PROLOGUE J’ai franchi quatre fois les Portes de la Mort, et pourtant, je ne me rappelle rien du passage. J’étais toujours inconscient à l’approche des Portes. Mon premier voyage – qui faillit être mon dernier{1} – fut pour le Monde d’Arianus. Au retour, j’acquis une dragonef, construite par les Elfes d’Arianus, beaucoup plus solide et maniable que mon premier vaisseau. J’en renforçai la magie et la ramenai avec moi au Nexus, où mon Seigneur et moi travaillâmes diligemment à accroître encore les protections magiques de la nef. Des runes de pouvoir en couvrent presque entièrement la surface. Je me servis de ce vaisseau pour ma mission suivante, dans le monde de Pryan. De nouveau, je franchis les Portes de la Mort. De nouveau, je perdis connaissance. Et je me réveillai dans un royaume de lumière éternelle, où la nuit n’existe pas. Sur Pryan, j’accomplis ma tâche de façon satisfaisante, du moins de l’avis de mon Seigneur. Il fut content de mon travail. Pas moi{2}. Au retour de Pryan, je m’efforçai de rester conscient, pour voir les Portes de la Mort et vivre cette expérience. La magie de ma nef la protège et me protège, dans la mesure où nous arrivons tous deux à destination en condition parfaite. Comment, alors, expliquer que je perde connaissance ? Mon Seigneur semble penser que cela viendrait d’une faiblesse personnelle, d’un manque de discipline mentale. Je résolus de ne pas céder. A ma consternation, je ne me rappelai rien. Un instant, j’étais bien éveillé, attendant avec impatience d’entrer dans le trou noir qui semblait bien trop petit pour livrer passage à ma nef. L’instant suivant, j’étais sain et sauf dans le Nexus. Il est important que nous apprenions tout ce qui est possible sur le franchissement des Portes de la Mort. C’est par là que nous transporterons des armées de Patryns, qui devront arriver sur ces mondes prêts à combattre et à conquérir. Mon Seigneur a consacré un temps considérable à l’étude des textes des Sartans, nos antiques ennemis, qui ont construit les Portes de la Mort et les mondes auxquels elles donnent accès. Il vient de m’informer, à la veille de mon départ pour le monde d’Abarrach, qu’il a fait une découverte. Je reviens d’une entrevue avec mon Seigneur. J’avoue que je suis déçu. Je ne dis pas cela pour rabaisser mon Seigneur-homme que je révère plus que tout autre dans l’univers – mais ses explications sur les Portes de la Mort n’ont pas grand sens. Comment un lieu peut-il à la fois exister et ne pas exister ? Comment peut-il à la fois être substantiel et éphémère ? Comment le temps peut-il à la fois avancer et reculer ? Comment sa lumière peut-elle être si brillante qu’elle me plonge dans la nuit ? Mon Seigneur émet l’hypothèse que les Portes de la Mort n’ont pas été faites pour être franchies ! Il ne peut dire quelles sont – ou étaient – leurs fonctions. Peut-être devaient-elles simplement servir à fuir un univers mourant. Je ne suis pas d’accord. J’ai découvert que les tartans avaient prévu des communications entre les mondes. Ces communications, pour une raison Inconnue, n’ont pas été établies. Et la seule communication que j’aie trouvée entre les mondes, ce sont les Portes de la Mort. Raison de plus pour rester conscient lors de mon prochain passage. Mon Seigneur m’a proposé un moyen de me discipliner pour atteindre ce but. Toutefois, il m’a prévenu que le risque est très grand. Je ne perdrai pas la vie ; la magie de ma nef me protège physiquement. Mais je pourrais perdre l’esprit{3}. CHAPITRE PREMIER KAIRN TELEST, ABARRACH — Père, nous n’avons pas le choix. Hier, un autre enfant est mort. La veille, sa grand-mère. Chaque jour, le froid devient plus cuisant. Pourtant, je pense que c’est moins le froid que l’obscurité, Père. Le froid tue les corps, mais c’est l’obscurité qui tue leurs âmes. Baltazar a raison. Il faut partir maintenant, tant que nous avons encore la force de faire le voyage. Debout dans le sombre couloir, j’écoute, j’observe et j’attends la réponse du roi{4}. Mais le vieillard ne répond pas immédiatement. Assis sur un trône d’or décoré de diamants gros comme le poing, sous un dais surélevé d’où il domine un immense hall de marbre poli, il voit pourtant très peu de cette salle, plongée dans la pénombre. A ses pieds, une lampe à gaz qui siffle et crachote n’émet qu’une faible lumière. Frissonnant, le vieux roi courbe les épaules sous ses robes de fourrure. Il s’avance tout au bord du trône, plus près de la lampe, tout en sachant qu’il ne tirera aucune chaleur de sa flamme vacillante. Je crois qu’il cherche le réconfort de la lumière. Son fils a raison. L’obscurité nous tue. — Il fut un temps, dit le vieux roi, où les lumières brûlaient toute la nuit dans le palais. Nous dansions jusqu’au matin. Échauffés par la danse, nous sortions des murs, nous gagnions le plafond de la caverne où il faisait frais, nous nous jetions dans l’herbe tendre et nous riions, nous riions. Il fit une pause. — Ta mère adorait danser. — Oui, Père, je me rappelle, dit le fils, d’une voix douce et patiente. Edmund sait que son père ne divague pas. Il sait que le roi a pris une décision, la seule possible. Il sait que son père est en train de faire ses adieux. — L’orchestre était là, dit le vieux roi, pointant un doigt noueux sur un coin ténébreux de la salle. Ils jouaient pendant tout le temps-repos du cycle, buvant du vin-feu pour accélérer le cours de leur sang. Bien sûr, ils étaient tous ivres. A la fin du cycle, une moitié ne jouait pas la même musique que l’autre moitié. Mais ça n’avait pas d’importance. Nous n’en riions que plus fort. Nous riions beaucoup, alors. Le vieillard fredonne une mélodie de sa jeunesse. Pendant ce temps, debout dans l’obscurité du couloir, j’observe la scène par l’entrebâillement de la porte. Il est temps de signaler ma présence, ne serait-ce qu’à Edmund. Il est au-dessous de ma dignité d’écouter aux portes. J’appelle une servante et je l’envoie porter au roi un message sans importance. La porte s’ouvre, un courant d’air s’engouffre dans la salle, manquant éteindre la lampe. La servante entre, l’écho de ses pas résonnant dans le palais presque désert. Edmund arrête la servante de la main, lui fait signe de se retirer. Mais il jette un coup d’œil vers la porte, hoche la tête à mon adresse, me demandant tacitement de l’attendre. Il n’a pas besoin d’en faire plus. Nous nous connaissons si bien que nous pouvons communiquer sans paroles. La servante se retire, commence à refermer la porte, mais je l’arrête et la renvoie. Le vieux roi a remarqué l’entrée et la sortie de la servante, tout en feignant de ne l’avoir pas vue. Le grand âge a peu de prérogatives, peu de luxes. Se laisser aller à des excentricités en est un. Se laisser aller à se souvenir en est un autre. Le vieillard soupire, baisse les yeux sur le trône d’or où il est assis. Son regard se pose sur un trône plus petit près du sien, trône destiné à une femme et vide depuis longtemps. Peut-être se revoit-il, jeune, grand et fort, penché sur sa jeune épouse, ses mains enlacées aux siennes. Leurs mains étaient toujours enlacées quand ils étaient proche l’un de l’autre. Maintenant, il lui tient encore la main, parfois, mais cette main est froide, plus froide que le froid qui pénètre tout notre monde. Cette main froide détruit pour lui tout le passé. Il ne va plus souvent la voir, maintenant. Il préfère le souvenir. — L’or étincelait aux lumières, alors, dit-il à son fils. Parfois, les diamants scintillaient tant qu’on ne pouvait les regarder, si brillants qu’ils faisaient pleurer les yeux. Nous étions riches, riches au-delà de toute imagination. Nous nous complaisions dans notre richesse. « Et en toute innocence, je crois, ajoute le vieux roi. Nous n’étions ni rapaces ni cupides. Comme ils s’émerveillaient quand ils venaient chez nous. Comme ils s’étonnaient, la première fois qu’ils voyaient tant d’or et de diamants, nous disions-nous. L’or et les diamants de ce seul trône auraient pu acheter toute une nation dans leur monde, selon les anciens textes. Et notre monde est rempli de ces trésors, qui dorment intouchés dans la pierre. « Je me rappelle les mines. Ah, cela remonte à bien longtemps. Bien avant ta naissance, mon Fils. Le Petit Peuple était encore parmi nous. C’étaient les derniers, les plus forts, les survivants. Mon père m’avait amené chez eux dans mon enfance. Je ne me rappelle pas grand-chose d’eux, sauf qu’ils avaient des yeux farouches, des barbes épaisses qui dissimulaient leurs visages, et des doigts courts et agiles. Ils me faisaient peur, mais mon père m’avait dit qu’en réalité c’était un peuple doux, simplement brusque et impatient envers les étrangers. » Le vieux roi soupire. Sa main frictionne le froid métal de son trône, comme pour y refaire surgir la lumière. — Je crois que je comprends, maintenant. Ils étaient brusques et farouches parce qu’ils avaient peur. Ils prévoyaient leur fin. Mon père avait dû la prévoir, lui aussi. Il la combattit, mais il ne pouvait rien faire. Notre magie n’était pas assez forte pour les sauver. Et elle n’a pas été assez forte pour nous sauver nous-mêmes. « Regarde ça ! Regarde ! dit le vieux roi, abattant son poing noueux sur l’or de son trône. Une richesse à acheter une nation ! Et mon peuple meurt de faim ! Il regarde son or. A la lueur de la faible flamme brûlant à ses pieds, l’or semble terne, presque laid. Les diamants ne scintillent plus. Eux aussi ont l’air froids et morts. Leur feu – leur vie – dépend du feu de l’homme, de la vie de l’homme. Quand cette vie s’éteint, les diamants deviennent noirs comme le monde qui les entoure. — Ils ne viennent pas, mon Fils ? demande le vieux roi. — Non, Père, dit Edmund, refermant sa main forte et tiède sur les doigts noueux et froids du vieillard. Je crois que s’ils avaient dû venir, ils seraient déjà là. — Je veux aller dehors, dit soudain le vieux roi. — Tu es sûr, Père ? dit Edmund, inquiet. — Oui, je suis sûr ! répond le vieux roi avec humeur. Autre luxe du grand âge – se laisser aller à ses caprices. Resserrant autour de lui ses robes de fourrure, il se lève et descend de son dais. Son fils reste près de lui pour l’aider à marcher, mais ce n’est pas nécessaire. Le roi est vieux, même selon les standards de notre race qui vit très longtemps. Mais il est en bonne condition physique, sa magie est forte et le soutient mieux que la plupart. Il s’est voûté avec le temps, mais cela vient des nombreux fardeaux qu’il a dû assumer au cours de sa longue vie. Ses cheveux sont d’un blanc éclatant ; il a blanchi au milieu de sa vie, pendant la brève maladie qui lui a enlevé sa femme. Edmund ramasse la lampe pour éclairer leurs pas. Maintenant, le gaz est précieux, plus précieux que l’or. Le roi regarde les lampes pendues au plafond, noires et froides. Je devine ses pensées. Il sait qu’il ne devrait pas gaspiller ainsi du gaz. Mais ce n’est pas du gaspillage, pas vraiment. Il est roi, et un jour, bientôt peut-être, son fils lui succédera. Il doit lui montrer, lui dire, lui faire voir comment c’était, avant. Parce que, qui sait ? Peut-être que la chance sourira à son fils à son retour, et que tout redeviendra comme avant. Ils quittent la salle du trône, sortent dans le corridor sombre et venteux. J’attends où je suis certain qu’ils me verront. La lumière de la lampe m’illumine. Je me vois reflété dans un miroir sur le mur devant eux. Visage pâle et anxieux sortant de l’ombre, mon corps vêtu de robes noires, se fond dans l’éternelle obscurité qui s’est abattue sur ce royaume. Ma tête semble désincarnée, suspendue dans le noir. L’image est effrayante. Je m’effrais moi-même. Le vieux roi feint de ne pas me voir. Edmund secoue légèrement la tête. Je m’incline et me retire, me renfonçant dans l’ombre. — Laisse attendre Baltazar, entends-je le vieux roi grommeler. Il finira par obtenir ce qu’il veut. Mais pour le moment, qu’il attende. Le nécromancien a le temps. Pas moi. Ils traversent les salles du palais, leurs pas résonnant dans les couloirs déserts. Mais le vieillard est perdu dans le passé, prêtant l’oreille à la musique et aux rires d’autrefois, revoyant un enfant jouer avec son père et sa mère dans le palais. Moi aussi, je me rappelle cette époque. J’avais vingt ans à la naissance du Prince Edmund. Le palais grouillait de vie : tantes et oncles, cousins et cousines par le sang ou par alliance, courtisans – toujours aimables, souriants et prêts à rire – conseillers affairés, citoyens présentant des pétitions. Je vivais dans le palais, apprenti auprès du nécromancien du roi. Très studieux, je passais plus de temps à la bibliothèque que sur la piste de danse. Mais la musique a dû me pénétrer plus que je ne croyais. Parfois, pendant le temps-repos, j’ai l’impression d’entendre encore l’orchestre. — L’ordre, disait le vieux roi. L’ordre régnait alors. L’ordre était notre héritage, l’ordre et la paix. Je ne comprends pas ce qui c’est passé. Pourquoi ce changement ? Qu’est-ce qui a provoqué le chaos, les ténèbres ? — Nous-mêmes, Père, répond Edmund. Ce doit être nous. Il sait bien que non, naturellement ; je l’ai instruit correctement. Mais il fera toujours tout pour éviter une discussion avec son père. Recherchant toujours désespérément à se faire aimer, même après tant d’années. Je les suis, mes pantoufles noires silencieuses sur les dalles glacées. Edmund sait que je les accompagne. De temps en temps, il jette un regard en arrière, comme se reposant sur ma force. Je le considère avec une fierté affectueuse, la fierté que je pourrais ressentir pour un fils. Edmund et moi, nous sommes très proches, plus proches que bien des pères et des fils, plus proche qu’il n’est de son propre père, bien qu’il ne veuille pas l’admettre. Ses parents étaient si amoureux l’un de l’autre qu’ils s’intéressaient peu à l’enfant de leur amour. J’étais le tuteur de l’enfant, et, avec le temps, je devins son ami, son compagnon, son conseiller. Maintenant, il a vingt ans passés, et il est beau, vigoureux et viril. Il fera un bon roi, me dis-je, et je me répète ces mots, comme un talisman capable de chasser les ombres qui pèsent sur mon cœur. Au bout du couloir, se dressent des doubles portes géantes, couvertes de symboles dont on a perdu le sens, symboles que le temps et le progrès ont partiellement oblitérés. Le roi attend, la lampe à la main, tandis que son fils soulève la lourde barre qui ferme leurs battants. Cette barre est une adjonction récente. Le vieux roi la considère en fronçant les sourcils. Peut-être se souvient-il du temps, avant la naissance d’Edmund, où aucune barrière physique n’était nécessaire. La magie suffisait à fermer les portes, alors. Toutefois, au cours des ans, il fallut utiliser la magie pour d’autres tâches plus importantes – telles que la survie. Son fils pousse les battants qui s’ouvrent. Une rafale d’air glacé éteint la lampe. Le froid est glacial, féroce, pénètre les robes de fourrure. Il rappelle au vieux roi que, pour froid que soit le palais, ses murs et leur magie protègent encore un peu des ténèbres glacées du dehors. — Père, es-tu certain d’être assez fort ? demande Edmund, inquiet. — Oui, dit sèchement le vieillard, bien qu’à mon avis, il ne serait pas allé très loin s’il avait été seul. Ne t’inquiète pas pour moi. Si Baltazar fait ce qu’il a en tête, nous serons bientôt loin d’ici. Oui, il sait que je suis proche, il sait que j’écoute. Il est jaloux de mon influence sur Edmund. Tout ce que je peux dire, Vieillard, c’est que tu as eu ta chance. — Baltazar a trouvé un chemin qui descend dans les tunnels, Père. Il te l’a déjà expliqué. L’air deviendra plus chaud à mesure que nous nous enfoncerons dans le monde où nous irons. — Idée trouvée dans un livre, je suppose. Inutile de rallumer la lampe, remarque le vieux roi. Ne gaspille pas ta magie. Je n’ai pas besoin de lumière. Je suis souvent venu sur cette colonnade, et je peux la parcourir les yeux fermés. Je les entends avancer dans le noir. Je vois presque le roi repousser le bras qu’Edmund lui offre – le prince est toujours dévoué et affectueux envers un père qui le mérite bien peu – et passer les portes d’un pas ferme. Debout dans le couloir, j’essaye d’ignorer le froid cuisant qui me mord le visage et les mains et m’engourdit les pieds. — Je désapprouve les livres, remarque le roi avec amertume. Baltazar passe beaucoup trop de temps parmi les livres. Peut-être que la colère réchauffe le vieillard, comme le feu de la lampe. — Ce sont les livres qui nous disaient qu’ils reviendraient, et regarde ce qui est arrivé ! Je n’ai pas confiance en eux. Je ne crois pas que nous devions leur faire confiance : Peut-être qu’ils étaient véridiques il y a des siècles, mais le sens des mots a changé. Les routes qui ont amené nos ancêtres jusqu’à ce royaume sont sans doute détruites, disparues. — Baltazar a exploré les tunnels, aussi loin qu’il a osé aller ; et il a découvert qu’ils étaient sûrs, et les cartes exactes. N’oublie pas, Père, que les tunnels sont protégés par la magie, par la puissante et antique magie qui les a construits, qui a construit ce monde. — L’antique magie ! dit le vieux roi avec colère. L’antique magie a échoué. C’est son échec qui nous a amenés où nous en sommes. Ruine où autrefois régnait la prospérité. Désolation où régnait l’abondance. Glace où coulait l’eau autrefois. Mort où autrefois tout était vie ! Debout sous le portique du palais, il regarde devant lui. Ses yeux de chair voient les ténèbres qui se sont abattues sur le royaume, trouées, ici et là, de quelques points lumineux dispersés dans la ville. Ces points de lumière représentent ses sujets, et ils sont rares, trop rares. La grande majorité des maisons de Kairn Telest sont noires et froides. Comme la reine, ceux qui y demeurent maintenant peuvent se passer de chaleur et de lumière, qu’on ne gaspille pas pour eux. Ses yeux de chair voient les ténèbres, comme son corps de chair ressent la souffrance du froid, et la rejette. Il regarde sa cité par les yeux du souvenir, présent qu’il essaye de partager avec son fils. Maintenant qu’il est trop tard. — Dans l’ancien monde, avant la Séparation, existait paraît-il une boule de feu éclatant appelée soleil. J’ai lu cela dans un livre, ajoute le vieux roi, ironique. Baltazar n’est pas le seul qui sache lire. Quand le monde fut séparé en quatre, le feu du soleil fut divisé entre les quatre mondes nouveaux. Dans le nôtre, le feu fut placé au centre. Le feu qui est le cœur d’Abarrach, et qui, comme le cœur, a des vaisseaux qui transportent la chaleur et l’énergie, qui sont le sang du monde, jusque dans les membres. J’entends un froissement, une tête tournant au milieu de ses fourrures superposées. J’imagine le roi, déplaçant son regard de la cité mourante pour le porter au-delà des murailles. Il ne voit rien car l’obscurité est totale. Mais peut-être que, par le souvenir, il voit un pays de lumière et de chaleur, un pays de verdure et de végétation sous le haut plafond d’une caverne couverte de stalactites scintillantes, un pays où les enfants jouaient et riaient. — Notre soleil était là-haut ! — Le colosse ! dit doucement Edmund. Il est patient avec son père. Il y a tant à faire, et il reste avec le vieillard pour écouter ses souvenirs. — Un jour, son fils fera de même pour lui, murmuré-je avec espoir, mais les ombres qui pèsent sur notre avenir ne se dissipent pas. Pressentiment ? Prémonition ? Je n’y crois pas, car ils impliquent une puissance supérieure, un esprit et une main immortels se mêlant des affaires des hommes. Mais je sais, aussi sûr que je sais qu’il devra quitter le pays de sa naissance et de ses ancêtres, qu’Edmund sera le dernier roi de Kairn Telest. Je me félicite de l’obscurité. Car elle cache mes larmes. Le roi garde le silence, lui aussi, nos pensées suivent le même cours. Il sait. Peut-être aime-t-il son fils maintenant. Maintenant qu’il est trop tard. — Je me rappelle le colosse, Père, dit vivement le fils, prenant le silence du vieillard pour de l’irritation. Je me rappelle le jour où vous avez réalisé qu’il se refroidissait, toi et Baltazar. Mes larmes ont gelé sur mes joues, m’épargnant la peine de les essuyer. Et maintenant, moi aussi, je m’engage sur les voies du souvenir. Je les arpente dans la lumière… la lumière déclinante… CHAPITRE II KAIRN TELEST, ABARRACH ...Grande est l’affluence dans la salle du conseil du roi de Kairn Telest. Le roi a réuni son conseil, composé de notables dont les chefs de famille furent les premiers conseillers lorsque le peuple arriva à Kairn Telest, voilà bien des siècles. Quoique les questions à traiter soient extrêmement graves, la réunion est calme et ordonnée. Chacun écoute celui qui parle avec attention et respect, sans excepter le roi. Le roi n’émettra aucun édit, ne donnera aucun ordre, ne lancera aucune proclamation. Toutes les décisions seront votées par les conseillers. Le roi agit en qualité de guide et d’inspirateur. Il donne son avis, et son vote n’est décisif que dans les cas où les voix sont également divisées. Pourquoi avons-nous un roi ? Le peuple de Kairn Telest a un besoin inné d’ordre et de sécurité. Nous avons décidé, voilà des siècles, qu’il nous fallait une structure gouvernementale quelconque. Nous avons réfléchi, à nous-mêmes, à notre situation. Nous savions que nous étions davantage une famille qu’une société, et nous avons choisi la monarchie qui nous donnerait une figure de père, avec un roi, assisté d’un conseil démocratique. Nous n’avons jamais eu aucune raison de regretter cette décision de nos ancêtres. La première reine choisie eut une fille, capable de continuer l’œuvre de sa mère. Cette fille engendra un fils, et ainsi les rois de Kairn Telest se sont-ils succédé génération après génération. Le peuple de Kairn Telest est satisfait. Dans un monde où tout est changement – changement sur lequel nous avons apparemment peu de prise – la monarchie est une présence forte et stabilisatrice. — Et ainsi, le niveau de la rivière n’a pas monté ? demande le roi, regardant tour à tour les visages soucieux qui l’entourent. Les conseillers siègent autour d’une grande table rectangulaire. Le siège du roi est plus orné que les autres, mais au même niveau. — Il aurait plutôt baissé, Majesté. C’était du moins le cas hier, quand je l’ai vérifié, dit le Président de la Guilde des Fermiers d’un ton lugubre. Je ne suis pas allé voir ce matin, car je devais partir très tôt pour arriver à l’heure à cette réunion. Mais j’ai peu d’espoir qu’il ait monté pendant la nuit. — Et les cultures ? — A moins que nous n’ayons de l’eau dans les champs d’ici cinq cycles, le grain-pain sera perdu, c’est certain. Heureusement, le foin-kairn pousse bien – il semble capable de prospérer dans les conditions les plus impossibles. Quant aux végétaux, nous avons voulu les faire arroser par les zombis, mais ça ne marche pas. Charrier de l’eau est pour eux une tâche nouvelle. Ils ne la comprennent pas, et vous savez comme ils peuvent être difficiles à manier quand on leur demande quoi que ce soit de nouveau. Tout le monde hoche la tête autour de la table. — Les zombis oublient ce qu’ils doivent faire et s’en vont reprendre leur ancien travail. Nous retrouvons les seaux d’eau renversés sur le sol. D’après mes calculs, nous avons ainsi gaspillé plus d’eau que nous n’en avons utilisé pour les légumes, poursuit-il. — Et que conseillez-vous ? — Ce que je conseille ? soupire le fermier. Je conseille que nous moissonnions ce que nous pouvons, tant que nous pouvons. Mieux vaut sauver le peu que nous avons que de le voir sécher sur pied dans les champs. J’ai apporté ce fruit-feu pour vous montrer. Comme vous voyez, il est tout petit, encore vert. On ne devrait pas le cueillir avant seize cycles, pour le moins. Mais si nous ne les cueillons pas maintenant, ils vont pourrir sur l’arbre. Après la récolte, nous pourrons semer, et peut-être que d’ici-là, la rivière aura retrouvé son niveau normal… — Non, cria une voix nouvelle. On m’a fait attendre assez longtemps dans l’antichambre. A l’évidence, le roi n’a pas l’intention de me faire entrer. Je dois prendre les choses en main. — La rivière ne reviendra pas, du moins pas de longtemps, et seulement s’il survient un changement spectaculaire que je n’imagine pas. Le cours de l’Hemo se réduit à un filet d’eau boueuse, et, à moins d’une grande chance, Majesté, je crois qu’il se tarira complètement. Le roi se retourne avec irritation à mon entrée. Il sait que je suis beaucoup plus intelligent que lui, et, en conséquence, il se méfie de moi. Mais il en est venu à se reposer sur moi. Il a été forcé. Les rares fois où il ne l’a pas fait, il l’a regretté. C’est pourquoi je suis maintenant le nécromancien royal. — J’avais l’intention de vous envoyer chercher le moment venu, Baltazar. Mais il semble que vous ne résistiez pas au plaisir d’annoncer de mauvaises nouvelles. Asseyez-vous donc, et présentez votre rapport au conseil. A son ton, on dirait que je suis responsable des mauvaises nouvelles. Je m’assieds à l’autre bout de la table de pierre sculptée. Tous les assistants tournent lentement la tête vers moi, hésitant à me regarder en face. J’ai, je dois l’admettre, une apparence assez insolite. Les habitants des cavernes gigantesques du monde de pierre d’Abarrach ont le teint naturellement pâle. Mais ma peau est d’un blanc cadavérique, auquel les vaisseaux qu’on voit par transparence donnent une teinte vaguement bleuâtre. Cette pâleur contre nature vient des longues heures que je passe enfermé à la bibliothèque, à lire les anciens textes. Mes cheveux noir de jais – extrêmement rares chez ceux de ma race, qui ont presque tous des cheveux blancs, aux pointes châtain foncé – et les robes noires de ma charge accentuent encore cette pâleur par contraste. Rares sont ceux qui me voient journellement, car je ne quitte pas le palais, ni ma chère bibliothèque, et je m’aventure rarement en ville ou à la cour. Mon apparition à un conseil est un événement alarmant. Je suis une présence redoutée. Mon arrivée jette un voile de deuil sur les assistants, comme si j’avais étendu sur eux mes robes noires. Debout, je pose les mains à plat sur la table, me penchant légèrement, de sorte que je semble menacer ceux qui me regardent comme en transe, et je commence. — J’ai suggéré à Sa Majesté d’entreprendre l’exploration de l’Hemo, de remonter jusqu’à sa source pour voir si j’arriverais à découvrir ce qui cause la baisse des eaux, Sa Majesté a approuvé cette suggestion et je me suis mis en route. Je remarque quelques conseillers qui se consultent du regard, fronçant les sourcils. Cette exploration n’a pas été discutée ni approuvée par le conseil, ce qui signifie, naturellement, qu’ils sont immédiatement contre. — Sa Majesté avait proposé d’en informer le conseil, mais je m’y suis opposé. Non par manque de respect pour les membres de cette assemblée, mais dans le souci de maintenir le calme dans la population. Sa Majesté et moi, nous pensions que la baisse des eaux n’était qu’un caprice temporaire de la nature. Peut-être une secousse sismique avait-elle provoqué l’effondrement d’une section de la caverne, bloquant le cours de la rivière. Peut-être une colonie animale y avait-elle construit une digue. Pourquoi inquiéter inutilement les gens ? Hélas, ce n’est pas le cas. Les conseillers me regardent, de plus en plus inquiets. Ils se sont habitués à l’étrangeté de mon apparence, et ils commencent à discerner certains changements en moi. Mes yeux noirs sont profondément enfoncés dans les orbites, soulignés de cernes violacés. Mes paupières sont lourdes et bordées de rouge. Le voyage fut long et fatigant. Je n’ai pas dormi depuis bien des cycles. Mes épaules se voûtent d’épuisement. — J’ai remonté l’Hemo, en suivant ses rives. J’ai dépassé les terres civilisées, traversé les forêts d’échaliers à nos frontières, et je suis arrivé au bout du mur qui forme notre kairn. Mais ce n’est pas là que j’ai trouvé les sources de la rivière. Un tunnel traverse la paroi de la caverne, et, d’après les anciennes cartes, l’Hemo coule par ce tunnel. Les cartes sont exactes, ainsi que je l’ai découvert. L’Hemo a, soit taillé son chemin dans le mur de la caverne, soit suivi un lit prévu par ceux qui ont créé notre monde. Ou peut-être une combinaison des deux. Le roi branle du chef en me regardant, désapprouvant ma savante digression. — J’ai suivi le tunnel sur une longue distance, et j’ai découvert un petit lac dans un cation fermé, au pied de ce qui dut être autrefois une magnifique cascade. Là, l’Hemo plonge au-dessus d’une falaise verticale, à des centaines d’empans, d’une hauteur égale à celle du plafond de cette caverne. Les citoyens de Kairn Telest semblent impressionnés. — Je compris, à l’étendue de roche au flanc de la falaise, et à la profondeur du lac, que cette cascade devait autrefois être forte et puissante, à écraser un homme qui se serait trouvé dessous. Maintenant, un enfant pourrait se baigner sans danger dans le filet d’eau qui coule au flanc de la falaise. Je parle avec amertume. Le roi et les conseillers m’observent avec gêne, inquiétude. — J’ai continué à marcher, cherchant les sources de la rivière. J’ai escaladé les parois du cation. Et j’ai constaté un étrange phénomène : plus je montais, plus l’air devenait froid autour de moi. En arrivant au sommet de la cascade, près du plafond de la caverne, j’ai découvert pourquoi. Je n’étais plus entouré de murs de pierre. J’étais entouré de murs de glace. Les conseillers ont l’air médusé, ils ressentent la terreur que je voulais leur inspirer. Mais, à leur air confus, je vois qu’ils ne comprennent pas encore le danger. — Mes amis, dis-je, les regardant dans les yeux tour à tour, pour exiger leur attention, le plafond de la caverne par lequel coule l’Hemo, est entouré de glace. Il n’en était pas ainsi autrefois, ajouté-je, voyant qu’ils ne comprennent toujours pas. C’est un changement. Un changement néfaste. Mais écoutez, je vais vous expliquer. « Atterré par ma découverte, j’ai continué à suivre les berges de l’Hemo. Le chemin était sombre et dangereux, le froid cuisant. Je m’en étonnai, car je n’avais pas encore dépassé la portée de la lumière et de la chaleur dispensées par le colosse. Pourquoi les colosses n’étaient-ils pas efficaces ? me demandai-je. — S’il faisait aussi froid que vous le dites, comment avez-vous pu continuer ? demande le roi. — Heureusement Majesté, ma magie est puissante et elle m’a soutenu, répliqué-je. Cette réponse ne lui plaît pas, mais c’est lui qui m’a provoqué. J’ai la réputation d’être un magicien très puissant, plus puissant que la plupart de ceux de Kairn Telest. Il pense que je veux me faire valoir. — Après de grandes difficultés, j’ai fini par arriver à l’ouverture de la caverne par laquelle coule l’Hemo. Selon les anciennes cartes, en regardant par cette ouverture, je devais voir la Mer Céleste, l’océan d’eau douce créé par nos ancêtres à notre usage. Mais ce que j’ai vu, mes amis… c’était une vaste mer de glace ! Les conseillers frissonnent, comme si j’avais ramené le froid dans une cage et que je l’avais lâché dans la Chambre du Conseil. Ils me fixent en silence, étonnés, atterrés, le sens de mes paroles s’insinuant lentement dans leurs esprits, comme une pointe de flèche dans une vieille blessure. — Comment est-ce possible, dit le roi, le premier à rompre le silence. Je passe une main sur mon front. Je suis las, épuisé. Ma magie a été assez forte pour me soutenir, mais je paye maintenant son usage. — J’ai passé de longues heures à étudier la question, Majesté. J’ai l’intention de poursuivre mes recherches pour confirmer ma théorie, mais je crois avoir trouvé la réponse. Puis-je utiliser ce fruit-feu ? Je me penche sur la table pour prendre un fruit-feu dans une coupe. Je lève le fruit rond à l’écorce dure, dont la chair sert à fabriquer le vin-feu, et, d’une brusque torsion, je le brise en deux. — Ceci, dis-je, montrant le gros noyau rouge du fruit, représente le centre de notre monde, son noyau de magma. Cela, dis-je, suivant du doigt les veines qui, partant du noyau irriguent la chair jusqu’à l’écorce, ce sont les colosses qui, par la sagesse, l’habileté et la magie de nos ancêtres, véhiculent l’énergie du magma à travers tout notre monde, apportant la chaleur et la vie à ce qui, sans elle, resterait de la pierre froide et stérile. La surface d’Abarrach est de la roche, dure comme l’écorce de ce fruit. Je mords une bouchée dans le fruit, déchirant l’écorce de mes dents et laissant un creux que je montre. — Cela, dirons-nous, représente la Mer Céleste, l’océan d’eau douce au-dessus de nous. L’espace tout autour, dis-je, montrant l’extérieur du fruit-feu, c’est le Vide, noir et froid. « Maintenant, si les colosses remplissent leur rôle, le froid du Vide est tenu en respect, l’océan est réchauffé, l’eau coule librement à travers les tunnels et apporte la vie à nos terres. Mais si les colosses sont défaillants… Je laisse ma phrase en suspens, menaçante. Je jette le fruit-feu sur la table. Il roule et se dandine et finit par tomber. Les conseillers regardent avec une fascination morbide. Une femme sursaute quand le fruit heurte le sol. — Selon vous, c’est ce qui se passe : les colosses sont défaillants ? — Je le crois, Majesté. — Mais alors, ne devrions-nous pas nous en apercevoir ? Nos colosses continuent à rayonner la lumière et la chaleur… — Puis-je rappeler au roi et au conseil que j’ai précisé que c’était le haut de la caverne seul qui était entouré de glace. Pas les parois elles-mêmes. Je crois que nos colosses sont, sinon totalement défaillants, du moins en train de s’affaiblir. Nous ne remarquons pas encore le changement, bien que j’aie déjà commencé à noter une baisse régulière et précédemment inexplicable de la température journalière. Ce changement restera encore quelque temps insensible. Mais si ma théorie se confirme… J’hésite, répugnant à parler. — Eh bien, poursuivez, m’ordonne le roi. Mieux vaut voir le trou dans le chemin et le contourner que tomber dedans aveuglément, comme dit le proverbe. — Je ne crois pas que nous pourrons éviter ce trou, dis-je doucement. A mesure que la glace de la Mer Céleste s’épaissira, l’Hemo aura de moins en moins d’eau et finira par se tarir totalement. Des exclamations horrifiées m’interrompent. J’attends que le silence revienne. — La température de la caverne baissera régulièrement. La lumière rayonnée par les colosses baissera et s’éteindra finalement. Nous nous retrouverons dans un pays de ténèbres et de glaces, un pays sans eaux, où rien ne poussera, pas même par la magie. Nous nous retrouverons dans un pays mort, Majesté. Et si nous y restons, nous périrons aussi. J’entends un cri étouffé, je saisis un mouvement près de la porte. Edmund – il n’a que quatorze ans — écoute. Personne ne dit mot. Plusieurs conseillers semblent atterrés. Puis quelqu’un grommelle que tout cela n’est pas prouvé, que ce n’est que la théorie catastrophiste d’un nécromancien qui a passé trop de temps dans les livres. — Dans combien de temps ? demande durement le roi. — Oh, ce n’est pas pour demain, Majesté. Mais le prince, votre fils ne régnera jamais sur le royaume de Kairn Telest. Le roi suit mon regard, voit l’adolescent et fronce les sourcils. — Edmund, tu sais pourtant que ta place n’est pas ici ! Que veux-tu ? Le prince rougit. — Pardonne-moi, père. Je ne voulais pas… vous interrompre. Je te cherchais. Mère est malade. Le médecin pense que tu devrais venir. Mais à mon arrivée, je n’ai pas osé troubler le conseil, alors, j’ai attendu. Et j’ai entendu… ce qu’a dit Baltazar. Est-ce vrai, Père ? Que nous devrons partir… — Il suffit, Edmund. Attends-moi. Je te rejoins immédiatement. L’adolescent s’incline et se retire dans l’ombre de la porte. Mon cœur saigne. Je voudrais le réconforter, lui expliquer. Je ne voulais pas les effrayer, ni l’effrayer, lui. — Pardonnez-moi. Je dois me rendre chez ma femme. Le roi se lève. Les conseillers l’imitent, la réunion manifestement terminée. — Inutile de vous dire de garder le secret jusqu’à plus ample information, reprend le roi. Votre bon sens vous convaincra de la sagesse de cette décision. Nous nous réunirons de nouveau dans cinq cycles. Toutefois, ajoute-t-il, fronçant les sourcils, je recommande de suivre l’avis de la Guilde des Fermiers et de procéder sans tarder aux récoltes. Les conseillers votent. La recommandation est adoptée. Ils sortent ; nombreux sont ceux qui me lancent des regards mécontents. Ils aimeraient bien trouver un responsable à cette situation. Je soutiens leurs regards avec aplomb, sûr de ma position. Quand le dernier est sorti, j’avance et pose une main sur le bras du roi qui s’apprête à partir. — Qu’y a-t-il encore ? demande le roi, pressé de s’en aller et manifestement irrité de mon intervention. — Majesté, pardonnez-moi de vous retenir, mais il faut que je vous parle en particulier. Il recule, pour éviter le contact de ma main. — Nous ne faisons rien secrètement à Kairn Telest. Quoi que vous ayez à me dire, vous auriez dû le dire devant le conseil. — Je l’aurais effectivement dit au conseil si j’étais certain des faits. Mais je préfère laisser à là sagesse et à la discrétion de Sa Majesté la décision de porter l’affaire devant les conseillers si elle juge bon que le peuple en soit informé. — Qu’est-ce donc, Baltazar ? dit-il, furieux. Encore une théorie ? — Oui, Sire. Encore une théorie… sur les colosses. D’après mes recherches, les anciens avaient conféré aux colosses une magie qui devait être éternelle. La magie des colosses, Majesté, ne peut pas être défaillante. — Je n’ai pas le temps de jouer aux énigmes, Baltazar, dit le roi, exaspéré. C’est vous qui avez dit que les colosses étaient défaillants… — Oui, Majesté, c’est moi. Et je crois que c’est vrai. Mais j’ai peut-être mal choisi le mot pour expliquer ce qui arrive aux colosses. Sans doute faut-il parler, non pas de défaillance, mais de destruction. De destruction délibérée. Le roi me regarde puis secoue la tête. — Viens, Edmund, dit-il avec un geste péremptoire. Nous allons voir ta mère. L’adolescent court rejoindre son père, et ils commencent à s’éloigner. — Sire, crié-je, mon ton urgent forçant le roi à s’arrêter. Je crois que quelque part dans les royaumes situés sous Kairn Telest, quelqu’un nous livre la plus insidieuse des guerres. Et ils vaincront, à moins que nous ne fassions quelque chose pour les arrêter. Quelqu’un, Sire, vole la chaleur et la lumière qui nous donnent la vie ! — Dans quel but, Baltazar ? Quel serait le motif de cette infâme machination ? J’ignore le sarcasme. — Pour les utiliser pour eux, Sire. J’ai longuement réfléchi au problème en revenant à Kairn Telest. Et si Abarrach lui-même était en train de mourir ? Et si le cœur de magma se rétrécissait ? Un royaume pourrait considérer comme nécessaire de voler ses voisins pour se protéger. — Vous êtes fou, Baltazar, dit le roi. Il a posé la main sur les frêles épaules de son fils et le pousse loin de moi. Mais Edmund regarde par dessus son épaule, les yeux dilatés de frayeur. Je lui souris, rassurant, et il semble soulagé. Mon sourire s’évanouit à l’instant où il ne peut plus me voir. — Non, Sire, je ne suis pas fou, dis-je à la nuit. Je voudrais l’être, ce serait plus facile, beaucoup plus facile… CHAPITRE III KAIRN TELEST, ABARRACH Edmund apparaît à la porte de la bibliothèque où je consigne dans mon journal la conversation qui eut lieu récemment entre le père et le fils, de même que mes souvenirs d’un lointain passé. Je pose ma plume et me lève respectueusement. — Entrez, Votre Altesse. Soyez le bienvenu. — Je n’interromps pas votre travail ? Il reste à la porte, nerveux. Il est malheureux et désire parler, pourtant, la raison même de son malaise est son refus d’écouter ce qu’il sait que je vais lui dire. — Je viens juste de terminer. — Mon père se repose, dit brusquement Edmund. J’ai peur qu’il n’attrape froid, à sortir ainsi. J’ai ordonné à son valet de lui préparer une boisson chaude. — Et qu’a décidé votre père ? Le visage troublé d’Edmund luit, fantomatique, à la lueur de la lampe qui, pour le moment, repousse les ténèbres de Kairn Telest. — Que peut-il décider ? répond-il, amer et résigné. Il n’y a aucune décision à prendre. Nous partirons. Nous sommes dans mon univers, dans ma bibliothèque. Le prince a regardé autour de lui, remarque que j’ai dit amoureusement adieu à mes livres. Les volumes les plus vieux et les plus fragiles sont rangés dans de solides boîtes de foin-kairn tressé. Les textes plus nouveaux, dont beaucoup écrits de ma main ou par mes apprentis, sont soigneusement étiquetés et rangés sur les étagères de roc. Suivant le regard d’Edmund et comprenant sa pensée, je souris avec embarras. — Stupide, n’est-ce pas ? Ma main caresse la reliure de cuir du volume devant moi. C’est l’un des rares que j’emporterai : mon récit des derniers jours de Kairn Telest. — Mais je n’ai pas pu supporter de les laisser en désordre. — Ce n’est pas stupide. Qui sait si nous ne reviendrons pas un jour ? dit Edmund, s’efforçant de parler avec entrain. Il a pris l’habitude de parler avec entrain, de faire ce qu’il peut pour remonter le moral de son peuple. — Qui sait ? Moi, je sais, Prince. Vous oubliez à qui vous parlez. Je ne suis pas membre du conseil. — Mais il y a une chance, insiste-t-il. — Non, votre Altesse, il n’y a aucune chance. Le malheur que j’ai décrit à votre père voici dix ans est sur nous. Tous mes calculs tendent à une seule conclusion : notre monde, Abarrach, est mourant. — Alors, pourquoi partir ? demande Edmund avec impatience. Pourquoi ne pas rester ici ? Pourquoi endurer les épreuves et les souffrances de ce voyage dans l’inconnu, si c’est pour trouver la mort à la fin ? — Je ne vous conseille pas d’abandonner tout espoir et de vous laisser aller au désespoir, Edmund. Je suggère, comme je l’ai fait bien des fois, que vous tourniez vos espoirs dans une autre direction. Le visage du prince s’assombrit ; il est bouleversé et s’écarte légèrement de moi. — Mon père vous a défendu de parler de ce sujet. — Votre père est un homme qui vit dans le passé, pas dans le présent, dis-je d’un ton brusque. Pardonnez-moi, Votre Altesse, mais j’ai toujours eu pour règle de dire la vérité, quelque déplaisante qu’elle soit. Quand votre mère est morte, votre père est mort avec elle. Il regarde en arrière. C’est à vous qu’il appartient de regarder vers l’avenir ! — Mon père est toujours roi, dit Edmund avec sévérité. — Oui, répliqué-je, sans pouvoir m’empêcher de le regretter. — Et tant qu’il sera roi, nous ferons ce que lui et le conseil commanderont. Nous irons dans l’antique royaume de Kairn Necros, pour demander leur aide à nos frères. C’est vous qui avez proposé cette solution, après tout. — J’ai seulement proposé que nous allions à Kairn Necros. D’après mes recherches, Kairn Necros est le seul endroit de ce monde où nous pouvons encore raisonnablement espérer trouver de la vie. Il se trouve au bord de la Mer de Feu, et, bien que le grand océan de magma ait dû se rétrécir, il doit être encore assez vaste pour procurer chaleur et énergie aux gens de ce royaume. Je n’ai pas conseillé que nous allions vers eux en mendiants ! Le beau visage d’Edmund rougit, ses yeux flamboient. Il est jeune et fier. Je vois le feu qui l’habite, et je fais de mon mieux pour l’attiser. — Mendier auprès des responsables de notre ruine ! lui rappelé-je. — Mais vous ne le savez pas avec certitude… — Bah ! Toutes les preuves pointent dans la même direction – Kairn Necros. Oui, je pense que nous trouverons les gens de ce royaume vigoureux et prospères. Pourquoi ? Parce qu’ils nous ont volé notre vie ! — Alors, pourquoi avez-vous proposé que nous allions chez eux ? dit Edmund avec impatience. Vous voulez la guerre ? — Vous savez ce que je veux, Edmund, dis-je doucement. Le prince voit, trop tard, qu’il s’est laissé conduire jusqu’au chemin interdit. — Nous partirons après avoir rompu le jeûne du sommeil, me dit-il froidement. J’ai certaines affaires à régler, comme vous, Nécromancien. Il faut préparer nos morts au voyage. Il se retourne pour partir. Je le retiens par le bras. — Les Portes de la Mort ! lui dis-je. Pensez-y, Prince. C’est tout ce que je vous demande. Pensez-y ! Troublé, il s’arrête, mais sans se retourner. J’accrois la pression de ma main sur son bras, et, sous les fourrures superposées, je le sens trembler. — Rappelez-vous la prophétie. Les Portes de la Mort sont notre espoir, Edmund. Notre seul espoir. Le prince secoue la tête, secoue ma main, et laisse la bibliothèque à la flamme vacillante de la lampe, à ses livres reposant dans leurs tombes. Je me remets à écrire. Le peuple de Kairn Telest se rassemble près des portes de la ville. Les portes sont toujours restées ouvertes, aussi loin que remonte le souvenir de quiconque, aussi loin qu’on retrouve des archives, c’est-à-dire depuis la fondation de la ville. Les murailles avaient été érigées pour protéger la population des animaux sauvages, non pour protéger les gens les uns des autres. Un tel concept est impensable pour nous. Voyageurs et étrangers sont toujours les bienvenus, et par conséquent, les portes restent ouvertes. Puis vint le jour où le peuple de Kairn Telest réalisa qu’il n’avait pas vu de voyageurs depuis très, très longtemps. Et l’idée nous vint que nous n’en verrions plus jamais. Il n’y avait jamais eu d’animaux sauvages. Et ainsi, les portes restèrent-elles ouvertes, parce que les fermer aurait constitué une perte de temps et d’énergie. Et maintenant, les gens attendent près des portes ouvertes, eux-mêmes devenus voyageurs. Leur roi et leur prince arrivent, accompagnés par l’armée, les soldats portant des torches de foin-kairn. Moi-même – nécromancien du roi –, mes confrères nécromanciens et mes apprentis, nous les suivons. Après nous, viennent les serviteurs du palais, chargés de ballots de nourriture et de vêtements. L’un d’eux titube derrière moi, sous le poids d’une boîte pleine de livres. Le roi s’arrête près des portes ouvertes. Prenant une torche à un soldat, Sa Majesté la lève bien haut. Sa lumière éclaire une petite portion de la sombre cité. Il la regarde. Le peuple la regarde aussi. Je regarde. Nous voyons de larges rues serpentant entre des édifices construits avec la pierre d’Abarrach. Les parois extérieures de marbre, décorées de runes, dont chacun a perdu le sens, reflètent la lumière de nos torches. Nous levons les yeux vers une élévation du sol de la caverne, vers le palais. Nous ne le voyons plus, enveloppé dans son linceul de ténèbres. Mais nous voyons une lumière briller à une fenêtre. — J’ai laissé ma lampe, annonce le roi, d’une voix étrangement ferme et forte. Pour éclairer le chemin du retour. Le peuple acclame, parce qu’il sait que le roi le désire. Mais les acclamations retombent bientôt, souvent étouffées par les larmes. — Le gaz qui alimente cette lampe durera environ trente cycles, remarqué-je à voix basse, venant prendre ma place près du prince. — Silence ! me rabroue Edmund. Cela réconforte mon père. — On ne peut pas imposer silence à la vérité, à la réalité, dis-je. Il ne répond pas. — Nous quittons Kairn Telest, reprend le roi, levant bien haut sa torche, mais nous reviendrons avec de nouvelles richesses. Et notre royaume redeviendra plus beau et plus glorieux que jamais. Personne n’acclama. Personne n’en a le courage. Le peuple de Kairn Telest commence à quitter sa ville. La plupart partent à pied, chargés de ballots de provisions et de vêtements, mais certains tirent dans de grossières voitures à bras leurs maigres biens et ceux qui ne peuvent pas marcher, les infirmes, les vieillards, les petits enfants. Les bêtes de somme, autrefois utilisées pour tirer ces charrettes, ont été tuées depuis longtemps, leur chair consommée, leur fourrure utilisée pour se protéger du froid cuisant. Notre roi est le dernier à partir. Il franchit les portes sans un regard en arrière, regardant avec confiance l’avenir, une vie nouvelle. Il marche très droit, d’un pas ferme. Le peuple, à sa vue, reprend espoir. Ils font la haie le long de la route et ils l’acclament, et cette fois, les acclamations viennent du cœur. Le roi marche parmi eux, le visage rayonnant de dignité. — Viens, Edmund, commanda-t-il. Le prince me quitte et va prendre sa place à côté de son père. Lui et son père marchent entre deux haies de sujets jusqu’au début de la file. Levant bien haut sa torche, le roi de Kairn Telest conduit son peuple vers l’avenir. Un détachement de soldats reste après le départ des autres. J’attends avec eux, curieux de voir quels sont leurs derniers ordres. Il leur faut du temps et des efforts considérables, mais enfin, ils réussissent à fermer les portes, les portes gravées de runes que personne ne se rappelle, et que, tandis qu’ils s’éloignent avec les torches, personne ne peut plus voir dans les ténèbres. CHAPITRE IV KAIRN TELEST, ABARRACH J’écris actuellement dans des conditions presque impossibles. Cela, à l’intention de quiconque lirait ce volume dans l’avenir et s’étonnerait du changement d’écriture et de style. Non, je ne suis pas soudain devenu faible et vieux, et je ne suis pas malade. Mes lettres vont à la débandade sur le chaos, parce que je suis forcé d’écrire à la faible lueur d’une torche tremblotante. La seule tablette disponible, c’est une plaque d’ardoise que m’a trouvée un soldat. Et seule ma magie empêche de geler, assez longtemps pour que je mette les mots sur le papier, mon encre de baies de sang. De plus, je suis las jusqu’aux moelles. Tous mes muscles sont courbatus, j’ai les pieds en sang et couverts d’ampoules. Mais je me suis promis et j’ai promis à Edmund d’écrire ce récit, et je vais maintenant relater les événements du cycle avant… J’allais dire, avant que je les oublie. Hélas, je ne crois pas que je les oublierai jamais. Le premier cycle du voyage ne fut pas physiquement difficile. La route traverse ce qui était autrefois des champs de céréales et de légumes, des vergers, des plaines où paissaient les troupeaux. Ce fut facile — physiquement. Mais émotionnellement, ce fut accablant. Autrefois, il n’y a pas tant d’années, la douce lumière du colosse brillait sur ce pays. Maintenant, dans la nuit, à la lueur des torches que portaient les soldats, nous ne voyions que des champs nus, stériles, désolés. Le chaume brun de la dernière récolte de foin-kairn cliquetait comme des os sous les rafales glacées sifflant lugubrement par les fentes des parois de la caverne. L’humeur presque joyeuse et aventureuse de notre peuple, en route pour une vie nouvelle, s’évapora, et resta en arrière dans le paysage désolé. Nous avancions en silence sur le sol glacé, glissant et trébuchant sur le verglas. Nous nous arrêtâmes une fois pour manger, puis nous repartîmes. Les enfants, à qui manquait leur sieste, gémissaient nerveusement, et s’endormaient souvent dans les bras de leurs pères. Personne ne se plaignit, mais Edmund entendit des enfants pleurer. Il vit l’accablement du peuple, comprenant qu’il ne venait pas de la fatigue, mais du chagrin. Je voyais que son cœur saignait pour eux, mais il fallait continuer. Nos provisions sont maigres, et, en les rationnant, dureront à peine le temps que, d’après mes calculs, il nous faudra pour atteindre Kairn Necros. J’ai eu envie de demander à Edmund de rompre ce silence lugubre. Il pouvait parler joyeusement au peuple de leur avenir dans un nouveau pays. Mais j’ai décidé qu’il valait mieux se taire. Ce silence était presque sacré. Ce silence était un adieu. Vers la fin du cycle, nous arrivâmes à un colosse. Personne ne dit un mot, mais, un par un, les gens de Kairn Telest quittèrent le sentier et s’arrêtèrent au pied de la gigantesque colonne de pierre. Autrefois, il aurait été impossible d’approcher la source brillante de notre vie. Maintenant, elle se dressait, froide et morte, comme le pays qu’elle avait abandonné. Le roi, accompagné d’Edmund, de moi-même et de soldats porteurs de torches, sortit de la foule et s’avança jusqu’au pied de la colonne. Edmund considérait avec curiosité l’immense pilier de pierre. Il n’en avait jamais approché un. Avec une crainte révérentielle, il considérait la masse et le diamètre du pilier de roc. Je regardai le roi. Il semblait peiné, désorienté et furieux, comme si le colosse l’avait personnellement trahi. Moi, je connaissais bien les colosses et leur apparence. Voilà longtemps que j’enquêtais sur eux, espérant découvrir leurs secrets pour sauver mon peuple. Mais le mystère des colosses est à jamais perdu dans le passé. Impulsivement, Edmund ôta ses gants de fourrure, tendant la main pour toucher les pierres gravées de runes, et s’arrêta, soudain effrayé de la magie, effrayé d’être brûlé ou de recevoir un choc. Il me regarda, interrogateur. — Ça ne vous fera pas mal, dis-je en haussant les épaules. Il a perdu depuis longtemps le pouvoir de faire le mal. — Comme il a perdu celui de faire le bien, ajouta Edmund à voix basse. Avec précaution, il passa les doigts sur la pierre froide. Avec hésitation, presque avec révérence, il suivit le tracé des runes dont le sens et la magie sont oubliés depuis longtemps. Il leva la tête et regarda aussi loin que pouvait porter la lumière des torches. Les sigles montaient jusqu’aux ténèbres où ils se perdaient. — La colonne monte jusqu’au plafond de la caverne, commentai-je du ton bref et concis du professeur, comme je lui parlais aux jours heureux de son enfance. Je présume qu’elle passe à travers le plafond pour émerger dans la région de la Mer Céleste. Et chaque pouce de sa surface est couvert de ces runes.. « C’est frustrant, continuai-je en fronçant les sourcils, mais je connais individuellement chacun de ces sigles. Toutefois, la puissance des runes réside dans leur association. Ce sont ces combinaisons qui dépassent ma capacité de compréhension. Je les ai copiées, rapportées à la bibliothèque, et j’ai passé des heures à les étudier avec l’aide des anciens textes. « Mais, poursuivis-je doucement pour que seul Edmund puisse m’entendre, cela ressemblait à vouloir démêler une immense pelote de milliers de fils ténus. Mes doigts déroulaient facilement un seul fil. Je le suivais, et il me conduisait à un nœud. Patiemment, je séparais un fil d’un autre, puis d’un autre, et d’un autre encore, jusqu’à ce que mon esprit se brouille sous l’effort. Je démêlais un nœud, seulement pour en trouver un autre dessous. Et le temps que j’aie démêlé le deuxième, j’avais perdu le premier fil. Et il y a des millions de nœuds, soupirai-je en levant les yeux. Des millions. Le roi se détourna brusquement du pilier, les traits tirés. Il n’avait pas dit un mot devant le colosse. Je réalisai alors qu’il n’avait pas dit un mot depuis qu’il avait franchi les portes de la ville. Il retourna sur le sentier. Les gens remirent leurs enfants sur leurs épaules et reprirent la route. La plupart des soldats les suivirent, emportant les torches. Un seul resta avec moi et le prince. Debout devant le pilier, Edmund remettait ses gants. J’attendis, sentant qu’il voulait me parler. — Ces mêmes runes, ou d’autres semblables, doivent garder les Portes de la Mort, dit-il à voix basse. Même si nous pouvions les trouver, nous ne parviendrions pas à les franchir. Mon cœur s’accéléra. Enfin, il commençait à accepter l’idée ! Je dis simplement : — Rappelez-vous la prophétie, Edmund. Je ne voulais pas paraître trop impatient ou insistant. Avec Edmund, il vaut mieux le laisser tourner les idées dans sa tête, le laisser prendre ses décisions. J’ai appris cela quand je l’instruisais, tout enfant. Suggérer, proposer, recommander. Ne jamais insister, ne jamais le forcer. Sinon, il devient dur et froid comme le mur de la caverne. — La prophétie ! répète-t-il avec irritation. Des paroles prononcées voilà des siècles. Si elles se réalisent jamais, et j’avoue que j’en doute, pourquoi serait-ce justement pendant notre vie ? — Parce que, Prince, je ne crois pas qu’il y aura d’autres vies après la nôtre. La réponse le choqua, comme j’en avais l’intention. Il me fixa, consterné, sans ajouter un mot. Avec un dernier regard au colosse, il se détourna et se hâta de rejoindre son père. Je savais que mes paroles l’avaient troublé. Je le vis à son visage, pensif et préoccupé, à ses épaules voûtées. Edmund, Edmund ! Comme je vous aime et comme cela me brise le cœur de charger vos épaules de ce fardeau terrible. Je lève les yeux de mon récit, et je vous vois circuler parmi vos sujets, vous assurant qu’ils sont aussi confortables que possible. Je sais que vous êtes épuisé, mais vous ne vous coucherez pas avant qu’ils ne soient tous endormis. Vous n’avez rien mangé de tout le cycle. Je vous ai vu donner votre ration à votre vieille nourrice. Vous avez essayé de cacher cette action. Mais j’ai vu. Je sais. Et votre peuple commence aussi à savoir, Edmund. D’ici la fin de ce voyage, ils comprendront et apprécieront ce qu’est un véritable roi. Mais je m’égare. Je dois conclure rapidement. Mes doigts sont gourds de froid, et, malgré mes efforts, une mince couche de glace se forme sur mon encrier. Ce colosse dont je viens de parler marque la frontière de Kairn Telest. Nous continuâmes à marcher jusqu’à la fin du cycle, quand nous arrivâmes enfin à destination. Je cherchai et trouvai l’entrée du tunnel marqué sur une des anciennes cartes. Je sus que c’était le bon, parce qu’en y entrant, je découvris qu’il descendait en pente douce. — Ce tunnel, annonçai-je, pointant le doigt sur ses ténèbres, nous conduira dans les régions situées loin au-dessous de notre propre kairn. Il nous conduira plus profond au cœur d’Abarrach, jusqu’au royaume que les cartes appellent Kairn Necros, jusqu’à la cité de Necropolis. Tout le monde se taisait, même les enfants. Nous savions tous, en entrant dans ce tunnel, que nous laissions notre pays derrière nous. Sans un mot, le roi s’avança et entra dans le tunnel — le premier. Edmund et moi derrière lui. Edmund obligé de courber la tête pour ne pas se cogner au plafond. Une fois que le roi eut accompli ce geste symbolique, je pris la tête, car, à partir de maintenant, c’est moi le guide. Le peuple commença à nous suivre. J’en vis beaucoup s’arrêter à l’entrée pour regarder en arrière, pour dire adieu, pour apercevoir leur pays une dernière fois. J’avoue que, moi aussi, je n’ai pu m’empêcher de regarder en arrière. Mais nous n’avons tous vu que des ténèbres. Toute la lumière qui restait, nous l’emportions avec nous. Nous entrâmes dans le tunnel. La lumière tremblotante des torches se reflétait sur les parois d’obsidienne, les ombres des gens glissaient sur le sol. Nous avançâmes, nous enfonçant plus profondément dans la planète. Derrière nous, la nuit se referma à jamais sur Kairn Telest. CHAPITRE V LES TUNNELS DE L’ESPOIR, ABARRACH Quiconque lira ce récit (si l’un de nous demeure vivant pour le lire, ce dont je commence à douter sérieusement), il constatera qu’un certain temps s’est écoulé. La dernière fois que je posai ma plume, nous entrions dans le premier de ce que les cartes appellent les Tunnels de l’Espoir. Vous verrez que j’ai rayé ce nom, et que j’en ai écrit un autre à la place. Les Tunnels de la Mort. Nous avons passé vingt cycles dans ces tunnels, bien plus longtemps que je ne l’avais prévu. La carte s’est révélée erronée, non en ce qui concerne la route, qui est essentiellement la même que nos ancêtres empruntèrent pour atteindre Kairn Telest. Mais alors, les tunnels étaient jeunes, avec des murs lisses, des plafonds solides, des sols unis. Je savais que beaucoup de choses auraient changé au cours des siècles ; Abarrach est sujet à des secousses sismiques, qui font vibrer le sol, mais ne font guère plus que remuer les assiettes dans les placards et osciller les lustres du palais. J’avais présumé que nos ancêtres avaient renforcé ces tunnels par la magie, comme ils l’avaient fait pour nos palais, nos murailles, nos maisons. S’ils l’ont fait, les runes ont failli, ou bien ont besoin d’être reforgées, rétablies… re-runées, à défaut d’un meilleur mot. Ou peut-être que les anciens n’avaient pas pris la peine de fortifier les tunnels, supposant que des dommages éventuels seraient aisément réparés par ceux possédant la connaissance des sigles. De tous les désastres possibles que craignaient pour nous nos premiers ancêtres, ils n’avaient pas, à l’évidence, envisagé le pire de tous. Ils n’avaient jamais imaginé que nous perdrions la magie. Des dommages répétés provoquèrent des délais désastreux. Nous trouvâmes en plusieurs endroits le plafond effondré, la voie bloquée par d’énormes quartiers de roc qu’il nous fallait plusieurs cycles pour déplacer. Parfois, de larges crevasses s’ouvraient dans le sol, que seuls les plus audacieux osaient franchir d’un saut, et sur lesquelles il fallait construire un pont pour les autres. Nous ne sommes pas encore sortis des tunnels. Et il ne semble pas que nous approchions de la sortie. Je ne sais pas exactement où nous sommes. Plusieurs repères essentiels ont disparu, soit emportés par des avalanches, soit tellement altérés par les siècles qu’ils sont impossibles à reconnaître. Je ne suis même plus certain que nous suivons la bonne route. Je n’ai aucun moyen de le savoir. D’après la carte, les anciens avaient gravé des runes sur les parois pour guider les voyageurs, mais – si c’est le cas – leur magie est maintenant au-delà de notre compréhension. Nous sommes dans une situation désespérée. Les rations ont été diminuées de moitié. Nos muscles ont fondu sur nos os. Les enfants ne pleurent plus de fatigue, ils pleurent de faim. Les chariots ont été abandonnés au bord de la route, les souvenirs chers devenus des fardeaux pour des bras affaiblis par la faim et l’épuisement. Seuls les chariots nécessaires au transport des vieillards et des infirmes continuent à nous suivre, mais eux aussi, tragiquement, commencent à rester derrière nous dans les tunnels. Les faibles commencent à mourir. Mes confrères nécromanciens ont commencé leur sinistre tâche. Le poids des souffrances du peuple est retombé, comme je le prévoyais, sur les épaules de leur prince. Edmund voit son père décliner sous ses yeux. Selon les standards de notre peuple, le roi était un vieillard au départ. Il avait eu son fils tard dans sa vie. Mais, en quittant le palais, il était fort et vigoureux comme un homme deux fois plus jeune. Je fis un rêve où je voyais la vie du roi comme un fil attaché au trône d’or maintenant abandonné dans la nuit de Kairn Telest. Et malgré son départ, le fil est resté attaché au trône. Lentement, cycle après cycle, le fil se tend et s’amenuise de plus en plus, jusqu’au moment où un mouvement trop brusque ou maladroit provoquera sa rupture. Le roi ne s’intéresse plus à rien, à ce que nous faisons, disons, où nous allons. La plupart du temps, je me demande s’il remarque le sol sur lequel il marche. Edmund reste constamment à son côté, le guidant comme un aveugle. Non, ce n’est pas une description correcte de son état. Le roi agit en homme qui marche à reculons, qui ne voit pas ce qu’il y a devant lui, seulement ce qu’il laisse derrière lui. Chaque fois que le prince est appelé par ses innombrables responsabilités et doit quitter son père, Edmund se fait remplacer par deux soldats. Le roi est docile, il va où on le conduit sans poser de questions. Il avance quand on lui dit d’avancer, il s’arrête quand on lui dit de s’arrêter. Il mange ce qu’on lui met dans la main, sans paraître en percevoir la saveur. Je crois qu’il mangerait une pierre si on lui en donnait une. Je crois aussi qu’il cesserait complètement de manger si on ne lui apportait pas sa nourriture. Pendant des cycles, au début de l’exode, le roi ne dit mot à personne, pas même à son fils. Maintenant, il parle sans discontinuer, mais il se parle à lui-même, jamais à personne d’autre. Enfin, à personne qui compte. Il parle beaucoup à sa femme, non telle qu’elle est actuellement, parmi les morts, mais telle qu’elle était quand elle était parmi les vivants. Notre roi a abandonné le présent, il est retourné dans le passé. La situation devint si grave que le conseil supplia le prince de se déclarer roi. Edmund les rabroua, en une de ces rares occasions où je l’ai vu perdre son sang-froid. Les membres du conseil reculèrent devant son courroux, comme des enfants en faute. Edmund a raison. Selon notre loi, un roi est roi jusqu’à sa mort. Mais la loi n’a jamais prévu qu’un roi pût devenir fou. Cela n’est jamais arrivé dans notre peuple. Les conseillers en furent réduits à venir me trouver (et j’avoue que je savourai ce moment) pour me supplier d’intervenir auprès d’Edmund dans l’intérêt du peuple. Je promis de faire ce que je pourrais. — Edmund, nous avons à parler, lui dis-je lors d’un de nos repos forcés, pendant que les soldats déblayaient un énorme monceau de débris bloquant le chemin. Son visage s’assombrit, se fit rétif. Je l’avais souvent vu ainsi au cours de ses études, quand je le forçais à étudier les mathématiques, matière à laquelle il ne mordit jamais. Cela me rappela tant d’heureux souvenirs que je fus obligé de m’interrompre et de me ressaisir avant de poursuivre. — Edmund, dis-je d’un ton volontairement pratique, présentant la chose comme une question de simple bon sens, votre père est malade. Vous devez prendre le commandement de votre peuple – ne serait-ce que temporairement, jusqu’à ce que Sa Majesté soit en état de reprendre ses fonctions. « Vous avez des responsabilités envers le peuple, Prince, ajoutai-je. Jamais, dans toute l’histoire de Kairn Telest, nous n’avons été en plus grand danger qu’actuellement. Les abandonnerez-vous, par un sens dévoyé du devoir et du respect filial ? Votre père voudrait-il que vous les abandonniez ? Je n’ajoutai pas, bien sûr, que c’était son père qui avait abandonné le peuple. Pourtant, Edmund saisit le sous-entendu. Si je l’avais exprimé à voix haute, il l’aurait repoussé avec colère. Mais présenté par sa propre conscience… Je le vis regarder son père qui, assis sur un rocher, bavardait avec son passé. Je vis sur le visage d’Edmund son trouble et sa détresse, je vis son remords. Je sus alors que j’avais touché juste. A regret, je le laissai seul, à ruminer mes paroles. Pourquoi est-ce toujours moi, qui l’aime, qui dois le faire souffrir ? me demandai-je avec tristesse en m’éloignant. A la fin de ce cycle, Edmund réunit tout le peuple et annonça qu’il prenait le commandement, si tous étaient d’accord, mais seulement temporairement. Il conserverait le titre de prince. Son père serait toujours roi, et reprendrait ses fonctions dès qu’il irait mieux. Le peuple réagit avec enthousiasme, et Edmund fut profondément touché de leur amour et de leur loyalisme. Le discours d’Edmund n’assouvit pas leur faim, mais la rendit plus facile à supporter. Je le regardai avec fierté, et un nouvel espoir se leva dans mon cœur. Ils le suivront n’importe où, pensai-je, même à travers les Portes de la Mort. Mais il est vraisemblable que nous trouverons tous la mort avant de trouver les Portes de la Mort. Le seul facteur positif rencontré jusque-là, c’est que la température s’est enfin un peu réchauffée. Je commence à croire que nous suivons la bonne route, que nous approchons de notre but – le cœur de feu d’Abarrach. — C’est un signe encourageant, dis-je à Edmund, à la fin d’un nouveau cycle dans les tunnels. Un signe très encourageant. Je garde pour moi mes doutes et mes craintes. Inutile d’accumuler trop de fardeaux sur ces jeunes épaules, pour vigoureuses qu’elles soient. — Regardez, dis-je, pointant le doigt sur la carte. Vous remarquerez qu’à leur extrémité, les tunnels débouchent sur une vaste étendue de magma, appelée le Lac de Roche-qui-Brûle. C’est le premier repère majeur à l’entrée de Kairn Necros. Je n’en suis pas certain, mais je pense que c’est la chaleur de ce lac, s’infiltrant à travers le tunnel, que nous sentons. — Ce qui signifie que nous approchons de la fin du voyage, dit Edmund, son beau visage – maintenant hâve et émacié – s’éclairant d’un sourire. — Vous devez manger davantage, Prince, lui dis-je doucement. Mangez au moins votre ration. C’est le peuple qui en souffrira si vous tombez malade ou que vous vous affaiblissez au point de ne pas pouvoir continuer. Il secoua la tête, comme je m’y attendais. Mais je savais aussi qu’il réfléchirait à mon conseil. Ce temps-repos, je le vis consommer la maigre ration qu’on lui donna. — Oui, poursuivis-je, revenant à la carte, je crois que nous approchons de la fin. En fait, nous devons être là, à peu près, dis-je posant le doigt sur un point de la carte. Encore deux cycles, et nous atteindrons le lac, si nous ne rencontrons pas d’autres obstacles. — Et alors, nous serons à Kairn Necros. Nous trouverons sûrement un pays d’abondance. Nous trouverons de l’eau et de la nourriture. Regardez cet immense océan qu’ils appellent la Mer de Feu, dit-il montrant une vaste étendue de magma. C’est elle qui apporte lumière et chaleur à toute la région. Et ces cités ! Regardez celle-ci, Baltazar. Port-Sécurité. Quel beau nom ! Je considère que c’est de bon augure. Port-Sécurité, où notre peuple trouvera enfin la paix et le bonheur. Il passa un long moment à étudier la carte, imaginant tout haut ce qu’il trouverait dans ce pays, ce que diraient les gens, leur surprise en nous voyant. Adossé au mur de la caverne, je le laissai parler. J’avais plaisir à le revoir heureux et plein d’espoir. Cela me fit presque oublier les affres de la faim qui nouaient le ventre, les affres de la peur qui m’empêchaient de dormir. Pourquoi lui ôter ses illusions ? Pourquoi crever cette fragile bulle de bonheur de l’épée impitoyable de la réalité ? Après tout, je n’ai aucune certitude. « Théories que tout cela », aurait dit son père avec dédain. Je n’ai que des théories. Supposition : la Mer de Feu se rétracte. Elle ne peut plus fournir lumière et chaleur aux vastes régions qui l’entourent. Théorie : nous ne trouverons pas un royaume d’abondance. Nous trouverons des royaumes aussi stériles, désolés et déserts que celui que nous avons laissé derrière nous. C’est pourquoi le peuple de Kairn Necros nous a volé notre lumière et notre chaleur. — Ils seront surpris de nous voir, dit Edmund, avec un lumineux sourire intérieur. Oui, dis-je à part moi. Très surpris. Très surpris en effet. Kairn Necros. Ainsi nommé par les anciens arrivés les premiers sur ce monde, en l’honneur de ceux qui avaient perdu la vie dans la Séparation de l’ancien monde, ainsi nommé pour signaler la fin d’une vie et le début – le brillant début – d’une autre. Oh, Edmund, mon Prince, mon Fils. Que ce nom soit pour vous un signe. Non Port-Sécurité. Port-Sécurité est un leurre. Kairn Necros. La Caverne de la Mort. CHAPITRE VI LE LAC DE PIERRE-QUI-BRÛLE, ABARRACH Comment faire le récit de cette terrible tragédie « ? Comment la comprendre, la raconter de façon cohérente ? Et pourtant, je le dois. J’ai promis à Edmund que l’héroïsme de son père passerait à la postérité. Pourtant, mes mains tremblent tant que j’arrive à peine à écrire. Pas de froid. Maintenant, il fait chaud dans le tunnel. Et quand je pense comme cette chaleur nous avait réconfortés ! Mon tremblement est une réaction à mes récentes expériences. Il faut me concentrer. Edmund. Je ferai cela pour Edmund. Je lève les yeux de mon récit, et je le vois, assis en face de moi, seul, comme il convient dans le deuil. Le peuple a fait les gestes rituels de sympathie. Ils lui auraient fait les présents traditionnels – de la nourriture, seule chose de valeur qui leur reste – mais leur prince (devenu leur roi, quoiqu’il continue à refuser la couronne avant la résurrection) le leur a interdit. J’ai disposé au mieux les membres raidis du cadavre et exécuté les rites de conservation. Nous l’emporterons avec nous, naturellement. Dans sa douleur, Edmund me supplie de procéder immédiatement aux derniers rites, mais je lui rappelai qu’il faut attendre trois cycles complets après la mort. Plus tôt serait beaucoup trop dangereux. Notre code l’interdit pour cette raison même. Edmund n’insista pas. Le fait qu’il ait pu seulement proposer une telle aberration donne la mesure de sa confusion et de sa douleur. Il faudrait qu’il dorme. Et peut-être dormira-t-il, maintenant que tout le monde le laisse tranquille. Mais s’il est comme moi, chaque fois qu’il fermera les yeux, il verra cette horrible tête surgir de… Je relis ce que j’ai écrit, et je m’aperçois que j’ai commencé par la fin. J’ai envie de détruire cette page et de recommencer, mais j’ai trop peu de parchemin pour le gaspiller. De plus, ce n’est pas un récit que je raconte pour passer le temps agréablement devant un verre de vin-feu. Et pourtant, maintenant que j’y réfléchis, ce pourrait être un de ces contes d’après dîner, car la tragédie nous a frappés – comme si souvent dans ce genre d’histoires – à l’instant où l’avenir nous paraissait le plus riant. Les deux derniers cycles avaient été faciles, presque heureux. Nous rencontrâmes un ruisseau d’eau douce, le premier depuis notre entrée dans les tunnels. Et non seulement nous pûmes boire notre content et renouveler nos réserves déclinantes, mais nous découvrîmes du poisson dans le courant. A la hâte, nous confectionnâmes des filets avec tout ce qui nous tomba sous la main – .un châle de femme, une couverture d’enfant, une chemise d’homme. Debout de chaque côté des rives, des adultes barrèrent le courant de ces filets de fortune. Tout se passa dans le plus grand sérieux jusqu’au moment où Edmund, à la tête des pêcheurs, glissa sur une pierre, et, tomba dans l’eau avec un « plouf » sonore. Nous ne connaissions pas la profondeur du courant, nos torches de foin-kairn étant notre seule source de lumière. Le peuple commença à pousser des cris alarmés, plusieurs soldats sautèrent à l’eau pour lui porter secours. Puis Edmund se releva. Il avait de l’eau jusqu’aux mollets. L’air penaud, il éclata de rire. Puis j’entendis rire notre peuple, pour la première fois depuis bien des cycles. Edmund l’entendit aussi. Il était trempé, mais je suis sûr que les gouttes coulant sur ses joues ne venaient pas du ruisseau, mais qu’elles avaient le goût salé des larmes. De même que je ne croirai jamais qu’Edmund, chasseur au pied sûr, soit tombé par hasard dans le courant. Le prince tendit la main à un ami, fils d’un conseiller. L’ami, essayant de le tirer sur la berge, glissa à son tour et tous deux tombèrent à l’eau. Les rires redoublèrent, et bientôt, tout le monde se retrouva en train de sauter dans l’eau, ou de faire semblant d’y tomber. La pêche, commencée dans la tristesse, se terminait dans la joie. Nous parvînmes quand même à prendre quelques poissons. A la fin de ce cycle, nous fîmes un grand festin, et tout le monde dormit bien, sa faim assouvie et l’espoir revenu. Nous restâmes tout un cycle au bord de ce ruisseau ; personne n’avait envie de quitter un lieu de joie et d’abondance. Nous pêchâmes d’autres poissons que nous salâmes pour compléter nos maigres provisions. Revigorés par la nourriture, l’eau et la bienheureuse chaleur du tunnel, l’espoir revint. La joie redoubla quand le roi sembla sortir des sombres nuages de la folie. Il regarda autour de lui, reconnut Edmund, lui parla de façon cohérente, et demanda où nous étions. A l’évidence, le roi ne se rappelait rien de notre voyage. Le prince, refoulant ses larmes, montra la carte à son père, lui signalant comme nous étions proches du Lac de Pierre-qui-Brûle, et, par conséquent, de Kairn Necros. Le roi mangea avec appétit, dormit bien, et ne parla plus de sa défunte femme. Le cycle suivant, tout le monde se réveilla de bonne heure, impatient de se remettre en route. Pour la première fois, le peuple commença à croire que, peut-être, une vie meilleure nous attendait. Je gardai pour moi mes doutes et mes craintes. Peut-être que j’eus tort, mais comment pouvais-je leur enlever ce nouvel espoir ? Un demi-cycle de marche nous amena près de la fin du tunnel. Le sol cessa de descendre. L’agréable tiédeur se transforma en chaleur étouffante. Un intense rougeoiement émanant du Lac de Pierre-qui-Brûle éclairait la caverne d’une lumière si vive que nous éteignîmes les torches. Nous entendions un bruit étrange, répercuté par les murs du tunnel. — Qu’est-ce que ce bruit ? demanda Edmund, faisant arrêter le peuple. — Je crois, Votre Altesse, dis-je avec hésitation, que c’est le bruit des bulles de gaz montant du magma et qui crèvent à la surface. — A quelle distance sommes-nous du lac ? Demanda-t-il, l’air excité. — A mon avis, pas loin, Votre Altesse. Il repartit. Je posai sur son bras une main modératrice. — Attention, Edmund. Notre magie corporelle s’est activée pour nous protéger de la chaleur et des émanations toxiques, mais notre force n’est pas inépuisable. Il faut avancer avec précaution. Il s’arrêta immédiatement, me scrutant du regard. — Pourquoi ? Qu’y a-t-il à craindre ? Il me connaît trop bien ; je ne peux rien lui cacher. — Prince, dis-je, l’entraînant à l’écart, pour ne pas être entendu du roi et du peuple. Je ne peux pas mettre un nom sur ma peur, et j’hésite donc à en faire état. Je dépliai la carte sur un rocher. Nous nous penchâmes dessus ensemble. Le peuple ne fit pas attention à nous. Je vis le roi nous regarder, l’air soupçonneux, le front soucieux. — Faites comme si nous discutions de l’itinéraire, Votre Altesse. Je ne veux pas inquiéter indûment votre père. Edmund, avec un regard inquiet à son père, s’exécuta, et demanda bien haut où nous étions. — Vous voyez ces runes, tracées sur ce lac ? lui dis-je à voix basse. Je ne peux pas vous dire ce qu’ils signifient, mais quand je les regarde, j’ai peur. — Vous n’avez pas idée de leur sens ? dit Edmund, regardant les sigles. — Leur message s’est perdu avec le temps, Prince, je ne peux pas le déchiffrer. — Il prévient peut-être simplement que la route est dangereuse. — Peut-être… — Mais vous ne le pensez pas. — Edmund, dis-je me sentant rougir d’embarras, je ne suis pas certain de ce que je pense. La carte n’indique pas une route dangereuse. Comme vous voyez, un large chemin contourne le lac. Un enfant pourrait facilement le parcourir. — Le chemin est peut-être bloqué par des chutes de pierres. Telles que nous en avons rencontré beaucoup pendant ce voyage, dit sombrement Edmund. — Oui, mais le cartographe les aurait mentionnées si elles étaient survenues pendant qu’il traçait sa carte. Sinon, il n’en aurait rien su. Non, si ces runes avertissent d’un danger, ce danger existait quand on a fait cette carte. — Mais cela remonte si loin ! Le danger doit être passé maintenant. Nous sommes comme un joueur d’os-runes accablé par la malchance. Selon les probabilités, la chance doit tourner. Vous vous inquiétez trop, Baltazar, ajouta Edmund en riant. — Je l’espère, Prince, répondis-je gravement. Mais faites-moi plaisir. Tenez compte des craintes stupides d’un nécromancien. Avancez avec précaution. Envoyez des soldats en reconnaissance… Je voyais le roi nous foudroyer de loin. — Naturellement, dit sèchement Edmund, irrité que je lui dicte ses actes. Je l’aurais fait de toute façon. Je vais en parler à mon père. Oh, Edmund, si seulement j’en avais dit plus. Si seulement vous en aviez dit moins. Nos vies sont faites de « si seulement ». — Père, Baltazar pense que le chemin contournant le lac est peut-être dangereux. Restez avec le peuple, et j’irai devant avec quelques soldats… — Dangereux ! s’écria le vieux roi, avec un feu que je ne lui avais plus vu depuis longtemps. Pourquoi faut-il, hélas, qu’il se soit ravivé en cet instant ? — Dangereux, et tu me dis de rester en arrière ! Je suis le roi. Ou du moins, je l’étais. Le vieillard étrécit les yeux. — J’ai remarqué que tu essayais – avec l’aide de Baltazar, sans aucun doute – de subvertir le peuple. Je vous ai vus, toi et le nécromancien, comploter dans les coins sombres. Ça ne marchera pas. Le peuple me suivra, comme il m’a toujours suivi ! J’entendis. Tout le monde entendit. L’accusation du roi se répercuta dans la caverne. Je pus tout juste me retenir de me ruer sur lui pour l’étrangler de mes propres mains. Peu importe ce qu’il pense de moi. Mais mon cœur saignait de la blessure qu’il avait infligée à son fils. Si seulement ce roi stupide avait connu le dévouement et la fidélité de son fils ! Si seulement il avait vu Edmund, au cours de ces interminables cycles, marcher constamment au côté de son père, écoutant patiemment ses radotages ! Si seulement il avait vu combien de fois son fils avait refusé la couronne, que les conseillers lui offraient à genoux ! Si seulement… Mais en voilà assez. On ne doit pas dire du mal des morts. Je peux seulement supposer qu’une folie persistante mit ces idées dans l’esprit du roi. Edmund était devenu livide, mais il parla avec la calme dignité qui lui va si bien. — C’est un malentendu, Père. J’ai été obligé d’assumer certaines responsabilités, de prendre certaines décisions pendant ta récente maladie. Je l’ai fait à regret, ainsi que tout le monde ici pourra te le confirmer, dit-il, embrassant le peuple du geste. Personne n’est plus heureux que moi de te voir reprendre ta juste place de chef du peuple de Kairn Telest. Edmund me demande du regard si je désirais répondre à ses accusations. Je secouai la tête sans rien dire. Comment pouvais-je, en toute honnêteté, nier le désir de mon cœur, même si mes lèvres ne l’avaient pas exprimé ? Les paroles du fils touchèrent le vieux roi. Il sembla honteux, et à juste titre ! Il commença à tendre la main, à ouvrir la bouche, peut-être pour s’excuser, prendre son fils dans ses bras, lui demander pardon. Mais l’orgueil — ou la folie – eut raison de ce bon mouvement. Le roi me regarda, son visage se durcit. Il se détourna et s’éloigna, appelant bien haut des soldats. — Certains viendront avec moi, commanda le roi. Les autres resteront ici pour protéger le peuple du danger qui nous menace, selon la théorie du nécromancien. Il est plein de théories, notre Baltazar. Sa dernière, c’est qu’il est le père de mon fils ! Edmund s’avança, des paroles cinglantes aux lèvres. Je le retins par le bras et secouai la tête. Le roi se dirigea vers la sortie du tunnel, suivi d’une vingtaine de soldats. Cette sortie était une petite ouverture dans le roc, où les soldats passèrent de justesse. De loin, on voyait rougeoyer la lumière flamboyante du Lac de Pierre-qui-Brûle. Les gens se regardèrent, regardèrent Edmund, incertains de ce qu’ils devaient dire ou faire. Toutefois, quelques conseillers branlèrent du chef et firent claquer leur langue. Edmund les fit taire d’un regard furieux. Quand le roi arriva au bout du tunnel, il se tourna vers nous. — Toi et le nécromancien, vous resterez avec le peuple, mon fils, cria-t-il avec un rictus dédaigneux. Votre roi reviendra pour vous dire si vous pouvez passer sans danger. Accompagné de ses soldats, il sortit du tunnel. Si seulement… Si seulement… Les dragons de feu possèdent une intelligence remarquable. On serait tenté de dire, une intelligence malveillante, mais, en toute justice, est-ce bien à nous de condamner une créature que nos ancêtres ont chassée quasiment jusqu’à l’extinction ? Je ne doute pas que, si les dragons pouvaient ou voulaient parler, ils nous rappelleraient qu’ils ont de bonnes raisons de nous haïr. Non que ce soit une consolation. — J’aurais dû l’accompagner ! Telles furent les premières paroles d’Edmund quand j’essayai de l’éloigner doucement du corps mutilé de son père. Si j’ai jamais été tenté de croire à un dessein supérieur, à une puissance immortelle… Mais non. Je n’ajouterai pas le blasphème à mes autres fautes. Comme son père le lui avait commandé, Edmund resta en arrière. Très droit, digne, impassible. Mais moi, qui le connais si bien, je compris qu’il avait envie de courir après lui, pour lui expliquer, tenter de lui faire comprendre. Si seulement Edmund l’avait fait, peut-être que le vieux roi serait revenu sur sa décision et se serait excusé. Peut-être que la tragédie aurait été évitée. Edmund est jeune et fier, comme je l’ai déjà dit. Il était furieux – à juste titre. Il avait été insulté devant tout le peuple. Il n’était pas en tort. Il ne ferait pas le premier pas vers la réconciliation. Il tremblait de rage contenue. Il fixait la sortie du tunnel, sans dire un mot. Personne ne disait un mot. Nous attendîmes, dans un silence total qui me parut durer une éternité. Que se passait-il ? Ils avaient eu le temps de faire tout le tour du lac, me disais-je, quand un hurlement résonna dans le tunnel, horriblement répercuté par les parois. Tous reconnurent la voix du roi. Moi… et son fils… nous reconnûmes en elle un avertissement, un cri de mort. Le hurlement fut terrible, d’abord étranglé par la terreur, puis empreint d’une souffrance atroce. Et d’une durée insoutenable, hurlement de mort se répercutant impitoyablement sur les parois. Je n’ai jamais rien entendu de semblable. J’espère que je n’entendrai jamais plus rien de pareil. Le hurlement aurait pu métamorphoser les gens en pierre, comme, selon la légende, le fait le regard du basilic. Je sais que j’en restai pétrifié, les membres paralysés, l’esprit engourdi. Galvanisé par ce cri, Edmund passa à l’action. — Père ! hurla-t-il, mettant dans ce cri tout l’amour qu’il avait recherché depuis son enfance. Et comme toujours depuis son enfance, ce cri resta sans réponse. Le prince s’élança en courant. J’entendis des cliquetis d’armes, des bruits confus de bataille, et, dominant le tout, un rugissement terrifiant. Maintenant, je pouvais donner un nom à ma peur. Maintenant, je savais ce que signifiaient les runes de la carte. La vue d’Edmund se ruant vers le même destin que son père me tira de ma léthargie et je passai à l’action. Rapidement, faisant appel à toutes les forces qui me restaient, je tissai et tendis un filet magique en travers de la sortie du tunnel. Edmund le vit, tenta de l’ignorer. Il s’écrasa dessus de tout son élan, lutta et se débattit contre lui. Tirant son épée, il tenta de le mettre en pièces. Ma magie, renforcée par la peur que je ressentais pour lui, résista. Il ne put pas sortir, et le dragon de feu – de l’autre côté – ne put pas passer à travers mon filet. Enfin, j’espérais qu’il ne pourrait pas. J’ai étudié tout ce que les anciens ont écrit sur ces créatures, et je crois qu’ils ont sous-estimé leur intelligence. Pour plus de sûreté, j’ordonnai aux gens de se retirer plus haut dans le tunnel, de se cacher dans tous les passages qu’ils trouveraient. Ils s’enfuirent comme des souris effrayées, conseillers et tout, et bientôt, je restai seul avec Edmund. Dans sa frustration, il me frappa. Il me supplia, menaça de me tuer si je maintenais mon filet magique. Je ne cédai pas. Je voyais maintenant un terrible carnage se dérouler sur les rives du lac. La tête et le cou du dragon, la partie supérieure de son corps, et sa queue hérissée de pointes tranchantes comme des dagues, sortaient de la lave en fusion. La tête et le cou étaient noirs, noirs comme les ténèbres de Kairn Telest. Les yeux flamboyaient d’un rouge ardent. Dans son immense gueule, il tenait le corps d’un soldat qui se débattait, et, sous nos yeux horrifiés, il ouvrit les mâchoires et lâcha l’homme dans le magma. Un par un, le dragon saisit les Soldats, qui tentaient de combattre la créature avec leurs armes pitoyables. Un par un, le dragon les lâcha dans la roche en fusion. Il laissa un seul corps sur la berge – le corps du roi. Quand le dernier soldat eut disparu, le dragon tourna vers nous ses yeux flamboyants et nous considéra longtemps. Je jure que j’entendis ses paroles, et Edmund me dit par la suite qu’il crut bien les entendre, lui aussi. Vous avez payé le prix de votre passage. Vous pouvez traverser maintenant. Il ferma les yeux, et la tête noire disparut dans le magma. Que j’aie effectivement entendu parler le dragon de feu ou non, une voix intérieure me dit alors que la voie était libre, que le dragon ne reviendrait pas. J’ôtai le filet magique. Edmund sortit en courant du tunnel avant que j’aie pu l’arrêter. Je courus derrière lui, les yeux fixés sur le lac bouillonnant. Aucune trace du dragon. Le prince arriva près de son père et le prit dans ses bras. Le roi était mort, et d’une mort horrible. Un trou énorme – sans doute infligé par les pointes acérées de la queue – béait dans son ventre aux entrailles déchiquetées. J’aidai Edmund à rapporter le corps dans le tunnel. Le peuple resta à bonne distance, refusant de s’aventurer près du lac. Je les comprenais. Moi non plus, je n’aurais pas voulu en approcher si je n’avais pas entendu cette voix, et su que je pouvais la croire. Le dragon avait pris sa revanche, et avait retrouvé la paix. Je prévois qu’Edmund aura du mal à convaincre le peuple qu’on peut sans danger emprunter le chemin contournant le Lac de Pierre-qui-Brûle. Mais je sais qu’il finira par y parvenir, car le peuple l’aime et lui fait confiance, et maintenant, que ça lui plaise ou non, le choisira pour roi. Il nous faut un roi. Quand nous aurons laissé le lac derrière nous, nous serons à Kairn Necros. Edmund maintient que nous y trouverons un pays d’amis. Moi, dans mon affliction, je crois que nous trouverons le pays de nos ennemis. Et c’est ici que j’ai décidé de mettre fin à mon récit. Il ne me reste que quelques feuilles de mon précieux parchemin, et je trouve bienséant de refermer ce journal sur la mort d’un roi de Kairn Telest et le couronnement d’un autre. Je voudrais pouvoir voir ce que l’avenir nous réserve, mais toute la puissance magique des anciens ne leur a jamais permis de deviner au-delà du moment présent. Peut-être que c’est aussi bien. Connaître l’avenir, c’est être obligé de renoncer à l’espoir. Et l’espoir est la seule chose qui nous reste. Edmund conduira son peuple de l’avant, mais pas, si je peux l’en empêcher, à Kairn Necros. Qui sait ? Le prochain volume de mon journal s’intitulera peut-être Le Voyage à Travers les Portes de la Mort. Baltazar, nécromancien du roi. CHAPITRE VII LE NEXUS Haplo inspecta son vaisseau de long en large, examinant les mâts et la coque, les ailes et les voiles d’un œil critique. La nef avait survécu à trois passages des Portes de la Mort, n’encourant que des dommages mineurs, principalement provoqués par les titans, ces géants terrifiants de Pryan. — A quoi tu penses, mon vieux ? dit Haplo, caressant la tête du bâtard qui le suivait comme son ombre. Tu penses qu’il est temps de partir ? Tu penses que nous sommes prêts ? Le chien remua la queue, et ses yeux intelligents, qui quittaient rarement leur maître, s’éclairèrent. — Ces runes, dit Haplo, posant la main sur une série de symboles gravés au fer sur la coque, bloqueront toutes les énergies, selon Mon Seigneur. Rien, absolument rien, ne devrait pénétrer jusqu’à nous. Nous serons protégés comme un bébé dans le ventre de sa mère. Plus en sécurité, ajouta-t-il, s’assombrissant, que n’importe quel bébé né dans le Labyrinthe. Il suivit du doigt les arabesques ténues des runes, lisant mentalement leur langage compliqué, cherchant à y détecter la moindre erreur. Son regard se leva sur la tête de dragon sculptée de la proue. Les yeux farouches, fixés droit devant eux, semblaient déjà apercevoir leur but. — La magie nous protège, poursuivit Haplo. La magie nous entoure. Cette fois, nous ne succomberons pas. Cette fois, je vivrai le passage des Portes de la Mort ! Le chien bâilla, s’assit, et se gratta avec tant de violence qu’il faillit tomber. Le Patryn le considéra avec quelque irritation. — Pour ce que ça t’intéresse, grommela-t-il d’un ton accusateur. Percevant une nuance réprobatrice dans la voix bien-aimée, le chien pencha la tête et sembla entrer dans la conversation. Malheureusement, sa démangeaison continua à l’en distraire. Avec un grognement mécontent, Haplo monta l’échelle de coupée et inspecta une dernière fois le pont. La nef avait été construite par les Elfes du monde de l’air d’Arianus. Faite pour ressembler aux dragons que les Elfes admiraient mais ne pouvaient apprivoiser, la proue de la nef était la tête du dragon, sa poitrine était la cabine de pilotage, son corps était la coque, sa queue était le gouvernail. Les ailes, faites de la peau et des écailles de véritables dragons, guidaient le vaisseau à travers les courants de ce monde surprenant. Des esclaves (généralement humains) et la magie elfienne maintenaient la nef dans les airs. Ce vaisseau était un cadeau d’un capitaine elfien reconnaissant à Haplo. Le Patryn l’avait modifié pour le conformer à ses besoins, son propre vaisseau ayant été détruit lors de son premier passage des Portes de la Mort. Un nombreux équipage n’était plus nécessaire pour piloter la grande nef, ni des magiciens pour la guider, ni des esclaves pour la manœuvrer. Haplo était maintenant capitaine et équipage à lui seul. Le chien était son unique passager. Le chien, ayant calmé sa démangeaison, trotta derrière lui, espérant que la longue et ennuyeuse inspection tirait à sa fin. L’animal adorait voler. Il passait la plus grande partie du voyage la tête pressée contre la vitre du hublot, tirant la langue, remuant la queue et laissant des empreintes de nez sur le verre. Le chien avait hâte de partir. Son maître aussi. Haplo avait découvert deux mondes fascinants au-delà des Portes de la Mort. Il ne doutait pas que ce voyage fût tout aussi gratifiant. — Calme-toi, mon vieux, dit-il, tapotant la tête du chien. On part dans un instant. Debout sur le pont supérieur, sous les plis de la voile centrale, le Patryn contempla le Nexus, sa patrie. Il ne quittait jamais cette cité sans un serrement de cœur. Pour discipliné, dur et insensible qu’il se considérât, il était forcé de refouler ses larmes à chaque départ. Le Nexus était beau, mais il avait vu bien des pays aussi beaux sans jamais s’attendrir à pleurer en les quittant. Peut-être que ça venait de la nature particulière de la beauté du Nexus – un monde crépusculaire dont les jours n’étaient jamais éclatants, dont les nuits n’étaient jamais ténébreuses, mais toujours doucement éclairées par la lune. Dans le Nexus, rien n’était dur, rien n’était excessif ; à part les gens qui y vivaient, et qui sortaient tous du Labyrinthe, monde-prison d’une horreur inexprimable. Ceux qui survivaient au Labyrinthe arrivaient dans le Nexus. Sa beauté et sa paix les enveloppaient comme les bras protecteurs d’un parent consolant un enfant qui a fait des cauchemars. Debout sur le pont de sa nef, Haplo regarda la grande pelouse bien verte de la demeure de son seigneur. Il se rappelait la première fois où il s’était levé du lit où on l’avait transporté – plus mort que vif après ses épreuves du Labyrinthe. Il était allé à la fenêtre et avait regardé ce pays. Il avait connu, pour la première fois de sa vie d’éternel fugitif, la paix, la tranquillité, le repos. Chaque fois qu’il regardait son pays par la fenêtre, il se rappelait ce moment. Chaque fois qu’il se rappelait ce moment, il honorait et bénissait son maître, le Seigneur du Nexus, qui l’avait sauvé. Chaque fois qu’il bénissait son seigneur, Haplo maudissait les Sartans, ces demi-dieux qui avaient enfermé son peuple dans ce monde cruel. Chaque fois qu’il maudissait les Sartans, il faisait vœu de vengeance. Le chien, voyant qu’ils n’allaient pas partir immédiatement, se coucha sur le pont, et attendit patiemment, le museau sur les pattes. Haplo, sortant de sa rêverie, passa vivement à l’action et faillit marcher sur l’animal, qui se leva d’un bond avec un jappement stupéfait. — Allons, mon vieux, désolé. La prochaine fois, ne te mets pas dans mes pattes. Haplo se retourna pour descendre à la cale, et s’arrêta, pied levé, sentant comme une ondulation parcourir le monde et lui-même. Une ondulation. Impossible de dire autrement. Il n’avait jamais rien éprouvé de semblable à cette étrange sensation. Le mouvement avait commencé loin en dessous de lui, peut-être au cœur même de ce monde, et s’était propagé vers le haut en ondes sinueuses qui ne se déplaçaient pas horizontalement comme une secousse sismique, mais verticalement, ondulant à travers le sol, la nef, ses pieds, ses genoux, son corps, sa tête. Autour de lui, tout était déformé. Un bref instant, Haplo perdit sa forme et ses dimensions. Il était plat, collé contre un ciel plat, un sol plat. L’ondulation traversa tout et secoua tout simultanément. Sauf le chien. Le chien disparut. L’effet se termina aussi brusquement qu’il avait commencé. Haplo tomba à quatre pattes. Étourdi, désorienté, il lutta contre la nausée. Il haletait, l’ondulation ayant chassé tout l’air de ses poumons. Quand il put respirer, il regarda autour de lui, pour voir s’il découvrait ce qui avait provoqué ce phénomène terrifiant. Le chien reparut devant lui, le regardant avec reproche. — Ce n’est pas de ma faute, mon vieux, dit Haplo, lançant des regards méfiants dans toutes les directions. Le Nexus luisait doucement dans son paisible crépuscule, les feuilles des arbres bruissaient. Haplo les observa attentivement. Les troncs droits et vigoureux n’avaient jamais plié en cent générations. Pourtant, quelques instants plus tôt, il les avait vu onduler comme du blé dans la tempête. Pas un mouvement, pas un bruit et cela, en soi, était bizarre. Avant l’ondulation, il percevait machinalement des bruits d’animaux qui maintenant s’étaient tus par… par peur ? Par respect ? Haplo ressentit une étrange répugnance à bouger, comme si le simple fait de faire un pas allait de nouveau provoquer la sensation terrifiante. Il dut se forcer à parcourir le pont, s’attendant à tout instant à se retrouver collé au paysage. Il regarda par-dessus la coque, puis baissa les yeux sur la pelouse. Rien. Il scruta du regard la grande demeure, les fenêtres de la magnifique résidence de son seigneur. Son seigneur y vivait seul, à part Haplo qui n’y séjournait que de temps en temps. Aujourd’hui, la maison était vide. Le seigneur était parti livrer son éternelle bataille contre le Labyrinthe. Rien. Personne. — Peut-être que c’est une illusion, grommela Haplo. Il essuya la sueur froide perlant à sa lèvre supérieure, remarqua que sa main tremblait. Il considéra les runes tatouées sur sa peau, et vit, pour la première fois, qu’elles luisaient d’une faible luminescence bleue. Il retroussa vivement sa manche, vit la luminescence s’estomper sur son bras. Un coup d’œil sur sa poitrine, sous le col en « V » de sa tunique, lui révéla la même chose. — Je n’ai donc pas rêvé, dit-il, réconforté. Son corps avait instinctivement réagi au phénomène pour le protéger – le protéger de quoi ? Il avait un mauvais goût de fer, de sang, dans la bouche. Il toussa, cracha. Se retournant, il retraversa le pont. Sa peur s’estompa avec la luminescence bleue, le laissant frustré, furieux. L’ondulation ne venait pas de l’intérieur de la nef. Haplo l’avait vu traverser le vaisseau, son corps, les arbres, le sol, la maison, le ciel. Il descendit vivement à la cabine de pilotage. La pierre-barre couverte de runes qui lui servait à piloter la nef était sur son piédestal, noire et froide, aucune lumière n’en émanait. Haplo la foudroya du regard, avec une colère irrationnelle, ayant plus au moins espéré qu’elle était responsable de l’incident. Il était irrité de découvrir qu’il n’en était rien. Il passa mentalement en revue tout ce qu’il y avait à bord : rouleaux de filins dans la cale, tonneaux de vin, d’eau et de nourriture ; des vêtements de rechange ; son journal. La pierre était le seul objet magique. Il avait fait disparaître tout vestige des menschs{5} – Elfes, humains, nains, plus un vieux magicien fou – qui avaient dernièrement été ses passagers au cours de son néfaste voyage sur l'Étoile des Elfes. Les titans devaient les avoirs tous massacrés, maintenant. Ils ne pouvaient pas avoir provoqué cette ondulation. Debout dans la cabine de pilotage, fixant la pierre sans la voir, son esprit tournait en rond comme une souris dans un labyrinthe, qui explore tel et tel passage, reniflant, grattant, dans l’espoir de trouver une issue. Les souvenirs des menschs de Pryan l’amenèrent aux souvenirs des menschs d’Arianus, et cela lui fit penser au Sartan qu’il y avait rencontré, un Sartan dont l’esprit évoluait aussi maladroitement que ses pieds disproportionnés. Aucun de ces souvenirs ne le mena nulle part. Il ne lui était jamais rien arrivé de pareil. Il passa en revue toutes ses connaissances magiques, les sigles qui gouvernaient les probabilités rendaient toutes choses possibles. Mais, de par toutes les lois magiques qu’il connaissait, cette ondulation n’aurait jamais dû être. Haplo se retrouva à son point de départ. — Je devrais consulter Mon Seigneur, dit-il au chien, qui regardait son maître avec inquiétude. Lui demander conseil. Mais cela l’aurait obligé à remettre son départ pendant un temps indéterminé. Quand le Seigneur du Nexus retournait dans les espaces mortels du Labyrinthe, personne ne savait quand – ou si – il reviendrait. Et à son retour, il serait mécontent de constater qu’Haplo avait perdu un temps précieux en son absence. Haplo imagina son entrevue avec le formidable vieillard – seul homme vivant qu’il admirait, respectait et craignait. Il s’imagina tentant d’exprimer en paroles l’étrange sensation. Il imagina la réponse de son seigneur. — Simple évanouissement. Je ne savais pas que vous y étiez sujet, mon Fils. Peut-être ne devriez-vous pas entreprendre un voyage de cette importance ? Non, il valait mieux résoudre tout seul ce mystère. Il pensa à fouiller le vaisseau mais – de nouveau – cela lui ferait perdre du temps. Et comment trouver quand je ne sais même pas ce que je cherche ? se demanda-t-il, exaspéré. Je suis comme un enfant qui voit des fantômes dans la nuit, faisant venir ma mère avec une chandelle pour me prouver qu’il n’y avait rien. Bah ! Partons ! Il s’avança résolument vers la pierre-barre, posa les mains dessus. Le chien prit sa place accoutumée près des hublots logés dans la poitrine du dragon, remuant la queue et jappant avec excitation. La nef s’éleva dans les courants ascendants et fit voile dans le ciel rayé de pourpre. L’entrée dans les Portes de la Mort était une expérience redoutable et terrifiante. Minuscule point noir dans le ciel crépusculaire, les Portes ressemblaient à une étoile perverse qui aurait rayonné du noir au lieu d’émettre de la lumière. Le point ne grandissait pas à mesure qu’on s’en rapprochait. Plutôt, il semblait que la nef rétrécissait pour tenir à l’intérieur. Diminuait, s’amenuisait – sensation terrifiante, et purement mentale, Haplo le savait, illusion d’optique comme les mirages du désert. C’était la troisième fois qu’il allait entrer dans les Portes de la Mort, venant du Nexus, et il savait qu’il aurait dû être habitué à l’effet. Mais maintenant, exactement comme les autres fois, il fixa ce trou minuscule et sentit son estomac se nouer, son souffle s’arrêter. Plus ils approchaient, plus ils allaient vite. Impossible de réduire sa vitesse, même s’il l’avait voulu. Les Portes de la Mort l’aspiraient. Le trou commença à déformer le ciel. Les bandes pourpres et roses, les éclairs rouges se mirent à tourbillonner autour de lui. Ou bien le ciel tournait et il était stationnaire, ou bien il tourbillonnait et le ciel était immobile, il n’aurait su le dire. Il continuait à être aspiré à une vitesse toujours croissante. Cette fois, il vaincrait la peur. Cette fois… Un craquement terrible et un cri inhumain lui firent remonter le cœur dans la gorge. Le chien se leva d’un bond et fila comme une flèche vers l’intérieur de la nef. Haplo s’arracha à la contemplation des couleurs tourbillonnantes qui l’attiraient vers le trou noir. Au loin, il entendit le chien aboyer. A en juger par sa réaction, il y avait quelqu’un ou quelque chose à bord. Haplo tituba. La nef roulait, tanguait, se cabrait. Il avait du mal à rester debout, vacillant et trébuchant comme un ivrogne. Les aboiements se firent plus forts, plus intenses, mais, curieusement, Haplo y nota un changement : ils n’étaient plus menaçants, mais joyeux – l’animal saluait quelqu’un qu’il connaissait. Peut-être qu’un enfant s’était caché à bord, pour faire une farce ou chercher l’aventure. Mais Haplo n’imaginait pas un enfant patryn se livrant à une telle sottise. Les enfants patryns, qui grandissaient (s’ils vivaient assez longtemps) dans le Labyrinthe, ne savaient pas ce qu’était l’enfance. Avec quelque difficulté, il arriva enfin dans la cale, entendit une voix, faible et pathétique. — Bon toutou. Chut, bon toutou. Va-t’en et je te donnerai ce bout de saucisse… Haplo s’arrêta dans l’ombre. La voix résonnait familièrement. Ce n’était pas un enfant, c’était un homme qu’il connaissait, bien qu’il n’arrivât pas à le situer. Le Patryn activa les runes de ses mains, qui propagèrent une brillante lumière bleue dans l’obscurité de la cale. Il entra. Planté, pattes écartés, le chien aboyait de toutes ses forces contré un homme recroquevillé par terre dans un coin. L’homme n’était pas un inconnu, avec sa calvitie entourée d’une couronne grisonnante, son visage vieillissant, ses yeux pleins de douceur, pour le moment dilatés par la crainte. Son grand corps dégingandé semblait avoir été assemblé à la diable à partir d’organes dépareillés prélevés sur d’autres : mains trop larges, pieds trop grands, cou trop long, tête trop petite. C’étaient ses pieds qui l’avaient trahi, en se prenant dans un filin, sans doute cause de sa chute. — Vous ! dit Haplo dégoûté. Sartan ! L’homme détourna les yeux du chien, qu’il avait vainement tenté d’amadouer avec une saucisse — prise sur les réserves d’Haplo. Voyant le Patryn debout devant lui, l’homme eut un petit sourire de dérision, et s’évanouit. — Alfred ! siffla Haplo en avançant. Comment avez-vous… La nef entra à toute vitesse dans les Portes de la Mort. CHAPITRE VIII LES PORTES DE LA MORT La violence de l’impact fit tomber Haplo à la renverse et le chien faillit perdre l’équilibre. Le corps comateux d’Alfred glissa doucement sur le sol qui penchait. Haplo s’écrasa contre la paroi, luttant désespérément contre les forces terribles et invisibles qui pesaient sur lui, le collant au bois. Enfin, la nef se redressa, et il put avancer en titubant. Saisissant l’épaule de l’homme prostré à ses pieds, Haplo le secoua sauvagement. — Alfred ! Maudit Sartan ! Debout ! Alfred battit des paupières, roula les yeux, grogna, et – voyant le visage sombre et menaçant d’Haplo au-dessus de lui – sembla quelques peu alarmé. Le Sartan tenta de se lever, la nef gîta, et il se retint instinctivement au bras d’Haplo. Le Patryn le repoussa brutalement. — Qu’est-ce que vous faites là ? Sur ma nef ? Répondez-moi, sinon, par le Labyrinthe, je… Haplo s’interrompit, le regard fixe. Les cloisons de la nef se refermaient sur lui, de plus en plus proches, le sol montait vers le plafond qui descendait. Ils allaient être écrasés, aplatis ! Mais, au même instant, les parois s’écartaient, se dilataient dans l’espace, le sol tombait sous ses pieds, tout l’univers fuyait, le laissant seul, petit, impuissant. Le chien gémit et rampa vers Haplo, enfouit son museau froid dans sa main. Il étreignit l’animal avec gratitude. Il était chaud, réel, solide. La nef avait retrouvé sa stabilité. — Où sommes-nous ? demanda Alfred avec une crainte révérentielle. A en juger par la terreur de ses grands yeux larmoyants, il venait sans doute de vivre la même expérience. — Nous entrons dans les Portes de la Mort, répondit sombrement Haplo. Tous deux se turent un moment, regardant autour d’eux, prêtant l’oreille en retenant leur souffle. — Ah ! soupira Alfred en hochant la tête. Ça expliquerait tout. — Ça expliquerait quoi, Sartan ? — Comment je suis… arrivé… euh… ici, dit Alfred, levant les yeux sur Haplo, puis les baissant immédiatement. Ce n’était pas mon intention. Vous devez le comprendre. Je… je cherchais Tourment, vous comprenez. Le petit garçon que vous avez emmené en quittant Arianus. Sa mère est folle d’inquiétude… — Pour un enfant qu’elle a abandonné voici onze ans. Oui, ça me donne envie de pleurer. Continuez. Alfred rougit légèrement. — Les circonstances à l’époque… elle n’avait pas le choix… c’est son mari… — Comment êtes-vous arrivé sur ma nef ? répéta Haplo. — Je… je suis parvenu à localiser les Portes de la Mort sur Arianus. Les Guègues m’ont mis dans une de leurs serres-fouisseuses – vous vous rappelez ces engins ? – et m’ont descendu dans la tempête juste dans les Portes de la Mort. Je venais d’y entrer quand j’ai éprouvé une sensation… comme si on me démembrait, puis j’ai été secoué violemment en arrière, en avant… je ne sais pas. Je me suis évanoui. Quand je suis revenu à moi, j’étais couché ici, dit Alfred, montrant la cale d’un geste d’impuissance. — Ce doit être le craquement que j’ai entendu, dit Haplo, le considérant pensivement. Vous ne mentez pas. D’après ce que je sais, vous ne pouvez pas mentir, vous autres misérables Sartans. Mais vous ne me dites pas toute la vérité non plus. La rougeur d’Alfred s’accentua, il baissa les yeux. — Avant de quitter le Nexus, avez-vous ressenti une sensation… bizarre ? dit-il d’une voix faible. Haplo refusa de se compromettre, mais Alfred prit son silence pour un signe d’assentiment. — Une sorte d’ondulation ? Qui vous a donné la nausée ? C’était moi, j’en ai peur, dit-il d’une voix défaillante. — Ça concorde, dit le Patryn, s’accroupissant devant Alfred. Au nom de la Séparation, qu’est-ce que je vais faire de vous ? Je… Le temps ralentit. Le dernier mot d’Haplo sembla prendre une année pour sortir de sa bouche, et une autre année pour parvenir à ses oreilles. Il tendit la main pour saisir Alfred au collet. Sa main avança d’une fraction de pouce. Haplo tenta d’accélérer le mouvement, mais il ralentit encore. L’air n’arrivait pas assez vite à ses poumons. Il allait mourir de suffocation avant de pouvoir inspirer. Mais, chose impossible, il bougeait vite, trop vite. Sa main avait saisi Alfred et le secouait comme un chien secoue un rat. Il hurlait des paroles à une telle vitesse qu’elles n’étaient plus qu’un charabia, et Alfred essayait désespérément de se dégager, lui répondant quelque chose, mais les mots filaient si vite à ses oreilles qu’il ne les comprenait pas. Le chien gisait sur le flanc, bougeant au ralenti, puis il était debout, sautant partout comme un possédé. L’esprit d’Haplo essayait désespérément de comprendre ces paradoxes. Puis il renonça et se ferma. Il lutta contre le brouillard noir qui l’envahissait, concentrant son attention sur le chien, refusant de voir autre chose. Finalement, tout ralentit ou accéléra. Tout redevint normal. Il réalisa qu’il n’était jamais allé aussi loin dans les Portes de la Mort sans perdre connaissance. Il supposa, amer, que c’était grâce à Alfred. — Ça va continuer à empirer, dit le Sartan, blême, tremblant de tous ses membres. — Comment le savez-vous ? Haplo s’épongea le front, tenta de détendre ses muscles crispés et douloureux. — Je… j’ai étudié les Portes de la Mort avant d’y entrer. Les autres fois que vous les avez franchies, vous vous êtes évanoui, n’est-ce pas ? Haplo ne répondit pas. Il décida de retourner dans la cabine de pilotage. Pour le moment, Alfred était en sécurité dans la cale. Et il ne risquait pas de s’évader ! Haplo se leva… et continua à s’élever. Il montait, montait, et allait s’écraser au plafond, puis il rapetissait, devenant de plus en plus petit, au point qu’il n’était pas plus gros qu’une fourmi et qu’on aurait pu lui marcher dessus sans s’en apercevoir. — Les Portes de la Mort. Lieu qui existe et qui n’existe pas. Il a de la substance et il est insubstanciel. Le temps s’y écoule vers l’avenir et vers le passé. La lumière y est si brillante qu’elle me plonge dans les ténèbres. Haplo se demanda comment il pouvait parler alors qu’il n’avait pas de voix. Il ferma les yeux et eut l’impression de les avoir ouverts tout grands. Sa tête, son corps, se fendaient en deux parties, qui partaient dans des directions opposées. Son corps se comprimait, implosait. Il serra à deux mains sa tête douloureuse, titubant, tourbillonnant, jusqu’au moment où il perdit l’équilibre et s’effondra sur le sol. Au loin, il entendit hurler quelqu’un, mais il ne pouvait pas distinguer le hurlement, parce qu’il était sourd. Il voyait tout avec une parfaite netteté parce qu’il était complètement aveugle. L’esprit d’Haplo se débattait, tentant de réconcilier l’inconciliable. Sa conscience plongea de plus en plus profond en lui-même, cherchant à retrouver la réalité, cherchant un point stable dans l’univers auquel se raccrocher. Il trouva… Alfred. Et la conscience défaillante d’Alfred trouva Haplo. Alfred tombait dans le vide comme une pierre quand il s’arrêta soudain. Les sensations terribles éprouvées dans les Portes de la Mort cessèrent. Il était sur un sol ferme,le ciel au-dessus de sa tête. Rien ne tourbillonnait plus autour de lui, et il allait pleurer de soulagement quand il s’aperçut que le corps dans lequel il se trouvait n’était pas le sien. C’était le corps d’un enfant de huit ou neuf ans. Il était nu, à part un linge noué autour de ses reins. Le corps était couvert des boucles et des spirales rouges et bleues des runes. Deux adultes, debout près de lui, parlaient. Alfred savait que c’étaient ses parents, bien qu’il ne les eût jamais vus. Il savait aussi qu’il avait couru, couru désespérément pour sauver sa vie, et qu’il était fatigué à ne pas pouvoir faire un pas de plus. Il avait peur, horriblement peur, et il lui sembla qu’il avait eu peur pendant la plus grande partie de sa courte vie ; cette peur avait été sa première émotion identifiable. — C’est inutile, haleta l’homme, son père. Ils gagnent sur nous. — Alors, nous devrions nous arrêter et les combattre, insista la femme, sa mère, tant que nous en avons encore la force. Alfred, malgré sa jeunesse, savait que le combat était sans espoir. Ce qui les pourchassait était plus fort et plus rapide qu’eux. Il entendait des sons terrifiants derrière lui, des corps massifs écrasant les broussailles. Un gémissement lui monta dans la gorge, mais il le réprima, sachant que donner libre cours à sa peur ne ferait qu’empirer la situation. Il tripota son pagne, en tira une petite dague pointue couverte de sang séché. A l’évidence, pensa Alfred, j’ai déjà tué. — Le petit ? demanda sa mère à l’homme. Les poursuivants, quels qu’ils fussent, gagnaient rapidement du terrain. L’homme se raidit, resserrant sa main sur sa lance. Il sembla réfléchir. Ils échangèrent un regard, regard qu’Alfred comprit, et il fit un bond en avant, le mot « non ! » se formant sur ses lèvres. Il reçut un coup violent à la tête qui lui fit perdre connaissance. Alfred sortit de son corps et regarda ses parents traîner sa silhouette évanouie dans un épais buisson et la recouvrir de broussailles. Puis ils se mirent à courir,attirant l’ennemi aussi loin que possible de leur enfant avant de se retourner pour combattre. Ils n’agissaient pas ainsi par amour, mais par instinct, comme une oiselle feint d’avoir une aile brisée pour entraîner le renard loin de son nid. Quand Alfred reprit connaissance, il était revenu dans le corps de l’enfant. Accroupi dans le buisson, paniqué, il regarda, comme dans un cauchemar, les snogs assassiner ses parents. Il aurait voulu crier, hurler, mais quelque chose — encore l’instinct, sans doute, ou peut-être la peur qui paralysait sa langue – lui imposa le silence. Ses parents combattirent bravement, mais ils n’étaient pas de taille contre les corps massifs, les crocs acérés et les serres tranchantes des snogs intelligents. La mise à mort prit longtemps, très longtemps. Puis tout fut fini. Les corps de ses parents – ce qui en restait quand les snogs eurent fini leur massacre — gisaient sans vie. Les cris de sa mère avaient cessé. Puis vinrent des moments terrifiants quand Alfred comprit que son tour était venu, quand il craignit qu’ils le voient, car il devait être visible comme le sang rouge maculant les feuilles sur le sol. Mais les snogs étaient fatigués de leur sport. Le désir de tuer satisfait, ils s’en allèrent, laissant Alfred seul dans le buisson. Il y resta caché longtemps, près des cadavres de ses parents. Les charognards arrivèrent pour profiter de l’aubaine. Il avait peur de rester, peur de partir, et il ne pouvait s’empêcher de gémir, ne fût-ce que pour entendre le son de sa voix et savoir qu’il était vivant. Puis deux hommes surgirent, et il sursauta car il ne les avait pas entendu venir dans le sous-bois, plus silencieux que le vent. Les hommes parlèrent de lui comme s’il n’était pas là. Ils lorgnèrent froidement les cadavres de ses parents, parlèrent d’eux sans compassion. Ces hommes n’étaient pas cruels, seulement insensibles, comme s’ils avaient trop vu de meurtres pour s’en émouvoir encore. L’un d’eux passa la main dans le buisson, tira Alfred et le remit sur ses pieds. Ils l’emmenèrent devant les corps massacrés de ses parents. — Regarde bien, dit l’homme à Alfred, le tenant par le collet et le forçant à regarder cette scène macabre. N’oublie pas. N’oublie jamais. Ce ne sont pas les snogs qui ont tué ton père et ta mère. C’est ceux qui nous ont enfermés dans cette prison pour y mourir. Qui sont-ils, mon garçon ? Tu le sais ? Les doigts de l’homme s’enfoncèrent douloureusement dans la chair d’Alfred. — Les Sartans, s’entendit répondre Alfred, et il sut alors qu’il était un Sartan, et qu’il venait de tuer ceux qui lui avaient donné la vie. — Répète ! lui ordonna l’homme. — Les Sartans ! cria Alfred, et il fondit en larmes. — Parfait. Ne l’oublie jamais, mon garçon. Ne l’oublie jamais. Haplo tombait dans les ténèbres, luttant, jurant, s’efforçant de ne pas perdre connaissance. Son esprit se révoltait contre lui, cherchant à l’entraîner dans l’inconscience pour son bien. Il aperçut une lumière qui semblait s’éloigner de lui, et il fit des efforts désespérés pour l’atteindre. Il réussit. La sensation de chute cessa, toutes les sensations étranges cessèrent, et un puissant sentiment de paix l’envahit. Il était couché sur le dos, et il lui semblait qu’il s’éveillait d’un profond sommeil éclairé de rêves merveilleux. Il n’était pas pressé de se lever, alors il resta allongé, immobile, entre le sommeil et la veille, écoutant mentalement une musique mélodieuse. Enfin, il sut qu’il était complètement éveillé et il ouvrit les yeux. Il était couché dans un cercueil de verre. Il fut étonné, mais pas effrayé, comme s’il savait où il était, qu’il l’avait oublié et s’en souvenait maintenant. Il se sentit excité, impatient. Quelque chose qu’il attendait depuis longtemps était sur le point de se produire. Il se demanda comment sortir du cercueil de verre, mais eut connaissance de la réponse en même temps qu’il se posait la question. Le cercueil s’ouvrirait sur son ordre. Toujours allongé, Haplo baissa les yeux sur son corps et fut surpris de ses étranges vêtements – de longues robes blanches. Et il vit, avec un mouvement de terreur, que les runes tatouées sur ses mains et ses bras avaient disparu ! Et avec elles, sa magie. Il était impuissant, impuissant comme un mensch ! Il sut instantanément qu’il ne l’était pas, et faillit rire de sa simplicité. Il possédait la magie, mais elle était à l’intérieur de lui, non à l’extérieur. Expérimentalement, il leva la main et l’examina. Elle était mince et déliée. Il traça une rune en l’air en même temps qu’il la chantait, et la porte du cercueil de verre s’ouvrit. Haplo s’assit, balança ses jambes sur le côté et sauta légèrement sur le sol, son corps tout vibrant de ces mouvements inusités. Se retournant, il se regarda dans la paroi de verre et il reçut un choc. Ce n’était pas son visage qu’il voyait, c’était celui d’Alfred. Il était Alfred ! Haplo tituba, accablé. Naturellement, cela expliquait l’absence de runes sur sa peau. La magie des Sartans agissait de l’intérieur vers l’extérieur, alors que la magie des Patryns agissait de l’extérieur vers l’intérieur. Troublé, Haplo regarda le cercueil de verre voisin du sien. Il y vit une ravissante jeune femme au visage serein. En la regardant, il sentit l’émotion monter en lui, et il comprit qu’il l’aimait, qu’il l’aimait depuis très, très longtemps. Il s’avança vers le cercueil et posa les mains sur le cristal froid. Il la regarda avec amour, s’attardant sur chaque trait de ce visage bien-aimé. — Anne, murmura-t-il en caressant le cristal. Un frisson parcourut Haplo, lui glaçant le cœur. La femme ne respirait pas. Il voyait clairement à travers la tombe de verre qui n’avait pas été faite pour être une tombe, mais seulement un cocon les protégeant jusqu’au moment venu d’en émerger pour remplir leurs devoirs. Mais elle ne respirait pas ! On savait que la stase magique ralentissait les fonctions corporelles. Haplo regarda anxieusement la femme, espérant voir sa poitrine se soulever, espérant voir ses paupières frémir. Il attendit et regarda, mains pressées contre le cristal pendant des heures, il attendit jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent, puis, il s’effondra sur le sol. Et alors, prostré, il souleva sa main et, de nouveau, la regarda. Il remarqua maintenant ce qu’il n’avait pas vu tout à l’heure. La main était fine et délicate, mais elle était vieille, avec des veines bleues et saillantes. Se relevant avec effort, il se regarda de nouveau dans le cristal du cercueil et il vit son visage. — Je suis vieux, murmura-t-il, tendant la main pour toucher son reflet qui, lorsqu’il s’était endormi, était celui d’un homme jeune et plein de promesses. Maintenant, le visage avait vieilli, la peau en était flasque et avachie. Le crâne était chauve et sa couronne de cheveux grisonnait. — Je suis vieux, répéta-t-il, sentant monter en lui la panique. Je suis vieux ! J’ai vieilli ! Et il faut longtemps, très longtemps à un Sartan pour vieillir ! Mais pas elle ! Elle n’est pas vieille ! Il regarda la femme dans le cercueil. Non, elle n’était pas plus vieille que dans son souvenir. Ce qui signifiait qu’elle n’avait pas vieilli. Ce qui signifiait qu’elle était… — Non ! s’écria Haplo, agrippant les parois de verre comme s’il voulait les casser, mais ses doigts glissent à leur surface, impuissants. Non. Non, pas morte ! Pas elle morte et moi vivant ! Pas moi vivant et elle… Il recula, regardant autour de lui, regardant les autres cercueils. Chacun, sauf le sien, contenait un corps. Il reconnut à l’intérieur de chacun un ami, un camarade, un frère, une sœur. Ceux qui devaient revenir dans ce monde, quand le temps serait venu de continuer l’œuvre. Il y avait tant à faire ! Il courut à un autre cercueil. — Ivor ! cria-t-il, martelant le cristal de ses poings. Mais l’homme ne réagit pas. Paniqué, Haplo courut à un autre, puis à un autre, appelant les noms chéris, les suppliant avec incohérence de s’éveiller ! — Pas moi ! Pas moi… seul ! Puis, dominant sa panique, il reprit : — Peut-être que non. Peut-être que je ne suis pas seul. Je ne suis pas encore sorti de ce mausolée. Il regarda vers l’arche, à l’autre bout de la salle circulaire. — Oui, il y en a sans doute d’autres dehors. Mais il ne fit pas un mouvement vers la porte. L’espoir mourut, détruit par la logique. Il n’y en avait pas d’autres. S’il y en avait eu, ils auraient mis fin au sortilège. Il était le seul survivant. Il était seul. Ce qui signifiait que quelque part, d’une façon ou d’une autre, quelque chose avait horriblement mal tourné. — Et me demandera-t-on, à moi seul, de réparer les dégâts ? CHAPITRE IX MER DE FEU, ABARRACH Haplo ne reprit pas connaissance. Il reprit son identité. Il avait atteint son objectif, il était resté éveillé pendant la traversée des Portes de la Mort. Mais maintenant, il savait pourquoi son esprit préférait faire le voyage dans une bienheureuse inconscience. Il comprenait, avec un frisson de terreur, comme il avait été près de glisser dans la folie. La réalité d’Alfred avait été pour lui le filin auquel il s’était raccroché. Et il se demanda avec amertume s’il n’aurait pas mieux valu pour lui lâcher prise. Il resta allongé sur le pont, essayant de reconstituer sa personnalité éclatée, essayant de s’affranchir de la terrible impression de perte, de douleur et de crainte qui le pénétrait – le tout pour le compte d’Alfred. Une tête poilue reposait sur sa poitrine, des yeux liquides le regardaient anxieusement. Haplo caressa les oreilles soyeuses du chien, lui gratta le museau. — Tout va bien, mon vieux. Je vais bien, dit-il, sachant alors que rien n’irait plus jamais bien. Il jeta un coup d’œil sur le corps comateux affalé près de lui sur le pont. — Maudit Alfred ! dit-il en s’asseyant, s’apprêtant à lui décocher un coup de pied. Puis il se rappela le jeune et beau cadavre de la crypte. Tendant la main, il secoua Alfred par l’épaule. — Allez ! dit-il de façon bourrue. Debout. Je ne peux pas vous laisser là, Sartan. Je vous veux dans la cabine de pilotage, où je vous aurai à l’œil. Exécution ! Alfred se leva instantanément, haletant et criant de terreur. Il s’accrocha à la chemise du Patryn, manquant de faire tomber sur lui. — Au secours ! Sauvez-moi ! Je cours… et ils sont si ! Par pitié, par pitié, aidez-moi ! Que se passait-il ? Mystère, et Haplo n’avait pas de temps à perdre. — Debout ! répéta-t-il, le regardant dans les yeux et giflant à toute volée. La tête chauve d’Alfred partit en arrière, ses dents claquèrent. Il eut une inspiration sifflante, fixa Haplo, et le Patryn vit dans ses yeux qu’il le reconnaissait. Il y vit aussi autre chose, de totalement inattendu : compréhension, compassion, douleur. Haplo se demanda avec gêne où Alfred avait passé sa traversée des Portes de la Mort. Tout au fond de lui, il connaissait la réponse, mais il n’était pas sûr qu’elle lui plaise. Il choisit de l’ignorer, du moins pour le moment. — C’était… J’ai vu… commença Alfred. — Debout, répéta Haplo. Se levant lui-même, il tira le maladroit Sartan après lui. — Nous ne sommes pas hors de danger. On pourrait même dire que nous venons d’y entrer. Je… Un terrible craquement vers le milieu de la nef confirma ces paroles. Haplo chancela, se raccrocha à une poutrelle. Alfred tomba à la renverse, avec de grands moulinets de bras. — Chien, amène-le ! ordonna Haplo en les quittant. Pendant la Séparation, les Sartans avaient divisé l’univers en mondes représentatifs de ses quatre éléments de base : air, feu, pierre et eau. Haplo avait d’abord visité le royaume de l’air, Arianus. Il rentrait juste du royaume du feu, Pryan. Ce qu’il y avait vu l’avait préparé, supposait-il, à ce qu’il trouverait à Abarrach, le monde de la pierre. Monde souterrain, imaginait-il, monde de tunnels et de grottes, monde d’obscurité fraîche et sentant bon la terre. Sa nef heurta de nouveau quelque chose, gîta. Haplo entendit derrière lui un gémissement et un craquement. Alfred était de nouveau tombé. Protégée par les runes, sa nef pouvait encaisser des chocs, mais pas indéfiniment. A chaque heurt, des vibrations se propageaient dans les runes gravées sur la coque, les écartant imperceptiblement, affaiblissant un peu leur magie. Si deux runes consécutives se séparaient complètement, elles ouvriraient une brèche qui irait en s’agrandissant. Avançant aussi vite que possible, ballotté d’un côté à l’autre de la coursive par les mouvements erratiques de la nef, Haplo prit soudain conscience d’un rougeoiement sinistre qui éclairait les ténèbres environnantes. La température montait, de plus en plus étouffante. Les runes de sa peau commencèrent à luire faiblement, sa magie corporelle réagissant instinctivement pour réduire sa température à un niveau acceptable. Se pouvait-il que sa nef fût en feu ? Haplo écarta dédaigneusement cette idée. Il avait traversé sans dommage les soleils de Pryan ; les runes le protégeraient des flammes, sans aucun doute ! Mais le rougeoiement augmentait, c’était indéniable, et la température montait. Haplo pressa le pas. Émergeant en chancelant dans la cabine de pilotage, le Patryn s’immobilisa, pétrifié par le choc. A une vitesse incroyable, sa nef descendait une rivière de lave en fusion, qui montait et tourbillonnait autour de ses flancs. Au-dessus, des ténèbres, rendues plus noires par contraste avec le sinistre rougeoiement du magma. Il était dans une caverne gigantesque. D’énormes colonnes de roche noire, autour desquelles s’enroulait la lave, montaient à des hauteurs vertigineuses vers le plafond rocheux, d’où pendaient d’innombrables stalagtites, tendues vers lui comme des doigts, et dont la surface polie reflétait le rouge infernal de la rivière. La nef louvoyait entre d’énormes stalagmites aux bords tranchants surgissant de la roche en fusion, crocs noirs plantés dans une gueule sanglante. Haplo comprit ce qui avait causé le choc. Passant à l’action, il posa les mains sur la pierre-barre, les yeux rivés, avec une fascination horrifiée, sur le terrible paysage. — Bienheureux Sartan ! murmura une voix derrière lui. Quel effroyable pays est-ce là ? Haplo lança un bref regard sur Alfred. — C’est votre peuple qui l’a créé, dit-il. Chien, surveille-le. Le chien avait docilement amené Alfred jusque-là en lui mordillant les talons. Il se coucha par terre, pantelant dans la chaleur, et fixa sur Alfred ses yeux intelligents. Le Sartan fit un pas. L’animal gronda et battit le sol de sa queue, menaçant. Je n’ai rien contre toi personnellement, semblait-il dire, mais les ordres sont les ordres. Alfred s’immobilisa. — Où… où sommes-nous ? dit-il d’une voix sans force. — Abarrach. — Le monde de la pierre. C’était votre destination ? — Naturellement ! Pour qui me prenez-vous ? Pour un maladroit de votre espèce ? Alfred garda le silence, les yeux rivés sur l’horrible panorama. — Ainsi, vous visitez tous les mondes l’un après l’autre ? dit-il enfin. Haplo ne vit aucune raison de répondre à sa question et se concentra sur le pilotage. Et ce n’était pas superflu. D’énormes rocs surgissaient devant eux sans avertissement. Haplo se demanda s’il devait décoller, puis y renonça. Il ne connaissait pas la hauteur de la caverne, et la coque pouvait supporter les chocs beaucoup mieux que le mât fragile ou la tête de dragon de la proue. La chaleur était intense, même à l’intérieur de la nef ; pourtant protégée par les runes extérieures. Les runes de sa peau, luisant d’un bleu ardent, rafraîchissaient Haplo. Il remarqua qu’Alfred fredonnait entre ses dents, traçant en l’air des runes de ses doigts déliés, déplaçant légèrement les pieds et oscillant au rythme de la magie des Sartans. Les flancs palpitants, le chien haletait bruyamment, sans jamais quitter Alfred des yeux. — Vous avez visité le deuxième monde, je présume, poursuivit le Sartan à voix basse, comme se parlant à lui-même. Il est naturel que vous les visitiez dans l’ordre où ils ont été créés, l’ordre dans lequel ils apparaissent sur les antiques cartes. Avez-vous… avez-vous trouvé des traces quelconques de… Alfred hésita, comme incapable de poursuivre. — … de mon peuple ? termina-t-il enfin, si bas qu’Haplo l’entendit uniquement parce qu’il connaissait d’avance la question. Il ne répondit pas tout de suite. Qu’allait-il faire d’Alfred ? Ce Sartan ? Cet ennemi mortel ? Son plus cher désir était de précipiter Alfred dans le flot de lave. Mais assassiner, c’était s’abandonner à la haine, manquement à la discipline que le Seigneur du Nexus ne tolérerait pas. Alfred, Sartan vivant – et, à ce que savait Haplo jusque-là, unique Sartan vivant – était une prise inappréciable. Mon Seigneur sera enchanté de ce cadeau, pensa Haplo. Bien plus que par tout ce que je pourrais lui rapporter, y compris mon propre rapport sur ce monde infernal. Je devrais sans doute faire demi-tour pour lui livrer le Sartan immédiatement. Mais… Mais… Mais cela signifiait retraverser les Portes de la Mort, et Haplo, tout en s’avouant cette faiblesse avec répugnance, n’arrivait pas à envisager cette perspective sans crainte. Il revit les rangées de tombes, revécut la mort des espoirs et des promesses, refit l’expérience d’une solitude terrible, horrible, pitoyable… Il s’arracha à la vision de ce rêve, maudit les yeux qui le lui avaient fait voir. Je ne referai pas ce voyage, pas tout de suite, pas si tôt. Il faut laisser le temps estomper ces images. Il rationnalisa : il serait extrêmement dangereux de faire demi-tour. Mieux valait continuer, accomplir sa mission, explorer ce monde, puis retourner dans le Nexus. Alfred ne peut pas m’échapper, ça, c’est sûr ! Un simple regard sur le visage suant et les membres tremblants du Sartan le rassura. Alfred semblait incapable d’aller seul aux toilettes. Le Patryn ne pensait pas que son ennemi eût la force ou les capacités nécessaires pour lui dérober sa nef et s’enfuir. Les yeux d’Haplo rencontrèrent ceux d’Alfred, et, de nouveau, il y vit compréhension et compassion. Il lui vint soudain à l’esprit que le Sartan n’avait peut-être pas envie de s’enfuir. Haplo réfléchit et écarta cette idée. Alfred devait savoir quel sort terrible lui réservait le Seigneur du Nexus. Et s’il ne le savait pas, Haplo se ferait un plaisir de l’en informer. — Vous avez dit quelque chose, Sartan ? lança-t-il par-dessus son épaule. — Je vous ai demandé si vous aviez trouvé des traces de mon peuple sur Pryan, répéta humblement Alfred. — Ce que j’ai trouvé ou non ne vous regarde pas. Ce sera à Mon Seigneur de vous dire ce qu’il jugera bon. — C’est là que nous retournerons ? Près de votre seigneur ? Haplo perçut avec une satisfaction amère le tremblement de sa voix. Alfred savait donc quelle réception l’attendait, ou du moins, il en avait une idée. — Non. Pas tout de suite. J’ai un travail à faire, et je le ferai. Je ne pense pas que vous ayez envie de vous promener tout seul dans ce monde, mais, au cas où vous auriez dans l’idée de me fausser compagnie, le chien ne vous quittera pas des yeux nuit et jour. L’animal, entendant parler de lui, remua la queue. — Oui, dit Alfred à voix basse. Je sais, pour le chien. Alors ça, qu’est-ce que ça voulait dire ? se demanda Haplo avec irritation, à qui le ton déplut souverainement, car il frisait la compassion, alors qu’il aurait préféré la peur. — Simple rappel, Sartan. Il y a des supplices que j’aimerais vous faire subir, mais qui annuleraient votre utilité pour Mon Seigneur. Faites ce que je vous dis, ne gênez pas mes mouvements, et il ne vous arrivera rien. Compris ? — Je ne suis pas aussi faible que vous semblez le croire, dit Alfred, se redressant avec dignité. Le chien gronda et leva la tête, oreilles couchées, yeux étrécis, battant le sol de sa queue menaçante. Alfred recula ; ses épaules s’affaissèrent. Haplo grogna avec dérision et se concentra sur le pilotage. Au loin, la rivière de magma se divisait, une large branche tournant vers la droite, une plus étroite vers la gauche. Haplo vira sur la droite, uniquement parce que c’était la plus large et qu’elle semblait plus facile à naviguer. — Comment peut-on vivre dans un environnement aussi terrible ? demanda Alfred en une question purement rhétorique, à laquelle il fut surpris d’obtenir une réponse. — Des menschs ne pourraient certainement pas y survivre, mais des Sartans, si. Je ne crois pas que nous nous attarderons longtemps ici. S’il y a jamais eu de la vie dans ce monde, elle doit s’y être éteinte depuis longtemps. — Peut-être qu’Abarrach n’a pas été créé pour être habitable. Peut-être que ce ne devait être qu’une source d’énergie pour les autres… Alfred se tut brusquement. — Ouais ? Continuez, dit Haplo. — Rien, dit le Sartan, fixant ses pieds démesurés. Simples suppositions. — Vous aurez tout loisir de « faire des suppositions » quand nous retournerons au Nexus. Vous regretterez de ne pas connaître tous les secrets de l’univers, pour les révéler, un par un, à Mon Seigneur, avant qu’il en ait terminé avec vous, Sartan. Alfred garda le silence, les yeux fixés sur le hublot. Haplo scrutait les rives stériles. De petits affluents du fleuve de magma serpentaient entre les rochers et disparaissaient dans les lointains sombres et rougeoyants. Cela pouvait mener quelque part, cela pouvait mener dehors. Il n’y avait rien au-dessus, que du roc. — Si nous sommes au centre de ce monde, en son noyau, il est possible qu’il y ait de la vie au-dessus, à la surface, remarqua Alfred en écho aux pensées d’Haplo, qui s’en irrita. Il eut envie d’amarrer sa nef et de continuer à pied, mais il abandonna l’idée immédiatement. La marche serait trop dangereuse, au milieu des noires stalagmites tranchantes et lisses qui luisaient d’un éclat sinistre au rougeoiement du magma. Il resterait sur le fleuve, du moins pour le moment… Un grondement étouffé parvint à ses oreilles. Un regard sur le Sartan lui apprit qu’Alfred l’avait entendu, lui aussi. — Nous avançons plus vite, dit Alfred, le visage inondé de sueur. La vitesse s’accéléra au milieu du magma qui filait comme pressé d’atteindre quelque destination inconnue. Le grondement se fit plus fort. Haplo, les mains sur la pierre-barre, scrutait les ténèbres devant lui. — Des rapides ! Une cascade ! hurla Alfred au moment où la nef piqua du nez dans une gigantesque chute de lave. Haplo se cramponna à la pierre-barre, et la nef glissa jusque dans une vaste mer de magma. Des rocs noirs pointaient comme des clous au milieu des tourbillons de feu, cherchant à accrocher la nef minuscule filant à toute vitesse. S’arrachant à son horrible fascination, Haplo leva les mains au-dessus de la pierre-barre, dont les runes se mirent à flamboyer, et la nef s’éleva, la magie activant les ailes. L’Aile du Dragon, car tel était son nom, se libéra de l’affreuse emprise du magma et plana au-dessus de la mer de lave. Haplo entendit un glissement derrière lui. Le chien se leva et aboya. Alfred était pelotonné par terre, livide. — Je crois que je vais vomir, dit-il d’une voix défaillante. — Pas ici ! aboya Haplo, notant que ses mains tremblaient et que son estomac se nouait. Alfred parvint à se dominer, car le Patryn ne l’entendit plus. Haplo continua à prendre de l’altitude, espérant qu’ils étaient sortis de la caverne. En montant, il observait les stalagmites, incroyablement larges – certains d’un mile de diamètre. Loin, très loin sous eux, luisait la mer de magma jusqu’à un horizon rouge sur noir. Il fit redescendre la nef près du rivage. Sur sa droite, il avait aperçu quelque chose, sans doute fait de la main de l’homme. Les lignes étaient trop droites pour être naturelles, quelle que fût la magie employée. De plus près, il vit une sorte de jetée avançant dans l’océan de lave. — Regardez ! s’écria Alfred, tendant le bras. Là, sur votre gauche ! Haplo tourna vivement la tête, pensant qu’ils allaient s’écraser sur une stalagtite. Mais rien ne se dressait sur leur route, et il lui fallut quelques instants pour apercevoir ce qu’Alfred avait vu. Des bancs de brouillard, provoqué par la chaleur extrême du magma rencontrant l’air plus frais du haut de la caverne, roulaient au loin. Les nuages dérivaient, se déchirèrent, et il vit alors des myriades de points de lumière, clignotant comme des étoiles. Sauf qu’il ne pouvait pas y avoir d’étoiles dans ce monde souterrain. Le brouillard se dissipa en pans effilochés, et Haplo vit clairement, sur des terrasses étagées loin de la mer de magma, les édifices et les tours d’une immense ville. CHAPITRE X PORT-SÉCURITÉ, ABARRACH — Où amenez-vous la nef ? demanda Alfred. — Je vais m’amarrer à cette jetée, répondit Haplo. — Mais la cité est sur la rive opposée ! — Justement. — Alors, pourquoi ne pas… — Sartan, je ne comprendrai jamais comment vous avez pu survivre si longtemps. Je suppose que c’est dû à votre manie de l’évanouissement. Qu’est-ce que vous proposez ? D’aller tout droit jusqu’aux murailles et de leur demander la bouche en cœur de nous laisser entrer ? Qu’est-ce que vous direz quand on vous demandera d’où on vient ? Ce que vous faites là ? Pourquoi vous voulez entrer dans la ville ? — Je dirai… enfin, je dirai… je suppose que vous avez raison, concéda Alfred. Mais qu’est-ce que nous gagnons à aborder ici ? fit-il avec un geste vague. Ceux qui vivent dans cet endroit terrifiant, ajouta-t-il en frissonnant, nous poserons les mêmes questions. — Peut-être, dit Haplo, scrutant la rive. Et peut-être pas. Regardez mieux. Alfred fit un pas vers la fenêtre. Le chien gronda, dressant les oreilles, découvrant ses crocs. Alfred se figea. — Ça va. Laisse-le bouger, surveille-le, c’est tout, dit Haplo au chien qui se rassit, gardant les yeux sur le Sartan. Alfred, avec un regard en coin à l’animal, traversa la cabine, oscillant légèrement aux mouvements de la nef. Haplo branla du chef, se demandant ce qu’il allait faire d’Alfred pendant ses explorations. Alfred parvint à la fenêtre sans trop d’encombres, et regarda. La nef descendit en spirale, et se posa doucement sur le magma où elle se balança paresseusement. La jetée avait été taillée dans une avancée rocheuse. Plusieurs autres structures, faites de la main de l’homme et construites avec le même roc noir, lui faisaient face de l’autre côté d’une rue rudimentaire. — Vous voyez des signes de vie ? demanda Haplo. — Je ne vois personne, répondit Alfred. Ni dans la ville ni sur la jetée. Nous sommes la seule nef en vue. L’endroit est déserté. — Ouais, peut-être. Mais on ne sait jamais. C’est peut-être leur version de la nuit et tout le monde dort. Mais au moins, il n’y a pas de gardes. Et avec un peu de chance, c’est moi qui poserai les questions. Haplo manœuvra la nef dans le port, scrutant la petite ville. Moins une ville, rectifia-t-il, qu’une sorte d’aire de chargement. Les bâtiments, pour la plupart, ressemblaient à des entrepôts, mais, ici et là, il en vit certains qui auraient pu, être des échoppes ou des tavernes. Qui pouvait bien naviguer sur ce mortel océan, mortel pour tous ceux qui n’étaient pas protégés par une puissante magie – comme Alfred et lui-même ? Ce monde étrange et menaçant éveillait en lui une immense curiosité, plus grande que celle ressentie dans les autres mondes qui ressemblaient beaucoup au sien. Mais il ne savait toujours pas quoi faire d’Alfred. Le Sartan suivait apparemment ses pensées. — Que dois-je faire ? demanda humblement Alfred. — J’y réfléchis, grommela Haplo, feignant de s’absorber dans la manœuvre, bien que la pierre-barre y pourvût. — Je ne veux pas rester seul en arrière. Je vais avec vous. — Ce n’est pas à vous de décider. Vous ferez ce que je vous dirai, et tout ira bien. Et si je vous dis de rester ici avec le chien pour vous surveiller, vous resterez. Ou ça ira mal. Alfred secoua lentement sa tête chauve avec une Dignité tranquille. — Vous ne pouvez pas me menacer, Haplo. La magie des Sartans est différente de celle des Patryns, mais elle a les mêmes racines et elle est aussi puissante. Je n’ai pas utilisé ma magie autant que les circonstances vous ont obligé à utiliser la vôtre. Mais je suis plus vieux que vous. Et vous devez admettre que la magie, quelle que soit son origine, se renforce avec l’âge et la sagesse. — Je le dois, hein ? ricana Haplo, bien que pensant immédiatement à son seigneur, à ses innombrables années et à l’immense puissance qu’il avait amassée. Il considéra le Sartan, représentant d’une race qui avait été la seule force de l’univers capable d’arrêter les ambitions démesurées des Patryns, leur juste quête du pouvoir absolu sur tous les mondes, aux dépens des pusillanimes Sartans et des menschs querelleurs et désorganisés. Alfred n’avait pas une apparence formidable. Son visage doux témoignait de la nature douce et faible des Sartans. Ses épaules voûtées révélaient la docilité. Haplo savait déjà que le Sartan était poltron. Pire, Alfred portait encore des vêtements faits pour une cour royale – redingote élimée, culottes collantes serrées aux genoux par des nœuds de velours noir, cravate bordée de dentelle, veste à manches pagode, souliers à boucles. Mais Haplo avait vu cet homme, ce triste échantillon de Sartan, ensorceler un dragon enragé de quelques oscillations de son corps maladroit. Intérieurement, Haplo ne doutait pas de sortir vainqueur de tout combat entre eux, et sans doute qu’Alfred était du même avis. Mais un combat aurait pris du temps, et la magie générée par ces deux êtres – les plus proches des dieux que connaîtraient jamais les menschs – annoncerait leur présence à quiconque pouvait se trouver dans les parages. De plus, à la réflexion, Haplo n’avait pas particulièrement envie de laisser le Sartan sur la nef. Le chien l’empêcherait de respirer, si Haplo le lui commandait. Mais la référence du Sartan à l’animal lui avait déplu. Je sais, pour le chien, avait-il dit. Que savait-il ? Qu’y avait-il à savoir ? Le chien était un chien, un point c’est tout. Sauf qu’il lui avait un jour sauvé la vie. Le Patryn amarra la nef à la jetée déserte et silencieuse, sans cesser de surveiller les alentours, s’attendant à moitié à une présence quelconque – fonctionnaire demandant ce qu’ils venaient faire, promeneur regardant par curiosité. Personne ne parut. Haplo ne savait pas grand-chose des ports, mais il trouva cela de mauvais augure. Ou bien tout le monde dormait, totalement indifférent à tout ce qui se passait à leur porte, ou bien, comme le supposait Alfred, la ville était désertée. Et les villes désertées le sont généralement pour une bonne raison, et cette raison est rarement rassurante. Une fois la nef amarrée, Haplo désactiva la pierre-barre, et la reposa sur son piédestal, ses runes ternes et éteintes. Il se mit à préparer le débarquement. Fouillant dans ses affaires, il y trouva un rouleau de lin et se l’enroula soigneusement autour des mains et des poignets, couvrant les runes tatouées sur sa peau. Les mêmes runes étaient tatouées sur tout son corps, toujours soigneusement couvertes par ses vêtements — chemise à manches longues, gilet de cuir, culottes de cuir enfoncées dans de hautes bottes, foulard noué autour du cou. Aucun sigle n’était tatoué sur son visage dur et glabre, aux mâchoires carrées, ni sur la paume de ses mains ou la plante de ses pieds. Leur magie aurait interféré avec les processus mentaux et sensoriels : toucher, vue, odorat, ouïe. — Je serais curieux de savoir, dit Alfred, qui le regardait avec intérêt, pourquoi vous prenez la peine de vous déguiser ? Il y a des siècles que… que… Il se troubla, ne sachant comment continuer. — Que vous nous avez jetés dans cette chambre de tortures que vous appelez une prison ? termina Haplo, le regardant froidement. — Je ne réalisais pas… je ne comprenais pas. Maintenant, je comprends. Je suis désolé, dit le Sartan, baissant la tête. — Vous comprenez ? Comment pourriez-vous comprendre à moins d’y avoir été ? Haplo s’interrompit, se demandant une fois de plus avec gêne où Alfred avait passé sa traversée des Portes de la Mort. — Vous pouvez l’être, désolé, Sartan. Nous verrons combien de temps vous survivrez dans le Labyrinthe. Et, pour répondre à votre question, je me déguise parce qu’il pourrait y avoir ici des gens – comme vous-même — qui se rappellent les Patryns. Mon Seigneur veut que personne ne se souvienne – pas encore, en tout cas. — Des gens comme moi-même qui se souviendraient et essayeraient de vous stopper ? soupira Alfred. Je ne peux pas vous stopper. Je suis seul. Vous, à ce que je crois comprendre, vous êtes nombreux. Vous n’avez trouvé aucune trace de mon peuple sur Pryan, n’est-ce pas ? Haplo, soupçonnant une ruse, lui lança un regard perçant. Il eut la vision soudaine des rangées de tombes, des jeunes et beaux cadavres. Il comprit la quête désespérée qui avait conduit Alfred dans toutes les régions d’Arianus, des royaumes supérieurs des magiciens maudits, aux royaumes inférieurs des Guègues asservis. Il ressentit une douleur poignante à la prise de conscience qu’il avait survécu seul, que sa race, avec tous ses rêves et ses projets, était morte. Qu’est-ce qui avait mal tourné ? Comment des êtres semblables à des dieux avaient-ils pu diminuer en nombre jusqu’à disparaître ? Et si un tel désastre avait pu arriver aux Sartans, pouvait-il aussi leur arriver à eux ? Haplo écarta cette pensée avec colère. Les Patryns avaient survécu dans un pays déterminé à les massacrer — preuve qu’ils avaient eu raison depuis le début. Ils étaient les plus forts, les plus intelligents, les mieux faits pour gouverner. — Je n’ai pas trouvé trace de Sartans sur Pryan, dit Haplo, à part une cité qu’ils ont construite. — Une cité ? dit Alfred avec espoir. — Abandonnée. Depuis longtemps. Ils avaient laissé un message parlant d’une force quelconque qui les chassait. Alfred parut perplexe. — Mais c’est impossible. Quelle pourrait être cette force ? Il n’existe aucune force, sauf peut-être la vôtre, capable de nous détruire, ou même de nous intimider. Haplo, qui enroulait son bandage autour de sa main droite, le considéra en fronçant les sourcils. Il paraissait sincère, mais Haplo avait voyagé avec Alfred sur Arianus. Le Sartan n’était pas aussi simplet qu’il en avait l’air. Alfred avait découvert qu’Haplo était un Patryn, bien avant qu’Haplo ne découvrît qu’Alfred était un Sartan. S’il savait quelque chose sur une force de ce genre, il ne le disait pas. Mais le Seigneur du Nexus saurait le faire parler. Haplo rentra soigneusement les bouts de ses bandages sous les poignets de sa chemise, et siffla son chien qui se leva, frémissant. — Vous êtes prêt, Sartan ? Alfred battit des paupières, stupéfait. — Oui, je suis prêt. Et puisque nous parlons le langage des humains, il vaudrait peut-être mieux que vous m’appeliez par mon nom au lieu de toujours dire « Sartan ». — Sapristi, je n’appelle même pas le chien par son nom, et il m’est plus cher que vous. — Il y en a peut-être qui se souviennent des Sartans, comme des Patryns. Haplo se mordilla les lèvres, concéda que c’était possible. — D’accord, Alfred, dit-il, s’arrangeant pour prononcer le nom comme une insulte. Mais ce n’est pas votre vrai nom, hein ? — Non. C’est celui que j’ai adopté. Contrairement au vôtre, mon vrai nom sonnerait très étrangement aux oreilles des menschs. — Quel est votre vrai nom ? Votre nom sartan ? Au cas où vous en douteriez, je peux parler votre langue — quoique ça ne me plaise pas. Alfred se redressa. — Si vous parlez notre langue, vous savez aussi que prononcer notre nom, c’est prononcer les runes et en activer la puissance. En conséquence, nos vrais noms ne sont connus que de nous-mêmes et de ceux qui nous aiment. Un nom sartan ne peut être prononcé que par un autre Sartan. « Exactement comme votre nom, poursuivit Alfred, pointant le doigt sur la poitrine d’Haplo, est tatoué sur votre peau et ne peut être lu que par ceux que vous aimez et en qui vous avez confiance. Vous voyez, je peux aussi parler votre langue – bien que ça ne me plaise pas. — Aimer ! ricana Haplo. Nous n’aimons personne. L’amour est le plus grand danger, dans le Labyrinthe, car on est certain que l’être aimé mourra. Quant à la confiance, nous avons été forcés de l’apprendre. C’est le Labyrinthe qui nous l’a enseignée. Nous devions nous faire confiance les uns aux autres, parce que c’était la seule façon de survivre. Et, à propos de survie, il est de votre intérêt que je reste en bonne santé, à moins que vous ne pensiez pouvoir piloter ma nef dans les Portes de la Mort. — Et que se passera-t-il si ma survie dépend de vous ? — Oh, j’y veillerai. Non que vous m’en remerciiez par la suite ! Alfred considéra la pierre-barre et ses runes gravées. Il reconnut chaque sigle, mais ils étaient associés différemment. Les langues des Elfes et des humains utilisent les mêmes lettres, et pourtant, elles sont très différentes. Et, même s’il parlait la langue des Patryns, Haplo était certain que le Sartan ne savait pas utiliser leur magie. — Non, je ne serais pas capable de piloter cette nef, j’en ai peur, dit Alfred. Haplo eut un rire de dérision, se dirigea vers la porte, puis s’arrêta. Se retournant, il leva une main pour l’avertir. — Et pas d’évanouissements avec moi. Je vous préviens ! Je ne suis pas responsable de ce qui vous arrivera si vous tombez en syncope. Alfred secoua la tête. — Je ne contrôle pas ces faiblesses. Oh, je pouvais, au début. Je m’en servais pour déguiser ma magie, comme vous de ces bandages. Que pouvais-je faire d’autre ? Pas plus que vous, je ne pouvais révéler que j’étais un demi-dieu ! Tout le monde aurait voulu se servir de moi. Les cupides auraient exigé la richesse. Les Elfes auraient exigé que je tue les humains. Les humains auraient exigé que je les débarrasse des Elfes… — Et alors, vous tombiez en syncope. — J’étais assailli par des voleurs. J’aurais pu les exterminer d’un mot. J’aurais pu les transformer en pierre. J’aurais pu faire fondre leurs pieds qui n’auraient plus fait qu’un avec le sol. J’aurais pu les ensorceler totalement… et laisser ma marque indélébile sur le monde. J’avais peur – non pas d’eux, mais de ce que j’avais le pouvoir de leur faire. Mon esprit ne peut pas supporter tant de tourment et d’angoisse. Quand je revins à moi, je sus comment j’étais sorti du dilemme. En m’évanouissant. Ils avaient pris ce qu’ils voulaient et étaient partis. Et maintenant, je ne peux plus contrôler ces syncopes. Elles surviennent… c’est tout. — Vous ne pouvez pas ? Vous ne voulez pas, plutôt. C’est devenu une échappatoire facile. Le Patryn montra du doigt la mer de lave en feu qui les entourait. . — Mais si vous tombez en syncope dans une flaque de ce monde, ce sera sans doute votre dernière. Bon, allons-y, chien. Vous aussi, Alfred. CHAPITRE XI PORT-SÉCURITÉ, ABARRACH Haplo laissa sa nef amarrée à la jetée, flottant à quelques pouces de la lave grâce à sa magie. Il ne craignait rien pour elle ; ses runes de protection la garderaient mieux qu’il n’aurait pu le faire en personne, et, en son absence, en interdiraient l’entrée à quiconque. Non qu’une telle tentative parût vraisemblable. Personne n’approche du vaisseau, aucune autorité portuaire ne demanda ce qu’ils venaient faire, aucun colporteur n’essaya de leur imposer sa marchandise, aucun matelot ne traînait, désœuvré, lorgnant leur dégaine. Le chien sauta du pont sur la jetée. Haplo l’imita, aussi silencieux et léger que l’animal. Alfred resta sur le pont, marchant nerveusement de long en large. Exaspéré, Haplo allait le laisser en arrière quand, rassemblant soudain tout son courage, Alfred se lança, agitant bras et jambes de façon désordonnée, et atterrit en tas sur le quai. Il lui fallut un moment pour se remettre, sous l’œil mi-irrité, mi-amusé d’Haplo, qui avait envie de l’aider ne fût-ce que pour accélérer l’opération. Alfred se ressaisit enfin, découvrit qu’il n’avait rien de cassé et emboîta le pas à Haplo et au chien. Ils remontèrent lentement la jetée, Haplo prenant son temps pour observer. Il s’arrêta une fois pour examiner des balles empilées tout le long. Le chien flairait les alentours. Alfred regardait avec curiosité. — Qu’est-ce que c’est, d’après vous ? — Une matière première quelconque, répondit Haplo, touchant avec précaution. C’est doux et fibreux. Ça sert peut-être à faire du tissu. Je… Il s’interrompit, se pencha davantage sur la balle, presque à la flairer, comme son chien. — Qu’est-ce que vous pensez de ça ? dit-il en se redressant. Alfred sembla plutôt surpris de la question, mais il se pencha, clignant des yeux et regarda distraitement. — Quoi ? Je ne… — Regardez de plus près. Ces marques sur le côté des balles. Alfred mit presque le nez sur le ballot, sursauta, pâlit et se redressa. — Alors ? demanda Haplo. — Je… je ne suis pas sûr. — A d’autres ! — Les marques sont brouillées, difficiles à lire. Haplo secoua la tête et repartit en sifflant son chien qui, croyant avoir trouvé un rat, grattait frénétiquement le fond d’une balle. La ville d’obsidienne était silencieuse, d’un silence menaçant, oppressant. Aucune tête n’apparut aux fenêtres, aucun enfant ne courait dans les rues. Pourtant, elle avait autrefois été vivante, pour impossible que cela parût, si près de la mer de magma, dont la chaleur et les émanations toxiques devaient tuer des mortels ordinaires. Des mortels ordinaires. Mais pas des demi-dieux. Haplo continua à examiner soigneusement les ballots et les marchandises amoncelés sur le quai. De temps en temps, il s’arrêtait pour regarder de plus près, et, chaque fois, il montrait quelque chose à Alfred, qui regardait, regardait Haplo et haussait les épaules, perplexe. Ils entrèrent ensemble dans la ville proprement dite. Personne ne les héla, ne les salua, ne les menaça. Maintenant Haplo était certain qu’il n’y avait personne. Le picotement de certaines runes l’aurait averti de toute présence, mais sa magie se contentait de rafraîchir son corps et de filtrer les émanations toxiques. Alfred semblait nerveux – mais il aurait semblé nerveux en entrant dans une nurserie. Haplo retournait deux questions dans sa tête : qui avait habité là et pourquoi ils étaient partis ? La ville elle-même se composait d’un assemblage de bâtisses taillées dans le roc noir et alignées le long d’une rue unique. L’une d’elles, juste en face de la jetée, arborait d’épaisses vitres en verre grossier. Haplo jeta un coup d’œil à l’intérieur. Aux murs, des globes dispensaient une douce lumière éclairant une grande salle meublée de tables et de chaises. Une auberge, peut-être. La porte était tissée dans un végétal rude et grossier, semblable au chanvre. La fibre était enduite d’une résine brillante qui la rendait lisse et inattaquable par les éléments. La porte était entrouverte, non en signe de bienvenue, mais parce que le propriétaire était parti avec tant de précipitation qu’il avait négligé de la fermer. Haplo allait entrer quand une marque sur la porte attira son attention. Il la fixa, ses doutes faisant place à la certitude. Il la tapota du doigt sans rien dire. — Oui, dit doucement Alfred. Une structure runique. — Une structure runique des Sartans, rectifia Haplo d’une voix dure. — Une structure runique des Sartans, mais corrompue, ou plutôt, altérée. Je ne pourrais pas la prononcer ni m’en servir. La tête rentrée dans les épaules, Alfred ressemblait singulièrement à une tortue émergeant de sa carapace. — Et je ne peux plus l’expliquer. — C’est la même que celle que nous avons vue sur les balles. — Je ne sais pas comment vous pouvez en être sûr, dit Alfred, sans se compromettre. Les autres étaient presque effacées. Haplo repensa à Pryan, à la ville des Sartans qu’il avait découverte. Là aussi, il avait vu des runes, mais pas sur les auberges. Devant les auberges de Pryan se trouvaient des signes de bienvenue, dans les langues des humains, des Elfes et des nains. Il se rappela aussi que le nain — comment s’appelait-il ? – avait quelques connaissances sur les runes, mais très grossières et élémentaires. N’importe quel Sartan de trois ans aurait mieux fait que lui dans une interrogation sur les runes. Cette structure runique était peut-être corrompue, mais elle était sophistiquée, avec runes de protection pour l’auberge, runes de bénédiction pour les clients. Enfin, Haplo avait trouvé ce qu’il cherchait, ce qu’il redoutait de trouver – l’ennemi. Et, à en juger sur les apparences, il avait trouvé toute une civilisation de Sartans. Formidable. Super. Haplo entra dans l’auberge, le bruit de ses bottes étouffé par les tapis. Alfred le suivit, regardant autour de lui, stupéfait. — Ceux qui étaient ici sont partis très précipitamment, on dirait ! Haplo était de mauvaise humeur et peu enclin à la conversation. Il continua ses investigations en silence. Il examina les lampes, fut surpris de constater qu’elles n’avaient pas de mèches. Un jet de gaz sortait d’un petit tuyau encastré dans le mur et brûlait. Haplo souffla la flamme, renifla et fronça le nez. A respirer ça trop longtemps sans le bénéfice de la magie, on devait bientôt cesser de respirer tout à fait. Partout où le Patryn posait les yeux, il voyait des runes de Sartans. — Les vôtres ne sont pas parties depuis longtemps, observa-t-il, remarquant l’amertume de sa voix et espérant qu’elle couvrait la peur, la colère et le désespoir qui commençaient à lui nouer le ventre. — Ne dites pas cela ! protesta Alfred. Essayait-il de ne pas trop se leurrer d’espoirs fous ? Ou avait-il aussi peur qu’Haplo ? — Il n’y a pas d’autre preuve… — A d’autres ! Est-ce que des humains, quelle que soit leur magie, pourraient vivre dans cette atmosphère empoisonnée ? Des Elfes ? Des nains ? Non ! Les seuls qui pourraient survivre ici, ce sont ceux de votre peuple. — Ou du vôtre ! remarqua Alfred. — Ouais, mais nous savons tous deux que ce n’est pas possible ! — Nous ne savons rien. Ce sont peut-être des menschs. Au cours du temps, ils ont pu s’adapter… Haplo se détourna, regrettant d’avoir soulevé la question. — Inutile de faire des suppositions. Nous serons sans doute bientôt fixés. Ces gens, qui qu’ils soient, ne sont pas partis depuis longtemps. — Comment le savez-vous ? En réponse, le Patryn lui montra un pain qu’il venait de rompre en deux. — Rassis à l’extérieur, frais au centre. S’il était là depuis longtemps, il serait rassis dans la masse. Et personne ne s’est soucié d’y mettre des runes de conservation, donc ils ne pensaient pas revenir pour le manger. — Je vois, dit Alfred, admiratif. Je n’aurais jamais remarqué. — On apprend à remarquer dans le Labyrinthe. Ceux qui n’apprennent pas ne survivent pas. Le Sartan, gêné, changea de conversation. — Pourquoi sont-ils partis, à votre avis ? — Je dirais, la guerre, répondit Haplo. Il prit un verre rempli de vin, le renifla. L’odeur était atroce. — La guerre ! Le ton choqué d’Alfred attira immédiatement l’attention du Patryn. — Oui, à la réflexion, c’est bizarre, n’est-ce pas ? Votre peuple s’enorgueillit de toujours trouver des solutions pacifiques à tous les problèmes, non ? Mais, pour moi, on dirait bien la guerre. — Je ne comprends pas. — La porte entrouverte, dit Haplo avec un geste d’impatience. Les chaises retournées, les provisions abandonnées, pas un vaisseau dans le port. — Je ne comprends toujours pas, j’en ai peur. — Quelqu’un qui quitte sa maison en pensant y revenir, ferme généralement la porte à clé pour que ses biens soient en sécurité jusqu’à son retour. Quelqu’un qui s’en va pour sauver sa vie, s’en va, c’est tout. Et ces gens sont partis au milieu d’un repas, abandonnant des objets portatifs : assiettes, couverts, pichets, bouteilles – et bouteilles pleines, en plus. Je parie que si vous montiez au premier, vous trouveriez leurs vêtements encore dans leurs placards. On les a avertis d’un danger, et ils ont fui sans demander leur reste. Les yeux d’Alfred se dilatèrent d’horreur quand il commença à comprendre. — Mais… si ce que vous dites est vrai… alors, la catastrophe qui est tombée sur eux… — … va aussi tomber sur nous, termina Haplo, un peu rasséréné. Alfred avait raison. Ce ne pouvait pas être des Sartans. D’après ce qu’il savait de leur histoire, les Sartans n’avaient jamais fait la guerre, même à leurs ennemis les plus redoutés. Ils avaient enfermé les Patryns dans une prison, une prison mortelle, mais – d’après les archives – la prison était conçue à l’origine pour les réhabiliter, non pour les tuer. — Et s’ils sont partis si précipitamment, la catastrophe ne doit plus être loin maintenant, dit Alfred, regardant nerveusement par la fenêtre. Ne ferions-nous pas mieux de partir ? — Oui, sans doute. Il n’y a plus grand-chose à apprendre ici. Malgré sa maladresse, Alfred pouvait avancer vite quand il le voulait. Il arriva le premier à la porte, avant même le chien. Surgissant dans la rue, il était à mi-chemin de la jetée, courant vers la nef, quand il dut réaliser qu’il était seul. Se retournant, il appela Haplo qui partait dans l’autre direction, vers la sortie de la ville. Les appels d’Alfred se répercutèrent au milieu des maisons silencieuses. Haplo l’ignora et continua à marcher. Le Sartan courba l’échine, ravala son dernier cri. Il se mit à trotter, trébucha, et tomba de tout son long. Le chien l’attendit, sur ordre d’Haplo, et Alfred finit par le rattraper. — Si ce que vous dites est vrai, haleta-t-il, l’ennemi doit forcément être par là ! — C’est exact, répondit froidement Haplo. Regardez. Alfred regarda devant lui, vit une flaque de sang frais, une lance brisée, un bouclier abandonné. Il passa une main tremblante sur sa calvitie. — Alors… alors, où allez-vous ? — Les retrouver. CHAPITRE XII LES CAVERNES DE SALFAG, ABARRACH La rue étroite que suivaient Haplo et son compagnon récalcitrant, descendait en se rétrécissant, et se terminait parmi de gigantesques stalagmites, dressées au pied d’une falaise lisse d’obsidienne. La mer de magma bouillonnait paresseusement à sa base, le roc luisait sous sa lumière sinistre. Le sommet de la falaise se perdait dans les ténèbres. Aucune armée n’avançait sur eux de cette direction. Haplo se retourna, embrassa du regard une large plaine qui s’étendait derrière la petite ville. Plongée dans l’ombre de ce royaume qui ne connaissait pas de soleil, à part celui qu’il renfermait en son centre, il n’en voyait pas grand-chose. Mais des ruisseaux de lave, partant du cours principal, serpentaient à sa surface et éclairaient faiblement des déserts de vase bouillonnante, des montagnes volcaniques couronnées de pics déchiquetés, et, curieusement, des colonnes cylindriques d’un diamètre immense qui se perdaient dans les hauteurs. — Faites de la main de l’homme, dit Haplo, réalisant trop tard qu’il s’était exprimé tout haut. — Oui, répondit Alfred, renversant la tête en arrière au point qu’il faillit perdre l’équilibre. Se rappelant ce qu’Haplo avait dit des conséquences d’une chute dans une flaque, il se redressa précipitamment. — Elles doivent aller jusqu’au plafond de cette immense caverne mais… pour quelle raison ? A l’évidence, le plafond n’a pas besoin de support. Jamais, au cours de ses imaginations les plus folles, Haplo n’avait envisagé qu’il se retrouverait dans ce monde infernal en train de discuter formations géologiques avec un Sartan. Il n’aimait pas parler à Alfred, il n’aimait pas le son de sa voix haut perchée et plaintive. Mais il espérait, par la conversation, lui donner un faux sentiment de sécurité. L’amener à des discussions où il pourrait se trahir, révéler ce qu’il savait sur les Sartans et leurs projets. — Vous avez vu des images ou lu des récits de ce monde ? demanda Haplo. Il parlait avec désinvolture, sans regarder Alfred, comme si la réponse du Sartan lui importait peu. Pourtant, Alfred lui lança un regard pénétrant et s’humecta les lèvres. Il mentait vraiment très mal. — Non. — Eh bien, moi, si. Mon Seigneur a découvert des dessins de tous les mondes, laissés derrière lui par votre peuple quand il nous a abandonnés dans le Labyrinthe. Alfred voulut dire quelque chose, se ravisa et garda le silence. — Ce monde de la pierre que votre peuple a créé ressemble à un fromage grignoté par des souris, poursuivit Haplo. Il est plein d’énormes cavernes comme celle où nous nous trouvons. Une seule pourrait facilement contenir toute la nation elfienne de Tribus. Des tunnels et des couloirs le parcourent en tous sens, descendant, montant en spirale. Montant vers quoi ? Qu’est-ce qu’il y a à la surface ? Qu’est-ce qu’il y a à la surface, Sartan ? — Je croyais que vous alliez m’appeler par mon nom, dit doucement Alfred. — Je le ferai, quand les circonstances l’exigeront, grogna Haplo. Il me laisse un mauvais goût dans la bouche. — Pour répondre à votre question, je n’ai aucune idée de ce qu’il y a à la surface. Vous en savez beaucoup plus que moi sur ce monde. Toutefois, je peux supposer…. — Chut ! Se rappelant le danger, Alfred devint livide et se pétrifia sur place, tout tremblant. Haplo escalada les rocs avec une aisance de chat, prenant soin de ne pas déloger une pierre qui aurait révélé leur présence. Le chien, aussi silencieux que son maître, passa devant, oreilles dressées, fourrure hérissée. Haplo s’aperçut que la rue ne se terminait pas, comme il l’avait pensé, au pied de la falaise. Il découvrit un chemin serpentant au milieu des stalagmites de la base. On avait essayé à la hâte d’en dissimuler l’existence, ou peut-être simplement de ralentir les poursuivants, par des monceaux de pierres accumulés devant. Des flaques de lave rendaient la marche extrêmement dangereuse. Haplo, à la suite de son chien, escalada les monticules. Alfred demeura en arrière, tremblant de tous ses membres. Haplo aurait juré qu’il l’avait entendu claquer des dents. Contournant le dernier tas de pierres, Haplo découvrit l’entrée d’une grotte. La haute arche de Son entrée était invisible du sol, mais se voyait clairement de la mer. Un affluent de lave coulait dans la grotte. Le chemin continuait sur une rive – du côté d’Haplo – conduisant dans l’intérieur éclairé de la grotte. Haplo s’arrêta à l’entrée, prêtant, l’oreille. Les sons entendus tout à l’heure étaient plus nets maintenant — des voix se répercutant en écho sur les parois. C’était un groupe important, à en juger par les clameurs, mais parfois, tous se taisaient et un seul continuait à parler. L’écho déformait les mots, il ne comprenait pas quelle langue ils parlaient, à une cadence qui ne lui était pas familière. Ça ne ressemblait à aucun dialecte des humains, des Elfes ou des nains qu’il avait entendus sur Arianus et sur Pryan. Le Patryn observa pensivement la grotte. Le sentier menant à l’intérieur était large, semé de rocs et de pierres, et éclairé par le ruisseau de lave. Mais il y avait des poches et des puits d’ombre où un homme – surtout un homme habitué à se mouvoir avec le silence de la nuit – pouvait aisément se cacher. Haplo pouvait sans doute s’approcher sans être vu de ceux qui se trouvaient à l’intérieur, et, à partir de ces observations, agir en conséquence. — Mais que diable vais-je faire d’Alfred ? Haplo regarda derrière lui, vit le grand Sartan dégingandé perché sur un roc comme une cigogne sur des remparts. Le Patryn pensa aux pieds maladroits délogeant les pierres avec un bruit d’enfer. Non, emmener Alfred était impossible. Mais le laisser ? Quelque chose arriverait forcément à cet imbécile ! Au mieux, il tomberait dans une fosse. Et Haplo serait très mécontent de perdre une prise si précieuse. Mais sapristi, le Sartan connaissait la magie et n’avait pas besoin de la cacher, du moins, pas pour le moment. Haplo rejoignit vivement Alfred, et lui murmura à l’oreille : — Ne dites pas un mot, mais écoutez-moi bien. Alfred hocha la tête pour montrer qu’il comprenait. Son visage aurait pu servir de modèle pour un masque de la terreur. — Il y a une grotte sous la falaise. Ces voix que nous entendons viennent de l’intérieur. Elles sont sans doute plus loin qu’il ne semble, car la grotte déforme les sons. Alfred parut grandement soulagé et prêt à tourner les talons pour regagner la nef. Haplo le rattrapa par la manche. — Nous allons dans la grotte. Le Sartan dilata les yeux, déglutit avec effort et aurait secoué la tête si son cou ne s’était pas paralysé. — Ces marques des Sartans que nous avons vues. Vous n’avez pas envie de savoir la vérité ? Si nous partons maintenant, nous ne la connaîtrons jamais. Alfred baissa la tête, ses épaules s’affaissèrent. Haplo savait que sa victime était ferrée, qu’il n’avait plus qu’à la tirer après lui. Enfin, le Patryn comprenait la force qui faisait agir Alfred. A tout prix, le Sartan devait savoir s’il était véritablement seul dans tout l’univers, ou s’il y avait des survivants de sa race, et, si oui, ce qui leur était arrivé. Alfred ferma les yeux, prit une profonde inspiration et hocha la tête. — Oui, murmura-t-il. Je viendrai avec vous. — Ce sera dangereux. Pas un bruit. Pas un son, ou vous pouvez nous faire tuer tous les deux. Compris ? Le Sartan semblait à la torture ; l’air impuissant, il regarda ses pieds démesurés, ses grandes mains tremblantes sur lesquelles il semblait n’avoir aucun contrôle. — Servez-vous de votre magie ! dit Haplo avec irritation. Alfred recula, effrayé. Haplo ne dit rien ; il pointa simplement le doigt en direction de la grotte, montra le sentier semé de rocs, montra les flaques de roche en fusion de chaque côté. Alfred se mit à psalmodier doucement ; Haplo, debout près de lui, l’entendait à peine. Mais le Patryn, sensible au moindre bruit qui pouvait les trahir, se mordit la langue pour ne pas lui dire de se taire. La magie des Sartans fait appel aux images, aux sons et aux mouvements. Si Haplo voulait qu’Alfred se serve de sa magie, il lui faudrait supporter cette litanie qui le faisait grincer des dents. Il attendit et regarda. Maintenant, le Sartan dansait, ses mains traçant les arabesques des runes que sa voix chantait, ses pieds maladroits les traçant avec grâce sur le sol. Puis Alfred s’éleva lentement jusqu’à un pied du sol, et, ouvrant les mains en un geste d’excuse, il sourit à Haplo. — C’est le plus facile, dit-il. Peut-être, mais Haplo trouva cela déconcertant, et il dut calmer le chien qui semblait avoir de la sympathie pour Alfred au sol, mais s’offensait de le voir flotter en l’air. Le Sartan avait fait ce qu’Haplo lui demandait. Dérivant au milieu des rochers, Alfred faisait moins de bruit que les courants d’air chaud tourbillonnant autour d’eux. Alors, qu’est-ce qu’il y a ? se demanda Haplo avec irritation. Suis-je jaloux ? Parce que je ne peux pas en faire autant ? Non que j’aie envie de l’imiter ! Les Patryns tirent leur énergie magique des possibilités du vu, du senti, du physique ; ils la tirent de la terre, des plantes, des arbres, des rocs et de tous les objets autour d’eux. Se séparer de la réalité équivaut à tomber dans le chaos. La magie des Sartans est une magie de l’air, de l’invisible, des possibilités contenues dans la foi et la croyance. Haplo avait l’étrange sensation d’être suivi par un fantôme. Il tourna le dos au Sartan volant, appela son chien et se concentra sur ce qu’il devait faire : retrouver le chemin menant à la grotte. Il espérait qu’Alfred se casserait la tête sur un roc. Le sentier de la grotte confirma les prévisions d’Haplo. Il était large, bien plus facile à suivre qu’il ne l’avait pensé. Un grand chariot aurait pu y rouler sans beaucoup de difficulté. Haplo frôlait les murs, se fondant dans les arbres. Le chien, absolument fasciné par un Alfred volant, traînait en arrière, levant des yeux incrédules sur ce remarquable spectacle. Le Sartan, mains nerveusement croisées devant lui, flottait tranquillement derrière eux. Maintenant, ils entendaient clairement les voix. Il leur semblait qu’ils allaient voir les gens au prochain détour du sentier. Mais, comme l’avait dit Haplo, la grotte déformait les sons. Le Patryn et son compagnon couvrirent une distance considérable avant que la clarté des mots n’avertît enfin Haplo qu’il approchait. La largeur du ruisseau de magma diminue, l’obscurité s’épaissit autour d’eux. Maintenant, Alfred n’était guère plus qu’un flou indistinct dans la lumière déclinante. Le chien, chaque fois qu’il entrait dans l’ombre, disparaissait complètement. Le ruisseau était autrefois une rivière, Haplo le comprit au large lit qu’elle avait taillé dans le roc. Mais son cours était en train de se tarir, de se refroidir, et il nota la baisse concomitante de température dans la grotte. Le ruisseau se termina. La lumière s’éteignit, les laissant dans des ténèbres impénétrables. Haplo s’arrêta et fut immédiatement frappé dans le dos par un objet lourd. Jurant entre ses dents, il repoussa le corps volant d’Alfred, qui, ne l’ayant pas vu s’arrêter, l’avait cogné de plein fouet. Haplo eut envie de conjurer de la lumière – technique très simple apprise dès l’enfance – , mais la luminescence bleue des runes révélerait sa présence dans ce monde. Autant hurler qu’il était là. Alfred ne pouvait rien faire non plus, pour la même raison. — Restez là, murmura-t-il à Alfred, trop content d’obéir. Chien, surveille-le. Le chien s’assit, tête penchée, regardant Alfred d’un air interrogateur, se demandant comment il avait accompli un exploit aussi merveilleux. Haplo continua en suivant la paroi de la main. Le courant de lave qu’il laissait derrière lui jetait une faible clarté, suffisante pour lui éviter de tomber dans une crevasse. Sortant enfin d’un dernier tournant du sentier, il vit enfin une brillante lumière jaune, la lumière d’un feu. De la lumière produite par des êtres vivants, pas par de la lave. Et partout, circulaient des centaines de silhouettes. Le fond de la grotte était vaste, s’évasant en une immense salle où toute une armée aurait tenu facilement. Avait-il effectivement trouvé une armée ? Était-ce l’armée qui avait fait fuir les gens de la ville ? Haplo observa et écouta. Il les entendit, comprit ce qu’ils disaient, et fut étreint d’un désespoir sans bornes. Il avait trouvé une armée – une armée de Sartans. Que faire ? Fuir ? Retraverser les Portes de la Mort, annoncer ce malheur à son seigneur ? Mais son seigneur lui poserait des questions, des questions auxquelles il ne pourrait pas répondre. Et Alfred ? Quelle erreur de l’avoir emmené avec lui ! Haplo se maudit amèrement. Il aurait dû laisser le Sartan sur la nef, le laisser dans l’ignorance. Alors, il aurait pu le ramener au Labyrinthe, ignorant que son peuple prospérait sur Abarrach, le monde de la pierre. Maintenant, Alfred n’avait qu’à dire un mot pour mettre fin à la mission d’Haplo, mettre fin aux espoirs et aux rêves de son seigneur, mettre fin à Haplo lui-même. — Bienheureux Sartan, murmura une voix derrière lui, le faisant violemment sursauter. Il se retourna et vit Alfred, flottant au-dessus de sa tête, qui observait les silhouettes éclairées par le feu. Haplo se raidit, attendit, foudroyant le chien qui avait failli à sa mission. Au moins, j’aurais la satisfaction de tuer un Sartan avant de mourir. Alfred scrutait la grotte, livide sous les reflets du feu, l’air triste et troublé. — Allez-y, Sartan ! siffla Haplo. Finissons-en ! Appelez-les ! Ce sont vos frères ! — Non, pas mes frères, dit Alfred d’une voix creuse. Pas mes frères. — Que voulez-vous dire ? C’est le sartan qu’ils parlent. — Non, Haplo. La langue des Sartans est le langage de la vie. Le leur… c’est le langage de la mort. CHAPITRE XIII LES CAVERNES DE SALFAG, ABARRACH — Que voulez-vous dire, le langage de la mort ? Descendez donc, dit Haplo, levant le bras et tirant Alfred sur le sol. Maintenant, parlez ! — Je les comprends à peine mieux que vous, dit le Sartan, l’air désolé. Et je ne suis pas certain de ce qu’ils veulent dire. Il y a comme… enfin, écoutez vous-même. Ne distinguez-vous pas la différence ? Haplo, faisant taire ses émotions tumultueuses, écouta. Maintenant qu’il se concentrait, il devait reconnaître qu’Alfred n’avait pas tort. La langue des Sartans sonna discordante aux oreilles d’un Patryn. Accoutumés à un langage bref et concis, exprimant ce qu’ils ont à dire dans le minimum de mots, les Patryns trouvent la langue des Sartans élaborée et efféminée, encombrée d’images poétiques, d’un verbiage inutile, et d’un besoin inexplicable d’expliquer ce qui se passe d’explications. Mais, parlée par ces gens, il avait l’impression d’entendre la langue des Sartans à l’envers. Leurs paroles ne s’envolaient pas, elles rampaient. Elles n’évoquaient pas d’images de soleil et d’arc-en-ciel, mais une lumière falote et maladive, émise par quelque chose de corrompu et pourrissant. Il y perçut une souffrance plus profonde que les sombres profondeurs de ce monde. Haplo se piquait de ne jamais ressentir d’émotions « amollissantes », mais cette souffrance le toucha au cœur de son être. Lentement, il lâcha Alfred. — Vous comprenez ce qui se passe ? — Non. Pas vraiment. Mais avec le temps, je crois que je pourrais m’habituer à leur langue. — Ouais, moi aussi. Comme je pourrais m’habituer à être pendu. Qu’allez-vous faire ? dit Haplo, étrécissant les yeux. — Moi ? dit Alfred, étonné. Ce que je vais faire ? Que voulez-vous dire ? — Allez-vous me livrer à eux ? Leur dire que je suis l’antique ennemi ? Et vous n’aurez peut-être même pas à le leur dire. Ils se souviennent sans doute. Alfred ne répondit pas immédiatement. Il ouvrit plusieurs fois la bouche pour parler, mais il se ravisa. Haplo avait l’impression qu’il ne cherchait pas à décider ce qu’il allait faire, mais la façon de l’exprimer. — Cela pourra vous paraître étrange, Haplo, mais je n’ai aucun désir de vous trahir. Oh, j’ai entendu vos menaces, et, croyez-moi, je ne les prends pas à la légère. Je sais ce qui m’attend dans le Nexus. Mais nous sommes actuellement des étrangers dans un monde étranger – et qui devient de plus en plus étrange à mesure que nous le connaissons mieux. Alfred semblait troublé, confus. — C’est difficile à exprimer, mais je ressens… une certaine parenté avec vous, Haplo. Peut-être à cause de ce que nous avons vécu pendant la traversée des Portes de la Mort. Je me suis trouvé là où vous avez vécu. Et je crois que vous vous êtes trouvé, vous aussi, là où j’ai vécu. Je ne m’explique pas très bien, n’est-ce pas ? — Une parenté ? Au diable ces sottises. Rappelez-vous bien une chose – je suis votre seule chance de sortir d’ici. — C’est vrai, dit gravement Alfred. Vous avez raison. Il semblerait donc que nous dépendions l’un de l’autre pour notre survie tant que nous sommes sur ce monde. Voulez-vous que je prête serment de ne pas vous trahir ? Haplo secoua la tête, craignant d’être obligé de prêter serment en retour. — Je crois que vous ferez tout pour sauver votre peau, et comme cela implique de sauver aussi la mienne, ça suffira. Alfred regarda nerveusement autour de lui. — Maintenant que cette question est réglée, allons-nous retourner à la nef ? — Ces gens sont-ils des Sartans ? — Euh… oui. — Vous n’avez pas envie d’en savoir plus sur eux ? D’apprendre ce qu’ils font sur ce monde ? — Je suppose… dit Alfred, hésitant. — Alors, nous allons approcher, voir si nous arrivons à comprendre ce qui se passe. Les deux hommes et le chien avancèrent furtivement, restant dans l’ombre de la paroi, jusqu’au moment où Haplo décida qu’ils étaient assez près pour voir sans être vus, entendre sans être entendus. Il leva la main pour arrêter Alfred qui se rapprocha, flottant toujours au-dessus du sol. Le chien se coucha, gardant un œil sur son maître, l’autre sur Alfred. La grotte grouillait de gens – grouillait de Sartans. A première vue, les Sartans ne se différencient pas des humains, sauf par la couleur de leurs cheveux. Même chez les enfants, la chevelure est presque toujours blanche avec les bouts bruns. C’est le contraire chez les Patryns. Les cheveux d’Haplo étaient châtains, avec les pointes blanches. Alfred n’avait presque pas de cheveux (peut-être que sa calvitie était une tactique inconsciente de déguisement) et n’était donc pas facilement reconnaissable. Les Sartans tendent aussi à être plus grands que ceux des races inférieures. Leur puissance magique et l’assurance qu’elle leur confère leur donnent une contenance extraordinairement belle et radieuse (Alfred étant l’exception). Ces gens étaient des Sartans, sans aucun doute. Scrutant la foule, Haplo ne vit que des Sartans, aucun membre des races inférieures, aucun humain, aucun Elfe, aucun nain. Mais ces Sartans avaient quelque chose de bizarre, quelque chose de faux. Le Patryn ne connaissait qu’un seul Sartan vivant – Alfred. Mais il avait vu des apparitions de Sartans sur Pryan. Il les considérait avec dédain, mais il devait reconnaître que c’était un peuple d’une beauté radieuse. Alors que ces Sartans d’Abarrach semblaient vieux, fanés, sans aucun rayonnement. En fait, certains étaient hideux. Haplo les trouvait repoussants, et il vit la même révulsion dans les yeux d’Alfred. — Ils célèbrent une cérémonie quelconque, murmura Alfred. Haplo allait lui dire de se taire quand il lui vint à l’esprit qu’il pourrait apprendre quelque chose d’utile. Il ravala ses paroles et s’exhorta à la patience, vertu qu’il avait apprise dans le Labyrinthe. — Des funérailles, dit Alfred d’un ton apitoyé. Ils célèbrent les funérailles de leurs morts. — Si c’est exact, ils ont attendu longtemps pour les enterrer, grommela Haplo. Vingt cadavres de tous les âges, du petit enfant au vieillard, étaient allongés sur le sol. La foule restait à distance respectueuse, de sorte que rien n’obstruait la vue d’Haplo et Alfred. Les cadavres semblaient dormir, les mains croisées sur la poitrine, les yeux clos sur le sommeil éternel. Mais, à l’évidence, certains étaient morts depuis longtemps. Il régnait une forte odeur de pourriture, bien que – sans doute grâce à leur magie — les Sartans aient empêché les chairs de se décomposer. Les cadavres avaient la peau blanche et cireuse, les yeux caves, les lèvres bleues. Chez certains, les ongles avaient poussé, anormalement long, et les cheveux étaient tout emmêlés. Haplo leur trouva quelque chose de familier, mais il ne savait pas quoi. Il allait le faire remarquer à Alfred quand le Sartan lui fit signe de se taire et regarder. Un homme s’avança et s’arrêta devant les morts. Les gens, qui jusque-là chuchotaient entre eux, se turent à sa vue, et tous les yeux se tournèrent vers lui. L’amour et le respect montant vers l’inconnu étaient presque palpables. Haplo ne fut pas surpris d’entendre Alfred murmurer : — Mon peuple… commença-t-il, et il semblait parler pour les morts autant que pour les vivants… nous marchons depuis longtemps, et nous voilà loin de notre patrie, de notre patrie bien-aimée… Sa voix s’étrangla, et il dut s’interrompre pour se ressaisir. Le peuple sembla ne l’en aimer que davantage pour cette faiblesse. Plusieurs essuyèrent furtivement des larmes, Il prit une profonde inspiration et poursuivit : — Mais tout cela est derrière nous. Ce qui est fait est fait. C’est à nous qu’il appartient maintenant de continuer, de construire une nouvelle vie sur les ruines de l’ancienne. « Devant nous, continua-t-il, tendant le bras et le pointant sans le savoir sur Haplo et Alfred, s’étend la cité de nos frères… Des murmures de colère parcoururent la foule. Le prince leva la main, en un geste plein de douceur, mais également plein d’autorité, et les voix se turent, laissant pourtant derrière elles l’hostilité de leurs émotions, ardentes comme la chaleur montant de la mer de magma. — J’ai dit « nos frères », et je pense sincèrement « nos frères ». Ils sont de notre race, peut-être les seuls survivants de notre race, sur ce monde ou dans tout l’univers. Ce qu’ils nous ont fait – s’ils nous ont fait quelque chose – , ils l’ont fait sans le savoir. Je le jure ! — Ils nous ont dépouillés de tout ce que nous possédions, cria une vieille, secouant son poing noueux. Nous connaissons tous les rumeurs que vous avez essayé d’étouffer. Ils nous ont dépouillés de notre eau, de notre chaleur. Ils nous ont condamnés à mourir de soif, si le froid et la famine ne nous avaient pas tués avant. Et vous dites qu’ils ne savaient pas ! Moi, je dis qu’ils savaient et qu’ils s’en moquaient ! La femme se tut, branlant du chef d’un air entendu. Le prince lui sourit, d’un sourire patient et affectueux. A l’évidence, elle lui rappelait d’heureux souvenirs. — Je maintiens qu’ils ne savaient pas, Marta, et j’ai l’assurance de dire la vérité. Comment pouvaient-ils savoir ? Le prince leva les yeux vers le plafond de la grotte, mais son regard semblait voir au-delà des stalagtites et l’emporter bien haut au-dessus des ombres de la grotte. — Nous, qui vivions là-haut, nous avons été longtemps séparés de nos frères qui vivent ici, en bas. Si leur vie a été aussi difficile que la nôtre, il n’est pas étonnant qu’ils aient oublié jusqu’à notre existence. Nous avons la chance d’avoir parmi nous des sages qui se souviennent de notre passé et de nos origines. Le prince posa la main sur le bras d’un homme venu se placer près de lui. A sa vue, Alfred retint son souffle, l’air horrifié. Le prince et tout le peuple étaient vêtus de façons disparates, principalement de fourrures d’animaux, comme s’ils venaient d’une région très froide. L’homme debout près du prince était vêtu différemment. Il portait une culotte noire et de longues robes noires, propres et bien entretenues malgré l’usure. Les ourlets étaient brodés de runes d’argent. Haplo les reconnut, mais ne les comprit pas. A l’évidence, Alfred les comprenait, mais quand le Patryn lui lança un regard interrogateur, le Sartan secoua la tête et se mordit les lèvres. Haplo ramena son attention sur le prince. — Nous avons emporté nos morts pour cette longue marche. Beaucoup sont morts pendant le voyage. Le prince alla s’agenouiller près d’un cadavre allongé devant tous les autres et dont la tête était coiffée d’une couronne d’or. — Mon propre père figure parmi eux. Et je jure devant vous, dit le prince élevant solennellement la voix, je jure devant nos morts, que je crois fermement le peuple de Kairn Necros innocent du mal qu’il nous a fait. Et quand ils l’apprendront, je crois qu’ils pleureront sur nous et nous accueilleront, comme nous les aurions accueillis ! Je le crois si fermement que j’irai moi-même, seul et sans armes, leur demander merci ! Les soldats levèrent leurs lances, les cognant contre leurs boucliers. Le peuple protesta bruyamment, choqué. Haplo était lui-même en état de choc – les pacifiques Sartans qui brandissaient des armes ! Plusieurs montrèrent les morts, et Haplo vit que quatre cadavres étaient ceux de jeunes soldats allongés sur leurs boucliers. Le prince fut forcé de crier pour dominer les clameurs. Son beau visage se fit sévère, il lança sur la foule des regards flamboyants, et le peuple se tut devant sa colère. — Oui, ils nous ont attaqués. Qu’attendiez-vous donc ? Nous sommes arrivés chez eux, armés jusqu’aux dents, et avec des exigences. Si vous aviez eu de la patience… — C’est difficile d’être patient quand on a des enfants qui meurent de faim, grommela un homme, regardant un petit garçon accroché à sa jambe. Nous leur avons seulement demandé de l’eau et des provisions. — A la pointe de vos lances, dit le prince, son expression, redevenue compatissante, adoucissant ses paroles. Raef, crois-tu que je ne comprends pas ? J’ai tenu le cadavre de mon père dans mes bras. Je… Il baissa la tête, porta ses mains à ses yeux. L’homme en robes noires lui dit quelques mots, et le prince hocha la tête et releva les yeux sur la foule. — Cette bataille aussi, c’est fait et c’est passé. Je ne peux pas la défaire. J’en accepte le blâme. Je n’aurais pas dû me séparer du peuple, mais je pensais qu’il valait mieux vous envoyer de l’avant pendant que je préparais le cadavre de mon père. Je présenterai vos excuses à nos frères. Je suis certain qu’ils comprendront. A en juger sur le sourd grondement de la foule, le peuple ne partageait pas la certitude de son prince. La vieille éclata en sanglots. S’avançant, elle referma ses mains affaiblies sur le bras du prince, le suppliant, s’il les aimait, de ne pas partir. — Que veux-tu que je fasse, Marta ? demanda doucement le. prince en tapotant la main noueuse. Elle leva sur lui des yeux soudain féroces. — Je voudrais que vous combattiez, comme un homme ! Pour leur reprendre ce qu’ils nous ont volé ! Le sourd grondement augmenta, les lances se remirent à frapper les boucliers. Le prince grimpa sur un rocher, pour voir et être vu de tous. Il tournait le dos à Alfred et Haplo, mais, à la raideur de son dos et de ses épaules, le Patryn comprit qu’il avait dépassé les limites Je son endurance. — Mon père, votre roi, est mort. M’acceptez-vous pour son successeur ? Ou y en a-t-il un parmi vous qui désire me lancer un défi ? Si oui, qu’il s’avance ! Nous déciderons en combat singulier, ici et maintenant ! Le prince jeta son manteau de fourrure, révélant un corps jeune et musclé. Ses mouvements étaient souples, et, à l’évidence, entraînés au maniement de l’épée qu’il portait au côté. Malgré sa colère, il restait calme et de sang-froid. Haplo aurait réfléchi à deux fois avant de l’attaquer. Dans la foule, personne ne releva le défi du prince. Le peuple semblait honteux, et poussa des acclamations qu’on dut entendre jusqu’en la lointaine cité. De nouveau, les lances frappèrent les boucliers, mais cette fois, ce n’était pas un défi, c’était un hommage. L’homme en noir s’avança, prenant la parole pour la première fois. — Personne ne vous défie, Edmund. Vous êtes notre prince… Nouvelles acclamations. — … et nous vous suivrons comme nous avons suivi votre père. Il est toutefois naturel que nous craignions pour votre vie. Si nous vous perdons, qui nous guidera ? Le prince serra la main de l’homme, et, quand il reprit la parole, ce fut avec une émotion évidente. — Maintenant, c’est moi qui ai honte. J’ai perdu mon sang-froid. Je n’ai rien d’exceptionnel, sauf que j’ai l’honneur d’être le fils de mon père. N’importe lequel d’entre vous pourrait guider le peuple. Vous en êtes tous dignes. La plupart pleuraient. Alfred avait le visage inondé de larmes. Haplo, qui n’aurait jamais pensé pouvoir ressentir pitié ou compassion pour quiconque n’appartenant pas à son peuple, regarda ces gens, leurs vêtements en haillons, leurs visages émaciés, leurs enfants pitoyables. et il fut forcé de se rappeler fermement que c’étaient des Sartans, que c’était l’ennemi. — Nous allons maintenant procéder à la cérémonie. dit l’homme en robes noires, à l’approbation du prince. qui descendit de son rocher et alla prendre place au milieu du peuple. L’homme en noir se mit à circuler au milieu des cadavres. Levant les deux mains, il traça en l’air d’étranges dessins tout en psalmodiant une sorte de litanie. Parcourant les rangées silencieuses, il traçait un sigle au-dessus de chaque mort, sa litanie de plus en plus sonore et insistante. Haplo sentit ses nerfs vibrer désagréablement, sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque, bien qu’il n’eût aucune idée de ce qui se passait. Ce n’étaient pas des funérailles ordinaires. — Qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qui se passe ? Livide, les yeux dilatés, Alfred regardait la scène avec horreur. — Il n’enterre pas les morts ! Il les ressuscite ! CHAPITRE XIV LES CAVERNES DE SALFAG, ABARRACH — La nécromancie ! murmura Haplo, incrédule, en proie à mille pensées et émotions contradictoires. Mon Seigneur avait raison ! Les Sartans détiennent le secret permettant de réveiller les morts ! — Oui, haleta Alfred en se tordant les mains. Mais on ne doit pas s’en servir ! Jamais ! L’homme en noir s’était mis à danser, évoluant avec grâce au milieu des cadavres, leur imposant les mains, tout en continuant à tracer les mêmes signes dont Haplo réalisait maintenant que c’étaient des runes puissantes. Et il comprit soudain pourquoi quelque chose lui avait paru familier chez les cadavres. Reportant son regard sur la foule, il vit alors que de nombreux vivants, surtout ceux massés au fond de la grotte, n’étaient pas des vivants du tout. Ils avaient le même aspect que les cadavres, la même chair blême, les même joues hâves, les mêmes yeux caves. Dans l’assistance, il y avait beaucoup plus de morts que de vivants ! Le nécromancien semblait approcher de la fin de la cérémonie. D’immatérielles formes blanches se levèrent des cadavres, et restèrent à côté du corps dont chacune émanait. Sur un geste impérieux du nécromancien, les fantômes reculèrent, mais sans trop s’éloigner de leur cadavre, comme des ombres dans un monde sans soleil. Ces ombres gardaient la forme de l’être qu’elles avaient quitté. Certaines se dressaient, grandes et droites, près des cadavres des hommes jeunes. D’autres étaient voûtées près des vieillards ; un tout petit fantôme s’attardait non loin de l’enfant. Chacune semblait répugner à se séparer de son corps, certaines faisant même une tentative pour y rentrer. Mais aboyant un ordre accompagné d’un geste impérieux, le nécromancien les écarta. — Fantômes, vous n’avez plus rien à faire avec ces corps ! Abandonnez-les ! Ils ne sont plus morts ! La vie revient ! Allez-vous-en, ou je vous précipite dans le néant avec eux ! A son ton, le nécromancien aurait aimé anéantir complètement les formes éthérées, mais ce n’était peut-être pas possible. Docilement, tristement, les spectres obéirent et s’éloignèrent de leurs corps, tout en en restant aussi proches que possible, sans provoquer le courroux du nécromancien. — Oh, mon peuple, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ? gémit Alfred. Le chien, se levant soudain, émit un bref aboiement. Alfred oublia sa magie et atterrit en tas sur le sol. Haplo arracha les bandages de ses mains, et se retourna pour affronter le danger. Son seul espoir était de combattre pour pouvoir s’enfuir. Les sigles de sa peau se mirent à luire, rouges et bleus, la magie pulsa dans son corps, mais il fut impuissant devant ses adversaires. Comment combattre quelqu’un qui est déjà mort ? Haplo resta confondu, incapable de trouver dans les possibilités de sa magie celle qui les sauverait. Cette brève hésitation se révéla onéreuse. Une main se referma sur son bras, froide à lui glacer le cœur. Il lui sembla que les runes de sa peau se recroquevillaient à ce contact macabre. Il cria de douleur et tomba à genoux. Le chien se coucha craintivement, et se mit à hurler à la mort. — Alfred ! cria Haplo. Faites quelque chose ! Mais Alfred jeta un seul regard sur leurs gardes et s’évanouit. Les guerriers morts conduisirent Haplo et transportèrent le corps évanoui d’Alfred à l’intérieur de la grotte. Le chien trottait derrière eux, évitant soigneusement tout contact avec les zombis, qui semblaient ne pas savoir quoi faire de l’animal. Les cadavres couchèrent Alfred par terre devant le nécromancien, et menèrent Haplo, morne et arrogant, devant leur prince. Si la vie d’Edmund avait été mesurée en portes, comme celle d’Haplo, il aurait eu à peu près l’âge du Patryn, environ vingt-huit ans. Et regardant ses yeux intelligents, graves et douloureux, il se dit que ce jeune homme avait beaucoup souffert pendant ces vingt-huit ans, peut-être autant que lui-même. — On les a surpris à nous espionner, dit un guerrier zombi, d’une voix à glacer le sang, comme le contact de sa main. Haplo s’efforça de rester immobile, malgré la terrible souffrance que lui infligeaient les doigts morts s’enfonçant dans sa chair. — Est-il armé ? demanda Edmund. Les cadavres – ils étaient trois – secouèrent leurs horribles têtes. — Et celui-là ? dit le prince, regardant Alfred avec un petit sourire. Non que ça puisse changer grand-chose s’il l’était. Le mort fit signe qu’il ne l’était pas. Les cadavres avaient des yeux, mais ils ne regardaient jamais rien, ne bougeaient pas, ils ne s’éclairaient ni ne s’éteignaient, ils ne se fermaient jamais. Leurs fantômes, qui flottaient derrière eux, avaient des yeux qui conservaient la sagesse et l’intelligence des vivants. Mais les fantômes, semblait-il, n’avaient pas de voix. Ils ne pouvaient pas parler. — Ranimez-le et traitez-le avec douceur. Relâchez l’autre, ordonna le prince aux cadavres, qui lâchèrent le bras d’Haplo. — Retournez monter la garde. Les zombis s’éloignèrent, les vestiges haillonneux de leurs vêtements voletant derrière eux. Le prince considéra Haplo avec curiosité, surtout ses mains couvertes de runes. Le Patryn attendit, impassible, d’être reconnu, jugé par l’antique ennemi et transformé lui-même en cadavre. Edmund tendit la main et le toucha. — Ne vous inquiétez pas, dit le prince, parlant lentement et fort comme avec quelqu’un qui ne comprend pas la langue. Je ne vous ferai pas de mal. Un éclair bleu jaillit des runes, crépita autour des doigts du prince. Il poussa un cri, plus de surprise que de douleur. La décharge n’était pas forte. — Vous avez intérêt ! dit Haplo dans sa langue, pour l’éprouver. Recommencez, et vous êtes un homme mort ! Le prince recula, stupéfait. Le nécromancien, qui bassinait les tempes d’Alfred en un vain effort pour le ranimer, s’interrompit et leva les yeux, étonné. — Quelle langue est-ce là ? dit le prince, dans la langue dégénérée des Sartans qu’Haplo comprenait de mieux en mieux mais qu’il ne parlait pas. C’est étrange. Je sais ce que vous avez dit, et pourtant je n’ai jamais entendu ce langage. Et vous me comprenez aussi, quoique vous ne parliez pas ma langue. Et vous utilisez la magie des runes. Je reconnais les structures. D’où venez-vous ? De Necropolis ? C’est eux qui vous ont envoyé ? Étiez-vous vraiment en train de nous espionner ? Haplo lança un regard méfiant au nécromancien. Il paraissait puissant et rusé, et peut-être serait-il l’ennemi le plus redoutable. Mais les yeux noirs et perçants du nécromancien ne semblaient pas le reconnaître, et Haplo se détendit un peu. Ce peuple avait subi tant d’épreuves dans le présent qu’il en avait peut-être oublié son passé. Le Patryn réfléchit à sa réponse. La conversation surprise un peu plus tôt lui en avait appris assez pour qu’il sache que déclarer venir de la cité n’arrangerait pas ses affaires. Cette fois, la vérité semblait plus sûre que le mensonge. De plus, quand Alfred, revenu à lui, serait sommé de s’expliquer, il serait incapable-de mentir. — Non, je ne suis pas de la cité. Je suis étranger à cette partie du monde. Je suis venu en descendant la mer de magma jusqu’ici dans ma nef. Elle est amarrée là-bas, dit-il, montrant la direction du port. Je… nous, rectifia-t-il, incluant Alfred à regret, ne sommes pas des espions. — Alors, que faisiez-vous quand les morts vous ont arrêtés ? Ils ont dit que vous nous observiez depuis un bon moment. Et eux vous observaient aussi depuis un bon moment. Haplo releva la tête et regarda le prince dans les yeux. — Nous avons fait un très long voyage. Nous sommes entrés dans la ville, nous avons découvert des signes de bataille ; toute la population avait fui. Nous avons entendu vos voix répercutées dans le tunnel. A ma place, vous seriez-vous précipité sans réfléchir ? Ou auriez-vous attendu, observé, appris ce que vous pouviez ? Le prince sourit, mais ses yeux restèrent graves. — A votre place, je serais peut-être retourné à ma nef, tournant le dos à ce qui ne me regardait pas. Et comment se fait-il que vous voyagiez avec un tel compagnon ? Si différent de vous ? Alfred commençait à revenir à lui. Le chien lui léchait les joues. Haplo éleva la voix, espérant attirer l’attention d’Alfred, sachant qu’on lui demanderait de corroborer les dires du Patryn. — Mon compagnon s’appelle Alfred. Et vous avez raison. Nous sommes très différents. Nous venons de mon… de cités différentes. Il s’est joint à moi parce qu’il n’avait personne d’autre. Il est l’unique survivant de sa race. Un murmure de sympathie s’éleva de la foule. Alfred s’assit, lançant des regards effrayés autour de lui. Les zombis-gardes n’étaient pas en vue. Il respira, soulagé, et, avec l’aide du nécromancien, se leva péniblement. Époussetant ses vêtements, il s’inclina devant le prince. — Est-ce vrai, dit Edmund avec compassion, que vous êtes le seul survivant de votre race ? — Je pensais l’être, dit Alfred en sartan, avant de vous avoir trouvés. — Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Edmund, de plus en plus perplexe. Je comprends vos paroles, comme je comprends les siennes, poursuivit-il en montrant Haplo, mais elles aussi sont différentes. Dites-m’en plus. Alfred semblait en pleine confusion. — Je… je ne sais pas quoi vous dire. — Dites-nous comment vous êtes arrivé dans cette grotte, suggéra le nécromancien. Alfred lança un regard affolé au Patryn. — Je… nous sommes venus dans une nef. Elle est amarrée là-bas. Quelque part, dit-il avec un vague geste, ayant perdu tout sens de l’orientation. Nous avons entendu des voix et nous sommes venus voir qui c’était. — Pourtant, vous pensiez que nous pouvions être une armée ennemie, dit le prince. Pourquoi n’avez-vous pas fui ? Alfred eut un sourire plein de tristesse et de douceur. — Parce que nous n’avons pas trouvé une armée ennemie. Nous vous avons trouvés, vous et votre peuple, en train d’honorer vos morts. Habile façon de présenter les choses, pensa Haplo. Le prince fut impressionné par la réponse. — Vous êtes l’un des nôtres. Vos paroles sont les miennes, bien qu’elles soient différentes. Très différentes. Dans vos paroles… Le prince hésita, essayant de bien formuler sa pensée. — … je vois une lumière radieuse et une vaste étendue de ciel bleu. J’entends bruire le vent, et je respire un air frais et pur dont la magie n’a pas besoin de filtrer les poisons. Dans vos paroles, j’entends… la vie. Et cela fait paraître mes propres paroles sombres et froides, comme ce rocher sur lequel nous sommes. Edmund se tourna vers Haplo. — Et vous aussi, vous êtes des nôtres, et pourtant vous ne l’êtes pas. Dans vos paroles, j’entends la colère et la haine. Je vois des ténèbres qui ne sont pas froides et sans vie, mais dynamiques et animées, comme une entité vivante. Je sens l’être piégé, emprisonné, un besoin ardent d’évasion. Haplo fut impressionné, tout en cherchant à le dissimuler. Il lui faudrait être prudent en présence de ce jeune homme si perspicace. — Je ne suis pas comme Alfred, dit Haplo, choisissant soigneusement ses mots, en ce sens que mon peuple survit. Mais il est retenu prisonnier en un lieu dune horreur inimaginable. La haine et la colère sont dirigées contre ceux qui nous ont emprisonnés. Je suis l’un des rares heureux à être parvenu à survivre et à m’évader. Maintenant, je cherche de nouvelles terres où les miens pourraient bâtir leur foyer… — Vous ne les trouverez pas ici, dit froidement le nécromancien. — Non, acquiesça Edmund. Non, vous ne trouverez pas de terres ici. Ce monde est mourant. Déjà, nos morts sont plus nombreux que les vivants. Si rien ne change, je prévois le jour et il se rapproche très vite, où seuls les morts gouverneront Abarrach. CHAPITRE XV LES CAVERNES DE SALFAG, ABARRACH — Maintenant, nous devons procéder à la résurrection, après quoi, vous nous honorerez en acceptant d’être nos invités. Notre repas sera maigre, ajouta Edmund avec un sourire triste, mais nous serons heureux de le partager avec vous. — Seulement si vous nous permettez d’y ajouter nos provisions, dit Alfred, avec une nouvelle révérence. Le prince regarda Alfred, ses mains vides. Il regarda Haplo et ses mains couvertes de runes, mais également vides. Edmund parut perplexe, mais était trop poli pour poser des questions. Haplo regarda Alfred pour voir s’il s’étonnait de cette étrange déclaration du prince. Comment les provisions des Sartans pouvaient-elles être limitées alors que, comme les Patryns, ils avaient des pouvoirs magiques presque illimités pour les multiplier ? Haplo surprit Alfred à le regarder, haussant des sourcils étonnés. Le Patryn détourna vivement les yeux, refusant de donner au Sartan la satisfaction de savoir qu’ils partageaient les mêmes pensées. Sur un signe d’Edmund, des guerriers-zombis escortèrent les deux étrangers dans un coin de la grotte, à l’écart du peuple qui continua à les regarder avec curiosité, et à l’écart des morts, toujours allongés sur le sol. Le nécromancien prit sa place parmi les cadavres, dont les fantômes se mirent à se contorsionner comme au souffle d’un vent brûlant. Les corps restaient immobiles. Le nécromancien reprit sa litanie, leva les mains, puis les claqua brusquement. Les corps frémirent et sursautèrent, frappés par une décharge d’énergie magique. Le petit cadavre d’enfant s’assit presque immédiatement et se leva. Derrière, les yeux du fantôme semblèrent chercher quelqu’un dans la foule. Une femme s’avança en pleurant. Le cadavre de l’enfant courut vers elle, lui tendant les bras. La femme tendit les siens à l’enfant. Un homme, les traits tirés par la douleur, la retint, la prit dans ses bras et l’entraîna. Le cadavre de la fillette les regardait, immobile. Lentement, les bras du petit cadavre retombèrent, ceux éthérés du fantôme continuant à se tendre vers la mère. — Oh, mon peuple, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ? répéta Alfred d’une voix étranglée par les larmes. Un par un, les cadavres reprirent un semblant de vie. Chaque fois, le fantôme cherchait ses proches des yeux dans la foule, mais les vivants se détournaient. Un par un, chaque mort alla prendre sa place au fond de la grotte, rejoignant la foule des autres morts, debout derrière les vivants. Les vieillards, parmi les derniers à se laisser persuader de revenir, se levaient comme des dormeurs fatigués qui répugnent à se réveiller. L’enfant s’attarda quelque temps près de ses parents, puis finalement alla se mêler aux autres zombis. Haplo vit qu’il y avait beaucoup d’enfants parmi les morts, très peu parmi les vivants. Il se rappela les paroles d’Edmund, ce monde est mourant, et il comprit. Mais Haplo comprenait autre chose. Ce peuple possédait la clé de la vie éternelle ! Quel plus beau présent Haplo pouvait-il rapporter à son seigneur, à son peuple ? Les Patryns ne seraient plus à la merci du Labyrinthe. Si le Labyrinthe les tuait, ils ressusciteraient et continueraient à combattre, de plus en plus nombreux, jusqu’à la conquête finale. Et alors, aucune armée dans l’univers ne pourrait les arrêter, aucune armée de vivants ne pouvant espérer vaincre une armée de morts ! Il me faut seulement apprendre le secret de la magie des runes. Et, pensa Haplo en regardant Alfred, voici quelqu’un qui pourra me l’enseigner. Mais je dois être patient, attendre le moment propice. Pour l’instant, le Sartan n’en sait guère plus que moi. Mais il apprendra, il ne peut pas s’en empêcher. Et quand il saura, je saurai aussi ! Le dernier à se relever fut le cadavre du vieillard couronné d’or. Et d’abord, le vieux roi sembla vouloir les défier. Son fantôme était plus fort que les autres, et il restait au-dessus du corps avec défi, bravant les supplications du nécromancien et même – après un regard d’excuse au prince – ses menaces. Enfin, le nécromancien secoua la tête en fronçant les sourcils et leva les mains en un geste d’impuissance. Alors Edmund s’avança et parla au corps allongé à ses pieds. — Je sais comme tu es fatigué de la vie, Père, et que tu as bien mérité le repos. Mais pense à l’alternative. Tu t’abîmeras dans la poussière. Ton esprit continuera à fonctionner, et pourtant tu seras frustré et désespéré de ton impuissance à influencer le monde autour de toi. Et tu vivrais ainsi pendant des siècles, emprisonné dans le néant ! La résurrection est bien préférable, Père ! Tu seras avec nous, qui avons besoin de toi. Tu nous conseilleras… Le fantôme du vieillard se tordit et ondula sous un vent qu’il était seul à sentir. Il semblait frustré de ne pas pouvoir communiquer ce qu’il désirait désespérément révéler. — Père, je t’en supplie ! Reviens parmi nous ! Nous avons besoin de toi ! Le fantôme trembla, puis s’estompa presque jusqu’à disparaître. Le cadavre remua. La même décharge magique le traversa, et il se leva en chancelant. — Mon père, mon roi, dit le prince en s’inclinant très bas. Le fantôme, à peine visible, tremblait comme la brume s’élevant d’une mare. Le cadavre leva sa main cireuse, signe qu’il acceptait cet hommage, puis la tête couronnée d’or et ses yeux fixes et inexpressifs tournèrent de droite à gauche, comme se demandant quoi faire. Le prince baissa la tête, ses épaules s’affaissèrent. Le nécromancien s’approcha. — Je suis désolé, Votre Altesse. — Ce n’est pas votre faute, Baltazar. Vous m’aviez prévenu. Le cadavre du roi demeura debout devant son peuple, son attitude royale pâle caricature de ce qu’elle avait été autrefois. — J’espérais qu’il serait différent, dit Edmund à voix basse, comme si la mort pouvait l’entendre. Dans la vie, il était si fort, si résolu… — Les morts ne peuvent être que ce qu’ils sont, rien de plus, Seigneur. Pour eux, la vie se termine quand l’esprit cesse de fonctionner. Nous rendons la vie au corps, mais notre pouvoir s’arrête là. Nous ne pouvons pas leur donner la capacité d’apprendre, de réagir au monde qui les entoure. Votre père continuera à être roi, mais seulement pour ceux dont il était le roi avant leur mort. Le nécromancien fit un geste. Le roi mort tourna ses yeux vides vers le fond de la grotte, vers les morts qui l’attendaient. Les cadavres s’inclinèrent devant lui en signe d’hommage, et le roi-zombi, son fantôme se tordant de douleur derrière lui, abandonna les vivants qui ne le connaissaient plus et alla rejoindre les morts. Edmund fit un pas vers lui. Baltazar le retint par la manche. — Votre Majesté… Le nécromancien lui fit comprendre du regard qu’il devait lui parler en particulier. Ils s’éloignèrent du peuple, qui s’écarta respectueusement sur leur passage. Haplo, d’un geste désinvolte, fit signe au chien de les suivre. Le chien se frotta à la jambe d’Edmund, qui, machinalement lui caressa la tête. Haplo entendit, par les oreilles de l’animal, toute leur conversation. — … vous devriez prendre la couronne ! le pressait le nécromancien. — Non ! répondit sèchement le prince, les yeux fixés sur son père qui marchait, l’air à la fois royal et terrifiant, parmi les légions des morts. Il ne comprendrait pas. Il est le roi. — Mais, Seigneur, il nous faut un roi vivant… — Vraiment ? dit Edmund avec un sourire amer. Pourquoi ? Les morts sont plus nombreux que nous. Et les vivants me suivent malgré mon seul titre de prince, je serai content de le rester. Assez, Baltazar. N’insistez pas. La jeune voix se durcit, les yeux flamboyèrent. Le nécromancien s’inclina en silence et s’en alla remplir ses autres devoirs auprès des cadavres. Edmund resta seul, plongé dans ses pensées. Le chien gémit, lui fourra le museau dans la main. Le prince baissa les yeux, sourit avec tristesse. — Merci de ton réconfort, dit-il. Et tu as raison, je néglige mes devoirs d’hôte. Rappelé ainsi au souvenir de ses invités, Edmund alla rejoindre Alfred et Haplo et s’assit par terre avec eux. — Autrefois, nous avions des animaux semblables, dit Edmund, caressant le chien qui remua la queue et lui lécha la main. Je me souviens, dans mon enfance… Il s’interrompit, soupira, et secoua la tête. — Mais ça ne vous intéresse pas. Excusez la simplicité de mon hospitalité. Si nous étions dans mon palais, dans mon pays, je vous traiterais royalement. Mais si nous étions dans mon palais, nous serions en train de mourir de froid, alors je suppose que vous préférez être ici. Moi je préfère. Ou du moins, je le pense. — Quel terrible événement a détruit votre royaume ? demanda Alfred. Le prince le regarda, étrécissant les yeux. — Sans doute le même qui a détruit le vôtre. C’est du moins ce que je crois, après ce que j’ai vu pendant mon voyage. Edmund les regardait avec une méfiance renouvelée. Alfred bredouilla, se troubla. Haplo se pencha, essayant de sauver la situation en changeant de conversation. — N’aviez-vous pas parlé de repas ? Edmund fit un geste. — Marta, apporte le dîner de nos hôtes ! La vieille femme s’approcha respectueusement plusieurs poissons séchés dans les mains, qu’elle posa devant eux, puis, avec une révérence, elle se releva pour s’éloigner. Mais Haplo, qui l’observait, l’avait vue darder un regard envieux sur les poissons, puis sur Alfred et lui-même. — Va-t-en, Marta, dit le prince d’un ton tranchant. Il avait rougi, ayant apparemment remarqué ce regard lui aussi. — Attendez, dit Haplo, lui rendant quelques poissons. Prenez-les pour vous. Comme nous vous l’avons dit, Votre Altesse, ajouta-t-il pour couper court aux protestations d’Edmund, nous pouvons fournir nos provisions. — Oui, renchérit Alfred, heureux d’avoir quelque chose à faire. Il leva un poisson dans ses mains. La vieille s’éloigna, serrant le poisson sur son cœur. — J’ai honte, commença Edmund, mais ses paroles moururent sur ses lèvres. Alfred psalmodiait les runes à voix basse, de cette voix aiguë et nasillarde qui agaçait les oreilles d’Haplo. Le Sartan avait un poisson à la main, puis il en eut deux, puis trois. Interrompant sa litanie, Alfred tendit les poissons au prince, qui les considéra avec stupéfaction. Le Sartan offrit ensuite, avec déférence, un poisson à Haplo. Les runes de ses mains se mirent à luire, rouges et bleues, et au lieu d’un poisson, il y en eut bientôt douze, puis vingt-quatre. Haplo disposa les poissons sur le rocher, sans oublier d’en donner un au chien qui – avec un regard méfiant sur les morts – alla manger dans un coin sombre. — Cette magie est merveilleuse, absolument merveilleuse, dit le prince, impressionné. — Mais… vous pouvez en faire autant, dit Alfred, grignotant le poisson salé. Entendant un léger bruit, Alfred leva les yeux. Un enfant, un enfant vivant, regardait le chien avec envie. Alfred lui fit signe d’approcher et lui donna un poisson. L’enfant le prit, détala, et alla le donner à un adulte qui le fixa avec stupéfaction. L’enfant les montra du doigt, Haplo eut l’impression très nette qu’il n’allait pas tarder à devenir pourvoyeur de poissons. — Il paraît qu’autrefois nous étions capables de réaliser de tels exploits, remarqua Edmund. Mais maintenant, nous concentrons notre magie sur notre survie. Et la leur, termina-t-il, avec un regard aux zombis, debout dans l’ombre. Alfred frissonna et ouvrit la bouche. Haplo lui décocha vivement un coup de coude dans les côtes, et il la referma docilement, se remettant à multiplier les poissons. — Vous trouverez de la nourriture et des provisions dans cette ville, dit Haplo, montrant de la tête la direction d’où ils venaient. Vous avez dû la voir en passant. — Nous ne sommes pas des voleurs ! dit fièrement Edmund. Nous ne prendrons pas ce qui ne nous appartient pas. Si nos frères de la cité nous l’offrent librement, ce sera différent. Nous travaillerons, et nous les rembourserons. — Certains, parmi votre peuple, pensent que ce sont ces « frères » qui devraient nous rembourser, Seigneur. La remarque venait de Baltazar, qui observait gravement l’opération magique. Simple et efficace, Haplo multipliait les poissons et les donnait à tous ceux qui approchaient. Alfred faisait de même. Une grande foule s’était massée autour d’eux. Le nécromancien ne dit plus rien tant qu’ils ne furent pas tous rassasiés. Quand ils furent partis, il s’assit, croisant soigneusement les jambes sous ses robes noires, et prit un morceau de poisson qu’il examina attentivement, comme s’il s’attendait à le voir disparaître à son contact. — Ainsi, vous n’avez pas encore perdu cet art, dit-il. — Peut-être, dit le prince en observant Alfred, votre pays est-il différent du nôtre. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir pour le monde. Je tends à juger de tout d’après ce que je vois. Dites-moi que je me suis trompé ! Alfred ne pouvait pas mentir, et il ne pouvait pas dire la vérité. Il les regardait, ouvrant et refermant la bouche. — L’univers est très vaste, dit Haplo d’un ton désinvolte. Parlez-nous de la région que vous habitez. Ce qu’il dit – votre nécromancien –, sur vos frères qui devraient vous rembourser. Qu’est-ce que ça signifie ? — Attention, Majesté, avertit Baltazar. Vous confierez-vous à des étrangers ? Ils disent qu’ils ne sont pas des espions de Necropolis, mais nous n’avons que leur parole ! — Ils nous ont donné à manger, dit le prince avec un sourire triste. Nous ne pouvons faire moins en retour que de répondre à leurs questions. De plus, quelle importance si ce sont des espions ? Qu’ils racontent notre histoire à Necropolis. Nous n’avons rien à cacher. « Le royaume de mon peuple est… ou plutôt était… là-haut, poursuivit le prince en levant les yeux vers le plafond de la grotte. Là-haut, très loin… — A la surface de ce monde ? demanda Haplo. — Non, non. Ce serait impossible. La surface d’Abarrach est composée de roc froid et stérile et de vastes plaines de glaces enveloppées de ténèbres. Baltazar y a voyagé, il pourra vous les décrire mieux que moi. — Abarrach signifie « monde de la pierre » dans notre langue comme dans la vôtre, dit Baltazar, montrant Alfred et Haplo de la tête. Et ce n’est que cela, selon les anciens – qui avaient le temps et les capacités nécessaires pour se consacrer à l’étude. Notre monde est une boule de roc trouée d’innombrables cavernes, grottes et tunnels. Notre « soleil », c’est la lave en fusion qui constitue le noyau d’Abarrach. « La surface est telle que Son Altesse l’a décrite. Elle n’entretient aucune vie ni aucune possibilité de vie. Mais, sous la surface, où nous avions nos foyers… ah, là, la vie était agréable, très agréable, dit Baltazar, soupirant à ses souvenirs. Le colosse… — Le quoi ? intervint Alfred. — Le colosse. Vous n’en avez pas dans votre monde ? — Ça dépend, dit Haplo. Dites-nous ce que vous appelez ainsi. — De gigantesques colonnes de pierre… — Qui soutiennent la caverne ? Nous en avons vu, dehors. — Les colosses ne soutiennent pas les cavernes. Ce n’est pas nécessaire. Ils ont été créés par la magie des anciens pour transférer l’énergie de cette partie du monde vers les royaumes situés au-dessus. Et ça fonctionnait parfaitement. Nous avions eau et nourriture en abondance. Ce qui rend d’autant plus inexplicables les événements ultérieurs. — Et c’est… — Une baisse de notre natalité. Tous les ans, les naissances diminuaient. Pourtant, en un sens, ce phénomène fut bénéfique. Nos plus puissants magiciens concentrèrent leurs recherches sur les secrets de la création de la vie. A la place, nous découvrîmes… — les moyens de prolonger la vie après la mort ! s’écria Alfred d’une voix tremblante d’horreur et de blâme. Heureusement, peut-être à cause des différences de langage, Baltazar prit cette horreur pour de l’admiration. Il sourit complaisamment. — L’adjonction des morts aux vivants se révéla des plus bénéfiques. Les maintenir en vie suce une grande partie de notre puissance magique, mais – autrefois — nous nous servions peu de la magie. Les morts étaient chargés de tous les travaux physiques. Quand on remarqua que la rivière de lave coulant près de notre cité commençait à se refroidir, on n’y prêta guère attention. On continuait à recevoir de l’énergie d’en bas, la chaleur que nous transmettait le colosse. Le Petit Peuple extrayait la pierre, construisait nos maisons, entretenait le colosse… — Attendez ! dit Haplo. Le Petit Peuple ? Quel Petit Peuple ? Le nécromancien fronça les sourcils, fouillant dans ses souvenirs. — Je n’en sais pas grand-chose. Aujourd’hui, il s’est éteint. — Mon père me racontait des histoires sur le Petit Peuple, dit Edmund. Et une fois, il m’avait emmené les voir. Plus que n’importe quoi, ils aimaient creuser le roc. Ils recherchaient les minerais, qu’ils appelaient « or » et « argent », et extrayaient des gemmes d’une merveilleuse beauté. — Les nains ? suggéra Alfred. — Ce mot sonne étrangement à mes oreilles. Les nains. Baltazar consulta du regard le prince, qui acquiesça de la tête. — Nous avions un autre mot pour les désigner, mais celui-là en est assez proche. Les nains. — On croit que deux autres races peuplaient ce monde, poursuivit Alfred, ignorant ou simplement ne voyant pas Haplo qui lui faisait signe de ne pas en dire trop. Les Elfes d’une part, et les humains de l’autre. Edmund et Baltazar ne réagirent pas. — Les menschs, proposa Haplo, terme dont se servaient les Sartans et les Patryns pour désigner les races inférieures. — Ah, les menschs ! dit Baltazar en s’éclairant. On en parle dans les écrits de nos grands-parents. Non qu’ils en aient jamais vu eux-mêmes, mais ils en avaient entendu parler par leurs pères et les pères de leurs pères. Ces menschs devaient être extrêmement faibles. Leurs races moururent presque immédiatement après leur arrivée sur Abarrach. — Vous voulez dire… qu’il n’en reste plus sur ce monde ! Mais ils étaient confiés à vos soins, commença Alfred d’un ton sévère. Vous deviez… C’était allé assez loin. Haplo siffla. Le chien interrompit son repas, et, suivant le geste de son maître, vint s’asseoir à côté d’Alfred et se mit à lui lécher joyeusement le visage. — Vous deviez… arrête ! Bon toutou ; Va-t’en ! Bon toutou ! dit Alfred, essayant de repousser le chien, qui, pensant qu’il s’agissait d’un nouveau jeu, le léchait de plus belle. Assis ! Couché ! Bon toutou ! Non, pas ça ! Va-t’en ! — Vous avez raison, nécromancien, intervint froidement Haplo. Ces menschs sont faibles. Je les connais un peu, et ils ne pouvaient pas survivre dans un monde si dur, chose à laquelle certains auraient dû penser avant de les amener ici. Mais pour vous, il semble que vous vous étiez fait une vie agréable. Que s’est-il passé ? — Un désastre, répondit sombrement Baltazar. Il ne survint pas brusquement, mais graduellement, ce qui fut encore pire. De petites choses commencèrent à changer. Nos réserves d’eau se mirent à diminuer mystérieusement. L’air devint plus froid, plus fétide ; des gaz délétères s’infiltraient dans notre atmosphère. Nous dûmes de plus en plus faire appel à la magie pour nous protéger de leur poison, pour produire de l’eau et de la nourriture. Le Petit Peuple – les nains, comme vous dites — disparut. Nous ne pouvions rien faire pour les aider sans nous mettre en danger nous-mêmes. — Mais votre magie… protesta Alfred, ayant enfin réussi à persuader le chien de se tenir tranquille. — Vous n’écoutez donc pas ? Nous avions besoin de notre magie pour nous-mêmes ! Nous étions les plus forts, les plus sains, les mieux faits pour survivre. Nous avons fait ce que nous pouvions pour le… pour ces nains, mais à la fin, ils sont morts comme les autres menschs avant eux. Et c’est alors qu’il devint d’autant plus important pour nous de ressusciter nos morts. Haplo branla du chef, admiratif. — Une main-d’œuvre qui ne se repose jamais, ne mange jamais, ne boit jamais, ne sent ni le froid ni la fatigue. L’esclave parfait, le soldat parfait. — Oui, acquiesça Baltazar. Sans nos morts, les vivants n’auraient pas survécu. — Mais vous ne comprenez donc pas ce que vous avez fait ? s’écria Alfred avec douleur. Vous ne réalisez donc pas… — Chien ! ordonna Haplo. L’animal se leva d’un bond, tirant la langue, remuant la queue. Alfred se protégea le visage de ses mains, et, avec un regard craintif à Haplo, se tut. — Bien sûr que nous réalisons, dit sèchement le nécromancien. Nous avons retrouvé un art que, selon les anciennes archives, notre peuple avait perdu. — Non, pas perdu, pas perdu, murmura douloureusement Alfred, si bas qu’Haplo ne l’entendit que par les oreilles de son chien. — Naturellement, nous avons cherché à savoir ce qui n’allait pas, dit Edmund. Nous avons enquêté, et nous sommes arrivés, enfin et à regret, à la conclusion que les colosses, qui nous donnaient la vie jusque-là, nous en privaient maintenant. La chaleur et l’air pur nous parvenaient autrefois par les colosses. Maintenant, notre chaleur était détournée… — Par les habitants de cette cité ? demanda Haplo, agitant la main en direction de la ville qu’il avait survolée. C’est ce que vous soupçonnez, n’est-ce pas ? Il écouta à peine la réponse. Le sujet ne l’intéressait guère. Il aurait préféré poursuivre la question de la nécromancie, mais n’osait pas révéler son intérêt ni à ces hommes ni à Alfred. Patience, s’exhorta-t-il. — Ce fut un accident. Les habitants de Necropolis n’avaient aucun moyen de savoir qu’ils nous nuisaient, dit Edmund avec véhémence, en regardant le nécromancien qui fronça les sourcils. Haplo reconnut là le signe d’un vieux désaccord entre eux. Le nécromancien – peut-être parce qu’il y avait des étrangers – s’abstint de contredire son prince. Haplo allait tenter de ramener la conversation sur les morts quand un grand tumulte attira l’attention de tous. Plusieurs cadavres – des soldats à en juger sur leurs vestiges d’uniformes – s’approchaient en courant de l’entrée de la grotte. Le prince se leva immédiatement, imité par le nécromancien. Baltazar prit le prince par le bras et tendit le doigt devant lui. Le roi-zombi avançait vers les gardes. — J’avais dit à Votre Altesse que ce serait un problème, dit Baltazar à voix basse. Le prince s’empourpra de colère, ouvrit la bouche, puis la referma, ravalant les paroles trop hâtives qu’il aurait pu prononcer. — Vous aviez raison et j’avais tort, dit-il à la place. Vous êtes content que je l’admette ? — Votre Altesse se méprend sur moi, dit doucement le nécromancien. Je ne voulais pas… — Je sais, mon Ami, soupira Edmund avec lassitude. Pardonnez-moi. Je vous prie de nous excuser, ajouta-t-il à l’adresse de ses hôtes. Puis il se dirigea vivement vers le zombi de son père qui conférait avec les zombis de ses sujets. Haplo fit un geste, et le chien suivit Edmund en trottinant. Les vivants s’étaient tus dans la grotte. Échangeant des regards lugubres, ils se mirent à ranger ce qu’ils avaient sorti pour leur maigre repas, mais chaque fois que ce travail n’exigeait pas leur attention, ils fixaient les yeux sur leur prince. — Ce n’est pas honorable de votre part de les espionner ainsi, dit Alfred d’un air malheureux, regardant le chien debout au côté du prince. Haplo ne daigna pas répondre. Alfred s’agita nerveusement, tripotant le reste de son poisson. — Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda-t-il enfin. — Que vous importe ? Il n’est pas honorable de les espionner, rétorqua Haplo. Quand même, ça vous intéressera peut-être d’apprendre que ces morts sont des éclaireurs, venant annoncer qu’une armée a débarqué devant la ville. — Une armée ! Et la nef ? — Les runes empêcheront quiconque de l’approcher, et encore plus de l’endommager. Ce qui devrait vous inquiéter davantage, c’est que cette armée vient par ici. — Une armée de vivants ? demanda Alfred à voix basse, semblant redouter la réponse. — Non, dit Haplo, observant attentivement Alfred. Une armée de morts. Alfred gémit et enfouit son visage dans ses mains. — Écoutez, Sartan, dit Haplo à voix basse. J’ai besoin de réponses sur cette nécromancie, et vite. — Qu’est-ce qui vous fait croire que je les connais ? demanda Alfred avec embarras, détournant les yeux. — Vos gémissements et vos lamentations depuis que vous avez vu ce qu’ils font. Que savez-vous des morts ? — Je ne suis pas sûr que je devrais vous le dire, dit Alfred, enfonçant la tête dans les épaules, comme la tortue rentrant dans sa carapace. Haplo lui saisit le poignet et le tordit violemment. — Si, parce que nous sommes sur le point d’être pris au milieu d’une guerre, Sartan ! A l’évidence, vous êtes incapable de vous défendre, ce qui me laisse le soin de notre sécurité à tous deux. Alors, vous parlerez ? Alfred grimaça de douleur. — Je… je vous dirai ce que je sais. Haplo poussa un grognement de satisfaction et le lâcha. Alfred frictionna son poignet endolori. — Les cadavres sont vivants, mais seulement en ce sens qu’ils peuvent bouger et obéir aux ordres. M se rappellent ce qu’ils faisaient dans la vie, mais rien de plus. — Alors, le roi… — Se croit toujours le roi, dit Alfred. Il essaye de continuer à gouverner, mais il n’a aucune idée de la situation actuelle. Il ne sait pas où il est, il pense sans doute qu’il est encore dans son royaume. — Mais les soldats-zombis savent… — Ils savent combattre parce qu’ils se rappellent ce qu’ils ont appris dans la vie. Et un commandant vivant n’a qu’à leur montrer l’ennemi. — Qu’est-ce que c’est que ces espèces de fantômes qui suivent les zombis comme leur ombre ? Qu’est-ce qu’ils ont à voir avec les morts ? — En un sens, ce sont leurs ombres, l’essence de ce qu’ils étaient quand ils vivaient. Personne ne sait grand-chose sur ces fantômes, comme on les appelle. Contrairement au corps, le fantôme semble conscient de ce qui se passe dans le monde, mais il n’a pas la possibilité d’agir. Alfred soupira, regardant alternativement le roi mort et Edmund. — Pauvre jeune homme. Il croyait apparemment que son père serait différent. Avez-vous vu comme le fantôme du vieillard a résisté à revenir à cette forme de vie dégénérée ? On aurait dit qu’il savait… Oh, mon peuple, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ? — Eh bien, qu’a-t-il fait, Sartan ? demanda Haplo avec impatience. Il me semble que la nécromancie pourrait avoir ses avantages. Alfred se retourna et regarda le Patryn avec gravité. — Nous le pensions aussi, autrefois. Mais nous avons fait une terrible découverte. L’équilibre doit être maintenu. Pour chaque personne rappelée inopportunément à la vie, une autre personne – quelque part – meurt prématurément. Il embrassa d’un regard désespéré le peuple blotti dans la grotte. — Et il est possible, très possible, que ces gens aient provoqué involontairement l’extinction de toute notre race. CHAPITRE XVI LES CAVERNES DE SALFAG, ABARRACH — Théorie absurde ! grogna Haplo avec dérision. Vous ne pouvez pas prouver cette hypothèse. — Elle a peut-être déjà été prouvée, répliqua Alfred. Haplo se leva, bien décidé à ne pas écouter plus longtemps les gérémiades du Sartan. Ainsi, les zombis avaient quelques trous de mémoire, une faible capacité d’attention. Haplo se demanda si, dans leur situation, il ne préférerait pas également vivre dans le présent. Dans leur situation… voudrait-il être ressuscité ? Cette pensée le figea sur place. Il se vit allongé sur le sol, le nécromancien au-dessus de lui, son corps se relevant… Haplo écarta la question de son esprit, reprit sa marche. Il avait plus important à penser. Peut-être que non, lui murmura une voix intérieure. Si tu meurs sur ce monde – et tu as bien failli mourir sur deux autres – alors, c’est le sort qui t’attend ! Les yeux fixes regardant droit devant eux dans leur passé. La chair blême et cireuse, les lèvres et les ongles bleuâtres, les cheveux secs et feutrés. Le dégoût lui noua l’estomac. Un instant, il eut envie de s’enfuir. Atterré, il se ressaisit. Diable, qu’est-ce qui m’arrive ? M’enfuir ? Fuir devant quoi ? Devant une bande de cadavres ? — C’est à cause du Sartan, murmura-t-il avec colère. Ce poltron larmoyant influence mon imagination. Si j’étais mort, je suppose que ça me serait égal d’être enterré ou ressuscité. Mais son regard, délaissant les cadavres, se reporta sur leurs fantômes, ces ombres pathétiques flottant toujours près de leurs corps, et pourtant incapables de les rejoindre. — Père, laisse-moi faire, dit Edmund au zombi avec une patience louable. Reste avec le peuple. Je vais avec les soldats voir ce qui se passe. — Nous sommes attaqués par les habitants de la cité ? Quelle cité ? Je ne me rappelle pas, dit le roi-zombi d’une voix plaintive. — Je n’ai pas le temps de t’expliquer, Père, dit le prince, commençant à perdre patience. Ne t’occupe pas de cela, je t’en prie. C’est mon affaire. Le peuple. Reste avec le peuple. — Oui, le peuple, dit le cadavre, se raccrochant fermement à cette idée. Mon peuple. Il m’a choisi pour guide. Et pourtant, que puis-je faire ? Notre pays se meurt ! Nous devons le quitter, en chercher un nouveau quelque part. Tu m’entends, mon Fils ? Nous devons quitter notre pays ! Mais Edmund n’écoutait plus. Il partit avec les soldats-zombis vers l’entrée de la grotte. Le nécromancien resta près du cadavre pour écouter ses divagations. Le chien, n’ayant pas reçu d’instructions contraires, trotta sur les talons du prince. Haplo suivit le prince, mais quand il le rattrapa, il vit ses joues briller de larmes et son expression douloureuse. Le Patryn resta un pas en arrière, joua avec son chien pour lui donner le temps de composer son visage. Edmund s’arrêta, essuya ses larmes du revers de la main, le regarda. — Que voulez-vous ? demanda-t-il durement. — Je venais chercher mon chien, dit Haplo. Il a couru après vous avant que j’aie eu le temps de le rappeler. Quel est le problème ? — Je n’ai pas le temps… Edmund repartit à grands pas. Les soldats-zombis avançaient rapidement, bien que gauchement. Marcher ne leur était pas facile. Ils avaient du mal à guider leurs pas ou à changer de direction devant un obstacle. En conséquence, ils se cognaient dans les parois de la grotte, dégringolaient sur les rocs, trébuchaient sur les pierres. Mais bien qu’ils n’eussent pas l’air de savoir ce qu’était un obstacle, aucun obstacle ne les arrêtait. Ils pataugeaient sans hésitation dans les flaques de magma en fusion. La lave rougeoyante brûlait leurs haillons, calcinait leurs chairs mortes. Mais les chairs calcinées continuaient à avancer. De nouveau, Haplo sentit le dégoût lui nouer le ventre. Dans le Labyrinthe, il avait vu des scènes qui auraient rendu fou n’importe qui, pourtant, il fut obligé de raidir sa volonté, dont il avait toujours pensé que c’était une volonté de fer, pour continuer à suivre cette armée macabre. Edmund lui lança un regard en coin ; à son air il aurait bien voulu que cet intrus s’en aille. Haplo conserva à dessein un air amicalement inquiet. — Que se passe-t-il, avez-vous dit ? — Une armée de Necropolis a débarqué devant la ville, répondit Edmund d’une voix brève. Puis une pensée dut le frapper, car il reprit sur un ton plus conciliant : — Je suis désolé. Vous avez une nef amarrée là-bas, n’est-ce pas ? Haplo allait dire que les runes de sa nef la protégeraient, mais il se ravisa. — Oui, ça m’inquiète ; j’aimerais bien voir ce qui se passe par moi-même. — Je demanderais bien aux zombis de vérifier pour vous, mais ils ne sont pas fiables. Ils pourraient très bien vous décrire un ennemi qu’ils ont combattu voilà dix ans. — Alors, pourquoi les utilisez-vous comme éclaireurs ? — Parce que nous ne pouvons pas nous priver des vivants. Ainsi, ce qu’avait dit Alfred était vrai, pensa Haplo. Et cela lui rappela un autre problème. Le Sartan… resté seul… — Va-t’en, ordonna Haplo au chien. Retourne auprès d’Alfred. L’animal obéit docilement. Excessivement malheureux, Alfred fut content de voir revenir l’animal, tout en sachant parfaitement qu’Haplo le renvoyait pour l’espionner. Le chien se coucha près de lui, lui donna un bon coup de langue sur la main, et fourra son museau dans sa paume pour l’encourager à le gratter derrière les oreilles. Le retour du nécromancien fut beaucoup moins bienvenu. Baltazar était fort et vigoureux. Son port imposant, son air autoritaire, ses longues robes noires accentuaient encore sa haute taille, le faisant paraître plus grand qu’il n’était. Il avait le teint ivoirin de ces peuples qui n’ont jamais connu le soleil. Ses cheveux, contrairement à ceux de la plupart des Sartans, étaient si noirs qu’ils en paraissaient bleus. Sa barbe carrée de trois pouces luisait comme l’obsidienne de son pays. Les yeux noirs étaient intelligents, rusés, profonds, et semblaient clouer ce qu’ils regardaient pour l’examiner à loisir. Baltazar tourna ces yeux impitoyables sur Alfred, qui se sentit comme transpercé. — Je suis heureux de cette occasion de vous parler en particulier, dit Baltazar. Alfred ne l’était pas le moins du monde, mais il avait passé la plus grande partie de sa vie à la cour, et une réponse courtoise lui vint immédiatement aux lèvres. — Vous attendez-vous à des troubles ? ajouta-t-il, au supplice sous le regard redoutable. Le nécromancien sourit et l’informa – poliment — que s’il y avait des troubles, cela ne le regardait pas. Point qu’Alfred aurait pu discuter, car il était pour l’heure au milieu de ce peuple, mais le Sartan n’était pas grand argumentateur, et il se tut docilement. Le chien bâilla et les regarda d’un air endormi. Baltazar se taisait. Les vivants se taisaient, observant et attendant. Les morts se taisaient, debout au fond de la grotte, mais ils n’attendaient pas, car ils n’avaient rien à attendre. Ils restaient debout, simplement, et resteraient sans doute debout jusqu’à ce qu’un vivant leur donne un ordre. Le cadavre du roi ne savait pas quoi faire de sa personne. Aucun vivant ne lui parlait, et il finit par dériver tristement jusqu’au fond de la grotte pour imiter l’oisiveté de ses sujets morts. — Vous n’approuvez pas la nécromancie, n’est-ce pas ? dit soudain Baltazar. Alfred eut l’impression que le flot de magma, se détournant de son cours, lui montait le long des jambes et du corps jusqu’à son visage. — N… non, je ne l’approuve pas. — Mors, pourquoi n’êtes-vous pas revenus ? Pourquoi nous avez-vous abandonnés ici ? — Je… je ne sais pas ce que vous voulez dire. — Si, vous le savez, dit Baltazar, avec une fureur d’autant plus terrifiante qu’elle était contenue, ses paroles murmurées uniquement pour les oreilles d’Alfred. Non, pas tout à fait. Le chien écoutait, lui aussi. — Si, vous le savez. Vous êtes sartan. Vous êtes des nôtres. Et vous n’êtes pas revenus dans notre monde. Alfred était totalement désemparé, car il ne savait absolument pas quoi répondre. Il ne pouvait pas mentir. Et pourtant, lui dire la vérité alors qu’il ne la connaissait pas lui-même avec certitude ? Baltazar sourit, mais c’était un sourire effrayant…, lèvres pincées, et plein d’une étrange et soudaine exultation. — Je vois le monde dont vous venez, je le vois dans vos paroles. C’est un monde riche, un monde de lumière et d’air pur. Ainsi, les antiques légendes disent vrai ! Notre longue quête doit approcher de sa fin ! — La quête de quoi ? demanda Alfred, espérant désespérément changer le sujet de la conversation. Et il y réussit. — Le chemin permettant de retourner dans ces autres mondes ! Le chemin pour sortir de celui-ci ! Baltazar se pencha vers lui et murmura d’une voix tendue et frémissante : — Les Portes de la Mort ! Alfred en eut le souffle coupé, comme si on l’étranglait. — Si… si vous voulez bien m’excuser, bredouilla-t-il, tentant de se lever, tentant de s’enfuir. Je ne me sens pas bien. Baltazar le retint par le bras. — Je peux m’arranger pour que vous vous sentiez encore plus mal, dit-il, regardant du côté d’un cadavre. Alfred déglutit avec effort, sembla se recroqueviller. Le chien leva la tête, gronda, comme demandant au Sartan s’il avait besoin d’aide. Baltazar, stupéfait de la réaction d’Alfred, eut l’air honteux. — Excusez-moi. Je n’aurais pas dû vous menacer. Je ne suis pas un méchant homme. Mais, ajouta-t-il avec passion, je suis un homme désespéré. Tout tremblant, Alfred se rassit sur le sol. D’une main tremblante, il caressa le chien. L’animal baissa la tête et reprit sa garde silencieuse. — Cet autre homme qui vous accompagne, celui qui a des runes tatouées sur la peau, qui est-il ? Il n’est pas sartan. Il n’est pas comme vous, pas comme moi. Pourtant, il est plus proche de nous que les autres – le Petit Peuple. Baltazar ramassa une pierre aux arêtes tranchantes et la leva dans la lumière rougeoyante de la grotte. — Cette pierre a deux faces, chacune différente de l’autre, mais appartenant à la même pierre. Vous et moi, nous sommes une face, semble-t-il. Il est l’autre. Différent et pourtant semblable. Les yeux noirs de Baltazar clouaient Alfred à la paroi. — Parlez-moi de lui ! Dites-moi la vérité sur vous ! Vous êtes venus en traversant les Portes de la Mort, n’est-ce pas ? Où sont-elles ? — Je ne peux pas vous parler d’Haplo. La vie d’un homme, c’est à lui de la raconter ou de la taire selon son choix. Le Sartan commençait à paniquer, et décida de se réfugier dans la vérité pour la suite, même si ce n’était qu’une vérité partielle. — Quant à ma venue sur ce monde… ce fut un accident. Je n’avais pas l’intention de venir. Les yeux noirs du nécromancien le tranchèrent, le tournant et retournant, plongeant jusqu’au tréfonds de son âme. Finalement, il détourna les yeux et fixa l’endroit où les cadavres étaient allongés pendant la cérémonie de la résurrection. — Vous ne mentez pas, dit-il enfin. Vous ne pouvez pas mentir, vous n’êtes pas capable de tromperie. Mais vous ne dites pas toute la vérité non plus. Comment une telle dichotomie peut-elle exister en vous ? — Parce que je ne connais pas la vérité. Je ne la comprends pas totalement, et, par conséquent, en parlant de la petite part que je ne vois qu’imparfaitement, je peux causer des malheurs irréparables. Il vaut mieux que je garde pour moi ce que je sais. Les yeux noirs de Baltazar flamboyèrent de colère. Alfred le regarda en face, calme et ferme, et rougissant à peine. Ce fut le nécromancien qui céda le premier, sa rage frustrée faisant place à une profonde affliction. — Il est dit que nous possédions tant de vertu autrefois. Il est dit que l’idée même de répandre le sang d’un des nôtres était si impossible à concevoir qu’il n’existait même pas de mots dans la langue pour l’exprimer. Eh bien, nous les avons ces mots, maintenant : meurtre, guerre, tromperie, trahison, fourberie, mort. Oui, mort. Baltazar se leva. La voix cassée, sa rage refroidie et durcie comme de la lave en fusion rencontrant de l’eau froide, il dit : — Vous me direz ce que vous savez des Portes de la Mort. Et si vous ne me le dites pas de votre voix de vivant, vous me le direz de votre voix de mort ! dit-il en montrant les cadavres. Ils n’oublient jamais ce qu’ils ont été, ce qu’ils ont fait. Ils oublient les raisons pour lesquelles ils l’ont fait. Et ainsi, ils sont tout prêts à le refaire encore… et encore… et encore. Le nécromancien s’éloigna, et enfila le tunnel pour rejoindre son prince. Alfred, muet de saisissement, le suivit des yeux, trop horrifié pour articuler un seul mot. CHAPITRE XVII LES CAVERNES DE SALFAG, ABARRACH — Je savais que je n’aurais jamais dû laisser cet imbécile tout seul ! fulmina Haplo intérieurement quand il entendit les explications embarrassées d’Alfred par les oreilles du chien. Le Patryn eut envie de faire demi-tour, pour essayer de sauver la situation. Mais il réalisa que, le temps de revenir à la grotte, le mal serait déjà fait. Il continua donc à suivre le prince et son armée de zombis. Mais à la fin de la conversation entre Alfred et Baltazar, il se félicita d’être resté en dehors. Maintenant, il savait exactement ce que le nécromancien projetait. Et si Baltazar désirait faire une petite traversée des Portes de la Mort, Haplo ne serait que trop content de l’obliger. Naturellement, Alfred ne le permettrait jamais, mais – à ce stade – Alfred pouvait être éliminé. Un Sartan nécromancien était beaucoup plus précieux qu’un Sartan moraliste et larmoyant. Il y avait des problèmes. Baltazar était sartan, et, en tant que tel, foncièrement bon. Il pouvait menacer de tuer, mais c’était parce qu’il était désespéré, intensément loyal envers les siens, envers son prince. Il était peu probable qu’il abandonnât son peuple et son prince pour partir seul. Et son seigneur ne verrait certainement pas d’un bon œil toute une armée de Sartans s’engouffrer dans les Portes de la Mort, puis dans le Nexus ! Quand même, se dit le Patryn, ces petits obstacles pourraient être aplanis. — L’ennemi. Le prince, qui précédait Haplo, s’arrêta. Ils étaient arrivés au bout de la grotte. Cachés dans l’ombre, ils voyaient les forces assaillantes – une armée haillonneuse de zombis, cahotant et trébuchant, essayant de respecter ce qu’ils se rappelaient d’une formation militaire. L’avant-garde ennemie avait déjà opéré sa jonction avec les troupes du prince, et les combats commençaient. C’était la plus étrange bataille à laquelle Haplo eût jamais assisté. Les morts, utilisant les techniques dont ils se souvenaient, faisaient assaut, frappaient d’estoc et de taille, poussaient des bottes et paraient, dans l’intention manifeste de tuer. Mais combattaient-ils l’ennemi présent ou un autre qu’ils avaient combattu des années auparavant ? La question restait ouverte. Un zombi parait un coup que son adversaire n’avait jamais donné. Un autre recevait une épée en plein cœur sans se soucier de se défendre. Les coups étaient portés de façon résolue, quoique désordonnés, parfois bloqués, parfois non. Les lames brandies par les mains mortes s’enfonçaient dans des chairs qui ne les sentaient pas. Les cadavres retiraient leurs lames et continuaient à se frapper sans interruption, provoquant beaucoup de dommages mais sans prendre d’avantage décisif. La bataille entre les morts aurait pu continuer indéfiniment si les deux armées avaient été de force égale. Mais l’armée de Necropolis était dans un état de décomposition beaucoup plus avancé que celle du prince. Ces cadavres semblaient moins bien soignés, si l’on peut dire, que ceux du prince. Chez beaucoup, la chair avait quitté les os. Chacun avait reçu de nombreuses blessures, la plupart – semblait-il – après sa mort. Bien des soldats-zombis avaient perdu une partie de leur corps : un os manquait ici ou là, un bout de jambe ou un morceau de bras. Les armures étaient rongées de rouille ; les courroies qui en reliaient les différentes parties étaient pourries, de sorte que les plastrons pendouillaient, les jambières leur tombaient sur les pieds, les faisant parfois trébucher. Les cadavres faisaient de stupides tentatives pour marcher par-dessus ou à travers les obstacles, constamment gênés par leur accoutrement défectueux. L’armée semblait donc passer plus de temps à trébucher qu’à avancer. Ceux qui combattaient étaient réduits à l’état de tas d’os disloqués, sur lesquels leurs fantômes se tordaient et se contorsionnaient en tendant des bras pathétiques. Cela aurait été comique si ce n’avait pas été aussi horrible. Haplo se mit à rire, et sentit – à son estomac qui se serrait – qu’il allait vomir s’il continuait. — Ce sont de vieux morts, dit le prince. — Quoi ? dit Haplo. Que voulez-vous dire ? — Necropolis se sert de ses vieux morts, des morts des générations passées. Edmund fit un signe au capitaine-zombi de son armée. — Envoyez un de vos hommes chercher Baltazar, dit-il. On reconnaît toujours les vieux morts, reprit-il à l’adresse d’Haplo. Autrefois, les nécromanciens n’étaient pas aussi habiles dans leur art. Ils ne savaient pas empêcher les chairs de se décomposer. — Ce sont toujours vos morts qui livrent vos batailles ? — Pour la plupart, oui, maintenant que nous avons constitué des armées importantes. Autrefois, c’étaient les vivants qui combattaient. Quel tragique gaspillage ! Mais c’était il y a longtemps, avant ma naissance. Ainsi, Necropolis nous a envoyé ses vieux morts. Je me demande ce que cela signifie, termina-t-il en fronçant les sourcils. — Qu’est-ce que ça peut signifier ? — Ce pourrait être une ruse, une tentative pour nous attirer dehors, nous obliger à révéler nos forces véritables. C’est ce que dirait Baltazar, ajouta le prince en souriant. Mais ça peut aussi vouloir dire que le peuple de Necropolis ne veut pas nous causer de sérieux dommages. Moi, je crois que Necropolis veut négocier. Edmund regarda au loin, clignant des yeux dans le violent rougeoiement de la mer de magma. — Il doit y avoir des vivants parmi eux. Oui, je les vois. Ils marchent à l’arrière-garde. Deux nécromanciens en longues robes noires à capuchons marchaient derrière leurs troupes loqueteuses, hors de portée des lances. Haplo fut stupéfait de leur présence, mais réalisa à la réflexion, qu’il fallait des nécromanciens, non seulement pour conduire l’armée et entretenir le champ magique qui maintenait la cohésion des corps en désagrégation, mais aussi pour servir de bergère au macabre troupeau. Plus d’une fois, un zombi s’immobilisa, cessa de se battre ; parfois l’un tombait et ne se relevait pas. Les nécromanciens circulaient parmi leurs ouailles, commandant, encourageant, les poussant de l’avant. Quand un cadavre tombait, il lui arrivait de se relever en regardant dans la mauvaise direction et il partait à l’aveuglette droit devant lui, s’éloignant du champ de bataille. Et le nécromancien, comme un chien de berger consciencieux, lui courait après, le retournait et le forçait à rejoindre les autres. Les morts d’Edmund, qu’on pouvait qualifier de « jeunes morts » supposa Haplo, ne semblaient pas sujets à ces défaillances. La petite troupe se battait bien, réduisant le nombre des assaillants en les mettant littéralement en pièces. La plus grande partie de l’armée resta à l’entrée de la grotte, derrière son prince. La seule tâche d’Edmund était de répéter continuellement ses ordres au capitaine-zombi. A chaque rappel, il hochait prestement la tête, comme recevant ses instructions pour la première fois. Haplo se demanda si l’envoyé du prince se rappellerait son message le temps d’arriver jusqu’à Baltazar. Edmund s’agitait nerveusement. Soudain, cédant à une impulsion, il bondit sur un rocher, se montrant à l’armée assaillante. — Halte ! cria-t-il, levant la main, paume en avant, en signe de demande de trêve. — Halte ! crièrent les nécromanciens ennemis. Et les deux armées, après un moment de confusion, et force faux-pas cahotants, s’arrêtèrent. Les nécromanciens restèrent derrière leurs troupes, d’où ils pouvaient voir et entendre, mais toujours protégés par leurs morts. — Pourquoi avez-vous attaqué mon peuple ? demanda Edmund. — Pourquoi votre peuple a-t-il attaqué les citoyens de Port-Sécurité ? dit une voix de femme, qui résonna, claire et vibrante, dans l’air sulfureux. — Nos gens n’ont pas attaqué, rétorqua, le prince. Nous sommes venus en ville, cherchant à acheter des provisions et nous voulions… — Vous êtes venus armés ! interrompit froidement la femme. — Bien sûr que nous sommes venus armés ! Nous avons traversé des régions dangereuses. Nous avons été attaqués par un dragon de feu. Les vôtres nous ont assaillis sans provocation ! Naturellement, nous nous sommes défendus, mais nous ne leur voulions pas de mal, et la preuve, c’est que nous n’avons rien pris dans la ville, bien que mon peuple meure de faim. Les deux nécromanciens se consultèrent à voix basse. Le prince, fier et digne, resta debout sur son roc. — Ce que vous dites est vrai. Nous l’avons vu de nos yeux, dit l’autre nécromancien, un homme. Il s’avança, contournant le flanc droit de l’armée et laissant la femme en arrière. Le magicien rejeta son capuchon, révélant son visage. Il était jeune, plus jeune que le prince, avec un visage glabre, de grands yeux verts, et les longs cheveux blancs aux pointes châtains des Sartans. Il avança vers l’ennemi, l’air grave, sérieux, intrépide. — Voulez-vous continuer à parlementer ? — Avec plaisir, dit Edmund, s’apprêtant à sauter de son rocher. Le jeune nécromancien l’arrêta de la main. — Non, je vous en prie. Ce serait prendre sur vous un injuste avantage. Avez-vous un ministre des morts pour vous accompagner ? — Mon nécromancien arrive, dit Edmund, s’inclinant devant sa courtoisie. Haplo, jetant un coup d’œil en arrière vers la grotte, vit Baltazar se hâter dans leur direction. Ou bien le cadavre s’était rappelé son message, ou bien Baltazar avait décidé de lui-même que sa présence était nécessaire. Et, trébuchant derrière lui, aussi gauche qu’un cadavre, venait Alfred, accompagné du fidèle chien. En attendant que Baltazar les rejoigne, Edmund fit ranger son armée, montrant une partie assez importante de ses troupes pour faire impression sur l’ennemi, mais pas assez pour trahir leur véritable nombre. Le nécromancien ennemi attendit patiemment à la tête de sa propre armée. Si la démonstration de force d’Edmund l’impressionna, rien n’en parut sur son visage juvénile. La nécromancienne garda sa capuche rabattue sur son visage. Séduit par le son de sa voix claire et vibrante, Haplo était extrêmement curieux de voir ses traits. Mais elle demeura aussi immobile que les rocs d’alentour. De temps en temps, il l’entendait chanter les runes qui permettaient aux morts de rester fonctionnels. Baltazar, haletant après cette marche difficile, rejoignit le prince et ils sortirent ensemble du tunnel pour gagner le territoire neutre entre les deux armées. Le jeune nécromancien s’avança à son tour. Haplo envoya le chien suivre le prince. Le Patryn s’assit, confortablement adossé au mur. Alfred, suant et soufflant, trébucha sur lui. — Vous avez entendu ce que m’a dit Baltazar ? Il connaît l’existence des Portes de la Mort ! — Chut ! ordonna Haplo, irrité. Parlez bas, sinon tout le monde en connaîtra l’existence dans ce pays maudit ! Oui, je l’ai entendu, et s’il veut venir, je l’emmènerai. — Vous ne parlez pas sérieusement ! murmura Alfred, atterré. Haplo, les yeux fixés sur les négociateurs, ne daigna pas répondre. — Je comprends ! dit Alfred d’une voix tremblante. Vous voulez… ces connaissances ! ajouta-t-il, pointant le doigt sur les rangées de cadavres alignées devant eux. — Et comment ! — Vous provoquerez la fin de l’univers ! Vous détruirez tout ce que nous avons construit ! — Non ! dit Haplo, pointant le doigt sur la poitrine d’Alfred. C’est vous, les Sartans, qui avez tout détruit ! Nous autres Patryns, nous rétablirons ce qui était ! Maintenant, taisez-vous et laissez-moi écouter. — Je vous arrêterai, déclara Alfred avec défi. Je ne vous laisserai pas faire. Je… Son pied délogea une pierre, il glissa, et tomba lourdement. Haplo lança un bref coup d’œil sur cet homme chauve et vieillissant affalé en tas à ses pieds. — Ouais, c’est ça, dit le Patryn avec un grand sourire. Vous m’arrêterez. Se radossant au mur, il ramena son attention sur les négociations. — Que voulez-vous de nous ? demandait le jeune nécromancien une fois les présentations terminées. Le prince raconta son histoire, avec fierté et dignité. Il ne porta aucune accusation contre le peuple de Kairn Necros, mais eut soin d’attribuer les malheurs de son peuple à la malchance ou à l’ignorance de la véritable situation. Le Sartan, même sous sa forme dégénérée, est une langue qui évoque facilement les images. A son expression, le jeune nécromancien voyait manifestement beaucoup plus que n’en disait Edmund. Le jeune homme essayait de rester impassible, mais une ombre de remords et de doute lui plissa le front et fit imperceptiblement trembler ses lèvres. Il lança un regard significatif à la nécromancienne, immobile derrière l’armée, lui demandant son aide. La femme comprit, et arriva à temps pour entendre la fin du récit d’Edmund. Rabattant son capuchon d’un gracieux mouvement des deux mains, la femme tourna sur Edmund un regard plein de douceur. — En vérité, vous avez beaucoup souffert. J’en suis désolée pour vous et pour votre peuple. — Votre compassion vous honore, mistress… — Madame, rectifia-t-elle, regardant en souriant le nécromancien debout près d’elle. Mon nom public{6} est Jera. Et voici mon mari, Jonathan, de la Maison ducale de la Grande Faille. — Seigneur Jonathan, vous êtes béni en la personne de votre épouse, dit Edmund avec courtoisie. Et vous en celle de votre époux, Votre Grâce. — Merci, Votre Altesse. Votre histoire est véritablement affligeante. Et j’ai peur que mon peuple soit responsable, à bien des égards, de votre malheur… — Je n’ai prononcé aucun reproche, dit Edmund. — Non, Votre Altesse, dit la femme en souriant. Mais les images qu’évoquent vos paroles sont en soi des accusations. Toutefois, poursuivit-elle, son front lisse comme le marbre barré d’un pli soucieux, je crains que le dynaste ne voie d’un mauvais œil ses sujets venir à lui en mendiants… Edmund se redressa de toute sa taille. Baltazar, qui n’avait rien dit jusque-là, la foudroya avec colère, fronçant les sourcils, ses yeux noirs flamboyant aux sinistres lueurs rouges du magma.. — Le dynaste ! répéta Baltazar, incrédule. Quel dynaste ? Et qui sont ces sujets dont vous parlez ? Nous sommes une monarchie indépendante… — Silence, Baltazar. Votre Grâce, nous ne venons pas en mendiants chez nos frères, dit Edmund, insistant à dessein sur le mot. Nous avons de nombreux fermiers, artisans et soldats parmi nos morts. Nous demandons seulement qu’on nous laisse travailler, pour gagner notre vie. La femme l’observa, étonnée. — Vous ignoriez donc que vous tombez sous la juridiction de Sa Très Sainte Majesté Dynastique ? — Votre Grâce, dit Edmund, l’air embarrassé d’avoir à la contredire, je suis le chef de mon peuple, son unique chef… — Mais oui,, bien sûr ! dit Jera en s’éclairant. Cela explique tout. Quel affreux malentendu ! Vous devez venir immédiatement à la capitale, Votre Altesse, et prêter allégeance à Sa Majesté. Mon mari et moi, nous nous ferons un honneur de vous escorter et de vous donner des introductions. — Allégeance ! s’écria Baltazar, la barbe hérissée. C’est plutôt à ce soi-disant dynaste… — Je vous remercie de votre gracieuse invitation, Duchesse Jera, intervint Edmund, serrant violemment le bras de son ministre. C’est moi que vous honorerez en m’accompagnant. Toutefois, je ne peux pas abandonner mon peuple avec une armée hostile campée devant chez lui. — Nous allons retirer notre armée, proposa le duc, si vous nous jurez que la vôtre ne traversera pas la mer. — Comme mon armée ne possède pas de vaisseaux, cela est impossible de toute façon, Votre Grâce. — Je demande pardon à Votre Altesse, mais il y a un vaisseau amarré à Port-Sécurité. Nous n’en avons jamais vu de semblable, et nous avons supposé que… — Ah, je comprends maintenant ! Vous avez vu le vaisseau et cru que nous voulions traverser la mer avec notre armée. Comme vous l’avez dit, Votre Grâce, il règne beaucoup de malentendus entre nous. Ce vaisseau appartient à deux étrangers, débarqués ici ce cycle même. Nous nous sommes fait un plaisir de leur offrir l’hospitalité, bien que, ajouta le prince en rougissant, la honte le disputant à la fierté, ils nous aient donné plus que nous ne pouvions leur offrir. Alfred se leva péniblement. Haplo se redressa. La duchesse se tourna vers eux. Son visage, sans être beau car ses traits manquaient de pureté et de régularité, était pourtant rendu très séduisant par un air d’extrême intelligence et de volonté forte et résolue. Les yeux, bruns mouchetés de vert, étaient magnifiques, véritables miroirs de l’esprit qui les animait. Son regard se porta sur les deux étrangers, et elle reconnut immédiatement Haplo pour le capitaine du vaisseau. — Nous avons vu votre vaisseau, messire, et l’avons trouvé très intéressant… — Quel genre de runes est-ce là ? intervint son mari avec une curiosité juvénile. Je n’ai jamais vu… — Mon chéri, l’interrompit doucement sa femme, le moment est mal choisi pour discuter de runologie. Le Prince Edmund voudra informer son peuple de l’honneur que lui fait Sa Majesté Dynastique en le recevant. Nous vous retrouverons à Port-Sécurité, à votre convenance. Les yeux verts se posèrent sur Haplo et Alfred. — Nous serions également très honorés de faire connaître notre belle cité à ces deux étrangers. Haplo regardait pensivement la femme. Le prince n’avait pas reconnu en lui l’antique ennemi, mais cette conversation venait de faire comprendre au Patryn que le royaume d’Edmund n’était qu’un petit satellite tournant autour d’un soleil plus brillant. Un soleil qui devait être beaucoup mieux informé. Je pourrais partir immédiatement, et personne ne pourrait me blâmer, pas même Mon Seigneur. Mais lui et moi, nous saurions tous deux que j’ai fui, la queue entre les jambes. Le Patryn s’inclina. — C’est nous qui serons honorés, Votre Grâce. Souriante, Jera reporta son regard sur le prince. — Nous allons annoncer votre arrivée, Votre Altesse, afin que tout soit prêt pour vous recevoir. — Soyez-en remerciée, Votre Grâce, répondit Edmund. Ils se saluèrent poliment et se séparèrent. Le duc et la duchesse rejoignirent leur armée de zombis, les rassemblèrent (certains s’étaient égaillés pendant la conversation), les firent mettre en formation et les dirigèrent sur Port-Sécurité. Baltazar et le prince rentrèrent dans la grotte. — Dynaste ! disait Baltazar avec une sourde colère. Les habitants de la nation souveraine de Kairn Telest ne sont pour lui que des sujets ! Venez me dire maintenant, Edmund, que le peuple de Necropolis nous a détruits par ignorance ! A l’évidence, le prince était troublé. Son regard se porta sur la lointaine cité, à peine visible sous le plafond bas des nuages. — Que puis-je faire, Baltazar ? Que puis-je faire pour notre peuple si je refuse d’y aller ? — Je vais vous le dire, Votre Altesse ! Ces deux-là savent où se trouvent les Portes de la Mort, dit le nécromancien, montrant Haplo et Alfred. Ils les ont traversées pour arriver ici ! Le prince les considéra, surpris et admiratif. — Les Portes de la Mort ? Est-ce vrai ? Est-il possible que… Haplo secoua la tête. — Ce serait impossible, Votre Altesse. C’est très, très loin d’ici. Il vous faudrait des vaisseaux, de nombreux vaisseaux pour transporter tout votre peuple. — Des vaisseaux ! dit Edmund avec tristesse. Nous n’avons rien à manger et vous parlez de vaisseaux ! Dites-moi, ajouta-t-il après une pause, les gens de cette ville connaissent-ils l’existence des Portes de la Mort ? — Comment le saurais-je, Votre Altesse ? répondit Haplo en haussant les épaules. — Si c’est la vérité qu’il nous dit, siffla Baltazar. Et nous pouvons avoir des vaisseaux ! Ils ont des vaisseaux, eux ! termina-t-il, montrant Necropolis de la tête. — Et comment les paierons-nous, Baltazar ? — Les payer, Votre Altesse ? N’avons-nous pas déjà payé ? Payé de nos vies ? demanda le nécromancien, serrant les poings. Je dis qu’il est temps que nous prenions ce qui nous manque ! Ne rampez pas devant eux, Edmund ! Conduisez-nous jusqu’à eux ! Conduisez-nous à la guerre ! — Non ! Ils nous ont témoigné de la sympathie, dit le prince, montrant le duc et la duchesse qui s’éloignaient. Nous n’avons aucune raison de penser que le dynaste sera moins compréhensif. Je m’en tiendrai d’abord aux moyens pacifiques. — Nous, Votre Altesse. Je vous accompagne, naturellement… — Non, dit Edmund, prenant la main du nécromancien. Vous resterez avec le peuple. S’il m’arrivait quelque chose, vous seriez leur chef. — Enfin, vous laissez parler votre cœur, Votre Altesse, dit Baltazar avec amertume et chagrin. — Je crois sincèrement que tout se passera bien. Mais je serais un bien pauvre chef si je ne pensais pas à l’imprévu. Puis-je compter sur vous, mon ami ? Plus qu’ami, mon mentor, mon second père ? — Vous pouvez compter sur moi, Votre Altesse, murmura le nécromancien d’une voix étranglée. Edmund partit informer son peuple, tandis que Baltazar restait en arrière pour composer son visage. Le prince parti, le nécromancien releva la tête, son visage blême ravagé d’une douleur déchirante. Ses yeux perçants rencontrèrent Alfred, traversèrent le corps tremblant du Sartan et poignardèrent Haplo. Je ne suis pas un méchant homme. Je suis un homme désespéré. Ces paroles résonnèrent dans l’esprit d’Haplo, debout dans les ténèbres rougeoyantes. — Oui, Prince, dit Baltazar avec ferveur. Vous pouvez compter sur moi. Notre peuple sera en sécurité. CHAPITRE XVIII NECROPOLIS, ABARRACH — Un message, Majesté. De Jonathan, le duc de la Grande Faille. — Le duc de la Grande Faille ? N’est-il pas mort ? — Le jeune, Majesté. Vous vous rappelez, Sire, que vous l’avez envoyé avec sa femme combattre les envahisseurs… — Ah oui, en effet. Et cela concerne ces envahisseurs ? dit le dynaste, fronçant les sourcils. — Oui, Majesté. — Faites évacuer la cour, commanda le dynaste. Le Seigneur Grand Chancelier, sachant qu’il s’agissait d’un problème délicat, avait parlé à voix basse. L’ordre de faire évacuer la cour ne le surprit donc pas, et il ne présentait aucune difficulté d’exécution. Le Grand Chancelier n’avait qu’à rencontrer le regard du toujours vigilant chambellan pour le faire réaliser. — L’audience de Sa Majesté est terminée, annonça le chambellan, frappant le sol de sa canne. Ceux qui venaient présenter des pétitions les roulèrent vivement et les remirent dans leurs étuis, s’inclinèrent, et sortirent à reculons de la salle du trône. Les courtisans, qui passaient le plus de temps possible près de Sa Majesté Dynastique, dans l’espoir d’être remarqués du souverain, bâillèrent, s’étirèrent, et se proposèrent mutuellement une partie d’os-runes pour soulager l’ennui de la journée. Les zombis royaux, extrêmement bien conservés et entretenus, escortèrent l’assemblée jusque dans les vastes couloirs du palais, fermèrent les portes et se postèrent devant, indiquant que Sa Majesté était en conférence. Quand les murmures et les rires se furent tus dans la salle du trône, le dynaste fit signe au Seigneur Grand Chancelier de commencer. Déroulant un parchemin, il se mit à lire. — Sa Grâce présente ses respectueux hommages… — Sautez tout cela. — Oui, Majesté. Il fallut un moment au Seigneur Grand Chancelier pour parcourir les compliments prodigués à la personne du dynaste, à ses illustres ancêtres, à son juste gouvernement, et ainsi de suite. Il trouva enfin le message et commença sa lecture. — « Les envahisseurs viennent du cercle extérieur, Majesté, d’un pays appelé Kairn Telest, ou les Vertes Cavernes, ainsi nommées pour l’abondance de leur végétation dans le passé. Dernièrement, il semblerait pourtant que la région ait subi des revers de fortune. La rivière de magma s’est refroidie, les sources d’eau se sont taries. » On dirait, Majesté, remarqua le Seigneur Grand Chancelier, levant les yeux de son parchemin, qu’on pourrait les appeler aujourd’hui les Cavernes de l’Os-Nu{7}. Sa Majesté garda le silence, se contentant de saluer d’un grognement le mot d’esprit de son chancelier, qui reprit sa lecture. — « A cause de ce désastre, le peuple de Kairn Telest s’est vu contraint de quitter son pays. Ils ont affronté d’innombrables périls, dont…» — Oui, oui, dit le dynaste avec impatience, fixant un regard madré sur le Seigneur Grand Chancelier. Le duc précise-t-il pourquoi ce peuple des Vertes Cavernes a jugé bon de venir précisément ici ? Le Seigneur Grand Chancelier parcourut rapidement le message jusqu’à la fin, relut pour s’assurer qu’il ne faisait pas erreur – le dynaste avait peu de patience pour les erreurs – puis secoua la tête. — Non, Majesté. Mais d’après le ton, il semblerait presque que ces gens soient tombés sur Necropolis par hasard. — Hah ! s’exclama le dynaste, secouant la tête avec un sourire rusé. Ils savent, Pons. Ils savent ! Enfin, continuez. Mais résumez. Quelles sont leurs requêtes ? — Ils ne présentent pas de requêtes, Majesté. Leur chef… De nouveau, le Seigneur Grand Chancelier consulta le message pour se rafraîchir la mémoire. — … un certain Prince Edmund, issu d’une maison inconnue, sollicite l’honneur de payer ses respects à Votre Majesté Dynastique. Le duc ajoute en conclusion que le peuple de Kairn Telest est dans un état lamentable. Il pense que nous sommes probablement, dans une certaine mesure, responsables des désastres qui les ont frappés, et espère que Votre Majesté recevra le prince prochainement. — Ce jeune duc de la Grande Faille, il est dangereux, Pons ? Ou simplement stupide ? Le Seigneur Grand Chancelier fit une pause pour réfléchir. — Je ne le considère pas dangereux, Majesté. Et il n’est pas stupide non plus. Il est jeune, candide, idéaliste. Un peu naïf en ce qui concerne la politique. Ce n’est qu’un cadet, après tout, et il n’a pas été élevé en vue d’assumer les responsabilités du duché. Ses paroles viennent de son cœur, pas de sa tête. Je suis certain qu’il n’a aucune idée de ce qu’il dit. — Mais sa femme, c’est tout autre chose. — J’en ai peur, Majesté, dit gravement le Seigneur Grand Chancelier. La Duchesse Jera est extrêmement intelligente. — Et son père, le diable l’emporte, continue à se comporter en satané gêneur. — Mais rien de plus, ces derniers cycles, Sire. Son bannissement dans les Anciennes Provinces fut un coup de génie. Le comte doit dépenser toutes ses énergies simplement pour survivre. Il est trop faible pour fomenter des troubles. — Un coup de génie dont vous avez eu l’idée, Pons. Oh, je ne l’oublie pas. Inutile de nous le rappeler constamment. Et ce vieillard est peut-être obligé de lutter pour survivre, mais il lui reste assez de souffle pour continuer à parler contre nous. — Mais qui l’écoute ? Vos sujets sont loyaux. Ils aiment Votre Majesté… — Assez, Pons. Nous entendons assez de ces sottises de la part de tous les courtisans. Nous attendons de vous plus de bon sens. Le Seigneur Grand Chancelier s’inclina, reconnaissant au dynaste de la bonne opinion qu’il avait de lui, mais sachant que la fleur de la faveur royale cesserait de s’épanouir si elle n’était plus nourrie de ces mêmes flatteries. Le dynaste ne faisait plus attention à son ministre. Quittant son trône d’or et de diamants, Sa Majesté en fit deux fois le tour. C’était une habitude du dynaste ; il affirmait que le mouvement l’aidait à clarifier sa pensée. Il déconcertait souvent les solliciteurs en sautant de son trône, dont il faisait plusieurs fois le tour avant de revenir prononcer son jugement. Cela servait au moins à tenir les courtisans en haleine, se dit Pons, amusé. Chaque fois que Sa Majesté se levait, tous les assistants devaient se taire et s’incliner avec révérence. Ainsi, les courtisans devaient sans cesse interrompre leurs conversations, et, les bras croisés sous leurs manches, s’incliner pratiquement jusqu’au sol chaque fois que Sa Majesté résolvait un problème en marchant. Ce n’était qu’une de ses petites excentricités parmi beaucoup d’autres, dont les plus notables étaient l’amour immodéré des tournois et la passion du jeu des os-runes. Tous les nouveaux morts qui avaient brillé à ces jeux pendant leur vie étaient amenés au palais, où ils n’avaient d’autre emploi que de servir d’adversaire à Sa Majesté pendant le temps-veille du cycle, ou de partenaire aux os-runes bien avant dans le temps-repos. Ces manies en incitaient beaucoup à penser que le dynaste n’était qu’un joueur sans cervelle. Pons, qui les avait vus tomber les uns après les autres, n’en faisait pas partie. Son respect et sa peur de Sa Majesté Dynastique étaient à la fois profonds et bien fondés. Pons attendit donc dans un silence respectueux que Sa Majesté daignât se rappeler sa présence. A l’évidence, la question était grave. Le dynaste y consacra cinq tours complets, tête penchée, mains croisées derrière le dos. Au milieu de sa cinquième décennie, Kleitus XIV était un fort bel homme, dont la beauté, dans sa jeunesse, avait été universellement chantée par les poètes et les musiciens. Il avait bien vieilli, et ferait, comme disait le proverbe, un beau cadavre. Puissant nécromancien lui-même, il avait encore de longues années devant lui pour conjurer ce sort. Sa Majesté cessa enfin de tourner en rond. Ses robes noires soutachées de pourpre royale, bruissèrent doucement quand il se rassit sur le trône. — Les Portes de la Mort, grommela-t-il, tapotant une bague sur un bras du trône. Or contre or, cela rendit un son métallique et mélodieux. — Peut-être que Votre Majesté s’inquiète inutilement. Comme l’écrit le duc, ils ont pu arriver ici par hasard… — Le hasard ! Vous allez bientôt invoquer la chance, Pons. Vous parlez en inepte joueur d’os-runes. La stratégie, la tactique – c’est cela qui gagne la partie. Notez bien mes paroles : ils sont venus ici en quête des Portes de la Mort, comme tant d’autres avant eux. — Alors, laissez-les partir, Majesté. Ce n’est pas la première fois que nous avons affaire à des fous de cette espèce. Bon débarras que cette vermine… — Pas cette fois. Pas ce peuple, dit Kleitus fronçant les sourcils et secouant la tête. Nous ne pouvons pas prendre ce risque. Le Seigneur Grand Chancelier hésita à poser la question suivante, parce qu’il n’était pas sûr d’avoir envie d’entendre la réponse. Mais il savait ce qu’on attendait de lui, miroir des pensées de son souverain. — Pourquoi pas, Sire ? — Parce que ces gens ne sont pas fous. Parce que… les Portes de la Mort se sont ouvertes, Pons. Et nous avons vu au-delà ! Le Seigneur Grand Chancelier n’avait jamais entendu le dynaste parler ainsi, sa voix assurée et autoritaire se faisant soudain respectueuse et même… craintive. Pons frissonna, comme aux premières atteintes d’une fièvre virulente. Kleitus regardait au loin, par-delà les murs de granit du palais, contemplant un lieu que le Seigneur Grand Chancelier ne pouvait pas voir, ni même imaginer. — C’est arrivé très tôt dans le temps-veille, Pons. Vous savez que nous avons le sommeil léger. Nous nous sommes éveillé brusquement, tiré du sommeil par un son que nous n’arrivâmes pas à situer. C’était comme d’une porte qui s’ouvre… ou se ferme. Nous nous assîmes et ouvrîmes les rideaux du lit, pensant qu’il s’agissait peut-être de quelque urgence. Mais nous étions seul. Personne n’était entré dans notre chambre. « L’impression d’avoir entendu une porte était si forte que nous allumâmes la lampe de chevet pour appeler le garde. Nous nous rappelons parfaitement. Nous avions une main sur le rideau et nous finissions d’allumer la lampe quand tout se mit à… onduler autour de nous. — A onduler, Majesté ? dit Pons fronçant les sourcils. — Oui, oui, cela semble incroyable, nous le savons. Mais nous ne trouvons pas d’autre façon de décrire ce phénomène. Autour de nous, tout perdit forme, substance et dimensions. Comme si nous-même, le lit, les rideaux, la lampe et la table n’étions soudain plus rien qu’une pellicule d’huile répandue sur une eau calme. L’ondulation nous déforma, déforma le sol, le lit, la table. Et disparut un instant après. — C’est un rêve, Majesté. Vous n’étiez pas encore bien réveillé… — Nous aurions pu le supposer. Mais pendant cet instant, Pons, voici ce que nous vîmes. Le dynaste était un puissant magicien. Ses paroles firent surgir des images soudaines dans l’esprit de son ministre. Elles fulguraient à une telle vitesse que Pons en fut étourdi. Il n’en vit aucune clairement, mais eut l’impression vertigineuse d’objets tourbillonnant autour de lui, un peu comme quand sa mère le faisait valser, tout enfant. Pons vit une gigantesque machine, dont les parties métalliques imitaient les parties du corps humain et qui travaillait frénétiquement sans rien produire. Il vit une humaine à la peau noire et un prince elfien combattre la notion du prince. Il vit une race de nains, commandée par un nain à lunettes, se soulever contre la tyrannie. Il vit un monde vert inondé de soleil et une merveilleuse cité vide, dépourvue de vie. Il vit d’immenses créatures, horribles et sans yeux, dévaster des campagnes, tuant tous ceux qu’elles rencontraient, et il les entendit pleurer en demandant « Où sont les citadelles ? » Il vit une race d’êtres effrayants dans leur colère et leur haine, une race aux corps tatoués de runes. Il vit des dragons… — Alors, Pons, vous comprenez ? soupira Kleitus, mi-admiratif, mi-frustré. — Non, Majesté ! bredouilla le chancelier. Je ne comprends pas ! Qu’est-ce que… où… quand… — Nous n’en savons pas plus que vous sur ces visions. Elles défilaient très vite, et quand nous essayions d’en retenir une, elle filait comme l’averse entre les doigts. Mais ce que nous avons vu, Pons, ce sont les autres mondes ! Les mondes au-delà des Portes de la Mort, comme le disent les anciens textes. Nous en sommes certain ! Le peuple ne doit pas le savoir, Pons. Pas tant que nous ne sommes pas prêt. — Non, bien sûr que non, Sire. Le dynaste était grave, l’air dur et résolu. — Ce royaume est mourant. Nous avons sucé la vie de tous les autres royaumes pour le faire survivre… Nous avons décimé tous les autres royaumes pour le faire survivre, rectifia mentalement Pons. — Nous avons caché la vérité au peuple pour son propre bien, pour éviter la panique, le chaos, l’anarchie. Et voilà qu’arrivent ce prince et son peuple… — … et la vérité, dit Pons. — Oui, acquiesça le dynaste. Et la vérité. — Majesté, si je puis m’exprimer librement… — Et depuis quand, Pons, vous exprimez-vous autrement ? — Oui, Sire, dit le Seigneur Grand Chancelier avec un pâle sourire. Et si nous permettions à ces misérables de s’établir… disons dans les Anciennes Provinces ? Ces terres sont pratiquement sans valeur pour nous maintenant que la Mer de Feu s’est retirée. — Pour qu’ils répandent leurs histoires de monde mourant ? Tous ceux qui considèrent le comte comme un vieux fou radoteur commenceraient à le prendre au sérieux. — On pourrait s’occuper du comte… Le Seigneur Grand Chancelier termina par un délicat toussotement. — Oui, mais il y en a d’autres comme lui. Ajoutez-y un prince de Kairn Telest parlant de son royaume devenu froid et stérile, et de sa quête d’une issue, et vous nous détruisez tous. L’anarchie, les émeutes ! Est-ce là ce que vous désirez, Pons ? — Non, par la cendre ! frissonna le Seigneur Grand Chancelier. — Alors, cessez ces radotages. Nous présenterons ces envahisseurs comme une menace et nous leur déclarerons la guerre. Les guerres unissent toujours le peuple. Il nous faut gagner du temps, Pons ! Du temps ! Pour trouver les Portes de la Mort nous-même, comme la prophétie l’a annoncé. — Majesté ! bredouilla Pons. Vous ! La prophétie ! Vous ? — Naturellement, Chancelier, dit sèchement Kleitus, l’air légèrement décontenancé. En doutiez-vous ? — Non, certainement pas, Majesté, dit Pons en s’inclinant, content de l’occasion de recomposer son visage, remplaçant l’étonnement par une foi inébranlable. Je suis confondu de la soudaineté de… de tout ; trop de choses arrivent en même temps. Cela, au moins, était vrai. — Le moment venu, je ferai sortir le peuple de ce monde de ténèbres et je le conduirai dans un monde de lumière. Nous avons accompli la première partie de la prophétie… Oui, de même que tous les nécromanciens d’Abarrach, pensa Pons. — Il nous reste à accomplir la suite, poursuivit Kleitus. — Et le pouvez-vous, Majesté ? demanda le chancelier, réglant docilement sa réponse sur les sourcils haussés du dynaste. — Oui, répondit Kleitus. Cette réponse étonna Pons lui-même. — Sire ! Vous savez où se trouvent les Portes de la Mort ? — Oui, Pons. Mes études m’ont enfin fourni la réponse. Maintenant, vous comprenez pourquoi l’arrivée de ce prince et de ses misérables sujets est si gênante. Menaçante, traduisit Pons. Car si vous avez pu découvrir le secret des Portes de la Mort dans les anciens écrits, d’autres le peuvent également. L’« ondulation » que vous avez ressentie vous a moins éclairé que terrifié. Quelqu’un vous a peut-être pris de vitesse. Voilà la vraie raison pour laquelle ce prince et son peuple doivent être anéantis. — Je reste confondu devant votre génie, Majesté, dit le chancelier en s’inclinant très bas. Pour l’essentiel, Pons était sincère. S’il conservait des doutes, c’était parce qu’il n’avait jamais pris la prophétie au sérieux. A l’évidence, Kleitus y croyait. Et non seulement il y croyait, mais il avait pris sur lui de l’accomplir ! Avait-il effectivement découvert les Portes de la Mort ? Pons serait resté incrédule s’il n’avait pas vu ces images fantastiques. Les visions l’avaient rempli d’une ivresse qu’il n’avait plus connue depuis quarante ans. Au souvenir de ce qu’il avait vu, il ressentit une folle excitation et fut obligé de se ressaisir fermement, s’arrachant aux mondes de lumière et d’espoir pour revenir aux tristes contingences de sa charge. — Et comment commencerons-nous cette guerre, Majesté ? Il est évident que les gens de Kairn Telest n’ont pas l’intention de se battre. — Ils se battront, Pons, dit le dynaste, quand ils découvriront que nous avons exécuté leur prince. CHAPITRE XIX LA MER DE FEU, ABARRACH Le Prince Edmund dit à son peuple où il allait et pourquoi. Ils écoutèrent dans un silence douloureux, effrayés de perdre leur prince, et sachant pourtant qu’il n’y avait rien d’autre à faire. — Baltazar sera votre chef en mon absence, annonça simplement Edmund en conclusion. Suivez-le et obéissez-lui comme vous le feriez pour moi. Il partit dans un silence total. Aucun ne trouva les mots pour le bénir. Au fond de leurs cœurs, ils craignaient pour lui, mais ils redoutaient encore plus une mort terrible pour eux-mêmes, alors ils le laissèrent s’éloigner sans rien dire, accablés de remords. Baltazar accompagna le prince jusqu’à la sortie de la grotte, essayant de le convaincre de prendre au moins quelques gardes du corps – les plus vigoureux des jeunes morts – pour aller à Necropolis. Le prince refusa. — Nous venons à nos frères dans un esprit de paix. Des gardes du corps impliqueraient de la méfiance. — Alors, baptisez-les gardes d’honneur, le pressa Baltazar. Il n’est pas convenable que Votre Altesse se présente seule. Comme… comme… — Comme ce que je suis, dit sombrement Edmund. Comme un pauvre. Prince des affamés, des indigents. Si, afin d’obtenir des secours pour notre peuple, il faut humilier mon orgueil, je me jetterai volontiers aux pieds de ce dynaste. — Un prince de Kairn Telest à genoux ! dit le nécromancien, scandalisé. Edmund s’arrêta et se tourna vers lui. — Nous aurions pu rester fiers et debout à Kairn Telest, Baltazar, mais nous serions maintenant gelés dans cette attitude… — Votre Altesse a raison. Je vous demande pardon, soupira Baltazar. Quand même, je me méfie d’eux. Avouez-vous-le à vous-même, Edmund, si vous refusez de l’avouer à moi ou à personne d’autre. Ces gens ont délibérément détruit notre royaume. Nous sommes pour eux un reproche vivant. — Tant mieux, Baltazar. Le remords amollit le cœur.. — Ou l’endurcit. Soyez méfiant, Edmund. Soyez prudent. — Je vous le promets, mon cher ami. Et, au moins, je ne voyagerai pas seul, ajouta le prince, regardant Haplo nonchalamment adossé à la paroi de la grotte, et Alfred, qui tentait de retirer son pied d’une crevasse. Assis aux pieds du prince, le chien remuait la queue. — Non, dit Baltazar avec ironie. Et cela me plaît encore moins. Je n’ai pas plus confiance en ces deux-là qu’en ce soi-disant dynaste. Bon, bon, je ne vous dis plus rien, à part adieu. Adieu, Altesse, adieu ! Le nécromancien serra le prince dans ses bras. Le prince lui rendit son accolade, puis ils se séparèrent, l’un sortant de la grotte, l’autre restant en arrière, regardant le prince s’éloigner dans la sinistre lumière de la Mer de Feu. Haplo siffla son chien, qui vint trotter au côté de son maître. Ils arrivèrent à Port-Sécurité sans incident, si l’on ne compte pas les arrêts pour tirer le pauvre Alfred de toutes les chausse-trappes où il tomba en chemin. Haplo faillit ordonner au Sartan d’utiliser sa magie, de flotter comme il l’avait fait en entrant dans la grotte. Mais il n’en fit rien. Il devinait qu’Alfred et lui possédaient tous deux une magie beaucoup plus puissante que celle de ces gens. Il ne voulait pas qu’ils le sachent. La multiplication des poissons les avait plongés dans une admiration révérentielle, et c’était un tour à la portée d’un enfant. Ne jamais révéler ses faiblesses à un ennemi, ne jamais lui révéler ses forces. Pour le moment, il n’avait d’autre souci qu’Alfred. Mais, à la réflexion, il pensa qu’Alfred ne serait pas tenté de révéler ses véritables pouvoirs. Il avait passé des années à essayer de dissimuler sa magie. Il n’allait pas s’en servir maintenant. A Port-Sécurité, ils rejoignirent le duc et la duchesse sur la jetée d’obsidienne. Les deux nécromanciens étaient en train d’admirer – ou peut-être d’inspecter — la nef d’Haplo. — Savez-vous, Messire ? dit le jeune duc, interrompant son examen de la nef et se hâtant vers Haplo. Je me demandais où j’avais déjà vu des runes semblables ! C’est dans le jeu des os-runes ! Il attendit la réaction d’Haplo, pensant à l’évidence que ce dernier saurait de quoi il parlait. Haplo ne réagit pas. — Chéri, dit l’observatrice Jera, il n’a aucune idée de ce dont tu parles. Pourquoi ne… — Vraiment ? dit Jonathan, l’air stupéfait. Je croyais que tout le monde… Ça se joue avec des os, vous comprenez. Des runes comme ceux de votre nef figurant sur les pions. Et maintenant que j’y pense, vous avez les mêmes sur les mains et les bras ! C’est que vous êtes un échiquier vivant ! termina le duc en riant. — Quelle idée de parler ainsi, Jonathan ! Tu l’embarrasses, le pauvre, lui reprocha sa femme, tout en scrutant Haplo avec une intensité que le Patryn trouva déconcertante. Haplo se gratta le dos des mains, vit les yeux verts se braquer sur leurs runes. Il mit ses mains dans ses poches d’un air négligent, et se força à sourire. — Je ne suis pas embarrassé, je suis intéressé. Je n’ai jamais entendu parler d’un jeu tel que celui que vous décrivez. J’aimerais en voir un, apprendre à y jouer. — Rien de plus facile ! Nous en avons un à la maison. Après le débarquement, vous pourriez venir chez nous… — Mon chéri, après le débarquement, nous allons au palais ! avec Son Altesse ! Elle poussa son mari du coude, pour lui rappeler que, dans son enthousiasme, il avait impoliment ignoré le prince. — Je vous demande pardon, Altesse, dit Jonathan, cramoisi. C’est que je n’ai jamais rien vu de pareil à cette nef… — Ne vous excusez pas, je vous en prie, dit Edmund, qui, lui aussi, examinait la net avec un vif intérêt. C’est remarquable ! Tout à fait remarquable ! — Le dynaste sera fasciné ! déclara Jonathan. Il adore ce jeu, et il y joue tous les soirs sans manquer. Attendez qu’il vous voie, vous et votre nef ! Il ne vous laissera plus repartir ! assura-t-il à Haplo avec sérieux. Perspective qu’Haplo ne trouva pas réjouissante. Alfred lui lança un regard alarmé. Mais le Patryn trouva une alliée inattendue en la duchesse. — Jonathan, je crois qu’il vaut mieux ne pas parler de la nef au dynaste. Après tout, l’affaire du Prince Edmund est beaucoup plus importante. Et j’aimerais prendre conseil de mon père avant d’en parler à quiconque, proposa-t-elle tournant ses yeux verts sur Haplo. Le jeune duc et la duchesse se consultèrent du regard, et Jonathan fut immédiatement dégrisé. — Sage suggestion, ma chérie. C’est ma femme, le cerveau de la famille. — Non, Jonathan, protesta Jera, rougissant légèrement. Après tout, c’est toi qui as remarqué la ressemblance entre les runes du jeu et celles de la nef. — Le bon sens, alors ? suggéra Jonathan en souriant. Nous nous complétons bien. J’ai tendance à être capricieux, impulsif, à agir avant de réfléchir. Jera me discipline. Mais, d’autre part, elle ne ferait jamais rien d’excitant ou en dehors de l’ordinaire si je n’étais pas là pour mettre du piment dans sa vie. Se penchant vers elle, il l’embrassa tendrement. — Jonathan ! Je t’en prie ! dit-t-elle en s’empourprant. Que va penser Son Altesse ? — Son Altesse pense qu’elle n’a jamais vu deux personnes plus amoureuses, dit Edmund en souriant. — Nous ne sommes pas mariés depuis très longtemps, Altesse, ajouta Jera, toujours rougissante, mais avec un regard affectueux à son mari. Haplo fut bien content de ne plus être le sujet de la conversation. Il s’agenouilla près du chien et lui examina la patte avec ostentation. — Sar… Alfred, cria-t-il. Venez, je vous prie. Je crois que le chien s’est enfoncé une pierre dans la patte. Tenez-le, s’il vous plaît, pendant que j’y jette un coup d’œil. Alfred eut l’air paniqué. — Moi, tenir… tenir le… — Silence, et faites ce que je vous dis ! dit Haplo avec fureur. Il ne vous mordra pas. Sauf si je l’ordonne. Le Patryn se baissa, souleva la patte antérieure gauche de l’animal et feignit de l’examiner. Alfred, docile mais inefficace, tint maladroitement le chien par le milieu du corps. — Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Haplo à voix basse. — Je ne suis pas sûr, je ne vois pas bien, répondit Alfred, scrutant la patte du chien. Si vous pouviez la tourner vers la lumière… — Je ne parle pas du chien ! dit Haplo, exaspéré. Je parle des runes. Vous connaissez ce jeu d’os-runes ? — Absolument pas ! dit Alfred, secouant la tête. Chez nous, on ne prend pas votre peuple à la légère. Penser à faire un jeu… Non, ce serait impossible ! — Comme pour moi, d’essayer d’utiliser vos runes ? demanda Haplo. Le chien, heureux de tant d’attentions, soumettait patiemment sa patte à l’examen. — Oui, en effet. Il me serait difficile de les toucher, comme il vous serait difficile de les parler. C’est peut-être une coïncidence, dit Alfred avec espoir. Des signes sans signification qui ont l’apparence de runes : — Je ne crois pas aux coïncidences, Sartan, grogna Haplo. Là, ça va mieux, mon vieux ? Qu’est-ce qui t’a pris à gémir comme ça pour rien ? Gaîment, il roula le chien sur le dos et lui gratta le ventre. Puis le chien sauta sur ses pattes et s’ébroua. Haplo se leva, ignorant Alfred qui, en voulant se remettre debout, perdit l’équilibre et tomba lourdement. Le duc se précipita à son secours. — Prendrez-vous votre nef pour traverser la Mer de Feu ou voyagerez-vous avec nous ? demanda la duchesse à Haplo. Le Patryn avait réfléchi à la question. Si les runes des Patryns étaient connues dans cette cité, il existait une chance, même ténue, que quelqu’un arrivât à percer ses défenses. En la laissant à Port-Sécurité, sur le rivage opposé de la Mer de Feu, il aurait plus de mal à la rejoindre, mais elle serait moins exposée aux regards indiscrets. — Je voyagerai avec vous, Votre Grâce, répondit Haplo, et je laisserai ma nef ici. — C’est le plus sage, dit-elle, semblant penser la même chose que le Patryn. Il la vit regarder vers la cité perchée sur une falaise, au fond de l’immense caverne, et froncer les sourcils. Apparemment tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais Haplo connaissait peu d’endroits habités qui fussent épargnés par les querelles et les conflits. Mais ces endroits étaient gouvernés par des humains, des Elfes et des nains. Alors que cette cité était gouvernée par les Sartans, connus pour savoir vivre ensemble en paix et en harmonie. Intéressant. Très intéressant. Le petit groupe descendit la jetée déserte vers le vaisseau du duc. C’était un monstre de fer, en forme de dragon – comme la plupart des vaisseaux des royaumes qu’Haplo avait visités. Beaucoup plus grande que la nef elfienne d’Haplo, la dragonef de fer noir avait une apparence terrifiante, avec son immense tête de dragon sortant de la mer de magma. Une lumière rouge émanait de ses yeux, un feu rouge brûlait dans sa gueule béante, des bouffées de fumée sortaient de ses narines. L’armée des morts les précédait, débandée, qui perdant un bout d’os, qui un morceau d’armure ou une poignée de cheveux. Un cadavre, presque réduit à l’état de squelette, chavira, ses jambes se dérobant sous lui, et resta sur la jetée, tas d’os et d’armure mêlés, son casque de travers sur le crâne. Le duc et la duchesse s’arrêtèrent pour se concerter, se demandant s’il fallait le ressusciter une nouvelle fois. Ils décidèrent de le laisser là. Le temps pressait. L’armée continua à descendre la jetée d’obsidienne vers le vaisseau. Haplo, jetant un regard en arrière sur le squelette, crut voir son fantôme planer au-dessus de lui, hurlant comme une mère sur son enfant mort. Que demandait la voix muette ? De revenir à ce simulacre de vie ? De nouveau, le dégoût lui noua le ventre. Il se détourna, écartant cette idée de son esprit. Entendant un léger bruit près de lui, il jeta un coup d’œil dédaigneux sur Alfred, et vit qu’il avait le visage inondé de larmes. Haplo ricana, mais son regard s’attarda sur la misérable armée. Une armée de Sartans. Inexplicablement, il se sentit gêné, troublé, comme si le monde bien ordonné qu’il avait longtemps envisagé était soudain tout à l’envers. — Quel type de magie propulse ce vaisseau ? demanda Haplo, après l’avoir parcouru de long en large sans remarquer aucun signe d’émanations magiques, aucun magicien sartan psalmodiant des runes, aucunes runes sartan tracées sur la coque ou le gouvernail. Pourtant, le dragon de fer avançait rapidement sur la mer de magma, crachant des nuages de fumée par les narines. — Il n’y a pas de magie. C’est l’eau qui le fait avancer, répondit Jonathan. La vapeur, pour être précis. Il sembla un peu embarrassé, sur la défensive devant la surprise d’Haplo. — Autrefois, les vaisseaux étaient propulsés par la magie. — Avant que la magie ne fût nécessaire pour ressusciter et entretenir les morts, dit Alfred, jetant un regard de pitié et d’horreur sur l’armée loqueteuse rangée sur le pont. — Oui, c’est exact, répondit Jonathan, plus abattu qu’Haplo ne l’avait vu depuis leur première rencontre. Et, pour être honnête, pour entretenir notre propre vie. Vous êtes en train d’apprendre quelle force magique il faut simplement pour survivre ici. La chaleur torride, les émanations toxiques nous affectent. Quand nous arriverons dans la cité, vous serez soumis, sans interruption, à une pluie redoutable qui ne nourrit rien et ronge tout — la pierre, les chairs… — Et pourtant, ce pays est habitable, comparé au reste du monde, Votre Grâce, dit Edmund, contemplant au loin les nuages noirs enveloppant la ville. Croyez-vous que nous ayons fui quand notre vie est devenue simplement difficile ? Nous avons fui quand elle est devenue impossible ! Il vient un moment où même la magie la plus puissante ne peut pas entretenir la vie dans un royaume où il n’y a plus de chaleur, où l’eau elle-même devient dure comme la pierre, et où des ténèbres éternelles enveloppent le pays. — Et à chaque cycle qui passe, dit doucement Jera, la mer de magma sur laquelle nous naviguons se contracte un peu plus, la température de la ville baisse d’une fraction de degré. Et nous vivons près du noyau ! C’est ce qu’a déterminé mon père. — Est-ce vrai ? demanda le prince, troublé. — Ma chérie, tu ne devrais pas parler ainsi, dit nerveusement Jonathan. — Mon mari a raison. Selon les édits, ces paroles sont considérées comme trahison, et même le simple fait de les penser. Mais oui, Altesse, je dis vrai. Moi-même, et d’autres comme moi et mon père, nous continuerons à dire la vérité, bien que certains refusent de l’entendre ! dit Jera, levant fièrement la tête. Mon père étudie les questions scientifiques, les lois et les propriétés physiques, matières que notre peuple considère au-dessous de sa dignité. Il aurait pu devenir nécromancien, mais il a refusé, disant qu’il était temps que le peuple de ce monde concentre son attention sur les vivants et non pas sur les morts. Edmund sembla trouver l’idée quelque peu audacieuse. — J’approuve ces vues dans une certaine mesure, mais sans nos morts, comment les vivants survivraient-ils ? Nous serions obligés d’employer notre magie à des tâches domestiques, au lieu de nous en servir pour notre entretien. — Si nous laissions les morts mourir, et que nous construisions des machines telles que celles qui propulsent ce vaisseau, et si nous en apprenions davantage sur les ressources de notre monde, mon père est convaincu que nous pourrions non seulement survivre, mais prospérer. Peut-être même arriverions-nous à redonner la vie à des régions comme la vôtre, Votre Altesse. — Ma chérie, est-ce bien sage de parler ainsi devant des étrangers ? murmura Jonathan, tout pâle. — Plus sage d’en parler devant des étrangers que devant certains qui se disent nos amis ! répondit amèrement Jera. Voilà longtemps, dit mon père, que nous aurions dû cesser d’attendre notre salut de ceux des autres mondes ; il est temps de nous sauver nous-mêmes. Son regard se posa, comme par hasard, sur les deux étrangers. Haplo ne baissa pas les yeux, impassible. Il n’osa pas risquer un regard sur Alfred, mais il savait, sans le regarder, qu’il avait l’air aussi coupable que s’il avait inscrit sur le front les mots : Oui, je viens d’un autre monde. — Et pourtant, Votre Grâce, vous êtes vous-même devenue nécromancienne, dit Edmund, rompant un silence embarrassant. — Oui, dit tristement Jera. C’était indispensable. Nous sommes pris dans un cercle vicieux. Un nécromancien est essentiel au gouvernement de chaque domaine. Et surtout du nôtre, depuis que nous avons été bannis dans les Anciennes Provinces. — Qu’est-ce que ces Anciennes Provinces ? demanda Edmund, content de cette occasion de changer de conversation, d’abandonner un sujet qu’il considérait comme dangereux, peut-être même blasphématoire. — Vous verrez. Nous devons les traverser pour arriver à la cité. — Votre Altesse, et vous messires, voulez-vous visiter la salle des machines ? demanda Jonathan, désireux de mettre fin à cette conversation. Je crois que cela vous intéressera. Haplo accepta avec empressement, toute connaissance sur ce monde étant pour lui essentielle. Edmund accepta, pensant peut-être en secret que des vaisseaux semblables transporteraient son peuple jusqu’aux Portes de la Mort. Alfred les accompagna, simplement pour avoir l’occasion, pensa Haplo, sarcastique, de tomber tête la première dans les écoutilles menant aux sombres entrailles de la nef. Le vaisseau avait un équipage de cadavres, en meilleur état que ceux de l’armée, et qui, ayant été marins pendant leur vie, continuaient à l’être après leur mort. Haplo explora les mystères de ce qu’on lui dit être une — chaudière », et admira poliment une machine appelée — roue à aubes », dont les pales de fer chauffées au rouge malaxaient la mer de magma, poussant la dragonef de l’arrière. Cela ne manqua pas de rappeler au Patryn la grande Bougonne-Batte, cette prodigieuse machine construite par les Sartans et actuellement entretenue par les Guègues d’Arianus ; cette prodigieuse machine dont personne n’avait compris la finalité avant que le jeune Tourment ne la découvre. Voilà longtemps que nous aurions dû cesser d’attendre notre salut de ceux des autres mondes ; il est temps de nous sauver nous-mêmes. Remontant sur le pont, soulagé de quitter la chaleur accablante et l’obscurité oppressante de la cale, Haplo repensa aux paroles de Jera. Le Patryn ne put s’empêcher de sourire. Quelle ironie savoureuse ! Celui qui venait « sauver » ces Sartans était leur antique ennemi. Comme son seigneur allait rire ! Le vaisseau de fer entra dans un port beaucoup plus grand et animé que celui quitté récemment. Les Nouvelles Provinces en pleine expansion, leur dit Jonathan, étaient situées sur les rivages de la Mer de Feu, assez près pour profiter de sa chaleur, et pourtant assez loin pour ne pas en souffrir. Une fois débarqués, le duc et la duchesse remirent le commandement de leur armée à un autre nécromancien, qui branla du chef à la vue des cadavres et s’éloigna avec eux pour effectuer les réparations qu’il pourrait. Soulagés d’en être débarrassés, Jera et son mari offrirent à leurs hôtes une brève visite du port. Haplo eut l’impression que, malgré les propos catastrophistes de Jera, Necropolis devait être une cité dynamique et prospère – à en juger sur les monceaux de marchandises empilées sur les quais ou chargées sur les vaisseaux par des équipes de cadavres. Ils quittèrent la jetée et se dirigèrent vers la grand-route conduisant à Necropolis. Mais avant de l’atteindre, Jera fit arrêter le petit groupe et leur montra le rivage de l’océan de feu. — Regardez, dit-elle, tendant le bras. Vous voyez ces trois pierres posées l’une sur l’autre ? C’est moi qui les ai placées ainsi avant de partir. Et quand je les ai posées là, la mer de magma arrivait jusqu’à leur base. L’océan n’arrivait plus au pied des pierres ; il y avait maintenant un empan entre elles et la mer. — Voyez comme la mer s’est retirée en si peu de temps, dit Jera. Que deviendra ce monde, que deviendrons-nous quand elle sera complètement refroidie ? CHAPITRE XX LA GRAND-ROUTE DES NOUVELLES PROVINCES, ABARRACH Une calèche découverte attendait le duc, la duchesse et leurs hôtes, construite de ce même végétal tressé qu’avait vu Haplo à Port-Sécurité, et peint de couleurs vives et brillantes. — Matériau très différent de celui de votre nef, dit Jera, montant dans la calèche et prenant place à côté d’Haplo. Haplo garda le silence, mais Alfred tomba dans le piège avec sa grâce habituelle. — Le bois, vous voulez dire ? Oui, le bois est très commun sur… euh… enfin… Réalisant son erreur, il bredouilla, mais il était trop tard. Dans ses paroles, Haplo vit les grands arbres d’Arianus levant leurs branches vertes et touffues vers le ciel bleu inondé de soleil de ce monde lointain. Haplo eut envie de secouer sauvagement Alfred par le col élimé de son habit de cour. A leur expression, Jonathan et Jera avaient eu la même vision et fixaient Alfred sans dissimuler leur émerveillement. C’était déjà assez fâcheux que ces Sartans aient deviné qu’ils venaient d’un autre monde, fallait-il encore qu’Alfred leur montre à quel point il était différent ? Alfred montait dans la calèche, essayant de rattraper sa gaffe en parlant sans discontinuer, et ne réussissant qu’à s’enfoncer davantage. Haplo inséra sa botte entre ses deux chevilles, et Alfred s’affala en travers des genoux de Jera. Le chien excité par la confusion décida de l’augmenter un peu et se mit à aboyer frénétiquement sur la bête attelée à la calèche – une grosse créature à fourrure, aussi large que longue, avec deux petits yeux noirs en boutons de bottines et trois cornes sur sa tête massive. Malgré sa masse, la bête avait des mouvements vifs et décocha un coup de patte à l’insupportable chien, qui sauta prestement de côté, dansota hors de portée, puis revint lui mordiller les pattes par-derrière. — Hé ! Pauka ! Stop ! Recule ! Le cocher – un cadavre bien entretenu – allongea un coup de fouet au chien tout en essayant de garder sa prise sur les rênes. Le pauka tenta de tourner la tête pour s’offrir une bonne vue (et une, bonne bouchée) de son adversaire. La calèche sembla sur le point de se retourner. Secoués et ballottés, ses occupants oublièrent toute idée d’un autre monde dans leurs efforts pour rester dans celui-là. Haplo sauta à terre, éloigna le chien de la mêlée. Jonathan et Edmund coururent à l’avant du pauka, ainsi qu’Haplo comprit que s’appelait cette créature d’après les jurons du cocher-zombi. — Attention à la corne du museau ! s’écria Jonathan. — Je sais, dit Edmund avec sang-froid. Saisissant une poignée de fourrure, il sauta sur la bête qui ruait et se cabrait, empoigna fermement la corne du museau, et, d’une violente secousse, lui tira la tête en arrière. Les petits yeux du pauka se dilatèrent et il secoua violemment la tête, manquant désarçonner le prince. Edmund, fermement accroché à la corne, lui imprima une nouvelle secousse, puis, se penchant sur l’encolure, prononça quelques paroles apaisantes en tapotant le cou de la bête. Le pauka se calma, parut réfléchir, jetant un regard mauvais au chien qui souriait jusqu’aux oreilles. Le prince dit autre chose, le pauka sembla acquiescer et s’immobilisa entre les ridelles. Jonathan soupira, soulagé, et se dirigea vivement vers la calèche pour voir si ses occupants n’avaient souffert aucun mal. Le prince sauta à terre, caressa le cou du pauka. Le cadavre ramassa ses rênes tombées à terre. Alfred parvint à s’extraire du giron de Jera, cramoisi et se confondant en excuses. Une petite troupe de nécromanciens du port, qui s’étaient approchés pour jouir du spectacle, retourna à son travail, consistant à faire exécuter le leur aux cadavres. Tous montèrent dans la calèche qui démarra sur ses roues de fer, le chien trottant derrière, tirant la langue, les yeux brillant au souvenir de cette bonne partie. On ne parla plus du bois, mais Haplo remarqua que Jera le regardait souvent, avec un sourire pensif. — Comme ce pays est fertile, dit Edmund, regardant autour de lui avec une envie non dissimulée. — Ce sont les Nouvelles Provinces, Altesse, dit Jonathan. — Ce sont les terres découvertes par le retrait de la Mer de Feu. Oh, elles sont fertiles pour le moment, mais leur fertilité même annonce notre fin. — Nous y cultivons essentiellement du foin-kairn, reprit le duc avec un entrain presque désespéré. Conscient du malaise du prince, il jeta un regard suppliant à sa femme, lui demandant tacitement de ne pas aborder de sujets désagréables. Jera, regardant une fois de plus Haplo entre ses paupières, serra la main de son mari en une excuse muette. A partir de là, elle ne fut plus que charme et séduction. Haplo, renversé dans la calèche, regardait son visage mobile, les yeux intelligents, et pensa qu’une seule fois dans sa vie il avait rencontré une femme qui fût l’égale de celle-là. Intelligente, subtile, rapide à concevoir et agir, sans jamais parler ou agir étourdiment, elle aurait été une bonne partenaire dans le Labyrinthe. Quel dommage qu’elle fût liée à un autre ! Qu’allait-il penser là ! Une femme de Sartan ! Une fois de plus, il revit mentalement les silhouettes immobiles reposant paisiblement dans les cercueils de cristal du mausolée. C’est Alfred qui me fait ça. C’est sa faute. Il influence mon esprit. Le Patryn lança au Sartan un regard pénétrant. Si je le prends sur le fait, je le tue. Je n’ai plus besoin de lui. Mais Alfred était misérablement tassé dans un coin, incapable de seulement regarder la duchesse sans s’empourprer jusqu’à sa calvitie. Il semblait incapable de s’habiller sans aide, mais Haplo se méfiait de lui. Sentant des yeux sur lui, Haplo releva la tête et surprit Jera à le regarder comme si elle lisait dans ses pensées. Il feignit un vif intérêt pour la conversation. — Vous cultivez essentiellement du foin-kairn ? demandait Edmund. Haplo regarda les hautes herbes dorées ondulant au souffle chaud de la mer de magma. Des cadavres – de jeunes morts, à en juger sur leur apparence – coupaient les tiges à la faucille et en faisaient des javelles que d’autres cadavres jetaient à la fourche dans des charrettes branlantes. — C’est la plante universelle, dit Jera. Elle est ininflammable et très bien adaptée à la chaleur. Ses fibres servent pratiquement à tout, de la construction de cette calèche aux vêtements que nous portons, en passant par le thé que nous buvons. Haplo réalisa qu’elle parlait pour des gens d’un autre monde, des gens qui n’auraient pas distingué du foin-kairn d’un pauka. Pourtant, elle s’adressait au prince — qui, ayant sans doute mangé, bu et respiré du foin-kairn depuis son enfance – paraissait légèrement surpris d’être ainsi chapitré, mais était trop poli pour le dire. — Ces arbres que vous voyez là sont des lantis. On en trouve à l’état sauvage, mais nous les cultivons. Leurs fleurs bleues portent le nom de dentelle de lanti, et sont très appréciées dans la décoration. Elles sont magnifiques, n’est-ce pas, Altesse ? — Il y a bien longtemps que je n’avais pas vu de lanti, dit sombrement Edmund. Et s’il en existe encore à l’état sauvage, nous n’en avons pas rencontré. Trois troncs épais et vigoureux se dressaient au milieu d’une mer dorée de foin-kairn, enlacés en une tresse gigantesque qui se perdait dans les brouillards des hauteurs. Les branches, fines et fragiles, luisaient d’un éclat argenté, tellement entrelacées qu’il semblait impossible de les séparer les unes des autres. Certaines portaient des fleurs d’un bleu très clair. Approchant de ces arbres, Haplo remarqua que l’air semblait plus doux, plus respirable. Il vit l’éclat des runes de ses mains s’estomper, car son corps utilisait moins de magie pour survivre. — Oui, dit Jera, lisant une fois de plus dans ses pensées. Les fleurs du lanti ont la capacité unique de filtrer les émanations toxiques et de rejeter de l’air pur. C’est pourquoi ces arbres ne sont jamais abattus. Couper un lanti est un crime punissable d’oubli éternel. Mais on peut cueillir les fleurs bleues. Elles sont très appréciées, surtout des amoureux. Elle sourit à son mari qui lui pressa la main. — Si vous suiviez cette route, dit Jonathan, montrant une voie plus étroite se détachant de la route principale sur laquelle ils roulaient, presque jusqu’à la Grande Faille, vous arriveriez au domaine de ma famille. Je devrais vraiment y retourner, ajouta-t-il, regardant la route avec nostalgie. Il faudra bientôt moissonner le foin-kairn, j’ai bien chargé le cadavre de Père de s’en occuper, mais parfois, il oublie, et alors, rien n’est fait. — Vous aussi, votre père est mort ? demanda Edmund. — Oui, et mon frère aîné également. C’est pourquoi je suis seigneur du manoir. Mais que l’oubli m’emporte si je l’ai jamais désiré. Je ne suis pas très responsable, vous comprenez, reconnut Jonathan avec une joyeuse candeur très sympathique. Heureusement, j’ai près de moi quelqu’un qui l’est pour deux. — Tu te sous-estimes, dit vivement Jera. Cela vient de ce que tu étais le cadet. Il était très gâté dans son enfance. On ne lui faisait jamais rien faire. Maintenant, tout cela a changé. — C’est vrai, tu ne me gâtes pas du tout, la taquina-t-il. — Qu’est-il arrivé à votre père et à votre frère ? Comment sont-ils morts ? demanda Edmund, pensant manifestement à son deuil récent. — Oh, de la même mystérieuse maladie qui en frappe tant d’entre nous. Un instant, ils étaient vigoureux et pleins de vie, et l’instant suivant… Il haussa les épaules. Haplo darda un regard perçant sur Alfred. Parce que pour chaque personne inopportunément rappelée à la vie, une autre personne – quelque part – meurt prématurément. Alfred remuait les lèvres sans émettre un son. Oh, mon peuple, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ? Haplo, repensant à tout ce qu’il avait vu et entendu, commençait à se poser la même question. La calèche quitta les Nouvelles Provinces, laissant derrière elle les champs dorés de foin-kairn et les magnifiques lantis aux fleurs bleues. Peu à peu, le paysage changea. L’air se fit plus frais, les premières gouttes de pluie commencèrent à tomber, pluie qui, lorsqu’elle frappa les mains d’Haplo, provoqua le ravivement de ses runes protectrices. Une brume les enveloppa de son linceul. Sur l’ordre de Jonathan, la calèche s’arrêta, le cocher-zombi sauta à terre et déroula un écran au-dessus de leurs têtes. Des éclairs fulguraient dans les nuages, le tonnerre grondait. — Cette région est connue sous le nom de « Anciennes Provinces », dit Jera. C’est là que vit ma famille. Le pays était désolé, dépourvu de végétation, à part quelques touffes de foin-kairn poussant péniblement sur des tas de cendres volcaniques, et quelques plantes poussives dont les fleurs émettaient une lumière pâle et fantomatique. Mais, bien que la terre parût stérile, des moissonneurs-zombis circulaient parmi les fosses de boue et les monceaux de scories. — Pourquoi ? Que font-ils ? demanda Alfred, se penchant par la portière. — Ce sont des vieux morts, répondit Jera. Ils travaillent dans les champs. — Mais… murmura Alfred horrifié, il n’y a pas de champs ! Des cadavres en condition déplorable, pire que ceux de l’armée, s’affairaient sous le crachin corrosif. Des bras squelettiques brandissaient des faucilles rouillées, ou parfois pas de faucille du tout. D’autres, des lambeaux de chair pourrissante pendant sur leurs os, les suivaient, ramassant des javelles imaginaires, qu’ils entassaient soigneusement nulle part. A peine visibles au milieu de la brume, leurs fantômes désolés les suivaient. Ou peut-être que la brume n’était composée que de fantômes appartenant à ceux dont les os étaient retournés à la terre et ne se relèveraient jamais. Haplo, scrutant la brume, y vit des mains, des bras et des yeux, qui semblaient vouloir le retenir, lui parler, et dont le froid pénétrait jusqu’à l’âme. — Rien ne pousse plus ici, et pourtant, le sol y était autrefois aussi fertile que celui des Nouvelles Provinces. Les quelques rangées de foin-kairn que vous voyez suivent le colosse souterrain qui transporte le magma jusqu’à la ville et lui fournit sa chaleur. Seuls restent sur ces terres les vieux morts qui les travaillaient autrefois. Nous avons essayé de les transférer sur de nouvelles terres, mais ils revenaient sans cesse en ces lieux qu’ils avaient connus, alors finalement, nous les avons laissés en paix. — En paix ! répéta Alfred, amer. Jera sembla légèrement surprise de son attitude. — Mais oui. N’en faites-vous pas autant pour vos vieux morts quand ils deviennent trop vieux pour être utiles ? Attention, se dit Haplo, sachant qu’il aurait dû empêcher Alfred de répondre. Mais il n’intervint pas. — Nous n’avons pas de nécromanciens chez nous, dit Alfred avec ferveur. Nos morts, quand ils nous quittent, sont autorisés à jouir d’un repos bien mérité après les tribulations de leur vie. Le prince, le duc et la duchesse gardèrent le silence, frappés de stupeur, et considérant Alfred presque du même air horrifié qu’il les regardait lui-même — Vous voulez dire, dit Jera, se remettant du choc, que vous condamnez vos morts, tous vos morts, à l’oubli ? — L’oubli ! Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça signifie ? dit Alfred, les regardant, déconcerté. — Le corps pourrit, tombe en poussière. L’esprit y est piégé, impuissant à se libérer. — L’esprit ? Quel esprit ? Ces morts n’ont pas d’esprit, dit Alfred, montrant les vieux morts qui peinaient dans la cendre et la boue. — Bien sûr qu’ils ont un esprit ! Ils travaillent, ils s’acquittent de tâches utiles ! — Comme la dragonef sur laquelle nous avons traversé la mer, mais elle n’a pas d’esprit. Vous utilisez vos morts de la même façon. Mais vous avez fait pire ! Bien pire ! s’écria-Alfred. L’expression du prince passa de l’indulgente curiosité à la colère. Seule sa courtoisie innée l’empêcha de prononcer des paroles à l’évidence blessantes. Jera se raidit, sourcils froncés, menton belliqueux. Elle ouvrit la bouche, mais son mari lui saisit vivement la main et la serra très fort. Alfred, sans rien remarquer, continua dans un silence glacial et réprobateur. — L’usage de la magie noire est connu de notre peuple mais expressément défendu. Cela est sans aucun doute mentionné dans les anciens textes. Ont-ils été perdus ? — Détruits, peut-être, suggéra froidement Haplo, prenant la parole pour la première fois. — Et vous, qu’en pensez-vous, messire ? demanda Jera au Patryn. Comment votre peuple traite-t-il ses morts ? — Mon peuple a trop à faire à maintenir en vie les vivants, Votre Grâce, pour se soucier des morts. Et il me semble que, pour le moment, ce devrait être aussi notre principale préoccupation. Savez-vous qu’une troupe de soldats vient à notre rencontre ? Le prince se redressa d’une pièce et se pencha hors de la calèche pour mieux voir, mais il ne vit que pluie et brouillard, et rentra précipitamment la tête à l’intérieur. — Comment le savez-vous ? demanda-t-il, plus soupçonneux que lors de leur première rencontre dans la grotte. — J’ai l’oreille très fine, répliqua Haplo, ironique. Écoutez, et vous entendrez le tintement des harnais. Des tintements de harnais, des piétinements de sabots sur le roc leur parvinrent par-dessus le bruit de leur propre calèche. Jonathan et sa femme échangèrent un regard stupéfait ; Jera semblait troublée. — Je crois comprendre qu’un mouvement de troupes sur cette route n’est pas habituel ? demanda Haplo, se renversant sur son siège en croisant les bras. — Sans doute une escorte royale pour Son Altesse, dit Jonathan en s’éclairant. — Oui, c’est cela. Sûrement, acquiesça Jera, l’air trop soulagé pour être absolument convaincante. Edmund sourit, toujours courtois malgré les doutes qu’il pouvait entretenir. Le vent se leva, la brume se dissipa. Les troupes étaient proches et clairement visibles. A la vue de la calèche, les soldats, des jeunes morts en parfait état, s’alignèrent en travers de la route, bloquant le passage. La calèche s’arrêta sur ordre de Jonathan. Le pauka grogna et agita violemment la tête, reculant devant les montures des soldats. Montures hideuses et informes, semblables à des lézards. De chaque côté de la tête, deux yeux pédonculés, tournant chacun indépendamment l’un de l’autre, donnaient l’impression qu’ils voyaient dans toutes les directions à la fois. Courts et trapus, bas sur pattes, ils avaient de puissantes pattes postérieures et une épaisse queue barbelée. Les morts étaient assis sur leur dos. — Les troupes du dynaste, dit Jera à voix basse. Seuls ses soldats sont autorisés à monter les dragons de vase. Et l’homme en robes grises qui les commande est le Seigneur Grand Chancelier, le bras droit du dynaste. — Et la personne en robe noire qui chevauche près de lui ? — Le nécromancien de l’armée. Le chancelier, l’air très mal à l’aise sur son dragon de vase, dit quelques mots au capitaine qui fit avancer sa bête. Le pauka renifla et grogna à l’odeur qui était forte et fétide comme s’il sortait d’une fosse empoisonnée. — Descendez tous, je vous prie, demanda le capitaine. Jera regarda ses hôtes. — Il est préférable d’obéir, dit-elle d’un ton d’excuse. Ils descendirent tous de la calèche, le prince donnant galamment la main à la duchesse. Alfred dégringola les deux marches, manquant piquer une tête dans une fosse. Haplo, sans dire un mot, se plaça derrière le groupe. Il fit un geste, et le chien le rejoignit aussitôt. Ses yeux vides fixés sur leur groupe, le cadavre articula les paroles que lui avait dictées le chancelier. — J’agis ici au nom du Dynaste d’Abarrach, souverain de Kairn Necros, régent des Nouvelles et Anciennes Provinces, roi de la Grande Faille, roi de Salfag, roi de Thebis, et suzerain de Kairn Telest. Edmund s’empourpra en entendant son propre royaume ainsi revendiqué, mais il tint sa langue. Le cadavre poursuivit : — Je cherche celui que se prétend roi de Kairn Telest. — Je suis prince de ce pays, dit Edmund avec fierté. Le roi mon père est mort et récemment ressuscité. C’est pourquoi je suis ici à sa place, ajouta-t-il à l’adresse du nécromancien, qui hocha la tête sous son capuchon noir. Mais le capitaine-zombi en fut désorienté. Cette information dépassait le cadre de ses attributions. Le chancelier lui indiqua en quelques mots que le prince pouvait tenir lieu du père, et le capitaine, rasséréné, continua : — Sur ordre de Sa Majesté, je place le roi… — Le prince, intervint patiemment le chancelier. – … de Kairn Telest en état d’arrestation. — De quoi m’accuse-t-on ? demanda Edmund, foudroyant le chancelier. — D’être entré dans les royaumes de Thebis et de Salfag sans en solliciter l’autorisation du dynaste au préalable… — Ces prétendus royaumes sont inhabités ! Et mon Père et moi ignorions jusqu’à l’existence de ce « dynaste » ! Le cadavre continuait son discours, sans se soucier de cette interruption qu’il n’avait peut-être pas entendue. — Et d’avoir attaqué sans provocation la ville de Port-Sécurité, en chassant les paisibles habitants, et pillant… — Mensonge ! cria Edmund, sa fureur l’emportant sur la prudence. — En effet ! s’écria impétueusement Jonathan. Ma femme et moi pouvons en témoigner ! — Sa Très Juste Majesté se fera un plaisir d’écouter votre version des faits. Elle vous convoquera au palais à sa convenance, dit le chancelier. — Mais nous venons au palais avec Son Altesse, déclara Jonathan. — Ce n’est pas nécessaire. Sa Majesté a reçu votre rapport, votre Grâce. Nous requérons l’usage de votre calèche jusqu’aux remparts de la cité, mais quand nous arriverons à Necropolis, vous et la duchesse pourrez retourner sur vos terres, avec l’autorisation de Sa Majesté. — Mais… commença Jonathan. Ce fut au tour de sa femme de l’empêcher de dire sa façon de penser. — La moisson, mon chéri, lui rappela-t-elle. Il ne dit rien, s’enfermant dans un silence morose. — Et maintenant, avant de repartir, reprit le chancelier, Son Altesse le Prince me pardonnera si je lui demande de me remettre son arme. Et à ses compagnons également, je… Le capuchon gris qui cachait le visage du chancelier se tourna pour la première fois vers Haplo. La voix se tut, la rotation de la capuche s’interrompit, le tissu en frémit comme si la tête qu’il recouvrait était en proie à des émotions violentes. Les mains d’Haplo commencèrent à le picoter, les runes s’activant. Il se raidit, sentant le danger. Le chien, qui s’était couché sur la route, se releva d’un bond, un sourd grondement dans la gorge. Le dragon de vase darda un œil sur le petit animal, darda vers lui une langue de feu. — Je n’ai pas d’armes, dit Haplo, levant les mains en l’air. — Ni moi, ajouta Alfred d’une voix lamentable, .quoique personne ne lui eût rien demandé. Le chancelier se ressaisit, comme sortant d’un rêve. Avec effort, la capuche grise se détourna d’Haplo et revint vers le prince, qui n’avait pas bougé. — Votre épée, Altesse. Personne ne vient armé en présence du dynaste. Fier et arrogant, Edmund hésitait. Le duc et la duchesse baissaient les yeux, ne voulant pas l’influencer, mais espérant qu’il ne provoquerait pas de troubles. Haplo ne savait pas au juste ce qu’il espérait du prince. Son seigneur l’avait averti de ne pas se mêler des conflits locaux, mais son seigneur n’avait certainement pas prévu que son envoyé tomberait aux mains d’un dynaste sartan ! Soudain, Edmund déboucla sa ceinture et la tendit au cadavre. Le capitaine-zombi la prit gravement, le saluant de sa main blême et cireuse. Glacé d’humiliation et bouillant d’une juste colère, le prince remonta dans la calèche et s’assit, très raide, contemplant avec un calme étudié le paysage désolé. Jera et son mari, honteux, n’osaient pas regarder Edmund qui devait penser qu’ils l’avaient attiré dans un piège. Détournant la tête, ils remontèrent en voiture et reprirent leurs places. Hésitant, Alfred regarda Haplo, comme pour lui demander des ordres ! Comment cet homme avait-il pu survivre tout seul, cela dépassait le Patryn. Haplo montra la calèche de la tête, et Alfred y monta, écrasant tous les pieds au passage et s’affala plus qu’il ne s’assit sur son siège. Ils n’attendaient plus qu’Haplo. Se baissant pour caresser l’animal, il lui tourna la tête vers Alfred. — Surveille-le, lui dit-il, si bas que seul l’animal l’entendit. Quoi qu’il m’arrive, surveille-le. Haplo remonta dans la calèche. Le capitaine-zombi talonna sa monture, prit le pauka par la bride, et fit ébranler l’animal récalcitrant en direction de la cité de Necropolis, la Cité des Morts. CHAPITRE XXI NECROPOLIS, ABARRACH La cité de Necropolis était adossée à la paroi du kairn{8} qui donnait son nom à l’empire. Ce kairn, l’un des plus grands et des plus anciens d’Abarrach, avait toujours été habité, mais, jusque récemment, n’avait jamais été un grand centre urbain. Ceux qui étaient venus dans ce monde aux premiers temps de son histoire s’étaient installés dans les régions plus tempérées, proches de la surface de la planète, situées, comme disait le proverbe, « entre le feu et la glace ». Le monde d’Abarrach avait été conçu avec le plus grand soin par les Sartans quand ils avaient essayé de sauver leur univers en le séparant par la magie. D’autant plus étonnant que ce qui semblait si bien au départ ait tourné si tragiquement mal, se disait Alfred pendant le morne voyage vers la cité. Bien sûr, pensait Alfred, ce monde, comme les trois autres, n’avait jamais été conçu pour être autosuffisant. Tous devaient communiquer, coopérer. Pour une raison inconnue, la communication ne s’était pas établie, laissant chacun isolé, coupé des autres. Mais les populations des menschs d’Arianus étaient parvenues à s’adapter à leur rude environnement, à survivre et même prospérer – ou du moins auraient prospéré si leurs chicanes incessantes ne les avaient pas décimés. C’étaient les Sartans, la race d’Alfred, qui avaient disparu d’Arianus. Il aurait mieux valu – bien mieux valu –, se dit-il avec tristesse, qu’elle disparaisse aussi d’Abarrach. — La cité de Necropolis, annonça le Seigneur Grand Chancelier, descendant gauchement de son dragon de vase. A partir de là, nous devrons aller à pied. Aucune bête n’est admise à l’intérieur des murs. Y compris les chiens, termina-t-il en regardant celui d’Haplo. — Je ne me sépare pas de mon chien, dit Haplo d’un ton bref. — L’animal pourrait rester dans la calèche, proposa timidement Jera. Il y resterait, si vous le lui ordonniez, n’est-ce pas ? Nous pourrions l’emmener chez nous. — L’animal pourrait, mais pas moi, dit Haplo, descendant de la calèche et sifflant son chien. Où je vais, il va. Ou nous n’y allons ni l’un ni l’autre. — Cette créature est extrêmement bien dressée, dit Jera, sortant de la calèche avec son mari, et se tournant vers le chancelier. Je me porte garante de son comportement à l’intérieur de la cité. — La loi est claire : pas d’animaux à l’intérieur des murs, déclara le Seigneur Grand Chancelier, le visage dur, sauf ceux destinés aux abattoirs et qui doivent être abattus dans un délai précis après leur entrée. Si vous ne voulez pas vous soumettre à nos lois de bonne grâce, messire, nous vous y soumettrons par la force. — Alors ça, dit Haplo, frictionnant les runes de ses mains, ce pourrait être intéressant. Encore des problèmes, se dit Alfred, très malheureux. Entretenant des soupçons quant aux rapports existant entre l’animal et son maître, Alfred ne voyait pas comment cela se terminerait. Haplo renoncerait plutôt à la vie qu’à son chien, et, à son air, il semblait que cette occasion de se battre ne lui déplaisait pas. Ce n’était pas étonnant. Il se trouvait enfin face à face avec un ennemi qui avait enfermé son peuple dans un monde infernal depuis mille ans. Un ennemi dont les pouvoirs magiques avaient dégénéré… et qui avait dégénéré en tant d’autres domaines ! Mais le Patryn pouvait-il vaincre les morts ? Il avait été capturé assez facilement dans la grotte. Alfred avait vu son visage crispé de douleur, et le Sartan le connaissait assez bien pour savoir que c’était un spectacle rarissime. Mais peut-être que maintenant il était préparé, peut-être que la magie de son corps s’était adaptée. — Je n’ai pas de temps à perdre à ces sottises, dit le Seigneur Grand Chancelier avec froideur. Nous sommes déjà en retard pour notre audience avec Sa Majesté. Capitaine, faites votre devoir. Le chien qui s’ennuyait pendant la conversation n’avait pas résisté au plaisir de mordiller les pattes du pauka. Les yeux d’Haplo étaient braqués sur le chancelier. Le capitaine se pencha, saisit le chien dans ses bras puissants, et, avant qu’Haplo ait pu intervenir, le cadavre le précipita dans une fosse de vase en ébullition. Le chien poussa un hurlement d’agonie, ses pattes cherchant frénétiquement à se raccrocher à quelque chose, levant des yeux suppliants sur son maître. Haplo s’élança, mais la boue était épaisse, visqueuse, et brûlante. Avant que le Patryn ait pu le rattraper, l’animal fut aspiré sous la surface et disparut sans laisser de trace. Jera cacha son visage dans la poitrine de son mari. Jonathan, choqué et atterré, foudroya le chancelier. Le prince protesta avec colère. Haplo perdit la raison. Les runes de son corps s’avivèrent, luisant d’un bleu éclatant et d’un rouge cramoisi. Leur lumière se voyait à travers sa chemise, dessinant nettement les runes de ses bras. Le cuir de son gilet et de sa culotte dissimulait celles de son torse, de son dos et de ses jambes, mais l’intensité des runes, était telle qu’elles projetaient autour de lui un halo lumineux. Muet, furieux, Haplo se jeta sur le cadavre qui, voyant la menace, voulut tirer son épée. L’élan d’Haplo l’amena sur lui avant qu’il ait eu le temps de la sortir du fourreau. Mais à l’instant où les mains d’Haplo entrèrent en contact avec la chair glacée du cadavre, des éclairs se mirent à crépiter autour d’eux. Haplo hurla de douleur, tituba en arrière, les membres agités de soubresauts convulsifs sous la décharge qui traversait son corps. Il se cogna contre le flanc de la calèche. En gémissant, il glissa dans la cendre recouvrant la chaussée, apparemment inconscient. Une âcre odeur de sulfure emplissait l’air. Le cadavre continua, imperturbable, à tirer son épée, puis regarda le chancelier, attendant ses ordres. Le Seigneur Grand Chancelier, les yeux dilatés, fixait Haplo et la lumière des runes qui commençait tout juste à s’estomper. Il humecta ses lèvres sèches. — Tue-le, ordonna-t-il. — Quoi ? chevrota Alfred, l’air incrédule. Le tuer ? Pourquoi ? — Parce que, dit Jera posant la main sur le bras d’Alfred, il est beaucoup plus facile d’obtenir des informations d’un cadavre que d’un vivant entêté. Chut, que pouvons-nous faire ? — Si, il y a quelque chose à faire, s’écria Edmund. On ne tue pas un homme à terre ! Je ne le permettrai pas ! Il fit un pas en avant, à l’évidence pour empêcher le cadavre d’accomplir sa sinistre tâche. — Un instant, Capitaine, dit le chancelier. Votre Altesse, cet homme, à la peau marquée d’étranges signes, est-il citoyen de Kairn Telest ? — Vous savez très bien que non, répondit Edmund. C’est un étranger. J’ai fait sa connaissance aujourd’hui, sur le rivage opposé de la mer. Mais il n’a fait de mal à personne, et il a vu son fidèle compagnon mourir d’une mort barbare. Vous avez puni son effronterie. Restez-en là. — Altesse, vous êtes un imbécile, dit le Seigneur Grand Chancelier. Capitaine, faites votre devoir. — Comment mon peuple… peut-il commettre de tels crimes ? bredouillait inintelligiblement Alfred, hagard, en se tordant les mains comme pour extraire la réponse de sa chair. Si j’étais au milieu des Patryns, oui, je pourrais le comprendre. C’était une race insensible, cruelle, ambitieuse… Nous… nous lui faisions équilibre. L’onde se corrigeait elle-même. Magie blanche contre magie noire. Le bien pour le mal. Mais je vois chez Haplo… J’ai vu du bon en Haplo… Et maintenant, je vois le mal chez mes frères sartans… Que faire ? Que faire ? Sa réponse : la syncope. — Non ! haleta Alfred, luttant contre sa faiblesse, contre les ténèbres qui fondaient sur lui. Action ! Je dois… agir. Saisir l’épée. C’est ça. Saisir l’épée. Le Sartan se jeta sur le capitaine de la garde. Du moins, c’était son intention. Malheureusement, le Sartan ne jeta qu’une partie de lui-même sur le capitaine. La partie supérieure de son corps s’élança vers l’épée. La partie inférieure refusa de bouger. Il tomba de tout son long sur Haplo. Alfred vit les paupières du Patryn frémir. — Ah, vous avez réussi ! lui dit Haplo avec irritation sans remuer les lèvres. Je contrôlais la situation ! Levez-vous ! Ou bien le cadavre ne remarqua pas qu’il avait maintenant deux victimes au lieu d’une, ou bien il présuma qu’il serait plus rapide de les expédier en même temps. — Je… je ne peux pas ! Alfred, paralysé par la peur, se trouva incapable de bouger. Levant des yeux terrifiés, il vit descendre sur lui la lame tranchante comme un rasoir, quoique légèrement rouillée. Le Sartan prononça les premières runes qui lui vinrent aux lèvres. Le capitaine des zombis avait été dans la vie un soldat brave et honorable, respecté et aimé de ses hommes. Il était mort d’un coup d’épée dans le ventre à la Bataille du Pilier de Zembar{9}. On voyait encore l’horrible blessure, trou béant dans l’estomac du cadavre, mais trou qui ne saignait plus. La psalmodie d’Alfred parut lui infliger la même blessure. Un bref instant, un semblant de vie trembla dans les yeux morts. Le visage si bien conservé se convulsa de douleur, il lâcha son épée et porta ses mains à son ventre. Ses lèvres bleuies s’ouvrirent en un hurlement muet. Le cadavre se plia en deux, étreignant ses entrailles. En état de choc, les assistants le virent resserrer ses mains sur l’invisible épée d’un invisible attaquant. Puis, il parvint apparemment à arracher la lame de son ventre. Avec un dernier gémissement muet, le cadavre s’affaissa sur lui-même et ne se releva pas pour combattre. Le capitaine resta immobile sur le sol couvert de cendres, mort. Personne ne dit un mot, ne fit un geste. Tous les assistants semblaient avoir été frappés de la même invisible épée. Le Seigneur Grand Chancelier fut le premier à se ressaisir. — Relevez le capitaine ! ordonna-t-il à la nécromancienne de la cour. Elle s’approcha vivement du cadavre, ses robes noires voletant autour d’elle, capuchon rabattu en arrière. Elle psalmodia les runes. Sans résultat. Le capitaine ne bougea pas. La nécromancienne prit une profonde inspiration, les yeux d’abord dilatés d’étonnement, puis étrécis de colère. Elle se remit à psalmodier les runes, mais la magie mourut sur ses lèvres. Le fantôme du cadavre se leva devant la nécromancienne et se dressa entre elle et le corps. — Va-t’en ! dit-elle, balayant l’air de sa main comme pour chasser de la fumée. Le fantôme ne bougea pas, et se mit à changer d’apparence. Ce n’était plus un pitoyable flocon de brume, mais l’image d’un homme – fier et vigoureux – qui se dressait avec dignité devant la magicienne. Et tous ceux qui regardaient, étreints d’une crainte révérentielle, réalisaient qu’ils voyaient l’homme tel qu’il avait été dans la vie. Le capitaine regarda la nécromancienne en face, et tous virent, ou crurent voir, qu’il faisait fermement « non », de la tête. Il tourna le dos à son cadavre et s’éloigna, et il leur sembla qu’une lamentation poignante s’élevait du brouillard autour d’eux, une lamentation d’envie. Ou était-ce le vent soufflant parmi les rocs ? La nécromancienne regardait le fantôme, bouche bée. Quand il eut disparu, elle prit finalement conscience de l’assistance et ferma la bouche. — Bon débarras ! Se penchant sur le cadavre, elle se remit à chanter les runes, ajoutant, pour faire bonne mesure : — Lève-toi, sapristi ! Le corps ne bougea pas. La nécromancienne s’empourpra, décocha des coups de pied au cadavre. — Lève-toi ! Combats ! Exécute tes ordres ! — Arrêtez ! s’écria Alfred avec colère, se relevant péniblement. Arrêtez ! Laissez-le reposer en paix ! — Qu’avez-vous fait ? dit la nécromancienne, se tournant agressivement vers Alfred. Qu’avez-vous fait ? Alfred, interloqué, trébucha sur les chevilles d’Haplo. Le Patryn gémit et remua. — Je… je ne sais pas ! protesta Alfred, se cognant dans le flanc de la calèche. La nécromancienne avança sur lui. — Qu’avez-vous fait ? hurla-t-elle d’une voix stridente. — La prophétie ! s’écria Jera, se cramponnant à son mari. La prophétie ! La nécromancienne entendit, interrompit sa harangue, regarda Alfred, yeux étrécis, puis reporta son regard sur le chancelier, lui demandant ses ordres. Il paraissait hébété. — Pourquoi ne se relève-t-il pas ? demanda-t-il d’une voix tremblante en considérant le cadavre. La nécromancienne se mordit les lèvres en secouant la tête et alla discuter avec lui à voix basse. Jera profita de la distraction du chancelier pour s’approcher d’Haplo, lui témoignant beaucoup de sollicitude, mais ses yeux verts étaient fixés, interrogateurs, sur le bredouillant Alfred. — Je… je ne sais pas ! répondit-il, aussi troublé que tous les assistants. Vraiment, je ne sais pas. Tout s’est passé si vite ! Et… j’étais terrifié. Cette épée… Il frissonna. — Je ne suis pas très brave, vous comprenez. La plupart du temps, je… je m’évanouis. Demandez-lui ! dit-il, pointant un doigt tremblant sur Edmund. Quand ses hommes nous ont capturés, je suis tombé en syncope ! Je voulais m’évanouir aussi cette fois, mais j’ai résisté. Quand j’ai vu l’épée… j’ai dit le premier mot qui m’est venu ! Et quand bien même ma vie en dépendrait, je ne me rappellerais pas ce que j’ai dit ! — Quand bien même votre vie en dépendrait ! ricana la nécromancienne, le foudroyant des profondeurs de son capuchon. Mais vous vous en souviendrez facilement après la mort. Les morts, voyez-vous, ne mentent jamais, ne cachent jamais rien ! — Je vous dis la vérité, dit humblement Alfred, et je doute que mon cadavre ait grand-chose à ajouter. Haplo émit un nouveau grognement, comme pour confirmer les paroles d’Alfred. — Comment va-t-il ? demanda Jonathan à sa femme. Jera tendit la main, suivant du doigt le tracé des runes sur la peau d’Haplo. — Je crois qu’il se remettra. Les sigles semblent avoir absorbé l’essentiel du choc. Le cœur bat régulièrement et. La main d’Haplo se referma soudain sur la sienne. — Ne me touchez jamais plus ! murmura-t-il d’une voix rauque. Jera rougit, se mordit les lèvres. — Je suis désolée. Je ne voulais pas… Elle grimaça, essaya de dégager son bras. — Vous me faites mal… Il la poussa loin de lui et se leva tout seul, mais fut obligé de s’appuyer sur la calèche. Jonathan se précipita vers sa femme. — Comment osez-vous la traiter ainsi ? demanda le duc avec fureur en se tournant vers Haplo. Elle voulait vous porter secours… — Non, mon chéri, l’interrompit Jera. Je mérite ses reproches. Je n’avais pas le droit. Pardonnez-moi, messire. Haplo grogna, grommela quelque chose, acceptant ses excuses de mauvaise grâce. A l’évidence, il ne se sentait toujours pas bien, mais il comprit que le danger n’avait pas diminué. Il aurait plutôt augmenté, se dit Alfred. Le chancelier donnait de nouvelles instructions à ses troupes. Les soldats se massèrent autour du prince et de ses compagnons. — Au nom du Labyrinthe, qu’avez-vous fait ? siffla Haplo en s’approchant d’Alfred. — Il a accompli la prophétie ! dit Jera à voix basse. — La prophétie ? dit Haplo. Quelle prophétie ? Jera secoua la tête, et, frictionnant son poignet endolori, elle se détourna. Son mari, protecteur, lui entoura les épaules de son bras. — Quelle prophétie ? demanda Haplo, tournant un regard accusateur sur Alfred. Qu’est-ce que vous avez fait à ce cadavre, sapristi ? — Je l’ai tué, dit Alfred, qui ajouta, en guise d’explication : il allait vous tuer… — Vous m’avez sauvé la vie en tuant un mort. Quelle logique ! Vous seul… Haplo s’interrompit, fixa le corps, puis ramena son regard sur le Sartan. — Vous dites que vous l’avez « tué ». — Oui. Il est mort. Vraiment mort. Le regard du Patryn passa d’Alfred à la nécromancienne en fureur, à l’observatrice duchesse, au prince soupçonneux. — Je n’en avais pas l’intention, se défendit Alfred, très malheureux. Je… j’avais peur. — Gardes ! Séparez-les ! Sur un geste du chancelier, les gardes séparèrent Alfred et Haplo. — Pas de conciliabules ! Vos Grâces, poursuivit-il, se tournant vers le duc et la duchesse, j’ai bien peur que cet incident ne change tout. Sa Majesté voudra vous recevoir tous. Gardes, suivez-nous avec eux ! Le chancelier et la nécromancienne s’avancèrent vers les murs de la cité. Les cadavres refermèrent les rangs autour de leurs captifs, les séparant les uns des autres, et leur ordonnèrent d’avancer. Alfred vit le Patryn jeter un dernier regard sur la fosse de boue où avait disparu son fidèle compagnon. Il serra les lèvres, battit des paupières. Puis les gardes l’entraînèrent, bloquant la vue d’Alfred. Un moment de confusion s’ensuivit. Edmund repoussa les mains glacées des cadavres, déclarant qu’il entrerait dans la cité en prince, et non en captif. Il s’avança fièrement, suivi des gardes. Jera profita de la situation pour murmurer rapidement des instructions à son cocher. Le cadavre hocha la tête et fit tourner son pauka en direction de la maison, prenant une route qui contournait les murs de la cité sur une certaine distance. Le duc et la duchesse échangèrent un regard entendu, ils étaient d’accord sur quelque chose, mais Alfred ne savait pas sur quoi. Et, pour le moment, il s’en moquait. Il n’avait pas menti. Il n’avait aucune idée de ce qu’il avait fait, et il regrettait du fond du cœur de l’avoir fait. Perdu dans ses sombres pensées, il ne remarqua pas que le duc et la duchesse se mettaient à son pas, un à sa droite, l’autre à sa gauche, les gardes suivant derrière. CHAPITRE XXII NECROPOLIS, ABARRACH Les habitants de Necropolis avaient mis à profit une particularité naturelle de la formation rocheuse pour construire leurs murailles. Une longue rangée de stalagmites, dressées sur le sol de la caverne, partaient d’une paroi et rejoignaient la paroi opposée en décrivant un vaste demi-cercle. Des stalactites tombant des hauteurs les rejoignaient, donnant au visiteur l’impression surprenante d’entrer dans la gueule gigantesque de quelque monstre qui découvrait les crocs. La formation de stalactites remontait aux origines de ce monde, et c’était sans aucun doute pour cette raison que l’endroit était devenu l’un des premiers avant-postes de la civilisation sur Abarrach. De temps en temps, on voyait encore sur les murailles d’anciennes runes sartans, dont la magie comblait autrefois commodément les brèches de l’architecture naturelle. Mais la magie s’était affaiblie, les pluies acides continuelles avaient presque complètement effacé les sigles, et aujourd’hui, personne ne se rappelait les secrets permettant de les restaurer. Les morts réparaient de leur mieux les murailles, bouchant les trous entre les « dents » à l’aide de lave fondue, pompant du magma dans les caries. Les morts montaient aussi la garde aux murs de Necropolis. Les portes de la ville restaient ouvertes pendant le temps-veille du dynaste. Les gigantesques portes de foin-kairn tressé, renforcées des rares runes sartans encore connus, n’étaient fermées que lorsque les yeux royaux se fermaient eux-mêmes pour dormir. Dans ce monde sans soleil, le temps était réglé par le souverain de Necropolis, ce qui signifiait qu’il tendait à changer selon les caprices de Sa Majesté. Les différents moments de la journée portaient donc des noms tels que « heure du réveil du dynaste », « heure de l’audience du dynaste », ou « heure de la sieste du dynaste ». Un souverain lève-tôt obligeait ses sujets à vaquer dès l’aube à leurs affaires, sous son regard vigilant. Un souverain lève-tard, comme le dynaste actuel, bouleversait la routine de toute la cité. Cela n’était pas trop incommode pour les vivants, qui avaient suffisamment de loisirs pour modifier leurs horaires selon ceux de leur souverain. Les morts, qui faisaient tout le travail, ne dormaient jamais. Le Seigneur Grand Chancelier entra dans la ville avec ses prisonniers vers la fin de l’heure de l’audience du dynaste, l’un des moments les plus animés de la vie des habitants. L’heure de l’audience marquait le dernier moment d’activité avant que la ville ne retombe dans la léthargie avant l’heure du déjeuner du dynaste et l’heure de la sieste du dynaste. En conséquence, des foules compactes, de vivants et de morts, circulaient dans les rues étroites de Necropolis. Ces rues étaient en réalité des tunnels, naturels ou artificiels, destinés à protéger les habitants de la pluie corrosive tombant sans discontinuer. Ces tunnels étroits et sinueux étaient également assez sombres, mal éclairés par des lampes à gaz. Pour l’heure, les tunnels étaient encombrés de vivants et de morts. Il semblait impossible qu’Alfred, le duc, la duchesse et leurs gardes puissent trouver la place de s’y introduire. Alfred comprit que la loi interdisant les animaux dans les rues n’était pas arbitraire, mais indispensable. Un dragon de vase aurait sérieusement gêné la circulation, l’énorme masse d’un pauka l’aurait totalement arrêtée. Observant les gens qui poussaient, tiraient et se bousculaient autour de lui, Alfred s’aperçut que le nombre des morts dépassait de très loin celui des vivants, et son cœur se serra. Les gardes serrèrent lés rangs autour de leurs prisonniers, les différents groupes presque instantanément séparés par la foule. Haplo et le prince disparurent. Le duc et la duchesse se rapprochèrent d’Alfred, le tenant chacun par un bras. Il sentit chez eux une raideur inhabituelle et les regarda, soudain appréhensif. — Oui, dit Jera à voix basse, à peine audible dans le tumulte, nous allons vous aider à vous échapper. Faites simplement ce que nous vous dirons, quand nous vous le dirons. — Mais le prince… mon am… Alfred s’interrompit. Il avait été sur le point de qualifier Haplo d’« ami », et se demanda avec gêne si le mot convenait. Jonathan, l’air troublé, lança un regard à sa femme qui secoua fermement la tête. Le duc soupira. — Je suis désolé, mais vous voyez bien qu’il est impossible de les aider. Nous allons vous faire évader, puis, ensemble, nous parviendrons peut-être à faire quelque chose pour aider vos amis. C’était raisonnable. Comment le duc pouvait-il savoir que, sans Haplo, Alfred resterait prisonnier, où qu’il aille dans ce monde ? Il poussa un soupir que personne ne put entendre. — Je suppose que ça ne changerait rien si je vous disais que je n’ai pas envie de m’évader. — Vous avez peur, dit Jera, lui tapotant le bras. C’est bien compréhensible. Mais faites-nous confiance. Nous nous chargeons de tout. Ce ne sera pas très difficile, ajouta-t-elle avec un regard dédaigneux aux gardes-zombis leur frayant un chemin dans la foule. — Non, je n’ai jamais pensé que ce serait difficile, dit Alfred, mais seulement pour lui-même. — Notre premier souci est votre sécurité, ajouta Jonathan. — Vraiment ? dit Alfred, l’air désenchanté. — Naturellement ! s’exclama le duc, et Alfred eut l’impression qu’il était sincère. Le Sartan ne put s’empêcher de se demander avec quelque mélancolie si ces deux jeunes gens seraient aussi prêts à risquer leur vie pour sauver un vieil imbécile maladroit qu’un homme ayant accompli la « prophétie », quelle qu’elle fût. L’idée lui vint de poser la question, mais il n’avait pas vraiment envie de connaître la réponse. — Que va-t-il arriver au prince, à… à Haplo ? — Vous avez entendu Pons, dit la duchesse d’une voix brève. — Qui ? — Le chancelier. — Mais il parlait de meurtre ! s’écria Alfred, atterré. Il arrivait à croire cela des menschs, des Patryns…. mais de son peuple ! — Cela s’est déjà vu avant, dit sombrement le duc, et se reverra sûrement après. — Vous devez penser à vous, ajouta doucement Jera. Nous aurons tout le temps de réfléchir au moyen de sauver vos amis quand vous serez en sécurité. — Ou du moins, de sauver leurs cadavres, ajouta Jonathan, et Alfred, regardant le jeune homme dans les yeux, vit que le duc parlait avec le plus grand sérieux. Quelque chose en lui se glaça. Il marchait dans un rêve, mais ce devait être le rêve d’un autre car il ne pouvait pas se réveiller. Les mains tièdes du duc et de la duchesse le pilotaient à travers la mer des morts, combattant le froid émanant de la chair blême des cadavres qui se pressaient autour d’eux. L’odeur de pourriture qui le prenait aux narines ne montait pas que des cadavres, mais de toutes choses de ce monde. Les bâtiments eux-mêmes, construits en granit, obsidienne et lave solidifiée, étaient soumis à la corrosion de l’incessante pluie acide. Les habitations et les boutiques, comme les cadavres, se délabraient, tombaient en pièces. Ici et là, Alfred aperçut d’anciennes runes ou ce qui en restait, sigles dont la magie avait autrefois donné la chaleur et la vie à cette sombre et sinistre cité. Mais la plupart étaient effacées, ou lavées par la pluie, ou recouvertes pas des réparations de fortune. Le duc et la duchesse ralentirent le pas. Alfred les regarda nerveusement. — Un peu plus loin, il y a un carrefour, dit Jera, l’attirant à elle, le visage ferme, résolu, la voix pressante, déterminée. Nous allons y rencontrer la confusion et les embouteillages habituels. Quand nous y arriverons, tenez-vous prêt à faire ce que nous vous dirons. — J’aime mieux vous prévenir – je ne suis pas très fort à la course, ni à ce genre de chose, dit Alfred. Jera sourit, d’un sourire plutôt ironique, mais son regard était chaleureux. — Nous le savons, dit-elle, lui tapotant le bras. Ne vous inquiétez pas. Ce devrait être beaucoup plus facile que ça. — Ça devrait, renchérit son mari, haletant d’excitation. — Du calme, Jonathan, ordonna sa femme. Prêt ? — Prêt, ma chérie, dit le jeune homme. Ils arrivèrent au carrefour de quatre tunnels. Des gens y entraient de quatre directions. Alfred aperçut quatre nécromanciens, en robes noires sans ornements, debout au centre de l’intersection et qui dirigeaient le trafic. Jera se retourna soudain et se mit à pousser et tirer avec irritation le garde-zombi qui marchait juste derrière elle. — Je vous l’ai dit, hurla-t-elle à pleins poumons. Vous faites une erreur ! — Oui, laissez-nous tranquilles, dit Jonathan, élevant la voix et s’arrêtant pour sermonner son garde. Vous vous trompez de personnes ! Vous comprenez ? Vous vous trompez ! Vos prisonniers sont partis par là ! dit-il, tendant le bras. Les gardes-zombis s’arrêtèrent, toujours groupés autour d’Alfred et du couple ducal, comme on le leur avait ordonné. Autour d’eux, tout s’arrêta dans une bousculade, les vivants stoppant pour voir ce qui se passait, les morts continuant avec obstination vers leur direction assignée. Un bouchon se forma. Ceux de derrière, qui ne voyaient pas, se mirent à pousser, demandant à voix stridentes ce qui entravait la circulation. Et les nécromanciens intervinrent promptement pour déterminer ce qui n’allait pas et tenter de rétablir le mouvement. Un moniteur de carrefour en simple robe noire se fraya un chemin dans la mêlée. Remarquant les soutaches rouges des robes noires du duc et de la duchesse, le nécromancien reconnut des personnes de sang royal et s’inclina très bas. Mais il ne manqua pas de jeter un coup d’œil sur les cadavres, qui portaient des insignes royaux. — En quoi puis-je être utile à Vos Grâces ? Demanda-t-il. Quel est le problème ? — Je ne sais pas au juste, dit Jonathan, image vivante de la confusion. Vous comprenez, mon épouse, mon ami et moi, nous nous promenions tranquillement quand ces… ces… Il montra les gardes de la main comme s’il n’existait pas de mots pour les décrire. — … nous ont soudain entourés et nous ont entraînés de force vers le palais ! — Ils ont ordre de garder un prisonnier, mais il semble qu’ils se soient trompés, et ils se sont rabattus sur nous, dit Jera, regardant autour d’elle, l’air impuissant. L’embouteillage devenait de plus en plus inextricable. Deux moniteurs essayaient de faire contourner le groupe à la foule. Le quatrième, l’air harassé, les poussait vers le côté de la chaussée, mais les parois des tunnels les empêchaient d’aller bien loin. Alfred, qui dominait la foule de la tête et des épaules, voyait que l’embouteillage refluait dans les quatre tunnels. A ce rythme, toute la cité serait bientôt paralysée. Quelqu’un lui écrasait un pied, un autre lui enfonçait son coude dans les côtes. Jera était collée contre lui, ses cheveux lui chatouillaient le menton. Le moniteur, lui-même pris dans le flot, dut se dégager pour ne pas être entraîné. — Nous avons franchi les portes principales en même temps que le Seigneur Grand Chancelier et trois prisonniers politiques ! cria Jonathan pour être entendu pardessus le tumulte des tunnels. Vous les avez vus ? Un prince de quelque tribu barbare, et un homme qui avait l’air d’un jeu d’os-runes vivant. — Oui, je les ai vus. Et aussi le Seigneur Grand Chancelier. — Eh bien, il y avait un troisième homme, cette bande le gardait, et tout d’un coup, c’est nous qu’ils gardaient, et le prisonnier s’était enfui. — Peut-être, dit le moniteur, de plus en plus nerveux, que Vos Grâces devraient tout simplement suivre ces gardes jusqu’au palais… — Moi, Duchesse de la Grande Faille, amenée devant le dynaste entre deux gardes, comme une criminelle de droit commun ? Je ne pourrais plus jamais me montrer à la cour ! dit Jera, s’empourprant, ses yeux verts lançant des éclairs. Comment pouvez-vous suggérer une chose pareille ? — Je… Je m’excuse, Votre Grâce, bredouilla le moniteur. Je n’avais pas réfléchi. Cette foule, vous comprenez, et cette chaleur… — Alors je suggère que vous fassiez quelque chose pour y remédier, dit Jonathan avec hauteur. Alfred regarda les cadavres, immobiles au milieu de la confusion, le visage empreint d’une résolution à la fois inébranlable et futile. — Sergent, dit le nécromancien, se tournant vers le zombi qui commandait la petite troupe, quelle mission vous a-t-on assignée ? — De garder des prisonniers. De les amener au palais, répondit le zombi, sa voix creuse se mêlant aux voix creuses des autres cadavres du tunnel. — Quels prisonniers ? demanda le moniteur. Le cadavre fit une pause, fouilla dans ses souvenirs, en ramena un. — Des prisonniers de guerre, messire. — Quelle bataille ? demanda le moniteur, avec un soupçon d’exaspération. — Quelle bataille ? Une ombre de sourire toucha les lèvres bleuies du cadavre. — La Bataille du Colosse Tombé, messire. — Ah, dit Jera, d’un ton triomphant. — Je suis absolument désolé, Vos Grâces, soupira le nécromancien. Voulez-vous que je règle l’affaire ? — Oui, s’il vous plaît. J’aurais pu la régler moi-même, mais il est préférable que vous vous en occupiez, car vous êtes fonctionnaire et connaissez les formalités. — Et nous ne voulions pas provoquer une scène, ajouta Jonathan. Les morts peuvent parfois se montrer très obstinés. Une fois qu’ils s’étaient mis dans la tête que nous étions leurs prisonniers… Il haussa les épaules. — Ils auraient pu faire des histoires. Pensez au scandale si on nous avait vu discuter avec des cadavres, Sa Grâce et moi ? A l’évidence, le moniteur y pensa, car il s’inclina, puis, levant les mains, traça des runes en l’air en les psalmodiant. L’expression des cadavres changea, se fit confuse, troublée, perdue. — Retournez au palais, leur dit le moniteur avec autorité. Dites à votre supérieur que vous avez perdu votre prisonnier. Je vais envoyer quelqu’un avec eux pour être sûr qu’ils n’importuneront personne d’autre en chemin. Et maintenant, ajouta-t-il, portant la main à son capuchon, si Vos Grâces veulent bien m’excuser… — Certainement. Vous avez été très obligeant. Merci, dit Jera traçant un sigle de bénédiction polie. Le moniteur lui rendit la politesse, puis se hâta de retourner diriger la circulation. Jera prit le bras de son mari qui prit celui d’Alfred, et ils pilotèrent le Sartan vers un tunnel à angle droit avec celui dont ils venaient. Étourdi par le bruit, la foule et l’atmosphère claustrophobique des tunnels, il fallut un moment à Alfred pour réaliser que lui et ses compagnons étaient libres. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il, jetant un regard en amère, et trébuchant. Jonathan le soutint. — Question de minutage, en fait. Croyez-vous que vous pouvez presser un peu le pas et regarder où vous mettez les pieds ? Nous ne sommes pas encore hors de danger, et plus tôt nous arriverons à la Porte de la Faille, mieux ça vaudra. — Désolé, dit Alfred en rougissant. Il fit très attention où il posait les pieds. — Pons était tellement pressé de vous ramener devant le dynaste qu’il a oublié de renouveler les instructions des morts. Il faut le faire périodiquement, sinon, ils font ce qu’ont fait ceux-là. Ils se laissent diriger par les souvenirs, leurs souvenirs. — Mais ils nous emmenaient bien au palais… — Oui. Et ils seraient parvenus à bien remplir leur mission. Ils s’y accrochaient avec ténacité, en fait. Raison pour laquelle nous n’avons pas osé prendre le risque de nous en débarrasser nous-mêmes. Mais l’autre nécromancien les a suffisamment troublés pour rompre le fil ténu qui les rattachaient encore à leurs ordres. La plus petite distraction les renvoie à leur passé. C’est pourquoi il y a des moniteurs postés dans toute la ville. Ils prennent en charge tous les morts qui errent au hasard. Attention à cette charrette ! Encore un peu, et nous devrions avoir passé le pire des embouteillages. Jera et Jonathan entraînaient Alfred à un rythme accéléré, regardant nerveusement autour d’eux. Ils restaient dans l’ombre dans la mesure du possible, évitant la lumière des lampes à gaz. — Est-ce qu’on va nous poursuivre ? — Vous pouvez en être sûr ! répondit le duc avec force. Dès que les gardes seront rentrés au palais, Pons en enverra d’autres à notre recherche, avec notre signalement. Il faut arriver aux portes avant. Alfred ne dit rien de plus – il ne pouvait pas, il était hors d’haleine. La traversée des Portes de la Mort, suivie du bouleversement émotionnel provoqué par les événements choquants de ce cycle, et l’usage constant de sa magie pour survivre dans cet environnement, tout concourait à l’affaiblir jusqu’à l’épuisement. Trébuchant, chancelant, il suivait aveuglément ses guides. Il eut la vague impression d’arriver à une nouvelle porte, d’émerger avec soulagement du dédale des tunnels, d’entendre Jera et Jonathan répondre aux questions posées par un garde-zombi, d’entendre que quelqu’un était tombé malade et de se demander vaguement qui c’était, de voir le gros corps d’un pauka sortir de la brume, de tomber tête la première dans une calèche, d’entendre, comme en rêve, la voix de Jera qui disait « la maison de mon père…» et de voir les ténèbres éternelles de cet horrible monde se refermer sur lui. CHAPITRE XXIII — Ainsi donc, Pons, vous l’avez perdu, dit le dynaste, sirotant distraitement un alcool rouge et très fort appelé stalagma, digestif préféré de Sa Majesté. — J’en suis désolé, Sire, mais je n’avais pas prévu que je devrais escorter cinq prisonniers. J’avais pensé qu’il n’y aurait que le prince et que je le prendrais en charge personnellement. Pour les autres, j’ai dû m’en remettre aux morts. Il n’y avait personne d’autre. Le Seigneur Grand Chancelier n’était pas inquiet. Le dynaste était juste et ne le tiendrait pas responsable des insuffisances des cadavres. Les Sartans d’Abarrach avaient appris depuis longtemps à comprendre les limitations des zombis. Les vivants toléraient les cadavres, les traitant avec patience et fermeté, un peu comme des parents tolèrent les insuffisances de leurs enfants. — Vous prendrez un verre, Pons ? demanda le dynaste, écartant du geste le serviteur-zombi et s’apprêtant à remplir de ses propres mains une petite coupe d’or. — Avec plaisir, Majesté, dit Pons, qui détestait le stalagma mais qui n’aurait jamais imaginé offenser le dynaste en refusant de boire avec lui. Verrez-vous les prisonniers maintenant ? — Rien ne presse, Pons. C’est bientôt l’heure de notre partie d’os-runes. Vous le savez. Le chancelier avala le liquide amer aussi vite que possible, se tut le temps de reprendre sa respiration et s’épongea le front de son mouchoir. — Dame Jera a fait une remarque. Au sujet de la prophétie. Kleitus, qui portait son verre à ses lèvres, arrêta son geste à mi-chemin. — Vraiment ? Quand ? — Après que l’étranger eut… euh… fait ce qu’il a fait au cadavre. — Mais vous dites qu’il l’a « tué », Pons. La prophétie parle de ramener les morts à la vie. Le dynaste vida sa coupe d’un trait, jetant le liquide au fond de sa gorge et l’avalant immédiatement, comme tous les connaisseurs de stalagma. — Elle ne parle pas d’y mettre fin. — La duchesse a une façon à elle de détourner les mots de leur sens selon sa commodité, Sire. Mais pensez aux rumeurs qu’elle pourrait répandre concernant cet étranger. Considérez ce que cet étranger lui-même pourrait faire pour que le peuple croie en lui. — Exact, exact. Kleitus fronça les sourcils, d’abord soucieux. Puis il haussa les épaules et reprit : — Nous savons où il est et avec qui. Le stalagma le mettait de bonne humeur. — Nous pourrions envoyer des troupes… suggéra le chancelier. — Pour que toute la faction du comte prenne les armes ? Peut-être qu’ils se joindraient même à ces rebelles de Kairn Telest. Non, Pons, nous continuerons à user de subtilité en cette affaire. Elle pourrait nous fournir le prétexte qu’il nous faut pour éliminer définitivement ce comte intrigant et sa duchesse de fille. Je suppose que vous avez pris les précautions d’usage, Pons ? — Oui, Sire. — Alors, inutile de se faire du souci pour rien. Au fait, à qui reviendrait le duché de la Grande Faille si le jeune Jonathan devait disparaître prématurément ? — Il n’a pas d’enfants. L’épouse est héritière… Le dynaste eut un geste las. Pons abaissa les paupières, signe qu’il comprenait. — Dans ce cas, sa succession revient à la couronne, Majesté. Kleitus hocha la tête, faisant signe à un serviteur de lui servir un autre verre. Quand le cadavre se fut retiré, le dynaste leva sa coupe, s’apprêtant à savourer la liqueur, mais son regard rencontra celui du chancelier, et, avec un soupir, il la reposa. — Qu’y a-t-il, Pons ? Votre air soucieux m’empêche de jouir de cet excellent breuvage. — Pardonnez-moi, Sire, mais je me demande si vous prenez cette affaire suffisamment au sérieux. Le chancelier s’approcha, et poursuivit à voix basse, bien qu’ils fussent seuls, à part les cadavres. — L’autre homme que j’ai ramené avec le prince est extraordinaire à sa façon ! Peut-être plus encore que celui qui s’est échappé. Je pense que vous devriez le voir immédiatement. — Vous ne cessez de faire des sous-entendus à son sujet. Allez-y, Pons ! Qu’est-ce qu’il a de… de si extraordinaire ? Le chancelier hésita, cherchant comment produire l’effet le plus spectaculaire. — Majesté, je l’avais déjà vu, avant. — Je n’ignore pas vos vastes relations mondaines, Pons, dit Kleitus, que le stalagma tendait à rendre sarcastique. — Pas à Necropolis, Sire. Pas dans ce pays. Je l’ai vu ce matin… dans la vision. Le dynaste reposa son verre, sans y toucher, sur la table. — Nous le verrons immédiatement… et le prince également. — Très bien, Sire, dit Pons en s’inclinant. Dois-je les faire amener ici ou dans la salle du trône ? Le dynaste considéra la pièce où il se trouvait. Connue sous le nom de salle de jeu, elle était plus petite et plus intime que l’immense salle du trône, et bien éclairée par plusieurs belles lampes à gaz. De nombreuses petites tables de foin-kairn supportaient chacune quatre petites piles d’os rectangulaires et blancs, décorés de runes rouges et bleues. Aux murs pendaient des tapisseries représentant diverses batailles célèbres de l’histoire d’Abarrach. La pièce était sèche, intime et bien chauffée par la vapeur circulant dans des tuyaux de fer forgé incrustés d’or. Tout le palais était chauffé à la vapeur, innovation moderne. Dans l’antiquité, le palais – à l’origine forteresse construite par les premiers Sartans arrivés sur ce monde – ne dépendait pas de moyens mécaniques pour le confort de ses occupants. Dans les plus anciennes parties du palais, on voyait encore des traces des anciennes runes qui fournissaient au palais la lumière, la chaleur et l’air pur. La plupart de ces runes, dont l’usage s’était perdu par négligence, avaient été délibérément effacées, car elles blessaient la vue de la reine. — Nous recevrons nos hôtes ici même. Kleitus, une nouvelle coupe de stalagma à la main, s’assit à une table de jeu, et se mit distraitement à installer les os-runes comme pour commencer une partie. Pons fit signe à un serviteur, qui fit signe à un garde, qui disparut par une porte, et revint quelques instants plus tard avec un détachement entourant les deux prisonniers. Le prince entra, l’air fier et arrogant, la colère couvant comme de la lave en fusion sous le froid détachement de l’étiquette royale. Il avait une joue meurtrie, une lèvre enflée et les cheveux en désordre. — Sire, permettez-moi de vous présenter le Prince Edmund de Kairn Telest, dit Pons. Le prince salua légèrement de la tête. Il ne s’inclina pas. Le dynaste s’interrompit dans l’installation de ses pions et fixa le jeune homme en haussant les sourcils. — A genoux devant Sa Très Royale Majesté ! siffla Pons du coin de la bouche. — Il n’est pas mon roi, dit Edmund, se redressant de toute sa taille. En sa qualité de souverain de Kairn Necros, je le salue et lui rends hommage. De nouveau, le prince inclina la tête, avec grâce et fierté. Un sourire joua sur les lèvres du dynaste. Il déplaça un pion. — Je suppose que Sa Majesté honore en moi, poursuivit Edmund, fronçant les sourcils, le prince d’un pays victime de l’adversité, mais qui était autrefois, beau, riche et puissant. — Oui, oui, dit le dynaste, se frictionnant pensivement les lèvres avec un jeton. Honneur au Prince de Kairn Telest. Et maintenant, chancelier, poursuivit-il, tournant la tête vers Haplo, ses yeux invisibles sous la capuche bordée de pourpre et d’or, quel est le nom de cet étranger inconnu de notre Royale Personne ? Le souffle coupé par la colère, le prince se domina pourtant, pensant sans doute à son peuple qui, selon ses informations, mourait de faim dans sa grotte. L’autre, celui au corps tatoué de runes, attendait tranquillement, détendu, détaché, et, pourrait-on dire, presque indifférent à ce qui l’entourait, à part les yeux qui voyaient tout sans trahir ce qu’ils avaient vu. — Il se fait appeler Haplo, Sire, dit Pons en s’inclinant très bas. C’est un homme dangereux, aurait pu ajouter le chancelier. Un homme qui a perdu son sang-froid une fois, mais qu’on ne pourra jamais inciter à le reperdre une deuxième. Un homme qui évolue dans l’ombre, non furtivement, mais instinctivement, comme s’il savait depuis longtemps qu’attirer l’attention sur soi, c’est faire de soi une cible. Le dynaste se renversa dans son fauteuil et considéra Haplo à travers ses paupières mi-closes, l’air las. Pons frissonna. Sa Majesté n’était jamais aussi redoutable que lorsqu’elle était de cette humeur-là. — Vous ne vous inclinez pas devant nous. Vous allez aussi nous dire que nous ne sommes pas votre roi, sans doute, remarqua-t-il. Haplo haussa les épaules, sourit. — Sans vous offenser. Pardonnez-moi. Sa Majesté couvrit le tremblement de ses lèvres d’une main délicate, s’éclaircit la gorge. — Nous vous pardonnons… à tous deux. Avec le temps, nous arriverons peut-être à nous entendre. Il garda le silence, l’air maussade. Le Prince Edmund commença à s’agiter, impatienté. Sa Majesté le regarda, leva une main languissante et lui montra la table. — Vous jouez, Altesse ? Edmund en resta pantois. — Oui… Sire. Mais il y a longtemps que ça ne m’est pas arrivé. Je n’ai pas eu beaucoup de temps à consacrer aux activités frivoles, dit-il, amer. — Nous pensions renoncer ce soir à notre partie, mais nous ne voyons plus aucune raison de le faire. Nous arriverons peut-être à nous entendre en jouant. Vous joindrez-vous à nous, messire ? Pardonnez-moi, mais avez-vous un titre de prince… ou… tout autre indiquant une appartenance royale et que nous devrions vous donner ? — Non, dit Haplo, sans rien ajouter. — Non, vous ne voulez pas vous joindre à nous, non vous n’êtes pas prince, ou non en général ? s’enquit le dynaste. — Je dirai que cela résume assez bien la situation, Sire, dit Haplo, les yeux fixés sur le pièces du jeu, fait qui n’échappa pas à Sa Majesté. Le dynaste se permit un rire indulgent. — Prenez place à notre table. Le jeu est complexe par ses subtilités, mais il n’est pas difficile à apprendre. Nous vous l’enseignerons. Pons, vous ferez le quatrième, naturellement. — Avec plaisir, Sire, dit le chancelier. Joueur maladroit dans le meilleur des cas, Pons avait rarement l’honneur de jouer avec le dynaste, peu patient envers les maladresses. Mais ce soir, la véritable partie se jouerait à un niveau tout différent, dont le Seigneur Grand Chancelier avait une longue expérience. Le Prince Edmund hésita. Pons savait ce qu’il pensait. Une telle activité allait-elle rabaisser sa dignité, nuire au sérieux de sa cause ? Ou était-il politiquement habile de se plier au caprice royal ? Le chancelier aurait pu lui dire que ça n’avait aucune importance, que sa perte était déjà scellée. Un instant, le Seigneur Grand Chancelier plaignit le prince. Edmund assumait une lourde charge, prenait ses responsabilités au sérieux, était manifestement sincère dans son désir d’aider son peuple. Dommage qu’il ne comprît pas qu’il n’était qu’un pion dans la partie que jouait Sa Majesté. La courtoisie du prince l’emporta. Il s’approcha de la table, s’assit en face du dynaste, et se mit à arranger ses pions en forme de mur de forteresse. Haplo hésita aussi, mais sans doute par répugnance, à sortir de l’ombre pour se mettre en pleine lumière. Il se décida enfin, avançant lentement pour prendre sa place. Gardant ses mains sous la table, il se renversa dans son fauteuil. Pons s’assit en face de lui. — On commence, messire, dit Pons, en prenant la parole sur un signe du dynaste, en disposant les pièces de cette façon. Les pions aux runes bleues constituent la base, surmontés des runes rouges, et les runes bleu et rouge figurent les créneaux. Le dynaste avait fini de construire sa muraille. Le prince, frustré et furieux, construisait la sienne à contrecœur. Pons feignait de s’intéresser à la sienne, mais son regard revenait toujours à son vis-à-vis. Haplo sortit sa main droite de sous la table, prit un os-rune et le mit en place. — Remarquable, dit le dynaste. Tout mouvement cessa autour de la table, tous les yeux se braquèrent sur la main d’Haplo. Aucun doute. Le dessin des runes du jeu était beaucoup plus grossier – griffonnage d’enfant comparé à une calligraphie d’artiste – mais c’étaient les mêmes rimes. Le prince, après un instant de fascination involontaire, arracha son regard à sa contemplation et reprit la construction de son mur. Le dynaste tendit la main vers celle d’Haplo, dans l’intention de la prendre pour l’étudier de plus près. — Sire, je m’abstiendrais à votre place, dit tranquillement Haplo, sans retirer sa main. Ce n’était pas une menace, mais quelque chose dans le ton arrêta le geste du dynaste. — Peut-être votre ministre vous l’a-t-il dit, reprit-il, tournant les yeux vers Pons. Je n’aime pas qu’on me touche. — Il m’a dit que, quand vous avez attaqué le garde, les signes de votre peau se sont mis à luire. Au fait, accepterez-vous nos excuses pour ce tragique incident ? Nous le regrettons profondément. Nous n’avions pas l’intention d’éliminer votre compagnon. Les morts ont tendance à… exagérer. Pons, qui l’observait avec attention, vit la mâchoire se serrer, les lèvres se pincer. Sinon, le visage resta impassible. — Vous avez attaqué un soldat, poursuivait Sa Majesté, sans armes, et pourtant, vous aviez l’air sûr de pouvoir le vaincre malgré son épée. Mais vous n’aviez pas l’intention de combattre à mains nues, n’est-ce pas ? Ces marques, dit le dynaste, les montrant du doigt sans les toucher, ces sigles sont magiques. Votre arme, c’était la magie. Vous comprendrez, j’en suis certain, que nous sommes fasciné. D’où proviennent ces runes ? Comment agissent-elles ? Haplo prit un nouvel os-rune, le mit en place, puis en prit un autre. — Nous avons posé une question, dit le dynaste. — Nous avons entendu, répondit Haplo, avec un sourire sarcastique. Le dynaste rougit de colère sous la moquerie. Pons se raidit. Le prince leva les yeux de sa muraille. — Insolence ! fulmina Kleitus. Vous refusez de répondre ? — Ce n’est pas un refus, Sire. J’ai prêté serment, et je ne peux pas plus vous dire comment agit ma magie que… Les yeux d’Haplo se levèrent brièvement sur le dynaste, puis revinrent froidement au jeu. — … que vous ne pourriez me dire comment votre magie ressuscite les morts. Le dynaste se renfonça dans son fauteuil, tournant et retournant un os-rune dans sa main. Pons se détendit et expira longuement, s’apercevant alors qu’il avait retenu son souffle. — Très bien, dit enfin Kleitus. Chancelier, vous retardez le commencement de la partie. Son Altesse a presque terminé sa muraille, et même le novice est en avance sur vous. — Pardonnez-moi, Sire, dit humblement Pons, parfaitement au fait de son rôle dans cette comédie. — Ce palais est très vieux, n’est-ce pas ? dit Haplo, observant la pièce. Pons, feignant de s’absorber dans la construction de son mur, l’observa sous ses paupières baissées. Cela avait l’air d’une remarque polie, pour entretenir la conversation, mais cet homme n’était pas du genre à se livrer à des bavardages frivoles. Que cherchait-il ? Le chancelier, qui le surveillait étroitement, vit le regard d’Haplo se porter sur plusieurs runes du mur, partiellement effacées. Kleitus prit sur lui de répondre. — La plus ancienne partie du palais fut construite à partir d’une formation naturelle, une caverne à l’intérieur d’une caverne, pourrait-on dire. Il se dresse en l’un des points les plus élevés de Kairn Necros. A partir des pièces des niveaux supérieurs, on avait autrefois une vue magnifique sur la Mer de Feu, selon les anciens textes. Cela, naturellement, avant qu’elle ne se retire. Il fit une pause pour boire sa liqueur, lança un regard à son chancelier. — A l’origine, le palais était une forteresse, dit le chancelier, reprenant docilement le fil de l’histoire, et certains signes permettent de penser qu’il offrit autrefois un abri à de grandes foules de passage, sans aucun doute en route vers les régions supérieures plus habitables. Le prince fronça les sourcils, sa main trembla, renversant plusieurs pièces de son mur. — Comme vous l’aurez compris, cette pièce fait parie de la plus ancienne partie du palais, poursuivit Pons. Mais, naturellement, nous y avons apporté beaucoup D’améliorations modernes. C’est là que sont situés les appartements royaux ; l’air y est plus pur, ne trouvez-vous pas ? Les salles du gouvernement et de réception sont situées sur le devant, près de l’entrée. — Architecture déconcertante, dit Haplo. D’avantage ruche que palais. — Ruche ? dit le dynaste, haussant un sourcil et étouffant un bâillement. Le terme ne m’est pas familier. — Ce que je veux dire, c’est qu’on pourrait s’y perdre facilement, dit Haplo haussant les épaules. — On apprend à s’y retrouver, dit le dynaste, amusé. Toutefois, si ça vous intéresse vraiment de visiter un palais dans lequel on peut se perdre facilement, on pourra vous montrer les catacombes. — Ou les cachots, ricana le chancelier. — Faites attention à votre muraille, Pons, ou nous allons passer la nuit ici. — Oui, Sire. Plus personne n’ajouta un mot. Ils terminèrent leurs murailles. Pons remarqua qu’Haplo, tout en prétendant qu’il n’avait jamais joué, construisait son mur sans erreur, contrairement à la plupart des débutants qui s’embrouillaient dans les marques des os. On dirait presque, pensa le chancelier, que les runes lui parlent comme à personne d’autre. — Excusez-moi, messire, murmura Pons, se penchant vers Haplo avec sollicitude, je crois que vous avez fait une erreur. Cette pièce n’appartient pas aux créneaux, où vous l’avez mise, mais aux fondations. — Placée correctement, c’est là qu’il faut la mettre, dit Haplo avec calme. — Il a raison, Pons, dit Kleitus. — Vraiment, Sire ? dit nerveusement le chancelier, riant de. sa bévue. Je… je dois m’être trompé. Je n’ai jamais été très fort à ce jeu. J’avoue que pour moi, tous les os se ressemblent. Ces marques ne signifient rien pour moi. — Elles ne signifient rien pour personne, Chancelier, dit le dynaste d’un ton sévère. Du moins, jusqu’à aujourd’hui, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur Haplo. Il faut les mémoriser, Pons, je vous l’ai déjà dit. — Oui, Majesté. Je remercie Votre Majesté de sa patience. — A vous de jouer, Altesse, dit Kleitus au prince. Edmund s’agita nerveusement dans son fauteuil. — Un hexagone rouge. — Je crains fort, Altesse, qu’un hexagone rouge ne soit pas une bonne ouverture, dit Kleitus, branlant du chef. Le prince se leva brusquement. — Majesté, j’ai été arrêté, battu, insulté. Si j’avais été seul, sans charge d’âmes, je me serais révolté contre un tel traitement, d’un Sartan à un autre, sans parler d’un roi à un autre ! Mais je suis prince. J’ai la responsabilité de mon peuple. Et je ne peux pas me concentrer sur un… un jeu, dit-il, montrant la table d’un geste dédaigneux, pendant que mes sujets meurent de froid et de faim ! — Vos sujets ont attaqué un village paisible… — Nous n’avons pas attaqué, Sire ! s’emporta Edmund, qui commençait à perdre son sang-froid. Nous voulions acheter de la nourriture, du vin. Nous avions l’intention de payer, mais les vôtres nous ont attaqués avant que nous ayons eu le temps de dire un mot ! C’est d’ailleurs étrange, à la réflexion. On aurait dit qu’on leur avait fait croire que nous allions les attaquer ! Le dynaste jeta un coup d’œil sur Haplo, pour voir s’il avait quelque chose à ajouter. Haplo tripotait un os-rune, de l’air de s’ennuyer. — Précaution parfaitement naturelle, dit le dynaste, ramenant son attention sur le prince. Nos éclaireurs repèrent une troupe nombreuse de barbares armés, avançant vers notre cité. Qu’auriez-vous supposé, à leur place ? — Des barbares ! s’écria Edmund, livide. Des barbares ! Nous ne sommes pas plus barbares que votre bellâtre de chancelier ! Notre civilisation est plus ancienne que la vôtre, et parmi les premières à s’être développées après la Séparation ! Auprès de notre belle cité ouverte à l’air libre, la vôtre n’est qu’un trou à rats puant ! — Et pourtant, vous venez mendier l’autorisation de vivre dans ce « trou à rats puant », dit Kleitus, se renversant dans son fauteuil et considérant languissamment le prince à travers ses paupières mi-closes. Le visage livide du prince s’empourpra. — Je ne suis pas venu pour mendier. Nous travaillerons pour gagner notre subsistance. Tout ce que nous demandons, c’est un abri contre la pluie corrosive et de quoi nourrir nos enfants. Nos morts travailleront aux champs et à l’armée, et nos vivants aussi si vous le désirez. Nous vous… Edmund déglutit avec effort, comme s’il avalait de l’amer stalagma. — … reconnaîtrons pour notre suzerain… — Vous êtes bien bon, murmura le dynaste. Edmund comprit le sarcasme. Dans ses efforts pour contrôler sa rage, il serra violemment le dossier du fauteuil, ensanglantant ses mains sur les arêtes coupantes du foin-kairn. — Je ne voulais pas dire cela. C’est vous qui m’y avez amené. Haplo remua légèrement, comme pour intervenir. Mais il se ravisa et reprit son impassibilité d’observateur. — Vous nous devez bien cela ! Vous avez détruit nos foyers ! Vous avez détourné notre eau, volé notre chaleur à votre usage. Vous avez transformé nos terres fertiles en déserts stériles et glacés ! Vous avez tué nos enfants, nos vieillards, nos malades et nos infirmes ! J’ai toujours affirmé à mon peuple que vous aviez provoqué ce désastre par ignorance, que vous ne saviez rien de notre existence à Kairn Telest ! Nous ne sommes pas venus pour nous venger, et pourtant nous l’aurions pu. Nous sommes venus demander à nos frères de réparer le mal qu’ils nous ont fait sans le vouloir. Je continuerai à le soutenir, bien que je sache maintenant que c’est un mensonge. Edmund s’écarta de son fauteuil. Ses doigts saignaient, mais il ne sembla pas le remarquer. Contournant la table, il mit un genou en terre et tendit ses mains ouvertes. — Donnez asile à mon peuple, Majesté, et je vous donne ma parole d’honneur que je garderai la vérité pour moi. Donnez asile à mon peuple, et je travaillerai à son côté. Donnez asile à mon peuple, et je fléchirai les genoux devant vous, comme vous l’exigez. Quoiqu’au fond de mon cœur, je vous méprise, ajouta-t-il à part lui. — Vous voyez, Pons, nous avions raison. C’est un mendiant, dit Kleitus. Le chancelier ne put s’empêcher de soupirer. Le prince, dans sa jeunesse et sa beauté, grandi par sa compassion pour son peuple, avait une majesté qui le plaçait au-dessus de la plupart des rois, et à plus forte raison des mendiants. Le dynaste se pencha, joignant le bout de ses doigts. — Vous ne trouverez aucun secours à Necropolis, Edmund, prince des mendiants. Le prince se releva, réprimant sa colère. — Alors, nous n’avons plus rien à nous dire. Je retourne auprès de mon peuple. Haplo se leva également. — Désolé de quitter la partie, mais je suis avec lui, dit-il, montrant le prince du pouce. — Oui, vous l’êtes, murmura le dynaste, menaçant, si bas que seul Pons l’entendit. Je suppose que cela signifie la guerre, Altesse ? Le prince continua à marcher. Il était maintenant au milieu de la pièce, Haplo à son côté. — Je vous l’ai dit, Sire, mon peuple n’a nul désir de se battre ! Nous continuerons notre marche, peut-être en suivant le rivage. Si nous avions eu des vaisseaux… — Des vaisseaux ! siffla Kleitus. Nous y voilà ! C’est ça que vous cherchez depuis le début ! Des vaisseaux pour trouver les Portes de la Mort ! Imbécile, vous ne trouverez rien, sauf la mort ! Le dynaste fit signe à un garde qui hocha la tête, leva sa lance, visa et lança. Edmund sentit la menace, pivota, mains levées pour tenter de repousser l’attaque. Vainement. Il vit la mort arriver sur lui. La lance le frappa en pleine poitrine, avec une telle force qu’elle lui fracassa le sternum et ressortit dans son dos, le clouant au sol. Le prince mourut sur le coup, sans un cri, le cœur déchiré par la pointe de fer. A la profonde tristesse de son visage, sa dernière pensée avait dû être, non pour sa jeune vie fauchée dans sa fleur, mais pour son peuple qu’il abandonnait. De nouveau, Kleitus fit signe à un garde, montrant Haplo. Un autre cadavre leva son épée. — Stoppez-le, dit vivement le Patryn d’une voix tendue. Ou vous ne saurez jamais rien des Portes de la Mort. — Les Portes de la Mort ! répéta doucement le dynaste, fixant Haplo. Halte ! Le cadavre arrêta son geste, lâcha son épée qui heurta le sol avec fracas, seul bruit dans le silence de mort. — Que savez-vous sur les Portes de la Mort ? demanda enfin le dynaste. — Que vous ne les traverserez jamais si vous me tuez, rétorqua Haplo. CHAPITRE XXIV NECROPOLIS, ABARRACH Cela avait été un coup de poker que de parler des Portes de la Mort. Le dynaste aurait pu battre des paupières, hausser les épaules, et ordonner au cadavre de ramasser sa lance. Haplo ne risquait pas sa vie. Sa magie l’aurait protégé de la pointe mortelle de la lance, contrairement à ce pauvre diable de prince, qui gisait dans son sang aux pieds du Patryn. C’était la révélation de ses pouvoirs magiques qu’il cherchait à éviter, raison pour laquelle il avait feint de perdre connaissance quand le cadavre l’avait attaqué sur la route. Malheureusement, il n’avait pas compté qu’Alfred se précipiterait à son secours. Maudit Alfred ! La seule fois où sa syncope aurait pu servir à quelque chose, ce maudit Sartan lance un sort inexplicablement complexe qui fait dresser les cheveux sur la tête à toute l’assistance. Il vaut toujours mieux, avait appris Haplo par l’expérience, encourager l’ennemi à vous sous-estimer qu’à vous surestimer. On a ainsi plus de chance de surprendre sa vigilance. Mais apparemment, le risque avait payé. Kleitus n’avait ni battu des paupières ni haussé les épaules. Il connaissait l’existence des Portes de la Mort, c’était presque inéluctable. Nécromancien puissant, à l’évidence intelligent, il devait avoir cherché et trouvé d’anciennes archives laissées par les premiers Sartans. Le dynaste s’était ressaisi, et affectait l’indifférence. — Votre cadavre me fournira toutes les informations que je pourrai lui demander, y compris sur les Portes de la Mort. — Peut-être, contra Haplo. Et peut-être pas. Ma magie est apparentée à la vôtre, c’est vrai, mais différente. Très différente. Mon peuple n’a jamais pratiqué la nécromancie, et il y a peut-être une raison à cela. Une fois que le cerveau qui contrôle ces sigles est mort, dit-il, montrant les runes de son bras, la magie meurt. Contrairement au vôtre, mon corps est inextricablement lié à la magie. Séparez-les, et vous aurez un cadavre qui ne se rappellera peut-être même pas son nom, et encore moins autre chose. Qu’est-ce qui vous fait croire que vos souvenirs nous intéressent ? — Des vaisseaux pour trouver les Portes de la Mort. Ce sont vos propres paroles, pratiquement les dernières qu’ait entendues ce pauvre diable, dit .Haplo, montrant le corps d’Edmund. Votre monde est mourant. Mais vous savez que ce n’est pas la fin. Vous connaissez l’existence des autres mondes. Et vous avez raison. Ils existent. J’y suis allé. Et je peux vous y emmener avec moi au retour. Le cadavre avait ramassé sa lance et la pointait sur le cœur d’Haplo, prêt à frapper. Le dynaste fit un geste brusque, et le cadavre abaissa son arme, la cogna verticalement sur le sol de la caverne, et se remit à monter la garde. — Ne le maltraitez pas. Emmenez-le dans les cachots, ordonna Kleitus. Pons, accompagnez-les tous deux. Nous devons réfléchir mûrement à cette affaire. — Le corps du prince, Sire ? Faut-il le jeter dans l’oubli ? — Où avez-vous la tête, Pons ? demanda le dynaste avec irritation. Bien sûr que non ! Son peuple va nous déclarer la guerre. Son cadavre nous dira tout ce qu’il nous faut savoir pour organiser notre défense. Le peuple de Kairn Telest doit être totalement anéanti, et alors seulement, vous pourrez jeter le prince dans l’oubli avec le reste de son clan. Gardez cette mort secrète le nombre de jours requis, pour que nous puissions le ranimer sans danger. Nous ne voulons pas que ces misérables nous attaquent avant que nous ne soyons prêts. — Et combien de temps suggérez-vous, Sire ? Kleitus évalua le corps d’un œil professionnel. — Pour un homme jeune et vigoureux comme lui, très fortement attaché à la vie, une période de trois jours s’impose, pour être sûrs que le fantôme sera traitable. Nous célébrerons nous-même la cérémonie de résurrection. Elle sera sans doute délicate. L’un des nécromanciens des cachots peut se charger des rites de conservation. Le dynaste sortit en toute hâte, ses robes voletant autour de ses chevilles. Sans doute, pensa Haplo, riant intérieurement, allait-il tout droit à la bibliothèque, consulter les anciens manuscrits. Les cadavres commencèrent à s’affairer sur les ordres de Pons. Deux gardes ôtèrent la lance de la poitrine du prince, le soulevèrent et l’emportèrent. Des serviteurs-zombis apportèrent de l’eau et du savon pour laver le sang du sol et des murs. Le chancelier, remarqua Haplo, évitait de le regarder. Pons faisait des tas de simagrées, se récriait devant le sang ayant éclaboussé une tapisserie, et, avec force recommandations ostentatoires, envoya des serviteurs chercher de la poudre du foinkairn pour en saupoudrer les taches. — Eh bien, je ne peux rien faire de plus, je crois, soupira Pons. Je ne sais. pas ce que dira Sa Majesté la Reine quand elle verra ça. — Vous pourriez suggérer à son mari qu’il y a des façons moins violentes de tuer un homme, remarqua Haplo. Le chancelier sursauta, regarda le Patryn, l’air effrayé. — Oh, c’est vous, dit-il, presque soulagé. Je ne réalisais pas… pardonnez-moi. Nous avons si peu de prisonniers vivants. J’avais presque oublié que vous n’êtes pas un cadavre. Allons, je vais vous accompagner moi-même. Gardes ! Pons fit un geste. Deux gardes s’approchèrent en toute hâte, et tous, chancelier et Haplo devant, gardes derrière, sortirent de la salle de jeu. — Vous semblez être un homme d’action, dit le chancelier. Vous n’avez pas hésité à attaquer un soldat armé sur la route. La mort du prince vous a choqué ? Choqué ? Un Sartan en tuant un autre ? Amusé, peut-être, mais pas choqué. Haplo se dit que c’était ce qu’il aurait dû ressentir. Mais il regarda avec révulsion le sang maculant ses vêtements, et le frotta du revers de la main. — Le prince ne faisait que ce qu’il pensait de son devoir de faire. Il ne méritait pas d’être assassiné. — Ce n’était pas un assassinat, rétorqua sèchement Pons. La vie du Prince Edmund appartenait au dynaste, comme la vie de tous les sujets de Sa Majesté. Le dynaste a décidé que le jeune homme lui serait plus utile mort que vivant. — Il aurait pu permettre au jeune homme de donner son avis sur la question, observa ironiquement Haplo. Le Patryn essayait de faire attention par où il passait mais il avait été bientôt désorienté dans le dédale des tunnels identiques. Il s’aperçut qu’ils descendaient uniquement parce que le sol était en pente. Bientôt, ils laissèrent derrière eux les lampes à gaz. De grossières torches brûlaient dans des appliques fixées aux parois humides. A leur lueur tremblotante, Haplo repéra de faibles traces de runes, tracées tout le long des murs au niveau du sol. Devant lui, il entendit résonner des pas, traînants, pesants, comme d’hommes lourdement chargés. Le corps du prince allant vers son repos non éternel. Le chancelier fronçait les sourcils. — Je vous trouve difficile à comprendre, messire. Vos paroles me parviennent comme sortant d’un nuage ténébreux sillonné d’éclairs. Je vois en vous de la violence, une violence qui me fait frissonner, me glace le sang. Je vois une ambition démesurée, un désir de pouvoir à tout prix. Vous n’êtes pas étranger à la mort. Pourtant, je vous sens profondément perturbé par ce qui n’était en fait que l’exécution d’un rebelle et d’un traître. — Nous ne tuons pas les nôtres, dit doucement Haplo. — Je vous demande pardon ? dit Pons, se penchant vers lui. Qu’avez-vous dit ? — J’ai dit « nous ne tuons pas les nôtres », répéta Haplo laconique. Il referma la bouche, troublé, et furieux d’être troublé. Et il n’aimait pas beaucoup la façon dont tout le monde semblait lire en lui à livre ouvert. La prison sera la bienvenue, pensa-t-il. Bienvenue l’obscurité apaisante, bienvenu le silence. Il en avait besoin. Il avait besoin de prendre le temps de réfléchir, de décider d’un plan d’action. Il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses pensées confuses et troublantes. Ce qui lui rappela qu’il avait une question à poser. — Qu’est-ce que cette histoire de prophétie ? — Prophétie ? dit Pons, lui coulant un regard en biais. Quand avez-vous entendu parler de prophétie ? — Quand votre garde a essayé de me tuer. Juste après. — Ah, mais vous veniez juste de reprendre connaissance. Vous étiez encore très affecté. — Mon ouïe n’était pas affectée. La duchesse a parlé d’une prophétie. Je me demande ce qu’elle voulait dire. — Une prophétie, dit le chancelier, se tapotant pensivement le menton. Voyons si j’arrive à me rappeler. Ah oui, maintenant que j’y réfléchis, j’avoue que sa remarque m’a plongé dans la perplexité. Je ne vois pas à quoi elle pensait ! Il y a eu tant de prophéties au cours des siècles, vous comprenez. Nous nous en servons pour amuser les enfants. Haplo avait vu la tête du chancelier quand Jera avait parlé de la prophétie. Pons n’avait pas l’air amusé. Avant que le Patryn ait pu continuer sur ce sujet, le chancelier se mit à discuter, avec une innocence apparente, les runes des pions, essayant à l’évidence de lui tirer des informations. Maintenant, c’était au tour d’Haplo d’éluder les questions de Pons. Le chancelier finit par renoncer, et ils continuèrent en silence. L’atmosphère des catacombes était lourde, froide et moisie. Il régnait une forte odeur de décomposition, qui prenait Haplo à la gorge. Pas un bruit, à part les pas des morts qui les précédaient. — Qui va là ? lança soudain une voix. Le chancelier sursauta, serrant instinctivement le bras d’Haplo, le vivant se raccrochant au vivant : Haplo fut lui-même déconcerté de sentir son cœur bondir dans sa poitrine, et ne rabroua pas Pons de l’avoir touché, tout en dégageant son bras presque immédiatement. Une forme fantomatique émergea des ombres dans la lumière des torches. — Par la flamme et la cendre, vous m’avez fait peur, conservateur ! le réprimanda Pons, s’épongeant le front de la manche de sa robe noire bordée de vert – marque de son rang à la cour. Ne recommencez jamais ! — Je vous demande pardon, Seigneur, mais nous n’avons guère l’habitude de voir des vivants ici. La silhouette s’inclina. Haplo vit – avec soulagement, tout en répugnant à se l’avouer – que c’était un vivant. — Alors, il faudra la prendre, dit Pons d’un ton acerbe, tentant à l’évidence de rattraper sa faiblesse récente. Voici un prisonnier vivant, et il doit être bien traité, par ordre de Sa Majesté. — Un prisonnier vivant est pour nous une véritable calamité, dit le conservateur, jetant un regard froid sur Haplo. — Je sais, je sais, mais on ne peut rien y faire. Celui-là… Pons entraîna le conservateur à l’écart et lui parla à l’oreille. Le regard des deux hommes se porta sur les runes des mains et des bras d’Haplo, qui en eut la chair de poule, mais il se força à rester impassible. Au diable s’il leur donnait la satisfaction de savoir qu’ils le mettaient mal à l’aise ! Le conservateur n’en parut pas particulièrement amolli. — Exceptionnel ou pas, il faudra quand même l’abreuver, le nourrir et le surveiller, non ? Et je suis seul ici pendant le temps-repos, sans aucun assistant, bien que j’en aie souvent demandé. — Sa Majesté sait bien… regrette profondément… impossible pour le moment… murmurait Pons. Le conservateur grogna, fit signe à Haplo, donna un ordre à un mort. — Mettez le vivant dans la cellule voisine de celle du mort qu’on a apporté tout à l’heure. Je pourrai travailler sur l’un tout en gardant l’œil sur l’autre. — Je suis certain que Sa Majesté voudra vous parler dès le matin, dit Pons à Haplo en guise d’au revoir. J’en suis certain aussi, pensa Haplo. Il recula pour éviter le contact du cadavre. — Dites à cette chose de ne pas me toucher ! — Qu’est-ce que je vous disais ? dit le conservateur à Pons. Dans ce cas, suivez-moi. Haplo et son escorte passèrent devant des cellules occupées par des cadavres, certains couchés sur de froids lits de pierre, d’autres, debout, qui tournaient en rond, sans but. Dans l’ombre, les fantômes flottaient près de leurs corps, émettant une faible luminosité qui éclairait un peu l’obscurité. De lourds barreaux et de grosses serrures fermaient les petites cellules. — Vous mettez les morts sous clé ? demanda Haplo, se retenant pour ne pas éclater de rire. Le conservateur s’arrêta, cherchant à insérer une clé dans la porte d’une cellule. — Naturellement que nous les enfermons ! Vous croyez que j’ai envie de les avoir dans les pattes ? J’ai assez à faire sans ça. Allons, pressons, je n’ai pas toute la nuit. Le nouveau ne va pas devenir plus frais avec le temps. Je suppose que vous voudrez boire et manger ? dit le conservateur, claquant la porte et foudroyant le prisonnier à travers les barreaux. — Juste de l’eau. Haplo ne se sentait pas d’appétit. Le conservateur apporta une tasse, la passa entre les barreaux, et y versa une louchée d’eau puisée dans un seau. Haplo en but une gorgée, la recracha. L’eau avait une odeur de pourriture, comme tout ce qui l’entourait. Avec le reste, il lava ses mains, ses bras et ses jambes éclaboussés du sang du prince. Le conservateur le foudroya, comme scandalisé de ce gaspillage, mais ne dit rien. A l’évidence, il avait hâte de commencer son travail sur le prince. Haplo s’allongea sur la pierre dure, à peine rembourrée de quelques poignées de foin-kairn. Un chant sartan s’éleva, aigu et lancinant, se répercutant faiblement en écho à travers les cellules. Un autre chant lui répondit, presque inaudible, effrayant gémissement plein d’une douleur insondable. Les fantômes, se dit Haplo. Mais ces sons lui rappelèrent son chien, son dernier jappement de douleur. Il revit ses yeux qui le regardaient, assurés que son maître lui porterait secours comme il l’avait toujours fait. Fidèle et confiant jusqu’à la fin. Haplo serra les dents, écarta l’idée de son esprit. Plongeant sa main dans sa poche, il en tira un os-rune qu’il était parvenu à subtiliser pendant la partie. Il ne pouvait pas le voir dans l’obscurité, mais il le tourna et retourna dans sa main, suivant du doigt le sigle gravé à sa surface. CHAPITRE XXV LES ANCIENNES PROVINCES, ABARRACH — Et alors, Père, dit Jera, le fantôme se mit à prendre forme… — A devenir solide, ma fille ? — Non. Jera hésita, pensive, fronçant les sourcils, essayant de formuler ses souvenirs en paroles. — Il demeura éthéré, translucide. Si j’avais essayé de le toucher, ma main serait passée à travers. Et pourtant, je voyais… des traits, des détails. L’insigne qu’il portait sur son plastron, la forme de son nez, les cicatrices sur ses bras. Père, je voyais ses yeux ! Oui, ses yeux ! Il me regardait. Il nous regardait tous. Et c’était comme s’il avait remporté une grande victoire. Et puis… il disparut. Jera ouvrit les mains. Si provocantes étaient ses paroles, si éloquent son geste qu’Alfred revit la silhouette diaphane s’estomper et s’évanouir comme la brume matinale aux premiers rayons du soleil. — Vous auriez dû voir la tête de Pons ! s’écria Jonathan avec son rire juvénile et communicatif. — Mmmm, oui, marmonna le comte. Jera rougit. — Mon chéri, il s’agit d’une affaire grave. — Je sais, ma chérie, je sais, dit Jonathan, essayant de reprendre son sérieux. Mais tu dois bien reconnaître que c’était comique… Jera ne put s’empêcher de sourire. — Un peu plus de vin, Papa ? dit-elle, s’avançant vivement pour lui remplir son verre. Puis, le comte ne la regardant pas, Jera branla du chef à l’adresse de son mari en levant les yeux au ciel, et Jonathan lui sourit en clignant de l'œil. Le comte les vit, et n’en fut pas amusé. Alfred avait l’impression désagréable que peu de choses échappaient au comte. Le comte était un grand corps desséché par l’âge, aux petits yeux noirs toujours en mouvement, qui se braquèrent soudain sur Alfred. — J’aimerais vous voir lancer votre fameux sort, dit le comte comme parlant d’un ingénieux tour de carte. Refaites-le. Je vais appeler un cadavre. Duquel pouvons-nous nous passer, ma fille ? — Je… je ne peux pas, bredouilla Alfred, de plus en plus nerveux à mesure qu’il s’efforçait de sortir du marasme où il menaçait de sombrer. Ce fut une impulsion… la réaction du moment. J’ai levé les yeux et… l’épée descendait sur moi. Les runes… m’ont sauté dans la tête… si j’ose dire… — Et en sont ressorties d’un saut, c’est ça ? dit le comte, enfonçant un index osseux dans les côtes d’Alfred. Toutes les parties du corps du vieillard semblaient avoir été affûtées à la meule. — Si j’ose dire, répéta Alfred d’une voix défaillante. Le comte gloussa et lui renfonça l’index dans les côtes. Chaque fois que cet index tranchant ou ces yeux aiguisés le touchaient, Alfred avait l’impression qu’ils allaient lui tirer la vérité comme du sang. Mais où était la vérité ? Était-il sûr de ne pas savoir ce qu’il avait fait ? Ou bien une partie de lui-même la dissimulait-elle à l’autre, comme il était devenu si habile à le faire depuis tant d’années qu’il était obligé de dissimuler sa véritable identité ? Alfred passa une main tremblante sur sa calvitie. — Père, laisse-le tranquille. Jera vint se placer près d’Alfred. — Encore un peu de vin, messire ? — Non, merci, Votre Grâce, dit Alfred, qui n’avait pas touché à son verre. Si vous voulez bien m’excuser, je suis très fatigué. J’aimerais me reposer… — Mais bien sûr,. messire, dit Jonathan. Quel étourderie de notre part que de vous retenir bien avant dans l’heure de sommeil du dynaste, après ce qui dut être pour vous un cycle terrible… Plus que vous ne pensez, se dit Alfred avec tristesse. Beaucoup plus que vous ne pensez ! Il se leva en chancelant. — Je vais vous montrer votre chambre, proposa Jera. Le faible tintement d’une clochette résonna doucement dans la nuit éclairée par les lampes à gaz. Les quatre personnes présentes se turent, trois se consultant du regard. — Ce sera des nouvelles du palais, dit le comte, dépliant ses jambes aux articulations craquantes. — J’y vais, dit Jera. Ne prenons pas le risque de nous fier aux morts. Elle se leva et sortit. — Cela vous intéressera, j’en suis sûr, messire, dit le comte, les yeux brillants. De la main, il invita Alfred à s’asseoir – ou le lui ordonna. Alfred n’eut d’autre choix que de se rasseoir, très malheureux de ne pas désirer entendre les nouvelles arrivant du palais en secret, rendant ce qui était sur ce monde les dernières heures du cycle. Les trois hommes attendirent en silence, Jonathan, râle et troublé, le vieux comte l’air à la fois madré et enthousiaste. Alfred contemplait tristement le mur. Le comte vivait dans les Anciennes Provinces, sur ce qui avait été autrefois un grand domaine prospère. Il y avait longtemps, les terres étaient vivantes, travaillées par un nombre immense de cadavres. La maison ouvrait sur des champs ondulants de foin-kairn, sur des lantis aux fleurs bleues. Maintenant, la maison était elle-même devenue un cadavre. Les champs qui l’entouraient semblaient des mers de boue stérile créées par les pluies incessantes. La demeure du comte n’était pas une caverne aménagée, comme tant d’autres à Necropolis, mais elle était construite en blocs de pierre, et rappelait beaucoup à Alfred les châteaux que les Sartans avaient créés à l’apogée de leur puissance dans les Hauts Royaumes d’Arianus. Le château était grand, mais la plupart des pièces du fond étaient fermées et abandonnées, car difficile à entretenir, vu que le comte y résidait seul avec les cadavres de ses vieux serviteurs. Mais la partie antérieure de la maison était exceptionnellement bien conservée, comparée aux habitations tristes et délabrées qu’ils avaient croisées en calèche pendant leur voyage. — Ce sont les anciennes runes, vous comprenez, dit le comte à Alfred. La plupart des gens les ont enlevées. Ils ne savaient pas les lire et trouvaient qu’elles donnaient un air vieux jeu à leurs maisons. Moi, je les ai laissées, je les ai entretenues. Et elles m’ont entretenu. Elles ont conservé ma maison debout, quand tant d’autres retournaient à la poussière. Alfred savait lire les runes, il sentait presque la force magique qui soutenait les murs depuis tant de siècles. Mais il ne dit rien, craignant d’en dire trop. La partie habitée du château comprenait les communs du rez-de-chaussée : cuisine, office, chambres des domestiques, entrée sur le devant et sur le derrière, plus un laboratoire où le comte faisait des expériences pour ramener la vie sur le sol des Anciennes Provinces. Les deux niveaux au-dessus étaient divisés en appartements confortables pour la famille : salons, salle à manger, chambres à coucher, chambres d’amis. Une pendule-dynaste{10} destinée à sa chambre indiquait l’heure. Alfred pensa avec nostalgie à son lit, au sommeil, à l’oubli bienheureux, ne serait-ce que pendant quelques heures, avant de revenir dans ce cauchemar vivant. Il dut s’endormir, car, lorsqu’une porte s’ouvrit, il eut l’impression déplaisante d’être réveillé d’une sieste qu’il n’avait jamais eu l’intention de faire. Battant des paupières, il fixa des yeux larmoyants sur Jera et un homme enveloppé d’un manteau noir, et qui entraient à l’autre bout de la pièce. — J’ai pensé que vous aimeriez entendre ces nouvelles de la bouche même de Tomas, au cas où vous auriez des questions à lui poser, dit Jera. Alfred comprit alors que les nouvelles étaient mauvaises, et il enfouit sa tête dans ses mains. Pourrait-il encore longtemps supporter tant d’épreuves ? — Le prince et l’étranger au corps couvert de runes sont morts tous les deux, dit Tomas à voix basse. Il s’avança dans la lumière, rabattit son capuchon en arrière. C’était un jeune homme ; de l’âge de Jonathan, à peu près. Ses robes étaient sales et couvertes de boue, comme s’il avait voyagé à marches forcées. — Le dynaste les a exécutés tous les deux cette nuit même dans la salle de jeu du palais. — Étiez-vous présent ? L’avez-vous vu de vos yeux ? Demanda le comte avançant son visage en lame de couteau qui sembla fendre l’air dans son impatience. — Non, mais j’ai parlé à un garde-zombi qui avait conduit les corps dans les catacombes. Il m’a dit que le conservateur s’apprêtait à travailler sur les deux nommes. — Le mort vous l’a dit ! ricana le vieillard. On ne peut pas faire confiance aux morts. — Je le sais bien, Monseigneur. Mais j’ai feint de ne pas savoir que le dynaste avait annulé sa partie d’os-runes, et je suis entré en coup de vent dans la salle de eu. Les cadavres épongeaient une grande mare de sang. Une lance ensanglantée gisait tout près. Il n’y a pas de joute. Les deux hommes sont morts. Jera secoua la tête, soupira. — Pauvre prince. Pauvre jeune homme, si beau, si honorable. Mais la malchance des uns peut être la chance des autres, comme on dit. — Oui, dit le comte avec empressement. Notre chance. — Tout ce que nous avons à faire, c’est de sauver les cadavres. Du prince et de votre ami, dit Jera, se tournant vers Alfred. Ce sera courageux, mais… ah, messire, vous ne vous sentez pas bien ? s’écria-t-elle soudain, consternée. Jonathan, apporte-lui un verre de stalagma. Alfred le regardait fixement, incapable de remuer, incapable de penser rationnellement. Il se leva, chancelant, bredouillant avec incohérence. — Haplo, le-prince… morts. Assassinés. Mon propre peuple. Qui tue de gaieté de cœur. Et vous… cœurs endurcis… traitant la mort comme si ce n’était qu’une légère incommodité, une contrariété, comme un rhume de cerveau ! — Tenez, buvez cela, dit Jonathan, lui tendant un verre du breuvage pestilentiel. Vous auriez dû manger davantage au dîner… — Dîner ! s’écria Alfred d’une voix rauque. Il renversa le verre et recula, jusqu’au moment où il se cogna dans le mur et ne put aller plus loin. — La vie de deux hommes leur a été arrachée, et tout ce que vous trouvez à dire, c’est que j’aurais dû manger plus au dîner ! Qu’il faut… récupérer leurs corps ! — Je vous assure, messire, que leurs cadavres seront bien traités, dit Tomas, l’étranger. Je connais personnellement le conservateur du temps-repos. Il est très habile dans son art. Vous noterez peu de changement chez votre ami… — Peu de changement ! s’écria Alfred, passant une main tremblante sur sa calvitie. C’est le sort qui donne son sens à la vie. La mort, la grande égalisatrice. Homme, femme, paysan, roi, riche, pauvre, nous sommes tous égaux à la fin du voyage. La vie est précieuse, sacrée, on ne doit pas en priver un homme à la légère ou de gaieté de cœur. Vous avez perdu tout respect pour la mort, et par suite, tout rapport pour la vie. Voler la vie d’un homme, pour vous ce n’est pas plus grave que de lui voler… son argent ! — Crime ! rétorqua Jera. C’est vous qui parlez de crime ? Mais c’est vous qui en avez commis un ! Vous avez détruit un cadavre, jeté son fantôme dans l’oubli où il souffrira à jamais, privé de toute forme et dimension. — Il a une forme ! Il a des dimensions ! s’écria Alfred. Vous l’avez vu ! Cet homme était enfin libre ! Il s’interrompit, confondu de ce qu’il avait dit. — Libre ? dit Jera, le regardant, interloquée. Libre pour quoi faire ? Libre pour aller où ? Alfred s’empourpra, frissonnant. Les Sartans, les demi-dieux. Capables de créer des mondes à partir d’un monde condamné. Capables de création. Mais la création avait été amenée par la destruction. Notre magie a ouvert la voie à la nécromancie. Cette étape suivante était inévitable. Passant du contrôle de la vie au contrôle de la mort. Pourtant, pourquoi cela est-il si terrible ? Pourquoi toutes les fibres de mon être se révoltent-elles contre une telle pratique ? Il revit le mausolée d’Arianus, les corps de ses amis allongés dans leurs tombes. Il avait ressenti une tristesse poignante la dernière fois qu’il les avait vus avant de quitter Arianus. Il réalisait maintenant qu’il souffrait moins pour eux que pour lui-même. Resté seul. Il se rappela aussi la mort de ses parents dans le Labyrinthe… Non, se dit-il confusément. C’étaient les parents d’Haplo. Mais il avait ressenti la douleur déchirante, la rage démentielle, la peur terrible… De nouveau, pour lui-même. Enfin, pour Haplo. Resté seul. Les corps mutilés qui avaient bravement combattu avaient enfin trouvé la paix. La mort avait enseigné à Haplo la haine, a haine de l’ennemi qui avait enfermé ses parents dans :a prison qui les avait tués. Mais même si Haplo ne le savait pas lui-même, la mort lui avait aussi enseigné autre chose. Et maintenant, Haplo était mort. Et je commençais presque à penser qu’il y avait une chance qu’il… Un gémissement interrompit ses pensées. Un coup de langue sur sa main le fit sursauter. Un chien noir leva les yeux sur lui, et le regarda en penchant la tête. Il posa une patte sur le genou d’Alfred. Des yeux liquides lui offrirent leur réconfort pour le trouble qu’ils sentaient en lui, à défaut de le comprendre. Alfred le regarda, éberlué, puis se remettant du premier choc, il lui jeta les bras autour du cou, les larmes aux yeux. Le chien était prêt à lui offrir sa sympathie, mais une si grande familiarité n’était apparemment pas tolérable. Il se contorsionna pour s’échapper de ses bras, et le considéra, perplexe. Pourquoi tant d’histoires ? semblait-il dire. Je ne fais qu’obéir aux ordres. Surveille-le. Le dernier ordre d’Haplo. — Bon toutou, dit Alfred, tendant la main précautionneusement pour caresser la tête noire. Le chien accepta la caresse, indiquant d’un air digne que caresser la tête était acceptable, et que les rapports pouvaient même aller jusqu’au grattage des oreilles, mais qu’il fallait tirer un trait quelque part et qu’il espérait qu’Alfred comprenait. Alfred comprit. — Haplo n’est pas mort ! Haplo est vivant ! cria-t-il. Regardant autour de lui, il vit tous les yeux braqués sur lui. — Comment avez-vous fait ? demanda Jera livide, les lèvres décolorées. Le corps de la bête a été détruit ! Nous l’avons vu ! — Dis-moi, ma fille, de quoi parles-tu ? lui demanda son père, irascible. — Ce… ce chien, Père ! C’est celui que le garde a jeté dans une fosse de boue ! — Tu es sûre ? Ce n’est peut-être qu’une ressemblance… — Naturellement que j’en suis sûre ! Regarde Alfred ! Il connaît le chien ! Et le chien le connaît ! — Autre tour de magie. Comment avez-vous fait, cette fois ? Quelle merveilleuse magie est-ce là ? Vous pouvez recréer des cadavres qui ont été détruits… — Je te l’avais bien dit, Père, haleta Jera, une crainte révérentielle l’empêchant presque de parler. La prophétie ! Silence. Jonathan regardait Alfred avec l’émerveillement fasciné d’un enfant. Le comte, sa fille et l’étranger considéraient le Sartan d’un air madré et pensif, se demandant peut-être comment ils pouvaient l’utiliser au mieux. — Ce n’est pas un tour ! Ce n’est pas moi ! Je n’ai rien fait, protesta Alfred. Ce n’est pas ma magie qui a ramené le chien. C’est celle d’Haplo… — Votre ami ? Mais je vous assure, messire, qu’il est mort, dit Jonathan, regardant sa femme de l’air de dire le pauvre homme est devenu fou. — Non, non, il n’est pas mort. C’est votre ami qui doit se tromper. Vous n’avez pas vu le corps de vos yeux, non ? demanda Alfred. — Non. Mais le sang, la lance… — Je vous assure que ce chien ne serait pas là si Haplo était mort, s’entêta Alfred. Je ne peux pas vous expliquer comment je le sais, parce que je ne suis même pas certain que ma théorie sur cet animal soit correcte. Mais je sais une chose. Il faudrait plus qu’une épée pour tuer mon… euh… ami. Sa magie est puissante, très puissante. — Très bien, très bien. Inutile de discuter là-dessus. Ou bien il est vivant, ou bien il est mort. Raison de plus pour le sortir, ou sortir ce qui reste de lui, des griffes du dynaste, dit le comte. Et maintenant, messire, ajouta-t-il, se tournant vers Tomas, quand la résurrection du prince aura-t-elle lieu ? — Dans trois cycles, d’après mon information, Monseigneur. — Cela nous donne du temps, dit Jera, croisant les mains d’un air pensif. Le temps de faire nos plans. Et le temps d’envoyer un message à son peuple. Quand ils ne verront pas le Prince Edmund revenir, ils devineront ce qui est arrivé. Ils doivent être prévenus de ne rien entreprendre avant que nous ne soyons prêts. — Prêts ? Prêts à faire quoi ? demanda Alfred, perplexe. — La guerre, dit Jera. La guerre. Sartans contre Sartans. Au cours de tous :es siècles de leur histoire, il n’y avait jamais eu une telle tragédie. Nous avons séparé un monde pour le sauver et l’empêcher d’être conquis par notre ennemi, et nous avons réussi. Nous avons remporté une grande victoire. Et perdu. CHAPITRE XXVI NECROPOLIS, ABARRACH Le cycle suivant la mort du prince, le dynaste ne tint pas audience, chose qu’il n’avait jamais faite de mémoire d’homme. Publiquement, le Seigneur Grand Chancelier annonça que Sa Majesté, fatiguée par les devoirs de sa :large, avait besoin de repos. En privé, Pons confia à quelques rares privilégiés, et « à titre strictement confidentiel », que Sa Majesté avait reçu des rapports inquiétants concernant une armée campée sur l’autre rivage de la Mer de Feu. Comme Kleitus l’avait prévu, ces nouvelles alarmantes résonnèrent jusqu’aux habitants de Necropolis, comme l’incessante pluie corrosive, créant une atmosphère de tension favorable à ses plans. Il passa tout le cycle enfermé dans la bibliothèque du palais, seul, si l’on excepte les morts chargés de le garder et qui ne comptaient pas. Elihn, Dieu en Un, considéra le Chaos, mécontent. Il étendit la main, et ce geste créa l’Onde Première{11}. L’Ordre fut établi, et prit la forme d’un monde pourvu d’une vie intelligente. Elihn fut satisfait de sa création, et permit l’émergence de tout ce qu’il fallait pour entretenir la vie. Ayant mis l’Onde en mouve ment, Elihn quitta le monde, sachant que l’Onde entretiendrait la vie, et qu’un Conservateur n’était plus nécessaire. Les trois races créées par l’Onde. Les Elfes, les humains et les nains, vivaient en harmonie. — Les menschs, déclara Kleitus avec dédain, parcourant rapidement les paragraphes suivants, concernant la création des premières races, actuellement dénommées les races inférieures. Ce n’était pas dans cette section qu’il trouverait le renseignement qu’il cherchait, même s’il se souvenait qu’il figurait vers le début du chapitre. Voilà longtemps qu’il avait lu ce manuscrit, et, à l’époque, il n’y avait guère prêté attention. Il cherchait alors une voie pour sortir de ce monde, et non l’histoire d’un autre monde depuis longtemps disparu. Mais, aux petites heures d’un temps-repos sans sommeil, une expression était revenue à la mémoire de Sa Majesté, expression qu’il se rappelait avoir lue quelque part, et il s’assit brusquement dans son lit. Sa découverte était d’une telle importance qu’il supprima son audience cyclique. Fouillant dans ses souvenirs, il finit par se rappeler le livre en question. Il ne restait plus qu’à chercher le passage. Dans ses efforts pour maintenir l’équilibre et empêcher le monde de retomber dans le Chaos, l’Onde Première se corrige constamment. Ainsi, l’Onde monte et descend. Ainsi est la lumière et les ténèbres. Ainsi le bien et le mal. Ainsi la paix et la guerre. Au commencement du monde, pendant ce qui reçut incorrectement le nom d’Ages Sombres, les gens croyaient en des lois magiques et en des lois spirituelles, équilibrées par des lois physiques. Mais, avec le passage du temps, une nouvelle religion se répandit dans le pays, connue sous le nom de « science ». Propageant les lois physiques, la science ridiculisa les lois spirituelles et magiques, affirmant qu’elles n’étaient que des « illusions ». Les humains, à cause de leur courte espérance de vie, s’entichèrent de cette nouvelle religion, qui leur paraissait renfermer des promesses d’immortalité. Ils donnèrent le nom de Renaissance à cette époque. Les Elfes conservèrent leur croyance en la magie, et en conséquence, furent persécutés et chassés du monde. Les nains, particulièrement doués pour la mécanique, proposèrent aux humains de travailler avec eux. Mais les humains voulaient des esclaves, non des partenaires, et c’est pourquoi les nains quittèrent le monde de leur propre initiative, et trouvèrent refuge sous le sol. Les humains finirent par oublier les autres races et cessèrent de croire en la magie. L’Onde perdit sa forme, gonflée de puissance et de force à un bout, faible et plate à l’autre bout. Mais l’Onde pouvait toujours se corriger elle-même, ce qu’elle fit, au prix de terribles malheurs. A la fin du vingtième siècle, les humains déchaînèrent une guerre terrible. Leurs armes étaient des merveilles de science et de technologie, et provoquèrent la destruction et la mort d’innombrables millions de personnes. En ce jour, la science se détruisit elle-même. Mécontent, le dynaste fronça les sourcils. Certaines parties de ce travail lui paraissaient des suppositions échevelées. Il n’avait jamais connu aucun mensch – ils étaient tous morts avant sa naissance – mais il trouvait très difficile à croire qu’une race quelconque ait pu délibérément provoquer sa propre destruction. — J’ai trouvé des textes qui confirment celui-ci. Il parlait souvent tout seul à la bibliothèque, pour rompre le silence angoissant. — Mais leurs auteurs appartenaient à la même période historique et partageaient sans doute les mêmes informations erronées. Ainsi, elles peuvent toutes être considérées comme suspectes. Je ne dois pas perdre cela de vue. Les survivants furent plongés dans ce qu’on appela l’Age de la Poussière, pendant lequel ils durent lutter uniquement pour survivre. C’est durant cette période qu’apparut une souche mutante d’humains qui pouvaient, maintenant que le tumulte de la science s’était tu, entendre le flux de l’Onde autour d’eux et le sentir en eux. Ils reconnurent et utilisèrent le potentiel magique de l’Onde. Ils inventèrent les runes pour diriger et canaliser la magie. Des magiciens, mâles et femelles, s’unirent pour redonner l’espoir à ces êtres perdus dans les ténèbres. Ils se donnèrent le nom de Sartans, qui signifie, dans le langage des runes « Ceux qui Ramènent la Lumière ». — Oui, oui, soupira le dynaste. Ils se souciait peu de l’histoire, d’un passé mort et disparu, cadavre décomposé au-delà de toute possibilité de résurrection. Mais peut-être pas. La tâche s’avéra immense. Nous autres Sartans, nous étions peu nombreux. Pour faciliter la renaissance du monde, nous enseignâmes une magie rudimentaire aux races inférieures, nous réservant le secret de la nature et de la puissance de l’Onde, afin de conserver le contrôle du monde et de prévenir la répétition d’une telle catastrophe. Naïvement, nous crûmes que nous étions l’Onde. Trop tard, nous réalisâmes que nous n’étions nous-mêmes qu’une partie de l’Onde, que nous étions devenus un renflement de l’Onde et que l’Onde allait se corriger. Trop tard, nous découvrîmes que certains d’entre nous avaient abandonné les buts altruistes de notre œuvre. Ces magiciens recherchaient le pouvoir par la magie, ils cherchaient à gouverner le monde. Ils s’étaient donné le nom de Patryns, « Ceux qui Retournent aux Ténèbres ». — Ah ! dit Kleitus, se redressant pour lire plus attentivement. Les Patryns s’étaient donné ce nom pour se moquer de nous, leurs frères, et parce qu’au début, ils furent forcés de travailler en des lieux sombres et secrets pour se cacher de nous. Ils forment un peuple très unis, dont les membres sont farouchement fidèles les uns envers les autres, et à leur but ultime qui est la domination totale et absolue du monde. — Domination totale et absolue, répéta le dynaste, se Frictionnant le front. Il s’avéra impossible d’infiltrer une société aussi fermée et d’apprendre ses secrets. Nous autres Sartans, nous avons essayé, mais ceux que nous avons envoyés parmi les Patryns ont disparu ; on peut supposer qu’ils ont été découverts et détruits. Ainsi, nous savons peu de choses des Patryns et de leur magie. Kleitus fronça les sourcils, déçu, mais continua sa lecture. On suppose que la magie runique des Patryns se fonde sur la partie physique de l’Onde, alors que notre magie tend à se fonder sur la partie spirituelle. Nous chantons et dansons les runes, et nous les dessinons dans l’air, les transcrivant physiquement quand la nécessité l’exige. Les Patryns, en revanche, font un usage extensif de la représentation physique des runes, allant jusqu’à les peindre sur leur corps pour en fortifier la magie. Je trace… Le dynaste s’arrêta, revint en arrière et relut les dernières phrases. « Allant jusqu’à les peindre sur leurs corps pour en fortifier la magie. » Il poursuivit, lisant tout haut. — « Je trace ici, à titre de curiosité, quelques structures runiques dont nous savons qu’ils les utilisent. Notez la similarité avec nos runes, mais notez aussi la instruction barbare des runes qui en altère radicalement la magie, créant un langage totalement nouveau j’un pouvoir magique rudimentaire mais puissant. » Kleitus prit plusieurs os-runes de son jeu et les posa sur la page, à côté des dessins de cet ancien auteur sartan. Ils concordaient presque parfaitement. — C’est d’une évidence criante. Comment ne l’ai-je pas remarqué plus tôt ? Vexé, il branla du chef et reprit sa lecture. Pour le moment, l’Onde semble stable, mais certains parmi nous pensent que la puissance des Patryns s’accroît et craignent une nouvelle déformation de l’Onde. Certains pensent que nous devons partir en guerre et arrêter les Patryns immédiatement. D’autres ; dont moi-même, pensent que nous ne devons rien faire pour modifier l’équilibre de l’Onde, de crainte qu’elle ne se déforme dans l’autre direction. Le traité continuait, mais le dynaste referma le livre. Il ne contenait rien d’autre sur les Patryns, se perdait en spéculations sur ce qui arriverait si l’Onde se déformait. Le dynaste connaissait déjà la réponse. L’Onde s’était déformée, puis était venue la Séparation, et la vie dans ce tombeau de monde. Cette partie de l’histoire des Sartans, il la connaissait. Mais il avait oublié les Patryns, les anciens ennemis, porteurs de ténèbres, possesseurs de pouvoirs magiques « rudimentaires mais puissants ». — « Domination totale et absolue…» répéta-t-il doucement. Imbéciles que nous sommes ! Mais il n’est pas trop tard. Ils se croient astucieux. Ils croient nous prendre par surprise. Mais ça ne marchera pas. Il réfléchit un moment, puis fit signe à un cadavre. — Faites venir le Seigneur Grand Chancelier. Le cadavre sortit et revint presque instantanément avec Pons, dont la principale qualité consistait à être toujours à portée de la main quand il était désiré, et commodément absent quand il ne l’était pas. — Majesté, dit Pons, en s’inclinant très bas. — Tomas est-il rentré ? — Il vient d’arriver, je crois. — Mandez-le devant nous. — Ici, Majesté ? Kleitus regarda autour de lui, hocha la tête. — Oui, ici. L’affaire étant d’importance, Pons partit faire la commission lui-même. Il aurait pu la confier à un cadavre, mais il était toujours possible qu’il l’oublie en chemin et leur rapporte un panier de fleurs de rez. Pons se rendit dans les salons publics, où se trouvaient toujours de nombreux courtisans. L’apparition du dynaste les aurait frappés comme un éclair émis par le colosse et provoqué une explosion frénétique de courbettes. Cela étant, l’apparition du Seigneur Grand Chancelier suscita quelques remous dans la foule. Quelques petits nobles s’inclinèrent humblement, les grands seigneurs interrompirent leurs conversations et leurs parties d’os-runes et tournèrent la tête. Ceux qui connaissaient bien Pons le saluèrent, suscitant l’envie de ceux qui ne le connaissaient pas. — Que se passe-t-il, Pons ? demanda l’un d’eux d’un ton languissant. Le Seigneur Grand Chancelier sourit. — Sa Majesté a besoin… De nombreux courtisans se levèrent immédiatement. – … d’un messager vivant, termina Pons, examinant la salle avec une indifférence affectée. — Un garçon de courses, hein ? dit un baron en bâillant. Les grands seigneurs, voyant qu’il s’agissait d’une tâche subalterne qui ne les mettrait pas en présence du dynaste, reprirent leur jeu et leurs conversations. — Vous, là-bas, dit Pons, faisant signe à un jeune homme debout au fond de la salle. Votre nom ? — Tomas, Seigneur. — Tomas. Vous ferez l’affaire. Suivez-moi. Tomas s’inclina et suivi le Seigneur Grand Chancelier dans la section privée et gardée du palais. Ils échangèrent un regard significatif en quittant l’antichambre, mais aucun ne parla. Le Seigneur Grand Chancelier précédait le jeune homme, qui marchait plusieurs pas derrière, selon l’étiquette, les mains croisées sous ses manches, sa capuche noire sans ornement rabattue sur le visage. Le Seigneur Grand Chancelier s’arrêta devant la bibliothèque et fit signe au jeune homme d’attendre. Tomas fit ce qu’on lui ordonnait et attendit dans l’ombre en silence. Un garde-zombi poussa la porte de pierre. Pons jeta un coup d’œil à l’intérieur. Kleitus avait repris sa lecture. Entendant la porte s’ouvrir, il leva les yeux et – voyant son ministre – hocha la tête. Pons fit signe au jeune homme, qui sortit de l’ombre et franchit le seuil avec Pons, lequel referma la porte derrière lui. Les gardes-zombis de Sa Majesté reprirent leur poste. Le dynaste reprit la lecture du texte étalé devant lui sur la table. Le jeune homme et Pons attendirent en silence. — Vous êtes allé au domaine du comte, Tomas ? demanda Kleitus sans lever les yeux. — J’en reviens à l’instant, Sire, dit le jeune homme en s’inclinant. — Et vous les avez trouvés là-bas – le duc, la duchesse et l’étranger ? — Oui, Majesté. — Et vous avez fait ce qu’on vous avait dit ? — Oui, bien sûr, Sire. — Avec quel résultat ? — Un résultat… surprenant. Sire. Si je peux me permettre d’expliquer… Tomas fit un pas en avant. Kleitus, les yeux sur son texte, agita négligemment la main. Tomas fronça les sourcils et regarda Pons, lui demandant du regard si le dynaste écoutait. Le Seigneur Grand Chancelier répondit d’un haussement de sourcils péremptoire signifiant « Sa Majesté écoute plus attentivement qu’il n’est peut-être bon pour vous ». Tomas, l’air maintenant mal à l’aise, se lança dans son rapport. — Comme le sait Votre Majesté, le duc et la duchesse Ile croient de leur parti, et membre de leur rébellion. Le jeune homme s’interrompit pour s’incliner, et souligner son loyalisme. Le dynaste tourna une page. Tomas, n’obtenant pas de réaction, reprit, de plus en mus désemparé. — Je leur ai appris l’assassinat du prince… — Assassinat ? dit Kleitus, s’immobilisant en train de tourner une page. Tomas jeta un regard suppliant à Pons. — Pardonnez-lui, Majesté, dit doucement le Seigneur Grand Chancelier, mais c’est ainsi que les rebelles considèrent la juste exécution du prince, et Tomas doit feindre de partager leurs vues pour les convaincre qu’il est de leur côté et continuer à être utile à Votre Majesté. Le dynaste finit de tourner sa page, qu’il lissa de la main. Avec un petit soupir de soulagement, Tomas poursuivit : — Je leur ai dit que l’homme à la peau peinte de runes était mort également. Le jeune homme hésita, ne sachant comment continuer. — Avec quel résultat ? insista Kleitus. — L’ami de cet homme, celui qui a tué le mort, a nié ce fait. — Nié ? dit le dynaste, levant les yeux. — Oui, Majesté. Il a dit qu’il savait que son ami, qu’ils appellent « Haplo », est vivant. — Il le savait dites-vous ? Le dynaste et son ministre échangèrent un regard. — Oui, Sire. Il en semblait fermement convaincu. Cela avait quelque chose à voir avec un chien… Sa Majesté allait dire quelque chose, mais le Seigneur Grand Chancelier leva le doigt pour l’arrêter, quoique Je façon très respectueuse. — Un chien ? dit Pons. Et alors ? — Un chien est entré dans la pièce pendant ma visite. Il s’est approché de l’étranger, qui s’appelle Alfred. Cet Alfred a eu l’air très content de voir le chien et il a dit qu’il savait maintenant qu’Haplo n’était pas mort. — A quoi ressemblait ce chien ? Tomas réfléchit. — Assez grand. Fourrure noire et sourcils blancs. Il est très intelligent. Ou le paraît. Il… écoute. Les conversations. Presque comme s’il les comprenait… — C’est bien lui, Sire, dit Pons, se tournant vers Kleitus. Celui qui a été précipité dans une fosse de vase bouillante. Je l’ai vu mourir ! Le corps aspiré par la boue. — C’est bien ça ! dit Tomas, l’air stupéfait. C’est ce qu’a dit la duchesse, Majesté ! Elle et le duc n’en croyaient pas leurs yeux. La duchesse Jera a dit quelque chose au sujet de la prophétie. Mais l’étranger, Alfred, a nié avoir quoi que ce soit à voir avec la prédiction. — Qu’a-t-il dit sur le chien, sur cette résurrection ? — Il a dit qu’il ne pouvait pas l’expliquer, mais que si le chien était vivant, alors Haplo était vivant aussi. — Très étrange ! murmura Kleitus. Et avez-vous découvert, Tomas, comment ces deux étrangers sont parvenus à trouver le chemin menant à Kairn Necros ? — Une nef, Sire. D’après la duchesse, qui me l’a dit en me raccompagnant, ils sont arrivés dans une nef qu’ils ont amarrée à Port-Sécurité. Le vaisseau est fait d’une étrange substance, et, selon le duc, il est couvert de runes très semblables à celles du corps de l’étranger Haplo. — Et qu’est-ce que le duc, la duchesse et le vieux comte ont l’intention de faire maintenant ? — Ce cycle même, ils envoient un message au peuple du prince, pour leur annoncer la mort prématurée de leur chef. Dans trois cycles, une fois la résurrection accomplie, le duc et la duchesse ont l’intention d’enlever le cadavre, de le rendre à ses sujets et de les inciter à déclarer la guerre à Votre Majesté. La faction du comte se joindra au peuple de Kairn Telest. — Ainsi, dans trois cycles, ils prévoient d’envahir les oubliettes du palais pour délivrer le prince. — Exactement, Sire. — Et vous leur avez proposé votre aide, Tomas ? — Ainsi que vous me l’avez ordonné, Sire. Je dois les rencontrer ce soir pour régler tous les détails. — Tenez-nous informé. Vous courez un risque, vous le savez ? S’ils découvrent que vous êtes un espion, ils vous tueront et vous jetteront dans l’oubli. — J’accepte le risque de grand cœur. Je suis totalement dévoué à Votre Majesté, dit Tomas, s’inclinant, la main sur le cœur. — Continuez ainsi, et votre fidélité sera récompensée. Kleitus baissa les yeux et reprit sa lecture. Tomas regarda Pons qui lui fit signe que l’entrevue était terminée. S’inclinant une dernière fois, Tomas sortit seul, escorté par un cadavre. Tomas parti et la porte refermée, Kleitus leva la tête. A son regard fixe, à son air dubitatif, il était évident qu’il n’avait accordé aucune attention au texte ouvert devant lui. Il regardait au loin, très loin au-delà des murs de la caverne. Le Seigneur Grand Chancelier vit son regard s’assombrir, des rides se creuser sur son front. Pons sentit son estomac se nouer d’appréhension. Il s’approcha sans bruit, n’osant pas déranger le dynaste. Il savait que sa présence était désirée, car il n’avait pas été congédié. S’approchant de la table, il s’assit sur une chaise et attendit en silence. Un long moment passa. Kleitus remua, soupira. Pons, qui connaissait son rôle, demanda doucement : — Votre Majesté comprend tous ces événements ? L’arrivée des deux étrangers, l’homme au corps couvert de runes, le chien qui était mort et qui est maintenant vivant ? — Oui, Pons, nous croyons comprendre. De nouveau, le Seigneur Grand Chancelier attendit en silence. — La Séparation, dit le dynaste. La guerre cataclysmique qui devait, une fois pour toutes, apporter la paix à notre univers. Et si nous vous disions que nous n’avons pas gagné cette guerre, comme nous l’avons si naïvement cru depuis des siècles ? Et si je vous disais que nous l’avons perdue, Pons ? — Sire ! — Nous avons perdu. Et c’est pourquoi l’aide promise n’est jamais arrivée. Les Patryns ont conquis les autres mondes. Maintenant, ils attendent, prêts à envahir celui-ci. Nous sommes les seuls survivants. L’espoir de l’univers. — La prophétie ! murmura Pons d’un ton sincèrement révérentiel. Enfin, il commençait à croire. Kleitus s’aperçut de la conversion de son ministre, se disant que la foi lui venait bien tard, mais il sourit sans rien dire. Cela n’avait aucune importance. — Et maintenant, Chancelier, laissez-nous, ajouta-t-il, sortant de sa brève rêverie. Annulez tous nos rendez-vous pour les deux prochains cycles. Dites que nous avons reçu des nouvelles alarmantes concernant les forces ennemies campées sur l’autre rivage de la Mer de Feu, et que nous faisons des préparatifs pour protéger notre cité. Nous ne verrons personne. — Cela inclut-il Sa Majesté la Reine, Sire ? Le mariage avait été de pure convenance, uniquement destiné à assurer la succession. Kleitus XIV avait engendré Kleitus XV avec plusieurs autres fils et filles. La dynastie était assurée. — Vous seul êtes excepté, Pons. Et seulement en cas d’urgence. — Très bien, Sire. Et où trouverai-je Votre Majesté si j’ai besoin de Son conseil ? — Ici, Pons, dit Kleitus, embrassant la bibliothèque du regard. En train d’étudier. Il y a beaucoup à faire, et seulement deux cycles pour cela. CHAPITRE XXVII LES ANCIENNES PROVINCES, ABARRACH C’était le moment de la journée appelé l’heure du réveil du dynaste, et, bien que le dynaste fût dans sa lointaine cité de Necropolis, la maisonnée des Anciennes Provinces revenait à la vie. Les morts devaient être tirés de leur léthargie, la magie qui les maintenait fonctionnels devait être renouvelés, et il fallait leur seriner ce qu’ils devaient faire. Jera, en sa qualité de nécromancienne de son père, circulait au milieu des cadavres, psalmodiant les runes qui insuffleraient ce simulacre de vie aux serviteurs et aux ouvriers. Les morts ne dorment pas comme les vivants. Pendant le temps-repos, on leur dit de s’asseoir et de ne pas bouger, pour ne pas déranger les vivants. Les cadavres se retirent docilement dans n’importe quel coin écarté et attendent, immobiles et silencieux, qu’on vienne les ranimer. — Ils ne dorment pas, mais rêvent-ils ? se demanda Alfred, les regardant avec une pitié déchirante. C’était peut-être son imagination, mais il avait l’impression que, lorsque les cadavres restaient seuls pour la nuit, leurs visages s’attristaient. Les fantômes flottant au-dessus de leurs corps physiques pleuraient de désespoir. Allongé sur son lit, Alfred se tournait et retournait, réveillé par leurs soupirs et leurs gémissements. — Quelle drôle d’idée, dit Jera pendant le petit déjeuner. Le duc, la duchesse et Alfred mangeaient ensemble. Le comte avait déjà déjeuné, expliqua-t-elle pour l’excuser, et était descendu travailler à son laboratoire. Alfred ne put obtenir que de vagues renseignements sur les recherches du vieillard, des expériences sur le foin-kairn, tendant à sélectionner une variété résistante qui pousserait sur le sol stérile et gelé des Anciennes Provinces. — Ces gémissements que vous avez entendus, ce devait être le vent, poursuivit Jera, servant le thé de foin-kairn et distribuant des tranches de torb{12}. (Alfred, qui n’osait pas le demander, fut immensément soulagé de constater que c’était une vivante qui faisait la cuisine.) — Non, à moins que le vent n’ait une voix et ne s’exprime en paroles, dit Alfred, mais si bas que personne ne l’entendit. — Vous savez, je pensais la même chose quand j’étais petit, dit Jonathan. C’est drôle, je l’avais oublié. J’avais une vieille nounou qui restait près de moi pendant le temps-repos, et, après sa mort, son corps une fois ressuscité, elle revint naturellement à la nursery faire ce qu’elle avait fait toute sa vie. Mais je ne pouvais pas dormir quand elle était là, après sa mort. Il me semblait qu’elle pleurait. Ma mère essaya de m’expliquer que c’était mon imagination. Je suppose que c’était vrai, mais à l’époque, ces pleurs me semblaient bien réels. — Que lui est-il arrivé ? demanda Alfred. Jonathan eut l’air honteux. — Ma mère fut obligée de se séparer d’elle. Vous savez comme les enfants sont têtus quand ils se mettent quelque chose dans la tête. On ne peut pas discuter logiquement avec eux. On a essayé et essayé de me convaincre, mais rien n’y a fait, sauf le départ de nounou. — Quel enfant gâté ! dit Jera, souriant à son mari par-dessus sa tasse. Oui, je crois que je l’étais, dit Jonathan, rougissant d’embarras. J’étais le plus jeune, vous comprenez. Au fait, à propos de la maison… Jera posa sa tasse et secoua la tête. — C’est hors de question. Je sais que tu t’inquiètes beaucoup au sujet de la récolte, mais la Grande Faille est le premier endroit où les hommes du dynaste viendront nous chercher. — Mais ce domaine ne sera-t-il pas le deuxième ? s’enquit Jonathan, arrêtant sa fourchette à mi-chemin de sa bouche. Jera continua à manger tranquillement. — J’ai reçu un message de Tomas ce matin. Les hommes du dynaste sont partis pour la Grande Faille. Il leur faudra au moins un demi-cycle pour arriver à notre château. Ils perdront du temps à le fouiller, puis il leur faudra encore un demi-cycle de marche pour rentrer faire leur rapport. Si Kleitus s’inquiète encore de nous avec cette nouvelle guerre qu’il a sur les bras, il leur ordonnera de venir ici. Il n’est pas possible qu’ils arrivent dans les Anciennes Provinces avant demain. Et nous démarrons ce cycle, immédiatement après le retour de Tomas. — Alfred, n’est-elle pas merveilleuse ? dit Jonathan, regardant sa femme avec admiration. Moi, je n’aurais jamais été capable d’un tel raisonnement ; je me serais enfui sans réfléchir, et je me serais jeté tout droit dans les bras des hommes du dynaste. — Oui, merveilleuse, marmonna Alfred. Cette histoire de soldats qui les cherchaient et approchaient furtivement sous le couvert du temps-repos lui mettait les nerfs à vif. L’odeur et la vue des tranches graisseuses de torb dans son assiette lui donnaient la nausée. Jera et Jonathan se regardaient dans les yeux avec adoration. Alfred prit un gros morceau de torb dans son assiette et le donna au chien sous la table qui remua la queue de contentement. Après le petit déjeuner, le duc et la duchesse disparurent pour préparer le départ du soir. Le comte resta dans son laboratoire. Alfred en fut réduit à sa propre compagnie (et à celle du chien toujours présent). Il se mit à errer dans la maison et finit par trouver la bibliothèque. Elle était petite et sans fenêtres, éclairée par des lampes à gaz murales. Des étagères, creusées dans les parois rocheuses, contenaient de nombreux volumes, dont certains très anciens, aux reliures craquelées. Il s’en approcha en tremblant, incertain de ce qu’il craignait y trouver ; peut-être des voix venues du passé, pour lui parler d’échec et de défaite. Il fut immensément soulagé en constatant qu’il s’agissait seulement de monographies sur des sujets agricoles : La Culture du Foin-Kairn, Les Maladies Communes du Pauka. — Il y a même un livre sur les chiens, dit-il, baissant les yeux. L’animal, entendant son nom, dressa les oreilles et martela le sol de sa queue. — Mais je paris qu’on n’y parle pas d’un animal comme toi ! murmura Alfred. Le chien entrouvrit la gueule en un sourire, ses yeux intelligents semblant rire en guise d’acquiescement. Alfred continua à chercher au hasard, espérant tomber sur quelque chose d’inoffensif pour lui occuper l’esprit, le distraire du danger et de l’horreur ambiants. Un gros volume au dos abondamment doré à la feuille d’or attira son regard. C’était un livre élégant, bien relié, et, quoique souvent lu, à l’évidence, objet des plus grands soins. Il le prit et le retourna pour lire le titre. L’Art Moderne de la Nécromancie. Frissonnant des pieds à la tête, Alfred voulut le remettre sur l’étagère. Ses mains tremblantes, plus maladroites que jamais, le trahirent. Il lâcha le volume et s’enfuit, quittant cette partie de la maison. Désemparé, il erra dans le sombre manoir du comte. Incapable de rester tranquille, il passait de pièce en pièce, regardant par les fenêtres le paysage lugubre, ses grands pieds bousculant des petits meubles ou trébuchant sur le chien, ses grandes mains renversant des tasses de thé de foin-kairn. De quoi as-tu peur ? se demanda-t-il, ses pensées revenant toujours à la bibliothèque. Sûrement pas de succomber à la tentation de pratiquer cet art défendu ! Son regard se posa sur une servante-zombi, qui, chargée dans la vie de laver le thé de foin-kairn renversé, continuait à s’acquitter de cette tâche après sa mort. Alfred se retourna pour regarder le lugubre paysage par la fenêtre. Le chien, qui trottait jusque-là derrière lui, obéissant au dernier ordre de son maître, le regarda avec attention. Se disant qu’Alfred allait peut-être enfin s’arrêter, le chien se coucha, queue rabattue sur le museau, poussa un profond soupir et ferma les yeux. Je me rappelle la première fois où j’ai vu le chien. Je me rappelle Haplo et ses mains bandées. Je me rappelle Hugh, l’assassin, et Tourment, l’enfant substitué. Tourment. Le visage d’Alfred devint hagard. Il posa son front contre la fenêtre, comme si sa tête était trop lourde pour lui… … La forêt de plexiglarbres se trouvait sur l’Exil de Pitrin, île de coralite flottant dans le monde de l’air d’Arianus. C’était un endroit terrifiant – du moins pour Alfred. Mais il faut dire que, pour le Sartan, en dehors de la paix réconfortante du mausolée, tout était terrifiant. Les plexiglarbres sont très appréciés sur Arianus, où on les cultive pour l’eau qu’ils accumulent dans leurs troncs cassants et cristallins. Mais il ne s’agissait pas d’une plantation ; les arbres n’étaient pas petits et bien entretenus. A l’état sauvage, les plexiglarbres atteignent plusieurs centaines de pieds de haut. Le sol sur lequel marchait Alfred était jonché de branches cassées par les vents qui balayaient cette partie de l’île. Il contempla les branches, aux bords tranchants comme des rasoirs. Des craquements claquaient comme le tonnerre, et il avait l’impression que les branches géantes allaient tomber sur lui. Alfred se félicitait de marcher sur une route longeant la lisière de la forêt, quand Hugh-la-Main s’arrêta. — Par ici, dit-il, montrant le sous-bois. — Là-dedans ? dit Alfred, incrédule. Entrer dans une forêt de plexiglarbres pendant une tempête était suicidaire. Mais c’était peut-être ce que Hugh avait en tête. Alfred soupçonnait depuis longtemps que Hugh-la-Main ne pouvait pas honorer son « marché » et assassiner de sang-froid l’enfant Tourment qui voyageait avec eux. Alfred observait le combat intérieur de l’assassin. Il l’entendait presque se, maudire d’être si faible et sentimental. Hugh-la-Main qui en avait tué tant sans hésitation ni regret… Mais Tourment était si beau, si gracieux, si charmant… avec une âme noircie par les paroles que murmurait à son oreille un père magicien qu’il n’avait jamais vu. Hugh ne se doutait pas que lui, l’araignée, il était pris dans une toile bien plus sournoise et tortueuse que toutes celles qu’il pourrait tisser. Tous trois – Tourment, Hugh et Alfred – entrèrent dans la forêt de plexiglarbres, se frayant un chemin à travers les broussailles. Enfin, ils rejoignirent un sentier. Tourment était très excité, impatient de voir le célèbre vaisseau volant de Hugh. Il se mit à courir devant eux. Le vent soufflait, les branches s’entrechoquaient dans un fracas sinistre. — Messire, ne devrions-nous pas le retenir ? demanda le Sartan. — Laissez-le s’amuser, répondit Hugh. Et Alfred sut que l’assassin rejetait sa responsabilité sur le destin, le hasard ou une divinité quelconque, s’il en existe. Alfred entendit le craquement, semblable au fracas de la tempête incessante du Maelström. Il vit la branche tomber, vit Tourment la regarder venir, paralysé par le choc. Le Sartan bondit, mais il était trop tard. La branche s’abattit sur l’enfant dans un bruit de tonnerre. Il entendit un cri, puis, brusquement, le silence. Alfred s’élança. La branche était énorme et barrait complètement le sentier. L’enfant était invisible, sans doute enterré sous les débris. Alfred considéra avec désespoir les rameaux aux arêtes tranchantes comme des rasoirs. Recule. Ne te mêle pas de ça. Tu sais ce qu’est cet enfant ! Tu connais le mal qui l’a fait naître. Laisse-le mourir avec lui. Mais ce n’est qu’un enfant ! Il n’a pas choisi son destin. Doit-il payer pour les péchés de son père ? Ne devrait-il pas avoir la possibilité de voir par lui-même, de juger, de comprendre, de se racheter, et peut-être d’en racheter d’autres ? Alfred jeta un coup d’œil derrière lui. Hugh devait avoir entendu la branche, le cri. L’assassin prenait son temps, ou peut-être prononçait-il une prière d’action de grâces. Mais il ne tarderait pas à paraître. Il aurait fallu toute une équipe munie de câbles pour soulever l’énorme branche – ou un seul puissant magicien. Alfred se mit à psalmodier les runes. Elles s’enroulèrent autour de la branche, la séparèrent en deux moitiés qu’elles déposèrent de chaque côté du sentier. Dessous, gisait le corps de Tourment. L’enfant n’était pas mort, mais mourant. Couvert de sang. Le corps percé d’innombrables éclats. Impossible de dire combien d’os étaient cassés ou écrasés. Apporte la vie aux morts. L’Onde doit se corriger. Donne la vie à l’un, et un autre mourra prématurément. L’enfant était inconscient, anesthésié, perdant rapidement son sang et sa vie. Si j’étais médecin, j’essaierais de le sauver. Est-ce donc mal, de faire ce que je suis capable de faire ? Alfred ramassa un petit éclat de cristal, ses mains, généralement maladroites, maintenant habiles et délicates. Le Sartan fit une petite incision dans sa chair. Il s’agenouilla près de l’enfant, et, de son propre sang, traça un sigle sur le petit corps mutilé. Puis il psalmodia les runes, et, de son autre main, les traça en l’air. Les os cassés se recollèrent, les blessures se refermèrent. La respiration haletante se fit régulière. La peau grisâtre rosit, irriguée par le sang et la vie. Tourment s’assit et fixa Alfred, ses yeux bleus plus perçants que les branches du plexiglarbre… Tourment avait vécu. Et Hugh était mort. Mort prématurément. Alfred se prit la tête dans les mains. Mais d’autres avaient été sauvés ! Comment savoir ? Comment savoir si j’ai bien fait ? Tout ce que je sais, c’est qu’il était en mon pouvoir de sauver l’enfant et que je l’ai fait. Je ne pouvais pas le laisser mourir. Puis Alfred comprit sa peur. S’il ouvrait ce traité de nécromancie, il verrait sur ses pages la rune même qu’il avait tracée de son sang sur la poitrine de Tourment. J’ai fait le premier pas sur cette voie sombre et tortueuse, et qui sait si je n’en ferai pas un second, un troisième ? Suis-je plus fort que ces Sartans d’Abarrach, mes frères ? Non, se dit Alfred, et il s’effondra dans un fauteuil, désespéré. Non, je suis comme eux. CHAPITRE XXVIII NECROPOLIS, ABARRACH Haplo se souleva sur un coude et, à travers les barreaux de sa prison, il regarda le corps du prince, dans la cellule de l’autre côté du couloir. Aucune raideur grotesque des membres, visage détendu, Edmund aurait pu être endormi, n’était le trou béant dans sa poitrine. On avait ordonné au préservateur de la laisser visible, preuve de la mort violente du prince, et assurance de guerre quand on le rendrait à son peuple. Le Patryn se rallongea sur le dos, aussi confortablement que possible sur la dure couche de pierre, se demandant quand le dynaste viendrait lui rendre visite. — Vous, vous êtes flegmatique, hein ? dit le préservateur, passant devant sa cellule avant de rentrer chez lui. J’ai vu des cadavres plus agités. Celui-là, par exemple, dit-il, montrant sombrement le prince, nous donnera du fil à retordre quand il reviendra à la vie. Ils oublient tout le temps qu’ils sont enfermés et se ruent sur les barreaux. Puis, quand je leur ai fait comprendre leur état, ils marchent de long et large, sans arrêt. Puis ils oublient encore et se jettent sur la porte. Tandis que vous – tranquille comme Baptiste, on dirait que vous n’avez pas un souci en tête. Haplo haussa les épaules. — Perte d’énergie. Pourquoi me fatiguer inutilement ? Le préservateur branla du chef et partit, content d’aller retrouver sa famille après une longue et dure journée de travail. Si le préservateur soupçonnait Haplo de ne pas dire tout ce qu’il savait, il avait raison. Une prison est une prison uniquement pour celui qui ne peut pas s’échapper. Et Haplo pouvait sortir de sa cellule n’importe quand. Il convenait à ses desseins d’y rester. Kleitus parut bientôt, accompagné de Pons, chargé de s’assurer que personne ne venait déranger le souverain et le prisonnier pendant leur entretien. Pons passa son bras sous celui de la nécromancienne du temps-veille, stupéfaite, à qui ses courbettes commençaient à donner le vertige, et il l’entraîna à l’écart. Il ne resta que les morts pour entendre la conversation du dynaste et du prisonnier. Kleitus demeura à l’extérieur et fixa un regard perçant sur Haplo. Le dynaste avait rabattu sa capuche sur son visage, et Haplo ne voyait pas son expression. Mais il resta assis, tranquille et calme. Kleitus ouvrit la porte d’un geste et d’une rune parlée. Tous les autres se servaient d’une clé. Haplo se demanda si cette démonstration de magie était destinée à l’impressionner. Le Patryn, qui aurait pu dissoudre les portes d’un geste et d’une rune, sourit. Le dynaste entra, regarda autour de lui, mécontent. Aucun siège pour lui. Haplo glissa à un bout du lit et tapota la couche de pierre de la main. Kleitus se raidit, choqué. Haplo haussa les épaules. — Personne ne reste assis quand nous sommes debout, dit froidement Kleitus. Plusieurs remarques caustiques montèrent aux lèvres d’Haplo, mais il les ravala. Inutile de l’indisposer. Après tout, ils seraient bientôt compagnons de voyage. Haplo se leva lentement. — Pourquoi êtes-vous là ? demanda Kleitus, levant deux longues mains délicates et rabattant sa capuche en arrière pour découvrir son visage. — Vos soldats m’y ont amené, répliqua Haplo. Le dynaste eut un petit sourire, croisa les mains derrière son dos et se mit à arpenter la cellule. Il en fit le tour complet – ce qui ne fut pas long, la cellule étant très exiguë – puis s’arrêta et regarda fixement Haplo. — Nous voulions dire, pourquoi avez-vous franchi les Portes de la Mort pour venir dans ce monde ? La question prit Haplo par surprise. Il s’attendait plutôt à « Où sont les portes de la Mort ? » ou peut-être — Comment les avez-vous franchies ? », mais pas à — Pourquoi ? ». La vérité, ou du moins une vérité partielle, s’imposait. Et le dynaste la découvrirait sans doute, parce que toute parole que prononçait Haplo semblait susciter des nuées d’images chez ces Sartans. — Mon Seigneur m’a envoyé, Majesté, répondit Haplo. Les yeux de Kleitus se dilatèrent. Peut-être qu’il avait aperçu le Seigneur du Nexus dans l’esprit d’Haplo. Tant mieux. Ainsi, il le connaîtrait quand ils se rencontreraient. — Dans quel but ? Pourquoi votre Seigneur vous a-t-il envoyé ? — Pour regarder, pour voir comment vont les choses. — Vous êtes allé sur les autres mondes ? Haplo ne put empêcher quelques images d’Arianus et de Pryan de lui traverser l’esprit, et de là, de passer certainement dans celui de Kleitus. — Oui, Sire. — Et quelle est la situation sur ces autres mondes ? — Désordres. Guerres. Chaos. Comme on peut s’y attendre quand ce sont les menschs qui gouvernent. — Les menschs qui gouvernent. De nouveau, Kleitus sourit, poliment cette fois, comme si Haplo avait fait une mauvaise plaisanterie. — Sous-entendant, naturellement, que sur Abarrach, avec nos désordres et nos guerres, nous ne valons pas mieux que les menschs. Il pencha la tête et considéra Haplo entre ses paupières mi-closes. — Pons nous a dit que vous n’approuvez pas les Sartans d’Abarrach. « Nous ne tuons pas les nôtres », c’est bien ça ? Le regard du dynaste se déplaça, se posa sur le corps du prince allongé dans la cellule d’en face. Puis il ramena ses yeux sur Haplo, qui n’eut pas le temps d’effacer son sourire sardonique. Kleitus pâlit, fronça les sourcils. — Vous, l’antique ennemi, fils d’une race cruelle et barbare, dont la cupidité et l’ambition ont amené la destruction de notre monde, vous osez nous juger ! Oui, nous vous connaissons. Nous avons étudié, nous avons trouvé des informations sur vous – ou plutôt sur votre peuple – dans les anciens textes. Haplo ne répondit pas, attendit. Le dynaste haussa un sourcil. — Redites-nous pourquoi vous êtes venu sur notre monde. — Je vais vous le redire. Le Patryn, qui commençait à s’impatienter, décida d’aller droit au but. — Mon Seigneur m’a envoyé. Si vous voulez lui demander pourquoi, à lui, rien de plus facile. Venez avec moi. J’allais vous le proposer de toute façon. — Vraiment ? Vous me feriez franchir les Portes de la Mort avec vous ? — Et de plus, Majesté, je vous montrerais comment les franchir dans l’autre sens pour revenir dans votre monde. Je vous présenterais à Mon Seigneur, je vous ferais visiter mon monde… — Et que demanderez-vous en échange ? D’après ce que nous savons de votre peuple, nous supposons que vous ne nous proposez pas tous ces services par pure bonté de cœur. — En échange, dit tranquillement Haplo, vous enseignerez à mon peuple l’art de la nécromancie. — Ah ! fit Kleitus, dont le regard se posa sur les mains peintes de runes. Voilà une technique magique que vous ne connaissez pas. Très bien. Nous réfléchirons à cette idée. Naturellement, nous ne pouvons pas partir tant que notre cité est menacée. Il vous faudra attendre que nous ayons réglé le conflit avec le peuple de Kairn Telest. Haplo haussa les épaules avec nonchalance. — Je ne suis pas pressé. — Tuez-vous les uns les autres, se dit-il. Moins il restera de Sartans pour contrecarrer les plans de Mon Seigneur, mieux ça vaudra. Kleitus étrécit les yeux, et Haplo craignit un instant d’être allé trop loin. Il n’avait pas l’habitude qu’on sonde son, esprit. Cet imbécile d’Alfred était toujours trop préoccupé de ses propres problèmes pour y penser. Il 212.1 que je me surveille se dit le Patryn. — En attendant, dit lentement le dynaste, nous espérons que vous accepterez de rester notre hôte. Nous regrettons que le logement ne soit pas plus confortable. Nous vous donnerions bien une chambre au palais, mais cela provoquerait des rumeurs et demanderait des explications. Il vaut mieux que vous restiez ici, au calme et en sécurité. Kleitus, qui se dirigeait vers la porte, s’arrêta et se retourna. — Au fait, votre ami… — Je n’ai aucun ami, dit Haplo d’un ton bref. — Vraiment ? Je parle de ce Sartan qui vous a sauvé la vie. Celui qui a détruit le garde-zombi qui allait vous exécuter. — C’était par intérêt, Majesté. Je suis sa seule façon de sortir d’ici. — Alors, il vous sera indifférent d’apprendre que cet homme est entré en collusion avec nos ennemis et que, par conséquent, sa vie est en danger ? Haplo sourit en se rasseyant. Si tu penses me forcer à parler en menaçant la vie d’Alfred, mon ami, tu te trompes lourdement. — Je resterais indifférent si on m’apprenait qu’Alfred est tombé dans la Mer de Feu. Kleitus claqua la porte de la cellule, sans recourir à la magie. Il commença à s’éloigner. — Oh, à propos, Majesté, cria Haplo, grattant les runes de ses mains. Lui aussi il savait jouer à ce jeu. kleitus l’ignora et continua à marcher. — J’ai entendu parler d’une prophétie… Il laissa sa phrase en suspens, ses paroles flottant, inquiétantes, dans l’air froid et humide des catacombes. Le dynaste s’arrêta et se retourna, le visage de nouveau caché sous sa capuche. Mais sa voix, qu’il s’efforçait de garder indifférente, était froide et dure comme l’acier. — Et alors ? — Je me demandais simplement ce que c’était. Je pensais que, peut-être, Votre Majesté pourrait me le dire. Le dynaste eut un petit gloussement. — Nous pourrions passer le reste de notre temps-veille et une bonne partie de notre temps-repos à vous énoncer toutes les prophéties, Patryn. — Il y en a donc eu tellement ? s’émerveilla Haplo. — Oui, tellement. Et la plupart sont ce que vous imaginez facilement – divagations de vieux fous ou de vierges montées en graine. Pourquoi cette question ? Tellement, hein ? pensa Haplo. La prophétie, avait dit Jera, et tout le monde savait – ou semblait savoir — exactement ce qu’elle voulait dire. Je me demande pourquoi tu ne veux pas me le dire, rusé fils de dragon. Peut-être que ça te touche de trop près, hein ? — Je me disais que peut-être, l’une de ces prophéties pouvait se référer à Mon Seigneur, dit Haplo, prenant un risque. Il ne savait pas exactement où il voulait en venir par ce coup frappé totalement au hasard. Mais s’il avait l’intention de faire couler le sang, il était passé à côté de la cible. Kleitus ne broncha pas, ne fit aucun commentaire, mais se retourna, comme si la conversation l’ennuyait, et repartit dans l’étroit couloir. Haplo, qui prêtait l’oreille, l’entendit saluer Pons du même ton ennuyé. L’écho de leur voix s’éloigna graduellement, et le Patryn resta seul en compagnie des morts. Au moins, les morts ne faisaient pas de bruit… à l’exception des soupirs et gémissements incessants bourdonnant à ses oreilles. Haplo se rallongea sur sa couche de pierre pour réfléchir à sa conversation avec le dynaste, repassant mentalement tous les mots prononcés et tous les mots tus. Le Patryn décida qu’il avait eu l’avantage dans ce premier choc des volontés. Kleitus aspirait ardemment à quitter ce tas de roc, c’était évident. Il désirait visiter les autres mondes, gouverner les autres mondes – cela aussi, c’était évident. — Si cette chose qu’on appelle l’âme existait, comme le croyaient les anciens, cet homme vendrait la sienne pour partir, dit Haplo aux morts. Mais, à la place de son âme, il me vendra la nécromancie. Avec les morts qui combattront pour lui, Mon Seigneur forgera sa propre prophétie. D regarda le corps du prince allongé dans la cellule j’en face. — Ne vous inquiétez pas, Altesse, dit-il doucement. Vous aurez votre vengeance. — Il ment, naturellement, le rusé coquin, dit le Dynaste à Pons quand ils furent seuls dans la bibliothèque. Il veut me faire croire que les menschs gouvernent les autres mondes ! Comme si des menschs pouvaient gouverner quoi que ce soit ! — Mais vous avez vu… — Nous avons vu ce qu’il voulait nous faire voir ! Cet Haplo et son acolyte sont des espions, envoyés pour découvrir nos points faibles et nos points forts. Nous avons vu l’homme. Kleitus se tut, réfléchissant. Puis il hocha lentement la tête. — C’est une puissance avec laquelle il faut compter, Pons. Un vieux magicien d’une habileté, d’une discipline et d’une volonté extraordinaires. — Vous avez appris tout cela simplement par cette vision, Sire ? — Ne soyez pas stupide, Pons. Nous l’avons vu par les yeux de son disciple. Cet Haplo est dangereux, intelligent, très versé dans l’art de la magie, pour barbare qu’elle soit. Il honore et révère cet homme qu’il appelle « son seigneur » ! Un homme aussi fort que cet Haplo ne se donnerait pas corps et âme à un inférieur, ou même à un égal. Ce seigneur sera un adversaire digne de nous. — Mais s’il a des mondes à sa solde… — Nous avons les morts, chancelier. Et l’art de ressusciter les morts. Pas lui. Son espion nous l’a avoué. Il essaye de nous décider à conclure un marché. — Un marché, Majesté ? — Il nous ferait franchir les Portes de la Mort et nous lui enseignerions l’art de la nécromancie, dit Kleitus, avec un sombre sourire. Nous lui avons fait croire que nous réfléchissions à sa proposition. Et il a soulevé la question de la prophétie, Pons. — Vraiment ? dit le chancelier, stupéfait. — Oh, il prétend ne pas la connaître. Il m’a même demandé de la lui énoncer ! Je suis certain qu’il sait la vérité, Pons. Et vous réalisez ce que ça signifie ? — Je ne suis pas sûr, Majesté, dit prudemment le chancelier, qui ne voulait pas paraître lent d’esprit. Il était inconscient quand la duchesse l’a mentionnée… — Inconscient ! grogna. Kleitus. Pas plus inconscient que nous ! C’est un puissant magicien, Pons. Il peut sortir de cette cellule quand il le voudra. Heureusement, il croit qu’il contrôle la situation. « Non, Pons, il feignait l’inconscience. Nous avons étudié leur magie, vous comprenez. Kleitus prit un os-rune et le leva dans la lumière. — Et nous croyons commencer à comprendre comment elle agit. Si nos gros prétentieux d’ancêtres avaient pris la peine d’en apprendre davantage sur l’ennemi, nous aurions peut-être pu éviter le désastre. Mais qu’ont-ils fait dans leur orgueilleuse présomption ? Ils ont transformé leurs pauvres connaissances en un jeu ! Bah ! En un rare accès de colère, le dynaste balaya les runes de la table. Puis, se levant, il se mit à arpenter la pièce. — La prophétie, Majesté ? — Merci, Pons. Vous nous ramenez à ce qui est vraiment important. Et le fait que cet Haplo connaisse la prophétie est d’une importance capitale. — Pardonnez-moi, Majesté, mais je ne vois pas… — Pons ! dit Kleitus, venant se planter devant son ministre. Réfléchissez ! Un homme franchit les Portes de la Mort, et il connaît la prophétie. Cela signifie que la prophétie est connue au-delà de notre monde. La lumière brilla aux yeux enfin décillés du chancelier. — Majesté ! — Ce seigneur patryn nous craint, Pons, dit doucement Kleitus, les yeux perdus dans le lointain, dans des mondes qu’il n’avait vus qu’en esprit. Grâce à la nécromancie, nous sommes devenus les Sartans les plus puissants qui aient jamais vécu. C’est pourquoi il a envoyé ses espions pour apprendre nos secrets, désorganiser notre monde. Je le vois, attendant leur retour. Et il attendra en vain ! — Espions, au pluriel. Je suppose que Votre Majesté pense à l’autre, au Sartan qui a détruit le mort. Puis-je respectueusement rappeler à Votre Majesté que cet homme est un Sartan, l’un d’entre nous. — Lui ? Qui a détruit un mort ? Non, s’il est Sartan, il est un de ceux qui sont tombés dans le mal. Il est vraisemblable qu’au cours des siècles, les Patryns aient corrompu certains des nôtres. Mais pas nous. Ils ne nous corrompront pas. Nous devons retrouver ce Sartan. sous devons apprendre comment il a détruit le mort. — Comme je vous l’ai déjà dit, Majesté, je n’ai pas connu la structure runique dont il s’est servi… — Vos connaissances sont limitées, Pons. Vous n’êtes pas nécromancien. — C’est vrai, Sire, dit humblement Pons. Pons savait en quoi il était compétent – dans la manière de se rendre indispensable à son souverain. — La magie de ce Sartan pourrait être très dangereuse. Nous devons savoir ce qu’il a fait pour mettre fin à la « vie » du cadavre. — Sans aucun doute, Majesté, mais s’il est près du comte, sa capture s’avérera peut-être difficile… — C’est précisément pourquoi nous ne la tenterons Et aucune « capture » ne sera nécessaire. Le duc et a duchesse viennent dans la cité pour sauver le prince, n’est-ce pas ? — D’après Tomas, c’est leur plan. — Alors, ce Sartan voudra venir avec eux. — Secourir le prince ? Pourquoi ? — Non, Pons. Il viendra pour sauver son ami Patryn – qui, d’ici-là, sera mourant. CHAPITRE XXIX NECROPOLIS, ABARRACH Les conspirateurs avaient prévu de retourner dans la cité le cycle suivant, et de se réunir dans la maison de Tomas. Ils n’auraient aucune difficulté à se glisser dans Necropolis à la faveur du temps-repos. Une unique porte donnait accès à la cité, et elle était gardée par des morts. Mais, étant un réseau de tunnels et de grottes, Necropolis possédait d’autres entrées et sorties, trop nombreuses pour qu’on poste des gardes devant chacune, et d’autant moins qu’il n’y avait en général aucun ennemi à craindre. — Mais maintenant, il y a un ennemi, dit Jera. Le dynaste fera peut-être fermer tous les « trous à rats ». Mais Tomas était sûr que le dynaste n’aurait pas donné un tel ordre, l’ennemi étant, après tout, de l’autre côté de la Mer de Feu. Jera restait hésitante, mais Jonathan lui rappela que le dynaste tenait en très haute estime leur ami Tomas, lequel connaissait bien la façon de penser de Sa Majesté. A la fin, ils se mirent d’accord pour entrer dans la cité par les trous à rats. Mais qu’allaient-ils faire du chien ? — Nous pouffions le laisser ici, dit Jera, considérant pensivement l’animal. — Il n’y resterait pas, j’en ai peur, dit Alfred. — Il a raison, dit Jonathan à voix basse à sa femme. Il n’est même pas resté mort ! — Nous ne pouvons pourtant pas nous permettre de l’emmener. Peu de gens à Necropolis feront attention à nous. Mais il se trouvera toujours des citoyens zélés pour dénoncer la présence d’une bête à l’intérieur des murs ! Alfred aurait pu leur dire qu’il était inutile de s’inquiéter. On pouvait jeter le chien dans toutes les fosses de base bouillante qu’on voulait. On pouvait le confier à tous les gardes qu’on voulait, l’enfermer dans toutes les cages qu’on voulait, tant qu’Haplo vivrait, le chien reparaîtrait, tôt ou tard. Mais le Sartan ne savait pas comment formuler cela en paroles. Il les laissa donc parer, jusqu’au moment où il comprit qu’ils avaient l’intention de les laisser tous les deux en arrière, lui et le chien. Le vieux comte était tout acquis à ce plan. — J’ai vu des cadavres morts depuis cinquante ans en moindre danger de se désintégrer ! dit-il à sa fille avec irritation. Quelques instants plus tôt, Alfred avait failli se casser le cou en tombant dans un escalier. — Vous serez beaucoup plus en sécurité ici, Alfred, ajouta Jera. Non que faire sortir le prince de Necropolis présente aucun danger, mais quand même… — Je viens, dit Alfred, têtu. A sa grande surprise, il trouva un ardent partisan en Tomas. — Je suis d’accord avec vous, messire, dit-il avec force. Vous devez venir avec nous. Il prit Jera à l’écart et lui chuchota quelque chose. Elle considéra Alfred d’un œil pénétrant, à son grand embarras. — Oui, peut-être avez-vous raison. Elle alla parler à son père. Alfred écouta attentivement et comprit quelques bribes de la conversation. — … ne devrions pas le laisser ici… des chances que les troupes du dynaste… rappelle-toi ce que j’ai vu… la non du cadavre. — Très bien, déclara le vieillard, mécontent. Mais vous n’avez pas l’intention de l’emmener au palais, non ? Il trébucherait à la première occasion, et c’en serait fait de nous ! — Non, non, dit Jera, conciliante. Mais qu’allons nous faire du chien ? soupira-t-elle. A la fin, ils décidèrent simplement de prendre le risque. Comme le fit remarquer Tomas, ils entreraient en ville pendant le temps-repos, et les chances étaient minces de rencontrer des vivants pour dénoncer sa présence. Ils traversèrent les Anciennes Provinces par des chemins détournés et arrivèrent à Necropolis au plus fort du temps-repos. La grand-route menant à la cité était déserte. Les murs se dressaient, noirs et silencieux. Les lampes à gaz étaient en veilleuse. La seule lumière était la lueur rougeâtre émise au loin par la Mer de Feu. Descendant de leur calèche, ils suivirent Tomas jusqu’à un trou qui s’enfonçait sous le sol de la caverne. Tous les citoyens connaissaient ces trous à rats, ainsi qu’on les appelait, et s’en servaient, car c’était plus commode que d’entrer par la grande porte et de se frayer un chemin à grand-peine dans les rues encombrées. — Comment le dynaste prévoit-il de garder ces entrées contre une armée ennemie ? chuchota Jera baissant la tête pour passer sous l’arche humide. — Il doit se poser la question, dit Tomas avec un petit sourire. C’est peut-être pour ça qu’il s’est enfermé dans sa chambre, avec ses cartes et ses conseillers militaires. — D’autre part, il n’est peut-être pas inquiet du tout, dit Jonathan, aidant Alfred à se remettre sur pied. Necropolis n’a jamais été prise. — La chaussée est humide, murmura Alfred d’un ton d’excuse, se recroquevillant sous le regard irrité du comte. Vous vous êtes donc souvent fait la guerre ? — Oh oui, répondit Jonathan avec entrain, comme parlant d’une partie d’os-runes. Je vous raconterai plus tard, ça vous intéressera. Maintenant, nous ferions peut-être mieux de nous taire. De quel côté, Tomas ? Je me sens perdu, ici. Tomas indiqua la direction, et ils entrèrent dans un dédale d’étroits tunnels où Alfred perdit tout sens de l’orientation en quelques instants. Regardant autour de lui, il vit le chien qui trottinait derrière. Les premières rues, les plus proches des murs, étaient désertes. Sombres et étroites, elles serpentaient au milieu d’un fouillis confus de masures et d’échoppes construites en blocs de pierre noire ou creusées dans la lave. Les échoppes étaient fermées pour le temps-repos, les maisons étaient sombres. Beaucoup semblaient désertes, abandonnées, tombant lentement en ruines. Les portes pendaient de travers sur leurs gonds arrachés. Il régnait une odeur de décomposition avancée. Curieux, Alfred jeta un coup d’œil par une vitre cassée. Un visage cadavérique faisait une tache blanchâtre dans le noir. Des orbites vides regardaient dans la rue, sans voir. Alarmé, Alfred se rejeta en arrière, manquant faire tomber Jonathan. — Attention ! dit le duc, reprenant son équilibre et aidant Alfred à retrouver le sien. Je reconnais que c’est déprimant. Ce secteur était agréable autrefois du moins selon les anciennes archives. Dans l’ancien temps, c’était le quartier des ouvriers, soldats, commerçants, et des nécromanciens et préservateurs inférieurs. « Je suppose, ajouta-t-il, baissant la voix sous le regard de sa femme, qu’on peut dire qu’ils y vivent encore, mais ce sont presque tous des cadavres. » Si déprimantes étaient ces rues désertes et leurs maisons-tombeaux qu’Alfred poussa un soupir de soulagement quand ils débouchèrent dans une large artère où circulaient des passants. Puis il se rappela le danger que présentait la présence du chien. Malgré les assurances chuchotées de Jera, il se mit à longer les murs, évitant les flaques de lumière projetées par les lampes crachotantes. Le chien suivait sur ses talons, comme s’il comprenait et s’efforçait de se rendre invisible. Les gens passaient sans le regarder, comme s’ils ne les voyaient pas. Alfred réalisa peu à peu que ce n’étaient pas des vivants. Les morts arpentaient les rues de Necropolis pendant le temps-repos. La plupart des cadavres avançaient d’un pas décidé, exécutant une tâche que les vivants leur avaient assignée riant d’aller dormir. Mais, ici et là, ils rencontrèrent un cadavre errant au hasard, ou s’acquittant d’un travail qu’il aurait dû exécuter pendant le temps-veille. Des nécromanciens patrouillaient les rues, rassemblant ces morts qui avaient oublié leur tâche ou qui se rendaient importuns. Le groupe eut soin de se tenir à l’écart de ces nécromanciens, s’abritant sous des portes jusqu’à ce qu’ils soient passés. Necropolis était construite en une série de demi-cercles concentriques à partir de la forteresse. A l’origine, la petite population de menschs et de Sartans vivait à l’intérieur de la forteresse, mais, le nombre des résidents s’accroissant sans cesse, elle avait bientôt été trop petite, et les nouveaux arrivants avaient commencé à se construire des habitations hors les murs. A l’époque de la prospérité de Necropolis, le dynaste d’alors, Kleitus III, s’était réservé la forteresse et en avait fait son palais. La noblesse résidait dans de magnifiques demeures situées près du château, et le reste de la population s’était étagé tout autour, par ordre de rang et de richesse. La maison de Tomas était située à mi-chemin, entre les pauvres maisons des murailles extérieures et les riches demeures des puissants, près des murs du palais. Fatigué et déprimé par le voyage, Alfred entra avec soulagement dans des pièces chaudes et bien éclairées, après l’obscurité et la pluie pénétrante du dehors. Tomas s’excusa auprès du duc, de la duchesse et du comte, de la simplicité de sa maison qui était – comme la plupart des habitations de la caverne – construite en hauteur pour économiser l’espace. — Mon père était un petit noble. Il m’a laissé le droit de séjourner à la cour avec les autres courtisans, dans l’espoir d’obtenir un sourire de Sa Majesté, et pas grand-chose d’autre, dit Tomas avec une nuance d’amertume. Maintenant, il continue à séjourner à la cour, debout parmi les morts. Moi, je suis debout parmi les vivants. Ça ne fait pas grande différence entre nous. Le comte se frotta les mains.. — Cela va bientôt changer. Quand viendra la révolution. — Quand viendra la révolution, répétèrent les autres, en un écho révérentiel. Alfred soupira, se laissa tomber dans un fauteuil en se demandant ce qu’il allait faire. Le chien se pelotonna à ses pieds. Il se sentait engourdi, incapable de réfléchir ou d’agir. Il n’était pas un homme d’action, comme Haplo. Je suis le jouet des événements ; je ne les domine pas, se dit-il tristement. Il supposait qu’il aurait dû faire quelque chose pour mettre fin à la pratique de l’art interdit de la nécromancie, mais quoi ? Il était seul. Et ni très fort ni très sage, en plus. Sa seule pensée, son seul souhait, son seul désir, c’était de fuir ce monde horrible, de l’oublier et de ne jamais plus y penser. — Excusez-moi, messire, dit le duc, lui touchant respectueusement le genou. Alfred sursauta et leva vers le duc un visage effrayé. — Ça va ? demanda Jonathan, inquiet. Alfred hocha la tête, agita vaguement la main en marmonnant des excuses sur la fatigue du voyage. — Vous avez manifesté de l’intérêt pour l’histoire de nos guerres. Ma femme, le comte et Tomas m’ont écarté pendant qu’ils mettent au point notre stratégie pour enlever le prince, dit Jonathan en souriant. Les complots, ce n’est pas mon fort. Ma tâche, c’est de vous tenir compagnie. Mais si vous préférez vous retirer, Tomas vous montrera votre chambre… — Non, non ! Il ne craignait rien tant que rester seul avec ses pensées. — J’aimerais beaucoup connaître l’histoire de vos guerres, dit-il, la gorge serrée. — Je ne peux vous parler que de celles qui ont eu lieu dans les environs, dit le duc en s’asseyant. Du thé ? Des biscuits ? Vous n’avez pas faim. Par où commencer ? A l’origine, Necropolis n’était qu’une petite ville, essentiellement un endroit de passage où les gens attendaient avant d’aller s’installer ailleurs sur Abarrach. Mais, au bout d’un certain temps, les Sartans et les menschs – il y avait encore des menschs à l’époque – se sont aperçus que la vie était belle et bonne ici et n’ont plus eu envie d’aller ailleurs. La ville s’agrandit rapidement. On cultiva les terres fertiles. Les cultures étaient florissantes. Pas les menschs, malheureusement. Jonathan parlait avec un entrain joyeux qu’Alfred trouva assez choquant. — Vous ne semblez pas vous en soucier beaucoup, observa-t-il, doucement réprobateur. Vous étiez censés protéger ces êtres plus faibles que vous. — Oh, je crois que nos ancêtres ont été bouleversés, au début, dit Jonathan, sur la défensive. Accablés, en fait. Mais ce ne fut pas vraiment leur faute. L’aide promise des autres mondes ne vint pas. La magie nécessaire pour maintenir en vie les menschs dans ce monde sinistre était trop grande, tout simplement. Nos ancêtres ne purent pas la fournir. Ils ne pouvaient rien faire. A la fin, ils cessèrent d’avoir des remords. La plupart en vinrent à croire que l’Ère de la Mort des Menschs était nécessaire, inévitable. Alfred secoua tristement la tête sans rien dire. — C’est à cette époque, et sans doute en réaction à leur disparition, que l’on commença à étudier l’art de la nécromancie, poursuivit Jonathan. — L’art interdit, rectifia Alfred, mais si bas que le duc ne l’entendit pas. — Maintenant qu’ils n’avaient plus à entretenir la vie des menschs, ils découvrirent qu’ils pouvaient vivre assez bien sur ce monde. Ils inventèrent les vaisseaux de fer qui naviguent sur la Mer de Feu. Des colonies de Sartans se répandirent dans tout Abarrach, le commerce se développa. Le royaume de Kairn Necros naquit. Et à mesure que la société progressait, progressait aussi l’art de la nécromancie. Bientôt, les vivants vécurent de l’exploitation des morts. Oui, Alfred s’en rendait bien compte. La vie à Abarrach était bonne. La mort n’était pas mauvaise non plus. Mais alors, juste comme tout (à part les menschs, qui étaient maintenant presque oubliés) semblait bien aller, tout commença à se détraquer. — La Mer de Feu et tous les lacs, océans et fleuves de magma, commencèrent à se refroidir. Des royaumes, jusque-là amis et partenaires commerciaux, devinrent des ennemis acharnés, gardant leurs vivres pour eux et se battant pour la possession des colosses, dispensateurs de a vie. C’est alors qu’éclatèrent les premières guerres. — Je suppose qu’il serait plus juste de les appeler bagarres ou échauffourées. Les guerres viendraient plus tard, dit Jonathan, plus solennel. A l’époque, nos ancêtres ne savaient apparemment pas grand-chose sur a façon de se battre. — Bien sûr que non ! dit sévèrement Alfred. Nous ignorons la guerre. Nous sommes des faiseurs de paix, des promoteurs de paix ! — C’est un luxe que vous avez là, dit doucement Jonathan. Pas nous. Ces paroles frappèrent Alfred de stupeur. La paix était-elle donc un « luxe » réservé aux mondes riches ? Il pensa aux sujets du Prince Edmund, déguenillés, transis et affamés, regardant leurs enfants, leurs vieillards, mourir devant cette ville où il y avait nourriture et crieur. Qu’est-ce que je ferais, à leur place ? Est-ce que je me laisserais mourir, est-ce que je laisserais mes enfants mourir ? Où est-ce que je me battrais ? Alfred remua sur sa chaise, soudain mal à l’aise. Je sais ce que je ferais, moi, pensa-t-il avec amertume. Je m’évanouirais ! — Le temps passant, les gens devinrent plus habiles à la guerre, dit Jonathan, buvant une gorgée de thé de foin-kairn. On entraîna les jeunes pour en faire des soldats, des armées se formèrent. D’abord, ils essayèrent de combattre par la magie, mais cela nous prenait trop d’énergie, dont nous avions besoin pour survivre « Alors, nous avons étudié la fabrication des armes anciennes. Les épées et les lances sont bien plus rudimentaires que la magie, mais elles sont efficaces. Les échauffourées devinrent des batailles, et inévitablement, aboutirent à la grande guerre survenue il y a un siècle – la Guerre de l’Abandon. « Une puissante magicienne du nom de Bethel prétendit avoir trouvé le chemin pour sortir de ce monde. Elle annonça qu’elle faisait ses préparatifs pour partir et emmènerait tous ceux qui voudraient venir avec elle. Elle s’attira beaucoup de partisans. Si les gens étaient partis, cela aurait décimé la population qui diminuait rapidement de toute façon. Sans parler de ce qui arriverait – et que tout le monde redoutait – si elle ouvrait les « Portes », comme elle disait. Qui sait quelle force terrible allait se déchaîner et prendre le contrôle de notre monde ? « Le dynaste de Kairn Necros, Kleitus VII, interdit à Bethel et ses partisans de partir. Elle refusa d’obéir, et, traversant la Mer de Feu, elle conduisit ses disciples jusqu’au Pilier de Zembar, se préparant à abandonner notre monde. La bataille fit rage entre les deux factions. jusqu’à ce que Bethel, trahie, soit capturée. Pendant la traversée de la Mer de Feu, elle déjoua la surveillance de ses gardiens et se jeta dans le magma pour que son corps ne soit pas ressuscité. Avant de sauter, elle cria une prophétie à laquelle on donna plus tard le nom de Prophétie des Portes. Alfred se représenta une femme, debout à la proue. hurlant son défi au monde. Il la vit se jeter dans l’océan de flammes. Il perdit le fil du récit de Jonathan et le retrouva quand le jeune homme baissa soudain la voix. — C’est durant cette guerre que l’on forma les premières armées de morts. En fait, on dit que certains commandants ordonnèrent le massacre de leurs propres soldats pour constituer des armées de cadavres… Alfred releva brusquement la tête. — Quoi ? Que dites-vous ? Ils ont fait assassiner leurs propres hommes ! Bienheureux Sartans ! Jusqu’où êtes-vous tombés ? Il était livide, il tremblait. — Non, ne m’approchez pas, dit-il, le repoussant de la main en se levant. Je veux partir d’ici ! Quitter ce monde ! A sa fébrilité, on aurait dit qu’il voulait quitter la maison à l’instant. — Qu’as-tu dit pour le mettre dans cet état ? demanda Jera, revenant avec Tomas. Mon cher ami, rasseyez-vous et calmez-vous. — Je lui racontais cette vieille histoire des généraux qui avaient fait tuer leurs propres soldats pendant la guerre… — Oh, Jonathan, dit Jera, secouant la tête. Vous pouvez partir quand vous voulez, Alfred. Vous n’êtes pas prisonnier ! Si, je suis captif ! gémit intérieurement Alfred. Je suis prisonnier de ma propre sottise ! J’ai franchi les Portes de la Mort par accident ! Et je n’aurais jamais le courage ni les connaissances nécessaires pour les traverser tout seul dans l’autre sens ! — Pensez à votre ami, ajouta Tomas d’un ton apaisant en lui servant du thé de foin-kairn. Vous ne voulez pas laisser votre ami derrière vous, n’est-ce pas, messire ? — Je suis désolé, dit Alfred, s’effondrant dans son fauteuil. Pardonnez-moi. Je suis…. fatigué, c’est tout. Très fatigué. Je vais aller me coucher. Viens, mon vieux. II posa une main tremblante sur la tête du chien. L’animal le regarda, gémit, remua lentement la queue, mais ne bougea pas. Le gémissement avait une résonance bizarre, qu’Alfred ne lui avait jamais entendue. Il le regarda avec plus d’attention. Le chien essaya de soulever la tête, la reposa sur ses pattes, épuisé. Mais il continua à remuer a queue, pour montrer qu’il appréciait son inquiétude. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jera, baissant les yeux sur le chien. Vous croyez qu’il est malade ? — Je ne suis pas sûr. Je ne connais pas grand-chose aux chiens, j’en ai peur, marmonna Alfred, glacé J’épouvante. Il savait pourtant quelque chose sur ce chien, ou croyait le savoir. Et si ce qu’il croyait était vrai, alors, le chien étant malade, Haplo était malade aussi. CHAPITRE XXX NECROPOLIS, ABARRACH L’état du chien ne tarda pas à empirer. Le cycle suivant, il ne pouvait plus bouger du tout, mais gisait sur le flanc, haletant, refusant de manger, et même de boire. Tout le monde était désolé de le voir souffrir, mais personne, à part Alfred, ne s’en inquiétait. Ils ne pensaient tous qu’au raid sur le château, à l’évasion du cadavre du prince. Ils avaient bâti, discuté, et revu leur plan sous tous ses angles pour en déceler les faiblesses sans en trouver aucune. — Ce sera ridiculement facile, dit Jera au petit déjeuner. — Je vous demande pardon, dit timidement Alfred, mais j’ai passé quelque temps à la cour sur… euh… le monde d’où je viens, et le Roi Stephen… enfin… les cachots du roi étaient bien gardés. Comment prévoyez-vous… — Cela ne vous concerne pas, grogna le comte. Alors, ne vous inquiétez-pas. Cela me concerne sans doute, pensa Alfred, jetant un coup d’œil sur le chien malade. Pourtant, il ne dit rien, préférant attendre d’avoir des nouvelles. — Ne soyez pas si revêche, Monseigneur, dit Jonathan en riant. Nous avons tous confiance en Alfred, non ? Un profond silence s’abattit sur le groupe ; Jera rougit légèrement. Involontairement, elle regarda Tomas, qui rencontra son regard, secoua la tête et baissa les yeux sur son assiette. Le comte émit un nouveau grognement. Jonathan les regarda les uns après les autres, perplexe. — Oh, allons… commença-t-il. — Un peu plus de thé, messire ? l’interrompit Jera, soulevant la théière et se préparant à remplir la tasse d’Alfred. — Non, merci, Votre Grâce. Personne ne dit plus rien. Jonathan ouvrit la bouche tour parler, mais un regard de sa femme le fit taire. On l’entendit plus que la respiration laborieuse du chien et, de temps en temps, des bruits de fourchette cognant sur les assiettes de terre cuite. Tous semblèrent soulagés quand Tomas se leva. — Si vous voulez bien m’excuser, Votre Grâce, dit-il en s’inclinant c’est l’heure de mon apparition à la cour. Bien que ma personne n’ait pas la moindre importance, ajouta-t-il avec dérision, ce cycle entre tous les cycles, je dois éviter d’attirer l’attention sur moi. Je dois être à ma place habituelle à mon heure habituelle. Alfred resta à l’écart jusqu’au moment où tous se séparèrent pour aller vaquer à leurs occupations matinales. Resté seul, Tomas se dirigea vers la porte. Alfred sortit de l’ombre et le tira par la manche. Tomas sursauta et regarda autour de lui, livide, les yeux dilatés. — Excusez-moi, dit Alfred, déconcerté. Je ne voulais pas vous faire peur. — Que voulez-vous ? demanda Tomas avec impatience. Je suis déjà en retard. — Serait-il possible… pourriez-vous parler à votre ami des oubliettes pour lui demander… comment va mon ami ? — Je vous l’ai déjà dit. Il est vivant, comme vous l’affirmiez, dit sèchement Tomas. Je ne sais rien de plus. — Mais pourriez-vous savoir comment il va… aujourd’hui, insista Alfred, surpris de sa propre témérité. J’ai l’impression qu’il est malade. Très malade. — A cause du chien ! — Je vous en prie ! — Oh, très bien. Je ferai ce que je pourrai. Mais je ne sous promets rien. Et maintenant, il faut que je parte. — Merci, c’est tout ce que je… Mais Tomas avait déjà franchi la porte, rejoignant la foule des vivants et des morts grouillant dans les rues de Necropolis. Alfred s’assit près du chien et le caressa d’une main apaisante. L’animal était au plus mal. Plus tard dans la journée, Tomas revint. C’était l’heure du dîner du dynaste, moment de la journée où ceux qui n’avaient pas eu le privilège d’y être invités, s’en allaient chercher d’autres plaisirs ailleurs. — Alors, quelles nouvelles ? demanda Jera. Tout va bien ? — Tout va bien, répondit gravement Tomas. Sa Majesté ressuscitera le prince pendant l’heure des lampes en veilleuse{13}. — Et nous avons la permission de rendre visite à la Reine Mère ? — La reine elle-même nous a accordé cette permission avec plaisir. Jera hocha la tête à l’adresse de son père. — Tout est prêt. Pourtant, je me demande si nous ne devrions pas… Tomas jeta un regard significatif en direction d’Alfred, et la duchesse se tut. — Excusez-moi, dit Alfred, se levant avec raideur. Je vais vous laisser seuls. — Non, attendez, dit Tomas, l’arrêtant du geste, l’air très grave. J’ai des nouvelles pour vous, qui nous concernent tous et vont modifier nos plans, j’en ai peur. Avant de quitter le château, j’ai parlé à mon ami le préservateur du temps-repos. Je regrette d’avoir à vous dire, Alfred, que ce que vous craigniez est vrai. Il paraît que votre ami est mourant. Empoisonné. Haplo sut au moment où les premières crampes lui tordirent les entrailles, où les premières nausées le terrassèrent. Il sut, tout en refusant de l’admettre. Ça n’avait pas de sens. Pourquoi ? Affaibli par ses vomissements, il gisait sur sa couche de pierre, plié en deux par les douleurs terribles qui le déchiraient comme des coups de poignard. Déshydraté, il mourait de soif. La préservatrice du temps-veille lui apporta de l’eau. Il eut juste la force de repousser sa main. La nécromancienne s’écarta vivement. L’eau s’infiltra rapidement dans les fissures du sol. Haplo s‘effondra sur le lit et la regarda disparaître, se demandant toujours, Pourquoi ? Il essaya de se guérir, mais sans conviction, et il finit par renoncer. Il savait dès le départ qu’il ne réussirait pas. C’était un esprit subtil et rusé – un esprit de Sartan – qui avait imaginé ce meurtre. Le poison était puissant et agissait à la fois sur son corps et sur sa magie. Le cercle complexe des runes qui était l’essence de sa vie se désintégrait, et il ne parvenait pas à le reformer. Comme si les bords des runes étaient brûlés, ils ne se touchaient plus. Pourquoi ? — Pourquoi ? Il fallut un moment à Haplo pour réaliser que sa question avait été répétée tout haut. Il leva la tête – le moindre mouvement était douloureux et lui demandait un terrible effort de volonté. La vue déjà obscurcie par l’approche de la mort, il distinguait à peine la silhouette du dynaste, debout devant la cellule. — Pourquoi quoi ? demanda doucement Kleitus. — Pourquoi… m’assassiner ? haleta Haplo. Il s’étrangla, se plia en deux, les mains crispées sur le ventre. Le visage couvert de sueur, il réprima un cri d’agonie. — Ah, vous comprenez ce qui vous arrive ! Douloureux, n’est-ce pas ? Nous le regrettons. Mais nous avions besoin d’un poison lent et nous n’avions que peu de temps à consacrer à sa recherche. Ce que nous avons couvé est rudimentaire mais efficace. Est-ce que ça vous tue ? — Oui, par tous les diables ! Oui, ça me tue ! gronda Haplo, pris d’une colère subite. Non parce qu’il mourait. Il avait déjà frôlé la mort, comme le jour où les chaodyns l’avaient attaqué, mais alors, il était content de mourir. Il s’était bien battu, avait vaincu l’ennemi. Il était victorieux. Aujourd’hui, il mourait ignominieusement, honteusement, sans pouvoir se défendre. Bondissant de sa couche, il se jeta sur la porte de la cellule, s’effondra à terre. Tendant la main entre les barreaux, il saisit par l’ourlet la robe du dynaste ; trop pris au dépourvu pour reculer. — Pourquoi ? demanda Haplo, s’accrochant toujours à la robe. Je vous aurais… fait franchir les Portes de la Mort. — Mais je n’ai pas besoin de vous, répliqua calmement Kleitus. Je sais où sont les Portes de la Mort. Je sais comment les franchir. Je n’ai pas besoin de vous… pour ça. Le dynaste se pencha et toucha les runes de la main refermée sur sa robe. Haplo serra les dents, sans relâcher sa prise. Des doigts délicats suivirent le tracé des runes sur sa peau. — Oui, maintenant, vous commencez à comprendre. La résurrection des morts épuise nos capacités magiques. Nous n’avions pas réalisé à quel point avant de vous connaître. Vous avez tenté de nous dissimuler votre puissance, mais nous l’avons sentie. Nous aurions pu lancer contre vous une ou une centaine d’épées, et aucune ne vous aurait seulement écorché. Exact ? Oui, naturellement que c’est exact. En fait, nous aurions pu faire écrouler sur vous ce château, et vous seriez sorti vivant et indemne des décombres. Les doigts continuaient à suivre le tracé des runes, lentement, amoureusement. Haplo comprit, et le fixa, incrédule. — Nous ne pouvons rien gagner de plus par notre magie. Mais nous pouvons gagner beaucoup par la vôtre. C’est pourquoi, conclut le dynaste avec entrain, se relevant et considérant Haplo de toute sa hauteur, qui parut immense au mourant, nous ne pouvions pas nous permettre de mutiler votre corps. Les tracés des runes devaient rester intacts, pour que nous puissions les étudier à loisir. Sans aucun doute, votre cadavre nous aidera beaucoup à comprendre la signification des sigles. « Nos ancêtres qualifiaient votre magie de "barbare". Quelle sottise ! En ajoutant la puissance de votre magie à la nôtre, nous serons invincibles. Même, supposons-nous, contre ce fameux Seigneur du Nexus. Haplo roula sur le dos. Sa main lâcha la robe du dynaste ; ses doigts n’avaient plus la force de la tenir. — Et puis, il y a aussi votre camarade, votre allié — celui qui peut donner la mort aux morts. — Pas un ami, murmura Haplo à peine conscient de ce qu’il disait ou qu’on lui disait. Ennemi. Kleitus sourit. — Un homme qui a risqué sa vie pour sauver la vôtre ? Je crois que non. Tomas a cru comprendre, à partir de certaines de ses réflexions, que cet homme abhorre la nécromancie et qu’il ne viendrait pas vous ressusciter si vous mouriez. Très probablement, il fuirait ce monde et serait perdu pour nous. Mais nous en avons déduit qu’il existe une sorte de lien empathique entre vous. Et nous avions raison. Tomas m’a fait savoir que, d’une façon ou d’une autre, votre ami sait que vous êtes mourant. Il croit pourtant qu’il y a une chance de vous sauver. Il n’y en a pas, naturellement, mais cela n’aura pas d’importance pour votre ami. Du moins, pas pour longtemps. Le dynaste resserra sa robe autour de lui. — Et maintenant, je dois commencer la résurrection du Prince Edmund. Haplo entendit sa voix s’éloigner, entendit le bruissement de sa robe frôlant le sol, la voix devenir bruissement, ou peut-être que le bruissement était la voix. — Ne vous inquiétez pas. Votre agonie est presque terminée. Nous pensons que les douleurs s’atténuent vers la fin. « Vous voyez donc, Haplo, qu’il est inutile de demander pourquoi. La prophétie, lui susurra la voix bruissante. Tout est dans la prophétie. Haplo gisait par terre, sur le dos, trop faible pour se relever. La douleur commençait à s’estomper… parce que ma vie s’estompe. Je meurs. Je meurs, et je ne peux rien y faire. Je meurs pour accomplir une prophétie. — Que dit… la prophétie ? cria Haplo. Mais son cri ne fut qu’un souffle. Personne ne répondit. Personne ne l’entendit. Il ne s’entendit pas lui-même. CHAPITRE XXXI NECROPOLIS, ABARRACH Les conspirateurs discutèrent, prièrent et supplièrent, et finirent par obtenir du vieux comte l’autorisation d’emmener Alfred avec eux. Tomas parla avec éloquence en faveur d’Alfred, ce qui surprit considérablement le Sartan. Avant cela, Alfred avait l’impression très nette que Tomas se méfiait de lui. Mal à l’aise, Alfred s’interrogea sur la cause de ce revirement. Mais il était résolu à aller au château, résolu à se porter au secours d’Haplo, malgré la voix intérieure lancinante lui disant qu’il serait plus facile, plus simple, de laisser mourir le Patryn. Tu sais quelles infamies il complote. Il a suscité une guerre générale sur Arianus. Haplo en fut peut-être l’étincelle, contra Alfred, mais la poudre était versée et prête à s’enflammer longtemps avant son arrivée. De plus, j’ai besoin d’Haplo pour m’enfuir de ce monde terrible ! Tu n’as pas besoin d’Haplo, le railla sa voix intérieure. Tu peux repasser tout seul les Portes de la Mort. Ta magie est assez puissante. Elle t’a mené dans le Nexus. Et s’il est mourant, que feras-tu ? Tu lui sauveras la vie ? Comme tu as sauvé celle de Tourment ? L’enfant était mourant, et tu l’as rappelé à la vie ! Nécromancien, va ! La conscience d’Alfred se torturait, indécise. De nouveau, me voilà confronté à ce choix terrible. Et si je sauve Haplo pour le voir se consacrer au mal ? Le Patryn est capable de commettre des crimes affreux, je le sais. Je l’ai vu dans son esprit. Ce serait facile, si facile, de rester ici, de lui tourner le dos et de le laisser mourir. Si la situation était renversée, Haplo ne lèverait pas un petit doigt couvert de runes pour me sauver. Et pourtant… et pourtant… Et la pitié ? Et la compassion ? Un gémissement le tira de sa confuse rêverie et ramena son attention sur le chien, couché à ses pieds. L’animal ne pouvait plus lever la tête, seulement remuer faiblement la queue. Alfred ne l’avait pratiquement pas quitté de tout le cycle ; l’animal semblait aller mieux quand Alfred était près de lui. Plusieurs fois, il l’avait cru mort, et il lui avait tâté le flanc pour sentir le battement de son sang. Mais le pouls était là, faible et irrégulier sous son toucher. Le chien leva sur lui des yeux confiants qui semblaient dire : Je ne sais pas pourquoi je souffre ainsi, mais je sais que tu vas tout arranger. Alfred se pencha et lui caressa la tête. Il ferma les yeux, réconforté par ce contact. Disons simplement, dit-il à l’agaçante voix intérieure, que je ne sauve pas Haplo, je sauve le chien d’Haplo. Ou plutôt, je vais essayer de le sauver, ajouta-t-il, inquiet et malheureux. — Comment ? demanda Jera. Alfred, vous avez parlé ? — Je… je me demandais si on sait ce qu’a mon ami. — De l’avis professionnel du préservateur, répondit Tomas, la magie de votre ami est incapable d’entretenir sa vie dans ce monde. Comme la magie des menschs fut incapable d’entretenir la leur. — Je comprends, murmura Alfred. Mais il ne comprenait pas, et, qui plus est, il ne le croyait pas. Alfred n’était pas resté longtemps dans le Labyrinthe (dans le corps d’Haplo) mais il était sûr qu’un homme ayant survécu dans cet enfer ne mourrait pas subitement sur Abarrach. Quelqu’un mentait à Tomas… ou Tomas leur mentait à eux tous. Un spasme nerveux contracta un muscle d’une de ses jambes. Il le massa d’une main et répondit, s’efforçant de ne pas trembler : — Dans ce cas, j’insiste pour venir avec vous. Je suis certain de pouvoir l’aider. — Et qu’il puisse aider son ami ou non, dit Jera à son père, qui foudroyait Alfred, nous avons nous-mêmes besoin de son aide. Jonathan et moi, nous guiderons le prince. Tomas ne pourra pas à lui seul s’occuper d’un homme malade ou – pardonnez-moi, messire, mais il faut être réaliste – mort. Nous ne voulons pas laisser Haplo à la merci du dynaste, quel que soit son état. — Si j’avais vingt ans de moins… — Oui, mais ce n’est pas le cas, Père, l’admonesta Jera. — Je suis plus ingambe que lui, tonna le comte, pointant sur Alfred un doigt osseux. — Mais tu ne peux rien faire pour guérir Haplo. — Notre plan restera le même, Monseigneur, ajouta Tomas. Nous serons un de plus, c’est tout. — Parfaitement simple et sans danger, à la façon dont Tomas et ma femme ont tout organisé, déclara Jonathan, regardant la duchesse avec fierté. Quand nous aurons le prince, nous vous retrouverons aux portes de la ville, comme prévu. — Tout ira bien, Père, dit Jera, se penchant pour embrasser la joue ridée. Ce temps-repos marquera le commencement de la fin pour la dynastie de Kleitus. Le commencement de la fin. Ses paroles traversèrent Alfred comme l’ondulation de l’Onde, faisant vibrer ses nerfs et le laissant épuisé une fois la sensation passée. — Vous ne pouvez pas paraître à la cour ainsi vêtu, dit Jera à Alfred, examinant sa culotte passée et sa veste de velours élimée. Cela attirerait trop l’attention. Il faut trouver une robe à votre taille. — Je vous demande pardon, cher ami, dit Jonathan, une fois la transformation effectuée, mais le résultat n’est pas fameux. Alfred marchait avachi et voûté, ce qui trompait sur sa taille et le faisait paraître plus petit qu’il n’était. Jera avait d’abord pensé l’habiller d’une robe grise de Tomas, mais le jeune homme était petit pour un Sartan et, sur Alfred, la robe s’arrêtait à mi-mollet. C’était ridicule. La duchesse avait ensuite cherché quelque chose de plus long et avait finalement trouvé une vieille robe de cour de Tomas. Alfred se sentait extrêmement mal à l’aise dans une robe noire de nécromancien et voulut protester, mais personne ne lui prêta attention. Cette robe lui arrivait au-dessus de la cheville. Il put quand même conserver ses souliers, car on ne lui en trouva pas d’assez grands. — On va le prendre pour un réfugié, soupira Jera. Enfin, rabattez votre capuche sur votre visage, Alfred, et ne dites pas un mot à personne. Laissez-nous parler. La robe était ceinturée à la taille. Tomas y ajouta une aumônière brodée qui se portait suspendue à la ceinture. Jera proposa d’y ajouter une dague – à cacher dans l'aumônière – mais Alfred refusa avec entêtement. — Non, je ne veux pas d’arme, dit-il, reculant comme il l’aurait fait devant un serpent des jungles d’Arianus. — C’est une simple précaution, dit Jonathan. Nous ne pensons pas un instant avoir à nous servir de ces armes. Regardez, j’en ai une, moi aussi, dit-il, montrant une dague d’argent sertie de gemmes. Elle me vient de mon père. — Je n’en veux pas, dit Alfred, têtu. J’ai fait un vœu… — Il a fait un vœu ! Il a fait un vœu ! l’imita le comte, écœuré. Ne le force pas, Jera. D’ailleurs, c’est préférable. Il serait capable de se couper la main avec. Alfred ne porta pas d’arme. Il avait supposé qu’ils se glisseraient subrepticement dans le palais à la faveur de l’heure de sommeil du dynaste et fut très étonné quand Tomas donna le signal du départ, peu après le dîner. Les adieux furent brefs, comme entre gens qui doivent se retrouver bientôt. Tout le monde était nerveux, excité, sans la moindre conscience ou crainte d’un danger quelconque. A l’exception possible de Tomas. L’ayant surpris à mentir au sujet d’Haplo, Alfred l’observait attentivement, et il eut l’impression que son sourire était un rien forcé, son rire insouciant imperceptiblement contraint, et qu’il avait tendance à détourner les yeux chaque fois que quelqu’un le regardait en face. Alfred eut envie de faire part de ses soupçons à Jera, puis il rejeta cette idée. Je suis un étranger. Ils le connaissent depuis bien plus longtemps qu’ils ne me connaissent. Elle ne m’écouterait pas, et je risquerais de faire empirer la situation. Ils se méfient déjà de moi. Ils pourraient décider de me laisser en arrière ! Alfred jeta un dernier regard sur le chien avant de partir. — Cette bête est mourante, dit carrément le comte. — Oui, je sais, dit Alfred, caressant la douce fourrure. — Alors, qu’est-ce que je vais en faire ? demanda le vieillard. Je ne peux pas emporter un cadavre avec moi aux portes de la ville. — Laissez-le là, c’est tout, soupira Alfred en se levant. Si tout va bien, le chien nous rejoindra de lui-même. Dans le cas contraire, cela n’a pas d’importance. Bien que le dynaste ne parût pas en public, il y avait foule au château. Alfred avait trouvé les rues surpeuplées, mais c’était encore pire au palais. La plupart des vivants de Necropolis s’y retrouvaient le soir, pour danser, échanger les nouveaux potins, jouer aux os-runes et manger les mets fournis par le dynaste. Entrant dans l’antichambre bondée, faisant de son mieux pour ne pas marcher sur les pieds de Jonathan ou l’ourlet de Jera, Alfred fut presque suffoqué par la chaleur, l’odeur des fleurs de rez, le tintamarre des rires et de la musique. Le parfum du rez était délicieux, doux et épicé, mais n’arrivait pas à masquer une odeur sous-jacente, pénétrante, fade et écœurante – l’odeur de la mort. Les vivants mangeaient et buvaient, flirtaient et plaisantaient. Les morts circulaient parmi eux pour les servir. Traînant derrière les cadavres, les fantômes étaient presque invisibles dans l’éclat des lumières. Tout le monde accueillit le duc et la duchesse avec enthousiasme. — Vous savez la nouvelle, mes chéris ? Il va y avoir la guerre ! n’est-ce pas épouvantable ? s’écria une femme en robe mauve, roulant des yeux ravis. Jera, Jonathan et Tomas dansèrent, rirent et papotèrent, tout en traversant habilement l’antichambre, tirant et poussant un Alfred trébuchant et désemparé. De l’antichambre, ils passèrent dans la salle de bal, encore plus surpeuplée, si c’était possible. Un remous dans la foule sépara soudain Alfred des autres. Il fit un pas hésitant dans la direction où il avait vu pour la dernière fois briller la chevelure de Jera, et se retrouva au milieu d’un groupe de jeunes qui s’amusaient à faire danser un zombi. Le cadavre était celui d’un homme d’un certain âge, grave et majestueux. A en juger sur le délabrement de son corps et de ses vêtements, il devait être mort depuis très, très longtemps. Encouragé par les jeunes étourdis, il exécutait une danse qu’il avait sans doute dansée dans sa jeunesse. Les jeunes sifflaient, huaient et se mirent, par dérision, à imiter les pas démodés de l’ancienne danse. Le cadavre ne leur accorda aucune attention et continua à danser sur ses jambes délabrées, évoluant solennellement avec une grâce pathétique au son d’une musique que lui seul entendait. — Je l’ai trouvé ! Par le feu et la cendre, il va s’évanouir ! S’écria Tomas, soutenant Alfred qui allait tomber. — Qu’est-ce qu’il a ? demanda Jera. Alfred ? Ça ne va pas ? — C’est… la chaleur ! haleta Alfred, espérant qu’ils prendraient ses larmes pour des gouttes de sueur. Le bruit… je suis… absolument désolé… — Nous sommes restés ici assez longtemps pour endormir les soupçons. Jonathan, trouve le chambellan et demande-lui si la Reine Mère reçoit. Jonathan se fraya un chemin dans la foule. Tomas et Jera prenant chacun Alfred par un bras, le guidèrent dans un coin plus tranquille, où ils délogèrent de sa chaise un nécromancien corpulent et grognon pour asseoir Alfred à sa place. Le Sartan ferma les yeux en frissonnant, espérant qu’il n’allait pas vomir. Jonathan revint peu après, annonçant que la Reine Mère recevait et qu’ils étaient autorisés à lui présenter leurs respects. A eux trois, ils remirent Alfred sur ses pieds et l’entraînèrent dans la foule, hors de la salle de bal, et dans un long couloir désert qui, après la chaleur et le bruit des salons, leur parut frais et reposant. — Vos Grâces, dit le chambellan. Si vous voulez bien me suivre. Les précédant de quelques enjambées, le chambellan frappait le sol de sa canne cérémonielle tous les cinq pas. Alfred suivait, en pleine confusion, se demandant pourquoi, en plein milieu d’une tentative audacieuse pour délivrer le cadavre emprisonné d’un prince, ils prenaient le temps d’une visite mondaine. Il aurait pu le demander à Jonathan, qui marchait près de lui, mais le moindre son se réverbérait en écho dans le couloir, et il craignait que e chambellan ne les entende. La confusion d’Alfred ne cessait d’augmenter. Il avait supposé qu’ils se rendraient dans les appartements privés royaux. Mais ils laissèrent derrière eux les salles somptueusement décorées. Maintenant, le couloir était étroit et sinueux, et il commença à descendre. Les rampes à gaz, installées à intervalles irréguliers, se firent plus rares, puis disparurent complètement. Ils se trouvèrent plongés dans une profonde obscurité, où régnait des odeurs de moisi et de pourriture. Le chambellan prononça des runes, et une lumière s’alluma en haut de sa canne, tout juste suffisante pour indiquer le chemin. Mais sans l’éclairer. Heureusement, le sol rocheux était lisse et sans obstacles, et ils avancèrent sans encombres, à l’exception d’Alfred qui trouva le moyen de trébucher sur une minuscule fissure et s’étala de tout son long. — Je n’ai rien, ne vous inquiétez pas, protesta-t-il. Le nez contre le sol, il eut l’occasion de voir de près la base des parois. Des runes-guides. Alfred battit des paupières, regarda mieux, ses pensées retournant au mausolée d’Arianus, aux tunnels souterrains creusés par son peuple sous le royaume des Guègues de Drevlin dans le monde d’Arianus, aux runes-guides gravés au bas des murs et qui, correctement activés, devenaient de petites lumières éclairant les ténèbres. Sur Abarrach, les runes étaient à demi effacées, certaines couvertes de saletés, d’autres totalement disparues par places. Elles n’étaient plus utilisées depuis longtemps. Peut-être que l’usage en était complètement oublié. — Vous êtes-vous blessé, messire ? demanda le chambellan, revenant sur ses pas. — Levez-vous ! siffla Tomas. Qu’est-ce qui vous prend ? — Euh, rien. Je n’ai rien, bredouilla Alfred en se relevant. Merci. Le tunnel tournait, croisait d’autres tunnels qui en recroisaient d’autres, lesquels passaient dessus, dessous et dans d’autres souterrains, chacun exactement semblable aux autres. Alfred était complètement désorienté, et il admirait le chambellan qui avançait sans la moindre hésitation. Trouver son chemin aurait été facile si le chambellan avait activé les runes-guides des parois, mais pas une seule fois il ne regarda dans leur direction. Alfred ne les voyait plus dans le noir, et il n’osait pas attirer l’attention sur lui en les activant, de sorte qu’il continuait, trébuchant à l’aveuglette, sachant seulement qu’ils descendaient, descendaient toujours, et se disant que la Reine Mère tenait ses audiences en un endroit bien bizarre. CHAPITRE XXXII LES CATACOMBES, ABARRACH La descente se termina, les lampes reparurent. Alfred entendit la respiration de Jera s’accélérer. Il sentit Jonathan se raidir. Tomas, passant sous une lampe, lui parut aussi livide qu’un cadavre. A ces signes, Alfred jugea qu’ils approchaient de leur but. Son cœur s’arrêta, ses mains tremblèrent, mais il bannit fermement de son esprit la pensée réconfortante de l’évanouissement. Le chambellan les arrêta d’un geste impérieux de sa canne. — Attendez ici, je vous prie. On va vous annoncer. Il s’éloigna en criant : — Préservatrice ! Des visiteurs pour la Reine Mère. — Où sommes-nous, chuchota Alfred à Jonathan. — Dans les catacombes ! répondit Jonathan, les yeux brillants d’excitation. — Quoi ? s’étonna Alfred. Dans les catacombes ? Là où Haplo et le prince… — Oui, oui ! murmura Jera. — Nous vous avions bien dit que ce serait facile, ajouta Jonathan. Tomas, remarqua Alfred, ne dit rien, mais se tint à l’écart, dans l’ombre, à l’abri de la lumière des lampes. — Bien sûr, il faut en passer par cette comédie de la visite à la Reine Mère, chuchota Jera, scrutant l’obscurité avec impatience dans l’espoir d’apercevoir le chambellan. Je me demande où il est passé. — La Reine Mère. Dans les catacombes, dit Alfred, complètement dérouté. Elle a commis un crime ? — Mais non ! dit Jonathan, choqué. C’était une très grande dame quand elle vivait. C’est son cadavre qui a posé des problèmes. — Son cadavre, répéta Alfred d’une voix mourante, s’appuyant contre la paroi humide. — Elle ne cessait d’interférer, dit Jera à voix basse. Elle n’arrivait pas à comprendre qu’elle n’avait plus aucune fonction royale à remplir. Son cadavre débarquait sans cesse aux moments les plus inopportuns. Finalement, le dynaste s’est vu contraint de l’enfermer ici où elle ne peut causer aucun problème. Mais c’est très chic de lui rendre visite. Et cela fait plaisir au dynaste. Il était bon fils, à défaut d’autre chose. — Chut ! fit sèchement Tomas. Le chambellan revient. — Si vous voulez bien me suivre, dit le chambellan d’une voix sonore. Les bruits de pas et les frôlements de robes résonnaient dans l’étroit couloir humide. Un homme en robe noire sans ornement s’inclina très bas et s’effaça devant eux avec déférence. Était-ce son imagination, ou Alfred le vit-il échanger un regard de connivence avec Tomas ? Alfred frissonna de froid et d’appréhension. Ils arrivèrent à un carrefour cruciforme, où quatre étroits couloirs partaient à angle droit dans les quatre directions. Alfred jeta vivement un coup d’œil sur sa droite. De sombres cellules s’alignaient le long de chaque paroi. Le Sartan essaya d’apercevoir le prince, et, si possible, Haplo. Il ne vit rien, et n’osa pas prendre le temps d’une inspection plus approfondie. Il avait l’impression désagréable que les yeux du préservateur étaient braqués sur lui. Le chambellan tourna à gauche, et le groupe le suivit. Sortant d’un tournant, ils furent éblouis par une vive lumière, qui leur blessa les yeux après la pénombre des tunnels. Somptueusement décorée et meublée, la caverne aurait pu être transportée intacte des appartements royaux, n’étaient les barreaux de la porte qui gâchaient l’effet. Derrière les barreaux, entouré de tout le luxe imaginable, un cadavre très bien conservé trônait dans un grand fauteuil et buvait de l’air dans une tasse vide. Le cadavre était vêtu d’une robe en fils d’or et d’argent, et des bagues scintillaient à tous ses doigts cireux. Les cheveux blancs étaient coiffés avec soin. Une jeune femme en robe noire sans ornement, assise près d’elle, lui parlait à bâtons rompus. Alfred réalisa, choqué, que la jeune femme était vivante, et que la vivante servait la morte. — La nécromancienne personnelle de la Reine Mère, dit Jera. La jeune femme s’éclaira en les voyant, l’air ravi. Elle se leva vivement et respectueusement. Le cadavre de la Reine Mère jeta un coup d’œil vers le groupe et, d’un zeste majestueux de sa main ridée, les invita à entrer. — Je vous attendrai pour vous raccompagner, Vos Grâces, dit le chambellan. Mais ne restez pas longtemps, e vous prie, car Sa Très Gracieuse Majesté se fatigue facilement. — Loin de nous l’idée de vous enlever à vos devoirs, protesta aimablement Jera. Nous connaissons le chemin. D’abord, le chambellan ne voulut pas entendre parler d’un tel manquement à l’étiquette, mais la duchesse se montra persuasive, et le duc jouait négligemment avec .me bourse de pièces d’or qui atterrit comme par hasard entre les mains du chambellan, qui s’inclina et repartit d’où il venait, frappant le sol de sa canne. Alfred le regarda s’éloigner, crut le voir hocher la tête à l’adresse du préservateur. Il se couvrit de sueurs froides. Toutes les fibres de son corps l’incitaient à s’enfuir, ou à s’évanouir, ou peut-être à faire les deux à la fois. La jeune femme s’était approchée pour ouvrir la morte. — Non, mon enfant, ce ne sera pas nécessaire, dit doucement Jera. Les conspirateurs prêtaient l’oreille, attendant que le bruit de la canne s’estompe dans la distance. Quand on ne l’entendit plus, le préservateur leur fit signe. — Par ici ! cria-t-il. Ils s’ébranlèrent vivement. Alfred, jetant un coup d’œil en arrière, vit l’amère déception de la jeune femme, qui se laissa tomber dans son fauteuil, l’entendit reprendre, d’une voix morne et sans vie, sa conversation avec le cadavre. Le préservateur les précéda dans le tunnel opposé à celui de la Reine Mère, beaucoup plus sombre que celui qu’ils quittaient, beaucoup plus sombre que tous ceux déjà parcourus. Alfred, qui s’efforçait de rester au niveau de Tomas, vit de nombreuses lampes murales, mais, pour une raison quelconque, aucune n’était allumée. Ou bien elles n’étaient plus alimentées… ou bien on les avait éteintes. Une seule brillait devant eux, faisant paraître encore plus profonde par contraste l’obscurité ambiante. En approchant, Alfred vit que sa lumière éclairait un cadavre assis sur un banc de pierre. Les yeux regardaient droit devant eux, les bras pendaient mollement entre les jambes. — C’est la cellule du prince ! dit Tomas, d’une voix dure et tendue. Celle avec la lumière. Votre ami est dans la cellule d’en face. Jera, dans son impatience, s’élança, suivie de près par Jonathan. Alfred se concentra sur ses pieds pour les obliger à aller tous les deux dans la même direction, et, ce faisant, prit du retard et se retrouva à la traîne. Puis il réalisa soudain que le préservateur, qui marchait devant, était maintenant derrière lui, inexplicablement. Tomas avait disparu. Derrière lui, des cliquetis d’armures résonnèrent dans le noir. Alfred vit le danger, non par ses yeux, mais mentalement. Il ouvrit la bouche pour crier, oublia de regarder où il marchait. La pointe d’une de ses bottes se prit dans le talon de l’autre, et il s’étala de tout son long, la force de l’impact lui vidant les poumons. Son cri ne fut qu’un souffle, suivi d’une vibration derrière lui. Une flèche passa au-dessus de sa tête, juste à l’endroit où il se trouvait un instant plus tôt. Scrutant le tunnel devant lui, s’efforçant désespérément de retrouver sa voix, Alfred vit Jera et Jonathan silhouettés dans la lumière, formant des cibles parfaites. — Jonathan ! hurla Jera. Les deux formes s’étreignirent confusément. Une volée de flèches convergea sur elles. Pris de vertige, Alfred allait sombrer dans une bienheureuse inconscience. Il résista et parvint à haleter les runes, son subconscient amenant sur ses lèvres des mots qu’il ignorait connaître. Un poids s’effondra sur Alfred, qui, étourdi, se demanda s’il avait provoqué l’écroulement du plafond. Mais, à l’odeur et au contact de la chair froide contre sa peau, il réalisa qu’il avait réussi la même opération magique que précédemment. Il avait tué le mort. — Jera ! glapit Jonathan d’une voix paniquée, incrédule. Jera ! Le cadavre du soldat était tombé en travers des jambes d’Alfred, qui se dégagea à grand-peine. Un fantôme flotta autour du corps inanimé, prit la forme vivante du mort qu’il abandonnait, et s’éloigna dans les ténèbres. Alfred eut vaguement conscience de bruits de pas – des pas de vivant – qui s’éloignaient en courant, et du préservateur qui s’agenouillait près du soldat, lui commandant impérativement de se lever. Alfred ne savait ni quoi faire ni où aller. Il se remit sur pied et regarda autour de lui, dérouté, terrifié. Des sanglots déchirants attirèrent son attention. A genoux sur le sol, Jonathan serrait Jera dans ses bras. Ils avaient presque atteint la cellule du prince. La lumière de la cellule les éclairait, et éclairait une flèche plantée dans la poitrine de Jera. Elle avait les yeux fixés sur son mari, et, à l’instant où Alfred les rejoignit, ses lèvres s’entrouvrirent et elle exhala son dernier soupir. — Elle s’est jetée devant moi, cria Jonathan, hébété. La flèche m’était destinée mais… elle s’est jetée devant moi ! Jera ! Il secoua le cadavre, comme pour l’éveiller d’un profond sommeil. La main sans vie glissa sur le sol. La tête roula sur le côté. Les cheveux magnifiques tombèrent sur le visage, le couvrant comme d’un linceul. — Jera ! cria Jonathan, la serrant sur son cœur. Alfred entendait encore la voix du préservateur essayant de relever le soldat-zombi. — Mais il réalisera bientôt que c’est inutile, et il ira en chercher d’autres. C’est peut-être ce qu’a fait Tomas, le traître. Alfred parlait tout seul, et il le savait, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. — Il faut sortir d’ici, mais comment ? Et où est Haplo ? Un faible gémissement s’éleva, comme en réponse à son nom, presque imperceptible au milieu des cris de Jonathan et des psalmodies du préservateur. Alfred regarda vivement autour de lui et vit Haplo gisant sur le sol, près de la porte de sa cellule. Quelques runes et quelques gestes gracieux des deux mains exécutés machinalement par Alfred réduisirent les barreaux à deux petits tas de barres soigneusement rangées de chaque côté de l’ouverture. Alfred palpa le cou d’Haplo. Le pouls était très bas, et il craignit qu’il ne soit trop tard. D’une main tremblante, il lui tourna la tête vers la lumière. Il vit les paupières frémir. Il sentit, imperceptible, un souffle tiède sur la main proche des lèvres parcheminées du Patryn. Il vivait encore, mais à peine. — Haplo ! murmura Alfred d’un ton pressant en se penchant sur lui. Haplo ! Vous m’entendez ? Le surveillant avec angoisse, il lui fit incliner faiblement la tête et soupira de soulagement. — Haplo ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ? C’est une maladie ? Une blessure ? Dites-le-moi ! Je… Alfred prit une profonde inspiration, mais il n’avait jamais vraiment douté de sa décision. — Je peux vous guérir… — Non ! Les lèvres desséchées remuaient à peine, mais Haplo parvint à former le mot, parvint à prendre assez de souffle pour le prononcer. — Je ne peux… pas… devoir la vie… à un Sartan. Il se tut et ferma les yeux. Un spasme convulsa son corps, et il poussa un cri d’agonie. Alfred avait prévu cela, mais ne savait pas comment — Vous ne me devrez pas la vie ! C’est moi qui vous la doit ! bredouilla-t-il, incapable de trouver autre chose à Vous m’avez sauvé du dragon. Sur Arian… Haplo aspira une goulée d’air, ouvrit les yeux et saisit Alfred par sa robe. — Silence et… écoutez. Vous pouvez faire… une chose pour moi… Sartan ! Jurez ! — Je… je le jure, dit Alfred, ne trouvant rien d’autre dire. Le Patryn était proche de la mort. Haplo se tut, pour rassembler ses dernières forces. Il s’humecta les lèvres d’une langue gonflée couverte d’une étrange substance noire. — Ne les laissez pas… me ressusciter. Brûlez… mon corps. Détruisez-le. Compris ? Il ouvrit les yeux et les fixa sur ceux d’Alfred avec une intensité terrible. — Compris ? Lentement, Alfred secoua la tête. — Je ne peux pas vous laisser mourir. — Allez au diable ! haleta Haplo, sa main affaiblie lachant la robe. Alfred traça les runes en l’air, se mit à psalmodier. Maintenant, il n’avait plus qu’une seule question, une seule angoisse : sa magie agirait-elle sur un Patryn ? Derrière lui, il entendit, comme répondant en écho à es paroles, quelqu’un s’écrier : — Je ne peux pas te laisser mourir ! Il entendit chanter des runes. Concentré sur sa magie, n’y prêta pas attention. — Allez au diable ! répéta Haplo. CHAPITRE XXXIII LES CATACOMBES, ABARRACH Après sa première rencontre avec Haplo sur Arianus, Alfred avait pris la peine de se renseigner sur les Patryns, les anciens ennemis. Les premiers Sartans étaient des archivistes méticuleux, et il se plongea dans une foule de registres et de traités conservés dans le mausolée souterrain de Drevlin. Il rechercha particulièrement des informations sur les Patryns eux-mêmes et sur leurs concepts de la magie. Il trouva peu de choses, les Patryns ayant toujours pris grand soin de ne pas révéler leurs secrets à leurs ennemis. Mais un texte l’avait frappé, et il lui revint maintenant à l’esprit. Il émanait, non d’un Sartan, mais d’une magicienne elfienne qui avait eu une (brève et inconstante) liaison amoureuse avec un Patryn. Le concept du cercle constitue la clé de la magie des Patryns. Le cercle régit, non seulement les runes qu’ils tatouent sur leur peau et la structure de ces runes, mais aussi toutes les facettes de leur vie – les rapports entre le corps et l’esprit, les rapports entre deux personnes, les rapports avec la communauté. La rupture du cercle, que ce soit par une blessure corporelle, la cessation d’un rapport personnel ou un désordre dans la communauté, doit être évitée à tout prix. Les Sartans, comme tous ceux qui ont rencontré des Patryns et connaissent leur personnalité dure, cruelle et dominatrice, s’étonnent du loyalisme indéfectible qu’ils manifestent envers leurs pareils. (Et seulement envers leurs pareils !) Toutefois, ce loyalisme n’est pas surprenant pour ceux qui connaissent le concept du cercle. Le cercle préserve la force de la communauté en l’isolant de ceux que les Patryns considèrent comme leurs inférieurs. (Ici suivaient des remarques sans intérêt, concernant la magicienne et son amourette avortée.) Toute maladie ou blessure frappant un Patryn est considérée comme ayant rompu le cercle établi entre le corps et l’esprit. Dans les pratiques de guérison en usage parmi les Patryns, le facteur le plus important est le rétablissement du cercle. Cela peut être fait par le malade lui-même ou par un autre Patryn. Un Sartan qui comprendrait ce concept pourrait peut-être se charger de cette même fonction avec succès, mais il est peu probable 1) que le Patryn le permettrait, et, 2) qu’un Sartan soit enclin à manifester tant de bonté et de compassion envers un ennemi qui n’hésiterait pas à se retourner contre lui et à le massacrer sans remords. La magicienne elfienne ne semblait pas avoir beaucoup d’estime pour les Patryns ou les Sartans. La première fois qu’il avait lu ce texte, Alfred s’était indigné du :on de cette femme, certain qu’elle calomniait injustement son peuple. Maintenant, il n’en était plus si sûr. Bonté et compassion… envers un ennemi qui n’en ferait pas preuve lui-même. Il avait lu cela rapidement, sans y attacher d’importance. Maintenant, il n’avait pas .e temps d’y réfléchir, mais il lui vint à l’idée que la réponse se trouvait quelque part dans cette phrase. Le cercle d’Haplo était rompu, fracassé. Par le poison, supputa Alfred, notant la substance noire sur les lèvres, langue gonflée, et les vomissures qui l’entouraient. — Je dois réparer le cercle, et l’homme sera réparé. Alfred prit les mains d’Haplo dans les siennes – la main gauche du Patryn dans la main droite du Sartan, la main gauche du Sartan tenant la droite du Patryn. Le cercle était formé. Alfred ferma les yeux, s’isolant de tous les bruits ambiants, bannissant l’idée des gardes qui arrivaient et du danger toujours imminent. Doucement, il se mit à chanter les runes. Une onde de chaleur monta en lui, le sang pulsa dans tous ses vaisseaux, la vie fit vibrer tout son corps. Les runes transportaient la vie de son cœur et de sa tête à son bras et sa main gauches, et il la sentit passer dans la main droite d’Haplo. La peau glacée du mourant se réchauffa à son contact. Il entendit, ou crut entendre, que son souffle se fortifiait. Les Patryns ont la capacité de bloquer les sortilèges des Sartans, de détourner leur puissance ; D’abord, Alfred craignit qu’Haplo fît usage de ce don. Mais, ou bien il était trop affaibli pour désorganiser l’ordonnance des runes qu’Alfred tissait autour de lui, ou bien l’instinct de conservation fut trop fort. Haplo allait de mieux en mieux, mais soudain, Alfred se sentit mal. Le poison s’insinuait dans son organisme, coulant du Patryn au Sartan, des lames brûlantes lui poignardant les entrailles. Alfred, le souffle coupé, gémit et se plia en deux, la nausée lui nouant le ventre, prêt à s’effondrer. Un ennemi qui n’hésiterait pas à se retourner contre lui et à le massacrer sans remords. Un horrible soupçon traversa l’esprit d’Alfred. Haplo le tuait ! Le Patryn se souciait peu de sa propre vie, il préférait mourir et entraîner son ennemi avec lui dans la mort. Le soupçon s’évanouit un instant plus tard. Les mains d’Haplo, de plus en plus tièdes et vigoureuses, serrèrent plus fort celles du Sartan, lui communiquant autant de vie et de force qu’il pouvait. Le cercle qu’ils formaient était solide, complet. Et Alfred comprit, avec une tristesse accablante, qu’Haplo ne lui pardonnerait jamais. — Arrêtez ! Non ! Que faites-vous ? criait quelqu’un, paniqué. Alfred revint à lui, et au danger. Haplo s’assit, et, bien que pâle et frissonnant, il respirait normalement et ses yeux, qui avaient repris leur clarté, fixaient Alfred avec une inimitié terrible. Haplo arracha ses mains à celles d’Alfred, rompant le cercle. — Vous… euh… ça va ? demanda Alfred, le regardant anxieusement. — Fichez-moi la paix ! gronda Haplo. Il tenta de se lever, retomba. Alfred tendit une main amicale. Haplo l’écarta rudement. — J’ai dit : fichez-moi la paix ! Serrant les dents, il s’accrocha au lit de pierre et se hissa péniblement. Il avait presque réussi à se relever, quand il jeta un coup d’œil vers la porte. Il se raidit, étrécissant les yeux. Prenant conscience des cris paniqués résonnant derrière lui, Alfred se retourna. C’était le préservateur, et ses protestations s’adressaient au duc, non à Alfred. — Vous êtes fou ! Vous ne pouvez pas faire ça ! C’est contraire à toutes les lois ! Arrêtez, malheureux ! Jonathan chantait les runes sur le corps inanimé de sa femme. — Vous ne savez pas ce que vous faites ! Le préservateur bondit sur Jonathan, essayant de s’écarter du cadavre. Alfred l’entendit crier quelque chose où il était question de « lazar », mais il ne comprit pas ses paroles incohérentes. Jonathan le repoussa avec une force née du désespoir et de la folie. Le préservateur alla s’écraser contre le mur, sa tête heurta violemment la paroi et il s’effondra, ranimé. Sans prêter la moindre attention ni au préservateur ni aux bruits de pas qui se rapprochaient, Jonathan, serrant sur son cœur le corps encore tiède de sa femme, continua à chanter les runes, le visage inondé de larmes. — Les gardes se rapprochent, dit Haplo, d’une voix tranchante. A peine sauvé par vous, je vais sans doute me refaire tuer. Car je suppose que vous n’avez pas réfléchi au moyen de sortir d’ici ? Involontairement, Alfred regarda le couloir d’où ils venaient, réalisant seulement que les gardes aussi arrivaient par là. — Je… je… bredouilla-t-il. Avec un grognement de dérision, Haplo considéra le duc. — Il n’est plus là, il ne peut nous être d’aucune utilité. Le Patryn se releva, quelque peu chancelant, manquant de retomber sur le lit de pierre, et, d’un regard furieux, avertissant Alfred de ne pas l’approcher. Haplo retrouva son équilibre et sortit en titubant de la cellule, inspectant le couloir qui se perdait dans les ténèbres. — Conduit-il à une sortie ? Ou à un cul-de-sac ? Dans ce dernier cas, nous sommes piégés. Et nous pourrions aussi errer éternellement dans un dédale. Enfin, c’est à nous… Tiens, salut mon vieux ! D’où sors-tu ? Le chien, comme se matérialisant à partir des ténèbres, bondit vers son maître en aboyant joyeusement. Haplo se pencha pour le caresser. Le chien, fou de joie, frétillait, bondissait et mordillait les talons de son maître. Les pas se rapprochaient, mais ils s’étaient ralentis, et Alfred entendait des voix. Aux bribes de conversation qui lui parvinrent, il crut comprendre que les gardes-zombis hésitaient à entrer dans le tunnel et à affronter la magie redoutable du mystérieux étranger. Haplo flattait les flancs du chien, regardant Alfred, l’air interrogateur. — Je sais ce que vous allez me demander ! s’écria Alfred, affolé. Le Sartan se releva vivement, évitant le regard d’Haplo, s’approcha du préservateur, toujours inanimé, et s’agenouilla près de lui. — Non ! Je n’arrive pas à me rappeler les runes utilisées pour tuer les morts. J’essaye, mais c’est impossible. C’est comme mes évanouissements. Quelque chose que je ne parviens pas à contrôler. — Alors, inutile de nous faire perdre notre temps, par tous les diables ! Il faut sortir d’ici. Mais comment ? — Les runes ! s’écria Alfred, fixant les parois des catacombes. Les runes ! — Ouais ! Et alors ? — C’est elles qui nous guideront ! Je… attendez ! Alfred suivit du doigt les gravures des parois, en prononçant des runes. Le sigle se mit à luire d’une douce lieur bleutée. Le feu magique se propagea à la rune suivante qui s’alluma. Bientôt, de proche en proche, :otites les runes se mirent à briller, formant une ligne lumineuse tout le long du couloir et disparaissant derrière un tournant. — Ça va nous guider hors d’ici ? — Oui, dit Alfred avec assurance. Enfin, si… Il hésita, se troubla, se rappelant ce qu’il avait vu dans les tunnels supérieurs. Ses épaules s’affaissèrent. — Si les sigles n’ont pas été effacés ou détruits… — Enfin, c’est un commencement, grogna Haplo. Les voix se rapprochaient. — Venez ! On dirait qu’ils nous envoient toute une armée ! Passez devant, je m’occupe du prince. Connaissant Baltazar, j’ai l’impression que nous aurions des problèmes si nous arrivions à la nef sans lui. Le préservateur était sans connaissance, mais il était vivant. Alfred pouvait l’abandonner la conscience tranquille. Le Sartan s’approcha vivement de Jonathan, se pencha vers lui, ne sachant quoi dire ou quoi faire pour persuader le désespéré de fuir avec eux, afin de sauver une vie qui devait lui être devenue indifférente. Alfred ouvrit la bouche pour parler, la referma, le souffle coupé. La magie de Jonathan avait opéré. Les yeux ouverts, Jera regardait autour d’elle. Elle leva sur son mari des yeux brillants et amoureux de vivante. Le duc lui tendit es bras, mais au même instant, le visage de Jera sembla onduler, se dissoudre, et elle le considéra du regard vide et froid des morts. — Jonathan ! gémit-elle de sa voix de vivante, qu’as-tu fait ? Et, comme venu de la tombe, l’écho répéta : — Qu’as-tu fait ? Muet d’horreur, Alfred recula, se cogna contre Haplo, et se raccrocha à lui avec soulagement. — Je vous ai dit d’avancer ! dit le Patryn d’une voix tranchante. Il guidait d’une main le prince qui suivait docilement. — Oubliez le duc. Il ne viendra pas, et il ne nous servirait à rien. Qu’est-ce qui vous prend, par tous les diables ? Je vous jure que… Haplo tourna les yeux, sa voix mourut, sa mâchoire s’affaissa. Jonathan, debout, aidait sa femme à se relever. Elle avait une flèche plantée dans la poitrine, et le devant de sa robe inondé de sang. Cette partie de sa personne demeurait stable et fixe. Mais son visage… — Sur Drevlin, j’ai vu une femme qui s’était noyée, dit doucement Alfred d’un ton révérentiel. Flottant entre deux eaux, elle avait les yeux ouverts et ses cheveux ondulaient dans le courant. Elle avait l’air vivante. Mais je savais que… qu’elle ne l’était pas. Non, elle n’était pas vivante. Il se rappela la cérémonie surprise dans la caverne, il se rappela les fantômes, debout derrière les cadavres, séparés des corps. — Jonathan, répétait la voix sans se lasser, qu’as-tu fait ? Et l’écho répondait, sinistre : — Qu’as-tu fait ? Le fantôme de Jera n’avait pas eu le temps de se libérer du corps. La jeune femme était piégée entre deux mondes, le monde des morts et le monde des esprits. Elle était devenue un lazar{14}. CHAPITRE XXXIV LES CATACOMBES, ABARRACH Reprenant connaissance, le préservateur remua en gémissant. Les pas recommençaient à se rapprocher, les voix s’étaient tues. Leurs hésitations disparues, les soldats-zombis reprenaient la poursuite. Le corps réanimé du Prince Edmund inspectait les alentours, avec l’air hébété d’un homme réveillé en sursaut, son fantôme, flottant près de son épaule en murmurant des paroles incohérentes. Le cadavre de la duchesse était effrayant. Son image tremblotante se décalait sans cesse, se dissolvait et se fondait en son fantôme gesticulant, puis reprenait la forme d’un cadavre sanglant. Son mari la regardait, muet d’horreur, paralysé par l’énormité de son crime. Alfred, pâle comme la mort, plus pâle que les cadavres, semblait sur le point de s’effondrer d’un instant à l’autre. Le chien aboyait frénétiquement. — Il serait plus simple de me coucher pour mourir, marmonna Haplo. Sauf que je n’ose pas leur laisser mon cadavre. En avant ! dit-il, poussant rudement Alfred. J’ai le prince. Avancez ! — Et eux… dit Alfred, les yeux fixés sur le duc et sur la terrible apparition qui avait été la duchesse. — Oubliez-les ! Il faut sortir d’ici. Les soldats arrivent et, très probablement, le dynaste avec eux. Haplo poussa dans le tunnel un Alfred récalcitrant. — Kleitus s’occupera du duc et de la duchesse. — Ils me jetteront dans l’oubli, glapit le lazar. — … dans l’oubli… répéta l’écho. La peur électrisa le corps et l’esprit du lazar qui se mit en mouvement. Haplo, jetant un coup d’œil dans les ténèbres éclairées par les runes, eut l’horrible impression d’être poursuivi par deux femmes. Galvanisé par la fuite de sa femme, Jonathan s’élança derrière elle, mains tendues, mais, ne se résignant pas à la toucher, il laissa retomber ses bras à ses côtés. Alfred psalmodiait les runes, qui s’allumaient de proche en proche, s’enfonçant au cœur des catacombes. La lumière s’éteignait rarement. Si un sigle manquait sur une paroi, celui d’en face s’allumait. Les runes s’enfonçaient très profond sous les catacombes. Le sol descendait en pente raide qui rendait la marche hasardeuse. Bientôt le bloc cellulaire se termina et, avec lui, les aménagements modernes tels que les lampes à gaz murales. — Cette partie… est très ancienne, haleta Alfred, trébuchant et chancelant de fatigue. Les runes… sont intactes. — Mais où nous conduisent-elles, par tous les diables ? demanda Haplo. Pas dans un puits sans fond, j’espère ? Ou dans un cul-de-sac ? — Je… je ne pense pas. — Vous ne pensez pas ! ricana Haplo. — Au moins, les runes ne conduisent pas l’ennemi jusqu’à nous, hasarda Alfred, montrant le chemin parcouru. Tout n’était que ténèbres, les runes éteintes après leur passage. Haplo prêta l’oreille. Aucun bruit de pas ou de voix. Peut-être que cet imbécile d’Alfred était finalement parvenu à faire quelque chose correctement. Ou peut-être que le dynaste avait renoncé à la poursuite. — Ce doit être ça, ou alors, il a assez de bon sens pour ne pas descendre jusqu’ici, grommela Haplo. Il avait la nausée, les jambes cotonneuses. Le simple fait de respirer lui demandait un effort. Les runes se brouillaient devant ses yeux. — Si je pouvais me reposer… un instant. Prendre le temps de réfléchir… suggéra timidement Alfred. Haplo n’avait pas envie de s’arrêter. Il pensait que Kleitus ferait n’importe quoi pour les rattraper. Mais le Patryn savait, sans vouloir se l’avouer, qu’il ne pouvait pas faire un pas de plus. — Allez-y, reposez-vous, dit-il, se laissant tomber à terre avec soulagement. Le chien se pelotonna à son côté et posa la tête sur ses genoux. — Surveille-les, mon vieux, ordonna-t-il au chien, lui tournant lentement la tête pour embrasser tous les assistants. Le cadavre du prince s’était arrêté et regardait dans le vague. Le corps et l’esprit de Jera, toujours en décalage, passaient sans arrêt d’un côté à l’autre du tunnel. Jonathan s’effondra sur le sol, la tête enfouie dans les bras. Il n’avait pas dit un mot depuis le départ. Le Patryn ferma les yeux, se demandant avec lassitude s’il aurait la force de parachever sa guérison. Ou si la guérison complète était possible, étant donné la puissance du poison qu’on lui avait administré… Le chien leva la tête et émit un bref aboiement, Haplo ouvrit les yeux. — Non, vous ne partez pas, Altesse. Le cadavre du prince repartait dans la direction d’où ils venaient ; il s’arrêta et se retourna. L’hébétude avait fait place à la résolution. — Vous n’êtes pas mes sujets. Je dois retourner près de mon peuple. — Nous vous y ramènerons. Mais il faut être patient. La réponse sembla satisfaire le cadavre du prince, qui reprit son immobilité de statue. Mais son fantôme continua à se contorsionner en chuchotant. Le lazar interrompit ses allées et venues fébriles, tourna la tête comme si une voix lui parlait. — C’est vraiment ce que vous désirez ? L’expérience n’aura rien d’agréable ! Regardez-moi ! s’écria-t-il d’une voix terrifiante. — … regardez-moi… répéta l’écho. Le fantôme paraissait décidé. Le lazar leva les bras, ses mains sanglantes traçant des runes étranges sur le cadavre du prince. Le visage d’Edmund, jusque-là empreint de la sérénité de la mort se convulsa de souffrance. Le fantôme disparut, la vie revint dans les yeux du cadavre. Les lèvres remuèrent. formant des mots, mais seul le lazar les entendait. Le lazar se tourna vers Haplo. — Son Altesse se demande pourquoi vous l’aidez. Haplo essaya de regarder le lazar, de rencontrer son regard, mais ne parvint pas à s’y résigner. Le sang, la flèche plantée dans la poitrine, le visage instable, c’était trop horrible. Maudissant sa faiblesse, il continua à fixer le prince. — Comment peut-il se demander quoi que ce soit ? Il est mort. — Le corps est mort, répondit le lazar. Mais l’esprit est vivant. Le fantôme du prince a conscience de ce qui se passe autour de lui. Mais il ne peut pas parler ni agir. Et c’est pourquoi cette mort vivante dans laquelle nous sommes piégés est si terrible ! — … terrible… répéta l’écho. — Mais maintenant, poursuivit le lazar, son visage effrayant plein d’une horrible fierté, je lui ai donné, dans la mesure de mes moyens, le pouvoir de parler, de communiquer. Je lui ai donné la capacité d’agir, esprit et corps réunis. — Mais… nous ne l’entendons pas, dit Alfred d’une voix mourante. — Non, son esprit et son corps sont restés séparés trop longtemps. Ils se sont rejoints maintenant, mais cette réunion est douloureuse, comme vous le voyez. Elle ne durera pas longtemps, comme la mienne. Mon tourment à moi sera éternel ! — … éternel… Jonathan gémit, en proie à des souffrances presque aussi intenses que celles de sa femme. Alfred battit des paupières, incrédule, ouvrit la bouche, mais Haplo le fit taire d’un violent coup de coude. — Sa Grâce répète sa question : pourquoi l’aidez-vous ? — Votre Altesse, dit Haplo, articulant lentement et choisissant ses mots avec soin, en vous aidant, je m’aide moi-même. Ma nef… vous vous souvenez de ma nef ? Il crut voir le cadavre hocher la tête. — Ma nef est amarrée à Port-Sécurité, sur l’autre rivage de la Mer de Feu, poursuivit Haplo. Votre peuple contrôle Port-Sécurité. Je vous ferai traverser la Mer de Feu si vous empêchez votre peuple de m’attaquer et si vous me permettez d’appareiller. Le cadavre demeura immobile ; seules les paupières battirent en réponse. Le lazar écouta, puis dit avec dédain : — Son Altesse comprend et accepte le marché. Et voilà pour mes intentions d’abandonner la duchesse et son époux traumatisé. Elle – ou ce qu’elle est devenue – peut m’être très utile. Puis, se penchant, tira Alfred par sa robe. — Alors, vous avez trouvé quelque chose ? Vous savez où nous conduisent ces runes ? — Je… je crois. Alfred reporta son regard sur Jera et dit à voix basse : — Mais vous réalisez… elle peut communiquer avec les morts ! — Oui, je réalise ! Et Kleitus réalisera aussi s’il lui met la main dessus. Haplo se frictionna les bras, qui le brûlaient et picotait — Ça ne me plaît pas. Quelqu’un arrive. Quelqu’un nous suit. Et qui ou quoi que ce soit, je ne suis pas en état je le combattre. C’est à vous de nous sauver, Sartan ! — Et maintenant, je comprends, disait doucement le lazar, s’adressant soit au prince soit à l’autre moitié de son être tourmenté. J’entends vos paroles amères et douloureuses. Je partage vos regrets, votre désespoir et votre frustration. Le lazar se tordit les mains et éleva la voix. — Vous désirez si désespérément qu’ils vous écoutent, et ils ne vous entendent pas ! La souffrance est pire que celle de cette flèche plantée dans mon cœur. Saisissant la flèche, elle l’arracha de sa poitrine et la jeta par terre. — Cette souffrance fut brève. Mais la nôtre n’aura jamais de fin ! Jamais de fin ! Oh, mon mari, tu aurais dû me laisser mourir ! — … me laisser mourir… répéta l’écho lugubre dans le silence du tunnel. — Je sais ce qu’elle ressent, dit sombrement. Haplo. Maintenant, écoutez-moi bien, Sartan ! Vous aurez tout le temps de pleurer plus tard… si nous avons de la chance. Les runes, sapristi ! Alfred s’arracha à sa contemplation du lazar. — Oui, les runes, dit-il, déglutissant avec effort. Les sigles nous conduisent dans une direction bien déterminée. Si vous avez remarqué, nous avons croisé plusieurs autres tunnels, mais les runes ont continué dans celui-ci. Quand j’ai chanté les runes, je me suis concentré sur l’idée de sortir, et je crois donc que les runes nous conduisent où je leur ai demandé. Mais… Alfred hésita, mal à l’aise. — Mais ? — Mais cette sortie pourrait très bien être la porte principale du palais, conclut Alfred, l’air malheureux. Haplo soupira et résista au désir de se rouler en boule pour mourir. — Nous n’avons pas le choix, continuons. Les runes de ses bras le brûlaient plus fort. Il se leva péniblement et siffla son chien. — Haplo ! Alfred se leva et posa une main hésitante sur le bras du Patryn. — Qu’est-ce que ça veut dire que vous savez ce qu’elle ressent ? Vous pensez que j’aurais dû vous laisser mourir ? Haplo repoussa violemment sa main. — Si c’est des remerciements que vous voulez, Sartan, vous ne les obtiendrez pas. En me ramenant à la vie, vous avez peut-être mis en danger mon peuple, votre peuple, et ces menschs dont vous semblez tellement vous soucier ! Oui, vous auriez dû me laisser mourir, Sartan ! Vous auriez dû me laisser mourir, et faire ce que je vous avais demandé. Détruire mon corps ! Alfred le regarda, troublé, effrayé. — Mis en danger… je ne comprends pas. Haplo leva son bras tatoué, le mit sous le nez d’Alfred et lui montra les runes. — Pourquoi croyez-vous que Kleitus s’est servi du poison pour m’assassiner, et pas d’une épée ou d’une flèche ? Pourquoi le poison ? A la place d’une arme qui aurait endommagé ma peau ? — Bienheureux Sartan ! murmura Alfred, livide. Haplo eut un rire bref. — Ouais ! Bienheureux Sartan ! Dans le genre bien heureux, on ne fait pas mieux ! Bon continuons. Faites-nous sortir d’ici. Alfred repartit dans le tunnel, les sigles s’allumant à son approche. Le cadavre du prince attendit le lazar, et le prit par la main avec une dignité royale, malgré le trou béant dans sa poitrine. Le lazar regarda alternativement le prince et son mari. Jonathan baissait la tête et s’arrachait les cheveux avec désespoir. Le lazar le regarda sans pitié, le visage froid, indifférent, figé dans la mort. Le fantôme piégé à l’intérieur donnait sa vie au cadavre, une vie qui jaillissait par les yeux, terrible et menaçante. — C’est aux vivants que nous devons cela, siffla-t-elle. — … devons cela… murmura l’écho. Le duc leva son visage ravagé, les yeux dilatés. Le lazar fit un pas vers lui. Épouvanté, il recula devant ce qui avait été sa femme. Le lazar le considéra en silence. Les deux moitiés de son être tremblotèrent, se séparèrent, le fantôme tentant vainement de se libérer de sa prison corporelle. Se retournant sans un mot, le lazar rejoignit le prince mort, marchant avec indifférence sur la flèche qui l’avait tué. Hagard, Jonathan prit quelque chose sous sa robe. La déclinante des runes fit briller une lame d’acier. — Chien ! cria Haplo. Arrête-le ! Le chien bondit, gueule ouverte. Jonathan poussa un cri de douleur et de surprise. La dague cliqueta sur le sol. Il voulut la ramasser, mais le chien fut plus rapide. Debout au-dessus du poignard, il découvrit les crocs en grondant. Jonathan recula, tenant son poignet ensanglanté. Haplo prit le duc par le bras et l’entraîna dans le tunnel derrière Alfred, sifflant le chien qui vint trotter derrière lui. — Pourquoi m’avez-vous arrêté ? demanda Jonathan d’une voix morne. Il traînait les pieds, hagard. — Je voulais mourir ! Haplo grogna. — Il ne m’aurait plus manqué qu’un autre cadavre ! Avancez ! CHAPITRE XXXV LES CATACOMBES, ABARRACH La pente devint moins abrupte, mais le tunnel continua à descendre, les runes éclairant un chemin lisse qui semblait les conduire jusqu’au cœur même de ce monde. Haplo se méfiait de tout ce qu’entreprenait Alfred, mais il devait bien reconnaître que le tunnel, quoique ancien, était large, sec et en bon état. Il espérait donc ne pas se tromper en en déduisant qu’il avait été conçu en vue d’une circulation considérable. Pourquoi ? pensait-il, sinon pour emmener un grand nombre de personnes en un endroit spécifique. Et n’était-il pas probable que cet endroit fût l’extérieur ? C’était logique. Quand même, se rappela-t-il sombrement, on ne savait jamais avec le Sartan. Mais, où que le tunnel les conduisît, ils étaient forcés le suivre. Impossible de revenir en arrière. Haplo arrêtait souvent pour prêter l’oreille et, maintenant, il était certain d’entendre des voix, des cliquetis d’armures, de lances et d’épées. Il regarda ses compagnons. Les morts étaient en meilleur état que les vivants. Le lazar et le cadavre du prince descendaient le tunnel d’un pas calme et résolu. Derrière eux, Jonathan trébuchait à l’aveuglette, sans regarder où il allait, son regard horrifié fixé sur la silhouette torturée de son épouse bien aimée. Haplo ne se sentait pas très bien lui-même. Le poison toujours dans son organisme. Seul un sommeil guérisseur le rétablirait complètement. Les runes de sa peau brillaient d’un éclat maladif. Sa magie parvenait à peine à lui faire mettre un pied devant l’autre. S’il devait combattre quelque chose de plus redoutable que sa fatigue, ils pouvaient très bien s’éteindre complètement. Silencieux, vigilant, le chien suivait sur les talons de Jonathan. Le Patryn dépassa les vivants et les morts pour rejoindre Alfred. Le Sartan psalmodiait les runes entre ses dents, regardant les sigles revenir un par un à la vie. — Nous sommes suivis, lui dit Haplo à voix basse. Le Sartan, concentré sur les runes, n’avait pas entendu le Patryn approcher. Il sursauta, trébucha, et faillit tomber. Il se raccrocha au mur lisse et regarda nerveusement autour de lui. Haplo secoua la tête. — Ils ne sont pas très près, je crois, mais je n’en suis pas certain. Ces maudits tunnels déforment les sons. Ils ne peuvent pas savoir exactement quel tunnel nous avons pris. A mon avis, ils sont forcés de s’arrêter à chaque intersection et d’envoyer des patrouilles en reconnaissance dans tous les embranchements pour être certains de ne pas nous perdre. Montrant les sigles brillant sur le mur, il ajouta : — Ces sigles n’ont aucune chance de se rallumer pour eux ? De leur montrer le chemin que nous avons pris ? — C’est possible. Alfred réfléchit, l’air malheureux, et ajouta : — Si le dynaste connaît les formules magiques… Haplo s’arrêta et lâcha une bordée de jurons. — La flèche, mille tonnerres ! — Quelle flèche ? dit Alfred, se plaquant contre la paroi, comme pour esquiver des traits empennés. — La flèche que Sa Grâce a arrachée de sa poitrine ! dit Haplo, montrant la direction d’où ils venaient. Quand ils l’auront trouvée, ils sauront qu’ils sont sur la bonne voie ! Sans réfléchir à ce qu’il faisait, il retourna sur ses pas. — Vous ne pouvez pas retourner là-bas ! s’écria Alfred, paniqué. Vous ne retrouveriez pas le chemin ! Est-ce là ce que j’avais en tête ? se demanda Haplo, les nerfs vibrants à cette idée. Cette flèche est un prétexte à revenir en arrière. Les soldats continueront à avancer. Je n’aurai plus qu’à me cacher jusqu’à ce qu’ils soient passés, et je me sauverai tout seul, abandonnant ces Sartans à leur sort bien mérité. C’était tentant, très tentant. Mais cela ne solutionnait pas le problème du retour à sa nef, maintenant amarrée en territoire ennemi. Haplo se remit à marcher au côté d’Alfred. — J’aurais retrouvé le chemin pour revenir, dit-il avec amertume. Ce que vous vouliez dire, c’est que vous, vous n’auriez pas retrouvé le chemin des Portes de la Mort. C’est pour ça que vous m’avez sauvé la vie, hein, Sartan ? — Naturellement répondit Alfred, doucement, tristement. Quoi d’autre sinon ? — Ouais. Quoi d’autre ? Alfred était apparemment profondément absorbé dans sa psalmodie. Haplo n’entendait pas ses paroles, mais il voyait les lèvres du Sartan remuer, les sigles continuer à l’allumer. Le tunnel ne descendait plus, ce qui pouvait indiquer qu’ils arrivaient quelque part. Le Patryn ne savait pas si c’était bon ou mauvais. — Ce ne serait pas à cause de la prophétie, par hasard ? demanda-t-il brusquement, le regard fixé sur Alfred. Alfred sursauta violemment, ses mains, sa tête et ses jambes tressautant, comme tirées par les fils d’un marionnettiste, — Non ! protesta-t-il, je vous assure ! Je ne sais rien de… cette prophétie. Haplo le scruta avec attention. Alfred n’était pas étranger au mensonge, mais il mentait très mal, l’air malheureux, comme s’il suppliait de le croire. Maintenant, il regardait Haplo, effrayé, misérable… — Je ne vous crois pas ! — Si, vous me croyez, répondit doucement Alfred. Haplo fulmina, furieux, déçu. — Alors, vous êtes un imbécile ! Vous auriez dû leur demander. Après tout, c’est à cause de vous qu’on a cité la prophétie. peau brillaient d’un éclat maladif. Sa magie parvenait à peine à lui faire mettre un pied devant l’autre. S’il devait combattre quelque chose de plus redoutable que sa fatigue, ils pouvaient très bien s’éteindre complètement. Silencieux, vigilant, le chien suivait sur les talons de Jonathan. Le Patryn dépassa les vivants et les morts pour rejoindre Alfred. Le Sartan psalmodiait les runes entre ses dents, regardant les sigles revenir un par un à la vie. — Nous sommes suivis, lui dit Haplo à voix basse. Le Sartan, concentré sur les runes, n’avait pas entendu le Patryn approcher. Il sursauta, trébucha, et faillit tomber. Il se raccrocha au mur lisse et regarda nerveusement autour de lui. Haplo secoua la tête. — Ils ne sont pas très près, je crois, mais je n’en suis pas certain. Ces maudits tunnels déforment les sons. Ils ne peuvent pas savoir exactement quel tunnel nous avons pris. A mon avis, ils sont forcés de s’arrêter à chaque intersection et d’envoyer des patrouilles en reconnaissance dans tous les embranchements pour être certains de ne pas nous perdre. Montrant les sigles brillant sur le mur, il ajouta : — Ces sigles n’ont aucune chance de se rallumer pour eux ? De leur montrer le chemin que nous avons pris ? — C’est possible. Alfred réfléchit, l’air malheureux, et ajouta : — Si le dynaste connaît les formules magiques… Haplo s’arrêta et lâcha une bordée de jurons. — La flèche, mille tonnerres ! — Quelle flèche ? dit Alfred, se plaquant contre la paroi, comme pour esquiver des traits empennés. — La flèche que Sa Grâce a arrachée de sa poitrine ! dit Haplo, montrant la direction d’où ils venaient. Quand ils l’auront trouvée, ils sauront qu’ils sont sur la bonne voie ! Sans réfléchir à ce qu’il faisait, il retourna sur ses pas. — Vous ne pouvez pas retourner là-bas ! s’écria Alfred, paniqué. Vous ne retrouveriez pas le chemin ! Est-ce là ce que j’avais en tête ? se demanda Haplo, les nerfs vibrants à cette idée. Cette flèche est un prétexte à revenir en arrière. Les soldats continueront à avancer. Je n’aurai plus qu’à me cacher jusqu’à ce qu’ils soient passés, et je me sauverai tout seul, abandonnant ces Sartans à leur sort bien mérité. C’était tentant, très tentant. Mais cela ne solutionnait pas le problème du retour à sa nef, maintenant amarrée en territoire ennemi. Haplo se remit à marcher au côté d’Alfred. — J’aurais retrouvé le chemin pour revenir, dit-il avec amertume. Ce que vous vouliez dire, c’est que vous, vous n’auriez pas retrouvé le chemin des Portes de la Mort. C’est pour ça que vous m’avez sauvé la vie, hein, Sartan ? — Naturellement répondit Alfred, doucement, tristement. Quoi d’autre sinon ? — Ouais. Quoi d’autre ? Alfred était apparemment profondément absorbé dans sa psalmodie. Haplo n’entendait pas ses paroles, mais il voyait les lèvres du Sartan remuer, les sigles continuer à l’allumer. Le tunnel ne descendait plus, ce qui pouvait indiquer qu’ils arrivaient quelque part. Le Patryn ne savait pas si c’était bon ou mauvais. — Ce ne serait pas à cause de la prophétie, par hasard ? demanda-t-il brusquement, le regard fixé sur Alfred. Alfred sursauta violemment, ses mains, sa tête et ses jambes tressautant, comme tirées par les fils d’un marionnettiste., — Non ! protesta-t-il, je vous assure ! Je ne sais rien de… cette prophétie. Haplo le scruta avec attention. Alfred n’était pas étranger au mensonge, mais il mentait très mal, l’air malheureux, comme s’il suppliait de le croire. Maintenant, il regardait Haplo, effrayé, misérable… — Je ne vous crois pas ! — Si, vous me croyez, répondit doucement Alfred. Haplo fulmina, furieux, déçu. — Alors, vous êtes un imbécile ! Vous auriez dû leur demander. Après tout, c’est à cause de vous qu’on a cité la prophétie. — Et c’est pourquoi je ne veux jamais la connaître ! — C’est intelligent ! — Une prophétie donne à entendre que nous sommes destinés à exécuter une action quelconque. Elle nous la dicte, nous n’avons pas le choix. Elle nous dépouille de notre libre arbitre. Et trop souvent, la prophétie tend à s’autoréaliser. Une fois que nous l’avons en tête, nous agissons, consciemment ou inconsciemment, pour l’accomplir. C’est la seule explication possible… à moins que vous ne croyiez à une puissance supérieure. — Une puissance supérieure ! répéta Haplo avec mépris. Qui ? Les menschs ? Je n’ai pas l’intention de croire à cette prophétie. Mais ces Sartans y croient, et c’est ce qui m’intéresse. Comme vous l’avez dit, poursuivit Haplo avec un clin d’œil, cette prophétie pourrait s’autoréaliser. — Vous ne la connaissez pas non plus, n’est-ce pas ? dit Alfred — Non, mais j’ai bien l’intention de la découvrir. Quand même, ne vous inquiétez pas ; je ne vous en dirai rien. Dites-moi, Votre Grâce… Il se tourna vers Jonathan. — Haplo ! s’écria Alfred, le saisissant par le bras. — N’essayez pas de m’arrêter ! dit Haplo en se dégageant. Je vous avertis… — Les runes ! Regardez les runes ! Alfred pointa un doigt tremblant sur le mur. Alfred foudroya le Sartan, croyant à une ruse pour l’empêcher de parler au duc. Mais Alfred semblait sincèrement bouleversé. A regret, le Patryn regarda ce qu’Alfred lui montrait. Les sigles, s’allumant un par un, suivaient la base des parois depuis qu’ils avaient quitté les oubliettes. Mais en ce lieu, ils avaient quitté le bas du mur pour s’élever et former une arche rayonnant d’un bleu lumineux. Haplo étrécit les yeux, ébloui, et essaya de voir au-delà. Il ne vit rien que des ténèbres. — C’est une porte. Nous sommes arrivés devant une porte, dit Alfred, nerveux. — Je le vois bien ! Où mène-t-elle ? — Je… je ne sais pas. Les runes ne le disent pas. Mais… je crois que nous ne devrions pas aller plus loin. — Et que proposez-vous à la place ? D’attendre ici pour présenter nos respects au dynaste ? Alfred, sa calvitie couverte de sueur, s’humecta les lèvres. — N… non. C’est juste que… je veux dire, je ne… Haplo marcha jusqu’à l’arche. A son approche, les runes changèrent de couleur et virèrent au rouge. Les sigles se mirent à fumer, s’enflammèrent. Il mit la main devant son visage et tenta d’avancer. Le feu ronfla et crépita, la fumée l’aveugla. L’air surchauffé lui brûla les poumons. Les runes de ses bras s’activèrent en réaction, mais leur puissance ne pouvait pas le protéger des flammes qui lui brûlaient les chairs. Haplo recula, pantelant. Il périrait s’il passait cette porte. Le Patryn foudroya Alfred, qu’il rendait irrationnellement responsable. Haplo ayant battu en retraite, le feu-s’éteignit et les sigles reprirent leur teinte rouge-jaune. — Ce sont des runes de défense. Vous ne pouvez pas entrer. Aucun d’entre nous ne peut entrer ! Mais il y a un autre tunnel par ici. Il montra un couloir disposé à angle droit par rapport à celui où ils se trouvaient. Ils tournèrent le dos à l’arche flamboyante, dont les runes s’éteignirent derrière eux, et s’engagèrent dans l’autre tunnel. Alfred se mit à psalmodier, les runes bleues s’allumèrent à la base des murs, les guidant de l’avant. Mais au bout d’une quarantaine de pas, ils s’aperçurent que le couloir s’incurvait sur la droite, les ramenant vers l’endroit d’où ils venaient. Haplo ne s’étonna pas de voir une nouvelle arche s’allumer devant eux. — Miséricorde ! murmura Alfred. Mais ce ne peut pas être la même ! — Ce n’est pas la même, dit Haplo d’une voix lugubre. — Regardez, le tunnel continue à tourner… – … et je parie qu’il conduit à une autre arche. Vous pouvez aller voir, mais… — Les morts arrivent, dit soudain le lazar, ses lèvres minces s’incurvant en un sourire étrange et effrayant. Je les entends. — les entends, répéta le fantôme. — Je les entends aussi, dit Haplo, et aussi les cliquetis d’acier. Il observa attentivement Alfred. Le Sartan s’était plaqué contre le mur, comme s’il voulait s’y incruster et disparaître dans le roc. — Des runes de défense, dites-vous. Cela signifie qu’ils protègent l’intérieur, non qu’ils empêchent d’entrer. Alfred lança un regard désespéré sur les sigles. — Personne capable de déchiffrer ces runes n’aurait jamais envie d’entrer. Haplo ravala quelques remarques cinglantes et se tourna vers Jonathan. — Vous avez une idée de ce qu’il peut y avoir là-dedans ? Le duc leva des yeux vitreux, regarda autour de lui avec indifférence. Il ne savait pas où il était, et, à l’évidence, ça ne l’intéressait pas de le savoir. Haplo jura entre ses dents et se retourna vers Alfred. — Pouvez-vous rompre l’enchantement ? Le visage inondé de sueur, le Sartan déglutit avec effort. — Oui, dit-il d’une voix tremblante, à peine audible. Mais vous ne comprenez pas. Ces runes sont les plus puissantes qui existent. Il doit y avoir quelque chose de terrible derrière cette porte ! Je ne l’ouvrirai pas ! Haplo scruta le visage du Sartan, supputant quelle force il faudrait déployer pour l’obliger à agir. Alfred était très pâle, mais résolu, et regardait Haplo dans les yeux, avec une détermination inflexible et inattendue. — A votre aise, grommela Haplo. Et, tournant les talons, il s’avança vers l’arche. Les sigles s’enflammèrent, il en sentait la chaleur sur son visage et sur ses bras. Serrant les dents, il poursuivit sa marche. Le chien aboyait frénétiquement. — Reste là ! lui ordonna Haplo, continuant à avancer. — Attendez ! cria Alfred, non moins paniqué que le chien. Qu’est-ce que vous faites ? Votre magie ne peut pas vous protéger ! La chaleur était intense. La respiration devenait difficile. La porte n’était plus qu’une arche de feu. — Vous avez raison, Sartan, dit Haplo, toussant, sans arrêter d’avancer. Mais… ce sera vite terminé. Et… mon corps ne servira à personne après… ajouta-t-il, lançant un regard en arrière. — Non ! Arrêtez ! Je… je vais ouvrir ! cria Alfred en frissonnant. Je… je vais ouvrir, répéta-t-il. Se détachant du mur, il marcha vers l’arche à contrecœur. Haplo s’arrêta, s’effaça, et le regarda avec un sourire tranquille et satisfait. — Poule mouillée, dit-il dédaigneusement au moment où Alfred le croisait à pas lents. CHAPITRE XXXVI LA CHAMBRE DES DAMNES, ABARRACH Debout devant l’arche, silhouette gauche et bouffonne dans sa robe noire trop courte, Alfred se mit à danser. Les pieds qui ne pouvaient pas faire dix pas sans trébucher exécutaient soudain des pas compliqués avec une grâce extraordinaire. Le visage était grave et solennel, totalement absorbé dans la musique. Il s’accompagnait d’un chant également grave et solennel. Les mains traçaient les runes en l’air, les pieds les traçaient sur le sol. Haplo le regarda jusqu’au moment où il sentit quelque partie indocile de son être touchée et captivée par tant de beauté. — Ça va prendre longtemps ? demanda-t-il durement, risquant d’interrompre le chant. Alfred ne lui prêta pas attention, mais la danse et le chant cessèrent peu après. Les flamboyantes runes de défense clignotèrent, s’estompèrent et s’éteignirent. Alfred prit une profonde inspiration et s’ébroua, comme sortant d’une eau profonde. Il leva les yeux sur les sigles qui finissaient de disparaître, et soupira. — Nous pouvons entrer maintenant, dit-il s’épongeant le front. Ils franchirent l’arche sans incident, même si Haplo fut forcé de combattre une soudaine répugnance à entrer et une vibration désagréable de tous ses nerfs. Si j’étais dans le Labyrinthe, je ne négligerais pas ces avertissements. Il fut le dernier à passer sous l’arche, le chien sur les talons. Les runes se rallumèrent immédiatement, illuminant le tunnel de leur rougeoiement. — Cela devrait arrêter ceux qui nous suivent, ou du moins les ralentir. La plupart des Sartans ont peut-être oublié l’antique magie, mais ça ne m’étonnerait pas que Kleitus… Haplo s’immobilisa, fronçant les sourcils. Des sigles brillaient de ce côté de l’arche. — Qu’est-ce que ça signifie, Sartan ? — Les runes sont différentes, dit doucement Alfred, d’une voix craintive. De l’autre côté, elles étaient destinées à écarter les gens. Celles-ci, sont destinées à empêcher quelque chose de sortir. Haplo s’appuya au mur avec lassitude. L’imagination et la créativité ne sont pas le fort des Patryns, mais il fallut très peu de l’une ou l’autre pour permettre à Haplo de conjurer des visions de monstres terribles rôdant dans les profondeurs de ce monde. Et je n’ai même plus la force de combattre un chat domestique. Sentant qu’on le regardait, il leva vivement la tête. Le lazar l’observait, les yeux fixes, inexpressifs, dans le visage mort. Mais les yeux du fantôme, qui parfois regardaient par les orbites des cadavres, comme des doubles sensibles, le transperçaient, implacables et surnaturels. Un léger sourire effleura les lèvres bleuâtres du lazar. — Pourquoi lutter ? Rien ne peut vous sauver. A la fin, vous viendrez à nous. La peur noua le ventre d’Haplo, laboura et liquéfia ses entrailles. Non la décharge d’adrénaline avant la bataille, qui donne à un homme la force, la vigueur et l’endurance qu’il n’a pas. C’était la peur enfantine du noir, la terreur de l’inconnu, la crainte débilitante d’une chose qu’il ne comprenait pas, et, par suite, ne pouvait pas contrôler. Le chien, percevant la menace, grondait, le poil hérissé et vint se placer entre son maître et le lazar. Les yeux malveillants du cadavre s’abaissèrent vers lui, leur sortilège maléfique s’évanouit. Alfred s’était avancé dans le couloir, continuant à psalmodier les runes à voix basse. De nouveau, les sigles bleus s’allumaient sur les murs. Le cadavre du Prince Edmund marchait dignement à sa suite. Son fantôme, de nouveau séparé de son corps, traînait derrière lui comme une écharpe effilochée. Secoué, vidé de ses forces, Haplo resta adossé au mur jusqu’à l’extinction presque complète des runes, essayant de se ressaisir. Une voix, sortant de la pénombre, le fit sursauter. — Vous croyez que tous les morts nous haïssent à ce point ? C’était Jonathan, parlant d’une voix déchirée, angoissée. Haplo, qui n’avait pas fait attention, ne savait pas que le duc était près de lui. Dans le Labyrinthe, une telle faute lui aurait coûté la vie. Maudissant le tunnel, le poison, Alfred et lui-même, Haplo maudit aussi Jonathan pour faire bonne mesure. Saisissant le duc par le bras, il l’entraîna brutalement dans le tunnel. Le tunnel était large et aéré, les murs et le plafond bien secs. Le sol était couvert d’une épaisse couche de poussière. Aucune marque de griffes ou de reptations laissées par les dragons ou les serpents. Personne n’avait tenté d’oblitérer les sigles, et les runes-guides brillaient de tout leur éclat, éclairant devant elles le chemin de l’inconnu. Haplo écouta, respira, tâta et goûta l’air. Il surveillait les runes de sa peau, guettant tout avertissement de danger. Rien. Si ce n’avait pas été ridicule, il aurait juré qu’il ressentait une impression de paix, de bien-être qui détendait ses muscles, apaisait ses nerfs à vif. La sensation était inexplicable, absurde, et ne fit qu’augmenter son irritation. Aucun danger devant lui, mais il sentait des poursuivants derrière lui. Le tunnel était rectiligne, sans aucun tour et détour, sans aucun embranchement. Ils passèrent sous plusieurs arches, mais dont aucune ne portait les runes de défense de la première. Puis, sans avertissement, les runes guides s’arrêtèrent brusquement, comme si elles arrivaient devant un mur. Ce qui, découvrit Haplo, rattrapant Alfred, était exactement le cas. Un mur de roche noire, solide et résistant, se dressait devant eux, sa surface lisse gravée de signes. Des runes, des runes des Sartans, remarqua Haplo, les étudiant à la lueur bleutée des sigles. Mais elles avaient quelque chose de bizarre, même pour ses yeux peu entraînés. — Comme c’est étrange ! murmura Alfred, contemplant le mur. — Quoi ? demanda Haplo, irrité. Chien, surveille, ordonna-t-il, renvoyant du geste l’animal monter la garde dans le couloir d’où ils venaient. Qu’est-ce qu’il y a d’étrange ? C’est un cul-de-sac ? — Oh non. Il y a une porte ici… — Vous pouvez l’ouvrir ? — Bien sûr. En fait, un enfant pourrait l’ouvrir. — Alors, trouvons un enfant pour le faire ! dit Haplo, bouillant d’impatience. Alfred contemplait le mur avec un intérêt d’érudit. — La structure runique n’est pas compliquée, et ressemble plutôt aux serrures qu’on place sur sa chambre à coucher, mais… — Mais quoi ? dit Haplo, réprimant le désir de lui :ordre le cou. Cessez de radoter ! — Il y a ici deux séries de runes, dit Alfred, les suivant du doigt. Vous les distinguez certainement. Oui, Haplo le voyait et réalisait que c’était ce qui avait frappé au premier coup d’œil. — Deux séries de runes, disait Alfred, se parlant à lui-même. Dont l’une apparemment ajoutée plus tard… beaucoup plus tard, je dirais… et par-dessus la première. Son haut front creusé de rides, il fronça les sourcils, plongé dans la consternation. Le chien aboya, une fois, un bruyant avertissement. — Vous pouvez ouvrir cette maudite porte ? répéta Haplo, serrant les dents et les poings dans l’espoir de se contrôler. Alfred hocha distraitement la tête. — Alors, ouvrez-la, dit Haplo, se forçant au calme. Alfred se tourna face à lui, l’air malheureux. — Je ne suis pas certain que je devrais. — Vous n’êtes pas certain que vous devriez ? dit Haplo, incrédule. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a d’effrayant sur cette porte ? Encore des runes de défense ? — Non, reconnut Alfred, déglutissant avec effort. Des runes de… sacralité. Cet endroit est saint, sacré. Ne le sentez-vous pas ? — Non ! mentit Haplo, furieux. Tout ce que je sens, c’est le souffle de Kleitus dans mon cou ! Ouvrez cette maudite porte ! — Saint… sacré. Vous avez raison, murmura Jonathan avec une crainte révérentielle. Son visage reprit un peu de couleur, et il regarda autour de lui, étonné. — Je me demande ce qu’était cet endroit. Et pourquoi personne n’en connaissait l’existence. — Les sigles sont très anciens, remontant presque à la Séparation. Les runes de défense ont dû éloigner tout le monde, et, au cours des siècles, les gens ont dû l’oublier. Les runes de défense devaient empêcher quiconque arrivant devant cette porte d’aller plus loin. Haplo écarta cette pensée importune. Le chien se remit à aboyer. Faisant demi-tour, il fila vers son maître et s’arrêta à ses pieds, tendu, pantelant. — Kleitus arrive. Ouvrez la porte, répéta Haplo. Ou restez-là et mourez. Alfred lança un regard effrayé derrière lui, regarda craintivement devant lui. En soupirant, il passa les mains sur le mur, traçant les runes et les psalmodiant entre ses dents. La pierre commença à se dissoudre sous ses doigts, et, plus vite que l’œil ne pouvait suivre, une ouverture apparut dans le mur, encadrée par la lumière bleue des runes-guides. — Arrière ! ordonna Haplo, s’aplatissant contre le mur pour scruter les ténèbres, prêt à affronter des mâchoires écumantes, des crocs féroces, ou pire. Rien, sauf encore plus de poussière. Le chien renifla, éternua. Haplo se redressa et plongea dans les ténèbres de l’ouverture. Il espérait presque que quelque chose lui bondirait dessus, quelque chose de solide et réel qu’il pourrait voir et combattre. Son pied rencontra un obstacle qu’il écarta doucement et qui roula de côté. — Il me faut de la lumière ! cria sèchement Haplo, regardant Alfred et Jonathan blottis sur le seuil. Alfred s’avança vivement, baissant la tête pour passer sous l’arche. Il agita les mains, psalmodia les runes d’un ton qui fit grincer les dents d’Haplo. Mais une douce lumière blanche jaillit d’un globe gravé de sigles suspendu au milieu du dôme du plafond. Sous le globe se dressait une table oblongue en bois d’un blanc très pur – une table qui ne venait pas de ce monde. Sept portes scellées s’ouvraient dans les murs, menant indubitablement à sept autres tunnels semblables à celui dont ils venaient, à tous ceux qui menaient au même endroit – cette salle. Et toutes, indubitablement gravées des mêmes mortelles runes de défense. Des chaises, autrefois disposées autour de la table, gisaient par terre, renversées, retournées. Et, au milieu du désordre… — Miséricordieux Sartan ! Souffla Alfred, joignant les mains. Haplo baissa les yeux. L’objet qu’il avait écarté du pied était un crâne. CHAPITRE XXXVII LA CHAMBRE DES DAMNÉS, ABARRACH Le crâne s’était arrêté contre une pile d’ossements. Et partout ailleurs dans la salle, d’autres os, d’autres crânes – trop nombreux pour les compter. Le sol était complètement recouvert d’ossements. Bien conservés dans ce caveau scellé, intouchés depuis des siècles, les morts gisaient encore où ils étaient tombés, les membres grotesquement disloqués. — Comment sont-ils morts ? Qu’est-ce qui les a tués ? Alfred regarda autour de lui, comme craignant de voir surgir le tueur d’un instant à l’autre. — Détendez-vous, dit Haplo. Personne ne les a tués. Ils se sont exterminés mutuellement. Et certains n’étaient même pas armés. Regardez ces deux-là, par exemple. Un squelette de main tenait la poignée d’une épée, dont le métal brillant ne s’était pas rouillé dans cette atmosphère chaude et sèche. La lame ébréchée gisait à côté d’une tête qu’elle avait détachée des épaules. — Une arme, deux cadavres. — Mais alors, qui a tué le tueur ? demanda Alfred. — Bonne question, concéda Haplo. Il s’agenouilla pour examiner de plus près un squelette. Les mains en étaient refermées sur la poignée d’une dague, dont la lame était enfoncée dans sa cage thoracique. — On dirait que le tueur s’est tué lui-même, dit Haplo. Alfred recula, horrifié. Haplo regarda vivement au-de lui, constata que plus d’un s’était donné la mort. — Meurtre général, dit-il en se relevant. Suicide moral . Alfred regardait la scène, atterré. — Mais c’est impossible ! Nous autres Sartans, nous vénérons la vie ! Jamais nous ne… — Exactement comme vous n’avez jamais pratiqué la nécromancie ? l’interrompit sèchement Haplo. Alfred ferma les yeux, ses épaules s’affaissèrent, il enfouit sa tête dans ses mains. Jonathan s’écarta prudemment, et considéra la salle, l’air hébété. Le cadavre du Prince Edmund, immobile contre un mur, ne manifestait aucun intérêt d’aucune sorte. Ce n’était pas son peuple. Le lazar évoluait au milieu des squelettes, ses yeux morts-vivants toujours en mouvement. Haplo surveillait Jera du coin de l’œil. Il s’approcha d’Alfred, avachi contre le mur, désespéré. — Ressaisissez-vous, Sartan. Pouvez-vous fermer porte ? Alfred leva un visage angoissé. — Quoi ? — Fermez la porte ! Pouvez-vous fermer la porte ? — Elle n’arrêtera pas Kleitus. Il a franchi les runes de défense. — Ça le ralentira. Qu’est-ce qu’il y a, sapristi ? — Vous êtes sûr que je dois la fermer ? Voulons-nous rester… enfermés ici ? D’un geste impatienté, Haplo montra les six autres portes de la salle. — Ah oui, je vois, marmonna Alfred. Je suppose que tout se passera bien. — Supposez tant que vous voulez, mais fermez cette maudite porte ! Se retournant, il examina les autres sorties. — Il doit bien y avoir un moyen de savoir où elles coninduisent. Elles doivent porter des signes… Un crissement l’interrompit : la porte commençait à se fermer. Merci, allait dire Haplo, sarcastique, quand il vit expression d’Alfred. — Ce n’est pas moi ! protesta le Sartan, fixant, les yeux dilatés, le bloc de pierre qui glissait inexorablement en travers de l’ouverture. Soudain, irrationnellement, Haplo craignit de rester piégé dans cette salle. Il bondit, interposa son corps entre la porte et le mur. Le bloc massif continua à avancer sur lui. Il le repoussa de toutes ses forces. Alfred en saisit le bord, essayant désespérément de le retenir. — Employez la magie ! ordonna Haplo. Alfred hurla une rune. La porte continua à se fermer. Le chien aboyait frénétiquement. Haplo fit une tentative pour l’arrêter à l’aide de sa propre magie, essayant de tracer des runes sur le bloc qui menaçait de l’écraser. — Ça ne marchera pas ! s’écria Alfred, renonçant à arrêter la pierre. Rien ne marchera ! La magie est trop puissante ! Haplo fut obligé d’en convenir. Menacé d’être broyé entre la porte et le mur, il bondit de côté et se libéra de justesse. La porte se referma avec un bruit sourd, soulevant un nuage de poussière et faisant cliqueter les os des squelettes. Ainsi, la porte est fermée. C’est ce que je voulais. Pourquoi aile paniqué ainsi ? se demanda Haplo avec colère. C’est cet endroit, l’atmosphère de cet endroit. Qu’est-ce qui a poussé ces gens à se tuer les uns les autres ? A se suicider ? Et pourquoi ces runes de défense, interdisant à quiconque d’entrer, à quiconque de sortir ?… Une douce lumière blanc-bleu se mit à illuminer la salle. Levant vivement les yeux, Haplo vit des runes apparaître tout autour du plafond. Alfred prit une profonde inspiration. — Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’elles disent ? dit Haplo, tendu. — Cet endroit est… sanctifié ! dit Alfred d’un ton révérentiel, regardant les runes dont l’éclat s’aviva, les baignant d’une lumière radieuse. Je crois que je commence à comprendre. « Quiconque apporte ici la violence… la verra se retourner contre lui. » Voilà ce qu’elles disent. Haplo soupira, soulagé. Il avait commencé à avoir des visions d’individus piégés dans une salle scellée, mourant de suffocation, devenant fous et mettant un terme à leurs souffrances. — Ça explique tout. Ces Sartans se sont battus entre eux, la magie a réagi pour les arrêter, et voilà le résultat. Il poussa Alfred vers une porte. Peu importait où elle menait. Haplo voulait sortir de là. — Ouvrez-la ! — Mais pourquoi cette salle est-elle sacrée ? A quoi est-elle consacrée ? Et, étant sacrée, pourquoi est-elle si sévèrement gardée ? Au lieu d’étudier les runes de la porte, Alfred regardait distraitement autour de lui. Haplo fit jouer ses doigts, ferma les poings. — Elle sera sacrée aussi pour votre cadavre, Sartan, si vous n’ouvrez pas cette porte ! Alfred se mit au travail, avec une lenteur exaspérante, tâtonnant des mains sur la pierre. La fixant avec intensité, il murmura les runes entre ses dents. Haplo resta près de lui, s’assurant que personne ne le dérangeait. — C’est l’occasion rêvée de leur échapper. Même si Kleitus parvient jusqu’ici, il ne saura pas par où nous sommes sortis… — Il n’y a pas de fantômes ici, dit soudain la voix du lazar. — … pas de fantômes ici… murmura l’écho. Haplo regarda autour de lui, vit le lazar passer d’un squelette à l’autre. Le cadavre du prince avait quitté la porte et s’approchait de la table blanche au milieu de la salle. Est-ce mon imagination, se demanda Haplo, ou le fantôme du prince est-il en train de prendre forme ? Le Patryn battit des paupières, se frotta les yeux. C’était cette maudite lumière ! Elle changeait toutes les apparences. — Désolé, dit Alfred, penaud. Elle ne veut pas s’ouvrir. — Qu’est-ce que ça signifie, elle ne veut pas s’ouvrir ? demanda Haplo. — Cela doit avoir quelque chose à faire avec ces runes, dit Alfred, montrant le plafond. Tant que leur magie est activée, aucune autre magie n’est efficace. Naturellement ! C’est ça ! poursuivit-il d’un ton ravi. comme s’il venait de résoudre une équation compliquée. Ils ne voulaient pas être interrompus dans leur travail, quel qu’il fût. — Pourtant, ils ont été interrompus ! lui rappela Haplo, donnant un coup de pied dans un crâne. A moins qu’ils soient devenus fous et se soient jetés les uns sur les autres. Ce qui lui parut vraisemblable. Il me faut sortir d’ici ! Haplo n’arrivait plus à respirer. Une force étrange se dilatait, expulsant l’air de ses poumons. La lumière prit un éclat intense, douloureux, aveuglant. Il me faut sortir d’ici avant de devenir aveugle, avant de suffoquer ! Il avait les mains moites, le corps couvert de sueurs froides. Il me faut sortir d’ici ! Haplo poussa Alfred et se jeta sur la porte scellée. Il se mit à tracer des runes sur la pierre, des runes de Patryn. Paniqué, les mains tremblantes, il n’arrivait pas à dessiner des runes qu’il connaissait depuis l’enfance. Les sigles s’avivèrent, s’éteignirent. Il avait fait une erreur. Une erreur stupide. Jurant entre ses dents, il recommença. Il avait la vague impression qu’Alfred cherchait à l’arrêter. Il le chassa, comme il aurait chassé une mouche. La lumière blanc-bleu devenait plus forte, plus brillante, le brûlait comme le soleil. — Arrêtez-le ! glapit le lazar d’une voix stridente. Il nous quitte ! — … nous quitte… répéta l’écho. Haplo se mit à rire. Il n’allait nulle part, et il le savait. Son rire avait quelque chose d’hystérique. Il s’en rendit compte, mais peu importait. Mourir. Nous allons tous mourir… — Le prince ! L’exclamation d’Alfred et l’aboiement du chien retentirent en même temps, comme si le Sartan et l’animal s’étaient donné le mot. Corps et esprit accablés par la fatigue, la maladie, et ce qui ne pouvait recevoir que le nom de panique, Haplo vit enfin qu’au moins un membre de leur groupe avait ouvert une sortie. Le cadavre du prince était affalé en travers de la table, l’horrible magie qui le maintenait vivant devenue inopérante. Le fantôme d’Edmund s’éloignait de l’enveloppe qui avait été sa prison, la forme de l’esprit grande et majestueuse, comme l’avait été le prince dans la vie, le sage transfiguré, émerveillé. Les bras du cadavre pendaient mollement vers le sol de marbre. Les bras du fantôme se tendirent devant lui. Il fit un pas en avant, traversant le bois de la table comme s’il avait été immatériel. Un autre pas, puis un autre. Le fantôme abandonnait son corps derrière lui. — Arrêtez-le ! dit le lazar, se tournant vers Haplo. Sans lui, vous ne recouvrerez jamais votre nef ! En ce moment même, son peuple essaye d’annihiler la puissance des runes qui la protègent. Baltazar a l’intention de traverser la Mer de Feu pour attaquer Necropolis. — Comment diable le savez-vous ? hurla Haplo, hors de lui. Il ne se contrôlait plus. — Les voix des morts crient vers moi ! répondit le lazar. De toutes les parties du monde, je les entends. Arrêtez le prince, ou vous irez les rejoindre ! — les rejoindre… siffla l’écho. Rien n’avait plus de sens. Il vivait tin cauchemar démentiel. Haplo lança à Alfred un regard accusateur. — Je n’ai pas lancé de sortilège ! Non… pas cette fois ! protesta Alfred en se tordant les mains. Mais c’est vrai. Il nous quitte ! Bras tendus, le fantôme du prince traversait le bois de table, s’approchait de son centre. Sous les yeux des assistants, la forme du fantôme se précisa, le corps sans vie commença à s’affaisser vers le sol. Où allait-il ? Qu’est-ce qui l’entraînait ? Et qu’est-ce qui le ramènerait ? — Altesse, cria Jonathan d’une voix pressante. Votre peuple ! Vous ne pouvez pas l’abandonner ! Il a besoin de Nous ! — Votre peuple ! ajouta le lazar d’un ton persuasif. Votre peuple est en danger. Baltazar gouverne maintenant à votre place, et il veut l’entraîner dans une guerre qu’il n’a aucune chance de gagner. — Nous entend-il ? demanda Haplo. Le fantôme entendit. Ses mouvements se firent hésitants, il regarda autour de lui, l’émerveillement faisant place au doute, à la douleur. — Quelle pitié de le rappeler, murmura Alfred. Haplo aurait pu faire une remarque sarcastique, mais il n’en eut pas le courage, irrité d’avoir pensé la même chose. — Revenez vers votre peuple, susurrait doucement le lazar, comme une mère qui cherche à arrêter son enfant au bord d’un gouffre. C’est votre devoir, Altesse. Vous êtes responsable. Vous l’avez toujours été. Vous ne pouvez pas les abandonner au moment où ils ont le plus besoin de vous ! Le fantôme vacilla, s’estompa, et redevint la brume impalpable qu’il était jusque-là. Puis il disparut complètement. Haplo ferma les yeux, se disant une fois de plus que la lumière bleue lui jouait des tours. Puis, battant des paupières, il regarda autour de lui pour voir si quelqu’un avait remarqué la même chose. Alfred fixait sans la voir la grande table blanche. Jonathan aidait le corps réanimé à se relever. — Mon peuple, dit le cadavre. Je dois retourner vers mon peuple. Les paroles étaient les mêmes, l’intonation était différente. Différence subtile, simple changement de ton, de modulation. Il ne les récitait pas machinalement, mais les pensait. Et Haplo réalisa que les yeux morts avaient repris vie et fixaient le lazar avec une expression de doute. Haplo sut alors où avait disparu le fantôme. Une fois de plus, il s’était réuni au corps. Regardant le lazar, il se rendit compte que lui aussi avait observé le même phénomène, et il n’avait pas l’air content. Haplo ne savait pas pourquoi et ne s’en souciait pas. Des choses étranges s’étaient passées – se passaient — dans cette salle. Plus il y restait, moins ça lui plaisait, et ça ne lui plaisait déjà pas au départ. Il devait bien y avoir un moyen d’éteindre ces maudites lumières bleues… — La table, dit soudain Alfred. La clé, c’est la table. Il s’approcha, enjambant avec précaution les squelettes jonchant le sol, Haplo sur les talons. — Et regardez ça ! Les corps entourant la table sont tournés vers l’extérieur, comme s’ils étaient tombés en la défendant. — Et ce sont ceux qui n’étaient pas armés, dit Haplo. Les runes sacrées ; une table pour laquelle ces gens sont morts. S’ils avaient été des menschs, je dirais que cette table était un autel. Ses yeux rencontrèrent ceux d’Alfred, et il y vit la même question qu’il se posait. Les Sartans se considéraient comme des dieux. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien avoir adoré ? Tous deux s’approchèrent de la table. Jonathan l’examinait attentivement, fronçant les sourcils. Il tendit la main. — Ne la touchez pas ! s’écria Alfred. Le duc retira sa main. — Pourquoi ? Pourquoi pas ? — Il y a des sigles dessus. Vous pouvez les lire ? — Pas très bien, dit Jonathan en rougissant. Ils sont anciens. — Très anciens, acquiesça Alfred d’une voix solen-elle. La magie concerne la communication. — La communication ? dit Haplo, déçu, écœuré. C’est tout ? Lentement, Alfred se mit à débrouiller l’écheveau. — Cette table est ancienne. Elle n’est pas d’ici. Ils l’ont apportée avec eux du vieux monde, du monde séparé. Et ils l’ont installée ici, sous le premier édifice qu’ils ont construit. Dans quel but ? Quelle serait la première chose qu’aurait tentée de faire un ancien Sartan ? — Communiquer ! dit Haplo, examinant la table avec Sus d’intérêt. — Communiquer. Pas avec ceux de ce monde, ce qu’ils pouvaient faire par la magie. Mais tenter de contacter ceux des autres mondes. — Et le contact ne s’est pas établi. — Vraiment ? Alfred étudiait la table, les mains étendues au-dessus du bois gravé de sigles, paumes dirigées vers le bas, doigts écartés. — Supposons qu’en essayant d’établir le contact avec les autres mondes, ils aient contacté… quelqu’un, quelque chose d’autre ? La force qui s’oppose à nous est ancienne et puissante. Elle ne peut pas être combattue, ne peut pas être apaisée. Les larmes ne l’émeuvent pas, ni toutes les armes que nous avons à notre disposition. Trop tard, nous en sommes venus à admettre son existence. Nous nous inclinons devant elle… Haplo se rappela les paroles, sans pouvoir, sur le moment, se souvenir où il les avait lues. Sur un autre monde. Arianus ? Pryan ? L’image d’un Sartan en train de les prononcer lui vint à l’esprit, mais il n’avait jamais parlé à un autre Sartan qu’Alfred avant de venir sur ce monde. Ça n’avait pas de sens. — Est-ce que ça dit comment on peut sortir d’ici ? demanda Haplo. Alfred, percevant sa nervosité, prit un air grave. — L’un d’entre nous doit tenter d’établir la communication. — Et pour communiquer avec qui ? — Je ne sais pas. — D’accord. N’importe quoi pour mettre fin à cette situation. Non, attendez, Sartan, j’en suis, dit Haplo d’un air sombre. Quoi que vous entendiez, je veux l’entendre aussi. — Et vous, Jonathan ? dit Alfred, se tournant vers le duc. Vous êtes le représentant de ce monde. — Oui. Peut-être apprendrai-je comme porter secours… Le regard de Jonathan dériva vers sa femme, sa voix mourut. — Oui, répéta-t-il à voix basse. — Je garderai la porte, proposa le lazar, allant se poster devant le bloc scellé. — Ce n’est pas vraiment nécessaire. Alfred avait du mal à regarder la morte en face. Il essaya, mais son regard ne cessait de se détourner. — Personne ne peut entrer dans ce lieu consacré. — Ils sont bien entrés la dernière fois, dit le lazar. – … dernière fois… murmura son fantôme. — C’est vrai ! dit Alfred, déglutissant avec effort. — Pas le temps d’y penser maintenant, dit Haplo d’un ton bref. Qu’est-ce qu’on fait ? — Posez vos… euh… posez vos mains sur la table. Vous voyez les creux prévus à cet effet. Comme ça, paumes en bas, doigts écartés, les pouces se touchant. Haplo, assurez-vous qu’aucun des sigles de votre peau n’est en contact avec le bois. Videz votre esprit. — « Pensez comme un Sartan », c’est ça ? Je peux y arriver. Haplo s’exécuta. Prudemment, il posa les mains sur la table. Ses muscles frémirent involontairement, attendant une décharge, une douleur, il ne savait quoi. Il toucha le bois, solide, frais, rassurant sous ses mains. — Je vous avertis, je ne sais pas ce qui va se passer, repéta Alfred, posant nerveusement ses mains sur la table. En face d’eux, Jonathan les imita. Alfred se mit à psalmodier les runes. Après quelques instants d’hésitation, le duc se joignit à lui, parlant maladroitement la langue des arcanes. Haplo, immobile, garda le silence. Le chien se coucha par terre aux pieds de son maître. Bientôt, les trois hommes n’entendirent plus que la voix d’Alfred. Et peu après, ils ne l’entendirent même Debout près de la porte, le lazar regardait en silence et vit Alfred s’effondrer en avant, la tête d’Haplo s’incliner vers la table et Jonathan poser sa joue sur le bois frais. Les paupières du chien battirent, se fermèrent. Le lazar éleva sa voix glacée. — Venez à moi. Entendez mon appel. Ne craignez pas les runes de défense. Elles sont pour les vivants. Elles n’ont aucun pouvoir sur les morts. Venez à moi. Venez dans cette salle. Elles vous ouvriront la porte. comme elles l’ont ouverte autrefois, scellant ainsi leur propre perte. C’est aux vivants que nous devons cela. — … devons cela… répéta l’écho. — Quand les vivants ne seront plus, reprit le lazar, les morts seront libres. — … libres… CHAPITRE XXXVIII LA CHAMBRE DES DAMNÉS, ABARRACH … Alfred avait une impression pénétrante de tristesse et de regret, mais cela valait mieux – beaucoup mieux – que l’absence de sentiments qui avait précédé cette réunion avec ses frères. Alors, il n’était qu’une coquille vide. Les morts – ces horribles créations de ceux qui commençaient à se mêler de nécromancie – étaient plus savants que lui. Alfred poussa un profond soupir, releva la tête. Un regard jeté autour de la table lui apprit que des sentiments similaires adoucissaient les visages des hommes et des femmes rassemblés en ce lieu sacré. La tristesse, le regret n’avaient aucune amertume. L’amertume vient à ceux qui ont attiré la tragédie sur eux-mêmes, par leurs propres méfaits, et Alfred eut la vision d’un temps où un amer chagrin s’abattrait sur tout son peuple, à moins que la folie ne puisse être arrêtée. De nouveau, il soupira. Quelques instants plus tôt, il rayonnait de joie, la paix s’étendait comme un baume sur a mer de magma bouillonnante de ses craintes et de ses doutes. Mais cette exaltation enivrante ne pouvait pas durer sur ce monde. Il devait revenir affronter ses problèmes et ses périls, et donc, la tristesse, le regret. Une main serra la sienne. Elle était ferme, lisse, contrastant avec la peau parcheminée d’Alfred, avec sa faiblesse. — Frère, espérez, dit doucement une jeune voix. Il faut espérer. Alfred se tourna vers le frère assis à côté de lui. Le visage était jeune, beau, fort, résolu – forgé dans le feu comme l’acier. Aucun doute ne déparait sa beauté. C’était une lame tranchante et affilée. Le jeune homme parut familier à Alfred. Il aurait presque pu lui donner son nom, mais pas tout à fait. — J’essaye, répondit Alfred, refoulant les larmes qui lui embuaient les yeux. C’est peut-être à cause de tout ce que j’ai vu durant ma longue vie. J’ai connu l’espoir autrefois, pour le voir se flétrir et mourir, comme les menschs confiés à nos soins. Nos frères se précipitent tête la première dans le mal – comme des fous courant vers l’abîme. Comment les arrêter ? Nous sommes si peu… — Nous nous dresserons devant eux, dit le jeune homme. Nous leur révélerons la vérité… Et ils t’entraîneront dans le gouffre avec eux, pensa Alfred. Mais il garda sa pensée pour lui, laissant ses heureuses illusions au jeune homme. — Comment ? dit-il à la place, avec tristesse. Comment, à votre avis, tout a-t-il commencé à aller de travers ? Le jeune homme avait la réponse. Les jeunes ont toujours la réponse. — Durant toute l’histoire, l’homme a craint les forces qu’il ne pouvait pas contrôler. Il était seul dans un univers immense qui paraissait indifférent. Ainsi, aux jours anciens, quand l’éclair fulgurait et que le tonnerre éclatait, il criait vers les dieux pour qu’ils le sauvent. « Dans un passé plus récent, l’homme a commencé à comprendre l’univers et ses lois. Par la technologie et la science, il a développé des moyens de le contrôler. Malheureusement, comme le rabbin qui créa le golem. l’homme découvrit qu’il ne pouvait pas dominer sa propre création. Au lieu de contrôler l’univers, il le détruisit. « Après l’holocauste, l’homme n’avait plus rien en quoi croire ; tous ses dieux l’avaient abandonné. Alors, il se tourna vers lui-même, vers ses forces intérieures. Et il trouve la magie. Au cours du temps, la magie nous donna plus de puissance que nous n’en avions jamais acquis pendant des millénaires d’efforts. Nous n’avions plus besoin des dieux. Nous étions des dieux. — Oui, ainsi le croyions-nous, acquiesça Alfred, pensif. Et le fait d’être des dieux nous imposait de lourdes responsabilités – du moins le pensions-nous : le gouvernement de la vie des plus faibles que nous, que nous avons privés de leur liberté, déterminant quelle voie ils devaient suivre, les forçant à emprunter le chemin que nous trouvions bon pour eux… — Et pourtant, comme cela nous plaisait ! dit le jeune nomme. Alfred soupira. — Oui, comme cela nous plaisait. Comme cela nous plaît toujours, comme nous y aspirons ! C’est pourquoi ce sera difficile, très difficile… — Mes frères, les interrompit une femme assise au bout de la table, ils arrivent. Personne ne dit un mot, seuls les yeux continuèrent à communiquer. Les têtes se tournèrent, chacun scrutant e visage voisin du sien, y cherchant force et réconfort. Alfred vit une implacable résolution et une joie farouche s’allumer dans les yeux du jeune homme. — Qu’ils viennent ! dit-il soudain. Nous ne sommes pas des avares cherchant à garder pour eux l’or qu’ils ont découvert ! Qu’ils viennent, et nous le partagerons avec eux ! Les autres jeunes assis autour de la table prirent feu à :es paroles. Brûlants d’inspiration, ils l’approuvèrent à rands cris. Les anciens souriaient avec indulgence, avec douleur. Beaucoup baissèrent les yeux, pour que leur mer savoir et leur malheureuse sagesse n’éteignent pas ,a flamme brillante de leur enthousiasme. De plus, pensait Alfred, peut-être avons-nous tort. Peut-être que les jeunes ont raison. Après tout, pourquoi aurions-nous eu cette révélation si ce n’est pour la transmettre… Des sons retentissaient derrière la porte, des sons qui annonçaient une foule nombreuse. Et ce n’étaient pas des bruits de pas avançant avec ordre et discipline. C’étaient les piétinements confus de l’indiscipline, du chaos, de l’émeute, de la populace. Les Sartans assis autour de la table se consultèrent du regard, hésitants, inquiets. Personne ne peut entrer dans cette salle, sauf si nous l’ouvrons nous-mêmes. Nous pouvons y rester enfermés à jamais, nous délectant de notre savoir, et le gardant pour nous. — Notre frère a raison, dit le Sartan le plus âgé. Une femme à l’aspect vénérable se leva. Son corps était frêle comme celui d’un oiseau, mais son esprit indomptable et sa puissante magie les avaient conduits à la merveilleuse découverte. — Nous nous sommes comportés en avares qui cachent leurs richesses sous le matelas, vivant le jour dans la pauvreté, et sortant notre trésor la nuit pour le couver d’un œil cupide avant de le remettre dans sa cachette. Comme l’avare, qui ne fait pas le bien avec son or, nous ne tarderons pas à nous dessécher intérieurement. Non seulement c’est notre responsabilité de partager notre richesse, mais c’est aussi notre joie. Enlevez les runes de protection. C’est ce qui est juste et bon, je le sais, pensa Alfred, baissant la tête. Mais je suis faible. J’ai peur. Une main se referma sur la sienne, tiède et forte, et il essaya de partager la confiance qu’elle cherchait à lui communiquer. — Ils nous écouteront, dit le jeune homme avec une exaltation contenue. Ils le doivent ! La merveilleuse lumière blanc-bleu s’estompa et s’éteignit. Devant les portes fermées, les bruits se firent plus forts, plus menaçants, les cris de colère et de haine. Alfred sentit son cœur défaillir. Sa main trembla dans celle du jeune homme. — Nous avons raison. Ce que nous faisons est juste, ne cessait-il de se répéter. Mais comme c’est difficile ! La porte de pierre s’ouvrit lentement. La populace s’engouffra dans l’ouverture, ceux de derrière poussant ceux de devant, qui finirent pourtant par s’arrêter, déconcertés par le maintien grave et solennel des assistants. La populace se nourrit de la peur. Confrontée au calme et à la raison, son énergie se dissipe. Les cris de rage se transformèrent en murmures, que dominait de temps en temps une voix venue du fond, demandant ce qui se passait. Ceux qui étaient entrés, déterminés à la violence, avaient l’air désemparés et cherchaient des yeux un chef qui rallumerait la flamme réconfortante de la rage. Un homme se détacha de la foule. Le cœur d’Alfred, qui commençait à se rasséréner, défaillit de nouveau. L’homme portait une robe noire et faisait partie des pratiquants de l’ancien art interdit de la nécromancie, récemment redécouvert. Il était puissant, charismatique, et on disait qu’il voulait être roi. Il ouvrit la bouche, mais avant qu’il ait pu parler, la vieille femme, le regardant comme elle aurait regardé un enfant pas sage venant déranger ses parents, lui demanda doucement : — Pourquoi venez-vous troubler nos travaux, vous et vos partisans, Kleitus ? — Parce que vos travaux sont hérétiques et que nous sommes venus y mettre un terme, répondit le nécromancien. — Nos travaux ont été inspirés par le conseil… — qui regrette amèrement cette décision ! ricana Kleitus. La foule approuva bruyamment. Maintenant, il savait qu’il la contrôlait. Ou peut-être, réalisa Alfred en un soudain accès de clairvoyance, Kleitus avait-il tout contrôlé dès le début. Il était l’étincelle qui avait allumé le feu. Maintenant il n’avait plus qu’à souffler sur les braises pour l’aviver en un brasier infernal. — Le conseil vous a confié la tâche de contacter les autres mondes, de leur expliquer notre situation désespérée, et de les supplier de nous envoyer l’aide promise avant la Séparation. Et quel est le résultat ? Pendant des mois, vous n’avez rien fait. Puis, soudain, vous nous annoncez des sottises que seuls des enfants pourraient croire… — Si ce sont des sottises, l’interrompit la vieille femme d’un ton calme qui contrastait avec la voix stridente de son accusateur, alors, pourquoi venir nous déranger ? Laissez-nous continuer… — Parce que ce sont des sottises dangereuses ! vociféra Kleitus. Il se tut, cherchant à se maîtriser. Intelligent, il savait que son agitation désordonnée était aussi destructive dans un duel verbal que dans un duel à l’épée. Quand il reprit la parole, ce fut d’une voix ferme et disciplinée. — Parce que, malheureusement, certains des nôtres ont une candeur d’enfants. Et qu’il y en a d’autres comme celui-ci ! Le regard de Kleitus s’arrêta sur le jeune homme et s’assombrit de colère. — Des jeunes attirés dans votre piège par les brillants colifichets que vous agitez devant eux ! Le jeune homme ne dit rien, sa main se resserra plus fort sur celle d’Alfred, son beau visage toujours serein. Qui était ce jeune homme pour Kleitus ? Il ne pouvait pas être son fils, Kleitus n’étant pas assez vieux pour avoir un enfant de son âge. Un jeune frère, peut-être, qui éprouvait une véritable adoration pour son aîné avant de rencontrer la vérité ? Un apprenti ayant abandonné un maître autrefois idolâtré ? Alfred réalisa qu’il ne savait pas le nom du jeune homme. Les noms n’avaient jamais eu d’importance pour tous ceux assis autour de cette table. Et, montant des profondeurs de son être, quelque chose dit à Alfred qu’il ne le saurait jamais. Et que ça n’aurait pas d’importance. Alfred se sentit moins faible. Il eut la force de serrer à son tour la main du jeune homme, qui le regarda et sourit. Malheureusement, ce sourire fut comme de l’huile jetée sur le feu qui couvait chez Kleitus. — Vous êtes accusés de corrompre l’esprit de notre jeunesse ! Et voilà notre preuve ! dit-il, pointant le doigt sur le jeune homme. La foule redevint houleuse, sa colère grondant comme le magma de la Mer de Feu s’échappant des fissures du sol. Repoussant les mains qui voulaient l’aider, la vieille femme se leva. — Alors, emmenez-nous devant le conseil ! rétorqua-t-elle d’une voix qui imposa le silence à la foule. Nous répondrons de toutes les accusations portées contre nous. — Le conseil n’est qu’une bande de vieux gâteux, qui, dans leurs efforts malavisés pour préserver la paix, on supporte trop longtemps vos radotages. Le conseil m’a confié la tâche de gouverner ! La populace l’acclama. Kleitus, enhardi, pointa un doigt accusateur sur la vieille femme. — Vos mensonges hérétiques n’égareront plus les innocents ! Les acclamations se firent plus sinistres, plus menaçantes. La foule s’avança. Des lames brillèrent, lames d’épées et de dagues. — Ceux qui manient le poignard dans ce lieu sacré en verront la pointe se retourner contre eux ! avertit la vieille femme. Kleitus, levant la main, arrêta la foule qui se tut. Il n’agit pas ainsi par peur ou par compassion, mais pour bien montrer le contrôle qu’il exerçait sur la multitude, et faire savoir qu’il, pouvait lâcher sa meute quand il -voudrait. — Nous ne vous voulons aucun mal, dit-il d’un ton doucereux. Acceptez de déclarer publiquement au peuple que vous lui avez menti. Dites-lui… Kleitus fit une pause, pour mieux tisser sa toile. — Dites-lui que vous avez réussi à contacter les autres mondes. Mais que vous espériez conserver leurs richesses pour votre usage. En fait, à la réflexion, je ne suis sans doute pas loin de la vérité. — Menteur ! s’écria le jeune homme, se levant d’un bond. Tu sais ce que nous avons fait ! Je te l’ai dit ! Je t’ai tout dit ! Je voulais seulement partager avec toi… Il se tourna vers ses compagnons assis autour de la table, leur tendant ses mains ouvertes, et ajouta : — Pardonnez-moi. C’est moi qui suis responsable de ce malheur. — Il serait survenu tôt ou tard, dit doucement la vieille femme. Nous arrivons trop tôt… ou trop tard. Reprenez votre place à la table. Désespéré, il se laissa retomber sur son siège. Au tour d’Alfred de la réconforter, dans la mesure du possible. Il posa la main sur le bras du jeune homme. Préparez-vous, lui dit-il sans parler. Préparez-vous à ce qui doit arriver. Trop tôt… trop tard. Non, par pitié, pas trop tard ! L’espoir est tout ce qui nous reste. Kleitus parlait. — … déclarer en public que vous êtes des charlatans. Le châtiment sera déterminé en conséquence. Et maintenant, écartez-vous de cette table ! commanda-t-il, d’une voix aussi froide et grinçante que la pierre de la porte. Plusieurs de ses partisans s’avancèrent, barres de fer et marteaux dans les mains. — Quelles sont vos intentions, Kleitus ? Cette fois, il pointa le doigt sur la table blanche. — Elle sera détruite, afin qu’elle n’en conduise pas d’autres vers le mal ! — Vers la vérité, voulez-vous dire ? dit la vieille femme avec calme. N’est-ce pas cela que vous redoutez ? — Écartez-vous ! Ou vous subirez le même sort ! Le jeune homme leva la tête, et fixa Kleitus, atterré. E commençait seulement à comprendre les sombres intentions du nécromancien. Alfred le plaignait du fond du cœur. La vieille femme demeura debout. Tous ensemble, les hommes et les femmes assis autour de la table se levèrent. — Vous perdez votre temps, et peut-être votre vie. Kleitus. Vous pourrez sans doute réduire nos voix au silence, mais d’autres viendront après nous. La table ne sera pas détruite ! — Vous avez l’intention de la défendre ? ricana Kleitus. — Pas de nos corps. Mais de nos prières. Mes frères. pas de violences. Ils sont de notre peuple. N’élevez aucune défense magique. Aucune n’est nécessaire. Je vous le dis pour la dernière fois, Kleitus, dit la vieille femme d’une voix forte et fière. Ce lieu est sacré. Quiconque y apporte la violence… La corde d’un arc vibra, une flèche passa au-dessus de la table et vint se planter dans la poitrine de la vieille femme. — … sera pardonné, murmura-t-elle en s’effondrant, répandant son sang sur la table. Saisissant un mouvement, Alfred se retourna. Le visage convulsé de haine, un homme levait son arc, sa flèche pointée sur lui. Alfred était paralysé. Il n’aurait pas pu tracer des runes de défense même s’il l’avait voulu. L’homme fléchit le bras, prêt à lâcher la mort. Alfred, immobile, attendit la fin. Pas par courage, réalisa-t-il tristement, mais plutôt par bêtise. Derrière lui, une main l’écarta d’une puissante poussée, et il tombait… CHAPITRE XXXIX LA CHAMBRE DES DAMNÉS, ABARRACH — Maudit Sartan ! Qu’est-ce que vous faites, par tous les diables ! Une main s’abattit sur lui, le secoua rudement. Alfred leva la tête, regarda autour de lui, hébété. Il gisait sur le sol, et s’attendait à voir les ourlets ensanglantés des robes blanches, à entendre les piétinements de la populace. A la place, il vit un chien debout au-dessus de lui, et Haplo. Il entendait des voix, des cris et des piétinements. La populace. La populace arrivait. Mais non, la populace était déjà là… — … faut… défendre la table… balbutia Alfred, s’efforçant de se relever. — Assez de magie ! Vous entendez ? fulmina Haplo. Les soldats arrivent. — Oui, la populace… attaque… Haplo le secoua rudement, comme pour lui éclaircir les idées. — Renoncez à votre magie et concentrez-vous sur le moyen de sortir d’ici ! — Je… ne comprends pas ! Dites-moi… ce qui se passe… je ne comprends pas ! Exaspéré, le Patryn lâcha la robe d’Alfred, tout en continuant à surveiller la porte. — Ça ne m’étonne pas ! D’accord, Sartan. On dirait que, pendant la représentation que vous avez donnée à votre bénéfice… — Je n’ai pas… — Silence, et écoutez ! Notre duchesse est parvenue à éteindre les lumières sacrées et à allumer les runes qui ouvrent cette porte. Et vous allez faire la même chose pour celle-ci, dit Haplo, montrant une porte à quarante-cinq degrés de la première. Quand je vous le dirai. Vous pouvez marcher ? — Oui, dit Alfred avec hésitation. Il chancela sur ses jambes, se raccrocha à la table. Il était en pleine confusion, comme s’il se trouvait en deux endroits en même temps, et il répugnait à quitter cette salle, malgré le danger. A renoncer à cette paix et… à ce qu’il avait cherché si longtemps… et qu’il avait déjà reperdu… — Je ne sais pas pourquoi je vous demande ça, dit Haplo, l’examinant d’un œil critique. Vous avez toujours du mal à mettre un pied devant l’autre. Baissez-vous, sapristi ! On sera bien avancés quand vous aurez une flèche dans le ventre ! Et en cas d’évanouissement, je vous abandonne là ! — Je ne m’évanouirai pas ! dit Alfred avec dignité. Et ma propre magie est maintenant assez puissante pour me protéger… d’une attaque, ajouta-t-il après une hésitation. Mes frères, pas de violences. Ils sont de notre peuple. N’élevez aucune défense magique. J’ai fait ce qu’elle demandait. Je n’avais pas de défenses magiques. Haplo le sait. Il le sait parce qu’il était à côté de moi ! Il a vu ce que j’ai vu… Qu’avons nous vu ? Une voix grave résonna au-delà de la porte, distante, mais les clameurs des morts se turent. — Kleitus, dit Haplo d’un air sombre. Il faut faire vite ! Il poussa le Sartan devant lui, au milieu des ossements, le soutenant quand il trébuchait. — Jonathan ! s’écria Alfred, essayant de se retourner pour voir le jeune duc. — Je m’occupe de lui ! dit une voix. Le cadavre du Prince Edmund les suivait, pilotant Jonathan, hébété, désorienté. — Votre sort a agi sur lui, ricana Haplo. Le pauvre fou ne sait plus où il est ! — Je n’ai pas lancé de sort ! protesta Alfred. Je n’ai pas… — Silence, et avancez. Gardez votre souffle pour activer les runes de la porte. — Et Jera… ? Le lazar était debout près de l’entrée, regardant droit devant lui de ses yeux morts, où surgissaient parfois les yeux vivants du fantôme. Les lèvres mortes formaient des mots et Alfred les entendit, réalisant alors qu’il les entendait depuis qu’il était sorti de sa vision. — Les vivants nous ont asservis. Nous sommes les esclaves des vivants. Quand les vivants ne seront plus, nous serons libres. — … nous serons libres… répéta l’écho. — Bienheureux Sartan ! frissonna Alfred. — Ouais, dit Haplo d’une voix brève. Elle est en train de recruter pour son camp. Peut-être que Kleitus lui a jeté un sort quelconque… — Non, dit le Prince Edmund. Ce n’est pas un sort. Elle a vu, comme moi. Mais elle ne comprend pas. Vous avez vu ! Et j’ai vu, moi aussi ! Sauf que je n’ai pas vu ! Alfred regarda la table avec nostalgie. A l’extérieur, il entendit crier des ordres, piétiner la foule. Il n’avait qu’à activer les runes pour ouvrir la porte. La lumière sacrée s’était éteinte, la porte fonctionnerait. Mais les mots lui restaient dans la gorge, les formules embrouillées dans sa tête. Si je reste, si j’attends un peu, je vais me rappeler… — Allez-y, Sartan ! siffla Haplo, les dents serrées. Si Kleitus me prend vivant, nous… nos peuples, nos mondes sont perdus ! Deux forces se disputaient en lui, l’espoir du peuple, la fin du peuple, et toutes deux agissant dans cette salle. Si je m’en vais, j’en perds une à jamais. Si je ne m’en vais pas… — Regardez donc ce que nous avons trouvé, Pons. La haute silhouette vêtue de noir de Kleitus s’encadra sur le seuil, flanquée de celle, plus petite, de son ministre. — Vous voyez devant vous la Chambre des Damnés. Il serait intéressant de savoir comment ces misérables l’ont trouvée et, aussi, comment ils sont parvenus à passer malgré les runes de défense. Malheureusement, nous ne pouvons leur permettre de vivre assez longtemps pour nous le dire. — La Chambre des Damnés ! dit Pons d’une voix mourante, fixant les squelettes jonchant le sol, fixant la table blanche. Elle existe ! Ce n’est pas une légende ! — Naturellement qu’elle existe. De même que sa malédiction. Gardes ! Sur un geste de Kleitus, des gardes-zombis avancèrent, autant qu’il en pouvait passer par la porte. — Tuez-les. Mes frères, pas de violences. Ils sont de notre peuple. .N’élevez pas de défenses magiques. Alfred cherchait les runes déclenchant l’ouverture de la porte, mais les paroles de la vieille femme, résonnant dans son esprit, troublaient sa concentration. Il avait vaguement conscience de la présence d’Haplo, debout à son côté, tous les muscles bandés malgré sa fatigue, pour combattre. Sinon pour sauver sa vie, du moins pour empêcher que son cadavre soit d’aucune utilité à ses ennemis. Mais les soldats ne bougèrent pas. — Vous avez entendu mon commandement ! demanda Kleitus avec colère. Tuez-les ! Arcs levés, épées tirées, les soldats étaient prêts à se battre, mais ils n’attaquaient pas. Leurs fantômes, à peine visibles, oscillaient comme au souffle du vent. Alfred sentait presque l’haleine tiède de leurs murmures fébriles contre sa joue. — Ils ne vous obéiront pas, dit le lazar. Cette salle est sacrée. La violence s’y retourne contre celui qui la déchaîne. — … celui qui la déchaîne… répéta l’écho. Kleitus se retourna, étrécissant les yeux à la vue de …horrible visage. Pons, le souffle coupé, recula, essayant de se cacher parmi les soldats-zombis. — Comment savez-vous ce que pensent les morts ? demanda Kleitus, observant attentivement le lazar. Les runes ! se dit Alfred, frénétique, se mettant à les repasser mentalement. Oui, oui. Les sigles s’allumèrent sur la porte, se mirent à briller d’une douce lumière bleue. — Je peux communiquer avec eux. Je comprends leurs pensées, leurs besoins, leurs désirs. — Bah ! Les morts ne pensent pas ! Ils n’ont besoin de rien ! Ils n’ont pas de désirs ! — Vous vous trompez, dit le lazar .d’une voix caverneuse, si effrayante que le visage de Pons se couvrit de sueur. Les morts désirent une chose : la liberté. Et nous serons libres quand tous nos tyrans seront morts ! — … tyrans seront morts… — Regardez-la bien, Pons, dit Kleitus, affectant la nonchalance, bien que s’efforçant de réprimer le tremblement de sa voix. Elle est devenue un lazar. C’est ce qui se passe quand les morts sont ressuscités trop tôt. Maintenant, vous comprenez la sagesse de nos ancêtres, qui nous enseignent que le cadavre doit reposer jusqu’à ce que le fantôme l’ait complètement abandonné. Il nous faudra faire des expériences sur son cadavre. Les textes suggèrent, dans des cas semblables, de « tuer » de nouveau le mort. Bien que nous ne soyons pas certain… Le dynaste fit une pause, haussa les épaules et reprit — Mais nous aurons tout le temps de l’étudier à loisir. Gardes, saisissez-la. Un sourire terrifiant jouant sur ses lèvres bleuâtres, le lazar se mit à psalmodier. Les fantômes immatériels flottant près de leurs cadavres respectifs disparurent soudain. Les yeux morts reprirent vie. Les bras morts se tendirent. Les mains mortes levèrent leurs armes, mais pas contre le lazar. Les yeux morts se tournèrent sur Kleitus et le Seigneur Grand Chancelier, les yeux morts se tournèrent sur les vivants. Pons saisit la robe noire du dynaste. — Majesté ! C’est la chambre maudite ! Quittez-la ! Scellez-la ! Laissez-les tous enfermés à l’intérieur ! Je vous en supplie, Majesté ! Les runes d’Alfred s’avivèrent. La porte commença à s’ouvrir. Enfin, il avait fait quelque chose correctement ! — Haplo… Un mouvement saisi du coin de l'œil. Alfred se retourna. Kleitus s’empara de l’arc d’un garde-zombi. Le visage convulsé de haine, il leva l’arc, le pointa sur Alfred, paralysé. Il n’aurait pas pu tracer des runes de défense même s’il l’avait voulu… — Pas de violences ! L’homme fléchit le bras, prêt à lâcher la flèche. Alfred attendit la mort. Pas avec courage, réalisa-t-il tristement, mais plutôt par bêtise. Derrière lui, une main l’écarta d’une puissante poussée, et il tombait… Une lumière rouge emplit la salle, aveuglante, fouaillant les yeux et le cerveau de ses lames de feu. Alfred, par terre, tâtonnait à quatre pattes, bousculé par des pieds qui se cognaient, l’enjambaient, le chien blotti contre lui. Une main le saisit au collet et le remit sur pied d’une secousse. Une voix dure hurla à son oreille : — Maintenant, nous sommes quittes, Sartan ! La même main le poussa vers la porte, qui commençait à se refermer en grinçant. — Courez, sapristi ! Alfred tituba de l’avant. Il courait à travers les flammes, la fumée. Autour de lui, tout avait pris feu, le Prince Edmund, Jonathan, Haplo, le chien, les murs de roc, le sol de pierre, la porte. Tout brûlait, brûlait… Haplo bondit dans l’ouverture, entraînant Alfred après lui. Le Sartan sentit le poids de la porte, maintenant à peine entrouverte, qui faillit l’écraser. Mais, même alors, il avait le cœur déchiré. Il laissait derrière lui quelque chose de merveilleux, quelque chose d’inappréciable, quelque chose… — … seulement quand les vivants seront morts ! cria le lazar. Alfred scruta la lumière flamboyante. Un éclair brilla dans la main de la duchesse, et elle plongea son poignard dans la poitrine de Kleitus, dont le rugissement de fureur se transforma en un hurlement de douleur. Le lazar retira son couteau ensanglanté et frappa une nouvelle fois. Kleitus hurla de souffrance, essayant de lui arracher son arme, mais elle releva le bras et frappa, frappa sans se lasser, maintenant imitée par les soldats-zombis. Le dynaste tomba, et disparut sous ses assaillants. Le bras d’Alfred faillit se déboîter, et il se cogna contre Haplo, tête la première. Alfred entendit un cri suppliant qui s’acheva en un gargouillement d’agonie — le Seigneur Grand Chancelier. La porte se referma. Mais tous ceux qui se trouvaient dans le tunnel ténébreux entendirent le lazar, soit à travers les murs, soit dans leur tête. — Et maintenant, dynaste, je vais vous montrer la vraie puissance. Le monde d’Abarrach nous appartiendra, à nous, les morts. — … à nous, les morts… Le lazar éleva la voix, psalmodiant les runes de résurrection. CHAPITRE XXXX LES CATACOMBES, ABARRACH Les yeux d’Alfred s’habituèrent peu à peu à l’obscurité du tunnel. Ce n’étaient pas les ténèbres totales, comme il l’avait craint en émergeant de la violente lumière de la Chambre des Damnés, mais une pénombre rougeâtre, faiblement éclairée par le reflet d’une lointaine lueur rouge. A en juger sur la lumière et la chaleur, une étendue de magma était proche. Alfred se retourna pour demander à Haplo s’il devait activer les runes-guides, et vit le Patryn s’effondrer lourdement sur le sol. Inquiet, il le rejoignit à la hâte. Le chien, debout au-dessus de son maître, découvrait les crocs en grondant. Alfred essaya de raisonner l’animal. — Je veux voir s’il est blessé. Je peux l’aider… Il fit un pas, main tendue. Le chien gronda plus fort, yeux étrécis, oreilles couchées. Nous avons partagé de bons moments, semblait-il dire à Alfred. Je t’estime et je serais désolé de te faire mal. Mais si cette main approche davantage, je vais planter mes crocs dedans. Alfred retira vivement sa main, recula d’un pas. Le chien le regardait, méfiant. Alfred examina donc Haplo de loin et s’aperçut qu’il n’était pas blessé. Il dormait à poings fermés – soit bravoure héroïque, soit folie furieuse, Alfred ne décida pas. Mais peut-être n’était-ce que simple bon sens. Alfred se rappela vaguement quelque chose sur la capacité qu’avaient les Patryns de se guérir pendant leur sommeil. A la réflexion, Alfred constata qu’il était mortellement fatigué. Il aurait pu continuer, l’horreur de ce qu’il avait vu dans la Chambre des Damnés l’aurait fait fuir jusqu’à ce qu’il tombe d’épuisement. Mais puisque l’occasion se présentait, autant se reposer et conserver ses forces pour la suite. Il regarda nerveusement la porte scellée. — Vous… vous croyez que nous sommes en sécurité ici ? demanda-t-il à la cantonade. — Plus en sécurité que n’importe où ailleurs dans cette cité maudite, répondit le Prince Edmund. Le cadavre semblait avoir plus de vie que les vivants. Une fois de plus, son fantôme s’était séparé de son corps, mais ils semblaient agir de conserve. Mais cette fois, c’était le corps qui paraissait une ombre. — Qu’est-ce qu’il a ? dit Alfred, regardant Jonathan avec pitié. Perdu dans une vision, le duc s’était laissé conduire hors de la salle comme un enfant, sa main froide dans celle du prince, guère plus glacée que la sienne. — Il est… devenu fou ? — Il a vu ce que vous avez vu. Mais, contrairement à vous, il continue à voir. Témoin de la tragédie de cet antique massacre, Jonathan était apparemment oublieux de la terreur ambiante. A la douce incitation du cadavre, il s’assit par terre, les yeux braqués sur le passé. De temps en temps, il poussait un cri ou remuait la tête, comme s’efforçant d’aider quelqu’un qu’il ne voyait pas. Le fantôme du Prince Edmund était clairement visible dans le noir, brillante forme blanc-bleu d’un corps enveloppé de ténèbres. — Nous serons en sécurité, répéta-t-il. Les morts ont des choses plus pressantes à faire que nous poursuivre. Alfred frissonna en entendant cette voix solennelle et lugubre. — Des choses plus pressantes ? Que voulez-vous dire ? Le fantôme tourna vers la porte des yeux étincelants. — Vous l’avez entendue. « Nous serons libres quand tous nos tyrans seront morts. » Elle parlait des vivants. De tous les vivants. — Ils vont tuer… Alfred s’interrompit, atterré, son esprit refusant d’envisager cette horreur. Il secoua la tête. — Non, c’est impossible ! Mais il se rappelait les paroles du lazar, il se rappelait l’expression de son visage, parfois mort, et parfois horriblement vivant. — Il faut prévenir le peuple, marmonna-t-il. Pourtant, à la seule pensée de se remettre en marche, il se mit à pleurer. Il n’avait pas réalisé à quel point il était épuisé. — Trop tard, dit le fantôme. Le massacre a commencé, et va continuer maintenant que Kleitus a rejoint les rangs des lazars. Comme Jera le lui a dit, il va découvrir la véritable puissance – puissance qui peut lui appartenir éternellement. Seuls les vivants le menacent, et il veillera à ce que cette menace ne survive pas longtemps. — Mais que peuvent faire les vivants contre lui ? demanda Alfred, frissonnant à l’horrible souvenir. Il… il est mort ! — Et vous avez lancé tin sort qui a fait mourir les morts, dit le Prince Edmund. Si vous l’avez fait une fois, vous pouvez recommencer. Kleitus ne prendra pas ce risque. Et même sans cela, les lazars vous tueraient par haine. Kleitus et Jera comprennent maintenant le mal que les vivants ont fait aux morts. — Mais pas vous, dit Alfred, considérant le fantôme, perplexe. Vous avez dit que vous compreniez. Et pourtant, je ne sens en vous qu’un profond regret, pas de la haine. — Vous étiez là. Vous avez vu. — J’ai vu, mais je ne comprends pas. Pouvez-vous m’expliquer ? Soudain, les paupières du fantôme voilèrent ses yeux. — Mes paroles sont réservées aux morts, pas aux vivants. Seuls ceux qui cherchent trouveront. — Mais je cherche ! protesta Alfred. Je désire sincèrement savoir, comprendre ! — Si vous cherchiez vraiment, vous comprendriez, vous sauriez, dit le prince. Jonathan poussa un cri de douleur, la main crispée sur la poitrine, et tomba tordu par la souffrance. Alfred s’approcha vivement. — Qu’est-ce qui lui arrive ? haleta-t-il, regardant pardessus son épaule. On nous attaque ? — Ce n’est pas une arme de notre époque qui l’a frappé, dit le fantôme, mais une arme du passé. Il est toujours dans la vision de ce qui fut. Vous feriez bien de le ramener au présent, si vous pouvez. Alfred tourna Jonathan sur le dos, vit les lèvres pincées et bleuâtres, les yeux exorbités, sentit la moiteur de la peau, les battements affolés du cœur. Le duc était si totalement immergé dans l’enchantement qu’il pouvait très bien mourir du choc. Mais ce serait peut-être pire de le réveiller. Alfred jeta un bref regard sur Haplo endormi, vit son visage paisible, toutes traces de souffrance effacées. Le sommeil. Ou, comme disaient les anciens, « la petite mort ». Alfred prit le duc dans ses bras, lui murmurant des paroles réconfortantes entremêlées de runes chantées. Les membres raidis de Jonathan se détendirent, son visage convulsé de douleur se rasséréna. Il eut une respiration convulsive. Ses yeux se fermèrent. Alfred garda encore quelques instants le corps de Jonathan dans ses bras, pour s’assurer qu’il dormait, puis il l’allongea doucement sur le sol. — Pauvre homme, murmura Alfred. Il devra vivre avec la pensée que c’est lui qui a amené ce terrible malheur sur son peuple. Le prince Edmund secoua la tête. — Ce qu’il a fait, il l’a fait par amour. Il en est sorti du mal, mais – s’il est fort – la bonne volonté prévaudra. Un tel sentiment avait sa place dans un conte pour endormir les enfants, mais dans ce tunnel éclairé par le feu, avec des horreurs indicibles qui faisaient rage dans la cité au-dessus de leurs têtes… Alfred s’affaissa contre la paroi et se laissa glisser à terre. — Et votre peuple ? demanda-t-il, se rappelant soudain Kairn Telest. N’est-il pas en danger ? Ne devriez-vous pas faire quelque chose pour le prévenir, l’aider ? Le visage du prince s’attrista. Ou peut-être qu’Alfred ne fit que percevoir sa tristesse et qu’il eut l’impression de voir le visage du cadavre se modifier en conséquence. — Je plains mon peuple et ses souffrances. Mais ils sont les vivants, et je n’en suis plus responsable. Je suis passé au-delà. Mes paroles sont pour les morts. — Mais qu’allez-vous faire ? dit Alfred, désemparé. Que pouvez-vous faire pour eux ? — Je ne sais pas encore, dit le fantôme. Mais on me le dira. Votre corps vivant a besoin de sommeil. Je monterai la garde pendant que vous vous reposerez. Ne craignez rien. Personne ne nous trouvera. Pour le moment, vous êtes en sécurité. Alfred n’eut d’autre choix que faire confiance au prince et s’abandonner à sa fatigue. La magie, même la magie des Sartans, avait ses limites, comme l’avait prouvé ce monde terrible. Au bout d’un certain temps, il avait besoin de reconstituer ses forces. Il s’allongea aussi confortablement que possible sur la pierre dure. Le chien, qui le surveillait avec méfiance, sembla content de pouvoir relâcher sa garde. Il se coucha près de son maître, posa la tête sur sa poitrine, mais garda les yeux ouverts. Haplo s’éveilla d’un long sommeil qui avait guéri son corps mais n’avait pas apporté la paix à son esprit. Rongé d’une vague colère, il était inexplicablement nerveux. Allongé par terre dans le noir, il caressa la tête du chien, essayant de comprendre ce qui lui arrivait. Il avait quelque chose d’extrêmement important à faire, à dire ou à raconter à quelqu’un. Quelque chose d’urgent, quelque chose d’essentiel et… il ne parvenait pas à se rappeler ce que c’était. — Pure folie, dit-il au chien. C’est impossible. Si c’était tellement important, je m’en souviendrais. Mais il avait beau faire, il ne se rappelait rien, et cette connaissance oubliée le brûlait intérieurement, comme un autre genre de poison. La faim et une soif terrible ajoutaient à sa fébrilité. Il n’avait rien mangé ni bu depuis le dîner qui avait failli être son dernier. Il s’assit et regarda autour de lui, cherchant de l’eau – ne fût-ce qu’un mince filet suintant par une fissure de la paroi, ou même une goutte tombant du plafond. Une seule goutte lui suffirait pour en créer d’autres par la magie, mais il ne pouvait pas faire de l’eau à partir de la pierre. Pas d’eau. Rien. Tout allait de travers, depuis leur arrivée dans ce monde maudit. Au moins, il savait qui blâmer. Alfred dormait à son côté, la bouche ouverte, ronflant doucement. J’aurais dû le laisser mourir là-bas, ce misérable. Surtout après le sort qu’il m’a jeté et qui m’a fait voir ces gens assis autour de la table, qui m’a fait dire… Haplo écarta ce souvenir déplaisant. Mais au moins, nous sommes quittes maintenant. Il m’a sauvé la vie, mais j’ai sauvé la sienne. Je ne lui dois plus rien. Haplo se leva soudain, faisant sursauter le chien qui bondit sur ses pattes et le regarda avec reproche. — Vous partez seul. Le cadavre du Prince Edmund se dressait au bout du couloir, près de la porte scellée, près du corps prostré de Jonathan, qui dormait d’un sommeil magique. — J’irai plus vite ainsi. Haplo s’étira, frictionna les muscles raidis de son cou. Il n’aimait pas regarder le fantôme. Sa vue lui faisait penser à ce qu’il avait oublié. — Vous allez partir sans les runes-guides. Apparemment, le fantôme ne tentait pas de le persuader. Il ne semblait pas s’en soucier, énonçant simplement l’évidence. Il se sentait sans doute très seul, et aimait s’écouter parler. — Je suppose que nous sommes au fond des catacombes, dit Haplo. Quand je trouverai un tunnel qui monte, je le suivrai jusqu’en haut. Ce ne sera pas pire que de le suivre ! dit-il, montrant Alfred qui dormait sur le ventre, postérieur relevé dans une attitude dépourvue de toute dignité. De plus, poursuivit-il, j’ai été dans des endroits pires. Je suis né dans l’un d’eux. Viens, chien. Le chien bâilla et s’étira, d’abord les pattes antérieures, puis les postérieures, enfin, il s’ébroua. — Vous savez ce qui se passe là-bas ? Le fantôme leva des yeux étincelants. — Je devine, grommela Haplo, peu pressé de savoir. — Vous n’arriverez jamais vivant à votre nef. Vous serez comme Kleitus et Jera – âmes piégées dans des corps morts, haïssant le simulacre de vie qui les enchaîne à ce royaume, et craignant la mort qui les en délivrerait. — C’est un risque que je prends, dit Haplo. Mais il avait les mains moites, et tout son corps se couvrit de sueurs froides, bien que l’air fût chaud et étouffant dans le tunnel. D’accord, j’ai peur ! Nous respectons la peur, nous n’en avons pas honte – c’est ce que les anciens nous apprenaient dans le Labyrinthe. Le lapin n’a pas honte de fuir le renard, le renard n’a pas honte de fuir le lion. Écoute ta peur, regarde-la en face, comprends-la, apprivoise-la. Haplo rejoignit le fantôme du prince. Il voyait à travers lui, voyait le mur à travers lui, et il savait, à son regard froid et intense, que le fantôme aussi voyait à travers son corps. — Citez-moi la prophétie. — Mes paroles sont pour les morts, dit le prince. Haplo se retourna brusquement, trébucha sur le chien qui l’avait suivi, lui marcha sur une patte. Le chien jappa de souffrance, sauta en arrière, se demandant ce qu’il avait fait de mal. Alfred se réveilla en sursaut. — Quoi… ? Où… bredouilla-t-il. Haplo lâcha une bordée de jurons et tendit la main vers le chien. — Désolé, mon vieux. Viens ici. Je ne voulais pas te faire mal. L’animal accepta ses excuses et s’avança de bonne grâce pour se faire gratter les oreilles, indiquant par là qu’il ne lui gardait pas rancune. Ne voyant qu’Haplo, Alfred soupira de soulagement en s’épongeant le front. — Vous vous sentez mieux ? demanda-t-il avec anxiété. La question contraria Haplo au-delà de toute expression. Un Sartan qui s’inquiète de ma santé ? Il aboya un rire bref, et, lui tournant le dos, se remit à chercher de l’eau. Alfred soupira en branlant du chef, à l’évidence très mal à l’aise, son corps raidi, tordu comme un vieil arbre noueux. Il observa Haplo un moment, devina ce qu’il faisait. — De l’eau. Bonne idée. J’ai la gorge sèche. J’arrive à peine à parler. — Alors, taisez-vous ! Pour la quatrième fois, Haplo fit le tour de l’endroit, le chien sur les talons. — Rien ici. Mais nous trouverons forcément de l’eau près de la surface. En route. Il s’approcha de Jonathan, le poussa du pied. — Réveillez-vous, Votre Grâce. — Sapristi, j’oubliais ! rougit Alfred. Je lui ai jeté un sort. Il était mourant. Enfin, non, mais il pensait qu’il l’était et la puissance de la suggestion… — Ouais, je connais votre pouvoir de suggestion ! Vous et vos sorts ! Réveillez-le qu’on puisse sortir d’ici ! Et plus de runes-guides, Sartan ! dit Haplo, levant un index menaçant. Seul le Labyrinthe sait où vous pourriez nous conduire ! Cette fois, vous me suivrez. Et faites vite, sinon, je pars sans vous. Mais il attendit. Il attendit qu’Alfred ait éveillé le duc, il attendit que le pauvre Jonathan ait repris ses esprits.. Haplo attendit, frémissant d’impatience, tourmenté par la soif, mais il attendit. Quand il se demanda pourquoi il avait changé d’avis et renoncé à partir seul, il se répondit que l’union fait la force. CHAPITRE XXXXI LES CATACOMBES, ABARRACH Le tunnel montait en pente régulière, et ils débouchèrent bientôt au bord d’une vaste étendue de magma, dont le feu éclairait la caverne d’une lumière rougeâtre. En l’absence de tout sentier, impossible de la contourner. Ils ne pouvaient que la traverser, sur un pont étroit jeté au-dessus de la lave en fusion, mince ligne noire sinuant au-dessus d’un brasier. Les sigles luisaient d’un bleu intense sur la peau d’Haplo, le protégeant de la chaleur et des émanations toxiques. Alfred chantonnait entre ses dents ; sa magie l’aidait soit à respirer, soit à marcher, mais Haplo aurait plutôt parié pour la marche, s’étonnant que le maladroit Sartan avançât d’un pied si sûr. Jonathan suivait, baissant la tête, ignorant les autres, absorbé dans ses pensées. Il avait changé pourtant. Hagard et hésitant la veille, il marchait maintenant d’un pas ferme et résolu, s’intéressant à son entourage et à lui-même et avançant avec précaution, veillant à ne pas faire un faux pas. — Il est jeune après tout, se dit Alfred, observant anxieusement le duc, qui, accompagné du cadavre, arrivait au bout de la frêle passerelle. L’instinct de conservation l’a emporté sur le désir de mettre fin à son désespoir en mettant fin à sa vie. — Regardez donc son visage, dit Haplo, s’irritant pour la centième fois qu’Alfred semblât lire dans ses pensées et exprimât ce qu’il venait de penser. Jonathan venait de relever la tête et regardait le fantôme du prince. Le jeune visage, éclairé par la lueur ardente du magma, avait vieilli prématurément ; les lèvres, autrefois souriantes, étaient pincées de chagrin et d’horreur, les yeux lumineux s’étaient assombris. Mais la morne indifférence et le désespoir avaient disparu, remplacés par une expression pensive. La plupart du temps, son regard était fixé sur le prince. Le tunnel continue à monter, en pente raide maintenant, comme pour les éloigner plus vite des horreurs qu’ils laissaient derrière eux dans les profondeurs. Mais qu’est-ce qui les attendait devant eux ? Haplo ne le savait pas, et, à ce stade, ne s’en souciait pas. — Qu’est-ce qu’il lui a fait, ce fameux sort que vous lui avez jeté ? Haplo parlait pour ne pas penser à la soif qui le tourmentait. D’un geste, il renvoya le chien en arrière, surveiller le duc et le cadavre. — Ce n’était qu’une simple rune de sommeil… Alfred trébucha et s’étala de tout son long. Haplo continua à marcher, ignorant les efforts d’Alfred pour le rattraper. — On ne voit plus grand-chose, dit timidement Alfred, revenant à la hauteur d’Haplo. Je pourrais activer les runes-guides… — Surtout pas ! J’en ai assez pour jusqu’à la fin de mes jours, de votre magie. Et je ne parlais pas de vos runes de sommeil. Je pensais à ce sort que vous lui avez jeté dans la Chambre des Damnés. — Vous vous trompez ! Je n’ai lancé aucun sort ! J’ai vu ce que vous avez vu et qu’il a vu. Enfin, je crois… dit Alfred, regardant Haplo en coin, l’encourageant à parler. Le Patryn grogna et continua à marcher en silence. Le tunnel s’élargit, s’éclaira. D’autres embranchements en partaient dans toutes les directions. L’air était plus frais, plus humide, plus respirable. Des lampes à gaz crachotaient, formant des flaques de lumière séparées par des flaques d’ombre. Haplo était certain qu’ils approchaient de la surface. Qu’allaient-ils trouver, en haut ? Des gardes qui les attendaient ? Toutes les issues bloquées ? De l’eau. C’était tout ce qui l’intéressait pour le moment. Ils trouveraient de l’eau. Il était prêt à combattre une armée de morts pour une gorgée d’eau. Derrière lui, le prince et Jonathan parlaient à voix basse. Le chien trottait près d’eux, espion discret de leur conversation. — Quoi qu’il arrive, ce sera de ma faute, disait Jonathan avec regret et tristesse. J’ai toujours été trop étourdi et impulsif ! J’ai oublié tout ce qu’on m’avait appris. Non, ce n’est pas tout à fait exact. J’ai choisi de l’oublier. Quand j’ai ressuscité Jera, je savais que je ne devais pas le faire… Mais je ne supportais pas de la laisser partir ! Il se tut un instant, puis ajouta : — Nous autres Sartans, nous avons fini par être obsédés par la vie. Nous avons perdu notre respect pour la mort. Même un semblant de vie, un triste simulacre, nous paraissait préférable à la mort. Et cela, parce que nous nous considérions comme des dieux. Car, après tout, qu’est-ce qui différencie les hommes des dieux ? Le pouvoir suprême sur la vie et la mort. Nous étions capables de contrôler la vie grâce à notre magie. Et nous n’avons eu de cesse que nous contrôlions aussi la mort — c’est du moins ce que nous pensions. Il parle de lui et de son peuple au passé, réalisa Haplo. Il avait l’impression de surprendre une conversation entre deux cadavres, et non entre un cadavre et un vivant. — Vous commencez à comprendre, disait le prince. — Je voudrais comprendre davantage, disait humblement le prince. — Vous savez où chercher les réponses. Dans la Chambre des Damnés, sans aucun doute. Ou en demandant à ce bon vieil Alfred de se remettre à chanter les runes. Qu’est-ce donc que je suis censé me rappeler ? Je l’ai pourtant vu si clairement… Qu’est-ce que j’ai vu clairement ?… Je comprenais… je comprenais quoi ? Si seulement j’arrivais à me souvenir… Au diable tout ça ! Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir. Mon seigneur est tout-puissant, tout-connaissant. Un jour, mon Seigneur gouvernera ce monde et tous les autres. Je n’ai de devoirs qu’envers Mon Seigneur et sa cause. Ces doutes, ces divagations confuses, c’est un tour que me joue le Sartan. — Haplo… La voix d’Alfred. — Quoi encore ? Se retournant, Haplo vit que le Sartan s’était une fois de plus étalé. Il gisait sur le sol, le visage crispé de douleur. Il leva la main, paume en avant. — Si vous espérez que je vous aide, n’y pensez plus. Pour ce que ça m’importe, vous pouvez pourrir ici jusqu’à la fin de vos jours. Le chien s’approcha vivement d’Alfred et se mit à lui lécher les joues. Haplo se détourna, écœuré. — Non, ce n’est pas ça ! Je crois… enfin… j’ai trouvé de l’eau. Je… je suis tombé dans une flaque. Malheureusement, ses vêtements en avaient absorbé la plus grande partie, mais il leur suffisait de quelques gouttes pour en créer davantage par la magie. Haplo en chercha la source et finit par découvrir un mince filet tombant d’une fissure du plafond. — Nous devons approcher du niveau supérieur. Il faut rester vigilants. Ne buvez pas trop, conseilla-t-il. Ça vous rendrait malade. Buvez lentement. A petites gorgées. Il eut du mal à suivre ses propres conseils. Le liquide était trouble, avec un goût de fer et de souffre, même après avoir été purifié par la magie. Mais il étancha leur soif, leur redonna des forces. — Ah, on est beaux, pour des dieux ! pensa Haplo, suçant un bout de tissu trempé dans la flaque. Il saisit le regard d’Alfred, fronça les sourcils, et se détourna, irrité. Pourquoi une telle idée lui avait-elle traversé l’esprit ? Encore un tour du Sartan, c’était sûr… Le chien leva la tête, oreilles dressées, et gronda doucement. — Quelqu’un arrive ! chuchota Haplo, se retournant avec une souplesse de chat. Une silhouette en robe noire émergea des ombres au bout du tunnel. Elle avançait lentement, chancelante, comme épuisée ou blessée, s’arrêtant fréquemment pour regarder en arrière. — Tomas ! s’écria soudain Jonathan. Comment il pouvait distinguer un nécromancien en robe noire d’un autre, cela dépassait Haplo. — Traître ! Avant qu’on ait pu l’arrêter, le jeune duc s’élança en courant, sa robe voletant derrière lui. Tomas pivota face à eux, son cri paniqué se réverbérant en écho sur les parois. Il voulut courir mais, blessé à la jambe ou à la cheville, il tomba, et essaya de les fuir en se traînant à quatre pattes. Jonathan le rattrapa facilement et lui posa la main sur l’épaule. Avec un cri de terreur, Tomas roula sur le dos, se protégeant le visage de ses mains. — Non, je vous en prie ! Non, par pitié ! Non ! balbutia-t-il, en se tordant de terreur. — Tomas ! Je ne vous veux pas de mal, dit Jonathan, tendant les mains pour l’apaiser. Mais la vue de ces mains qui approchaient ne fit qu’augmenter sa panique. — Faites-le taire ! ordonna Haplo, furieux. Il va attirer tous les gardes du palais ! — Je ne peux pas ! dit Jonathan, l’air impuissant. Il… Il est devenu fou ! Alfred s’agenouilla près de Tomas et se mit à faire des passes sur son corps en psalmodiant les runes. — Ne l’endormez pas, Sartan ! Nous avons besoin d’informations. Alfred regarda Haplo avec reproche. — Vous avez envie de le porter dans les tunnels ? demanda Haplo. Ou vous préférez l’abandonner ici, sans connaissance ? Confondu, Alfred hocha la tête. Les mouvements de ses mains tissaient une couverture invisible au-dessus du corps. Bientôt, Tomas cessa de crier, sa respiration se fit plus régulière, mais il continua à les fixer, les yeux dilatés, tous ses membres agités de tremblements. Haplo s’accroupit près de lui, bientôt rejoint par le chien qui renifla Tomas et gratta sa robe de la patte avec un intérêt évident. Haplo en toucha le tissu, humide sous ses doigts, et ramena sa main trempée de sang. Alfred souleva la robe et examina la jambe. Elle était contusionnée, mais sans blessure apparente. Ce sang n’était pas le sien. Alfred devint livide. — Vous connaissez cet homme ? demanda Haplo à Jonathan. — Oui, je le connais. — Alors, parlez-lui. Demandez-lui ce qui se passe là-haut. — Tomas, c’est moi, Jonathan. Vous ne me reconnaissez pas ? Dans sa pitié, le duc avait oublié sa colère. Il tendit une main prudente, que Tomas suivit des yeux, puis, soudain, son regard se porta sur le visage du duc. — Vous êtes vivant ! murmura-t-il, saisissant convulsivement la main de Jonathan. Vous êtes vivant ! répétait-il sans se lasser. Puis il éclata en sanglots convulsifs. — Tomas, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous êtes blessé ? Il y a du sang… — Du sang ! s’écria Tomas en frissonnant. Il est partout ! Il est dans l’air ! On le boit, on le respire ! Il fait des flaques par terre, il brûle comme le magma. Il goutte. goutte. Je l’entends. Tout le cycle. Clop, clop. — Tomas… dit Jonathan d’un ton pressant. Tomas ne lui prêta aucune attention, et, lui saisissant les mains, il braqua son regard sur les ténèbres. — Elle est venue… tuer son père. Son sang a dégoutté sur le sol… clop, clop. Jonathan devint livide. Lâchant les mains de Tomas, il s’assit sur ses talons. Haplo jugea que c’était le moment d’intervenir. Écartant brutalement Jonathan, il empoigna Tomas et le secoua vigoureusement. — Qu’est-ce qui se passe dans la cité ? Qu’est-ce qui se passe là-haut ? — Un seul vivant. Un seul… Il s’étrangla, les yeux lui sortirent de la tête, sa langue jaillit de sa bouche. — Sartan ! Faites quelque chose, sapristi ! Il a une crise quelconque ! Il faut que je sache… Alfred s’avança pour lui dispenser ses soins. Trop tard. Les yeux de Tomas se révulsèrent, son corps se raidit, puis se détendit brusquement. Haplo lui tâta le pouls, secoua la tête. — Il est… ? Il est… mort ? demanda Jonathan d’une voix à peine audible. Comment ? — C’est la peur qui l’a tué, répondit Alfred. La peur de ce qu’il a vu là-haut. — Un seul vivant, répéta lentement Haplo. — J’entends les voix des morts, dit le fantôme. Le cadavre du Prince Edmund, debout près de Jonathan, considérait le corps de Tomas avec indifférence. — Ils sont nombreux et pleins de haine. Repose en paix, pauvre esprit, ajouta le prince, à l’adresse de quelque chose d’invisible. Ton attente ne sera pas longue. Les temps sont proches. La prophétie va s’accomplir. La prophétie ! Haplo l’avait oubliée. Il se leva. — Parlez-moi de cette… Le chien gronda, baissa la tête. — Mille tonnerres ! Sortez de la lumière ! ordonna Haplo, se fondant dans l’ombre. Silence ! Des silhouettes parurent, les visages cachés par les capuches. — Il est parti de ce côté, dit l’un. J’en suis sûr. Je sens Je la chaleur. Il y a de la vie par là ! — … vie par là… murmura l’écho. — Des lazars, soupira Alfred, se laissant glisser le long du mur. — Il s’est évanoui, chuchota Jonathan. Juste quand cet imbécile aurait pu se rendre utile ! jura Haplo entre ses dents. Il inspecta le couloir, à droite et à gauche. Nous avons croisé d’autres tunnels. Seul, je courrais en rejoindre un. J’aurais une bonne chance de réussir, et d’autant plus que les lazars s’occuperaient d’Alfred et du duc. C’est comme ça qu’on échappe aux loups. En leur jetant une carcasse fraîche. Les bêtes s’arrêtent pour festoyer, et pendant ce temps, on file. Il regarda Alfred, affalé par terre, il regarda Jonathan, penché sur lui. Les forts survivent. Les faibles périssent — Chien, ici ! appela Haplo à voix basse. Viens ! Le chien resta près d’Alfred. Les lazars s’étaient arrêtés à l’entrée d’un autre tunnel qu’ils fouillaient du regard. C’était le moment. — Chien ! ordonna Haplo. L’animal remua la queue en geignant. — Chien, vite ! insista Haplo, faisant claquer ses doigts. Le chien fit quelques pas vers lui, puis retourna près d’Alfred. Les lazars reprirent leur marche. Jonathan regarda Haplo. — Continuez seul. Vous en avez assez fait. On ne peut pas vous demander de sacrifier votre vie pour nous. Je suis sûr que votre ami serait de cet avis. Ce n’est pas mon ami ! voulut crier Haplo. C’est mon ennemi ! Vous êtes mon ennemi ! Vous autres Sartans, vous avez tué mes parents, emprisonné mon peuple. D’innombrables Patryns ont souffert et sont morts à cause de vous. Et comment que je ne sacrifierai pas ma vie pour vous ! Vous n’avez que ce que vous méritez ! — Chien ! hurla Haplo avec fureur, tendant la main vers lui. Le chien s’esquiva, se retourna, et bondit sur les lazars. CHAPITRE XXXXII LES CATACOMBES, ABARRACH Dans l’obscurité, il était difficile de compter les lazars, leurs corps et leurs esprits se séparant sans discontinuer, brouillant la vue, confondant le cerveau. Tous étaient en robes noires de nécromanciens – ceux qui avaient le pouvoir de transformer les morts récents en ces entités qui n’étaient ni mortes ni vivantes. Haplo se consola en pensant que sa peau ne les intéresserait pas. Ils se contenteraient de le massacrer. C’était toujours ça. Les lazars s’arrêtèrent. Des mains puissantes se tendirent pour saisir le chien, l’étrangler, lui tordre le cou. Haplo traça un sigle en l’air. Il prit feu, quitta sa main, fulgura comme l’éclair et frappa le chien. Des flammes rouges et bleues entourèrent l’animal qui grandit, et continua à grandir à chaque bond, sa tête massive frôlant le plafond, ses pattes énormes ébranlant le sol. Ses yeux flamboyaient, sa gueule crachait de la fumée. Le chien bondit sur les lazars, les écrasant sous ses pattes gigantesques. L’animal enfonça les crocs dans les chairs mortes, ne déchirant pas les gorges, mais sectionnant les têtes. — Ça va les arrêter, mais pas pour longtemps, hurla Haplo par-dessus les rugissements du chien. Relevez Alfred, et en avant ! Jonathan détacha son regard horrifié du carnage. Saisissant Alfred qui commençait à revenir à lui, le duc et le cadavre du prince parvinrent à le remettre sur pied. Haplo réfléchit un instant à sa stratégie. Retourner en arrière était hors de question. Leur seule chance de survie, c’était d’atteindre la cité, de joindre leurs forces à celles des rares vivants qui restaient. Et pour atteindre la cité, il fallait croiser les lazars. Il partit en courant, sans jeter un regard en arrière. Si les autres suivaient, tant mieux. S’ils ne suivaient pas tant pis. Le chien s’était immobilisé au milieu du champ de bataille, jonché de robes noires déchirées, de corps démembrés, le sol glissant de tout le sang répandu. Haplo longea le mur, regardant où il posait les pieds. Derrière lui, il entendit la respiration pantelante du jeune duc, ses pas qui s’arrêtaient. — Haplo ! cria-t-il, d’une voix étranglée par la peur. L’un des corps mutilés commençait à remuer. Un bras rampait vers un torse, une jambe glissait par terre pour les rejoindre. Le fantôme du lazar, luisant dans l’obscurité, exerçait son pouvoir magique et rassemblait ses membres dispersés. — Courez ! hurla Haplo. — Je… je ne peux pas ! dit Jonathan, paralysé de peur. Alfred chancela sur ses pieds, regardant autour de lui, l’air hébété. Le cadavre du Prince Edmund demeura immobile comme une statue, indifférent au danger. Haplo émit un sifflement grave. Les flammes moururent autour du chien, qui reprit bientôt sa taille normale, et, sautant légèrement par-dessus le carnage, rejoignit Alfred et le mordit à la cheville. Sous la douleur, le Sartan revint à lui. Il vit le danger, comprit la situation de Jonathan. Le saisissant par les épaules, Alfred lui fit enjamber les lazars. Le chien dansottait autour d’eux, parfois se ruant de l’avant pour aboyer furieusement sur les morceaux de corps pantelants. Le cadavre du Prince Edmund marchait gravement, solennellement derrière eux. Une main morte s’accrocha à sa robe. Il se dégagea, insensible, indifférent. — Ça va maintenant, dit Jonathan avec effort. Vous pouvez me lâcher. Alfred le regarda, inquiet. — Vraiment, l’assura le duc. Il commença à tourner la tête, poussé par une terrible fascination. — C’était… juste le choc de voir… — Ne regardez pas en arrière ! dit Haplo, le forçant à se retourner. Il vaut mieux ne pas voir. Vous savez où nous sommes ? Ils étaient enfin arrivés au bout des catacombes et se tenaient à l’entrée de couloirs brillamment éclairés, somptueusement décorés. — Dans le palais, dit Jonathan. — Vous pouvez nous le faire traverser pour retourner en ville ? Haplo craignit d’abord que Jonathan, épuisé par toutes ces épreuves, fût incapable de les assister. Mais il fit appel à des réserves qu’il ne se connaissait sans doute pas, une faible rougeur vint colorer ses joues livides. — Oui, dit Jonathan d’une voix faible mais assurée. Suivez-moi. Il passa devant, Alfred à son côté, le prince venant derrière eux. Haplo jeta un dernier regard sur les lazars. Je devrais m’emparer d’une arme quelconque, pensa-t-il. Une épée ne pouvait pas le tuer, mais les mettre hors de combat le temps de s’échapper. Un museau froid se nicha dans sa paume. — Ne reste donc pas là, dit sèchement Haplo, repoussant l’animal. Puisque tu aimes tellement le Sartan, sois donc son chien. Je ne veux plus de toi. L’animal sourit, et, remuant la queue, se mit à trotter au côté d’Haplo. Un seul vivant. Haplo avait vu bien des horreurs dans sa vie. Le Labyrinthe tuait sans compassion ni merci. Mais ce qu’il vit ce jour-là au château de Necropolis devait le hanter jusqu’à sa mort. Jonathan, qui connaissait bien le palais, les conduisit sans hésiter à travers un dédale de corridors et de salles. Ils avancèrent d’abord avec prudence, restant dans l’ombre, s’abritant dans les embrasures, craignant à chaque détour de couloir de rencontrer d’autres lazars à la recherche d’autres victimes. Les vivants nous ont asservis. Nous sommes les esclaves des vivants. Quand les vivants ne seront plus, nous serons libres. L’écho de ces paroles de Jera les suivait dans tous les couloirs du palais, mais ils ne virent ni vivants ni mourants. Les morts, en revanche, étaient partout. Les corridors étaient jonchés de cadavres, gisant à l’endroit où ils étaient tombés, aucun ressuscité, aucun ne faisant l’objet d’aucune cérémonie. Une femme fauchée par une flèche serrait un enfant assassiné dans ses bras. Un homme, poignardé dans le dos par surprise, les fixait sans les voir, une expression d’étonnement presque risible sur son visage mort. Haplo lui arracha son épée. — Vous n’aurez pas besoin de cette arme, dit le prince. Les lazars ne nous poursuivent plus. Kleitus les a rappelés. Ils ont maintenant des affaires plus pressantes. — Merci du renseignement, mais je me sens mieux avec ça. Continuant à marcher, le Patryn traça vivement quelques sigles sur le sang couvrant la lame. Levant les yeux, il rencontra le regard horrifié d’Alfred. — Rudimentaire, d’accord, lui dit Haplo. Mais je n’ai pas le temps de faire plus élaboré. Alfred ouvrit la bouche pour parler. — Ces runes pourront sectionner le lien qui maintient la cohésion de ces lazars, ajouta froidement le Patryn. A moins que vous ne vous rappeliez celles grâce auxquelles vous tuez les morts ? Alfred referma la bouche et détourna les yeux, hagard. La peau grisâtre, les mains tremblantes, il courbait les épaules comme sous un poids accablant. Il souffrait intensément, et Haplo aurait dû exulter, se délecter de la souffrance de son ennemi. Il n’y arrivait pas, et cela l’exaspérait. Il traçait des sigles dans le sang de l’ancien ennemi, et il ne ressentait rien, qu’une douleur pathétique. Que ça me plaise ou non, Alfred et moi avons la même origine. Branches très éloignées l’une de l’autre, l’une au sommet de l’arbre, tendant vers la lumière, l’autre poussant au pied et s’enfonçant vers les ténèbres, mais rattachées au même tronc. La hache qui mordait dans le tronc abattrait avec lui toutes les branches. Dans l’anéantissement des Sartans, Haplo voyait la préfiguration du sien. Faut-il rapporter à Mon Seigneur la connaissance de la nécromancie ? Ou dois-je dissimuler ma découverte ? Cela signifierait que je mens à Mon Seigneur, à l’homme qui m’a sauvé la vie. Qu’est-ce que je vais penser là ? Naturellement que je lui rapporterai la connaissance de la nécromancie. J’emmènerai Jonathan avec moi. Qu’est-ce qui me prend ? Je deviens faible ! Sentimental ! Et tout ça par la faute de ce maudit Alfred. Il rentrera avec moi, lui aussi. Mon Seigneur s’occupera de lui. Et je regarderai avec délectation… Un seul vivant. Ils arrivèrent dans l’antichambre précédant la salle du trône. Les courtisans qui recherchaient la faveur de Kleitus, espérant ne fût-ce qu’un regard du dynaste, lisaient par terre, morts. Aucun n’était armé, aucun lavait pu défendre sa vie. Mais certains semblaient avoir tenté de fuir car ils avaient été abattus dans le dos. — Ils ont eu ce qu’ils désiraient, dit Jonathan, regardant les cadavres avec calme. Kleitus a enfin fait attention à eux, sans en excepter aucun. Haplo regarde le jeune homme. Alfred ressentait dans son corps toutes les souffrances qu’avaient endurées les morts. Jonathan, au contraire, aurait lui-même pu être un mort. Lui et le Prince Edmund partageaient une étrange ressemblance, tous deux calmes, solennels, indifférents à la tragédie. — Où est Kleitus ? demanda soudain Haplo. Et pour- quoi a-t-il laissé tous ces morts derrière lui ? Pourquoi ne les a-t-il pas transformés en lazars ? — Vous noterez qu’il n’y a aucun nécromancien dans ce groupe, répondit Alfred d’une voix bouleversée. Kleitus doit garder le contrôle des événements. Il reviendra dans quelques jours et ressuscitera ces corps, comme il l’a fait par le passé. — Sauf que Kleitus peut maintenant communiquer directement avec les morts, ajouta Jonathan. Par l’intervention des lazars, les morts ont retrouvé l’intelligence. Des armées de morts avançant avec détermination, bien résolus à massacrer ceux qu’ils enviaient et haïssaient – les vivants. — C’est pourquoi nous n’avons trouvé personne au palais, dit le prince. Kleitus, Jera et leur armée sont partis. Il se préparent à traverser la Mer de Feu pour attaquer et détruire le dernier peuple de vivants qui reste dans ce monde. — C’est votre peuple, dit Haplo. — Ce n’est plus mon peuple, dit le prince. Maintenant, mon peuple, c’est eux. La forme blanche du fantôme, debout au milieu des cadavres, projetait une pâle clarté sur les visages glacés, les murmures des esprits tourmentés montant vers lui comme pour lui répondre. Ou le supplier. — Il faut prévenir Baltazar. Et votre nef ? demanda soudain Alfred, se tournant vers Haplo. Sera-t-elle intacte ? Pourrons-nous partir ? Haplo allait répondre sèchement que, bien sûr, sa nef était intacte, protégée par les runes. Mais ses paroles moururent sur ses lèvres. Comment en être sûr ? Il ignorait quels pouvoirs possédaient ces lazars. S’ils détruisaient sa nef, il resterait piégé ici jusqu’à ce qu’il en trouve une autre. Acculé à se battre contre des armées de morts, qu’il était impossible d’arrêter, impossible de vaincre. La respiration d’Haplo s’accéléra. La panique du Sartan était contagieuse. — Que fait-il maintenant ? Que fait Kleitus en ce moment ? Vous le savez ? — Oui, répondit le prince. J’entends les voix des morts. Il mobilise ses forces et rassemble son armée avant l’offensive. Ses vaisseaux sont à l’ancre, prêts à appareiller. Mais il lui faudra du temps pour faire embarquer toutes ses troupes. Haplo aurait juré que le fantôme avait souri. — Maintenant, on ne peut plus mener les morts comme des moutons. Ils sont intelligents, et l’intelligence sous-entend l’indépendance d’esprit et d’action, et cela conduit inévitablement à la confusion. — Nous avons donc du temps devant nous, dit Haplo. Mais nous devons traverser la Mer de Feu. — Je connais un chemin, dit le prince, si vous avez le courage de l’emprunter. Maintenant, ce n’était plus une question de courage. Alfred formula la pensée d’Haplo. — Nous n’avons pas le choix. CHAPITRE XXXXIII NECROPOLIS, ABARRACH. Necropolis avait réalisé le sombre présage que constituait son nom. Des corps mutilés gisaient sur les seuils, abattus avant d’avoir pu se mettre à l’abri. Et même dans ce cas, ils n’auraient pas survécu. Les portes avaient été fendues, fracassées par les soldats morts, dans leurs efforts pour arracher la vie aux vivants. Ils avaient réussi. L’eau qui coulait dans les ruisseaux était rouge de sang. Le fantôme du Prince Edmund les pilota dans les rues tortueuses de la Cité des Morts. Ils évitèrent la Porte Principale, qui pouvait être gardée, et sortirent par un trou à rats. Une fois hors les murs, ils entendirent au loin un grondement sourd se répercutant en écho sur le plafond de la caverne et faisant trembler le sol. Les armées des morts se préparant à la guerre. De nombreux paukas, encore attelés à leurs calèches. erraient aux abords de Necropolis, désorientés, effrayés à l’odeur du sang. Passagers et cochers étaient morts. gisant où ils étaient tombés ou immédiatement ressuscités pour prendre part au carnage. Haplo et Jonathan en réquisitionnèrent un à leur usage, qu’ils vidèrent de ses morts un homme, une femme et deux enfants – avant d’y faire monter Alfred, hébété, qui se laissait piloter, la plupart du temps, par Jonathan, mais parfois, rudement. par Haplo. La calèche s’ébranla, le pauka soulagé de retrouver quelqu’un pour le diriger d’une main ferme. Jonathan conduisait, Haplo, près de lui, surveillait la route. Le cadavre du Prince Edmund, très raide, prit place à l’arrière au côté d’Alfred. Le fantôme du prince leur servait de guide. Ils prirent d’abord une route menant vers l’est, en direction de la Grande Faille, puis, à un carrefour, ils tournèrent vers le sud et la Mer de Feu. Le chien trottinait sur la route, aboyant de temps en temps sur le pauka, dérouté. Jonathan conduisait aussi vite qu’il l’osait. La calèche cahotait et rebondissait sur les pierres, les champs de foin-kairn défilaient à toute vitesse dans une brume bleu-vert. Alfred se cramponnait à la porte, s’attendant à être éjecté d’un instant à l’autre, ou à se retrouver sous le véhicule retourné. Il craignait pour sa vie, chose qu’il n’arrivait pas à comprendre, car la vie avait perdu pour lui tout son sens. Quel vil instinct de conservation nous commande ? se demandait Alfred avec amertume, nous force à continuer à vivre, alors qu’il serait tellement plus facile de se laisser mourir ? La calèche négocia un virage sur deux roues, propulsant rudement Alfred sur le prince, puis elle se redressa, et Alfred à sa suite, aidé par le cadavre avec sa dignité coutumière. Pourquoi me raccrocher à la vie ? Qu’est-ce que je peux encore en espérer ? Même si j’arrive à fuir ce monde, je ne pourrai jamais fuir le souvenir de ce que j’ai vu, de ce qu’est devenu mon peuple. Pourquoi tant faire diligence pour aller prévenir Baltazar ? S’il survit, il continuera à chercher les Portes de la Mort. Il trouvera le moyen de les franchir et la contagion de la nécromancie se répandra dans tous les autres mondes. Haplo lui-même a menacé de communiquer sa connaissance à son seigneur. Pourtant, pensa Alfred, le Patryn a exprimé cette intention peu après notre arrivée, mais il n’en a plus reparlé depuis. Je me demande ce qu’il en pense, maintenant. Parfois, j’ai l’impression de voir dans ses yeux la même horreur que je ressens. Et dans la Chambre des Damnés, c’était lui, le jeune homme assis près de moi ! il a vu ce que j’ai vu… — Haplo la combat comme vous, dit le prince, interrompant ses pensées. Stupéfait, Alfred voulut parler, protester, mais les mots lui restèrent dans la gorge. Il faillit se mordre la langue. Mais le Prince Edmund comprit quand même. — Un seul de vous trois a ouvert son cœur à la vérité. Jonathan ne comprend pas encore complètement, il est proche de la vérité, beaucoup plus proche que vous. — Je veux… connaître… la vérité ! parvint à balbutier Alfred entre deux cahots. — Croyez-vous ? dit le fantôme, et Alfred eut l’impression de le voir sourire. N’avez-vous pas passé votre vie à la fuir ? Ses évanouissements, d’abord utilisés consciemment pour dissimuler ses pouvoirs magiques, et maintenant devenus incontrôlables. Sa maladresse, signe d’un corps en contradiction avec son esprit. Son incapacité – ou son refus ? – à se rappeler des runes qui lui aurait donné trop de pouvoir, un pouvoir non désiré, un pouvoir que d’autres seraient peut-être tentés d’usurper. Sa détermination à se cantonner dans un rôle d’observateur, refusant d’agir soit pour le bien soit pour le mal. — Mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? demanda Alfred, sur la défensive. Si les menschs avaient découvert que j’avais les pouvoirs d’un dieu, ils m’auraient forcé à les utiliser pour intervenir dans leurs vies. — Forcé ? Ou tenté ? — Vous avez raison, avoua Alfred. Je sais que je suis faible. La tentation aurait été, était trop forte. J’y ai cédé – en sauvant la vie du Prince Tourment alors que sa mort aurait évité les tragédies qui ont suivi. — Pourquoi avez-vous sauvé la vie de cet enfant ? Pourquoi, poursuivit le cadavre, reportant son regard de fantôme sur Haplo, avez-vous sauvé cet homme ? Votre ennemi ? Un ennemi qui a juré de vous tuer ? Cherchez la réponse au fond de votre cœur, la vraie réponse. Alfred soupira. — Vous serez déçu. Je voudrais pouvoir dire que j’ai agi, poussé par un noble idéal – honneur chevaleresque, courage sacrificiel. Mais il n’en est rien. Dans le cas de Tourment, j’ai agi par pitié. Pitié pour un enfant mal aimé qui allait mourir sans avoir connu un moment de bonheur. Haplo ? Je me suis retrouvé dans son corps pendant quelques instants. Je le comprends. Le regard d’Alfred se posa sur le chien. — Je crois que je le comprends mieux qu’il ne se comprend lui-même. — Pitié, merci, compassion. — C’est peu, j’en ai peur, dit Alfred. — C’est tout, dit le fantôme. La route qu’ils suivaient était vide, déserte, piétinée par l’armée des morts qui, empruntant toutes les voies sortant de la ville, se dirigeait vers la Mer de Feu, laissant dans son sillage casques, boucliers, pièces et morceaux d’armures, os, et, parfois, un cadavre tombé et qui ne s’était pas relevé. Calèches et charrettes étaient abandonnées sur le chemin, leurs passagers soit assassinés, soit enfuis à l’approche de l’armée des morts. Alfred avait d’abord pensé que Tomas avait dit vrai. Ils n’avaient pas vu un seul vivant depuis leur sortie des catacombes. Il craignit que tous les vivants de et autour de Necropolis aient été victimes de la fureur des morts. Mais au cours du voyage, il eut plus d’une fois l’impression de saisir un mouvement furtif au milieu des hautes tiges du foin-kairn, de voir des yeux – des yeux de vivants – les regarder de loin avec crainte. Mais la calèche passait trop vite pour qu’il puisse en être sûr. Pourtant, c’était une faible lueur d’espoir, trouant les ténèbres comme un rayon passant sous une porte. Il reprit courage, soit à cause de cet espoir retrouvé, soit à cause des paroles réconfortantes du fantôme, il ne savait pas. Il était trop secoué, cahoté, pour réfléchir avec cohérence. Il se cramponnait à la porte de la calèche, avec l’énergie du désespoir. La vie avait un sens et un but. Il n’avait pas encore trouvé exactement ce que c’était, mais il était bien décidé à continuer à chercher. La calèche approchant de la Mer de Feu avançait vers le danger. Arrivant en haut d’une côte, Alfred aperçut, tout en bas, les quais et une armée grouillant en désordre autour des navires. Il pensa à une fourmilière éventrée par un dragonet affamé, où chaque fourmi cherchait à échapper aux mâchoires avides. Mais, le premier mouvement de panique passé, tous les insectes se retournaient sur l’intrus pour le repousser, et la mère dragon arrivait juste à temps pour sauver son rejeton. Pour le moment, la confusion et la panique régnaient parmi les soldats-zombis, mais ils pouvaient s’unir pour s’opposer à un ennemi commun. La calèche dégringola la descente, virant vers l’est pour s’éloigner du port. Jonathan conduisait à bride abattue le pauka paniqué. L’armée et les vaisseaux disparurent au détour d’un tournant. La course folle se termina enfin devant une plage rocheuse de la Mer de Feu. Le pauka s’effondra, pantelant. Devant eux, l’océan flamboyant de magma rougeoyait, projetant des lueurs sinistres reflétées par les stalactites noires qui pendaient du plafond de la caverne. D’énormes stalagmites se détachaient en dents de scie noires sur le fond rouge de la mer, des remous de magma tourbillonnant à leurs bases. Un cours d’eau sinueux, échappé de la cité, tombait en sifflant dans la mer, projetant des nuages de vapeur dans l’air sulfureux. Debout sur la berge, les vivants et le mort scrutèrent les lointains. A peine visible, Alfred crut distinguer le rivage opposé. — Je croyais que vous aviez dit que nous trouverions ici un navire, dit Haplo, lorgnant le prince d’un œil soupçonneux. — J’ai dit que je connaissais une voie pour traverser, rectifia le Prince Edmund. Je n’ai jamais parlé de navire. Le fantôme pointa devant lui un doigt éthéré. Alfred crut d’abord qu’Edmund les engageait à traverser la mer en recourant à leur magie. — Je ne peux pas, dit le Sartan d’une voix mourante. Je suis trop faible. Je dois faire appel à toute mon énergie simplement pour rester vivant. Il n’avait jamais senti à ce point le poids de sa propre mortalité, jamais réalisé que ses pouvoirs avaient des limites. Il commençait à comprendre les Sartans d’Abarrach, comme il avait commencé à comprendre Haplo. Il se mettait dans leur peau, il était dans leur peau. Le fantôme garda le silence ; de nouveau, Alfred crut voir un sourire sur les lèvres translucides. Il continua à pointer le doigt devant eux. — Un pont, dit Haplo. Il y a un pont. — Bienheureux… Alfred allait dire « Bienheureux Sartan », mais les mots moururent sur ses lèvres. Voilà une chose qu’il ne dirait plus, du moins, pas à la légère. Maintenant qu’Haplo le lui avait montré, Alfred distinguait le pont (ou ce qu’il pensait pouvoir honorer de cette appellation). En réalité, ce n’était qu’une rangée de gros blocs de formes bizarres égrenés dans la mer d’un rivage à l’autre. On aurait dit qu’une gigantesque colonne de pierres s’était effondrée dans la mer, ses vestiges formant ce pont de fortune. — Le Colosse Tombé, dit Jonathan, qui comprit. Sauf qu’il se trouvait au milieu de l’océan. — En effet, dit le prince. Mais la mer se retire, et il est maintenant accessible pour traverser. — Si nous en avons le courage, dit Haplo, caressant la tête de son chien. Non que ça change grand-chose. Il regarda Alfred et ajouta : — Comme vous l’avez dit, Sartan, nous n’avons pas le choix. Alfred voulut répondre, mais sa gorge en feu le brûlait. Il ne put que fixer le pont de fortune, les énormes vides séparant les segments du pilier effondré, surplombant les remous de la mer de lave. Un glissement, un faux pas… Et qu’est-ce que ma vie jusqu’ici, pensa Alfred, si ce n’est une longue suite de glissements et de faux pas ? Ils dégringolèrent la pente rocheuse menant à la berge. La marche était dangereuse – pieds et mains glissaient sur le roc humide, une brume flottait devant leurs yeux, gênant la vue. Alfred chantait les runes à en perdre la voix et le souffle, obligé de se concentrer sur chaque pas, sur chaque prise. Arrivé devant le socle du Colosse Tombé, il était déjà épuisé, et le plus difficile restait à faire. Ils s’arrêtèrent pour se reposer, et réfléchir à la traversée. Le visage livide de Jonathan luisait de sueur, les cheveux collés aux tempes, les yeux profondément enfoncés dans les orbites. Il s’essuya la bouche du revers de la main, humecta ses lèvres desséchées – ils avaient été attaqués avant d’avoir pu faire provision d’eau – et observa le rivage opposé, semblant projeter sa volonté de l’autre côté pour s’en servir comme d’un câble. Haplo sauta sur le premier segment du Colosse Tombé et en examina la pierre. Ce premier bloc, qui en constituait la base, était le plus long et serait le plus facile à négocier. Il s’accroupit, considéra la pierre, la tâta de la main. Assis sur la berge, Alfred haletait, s’efforçant de retrouver son souffle, et enviant au Patryn sa force, sa jeunesse. Haplo lui fit signe. — Sartan, dit-il d’un ton péremptoire. — Je m’appelle… Alfred. Haplo leva les yeux, fronça les sourcils. — Je n’ai pas le temps de faire joujou. Rendez-vous utile, si c’est possible. Venez donc jeter un coup d’œil là-dessus. Ils montèrent tous sur le Colosse. Il était large – trois grosses charrettes de ferme auraient pu y rouler de front, et il y aurait encore eu de la place pour une ou deux calèches. Alfred y avança avec autant de précautions que s’il avançait sur une frêle branche de plexiglarbre surplombant un torrent furieux. En approchant d’Haplo, son pied glissa et il tomba à quatre pattes. Il ferma les yeux, les mains crispées sur la roche. — Vous ne risquez rien, dit Haplo, écœuré. Sapristi, il faudrait le faire exprès pour tomber dans la mer ! Regardez donc ça. Alfred ouvrit les yeux et regarda autour de lui, paniqué. Il était très loin du bord, mais il avait une conscience aiguë de la présence du magma, ce qui le faisait paraître plus proche. Il arracha son regard à la contemplation du flot embrasé et baissa les yeux entre ses mains. Des sigles. Alfred oublia le danger, et suivit amoureusement du doigt les runes gravées dans la roche. — Est-ce qu’elles peuvent nous aider ? Est-ce que leur magie est encore fonctionnelle ? demanda Haplo, d’un ton donnant à penser que, pour lui, la magie des Sartans n’avait jamais servi à grand-chose. Alfred secoua la tête. — Non, dit-il d’une voix rauque. La magie du Colosse ne peut pas nous aider. Cette magie avait pour objet de donner la vie, de transporter la vie de ce royaume d’en bas jusqu’aux royaumes supérieurs. Le cadavre du prince releva la tête, l’air triste et lugubre, ses yeux morts fixés sur un pays qu’il voyait peut-être plus nettement que celui où il se trouvait maintenant. — Maintenant, la magie est brisée. Alfred prit une profonde inspiration, regarda derrière lui le rivage escarpé, puis reporta son regard sur le socle du Colosse. — Le Colosse ne s’est pas effondré par accident. C’était impossible, sa magie l’en aurait empêché. Le Colosse a été abattu, délibérément. Peut-être par ceux qui craignaient qu’il ne suce la vie de Necropolis pour la transporter vers les royaumes supérieurs. Quelle que soit la raison, la magie est morte et ne peut pas être ranimée. Comme ce monde, le monde des morts. — Regardez ! s’écria Jonathan, le visage et les yeux éclairés par le rougeoiement de la mer. Ils distinguèrent à peine, au loin, les premiers navires s’éloignant du rivage. Les morts avaient commencé la traversée. CHAPITRE XXXXIV LA MER DE FEU, ABARRACH Ils avançaient aussi vite que possible sur le Colosse gravé de runes, avec, sur les navires, l’avantage de traverser la mer en son point le plus étroit. Ils étaient beaucoup plus proches du rivage opposé que l’armée de Kleitus. La vue de la flotte les stimulait, leur donnait des forces. Les sigles avaient peut-être perdu leur magie, mais les runes gravées leur offraient des prises qui les empêchaient de glisser. Et ils arrivèrent au bout du premier segment. Une brèche en forme de « V » le séparait du suivant. La mer de magma tourbillonnait entre les deux. — Impossible de passer ! dit Alfred, considérant les tourbillons, consterné. — Pas d’ici, dit Haplo. Mais d’en bas, c’est possible. Même vous, Sartan, vous arriverez à sauter. — Mais je vais glisser ! Tomber dans… Je… j’essaierai ! Alfred déglutit avec effort et baissa les yeux sous le regard furieux d’Haplo. — Pas le choix. Pas le choix. Pas le choix, chantonnait Alfred à la place des runes. Il lui fallait économiser ce qui lui restait de forces magiques. Et ce fredonnement semblait le réconforter. — Quel imbécile ! dit Haplo en l’entendant. Le Patryn se dressait à la base du « V », jambes écartées, en équilibre parfait sur les rocs déchiquetés. Il saisit Alfred par le bras et dit : — Sautez ! Paniqué, Alfred considéra ce qui lui sembla une immense étendue de lave. — Non, glapit-il en reculant. Je ne peux pas ! Je n’y arriverai jamais ! — Sautez ! rugit Haplo. Alfred fléchit les genoux et se retrouva en l’air, propulsé dans le dos par une puissante poussée. Agitant les bras comme pour prendre son envol, il atterrit lourdement sur un rebord du segment, vingt pieds au-dessus du magma. Il glissait. Ses mains cherchaient une prise à tâtons. Des graviers glissèrent sous ses doigts. Il tombait, glissait vers la mer de lave. — Tenez bon ! cria Haplo. Alfred lança le bras vers une protubérance rocheuse, la saisit, stoppa sa chute. Ses mains moites de sueur se remirent à glisser, mais son pied trouva une prise et il s’immobilisa. Les bras et les jambes douloureux de ces efforts, ils se hissa par-dessus le rebord et y resta prostré, frissonnant, n’osant se dire qu’il avait réussi. Il n’eut pas le temps de se détendre. Avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui se passait, Jonathan franchit l’abîme d’un bond, aidé par les bras infatigables d’Haplo. Le jeune duc atterrit en souplesse. Alfred, lui saisissant le bras, l’aida à retrouver son équilibre. — Il n’y a pas assez de place pour nous deux. Montez, lui dit Alfred. J’attendrai ici. Jonathan voulut protester. Alfred tendit le doigt. Le bord supérieur du pilier s’avançait, formant une autre corniche au-dessus de leurs têtes. Il fallait des bras puissants pour se hisser par-dessus ce rebord. Jonathan vit, comprit, et se mit à grimper. Alfred le regarda quelques instants, anxieux, puis sursauta en constatant que le cadavre du prince était debout près de lui. Comment avait-il traversé ? Cela le dépassait. Il pouvait seulement supposer que le fantôme avait aidé le corps. La forme blanche se distinguait à peine au milieu des volutes de vapeur tourbillonnant autour d’eux. Le fantôme semblait tellement indépendant. Pourquoi acceptait-il de traîner le corps avec lui ? — Écartez-vous, Sartan ! cria Haplo. Montez avec les autres ! — J’attends ! Pour vous aider ! — Je n’ai pas besoin de votre aide ! hurla Haplo, par-dessus les grondements du magma. Alfred fit semblant de ne pas avoir entendu, et attendit, fermement adossé au roc. Haplo fulminait, mais il n’avait pas le temps de discuter. Il vérifia que son épée était solidement accrochée à sa ceinture. Les muscles de ses jambes se gonflèrent, et d’une puissante détente, il bondit au-dessus du magma et atterrit comme une mouche sur la surface lisse près d’Alfred. Il se mit à glisser. Le chien, de l’autre côté, aboya. Alfred tendit le bras, saisit la main du Patryn et tira. Un élancement fulgura dans son dos, ses muscles cédaient. Glissant sur le gravier, il s’arc-bouta. Il perdait pied. Il fallait lâcher Haplo sous peine de tomber pardessus bord. Le Patryn, accroché d’une main à Alfred, de l’autre à une prise rocheuse, attendit d’avoir repris son souffle, puis se hissa par-dessus le rebord. Sans avertissement, le chien bondit légèrement et atterrit près d’eux, manquant les précipiter en bas, puis les regarda, les yeux brillants, s’amusant beaucoup à l’évidence. — D’autres navires appareillent ! leur cria Jonathan d’en haut. Il faut faire vite. Alfred avait tous les muscles douloureux, avec un point de côté qui lui fouaillait le flanc comme une lame. Il était coupé, contusionné, et se demandait s’il aurait la force de marcher, sans parler de grimper sur la corniche supérieure. Et combien de segments leur restait-il à traverser ? Combien d’abîmes comme celui-là à franchir ? Il ferma les yeux, puis, prenant une profonde inspiration qui n’apporta aucun soulagement à ses poumons en feu, il s’apprêta à repartir. — Je suppose que je devrais vous remercier… commença Haplo ricanant comme à son habitude. — Oubliez ça ! Je ne veux pas de vos remerciements, par tous les diables ! hurla Alfred. Ça faisait du bien de hurler, ça faisait du bien d’éprouver de la colère et de lui donner libre cours. — Et vous n’avez pas à me remercier de vous avoir sauvé la vie ! J’ai fait ce que j’avais à faire, c’est tout ! Haplo regarda Alfred, stupéfait. Puis les lèvres du Patryn frémirent. Il essaya de se dominer, mais lui aussi était fatigué. Il éclata de rire, et il rit à en perdre haleine, à en pleurer, se soutenant à la paroi rocheuse. Épongeant le sang coulant d’une coupure à son front, Haplo sourit en branlant du chef. — C’est la première fois que je vous entends jurer, Sar… Il s’interrompit. — … Alfred, rectifia-t-il. Ils avaient réussi à franchir le premier abîme, mais il en restait beaucoup d’autres. Les dragonefs à vapeur des morts avançaient sur la mer de magma, se détachant en noir sur le rouge flamboyant. Alfred se traînait sur le Colosse Tombé, essayant de ne pas regarder les navires, essayant de ne pas regarder la crevasse suivante, ni d’y penser. Un pas après l’autre, encore un, puis un autre… — Nous n’atteindrons jamais le rivage à… — Chut ! Stop ! siffla Haplo, interrompant Jonathan au milieu de sa phrase. Alfred se retourna tout d’une pièce, son corps douloureux et son esprit désespérés, galvanisés par le ton alarmé du Patryn. Les runes luisaient sur la peau d’Haplo, leur bleu habituel se teintant de rouge aux reflets du magma. Près de son maître, le chien grondait, hérissé. Paniqué, Alfred regarda en arrière, s’attendant à voir des hordes de morts les poursuivant sur le Colosse. Rien. Rien ne les suivait. Rien n’entravait la route devant eux. Mais quelque chose se passait. La mer remuait, se gonflait, montait autour d’eux. Un raz de marée ? De magma ? Il regarda avec plus d’attention, espérant que c’était une illusion d’optique. Des yeux ! Des yeux les observaient ! Des yeux dans la mer. Les yeux de la mer. Une tête rouge surgit des profondeurs du magma, glissa vers eux, les surveillant de ses yeux immobiles et immenses. Alfred aurait pu entrer dans le trou de la pupille sans baisser la tête. — Un dragon de feu, dit Jonathan en un souffle. — Eh bien, c’est ici le bout de la route, dit doucement Haplo. Alfred, trop épuisé pour s’en soucier, en fut, au contraire, presque soulagé. Je n’aurai pas à sauter pardessus un autre abîme. Lisse et aiguë comme une pointe de lance, la tête du dragon surgit très haut au-dessus du magma, au bout d’un cou long, mince et gracieux, et couronnée d’une crinière hérissée de piquants semblables aux stalagmites. Au sortir de la lave, les écailles brillaient d’un rouge vif qui, au contact de l’air, vira à un noir moiré de reflets pourpres, comme des braises couvant sous la cendre. Seuls les yeux conservèrent leur couleur de flammes. — Je n’ai plus la force de le combattre, dit Haplo. Alfred secoua la tête. Il n’avait plus la force de parler. — Ce ne sera peut-être pas nécessaire, dit Jonathan. Ils n’attaquent que quand ils se sentent menacés. — Mais ils ne nous aiment guère, dit le prince, comme je le sais par expérience. — Qu’il attaque ou non, ce délai pourrait s’avérer fatal, remarqua Haplo. — J’ai une idée, dit Jonathan, s’avançant lentement sur le Colosse à la rencontre du dragon qui approchait. Ne faites aucun mouvement ou geste menaçant. La bête lui jeta un coup d’œil, mais braqua ses yeux rouges sur le fantôme du prince qui semblait l’intéresser beaucoup plus. — Qu’êtes vous ? Le dragon parlait au prince, ignorant Jonathan, ignorant les autres debout sur le Colosse Tombé. Haplo posa la main sur la tête du chien pour l’empêcher d’aboyer. Le chien tremblait de tous ses membres, mais il obéit à son maître. — Je n’ai jamais rien vu qui vous ressemble. Les paroles du dragon étaient parfaitement intelligibles, mais elles n’étaient pas prononcées à voix haute et semblaient couler dans l’immense corps, comme le sang. — Je suis ce que j’ai été créé pour être, dit le fantôme. — Vraiment ? Les yeux se posèrent sur le groupe. — Et un Patryn, aussi. Échoué sur un rocher. Qu’est-ce qui va suivre ? L’accomplissement de la prophétie ? — Nous sommes dans une situation désespérée, Révérende Dame, dit Jonathan en s’inclinant très bas. Bien des habitants de Necropolis sont morts… — Bien des miens sont morts ! siffla le dragon, dardant une langue noire. Que m’importe ? — Voyez-vous ces navires qui traversent la Mer de Feu ? dit Jonathan, tendant le bras. Le dragon ne tourna pas la tête, manifestement au courant de ce qui se passait sur sa mer. — Ils transportent des lazars et des armées de morts… — Des lazars ? dit le dragon, étrécissant ses yeux flamboyants. C’est déjà assez regrettable que les morts soient ressuscités. Qui a amené des lazars sur Abarrach ? — C’est moi, Révérende Dame, dit Jonathan, joignant les mains sur son cœur comme pour contenir sa peine. — Vous n’obtiendrez de moi aucune aide ! dit le dragon, les yeux flamboyants de colère. Je laisserai le mal que vous avez apporté vous emporter avec lui. — Il est innocent de ce crime, Révérende Dame. Il a agi par amour, déclara le fantôme. Sa femme est morte, sacrifiant sa vie pour le sauver. Il n’a pas pu supporter de la laisser partir. — Alors, c’était folie. Mais folie criminelle. Je ne veux rien… — Je désire faire amende honorable, Révérende Dame, dit Jonathan. J’ai reçu la sagesse nécessaire. Maintenant, j’essaye de trouver le courage… Les mots lui manquèrent. Il déglutit avec effort et prit une profonde inspiration. — Mes compagnons et moi, nous devons atteindre le rivage opposé avant les lazars, avant les morts qu’ils commandent. — Vous voulez que je vous transporte, dit le dragon. — Non… dit Alfred, qui tremblait dans ses souliers. — Silence, gronda Haplo, lui posant la main sur le bras. — Ce serait un honneur, Révérende Dame, dit Jonathan en s’inclinant. — Mais comment puis-je être certaine que vous ferez ce que vous dites ? Peut-être que vous ne ferez qu’empirer la situation. — Voilà celui dont parle la prophétie, dit le Prince. La main d’Haplo frémit sur le bras d’Alfred, ses lèvres tremblèrent, son front se rida de frustration. Mais le Patryn garda le silence. Maintenant, sa seule idée était de rejoindre sa nef, sain et sauf. — Et vous l’assistez dans cette entreprise ? demanda le dragon. — Oui, dit le cadavre du Prince Edmund, très digne, son fantôme scintillant près de lui. — Le Patryn aussi ? — Oui, Révérende Dame, dit Haplo d’un ton bref. Que pouvait-il dire d’autre, avec ces yeux de flamme braqués sur lui ? — Je vous transporterai. Mais faites vite. Le dragon s’approcha du Colosse Tombé, dominant les minuscules silhouettes de toute sa hauteur. Un corps sinueux sortit de la mer, au dos hérissé d’épines sur toute sa longueur. Le bout de sa queue fouettait le magma très loin derrière. Jonathan descendit vivement, saisit un piquant dont il s’aida pour se stabiliser. Le cadavre suivit, guidé par son fantôme. Alfred vint ensuite, touchant la crinière d’une main prudente, s’attendant à se brûler. Mais les écailles étaient fraîches, dures et luisantes comme du verre noir. Cependant, le Sartan avait voyagé à dos de dragon sur Arianus, et, bien que ce dragon fût très différent de ceux du monde de l’air, il n’eut pas aussi peur qu’il s’y attendait. Seuls Haplo et le chien demeuraient sur le bloc de pierre, le Patryn lorgnant le dragon d’un œil méfiant, puis revenant au Colosse effondré en travers de la mer, comme s’il se demandait quoi faire. Le chien gémit et se cacha derrière son maître. Alfred en savait assez sur le Labyrinthe pour comprendre les hésitations du Patryn. Les dragons du Labyrinthe sont intelligents, malveillants, mortels ; il ne faut jamais leur faire confiance, il faut toujours les éviter. Mais les navires à vapeur des morts étaient à mi-chemin du rivage. Haplo se décida et sauta sur le dos du dragon. — Chien, ici ! cria-t-il. L’animal courait dans tous les sens sur le Colosse, banda ses muscles pour sauter, renonça, et se remit à courir en gémissant. — Vite ! dit le dragon. — Chien ! commanda Haplo, faisant claquer ses doigts. L’animal se ramassa sur lui-même et d’un bond désespéré, sauta dans les bras d’Haplo qu’il faillit renverser. Le dragon pivota, si rapide qu’il faillit désarçonner Alfred, qui avait lâché la crinière. Se raccrochant de justesse à un piquant plus grand que lui, il s’y cramponna à deux mains. Le dragon de feu fendait le flot de magma aussi aisément que les dragons d’Arianus fendaient l’air, propulsé par les mouvements de reptation de son immense queue. Le vent de la course rabattait en arrière les rares cheveux d’Alfred, sa robe voletait derrière lui. Le chien hurla de terreur pendant toute la traversée. Le dragon vira pour passer devant la flotte, puis piqua vers la côte. Parfaitement à l’aise dans son élément, il avançait à une vitesse formidable. Les navires à vapeur ne pouvaient pas rivaliser. Mais ils étaient maintenant plus qu’à mi-chemin. Le dragon fut forcé de couper au plus près, juste devant la proue du vaisseau de tête. Les morts le virent. Une volée de flèches s’abattit autour d’eux, mais le dragon avançait trop vite pour permettre aux archers d’ajuster leur tir. — Mon peuple, dit le cadavre d’une voix creuse. L’armée des morts de Kairn Telest, alignée sur les quais, s’apprêtait à combattre l’armée des morts de Necropolis, l’empêchant d’établir une tête de pont. La stratégie de Baltazar était valable, mais il ignorait ce qui s’était passé à Necropolis, il ignorait l’existence des lazars. Il s’était préparé à une guerre – à une guerre entre cités. Il ne savait pas qu’il s’agissait maintenant d’une guerre entre les vivants et les morts. Il ne soupçonnait pas que lui et son peuple étaient les rares vivants restant sur Abarrach, et que, bientôt peut-être, ils devraient défendre leurs vies contre leurs propres morts. — Nous allons réussir, dit Haplo, mais de justesse. Il reporta son regard sur Alfred et ajouta : — Si vous rentrez avec moi par les Portes de la Mort, courez droit à la nef. Je vous rejoindrai avec le duc. — Le duc ? dit Alfred, perplexe. Mais il ne voudra pas venir. Pas volontairement. Puis il comprit. — Vous n’avez pas l’intention de lui donner le choix, c’est ça ? — Je ramène un nécromancien dans le Nexus. Si vous venez, allez droit à la nef. Vous devriez me remercier, Alfred, ajouta-t-il avec un sombre sourire. Je lui sauve la vie. Jusqu’à quand pensez-vous qu’il survivrait ici ? Ils étaient en vue de l’armée attendant sur le rivage. Le cadavre du Prince Edmund, poussé par son fantôme, leva les bras, salué de folles acclamations ; une foule de soldats-zombis se précipita pour les aider à mettre pied à terre, les protéger pendant qu’ils débarquaient. Le dragon aborda aux quais, projetant des flots de lave sur la rive. Les morts suivaient de si près qu’Alfred vit l’horrible image du lazar Kleitus debout à la proue du navire de tête. A son côté – Jera. CHAPITRE XXXXV PORT-SÉCURITÉ, ABARRACH La nef d’Haplo se balançait sur son ancre, intacte. Dans quelques instants, ils pouvaient être à bord, protégés par les runes du Patryn. Alfred se trouvait dans une impasse. Haplo avait raison, sans conteste. Le duc ne survivrait pas longtemps sur Abarrach. Aucun des vivants restant encore sur Abarrach ne survivrait longtemps à la fureur des morts, incités à la vengeance et à la destruction par les lazars. Au moins, je serai capable de sauver une personne, un Sartan. Merci, compassion, pitié… Je devrais sûrement trouver un moyen d’empêcher un nécromancien de tomber entre les mains du prétendu Seigneur du Nexus ! Mais si j’échouais ? Quelle terrible tragédie suivrait l’entrée d’un nécromancien dans les autres mondes ? Ne vaudrait-il pas mieux le laisser mourir ici ? Les troupes de Kairn Telest couraient sur le quai, déterminées à sauver leur prince. Des archers couvraient leur avance, des volées de flèches s’abattaient sur les dragonefs de fer. Les morts les arrachaient de leurs chairs glacées et les jetaient dans le magma, où elles disparaissaient avec des sifflements de serpents. Kleitus arracha un trait fiché dans sa poitrine et le brandit au-dessus de sa tête. — Nous ne sommes pas vos ennemis ! cria-t-il pardessus le grondement du magma. Sur le quai, les soldats-zombis de Kairn Telest firent silence. — Eux, les vivants, reprit Kleitus en montrant la silhouette noire de Baltazar, ce sont eux nos véritables ennemis ! Ils vous ont asservis, dépouillés de votre dignité ! — Seulement quand les vivants seront morts, les morts seront libres ! cria Jera. — … morts seront libres… répéta en écho son esprit tourmenté. L’armée de Kairn Telest balança, hésita : L’air s’emplit des gémissements lugubres des fantômes. — C’est le moment ! dit Haplo. Sautez ! Il sauta du dragon sur le quai. Alfred suivit, atterrissant en tas, dans un fouillis de bras et de jambes qu’il lui fallut quelques instants pour démêler. Quand il se fut remis debout, plus ou moins prêt à marcher, il vit Haplo saisir le duc par le bras. — Venez, Votre Grâce. Je vous emmène. — Où ? Que voulez-vous dire ? demanda Jonathan en reculant. — Dans mon monde, à travers les Portes de la Mort, dit Haplo, montrant sa nef. Le duc le regarda, vit le salut à sa portée. Il hésita, comme les morts qui l’entouraient. Le dragon s’éloigna un peu du rivage, s’arrêta, étrécit les yeux, attendit. Jonathan secoua la tête. — Non, dit-il doucement. Haplo resserra sa main sur son bras. — Je vous sauve la vie, sapristi ! Si vous restez ici, vous mourrez ! — Vous ne comprenez donc pas ? dit Jonathan, regardant le Patryn avec un calme étrange. C’est mon destin. — Ne faites pas l’imbécile ! dit Haplo, perdant son sang-froid. Je sais que vous croyez avoir communiqué avec quelque puissance supérieure, mais c’est un piège ! Un piège ! Il pointa le doigt sur Alfred. — Ce que nous avons vu, vous et moi, c’était un mensonge ! C’est nous la plus grande puissance de l’univers ! Mon Seigneur est la plus grande puissance. Venez avec moi, et vous comprendrez… Une puissance supérieure ! La révélation était accablante. Alfred chancela, ses jambes se dérobant sous lui. Maintenant, il comprenait, il comprenait ce qui lui était arrivé dans la Chambre des Damnés ! Il se rappela l’impression de contentement et de paix qu’il avait ressentie, il comprit le désespoir éprouvé en se réveillant de la vision. Mais il avait fallu les paroles du Patryn pour qu’il comprenne ! Tout au fond de moi, je connaissais la vérité, mais je la refusais, réalisa Alfred. Pourquoi ? Pourquoi ai-je refusé d’écouter mon cœur ? Parce que, s’il existe une puissance supérieure, nous autres Sartans avons commis une faute impardonnable, inexplicable ! L’idée était trop affreuse. Son cerveau était à peine capable de gérer le flot d’émotions qui l’agitaient, les nouvelles idées, les concepts inconnus qui se bousculaient dans sa tête. Le sol ferme se dérobait sous lui, le jetant à la dérive dans un océan périlleux, sans navire, sans boussole et sans ancre. Une flèche sifflant à ses oreilles lui fit reprendre conscience du lieu, du danger, de lui-même. Les morts de Kairn Telest levaient leurs arcs, prêts à décocher leurs flèches sur leur peuple. Un javelot avait blessé Haplo au bras. La blessure n’était pas grave, mais son sang coulait, signe que la magie affaiblie du Patryn n’avait pas pu empêcher la pointe de pénétrer les runes tatouées sur sa peau. — Ne pouvez-vous pas les arrêter ? cria Alfred au Prince Edmund, pensant qu’il ferait quelque chose pour prévenir le massacre des derniers vivants d’Abarrach. C’est votre peuple ! Le cadavre resta silencieux, plus silencieux que les morts de ce monde. Le fantôme fixait ses yeux luisants sur Jonathan. — Laissez-nous, Patryn, dit le duc. Vous n’êtes pas responsable de ce qui se passe sur Abarrach . Nous sommes les artisans de notre propre malheur. Nous devons faire ce que nous pourrons pour réparer. Retournez dans votre monde, pour éviter à vos peuples les erreurs que vous avez vues sur le nôtre. — Peuh, fit Haplo, crachant par terre. Viens, chien ! Le Patryn courut vers sa nef. Le chien, après avoir jeté un regard en arrière sur Alfred, courut après son maître. Le navire de Kleitus accosta. Les passerelles furent abaissées, et les morts coururent en foule rejoindre leurs frères zombis sur le rivage. Le duc serait bientôt cerné par une armée. Restée à la proue au côté de Kleitus, Jera tendait le bras, hurlant aux morts d’égorger son mari. Jonathan, indifférent au chaos, contemplait sa femme, livide de chagrin et de souffrance, le regard assombri par le combat qui se livrait en lui. Il sait ce qu’il doit faire, pensa Alfred, mais il a peur. Ai-je un moyen de l’aider ? Frustré, le Sartan se tordait les mains. Comment puis-je l’aider ? Je ne comprends pas ce qui se passe. Une nouvelle volée de flèches passa au-dessus d’Alfred, comme une nuée de guêpes. L’une se ficha dans sa robe, une autre se planta au bout de son soulier. Une troisième s’enfonça dans la cuisse d’Haplo. La main crispée sur sa jambe, il voulut continuer à courir. Du sang suintait entre ses doigts. Sa jambe se déroba sous lui, et il tomba sur le quai. Les morts acclamèrent, plusieurs rompirent les rangs et coururent vers lui. Le chien pivota face à eux, découvrant les crocs, poils hérissés. Haplo se releva, repartit en boitillant, mais il savait qu’il ne pouvait pas distancer les morts. Il tira son épée et se retourna pour les affronter, prêt à se battre. Les flèches qui pleuvaient autour de Jonathan auraient pu être des gouttes de pluie, car il n’y prêtait pas attention et elles ne le touchèrent pas. Calme, résolu, il leva la main pour demander le silence, et telle était l’autorité du jeune homme au visage ravagé que les morts se turent et que les lazars étouffèrent leurs cris de vengeance. Même les faibles gémissements des fantômes cessèrent. Jonathan éleva la voix. — Autrefois, quand nous, les Sartans, sommes arrivés sur ce monde que nous avions créé, nous travaillâmes avec ardeur pour construire une vie valable pour nous, pour les menschs, et pour toutes les créatures constituant pour nous un dépôt sacré. Au commencement, tout se passa bien, si l’on excepte le fait que nous n’eûmes pas de nouvelles de nos frères des autres mondes. — Leur silence fut d’abord troublant. Il devint alarmant à la longue, car notre monde ne tenait pas ses promesses envers nous. Il serait peut-être plus correct de dire que nous ne tenions pas nos promesses envers ce monde. Au lieu de chercher à économiser nos ressources, nous les exploitâmes avec prodigalité, pensant toujours qu’avec le temps le contact s’établirait avec les autres mondes. Et qu’ils nous fourniraient ce qui nous manquait. — Les menschs furent les premiers à succomber aux poisons de ce monde qui devenait de plus en plus froid et stérile sous nos yeux. Les créatures suivirent. Puis notre propre population commença à diminuer. A ce stade, notre peuple prit deux décisions – l’une qui nous faisait avancer vers la lumière, l’autre qui nous faisait régresser vers les ténèbres. — Un groupe de Sartans chercha à vaincre la mort, à mettre fin à la mort. Ils se tournèrent vers la nécromancie. Mais au lieu de conquérir la mort, ils devinrent ses esclaves. Au même moment, un autre groupe de Sartans unirent leurs ressources et leurs talents magiques en un effort pour établir le contact avec les trois autres mondes. Ils construisirent une Chambre, consacrée à ces recherches, et y apportèrent une table, l’une des dernières reliques d’un autre temps et d’un autre lieu. Ils établirent le contact… La voix de Jonathan s’adoucit. — Mais pas avec nos frères des autres mondes. Ils établirent le contact avec une puissance supérieure. Ils parlèrent à l’Un qui était oublié depuis très, très longtemps. — Hérésie ! s’écria Kleitus. — Hérésie, répondit en écho les voix sifflantes des morts. — Oui, hérésie ! cria Jonathan pour dominer les clameurs. Ce fut l’accusation qu’on porta alors contre ces Sartans. Après tout, nous sommes des dieux, n’est-il pas vrai ? Nous avons séparé les mondes ! Nous en avons créé de nouveaux ! Nous avions vaincu la mort elle-même ! Regardez donc autour de vous ! Le duc ouvrit ses bras tout grands, se tourna à gauche, à droite, montra ce qu’il y avait devant lui, derrière lui. — Qui l’a emporté ? Les morts gardaient le silence. Alfred, levant les yeux sur Kleitus, debout à la proue de son navire, vit à son visage tortueux, au sourire rusé du lazar, que le dynaste donnait du mou à la corde que sa victime s’enroulait autour du cou. Le lazar n’aurait plus qu’à tirer dessus pour resserrer le nœud et regarder sa victime se débattre dans les suffocations de l’agonie. Jonathan faisait empirer la situation, mais Alfred ne savait pas quoi faire pour l’arrêter… ni même s’il devait l’arrêter. Jamais le Sartan ne s’était senti si désarmé, si impuissant. Une sensation froide derrière sa jambe faillit le faire sauter dans la mer. Pensant que c’étaient des mains de cadavre, il frissonna, attendant la mort ; puis il entendit un gémissement pathétique. Alfred ouvrit les yeux et soupira de soulagement. Le chien était debout à ses pieds. Certain d’avoir l’attention sans partage du Sartan, l’animal fit plusieurs pas de côté, puis revint, et regarda Alfred, en attente. Le chien voulait qu’il rejoigne son maître, bien sûr. Toujours sur le quai, Haplo se soutenait contre une balle de foin-kairn, les épaules affaissées, mortellement pâle. Seuls son puissant instinct de conservation et sa volonté indomptable le maintenaient debout. Merci, compassion, pitié… Alfred prit une profonde inspiration. S’attendant à être arrêté, défié, blessé par une flèche, une lance ou une épée, il prit son courage à deux mains et, lentement, se fraya un chemin vers Haplo à travers les morts. Jonathan continuait son discours, maintenant pitoyable au jugement d’Alfred. Il savait comment cela finirait, et, réalisa-t-il, soudain, le jeune duc le savait aussi. — Nos ancêtres craignaient ces gens qui parlaient maintenant contre les nécromanciens, les avertissant que nous devions changer ou que nous finirions, non seulement par nous détruire nous-mêmes, mais par détruire aussi le fragile équilibre de l’univers. Nos ancêtres réagirent en tuant les « hérétiques », scellant leurs corps dans le lieu qui reçut le nom de « Chambre des Damnés », et qu’ils entourèrent de runes de défense. Les yeux morts des cadavres suivaient tous les mouvements d’Alfred, mais ils ne firent aucun geste pour l’arrêter. Il arriva près d’Haplo, s’agenouilla devant le blessé. — Qu’est-ce… qu’est-ce que je peux faire ? Demanda-t-il à voix basse. — Rien, répondit Haplo, serrant les dents de souffrance. Ou alors, faites taire cet imbécile. — Au moins, pendant qu’il parle, ça nous donne du temps… — Pour quoi faire ? demanda amèrement Haplo. Écrire une dernière lettre à la famille, peut-être ? — Ils ne m’ont rien fait. — Pourquoi prendre cette peine ? Ils savent que nous n’allons nulle part. — Mais votre nef… — Faites un geste dans sa direction, et ce sera votre dernier. Haplo prit une inspiration saccadée, réprima un gémissement. — Regardez la dragonef. La dame ne prête aucune attention au discours de son mari. Alfred leva la tête, vit les yeux de Jera braqués sur lui. — Mais elle est au courant pour la nef, pour les Portes de la Mort, vous vous rappelez ? Haplo se redressa un peu, grognant de souffrance. Le chien gémit. — A mon avis… ils veulent s’en emparer… essayer d’entrer… — D’entrer dans les mondes des vivants ! D’entrer pour tuer ! C’est… c’est épouvantable ! Il faut faire quelque chose ! — Je suis ouvert à toutes les suggestions, dit Haplo, ironique. Il était parvenu – au prix de quelles souffrances, Alfred n’arrivait pas même à l’imaginer – à arracher de sa cuisse la plus grande partie de la flèche. Mais la tête restait fichée dans les chairs, et sa jambe de pantalon était trempée de sang. Sa chemise s’était collée à la blessure de son bras, formant un pansement de fortune. Mais la blessure se rouvrirait au premier mouvement. — Nous avons peut-être une chance, dit-il doucement, les yeux fixés sur le jeune duc. Vous comprenez, bien sûr, où il veut en venir ? Alfred ne répondit pas. — Quand ils se jetteront sur lui pour l’achever, nous courrons vers la nef. Une fois à bord, les runes nous protégeront. J’espère. Alfred regarda Jonathan, seul au milieu des morts. — Vous avez l’intention… de l’abandonner ? La main ensanglantée d’Haplo se tendit vers le Sartan, le saisit au collet et attira son visage à un pouce du sien. — Écoutez-moi, par tous les diables ! Vous savez ce qui se passera si ces lazars franchissent les Portes de la Mort ? Combien d’innocents mourront ? Combien sur Arianus ? Combien sur Pryan ? Mettez cela en balance avec la vie d’un seul homme de ce monde. Vous lui avez fait croire en cette « puissance supérieure ». C’est vous qui l’avez envoyé à la mort ! Vous voulez porter la responsabilité de faire franchir les Portes de la Mort à la mort elle-même ? La langue d’Alfred était paralysée. Incapable d’articuler un mot, il ne pouvait que fixer Haplo, muet de confusion. La voix de Jonathan, ferme, forte, puissante, attira leur attention, et même l’attention de Jera. — Vos runes de défense n’ont pas pu arrêter ceux qui cherchaient la vérité ! J’ai vu. J’ai entendu. J’ai touché. Je ne comprends pas encore. Mais j’ai la foi. Et je vous prouverai ce que j’ai découvert. Jonathan fit un pas en avant, leva les bras en un geste de supplication. — Ma femme bien-aimée, je t’ai cruellement traitée. Je désire réparer. Massacre-moi ici. Je mourrai de ta main. Puis ressuscite-moi. Je rejoindrai vos rangs, les rangs des damnés éternels. Le lazar qui avait été Jera s’éloigna de Kleitus. Il descendit la passerelle menant au quai. Son fantôme, piégé dans sa coquille morte, le précédait, ses mains translucides tendues avec avidité. Jonathan reprit, le visage inondé de larmes : — Ainsi es-tu venue vers moi le jour de notre mariage, Jera… Il l’attendit. Les morts rassemblés autour d’eux attendirent. Le cadavre du Prince Edmund, son fantôme flottant près de lui, attendit. Sur la mer de magma, le dragon dérivant sur la lave en fusion, attendit. Le lazar de Kleitus, riant à la proue du navire, attendit. Les bras du lazar se tendirent, comme pour serrer son mari sur son cœur. Mais à la place, les doigts cruels, avec toute la puissance de la mort, se refermèrent autour du cou de Jonathan. — Allons-y ! cria Haplo. CHAPITRE XXXXVI PORT-SÉCURITÉ, ABARRACH Haplo tendit la main à Alfred pour le soutenir. Alfred jeta un regard en arrière vers Jonathan, mais il était caché par une haie de morts. Il vit des poings se brandir, une épée fulgurer, entendit un grognement étouffé. L’épée se releva, noire de sang. Les ténèbres commencèrent à se refermer sur lui, oubli apaisant où il pourrait se cacher, fuir la responsabilité de tous les événements, y compris sa propre mort. — Alfred, on ne s’évanouit pas ! Par tous les diables, Sartan, pour une fois dans votre misérable vie, acceptez vos responsabilités ! Responsable. Oui, nous sommes responsables. Je suis responsable de ça… de tout ça. J’ai vécu moi-même comme ces morts, évoluant dans un corps qui n’était qu’une coquille vide, l’âme enterrée dans la tombe… — Vous ne pouvez rien faire pour Jonathan, sauf mourir avec lui, dit Haplo d’une voix grinçante. Aidez-moi à atteindre la nef ! Les ténèbres refluèrent, mais emportèrent avec elles toute sensibilité et toute pensée rationnelle. Hébété, Alfred fit ce qu’Haplo lui disait, obéissant comme un enfant ou une marionnette. Le bras passé autour de sa taille, il soutint la marche chancelante d’Haplo, Haplo soutint le moral chancelant d’Alfred. — Arrêtez-les ! hurla Kleitus avec fureur. J’ai besoin de cette nef ! Laissez-moi passer, je vais les arrêter ! Mais un millier de morts, grouillant en désordre sur le quai, assoiffés de massacre, se dressaient entre Kleitus et ses proies. Quelques cadavres entendirent le cri du dynaste, mais la plupart n’entendirent que les cris de leur victime qui les rejoignait dans la mort. — Ne regardez pas en arrière ! commanda Haplo pantelant. Continuons à courir. Alfred continua, le bras douloureux, les poumons brûlés par la chaleur du magma. Il essaya d’utiliser sa magie, mais il était trop effrayé, trop épuisé, trop faible. Les sigles flottaient devant ses yeux, explosaient en éclairs aveuglants, dépourvus de sens comme un langage oublié. Haplo, affaissé contre lui, glissait à chaque pas, mais ils ne ralentirent pas leur allure. Les dents serrées, le Patryn avait le visage gris comme la cendre et couvert de sueur. Ils approchaient du but, la masse de la nef se dressait au-dessus d’eux. Mais des pas les suivaient de près. Ces pas aiguillonnèrent Alfred. Il était près, si près… Une robe noire surgit devant eux, comme un mur de ténèbres. — Au diable… soupira Haplo, avec une lassitude proche de l’indifférence. Dans leur peur des morts, ils avaient oublié les vivants. Pâle, calme, ses yeux noirs reflétant le rougeoiement du magma, Baltazar leur bloquait l’accès de la nef. Il leva les deux mains, et Alfred frissonna de terreur, mais ce n’était que pour les joindre en un geste suppliant. — Emmenez-nous avec vous ! supplia Baltazar. Emmenez-moi, emmenez mon peuple. Autant que votre nef peut en porter ! Haplo fixa sur lui un regard pénétrant, incapable de répondre tout de suite car il était hors d’haleine. Alfred devina que le nécromancien avait déjà tenté de monter à bord, mais que les runes protectrices l’en avaient empêché. Derrière eux, les pas se rapprochaient. Le chien aboya un avertissement. — Je vous enseignerai la nécromancie ! dit Baltazar d’un ton pressant. Pensez à la puissance des autres mondes ! Des armées de morts combattront pour vous ! Des légions de morts vous serviront ! Haplo lança un regard à Alfred, qui baissa les yeux, épuisé, vaincu. Il avait fait tout ce qu’il pouvait, mais cela n’avait pas suffi. L’espoir – inexplicable et pas clairement compris – était né en lui dans la Chambre des Damnés, et mort avec Jonathan. — Non ! dit Haplo. Les yeux noirs de Baltazar se dilatèrent d’étonnement, puis s’étrécirent de fureur. Les noirs sourcils se rapprochèrent, les mains jointes se refermèrent en poings. — Cette nef est votre seule possibilité d’évasion. Votre corps vivant ne me dira pas comment rompre l’enchantement des runes, mais votre cadavre me le dira ! Il fit un pas vers Haplo. D’une poussée, le Patryn écarta Alfred qui alla s’effondrer contre une balle de foin-kairn. — Pas si mon cadavre est là-dedans, dit Haplo, montrant la mer de magma. En équilibre précaire sur une jambe, son épée sanglante à la main, il se tenait à deux pas d’une mort horrible. Baltazar s’immobilisa. Alfred entendait vaguement les cris de Kleitus qui se rapprochaient, les bruits de pas qui se ruaient vers eux. Le chien avait cessé d’aboyer et se tenait aux pieds d’Haplo. Alfred se redressa, ne sachant trop quoi faire, essayant désespérément de retrouver sa magie. Une voix glacée s’éleva près de lui. — Laissez-les partir, Baltazar. Le nécromancien jeta sur le prince un regard douloureux et secoua la tête. — Vous êtes mort, Edmund. Vous n’avez plus de pouvoir sur les vivants. Baltazar fit un pas vers Haplo. Haplo fit un pas vers la mort. — Laissez-les partir, répéta le Prince Edmund d’un ton sévère. — Votre majesté condamne son peuple ! s’écria Baltazar, l’écume aux lèvres. Je peux les sauver ! Je… Le cadavre leva ses mains cireuses, un éclair crépita, fulgura, et vint frapper le sol aux pieds du nécromancien. Baltazar recula, considérant le prince, stupéfait et craintif. Le Prince Edmund poussa doucement Alfred. — Rejoignez votre ami. Aidez-le à monter à bord. Mais faites vite. Les lazars arrivent. En état de stupeur, Alfred s’exécuta et arriva près du Patryn à l’instant même où ses forces l’abandonnaient. Ils se hâtèrent vers la nef, le Sartan soutenant les pas chancelants de son ancien ennemi. Alfred s’écrasa soudain contre une barrière invisible, avec l’impression stupéfiante de voir des sigles rouges et bleus étinceler autour de lui. Un mot d’Haplo, à peine audible, fit disparaître la barrière. Alfred reprit sa marche, Haplo s’appuyant lourdement sur lui, grimaçant de douleur à chaque pas. Voyant les défenses abaissées, Baltazar fit un pas vers eux. — Continuez, et je vous tue, mon ami, dit le Prince Edmund, sans colère mais d’un ton profondément douloureux. Qu’est-ce qu’un mort de plus ou de moins dans notre monde ? Alfred réprima un sanglot. — Faites-nous monter à bord, mille tonnerres ! jura Haplo entre ses dents. C’est à vous de jouer. Moi… je ne peux pas… j’ai perdu… trop de sang… La nef flottait au-dessus de la mer de magma, avec une large étendue de lave en fusion entre eux et l’évasion d’Abarrach. Pas de passerelle d’embarquement, aucun câble… Derrière eux, Kleitus, descendait de son navire, rassemblait les morts pour les lancer à l’assaut, les pressant de prendre le contrôle de la nef convoitée, les pressant de voguer vers les Portes de la Mort. Alfred refoula ses larmes et les sigles s’éclaircirent à ses yeux ; de nouveau, il les voyait, les comprenait. Il les tissa en un filet flamboyant qui les enveloppa, enveloppa Haplo, enveloppa le chien d’Haplo. Le filet les souleva, comme un pêcheur invisible hissant ses prises, et les déposa sur le pont de l’Aile du Dragon. Les runes de son ennemi se refermèrent, protectrices, derrière le Sartan. Debout dans la passerelle de commandement, Alfred regarda par le hublot. Les morts, guidés par le lazar, cernaient la nef, martelant en vain la barrière des runes. Baltazar avait disparu. Ou bien il avait été assassiné par le lazar, ou bien il était parvenu à s’échapper à temps. Le peuple de Kairn Telest évacuait Port-Sécurité, pour se réfugier dans les Cavernes de Salfag ou plus loin. Alfred les voyait, longue et mince ligne noire s’étirant à travers la plaine. Les morts, distraits par leur désir de s’emparer de la nef, les laissaient partir. Peu importait. Les vivants pouvaient-ils découvrir une cachette où les morts ne les trouveraient pas ? Peu importait. Rien n’importait… Kleitus hurla un ordre. Les autres lazars cessèrent leurs martèlements inutiles et se regroupèrent autour de leur chef. La foule des morts s’écarta, et Alfred vit Jonathan allongé, sans vie, sur le quai. Jera se pencha sur lui et serra dans ses bras morts le corps de son mari. Son lazar se mit à chanter les runes qui le ramèneraient à une vie terrible et tourmentée. Alfred se détourna. — Que font les lazars ? Accroupi dans la passerelle, Haplo posa les mains sur la pierre-barre. Les runes luisaient faiblement sur sa peau, d’un bleu presque indiscernable. Il déglutit avec effort, abaissa les mains, fléchit les doigts, ferma les yeux. — Je ne sais pas, répondit Alfred, abattu. C’est important ? — Oui, par tous les diables, c’est important ! Ils sont peut-être capables d’anéantir ma magie. Nous ne sommes pas encore-sortis d’affaire, Sartan, alors arrêtez de pleurnicher, et dites-moi ce qui se passe. Alfred déglutit, reporta les yeux sur le hublot. — Les lazars sont… ils complotent quelque chose. Enfin, c’est l’impression que ça me donne. Ils sont rassemblés autour de Kleitus. Tous, sauf… Jera. Elle… Sa voix mourut. — C’est ça qu’ils vont faire, dit doucement Haplo. Essayer de rompre l’enchantement des runes. — Jonathan était tellement sûr, dit Alfred, les yeux toujours fixés sur le hublot. Il avait foi en… — … en rien ; sinon en votre vision illusoire, Sartan. — Je sais que vous ne me croirez pas, Haplo, mais ce qui vous est arrivé dans la Chambre des Damnés m’est arrivé aussi à moi, comme c’est arrivé à Jonathan. Et je ne le comprends pas. Alfred branla du chef et ajouta à voix basse : — Je ne suis pas certain de désirer comprendre. Si nous ne sommes pas des dieux… s’il existe une puissance supérieure… La nef bougea sous ses pieds, manquant le renverser. Il regarda Haplo. Le Patryn avait posé les mains sur la pierre-barre. Les sigles brillaient d’un bleu intense. Les voiles frémirent, les filins se tendirent. La dragonef déploya ses ailes, prête à l’envol. Sur le quai, les morts se mirent à vociférer en entrechoquant leurs armes. Les lazars levèrent leurs horribles visages et s’avancèrent ensemble vers la nef. Un peu à l’écart, à l’autre bout du quai, Jonathan se remit sur pied. Il était devenu un lazar, un mort qui n’était pas mort, un vivant qui n’était pas vivant. Il marcha vers la nef. — Attendez ! Arrêtez ! s’écria Alfred, le visage collé à la vitre. On ne peut pas attendre une minute ? Haplo haussa les épaules. — Vous pouvez débarquer si vous voulez, Sartan. Vous avez joué votre rôle. Je n’ai plus besoin de vous. Allez, dehors ! La nef commença à bouger. Haplo lui communiquait son énergie magique, les sigles brillaient d’un bleu ardent, qui l’entourait d’un brillant halo. — Si vous débarquez, c’est maintenant ! cria-t-il. Je devrais, se dit Alfred. Jonathan avait la foi. Il a accepté de mourir pour elle. Je devrais être capable d’en faire autant. Le Sartan s’écarta du hublot et se dirigea vers l’échelle montant sur le pont. En bas, il entendait les morts hurler, furieux de voir leurs proies leur échapper. Kleitus et les autres lazars unirent leurs voix en la même psalmodie. Aux efforts soudain apparents sur le visage d’Haplo, Alfred comprit qu’ils tentaient de rompre la fragile structure protectrice de l’Aile du Dragon. La dragonef s’immobilisa, comme prise dans un filet magique tissé par les lazars. Haplo ferma les yeux, concentra ses pouvoirs mentaux, sa tension visible dans la raideur de ses mains pressées contre la pierre-barre. Ses doigts – se détachant en rouge sur le rougeoiement d’en bas – semblaient des flammes. La dragonef cahota, tomba de quelques pieds. — Peut-être que je n’aurai pas à choisir, murmura Alfred, presque soulagé. Il retourna près du hublot. Haplo haletait, serrant les dents. La nef se souleva légèrement. Sans aucune intervention de sa volonté, une rune se présenta à l’esprit d’Alfred. Il pouvait renforcer l’énergie défaillante du Patryn. Il pouvait l’aider à se dégager de la toile avant que l’araignée ne les pique. Le choix, loin de lui être enlevé, lui revenait, sans possibilité de discussion. Le lazar qui était Jonathan se tenait à l’écart des autres, les yeux de l’âme pas tout à fait séparés de ceux du corps levés sur la nef, regardant à travers les runes, à travers le bois, à travers le verre, à travers la chair et les os et plongeant droit dans le cœur d’Alfred. — Désolé, dit Alfred à ces yeux. Je n’ai pas la foi. Je ne comprends pas. Le Sartan s’éloigna du hublot. S’approchant d’Haplo, Alfred lui posa les mains sur les épaules et se mit à psalmodier. Le cercle était fermé. La dragonef trembla violemment de la proue à la poupe et s’arracha à la toile magique, souleva les ailes et s’envola, abandonnant derrière elle la Mer de Feu, les morts et les vivants du monde de pierre d’Abarrach. La nef flottait devant les Portes de la Mort. Haplo gisait sur une paillasse dans la passerelle, près de la pierre-barre. Il s’était effondré quelques instants après le décollage. Au bord de l’inconscience, il avait lutté pour rester éveillé, pour guider la nef hors de danger. Alfred l’avait veillé, anxieux, à l’irritation d’Haplo qui lui avait finalement ordonné de le laisser tranquille. — J’ai besoin de sommeil, c’est tout. Quand nous arriverons dans le Nexus, je serai guéri. Mais vous feriez bien de trouver un endroit pour vous allonger, Sartan, ou vous risquez de vous casser en mille morceaux quand nous franchirons les Portes de la Mort. Et cette fois, arrangez-vous pour ne pas entrer dans ma peau ! Debout près du hublot, Alfred regardait dehors, revenant mentalement sur Abarrach, rongé de remords. — Je ne voulais pas espionner votre vie passée. Je n’ai pas beaucoup de contrôle sur… — Silence, et asseyez-vous. Alfred soupira et s’assit – ou plutôt tomba – dans un coin. Il s’y pelotonna, déprimé, les genoux sous le menton. Le chien se coucha près d’Haplo, posa la tête sur sa poitrine. Le Patryn s’installa confortablement, caressa la tête du chien. L’animal ferma les yeux, remuant la queue e contentement. — Sartan, vous ne dormez pas ? Alfred. garda le silence. — Alfred, dit Haplo, à contrecœur. — Non, je ne dors pas. — Vous savez ce qui vous arrivera dans le Nexus, dit Haplo sans le regarder, gardant les yeux rivés sur son chien. Vous savez ce que vous fera Mon Seigneur ? — Oui, répondit Alfred. Haplo hésita quelques instants, soit pour choisir ses paroles, soit pour décider s’il les prononcerait ou non. Sa décision prise, il parla d’une voix dure et tranchante, qui semblait fracasser une barrière intérieure. — Alors, si j’étais vous, je ne serais plus là quand je me réveillerai. Haplo ferma les yeux. Alfred le regarda, stupéfait, puis sourit avec douceur. — Je comprends. Merci, Haplo. Le Patryn ne répondit pas. Sa respiration laborieuse fit place à un souffle égal et régulier. Son visage se détendit. Le chien soupira et se blottit plus près de lui. Les Portes de la Mort s’ouvrirent, les aspirant lentement à l’intérieur. Alfred s’appuya contre la paroi. Sa conscience lui échappait. Il eut l’impression d’entendre la voix endormie d’Haplo, mais c’était peut-être un rêve. — Je n’ai jamais découvert ce qu’était la prophétie. Je suppose que ça n’a pas d’importance. Il ne restera plus aucun vivant pour l’accomplir, là-bas. Et d’ailleurs, qui croit en ces sottises ? Comme vous l’avez dit, Sartan, si on croit aux prophéties, il faut croire en une puissance supérieure. Qui croit ? se demanda Alfred. CHAPITRE XXXXVII PORT-SÉCURITÉ, ABARRACH Les lazars, furieux de perdre la nef, retournèrent leur courroux contre les derniers vivants d’Abarrach. Kleitus, à la tête des armées de morts, attaqua la petite bande de réfugiés de Kairn Telest. Les vivants étaient commandés par Baltazar qui, fuyant Port-Sécurité, avait sauvé sa vie de justesse. Protégé par le Prince Edmund, le nécromancien rejoignit en toute hâte son peuple qui se cachait dans les Cavernes de Salfag. Il leur annonça la terrible nouvelle : leur propre armée de morts s’était retournée contre eux. Le peuple de Kairn Telest s’enfuit devant les cadavres, se répandant à travers les vastes plaines d’un pays lui-même mourant. Mais ils fuyaient sans espoir, car ils avaient parmi eux beaucoup d’enfants et de malades qui ne supporteraient pas longtemps leurs marches forcées. Mais les cycles de leurs souffrances furent miséricordieusement brefs. Les morts gagnèrent sur eux, et bientôt, les derniers vivants d’Abarrach furent aux abois, sans autre choix que se retourner et combattre. Durant ces cycles, je marchai parmi les lazars, feignant l’alliance avec eux, car je savais que mon heure n’était pas encore venue. Le Prince Edmund resta à mon côté. Il souffrait intensément pour son peuple, mais lui aussi il attendait son heure. Le peuple de Kairn Telest choisit pour champ de bataille une plaine proche du Pilier de Zembar. Ils cherchèrent d’abord le moyen de protéger les enfants, les malades, les infirmes, les vieillards, puis conclurent que ça n’avait pas grande importance. Contre les morts, il ne pouvait y avoir qu’une issue. Hommes et femmes, jeunes et vieux, rassemblèrent toutes les armes qu’ils purent trouver et se préparèrent au combat. Ils s’alignèrent sur une seule rangée – les familles, les amis regroupés ensemble. Les plus heureux seraient ceux qui mourraient les premiers. L’immense armée des morts se rangea en face d’eux ; il y avait près de mille morts pour un seul vivant de Kairn Telest. Kleitus et les lazars allaient devant eux, le dynaste exhortant les cadavres à lui ramener les nécromanciens morts de Kairn Telest en vue de la résurrection. Je savais ce que Kleitus avait en tête, car j’avais assisté aux réunions de son conseil avec le reste de ses lazars. Une fois détruit le peuple de Kairn Telest, il voulait franchir les Portes de la Mort et, de là, passer dans les autres mondes. Son but ultime – régner sur un univers de morts. Les trompettes des cadavres sonnèrent l’attaque, leurs notes grêles et métalliques se répercutant en écho dans tout le Kairn. L’armée des morts se prépara à avancer. Les vivants de Kairn Telest resserrèrent les rangs, attendant leur sort en silence. Le Prince Edmund se trouvait avec moi sur la première ligne de bataille. Son fantôme se tourna vers moi, et je vis qu’il lui avait été donné la connaissance qu’il attendait. — Dites-moi adieu, mon frère. — Adieu, mon frère, et que la chance vous accompagne au cours de votre long voyage. Que la paix soit avec vous, enfin. — Que la paix soit avec vous, dit-il. — Quand mon œuvre sera accomplie, dis-je. Nous continuâmes à marcher côte à côte, et prîmes notre poste au premier rang des morts. Kleitus nous surveillait d’un œil soupçonneux. Il nous aurait pris à partie, mais les morts se mirent à pousser des acclamations, croyant qu’Edmund lui-même venait diriger l’assaut contre son propre peuple. Kleitus ne pouvait pas faire grand-chose contre nous. Ma force et mes pouvoirs n’avaient fait qu’augmenter au cours de ces derniers cycles, brillant sur moi comme le soleil que je n’avais jamais vu sauf dans les visions du Sartan d’un autre monde qui s’appelait Alfred. Je connaissais la source. Je connaissais le sacrifice que j’aurais à faire pour utiliser ces pouvoirs et j’y étais préparé. Le Prince Edmund leva le bras pour demander le silence. Les morts obéirent, les cris caverneux de cadavres cessèrent, les éternels gémissements des fantômes se turent. — Ce cycle, cria le Prince Edmund, la mort descend sur Abarrach. Les morts acclamèrent bruyamment. Le visage mouvant de Kleitus s’assombrit. — Vous vous méprenez sur mes paroles. La mort ne descendra pas sur les vivants, reprit Edmund d’une voix vibrante, mais sur nous, les morts. Renoncez à votre peur comme j’ai renoncé à la mienne. Ayez confiance en celui-là, dit-il, s’agenouillant à mes pieds et levant les yeux vers moi. Car c’est celui dont parle la prophétie. — Êtes-vous prêt ? demandai-je. — Je le suis, dit-il d’une voix ferme. Je me mis à psalmodier les paroles que j’avais entendues pour la première fois dans la bouche d’Alfred, le Sartan. Béni soit l’Un qui nous l’a envoyé. Le cadavre du Prince Edmund se raidit, tressauta, comme s’il sentait de nouveau la lance plonger dans sa poitrine. Le visage se convulsa de douleur physique et morale, bref et amer combat de la vie quittant le corps, le monde. Le cœur déchiré de pitié, je continuai néanmoins ma psalmodie. Le corps s’effondra à mes pieds. Kleitus, réalisant ce que je faisais, essaya de m’arrêter, vociférant autour de moi avec ses lazars, mais leurs cris de rage me laissèrent indifférent, comme le vent chaud soufflant de la Mer de Feu. Les morts regardaient en silence. Les vivants murmuraient, mains jointes, se demandant si nous leur apportions l’espoir ou un désespoir plus profond. Le cadavre gisait, immobile et muet, une fois sectionnés les fils magiques qui l’animaient comme une marionnette. Le fantôme d’Edmund, son esprit, prit une présence plus forte, une forme plus nettement définie. Un instant, il nous apparut, à moi et à son peuple, tel qu’il avait été dans la vie – jeune, beau, fier et compatissant. Son dernier regard fut pour son peuple, vivants et morts, puis il s’évanouit, comme la rosée matinale s’évapore au soleil. Une bataille eut lieu ce jour-là, non entre les vivants et les morts, mais entre moi et Kleitus accompagné de ses lazars. Quand elle se termina, les lazars étaient vaincus, leur puissance maléfique était réduite. Ils s’enfuirent, complotant d’accroître leurs forces pour continuer le combat. Certains morts se joignirent à eux, par peur de renoncer à ce qu’ils connaissaient, par peur de l’inconnu. Mais la plupart vinrent me trouver et me supplièrent de les délivrer. Après la bataille, les vivants de Kairn Telest traversèrent la Mer de Feu et entrèrent dans la tragique cité de Necropolis, rejoints par les rares nécropolitains qui avaient survécu au massacre. Baltazar est leur chef. La première loi qu’il promulgua interdit la pratique de la nécromancie. Et, par son premier édit, il décréta que les victimes de la vengeance des morts seraient confiées à la Mer de Feu. Les lazars ont disparu, mais leur menace reste suspendue au-dessus des têtes comme les mortels nuages de pluie acide qui flottent sur Necropolis. Les portes de la cité sont fermées, les trous à rats ont été murés, de nombreux guetteurs montent la garde sur les murailles. Baltazar pense que les lazars cherchent le moyen de franchir les Portes de la Mort, et peut-être ont-ils réussi. Je trouve vraisemblable que Kleitus cherche effectivement le chemin des Portes de la Mort, mais je ne crois pas qu’il l’ait trouvé. Il est encore sur ce monde, de même que tous ses lazars. Parfois, j’entends leurs voix au cours de mes longues nuits sans sommeil. J’entends leurs cris de haine, d’agonie et de souffrance. C’est leur haine qui les enchaîne à ce monde, leur haine de moi, en particulier, car ils savent qu’en moi, la prophétie s’est accomplie. Les tourments qu’endurent les lazars sont indescriptibles. L’âme aspire à la liberté, mais ne peut pas se détacher du corps. Le corps aspire à déposer son fardeau accablant, mais est terrifié de se séparer de l’âme. Nous ne pouvons pas dormir, nous ne pouvons pas trouver de repos. Aucune nourriture n’apaise notre faim, aucune boisson n’étanche notre soif. Le corps est épuisé de fatigue, mais l’esprit inquiet le force à errer sans repos de par le monde. J’arpente les rues de Necropolis, autrefois si animées, et maintenant pitoyablement vides. J’arpente les couloirs déserts du palais et écoute l’écho de mes propres pas. J’arpente les champs des Anciennes Provinces, désolés et abandonnés. J’arpente les champs des Nouvelles Provinces et observe les vivants qui les cultivent à la place des morts. J’arpente les rivages de la Mer de Feu qui continue à se retirer. Quand mes souffrances deviennent trop lourdes à porter, je retourne dans la Chambre des Bienheureux pour retrouver des forces. Ma souffrance est ma punition, mon sacrifice. Ma bien-aimée Jera erre avec les lazars, quelque part. Sa haine pour moi est violente, virulente, mais seulement parce que sa haine doit sans cesse combattre contre son amour plus profond. Quand le temps de l’attente arrivera à sa fin, quand mon œuvre sera accomplie, je reprendrai ma bien-aimée dans mes bras, et, ensemble, nous trouverons la paix qui nous est actuellement refusée. Je conserve ce rêve dans mon cœur, seul rêve permis à mes yeux sans sommeil. C’est mon réconfort, mon espoir. Mon amour et la conscience de mon devoir me soutiennent pendant cette attente. Le temps de la prophétie n’est pas encore venu ; mais il approche. « Il donnera la vie aux morts, l’espoir aux vivants, et devant lui les Portes s’ouvriront »{15}. ÉPILOGUE Seigneur, Vous pouvez définitivement rayer Abarrach de vos calculs. J’ai trouvé des indices prouvant que les Sartans et les menschs ont autrefois habité cette misérable boule de roc en fusion. Mais le climat a dû s’avérer trop dur pour que même leur puissante magie puisse entretenir leurs vies. Ils essayèrent apparemment de contacter les autres mondes, mais toutes leurs tentatives aboutirent à des échecs. Leurs cités sont maintenant devenues leurs tombeaux. Mon Seigneur comprendra, j’en suis certain, que je ne lui fasse pas mon rapport de vive voix. Une urgence se présente qui m’oblige à partir immédiatement. A mon retour d’Abarrach, j’ai appris que le Sartan découvert sur Arianus, celui qui se fait appeler Alfred, a franchi les Portes de la Mort. Certains indices m’inclinent à croire qu’il est allé sur Chelestra, le quatrième monde créé par les Sartans, le monde de l’eau. Je vais l’y poursuivre. Je demeure votre fils loyal et dévoué{16}. Haplo. Haplo, mon fils loyal et dévoué, vous êtes un menteur{17}. APPENDICE LA NÉCROMANCIE telle qu’elle est expliquée dans le journal d’Alfred EXTRAIT DU VOLUME 3 (Note sur le rabat de couverture). Aux menschs, écrit dans votre propre langue pour être compris de vous. Les réflexions qui suivent sont des Notes du Journal runique que j’ai rédigé secrètement et sporadiquement au temps de mes voyages à travers les Portes de la Mort. J’avoue que ses entrées ne sont pas toujours intéressantes, surtout celles se référant aux premières années de mes voyages. A la réflexion, mon journal pourrait paraître disparate. Les textes couvrent tous les sujets, depuis les menus de Pryan jusqu’à de longs discours sur d’obscurs principes de magie, ponctués d’observations pénétrantes, selon mon humeur du moment, généralement présentées sans préambule et sans rapport avec ce qui précède. J’écris, sachant que vous ne comprendrez peut-être pas tout. Mon récit n’est pas suivi. De plus, les différences de structure entre les langues des Sartans et des menschs compliqueront peut-être la compréhension. La langue des Sartans fait corps avec sa structure runique. A ce titre, c’est un langage non séquentiel, qui présente les concepts simultanément et non les uns après les autres. Ces structures conviennent bien pour la magie, mais ont du mal à relater chronologiquement une suite d’événements, qui sera mieux comprise, organisée et transmise par le langage commun des menschs. J’ai rédigé mon journal tantôt en sartan, tantôt dans plusieurs langues des menschs, choisissant celle qui, à mon sens, paraissait la plus appropriée pour véhiculer mes pensées et mes observations… EXTRAIT DU VOLUME 2, PAGE 132 : … Je fus fasciné par les runes dans la chambre sacrée des catacombes. Leur structure m’emplit l’esprit en un instant, je frissonnai, mais je m’obligeai à détourner les yeux. Maintenant, leur forme trouble mon sommeil. Afin de bannir leur souvenir, je les traduis ici. De même que je les cache à ma vue en refermant ce livre, peut-être pourrai-je aussi cacher leur souvenir à ma conscience. J’ai cherché à traduire dans le langage commun des menschs la structure runique présentée ici, afin de mieux comprendre la séquence des événements qui l’entourent plutôt que sa totalité conceptuelle. J’inclurai tout ce que je pourrai de la structure et des liaisons runiques originelles. Toutefois, il est impossible de traduire véritablement une langue simultanée en une langue séquentielle. Les runes commencent apparemment au milieu d’une réflexion concernant la communication avec les autres Royaumes Séparés – ce qui est le sujet de la recherche de groupe ainsi que le montre clairement la suite du texte. TRADUCTION : LA RUNE SUBRACINE DE L’AUTEL{18}. CYCLE 275{19} ORIGINES DE LA NÉCROMANCIE. Kinilan{20} nota que le problème actuel était similaire à celui auquel les anciens nécromanciens se trouvaient confrontés. Cela suggère que les solutions de ces anciens problèmes peuvent nous donner certaines indications sur la façon de résoudre les nôtres{21}… Nous avons commencé l’exploration des anciens textes pour déterminer si leur mode de pensée peut conduire à la solution de notre problème actuel de communication entre les mondes. ÉCHECS INITIAUX : L’GE AUTOMATONIQUE. Les premières tentatives de réanimation des morts se révélèrent décevantes, et pourtant, leur réussite devenait nécessaire à notre survie. Les morts réanimés ne valaient guère mieux que des automates privés d’intelligence, uniquement capables de tâches qui leur étaient directement assignées par le nécromancien qui les contrôlait{22}. De tels non-morts constituaient une main d’œuvre insatisfaisante, en ce sens que le nécromancien n’était pas libéré du travail proprement dit, mais devait diriger chaque mouvement du cadavre animé – tâche au mieux monotone, et, au pire, gaspillage des énergies magiques. Toutefois, la recherche nécromantique continua à donner des espérances et trouva sa solution grâce à un mage vieillissant de la Maison Maître. LA SOLUTION DE DELSART. Delsart Sparanga, chercheur sartan d’un âge vénérable, découvrit l’Etat Proche de Delsart, ou Similitude de Delsart{23}. « … découvrit un second état d’existence qui entrait en résonance avec l’état physique. Dans la magie des runes, cet état est connu sous le nom d’État Proche de Delsart, par allusion au nécromancien qui découvrit son existence et à l’idée que cette seconde existence de tous les objets est un état proche de l’état physique. Les anciens textes donnent à ce second état le nom d’état spirituel, généralement associé à une déité ou à une croyance religieuse. , Pour cette raison, et pour simplifier le langage, l’Etat Proche de Delsart est souvent nommé état spirituel. « L’état spirituel de toutes choses est un reflet très subtil de l’état physique. Toutes choses qui existent dans l’état physique possèdent aussi cet état spirituel. Delsart nous enseigna que rien n’existe uniquement dans l’état physique (qu’il qualifie de grossier) sans avoir aussi une existence dans l’état spirituel. « Grâce aux recherches de Delsart, on découvrit que ce second état change totalement à la mort d’un être vivant. Bien que le cadavre conserve une forme d’existence spirituelle, cet état nouveau est radicalement différent du second état de l’être vivant qu’il était autrefois. C’était cette différence, supposa-t-il, qui rendait le mort réanimé inaccessible à toute motivation personnelle. « Durant sa vie, Delsart échoua à découvrir la nature de ce second état, et ses runes n’auraient pas pu le contrôler. Toutefois, Delsart contribua à la solution du problème par une série de runes capables de restaurer l’état spirituel originel et de le relier à l’état physique grossier. Ce fut cette découverte qui marqua l’entrée dans l’âge actuel de la nécromancie. » Premiers Échecs de la Solution de Delsart. Les débuts de la nécromancie ne furent pas sans problèmes, quoi qu’on puisse enseigner communément de nos jours{24}. Notre groupe de recherche a étudié les textes runiques de cette époque. D’anciennes notes sur ces expériences initiales mentionnent de terribles problèmes rencontrés dans la mise en œuvre de la connexion spirituelle de Delsart. Les rituels et les importantes périodes d’attente n’étaient pas encore connus. En conséquence, les premières expériences lièrent trop rapidement et, par suite, trop étroitement l’état spirituel du sujet mort à son état originel. C’est pourquoi beaucoup de lazars furent créés à cette époque. Par la suite, ces lazars furent détruits. Secret{25} uniquement confié aux runes cachées dans les profondeurs de ces murs : la Rébellion et, ultérieurement, les batailles du Pilier de Zembar, furent en partie provoquées par la création à cette époque de plusieurs lazars, qui, par la suite, menacèrent la plus grande partie du royaume. Perfectionnements des Runes de Delsart. Même à l’heure où faisaient rage les Batailles du Pilier de Zembar, des corrections étaient apportées aux structures runiques nécromantiques, afin de faire correctement revivre les morts pour servir leurs maîtres vivants. On découvrit qu’il devait s’écouler un laps de temps important entre la mort et la réanimation. Cette période permettait qu’une disparité suffisante s’installe entre l’état physique et l’état spirituel, pour empêcher tout exercice de leur libre arbitre après la réanimation. A ce stade, les morts pouvaient suivre des ordres simples et n’étaient plus des marionnettes sous la surveillance constante du nécromancien. Un nouvel âge de la nécromancie commençait. Cycle 279 : Recherche d’Équivalents de Delsart. Si toutes choses de ce monde – vivantes et autres — avaient un état spirituel en résonance avec leur état physique, cette résonance pouvait-elle être utilisée comme moyen de communication entre les mondes ? L’immensité de la création semblait interdire un contact magique avec les autres mondes de la Séparation. Peut-être ce contact pouvait-il être établi plus facilement par l’intermédiaire de cet état spirituel que par l’état physique. Par ordre du Conseil, notre groupe se réunit ici dans le sanctuaire, autour de la Table des Anciens, pour contempler cette chose même{26}. La Table des Anciens{27} était constituée d’une pierre apportée par les Portes de la Mort au moment de la Séparation. Etant formée d’un matériau venu d’un autre monde, recélant de ce fait, selon Delsart, l’écho spirituel de ce monde étranger, cette pierre pouvait peut-être nous fournir le moyen de communiquer avec le monde dont elle venait – sinon avec tous les autres mondes de la Séparation{28}. Mais nous vivions très longtemps après l’époque de Delsart et il ne nous suffisait pas de savoir que cet état spirituel était un fait qui fonctionnait – il nous fallait savoir pourquoi il fonctionnait. Notre prochaine étape serait donc de reprendre une voie de recherche ouverte quatre siècles auparavant, puis abandonnée bien qu’elle eût porté ses fruits{29}. A partir des anciens textes, nous avons inventorié les pensées et les méthodes de Delsart, à la recherche d’une compréhension de son œuvre plus complète que celle qu’il en avait eue lui-même. Cycle 290: Existence Grossière et Subtile. Nos recherches commencent à porter leurs fruits. Poirier{30} explora la partie de l’œuvre de Delsart traitant de l’état physique considéré comme grossier, par opposition à l’état spirituel. En examinant les différences mesurables entre les deux états, Poirier fut conduit à une découverte stupéfiante. LA MATIÈRE CONSIDÉRÉE COMME UNE STRUCTURE EXISTENTIELLE GROSSIÈRE. Notre capacité à mesurer l’état grossier prenait fin à la Frontière Runique{31}. C’est élémentaire et fondamental pour les concepts de la magie des Sartans. Tous les objets matériels semblent tomber sous la loi de cette frontière dans leur état physique grossier. Toutefois, leur existence totale traverse cette frontière pour accéder à des royaumes où la magie et les runes ne peuvent plus être définis. L’ESPRIT CONSIDÉRÉ COMME UNE STRUCTURE EXISTENTIELLE SUBTILE. Nous pensions autrefois que le chaos régnait au-delà de cette Frontière Runique. Pourtant, c’est dans l’étendue même de ce chaos que l’état spirituel semble être défini. Les mesures que fit Poirier des effets de l’état spirituel (lequel est par définition impossible à mesurer par lui-même) indiquent que l’on retrouve l’ordre et la structure au-delà de cette frontière chaotique. Le fait que l’ordre puisse exister, dans ce chaos situé hors d’atteinte des runes les plus puissants, est une découverte que beaucoup considèrent comme hérétique{32}. Cycle 330 : Application de la Structure Runique Perfectionnée. Orstan{33} a inventé une structure runique qui, en annulant les oscillations des autres structures runiques, peut nous fournir un moyen de communication par l’intermédiaire de la Table des Anciens. Les ondes forment une onde porteuse nulle de magie et de pensée qui traverse la Frontière Runique. En modulant la fréquence de l’Onde-Nulle{34}, nous espérons franchir les Portes de la Mort et entrer en contact avec le monde dont la table est originaire. Cycle 332 : Révélation{35}. Qu’avons-nous fait à nos ancêtres et à nous-mêmes ? Angoisse et rage ! Honte et désespoir ! Les structures d’Orstan ont réussi au-delà de toute attente. Nous ne parlons pas avec les Royaumes Séparés. Nous entendons des mots au-delà de nos mondes. Nous entendons des voix depuis longtemps retournées dans la tombe et des voix d’êtres qui ne sont pas encore nés. Nous sommes des enfants qui jouent avec des épées tranchantes comme des rasoirs{36} LE MASQUE DE LA MORT Le cadavre était celui d’un homme d’un certain âge, grave et majestueux. A en juger sur le délabrement de son corps et de ses vêtements, il devait être mort depuis très, très longtemps. Encouragé par les jeunes étourdis, il exécutait une danse qu’il avait sans doute dansée dans sa jeunesse. Les jeunes le sifflaient, le huaient et se mirent, par dérision, à imiter les pas démodés de l’ancienne danse. Le cadavre ne leur accorda aucune attention et continua à danser sur ses jambes délabrées, évoluant solennellement avec une grâce pathétique au son d’une musique qu’il était seul à entendre. Achevé d’imprimer en février 1993 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher) PRESSES POCKET – 12, avenue d’Italie – 75627Taris Cedex 13 Tél. : 44-16-05-00 — N° d’imp. 551. — Dépôt légal : mars 1993. Imprimé en France Sommaire PROLOGUE11 CHAPITRE PREMIER13 CHAPITRE II20 CHAPITRE III28 CHAPITRE IV33 CHAPITRE V37 CHAPITRE VI42 CHAPITRE VII50 CHAPITRE VIII57 CHAPITRE IX64 CHAPITRE X71 CHAPITRE XI77 CHAPITRE XII82 CHAPITRE XIII88 CHAPITRE XIV95 CHAPITRE XV100 CHAPITRE XVI112 CHAPITRE XVII118 CHAPITRE XVIII127 CHAPITRE XIX134 CHAPITRE XX143 CHAPITRE XXI153 CHAPITRE XXII161 CHAPITRE XXIII169 CHAPITRE XXIV180 CHAPITRE XXV186 CHAPITRE XXVI194 CHAPITRE XXVII203 CHAPITRE XXVIII209 CHAPITRE XXIX216 CHAPITRE XXX224 CHAPITRE XXXI229 CHAPITRE XXXII235 CHAPITRE XXXIII241 CHAPITRE XXXIV247 CHAPITRE XXXV253 CHAPITRE XXXVI260 CHAPITRE XXXVII265 CHAPITRE XXXVIII273 CHAPITRE XXXIX280 CHAPITRE XXXX285 CHAPITRE XXXXI292 CHAPITRE XXXXII299 CHAPITRE XXXXIII304 CHAPITRE XXXXIV310 CHAPITRE XXXXV317 CHAPITRE XXXXVI324 CHAPITRE XXXXVII331 ÉPILOGUE334 APPENDICE336 Sommaire351 {1} Le Seigneur du Nexus avait sous-estimé les forces magiques qui contrôlent les Portes de la Mort et n’avait pas procuré à Haplo les protections nécessaires. Le Patryn s’écrasa à l’atterrissage, et fut secouru par le Guègue Lambic (voir l’Aile du Dragon, vol. 1 du cycle des Portes de la Mort). {2} Haplo, de façon caractéristique, ne s’étend pas sur ce qu’il considère comme son échec à Pryan. Il s’agit sans doute du fait qu’il faillit être tué par une race de géants dont la magie se révéla beaucoup plus puissante que celle des Patryns (voir L’Étoile des Elfes, vol. 2 du cycle des Portes de la Mort). {3} Haplo, de façon caractéristique, ne s’étend pas sur ce qu’il considère comme son échec à Pryan. Il s’agit sans doute du fait qu’il faillit être tué par une race de géants dont la magie se révéla beaucoup plus puissante que celle des Patryns (voir L’Étoile des Elfes, vol. 2 du cycle des Portes de la Mort). {4} Extrait de Baltazar : Souvenirs de ma Patrie, journal où le nécromancien du roi raconte les derniers jours de Kairn Telest. {5} Terme utilisé à la fois par les Sartans et les Patryns pour désigner les races « inférieures » : humains, Elfes, nains. {6} Les Sartans ont deux noms, un public et un privé. Comme Alfred l’a dit précédemment à Haplo, le nom privé donne à ceux qui le connaissent pouvoir sur la personne. C’est pourquoi un Sartan ne révèle son nom privé qu’à ceux qu’il aime et en qui il a toute confiance. {7} Référence à un mouvement du jeu des os-runes, par lequel l’adversaire est dépouillé de toutes ses runes. Le jeu des os-runes est de nature vaguement similaire à un jeu anciennement connu (avant la Séparation) sous le nom de mah-jong {8} Kairn est un mot sartan signifiant « caverne », dérivé du mot cairn, appartenant au langage des nains, et qui veut dire « tas de pierres ». On notera avec intérêt que la langue des Sartans n’avait pas de mot pour « caverne » avant leur arrivée sur Abarrach, et qu’ils furent apparemment forcés d’en emprunter un aux nains. {9} Livrée pendant la révolte du peuple de Thebis, qui refusait de payer au dynaste une taxe représentant le tiers de leurs récoltes. La révolte fut matée, et fut la cause presque certaine de la décadence de cette cité-État autrefois florissante. Les historiens objectifs font remarquer que, bien que la taxe paraisse excessive, le peuple de Thebis trouvait naturel de faire payer au dynaste et au peuple de Necropolis un droit de cinquante balles de foin-kairn pour l’usage du Pilier de Thebis, qui ravitaillait en eau la cité de Necropolis. {10} Petite figure en argile du dynaste, contenue à l’intérieur d’une réplique miniature du palais. A l’origine, la poupée du dynaste était magiquement accordée à son modèle et indiquait l’heure par sa position à l’intérieur du palais. Ainsi, quand la poupée allait au lit, c’était l’heure du sommeil du dynaste. Quand la poupée s’asseyait à la salle à manger, c’était l’heure du repas du dynaste. Quand la magie s’affaiblit sur Abarrach, les poupées se mirent à donner des heures beaucoup moins exactes. {11} Voir La Magie dans les Royaumes Séparés, Extrait des Méditations d’un Sartan, Vol. 1. {12} Très probablement un descendant du porc, apporté sur ce monde par les Sartans après la Séparation. Le régime des Sartans d’Abarrach se compose essentiellement de viande, les légumes étant extrêmement rares, et le torb étant la principale source de viande. Les torbs paissent le foin-kairn, sont élevés dans les Nouvelles Provinces et vendus sur les marchés de Necropolis. {13} C’est l’heure qui suit l’heure du jeu du dynaste, quand Sa Majesté ordonne de mettre les lampes en veilleuse. Pendant l’heure du sommeil du dynaste, toutes les lampes sont éteintes. {14} Dérivé du nom propre Lazare. A l’origine, le mot servait à désigner une personne atteinte d’une maladie effrayante, telle que la lèpre, dont les victimes étaient considérées comme des morts-vivants. Après la Séparation, les Sartans pratiquant l’art interdit de la nécromancie utilisèrent ce mot pour désigner les morts ressuscités trop rapidement. {15} Extrait de Recueil des Écrits de Jonathan le Lazar, rassemblés par Baltazar, souverain de Necropolis, Abarrach. {16} Rapport d’Haplo sur le monde d’Abarrach, extrait des dossiers du Seigneur du Nexus. {17} Griffonné dans la marge du rapport. {18} Vu et lu quatre-vingt-trois runes au-dessus des empreintes de mains les plus éloignées, le long de l’Arc Sulistique de la main droite. A l’évidence, il s’agit de la subracine d’une structure plus vaste et montre que c’est une partie mineure du tout. {19} Les cycles se réfèrent aux périodes qui mesurent le temps sur Abarrach. J'ai réorganisé le récit selon la succession de ces cycles pour obtenir une meilleure perspective des progrès accomplis. {20} Magicien et chercheur sartan. Par sa situation dans la structure runique, il est probable qu’il est celui qui a créé la rune. Dans les structures linguistiques des menschs, il serait considéré comme la voix ou le narrateur du texte. {21} Remonte à un ordre supérieur de runes subracines ignorées. La teneur du texte est dynamique et optimiste. {22} La référence remonte aux structures runiques originelles pour la nécromancie, qui n’animait que les morts. Des runes-tampons empêchent la puissance de ces runes d’entrer dans l’équation de la structure runique totale. {23} Embranchement runique menant à un vaste traité sur l’État de Delsart. Le passage cité ici concerne ces runes le plus étroitement liées par le point d’entrée aux runes références précédant immédiatement. Je n’en ai pas trouvé davantage sur le sujet – ou peut-être ne désirais-je pas en savoir plus. {24} Des runes de léger avertissement indiquent que ce texte est considéré comme une information réservée aux privilégiés. {25} Cette rune est précédée de plusieurs runes de défense pour avertir le lecteur. Le scribe s’inquiétait apparemment que le lecteur voie quelque chose qu’il n’était pas censé connaître. {26} Ici se trouvait le point d’entrée dans le texte de la rune subracine. C’est-à-dire la table de pierre où était gravée cette rune. {28} La rédaction de ce paragraphe révèle un manque de compréhension fondamental des chercheurs concernant la nature de leur monde. Leur propre royaume faisait autrefois partie d’un royaume plus grand, séparé par notre terrible magie. La pierre touchait à tous les autres mondes, mais aussi à leur monde. Voilà qui montre une perte ou une dégénérescence des connaissances pendant le cours même de leurs recherches. {29} Ici, le ton du texte laisse percer une certaine suffisance. Le scribe pensait que les recherches originelles n’auraient pas dû être abandonnées. {30} A l’évidence, de par sa place dans la structure runique, le nom d’un chercheur. Ne se réfère pas à une plante productrice de fruits. {31} La Frontière Runique est un concept magique avancé concernant ce point de détail au-delà duquel la magie n’agira pas et toute certitude est perdue. Cette frontière chaotique entre l’ordre et l’inconnu est peut-être la même chose que la Barrière d’Incertitude dont parlent les écrits des Sartans. {32} Ici, les runes manifestent prudence et crainte. {33} Un collègue chercheur ? {34} Quelle approche intéressante ! {35} Ici, les runes prennent une texture étrange. Le scribe écrit à la fois avec horreur et révérence, mais je ne sais pas s’il parle de leurs propres actions de chercheur ou de l’action collective de leur peuple. {36} Je n’en traduirai pas plus. Ici, les runes dévient dans des spéculations que je peux considérer comme des divagations de dément ou de prophète. En même temps, ils deviennent étroitement liées aux runes qui établissent la communication avec ce (ou celui) qu’ils ont contacté.