Margaret WEIS Tracy HICKMAN Les Portes de la Mort Tome 7 La Septième Porte (The Seventh Gate, 1994) [Rev 1 – 16/08/2011] Traduction de Simone Hilling CHAPITRE 1 ABRI LE LABYRINTHE — N’ayez pas peur, Haplo. Entrez, asseyez-vous. Pas de formalités entre nous. Laissez-moi remplir votre verre. Nous buvons ce qu’on appelait autrefois le coup de l’étrier, en l’honneur de votre long voyage.Debout sur les murailles de la Cité d’Abri, Vasu regarda en silence les grandes grilles se refermer dans un claquement définitif. C’était l’aube, c’est-à-dire, dans le Labyrinthe, un pâle éclaircissement du noir de la nuit. Mais cette aube était différente des autres, plus glorieuse que les autres… et plus terrifiante. Elle était éclairée par l’espoir, et assombrie par la peur. C’était une aube qui voyait Abri, au centre même du Labyrinthe, encore debout, victorieuse après une terrible bataille contre ses ennemis implacables. C’était une aube brouillée par la fumée des bûchers funéraires ; une aube où les vivants pouvaient respirer en tremblant, et espérer une vie meilleure. C’était une aube éclairée par un sinistre rougeoiement sur l’horizon lointain, et dont l’éclat s’avivait rapidement. Les Patryns qui gardaient les murailles tournèrent les yeux vers cet étrange embrasement, secouèrent la tête et murmurèrent, préoccupés : — Ça n’annonce rien de bon. Qui aurait pu blâmer leur pessimisme ? Pas Vasu. Certainement pas Vasu, qui savait ce qui se passait. Il serait obligé de le leur dire bientôt, de détruire la joie de cette aube triomphale. — Cette lueur est le feu de la bataille, dirait-il à son peuple. Une bataille fait rage pour le contrôle de la Dernière Porte. Les serpents-dragons qui nous ont attaqués ne sont pas vaincus comme vous le pensiez. Oui, nous en avons tué quatre. Mais chaque fois qu’il en meurt quatre, huit autres naissent pour prendre leur place. Maintenant, ils attaquent la Dernière Porte, pour la fermer, et nous enfermer à jamais dans cette redoutable prison. « Nos frères, ceux qui vivent dans le Nexus et ceux qui sont proches de la Dernière Porte, combattent ce maléfice – du moins avons-nous des raisons de le croire. Mais ils sont peu nombreux, et le mal est puissant. » « Nous sommes trop loin pour nous porter à leur secours. Trop loin. Le temps de les rejoindre – si nous parvenions jamais à les rejoindre vivants – il serait trop tard. Peut-être est-il déjà trop tard. » C’est désespéré, pensa Vasu, et il devait le dire à son peuple. La logique, la raison, lui disaient que c’était désespéré. Alors pourquoi, debout sur la muraille et contemplant ce rougeoiement à l’horizon, se sentait-il si plein d’espoir ? C’était absurde. Il branla du chef en soupirant. Une main toucha son bras. — Regarde, Chef. Ils ont pu franchir la rivière. À l’évidence, l’un des Patryns debout près de Vasu s’était mépris sur son soupir, croyant qu’il craignait pour la vie des deux combattants qui avaient quitté la Cité une heure avant l’aube, se lançant dans une quête dangereuse et sans doute futile, pour retrouver le dragon vert et or qui avait lutté pour eux dans le ciel d’Abri. Le dragon vert et or qui était le Serpent Mage, qui était aussi le Sartan maladroit et gaffeur que les menschs appelaient Alfred. Et Vasu craignait pour eux, certes, mais il espérait également. Toujours ce même espoir illogique, irrationnel. Vasu n’était pas un homme d’action. Il était un homme de pensée, d’imagination. Il n’avait qu’à regarder son corps rondelet de Sartan, tatoué de runes Patryns, pour le savoir. Il devait réfléchir à ce que son peuple allait faire maintenant. Il devait échafauder des plans, il devait décider comment ils se prépareraient à l’inévitable. Il devait leur dire la vérité, prononcer son discours de désespoir. Mais il ne fit rien de tout cela. Il resta sur la muraille, suivant des yeux le mensch qu’on appelait Hugh-la-Main, et la femme Patryn nommée Marit. Il se dit qu’il ne les reverrait jamais. Ils s’aventuraient dans le Labyrinthe, dangereux en tout temps, mais doublement dangereux maintenant que leurs ennemis défaits et furieux rôdaient, attendant leur revanche. Ils s’embarquaient dans une mission audacieuse et désespérée. Il ne les reverrait jamais, non plus qu’Alfred, le Serpent Mage, le dragon vert et or qu’ils allaient rechercher. Debout sur la muraille, Vasu attendait – plein d’espoir – leur retour. La Rivière de la Colère, qui coulait sous les murailles d’Abri, était gelée. Ses eaux avaient été solidifiées par les sorts de l’ennemi. Les hideux serpents-dragons avaient transformé la rivière en glace, pour faciliter le passage de leurs troupes. Descendant les berges rocheuses, Marit sourit sombrement. La tactique de l’ennemi allait lui servir. Il n’y avait qu’un petit problème. — Tu as dit que l’eau avait gelé par magie ? Descendant derrière elle, Hugh s’arrêta d’une glissade au bord de l’étendue glacée, qu’il tâta du bout de sa botte. — Ça va tenir jusqu’à quand ? demanda-t-il. C’était là le problème. — Je ne sais pas, fut-elle forcée de reconnaître. — Ouais, grogna Hugh. C’est bien ce que je pensais. Ça peut dégeler quand on sera au milieu. — C’est possible. Marit haussa les épaules. Dans ce cas, ils étaient perdus. Les tourbillons d’eau noire les aspireraient vers le fond, leur glaceraient le sang, fracasseraient leurs corps contre les rochers, empliraient leurs poumons d’eau sombre et maintenant sanglante. — Il n’y a pas d’autre solution ? Hugh-la-Main la regarda, regarda les sigles bleus tatoués sur son corps. Il pensait, bien sûr, à sa magie. — Je pourrais peut-être me transférer de l’autre côté, dit-elle. Mais ce n’était pas certain. La bataille de la veille l’avait affaiblie physiquement, et sa confrontation avec Xar l’avait affaiblie mentalement. — Mais je ne parviendrai jamais à te faire passer. Elle posa un pied sur la glace, sentit le froid la pénétrer jusqu’aux moelles. Serrant les mâchoires pour s’empêcher de claquer des dents, elle regarda l’autre rive. — Ce n’est pas loin, dit-elle. Juste une petite course. Hugh-la-Main ne dit rien. Il regardait fixement – non la rive, mais la glace. Et Marit se souvint. Cet homme, assassin professionnel qui n’avait peur de rien dans son monde, avait trouvé dans un autre quelque chose qu’il redoutait – l’eau. — De quoi as-tu peur ? railla Marit, espérant piquer son courage. Tu ne peux pas mourir. — Je peux mourir, rectifia-t-il. Mais je ne reste pas mort. Et en plus, je ne te cache pas que ce genre de mort ne me dit rien. — Ça ne me dit rien non plus, rétorqua-t-elle d’un ton sec, tout en remarquant qu’elle avait précipitamment ôté son pied de la glace. Elle prit une profonde inspiration. — Tu me suis ou pas, comme tu veux. — De toute façon, je ne te sers pas à grand-chose, dit-il d’un ton amer, serrant et ouvrant les poings. Je ne peux ni te protéger ni te défendre. Je ne peux même pas me protéger et me défendre moi-même. Il ne pouvait pas être tué. Il ne pouvait pas tuer. Tout coup de son épée manquait sa cible, les flèches qu’il décochait n’atteignaient pas leur but, ses coups de poing frappaient à côté. — Je peux me défendre toute seule, répondit Marit. Je peux te défendre aussi, d’ailleurs. Et j’ai besoin de toi parce que tu connais Alfred mieux que moi… — Non, rétorqua-t-il. Je crois que personne ne connaît Alfred. Pas même lui. Haplo le connaissait peut-être, mais ça ne nous sert pas à grand-chose pour le moment. Marit garda le silence, se mordillant les lèvres. — Mais tu as raison de me le rappeler, reprit Hugh. Si je ne retrouve pas Alfred, la malédiction qui est sur moi durera éternellement. Allons, finissons-en. Il posa le pied sur la glace et commença la traversée, prenant Marit par surprise. Elle se hâtait derrière lui avant d’avoir réalisé ce qu’elle faisait. Le froid glacial la pénétra jusqu’aux os ; elle fut prise de tremblements incontrôlables. La glace était glissante et traîtresse. Ils se cramponnaient l’un à l’autre pour ne pas tomber, le bras de Hugh évitant plus d’une chute à Marit, le bras de Marit le remettant en équilibre. Au milieu de la rivière, la glace se fendit, dans un craquement assourdissant, presque à leurs pieds. Un bras poilu terminé par une main griffue surgit des eaux tourbillonnantes, comme pour entraîner Marit. Elle porta la main à son épée. Hugh l’arrêta. — Ce n’est qu’un cadavre, dit-il. Regardant avec plus d’attention, Marit se rendit compte qu’il avait raison. Le bras était tout flasque, et fut immédiatement aspiré par le courant. — L’ensorcellement est terminé, dit-elle avec irritation. Il faut faire vite. Elle soupira et reprit son avance, mais une mince couche d’eau suintait maintenant sur la glace et la rendait plus glissante. Son pied se déroba sous elle. Elle se raccrocha à Hugh, mais lui aussi avait perdu l’équilibre, et ils tombèrent tous les deux. Atterrissant à quatre pattes, elle se trouva nez à nez avec la gueule géante et les yeux exorbités d’un cadavre de loup. La glace noire se fendit entre ses mains. Le loup se dressa, comme mû par un ressort, semblant bondir sur elle. Involontairement, elle recula. Hugh l’arrêta. — La glace se fragmente, hurla-t-il. Et ils étaient au moins à deux longueurs de corps de la berge. Marit repartit vers la rive, à quatre pattes puisqu’elle ne pouvait plus tenir debout, les mains et les genoux transis, douloureux. Hugh faisait de la reptation à côté d’elle, le visage livide, les mâchoires si serrées qu’elles semblaient pétrifiées, les yeux fixes et dilatés. Pour lui – né et élevé sur un monde sans eau – la noyade représentait la pire des morts. Il était presque fou de terreur. Ils étaient proches de la berge, proches du salut. Le Labyrinthe était malfaisance intelligente, malveillance rusée. Il permettait l’espoir, vous laissait imaginer que le salut était possible. La main engourdie de Marit accrocha un gros rocher de la berge, et elle s’efforça de se hisser sur la terre ferme. La glace se déroba sous elle, et elle se retrouva dans l’eau jusqu’à la taille. Sa main glissa sur le roc. Le courant l’emportait. Deux bras puissants, d’une terrible poussée, la propulsèrent sur la berge. Elle tomba lourdement, le souffle coupé par l’impact. Elle resta allongée, haletante, quand un hurlement la fit se retourner. En équilibre précaire sur un glaçon, Hugh s’accrochait désespérément d’une main au tronc d’un arbre rabougri poussant sur la rive. Il l’avait mise en sécurité, puis était parvenu à se cramponner à cet arbre. Mais le courant emportait le glaçon sous ses pieds. Il tenta de saisir le tronc de son autre main, mais le courant était trop fort. Sa main glissait. Marit le saisit à bras-le-corps juste à l’instant où il lâchait prise. Le saisissant au collet de ses doigts gourds, elle tenta de le sortir de l’eau. Elle était à genoux ; l’eau montait. Si elle échouait, ils seraient entraînés tous les deux. Elle le tira désespérément par sa veste, la lui rabattant presque sur la tête. Enfonçant les genoux dans la boue, elle le traînait à reculons. Hugh était fort, et l’aidait de son mieux, poussant sur ses pieds, cherchant un appui, et parvenant enfin à se tortiller jusqu’à la berge. Il resta prostré, immobile, haletant, frissonnant de froid et de terreur. Marit, entendant un grondement, regarda vers l’amont. Un mur d’eau noire teinté d’écume rouge, poussant d’énormes glaçons devant lui, dévalait vers eux. — Hugh ! cria-t-elle. Il leva la tête, vit la muraille liquide, se releva en chancelant et s’efforça de monter le talus. Marit ne pouvait plus l’aider ; elle parvenait à peine à mettre un pied devant l’autre. Elle s’effondra en arrivant en haut de la pente, vaguement consciente que Hugh s’écroulait quelque part non loin d’elle. Voyant que ses proies lui échappaient, la rivière rugit de rage ; mais c’était peut-être son imagination. Elle ralentit sa respiration, calma les battements affolés de son cœur. Laissant la magie des runes la réchauffer, elle commença à bannir de son corps le froid terrible. Mais elle ne pouvait pas rester là. Les ennemis – chaodyns, loups, hommes-tigres – étaient cachés dans les bois, les épiaient peut-être en ce moment. Elle baissa les yeux sur ses tatouages. Leur éclat l’avertirait de tout danger approchant. Sa peau était légèrement bleue, mais c’était de froid. Les sigles n’étaient pas activés. Elle aurait dû être rassurée, mais elle ne l’était pas. C’était illogique. Ceux qui, la veille, avaient attaqué la Cité avec tant de fureur devaient certainement rôder non loin des murailles, attendant l’occasion de surprendre un groupe d’éclaireurs. Mais les runes ne luisaient pas, ou alors, très, très faiblement. Si ennemi il y avait, il était loin et ne s’intéressait pas à eux. Marit ne comprenait pas, et ça ne lui plaisait pas. Cette étrange absence d’adversaires l’effrayait plus qu’une horde de loups. L’espoir. Quand le Labyrinthe vous fait miroiter un peu d’espoir, c’est qu’il se prépare déjà à vous l’arracher. Elle s’accroupit, inquiète et vigilante. Hugh gisait par terre, ramassé sur lui-même, agité de frissons incontrôlables, les lèvres bleues, les dents claquant si violemment qu’il s’était mordu la langue. Du sang suintait de sa bouche. Marit ne savait pas grand-chose sur les menschs. Pouvait-il mourir de froid ? Peut-être que non, mais il pouvait tomber malade et la ralentir. Remuer, marcher lui réchaufferait le sang, mais il fallait d’abord le mettre debout. Haplo prétendait que la magie des runes pouvait guérir les menschs, se rappela Marit. Rampant jusqu’à Hugh, elle lui saisit les poignets, laissa la magie couler de son corps dans le sien. Les tremblements cessèrent. Lentement, ses joues livides reprirent quelque couleur. Enfin, il soupira, se détendit, ferma les yeux, laissant la bienheureuse chaleur se répandre dans tout son corps. — Ne t’endors pas ! l’avertit Marit. Sa langue endolorie heurta ses dents, il gémit, grogna. — Quand je vivais sur Arianus, je rêvais que je me vautrerais dans l’eau quand j’aurais fait fortune. J’en aurais un grand tonneau devant ma maison, et je sauterais dedans, je m’en ferais couler sur la tête. Maintenant, grimaça-t-il, puissent mes ancêtres m’anéantir si je bois jamais une gorgée de ce maudit liquide ! Marit se leva. — Nous ne pouvons pas rester là, à découvert. Si tu te sens mieux, on va y aller. Hugh fut instantanément sur pied. — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Il regarda les runes de ses mains et de ses bras ; il avait connu Haplo assez longtemps pour reconnaître les signes. Comme les sigles ne luisaient pas, il la regarda, interrogateur. — Je ne sais pas, dit-elle, scrutant les lieux en direction de la forêt. Il n’y a rien de proche, apparemment. Mais… Incapable d’expliquer son malaise, elle secoua la tête. — Quelle direction ? demanda-t-il. Marit réfléchit. Vasu lui avait montré le site où l’on avait vu pour la dernière fois le dragon vert et or – Alfred. C’était du côté de la grille de la cité, le côté faisant face à la Porte suivante. Elle et Vasu avaient jugé qu’elle se trouvait à une demi-journée de marche. Marit se mordilla les lèvres. Elle pouvait entrer dans les bois, ce qui les abriterait, mais les rendrait aussi plus vulnérables à leurs ennemis, qui – s’il s’en trouvait là – profiteraient du couvert pour dissimuler leurs mouvements. Ou ils pouvaient suivre la rivière, demeurant en vue de la cité. Sur une courte distance, tout attaquant serait à portée des armes magiques des gardes postés sur les murailles. Marit décida de suivre la rivière, au moins jusqu’à ce qu’ils perdent la cité de vue. D’ici-là, elle aurait peut-être trouvé une piste qui la mènerait jusqu’à Alfred. Ce que pouvait être cette piste, elle préférait ne pas y penser. Ils avancèrent précautionneusement le long de la rivière, évitant soigneusement les berges glissantes d’un côté, et surveillant la forêt menaçante de l’autre, les eaux noires tourbillonnant et fumant dans leur lit, rageant des indignités souffertes. Les bois étaient silencieux. Étrangement silencieux. Comme si tous les êtres vivants les avaient fuis… Marit s’immobilisa soudain, comprenant tout à coup, le cœur serré. — C’est pour ça qu’il n’y a personne, dit-elle tout haut. — Quoi ? Pourquoi ? De quoi parles-tu ? demanda Hugh, alarmé par cet arrêt inattendu. Marit lui montra la sinistre lueur rouge dans le ciel. — Ils sont tous à la Dernière Porte. Pour participer au combat contre mon peuple. — Alors, bon débarras, dit Hugh-la-Main. Marit secoua la tête. — Pourquoi ? reprit Hugh. Bon, ils sont partis. Vasu a dit que la Dernière Porte était très loin d’ici. Que même les hommes-tigres mettraient longtemps à l’atteindre. — Tu ne comprends pas, répliqua Marit, écrasée de désespoir. Le Labyrinthe pourrait les transporter. En un clin d’œil s’il le voulait. Tous nos ennemis, toutes les créatures malfaisantes du Labyrinthe… réunis pour combattre mon peuple. Comment pourrons-nous survivre ? Elle était prête à tout abandonner. Sa tâche lui paraissait futile maintenant. Même si elle retrouvait Alfred vivant, que pourrait-il faire ? Il n’était qu’un homme après tout. Un mage puissant. Mais seul. Trouve Alfred ! lui avait dit Haplo. Mais il ne savait pas quelles forces immenses étaient massées contre eux. Et maintenant, Haplo était parti, peut-être mort. Et le Seigneur Xar était parti, lui aussi. Son seigneur, son seigneur suzerain. Marit porta la main à son front. Le sigle qu’il avait tatoué sur sa peau, et qui avait été la marque de son amour et de sa confiance, la brûlait d’une douleur sourde. Xar l’avait trahie. Pire encore, il semblait bien qu’il eût trahi son peuple. Il était assez puissant pour résister aux assauts de ces créatures malfaisantes. Sa présence auraient inspiré les siens, sa magie et sa ruse leur aurait donné une chance de victoire. Mais Xar leur avait tourné le dos… — Il nous a laissés livrés à nous-mêmes. Il… ne ferait jamais une chose pareille ! Non, je ne peux pas le croire, dit Marit, se parlant à elle-même. Il est parti… il a emporté Haplo avec lui… pour le guérir ! Oui, c’est ça. Mon seigneur le guérira, et alors, ils reviendront tous les deux combattre à nos côtés ! Maintenant qu’elle y réfléchissait, c’était logique. Xar avait mis Haplo à l’abri dans un endroit sûr. En attendant, sa tâche était de retrouver Alfred. Et quand ils seraient tous regroupés devant la Dernière Porte, rien ne pourrait leur résister ! Rejetant en arrière ses cheveux trempés, Marit écarta résolument toutes ses ruminations de son esprit pour se concentrer sur le problème présent. Elle avait oublié une leçon importante. Ne jamais regarder trop loin devant soi. Ce qu’on voit peut être un mirage. Garder les yeux obstinément fixés sur le chemin. Et il était là. Le signe. Marit jura entre ses dents. Elle était si préoccupée qu’elle avait failli ne pas voir ce qu’elle cherchait. S’agenouillant, elle ramassa quelque chose avec précaution, et l’éleva dans sa main pour le montrer à Hugh. C’était une écaille verte et scintillante. Et il y en avait plusieurs autres – vert et or. Et, tout autour, de grosses gouttes de sang frais. CHAPITRE 2 LE LABYRINTHE — Qu’est-ce que ça signifie donc une écaille de dragon ? demanda Hugh. — D’après Vasu, la dernière fois qu’il a vu Alfred – le dragon Alfred – il tombait du ciel. Blessé, ensanglanté, dit Marit, tournant et retournant l’écaille dans sa main. — Il y avait des tas de dragons dans la bataille, protesta Hugh. — Oui, mais les dragons du Labyrinthe ont les écailles rouges, pas vertes. Non, celle-ci doit appartenir à Alfred. — Comme tu voudras, ma belle. En tout cas, je trouve ça incroyable. Un homme qui se transforme en dragon ! grogna-t-il. — Le même homme qui t’a fait revenir de chez les morts, dit sèchement Marit. Bon, en route. Les traces de sang – pathétiquement faciles à suivre – les conduisirent dans la forêt. Ils suivaient les gouttes luisant dans l’herbe, les éclaboussures des feuillages. De temps en temps, ils faisaient un détour pour contourner des épineux impénétrables ou des buissons trop épais, mais ils retrouvaient toujours la piste facilement ; trop facilement. Le dragon – Alfred – avait perdu beaucoup de sang. — Si ce dragon était bien Alfred, il fuyait la ville, observa Hugh, enjambant un tronc abattu. Je me demande pourquoi. Blessé comme il l’était, il aurait mieux fait de revenir à la cité pour se faire soigner. — Dans le Labyrinthe, une mère s’enfuit souvent de son abri pour attirer l’ennemi loin de son enfant. C’est ce qu’a dû faire Alfred. C’est pourquoi il n’a pas volé vers la cité. Il était poursuivi, et il a volontairement écarté l’ennemi. Attention ! N’approche pas de ça. Elle lui saisit le bras, l’empêchant de marcher dans un bouquet de feuilles à l’air inoffensif. — C’est une liane étrangleuse. Elle s’enroule autour de la cheville et coupe jusqu’à l’os. Après, tu n’as plus de pied. — Charmant endroit, ma belle, grommela Hugh en reculant. Mais elle nous encercle, cette saleté de plante ! Impossible de la contourner. — Il va falloir grimper. Marit se hissa dans un arbre et se mit à ramper de branche en branche. Hugh la suivit plus lentement, plus gauchement, ses pieds frôlant presque les lianes étrangleuses, dont les feuilles vertes et les minuscules fleurs blanches bruissaient sous lui. Marit lui montra sombrement des traces de sang sur le tronc de l’arbre. Hugh grogna sans rien dire. Les lianes dépassées, Marit se laissa glisser à terre. Elle se gratta. Ses sigles luisaient faiblement, l’avertissant d’un danger. Apparemment, tous leurs ennemis ne se battaient pas devant la Dernière Porte. Elle repartit de l’avant, plus pressée, plus prudente. Émergeant d’un épais fourré, elle entra inopinément dans un espace dégagé. — Ça alors ! s’écria Hugh, sifflant entre ses dents. Marit s’immobilisa, stupéfaite. Quelque chose de destructeur avait taillé une large trouée dans la forêt. Les petits arbres gisaient à terre, leurs branches, cassées et tordues, pendant des troncs. Les plantes du sous-bois étaient aplaties dans la boue. Le sol était jonché de brindilles et de feuilles. Des écailles vert et or, éparpillées, luisaient comme des gemmes dans la pénombre. Un énorme corps aux écailles vertes était tombé du ciel, s’écrasant au milieu des arbres. Alfred, sans aucun doute. Où était-il maintenant ? — Quelque chose aurait-il pu porter… commença Marit. — Chut ! fit Hugh, lui broyant le poignet pour souligner l’avertissement, et l’obligeant à se baisser. Elle s’accroupit, parfaitement immobile, prêtant l’oreille pour capter le bruit qui avait attiré l’attention de Hugh. De temps en temps, la chute d’une branche rompait le silence de la forêt, mais elle n’entendit rien d’autre. Tout était silencieux. Trop silencieux. Elle regarda Hugh, l’air interrogateur. — Des voix ! lui murmura-t-il à l’oreille. Je jure avoir entendu quelque chose qui pouvait être une voix. Elle s’est tue quand tu as parlé. Marit hocha la tête. Elle n’avait pas parlé fort. Ce qui avait parlé devait être proche, et avoir l’oreille fine. Patience. Elle s’imposa une immobilité parfaite, attendant que l’ennemi se découvre. Respirant à peine, ils attendirent et écoutèrent. Alors ils entendirent la voix. Voix râpeuse, horrible à entendre, comme si des os déchiquetés frottaient l’un contre l’autre. Marit frissonna et Hugh pâlit. Son visage se révulsa. — Nom de… — Un dragon, murmura Marit, glacée d’épouvante. Voilà pourquoi Alfred n’était pas revenu vers la cité. Il était poursuivi, et sans doute attaqué, par la plus redoutable créature du Labyrinthe. Les runes de son corps s’avivèrent. Elle lutta contre la tentation de s’enfuir. Une des lois du Labyrinthe : ne jamais combattre un dragon, sauf si l’on est acculé et que toute fuite soit impossible. Et alors, on se bat seulement pour forcer le dragon à vous tuer rapidement. — Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Hugh. Tu le comprends ? Marit hocha la tête, défaillante. Le dragon parlait dans la langue des Patryns. Marit traduisit pour Hugh. — Je ne sais pas qui tu es, homme-wrym, disait le dragon. Je n’ai jamais rien vu comme toi. Mais je vais le découvrir. Je vais te disséquer. À loisir. — Bon sang ! marmonna Hugh. Rien que le son de sa voix me ferait pisser dans mon froc. Il parle à Alfred, tu crois ? Marit hocha la tête, pinçant les lèvres. Elle savait ce qu’elle avait à faire ; elle rassemblait simplement le courage de le faire. Frictionnant ses bras brûlants où les sigles bleus et rouges flamboyaient, ignorant leur avertissement, elle avança lentement vers la voix, son grondement caverneux couvrant le bruit de ses pas. Hugh la suivit. Ils étaient sous le vent par rapport au dragon, qui ne percevrait donc pas leur odeur. Marit voulait juste apercevoir la créature, pour savoir si elle avait vraiment capturé Alfred. Dans le cas contraire – et elle l’espérait ardemment – elle ferait ce que conseillait le bon sens et se sauverait à toutes jambes. Il n’y a pas de honte à fuir un ennemi si puissant. À la connaissance de Marit, le Seigneur Xar était le seul Patryn à avoir jamais combattu un dragon du Labyrinthe et survécu. Et il ne parlait jamais de cette bataille ; son visage s’assombrissait chaque fois qu’on la mentionnait. — Les ancêtres aient pitié de nous ! dit Hugh en un souffle. Marit pressa sa main pour le faire taire. Maintenant, ils voyaient bien le dragon. Le dernier espoir de Marit s’envola. Adossé au tronc foudroyé d’un arbre, ils virent un grand dégingandé au crâne chauve – maculé de sang – vêtu des vestiges haillonneux d’un habit de cour en velours. Il avait pris la forme d’un dragon quand ils l’avaient vu pendant la bataille. Et, à en juger par les dégâts, c’était encore sous la forme d’un dragon qu’il s’était écrasé dans la forêt. Il n’avait plus la forme d’un dragon maintenant. Ou bien il était trop faible pour soutenir la métamorphose magique, ou bien son ennemi s’était servi de sa propre magie pour révéler la véritable apparence du Sartan. Curieusement, étant donné que sa première réaction à un danger quelconque était l’évanouissement, Alfred était conscient. Il parvenait même à affronter son terrible ennemi avec une certaine dignité, un peu gâchée par le fait qu’il soutenait un bras cassé et qu’il avait les traits tirés et gris cendre. Le dragon dominait sa proie de très haut. Il avait une tête énorme au nez aplati, avec des rangées de dents acérées comme des rasoirs qui saillaient de sa mâchoire inférieure. Perchée au bout d’un long cou grêle qui semblait trop faible pour la soutenir, elle oscillait de droite et de gauche – comme pour hypnotiser son infortunée victime. De chaque côté de la tête, deux petits yeux rusés remuaient indépendamment l’un de l’autre. Les yeux pouvaient se tourner dans toutes les directions, accommoder en avant ou en arrière selon le besoin, de sorte que le dragon voyait tout autour de lui. Les deux puissantes pattes antérieures se terminaient par des « mains » en forme de serres, qui lui permettaient de transporter des objets en vol. Les épaules se prolongeaient par deux immenses ailes. Les pattes postérieures, très musculeuses, lui servaient à se propulser pour prendre son envol. Toutefois, la queue était la partie la plus redoutable de cette créature. Retroussée jusqu’au-dessus de la tête, elle se terminait par un dard venimeux, injectant à la victime un venin qui tuait à haute dose, ou paralysait à dose plus faible. La queue se balança près d’Alfred. — Ça va te brûler un peu, dit le dragon, mais ça te fera tenir tranquille le temps qu’on retourne à ma grotte. La pointe du dard effleura la joue d’Alfred. Il hurla, des spasmes l’agitèrent de la tête aux pieds. Marit serra les poings, s’enfonçant les ongles dans la chair. Près d’elle, elle entendait Hugh qui haletait, oppressé. — Qu’est-ce qu’on fait ? articula-t-il en silence. Le visage couvert de sueur, il s’essuya la bouche du revers de la main. Marit regarda le dragon. La forme flasque d’Alfred pendait dans les serres du dragon, qui le portait avec désinvolture, comme un enfant porte une poupée de chiffon. Malheureusement, l’infortuné Sartan était toujours conscient, les yeux dilatés de terreur. Le pire dans le venin du dragon, c’est qu’il paralysait la victime tout en la laissant consciente, voyant, sentant et comprenant tout. — Rien, répondit tout bas Marit. Les yeux de Hugh flamboyèrent. — Mais il faut faire quelque chose ! On ne peut pas le laisser s’envoler… Marit le bâillonna de sa main. Il avait tout juste murmuré ces paroles, mais déjà l’énorme tête du dragon pivotait vers eux, scrutant la forêt de ses yeux pédonculés. Le regard maléfique embrassa l’espace au-dessus d’eux, passa sans s’attarder. Il continua un peu ses recherches, puis, peut-être se désintéressant de la question, il s’ébranla. Il marchait. Marit reprit espoir. Le dragon marchait, il ne volait pas. Il commença à avancer pesamment dans la forêt, portant Alfred dans ses serres. Et maintenant que la créature s’était tournée vers elle, Marit vit qu’elle était blessée. Pas grièvement, mais assez pour l’empêcher de voler. La membrane d’une aile était déchirée, percée d’un trou béant. Un point pour Alfred, se dit-elle, puis elle soupira. Cette blessure devait mettre le dragon en fureur ; il maintiendrait Alfred en vie longtemps, très longtemps. Et ce ne serait guère agréable. Elle resta immobile et silencieuse jusqu’à ce que le dragon soit hors de vue et hors de portée de voix. Chaque fois que Hugh ouvrait la bouche pour parler, elle fronçait les sourcils et secouait la tête. Quand elle n’entendit plus les branches écrasées par le dragon dans sa marche, elle se tourna vers Hugh. — Les dragons ont l’oreille très fine. Ne l’oublie pas. Tu as failli nous faire tuer. — Pourquoi ne pas l’avoir attaqué ? Il est blessé, le monstre ! Avec ta magie… Il agita la main, trop furieux pour terminer. — Avec ma magie, je n’aurais rien pu faire, rétorqua Marit. Les dragons ont leur propre magie, beaucoup plus puissante que la mienne. Qu’il ne se serait sans doute même pas donné la peine d’utiliser. Tu as vu sa queue. Le dard remue vite, frappe comme l’éclair. Il t’effleure, et tu es paralysé, comme Alfred. — Alors, c’est fini ? dit-il, la regardant d’un air sinistre. On laisse tomber ? — Non, dit Marit. Elle lui tourna le dos pour qu’il ne voie pas son visage, qu’il ne voie pas comme les mots « laisser tomber » lui avaient paru tentants. Résolument, elle commença à avancer au milieu des arbres abattus. — On va le suivre à la trace. Il a dit qu’il emmenait Alfred dans sa caverne. Si nous trouvons son repaire, nous trouverons le moyen de libérer le Sartan. — Et s’il tue Alfred en chemin ? — Pas de danger. C’était la seule chose qu’elle savait avec certitude. — Les dragons du Labyrinthe ne tuent pas leur proie tout de go. Ils font durer le plaisir. La piste du dragon était facile à suivre. Il rasait tout sur son chemin, sans dévier de la ligne droite. Il déracinait les arbres géants d’un violent coup de queue. Il écrasait broussailles et arbustes sous ses immenses pieds. Les lianes étrangleuses, tentant d’enrouler leurs vrilles autour de ses pattes, réalisaient trop tard à quoi elles s’étaient attaquées, et retombaient sur le sol, calcinées et fumantes. Hugh et Marit avancèrent dans le sillage dévastateur du dragon. La marche était facile, car il nettoyait efficacement le terrain. Mais ils avançaient prudemment, sur l’insistance de Marit, malgré les protestations de Hugh trouvant qu’avec le bruit que faisait le monstre, il avait peu de chances de les entendre. Et quand, ayant changé de direction, la créature fut au vent, Marit s’arrêta pour s’enduire le corps d’une boue nauséabonde, obligeant Hugh à l’imiter. — Un jour, j’ai vu un dragon détruire un village de Squatters, dit Marit, s’enduisant les cuisses de boue, en étalant sur ses jambes. La bête était astucieuse. Elle aurait pu brûler le village, tuer ses habitants. Mais quel plaisir en aurait-elle tiré ? À la place, le dragon a capturé deux hommes vivants – deux hommes jeunes et forts. Puis il s’est mis à les torturer. « On entendait leurs cris – leurs hurlements terribles. Ils ont duré deux jours. Alors le chef a décidé d’attaquer le dragon pour libérer les siens ou du moins les achever rapidement. Haplo était avec moi, ajouta-t-elle très bas. Nous connaissions les dragons rouges. Nous avons dit au chef qu’il était fou, mais il ne nous a pas écoutés. Munis d’armes renforcées par la magie, les guerriers ont marché sur le repaire du dragon. » « Le dragon est sorti de sa grotte, portant les corps encore vivants de ses deux victimes – une dans chaque serre. Les guerriers ont décoché sur lui des flèches propulsées par les runes, des flèches qui ne peuvent pas manquer leur cible. Le dragon a déformé les runes grâce à sa propre magie. Il n’a pas arrêté les flèches, il les a simplement ralenties. Et il les a rattrapées – avec les corps des deux hommes. » « Une fois morts, le dragon les a jetés à leurs compagnons. Entre-temps, quelques flèches avaient trouvé leur cible. Le dragon était blessé, et commençait à être contrarié. Il donna un coup de queue, si rapide que les guerriers ne purent l’éviter. Il piquait l’un, puis l’autre, choisissant au hasard dans les rangs. Chaque fois, la victime poussait un hurlement de douleur. Secouée de convulsions, elle tombait, réduite à l’impuissance. » « Le dragon ramassa ses victimes et les jeta dans sa grotte. Encore du plaisir en perspective. Il choisissait toujours les plus jeunes et les plus forts. Le chef fut obligé de battre en retraite. En essayant d’en sauver deux, il en avait perdu plus de vingt. Haplo lui conseilla de plier bagages et de vider les lieux. Mais à ce moment-là, le chef était devenu à moitié fou, et il a fait vœu de secourir ceux que le dragon avait pris. Tourne-toi, ordonna brusquement Marit. Je vais te badigeonner le dos. » Hugh se retourna, et se laissa enduire de boue le dos et les épaules. — Et après ? demanda-t-il bourrument. Marit haussa les épaules. — Haplo et moi, on a décidé que c’était le moment de partir. Plus tard, on a rencontré un Squatter survivant. Il a dit que le dragon avait continué le jeu pendant une semaine – sortant de sa grotte pour combattre, enlevant quelques victimes, et passant la nuit à les torturer. Puis, quand il ne resta plus personne, que ceux qui étaient trop jeunes ou trop vieux pour lui donner beaucoup de plaisir, le dragon rasa le village. « Alors, tu comprends maintenant ? demanda Marit. Une armée de guerriers patryns ne sont pas arrivés à vaincre un seul de ces dragons. Tu vois à quoi on s’attaque ? » Hugh ne répondit pas tout de suite. Il s’enduisait de boue les bras et les mains. — Alors, quel est ton plan ? demanda-t-il quand il eut fini. — Le dragon doit manger, ce qui signifie qu’il est obligé de sortir de temps en temps pour chasser… — À moins qu’il décide de manger Alfred. Marit secoua la tête. — Les dragons rouges ne mangent pas leurs victimes. Ce serait gâcher le plaisir. De plus, celui-là essaye de comprendre qui est Alfred. Il n’a jamais vu un Sartan. Non, il maintiendra Alfred en vie, sans doute plus longtemps qu’il le voudrait. Quand le dragon quittera son repaire pour aller manger, on ira récupérer Alfred. — S’il y a encore quelque chose à récupérer, grommela Hugh. Marit ne répondit pas. Ils continuèrent sur les traces du dragon. Elles leur firent traverser la forêt, s’éloignant de la cité en direction de la Forte suivante. Le terrain commença à monter ; ils abordaient les contreforts des montagnes. Ils avaient marché toute la journée, ne s’arrêtant que pour manger un peu afin de conserver leurs forces, et pour boire chaque fois qu’ils trouvaient un ruisseau. Le jour gris déclinait. Les nuages s’amassèrent, la pluie se mit à tomber, que Hugh accueillit comme une bénédiction, car elle lava la boue. La pluie eut une autre heureuse conséquence. Ils étaient sortis de la forêt et montaient une colline dénudée, parsemée de rocs et de rochers. La pluie estompait leurs formes. La piste du dragon était relativement facile à suivre – tant qu’il restait assez de jour pour la voir. Les pattes du dragon déchiraient le sol, arrachant de grosses mottes de terre et de gravier. Mais la nuit tombait. Le dragon s’arrêterait-il pour la nuit, peut-être dans quelque caverne, ou continuerait-il jusqu’à son repaire ? Et devaient-ils poursuivre leur marche la nuit tombée ? Ils en discutèrent. — Si nous nous arrêtons et que le dragon continue, il sera loin devant nous au matin, argua Hugh. — Je sais. Hésitante, Marit réfléchit. Hugh attendit qu’elle reparte. Comme elle ne bougeait pas, il dit : — J’ai souvent suivi des pistes dans ma vie. Je connais ce genre de situation. Généralement, je m’appuie sur ce que je sais de ma cible, j’essaye de me mettre à sa place, d’imaginer ce qu’il va faire. Mais j’ai l’habitude de traquer des hommes, pas des bêtes. Ça, je te le laisse. — On va continuer, décida-t-elle. On suivra la piste à la lueur de mes runes. Leur lumière éclairait le sol devant eux. — Mais il faudra avancer lentement, en faisant attention de ne pas tomber sur son repaire dans le noir. Si le dragon nous entend venir… Elle branla du chef. — Je me rappelle, un jour que j’étais avec Haplo… Elle s’interrompit. Pourquoi parlait-elle tout le temps d’Haplo ? C’était à chaque fois une douleur, comme si la serre du dragon lui labourait le cœur. Hugh s’assit pour se reposer et manger quelques lanières de viande séchée. Marit grignota les siennes sans appétit. Réalisant qu’elle ne parvenait pas avaler la masse molle et spongieuse, elle la recracha. Elle ne devait pas penser à Haplo, elle ne devait pas prononcer son nom. C’était comme de prononcer les runes ; elle évoquait son image, fâcheuse distraction quand il fallait se concentrer sur le problème actuel. Haplo était mourant lorsque Xar l’avait emporté. Fermant les yeux, Marit vit la blessure mortelle, le rune-cœur déchiré. Xar pouvait le sauver ! Et Xar le sauverait ! Xar ne le laisserait pas mourir… Marit porta la main au sigle déchiré de son front. Elle savait ce que ferait Xar. Inutile de s’illusionner. Elle revit le visage d’Haplo, son étonnement et sa peine quand il avait réalisé qu’elle et Xar étaient joints. En cet instant, il avait renoncé. Ses blessures étaient trop graves pour qu’il survive. Il avait laissé tout ce qu’il avait – leur peuple – à sa garde. Une main se referma sur la sienne. — Haplo guérira, ma belle, dit gauchement Hugh, peu habitué à réconforter les gens. C’est un dur à cuire, celui-là. Marit battit des paupières pour refouler ses larmes, furieuse qu’il ait surpris cet instant de faiblesse. — Il faut repartir, dit-elle froidement. Elle se leva et se mit à marcher, se disant qu’il suivrait. La pluie avait cessé pour le moment, mais les nuages bas qui cachaient les sommets annonçaient qu’elle n’allait pas tarder à recommencer. Et une forte pluie effacerait complètement la piste. Marit escalada un rocher, regarda en direction du sommet, espérant apercevoir le dragon tant qu’il restait un peu de jour. La sinistre lueur rouge embrasant l’horizon retint son attention. Elle regarda, fascinée. Qu’est-ce que c’était ? Une grande conflagration provoquée par les serpents-dragons, pour attirer comme un phare toutes les créatures malfaisantes du Labyrinthe ? Le Nexus qui brûlait ? Ou peut-être une défense magique suscitée par les Patryns ? Un cercle de feu pour les protéger de leurs ennemis ? Si la Porte tombait, ils étaient piégés. Piégés à l’intérieur du Labyrinthe, avec des créatures pires que les dragons rouges, des créatures dont la puissance maléfique ne ferait que grandir. Haplo était en train de mourir, pensant qu’elle ne l’aimait pas. — Marit. Sursautant, elle se retourna trop vite et faillit tomber du rocher. Hugh la retint. — Regarde ! dit-il, tendant le bras vers le sommet. Elle regarda, ne vit rien. — Attends que les nuages soient passés. Là, tu vois ? Les nuages s’écartèrent momentanément. Marit vit le dragon qui montait la pente, en direction d’une sombre ouverture dans la falaise. Puis les nuages se reformèrent, leur cachant le dragon. Et quand ils se dissipèrent, il avait disparu. Ils avaient trouvé le repaire du dragon. CHAPITRE 3 LE LABYRINTHE Ils passèrent la nuit à gravir la pente, en écoutant les hurlements d’Alfred. Il ne hurlait pas sans interruption. Le dragon donnait apparemment à sa victime le temps de se reposer, de récupérer. Pendant ces silences, ils entendaient la voix du dragon, comme un roulement sourd dans la caverne, ses paroles à peine discernables. Il lui décrivait, sans lui faire grâce d’aucun détail, ses prochaines tortures. Pire encore, il anéantissait tout espoir, détruisant en lui la volonté de survivre. — Abri… tas de gravats, disait, entre autres choses, le dragon rouge. Sa population… massacrée… loups… hommes-tigres vainqueurs… — Non, murmura Marit. Ce n’est pas vrai, Alfred. Ne crois pas ce monstre. Tiens bon… tiens bon… À un moment, le silence d’Alfred fut plus long qu’à l’ordinaire. Le dragon sembla irrité, comme quelqu’un qui s’efforce de réveiller un gros dormeur. — Il est mort, chuchota Hugh. Marit ne dit rien. Elle continua à grimper. Et à l’instant où, le silence d’Alfred se prolongeant, elle était presque convaincue que Hugh avait raison, elle perçut des gémissements sourds – la victime qui demandait grâce – qui allèrent crescendo, se terminant par des cris aigus de souffrance, ponctués par la voix cruelle et triomphante du dragon. Les hurlements d’Alfred résonnant à leurs oreilles, ils continuèrent à monter. Un étroit sentier serpentait au flanc de la montagne, montant vers la grotte, où, au cours des ans, bien des créatures du Labyrinthe avaient dû s’abriter – jusqu’au moment où le dragon l’avait occupée. L’ascension n’était pas difficile, même sous la pluie persistante, et Marit n’avait plus à s’inquiéter de perdre la piste dans le noir. Dans son impatience à regagner son repaire, le dragon blessé avait déraciné arbres et rocs, et ses immenses pieds avaient arraché au sol d’énormes mottes de terre, laissant des creux qui formaient comme des marches rudimentaires. Cette « facilité » n’enchantait pas spécialement Marit. Elle avait l’impression très nette que le dragon se savait suivi et qu’il se faisait un plaisir d’attirer ses victimes pour les tourmenter. Mais elle n’avait pas le choix, il fallait continuer. Et si elle eût jamais envie de désespérer, d’abandonner la partie et de faire demi-tour, le rougeoiement sinistre à l’horizon l’en dissuada toujours. Vers minuit, elle décida d’une halte. Ils étaient aussi proches du repaire qu’ils le pouvaient sans danger. Découvrant un creux dans le rocher, qui les abriterait un peu de la pluie, Marit s’y glissa et fit signe à Hugh de la rejoindre. Il n’en fit rien, et resta sur l’étroite corniche montant vers l’ouverture béante du repaire. À la lueur de ses runes, elle voyait de visage du mensch convulsé de haine et de férocité. Un de ces terribles silences venait de tomber après une séance de torture particulièrement longue. — Hugh, on ne peut pas aller plus loin. C’est trop dangereux. Il faut attendre que le dragon sorte ! Plan magnifique, sauf que les hurlements d’Alfred s’affaiblissaient de plus en plus. Hugh ne l’entendit pas. Les yeux étrécis, il fixait la paroi de la falaise. — Je pourrais supporter cette maudite existence, murmura-t-il, si seulement j’avais encore le pouvoir de tuer, juste une fois ! La haine. Marit la connaissait bien, et elle savait combien ce sentiment pouvait être dangereux. Elle le saisit par le bras et le tira de force à l’intérieur. — Écoute-moi bien, mensch ! dit-elle, autant pour elle que pour lui. Tu éprouves exactement ce que le dragon veut te faire éprouver ! Tu as donc oublié tout ce que je t’ai dit ? Le dragon fait cela à dessein ; il nous torture en même temps qu’Alfred. Il veut que nous nous précipitions sans réfléchir dans son repaire pour l’attaquer. Et c’est pourquoi nous ne le ferons pas. Nous allons rester là jusqu’à ce qu’il sorte, ou nous trouverons autre chose. Hugh la foudroya, et, pendant quelques instants, elle pensa qu’il allait la défier. Elle pouvait l’arrêter, bien sûr. Il était fort, mais c’était un mensch, dépourvu de pouvoirs magiques, et, par conséquent, faible comparé à elle. Pourtant, elle n’avait pas envie de le combattre. Une bataille magique révélerait leur présence au dragon – s’il ne la connaissait pas déjà – et de plus, il y avait toujours cette Lame Maudite des Sartans qu’il portait sur lui. Marit expira lentement, relâcha sa prise sur le bras de Hugh. Hugh se coinça dans l’étroit espace à côté d’elle. — Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as une idée ? — Oui ; après tout, je pourrais te laisser te ruer étourdiment dans le repaire. La Lame Maudite ? Tu l’as encore ? — Oui, je l’ai, bon sang. Elle ressemble à ma maudite vie ; je n’arrive pas à m’en débarrasser… Hugh s’interrompit, frappé de la même idée. — La Lame Maudite pourrait sauver Alfred ! — Peut-être. Marit se mordit les lèvres. — C’est une arme puissante, mais je ne sais pas si, même elle, parviendrait à vaincre un dragon. Pourtant, elle pourrait toujours provoquer une diversion, nous faire gagner du temps. — Il faut que la Lame croie Alfred en danger. Non, je retire ça, dit Hugh, réfléchissant à toute vitesse. Il suffirait qu’elle me croie en danger, moi. — Tu entres au pas de charge. Le dragon t’attaque. La Lame Maudite attaque le dragon. Je trouve Alfred, je me sers de ma magie pour le guérir suffisamment afin qu’il se tienne debout, et on file. — Il y a juste un petit problème, ma belle. La Lame pourrait t’attaquer, toi aussi. Marit haussa les épaules. — Tu as entendu les cris d’Alfred. Il s’affaiblit. Peut-être que le dragon commence à se fatiguer de faire joujou, ou, étant donné qu’Alfred est sartan, peut-être que le dragon ne sait pas comment le maintenir en vie. Bref… Alfred est en train de mourir. Si nous attendons encore, il sera peut-être trop tard. Peut-être qu’il était déjà trop tard. Cette pensée flottait entre eux, informulée. Alfred n’avait pas émis un cri, pas même un gémissement, depuis qu’ils s’étaient mis à l’abri dans la grotte minuscule. Le dragon, lui aussi, était étrangement silencieux. Hugh tâtonna vers sa ceinture, en ramena le vilain couteau Sartan de facture rudimentaire – la Lame Maudite, ainsi qu’il l’avait baptisée. Il la considéra, yeux étrécis, la tenant avec circonspection. — Pouah, grogna-t-il avec une grimace de dégoût. Cette saloperie se tortille dans ma main comme un reptile. Allons-y. J’aime encore mieux affronter le dragon que tenir cette arme à la main. Fabriquée par les Sartans, la Lame Maudite était destinée aux menschs, pour qu’ils défendent leurs supérieurs – les Sartans – dans les batailles. La Lame était consciente, et prenait, de son propre gré, la forme nécessaire pour vaincre son ennemi. Elle avait besoin de Hugh, ou de tout autre mensch, uniquement comme moyen de transport. La Lame le défendrait, en sa qualité de transporteur. Elle défendrait aussi tout Sartan en danger. Malheureusement, ainsi qu’il l’avait fait remarquer à Marit, elle avait été conçue pour combattre l’ancien ennemi des Sartans – les Patryns. Elle était tout autant susceptible – et peut-être plus – d’attaquer Marit que le dragon. — Au moins, je sais maintenant comment contrôler cette saleté, dit Hugh. Si elle t’attaque, je peux… — Sauver Alfred, l’interrompit Marit. Ramène-le aux guérisseurs d’Abri. Ne t’arrête pas pour le secourir. Hugh, ajouta-t-elle comme il ouvrait la bouche pour protester, au moins, la Lame me tuera vite. Hugh la regarda intensément, non pour la défier, mais pour prendre sa mesure, pour tâcher de savoir si tout cela n’était que des belles paroles, ou si elle avait le courage nécessaire pour les mettre en pratique. Elle soutint son regard sans ciller. Hochant la tête, Hugh sortit de la dépression rocheuse. Marit sortit derrière lui. Le hasard – ou le Labyrinthe – voulut que la pluie, qui avait dissimulé leurs mouvements, s’arrêta alors. Une douce brise agitait les arbres, provoquant de minuscules averses lorsque les gouttes tombaient des feuillages. Debout sur la corniche, ils osaient à peine respirer. Pas un souffle, pas un gémissement… et l’entrée de la grotte n’était qu’à une centaine de pas. Ils voyaient clairement l’entrée béante se détacher en noir sur la falaise blanche. Au loin, le rougeoiement sinistre semblait s’aviver. — Peut-être que le dragon dort ! lui dit Hugh à l’oreille. Hochant la tête et haussant les épaules, Marit concéda que c’était possible. Idée qui ne la réconforta guère. Le dragon aurait vite fait de se réveiller quand il flairerait de nouvelles victimes. Hugh prit la tête, avançant légèrement, tâtant le sol du pied à chaque pas, avec une habileté et une aisance que Marit trouva impressionnantes. Elle avançait derrière lui, sans faire le moindre bruit. Pourtant, elle avait l’impression que le dragon les entendait, qu’il les guettait. Ils atteignirent l’entrée de la caverne. Hugh s’aplatit contre la paroi rocheuse, et avança vers l’entrée béante, espérant jeter un coup d’œil à l’intérieur sans être vu. Marit attendit à quelque distance, cachée derrière un buisson, sans perdre de vue l’entrée de la grotte. Pas un bruit. Pas un souffle, pas de frottement d’un grand corps contre la pierre, pas de bruissement d’aile blessée contre le sol. La pluie avait entraîné la boue couvrant son corps, et ses runes étincelaient. Le dragon n’avait qu’à jeter un coup d’œil dehors pour savoir qu’il avait de la compagnie. Cette luminescence ferait d’elle une cible tentante quand elle entrerait dans la caverne, mais elle lui permettrait aussi de trouver Alfred dans le noir, de sorte qu’elle ne chercha pas à l’atténuer. Hugh se tordit le cou et jeta un coup d’œil dans la grotte. Il scruta l’intérieur un bon moment, prêtant l’oreille. De la main, il fit signe à Marit de le rejoindre. Sans quitter des yeux l’entrée, elle traversa le sentier d’un bond, et s’aplatit près de lui contre la paroi. — Il fait noir comme dans un cœur d’Elfe, là-dedans, lui dit-il à l’oreille. Je ne vois rien. Mais j’ai l’impression d’avoir entendu un souffle à droite en entrant. C’est peut-être Alfred. Ce qui signifiait qu’il vivait encore. Le sang s’accéléra dans les veines de Marit, un peu soulagée, et la réchauffa. L’espoir fortifia son courage. — Indices de la présence du dragon ? chuchota-t-elle. — Autres que la puanteur ? demanda-t-il, fronçant le nez de dégoût. Non, aucun. L’odeur était nauséabonde – odeur de mort, de chairs pourrissantes. Marit aimait mieux ne pas penser à ce qu’ils allaient trouver là-dedans. Si Vasu avait perdu certains des siens récemment – le berger enlevé pendant qu’il gardait son troupeau, l’enfant qui s’était un peu trop éloigné de sa mère, l’éclaireur jamais rentré à la cité – ils trouveraient sans doute leurs restes dans cette grotte. Marit n’avait pas vu sortir le dragon. Mais elle l’aurait sûrement entendu s’il était toujours à l’intérieur. Peut-être la caverne s’étendait-elle très loin sous la montagne. Peut-être que le dragon avait une sortie par derrière. Peut-être qu’il ignorait leur présence. Peut-être que sa blessure était plus grave qu’elle ne paraissait. Peut-être que la créature s’était enfoncée très loin dans son repaire, pour dormir. Dans la vie de Marit, peu d’événements avaient jamais tourné à son avantage. Elle prenait toujours la mauvaise décision, se retrouvait toujours au mauvais endroit, disait ou faisait ce qu’il ne fallait pas. Elle avait commis l’erreur de rester avec Haplo. Puis elle avait commis l’erreur de le quitter. Elle avait commis l’erreur d’abandonner leur enfant. Elle avait commis l’erreur d’avoir confiance en Xar. Retrouvant Haplo, elle avait commis l’erreur de se remettre à l’aimer, pour le reperdre aussitôt. Maintenant, quelque chose devait fatalement tourner à son avantage ! Elle l’avait bien mérité ! Si le dragon dormait… Elle demandait seulement que le dragon soit endormi… Ils se glissèrent, muets et circonspects, dans la caverne. Les runes de Marit éclairèrent l’intérieur. L’entrée n’était ni très haute ni très large – le dragon devait avoir du mal à s’y introduire, comme en témoignaient les écailles rouges collées en haut et sur les côtés. Le tunnel d’entrée s’agrandissait, en hauteur et en largeur, pour former une salle circulaire. La lumière bleu rougeâtre se reflétait sur des parois humides, éclairant la plus grande partie de la salle, à l’exception du plafond – qui se perdait dans l’obscurité – et une ouverture tout au fond. Elle attira l’attention de Hugh sur cette ouverture, assez grande pour livrer passage au dragon. Et il avait dû y passer, car la salle où ils se trouvaient était vide. Vide, à part quelques sinistres trophées. Des cadavres, à différents stades de décomposition, pendaient aux murs à des chaînes. Hommes, femmes et enfants – tous morts sous la torture. Hugh-la-Main, qui avait vécu en compagnie de la mort, qui l’avait vue sous toutes ses formes, en eut un haut-le-cœur. Il se plia en deux et vomit. Cette brutalité pure, cette cruauté féroce, affectèrent aussi Marit. L’horreur du spectacle, et la rage qu’elle suscita contre cette créature qui pouvait commettre des actes aussi horrible, faillirent lui faire perdre la raison. La caverne se mit à tournoyer autour d’elle. Elle avait la tête légère, prise de vertige. Craignant de s’évanouir, elle bondit de l’avant, espérant que le mouvement lui fouetterait le sang. — Alfred ! Hugh s’essuya la bouche du revers de la main et tendit le bras. Marit scruta les ténèbres, faiblement éclairée par les runes, et vit enfin Alfred. Elle se concentra sur lui, bannissant toute autre pensée de son esprit, et elle se sentit mieux. Il vivait encore, mais tout juste. — Va le chercher, dit Hugh, la voix rauque d’avoir vomi. Moi, je monte la garde. Il avait la Lame Maudite à la main, prêt à frapper. Elle commençait à luire d’un affreux éclat verdâtre. Marit s’approcha vivement d’Alfred. Comme d’innombrables autres victimes, le Sartan était pendu à des chaînes, les mains menottées contre le mur au-dessus de sa tête. Ses pieds se balançaient dans le vide, les orteils effleurant à peine le sol. Il avait le menton appuyé sur la poitrine. On l’aurait cru mort, n’était le souffle rauque que Hugh avait perçu de l’entrée. Ses râles étaient beaucoup plus forts à l’intérieur. Marit le toucha, aussi doucement qu’elle put, espérant le ramener à la conscience sans l’effrayer. Mais au frôlement des doigts contre sa joue, Alfred gémit, son corps se convulsa, ses talons claquèrent contre la paroi. Marit le bâillonna de sa main, lui releva la tête de force, l’obligea à la regarder. Elle n’osait pas lui parler tout haut, et il n’aurait sans doute pas entendu un murmure. Il la regarda, les yeux exorbités et hagards, sans la reconnaître, des yeux où elle ne lut que la souffrance et la peur. Il se débattit instinctivement, trop faible pour se libérer. Ses vêtements étaient imbibés de sang, du sang qui formait des flaques à ses pieds, pourtant ses chairs – pour autant que Marit pût en juger – était indemnes. Le dragon avait tailladé et déchiré ses chairs, puis les avait cicatrisées. Sans doute de nombreuses fois. Même son bras cassé avait été réparé. Mais l’esprit était très atteint. La raison d’Alfred ne tenait plus qu’à un fil. — Hugh ! Marit avait dû prendre le risque d’appeler, et bien que son appel ait à peine dépassé le niveau du chuchotement, il lui sembla résonner comme le tonnerre. Hugh s’approcha d’elle, surveillant le fond de la grotte. — Je crois que j’ai entendu quelque chose bouger là-bas. Fais vite ! Exactement ce qu’elle ne pouvait pas faire. — Si je ne le guéris pas, dit-elle doucement, il ne sortira pas vivant d’ici. Il ne me reconnaît même pas. Hugh regarda Alfred, puis Marit. Hugh avait vu les guérisseurs patryns à l’œuvre ; il savait ce qu’ils devaient faire. Marit devrait concentrer tous ses pouvoirs magiques sur Alfred, prendre sur elle ses blessures, et lui donner en échange son énergie vitale. Pendant un bon moment, elle serait aussi handicapée que lui. Et, le processus de guérison terminé, ils seraient très faibles tous les deux. Hugh hocha brièvement la tête pour montrer qu’il comprenait, puis il retourna à son poste. Marit leva les mains, prit les menottes enserrant les poignets d’Alfred, et prononça doucement les runes. Un feu bleu jaillit de ses bras, les menottes s’ouvrirent. Alfred s’affaissa dans son sang sur le sol de la caverne. Il avait perdu connaissance. Marit s’agenouilla vivement près de lui. Prenant ses mains dans les siennes – la droite dans la gauche, la gauche dans la droite – elle ferma le cercle de leurs êtres, invoqua sa magie pour le guérir. Une série d’images fantastiques, merveilleuses et terrifiantes envahirent l’esprit de Marit. Elle dominait Abri, de très haut – elle n’était pas sur les murailles, mais sur un sommet d’où elle observait la cité. Puis elle bondit de la montagne et tomba – sauf qu’elle ne tombait pas. Elle s’élevait dans le ciel, planant sur des courants invisibles comme elle aurait glissé sur l’eau. Elle volait. L’expérience fut terrifiante tant qu’elle n’y fut pas habituée, et alors, elle devint exaltante. Elle avait des ailes immenses et puissantes, des serres griffues, un cou long et gracieux, des dents faites pour déchirer. Elle était énorme et impressionnante, et quand elle fondit sur ses ennemis, ils s’enfuirent en glapissant de terreur. Elle était Alfred, le Serpent Mage. Elle planait au-dessus d’Abri, protectrice, dispersant ses ennemis, abattant ceux qui avaient l’audace de la combattre. Elle se vit elle-même, en compagnie du Seigneur Xar et d’Haplo – faibles et insignifiantes créatures – et elle ressentit la peur d’Alfred pour ses amis, sa détermination farouche de les aider… Puis une ombre à peine aperçue du coin de l’œil… un virage désespéré en plein ciel… trop tard. Quelque chose la frappa de flanc, l’envoya rouler sur elle-même, perdant tout contrôle. Elle dégringolait en spirale. Frénétique, elle battait des ailes, s’efforçant de reprendre de l’altitude. Elle voyait son assaillant maintenant – un dragon rouge. Toutes griffes dehors, le dragon piqua sur elle… Images confuses de chute, d’écrasement au sol. Marit frissonna de souffrance, se mordit les lèvres pour ne pas crier. Une partie d’elle-même était Alfred, une partie d’elle-même coulait en lui, mais une autre partie était encore dans la caverne du dragon, très consciente du danger. Et elle voyait Hugh, tendu et vigilant, scruter l’obscurité au fond de la grotte, le visage pétrifié. Il se tourna vers elle, lui fit signe en articulant quelque chose en silence. Elle n’entendit pas, mais elle n’avait pas besoin d’entendre. Le dragon arrivait. — Alfred ! supplia Marit, resserrant ses mains sur les poignets du moribond. Alfred, reviens à toi ! Il remua en grognant. Ses paupières s’ouvrirent. Il la saisit, la serra contre lui. D’horribles images envahirent Marit – une queue armée d’un dard lui injectait une souffrance terrible et paralysante ; elle chancelait, tourbillonnait dans le noir, se réveillait dans les douleurs de l’agonie. Incapable de se dominer plus longtemps, Marit hurla. Le dragon rampa dans la caverne. CHAPITRE 4 LE LABYRINTHE Caché au-delà de l’ouverture s’ouvrant au fond de la caverne, le dragon surveillait depuis le début les deux prétendus sauveurs, attendant pour attaquer le moment où ils seraient le plus faibles et le plus vulnérables. Il les avait d’abord entendus dans la forêt, devinant qu’ils recherchaient leur ami. Il les aurait volontiers attaqués sur-le-champ, sachant que peu de Patryns sont assez fous pour se lancer dans un sauvetage aussi désespéré. Mais, affaibli par sa blessure, il n’avait guère envie de se battre et avait décidé, à regret, de se contenter d’un seul joujou. Toutefois, à la grande satisfaction du dragon, ils avaient résolu de le suivre. Les Patryns se montraient rarement aussi stupides, mais il sentait quelque chose de curieux chez ces deux-là. L’un avait une odeur bizarre, différente de tout ce qu’il connaissait dans le Labyrinthe. L’autre, le dragon la comprenait très bien. C’était une Patryn, et elle était désespérée. Et les désespérés commettent souvent des fautes. Une fois de retour dans son repaire, le dragon avait pris son temps pour torturer la Chose qu’il avait capturée, la Chose qui avait été un dragon et qui s’était re-métamorphosée en homme. La Chose était très puissante en magie ; ce n’était pas un Patryn, et pourtant ça ressemblait à un Patryn. Le dragon en fut intrigué, mais pas au point de perdre du temps à élucider le mystère. La Chose s’était révélée moins amusante que le dragon l’espérait. Elle avait renoncé trop facilement, et semblait actuellement sur le point de mourir. Fatigué de tourmenter cette lamentable Chose, et affaibli par sa blessure, le dragon avait rampé vers l’arrière-salle de la caverne pour se guérir et attendre que se présentent des proies plus divertissantes. Ces deux-là étaient mieux qu’il ne l’avait espéré. La femelle patryn s’occupait à guérir la Chose, ce qui lui convenait parfaitement. Ça lui épargnait du temps et du travail, et lui donnerait une victime plus vigoureuse, qui pourrait peut-être durer jusqu’au lendemain soir. Quant à la Patryn, elle était jeune et orgueilleuse. Elle durerait longtemps. Pour le mâle, le dragon n’était pas sûr. C’était lui qui avait cette odeur étrange, et absolument aucune magie sur sa personne. Il ressemblait plutôt à un animal, un cerf par exemple. Pas grand-chose à attendre de lui, côté torture, mais il était grand et musclé. Le dragon n’aurait pas besoin de sortir chasser ce soir. Le dragon rampa lentement hors de la caverne, passant par le tunnel qui semblait large à Hugh, mais qui était bas et étroit pour le monstre, obligé de baisser la tête. Hugh ne céda pas un pouce de terrain, supposant que le dragon attendrait d’être complètement sorti du passage pour attaquer. Le couteau Sartan frémissait dans sa main. Il le leva dans sa main, l’encourageant à changer de forme pour combattre le dragon. Si cela avait été possible, il aurait juré que le couteau semblait mal à l’aise, incertain. Hugh aurait voulu en savoir davantage sur la Lame Maudite, et chercha frénétiquement dans sa mémoire ce qu’Alfred et Haplo lui en avaient dit. Tout ce qu’il se rappela sur le moment, c’est que la Lame était de fabrication sartane, comme – à sa connaissance – le Labyrinthe et toutes les créatures qu’il contenait – y compris ce dragon. Comme Hugh le soupçonnait, la Lame était en pleine confusion. Elle reconnaissait la magie qui lui avait donné naissance, mais elle percevait aussi une menace. Si le dragon avait eu la patience de sortir tranquillement, puis de s’en prendre à Marit, la Lame n’aurait jamais changé de forme. Mais le dragon avait faim ; il avait prévu d’attraper et de dévorer Hugh et ensuite, l’estomac confortablement plein, il se serait attaqué à la seconde proie, plus difficile. La plus grande partie du corps du dragon était encore dans le tunnel ; il ne pouvait pas se servir de sa queue venimeuse. Mais il ne pensait pas en avoir besoin. Presque paresseusement, il lança une serre en avant, dans l’intention de s’emparer de Hugh et de le dévorer tout chaud. Le mouvement prit Hugh par surprise. Il se jeta en arrière, mais les griffes géantes lui labourèrent le ventre, déchirant son armure de cuir aussi facilement qu’une soie délicate, et entamant la chair et les muscles. La Lame Maudite réagit immédiatement à l’attaque, et s’arracha à la main de Hugh. Une gigantesque queue le balaya de côté. Hugh roula sur le sol, se cogna dans Marit et Alfred, tous deux dans un état inquiétant – Marit presque aussi faible qu’Alfred. Tous deux hébétés, à peine conscients. Hugh se remit vivement sur pied, prêt à se défendre et à défendre ses compagnons. Il s’immobilisa, pétrifié. Il y avait deux dragons dans la caverne. Le deuxième – en réalité, la Lame Maudite – était une merveilleuse créature. Long et mince, ce dragon n’avait pas d’ailes et ses écailles luisaient et étincelaient comme des myriades de minuscules soleils brillant dans un ciel bleu-vert. Il plongea sur sa victime avant que le dragon du Labyrinthe ait eu le temps de réaliser ce qui se passait. Le dragon bleu-vert projeta sa tête en avant, gueule béante, et la referma sur le cou du dragon rouge. Glapissant de douleur et de rage, le dragon du Labyrinthe se débattit, finit par s’arracher à l’emprise de son assaillant, non sans lui laisser un gros pavé de chair dans les mâchoires. Le dragon rouge traîna son corps hors du tunnel, darda sa queue, dont il laboura le dragon bleu-vert. Hugh en avait assez vu. Les dragons se battaient entre eux, mais lui et ses amis couraient le risque d’être écrasés sous leurs corps gigantesques. Il fallait sortir de là. — Marit ! dit-il en la secouant. Elle tenait toujours Alfred par les poignets, les traits gris et tirés, mais avait retrouvé ses esprits et fixait les deux dragons, médusée. Alfred était conscient, mais ne savait pas où il était, qui était avec lui ni ce qui se passait. Il regardait autour de lui, ahuri et perplexe. — Marit, il faut sortir de là, cria Hugh. — D’où sort l’autre dragon… commença Marit. — La Lame Maudite, dit Hugh, laconique. Se penchant sur Alfred, il lui saisit un bras. — Prends-le par l’autre bras ! Recommandation inutile car Marit avait déjà compris. À eux deux, ils mirent Alfred plus ou moins debout, et, moitié portant, moitié traînant le Sartan, se dirigèrent vers la sortie. Ce fut difficile. Les corps convulsés des reptiles leur bloquaient la route. Les griffes géantes labouraient le sol. Les énormes têtes heurtaient le plafond de la caverne, faisant tomber sur eux une pluie d’éclats de rocs. Les attaques magiques flamboyaient et crépitaient autour d’eux. À demi aveuglés, étouffés, redoutant d’être piétinés à mort ou anéantis dans une attaque magique, ils titubèrent vers l’entrée. Une fois dehors, ils se mirent à courir sur l’étroit sentier, et continuèrent jusqu’au moment où Alfred s’effondra. Derrière eux, les dragons rugissaient de douleur et de rage. Hugh et Marit s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle. — Tu es blessé ! s’écria Marit, inquiète à la vue du ventre labouré de Hugh. — Ça va cicatriser tout seul, hein, Alfred ? dit-il. Hugh voulut porter Alfred dans ses bras, mais le Sartan le repoussa. — J’y arriverai, dit-il, se relevant péniblement. Un glapissement de fureur le fit pâlir, et il regarda vers la caverne. — Qu’est-ce que… — Pas le temps de t’expliquer ! Cours ! ordonna Marit, poussant Alfred devant elle. Alfred trébucha, parvint à retrouver son équilibre, et obéit. — Où ? demanda Hugh en se retournant. — En bas ! répondit Marit. Reste avec Alfred. Moi je monte la garde en arrière. Le sol tremblait sous les assauts furieux des dragons dans la caverne. Hugh et Alfred descendaient en courant, glissant et patinant sur la roche humide. Marit suivait plus lentement, un œil sur le sentier, l’autre sur la grotte. Elle dégringolait le versant, glissant souvent sur la terre meuble. Une fois, Alfred tomba pieds par-dessus tête, et aurait dévalé jusqu’en bas s’il n’avait pas été brutalement arrêté par un rocher. Le temps d’arriver au pied de la montagne, ils étaient tous contusionnés, écorchés et en sang. — Stop ! Écoutez ! dit Marit, ordonnant une halte. Tout était silencieux. La bataille était terminée. — Je me demande qui a gagné, dit Hugh. — Je peux vivre sans le savoir, répondit Marit. — Avec un peu de chance, ils se sont tués mutuellement, remarqua Hugh. Ça ne me ferait pas de peine de ne jamais revoir cette Lame Maudite. Le silence se prolongea, menaçant. Marit voulait aller plus loin, beaucoup plus loin. — Comment ça va ? demanda-t-elle, les incluant tous deux dans sa question. Hugh grogna en montrant sa blessure ; elle était presque refermée, la déchirure de son armure indiquant seule son emplacement. En guise d’explication, il releva sa chemise, montrant l’unique sigle sartan luisant sur sa poitrine. À cette vue, Alfred s’empourpra et détourna les yeux. Soudain, venant de la caverne, une explosion fit trembler le sol. Ils se regardèrent, tendus, craintifs, se demandant ce que cela présageait. Puis, une fois de plus, le silence retomba. — On ferait bien de continuer, dit Marit. Alfred acquiesça de la tête, hébété. Il avançait en somnambule. À un moment, il trébucha sur ses propres pieds, et tomba tête la première sur un arbre. En soupirant, Marit tendit le bras pour le relever. De l’autre côté, Hugh s’approcha pour faire de même. — Hugh ! s’écria soudain Marit, lui montrant sa ceinture de cuir tachée de sang. Suspendue à sa taille, bien enfoncée dans son fourreau, il vit la Lame Maudite. CHAPITRE 5 LE LABYRINTHE — Je ne peux pas… continuer. Alfred piqua du nez, et ne se releva pas. Marit le regarda, frustrée. Ils perdaient du temps. Pourtant, bien que répugnant à l’avouer, elle ne pourrait pas continuer beaucoup plus loin sans se reposer, elle aussi. Repensant aux événements des derniers jours, elle ne se rappela pas quand elle avait dormi pour la dernière fois. — Très bien, dit-elle d’un ton bref, s’asseyant sur une souche. Mais juste le temps de reprendre haleine. Les yeux clos, Alfred gisait face contre terre dans la boue. Il avait l’air vieux – vieux et ratatiné. Marit eut du mal à croire que ce frêle Sartan dégingandé avait été le puissant dragon vert et or qu’elle avait vu planer au-dessus d’Abri. — Qu’est-ce qu’il a encore ? demanda Hugh, entrant dans la petite clairière où ils s’étaient arrêtés. La Main suivait les deux autres à quelque distance, s’assurant que rien ne les suivait. Marit haussa les épaules, trop fatiguée pour répondre. Elle savait ce qui n’allait pas chez Alfred ; la même chose que chez elle. À quoi bon ? Pourquoi continuer à se battre ? — J’ai trouvé de l’eau, dit Hugh, joignant le geste à la parole. Pas loin d’ici… Marit secoua la tête. Alfred ne bougea pas. Hugh s’assit, nerveux, mal à l’aise. Il attendit patiemment quelques instants, puis se releva. — Nous serons plus en sécurité à Abri… — Pour combien de temps ? rétorqua amèrement Marit. Regarde. Regarde là-haut. Hugh regarda à travers les feuillages. Le ciel, généralement gris, était maintenant teinté d’une lueur rose orangé. Les runes de Marit la picotaient à peine. Il n’y avait pas d’ennemi dans les parages. Pourtant ce feu rouge dans le ciel semblait brûler ses espérances. Elle ferma les yeux avec lassitude. Et elle revit le monde par les yeux du dragon. Elle survolait Abri, voyait ses maisons et ses habitants, ses murailles protectrices, qui enfermaient ses enfants comme des bras. Ses enfants. Son enfant. Leur enfant, à elle et Haplo. Une fille. Son nom – Contrition. Elle avait huit portes, à peu près, maintenant. Marit la voyait – grande pour son âge et maigrichonne, avec les cheveux châtain de sa mère, et le sourire tranquille de son père. Marit voyait tout si nettement. — Nous avons appris à Contrition à prendre du petit gibier au collet, à écorcher un lapin, à attraper les poissons à mains nues, disait Marit au Chef Vasu inexplicablement sorti de nulle part. Elle est assez grande pour nous aider maintenant. Je suis contente que nous ayons décidé de la garder, au lieu de la confier aux Squatters. Contrition courait vite quand il le fallait, et elle savait combattre quand elle était acculée. Elle avait sa propre dague gravée de runes – cadeau de sa mère. — Je lui ai appris à s’en servir, disait Marit. Tout récemment, elle a affronté un snog, qu’elle a tenu en respect avec sa lame jusqu’à ce que son père et moi puissions la secourir. Elle n’avait pas eu peur, a-t-elle dit, et pourtant, elle tremblait dans mes bras, après. Puis Haplo est arrivé, il l’a taquinée, l’a fait rire, et au bout d’un moment on riait tous les trois… — Hé ! Marit sursauta et revint sur terre. Hugh avait la main sur son épaule. Il l’avait rattrapée juste comme elle allait piquer du nez. Elle s’empourpra. — Désolée. J’ai dû m’endormir. Frottant ses yeux brûlants, elle se leva. La tentation de retomber dans ce rêve idyllique était trop forte. Un instant, elle se laissa aller à croire, superstitieuse, qu’il était prémonitoire. Haplo était vivant. Il lui reviendrait. Ensemble, ils retrouveraient leur fille. La chaleur de ce rêve persista en elle ; elle se sentait entourée d’amour et d’affection… Elle bannit ces pensées avec colère. Un rêve, se dit-elle froidement. Rien de plus. Rien que je puisse vivre. J’ai tout gâché. — Quoi ? dit Alfred en s’asseyant. Qu’est-ce que tu as dit ? Quelque chose sur Haplo ? Marit ne pensait pas avoir parlé tout haut, mais elle était si fatiguée qu’elle ne savait plus ce qu’elle faisait. — On ferait bien de repartir, dit-elle, éludant la réponse. Alfred se releva en chancelant, la regardant toujours avec une étrange intensité, teintée de tristesse. — Où est Haplo ? demanda-t-il. Je l’ai vu avec le Seigneur Xar. Ils sont à Abri ? Marit se détourna. — Ils sont partis pour Abarrach. — Abarrach… la nécromancie, dit Alfred, se laissant retomber sur une souche, très abattu. La nécromancie, soupira-t-il. Alors, Haplo est mort. — Non ! s’écria Marit, pivotant vers Alfred avec colère. Mon Seigneur ne le laissera pas mourir ! — Mon œil ! ricana Hugh. Tu as essayé toi-même de tuer Haplo – sur l’ordre de ton seigneur ! — C’était quand il croyait qu’Haplo avait trahi ! s’emporta Marit. Maintenant, mon seigneur est détrompé ! Il sait qu’Haplo disait vrai au sujet des serpents-dragons. Mon seigneur ne laissera pas mourir Haplo ! Non… non… non… Épuisée, elle se mit à sangloter comme une enfant effrayée. Embarrassée, honteuse, elle s’efforça de s’arrêter, mais sa peine était trop grande. Le vide intérieur qu’elle avait nourri et chéri si longtemps s’était rempli d’une douleur brûlante, que seules les larmes semblaient adoucir. Elle entendit Alfred faire un pas vers elle, sans doute pour la réconforter. Elle se détourna sans le regarder, lui signifiant clairement qu’il la laisse tranquille. Il s’immobilisa. Quand Marit se fut un peu ressaisie, elle s’essuya les yeux et le nez. Les muscles de son ventre lui faisaient mal d’avoir pleuré, sa gorge se contractait spasmodiquement. Elle haleta, toussa. Hugh-la-Main regardait dans le vague, l’air sinistre ; donnant des coups de pied dans une touffe d’herbe. Alfred était assis, épaules avachies, les bras pendant entre ses genoux maigres. Le regard absent, il paraissait plongé dans ses pensées. — Je suis désolée, dit Marit, s’efforçant de parler sèchement. Je n’avais pas l’intention de craquer. Je suis fatiguée, c’est tout. Nous ferions mieux de retourner à Abri. — Marit, demanda timidement Alfred, comment le Seigneur Xar a-t-il fait pour pénétrer dans le Labyrinthe ? — Je ne sais pas. Il ne l’a pas dit. Quelle importance ? — Il a dû passer par le Vortex, raisonna Alfred. Il savait que nous étions entrés par là. Je suppose que tu le lui avais dit ? Marit s’empourpra. Machinalement, elle porta la main à son front, touchant le sigle que Xar avait déchiré, le sigle qui les avait un jour joints, elle et son seigneur. Voyant qu’Alfred la regardait, elle rabaissa précipitamment sa main. — Mais le Vortex était détruit… — Il ne peut pas être détruit, rectifia Alfred. La montagne s’est effondrée dessus, c’est tout. Entrer par là ne serait pas facile, mais faisable. Toutefois… Il s’interrompit, pensif. — Il ne pouvait pas sortir par là ! s’écria Marit. La Porte ne s’ouvre que dans une direction. C’est toi qui l’as dit à Haplo ! — Si ce qu’a dit Alfred était vrai, gronda Hugh. Rappelle-toi, c’est lui qui ne voulait pas partir. — Je vous ai dit la vérité, dit Alfred en rougissant. C’est logique, si on y réfléchit. Si la Porte s’ouvrait dans les deux sens, tous les Patryns envoyés dans le Labyrinthe auraient pu s’en évader par où ils étaient entrés. Marit n’était plus fatiguée. Une énergie nouvelle montait en elle. — Xar aura été obligé de sortir par la Dernière Porte ! C’est la seule voie possible ! Une fois là, il aura vu quel danger nous courons ! Notre peuple l’aura supplié de l’aider. Il ne les aura pas abandonnés, pour les laisser combattre seuls. C’est là que nous trouverons mon seigneur, à la Dernière Porte ! Et Haplo sera avec lui ! — Peut-être, dit Alfred. Cette fois, c’est lui qui détourna les yeux. — Évidemment qu’il y sera, dit Marit d’un ton résolu. Nous devons y aller aussi. Vite. Je pourrais me servir de ma magie pour me transporter près de… Elle allait dire « près de Xar », puis elle se rappela – la blessure de son front. Elle s’abstint de la toucher, car elle s’était remise à l’élancer. — À la Dernière Porte, termina-t-elle lamentablement. J’y ai déjà été. Je la vois dans ma tête. — Tu pourrais y aller, dit Alfred, mais tu ne pourrais pas nous emmener avec toi. — Quelle importance ? dit Marit, ressuscitée par l’espoir. À quoi me servirais-tu maintenant, Sartan ? Mon seigneur combattra ses ennemis et en sortira triomphant. Et Haplo sera guéri… Elle commença à tracer le cercle de runes, prête à entrer à l’intérieur. Alfred était sur pied, jacassant, se préparant apparemment à l’arrêter. Marit l’ignora. S’il approchait trop, elle… — Puis-je vous prêter assistance, madame ? Un gentilhomme – imposant, tout de noir vêtu : culottes noires, habit de velours noir, bas noirs, cheveux blancs liés dans le cou par un ruban noir – sortit de la forêt. Il était accompagné d’un vieillard à la barbe et aux cheveux flottants, en longues robes gris souris, le tout surmonté d’un chapeau pointu cabossé. Le vieillard chantait. — Un est un… et tout seul… et le sera toujours. Il eut un bon sourire plein de tristesse, soupira, et se remit à chanter. — Je te donnerai l’un, chaque jour de ma vie. Quel est ton un ? Un est un… — Pardonnez-moi, messire, mais nous ne sommes pas seuls, dit le gentilhomme à voix basse. — Ah ? Le vieillard sursauta violemment. Son chapeau tomba par terre. L’air profondément soupçonneux, il considéra les trois personnes éberluées qu’il avait devant lui. — Qu’est-ce que vous faites là ? Allez-vous-en ! Le gentilhomme en noir soupira d’un air patient. — Je ne crois pas que ce serait sage. Ce sont les personnes que nous devions trouver. — Tu es sûr ? demanda le vieillard, dubitatif. Marit le regardait fixement. — Je te connais ! Sur Abarrach, tu étais prisonnier de mon seigneur. Un coup d’œil sur ses sigles lui apprit que le vieillard n’était pas dangereux ; un coup d’œil sur lui le lui confirma. Marit se rappela les divagations sans queue ni tête qu’il faisait dans les cachots d’Abarrach. Elle l’avait cru fou. — Maintenant, je me demande si c’est moi qui le suis, marmonna-t-elle. Le vieillard existait-il réellement ? Ou était-il sorti de son esprit épuisé ? Les gens qui restaient trop longtemps sans dormir avaient souvent des hallucinations. Elle regarda Hugh-la-Main, et fut soulagée de constater qu’il fixait le vieil homme, de même qu’Alfred. Ou bien ils étaient tombés tous les trois sous l’influence d’un sortilège, ou bien le vieillard était réel. Marit dégaina son épée. Le vieillard les regardait, aussi perplexe qu’eux. — À qui me font-ils penser ? À trois désespérés errant au hasard, perdus dans la forêt. Non, ne dis rien, je vais trouver tout seul. Le fantôme de la grand-tante Em ! L’Épouvantail à Moineaux ! Se ruant de l’avant, il saisit la main d’Alfred et la secoua vigoureusement, puis il se tourna vers Hugh. — Et le lion ! Comment allez-vous, messire ? Et l’Homme en Fer-Blanc ! Il se précipita vers Marit, qui posa la pointe de son épée sur sa gorge. — Arrière, vieux fou. Comment es-tu entré ici ? Le vieillard recula d’un pas, et la regarda d’un air rusé. — Ah, je vois que tu n’es pas encore allée à Oz. Là-bas, les cœurs sont libres, ma chère. Naturellement, il faut t’ouvrir pour mettre un cœur dans ta poitrine. Certains trouvent cela assez incommode. Pourtant… Marit fit un geste menaçant de son épée. — Qui es-tu ? Comment es-tu arrivé ici ? — Qui je suis … Le vieillard se fit pensif. — Bonne question. Si tu es l’Épouvantail, toi le Lion, et toi l’Homme en Fer-Blanc, alors moi, je ne peux qu’être… Dorothée ! Le vieillard se mit à minauder, faisant une révérence et lui tendant la main. — Je m’appelle Dorothée. Fille d’une petite ville à l’ouest de Topeka. Mes chaussures te plaisent ? — Excusez-moi, messire, l’interrompit le gentilhomme, mais vous n’êtes pas… — Et ça, s’écria le vieillard d’un ton triomphant, jetant les bras autour du cou du gentilhomme, c’est mon petit chien, Toto ! Cette suggestion sembla peiner le gentilhomme. — J’ai grand-peur que non, messire, dit-il, s’efforçant de s’extraire de son étreinte. Pardonnez-moi, messires, madame. Tout est de ma faute. J’aurais dû le surveiller. — Au nom des ancêtres, qu’est-ce qui se passe ? chuchota Hugh à Marit. — Zifnab ! s’écria Alfred. — Dieu vous bénisse, répondit poliment le vieillard. Vous voulez un mouchoir ? — Il n’éternue pas, c’est votre nom, messire, dit le gentilhomme d’un ton résigné. — Vraiment ? fit le vieillard, stupéfait. — Oui, messire. Aujourd’hui, vous êtes Zifnab. — Pas Dorothée ? — Non, messire. Et je dois avouer, messire, qu’il ne m’a jamais beaucoup plu, ajouta le gentilhomme, avec quelque âpreté. — Il ne fait pas référence à M. James Bond ? — Je crains que non, messire. Pas aujourd’hui. Vous êtes Zifnab, messire. Un grand et puissant sorcier. — Mais oui, évidemment ! Ne faites pas attention à l’homme derrière le rideau de douche. Il vient de se réveiller d’un cauchemar. Il faut être un grand et puissant sorcier pour venir dans le Labyrinthe, non ? Et moi… ah, mon vieil ami. C’est bon de te revoir, toi aussi. Alfred serrait solennellement les mains de Zifnab. — Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance, messire. Haplo m’avait parlé de votre rencontre. Sur Pryan, je crois ? — Oui, sur Pryan ! Je me rappelle ! s’écria le vieillard, radieux. Puis son visage s’attrista, s’assombrit. — Haplo. Oui, je me rappelle. Je suis désolé, termina-t-il en soupirant. — Cela suffira, messire, l’interrompit le gentilhomme d’un ton sévère. — Qu’est-ce qu’il veut dire sur Haplo ? demanda Marit. — Rien, dit le gentilhomme. N’est-il pas vrai, messire ? — Euh, non. C’est exact. Rien. Nada. Zip. Zifnab se mit à tripoter nerveusement sa barbe. — Par hasard, nous vous avons entendus parler d’aller à la Dernière Porte, poursuivit le gentilhomme. Je crois que nous pourrons vous aider, moi et mes frères. Il se trouve que nous nous y rendons aussi. Il regarda vers le ciel. Marit leva la tête, suivant soupçonneusement son regard. Une ombre passa sur elle. Puis une autre et une troisième. Stupéfaite, elle vit des centaines de dragons, bleus comme le ciel de Pryan, leurs écailles scintillant du même éclat que les quatre soleils de Pryan. Et, la dominant de toute sa hauteur, obscurcissant de sa masse le soleil gris du Labyrinthe, se dressait un immense dragon aux écailles bleu-vert scintillantes. Le gentilhomme en noir avait disparu. Marit tremblait de peur, mais pas parce qu’elle craignait pour sa vie. Elle avait peur parce que son univers avait soudain été déchiré en deux, comme son seigneur avait ouvert le sigle tatoué sur son front. Par la déchirure, elle aperçut une merveilleuse lumière, soudain obscurcie par de terribles ténèbres. Elle vit le ciel gris du Labyrinthe, le Nexus en flammes, son peuple – petites créatures fragiles, piégées entre la lumière et la nuit – livrer une dernière bataille désespérée. Elle brandit son épée, sans savoir ce qu’elle attaquait ni pourquoi, sachant qu’elle était consumée de désespoir. — Attends ! s’écria Alfred, lui saisissant le bras. Ne te bats pas ! Il leva les yeux sur le dragon. — Tu es de Pryan, n’est-ce pas ? Ces dragons sont ici pour nous aider, Mark. Pour aider ton peuple. Ils sont les ennemis des serpents-dragons. N’est-ce pas ? — L’Onde agit pour se corriger elle-même, dit le dragon de Pryan. Il en a été ainsi depuis le commencement du temps. Nous pouvons vous emporter jusqu’à la Dernière Porte. Nous en emportons d’autres. Des Patryns chevauchaient les dragons, hommes, femmes, enfants, tous leurs armes à la main. Marit reconnut le Chef Vasu à l’avant-garde, et elle comprit. Ces gens, quittant la sécurité de leur cité fortifiée, allaient à la Dernière Porte combattre l’ennemi. Hugh était déjà installé sur le large dos du dragon, et aidait maintenant Alfred – avec quelque difficulté – à monter derrière lui. Marit hésita, préférant se fier à sa magie. Puis elle réalisa qu’elle échouerait peut-être. Elle était fatiguée, si fatiguée. Elle aurait besoin de toutes ses forces quand ils auraient atteint la Dernière Porte. Marit grimpa sur le dragon, s’installa entre les omoplates d’où partaient les ailes immenses, qui se mirent aussitôt à battre Zifnab, qui dirigeait les opérations, totalement oublieux du fait que personne ne faisait attention à lui, poussa soudain un cri étranglé. — Attendez donc ! Où vais-je m’asseoir ? — Vous ne venez pas, messire. Ce serait trop dangereux, dit le dragon. — Mais je viens d’arriver ! tonna Zifnab. — Et vous avez fait plus de dégâts que je n’aurais cru possible en si peu de temps, remarqua sombrement le dragon. Mais il y a cet autre petit problème dont nous avons parlé. À Chelestra. Ça, je suppose que vous pouvez vous en occuper sans incident ? — M. Bond le pourrait, dit-il, roublard. — C’est hors de question ! dit le dragon, agitant la queue de contrariété. Zifnab haussa les épaules en tortillant son chapeau. — D’autre part, je pourrais être Dorothée. Il claqua les talons. — Il n’y a rien de tel que la maison. Rien de tel que… — Oh, très bien, dit sèchement le dragon. À défaut d’autre chose, tâchez de ne pas faire une trop grosse boulette, cette fois, voulez-vous ? — Tu as ma parole, dit solennellement Zifnab, faisant le salut militaire, d’agent secret de Sa Majesté. Le dragon soupira. Il agita une serre, et Zifnab disparut. Les ailes commencèrent à battre, soulevant des nuages de poussière qui obscurcirent la vue de Marit, cramponnée aux écailles luisantes, dures comme le métal sous ses mains. Le dragon monta avec aisance. Les arbres s’éloignèrent. La lumière – chaude et éclatante comme un phare – toucha son visage. — Qu’est-ce que cette lumière ? s’écria-t-elle avec effroi. — Le soleil, dit Alfred, impressionné. — D’où vient-elle ? demanda-t-elle, regardant autour d’elle. — Des citadelles, répondit Alfred, les yeux brillants de larmes. La lumière vient des citadelles de Pryan. Il y a encore de l’espoir, Marit ! Il y a encore de l’espoir ! — Conservez-le dans vos cœurs, dit sombrement le dragon. Car si l’espoir meurt, nous mourrons aussi. Se détournant de la lumière, ils volèrent en direction des ténèbres rougeoyantes. CHAPITRE 6 LE CALICE CHELESTRA Le monde de Chelestra est un globe d’eau suspendu dans la nuit glacée de l’espace. À l’extérieur, de la glace ; à l’intérieur – chauffée par le soleil flottant de Chelestra – de l’eau, respirable comme l’air, destructrice de la magie des Sartans et des Patryns. Les menschs de Chelestra, amenés sur ce monde par les Sartans, résident sur des lunes de mer – organismes vivants qui dérivent dans l’eau, pour suivre le soleil errant de Chelestra. Les lunes de mer produisent leur propre atmosphère, qui les enveloppe d’une bulle d’air. Sur ces lunes, les menschs construisent des cités, cultivent des plantes vivrières, et naviguent dans leurs submersibles magiques. Sur Chelestra, contrairement à ce qui se passe sur les mondes d’Arianus et de Pryan, les menschs vivent en paix les uns avec les autres. Leur monde et leurs vies sont demeurés paisibles et inchangés pendant des siècles, jusqu’à l’arrivée d’Alfred par les Portes de la Mort. Par hasard, il réveilla un groupe de Sartans – ceux-là mêmes qui avaient effectué la Séparation du monde – de leur sommeil de stase. Autrefois considérés comme des demi-dieux par les menschs, les Sartans tentèrent de reprendre leur ascendant sur ceux qu’ils considéraient comme des inférieurs. Sous la direction de Samah, Chef du Conseil – et qui avait ordonné la Séparation –, les Sartans s’indignèrent en découvrant que ces menschs non seulement refusaient de s’incliner devant eux et de les adorer, mais encore avaient la témérité de défier les prétendus dieux, de murer leur cité, et de les y retenir prisonniers en inondant la cité d’eau de mer destructrice de magie. Vivait aussi sur Chelestra la manifestation du mal dans tout l’univers. Prenant la forme d’énormes reptiles, les serpents-dragons, ainsi que les avaient baptisés les nains, cherchaient depuis longtemps à quitter Chelestra pour envahir les autres mondes. Par inadvertance, Samah leur en fournit le moyen. Furieux contre les menschs, effrayé, désormais incapable de contrôler les hommes et les événements, Samah fut la victime inconsciente des serpents-dragons. Bien qu’Haplo et Alfred l’eussent mis en garde, il ouvrit les Portes de la Mort. Ainsi, les serpents-dragons maléfiques purent-ils entrer dans les autres mondes, où ils travaillèrent activement à fomenter le chaos et la discorde, dont ils s’engraissent. Secrètement atterré de ce qu’il avait fait, Samah quitta Chelestra pour se rendre sur Abarrach, où, lui avait appris Alfred, les Sartans pratiquaient l’art interdit de la nécromancie. — Si je pouvais ramener les morts à la vie, raisonnait Samah, j’aurais une armée assez puissante pour vaincre les serpents-dragons et gouverner de nouveau les quatre mondes. Samah ne vécut pas pour apprendre l’art de ressusciter les morts. Il fut capturé, avec un étrange vieux Sartan qui se faisait appeler Zifnab, par leurs anciens ennemis, les Patryns, qui avaient accompagné leur seigneur, Xar, sur Abarrach. Xar, lui aussi, y était venu pour apprendre l’art de la nécromancie. Il fit exécuter Samah, puis tenta de faire revenir la vie dans le cadavre du Sartan par des moyens magiques. Le plan de Xar fut déjoué. L’âme de Samah fut libérée par un Sartan non mort du nom de Jonathon, dont la prophétie dit : « Il donnera la vie aux morts, l’espoir aux vivants, et pour lui la Porte s’ouvrira. » Samah parti, les autres Sartans demeurés sur le Calice – seule terre stable de ce monde de l’eau – attendirent patiemment, et avec une anxiété croissante, son retour. — Ramu, Samah a largement dépassé le temps qu’il avait lui-même assigné à son absence. Nous ne pouvons plus fonctionner sans direction. Je te conjure d’accepter la charge de Chef du Conseil des Sept. Ramu regarda les six autres membres. — Est-ce votre avis à tous ? Cette décision est-elle unanime ? — Oui. Ramu était taillé dans le granit – comme Samah, son père. Peu de choses pouvaient les émouvoir l’un et l’autre. Dur et inflexible, Ramu aurait plutôt cassé que plié. Le crépuscule n’existait pas dans la vision de Ramu – c’était ou le jour ou la nuit. Le soleil brillait avec éclat ou les ténèbres engloutissaient le monde. Mais au fond, c’était un homme honnête, honorable, père, mari et ami dévoué. Et si l’inquiétude que lui inspirait la disparition de son père n’était pas gravée sur son visage de pierre, elle était imprimée au fer rouge dans son cœur. — Alors, j’accepte, dit Ramu. Embrassant le groupe du regard, il ajouta : — Mais seulement jusqu’au retour de mon père. Tout le Conseil acquiesça. En user autrement eût rabaissé Samah. Ramu se leva, ses robes blanches frôlant le sol – encore froid et humide même après la décrue –, quitta son siège au bout de la table et alla prendre place dans le fauteuil, au centre. Les autres membres du Conseil se déplacèrent en conséquence, trois à la gauche de Ramu, trois à sa droite. — Quel est l’ordre du jour pour aujourd’hui ? demanda Ramu. Un Conseiller se leva. — Les menschs sont revenus une troisième fois pour conclure la paix, Conseiller. Ils demandent une audience devant le Conseil. — Nous n’avons nul besoin de les rencontrer. Pour un règlement pacifique, ils doivent accepter nos conditions, telles qu’elles ont été formulées par mon père. Ils les connaissent, je crois ? — Oui, Conseiller. Les menschs ou bien évacuent le Calice, évacuent nos terres qu’ils ont usurpées par la force, ou bien ils acceptent de nous jurer allégeance et d’être gouvernés par nous. — Et quelle est leur réponse ? — Ils ne quitteront pas les terres qu’ils ont prises, Conseiller. Pour être juste, ils ne peuvent aller nulle part ailleurs. Leurs premières patries, les lunes de mer, sont maintenant bloquées dans les glaces. — Ils pourraient rembarquer dans leurs fameux bateaux et naviguer à la suite du soleil, à la recherche d’autres lunes. — Ils ne voient pas l’utilité d’un bouleversement si traumatisant, Conseiller. Il y a assez de place pour tout le monde sur le Calice. Ils n’arrivent pas à comprendre pourquoi ils ne peuvent pas s’y installer. Le ton du Sartan donnait à attendre qu’il ne comprenait pas non plus. Ramu fronça les sourcils, et, à ce moment, une Conseillère se leva et demanda la parole. — Pour être justes envers les menschs, Conseiller, dit-elle avec déférence, ils ont honte de leurs actions passées et seraient tout prêts à s’en excuser et à devenir nos amis. Ils ont amélioré les terres, construit des maisons, fondé des entreprises. Je l’ai vu de mes yeux. — Vraiment, ma sœur ? dit Ramu, s’assombrissant. Tu as voyagé parmi eux ? La Conseillère parut mal à l’aise. — Oui, Conseiller. À leur invitation. Je n’y ai vu aucun mal, et les autres Conseillers m’ont donné leur accord. Tu n’étais pas disponible… — Ce qui est fait est fait, ma Sœur, dit froidement Ramu, mettant fin à la discussion. Continue, je te prie. Qu’est-ce que les menschs ont fait de nos terres ? L’insistance sur le « nos » n’échappa à personne. La Conseillère s’éclaircit nerveusement la gorge. — Les Elfes se sont installés près du rivage. Leurs cités seront merveilleusement belles, Conseiller, avec des maisons de corail. Les humains se sont établis plus loin dans l’intérieur, dans les forêts qu’ils aiment, mais avec accès à la mer que leur accordent les Elfes. Les nains ont emménagé dans les cavernes de nos montagnes. Ils extraient les minerais, élèvent des moutons et des chèvres. Ils ont fondé des forges… — Assez ! dit Ramu, livide de colère. Ils ont fondé des forges, dis-tu. Pour fabriquer des armes d’acier dont ils se serviront pour nous attaquer ou attaquer leurs voisins. La paix n’y résistera pas, comme autrefois. Les menschs sont des enfants violents et querelleurs que nous devons guider et contrôler dans leur intérêt même. La Conseillère semblait portée à la contestation. — Mais ils semblent vivre tout à fait paisiblement… Ramu écarta l’objection d’un geste désinvolte. — Les menschs s’entendront peut-être pendant un temps, surtout s’ils ont un nouveau jouet pour s’occuper. Mais leur histoire démontre qu’on ne peut pas leur faire confiance. Ou bien ils accepteront de vivre selon nos règles, ou bien ils partiront. La Conseillère promena un regard hésitant sur l’assistance. Les autres manifestèrent par des hochements de tête qu’elle pouvait continuer. — Et puis… euh… les menschs m’ont communiqué leurs conditions pour faire la paix, Conseiller. — Leurs conditions ! fit Ramu, sidéré. Pourquoi prendrions-nous la peine de les écouter ? — Les menschs considèrent qu’ils ont remporté une victoire sur nous, Conseiller, dit-elle, rougissant sous le regard courroucé de Ramu. Et il faut bien reconnaître qu’ils peuvent recommencer quand ils voudront. Ils contrôlent les écluses. Ils pourraient les rouvrir n’importe quand et nous inonder. L’eau de mer est dévastatrice pour notre magie. Certains d’entre nous viennent seulement de retrouver leurs pleins pouvoirs magiques. Et sans notre magie, nous sommes plus impuissants que les menschs. — Attention à ce que tu dis, ma Sœur ! l’avertit Ramu. — Je dis la vérité, Conseiller, rétorqua-t-elle. Tu ne peux pas le nier. Ramu ne discuta pas. Ses mains, posées à plat sur la table, se refermèrent nerveusement sur du vide. La table de pierre était froide, humide, et sentait le moisi. — Et qu’en est-il de la suggestion de mon père ? Avons-nous tenté de détruire ces écluses, de les sceller une bonne fois pour toutes ? — Les écluses sont très au-dessous du niveau de la mer, Conseiller. Nous ne pouvons pas les atteindre. Et si nous le pouvions, notre magie serait rendue impuissante par l’eau elle-même. De plus, ajouta-t-elle, baissant la voix, qui sait si les serpents-dragons maléfiques ne nous attendent pas au fond ? — Peut-être, dit Ramu, sans rien ajouter. Il savait, parce que son père le lui avait dit avant de partir, que les serpents-dragons avaient franchi les Portes de la Mort, emportant leurs maléfices dans les autres mondes… — … c’est ma faute, mon fils, avait dit Samah. Une raison de mon voyage à Abarrach est l’espoir de réparer, de trouver le moyen de détruire les redoutables reptiles. Je commence à penser… Il hésita, regarda son fils sous ses paupières baissées. — …je commence à penser qu’Alfred avait raison. Le véritable mal est ici. C’est nous qui l’avons créé. Son père posa la main sur son cœur. Ramu ne comprenait pas. — Comment peux-tu dire une chose pareille ? Regarde ce que tu as créé ! Ce n’est pas mauvais ! D’un geste large, Ramu embrassa non seulement les édifices et les jardins du Calice, mais tout le monde de l’eau lui-même, et au-delà, les autres mondes. Samah suivit le geste de son fils. — Je ne vois que ce que nous avons détruit, dit-il. Ce furent ses dernières paroles avant de franchir les Portes de la Mort. — Au revoir, Père, lui cria Ramu. Quand tu reviendras, triomphant, à la tête de légions innombrables, tu ne seras plus si pessimiste… Mais Samah n’était pas revenu. Et il ne leur avait pas donné signe de vie. Et maintenant, malgré la répugnance de Ramu à le reconnaître, les menschs avaient, de fait, conquis les dieux. Nous, leurs supérieurs ! Ramu ne voyait aucun moyen de sortir du dilemme actuel. Puisque les écluses se trouvaient sous l’eau destructrice de la magie, les Sartans ne pouvaient pas les détruire magiquement. Ils pourraient peut-être faire appel à des moyens mécaniques ; à la bibliothèque, il y avait des livres expliquant comment, aux époques reculées, les menschs avaient fabriqué de puissants explosifs. Mais Ramu ne se faisait pas d’illusions. Il leva les mains, et les considéra, paumes ouvertes. Elles étaient douces et lisses, avec de longs doigts élégants. Des mains de magicien, habituées à manipuler l’insubstantiel. Pas des mains d’artisan. Le nain le plus maladroit pouvait fabriquer en un clin d’œil ce qui prendrait de longues heures à Ramu. — Nous pourrions, après des cycles et des cycles, fabriquer un appareil mécanique capable de bloquer ou fermer les écluses. Mais alors, nous serions devenus des menschs, se dit Ramu. Mieux vaut encore ouvrir les écluses et laisser l’eau nous inonder ! C’est alors qu’une idée le frappa. Nous devrions peut-être partir. Laisser ce monde aux menschs. Les laisser se débrouiller tout seuls. Les laisser se détruire les uns les autres, comme – selon Alfred – les menschs le font sur les autres mondes. Laisser les enfants indisciplinés et ingrats rentrer à la maison, pour s’apercevoir que leurs parents indulgents sont partis pour toujours. Il prit soudain conscience que les autres Conseillers se regardaient, l’air inquiet, anxieux. Il réalisa, trop tard, que ces sombres pensées s’étaient reflétées sur son visage. Son expression se durcit. Partir maintenant, c’était renoncer, se rendre, reconnaître la défaite. Plutôt se noyer dans cette eau bleu-vert. — Ou bien les menschs abandonnent le Calice, ou bien ils acceptent de se mettre sous notre contrôle. Il n’y a que ces deux possibilités. Je suppose que le reste du Conseil est d’accord avec moi ? Ramu parcourut l’assistance du regard. Le reste du Conseil fut d’accord, du moins en paroles. Tout désaccord ou dissentiment resta inexprimé. L’heure n’était pas à la désunion. — Si les menschs refusent ces conditions, poursuivit Ramu, fronçant les sourcils, parlant lentement et distinctement, fixant tour à tour chaque personne de la salle, il y aura des conséquences. De graves conséquences. Vous pouvez le leur dire. Les Conseillers semblèrent reprendre espoir, soulagés. À l’évidence, le Chef du Conseil avait un plan. Ils déléguèrent l’un d’eux auprès des menschs, puis discutèrent d’autres problèmes, tels que la réparation des dégâts causés par l’inondation. Quand il n’y eut plus aucune affaire à traiter, ils votèrent la suspension de la séance. La plupart retournèrent immédiatement vaquer à leurs occupations, mais quelques-uns s’attardèrent pour parler avec Ramu, espérant découvrir ce que le Conseiller avait en tête. Ramu excellait à garder ses idées pour lui. Il ne révéla rien, et finalement, les autres s’en allèrent. Ramu resta assis à la table, content de rester en tête à tête avec ses pensées, quand il réalisa soudain qu’il n’était pas seul. Un étrange Sartan était entré dans la salle. Il avait quelque chose de familier, sans être immédiatement reconnaissable. Ramu le fixa intensément, s’efforçant de le situer. Plusieurs centaines de Sartans vivaient sur le Calice. En bon politicien, Ramu les connaissait tous, au moins de vue, et était capable de mettre un nom sur tous les visages. Il fut troublé de ne pas se rappeler cet homme. Pourtant, il était certain de l’avoir déjà vu. Ramu se leva poliment. — Bonjour, messire. Si vous êtes venu présenter une pétition au Conseil, il est trop tard. La séance est levée. Le Sartan sourit en secouant la tête. C’était un bel homme dans la force de l’âge, au front un peu dégarni, au nez fort et aux mâchoires puissantes, avec des yeux tristes et pensifs. — J’arrive donc au bon moment, dit le Sartan, car c’est à toi que je suis venu parler, Conseiller. Si tu es Ramu, fils de Samah et d’Orlah ? Ramu fronça les sourcils, contrarié de cette référence à sa mère. Elle avait été bannie pour crimes contre son peuple ; son nom ne devait jamais être prononcé. Il allait faire quelque remarque à ce sujet, quand il lui vint à l’esprit que cet étrange Sartan – comment s’appelait-il donc ? – ne savait peut-être pas qu’Orlah avait été exilée dans le Labyrinthe, en compagnie d’Alfred l’hérétique. La rumeur avait sans doute répandu la nouvelle, mais, Ramu fut bien forcé de l’admettre, ce noble étranger ne semblait pas du genre à écouter les ragots. Ramu ravala son irritation et ne fit pas de commentaire. Il répondit, avec une légère insistance sur le nom de son père, qui aurait dû alerter l’étranger. — Oui, je suis Ramu, fils de Samah. À ce stade, Ramu se trouva devant un autre problème. Demander son nom à cet homme n’était pas des plus poli, et aurait révélé qu’il ne se le rappelait pas. Il existait des moyens diplomatiques de tourner cette difficulté, mais – étant généralement franc et direct – Ramu n’en trouva aucun sur le moment. Toutefois, l’étrange Sartan résolut le problème. — Tu ne te souviens pas de moi, n’est-ce pas ? Ramu rougit, allait faire quelque réponse polie, mais le Sartan poursuivit : — Rien d’étonnant. Nous nous sommes rencontrés il y a longtemps, très longtemps. J’étais membre du Conseil originel. Et grand ami de ton père. La mâchoire de Ramu s’affaissa. Il se rappelait maintenant… plus ou moins. Il se rappelait quelque chose de perturbant concernant cet homme. Mais ce qui était d’un intérêt plus immédiat, c’est que ce n’était pas un citoyen de Chelestra. Ce qui signifiait qu’il venait d’un autre monde. — Arianus, dit le Sartan en souriant. Le monde de l’air. Animation suspendue. Comme toi et les tiens, je suppose. — Je suis content de te revoir, messire, dit Ramu, s’efforçant de dissiper sa confusion, de se rappeler ce qu’il savait de cet homme, et, en même temps, de s’enivrer du nouvel espoir qu’apportait l’étranger. Il y avait des Sartans vivants sur Arianus ! — J’espère que tu ne t’offenseras, mais ; comme tu dis, cela fait longtemps, très longtemps. Ton nom… — Tu peux m’appeler James, dit le Sartan. Ramu le lorgna d’un air soupçonneux. — James n’est pas un nom sartan. — Non, tu as raison. Mais, comme l’un de mes compatriotes a dû te le dire, sur Arianus, nous n’avons pas l’habitude d’utiliser nos vrais noms Sartans. Je crois que tu connais Alfred ? — L’hérétique ? Oui, je le connais. Ramu s’assombrit. Qui était cet homme ? — Il n’est que juste, je crois, de t’avertir qu’il a été exilé… Un lointain souvenir tenta de se lever dans sa mémoire, mais il ne concernait pas Alfred. Et il remontait loin, très très loin dans le temps. James hochait gravement la tête. — Il a toujours été fauteur de troubles, Alfred. Je ne suis pas surpris d’apprendre sa disgrâce. Mais je ne suis pas venu pour parler de lui. Je suis chargé d’une mission beaucoup plus triste. Je suis porteur de mauvaises nouvelles. — Mon père, dit Ramu, oubliant tout le reste. Tu m’apportes des nouvelles de mon père. — Je suis désolé d’avoir à te l’apprendre, dit l’étranger, posant une main ferme sur le bras de Ramu. Ton père est mort. Ramu baissa la tête. Il ne mit pas en doute un instant les paroles de l’étranger. Au fond de lui-même, il le savait déjà. — Comment est-il mort ? Troublé, le Sartan se fit plus grave. — Il est mort dans les cachots d’Abarrach, de la main d’un certain Xar, Seigneur des Patryns. Ramu se raidit. Il resta un long moment sans voix, puis il demanda à voix basse : — Comment le sais-tu ? — J’étais avec lui, dit doucement James, regardant intensément le jeune homme. J’ai été capturé par le Seigneur Xar, moi aussi. — Et tu t’es évadé ? Mais pas mon père ? dit Ramu, ses yeux lançant des éclairs. — Désolé, Conseiller. Un ami m’a aidés. Les secours sont arrivés trop tard pour ton père. Le temps que nous arrivions jusqu’à lui… James soupira. Ramu se sentit sombrer dans les ténèbres. Mais la colère eut bientôt raison de sa douleur – la colère, la haine, et le désir de vengeance. — Un ami vous a aidés. Alors, il y a encore des Sartans vivants sur Abarrach ? — Oh, oui, répondit James, avec un regard sournois. Il y a beaucoup de Sartans sur Abarrach. Leur chef s’appelle Balthazar. Je sais, ce n’est pas un nom sartan, ajouta-t-il doucement. Mais il ne faut pas oublier que ce sont des Sartans à la douzième génération. Ils ont oublié ou perdu bien des anciennes coutumes. — Oui, bien sûr, marmonna Ramu, sans s’attarder sur la question. Et tu dis que ce Seigneur Xar et ses Patryns vivent aussi sur Abarrach. Cela ne peut signifier qu’une chose. James hocha gravement la tête. — Je le crains. Quelques Patryns se sont évadés du Labyrinthe – autre mauvaise nouvelle dont je suis porteur. Et d’autres suivront. Au moment où je te parle, des Patryns encore prisonniers tentent de s’évader. Ils ont lancé un assaut contre la Dernière Porte. Ramu en resta atterré. — Mais ils doivent être des milliers… — Au moins, répondit James avec suffisance. Il faudra tous les tiens, plus les Sartans d’Abarrach… — … pour stopper ce mal, conclut Ramu, serrant les poings. — Pour stopper ce mal, répéta James, ajoutant solennellement : C’est ce que ton père aurait voulu, je crois. — Certainement. Ramu réfléchissait à toute vitesse, ne se demandant plus où il pouvait bien avoir rencontré cet homme, et dans quelles circonstances. — Et cette fois, nous n’aurons aucune pitié pour nos ennemis. Ce fut l’erreur de mon père. — Samah a payé ses fautes, dit doucement James, et il a été pardonné. Ramu ne lui accorda aucune attention. — Cette fois, nous n’enfermerons pas les Patryns dans une prison. Cette fois, nous les exterminerons jusqu’au dernier. Il tourna les talons et allait sortir quand il se rappela les bonnes manières. Il se tourna face à l’étrange Sartan, son aîné. — Je te remercie, messire, de m’avoir apporté ces nouvelles. Tu peux être certain que la mort de mon père sera vengée. Je dois partir maintenant, pour en discuter avec les autres Conseillers, mais je vais t’envoyer un serviteur. Tu seras mon hôte. Puis-je faire autre chose pour toi ? — Pas nécessairement, dit James, le congédiant de la main. Va, je m’arrangerai tout seul. De nouveau, Ramu ressentit la même inquiétude et le même malaise. Il ne doutait pas des informations que lui avait apportées l’étrange Sartan. Un Sartan ne peut pas mentir à un autre. Mais quelque chose le tracassait. Qu’est-ce que ce pouvait être ? Immobile, James soutint son égard en souriant. Ramu renonça à se souvenir. Ce n’était sans doute rien. Rien d’important. De plus, cela s’était passé voilà très longtemps. Maintenant, il avait des problèmes plus immédiats, plus urgents. S’inclinant devant l’étranger, il sortit de la Salle du Conseil. L’étrange Sartan demeura dans la salle, et le suivit des yeux. — Oui, tu te souviens de moi, Ramu. Tu faisais partie des gardes qui m’ont arrêté ce fameux jour, le jour de la Séparation. Tu venais pour me traîner à la Septième Porte. J’avais dit à Samah que j’allais l’arrêter, tu comprends. Il avait peur de moi. Rien d’étonnant, il avait peur de tout à l’époque. James soupira. S’approchant de la table de pierre, il passa le doigt dans la poussière, qui, malgré l’inondation récente, continuait à tomber du plafond, recouvrant tout d’une mince couche de poudre blanche. — Mais j’étais parti quand tu es arrivé, Ramu. J’ai choisi de rester en arrière. Je ne pouvais pas empêcher la Séparation, alors j’ai essayé de protéger ceux que vous aviez laissés derrière vous. Mais je n’ai rien pu faire pour les aider. Il y avait trop de mourants. Je n’ai pas été très utile, alors. Mais je le suis maintenant. L’aspect du Sartan s’altéra, changea. Le bel homme d’âge mûr se métamorphosa soudain en un vieillard à la longue barbe en bataille, vêtu de robes gris souris, coiffé d’un chapeau pointu cabossé. Il se caressa la barbe, l’air extrêmement content de lui. — Une boulette, tu parles ! Attends seulement que je te raconte ce que je viens de faire ! J’ai parfaitement assumé la situation. J’ai fait exactement ce que tu m’avais dit, espèce d’avorton de dragon… « Enfin, rectifia Zifnab, tirant pensivement sur sa barbe, je crois que j’ai fait ce que tu m’as dit : « Amène Ramu dans le Labyrinthe à tout prix. » Oui, c’étaient tes propres mots… » « Je crois que c’étaient tes propres paroles. Hum, voyons voir…» Le vieillard se mit à tortiller sa barbe. — N’était-ce pas plutôt : « Éloigne Ramu du Labyrinthe à tout prix » ? Je suis certain du « à tout prix », dit Zifnab, semblant trouver quelque réconfort dans ce fait. C’est ce qui vient avant qui n’est pas clair. Peut-être… peut-être que je devrais retourner jeter un coup d’œil sur le scénario… Marmonnant entre ses dents, le vieillard entra dans un mur et disparut. Un Sartan, arrivant par hasard au même instant dans la salle du Conseil, sursauta d’entendre une voix sinistre tonitruer : — Qu’avez-vous encore fait, messire ? CHAPITRE 7 LE LABYRINTHE Le dragon bleu-vert de Pryan s’éleva très haut au-dessus des arbres. Alfred regarda, une fois, vers le sol, frissonna, et résolut de fixer son regard n’importe où sauf vers le bas. Voler était tout différent quand c’était lui qui avait des ailes. Il resserra plus étroitement ses mains sur les écailles de sa monture. S’efforçant d’oublier qu’il était précairement perché sur le dos d’un dragon planant à haute altitude, Alfred chercha la source de la prodigieuse lumière. Tournant lentement la tête, il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. — La lumière vient du Vortex, cria Vasu, qui volait près de lui. Regarde vers la montagne effondrée. Se redressant autant qu’il l’osa, cramponné nerveusement au dragon, Alfred regarda dans la direction indiquée. Sa mâchoire s’affaissa de surprise. Le soleil semblait brûler au cœur du massif. Des rayons éclatants sortaient de toutes les crevasses et fissures, illuminant le ciel, inondant le pays. La lumière toucha les murs gris d’Abri, qui se mirent à luire comme de l’argent. Les arbres, qui avaient si longtemps vécu dans la morne lumière du Labyrinthe, semblaient lever leurs branches noueuses vers cette nouvelle aube, comme un vieillard tend ses mains arthritiques vers le feu. Mais, constata Alfred, la lumière ne pénétrait pas loin dans le Labyrinthe. Elle n’était que la flamme minuscule d’une bougie dans l’immensité des ténèbres, et bientôt, la nuit l’avala. Alfred la regarda aussi longtemps qu’il le put, jusqu’à ce que les cimes déchiquetées des montagnes la lui cachent, comme des mains décharnées s’interposant devant ses yeux pour lui enlever tout espoir. Il se détourna en soupirant, et vit alors l’intense lueur rouge qui embrasait l’horizon. — Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il. Tu le sais ? Vasu secoua la tête. — Ça a commencé la nuit qui a suivi l’attaque d’Abri. Dans cette direction se trouve la Dernière Porte. — J’ai vu des Elfes incendier une cité fortifiée dans les Îles Volkaran, dit Hugh, étrécissant les yeux. Les flammes sautaient de maison en maison. La chaleur était si intense que certains bâtiments explosaient avant de prendre feu. Le soir, l’incendie éclairait tout le ciel. Ça ressemblait beaucoup à ça. — C’est un feu magique, sans aucun doute. Allumé par mon seigneur pour repousser les serpents-dragons, dit Marit avec froideur. Alfred soupira. Comment pouvait-elle continuer à avoir confiance en son seigneur ? Elle avait les cheveux collés par le sang que Xar avait fait couler en annulant le sigle qui les joignait. Mais c’était peut-être cela, la raison. Elle et Xar avaient été en communion totale. C’est elle qui les avait trahis, qui avait révélé à Xar où ils se trouvaient. Peut-être continuait-il à exercer son influence sur elle. — J’aurais dû paralyser son action dès le départ, se dit-il. J’ai vu ce sigle quand je l’ai introduite dans le Vortex. Je savais ce qu’il signifiait. J’aurais dû prévenir Haplo qu’elle le trahirait. Puis, comme d’habitude, Alfred se mit à discuter avec lui-même. — Mais Marit avait sauvé la vie d’Haplo à Chelestra. Elle l’aimait, c’était évident. Et il l’aimait. Ils apportaient l’amour dans la prison de la haine. Comment pouvais-je lui claquer la porte au nez ? Pourtant, si je l’avais prévenu, il aurait peut-être pu se protéger… je ne sais pas, soupira-t-il. Je ne sais pas… j’ai fait ce que je croyais être le mieux… Et qui sait ? Peut-être sa foi en son seigneur sera-t-elle justifiée. Les dragons bleu-vert de Pryan traversaient le Labyrinthe, contournant les hauts sommets, plongeant dans les vallées. À l’approche de la Dernière Porte, ils se mirent à raser les arbres, pour éviter d’être vus. Le crépuscule s’assombrit, ce qui n’était pas naturel car il restait plusieurs heures avant la nuit. Cette obscurité affectait les yeux, mais aussi l’esprit et le cœur. Obscurité magique provoquée par les serpents-dragons, elle faisait remonter des profondeurs du souvenir les peurs ancestrales que nous avons tous connues étant enfants. Elle parlait de choses inconnues et hideuses qui rôdent dans le noir, prêtes à nous entraîner dans les profondeurs des ténèbres. Baignée dans la lueur de ses runes de défense, Marit était pâle et tendue, son sang coagulé se détachant en noir sur son front livide. Hugh-la-Main se retournait sans arrêt. — Nous sommes surveillés, dit-il. Alfred grimaça à ces paroles, qui semblèrent rebondir sur les ténèbres et lui revenir en échos moqueurs. S’aplatissant sur le cou du dragon comme pour se cacher, Alfred se sentit défaillir – sa méthode de défense habituelle. Il connaissait les symptômes, et il les combattit : vertige, estomac noué, sueurs froides. Il pressa son visage contre les écailles fraîches du dragon et ferma les yeux. Mais ne plus rien voir était encore pire, car il revécut alors la chute en spirale du dragon vert et or, trop faible et blessé pour stopper sa descente. Le sol tournoyait follement, montait à sa rencontre… Une main le secoua. Alfred sursauta, se redressa. — Bon sang, tu as failli tomber, dit Hugh. Tu n’as pas l’intention de t’évanouir, au moins ? — N… non, murmura Alfred. — Heureusement, dit Hugh. Jette donc un coup d’œil devant toi. Alfred se redressa, essuya son visage couvert de sueurs froides. Le brouillard de la nausée mit un moment à se dissiper, et d’abord, il ne comprit pas ce qu’il voyait. L’obscurité était intense, et maintenant s’y mêlait une fumée étouffante… Fumée. Hébété, Alfred comprit tout à coup. La cité du Nexus, la merveilleuse cité construite par les Sartans pour leurs ennemis, était en feu. L’obscurité magique des serpents-dragons n’affectait pas les dragons de Pryan. Ils la traversaient, sans dévier de leur destination, quelle qu’elle fût. Alfred n’avait aucune idée de l’endroit où on l’emportait, et il ne s’en souciait guère. Où que ce soit, ce serait horrible. Terrifié, le cœur gros, il aspirait à faire demi-tour, à retourner vers la vive lumière émanant de la montagne. — C’est heureux que je sois à dos de dragon, dit Vasu d’une voix sombre, ses runes rouges et bleues brillant d’un vif éclat. Sinon, je n’aurais jamais eu le courage de venir si loin. — J’ai honte de le dire, Chef Vasu, mais je ressens la même chose, dit Marit à voix basse. — Il n’y a pas de honte à avoir, dit le dragon. La peur naît de graines semées en vous par les reptiles. Elles poussent des racines qui recherchent toutes vos zones d’ombre, tous vos souvenirs, tous vos cauchemars, et, quand elles les ont trouvés, elles s’y enfoncent le plus profondément qu’elles peuvent, et la plante maléfique de la peur croît et se multiplie. — Comment puis-je la détruire ? chevrota Alfred. — Tu ne peux pas, dit le dragon. La peur fait partie de toi. Les reptiles le savent, et c’est pourquoi ils s’en servent. Ne laisse pas la peur t’écraser. N’aie pas peur de la peur. — C’est pourtant ce que j’ai fait toute ma vie, dit Alfred, accablé. — Pas toute ta vie, dit le dragon. Et c’était peut-être l’imagination d’Alfred, mais il crut voir le dragon sourire. Marit baissa les yeux sur les édifices du Nexus, avec leurs murs et leurs colonnes de pierre, leurs tours et leurs flèches de marbre, maintenant réduits à l’état de squelettes calcinés, éclairés de l’intérieur par les flammes dévorantes. Ces édifices étaient en pierre, mais les charpentes, les planchers et les cloisons étaient en bois. La pierre était protégée par des runes, d’abord inscrits par les Sartans, puis renforcés par les Patryns. Marit se demanda comment la cité avait pu tomber, puis elle se rappela les murailles d’Abri. Elles aussi étaient gardées par la magie des runes. Les reptiles s’étaient jetés dessus, de toute la force de leurs corps massifs, provoquant d’infimes fissures qui s’étaient peu à peu élargies et étendues jusqu’à déchirer la structure runique et anéantir la magie. Le Nexus. Marit n’avait jamais pensé à la ville en termes de beauté, mais en termes de commodité, comme tous les Patryns. Ses murailles étaient saines et épaisses, ses rues bien assises et lisses, ses monuments solides. Maintenant, à la lumière de l’incendie, elle en remarqua la beauté, la grâce et l’élégance des tours, l’harmonieuse simplicité de son plan. Sous ses yeux, une flèches culbuta et s’écrasa au sol dans une gerbe d’étincelles et un nuage de fumée. Marit désespéra. Son seigneur n’aurait jamais permis une chose pareille. Il ne pouvait pas être présent. Où, s’il l’était, il devait être mort. Tout son peuple devait être mort. — Regardez ! s’écria soudain Vasu. La Dernière Porte est encore ouverte ! Nous la tenons toujours ! Marit s’arracha à la contemplation de la ville en flammes, et s’efforça de regarder sous elle, à travers les ténèbres et la fumée. Les dragons virèrent sur l’aile et se mirent à descendre en décrivant de larges spirales. Au sol, les Patryns levèrent la tête vers eux. Marit était trop loin pour voir leurs visages, mais à leurs réactions, elle devina ce qu’ils pensaient. L’arrivée d’une vaste armée de bêtes ailées ne pouvait signifier qu’une chose – la défaite. Le coup de grâce. Comprenant leur frayeur, Vasu se mit à psalmodier ; sa voix – il chantait les runes sartanes – portait clairement à travers la fumée et la nuit éclairée par les flammes. Marit ne comprenait pas ses paroles ; elle avait l’impression qu’elles n’étaient pas faites pour être comprises. Mais elles lui redonnèrent du courage. L’affreuse terreur qui avait failli l’étrangler dans ses griffes se relâcha et perdit un peu de sa force. Au sol, les Patryns regardaient, émerveillés. Ils reprirent en écho le chant de Vasu, criant des encouragements et entonnant des chants guerriers. Les dragons rasèrent le sol, permettant à leurs passagers de sauter à terre. Puis ils reprirent de l’altitude, certains décrivant de grands cercles pour surveiller les parages, d’autres repartant à la recherche des ennemis, ou retournant à l’intérieur du Labyrinthe pour ramener des Patryns sur le champ de bataille. Entre le Labyrinthe et le Nexus se dresse un mur couvert de runes sartanes – runes assez puissantes pour tuer tout ce qui les touche. Ce mur immense s’étendait d’une montagne à l’autre en un gigantesque demi-cercle irrégulier. Des plaines stériles s’étendent de chaque côté du mur. La cité du Nexus offrait la vie d’un côté ; les sombres forêts du Labyrinthe offraient la mort de l’autre. Les prisonniers du Labyrinthe qui arrivaient en vue de la Dernière Porte affrontaient leur plus terrible épreuve en tentant de l’atteindre. Ces plaines étaient un no man’s land, sans aucun couvert végétal, donnant à l’ennemi une vue dégagée sur quiconque essayait de les traverser. C’était la dernière chance du Labyrinthe de retenir ses victimes. Ici, dans cette plaine, Marit avait failli mourir. Ici son seigneur l’avait sauvée. Survolant le sol défoncé par la magie et la bataille, Marit scrutait la foule des Patryns épuisés, ensanglantés, cherchant Xar. Il devait être là. C’était forcé ! Le mur était encore debout, la Porte tenait. Seul son seigneur était capable d’une magie aussi puissante. Mais s’il se trouvait dans la foule, elle ne le vit pas. Le dragon se posa ; les Patryns reculèrent, lui lançant des regards sombres et soupçonneux. Le dragon qui transportait Vasu se posa également, et ils restèrent tous les deux, tandis que les autres reprenaient leur vol et repartaient accomplir leur mission. Les hurlements des loups résonnaient dans les forêts, ponctués des cliquetis débilitants que font les chaodyns avant l’attaque. De nombreux dragons rouges traversaient la fumée, leurs écailles reflétant les flammes de la cité en feu, mais ils n’attaquèrent pas. À sa grande surprise, Marit ne vit aucune trace des reptiles. Mais elle savait qu’ils étaient proches ; les sigles de sa peau brillaient avec presque autant d’éclat que le feu. Les Patryns d’Abri se rassemblèrent, attendant en silence les ordres de leur chef. Vasu était allé se présenter aux Patryns gardant la Porte. Marit l’accompagnait, cherchant toujours son seigneur. Ils passèrent devant Alfred, qui contemplait tristement le mur en se tordant les mains. — C’est nous qui avons bâti cette monstrueuse prison, se lamentait-il à voix basse en branlant du chef. Nous avons beaucoup de comptes à rendre. — Mais pas maintenant ! le tança Marit. Je ne veux pas avoir à expliquer à mon peuple ce qu’un Sartan vient faire ici. D’ailleurs, je n’aurais guère le temps de donner des explications avant qu’ils te mettent en pièces. Toi et Hugh, ne vous montrez pas, dans la mesure du possible. — Je comprends, dit Alfred, penaud. — Hugh, surveille-le, ordonna Marit. Et dans l’intérêt de ta propre peau, garde le contrôle de ta Lame Maudite ! Hugh hocha la tête en silence. Il observait son entourage, sans rien révéler de ses pensées. Il posa la main sur la Lame Maudite, comme pour la contenir. Vasu traversa à grands pas la plaine calcinée et dévastée, suivi de son peuple silencieux, qui lui manifestait son soutien et son respect. Une femme se détacha du groupe des Patryns qui gardaient la Porte, et s’avança à sa rencontre. Le cœur de Marit bondit dans sa poitrine. Elle la connaissait ! Elles avaient été voisines dans le Nexus. Marit fut tentée de se précipiter vers elle, pour lui demander où était Xar, où il avait emporté Haplo. Mais elle se domina. S’adresser à cette femme avant Vasu aurait constitué un grave manquement à l’étiquette. La femme l’aurait rembarrée, à juste titre, n’aurait pas répondu à ses questions. Maîtrisant son impatience, Marit suivit Vasu d’aussi près que possible. Elle jeta un coup d’œil en arrière, craignant une indiscrétion d’Alfred. Il restait un peu en dehors de la foule, Hugh ne le quittant pas d’une semelle. Près d’eux, le gentilhomme vêtu de noir. Le dragon bleu-vert de Pryan avait disparu. — Je suis le Chef Vasu du village d’Abri, dit Vasu, portant la main à ses runes-cœur. C’est un village à plusieurs portes d’ici. Et voilà mon peuple. — Vous êtes les bienvenus, toi et ton peuple, Chef Vasu, même si vous ne venez ici que pour mourir, dit la femme. — Alors, nous mourrons en bonne compagnie ; dit courtoisement Vasu. — Je suis Usha, dit la femme, touchant ses runes-cœur. Notre chef est mort. Beaucoup d’autres sont morts, ajouta-t-elle sombrement, regardant vers la Porte. Le peuple a fait appel à moi pour le guider. Usha avait bien des portes, comme on dit. Ses cheveux étaient rayés de gris, sa peau ridée, mais elle était solide, en bien meilleure condition physique que Vasu. En fait, elle le regarda en fronçant les sourcils, l’air dubitatif. — Quelles sont ces bêtes que vous nous avez amenées ? demanda-t-elle, levant les yeux vers le ciel où tournaient les dragons de Pryan. Je n’en ai jamais vu de semblables dans le Labyrinthe. — Alors, c’est que tu n’es jamais venue dans notre partie du Labyrinthe, Usha, dit Vasu. Elle fronça les sourcils, comprenant qu’il éludait. Marit s’était demandé comment Vasu allait expliquer la présence des dragons de Pryan. Un Patryn ne pouvait pas mentir ostensiblement à un autre, mais certaines vérités pouvaient être dissimulées. Car il faudrait beaucoup de temps pour expliquer la présence des dragons de Pryan, en admettant même que ce fût possible. — Tu dis que ces créatures viennent de la partie du Labyrinthe que tu habites, Chef Vasu ? — Ils en viennent maintenant, répondit gravement Vasu. Ne t’inquiète pas à leur sujet, Usha. Ils sont sous notre contrôle. Ils ont une puissance immense et nous aideront dans notre combat. En fait, ils pourraient très bien nous sauver. Usha croisa les bras. Elle ne semblait pas convaincue, mais discuter davantage aurait contesté l’autorité de Vasu, et aurait même pu s’interpréter comme un défi à son droit de gouverner. Et comme plusieurs centaines de Patryns, à l’évidence loyaux envers lui, le soutenaient, un tel défi en ce temps d’épreuve aurait été insensé. Son visage se détendit. — Je le répète, tu es le bienvenu, Chef Vasu. Toi et ton peuple… Elle hésita, puis ajouta avec un sourire réticent : — … et ceux que tu nommes dragons. Quant à nous sauver… Son sourire disparut, elle soupira en regardant vers le Nexus. — Je ne crois pas qu’il y ait grand espoir. — Quelle est votre situation ? demanda Vasu. Les deux chefs se retirèrent un peu à l’écart pour discuter. À ce stade, les deux tribus étaient libres de se mêler. Les Patryns d’Abri s’avancèrent. Ils avaient apporté des armes, des vivres, de l’eau et d’autres fournitures. Ils offrirent leurs forces guérisseuses à ceux qui en auraient besoin. De nouveau, Marit regarda vers Alfred, soucieuse. Heureusement, il restait discrètement à l’écart. Elle remarqua que Hugh le tenait fermement par le bras. Le gentilhomme en noir avait disparu. Tranquillisée sur Alfred, elle se rapprocha d’Usha et Vasu, curieuse de ce qu’ils diraient. — … reptiles nous ont attaqués à l’aube, disait Usha. Ils étaient innombrables. Ils ont d’abord frappé la cité du Nexus. Ils avaient l’intention de nous y piéger, de nous détruire, et, cela fait, de sceller la Dernière Porte. Ils n’ont pas fait mystère de leurs desseins, mais nous les ont exposés en riant. Comment ils enfermeraient notre peuple dans le Labyrinthe, comment le mal grandirait… Usha frissonna. — Leurs menaces étaient terribles. — Ils désirent votre peur, dit Vasu. Votre peur les nourrit, les fortifie. Que s’est-il passé, après ? — Nous les avons combattus. Ce fut un combat sans espoir. Nos armes magiques sont sans force contre un ennemi si puissant. Ils se sont jetés sur les murailles de la cité, ont rompu les runes, sont entrés. Usha regarda vers la cité en flammes. — Ils auraient pu nous anéantir jusqu’au dernier. Mais ils ne l’ont pas fait. Ils nous ont laissés vivre. D’abord, nous n’avons pas compris pourquoi. Pourquoi ne pas nous tuer tous alors qu’ils le pouvaient ? — Ils voulaient vous refouler dans le Labyrinthe, supputa Vasu. Usha hocha sombrement la tête. — Nous avons fui la cité. Les reptiles nous ont poussés dans cette direction, tuant quiconque cherchait à leur échapper. Nous étions pris entre la terreur du Labyrinthe et la terreur des reptiles. Certains étaient presque fous de peur. Les reptiles riaient, nous poussant toujours vers la Porte. Ils choisissaient leurs victimes au hasard, accroissant la terreur et le chaos. « Nous avons repassé la Porte. Quel choix avions-nous ? La plupart en ont trouvé le courage. Les autres…» Elle soupira, baissa la tête, battit rapidement des paupières, déglutit avec effort. — Nous les avons entendus hurler longtemps. Vasu ne répondit pas immédiatement, la gorge serrée de colère et de pitié. Marit ne put se contenir plus longtemps. — Usha, dit-elle d’un ton désespéré, et le Seigneur Xar ? Il est ici, non ? — Il était ici, répondit Usha. — Où est-il allé ? Est-ce que… est-ce qu’il y avait quelqu’un avec lui ? Marit rougit, se troubla. Usha la considéra, l’air sombre. — Je ne sais pas où il est allé, et je ne m’en soucie pas. Il nous a abandonnés ! Abandonnés à la mort ! Elle cracha par terre. — Voilà pour le Seigneur Xar ! — Non, murmura Marit. Ce n’est pas possible. — Y avait-il quelqu’un avec lui ? Je ne sais pas, dit Usha, les lèvres retroussées en un rictus. Le Seigneur Xar est venu dans une nef, une nef qui volait en l’air. Et elle était couverte de ces signes, ajouta-t-elle, avec un regard méprisant sur le mur et la Porte. Les runes de nos ennemis ! — Des runes sartanes ? dit Marit, comprenant soudain. Alors, ce n’est pas le Seigneur Xar que tu as vu ! Ce devait être une hallucination provoquée par les reptiles ! Il ne voyagerait jamais dans une nef couvertes de runes sartanes. Cela prouve que ce ne pouvait pas être Xar ! — Au contraire, dit une voix. Cela prouve que c’était bien le Seigneur Xar, j’en ai peur. Marit se retourna avec colère pour affronter ce nouvel accusateur. Elle fut quelque peu démontée en voyant le gentilhomme en noir. Il la considérait, l’air profondément affligé. — Le Seigneur Xar a quitté Pryan sur une nef toute pareille. Conçue et fabriquée par les Sartans – en forme de dragon, avec des ailes pour voiles ? Le gentilhomme regarda Usha, l’air interrogateur. Elle confirma sa description d’un brusque hochement de tête. — Ce n’est pas possible ! s’écria Marit avec colère. Mon seigneur ne s’en irait jamais en abandonnant son peuple ! Pas après avoir vu ce qui se passe ici ! Pas après avoir été témoin de la trahison des reptiles ! A-t-il dit quelque chose ? — Il a dit qu’il reviendrait ! dit sèchement Usha. Et que notre mort serait vengée ! Ses yeux flamboyaient ; elle regarda Marit, l’air méfiant. — Voilà peut-être qui explique tout, Usha, dit Vasu, repoussant les cheveux de Marit et découvrant les runes ensanglantées de son front. Usha le regarda ; son expression s’adoucit. — Je vois, dit-elle. Je te plains. Se détournant de Marit, elle reprit sa discussion avec Vasu. — À ma suggestion, notre peuple – maintenant de nouveau prisonnier du Labyrinthe – a concentré sa magie sur la défense de la Dernière Porte. Nous nous efforçons de la garder ouverte. Si elle se ferme… Elle secoua sombrement la tête. — Ce sera la fin pour nous tous, termina Vasu. — Les runes de mort des Sartans sur le mur – qui ont été si longtemps une malédiction – se sont transformés en bénédiction. Les reptiles ont découvert – après nous avoir refoulés ici – qu’ils ne pouvaient pas franchir la Dernière Porte, ni même s’en approcher. Ils ont attaqué le mur, mais ils n’ont pas pu détruire la magie des runes. Chaque fois qu’ils touchaient les runes, des éclairs bleus crépitaient autour d’eux. Ils rugissaient de douleur et reculaient. Cela ne les tue pas, mais semble les affaiblir. « Voyant cela, nous avons projeté le même feu bleu de l’autre côté de la Dernière Porte. Nous ne pouvons pas sortir, mais les reptiles ne peuvent pas fermer la Dernière Porte. Frustrés, les reptiles ont rôdé un certain temps devant le mur. Puis, soudain, ils ont mystérieusement disparu. » « Et maintenant, nos éclaireurs nous avertissent que d’autres ennemis – toutes les créatures du Labyrinthe – se massent dans la forêt derrière nous. Ils sont des milliers. » — Ils vont donc attaquer dans les deux directions, dit Vasu. Nous acculer au mur. — Nous écraser, dit Usha. — Peut-être pas, dit Vasu. Et si nous… Ils continuèrent à discuter stratégie, défense. Marit cessa de les écouter, s’éloigna. Quelle importance ? Elle était tellement sûre que Xar, tellement certaine… — Que se passe-t-il ? demanda Alfred, soucieux. Il avait attendu qu’elle fût seule pour lui parler. — Que se passe-t-il ? Où est le Seigneur Xar ? Marit ne répondit pas. Le gentilhomme en noir répondit à sa place. — Le Seigneur Xar est allé sur Abarrach, comme il l’avait dit. — Et Haplo est avec lui ? demanda Alfred d’une voix tremblante. — Oui, Haplo est avec lui, répondit doucement le gentilhomme. — Mon seigneur a emmené Haplo sur Abarrach pour le guérir ! dit Marit, les yeux flamboyants, les défiant du regard. Alfred garda le silence un moment, puis il dit doucement : — Ma voie est toute tracée. J’irai sur Abarrach. Peut-être que je pourrai… faire quelque chose, termina-t-il penaud, en regardant Marit. Marit ne savait que trop bien ce qu’il pensait. Elle aussi, elle voyait les morts vivants d’Abarrach. Les cadavres transformés en esclaves sans âme. Elle se rappelait les tourments vus dans ces yeux qui ne voyaient pas, les âmes piégées regardant hors de leur prison de chair pourrissante… Elle voyait Haplo… Une obscurité jaunâtre l’aveuglait. Elle ne pouvait plus respirer. Des bras se tendirent pour la soutenir. Elle s’y abandonna tant que dura son malaise. Quand il commença à s’estomper, elle repoussa Alfred. — Laisse-moi. Ça va bien maintenant, dit-elle, honteuse de sa faiblesse. Et si tu vas sur Abarrach, moi aussi. Elle se tourna vers le gentilhomme. — Comment nous y rendre ? Nous n’avons pas de nef. — Vous en trouverez une près de la résidence du Seigneur Xar. Ou plutôt près de son ancienne résidence. Les reptiles l’ont incendiée. — Et ils ont laissé la nef intacte ? dit Marit, soupçonneuse. Ça n’a pas de sens. — Ça a peut-être un sens – pour eux, répondit le gentilhomme. Si votre décision est prise, il faut partir rapidement, avant le retour des reptiles. S’ils découvrent le Serpent Mage et le surprennent à découvert, ils n’hésiteront pas à l’attaquer. — Où sont les serpents-dragons ? demanda nerveusement Alfred. — Ils marchent à la tête des ennemis des Patryns. Les armées du Labyrinthe se massent pour l’assaut final. — Nous ne restons pas nombreux pour les combattre, dit Marit, hésitante, considérant les siens et songeant aux ennemis innombrables. — Les renforts sont en route, dit le gentilhomme avec un sourire rassurant. Et nos cousins les reptiles ne s’attendront pas à nous voir ici. Nous serons pour eux une mauvaise surprise. À nous tous, nous pourrons les tenir en échec très longtemps. Aussi longtemps qu’il le faudra, ajouta-t-il, avec un regard entendu à Alfred. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Alfred. Le gentilhomme posa la main sur le poignet d’Alfred et fixa sur lui un regard d’une surprenante intensité. Les yeux du dragon étaient bleu-vert comme le ciel de Pryan, comme l’eau destructrice de magie de Chelestra. — N’oublie pas, Coren. La lumière de l’espoir brille maintenant dans le Labyrinthe. Et elle continuera à briller, bien que la Porte soit fermée. — Tu tentes de me dire quelque chose, n’est-ce pas ? Par devinettes et charades ! Je n’y suis pas très fort, dit Alfred, le front couvert de sueur. Pourquoi ne dis-tu pas clairement ce que je dois faire ? — Si peu de gens suivent les instructions, de nos jours, dit le gentilhomme d’un air sombre. Même les plus simples. Le gentilhomme tapota la main d’Alfred. — Quand même, nous faisons ce que nous pouvons avec ce que nous avons. Fais confiance à ton instinct. — En général, mon instinct me commande de m’évanouir ! protesta Alfred. Tu attends de moi des actions audacieuses et héroïques. Mais ce n’est pas mon genre. Je vais sur Abarrach seulement pour secourir un ami. — Bien sûr, soupira le gentilhomme, et il se détourna. Marit entendit son soupir résonner en elle, ce qui lui rappela l’écho des âmes prisonnières des morts vivants d’Abarrach. CHAPITRE 8 NECROPOLIS ABARRACH Abarrach – monde du feu, monde de la pierre, monde des morts et des mourants. Dans les cachots de Nécropolis, cité morte d’un monde mort, Haplo était mourant. Il gisait sur une couche de pierre, avec une pierre pour oreiller. Ce n’était pas confortable, mais Haplo était au-delà du besoin de confort. Il avait terriblement souffert, mais maintenant, le pire était passé. Il ne ressentait plus rien, sauf la brûlure de chaque inspiration oppressée, chacune plus pénible que la précédente. Il avait un peu peur de ce dernier souffle – souffle spasmodique qui ne soutiendrait plus sa vie, étouffement, râle. Il l’imaginait, il craignait qu’il ne fût semblable à ce moment où il avait cru se noyer sur Chelestra. Alors, il avait aspiré de l’eau dans ses poumons, et cette eau lui avait donné la vie. Aujourd’hui, il n’aspirerait rien du tout. Il lutterait pour repousser les ténèbres, combat terrifiant, mais miséricordieusement bref. Et son seigneur était près de lui. Haplo n’était pas seul. — Ce n’est pas facile pour moi, mon fils, dit Xar d’une voix oppressée. Il n’était ni sarcastique ni ironique. Il était sincèrement affligé. Assis près du lit de pierre, les épaules affaissées, il baissait la tête. Il paraissait beaucoup plus vieux que le nombre infini de ses ans. Ses yeux, qui regardaient mourir Haplo, brillaient de larmes contenues. Xar aurait pu tuer Haplo, mais il ne le fit pas. Xar aurait pu sauver Haplo, mais il ne le fit pas non plus. — Tu dois mourir, mon fils, dit Xar. Je n’ose pas te laisser vivre. Je ne peux pas te faire confiance. Tu as plus de valeur pour moi mort que vivant. Et c’est pourquoi je dois te laisser mourir. Mais je ne peux pas te tuer. Je t’ai donné la vie. Et je suppose que cela me donne le droit de te la reprendre. Mais je ne peux pas. Tu étais l’un des meilleurs. Et je t’aimais, je t’aime toujours. Je te sauverais si seulement… si seulement… Xar ne termina pas. Haplo ne dit rien, ne discuta pas, ne supplia pas pour sa vie. Il savait la souffrance que cela causait à son seigneur, et il savait que s’il y avait eu une autre solution, Xar l’aurait épargné. Haplo savait qu’il n’y avait pas d’autre solution. Xar avait raison. Le Seigneur du Nexus ne pouvait plus faire confiance à son « fils ». Haplo le combattrait, et continuerait à le combattre jusqu’à ce que, comme en ce moment, il n’ait plus aucune force. Xar aurait été fou de rendre ses forces à Haplo. Haplo mort, son cadavre – pauvre coquille sans esprit et sans âme – serait aux ordres de Xar. Haplo – vivant, pensant – ne lui obéirait pas. — Il n’y a pas d’autre solution, dit Xar, ses pensées faisant écho à celles d’Haplo, comme cela était arrivé si souvent. Je dois te laisser mourir. Tu le comprends, mon fils. Je te connais. Tu me serviras dans la mort comme tu m’as servi dans la vie. Mais mieux. Mais mieux. Le Seigneur du Nexus soupira. — Mais ce n’est quand même pas facile pour moi. Tu le comprends, n’est-ce pas, mon fils ? — Oui, murmura Haplo. Je comprends. Et ainsi ils demeurèrent dans les ténèbres des cachots. Tout était silencieux ; trop silencieux. Xar avait ordonné à tous les autres Patryns de se retirer. Les seuls sons étaient les inspirations rauques du mourant, les rares questions de Xar, les réponses murmurées d’Haplo. — Ça t’ennuie de parler ? demanda Xar. Si cela te fait souffrir, je n’insisterai pas. — Non, Seigneur. Je ne ressens aucune souffrance. Plus maintenait. — Une gorgée d’eau pour t’humecter la gorge ? — Oui, Seigneur. Merci. La main de Xar était fraîche. Elle rabattit en arrière ses cheveux collés de sueur, dégageant son front fiévreux. Il souleva la tête d’Haplo, approcha un gobelet de ses lèvres. Doucement, il reposa sa tête sur l’oreiller de pierre. — Cette cité dans laquelle je t’ai trouvé. Abri. Une cité dans le Labyrinthe. Je n’ai jamais connu son existence. Ce qui n’a rien d’étonnant, vu qu’elle se trouve au centre même du Labyrinthe. Abri existe depuis longtemps, très longtemps, je suppose, à en juger sur son étendue. Haplo hocha la tête. Il était très fatigué, mais c’était réconfortant d’entendre la voix de son seigneur. Haplo se souvenait vaguement d’avoir été un enfant juché sur les épaules de son père, ses petits bras refermés sur les épaules musclées, sa petite tête appuyée contre son cou. Il entendait la voix de son père, et il la sentait en même temps, il la sentait résonner dans sa poitrine. Il entendait la voix de son seigneur, et il la sentait en même temps – curieuse sensation, qui semblait lui parvenir à travers la dure et froide couche de pierre. — Nous ne sommes pas un peuple de bâtisseurs, poursuivit Xar. — Les Sartans, murmura Haplo. — Oui, c’est ce que j’ai pensé. Les Sartans qui, voilà très longtemps, ont défié Samah et le Conseil des Sept. En châtiment de ce défi, ils ont été jetés dans le Labyrinthe avec leurs ennemis. Et nous ne nous sommes pas retournés contre eux, nous ne les avons pas tués. Je trouve cela étrange. — Pas si étrange que ça, dit Haplo, pensant à Alfred. Pas lorsqu’il faut lutter pour exister dans un pays terrible résolu à vous détruire. Lui et Alfred n’avaient survécu qu’en s’aidant l’un l’autre. Maintenant, Alfred était dans le Labyrinthe, à Abri, aidant peut-être le peuple d’Haplo à survivre. — Ce Vasu, le chef d’Abri, c’est un Sartan, n’est-ce pas ? poursuivit Xar. Du moins en partie. Oui, c’est bien ce que je pensais. Je ne l’ai pas rencontré, mais je l’ai vu mentalement. Très puissant, très capable. Un bon chef. Mais ambitieux, certainement. Surtout maintenant qu’il sait que le monde ne se limite pas aux murailles d’Abri. Il en voudra sa part, je le crains. Et peut-être la totalité. Selon sa nature de Sartan. Je ne peux pas le permettre. Il doit être éliminé. Et il y en a sans doute d’autres comme lui. Tous ceux des nôtres dont le sang a été vicié par celui des Sartans. J’ai peur qu’il ne cherche à renverser mon pouvoir. J’ai peur… Tu te trompes, Seigneur, pensa Haplo. Vasu ne s’intéresse qu’à son peuple, pas au pouvoir. Il n’a pas peur. Il est ce que tu étais autrefois, Seigneur. Il deviendra ce que tu es – effrayé. Tu te débarrasseras de Vasu parce que tu as peur de lui. Fuis tu élimineras tous les Patryns qui ont des ancêtres sartans. Puis tu élimineras les Patryns qui étaient les amis de ceux qui ont été éliminés. Et à la fin, il ne restera plus que toi – la personne que tu crains le plus. — La fin est le commencement, murmura Haplo. — Quoi ? dit Xar, se penchant, tendu, concentré. Qu’as-tu dit, mon fils ? Haplo ne se rappelait pas. Il était sur Chelestra, le monde de l’eau ; il dérivait dans la mer, sombrant lentement sous les vagues, comme il l’avait fait autrefois. Sauf que maintenant il n’avait plus peur. Il ressentait quelque tristesse, quelque regret. De laisser la situation incertaine, sa tâche inachevée. Mais d’autres restaient après lui pour continuer ce qu’il n’avait pas pu terminer. Alfred, gauche, gaffeur… dragon vert et or. Marit, forte, bien-aimée. Il la connaissait. Il avait vu son visage… les visages de ses enfants… dans le Labyrinthe. Et tous… dérivaient dans les vagues. La vague le soutenait, le berçait. Mais il la vit telle qu’il l’avait vue autrefois – raz-de-marée qui se dressait comme un mur, pour s’abattre d’un coup et engloutir le monde, le désintégrer. Samah. Et puis, le reflux. Débris, épaves flottant sur l’eau. Les survivants accrochés à des bouts de planches jusqu’à ce qu’ils abordent à des rivages étrangers. Ils y prospéraient pour un temps. Mais la vague, l’onde doit se corriger. Lentement, lentement, l’onde se reformait, dans la direction opposée. Montagne d’eau qui menaçait de s’écrouler et d’engloutir le monde. Xar. Haplo se débattit, brièvement. C’était dur-dur de partir. Surtout maintenant qu’il commençait enfin à comprendre… Le commencement. Xar lui parlait, le cajolait. Quelque chose au sujet de la Septième Porte. Une comptine. La fin est le commencement. Un gémissement étouffé partit de sous la couche de pierre, plus fort que la voix de Xar. Une langue humide lui lécha la main. Il sourit, caressa les oreilles soyeuses du chien. — C’est notre dernier voyage ensemble, mon vieux, dit-il. Mais il n’y aura pas de saucisses. La souffrance était revenue. Intense. Très intense. Une main prit la sienne. Une main vieille et noueuse, forte et réconfortante. — Détends-toi, mon fils, dit Xar. Repose en paix. Renonce au combat. Lâche tout… Il souffrait le martyre. — Lâche tout… Fermant les yeux, Haplo rendit son dernier soupir et sombra sous les vagues. CHAPITRE 9 NECROPOLIS LE LABYRINTHE Xar referma la main sur le poignet d’Haplo et continua à le tenir même quand il ne sentit plus battre le pouls. Muet, il fixait les ténèbres, sans rien voir. Puis, le temps passant et la chair refroidissant entre ses doigts, Xar se vit lui-même. Vieillard, seul avec son mort. Vieillard, assis dans un cachot, loin sous la surface d’un monde qui était sa propre tombe. Vieillard qui, épaules affaissées, baissant la tête, pleurait sa perte. Haplo. Plus cher à son cœur qu’aucun fils qu’il eût jamais engendré. Mais il ne pleurait pas qu’Haplo. Fermant les yeux pour ne plus voir ces amères ténèbres, Xar vit d’autres ténèbres, les terribles ténèbres qui s’étaient abattues sur la Dernière Porte. Il vit les visages de son peuple, levés vers lui avec espoir. Il vit que l’espoir s’était transformé en incrédulité, puis en peur chez certains, en colère chez d’autres, avant que sa nef ne lui fît franchir les Portes de la Mort. Il se rappela la fois, les innombrables fois, où il était sorti du Labyrinthe, las, blessé, mais triomphant. Les siens, sombres et taciturnes, ne disaient pas grand-chose, mais leur silence même était éloquent. Il voyait dans leurs yeux le respect, l’amour, l’admiration… Xar regarda dans les yeux d’Haplo – grands ouverts et fixes – et ne vit que le vide. Xar lâcha le poignet d’Haplo. Le seigneur regarda autour de lui avec désespoir. — Comment en suis-je arrivé là ? se demanda-t-il. Comment, d’où je suis parti, en suis-je arrivé là ? Et il crut entendre, dans les ténèbres, un rire sifflant. Furieux, Xar se leva d’un bond. — Qui est là ? cria-t-il. Pas de réponse, mais le bruit cessa. Pourtant, son moment de doute était passé. Ce rire sifflant avait comblé le vide par la rage. — Actuellement, j’ai déçu les attentes de mon peuple, marmonna Xar. Lentement et résolument, il se retourna vers le cadavre. — Mais quand je les retrouverai dans la victoire, venant à eux par la Septième Porte, leur apportant un monde unique à conquérir, à gouverner, alors ils me révéreront comme jamais ! « La Septième Porte », murmura Xar, allongeant doucement, tendrement, les jambes du cadavre, croisant les bras flacides sur la poitrine. En dernier, il ferma les yeux vides et fixes. — La Septième Porte, mon fils. Quand tu étais vivant, tu voulais m’y emmener. Maintenant, tu en auras l’occasion. Et je t’en serai reconnaissant, mon fils. Fais cela pour moi, et je t’accorderai le repos. Maintenant, la chair était fraîche sous ses doigts. Le rune-cœur – avec son horrible blessure béante – était sous sa main. Il ne lui restait qu’à refermer le sigle, puis à faire agir la magie de la nécromancie sur le cadavre d’Haplo, sur toutes les runes tatouées sur son corps. Xar posa les doigts sur les runes-cœur, les mots de fermeture sur les lèvres. Brusquement, il retira sa main, tachée de sang. Sa main, qui avait toujours été ferme dans les combats, se mit à trembler. De nouveau, un bruit à l’extérieur du cachot. Ce n’était pas un sifflement, mais un pas traînant. Xar se retourna, scrutant les ténèbres. — Je sais que tu es là. Je t’entends. Est-ce que tu m’espionnes ? Que veux-tu ? Pour toute réponse, une silhouette s’avança dans la cellule. C’était un lazar, l’un des effroyables morts vivants d’Abarrach. Xar lorgna le cadavre avec suspicion, pensant que c’était peut-être Kleitus. Ancien Dynaste d’Abarrach, assassiné par son propre peuple et devenu lazar, Kleitus aurait été heureux de rendre la politesse en assassinant Xar. Le lazar avait déjà essayé et échoué, mais il était toujours à l’affût d’une autre occasion. Pourtant, ce lazar n’était pas Kleitus. Xar soupira involontairement. Il n’avait pas peur de Kleitus, mais le Seigneur du Nexus avait des affaires plus pressantes pour l’heure. Il n’avait pas envie de gaspiller ses forces magiques à combattre un mort. — Qui es-tu ? Que veux-tu ? demanda Xar avec humeur. Il crut reconnaître le lazar, mais il n’en était pas certain. Tous les Sartans morts se ressemblaient aux yeux du Patryn. — Mon nom est Jonathon, dit le lazar. — … Jonathon… revint l’écho qui était l’âme prisonnière cherchant sans cesse à se libérer du corps. — Je ne viens pas pour toi, mais pour lui. — … pour lui… Les yeux étranges du lazar, qui étaient parfois les yeux vides d’un mort, et parfois les yeux douloureux de celui qui vit dans les tourments, se fixèrent sur Haplo. — Les morts nous appellent. Nous entendons leurs voix… — … leurs voix… murmura tristement l’écho. — Eh bien, voilà un appel que tu peux négliger, dit sèchement Xar. Tu peux t’en aller. J’ai moi-même besoin de ce corps. — Peut-être pourrais-je te prêter assistance, proposa le lazar. — … assistance… Xar s’apprêta à rembarrer le lazar, puis il se rappela que, la dernière fois qu’il avait voulu utiliser la nécromancie pour ressusciter Samah, le sort avait échoué. Rendre la vie à Haplo était trop important pour qu’il prenne un risque. Le seigneur considéra le lazar avec méfiance, doutant de ses motifs. Il ne vit qu’un être tourmenté, comme tous les lazars d’Abarrach. Ces goules n’avaient, à sa connaissance, qu’une seule ambition : transformer d’autres êtres en horribles copies d’elles-mêmes. — Très bien, dit Xar, tournant le dos au lazar. Tu peux rester. Mais n’interfère pas, à moins que tu me voies me tromper. Et il ne se tromperait pas. Le seigneur était confiant. Cette fois, le sort agirait. Le seigneur se mit résolument au travail. Rapidement maintenant, ignorant le sang qu’il avait sur les mains, il referma les runes-cœur d’Haplo. Puis, concentré sur le sort, il commença à retracer les autres sigles en murmurant les runes. Le lazar se tenait devant la porte, immobile et silencieux. Bientôt, absorbé par sa magie, Xar oublia le mort vivant. Il travaillait avec application, prenant son temps. Des heures passèrent. Et soudain, une étrange lueur bleue commença à se répandre sur le mort. Elle commença aux runes-cœur, puis s’étendit lentement, se propageant de sigle en sigle, dont chacun prenait une vie artificielle. Le seigneur prit une inspiration tremblante. Il frémissait d’impatience, d’ivresse. Le sort agissait ! Il agissait ! Bientôt, le cadavre se relèverait, bientôt, il le conduirait à la Septième Porte. Il perdit tout sentiment, toute pitié, toute affliction. L’homme qu’il avait aimé comme un fils était mort. Il ne connaissait plus son cadavre. C’était devenu un objet. Un moyen pour arriver à ses fins. Un outil. Une clé pour ouvrir la porte à ses ambitions. Quand le dernier sigle s’enflamma, Xar était si excité que, pendant un instant, il dut faire un effort pour se rappeler le nom du cadavre – essentiel à la conclusion de l’opération magique. — Haplo, dit doucement le lazar. — … Haplo… soupira l’écho. Le nom semblait murmuré par les ténèbres. Xar ne remarqua pas qui l’avait prononcé, non plus que le bruit confus derrière la couche de pierre où gisait Haplo. — Haplo ! dit Xar. Bien sûr. Je dois être plus fatigué que je ne le croyais. Quand tout cela sera terminé, je me reposerai. J’aurai besoin de toutes mes forces pour travailler la magie de la Septième Porte. Le Seigneur du Nexus fit une pause, repassant mentalement ses opérations une dernière fois. Tout était parfait, sans une seule erreur, comme en témoignait la lueur bleue des runes sur le cadavre. Xar leva les mains. — Tu me serviras dans la mort, Haplo, comme tu m’as servi dans la vie. Lève-toi. Marche. Reviens dans le monde des vivants. Le cadavre ne bougea pas. Xar fronça les sourcils, étudia intensément les runes. Pas de changement. Absolument aucun. Les sigles continuaient à luire ; le cadavre restait allongé sur la pierre. Xar réitéra son ordre, une nuance de sévérité dans la voix. Il lui semblait impossible que, même maintenant, Haplo continuât à le défier. — Tu me serviras ! répéta Xar. Pas de réaction. Pas de changement. Sauf, peut-être, que la lueur bleue commençait à pâlir. Xar répéta hâtivement les structures runiques essentielles, et la lueur bleue s’aviva. Mais le cadavre ne bougeait toujours pas. Frustré, le Seigneur du Nexus se tourna vers le lazar, qui attendait patiemment à la porte. — Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Xar. Non, ne te lance pas dans de longues explications, ajouta-t-il avec irritation quand le lazar ouvrit la bouche pour parler. Corrige mes erreurs, c’est tout. Il montra le cadavre de la main. — Je ne peux pas, Seigneur, dit le lazar. — Quoi ? Pourquoi ? dit Xar, d’abord atterré, puis furieux. Qu’est-ce encore que cette ruse ? Je vais te précipiter dans l’oubli… — Ce n’est pas une ruse, dit Jonathon. Ce cadavre ne peut pas être ressuscité. Il n’a pas d’âme. Xar foudroya le lazar, voulant douter, et pourtant, une vague idée, remontant du fond de son esprit, le poussait douloureusement vers la vérité. Pas d’âme. — Le chien ! dit Xar en un souffle, presque étranglé par la rage et la frustration. Le bruit qu’il avait entendu derrière la couche de pierre. Xar se rua derrière, arriva juste à temps pour voir le bout d’une queue disparaître à l’avant. Le chien fila vers la porte, laissée grande ouverte. Tournant dans le couloir, le chien glissa sur le sol humide, s’affala sur ses pattes postérieures. Xar voulut lui lancer un sort, mais la nécromancie l’avait affaibli. D’un coup de rein, le chien parvint à se remettre sur ses pattes et s’enfuit à toute vitesse. Xar arriva à la porte, pensant dissiper sa colère sur le lazar. Il se rappelait enfin où il avait vu ce Sartan. Ce « Jonathon » était présent à la mort de Samah. Et la magie de Xar avait, là aussi, échoué à ressusciter ce cadavre. Ce lazar le contrecarrait-il à dessein ? Pourquoi ? Et comment ? Mais les questions de Xar restèrent sans réponse. Le lazar avait disparu. Les cachots de Nécropolis sont un dédale de couloirs qui se coupent et se recoupent, s’enfonçant de plus en plus profondément sous la surface du monde de la pierre. Debout sur le seuil de la cellule d’Haplo, Xar scruta un corridor, puis un autre, aussi loin qu’il le put à la lueur tremblotante des torches. Pas un signe, pas un son de quoi que ce soit de vivant – ou de mort. Xar se retourna, foudroya le mort sur sa couche de pierre. Les runes luisaient faiblement, le sort conservant les chairs. Il ne lui restait qu’à attraper cet imbécile de chien… — Cette créature n’ira pas loin, raisonna Xar, quand il fut assez calme pour raisonner. Elle restera dans les cachots, près du corps de son maître. Je lancerai une armée de Patryns à sa poursuite. « Quant au lazar, je lancerai aussi des équipes à sa recherche. Kleitus a dit quelque chose sur ce Jonathon, dit Xar d’un ton pensif. Quelque chose au sujet d’une prophétie. "… vie aux morts… pour lui la Porte s’ouvrira…". Sottises tout cela. Une prophétie suppose une puissance supérieure, une puissance supérieure souveraine, et c’est moi le souverain de ce monde et de tous ceux que je voudrai conquérir. » Xar fit un pas pour partir, afin de distribuer à ses Patryns leurs diverses tâches. Il fit une pause, regarda une dernière fois le cadavre d’Haplo. Puissance souveraine… — Bien sûr que c’est moi, répéta Xar, et il s’en alla. CHAPITRE 10 NECROPOLIS ABARRACH Le chien était en pleine confusion. Il entendait clairement la voix de son maître, mais son maître n’était pas là. Haplo gisait dans une cellule, loin de la cachette actuelle du chien. Le chien savait qu’il était arrivé quelque chose de terrible à Haplo, mais chaque fois qu’il voulait retourner pour l’aider, une voix impérieuse – la voix d’Haplo, toute proche, comme s’il était là – lui ordonnait de ne pas bouger. Mais Haplo n’était pas là. Non ? Des gens – d’autres gens – passaient et repassaient devant le sombre cachot dans un coin duquel le chien s’était blotti. Ces gens cherchaient le chien, sifflant, appelant, cajolant. Le chien n’était pas particulièrement d’humeur à voir des gens, mais il se disait qu’ils pourraient peut-être venir en aide à son maître. Après tout, ils appartenaient au même peuple. Et autrefois, certains étaient même ses amis. Plus maintenant, apparemment. Le malheureux animal gémit un peu, pour montrer qu’il était malheureux, seul et perdu. La voix d’Haplo lui ordonna péremptoirement le silence. Et sans caresse conciliante sur la tête, pour adoucir la sévérité du commandement. Caresse qui disait : « Je sais que tu ne comprends pas, mais tu dois obéir. » La seule – piètre – consolation du chien, c’est qu’il sentait au ton de son maître que lui aussi était malheureux, troublé, et effrayé. Même lui ne semblait pas savoir ce qui se passait. Et si son maître avait peur… Le nez sur les pattes, le chien tremblait dans le noir, le corps aplati contre la pierre humide du sol, se demandant quoi faire. Xar était assis dans sa bibliothèque, le livre de nécromancie des Sartans à portée de sa main, fermé. À quoi bon le lire ? Maintenant, il le connaissait par cœur, il aurait pu le réciter en dormant. Le seigneur prit un os-rune sur son bureau. Perdu dans ses pensées, machinalement, il le tapait rythmiquement contre le plateau en herbe kairn, tapait le petit bout, faisait glisser le grand côté sur le bureau, tapait le petit bout opposé, et ainsi de suite. Taper, glisser. Taper, glisser. Taper, glisser. Il était assis depuis si longtemps qu’il était dans un état proche de la transe. Son corps – à part la main qui maniait l’os-rune – lui semblait engourdi, lourd, incapable de bouger, comme s’il dormait. Pourtant, il avait conscience d’être éveillé. Xar était en pleine confusion. Il ne s’était jamais trouvé devant un obstacle aussi insurmontable. Il ne savait pas quoi faire, vers quoi se tourner, comment agir. D’abord, il avait été furieux, rageur. Puis la colère avait fait place à la frustration. Maintenant, il était… troublé. Le chien pouvait être n’importe où. Une légion de titans aurait pu se cacher dans ce dédale de nids à rats sans que personne ne les rencontre. Alors, un chien ! Et supposons que je trouve le chien ? se demanda Xar, tapant et glissant l’os-rune. Quoi faire ? Le tuer ? Cela forcerait-il l’âme d’Haplo à rentrer dans son corps ? Ou cela tuerait-il l’âme ? Cela ferait-il mourir Haplo comme Samah était mort – sans aucune utilité pour moi ? Et comment trouver la Septième Porte sans lui ? Je dois la trouver, et vite ! Mon peuple se bat, meurt dans le Labyrinthe. Je leur ai promis de revenir… Taper, glisser. Taper, glisser. Taper, glisser. Homme d’action, qui avait combattu et vaincu tous les ennemis qu’il avait affrontés, il en était réduit à rester assis derrière un bureau, sans rien faire. Parce qu’il n’y avait absolument rien qu’il pût faire. Il fit glisser le problème dans son esprit, comme l’os-rune sur la table, l’examinant sous tous ses angles. Rien. Taper, glisser. Rien. Taper, glisser. Rien. Comment, d’où il était parti, en était-il arrivé là ? Échec… il échouerait… — Seigneur ! Xar sursauta, et revint à lui, lâchant l’os-rune qui claqua sur le bureau. — Oui, qu’y a-t-il ? demanda-t-il durement. Il ouvrit vivement le livre, fit semblant de lire. Un Patryn entra dans la bibliothèque, s’immobilisa dans un silence respectueux, attendant que Xar ait terminé sa lecture. Le seigneur s’accorda encore quelques instants pour reprendre ses esprits, puis il leva les yeux. — Quelles nouvelles ? Vous avez retrouvé le chien ? — Non, Seigneur. Comme tu l’as ordonné, je viens te prévenir que les Portes de la Mort se sont ouvertes sur Abarrach. — Quelqu’un est entré, dit Xar, son intérêt en éveil. Il eut la prémonition de ce qu’il allait entendre. Il était pleinement éveillé maintenant, pleinement fonctionnel. — Marit ! — Oui, Seigneur, dit le Patryn avec admiration. — Est-elle seule ? Qui l’accompagne ? — Elle est arrivée dans une nef – une nef à toi, Seigneur. Venant du Nexus. J’ai reconnu les runes. Deux hommes l’accompagnent, dont un mensch. Xar ne s’intéressait pas aux menschs. — L’autre est un Sartan, poursuivit le Patryn. — Ah ! fit Xar, qui croyait bien savoir qui c’était. Un Sartan grand, chauve, à l’air gauche ? — Oui, Seigneur. Xar se frotta les mains. Maintenant, il voyait le plan, qui sortait des ténèbres avec une extraordinaire netteté, comme un objet soudain brillamment illuminé par un éclair pendant la tempête. — Qu’avez-vous fait ? dit Xar, regardant le Patryn en étrécissant les yeux. Est-ce que vous les avez abordés ? — Non, Seigneur. Je suis venu immédiatement te faire mon rapport. Les autres les surveillent. Quand je suis parti, ils étaient toujours dans la nef, en train de discuter. Quels sont tes ordres, Seigneur ? Devons-nous te les amener ? Xar réfléchit encore quelques instants à son plan. Il reprit l’os-rune, le fit glisser dans ses doigts. Tap. Tap. Tap. Tap. Tous les angles couverts. Parfait. — Voici ce que vous allez faire… CHAPITRE 11 PORT DU SALUT ABARRACH La nef patryn, conçue et construite par le Seigneur Xar pour ses voyages à travers les Portes de la Mort, plana au-dessus de la Mer de Feu – rivière de lave en fusion qui serpente à travers tout Abarrach. Les runes du vaisseau le protégeaient de la chaleur ardente qui aurait enflammé toute nef en bois ordinaire. Alfred la posa près d’une jetée s’avançant dans la Mer de Feu, et qui faisait partie d’une ville abandonnée appelée Port du Salut. Debout près d’un hublot, il contemplait la rivière de flammes bouillonnante, se remémorant avec une clarté terrible son dernier séjour sur ce monde redoutable. Il revoyait tout très nettement. Lui et Haplo avaient frôlé la mort en retournant à leur nef, fuyant les lazars meurtriers conduits par Kleitus, l’ancien Dynaste. Les lazars n’avaient qu’un but – tuer tous les vivants, puis, quand ils étaient morts, leur accorder une terrible forme de vie éternelle qu’ils passaient dans les tourments. Une fois en sécurité à bord de la nef, Alfred avait regardé, en état de choc, le jeune noble sartan, Jonathon, s’abandonner, en victime consentante, aux mains ensanglantées de sa propre épouse assassinée. Qu’avait donc vu Jonathon dans cette fameuse Chambre des Damnés, qui l’ait conduit à commettre cet acte tragique ? Et avait-il véritablement vu quelque chose ? se demandait Alfred avec tristesse. Peut-être Jonathon était-il tout simplement devenu fou, l’horreur et l’affliction lui ayant fait perdre la raison. Alfred savait, il comprenait… … La nef bouge sous mes pieds, manquant me déséquilibrer. Je jette un regard en arrière sur Haplo. Le Patryn a les mains sur la pierre-barre. Les sigles brillent d’une intense lueur bleue. La dragonef déploie ses ailes, prête à prendre son envol. Sur la jetée, les morts poussent des clameurs en entrechoquant leurs armes. Les lazars lèvent vers eux leurs terribles visages, se dirigent ensemble vers la nef. Seul à l’écart, Jonathon se relève à l’autre bout de la jetée. C’est un lazar maintenant ; il est devenu l’un de ces morts qui ne sont pas morts, l’un de ces vivants qui ne sont pas vivants. Il marche vers la nef. — Attends ! Stop ! dis-je à Haplo. Je colle mon visage contre le hublot, pour mieux voir. — On ne peut pas attendre une minute ? Haplo hausse les épaules. — Tu peux débarquer si tu veux, Sartan. Tu as rempli ton rôle. Je n’ai plus besoin de toi. Vas-y, descends ! La nef commence à bouger ; les énergies magiques d’Haplo coulent à travers elle… Je devrais débarquer. Jonathon a accepté de mourir pour sa foi. Je devrais être capable d’en faire autant. Je m’ébranle vers l’échelle. Hors de la nef, j’entends les clameurs furieuses des morts, qui ragent de voir leurs proies leur échapper. J’entends Kleitus et les autres lazars entonner une mélopée. Ils tentent de briser la fragile structure runique qui protège notre vaisseau. La nef fait une embardée, commence à retomber. Une formule magique me vient machinalement à l’esprit. Je peux renforcer l’énergie faiblissante d’Haplo. Le lazar qui était Jonathon est debout à l’écart des autres lazars. Les yeux de son âme – pas tout à fait arrachée à son corps – contemplent la nef, son regard perce les runes, perce le bois, perce le verre, perce la chair et les os, et plonge dans mon cœur… — Sartan ! Alfred ! Alfred se retourna craintivement, se plaquant contre la paroi. — Non ! Impossible !… Il battit des paupières. — Oh, c’est toi. — Bien sûr que c’est moi. Pourquoi nous as-tu posés en cet endroit désert ? demanda Marit. Nécropolis est là-bas, de l’autre côté. Comment allons-nous traverser la Mer de Feu ? — Tu disais que Xar ferait surveiller les Portes de la Mort, dit-il, penaud. — Oui, mais si tu avais fait ce que je te disais, et conduit la nef droit à Nécropolis, nous serions maintenant en sécurité, cachés dans les tunnels. — C’est juste que je… Enfin, que je… Alfred releva la tête, regarda autour de lui. — Ça semble bête, je sais, mais… mais… j’espérais rencontrer quelqu’un ici. — Rencontrer quelqu’un ! répéta sombrement Marit. Les seules personnes que tu as des chances de rencontrer, ce sont les gardes de mon seigneur. — Oui, tu as raison, je suppose, soupira Alfred en regardant la jetée déserte. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? demanda-t-il, docile. Voler jusqu’à Nécropolis ? — Non, c’est trop tard. On nous a vus. Des gardes sont sans doute déjà en route. Il va falloir bluffer pour s’en sortir. — Marit, dit Alfred avec hésitation, si tu as tellement confiance en ton seigneur, pourquoi as-tu peur de le rencontrer ? — Je n’aurais pas peur si j’étais seule. Mais je ne suis pas seule. Je suis avec un mensch et un Sartan. Bon, dit-elle brusquement en lui tournant le dos. On ferait aussi bien de débarquer. Il faut que je renforce les runes protecteurs de la nef. La nef, de conception et de construction similaires aux dragonefs d’Arianus, flottait à quelques pieds au-dessus de la jetée. Marit sauta du gaillard d’avant, atterrit légèrement sur ses pieds. Alfred, après quelques tentatives avortées, se jeta par-dessus bord, se prit un pied dans un filin, et resta suspendu tête en bas au-dessus de la Mer de Feu. Marit, le visage sinistre, parvint à le dépendre et à le remettre plus ou moins sur ses pieds. Hugh-la-Main sortit sur le pont. Jusque-là, il était resté à l’intérieur, contemplant, éberlué et incrédule, le monde nouveau et terrifiant sur lequel ils arrivaient. Branlant du chef, il sauta sur la jetée. Mais presque immédiatement, il tomba à genoux, la main crispée sur la gorge, inspirant convulsivement, à demi asphyxié. — C’est ainsi que sont morts tous les menschs de ce monde, il y a très, très longtemps, dit une voix. Alfred se retourna craintivement. Une silhouette émergea de la brume sulfureuse planant au-dessus de la Mer de Feu. — C’est un lazar, dit Marit, écœurée, portant la main à son épée. Disparais ! hurla-t-elle. — Non, attends ! s’écria Alfred, dévisageant le cadavre efflanqué. Je le connais… Jonathon ! — Je suis là, Alfred. Je suis resté là tout ce temps. — … tout ce temps… Hugh-la-Main releva la tête, contempla, incrédule, la terrifiante apparition, avec son visage cireux, les marques de mort sur sa gorge, et ses yeux qui étaient parfois vides et morts, et parfois brillants de vie. Hugh voulut parler, mais chaque inspiration emplissait ses poumons de vapeurs empoisonnées. Il toussa à s’étrangler. — Il ne peut pas survivre ici, dit Alfred, se penchant anxieusement sur lui. Pas sans magie pour le protéger. — Alors, il doit remonter à bord, dit Marit, avec un regard soupçonneux au lazar, qui les regardait en silence. Les runes maintiendront une atmosphère qu’il peut respirer. Hugh secoua la tête, et saisit la main d’Alfred. — Tu as promis… que tu pouvais m’aider ! parvint-il à articuler. Je… vais… avec vous ! — Je n’ai jamais rien promis, protesta Alfred, accroupi près du moribond. Jamais ! — Qu’il ait promis ou non, Hugh, tu ferais bien de remonter à bord. Tu… Hugh secoua la tête, mais au même instant il piqua du nez sur la jetée, se tordant dans les douleurs de l’agonie, portant ses deux mains à sa gorge. — Je vais le remonter, proposa Alfred. — Fais vite, dit Marit, lorgnant le mensch. Il n’en a plus pour longtemps. Alfred se mit à chanter les runes, tout en exécutant une danse gracieuse autour de Hugh. Des sigles étincelèrent dans Pair sulfureux, virevoltant autour du mensch comme un millier de lucioles. Il disparut. — Il est à bord, dit Alfred, cessant sa danse. Mais s’il essaye de sortir… — Ça, je m’en occupe. Marit traça un sigle en l’air. Il s’enflamma, s’envola, frappa un autre sigle gravé dans la coque de la nef. Le feu se propagea de runes en runes plus vite que l’œil ne pouvait le suivre. — Là, il ne peut plus sortir. Et personne ne peut entrer. — Pauvre homme. Il est comme moi, c’est ça ? dit Jonathon. — Non ! dit Alfred d’un ton tranchant qui fit lever les yeux à Marit, étonnée. Non, il n’est pas… comme toi. — Je ne veux pas dire qu’il est un lazar. Sa mort fut noble. Il mourut en se sacrifiant pour celle qu’il aimait. Et il a été ressuscité non par haine, mais par amour et compassion. Quand même, ajouta doucement Jonathon, il est comme moi. Alfred avait le visage tout rouge, marbré de blanc. Il fixa les yeux sur ses souliers. — Je… je n’avais pas prévu que cela arriverait. — Il n’était pas prévu que rien de tout cela arriverait, répondit Jonathon. Les Sartans n’avaient pas prévu de perdre le contrôle de leur nouvelle création. Il n’était pas prévu que les menschs mourraient. Il n’était pas prévu que nous pratiquerions la nécromancie. Mais tout cela est arrivé, et maintenant, nous devons en prendre la responsabilité. Tu dois en prendre la responsabilité. Le mensch a raison. Tu peux le sauver. Dans la Septième Porte. — … la Septième Porte… — L’unique lieu où je n’ose pas aller, murmura Alfred. — C’est vrai. Le Seigneur Xar la cherche aussi. De même que Kleitus. Alfred porta son regard au-delà de la Mer de Feu, vers la cité de Nécropolis, immense muraille de roc noir où se reflétait le rougeoiement de la rivière de lave. — Je n’y retournerai pas, dit Alfred. D’ailleurs, je ne suis pas sûr d’en retrouver le chemin. — Le chemin te trouverait, dit Jonathon. — … te trouverait … Alfred pâlit, secoua la tête. — Je suis ici pour retrouver mon ami Haplo. Tu te souviens de lui ? L’as-tu vu ? Est-il sain et sauf ? Peux-tu nous conduire jusqu’à lui ? Le lazar recula, s’écartant de la main tiède qui se tendait vers lui. — Mon aide n’est pas pour les vivants, dit-il d’un ton sévère. Que les vivants s’aident entre eux. — Mais si tu pouvais seulement nous dire… Jonathon s’était retourné, et, de la démarche heurtée des non-morts, descendait la jetée vers la ville abandonnée. — Laisse-le partir, dit Marit. Nous avons d’autres problèmes. Se retournant, Alfred vit des runes patryns illuminer l’air. L’instant suivant, trois Patryns sortirent d’un cercle de feu magique et se dressèrent devant eux sur la jetée. Marit ne fut pas étonnée. Elle s’y attendait. — Joue le jeu, lui murmura-t-elle en un souffle. Quoi que je dise ou fasse. Alfred déglutit, hocha la tête. — Il faut que je voie le Seigneur Xar, cria Marit, poussant Alfred devant elle. J’amène un prisonnier. Heureusement, Alfred avait toujours l’air aussi abattu que s’il venait d’être capturé. Il n’avait pas besoin de jouer la comédie pour paraître perdu et malheureux. Il n’avait qu’à rester comme il était, tête baissée, l’air coupable, passant d’un pied sur l’autre. Lui faisait-il confiance ? Ou pensait-il qu’elle le trahissait ? Non que ce qu’il pensait eût la moindre importance. C’était leur seul espoir. Elle avait arrêté ce plan avant même qu’ils aient quitté le Labyrinthe. Sachant que les Patryns surveilleraient les Portes de la Mort, Marit s’était dit qu’ils seraient arrêtés. S’ils tentaient de fuir ou de combattre, ils seraient capturés, emprisonnés, peut-être tués. Tandis que si elle amenait un prisonnier au Seigneur Xar… Marit repoussa ses cheveux pour dégager son front. Elle avait lavé le sang de sa blessure. Le sigle, qui les joignait, elle et Xar, était barré d’une cicatrice, mais sa marque sur elle était nettement visible. — Je dois parler à Xar immédiatement. Comme vous voyez, ajouta fièrement Marit, je porte la marque de son autorité. — Tu es blessée, dit le Patryn, étudiant le sigle. — Une terrible bataille fait rage dans le Labyrinthe, rétorqua Marit. Une force maléfique tente de sceller la Dernière Porte. — Les Sartans ? demanda le Patryn, jetant un regard sinistre à Alfred. — Non, répondit Marit. Pas les Sartans. C’est pourquoi je dois voir le Seigneur Xar. La situation est critique. À moins que des renforts n’arrivent, je crains… Elle prit une profonde inspiration et termina : — Je crois que nous sommes perdus. Le Patryn était troublé. Le lien entre Patryns est très fort. Il savait que Marit ne mentait pas. Il fut alarmé, choqué de la nouvelle. Peut-être cet homme a-t-il laissé une femme, des enfants dans le Nexus. Peut-être la femme qui l’accompagne a-t-elle un mari, des parents encore prisonniers du Labyrinthe. — Si la Dernière Porte se ferme, poursuivit Marit, notre peuple restera à jamais prisonnier du Labyrinthe. Notre seigneur ne vous en a pas parlé ? demanda-t-elle, presque avec espoir. — Non, il n’en a rien dit, intervint la femme. — Mais je suis certain que le Seigneur Xar avait une bonne raison, dit froidement l’homme. Il se tut, réfléchit, puis ajouta : — Je vais t’amener au Seigneur Xar. L’autre garde se mit à discuter. — Mais nos ordres… — Je connais mes ordres ! dit le premier. — Alors, tu sais ce que nous sommes censés… Les gardes se retirèrent de l’autre côté de la jetée, et se mirent à discuter à voix basse, leur nervosité audible dans la conversation. Marit soupira. Tout se déroulait comme elle l’espérait. Elle demeura immobile, bras croisés, apparemment indifférente. Mais elle avait le cœur gros. Xar n’avait rien dit à son peuple de la bataille du Labyrinthe. Peut-être voulait-il leur épargner cette douleur, se dit-elle. Mais une voix intérieure lui souffla : peut-être avait-il peur qu’ils se révoltent contre lui. Comme Haplo s’était révolté… Marit porta la main à son front, frotta le sigle qui la démangeait et brûlait. Que faisait-elle ? Elle perdait du temps. Il fallait qu’elle parle à Alfred. Les gardes continuaient à discuter, ne surveillant leurs prisonniers que d’un œil. Ils savent que nous n’allons nulle part, se dit-elle amèrement. Lentement, pour ne pas attirer l’attention sur elle, elle se coula près du Sartan. — Alfred ! murmura-t-elle, sans remuer les lèvres. Il sursauta, stupéfait. — Oh ! Qu’est-ce… — Tais-toi et écoute ! siffla-t-elle. Quand nous arriverons à Nécropolis, je veux que tu jettes un sort sur ces trois-là. Les yeux d’Alfred s’exorbitèrent. Il devint presque aussi livide qu’un lazar et se mit à secouer la tête avec force. — Non, je ne pourrais pas ! Je ne saurais pas… Marit gardait l’œil sur les trois Patryns qui semblaient près d’arriver à un accord. — Autrefois, ton peuple a combattu le mien ! dit-elle froidement. Il existe sûrement un sort qui les réduira à l’impuissance le temps que nous… Elle fut forcée de s’interrompre, de s’éloigner. Les Patryns avaient terminé leur discussion et revenaient. — Nous t’amènerons devant le Seigneur Xar, dit le garde. — Pas trop tôt ! dit Marit avec irritation. Heureusement, on pouvait prendre son irritation pour de l’impatience à voir Xar et non pour le désir de secouer Alfred à lui faire claquer des dents. Il la regardait en silence, la suppliant des yeux de ne pas le forcer à faire ça. Il avait l’air vraiment pathétique, pitoyable. Et soudain, Marit réalisa pourquoi. De toute sa vie, il n’avait jamais lancé un sort dans la colère sur un frère humain, Patryn ou mensch. Il n’avait reculé devant rien pour ce faire – allant jusqu’à s’évanouir, se laisser sans défense, acceptant la possibilité d’être tué plutôt que d’utiliser ses immenses pouvoirs pour tuer d’autres êtres. Les trois gardes, travaillant ensemble, se mirent à retracer les sigles en l’air. Concentrés sur leur magie, ils n’accordaient que peu d’attention à leurs prisonniers. Marit saisit fermement Alfred par le bras, comme elle l’aurait fait s’il avait vraiment été son captif. Enfonçant ses ongles dans le velours de son habit de cour, elle murmura d’un ton pressant : — C’est pour Haplo. C’est notre seule chance. Alfred gémit. Elle le sentit trembler sous sa main. Marit enfonça ses ongles plus profond dans son bras. Le chef des Patryns leur fit signe. Les deux autres s’approchèrent pour les faire avancer. Les sigles s’enflammèrent dans l’air, formant un cercle de feu. Alfred recula. — Ne m’oblige pas à faire ça ! dit-il à Marit. L’un des Patryns eut un rire sinistre. — Il sait ce qui l’attend. — Oui, il le sait, dit Marit, regardant fixement Alfred, ne lui accordant aucune pitié, aucun espoir de pitié. Le prenant fermement par le bras, elle l’entraîna dans le cercle de feu. CHAPITRE 12 NECROPOLIS ABARRACH Tu n’as pas à les tuer ! réalisa soudain Alfred. Simplement à les réduire à l’impuissance. C’est ce qu’elle a dit. Les réduire à l’impuissance. Où avait-il la tête ? Un frisson, venu du plus profond de son être, le secoua. Il n’avait pensé qu’à tuer ! Il avait considéré cette possibilité ! C’est ce monde, se dit-il, horrifié. Ce monde de mort où il n’est permis à personne de mourir. Ça, et la bataille du Labyrinthe. Et son angoisse, son angoisse mortelle pour Haplo. Alfred était si près de retrouver son ami, et ces trois gardes ses ennemis – lui bloquaient le chemin. Peur, colère… — Trouve toutes les excuses que tu voudras, s’accusa Alfred. Mais la vérité, c’est que – même un seul instant – j’ai été tenté ! Quand Marit m’a dit de leur jeter un sort, je les ai vus gisant à mes pieds, et j’étais content qu’ils soient morts ! Il soupira. — « C’est vous qui nous avez créés », ont dit les serpents-dragons. Et maintenant, je vois comment… Marit lui enfonça son coude dans les côtes. Alfred revint à lui avec un sursaut qui dut être perceptible, car les Patryns le regardèrent bizarrement. — Je… je reconnais ce lieu, dit-il, pour dire quelque chose. Et il le reconnaissait, à son grand regret. Ils avaient traversé le tunnel magique des Patryns, créant la possibilité qu’ils soient là, et pas ailleurs. Maintenant, ils se trouvaient à Nécropolis. Cité de tunnels et de couloirs s’enfonçant loin sous la surface de ce monde, Nécropolis était un lieu désolé et déprimant la dernière fois qu’Alfred avait arpenté ses rues sinueuses. Mais au moins elles étaient grouillantes de monde – de Sartans, derniers vestiges d’une race de demi-dieux qui avaient découvert trop tard qu’ils ne l’étaient pas. Maintenant, les rues étaient désertes, et éclaboussées de sang. Car c’était dans ces rues, dans ces demeures, dans le palais même, que les Sartans morts avaient fait sentir leur fureur aux vivants. Maintenant, les morts hantaient les rues. Les terrifiants lazars le regardaient dans l’ombre, de leurs yeux toujours changeants – haineux, désespérés, vengeurs. Les Patryns guidaient leurs prisonniers dans les rues vides où résonnait l’écho de leurs pas, se dirigeant vers le palais. Un lazar les suivit de son pas traînant, leur disant de sa voix froide, doublée de son étrange écho, ce qu’il aimerait leur faire. Alfred frissonnait de la tête aux pieds, et même les Patryns, malgré leurs nerfs d’acier, semblaient secoués. Ils avaient le visage tendu, les sigles de leur peau luisaient en réaction défensive. Marit, très pâle, serrait les dents. Elle ne regarda pas le lazar, mais continua à avancer, sombrement résolue. Elle pensait à Haplo, réalisa Alfred, et lui-même était malade d’horreur. Et si Haplo… s’il était maintenant devenu l’un d’eux ?… Son front se couvrit de sueurs froides, son estomac se noua. Il se sentait tout faible – faible, nauséeux, pris de vertige. Il s’arrêta, forcé de s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Les Patryns s’arrêtèrent, se retournèrent. — Qu’est-ce qu’il a ? — Il est sartan, répondit Marit d’un ton dédaigneux. Il est faible. Qu’est-ce que vous pensiez ? Je vais m’occuper de lui. Elle se tourna vers lui, et Alfred vit dans ses yeux attente, impatience. Bienheureux Sartan ! Elle croit que je joue la comédie ! Que je feinte, pour me préparer à… à jeter le sort ! Non ! avait envie de crier Alfred. Non, tu te trompes. Pas maintenant… Je ne pensais pas… Je ne peux pas penser… Pourtant, il savait qu’il devait s’exécuter. Les Patryns n’étaient pas soupçonneux pour le moment. Mais dans une demi-seconde – tandis qu’il temporisait, les yeux fixes – ils le seraient. Que puis-je faire ? se demanda-t-il, affolé. Il n’avait jamais combattu un Patryn, jamais combattu personne utilisant la même magie – simplement opposée – que la sienne. Pour empirer les choses, les défenses magiques des Patryns étaient déjà activées, pour les protéger du lazar. Les possibilités tournoyèrent dans l’esprit d’Alfred, étourdissantes, troublantes, terrifiantes. Je vais faire effondrer le plafond de la caverne. (Non, cela nous tuerait tous !) Je vais faire surgir du sol un dragon de feu. (Non, même résultat !) Un jardin fleuri sortira du néant. (Et à quoi ça nous avancera ?) Les lazars attaqueront. (Quelqu’un pourrait être blessé…) Le sol s’ouvrira et nous engloutira… (Oui ! C’est ça !) — Tiens bon ! dit-il, saisissant Marit par le bras. Il se mit à danser, sautillant d’un pied sur l’autre, de plus en plus vite. Marit se raccrocha à lui. La danse d’Alfred se fit plus frénétique, ses pieds martelant le sol. Les Patryns, qui avaient cru d’abord qu’Alfred devenait fou, se firent soupçonneux. Ils bondirent vers lui. La magie étincela, la possibilité survint. Le sol s’ouvrit sous les pieds d’Alfred. Un trou béant parut dans le roc. Alfred y sauta, entraînant Marit. Ils plongèrent dans le noir, sous une averse de pierres et de poussière. La chute fut courte. Comme Alfred le savait depuis sa dernière visite, Nécropolis était un dédale de tunnels étagés les uns au-dessus des autres. Il avait supposé (ou désespérément espéré) qu’un autre couloir courait sous celui où ils marchaient. Et c’est seulement après avoir jeté son sort qu’il lui vint à l’idée qu’il y avait aussi d’immenses lacs de lave sous la cité… Heureusement, ils atterrirent dans un sombre tunnel. Au-dessus d’eux, la lumière se déversait par un trou dans le plafond. Les gardes patryns entouraient le trou et les regardaient, se parlant d’un ton pressant. — Referme-le ! dit Marit, secouant Alfred. Ils vont descendre nous reprendre ! Imaginant qu’ils auraient pu tomber dans un lac de lave, Alfred était resté un moment sans réaction. Maintenant, réalisant le danger, il conjura la possibilité que le trou n’ait jamais existé. Le trou disparut. Les ténèbres – épaisses et lourdes – se refermèrent sur eux, bientôt éclairées par la lueur bleue des sigles de Marit. — Tu… tu n’as rien ? chevrota Alfred. Pour toute réponse, Marit le poussa devant elle. — Cours ! — De quel côté ? — Peu importe ! Ils vont nous poursuivre ! Ils peuvent aussi utiliser la magie, n’oublie pas ! ajouta-t-elle en montrant le plafond. Les sigles de Marit s’avivèrent, leur permettant de voir autour d’eux. Ils partirent en courant dans le tunnel, sans savoir où ils allaient et sans s’en soucier, espérant semer leurs poursuivants. Enfin, ils s’arrêtèrent pour écouter. — Je crois que nous les avons perdus, hasarda Alfred. — En nous perdant nous-mêmes. Pourtant, je crois qu’ils ne nous ont pas poursuivis. C’est étrange, dit Marit, fronçant les sourcils. — Ils sont peut-être allés faire leur rapport au Seigneur Xar. — C’est possible. Elle regarda à droite et à gauche dans le sombre tunnel. — Il faut tâcher de savoir où on est. Je n’en ai pas la moindre idée. Et toi ? — Non, dit Alfred, secouant la tête. Mais je sais comment le savoir. Il s’agenouilla, toucha le bas de la paroi en chantonnant doucement entre ses dents. Un sigle revint à la vie sous ses doigts. Sa lueur se propagea à un autre, et, de proche en proche, toute une rangée de runes se mit à briller au bas du mur. Marit soupira. — Les runes sartanes. Je les avais oubliées. Où nous conduiront-elles ? — Où nous voudrons aller, dit Alfred avec simplicité. — À Haplo, dit-elle. Alfred perçut l’espoir dans sa voix. Lui-même n’espérait plus. Il redoutait ce qu’ils allaient trouver. — Où Xar a-t-il pu emmener Haplo ? Pas… pas dans ses appartements privés ? — Dans les cachots, dit Marit. C’est là qu’il avait emmené Samah et… et les autres qu’il… Sa voix mourut. — Il faut faire vite. Ils ne mettront pas longtemps à comprendre où nous allons, et alors, ils nous poursuivront. — Pourquoi ne nous ont-ils pas déjà poursuivis ? demanda Alfred. Marit ne répondit pas. C’était inutile. Et Alfred savait déjà la réponse. Parce que Xar savait déjà où ils allaient ! Ils fonçaient tête baissée dans un piège. C’était évident. Et depuis le début, réalisa tristement Alfred. Non seulement les gardes patryns les avaient laissés s’échapper, mais ils leur en avaient fourni l’occasion. Leur magie aurait pu nous transporter directement devant Xar, nous planter sur son seuil, pour ainsi dire, pensa Alfred. Mais non. Les Patryns nous promènent dans tout Nécropolis, dans ses rues désertes. Ils nous laissent leur échapper, et ne se donnent même pas la peine de nous poursuivre. Et juste au moment où tout lui semblait le plus noir, Alfred s’étonna de sentir une minuscule lueur d’espoir trembloter en lui. Si Haplo était mort et que le Seigneur Xar l’ait transformé en lazar par la nécromancie, alors le Seigneur serait déjà dans la Septième Porte. Il n’aurait pas besoin de nous. Quelque chose va mal… ou bien. Les sigles s’enflammaient au bas du mur, à la vitesse d’un feu de broussailles. En certains endroits, les lézardes avaient disloqué les sigles, et ils ne s’allumaient pas. Les Sartans d’Abarrach avaient oublié comment restaurer leur magie. Mais ces brisures n’empêchaient pas la lumière de se propager. Le feu magique sautait par-dessus la lacune et enflammait le sigle suivant. Tout ce qu’il avait à faire, c’était garder à l’esprit l’image des cachots, et les sigles les conduiraient. Les conduiraient vers quoi ? Peu à peu, une résolution prit forme en lui. Si je me trompe, et si Xar a transformé Haplo en l’un de ces misérables non-morts, je le délivrerai de cette terrible existence. Je lui accorderai la paix. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse pour m’arrêter. Guidés par les sigles, ils s’enfonçaient de plus en plus profondément sous la surface. Alfred était déjà venu dans les cachots, et savait qu’ils allaient dans la bonne direction. Marit aussi. Elle marchait devant, rapide, impatiente. Tous les deux ouvraient l’œil, mais ils ne virent rien. Même les morts ne rôdaient pas dans ces tunnels. Ils marchèrent si longtemps, sans rien voir, à part les runes sartanes au bas du mur et la lueur des runes patrynes sur la peau de Marit, qu’Alfred tomba dans une sorte de cauchemar éveillé. Quand Marit s’arrêta brusquement, Alfred – qui avançait comme en transe – se cogna contre elle. Elle le repoussa contre le mur avec un « chut » exaspéré. — Je vois de la lumière devant nous, dit-elle à voix basse. Des torches. Et maintenant, je sais où nous sommes. Devant nous, il y a les cachots. Haplo est sans doute dans l’un d’eux. — Ça paraît bien silencieux, chuchota Alfred. Trop silencieux. Marit l’ignora et repartit dans le couloir en direction de la lumière des torches. Alfred ne mit pas longtemps à trouver la bonne cellule. Les sigles des murs ne le guidaient plus ; dans les cachots, la plupart des runes sartanes avaient été soit disloqués, soit délibérément effacés. Mais il se dirigeait infailliblement vers le cachot qu’ils cherchaient, comme si d’invisibles runes, conjurés par son cœur, flambaient devant ses yeux. Alfred regarda le premier dans la cellule, ce dont il se félicita. Haplo gisait sur une couche de pierre. Il avait les yeux clos, les mains croisées sur la poitrine. Il ne bougeait pas, ne respirait pas. Marit le suivait, surveillant les abords. Alfred eut quelques instants pour maîtriser son émotion avant que Marit, le voyant s’arrêter, ne devine aussitôt ce qu’il avait trouvé. Elle le dépassa en courant. Il tenta de l’arrêter par le bras, mais elle se dégagea. En toute hâte, Alfred fit disparaître les barreaux d’un mot magique, ou elle se serait écrasée dessus. Elle resta un moment debout près de la couche de pierre, puis – avec un sanglot – elle tomba à genoux. Soulevant la main froide et inanimée d’Haplo, elle se mit à la frictionner, comme pour la réchauffer. Les runes tatouées sur la peau luisaient faiblement, mais il n’y avait pas de vie dans la chair froide. — Marit, commença Alfred, doucement, gauchement. Tu ne peux rien faire. Des larmes lui brûlaient les yeux, larmes d’affliction, mais aussi larmes de soulagement. Haplo était mort, oui. Mais il était mort ! Une terrifiante vie magique ne brûlait pas en lui comme une bougie dans un crâne. Son corps gisait, détendu, sur sa couche. Il avait les yeux clos, le visage lisse et serein. — Il est en paix maintenant, murmura Alfred. Il entra lentement dans la cellule, s’approcha de son ennemi, son ami. Marit avait reposé la main inerte d’Haplo sur sa poitrine, sur les runes-cœur. Puis elle resta affaissée sur le sol, plongée dans une douleur muette. Alfred savait qu’il aurait dû dire quelque chose, rendre hommage au disparu. Mais les mots étaient insuffisants. Qu’est-ce qu’on dit à un homme qui a regardé en vous et qui a vu – non pas ce que vous êtes – mais ce que vous pourriez être ? Qu’est-ce qu’on dit à un homme qui a arraché ce meilleur moi qui se cachait en vous, et l’a amené au grand jour ? Qu’est-ce qu’on dit à un homme qui vous a appris à vivre quand on aurait préféré mourir ? Haplo avait fait tout cela. Et maintenant, Haplo était mort. Il a donné sa vie pour moi, pour les menschs, pour son peuple. Chacun de nous lui a tiré un peu de ses forces, et peut-être que, sans le savoir, chacun de nous a drainé un peu de sa vie. — Mon cher ami, murmura Alfred d’une voix étranglée. Il se pencha, posa la main sur la poitrine d’Haplo, sur les runes-cœur. — Je te promets de continuer le combat. Je ferai ce que je pourrai, reprendrai les choses où tu les as laissées. Repose en paix. N’aie plus d’inquiétude. Adieu, mon ami. Ad… À cet instant, Alfred fut interrompu par un ouah. CHAPITRE 13 NECROPOLIS ABARRACH — Couché, mon vieux, couché ! La voix d’Haplo était insistante, impérieuse. C’était un ordre définitif, c’était la loi. Pourtant… Le chien se trémoussa, gémit. C’étaient des amis fidèles. Des gens qui pouvaient tout arranger. Et, par-dessus tout, c’étaient des gens désespérément malheureux, des gens qui avaient besoin d’un chien. Le chien se redressa à demi. — Non, chien ! La voix était tranchante, impérieuse. — Non ! C’est un piège… Alors, vous voyez ? Un piège ! Voilà des amis fidèles qui allaient tomber dans un piège. Et, à l’évidence, le maître ne pensait qu’à la sécurité de son chien. Ce qui, pensa le chien, le laissait libre de la décision. Avec un ouah joyeux et excité, le chien sortit de sa cachette et bondit gaiement dans le couloir. — Qu’est-ce que c’était ? demanda Alfred, regardant craintivement autour de lui. J’ai entendu quelque chose… Il regarda dans le couloir, et vit un chien. Alfred tomba lourdement et se retrouva assis par terre. — Oh là là ! répétait-il sans se lasser. Oh là là ! L’animal bondit dans le cachot, sauta sûr les genoux d’Alfred et lui lécha le visage. Alfred lui jeta ses bras autour du cou et pleura. Peu habitué à ces démonstrations, le chien se tortilla, se dégagea de l’étreinte d’Alfred, et s’approcha de Marit. Gentiment, il leva une patte et la posa doucement sur son bras. Elle prit la patte offerte, puis enfouit son visage dans le cou du chien et sanglota. Le chien gémit de compassion, attacha sur Alfred un regard suppliant. — Ne pleure pas, mon amie ! Il est vivant ! dit Alfred, essuyant ses larmes. S’agenouillant devant Marit, il posa ses mains sur ses épaules, la força à relever la tête, à le regarder. — Le chien. Haplo n’est pas mort, pas encore. Tu ne comprends donc pas ? Marit le regarda comme s’il était devenu fou. — Je ne sais pas comment ! poursuivait Alfred. Je ne comprends pas moi-même. C’est sans doute la nécromancie. Ou peut-être que Jonathon s’en est mêlé. Ou peut-être tout ça. Ou peut-être rien. En tout cas, mon amie, puisque le chien est vivant, Haplo est vivant ! — Je ne… commença Marit, éberluée. — Je vais tâcher de t’expliquer. Oubliant complètement où il était, Alfred se rassit par terre, prêt à se lancer dans de longues explications. Mais le chien avait d’autres projets. Prenant dans sa gueule le bout d’un long soulier d’Alfred, il y planta les crocs et tira. — Quand Haplo était jeune… Bon toutou, s’interrompit Alfred, s’efforçant de dégager sa chaussure. Jeune homme dans le Labyrinthe, Haplo… Bon toutou. Lâche ça. Je… Oh là là ! Le chien avait lâché le soulier, et tirait maintenant Alfred par la manche. — Le chien veut qu’on s’en aille, dit Marit. Elle se leva, un peu chancelante. Le chien, abandonnant Alfred, reporta son attention sur elle. Pressant son corps contre les jambes de Marit, il tenta de la pousser vers la porte. — Je ne vais nulle part, dit-elle, saisissant le chien par la peau du cou. Je ne quitte pas Haplo avant d’avoir compris ce qui se passe. — J’essaye de te le dire, dit Alfred d’un ton plaintif. Mais je suis tout le temps interrompu. Tout cela concerne les bons instincts d’Haplo – pitié, compassion, pardon, amour. Haplo fut élevé dans l’idée que ces sentiments étaient des faiblesses. Le chien gronda, manquant renverser Marit en tentant de la traîner vers la porte. — Arrête, chien ! Continue, dit-elle à Alfred. Alfred soupira. — Haplo trouva de plus en plus difficile d’accorder ses véritables sentiments à ce qu’il croyait devoir ressentir. Sais-tu qu’il t’a recherchée ? Après ton départ ? Il réalisa qu’il t’aimait, mais qu’il n’avait pas voulu l’avouer – ni à toi ni à lui-même. Marit regarda le cadavre sur sa couche de pierre. Incapable de répondre, elle secoua la tête. — Quand Haplo a cru qu’il t’avait perdue, il est devenu de plus en plus troublé et malheureux, poursuivit Alfred. Il concentra son énergie contre le Labyrinthe, pour lui échapper. Puis il arriva en vue de son but – la Dernière Porte. Quand il l’atteignit, il sut qu’il avait gagné, mais la victoire ne lui donna pas le bonheur qu’il avait espéré. Au contraire, elle le terrifia. Quand il aurait passé cette Porte, qu’est-ce que la vie lui réservait ? Rien. Quand Haplo fut attaqué juste avant la Dernière Porte, il se battit en désespéré. Son instinct de conservation est puissant. Mais après avoir été grièvement blessé par les chaodyns, il comprit sa chance. Il pourrait mourir aux mains de l’ennemi, mais sa mort serait honorable. Personne ne pourrait rien lui reprocher, et il serait libéré de ces sentiments terrifiants que sont la culpabilité, le doute et le regret. « Une partie d’Haplo était résolue à mourir, mais l’autre partie – la meilleure part de lui-même – refusait de renoncer. À ce stade, blessé et faible d’esprit et de corps, furieux contre lui-même, Haplo résolut son problème. Inconsciemment. Il créa le chien. » Entre-temps, l’animal en question avait renoncé à toute tentative pour entraîner quiconque hors du cachot. Couché, la tête entre les pattes, il attachait sur Alfred un regard dolent et résigné. Quoi qu’il arrive maintenant, ce n’était pas sa faute. — Il créa le chien ? dit Marit, incrédule. Alors, il n’est pas réel. — Oh si, il est réel, dit Alfred, souriant avec tristesse. Aussi réel que les âmes des Elfes qui voltigent dans leur jardin. Aussi réel que les fantômes emprisonnés dans les lazars. — Et maintenant ? dit Marit, dubitative. Qu’est-ce qu’il est maintenant ? Alfred haussa les épaules, l’air impuissant. — Je ne suis pas sûr. Le corps d’Haplo semble en animation suspendue, comme le sommeil de stase de mon peuple… Le chien se releva d’un bond. Tendu, poils hérissés, il grondait en regardant vers le sombre couloir. — Il y a quelqu’un dehors, dit Alfred, se mettant sur pied avec effort. Marit ne bougea pas, regardant alternativement Haplo et le chien. — Tu as peut-être raison. Ses runes luisent. Elle regarda Alfred. — Il doit y avoir un moyen de le ranimer. Peut-être la nécromancie… Alfred pâlit, recula. — Non ! Je t’en supplie, ne me demande pas ça ! — Que veux-tu dire par « non » ? Non, ce n’est pas possible ? Ou non, tu ne veux pas le faire ? demanda Marit. — Ce n’est pas possible… commença Alfred d’une voix mourante. — Si, c’est possible ! dit quelqu’un dehors. — … possible… Le chien aboya un avertissement. Le lazar qui avait été le Dynaste, souverain d’Abarrach, entra d’un pas traînant. Marit tira son épée. — Kleitus, dit-elle froidement, même si sa voix tremblait un peu. Que veux-tu ? Le lazar ne prêta aucune attention ni à Marit, ni au chien, ni au cadavre. — La Septième Porte ! dit Kleitus, ses yeux morts horriblement vivants. — … Porte… soupira l’écho. — Je… je ne sais pas ce que tu veux dire, dit Alfred, très pâle, le front couvert de sueur. — Si, tu le sais ! rétorqua Kleitus. Car tu es un Sartan ! Entre dans la Septième Porte, et tu y trouveras le moyen de libérer ton ami. Le lazar tendit sa main sanglante vers Haplo. — Tu le ramèneras à la vie. — C’est vrai ? demanda Marit, se tournant vers Alfred. Autour de lui, les murs du cachot commencèrent à se rapprocher, à frémir. L’obscurité s’approfondit, se dilata, prête à fondre sur lui, à l’avaler… — Pas d’évanouissement, bon Dieu ! dit une voix. Une voix familière. La voix d’Haplo. Alfred ouvrit brusquement les yeux. L’obscurité recula. Il chercha la source de la voix, trouva les yeux liquides du chien fixés sur lui. Alfred battit des paupières, déglutit. — Bienheureux Sartan ! — N’écoute pas le lazar. C’est un piège, poursuivit la voix d’Haplo. La voix venait de l’intérieur d’Alfred, de l’intérieur de sa tête. Ou peut-être de cette partie intangible de lui-même qui était son âme. — C’est un piège, répéta Alfred, pas très conscient de ce qu’il disait. — Ne va pas à la Septième Porte. Ne te laisse pas persuader par le lazar. Ni d’ailleurs par un autre. N’y va pas. — Je n’y vais pas, dit Alfred, avec l’impression confuse que ses paroles étaient un écho, comme celles du lazar. Je suis désolé… ajouta-t-il à l’adresse de Marit. — Ne t’excuse pas ! ordonna Haplo avec irritation. Et ne te laisse pas duper par Kleitus. Le lazar sait où est la Septième Porte. C’est là qu’il est mort. — Mais il ne peut pas y retourner ! dit Alfred, comprenant soudain. Les runes de défense l’en empêchent ! — Et ce n’est pas pour moi qu’il s’inquiète, ajouta Haplo avec ironie. Il pense à lui. Espérant peut-être que tu l’y ramèneras, lui ! — Je ne serai pas celui qui t’y fera rentrer, dit Alfred. — Grosse erreur, Sartan ! ricana le lazar. — … erreur, Sartan… — Je suis de ton côté ! Nous sommes frères. Kleitus fit plusieurs pas traînants dans la cellule. — Si tu m’y ramènes, je serai fort, puissant Bien plus puissant que Xar ! Il le sait et me craint. Viens ! Vite ! C’est notre seule chance de lui échapper ! — Je n’irai pas, dit Alfred, frissonnant. Le lazar s’avança vers lui. Alfred recula jusqu’au mur, ne pouvant aller plus loin, les deux mains pressées contre la pierre, comme pour s’y enfoncer. — Je n’irai pas… — Vous devez sortir d’ici, dit Haplo d’un ton pressant. Toi et Marit ! Vous êtes en danger ! Si Xar vous trouve là… — Et toi ? demanda doucement Alfred. Marit le regardait d’un air étrange, soupçonneux. — Et moi, quoi ? — Non, non ! dit Alfred, perdant son sang-froid. Je… je parlais à Haplo. — À Haplo ? dit-elle, les yeux dilatés. — Tu ne l’entends pas ? demanda Alfred, réalisant au même instant qu’elle ne le pouvait pas. Elle et Haplo avaient été très proches, mais ils n’avaient pas échangé leurs âmes comme Haplo et Alfred l’avaient fait, le jour où ils avaient franchi ensemble les Portes de la Mort. Alfred hésita. — Moi, peu importe ! Laisse-moi ! Partez, c’est tout, bon sang ! dit Haplo. Sers-toi de ta magie. Alfred passa sa langue sèche sur ses lèvres sèches, déglutit en un effort pour humidifier sa gorge desséchée, et se mit à chanter les runes d’une voix cassée presque inaudible. Kleitus comprit assez bien le langage oublié des runes pour réaliser et qu’il faisait. Tendant sa main osseuse, il saisit fermement Marit. — Chante encore une fois les runes, et je la transforme en non-morte, dit Kleitus à Alfred. Elle tenta de se dégager, de frapper le lazar de son épée. Mais les morts ne connaissent aucune entrave physique. Avec une force inhumaine, Kleitus lui arracha son épée. Le lazar referma ses mains ensanglantées autour de sa gorge. Les sigles de Marit flamboyèrent, sa magie s’activant pour la défendre. Tout être vivant aurait été paralysé par le choc, mais le cadavre du Dynaste l’absorba sans dommage apparent. Les longs ongles bleus de la main squelettique s’enfoncèrent dans la chair de Marit. Elle se raidit sous la douleur, étouffa un cri. Du sang coula sur sa peau. La langue d’Alfred rencontra son palais, et y resta collée. Avant qu’il ait lancé le sort, Marit serait morte. — Emmène-moi à la Septième Porte ! ordonna Kleitus, enfonçant ses ongles dans la gorge de Marit. Elle poussa un cri, s’agrippant frénétiquement aux mains du cadavre. Le chien gémit et jappa. Marit haletait, cherchant à avaler de l’air. Kleitus l’étranglait lentement. — Fais quelque chose ! ordonna Haplo, furieux. — Quoi ? demanda Alfred. — Voilà ce qu’il faut faire, Sartan. Le Seigneur Xar entra dans le cachot. Il leva la main, traça un sigle dans l’air, et le projeta vers Kleitus. CHAPITRE 14 NECROPOLIS ABARRACH Le sigle frappa le lazar en pleine poitrine, explosa. Kleitus poussa un cri de rage ; le corps ne ressentit aucune douleur. Il tomba, ses membres morts agités de sursauts spasmodiques. Kleitus combattit la magie. Le cadavre semblait reprendre le dessus, s’efforçait de se relever. Xar prononça un mot. Les runes se dilatèrent. Leurs bras devinrent des tentacules enserrant, soumettant, le corps contorsion né. À la fin, le lazar frissonna, s’immobilisa. Le Seigneur Xar le considéra, soupçonneux, pensant qu’il jouait la comédie. Il ne l’avait pas tué. Il ne pouvait pas le tuer vu qu’il était déjà mort. Mais il l’avait réduit à l’impuissance, pour le moment. Le sigle brilla faiblement, jeta une dernière étincelle, et s’éteignit. Le sort était terminé. Le lazar ne bougeait plus. Satisfait, Xar se tourna vers Alfred. — Nous nous rencontrons, Serpent Mage, dit le Seigneur du Nexus. Enfin. Les yeux du Sartan lui sortaient de la tête. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Xar se dit qu’il n’avait jamais vu un être si lamentable, si pitoyable. Mais il ne se laissa pas abuser par les apparences. Ce Sartan était puissant, extraordinairement puissant. L’air faible et ahuri n’était qu’un masque. — Pourtant, j’avoue que tu me déçois, Alfred, poursuivit Xar. Aucun inconvénient à laisser croire au Sartan qu’il se laissait prendre à sa comédie. Xar poussa du pied le lazar immobile. — Tu aurais pu faire ça toi-même, du moins, je le présume. Le seigneur se pencha sur Marit. — Tu n’es pas grièvement blessée, ma Fille ? Faible et bouleversée, Marit recula, mais fut arrêtée par la couche de pierre. Xar lui saisit le bras ; elle se raidit, mais la main du seigneur était douce. Il l’aida à se relever. Elle chancela, et il la soutint. — Ces blessures te brûlent. Oui, je sais, ma Fille. Moi aussi, j’ai éprouvé le contact malfaisant du lazar. Un poison quelconque, je suppose. Mais je peux te soulager. Il posa la main sur le front de Marit. Repoussant ses cheveux, il retraça légèrement le sigle qui les avait joints, la marque balafrée dans le Labyrinthe. À son contact, les runes se refermèrent, complètement guéries. Marit ne s’en aperçut pas. Désorientée, prise de vertige, elle brûlait de fièvre. Xar soulagea un peu sa souffrance, mais pas totalement. — Bientôt, tu te sentiras mieux. Assieds-toi là, dit-il, la conduisant à la couche d’Haplo, et repose-toi. J’ai certains problèmes à discuter avec le Sartan. — Seigneur ! s’écria Marit, se cramponnant à la main de Xar. Seigneur ! Le Labyrinthe ! Les nôtres luttent pour leur vie. Le visage de Xar se durcit. — Je le sais, ma Fille. J’ai l’intention d’y retourner. Ils peuvent tenir jusqu’à… — Seigneur ! Tu ne comprends pas ! Les serpents-dragons ont incendié le Nexus. La cité est en flammes ! Notre peuple… se meurt… Xar resta atterré. Il n’en croyait pas ses oreilles. C’était impossible. — Le Nexus, incendié ? Il pensa d’abord qu’elle mentait, mais, de nouveau, ils étaient joints, et il vit la vérité dans son esprit. Il vit le Nexus, la ville magnifique aux gracieuses flèches blanches ; sa cité. Peu importait qu’elle eût été construite par ses ennemis. Il avait été le premier à y entrer. Il en avait le premier revendiqué la possession. Il l’avait gagnée par son sang et son travail incessant. Il y avait amené son peuple. Son peuple avait fait sa patrie de cette cité. Maintenant, dans les yeux de Marit, il vit le Nexus rouge sous les flammes, noir sous les cendres et la mort. — Tout mon travail… anéanti… murmura-t-il. Son emprise se relâcha sur le bras de Marit. — Seigneur, si tu retournais… dit Marit, toujours cramponnée à sa main. Si tu retournais, le peuple reprendrait espoir. Va les rejoindre, Seigneur, ils ont besoin de toi. Xar hésita, se souvint… … Il ne franchit pas la Dernière Porte en marchant, mais en rampant, se traînant sur le ventre entre ses montants couverts de runes, laissant derrière lui une piste sanglante, une piste qui indiquait son trajet dans le Labyrinthe même. Une partie de ce sang lui appartenait ; le reste était le sang de ses ennemis. Le seuil franchi, il s’effondra dans l’herbe tendre. Il roula sur le dos, vit un ciel crépusculaire, un ciel de rouges délicats et de pourpres brumeux, rayé d’or et d’orange. Il devait se guérir en dormant. Et il se guérirait avec le temps. Mais pendant un moment, il voulait tout ressentir, même la souffrance. C’était son moment de triomphe, et quand il y repenserait, il voulait aussi s’en rappeler la douleur. La douleur. La souffrance. La haine. Quand il sut qu’il devait se guérir ou mourir, il se releva sur un coude et chercha des yeux un abri. Et alors, il vit pour la première fois la cité que ses ennemis avaient nommée le Nexus. Elle était magnifique, ses pierres blanches scintillant de toutes les couleurs de l’éternel coucher de soleil. Xar vit la beauté, mais il vit aussi quelque chose de plus. Il vit son peuple ; son peuple, vivant et travaillant dans la paix et la sécurité. Ne redoutant plus ni loups, ni snogs, ni dragons. Il avait survécu au Labyrinthe. Il l’avait vaincu. Il s’en était échappé. Il était le premier. Le tout premier. Et il ne serait pas le seul. Il retournerait dans le Labyrinthe. Demain, quand il serait guéri et reposé, il refranchirait la Porte, et en ramènerait un autre. Le jour suivant, il recommencerait. Et aussi le jour d’après. Il retournerait jour après jour dans cette prison redoutée, et il conduirait son peuple vers la liberté. Il les amènerait dans cette cité, ce sanctuaire. Les larmes l’aveuglaient. Larmes que la fatigue et la souffrance lui arrachaient, et – pour la première fois de sa sombre vie – l’espoir. Plus tard, beaucoup plus tard, Xar regarderait cette cité d’un œil sec, et il y verrait ses armées. Mais pas alors. Alors, à travers ses larmes, il vit des enfants qui jouaient… Et maintenant, le ciel crépusculaire était noir de fumée. Les corps des enfants gisaient dans les rues, calcinés et contorsionnés. La main de Xar se porta à ses runes-cœur, tatouées depuis longtemps, très longtemps, sur sa poitrine. Son nom alors – quel était son nom ? Le nom de l’homme qui s’était traîné sur le ventre pour franchir la Dernière Porte ? Xar l’avait oublié. Plus, il l’avait effacé, recouvert de runes de force et de pouvoir. Exactement comme il avait recouvert sa vision. Si seulement il parvenait à se rappeler son nom… — Je retournerai dans le Nexus, dit Xar, dans le silence révérenciel qui émanait de lui, silence qui, un instant, les avait tous unis dans l’espoir, même son ennemi. J’y retournerai… par la Septième Porte. Xar fixa son regard sur le Sartan. Il se faisait appeler Alfred. Ce n’était pas son vrai nom, à lui non plus. — Et c’est toi qui m’y conduiras. Le chien aboya bruyamment, d’un ton de commandement. Mais il aurait pu s’épargner cette peine. — Non, dit Alfred d’une voix douce et triste. Je ne t’y conduirai pas. Xar regarda Haplo, gisant sur la couche de pierre. — Il vit encore. Tu as raison sur ce point. Mais c’est tout comme s’il était mort. Qu’as-tu l’intention de faire pour lui ? Alfred était livide. Il humecta ses lèvres sèches. — Rien, dit-il, déglutissant avec effort. Je ne peux rien faire. — Vraiment ? demanda le Seigneur Xar d’un ton enjoué. Le sort de nécromancie que j’ai lancé conserve sa chair. Son essence – ou son âme, comme tu l’appelles – est prisonnière dans le corps du chien. Dans le corps d’un animal sans esprit. — Certains pourraient dire que nous sommes tous prisonniers de cette façon, dit Alfred, mais si bas que personne, sauf le chien, ne l’entendit. — Tu peux changer tout ça, disait Xar. Tu peux ramener Haplo à la vie. Le Sartan frissonna. — Non, je ne peux pas. — Un Sartan qui ment ! dit Xar en souriant. Je n’aurais pas cru que c’était possible. — Je ne mens pas, dit Alfred en se redressant. Tu as lancé le sort de nécromancie en te servant de la magie des Patryns. Je ne peux pas le défaire ni le modifier… — Oh mais si, tu pourrais, l’interrompit Xar. Dans la Septième Porte. Alfred leva les mains comme pour se protéger d’une attaque, bien que personne n’eût fait mine de l’attaquer. Il recula dans un coin, regardant autour de lui, et voyant – peut-être pour la première fois – qu’il était dans une prison. — Tu ne peux pas exiger cela de moi ! — Si, nous l’exigeons, n’est-ce pas, ma Fille ? dit Xar en se tournant vers Marit. Elle frissonnait de fièvre. Tendant une main tremblante, elle toucha le cadavre d’Haplo. — Alfred… — Non, dit Alfred, s’aplatissant contre le mur. Ne me demande pas ça ! Xar ne se soucie pas d’Haplo, Marit. Ton seigneur a l’intention de détruire le monde ! — J’ai l’intention de défaire ce que les Sartans ont fait ! gronda Xar, perdant patience. De ramener les quatre mondes à un seul… — Sur lequel tu régnerais ! Sauf que tu n’y régnerais pas. Pas plus que Samah n’a pu régner sur les quatre mondes qu’il avait créés. Ce qu’il a fait était mal. Mais il a payé pour ses crimes. Avec le temps, le mal s’est changé en bien. Les menschs se sont construit de nouvelles vies sur ces mondes. Si tu commets cet acte, des millions d’innocents mourront… — Les survivants n’en vivront que mieux, rétorqua Xar. N’est-ce pas ce que Samah disait ? — Et ton peuple, prisonnier du Labyrinthe ? demanda Alfred. — Ils seront libérés ! Je les libérerai ! — Tu les condamneras. Ils s’évaderont peut-être du Labyrinthe. Mais ils ne s’évaderont jamais de la nouvelle prison que tu leur construiras. Une prison de peur. Je sais ce que c’est, ajouta-t-il avec tristesse. J’ai passé presque toute ma vie dans une telle prison. Xar garda le silence. Il ne méditait pas les paroles d’Alfred ; il avait cessé d’écouter le Sartan. Xar essayait d’imaginer comment il pourrait forcer ce lamentable individu à faire ses volontés. Le seigneur reconnaissait la puissance d’Alfred, sans doute mieux qu’Alfred lui-même. Xar ne doutait pas de remporter là victoire s’ils devaient en venir à se battre. Mais il n’en sortirait pas sans dommages, et le Sartan serait sans doute mort. Et vu les résultats qu’il avait obtenus jusque-là en nécromancie, une telle issue n’était pas souhaitable. Il y avait une possibilité… — Nous devrions aller dans un endroit plus sûr, ma Fille. Il prit Marit par le bras, l’entraîna loin de la couche d’Haplo. Le Seigneur du Nexus traça une série de runes à la base de la couche, prononça quelques mots. La pierre s’enflamma. — Qu’est-ce… que tu fais ? s’écria Marit. — Je n’ai pas réussi à ressusciter Haplo, dit Xar avec désinvolture. Le Sartan ne veut pas utiliser son pouvoir pour le ramener à la vie. Par conséquent, son cadavre ne m’est d’aucune utilité. Ce sera le bûcher funéraire d’Haplo. — Non ! s’écria Marit, se jetant sur Xar et s’accrochant à ses robes, suppliante. Tu ne peux pas faire ça ! Je t’en prie, Seigneur ! Cela le détruira ! Les sigles se propageaient lentement à la base de la couche de pierre, formant un cercle de feu. Puis les flammes léchèrent la pierre, dévorant la magie, vu qu’elles n’avaient pas d’autre aliment. Tant qu’elles n’auraient pas atteint le corps. Marit tomba à genoux, trop affaiblie par le poison pour se tenir debout. — Seigneur, je t’en supplie ! Xar lui caressa les cheveux. — Tu ne supplies pas celui qu’il faut, ma Fille. Le Sartan a le pouvoir de sauver Haplo. C’est lui qu’il faut supplier ! Les flammes se fortifiaient, s’élevaient. La chaleur augmentait. — Je… commença Alfred. — Non ! commanda Haplo. Le chien regarda sévèrement Alfred, gronda un avertissement. — Mais, dit Alfred, fixant les flammes, si ton corps est brûlé… — Laisse-le brûler ! Si Xar ouvre la Septième Porte, tu sais ce qui arrivera ? Tu l’as dit toi-même ! Alfred déglutit, inspira convulsivement. — Je ne peux pas rester là à regarder… — Alors, évanouis-toi, bon sang ! dit Haplo avec irritation. Ce serait peut-être la seule fois où t’évanouir servirait à quelque chose ! — Pas d’évanouissement, dit fermement Alfred. Il parvint même à arborer un sourire pâlot. — J’ai peur d’être obligé de t’enfermer dans ma prison un certain temps, mon ami. Le Sartan se mit à danser, au rythme solennel d’une musique qu’il fredonnait entre ses dents. Xar le regardait, soupçonneux, se demandant ce que mijotait le Sartan. Certainement pas un sort offensif ; ce serait trop dangereux dans cette petite cellule. — Chien, va près de Marit ! murmura Alfred, exécutant un pas glissé autour de l’animal. Va ! Le chien détala, se planta devant elle, protecteur. Au même instant, deux cercueils de cristal apparurent. L’un s’abattit sur le cadavre d’Haplo, l’autre sur le seigneur. À l’intérieur du cercueil d’Haplo, les flammes vacillèrent, moururent. À l’intérieur de l’autre cercueil, Xar luttait pour se libérer, fulminant d’une rage impuissante. Alfred prit Marit par le bras, l’entraîna hors du cachot. Ils partirent en courant dans le sombre couloir, le chien sur les talons. — Sortir ! haleta Alfred à l’intention de la magie. Nous voulons sortir ! Les sigles bleus s’allumèrent à la base du mur. Soutenant Marit, Alfred les suivit, trébuchant dans l’obscurité éclairée par les runes, sans aucune idée de la direction où ils allaient. Mais il lui sembla qu’ils descendaient, qu’ils s’enfonçaient sous Abarrach… Et il lui vint l’idée terrifiante que les runes le guidaient peut-être vers la Septième Porte ! Après tout, les runes le guideraient où il voulait aller, et il avait beaucoup pensé à la Septième Porte. — Écarte cette idée de ton esprit ! ordonna Haplo. Pense aux Portes de la Mort ! Concentre-toi dessus ! — Oui, pantela Alfred. Les Portes de la Mort… Soudain, les sigles flambèrent, s’éteignirent, les laissant dans des ténèbres terrifiantes. CHAPITRE 15 NECROPOLIS ABARRACH Enseveli dans la magie du Sartan, Xar s’en remit au calme et à la patience pour le libérer. Son esprit, comme une lame tranchante, s’introduisit entre les runes sartanes, cherchant un point faible. Il finit par le trouver, le travailla patiemment, rompant le sigle, l’effritant par sa magie. Une fissure, et le reste de la structure hâtivement créée se disloqua. Xar reconnut la valeur d’Alfred. Le Serpent Mage était fort. Jamais auparavant une magie, quelle qu’elle fût, n’avait complètement stoppé et confondu le Seigneur du Nexus. Si la situation n’avait pas été aussi critique, Xar aurait apprécié l’exercice mental. Il se retrouva dans le cachot, seul avec Kleitus, et ce tas d’os et de chairs pourrissantes comptait à peine. Le lazar, toujours sous l’influence du sort Xar, ne bougeait pas. Xar l’ignora. Il s’approcha d’Haplo, protégé par le cercueil magique du Sartan. Le feu funéraire s’était éteint. Xar pouvait toujours le rallumer. Il pouvait abolir la magie qui protégeait Haplo, comme il avait aboli celle qui l’emprisonnait. Mais il ne le fit pas. Il baissa les yeux sur le corps, et sourit. — Ils ne t’abandonneront pas, mon fils. Quoique tu aies tenté de les en persuader. À cause de toi, Alfred me conduira à la Septième Porte ! Xar toucha le sigle de son front, la marque qu’il avait tracée, annulée, puis redessinée sur le front de Marit. Une fois encore, ils étaient joints. Une fois encore, il partagerait ses pensées, il entendrait ses paroles. Sauf que cette fois, pourvu qu’il fût prudent, elle n’aurait pas conscience de sa présence. Xar sortit du cachot, commença sa poursuite. Aucun sigle n’éclairait leur chemin. Cela venait sans doute de la confusion régnant dans son esprit, se dit Alfred – il ne parvenait pas à décider où il voulait aller. Puis il raisonna qu’il était peut-être plus sûr d’avancer sans direction. S’ils ne savaient pas où ils allaient, personne d’autre ne le saurait non plus. Telle était du moins sa logique confuse. Il prononça des runes, les projeta en l’air devant lui, leur donnant assez de lumière pour marcher. Ils continuèrent, aussi vite que possible, jusqu’au moment où Mark ne put aller plus loin. Elle était très malade, il le savait. Il sentait la chaleur de la fièvre causée par le poison. Elle frissonnait, le corps parcouru de spasmes douloureux. Elle s’efforçait bravement de continuer, mais voilà une centaine de pas qu’il la portait presque. Maintenant, elle était un poids mort. Les bras du Sartan tremblaient de fatigue. Il la lâcha, et elle s’affala par terre. Alfred s’agenouilla près d’elle ; le chien gémit, fourrant son nez dans sa main inerte. — Donne-moi… le temps de me guérir, dit-elle, la respiration oppressée. — Je peux t’aider, proposa Alfred, penché sur elle dans le noir. Ses sigles luisaient à peine. — Non. Monte la garde, ordonna-t-elle. Ta magie ne retiendra pas Xar… très longtemps. Elle se roula en boule, jambes repliées, menton sur les genoux. Croisant les bras sur ses épaules, elle ferma les yeux, ferma le cercle de son être. Ses sigles s’avivèrent. Ses frissons cessèrent. Repliée sur elle-même, elle laissa une douce chaleur l’envahir. Alfred l’observait avec angoisse. En général, les Patryns se guérissaient par le sommeil. Il se demanda si elle s’était endormie, et dans ce cas, ce qu’il devait faire. Il était très tenté de la laisser reposer. Rien n’indiquait que Xar les poursuivait. Timidement, il tendit la main pour repousser ses cheveux de son front brûlant. Et il vit soudain, le cœur battant de frayeur, que le sigle inscrit par Xar sur sa peau, le sigle qui les joignait, avait retrouvé son unité. Il retira vivement sa main. — Quoi ? Sursautant au contact fugitif de ses doigts, Marit releva la tête. — Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? — Ri… rien, bredouilla Alfred. Je… pensais que tu voulais dormir… — Dormir ? Tu es fou ? Refusant son aide, elle se releva péniblement. Elle n’était plus fiévreuse, mais les marques de Kleitus étaient encore nettement visibles sur son cou – longues balafres noires traversant la lumière des runes. Elle les frictionna, grimaça comme sous une brûlure. — Où allons-nous ? — Hors d’ici ! commanda impérieusement Haplo. Hors d’Abarrach ! Repassez les Portes de la Mort ! Alfred regarda le chien, ne sachant quoi faire. Marit suivit son regard, comprit. — Je ne quitterai pas Haplo, dit-elle. — Nous ne pouvons rien faire pour lui, mon amie… Sa voix mourut. Il y avait quelque chose que lui pouvait faire. Kleitus avait dit vrai. À ce stade, Alfred avait beaucoup réfléchi à la Septième Porte. Il avait repassé mentalement tout ce qu’il en avait appris par Orlah, qui lui avait raconté comment Samah et le Conseil des Sept avaient utilisé la magie de la Septième Porte pour effectuer la Séparation du monde. Plongeant dans ses souvenirs, il avait retrouvé ce qu’il en avait lu dans les livres des Sartans. D’après ses recherches, il pensait qu’une fois dans la Septième Porte, il pourrait en utiliser la puissante magie pour réaliser des miracles défiant la crédulité. Il pourrait ramener Haplo à la vie. Il pourrait accorder la paix de la mort à Hugh-la-Main. Peut-être pourrait-il même venir en aide à ceux qui luttaient pour leur vie dans le Labyrinthe. Mais la Septième Porte était l’unique lieu des quatre mondes où Alfred n’osait pas aller. Pas avec Xar qui le surveillait, attendant précisément qu’il l’y conduise. Le chien allait et venait nerveusement. — Transporte-toi hors d’Abarrach, Sartan ! dit Haplo, lisant les pensées d’Alfred comme d’habitude. C’est toi qui peux être utile à Xar. — Mais je ne peux pas t’abandonner ! protesta Alfred. — Tu ne m’abandonnes pas, dit Marit, l’air perplexe. Personne n’a jamais dit que tu m’abandonnais. — Bon, disait Haplo au même instant. Ne m’abandonne pas. Emporte le chien avec toi. Tant que le chien est sain et sauf, Xar ne peut rien contre moi. Alfred, écoutant deux voix en même temps, ouvrait et refermait la bouche, en pleine confusion. — Le chien… murmura-t-il, cherchant à se raccrocher à quelque chose de solide dans cette étrange conversation. — Toi et Marit, emportez le chien sur un monde où il sera en sécurité, répéta Haplo d’un ton patient. Où Xar ne le retrouvera pas. Pryan, par exemple… La suggestion semblait bonne, logique – se mettre, eux et le chien, à l’abri du danger. Mais il y avait quelque chose qui clochait. S’il pouvait seulement prendre le temps d’y réfléchir, Alfred était certain de trouver ce que c’était. Mais entre la peur, la confusion et l’étonnement de pouvoir communiquer avec Haplo, Alfred était complètement désorienté. Marit s’appuyait contre le mur, les yeux clos. Apparemment, sa magie était trop affaiblie par ses blessures pour la soutenir. De nouveau elle frissonnait de douleur. Couché à ses pieds, le chien attachait sur elle un regard désolé. — Si elle ne se guérit pas – ou si tu ne la guéris pas, Sartan –, elle va mourir ! dit Haplo d’un ton pressant. — Oui, tu as raison. Alfred prit sa décision. Il entoura de son bras les épaules de Marit, qui se raidit à son contact, puis s’abandonna contre lui. Très mauvais signe. — À qui parles-tu ? murmura-t-elle. — Peu importe, dit doucement Alfred. Viens… Marit ouvrit tout grands les yeux. Un instant, elle retrouva ses forces, l’espoir adoucit ses souffrances. — Haplo ! Tu parles avec Haplo ! Comment est-ce possible ? — Un jour, nous avons échangé nos âmes. Dans les Portes de la Mort. Nos esprits ont changé de corps… Du moins, soupira-t-il, c’est la seule explication que je trouve. Marit garda longtemps le silence. Puis elle dit à voix basse : — Nous pourrions aller dans la Septième Porte maintenant, pendant que mon seigneur est emprisonné par ta magie. Alfred hésita. Et, pendant qu’il réfléchissait à cette idée, les sigles s’allumèrent au bas du mur, éclairant un sombre couloir. Si sombre que, jusque-là, ils n’en avaient pas soupçonné l’existence. — Voilà le chemin ! dit Marit avec révérence. Alfred déglutit, excité, tenté… effrayé. Mais quand, au cours de sa vie, n’avait-il pas été effrayé ? — Non ! commanda Haplo. Ça ne me plaît pas. Xar doit s’être libéré maintenant. Alfred pâlit. — Tu sais où il est ? Tu le vois ? — Ce que je vois, je le vois par les yeux du chien. Tant que le chien est avec vous, je suis avec vous, même si ça ne nous sert pas à grand-chose. Oublie la Septième Porte. Quittez Abarrach tant que vous le pouvez encore. — Alfred, je t’en supplie ! s’écria Marit. Elle le repoussa, s’efforçant de tenir debout sans son appui. — Regarde, je me sens assez bien… Le chien aboya, se leva d’un bond. Le cœur d’Alfred fit une embardée. — Je ne… Haplo a raison. Xar nous cherche. Nous devons quitter Abarrach ! Nous emporterons le chien avec nous, dit Alfred à Marit, qui le foudroyait, le reflet des runes brillant dans ses yeux fiévreux. — Nous irons quelque part où nous pourrons nous reposer et où tu pourras te guérir. Puis nous reviendrons. Je te promets… Marit le bouscula, prête à le contourner, prête à marcher sur lui, à travers lui s’il le fallait. — Si tu ne veux pas me conduire à la Septième Porte, je la trouverai… Ses paroles s’interrompirent brusquement. Un spasme secoua tout son corps. Elle porta les mains à sa gorge, s’efforçant de respirer. Pliée en deux par la douleur, elle tomba sur les mains et les genoux. — Marit ! s’écria Alfred, la prenant dans ses bras. Tu dois te sauver toi-même avant de pouvoir sauver Haplo. — Très bien, murmura-t-elle. Mais… nous reviendrons le chercher. — Je te le promets, dit Alfred, plus aucun doute ne subsistant dans son esprit. Mais maintenant, regagnons la nef. Les sigles éclairant le chemin de la Septième Porte vacillèrent, s’éteignirent. Alfred se mit à chanter les runes, d’une voix douce et sonore. Des runes étincelantes les enveloppèrent, lui, Marit et le chien. Il continua à chanter les runes, les runes qui créaient la possibilité qu’ils soient en sécurité sur la nef… Le temps d’un battement de cœur, ils se retrouvèrent sur le pont. Et là, ils virent le Seigneur Xar qui les attendait. CHAPITRE 16 PORT DU SALUT ABARRACH Alfred battit des paupières, éberlué. Marit se raccrocha à lui, défaillante. Xar les ignora tous les deux. Il tendit la main pour saisir le chien qui grondait, découvrant les crocs. — Dragon ! dit Haplo. Dragon ! Alfred s’efforça de saisir la possibilité, le sort. Il bondit en l’air, dansant avec la magie. Et soudain, il ne fut plus sur la nef, mais il planait très haut au-dessus d’elle. Xar n’était plus une silhouette menaçante près du Sartan, mais un personnage insignifiant, très loin, qui levait la tête vers lui. Marit se cramponnait précairement au dos d’Alfred. Elle était accrochée à ses basques quand il s’était transformé, et la magie l’avait emportée avec lui. Mais le chien était toujours sur le pont, courant et aboyant comme un fou, la tête levée vers Alfred. — Abandonne la partie, Sartan ! cria Xar. Tu es piégé ! Tu ne peux pas quitter Abarrach. — Si, tu peux, Alfred ! lui dit Haplo. Tu es plus fort que lui ! Attaque-le ! Reprends la nef ! — Mais je pourrais blesser le chien… objecta Alfred, hésitant. Maintenant, Xar avait saisi l’animal par la peau du cou. — Tu pourras peut-être me reprendre la nef, Sartan. Mais qu’en feras-tu ? Tu partiras sans ton ami ? Le chien ne peut pas franchir les Portes de la Mort. Le chien ne peut pas franchir les Portes de la Mort. — C’est vrai, Haplo ? Alfred répondit à sa propre question, réalisant qu’Haplo n’y répondrait pas. — C’est vrai, hein ? Je savais bien que quelque chose clochait dans ta suggestion. Le chien ne peut pas franchir les Portes de la Mort ! Pas sans toi ! Haplo ne répondit pas. Le dragon tournait en rond, malheureux, irrésolu. Au-dessous de lui, le chien, capturé par Xar, les regardait en gémissant. — Tu n’abandonneras pas ton ami ici à une mort solitaire, Alfred, cria Xar. Tu ne peux pas. L’amour brise le cœur, hein, Sartan… Le dragon hésita, commença à replier ses ailes, descendit, prêt à se rendre. — Non ! hurla Haplo. Le chien se tordit le cou dans la main de Xar, lui donna un violent coup de dents, déchirant sa manche noire. Xar le lâcha, mit un pas entre lui et la gueule écumante. Le chien sauta sur la jetée et détala à toute vitesse en direction de la cité de Port du Salut. Le dragon descendit en piqué, plana, protecteur, au-dessus du chien jusqu’à ce qu’il ait disparu dans les ombres des rues en ruine. Il entra dans une maison vide et attendit, haletant, pour voir si on le poursuivait. On ne le poursuivait pas. Le Seigneur du Nexus aurait pu arrêter le chien. Il aurait pu le tuer en prononçant un seul sigle. Mais il le laissa partir. Il avait rempli son rôle. Maintenant, Alfred ne quitterait jamais Abarrach. Et, tôt ou tard, il conduirait Xar à la Septième Porte. L’amour brise le cœur. Souriant, très content de lui, Xar quitta la nef, retourna dans sa bibliothèque pour réfléchir à ce qu’il allait faire. Tout en marchant, il frictionna le sigle de son front. À peine consciente, cramponnée au dos du dragon, Marit gémit. Le dragon tourna en rond autour de la ville abandonnée de Port du Salut, attendant de voir ce que Xar allait faire. Alfred s’attendait à tout, sauf au départ soudain du seigneur. Lorsque Xar eut disparu, Alfred attendit et observa, pensant que c’était peut-être un piège. Ou peut-être que le seigneur était parti chercher des renforts. Rien ne se passa. Personne ne vint. — Alfred, dit Marit d’une voix mourante. Il faudrait… atterrir. Je… ne crois pas… que je tiendrai encore longtemps. — Emmène-la dans les Cavernes de Salfag, suggéra Haplo. Elles sont devant toi, pas très loin. Le chien connaît le chemin. Le chien émergea de sa cachette, bondit dans la rue déserte. Levant la tête vers Alfred, il aboya une fois, puis partit au petit trot. Le dragon vola derrière le chien, virant sec au-dessus de Port du Salut, suivit jusqu’au bout une route qui partait de la Mer de Feu. Puis le chien s’engagea au milieu des rocs gigantesques hérissant le rivage. Reconnaissant les abords des Cavernes de Salfag, le dragon descendit en spirale, et chercha un endroit pour atterrir. Ce faisant et à l’approche du sol, Alfred crut distinguer un mouvement – une ombre se détachant d’un fouillis de rocs et d’arbres morts, et se perdant rapidement dans le noir. Il scruta le site, ne vit rien. Puis, trouvant un espace dégagé au milieu du chaos rocheux, le dragon s’y posa. Marit glissa à terre au milieu des rochers, et ne bougea plus. Alfred reprit sa forme habituelle et se pencha anxieusement sur elle. Les pouvoirs guérisseurs de Marit l’avaient empêchée de mourir, mais guère plus. Le poison courait toujours dans ses veines. Elle brûlait de fièvre, et chaque inspiration lui coûtait un effort. Elle semblait souffrir. Elle porta la main à son front, pressa. Alfred repoussa ses cheveux en arrière. Il vit le sigle – la marque de Xar – luire d’un étrange éclat. Alfred comprit, poussa un profond soupir. — Pas étonnant que Xar nous ait laissés partir, dit-il. Où que nous allions, elle le guidera vers nous. — Tu dois la guérir, dit Haplo. Mais pas ici. Dans la caverne. Il faudra qu’elle dorme. — Oui, bien sûr. Alfred souleva doucement Marit dans ses bras. Le chien, connaissant Alfred, le regarda, dubitatif. À l’évidence, l’animal s’attendait à devoir les sauver d’un plongeon dans la Mer de Feu d’un moment à l’autre. Alfred se mit à fredonner entre ses dents, chantant les runes comme il aurait chanté une berceuse à un enfant. Marit se détendit dans ses bras, cessa de gémir. Sa respiration se fit paisible et régulière. Sa tête roula sur l’épaule d’Alfred. Souriant, Alfred la porta sans effort, sans glisser une seule fois, jusqu’à l’entrée des Cavernes de Salfag. Il allait y entrer… Le chien refusa de le suivre. Il renifla l’air. Ses pattes se raidirent, ses poils se hérissèrent. Il gronda. — Il y a quelque chose là-dedans, dit Haplo. Qui se cache dans l’ombre. Sur ta droite. Alfred battit des paupières, encore aveuglé par le sinistre rougeoiement de la Mer de Feu. — Ce… ce n’est pas le lazar… chevrota-t-il nerveusement. — Non, dit Haplo. Le chien rampa plus près, grondant doucement. — C’est un vivant. Je crois… Haplo fit une pause. — Tu te souviens de Balthazar ? Ce nécromancien que nous avons laissé derrière nous en quittant Abarrach ? — Balthazar ! dit Alfred, incrédule. Mais il doit être mort. Et tous les Sartans avec lui. Les lazars ont dû les tuer. — On dirait que non. Nous venons de tomber par hasard sur leur cachette, je suppose. Rappelle-toi, c’est ici que nous les avons rencontrés la première fois. — Balthazar ! répéta Alfred, scrutant les ombres. S’il te plaît, j’ai besoin de ton aide, dit-il en Sartan. Je suis déjà venu ici. Tu te souviens de moi ? Je m’appelle… — Alfred, termina une voix rauque sortant des ténèbres. Un Sartan en longues robes noires haillonneuses s’avança. — Oui, je me souviens de toi. Le chien s’était planté devant Alfred, protecteur ; il aboya un avertissement qui disait garde tes distances. — N’aie pas peur. Je ne vous ferai pas de mal. Je n’ai plus la force de nuire à personne, dit Balthazar avec amertume. Le Sartan avait toujours été mince et svelte. Maintenant, les souffrances et les privations l’avaient rendu squelettique. Ses cheveux et sa barbe, autrefois d’un noir lustré – chose coutumière chez les Sartans – étaient prématurément rayés de gris. Tout mouvement semblait le fatiguer, mais il parvenait à conserver une attitude fière et digne. — Balthazar ! s’écria Alfred, choqué de son apparence. C’est toi ? Je… je n’en étais pas sûr… Sa pitié ne s’entendait que trop dans sa voix. Les yeux noirs de Balthazar flamboyèrent. Il se redressa, croisant ses bras émaciés sur sa poitrine creuse. — Oui, Balthazar ! Que tu as laissé avec les siens sur le quai de Port du Salut, les condamnant à mort. Le chien, ayant reconnu Balthazar, s’apprêtait à lui faire fête, mais à ces mots, il gronda et recula près des siens. — Tu sais pourquoi nous t’avons laissé en arrière. Je ne pouvais pas permettre que tu apportes la nécromancie dans les autres mondes, dit doucement Alfred. Surtout après avoir vu le mal qu’elle avait fait sur celui-ci. Balthazar soupira. Sa colère n’avait été qu’un réflexe, la dernière étincelle d’un feu éteint depuis longtemps. Ses bras, croisés sur sa poitrine, retombèrent à ses côtés avec lassitude. — Je comprends. Sur le moment, je n’avais pas compris, bien sûr. Tu n’as pas idée – et ses yeux noirs s’emplirent d’angoisse et de peine – de ce que nous avons souffert. Mais tu dis vrai. Nous avons nous-mêmes appelé le malheur sur nous, par nos actions imprudentes. C’est à nous d’en supporter les conséquences. De quoi souffre cette femme ? Balthazar examina Marit avec attention. — Elle doit appartenir au même peuple que ton ami – comment s’appelait-il ? Haplo. Je reconnais les runes tatoués sur la peau. — Elle a été attaquée par un lazar, expliqua Alfred, baissant les yeux sur Marit. Elle ne souffrait plus. Elle avait perdu connaissance. Le visage de Balthazar s’assombrit. — Certains des nôtres ont subi le même sort. On ne peut rien faire pour elle, je le crains. — Au contraire, dit Alfred en s’empourprant. Je peux la guérir. Mais il me faut trouver un endroit tranquille où elle pourra dormir de longues heures sans être dérangée. Balthazar regarda Alfred sans ciller. — J’oubliais que tu avais conservé des techniques que nous avons perdues… ou que nous n’avons plus la force de pratiquer. Elle sera en sécurité ici… autant qu’on peut l’être sur ce monde maudit. Balthazar les guida à l’intérieur de la caverne. Ils croisèrent une jeune femme. Balthazar la salua de la tête en lui faisant un signe. Elle posa un regard curieux sur Alfred et ses compagnons, puis se dirigea vers la sortie de la grotte. Mais quelques instants plus tard, deux autres Sartans apparurent. — Si tu veux, ils vont emmener la femme dans nos quartiers d’habitation, l’installer confortablement. Alfred hésita. Il n’était pas certain de faire confiance à ces gens… son peuple. — Je ne te retiendrai que quelques instants, dit Balthazar. Mais il faut que je te parle. Les yeux noirs pénétraient Alfred, le sondaient. Alfred avait la désagréable impression qu’ils voyaient plus qu’il n’aurait voulu révéler. Mais, à l’évidence, le nécromancien ne permettrait pas à Alfred de soigner Marit avant que sa curiosité ne fût satisfaite. À regret, Alfred confia Marit aux deux Sartans. Ils la prirent tendrement dans leurs bras ; et la transportèrent avec précautions dans les profondeurs de la caverne. Pourtant, il ne put s’empêcher de remarquer qu’ils étaient presque aussi faibles que Marit. — Tu as été averti de notre arrivée, dit Alfred, repensant à la personne qu’il avait vue bouger au milieu des rocs. — Nous surveillons les lazars, répondit Balthazar. Asseyons-nous un moment, je te prie. Marcher me fatigue. Il se laissa choir sur un roc. — Vous n’utilisez pas les morts… comme éclaireurs, dit Alfred, se rappelant son dernier séjour sur ce monde. Ou pour combattre à votre place ? Balthazar lui lança un regard pénétrant, madré. — Non. Il scruta les ténèbres qui s’étaient épaissies autour d’eux quand ils s’étaient enfoncés dans la caverne. — Nous ne pratiquons plus la nécromancie. — J’en suis heureux, dit Alfred avec émotion. Très heureux. Vous avez pris la bonne décision. Le pouvoir de la nécromancie a grandement nui à notre peuple. — La capacité de ramener les morts à la vie est une très forte tentation, prenant sa source dans ce que nous appelons amour et compassion. Malheureusement, soupira Balthazar, ce n’est que le désir égoïste de retenir ce que nous devrions lâcher, libérer. Myopes et arrogants, nous imaginons que cette condition mortelle est le summum de ce que nous pouvons accomplir. Nous avons appris qu’il n’en est rien. Alfred le regarda, étonné. — Vous avez appris ? Comment ? — Mon prince, mon cher Edmund, a eu le courage de nous éclairer. Nous honorons sa mémoire. Maintenant, les âmes de nos morts sont libres de quitter leurs corps, leurs cadavres sont enterrés avec respect. Malheureusement, ajouta-t-il, retrouvant son amertume, l’enterrement de nos morts est devenu une tâche trop fréquente… Enfouissant sa tête dans ses mains, il s’efforça vainement de dissimuler ses larmes. Le chien s’avança sans bruit, prêt à pardonner le précédent malentendu. Il posa une patte sur le genou du nécromancien, le regardant avec sympathie. Quand il se fut suffisamment ressaisi pour reprendre la conversation, Balthazar exposa la situation désespérée de son peuple. — Nous avons fui dans l’intérieur pour échapper aux lazars. Mais ils nous ont rattrapés. Nous leur avons livré une bataille, que nous savions perdue d’avance. Puis l’un des leurs – un jeune noble du nom de Jonathon – s’est avancé. Il a libéré le Prince Edmund, a donné le repos à son âme, et il nous a prouvé que tout ce que nous avions craint pendant tant de siècles n’était pas vrai. L’âme ne tombe pas dans le néant, mais continue à vivre. Nous avions eu tort d’enchaîner l’âme à sa prison de chair. Jonathon a contenu Kleitus et les autres lazars, nous a donné le temps de nous mettre en sécurité. « Nous nous sommes cachés dans l’intérieur aussi longtemps que nous l’avons pu. Mais nos vivres étaient rares, notre magie s’affaiblissait journellement. Alors, nous sommes revenus dans cette ville abandonnée récupérer les rares provisions qui y restaient, et nous nous sommes installés dans ces cavernes. Maintenant, nos vivres sont presque épuisés, et nous n’avons aucun espoir d’en trouver d’autres. Le peu qui nous en reste, nous le réservons aux enfants, aux malades…» Balthazar se tut, ferma les yeux, au bord de l’évanouissement. Alfred l’entoura de ses bras, le soutint pour l’empêcher de tomber. — Merci, dit Balthazar avec un faible sourire. Je me sens mieux maintenant. Ces vertiges sont une faiblesse de plus en plus fréquente. — Faiblesse provoquée par le manque de nourriture. Tu te prives de manger afin de réserver les vivres pour ton peuple, je suppose. Mais tu es leur chef. Que leur arrivera-t-il si tu tombes malade ? — La même chose, que je vive ou queje meure, dit sombrement Balthazar. Nous n’avons plus d’espoir. Aucun moyen d’évasion. Nous attendons la mort. Il ajouta, d’une voix radoucie : — Après avoir vu la paix qu’a trouvée mon prince, j’avoue qu’il me tarde d’en jouir à mon tour. — Allons, allons, dit vivement Alfred, alarmé de ce pessimisme. Nous perdons du temps. S’il vous reste quelques provisions, je peux utiliser ma magie pour les multiplier. Balthazar eut un pâle sourire. — Cela nous serait d’un grand secours. De plus, vous devez avoir d’abondantes réserves sur votre nef. — Oui, bien sûr. Je… Alfred s’interrompit, la langue collée au palais. — Tu as encore gaffé, grommela Haplo. — Ainsi donc, cette nef que nous avons vue est à vous ! Les yeux de Balthazar brillèrent d’un éclat fiévreux. Il tendit une main squelettique, la referma sur le revers de velours d’Alfred. — Enfin, nous pouvons nous échapper ! Quitter ce monde de mort ! — Je… je… je… bredouilla Alfred. C’est que… tu vois… Alfred voyait exactement où tout cela conduisait. Il se leva, tout tremblant. — Nous en discuterons plus tard. Je dois d’abord guérir mon amie. Puis je pourrai aider ton peuple. Balthazar se leva aussi et dit, se penchant vers Alfred : — Nous nous échapperons ! Et cette fois, personne ne nous arrêtera. Surtout pas toi, ajouta-t-il mentalement. Alfred déglutit, recula d’un pas. Il ne dit rien. Balthazar ne dit rien. Ils se mirent en marche, s’enfoncèrent dans les cavernes. Le nécromancien, très faible, marchait lentement, mais il refusa poliment toute aide. Alfred, très malheureux, ne parvenait pas à contrôler sa démarche erratique. Sans le chien, il aurait trébuché sur toutes les pierres, dans toutes les crevasses. Un proverbe des menschs vint à l’esprit d’Alfred. Tomber de la poêle dans le feu. CHAPITRE 17 LES CAVERNES DE SALFAG ABARRACH Balthazar garda le silence pendant tout le trajet, ce dont Alfred lui fut extrêmement reconnaissant. Ayant entrepris de se dépêtrer d’un problème, il s’était – comme toujours – empêtré dans un autre. Maintenant, il fallait trouver le moyen de les résoudre tous les deux. Mais, malgré ses efforts, il ne trouvait de solution ni à l’un ni à l’autre. Ils continuaient à marcher, le chien les suivant en silence, vigilant. Et ils arrivèrent dans la partie de la caverne où vivaient les Sartans. Alfred scruta les ténèbres. Ses inquiétudes pour Haplo et Marit, sa méfiance de Balthazar, tout fut submergé par la pitié. Une cinquantaine de Sartans, hommes, femmes, et très peu – trop peu – d’enfants, s’abritaient dans cette sinistre caverne, dans un dénuement effrayant. La famine avait prélevé son terrible tribut, mais, pire que les privations physiques, la crainte, la terreur et le désespoir avaient laissé leurs âmes aussi émaciées que leurs corps. Balthazar avait fait de son mieux pour leur conserver leur courage, mais il approchait lui-même de sa fin. La plupart des Sartans avaient renoncé à tout. Ils gisaient sur le sol humide de la caverne, immobiles, les yeux fixés sur les ténèbres sans rien voir, comme pour les supplier de les ensevelir. Alfred connaissait ce désespoir muet, savait où il pouvait mener, car il avait autrefois parcouru ce sinistre chemin. S’il n’avait pas rencontré Haplo – et le chien – il l’aurait sans doute suivi jusqu’à son triste terme. — Voilà de quoi nous subsistons, dit Balthazar, montrant un grand sac. Des semences de kairn, trouvées à Port du Salut. Nous les écrasons et les mélangeons à de l’eau pour en faire du gruau. Et c’est notre dernier sac. Quand il sera vide… Le nécromancien haussa les épaules. Les faibles pouvoirs magiques qui leur restaient, les Sartans les utilisaient pour se maintenir en vie, pour respirer l’air empoisonné d’Abarrach. — Ne t’inquiète pas, dit Alfred. Je vous aiderai. Mais d’abord, je dois guérir Marit. — Certainement, dit Balthazar. Marit était allongée sur des couvertures élimées. Plusieurs femmes s’affairaient autour d’elle, s’efforçant de la soulager. On l’avait bien couverte, on lui avait donné à boire. (Alfred s’étonna de cette abondance d’eau ; lors de son premier séjour, elle était extrêmement rare. Il faudrait qu’il se renseigne.) Grâce à ces soins, Marit avait repris connaissance. Elle vit Alfred immédiatement, et, se soulevant sur un coude, elle lui tendit la main. Il se pencha sur elle, et elle se cramponna à lui, manquant le faire tomber. — Où… sommes-nous ? demanda-t-elle, serrant les mâchoires pour ne pas claquer des dents. Qui sont ces gens ? — Des Sartans, dit Alfred d’une voix apaisante, s’efforçant de la rallonger. Tu es en sécurité ici. Je vais te guérir, puis tu devras dormir. Le visage de Marit se durcit avec arrogance. Alfred repensa à ce jour où – toujours sur Abarrach – il avait guéri Haplo contre son gré. — Je peux me guérir toute seule, dit-elle, mais elle ne put continuer, ne parvenant pas à respirer. Alfred lui prit les mains, la droite dans sa gauche, la gauche dans sa droite, refermant le cercle de leurs êtres. Elle tenta faiblement de lui arracher ses mains, mais, pour l’heure, Alfred était plus fort qu’elle. Il tint bon et se mit à chanter les runes. Sa chaleur et sa force coulèrent dans Marit ; la souffrance et la solitude de Marit entrèrent en lui. Le cercle s’enroula autour d’eux, les unit, et, pendant un bref instant, Haplo y participa. Alfred eut une étrange vision, où ils flottaient tous les trois sur une onde d’air, de lumière et de temps en bavardant. — Il faut que vous quittiez Abarrach, disait Haplo. Toi et Marit. Allez vous cacher en lieu sûr, quelque part où Xar ne vous trouvera pas. — Mais nous ne pouvons pas emporter le chien, non ? arguait Alfred. Xar a raison. Le chien ne peut pas franchir les Portes de la Mort. Pas sans toi. — Nous ne partirons pas, dit Marit. Nous ne t’abandonnerons pas. Apparemment nimbée de lumière, elle parut très belle à Alfred. Penchée vers Haplo, elle lui tendait la main mais ne pouvait pas le toucher. L’onde les portait, les soutenait, mais elle les séparait en même temps. — Je t’ai perdu une fois, Haplo. Je t’ai quitté, parce que je n’avais pas le courage de t’aimer. Maintenant, je l’ai, ce courage. Je l’ai, et je ne veux plus te perdre. Si la situation était inversée, poursuivit-elle sans lui donner le temps de parler, si j’étais celle gisant sur la couche de pierre, m’abandonnerais-tu ? Alors, comment peux-tu penser que je suis moins forte que toi ? La voix d’Haplo se troubla. — Je ne te demande pas d’être moins forte, Marit, je te demande d’être plus forte que moi. Pense à notre peuple, qui lutte pour sa vie dans le Labyrinthe. Pense à ce qui leur arrivera, à eux et à tous ceux des quatre mondes, si notre seigneur parvient à fermer la Septième Porte. — Je ne peux pas t’abandonner, dit Marit. Son amour se déversait vers Haplo ; l’amour d’Haplo se déversait vers elle, et Alfred était la fine étoffe de soie à travers laquelle il passait. La tragédie de leur séparation l’affectait douloureusement. S’il avait pu leur donner le bonheur en se sacrifiant, il l’aurait fait sans regret. Mais il ne pouvait être qu’un pauvre intermédiaire. Ce qui empirait les choses, c’est qu’Haplo lui parlait, à lui aussi bien qu’à Marit, Alfred le savait. Alfred aussi devait trouver la force d’abandonner un être qu’il avait appris à aimer. — Mais en attendant, qu’est-ce que je fais au sujet de Balthazar ? demanda Alfred. Avant qu’Haplo ait eu le temps de répondre, la lumière commença à s’estomper, la chaleur à se retirer. L’onde reflua, laissant Alfred échoué dans les ténèbres. Frissonnant, Alfred poussa un profond soupir, répugnant à renoncer à sa vision, répugnant à revenir à la réalité. Et ce faisant, il entendit son nom. — Alfred, dit Marit. Elle n’avait plus les yeux fiévreux, mais ses paupières, lourdes de sommeil, se fermaient. — Alfred, répéta-t-elle d’un ton pressant, luttant pour ne pas s’endormir. — Oui, je suis là, mon amie, répondit-il, au bord des larmes. Allonge-toi. Elle se renversa sur sa couche, laissant Alfred s’affairer autour d’elle, parce qu’elle était trop préoccupée pour l’en empêcher. Quand il voulut s’éloigner, elle lui saisit la main. — Demande au Sartan… ce qu’il sait de la Septième Porte, murmura-t-elle. — Crois-tu que ce soit sage ? objecta Alfred. Maintenant qu’il avait revu Balthazar, il se rappelait la puissance du nécromancien. Et bien qu’affaibli par la famine et l’angoisse, Balthazar aurait tôt fait de retrouver ses forces s’il apercevait une possibilité d’évasion pour lui et les siens. — Je ne suis pas certain de désirer que Balthazar trouve la Septième Porte, pas plus que le Seigneur Xar. Peut-être vaut-il mieux ne pas aborder la question. — Demande-lui juste ce qu’il en sait, supplia Marit. Quel mal y aurait-il ? Alfred hésitait. — Je doute que Balthazar en sache quoi que ce soit… Marit, qui tenait toujours sa main, la serra douloureusement. — Demande-lui quand même. Je t’en supplie ! — Me demander quoi ? Balthazar, debout à l’écart, avait regardé le processus de guérison avec un intense intérêt. Maintenant, entendant son nom, il s’approcha. — Qu’est-ce que tu veux savoir ? — Vas-y, dit soudain la voix d’Haplo, faisant sursauter Alfred. Demande-lui. On verra bien. Alfred soupira, déglutit. — Nous nous demandions, Balthazar, si tu avais jamais entendu parler de… de quelque chose qu’on appelle la Septième Porte ? — Certainement, répondit Balthazar avec calme, mais décochant à Alfred un regard tranchant comme un poignard. Tous les habitants d’Abarrach ont entendu parler de la Septième Porte. Tous les enfants apprennent la litanie. — Que… quelle litanie est-ce là ? demanda Alfred d’une voix mourante. — « La Terre fut détruite, psalmodia Balthazar d’une voix aiguë. Quatre mondes furent créés de ses ruines. Quatre mondes pour nous-mêmes et les menschs : mondes de l’Air, du Feu, de la Pierre, de l’Eau. Quatre portes relient chaque monde à un autre, Arianus à Pryan à Abarrach à Chelestra. Une maison de redressement fut créée pour nos ennemis, le Labyrinthe. Le Labyrinthe est relié aux autres mondes par la Cinquième Porte, le Nexus. La Sixième Porte est le centre, permet l’entrée, le Vortex. Et tout fut accompli dans la Septième Porte. La fin fut le commencement. » — Ainsi, c’est par ça que vous connaissiez l’existence des Portes de la Mort, l’existence des autres mondes, dit Alfred, se rappelant sa première rencontre avec le nécromancien, et sa facilité à pénétrer les mensonges qu’Haplo avait inventés pour dissimuler sa véritable identité. Et tu dis que cela est enseigné aux enfants ? — Ce l’était, dit Balthazar, accentuant le passé avec tristesse. Quand nous avions le loisir d’enseigner à nos enfants autre chose que la façon de mourir. — Comment en êtes-vous arrivés là ? demanda Marit, luttant contre l’engourdissement, contre le sommeil. Qu’est-il arrivé à ce monde ? — La cupidité, voilà ce qui est arrivé, répondit Balthazar. La cupidité et le désespoir. Quand la magie qui maintenait ce monde en vie a commencé à s’affaiblir, les nôtres se sont mis à mourir. Nous avons recouru à la nécromancie, d’abord pour conserver ceux que nous aimions. Puis, peu à peu, nous avons utilisé cette magie noire pour accroître notre nombre, pour ajouter des soldats à nos armées, des serviteurs à nos maisons. Mais la situation a empiré au lieu de s’améliorer. — Abarrach avait toujours été conçu pour dépendre des trois autres mondes afin de survivre, expliqua Alfred. Les conduits, connus sur ce monde sous le nom de colosses, devaient capter pour Abarrach l’énergie émanant des citadelles de Pryan. Cette énergie aurait fourni chaleur et lumière, permettant au peuple de vivre près de la surface, où l’air est respirable. Mais le plan a échoué. Comme la Bougonne-Batte n’a pas démarré, la lumière des citadelles de Pryan ne s’est pas allumée, et Abarrach est resté dans les ténèbres. Il se tut. Son exposé didactique avait endormi Marit. Avec un petit sourire, Alfred la borda dans ses couvertures. Puis il s’éloigna en silence. Balthazar, après avoir jeté un coup d’œil sur elle, le suivit. — Pourquoi cet intérêt pour la Septième Porte ? De nouveau, il fixa un regard pénétrant sur Alfred, qui sombra immédiatement dans l’incohérence. — Je… je… la curiosité… entendu… quelque chose… Balthazar fronça les sourcils. — Que tentes-tu de découvrir, mon Frère ? Tu cherches à la localiser ? Crois-moi, si j’avais la moindre idée de l’endroit où se trouve la Septième Porte, je l’aurais utilisée moi-même pour emmener mon peuple hors de ce monde terrible. — Oui, bien sûr. — Alors, que veux-tu savoir d’autre ? — Rien, vraiment. C’était simple curiosité. Allons voir ce que je peux faire pour nourrir ton peuple. Vraiment inquiet du bien-être des siens, le nécromancien n’ajouta rien. Mais Alfred comprit que, comme il l’avait craint, son intérêt soudain pour la Septième Porte avait aussi éveillé celui de Balthazar. Et le nécromancien ressemblait au chien d’Haplo en cela que, lorsqu’il avait mordu dans quelque chose, il ne le lâchait pas facilement. Alfred se mit à multiplier les sacs de graines de kairn, en quantités suffisantes pour qu’ils puissent en faire de la farine et du pain, beaucoup plus nourrissants que le gruau. Tout en travaillant, Alfred observait subrepticement la caverne. Aucun Sartan mort ne servait les vivants, comme lors de sa première visite. Aucun soldat-cadavre ne gardait l’entrée, aucun roi-cadavre ne tentait de gouverner. Où que fussent enterrés les morts, ils reposaient en paix – comme l’avait dit Balthazar. Alfred regarda les enfants, assemblés autour de lui, mendiant une poignée de graines que, sur Arianus, il aurait jetée aux oiseaux. Ses yeux s’emplirent de larmes, et cela lui rappela une question. Il se retourna vers Balthazar qui, près de lui, observait chacun de ses sorts, presque aussi affamé de magie que de nourriture. Sur l’insistance d’Alfred, le nécromancien avait un peu mangé, et avait repris quelques forces – mais l’espoir retrouvé contribuait sans doute plus à ce changement que la peu appétissante pâte de kairn qu’il avait absorbée. — Vous sembliez avoir de l’eau en abondance, remarqua Alfred. Il n’en était pas ainsi la dernière fois. Balthazar hocha la tête. — Tu te rappelles le colosse qui se dresse non loin d’ici ? Nous pensions qu’il était mort, son pouvoir épuisé. Mais soudain, assez récemment, sa magie a repris vie. Alfred s’éclaira. — Vraiment ? Sais-tu pourquoi ? — Il n’y a eu aucun changement sur ce monde. Je peux seulement supposer qu’il y en a eu sur les autres. — Mais oui ! Tu as raison ! dit Alfred avec enthousiasme. La Bougonne-Batte… les citadelles de Pryan… Elles fonctionnent, maintenant ! Ce qui signifie… — … rien du tout pour nous, termina froidement Balthazar. Le changement vient trop tard. Suppose que la chaleur des conduits est revenue, suppose qu’elle commence à faire fondre la glace qui enserre ce monde. Suppose que nous trouvions de nouveau de l’eau. Mais il faudra des vies et des vies avant que ce monde ne redevienne habitable. Et d’ici là, les vivants ne seront plus. Seuls les morts gouverneront Abarrach. — Tu es résolu à partir, dit Alfred. — Ou à mourir en essayant, dit sombrement Balthazar. Peux-tu envisager un avenir pour nous, pour nos enfants, ici, sur Abarrach ? Alfred ne put répondre. Il lui tendit de la nourriture, que Balthazar alla distribuer aux siens. — Je ne les blâme pas de vouloir partir. Moi-même, j’ai très envie de m’en aller en ce moment. Mais je sais parfaitement ce qui se passera quand ces Sartans arriveront sur les autres mondes. Ce ne sera qu’une question de temps avant qu’ils ne se mettent à vouloir les gouverner, à saccager la vie des menschs. — Quelle triste tribu, dit Haplo. Alfred, ne réalisant pas qu’il avait parlé tout haut, sursauta. Ou peut-être qu’il n’avait rien dit. Haplo avait toujours eu la capacité de lire dans ses pensées. — Tu as raison, poursuivit Haplo. Ces Sartans sont faibles actuellement, mais dès qu’ils ne devront plus recourir à leur magie pour se maintenir en vie, elle se fortifiera. Ils découvriront sa puissance. — Et puis, il y a ton peuple. Alfred regarda Marit endormie, le chien veillant à son côté, grondant sur quiconque approchait d’elle. — S’ils s’évadent du Labyrinthe et entrent dans les autres mondes, qui peut dire ce qui se passera ? Les Patryns ont tété la haine avec le lait de leur mère, et qui peut vous en blâmer ? Alfred se mit à trembler. Il lâcha les graines qu’il tenait, porta ses mains à ses yeux brûlants. — Je vois tout recommencer ! Les rivalités, les guerres, les confrontations. Les innocentes victimes prises dans les événements, mourant pour quelque chose qu’elles ne comprennent pas… Tout… tout se terminant en désastre ! Alfred termina sur un cri étranglé. Levant les yeux, il rencontra le regard flamboyant du nécromancien. Balthazar était revenu. Alfred eut la soudaine et étrange impression que le nécromancien avait suivi toutes ses pensées. Balthazar avait vu ce qu’Alfred avait vu, partagé la vision qui lui avait arraché ce cri horrifié. — Je quitterai Abarrach, dit-il doucement. Tu ne peux pas m’en empêcher. Alfred, très perturbé, cessa son opération magique. Il ne se sentait même plus la force de transformer de la glace en eau par une chaude journée d’été. — Ce fut une erreur de venir ici, marmonna-t-il. — Mais si nous n’étions pas venus, ils seraient tous morts, remarqua Haplo. — C’était peut-être préférable. Alfred contempla ses mains – grandes, aux poignets puissants, avec de longs doigts fuselés, gracieux, élégants… et capables de causer tant de mal. Il pouvait aussi les utiliser pour le bien, mais pour l’heure, il n’était pas disposé à le voir. — Pour les menschs, il vaudrait mieux que nous mourions tous. — Que leurs « dieux » les quittent, veux-tu dire ? — Leurs « dieux » ! répéta Alfred avec dérision. « Leurs bourreaux », serait plus exact. Je voudrais pouvoir débarrasser l’univers de nous et de notre pouvoir corrompu ! — Tu sais, mon ami, dit pensivement Haplo, que c’est peut-être une idée… — Peut-être ? sursauta Alfred. Il avait divagué, battu mentalement la campagne, sans s’attendre à trouver une idée. — Qu’est-ce que j’ai dit, exactement ? — Ne t’inquiète pas de ça. Rends-toi utile. — Tu as une suggestion ? demanda Alfred, docile. — Tu pourrais essayer de savoir ce que l’éclaireuse de Balthazar lui rapporte, suggéra Haplo. Ou n’aurais-tu pas remarqué qu’elle était rentrée ? Effectivement, Alfred n’avait pas remarqué. Il releva brusquement la tête, son corps frissonna. La femme qu’il avait vue postée près de l’entrée de la caverne – celle à qui Balthazar avait confié une mission quelconque – était de retour. Balthazar lui avait donné de la nourriture. Elle mangeait avidement, mais entre deux bouchées, elle lui parlait à voix basse, d’un ton urgent. Alfred voulut se lever, glissa sur des graines de kairn, et se retrouva assis. — Reste là, dit Haplo. Il donna au chien un ordre silencieux. L’animal s’approcha de Balthazar, et se coucha à ses pieds. — Il l’a envoyée examiner la nef. Il va tâcher de s’en emparer, rapporta Haplo, entendant par les oreilles du chien. — Mais c’est impossible ! protesta Alfred. Marit l’a entourée de runes patryns… — En des circonstances ordinaires, non, dit Haplo. Mais on dirait qu’un autre sur Abarrach a eu la même idée. Un autre tente également de s’emparer de notre nef. Alfred en resta stupéfait. — Sûrement pas Xar… — Non. Mon seigneur n’a nul besoin de cette nef. Mais quelqu’un d’autre sur ce monde la convoite. Soudain, Alfred comprit. — Qui ? chevrota-t-il, espérant se tromper. Il ne se trompait pas. — Kleitus. CHAPITRE 18 LES CAVERNES DE SALFAG ABARRACH — Je regrette de ne pas être plus fort, disait Balthazar, tandis qu’Alfred approchait avec hésitation du nécromancien et de l’éclaireuse. Le chien s’avança vers lui en remuant la queue. — Je regrette que nous ne soyons pas plus nombreux ! Mais… il faudra que ça suffise. Le nécromancien regarda autour de lui. — Combien d’entre nous sont encore valides… — Quoi… que se passe-t-il ? demanda Alfred, se rappelant juste à temps qu’il devait feindre de ne rien savoir. — Le lazar Kleitus tente de voler votre nef, dit Balthazar, avec un calme qui étonna Alfred. Naturellement, il faut arrêter ce monstre. Pour que tu puisses la voler toi-même, ajouta mentalement Alfred. — La… euh… enfin… la magie des Patryns la protège. Je ne crois pas qu’on puisse l’abolir… Balthazar sourit, lèvres pincées. — Comme tu t’en souviens sans doute, j’ai assisté une fois à une démonstration de la magie des Patryns. Les structures runiques sont visibles, elles luisent quand elles sont activées, n’est-ce pas ? Alfred, soupçonneux, hocha la tête. — Eh bien, la moitié des sigles de votre nef sont maintenant éteints, annonça Balthazar. Kleitus les disloque. — C’est impossible ! protesta Alfred, incrédule. De qui le lazar aurait-il appris la magie des Patryns ? — De Xar, dit Haplo. Kleitus a observé mon seigneur et le reste de mon peuple. Le lazar a découvert le secret de la magie des runes. — Les lazars sont capables d’apprendre, disait Balthazar en même temps, parce que leur âme est très proche du corps. Et ils désirent depuis longtemps quitter Abarrach. Ici, ils n’ont plus de vivants à tuer. Je n’ai pas besoin de te dire quelles terribles tragédies surviendront dans les autres mondes si les lazars réussissent à franchir les Portes de la Mort. Il avait raison. Il n’avait nul besoin de le dire à Alfred, qui ne voyait que trop clairement cette horreur. Kleitus devait être stoppé, mais – une fois qu’il le serait, si c’était possible – qu’est-ce qui arrêterait Balthazar ? Alfred s’assit lourdement sur une corniche de pierre, fixant les ténèbres sans rien voir. — Cela ne finira-t-il donc jamais ? Continuerons-nous à jamais à perpétuer la misère et l’affliction ? Le chien se coucha, gémissant de sympathie. Les yeux noirs de Balthazar pénétraient, sondaient Alfred, qui eut un mouvement de recul, comme si ce regard lui tirait du sang. Il avait l’impression très nette de savoir ce que Balthazar allait dire. Balthazar posa sa main émaciée sur l’épaule d’Alfred, et, penché sur lui, lui parla à voix basse. — Autrefois, j’aurais sans doute été capable de lancer les sorts requis. Mais plus maintenant. Toi, en revanche… Alfred pâlit, se raidit à son contact. — Je… ne pourrais pas ! Je ne saurais pas comment… — Moi je sais, dit suavement Balthazar. J’ai longtemps médité ce problème, comme tu t’en doutes. Les lazars sont dangereux parce que – contrairement aux morts ordinaires – l’âme vivante reste attachée au corps mort. Si cette attache était sectionnée, l’âme arrachée au corps, je crois que les lazars seraient détruits. — Tu le « crois » ? rétorqua Alfred. Tu n’en es pas sûr. — Comme je te l’ai dit, je ne suis plus assez fort pour tenter l’expérience. — Moi, je ne pourrais pas, dit Alfred. Impossible. — Il a raison, dit Haplo. Kleitus doit être arrêté. Balthazar est trop faible pour le faire. Alfred gémit. Et qu’est-ce que je fais au sujet de Balthazar ? demanda-t-il mentalement, conscient de la présence du nécromancien. Comment pourrais-je l’arrêter, lui ? — Occupe-toi d’une chose à la fois, dit Haplo. Alfred branla du chef, lugubre. — Regarde ces Sartans, dit Haplo. Ils peuvent à peine marcher. La nef est une nef patryn, couverte de runes patryns – à l’intérieur et à l’extérieur. Même si Kleitus détruit toutes les runes, il faudra en tracer de nouvelles pour qu’elle puisse voler. Balthazar ne partira pas de sitôt. De plus, je ne crois pas que Xar aimerait que cette bande de Sartans lui échappe. Alfred trouva ce discours très peu réconfortant. — Mais cela signifie d’autres batailles, d’autres massacres… — Un problème à la fois, Sartan, dit Haplo, avec un calme inexplicable. Peux-tu faire ces opérations magiques que propose le nécromancien ? — Oui, soupira Alfred, vaincu. Oui, je crois. — Tu peux activer la magie ? demanda Balthazar. C’est de ça que tu parles ? — Oui, dit Alfred en rougissant. Les yeux noirs de Balthazar s’étrécirent. — Avec quoi – ou avec qui – communiques-tu, mon Frère ? Le chien, à qui le ton déplut, leva la tête et gronda. Alfred sourit, tendit la main pour le caresser. — Avec moi-même, dit-il doucement. Balthazar insista pour emmener tout son peuple avec lui. — Nous nous saisirons de la nef, commencerons à la renforcer immédiatement, dit-il à Alfred. Les plus forts d’entre nous monteront la garde en cas d’attaque. À moins d’interruptions, nous devrions pouvoir quitter Abarrach assez vite. Il y aura des interruptions, pensa Alfred. Le Seigneur Xar ne vous laissera pas partir. Et moi, je ne peux pas. Je ne peux pas abandonner Haplo. Pourtant, je ne peux pas rester non plus. Xar me pourchasse, pour que je le conduise à la Septième Porte. Que faire ? Que faire ? — Ce que tu dois, répondit Haplo avec calme. Alfred réalisa alors qu’Haplo avait un plan. Son cœur frémit d’espoir. — Tu as une idée ? — Pardon ? dit Balthazar, se tournant vers lui. Qu’est-ce que tu disais ? — Tais-toi, Alfred ! ordonna Haplo. Pas un mot. Rien n’est encore définitif. Les circonstances ne s’y prêteront peut-être pas. Mais tiens-toi prêt, juste en cas. Et maintenant, réveille Marit. Alfred voulut protester, sentit l’irritation d’Haplo déferler sur lui – sensation étrange et désagréable. — Elle sera encore faible, mais tu auras besoin d’aide, et c’est la seule qui puisse t’en apporter. Alfred hocha la tête, fit ce qu’on lui disait. Les Sartans rassemblaient leurs maigres biens, se préparant au départ. La rumeur s’était rapidement répandue : une nef, l’évasion, l’espoir. Sur un ton révérenciel, ils parlaient de quitter ce monde redoutable, de construire une nouvelle vie dans des mondes merveilleux. Alfred eut envie de hurler de frustration. Il s’agenouilla près de Marit. Elle dormait si profondément, si paisiblement, qu’il paraissait criminel de la réveiller. La regardant ainsi, sereine, libérée de toutes rêves et de tous souvenirs, Alfred se souvint brusquement d’un autre – Hugh-la-Main – libéré des fardeaux et des souffrances de la vie, qui avait trouvé un havre et un sanctuaire dans la mort… et qui en avait été violemment arraché… Sa gorge se serra. Il s’étrangla, toussa. À ce bruit, Marit se réveilla. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Les Patryns ont l’habitude de se réveiller instantanément, toujours conscients – même quand ils sommeillent – des dangers qui les entourent dans le Labyrinthe. Marit s’assit, cherchant machinalement son arme de la main, presque avant qu’Alfred se soit rendu compte qu’elle ne dormait plus. — Rien… tout va bien, la rassura-t-il vivement. Elle battit des paupières, repoussa ses cheveux. Alfred vit de nouveau le sigle sur son front. Le cœur lui faillit. Il avait oublié. Xar saurait… connaîtrait tous leurs mouvements… Peut-être devait-il la prévenir. — Pas un mot, lui conseilla vivement Haplo. Oui, Xar sait par elle tout ce qui se passe. Mais cela tournera peut-être à notre avantage. Ne lui laisse pas savoir que tu sais. — Qu’y a-t-il ? demanda Marit. Pourquoi me fixes-tu comme ça ? — Tu… tu as bien meilleure mine, bredouilla-t-il. — Merci, dit-elle souriante, détendue. Il remarqua quand même qu’elle était toujours malade, toujours affaiblie. Elle regarda autour d’elle, remarquant immédiatement l’activité inusitée. — Que se passe-t-il ? — Kleitus tente de voler notre nef, dit-il. — Ma nef ! s’écria Marit, se levant vivement, trop vivement, car elle faillit tomber. — Je vais essayer de l’arrêter, dit Alfred, se levant gauchement lui-même. — Et qui va les arrêter, eux ? demanda Marit, avec un geste d’impatience qui engloba tous les Sartans de la caverne. Ils font leurs bagages ! Pour partir dans ma nef ! Alfred ne sut quoi dire – Haplo ne lui fut d’aucun secours. Il battit des paupières comme une chouette aveuglée en bredouillant quelque chose d’inintelligible. Marit ceignit son épée. — Je comprends, dit-elle sombrement. J’oubliais. C’est ton peuple. Et bien sûr, tu es content de les aider à s’échapper. — Tais-toi… l’avertit Haplo. Alfred serra les dents, pour éviter la tentation. S’il ouvrait la bouche, ne fût-ce que pour respirer, il avait peur que les mots partent tout seuls. Non qu’il pût dire à Marit quoi que ce soit de constructif. Il ne savait pas ce que méditait Haplo. Alfred avait l’étrange impression que l’esprit d’Haplo filait sur des rails, comme les tram-flash de la grande Bougonne-Batte, les wagonnets qui roulaient sur leurs voies ferrées, propulsés par l’énergie des « lectric zingers ». Alfred allait recevoir une violente décharge quand Haplo arriverait au bout de la ligne. En attendant, le Sartan n’avait d’autre choix que de trébucher de l’avant, espérant qu’il parviendrait à bien jouer son rôle. Les Sartans de Balthazar formaient maintenant une petite armée, et ils avaient l’air plus morts que les morts qu’ils allaient affronter. Le visage émacié, durci par la détermination, ils avançaient lentement, résolus. Alfred les admira, les larmes aux yeux. Pourtant, en les regardant, il vit le commencement du mal, non sa fin. Les Sartans quittèrent les Cavernes de Salfag, suivant la route défoncée conduisant à Port du Salut. Avec sa clairvoyance caractéristique, Balthazar avait donné aux plus jeunes, qui gardaient le peuple, assez à manger pour restaurer leurs forces. Ces Sartans étaient relativement vigoureux, bien que peu nombreux. Ils marchaient devant, en avant-garde. Mais pour la plupart, c’était un groupe dépenaillé et pitoyable qui se traînait le long de la mer ardente, pour aller combattre les morts, qui ne pouvaient pas être blessés, pas être tués. Alfred et Marit les accompagnaient. Alfred, l’esprit en ébullition au sujet du sort qu’il allait lancer – et qu’il n’avait même jamais envisagé d’utiliser –, ne faisait pas attention où il allait. Il avançait par embardées de roc en roc, trébuchant sur les pieds de ses compagnons, ou, à défaut, sur les siens. Le chien s’affairait à le tirer d’un mauvais pas après l’autre, et bientôt, même ce fidèle animal commença à donner des signes d’irritation. Un coup de dent et un grondement éloignèrent Alfred d’une flaque de boue brûlante, alors qu’auparavant une douce poussée aurait fait l’affaire. Marit marchait en silence, la main sur la garde de son épée. Elle aussi ruminait quelque chose, mais, à l’évidence, elle n’avait pas l’intention de révéler sa stratégie. Alfred était redevenu l’ennemi – une fois de plus. Cette pensée l’affligeait au plus haut point, mais il ne pouvait pas la blâmer. Lui non plus n’osait pas lui faire confiance ; pas avec la marque de Xar sur son front. Tout recommençait… sans fin. Sans fin. Au commandement de Balthazar, les Sartans quittèrent la route avant d’arriver à la ville, entrant dans les ombres créées par la lumière sinistre émanant de la Mer de Feu. Les Sartans rassemblèrent les enfants et les malades dans des maisons abandonnées. Les plus jeunes allèrent, avec leur chef, regarder – cachés derrière des rocs – la jetée et la nef patryn. Kleitus était seul ; aucun autre lazar ne travaillait avec lui, ce qu’Alfred trouva d’abord inexplicable. Puis il se dit que ces lazars se méfiaient sans doute les uns des autres. Kleitus devait jalousement garder les secrets qu’il avait appris de Xar. Accroupis dans l’ombre, les Sartans regardaient le lazar qui, patiemment, défaisait les structures runiques des Patryns. — Heureusement que nous sommes venus maintenant, murmura Balthazar, avant de s’éloigner pour donner des ordres à son peuple. Alfred était trop agité et tourmenté pour répondre. Marit non plus ne fit pas de commentaire. Stupéfaite et atterrée, elle fixait sa nef. Près des deux tiers des runes protecteurs étaient effacés, leur puissance magique anéantie. Peut-être n’avait-elle pas cru les Sartans jusque-là. Maintenant, elle savait qu’ils avaient dit vrai. — Crois-tu que Xar a aidé Kleitus à faire ça ? En vérité, Alfred parlait à Haplo, mais Marit crut qu’il s’adressait à elle. Ses yeux flamboyèrent. — Mon seigneur n’aurait jamais permis au lazar d’apprendre la magie des runes ! De plus, dans quel but l’aurait-il fait ? Alfred rougit sous sa colère. — Tu dois quand même reconnaître que c’est un moyen commode de se débarrasser des lazars… et de nous garder sur Abarrach. Marit secoua la tête, refusant de considérer l’idée. Elle porta la main à son front, frictionna la marque de Xar. Surprenant Alfred à la regarder, elle rabaissa vivement sa main, referma fermement les doigts sur la garde de son épée. — Que vas-tu faire ? demanda-t-elle froidement. Vas-tu te métamorphoser en dragon ? — Non, dit Alfred à contrecœur, préférant ne pas penser à ce qu’il allait faire, à ce qu’il devait faire. Il me faudra toute mon énergie pour lancer le sort qui libérera son âme tourmentée. Il posa un regard douloureux sur le lazar. — Je ne peux pas faire ça et me changer en dragon en même temps. Il se tourna vers elle, vérifiant d’abord que Balthazar n’était pas dans les parages. — Marit, je ne laisserai pas les Sartans s’emparer de la nef. Elle le regarda en silence, pensive, le mesurant du regard. Finalement, elle hocha la tête une fois, brusquement. — Comment les en empêcheras-tu ? — Marit… Alfred s’humecta les lèvres. — Et si je détruisais la nef ? Pensive, elle ne protesta pas. — Nous resterions prisonniers d’Abarrach. Nous n’aurions plus aucun moyen d’en partir, dit-il, voulant s’assurer qu’elle comprenait bien. — Si, répondit-elle. Par la Septième Porte. CHAPITRE 19 PORT DU SALUT ABARRACH — Seigneur ! dit un Patryn, entrant dans la bibliothèque. Un groupe qui semble composé de Sartans est arrivé à Port du Salut. Les éclaireurs pensent qu’ils vont tenter de s’emparer de la nef. Xar savait, bien sûr, ce qui se préparait. Il était mentalement joint avec Marit, suivait les événements par ses yeux et ses oreilles, bien qu’elle ne soupçonnât pas qu’il se servait d’elle à cette fin. Toutefois, il ne mentionna pas le fait et regarda avec intérêt le Patryn qui lui faisait son rapport. — Tiens ! des Sartans – natifs d’Abarrach. J’en avais entendu parler avant notre arrivée, mais les lazars m’avaient fait croire qu’ils étaient tous morts – ils pourraient aussi bien l’être. Ils sont pitoyables, à demi morts de faim. — Combien sont-ils ? — Une cinquantaine, Seigneur. En comptant les enfants. — Des enfants… Xar était perplexe. Marit n’avait pas mentionné des enfants. Ils n’entraient pas dans ses calculs. Pourtant, il se remémora froidement que les Sartans, eux aussi, avaient des enfants. — Que fait Kleitus ? — Il s’affaire toujours à détruire les runes protectrices de la nef, Seigneur. Il semble indifférent à tout le reste. Xar eut un geste d’impatience. — Naturellement. Lui aussi est affamé – de sang frais. — Quels sont tes ordres, Seigneur ? Quels ordres donner, en effet ? Xar y réfléchissait depuis qu’il avait entendu la conversation à voix basse entre Marit et Alfred, appris ce qui se préparait. Alfred allait tenter d’arracher son âme au corps du lazar. Xar éprouvait un grand respect pour le Serpent Mage, plus grand qu’Alfred n’en avait pour lui-même. Il était très capable de mettre un terme à l’existence tourmentée du lazar. Xar se souciait comme d’un os-runes de ce qui pouvait advenir aux lazars. Qu’ils tombent en poussière ou qu’ils fuient Abarrach – pour lui, c’était tout un. Il serait content d’en être débarrassé. Mais une fois Kleitus détruit, Alfred serait libre de reprendre la nef. Il avait dit à Marit qu’il détruirait la nef, c’est vrai. Mais Xar se méfiait du Sartan. Le Seigneur du Nexus prit sa décision. Il se leva. — Je viens. Envoie tous nos gens à l’Enclume. Amenez-y ma nef, prête à décoller. Nous devons nous préparer à partir… et vite. Au-delà des Nouvelles Provinces, juste en face de Port du Salut, se dresse un promontoire, connu – à cause de sa forme distinctive et de sa couleur noire – sous le nom de l’Enclume. L’Enclume surveille l’entrée d’une baie créée depuis des éons par une secousse sismique qui avait fracturé la falaise. Une partie en avait glissé dans la mer, créant une brèche par laquelle le magma s’était écoulé dans les basses terres, et formant une baie qui avait reçu le nom de Baie de Feu. La lave, qui s’écoulait sans discontinuer de la Mer de Feu, et entourée de falaises abruptes, y formait un maelström qui tournoyait lentement. Le magma visqueux tournait et tournait sans repos, charriant des blocs de rocs noirs à sa surface étincelante. Un observateur, debout sur l’Enclume, pouvait sélectionner l’un de ces rocs et le regarder aller directement à sa perte. Le regarder entrer dans la Baie de Feu, le regarder tourner lentement sur ses bords, dériver peu à peu vers son centre, puis disparaître, aspiré par l’ardent maelström. Xar venait souvent à l’Enclume, il venait souvent regarder le tournoiement hypnotisant de la lave en fusion. Quand il était d’humeur fataliste, il comparait la Baie de Feu à la vie. Quoi que fît un homme, quelque énergie qu’il dépensât pour échapper à son destin, la fin était toujours la même. Mais aujourd’hui, Xar n’entretenait pas des pensées aussi résignées. Baissant les yeux sur le maelström, il vit, non pas des rocs, mais un de ces vaisseaux d’acier, propulsés par la magie et la vapeur, qu’avaient construit les Sartans pour naviguer sur la Mer de Feu. Le vaisseau d’acier flottait dans la baie, caché aux yeux des vivants et des morts. Perché sur l’Enclume, Xar regarda, sur l’autre rivage de la Mer de Feu, la ville de Port du Salut, la jetée, la nef de Marit, et le lazar Kleitus. Xar ne craignait pas d’être vu. Il était trop loin, silhouette en robes noires sur fond de rocs noirs. Le vaisseau d’acier était caché par le promontoire. De plus, il doutait que quiconque – lazar ou Sartan – se souciât de lui. Ils avaient des problèmes plus pressants. Tous les Patryns restant sur Abarrach, à l’unique exception d’Haplo, gisant sur sa couche de pierre dans les profondeurs de Nécropolis, se trouvaient à bord de ce vaisseau. Ils attendaient le signal de leur seigneur pour sortir de la baie, s’engager dans la Mer de Feu. Ils étaient prêts à intercepter Alfred, dût-il tenter de quitter Abarrach. Les Patryns étaient prêts également – chose que Xar trouvait incroyable, mais imposée par la nécessité – à sauver Alfred au cas où tout ne se passerait pas comme prévu. Xar augmenta sa portée visuelle par la magie des runes. Il voyait nettement la jetée de Port du Salut, Kleitus qui s’affairait à désactiver les runes de Marit. Xar voyait même – par un hublot de la nef – ce qui semblait être un mensch – l’assassin humain, Hugh-la-Main – qui arpentait nerveusement la passerelle, observant le lazar au travail. Un mensch – autre cadavre animé, pensa Xar avec amertume, irrité qu’Alfred ait été capable de ressusciter un mensch, alors que lui n’avait obtenu aucun résultat par la nécromancie, sauf de donner une âme à un chien. Xar voyait mais il n’entendait pas, ce dont il se félicitait. Il n’avait nul besoin d’entendre ce qui se disait, et l’écho de l’âme de Kleitus, prisonnière du corps mort, lui tapait sur les nerfs depuis quelque temps. C’était déjà assez pénible de regarder le cadavre trébucher et traîner les pieds sur la jetée, le fantôme emprisonné luttant sans discontinuer pour se libérer. L’âme enchaînée qui ondulait autour du corps donnait au lazar une apparence floue, comme si Xar le regardait à travers un cristal fêlé. Il se surprit à constamment battre des paupières, pour accommoder sur l’image brumeuse. Puis une silhouette s’avança sur la jetée, silhouette très nette celle-là, bien que vacillante et voûtée. Deux autres l’encadraient – l’une vêtue des robes noires des nécromanciens, l’autre féminine. Xar étrécit les yeux, et sourit. — Préparez-vous, dit-il au Patryn debout près de lui, qui donna le signal au vaisseau en attente dans la baie. — Je crois qu’il vaudrait mieux que j’y aille seul, dit Alfred à un Balthazar désapprobateur et à une Marit sceptique. Si Kleitus voit avancer une armée, il se sentira menacé et attaquera immédiatement. Tandis que s’il ne voit que moi… — … il éclatera de rire ? proposa Balthazar. — Peut-être, répondit gravement Alfred. Au moins, il ne fera guère attention à moi, et ça me donnera le temps de lancer le sort. — Combien de temps te faudra-t-il ? demanda Marit, dubitative, les yeux fixés sur le lazar, la main sur la garde de son épée. Alfred rougit, embarrassé. — Tu ne sais pas. Alfred secoua la tête. Balthazar jeta un regard en arrière sur les siens, blottis dans l’ombre des maisons, les faibles qui pouvaient encore marcher soutenant ceux plus faibles qu’eux. Les enfants – visages émaciés, yeux immenses, regards fixes – se cramponnaient à leurs parents, ou, s’ils étaient morts, à ceux qui les remplaçaient. Après tout, de quel secours pouvait être son peuple en cette circonstance ? Le nécromancien soupira. — Très bien, dit-il à contrecœur. Fais à ton idée. Nous viendrons à ton aide si besoin est. — Laisse-moi au moins t’accompagner, dit Marit d’un ton pressant. De nouveau, il secoua la tête, avec un regard oblique à Balthazar. Marit comprit, ne discuta plus. Elle devait surveiller le nécromancien, l’empêcher de prendre le contrôle de la nef, ce qu’il pourrait tenter pendant qu’Alfred était occupé avec Kleitus. — Nous allons donc t’attendre ici, dit-elle, accentuant le « nous » pour montrer qu’elle avait compris. Alfred hocha la tête, plutôt morne. Maintenant qu’il avait atteint son but, il en était désolé. Et si le sort n’agissait pas ? Kleitus tenterait de le tuer, de le transformer en lazar. Alfred considéra le cadavre, qui portait toujours les blessures de sa mort violente. Il regarda le fantôme impuissant, luttant toujours pour se libérer, et les mains cireuses qui aspiraient à mettre fin à une vie – sa vie. Il repensa à Kleitus attaquant Marit, au poison… Elle n’en était pas encore purifiée. Ses joues avaient encore une rougeur fiévreuse, ses yeux étaient trop brillants. Les estafilades de son cou étaient enflammées, douloureuses. La sang d’Alfred s’échauffa, puis se glaça. Les paroles du sort lui échappèrent, voltigeant comme les âmes des Elfes d’Arianus, s’égaillant dans mille directions. — Tu réfléchis trop, bon sang ! dit la voix d’Haplo. Vas-y, et fais ce que tu as à faire, c’est tout. Fais ce que tu as à faire. Oui, se dit Alfred. Je ferai ce que j’ai à faire. Prenant une profonde inspiration, il sortit de l’ombre et se dirigea vers la jetée. Le chien, connaissant Alfred et sachant que mille obstacles pouvaient se dresser sur son passage, trottinait à son côté, vigilant. Les runes protégeant la nef étaient maintenant éteintes pour les trois quarts. De son poste d’observation, dans l’ombre d’une maison en ruine, Marit voyait Hugh-la-Main remuer nerveusement dans la nef, surveillant l’être hideux qui s’affairait autour. Elle se demanda soudain si la Lame Maudite réagirait à la présence de Kleitus. Il était Sartan, ou l’avait été. La Lame combattrait sans doute pour le lazar. Elle espérait que Hugh aurait assez de bon sens pour ne pas intervenir, regrettant de n’avoir pas pensé à mettre Alfred en garde contre ce danger supplémentaire. Trop tard. Son devoir était là. Elle lança un regard oblique à Balthazar. Le regard du nécromancien croisa le sien comme une épée, cherchant la faiblesse de l’adversaire. Marit retint de justesse un éclat de rire. La faiblesse ! Ils étaient tous les deux si faibles qu’ils auraient été incapables de faire fondre du beurre. Quel combat ce serait ! Quelle bataille sans gloire ! Pourtant, ils se combattraient. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle les refoula avec colère. Elle commençait, enfin, à comprendre Alfred. Kleitus défaisait méthodiquement la magie. Les mains cireuses tachées de sang faisaient en l’air de petits gestes saccadés, comme pour défaire une tapisserie. Les runes scintillantes de la nef commençaient à pâlir, vaciller, s’éteindre. Kleitus – ou plutôt, le fantôme emprisonné – surveillait Alfred. Le cadavre chancelant du Dynaste n’accorda que peu d’attention au Sartan qui approchait. Il préférait se concentrer sur la destruction de la magie protectrice. Alfred avançait lentement, le chien, pressé contre sa jambe, lui offrant son soutien et – pour être tout à fait véridique – poussant de l’avant le Sartan récalcitrant. Alfred était terriblement, horriblement effrayé, plus effrayé qu’il ne l’avait jamais été de sa vie, même devant le dragon rouge du Labyrinthe. Il regardait Kleitus, et il se voyait lui-même. Il voyait – avec une horrible fascination – le sang sur les mains cireuses, le désir de sang dans les yeux morts et vivants. Un désir qu’il pourrait très bien partager bientôt. Il vit, dans la brève étincelle du fantôme emprisonné regardant hors du corps pourrissant, la souffrance, les tourments d’une âme captive. Il vit… La souffrance. Alfred s’arrêta si brusquement que le chien fit quelques pas de plus avant de s’apercevoir qu’il était seul. Se retournant, l’animal fixa sur Alfred un regard sévère, le soupçonnant de s’apprêter à s’enfuir. Voilà un être qui souffre, un être tourmenté. J’y pense depuis longtemps. Je ne vais pas le tuer. Je vais lui donner le repos, la paix. Continue à penser ainsi, se dit Alfred, reprenant son avance d’un pas plus décidé. Ne pense pas que, pour lancer le sort, tu dois saisir les mains mortes du lazar… Kleitus interrompit son travail, se tourna face à Alfred. Le fantôme papillota dans les yeux. — Tu viens partager ma vie immortelle ? demanda le lazar. — … vie… gémit le fantôme. — Je… je ne désire pas l’immortalité, parvint à articuler Alfred, à demi étranglé par la peur. Quelque part sur la nef, Hugh-la-Main observait et écoutait. Peut-être exultait-il. Maintenant, tu comprends ! Maintenant, je comprends… Les lèvres bleuâtres du lazar s’étirèrent en un rictus. Un grondement roula dans la gorge du chien. — Reste derrière, dit Alfred, lui touchant doucement la tête. Tu ne peux plus rien pour moi. Le chien le lorgna, sceptique, puis – entendant un autre commandement – recula docilement, pour surveiller et attendre. — C’est toi le responsable ! accusa Kleitus. Les yeux morts étaient froids et vides, les yeux vivants pleins de haine… et suppliants. — C’est toi qui as amené cela sur nous ! — … sur nous… siffla l’écho. — Vous avez amené cela vous-mêmes, dit Alfred avec tristesse. Il fallait qu’il saisisse les mains mortes. Il les regarda, et il en eut la chair de poule. De nouveau, il vit les ongles s’enfonçant sauvagement dans les chairs de Marit. Il les sentit se refermer sur sa propre gorge. Alfred s’efforça de se concentrer sur ce qu’il devait faire… puis il n’eut plus le choix. Kleitus bondit sur lui. Les mains du lazar cherchèrent sa gorge, pour en étouffer la vie. Agissant instinctivement pour se défendre, Alfred saisit les poignets du lazar. Mais au lieu de tenter de briser l’emprise de Kleitus, Alfred lui serra les mains encore plus fort, fermant les yeux pour ne pas voir l’horreur du cadavre qui se contorsionnait, pour ne pas voir l’angoisse du visage tout près du sien. Alfred commença à dilater le cercle de son être. Il laissa son âme couler dans celle de Kleitus. Il chercha à attirer l’âme tourmentée dans la sienne. — Non ! dit doucement le lazar. C’est ton âme qui m’appartiendra ! Stupéfait et horrifié, Alfred prit soudain conscience de mains brutales qui fouillaient son être. Kleitus avait saisi l’âme d’Alfred et tentait de la lui arracher. Alfred recula, paniqué, lâchant Kleitus pour se défendre. Le combat était inégal, réalisa Alfred avec désespoir. Il ne pouvait pas gagner, parce qu’il avait trop à perdre. Kleitus, lui, n’avait rien à perdre, rien à craindre. Des cris éclatèrent derrière lui. Alfred eut vaguement conscience du chien qui sautait et grondait, de Marit qui tentait d’éloigner Kleitus de sa victime, de Balthazar qui, frénétique, s’efforçait de conjurer sa faible magie. Mais ils ne pouvaient pas sauver Alfred. Le combat se déroulait sur un plan supérieur. Les autres n’étaient que des insectes, bourdonnant loin, très loin au-dessous d’eux. Les mains mortes de Kleitus déchiraient l’âme d’Alfred aussi sûrement qu’elles déchiraient sa chair. Alfred se débattait, luttait, sachant qu’il avait le dessous. Puis une puissante explosion de runes l’éblouit, éclatant entre lui et son ennemi. Kleitus recula en chancelant, un hurlement s’échappa de sa bouche morte et béante. Les mains du lazar lâchèrent l’âme d’Alfred, et, tombant au milieu d’une gerbe de runes, il s’affala lourdement sur la jetée. Gisant sur le dos, Alfred leva les yeux, cœur battant et bouche bée ; et vit au-dessus de lui un Sartan en robes blanches. — Samah… murmura-t-il, ne percevant que vaguement les traits de l’arrivant. — Je ne suis pas Samah. Je suis Ramu, fils de Samah, rectifia le Sartan, d’une voix aussi froide et redoutable que sa magie. Et toi, tu es Alfred Montbank. Qu’est-ce que c’était que cette horreur ? Alfred, étourdi, hébété, serra son âme contre lui et s’efforça de s’asseoir. Il regarda craintivement autour de lui, les yeux larmoyants. Kleitus n’était pas en vue. Le lazar avait disparu. Détruit ? C’était peu probable. Chassé, enfui. Pour attendre. Choisir son moment. Il y aurait d’autres nefs. Les Portes de la Mort seraient toujours ouvertes… Alfred frissonna. Marit s’agenouilla près de lui, lui entoura les épaules de son bras. Le chien – qui conservait un mauvais souvenir de Ramu – s’était planté devant eux, protecteur. D’autres Sartans en robes blanches s’avançaient sur la jetée. Au-dessus d’eux flottait une immense nef, ses runes protectrices sartanes brillant avec éclat dans les ténèbres rougeoyantes d’Abarrach. — Qui est ce Sartan ? Qu’est-ce qu’il veut ? demanda Marit, soupçonneuse. Ramu posa les yeux sur elle, sur les sigles de défense qui s’allumèrent sur sa peau. — Je vois que nous sommes arrivés à temps. L’avertissement que nous avons reçu était fondé. Alfred leva les yeux, éberlué. — Quel avertissement ? Pourquoi es-tu venu ? Pourquoi as-tu quitté Chelestra ? Ramu répondit, froid et sinistre : — On nous a avertis que les Patryns s’étaient évadés de leur prison. Qu’ils s’apprêtaient à prendre d’assaut la Dernière Porte. Nous faisons voile vers le Labyrinthe. Nous avons l’intention de renfermer les Patryns dans leur prison, sans aucune possibilité d’évasion. Nous fermerons la Dernière Porte. Nous assurant – une bonne fois pour toutes – que nos ennemis ne pourront plus jamais s’échapper. CHAPITRE 20 PORT DU SALUT ABARRACH Sur l’autre rivage de la Mer de Feu, Xar vit son plan si soigneusement conçu sombrer dans le chaos, comme les blocs de roc aspirés par le maelström. Le vaisseau sartan, sorti de nulle part, s’était matérialisé au-dessus de la Mer de Feu dans une conflagration scintillante de sigles bleus. Énorme construction, longue et svelte, en forme de cygne, il planait au-dessus du magma, comme répugnant à le toucher. Ses passagers lancèrent des échelles magiques par-dessus bord, des structures runiques qui les descendirent sur la jetée. Xar entendit les paroles de Ramu par les oreilles de Marit, aussi clairement que s’il avait été près d’elle. Nous fermerons la Dernière Porte. Nous assurant – une bonne fois pour toutes – que nos ennemis ne s’échapperont jamais plus. À bord de leur dragonef d’acier, les Patryns virent le vaisseau sartan flottant au-dessus de la lave en fusion. Plusieurs Patryns escaladaient les rocs à la hâte pour rejoindre leur seigneur. Xar demeura muet, immobile. Les Patryns, arrivant sur le promontoire, se heurtèrent au mur de silence de Xar. Il n’accorda aucune attention à leur arrivée. Ils se regardèrent, hésitants. Finalement, l’un d’eux – le plus âgé – s’avança. — Des Sartans, Seigneur ! hasarda-t-il. Xar ne répondit pas. Il hocha sombrement la tête, pensant : nous sommes dominés par le nombre – à près de quatre contre un. — Nous combattrons, Seigneur, dit le Patryn avec ardeur. Donne-nous un ordre… Le combat ! La lutte ! La revanche sur l’ancien ennemi ! L’anticipation, le désir de vengeance nouaient l’estomac de Xar, brûlaient ses poumons, dilataient son cœur. Il avait l’impression de retrouver sa jeunesse, d’attendre une amante. Cette ardeur s’éteignit bientôt sous les eaux glacées de la logique. — Ramu ment, se dit Xar. Cette intention affichée d’aller dans le Labyrinthe n’est qu’une ruse, une diversion. Il espère que nous abandonnerons Abarrach. Il veut s’approprier ce monde. Il est venu pour trouver la Septième Porte. — Seigneur ! s’écrièrent les Patryns, regardant l’autre rivage de la Mer de Feu. Ils ont capturé Marit, ils l’emmènent prisonnière ! — Quels sont tes ordres, Seigneur ? demanda le plus âgé. Son peuple réclamait, exigeait du sang. Dominés à quatre contre un. Pourtant, mes gens sont forts. Si j’étais avec eux… — Non, dit Xar d’une voix dure. Surveillez les Sartans. Voyez ce qu’ils font, où ils vont. Ils se prétendent en route pour le Labyrinthe. — Le Labyrinthe, Seigneur ! Son peuple devait avoir eu vent de la bataille qui s’y livrait. — Ils ont l’intention d’en finir avec nous une fois pour toutes, dit l’un. — Il faudra me passer sur le corps, dit un autre. Sur beaucoup, beaucoup de corps, pensa Xar. — Je me méfie d’eux, dit-il tout haut. Je ne crois pas qu’ils ont vraiment l’intention d’aller dans le Labyrinthe. Toutefois, il vaut mieux nous préparer à tout. N’interférez pas avec eux. Préparez-vous à décoller. S’ils entrent dans les Portes de la Mort, suivez-les. — Faut-il emmener tout notre peuple, Seigneur ? Xar réfléchit un moment. — Oui, dit-il enfin. Si Ramu envoyait effectivement ses forces dans le Labyrinthe, les Patryns auraient besoin de tous les combattants qu’ils pourraient rassembler. — Oui, emmenez tout le monde. Je te confie le commandement en mon absence, Sadet. — Mais, Seigneur… voulut protester le Patryn. Les yeux flamboyantes de Xar tarirent ses paroles sur ses lèvres. — Oui, Seigneur. Xar attendit pour voir ses ordres exécutés. Les Patryns quittèrent l’Enclume, redescendirent à leur vaisseau d’acier. Demeuré seul, le Seigneur du Nexus traça en l’air un cercle de runes flamboyantes. Le cercle complet, il se plaça à l’intérieur et disparut. Les Patryns laissés en arrière virent les sigles s’enflammer au sommet de l’Enclume. Ils regardèrent jusqu’au moment où le cercle vacilla, s’éteignit. Puis, lentement, précautionneusement, ils pilotèrent la dragonef d’acier hors de la baie, prirent position pour surveiller leurs ennemis, se préparèrent à franchir les Portes de la Mort. — Imbécile de Sartan, tu n’as rien compris ! Entourée d’une coquille protectrice de runes bleues et rouges, Marit affrontait Ramu avec défi, son épée gravée de runes à la main. — Demande à l’un des tiens, si tu ne me crois pas. Demande à Alfred. Il a été dans le Labyrinthe ! Il sait ce qui s’y passe ! — Elle dit la vérité, dit gravement Alfred. Les reptiles – que tu connais sous l’appellation de serpents-dragons – sont ceux qui tentent de fermer la Dernière Porte. Les Patryns se défendent contre ces êtres maléfiques. Je le sais ! Je m’y trouvais ! — Oui, tu t’y trouvais, ricana Ramu. Et c’est pourquoi je ne te crois pas. Comme disait mon père, tu es plus Patryn que Sartan. — Pourtant, tu peux voir la vérité dans mes paroles[01]… Ramu pivota vers lui. — Je vois des Patryns massés devant la Dernière Porte. Je vois la cité que nous avons construite pour eux en flammes. Je vois des hordes de créatures malfaisantes venir à leur aide, y compris les serpents-dragons… Le nies-tu ? — Oui, dit Alfred, essayant désespérément de maintenir le calme autour de lui, d’empêcher la situation de dégénérer. Tu vois sans voir, Ramu. Marit aurait pu lui dire qu’il perdait son temps. Ramu aurait pu lui dire qu’il perdait son temps. Alfred les réunit tous deux dans un regard désespéré, suppliant. Marit l’ignora. Ramu se détourna, écœuré. — « Qu’on la désarme ! » dit-il en la montrant. Gardez-la prisonnière à bord de sa nef. Nous nous en servirons pour transporter nos frères d’Abarrach. Les Sartans l’entourèrent. Elle ne leur prêta aucune attention, son regard braqué sur Ramu. — Venez, vous autres, nous finirons de défaire les structures runiques. Les probabilités contre Marit étaient écrasantes. Elle était affaiblie par le poison, pas encore complètement guérie. Pourtant, elle était résolue à combattre Ramu, à le vaincre et à le détruire. Sa fureur à la vue de ce Sartan mielleux et suffisant, qui parlait si froidement de condamner son peuple à des tourments éternels alors qu’il était en train de lutter pour sa survie, la rendait folle. Elle le tuerait, même si cela lui coûtait la vie, car les autres Sartans auraient tôt fait de le venger. Peu importe maintenant, se disait-elle. J’ai perdu Haplo. Nous ne trouverons jamais la Septième Porte. Je ne le reverrai jamais vivant. Mais je veillerai à la réalisation de son dernier souhait : la sécurité de notre peuple. J’empêcherai ce Sartan d’aller dans le Labyrinthe. Le sort que Marit s’apprêtait à lancer était puissant, mortel, et il prendrait Ramu totalement par surprise. L’imbécile lui avait tourné le dos. N’ayant jamais combattu un Patryn, Ramu ne les connaissait que de réputation, et n’aurait jamais imaginé que Marit acceptât de sacrifier sa propre vie pour mettre fin à la sienne. Mais Alfred savait, avant même que la voix d’Haplo ne l’avertisse de ce que projetait Marit. — Je vais l’arrêter, lui dit Haplo. Toi, occupe-toi de Ramu. Encore tremblant de son terrible combat contre le lazar, Alfred se prépara à activer sa magie. Étourdi, il scruta les possibilités – et les découvrit si embrouillées, si confuses, qu’il ne parvenait pas à les démêler. La panique s’empara de lui. Marit allait mourir. Déjà, elle prononçait les runes ; il voyait ses lèvres remuer, bien qu’aucun son n’en sortît. Ramu s’éloignait – mais il ne pourrait jamais aller assez loin. Le chien se ramassait sur lui-même, s’apprêtant à bondir… Et cela donna une idée à Alfred. Il se ramassa sur lui-même pour bondir. Le chien sauta sur Marit. Alfred sauta – gesticulant des bras et des jambes – sur Ramu. Le chien se rua sur la coquille de runes protectrices de Marit. Les sigles crépitèrent et flambèrent. L’animal jappa de douleur, et tomba inanimé sur le pont. Marit poussa un cri de détresse. Le sort, sa concentration, sa volonté, tout avait volé en éclats. Elle s’agenouilla près du chien, prit sa tête inerte dans ses bras et la serra sur son cœur. Alfred se rua sur le dos de Ramu, qui tomba à plat ventre. La plus grande confusion s’ensuivit. Le Conseiller atterrit face contre terre, avec un choc à briser les os. Ses poumons se vidèrent, et, un bref instant, il ne put plus respirer. Des éclairs brouillaient sa vision ; un grand poids l’écrasait, l’empêchant d’aspirer de l’air. Puis le poids se souleva. Des mains l’aidèrent à se relever. Ramu pivota vers son assaillant, plus furieux qu’il ne l’avait jamais été de sa vie. Alfred bredouillait avec incohérence, essayant vainement de s’expliquer. Ramu n’était pas intéressé. — Traître ! Emprisonnez-le avec son amie patryn. — Non, Conseiller ! Notre frère t’a sauvé la vie ! crièrent plusieurs Sartans. Ramu le fixa sans un mot ; il ne les croyait pas, ne voulait pas les croire. Ils lui montrèrent Marit. Assise sur la jetée, elle berçait le chien dans ses bras. Les sigles de ses bras brillaient très faiblement. — Elle allait t’attaquer, expliqua l’un des Sartans. Notre frère s’est jeté sur toi, t’a protégé de son propre corps. Si elle avait lancé le sort, c’est lui qu’elle aurait tué, Conseiller, pas toi. Ramu fixa un regard pénétrant sur Alfred, qui avait brusquement cessé de parler. Il n’avait l’air ni coupable ni innocent, juste ahuri et considérablement troublé. Ramu soupçonnait le Sartan de quelque motif ultérieur tortueux, sans avoir la moindre idée de ce que ce pouvait être. Mais tout finirait par s’éclaircir, sans aucun doute. Les runes patryns protégeant la nef patryn étaient presque tous détruits. Les Sartans avaient travaillé vite et bien. Ramu ordonna de transférer Marit et Alfred à bord. La femelle patryn, comme on pouvait s’y attendre, semblait résolue à résister, bien qu’elle fût si faible qu’elle parvenait à peine à marcher. Elle refusa d’abandonner le chien. C’est Alfred qui finit par la convaincre de suivre les Sartans. L’entourant de son bras, il lui murmura quelque chose – sans doute une nouvelle intrigue. Elle se laissa conduire à bord, se retournant fréquemment pour regarder le chien. Ramu pensait que l’animal était mort, et découvrit son erreur en l’approchant trop. Ses mâchoires claquèrent à quelques pouces de sa cheville. — Chien ! Ici, chien ! s’écria Alfred, scandalisé, en sifflant l’animal. Ramu avait envie de le jeter dans la Mer de Feu, mais il se serait ridiculisé de dissiper ainsi sa colère sur un pauvre animal. Il l’ignora froidement et retourna à ses affaires. Le chien se releva en chancelant, s’ébroua, et suivit – penchant légèrement d’un côté – Marit et Alfred. Ramu quitta la jetée, entra dans la rue principale de la ville abandonnée. Il avait rendez-vous avec le chef des Sartans d’Abarrach, qui l’attendait – un nécromancien, lui avait-on dit. Ramu reçut un choc à la vue de cet homme – pâle, faible, émacié. Se rappelant ce qu’il savait des Sartans d’Abarrach (et qu’il tenait d’Alfred), Ramu considéra ce frère avec pitié et curiosité. — Je m’appelle Balthazar, dit le Sartan en robes noires. Bienvenue sur Abarrach, Monde de la Pierre, mon Frère, ajouta-t-il avec un sourire pincé. Ramu n’aima pas ce sourire, n’aima pas le regard sombre et perçant de cet homme. Ses yeux noirs semblaient s’enfoncer dans sa tête comme des poignards. — Ton salut semble rien moins que cordial, mon Frère, remarqua Ramu. — Pardonne-moi, mon Frère, dit Balthazar, s’inclinant avec raideur. Nous attendons depuis mille ans pour te le présenter. Ramu fronça les sourcils. Balthazar le fixait de son regard perçant. — Nous mourions d’envie de vous voir. Ramu s’assombrit encore. Des paroles de colère lui vinrent aux lèvres, mais à cet instant, Balthazar transféra son regard sur les siens, dépenaillés, affamés, puis sur les compagnons de Ramu, bien nourris, bien vêtus, en pleine santé. Ramu ravala sa colère, fut même assez ému pour s’excuser de bonne grâce. — Je suis désolé de vos épreuves, mon Frère. Sincèrement désolé. Nous les connaissions depuis quelque temps, par celui qui se fait appeler Alfred. Nous serions venus à votre aide, mais les circonstances… La voix de Ramu mourut. Un Sartan ne peut pas mentir à un autre, et ce que Ramu allait dire était un mensonge. Samah était venu sur Abarrach, mais pas pour porter secours à ses frères désespérés. Il était venu pour apprendre la nécromancie. Ramu eut la bonne grâce d’être et de paraître honteux. — Nous avons eu nos problèmes, nous aussi, quoique moins graves que les vôtres, je l’avoue. Si nous avions su… mais je ne pouvais croire ce traître de Sartan. Le regard sévère de Ramu se tourna en direction d’Alfred, qui aidait une Marit très affaiblie à monter dans sa propre nef. Balthazar suivit son regard, puis regarda le Conseiller. — Celui dont tu parles avec tant de mépris a pourtant été le seul de notre peuple à nous venir en aide, rétorqua Balthazar. Bien que choqué et atterré – à juste titre – par ce que nous avions fait, à nous et à ce monde, il a fait ce qu’il a pu pour nous secourir. — Il avait ses raisons, tu peux en être sûr, ricana Ramu. — Oui, il avait ses raisons, répondit Balthazar. La pitié, la miséricorde, la compassion. Et toi, pourquoi es-tu venu ? demanda-t-il froidement, prenant Ramu par surprise. Le Conseiller n’avait pas l’habitude qu’on lui parle avec tant d’insolence, et ce Sartan ne lui plaisait pas. Il parlait la langue des Sartans, mais – ainsi qu’Alfred l’avait découvert lors de son premier séjour – ses paroles évoquaient des images de souffrance et de mort, que Ramu trouvait très déplaisantes. Toutefois, il était bien forcé d’admettre la vérité. Il n’était pas venu pour porter secours à ses frères, mais pour chercher des renforts. Il expliqua brièvement ce qui se passait dans le Labyrinthe, comment les Patryns tentaient de s’évader de leur prison, comment ils s’efforceraient – sans aucun doute – de gouverner les quatre mondes. — Alors que nous seuls devrions gouverner, dit Balthazar. Comme nous avons gouverné ici. Regarde autour de toi. Vois quel beau travail nous avons fait. Ramu était outré, mais il eut soin de dissimuler sa colère. Il sentit chez ce Sartan en robes noires une puissance latente, peut-être aussi grande que la sienne. Regardant dans l’avenir, dans un avenir où les Sartans gouverneraient les quatre mondes, Ramu vit en lui un rival potentiel. Un rival qui pratiquait la nécromancie. Le moment était mal choisi pour révéler ses faiblesses. — Embarque dans nos nefs avec les tiens, dit Ramu. Nous leur apporterons aide et assistance. Car je présume que vous désirez quitter ce monde ? ajouta-t-il, sarcastique à son tour. Balthazar pâlit ; ses yeux noirs s’étrécirent. — Oui, dit-il doucement, nous désirons partir. Nous te sommes reconnaissants, mon Frère, de nous en donner la possibilité. Et reconnaissants de toute aide que tu pourras nous apporter. — De mon côté, je te serai reconnaissant de toute aide que tu pourras m’apporter, répondit Ramu. Ramu supposa qu’ils se comprenaient, même si les intentions du nécromancien étaient aussi fuligineuses que l’air empoisonné de cette caverne infernale. Ramu s’inclina et partit. Inutile de poursuivre cette conversation. Le temps pressait ; chaque instant qui passait rapprochait les patryns de l’évasion. Quand Balthazar serait guéri, reposé et rassasié, quand il serait dans le Nexus et affronterait les sauvages patryns, il comprendrait. Il se battrait. Ramu en était sûr. Balthazar se servirait de tous les moyens à sa disposition pour remporter la victoire. Y compris la nécromancie. Et il serait heureux de l’enseigner à d’autres. Ramu y veillerait. Il retourna sur la jetée, préparer le transport des Sartans d’Abarrach dans l’ancienne nef patryn. Montant à bord, il en fit une brève inspection, puis se mit à établir sa stratégie. Normalement, le transfert dans le Nexus par les Portes de la Mort aurait été rapide. Mais il devait donner le temps à ces Sartans de recouvrer leurs forces, s’il voulait en faire des combattants efficaces. Réfléchissant à tout cela, s’efforçant de supputer la durée du processus de guérison, Ramu tomba par hasard sur Alfred. Lugubre, le Sartan était appuyé contre la paroi, le chien assis à ses pieds, tendu et nerveux. La femelle patryn, très abattue, était assise par terre. Un Sartan montait la garde près d’elle. Ramu fronça les sourcils. La femelle patryn acceptait la situation trop calmement. Elle s’était rendue trop facilement. Alfred aussi. Ils devaient manigancer quelque chose… Un bras puissant enserra la gorge de Ramu par derrière. Un objet pointu s’enfonça dans ses côtes. — Je ne sais pas qui tu es, canaille, ni ce que tu fais là, dit une voix dure et rauque – une voix de mensch – à l’oreille de Ramu, et peu m’importe. Mais si tu bouges, je t’enfonce ce couteau dans le cœur. Laisse partir Marit et Alfred. CHAPITRE 21 PORT DU SALUT ABARRACH Abattu, les yeux dans le vague, Alfred, appuyé à la paroi, se demandait désespérément quoi faire. D’une part, il lui semblait d’une importance vitale d’accompagner Ramu dans le Labyrinthe. Je dois m’efforcer encore de faire comprendre la véritable situation au Conseiller. Lui faire comprendre que les reptiles sont les véritables ennemis, que les Sartans et les Patryns doivent unir leurs forces contre ce mal, ou que c’est lui qui finira par nous dévorer. Non seulement nous, se disait Alfred, mais les menschs. Nous les avons amenés sur ces mondes, c’est nous qui sommes responsables de leurs vies. Oui, en ce sens, son devoir était clair, mais la façon dont il allait s’y prendre pour convaincre Ramu du danger restait des plus floues dans son esprit. Mais d’autre part, il y avait Haplo. — Je ne peux pas t’abandonner, arguait Alfred, attendant avec quelque appréhension qu’Haplo le contredise. Mais la voix de son ami était étrangement silencieuse depuis quelque temps, depuis qu’il avait ordonné au chien de stopper Marit. Ce silence était menaçant, mettait Alfred mal à 1 aise. Il se demanda si c’était le moyen qu’avait trouvé Haplo pour les forcer à le quitter. Haplo se sacrifierait sans réserves s’il pensait ce faisant aider son peuple… Telles étaient les pensées qu’Alfred retournait dans sa tête quand Marit se leva d’un bond avec un cri de surprise. — Alfred ! s’écria-t-elle, le saisissant par le bras et manquant le faire passer par-dessus bord. Alfred ! Regarde ! — Bienheureux Sartan ! murmura Alfred, sidéré. Il avait oublié Hugh-la-Main, oublié que l’assassin était à bord. Et maintenant, Hugh tenait solidement Ramu, la Lame Maudite pointée sur sa gorge. Alfred ne comprit que trop bien ce qui s’était passé. Caché dans la cabine, Hugh avait été témoin de l’arrivée des Sartans, les avait vus capturer Alfred et Marit. Sa seule pensée – en sa qualité d’ami, compagnon et garde du corps automandaté – devait être de les libérer. Sa seule arme : la Lame Maudite. Mais il ne réalisait pas que l’arme était la création de ces mêmes Sartans. — Personne ne bouge, avertit Hugh, embrassant du regard tous les assistants. Serrant Ramu plus fort, il le plia à la renverse, montrant assez de son couteau pour convaincre les témoins horrifiés du sérieux de ses intentions. — Sinon votre chef se retrouvera avec six pouces d’acier dans le cou. Alfred, Marit, venez près de moi. Alfred ne bougea pas, paralysé. Comment réagira la Lame Maudite ? se demandait-il, paniqué. Son premier devoir était envers son utilisateur. Elle pouvait parfaitement blesser Ramu – surtout s’il tentait de s’en défaire par la magie – avant de reconnaître son erreur. Et si Ramu mourait, il n’y avait plus aucun espoir d’unir Sartans et Patryns contre l’ennemi commun. Cependant, les Sartans les fixaient, en état de stupeur, sans réaliser ce qui se passait. Ramu lui-même semblait frappé par la foudre. C’était sans doute la première fois qu’il subissait un tel outrage. Il ne savait pas comment réagir. Mais sa réflexion allait bon train. Bientôt, il… — Conseiller ! cria Alfred, désespéré. L’arme de cet homme est magique. Ne la contre pas par la magie ! Ça ne ferait qu’empirer la situation ! — Bravo ! dit Marit entre ses dents. Distrais-le. Alfred fut horrifié. Elle se méprenait totalement sur ses intentions. — Non, Marit. Ce n’était pas mon idée. Non, ne… Elle ne l’écoutait pas. Son épée était sur le pont. Gardée par les Sartans. Les Sartans qui fixaient leur chef, incrédules et pétrifiés. Marit récupéra vivement son arme, courut vers Hugh. Alfred tenta de l’arrêter, mais il ne regardait pas où il marchait, trébucha sur le chien et s’affala de tout son long. Le chien émit un jappement de douleur, se hérissa et aboya contre tous, indifféremment. Les Sartans, en pleine confusion, regardaient Ramu, attendant ses ordres. — Je vous en prie, restez calmes ! Que personne ne bouge ! suppliait Alfred, mais personne ne l’entendit par-dessus les aboiements frénétiques du chien, et cela n’aurait sans doute rien changé dans le cas contraire. À cet instant, Ramu envoya une décharge électrique paralysante à travers le corps de Hugh. Il s’effondra, se contorsionnant de douleur. Mais la décharge ne fit pas que neutraliser l’assassin. Elle galvanisa la Lame Maudite qui reconnut la magie – la magie des Sartans. Elle reconnut que Hugh, qui la tenait, était en péril. Elle reconnut que Marit, qui approchait en courant, était l’ennemi. La Lame Maudite réagit. Comme elle avait été conçue pour le faire, elle conjura la plus grande force disponible dans les parages pour combattre l’adversaire. Kleitus le lazar apparut sur le pont. En un clin d’œil, les morts d’Abarrach se mirent à enjamber les rambardes. — Contrôle la magie ! cria Alfred. Ramu – il faut que tu reprennes le contrôle de la magie ! La Lame elle-même n’attaquerait pas les Sartans. Elle avait simplement appelé les morts à la rescousse mais elle n’avait aucun contrôle sur eux. Le contrôle n’était pas le fait de la Lame. Ayant rempli l’objectif de son créateur, elle reprit sa forme première, et retomba sur le pont près d’un Hugh gémissant. Kleitus se rua sur Marit, ses mains squelettiques cherchant son cou. Marit le frappa de son épée – lui ouvrant un bras en deux. Aucun sang ne coula ; les chairs mortes pendaient en lambeaux. Kleitus ne sentit pas le coup. Marit pouvait frapper le lazar autant qu’elle le voulait, sans aucun résultat. Les ongles du cadavre l’écorchèrent, et elle se crispa de douleur. Elle s’affaiblissait rapidement. Elle ne tiendrait pas longtemps contre le formidable lazar. Le chien bondit sur Kleitus. Un violent coup de pied l’envoya rouler sur le pont. Maintenant, il n’y avait plus personne pour secourir Marit. Les Sartans eux-mêmes luttaient pour leur vie. Conjurés par la Lame, les morts flairaient le sang tiède des vivants, odeur qu’ils adoraient et haïssaient à la fois. Atterré et impuissant, Ramu regardait les lazars attaquer son peuple. Alfred titubait au milieu de la mêlée, désorganisant la magie, trébuchant sur les cadavres chancelants, laissant confusion et chaos dans son sillage. Mais il parvint à rejoindre Ramu. — Ces morts… sont des Sartans ! murmura Ramu, atterré. Cette horreur… notre peuple ! Alfred l’ignora. — La Lame ? Où est la Lame ? cria-t-il. Il l’avait vue tomber près de Hugh. S’agenouillant près de l’assassin, il la chercha à tâtons. Ne la trouva pas. La Lame avait disparu. Poussée à l’écart par les pieds des combattants, peut-être. Marit était presque à l’agonie. Les sigles de sa peau ne luisaient plus. Elle avait jeté son épée inutile, et combattait Kleitus à mains nues. Le lazar l’étranglait lentement. — Là ! Hugh roula sur lui-même, poussa quelque chose vers Alfred. C’était la Lame, cachée jusque-là par son corps, car il était tombé dessus. Alfred hésita, mais juste un instant. S’il fallait cela pour sauver Marit… Il ramassa la Lame, la sentit frémir dans sa main. Il allait attaquer Kleitus, quand une silhouette en noir l’arrêta. — Notre création, dit sombrement Balthazar. Notre responsabilité. Le nécromancien avança sur Kleitus. Concentré sur sa victime, Kleitus ne le remarqua pas. Le nécromancien tendit la main, saisit Kleitus par le bras et prononça une formule magique. Balthazar tenait l’âme de Kleitus. Sentant ce contact redoutable, réalisant le danger, Kleitus lâcha Marit. Avec un hurlement strident, le lazar se retourna contre Balthazar, tentant de détruire l’âme du nécromancien. La bataille était étrange et terrifiante, car les assistants avaient l’impression qu’ils s’enlaçaient étroitement en une étreinte qui aurait pu être amoureuse – n’étaient les horribles contorsions des visages. Balthazar avait presque la lividité d’un mort, mais il tint bon. Un soupir lui échappa. Les yeux de Kleitus se dilatèrent. Le fantôme papillota, dans et hors du corps du lazar, prisonnier aspirant à s’évader, et pourtant craignant de s’aventurer dans l’inconnu. Balthazar força Kleitus à tomber à genoux. Le lazar proférait des jurons et des hurlements terrifiants, répétés en écho par l’âme du mort. Puis le visage de Balthazar se détendit. Ses mains, qui exerçaient une pression mortelle sur son adversaire, relâchèrent un peu leur prise, tout en continuant à le tenir fermement. — Lâche tout, dit-il. Tes tourments sont terminés. Kleitus fit un dernier effort pour se dégager, mais le sort du nécromancien avait fortifié le fantôme, affaibli le cadavre. Le fantôme s’arracha au corps, libéré. Le corps s’affala en tas sur le pont, l’âme continuant à planer au-dessus de lui, hésitante. Puis elle s’éloigna lentement, comme emportée par le souffle d’une prière. Les mains tremblantes d’Alfred se refermèrent sur le manche de la Lame Maudite. — Stop ! chevrota-t-il. La bataille se termina brusquement. Les lazars, soit effrayés par la perte de leur chef, soit commandés par la magie de la Lame, battirent en retraite. Les morts disparurent. Balthazar, titubant de faiblesse, se retourna lentement vers Ramu. — Alors, tu veux toujours apprendre la nécromancie ? demanda-t-il, avec un sourire amer. Ramu baissa les yeux sur les horribles restes du Sartan qui avait été le Dynaste d’Abarrach, et ne répondit pas. Balthazar haussa les épaules, et, s’agenouillant près de Marit, fit ce qu’il put pour la secourir. Alfred voulut rejoindre Marit, s’aperçut que Ramu lui bloquait le chemin. Avant qu’Alfred n’ait réalisé ce qui lui arrivait, Ramu lui prit des mains la Lame Maudite. Le Conseiller l’examina, d’abord curieux, puis intéressé. — Oui, murmura-t-il, j’ai le souvenir d’armes semblables. — Armes odieuses, dit Alfred à voix basse. Conçues pour aider les menschs à tuer. Et être tués à leur tour. Pour nous – leurs protecteurs, leurs défenseurs. Leurs dieux. Ramu s’empourpra de colère. Mais il ne pouvait nier la vérité de ces paroles, ou renier l’horrible objet qu’il tenait. La Lame frémit dans sa main. Ramu grimaça, sa main faiblit. Il sembla répugner à la garder, mais il ne pouvait guère la lâcher. — Donne-la-moi, dit Alfred. Ramu passa la Lame à sa ceinture. — Comme l’a dit Balthazar, c’est notre responsabilité. Tu peux me la confier. Elle est en sécurité, ajouta-t-il, son regard rencontrant celui d’Alfred. — Laisse-la-lui, dit Hugh. Je serai content d’en être débarrassé. — Conseiller, dit Alfred d’une voix suppliante, tu as vu quelles forces terribles peut déchaîner notre pouvoir. Tu as vu le malheur que nous avons attiré sur nous-mêmes et sur les autres. Ne le perpétue pas… Ramu ricana dédaigneusement. — Je ne sais pas de quoi tu parles. La Patryn a causé son malheur elle-même. Elle et les siens continueront à semer le désordre jusqu’à ce que nous les arrêtions définitivement. Nous allons dans le Labyrinthe, comme prévu. Prépare-toi au départ. Il s’éloigna. Alfred soupira. Enfin, quand ils arriveraient dans le Labyrinthe, il veillerait à… En tout cas il… Ou peut-être que… Troublé, misérable, il tenta une fois de plus de rejoindre Marit. Cette fois, ce fut le chien qui l’arrêta. Alfred voulut contourner l’animal. Le chien l’en empêcha, sautant vers la gauche quand Alfred allait à droite, vers la droite quand il allait à gauche. S’embrouillant dans ses propres pieds, Alfred s’arrêta, et regarda le chien, perplexe. — Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi m’éloignes-tu de Marit ? Le chien aboya bruyamment. Alfred tenta de le pousser de côté. Le chien ne se laissa pas faire, et parut s’offenser. Il gronda en découvrant les dents. Stupéfait, Alfred tituba en arrière. Le chien, satisfait, trottina de l’avant. — Mais… Marit ! Elle a besoin de moi, dit Alfred, faisant une tentative maladroite pour déborder le chien. Vif, comme s’il rassemblait des moutons, le chien le fit rentrer dans le rang. Lui mordillant les chevilles, l’animal l’obligea encore à reculer. Balthazar fixa sur Alfred un regard perçant. — Je m’en occuperai bien, je te le promets, mon Frère. Fais ce que tu as à faire ici sans craindre pour elle. Quant au peuple du Labyrinthe, j’ai entendu ce que tu as dit. Je formerai mon propre jugement, basé sur les dures leçons que j’ai reçues. Adieu, Alfred. Il ajouta en souriant : — Quel que soit ton nom par ailleurs. — Mais je ne vais nulle part… commença Alfred. Le chien bondit, le frappa en pleine poitrine, et le précipita par-dessus bord dans la Mer de Feu. CHAPITRE 22 LA MER DE FEU ABARRACH Des mâchoires claquèrent sur l’habit de cour d’Alfred. Un gigantesque dragon – ses écailles rougeoyant dans les flammes de la Mer de Feu où il vivait – rattrapa le Sartan en plein vol, et le déposa doucement sur son dos, recroquevillé comme une araignée. Le chien enfonça ses crocs dans son fond de culotte et le maintint fermement en place. Alfred mit un bon moment à se ressaisir, à réaliser qu’il n’était pas mort dans la lave en fusion, mais qu’il était assis sur le dos d’un dragon, avec Hugh-la-Main et le lazar Jonathon. — Quoi ? haleta-t-il, oppressé. Quoi ? Quoi ? continua-t-il à répéter machinalement. Personne ne lui répondit. Jonathon parlait au dragon de feu. Hugh, un linge sur le nez et la bouche, faisait de son mieux pour se maintenir en vie. — Tu devrais l’aider, conseilla Haplo. Alfred émit un dernier « Quoi ? » d’une voix mourante, puis, la compassion prenant le dessus, il se mit à psalmodier de sa voix flûtée, accompagnant son chant de gracieux gestes des mains, tissant la magie autour de Hugh. Le mensch toussa, s’étrangla, prit une profonde inspiration – et le regarda, stupéfait. — Qui a parlé ? Hugh lorgna Alfred ; puis, les yeux dilatés, il regarda le chien. — J’ai entendu la voix d’Haplo ! Cet animal a appris à parler ! — Comment peut-il t’entendre ? gargouilla Alfred. Je ne comprends pas… Bien sûr, ajouta-t-il à la réflexion, je ne suis pas certain de savoir comment je t’entends moi-même. — Le mensch appartient à mon domaine d’influence, comme moi au sien, dit Haplo. Il entend ma voix. Jonathon aussi. Je lui ai demandé d’amener le dragon ici, pour t’enlever de la nef, si nécessaire. — Mais… pourquoi ? — Te souviens-tu de ce que nous avons dit dans les Cavernes de Salfag ? Que les Sartans se répandraient dans les quatre mondes, que les Patryns les combattraient, et que les guerres recommenceraient ? — Oui, dit Alfred, doucement, tristement. — Ça m’a donné une idée, m’a fait réaliser ce que nous devions faire pour arrêter Xar, pour secourir nos peuples et les menschs. J’essayais de trouver le meilleur moyen d’y parvenir, quand l’arrivée de Ramu m’a enlevé l’initiative. Il a tout réglé bien mieux que je n’aurais pu le faire. Et c’est pourquoi… — Mais… Ramu va partir pour le Labyrinthe ! protesta Alfred. Afin de combattre ton peuple ! — Précisément, dit Haplo, très content de lui. C’est exactement là que je le voulais. — Vraiment ? Alfred n’était plus étonné, il était complètement ahuri. — Vraiment. J’ai expliqué mon plan à Jonathon. Il a accepté de nous aider, pourvu que nous emmenions Hugh avec nous. — Nous, s’étrangla Alfred. — Désolé, mon vieil ami, dit Haplo, adoucissant sa voix. Je ne voulais pas t’impliquer, mais Jonathon a insisté. Et il a raison. J’ai besoin de toi. — Pour quoi faire ? aurait voulu interroger Alfred, tout en se demandant s’il avait vraiment envie de savoir. Le dragon de feu glissait sur la mer de lave, se dirigeant vers le rivage, vers Nécropolis. La nef de Marit, maintenant étincelante de runes sartanes, se préparait au départ, comme la nef de Chelestra. Alfred leva les yeux quand le dragon passa sous la proue, et aperçut Ramu qui les foudroyait. Le Conseiller avait le visage dur, sévère. Il se détourna froidement. Sans doute considérait-il le brusque départ d’Alfred comme un bon débarras. Une personne, appuyée à la rambarde, ne se détourna pas. Balthazar leur fit au revoir de la main. — Je m’occuperai de Marit, cria-t-il. Ne t’inquiète pas pour elle. Alfred lui rendit son salut d’une main molle. Il se rappela les paroles du nécromancien, prononcées juste avant que le chien ne le pousse par-dessus bord. Va faire ce que tu dois faire… C’est-à-dire ?… — Est-ce que quelqu’un pourrait me dire ce qui se passe ? demanda Alfred. Où m’emmenez-vous ? — À la Septième Porte, répondit Haplo. Alfred branla du chef. — Écoute, mon ami, dit gravement Haplo. C’est l’occasion que tu cherchais. Regarde – les nefs s’en vont, s’envolent vers les Portes de la Mort. Alfred leva les yeux. Les deux nefs, scintillantes de runes sartanes, s’élevèrent dans l’air fuligineux d’Abarrach. Les sigles luisaient d’un bleu vif dans les ténèbres de l’immense caverne. Les deux nefs, sous la direction de Ramu, allaient entrer dans les Portes de la Mort. Et après ça, dans le Nexus, le Labyrinthe et les quatre mondes. — Là ! s’écria Jonathon, tendant une main squelettique et cireuse. Regardez ce qui suit. — … suit… lamenta l’écho. Une autre nef, celle-là en forme de dragon d’acier et couverte de runes patryns, s’éleva d’une baie cachée, empruntant le même itinéraire que les Sartans, ses sigles rougeoyant dans la chaleur et l’énergie magique qui la propulsait. — Les Patryns ! s’écria Alfred. Où vont-ils ? — Ils pourchassent Ramu. Il les conduira dans le Labyrinthe où ils se joindront à la bataille. — Xar est peut-être avec eux ? dit Alfred, plein d’espoir. — Peut-être… Haplo, lui, n’espérait pas. Alfred soupira. — Mais ça ne servira à rien… sauf à provoquer d’autres massacres… — Crois-tu ? Réfléchis, mon ami. Les Sartans et les Patryns – maintenant tous rassemblés au même endroit, dit Haplo avec calme. Et avec eux : les reptiles. Alfred leva la tête, battit des paupières. — Bienheureux Sartan ! murmura-t-il, commençant à comprendre. — Les mondes : Arianus, Pryan, Chelestra, Abarrach – libérés de leur présence. Libérés de nous tous. Les Elfes, les humains et les nains, libres de vivre et de mourir, d’aimer et de haïr à leur guise. Sans plus d’interférences des demi-dieux ou du mal que nous avons créé. — C’est très bien pour le moment, remarqua Alfred, reperdant espoir. Mais les Sartans ne resteront pas dans le Labyrinthe… et ton peuple non plus. Quels que soient ceux qui gagnent… ou qui perdent. — C’est pourquoi nous devons trouver la Septième Porte, dit Haplo. Et alors, nous la détruirons. Alfred fut stupéfait, puis atterré. Il était confondu par l’énormité de la tâche. C’était trop irréel pour être encore terrifiant. Des ennemis mortels, se transmettant un héritage de haine de génération en génération, enfermés dans une prison de leur création avec un ennemi immortel, produit de leur haine. Sartans, Patryns, reptiles – se combattant éternellement sans moyen de s’évader. Mais n’y avait-il pas une évasion possible ? Alfred regarda le chien, tendit la main pour une caresse. Lui et Haplo avaient été des ennemis acharnés. Alfred pensa à Marit et Balthazar, deux ennemis rapprochés par des épreuves, des souffrances communes. Une poignée de semences, tombées sur un sol dévasté, calciné, avait pris racine, trouvé leur nourriture dans l’amour, la pitié, la compassion. Si ces semences avaient pu germer et s’épanouir, pourquoi pas d’autres ? Le dragon se dirigeait à vive allure vers la sinistre cité de Nécropolis, maintenant très proche. Alfred ne parvenait pas à croire ce qui lui arrivait, et se demandait s’il n’était pas plutôt à bord de la nef des Sartans, après avoir reçu un bon coup sur la tête. Mais les crêtes du dragon de feu, avec leurs écailles rouge vif, lui piquaient désagréablement les chairs. La chaleur de la Mer de Feu irradiait autour de lui. Près de lui, le chien frissonnait de terreur (il ne s’était jamais habitué à voyager à dos de dragon) et Hugh-la-Main regardait ce monde étrange avec une crainte révérencielle. Devant lui, Jonathon – comme Hugh, mort et pas mort. L’un ressuscité par l’amour, l’autre par la haine. Peut-être y avait-il un espoir, après tout. Et peut-être… — Détruire la Septième Porte pourrait très bien tout détruire, observa-t-il à voix basse après quelques instants de réflexion. Haplo ne répondit pas tout de suite. — Et que se passera-t-il, dit-il enfin, quand Ramu et les Sartans arriveront dans le Labyrinthe, avec ton peuple et le Seigneur Xar ? Les guerres qu’ils déchaîneront seront pain bénit pour les serpents-dragons, qui s’en engraisseront et les pousseront à continuer. Peut-être que mon peuple s’enfuira par les Portes de la Mort. Ton peuple les pourchassera. Les guerres se répandront dans les quatre mondes. Les menschs y seront entraînés, comme la dernière fois. Nous les armerons, nous leur donnerons des armes comme la Lame Maudite. « Tu vois dans quel dilemme nous sommes, mon ami, ajouta-t-il, après un silence pour permettre à Alfred de réfléchir. Tu comprends maintenant ? » Alfred frissonna, cacha son visage dans ses mains. — Qu’arrivera-t-il aux mondes si nous fermons les Portes de la Mort ? Il releva la tête. Il était pâle, sa voix tremblait. — Les mondes ont besoin les uns des autres. Les citadelles ont besoin de l’énergie de la Bougonne-Batte. Cette énergie pourrait stabiliser le soleil de Chelestra. Et à cause des citadelles, les conduits d’Abarrach commencent à transporter de l’eau… — S’ils ne peuvent pas faire autrement, les menschs se débrouilleront tout seuls, dit Haplo. Qu’est-ce qui vaut mieux pour eux, mon ami ? Contrôler leur propre destinée ? Ou n’être que des marionnettes entre nos mains ? Épaules voûtées, Alfred réfléchissait. Il jeta un dernier regard sur les nefs. Celles des Sartans brillaient faiblement, comme des étincelles dans le noir. Celle des Patryns suivait, flamboyante de runes. — Tu as raison, Haplo, soupira Alfred, suivant les nefs des yeux. Tu as laissé Marit partir avec eux. — Il le fallait, dit doucement Haplo. Elle porte la marque du Seigneur Xar. Il connaîtrait nos plans à travers elle. De plus, il y a une autre raison. Alfred prit une inspiration tremblante. — En détruisant la Septième Porte, nous pouvons très bien nous détruire nous-mêmes, dit Haplo avec calme. Je suis désolé de t’exposer à ce destin, mon ami, mais comme je te l’ai dit, j’ai besoin de toi. Je ne pourrais pas agir sans toi. Les yeux d’Alfred brillaient de larmes. La gorge serrée, il était incapable de parler. Si Haplo avait été là, il lui aurait tendu, serré la main. Mais il n’était pas là. Son corps gisait, immobile et inanimé, dans le froid cachot. Il est difficile de toucher un esprit, mais Alfred fit de son mieux. Il tendit quand même la main. Le chien, avec un joyeux jappement, se coucha pour qu’il le réconforte. L’animal serait heureux de descendre du dragon. Alfred caressa la fourrure soyeuse. — C’est le plus grand compliment que tu pouvais me faire, Haplo. Tu as raison. Il faut saisir l’occasion. Alfred continua à caresser la tête du chien, d’une main tremblante. Il formula tout haut ses doutes. — Mais as-tu pensé, mon ami, au malheur que nous pouvons attirer sur nos peuples ? En fermant les Portes de la Mort, nous scellons leur seule voie d’évasion. Ils pourraient être à jamais prisonniers du Labyrinthe, combattant éternellement les reptiles, se combattant éternellement. — J’y ai pensé, répondit Haplo. Ce sera à eux de choisir, non ? Ou bien continuer à se combattre… ou bien essayer de s’entendre et de trouver la paix. Et n’oublie pas qu’il y a aussi de bons dragons dans le Labyrinthe, maintenant. L’Onde peut se corriger. — Ou nous engloutir, dit Alfred. CHAPITRE 23 NECROPOLIS ABARRACH Le dragon de feu les transporta aussi près qu’il le put de Nécropolis, entrant dans la baie même où les Patryns, encore tout à l’heure, cachaient leur nef. Il nageait en longeant le rivage, évitant le grand tourbillon tournoyant lentement au centre. Alfred jeta un regard sur le remous, sur la lave en fusion aspirée vers les profondeurs, sur la vapeur et la fumée s’élevant paresseusement de la surface. Il détourna vivement les yeux. — J’ai toujours su qu’il y avait quelque chose de bizarre chez ce chien, remarqua Hugh. Alfred eut un sourire hésitant, qui s’évanouit bientôt. Il avait un autre problème à résoudre. Et dont il devait prendre la responsabilité. — Messire Hugh, commença-t-il avec hésitation, as-tu compris… quelque chose à ce que tu viens d’entendre. Hugh lui lança un regard, haussa les épaules. — Que je comprenne ou non, je n’ai pas l’impression que ça ait beaucoup d’importance, non ? — Non, je suppose que non, dit Alfred, confus, s’éclaircissant la gorge. Nous… euh… allons dans un endroit connu sous le nom de la Septième Porte. Là, je pense… je crois… je peux me tromper, mais… — C’est là que je mourrai ? demanda carrément Hugh. Alfred déglutit, humecta ses lèvres, le visage brûlant, et pas à cause de la Mer de Feu. — Si c’est vraiment ce que tu désires… — Oui, dit Hugh d’une voix ferme. Je ne devrais pas être là. Des choses arrivent, et je ne les sens plus. — Je ne comprends pas, dit Alfred, perplexe. Ce n’était pas ainsi, au début. Quand je… – il déglutit avec effort, mais il devait accepter sa responsabilité – quand je t’ai ramené à la vie. — Je vais l’expliquer, proposa Jonathon. Quand Hugh est revenu dans le royaume des vivants, il laissa celui des morts loin derrière lui. Et ainsi, il resta étroitement attaché aux vivants. Mais un par un, il a tranché ces liens. Il en est venu à réaliser qu’il n’avait plus rien à donner aux vivants. Que les vivants n’avaient rien à lui donner. Il avait tout dans la mort. Et maintenant, il regrette ce qu’il a perdu. — … perdu… soupira l’écho. — Mais il y avait une femme qui l’aimait, dit Alfred à voix basse. Elle l’aime encore. — Son amour n’est qu’une infime fraction de l’amour qu’il avait trouvé. L’amour mortel est notre introduction à l’amour immortel. Alfred en fut chagriné, affligé. — Ne sois pas trop dur envers toi-même, mon Frère, dit Jonathon. Tu t’es servi de la nécromancie par compassion, non par cupidité, haine ou vindicte. Cet homme a appris quelque chose à bien des vivants qui l’ont rencontré. À certains le désespoir et la peur. Mais il a apporté l’espoir à d’autres. Alfred soupira, ne comprenant toujours pas complètement. Mais il pensa pouvoir se pardonner. — Bonne chance dans vos entreprises, dit le dragon quand il les déposa sur le rivage escarpé entourant la Baie de Feu. Et si vous parvenez à débarrasser le monde de ceux qui l’ont ravagé, ma gratitude vous est acquise. Leurs intentions étaient bonnes, se dit Alfred. Et cela lui parut la pire des condamnations. Samah avait de bonnes intentions, tous les Sartans avaient de bonnes intentions. Ramu aussi, sans aucun doute. Et Xar aussi, probablement, à sa façon. Ils manquaient simplement d’imagination. Le dragon les avait déposés aussi près que possible de Nécropolis, mais le trajet pour y arriver restait long. Surtout à pied. Surtout sur les pieds d’Alfred. À peine avait-il abordé, chancelant, au rivage, qu’il manqua tomber dans un lac de boue bouillonnante. Hugh l’écarta vivement du bord. — Sers-toi de ta magie, suggéra Haplo, ironique, ou tu n’arriveras jamais vivant dans la Chambre des Damnés. — Je ne peux pas nous emmener dans la Chambre proprement dite, dit Alfred, après réflexion. — Pourquoi pas ? Tout ce que tu as à faire, c’est de la visualiser mentalement. Tu y as déjà été. Haplo semblait irrité. — Oui, mais les runes de défense m’empêcheraient d’entrer. De plus, soupira Alfred, je ne la vois pas très nettement. J’ai dû créer un blocage. C’était une expérience horrifiante. — À certains égards, dit Haplo, pensif. Pas à d’autres. — Non, tu as raison. Bien qu’aucun des deux n’ait voulu l’admettre à l’époque, l’expérience vécue dans la Chambre des Damnés avait rapproché les deux ennemis, leur avait prouvé qu’ils n’étaient pas si différents qu’ils le croyaient. — Je me rappelle un épisode, dit doucement Alfred. Celui où nous entrions dans les esprits et les corps de ceux qui vécurent – et moururent – dans cette Chambre voilà des siècles… …Une impression de regret et de tristesse envahit Alfred. Et, bien que douloureux, cet état valait mieux, beaucoup mieux, que ne rien ressentir du tout, valait mieux que le vide qui l’habitait avant d’adhérer à cette fraternité. Alors, il n’était qu’une coquille sans rien à l’intérieur. Les morts – créations redoutables de ceux qui commençaient à se frotter à la nécromancie – étaient plus vivants que lui. Alfred soupira, releva la tête. Embrassant la table du regard, il constata que des sentiments similaires adoucissaient les visages des hommes et des femmes assemblés dans cette Chambre sacrée. Sa tristesse, ses regrets, n’étaient pas chargés d’amertume. L’amertume vient à ceux qui ont attiré sur eux la tragédie par leurs propres fautes. Mais, sauf s’ils changeaient, Alfred pressentit le temps où ils seraient tous aux prises avec d’amers chagrins. La folie devait être arrêtée. De nouveau, il soupira. Quelques instants plus tôt, il rayonnait de joie ; une paix indicible s’était répandue comme un baume sur la mer de magma bouillonnante de ses peurs et de ses doutes. Mais cette enivrante exaltation ne pouvait pas durer en ce monde. Il devait retourner affronter ses problèmes et ses périls, d’où la tristesse, le regret. Une main se tendit, serra la sienne. Main lisse et ferme, contrastant avec la main ridée, parcheminée d’Alfred. — L’espoir, mon Frère, dit doucement le jeune homme. Nous devons conserver l’espoir. Alfred se tourna pour regarder le jeune homme assis près de lui. Le visage du Sartan était beau, ferme, résolu – comme de l’acier trempé dans le feu. Aucun doute n’en ternissait la surface brillante, le tranchant finement aiguisé. Le jeune homme lui semblait familier. Il parvint presque à mettre un nom sur ce visage, mais pas tout à fait. Maintenant, il pouvait. Ce jeune homme, c’était Haplo. Alfred sourit. — Je me rappelle cette impression d’ivresse à l’idée que je n’étais pas seul dans l’univers, qu’une puissance supérieure veillait sur moi, et qui m’aimait. Je me rappelle que, pour la première fois de ma vie, je n’avais plus peur. Il fit une pause, branla du chef. — Mais c’est tout ce que je me rappelle. — Très bien, dit Haplo, résigné. Tu ne peux pas nous emmener dans la Chambre. Alors, où peux-tu nous emmener ? — Ton cachot ? proposa Alfred à voix basse. — Si c’est le mieux que tu peux faire, marmonna Haplo. Alfred invoqua la possibilité qu’ils étaient là-bas et non plus ici, et soudain, ils y furent. — Les ancêtres me protègent, murmura Hugh. Ils étaient dans le cachot. Un sigle, créé par Alfred, luisait doucement au-dessus du corps d’Haplo. Le Patryn gisait sur sa couche de pierre, froid et en apparence inanimé. — Il est mort ! dit Hugh, lançant au chien un regard soupçonneux. Alors, quelle est la voix que j’entends ? Alfred allait se lancer dans des explications – sur le chien et l’âme d’Haplo – quand l’animal planta ses crocs dans ses culottes et le tira vers la porte. — Haplo, que… que deviendras-tu ? dit-il. — Peu importe, répondit Haplo d’un ton bref. Partez. Le temps presse. Si Xar vous trouvait ici… — Tu as dit qu’il allait dans le Labyrinthe ! dit Alfred en un souffle. — J’ai dit : peut-être, rétorqua sombrement Haplo. Cesse de tergiverser ! Alfred hésitait encore. — Le chien ne peut pas entrer dans les Portes de la Mort. Peut-être qu’il ne peut pas non plus entrer dans la Septième Porte. Pas sans toi. Jonathon, sais-tu ce qui va se passer ? Le lazar haussa les épaules. — Haplo n’est pas mort. Il vit à peine, mais il vit. Mes soins sont réservés à ceux qui ont franchi le seuil. — … le seuil… — Tu n’as pas le choix, Alfred, dit Haplo avec impatience. Au travail ! Le chien gronda. Alfred soupira. Il avait le choix. Il y a toujours le choix. Et il semblait toujours choisir le mauvais. Il scruta le couloir qui se perdait dans des ténèbres impénétrables. Le sigle blanc qu’il avait allumé sur le corps d’Haplo vacilla, s’éteignit. Ils restèrent aveugles dans le noir. Alfred revint mentalement dans le passé, à l’époque lointaine où il avait rencontré Haplo sur Arianus. Il se rappela la nuit où il avait jeté un sort de sommeil sur Haplo, soulevé les bandages de ses mains, découvert les sigles tatoués sur sa peau. Alfred se rappela son désespoir, sa terreur, sa stupéfaction. L’ancien ennemi a reparu ! Que vais-je faire ? Et pour finir, il n’avait pas fait grand-chose, semblait-il. Rien de calamiteux ou de catastrophique. Il avait suivi les préceptes de son cœur, avait agi pour le mieux. Existait-il effectivement une puissance supérieure qui le guidait ? Alfred baissa les yeux sur le chien, pressé contre sa jambe. À ce moment, il crut comprendre. Il se mit à chanter les runes, d’une voix nasillarde qui résonnait étrangement dans le tunnel. Des sigles bleus s’allumèrent à la base du mur. L’obscurité recula. — Qu’est-ce que c’est que ça ? dit Hugh, faisant un bond en arrière. — Les runes, dit Alfred. Ils nous conduiront à l’endroit qu’on appelle en ce monde la Chambre des Damnés. — Ça semble convenir à la situation, dit Hugh, ironique. La dernière fois qu’Alfred avait fait ce voyage, il fuyait la mort. Il croyait avoir oublié le chemin, mais maintenant que les runes brillaient – éclairant les ténèbres – il commençait à se reconnaître. Le couloir descendait, comme pour les conduire au cœur de ce monde. Très ancien à l’évidence, mais en bon état, ce tunnel – contrairement aux catacombes de ce monde instable – était large et lisse. Il avait été conçu pour livrer passage à des foules. Alfred avait trouvé cela bizarre la première fois qu’il avait emprunté ce chemin, mais alors, il ne savait pas où il conduisait. Maintenant, il savait et il comprenait. La Septième Porte. L’endroit où les Sartans avaient effectué la Séparation du monde. — Sais-tu comment la magie a agi ? demanda Haplo à voix basse, bien que seules des oreilles intérieures l’entendissent. — Orlah me l’a dit, répondit Alfred, s’interrompant un instant pour chanter les runes. Après avoir pris la décision de séparer le monde, Samah et le Conseil des Sept rassemblèrent tous les Sartans et ceux des menschs qu’ils en jugèrent dignes. Ils transportèrent ces heureux élus dans un endroit sans doute similaire au puits temporel que nous avons vu à Abri – un puits où existe la possibilité qu’aucune possibilité n’existe. Les gens y seraient en sécurité jusqu’à ce que les Sartans puissent les transporter dans les nouveaux mondes. « Les plus talentueux des Sartans accompagnèrent Samah dans une chambre qu’il appela la Septième Porte. Sachant que la puissante magie qui allait briser un monde et en créer de nouveaux pouvait drainer les forces des plus puissants magiciens, Samah et le Conseil des Sept transférèrent sur la Chambre elle-même une grande partie de leurs pouvoirs. Désormais, elle fonctionnerait un peu comme ces machines de la Bougonne-Batte que Lambic appelle des gênes-rateurs. » « La Septième Porte emmagasina les pouvoirs magiques laissés en réserve. Les Sartans y firent appel quand leur propre magie commença à s’affaiblir. Le danger, bien sûr, c’était qu’une fois transféré dans la Septième Porte, le pouvoir magique y resterait. C’est seulement en détruisant la Septième Porte que Samah pouvait détruire la magie. Il aurait pu le faire, naturellement, mais il avait peur. » — De quoi ? demanda Haplo. Alfred hésita. — Entrant pour la première fois dans la Septième Porte après qu’ils l’eurent dotée de leurs pouvoirs, les Sartans rencontrèrent quelque chose qu’ils n’attendaient pas. — Une puissance plus grande que la leur. — Oui. Pourquoi et comment, je ne le sais pas exactement ; Orlah n’a pas pu m’en dire grand-chose. L’expérience fut terrible pour les Sartans. Comparable à ce que nous avons vécu quand nous y sommes entrés. Mais alors que notre expérience fut heureuse et réconfortante, celle des Sartans fut horrible. Samah prit conscience de l’énormité de ses actes, des abominables conséquences de ses projets. On lui fit savoir qu’il avait dépassé ses limites, mais aussi qu’il jouissait de son libre arbitre, et qu’il pouvait continuer, si tel était son choix. « Atterrés de ce qu’ils avaient vu et entendu, les membres du Conseil commencèrent à douter d’eux-mêmes. Cela provoqua de violentes discussions. Mais leur peur de leurs ennemis – les Patryns – était grande. Le souvenir de ce qu’ils avaient vécu dans la Chambre s’estompa. La menace patryn était réelle. Conduit par Samah, le Conseil vota l’autorisation de procéder à la Séparation. Les Sartans qui s’opposèrent à cette décision furent jetés, avec les Patryns, dans le Labyrinthe. » Alfred branla du chef. — La peur fut notre perte. Même après qu’il eut réussi à séparer le monde et à en créer quatre nouveaux, après qu’il eut enfermé ses ennemis dans leur prison, Samah continua à avoir peur. Il craignait ce qu’il avait découvert à l’intérieur de la Septième Porte, mais il craignait aussi d’avoir encore besoin de cette Septième Porte, et c’est pourquoi, au lieu de la détruire, il l’envoya au loin. — J’étais près de Samah quand il est mort, dit Jonathon. Il a dit au Seigneur Xar qu’il ne savait pas où se trouvait la Septième Porte. — Sans doute que non, concéda Alfred. Mais Samah aurait pu la trouver assez facilement. Je lui en avais fait la description – je lui avais tout dit sur la Chambre des Damnés. — Mon peuple l’avait trouvée, dit Jonathon. Nous avions reconnu son pouvoir, mais nous avions oublié la façon de l’utiliser. — … l’utiliser… répéta l’écho. — Ce dont nous ne pouvons que nous féliciter. Imagines-tu ce qui se serait passé si Kleitus avait découvert comment utiliser la véritable puissance de la Septième Porte ? frissonna Alfred. — Ce que je trouve intéressant, c’est qu’à travers tous ces bouleversements magiques, ce sont ceux que nous appelons avec dérision les « menschs » qui ont prévalu. Les Elfes, les humains et les nains ont eu leurs problèmes, mais, dans l’ensemble, ils sont parvenus à se multiplier et à prospérer. Ce que tu appelles l’Onde les a maintenus à flot. — Espérons que ça continuera, dit Haplo. La prochaine Onde – dût-elle déferler sur eux – pourrait les anéantir. Ils continuèrent, descendant toujours dans les tunnels. Alfred fredonnait doucement les runes. Les sigles brillaient sur le mur, les guidaient. Le tunnel se rétrécit. Ils furent contraints de marcher l’un derrière l’autre, Alfred ouvrant la marche, suivi de Jonathon, puis du chien, Hugh formant l’arrière-garde. Ou bien l’air était plus rare à ces profondeurs – chose dont Alfred n’avait pas gardé le souvenir – ou bien sa nervosité l’oppressait. Le chant des runes semblait lui écorcher la gorge ; il avait du mal à émettre les sons. Il était effrayé, et en même temps, excité, tremblant, plein d’une anticipation fiévreuse. Non que les sigles eussent besoin de son chant. Ils s’allumaient presque joyeusement, avançant plus vite qu’ils ne pouvaient les suivre. Alfred finit par cesser de chanter, réserva ses forces pour ce qui l’attendait. Peut-être t’inquiètes-tu pour rien. Ce sera peut-être très facile, se dit-il. Un geste magique, et la Septième Porte est détruite, les Portes de la Mort fermées à jamais… Soudain, le chien aboya bruyamment. À ce bruit inattendu, résonnant dans le tunnel, le cœur d’Alfred faillit cesser de battre. Il lui sauta dans la gorge, bloquant momentanément sa respiration. — Qu’est-ce qu’il y a ? dit-il, à moitié étranglé. — Chut ! Arrête ! ordonna Hugh-la-Main. Ils s’arrêtèrent tous, les sigles bleus reflétés dans leurs yeux – les yeux vivants et les yeux morts. — Le chien a entendu quelque chose. Moi aussi, dit sombrement Hugh. Quelqu’un nous suit. Le cœur d’Alfred tomba de sa gorge dans ses talons. Le Seigneur Xar. — Continue, dit Haplo. Nous sommes venus trop loin pour nous arrêter. Continue. — Inutile, dit Alfred, d’une voix mourante. Quittant la base du mur, les sigles s’élancèrent vers la voûte, formant une arche de lumière bleue. Une lumière bleue qui vira au rouge menaçant à son approche. — Nous sommes devant la Septième Porte. CHAPITRE 24 LA SEPTIÈME PORTE Les runes délimitaient une arche, qui, se rappelait Alfred, était l’entrée d’un tunnel large et aéré. Et il se rappela également l’impression de paix et de sérénité qui l’avait envahi en entrant dans ce tunnel. Il aspirait à retrouver cette sensation, comme un homme aspire parfois à reposer sa tête sur un sein compatissant, à sentir des bras l’étreindre avec tendresse, à entendre la douce voix qui le berçait dans son enfance. Debout devant l’arche, Alfred regarda les sigles scintiller. Pour tout autre, les sigles de l’arche auraient paru semblables à ceux courant au bas des murs. Runes inoffensives, runes-guides. Mais Alfred voyait de subtiles différences : un point placé au-dessus d’une ligne au lieu d’en dessous ; une croix au lieu d’une étoile ; un carré tracé autour d’un cercle. Ces différences transformaient les runes-guides en runes de défense – les plus puissantes des runes sartanes. Quiconque approchant de cette arche… — Qu’est-ce que tu attends, bon sang ? demanda Hugh, le regardant d’un air soupçonneux. Tu ne vas pas t’évanouir, au moins ? — Non, messire Hugh, mais… — Attends ! Non ! Hugh dépassa Alfred, marcha droit sur l’arche. Les runes changèrent de couleur, passant du bleu au rouge. Hugh s’arrêta, stupéfait, lorgnant les runes avec méfiance. Rien ne se passa. Alfred gardait le silence. Le mensch ne l’aurait sans doute pas cru, de toute façon. Il était du genre à tout vouloir trouver par lui-même. Hugh fit un pas en avant. Les sigles s’enflammèrent. L’arche était entourée d’un arc de feu. Le chien recula. — Bon Dieu ! grommela Hugh, impressionné, reculant précipitamment. À l’instant où il s’éloigna de l’arche, le feu s’éteignit. Les sigles continuèrent à briller d’un rouge terne, ne revinrent pas au bleu. La chaleur des flammes s’attarda dans le couloir. — Nous ne devons pas passer, murmura Alfred. — Je l’avais compris, gronda Hugh, se frictionnant les bas dont les flammes avaient roussi les poils. Au nom des ancêtres, comment allons-nous entrer ? — Je peux rompre les runes, dit Alfred, sans faire un geste pour passer à l’action. — Tu as peur ? — Non, répondit Alfred, sur la défensive. C’est juste que… Il regarda le couloir, dans la direction d’où ils venaient. Les runes bleues à la base du mur s’étaient estompées, mais sous son regard, sous sa pensée, elles se remirent à briller. Elles les ramèneraient à la cellule d’Haplo. Alfred baissa les yeux sur le chien. — Il faut que je sache ce qui t’arrivera. — Peu importe. — Mais… — Bon sang, je ne sais pas ce qui va se passer ! rétorqua Haplo, perdant patience. Mais je sais ce qui va arriver si nous échouons ici. Et toi aussi. Alfred n’ajouta rien. Il se mit à danser. Ses mouvements étaient gracieux, lents, solennels. Il les accompagnait d’un chant, ses mains tissant les sigles de la mélodie, ses pieds exécutant les mêmes motifs sur le sol. La danse, la magie, entrèrent en lui, comme des bulles enivrantes dans son sang. Il semblait s’être dépouillé de son corps, souvent si gauche et maladroit, comme s’il appartenait à un autre et ne lui était que prêté. La magie était sa chair et son sang. Il était lumière, air et eau. Il était satisfait, heureux, et serein. La lumière rouge des runes de défense flamba brillamment, puis s’affaiblit et s’éteignit. Les ténèbres retombèrent sur le tunnel. Les ténèbres éteignirent Alfred. Les bulles pétillantes éclatèrent, s’éventèrent. La magie sortit de son corps, qui retomba sur lui comme un lourd manteau pendant sur un cintre. Il dut faire un effort pour l’accepter, sentir son poids sur ses épaules, se remettre à marcher avec son enveloppe de chair, si incommode, qui ne lui allait pas. Les pieds d’Alfred s’immobilisèrent. Il soupira. — Nous pouvons passer maintenant, dit-il doucement. Les runes se rallumeront dès que nous aurons franchi l’arche. Peut-être qu’ils arrêteront Xar. Haplo grogna, sans prendre la peine de répondre. Alfred prit la tête, suivi de Hugh, lorgnant toujours les runes avec méfiance, s’attendant à les voir s’enflammer d’un instant à l’autre. Le chien, qui semblait s’ennuyer, trottait sur ses talons. Jonathon passa le dernier, ses pas traînants laissant leurs traces dans la poussière. Alfred baissa les yeux, intrigué et inquiet de retrouver les empreintes qu’il avait laissées la dernière fois. Il les reconnut, car c’étaient les seules qui allaient en zigzag. Et les empreintes d’Haplo – qui allaient droit devant elles, avec assurance et détermination. En sortant de la Chambre, son pas était moins assuré. Sa voie s’était radicalement altérée, le cours de sa vie avait changé définitivement. Et Jonathon. Il était vivant la dernière fois qu’ils étaient venus. Aujourd’hui, son cadavre – ni vivant ni mort – traînait les pieds dans la poussière, effaçant les traces qu’il avait laissées durant sa vie. Mais les empreintes du chien n’étaient pas visibles. Même en ce moment, il ne laissait aucune trace de son passage. Alfred s’étonna de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Ou peut-être qu’il voyait les traces, pensa-t-il avec un sourire attristé, parce qu’il désirait en voir. Se penchant un peu, il caressa la tête soyeuse de l’animal. Le chien posa sur lui des yeux liquides, brillants. Ses mâchoires s’entrouvrirent sur ce qui pouvait être un sourire. — Je suis bien réel, semblait-il dire. En fait, je suis la seule réalité. Alfred se retourna. Il ne trébuchait plus. Très droit, il marcha d’un pas assuré vers la Septième Porte, que les anciens habitants d’Abarrach appelaient la Chambre des Damnés. Comme la dernière fois, le tunnel les amena devant un mur de roc noir impénétrable, gravé de deux séries de runes. La première était constituée de simples runes de fermeture, sans aucun doute inscrites par Samah lui-même. La deuxième semblait avoir été ajoutée par les premiers habitants d’Abarrach. Au cours de leurs tentatives pour contacter leurs frères des autres mondes, ils étaient tombés par hasard sur la Septième Porte. À l’intérieur, ils avaient découvert la paix, la connaissance, la plénitude intérieure – dispensées par une puissance supérieure, puissance bien au-delà de leur compréhension. Et c’est pourquoi ils avaient marqué cette Chambre de runes de sacralisation. Dans cette Chambre, ils étaient morts. Dans cette Chambre, Kleitus était mort. Alfred frissonna au souvenir de cette terrible expérience. Sa main touchait déjà les runes du mur ; elle retomba à son côté. Il revoyait, avec une horrible clarté, les squelettes gisant sur le sol. Meurtre collectif. Suicide collectif. Quiconque introduit la violence en ce lieu mourra par la violence. Tel était l’avertissement inscrit sur les murs. À l’époque, Alfred s’était demandé pourquoi et comment. Maintenant, il pensait comprendre. La peur – tout se ramenait toujours à la peur. Personne ne savait avec certitude ce que Samah craignait, et pourquoi, mais il avait eu peur, même dans cette Chambre que le Conseil avait dotée de sa magie la plus puissante. Elle avait été créée pour détruire les ennemis du Conseil. Elle avait fini par détruire ses créateurs. Une main glacée toucha celle d’Alfred. Il sursauta, et vit Jonathon debout près de lui. — Ne crains pas ce que tu vas trouver à l’intérieur. — … intérieur… lamenta l’écho. — Les morts ont enfin trouvé le repos. Aucune trace ne demeure de leur fin tragique. J’y ai veillé moi-même. — … moi-même… — Tu es revenu ici ? demanda Alfred, étonné. — Bien des fois. Et il semblait que le lazar souriait, le fantôme éclairant les yeux sombres et morts. — Je vais, je viens. Cette Chambre est devenue – autant qu’aucun endroit peut l’être – mon foyer. En ce lieu, les tourments de mon existence s’apaisent. En ce lieu, je trouve la patience d’endurer, d’attendre la fin. — La fin ? Le terme ne plut guère à Alfred. Le lazar ne répondit pas. Le fantôme sortit du corps, papillota nerveusement près de lui. Alfred prit une inspiration tremblante ; l’assurance qu’il croyait avoir trouvée l’abandonnait rapidement. — Qu’arrivera-t-il si nous échouons ? Répétant les paroles d’Haplo, Alfred appliqua ses mains sur le mur, se mit à chanter les runes. Le roc commença à se dissoudre sous ses doigts. Des sigles d’un bleu lumineux encadrèrent une porte qui conduisait, non dans le noir comme la dernière fois, mais dans la lumière. La Septième Porte était une salle heptagonale aux sept murs de marbre, couronnée d’un dôme. Un globe suspendu au plafond dispensait une douce lumière blanche. Comme l’avait annoncé Jonathon, les squelettes qui jonchaient le sol avaient disparu. Mais l’avertissement demeurait inscrit sur les murs. Quiconque introduit la violence dans cette Chambre mourra par la violence. Alfred franchit le seuil. Le même amour chaleureux que la dernière fois l’enveloppa. Cette impression de calme et de sérénité se répandit comme un baume sur son âme troublée. Il s’approcha de la table oblongue, taillée dans un bois pur et blanc – bois qui venait du monde d’avant la Séparation – et la contempla avec tristesse et révérence. Jonathon vint se placer devant la table. Si Alfred y avait prêté attention, il aurait remarqué que le lazar avait changé en entrant dans la Chambre. Le fantôme, demeuré hors du corps, avait cessé ses contorsions pour s’évader de sa prison. Sa forme vague et floue s’était raffermie en l’image scintillante du duc, tel qu’il était lorsque Alfred l’avait connu : jeune, joyeux, enthousiaste. Le corps était, semblait-il, l’ombre de l’âme. Mais Alfred ne remarqua rien. Il fixait les runes gravées sur la table, hypnotisé, incapable d’en détacher son regard. Il s’approcha, de plus en plus. Hugh-la-Main, debout sur le seuil, regardait dans la Chambre avec une crainte révérencielle, hésitant peut-être – maintenant que le moment était venu – à entrer. Le chien le poussa doucement, remuant la queue d’un air rassurant. Le visage sévère de Hugh se détendit. Il sourit. — Bon, si c’est toi qui le veux, dit-il à l’animal. Et il entra. Regardant autour de lui, il s’approcha de la table blanche, et se mit machinalement à suivre les runes du doigt. Le chien entra silencieusement… et disparut. La porte de la salle se referma en silence. Alfred ne vit pas Hugh. Il ne vit pas le chien disparaître. Il n’entendit pas la porte se refermer. Debout devant la table, il posa les mains, avec douceur et révérence, sur le bois si blanc… — Nous sommes réunis ici, mes Frères, dit Samah, assis au haut bout de la table, pour effectuer la Séparation du Monde. CHAPITRE 25 LA SEPTIÈME PORTE La salle qu’on appelait la Septième Porte fourmillait de Sartans, les Sept du Conseil assis autour de la table, les autres debout. Alfred fut repoussé contre un mur du fond, près d’une des sept portes. Les portes elles-mêmes restèrent dégagées, de même que les sept carrés inscrits sur le sol devant chacune. Près du sien, les visages étaient tirés, pâles, hagards. Alfred eut l’impression de se regarder dans un miroir. Il devait avoir la même apparence, car il ressentait la même chose. Seul Samah – visible par moments à travers les mouvements de la foule – paraissait maître de lui et de la situation. Sévère et implacable, il était la force qui maintenait la cohésion de l’ensemble. Si sa volonté chancelle, nous nous émietterons tous comme du pain moisi. Alfred passait d’un pied sur l’autre, pour soulager un peu l’inconfort de cette longue station debout. En général, il n’était pas claustrophobe, mais la tension, la peur et la presse lui donnaient l’impression que les murs allaient se refermer sur lui. Il respirait avec effort, comme dans de l’air raréfié. Il se colla contre le mur, souhaitant qu’il cédât derrière lui. Il eut la vision merveilleuse et fantastique de blocs de marbre qui s’effondraient, d’air pur entrant à flot, d’une vaste étendue de ciel bleu s’ouvrant au-dessus de lui. Il pourrait ainsi fuir cette salle, fuir Samah et les gardes du Conseil, s’évader dans le monde, et non pas loin du monde. — Mes Frères, dit Samah en se levant – tout le Conseil s’était levé avec lui –, l’heure est venue. Préparez-vous à faire agir la magie. Maintenant, Alfred voyait Orlah. Elle était pâle, mais calme. Il connaissait sa répugnance, savait avec quelle véhémence elle avait combattu cette décision. Elle le pouvait. Elle était l’épouse de Samah. Il ne pouvait pas la jeter dans le Labyrinthe avec leurs ennemis, comme il l’avait fait pour d’autres. Les Sartans baissaient la tête, les mains croisées et les yeux clos, dans l’état détendu et méditatif exigé pour conjurer les immenses forces magiques nécessaires à Samah et au Conseil. Alfred s’efforça de faire de même, mais ses pensées refusaient de se concentrer, erraient de-ci, de-là, sans possibilité d’évasion, comme une souris enfermée avec un chat dans une boîte. — Tu sembles incapable de te concentrer, mon Frère, dit une voix calme près de lui. Alfred sursauta, chercha d’où venait la voix, vit un homme appuyé contre le mur près de lui. Sa tête était couverte du capuchon de sa robe, ses mains enveloppées de bandages. Des bandages. Alfred fixa les bandes de lin blanc couvrant les mains, les poignets et les bras. Une vague appréhension l’envahit. Le jeune homme se tourna vers lui, et sourit – d’un sourire tranquille. — Les Sartans en viendront à regretter ce jour, mon Frère. La voix changea, maintenant pleine d’amertume. — Non que ce regret puisse soulager les souffrances des innocentes victimes. Mais au moins, avant la fin, les Sartans réaliseront l’énormité de ce qu’ils ont fait. Si cela peut t’apporter quelque réconfort. — Nous comprendrons, dit Alfred avec hésitation, mais cette compréhension nous servira-t-elle à quelque chose ? L’avenir sera-t-il meilleur, mon Frère ? — Cela reste à voir, mon Frère, dit Haplo. C’est Haplo ! Et moi, je suis Alfred, et non quelque Sartan sans nom et sans visage s’étant trouvé tout tremblant dans cette Chambre, voilà très, très longtemps. Et pourtant, en même temps, je suis un Sartan malheureux. Je suis ici, et j’étais là-bas. — J’aurais dû être plus courageux, murmura Alfred, la sueur dégoulinant sur son crâne chauve, trempant le col de ses robes. J’aurais dû élever la voix, tenter d’empêcher cette folie. Mais je suis si lâche. J’ai vu ce qui était arrivé aux autres. Je… j’ai eu peur… Pourtant, j’aurais mieux fait… Au moins j’aurais été en paix avec moi-même, même si je n’avais pas vécu longtemps. Maintenant, je devrai porter ce fardeau jusqu’à la fin de ma vie. — Ce n’est pas ta faute, dit Haplo. Cesse de te faire des reproches une bonne fois pour toutes. — Si… , dit Alfred. Si, c’est ma faute. C’est la faute de tous ceux qui n’ont pas voulu voir les préjugés, la haine, l’intolérance… c’est notre faute… — Projetez vos esprits, mes Frères, disait Samah, projetez vos esprits jusqu’aux extrêmes limites de votre pouvoir, puis allez encore au-delà. Visualisez la possibilité que ce monde n’est pas un, mais a été ramené à ses éléments constitutifs : terre, air, feu et eau. Un unique sigle brilla au centre de quatre portes. Alfred reconnut les symboles – ceux des quatre éléments. Ces portes étaient donc celles qui donneraient accès aux nouveaux mondes. Il frissonna. — Nos ennemis, les Patryns, ont été enfermés dans une prison. Ils sont maintenant jugulés, neutralisés, poursuivit Samah. Nous aurions pu les anéantir facilement, mais nous ne recherchons pas leur destruction. Nous recherchons leur réhabilitation, leur rédemption. Nous sommes prêts à fermer leur prison – non, disons plutôt leur maison de redressement. Un sigle s’enflamma sur la cinquième porte, brûlant d’un rouge ardent, vengeur. Le Labyrinthe. La rédemption. Haplo éclata d’un rire dur. Arrête, Samah ! avait envie de crier Alfred, paniqué. Le Labyrinthe n’est pas une prison, mais une salle de torture, qui perçoit la haine et la peur sous-tendant tes paroles. Le Labyrinthe se servira de cette haine pour détruire et tuer. Mais Alfred n’éleva pas la voix. Il avait trop peur. — Nous avons créé un havre pour les Patryns, dit Samah, avec un sourire pincé, sévère. Quand ils auront compris la leçon, le Labyrinthe les libérera. Nous leur construirons une cité, leur enseignerons à vivre en peuple civilisé. Oui, dit Alfred à part lui, les Patryns continueront à étudier leur « leçon ». La leçon de haine que tu leur as donnée. Ils émergeront du Labyrinthe plus forts que jamais dans leur fureur. À part quelques-uns. Quelques-uns comme Haplo, qui ont appris que la véritable force réside dans l’amour. La sixième porte se mit à briller de couleurs crépusculaires, douces, scintillantes. Le Nexus. — Et enfin, dit Samah, montrant la porte derrière lui, porte qui, à son geste, commença lentement à s’ouvrir, nous avons créé un chemin qui nous conduira dans chacun de ces mondes. Nous avons créé les Portes de la Mort. Des mondes nouveaux, meilleurs, naîtront de la mort de ce monde. Et maintenant, les temps sont venus. Samah se retourna lentement face à la porte maintenant grande ouverte. Alfred s’efforça d’apercevoir ce qui s’étendait au-delà. Sur la pointe des pieds, il jeta un coup d’œil par-dessus les têtes de la foule. Ciel bleu, nuages blancs, arbres verts, mers ondulant doucement… L’ancien monde… — Procédez à la Séparation, mes Frères, commanda Samah. Procédez à la Séparation. Alfred fut incapable d’utiliser sa magie. Il vit les visages des « victimes civiles, regrettables mais nécessaires ». Il vit leur incrédulité, leur terreur, leur panique. Par milliers, ils couraient à leur perte, car il n’y avait aucun refuge, aucun sanctuaire. Il pleurait, marmonnant des paroles incohérentes. Il ne pouvait pas s’en empêcher, ne pouvait pas s’arrêter. Haplo posa une main bandée sur son épaule. — Ressaisis-toi. Tes pleurs ne servent à rien. Samah t’observe. Alfred releva craintivement la tête. Son regard rencontra celui de Samah, et vit de la peur et de la colère dans ses yeux. Puis Samah n’était plus Samah. Il était Xar. CHAPITRE 26 LA SEPTIÈME PORTE — Alfred ! La voix l’appelait à travers de vastes étendues, à travers l’espace et le temps. Faible, et pourtant irrésistible. L’incitant à partir, à revenir… — Alfred ! Une main le secouait par l’épaule. Alfred regarda la main, vit qu’elle était bandée. Il eut peur, tenta de se dégager, ne le put. La main raffermit sa prise. — Non, laisse-moi tranquille, je t’en prie ! gémit Alfred. Je suis dans ma tombe. En sécurité. Tout est paisible et silencieux. Personne ne peut m’atteindre ! Lâche-moi ! La main ne le lâcha pas. Elle resserra son emprise, sa fermeté non plus effrayante, mais bienvenue et rassurante. Elle le ramenait en arrière, dans le monde des vivants. Puis, peu avant qu’il y arrivât, la main le lâcha. Les bandages tombèrent. Il vit que la main était couverte de sang. La pitié envahit son cœur. La main était tendue vers lui. — Alfred, j’ai besoin de toi. Et là, à ses pieds, le chien attachait sur lui ses yeux liquides. — J’ai besoin de toi. Alfred tendit le bras, saisit la main… La main serra la sienne, très fort, le tira en arrière, le déséquilibra. Il tomba. — Et ne t’approche plus de cette maudite table, veux-tu ? dit Haplo avec irritation, debout au-dessus de lui et le foudroyant du regard. Nous avons failli te perdre pour de bon cette fois. Il considéra Alfred avec sévérité, mais avec une nuance d’inquiétude dans son sourire tranquille. — Ça va ? À quatre pattes sur le marbre poussiéreux, Alfred ne put répondre. Muet de stupéfaction, il fixait Haplo – Haplo debout devant lui, Haplo indemne, vivant ! — Tu ressembles au chien à s’y tromper, dit Haplo, souriant soudain de toutes ses dents. — Mon ami… dit Alfred, s’asseyant sur ses talons, les yeux pleins de larmes. Mon ami… — Pas de sentimentalité, le rabroua Haplo. Et relève-toi, bon sang. Le temps presse. Le Seigneur Xar… — Il est la ! dit Alfred avec effroi, en se relevant. Il pivota vers la table. Il battit des paupières. Ce n’était pas Samah. Et certainement pas Xar. Jonathon se tenait debout près de la table, Hugh à son côté. — Mais… j’ai vu Xar… Une autre idée lui vint. Il se retourna en titubant pour regarder Haplo. — Toi ! Es-tu réel ? — En chair et en os, dit Haplo. Sa main – couverte de sigles, forte et tiède – saisit Alfred, très pâle, qui chancelait sur ses pieds. Timidement, Alfred tendit un doigt osseux, l’enfonça dans la poitrine d’Haplo. — Tu sembles bien réel… dit-il, doutant toujours. Il regarda autour de lui. — Le chien ? — Le toutou a disparu, dit Haplo en souriant. Il a sans doute flairé des saucisses. — Disparu, chevrota Alfred. C’est une partie de toi. Mais comment… — Cette Chambre, dit Jonathon. Maudite… et bénie à la fois. Dans son cas, la magie des runes a conservé son corps en vie. La magie de cette Chambre, l’intérieur de la Septième Porte, a permis à l’âme de rejoindre le corps. — Quand le Prince Edmund est entré ici, dit Alfred, son âme fut libérée de son corps… — Il était mort, répliqua Jonathon. Et ressuscité par la nécromancie. Son âme était captive. C’est là la différence. — Ah, dit Alfred, je crois que je commence à comprendre… — J’en suis heureux pour toi, l’interrompit Haplo. Combien d’années penses-tu qu’il te faudra pour tout comprendre ? Comme je te l’ai dit, le temps presse. Nous devons établir le contact avec la puissance supérieure… — Je sais comment faire ! J’assistais à la Séparation ! Samah se trouvait là, et les membres du Conseil étaient réunis autour de la table. Et toi aussi, tu étais là… Bon, laissons cela, ajouta Alfred, penaud, saisissant le regard impatient d’Haplo. Je te raconterai plus tard. « Ces quatre portes, poursuivit-il en les montrant, celles qui sont entrouvertes, mènent dans les quatre mondes. Celle-ci conduit dans le Labyrinthe. Celle-là, qui est fermée, doit ouvrir sur le Vortex, qui, tu t’en souviens, s’est effondré, et la dernière, termina-t-il, tendant vers elle un doigt tremblant, c’est celle qui mène aux Portes de la Mort. » Haplo grogna. — Je t’ai dit de rester à l’écart de cette maudite table. Cette porte ne mène nulle part, excepté dans le tunnel. Au cas où tu l’aurais oublié, mon ami, c’est celle que nous avons franchie la dernière fois que nous sommes venus ici. Pourtant, si j’ai bonne mémoire, tu l’as fermée en sortant. Ou plutôt, elle s’est fermée sur toi. — Mais c’était sur Abarrach, argua Alfred. Il regarda autour de lui, désorienté, frappé d’une idée terrifiante. Nous ne sommes pas dans la Chambre des Damnés. Nous ne sommes pas sur Abarrach. Nous sommes à l’intérieur de la Septième Porte. Haplo fronça les sourcils, sceptique. — Tu es là, dit Alfred. Comment es-tu venu ? De nouveau, Haplo haussa les épaules. — Je me suis réveillé, à moitié gelé, dans un cachot. J’étais seul. Je suis sorti dans le couloir. J’ai vu des sigles bleus brillant au bas du mur. Je les ai suivis. Puis j’ai entendu ta voix qui chantait. Les runes de défense m’ont laissé passer. Je suis venu jusqu’ici, j’ai trouvé la porte ouverte. Je suis entré. Tu étais assis à cette maudite table, marmonnant des excuses… comme d’habitude. Perplexe, Alfred regarda Jonathon. — Sommes-nous toujours sur Abarrach ? Je ne comprends pas… — Tu es dans la Septième Porte. — … Septième Porte… dit joyeusement l’écho. — Cette porte, dit Jonathon, regardant celle marquée du sigle des Portes de la Mort, est restée ouverte au cours des siècles. Pour sceller les Portes de la Mort, c’est elle que vous devez fermer. L’énormité de la tâche accabla Alfred. Il avait fallu le Conseil des Sept, assisté de centaines de Sartans pour créer cette porte et l’ouvrir. Pour la fermer : lui seul. — Alors, comment suis-je arrivé ici ? demanda Haplo, à l’évidence toujours sceptique. Je n’ai pas fait appel à une magie quelconque… — Pas la magie, répliqua Jonathon. La connaissance. La connaissance de soi. Voilà la clé de la Septième Porte. Si les miens, qui avaient découvert cette Chambre depuis longtemps, s’étaient vraiment connus eux-mêmes, ils auraient pu découvrir sa puissance. Ils s’en sont approchés. Mais pas assez. Ils n’arrivaient pas à lâcher tout. — … lâcher tout… — Il me faut une preuve. Ouvre une porte, dit sombrement Haplo. Pas celle-là ! dit-il, évitant celle qui était déjà entrouverte. Ouvres-en une autre. Une qui est fermée. Pour voir ce qu’il y a derrière. — Laquelle ? demanda Alfred, déglutissant avec effort. Haplo garda un moment le silence. — Celle dont tu prétends qu’elle mène dans le Labyrinthe. Alfred hocha lentement la tête. Il ferma les yeux, visualisa la Chambre telle qu’il l’avait vue juste avant la Séparation. Il revit la porte au sigle rouge ardent. Rouvrant les yeux, il localisa cette porte. Contournant la table – prenant grand soin de ne pas toucher les runes gravées dans le bois – il vint se placer devant la porte. Tendant la main, il toucha légèrement le sigle gravé dans le marbre, et se mit à chanter, d’abord doucement, puis plus fort. Il traça du doigt les contours du sigle, qui s’enflamma. Le chant s’étrangla dans sa gorge ; il toussa, déglutit. Tenta de continuer à chanter, mais maintenant sa voix était cassée et fausse. Il poussa la porte. La porte s’ouvrit lentement. Ils étaient dans le Labyrinthe. CHAPITRE 27 LE LABYRINTHE Franchissant les Portes de la Mort, les deux nefs des Sartans arrivèrent dans le Nexus. Elles atterrirent près de ce qui avait été la demeure du Seigneur Xar, maintenant réduite à un tas de bois calciné. Les Sartans regardaient ces destructions par les hublots, muets de stupeur. — Vous voyez l’étendue de la haine que nous portent ces Patryns, disait Ramu. Ils détruisent la cité et le pays que nous leur avons destinés, bien qu’ils doivent être les premiers à en souffrir. On ne peut pas raisonner avec de tels sauvages. Ces gens ne sont pas dignes de vivre parmi des civilisés. Marit aurait pu lui dire la vérité – que c’étaient les reptiles qui avaient détruit le Nexus – mais elle savait qu’il ne la croirait pas, et elle refusait de se laisser entraîner dans une discussion inutile. Elle s’était enfermée dans un silence digne et hautain, détournant le visage pour cacher ses larmes. Ordonnant à la majorité des Sartans de rester en sécurité à bord des nefs, où les runes les protégeaient, Samah envoya plusieurs groupes en éclaireurs. Pendant qu’ils accomplissaient leur mission, les Sartans de Chelestra s’occupèrent de leurs frères d’Abarrach, avec douceur, gentillesse, patience, leur prodiguant leurs propres forces sans compter. Plusieurs Sartans, passant près de Marit, s’arrêtèrent même pour demander s’ils pouvaient quelque chose pour elle. Elle refusa, bien sûr, mais – étonnée et touchée de leurs offres – elle le fit sans rudesse. Le seul Sartan à qui elle avait envie de faire confiance (et pas tout à fait, d’ailleurs), c’était Balthazar. Elle n’aurait su dire pourquoi. Peut-être parce que lui et son peuple savaient aussi ce que c’était que de regarder leurs enfants mourir. Ou peut-être parce qu’il avait pris le temps de lui parler, pendant leur voyage à travers les Portes de la Mort, de lui demander, à elle, ce qui se passait dans le Labyrinthe. Marit attendit impatiemment le retour des éclaireurs sartans, qui se rendirent immédiatement auprès de Ramu. Marit aurait volontiers donné plusieurs portes pour entendre leur rapport. Mais elle ne pouvait qu’attendre. Enfin, Ramu sortit de sa cabine. Il fit signe – à contrecœur, pensa Marit – à Balthazar. À l’évidence, le Conseiller répugnait à partager l’autorité, mais il n’avait pas le choix. Pendant le voyage, les Sartans d’Abarrach lui avaient signifié clairement qu’ils ne suivraient aucun chef que le leur. — Ce que j’apprends ne me plaît pas, dit Ramu à voix basse. Les rapports des éclaireurs sont contradictoires. Ils disent… Marit n’entendit pas ce que disaient les éclaireurs, mais elle le devina sans peine. Balthazar écouta, puis l’interrompit poliment du geste. Le nécromancien regarda Marit, lui fit signe d’approcher. Ramu fronça les sourcils. — Crois-tu que cela soit sage ? Elle est prisonnière. Il me déplaît de révéler nos plans à l’ennemi. — Comme tu le dis, elle est prisonnière, et il lui serait difficile – sinon impossible – de s’échapper. J’aimerais entendre ce qu’elle a à dire. — Si les mensonges t’intéressent, alors, je t’en prie, écoutons-la, dit Ramu d’un ton mordant. Marit s’approcha, se plaça entre eux deux. — Continue, je t’en prie, Conseiller, dit Balthazar. Ramu garda un moment le silence, mécontent et furieux, forcé de repenser ce qu’il allait révéler. — J’allais dire que j’ai l’intention de me rendre à la Dernière Porte. Je veux voir par moi-même ce qui s’y passe. — Excellente idée, acquiesça Balthazar. Je t’accompagnerai. Ramu en eut l’air contrarié. — J’aurais pensé, mon Frère, que tu préférerais rester à bord ; tu es encore très affaibli. Balthazar haussa les épaules. — Je suis le représentant de mon peuple. Leur souverain, si tu préfères. Tu ne peux pas, de par la loi des Sartans, repousser ma requête, Conseiller. Ramu s’inclina. — Je ne pensais qu’à ta santé. — Naturellement, dit Balthazar avec un sourire suave. Et j’emmènerai Marit en qualité de conseillère. Prise totalement au dépourvu, elle le fixa, stupéfaite. — Il n’en est pas question, dit Ramu, refusant même d’envisager le problème. Elle est beaucoup trop dangereuse. Elle restera ici, sous bonne garde. — Sois raisonnable, Conseiller, rétorqua froidement Balthazar. Cette femme a vécu à la fois dans le Nexus et dans le Labyrinthe. Le milieu, les habitants, lui sont familiers. Elle sait ce qui se prépare – chose que, à mon idée, tes éclaireurs ne savent pas. Ramu s’empourpra, outré. Il n’avait pas l’habitude de voir son autorité discutée. À ces paroles, les autres membres du Conseil, gênés, se regardèrent avec embarras. Balthazar demeura poli, politique. Ramu n’eut d’autre choix qu’accepter. Il avait besoin des Sartans d’Abarrach, et ce n’était ni le temps ni le lieu de discuter l’autorité de leur chef. — Très bien, dit Ramu d’un ton pincé. Elle peut t’accompagner, mais elle sera étroitement surveillée. Si quelque chose arrive… — J’en prends l’entière responsabilité, dit humblement Balthazar. Ramu, jetant un regard noir à Marit, tourna les talons et s’éloigna. Le conflit ouvert était évité. Mais tous les Sartans témoins de cet affrontement de deux volontés fortes surent que la guerre était déclarée. Deux soleils ne voyagent pas sur la même orbite, comme dit le proverbe. — Je tiens à te remercier, Balthazar… commença gauchement Marit. — Ne me remercie pas, l’interrompit-il froidement. Posant sa main décharnée sur son bras, il l’attira près d’un hublot. — Regarde ça un moment. Je voudrais que tu m’expliques quelque chose. Les doigts osseux s’enfoncèrent dans le bras de Marit avec une telle force que ses sigles s’allumèrent pour la défendre. Ce contact lui déplut, elle voulut se dégager. Il resserra sa prise. — Guette ta chance, lui dit-il d’un ton pressant, sans lui laisser le temps de parler. Quand elle se présentera, saisis-la. Je ferai ce que je pourrai pour toi. S’échapper ! Marit comprit instantanément. Mais pourquoi ? Elle hésita, soupçonneuse. Il regarda par-dessus son épaule. Quelques Sartans les observaient, mais c’étaient des Sartans d’Abarrach, qui avaient toute sa confiance. Les Sartans de Chelestra étaient partis avec Ramu, ou occupés à soigner leurs frères. Balthazar se tourna vers Marit, et dit à voix basse : — Ramu ne le sait pas, mais j’ai envoyé mes propres éclaireurs. Ils disent que de vastes armées de terribles créatures – dragons rouges, loups marchant comme des hommes, insectes géants – sont massées autour de la Dernière Porte. Ça t’intéressera peut-être d’apprendre que les éclaireurs de Ramu ont capturé l’un des tiens, l’ont interrogé, forcé à parler. — Un Patryn ? dit Marit, perplexe. Mais il ne reste aucun Patryn dans le Nexus. Je te l’ai dit : les reptiles ont refoulé tous les miens dans le Labyrinthe. — Ce Patryn avait quelque chose de curieux, dit Balthazar, l’observant avec attention. Des yeux très étranges. — Laisse-moi deviner, dit Marit. Il avait les yeux rouges. Ce n’était pas un Patryn ! C’était un reptile. Ils peuvent prendre n’importe quelle forme… — Oui, d’après ce que tu avais dit, je me doutais que c’était ça. Le Patryn a avoué que son peuple est allié avec les reptiles, et qu’ils combattent pour ouvrir la Dernière Porte. — Ce dernier point est vrai ! s’écria Marit. C’est indispensable ! Si la Dernière Porte se ferme, mon peuple restera emprisonné à jamais… Elle ne put continuer, étranglée par le désespoir et la peur. Elle s’efforça désespérément de se ressaisir, de parler calmement. — Mais nous ne sommes pas alliés avec les reptiles. Nous les connaissons pour ce qu’ils sont. Nous préférerions rester à jamais enfermés dans le Labyrinthe plutôt que de prendre leur parti ! Comment cet imbécile de Ramu peut-il croire une chose pareille ? — Il croit ce qu’il a envie de croire, Marit. Ce qui sert ses desseins. Ou peut-être qu’il est aveugle à leurs maléfices. Le nécromancien eut un sourire triste. — Nous, nous ne sommes pas aveuglés. Nous avons déjà regardé dans ce sombre miroir. Nous en connaissons les reflets. Balthazar soupira ; il était devenu livide. Il était, comme Ramu l’avait observé, très faible. Mais il refusa d’aller se reposer, comme le lui suggérait Marit. — Il faut que tu préviennes ton peuple, Marit. Que tu les préviennes de notre arrivée, de la nécessité de nous allier pour combattre ces créatures, faute de quoi, nous périrons tous. Si seulement l’un des tiens pouvait parler à Ramu, le convaincre… — Mais j’en connais un ! s’écria Marit. Le Chef Vasu ! Il a lui-même du sang sartan ! Je vais tâcher de le trouver. Je peux utiliser ma magie pour me rendre près de lui. Mais Ramu verra ce que je fais et tentera de m’arrêter. — Combien de temps te faut-il ? — Le temps de tracer les runes. Une trentaine de battements de cœur, pas plus. Balthazar sourit. — Attends et observe. Marit était blottie contre la muraille entourant les squelettes calcinées de ce qui avait été les magnifiques édifices du Nexus. La cité, qui scintillait comme la première étoile du ciel éternellement crépusculaire, n’était plus qu’une masse de pierres noircies. Les fenêtres étaient sombres et vides comme les yeux des morts. De la fumée s’élevait encore des poutres qui continuaient à charbonner, répandant sur le pays une nuit sale et fuligineuse, parcourue d’éclairs rougeâtres. Deux Sartans étaient censés la surveiller, mais ils se contentaient de jeter sur elle un coup d’œil de temps en temps, plus intéressés par ce qui se passait au-delà de la Porte que par une Patryn docile et apparemment inoffensive. Ce que vit Marit au-delà de la Porte l’affaiblit plus que n’importe quelle magie des Sartans. — Les rapports étaient exacts, disait sombrement Ramu. Les armées des ténèbres se massent pour donner l’assaut à la Dernière Porte. On dirait que nous sommes arrivés juste à temps. — Imbécile ! lui dit Marit avec amertume. Ces armées se massent pour un assaut contre nous. — Ne la crois pas, Sartan, lança une voix sifflante s’élevant derrière le mur. C’est un piège. Elle ment. Leurs armées enfonceront la Dernière Porte, et de là, se répandront dans les quatre mondes. Une énorme tête reptilienne s’éleva derrière le mur, se balançant paresseusement au-dessus d’eux. Elle avait des yeux rougeoyants et dardait sa langue entre des mâchoires édentées. Sa peau vieille et ridée pendait sur son corps sinueux, qui empestait la mort, la corruption et l’incendie. Balthazar recula d’horreur. — Qu’est-ce que cette horrible créature ? — Tu ne le sais pas ? Les yeux rouges pétillèrent en ce qu’on pouvait prendre pour du rire. — C’est vous qui nous avez créés. Les deux gardes sartans étaient pâles et tremblants. C’était l’occasion qu’attendait Marit, mais le terrible regard du reptile était sur elle, du moins le lui semblait-il, et elle ne pouvait ni bouger, ni réfléchir, ni rien faire, sauf regarder, en proie à une horrible fascination. Seul Ramu paraissait immunisé contre cette horreur. — Ainsi vous voilà donc, d’intelligence avec vos amis les Patryns. C’est ce que nous a révélé l’un des leurs. La tête du reptile s’inclina, dissimulant le rougeoiement de ses yeux derrière ses paupières baissées. — Tu nous juges bien mal, Conseiller. Nous sommes ici pour t’aider. Comme tu l’as deviné, les Patryns tentent de s’évader de leur prison. Ils ont appelé des hordes de dragons qui combattront pour eux. En ce moment, leurs armées approchent de la Dernière Porte. La tête glissa par-dessus le mur, suivie d’une partie de l’immense corps nauséabond. Ramu ne put s’empêcher de reculer, mais seulement d’un ou deux pas. Puis il ne lâcha plus pied. La tête du reptile oscilla. — Nous servons nos créateurs. Donnes-en l’ordre, et nous détruirons les Patryns, puis nous scellerons à jamais la Dernière Porte ! Le reptile posa la tête par terre devant Ramu, fermant les yeux en un geste de soumission servile. — Et quand ils nous auront détruits, ils se retourneront contre vous, Ramu ! l’avertit Marit. Vous vous retrouverez dans le Labyrinthe ! Ou pire ! Le reptile l’ignora. Ramu aussi. — Pourquoi vous ferions-nous confiance ? Vous nous avez attaqués sur Chelestra… Le reptile géant souleva sa tête, les yeux flamboyant d’indignation. — Ce sont ces canailles de menschs qui vous ont attaqués, pas nous, Conseiller ! Et en voilà la preuve. Quand votre cité fut inondée d’eau destructrice de la magie, quand vous étiez privés de vos pouvoirs, vous avons-nous assaillis ? Nous l’aurions pu. Les yeux rouges brillèrent un instant, puis, de nouveau, les lourdes paupières retombèrent. — Mais nous ne l’avons pas fait. Ton estimé père – honorons sa mémoire – a ouvert pour nous les Portes de la Mort. Nous étions heureux de fuir nos persécuteurs menschs, c’est tout. Et heureusement que nous l’avons fait. Sinon, vous seriez seuls pour affronter cette menace de vos plus terribles ennemis. — Tu seras seul pour l’affronter, Ramu. À la fin, nous serons tout seuls pour l’affronter, dit doucement Marit. — Ceci venant d’une femme qui a aidé à assassiner ton père, siffla le reptile. Elle écoutait ses hurlements et elle riait ! Il devint livide. — Est-ce vrai ? dit-il, se tournant vers Marit. — Je n’ai pas ri, dit-elle, les lèvres tremblantes, se remémorant les cris de Samah. Je n’ai pas ri. Ramu serra les poings. — Tue-la… siffla le serpent-dragon. Tue-la maintenant… Exerce ta juste vengeance. Ramu fouilla dans ses robes, en sortit le couteau sartan, la Lame Maudite. Il la regarda, regarda Marit. Marit s’avança, apparemment prête à se battre. Balthazar s’avança entre eux. — Es-tu fou, Ramu ? Regarde à quoi t’encourage ce reptile maléfique ! Ne le crois pas ! Je le connais ! Je l’ai déjà vu ! Ramu semblait tout prêt à repousser Balthazar. — Écarte-toi. Ou, par la mémoire de mon père, je vais te tuer aussi ! Le reptile regardait, engraissait à vue d’œil. Les deux gardes sartans regardaient, horrifiés, incertains de ce qu’ils devaient faire. La Lame Maudite frémissait dans la main de Ramu, reprenant vie. Marit traça un cercle de sigles bleus et rouges. Ramu, voyant sa prisonnière se préparer à attaquer, bondit. Il fut arrêté par Balthazar. Le nécromancien était trop faible pour le retenir bien longtemps, mais Marit n’avait besoin que de quelques instants. Prononçant le mot « Vasu », elle entra dans le cercle et disparut. Furieux, Ramu jeta Balthazar à terre. Il remit la Lame Maudite dans son fourreau. Puis il se tourna vers le nécromancien et dit avec une froide colère : — Tu l’as aidée à s’échapper. C’est un acte de trahison. Quand tout cela sera terminé, tu en répondras devant le Conseil ! — Ne sois pas stupide, Ramu, rétorqua Balthazar. Il se releva en chancelant. — Marit avait raison. Regarde ce reptile maléfique ! Ne le connais-tu pas ? Ne l’as-tu jamais vu ? Regarde bien – en toi ! Ramu considéra sombrement Balthazar, puis se retourna vers le reptile. La créature était bouffie, repue. Les yeux rouges souriaient. — Je m’allierai avec vous. Attaquez les Patryns, ordonna Ramu. Tuez-les. Tuez-les tous. — Oui, Maître ! Le reptile s’inclina très bas. CHAPITRE 28 LA SEPTIÈME PORTE — Tu vois ce qui se passe ? demanda Haplo. Alfred branla du chef. — C’est sans espoir. Nous n’apprendrons jamais. Nos peuples vont s’anéantir mutuellement… Désespéré, il baissa la tête, ses épaules s’affaissèrent. Haplo lui posa la main sur le bras. — Ce n’est peut-être pas si désespéré, mon ami. Si ton peuple et le mien trouvent le moyen de se rencontrer dans un esprit de paix, ils réaliseront que les reptiles sont mauvais. Les serpents-dragons ne pourront pas continuer à jouer un parti contre l’autre si nous nous serrons les coudes. Nous avons des gens comme Marit, Balthazar et Vasu… Ils sont notre espoir. Mais la Porte doit être fermée ! — Oui, dit Alfred, ses joues cireuses reprenant quelques couleurs. Il regarda la porte marquée du sigle des Portes de la Mort. — Oui, tu as raison. La Porte doit être fermée et scellée. Au moins, nous pourrons contenir le mal, l’empêcher de se répandre. — Peux-tu y parvenir ? Alfred rougit. — Oui, je crois que je le peux. Le sort n’est pas très difficile. Il implique la possibilité que… — Inutile de m’expliquer, l’interrompit Haplo. Le temps presse. — Euh… oui. Alfred cligna des yeux. S’approchant de la porte, il la considéra tristement. — Si seulement cela n’avait jamais été. Tu comprends, je ne suis pas certain de ce qui va se passer quand la Porte sera fermée. Il agita la main. — La Porte menant à cette Chambre, je veux dire. La possibilité existe… qu’elle soit détruite. — Et nous avec, dit Haplo avec calme. Alfred acquiesça de la tête. — Mais c’est un risque que nous devons prendre. Alfred regarda la porte conduisant dans le Labyrinthe. Les reptiles se contorsionnaient dans les ruines du Nexus, leurs immenses corps rampant sur les pierres noircies et les poutres calcinées. Leurs yeux rouges flamboyaient. Il entendait leurs rires. — Oui, soupira Alfred. Et maintenant… — Une minute ! dit Hugh, debout près de la porte par laquelle ils étaient entrés. J’ai une question. Moi aussi, je suis concerné, dit-il d’une voix dure. — Bien sûr, messire Hugh, dit Alfred en rougissant. Pardonne-moi… je m’excuse… Je ne pensais pas… Hugh l’interrompit d’un geste impatienté. — Quand tu auras fermé la Porte, que deviendront les quatre mondes des menschs ? — J’y ai réfléchi, dit Alfred. Selon mes recherches antérieures, il est très vraisemblable que les conduits reliant chaque monde à un autre continuent à fonctionner, même si la Porte est fermée. La Bougonne-Batte d’Arianus continuera à envoyer de l’énergie aux citadelles de Pryan, qui rayonneront de la lumière dans les conduits d’Abarrach, qui à son tour… — Donc, tous les mondes continueront à fonctionner. — Je n’en suis pas certain, pourtant les probabilités sont telles que… — Mais plus personne ne pourra passer d’un monde à l’autre. — Non. De cela, je suis certain, dit gravement Alfred. Une fois les Portes de la Mort fermées, le seul moyen d’aller d’un monde à l’autre serait de voler à travers l’espace. Ce qui – étant donné le stade actuel de développement magique des menschs – serait leur seul moyen de passer d’un monde à l’autre de toute façon. À notre connaissance, l’enfant Tourment fut le seul mensch à jamais franchir les Portes de la Mort, et cela uniquement parce que… Un coup de coude dans les côtes l’interrompit. — J’ai à te parler un instant, dit Haplo, lui faisant signe d’approcher de la table. — Certainement. Dès que j’aurai fini d’expliquer à Hugh… — Tout de suite, dit Haplo. Tu ne trouves pas sa question bizarre ? ajouta-t-il à voix basse. — Euh… non, dit Alfred, comme s’il défendait un brillant élève. En fait, je trouve que c’est une bonne question. Si tu te rappelles, nous en avons discuté sur Arianus, toi et moi. — Justement, murmura Haplo, regardant Hugh, yeux étrécis. Nous en avons discuté. Qu’importe à un assassin d’Arianus si les menschs de Pryan peuvent ou non rendre visite à leurs cousins de Chelestra ? Pourquoi s’en soucie-t-il ? — Je ne comprends pas, dit Alfred, perplexe. Haplo garda le silence, observant Hugh-la-Main, qui avait ouvert une porte et regardait dehors. Au loin, Haplo vit le continent flottant de Drevlin. Autrefois enveloppé de nuages de tempête, Drevlin était maintenant baigné de soleil. La lumière étincelait sur l’or, l’argent et le cuivre de la fabuleuse Bougonne-Batte. — Je ne suis pas certain de comprendre non plus, dit enfin Haplo. Mais je crois que tu ferais bien d’abréger les explications et de te mettre au travail. — Très bien, répondit Alfred, troublé. Mais je suis obligé de remonter dans le temps. — Remonter ? Jusqu’où ? — Jusqu’à la Séparation. Alfred baissa les yeux sur la table, frissonna. — Je n’en ai pas envie, mais c’est le seul moyen. Il faut que je sache comment Samah a lancé le sort. — Eh bien, vas-y, dit Haplo. Mais n’oublie pas de revenir. Et ne te sépare pas toi-même par la même occasion. Alfred eut un sourire évanescent. — Non, dit-il en rougissant. Je serai prudent… Lentement, tremblant, à contrecœur, il posa les mains sur la table blanche… … Le chaos tournoyait autour de lui. Terrifié au cœur de la tempête magique, il était ballotté par les vents, plaqué contre le mur avec une force à lui briser les os. Des vagues déferlaient sur lui. Il suffoquait, sombrait. Les éclairs fulguraient, crépitaient, aveuglaient ; le tonnerre roulait dans sa tête. Il sanglotait de souffrance et de terreur ; il mourait. — Une seule goutte tombant dans l’océan suffit à y causer des rides. J’ai besoin de vous tous ! Tenez bon. La magie ! hurlait Samah par-dessus le tumulte. Conjurez la magie, ou aucun ne survivra ! La magie dérivait vers Alfred, comme du bois mort sur une mer agitée. Il voyait des mains se tendre vers cette planche de salut ; certaines la saisissaient, d’autres non et disparaissaient. Dans un effort désespéré, il lança le bras… Ses doigts se refermèrent sur quelque chose de solide. Le bruit et la terreur s’évanouirent un instant, et il vit le monde – un, magnifique, d’un bleu-vert scintillant sur le noir de l’espace. Il devait briser le monde, ou le pouvoir de la magie chaotique le briserait. — Je suis désolé ! sanglotait-il. Désolé, désolé… Une seule goutte… Le monde explosa. Alfred tendit tout son être vers la possibilité qu’il puisse être reformé, et il sentit des centaines d’autres esprits sartans se tendre vers la même possibilité. Pourtant, il continuait à pleurer tout en créant, et ses larmes tombaient dans une mer qui ondulait doucement… Alfred releva la tête. Jonathon, assis à la table en face de lui, ne disait rien, les yeux parfois vivants, parfois morts. Mais Alfred savait que les yeux avaient vu. — Tant de morts ! s’écria Alfred, frissonnant. Il ne parvenait pas respirer, étranglé par les larmes. — Tant de morts ! — Alfred ! dit Haplo en le secouant. Partons ! Laisse tomber ! Courbé sur la table, la tête dans les mains, Alfred sanglotait. — Alfred… dit Haplo d’un ton pressant. Le temps… — Oui, dit Alfred, prenant une inspiration tremblante. Oui, ça va. Et… je sais. Je sais comment fermer les Portes de la Mort. Il leva les yeux sur Haplo. — C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Je n’en doute plus. La Séparation fut une catastrophe. Et tenter de corriger un mal par un autre – en réunissant les quatre mondes en un seul – serait encore plus catastrophique. Et le Seigneur Xar ne réussirait peut-être pas. La possibilité existe qu’il échoue. Alors, les mondes se disloqueraient complètement, ne pourraient jamais se reformer. Tous les êtres qui les habitent mourraient. Xar n’aurait plus dans les mains que quelques grains de poussière, quelques gouttelettes d’eau, quelques volutes de fumée, et du sang… Haplo sourit de son sourire tranquille. — Je sais autre chose, également, dit Alfred, se levant, grand, digne, élégant. Je peux lancer le sort tout seul. Je n’ai pas besoin de ton aide, mon ami. Tu peux retourner là-bas, ajouta-t-il, montrant la porte marquée « Labyrinthe ». Ils ont besoin de toi. Ton peuple. Le mien. Haplo regarda dans la direction indiquée, vers le pays qu’il haïssait autrefois, et qui recelait maintenant tout ce qui lui était cher. Il refusa de la tête. Alfred, qui s’y attendait, tenta de le convaincre. — On a besoin de toi là-bas. Pas ici. Je ferai ce qui doit être fait. C’est mieux comme ça. Je n’ai pas peur. Enfin, pas très, rectifia-t-il. L’important, c’est que tu ne peux rien faire ici. Je n’ai pas besoin de toi. Mais eux, si. Haplo ne dit rien, continua à secouer la tête. — Marit t’aime ! dit Alfred, l’attaquant au point faible de son armure. Tu l’aimes. Retourne vers elle. Mon ami, poursuivit-il gravement, savoir que vous êtes réunis… cela me faciliterait grandement la tâche… Haplo continuait à secouer la tête. Alfred eut l’air peiné. — Tu n’as pas confiance en moi. Je te comprends. Je sais que je t’ai souvent failli dans le passé, mais je suis fort maintenant, je t’assure… — Je le sais, dit Haplo. J’ai confiance en toi. Et je veux que tu aies confiance en moi. Alfred le regarda, battant des paupières. — Écoute-moi. Pour lancer le sort, tu devras quitter cette Chambre, entrer dans les Portes de la Mort. Exact ? — Oui, mais… — Alors, je reste ici, dit Haplo d’un ton ferme. — Pourquoi ? Je ne… — Pour monter la garde, dit Haplo. Les brillantes espérances d’Alfred s’obscurcirent ; un nuage noir passa sur son soleil. — Le Seigneur Xar. J’oubliais. Mais s’il avait voulu nous arrêter, il l’aurait déjà fait… — Lance le sort, c’est tout, dit sèchement Haplo. Alfred le regarda, triste, angoissé. — Tu sais quelque chose. Quelque chose que tu me caches. Quelque chose de grave. Tu es en danger. Je devrais peut-être rester… — Toi et moi, nous ne comptons pas. Pense à eux, dit doucement Haplo. — Vas-y, dit Jonathon. Et tiens bon… — … vas-y… tiens bon… La voix du fantôme était forte ; plus forte que celle du cadavre. — Lance le sort, dit Hugh-la-Main. Libère-moi. Une seule goutte, tombant dans l’océan, y cause des rides. — Je le ferai, dit soudain Alfred, relevant la tête. Je le peux. Se tournant vers Haplo, Alfred lui tendit la main. — Adieu, mon ami, dit-il. Merci. Merci de m’avoir ramené à la vie. Haplo prit la main d’Alfred, puis serra dans ses bras le Sartan stupéfait et embarrassé. — Merci, dit Haplo d’un ton bourru. Merci de m’avoir donné la vie. Alfred, cramoisi, tapota gauchement le dos d’Haplo, puis se détourna brusquement, s’essuyant les yeux et le nez sur sa manche. — Tu sais, dit Alfred d’une voix étranglée en détournant la tête, le… le chien me manque. — Tu sais, dit Haplo avec un grand sourire, à moi aussi. Avec un dernier regard d’amitié à Haplo, Alfred se retourna et marcha vers la porte marquée du sigle « mort ». Il ne trébucha pas une seule fois. CHAPITRE 29 LA SEPTIÈME PORTE Debout près de la porte, Haplo regarda Alfred s’avancer. Le Patryn sentit une présence près de lui. Hugh-la-Main était venu le rejoindre. Haplo ne se retourna pas, ne quitta pas la porte des yeux. Alfred posa la main sur le sigle, prononça le rune. La porte s’ouvrit. Alfred, sans un regard en arrière, franchit le seuil et disparut. Hugh-la-Main marcha vers la porte. — À ta place, je n’irais pas plus loin, conseilla Haplo avec douceur. L’assassin s’arrêta, jeta un regard en arrière. — Je veux seulement voir ce qui se passe, dit Hugh. — Si tu fais un pas de plus, Seigneur, dit Haplo d’une voix respectueuse, je serai obligé de t’arrêter. — Seigneur ? fit Hugh, perplexe. Haplo se plaça entre Hugh et la porte. — Pas de violences, avertit calmement Jonathon. — … pas de violence… Hugh fixa sur le Patryn un regard pénétrant ; puis il haussa les épaules et prononça quelques mots – en patryn. Des mots qu’un mensch ne pouvait pas connaître. Une averse de runes étincelantes tournoya autour de l’assassin. La lumière était aveuglante ; Haplo fut obligé de fermer les yeux. Quand il les rouvrit, Hugh-la-Main avait disparu. Xar avait pris sa place. — La question sur les quatre mondes, dit Xar. C’est ça qui m’a trahi. — Oui, Seigneur. Haplo sourit, branlant du chef. — Ce n’était pas le genre de question qu’aurait posée un mensch. Hugh se souciait peu de son propre monde, encore moins des trois autres. Au fait, où est-il ? Xar haussa les épaules, le regard maintenant concentré sur les Portes de la Mort. — Dans la Mer de Feu. Dans le Labyrinthe. Qui sait ? La dernière fois que je l’ai vu, il était sur la nef des Sartans. Pendant que tu perdais ton temps avec cet imbécile de Sartan, j’ai eu le temps de prendre son apparence et sa place sur le dragon de feu. Celui-là savait la vérité, ajouta-t-il, regardant Jonathon. Le lazar demeura assis à la table, apparemment indifférent, oublieux de son entourage. — Mais que valent les vivants pour ces cadavres animés ? Tu as eu tort de lui faire confiance. Il t’a trahi. — Pas de violences, répéta doucement Jonathon. — … pas de violences… Xar eut un grognement dédaigneux. Il ramena son regard flamboyant sur Haplo. — Ainsi, tu es vraiment décidé – toi et ce maître sartan que tu sers – à fermer les Portes de la Mort. — Oui, dit Haplo. Le seigneur étrécit les yeux. — Tu condamnes ton propre peuple ! Tu condamnes la femme que tu aimes ! Tu condamnes ta fille ! Oui, elle est vivante. Mais elle ne le restera pas si tu permets au Sartan de fermer les Portes de la Mort. Haplo ne répondit pas, s’efforçant de garder son calme. Xar eut tôt fait de remarquer les mâchoires crispées, la pâleur, le regard subreptice vers la porte conduisant dans le Labyrinthe. — Va la rejoindre, mon fils, dit Xar avec douceur. Va rejoindre Marit, retrouver ton enfant. Je sais où elle est. Emmène-les dans le Nexus, elle et sa mère. Vous y serez en sécurité. Quand ma tâche sera accomplie – le seigneur embrassa toute la salle du geste –, je viendrai vous rejoindre, triomphant. Ensemble, nous vaincrons nos ennemis, nous enfermerons les Sartans dans la prison qu’ils ont construite pour nous ! Et nous serons libres ! De nouveau, Haplo ne répondit pas. Mais il ne bougea pas, ne s’écarta pas. Il resta devant la porte, bloquant le passage. Xar regarda par-dessus sa tête, dans les Portes de la Mort. Il ne vit pas Alfred, mais il vit le tournoiement du chaos ; il se dit qu’Alfred n’avait pas la partie facile. Tant que le chaos prévalait, Xar n’avait aucun souci à se faire. Il avait le temps. Il regarda les runes scintillant sur les murs. Il comprenait leur avertissement. Le Seigneur du Nexus se retourna vers Haplo, qui lui bloquait le passage. — Alfred t’a trompé, mon fils ! l’avertit Xar. Il se sert de toi. À la fin, il se retournera contre toi. Retiens bien ce que je te dis. Il te rejettera dans ta prison ! Haplo ne bougea pas. Xar commençait à s’énerver. Il s’avança, se planta devant Haplo. — C’est à moi qu’appartient ton loyalisme, mon fils ! Je t’ai donné la vie ! Haplo garda le silence. Il porta sa main gauche à sa poitrine, sur les cicatrices des runes-cœur. Xar saisit cette main, enfonçant ses ongles dans les chairs. — Oui, je t’ai laissé mourir ! C’était mon droit de prendre ta vie si j’en avais besoin. Tu me l’avais juré là, dit-il, tendant un doigt noueux vers la porte du Labyrinthe. Devant la Dernière Porte. — Oui, Seigneur, c’était ton droit. — J’aurais pu te tuer, mon fils. Je l’aurais pu. Je ne l’ai pas fait. L’amour brise le cœur, soupira Xar. Oui, il y a une faiblesse en moi. Je le reconnais… — Ce n’est pas une faiblesse, Seigneur. C’est notre force, dit Haplo. C’est grâce à elle que nous avons survécu. — La haine ! dit froidement Xar, mécontent. C’est grâce à elle que nous avons survécu ! Maintenant, la vengeance est à notre portée ! Non seulement la vengeance, mais l’occasion de redresser une grave erreur ! Les quatre mondes ne feront de nouveau qu’un – sous notre souveraineté ! — Des milliers, des millions mourront, dit Haplo. — Des menschs ! dit Xar avec mépris. Puis, regardant Haplo, le seigneur réalisa qu’il avait eu un mot malheureux. Mais il était distrait. Surveillant du coin de l’œil les Portes de la Mort, Xar vit que le tournoiement démentiel du chaos ralentissait. Il n’avait pas surestimé le pouvoir d’Alfred. Le Serpent Mage était capable de réussir. Le temps pressait. — Pardonne ma rudesse, mon fils. J’ai parlé trop vite, sans réfléchir. Tu sais que je ferai tout mon possible pour sauver autant de menschs que je pourrai. Nous aurons besoin d’eux pour reconstruire. Dis-moi les noms de ceux que tu désires particulièrement protéger, et je les ferai transporter dans le Nexus. Tu pourras t’occuper d’eux toi-même. Tu seras le garant de leur sécurité. « Chose impossible, ajouta Xar avec un regard madré, si les Portes de la Mort sont fermées. Alors, il me sera impossible de les sauver. Entre dans les Portes de la Mort. Saisis cette occasion. Je te renverrai vers Marit, vers ta fille… » Haplo n’hésita pas. — Non, Seigneur. Xar était frustré, furieux. Il vit qu’à l’intérieur des Portes de la Mort, le chaos s’immobilisait. Une porte, à l’extrémité d’un long couloir, était ouverte. Alfred tendait la main pour la fermer… Le Seigneur du Nexus n’avait pas le choix. — Tu as contrecarré mes vœux pour la dernière fois, mon fils ! Xar tendit la main, se mit à chanter les runes. La voix de Jonathon s’éleva. — Pas de violences ! Le fantôme répéta l’avertissement, mais on n’entendait plus sa voix. CHAPITRE 30 LES PORTES DE LA MORT Alfred avait oublié la terreur du voyage dans les Portes de la Mort, qui compresse et combine, trie et divise toutes les possibilités exactement au même instant du temps. Il entra donc dans un immense couloir caverneux, qui n’était qu’une petite ouverture se rétrécissant à vue d’œil. Les murs, le sol et le plafond s’éloignaient de lui, se dilataient vers l’extérieur en même temps qu’ils s’effondraient sur lui, l’écrasaient. Je dois faire abstraction de tout cela, ou je deviendrai fou, réalisa-t-il, paniqué. Il faut que je me concentre sur quelque chose… sur la Porte. Sur la fermeture de la Porte. Où… où est-elle ? Il regarda, et instantanément, la possibilité qu’il ait trouvé la Porte la fit apparaître, comme la possibilité qu’il ne la trouve pas l’avait fait disparaître. Il refusa d’admettre la deuxième possibilité, se concentra sur la première, et il vit – devant lui, tout au bout du couloir, de plus en plus distante à mesure qu’il en approchait – une porte. Elle était marquée d’un sigle, le même que celle par laquelle il était entré. Entre les deux portes s’étendait le couloir connu sous le nom de Portes de la Mort. S’il fermait les deux portes, ce couloir serait scellé à jamais. Mais pour fermer cette porte lointaine, il fallait parcourir tout le couloir. Le chaos dansait et tournoyait autour de lui, les possibilités survenant simultanément, jamais deux en même temps. Il frissonnait de froid parce qu’il avait trop chaud. Il avait une indigestion parce qu’il mourait de faim. Sa voix était trop forte ; il ne l’entendait pas. Il avançait très vite, sans jamais quitter l’endroit où il était, flottait, sautait, courait, sur la tête, sur les pieds, sur le flanc. — Contrôle, s’exhorta Alfred. Contrôle le chaos. Il se concentra, s’accrocha aux possibilités, et finalement, le couloir redevint un couloir et le resta, avec le plafond en haut, le sol en bas ; et chaque chose à sa place. La porte était au bout. Elle était ouverte. Il n’avait qu’à la fermer. Alfred avança d’un pas. La porte recula. Il s’arrêta. Elle continua à s’éloigner. — Lâche tout, résonna la voix de Jonathon. Lâche tout. — Bien sûr ! s’écria Alfred. Voilà mon erreur ! Voilà l’erreur de Samah ! C’est l’erreur que nous avons toujours faite à travers tous les siècles ! Chercher à contrôler l’incontrôlable. Lâcher tout… Il faut lâcher tout. Mais lâcher tout n’était pas facile. Cela signifiait s’abandonner totalement au chaos. Alfred essaya. Il ouvrit les mains. Le corridor se mit à changer, les murs se rapprochèrent, se dilatèrent. Alfred serra les poings sur du vide, et tint bon. — Je crois que je ne fais pas ça comme il faut, dit-il, pitoyable. Peut-être que je ne devais pas lâcher absolument tout. Sûrement que je peux retenir un tout petit quelque chose… Un ouah joyeux résonna à l’autre bout du couloir. Alfred pivota tout d’une pièce, sans bouger, et vit un chien – ouvrant la gueule en un grand sourire et tirant la langue – qui s’élança dans le corridor, droit sur lui. — Non ! cria Alfred, levant les mains pour repousser l’animal. Non ! Là, bon toutou. N’approche pas plus ! Bon toutou ! Non ! Le chien bondit, frappa Alfred en pleine poitrine. Le Sartan tomba à la renverse. Des fragments de magie volèrent en éclats. Il tombait vers le haut, s’envolait vers le bas… Et la porte était là, juste devant lui. Alfred s’arrêta. Et resta arrêté. Soulagé, il épongea la sueur de son crâne avec sa manche. C’était vraiment facile. Devant lui – une porte ordinaire en bois à poignée d’argent. Pas très impressionnante, presque décevante. Alfred regarda par cette porte, et vit les quatre mondes, le Nexus, le Labyrinthe, et le Vortex effondré. Le Labyrinthe. Les Patryns et les Sartans étaient en formation de bataille de chaque côté de la muraille calcinée. Très haut au-dessus des armées volaient les bons dragons de Pryan, mais bien peu les apercevaient à travers le noir et la fumée. Chacun voyait les créatures du Labyrinthe ; monstres terribles hantant les forêts, attendant de fondre sur les vainqueurs. S’il pouvait y avoir un vainqueur dans ce combat désespéré. À côté, les reptiles. Bouffis, engraissés de haine et de peur, les reptiles rampaient de chaque côté du mur, aidant les deux armées, murmurant, exhortant, mentant, avivant les flammes de la guerre. Horrifié, écœuré, Alfred tendit la main pour claquer la porte. Saisissant un mouvement soudain, un reptile releva la tête. Il regarda à travers le chaos, et Alfred réalisa qu’il le voyait. Les Portes de la Mort étaient grandes ouvertes, visibles pour quiconque savait où regarder. Les yeux rouges du reptile flamboyèrent d’inquiétude. Il vit le danger : emprisonné à jamais dans le Labyrinthe. L’entrée des quatre mondes luxuriants des menschs fermée à jamais. Glapissant un avertissement, le reptile déroula son immense corps et fila droit sur Alfred. Les yeux rouges saisirent Alfred dans leur regard sinistre. Il glapit de hideuses menaces, conjura de terribles images d’indicibles tourments. Gueule édentée béante, le reptile rampait vers la porte ouverte avec la vitesse et la force d’un cyclone. Alfred referma la main sur la poignée d’argent. Ignorant la voix hideuse du reptile, il s’escrima pour la tirer. Mais autant tenter de l’arracher à une tempête. Le monstre maléfique le frappa d’une bourrasque brûlante. Et loin, très loin derrière lui, il entendit une voix distante – la voix du Seigneur Xar. — Tu as contrecarré mes souhaits pour la dernière fois, mon fils ! Et la voix de Jonathon. — Pas de violences ! Puis la voix d’Haplo, cri de souffrance et d’angoisse… et avertissement à Alfred. Trop tard. Un sigle, rouge et flamboyant, fila dans le couloir. Il éclata, comme le tonnerre, sur la poitrine d’Alfred. Aveuglé, consumé par le feu, il perdit sa prise sur la porte. La porte se rouvrit toute grande. Le reptile s’engouffra à l’intérieur. CHAPITRE 31 LA SEPTIÈME PORTE Le serpent surgit dans les Portes de la Mort à l’instant précis où le sigle de Xar frappa Alfred. Le chaos échappa à la frêle emprise d’Alfred, et se mit à se nourrir du reptile, qui, à son tour, se mit à se nourrir du chaos. Le reptile jeta un coup d’œil sur le Sartan, le vit grièvement blessé, sans doute mourant. Tranquille du côté d’Alfred, le reptile rampa dans le couloir en direction de la Chambre. Alfred ne pouvait pas le stopper. Le sigle d’Alfred le brûlait comme du fer en fusion. Tombant à genoux, Alfred porta les mains à sa poitrine, en proie aux souffrances de l’agonie. Les Sartans d’autrefois auraient su comment se défendre. Alfred n’avait jamais combattu un Patryn. Il n’avait jamais été entraîné à la guerre. La brûlure ardente lui ôtait l’usage de ses sens ; il ne parvenait pas à réfléchir. Il n’avait qu’une envie : mourir pour mettre fin à ses tourments. Mais alors, il entendit le cri d’Haplo. — Le reptile… La peur pour son ami pénétra son martyre. À peine conscient de ce qu’il faisait, agissant par instinct, Alfred entreprit ce que Ramu aurait fait immédiatement. Alfred entreprit de la magie de Xar. À l’instant où il brisa la première structure runique, les souffrances cessèrent. Le reste fut facile, comme de défaire une couture lorsque le premier point est coupé. Mais, bien qu’il ne fût plus mourant, il avait laissé l’attaque magique se développer trop longtemps. Elle l’avait blessé, affaibli. Très faible, Alfred jeta un regard désespéré sur la porte menant dans le Labyrinthe. Il ne pourrait jamais la fermer maintenant. Le chaos la ballottait comme un ouragan. Il se retourna, regarda vers le bout du couloir, tentant de voir ce qui se passait dans la Chambre. Mais l’autre porte était loin, très loin de lui, et très petite, comme la porte d’une maison de poupée. Le couloir qui y menait tanguait et ondulait, le sol devenant le mur, le mur le plafond, le plafond le sol. — La violence, se dit Alfred avec désespoir. La violence est entrée dans la Chambre Sacrée. Que s’y passait-il ? Haplo était-il mort ou vivant ? Alfred voulut se relever, mais le chaos déroba le sol sous ses pas, le projeta en l’air. Il redégringola, atterrit lourdement, souffle coupé. Il était trop faible pour combattre, trop souffrant, trop distrait par ses propres peurs. Ses vêtements pendaient sur lui en haillons calcinés. Il avait peur de regarder les chairs, dessous, peur de ce qu’il verrait. Rassemblant les vestiges de son habit de velours élimé, il en couvrit sa blessure, la cacha. Il retira ses mains couvertes de sang. Mais il fallait faire quelque chose. Il ne pouvait pas rester assis là. Si Haplo était vivant, il combattait ses ennemis, seul… Alfred allait faire une nouvelle tentative pour se lever quand un mouvement attira son attention. Par les Portes de la Mort, il regarda dans le Labyrinthe. Des centaines de reptiles rampaient vers la porte ouverte. Haplo gisait devant la porte donnant accès aux Portes de la Mort. Il était ou mort ou inconscient ; Xar ne savait pas lequel, et s’en moquait. Le seigneur avait également réduit à l’impuissance le prétendu Serpent Mage. Il jeta un coup d’œil sur Alfred, faible, sanglant, tournant en rond à quatre pattes. Et voilà pour le puissant Sartan ! Certain d’être maintenant à l’abri de toute interférence, Xar tourna immédiatement son attention vers les quatre portes menant aux quatre mondes des menschs, se mit à chanter les runes qui les réuniraient en un seul. Il n’accorda aucune attention au lazar qui divaguait sur la violence introduite dans la Chambre Sacrée. Xar connaissait le sort à lancer. Le Seigneur du Nexus, sous l’apparence de Hugh-la-Main, s’était assis à la table blanche. Il avait partagé la vision qu’Alfred avait eue de la Séparation. En fait, Alfred l’avait vu – erreur de Xar. Heureusement, le Sartan était si bouleversé par cette expérience qu’il n’avait pas réalisé ce qu’il voyait. À ce stade, Alfred aurait pu compliquer la tache de Xar. Mais maintenant le seigneur n’avait qu’à faire appel aux possibilités. Il avait fallu des centaines de Sartans pour lancer le sort qui avait séparé le monde. Pourtant, Xar ne fut pas intimidé par la tâche. Il serait bien plus facile de réunir les quatre mondes, et d’autant plus qu’il pouvait se servir de la puissance de la Septième Porte. Le Seigneur Xar avait une vue très nette de chacun. Il se mit à tracer les runes dans l’air, les sigles de destructions, de renversement et de bouleversement. D’énormes nuages noirs se massèrent au-dessus d’Arianus. Les quatre soleils de Pryan s’éteignirent. Les mers de Chelestra bouillirent et bouillonnèrent. De violentes trépidations secouèrent le monde instable d’Abarrach. — Ton pouvoir est immense, Seigneur du Nexus, dit une voix sifflante derrière lui. Honneur à toi. Xar se retourna. Un reptile à forme humaine – pareil à un guerrier de Xar – se tenait au centre de la Chambre, en tous points semblable à un Patryn, sauf que les sigles tatoués sur sa peau ne voulaient rien dire. Xar fut très contrarié. Il en savait maintenant assez sur les reptiles pour se méfier d’eux. Il savait aussi qu’ils étaient très puissants en magie. Celui-là pouvait très bien contrecarrer le sort, bien qu’il ne l’eût pas encore fait. Il fallait savoir ce qu’il faisait là. — Qui es-tu ? demanda Xar. Que veux-tu ? — Tu me connais, Seigneur, dit le reptile. Je suis Sang-drax. — Sang-drax est mort, dit sèchement Xar. Il est mort dans le Labyrinthe. — Et pourtant, je suis là, et bien vivant. J’ai dit à ton acolyte, dit-il, avec un regard sur le corps d’Haplo, et je te le redis à toi, Seigneur du Nexus, que nous ne pouvons pas mourir. Nous avons toujours existé. Nous existerons toujours. Xar eut un grognement dédaigneux. — Alors, que fais-tu là ? La dernière fois que je t’ai vu, toi et les tiens étiez dans le Labyrinthe en train de massacrer mon peuple. Le reptile parut choqué, attristé. — Hélas, tu as refusé de prendre le temps d’écouter nos explications, Seigneur du Nexus. Ceux que nous avons attaqués dans le Labyrinthe ne sont pas de ton peuple, ne sont pas de vrais Patryns. Ils sont un mélange déplorable – sang sartan et sang patryn mêlés. Ne penses-tu pas qu’une telle race ne doit pas se perpétuer ? Après tout, ajouta Sang-drax, ses yeux rouges flamboyant sous ses lourdes paupières, tu étais là. Tu aurais pu nous arrêter. Xar écarta cet argument d’un geste impatient. — Haplo m’en a parlé. Ça ne me plaît pas, mais je m’occuperai moi-même de ces demi-sang quand je retournerai dans le Labyrinthe. Je répète : que fais-tu là, et que veux-tu ? — Te servir, Maître, dit le reptile en s’inclinant. Xar surveillait le reptile du coin de l’œil. Sang-drax se déplaça docilement pour prendre son poste. Le seigneur avait perdu confiance en les reptiles, mais il se disait qu’il faudrait un jour leur prouver une bonne fois pour toutes qui était le maître. Pour l’instant, supputait-il, le reptile disait sans doute la vérité. Il était ici pour servir, ses intérêts coïncidant avec ceux du seigneur. Il revint à sa magie, qui commençait à s’affaiblir, et lui consacra toute son attention. C’est pourquoi Xar ne vit pas Sang-drax examiner Haplo. Il semblait mort. Ses sigles ne s’activèrent pas en présence du reptile. Sang-drax, surveillant Xar du coin de l’œil, le poussa subrepticement du bout de sa botte. Haplo ne bougea pas. Absorbé par sa magie, Xar ne remarqua rien. Sang-drax passa la main sous sa veste, en sortit une dague en forme de serpent. Faire le mort avait sauvé la vie plus d’une fois à Haplo dans le Labyrinthe. L’astuce, c’était de contrôler la magie, d’empêcher ses sigles de luire. L’inconvénient, c’est que ça le laissait sans défense. Mais Haplo savait que ce Sang-drax II ou Deux Millionième ou quelque autre nom qu’il se donnât, ne s’intéressait pas à lui. Le reptile jouait plus gros jeu. Il jouait pour le contrôle de l’univers. Se forçant à se détendre, Haplo absorba le coup de pied du reptile sans broncher. Peur et dégoût montèrent en lui, son corps aspirant à combattre, à se défendre et à se protéger contre le mal qui accablait tous ses sens. Il serra les dents, risqua un coup d’œil entre ses cils. Il vit Sang-drax, et il vit la dague – lame hideuse et sinueuse de la même couleur, sous une autre forme, que le corps écailleux du serpent-dragon. Sang-drax avait perdu tout intérêt pour Haplo. Son regard était fixé sur Xar. Haplo risqua un regard dans la Chambre. Jonathon était toujours assis devant la table, immobile, indifférent, mort. Haplo reporta les yeux sur la porte conduisant aux Portes de la Mort. Il vit Alfred dans le tournoiement démentiel du chaos, sans savoir s’il était mort ou vivant. Comme en réponse, il entendit Alfred pousser un cri d’horreur et de désespoir. Il ne pourrait pas venir au secours d’Haplo. Et Haplo ne pouvait rien faire pour lui. Haplo avait aussi ses problèmes. Sur un fond terrifiant de tempêtes et d’incendies, de ténèbres et de mers démontées, le Seigneur Xar tissait le dessin compliqué des runes qui, une fois complet, allait déplacer, modifier et réunir les éléments des quatre mondes. Concentré sur sa magie, Xar n’osait pas en détourner son attention même une fraction de seconde. Si difficile, si universel était le sort qu’il était forcé d’y déverser tout son être. Ses propres défenses étaient affaiblies. Les sigles luisaient à peine sur sa peau ridée. La magie était un enfer ardent devant le Seigneur du Nexus. Son dos n’était pas protégé. Sang-drax leva sa dague. Les yeux rouges du serpent se braquèrent sur la nuque du seigneur, où se terminaient les sigles protecteurs. Sans bruit, le reptile glissa vers sa victime. Mais pour atteindre Xar, il serait contraint de contourner Haplo. Si mon seigneur meurt, le sort qu’il est en train de lancer sera annulé. Les mondes seront en sécurité. Je devrais laisser Xar mourir. Comme il m’a laissé mourir. Je devrais ne rien faire. Laisser mourir mon seigneur… Je dois… — Seigneur ! cria Haplo, se relevant d’un bond. Derrière toi ! CHAPITRE 32 LA SEPTIÈME PORTE Horrifié, Alfred regardait hors des Portes de la Mort. D’autres reptiles avaient quitté la bataille du Labyrinthe, et filaient vers la porte ouverte. L’un d’eux, à l’avant-garde, l’avait presque atteinte. — Haplo ! cria Alfred, mais à cet instant, il entendit l’avertissement que son ami lançait à Xar. Regardant par-dessus son épaule dans le chaos du couloir, Alfred vit le Patryn attaquer le reptile. Alfred étouffa son cri, et se retourna vers la porte ouverte, vers le reptile qui approchait – yeux rouges flamboyants. Si ce reptile réussissait à entrer, il rejoindrait son compagnon, et Haplo en aurait deux à combattre. Ses chances étaient minces contre un seul. Contre deux, elles étaient nulles, surtout si Xar se retournait contre lui, comme c’était vraisemblable. — Il faut que j’arrête celui-là moi-même, dit Alfred, rassemblant son courage, cherchant au fond de son être l’autre Alfred, l’Alfred dont le vrai nom était Coren – l’Élu. Et soudain la possibilité surgit qu’Alfred fût de nouveau dans le mausolée d’Arianus. Il n’en crut pas ses yeux. Il regarda autour de lui, troublé, mais soulagé, heureux. Comme s’il se réveillait dans son lit pour découvrir que tout ce qui avait précédé n’était qu’un cauchemar. La tombe était silencieuse, paisible. Il était en sécurité, entouré des cercueils de ses amis qui reposaient en paix. Et tandis qu’il regardait, désorienté mais reconnaissant, se demandant ce que cela signifiait, Alfred vit s’ouvrir la porte de son propre cercueil. Il lui suffisait de s’y glisser, de s’allonger, de fermer les yeux. Soulagé, il fit un pas vers lui… et trébucha sur le chien. Il s’affala sur les dalles de marbre du mausolée, empêtré dans un fouillis de pattes et de queue empanachée. L’animal jappa de douleur. Alfred était tombé sur lui de tout son long. Rampant pour sortir de sous le Sartan étalé, l’animal s’ébroua avec indignation, et le regarda, les yeux pleins de reproches. — Désolé… bredouilla Alfred. Ses excuses résonnèrent dans la salle comme la voix d’un fantôme. Le chien aboya avec irritation. — Tu as raison, dit Alfred en rougissant. Voilà que je recommence – toujours des excuses. Je ne le ferai plus. La porte du cercueil se referma d’un coup sec. Il était de retour dans les Portes de la Mort, dans le couloir, et le reptile était sur le seuil. Alfred lâcha tout… et tint bon. Un dragon aux écailles vertes et aux ailes d’or, sa crête satinée brillant comme un soleil, surgit dans le couloir du chaos, sortit des Portes de la Mort et attaqua le reptile. Ses puissantes serres s’enfoncèrent dans le corps du reptile, crevant les écailles, s’incrustant dans les chairs. Le reptile ainsi empalé se tordit pour se libérer, mais le mouvement ne fit qu’enfoncer les griffes plus profondément dans les muscles. En proie à de terribles souffrances, le reptile attaqua, cherchant à refermer ses mâchoires sur le cou gracile du dragon. Les crocs du dragon se refermèrent sur la gueule du reptile, se plantèrent dans sa tête, entre les yeux rouges et haineux. Le sang jaillit, tomba en pluie sur le Labyrinthe. Le serpent glapit dans les sursauts de l’agonie, et ses cris parvinrent à ses pareils. Ils resserrèrent les rangs autour du dragon, se préparant à la curée. Alfred ouvrit les mâchoires, le reptile mort tomba par terre. Alfred aspirait à retourner dans la Chambre, pour venir au secours d’Haplo, mais il n’osait pas laisser la porte sans surveillance. Sombrement résolu, le dragon vert et or se posta devant les Portes de la Mort et attendit l’attaque. Le cri d’Haplo arracha Xar à sa magie. Inutile de se retourner pour savoir ce qui se passait. Xar eut à peine le temps de réactiver ses défenses quand il fut frappé par derrière. Une douleur fulgura dans sa nuque. Xar chancela, se retourna pour se défendre. Haplo luttait avec le reptile, tous deux s’efforçant de s’emparer de la dague sanglante. — Seigneur Xar ! Ce traître a tenté de te tuer ! gronda Sang-drax, décochant un coup terrible à Haplo. La respiration saccadée, douloureuse, Haplo ne dit rien. Les sigles bleus de sa peau étincelaient. Il avait les mains ensanglantées. Xar porta la main à sa blessure, la ramenant pleine de sang. — Vraiment, dit-il, observant la bataille avec un étrange détachement. La douleur le distrayait de sa tâche, mais il n’avait pas le temps de se guérir. Les constructions runiques qu’il venait de créer fulguraient d’un ardent éclat devant les quatre portes – les portes menant aux quatre mondes. Mais, ici et là, leur luminosité commençait à s’estomper. Privée du pouvoir du seigneur, la magie commençait à se défaire. Xar essuya avec irritation le sang qui commençait à couler dans son cou et dans ses robes. Ce sang aurait pu être à un autre, tant il y resta indifférent. Haplo tomba, dominé. Sang-drax se retourna face à Xar. Le Seigneur du Nexus se raidit. Le reptile était entre lui et la magie. Secouant la tête comme assommé, Haplo s’efforça de se relever, les mains et les bras couverts de sang. Par terre près de lui, la dague en forme de serpent. Sang-drax, lui aussi, avait du sang sur les mains. — Ton serviteur félon a tenté de t’assassiner, Seigneur du Nexus ! répéta le reptile. Heureusement, j’ai pu l’arrêter. Prononce un mot, et je mets fin à sa vie. Haplo s’affala, tête contre terre dans une flaque de sang. — Inutile de perdre ton temps, dit Xar, se rapprochant d’Haplo, du reptile, de la magie. Je m’occuperai de lui plus tard. Écarte-toi. Une lueur soupçonneuse brilla avec éclat dans les yeux rouges du reptile. Sang-drax la dissimula vivement derrière ses lourdes paupières. — Je ne suis que trop heureux de t’obéir, Seigneur. Mais d’abord, dit-il en se baissant, permets-moi de confisquer la dague de ce traître. Sa faiblesse est peut-être une feinte. La main de Sang-drax se referma sur du vide. Xar, tout à fait par inadvertance, avait posé le pied sur la lame ensanglantée. Il s’agenouilla près d’Haplo, sans quitter Sang-drax des yeux. Le seigneur saisit, sans douceur, le menton d’Haplo, lui tourna le visage vers la lumière. Une profonde estafilade lui barrait le front, peut-être causée par la dague. Le seigneur traça vivement un sigle sur la blessure, la refermant, arrêtant le sang. Puis, après un instant d’hésitation, Xar traça un autre sigle – copie de celui qu’il portait sur le cœur. Il le traça avec du sang ; il ne durerait pas. Le sigle n’avait pas de pouvoir… de pouvoir magique. Haplo gémit au contact de son seigneur. Ses yeux s’ouvrirent brusquement. Xar augmenta la pression, enfonçant ses doigts noueux dans les chairs. Haplo leva les yeux, aveuglé. Il avait du mal à accommoder sa vision, et quand il put voir, il resta perplexe. Puis il vit, et il sourit. Tendant la main, il saisit le poignet de Xar. — Seigneur, murmura Haplo. Je suis là… Je les ai atteintes. Les Portes de la Mort. — De quoi parle-t-il, Seigneur ? demanda Sang-drax. Qu’est-ce qu’il te raconte ? Des mensonges, Seigneur. Des mensonges. — Il ne dit rien d’important, répondit Xar. Il imagine qu’il est de retour dans le Labyrinthe. Haplo frissonna, sa voix s’amplifia, se durcit. — Je l’ai conquis, Seigneur. Je l’ai vaincu. — Oui, mon fils, dit Xar. Tu as remporté une grande victoire. Haplo sourit, se cramponna encore un instant à la main de Xar, puis la lâcha. — Merci de ton aide, Seigneur, mais je n’ai plus besoin de toi. Je peux franchir la Porte tout seul. — Tu le peux, mon fils, dit Xar avec douceur. Sang-drax prononça un sigle – un sigle sartan –, traçant en même temps un sigle patryn en l’air. Les deux runes s’enflammèrent, et filèrent vers les constructions magiques de Xar. Mais le Seigneur du Nexus le surveillait, attendant que le reptile passe à l’action. Réagissant instantanément, il lança son propre rune. Les trois se heurtèrent, explosèrent dans une averse d’étincelles, et s’annulèrent. Xar se releva, la dague en forme de serpent à la main. — Je sais qui est le véritable traître, dit-il, regardant Sang-drax qui le regardait, les yeux étrécis. Je sais qui a tenté d’amener la ruine sur mon peuple. — Tu veux voir la personne qui a causé la destruction de ton peuple ? ricana Sang-drax avec dérision. Alors, regarde-toi dans un miroir. — Oui, dit Xar avec calme. Je regarde dans un miroir. Sang-drax abandonna sa forme de Patryn et reprit sa véritable forme, grandissant, grossissant, jusqu’au moment où l’immense corps visqueux emplit presque entièrement la Chambre des Damnés. — Merci, Seigneur du Nexus, d’avoir lancé le sort qui doit réunir les mondes, dit le reptile, redressant la tête. C’est, je l’avoue, un plan auquel nous n’avions pas pensé. Mais il sera tout à notre avantage. Nous nous engraisserons du chaos pendant des éons. Et ton peuple restera à jamais emprisonné dans le Labyrinthe. Tu ne vivras pas pour le voir, Seigneur Xar, et je le regrette, mais tu es beaucoup trop dangereux… La gueule édentée du reptile s’ouvrit. Xar regarda sa mort en face. Puis il lui tourna le dos. Il reporta son attention sur la magie, sur les merveilleuses structures runiques qu’il avait créées. Sur la magie qu’il avait passé sa vie à créer – rêve né de la haine. Il savait que le reptile allait attaquer, ses mâchoires béantes s’apprêtant à le dévorer. D’une main ferme, il traça le sigle dans l’air. Son feu brilla, d’abord bleu, puis rouge, puis blanc, éclatant, aveuglant. Xar prononça le commandement, d’une voix ferme, nette, forte. Le sigle frappa les constructions runiques, éclata comme une étoile, tua la magie en plein cœur. Les mâchoires claquèrent sur le Seigneur du Nexus. Le reptile le broya dans sa gueule édentée, puis fracassa le corps sanglant et désarticulé contre les murs scintillants de la Chambre des Damnés. Le corps du seigneur retomba à terre avec un bruit mou, laissant une traînée sanglante sur le marbre blanc du mur. Xar gisait en tas à sa base. Le reptile glapit de triomphe. — Seigneur ! Haplo se releva, faible et chancelant, mais il n’était plus désorienté. — Tu ne peux rien faire, dit le reptile. Le Seigneur du Nexus est mort. Les yeux rouges du serpent se braquèrent sur Haplo. CHAPITRE 33 LA SEPTIÈME PORTE Les reptiles filaient vers les Portes de la Mort, l’ouverture maintenant nettement visible, tache noire dans le ciel gris et fuligineux du Labyrinthe. En dessous, la Dernière Porte demeurait ouverte, mais les Sartans massaient leurs forces tout le long ; les Patryns faisaient de même du côté opposé. Alfred s’efforça de contenir son désespoir, mais il ne pouvait espérer défendre la porte contre l’immense puissance de ses ennemis. Derrière lui, les sons terrifiants lui parvenant de la Chambre le glaçaient, distrayaient son attention qu’il aurait dû concentrer sur la magie. Paniqué, il cherchait parmi les possibilités, tentant de trouver celle qui viendrait à son aide, mais il semblait qu’il tentait l’impossible. Quelque sort qu’il lançât, les reptiles avaient la possibilité de le neutraliser. Jusque-là, il n’avait jamais bien réalisé la puissance de ces créatures – ou alors, elles gagnaient des forces nouvelles dans la bataille du Labyrinthe. Le cœur lourd, le dragon vert et or montait la garde devant les Portes de la Mort, attendant la fin. Une silhouette parut, fondant latéralement sur lui. Alfred se raidit, se retourna pour se battre. Il se trouva devant un vieillard en robes gris souris, cheveux blancs flottant au vent, qui arrivait à dos de dragon. — Chef Rouge au Rouge ! hurla le vieillard. À toi, le Rouge ! Zifnab ! Alfred reconnut ce vieux fou de Sartan, sans avoir la moindre idée de ce qu’il voulait dire. Et il n’avait pas le temps d’y réfléchir. Les serpents se déployaient en éventail, envoyant quelques-uns des leurs en avant-garde. Le reste se massait pour envahir les Portes de la Mort. — Arrête leur avance, le Rouge. Va aider Haplo, ajouta-t-il agitant la main derrière lui. Mon escadron prendra la relève. Que penses-tu de mon vaisseau ? poursuivit-il, flattant l’encolure de son dragon. Derrière le vieillard, les légions des dragons de Pryan sortirent de la fumée du Nexus en feu. Certains reptiles les virent, et modifièrent leur course. Alfred ne comprenait toujours rien aux paroles de Zifnab, mais il comprit qu’il n’était plus seul pour affronter l’ennemi. Il pouvait retourner… Le dragon fondit soudain sur un reptile. Le vieillard fit au revoir de la main à Alfred avant de disparaître. Les autres dragons de Pryan l’imitèrent, se jetant dans la bataille. Alfred vola dans les Portes de la Mort. Une fois là, il redevint le grand Sartan chauve, gauche et dégingandé. Il s’arrêta quelques instants pour observer le combat. Confrontés à un ennemi courageux et résolu, la plupart des reptiles fuyaient. — Au revoir, Zifnab, dit doucement Alfred. En soupirant, il se tourna face au chaos qui faisait rage derrière lui. Et, ce faisant, il entendit un cri étouffé. — Mon nom est… Luke… Dans la Chambre des Damnés, Haplo était debout, face au reptile. Par les quatre portes, il voyait les quatre mondes. Les tempêtes d’Arianus commençaient à se calmer. Les mers de Chelestra ne bouillonnaient plus. Les quatre soleils de Pryan brillaient avec un éclat aveuglant. La croûte d’Abarrach trembla une dernière fois puis ne bougea plus. Le corps broyé de son seigneur gisait dans une marre de sang. Assis à la table blanche, Jonathon entonna : — Pas de violences ! — C’est un peu tard pour ça, dit sombrement Haplo. La tête du reptile le dominait de très haut, se balançant de droite et de gauche en un mouvement hypnotique, ses yeux rouges braqués sur lui. La seule arme d’Haplo était la dague à forme de serpent. Haplo s’étonna de l’avoir si bien en main, son manche semblant s’adapter à sa prise. Mais la courte lame ne serait guère qu’une piqûre d’insecte pour la peau épaisse et magique du reptile. Haplo resserra la main sur la dague, sans quitter le monstre des yeux, attendant son attaque. Les sigles de sa peau luisaient d’un éclat aveuglant. Le reptile commença à changer de forme, rapetissant rapidement, puis, en un clin d’œil, un seigneur elfien se dressa dans la Chambre. Gratifiant Haplo d’un sourire engageant, Sang-drax se rapprocha subrepticement. — Pas plus loin, dit Haplo, levant sa dague. Sang-drax s’arrêta. Ses mains fines et délicates se levèrent, paumes ouvertes, en un geste de reddition et de conciliation. Il avait l’air blessé, déçu. — C’est ainsi que tu me remercies, Haplo ? Sans mon intervention, il aurait mis fin à ta vie, dit-il, montrant Xar d’un geste plein de grâce. Haplo jeta un rapide regard sur Xar, puis ramena vivement son attention sur Sang-drax qui, dans l’intervalle, s’était rapproché du Patryn. — Tu as tué mon seigneur suzerain, dit Haplo. Sang-drax éclata d’un rire incrédule. — Seigneur suzerain ! J’ai tué le seigneur qui avait commandé à Tourment de te faire assassiner. Le seigneur qui a séduit celle que tu aimes puis l’a convaincue de te tuer. Le seigneur qui allait te condamner à une vie de tourments parmi les non-morts ! Beau seigneur suzerain, vraiment ! ricana Sang-drax. — Si mon seigneur exigeait ma mort en paiement de ma vie, c’était son droit, rétorqua Haplo, levant la dague d’une main ferme. Tu me fais perdre mon temps. Quoi que tu aies l’intention de me faire, fais-le. Il se demanda où était Alfred, supposa qu’il était mort. Avant longtemps, je le rejoindrai sans doute. Sang-drax était perplexe. — Mon cher Haplo, je n’ai pas d’arme. Je ne te menace pas. Je n’aspire qu’à te servir. Mon peuple aspire à te servir. Un jour, je me suis incliné devant toi en t’appelant « Maître ». Je le refais aujourd’hui. Le reptile sous forme d’Elfe s’inclina servilement, ses yeux rouges cachés derrière ses paupières baissées. Accroupi comme un crapaud, il fit une nouvelle tentative pour se rapprocher d’Haplo, s’arrêta quand la dague s’abaissa. — Les Sartans sont arrivés dans le Nexus, poursuivit Sang-drax. Le sais-tu, Haplo ? Ramu a l’intention de sceller la Dernière Porte. Je peux les arrêter. Mon peuple et moi, nous pouvons les détruire. Tu n’as qu’un mot à dire, et tu pourras savourer le sang de tes ennemis comme un vin capiteux. Nous ne te demandons qu’une légère faveur en retour. — Et c’est… ? demanda Haplo. Sang-drax regarda les quatre portes, ses yeux rouges brillants de concupiscence et d’envie. — Lance le sort, celui que préparait ton seigneur. Tu le peux, Haplo. Tu es aussi puissant que Xar. Et je serai heureux de t’offrir ma modeste assistance… — Et de reprendre le contrôle quand j’aurai terminé, dit Haplo avec un sombre sourire. Et alors, tu me supprimeras. — Tu ne vas pas refuser ? dit Sang-drax, peiné, tristement étonné. Haplo ne répondit pas, mais commença à marcher à reculons vers la première porte – Arianus. Sang-drax le regardait, étrécissant ses yeux rouges. — Que fais-tu, Haplo, mon ami ? — Je vais fermer la porte, Sang-drax, mon ami, rétorqua Haplo. Fermer toutes les portes. — Quelle erreur, Haplo, siffla doucement le reptile. Quelle erreur tragique. Haplo regarda Arianus, le monde de l’air. Les nuages de tempête se dissipaient ; Solarus brillait. Il voyait le continent de Drevlin, les parties métalliques de la grande Bougonne-Batte luisaient à ses rayons intermittents. Il imaginait Lambic, le nain, clignant ses yeux myopes derrière ses grosses lunettes, faisant un discours que personne n’écoutait, sauf Secousse. Et peut-être qu’un jour une cohorte de petits Lambics changeraient le monde avec leurs « pourquoi ». Haplo sourit, lui dit mentalement au revoir, et claqua la porte. Sang-drax siffla, mécontent. Haplo ne regarda pas le reptile ; à la lumière qui faiblissait dans la Chambre, il comprit que la créature changeait de forme une fois de plus. La porte suivante, Pryan, monde du feu. Lumière aveuglante, qui contrastait avec l’obscurité s’épaississant autour de lui. Minuscules étoiles d’argent scintillant comme des bijoux sur le velours vert de la jungle. Les citadelles, qui avaient pris vie, rayonnaient leur lumière et leur énergie à travers tout l’univers. Pathan et Rega, Aléatha et Roland, plus le nain Drugar – Elfes, humains et nains – aimant, luttant, vivant, mourant ensemble. Selon Xar, ils avaient appris le secret des titans. Ils faisaient fonctionner les citadelles. Haplo ne connaîtrait jamais leur destin. Mais il savait que – résistants, forts malgré leurs nombreuses faiblesses, doués d’un courage indomptable – les menschs continueraient à prospérer quand les dieux qui les avaient amenés sur ce monde seraient partis et oubliés depuis longtemps. Haplo leur dit au revoir et claqua la porte. — Tu t’es condamné toi-même, Patryn, avertit une voix sifflante. Tu trouveras la même mort que ton seigneur. Haplo ne le regarda pas. Il entendait l’immense corps du reptile racler sur les dalles du sol, sentait son odeur de pourriture et de mort, avait l’impression de sentir son humeur visqueuse sur sa peau. Il jeta un rapide coup d’œil sur Abarrach, monde mort, peuplé de morts. Jonathon avait désiré les libérer, se libérer lui-même. Apparemment, cela ne serait pas. Je leur ai failli, à eux aussi, se dit Haplo. — Désolé, dit-il, refermant la porte avec un sourire attristé. En cet instant, il ressemblait beaucoup à Alfred. Il arriva à la quatrième porte, Chelestra, monde de l’eau. Sur ce monde, il en était enfin venu à se connaître. Il entendit le reptile siffler derrière lui, mais continua à l’ignorer. La naine Grundle avait sans doute épousé son Hartmut maintenant. La noce avait dû être joyeuse, Elfes, humains et nains rassemblés pour faire la fête. Haplo se demanda comment Grundle s’était comportée au lancer de hache. Il lui murmura au revoir et bonne chance, et ferma doucement la porte, avec un pincement de regret. Puis il se retourna face à Sang-drax. Dans la main d’Haplo, la dague à forme de serpent se transforma en épée du plus bel acier, lourde, luisante. La magie d’Haplo ne l’avait pas altérée ; cela devait venir du reptile. Le corps gris gigantesque le dominait de très haut, l’écrasant de sa seule présence. Le reptile aurait pu l’anéantir en un clin d’œil, mais il ne voulait pas qu’il meure sans combattre, sans souffrir… Haplo leva son épée, se préparant à l’attaque. — Non, Haplo ! Baisse cette arme ! Alfred sortit des Portes de la Mort en titubant. Il se serait étalé de tout son long, mais il se rattrapa à la table blanche. Continuant à s’y cramponner, il haleta : — Ne lutte pas ! — Oui, Haplo, railla le reptile, pose l’épée ! Ta mort sera bien plus rapide. Il y avait du sang sur la chemise d’Haplo. La blessure de son rune-cœur s’était rouverte et recommençait à saigner. Curieusement, il ne sentait plus la blessure de son front. — Ne lutte pas, dit Alfred, inspirant convulsivement, s’efforçant de garder son calme. C’est la lutte que désire cette créature ! Le Sartan montra le corps du Seigneur Xar. — Ceux qui apportent la violence dans cette Chambre périront par la violence. Haplo hésita. Toute sa vie, il avait combattu pour survivre. Maintenant, on lui demandait de jeter son arme, d’attendre docilement les tourments, les tortures, la mort. Pire, d’endurer l’idée que son ennemi continuerait à vivre pour en tuer d’autres. — Tu demandes trop, Alfred, dit-il durement. Après, je suppose que tu me demanderas de m’évanouir ! Alfred tendit les mains. — Haplo, je t’en supplie… La tête du reptile plongea, frappa dans le dos le Sartan qui se plia en deux sur la table blanche. Sang-drax se redressa, sa tête se balançant au-dessus d’Alfred, ses yeux rouges fixés sur Haplo. — Le coup suivant lui cassera l’échine, et celui d’après lui broiera le corps. Lutte, Haplo, ou le Sartan est mort. Alfred parvint à relever la tête. Il avait le nez cassé, la lèvre fendue, le visage ensanglanté. — Ne l’écoute pas, Haplo ! Si tu combats, tu es perdu ! Le serpent attendit avec suffisance, sachant qu’il avait gagné. Brûlant de colère et de désir de tuer son répugnant ennemi, Haplo lança un regard frustré à Alfred. — Tu veux que j’attende la mort sans rien faire ? — Fais-moi confiance, Haplo, supplia Alfred. C’est la première fois que je te demande quelque chose ! Fais-moi confiance ! — Faire confiance à un Sartan, railla Sang-drax, éclatant d’un rire horrible. Faire confiance à ton pire ennemi ! À ceux qui t’ont jeté dans le Labyrinthe, qui sont responsables de la mort de combien de tes pareils ? Tes parents, Haplo ? Tu te rappelles comment ils sont morts ? Les hurlements de ta mère. Elle a hurlé longtemps, très longtemps, avant qu’ils la laissent enfin mourir de ses blessures. Et tu as tout vu. Tu as vu ce qu’ils lui ont fait. Cet homme – est responsable. Et il te supplie de lui faire confiance… Haplo ferma les yeux. Il sentit des élancements dans sa tête ; il sentit ses mains poisseuses de sang. Il était redevenu un enfant, blotti dans les buissons, étourdi par le coup de son père. Coup destiné à l’assommer, pour qu’il se taise pendant que ses parents éloigneraient l’ennemi de leur fils. Mais ses parents n’étaient pas allés loin. Haplo avait repris connaissance. L’horreur lui rentra son cri de terreur dans la gorge. Et la haine. La haine de ceux qui avaient fait cela, qui étaient responsables… Haplo serra plus fort son épée, attendit que sa vision teintée de sang s’éclaircisse pour voir sa proie… et il faillit lâcher son arme en sentant un coup de langue sur sa main. Puis il y eut un jappement rassurant, un petit coup de patte sur son genou. Haplo tendit la main, caressa les oreilles soyeuses. Le chien pressa la tête contre sa jambe. Haplo sentit l’os dur, la chaleur, la fourrure douce. Pourtant, quand il ouvrit les yeux, il ne s’étonna pas de ne pas voir de chien. Haplo jeta son épée. Sang-drax rit avec dérision. Le reptile se redressa. Il allait écraser le pauvre Alfred. Mais dans son impatience et sa rage le reptile commit une erreur. Il s’enfla trop, monta trop haut. La tête gigantesque s’écrasa sur le plafond de marbre de la Chambre des Damnés. Les runes gravées sur le dôme flambèrent et crépitèrent ; des arcs de flammes bleues et rouges fulgurèrent à travers son corps. Le reptile glapit, se contorsionnant de douleur, tentant d’échapper aux éclairs meurtriers. Mais le reptile ne parvenait pas à s’extraire des gravats du plafond effondré. Il était piégé. Il se débattait furieusement pour se dégager. Les fissures du plafond s’élargirent, fendant les murs. La seule porte demeurée ouverte était celle conduisant aux Portes de la Mort ; c’était leur seule voie d’évasion. Haplo traversa la Chambre en courant, se dirigeant vers Alfred qui gisait, étourdi et ensanglanté, sur la table blanche. Le reptile décocha un violent coup de queue. Même dans les sursauts de l’agonie, il cherchait encore à tuer. Haplo sauta de côté, mais ne put totalement esquiver le coup. Il le frappa à l’épaule gauche, déjà douloureuse à cause des runes-cœur qui s’était rouvertes. La douleur lui coupa le souffle, il lutta contre les ténèbres qui menaçaient de l’engloutir. Lentement, il se remit sur pied. Inexplicablement, l’épée se retrouva dans sa main. — Combats-moi ! dit le reptile d’un ton pressant. Haplo leva l’épée, et la frappa sur la table blanche. La lame se brisa en deux. Haplo leva la garde pour la montrer au reptile, puis la jeta loin de lui. Le reptile tenta désespérément de dégager sa tête, mais la magie de la Septième Porte le tenait solidement. Des arcs de flammes bleues dansaient au-dessus du corps visqueux. Il donna un nouveau coup de queue. Haplo plongea vers Alfred. La queue du reptile cogna contre la table qui trembla. Mais le monstre était à l’agonie. Aveugle et en proie à de terribles souffrances, il ne voyait plus sa proie. En une dernière tentative pour se libérer, le reptile s’arc-bouta contre les forces qui l’immobilisaient. Sous la tension, le plafond commença à se disloquer. Un bloc de marbre tomba, manquant Alfred de quelques pouces. Un autre le suivit, atterrissant sur la queue du reptile qui bougeait à peine. La Chambre des Damnés commençait à s’effondrer. Trébuchant sous la pluie de gravats, étranglé par la poussière, Haplo parvint à atteindre Alfred. Il le saisit par la première chose qui lui tomba sous la main – le dos de son habit de velours – et le remit sur ses pieds. La seconde suivante, une poutre s’écrasa sur la table, qu’elle fracassa en deux. Alfred sursauta et chancela comme une poupée de chiffon. Haplo scruta la salle à travers la poussière et les ruines. — Jonathon ! hurla-t-il. Pas de réponse. Puis il ne vit plus du tout le lazar. Un énorme bloc de marbre tomba entre eux. Alfred s’affala par terre. Haplo le prit fermement au collet et le traîna vers la porte. Les runes de sa peau flamboyaient, bleues et rouges. Il dilata la sphère de sa magie pour y inclure le Sartan. Une brillante coquille de runes les enveloppa, sur laquelle les pierres rebondissaient. Mais chaque fois qu’un projectile la frappait, un sigle s’affaiblissait. Bientôt, l’un d’eux céderait. Et la magie commencerait à se défaire. Haplo compta quinze pas, peut-être vingt, pour atteindre les Portes de la Mort. Il ne se disait pas : pour atteindre la sécurité des Portes de la Mort, parce que, pour ce qu’il en savait, la situation serait peut-être pire à l’intérieur. Mais là-bas, la mort était une possibilité ; ici, c’était une certitude. Déjà, un sigle de leur coquille protectrice s’éteignait… Il traînait Alfred vers la porte, quand, tout à coup, le sol s’ouvrit devant lui. Un trou béant s’ouvrait sur un néant infini. Des blocs de marbre et des éclats de bois glissèrent dans l’ouverture et disparurent. Les Portes de la Mort scintillaient de l’autre côté. La crevasse n’était pas large. Haplo aurait pu la franchir d’un bond facilement. Mais il ne pouvait pas sauter en portant Alfred. Il le remit sur ses pieds. Les genoux du Sartan se dérobèrent, son corps s’avachit. — Bon sang ! gronda Haplo, le remettant de nouveau debout. Alfred était conscient, mais il regardait autour de lui avec l’air hagard de quelqu’un qui a perdu l’esprit. — Bon, ce n’est pas nouveau, grommela Haplo. Alfred ! ajouta-t-il, le giflant à toute volée. Alfred sursauta, gargouilla. Il sortit de son marasme, et regarda autour de lui, horrifié. — Qu’est-ce… Haplo ne le laissa pas terminer. Il n’osait pas lui donner le temps de réfléchir à ce qu’il allait faire. — Quand je dirai « saute », tu sauteras. Haplo fit tourner Alfred, le plaça à l’extrême bord de la crevasse. — Saute ! Sans trop savoir ce qu’il faisait, anesthésié par la surprise et la terreur, Alfred s’exécuta. D’un bond convulsif, les jambes gigotantes comme une araignée galvanisée, il se jeta au-dessus de la crevasse. Ses orteils accrochèrent le bord opposé, et il atterrit sur le ventre, souffle coupé. Haplo jeta un rapide coup d’œil dans l’abîme de ténèbres au-dessous de lui, et sauta. Atterrissant légèrement de l’autre côté, Haplo prit Alfred par le bras. Tous deux sortirent en chancelant de la Chambre des Damnés, et s’engouffrèrent dans les Portes de la Mort. Haplo, jetant un dernier regard en arrière, vit la Chambre Sacrée s’effondrer. Et, avec l’impression désagréable de glisser sur un toboggan, Haplo se sentit tomber. CHAPITRE 34 LA SEPTIÈME PORTE — Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? cria Haplo, s’efforçant de freiner sa chute, mais ne trouvant aucune prise sur la pente. Alfred, lui aussi, glissait lentement. Le couloir qui était les Portes de la Mort s’était transformé en cyclone, tournant et tournoyant, vortex dont le centre était la Chambre des Damnés – la Septième Porte. — Bienheureux Sartan ! murmura Alfred, atterré. La Septième Porte s’effondre, et entraîne toute la création avec elle ! Leur glissade les ramenait vers la Chambre des Damnés ; les Portes de la Mort glissaient aussi vers elle, après quoi tout l’univers suivrait. Le Sartan s’efforça frénétiquement d’arrêter sa chute, mais il ne trouva rien à quoi se raccrocher ; le sol était trop lisse. — Qu’est-ce qu’on fait ? hurla Haplo. — Je ne vois qu’une chose ! Et je ne sais pas si ça va marcher ou non. Tu comprends… — Exécution ! rugit Haplo. Il était presque revenu à la porte. — Nous devons… fermer les Portes de la Mort ! Ils retombaient vers la Chambre en ruine à une rapidité qui donnait la nausée à Alfred. Il eut l’horrible impression de glisser dans la gueule béante du reptile. Il aurait juré qu’il voyait deux yeux rouges flamboyer, affamés, avides… — Lance le sort, bon Dieu ! hurla Haplo, tentant vainement de ralentir sa chute. Voilà le moment que j’ai redouté toute ma vie ! pensa Alfred. Celui que j’ai toujours cherché à éviter. Celui où tout dépend de moi. Il ferma les yeux, s’efforçant de se concentrer, de saisir les possibilités. Il en approcha, de plus en plus. Il se mit à chanter les runes d’une voix tremblante. Sa main toucha la porte. Il poussa… Poussa plus fort… La porte ne bougea pas. Effrayé, Alfred ouvrit les yeux. Ce qu’il avait fait avait quand même freiné leur descente. Mais les Portes de la Mort demeuraient ouvertes ; l’univers continuait à dégringoler vers le néant. — Haplo ! J’ai besoin de ton aide ! chevrota Alfred. — Tu es fou ? La magie des Sartans et celle des Patryns sont incompatibles ! — Comment le sais-tu ? rétorqua Alfred, aux abois. Juste parce que ça n’a jamais été fait, à notre connaissance. Mais qui sait si quelque part, dans un lointain passé… — D’accord ! D’accord ! Fermer les Portes de la Mort. C’est ça qu’il nous faut faire ? — Concentre-toi là-dessus ! cria Alfred. Leur chute avait recommencé à s’accélérer. Haplo prononça les runes. Alfred les chanta. Les sigles flamboyèrent au milieu du couloir pentu. Les structures runiques étaient similaires, mais les différences évidentes – affreusement évidentes. Les deux magies restaient séparées, luisant d’une flamme terne et vacillante qui s’éteindrait bientôt. Alfred considéra les runes, désespéré. — Enfin, nous avons essayé… Haplo jura de frustration. — Tout ne peut pas finir comme ça ! Continue ! Chante, bon Dieu ! Chante ! Alfred prit une profonde inspiration et se remit à chanter. À sa grande surprise, Haplo se joignit à lui, soutenant de son baryton le ténor aigu d’Alfred. Alfred en fut tout réchauffé ; sa voix se fit plus forte ; son chant prit plus d’assurance. Incertain de la mélodie, Haplo savonnait les notes, visant davantage au volume qu’à la justesse. Les sigles s’avivèrent. Les runes se rapprochèrent, et bientôt, Alfred s’aperçut que les différences de structures étaient faites pour se compléter, comme les reliefs d’une clé s’adaptent aux creux de la serrure. Un éclair, plus aveuglant que le cœur radieux des quatre soleils de Pryan, brûla les yeux d’Alfred. Il baissa les paupières, mais la lumière continua à rayonner à travers, éblouissante, aveuglante, explosant dans sa tête. Il entendit un bruit sourd, comme si, au loin, une porte se fermait. Puis tout s’assombrit. Il flottait, non plus dans un tourbillon terrifiant, mais doucement, comme un duvet doucement porté par la houle. — Je crois que ça a marché, se dit-il. Et l’idée le frappa alors qu’il pouvait mourir maintenant sans s’excuser. CHAPITRE 35 LE LABYRINTHE Haplo était blessé et épuisé. Il avait passé la journée à fuir devant ses ennemis, se retournant et luttant quand ils l’avaient acculé sans issue possible. Maintenant, enfin, il leur avait échappé. Mais il était affaibli, il avait désespérément besoin de s’arrêter et de se guérir. Mais il n’osait pas. Il était seul dans le Labyrinthe. Se coucher pour dormir, c’était se coucher pour mourir. Seul. Après tout, c’était ce que signifiait son nom. Haplo. Seul. Solitaire. Puis une voix lui dit doucement : — Tu n’es pas seul. Haplo ouvrit ses yeux qui commençaient à se fermer. — Marit ? dit-il, incrédule. C’était une illusion, une création de sa souffrance, de sa terrible nostalgie et de son désespoir. Des bras puissants et chaleureux lui entourèrent les épaules, l’empêchant de tomber. Il s’abandonna contre elle avec reconnaissance. Doucement, elle l’allongea par terre, sur un lit de feuilles. Il leva les yeux sur elle. Elle s’agenouilla près de lui. — Je te cherchais, dit-il. — Tu m’as trouvée, répondit-elle. Souriante, elle posa la main sur ses runes-cœur déchirées. Son contact soulagea la douleur. Maintenant, il voyait avec netteté. Il ne guérira jamais complètement, j’en ai peur, dit-elle. Il tendit la main, repoussa les cheveux de Marit en arrière. Le sigle de son front, le sigle de Xar, commençait à s’estomper. Mais lui aussi ne guérirait jamais. Elle se crispa à son contact, mais continua à sourire. Lui prenant la main, elle embrassa sa paume. Ayant repris connaissance, il reprit aussi conscience du danger. — Nous ne pouvons pas rester ici, dit-il en s’asseyant. Elle le repoussa par les épaules, l’obligeant à se rallonger. — Nous sommes en sécurité. Du moins pour le moment. Lâche tout, Haplo. Lâche la peur et la haine. Tout est fini maintenant. Elle avait tort en partie. Tout ne faisait que commencer. Allongé sur son lit de feuilles, il l’attira près de lui. — Je ne te laisserai plus partir, dit-il. Elle posa la tête sur sa poitrine, sur les runes-cœur, les runes-nom. Un unique sigle, déchiré en deux. Et plus fort de sa déchirure. CHAPITRE 36 LE LABYRINTHE — Qu’est-ce qu’il a ? Alfred trouva la voix familière, sans parvenir à la situer. — Il est blessé ? — Non, répondit un homme. Il s’est sans doute évanoui. Non ! aurait voulu répondre Alfred, indigné. Je suis mort ! Je… Il s’entendit émettre un son, un croassement. — Tiens, qu’est-ce que je te disais ? Il revient à lui. Alfred ouvrit précautionneusement les yeux, et vit les branches d’un arbre. Il était couché dans l’herbe. Une femme était agenouillée près de lui. — Marit ? dit-il, stupéfait. Haplo ? Son ami était là aussi. Marit sourit à Alfred, posa doucement la main sur son front. — Comment te sens-tu ? — Je… je ne sais pas exactement. Il examina prudemment toutes les parties de son anatomie, étonné de ne ressentir aucune douleur. Mais c’était normal, non ? — Vous êtes morts, vous aussi ? — Tu n’es pas mort, dit sombrement Haplo. Pas encore, en tout cas. — Pas encore… — Tu es dans le Labyrinthe, mon ami. Et tu vas sans doute y rester un bon bout de temps. — Alors, ça a marché ! dit Alfred en un souffle. Il s’assit, les yeux pleins de larmes. — Nous avons réussi ! Les Portes de la Mort… — Sont fermées, dit Haplo, avec son sourire tranquille. La Septième Porte est détruite. La magie nous a jetés ici, apparemment. Et, comme je te disais, nous ne sommes pas près d’en sortir. Alfred s’assit. — Il y a des combats ? Haplo s’assombrit. — Sur le point de commencer, selon Vasu. Il a essayé d’engager des négociations avec Ramu, mais le Conseiller ne veut même pas l’écouter. Il dit que c’est un piège. — Les loups et les chaodyns se massent pour donner l’assaut, ajouta Marit. Il y a déjà eu des échauffourées à l’orée de la forêt. Si les Sartans acceptaient de se joindre à nous… Elle haussa les épaules, branlant du chef. — Nous pensions que Ramu t’écouterait peut-être, toi. Alfred se leva en chancelant. Il ne parvenait toujours pas à croire qu’il n’était pas mort. Il se pinça subrepticement, grimaça. Peut-être qu’il était vivant… — Je ne crois pas que ça servira à grand-chose, dit-il tristement. Ramu se méfie de moi autant qu’aucun Patryn depuis le commencement des temps. Ou peut-être encore plus. Et quand il apprendra que j’ai combiné ma magie avec la tienne… — Et que ça a marché, ajouta Haplo avec un grand sourire. Alfred hocha la tête, souriant aussi. Il savait qu’il aurait dû être déprimé, mais son cœur éclatait de joie. Il regarda autour de lui, retint son souffle. Deux corps étaient allongés dans un berceau de verdure. L’un vêtu de robes noires, ses mains noueuses croisées sur sa poitrine. L’autre était un humain, un mensch. — Hugh-la-Main ! s’écria Alfred, ne sachant trop s’il devait se réjouir ou s’affliger. Est-il… est-il… — Il est mort, dit doucement Marit. Il a donné sa vie pour défendre mon peuple. Nous avons trouvé son cadavre près de ceux de plusieurs chaodyns. Il était comme tu le vois. Serein, en paix. Quand je l’ai vu mort… Sa voix se brisa, et Haplo s’approcha, lui entoura les épaules de son bras. — … j’ai su que quelque chose de terrible s’était passé dans les Portes de la Mort. Et j’ai su que j’aurais dû être effrayée, mais je ne l’étais pas. Alfred ne put que hocher la tête, incapable de parler. Près de Hugh gisait Xar, Seigneur du Nexus. Haplo suivit son regard, devina sa pensée. — Nous l’avons trouvé ici, allongé comme ça. Le cœur lourd et agité d’émotions contradictoires, Alfred s’approcha de lui. Dans la mort, le visage de Xar paraissait beaucoup plus vieux que dans la vie. Les rides tendues et estompées par la haine et la volonté indomptable du seigneur s’étaient creusées, la peau pendait en plis flasques, révélant la douleur cachée, l’affliction profonde. Il fixait le ciel de ses yeux sombres et aveugles, fixait le ciel de la prison dont il ne s’était évadé que pour y revenir à la fin. Alfred s’agenouilla près du corps et lui ferma les yeux. — Il a compris… à la fin, dit une voix toute proche. Ne le pleurez pas. Alfred, pris d’une grande nervosité, se retourna si vivement qu’il perdit l’équilibre et se cogna dans Haplo. Marit tira son épée, puis – l’air stupéfait – la rabaissa. Jonathon se dressait devant eux. Et c’était le vrai Jonathon, pas l’affreux lazar, le mort-vivant couvert de son propre sang, les marques de son horrible mort encore visibles sur son corps. C’était le jeune Jonathon, tel qu’ils l’avaient connu… — Vivant ! s’écria Alfred. Jonathon secoua la tête. — Je ne fais plus partie des non-morts tourmentés. Mais je ne suis pas revenu à la vie. Et je ne le voudrais pas. Comme l’avait annoncé la prophétie, les Portes se sont ouvertes. Je retournerai bientôt dans les mondes pour libérer les âmes des morts qui y sont encore prisonnières. Je ne suis venu ici que pour libérer ces deux-là, dit-il, montrant le Seigneur Xar et Hugh-la-Main. — Ils sont tous deux passés dans l’au-delà. Et ce sera la dernière fois que je marcherai au milieu des vivants. Adieu. Jonathon commença à s’éloigner. Et, ce faisant, son corps physique s’estompa peu à peu, et ne fut bientôt plus que poussière luisant faiblement dans un rayon de soleil. — Attends ! cria Alfred en courant après lui, trébuchant sur les pierres dans ses efforts pour rattraper l’être éthéré. Attends ! Tu dois me dire ce qui s’est passé. Je ne comprends pas ! Jonathon ne ralentit pas. — Je t’en prie ! supplia Alfred. Je me sens étrangement serein. Comme la première fois que je me suis trouvé dans la Chambre des Damnés. Cela signifie que je peux contacter la puissance supérieure ? Pas de réponse. Jonathon avait disparu. — Tu as sonné ? Le bout d’un chapeau pointu cabossé sortit de derrière un tronc d’arbre. Le reste du chapeau suivit, entraînant avec lui un magicien en robes gris souris. — Zifnab ! maugréa Haplo. Ne viens pas… — Ne m’appelle pas Shirley ! dit sèchement le vieillard. Entrant dans la clairière, il regarda autour de lui, désorienté. — Je m’appelle… euh… oh, au diable ! Appelle-moi Shirley si tu veux. C’est un nom plutôt joli. On s’y habitue. Bon, quelle était ta question ? Alfred fixait Zifnab, commençant soudain à comprendre. — Toi ! C’est toi la puissance supérieure ! Tu es Dieu ! Zifnab se caressait la barbe, tentant de prendre l’air modeste. — Eh bien, maintenant que tu en parles… — Non, messire. Absolument pas. Un énorme dragon émergea de la forêt. — Pourquoi pas ? dit Zifnab, l’air contrarié et se redressant avec indignation. J’ai été un dieu autrefois, tu sais. — Était-ce avant ou après votre engagement dans les Services Secrets de Sa Gracieuse Majesté ? demanda le dragon d’une voix sépulcrale. — Inutile d’être insultant, dit Zifnab avec dédain. Il s’approcha d’Alfred et dit à voix basse : — J’étais un dieu. On le découvre au dernier chapitre. Il est envieux, c’est tout… — Je vous demande pardon, messire ? dit le dragon. Je n’ai pas entendu. — Courageux, rectifia précipitamment Zifnab. J’ai dit que tu étais courageux… oh, et puis laisse tomber. — Vous n’êtes pas un dieu, messire, répéta le dragon. Il faudra quand même que vous finissiez par le comprendre. — Il parle comme mon psi, dit Zifnab, mais pas très fort, en tortillant son chapeau. Oh, comme tu voudras. Ici, je suis à peu près comme vous tous. Mais j’avoue que j’en suis extrêmement fâché. Il lança un regard courroucé au dragon. — Mais alors, argua Alfred, où est donc la puissance supérieure ? Je sais qu’elle existe. Samah l’a rencontrée. Les Sartans d’Abarrach entrés voilà des siècles dans la Chambre des Damnés l’avaient découverte. — Les Sartans de Chelestra aussi, dit Haplo. — C’est vrai, dit Zifnab. Et vous aussi. — Oh ! Le visage d’Alfred rayonna, puis s’assombrit lentement. — Mais je ne l’ai pas vue. — Naturellement, dit Zifnab. Tu ne regardais pas où il fallait. Tu n’as jamais regardé où il fallait. — Dans un miroir, murmura Haplo, se rappelant les dernières paroles de son seigneur. — Ah ha ! cria Zifnab. Voilà la solution ! Tendant une main décharnée, il tapota du doigt la poitrine d’Alfred. — Regarde dans un miroir ! — Non, sapristi ! bredouilla Alfred en rougissant. Non ! Je ne peux pas ! Je ne suis pas la puissance supérieure ! — Mais si, dit Zifnab en souriant. Et Haplo aussi. Et moi aussi. Et aussi – voyons, il y a quatre mille six cent trente-sept habitants dans le Mi-Royaume d’Arianus, dont les noms sont, par ordre alphabétique, Aaltje, Aaltruide, Aaron… — Nous avons compris, messire, intervint le dragon d’un ton sévère. Le vieillard continuait à énumérer sur ses doigts : — Aastami, Abbie… — Mais nous ne pouvons pas tous être des dieux, protesta Alfred, désorienté. — Pourquoi pas ? s’offensa Zifnab. Ce serait drôlement bien. Ça nous obligerait à réfléchir à deux fois. Mais si cette idée ne te plaît pas, pense à toi comme à une larme dans l’océan. — L’Onde, dit Haplo. — Tous tant que nous sommes, nous sommes des gouttes dans l’océan qui forment l’Onde. Généralement, nous gardons l’Onde en équilibre – ressac clapotant doucement sur le rivage, jeunes filles roulant des hanches dans le sable, dit Zifnab, rêveur. Mais parfois nous déséquilibrons l’Onde. Tsunami. Raz-de-marée. Jeune filles emportées par la tempête. Mais l’Onde se corrige toujours elle-même. Malheureusement, soupira-t-il, cela projette parfois des eaux écumantes dans l’autre direction : — Je ne comprends pas, j’en ai peur, dit tristement Alfred. — Tu comprendras, mon vieux, lui dit Zifnab, avec une grande bourrade dans le dos. Tu es destiné à écrire un livre sur ce sujet. Personne ne le lira, bien sûr, mais c’est la vie. C’est le processus de création qui compte. Pense à Emily Dickinson. Elle a écrit des années dans un grenier. Personne ne lisait… — Pardonnez-moi, messire, intervint charitablement le dragon, mais nous n’avons pas le temps de discuter l’œuvre de Miss Dickinson. Il faut penser à la bataille imminente. — Quoi ? Ah oui, dit Zifnab, tirant sur sa barbe. Je ne vois pas très bien comment nous allons nous en sortir. Ramu a la tête dure, le cœur dur, ce vieil entêté… — Si je peux me permettre, messire, dit le dragon, c’est vous qui lui avez donné de fausses informations… — Je l’ai amené ici, non ? s’écria Zifnab, triomphant. Crois-tu qu’il serait venu autrement ? Sûrement pas. Il serait toujours sur Chelestra, provoquant des troubles sans fin. Maintenant, il est ici… — Provoquant des troubles sans fin, conclut sombrement le dragon. — Ce n’est plus exactement vrai. Le Chef Vasu entra dans la clairière, accompagné de Balthazar. Alfred sembla mécontent de les voir ensemble. — Je crois qu’on peut avoir confiance en lui, dit Marit. Son peuple a parcouru son propre Labyrinthe. Balthazar s’inclina devant elle. — J’espère que ta confiance sera justifiée, ma Sœur. Nous apportons de bonnes nouvelles. Pour le moment, il n’y aura pas de bataille. Du moins pas entre nous. Ramu a été contraint de démissionner de sa charge de Conseiller. Je le remplace. Nos peuples – il regarda le Chef Vasu, qui sourit – sont en train de conclure une alliance. Unis, nous devrions parvenir à repousser les armées du mal. — C’est en effet une très bonne nouvelle, messire. Les miens l’accueilleront avec joie. Vous réalisez tous, ajouta gravement le dragon, que cette bataille ne sera pas la dernière. Le mal présent dans le Labyrinthe y demeurera à jamais ; mais ses effets seront amoindris par la réconciliation entre vos deux peuples. Le dragon regarda Alfred. — L’Onde se corrige elle-même, messire. — Oui, je le vois, dit Alfred, pensif. — Et nos cousins les reptiles resteront ici également. Ils ne pourront jamais être vaincus, j’en ai peur. Mais ils pourront être contenus, et j’ai le plaisir de vous apprendre que la plupart sont maintenant emprisonnés dans le Labyrinthe. Très peu vivent encore parmi les menschs des quatre mondes. — Que deviendront les menschs maintenant que les Portes de la Mort sont fermées ? demanda Alfred. Tout ce qu’ils ont accompli sera-t-il anéanti ? Seront-ils totalement séparés les uns des autres ? — Les Portes sont fermées, mais les conduits demeurent ouverts. La grande Bougonne-Batte continue à fonctionner. À travers les conduits, son énergie rayonne jusqu’aux citadelles. Les citadelles l’amplifient et l’envoient à Chelestra et Abarrach. Le soleil de Chelestra commence à se stabiliser, ce qui signifie que les lunes de mer vont s’éveiller. La vie va s’y épanouir. — Et Abarrach ? — Nous ne savons pas exactement. Les morts l’ont quitté, bien sûr. Les citadelles réchaufferont les conduits qui fondront sa croûte glacée. Des régions actuellement prises dans les glaces redeviendront habitables. — Mais qui viendra repeupler ce monde ? demanda tristement Alfred. Les Portes de la Mort sont fermées. D’ailleurs, les menschs n’auraient pas pu les franchir de toute façon. — Non, dit le dragon, mais un mensch vivant actuellement sur Pryan – un Elfe du nom de Pathan Quindiniar – poursuit les expériences commencées par son père. Des expériences sur les fusées. Les menschs arriveront peut-être sur Abarrach plus tôt que tu ne le penses. — Quant à nous, la vie ne sera pas facile pour nos peuples, dit Vasu. Mais si nous sommes unis, nous pourrons contenir le mal, et, dans une certaine mesure, instaurer la paix et la stabilité – même dans le Labyrinthe. — Nous reconstruirons le Nexus, dit Balthazar. Nous abattrons la muraille et la Dernière Porte. Un jour peut-être, nos deux peuples pourront y vivre en harmonie. — J’en suis vraiment heureux, dit Alfred, s’essuyant les yeux de son col de dentelle déchiré. — Moi aussi, dit Haplo. Il prit Marit par la taille, la serra contre lui. — Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre fille. — Nous la retrouverons, dit Marit. Ensemble. — Mais, dit Alfred, frappé d’une idée soudaine, par le Labyrinthe, qu’est-il arrivé à Ramu ? Qu’est-ce qui l’a fait renoncer au commandement ? — Un incident bizarre, dit gravement Balthazar. Il a été blessé. Dans un endroit sensible. Et, plus curieux encore, il ne parvient pas à se guérir. — Qu’est-ce qui l’a blessé ? Un serpent-dragon ? — Non. Balthazar lança un regard madré à Haplo et sourit. — Il semble que le pauvre Ramu ait été mordu par un chien. ÉPILOGUE L’étrange tempête qui s’était abattue sur Arianus se calma aussi vite qu’elle s’était levée. Il n’y en avait jamais eu d’aussi violente, même sur le continent de Drevlin, où des ouragans sévissaient – ou avaient sévi – toutes les heures. Les habitants terrifiés des continents flottants crurent que c’était la fin du monde, mais les plus rationnels d’entre eux – dont Lambic Serreboulons – savaient qu’il n’en était rien. — C’est un flux environnemental, dit-il à Secousse, ou plutôt, à ce qu’il supposa être Secousse, mais qui n’était en fait qu’un balai. Il avait cassé ses lunettes pendant la tempête. Secousse, habituée à ces méprises, ôta le balai et prit sa place, sans que Lambic s’aperçoive de la différence. — Un flux environnemental, causé sans aucun doute par l’activité accrue de la Bougonne-Batte, provoquant un réchauffement de l’atmosphère, que je propose d’appeler réchauffement-Bougonne. Ce qu’il fit, prononçant un discours sur le sujet le soir même, lequel discours personne n’écouta, tout le monde étant occupé à écoper l’eau de la tempête. La violence des vents faillit provoquer de gros dégâts dans les cités du Mi-Royaume, surtout dans les cités elfiennes, qui sont très étendues et très peuplées. Mais au plus fort de la tempête, des mystériarques humains – puissants magiciens de la Septième Maison – arrivèrent, et, grâce à leur pouvoir d’exercer un contrôle sur les éléments naturels, firent beaucoup pour protéger les Elfes. Les dommages furent limités au minimum, et il n’y eut que des blessures bénignes. Plus important encore, cette aide non sollicitée et inattendue fit beaucoup pour détendre les tensions existant entre les anciens ennemis. Le seul édifice à souffrir de gros dégâts fut la Cathédrale de l’Albédo, reposoir des âmes des morts. Les Elfes Kenkaris avaient construit une cathédrale de pierre, de cristal et de magie. Son dôme de cristal protégeait un jardin exotique de plantes rares, dont certaines, disait-on, dataient d’avant la Séparation – apportées d’un monde dont l’existence même était maintenant presque oubliée. Dans ce jardin, les âmes des Elfes voltigeaient parmi les feuillages et les roses. Chaque Elfe royal, avant sa mort, léguait son âme à un Kenkari, par l’intermédiaire de magiciens connus sous le nom de gerfôs. Le gerfô apportait l’âme, recueillie dans un coffret ouvragé, à la cathédrale, où les Kenkaris la libéraient dans le jardin avec les autres âmes. Les Elfes croyaient que ces âmes des morts conféraient aux vivants la sagesse et la force qu’elles avaient acquises pendant leur vie. C’était l’Elfe Krenka-Anris qui avait inauguré cette coutume, les âmes de ses fils morts étant revenues pour sauver leur mère des griffes d’un dragon. Les Elfes Kenkaris vivaient dans la cathédrale, soignant les âmes anciennes, acceptant et libérant les nouvelles dans le jardin. Du moins, c’est ce qu’ils avaient toujours fait. Toutefois, quand les Kenkaris comprirent que l’Empereur Agah’ran faisait assassiner de jeunes nobles pour que leurs âmes soutiennent son régime corrompu, les Kenkaris fermèrent la cathédrale, et interdirent l’admission d’autres âmes. Agah’ran fut renversé par son fils, le Prince Rees’ahn, et les souverains humains Stephen et Anne de Volkaran. Les Elfes et les humains s’allièrent. La paix était précaire, ses initiateurs travaillant activement à la préserver, constamment contraints d’éteindre des foyers de discorde, d’enrayer des émeutes, de contenir des mécontents, mais pour le moment, elle tenait. Mais les Kenkaris ne savaient pas quoi faire. Leurs dernières instructions, reçues du Gardien de l’me, et à lui transmises par Krenka-Anris, stipulaient que la cathédrale devait rester fermée. Et ils obéirent. Tous les jours, les trois Gardiens – de l’me, du Livre et du Seuil – s’approchaient de l’autel et demandaient à Krenka-Anris de les éclairer. On leur disait d’attendre. Puis vinrent les tempêtes. Les vents se levèrent inopinément vers midi. D’effrayants nuages noirs se massèrent au-dessus et au-dessous du Mi-Royaume, obscurcissant totalement Solarus. Le jour fit place à la nuit en un clin d’œil. Tout commerce cessa dans la cité. Les gens sortirent en courant dans les rues pour regarder anxieusement le ciel. Les nefs sillonnant les cieux entre les îles rentrèrent aussi vite qu’elles le purent, se posant dans le port le plus proche, ce qui signifie que des Elfes atterrirent dans des ports humains, que des humains se réfugièrent dans des villes elfiennes. La violence des vents s’accrut encore. Les crystalarbres, fracassés, se brisaient. Les légères bâtisses étaient écrasées comme par un poing géant. Les solides forteresses des humains tremblaient sur leurs bases. On dit que même les moines Kir, qui se soucient fort peu de ce qui se passe chez les vivants, émergèrent de leurs monastères, observèrent le ciel, puis branlèrent du chef, anticipant la fin du monde. Dans la Cathédrale, les Gardiens de l’me, du Livre et du Seuil se rassemblèrent devant l’autel de Krenka-Anris pour prier. Puis les pluies commencèrent, tombant du ciel comme des javelots lancés par une armée terrifiante. Des grêlons gros comme des massues martelèrent le dôme de cristal de la Cathédrale. — Krenka-Anris, priait l’me, entends notre… Un craquement – sec et violent comme une explosion – déchira l’atmosphère. Le Seuil ravala son air. Le Livre se recroquevilla. L’me, ébranlée, se tut. — Les âmes du jardin sont très agitées, dit le Gardien. Les âmes elles-mêmes étaient invisibles, mais leurs mouvements faisaient frémir et trembler les feuillages. Des fleurs perdaient leurs pétales. Nouveau craquement, assourdissant, menaçant. — Le tonnerre ? hasarda le Gardien du Seuil, oubliant, dans sa peur, qu’il ne devait pas parler à moins qu’on ne lui adresse la parole. Le Gardien de l’me se leva et regarda dans le jardin. Avec un cri étranglé, il tituba en arrière, se cramponnant à l’autel pour ne pas tomber. Les deux autres Gardiens s’approchèrent pour le soutenir. — Qu’y a-t-il ? demanda le Livre, défaillant. — Le plafond ! dit l’me en un souffle. Il commence à céder ! Maintenant, ils voyaient tous la brisure en zigzag, fendant comme un éclair le dôme de cristal. Sous leurs yeux, la fêlure s’allongea, s’élargit. Un fragment de verre se détacha, s’écrasa bruyamment dans le jardin. — Krenka-Anris, protège-nous ! pria le Livre. — À mon avis, ce n’est pas nous qu’elle veut sauver, dit le Gardien de l’me, soudain très calme. Venez, nous allons nous réfugier dans les chambres souterraines. Vite ! S’éloignant de l’autel, il se dirigea vers la porte. Le Livre et le Seuil se hâtèrent derrière lui, marchant pratiquement sur ses talons. Derrière eux, ils entendaient crépiter les éclats de verre, craquer et s’abattre les grands arbres du jardin. Le Gardien sonna la cloche qui appelait les Kenkaris à la prière, sauf que cette fois elle les appelait à l’action. — Le grand dôme s’écroule, dit-il à ses frères médusés. Nous ne pouvons rien faire pour le sauver. C’est la volonté de Krenka-Anris. Elle nous ordonne de nous mettre à l’abri. L’affaire n’est plus entre nos mains. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour prévenir cette catastrophe. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à prier. — Qu’est-ce que nous avons fait pour prévenir cette catastrophe ? murmura le Gardien du Seuil au Gardien du Livre tandis qu’ils descendaient derrière l’me l’escalier menant aux chambres souterraines. Le Gardien de l’me l’entendit, et se retourna en souriant. — Nous avons aidé un homme perdu à retrouver un chien. La violence de la tempête s’accrut encore. Maintenant, tous savaient qu’Arianus était condamné. Puis la tempête se calma aussi brusquement qu’elle s’était levée. Les nuages noirs s’évanouirent, comme aspirés par une porte géante. Solarus reparut, éblouissant de sa lumière les Elfes médusés. Émergeant de leurs souterrains, les Kenkaris trouvèrent la Cathédrale totalement détruite. Le dôme de cristal était fracassé. Les plantes et les fleurs du jardin étaient hachées par les éclats de verre, enterrées sous les grêlons. — Les âmes ? demanda le Gardien du Seuil avec une crainte révérencielle. — Envolées, dit tristement le Gardien du Livre. — Libérées, dit le Gardien de l’me Fin du tome 7 APPENDICE I HISTOIRE CONCISE DE LA SEPTIÈME PORTE, DE LA SÉPARATION ET DE LA CHUTE TRAGIQUE DES SARTANS DANS LES NOUVEAUX MONDES établie par Alfred Montbank Note de l’auteur : je tiens à remercier les Sartans témoins des événements que je rapporte ici. Leur sincérité et leur aide m’ont été inappréciables. GOUTTES D’EAU « Nous avons tous en nous la capacité de modeler notre propre destinée. Cela, nous le comprenons. Mais, plus important encore, chacun de nous a une égale capacité à modeler le destin de l’univers. Vous trouvez cela plus difficile à croire. Pourtant, je vous affirme que c’est vrai. Point n’est besoin d’être le chef du Conseil des Sept. Point n’est besoin d’être un empereur elfien, un roi humain ou le chef d’un clan de nains pour exercer une influence significative sur le monde qui vous entoure. » « Dans l’immensité de l’océan, une goutte quelconque a-t-elle plus d’importance qu’une autre ? » « Non, répondez-vous, mais aucune n’a non plus la possibilité de provoquer un raz-de-marée. » « Mais, argué-je, si une goutte tombe dans l’océan, elle y cause des rides. Et ces rides s’étendent. Et ces rides peuvent s’amplifier et venir se briser en écumant sur le rivage. » « Comme la goutte dans l’immensité de l’océan, chacun de nous provoque des rides à mesure qu’il avance dans la vie. Les effets de nos actes – si insignifiants qu’ils nous paraissent – s’étendent au-delà de nous. Nous ne saurons peut-être jamais quelles conséquences lointaines aura eues sur nos frères mortels le plus simple de nos actes. C’est pourquoi nous devons rester conscients, à tout instant, de notre place dans l’océan, de notre place dans le monde, de notre place parmi les autres créatures. » « Car si nous sommes suffisamment nombreux à unir nos forces, nous pouvons enfler le flux des événements – pour le meilleur ou pour le pire. » Ce qui précède est un extrait d’un discours prononcé devant le Conseil des Sept, – juste avant la Séparation, peu après la création de la Septième Porte –, par un vieux sartan d’une grande sagesse. Son vrai nom Sartan ne peut pas être mentionné ici, car il est encore vivant et je n’ai pas l’autorisation de le révéler. Et son autorisation est impossible à obtenir, car il a tragiquement perdu le souvenir de ce qu’il était. Nous le connaissons actuellement sous le nom de Zifnab. Dans le reste de son discours, ce vieux Sartan – qui était chef du Conseil des Sept avant Samah – combat passionnément la proposition de séparer le monde. Les Conseillers qui l’entendirent ce jour-là se rappellent avoir été très émus de ses paroles, et beaucoup furent ébranlés dans leur décision. Samah, le chef actuel du Conseil, l’ayant écouté avec une froide politesse, parla après lui. Il peignit en détails saisissants la puissance croissante des Patryns, leur conquête des royaumes des menschs et les armées qu’ils levaient pour renverser la domination des Sartans. Les Conseillers se souviennent avoir été exaltés par l’image que le vieux Sartan leur proposait du monde, et effrayés par celle de Samah. Inutile de préciser que la peur l’emporta sur ce que Samah appelait « un idéalisme respectable mais utopique ». Le Conseil vota la Séparation, la capture et l’incarcération des ennemis. LA CRÉATION DE LA SEPTIÈME PORTE Les Patryns avaient-ils vraiment l’intention de conquérir le monde ? Nous n’avons aucun moyen de le savoir avec certitude, puisque – contrairement aux Sartans – il ne reste aucun Patryn vivant de cette époque. Connaissant la nature des êtres pensants, je crois qu’il est hautement probable que Samah ait eu son équivalent parmi les Patryns. Nous en avons une indication dans la dernière partie du discours du vieux Sartan, où, se référant à un chef patryn aujourd’hui oublié, il exhorte le Conseil à négocier avec lui plutôt que de combattre. Peut-être la négociation aurait-elle été impossible. Peut-être la guerre était-elle inévitable entre ces deux forces. Peut-être une telle guerre aurait-elle causé plus de morts et de souffrances que la Séparation. Mais nous ne connaîtrons jamais les réponses à ces questions. Ayant pris sa décision, le Conseil se trouva devant une tâche monumentale – l’exécution d’opérations magiques telles qu’on n’en avait jamais vu dans l’univers. Premièrement, le Conseil créa un quartier général, une structure réelle ayant une présence physique dans le monde. C’est la salle que j’ai connue plus tard sous le nom de Chambre des Damnés. Samah l’appelait la Septième Porte, selon le plan qu’il avait proposé pour la re-création du monde, et qui deviendrait par la suite une litanie dénuée de sens. La Terre fut détruite. Quatre mondes furent créés de ses ruines. Quatre mondes pour nous-mêmes et les menschs : Air, Feu, Pierre, Eau. Quatre Portes relient chaque monde au suivant : Arianus à Pryan à Abarrach à Chelestra. Une maison de redressement fut construite pour nos ennemis : le Labyrinthe. Le Labyrinthe est relié aux autres mondes par la Cinquième Porte : le Nexus. La Sixième Porte est le centre, et permet l’entrée : le Vortex. Et tout fut accompli par la Septième Porte. La fin fut le commencement. Une fois que la Septième Porte eut une existence physique, les Sartans lui donnèrent l’existence sur le plan magique, faisant d’elle un « puits », similaire au puits temporel d’Abri – un trou dans le tissu de la magie où existe la possibilité qu’il n’y ait aucune possibilité. Quand cette ardoise magique eut été effacée, pour ainsi dire, les Sartans purent la doter de la dose nécessaire de magie des runes pour provoquer : (1) la défaite et l’emprisonnement de leurs ennemis, (2) le salut des menschs qu’ils considéraient comme dignes d’être sauvés, (3) la destruction du monde, (4) la construction de quatre mondes nouveaux. Monstrueuse entreprise. Mais les Sartans étaient forts en magie, et désespérément effrayés. La création de la Septième Porte exigea des années de travail, pendant lesquelles ils vécurent dans la terreur constante que les Patryns découvrent leur plan avant qu’ils ne soient prêts à agir. Finalement, la Septième Porte fut terminée, sa magie prête. Les Sartans y entrèrent, et découvrirent, avec surprise, terreur et chagrin, qu’ils n’y étaient pas seuls. Une possibilité existait, qu’ils n’avaient jamais envisagée auparavant : ils n’étaient pas les maîtres de l’univers. Il existait une puissance très supérieure à la leur. POTION AMÈRE Comment cette puissance se manifestait-elle ? Comment les Sartans la découvrirent-ils ? Je n’ai pas pu en trouver un seul qui acceptât de parler de cette expérience, que chacun qualifia de bouleversante. D’après mon propre vécu, la première fois que j’entrai dans la Chambre des Damnés, je dois conclure que les perceptions de cette puissance supérieure furent variées et hautement personnelles. Dans mon cas, je me sentis, pour la première fois de ma vie, aimé et accepté, en paix avec moi-même. Mais je suppose que, pour d’autres Sartans, les révélations ne furent pas aussi agréables. (Ce fut sans doute – ainsi qu’Haplo le suggéra – cette même force qui chassa les Sartans de Pryan hors de leurs forteresses protégées qu’ils avaient créées mais dont ils refusaient d’accepter la responsabilité. Je reviendrai plus tard sur cet événement.) Malheureusement, la certitude qu’il existait dans l’univers une puissance plus grande que la sienne ne détourna pas Samah de ses plans. Cela ne fit qu’accroître sa peur. Et si les Patryns découvraient cette puissance ? Pourraient-ils se brancher sur elle ? C’était peut-être déjà fait ! Samah, les Conseillers et la majorité des Sartans cédèrent à la crainte. Les gouttes d’une eau amère s’enflèrent pour former une vague d’une force terrible qui déferla sur le monde. Les Sartans qui, comme Zifnab, contestèrent la décision du Conseil et refusèrent de s’y ranger furent considérés comme des traîtres. Pour les empêcher de contaminer et d’affaiblir la magie de la Septième Porte, ces Sartans contestataires furent rassemblés et jetés dans le Labyrinthe avec les Patryns. LA CHUTE DES PATRYNS On aurait pu penser que la capture et l’incarcération des Patryns seraient extrêmement difficiles, provoquant des batailles magiques de la plus grande violence. Les Sartans ont craint une telle issue ; on le sait parce qu’ils créèrent des armes magiques comme la Lame Maudite, puis armèrent et entraînèrent les menschs à combattre pour la « cause » des Sartans. Mais finalement, selon les Sartans que j’ai pu interroger, la capture des Patryns fut relativement simple, de par la nature même des Patryns. Contrairement aux Sartans grégaires, les Patryns tendent à la solitude, vivant pour la plupart seuls ou en petits groupes familiaux. C’étaient des gens égoïstes, hautains, fiers, éprouvant peu de compassion les uns pour les autres, et pas du tout pour les étrangers. Telles étaient leurs jalousies et leurs rivalités qu’ils ne parvinrent pas à s’unir, même contre l’ennemi commun. (C’était la raison pour laquelle ils préféraient vivre parmi les menschs, qu’ils pouvaient intimider et contrôler.) C’est ainsi que les Patryns furent capturés un par un, proies faciles pour les forces unies des Sartans. LE COMMENCEMENT DE LA FIN Le vieux Sartan, que nous connaissons actuellement sous le nom de Zifnab, refusa de quitter le monde. Quand les gardes sartans (dont Ramu faisait partie) se présentèrent pour l’arrêter, on ne le trouva pas. Il avait été prévenu de leur venue. (Est-ce Orlah qui l’avait averti ? Elle ne me l’a jamais dit, mais je me pose souvent la question.) Les Sartans le cherchèrent. Disons à leur décharge qu’ils ne voulaient pas que l’un des leurs affronte les horreurs inéluctables qui allaient suivre. Mais il leur échappa. Il demeura dans le monde et fut témoin de la Séparation. Cette vision le rendit fou, et il aurait péri sans aucun doute s’il n’était pas parvenu – d’une façon ou d’une autre – à entrer dans le Vortex, et de là, à passer dans le Labyrinthe. On ne sait pas comment il y parvint, car Zifnab lui-même n’en a pas gardé le souvenir. Les dragons de Pryan – manifestations de la puissance supérieure sous son aspect bénéfique – ont peut-être quelque chose à voir avec son sauvetage, mais, si c’est le cas, ils refusent d’en parler. Les Sartans déplacèrent les menschs qui leur paraissaient dignes de repeupler les mondes nouveaux, les emmenèrent en lieu sûr (dans le Vortex). Puis les Sartans s’enfermèrent dans la Septième Porte et firent agir la magie. (Je ne m’étendrai pas là-dessus ici. Ce que j’ai vécu quand je fus magiquement transporté dans le passé jusqu’à cette époque, vous entrouverez une description dans les notes plus complètes d’Haplo sur le sujet, rassemblées sous le titre La Septième Porte.) LA FIN DU COMMENCEMENT Une fois la Séparation effectuée et les mondes nouveaux créés, les Sartans – ceux du moins qui avaient survécu aux forces terribles qu’ils avaient déchaînées – furent envoyés sur les mondes nouveaux pour y commencer une nouvelle vie. Ils emmenèrent les menschs avec eux, dans l’intention de les diriger comme des troupeaux de moutons. Samah et les membres du Conseil choisirent Chelestra comme base d’opérations. À ce stade, Samah aurait dû détruire la Septième Porte. (Je crois que le Conseil lui en avait confié la mission, et que, en laissant la Porte intacte, il désobéit volontairement aux ordres du Conseil. Toutefois, je n’en ai aucune preuve. Les Conseillers que j’ai interrogés furent tous très évasifs sur ce sujet. Ils continuent tous à honorer la mémoire de Samah. C’est qu’il n’était pas foncièrement mauvais ; simplement effrayé.) Il me semble probable que Samah ait eu l’intention de détruire la Septième Porte, mais que les circonstances se liguèrent pour le convaincre qu’il devait la laisser ouverte. Il rencontra presque immédiatement des problèmes dans son nouveau monde. Des événements étranges et inattendus survenaient – événements sur lesquels les Sartans n’avaient aucun contrôle. LES REPTILES Les Sartans s’aperçurent bientôt que l’eau de mer de Chelestra avait un effet dévastateur sur leur magie, qu’elle neutralisait, les rendant du même coup impuissants. Les Sartans en furent perplexes. Ils n’avaient certes pas créé eux-mêmes cette eau anti-magique. Mais alors, qui ? Comment ? Pourquoi ? Pourtant, ce n’était pas le pire. L’effrayante éruption magique avait bouleversé le délicat équilibre de la création – ce que les nains de Chelestra nommèrent plus tard « l’Onde ». Pensez à l’Onde comme à une mer calme, dont les vagues viennent doucement mourir sur le rivage, l’une après l’autre, se soulevant et s’abaissant comme une respiration paisible. Maintenant, imaginez un raz-de-marée – vague incontrôlable, se soulevant irrésistiblement de plus en plus haut. Cette vague devrait naturellement chercher à se rectifier, et en l’occurrence, c’est ce qu’elle fit. Le mal qui avait toujours existé dans le monde avant la Séparation avait maintenant acquis le pouvoir de prendre forme. Le mal s’incarna dans les reptiles ou serpents-dragons. Les reptiles suivirent Samah sur Chelestra, espérant sans aucun doute en apprendre davantage sur le monde nouveau où ils se retrouvaient soudain. Ils connaissaient l’existence des Portes de la Mort, mais pas leur fonctionnement. Ils ne pouvaient y entrer que si les Sartans les ouvraient pour eux. Peut-être cherchaient-ils aussi la Septième Porte, mais ce n’est qu’une supposition. En tout cas, leur apparition fut un nouveau choc pour les Sartans, qui n’imaginaient pas comment des créatures aussi répugnantes avaient pu naître. Hélas, c’étaient les Sartans eux-mêmes qui leur avaient donné la vie. Ils dirent à Samah : « C’est toi qui nous as créés », et en un sens, c’était vrai. Nous les avions tous créés. Et nous continuons à les créer par la peur, la haine et l’intolérance. Mais je m’éloigne de mon sujet. LES BONS DRAGONS DE PRYAN Heureusement pour les menschs et les Sartans – bien qu’ils ne l’aient pas su à l’époque –, l’Onde continuait à essayer de se rectifier. Le mal incarné dans les serpents-dragons fut contrebalancé par le bien, incarné dans les bons dragons de Pryan. Si les Portes de la Mort étaient restées ouvertes, comme c’était prévu au départ, le mal et le bien se seraient équilibrés – l’Onde aurait réussi à se corriger. Mais la peur gouvernait la vie de Samah. Craignant les serpents-dragons, craignant maintenant les menschs – dont les infimes pouvoirs magiques n’étaient pas affectés par l’eau de mer – Samah, envoya des appels aux Sartans des autres mondes, leur demandant de venir à son aide, pour combattre et soumettre ces nouveaux ennemis. Ses appels restèrent sans réponse – c’est du moins ce que dit Samah aux siens. Selon Orlah, l’épouse de Samah, il fut répondu à ses appels. Les Sartans des autres mondes dirent à Samah qu’ils ne pouvaient pas lui porter secours parce qu’ils avaient eux-mêmes de sérieux problèmes. Samah mentit pour épargner aux siens – dont certains avaient des parents et des amis sur les autres mondes – la terrible vérité. Le grand dessein commençait à voler en éclats. LA FERMETURE DES PORTES DE LA MORT À ce stade, selon Orlah, Samah était furieux et perplexe. Il avait perdu le contrôle des événements, et il ne savait pas comment ni pourquoi. Son plan aurait dû réussir. Tout était si logique, si rationnel. Il en fit porter le blâme aux menschs. Il en fit porter le blâme aux Sartans faibles. Mais cela ne résolut pas son problème immédiat. Si les reptiles attaquaient le Calice – la base d’opérations des Sartans –, les Sartans n’avaient aucun moyen de se défendre. Les reptiles n’avaient qu’à lancer un seau d’eau de mer sur les Sartans, et ceux-ci étaient perdus. Les menschs se querellaient, blâmant les Sartans pour l’apparition des reptiles. Pire, les menschs avaient vu les Sartans humiliés, châtiés, mis en fuite par les reptiles. Samah chassa les menschs du Calice, les envoya chercher leur vie sur la mer. Certains pourront trouver cet acte épouvantable. Après tout, c’était peut-être envoyer les menschs dans les gueules édentées des reptiles. Mais d’après Orlah, Samah supposa – très justement – que les reptiles ne s’intéressaient pas aux menschs. Leur but était d’entrer dans les Portes de la Mort, et, pour cela, ils devaient s’en remettre aux Sartans. Craignant que les reptiles maléfiques ne se répandent dans les autres mondes, Samah n’eut d’autre choix que de fermer les Portes de la Mort. À ce stade, il aurait dû aussi détruire la Septième Porte, mais il pensa qu’il aurait peut-être encore besoin de sa puissante magie, et il se contenta de la précipiter dans l’oubli. Cela fait, Samah et les siens se plongèrent dans une stase, projetant de se réveiller cent ans plus tard. D’ici là, pensait Samah, les choses se seraient stabilisées sur les autres mondes. La Bougonne-Batte fonctionnerait à plein, les citadelles rayonneraient son énergie. Quand il se réveillerait, la vie serait meilleure. Tel ne fut pas le cas. LES REPTILES GELÉS De nouveau, je trouve un exemple de l’Onde qui se corrige elle-même. Du fait que la magie des Sartans n’avait aucun effet sur l’océan de Chelestra, son soleil demeura instable. Le soleil aurait dû avoir une position fixe au centre du monde de l’eau, réchauffant l’intérieur du globe tandis que la croûte extérieure en demeurait glacée. Mais le soleil ne put être fixé, et il continua à errer, dérivant lentement dans l’océan, réchauffant certaines parties de ce monde, tandis que les autres restaient prises dans les glaces. Quand les Sartans s’établirent sur Chelestra, le soleil réchauffait cette partie du monde connue sous le nom de Calice. (Pour plus de détails, se référer au volume qu’Haplo intitula – malgré mes objections – Le Serpent Mage.) Mais, le temps passant et les Sartans dormant toujours, le soleil commença à s’éloigner. Les reptiles maléfiques comprirent trop tard leur perte. Incapables de franchir les Portes de la Mort, et répugnant à s’éloigner des Sartans au cas où ils se réveilleraient, ils attendirent trop longtemps pour s’enfuir. Quand le soleil disparut, les reptiles ne le suivirent pas, et furent gelés dans l’océan pris par les glaces. L’Onde était presque revenue à son équilibre normal. Les bons dragons de Pryan, pour ne pas perturber cet équilibre, se mirent à mener une vie souterraine, faisant de leur mieux pour éviter tout contact avec les Sartans et les menschs. L’ONDE CONTINUE À ONDOYER Arianus Tandis que les Sartans dormaient, le temps passait. La glorieuse vision de Samah – quatre mondes interconnectés et travaillant ensemble – ne se matérialisa pas. Le nombre des Sartans diminua. Les menschs prospéraient maintenant sur les nouveaux mondes ; leur nombre augmenta. Leurs populations devinrent trop importantes pour que les rares Sartans survivant puissent les contrôler. Les Sartans battirent en retraite, espérant se regrouper, attendant que le contact s’établisse avec leurs frères des autres mondes – ce qui ne se produisit jamais. Sur Arianus, la grande Bougonne-Batte se mit au travail, mais elle manquait de directives. Les menschs n’avaient aucune idée de ce qu’elle devait faire. Les Sartans avaient laissé leurs instructions pour le fonctionnement de la Bougonne-Batte aux Elfes Kenkaris, race que les Sartans considéraient comme la plus fiable. Mais les Elfes d’Arianus étaient divisés entre eux, engagés dans une longue lutte pour le pouvoir. Et tous craignaient et détestaient les humains, qui, de leur côté, n’aimaient pas les Elfes. Les Kenkaris, ayant pris connaissance du livre sur la Bougonne-Batte, réalisèrent que la machine unirait les pays des humains et des Elfes, et que les nains auraient le contrôle de la grande machine. Les Elfes trouvèrent cela intolérable. Les Kenkaris cachèrent le livre dans la bibliothèque de la Cathédrale de l’Albédo, où il resta oublié pendant des siècles. Après avoir donné le livre aux Kenkaris, les Sartans d’Arianus se cachèrent dans des tunnels souterrains qu’ils avaient construits. Ils plongèrent leurs jeunes gens dans un sommeil de stase, espérant eux aussi qu’à leur réveil, la situation se serait améliorée. Malheureusement, la plupart des jeunes Sartans d’Arianus moururent pendant leur sommeil. (À mon avis, il est vraisemblable que ces morts mystérieuses ont été provoquées par la pratique de la nécromancie sur Abarrach, car il est écrit que pour tout individu prématurément ramené à la vie, un autre meurt prématurément. Toutefois, ce n’est qu’une supposition. J’espère que ma théorie ne sera jamais démontrée !) Pryan Les Sartans de Pryan vivaient dans les citadelles avec les menschs qu’ils avaient amenés sur ce monde. Les Sartans devaient faire fonctionner les chambres aux étoiles, conçues pour travailler avec la Bougonne-Batte et rayonner son énergie vers les autres mondes. Ils tentaient également de contrôler les menschs, dont le nombre augmentait rapidement. Mais ceux-ci étaient claquemurés dans les citadelles et leurs races commencèrent à se combattre. Les Sartans, qui les considéraient comme des enfants querelleurs et contrariants, les traitèrent comme tels. Au lieu de travailler avec les menschs à résoudre leurs problèmes, les Sartans ne songèrent qu’à les contrôler. Ainsi naquirent les titans, redoutables monstres conçus pour faire fonctionner les chambres aux étoiles (si elles fonctionnaient jamais !) et servir de « nounous » aux menschs. Poussés par la peur et les préjugés aveugles, ils aggravèrent la situation au lieu de l’améliorer. Les titans se révélèrent une création trop puissante ; ils se retournèrent contre leurs créateurs. Comment ou pourquoi les Sartans entrèrent en contact avec la puissance supérieure ? C’est une question ouverte à la conjecture. Pendant sa visite sur Pryan, Haplo entra dans l’une des citadelles et y découvrit une salle qu’il décrit comme une réplique presque exacte de la Septième Porte. Je peux seulement supposer que les Sartans de Pryan construisirent ce qu’on peut appeler une Septième Porte miniature, peut-être dans l’espoir de rétablir la communication avec leurs frères des autres mondes, ou même dans une tentative désespérée pour rouvrir les Portes de la Mort. Les Sartans de Pryan prétendent qu’ils furent forcés par la puissance supérieure de quitter les citadelles. À mon avis, ils trouvèrent sans doute plus facile de fuir leurs problèmes que de les résoudre. Ils en firent commodément porter le blâme à la puissance supérieure, oubliant les vrais responsables – eux-mêmes. Abarrach Quant aux Sartans d’Abarrach, leur situation était la plus désespérée de toutes. Les menschs qu’ils avaient amenés sur ce monde étaient presque tous morts dans son atmosphère délétère. Les Sartans réalisèrent qu’à moins de recevoir rapidement des secours, ils étaient condamnés. Ce fut un groupe de Sartans d’Abarrach qui, tentant de rétablir le contact avec leurs frères des autres mondes, tomba par hasard sur la Septième Porte. Les Sartans savaient qu’ils avaient trouvé une source de puissance extraordinaire, mais, ayant perdu en grande partie la capacité d’utiliser la vieille magie des Sartans, ils ignoraient ce qu’ils avaient découvert. Plus que tous les autres, ces Sartans s’approchèrent de la connaissance de la puissance supérieure. Mais le mal qu’ils portaient en eux – né de leur avidité pour le pouvoir, et exacerbé par la hideuse pratique de la nécromancie – finit par provoquer leur perte. La violence entra dans la Chambre Sacrée, et tous ceux qui s’y trouvaient furent anéantis. Atterrés, terrifiés, les Sartans qui survécurent gravèrent des runes de défense sur la salle qu’on appelait maintenant la Chambre des Damnés, et toute connaissance de la Septième Porte finit par se perdre. Le Labyrinthe Le Labyrinthe était devenu la prison des horreurs. Selon Orlah, Samah avait prévu que des Sartans serviraient de gardiens, contrôlant la prison en même temps qu’ils contrôleraient les progrès des prisonniers vers la réhabilitation. Quand les Sartans perdirent le contrôle de leurs propres vies, ils renoncèrent à l’espoir de contrôler le Labyrinthe. La sombre magie du Labyrinthe se nourrissait de la haine et de la peur des Sartans. Elle devint mortelle. Et, né de la haine, le Seigneur Xar sortit du Labyrinthe. XAR, SEIGNEUR DU NEXUS La jeunesse de Xar est inconnue, mais elle dut être similaire à celle des innombrables Patryns nés dans cette terrifiante prison. Xar diffère des autres en ce sens qu’il fut le premier[02] à s’évader du Labyrinthe, à franchir la Dernière Porte. Il fut le premier Patryn à voir le Nexus. À la décharge de Xar, on doit dire qu’il travailla sans relâche, souvent au péril de sa vie, pour sauver ses frères patryns du Labyrinthe. Il n’est donc pas surprenant qu’à ce jour, sa mémoire soit encore honorée parmi eux. L’ambition de Xar causa sa perte. Non content de gouverner son peuple, il voulut gouverner les quatre mondes quand il en eut découvert l’existence. Il apprit à ouvrir les Portes de la Mort – ou plutôt, à les entrouvrir. Mais cela ne lui suffit pas. Il parvint à y entrer, et cela provoqua des changements catastrophiques. L’ascension de Xar vers le pouvoir déséquilibra l’Onde. Les Portes de la Mort s’ouvrirent. Haplo, premier Patryn à quitter le Nexus, entra dans Arianus. À la même époque, le soleil de Chelestra revint vers le Calice. Sa chaleur fit fondre la glace, libérant les reptiles. Apprenant que leurs cousins s’étaient réveillés, les bons dragons de Pryan sortirent de leur retraite. Ces événements, survenant simultanément, peuvent passer pour une coïncidence. Je préfère y voir une tentative de l’Onde. Pour rétablir, une fois de plus, l’équilibre. Ce qui survint après cela, je n’en parlerai pas ici. Qu’il suffise de dire qu’à la suite d’une curieuse série d’incidents, je rencontrai Haplo et son remarquable chien. Ceux qui voudraient en savoir davantage sur les exaltantes aventures d’Haplo, et sur les miennes, plus modestes, peuvent lire ce qui est actuellement connu sous le titre de Cycle des Portes de la Mort. Pour conclure, je dirai, à ceux que cela pourrait intéresser, que l’Onde continue son mouvement de flux et de reflux. Les Patryns et les Sartans vivent actuellement ensemble dans une paix précaire. Les Sartans se sont divisés en deux factions : l’une, conduite par Balthazar, qui désire une alliance avec les Patryns ; l’autre, conduite par Ramu qui – bien que toujours contrarié par sa malheureuse blessure – refuse d’accorder sa confiance aux Patryns. Vasu est le chef des Patryns. Lui, Haplo et Mark ont constitué des groupes connus sous le nom de Libérateurs, composés de braves, hommes et femmes, Patryns et Sartans, qui risquent leur vie en s’aventurant profondément dans le Labyrinthe pour secourir ceux qui sont encore enfermés dans leur prison. Je suis fier de dire que je suis moi-même un Libérateur. Les reptiles maléfiques ont perdu de leur puissance, mais ils sont encore là et y seront toujours, je suppose. Toutefois, ils sont tenus en respect par les bons dragons de Pryan, et par les efforts concertés des Libérateurs. Nous n’avons aucune idée de ce qui se passe dans les mondes des menschs, mais nous espérons que tout va bien pour eux. Je me plais à penser qu’ils voyagent maintenant entre les mondes dans des nefs fantastiques, propulsées par l’espoir et la curiosité. Haplo et Marit se sont mis à la recherche de leur fille – et sont revenus avec de nombreuses fillettes, toutes orphelines sauvées du Labyrinthe. Haplo affirme fièrement que n’importe laquelle pourrait être sa fille, et Marit l’approuve toujours. Ils ont aussi plusieurs fils. Ils m’appellent tous « Pépé Alfred », et me taquinent impitoyablement sur mes grands pieds. Haplo a un chien maintenant. Un vrai chien. Zifnab, le vieux Sartan fou, erre joyeusement dans le Labyrinthe, surveillé par son dragon. Il se souvient à peine des mauvais jours, et nous avons grand soin de ne pas les lui rappeler. Il a décidé maintenant qu’il est Dieu. Et qui sommes-nous pour le contredire ? APPENDICE II Concernant la Théorie et la Pratique du Chaos, de l’Ordre, et le Pouvoir de la Magie. Note de l’auteur : J’ai écrit ailleurs l’histoire de la Septième Porte et de la Séparation (voir Appendice I) et la chronologie des événements qui ont débouché sur l’ère actuelle. Toutefois, il m’est venu l’idée que certains étudiants ès arts magiques ont pu se demander pourquoi la Séparation a été un échec, et pourquoi la vision des Royaumes Séparés, telle que se l’étaient faite les Sartans, ne s’est pas réalisée comme ils l’avaient espéré. Ce qui suit tentera de l’expliquer. En relisant les faits, je remarque que les structures runiques magiques des Sartans et des Patryns n’ont été utilisées conjointement qu’une seule fois – lorsque Haplo et moi avons livré notre dernier combat. C’est en réfléchissant sur les différents traités de magie qui ont tenté d’éclairer cette chronique – de même que sur les événements (aujourd’hui apparemment incroyables) où nous avons joué un rôle – que j’ai été conduit à rédiger ces observations. Existe-t-il une puissance supérieure à la magie des runes ? Très certainement. Cet esprit bienveillant réside-t-il dans le royaume de l’esprit qui existe au-delà de notre monde physique, ou est-il l’essence combinée de nos esprits réunis ? Ces réflexions sont-elles une fenêtre sur nos origines et notre évolution jusqu’à notre état actuel ? Sont-elles la clé de nos espoirs futurs ? Je ne saurais le dire. Il appartiendra à nos enfants et aux enfants de nos enfants de répondre à ces questions. Quant à moi, j’ai trouvé la paix dans ma foi. Alfred Montbank. DÉFINITION DE LA MAGIE La quête des pouvoirs magiques a toujours été, à travers les âges, la quête de leur définition. Cela est inhérent à la magie runique des Patryns comme à celle des Sartans. Toutes deux scrutent l’Omnionde à la recherche d’une possibilité que le magicien souhaite amener à l’existence. Une fois cette possibilité trouvée, le magicien utilise les structures runiques pour inclure dans le tissu de la réalité la possibilité trouvée dans l’Onde. Ces principes constituent le fondement de toute magie, et ils ont été minutieusement étudiés depuis la nuit des temps[03]. Pourtant la question de la définition – la capacité de définir pleinement la possibilité que le magicien a en tête – n’a jamais été complètement résolue. À cet égard, la magie des Patryns est arrivée plus près de la compréhension que celle des Sartans. Tandis que la magie des Sartans parlait de « se concentrer sur l’onde des possibilités », celle des Patryns parlait en termes de « nom véritable » d’un objet. La magie des Patryns se définissait comme un art de chercher le nom véritable d’une possibilité, et de faire passer ce nom véritable dans la réalité. Nommer un objet complètement était l’objectif ultime de la magie des Patryns[04] Alors que la magie des Sartans considérait ce processus en termes plus nébuleux, c’est essentiellement ce processus de définition complète de la possibilité requise qui était l’essence de toute magie. LE GRAIN DE MAGIE À toutes les époques, le défaut de la théorie et de la pratique magiques se ramène à un seul mot : complètement. Les Patryns furent les premiers à comprendre les limites de leurs propres structures magiques grâce aux intuitions de Sendric Klausten[05]. La magie des runes est constituée de runes à l’intérieur d’autres runes. Avant Klausten, on croyait que cette succession pouvait se poursuivre indéfiniment – un peu comme lorsqu’on coupe une pomme en deux, puis la moitié en deux, puis la moitié de la moitié en deux, et ainsi de suite à l’infini. Toutefois, Klausten réalisa qu’il venait un moment, dans la rédaction de la définition, où la présence des runes elles-mêmes affectait la définition – et que les structures runiques ne pouvaient pas dépasser. Les Sartans d’Abarrach découvrirent aussi cette limitation au cours de leurs recherches sur la nécromancie[06]. Dans leurs écrits nécromantiques, ils donnèrent à cette limitation des runes le nom de « Frontière Runique ». D’autres recherches de pointe sur la magie des Patryns parlent de « Barrière d’Incertitude », au-delà de laquelle les runes sont de structure trop grossière pour la franchir. Ces deux termes désignent ces mêmes limitations dont parle le Patryn Klausten : l’incapacité de définir aucune magie au-delà du grain des runes elles-mêmes. AU-DELÀ DES LIMITATIONS : STRUCTURES FINES ET GROSSIÈRES Les deux magies ont tenté de se réconcilier avec cette « Frontière Runique » et cette « Barrière d’Incertitude », et avec les différentes façons de les dépasser, pour différentes raisons. Magie des Patryns et Barrière d’Incertitude Le sage Rethis a établi les lois de la magie runique des Patryns. Certes, la magie patryn existait bien avant lui, mais ses tentatives pour définir la magie elle-même devinrent les pierres de touche de la pensée magique des Patryns pendant bien des générations, et englobèrent les écrits de Klausten dans leur définition. Depuis ce temps, sa pensée modela la façon dont les Patryns abordèrent la Barrière. Voici ses lois fondamentales : Première Loi de Rethis : Le nom d’un objet a un équilibre. Pour que les runes patryns soient efficaces – ou d’ailleurs, les runes sartanes –, la structure runique doit être équilibrée. Un pilier dont le fût n’est pas perpendiculaire au socle ne tiendra jamais debout. Pas plus que si un côté de ce pilier est plus lourd que l’autre. Il en est de même des structures runiques. Le problème se posa quand le « nom véritable » de l’objet – le nom parfaitement équilibré – s’étendit au-delà de la Barrière d’Incertitude, où la structure runique ne pouvait plus le définir pleinement. Quelque soin qu’on apportât à sa construction, les runes restaient déséquilibrées parce que le nom véritable exigeait un équilibre qui avait un grain de définition plus fin que les runes ne pouvaient le fournir. Rethis se dit alors que si cela seul était vrai, toute magie avancée et complexe serait déséquilibrée, et par conséquent, inefficace. Or, il savait par expérience que ce n’était pas vrai. À ce stade, certains Patryns considérèrent ses recherches comme ridicules, d’autres trouvèrent qu’elles frisaient l’hérésie. Pourquoi la magie des Patryns agissait-elle ? Ses recherches eurent des résultats étonnants, et l’amenèrent à la deuxième et à la troisième lois. Deuxième Loi de Rethis : Un nom déséquilibré tend à s’équilibrer lui-même. De là le nom de Facteur d’Équilibre. Réthis découvrit que l’Onde de probabilités dont procède toute magie n’était pas une entité statique mais une force dynamique obéissant à ses lois propres au-delà de la Barrière d’Incertitude. L’Onde elle-même – au-delà cette barrière – agissait pour corriger tous les petits déséquilibres et imperfections de la structure runique elle-même. Troisième Loi de Rethis : Aucunes runes n’ont un équilibre infini. À mon avis, cette loi fut pour Rethis l’équivalent d’un haussement d’épaules. Il voulait dire essentiellement ceci : puisque aucunes runes n’ont un équilibre infini, et puisque l’Onde corrigera de toute façon toutes les petites imperfections, pourquoi s’inquiéter ? Faites votre magie, faites confiance à l’Onde pour corriger les petites imperfections de son équilibre, et occupez-vous de sortir du Labyrinthe. C’est cette Troisième Loi de Rethis qui attira l’attention et les louanges des chercheurs patryns et de la pensée populaire. Dès lors, les Patryns explorèrent toutes les façons d’influencer l’Onde dans leurs approches de la Barrière, afin d’amener à l’existence la probabilité exacte qu’ils souhaitaient. Les acclamations à tout rompre qui saluèrent la troisième loi firent oublier la stupéfiante implication de la deuxième loi : l’Onde elle-même peut avoir quelque chose à dire sur le destin de toute création. Nécromancie des Sartans et Frontière Runique Dans leur pratique de la nécromancie, les Sartans d’Abarrach réussirent à mieux pénétrer leur Frontière Runique que les Patryns leur Barrière d’Incertitude – même si l’expérience prouva qu’il s’agissait de la même chose. Les premiers résultats importants vinrent d’un vieux mage sartan nommé Delsart Sparanga[07], qui découvrit l’État Proche de Delsart ou Similitude de Delsart. Delsart disait que « l’état spirituel de toutes choses est une réflexion beaucoup plus fine de l’état physique. Toutes les choses qui existent sur le plan physique sont également exprimées dans cet état spirituel. Delsart enseigna qu’aucune chose n’existe dans ce qu’il appelle l’état physique grossier sauf si elle a aussi une existence dans l’état spirituel[08] ». On pensait que cette réflexion spirituelle de toutes choses existait au-delà de la Frontière Runique ; ainsi, toutes les choses existaient dans un état physique grossier (accessible par les runes) et dans un état spirituel (au-delà des runes)[09]. Les menschs ont eu de nombreux dieux dans leurs pays merveilleux et variés. Ils ont toujours cru en l’état spirituel. Nous – les Sartans et les Patryns – tenions ces croyances pour des sottises nées de leurs imaginations enfantines. Comment aurions-nous pu savoir que notre ignorance causerait tant de souffrances à une échelle sans précédent ? LA NATURE DU CHAOS Les Sartans et les Patryns avaient considéré le fonctionnement de l’univers comme quelque chose de comparable à une machine des Guègues : si on tourne une roue, alors un levier se lèvera. Pour eux, l’univers était totalement prévisible. Peu importait le nombre de fois qu’on tournait la roue, le levier se lèverait toujours. Tout cela était très bien dans l’état grossier – ce fruste monde physique que nous en étions de plus en plus venus à reconnaître comme le domaine des runes. Toutefois, le pouvoir des runes volait en éclats à la Frontière Runique. Au-delà s’étendait l’empire du chaos où des forces entropiques étaient au travail. Il s’agissait véritablement d’une « Barrière d’Incertitude », en ce sens que rien de ce qui se passait au-delà ne pouvait être prévu avec certitude. Toutefois, cette image de chaos complet ne concordait pas avec les enseignements de Delsart sur l’État Proche, considéré comme une réflexion fine de l’état physique, ni avec la Deuxième Loi de Rethis. Si le chaos total régnait au-delà de la Barrière, pourquoi les effets spirituels de la nécromancie agissaient-ils ? De plus, pourquoi l’Omnionde, qui, par définition, existait des deux côtés de la Barrière, agissait-elle dynamiquement vers un état stable et ordonné, alors que le chaos et l’entropie étaient considérés comme la règle au-delà de la Barrière ? Les problèmes de l’essence spirituelle n’étaient pas confinés au domaine de la magie des runes, mais se retrouvaient dans les magies inférieures des menschs. Les Elfes Kenkaris, qui pratiquaient la capture des âmes de leur ancêtres[10] pour renforcer leur grossière magie, touchaient par là au monde spirituel de l’au-delà. Eux non plus n’avaient aucun contexte où situer leurs découvertes, et, comme les Sartans et les Patryns, dissimulèrent leur ignorance derrière des théories de bric et de broc qui soit masquaient, soit esquivaient la vérité. LES PORTES DE LA MORT À la lumière de ce que nous avons appris depuis, la Séparation fut une arrogante folie de proportions sans égale. En structurant les runes complexes pour séparer la création en mondes différents, nous avions supposé que la magie serait parfaite dans tous ses détails. Pourtant, la magie fut grossière même dans ses détails les plus fins quand elle se heurta à la Barrière d’Incertitude. La magie n’eut d’autre choix que de s’étendre au-delà de cette Barrière et dans les royaumes spirituels. Ce faisant, l’Onde se protégea du mieux qu’elle put de cette intrusion catastrophique. Je crois qu’une partie de cette correction impliquait les structures runiques qui donnèrent leur nom aux « Portes de la Mort ». Pour imparfait qu’il fût, et lourdement intrusif dans les domaines des structures spirituelles plus fines, ce nom de Portes de la Mort était plus heureux que ses concepteurs ne l’avaient supposé. La mort peut très bien être une porte, une porte spirituelle que notre essence franchit pour accéder à d’autres royaumes et à d’autres réalités. En fait, je me demande si nous n’existons pas davantage dans cet état spirituel que dans l’état physique. Qui peut dire lequel est réel et lequel est éphémère ? Quand la Séparation ouvrit les Portes de la Mort dans la réalité physique grossière, je crois qu’elle ferma la porte spirituelle au-delà de la Barrière d’Incertitude. Non seulement nos actions provoquèrent souffrances et horreurs dans les royaumes physiques, mais elles damnèrent également les âmes de nos innombrables morts, les coupant de toute existence supérieure qu’elles auraient pu trouver au-delà de ces royaumes physiques, et aussi des autres esprits qui pouvaient exister en ces lieux plus éthérés. Pourtant, nous n’en étions pas totalement coupés, car l’Onde continuait à se corriger elle-même. Nous avons fait rouler et tanguer le bateau, mais les vagues de notre folie se calment et la surface de la mer redevient horizontale. L’ORDRE AU-DELÀ Qui ou quoi observe l’Onde dans les royaumes d’au-delà ? Existe-t-il des dieux de l’esprit doués de pouvoirs plus grands que les nôtres ? En ce domaine, les menschs ont-ils fait preuve de plus de sagesse que nous, avec tous nos pouvoirs ? Je crois maintenant à une existence au-delà de l’existence physique, sur la finalité de laquelle nous ne pouvons faire que des hypothèses. C’est dans ce royaume de l’esprit que l’on trouve la plus grande puissance, quelque part dans l’Onde correctrice. S’il y a quelque chose ou quelqu’un au-delà de cette vie, je sais que je le trouverai quand le moment viendra. Nous avons fermé les portes physiques ; la porte de l’esprit est maintenant rouverte. C’est parce que nous avons fermé la porte de notre prison que nous voici véritablement libres. La Fermeture de la Septième Porte Pour Gary, mon compagnon. Merci pour ton amour, ta confiance et tes encouragements. CONSEILS D’INTERPRÉTATION POUR « LA FERMETURE DE LA SEPTIÈME PORTE ». La pièce commence avec le synthétiseur qui symbolise le Chaos – une assez pâle approximation du Chaos réel. Choisissez un registre – ou deux si possible – violent et discordant dans les graves, strident dans les aigus. La partition comporte plusieurs symboles inusités. Ce sont : • l’Astérisque (*). Pour les coups donnés et reçus. Frapper sèchement le clavier de la main ; • le Carré. Faire « tourner » la main sur le clavier, du pouce au bord extérieur. Dans les deux sens ; • petit groupe de notes créées en appuyant le côté de la main sur le clavier ; • =. Glissando, exécuté avec le dos soit de l’ongle du pouce soit de l’ongle du majeur. En montant ou en descendant le clavier selon que le côté droit du symbole est relevé ou abaissé ; • le Triangle. Appuyer lourdement la paume sur le clavier et l’y maintenir la durée prescrite. Les neuf premières mesures sont dites « ad lib. ». C’est pour permettre à l’accompagnateur de générer une impression de Chaos plus forte. Le Chaos tente d’esquiver tout ce qui cherche à le contenir, et y réussit généralement. Cela commence à changer quand Alfred se met à chanter avec assurance. Le Chaos tente de reprendre plusieurs fois le dessus au cours de ce morceau, comme dans les mesures 38 et 39, et 57 et 58. Alfred et Haplo, avec l’aide du Chien, parviennent à soumettre le Chaos chaque fois qu’il tente de les écraser. La voix du Chien devrait avoir le son grave et caverneux des plus grosses races canines (Colley, Labrador retriever, Golden retriever). Si vous avez un ami qui imite bien les aboiements, il pourra prendre le rôle du Chien. Toutefois, si ami refuse, par timidité ou pour toute autre raison, vous pouvez utiliser l’aboiement de l’échantillonneur du synthétiseur. Si vous n’en avez pas sur votre instrument, enregistrez un chien qui ait l’aboiement voulu. Alfred et Haplo chantent sans paroles. Comme ils utilisent des formules magiques spéciales, il n’existe aucun moyen de les transcrire en syllabes représentatives. Chantez leur partie sur des « Ah » ou toute autre voyelle de votre choix. Vous remarquerez qu’aucune clé n’est portée sur la partition. Comme Alfred et Haplo sont très différents, ils chantent en deux clés différentes, mais apparentées. La partie d’Alfred est en Sol majeur. Celle d’Haplo est en Sol mineur. De temps en temps, leurs voix sont en dissonance, comme leurs rapports. Toutefois, ils ont appris à travailler ensemble malgré leurs natures différentes ; d’où l’harmonie assez constante de leur chant. Quand Alfred commence à chanter à la mesure 10, il n’est pas sûr de lui. Sa voix est à peine audible dans la violence du Chaos. Il a du mal à se mettre en route. Il persévère, et chante de plus en plus fort jusqu’au moment où sa mélodie se développe pleinement à la mesure 17. Mais Alfred n’est pas assez puissant pour prévaloir, seul, contre le Chaos. Haplo commence à l’aider à la mesure 22, et le Chien ajoute de temps en temps un « Ouah » pour encourager leur duo. À eux trois, ils parviennent à prévaloir contre le Chaos. La Septième Porte est fermée pendant la reprise, qui commence à la mesure 60. Ceux qui chantent la partie d’Alfred désireront peut-être changer quelques notes graves des mesures 26, 34 et 64. Les notes de remplacement sont : Mesure 26 : do, si, do, do ; Mesure 34 : do, la, do, do ; Mesure 64 : do, ré, do, do. Amusez-vous bien ! NOTES [01] La langue des Sartans provoque la formation d’images dans l’esprit de l’interlocuteur. Alfred projette ce qu’il a vu dans l’esprit de Ramu, qui en reçoit une image nette. Toutefois, il peut interpréter cette image comme il l’entend. [02] Le premier Patryn : car le Sartan connu sous le nom de Zifnab réussit apparemment à s’échapper du Labyrinthe et à entrer dans le Nexus. Il affirme avoir écrit une grande partie des manuscrits et des livres que Xar allait trouver dans le Nexus. Ces ouvrages sont perdus pour la plupart, détruits dans l’incendie allumé par les serpents, et je travaille avec Haplo à les remplacer. Même Zifnab ne sait pas très bien comment il a réussi à quitter le Nexus. À ses instants de lucidité, il affirme que les bons dragons de Pryran sont allés dans le Nexus et l’y ont trouvé. Impressionnés par ses capacités, voyant en lui un grand et puissant sorcier, ils le choisirent comme chef et comme guide. Les dragons de Pryan racontent une histoire très différente, que je me garderai de répéter. Je ne veux pas choquer le vieux monsieur. [03] Voir dans L’Aile du dragon (Les Portes de la Mort, T1) l’appendice intitulé « La Magie dans les Royaumes de la Séparation » pour une explication détaillée de l’Onde et des principes de la magie runique. [04] Voir dans L’Étoile des Elfes (Les Portes de la Mort, T2) l’appendice intitulé « les Runes des Patryns et la variabilité de la magie » au paragraphe intitulé « Théorie et pratique ». [05] Ibid., paragraphe intitulé « Grain de magie et variabilité ». [06] Voir dans La Mer de feu (Les Portes de la Mort, T3) l’appendice intitulé « Nécromancie » au paragraphe intitulé « La Matière considérée comme une structure existentielle grossière ». [07] Voir dans La Mer de feu (Les Portes de la Mort, T3) l’appendice intitulé « Nécromancie » au paragraphe intitulé « La Solution de Delsart ». [08] Ibid. [09] Voir ibid. le paragraphe intitulé : « Cycle 290 : existence grossière et subtile ». [10] Voir La Main du Chaos (Les Portes de la Mort, T5) et L’Aile du dragon (Les Portes de la Mort, T1).