction, les morts… inutiles ! Et vous saviez ! — Non, nous ne savions pas ! s’écria Orla. Elle s’avança et posa les mains sur la table qui les séparait. Le chien s’assit, les observant de ses yeux intelligents. — Nous ne savions pas ! Pas avec certitude ! Et les Patryns gagnaient en force et en puissance. Et qu’avions-nous à opposer à cette puissance ? De vagues impressions, rien de définissable. — Vagues impressions ! répéta Alfred. Je les ai connues, ces vagues impressions. C’était… l’expérience la plus merveilleuse ! Dans ce qu’ils appelaient la Chambre des Damnés ! Mais je sais que c’était la Chambre des Bienheureux. J’ai compris la raison de mon existence. J’ai su que je pouvais changer le monde pour le mieux. J’ai su que si j’avais la foi, tout irait bien. Je ne voulais pas quitter cet endroit merveilleux… — Mais tu l’as quitté ! lui rappela Orla. Tu n’as pas pu y rester, n’est-ce pas ? Et que s’est-il passé à Abarrach quand tu es parti ? Alfred, troublé, recula, baissant les yeux sur le rouleau sans le voir, en tripotant machinalement les bords. — Tu as douté, lui dit-elle. Tu n’as pas cru à ce que tu as vu, ni à tes sentiments. Tu es revenu dans un monde sombre et terrifiant, et si tu avais entrevu un plus grand bien, une puissance plus grande et meilleure que la tienne, où était-elle passée ? Tu t’es même demandé si ce n’était pas une illusion… Alfred revit Jonathan, le jeune noble d’Abarrach, massacré, démembré des mains mêmes de son épouse bien-aimée. Jonathan avait cru, il avait eu la foi, et il avait subi une mort horrible à cause d’elle. Maintenant, il avait sans doute rejoint les rangs des lazars, ces morts vivants en proie à d’éternels tourments. Alfred retomba lourdement sur sa chaise et enfouit sa tête dans ses bras. Des mains douces et fraîches se posèrent sur ses épaules. Orla s’agenouilla près de lui. — Je sais ce que tu ressens. Nous l’avons tous ressenti. Samah aussi, et tout le reste du Conseil. C’était comme si… — Comment Samah exprima-t-il cela ? Nous étions comme des humains ivres de vin fort. Quand ils sont intoxiqués, tout leur paraît merveilleux, tout leur paraît possible, ils peuvent résoudre tous les problèmes. Mais quand les effets de l’alcool se dissipent, ils sont malades et encore plus malheureux qu’avant. Alfred leva la tête et la regarda tristement. — Et si tout était notre faute ? Et si j’étais resté sur Abarrach ? Un miracle y est-il survenu ? Je ne le saurai jamais. Je suis parti. Je suis parti parce que j’avais peur. — Et nous avions peur nous aussi, dit Orla, lui serrant le bras dans son désir de le convaincre. La sombre hostilité des Patryns était bien réelle, et cette vague lumière que certains d’entre nous avaient vue n’était que la minuscule flamme d’une chandelle qui peut s’éteindre au premier souffle. Comment mettre notre foi en elle ? En elle que nous ne comprenions pas ? — Qu’est-ce que la foi, demanda doucement Alfred, se parlant à lui-même. C’est croire en quelque chose qu’on ne comprend pas. Et comment pourrions-nous comprendre cet esprit vaste, terrible et merveilleux, nous autres pauvres mortels ? — Je ne sais pas, murmura-t-elle d’une voix brisée. Alfred lui saisit la main. — C’est pour ça que tu as combattu. Toi, et d’autres membres du Conseil ! Toi et… ton mari. — Samah n’y croyait pas. Il disait que c’était une illusion, un piège de nos ennemis. Alfred entendit les paroles d’Haplo, comme en écho : une illusion, Sartan ! Tu m’as piégé… — … opposés à la Séparation, poursuivait Orla. Nous voulions attendre avant de prendre des mesures si définitives. Mais Samah et les autres Conseillers avaient peur… — Et avec juste raison, semble-t-il, leur parvint une voix sévère. Quand je suis rentré et que j’ai constaté votre absence, j’ai cru savoir où vous trouver. Alfred gémit, frissonna. Orla, très pâle, se releva lentement, mais resta debout près de lui, la main posée sur son épaule. Le chien, ayant négligé son devoir de surveillance, tentait apparemment de se racheter en aboyant furieusement sur Samah. — Fais taire cette bête, ou je la tue, dit Samah. — Tu ne peux pas la tuer, répondit Alfred. Quoi que tu tentes, tu ne pourras pas tuer cet animal ou ce qu’il représente. Mais il posa la main sur la tête du chien, qui se tut. — Maintenant, nous savons au moins qui tu es, déclara le Conseiller. Un espion des Patryns, envoyé pour découvrir nos secrets. Et corrompre les gens sans méfiance, ajouta-t-il en regardant sa femme. Résolument, Alfred se leva avec dignité. — Tu te trompes. Je suis un Sartan, à mon grand regret. Et quant à découvrir des secrets, poursuivit-il en montrant le rouleau, il semble qu’ils devaient être cachés à notre peuple, et non au prétendu ennemi. Samah, livide de rage, était incapable d’articuler un mot. — Non, murmura Orla, regardant gravement Alfred. Non, tu te trompes. Le moment n’était pas venu… — Nos raisons d’agir ne le concernent pas, Femme ! l’interrompit Samah. Il se tut, le temps de maîtriser sa colère. — Alfred Montbank, tu resteras prisonnier ici jusqu’à ce que le Conseil décide de ton sort. — Prisonnier ? Est-ce bien nécessaire ? protesta Orla. — Je le pense. Je venais vous communiquer les nouvelles apportées par les dauphins. Le Patryn allié de cet homme a été retrouvé. Il est à Chelestra comme nous le craignions, et de connivence avec les serpents-dragons. Il les a rencontrés, accompagné d’un représentant de chaque famille royale des menschs. — Alfred, dit Orla, cela peut-il être vrai ? — Je ne sais pas, répondit Alfred, pitoyable. C’est certainement quelque chose qu’Haplo pourrait faire, j’en ai peur. Mais il faut comprendre qu’il… — Écoute-le, Femme. Même en cette situation, il cherche à défendre ce Patryn. — Comment peux-tu faire une chose pareille ? s’écria Orla s’écartant d’Alfred et le regardant avec douleur. Tu verrais ton propre peuple détruit ! — Non, il verrait son propre peuple victorieux, dit froidement Samah. Tu oublies qu’il est davantage Patryn que Sartan. Alfred ne répondit pas, croisant et décroisant les mains sur le dossier de sa chaise. — Pourquoi ne dis-tu rien, s’écria Orla. Dis à mon mari qu’il se trompe ! Dis-moi que je me trompe ! Alfred leva sur elle ses yeux bleus pleins de douceur. — Quelles paroles de moi croiriez-vous ? Orla le fixa sans répondre, puis secoua la tête, frustrée. Enfin, lui tournant le dos, elle sortit de la salle. Samah regarda sombrement Alfred. — Cette fois, je vais poster un garde. Tu seras convoqué. Il sortit avec dignité, suivi du grondement hostile du chien. Ramu apparut à la place de son père. S’approchant de la table, le fils jeta sur Alfred un regard sinistre. Puis, prenant le manuscrit, il le roula soigneusement, le remit dans son étui et le rangea à sa place. Enfin, il alla se poster au fond de la salle, aussi loin d’Alfred que possible sans le perdre de vue. Mais il était inutile de le garder. Alfred n’aurait pas tenté de s’évader même si la porte était restée grande ouverte. Abattu, il était assis, tassé sur lui-même – prisonnier de son propre peuple, de ce peuple qu’il avait si longtemps espéré retrouver. Il avait tort. Il avait fait une chose terrible et n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu l’y pousser. Ses actions avaient mis Samah en fureur. Pire, Alfred avait blessé Orla. Et tout ça pour quoi faire ? Pour se mêler de ce qui ne le regardait pas et dépassait sa compréhension. Samah est plus sage que moi, se dit-il. Il sait ce qui est le mieux. Il a raison. Je ne suis pas un Sartan. Je suis moitié Patryn et moitié mensch. Et même, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique au fidèle animal couché à ses pieds, un peu chien. Je suis un imbécile. Samah n’a pas voulu supprimer ces connaissances. Comme l’a dit Orla, il attendait le bon moment. C’est tout. Je m’excuserai devant le Conseil, poursuivit-il en soupirant, et je ferai avec plaisir ce qu’ils m’imposeront. Puis je quitterai ce monde. Je ne peux pas y rester plus longtemps. Pourquoi ? Il regarda ses mains et les secoua, frustré. Pourquoi est-ce que je casse tout ce que je touche ? Pourquoi est-ce que j’attire la catastrophe sur tous ceux que j’aime ? Je quitterai ce monde et n’y reviendrai jamais. Je retournerai dans mon cercueil d’Arianus et j’y dormirai. Longtemps, très longtemps. Et si j’ai de la chance, peut-être que je ne me réveillerai jamais. Et toi, ajouta-t-il, foudroyant le chien, tu es libre. Haplo ne t’a pas perdu, hein ? Il t’a chassé délibérément. Il ne veut plus de toi ? Eh bien, bon débarras. Je vous laisserai ici, tous les deux ! Le chien se recroquevilla sous son regard courroucé et son ton furieux. L’oreille et la queue basses, il se coucha aux pieds d’Alfred et le regarda, les yeux tristes et douloureux. CHAPITRE XIX PHONDRA, CHELESTRA À la grande surprise d’Haplo, les familles royales, enfin réunies avec leurs enfants, décidèrent de rentrer chez elles. Chacun avait envie de se retrouver chez soi, pour se reposer et se détendre, et, quand ils se sentiraient assez forts, reprendre l’idée de la Traque Solaire. — Que se passe-t-il ? Où allez-vous ? demanda Haplo aux humains et aux nains qui se dirigeaient vers leurs submersibles. — Nous retournons à Phondra, dit Dumaka. — À Phondra ! Haplo le regarda, bouche bée. Ah, les menschs ! pensa-t-il écœuré. — Écoutez. Je sais que vous avez subi un choc et j’en suis désolé pour vous. Sincèrement désolé, dit-il, regardant Alake qui sanglotait dans les bras de sa mère. Mais vous n’avez pas l’air de comprendre qu’il se passe des choses plus importantes, des choses qui vous concernent, vous et vos peuples. Il faut passer à l’action, et immédiatement ! Par exemple, poursuivit-il, espérant attirer leur attention, savez-vous que la lune de mer que vous projetez de coloniser est déjà habitée ? Dumake et Delu froncèrent les sourcils, soudain attentifs. Les nains s’arrêtèrent et se retournèrent. Même Eliason releva la tête, une vague lueur inquiète dans les yeux. — Les dauphins n’en ont pas parlé, rétorqua Dumaka. Comment le sais-tu ? Qui te l’a dit ? — Les serpents-dragons. Je sais que vous vous méfiez d’eux, et je vous comprends. Mais j’ai des raisons de croire que cette fois, ils disent la vérité. — Qui habite sur cette lune ? Ces horribles créatures ? supputa Yngvar, en fronçant les sourcils. — Non, pas les serpents-dragons. Ils ont leur propre lune de mer et n’en désirent pas d’autre. Le peuple vivant sur la lune qui vous intéresse n’est pas un peuple d’humains, de nains ou d’Elfes. Je ne crois pas que vous ayez jamais entendu parler d’eux. Ils se nomment les Sartans. Haplo regarda vivement autour de lui, mais ce nom ne sembla éveiller aucun souvenir, et il soupira de soulagement. Cela lui faciliterait la tâche. Car dans le cas contraire il aurait sans doute eu du mal à les faire marcher contre des individus qu’ils auraient considérés comme des dieux. Il poursuivit vivement, pendant qu’il avait leur attention. — Les serpents-dragons ont promis de reconstruire vos nefs en se servant de leur propre magie. Ils regrettent ce qu’ils ont fait. Ce fut un malentendu. Je vous expliquerai tout ça quand nous aurons le temps. Pour le moment, cette information suffira pour que vous commenciez à faire vos plans. La lune de mer est telle que les dauphins vous l’ont décrite. En fait, ce n’est pas vraiment une lune de mer. C’est une structure permanente. Et elle est immense, assez pour que vous puissiez y vivre tous ensemble. Et vous pourrez y vivre pendant des générations, sans avoir à vous soucier de construire d’autres traque-soleil. Dumaka semblait dubitatif. — Tu es certain que tu parles bien de… quel est son nom ? — Surunan, lui souffla obligeamment sa femme. — Oui, Surunan. — Oui, c’est bien ça, dit Haplo, répugnant à prononcer le nom sartan. C’est la seule lune habitable à bonne distance du soleil. C’est donc là… ou nulle part. — Oui, dit doucement Eliason. Nous étions nous-mêmes arrivés à la même conclusion. — Ce qui nous ramène à notre problème. Ce que les dauphins ne vous ont pas dit, c’est que… ce lieu… est maintenant le pays de ces Sartans. Pour être juste envers les dauphins, je crois qu’ils ne le savaient pas. Les Sartans n’y vivent pas depuis très longtemps. C’était faux, mais il n’avait pas le temps d’expliquer tout ça. Les menschs se consultèrent du regard, l’air accablé. — Mais qui sont ces Sartans ? Tu parles comme s’ils étaient d’horribles créatures qui vont nous chasser, dit Delu. Comment peux-tu savoir s’ils ne seront pas contents de nous accueillir dans leur royaume ? — Et combien sont-ils ? demanda son mari. — Pas très nombreux, un millier environ. Ils habitent une cité du royaume. Tout le reste du pays est en friche. Yngvar s’éclaira. — Alors, nous n’avons pas à nous inquiéter. Il y aura de la place pour tout le monde. — Je suis d’accord avec Yngvar. Nous rendrons le pays productif et prospère. Haplo secoua la tête. — Logiquement, vous avez raison. Les Sartans devraient être heureux de vous accueillir, mais j’ai peur qu’il n’en soit rien. J’ai quelques informations sur ces Sartans. Selon les serpents-dragons, vos ancêtres vivaient dans le même royaume qu’eux, il y a très, très longtemps, quand le soleil de mer était jeune. Puis, un jour, les Sartans leur ont dit de partir. Ils ont embarqué vos peuples dans des nefs et les ont envoyés à l’aventure dans la Merbonne, sans savoir et sans se soucier si vos peuples survivraient ou mourraient. Il est donc improbable que ces Sartans soient contents de vous voir revenir. — Mais si c’est le seul endroit où nous puissions nous installer, comment pourraient-ils nous renvoyer ? dit Eliason, l’air étonné. — Je ne dis pas qu’ils le feront, dit Haplo, haussant les épaules. Je dis seulement que c’est possible. Et vous devez réfléchir à ce que vous ferez s’ils refusent de vous accueillir. C’est pourquoi il faudra vous réunir, pour faire des plans, prendre des décisions. Il regarda les menschs, en attente. Les menschs se regardèrent. — Je ne partirai pas en guerre, dit le roi des Elfes. — Allons, mon ami, personne n’a envie de se battre, grogna Yngvar. Mais si ces Sartans sont déraisonnables… — Je ne partirai pas en guerre, répéta Eliason avec un calme exaspérant. Yngvar se mit à discuter. Dumaka tenta de le raisonner. — Le soleil ne nous quittera pas avant bien des cycles, dit Eliason d’une voix brisée. Je ne peux pas réfléchir à des choses pareilles en ce moment… — Tu ne peux pas réfléchir au bien de ton peuple ! Grundle, le visage encore barbouillé de larmes, traversa le quai d’un pas lourd et vint se planter devant le roi des Elfes, la tête au niveau de sa taille. — Grundle, tu ne devrais pas parler ainsi à tes aînés, la réprimanda sa mère, mais assez bas, et sa fille n’entendit pas. — Sabia était mon amie. Chaque cycle qui passera d’ici la fin de ma vie, je penserai à elle et je la regretterai. Mais elle était prête à donner sa vie pour sauver son peuple. Tu déshonorerais sa mémoire si toi, son père, tu ne pouvais pas en faire autant ! Eliason fixait la naine comme si c’était une apparition. Yngvar, le roi des nains, soupira et se tira la barbe. — Les paroles de ma fille sont justes, Eliason, même si elle les lance avec toute la grâce et le charme d’une hache d’arme. Nous partageons ta douleur, mais nous partageons aussi ta responsabilité. La survie de nos peuples passe avant tout. Cet homme, qui a sauvé nos enfants, a raison. Il faut nous réunir pour faire nos plans. Et vite ! — Je suis d’accord avec Yngvar, dit Dumaka. Rencontrons-nous à Phondra dans quatorze cycles. Cela te donnera assez de temps pour ton deuil. — Quatorze cycles ! Haplo allait protester, mais il saisit le regard du nain qui lui enjoignait de se taire. Plus tard, il devait découvrir que chez les Elfes, le deuil, durant lequel aucun parent du décédé, par le sang ou par le mariage, ne peut se livrer à aucune activité, durait généralement des mois, et parfois plus. — Très bien, soupira Eliason. Dans quatorze cycles, j’irai vous retrouver à Phondra. Les Elmas s’en allèrent. Les Phondrans et les Gargans regagnèrent leurs submersibles respectifs, s’apprêtant à retourner sur leurs lunes de mer. Dumaka, poussé par Alake, s’approcha d’Haplo. — Pardonne-lui, pardonne-nous notre apparente ingratitude après ce que tu as fait. Les larmes de joie et de douleur ont noyé notre reconnaissance. Mais tu honorerais ma demeure si tu acceptais d’être mon hôte. — C’est moi qui serai honoré de partager ta maison, Chef, répondit solennellement Haplo, avec l’étrange impression d’être de retour dans le Labyrinthe et de parler au chef d’une tribu de Squatters. Dumaka prononça les paroles rituelles de remerciement en montrant son submersible. — Crois-tu qu’Eliason viendra ? demanda Haplo en montant à bord, prenant grand soin de ne pas marcher dans l’eau. — Oui, il viendra, répliqua Dumaka. Il est très fiable pour un Elfe. — Il y a longtemps que les Elfes n’ont pas fait la guerre ? — La guerre ? dit Dumaka, l’air amusé, ses dents blanches luisant sur sa peau noire. Les Elfes ? Une éternité. Haplo s’attendait à tuer le temps à Phondra, piaffant d’impatience et fulminant contre son inaction forcée. Mais le premier jour passé, il constata à contrecœur que cette vie lui plaisait. Comparé aux mondes qu’il avait visités, Phondra était celui qui ressemblait le plus au sien. Il n’avait jamais pensé qu’il pourrait un jour regretter le Labyrinthe, mais sa vie dans la tribu de Dumaka lui rappela les rares moments tranquilles et heureux qu’il avait vécus dans le Labyrinthe – ceux passés au camp des Squatters {33}. La tribu de Dumaka était la plus nombreuse de Phondra, et la plus forte, raison pour laquelle il était chef de toute la population humaine. Apparemment, il avait fallu de nombreuses guerres pour en arriver là, mais il était maintenant le souverain incontesté et, en général, les autres tribus approuvaient son gouvernement. Toutefois, Dumaka ne gouvernait pas seul. Le Convent jouissait d’une grande influence dans la communauté, ce peuple révérant la magie et tous ceux qui la pratiquaient. — Autrefois, lui expliqua Alake, le Convent et les chefs étaient souvent en désaccord, chacun croyant qu’il avait les meilleures raisons de gouverner. Le propre père de mon père est mort ainsi, assassiné par un seigneur de la guerre, qui voulait être chef. La guerre qui suivit fut acharnée et sanglante. D’innombrables humains périrent. Mon père jura que si l’Un le faisait chef, il y aurait la paix entre les tribus et le Convent. L’Un lui accorda la victoire sur ses ennemis, et c’est alors qu’il épousa ma mère, fille de la Prêtresse du Convent. Mes parents ont réparti le pouvoir entre eux. Mon père règle tous les différends concernant les biens et les terres ; il édicté les lois et rend les jugements. Ma mère et le Convent s’occupent de tout ce qui est magique. Et Phondra vit en paix depuis de nombreuses années. Haplo considéra le village tribal – les huttes aux toits de chaume, les femmes qui riaient et bavardaient, un enfant sur la hanche, les jeunes gens qui préparaient leurs armes pour la chasse. Un groupe de vieillards, trop âgés pour chasser, se réchauffaient au soleil, revivant leurs chasses passées. L’air très doux lui apportait l’odeur des viandes fumées et les cris des enfants qui avaient une hutte de jeux bien à eux. — Quel dommage de devoir quitter tout ça, dit Alake, les yeux brillants de larmes. Oui, quel dommage, se surprit Haplo à penser. Il essaya d’écarter cette idée, mais il ne pouvait nier qu’en ce lieu et en cette compagnie, il se sentait détendu et en paix pour la première fois depuis bien longtemps. Ce n’était qu’une réaction après la peur, décida-t-il. Réaction à la terreur provoquée par les serpents-dragons, à la terreur encore plus grande d’avoir perdu sa magie. Je dois avoir été plus faible que je ne le croyais. Je vais profiter de ce répit pour reconstituer mes forces, car j’en aurai besoin bientôt. Quand j’affronterai l’ancien ennemi. Quand nous partirons en guerre contre les Sartans. De toute façon, je ne peux rien faire pour accélérer les choses. Il ne faut pas offenser ces humains. J’ai besoin d’eux, besoin de leur nombre, sinon de leur habileté au combat. Il avait beaucoup pensé à la future bataille. Les Elfes seraient pires qu’inutiles. Il fallait leur trouver quelque chose à faire, pour ne pas les avoir dans les pattes. Les humains étaient des guerriers habiles et entraînés, et faciles à exciter au combat. Les nains, d’après ce qu’il avait appris en parlant avec Grundle, étaient solides et résistants. Lents à la colère, mais ce ne serait pas un problème. Haplo pensait probablement que les Sartans leur fourniraient sans le vouloir toutes les provocations nécessaires. Sa seule inquiétude était que ces Sartans se révèlent semblables à Alfred. Haplo réfléchit brièvement à la question, puis secoua la tête. Non, d’après ce que les archives du Nexus rapportaient de Samah, le Conseiller était aussi différent d’Alfred que ce monde lumineux et verdoyant l’était du sombre et fuligineux monde de la pierre. — Je suis désolée, mais je dois te quitter un moment… Alake lui parlait de quelque chose ayant à voir avec sa mère. Elle le regardait anxieusement, craignant de l’offenser. — Je me débrouillerai bien tout seul, lui dit Haplo en souriant. Et tu n’as pas à te soucier de toujours me distraire, bien que j’apprécie beaucoup ta compagnie. Je vais me promener. Faire connaissance avec ton peuple. — Tu nous aimes, n’est-ce pas ? dit Alake, lui rendant son sourire. — Oui, dit Haplo, réalisant à retardement qu’il était sincère. Oui, j’aime ton peuple, Alake. Il me rappelle… un endroit où j’ai vécu autrefois. Il se tut brusquement, pas spécialement heureux de voir surgir certains souvenirs, et pourtant bizarrement reconnaissant de pouvoir les saluer après une longue absence. — Elle doit avoir été très belle, dit Alake, l’air quelque peu abattue. Haplo leva vivement les yeux. Ah ! les femmes ! Celles des menschs et des Patryns, toutes les mêmes ! Qu’est-ce qui leur donnait cette capacité surréelle de s’introduire dans le crâne d’un homme, dans les coins les plus sombres qu’il pensait à l’abri de tous ? — Elle l’était, dit-il. Et ça non plus, il n’avait pas voulu le dire. C’était ce lieu. Il se sentit trop chez lui. — Tu ferais bien de te dépêcher. Ta mère va se demander où tu es. — Je m’excuse si je t’ai fait de la peine, dit-elle doucement. Elle tendit la main, lui prit les doigts. Elle avait la main ferme, la peau douce et lisse. Les doigts d’Haplo se resserrèrent sur les siens, il l’attira plus près, sans savoir ce qu’il faisait – seulement qu’elle était belle et qu’elle réchauffait un petit coin glacé de son être. — Un petit peu de peine fait du bien, lui dit-il. Ça nous rappelle que nous sommes vivants. Elle ne comprit pas, mais, rassurée par son attitude, elle le quitta. Il la suivit des yeux, jusqu’au moment où, étreint d’un affreux sentiment de solitude et de nostalgie, il se sentit un peu trop vivant pour son goût. Alors il s’étira au soleil, et alla rejoindre les chasseurs. La chasse fut longue, exaltante et ardue. Quelle que fût la bête qu’ils chassaient. — Haplo n’arriva pas à saisir son nom – elle était rusée, perfide et sauvage. Le Patryn refusa de se servir de sa magie. Il s’aperçut qu’il appréciait le dur exercice physique, qu’il aimait opposer son esprit et ses muscles à l’ennemi. La battue et la chasse durèrent des heures ; la mise à mort, effectuée avec des filets et des lances, fut dangereuse et angoissante. Il y eut plusieurs blessés ; un jeune homme faillit se faire éventrer par la longue corne tranchante que la brute portait sur la tête. Haplo se rua vers le jeune homme et l’écarta de la bête. Sa corne lui effleura le mollet, mais, protégé par ses runes, il s’en tira indemne. Haplo n’avait jamais été en danger, mais les humains ne le savaient pas et l’acclamèrent en héros. La chasse terminée, quand il revint en chantant avec les jeunes gens, il apprécia cette atmosphère de bonne camaraderie et l’impression d’être intégré dans une communauté. Mais ce sentiment ne durerait pas. Il n’avait jamais duré dans le Labyrinthe. Il était un Nomade. Il n’allait pas tarder à s’agiter, nerveux et mal à l’aise, se rebellant contre des murs que lui seul pouvait voir. Mais pour le moment, il s’accordait ces quelques heures de plaisir. — Je les habitue à me faire confiance, se dit-il en guise d’excuse. Agréablement las, il regagna sa hutte, projetant de s’allonger pour se reposer avant le festin du soir. — Maintenant, ces hommes me suivront n’importe où. Même à la guerre, contre un ennemi très supérieur. Il s’allongea sur sa paillasse, la fatigue détendant son esprit et ses muscles. Une pensée importune lui traversa l’esprit – les instructions de son seigneur. Tu dois n’être qu’un observateur. Ne fais rien qui puisse révéler ta qualité de Patryn. N’avertis pas l’ennemi de notre présence. Mais le Seigneur du Nexus n’avait pas prévu qu’Haplo rencontrerait Samah le Conseiller. Samah, le Sartan qui avait emprisonné les Patryns dans le Labyrinthe. Samah, qui était responsable des tourments, des souffrances et des morts endurés par son peuple depuis d’innombrables générations. — Quand je reviendrai avec Samah, mon seigneur me rendra sa confiance et me considérera de nouveau comme son fils… Haplo avait dû s’endormir, car il se réveilla en sursaut, conscient d’une présence dans sa hutte. Il réagit brutalement, instinctivement, stupéfiant Alake qui recula. — Excuse-moi, marmonna Haplo, la reconnaissant à la lueur des feux de camp brûlant devant sa hutte. Je ne voulais pas t’agresser. Tu m’a surpris, c’est tout. — Ne réveille jamais un tigre endormi, comme dit mon père, répondit Alake. Je t’ai appelé et tu as répondu, mais tu devais rêver. Je m’excuse de t’avoir réveillé. Je m’en vais… Oui, il avait rêvé. Haplo tentait toujours de calmer les battements de son cœur. — Non, reste. Le rêve rôdait dans l’ombre de son esprit, et il n’était pas pressé de le retrouver. — Ça sent bon, dit-il, reniflant les odeurs alléchantes flottant dans l’air du soir. — Je t’ai apporté à manger, dit Alake, montrant l’extérieur de la hutte. Les Phondrans ne mangeaient jamais à l’intérieur, mais toujours en plein air – sage précaution qui éloignait les rongeurs. — Tu as manqué le dîner et j’ai pensé… enfin, ma mère a pensé… que tu avais peut-être faim. — C’est vrai. Remercie ta mère de sa prévenance, dit gravement Haplo. Alake sourit, contente de lui avoir fait plaisir. Elle faisait toujours quelque chose pour lui, lui apportait à manger, lui faisait de petits cadeaux, lui donnait quelque chose qu’elle avait fait elle-même… — Ton lit est défait. Je vais le refaire. Elle fit un pas en avant. Haplo marchait vers l’entrée. Ils se cognèrent. Avant qu’Haplo ait réalisé ce qui se passait, de doux bras l’entouraient, de douces lèvres cherchaient les siennes, un doux parfum l’enveloppait. Le corps d’Haplo réagit avant son cerveau. Il était encore à moitié dans le Labyrinthe, et cette fille appartenait davantage à son rêve qu’à la réalité. Il l’embrassa passionnément, en homme, oubliant que c’était encore une enfant. Il la serra contre lui, l’entraîna vers sa paillasse. Alake émit un petit gémissement effrayé. Le cerveau d’Haplo reprit le commandement, le ramena à la réalité. — Va-t’en ! ordonna-t-il, la rejetant brutalement. Debout sur le seuil, elle le regardait, frissonnante. Elle n’était pas préparée à l’ardeur de sa passion, peut-être pas préparée à la réaction de son propre corps à ce qui n’était jusque-là que des rêves et des fantaisies de vierge. Elle avait peur de lui, peur d’elle-même. Mais elle avait pris conscience, soudain, de son propre pouvoir. — Tu m’aimes ! murmura-t-elle. — Non, rétorqua-t-il durement. — Tu m’as embrassée… — Alake… commença-t-il, exaspéré, puis il s’arrêta. Il ravala les dures paroles qu’il allait prononcer. Il ne fallait pas choquer cette enfant, qui n’aurait rien de plus pressé qu’aller pleurer dans le giron de sa mère. Il ne pouvait pas se permettre d’offenser les souverains de Phondra, et, bien qu’il lui répugnât de l’admettre, il ne voulait pas faire de peine à Alake. Tout était sa faute à lui. — Alake, commença-t-il avec embarras. Je suis trop vieux. Je ne suis même pas de ta race. — Alors, qu’est-ce que tu es ? Tu n’es ni nain ni Elfe… — J’appartiens à un peuple que tu ne peux pas comprendre, mon enfant. À une race de demi-dieux qui s’abaissent parfois à s’amuser avec une mensch, mais qui n’en prendraient jamais une pour femme. Je ne peux pas t’expliquer, Alake. Mais tu vois bien que je suis différent. Regarde-moi ! Regarde la couleur de ma peau ! Regarde mes yeux et mes cheveux ! Et je suis un étranger. Tu ne sais rien de moi. — Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir. Je sais que tu m’as sauvé la vie. — Tu as sauvé la mienne. Elle se rapprocha, les yeux brillants. — Tu es brave. Le plus brave que j’aie connu. Tu es beau. Et, oui, tu es différent, et c’est ça qui te rend intéressant. Et tu es peut-être vieux, mais j’ai beaucoup de maturité. Les garçons de mon âge m’ennuient. — Alake, dit-il, enfin capable de penser rationnellement, et finissant par où il aurait dû commencer, tes parents n’approuveraient jamais. — Peut-être. — Non, dit Haplo, secouant la tête. Ils te répéteraient tout ce que je t’ai dit. Ils seraient furieux et ils auraient raison. Tu es princesse royale. Ton mariage est très important pour ton peuple. Tu as des responsabilités. Tu dois épouser un chef ou un fils de chef. Je ne suis rien, Alake. Elle baissa la tête, des larmes dans les yeux. — Tu m’as embrassée, murmura-t-elle. — Je n’ai pas pu m’en empêcher. Tu es très belle, Alake. Elle releva la tête, et le regarda, le cœur dans les yeux. — Tout s’arrangera, tu verras. L’Un ne séparera pas deux êtres qui s’aiment. Et n’aie pas peur. Je comprends et je ne dirai rien à mon père et à ma mère. Ce sera notre secret jusqu’à ce que l’Un trouve le moyen de nous réunir. Elle lui planta un petit baiser sur la joue et s’enfuit. Haplo la regarda, furieux contre elle, contre lui, contre les circonstances qui l’avaient mis dans cette absurde situation. Tiendrait-elle parole et ne dirait-elle rien à ses parents ? Il eut envie de la suivre, mais qu’aurait-il pu lui dire ? Il ne pouvait pas lui expliquer que ce n’était pas elle qu’il embrassait, mais un souvenir conjuré par l’environnement, la chasse et le rêve ! CHAPITRE XX PHONDRA, CHELESTRA Le lendemain, Haplo était sur ses gardes, guettant chez Dumaka tout signe pouvant lui donner à penser qu’il était au courant des badinages de son hôte avec sa fille. Mais Alake avait tenu parole, se révélant plus forte qu’il ne s’y attendait. Quand elle était en sa compagnie (situation qu’il faisait tout pour éviter, mais ce n’était pas toujours possible), elle était toujours polie, modeste et réservée. Elle ne lui apportait plus de petits présents, ne lui réservait plus les meilleurs morceaux pour ses repas. Et puis, il avait d’autres chats à fouetter. Le contingent des nains arriva le douzième cycle, groupe important comprenant les Anciens et plusieurs officiers de l’armée. Les nains furent accueillis solennellement par Dumaka, son épouse, les membres du conseil tribal et le Convent. Une grotte toute proche, dont la fraîcheur permettait de conserver sans dommages fruits, légumes, et un vin remarquable fait par les humains, fut vidée et réservée aux nains pour la durée de leur séjour. Comme Yngvar le confia à Haplo, aucun nain ne pouvait bien dormir sous un toit d’herbe. Ils avaient besoin de sentir quelque chose de solide au-dessus de leur tête – une montagne, par exemple. Haplo fut content de l’arrivée des nains, qui détournait de lui l’attention des humains et annonçait qu’on allait bientôt passer à l’action. Or, il lui tardait d’agir maintenant, l’incident avec Alake ayant eu pour effet de couper court à l’euphorie idyllique de sa situation. Il était avide de nouvelles, et les nains en apportaient. — Les serpents-dragons reconstruisent les traque-soleil, annonça Yngvar. Comme il l’avait promis, ajouta le nain, montrant Haplo de la tête. Les chefs des maisons royales se réunirent en particulier après le dîner. Les discussions officielles, auxquelles participeraient tous les membres des gouvernements respectifs, ne commenceraient qu’après l’arrivée des Elfes. Haplo fut invité à la réunion en sa qualité d’hôte de marque, mais il ne prit pas part aux conversations et se contenta d’observer et d’écouter discrètement. — C’est une bonne nouvelle, dit Dumaka. Le nain tortilla sa barbe en fronçant les sourcils. — Qu’est-ce qui ne va pas, Yngvar ? Le travail avance-t-il trop lentement ? Est-il bâclé ? Mal fait ? — Oh, il est bien fait, rassure-toi, grommela le roi des nains, passant une jambe sous l’autre en un vain effort pour trouver une position plus confortable{34}. C’est la façon dont il est fait qui me déplaît. La magie. Il roula sur la hanche, grogna et se frictionna le mollet. — Je ne veux pas t’offenser, Delu, ajouta-t-il brusquement à l’adresse de l’humaine qui s’était hérissée, les yeux flamboyants à son ton désobligeant. Nous n’allons pas revenir sur une question si souvent discutée. Les humains et les Elfes savent ce que nous pensons de la magie, nous autres nains. Et nous savons ce que vous en pensez. Nous avons appris, loué soit l’Un, à estimer nos opinions respectives sans chercher à les modifier. Et si j’avais cru que la magie des uns ou des autres, ou les deux réunies, pourraient sauver les traque-soleil, j’aurais été le premier à en suggérer l’usage. Le nain étrécit les yeux et oublia son inconfort. — Mais ces nefs étaient cassées en mille morceaux. Et même en plusieurs milliers. La plus grosse épave ne m’aurait pas fait plus de mal qu’une écharde dans la fesse. — Mon cher, le tança sa femme en rougissant, tu n’es pas à la taverne. — Oui, oui, c’est entendu. Continue, dit Dumaka avec impatience. Où veux-tu en venir ? Le travail avance oui ou non ? Mais Yngvar ne voulait pas se laisser bousculer, en dépit du fait que ses orteils s’étaient engourdis. Il se leva, s’approcha de ce qui semblait un grand tambour cérémoniel, et s’assit dessus avec un soupir de soulagement. Delu eut l’air choqué, mais son mari la fit taire d’un regard. — Le travail, dit lentement le nain, les yeux flamboyants sous ses sourcils broussailleux, est terminé. — Quoi ? s’exclama Dumaka. — Les nefs ont été construites en moins de temps qu’il ne m’en faut pour faire ça ! dit Yngvar, faisant claquer ses doigts. Haplo sourit, l’air satisfait. — Ce n’est pas possible, argua Delu. Nos sorciers les plus puissants… — Ne sont que des enfants comparés à ces serpents-dragons, déclara carrément Yngvar. Je n’ai jamais vu une magie pareille. Les traque-soleil n’étaient plus que des milliers d’éclats de bois flottant sur l’eau. Les serpents-dragons sont arrivés, les ont regardés, ont fait cercle tout autour. Leurs yeux verts ont viré au rouge, plus rouges que les feux de forge où nous forgeons nos haches. Ils ont prononcé des mots bizarres. La mer s’est mise à bouillir. Les bouts de bois ont sauté en l’air et, comme s’ils se reconnaissaient, ils se sont rués les uns vers les autres comme la fiancée se précipite dans les bras de son promis. Et voilà les traque-soleil exactement comme ils étaient avant. Sauf que maintenant, aucun des miens ne veut en approcher. Moi compris. La satisfaction d’Haplo fit place à la consternation. Sapristi ! Encore un problème ! Il aurait dû prévoir la réaction des menschs. En l’occurrence, même Delu semblait troublée. — C’est un exploit véritablement merveilleux, murmura-t-elle. J’aimerais avoir plus de détails. Si tu pouvais venir au Convent demain… Yngvar émit un grognement. — Si je dois jamais revoir un sorcier de ma vie, ce sera toujours trop tôt pour mon goût. Non, je ne discuterai pas. J’ai tout dit sur ce sujet. Les traque-soleil sont là, amarrés dans le port. Le Convent peut venir les examiner, sombrer avec, danser dedans et même s’envoler si ça leur chante. Mais aucun nain n’y introduira ne serait-ce qu’un seul poil de sa barbe. J’en fais serment ! — Et est-ce que les nains sont prêts à se laisser transformer en blocs de glace ? demanda Dumaka, le regard furibond. — Nous avons encore assez de nefs – construites à la sueur de nos fronts, pas par la magie – pour évacuer notre peuple de notre lune de mer condamnée. — Et nous ? cria Dumaka. — Le sort des humains ne concerne pas les nains ! cria Yngvar en réponse. Vous pouvez partir dans ces maudites nefs, et grand bien vous fasse. — Tu sais parfaitement qu’il nous faut des équipages de nains. — Sottes superstitions ! disait Delu. Haplo se leva et sortit. Étant donné la véhémence de la discussion, son absence ne serait sans doute pas remarquée. Il se dirigea vers sa hutte, et faillit trébucher sur Alake et Grundle, cachées dans un bosquet d’arbres. — Qu’est-ce que… Ah, c’est vous, dit Haplo avec irritation. Je croyais que vous aviez compris ce qui arrive quand on écoute les gens en cachette. Alake semblait honteuse. Grundle arborait un grand sourire. — Je ne voulais pas écouter, protesta Alake. Je venais voir si ma mère avait besoin de moi et j’ai trouvé Grundle cachée ici. Je lui ai dit qu’elle avait tort, que nous ne devrions plus écouter en cachette, que l’Un nous avait punies… — La seule raison pour laquelle tu m’as trouvée, c’est que tu venais te cacher toi-même ! rétorqua Grundle. — C’est pas vrai ! murmura Alake avec indignation. — Si. Sinon, pourquoi contourner la maison-longue par-derrière au lieu de passer par-devant ? — Ce que je faisais, ça ne te regarde pas… — Rentrez toutes les deux, ordonna Haplo. L’endroit est dangereux : mal éclairé et trop proche de la jungle. Allez. Il les suivit des yeux pour s’assurer qu’elles obéissaient, puis repartit vers sa hutte. Entendant des pas derrière lui, il se retourna et vit Grundle qui le suivait. — Alors, qu’est-ce que tu vas faire avec nos parents ? dit-elle, montrant la maison-longue du pouce, d’où sortaient des éclats de voix coléreux. — Tu ne devrais pas être ailleurs ? demanda Haplo avec irritation. Quelqu’un ne va pas remarquer ton absence ? — Je suis censée dormir dans la caverne, mais j’ai mis un sac de patates sous mes couvertures pour faire croire que j’y suis. Et je connais le garde de service. Il s’appelle Hartmut. Il est amoureux de moi, dit-elle avec simplicité. Il me laissera rentrer. Et à propos d’amour, à quand le mariage ? — Quel mariage ? — De toi et Alake. Haplo s’arrêta pile, foudroyant la naine. Grundle le regarda, avec un sourire innocent. Beaucoup d’humains les observaient avec curiosité. Haplo la prit par le bras et l’entraîna dans sa hutte, à l’abri des regards. — Oh, oh ! dit-elle, feignant la terreur. Tu ne vas pas chercher à me séduire, au moins ? — Je n’ai séduit personne, dit sombrement Haplo. Et ne parle pas si fort. Que sais-tu ? Qu’est-ce qu’Alake t’a raconté ? — Tout. Je peux m’asseoir ? Merci. Elle s’assit par terre en tailleur et se mit à arracher les feuilles mortes accrochées à ses favoris. — Pouh ! Il faisait vraiment chaud dans ces arbres ! J’aurais pu leur dire, à ces serpents-dragons, qu’ils commettaient une faute en étalant leur puissance comme ça. Mais ils ne m’auraient pas écoutée. Elle branla du chef, l’air soudain grave et solennel. — Tu sais, je crois qu’ils l’ont fait exprès. Ils devaient savoir qu’une magie pareille ferait peur à mon peuple. Je crois qu’ils voulaient les effrayer ! — Ne sois pas ridicule. Pourquoi vouloir vous effrayer alors qu’ils essayent de vous sauver ? Mais ce n’est pas le moment de parler de ça. Qu’est-ce qu’Alake t’a raconté ? Parce que, quoi qu’elle ait dit, je n’ai pas cherché à abuser d’elle. — Oh ! je le sais ! dit Grundle avec un geste dédaigneux. Je disais ça pour te taquiner. J’avoue, ajouta-t-elle à contrecœur, que tu as traité Alake avec plus de considération que je n’en attendais de toi. Je t’avais mal jugé, sans doute. Je m’en excuse. — Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demanda Haplo pour la troisième fois. — Que vous alliez vous marier. Pas tout de suite. Alake n’est pas une imbécile. Elle sait que ce n’est pas le moment de parler mariage. Mais quand les traque-soleil nous emporteront vers notre nouveau royaume – si ça arrive jamais ; ce dont je commence à douter – elle se dit que vous serez libres de vous marier et de commencer une nouvelle vie. Et moi qui la croyais redevenue raisonnable, pensa Haplo, amer. Elle n’a fait que se conforter dans ses illusions. — Tu l’aimes ? demanda Grundle. Haplo se retourna, fronçant les sourcils, croyant qu’il s’agissait d’une nouvelle taquinerie. Mais Grundle était très grave. — Non, je ne l’aime pas. — C’est bien ce que je pensais, soupira Grundle. Pourquoi ne le lui dis-tu pas ? — Je ne veux pas lui faire de peine. — C’est drôle, dit la naine, le lorgnant d’un œil pénétrant. J’aurais juré que tu n’étais pas du genre à te soucier du mal que tu fais ou non aux gens. Quelle est ta vraie raison ? Haplo s’accroupit, les yeux au niveau de ceux de la naine. — Disons que si je faisais du mal à Alake, tout le monde risquerait d’en souffrir. Tu ne crois pas ? — Si, tu as raison, je suppose. Il soupira et se releva. — Écoute, les cris ont cessé. On dirait que la réunion est terminée. Grundle se leva en toute hâte. — Alors, je ferais bien de rentrer. Si je me fais pincer dehors, c’est Hartmut qui aura des problèmes. J’espère que mes parents ont tout réglé avec les humains. Au fond mon père a beaucoup de respect pour Dumaka et Delu. C’est juste que les serpents lui ont fait une peur bleue. Elle se rua vers la porte. Haplo la retint par le bras et la tira en arrière. Yngvar passait devant la hutte, l’air sombre à la lueur du feu de camp, agitant les bras en grommelant. Sa femme marchait à son côté, lèvres pincées, trop furieuse pour parler. — Je ne crois pas qu’ils aient réglé grand-chose, dit Haplo. Grundle secoua la tête. — Alake a raison. C’est l’Un qui t’a envoyé à nous. Je vais demander à l’Un de t’assister. — Le même Un que celui sur lequel j’ai prêté serment ? demanda Haplo : — Qui d’autre ? demanda Grundle, étonnée. L’Un qui guide les ondes, naturellement. La naine fila dans la nuit, ses courtes jambes montant et descendant comme des pistons. Il la suivit des yeux, réalisa qu’elle distancerait facilement ses parents. Poussé par la colère, Yngvar marchait d’un bon pas, mais Haplo se dit que le petit roi bedonnant ne tarderait pas à s’essouffler. Grundle arriverait largement à temps pour remplacer le sac de patates par son petit corps trapu, évitant à son amoureux Hartmut de se faire couper la barbe, ou tout autre châtiment de rigueur en cas de faute pendant le service. Haplo se jeta sur sa paillasse, et, les yeux grands ouverts dans le noir, se mit à réfléchir. Cette confiance que les nains avaient en l’Un pourrait peut-être lui servir. — L’Un qui guide les ondes, répéta-t-il, amusé. Il ferma les yeux, se détendit. Le sommeil commença à sectionner, un par un, tous les liens attachant le corps au cerveau. Mais juste avant que le dernier ne se rompe, Haplo entendit mentalement comme un écho les paroles de Grundle. Toutefois, ce n’était pas la naine qui les prononçait. Ces mots semblaient émaner d’une vive lumière blanche, et ils étaient un peu différents. L’Un qui guide l’Onde. Haplo sursauta, s’assit brusquement. — Alfred ? demanda-t-il, se demandant avec irritation pourquoi il allait penser à Alfred. Puis il se rallongea, et, écartant toute pensée de son esprit, il s’abandonna au sommeil. CHAPITRE XXI PHONDRA, CHELESTRA Les Elfes arrivèrent avec deux jours de retard – ce qui ne surprit personne, sauf, peut-être Haplo. Dumaka n’attendait pas Eliason si tôt, et s’étonna au-delà de toute expression quand les dauphins l’informèrent que les Elfes entraient dans les eaux de Phondra. Et tout le village dut se démener furieusement pour ouvrir, nettoyer et préparer les maisons des Elfes. Elles avaient été construites exprès pour eux qui – comme les nains – exigeaient des installations spéciales. Par exemple, aucun Elfe n’aurait jamais accepté de coucher par terre. Et ce n’était pas une question de confort. Voilà très longtemps, les alchimistes elfiens, peut-être en une vaine tentative pour fixer le soleil à la dérive dans la Merbonne, avaient découvert la nature de la réaction chimique entre le soleil et les lunes de mer, qui produisait l’air respirable entourant les lunes. Cette réaction, avaient découvert les alchimistes, avait lieu entre le soleil et la surface des lunes. Il s’ensuivait logiquement qu’elle avait lieu également entre le soleil et tout ce qui se trouvait à la surface d’une lune pendant un certain temps. — Elfes et êtres vivants inclus. Seuls les objets inanimés pouvaient reposer sur le sol du royaume elfien, et encore, les plus précieux étaient périodiquement déplacés pour éviter toute altération regrettable{35}. Les animaux qui dormaient sur le sol étaient assez mal vus à Elmas et avaient été graduellement éliminés en faveur des oiseaux, singes et chats, toutes bêtes vivant dans les arbres. Les Elfes ne mangeaient aucun aliment ayant poussé sur ou dans le sol, ne restaient jamais longtemps debout à la même place, ni debout tout court s’ils pouvaient l’éviter, mais s’asseyaient à la moindre occasion en ramenant leurs pieds sous eux. L’une des guerres les plus anciennes et les plus destructrices que s’étaient livrés les Phondrans et les Elmas était la Guerre du Lit. Un prince elfien s’était rendu chez les humains en vue de négociations destinées à éviter une guerre. Tout se passa bien jusqu’au moment où le chef humain avait raccompagné le prince à son appartement. L’Elfe, avisant le matelas étalé à même le sol, en conclut que l’humain voulait l’assassiner{36} et déclara la guerre sur-le-champ. Depuis lors, les humains et les Elfes ont appris à respecter, sinon à approuver, leurs coutumes et croyances respectives. À Phondra, les maisons des Elfes comportent des lits faits de branches grossièrement assemblées par des ficelles. Et, quand ils sont chez eux, les Elfes ont appris à détourner les yeux quand leurs hôtes humains enlèvent les couvertures de leurs lits pour les étaler sur le sol. (Eliason avait même cessé de faire remettre ses hôtes humains dans leur lits pendant leur sommeil depuis que l’un d’eux en était tombé en pleine nuit et s’était cassé le bras.) Les maisons étaient à peine prêtes que les nefs des Elfes accostaient. Dumaka et Delu étaient allés accueillir leurs hôtes. Yngvar était là également, mais les humains et les nains ne se mélangeaient pas. Alake et Grundle étaient présentes mais séparées, chacune avec sa famille. Le fossé entre les deux races s’était élargi. Chacun de leur côté, les deux couples de parents avaient interdit à leurs filles de se parler. Haplo, surprenant les filles à échanger des regards complices, se dit que l’interdiction ne tiendrait pas longtemps. Il espérait seulement qu’elles ne se feraient pas prendre, provoquant une nouvelle crise. Au moins, cette séparation forcée distrayait l’esprit d’Alake de son amour pour Haplo. Il aurait dû s’en réjouir, se dit-il. Les familles royales se saluèrent avec de grandes démonstrations d’amitié – au bénéfice de l’assistance. Dumaka inclut Haplo dans les salutations en qualité d’hôte très honoré, et le Patryn constata avec soulagement que même le nain se dégelait un peu en sa présence. Mais rien ne pouvait dissimuler qu’ils ne se rencontraient pas dans un esprit de paix, comme d’habitude. Les poignées de main étaient raides et cérémonieuses, les voix froides et apprêtées. Ils ne s’appelaient plus pas leurs prénoms. Haplo les aurait bien tous noyés avec plaisir. C’étaient les dauphins qui avaient provoqué le dernier problème en date. Avec une malice jubilatoire, ils avaient informé les Elfes que les nains ne voulaient pas mettre le pied dans les traque-soleil. Eliason penchait pour faire corps avec Dumaka, mais, en bon Elfe, il avait fait savoir qu’il ne prendrait pas de décision précipitée. Cela avait déplu à tous deux. Conséquemment, Eliason était parvenu à courroucer les humains et les nains avant même d’arriver. Toutes choses qui exaspéraient Haplo et le faisaient littéralement grincer des dents. Il n’avait qu’une consolation, et elle était négative – les serpents-dragons restaient invisibles. Il craignait que la vue de ces formidables créatures ne renforce l’hostilité des nains à leur égard. Ils fixèrent l’heure de la réunion du soir, puis Yngvar et sa suite se retirèrent. Eliason regarda tristement le nain s’éloigner. — Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda-t-il à Dumaka. — Aucune idée, grommela le chef humain. Si tu veux mon avis, je crois que la barbe lui pousse dans le cerveau. Il crie à qui veut l’entendre que son peuple préfère mourir de froid que mettre le pied dans les traque-soleil. Et ils en sont capables. Ils sont assez têtus pour ça. Haplo, discret et silencieux, gardait ses distances mais laissait traîner une oreille, dans l’espoir d’apprendre quelque chose qui l’aiderait à échafauder un plan. Dumaka posa la main sur l’épaule d’Eliason. — Je suis désolé, mon ami, d’ajouter ce problème au poids accablant de ton chagrin. Quoique tu le supportes mieux que je ne le croyais possible. — J’ai dû me détacher des morts pour m’occuper des vivants, dit doucement Eliason. Debout sur le quai, Devon contemplait la mer. Alake lui parlait gravement. Grundle, lorgnant avec regret de leur côté, avait été entraînée par ses parents. Mais, à l’évidence, Alake parlait à un sourd. Devon ne lui prêtait pas la moindre attention et ne lui répondait pas. Le visage sévère de Dumaka s’adoucit. — Si jeune, et subir un coup pareil ! — Trois nuits de suite, dit Eliason à voix basse, nous l’avons trouvé dans cette chambre où ma fille… où elle… Il déglutit avec effort, livide. Dumaka lui serra le bras avec sympathie, pour lui montrer qu’il comprenait. Eliason prit une profonde inspiration. — Merci, mon ami. Nous l’avons trouvé… contemplant la terrasse par la fenêtre. Nous avons craint le pire, comme tu peux l’imaginer. Je l’ai amené ici dans l’espoir que la compagnie de ses amies le distrairait de ses sombres pensées. Et c’est dans son intérêt que je suis parti plus tôt que prévu. — Merci, Devon, murmura Haplo. Alake, après un regard d’impuissance à son père, proposa à Devon de lui montrer son appartement. Il réagit comme un automate des Guègues d’Arianus, et la suivit d’un pas mécanique, baissant la tête. À l’évidence, il ne savait pas où il était et s’en souciait encore moins. Haplo continua à traîner dans le voisinage de Dumaka et d’Eliason, mais il comprit bientôt que la conversation allait se concentrer sur Devon et ses souffrances, sans aborder des questions d’importance. Tant mieux, se dit Haplo en s’éloignant. Ils ne risquent pas de se disputer sur ce sujet. Et j’aurai ainsi au moins deux menschs sur cinq qui se parlent. Il ne put s’empêcher de penser à son séjour sur Arianus, et à tout le temps passé à semer la discorde entre les Elfes, les humains et les nains. Maintenant, il travaillait deux fois plus dur pour les racommoder. — Je finirais presque par croire en cet Un, se dit-il. Il y a forcément quelqu’un qui doit bien rire de tout ça. Le tambour cérémoniel battait, appelant les familles royales à la conférence. Tout le village était sorti pour les regarder. En tout autre temps, ce rassemblement aurait été cause de grandes réjouissances. Mais, ce jour-là, les Phondrans restaient silencieux, faisant taire les enfants avec irritation. La rumeur s’était répandue dans tout Phondra, comme un feu avivé par le vent. Partout où elle tombait, elle allumait de petits foyers qui se propageaient rapidement à toutes les tribus du royaume. D’autres humains d’autres tribus étaient venus dans de longues nefs étroites pour assister aux événements. La plupart étaient des sorcières et des magiciens du Convent qui logeaient chez Delu. D’autres étaient des chefs, ayant prêté allégeance à Dumaka. D’autres encore étaient de simples curieux, qui, invariablement, avaient quelque parent ou ami dans la tribu. Il y avait une couverture supplémentaire étalée sur le sol dans presque toutes les huttes. Tous s’assemblèrent pour admirer la procession, qui comprenait les trois familles royales, des représentants d’autres tribus de Phondra, le Convent de Phondra, la Guilde des Elmas, les Anciens des Gargans – ces trois corps constitués agissant comme garants de leurs peuples respectifs. Les humains se taisaient, l’air inquiet et anxieux. Chacun savait que, quelle que fût l’issue de la réunion, leur sort – bon ou mauvais – en dépendait. Haplo était parti de bonne heure pour la maison-longue, avec l’intention de s’y glisser avant l’arrivée des dignitaires. Mais, jetant un coup d’œil vers la mer, il avait aperçu, déconcerté et assez mécontent, les longs cous sinueux et les yeux vert-rouge des serpents-dragons. Il ne put réprimer un haut-le-cœur, et son estomac se noua. Les sigles de sa peau se mirent à luire faiblement. Irrité, il déplora leur présence, espéra que les autres ne les verraient pas. Il faudrait tâcher d’empêcher quiconque d’approcher de la mer. Le tambour battit plus fort, puis se tut. Les trois familles royales se saluèrent devant la maison-longue, avec de grandes démonstrations d’amitié – bourrues chez les nains, raides et contraintes chez tous les autres. Haplo se demandait comment faire pour échapper à ces civilités quand deux silhouettes, une grande et une petite, lui barrèrent le chemin. Des mains le saisirent par les bras. Grundle et Alake l’entraînèrent dans la jungle. — Je n’ai pas le temps de jouer, commença-t-il avec impatience, mais, les ayant bien regardées, il ajouta : Qu’est-ce qui ne va pas ? — Il faut que tu nous aides ! haleta Alake. Nous ne savons pas quoi faire. Je pense qu’on devrait prévenir mon père… — C’est la dernière chose à faire ! dit sèchement Grundle. La réunion vient de commencer. Si nous l’interrompons maintenant, qui sait quand elle reprendra ! — Mais… — Qu’est-il arrivé ? demanda Haplo. — Devon ! dit Alake, les yeux dilatés de frayeur. Il… il a disparu. — Mille tonnerres ! jura Haplo entre ses dents. — Il a dû aller se promener, c’est tout, dit la naine, mais son teint brou de noix avait pâli et ses favoris frémissaient. — Je vais prévenir mon père ; il fera venir ses traqueurs. Alake partit en courant, mais Haplo la rattrapa par le bras. — Nous ne pouvons pas nous permettre d’interrompre la conférence. Je suis assez bon traqueur moi-même. Nous le retrouverons et le ramènerons discrètement. Grundle a raison. Il est sans doute allé se promener pour trouver un peu de solitude. Maintenant, où et quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? Alake l’avait vu la dernière. — Je l’ai emmené à la maison des Elfes. Je suis restée avec lui, pour bavarder et le distraire. Puis Eliason et les autres Elfes sont arrivés pour se préparer à la réunion, et j’ai dû sortir. Mais je suis restée tout près, espérant trouver l’occasion de lui parler quand Eliason et les autres s’en iraient. Je suis donc retournée à la maison des Elfes. Il y était, tout seul. — « Je lui ai dit que Grundle et moi, nous avions trouvé un endroit derrière la maison-longue d’où nous pourrions… euh… enfin… — Écouter ? suggéra Haplo. — Nous en avons le droit, déclara Grundle. Tout est arrivé à cause de nous. Nous devrions y être. — Je suis d’accord, acquiesça Haplo pour calmer le courroux de la naine. Je verrai ce que je peux faire. Maintenant, finissez l’histoire de Devon. — D’abord, il a paru presque furieux de me voir. Il a dit qu’il n’avait pas envie de savoir ce que disaient nos parents. Puis soudain, il est devenu tout joyeux. Presque trop. C’était… malsain. Elle frissonna. — Il m’a dit qu’il avait faim. Il savait que le dîner n’aurait pas lieu avant longtemps avec la conférence et tout ça, et il m’a demandé si je pouvais lui trouver quelque chose à manger. J’ai dit que oui, et j’ai essayé de le persuader de venir avec moi. Mais il ne voulait pas quitter la maison, parce que tout le monde le regardait et que ça le mettait mal à l’aise. Je me suis dit que ça lui ferait du bien de manger quelque chose, car il n’avait rien pris depuis des jours. Alors je l’ai quitté. Il y avait d’autres Elfes avec lui. En chemin, j’ai rencontré Grundle qui me cherchait. Je l’ai emmenée avec moi, pensant qu’elle pourrait égayer Devon. Mais quand on est retournées à la maison, il n’était plus là. Mauvais, se dit Haplo. Il avait connu des gens dans le Labyrinthe qui, tout d’un coup, ne pouvaient plus supporter la vie, les souffrances, l’horreur, la perte d’un ami, d’un partenaire. Il connaissait cette joie effrayante qui suit souvent une sévère dépression. Alake le vit s’assombrir. Elle couvrit sa bouche de sa main et gémit. Grundle tirait tristement sur ses favoris. — Sans doute qu’il se promène, répéta Haplo. Vous i’avez cherché dans le village ? Il est peut-être allé avec Eliason ? — Non, dit Alake. En revenant à la maison des Elfes, j’ai cherché sur le derrière, et j’ai trouvé des traces. Les siennes, j’en suis certaine. Elles mènent droit dans la jungle. Ça concorde, se dit Haplo. Tout haut, il ajouta : — Restez calmes. Faites comme si de rien n’était, et amenez-moi là-bas. Ils se hâtèrent vers la maison des Elfes, par un chemin détourné, évitant les foules, évitant le rassemblement autour de la maison-longue. Haplo vit Dumaka saluer les dignitaires des nains. Il regardait autour de lui, peut-être cherchant le Patryn. À cet instant, Eliason s’avança, sans doute pour présenter sa suite. Haplo nota avec satisfaction que les Elfes étaient nombreux : il espéra qu’ils avaient tous des noms interminables. Alake le conduisit derrière la maison des Elfes, lui montra le sol humide. Il y avait des empreintes de pieds – trop longs et étroits pour des nains — et sans aucun doute faites par des bottes. Les Phondrans, sans exception, circulaient tous pieds nus. Haplo jura entre ses dents. — Les autres Elfes de la maison ont-ils déjà remarqué son absence ? — Je ne crois pas, dit Alake. Ils sont tous dehors en train de regarder la cérémonie. — Je vais voir si je le trouve. Vous, restez là, au cas où il reviendrait. — Non, on va avec toi, dit Grundle. — Oui, c’est notre ami, renchérit Alake. Haplo les foudroya, mais la naine avançait un menton belliqueux, bras croisés avec défi. Alake le regardait, calme, inébranlable. Il aurait fallu discuter, et il n’avait pas le temps. — Bon, venez. Les deux filles s’engagèrent sur le sentier, puis s’arrêtèrent, réalisant qu’Haplo ne les suivait pas. — Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu fais ? demanda Alake. On ne devrait pas se dépêcher ? Accroupi, Haplo traçait rapidement des sigles dans la boue par-dessus les empreintes de l’Elfe. Il murmura quelques mots, les sigles virèrent au vert et soudain se mirent à pousser et fleurir. Des plantes jaillirent, couvrant le sentier et cachant les empreintes. — Ce n’est pas le moment de démarrer un jardin, dit sèchement Grundle. — On va bientôt le chercher, dit Haplo en se levant. Comme ça, je suis sûr que personne ne nous suivra. Nous ferons ce que nous aurons à faire, raconterons l’histoire qu’il faudra. D’accord ? — Oh ! murmura Alake en se mordant les lèvres. — D’accord ? répéta sombrement Haplo. — D’accord, dit Grundle, assagie. — D’accord, dit Alake à contrecœur. Tournant le dos au camp, ils suivirent les empreintes de l’Elfe dans la jungle. D’abord, Haplo se dit que Grundle avait sans doute raison. Il semblait en effet que le jeune Elfe déprimé fût simplement parti promener sa douleur. Les traces restaient sur le sentier. Devon n’avait pas pris la peine de dissimuler ses pas, et pourtant il savait qu’Alake, au moins, partirait à sa recherche. Puis, brusquement, les traces cessèrent. Le sentier continuait, lisse, sans aucune empreinte. De chaque côté, la végétation était trop dense pour que quiconque puisse y pénétrer sans laisser des traces ; or, pas une tige n’était brisée, pas une feuille n’était arrachée. — Qu’est-ce qu’il a fait ? Il lui a poussé des ailes ? grommela la naine. — Si on veut, dit Haplo, levant les yeux vers les arbres. L’Elfe devait y avoir grimpé en s’aidant des lianes. Un coup d’œil dans la pénombre de la jungle lui révéla autre chose. Tonnerre, encore une période de deuil ! Telle fut sa première pensée. — Restez là toutes les deux, dit-il avec autorité. Mais soudain, Alake poussa un cri perçant, et, avant qu’il ait pu la retenir, elle avait plongé dans le sous-bois. Haplo se rua derrière elle, la tira en arrière et la jeta rudement sur Grundle. Elles s’affalèrent l’une sur l’autre. Haplo repartit en courant, jetant un regard en arrière pour s’assurer qu’elles ne le suivaient pas. Les grosses bottes de la naine s’étaient prises dans les lianes. Alake semblait sur le point de planter là son amie pour rejoindre Haplo. Grundle poussa des cris de rage qui devaient s’entendre à des miles. — Fais-la taire ! ordonna Haplo, se frayant un chemin dans l’épaisse végétation. Alake, l’air anxieux, revint aider Grundle. Haplo rejoignit Devon. L’Elfe avait fait un nœud avec des lianes, se l’était passé au cou et avait sauté vers ce qu’il espérait être la mort. Regardant le corps se balancer mollement au bout de sa liane, Haplo pensa d’abord qu’il avait réussi. Puis il vit deux doigts se convulser. Peut-être les derniers spasmes de la mort. Et peut-être pas. Haplo hurla les runes. Sigles bleus et rouges fulgurèrent, explosèrent sur la liane, la sectionnèrent. Le corps tomba dans le sous-bois. Rejoignant le jeune homme, Haplo dénoua la liane. Devon ne respirait plus. Il était sans connaissance, le visage violacé, les lèvres bleues. Le cou frêle, meurtri par la liane, saignait. Toutefois, un examen plus attentif lui révéla que les vertèbres n’étaient pas cassées, la trachée-artère n’était pas écrasée. Apparemment, la liane avait glissé sur le cou au lieu de le briser. Devon vivait encore. Mais pas pour longtemps. Haplo tâta son pouls, imperceptible et irrégulier. Le Patryn réfléchit. Il allait tenter quelque chose, sans savoir si ça réussirait. À sa connaissance, cela n’avait jamais été essayé sur un mensch. Mais il se rappelait vaguement certaines paroles d’Alfred, lui disant qu’il avait guéri le Prince Tourment par sa magie. Si la magie des Sartans agissait sur les menschs, celle des Patryns devait agir également… et même plus efficacement. Il prit la main droite de Devon dans sa main gauche, la main gauche de Devon dans sa main droite. Le cercle était formé. Haplo ferma les yeux, se concentra. Il entendit Alake et Grundle approcher derrière lui. Il ne leur prêta pas attention. Il communiquait sa force vitale à Devon. Les runes de ses bras brillèrent d’un bleu vif. La magie passa du Patryn à l’Elfe, transportant la vie d’Haplo avec elle, communiquant la souffrance de Devon à Haplo. Le Patryn ressentit la douleur terrible, les remords brûlants, les regrets dévorants qui avaient tourmenté Devon, le poussant finalement à chercher la consolation dans l’oubli. Haplo revécut son angoisse avant le saut – l’instinct de conservation se réveillant en un dernier sursaut. Puis la décision. Douleur, suffocation, et enfin, apaisement à l’idée que la mort était proche de ses tourments bientôt terminés… Haplo entendit un gémissement, un bruissement de feuilles. Devon inspira, ouvrit les yeux. Devon le regarda, angoissé, amer. — Tu n’avais pas le droit, murmura-t-il d’une voix rauque. Je veux mourir ! Laisse-moi mourir ! — Non, Devon ! s’écria Alake. Tu ne sais pas ce que tu dis. — Si, il le sait, dit sombrement Haplo en s’épongeant le front. Retournez sur le sentier toutes les deux. Je vais lui parler. — Mais… — Allez ! cria Haplo avec colère. Grundle entraîna Alake par la main et, à travers la végétation écrasée, elles repartirent vers le chemin. — Tu veux mourir, dit Haplo à l’Elfe qui détourna la tête, ferma les yeux. Très bien, pends-toi. Je ne peux pas t’en empêcher. Mais attends que le problème des traque-soleil soit réglé. Parce que je suppose qu’il y aurait une nouvelle longue période de deuil en ton honneur, et ce délai pourrait menacer la sécurité de ton peuple. — Ils survivront, dit l’Elfe refusant toujours de le regarder. Ils ont un but dans la vie. Moi, je n’ai plus rien. — Ah oui ? Et tes parents, quel but auront-ils dans la vie quand ils auront détaché ton cadavre ? Et le dernier souvenir qu’ils garderont de toi, tu sais ce que c’est ? Visage bouffi, peau violacée, yeux exorbités, langue pendant hors de la bouche ! Devon pâlit, lança à Haplo un regard haineux, puis détourna de nouveau la tête. — Va-t’en, grommela-t-il. — Et si ton corps reste pendu assez longtemps avant qu’on le retrouve, continua Haplo comme s’il n’avait pas entendu, il attirera les charognards. La première chose qu’ils dévorent, c’est les yeux. Tes parents ne reconnaîtront peut-être même pas leur fils, ou ce qui en reste, après leur passage – sans parler des fourmis et des mouches… — Assez ! Le cri de Devon se termina en un sanglot. — Et il y a aussi Alake et Grundle. Elles ont déjà perdu une amie. Maintenant, elles vont en perdre un autre. Tu n’as pas pensé à elles, je suppose. Non, à toi seulement. « La douleur ! Je ne peux plus supporter la douleur », dit Haplo, imitant la voix harmonieuse de l’Elfe. — Que sais-tu de la douleur ? s’écria Devon. — Que sais-je de la… douleur ! répéta Haplo. Permets-moi de te raconter une histoire, et après, je te laisserai tranquille et tu pourras te pendre si tu veux. J’ai connu un homme dans le Laby… dans un endroit où j’ai vécu. Il livrait un combat, un combat terrible, pour rester en vie. Dans cet endroit, on lutte pour vivre, on ne lutte pas pour mourir. Bref, cet homme avait des blessures terribles… tout son corps en était couvert. Il souffrait au-delà du supportable. L’homme vainquit ses ennemis. Autour de lui, les chaodyns étaient morts. Mais il ne pouvait plus avancer. Il souffrait trop. Il aurait pu tenter de se guérir par la magie, mais il n’en avait plus le désir ni la force. Il gisait par terre, sa vie s’écoulant lentement avec son sang. Puis quelque chose est arrivé qui l’a fait changer d’avis. Un chien… « Le chien. » Haplo fit une pause, son cœur se serra. Comment pouvait-il avoir oublié le chien ? — Qu’est-il arrivé ? murmura Devon, ses yeux bleus braqués sur Haplo. Qu’est-il arrivé… avec le chien ? Haplo fronça les sourcils, se frictionna le menton, regrettant, en un sens, d’en avoir parlé, mais quand même content de s’en souvenir. — Le chien. L’animal avait lui aussi combattu les chaodyns, lui aussi était blessé. Il était en train de mourir, dans de telles souffrances qu’il ne tenait plus sur ses pattes. Et pourtant, quand le chien vit les souffrances de l’homme, il tenta de le secourir. Il ne renonça pas. Il se mit à ramper sur le ventre pour venir l’aider. Son courage fit honte à l’homme. Un animal sans intelligence et sans âme, sans rien pour le retenir à la vie – sans espoirs, sans rêves et sans ambitions – luttait pour rester en vie. Et j’avais tout. La jeunesse, la force. Je venais de remporter une grande victoire. Et j’allais renoncer à tout… à cause de ma souffrance. — Est-ce que le chien mourut ? demanda doucement Devon. Faible comme un enfant malade, il voulait connaître la fin de l’histoire, comme un enfant. Le Patryn s’arracha à ses souvenirs. — Non, l’homme guérit le chien qui se guérit lui-même. Il n’avait pas remarqué son lapsus, la confusion entre l’« homme » et le « je ». — L’homme devint puissant parmi son peuple et changea le cours de la vie… — Sauva les gens des serpents-dragons ? Ou peut-être d’eux-mêmes ? demanda Devon, avec un sourire penaud. Haplo le regarda, surpris, puis grogna : — Oui, peut-être. Quelque chose comme ça. Alors, que décides-tu ? Je te laisse pour faire une autre tentative ? Devon leva les yeux sur la liane sectionnée se balançant au-dessus de sa tête. — Non. Non, je viens… avec toi. Il voulut se lever, et s’évanouit. Haplo tendit la main, lui tata le pouls. Il était plus fort, plus régulier. Il repoussa une mèche blonde collée dans le cou par le sang. — La souffrance s’estompera, dit-il au jeune homme inconscient. Tu ne l’oublieras pas, mais le souvenir ne fera pas aussi mal. CHAPITRE XXII PHONDRA, CHELESTRA La réunion des familles royales débuta par des salutations cérémonieuses, assaisonnées de regards froids et de ressentiment rentré. De là, elle évolua vers l’hostilité ouverte, assortie d’amères récriminations. Eliason n’avait pas modéré son opposition à la guerre avec le passage du temps. — Je veux bien embarquer sur les traque-soleil et partir pour ce nouveau royaume, déclara-t-il. Et je me chargerai des négociations avec ces… euh… Sartans, puisque chacun sait que les Elfes sont bons diplomates. Je ne vois pas comment ces Sartans pourraient opposer un refus à une requête si raisonnable, et d’autant moins que nous pouvons leur apporter une contribution considérable sous forme de biens et de services. Mes conseillers, après avoir bien étudié le problème, ont conclu que ces Sartans étaient eux-mêmes des arrivants assez récents. Selon eux, ils devraient être plutôt contents de nous voir. Eliason s’assombrit. — Mais dans le cas contraire, s’ils refusent, eh bien, ces Sartans sont chez eux. Nous n’aurons qu’à chercher ailleurs. — Parfait, dit Dumaka, acide. Et pendant ces recherches, qu’est-ce que tu mangeras ? Où trouveras-tu de quoi nourrir nos peuples ? Cultiveras-tu du grain dans les interstices des ponts ? Ou la magie elfienne a-t-elle trouvé le moyen de fabriquer du pain à partir du néant ? Étant donné le nombre de bouches à nourrir, nous avons juste la place d’emporter de quoi suffire au voyage. Impossible d’embarquer davantage. — Les réserves de poisson sont inépuisables, dit doucement Eliason. — Bien sûr, rétorqua Dumaka, mais même les Elfes ne peuvent pas vivre uniquement de poisson. Sans fruits et sans légumes, le mal-bouche{37} frappera nos peuples. Yngvar avait l’air horrifié à la seule idée d’être contraint de vivre de poisson{38}. Fermement planté sur ses deux pieds, il balaya l’assemblée d’un regard foudroyant. — Vous recherchez le voleur du gâteau avant même de l’avoir fait cuire ! Les traque-soleil sont maudits ; les nains ne veulent pas en entendre parler. Et, après consultation avec les Anciens, nous avons décidé que personne ne s’en servira, de peur que la malédiction ne retombe sur nous. Nous allons les envoyer par le fond de la Merbonne, et en construire d’autres sans l’aide des serpents-dragons. — Oui, c’est une bonne idée, dit Eliason. Nous avons le temps… — Nous n’avons pas le temps, fulmina Dumaka. C’est vous, les Elfes, qui avez calculé le temps qui nous reste… — Vous autres nains, vous êtes plus superstitieux que des enfants, dit Delu avec véhémence. Les nefs ne sont pas plus maudites que moi ! — Et qui peut dire que tu ne l’es pas, sorcière ! rétorqua Hilda, favoris frémissants. À cet instant, l’un des portiers, feignant d’être sourd et aveugle au tumulte, s’approcha discrètement de Dumaka et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le chef hocha la tête et donna un ordre. Tout le monde s’était tu, se demandant ce que présageait cette interruption. À moins d’une question de vie ou de mort, personne ne dérangeait jamais une réunion royale. Le portier repartit vivement exécuter ses ordres. Dumaka se tourna vers Eliason. — Tes gardes viennent de s’apercevoir que Devon a disparu. Ils ont fouillé le camp, sans résultat. Je fais sortir les traqueurs. Ne t’inquiète pas, mon ami, dit le chef, oubliant sa colère devant l’angoisse de l’Elfe. Nous le retrouverons. — Ce jeune écervelé est allé se promener, dit Yngvar avec irritation. Pourquoi tant d’histoires ? — Devon est très déprimé depuis quelque temps, dit Eliason. Nous craignons… — Ach ! dit gravement Yngvar, comprenant soudain. C’est si grave ? — Grundle ! cria Hilda d’une voix forte. Grundle, viens ici immédiatement ! — Que fais-tu, Femme ? Notre fille est dans la grotte… — Ote ta tête du sac{39}, rétorqua Hilda. Notre fille n’est pas plus dans la grotte que moi. Grundle ! répéta-t-elle d’un ton menaçant, je sais que tu nous espionnes ! Alake, je ne plaisante pas ! Je ne tolérerai plus vos sottises ! Mais personne ne répondit. Yngvar, l’air solennel, tiraillait sa barbe. Il sortit soudain, fit signe à un jeune nain nommé Hartmut qu’il dépêcha vers la grotte, puis il rentra dans la maison-longue, où Eliason s’était levé. — Je devrais aider aux recherches… — Pour te perdre aussi dans la jungle ? Nos gens le trouveront. Et tout s’arrangera, mon ami, prions l’Un. — Prions l’Un, répéta Eliason, se rasseyant, la tête dans les mains. Yngvar prit alors la parole. — Très bien, mais où est cet Haplo ? Quelqu’un l’a-t-il vu ? Ne devrait-il pas être là ? Après tout, c’est lui qui a eu l’idée de cette réunion. — Vous les nains, vous vous méfiez de tout ! cria Dumaka. D’abord de la magie des serpents-dragons ! Et maintenant d’Haplo ! Qui a sauvé nos enfants… — Il a sauvé nos enfants, mais que savons-nous de lui, mon Mari ? demanda Delu. Il nous les a ramenés, soit, mais peut-être pour nous les enlever de nouveau ! — Elle a raison ! dit Hilda, venant se placer près de l’humaine. À mon avis, les traqueurs devraient le chercher aussi ! — Parfait ! dit Dumaka, exaspéré. Les traqueurs chercheront tout le monde… — Chef ! cria le portier. Ils les ont retrouvés ! Tous ensemble ! Elfes, humains et nains se ruèrent dehors. À ce moment, tout le camp savait déjà ce qui s’était passé ou ce que la rumeur prétendait qui s’était passé. Les familles royales se joignirent à la foule qui se dirigeait vers la maison des Elfes. Haplo, Grundle et Alake sortirent de la jungle escortés par les traqueurs. Haplo portait Devon dans ses bras. L’Elfe avait repris connaissance, et semblait honteux de provoquer tant d’embarras. — Devon ! Tu es blessé ? Que s’est-il passé ? cria Eliason, se frayant un chemin dans la foule. — Je… vais… bien, croassa Devon d’une voix rauque. — Il se remettra, dit Haplo. Il a fait une mauvaise chute et est resté pendu à une liane. Il lui faut du repos. Où est-ce que je le mets ? — Par ici ! dit Eliason l’introduisant dans la maison. — Nous pouvons tout expliquer ! annonça Grundle. — Je n’en doute pas, marmonna son père, lorgnant sa fille d’un œil sévère. Haplo déposa le jeune homme sur son lit. — Merci, dit doucement Devon. — Tâche de dormir, grogna Haplo. Devon, comprenant à demi mot, ferma les yeux. — Il a besoin de repos, dit Haplo, s’interposant entre Eliason et le jeune homme. Nous devrions le laisser seul. — Mais je voudrais que mon médecin l’examine… commença Eliason, anxieux. — Ce ne sera pas nécessaire. Il n’a besoin que de repos, répéta Haplo. Eliason regarda le jeune Elfe, qui gisait, échevelé, sur son lit. Les filles avaient lavé les traces de sang, mais son cou portait encore la marque de la liane. Le roi des Elfes ramena son regard sur Haplo. — Il est tombé, dit Haplo avec calme. Il s’est empêtré dans une liane. — Crois-tu que ça se reproduira ? demanda doucement Eliason. — Non, dit Haplo, secouant la tête. Je ne crois pas. Nous avons longuement discuté… du danger qu’il y a à grimper aux arbres dans la jungle. — L’Un soit loué, murmura Eliason. Devon s’était endormi. Haplo sortit avec Eliason. — Alake et moi, nous étions parties en promenade avec Devon, expliquait Grundle à la foule attentive. Je sais que je t’ai désobéi, mon Père, mais Devon avait l’air si malheureux, et nous pensions que ça l’égaierait un peu… — Hum ! grogna Yngvar. Très bien, ma Fille. Nous parlerons plus tard de ta punition. Pour le moment, continue ton histoire. — Grundle et moi, nous voulions parler à Devon en particulier, dit Alake. Il y avait trop de gens dans le village, trop d’agitation, alors nous avons proposé une promenade dans la jungle. On marchait en bavardant, et comme il faisait chaud, on a eu soif. J’ai alors remarqué que certains arbres-à-sirop portaient des fruits. Tout est arrivé par ma faute, je suppose, parce que j’ai demandé à Devon de grimper dans l’arbre… — Et il était presque arrivé au faîte, intervint Grundle avec un geste théâtral, quand il a glissé et est tombé tête la première dans un fouillis de strangulianes. Elles se sont enroulées autour de son cou ! Il ne pouvait plus bouger. Je… nous ne savions pas quoi faire ! dit Alake, les yeux dilatés. Je ne pouvais pas le descendre ; il était trop loin du sol. Alors, Grundle et moi, on est revenues en courant au village chercher de l’aide. La première personne qu’on a rencontrée, c’était Haplo. Il est venu avec nous et a libéré Devon. Les yeux brillants de fierté, Alake regarda Haplo, debout un peu à l’écart. — Il a sauvé Devon, dit-elle doucement. Il s’est servi de sa magie et il l’a ranimé ! Je l’ai vu ! Devon ne respirait plus. Les lianes étaient enroulées autour de son cou. Haplo lui a imposé les mains, les dessins bleus de sa peau se sont mis à briller, et Devon a ouvert les yeux. — C’est vrai ? demanda Dumaka à Haplo. — Elle exagère, dit le Patryn en haussant les épaules. Elle était bouleversée. Le garçon n’était pas mort. Il était évanoui. Il serait revenu à lui… — J’étais bouleversée, dit Alake en souriant, mais je n’exagérais pas. Tout le monde se mit à parler en même temps. Yngvar gronda sa fille sans conviction. Delu déclara que c’était imprudent de grimper tout seul à un arbre-à-sirop et qu’Alake aurait dû le savoir. Eliason trouvait que les filles avaient fait preuve de présence d’esprit en allant chercher de l’aide et qu’il fallait remercier l’Un qu’Haplo se soit trouvé là pour éviter une nouvelle tragédie. — L’Un, dit Grundle, sautant sur l’Elfe stupéfait. Oui, tu remercies l’Un de nous avoir envoyé cet homme, poursuivit-elle, pointant sur Haplo un index courtaud. Et que fais-tu tout de suite après ? Tu rejettes à la Merbonne tous les autres dons de l’Un ! Tout le monde se tut, les yeux braqués sur la naine. — Ma Fille… commença Yngvar d’une voix sévère. — Chut ! lui conseilla Hilda, lui marchant sur le pied. Cette enfant n’a pas tort. — Et pourquoi refusez-vous toutes ces bénédictions ? dit Grundle, balayant la foule d’un regard flamboyant. Parce que vous ne les comprenez pas et que vous en avez peur, dit-elle avec un regard cinglant aux nains. Ou parce qu’il vous faudrait combattre pour les obtenir, ajouta-t-elle, tournant sa colère sur les Elfes. Eh bien, Alake, Devon et moi, nous avons pris notre décision. Nous partirons sur un traque-soleil avec Haplo. Nous naviguerons vers Surunan. Nous partirons seuls, s’il le faut… — Non, Grundle, dit Hartmut d’une voix forte, venant se placer près d’elle. Je partirai avec toi. — Nous aussi ! crièrent les jeunes humains. — Nous aussi ! renchérirent les jeunes Elfes. Le cri fut repris par tous les jeunes de la foule. Grundle et Alake échangèrent un regard entendu. La naine se tourna vers ses parents. — Qu’est-ce que c’est que cette initiative, ma Fille ? demanda son père, acide. Rébellion ouverte contre ton père ? — Je suis désolée, Papa, répondit Grundle en rougissant Mais je crois sincèrement que ce sera mieux. Tu ne voudrais pas laisser ton peuple geler à mort… ou les humains… — Bien sûr que non, dit Hilda. Avoue-le, Yngvar, tes pieds étaient devenus plus lourds que ta tête. Tu cherchais le moyen de te dédire sans perdre la face. Notre fille vient de te le proposer. Le saisiras-tu ? — Je ne vois pas que j’aie grand voix au chapitre, dit Yngvar, se tortillant la barbe. Cette petite finira par conduire ma propre armée contre moi si je n’y prends pas garde. Il s’éloigna en claquant les talons, mécontent. Grundle le suivit des yeux, anxieuse. — Relaxe, ma chérie, dit Hilda en souriant. En réalité, il est très fier de toi. Et effectivement, Yngvar s’arrêtait devant tous ceux qu’il rencontrait pour leur dire : — Ça, c’est ma fille ! — Et mon peuple partira aussi, dit Eliason, se baissant pour embrasser la naine sur les deux joues. Merci, ma Fille, de nous avoir montré notre folie. Que l’Un te bénisse et continue à guider tes pas. Et maintenant, je dois retourner auprès de Devon, conclut-il, les yeux pleins de larmes, en s’éloignant. Grundle savourait le goût du pouvoir, le trouvant, à l’évidence, plus doux que le fruit de l’arbre-à-sirop, plus enivrant que la bière des nains. Transportée, elle chercha des yeux Haplo, le vit qui observait la scène dans l’ombre. — J’ai réussi ! cria-t-elle en courant à lui. J’ai réussi ! J’ai fait ce que tu m’as dit ! Ils vont tous partir ! Tous ! Haplo garda le silence, le visage sombre, impénétrable. — C’est bien ce que tu voulais, non ? demanda Grundle, exaspérée. — Oui, bien sûr, c’est ce que je voulais, répondit Haplo. — C’est merveilleux, dit Alake, les rejoignant, avec un sourire éblouissant. Nous allons tous partir vers une nouvelle vie ! Deux humains musclés s’approchèrent et portèrent Grundle en triomphe. Alake se mit à danser. Tout le monde se mit à chanter, la basse des nains rivalisant avec les sonneries des tambours. Partir vers une nouvelle vie. Partir vers la mort, oui, pensa Haplo, retournant dans sa hutte sans prendre part à la liesse générale. CHAPITRE XXIII SURUNAN, CHELESTRA Alfred n’était pas resté longtemps prisonnier dans la bibliothèque. Le Conseil des Sartans s’était réuni plusieurs fois, ses membres ayant apparemment des difficultés à arriver à une décision concernant la transgression d’Alfred. On lui permit donc de rentrer à la maison. Il serait assigné à résidence dans sa chambre, jusqu’à ce que le Conseil se soit mis d’accord sur sa punition. Il était interdit aux membres du Conseil de parler des délibérations, mais Alfred était certain qu’Orla avait pris sa défense. Cette idée lui réchauffa le cœur, jusqu’au moment où il s’aperçut que le mur séparant le mari de la femme était devenu plus haut, plus épais. Orla était grave et réservée. Samah, froid et indifférent, bouillonnait d’une froide colère. Alfred était bien décidé à partir et cela ne fit que renforcer sa décision. Il voulait présenter ses excuses au Conseil, puis il s’en irait. — Inutile de m’enfermer à clé dans ma chambre, dit-il à Ramu qui lui servait de gardien. Je te donne ma parole de Sartan que je ne chercherai pas à m’évader. Je ne vous demande qu’une faveur. Pouvez-vous promener le chien et lui faire prendre de l’exercice ? — Je suppose qu’on ne peut pas refuser, dit Samah de mauvaise grâce quand Ramu lui fit part de cette requête. — Pourquoi ne pas éliminer cet animal ? demanda Ramu avec indifférence. — Parce que j’ai des plans le concernant, répondit Samah. Je crois que je vais demander à ta mère de promener cette créature. Lui et son fils échangèrent un regard entendu. Orla refusa net. — Ramu peut le promener. Je ne veux rien avoir à faire avec lui. — Ramu a sa vie personnelle maintenant, lui rappela sévèrement son mari. Il a sa famille, ses propres responsabilités. Cet Alfred et son chien sont ta responsabilité à toi. Et tu ne peux t’en prendre qu’à toi. Orla perçut les reproches inexprimés, se reprocha une fois de plus d’avoir manqué à son mari en développant devant le Conseil des argumentations interminables. — Très bien, Samah, acquiesça-t-elle avec froideur. Le lendemain matin, elle alla de bonne heure chez Alfred, prête à s’acquitter de cette pénible tâche. Elle se fit froide et distante, se rappelant que, quoi qu’elle ait dit devant le Conseil pour sa défense, cet homme l’avait déçue et avait provoqué sa colère. Elle frappa à sa porte. — Entre. Orla entra. Debout près de la fenêtre, Alfred s’empourpra à sa vue. Il fit un pas vers elle, mais Orla l’arrêta de la main. — Je suis venue pour le chien. Je suppose qu’il voudra bien venir avec moi ? dit-elle, le regardant avec méfiance. — Je… je crois, dit Alfred. Bon toutou, va avec Orla. Alfred fit un geste, et, à sa grande surprise, le chien obéit. — Je tiens à te remercier… Orla tourna les talons et sortit, refermant soigneusement la porte derrière elle. Elle emmena le chien dans le jardin, s’assit sur un banc, et le regarda. — Eh bien, joue donc, dit-elle avec irritation. Sans entrain, le chien fit un petit tour, puis revint vers Orla, et, posant la tête sur son genou, fixant sur elle des grands yeux innocents. Cette familiarité la mit mal à l’aise. Elle aurait voulu se débarrasser de lui au plus vite, et eut du mal à résister à l’envie de s’en aller en courant. Mais elle ne savait pas comment le chien réagirait. Elle se souvenait vaguement, du peu qu’elle avait jamais su sur les animaux, que les mouvements brusques les effrayaient et les poussaient à attaquer. Tendant une main hésitante, elle lui tapota le museau. — Là, va-t’en, dit-elle, comme elle aurait parlé à un enfant importun. Là, bon toutou, va-t’en. Orla voulait lui faire ôter la tête de son genou, mais elle trouva sa fourrure agréable sous sa main. La force vitale de l’animal lui réchauffait les doigts, et contrastait violemment avec le froid banc de marbre sur lequel elle était assise. Et quand elle lui caressait la tête, le chien remuait la queue, et ses doux yeux bruns brillaient. Soudain, Orla le plaignit. — Tu es bien seul, dit-elle, caressant des deux mains les oreilles soyeuses. Ton maître Patryn te manque, je suppose. Tu as bien Alfred, mais ce n’est pas ton vrai maître, hein ? Non, ajouta-t-elle avec un soupir, ce n’est pas ton vrai maître. Ce n’est pas le mien non plus. Alors, pourquoi m’inquiéter de lui ? Il ne m’est rien, ne peut rien m’être, dit doucement Orla, caressant le chien qui l’écoutait, patient, attentif, la poussant à des confidences qu’elle n’avait pas prévues. J’ai peur de lui. Pourquoi a-t-il commis cette folle imprudence ? Pourquoi est-il retourné là-bas ? Pourquoi n’est-il pas comme les autres ? Non, ajouta-t-elle, doucement, surtout qu’il ne soit pas comme les autres. Prenant la tête du chien entre ses deux mains, elle plongea son regard dans ces yeux qui semblaient la comprendre. — Il faut que tu l’avertisses. Dis-lui d’oublier ce qu’il a lu, dis-lui que ça ne valait pas la peine… — Je crois que tu commences à aimer cet animal, dit Samah, d’un ton accusateur. Orla sursauta, lâchant précipitamment le chien. Le chien gronda. Elle se leva avec dignité, et repoussa l’animal, essuyant la bave souillant sa robe. — Je le plains, dit-elle. — Tu plains aussi son maître, dit Samah. — Oui, je le plains, dit Orla à qui le ton avait déplu. Est-ce mal ? Le Conseiller regarda sombrement sa femme, puis se détendit soudain. Il secoua la tête avec lassitude. — Non, Femme. C’est recommandable. C’est moi qui suis en tort. J’ai eu une réaction disproportionnée. Orla, encore offensée, demeura distante. Son mari s’inclina froidement et se retourna pour partir. Orla vit ses traits tirés, ses épaules voûtées de fatigue. Le remords l’assaillit. Alfred avait eu tort, il n’y avait pas à l’excuser. Samah avait d’innombrables problèmes en tête. Les serpents-dragons menaçaient leur peuple d’un grand danger, et maintenant, cette histoire… — Samah, je suis désolée, dit-elle avec regret. Pardonne-moi d’ajouter aux fardeaux qui t’accablent au lieu de t’aider à les porter. Elle lui posa la main sur l’épaule, caressante, sentant sa force vitale tiède sous ses doigts, comme elle avait senti celle du chien. Et elle espéra follement qu’il allait se retourner, la serrer dans ses bras. Elle aurait voulu qu’il lui communique un peu de sa force, qu’il accepte un peu de la sienne. — Mon Mari ! murmura-t-elle, serrant plus fort. Samah s’écarta. Il lui prit les mains et lui baisa le bout des doigts, légèrement, sèchement. — Il n’y a rien à pardonner, Femme. Tu as eu raison de parler pour sa défense. Nous sommes trop surmenés. Il lui lâcha les mains. Orla continua à les tendre vers lui, mais Samah feignit de ne pas les voir. Lentement, elle rabaissa les bras, et, rencontrant le chien, pressé contre sa jambe, elle le gratta distraitement derrière les oreilles. — Surmenés. Oui, ce doit être ça, dit-elle, prenant une profonde inspiration pour dissimuler un soupir. Tu es sorti de bonne heure ce matin. Y a-t-il d’autres nouvelles des menschs ? — Oui, dit Samah sans regarder sa femme. Les dauphins annoncent que les serpents-dragons ont reconstruit les nefs des menschs. Les menschs eux-mêmes ont tenu une réunion générale et ont décidé de voguer vers ce royaume. À l’évidence, ils veulent la guerre. — Oh, sans doute que non… commença Orla. — Bien sûr que si, l’interrompit Samah avec impatience. Ce sont des menschs, non ? Quand, au cours de leur sanglante histoire, ont-ils résolu un problème autrement que par la guerre ? — Peut-être qu’ils ont changé… — Le Patryn les conduit. Les serpents-dragons sont de connivence avec lui. Alors dis-moi, Femme, quelles sont leurs intentions, d’après toi ? Elle choisit d’ignorer le sarcasme. — Tu as un plan, mon Mari ? — Oui, j’ai un plan. Un plan dont nous discuterons au Conseil, ajouta-t-il, avec une emphase peut-être inconsciente, et peut-être volontaire. Orla rougit et ne répondit pas. Il y avait eu un temps où il aurait d’abord discuté de ce plan avec elle. Mais plus maintenant, plus depuis avant la Séparation. Que s’est-il passé entre nous ? Elle tenta de se souvenir. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Et voilà que je recommence. Pourquoi ? — À ce Conseil, je demanderai un vote final qui décidera du sort de ton « ami », ajouta Samah. Encore le sarcasme. Orla, glacée, garda la main sur le chien pour l’engager à rester près d’elle. — Que va-t-il lui arriver à ton avis ? demanda-t-elle avec une nonchalance affectée. — Cela dépendra du Conseil. J’aurai mes recommandations à présenter, dit-il en se détournant. Orla s’avança et lui toucha le bras. Elle le sentit se crisper, retira sa main. Mais quand il se tourna face à elle, il avait l’air aimable, patient. Peut-être qu’elle avait imaginé cette crispation ? — Oui, Femme ? — Il ne sera pas… comme les autres ? dit-elle d’une voix mourante. Samah étrécit les yeux. — C’est au Conseil d’en décider. — Ce n’est pas juste, mon Mari, ce que nous avons fait il y a si longtemps, dit Orla d’un ton résolu. Ce n’est pas juste. — Veux-tu dire que tu irais jusqu’à me défier ? Défier les décisions du Conseil ? Ou peut-être l’as-tu déjà fait ? — Que veux-tu dire ? demanda Orla, déconcertée. — Tous ceux qui sont partis ne sont pas arrivés à destination. La seule façon d’échapper à leur sort aurait été de le connaître par avance. Et les seules personnes au courant étaient les membres du Conseil… Orla se raidit. — Comment peux-tu insinuer… — Je n’ai pas le temps pour le moment, l’interrompit Samah. Le Conseil se réunit dans une heure. Tu devrais ramener cette bête à son gardien et avertir Alfred de préparer sa défense. Car il pourra la présenter, naturellement. Le Conseiller sortit du jardin, se dirigeant vers le bâtiment du Conseil. Orla, perplexe, troublée, le suivit des yeux, vit Ramu le rejoindre, les vit rapprocher leurs têtes et s’engager dans une grave conversation. — Viens, soupira-t-elle, et elle ramena le chien à Alfred. Orla entra dans la Chambre du Conseil avec une attitude de défi, sa résolution bien arrêtée. Elle était prête à lutter comme elle aurait dû lutter autrefois. Elle n’avait plus rien à perdre. Samah l’avait pratiquement accusée de complicité. Qu’est-ce qui m’a arrêtée alors ? se demandait-elle. Mais elle connaissait la réponse, tout en ayant honte de se l’avouer. L’amour de Samah. Dernière tentative désespérée pour conserver ce que je n’avais jamais possédé vraiment. J’ai trahi mes devoirs, j’ai trahi mon peuple, en essayant de me cramponner à pleines mains à un amour que je ne tenais que du bout des doigts. Maintenant, je lutterai. Maintenant, je le défierai. Et elle pensait pouvoir persuader les autres de défier Samah, eux aussi. Elle avait l’impression que plusieurs regrettaient ce qu’ils avaient fait dans le passé. Si seulement elle arrivait à surmonter leur peur de l’avenir… Les membres du Conseil prirent place à la table, puis Samah entra et s’assit au centre. S’étant attendue à un Conseiller sombre et sévère, Orla fut agréablement surprise de voir un Samah aimable et détendu. Il lui adressa même ce qui pouvait passer pour un sourire d’excuse, en haussant les épaules. Se penchant vers elle, il murmura : — Je suis désolé de ce que je t’ai dit, Femme. Je n’étais plus moi-même. J’ai parlé sans réfléchir. Pardonne-moi. Il eut l’air d’attendre sa réponse avec anxiété. — J’accepte tes excuses, mon Mari, dit-elle avec un sourire hésitant. Il lui tapota la main avec un grand sourire, comme pour dire : Ne t’inquiète pas, il n’arrivera rien à ton ami. Étonnée et perplexe, Orla ne put que se renfoncer dans son fauteuil en se posant des questions. Alfred entra, le chien sur les talons. De nouveau, le Sartan prit place devant le Conseil. Orla ne put s’empêcher de déplorer son apparence minable – émacié, voûté, mal fagoté. Elle regretta de ne pas lui avoir consacré un peu de temps avant la réunion, pour le presser d’abandonner les vêtements de menschs qui, à l’évidence, irritaient le Conseil. Elle l’avait quitté précipitamment après lui avoir ramené le chien, bien qu’il ait tenté de la retenir. Elle se sentait mal à l’aise avec lui. Ses yeux clairs et pénétrants avaient une façon à eux de percer ses défenses et de s’insinuer en elle à la recherche de la vérité, comme il s’était insinué dans la bibliothèque. Et elle n’était pas prête à lui laisser voir la vérité. Elle n’était pas prête à la voir elle-même. — Alfred Montbank, grimaça Samah, répugnant à prononcer ce nom de mensch, mais ayant apparemment renoncé à lui faire révéler son nom de Sartan, tu dois répondre de deux graves accusations devant ce Conseil. — Premièrement, tu es volontairement entré à la bibliothèque malgré les runes de défense qui en interdisent l’entrée. Tu as commis deux fois cette offense. La première, tu as prétendu que c’était par accident. Tu as déclaré que le bâtiment avait éveillé ta curiosité, et qu’en approchant de la porte, tu… euh… avais glissé et étais tombé à l’intérieur. Une fois là, la porte s’était refermée, alors tu étais parti à la recherche d’une autre sortie. Les faits sont-ils exacts en substance ? — En substance, répondit Alfred. Les mains croisées devant lui, il ne regardait pas le Conseil, mais dardait sur eux des regards furtifs sous ses paupières baissées. L’image même du coupable, se dit Orla contrariée. — Et en cette occasion, nous avons accepté cette explication. Nous t’avons expliqué pourquoi la bibliothèque était interdite à notre peuple, et nous sommes partis, pensant qu’il était inutile d’en dire plus. Pourtant, moins d’une semaine plus tard, on t’a de nouveau trouvé dans la bibliothèque. Ce qui nous amène à la seconde accusation, qui est aussi la plus grave : Cette fois, tu es accusé d’être entré dans la bibliothèque délibérément et d’une façon indiquant que tu avais peur de te faire appréhender. Est-ce vrai ? — Oui, dit tristement Alfred. Et j’en suis désolé. Je suis désolé d’avoir causé tant de perturbations alors que vous avez des soucis plus graves et plus pressants. Samah se renversa dans son fauteuil en soupirant, et se frotta les yeux. Orla le regarda, muette d’étonnement. Ce n’était pas le juge austère et impitoyable, c’était le père indulgent, contraint d’administrer une punition à un enfant chéri, quoique irresponsable. — Peux-tu dire au Conseil, mon Frère, pourquoi tu as bravé notre défense ? — Permettez-vous que je vous raconte certaines choses sur moi ? demanda Alfred. Cela vous aiderait à comprendre… — Je t’en prie, mon Frère, raconte. C’est ton droit de dire tout ce que tu juges bon devant ce Conseil. — Merci, dit Alfred, avec un pauvre sourire. J’ai vu le jour sur Arianus, l’un des derniers enfants sartans nés sur ce monde. C’était plusieurs siècles après la Séparation, après que vous soyez entrés dans le Sommeil. Les choses allaient mal pour nous sur Arianus. Notre population diminuait. Il ne naissait plus d’enfants, les adultes mouraient prématurément, sans raison apparente. Nous ne savions pas pourquoi, alors, mais je le sais peut-être maintenant{40}, ajouta-t-il comme se parlant à lui-même. Mais nous ne sommes pas là pour en discuter. La vie sur Arianus était très difficile pour les Sartans. Il y avait énormément de choses à faire, et trop peu de gens pour les faire. La population des menschs augmentait rapidement. Ils avaient fait de grands progrès dans les domaines mécanique et magique. Ils étaient beaucoup trop nombreux pour que nous puissions les contrôler. Et je crois que cela fut notre erreur. Nous ne nous contentions pas de les conseiller, et de les faire profiter de notre sagesse. Nous voulions les contrôler. Et comme nous ne le pouvions pas, nous les avons quittés, et nous nous sommes réfugiés sous terre. Nous avions peur. Notre Conseil décida que, puisque nous étions si peu nombreux, nous devrions mettre certains de nos jeunes en stase, en vue de les réveiller à une époque future, quand, espérions-nous, la situation se serait améliorée. Car nous étions sûrs que d’ici-là, nous aurions établi des contacts avec les trois autres mondes. Nous fûmes nombreux à nous porter volontaires pour dormir dans les cercueils de cristal. Je fus l’un d’eux. Nous vivions dans un monde que j’étais heureux de quitter. Malheureusement, j’ai été le seul à me réveiller. Samah, qui semblait n’écouter que d’une oreille, l’air patient et indulgent, se redressa en fronçant les sourcils. Un murmure parcourut l’assistance. Orla vit la solitude et l’angoisse de ce moment reflétées sur le visage d’Alfred, et son cœur se serra de pitié et de compassion. — Quand je me suis réveillé, j’ai découvert que tous mes frères et mes sœurs étaient morts. J’étais seul dans un monde de menschs. J’avais peur, terriblement peur. Je craignais que les menschs ne découvrent qui j’étais, découvrent mes capacités magiques, et tentent de m’obliger à les utiliser pour réaliser leurs ambitions. D’abord, je me suis caché. J’ai vécu… je ne sais pas combien d’années, dans le monde souterrain où les Sartans s’étaient retirés voilà si longtemps. Mais, les rares fois où je visitais la surface, je ne pouvais m’empêcher de voir les tribulations des menschs. Je me surpris à désirer les aider. Je savais que je pouvais les aider. Et il me vint à l’idée que les aider, c’était précisément ce que les Sartans étaient censés faire. Je me mis à penser que c’était égoïste de me cacher, alors que je pouvais, à mon humble mesure, essayer d’améliorer leur situation. Mais au lieu de cela, comme d’habitude, je n’ai souvent fait que l’empirer{41}. Samah remua nerveusement. — Ton histoire est véritablement tragique, mon Frère, et nous regrettons profondément d’avoir perdu tant des nôtres sur Arianus, mais nous savons déjà tout cela et je ne vois pas… — Prends patience, Samah, dit Alfred, avec une dignité tranquille qui, pensa Orla, lui allait très bien. Pendant toutes ces années que j’ai passées avec les menschs, je pensais sans cesse aux miens ; ils me manquaient. Et je réalisai avec regret que je n’avais pas assez apprécié leur présence. Je n’avais jamais posé de questions, ça ne m’intéressait pas. Je savais très peu de choses sur les Sartans, sur la Séparation. Je devins avide de ces connaissances. Je le suis toujours. Alfred promena sur l’assemblée un regard triste et suppliant. — Ne comprenez-vous donc pas ? Je veux savoir qui je suis. Pourquoi je suis là. Ce qu’on attend de moi. — Ce sont des questions de mensch, dit Samah, réprobateur. Indignes d’un Sartan. Un Sartan sait pourquoi il existe. Il sait ce qu’on attend de lui et agit en conséquence. — Si je n’avais pas été si longtemps livré à moi-même, je ne me serais sans doute pas posé ces questions, répondit Alfred. Mais je n’avais personne pour me conseiller. Il n’avait plus son attitude humble et accablée d’accusé, mais se redressait de toute sa taille, fortifié par la justesse de sa cause. — Et il me semble, par ce que j’ai lu à la bibliothèque, que d’autres ont posé ces questions avant moi et y ont trouvé des réponses. Plusieurs membres du Conseil se regardèrent, mal à l’aise, puis tous les yeux se fixèrent sur Samah. Il avait l’air grave et triste. — Je te comprends mieux maintenant, mon Frère. Je regrette que tu n’aies pas eu suffisamment confiance en nous pour nous dire tout cela plus tôt. Alfred rougit, mais ne baissa pas les yeux sur ses souliers comme à son habitude. Il continua à diriger sur Samah ce regard clair et pénétrant qui troublait si souvent Orla. — Je vais te décrire le Vieux Monde, mon Frère, dit le Conseiller, posant ses coudes sur la table et joignant le bout de ses doigts. On l’appelait la Terre. Autrefois, il y a bien des millénaires, il était habité uniquement par des humains. Conformément à leur nature belliqueuse et destructrice, ils finirent par déclencher une guerre catastrophique. Elle ne détruisit pas le monde comme certains l’avaient craint, mais elle le transforma à tout jamais. De nouvelles races naquirent sur les décombres. Personnellement, j’en doute. Je crois que ces races avaient toujours existé mais se cachaient jusqu’à l’avènement d’un nouveau jour. C’est alors qu’apparut la magie, dit-on, bien que tout le monde sache que cette antique force existait depuis l’origine du temps. Elle aussi attendait que le jour se lève. Au cours des siècles, bien des religions étaient nées, les menschs ne demandant qu’à se débarrasser de leurs problèmes sur quelque vague Être Suprême. De tels Êtres surnaturels étaient invisibles, capricieux, et leur existence ne pouvait faire l’objet que d’un acte de foi. Quand les Sartans sont arrivés au pouvoir, il n’est donc pas étonnant que les menschs se soient empressés de transférer leur allégeance sur nous, des êtres en chair et en os, qui édictâmes des lois sévères mais justes. Tout aurait été parfait si la puissance des Patryns {42} n’avait pas grandi à la même époque. Cela sema la confusion chez les menschs ; ils se mirent à suivre les Patryns, qui récompensèrent leurs esclaves par des pouvoirs et des richesses volés à d’autres. Nous combattîmes l’ennemi, mais la bataille fut rude. Les Patryns sont subtils et rusés. Par exemple, un Patryn n’acceptait jamais d’être couronné roi. Ils laissaient cela aux menschs. Mais on trouvait presque toujours auprès du roi un Patryn qui exerçait les fonctions de « mentor » ou de « conseiller ». — Pourtant, intervint Alfred avec douceur, d’après ce que j’ai lu, ces charges étaient souvent assumées par des Sartans. Samah fronça les sourcils à cette insinuation. — Nous étions de véritables guides, et faisions profiter les menschs de nos conseils et de notre sagesse. Nous ne nous servions pas de ces charges pour usurper les trônes, et pour réduire les menschs à un rôle de marionnettes. Nous cherchions à enseigner, élever, corriger. — Et si les menschs ne suivaient pas vos conseils, dit Alfred, le regardant dans les yeux, vous les punissiez. — C’est le devoir des parents de châtier un enfant imprudent et étourdi. Il est certain que nous avons obligé les menschs à prendre conscience de leurs erreurs. Comment pouvaient-ils progresser autrement ? — Mais que faites-vous du libre arbitre ? dit Alfred, s’avançant vers Samah, emporté par la passion. De la liberté d’apprendre par soi-même ? De faire ses propres choix ? Qui nous a donné le droit de déterminer le destin des autres ? Il était grave, éloquent, plein d’assurance. Il évoluait avec grâce. Orla était ravie. Il formulait tout haut les questions qu’elle s’était si souvent posées tout bas. Le Conseiller garda le silence pendant cette courte diatribe laissant le son des paroles d’Alfred s’estomper dans l’atmosphère tendue, puis il les retourna contre lui avec un calme étudié. — Un enfant peut-il s’éduquer lui-même, mon Frère ? Non. Il a besoin de ses parents pour le nourrir et le guider. — Les menschs ne sont pas nos enfants, rétorqua Alfred avec colère. Nous ne les avons pas créés. Nous ne les avons pas mis au monde ! Nous n’avons aucun droit de diriger leurs vies ! — Nous n’avons pas essayé de les gouverner, dit Samah en se levant. Nous leur avons permis d’agir. Souvent, nous avons assisté à leurs actions avec regret et tristesse. Ce sont les Patryns qui ont cherché à gouverner les menschs. Et qui, sans nous, y auraient réussi ! À l’époque de la Séparation, notre ennemi devenait très puissant. Des gouvernements de plus en plus nombreux étaient tombés sous leur coupe. Le monde était déchiré par des guerres, race contre race, nation contre nation, pauvres contre riches. Sombre et triste époque, et la situation ne faisait qu’empirer. Et ce furent les Patryns qui parvinrent à découvrir notre faiblesse. Par de viles ruses et par leur magie, ils convainquirent certains des nôtres que ce vague Être Suprême, que même les menschs avaient cessé d’adorer, existait réellement ! Alfred ouvrit la bouche, Samah l’arrêta de la main. — Permets-moi de continuer sans m’interrompre. Il se tut un moment, porta ses doigts à son front comme s’il souffrait. Il avait les traits tirés, fatigués. Il se rassit en soupirant et reprit : — Je ne blâme pas les victimes de ce subterfuge, mon Frère. Tous tant que nous sommes, nous avons aspiré, à un moment ou à un autre, à reposer notre tête sur le sein d’un Être plus fort et plus puissant que nous, à nous décharger de nos responsabilités sur un Être Tout-Puissant et Tout-Connaissant. De tels rêves sont agréables, mais il faut revenir un jour à la réalité. — Et je vais vous dire quelle était votre réalité. Arrêtez-moi si je me trompe, dit Alfred d’une voix douloureuse, les regardant avec pitié. Les Patryns devenaient de plus en plus puissants. Les Sartans se divisaient en factions. Certains commencèrent à renier leur divinité. Ils étaient prêts à adhérer à cette nouvelle vision. Ils menacèrent d’emmener les menschs avec eux. Vous étiez sur le point de tout perdre. — Tu n’as pas tort, murmura Orla. Samah qui lança un regard furibond, qu’elle sentit mais ne vit pas, car elle regardait Alfred. — Je suis indulgent avec toi, mon Frère, dit le Conseiller. Tu n’étais pas là. Tu ne peux pas comprendre. — Je comprends parfaitement, dit Alfred d’une voix ferme, se redressant de toute sa taille, presque beau, pensa Orla. Finalement, au bout de tant d’années, je suis parvenu à comprendre. Qui craigniez-vous vraiment ? Était-ce les Patryns ? Ou était-ce la vérité, à savoir que vous n’étiez pas la force motrice de l’univers ? Qu’en fait, vous ne valiez pas mieux que ces menschs que vous méprisiez ? Est-ce cela que vous craigniez ? Est-ce pour ça que vous avez détruit le monde, espérant détruire la vérité du même coup ? Orla retenait son souffle. Le visage assombri par la fureur contenue, Ramu lança un regard interrogateur à son père, comme pour lui demander la permission de dire ou faire quelque chose. Le chien, qui somnolait aux pieds d’Alfred, s’assit brusquement et, se sentant menacé, foudroya son entourage. Samah fixait Alfred en silence. La tension augmenta dans la salle. Alfred battit des paupières, sembla soudain réaliser ce qu’il venait de dire. Il commença à s’affaisser sur lui-même comme si sa force toute nouvelle le quittait peu à peu. — Je suis désolé, Samah. Je ne voulais pas… Alfred recula en chancelant, trébucha sur le chien. Le Conseiller se leva brusquement et vint se placer près de lui. Le chien gronda, couchant les oreilles, montrant les crocs, balayant lentement le sol de sa queue. — Chut ! lui dit Alfred avec embarras. Le Conseiller tendit la main. Alfred se recroquevilla, comme en l’attente d’un coup. Samah lui entoura les épaules de son bras. — Alors, mon Frère, tu ne te sens pas mieux maintenant ? lui dit-il avec bonté. Tu nous as ouvert ton cœur. Finalement, tu nous fais confiance. Comme tout aurait été plus simple si tu étais venu me trouver, pour me confier tes problèmes et tes doutes. Ou à Ramu, Orla, ou n’importe quel autre membre du Conseil. Maintenant, nous pouvons enfin t’aider. — Vous pouvez ? — Oui, mon Frère. Après tout, tu es un Sartan. Tu es des nôtres. — Je… suis… désolé d’être entré dans la bibliothèque, bredouilla Alfred. J’ai eu tort, je le sais. Je suis venu ici pour m’excuser. Je ne… je ne sais pas ce qui m’a pris de vous dire tout ça… — La blessure s’envenimait en toi depuis trop longtemps. Maintenant, l’abcès est vidé, et tu guériras bientôt. — Je l’espère, dit Alfred, dubitatif. Qu’allez-vous me faire maintenant ? — Te faire ? dit Samah, perplexe. Ah, tu penses à une punition ! Mon cher Alfred, tu t’es puni toi-même plus sévèrement que ne l’exigeait ce genre d’infraction. Le Conseil accepte tes excuses. Et chaque fois que tu voudras utiliser la bibliothèque, tu n’auras qu’à en demander la clé à Ramu ou à moi. Je crois que ça te ferait beaucoup de bien d’étudier l’histoire de notre peuple. Alfred le regarda, muet de surprise. — Le Conseil a encore quelques affaires mineures à traiter, dit Samah, lâchant Alfred. Assieds-toi. Nous allons les expédier rapidement, puis nous pourrons entrer chez nous. Sur un geste de son père, Ramu apporta une chaise à Alfred qui s’assit lourdement, affaissé sur lui-même, épuisé, hébété. Samah retourna s’asseoir et se mit à exposer quelques problèmes insignifiants qui auraient pu attendre. Les autres membres du Conseil, mal à l’aise et impatients de partir, n’écoutaient pas. Samah continua à parler, patiemment, calmement. Orla observait son mari, observait son beau visage brillant d’intelligence, observait son habileté à manipuler le Conseil. Il avait facilement remporté la partie sur le pauvre Alfred. Les membres du Conseil commencèrent à se détendre sous la voix apaisante de leur chef ; et ils rirent même quand il fit une plaisanterie. Ils vont partir, se dit Orla, et c’est la voix de Samah qu’ils entendront, pas celle d’Alfred. Ils auront oublié Alfred. Curieux, je n’avais jamais remarqué comme Samah nous manipule. Sauf que maintenant, ce n’est plus nous, c’est eux qu’il manipule. Pas moi. Plus jamais moi. Plus jamais. La réunion arriva enfin à son terme. Alfred n’écoutait pas, perdu dans de confuses rêveries ; il revint à lui en entendant bouger les autres. Samah se leva. Les autres membres du Conseil étaient détendus maintenant, à leur aise. Ils s’inclinèrent devant lui et devant chacun d’eux (pas devant Alfred, qu’ils ignorèrent) et s’en allèrent. Alfred chancela sur ses pieds. — Je croyais avoir trouvé la réponse, se dit-il. Où est-elle passée ? Comment ai-je pu la perdre si brusquement ? Peut-être que je me trompais. Peut-être que ce n’était qu’une ruse d’Haplo, comme dit Samah. — J’ai remarqué que notre hôte semble très fatigué, disait Samah. Femme, tu devrais ramener Alfred à la maison où il pourra se reposer et manger quelque chose. Les membres du Conseil étaient tous sortis ; seul Ramu s’attardait encore. Orla prit Alfred par le bras. — Comment te sens-tu ? Toujours chancelant, il tremblait. — Oui, répondit-il machinalement. J’aimerais bien me reposer. J’aimerais m’allonger un peu. — Bien sûr, dit Orla, soucieuse. Tu nous accompagnes, mon Mari ? — Non, pas tout de suite. J’ai besoin de discuter avec Ramu des petits problèmes que le Conseil vient de voter. Je vous rejoindrai pour le dîner. Alfred laissa Orla le piloter vers la porte. Il allait sortir de la Chambre du Conseil quand il s’aperçut que le chien ne les suivait pas. Il le chercha des yeux, et d’abord, ne le vit pas. Puis il aperçut le bout de sa queue sortant de sous la table du Conseil. Une pensée importune lui revint. Haplo avait dressé l’animal à lui servir d’espion. Il lui ordonnait souvent de suivre des gens sans méfiance dont il entendait les paroles par les oreilles du chien. En cet instant, Alfred comprit que le chien lui proposait le même service. Il allait rester avec Samah et Ramu, écouter leur conversation. — Alfred ? dit Orla. Le Sartan sursauta, bourrelé de remords. Il pivota sur lui-même sans regarder où il allait, se cogna dans la porte. — Alfred… oh ! là là ! Tu as le nez en sang ! — Je me suis cogné dans la porte… — Renverse la tête en arrière. Je vais te chanter des runes de guérison. Je devrais rappeler le chien, se dit Alfred, tout tremblant. Je ne devrais pas permettre ça. Je suis pire qu’Haplo. Il espionnait des étrangers, mais moi, j’espionne les miens. Je n’ai qu’à dire un mot, l’appeler, et le chien me rejoindra. Alfred lança un coup d’œil vers la table. — Chien… commença-t-il. Samah le regardait avec une ironie dédaigneuse, Ramu avec mépris. Mais tous deux le regardaient. — Que disais-tu à propos du chien ? demanda Orla, l’air inquiet. Alfred soupira, ferma les yeux. — Rien ; seulement que… je l’ai renvoyé à la maison. — Où tu devrais être en ce moment, dit Orla. — Oui, dit Alfred. Je suis prêt. Il avait atteint la porte extérieure de l’édifice quand il entendit, par les oreilles du chien, le père et le fils qui se parlaient. — Cet homme est dangereux. Voix de Ramu. — Oui, mon fils, tu as raison. Très dangereux. Et en conséquence, nous ne devons pas relâcher notre vigilance. — C’est vraiment ce que tu penses ? Alors, pourquoi l’avoir laissé partir librement ? Nous aurions dû lui faire la même chose qu’aux autres. — C’est impossible pour le moment. Les autres membres du Conseil, et surtout ta mère, n’accepteraient jamais. Naturellement, cela fait partie de son plan astucieux. Alors, laissons-lui croire qu’il nous a dupés. Laissons-le se détendre, laissons-le penser qu’il n’est plus soupçonné, plus surveillé. — Un piège ? — Oui, répondit Samah avec suffisance. Un piège pour le prendre en flagrant délit de trahison au bénéfice de son ami Patryn. Alors nous aurons assez de preuves pour les convaincre tous, même ta mère, que ce Sartan au nom de mensch complote notre perte. Alfred s’effondra sur un banc, devant l’édifice du Conseil des Sartans. — Tu as très mauvaise mine, dit Orla. Je crois que ton nez est fracturé. Tu as faim ? Si tu te sens trop faible pour marcher, je peux… — Orla, dit Alfred, levant les yeux sur elle. Je sais que je vais te paraître ingrat, mais pourrais-tu me laisser seul ? — Non, je ne peux pas… — Je t’en prie. J’ai besoin d’être seul, dit-il avec douceur. Orla l’observa d’un œil pénétrant, puis, se tournant vers l’édifice, elle en scruta l’intérieur, comme si elle pouvait voir dans le noir. Peut-être le pouvait-elle. Ses oreilles n’entendaient pas la conversation qui s’y déroulait, mais peut-être que son cœur l’entendait. Son visage se fit triste et grave. — Excuse-moi, dit-elle, et elle le quitta. Alfred gémit et enfouit son visage dans ses mains tremblantes. CHAPITRE XXIV PHONDRA, CHELESTRA Les événements ont déboulé sur nous comme une avalanche. Certains semblaient vouloir nous laminer, mais nous sommes parvenus à les esquiver et à survivre{43}. Nous restâmes encore quelques jours à Phondra, car nous avions beaucoup de détails à régler pour le voyage, comme vous l’imaginez sans peine : combien de personnes pouvaient embarquer sur chaque traque-soleil, ce que nous pouvions emporter ou non, les quantités d’eau et de nourriture nécessaires pour la durée du voyage, et bien d’autres choses dont je ne vous ennuierai pas. C’était assez d’avoir à les subir. On nous avait enfin permis d’assister aux réunions royales, Alake et moi. Nous en étions très fières. Lors de la première, on s’efforça d’être graves et sérieuses. On enregistra la moindre parole et on arrêta nos opinions, bien que personne ne nous les demandât. Mais le lendemain, tandis que mon père et Dumaka dessinaient par terre – pour la sixième fois – le plan d’un traque-soleil pour déterminer combien de tonneaux d’eau on pouvait embarquer dans la cale, on découvrit que le métier de souverain était, selon les paroles d’Alake, royalement enquiquinant. Nous étions coincées dans la maison-longue, où il faisait chaud et renfermé, forcées d’écouter Eliason parler interminablement des mérites de l’huile de poisson et de sa nécessité absolue pour les Elfes, tandis que dehors (nous le voyions par les interstices entre les rondins des murs) se passaient des choses passionnantes. Alake aperçut Haplo qui arpentait nerveusement le camp. Devon marchait près de lui. Notre ami s’était presque totalement remis de son accident. Son cou se cicatrisait rapidement, et, à part sa voix qui demeurait rauque, il était redevenu lui-même. (Enfin, presque. Je suppose qu’il ne sera plus jamais le Devon joyeux et insouciant que nous avions connu, mais il faut dire qu’aucun de nous ne sera plus jamais le même non plus.) Devon passait le plus clair de son temps avec Haplo. Ils ne se parlaient pas beaucoup, mais chacun semblait apprécier la compagnie de l’autre. Enfin, je suppose qu’Haplo était content d’être avec Devon, mais il est toujours difficile de savoir ce qu’il pense. Par exemple, il est d’humeur très sombre depuis quelques jours, ce qui est bizarre, si l’on pense que tout se termine selon ses désirs. Mais j’ai eu la nette impression qu’il était impatient de partir et que ces délais l’exaspéraient. Je les regardais tous les deux passer devant la maison-longue, me disant que si j’avais indiscrètement écouté dehors avec Alake comme d’habitude, il y aurait longtemps qu’on se serait sauvées ou endormies, quand je vis Haplo s’arrêter soudain, et regarder dans notre direction, le visage sombre. Puis il se retourna brusquement, manquant renverser l’Elfe stupéfait, et se dirigea vers la maison-longue. Je me sentis ravigotée, avec l’impression qu’il allait enfin se passer quelque chose. Alake l’avait vu venir, elle aussi, et se lissait les cheveux et rajustait ses clochettes d’oreilles. Elle se redressa, et feignit de s’intéresser passionnément à l’huile de poisson, alors qu’un instant plus tôt elle levait les yeux au ciel en essayant d’étouffer un bâillement. Ça me donna envie de rire, mais je me contentai de grogner, ce qui m’attira un regard réprobateur de ma mère. Le portier entra, s’excusa de son interruption, et annonça qu’Haplo avait une communication à faire. Naturellement il fut reçu immédiatement. (Il avait été invité à assister aux réunions, mais il n’était pas si bête.) Pour commencer, il dit qu’il espérait que nous avancions, nous rappelant une fois de plus que le temps pressait. — De quoi discutez-vous ? demanda-t-il, fixant le dessin tracé par terre. Comme personne ne semblait enclin à le lui dire, je répondis : — De l’huile de poisson. — De l’huile de poisson, répéta Haplo. Tous les jours, la puissance des Sartans s’accroît, le soleil s’éloigne un peu plus, et vous radotez sur l’huile de poisson. Nos parents eurent l’air honteux. Mon père baissa la tête, mordillant sa barbe. Ma mère soupira bruyamment. Eliason rougit, bredouilla quelque chose, se tut. — C’est difficile de quitter notre pays natal, dit finalement Dumaka, les yeux fixés au sol sur le dessin. D’abord, je ne vis pas ce que tout cela avait à voir avec l’huile de poisson, puis je compris que ces discussions interminables sur des détails insignifiants était leur façon à eux de retarder l’inévitable. Ils savaient qu’il fallait partir, mais ils n’en avaient pas envie. Soudain, je faillis éclater en sanglots. — Je crois que nous espérions un miracle, dit Delu. — Le seul miracle à attendre, c’est celui que vous réaliserez vous-même, dit Haplo avec irritation. Bon, voilà ce que vous allez emporter et ce que vous laisserez derrière vous. Accroupi près du dessin, il détailla ce que chaque homme, femme et enfant pouvait prendre avec lui, ce qu’il nous faudrait en arrivant à Surunan, et ce que nous pouvions abandonner parce que nous pouvions le fabriquer. Il nous dit ce qu’il nous faudrait en cas de guerre. En moins d’une heure, tout fut réglé. — Soyez prêts à rentrer chez vous demain. Une fois là, faites passer les consignes de rassemblement en certains lieux. Haplo se releva en s’essuyant les mains. — Les nains piloteront les traque-soleil jusqu’à Phondra et Elmas. Donnons une journée à chaque cité et village pour embarquer. Le rassemblement général de la flotte aura lieu à Gargan, dans quatorze cycles. Il faudra naviguer ensemble ; l’union fait la force. Et tous les traînards, termina-t-il avec un regard significatif à l’adresse des Elfes, seront abandonnés. Compris ? — Compris, dit Eliason avec un pâle sourire. — Parfait. Je vous laisse régler les derniers détails. Ce qui me rappelle que j’ai besoin d’un traducteur. Je veux poser aux dauphins quelques questions sur Surunan. Je me demandais si je pouvais vous emprunter Grundle ? — Prends-la, dit mon père, avec ce qui ressemblait fort à du soulagement. J’étais déjà debout, heureuse de m’en aller, et je me dirigeais vers la porte quand j’entendis un cri étouffé, et vis les yeux suppliants d’Alake. Elle aurait donné toutes ses clochettes d’oreilles, et sans doute ses oreilles avec, pour être avec Haplo. Je le tirai par la manche. — Alake parle le dauphin bien mieux que moi. En fait, je ne le parle pas du tout. Je trouve qu’elle devrait venir avec nous. Il me décocha un regard exaspéré, que j’ignorai. Alake et moi, on est amies. Il ne pourrait pas continuer à l’ignorer éternellement. — De plus, lui murmurai-je, elle viendrait de toute façon. Ce qui était vrai et me dédouanait. Alors il répondit, d’assez mauvaise grâce, qu’il serait enchanté qu’Alake nous accompagne. — Et Devon ? demandai-je, voyant l’Elfe attendre à l’écart, l’air perdu et désemparé. — Pourquoi pas ? l’entendis-je grommeler. Invite tout le village. Allons-y en procession. Je fis signe à Devon qui s’éclaira et nous rejoignit avec empressement. — Où allons-nous ? — Haplo veut parler aux dauphins. Nous l’accompagnons pour traduire. Au fait, ajoutai-je, prise d’une idée subite, les dauphins parlent nos langues, et toi aussi. Pourquoi ne leur parles-tu pas toi-même ? — J’ai essayé. Ils refusent de parler avec moi. — Vraiment ? dit Devon, stupéfait. C’est la première fois que j’entends ça. J’avoue que j’étais assez étonnée moi-même. Ces poissons cancaniers parlent à n’importe qui. En général, il n’y a pas moyen de les faire taire. — Je leur parlerai, proposa Alake. C’est peut-être parce qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un comme toi. Haplo grogna et se tut. Comme je l’ai déjà dit, il était d’humeur sombre et morose. Alake me regarda, inquiète, haussant un sourcil interrogateur. Je haussai les épaules et regardai Devon, qui secoua la tête. Aucun de nous n’avait la moindre idée de ce qui tracassait Haplo. On arriva sur le rivage. Les dauphins croisaient devant la plage, comme d’habitude, attendant que quelqu’un leur jette une nouvelle ou une morue juteuse, ou écoute leurs cancans. Mais dès qu’ils virent Haplo, ils firent demi-tour et repartirent vers le large. — Attendez ! leur cria Alake, tapant du pied. Revenez. — Vous voyez, dit Haplo, avec un geste d’impatience. — Qu’est-ce que tu attendais. Ce ne sont que des poissons, dis-je. Haplo les regardait, furieux et frustré, et nous regardait, furieux et rancuneux. Il me vint à l’idée qu’il n’avait pas envie de nous voir là, n’avait pas envie que nous entendions ce qu’il pensait qu’on lui dirait, mais il n’avait guère le choix. Je descendis au bord de l’eau, où Alake parlait avec un dauphin qui avait fait demi-tour à regret. Haplo resta en arrière, à bonne distance de l’eau. — Quel est le problème ? demandai-je. Alake couinait et sifflait. Je me demandai si elle savait comme c’était ridicule. Moi, on ne me prendra jamais à parler poisson. Elle se retourna. — Haplo a raison. Ils refusent de lui parler. Ils disent qu’il est de connivence avec les serpents-dragons, qu’ils craignent et haïssent. — Écoute, poisson, dis-je au dauphin, nous ne sommes pas gagas des serpents-dragons nous-mêmes, mais Haplo les tient par quelque chose. Il les a forcés à nous libérer et à réparer les traque-soleil. Le dauphin secoua violemment la tête, nous arrosant tous par la même occasion. Il se mit à émettre des couinements aigus, alarmants, en agitant ses ailerons. — Qu’est-ce qu’il a ? demanda Devon, nous rejoignant. — Ce sont des sottises ! s’écria Alake avec colère. Je ne te crois pas, et je ne vais pas rester à écouter des choses pareilles. Elle tourna le dos au dauphin forcené, et rejoignit Haplo sur la plage. — C’est inutile, dit-elle. Ils se comportent en enfants gâtés. — J’ai besoin de leur parler, dit Haplo. — Qu’est-ce qu’il lui a dit, le poisson ? demandai-je à Devon. — Il a dit que les serpents-dragons sont mauvais, encore plus que nous ne l’imaginons. Et qu’Haplo ne vaut pas mieux qu’eux. Qu’il a une haine personnelle contre ces Sartans. Autrefois, il y a très longtemps, son peuple a combattu les Sartans et a perdu. Maintenant, il veut se venger. Et il veut se servir de nous pour perpétrer sa vengeance. Quand nous aurons vaincu les Sartans pour lui, il nous livrera aux serpents-dragons. Je le regardai fixement, n’en croyant pas mes oreilles. Et pourtant, en un sens, je le crus. J’étais écœurée et effrayée. Et, à sa tête, Devon n’allait guère mieux. Les dauphins exagèrent souvent la vérité, ou ne disent qu’une vérité partielle, mais en gros, ils disent vrai. Je n’en ai jamais connu qui mente. On lorgna Haplo qui parlait avec Alake, essayant de la convaincre de retourner parler aux dauphins. — Qu’est-ce que tu en penses ? demandai-je à Devon. L’Elfe prit tout son temps pour répondre. — Je pense que les dauphins se trompent. J’ai confiance en lui. Il m’a sauvé la vie, Grundle. Il m’a sauvé la vie en me donnant une partie de la sienne. — Euh ? Cela n’avait aucun sens. J’allais le lui dire, quand il me fit taire. Alake revenait au bord de l’eau, Haplo sur les talons. Le voyant si près des vagues, et en grand danger de se faire éclabousser, je me dis que la question devait être d’importance. Alake convoqua le dauphin devant elle, arborant son air le plus impérieux, tous bracelets cliquetant. Ses yeux lançaient des éclairs, sa voix était autoritaire. Même moi, je fus impressionnée. Le dauphin nagea docilement vers elle. — Écoute-moi bien, dit Alake. Tu vas répondre aux questions de cet homme du mieux que tu pourras, sinon, dès cet instant, les Elfes, les humains et les nains fuiront tous les dauphins. — Tu excèdes un peu ton autorité, non ? dis-je en la poussant du coude. — La ferme, rétorqua-t-elle en me pinçant. Et acceptez de faire comme nous. On accepta. Devon et moi, on affirma avec conviction qu’aucun Elfe et aucun nain ne parlerait plus jamais avec un dauphin. Devant cette menace redoutable, les dauphins se mirent à se trémousser frénétiquement avec des couinements d’agonie, disant qu’ils ne pensaient qu’à notre bien. (Ils chargeaient un peu, si vous voulez mon avis.) Finalement – après des piaillements pathétiques qu’on ignora, — un poisson accepta de parler à Haplo. Et alors, après toute cette comédie, que pensez-vous qu’Haplo lui demanda ? L’interrogea-t-il sur les défenses des Sartans ? Sur le nombre des troupes gardant les remparts ? Sur leur habileté au lancer de la hache ? Pas du tout. Alake, ayant soumis le dauphin par l’intimidation, regarda Haplo, en attente. Haplo parlait couramment le dauphin. — Qu’est-ce qu’il dit ? demandai-je à Devon. Devon eut l’air perplexe. — Il leur demande comment s’habillent les Sartans. Peu de questions auraient pu plaire autant au dauphin (ce qui, me dis-je, devait être la raison pour laquelle Haplo l’avait posée.) Les dauphins n’ont jamais compris notre étrange propension à draper nos corps dans des tissus, comme ils n’ont jamais compris une autre de nos étranges habitudes, celle qui consiste à vivre sur la terre ferme et à gaspiller toute notre énergie à marcher, alors qu’il est si facile de nager. Mais, pour une raison inconnue, ils trouvent le port de vêtements hilarant, et, en conséquence, cela les fascine. Qu’une matrone elfienne aille au bal avec des manches ballons quand c’est la mode des manches droites, et tous les dauphins de la Merbonne en auront entendu parler dès le lendemain. Il nous régala donc d’un récit détaillé (Alake traduisant pour ma gouverne), que, dans l’ensemble, je trouvai assez ennuyeux. — Les dauphins disent que tous les Sartans s’habillent de la même façon. Les mâles portent de longues robes aux plis souples partant des épaules, et les femelles des robes exactement pareilles, mais ceinturées à la taille. Ces tuniques sont soit blanches, soit grises. La plupart ont leur ourlet bordé de dessins très simples, d’autres l’ont bordé d’un galon d’or. Les dauphins pensent que l’or indique un rang élevé dans la hiérarchie. Mais ils ne savent pas lequel. Devon et moi, on s’assit dans le sable, mornes et muets. Je me demandai s’il pensait la même chose que moi. J’eus ma réponse quand je le vis froncer les sourcils en répétant : — Il m’a sauvé la vie. — Les dauphins n’ont pas haute opinion des Sartans, me disait Alake à voix basse. Il semble que les Sartans posent sans arrêt des questions aux dauphins, mais quand les dauphins demandent des informations aux Sartans, les Sartans refusent de répondre. Haplo hocha la tête, apparemment peu surpris de ces renseignements. En fait, je voyais que rien ne le surprenait, comme s’il savait déjà tout d’avance. Je me demandai pourquoi il prenait la peine de se renseigner. Il nous avait rejoints et s’était assis dans le sable, entourant de ses bras ses genoux repliés. Il avait l’air détendu, prêt à passer là des signes. — Y a-t-il… autre chose que tu désires savoir ? demanda Alake, nous regardant comme si nous comprenions ce qui se passait. On ne lui fut pas d’un grand secours. Devon s’affairait à creuser des trous dans le sable, puis il les regardait se remplir d’eau et de petites créatures marines. Moi, j’étais furieuse et mal à l’aise, et je me mis à lancer des pierres au dauphin, pour voir si j’arrivais à l’atteindre. Ce stupide poisson, émoustillé par la question sur les vêtements, je suppose, s’éloigna un peu et se mit à batifoler en pouffant. — Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda Haplo. Il paraissait détendu, mais d’où j’étais assise, je voyais dans son œil une lueur froide comme un éclair qui se reflète sur de l’acier trempe. Naturellement, le dauphin ne demandait qu’à le dire. — Quoi ? demandai-je. — Il paraît qu’il y a un Sartan qui ne s’habille pas comme les autres, dit Alake, haussant les épaules. — Différent ? En quoi ? Le ton était détaché, mais je vis les mains d’Haplo se crisper. Les dauphins ne demandaient qu’à le décrire. Plusieurs s’approchèrent, parlant tous en même temps. Haplo écoutait avec attention. Il fallut un moment à Alake pour comprendre qui couinait quoi. — L’homme porte une jaquette et des culottes, comme les nains, sauf que ce n’est pas un nain. Il est bien plus grand. Il n’a pas de poils sur la tête. Ses vêtements sont avachis et fatigués, et les dauphins disent qu’il a l’air aussi fatigué et avachi qu’eux. Je surveillais Haplo du coin de l’œil, parcourue d’un frisson. Son expression avait changé. Il souriait, mais d’un sourire déplaisant qui me fit détourner les yeux. Il croisait les mains sur ses genoux à s’en blanchir les phalanges. C’était ça qu’il voulait entendre. Mais pourquoi ? Qui était cet homme ? — Les dauphins pensent que cet homme n’est pas un Sartan. Alake continuait à parler, perplexe, s’attendant à ce qu’Haplo mette fin à une conversation apparemment ennuyeuse. Mais il écoutait avec un tranquille intérêt, encourageant par son silence les dauphins à continuer. — Il est rarement en la compagnie des Sartans. Les dauphins le voient souvent se promener tout seul. Ils disent qu’il a l’air bien plus sympathique que les Sartans, dont le visage semble être resté congelé quand le reste de leur personne s’est dégelé. Les dauphins aimeraient bien lui parler, mais il a un chien avec lui qui aboie dès qu’ils approchent trop près… — Un chien ! Haplo broncha, comme s’il avait reçu un coup. Et même si je vis jusqu’à quatre cents ans, je n’oublierai jamais le son de sa voix, qui me fit dresser les cheveux sur la tête. Alake le regarda, médusée. Les dauphins, flairant un cancan de choix, s’approchèrent aussi près que possible sans s’échouer. — Un chien ? Et alors ? me murmura Devon. Je secouai mes favoris pour lui imposer le silence. Je ne voulais pas manquer ce qu’Haplo allait dire ou faire. Mais il ne dit rien, ne fit rien. Il resta assis, immobile. Pour une raison quelconque, cela me rappela une soirée récente à la taverne locale, où nous nous régalions de la rixe en cours. Un de mes oncles avait reçu un coup de chaise sur la tête et resta à terre un moment. Son expression était exactement la même que celle d’Haplo. D’abord, mon oncle eut l’air assommé, sonné. Puis la douleur le fit revenir à lui, son visage se contorsionna, et il gémit. Mais entre-temps, il avait réalisé ce qui lui était arrivé, et il entra dans une telle fureur qu’il en oublia sa souffrance. Haplo ne gémit pas. Il n’émit aucun son perceptible. Mais je vis son visage se convulser, s’assombrir de colère. Il se leva d’un bond, et, sans un mot, repartit vers le camp. Alake l’appela et aurait couru après lui si je ne l’avais pas retenue par l’ourlet de sa robe. Comme je vous l’ai dit, les Phondrans ne croient pas aux boutons ni à toutes autres attaches de ce type. Ils enroulent simplement une pièce d’étoffe autour de leur corps, assez solidement ajustée en temps ordinaire. Mais si l’on tire un bon coup en un endroit stratégique, tout peut se défaire d’un seul coup. Alake, sidérée, batailla avec ses voiles défaillants, et le temps qu’elle ait rajusté sa tenue, Haplo avait disparu. — Grundle ! s’écria-t-elle en me sautant dessus. Pourquoi as-tu fait ça. — J’ai vu sa tête, répondis-je. Et pas toi, à l’évidence. Crois-moi, il avait envie d’être seul. Je croyais qu’elle allait s’élancer à sa poursuite, et j’étais déjà debout pour l’arrêter, quand elle soupira en branlant du chef. — Moi aussi, j’ai vu sa tête, dit-elle simplement. Les dauphins couinaient d’excitation, exigeant des détails juteux. — Allez-vous-en ! Filez ! dis-je, les bombardant pour de bon avec des pierres. Ils s’éloignèrent, avec des piaillements offensés. Mais je remarquai qu’ils se mirent simplement hors de portée de mes pierres, et qu’ils gardèrent la tête hors de l’eau, bouche ouverte, nous observant attentivement de leurs petits yeux en boutons de bottines. — Stupides poissons ! dit sèchement Alake, rejetant la tête en arrière, ce qui fit carillonner ses clochettes d’oreilles. Sales cancaniers. Je ne crois pas un mot de ce qu’ils disent. Elle nous regardait, mal à l’aise, se demandant si nous avions entendu ce que les dauphins avaient dit sur Haplo et les serpents-dragons. J’essayai de prendre l’air innocent, mais je dus échouer. — Oh, Grundle ! Tu ne vas quand même pas croire ce qu’ils ont dit ! Qu’Haplo se sert de nous ! Devon, dit-elle, cherchant un allié, dis à Grundle qu’elle se trompe, qu’Haplo ne ferait jamais… ce qu’ils disent. Il ne le ferait pas, un point c’est tout ! Il t’a sauvé la vie, Devon ! Mais Devon n’écoutait pas. — Un chien, répétait-il, pensif. Il m’a parlé d’un chien. Je voudrais… je n’arrive pas à me rappeler. — Tu dois bien reconnaître, Alake, que nous ne savons rien de lui, dis-je. Ni d’où il vient, ni ce qu’il est. Maintenant, en ce qui concerne cet homme sans cheveux sur la tête et en vêtements avachis, Haplo savait qu’il était avec les Sartans. Il n’a pas du tout été surpris d’entendre parler de lui. En revanche, il a été étonné au sujet du chien, mais, à son air, la surprise ne devait pas être agréable. Qui est cet homme étrange ? Qu’est-ce qu’il a à voir avec Haplo ? Et quelle est l’importance de ce chien ? J’avais regardé Devon en parlant, mais l’Elfe ne me fut pas d’un grand secours. Il se contenta de hausser les épaules. — Désolé, Grundle. Je ne me sentais pas très bien à ce moment-là… — Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir sur Haplo, dit Alake avec colère, tripotant les plis de sa robe. Il nous a sauvé la vie. Il a sauvé la tienne deux fois, Devon ! — Oui, dit Devon sans la regarder, et cela a été très avantageux pour lui. — Tu trouves aussi, hein ? dis-je. Il est devenu le héros, le sauveur. Personne ne questionne jamais ce qu’il dit. Je crois que nous devrions dire à nos parents… Alake tapa du pied, tous bracelets cliquetants, toutes clochettes tintinnabulantes. Je ne l’avais jamais vue si furieuse. — Si tu fais ça, Grundle, je ne te parlerai plus jamais de ma vie ! Je le jure par l’Un ! — Il y a une façon d’en avoir le cœur net, dit Devon d’un ton conciliant pour la calmer. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Alake, mornement soupçonneuse. — Espionner… — Non ! Je vous l’interdis ! Je ne veux pas que vous l’espionniez… — Pas lui, dit Devon. Les serpents-dragons. Maintenant, c’est moi qui avais l’impression d’avoir reçu un coup de chaise sur la tête. Rien que l’idée me coupa le souffle. — Je suis d’accord avec toi, Alake, argua Devon, persuasif. Je désire croire Haplo. Mais nous ne pouvons pas fermer les yeux sur le fait qu’en général, les dauphins sont au courant des événements… — Généralement ! répéta Alake avec amertume. — Oui, c’est bien ce que je voulais dire. Et si une part de ce qu’ils ont dit était vrai, et une autre part fausse ? Et si, par exemple, les serpents-dragons se servaient d’Haplo ? Et s’il était en aussi grand danger que nous ? Avant de prévenir nos parents, je pense qu’il faudrait découvrir la vérité. — Devon a raison, dis-je. Au moins, pour le moment, les serpents-dragons semblent être de notre côté. Et, serpents ou pas, nous ne pouvons pas rester sur les lunes de mer. Il faut aller à Surunan. Et si nous soulevons cette question… Inutile de terminer ma phrase. On voyait tous d’ici comment cette information pouvait redémarrer les discussions, la méfiance et les soupçons. — Très bien, dit Alake. L’idée qu’Haplo pouvait être en danger l’avait gagnée à notre raisonnement, naturellement. Je regardai Devon avec une admiration toute nouvelle. Eliason avait raison. Les Elfes font de bons diplomates. — On fera ce que vous dites, dit Alake. Mais quand ? Et comment ? Faites confiance à un humain ! Il faut toujours avoir un plan ! — Il faudra attendre et observer pendant un certain temps, dit Devon. Il se présentera bien une occasion pendant le voyage. Soudain, une idée horrible me frappa. — Et si les dauphins vont raconter à nos parents ce qu’ils nous ont dit ? — Il faudra les surveiller, s’assurer qu’ils ne parlent ni à nos parents ni à personne, dit Alake, après quelques instants de réflexion, pendant lesquels aucun de nous ne trouva rien de mieux. Avec un peu de chance, nos peuples seront trop occupés pour s’amuser à cancaner. Mince espoir. Je ne mentionnai pas qu’il était non seulement probable mais logique que nos parents demandent des informations aux dauphins avant l’appareillage. Je m’étonnai qu’ils ne l’aient pas encore fait, mais je suppose qu’ils avaient des choses plus importantes en tête – comme l’huile de poisson. On tomba d’accord de surveiller étroitement nos parents, tout en préparant nos arguments en cas d’échec. Alake devait avertir Haplo discrètement, sans rien trahir, qu’il valait peut-être mieux ne pas parler avec les dauphins pendant un certain temps. Après quoi, on se sépara pour aller préparer le grand voyage et commencer à surveiller nos parents. Ils ont de la chance de nous avoir. Il faut que j’y aille. La suite à plus tard{44}. CHAPITRE XXV PHONDRA, CHELESTRA Le chien était avec Alfred. Haplo n’en doutait pas : le chien dont avait parlé les dauphins était son chien, et il était avec Alfred. L’idée l’irritait, le tracassait plus qu’il ne voulait se l’avouer, lui fouaillait la chair comme une flèche empoisonnée. Il se surprit à penser au chien, alors qu’il aurait dû se concentrer sur des questions plus importantes – le futur voyage, par exemple, et la guerre contre les Sartans. — Bon sang, ce n’est qu’un chien, se dit-il. Les Elfes et les nains embarquaient pour retourner dans leurs pays respectifs et préparer leurs peuples à la grande Traque Solaire. Haplo resta près d’eux jusqu’au dernier moment, rassurant les nains, encourageant les Elfes à l’action, résolvant tous les problèmes, réels et imaginaires. Ils n’avaient pas tous accepté de faire la guerre, pas encore. Mais il les amenait tout doucement à cette idée, sans qu’ils s’en aperçoivent. Et Haplo ne doutait pas que les Sartans ne leur fournissent l’ultime provocation. Les humains, avec leur impétuosité typique, voulaient débarquer tout de suite à Surunan, puis ouvrir les négociations. — Nous serons ainsi en position ne force pour négocier, déclara Dumaka. Les Sartans verront que nous sommes très nombreux et que nous avons déjà établi une tête de pont. Ils verront aussi que nous arrivons avec des intentions pacifiques. Ils regarderont par-dessus leurs murailles et verront des femmes et des enfants… — Ils regarderont par-dessus leurs murailles, et ils verront une armée, gronda Yngvar. Ils attraperont leurs haches d’abord et réfléchiront ensuite. — Je suis d’accord avec Yngvar, dit Eliason. Il ne faut pas intimider ces Sartans. Je propose de mettre en panne en mer, assez près pour que les Sartans voient nos nefs et soient impressionnés par notre nombre, mais assez loin pour qu’ils ne se sentent pas menacés… — Et qu’est-ce qu’il y aurait de mal à être un peu menaçants ? argua Dumaka. Je suppose que les Elfes vont se présenter à eux en rampant, prêts à leur laver les pieds. — Certainement pas. Les Elfes savent se tenir et présenter leurs propositions de manière civilisée et avec dignité. — Maintenant, tu as l’air de dire que les humains ne sont pas civilisés ! s’emporta Dumaka. — Qui se sent morveux… commença Yngvar, mais à ce stade, Haplo jugea bon d’intervenir. — Je trouve qu’il vaudrait mieux appliquer le plan d’Eliason. Sinon, les Sartans pourraient décider d’attaquer, comme le suggère Yngvar. Vos familles seraient éparpillées sur les plages, sans défense… Mieux vaut rester à bord. Je connais un mouillage non loin de Draknor, où vivent les serpents-dragons. Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-il vivement, voyant tous les sourcils se froncer à sa proposition. Ce ne sera pas trop près des serpents. Mais vous pourrez profiter de leur bulle d’air pour refaire surface, et, après ce long voyage, vous serez bien content de respirer une atmosphère plus pure. Une fois là, vous demanderez audience aux Sartans et ouvrirez les négociations. Son plan accepté, Haplo sourit à part lui. Il pouvait faire confiance aux menschs pour provoquer les hostilités par leurs paroles inconsidérées. Ce qui l’amena au problème suivant : les armes. Et en particulier, les armes magiques elfiennes. Aucune arme, qu’elles fussent fabriquées par les nains, les humains ou les Elfes, n’avaient la moindre chance contre la puissance de la magie runique des Sartans. Mais Haplo avait concocté un plan qui rétablirait l’égalité entre tous, un plan qui, en fait, donnerait l’avantage aux menschs. Il n’en avait encore parlé à personne ni aux menschs, ni même à ses alliés les serpents-dragons. L’enjeu était trop grand : la victoire sur l’ancien ennemi, Samah impuissant et à la merci du Patryn. Haplo en parlerait quand ils auraient besoin de le savoir, pas avant. Aucun Elfe vivant n’avait jamais connu la guerre, mais les armes magiques qu’ils fabriquaient autrefois étaient célébrées dans les ballades et les légendes. Eliason connaissait leur existence et les décrivit à Haplo. Ils entreprirent de déterminer lesquelles les Elfes pouvaient fabriquer rapidement, lesquelles ils pouvaient apprendre à manier efficacement – du moins suffisamment pour infliger plus de pertes aux ennemis qu’à eux-mêmes. Après quelques discussions, Haplo et Eliason se décidèrent pour l’arc et la flèche. Le roi des Elfes était passablement entiché de tir à l’arc – sport qui faisait encore partie des divertissements lors des réceptions elfiennes. Les flèches magiques se dirigeaient d’elles-mêmes vers la cible qu’on leur nommait, de sorte qu’il n’était pas indispensable de savoir viser. Les humains étaient déjà habiles au tir à l’arc, de même qu’au maniement de nombreuses autres armes. Et, bien que leurs armes ne fussent pas magiquement fortifiées (d’ailleurs, les humains ne voulaient pas entendre parler des armes magiques elfiennes, qu’ils trouvaient tout juste bonnes pour des femmelettes), le Convent avait le pouvoir de commander aux éléments pour les aider dans les batailles. Ce détail réglé, Gargans, Phondrans et Elmas se séparèrent amicalement. Les nains et les Elfes une fois repartis dans leurs pays, Haplo poussa un soupir de soulagement. Revenant vers sa hutte, il se disait qu’enfin tout semblait marcher selon ses souhaits. — Haplo ? dit Alake. Est-ce que je peux te parler ? C’est au sujet des dauphins. Il la regarda avec impatience, irrité de son intrusion. — Oui ? Et alors ? Alake se mordit les lèvres, l’air honteux. — C’est urgent, dit-elle d’un ton d’excuse. Sinon, je ne t’aurais pas dérangé. Je sais que tu as des problèmes importants en tête… Haplo se dit soudain que les dauphins avaient peut-être dit à la jeune fille certaines choses qu’elle ne lui avait pas traduites. Il se força à s’arrêter, à lui sourire, à prendre l’air content de la voir. — Je retourne à ma hutte. Tu veux m’accompagner ? Alake lui rendit son sourire – comme c’était facile de lui faire plaisir – et accorda son pas au sien, avançant avec grâce dans le tintement argentin de ses perles et de ses clochettes. — Eh bien, parle-moi des dauphins. — Ils ne sont pas méchants, mais ils aiment provoquer l’excitation, et, bien sûr, il leur est difficile de comprendre combien il est important pour nous de trouver une nouvelle lune de mer. Les dauphins ne comprendront jamais pourquoi nous vivons sur la terre ferme. Ils trouvent que nous devrions vivre dans l’eau, comme eux. Et ils ont vraiment très peur des serpents-dragons… Alake ne le regardait pas en parlant, et faisait tourner nerveusement ses bagues. Elle sait quelque chose, en conclut sombrement Haplo. Quelque chose qu’elle ne dit pas. — Désolé, Alake, dit-il en souriant, mais je ne trouve pas ces poissons très menaçants. — Mais j’ai pensé… enfin, nous avons pensé… Grundle et Devon sont d’accord avec moi… que si les dauphins parlaient avec nos peuples, ils pourraient dire des choses. Les dauphins, je veux dire. Des choses qui retourneraient nos parents et pourraient causer de nouveaux délais. — Quelles choses, Alake ? Haplo s’arrêta. Ils étaient arrivés près de sa hutte, il n’y avait personne dehors. — Qu’ont dit les dauphins ? — Rien ! balbutia-t-elle, baissant la tête. Je t’en prie, ne m’oblige pas à te le dire. Heureusement qu’elle ne vit pas l’expression d’Haplo. Il prit une profonde inspiration, résista au désir de la secouer jusqu’à ce qu’elle parle. Il la prit quand même par le bras, mais d’une main tendre, caressante. — Dis-le-moi, Alake. La vie de ton peuple est peut-être en jeu. — Cela n’a rien à voir avec mon peuple… — Alake, dit Haplo, resserrant sa main sur son bras. — Ils ont dit des choses terribles sur… sur toi ! — Quelles choses ? — Que les serpents-dragons sont mauvais, et que tu Tes autant qu’eux. Que tu te sers de nous. Alake releva la tête, les yeux flamboyants. — Je ne les crois pas ! Grundle et Devon non plus. Mais si les dauphins parlaient à nos parents… Oui, pensa Haplo, ce serait la fin. Quelle ironie ! Son grand dessein risquait de capoter à cause d’un banc de poissons ! — Ne t’inquiète pas, dit-elle vivement devant son air sombre. J’ai une idée. — Qu’est-ce que c’est ? dit Haplo, n’écoutant que d’une oreille, tout occupé à résoudre ce nouveau problème. — J’ai pensé, dit timidement Alake, que je pourrais demander aux dauphins de nager devant nous… en éclaireurs. Ils devraient adorer. Ils adorent se sentir importants. Je pourrais dire que c’est mon père qui le leur demande… Haplo réfléchit. Effectivement, cela empêcherait les poissons de trop parler. Et une fois à Surunan, il serait trop tard pour reculer, quoi que les dauphins puissent dire. — Bonne idée, Alake. Elle était radieuse. Il fallait si peu de chose pour la rendre heureuse. Une voix, qui ressemblait étrangement à celle de son seigneur, lui souffla à l’oreille : Tu peux faire n’importe quoi à cette fille. Sois gentil avec elle. Donne-lui quelques babioles, susurre-lui quelques mots doux dans la nuit, promets-lui le mariage. Elle deviendra ton esclave, fera tout pour toi, ira même jusqu’à mourir pour toi. Et cette affaire terminée, tu pourras toujours l’abandonner. Après tout, ce n’est qu’une mensch. Ils étaient toujours devant la hutte. Haplo la tenait par le bras. Alake se rapprocha. Il n’avait qu’à l’attirer à l’intérieur, et elle serait à lui. La première fois, il l’avait surprise et elle avait réagi instinctivement. Mais depuis lors, elle avait eu tout le temps de rêver à se trouver dans ses bras. Le désir avait supplanté la peur. En plus du plaisir qu’elle lui donnerait, elle lui serait utile. Elle espionnerait ses parents, les nains et les Elfes. Elle lui rapporterait toutes leurs paroles, toutes leurs pensées. Et il serait certain qu’elle garderait pour elle tout ce qu’elle savait. Il était peu probable qu’elle le trahisse. Mais cela serait une sécurité supplémentaire. Parfaitement décidé à la séduire, il se surprit à lui tapoter gentiment le bras comme à une enfant sage. — Bonne idée, répéta-t-il. Il n’y a pas un instant à perdre. Pourquoi ne vas-tu pas t’occuper des dauphins tout de suite ? Il s’écarta d’un pas. — C’est vraiment ce que tu veux ? demanda-t-elle, oppressée. — Tu as dit toi-même combien c’était important. Qui sait si, en ce moment même, ton père ne s’est pas mis en route pour aller parler aux dauphins ? — Non, dit-elle. Il est dans la hutte, en train de parler avec Mère. — Alors, c’est le moment idéal. — Oui, dit-elle, s’attardant encore un moment dans l’espoir qu’il change d’avis. Elle était jeune, ravissante. Haplo tourna les talons, entra dans sa hutte et se jeta sur sa paillasse, comme s’il était épuisé. Il attendit, immobile, dans la pénombre fraîche, d’entendre les pas d’Alake s’éloigner. Elle était blessée, mais beaucoup moins qu’elle aurait pu l’être. — Après tout, depuis quand ai-je besoin de l’aide d’une mensch ? Je travaille seul. Au diable cet Alfred, ajouta-t-il, incongru. Cette fois, je l’achèverai. Les traque-soleil arrivèrent à l’heure prévue. Deux s’amarrèrent pour embarquer la tribu de Dumaka. Les autres firent le tour de Phondra pour ramasser le reste de la population humaine. Haplo fut agréablement surpris de la diligence et de l’efficacité des humains, qui embarquèrent tout le monde avec le minimum d’histoires et de confusion. Considérant le camp désert, il se rappela avec quelle facilité les Squatters rassemblaient leurs affaires et repartaient. — Nous étions autrefois des nomades, lui expliqua Dumaka. Nous suivions le gibier sur toute l’étendue de Phondra, mais cela provoquait des guerres. Les hommes imaginent toujours que les antilopes sont plus grasses sur le territoire d’un autre. La paix s’est établie lentement, nous y avons travaillé pendant longtemps et avec acharnement. Je suis triste à la pensée d’être peut-être contraint de refaire la guerre. Delu s’approcha et le prit par la taille, et tous deux regardèrent, désemparés, leur village vide et désert. — Tout ira bien, mon Mari. Nous sommes ensemble. Les nôtres sont unis. L’Un qui guide les ondes nous protège. Nous emportons la paix dans nos cœurs et nous l’offrirons à ces Sartans en cadeau de bienvenue. J’espère qu’ils vous cracheront au visage, pensa Haplo. Son grand souci, c’était Alfred. Non seulement Alfred accueillerait ces menschs à bras ouverts, mais il était capable de leur donner son vieil habit de velours élimé. Pourtant, Haplo en venait à penser qu’Alfred n’était pas un Sartan typique. Il espérait mieux de Samah. Une fois à bord des submersibles, les humains ne pensèrent plus à pleurer. Leurs larmes séchèrent bientôt dans l’excitation du départ et l’attente d’un monde nouveau et censément riche. Aucun signe des serpents-dragons. Haplo voyageait sur le plus grand des submersibles, avec le chef et sa famille, ses amis et les membres du Convent. Le traque-soleil était en tout point semblable, en plus grand, au petit submersible sur lequel il avait déjà navigué. Arrivés à Gargan, ils trouvèrent les nains prêts à appareiller, mais les Elfes n’étaient pas là, ce qui ne surprit personne. Même Haplo se résigna à leur retard ; sa menace de les abandonner en arrière n’était destinée qu’à les aiguillonner. — Ce doit être le chaos chez eux, prédit Yngvar, acide. Mais les nefs sont pilotées par mes meilleurs capitaines, et j’ai envoyé l’armée en renfort. Ils seront là à temps, sinon dans les temps. Le contingent elfien arriva avec seulement quatre cycles de retard. Les submersibles avançaient au ralenti, roulant comme des baleines suralimentées. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Yngvar. — On est surchargés, voilà ce que ça veut dire, Vater ! pesta le capitaine, sur le point de s’arracher la barbe. On aurait eu plus vite fait de remorquer la lune de mer. Parce qu’à part ça, ces maudits Elfes ont tout emporté ! Va plutôt voir par toi-même ! Les nains avaient pensé à construire des couchettes pour les Elfes ; mais les Elmas, au premier coup d’œil, avaient refusé de dormir dans des installations si primitives. Ils avaient essayé d’embarquer leurs lits de bois chantourné, sur quoi le capitaine leur avait dit qu’il y avait de la place pour eux ou pour les lits, au choix, mais pas pour les deux. — J’espérais qu’ils choisiraient les lits, dit le nain à Yngvar, caustique. Au moins, ils ne font pas de bruit. Les Elfes avaient fini par accepter de dormir dans les couchettes, et ils s’étaient immédiatement mis en devoir d’embarquer leurs matelas de plume, leurs draps bordés de dentelle, leurs couvertures de soie et leurs oreillers de duvet. Et ce n’était qu’un début. Chaque famille possédait des objets précieux, hérités des aïeux, et qu’elle ne voulait pas abandonner – les choses les plus hétéroclites, allant de la pendule magique à la harpe qui joue toute seule. Un Elfe arriva avec un arbre dans un pot ; un autre avec vingt-sept oiseaux chanteurs dans vingt-sept cages d’argent. Finalement, ils arrivèrent à embarquer tout et tout le monde. Les Elfes étaient satisfaits, pour la plupart, mais il était impossible de circuler dans le traque-soleil sans marcher sur quelque chose ou quelqu’un. Puis commença la partie la plus difficile – l’abandon du pays natal. Les humains, habitués aux déplacements incessants, prenaient la chose avec philosophie. Les nains, tout en souffrant d’abandonner leurs grottes bien-aimées, furent d’un calme stoïque. Les Elfes étaient anéantis. Un capitaine nain rapporta qu’après toutes les larmes versées dans sa nef, il y avait plus d’eau dedans que dehors. Mais enfin, l’immense flotte de traque-soleil fut prête à appareiller vers leur nouveau pays. Les chefs des maisons royales se rassemblèrent sur le pont de la nef amirale pour conduire les prières, demandant à l’Un de protéger leur voyage et leur débarquement. Les prières terminées, les capitaines se mirent à échanger les signaux maritimes, et les submersibles s’enfoncèrent sous les vagues. À peine au large, un officier, livide et paniqué, s’approcha d’Yngvar et lui dit quelque chose à voix basse. Yngvar fronça les sourcils et regarda les autres. — Les serpents-dragons, dit-il. Haplo avait pris conscience de leur présence depuis un bon moment : les sigles de sa peau le picotaient et le démangeaient. — Laissez-moi leur parler, dit-il. — Comment leur « parler » ? demanda Yngvar, bourru. Nous sommes sous l’eau. — Il y a des moyens, dit Haplo, se dirigeant vers la cabine de pilotage accompagné – que ça lui plaise ou non – par les familles royales. Ses sigles bleus brillaient à travers sa chemise, reflétés dans les visages paniqués des menschs, qui connaissaient ce phénomène par leurs enfants, mais ne l’avaient jamais vu de leurs propres yeux. Haplo n’essaya pas de se convaincre que les serpents-dragons ne présentaient aucun danger. Son corps réagissait à leur présence avec l’instinct né de siècles d’expérience. La seule chose à faire, c’était d’ignorer l’avertissement, en espérant qu’avec le temps, son corps finirait par comprendre. Il entra dans la cabine, trouva l’équipage de nains blottis dans un coin. Le capitaine lui montra la mer. Les immenses corps des serpents-dragons ondulaient avec grâce, les fentes rouges de leurs yeux flamboyant dans l’eau verte. — Ils nous barrent la route, Vater. À mon avis, il faut faire demi-tour. — Pour aller où ? demanda Haplo. Retourner dans vos pays et attendre l’arrivée des glaces ? Je vais leur parler. La silhouette tremblotante et fantomatique d’un serpent-dragon parut dans la cabine, rayonnant la peur autour d’elle comme une eau glacée. Les nains de l’équipage qui n’étaient pas tout à fait paralysés par la terreur s’enfuirent en hurlant. Les autres ne purent que regarder en frissonnant. Le capitaine ne céda pas le terrain, mais sa barbe tremblait et il se soutenait à la barre pour ne pas tomber. Les familles royales demeurèrent également, courage qui leur valut l’admiration récalcitrante d’Haplo. Pour sa part, son instinct lui disait de courir, de nager, de disloquer les planches à mains nues pour s’échapper. Il lutta contre sa peur, parvint à la dominer, mais il avait la gorge sèche. — La flotte de traque-soleil est assemblée, Couronné. Nous naviguons vers Surunan, comme prévu. Pourquoi nous barrez-vous la route ? Les yeux rouges – simples reflets des yeux réels – flamboyèrent et se fixèrent sur Haplo. — Surunan est loin, le voyage est long. Nous sommes venus te guider, Maître. — C’est un piège ! dit Yngvar en un souffle, claquant des dents. — Nous pouvons trouver notre chemin tout seuls, ajouta Dumaka. Delu se mit soudain à psalmodier, levant dans sa main une pierre suspendue à son cou, sans doute un talisman protecteur. Les yeux rouges du serpent-dragon s’étrécirent un peu plus. — Silence, vous tous ! gronda Haplo, sans quitter des yeux le serpent-dragon. Nous te remercions de ton offre, Couronné, et nous te suivrons. Capitaine, maintenez votre nef dans le sillage du dragon, et ordonnez aux autres traque-soleil d’en faire autant. Le nain regarda son roi pour confirmation. Yngvar, le visage noir de colère et de terreur, se mit à secouer la tête. — Pas d’enfantillages, l’avertit Haplo à voix basse. S’ils voulaient vous tuer, ce serait fait depuis longtemps. Acceptez son offre. Ce n’est pas un piège. Je m’en porte garant… sur ma vie, ajouta-t-il, voyant que le nain hésitait encore. — Nous n’avons pas le choix, Yngvar, dit Eliason. — Et toi, Dumaka ? demanda le nain, la respiration oppressée. Qu’en penses-tu ? Mari et femme se consultèrent du regard. Delu haussa les épaules, acceptant à contrecœur. — Il faut penser à notre peuple. — D’accord, acquiesça Dumaka en fronçant les sourcils. — Très bien, dit Yngvar. Fais ce qu’on t’a dit. — Oui, Vater, répondit le capitaine, avec un regard méfiant sur Haplo. Mais dites à cette créature d’évacuer ma cabine. Je ne peux pas piloter ma nef sans équipage. Le serpent-dragon commençait déjà à disparaître, s’estompant lentement, ne laissant derrière lui qu’un vague malaise et les vagues craintes qui assaillent le dormeur sortant brusquement d’un cauchemar. Les menschs soupirèrent de soulagement, mais conservèrent leur air lugubre. L’équipage et les officiers revinrent, honteux, évitant les regards courroucés du capitaine. Haplo s’en alla. En sortant, il faillit renverser Grundle. Alake et Devon, sortant précipitamment de l’ombre d’une porte : — Tu as tort ! disait Alake à Devon. — Dans ton intérêt, j’espère… — Chut ! dit Grundle, apercevant Haplo. Ils se turent tous les trois. À l’évidence, Haplo venait d’interrompre une importante conversation, et il avait l’impression qu’il en était le sujet. Apparemment, les deux autres avaient aussi entendu les dauphins. Devon, honteux, détournait les yeux. Mais Grundle le regarda avec défi. — Encore en train d’espionner ? dit-il. Je croyais pourtant que vous aviez compris la leçon. — Faut croire que non, grommela Grundle. Le reste du voyage fut sans histoire. Ils ne virent plus les serpents-dragons, ne sentirent plus leur influence redoutable. Les submersibles naviguaient dans le sillage laissé par les immenses corps qui nageaient loin devant. À bord, la vie était morne, ennuyeuse, claustrophobe. Haplo était certain que les trois menschs mijotaient quelque chose. Mais, après les avoir étroitement surveillés quelques jours, il conclut qu’il avait dû se tromper. Alake l’évitait, se consacrant à sa mère et à ses études de magie, pour lesquelles elle éprouvait un nouvel intérêt. Devon et une troupe de jeunes Elfes passaient leur temps à s’exercer au tir à l’arc. Grundle était la seule qui lui donnât quelque inquiétude, et encore, ce n’était qu’un désagrément mineur, comme une piqûre de moustique. Plusieurs fois, il la surprit à le suivre, l’air grave et pensif, comme si elle avait du mal à se faire une opinion sur lui. Et quand elle s’apercevait qu’il l’avait vue, elle le saluait brusquement de la tête, ou secouait ses favoris à son adresse, tournait les talons et s’éloignait. Alake avait dit que Grundle ne croyait pas les dauphins. Apparemment, Alake s’était trompée. Haplo ne perdit pas son temps à discuter avec la naine. Après tout, ce que les dauphins leur avait dit, c’était vrai. Il se servait des menschs. Il passait le plus clair de son temps avec eux, les formant, les modelant, les amenant où il voulait qu’ils aillent. Sa tâche n’était pas facile. Les menschs, terrifiés par les serpents-dragons, pouvaient très bien admirer les Sartans ennemis. C’était la grande crainte d’Haplo, le coup d’os-rune qui pouvait mettre fin à la partie. Si les Sartans accueillaient les menschs à bras ouverts, Haplo était fini. Il s’échapperait, naturellement. Les serpents-dragons y veilleraient. Mais il reviendrait dans le Nexus les mains vides, faire un rapport humiliant à son seigneur. Quand il envisageait cette possibilité, il n’était pas du tout sûr de retourner dans le Nexus. Plutôt mourir… Le temps passait vite, même pour le Patryn, impatient de rencontrer son grand ennemi. Il était allongé dans sa couchette quand il entendit un raclement, sentit une secousse parcourir la nef. Des cris alarmés retentirent, bientôt calmés par la voix rassurante du roi. Les submersibles flottèrent vers le haut, crevèrent la surface. Ils se retrouvèrent à l’air libre et à la lumière – une lumière vive et brillante. Les nefs avaient rattrapé le soleil. CHAPITRE XXVI SURUNAN, CHELESTRA Alfred passa le plus clair de la journée et une bonne partie de la nuit à se remémorer la conversation surprise entre Samah et son fils. Il l’entendait sans interruption dans sa tête, mais une phrase, surtout, revenait avec plus d’insistance. Nous aurions dû lui faire la même chose qu’aux autres. Quels autres ? Ceux qui avaient découvert qu’ils n’étaient pas des dieux, qu’ils étaient (ou auraient dû être) des fidèles ? Ceux qui avaient découvert que les Sartans n’étaient pas le soleil, mais simplement une autre planète ? Que leur était-il arrivé ? Qui étaient-ils ? Il regarda autour de lui, comme s’attendant à les voir assis dans le jardin d’Orla. Les hérétiques n’étaient pas à Chelestra. Ils ne siégeaient pas au Conseil. Malgré quelques divergences, les membres du Conseil, à l’exception d’Orla, semblaient unis derrière Samah. Peut-être Ramu voulait-il dire qu’ils avaient suivi une thérapie et avaient été reconvertis aux façons de penser des Sartans. C’était une idée consolante, et Alfred désirait y croire de toutes ses forces. Il passa près d’une heure à se convaincre que c’était ça. Mais cette partie de lui-même qui semblait toujours aller son chemin indépendamment de lui (et entraînait ses pieds avec elle) lui soufflait que, comme d’habitude, il refusait de regarder la réalité en face. Cette lutte intérieure le laissa épuisé et malheureux. Il était fatigué de tout ça, fatigué de lui-même, fatigué de ses discussions intérieures. Aussi la vue d’Orla qui le cherchait lui fit-elle chaud au cœur. Il lui semblait qu’elle l’évitait depuis quelque temps. — Ah, te voilà, dit Orla d’un ton affairé, indifférent, comme elle aurait parlé au chien dormant aux pieds d’Alfred. Stupéfait de son ton détaché, Alfred soupira. À l’évidence, elle l’exécrait maintenant. Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir. — Je suis là, répondit-il. Où pensais-tu me trouver – à la bibliothèque ? Orla rougit de colère, puis pâlit, et se mordit les lèvres. — Désolée, dit-elle. Je suppose que j’ai bien mérité ça. — Non, c’est moi qui suis désolé, dit Alfred, consterné. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Veux-tu t’asseoir ? — Non, merci, dit Orla, de plus en plus rouge. Je ne peux pas rester. Je suis venue te dire que nous avons reçu un message des menschs. Ils sont arrivés à Draknor. Ils nous demandent audience, termina-t-elle d’une voix dure. — Qu’est-ce que Draknor ? Un durnai ? — Oui, pauvre créature. Les durnais avaient été prévus pour hiberner pendant l’absence du soleil, puis nous les aurions réveillés. Après notre départ, la plupart des durnais ne se sont pas réveillés. Je doute même que les hommes, qui vivent sur eux depuis si longtemps, aient conscience de vivre sur un être vivant. Malheureusement, les serpents-dragons ont réalisé immédiatement que les durnais étaient vivants. D’après les dauphins, ils ont dévoré le leur lentement, le rongeant peu à peu. Il vit dans une peur et une agonie perpétuelles. Oui, ajouta-t-elle, voyant Alfred pâlir d’horreur. Et ce sont ces créatures qui se sont alliées avec ton ami le Patryn. Et avec les menschs. Alfred en avait la nausée. Il baissa les yeux sur le chien, qui dormait paisiblement. — Je n’arrive pas à le croire. Pas même d’Haplo. C’est un Patryn – froid, dur, ambitieux. Mais ce n’est pas un lâche. Ce n’est pas un sadique. Il ne prend pas plaisir à tourmenter les impuissants, à infliger de la peine. — Pourtant, il est à Draknor, et les menschs sont avec lui. Mais ils n’ont pas l’intention d’y rester. Ils veulent s’établir ici, dans notre royaume, dit Orla, considérant son jardin luxuriant. Ce sera le sujet de cette audience. — Naturellement, ils ne peuvent pas rester sur Draknor. Ce doit être épouvantable. Et ici, il y a toute la place qu’il leur faut, dit Alfred, plus joyeux que depuis bien longtemps. Puis il vit l’expression d’Orla. — Vous avez l’intention de les laisser s’établir sur Surunan, n’est-ce pas ? dit-il. Il vit la réponse dans ses yeux et la regarda, atterré. — Je n’arrive pas à y croire ! Vous allez les renvoyer ? — Le problème, ce n’est pas les menschs, dit Orla. C’est celui qui les accompagne. Le Patryn. Il a demandé à venir à l’audience. — Haplo ? dit Alfred, étonné. Au son de ce nom, le chien se leva d’un bond, oreilles dressées, yeux en alerte. — Là, là, dit Alfred, caressant l’animal pour le calmer. Il n’est pas là. Pas encore. Le chien gémit et se recoucha, le museau sur les pattes. — Haplo, assistant à une réunion de Sartans ? murmura Alfred, troublé de cette nouvelle. Il doit être bien sûr de lui pour se révéler à vous. Bien sûr, vous savez déjà qu’il est à Chelestra. Et il sait sans doute que vous savez. Quand même, ça ne lui ressemble pas. — Sûr de lui ! dit sèchement Orla. Évidemment qu’il est sûr de lui ! Il est l’allié des serpents-dragons, sans parler des milliers de guerriers menschs… — Mais peut-être que les menschs veulent seulement vivre en paix, suggéra Alfred. — Franchement, tu le crois ? dit Orla, stupéfaite. Comment peux-tu être si naïf ? — Je reconnais que je ne suis pas aussi sage et intelligent que vous, dit humblement Alfred. Mais ne devriez-vous pas au moins écouter ce qu’ils ont à dire ? — Naturellement que le Conseil les écoutera. C’est pourquoi Samah a accepté cette réunion. Et il veut que tu y assistes. C’est ce que je venais te dire. — Alors, tu n’es pas venue de toi-même, dit doucement Alfred, baissant les yeux sur ses souliers. J’avais raison. Tu m’évites. Non, ne t’inquiète pas, je comprends. Je t’ai assez compliqué la vie. Mais ta conversation me manque. Ta voix me manque. Ton visage me manque, termina-t-il en levant les yeux. — Alfred, je t’en prie ! Je te l’ai déjà dit… — Je sais. Excuse-moi. Ce serait une bonne idée que je quitte ta maison, et même que je quitte Chelestra. — Non, Alfred ! Ne sois pas ridicule. Ta place est ici, avec nous, avec ton peuple… — Tu crois ? Alfred la regarda gravement et reprit : — Orla, qu’est-il arrivé aux autres ? — Les autres ? Quels autres ? demanda-t-elle, perplexe. — Les hérétiques. Avant la Séparation. Qu’est-ce qui leur est arrivé ? — Je… je ne sais pas de quoi tu parles, dit-elle. Mais Alfred vit qu’elle le savait. Elle était devenue livide, les yeux dilatés d’effroi. Elle entrouvrit les lèvres comme pour parler, mais aucun son n’en sortit. Elle se retourna vivement et quitta le jardin presque en courant. Très malheureux, Alfred se rassit sur son banc. Il commençait à avoir très peur… de son propre peuple. La réunion entre les Sartans et les menschs avait été réglée par les dauphins, qui, comme l’avait dit Alake, adoraient se sentir importants. À faire l’allée et venue d’un groupe à l’autre, pour fixer l’heure, changer l’heure, confirmer l’heure, discuter quand, comment et avec qui elle se tiendrait, les dauphins étaient très affairés et ne pensèrent pas à mentionner leurs soupçons sur Haplo et les serpents-dragons. Ou peut-être que, dans l’excitation du moment, les dauphins oublièrent complètement le Patryn. Comme disait Grundle, qu’est-ce qu’on peut attendre d’une intelligence de poisson ? Sur ses gardes, Haplo assistait à tous les entretiens avec les dauphins, leur demandant de parler une langue des menschs, afin de savoir tout ce qui se disait. D’ailleurs, c’était une précaution inutile. Les chefs des maisons royales avaient des soucis plus pressants et pas le temps d’écouter des commérages. Pour l’heure, les menschs discutaient du lieu de réunion avec les Sartans : sur la terre ferme, ainsi que le désiraient les Sartans, ou en mer. Dumaka, qui avait déjà décidé que ces Sartans ne lui plaisaient pas, préférait les obliger à venir jusqu’à eux. Eliason trouvait qu’il était plus poli de se rendre chez les Sartans. — Après tout, c’est nous qui venons en suppliants. Yngvar grommela que peu lui importait le lieu de la réunion, pourvu que ce fût sur la terre ferme. Il en avait jusque-là de vivre dans une maudite nef. Haplo observait sans rien dire. Il les laissait discuter pour se défouler, puis il intervenait et leur disait ce qu’il fallait faire. Finalement, les Sartans déclarèrent que la réunion aurait lieu à Surunan ou pas du tout. Haplo eut un petit sourire entendu. Au large, dans les eaux « efface-magie » de la Merbonne, les Sartans seraient à la merci des menschs… ou de quiconque les accompagnant. Mais il était trop tôt pour penser à ça. Les menschs n’étaient pas d’humeur guerrière. Pas encore. — Rencontrez les Sartans à Surunan, leur conseilla Haplo. Ils veulent vous impressionner par leur force. Et il ne serait pas mauvais que vous leur donniez l’impression d’avoir réussi. — Nous impressionner, nous ! répéta Delu avec dédain. Les dauphins repartirent avec l’accord des menschs, revinrent pour annoncer que les Sartans invitaient les représentants royaux le lendemain matin. Ils seraient introduits devant le Conseil des Sartans et pourraient présenter leurs requêtes à cette auguste assemblée. Les représentants royaux acceptèrent. Haplo retourna s’allonger sur sa couchette. Jamais de sa vie il n’avait éprouvé une pareille excitation. Il avait besoin de solitude et de silence pour calmer son cœur qui battait la chamade, son sang qui lui brûlait les veines. Si ses plans réussissaient – et, à ce stade, il ne voyait pas ce qui pourrait les faire échouer – il reviendrait dans le Nexus en triomphateur, avec le grand Samah prisonnier. Cette victoire le vengerait, compenserait ses erreurs passées. Une fois de plus, il serait le premier dans l’estime de son seigneur, l’homme qu’il aimait et révérait au-dessus de tous les autres. Et, par la même occasion, Haplo avait bien l’intention de récupérer son chien. CHAPITRE XXVII SURUNAN, CHELESTRA Alfred savait très bien pourquoi on l’avait invité à la réunion entre les menschs et le Conseil des Sartans, et à laquelle on ne l’aurait jamais prié en temps normal. Samah avait accepté qu’Haplo accompagne les menschs. Le Conseiller surveillerait étroitement Alfred, pour surprendre le moindre signe d’intelligence entre eux. Si Alfred et Haplo s’étaient rencontrés en des circonstances normales, Alfred n’aurait eu aucune raison de s’inquiéter. Haplo aurait fait semblant de ne pas le voir. Mais maintenant, Alfred avait le chien. Comment Alfred se retrouvait avec le chien sur les bras, comment Haplo l’avait-il perdu, voilà des questions auxquelles le Sartan était bien incapable de répondre. Dès qu’il aurait vu le chien, Haplo demanderait qu’il le lui rende, Alfred en avait bien l’impression. Et Samah obtiendrait vraisemblablement du même coup la preuve qu’il cherchait – à savoir qu’Alfred était de mèche avec un Patryn. Et Alfred ne pouvait absolument rien faire pour l’éviter. Il eut envie de ne pas aller à la réunion, de se cacher quelque part dans la cité. Dans son désarroi, il pensa même à repasser les Portes de la Mort. Il fut forcé de rejeter ces solutions pour des raisons diverses, — la principale étant que Ramu ne le quittait pas d’une semelle. Ramu pilota Alfred et le chien jusqu’à l’édifice, et les introduisit dans la Chambre du Conseil. Les membres du Conseil avaient déjà pris place. Ils regardèrent Alfred, l’air sévère, et détournèrent les yeux. Ramu lui indiqua une chaise, puis se posta derrière lui. Le chien se roula en boule aux pieds du Sartan. Alfred essaya de rencontrer le regard d’Orla. Sans succès. Elle était calme, digne, froide comme la table de marbre sur laquelle reposaient ses mains. Comme les autres Conseillers, elle refusait de le regarder en face. Mais Samah compensait largement la frilosité de ses collègues. Regardant dans la direction du Conseiller, Alfred déconcerté, constata que les yeux sévères de Samah étaient braqués sur lui. Alfred essaya de ne pas le regarder, mais ce fut pire, car il sentait sur lui les yeux de Samah, même s’il ne les voyait pas, et il se recroquevillait lui-même. Absorbé dans ses vagues terreurs, Alfred ne remarqua pas tout de suite l’arrivée des menschs, s’en aperçut seulement quand les Conseillers se mirent à murmurer et marmonner entre eux. Les menschs entrèrent, très droits, d’une démarche fière et digne, essayant de ne pas paraître impressionnés par les spectacles merveilleux qu’ils avaient vus sur leur route. Mais les membres du Conseil ne faisaient guère attention à eux. Tous les yeux étaient fixés sur une silhouette, sur la peau tatouée de runes bleues du Patryn, qui entra derrière les menschs et resta à l’écart dans un coin sombre. Haplo savait qu’ils l’observaient. Bras croisés, nonchalamment appuyé contre le mur, il arborait un sourire serein. Il jeta un coup d’œil sur chacun des membres du Conseil, son regard s’attarda brièvement sur Samah, puis se posa sur une personne. Alfred s’empourpra jusqu’aux oreilles. Le sourire d’Haplo se crispa. Ses yeux passèrent d’Alfred au chien, endormi sous la table, inconscient de l’arrivée de son maître. Le Patryn reporta les yeux sur Alfred. Pas encore, lui dit silencieusement Haplo. Je ne ferai rien pour le moment. Mais tu ne perds rien pour attendre. Alfred gémit intérieurement, les bras et les jambes recroquevillés comme des pattes d’araignée morte. Maintenant, tout le monde le regardait : Samah. Orla. Ramu. Les autres membres du Conseil. Il vit dédain et mépris dans tous les yeux, sauf dans ceux d’Orla, où il vit de la pitié. Si les Portes de la Mort avaient été à côté de lui, il s’y serait jeté tête la première sans réfléchir et sans regret. Il ne prêtait aucune attention à la cérémonie. Il eut la vague impression que les menschs prononçaient quelques paroles de politesse, puis se présentèrent. Samah se leva, et présenta à son tour les membres du Conseil (sans leur donner leurs véritables noms de Sartans, mais des noms de menschs). — Si vous permettez, ajouta Samah, je parlerai en humain. Je trouve cette langue bien adaptée à ce genre de discussions. Naturellement je fournirai des traductions en nain et en elfe. — C’est inutile, dit le roi des Elfes en humain impeccable. Chacun de nous parle les langues des deux autres. — Vraiment ? murmura Samah, haussant un sourcil étonné. Entre-temps, Alfred s’était suffisamment calmé pour observer et écouter les menschs. Ce qu’il vit et entendit lui plut. Les deux nains – le mari et la femme – avaient la dignité et la fierté farouches des meilleurs de leur race. Les humains – mari et femme également – avaient la vivacité de mouvement et de langage de leur peuple, mais tempérée par l’intelligence et le bon sens. L’Elfe était seul, l’air pâle et douloureux – affligé d’un deuil récent, se dit-il, remarquant ses vêtements blancs. Le roi des Elfes avait la sagesse de son grand âge, à laquelle s’ajoutait la sagesse accumulée par son peuple au cours des générations – sagesse qu’Alfred n’avait pas souvent vue à l’œuvre chez les Elfes des autres mondes. Et les trois races disparates étaient unies ! Ce n’était pas une alliance conclue à la hâte pour les besoins du moment, mais une union qui, à l’évidence, durait depuis très, très longtemps, soigneusement entretenue jusqu’à ce qu’elle ait pris racine. Alfred fut très favorablement impressionné, et il supposa que Samah et le Conseil l’étaient autant que lui. Les membres du Conseil s’étaient levés chacun à leur tour lors des présentations, puis se rassirent. — Asseyez-vous, je vous en prie, dit Samah avec un geste gracieux de la main. Les menschs regardèrent autour d’eux. Pas de chaises. — Est-ce une plaisanterie ? demanda Dumaka, fronçant les sourcils. Ou devons-nous nous asseoir par terre. — Que voulez… Oh, excusez cet oubli ! dit Samah, réalisant brusquement son erreur. Le Conseiller chanta quelques runes. Des chaises en or massif parurent derrière chacun des menschs. Le nain, sentant quelque chose de dur contre son postérieur, sursauta, alarmé. Il se retourna, et, voyant une chaise là où il n’y en avait pas l’instant d’avant, il ravala brusquement son air et jura entre ses dents. Les humains restèrent quelques instants déconcertés. Seul l’Elfe demeura calme et impassible. Très cool, Eliason s’assit, ramena ses pieds sous lui et croisa les mains sur ses genoux, selon la coutume des Elfes. Delu s’assit avec une dignité pleine de grâce. D’une brusque secousse, elle fit asseoir son mari furibond. Dumaka serrait les poings, dont les veines saillaient sous sa peau luisante. Yngvar décocha un regard sombre à sa chaise, un regard encore plus sombre au Sartan. — Je resterai debout, dit le nain. — Comme vous voudrez, dit Samah, qui allait continuer quand l’Elfe prit la parole. — Et une chaise pour Haplo ? Notre ami ? dit-il, montrant d’un geste gracieux le Patryn, toujours debout contre le mur. — C’est cet homme que vous honorez du nom d’« ami » ? demanda Samah, une nuance mauvaise dans la voix. — Certainement qu’il est notre ami, répliqua Delu. Enfin, rectifia-t-elle avec un regard chaleureux à l’adresse d’Haplo, nous serions honorés qu’il nous accepte comme tels. — « Sauveur », c’est le nom que lui donne mon peuple, dit doucement Eliason. Samah étrécit les yeux, se pencha légèrement, mains croisées sur la table. — Que savez-vous de cet homme ? Rien, je parie. Savez-vous, par exemple, que lui et son peuple sont depuis longtemps nos ennemis les plus acharnés ? — Autrefois, nous étions tous des ennemis acharnés, dit Yngvar. Les nains, les humains et les Elfes. Nous avons fait la paix. Vous devriez peut-être en faire autant. — Nous pourrions vous aider à négocier si vous voulez, proposa Eliason avec le plus grand sérieux. Ces réactions inattendues prirent Samah au dépourvu, le laissant momentanément sans voix. Alfred réprima une violente envie d’applaudir. Haplo, toujours debout dans son coin, continua à sourire. Samah se ressaisit. — Merci de votre proposition, mais les différends qui séparent notre peuple et le sien dépassent votre compréhension. Entendez mon avertissement. Cet homme est un danger pour vous. Lui et son peuple ne désirent qu’une chose, et c’est la souveraineté absolue sur vous et votre monde. Rien ne l’arrêtera pour atteindre ce but : ruse, tromperie, mensonge, trahison. Il vous donnera l’impression d’être votre ami, mais il sera en fait votre pire ennemi. Dumaka se leva d’un bond, furieux. L’Elfe devança sa colère, le calma de quelques paroles apaisantes et poursuivit : — Cet homme, au péril de sa vie, a sauvé la vie de nos enfants. Il a négocié un accord de paix entre nous et les serpents-dragons. Nous lui sommes redevables d’être arrivés sains et saufs dans ce royaume où nous espérons nous installer. Sont-ce là les actes d’un ennemi ? — Ce sont les ruses d’un ennemi, répliqua froidement Samah. Mais je ne vais pas discuter avec vous. Je vois qu’il vous a complètement subjugués. Les menschs semblaient vouloir parler, mais le Conseiller leva une main impérieuse pour demander le silence, et reprit : — Vous êtes venus nous demander de partager notre royaume avec vous. Nous accédons à votre requête. Vos peuples pourront occuper les parties de Surunan que nous vous désignerons. Nous vous donnerons un gouvernement et des lois que vous suivrez. Nous travaillerons avec vous pour vous aider à améliorer votre situation économique. Nous vous instruirons, vous et vos enfants. Nous ferons cela et bien davantage pour vous, à une seule condition. Il regarda Haplo d’un air significatif. — Vous vous débarrasserez de cet homme. Vous lui ordonnerez de partir. S’il est votre « ami », comme vous le prétendez, il ne pensera qu’à votre intérêt et il s’exécutera sans difficulté. Les menschs fixèrent le Conseiller, tellement choqués qu’ils en restèrent sans voix. — Notre intérêt ! parvint enfin à articuler Dumaka. Qu’est-ce que vous voulez dire par « notre intérêt » ? — Un gouvernement pour nous ? Des lois pour nous ? Dit Yngvar, se frappant la poitrine. Les nains gouvernent les nains, et personne ne prend nos décisions pour nous – ni humains, ni Elfes, ni vous ! — Même si vous faites sortir les chaises en or du néant ! dit Hilda avec un reniflement dédaigneux. — Les humains choisissent eux-mêmes leurs amis ! Et ils choisissent aussi leurs ennemis ! s’écria Delu avec passion. — Du calme, mes amis, intervint doucement Eliason. Nous étions d’accord pour que ce soit moi qui négocie. — Alors, vas-y, grommela Dumaka en se rasseyant. Le roi des Elfes se leva, s’avança d’un pas et s’inclina avec grâce. — Je crois que nous sommes victimes d’un malentendu. Nous sommes venus vous demander, à vous et à votre peuple, si vous auriez la bonté de partager votre royaume avec nos peuples. Surunan est largement assez grand pour tout le monde. En venant, nous avons constaté que la plus grande partie de ce beau pays est en friche. Nous mettrons la terre en valeur, nous ferons la prospérité de Surunan. Nous vous fournirons beaucoup de biens et de services dont vous manquez sans doute actuellement. Naturellement, nous serons très heureux de vous accueillir dans notre alliance avec voix égale dans tous les votes… — Voix égale ! L’étonnement de Samah ne connaissait pas de bornes. — Nous ne sommes pas vos égaux ! Par l’intelligence, la puissance magique, la sagesse, nous vous sommes très supérieurs. Je vous accorde les circonstances atténuantes, dit-il, faisant une pause pour reprendre son sang-froid, parce que vous ne nous connaissez pas encore. — J’en sais assez, dit Dumaka, de nouveau debout, Delu à son côté. Nous sommes venus en paix, offrant de partager ce royaume avec vous en paix, en tant que partenaires égaux. Acceptez-vous notre offre, oui ou non ? — En partenaires égaux ! Avec des menschs ! dit Samah, abattant ses mains sur la table. Il n’est pas question de partenariat. Retournez à vos nefs et cherchez un autre royaume où vous pourrez tous être « égaux ». — Vous savez très bien qu’il n’existe pas d’autre royaume, dit gravement Eliason. Notre requête est raisonnable. Vous n’avez aucune raison de la repousser. Nous ne cherchons pas à vous prendre votre pays, seulement à en utiliser les parties qui ne vous servent pas. — Nous considérons ces demandes comme déraisonnables. Nous ne sommes pas les « utilisateurs » de ce monde. Nous sommes ses créateurs ! Vos ancêtres nous adoraient comme des dieux ! Les menschs fixèrent Samah, incrédules. — Avec votre permission, nous allons prendre congé, dit Delu avec dignité. — Nous n’adorons qu’un seul dieu, déclara Yngvar. L’Un qui a créé ce monde. L’Un qui guide les ondes. L’Un qui guide les ondes. Alfred, affaissé jusque-là sur sa chaise, furieux, frustré, désirant intervenir mais craignant d’empirer les choses, se redressa soudain, comme frappé par l’éclair. L’Un qui guide les ondes. Où avait-il déjà entendu cela ? Quelle autre voix avait prononcé ces paroles ? Ou des paroles très proches. Car celles-ci ne semblaient pas tout à fait exactes. L’Un qui guide les ondes. Je suis dans une salle, assis à une table, entouré de mes frères et de mes sœurs. Une lumière blanche nous éclaire, la paix et la sérénité nous enveloppent. Je détiens la réponse ! Je l’ai trouvée, après tant d’années de recherches infructueuses. Je la connais maintenant, comme Haplo et les autres… Le regard d’Alfred se porta irrésistiblement sur Haplo. Avait-il entendu ? Se rappelait-il ? Oui ! Alfred le vit sur le visage d’Haplo – dans ses yeux sombres, soupçonneux, qui lui retournèrent son regard. Mais Alfred savait la vérité. Il se rappelait la Chambre des Bienheureux d’Abarrach, il se rappelait la lumière, la table. Il se rappelait la voix, l’Un… L’Un qui guide l’Onde ! — C’est ça ! s’écria Alfred, se levant d’un bond. L’Un qui guide l’Onde ! Haplo, tu ne te rappelles pas ? Sur Abarrach ? Dans la Chambre des Bienheureux ? La lumière. La voix qui parlait. Elle parlait dans mon cœur, mais je l’entendais clairement, et toi aussi. Tu dois t’en souvenir ! Nous étions assis l’un à côté de… Sa voix mourut. Haplo le regardait avec haine. Oui, je me rappelle. Je n’arrive pas à oublier, malgré tous mes efforts. Ma voie était toute tracée. Je savais ce que je voulais, et comment l’obtenir. Tu as détruit tout ça. Tu m’as fait douter de mon seigneur. Tu m’as fait douter de moi-même ! Je ne te pardonnerai jamais ! Au son du nom bien-aimé, le chien s’était réveillé. Debout sur ses pattes tremblantes, il remuait la queue en regardant son maître. Haplo siffla, se tapa sur la cuisse. — Ici, mon vieux, l’appela-t-il. Le chien se mit à gémir. Il sortit lentement de sous la table et s’avança vers Haplo. Puis il tourna la tête vers Alfred et s’arrêta. Gémissant, il ramena son regard sur Haplo. Puis il décrivit un cercle complet et retourna aux pieds du Sartan. Alfred lui caressa la tête. — Allons, l’encouragea-t-il. Va voir ton maître. De nouveau, le chien gémit, partit vers Haplo, tourna en rond et revint à Alfred. — Chien ! ordonna Haplo avec colère. Alfred concentrait son attention sur le Patryn et le chien, mais il avait désagréablement conscience du regard de Samah, qui observait attentivement l’incident. Alfred, se rappelant ce qu’il venait de dire à Haplo, réalisa comment le Conseiller allait interpréter ses paroles, prévit d’autres questions, d’autres interrogatoires, et il soupira. Mais pour le moment, cela n’avait pas d’importance. Ce qui importait, c’était le chien… et Haplo. — Va avec lui, dit Alfred d’une voix suppliante, le poussant au derrière. L’animal refusa de bouger. Haplo lança à Alfred un regard qui l’aurait tué si ses yeux avaient été des armes. Tournant les talons, le Patryn se dirigea vers la porte. — Attends, Haplo ! cria Alfred. Tu ne peux pas le laisser ! Et toi, tu ne peux pas le laisser partir, dit-il au chien. Mais l’animal ne voulait pas bouger, et Haplo ne s’arrêta pas. — Il faut les réunir, murmura Alfred, caressant distraitement l’animal. Et vite. Il se rappelle le chien maintenant, et il veut le récupérer – c’est bon signe. Si Haplo devait jamais oublier complètement… Alfred soupira, secoua sombrement la tête. Les humains emboîtèrent le pas à Haplo. Samah foudroya les menschs. — Si vous partez maintenant, si vous suivez votre « ami », vous ne serez jamais autorisés à revenir. Eliason dit quelque chose aux autres à voix basse. Dumaka vociféra un « Non ! » coléreux, mais sa femme posa une main apaisante sur son bras. — Je n’aime pas ça, grommela Yngvar. — Nous n’avons pas le choix, répliqua sa femme. Eliason les interrogea du regard une dernière fois. Dumaka se détourna. Delu hocha la tête en silence. Eliason se retourna vers le Sartan. — Nous acceptons votre offre. Nous en acceptons tous les termes, à une seule exception. Nous ne demanderons pas à cet homme, qui est notre ami, de partir. Samah haussa un sourcil. — En ce cas, nous sommes dans une impasse. Car nous ne vous permettrons pas de poser le pied sur ces terres tant que vous abriterez un Patryn dans votre sein. — Ce n’est pas possible ! s’écria Alfred, choqué au point de trouver l’audace de parler. Ils ont accepté toutes vos autres exigences… Samah le regarda avec froideur. — Tu ne fais pas partie du Conseil, mon Frère, et je te prie de ne pas intervenir dans ses affaires. Alfred pâlit, se mordit les lèvres, et se tût. — Et où voulez-vous que nos peuples s’installent ? demanda Dumaka. — Demandez-le à vos amis, répondit Samah. Le Patryn et les serpents-dragons. — Vous nous condamnez à mort, dit doucement Eliason. Et peut-être que vous vous condamnez vous-mêmes. Nous vous avons présenté une requête que nous estimons raisonnable. En réponse, nous avons été humiliés, rabaissés, traités comme des enfants. Nos peuples sont pacifiques. Avant cette réunion, je ne croyais pas que je me ferais un jour l’avocat de la force, mais maintenant… — Enfin, la vérité sort au grand jour, dit Samah avec hauteur. Allons, allons, c’était votre intention depuis le début, non ? Vous et le Patryn, vous aviez prévu la guerre. Vous voulez nous détruire. Très bien. Entrez en guerre contre nous. Si vous avez de la chance, vous vivrez peut-être assez longtemps pour le regretter. Le Conseiller prononça des runes. Les sigles flamboyèrent, rouges et jaunes, grésillèrent, et explosèrent comme des coups de tonnerre au-dessus des menschs ahuris. La chaleur brûla leur peau, la lumière aveugla leurs yeux, Tonde de choc les jeta à terre. Le sort se termina tout d’un coup. Le silence retomba sur la Chambre du Conseil. Étourdis et bouleversés par cette démonstration de puissance magique – puissance qui dépassait leur compréhension – les menschs se retournèrent vers le Conseiller. Samah avait disparu. Effrayés et furieux, les menschs se relevèrent et sortirent. — Il ne parle pas sérieusement, n’est-ce pas ? dit Alfred, se tournant vers Orla. C’est impossible – partir en guerre contre des menschs plus faibles que nous, des menschs que nous étions faits pour protéger ? Jamais une chose si vile ne s’est passée. Jamais dans toute notre histoire. Il ne peut pas parler sérieusement ! Orla refusa de rencontrer son regard, fit celle qui n’avait pas entendu. Elle jeta un bref regard sur les menschs qui partaient, puis elle sortit sans répondre à Alfred. Il n’avait pas besoin d’une réponse. Il la connaissait déjà. Il avait vu l’expression de Samah, quand il avait lancé son sort. Alfred avait reconnu cette expression. C’était le résultat d’une émotion qu’il avait ressentie d’innombrables fois, qu’il avait vue reflétée dans le miroir de son âme. La peur. CHAPITRE XXVIII AUX ENVIRONS DE DRAKNOR, CHELESTRA — Nos parents sont rentrés. Grundle{45} entra, aussi silencieusement qu’il est possible à un nain, dans la petite cabine qu’Alake partageait avec ses parents. — Et ils n’ont pas l’air heureux. Alake soupira. — Il faut savoir comment s’est passée la réunion, dit Devon. Vous croyez qu’ils viendront ici ? — Non, ils sont à côté, dans la cabine d’Eliason. Écoutez, dit Grundle, prêtant l’oreille, on les entend. Ils s’approchèrent de la paroi, à travers laquelle ils entendirent des voix étouffées, indistinctes. Grundle montra un petit trou dans le bois. Alake comprit, plaça la main sur le trou en marmonnant. Peu à peu le trou s’agrandit. Alake regarda à travers, se tourna vers ses amis et leur fit signe d’approcher. — On a de la chance. Le bâton à plumes de ma mère est juste devant. Ils se blottirent les uns contre les murs, oreilles appliquées contre le mur. — Je n’ai jamais vu une magie pareille, dit Delu, d’un ton découragé. Comment lutter contre une telle puissance ? — On ne le saura pas tant qu’on n’aura pas essayé, déclara son mari. Et je trouve qu’on devrait essayer. Je ne parlerais pas à un chien comme ils nous ont parlé. — Nous nous trouvons devant un choix terrible, dit Eliason. Le pays leur appartient. C’est leur droit de nous refuser l’autorisation d’entrer dans leur royaume. Mais ce faisant, ils condamnent à mort nos trois peuples. Et il me semble qu’ils n’en ont pas le droit. Je n’ai pas envie de les combattre, mais je ne peux pas non plus regarder mon peuple mourir sans rien faire. — Et toi, Yngvar, dit Haplo, qu’en penses-tu ? Le nain garda longtemps le silence. Grundle, se haussant sur la pointe des pieds, appliqua son œil contre le trou. Le rude visage de son père était sombre. Il secoua la tête. — Les nains sont braves. Ils peuvent combattre Elfes, humains ou ceux-là, dit-il avec un geste méprisant dans la direction approximative des Sartans, si l’ennemi combat loyalement avec l’arc et la hache. Les nains ne sont pas des lâches. Mais contre une magie telle que celle que nous avons vue à l’œuvre aujourd’hui ?… Je ne sais pas. Je ne sais pas. — Vous n’aurez pas à combattre leur magie, dit Haplo. Tous les yeux se fixèrent sur lui. — J’ai un plan. Il y a un moyen. Sinon, je ne vous aurais pas amenés ici. — Tu… étais au courant ? demanda Dumaka soupçonneux. Comment ? — Je vous l’ai dit. Mon peuple et le leur sont… semblables. Voilà ma magie, dit-il, montrant les sigles tatoués sur sa peau. Si l’eau de mer touche les runes, ma magie n’agit plus. Je suis impuissant. Plus impuissant qu’aucun de vous. Demande à ta fille, Yngvar. Elle m’a vu. Elle sait. Et l’eau de mer agit de même sur les Sartans. — Qu’est-ce qu’on va faire ? grogna Grundle. Envahir la cité avec une escouade de porteurs d’eau ? Devon la pinça. — Chut ! Mais leurs parents semblaient aussi perplexes. — C’est simple. Nous inondons la cité d’eau de mer, expliqua Haplo. Tous le regardèrent en silence, digérant cette étrange idée. Cela semblait trop facile. Il devait y avoir un « hic ». Ils la retournèrent dans leur tête, puis, lentement, une lueur d’espoir s’alluma dans leurs yeux. — L’eau ne leur fera pas mal ? demanda Eliason, anxieux. — Pas plus qu’à moi, dit Haplo. L’eau nous rend tous égaux. Et le sang ne sera pas versé. — Mais tout ce que les Sartans ont à faire, c’est de s’arranger pour rester au sec, intervint Hilda. Et des êtres aussi puissants pourront sans doute y parvenir. — Les Sartans pourront éviter l’eau de mer pendant un certain temps. Ils peuvent se réfugier sur les toits, comme des poules. Mais ils ne pourront pas y rester éternellement. L’eau montera de plus en plus haut. Tôt ou tard, elle les recouvrira. Et alors, ils seront impuissants. Et vous pourrez vous emparer de Surunan sans lancer une hache ou une flèche. — Mais ne pourrons pas vivre dans un monde plein d’eau, protesta Yngvar. Et quand toute l’eau sera drainée, les Sartans retrouveront leur magie, non ? — Oui, mais d’ici là il y aura un changement dans le gouvernement des Sartans. Le Conseiller ne le sait pas encore, mais il va faire un petit voyage, dit Haplo avec un petit sourire. Je crois que les négociations seront plus faciles après son départ. Et d’autant plus que vous pourrez toujours leur rappeler que vous avez le pouvoir d’inonder de nouveau la ville quand vous voudrez. — Et l’aurons-nous, ce pouvoir ? demanda Delu, hésitante. — Naturellement. Vous n’aurez qu’à le demander aux serpents-dragons. Non, non, attendez ! Laissez-moi finir. Les serpents-dragons forent des trous dans le soubassement rocheux. L’eau les remplit et monte, anéantit la magie des Sartans, puis, quand ils se rendent, les serpents-dragons provoquent le reflux des eaux. Les serpents-dragons peuvent aussi se servir de leur magie pour ériger des portes devant les trous, afin d’empêcher l’entrée de l’eau. Et chaque fois que vous le leur demandez, ils peuvent rouvrir ces portes pour provoquer une nouvelle inondation, si nécessaire. Mais je crois que ce ne sera pas le cas. Grundle réfléchit, examinant l’idée sous tous ses angles, sachant que son père et sa mère en faisaient autant. Elle ne découvrit aucune faille, et, apparemment, tous ceux qui écoutaient Haplo de façon plus conventionnelle n’en trouvèrent pas non plus. — Je parlerai aux serpents-dragons, je leur expliquerai mon plan, proposait Haplo. J’irai à Draknor, si vous me prêtez un submersible. Je ne veux pas de nouveau convoquer les serpents à bord, ajouta-t-il précipitamment, voyant que tous avaient pâli. — C’est un plan merveilleux ! dit Alake, radieuse. Personne ne souffrira ! Et toi qui le croyais de mèche avec les serpents ! Elle foudroya Grundle. — Chut ! dit la naine en la pinçant. Nains, humains et Elfes, l’air soulagé, reprenaient espoir. — Nous indemniserons les Sartans, dit Eliason. Ils ne nous connaissent pas encore, c’est là le problème. Mais quand ils verront que nous voulons seulement mener une vie tranquille et productive, sans les déranger le moins du monde, ils seront bien contents de notre présence. — Sans leurs lois, et sans leur divinité ! déclara Dumaka. Les autres acquiescèrent. Ils se remirent à parler du débarquement à Surunan, discutant qui vivrait où et comment. Grundle avait déjà entendu tout ça, les chefs n’ayant guère parlé d’autre chose pendant le voyage. — Referme ce truc, dit-elle. J’ai un plan à moi. Alake referma le trou. Elle et Devon regardèrent la naine, en attente. — C’est l’occasion ou jamais, dit Grundle. — L’occasion de quoi ? demanda Devon. — L’occasion de découvrir ce qui se passe vraiment, dit la naine, avec un regard entendu à ses compagnons. — Tu veux dire… Alake ne parvint pas à terminer. — Nous suivrons Haplo, déclara Grundle. Nous découvrirons la vérité sur lui. Il sera peut-être en danger, ajouta-t-elle vivement, voyant les yeux d’Alake s’assombrir de colère. Tu te rappelles ? — C’est la seule raison pour laquelle je te pardonne ces paroles, dit Alake d’un ton hautain. La seule raison pour laquelle je viendrai. — À propos de danger, et les serpents-dragons ? dit sombrement Devon. Nous n’avons même pas pu approcher de la cabine de pilotage quand le serpent-dragon est venu à bord. Quand Haplo les a affrontés la première fois. Vous vous rappelez ? — Tu as raison, reconnut Grundle, dégrisée. On avait une peur bleue. Je ne pouvais plus bouger. Et j’avais l’impression que tu allais t’évanouir. — Et le serpent-dragon n’était même pas réel, remarqua Alake. Ce n’était qu’un reflet… ou quelque chose dans ce genre-là. — Si nous en approchons, on va claquer des dents si fort qu’on n’entendra pas ce qu’ils disent. — Au moins, nous pourrons nous défendre, dit Devon. Je tire assez bien à l’arc… — Les flèches, même magiques, n’ont aucun effet sur ces monstres, grogna Grundle. Exact, Alake ? — Quoi ? Excuse-moi, je réfléchissais. Tu as parlé de magie. J’ai beaucoup travaillé la mienne ; j’ai appris trois nouveaux sorts de défense. Je ne peux pas vous en parler, parce que c’est secret, mais ils ont agi merveilleusement sur mon professeur. — Ouais, je l’ai vu. Ses cheveux ont repoussé ? — Comment oses-tu m’espionner, petite peste ? — Je n’espionnais pas ! Comme si ça m’intéressait ! Je passais, c’est tout, quand j’ai entendu un cri et senti une odeur de fumée. J’ai pensé que la nef était en feu, et j’ai regardé par le trou de la serrure… — Là ! Tu avoues ! — Les serpents-dragons, intervint Devon, diplomate comme un Elfe. Et Haplo. C’est ça qui est important, ne l’oubliez pas ! — Je n’oublie pas ! Et ça nous avancera bien d’avoir des flèches magiques, du feu magique ou n’importe quoi de magique si nous n’arrivons pas à approcher de ces maudites créatures ! — Elle a raison, soupira Devon. — Et Alake a une idée, dit Grundle, lorgnant son amie. Pas vrai ? — Peut-être. C’est une chose que nous ne devrions pas faire. Et qui pourrait nous mettre en danger. Alake regarda autour d’elle, bien qu’elle fût seule avec ses amis, et leur fit signe d’approcher. — Autrefois, d’après mon père, quand les tribus combattaient tout le temps les unes contre les autres, certains guerriers mastiquaient une herbe qui les protégeait de la peur. Mon père ne s’en est jamais servi. Il dit que la peur est la meilleure arme du guerrier, qu’elle affine son instinct… — Peuh ! Si tu as l’impression que tu vas vomir tes entrailles d’une minute à l’autre, la finesse de ton instinct ne compte pas beaucoup… — Chut, Grundle, laisse-la finir, dit Devon. — J’allais vous dire avant d’être interrompue, dit Alake avec un regard sévère à Grundle, que dans ce cas il importe peu d’avoir un instinct affiné, car nous n’aurons pas à combattre. Nous voulons juste nous approcher des serpents-dragons en catimini, écouter ce qu’ils disent, et nous retirer discrètement. Cette herbe pourrait nous empêcher d’avoir peur. — C’est magique ? demanda Grundle, soupçonneuse. — Non. C’est une plante. Comme de la salade. Il n’y a qu’à la mâcher. Ils se regardèrent. — Qu’est-ce que vous en pensez ? — Ça me paraît bien. — Tu peux t’en occuper, Alake ? — Oui. L’herboriste en a apporté, pensant que certains guerriers en voudraient si on devait se battre. — Alors, d’accord. Tu nous trouves cette herbe. Comment elle s’appelle ? — Herbe-courage. Des voix dans la coursive les interrompirent. La réunion était terminée. — Quand partiras-tu, Haplo ? La voix grave et vibrante de Dumaka s’entendait parfaitement à travers la porte. — Ce soir. Les trois complices se regardèrent. — Tu pourras avoir l’herbe-courage d’ici là ? chuchota Devon. Alake hocha la tête. — Bon, alors, tout est réglé. On y va. Grundle tendit sa main. Devon plaça la sienne sur celle de la naine. Alake les saisit toutes les deux. — On y va, dit chacun d’une voix ferme. Haplo passa le reste de la journée à apprendre ostensiblement le fonctionnement du petit submersible biplace qu’utilisaient les humains et les Elfes pour pêcher. Il étudia soigneusement les mouvements des nains, leur posa des questions – beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour aller jusqu’à Draknor. Il inspecta la petite nef pouce par pouce, éveillant les soupçons des nains par son intense intérêt. Mais le Patryn ne ménagea pas ses louanges aux nains sur la qualité de leur construction navale et leurs connaissances de la navigation, et bientôt, c’étaient le capitaine et l’équipage qui cherchaient comment l’impressionner. — Cela servira bien mon propos, dit Haplo, considérant le submersible avec satisfaction. — Bien sûr, gronda le nain. Tu l’emmènes que jusqu’à Draknor. T’as pas l’intention d’faire le tour de c’te saleté d’monde. Haplo eut un petit sourire. — Tu as raison, mon ami. Je n’ai pas l’intention de faire le tour du monde. Il avait l’intention de le quitter. Dès que les serpents-dragons auraient inondé Surunan – dès le lendemain, espérait-il – il capturerait Samah. Et cette nef les emporterait, lui et son prisonnier, à travers les Portes de la Mort. — Je mettrai les runes de protection à l’intérieur au lieu de l’extérieur, se dit-il, une fois seul dans sa cabine. Cela devrait régler le problème de l’eau de mer. Et ça me rappelle que je dois en rapporter un échantillon à mon seigneur, pour qu’il la fasse analyser et qu’il détermine s’il n’y a pas un moyen d’annuler ses effets contre nous. Et peut-être pourra-t-il aussi découvrir l’origine de cette eau étrange. Je doute que les Sartans l’aient créée… Haplo entendit un pas lourd dans la coursive devant sa cabine. — Grundle, se dit-il, branlant du chef. Elle avait passé la journée à le filer. Son pas lourd, ses bottes encore plus lourdes, et ses halètements oppressés auraient averti un sourd et aveugle de sa présence. Le Patryn se demanda vaguement ce qu’elle mijotait actuellement, mais il ne s’y attarda pas. Des soucis plus pressants chassèrent cette idée de son esprit. Le chien. Autrefois, son chien. Et maintenant, apparemment, le chien d’Alfred. Haplo tira de sa ceinture deux dagues que lui avait données Dumaka, les posa sur sa couchette et les examina soigneusement. C’étaient de bonnes armes, solides et bien faites. Il ranima sa magie. Les sigles de sa peau flamboyèrent, bleus et rouges. Haplo prononça les runes, posa le doigt à plat sur une lame. L’acier siffla et grésilla, il s’en éleva une mince volute de fumée. Les runes de mort commencèrent à apparaître sur la lame sous le doigt d’Haplo. — Qu’il fasse ce qu’il veut, ce maudit chien. Haplo traçait avec un soin jaloux les runes dont sa vie dépendait peut-être, et pourtant, il l’avait fait tant de fois qu’il pouvait penser à autre chose. — J’ai longtemps vécu sans cet animal, et je peux recommencer. Le chien était commode, je le reconnais, mais je peux m’en passer. Je ne veux pas le reprendre. Plus maintenant. Pas après qu’il a vécu avec un Sartan. Haplo termina son travail sur un côté de la lame. Il recula un peu, l’étudia attentivement, cherchant la moindre faute, la plus petite solution de continuité dans le dessin compliqué. Il n’en trouverait pas, bien entendu. Il était expert en tout ce qu’il faisait. Expert en assassinat, expert en tromperie, expert en mensonge. Il était même très habile à se mentir à lui-même. Ou du moins, il l’avait été autrefois. Il croyait à ses propres mensonges. Pourquoi n’y croyait-il plus ? — Parce que tu es faible, se dit-il avec dérision. C’est ce que dirait mon seigneur. Et il aurait raison. Se soucier d’un chien. Se soucier des menschs. Se soucier d’une femme qui m’a quitté depuis longtemps. Se soucier d’un enfant à moi qui pourrait être piégé dans le Labyrinthe. Un enfant seul. Et je n’ai même pas le courage d’y retourner pour le chercher… pour la chercher ! Une erreur. Un sigle incomplet. Maintenant, il fallait tout recommencer. Haplo jura sauvagement, balaya les dagues de la couchette. Le vaillant Patryn, risquant sa vie pour franchir les Portes de la Mort, risquant sa vie pour explorer des mondes inconnus. Parce que j’ai peur de retourner dans le seul monde que je connais bien. Voilà la vraie raison pour laquelle j’étais prêt à renoncer et à mourir dans le Labyrinthe{46}. Je ne supportais plus la solitude. Je ne supportais plus la peur. Et puis, il avait trouvé le chien. Et maintenant, le chien était parti. Alfred. Tout était la faute d’Alfred. Que le diable l’emporte. Des coups sourds, ressemblant étrangement à des bruits de bottes sur un pont de bois, lui parvinrent de l’extérieur. Grundle devait s’impatienter. Le Patryn considéra d’un œil sombre ses dagues tombées par terre. Travail mal fait. Il perdait le contrôle. Il pouvait le garder, Alfred, ce maudit chien. Et grand bien lui fasse. Haplo ramassa les dagues et recommença l’opération magique, cette fois sans se laisser distraire. Finalement, il grava le sigle final sur la lame. Il s’assit et l’examina. Maintenant, tout était correct. Il commença à travailler sur la deuxième. Son travail terminé, il enveloppa les deux dagues fortifiées de runes dans ce que les nains appelaient de la toile cirée. C’était absolument imperméable à l’eau ; Haplo le savait, il l’avait testée. La toile cirée protégerait ses dagues, les empêcherait de perdre leur magie au cas où il perdrait la sienne. Non qu’il s’attendît à des problèmes, mais ça ne fait jamais de mal d’être prêt à toute éventualité. Pour être honnête – et il se dit que ce devait être son jour d’honnêteté – il se méfiait des serpents-dragons, même si la logique lui disait que cette méfiance n’était pas justifiée. Peut-être que son instinct savait quelque chose que sa raison ignorait. Et dans le Labyrinthe, il avait appris à faire confiance à son instinct. Haplo se dirigea vers la porte, l’ouvrit d’un coup sec. Grundle valsa à l’intérieur et tomba de tout son long. Ahurie, elle se releva, s’épousseta, puis foudroya Haplo. — Tu ne devrais pas partir ? demanda-t-elle. — Je m’en allais, dit-il avec son petit sourire. Il attacha la pochette en toile cirée à sa ceinture, bien dissimulée dans les plis de sa chemise. — Il est temps, grogna Grundle, et elle sortit. L’après-midi, Alake se rendit auprès de l’herboriste, se plaignit de maux de gorge. Pendant que la praticienne lui préparait une infusion à la camomille et à la menthe, sans cesser de jacasser et de se plaindre des jeunes qui n’avaient plus de respect pour les vieilles coutumes, et se félicitant qu’Alake soit différente, Alake s’arrangea pour cueillir quelques feuilles de l’herbe-courage que l’herboriste cultivait dans un petit baquet. Serrant les feuilles dans sa main et cachant sa main derrière son dos, Alake prit sa tisane, écouta attentivement les instructions selon lesquelles il fallait la boire sans délai et reprendre une dose avant le coucher. Elle promit tout ce qu’on voulut. En sortant, elle ajouta les feuilles d’herbe-courage à sa tisane et retourna vivement dans sa chambre. Le soir, Devon et Grundle allèrent retrouver Alake dans sa cabine. — Il est parti, annonça Grundle. Je l’ai regardé monter à bord du submersible. Il est bizarre. Je l’ai entendu parler tout seul dans sa cabine. Je n’ai pas compris grand-chose, mais il semblait retourné. Je crois qu’il ne reviendra pas. — Ne sois pas stupide, la railla Alake. Bien sûr qu’il reviendra. Où veux-tu qu’il aille ? — Il pourrait retourner d’où il vient. — C’est idiot. Il a promis d’aider nos peuples. Il ne nous abandonnerait pas maintenant. — Qu’est-ce qui te fait penser ça, Grundle ? demanda Devon. — Je ne sais pas, dit la naine, étrangement solennelle et pensive. Quelque chose dans son allure… — On le saura bien assez tôt, prédit Devon. Tu as l’herbe ? Alake hocha la tête, et tendit à chacun une feuille d’herbe-courage. Grundle considéra avec dégoût la feuille gris-vert{47}, la renifla, éternua. Se pinçant le nez, elle se la fourra dans la bouche, la mastiqua rapidement et l’avala. Devon lécha délicatement la feuille du bout de la langue, et la grignota. — On dirait un lapin ! dit Grundle, avec un rire nerveux. Alake, sérieuse et solennelle, posa la feuille sur sa langue d’un air révérenciel. Fermant les yeux, elle pria intérieurement, puis la mâcha et l’avala. Ils s’assirent tous les trois et se regardèrent, attendant que leur peur disparaisse. CHAPITRE XXIX DRAKNOR, CHELESTRA — Ça va pas la tête ? Où vous croyez aller comme ça ? Le nain, sorti de nulle part, foudroyait les jeunes gens. — Vous parlez à une princesse royale, mon ami, dit Alake, hautaine, et à la fille de votre roi. — C’est vrai, dit Grundle ne s’avançant. Le matelot de pont, interloqué, ôta vivement son bonnet et s’inclina profondément. — Pardon, maîtresse. Mais j’ai des ordres : personne ne doit prendre une nef sans la permission du Vater. — Je le sais, dit sèchement Grundle. Et nous avons la permission de mon père. Montre-la, Alake. — Quoi ? sursauta Alake. — Montre-lui la permission écrite de mon père, dit Grundle, regardant avec insistance l’aumônière suspendue à la ceinture d’Alake, et dont dépassaient quelques petits rouleaux de parchemin. Alake rougit, étrécit les yeux. — Ce sont mes sorts, murmura-t-elle avec colère. Je ne les montre à personne. — Ah, les femmes ! dit vivement Devon, entraînant le matelot à l’écart. Elles ne savent jamais ce qu’elles ont dans leur sac. — Ne t’inquiète pas, rétorqua Grundle. Tu peux les lui montrer sans problème. Il ne sait pas lire. Alake continua à la regarder de travers. — Allons ! On n’a pas de temps à perdre ! Sans doute qu’Haplo est déjà parti. Alake soupira, puis, fouillant dans son aumônière, elle en sortit un parchemin. — Est-ce que ça suffira ? demanda-t-elle en le déroulant sous le nez du matelot, puis le rangeant prestement. — Je… je suppose. Mais pour plus de sûreté, je vais aller demander au Vater en personne. Ça vous fait rien de m’attendre une minute ? — Non, vas-y, et prends ton temps mon brave, dit Grundle, très aimable. Le matelot partit. Dès qu’il eut le dos tourné, ils entrèrent dans le petit submersible attaché à la nef mère comme un jeune dauphin à la sienne. Grundle ferma les deux écoutilles – celle du petit submersible et celle du grand – puis détacha la petite nef du traque-soleil. — Tu es sûre de savoir manœuvrer ? demanda Alake, aussi versée en mécanique que Grundle l’était en magie. — Naturellement, rétorqua Grundle. Je me suis exercée. Je me suis toujours dit que si on trouvait l’occasion d’aller espionner les serpents-dragons, on aurait besoin d’une nef. — Pas bête, concéda Alake, magnanime. Contrairement au reste de la Merbonne, les eaux autour de Draknor étaient sombres et troubles. — On dirait qu’on navigue dans du sang, remarqua Devon, scrutant la mer par un hublot, à la recherche du petit submersible d’Haplo. Les deux filles acquiescèrent placidement. L’herbe-courage se montrait à la hauteur de sa réputation. — Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Alake, inquiète. Ça fait une éternité qu’il est à bord. — Je te l’ai dit, répondit Grundle. Il ne reviendra pas. Sans doute qu’il s’organise pour y vivre un certain temps. — Le voilà ! s’écria Devon, tendant le bras. Le petit submersible d’Haplo était facilement reconnaissable : appartenant à Yngvar, il portait les armoiries royales. Supposant qu’Haplo savait où il allait (contrairement à eux qui n’avaient pas été initiés aux mystères de la navigation dans la Merbonne ), les menschs se mirent à le suivre. 1. En plongée, le son est le moyen de communication le plus fiable. Les capitaines connaissent et utilisent les différents sons que les lunes de mer – les durnais – émettent dans leur dérive à travers l’eau. Ces sons sont détectés par des « oreilles d’Elfes », appareils magiques fabriqués par les sorciers elfiens, et transmis aux capitaines par l’intermédiaire d’un tube creux. Connaissant l’emplacement et la distance de ces « oreilles d’Elfes », on peut déterminer la position de la nef. Malheureusement, les capitaines ne connaissent que leurs eaux locales. Dès qu’ils en sortent, ils dépendent des serpents-dragons pour le guidage. — Peut-être qu’il va nous voir. Reste à bonne distance, Grundle, dit Alake, soucieuse. — Peuh ! dans cette bouillasse, il ne peut pas nous voir, c’est sûr. Grundle barrait. Alake et Devon, debout derrière elle, regardaient avec intérêt par-dessus son épaule. L’herbe-courage agissait. Ils étaient agréablement tendus et excités, mais ils n’avaient pas peur. Pourtant, Grundle se retourna soudain, l’air catastrophée. — Je viens de penser à quelque chose ! — Regarde plutôt où tu vas ! — Vous vous rappelez la dernière fois qu’on a vu le serpent-dragon ? Il parlait avec Haplo, vous vous souvenez ? Ils hochèrent la tête. — Et il parlait dans son langage. On n’avait pas compris un mot ! Alors, comment savoir ce qu’ils disent si on ne comprend rien ? — Oh, là là ! dit Alake, très abattue. Je n’avais pas pensé à ça ! — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Grundle, dégrisée, tout désir d’aventure envolé. On retourne au traque-soleil ? — Non, dit Devon avec force. Même si on ne comprend pas ce qu’ils disent, on peut toujours regarder et apprendre quelque chose comme ça. De plus, Haplo peut se trouver en danger. Et avoir besoin de notre aide. — Et mes favoris peuvent pousser jusqu’à mes orteils ! rétorqua Grundle. — Alors, qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda Devon. — Alake ? dit Grundle. — Je suis d’accord avec Devon. On y va. — Bon, on y va, dit Grundle, haussant les épaules. Puis elle s’éclaira. — Peut-être qu’on trouvera de nouveaux bijoux. Haplo naviguait lentement, prenant son temps pour éviter l’échouage. L’eau était sombre et trouble. Il voyait à peine et n’avait aucune idée de sa position ni de son cap. Il se laissait guider par les serpents-dragons, se laissait attirer par eux. Les sigles de sa peau brillaient d’un bleu vif. Il lui fallait toute la force de sa volonté pour continuer à avancer vers Draknor, alors que son instinct lui hurlait de faire demi-tour et de fuir. Le submersible refit surface, à une rapidité qui le surprit. Il vit une immense plage, au sable blanc brillant d’une luminosité fantomatique émanant d’une source inconnue, peut-être de la roche effritée elle-même. Cette fois, pas de feu de bienvenue. Ou bien on ne l’attendait pas, ce qu’il trouvait peu probable, ou bien sa présence n’était pas souhaitée. Haplo rajusta sa pochette de toile cirée, sentit son poids rassurant contre sa peau. Haplo tira sa nef sur la plage, puis sauta du pont dans le sable, évitant soigneusement de se mouiller les pieds, et regarda autour de lui pour s’orienter. La plage s’étendait devant lui sur plusieurs lieues. De hautes formations rocheuses aux pics déchiquetés, sortaient du sable. Bizarres, ces montagnes, se dit Haplo, les lorgnant avec méfiance. Il embrassa le paysage du regard, se demandant où étaient les serpents-dragons. Son regard tomba sur une ouverture au flanc d’une montagne. Une caverne. Haplo entreprit la traversée de la plage déserte ; les sigles bleus de sa peau brûlaient comme du feu. Les trois menschs entrèrent dans la baie si près derrière Haplo qu’ils étaient pratiquement proue contre poupe. Mais à partir de là, ils gardèrent leurs distances. Regardant par un hublot, ils virent Haplo accoster, sauter sur la plage, s’arrêter et regarder autour de lui. Puis, ayant apparemment pris sa décision, ils le virent partir, longeant le rivage. Quand il fut hors de portée de voix, ils guidèrent leur petit submersible jusqu’à la côte, l’amarrèrent à une formation coralienne qui pointait hors de l’eau, comme « un doigt nous conseillant de partir », remarqua Grundle. Ils éclatèrent de rire. Ils pataugèrent dans l’eau, forcés de se hâter pour ne pas perdre Haplo de vue. C’était facile de le suivre, car sa peau émettait une belle lumière bleue. Ils lui emboîtèrent le pas en silence. Ou plutôt, Devon le suivit en silence, glissant sur le sable avec aisance, d’un pas si léger que ses pieds semblaient ne pas toucher le sol. Grundle imaginait complaisamment qu’elle imitait Devon, et elle parvint effectivement à avancer silencieusement – pour une naine. Elle soufflait comme un phoque, ébranlait le sol de ses lourdes bottes, et ne parla qu’une demi-douzaine de fois alors qu’elle aurait dû se taire. Alake aurait pu avancer aussi silencieusement que l’Elfe, mais, dans l’excitation du moment, elle avait oublié d’ôter ses perles et ses clochettes d’oreilles. Elle avait besoin d’une clochette d’argent, soigneusement enveloppée dans son aumônière, pour l’un de ses sorts. Alake glissa une fois, et la clochette rendit un son étouffé. Ils se figèrent sur place, retenant leur souffle, certains qu’Haplo les avait entendus. La seule peur que l’herbe-courage n’avait pas annihilée, était la crainte de se faire prendre par Haplo et renvoyer chez eux. Haplo continua à marcher. À l’évidence, il n’avait pas entendu. Ils soupirèrent et repartirent. Il ne leur vint jamais à l’idée que les serpents-dragons avaient pu les entendre. Haplo s’immobilisa devant la caverne. Il n’avait connu une terreur semblable qu’une seule fois dans sa vie, debout avec son seigneur devant les Portes de Labyrinthe. Son seigneur était entré. Haplo n’avait pas pu. — Entre, Patryn, siffla une voix dans le noir. Ne crains rien. Nous nous inclinons devant toi. Les sigles s’avivèrent encore sur la peau d’Haplo, bleus et rouges, illuminant les ténèbres devant lui. Rassuré, davantage par la puissance de sa magie que par les paroles du serpent, Haplo entra dans la caverne. Et il les vit. La lumière de ses runes se reflétait sur les écailles luisantes des immenses corps, enchevêtrés en un fouillis inextricable. La plupart semblaient dormir, car ils avaient les yeux clos. Haplo avança sans bruit, ainsi que les Patryns apprennent à se déplacer dans le Labyrinthe, mais il avait à peine fait un pas que deux yeux rouge-vert s’ouvrirent et se braquèrent sur lui. — Patryn, dit le roi des serpents. Maître, ta présence nous honore. Approche, je te prie. Haplo obéit, les sigles de sa peau brûlant et démangeant à le rendre fou. Il se gratta le dos de la main. La tête géante du reptile le dominait de très haut, son corps languissamment lové sur le dos d’un de ses compagnons. — Comment s’est passée l’entrevue entre les menschs et les Sartans ? demanda-t-il, clignant paresseusement les yeux. — Aussi bien qu’on pouvait s’y attendre, répondit Haplo, laconique. Il avait l’intention d’exposer son plan, de donner leurs ordres aux serpents, puis de s’en aller. Il abhorrait ces créatures. — Les Sartans… — Pardonne-moi, l’interrompit le serpent, mais pourrions-nous parler en humain ? Converser en ton langage nous fatigue. La langue des humains est fruste et rudimentaire, c’est un fait, mais elle a ses avantages. Si donc cela ne t’ennuie pas… Cela n’ennuyait pas Haplo. Mais ça ne lui plaisait pas, et il se demandait la raison de ce changement soudain. Ils avaient parlé dans son langage, et longtemps, la première fois. Il eut envie de refuser, juste pour affirmer son autorité, puis décida que c’était absurde. Quelle importance qu’ils se servent d’une langue ou d’une autre ? Il ne voulait pas prolonger l’entrevue plus longtemps que nécessaire. — Très bien, dit-il, et il se mit à exposer son plan en humain. Les trois menschs regardèrent Haplo entrer dans la caverne. Sa peau luisait d’un bleu éclatant. — Ce doit être là qu’habitent les serpents, s’écria Grundle. — Chut ! dit Devon, lui plaquant la main sur la bouche. — On ne peut pas entrer derrière lui, chuchota Alake, inquiète. — Peut-être qu’il y a une entrée par derrière. Ils contournèrent le flanc de la montagne, cherchant et furetant dans les énormes éboulis de roches. La marche était dangereuse. Un liquide poisseux suintait des rocs et rendait le sol humide et glissant. Ils trébuchaient et tombaient. Grundle jura entre ses dents. Le flanc de la montagne était creusé de larges sillons, « comme si quelqu’un avait mordu dedans » dit Alake. Mais aucun de ces sillons ne menait à l’intérieur de la caverne. Découragés, ils allaient renoncer quand ils trouvèrent soudain ce qu’ils cherchaient. Un petit tunnel s’ouvrait au flanc de la montagne. Ils y entrèrent, l’examinèrent ; il était sec, le sol lisse promettait une marche facile. — J’entends une voix ! dit Grundle, très excitée. C’est Haplo ! Elle écouta attentivement, les yeux dilatés. — Et je comprends ce qu’il dit. J’ai appris à parler sa langue ! — C’est parce qu’il parle en humain, dit Alake. Devon réprima un sourire. — Au moins, nous saurons ce qu’ils disent. Je me demande si nous pouvons approcher ? — Suivons ce tunnel, dit Grundle. On dirait qu’il va dans la bonne direction. Ils s’engagèrent dans le souterrain qui, par un hasard remarquable, semblait les conduire exactement où ils voulaient aller. Ils avançaient d’un bon pas. La voix d’Haplo était plus forte et nette d’instant en instant, de même que celles des serpents-dragons. Les parois émettaient une douce phosphorescence qui leur éclairait le chemin. — Vous savez, dit Alake, ravie, on dirait presque que ce tunnel a été fait pour nous. — Alors, c’est la guerre, dit le serpent-dragon. — En doutais-tu, Couronné ? dit Haplo avec un bref éclat de rire. — Un peu, je l’avoue. Les Sartans sont imprévisibles. Certains sont véritablement altruistes et pourraient accueillir les menschs à bras ouverts, les recueillir dans leur propre maison même s’ils devaient renoncer à avoir un toit sur la tête. — Samah ne fait pas partie de ceux-là, dit Haplo. — Non, nous ne l’avons jamais pensé. Le serpent-dragon parut sourire ; mais comment était-il possible à une face reptilienne de modifier son expression, cela dépassait Haplo. — Et quand les menschs vont-ils attaquer ? reprit le serpent. — C’est de cela que je suis venu te parler, Couronné. Je voudrais te faire une suggestion. Je sais qu’il n’en était pas question dans notre plan originel, mais je crois que ce nouveau plan est meilleur. Tout ce que nous avons à faire – pour vaincre les Sartans – c’est inonder leur cité d’eau de mer. Haplo expliqua, à peu près dans les mêmes termes qu’aux menschs. — L’eau de mer anéantira leur magie, les laissera désarmés devant les menschs… — Qui pourront alors envahir la cité et les massacrer tous indistinctement. Nous approuvons. Le serpent-dragon hocha paresseusement la tête. Plusieurs de ses voisins ouvrirent des yeux endormis et les refermèrent en guise d’acquiescement. — Les menschs ne massacreront personne. Je parlais plutôt en terme de reddition – totale et inconditionnelle. Et je ne veux pas que le Sartan meure. J’ai l’intention de faire Samah prisonnier, et peut-être quelques autres, pour les ramener à mon seigneur. Il serait bon qu’ils restent assez vivants pour répondre à ses questions, conclut Haplo, ironique. Les yeux rouges s’étrécirent dangereusement. Haplo se raidit, sur ses gardes. Mais le serpent parla d’un ton presque jovial. — Et que feront les menschs des Sartans détrempés ? — Le temps que les eaux se retirent et que les Sartans sèchent, les menschs auront envahi Surunan. Les Sartans auront du mal à expulser des milliers de nains, d’humains et d’Elfes déjà bien installés. D’ailleurs, avec votre assistance, Couronné, les menschs pourraient toujours menacer de rouvrir les écluses et d’inonder de nouveau la cité. — Nous serions curieux de savoir pourquoi tu as échafaudé ce plan en contradiction avec le nôtre. Ça ne te plaisait pas qu’on force les menschs à la guerre ? — Ces menschs ne savent pas se battre, expliqua-t-il. Ils ne font plus la guerre depuis une éternité. Il y a parfois de petites escarmouches entre humains, mais pratiquement personne n’est jamais blessé. Les Sartans, même sans leur magie, pourraient leur infliger des pertes considérables. Je trouve que ma solution est meilleure, plus simple, c’est tout. Le serpent-dragon releva légèrement la tête, son corps quitta son oreiller reptilien et glissa vers Haplo. Il ne recula pas, continua à fixer le serpent dans les yeux. Son instinct lui disait que céder à sa peur, tourner les talons et s’enfuir signifiait la mort. Sa seule chance était d’affronter le danger, de découvrir ce que voulaient exactement les serpents. La tête plate et édentée s’arrêta à une longueur de bras. — Depuis quand, demanda le serpent-dragon, un Patryn se soucie-t-il de la façon dont les menschs vivent… ou meurent ? Un frisson, parti du fond de son être, parcourut Haplo, lui noua les entrailles. Il ouvrit la bouche. — Attends ! siffla le serpent-dragon. Que se passe-t-il ? Une forme vague commença à se condenser dans l’air humide de la caverne. Elle scintilla, s’estompa, reparut, hésitant soit dans l’usage de sa magie, soit dans sa décision de se matérialiser, peut-être dans les deux. Le serpent-dragon l’observa avec intérêt, mais Haplo remarqua qu’il rejoignait discrètement ses compagnons. Le Patryn en avait assez vu pour savoir qui c’était – la seule personne qu’il ne voulait pas voir. Que diable venait-il faire ici ? C’était peut-être un piège. C’était peut-être Samah qui l’envoyait. Alfred se matérialisa, regarda autour de lui en clignant des yeux dans le noir, repéra immédiatement Haplo. — Comme je suis content de t’avoir trouvé ! soupira-t-il. Tu n’imagines pas à quel point ce sort est difficile… — Que veux-tu ? demanda Haplo, tendu, furieux. — Je te rapporte ton chien, dit Alfred d’un ton joyeux, montrant l’animal qui se matérialisait derrière lui. — Si je voulais reprendre cette bête, ce qui n’est pas le cas, je serai venu la chercher moi-même… Le chien, sans doute d’esprit plus vif qu’Alfred, repéra immédiatement les serpents-dragons et se mit à aboyer comme un fou. Alfred réalisa, apparemment pour la première fois, où l’avait amené sa magie. Maintenant, les serpents-dragons étaient tous bien réveillés, et se tordant et contorsionnant, dénouaient leur fouillis à une vitesse stupéfiante. — Oh… miséricorde ! bredouilla-t-il, et il s’évanouit. Le roi des serpents darda la tête vers le chien. Haplo sauta par-dessus le corps inanimé du Sartan, et attrapa l’animal par la peau du cou. — Chien, silence ! commanda-t-il. Le chien gémit, le regarda plaintivement, pas sûr d’être le bienvenu. Le serpent-dragon recula. Le Patryn montra Alfred du pouce. — Va le rejoindre. Va garder ton ami. Le chien obéit, lançant d’abord un regard menaçant aux serpents-dragons, les avertissant de garder leurs distances. Puis, rejoignant Alfred, il se mit à lui lécher le visage. — Cette créature t’appartient-elle ? demanda le serpent. — Autrefois, oui, Couronné, dit Haplo. Mais plus maintenant. — Vraiment ! Les yeux du serpent flamboyèrent, s’éteignirent. — Pourtant, il semble t’être toujours attaché. — Oublie ce maudit chien ! gronda Haplo, perdant patience. Nous discutions de mon plan. Voulez-vous… — Nous ne discuterons rien en présence du Sartan, dit le serpent. — Tu parles d’Alfred ? Mais il est sans connaissance ! — Il est très dangereux ! siffla le serpent-dragon. — Ouais, dit Haplo, lorgnant le Sartan, gisant en tas sur le sol. Maintenant, le chien léchait sa calvitie. — Et il a l’air de bien te connaître. Les sigles d’Haplo s’avivèrent, indicateurs de danger. — Maudit soit cet imbécile de Sartan ! J’aurais dû le tuer quand j’en avais la possibilité. Et je le tuerai à la première occasion. — Tue-le maintenant, dit le serpent-dragon. Haplo se raidit, fixa sombrement les affreuses créatures. — Non. — Pourquoi ? — Parce qu’on l’a peut-être envoyé pour m’espionner, et dans ce cas, je veux savoir pourquoi, qui l’a envoyé, quelles sont ses intentions. Tu devrais le savoir aussi, puisque tu penses qu’il est si dangereux. — Tout cela nous importe peu. Et il est vraiment dangereux, mais nous pouvons lui régler son compte nous-mêmes. Il est dangereux pour toi, Patryn. C’est le Serpent Mage. Ne le laisse pas vivre. Tue-le… maintenant ! — Tu m’appelles « Maître », dit froidement Haplo, et tu me donnes des ordres. Un seul homme, mon seigneur, a sur moi ce pouvoir. Un jour peut-être, je tuerai le Sartan, mais ce sera à mon temps, à mon heure. Les yeux vert-rouge lancèrent des éclairs presque aveuglants. Les yeux d’Haplo le piquaient, le brûlaient. Il réprima le besoin instinctif de cligner des paupières. S’il détachait son regard du serpent, il savait qu’il ne verrait plus jamais rien, que sa propre mort. Puis, soudain, l’obscurité retomba. Le serpent-dragon avait fermé les yeux. — Nous nous inquiétons uniquement pour ta sauvegarde, Maître. Bien sûr, tu as raison. Peut-être serait-il sage de le questionner, comme tu le proposes. Questionne-le donc immédiatement. — Il ne parlera pas devant vous. En fait, il ne reprendra pas connaissance tant que vous serez là. Si tu permets, Couronné, je vais le transporter dehors… À gestes lents et mesurés, Haplo souleva le corps flasque d’Alfred et le jeta sur son épaule. — Je vais le transporter dans ma nef. S’il m’apprend quelque chose, je te le ferai savoir. La tête du serpent-dragon oscillait lentement. Le Couronné hésite à me laisser partir, pensa Haplo. Il se demanda ce qu’il ferait si le serpent-dragon refusait, lui ordonnait de rester. Il leur abandonnerait Alfred, sans doute… Les yeux du serpent se fermèrent, se rouvrirent brusquement. — Très bien. En attendant, nous discuterons de ton plan. — Prenez tout votre temps, grogna Haplo. Il n’avait pas l’intention de revenir. Il se dirigea vers l’entrée de la caverne. — Pardonne-moi, Patryn, dit le serpent-dragon, mais tu oublies ton chien. Haplo ne l’avait pas oublié. Il voulait laisser l’animal derrière lui, entendre par ses oreilles. Il jeta un coup d’œil en arrière sur les serpents-dragons. Ils savaient. — Ici, chien. Le Patryn resserra sa prise sur les jambes d’Alfred, dont le buste et les bras ballottaient dans son dos, comme une poupée désarticulée. Le chien trottait près d’eux, donnant parfois un coup de langue réconfortant sur la main du Sartan. Une fois hors de la caverne, Haplo soupira, s’épongea le front de la main. Contrarié, il constata qu’il tremblait. Devon, Alake et Grundle arrivèrent à la sortie du tunnel juste à temps pour voir Alfred se matérialiser en l’air. Accroupis dans l’ombre, cachés derrière quelques gros rochers, ils regardèrent et écoutèrent. — Le chien ! dit Devon en un souffle. Alake lui saisit la main pour le faire taire. Elle frissonna, angoissée, quand le serpent-dragon ordonna à Haplo de tuer Alfred, puis s’éclaira quand le Patryn affirma qu’il le ferait en temps et en heure. — C’est une ruse, chuchota-t-elle aux deux autres. C’est une ruse pour le sauver. Je suis sûre qu’Haplo n’a pas du tout l’intention de le tuer. Grundle eut l’air de vouloir contester, mais Devon lui prit la main et la serra très fort pour la faire taire. La naine s’enferma dans un silence boudeur. Haplo sortit, emportant Alfred avec lui. Les serpents-dragons se mirent à discuter. — Vous avez vu le chien, dit le roi, continuant à parler en humain, même maintenant qu’ils étaient seuls. Les trois jeunes gens, maintenant habitués à les entendre parler en cette langue, ne remarquèrent pas cette singularité. — Vous savez ce que signifie le chien, dit le serpent-dragon d’un ton sinistre. — Moi, je ne sais pas ! murmura Grundle assez fort. Devon lui serra la main plus fort. Les serpents-dragons acquiescèrent de la tête. — C’est inacceptable, dit le serpent-dragon. Cela ne nous convient pas. Nous avons été trop permissifs, la terreur est retombée. Nous pensions avoir trouvé un outil idéal dans ce Patryn. Mais il s’est révélé faible, imparfait. Et maintenant, nous le trouvons en compagnie d’un Sartan d’une puissance immense. Un Serpent Mage, dont le Patryn a tenu la vie entre ses mains et qu’il ne lui a pas prise. Des sifflements de colère retentirent dans les ténèbres. Les trois jeunes gens échangèrent des regards perplexes. Chacun frissonna, sentit son estomac se nouer. Les effets de l’herbe-courage commençaient à se dissiper, et ils n’avaient pas pensé à en emporter d’autre. Ils se blottirent les uns contre les autres pour se rassurer. Le roi des dragons leva la tête, et la tourna lentement embrassant du regard toute la caverne. — Et cette guerre qu’il propose ! Sans effusions de sang ! Sans souffrances ! Il parle de « reddition » ! siffla-t-il avec dérision. Le chaos est le sang de notre vie. La mort est notre pain quotidien. Non. Nous ne voulons pas de cette reddition. Les Sartans ont de plus en plus peur de jour en jour. Maintenant, ils croient qu’ils sont seuls dans ce vaste univers qu’ils ont créé. Ils sont peu nombreux. Leurs ennemis sont puissants et innombrables. Le Patryn a quand même fait une bonne suggestion, et je lui en suis redevable – inonder leur cité d’eau de mer. Quel génie subtil. Les Sartans regarderont les eaux monter. Leur peur deviendra de la panique. Leur seul espoir sera… la fuite. Ils seront forcés de faire ce qu’ils ont eu la force de ne pas faire autrefois. Samah ouvrira les Portes de la Mort ! — Et les menschs ? — Nous les duperons. Nous transformerons les amis en ennemis. Nous nous nourrirons et nous fortifierons de leur terreur et de leurs souffrances. Et nous aurons besoin de toutes nos forces pour franchir les Portes de la Mort. Alake frissonnait. Devon lui entoura les épaules de son bras, rassurant. Grundle pleurait, mais en silence, serrant lés lèvres avec force. Elle essuya une larme d’une main sale et tremblante. — Et le Patryn ? demanda un serpent. Il mourra aussi ? — Non, le Patryn vivra. Le chaos est notre objectif, ne l’oubliez pas. Quand nous aurons franchi les Portes de la Mort, nous irons voir ce soi-disant Seigneur du Nexus. Je m’introduirai dans ses bonnes grâces en lui apportant un cadeau – cet Haplo, traître à sa propre race, ce Patryn, devenu l’ami d’un Sartan. La peur s’empara des trois jeunes gens, se répandit en eux comme une maladie insidieuse. Ils étaient glacés et fiévreux à la fois, l’estomac noué, les membres tremblants. Alake voulut parler, mais les muscles de son visage étaient paralysés, ses lèvres tremblaient. — Il faut… prévenir Haplo, parvint-elle à murmurer. Les autres acquiescèrent de la tête, incapable de parler eux non plus. Mais ils étaient trop terrifiés pour partir, craignant que le moindre mouvement n’attire sur eux l’attention des serpents-dragons. — Il faut que je rejoigne Haplo, dit faiblement Alake. Saisissant une aspérité de la paroi, elle s’en aida pour se relever. Elle haletait. Elle voulut repartir dans le tunnel. Mais la lumière qui les éclairait à l’aller avait disparu. Une terrible puanteur, comme de chairs vivantes qui pourrissent, lui souleva le cœur. Il lui sembla entendre au loin une lugubre lamentation, comme d’une immense créature gémissant dans les affres de l’agonie. Alake s’engagea dans les ténèbres gémissantes. Devon voulut la suivre, s’aperçut qu’il ne pouvait pas arracher sa main à la main contractée, paniquée, de Grundle. — Non, supplia-t-elle. Ne me laisse pas. Le visage de l’Elfe était blanc comme la craie, ses yeux brillaient de larmes contenues. — Nos peuples, Grundle, murmura-t-il. Nos peuples. La naine déglutit avec effort, se mordit les lèvres. Elle lui lâcha la main, à contrecœur. Devon s’enfuit en courant. Se relevant péniblement, Grundle suivit ses amis en trébuchant. — Les enfants des menschs s’en vont ? demanda le roi des serpents. — Oui, Couronné. Qu’ordonnes-tu ? — Tuez-les lentement. Un par un. Laissez le dernier survivant vivre assez longtemps pour répéter à Haplo la conversation qu’ils ont surprise. — Oui, Couronné. Le serpent-dragon darda sa langue fourchue, comme savourant son plaisir à l’avance. — Ah, ajouta le roi des serpents comme pour réparer un oubli. Arrangez-vous pour que le Sartan ait l’air de les avoir assassinés lui-même. Puis rapportez leurs corps à leurs parents. Cela devrait enterrer définitivement toute idée d’une guerre « sans effusions de sang » ! CHAPITRE XXX DRAKNOR, CHELESTRA Échoué sur la plage comme une baleine mourante, le submersible semblait étrangement vulnérable et pathétique. Sans grands ménagements, Haplo jeta par terre Alfred, toujours évanoui. Le Sartan remua et grogna. Debout au-dessus de lui, le Patryn le considéra, l’air sombre. Un peu à l’écart, le chien les regardait alternativement, incertain, anxieux. Alfred ouvrit les yeux, hébété, sans reconnaître où il était, ignorant ce qui s’était passé. Puis la mémoire lui revint, et avec elle, la peur. — Ils… ils sont partis ? demanda-t-il d’une voix tremblotante, se soulevant sur les coudes et regardant autour de lui, paniqué. — Qu’est-ce que tu viens faire là, par tous les diables ? Ne voyant pas de serpents-dragons, Alfred se détendit et répondit, l’air honteux : — Je venais te ramener ton chien, dit-il, penaud. Haplo secoua la tête. — Et tu crois que je vais croire ça ? Qui t’envoie ? Samah ? — Personne ne m’envoie. Alfred rassembla les différentes parties de son corps disloqué, et y ayant remis un semblant d’ordre, parvint à se relever. — Je suis parti de ma propre initiative, pour te rendre ton chien, et pour… pour parler avec les menschs. — Les menschs ? — Oui, c’était mon intention, dit-il en rougissant d’embarras. J’ai commandé à ma magie de m’amener où tu étais, pensant que tu serais sur un traque-soleil avec les menschs. — Je n’y suis pas, dit Haplo. Alfred baissa la tête, regarda autour de lui, nerveux. — Je le vois bien. On… on ne devrait pas partir ? — Je partirai bien assez tôt, moi. Mais d’abord, tu vas me dire pourquoi tu m’as suivi. En partant, je ne veux pas tomber dans un piège des Sartans. — Je te l’ai dit, protesta Alfred. Je voulais te rendre ton chien. Il est très malheureux. Je croyais te trouver chez les menschs. Il ne m’est jamais venu à l’idée que tu pouvais être ailleurs. J’étais pressé. Je n’ai pas réfléchi… — Ça, je le crois, dit Haplo, interrompant ses excuses, impatienté. Mais c’est à peu près la seule chose. Oh, tu ne mens pas, Sartan, mais, comme d’habitude, tu ne dis pas toute la vérité. Tu es venu me rendre le chien. Parfait. Et après ? La rougeur d’Alfred s’accentua, empourprant son cou et sa calvitie. — Je croyais te trouver avec les menschs. Et je voulais leur parler, leur conseiller la patience. Cette guerre sera terrible ! Terrible ! Je dois l’empêcher ! Il me faut du temps, c’est tout. L’implication de ces… de ces hideuses créatures… De nouveau, Alfred regarda vers la caverne, frissonna, reporta son regard sur Haplo, sur les sigles de sa peau qui brillaient d’un bleu vif. — Tu te méfies d’eux aussi, non ? Une fois de plus, le Sartan s’était introduit dans les pensées d’Haplo. Le Patryn en avait assez ! Il avait dit une bêtise dans la caverne. Ces menschs ne savent pas combattre… Les Sartans pourraient… leur infliger des pertes considérables. Et il réentendit la réponse sifflante. Et depuis quand un Patryn se soucie-t-il de la façon dont les menschs vivent… et meurent ? Depuis quand ? Je ne peux même pas mettre ça sur le compte d’Alfred. Ça s’est passé avant son arrivée. C’est mon fait. C’est ma défaite, pensa Haplo avec amertume. Le danger existait depuis le début. Mais je n’ai pas voulu l’admettre. Ma propre haine m’a aveuglé. Exactement comme les serpents l’avaient prévu. Il considéra Alfred, qui, sentant chez lui un conflit intérieur, garda le silence, attendant anxieusement l’issue de ce débat intime. Haplo sentit le museau froid du chien contre sa main. Il baissa les yeux. Le chien leva la tête et remua doucement la queue. Haplo lui caressa la tête, le chien se pressa contre lui. — La guerre avec les menschs est le moindre de tes problèmes, Sartan, dit-il finalement. Il jeta un coup d’œil vers la caverne, trou noir bien visible au flanc de la montagne. — J’ai déjà approché le mal absolu dans le Labyrinthe… mais rien d’approchant celui-là. Il secoua la tête, se tourna vers Alfred et reprit : — Préviens ton peuple. Je vais prévenir le mien. Ces dragons ne veulent pas conquérir les quatre mondes. Ils veulent les détruire. Alfred pâlit. — Oui… oui. Je l’ai senti. J’en parlerai à Samah, au Conseil. J’essaierai de leur faire comprendre… — Comme si nous allions écouter un traître ! Des runes flamboyèrent, constellant les ténèbres d’une cascade d’étoiles, d’où émergea Samah. — Ça ne m’étonne pas, dit Haplo, regardant Alfred avec un sourire sinistre. J’ai failli te faire confiance, Sartan. — Je le jure, Haplo ! s’écria Alfred. Je ne savais pas… je ne voulais pas… — Inutile de continuer à essayer de nous tromper, Patryn, dit Samah. Tous les mouvements de cet « Alfred » — ton compatriote – sont surveillés. Il a dû t’être facile de le séduire, de l’associer à tes sombres desseins. Mais, considérant sa stupidité, tu dois regretter ta décision de te servir d’un tel imbécile. — Comme si j’avais envie de m’abaisser à utiliser un membre de votre race faible pleurnicharde, railla Haplo. À part lui, il pensait : si je pouvais capturer Samah, je quitterais ce monde immédiatement. J’abandonnerai les menschs et les dragons-serpents, Alfred et son maudit chien. Le submersible est prêt, les runes nous feront franchir sans danger les Portes de la Mort… Haplo coula un regard oblique vers la caverne. Les serpents-dragons n’étaient pas en vue, mais ils devaient connaître la présence de Samah sur leur île. Haplo savait qu’ils regardaient, aussi sûrement que s’il avait vu les yeux rouge-vert luire dans le noir. Et il sentit que les serpents l’encourageaient, impatients de voir commencer la bataille. Impatients de voir le chaos s’installer. Impatients de voir la mort se déchaîner. — Notre ennemi commun est dans cette caverne. Retourne vers ton peuple, Conseiller, dit Haplo. Retourne l’avertir. Comme je vais rentrer prévenir le mien. Il se retourna et marcha vers sa nef. — Halte, Patryn ! Des sigles rouges explosèrent, un mur de feu bloqua la voie à Haplo. La chaleur intense lui roussissait la peau, lui brûlait les poumons. — Je rentre et je t’emmène prisonnier avec moi, l’informa Samah. Haplo se retourna face à lui et sourit. — Tu sais que je ne viendrai pas. Pas sans combattre. Et c’est exactement ce qu’ils désirent, dit-il en montrant la caverne. Alfred tendit des mains suppliantes. — Conseiller, écoute-le ! Il a raison… — Silence, traître ! Crois-tu que je ne comprends pas pourquoi tu fais cause commune avec le Patryn ? Ses aveux te condamneront. Je te ramène avec moi à Surunan, Patryn. Je préférerais que tout se passe calmement, mais si tu veux combattre… à ton aise, termina Samah en haussant les épaules. — Je t’avertis, Conseiller, dit Haplo avec calme. Si tu ne me laisses pas partir, nous aurons de la chance tous les trois si nous n’y laissons pas notre vie. Mais tout en parlant, il construisait déjà sa magie. Autrefois, la guerre ouverte entre Sartans et Patryns était un événement rare. Les Sartans – cherchant à convaincre les menschs que la guerre était mauvaise – avaient leur image à préserver et refusaient généralement de se laisser entraîner dans des combats. Mais quand la bataille ne pouvait pas être évitée, un duel avait lieu. Toujours très spectaculaire, et généralement mortel. Ces duels avaient lieu dans le secret. Il n’aurait pas fallu que les menschs voient mourir l’un de leurs demi-dieux. Un duel entre deux adversaires de cette force est long et fatigant, physiquement et mentalement{48}. On a connu des guerriers qui s’écroulaient d’épuisement. Chaque adversaire devait, non seulement préparer son offensive, construisant sa magie à partir d’innombrables possibilités présentes en ce moment particulier, mais il devait aussi préparer une défense contre toute attaque magique de son adversaire. La défense est pour l’essentiel une question de conjecture, bien que les deux camps prétendent avoir trouvé des méthodes pour deviner l’état d’esprit d’un opposant et, par conséquent, être capables d’anticiper ses mouvements{49}. Telle était la bataille qu’ils s’apprêtaient à livrer. Haplo en avait rêvé toute sa vie. C’était le vœu le plus cher de tous les Patryns, car, même s’ils avaient perdu bien des choses au cours des éons, ils s’étaient cramponnés à leur bien le plus précieux : leur haine. Mais maintenant que le moment tant attendu était là, Haplo n’en éprouvait aucune joie. Il avait un goût de cendres dans la bouche, conscient de son public, des yeux rouge-vert qui surveillaient tous ses mouvements. Haplo écarta de son esprit l’idée des serpents-dragons, se força à se concentrer. Il activa sa magie, la sentit répondre. L’exaltation submergea toute peur des dragons. Il était jeune et fort, en pleine possession de ses pouvoirs. Il avait confiance en la victoire. Le Sartan avait un avantage auquel le Patryn n’avait pas pensé. Samah devait avoir l’expérience de ces batailles magiques. Pas Haplo. Ils s’affrontèrent, face à face. — Va-t’en mon vieux, dit Haplo. Retourne près d’Alfred. L’animal gémit, et ne bougea pas. — Va-t’en ! vociféra Haplo. Le chien, oreilles basses, obéit. — Arrêtez ! Arrêtez cette folie ! s’écria Alfred. Il s’élança, pour s’interposer entre les combattants. Malheureusement, il ne regarda pas où il allait, trébucha sur le chien et s’étala de tout son long. Haplo lança son attaque. Les sigles de sa peau flamboyèrent, rouges et bleus, s’envolèrent au-dessus de sa tête et formèrent une chaîne rougeoyante à la lueur du feu. Rapide comme l’éclair, elle fila vers le Sartan qu’elle devait ligoter, le mettant à la merci du Patryn. C’est du moins ce qu’avait prévu Haplo. Mais apparemment, Samah avait anticipé la possibilité qu’Haplo tente de le faire prisonnier. Le Conseiller invoqua une autre possibilité, selon laquelle quand le Patryn dirigerait sur lui son attaque, il ne serait plus là. Et il n’y était pas. La chaîne d’acier se referma sur le vide. Debout à quelque distance, Samah regarda Haplo avec dédain, comme un enfant qui lui aurait jeté des pierres. Le Conseiller se mit à chanter et danser. Haplo reconnut une attaque. Le temps d’un battement de cœur, Haplo devait prendre une décision déchirante. Il pouvait soit se défendre contre une attaque – et dans ce cas, il devait passer en revue les myriades de possibilités offertes à son ennemi, soit lancer lui-même une autre attaque, espérant surprendre Samah sans défense au milieu de ses incantations. Malheureusement, cette manœuvre le laisserait sans défense lui-même. Frustré et furieux de voir ses efforts déjoués par un ennemi dont il avait pensé triompher facilement, Haplo décida de terminer rapidement la bataille. Sa chaîne d’acier flottait encore dans l’air. Haplo modifia sa magie, transforma la chaîne en une lance qu’il dirigea droit sur le cœur de Samah. Un bouclier apparut dans la main du Sartan, sur lequel rebondit la lance. La chaîne d’Haplo commença à se désintégrer. Au même instant, une violente bourrasque partit de la mer, prit la forme d’un énorme poing, qui se mit à marteler sauvagement Haplo, chancelant. Le Patryn atterrit lourdement sur le sable. Groggy, Haplo se releva vivement, son corps réagissant instinctivement, comme dans le Labyrinthe, où céder à un instant de faiblesse signifiait la mort. Haplo prononça les runes. Les sigles de son corps flamboyèrent. Il ouvrit la bouche pour lancer l’ordre qui mettrait fin à ce combat acharné. Mais seul un juron sortit de ses lèvres. Quelque chose venait de s’enrouler autour de sa cheville, et commençait à tirer, comme pour le faire tomber. Quelque créature marine magique venait de lancer vers lui un long tentacule. Occupé à ses propres incantations, Haplo ne l’avait pas vu traverser la plage. Maintenant, il le tenait, et ses anneaux, couverts de runes des Sartans, montaient le long de sa cheville, de son mollet, de sa jambe. La créature était d’une force incroyable. Haplo lutta pour se dégager, mais plus il luttait, plus le tentacule se resserrait. D’une secousse, il le jeta dans le sable. Haplo se débattit, tentant de se libérer. Une fois de plus, il se trouvait devant une décision terrible. Il pouvait utiliser sa magie pour se libérer, ou pour attaquer. Haplo se contorsionna pour jeter un coup d’œil sur son ennemi. Samah le regardait complaisamment, un sourire triomphal aux lèvres. Il croit déjà avoir gagné ? se demanda Haplo, furieux. Ce monstre stupide n’est pas mortel. Il ne m’empoisonne pas, il ne me broie pas dans ses anneaux. C’est une ruse. Une ruse pour gagner du temps. Samah se dit que je vais perdre mon énergie à me libérer au lieu d’attaquer. Surprise, Samah ! Haplo concentra tous ses pouvoirs mentaux pour reformer le sort qu’il allait lancer tout à l’heure. Les sigles flamboyaient dans l’air, se rapprochaient, bourdonnant de puissance, quand le Patryn sentit l’eau clapoter contre sa botte. L’eau… Soudain, Haplo comprit l’astuce de Samah. C’est ainsi que le Sartan allait le vaincre : simple, mais efficace. En le plongeant dans l’eau de mer. Le Patryn jura, mais refusa de céder à la panique. Il commanda à la structure runique de modifier sa cible, la transforma en une volée de flèches de feu qu’il dirigea sur la créature. Mais le tentacule était dégoulinant d’eau de mer. Les flèches magiques le frappèrent, grésillèrent, s’éteignirent. L’eau recouvrit le pied d’Haplo, monta le long de sa jambe. Paniqué maintenant, il enfonça ses mains dans le sable pour tenter de stopper le mouvement qui l’attirait irrésistiblement dans la mer. Ses doigts laissaient de longs sillons derrière eux. La créature était trop forte, et la magie d’Haplo commençait à faiblir. Les dagues ! Se tournant vivement sur le dos, se contorsionnant pour ralentir son avance, il ouvrit sa chemise, saisit la pochette de toile cirée et d’une main fébrile… La froide logique l’arrêta, la logique du Labyrinthe, la logique qui lui avait plus d’une fois permis de survivre. L’eau lui atteignait les cuisses. Ces armes étaient maintenant sa seule défense, et il avait été sur le point de les mouiller. Et de plus, il aurait révélé leur existence à son ennemi… à ses ennemis. Il ne devait pas oublier les serpents-dragons, sans doute déçus que le spectacle se termine. Mieux valait accepter la défaite – pour amère qu’elle fût – et garder l’espoir de contre-attaquer, que tout risquer sur un coup désespéré qui ne servirait à rien. Serrant la pochette de toile cirée sur son cœur, Haplo ferma les yeux. L’eau lui recouvrit la taille, la poitrine, la tête. Samah dit un mot. Le tentacule lâcha prise, disparut. Haplo gisait dans l’eau. Inutile de regarder sa peau pour savoir qu’elle était lisse, unie, et d’un blanc maladif. Il resta si longtemps immobile, les vagues clapotant doucement autour de son corps, qu’Alfred s’en alarma. — Haplo ! cria-t-il. Et le Patryn entendit des pas lourds et trébuchants se diriger vers lui, se diriger bêtement vers l’eau de mer. Haplo se redressa. — Chien, arrête-le ! cria-t-il. Le chien s’élança derrière Alfred, le retint par les pans de son habit, le tira en arrière. Alfred tomba lourdement dans le sable, jambes et bras écartés, puis s’assit. Debout près du Sartan, le chien semblait content de lui, tout en jetant, de temps en temps, un coup d’œil anxieux vers Haplo. Samah regarda Alfred avec dégoût et mépris. — On dirait que l’animal a plus de cervelle que toi. — Mais… Haplo est blessé ! Peut-être qu’il se noie ! s’écria Alfred. — Il n’est pas plus blessé que moi, répliqua froidement Samah. C’est une feinte ; il doit sans doute méditer un nouveau méfait. Mais quoi que ce soit, il devra l’exécuter sans sa magie. Le Conseiller s’approcha du rivage, tout en restant à bonne distance de l’eau de mer. — Debout, Patryn. Toi et ton acolyte, vous allez revenir avec moi à Surunan, où le Conseil décidera de votre sort. Haplo l’ignora. L’eau avait détruit sa magie, mais elle l’avait calmé également, calmé sa fièvre, sa rage. De nouveau, il pensait clairement, pouvait envisager les options qui s’offraient à lui. Une question lui revenait à l’esprit avec insistance : où étaient les serpents-dragons ? Ils écoutaient… surveillaient… savouraient la peur, la haine. Espéraient une conclusion mortelle. Ils n’étaient pas intervenus, tant que la bataille faisait rage. Mais la bataille était terminée. Et Haplo avait perdu sa magie. — Très bien, dit Samah. Je t’emmènerai comme tu es. — Essaye, dit Haplo, s’asseyant dans l’eau. Samah se mit à chanter les runes, mais sa voix s’enroua. Il s’étrangla, toussa, recommença. Alfred regarda le Conseiller, stupéfait. Haplo regardait, avec un sombre sourire. — Comment… Samah pivota vers le Patryn, furieux. — Tu n’as plus de magie. — Moi, non. Eux, oui, dit Haplo, pointant un index humide vers la caverne. — Bah ! Nouvelle ruse ! Samah essaya de nouveau de lancer le même sort. Haplo se releva et pataugea jusqu’au rivage. Il était surveillé. Ils étaient tous surveillés. Il grogna de douleur, foudroya Samah. — Je crois que tu m’as cassé une côte. Il porta sa main à son flanc, à ses dagues cachées. Pour utiliser ses armes, il fallait sécher sa peau. Mais ce ne devait pas être trop difficile. Il gémit, trébucha et tomba, enfonçant ses mains dans le sable sec et chaud. Le chien le regarda, gémit de sympathie. Alfred, le front plissé d’inquiétude, se dirigeait vers lui, mains tendues. — Ne me touche pas ! gronda Haplo. Je suis mouillé ! ajouta-t-il, espérant que cet imbécile comprendrait. Alfred, l’air blessé, recula. — C’est toi ! accusa Samah. C’est toi qui bloque ma magie ! — Moi ? bredouilla Alfred, ahuri. Je… je… Moi ? Non, je ne… Haplo n’avait qu’une idée : retourner dans le Nexus prévenir les siens. Recroquevillé dans le sable, il gémissait comme en proie à de terribles douleurs. Il glissa sa main sèche dans sa chemise, dans la pochette imperméable. Si Samah essaye de m’arrêter, il mourra. Bondis, vise au cœur. Les runes de la dague annuleront la magie protectrice dont il s’est entouré. Et alors le vrai combat commencera. Les dragons. Ils n’avaient pas l’intention de les laisser partir. Si je peux arriver au submersible, sa magie devrait être assez puissante pour les tenir en respect. Le temps d’arriver sain et sauf aux Portes de la Mort. La main d’Haplo se referma sur le manche de sa dague. Un cri terrorisé retentit. — Haplo, au secours ! Au secours ! — On dirait une voix humaine ! s’écria Alfred, stupéfait, scrutant les ténèbres. Que viennent faire des menschs ici ? Haplo s’immobilisa, la main sur sa dague. Il avait reconnu la voix d’Alake. — Haplo ! cria-t-elle avec désespoir. — Je les vois, dit Alfred, tendant le bras. Trois menschs, qui couraient pour sauver leur vie. Les serpents-dragons ondulaient derrière eux, les poussant comme des moutons vers l’abattoir, se délectant de leur panique. Alfred courut à Haplo, lui tendit la main pour l’aider à se relever. — Vite ! Ils n’ont pas une chance ! Une curieuse sensation s’empara furtivement d’Haplo. Il avait déjà fait ça, ou quelque chose de semblable, autrefois… La femme donna la main à Haplo, l’aide à se relever. Il ne la remercia pas de lui avoir sauvé la vie. Elle n’attendait pas de remerciements. Aujourd’hui, demain peut-être, il lui rendrait la pareille. C’était comme ça, dans le Labyrinthe. — Deux, dit-il, baissant les yeux sur les cadavres. La femme arracha sa lance aux chairs mortes, l’examina pour s’assurer qu’elle était toujours fonctionnelle. L’autre avait été électrocuté par l’électricité qu’elle avait eu le temps de générer avec ses runes. Le corps fumait encore. — Des éclaireurs. Une horde en chasse, dit-elle, repoussant en arrière ses longs cheveux châtain. Ils vont s’attaquer aux Squatters. — Ouais, dit Haplo, regardant dans la direction d’où ils venaient. Les loups chassaient en hordes de trente ou quarante. Les Squatters étaient quinze, dont cinq enfants. — Ils n’ont pas une chance, dit Haplo en haussant les épaules. Il essuya le sang de sa dague. — On devrait retourner pour les aider, dit la femme. — Deux de plus, ça ne changerait pas grand-chose. On mourrait avec eux. Tu le sais. Au loin, ils entendirent des cris rauques – les Squatters qui s’appelaient pour organiser la défense, les voix aiguës des femmes qui chantaient les runes. Et, dominant le tout, le hurlement d’un enfant. Le visage de la femme s’assombrit, elle regarda en direction des cris, hésitante. — Allez, viens, la pressa Haplo, remettant sa dague au fourreau. Il y en a peut-être d’autres par ici. — Non. Ils sont tous à la curée. Le cri de l’enfant s’était transformé en hurlement strident. — Ce sont les Sartans, dit Haplo d’une voix dure. Ils nous ont jeté dans cet enfer. C’est eux qui sont responsables de tout ce mal. La femme posa sur lui ses grands yeux bruns mouchetés d’or. — Je me le demande. C’est peut-être le mal qui est en nous. Un hurlement de terreur, un hurlement d’enfant. Une main tendue vers lui. Une main refusée. Vide, tristesse de quelque chose irrémédiablement perdu. Le mal qui est en nous. D’où venez-vous ?… Qui vous a créés ? Haplo se rappela ses paroles aux serpents-dragons. C’est vous, Patryn. Le chien aboya un avertissement. Il courut à lui, le suppliant de lui ordonner l’attaque. Haplo se releva péniblement. — Ne me touche pas, dit-il à Alfred. N’approche pas ! Garde-toi de l’eau ! Elle annule la magie, expliqua-t-il avec impatience devant la confusion d’Alfred. Même si elle ne doit pas servir à grand-chose. — Ah oui, murmura Alfred, reculant précipitamment. Haplo tira ses deux dagues. Instantanément, Samah prononça un mot. Cette fois, la magie agit. Des sigles rougeoyants entourèrent le Patryn, des menottes se refermèrent autour de ses poignets et de ses chevilles. Le chien recula, jappant d’étonnement, rejoignit Alfred en courant. Haplo avait l’impression d’entendre les dragons glousser de contentement. — Libère-moi, imbécile. Je pourrai peut-être les sauver ! — Je ne me laisserai pas prendre à ta ruse, Patryn. Samah se mit à chanter les runes. — Tu ne pensais quand même pas que j’allais croire que tu te souciais du salut des menschs ? Non, Haplo n’attendait pas cela de Samah, car il avait du mal à y croire lui-même. C’était l’instinct, le besoin de protéger les faibles, les impuissants. L’expression de sa mère poussant son enfant dans les buissons, puis se retournant pour combattre l’ennemi. — Haplo, au secours ! Les hurlements d’Alake résonnaient à ses oreilles. Haplo se débattit pour se libérer de ses liens, mais la magie était trop puissante. On l’emportait. Le sable, l’eau, les montagnes commencèrent à s’estomper à sa vue. Les cris des menschs se firent de plus en plus faibles et lointains. Puis, soudain, l’enchantement cessa. Haplo se retrouva debout sur la plage, étourdi, comme tombant d’une grande hauteur. — Va, Haplo, dit Alfred, debout près de lui, se redressant de toute sa taille. Va sauver les enfants si tu peux. Une main se referma sur la sienne. Haplo baissa les yeux sur ses poignets. Les menottes avaient disparu. Il était libre. Samah était vert de rage, le visage convulsé de fureur. — Jamais, dans toute l’histoire de notre peuple, un Sartan n’a aidé un Patryn. Cela te condamne, Alfred Montbank ! Ton destin est scellé ! — Va, Haplo, dit Alfred, ignorant le Conseiller. Je veillerai à ce qu’il n’interfère pas. Le chien courait en rond autour d’Haplo, aboyant comme un fou, faisait quelques pas vers les serpents-dragons, puis revenait chercher son maître. Son maître, comme avant. — À charge de revanche, Alfred, cria Haplo. Mais je doute que je vive jusque-là. Il tira ses dagues, les runes flamboyèrent, rouges et bleus. Le chien fila vers les serpents-dragons. Haplo suivit. CHAPITRE XXXI DRAKNOR, CHELESTRA Les serpents-dragons avaient laissé les menschs sortir de la caverne sains et saufs, sans les quitter des yeux. Ils atteignirent le rivage. Ils voyaient Haplo et sa nef. La peur s’estompa. L’espoir renaquit. Ils coururent vers lui. Les serpents-dragons se déversèrent hors de la caverne en une masse ondulante et visqueuse. Les trois menschs entendirent leurs sifflements, se retournèrent, terrorisés. Les serpents les paralysèrent sous leurs regards vert-rouge, dardant leurs langues, reniflant, savourant la peur. Les serpents-dragons se rapprochèrent de leurs proies. Mais ils n’avaient pas l’intention de tuer rapidement. La peur les fortifiait, la terreur augmentait leur puissance. Ils regrettaient toujours de voir mourir une de leurs victimes. Les serpents abaissèrent leurs regards flamboyants, ralentirent leur avance. Les menschs, libérés de leur regard paralysant, se remirent à courir en hurlant. Les serpents-dragons sifflèrent de plaisir et accélérèrent. Les serpents-dragons les suivaient d’assez près, assez proches pour qu’ils sentent leur odeur de mort nauséabonde, assez proches pour entendre leurs sifflements qui seraient les derniers sons qu’ils entendraient – avant leurs propres cris de mort. Les corps gigantesques ondulaient sur le sol, les têtes plates dominant les menschs projetaient devant eux des ombres horribles. Et les serpents-dragons observaient avec jubilation la bataille qui se déroulait entre le Patryn et le Sartan, se délectant et se fortifiant de leur haine. Les menschs se fatiguaient, et, à mesure que leurs corps s’affaiblissaient, s’affaiblissait aussi leur terreur. Les serpents-dragons devaient stimuler leurs proies, réveiller leur panique. — Prenez-en un, commanda le roi des serpents qui avançait en première ligne. L’humaine. Tuez-la. L’aube pointait. La nuit se dissipait, autant que c’était possible dans ce lieu de ténèbres. La lumière du soleil luisait faiblement à travers les eaux fuligineuses. Haplo projetait une ombre en courant. — Il faut l’aider ! dit Alfred à Samah. Tu peux l’aider, Conseiller. Utilise ta magie. À nous tous, nous pourrons peut-être vaincre les dragons… — Et pendant que je combattrai les dragons, ton ami Patryn filera. C’est ça, ton plan ? — Filer ? dit Alfred, battant des paupières. Comment peux-tu dire une chose pareille ? Regarde-le ! Il risque sa vie… — Bah ! Il n’est pas en danger ! Ces horribles créatures sont à ses ordres ! C’est son peuple qui les a créées. — Ce n’est pas ce qu’Orla m’a dit, rétorqua Alfred avec colère. Ce n’est pas ce que t’ont dit les serpents-dragons sur la plage, n’est-ce pas, Conseiller ? « Qui vous a créés ? » leur as-tu demandé. « Vous, Sartans. » C’était ça leur réponse, non ? Livide, Samah leva la main et se mit à tracer un sigle. Alfred leva la sienne et traça le même sigle en sens inverse, l’annulant. Samah esquissa quelques pas de danse sur sa droite, en murmurant des runes entre ses dents. Alfred esquissa les mêmes pas sur sa gauche, répétant les mêmes runes, à l’envers. De nouveau, la magie de Samah fut annulée. Mais derrière lui, Alfred entendait de furieux sifflements, des contorsions violentes de grands corps reptiliens, la voix rauque d’Haplo criant des instructions au chien. Alfred brûlait d’envie de se retourner pour voir ce qui se passait, mais il n’osait pas détourner son attention de Samah. Le Conseiller, faisant appel à toute sa puissance, se mit à construire un autre sort. La magie gronda au loin, les runes crépitèrent. La fantastique tempête des possibilités descendait sur Alfred avec toute sa puissance. Alfred se sentit défaillir. Haplo n’avait qu’un but, sauver les menschs. Après, il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait, aucun plan d’action. Pourquoi faire ? se demanda-t-il avec amertume. La bataille était désespérée depuis le début. La nécessité de se débarrasser de la peur qui menaçait de l’annihiler, accaparait toute son attention. Le chien l’avait distancé, avait déjà rejoint les menschs. Ils étaient à bout, la peur et la fatigue ayant drainé leurs dernières forces. Ignorant les serpents-dragons, le chien tournait autour d’eux, les rassemblait, les poussait de l’avant quand ils faisaient mine de renoncer. Un serpent approcha un peu trop. Le chien se rua vers lui, grondant un avertissement. Le serpent recula. Devon s’effondra. Grundle le saisit par l’épaule, la secoua. — Lève-toi, Devon, supplia-t-elle. Lève-toi ! Alake, avec le courage du désespoir, se planta devant son ami tombé et fit face aux serpents-dragons. Elle leva une main tremblante, mais ne lâcha pas l’objet qu’elle tenait – un bâton de bois. Elle le tendit courageusement devant elle et se mit à lancer un sort, prenant le temps de prononcer les paroles clairement et distinctement, comme sa mère le lui avait appris. Le bâton s’enflamma magiquement. Alake brandit sa torche devant les yeux des serpents-dragons, comme elle l’aurait fait devant un chat maraudeur cherchant à voler ses poulets. Les serpents-dragons hésitèrent, reculèrent. Haplo comprit leur jeu, et, dans sa rage, oublia sa peur. Devon, avec l’aide de Grundle, se remettait sur ses pieds. Le chien sautait en aboyant, essayant de détourner d’eux l’attention des serpents et de l’attirer sur lui. Alake, belle, fière, exultante, lança le brandon sur les serpents. — Quittez ce lieu ! Laissez-nous ! cria-t-elle. — Alake, à plat ventre ! hurla Haplo. Le serpent frappa avec une vitesse incroyable, plus vite que l’œil ne pouvait voir, plus vite que le cerveau ne pouvait comprendre. Si vite que la tête n’était qu’une tache floue. Alake hurla, tomba, se contorsionnant de douleur. Grundle et Devon s’agenouillèrent près d’elle. Haplo faillit trébucher sur eux. Il saisit la naine par l’épaule, la releva d’un coup sec. — Cours ! cria-t-il. Va chercher du secours ! Du secours ? Quel secours ? Alfred ? Qu’est-ce qui me prend ? pensa Haplo avec colère. Il avait eu une réaction instinctive. Mais au moins, il n’aurait plus la naine dans les jambes. Grundle battit des paupières, comprit, et, après un dernier regard désespéré sur Alake, partit en courant. La tête du serpent-dragon se balançait au-dessus d’Alake, au-dessus d’Haplo. Ses yeux étaient fixés sur le Patryn, sur les dagues où étincelaient les runes bleues et rouges. Le serpent était sûr de la victoire, mais circonspect. Il avait peu de respect pour le Patryn, mais avait l’intelligence de ne pas sous-estimer l’ennemi. — Devon, dit Haplo, se forçant au calme, comment va Alake ? Seuls les sanglots étranglés de l’Elfe lui répondirent. Il entendait les hurlements de la jeune fille. Elle n’était pas morte, c’était dommage. Empoisonnée, pensait-il, les chairs déchirées par la gueule osseuse du serpent. Il risqua un coup d’œil en arrière. Devon prit Alake dans ses bras, et la berça contre son cœur. Près de l’Elfe, le chien grondait et menaçait de ses crocs tout serpent regardant dans leur direction. Haplo s’interposa entre le serpent et les menschs. — Chien, reste avec eux. Il fit face au serpent-dragon, dagues levées. — Prenez-le, ordonna le roi. Le serpent abaissa la tête, gueule grande ouverte dégoulinante de venin. Haplo l’esquiva comme il put, mais quelques gouttes tombèrent sur lui, brûlèrent sa chemise trempée et s’enfoncèrent dans sa peau. Une douleur atroce fulgura dans ses chairs, mais ça n’avait pas d’importance. Il garda son regard et son attention braqués sur sa cible. Le serpent darda la tête vers lui. Haplo recula d’un bond, rapprocha ses deux mains, et plongea les deux lames ensemble dans le crâne reptilien, entre les yeux rouge-vert. Les lames fortifiées par les runes s’enfoncèrent profondément. Le sang jaillit. Le serpent rugit de douleur. Il redressa la tête, entraînant Haplo, cramponné à ses dagues. Finalement, les bras presque désarticulés, il les lâcha et s’effondra par terre, immobile. Le serpent blessé se contorsionnait violemment dans les affres de l’agonie. Enfin, parcouru d’un dernier frisson, il s’immobilisa. Les yeux rouges étaient ouverts, mais leur feu intérieur s’était éteint. La langue pendait mollement de la gueule édentée. Les dagues restaient plantées dans la tête sanglante. — Reprends tes armes, Patryn, dit le roi des serpents, ses yeux rouge-vert brillants de plaisir. Arrache-les ! Poursuis le combat ! Tu as tué l’un des miens. Ne renonce pas maintenant ! C’était sa seule chance. Haplo bondit, bras tendus, pour saisir les dagues. Un serpent darda la tête vers lui. Une douleur terrible fulgura dans son bras. Os brisé, sang infecté de poison. Sa main droite s’engourdit. Haplo fit une seconde tentative de la main gauche. La tête du serpent s’abaissa. Un ordre de son roi l’arrêta. — Non, non ! Pas si vite ! Le Patryn est fort. Qui sait ? Il parviendra peut-être à regagner sa nef. Si seulement je pouvais arriver à ma nef… Haplo éclata de rire à cette pensée. — C’est ce que tu voudrais, hein ? Que je tourne les talons et prenne mes jambes à mon cou ? Et vous me laisseriez aller… jusqu’où ? Jusqu’au pont ? Je pourrais peut-être même poser le pied dessus ? Et après ? Vous m’enlevez ? Vous m’emportez dans la caverne ? — Ta terreur nous nourrira longtemps, très longtemps, Patryn, murmura le serpent-dragon. — Je n’ai pas envie de jouer. Cherchez vos divertissements ailleurs. Délibérément, Haplo tourna le dos aux serpents et s’agenouilla près des deux jeunes gens. Le chien montait la garde près de son maître, montrant les dents à tout serpent qui approchait trop près. Alake ne criait plus, ne gémissait plus. Elle avait les yeux clos, la respiration pantelante. — Je… je crois qu’elle est mieux, dit Devon, déglutissant avec effort. — Oui, dit doucement Haplo. Bientôt, elle ne souffrira plus. Derrière lui, il entendit la reptation des corps géants se rapprocher. Le chien gronda plus fort. Alake ouvrit les yeux, lui sourit. — Je vais mieux, dit-elle en un souffle. Je… je n’ai plus mal. — Haplo ! s’écria Devon. Haplo regarda derrière lui. Les serpents commençaient à les encercler, certains partant sur la droite, les autres sur la gauche. Les grands corps rampaient, ondulaient, toutes les têtes tournées vers lui. Lentement, inexorablement, ils les enfermaient de toutes parts. Les serpents-dragons se mirent à siffler – sifflements étouffés précurseurs de la mort. Le chien cessa de gronder et retourna près de son maître. — Qu’est-ce qui se passe ? murmura Alake. Tu as tué le serpent-dragon. Je t’ai vu. Ils sont partis, n’est-ce pas ? — Oui, dit Haplo en lui prenant les mains. Ils sont partis. Le danger est passé. Repose-toi maintenant. — Je vais me reposer. Tu me veilleras ?… — Je te veillerai. Elle sourit et ferma les yeux. Son corps fut parcouru d’un spasme, puis retomba, immobile. Samah prononça la première rune, et commença à énoncer la seconde. Sa magie l’entourait d’un nuage lumineux. Une petite silhouette, hurlant de toute la force de ses poumons, lui sauta dessus, se cramponna à lui, manquant les renverser tous les deux dans son élan. L’enchantement rompu, Samah baissa les yeux sur une naine. Ses mains sales tiraient sur sa tunique blanche, manquant la lui arracher. — Sauve-les… Alake est tombée… Haplo tout seul… les dragons… il a besoin… d’aide ! haleta la naine. Toi… viens, dit-elle, le tirant par sa robe. Samah repoussa la mensch. — Nouvelle ruse. — Viens ! Je t’en prie ! supplia la naine, et elle éclata en sanglots. — Je vous aiderai, dit Alfred. La naine le regarda, dubitative. Alfred se tourna face à Samah. Le Conseiller s’était remis à prononcer les runes, mais cette fois, Alfred n’essaya pas de l’arrêter. Le corps de Samah scintilla, commença à s’estomper. — Va au secours de ton ami Patryn ! cria-t-il. Tu verras sa reconnaissance ! Le Conseiller disparut. La naine était trop bouleversée et terrorisée pour s’en étonner. Elle se cramponna à la main ridée d’Alfred. — Il faut que tu nous aides ! dit-elle, ayant plus ou moins retrouvé son souffle. Les serpents-dragons sont en train de le tuer ! Alfred s’ébranla, bien décidé à faire ce qu’il pourrait, mais sans savoir ce que ce serait. Malheureusement, concentré sur Samah, il avait oublié son horreur des créatures. Atterré, il les vit approcher : longs corps reptiliens fouettant le sable de leurs queues, yeux rouges comme les flammes, verts comme la mer trouble, gueules édentées écumantes, langues dégoulinantes de venin. Il se sentit défaillir. Il reconnut les symptômes, essaya de les combattre, mais mollement. Chancelant, il s’y abandonna, pour échapper à la peur… Des petits poings le martelaient. Alfred, hébété, ouvrit les yeux. Il gisait dans le sable. Une naine debout près de lui, tambourinait sur sa poitrine de toutes ses forces. — Tu connais la magie ! Je t’ai vu ! Tu lui as rapporté son chien ! Aidez-le, bon sang ! Aide Alake et Devon, bon sang ! La naine s’effondra, enfouit son visage dans ses mains. — Allons… ne pleure pas, dit Alfred, tapotant d’une main timide les petites épaules secouées de sanglots. Il regarda vers les serpents-dragons, et, de nouveau, le cœur faillit lui manquer. — Je voudrais bien les aider, dit-il, pathétique, mais je ne sais pas comment. — Prie l’Un, dit la naine d’un ton farouche en relevant la tête. L’Un te donnera la force. — Tu as peut-être raison, dit Alfred. — Alake ! s’écria Devon, secouant le corps inanimé. Alake ! — Laisse-la où elle est, dit Haplo. Ses souffrances sont terminées. Devon leva un visage ravagé. — Tu veux dire qu’elle est… Mais tu peux la sauver ! La ramener à la vie ! Fais-le, Haplo ! Comme tu l’as fait pour moi ! — Je n’ai pas ma magie, dit durement Haplo. Je ne peux pas la sauver. Je ne peux pas te sauver. Je ne peux même pas me sauver moi-même ! Devon allongea doucement le corps d’Alake sur le sol. — J’avais peur de vivre. Maintenant, j’ai peur de mourir. Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas la mort. Mourir, c’est facile. C’est la souffrance, la peur… dit-il, prenant la main glacée d’Alake. Haplo ne dit rien. Il n’y avait rien à dire. Aucun réconfort possible. Leur fin serait horrible. Il le savait, Devon et Grundle le savaient aussi. Grundle ? Où était-elle ? Haplo se souvint. Il l’avait envoyée chercher du secours. Chercher Alfred. Le Sartan était désespérément inepte, mais Haplo devait reconnaître qu’il l’avait vu faire certaines choses assez remarquables… quand il ne s’était pas évanoui avant. Haplo se leva d’un bond. Ce mouvement brusque fit sursauter le chien, sursauter les serpents-dragons. L’un d’eux darda la tête derrière lui, sa langue lui fouetta le dos, brûlant la chair jusqu’aux os. La douleur fut intense, paralysante. Il s’abattit sur les genoux, vaincu. La silhouette de Grundle se détachait sur le rivage, seule, pathétique. Pas trace d’Alfred. Haplo s’affaissa à plat ventre dans le sable. Il eut vaguement conscience de Devon, accroupi près de lui, du chien qui, héroïque et futile, essayait de tenir en respect le serpent qui l’avait attaqué. Maintenant, il n’y avait plus rien de réel, sauf la souffrance qui lui brouillait la vue et brûlait le cerveau. Le serpent devait avoir frappé une seconde fois, car la douleur s’intensifia. Et le chien lui léchait le visage, le cou, jappant avec entrain. Il ne semblait plus effrayé. — Haplo ! hurla Devon. Haplo, ne pars pas ! Reviens ! Et regarde ! Haplo ouvrit les yeux. Les ténèbres qui menaçaient de l’engloutir se dissipèrent. Il regarda autour de lui, vit le visage livide de l’Elfe tourné vers le ciel. Une ombre passa sur Haplo, une ombre qui éteignit le feu du venin. Clignant des yeux pour s’éclaircir la vue, Haplo leva la tête. Un dragon volait au-dessus d’eux, un dragon tel qu’Haplo n’en avait jamais vu de sa vie. Un dragon dont la beauté emplit son âme d’une crainte révérencielle. Ses écailles vertes scintillaient comme des émeraudes. Ses ailes de cuir doré, sa crinière d’or brillaient d’un éclat plus vif que le soleil marin de Chelestra. Ses ailes étaient immenses, son envergure allant d’un horizon à l’autre. Le dragon volait bas, hurlant un avertissement, puis piqua sur les serpents. Devon rentra la tête dans les épaules, se protégeant machinalement du bras. Haplo ne bougea pas. Il demeura immobile, et regarda. Le chien aboyait et jappait comme un possédé, sautant joyeusement vers le dragon qui filait au-dessus de leurs têtes. Les battements d’ailes du dragon soulevaient des nuages de sable. Haplo toussa, s’assit pour mieux voir. Les serpents-dragons reculèrent. Corps aplatis sur la plage, ils glissèrent à contrecœur, s’éloignant de leurs victimes, dirigeant leurs yeux maléfiques sur cette nouvelle menace. Le dragon prit de la hauteur, fit demi-tour, puis se laissa tomber en piqué, serres grandes ouvertes. Le roi des serpents dressa la tête pour relever le défi, crachant du venin vers les yeux du dragon. Le dragon frappa, cloua le serpent au sol. Ses serres s’enfoncèrent profondément dans la chair écailleuse. Le serpent se contorsionna furieusement. Il tourna la tête, tentant de happer le dragon, qui se tenait juste hors de portée de la gueule venimeuse. D’autres serpents se ruaient au secours de leur chef. Le dragon, s’arrachant au sol, souleva le roi des serpents et s’éleva, le serpent balancé dans ses serres. Le roi des serpents se débattait, fouettait l’air de sa queue, dardait la tête pour frapper. Le dragon montait plus haut, toujours plus haut, si haut qu’Haplo faillit le perdre de vue. Et au-dessus des montagnes escarpées de Draknor, le dragon ouvrit les serres et le laissa tomber. Sifflant avec fureur, tordant et retordant son corps pour ralentir sa chute, le serpent-dragon tomba comme une pierre et s’empala sur les os tranchants de la créature suppliciée dont il avait fait son repaire. La lune de mer trembla, les rocs se fendirent et éclatèrent, la montagne s’effondra sur le corps du serpent. Le dragon revint tourner au-dessus des serpents-dragons, ses yeux luisants cherchant une autre victime. Les serpents se lovèrent en posture défensive, se lançant des regards hésitants. — Si on peut attraper le dragon au sol, on pourra le vaincre, siffla l’un d’eux. — Oui, dit un autre. Bonne idée. Vas-y, tâche de l’attirer par terre, et après, je l’attaquerai. — Pourquoi moi ? Vas-y, toi ! Ils se mirent à discuter, aucun n’osant prendre le risque d’attirer le dragon à terre. Aucun n’osant risquer sa peau visqueuse pour sauver celle de ses pareils. Et maintenant, ils n’avaient plus de roi pour les commander. Sans chef, opposés à un ennemi puissant dont ils n’avaient jamais rencontré le pareil, ils jugèrent préférable d’opérer une retraite stratégique. Les serpents-dragons filèrent comme l’éclair sur le sable, vers les ténèbres protectrices de ce qui restait de leur caverne. Le dragon les poursuivit, les harcela, les poussant tous dans la caverne jusqu’au dernier. Puis il fit demi-tour, revint vers la plage et plana au-dessus d’Haplo, qui essaya de le regarder, mais la lumière vive émanant du dragon lui fit pleurer les yeux. Tu es blessé. Pourtant, tu dois trouver la force de regagner ta nef. Les serpents-dragons sont désorganisés pour le moment, mais ils vont bientôt se regrouper, et je n’ai pas la puissance pour les combattre tous. Le dragon ne s’était pas exprimé tout haut. Haplo entendit sa voix dans sa tête. Elle lui sembla vaguement familière, mais il n’arriva pas à la reconnaître. Il força son corps martyrisé à se relever. Des éclairs fulgurèrent devant ses yeux, il chancela et faillit tomber. Devon était près de lui et le soutenait. Le chien tournait autour de lui, anxieux, cherchant comment l’aider. Haplo demeura quelques instants immobile, attendant que sa faiblesse passe, puis, incapable de parler, il hocha la tête et fit un pas hésitant. Soudain, il s’arrêta. — Alake, dit-il, baissant les yeux sur le cadavre, puis regardant vers la caverne d’où les yeux rouge-vert l’épiaient. Le dragon le comprit. Je m’occuperai d’elle. Ne crains rien. Ils ne troubleront pas son repos. De nouveau, Haplo hocha la tête, très las, et reporta son regard sur son objectif, son submersible. Et il vit Grundle, debout sur le sable, comme enracinée. Ils retraversèrent la plage en titubant, l’Elfe trouvant des forces qu’il ignorait, guidant les pas chancelants du Patryn. Haplo perdit de vue le dragon, l’oublia, oublia les serpents, luttant contre la souffrance, luttant pour rester conscient. Ils arrivèrent devant Grundle, qui n’avait toujours pas bougé. Elle les regardait, les yeux dilatés, incapable de prononcer un mot à part des gargouillements inintelligibles. — Je peux marcher tout seul… à partir de là ! haleta Haplo. Il trébucha de l’avant, se raccrocha à la proue du submersible. Se redressant, il montra du doigt la naine incohérente. — Va… la chercher ! — Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Devon, inquiet. Je ne l’ai jamais vue comme ça. — Folle de peur, peut-être, grogna Haplo. Il fallait embarquer, et vite. — Attrape-la, c’est tout… et amène-la ici. Déplaçant une main après l’autre, il se hissa le long de la lisse jusqu’au pont supérieur, en direction de l’écoutille. — Et lui ? glapit Grundle d’une voix stridente. Haplo jeta un coup d’œil en arrière, vit un tas avachi dans le sable. Alfred. — Logique, marmonna-t-il amèrement. Il allait dire « Laissez-le là », mais, naturellement, le chien s’était précipité vers lui, flairait, grattait, léchait le Sartan inconscient. Bon, se dit Haplo à contrecœur, je lui dois une chandelle. — Amenez-le, si ça vous fait plaisir. — C’était lui le dragon, dit Grundle, la voix tremblante de respect. Haplo éclata de rire, secoua la tête. — C’est vrai ! déclara solennellement la naine. Je l’ai vu. Il… il s’est transformé en dragon ! Le Patryn regarda la naine, puis Alfred qui avait retrouvé ses sens – enfin, le peu qu’il possédait. Agitant faiblement les mains sans conviction, il tentait de tempérer la bienvenue enthousiaste et humide du chien. Haplo se détourna, trop faible pour discuter. Ayant enfin réussi à persuader le chien de le laisser tranquille, Alfred regroupa tous ses membres et se releva, chancelant. Il regarda autour de lui, l’air hébété. Son regard se porta machinalement vers la caverne, et il se souvint. Il recula, frissonnant. — Ils sont partis ? — Tu devrais le savoir ! hurla Grundle. C’est toi qui les as chassés ! Alfred sourit avec dérision. Il secoua la tête, baissa les yeux sur l’empreinte que son corps prostré avait laissée dans le sable. — Tu dois te tromper, mon enfant. Je n’ai pas été d’un grand secours à personne, pas même à moi. — Mais je t’ai vu ! insista la naine, têtue. — Dépêche-toi, Sartan, si tu nous accompagnes, cria Haplo. Plus que quelques pas… — Il vient, Patryn. Nous y veillerons. Tu auras de la compagnie dans ta prison. Haplo s’arrêta, s’appuya contre la lisse. Il eut à peine la force de lever la tête. Samah était debout devant lui. CHAPITRE XXXII SURUNAN, CHELESTRA Haplo revint à lui lentement, à contrecœur, sachant qu’en revenant à la vie, il revenait à la douleur, intérieure et extérieure, sachant que sa vie si bien ordonnée avait été consumée dans les flammes, dispersée comme des cendres dans la mer. Il resta un long moment sans ouvrir les yeux, non par prudence ou méfiance, comme il l’avait fait souvent, mais simplement par fatigue. À partir de maintenant, la vie serait pour lui un combat perpétuel. Quand il avait commencé son voyage, voilà longtemps, sur Arianus, il possédait toutes les réponses. Maintenant, à la fin, il ne lui restait plus que des questions. Il avait perdu son assurance, ses certitudes. Il doutait. Et le doute l’effrayait. Il entendit un gémissement, une queue balayer le sol. Une langue humide lécha sa main. Haplo, les yeux toujours clos, caressa la tête du chien, lui gratta les oreilles. Son seigneur ne serait pas content de voir revenir cet animal. Mais il y avait beaucoup de choses qui mécontenteraient son seigneur. Haplo soupira, et quand il devint évident qu’il ne se rendormirait pas, il grogna et ouvrit les yeux. Et, naturellement le premier visage qu’il vit fut celui d’Alfred. Le Sartan était penché sur lui, l’air anxieux. — Tu souffres ? Où est-ce que ça fait mal ? Haplo fut très tenté de refermer les yeux, mais il s’assit et regarda autour de lui. Il était dans une chambre faisant sans doute partie d’une maison particulière, une maison de Sartan – il le sut d’instinct. Mais ce n’était plus une maison, c’était une prison. Les fenêtres étincelaient de runes de défense. Des sigles puissants, brillant d’un rouge éclatant, fortifiaient la porte fermée et barrée. Haplo abaissa les yeux sur ses bras et son corps. Ses vêtements étaient mouillés, sa peau était lisse et blanche. — Ils t’arrosent d’eau de mer matin et soir – ordres de Samah, dit Alfred. Je suis désolé. — De quoi t’excuses-tu ? grogna Haplo, foudroyant le Sartan. Ce n’est pas ta faute. Pourquoi veux-tu à toute force t’excuser de choses dont tu n’es pas responsable. Alfred rougit. — Je ne sais pas. Je crois que j’ai toujours eu l’impression que tout était ma faute, en un sens. À cause de ce que je suis. — Eh bien, c’est faux, alors, arrête de pleurnicher, dit sèchement Haplo. Il fallait qu’il passe ses nerfs sur quelque chose, et Alfred était commodément là. — Ce n’est pas toi qui as jeté mon peuple dans le Labyrinthe. Ce n’est pas toi qui as provoqué la Séparation. — Non, dit tristement Alfred, mais je n’ai pas fait grand-chose pour réparer tout le mal. Je… je me suis toujours évanoui. — Toujours ? dit Haplo, le considérant d’un œil perçant au souvenir du conte à dormir debout de Grundle. Là-bas, à Draknor, tu t’es évanoui ? — J’en ai peur, dit Alfred, baissant la tête. Je n’en suis pas certain, bien sûr. Je ne me rappelle pas grand-chose. Ah, au fait… Mal à l’aise, il coula un regard en coin vers Haplo. — J’ai bien peur que… je… euh… J’ai fait ce que j’ai pu pour tes blessures. J’espère que tu ne seras pas trop contrarié, mais tu souffrais beaucoup… De nouveau, Haplo regarda sa peau blanche. Non, il n’aurait pas été capable de se guérir. Il essaya de se mettre en colère ; la colère lui aurait fait du bien, mais il n’arriva pas à en trouver la force. — Voilà que tu t’excuses encore, dit-il en se rallongeant. — Je sais. Je m’excuse, dit Alfred. Haplo le foudroya. Alfred se retourna et, traversant la chambre, se dirigea vers un autre lit. — Merci, dit doucement Haplo. Alfred, étonné se retourna pour voir s’il avait bien entendu. — Tu as dit quelque chose ? Haplo n’allait sûrement pas se répéter. — Où sommes-nous ? demanda-t-il, bien qu’il le sût déjà. Qu’est-il arrivé après notre départ de Draknor ? Combien de temps a passé depuis ? — Un jour, une nuit, et la moitié du jour suivant. Tu étais grièvement blessé. J’ai essayé de convaincre Samah de laisser revenir ta magie, pour que tu puisses te guérir, mais il a refusé. Il a peur. Très peur. Je sais ce qu’il ressent. Je comprends sa peur. Alfred se tut, le regard dans le vague. Haplo remua nerveusement. — Je t’ai demandé… Le Sartan battit des paupières et sortit de sa rêverie. — Je m’excuse. Ah, voilà que je recommence. Non, non, je ne le ferai plus. Je le promets. Où en étais-je ? L’eau de mer. Ils t’arrosent d’eau de mer deux fois par jour. Alfred jeta un coup d’œil sur le chien et sourit. — Ton ami s’est bien battu par empêcher qu’on t’approche. Il a failli mordre Samah. Maintenant, il m’écoute. Je crois qu’il commence à avoir confiance en moi. Haplo émit un grognement, ne voyant pas l’intérêt de continuer sur ce sujet. — Et les menschs ? Ils sont rentrés chez eux sains et saufs ? — En fait, non. Enfin, ils sont en sécurité, rectifia vivement Alfred, voyant Haplo froncer les sourcils. Mais ils ne sont pas rentrés chez eux. Samah a proposé de les prendre. Il s’est montré assez bon pour eux, à sa façon. Il ne les comprend pas, c’est tout. Mais les menschs – la naine et l’Elfe – ont refusé de te quitter. La naine n’a pas voulu en démordre. Elle a dit à Samah ce qu’elle pensait de lui, sans mâcher ses mots. Haplo imagina Grundle, menton belliqueux, secouant ses favoris devant le Conseiller Sartan. Le Patryn sourit. Il aurait bien voulu voir ça. — Les menschs sont ici, dans cette maison. Ils sont venus te voir aussi souvent que les Sartans le leur ont permis. En fait, je m’étonne qu’ils ne soient pas encore là. Mais, bien sûr, c’est le matin de… Alfred s’arrêta, troublé. — De quoi ? demanda Haplo, soudain soupçonneux. — Je ne voulais pas en parler. Je ne voulais pas t’inquiéter. — M’inquiéter ? Stupéfait, Haplo regarda le Sartan, puis éclata de rire. Il rit à en pleurer, à s’étrangler. Enfin, il s’arrêta et reprit son souffle. — Je suis prisonnier des Sartans, dépouillé de ma magie, au pouvoir du magicien Sartan le plus puissant qui ait jamais vécu, et tu ne veux pas m’inquiéter ! — Je m’ex… Alfred saisit le regard courroucé d’Haplo et se tut. — Attends, laisse-moi deviner, dit sombrement Haplo. C’est aujourd’hui que le Conseil se réunit pour décider de notre sort. C’est ça, hein ? Alfred acquiesça de la tête. Retournant à son lit, il s’assit, ses longs bras pendant mollement entre ses jambes. — Bon, qu’est-ce qu’ils peuvent te faire, à toi ? Te donner une claque sur la main ? Te faire promettre d’être sage et de ne plus jamais voir le méchant Patryn ? C’était une plaisanterie, mais elle ne fit pas rire Alfred. — Je ne sais pas, dit-il d’une voix craintive. Tu comprends, j’ai entendu Samah en parler, une fois, et il disait… — Chut ! l’avertit Haplo en s’asseyant. Une voix de femme psalmodiait devant la porte. Les runes flamboyantes s’estompèrent, disparurent. — Ah, dit Alfred en s’éclairant. C’est Orla. Le Sartan était transfiguré. Ses épaules avachies se redressèrent avec dignité. La porte s’ouvrit et une femme, poussant deux menschs devant elle, entra. — Haplo ! s’écria Grundle. Et avant que le Patryn ait eu le temps de réaliser ce qui se passait, elle s’était jetée dans ses bras. — Alake est morte ! gémit-elle. Je ne voulais pas qu’elle meure ! C’est ma faute ! — Allons, allons, dit-il, tapotant gauchement le dos râblé secoué de sanglots. Haplo la secoua doucement. — Écoute-moi, Grundle. La naine ravala sa salive, renifla, se calma peu à peu. — Ce que vous avez fait tous les trois, c’était dangereux, imprudent, dit Haplo d’un ton sévère. Vous avez eu tort. Vous n’auriez pas dû y aller seuls. Mais c’est fait, et personne ne peut rien y changer. Alake était une princesse. Sa vie appartenait à son peuple. Elle est morte pour son peuple, Grundle. Pour son peuple… et peut-être aussi pour beaucoup d’autres peuples, termina Haplo en regardant Alfred. La femme entrée avec eux porta sa main à ses yeux et détourna la tête. Alfred se dirigea vers elle, s’arrêta timidement, son bras se levant de lui-même pour lui entourer les épaules. Le bras hésita, s’abaissa. Au diable cet Alfred ! pensa Haplo. Il ne sait même pas faire sa cour à une femme proprement ! Grundle renifla, hoqueta. — Allons, allons, dit Haplo, bourru. Arrête de pleurer. Regarde, mon chien est bouleversé. Le chien, qui semblait prendre la chose personnellement, avait joint ses hurlements aux pleurs de Grundle. Elle essuya ses larmes, se força à sourire. — Comment vas-tu, mon ami ? dit Devon, s’asseyant au pied du lit. — Ça m’est arrivé d’aller mieux, dit Haplo. Mais toi aussi, je suppose. — Oui, répondit Devon. Il était pâle et malheureux. Sa terrible épreuve l’avait marqué, mais il semblait plus assuré, plus sûr de lui. Il avait appris à se connaître. Il n’était pas le seul. — Il faut qu’on te parle ! dit Grundle, tirant Haplo par sa manche mouillée. — Oui, c’est très important, ajouta Devon. Ils se consultèrent du regard, regardèrent les Sartans : Alfred, et la femme qu’il appelait Orla. — Vous voulez être seuls. Très bien. Nous allons sortir, dit Alfred, se dirigeant vers la porte. La femme lui posa la main sur le bras en souriant. — Je ne crois pas que ce sera possible, dit-elle, jetant un regard significatif sur la porte. Les runes de défense ne flamboyaient pas, mais on entendait des pas dans le couloir – un garde. Alfred sembla se recroqueviller. — Tu as raison, dit-il à voix basse. Je n’avais pas réfléchi. On va s’asseoir ici et on n’écoutera pas. C’est promis. Il s’assit sur le lit, tapotant la place à côté de lui. — Assieds-toi, je te prie. La femme regarda Alfred, puis le lit. Elle rougit. Haplo pensa à Alake : même expression, même réaction. Alfred s’empourpra jusqu’aux oreilles et se leva d’un bond. — Je ne pensais pas… je n’irais jamais… Que vas-tu penser ? Il n’y a pas de chaises. Je voulais seulement… — Oui, merci, dit Orla d’une voix mourante s’asseyant à l’autre bout du lit. Alfred se rassit, les yeux braqués sur ses souliers. Grundle, qui les observait avec impatience, prit Haplo par la main et l’entraîna dans un coin, aussi loin que possible des Sartans. Devon les suivit. Puis les deux menschs, graves et solennels, se mirent à lui raconter leur histoire. Se trouvant dans la même pièce que trois personnes ayant une discussion passionnée, il semblait impossible de ne pas les entendre, mais les Sartans s’en tirèrent admirablement. Ni l’un ni l’autre n’entendit un mot de la conversation, beaucoup trop attentifs à leurs voix intérieures pour percevoir les voix extérieures. Orla soupira. Ses mains se crispaient nerveusement, et elle regardait Alfred toutes les deux ou trois secondes, comme cherchant à décider si elle parlerait ou non. Alfred, percevant sa nervosité, en devina la cause. — Le Conseil est en séance en ce moment, non ? — Oui, répondit Orla d’une voix blanche. — Tu… tu n’y participes pas ? Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais finit par simplement secouer la tête. — Non, dit-elle au bout d’un moment. Non, je n’y participe pas. J’ai démissionné du Conseil. Alfred en eut le souffle coupé. À sa connaissance, aucun Sartan n’avait jamais fait une chose pareille. Aucun n’y avait même jamais pensé, pour autant qu’il le savait. — À cause… à cause de moi ? demanda timidement Alfred. — Oui, à cause de toi. À cause de lui, ajouta-t-elle en regardant le « Patryn. Et à cause d’eux, termina-t-elle, reportant son regard sur les menschs. — Qu’est-ce que… Samah… — Il était furieux. En fait, ajouta Orla avec complaisance, je passe aussi en jugement en ce moment, avec toi et le Patryn. — Non ! s’écria Alfred, atterré. C’est impossible ! Je ne te permettrai pas de… — Chut ! dit Orla, lui posant un doigt sur la bouche. Ça ne fait rien. Elle prit la main d’Alfred, cette main maladroite, osseuse, trop grande. — Tu m’as appris tellement de choses que je n’ai plus peur. Quoi qu’ils nous fassent, je n’ai plus peur. — Que fera Samah, dit Alfred, refermant sa main sur celle d’Orla. Qu’est-ce qui est arrivé aux autres, ma chérie ? Qu’est-ce qui est arrivé à ceux de notre peuple, qui, il y a très longtemps, ont découvert la vérité ? Orla se tourna face à lui et répondit, le regard assuré, la voix ferme : — Samah les a jetés dans le Labyrinthe. CHAPITRE XXXIII SURUNAN, CHELESTRA — On l’a entendu dire aux serpents-dragons, Haplo, affirma Grundle, l’air terrorisée à ce souvenir. Ils disaient que c’était une ruse, qu’ils allaient pousser nos peuples à se massacrer les uns les autres, et qu’ils te feraient prisonnier et te livreraient… — À ton seigneur, intervint Devon. Les serpents-dragons veulent te ramener à ton seigneur et te dénoncer comme traître. Ils l’ont dit. On les a entendus. — Il faut nous croire ! insista Grundle. Le Patryn avait écouté attentivement, fronçant les sourcils, mais sans dire un mot. — Tu nous crois, n’est-ce pas ? demanda Devon. — Je vous crois. Le ton était convaincu ; ils se détendirent, l’air rassuré. Haplo entendit mentalement les paroles du serpent. Le chaos est le sang de notre vie. La mort est notre pain quotidien. Sur Abarrach, il avait trouvé des indices tendant à prouver l’existence d’une puissance supérieure du bien. Si c’était vrai, alors il avait sans doute découvert son contraire, ici, sur Chelestra. Il se demanda si Alfred avait entendu et jeta un coup d’œil de l’autre côté de la pièce. À l’évidence, non. Le Sartan était livide, comme s’il venait de recevoir une lance en plein cœur. — Sartan ! dit Haplo d’une voix tranchante. Il faut que tu entendes ça. Raconte-lui ce que tu viens de me dire sur les serpents-dragons et les Portes de la Mort, dit-il à Grundle. Alfred tourna la tête vers la naine. Bouleversé, il n’écoutait que d’une oreille, à l’évidence. Orla, moins abattue, lui accorda toute son attention. D’abord décontenancée par cet auditoire, Grundle commença avec hésitation, prenant de l’assurance à mesure qu’elle parlait. — Je n’ai presque rien compris. Je comprenais au début, quand ils disaient qu’ils allaient inonder votre cité d’eau de mer, que ça détruirait votre magie et que vous seriez obligés de fuir. Mais alors, ils se sont mis à parler de quelque chose qu’ils appelaient les Portes de la Mort. Elle regarda Devon pour confirmation. L’Elfe hocha la tête. — Oui, c’est ça. Les Portes de la Mort. Alfred se fit soudain attentif. — Les Portes de la Mort ? Qu’est-ce qu’ils ont dit des Portes de la Mort ? — Dis-leur, demanda Grundle à Devon. Tu sais les mots exacts qu’ils ont utilisés. Moi, je ne me rappelle jamais. Devon hésita, pour être sûr qu’il ne se trompait pas. — Ils ont dit : « Ils seront obligés de faire ce qu’ils ont eu la force de ne pas faire autrefois. Samah ouvrira les Portes de la Mort ! » Et puis après, ils ont parlé de franchir eux-mêmes les Portes de la Mort… Le souffle coupé, Orla se leva, la main sur le cœur. — C’est l’intention de Samah ! Il parle d’ouvrir les Portes de la Mort si les menschs attaquent ! — Et cela déchaînera ces créatures maléfiques sur tous les autres mondes, dit Haplo. Les serpents-dragons grandiront en nombre et en puissance. Et qui restera-t-il pour les combattre ? — Il faut arrêter Samah, dit Orla. Il faut arrêter vos peuples, ajouta-t-elle, se tournant vers Devon et Grundle. — Nous ne voulons pas la guerre, répondit gravement Devon. Mais il nous faut bien vivre quelque part. Vous ne nous laissez guère le choix. — Cela peut s’arranger. Il faut réunir toutes les parties, négocier… — Trop tard, Femme ! Samah parut sur le seuil. — La guerre a commencé. Des hordes de menschs voguent vers notre cité, conduits par les serpents-dragons. — Mais… ce n’est pas possible ! s’écria Grundle. Mon peuple a peur des serpents-dragons. — Les Elfes ne suivraient pas les serpents-dragons sans de bonnes raisons, déclara Devon, lorgnant Samah d’un œil soupçonneux. Il a dû se passer quelque chose pour les pousser à cette décision incroyable. — Il s’est effectivement passé quelque chose, comme vous le savez très bien. Vous et le Patryn. — Nous ! s’exclama Grundle. Comment aurions-nous pu ? Nous étions ici avec vous ! D’ailleurs, on aurait bien aimé pouvoir faire quelque chose, ajouta-t-elle dans ses favoris. Devon la poussa du coude et elle se tut. — Je crois que tu devrais t’expliquer, Samah, intervint Orla, avant d’accuser ces enfants d’avoir provoqué une guerre. — Très bien, Femme, je vais m’expliquer. Le mot « femme » claqua comme un coup de fouet, mais Orla ne broncha pas et resta calmement debout près d’Alfred. — Les serpents-dragons sont allés trouver les menschs et leur ont dit que nous, les Sartans, étions responsables de la mort de la jeune humaine. Et ils ont prétendu que nous avions emmené les deux autres en captivité, et que nous les retenions comme otages. Son regard glacial se posa sur Devon et Grundle. — C’était très bien manigancé – cette façon de nous persuader de vous garder ici. Une idée du Patryn, naturellement. — Ouais, bien sûr, marmonna Haplo avec lassitude. J’ai tout imaginé juste avant de m’évanouir. — Mais on n’a jamais pensé à ça ! protesta Grundle, les lèvres tremblantes. On vous a dit la vérité. Je crois que tu es un homme mauvais ! — Chut, Grundle, dit Devon. Qu’est-ce que vous allez nous faire ? — Nous ne faisons pas la guerre aux enfants, dit Samah. On vous rendra à vos familles. Et vous transmettrez ce message à vos peuples. Vous nous attaquez à vos risques et périls. Nous connaissons votre intention d’inonder notre cité d’eau de mer. Vous pensez que cela nous affaiblira, mais vos « amis », le Patryn et ses maléfiques acolytes vous ont trompés sciemment. Vous ne trouverez pas une cité habitée par quelques Sartans impuissants, mais par des milliers de Sartans armés par des siècles de pouvoir, armés de la force des autres mondes… — Tu vas ouvrir les Portes de la Mort, dit Haplo. Samah ne daigna pas répondre. — Répétez mes paroles à vos peuples. Je veux qu’on se souvienne que je leur ai donné un juste avertissement. — Tu ne parles pas sérieusement ! dit Alfred, tendant des mains suppliantes. Tu ne sais pas ce que tu dis. Ouvrir les Portes de la Mort signifierait… le désastre. Les serpents-dragons pourraient entrer dans les autres mondes. Les terrifiants lazars d’Abarrach n’attendent que ça pour venir sur celui-ci ! — Mon seigneur aussi, dit Haplo en haussant les épaules. Tu lui rendras service. — C’est ce que les serpents-dragons attendent de toi, Samah, s’écria Orla. Ces enfants le savent. Ils ont entendu les dragons comploter. — Comme si j’allais les croire… ou aucun d’entre vous, dit Samah, les regardant avec dédain. À la première brèche dans la muraille, j’ouvrirai les Portes de la Mort. J’appellerai nos frères des autres mondes. Car il y a des Sartans dans les autres mondes. Je ne me laisserai pas prendre à tes mensonges. Quant à ton seigneur, poursuivit-il, se tournant vers Haplo, il retournera dans le Labyrinthe, avec le reste de ta maudite race. Et cette fois, il n’y aura pas d’évasion possible ! — Ne fais pas cela, Conseiller, dit Alfred d’une voix calme et triste. Le véritable mal n’est pas dehors. Il est ici, dit-il, posant la main sur son cœur. C’est la peur. Je la connais bien. Je lui ai cédé la plus grande partie de ma vie. Autrefois, il y a très longtemps, les Portes de la Mort ont été faites pour rester ouvertes, pour nous conduire de la mort dans une existence nouvelle et meilleure. Mais ce temps est passé. Trop de choses ont changé. Si tu ouvres maintenant les Portes de la Mort, tu découvriras, à ton grand chagrin et regret, que tu as découvert un aspect plus sombre et plus sinistre de ce nom « les Portes de la Mort » — nom qui devait être le synonyme d’espérance. Samah écouta en silence, avec une patience exemplaire. — As-tu fini ? demanda-t-il. — Oui, répondit humblement Alfred. — Très bien. Il est temps de rendre ces enfants à leurs familles. Samah fit un geste. — Enfants, approchez. Mettez-vous debout l’un à côté de l’autre. N’ayez pas peur de la magie. Elle ne vous fera pas de mal. Vous aurez l’air de dormir, et quand vous vous réveillerez, vous serez revenus au milieu de vos peuples. — Je n’ai pas peur de toi, dit Grundle, avec un reniflement dédaigneux. J’ai vu des opérations magiques plus fortes que tout ce que tu peux espérer faire. Elle adressa à Alfred un clin d’œil complice. Alfred eut l’air extrêmement embarrassé. — Vous vous rappelez ce que vous avez à dire à vos peuples ? demanda Samah. — Nous nous rappelons, dit Devon, et ainsi ferons nos peuples. Nous nous rappellerons tes paroles tant que nous vivrons. Adieu, Haplo, dit l’Elfe en se tournant vers lui. Merci, non seulement de m’avoir sauvé la vie, mais aussi de m’avoir appris à la vivre. — Adieu, Haplo, dit Grundle. Elle courut à lui et lui embrassa les genoux. — On n’espionne plus les conversations, dit-il sévèrement. Grundle poussa un gros soupir. — Je sais. Je le jure. Elle s’attarda un moment, bataillant pour sortir quelque chose de sa poche. L’objet était large, trop large pour sa poche, et maintenant, il semblait coincé. Grundle tira, la poche se déchira. Sortant l’objet d’un coup sec, elle le tendit à Haplo. C’était un livre, dont la reliure de cuir élimée portait des taches, peut-être faites par des larmes. — Je tiens à te donner ça. C’est le journal que j’ai tenu quand nous allions chez les serpents-dragons. J’ai demandé à la dame, dit-elle, montrant Orla de la tête, d’aller me le chercher. Elle l’a fait. Elle est gentille, elle. Je voulais le continuer, je voulais écrire la fin, mais… je n’ai pas pu. C’est trop triste. En tout cas, poursuivit-elle, essuyant une larme, ignore le mal que j’ai dit de toi, au début. Je ne te connaissais pas alors. Je veux dire… Enfin, tu comprendras ? — Oui, dit Haplo acceptant le présent. Je comprendrai. Devon prit Grundle par la main, et ils se placèrent devant Samah. Le Conseiller chanta les runes. Des files de sigles flamboyants fulgurèrent, encerclèrent l’Elfe et la naine. Leurs yeux se fermèrent, leurs têtes s’avachirent sur leur poitrine, ils s’appuyèrent l’un contre l’autre. Les runes flambèrent, et ils disparurent. — Voilà une chose terminée, dit Samah d’un ton affairé. Maintenant, il faut nous attaquer à une tâche des plus déplaisantes. Plus vite cela sera fait, mieux ça vaudra. Toi, qui te fais appeler Alfred Montbank, ton cas a été porté devant le Conseil. Après mûre délibération, tu as été déclaré coupable de connivence avec l’ennemi, de complot contre ton propre peuple, de tentative de tromperie à notre égard par tes mensonges, et d’hérésie. Nous avons prononcé ta sentence. Toi, Alfred Montbank, reconnais-tu que le Conseil a le droit et la sagesse de prononcer une telle sentence, qui te permettra de tirer la leçon de tes fautes et de les réparer ? Ce discours était une pure formalité, toujours prononcé devant quiconque comparaissait devant le Conseil. Mais Alfred l’écouta attentivement, soupesant chaque mot. — Tirer la leçon de mes fautes et les réparer ? répéta-t-il. Il regarda Samah, et répondit d’une voix ferme : — Oui, Conseiller. — Alfred, non ! Orla se jeta sur son mari. — Ne fais pas ça, Samah ! Je t’en supplie ! Pourquoi ne veux-tu rien écouter ? — Silence, Femme ! dit Samah, la rejetant loin de lui. Ta sentence a été prononcée également. Tu peux choisir soit de partir avec lui, soit de rester parmi nous. Mais dans l’un et l’autre cas, tu seras privée de tes pouvoirs magiques. Orla le regarda, livide. Lentement, elle secoua la tête. — Samah, tu as perdu la raison. La peur t’a rendu fou. Venant se placer près d’Alfred, elle le prit par le bras. — Je choisis de partir avec lui. — Non, Orla, lui dit Alfred. Je ne peux pas te le permettre. Tu ne sais pas de quoi tu parles. — Si, je le sais. Tu oublies que j’ai partagé tes visions, lui rappela-t-elle avec un sourire tremblant. Elle regarda le Patryn et ajouta : — Je sais ce qui m’attend et je n’ai pas peur. Haplo ne faisait pas attention à eux. Il observait le Sartan montant la garde à la porte, calculant ses chances de le surprendre et de s’enfuir. Les chances étaient minces, presque inexistantes, mais c’était toujours mieux que de rester là sans rien faire, à attendre son prochain bain d’eau de mer. Il se raidit, se préparant à l’attaque. Samah se retourna soudain, parla au garde. Haplo se força à se détendre, à prendre l’air détaché. — Ramu, emmène-les dans la Chambre du Conseil et prépare-les au départ. Nous devons lancer le sort immédiatement, avant l’attaque des menschs. Rassemble tous les membres du Conseil. Ils seront indispensables pour une opération magique de cette magnitude. — Quel sort de départ ? demanda Haplo, instantanément sur ses gardes, pensant qu’il s’agissait de lui. Que se passe-t-il ? Ramu entra, resta près de la porte. Alfred s’avança, Orla à son côté. Ils évoluaient avec calme, dignité. Et pour une fois, remarqua Haplo avec surprise, Alfred ne trébucha sur rien. Haplo se mit devant Alfred pour lui bloquer le passage. — Où t’envoient-ils ? — Dans le Labyrinthe, répondit Alfred. — Quoi ? Haplo éclata de rire, pensant à quelque complot bizarre pour le piéger, mais dans un but qu’il n’arrivait pas à imaginer. — Je ne le crois pas ! — D’autres y ont été envoyés avant nous, Haplo. Nous ne sommes pas les premiers. Il y a bien longtemps, avant la Séparation, les Sartans qui découvraient et embrassaient la vérité étaient jetés dans la même prison que ton peuple. Haplo le regarda, hébété. C’était absurde. C’était impossible. Et pourtant, il savait qu’Alfred disait la vérité. Le Sartan ne pouvait pas mentir. — Tu ne peux pas faire ça ! dit Haplo à Samah. Tu le condamnes à mort ! — Arrête ton numéro de sollicitude, Patryn. Ça ne te servira à rien. Tu rejoindras ton « ami » bien assez tôt, dès que nous t’aurons interrogé à fond sur ce soi-disant Seigneur du Nexus et ses plans. Haplo l’ignora et se tourna vers Alfred. — Tu les laisses te jeter dans le Labyrinthe ? Comme ça ? Pourtant, tu y es allé ! Dans mon esprit ! Tu sais ce que c’est ! Tu n’y survivras pas deux minutes. Et elle non plus ! Lutte, bon sang ! Pour une fois dans ta vie, fais face et bats-toi ! Alfred pâlit, l’air troublé. — Non, je ne pourrais pas… — Si, tu peux ! Grundle avait raison. C’était toi, le dragon, non ? Tu nous as sauvé la vie à Draknor. Tu es puissant, plus puissant que Samah, plus puissant qu’aucun Sartan qui ait jamais vécu. Les serpents-dragons le savent. Ils t’appellent le Serpent Mage. Et Samah le sait. C’est pourquoi il se débarrasse de toi. — Merci, Haplo, dit doucement Alfred, mais même si ce que tu dis est vrai et que je me suis vraiment transformé en dragon, je ne me rappelle pas comment j’ai fait. Non, c’est bien comme ça. Comprends-moi, je t’en prie. Il posa la main sur le bras musclé du Patryn. — Toute ma vie, j’ai fui ce que j’étais. Ou alors, je m’évanouissais. Ou je m’excusais. J’ai décidé de ne plus m’enfuir, conclut-il, calme, serein. — Ouais, dit durement Haplo. Et tu ferais bien aussi de ne plus t’évanouir. Pas dans le Labyrinthe. Il dégagea son bras. — Je tâcherai de m’en souvenir, dit Alfred en souriant. Le chien gémit, vint frotter son museau contre la jambe d’Alfred. Il le caressa doucement. — Veille bien sur lui, mon ami. Ne le perds plus. Ramu s’interposa entre eux, se mit à chanter les runes. Les sigles fulgurèrent, aveuglant Haplo. La chaleur le fit reculer. Quand il put rouvrir les yeux, les runes de défense flamboyaient devant la porte, bloquaient les fenêtres. Les Sartans avaient disparu. CHAPITRE XXXIV SURUNAN, CHELESTRA Haplo se rallongea sur son lit. Il n’avait rien à faire, qu’attendre. Sa peau commençait à sécher ; les sigles de son corps redevenaient visibles. Il faudrait beaucoup de temps avant qu’il retrouve le plein usage de sa magie, temps qu’il n’aurait sans doute pas. Les Sartans reviendraient bientôt l’arroser d’eau de mer, puis tâcheraient de le forcer à parler. Cela serait sans doute assez divertissant. En attendant, il fallait se reposer le plus possible. La perte de sa magie le laissait faible et las. Il se demanda si c’était un fait, ou une impression purement psychique. Il se demanda des tas d’autres choses, allongé sur le dos, tentant de consoler le chien désolé. Des Sartans, hommes et femmes, dans le Labyrinthe. Envoyés en prison avec leurs ennemis. Qu’étaient-ils devenus ? Naturellement, les Patryns, dans leur fureur, pouvaient s’être retournés contre eux pour les tuer. Mais si ce n’était pas le cas ? se disait Haplo. Si ces ennemis héréditaires s’étaient vu forcés de faire trêve à leur colère et à leur haine, et de s’unir pour survivre ? Et si, durant les longues nuits sombres, ils s’étaient allongés côte à côte et avaient recherché dans les bras les uns des autres un peu de réconfort, un répit à leur terreur ? Se pouvait-il qu’autrefois, le sang des Patryns et le sang des Sartans se soient mélangés ? L’idée était stupéfiante, trop renversante pour la raison, ses possibilités trop troublantes. Sa main caressa la tête du chien posée sur sa poitrine. L’animal ferma les yeux, soupira, se blottit contre lui sur le lit. Haplo était lui-même sur le point de s’endormir quand le monde ondula. Il ouvrit les yeux brusquement, tendu, alarmé, paniqué à cette terrible sensation, et pourtant incapable de bouger un muscle pour la combattre. L’effet d’ondulation commença à ses pieds, se propagea le long de son corps, provoquant vertige et nausée. Il ne put que regarder, sentir, impuissant à agir. Une fois déjà il avait vécu cette expérience. Une fois déjà, le monde s’était mis à onduler autour de lui. Une fois déjà, il s’était retrouvé, sans forme ni dimensions, plaqué sur son environnement, lui-même devenu mince et cassant comme une feuille morte. Les ondes se propagèrent au-dessus de lui, courbant la chambre, courbant les murs et le plafond. Les runes de défense qui barraient les fenêtres et la porte s’éteignirent, mais Haplo ne put en profiter pour s’évader. Il ne pouvait pas bouger. La dernière fois, le chien avait disparu. Il le saisit dans ses bras et le serra avec force. Cette fois, il resta, tranquillement endormi. L’ondulation passa aussi vite qu’elle était venue. Les runes de défense recommencèrent à flamboyer. Le chien ronflait. Haplo prit une profonde inspiration, expira, les yeux fixés au plafond, le regard vague. La dernière fois que le monde avait ondulé, Alfred en était la cause. Alfred avait franchi les Portes de la Mort. Le Patryn s’éveilla brusquement toutes ses alarmes sonnantes. Il faisait nuit, la chambre était plongée dans le noir, où l’aurait été, n’étaient les runes flamboyantes. Il s’assit, tentant de se souvenir, d’isoler le bruit qui l’avait tiré de son profond sommeil, si concentré sur son écoute qu’il ne remarqua pas, d’abord, les sigles de sa peau qui luisaient d’un bleu vif. — J’ai dû dormir longtemps, dit-il au chien qui s’était réveillé avec lui. Je me demande pourquoi ils ne sont pas venus me chercher ? À ton avis, mon vieux, qu’est-ce qui se passe ? Le chien semblait avoir une idée, car il sauta à bas du lit et trotta vers la fenêtre. Haplo, qui avait eu la même idée, le suivit. Il s’en approcha autant que les runes le lui permirent, ignorant la chaleur magique qui lui brûlaient la peau, ses propres sigles encore incapables de l’en protéger. La main en visière sur le front et clignant des yeux dans l’éblouissement des runes, il essaya de voir au-dehors. Il ne vit pas grand-chose : des ombres courant dans l’ombre, taches plus noires sur le noir de la nuit. Mais il entendit leurs hurlements ; c’étaient ces hurlements qui l’avaient réveillé. — Brèche ouverte dans la muraille ! L’eau inonde notre cité ! Haplo crut entendre des pas à la porte. Il se raidit, se retourna, prêt à se battre. Quelle sottise de lui avoir permis de retrouver l’usage de sa magie. Il allait leur en montrer l’ampleur, à ces Sartans ! Les pas hésitèrent un instant, puis commencèrent à s’éloigner. Haplo s’approcha de la porte, prêta l’oreille jusqu’au moment où il n’entendit plus rien. S’il y avait eu un garde devant sa chambre tout à l’heure, il n’y en avait plus maintenant. Mais les runes de défense étaient toujours fortes, toujours puissantes. Haplo fut forcé de s’écarter de la porte ; lutter contre la chaleur qui épuisait ses forces. Inutile de gaspiller son énergie. — Autant nous détendre, mon vieux, dit-il au chien. De toute façon, on ne tardera pas à sortir d’ici. Et alors, où irait-il ? Que ferait-il ? Retour au Labyrinthe. Pour chercher Alfred. Pour chercher les autres… Avec un sourire serein, Haplo retourna s’allonger confortablement sur son lit, et attendit la montée des eaux. FIN APPENDICE 1 BATAILLES MAGIQUES ENTRE PATRYNS ET SARTANS : EXPLICATIONS COMPLÉMENTAIRES La magie des Sartans et la magie des Patryns sont fondées sur la théorie des possibilités{50}. La meilleure façon de décrire une bataille entre les deux est de la comparer à une version mortelle d’un jeu d’enfant connu sous le nom de Couteau, Papier, Pierre{51}. Pour y jouer, chaque enfant se procure trois objets : un petit couteau, une feuille de papier et un caillou. Ces objets sont cachés derrière le dos. Les Adversaires se font face, et, à un signal donné, saisissent un objet et le présentent devant eux en un simulacre de combat. Le jeu consiste à deviner laquelle de ces trois armes choisira l’adversaire pour ce tour, et à contrer son attaque. Les résultats sont déterminés de la façon suivante : Couteau coupe papier. (Celui qui sort le couteau gagne.) Pierre écrase couteau. Papier couvre pierre. Naturellement, Couteau, Papier, Pierre est une version extrêmement simplifiée d’une bataille magique entre Patryn et Sartan, dont chacun dispose d’innombrables possibilités d’attaque et de défense. Les anciens duels étaient rarement livrés « à chaud », comme le combat entre Samah et Haplo. Les deux races devaient soigner leur image, et la bataille n’avait lieu qu’après un défi lancé et accepté. Un Patryn était toujours prêt à se battre en public. Un Sartan pouvait accepter, mais seulement si un tel étalage public de prouesses et de courage pouvait être instructif pour les menschs. Les duels publics avaient lieu dans des arènes et donnaient lieu à des spectacles absolument merveilleux, bien que la présence de la foule interdît l’usage des effets magiques les plus spectaculaires. Par exemple, il aurait été malavisé de lancer des éclairs sur son adversaire, risquant du même coup d’électrocuter par erreur la moitié de l’assistance. C’est pourquoi ces batailles publiques étaient rarement mortelles, mais plutôt comparables à une partie d’échecs où l’un des joueurs s’efforce de mettre mat son adversaire. Les duels privés étaient beaucoup plus sérieux, et se terminaient presque toujours par la mort d’un ou des deux adversaires. Ils avaient lieu en des endroits secrets, où les forces destructrices pouvaient se déchaîner sans mettre en danger d’innocents spectateurs. Parfois, les deux adversaires étaient seuls, mais, le plus souvent, des membres de leurs familles et des membres du Conseil y assistaient comme témoins, mais ne devaient jamais intervenir sous aucun prétexte. Notons ici que le Conseil des Sartans fut toujours opposé à ces duels et cherchait, jusqu’à la dernière minute, à éviter le combat. Malgré le nombre de possibilités illimité disponible, les magiciens suivaient d’ordinaire un schéma bien établi, basé sur les diktats de la logique. Généralement, les premiers sorts lancés étaient défensifs, ou destinés à distraire l’attention de l’adversaire. Ils étaient faciles, n’exigeaient que peu d’effort de la part du lanceur de sort, et lui permettaient d’étudier et de sentir son adversaire. Ainsi, un magicien Sartan pouvait tenter de distraire l’adversaire en envoyant un million de serpents au combat ; le Patryn pouvait le contrer en s’entourant d’un mur de feu. Ces distractions et défenses cédaient bientôt la place à des sorts offensifs très puissants, et à des défenses tout aussi puissantes. Les adversaires devaient voir arriver une attaque et y réagir en quelques secondes, tout en se gardant d’attaques (comme des éclairs) contre lesquelles il n’était pas possible de se défendre. La plus petite erreur, une fraction de seconde d’inattention se révélaient presque toujours fatales{52}. APPENDICE 2 STATUT ET PROMESSES DES DURNAIS (Extrait d’un rapport présenté par Ramu, fils de Samah, au Conseil Sartan des Sept. Ce rapport fut soumis vers le début de la session à laquelle Alfred participa. Le texte, de même que d’autres artefacts, fut retrouvé par la suite en possession d’Alfred. Comment ce texte était-il arrivé entre ses mains ? Cela reste un mystère. Les notes semblent de la main d’Alfred, et sont toujours rédigées dans la langue des menschs – fait intéressant en soi.) FRÈRES SARTANS DU CONSEIL : Je vous prie, mes Frères et mes Sœurs, d’écouter un rapport sur l’état de notre royaume en ce qui concerne les lunes de mer, que nous connaissons sous le nom de durnais. Je vous soumets humblement cet exposé et sollicite votre indulgence, dût-il décevoir vos besoins et vos attentes. Que les runes nous accordent la clairvoyance et la sagesse dans notre gouvernement de la création{53}. Je commencerai par vous exposer brièvement la structure de ce royaume. Puis je tenterai, à l’aide de mes capacités faibles et limitées, de comparer son état espéré à son état actuel{54}. GÉOGRAPHIE ET GÉOLOGIE DE NOTRE ROYAUME SELON LE PLAN ORIGINEL Notre Monde de l’Eau est formé d’une grande mer entourée de glace. Au milieu de cette mer se déplace le soleil de mer, grosse sphère phosphorescente qui illumine et réchauffe les eaux autour d’elle. Le soleil de mer fait fondre la glace autour de lui, et la glace se reforme quand il se déplace. De nombreuses créatures habitent cette mer – dont les plus grandes sont les durnais, sur lesquels vivent les menschs. LE SOLEIL DE MER Les mouvements du soleil de mer sont essentiellement alimentés par de l’énergie venant du Monde du Feu par un rift{55}. Jusqu’à l’ouverture des Portes de la Mort à Jran-kri{56} ces rifts fournissent assez d’énergie pour conserver la vie sur ce monde. C’est seulement à Jran-kri que les durnais se réveilleront et que la glace fondra définitivement. Le soleil de mer se déplace dans l’eau selon un cycle préétabli. Ce cycle dure près d’un millier d’années, expliquant le long sommeil{57} de notre peuple et notre récent réveil. À l’origine, ce mouvement avait été prévu pour faire circuler les eaux de la grande mer après Jran-kri. Les durnais devaient tourner autour du soleil de mer, et le soleil devait tourner dans la mer en sens inverse. L’intention originelle était de faire circuler les eaux en permanence, et d’aider ainsi au recyclage des déchets des autres mondes. LA MERBONNE Bien qu’on lui donne le nom de mer, en fait, elle n’est pas composée d’eau, mais d’une émulsion liquide oxygénée et transparente. Les mammifères peuvent la respirer sans se noyer. La Merbonne est peuplée de nombreux procaryotes, eucaryotes, plancton et espèces similaires, conçues spécifiquement pour réagir chimiquement avec les déchets qui devaient y être apportés par le rift après le Jran-kri. Certaines formes de varech étaient également cultivées sur de vastes étendues, formant des forêts flottantes. Cette faune et cette flore fabriquent naturellement toutes sortes de sous-produits utiles, qui servent ensuite d’aliments aux durnais. L’action de ces petites créatures est le premier stade du processus de raffinage des déchets. Les sous-produits de ces créatures, étant plus légers que la mer, tendent à flotter vers la non-gravité des durnais{58}. Ces sous-produits sont alors absorbés par les durnais – processus final avant l’exportation des matériaux raffinés, par un autre rift situé au centre de chaque durnai, vers les mécanismes de raffinage du Monde de l’Air{59}. D’autres créatures vivent également dans la mer. Les dauphins, intelligents et plutôt trop communicatifs, n’ont jamais à faire surface pour respirer comme dans notre monde précédent{60} car ils respirent directement l’émulsion. D’autres mammifères marins abondent, tels les baleines, serpents, tritons, phoques, lions de mer et lamantins. Les créatures marines normales, telles que poissons, crakens, hippocampes, morses, raies et autres animaux marins communs, ont été également adaptées à cet environnement. Le plancton de l’émulsion absorbe le gaz carbonique exhalé par les diverses créatures, et rejette de l’oxygène. LES BIOSPHÈRES (LES DURNAIS) Pendant la Séparation, nous créâmes les durnais – créatures biosphériques gigantesques – qui devaient flotter au hasard pendant leur hibernation. Ces durnais sont des créatures vivantes, créées par les Sartans à Jran-ai pour faire partie intégrante de leur plan d’ensemble. Pendant Jran-ai, les durnais devaient rester en hibernation, attendant la luminance accrue du soleil de mer qui devait survenir à Jran-kri{61}. Jusqu’à Jran-kri, les durnais devaient rester plongés dans ce profond sommeil, leur dérive les amenant parfois en des lieux où ils gelaient – pour dégeler des éons plus tard – toujours en état d’hibernation – quand le soleil se rapprochait, effectuant son circuit à travers la glace. Dans le plan originel, les menschs devaient jouer le rôle de parasites soigneurs, travaillant en symbiose à l’intérieur des durnais. Les menschs devaient cultiver l’intérieur des biosphères, ce qui les maintiendraient en bon état pour effectuer leurs opérations de chimiosynthèse. Une fois réveillées, les biosphères pourraient interagir avec la mer pour recycler les déchets biologiques et chimiques des autres mondes, et les transformer en produits biosynthétiques utiles, gaz, et produits chimiques. Tirant leur énergie du soleil phosphorescent du royaume, les « racines-montagnes » des durnais canaliseraient les produits chimiques de la mer sous la terre. Ces racines apparaissent aux habitants comme des montagnes escarpées jaillissant de la mer et montant jusqu’aux plafonds des cavernes. En fait, ces « montagnes » peuvent être comparées à des os creux pleins de moelle et plantés dans la mer. Ces racines devaient aspirer les produits chimiques et les déchets à l’intérieur des durnais – comparables en cela aux racines d’un arbre – et les convertir en produits utiles à leur subsistance, et en sous-produits, en produits chimiques et autres substances qui passeraient dans le rift situé au cœur de la biosphère. Ce rift, connecté par l’espace inférieur au Monde de l’Air, fournirait à son tour les matières premières indispensables à la grande machine de ce royaume{62}. Les Rivages/ Enveloppe Externe des Durnais Ressemblant à des faces montagneuses escarpées, tombant du plafond des vallées, les rivages sont analogues aux structures osseuses poussant à partir du centre de la biosphère. Les rivages forment des poches atmosphériques, et pénètrent la mer le long des grandes chaînes montagneuses. En s’éloignant du champ de non-gravité, ces montagnes s’incurvent pour former des plages où viennent se briser les vagues de la mer. C’est ici que s’effectue le transfert : par pression, les produits chimiques et autres substances entrent dans les canaux osseux, d’où ils sont conduits dans les fondations des durnais. Plus important encore, les formations cristallines situées à la base des montagnes agissent comme collecteurs d’énergie lumineuse, fournissant ainsi l’énergie de photosynthèse pour les processus biologiques des durnais. Les Vallées (Terriers)/ Enveloppe Externe des Durnais Au-dessus de la surface de la mer – c’est-à-dire à l’écart de l’eau et vers le centre du durnai – et entre les murs montagneux incurvés partant des plages, s’étendent les vallées, ou terriers. Ces terriers avaient été conçus pour être l’habitat primaire de tous les menschs du royaume. Ici, l’équilibre atmosphérique et écologique est maintenu en partie par les plantes qui y vivent, et en partie par la biosphère elle-même. Les terriers agissent comme des amortisseurs biologiques qui permettent à la biosphère de corriger les changements mineurs survenant dans la mer qui l’entoure. L’atmosphère et la température sont partiellement conservées par la biosphère elle-même. La sphère génère naturellement de la chaleur intérieure, qui compense partiellement le froid de l’eau extérieure. Toutefois, ces deux effets diminuent rapidement quand la sphère dérive vers la glace. Les montagnes l’entourant de part et d’autre s’élèvent jusqu’à un plafond si élevé qu’il permet l’installation d’un climat naturel, engendré en partie par la rotation dérivante de la sphère à travers la mer, et par son action contre différents courants de la mer qui l’entoure. La pluie en est le résultat le plus fréquent, quoique la neige devienne un phénomène commun quand la biosphère s’approche de la glace. La pression atmosphérique tient en respect la mer sans fond. Beaucoup de terriers sont connectés par des fjords à des montagnes gigantesques plongeant dans la mer éternelle. Tous les terriers sont éclairés par la lumière venant de la mer, ou par la lumière produite par les menschs eux-mêmes. Souterrain/ Enveloppe Interne des Durnais Les produits chimiques et autres substances qui sont transportés dans la créature par les racines-montagnes entrent au cœur de la sphère pour être transformés par les différents organes qui s’y trouvent. Ces processus utilisent la photosynthèse et la chimiosynthèse pour produire leur propre énergie vitale. Du gaz naturel, de l’azote et des composés carbonés sont des sous-produits de ces transformations. Ils sont ensuite transportés jusqu’au rift en vue d’expulsion. Le Rift Au centre de la créature se trouve le rift, où sont envoyés tous les sous-produits. Ce rift est un conduit de l’espace inférieur qui transporte ces matériaux sur Arianus où la grande machine en fera des objets fabriqués utilisés dans tous les mondes. Normalement, ce conduit à sens unique devait transporter de grandes quantités de gaz et de produits chimiques jusqu’à la machine. Le rift engendre un champ de non-gravité, repoussant tous les objets dotés d’une masse loin du centre du durnai. STATUT ABERRANT DU ROYAUME À L’HEURE ACTUELLE Maintenant que nous sommes réveillés, nous nous trouvons confrontés à bien des problèmes, dont le principal est de déterminer pourquoi le Jran-kri n’a jamais été atteint. Juste après vient un problème qui n’a jamais été résolu dans notre temps, avant le Sommeil : pourquoi les dragons ? JRAN-KRI NON SURVENU COMME PRÉVU Le Jran-kri ne s’étant pas produit, les durnais sont restés en l’état d’hibernation où ils étaient lorsque nous les avons créés. Ils s’acquittent de leurs fonctions automatiquement, mais sans plus. Ils ne se déplacent pas de leur propre volonté, et ils ne synthétisent pas les matériaux solides et gazeux pour le Monde de l’Air comme ils le devraient. Sans accroissement de la chaleur du soleil, les durnais resteront dormants, tour à tour gelés et dégelés selon le cycle du soleil. Dans leur état d’hibernation actuel, les quantités de matériaux produits et expédiés sont négligeables. LES DRAGONS ET LA SUPPRESSION MAGIQUE DE LA MER L’origine des dragons reste pour nous aussi mystérieuse que leurs desseins. Pour le moment, nous savons seulement qu’ils sont nos plus puissants ennemis – et qu’ils ont, d’une façon qui nous échappe, modifié la Merbonne. Par suite de quelque interférence des dragons, l’émulsion de la Merbonne agit actuellement comme un amortisseur des possibilités. Elle fait de la réalité une partie intégrante de son propre processus de régénération, et ainsi, empêche l’action de la magie – qui exige de nombreuses probabilités alternées. Les runes des Sartans s’effacent et semblent disparaître sous les effets de la mer. C’est parce que les runes elles-mêmes plongent dans les royaumes de la probabilité. Quand les probabilités sont coagulées par la mer en une seule réalité, les runes ne peuvent plus exister, disparaissent, perdant à la fois leur présence et leur pouvoir. À l’intérieur de nos murailles, nous sommes en sécurité. Au-delà, nous sommes impuissants. Je propose que le Conseil considère ces découvertes immédiatement. Rapport soumis avec humilité et reconnaissance, Ramu. APPENDICE 3 LES SUBMERSIBLES DE CHELESTRA (Extrait d’un document commercial retrouvé à Gargan, et annoté par Alfred le Sartan.) Vous n’avez que faire de grâce et d’élégance. Cessez de contempler vos souliers{63} ! Ce qu’il vous faut, c’est un moyen de transport fiable, profitable, et, plus important encore, SÛR, à travers les mers de Chelestra. Venez nous voir, et nous vous le fournirons. Les submersibles des nains sont des transporteurs de passagers et de marchandises, construits par les habiles artisans nains, et utilisant quelques principales clés de la technomagie et de la technologie elfiennes{64}. Ces submersibles sont le plus souvent utilisés pour le commerce entre les différents mondes. Certains humains et Elfes ont commandé des nefs de transport et aussi des nefs militaires. Cette nef – vaisseau léger pour le transport du fret et des passagers – est un bel exemple de submersible des nains. Tous les submersibles utilisent actuellement la gravité des mondes{65} pour la navigation, la propulsion et le contrôle de la flottaison, Comme vous le savez, la densité d’un objet par rapport à la densité de l’eau qui l’entoure détermine la flottabilité d’une nef. La densité est le poids d’un objet divisé par son volume. Exprimé simplement, si la densité d’une nef est inférieure à la densité de l’eau qu’elle déplace, la nef flottera vers un monde. Si la densité d’une nef est supérieure à l’eau qu’elle déplace, elle sombrera en s’éloignant du monde. Plus précisément, si la densité d’une nef est inférieure à la densité de l’eau qu’elle déplace, la nef s’élèvera vers la surface jusqu’à ce que la quantité d’eau déplacée soit égale à la densité de la nef. Les submersibles contrôlent leur flottabilité – et, par suite, leur profondeur dans l’eau – en modifiant leur densité. La magie elfienne procure aux submersibles des Gargans les moyens de modifier leur densité de même que la puissance motrice propulsant la nef dans la Merbonne. Des cristaux montés sur la quille de la nef engendrent différents degrés de masse, selon les instructions de la cabine de pilotage. En situation normale, sans énergie motrice, le submersible est conçu pour flotter. En termes de navigation gargans, cela signifie qu’une nef, sans le bénéfice de ces cristolests, s’élèverait vers le monde le plus proche. C’est une sécurité très appréciée de tous les nains qui savent que même les appareils elfiens tombent en panne de temps en temps{66}. Une fois activés, les cristolests accroissent la densité de la nef et, par conséquent, la font sombrer en s’éloignant du monde. Naturellement, plus on s’éloigne de la biosphère, moins se fait sentir l’influence de la gravité générée par cette sphère. Les occupants du submersible finiraient par se trouver en apesanteur – mais l’un des autres avantages de l’accroissement de masse produit par les cristolests est la création d’un champ gravitationnel naturel dans toute la nef. Ainsi, les passagers ne sont pas soumis à l’apesanteur – à moins que ne survienne un problème avec les cristolests. Des cristaux similaires opérant selon le même principe servent à la propulsion et au contrôle directionnel. Plusieurs de ces cristaux rassemblés en système assurent la propulsion. D’autres cristolests, disposés où l’exigent les plans, assurent le contrôle directionnel. Sur cette nef, les cristolests navigationnels sont aisément repérables, car montés sur la dérive dorsale. Les cristolests de la quille sont utilisés pour la navigation en surface. Bien que la Merbonne soit respirable, il est déconseillé de sortir de la nef quand elle est en mouvement, car la force du liquide balayant les flancs de la nef pourrait facilement vous entraîner au loin. Pour cette raison, les submersibles sont généralement hermétiquement fermés, mais ils disposent de ponts d’observation utilisés quand la nef est à l’arrêt ou en surface. À cet effet, cette nef dispose d’une large aire ouverte à la poupe du pont 4. Le fret est chargé par des écoutilles hermétiquement fermées s’ouvrant dans la coque autour et au-dessous de la cabine de pilotage du pont 4. Ces écoutilles s’ouvrent directement dans la cale qui occupe une partie des ponts 3, 2 et 1. On peut aussi accéder à l’intérieur du submersible par le grand sas de la poupe, qui s’étend du pont 1 au pont 2. Ses grandes portes, et un autre système de contrôle navigationnel situé sur le pont 1, permettent à l’opérateur de récupérer des objets dans la mer sans avoir à quitter la nef. L’opérateur peut utiliser les cristolests de la quille pour attirer l'objet vers la quille, puis se servir des contrôles navigationnels pour placer la nef et le sas au-dessus de l’objet. Bien qu’exigeant une certaine pratique, cette technique est parfois utilisée pour secourir des nains accidentellement tombés à la mer. Une cuisine/ salle commune (pont 3), des cabines (pont 3 également) et une salle d’observation (pont 4 à l’arrière de la cabine de pilotage) complètent ce bâtiment qui sera parfait pour vos besoins et ceux de votre équipage. PONT 1 C’est le niveau le plus bas de la nef. Ses installations essentielles sont les contrôles du sas, les réservoirs d’atmosphère, et la cale. (1A) À ce niveau inférieur, la cale se rétrécit vers l’avant. Au-dessus, la cale se prolonge sur deux ponts jusqu’aux écoutilles jumelles. Des portes pressurisées conduisent de là à l’aire 1B, et une échelle, montée sur la paroi arrière de ce compartiment, s’étend à travers les ponts 2 et 3, jusqu’en haut de la cale. (1B) On trouve ici des cabinets pour entreposer les outils et autres instruments. (1C) Coursive d’accès principale de ce pont. À l’avant, on voit la base de la principale cheminée d’accès, qui traverse tous les ponts de la nef. Au niveau de cette cheminée, et à chaque pont, se trouve une écoutille hermétique, qui peut isoler chaque pont en cas d’urgence. À l’arrière de cette coursive se trouve une grande fenêtre d’observation donnant dans le sas (1D) au-delà. Ici se trouvent les contrôles qui pilotent le navire, orientent les cristoslests, remuent l’atmosphère et l’eau dans le sas, et ouvrent les portes du sas. (1D) Le sas est le moyen le plus facile d’entrer et de sortir d’un submersible en plongée. Des portes-rideaux insérées dans la quille ouvrent dans la mer le sas haut de deux ponts. Des tringles spéciales, de conception elfienne, déplacent l’atmosphère du sas dans des réservoirs situés à l’arrière (1E). De l’intérieur de la nef, on accède au sas par une porte située sur le pont 2 (2D). (1E) De temps en temps se produisent des fuites, et l’atmosphère s’échappe de la nef. Or l’atmosphère est aussi importante que les cristolests, car si l’intérieur de la nef est inondé, elle perd la sécurité de sa flottabilité naturelle. Ce compartiment comporte des réservoirs d’atmosphère comprimée. L’air évacué du sas est magiquement transféré dans ces réservoirs. Chaque fois qu’il faut évacuer de l’eau d’une partie de la nef, on se sert de ces réservoirs qui la chassent par un effet de soufflerie. PONT 2 Ce niveau rassemble la plupart des équipements. C’est là que se trouvent les compartiments permettant de faire le travail aux autres niveaux. (2A) Niveau supérieur de la cale. Des portes pressurisées conduisent à l’arrière à la coursive 2C. Des écoutilles mènent au compartiment 2B. (2B) Compartiment d’eau potable. L’eau de mer n’étanche pas la soif, bien sûr, de sorte que les passagers ont besoin d’une réserve d’eau douce. Elle sert aussi de ballast près du compartiment du combustible à l’arrière de la nef (2E). (2C) Coursive d’accès. Une large porte pressurisée mène au sas, à l’arrière (2D). À l’avant, se trouve la cheminée principale et l’échelle reliant tous les ponts entre eux. (2D) La chambre du sas. Souvent utilisée comme entrepôt supplémentaire de marchandises, cette pièce entoure le haut du sas dont le bas se trouve au niveau du pont 1. Une grande porte pressurisée à bâbord donne accès au sas de l’intérieur de la nef. (2E) Réservoir de combustible. Cette salle contient les copeaux de plomb et de graphite qui opèrent la conversion gravifique, et, par suite, toute la machinerie de la nef. PONT 3/PONT PRINCIPAL Quartiers d’habitation de la nef. C’est là que se trouvent les cabines de l’équipage (3H), la salle commune (3D), la cuisine (3E). La salle des machines (3K) est également située sur ce pont, de même que l’atelier de réparation et les compartiments réservés aux outils (3J). On y trouve aussi le niveau supérieur de la cale (3A et 3B). (3A) En haut, à bâbord et à tribord, se trouvent deux grandes écoutilles hermétiques qui, lorsque la nef est en surface, donnent accès à la cale qui s’étend sur trois niveaux. Les écoutilles s’ouvrent vers l’extérieur pour plus de sécurité (impossible de les ouvrir en plongée) et de commodité (les écoutilles se surveillent facilement à partir de la cabine de pilotage du pont 4 qu’elles entourent). (3B) Garde-manger avant. On y trouve des réserves supplémentaires d’eau et de nourriture. (3C) Garde-manger arrière. Situé à proximité de la cuisine, on y stocke les produits destinés à un usage immédiat. (3D) Salle commune. Confortable et bien meublée. L’équipage se détend et prend ses repas dans cette pièce située au milieu de la nef. Ce n’est pas par hasard que la salle commune occupe cette situation centrale – en effet, si le submersible devait essuyer de violentes tempêtes sous-marines, cette pièce est la plus proche de son centre de gravité et est le moins affectée par les mouvements de la nef{67}. (3E) Cuisine. Longue et encombrée, elle est conçue pour la préparation des repas. (3 F) Compartiments supplémentaires pour la conservation des réserves. (3G) Coursive principale. Une grande échelle conduit à la salle d’observation du pont 4. Les portes des cabines ouvrent dans cette coursive, de même qu’une écoutille d’accès à la salle des machines (3K). (3H) Cabines de l’équipage. Les couchettes sont montées sur cardan pour suivre le roulis et le tangage de la nef. (3J) Ateliers. On y trouve les différents appareils magiques destinés aux réparations qui pourraient s’avérer nécessaires en cas de panne{68}. (3K) Salle des machines. Un gros cristal tourné est monté dans cette pièce, prolongé par différents conduits. Sa couleur est celle de la lumière noire – ce qui le rend difficile à regarder. Certains sont devenus fous en essayant{69}. PONT 4/CABINE DE PILOTAGE Ce pont n’a que deux fonctions : pilotage de la nef et observation de la mer et des mondes qui l’entourent. (4A) Cabine de pilotage. Au centre se trouve un tabouret mobile. Au-dessus s’affichent magiquement et en trois dimensions les données nécessaires à la navigation. On peut indiquer à l’avance la destination de la nef à ce dispositif navigationnel. Dans ce cas, la nef peut se diriger elle-même. On y trouve aussi une échelle conduisant au pont extérieur, et un petit sas personnel. (4B) Salle d’observation. La grande échelle venant du pont 3 y arrive à l’arrière. Autour de la salle une grande verrière permet d’observer la mer. De chaque côté de l’échelle, des portes hermétiques donnent accès au pont arrière quand la nef est en surface. (4C) Pont arrière. Utilisé quand la nef est en surface. Une lisse entoure ce pont jusqu’à la dérive arrière. CONCLUSIONS Vous devez reconnaître{70} que le submersible des nains est le moyen de transport entre les mondes offrant le plus de sécurité. Toutes nos guildes d’artisans mettent le meilleur de leurs cerveaux et de leurs bras dans sa réalisation. Il se peut que vous trouviez moins cher ailleurs, mais vous le regretterez à l’usage. Sommaire PROLOGUE 11 CHAPITRE PREMIER 13 CHAPITRE II 22 CHAPITRE III 35 CHAPITRE IV 53 CHAPITRE V 72 CHAPITRE VI 84 CHAPITRE VII 96 CHAPITRE VIII 113 CHAPITRE IX 122 CHAPITRE X 141 CHAPITRE XI 152 CHAPITRE XII 170 CHAPITRE XIII 183 CHAPITRE XIV 199 CHAPITRE XV 215 CHAPITRE XVI 228 CHAPITRE XVII 238 CHAPITRE XVIII 250 CHAPITRE XIX 267 CHAPITRE XX 280 CHAPITRE XXI 288 CHAPITRE XXII 302 CHAPITRE XXIII 310 CHAPITRE XXIV 329 CHAPITRE XXV 343 CHAPITRE XXVI 356 CHAPITRE XXVII 362 CHAPITRE XXVIII 373 CHAPITRE XXIX 384 CHAPITRE XXX 400 CHAPITRE XXXI 414 CHAPITRE XXXII 427 CHAPITRE XXXIII 435 CHAPITRE XXXIV 444 APPENDICE 1 447 APPENDICE 2 450 APPENDICE 3 458 Sommaire 470 Achevé d’imprimer en octobre 1993 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher) POCKET - 12, avenue d’Italie - 75627 Paris Cedex 13 Tél. : 44-16-05-00 — N° d’imp. 2283. — Dépôt légal : octobre 1993. Imprimé en France {1} Xar, Une Chronique du Pouvoir, vol. 24. Journal intime du Seigneur du Nexus. (Xar n'était pas son vrai nom. En fait, ce n'est pas un nom Patryn, et c'est sans aucun doute un nom qu'il s'est inventé, altération possible de l'ancien mot tsar, lui-même dérivé de César.) {2} Le terme est utilisé à la fois par les Sartans et les Patryns pour désigner les races inférieures, nains, humains et Elfes. On notera avec intérêt que ce mot est emprunté à l'une des nombreuses langues humaines d'avant la Séparation (probablement l'allemand), et signifie « les hommes », ou « les gens ». {3} Référence aux voyages d’Haplo dans les mondes d’Arianus, de Pryan, et, plus récemment, d’Abarrach, racontés dans les précédents volumes des Portes de la Mort. {4} Vieux conte de bonne femme ou légende en vogue chez les nains matelots. Elle n'a aucun fondement dans la réalité. {5} Vieux conte de bonne femme ou légende en vogue chez les nains matelots. Elle n'a aucun fondement dans la réalité. {6} Cher Etranger, journal intime de Grundle Barbelourde, princesse de Gargan. {7} Père ou roi. La reine porte le titre de Muter — mère. {8} L’un des nombreux petits continents créés par les Sartans. Leur nom dérive du fait que ces petites lunes tournent autour du soleil de mer de Chelestra, bien qu’à l’intérieur, et non à l’extérieur de ce monde. {9} Les nains partagent la vie en différentes époques, commençant avec l’Age du Sevrage, suivi de l’Age de la Cherche auquel succède l’Age du Bon Sens. Les nains ne sont pas autorisés à se marier avant d’avoir atteint l’Age du Bon Sens, quand la passion de la Cherche s’est transformée en bon sens de l’âge mûr. En termes humains, c’est l’équivalent de cinquante ans. Après l’Age du Bon Sens, les nains entrent dans l’Age de la Sagesse, à approximativement deux cents ans. {10} La position du soleil de mer par rapport aux lunes de mer donne l'impression, à ceux qui se trouvent sur ces lunes, que le soleil se trouve plus bas qu'eux. Par conséquent, la lumière vient de l'eau, non du ciel. Le ciel lui-même est souvent d'une couleur turquoise qui vient des mousses poussant à la surface des cavernes pleines d'air de la lune de mer. {11} Mesure standard des nains : 1 stadion = 620 pieds de nain. Le stadion est également une course à pied des nains qui commémore les Temps combinés des règnes des deux premiers rois. On ne sait pas si la course a reçu son nom de la mesure standard, ou le contraire. {12} Le service militaire des nains est organisé autour des clans familiaux dont les jeunes hommes servent ensemble dans une unité. Ces unités, appelées regos, sont commandées par le maître de clan. Hartmut commande un ergo de quatre clans, d’où son titre. Au-dessus de lui on trouve le maître de rego, le maréchal, le maître de clan et enfin, le Vater. {13} Les nains de Chelestra croient qu’ils sont tous descendants des deux uniques nains ayant survécu à la Séparation, et que, par conséquent, ils sont tous parents. Bien que cette légende soit hautement suspecte, elle permet d’expliquer l’unité indéfectible des nains, qui ont la plus grande considération pour la famille. En ce sens, les souverains sont davantage considérés comme des parents que comme des monarques. {14} Les nains utilisent le mot plus juste de « sombrer» pour parler des déplacements en submersible. Les humains et les Elfes préfèrent garder l'ancienne terminologie, et disent toujours « naviguer ». {15} Les humains furent les premiers à communiquer avec les dauphins et à apprendre leur langage. Les Elfes trouvent que les dauphins sont des bavards amusants, des causeurs divertissants, agréables à inviter aux réceptions. Les nains, qui apprirent des humains à parler aux dauphins, se servent d'eux principalement pour obtenir des renseignements sur la navigation. Mais les nains — se défiant naturellement de quiconque n'est pas un nain — n'ont aucune confiance dans les dauphins. {16} Les humains et les Elfes prétendent que le dauphin n'est pas un poisson, mais une espère similaire à la leur, car ils mettent leurs petits au monde comme eux. Les nains ne se soucient pas de ces sottises. Pour les nains, tout ce qui nage comme un poisson est un poisson. {17} Les enfants sont très précieux dans le Labyrinthe, et élevés par les Squatters. Les Nomades, tels qu’Haplo, engendrent souvent des enfants, mais, par la nature de leur vie, ne se fixent pas dans une tribu pour les élever. Les Nomades femelles, une fois enceintes, s’installent dans une tribu de Squatters jusqu’à la naissance de l’enfant, puis le confient à une famille de Squatters. De temps en temps, certains Nomades, comme les parents d’Haplo, renoncent temporairement au nomadisme et se fixent dans une tribu de Squatters jusqu’à ce que l’enfant soit assez grand pour les suivre. De tels cas sont très rares. Le fait qu’Haplo conserve quelque souvenir de ses parents biologiques est exceptionnel chez les Patryns. {18} Chelestra est le monde de l’eau, mais en certains endroits, de larges roches d’air se forment pour constituer des bulles gigantesques. L’une de bulles entoure les Portes de la Mort, sans doute placée là à dessein par les Sartans, pour donner le temps au voyageur d’effectuer la transition d’un monde à l’autre, et pour préparer sa nef à son entrée dans la mer. {19} Vous noterez qu’Alfred n’emploie pas un titre de respect tel que « messire » ou « seigneur » en parlant au chef du Conseil qui est l’organe dirigeant de la société des Sartans. Les distinctions de rang et de classe étaient censément ignorées dans leur société à l’époque de la Séparation. Toutefois, il aurait été plus correct qu’Alfred l’appelât « mon Frère ». Le fait qu’Alfred ne le fait pas indique qu’il continue à se méfier des siens. {20} Sur les lunes de mer, le temps est réglé par le passage du soleil de mer de dessous un rivage jusqu'à son lever sur le rivage opposé. Les magiciens humains ont déterminé qu'il décrivait ainsi un arc de 150°, et divisent la journée en deux sextants de 75°. Chaque sextant est divisé en 5 signes, et chaque signe comprend 60 minutes. {21} Une duène est un membre de la maison royale qui sert de chaperon aux femmes célibataires. {22} Voir La Mer de Feu, vol 3 du cycle Les Portes de la Mort. {23} Poste honorifique, attribué à ceux qui deviendront vraisemblablement Conseillers à part entière dans l'avenir. Le poste est souvent héréditaire, bien qu'il soit théoriquement ouvert à tous les Sartans. Les candidats doivent passer certains tests secrets devant le Conseil, se rapportant à leurs connaissances générales et à leurs capacités magiques qui doivent être supérieures. Les Serviteurs exercent les fonctions de pages et de messagers, s doivent être prêts à défendre les Conseillers dans l'éventualité improbable où ils seraient attaqués. Il y a sept Serviteurs, mais deux seulement assistent régulièrement aux réunions du Conseil. {24} Par « sans danger », Haplo entend qu'aucun enfant ne pouvait naître de ces unions, les différentes races étant génétiquement incompatibles. {25} Il s'agit du poisson-ampoule. Sphérique et hérissé de longues lamelles tranchantes comme des rasoirs, il émet une vive lumière blanche qui sert à attirer ses proies. S'il se sent menacé, sa lumière s'avive encore, au point d'aveugler le prédateur potentiel qui s'enfuit alors. Raison pour laquelle il est sage d'alimenter correctement la lampe. {26} Traduction humaine : le Feu Noir. {27} D'apparence semblable aux méduses, chacun partage son intelligence avec tous les autres, chacun possède toutes les connaissances du groupe entier. Ils font d'excellents espions, car ce que sait l'un est immédiatement transmis à tous les autres gushnis de Chelestra. Ils ne peuvent pas parler et communiquent sans doute par télépathie avec les serpents-dragons. {28} Voir La Mer de Feu, vol. 3 du cycle Les Portes de la Mort. {29} Le logement est un problème pour les nains des lunes de mer. Comme ils préfèrent vivre sous la surface, ils construisent leurs habitations dans des tunnels creusés à l’intérieur de la lune de mer. Malheureusement, étant donné que le cœur de ces lunes est en réalité un être vivant, les nains se trouvent dans l’impossibilité de creuser au-delà d’un certain point. Les nains ne savent pas que la lune est vivante ; ils rencontrent une masse protectrice qu’ils ne parviennent pas à percer. {30} Référence à une pratique des Elfes, qui cachent les médicaments dans des pétales de roses confits. {31} Très vraisemblablement du cèdre. {32} Si Samah craignait la découverte du rouleau, pourquoi ne Pavait-il pas détruit ? « Je crois, écrit Alfred dans un addenda à ce passage, que Samah avait un respect inné pour la vérité. Il essaya de la nier, tenta de la supprimer, mais il ne put se résoudre à la détruire. » {33} Le peuple du Labyrinthe peut se diviser en deux groupes : les Nomades et les Squatters. Les Nomades sont ceux qui, comme Haplo, cherchent à s'évader du Labyrinthe. Us voyagent seuls, et leur vie est courte et inquiète. Les Squatters se réunissent en tribus pour mieux se protéger et pourvoir à la survie de la race. Ils sont nomades, mais ne se déplacent ni aussi souvent ni aussi vite que les Nomades. Leur objectif principal n'est pas l'évasion, mais la survie. {34} Les humains, quand ils sont chez eux à Phondra, vivent sans meubles. Ils s’asseyent par terre, dorment par terre – pratique que les nains et les Elfes trouvent barbare, et raison pour laquelle la plupart des réunions des maisons royales se tiennent généralement à Elmas. {35} Raison pour laquelle les Elfes tolèrent très facilement la nature constamment changeante de leurs habitations de corail. Meubles, literie, vêtements et autres devraient être déplacés périodiquement de toute façon. {36} C’est une croyance très répandue chez les Elfes, que la courte espérance de vie des humains vient de leur malheureuse habitude de coucher par terre. Les Phondrans, de leur côté, considèrent avec horreur les hauts lits des Elfes, craignant d’en tomber au milieu de la nuit, au péril de leur vie. Les Gargans trouvent toutes ces discussions ridicules. Pourvu qu’il ait de la roche massive au-dessus d’eux, les nains pourraient dormir sur la tête. Malheureusement, c’est aussi une des raisons pour lesquelles les nains ne se sentent pas à leur aise dans une nef. {37} Référence à ce que les humains nomment « scorbut ». {38} Les nains n'aiment pas le poisson et n'en consomment que lorsqu'ils n'ont rien d'autre à manger. Entre eux, les nains appellent familièrement le poisson elmas-fleish, ou viande-à-elfes. {39} Référence à un jeu basé sur la boisson, dont les règles sont trop complexes pour les exposer ici, et qui n’éveilleraient sans doute que l’incrédulité. {40} Référence à la découverte horrible et stupéfiante que les morts étaient ramenés à la vie sur Abarrach, racontée dans La Mer de Feu, vol. 3 du cycle Les Portes de la Mort. Selon la théorie : Pour chaque personne ressuscitée prématurément, une autre meurt prématurément. {41} Référence aux aventures d’Alfred avec le Prince Tourment, l’assassin Hugh-la-Main et sa première rencontre avec Haplo, racontées dans L’Aile du Dragon, vol. 1 du cycle Les Portes de la Mort. {42} On trouvera une histoire plus complète des Patryns dans La Mer de Feu, vol. 3 du cycle Les Portes de la Mort. {43} Les pages suivantes du journal de Grundle relatent des événements précédemment racontés. Comme – à une seule exception – ils concordent avec le récit d’Haplo, nous les omettrons ici. L’exception concerne la tentative de suicide de Devon, que Grundle décrit comme un « accident survenu en cueillant un fruit de l’arbre-à-sirop ». On notera avec intérêt que, même dans son journal intime, elle continue à perpétrer loyalement cette fiction. {44} Toutefois, le journal de Grundle se termine là. {45} Comme on l'a vu précédemment, Grundle n'a pas laissé le récit des derniers événements. Ce qui suit est donc emprunté aux écrits d'Haplo, Chelestra : Le Monde de l'Eau, vol. 4 du Journal des Portes de la Mort. {46} Allusion au combat d’Haplo contre les chaodyns, dans L’Aile du Dragon, vol. 1 du cycle Les Portes de la Mort. {47} Les nains n’aiment pas les légumes verts ; les pommes de terre, les carottes et les oignons sont les seuls légumes figurant au menu des nains, et encore, ils ne les mangent jamais crus. {48} Pour plus d’informations sur ces batailles magiques, voir Appendice 1. {49} Extrêmement improbable, étant donné les grandes différences entre constructions magiques de chaque race. La plupart des victoires étaient le résultat du pur hasard, bien qu'il soit difficile de trouver un vainqueur pour le reconnaître. {50} Voir : « La Magie dans les Royaumes Séparés, Extraits des Rêveries d’un Sartan », in L’Aile du Dragon, vol. 1 du cycle Les Portes de la Mort. {51} Une théorie prétend que ce jeu était pratiqué par les enfants des menschs désireux d'imiter les héros Sartans (ou Patryns). {52} Extrait d’un traité, sans titre, découvert dans la bibliothèque des Sartans de Chelestra. {53} Cliché Sartan consacrant leur magie comme Y ultime source de pouvoir de toute la création. {54} Cette « langue de bois » et ces humbles assertions sont attendues dans tous les rapports présentés au Conseil. Ramu n’avait certainement pas de ces complexes concernant ses propres capacités. En fait, je doute que Ramu ait jamais cru qu’il pouvait échouer en quoi que ce soit. {55} Samah a expliqué que les Royaumes Séparés sont connectés, non seulement par les Portes de la Mort, mais par de nombreux conduits additionnels, nommés rifts. Les rifts sont des passages spéciaux utilisés pour le transport de matière/énergie d’un royaume dans un autre. En général, les choses n’y circulent que dans une seule direction, et ils sont inutilisables pour le transport des êtres vivants. À l’origine, les rifts devaient lier tous les Royaumes Séparés en un système unifié et interdépendant. Ces rifts constituaient la clé du transport des déchets, ressources et produits entre les mondes après l’ouverture des Portes de la Mort. Actuellement, ils ne sont que partiellement fonctionnels. {56} Samah a expliqué que les Royaumes Séparés sont connectés, non seulement par les Portes de la Mort, mais par de nombreux conduits additionnels, nommés rifts. Les rifts sont des passages spéciaux utilisés pour le transport de matière/énergie d’un royaume dans un autre. En général, les choses n’y circulent que dans une seule direction, et ils sont inutilisables pour le transport des êtres vivants. À l’origine, les rifts devaient lier tous les Royaumes Séparés en un système unifié et interdépendant. Ces rifts constituaient la clé du transport des déchets, ressources et produits entre les mondes après l’ouverture des Portes de la Mort. Actuellement, ils ne sont que partiellement fonctionnels. {57} C'est-à-dire, hibernation. {58} Ramu se trompe en nommant « non-gravité » l'effet de répulsion des durnais. Il serait sans doute plus exact de parler de gravité inversée. {59} Certainement allusion à la Bougonne-Batte d'Arianus. C'est dans le Monde de l'Eau — semble-t-il — que devait s'effectuer la distillation et le recyclage des déchets des autres mondes. Il est difficile d'imaginer qu'un monde si beau ait été conçu pour être une décharge d'ordures. {60} Référence à la Terre avant la Séparation. {61} Voir note 2 plus haut. {62} Toujours la Bougonne-Batte. {63} Expression du langage des nains, signifiant que la personne doit regarder la vérité en face, au lieu de chercher à s’abuser. {64} En fait, les nains dépendent totalement de la technomagie des Elfes pour faire fonctionner leurs submersibles. {65} Les menschs de Chelestra n’ont pas conscience de vivre à l’intérieur d’organismes vivants (appelés durnais par les Sartans) et donnent ainsi le nom de « mondes » à leur habitat. Pour les menschs de Chelestra, la gravité est une force qui repousse loin du centre de leurs mondes – par opposition à la force d’attraction connue sur tous les autres mondes. {66} La fiabilité des « appareils technomagiques » elfiens est statistiquement très élevée selon tous les textes que j’ai consultés. Le nain, auteur de ce texte, manifeste le préjugé culturel des nains contre toute technologie. {67} Détail très important de l’architecture navale des nains – en général très sensibles au mal des transports. {68} Sur les nefs des nains, ces « réparations » consistent essentiellement en le remplacement de grandes pièces magiques. Les nains ne pratiquent pas la magie des Elfes. {69} Vieux conte de bonne femme ou légende en vogue chez les nains matelots. Elle n'a aucun fondement dans la réalité. {70} Les nains préfèrent la franchise brutale à l'orgueil condescendant. Table des matières Page titre PROLOGUE CHAPITRE PREMIER CHAPITRE II CHAPITRE III CHAPITRE IV CHAPITRE V CHAPITRE VI CHAPITRE VII CHAPITRE VIII CHAPITRE IX CHAPITRE X CHAPITRE XI CHAPITRE XII CHAPITRE XIII CHAPITRE XIV CHAPITRE XV CHAPITRE XVI CHAPITRE XVII CHAPITRE XVIII CHAPITRE XIX CHAPITRE XX CHAPITRE XXI CHAPITRE XXII CHAPITRE XXIII CHAPITRE XXIV CHAPITRE XXV CHAPITRE XXVI CHAPITRE XXVII CHAPITRE XXVIII CHAPITRE XXIX CHAPITRE XXX CHAPITRE XXXI CHAPITRE XXXII CHAPITRE XXXIII CHAPITRE XXXIV APPENDICE 1 APPENDICE 2 APPENDICE 3