PROLOGUE «… La domination du monde était à portée de main. Nos antiques ennemis, les Sartans, étaient impuissants à enrayer notre ascension. Mais l’idée qu’ils allaient être contraints de vivre sous notre domination leur était insupportable, amère comme le fiel. Les Sartans résolurent donc de prendre des mesures draconiennes, presque inconcevables. Plutôt que de nous abandonner l’hégémonie du monde, ils le détruisirent. « À sa place, ils créèrent quatre mondes nouveaux, formés à partir des quatre éléments de l’ancien ! Air, Feu, Pierre et Eau, et ils y transportèrent les peuples qui avaient survécu à l’holocauste. Nous, leur antique ennemi, nous fûmes jetés dans une prison magique connue sous le nom de Labyrinthe. « D’après les archives que j’ai découvertes dans le Nexus, les Sartans espéraient que cette prison nous "rééduquerait", que nous en sortirions assagis, notre nature dominatrice et, selon eux, "cruelle", adoucie. Mais leur plan ne se déroula pas comme prévu. Nos geôliers Sartans, qui devaient contrôler le Labyrinthe, disparurent, et le Labyrinthe lui-même les remplaça, se transformant de prison en bourreau. « Notre peuple fut décimé en ce lieu terrible. Des générations entières furent détruites, anéanties. Mais chaque génération, avant de s’éteindre, envoyait ses enfants plus avant, se rapprochant un peu plus de la liberté. Enfin, grâce à mes extraordinaires pouvoirs magiques, je pus vaincre le Labyrinthe et je fus le premier à m’en évader. Je franchis la Dernière Porte et émergeai dans ce monde, connu sous le nom de Nexus. C’est ici que je découvris ce que nous avaient fait les Sartans. Plus important encore, je découvris l’existence de quatre nouveaux mondes et de la voie permettant d’y accéder. Je découvris les Portes de la Mort. « Je retournai dans le Labyrinthe – j’y retourne fréquemment – et j’employai ma magie à en combattre et à en stabiliser certaines parties, procurant ainsi des refuges aux membres de mon peuple qui luttent toujours pour se libérer de leurs chaînes. Ceux qui réussissent viennent dans le Nexus et travaillent pour moi, bâtissant la cité en vue du jour où nous reprendrons notre juste place de souverains de l’univers. À cette fin, j’envoie des émissaires, par les Portes de la Mort, dans chacun des quatre mondes{1}. » «… Parmi tous ceux qui me servent, j’ai choisi Haplo pour plusieurs raisons ! son sang-froid, son esprit vif, sa connaissance de toutes les langues, et son habileté à manier la magie. Haplo a fait ses preuves lors de son premier voyage dans le Monde de l’Air d’Arianus. Non content de faire tout son possible pour désorganiser ce monde et le plonger dans une guerre dévastatrice, il m’a également procuré des informations précieuses ainsi qu’un jeune disciple – un garçon remarquable du nom de Tourment. « Je suis fort satisfait d’Haplo et de ses résultats. Si je le surveille de près, c’est parce qu’il a une tendance regrettable à penser par lui-même. Je ne lui en dis rien ! ce trait est inappréciable pour le moment. En fait, je crois qu’il n’en a même pas conscience. Il se croit tout dévoué à ma personne. Il sacrifierait sa vie pour moi. Mais c’est une chose de sacrifier sa vie, et c’en est une autre de sacrifier son âme. « La réunion des quatre mondes et l’écrasement des Sartans – ce seront là de bien douces victoires. Mais combien plus douce la vue d’Haplo et de ses pareils agenouillés devant moi, se soumettant, de cœur et d’esprit, à ma domination absolue de seigneur et maître{2}. » Haplo, mon cher fils, J’espère pouvoir vous donner ce nom. Vous m’êtes aussi cher que mes propres enfants, peut-être parce que j’ai le sentiment d’avoir joué un rôle dans votre naissance – ou plutôt votre renaissance. Il est certain que je vous ai arraché aux griffes de la mort et rendu à la vie. Et, en regard, que fait un père biologique pour se donner un fils, si ce n’est passer quelques moments agréables avec une femme ? J’avais espéré assister à votre départ pour Pryan, le Royaume du Feu. Malheureusement, les veilleurs m’informent que le champ de force magique se désagrège quelque part aux alentours de la quatre cent soixante-troisième porte. Le Labyrinthe a vomi dernièrement des essaims de fourmis cannibales, qui ont tué par centaines les nôtres. Je dois donc y retourner pour les combattre, et, par conséquent, je serai absent lors de votre départ. Inutile de dire que j’aimerais vous avoir à mon côté, comme vous l’avez été pour tant d’autres combats, mais votre mission est urgente et je ne veux pas la retarder. Mes instructions sont similaires à celles que vous avez reçues avant de partir pour Arianus. Naturellement, vous dissimulerez vos pouvoirs magiques à la populace. Comme sur Arianus, notre retour dans le monde doit rester secret. Si les Sartans me découvraient avant que je sois prêt à réaliser mes plans, ils remueraient ciel et terre (comme ils l’ont déjà fait) pour m’arrêter. N’oubliez pas, Haplo, que vous êtes un observateur. Si possible, n’agissez pas directement pour modifier le cours des événements, mais recourez uniquement à des moyens indirects. Quand j’entrerai moi-même dans ces mondes, je ne veux pas avoir à répondre d’atrocités commises en mon nom par mes agents. Vous avez fait un excellent travail sur Arianus, mon fils, et je ne mentionne cela que pour mémoire. Nous savons peu de chose sur Pryan, le Monde du Feu, sauf qu’il est immense. Les dessins qu’en ont laissés les Sartans montrent une boule de pierre gigantesque avec un noyau de feu en son centre, similaire à l’ancien monde, mais beaucoup, beaucoup plus vaste. C’est son étendue qui me plonge dans la perplexité. Pourquoi les Sartans ont-ils ressenti le besoin de créer une planète aussi énorme ? Autre mystère ! où est son soleil ? Ce sont là deux des innombrables questions auxquelles vous tenterez de répondre. Compte tenu de l’immensité de Pryan, je suppose que la population y est disséminée par petits groupes, isolés les uns des autres. Cette déduction se fonde sur les estimations du nombre de personnes transportées par les Sartans sur Pryan. Même en cas d’explosion démographique sans précédent, les Elfes, les humains et les nains n’auraient jamais pu proliférer au point de coloniser toutes ces terres. Et dans ces conditions, un disciple destiné à rassembler le peuple, tel que celui que vous m’avez ramené d’Arianus, ne me serait d’aucune utilité. Je vous envoie sur Pryan essentiellement pour enquêter. Apprenez tout ce que vous pourrez sur ce monde et ses habitants. Et, comme sur Arianus, recherchez avec diligence tout indice de la présence des Sartans. Vous n’en avez trouvé qu’un seul dans le Monde de l’Air, mais il se peut qu’ils aient fui ce monde et se soient exilés sur Pryan. Soyez prudent, Haplo, soyez circonspect. Ne faites rien qui puisse attirer l’attention sur vous. Je vous embrasse du fond du cœur. Il me tarde de vous serrer dans mes bras à votre retour, sain et sauf après une mission réussie. Votre seigneur et père{3}. CHAPITRE 1 EQUILAN, NIVEAU DE LA CANOPÉE Calandra Quindiniar, assise à son immense bureau à cylindre, additionnait les bénéfices du mois. Ses doigts blancs volaient sur le boulier, et elle marmonnait les chiffres qu’elle reportait dans un grand registre à reliure de cuir. Son écriture lui ressemblait ! fine, droite, précise et facile à lire. Au-dessus de sa tête, quatre plumes de cygne brassaient l’air. Malgré la chaleur suffocante du mi-cycle, il faisait frais dans la maison, construite au plus haut niveau de la ville, et jouissant ainsi de la brise qui, sinon, se perdait dans la luxuriante végétation de la jungle. C’était la plus grande maison de la cité, après le palais royal. (Lenthan Quindiniar était assez fortuné pour se construire une demeure plus vaste que le palais royal, mais c’était un elfe modeste, qui savait rester à sa place.) Les pièces étaient spacieuses et aérées, avec de hauts plafonds, beaucoup de fenêtres, et un réseau magique de ventiplumes – au moins un dans chaque pièce. Les appartements privés du premier étage étaient ouverts et magnifiquement meublés. Des écrans permettaient d’y garder la fraîcheur pendant les heures brillantes du cycle. On les relevait au moment du temps-vent, pour laisser entrer la brise rafraîchissante chargée de pluie. Le frère cadet de Calandra, Pathan, se balançait paresseusement dans un fauteuil à bascule près du bureau, un ventipalme à la main, tout en regardant les plumes de cygne tourner au-dessus de sa sœur. De sa place, il voyait d’autres ventiplumes – celui du salon, et, au-delà, celui de la salle à manger. Il les regardait brasser l’air paresseusement, et, bercé par le froufrou rythmique des plumes, le cliquetis des perles du boulier et le léger craquement de son fauteuil à bascule, il tomba dans une somnolence hypnotique. Une violente explosion ébranla la maison et il se redressa en sursaut. — Fichtre, dit-il, considérant avec irritation la fine poudre de plâtre{4} tombant du plafond dans son verre. Sa sœur n’émit qu’un grognement dédaigneux. Elle avait soufflé la poudre tombée sur le registre, mais sans s’arrêter d’écrire. Des gémissements terrifiés leur parvinrent du niveau inférieur. — Ce doit être la nouvelle fille de cuisine, dit Pathan en se levant. Je vais la rassurer, lui dire que c’est papa… — Il n’en est pas question, dit sèchement Calandra, sans lever la tête ni cesser d’écrire. Reste où tu es et attends que j’aie fini pour que nous puissions régler les derniers détails de ton voyage dans le norinth. Tu n’en fais déjà pas trop pour justifier ton entretien, toujours en train de traîner avec tes nobles amis, en faisant Orn seul sait quoi. D’ailleurs, la nouvelle fille de cuisine est une humaine, et très laide en plus. Calandra se remit à additionner et soustraire. Pathan se renversa dans son fauteuil sans protester. J’aurais dû me douter, se dit-il, que si Calandra engageait une humaine, elle serait laide à faire peur. Ainsi va l’amour fraternel. Enfin, je serai bientôt sur les routes, et alors, cette brave Cal n’aura pas lieu de s’offusquer de ce qu’elle ne saura pas. Pathan se balançait, sa sœur marmonnait, les ventiplumes froufroutaient. Les Elfes révèrent la vie, et c’est pourquoi ils en dotent toutes leurs créations. Les plumes avaient l’illusion d’être toujours attachées au cygne. En les regardant, Pathan se dit que c’était un peu la même chose pour leur famille. Ils vivaient tous dans l’illusion qu’ils étaient attachés à quelque chose, peut-être même les uns aux autres. Sa paisible rêverie fut interrompue par l’irruption d’un homme échevelé et couvert de suie. — C’était réussi, vous ne trouvez pas ? dit-il. L’homme était petit pour un Elfe, et, à l’évidence, avait été à une époque assez corpulent. Dernièrement, ses chairs s’étaient avachies et il avait le visage légèrement bouffi, le teint brouillé. Bien qu’on ne pût rien affirmer à cause de la suie, les cheveux gris hérissés autour d’une large calvitie permettaient de supputer qu’il était d’âge moyen. C’était le seul indice qui pouvait l’indiquer, car il avait le visage lisse – trop lisse – et les yeux brillants – trop brillants. Il se frottait les mains, regardant alternativement son fils et sa fille, l’air anxieux. — C’était réussi, non ? répéta-t-il. — Bien sûr, cap’taine, acquiesça Pathan avec bonne humeur. J’ai failli en tomber de mon siège. Lenthan Quindiniar eut un sourire nerveux. — Calandra ? insista-t-il. — Tu as provoqué une crise d’hystérie à la cuisine et de nouvelles lézardes dans le plafond, si c’est ce que tu veux savoir, père, dit Calandra, faisant rageusement sonner les perles. — Vous avez fait une erreur ! glapit soudain le boulier. Calandra le foudroya du regard, mais le boulier ne se laissa pas intimider. — Quatorze mille six cent quatre-vingt-cinq plus vingt-sept ne font pas quatorze mille six cent douze, mais quatorze mille sept cent douze. Vous avez oublié la retenue. — Je m’étonne de pouvoir encore compter ! Tu vois où j’en suis à cause de toi, père ? dit Calandra. Un instant, Lenthan parut abattu, mais son visage s’éclaira presque immédiatement. — Ça ne sera plus long maintenant, dit-il en se frottant les mains. Cette dernière charge a soulevé la fusée au-dessus du niveau de ma tête. J’approche du mélange adéquat. Si l’on a besoin de moi, mes enfants, je suis au laboratoire. — Tu m’étonnes ! marmonna Calandra. — Laisse tomber, dit Pathan, amusé, regardant l’Elfe se frayer un chemin entre les meubles luxueux. Tu voudrais le revoir comme il était à la mort de Maman ? — Je voudrais le revoir sain d’esprit, si c’est ce que tu veux savoir, mais je suppose que c’est trop demander ! Entre les galipettes de Théa et les sottises de Papa, nous sommes la risée de la ville. — T’en fais pas, petite sœur. Peut-être que les gens rigolent mais avec tout ce que tu ramasses d’argent des Seigneurs de Thillia, ils le font en douce. En plus, si le cap’taine retrouvait la raison, il s’en mêlerait à nouveau. — Arrête, grogna Calandra, j’ai horreur de cette façon de parler. Ce n’est pas étonnant, avec les amis que tu as. Une bande de fainéants… — Erreur ! l’informa le boulier. Ce devrait être… — Je m’en occupe. Fronçant les sourcils, Calandra se pencha sur sa dernière addition et, irritée, la recommença. — Laisse donc ce… ce truc faire le travail, suggéra Pathan en montrant le boulier. — Je me méfie des machines. Tais-toi ! grogna Calandra comme son frère ouvrait la bouche. Pathan garda quelques instants le silence, s’éventant tout en se demandant s’il aurait le courage d’appeler un serviteur pour se faire apporter un autre verre de vinlie – sans plâtre. Mais ce n’était pas dans sa nature de se taire très longtemps. — À propos de Théa, où est-elle ? demanda-t-il, regardant autour de lui comme s’il s’attendait à la voir sortir de sous une têtière. — Au lit, naturellement. Ce n’est pas encore le temps-vin, rétorqua sa sœur, se référant à cette période du cycle{5} nommée temps-vin, où tous les Elfes cessent le travail et se détendent en buvant un verre de vin aux épices. Pathan se balançait. Il commençait à s’ennuyer. Le seigneur Durndrun avait invité un groupe d’amis pour une partie de canotage sur son végélac, suivie d’un pique-nique, et si Pathan voulait y assister, il était grand temps qu’il commence à s’habiller. Bien que n’étant pas de noble naissance, le jeune Elfe était assez riche, assez beau et assez charmant pour faire son chemin dans la société bien née. Il lui manquait l’éducation de la noblesse, mais il avait l’intelligence de le reconnaître, et de ne pas vouloir se donner pour plus qu’il n’était – le fils d’un homme d’affaires de la bourgeoisie. Le fait que ce père bourgeois était l’homme le plus riche d’Equilan, plus riche même (selon la rumeur) que la reine, compensait largement ses quelques manquements à la distinction. Le jeune Elfe était un bon compagnon, qui dépensait libéralement son argent, et, selon les termes d’un seigneur, « un type intéressant – capable de raconter des histoires démentes ». Pathan s’était fait son éducation dans la vie, pas dans les livres. Depuis la mort de sa mère, survenue quelque huit ans plus tôt, et la folie subséquente de son père, Pathan et sa sœur aînée s’occupaient des affaires. Calandra restait à la maison et gérait les finances de leur prospère compagnie d’armement. Les Elfes n’étaient pas entrés en guerre depuis plus de cent ans, mais les humains continuaient à aimer cette activité, et aimaient encore plus les armes elfiennes magiques fabriquées à cette intention. Le rôle de Pathan consistait donc à aller par le monde, négocier les contrats, surveiller les livraisons et s’assurer de la satisfaction des clients. C’est pourquoi il avait voyagé dans tous les pays de Thillia, et s’était même aventuré une fois jusqu’au royaume des Rois de la Mer, au norinth. Les nobles elfiens, en revanche, quittaient rarement leurs domaines de la canopée. Beaucoup même n’étaient jamais allés dans les parties inférieures d’Equilan, leur propre reinarchie. En conséquence, Pathan était considéré comme un cas passionnant, et courtisé comme tel. Pathan savait que les seigneurs et les dames appréciaient sa compagnie comme celle de leur singe apprivoisé – pour les amuser. La haute société elfienne ne l’acceptait pas vraiment. Lui et sa famille étaient invités au palais royal une fois par an – concession de la reine à ceux qui remplissaient ses coffres – mais c’était tout. Pathan ne s’en offusquait pas le moins du monde. Savoir que des Elfes qui n’avaient pas la moitié de leur intelligence ou le quart de leurs richesses dédaignaient les Quindiniar parce qu’ils ne pouvaient pas faire remonter leur arbre généalogique jusqu’à la Peste, c’était pour Calandra comme une blessure à son flanc. Elle ne se souciait pas du « lignage » et exprimait ouvertement son mépris, du moins devant son jeune frère. Et elle était extrêmement contrariée que Pathan ne partage pas ses vues. Pathan, quant à lui, trouvait les nobles elfiens presque aussi amusants qu’eux le trouvaient drôle. Il savait que s’il demandait la main d’une fille de duc, il y aurait des pleurs et des grincements de dents à l’idée que cette « chère enfant » épouserait un roturier – et que le mariage se ferait aussi rapidement que le permettaient les convenances. Car le train de vie d’une famille noble revient très cher. Le jeune Elfe n’avait aucune intention de se marier, du moins dans l’immédiat. Il était issu d’une famille de voyageurs et d’explorateurs – ceux-là mêmes qui avaient découvert l’ornite. Cela faisait une saison entière qu’il était à la maison, et il était temps de reprendre la route. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était là avec sa sœur, au lieu de canoter avec une charmante jeune femme. Mais Calandra, absorbée dans ses calculs, semblait avoir oublié son existence. Pathan se dit soudain que s’il entendait cliqueter une seule perle de plus, il allait devenir « dingue » – expression argotique de sa « bande », qui aurait fait grincer des dents à Calandra. Pathan gardait en réserve pour une telle occasion une nouvelle à communiquer à sa sœur. Elle provoquerait une explosion semblable à celle qui avait ébranlé la maison tout à l’heure, mais elle lui permettrait peut-être de se dégager de Calandra et de s’esquiver. — Que penses-tu de l’idée de Père qui fait venir ici un prêtre humain ? demanda-t-il. Pour la première fois depuis son arrivée, sa sœur s’arrêta dans ses calculs, leva la tête et le regarda. — Quoi ? — Père fait venir un prêtre humain. Je croyais que tu étais au courant, dit Pathan, battant rapidement des paupières pour se donner l’air innocent. Les yeux de Calandra flamboyèrent. Elle pinça ses lèvres minces. Essuyant posément sa plume avec un chiffon taché d’encre expressément réservé à cet usage, elle la posa soigneusement sur son registre, et consacra toute son attention à son frère. Calandra n’avait jamais été jolie. Toute la beauté de la famille, disait-on, avait été réservée pour sa jeune sœur. Cal était d’une minceur confinant à la maigreur. (Quand il était petit, Pathan avait un jour reçu une fessée pour avoir demandé si le nez de sa sœur avait été coincé dans un pressoir.) Maintenant qu’elle n’était plus dans sa prime jeunesse, c’était tout son visage qui semblait avoir été coincé dans un pressoir. Elle portait les cheveux tirés en chignon ramené sur le haut du crâne, et maintenu en place par trois peignes pointus et agressifs. Elle était d’une pâleur mortelle, parce qu’elle sortait rarement, et toujours avec une ombrelle pour se protéger du soleil. Ses robes sévères étaient toutes coupées sur le même modèle – boutonnées jusqu’au menton, avec des jupes traînant à terre. Calandra n’avait jamais regretté son manque de beauté. La beauté était donnée aux femmes pour piéger un mari, et Calandra n’avait jamais désiré un mari. « À quoi servent les hommes, après tout, se plaisait-elle à remarquer, sinon à dépenser notre argent et à régenter notre vie » Tous les hommes, sauf moi, pensa Pathan. Et c’est pourquoi Calandra m’a élevé comme il fallait. — Je ne te crois pas, dit sa sœur. — Si, tu me crois, dit Pathan, qui se délectait de la situation. Tu connais le cap’ – excuse-moi, ça m’a échappé –, tu sais que Père est assez fou pour faire n’importe quoi. — Comment l’as-tu appris ? — Je me suis pointé… arrêté chez le vieux Rory au dernier temps-dîne pour prendre un verre en vitesse avant d’aller chez le seigneur… — Tes fréquentations ne m’intéressent pas, dit Calandra, fronçant les sourcils. Tu ne tiens pas cette rumeur du vieux Rory, au moins ? — J’ai bien peur que si, sœurette. Notre dingue de père était allé au café pour parler de ses fusées, et voilà qu’il annonce qu’il fait venir un prêtre humain. — Au café ! s’écria Calandra, les yeux dilatés d’horreur. Et il… il y avait beaucoup de monde pour l’entendre ? — Oh oui, dit joyeusement Pathan. C’était son heure habituelle, tu sais, en plein milieu du temps-vin, et la salle était bondée. Calandra émit un gémissement étouffé, les mains crispées sur le boulier qui protesta bruyamment. — Peut-être qu’il… qu’il a imaginé tout ça. Mais le ton était sans espoir. Son père n’était parfois que trop sain d’esprit dans sa folie. Pathan secoua la tête. — Non. J’ai parlé à l’oiseleur. Son sans-faute{6} a porté le message au seigneur Grégoire de Thillia. Le message disait que Lenthan Quindiniar d’Equilan désirait consulter un prêtre humain au sujet du voyage dans les étoiles. Logé, nourri, plus cinq cents cailloux{7}. Calandra gémit une fois de plus. — Nous allons être assiégés de candidats ! Elle se mordit les lèvres. — Non, non, je ne crois pas. Quelque peu repentant d’avoir provoqué une telle angoisse, Pathan tapota la main crispée de sa sœur. — Nous aurons peut-être de la chance cette fois, Callie. Les prêtres humains vivent dans des monastères et font des vœux très stricts de pauvreté et autres. Ils ne peuvent pas accepter d’argent. Ils vivent assez bien à Thillia, sans parler du fait qu’ils ont une hiérarchie très organisée. Ils sont tous sous l’autorité d’un quelconque père supérieur, et ils ne peuvent pas faire leurs bagages comme ça et s’en aller dans la nature. — Mais l’occasion de convertir un Elfe… — Bah ! Ils ne sont pas comme nos prêtres. Ils n’ont pas le temps de convertir qui que ce soit. Ils s’intéressent essentiellement à la politique et au retour des Seigneurs Perdus. — Tu en es sûr ? dit Calandra, retrouvant quelques couleurs. — Sûr, pas tout à fait, avoua Pathan. Mais j’ai beaucoup fréquenté les humains, et je les connais. D’abord, ils n’aiment pas venir dans nos pays. Et ensuite, ils ne nous aiment pas, nous. Je ne crois pas que nous ayons à nous inquiéter de la venue de ce prêtre. — Mais pourquoi ? demanda Calandra. Pourquoi Papa a-t-il fait ça ? — À cause de la croyance humaine selon laquelle la vie est venue des étoiles, qui sont en réalité des cités, et qu’un jour, quand notre monde tombera dans le chaos, les Seigneurs Perdus reviendront nous chercher. — Quelles sottises ! dit sèchement Calandra. Tout le monde sait que la vie est venue de Peytin Sartan, Matriarche du Ciel, qui a créé ce monde pour ses enfants mortels. Les étoiles sont ses enfants immortels qui veillent sur nous. Elle parut recevoir un choc, comprenant peu à peu ce que tout cela signifiait. — Tu ne veux pas dire que Père croit cela ? Ce serait une hérésie ! — Je crois qu’il commence à y croire, dit Pathan, assombri. Ça a un sens pour lui, Callie, quand on y réfléchit. Avant la mort de Maman, il faisait des expériences sur les fusées pour le transport de marchandises. Puis elle nous quitte, et nos prêtres lui disent qu’elle est montée au ciel pour devenir l’un des enfants immortels de Peytin Sartan. Un écrou se desserre dans son cerveau, et il a l’idée d’utiliser une fusée pour aller rejoindre Maman. Un écrou de plus se desserre, et il décide qu’elle n’est peut-être pas immortelle, mais qu’elle habite là-haut, bien vivante, dans une espèce de cité. — Bienheureux Orn ! gémit de nouveau Calandra. Elle garda le silence un moment, les yeux fixés sur son boulier, faisant coulisser une perle sur sa tige, machinalement. — Je vais aller lui parler, dit-elle enfin. Pathan se garda bien de rien manifester. — Oui, c’est une bonne idée, Callie. Va lui parler. Calandra se leva, dans le froufrou raide de ses jupes. Puis elle s’arrêta et baissa les yeux sur son frère. — Nous devions discuter du prochain chargement… — Ça peut attendre à demain. Ceci est plus important. — Hum. Inutile d’avoir l’air si préoccupé. Je sais ce que tu mijotes, Pathan. Tu vas aller faire la fête avec tes écervelés au lieu de rester à la maison pour t’occuper des affaires comme tu devrais. Mais tu as raison, quoique tu n’aies sans doute pas assez de bon sens pour t’en rendre compte. Ceci est plus important. Une explosion leur parvint d’en bas, suivie d’un fracas d’assiettes brisées, et d’un cri terrifié parti de la cuisine. Calandra soupira. — Je vais lui parler, mais je ne crois pas que ça servira à grand-chose. Si seulement j’arrivais à le convaincre de se taire. Elle referma son registre d’un coup sec. Les lèvres pincées, le dos droit comme un pontplemoussier, elle se dirigea vers la porte, les hanches aussi raides que le dos. Pas de déhanchement aguichant chez Calandra Quindiniar. Pathan branla du chef. — Pauvre cap’taine, dit-il, avec un éphémère sentiment de sincère compassion. Et, se débarrassant d’une pichenette du ventipalme, il monta s’habiller dans sa chambre. CHAPITRE 2 EQUILAN, NIVEAU DE LA CANOPÉE Calandra descendit l’escalier et traversa la cuisine située au rez-de-chaussée, la chaleur augmentant sensiblement à mesure qu’elle quittait le niveau supérieur aéré pour s’enfoncer dans la touffeur du sous-sol. La fille de cuisine, les yeux rougis et portant encore sur la joue la trace d’une gifle du cuisinier, balayait tristement la vaisselle cassée. C’était une humaine, et laide, comme Calandra l’avait dit à son frère ! ses yeux rouges et sa joue enflée n’arrangeaient pas son apparence. Mais il faut dire que Calandra trouvait tous les humains laids et bestiaux, à peine supérieurs à des bêtes brutes. L’humaine était une esclave, achetée en même temps qu’un sac de farine et une marmite en bois d’enclumier. Elle accomplissait les tâches les plus basses sous l’autorité d’un véritable tyran – le cuisinier – pendant quinze des vingt et une heures de la journée, partageait un cagibi minuscule avec une autre servante, ne possédait rien en propre, et gagnait quelques piécettes qui, la vieillesse venue, lui permettraient de racheter sa liberté. Et pourtant, Calandra croyait sincèrement lui accorder une faveur insigne en la faisant vivre parmi des gens civilisés. Sa vue raviva la colère de Calandra. Un prêtre humain ! Son père n’avait pas le sens commun. C’est une chose d’être fou, et c’en est une autre de perdre tout sens de la tenue. Calandra traversa l’office au pas de charge, ouvrit d’un coup sec la porte de la cave et s’engagea dans l’escalier poussiéreux qui descendait vers la fraîche obscurité des niveaux inférieurs. La maison des Quindiniar était construite sur une de ces plaines de mousse s’étendant au niveau supérieur du monde de Pryan. Le nom de Pryan signifiait Monde du Feu dans ce qui était censément le langage du premier peuple de ce monde, et il convenait particulièrement bien à la planète où le soleil ne se couchait jamais. « Royaume du Vert » aurait peut-être encore mieux convenu car – à cause de la lumière perpétuelle et des pluies fréquentes – le sol de la planète était couvert d’une végétation si impénétrable que peu de gens l’avaient jamais vu. D’immenses plaines de mousse s’étendaient entre les branches d’arbres gigantesques dont les troncs, à la base, étaient parfois larges comme des continents. Partant du sol jusqu’au faîte, feuilles et plantes formaient différentes plates-formes ou niveaux superposés. La mousse était incroyablement épaisse et résistante ! la grande cité d’Equilan était construite sur un lit de mousse. Lacs et même océans flottaient sur cette épaisse masse brun-vert. Le sommet des branches trouait la mousse, formant d’immenses forêts vierges. Et c’est dans ces branches, ou sur les plaines de mousse, que la plupart des civilisations de Pryan avaient bâti leurs cités. Les plaines de mousse ne recouvraient pas totalement le monde, mais s’interrompaient en des lieux terrifiants appelés Murs-Dragons. L’eau des mers s’engouffrait dans ces abîmes, avec des grondements qui ébranlaient les arbres géants. Celui qui, debout à l’extrémité de la terre, plongeait son regard dans les jungles impénétrables de ces crevasses sans fond se sentait petit, insignifiant et fragile comme une feuille à peine éclose. Lorsqu’on avait le courage de contempler cette jungle assez longtemps, on surprenait parfois un mouvement inquiétant – un corps sinueux glissait parmi les ombres vertes, et disparaissait si vite qu’on doutait du témoignage de ses yeux. C’étaient ces créatures qui avaient donné leur nom aux Murs-Dragons – les dragons de Pryan. Peu de gens en avaient vu, car les dragons se méfiaient des étranges petites créatures habitant le sommet des arbres autant que se méfiaient d’eux les humains, les Elfes et les nains. On croyait toutefois que les dragons étaient d’immenses bêtes sans ailes douées d’une grande intelligence et qui vivaient très loin dans les profondeurs de la végétation, peut-être même sur le sol légendaire. Lenthan Quindiniar n’avait jamais vu de dragon, mais son père en avait vu plusieurs. Quintain Quindiniar avait été un explorateur et un inventeur illustre. C’était l’un des fondateurs de la cité elfienne d’Equilan. Il avait mis au point de nombreuses armes et autres réalisations immédiatement convoitées par les humains de la région. La fortune familiale, déjà considérable et fondée sur l’ornite{8} lui avait permis de créer une compagnie de commerce qui prospérait d’année en année. Malgré sa réussite, Quintain supportait mal de rester tranquillement chez lui à faire le compte de ses richesses. Dès que Lenthan, son fils unique, avait été en âge de s’en occuper, Quintain lui avait confié la direction de ses affaires et était reparti à l’aventure. Il n’avait jamais plus donné de nouvelles, et, au bout de cent ans, tout le monde présumait qu’il était mort. Lenthan tenait de famille l’instinct nomade, mais n’avait jamais pu s’y abandonner, ayant été forcé de reprendre les affaires. Il avait également hérité du don familial de faire de l’argent, mais il ne lui semblait pas que cet argent lui appartînt, car il n’était que le remplaçant de son père. Lenthan avait longtemps cherché à réaliser quelque chose de mémorable, mais, malheureusement, il ne restait plus grand-chose à explorer. Les humains occupaient les terres au norinth, l’océan Terinthien interdisait l’expansion – vers l’east et le vars, et les Murs-Dragons fermaient le sorinth. Lenthan ne voyait qu’une possibilité – aller vers le haut. Calandra entra dans la cave-laboratoire en relevant ses jupes qui traînaient dans la poussière ! son expression était acide à faire cailler le lait, et faillit bien faire cailler le sang dans les veines de son père. Lenthan, à la vue de sa fille en ce lieu qu’elle abhorrait, pâlit et se rapprocha nerveusement d’un autre Elfe qui se trouvait dans le laboratoire, lequel s’inclina poliment en souriant. Calandra s’assombrit à sa vue. — Que… quel plaisir de te voir ici, ma-ma… ma chérie, bredouilla le pauvre Lenthan, laissant tomber une cruche de liquide puant sur une table crasseuse. Calandra fronça le nez. Les murs de mousse du laboratoire émettaient une puissante odeur de moisi, concurrençant les nombreux effluves de produits chimiques – notamment de soufre – qui empuantissaient l’atmosphère. — Maîtresse Quindiniar, dit l’autre Elfe, j’espère que vous êtes en bonne santé. — Oui, messire, merci de votre sollicitude. Et j’espère que vous l’êtes aussi, Maître Astrologue ? — Un peu de rhumatismes, mais c’est normal à mon âge. — Si seulement tes rhumatismes pouvaient t’emporter, vieux charlatan ! marmonna Calandra entre ses dents. — Que vient faire ici cette sorcière ? grommela l’astrologue dans le haut col pointu qui lui entourait presque complètement le visage. Debout entre les deux, Lenthan, l’air perdu et coupable, se demandait ce qu’on allait lui reprocher. — Père, dit Calandra d’un ton sévère, j’ai à te parler. Seul à seul. L’astrologue s’inclina et se dirigea vers la porte. Lenthan, se voyant privé de soutien, le retint par sa robe. — Non, ma chérie. Elixnoir fait partie de la famille… — Il est certain qu’il mange assez pour en faire partie, glapit Calandra, à bout de nerfs. Il mange même assez pour en faire partie à plus d’un titre. L’astrologue se redressa de toute sa taille et prit un air pincé, fixant le bout de son long nez aussi pointu que son col bleu de nuit. — Callie, n’oublie pas qu’il est notre hôte ! dit Lenthan, assez choqué pour trouver l’audace de réprimander sa fille aînée. Et maître magicien de surcroît ! — Notre hôte, oui, j’en conviens. Il ne rate jamais un repas ou une occasion de boire notre vin ou de dormir dans notre chambre d’ami. Mais maître magicien, j’en doute. Je ne lui ai jamais vu rien exécuter, à part marmonner des incantations sur tes mixtures puantes, Père, et puis reculer prudemment quand elles se mettent à fumer et à grésiller. Vous finirez par mettre le feu à la maison un de ces jours, tous les deux ! Magicien ! Allons donc ! Il t’encourage dans tes lubies, papa, avec ses histoires blasphématoires d’antiques peuples voguant jusqu’aux étoiles grâce à des voiles de feu… — C’est un fait scientifique, jeune fille, intervint l’astrologue, les pointes de son col frémissant d’indignation. Et ce que nous faisons ici, votre père et moi, c’est de la recherche scientifique, cela n’a rien à voir avec la religion… — Ah, vraiment ? s’écria Calandra. Alors, pourquoi mon père fait-il venir un prêtre humain ? Les yeux de l’astrologue se dilatèrent sous le choc. Le col pointu se tourna vers l’infortuné Lenthan, pris au dépourvu. — Est-ce vrai, Lenthan Quindiniar ? demanda le magicien courroucé. Vous faites venir un prêtre humain ? — Je… je… je… Lenthan fut incapable d’en dire plus. — Vous m’avez trompé, messire, déclara l’astrologue, se haussant dans sa dignité autant que dans son col. Vous m’aviez induit à penser que vous partagiez mon intérêt pour les étoiles, leurs cycles et leurs places dans les cieux. — Mais je le partage, je le partage ! s’écria Lenthan en se tordant les mains. — Vous prétendiez vous intéresser à l’étude scientifique de l’influence des étoiles sur nos vies… — Blasphème ! s’écria Calandra, son corps osseux parcouru d’un violent frisson. — Et je découvre que vous vous acoquinez avec… avec… Les mots manquèrent au magicien, son col pointu sembla se refermer autour de son visage dont on ne vit plus que les yeux furibonds. — Non ! Permettez-moi de vous expliquer ! balbutia Lenthan. Vous comprenez, mon fils Pathan m’a parlé de cette croyance humaine selon laquelle il y a des gens qui vivent dans les étoiles, et j’ai pensé… — Pathan t’a dit ça ! s’écria Calandra, sautant sur un nouveau coupable. — Des gens vivraient là-haut ! dit l’astrologue, la voix étouffée dans son col. — Mais c’est vraisemblable… et cela expliquerait pourquoi les Anciens sont allés dans les étoiles. Cela concorde aussi avec ce que nous disent nos prêtres, à savoir que quand nous mourons, nous nous fondons dans les étoiles. Et Mme Elithenia me manque tellement… termina-t-il d’un ton si accablé et si malheureux que Calandra elle-même en fut émue. À sa façon, Calandra aimait son père, comme elle aimait son frère et sa sœur cadette. C’était un amour sévère, inflexible et impatient, mais c’était de l’amour quand même. Elle posa sa fine main osseuse sur le bras de Lenthan. — Allons, papa, remets-toi. Je ne veux pas te faire de la peine, mais je trouve que tu aurais pu m’en parler, à moi… plutôt qu’aux habitués de La Prairie d’or ! Elle ne put réprimer un sanglot et, tirant un élégant mouchoir bordé de dentelle, s’en couvrit précipitamment le nez et la bouche. Les larmes de sa fille eurent pour effet (pas totalement involontaire) de faire rentrer Lenthan Quindiniar à douze mains sous la mousse du sol{9}. Ces larmes et le col frémissant du magicien, c’en était trop pour l’Elfe. — Vous avez raison tous les deux, dit Lenthan, les regardant alternativement, l’air douloureux. Je me rends compte que j’ai commis une terrible sottise, et quand ce prêtre arrivera, je lui dirai de s’en aller immédiatement. — Quand il arrivera ! s’écria Calandra, levant des yeux secs sur son père. Que veux-tu dire ? Pathan m’a dit qu’il ne viendrait pas ! — Qu’en sait-il ? demanda Lenthan, très surpris. Lui a t-il parlé après moi ? L’Elfe enfonça une main cireuse dans une poche de son gilet de soie et en sortit une feuille toute froissée. — Regarde, ma chérie, dit-il, exhibant la lettre. Calandra s’en empara et la lut, avec des yeux flamboyants à brûler le papier. — « Quand vous me verrez, je serai là. Signé ! Prêtre humain. » Peuh ! Calandra rendit la lettre à son père. — Ridicule – c’est une farce de Pathan. Aucun être dans son bon sens n’irait écrire une lettre pareille, pas même un humain. « Prêtre humain », vraiment ! — Peut-être qu’il n’est pas dans son bon sens, dit le Maître Astrologue d’un ton inquiétant. Voilà qu’un prêtre humain fou allait arriver chez elle ! — Qu’Orn ait pitié de nous ! murmura Calandra, se retenant à la table du laboratoire pour ne pas tomber. — Allons, allons, ma chérie, dit Lenthan, lui entourant tendrement les épaules de son bras. Je vais régler cela. Fais-moi confiance. Je ne veux pas que tu t’inquiètes le moins du monde. — Et si je peux vous être d’une aide quelconque, dit le Maître Astrologue, en reniflant les effluves de targ rôti qui parvenaient de la cuisine, vous m’en verrez ravi. J’oublierai même certaines choses qui ont été dites dans le feu de l’émotion. Calandra ne prêta aucune attention au magicien. Elle s’était ressaisie et n’avait plus qu’une idée ! retrouver son vaurien de frère et lui arracher des aveux. Elle ne doutait pas – enfin, elle doutait peu – que ce fût là une farce de Pathan. En ce moment, il devait rire à gorge déployée. On verrait bien s’il rirait encore quand elle réduirait sa pension de moitié ! Laissant son père et le magicien à la cave où ils pouvaient bien se faire sauter et réduire en pièces si ça leur faisait plaisir, Calandra remonta l’escalier en coup de vent, traversa comme un éclair la cuisine, où la servante se cacha derrière son torchon jusqu’à ce qu’eût disparu cette terrible apparition. Montant jusqu’au troisième niveau de la maison – celui des appartements privés – elle s’arrêta devant la porte de son frère où elle tambourina bruyamment. — Pathan ! Ouvre immédiatement ! — Il n’est pas là, lança une voix endormie un peu plus loin dans le couloir. Calandra foudroya la porte du regard, frappa encore et secoua la poignée. Pas de réponse. Elle fit demi-tour, descendit le couloir et entra dans la chambre de sa cadette. Vêtue d’une chemise de nuit à fanfreluches qui découvrait les épaules et juste assez de la poitrine pour éveiller le désir d’en voir plus, Aléatha, assise devant sa coiffeuse, se brossait nonchalamment les cheveux en s’admirant dans le miroir magique qui lui murmurait des compliments et lui suggérait des retouches à son maquillage. Calandra s’arrêta sur le seuil, si choquée qu’elle en resta sans voix. — Qu’est-ce que ça signifie ? À demi nue en plein jour avec ta porte ouverte ! Et si un serviteur passait ? Aléatha leva les yeux, d’un mouvement lent et langoureux dont elle connaissait et appréciait pleinement l’effet. Elle avait les yeux d’un bleu clair et vibrant mais qui, ombragés par ses lourdes paupières et ses longs cils, s’assombrissaient jusqu’au violet, de sorte qu’en les ouvrant tout grands, ils semblaient changer de couleur. Bien des jeunes Elfes avaient écrit des sonnets à la gloire de ces yeux, et l’on disait que l’un d’eux était mort pour eux. — Oh, il y en a déjà un qui est passé, dit Aléatha avec le plus grand calme. Le valet de pied. Au moins trois fois au cours de la dernière demi-heure. Se détournant de sa sœur, elle arrangea les volants de son décolleté pour mettre son cou mince en valeur. Aléatha avait une voix grave et rauque, qui donnait l’impression qu’elle était perpétuellement sur le point de s’endormir. Cela, ajouté à son regard voilé de lourdes paupières, répandait sur toute sa personne un air de douce langueur, où qu’elle fût et quoi qu’elle fit. Au milieu de la gaieté fiévreuse d’un bal de la Cour, Aléatha, dédaignant les rythmes endiablés, dansait lentement, comme dans un rêve, le corps totalement abandonné à son partenaire, ce qui lui laissait délicieusement croire que, s’il ne l’avait soutenue, elle serait tombée à terre, et elle fixait son cavalier d’un regard languissant, avec juste une minuscule étincelle de feu dans leurs profondeurs violettes, qui lui faisait se demander comment il pourrait l’amener à les ouvrir tout grands. — Tu es la fable d’Equilan, Théa ! dit sèchement Calandra en portant son mouchoir à son nez, car Aléatha se vaporisait du parfum sur le cou et les seins. Où étais-tu lors du dernier temps-nuit ? Les yeux violets s’ouvrirent tout grands, ou plutôt s’ouvrirent un peu plus. Aléatha n’était pas femme à se mettre en frais de séduction pour une sœur. — Depuis quand t’inquiètes-tu de ce que je fais ? Quelle guêpe t’a piquée sous ton corset ce temps-lit ? — Temps-lit ! C’est presque le temps-vin ! Tu as dormi la moitié de la journée ! — Puisque ça t’intéresse, j’étais avec le seigneur Kevanish, et nous sommes allés… — Kevanish ! siffla Calandra. Ce vaurien ! Il se voit refuser l’entrée de toutes les maisons décentes depuis ce duel ! C’est à cause de lui que cette pauvre Lucillia s’est pendue, et il a quasiment assassiné son frère ! Et toi, Aléatha… tu t’exhibes en public avec lui… L’indignation lui coupa la voix. — Sottises. Lucillia était idiote de penser qu’un homme comme Kevanish était amoureux d’elle. Et son frère s’est montré encore plus bête qu’elle en demandant réparation. Kevanish est le meilleur arbanainier d’Equilan. — L’honneur, ça existe, Aléatha ! dit Calandra, les mains crispées à s’en faire blanchir les phalanges sur le dossier de la chaise où sa sœur était assise. (Pour un peu, elle aurait serré de même le cou gracile d’Aléatha.) Cette famille l’aurait-elle oublié ? — Oublier l’honneur ? murmura Théa de sa voix endormie. Non, ma chérie. Mais nous l’avons acheté et payé il y a longtemps. Avec une impudeur totale, Aléatha se leva et défit les rubans qui retenaient à peine sa chemise de nuit. Calandra, regardant le reflet de sa sœur dans le miroir, vit sur la chair blanche des épaules et des seins des meurtrissures rougeâtres – laissées par les baisers fougueux d’un amant passionné. Écœurée, Calandra tourna le dos et alla dignement se placer près de la fenêtre. Aléatha sourit nonchalamment au miroir et laissa sa chemise glisser par terre. Le miroir se répandit en compliments extasiés. — Tu cherchais Pathan ? rappela-t-elle à sa sœur. Il est revenu chez lui comme s’il avait le diable aux trousses, a enfilé sa tenue de garden-party et est reparti aussi vite. Je crois qu’il est allé chez le seigneur Durndrun. J’étais invitée, mais je ne sais pas si j’irai. Les amis de Pathan sont si ennuyeux. — La famille se désintègre ! dit Calandra en se tordant les mains. Père envoie chercher un prêtre humain ! Pathan ne pense qu’à vagabonder ! Et toi ! Tu finiras par tomber enceinte sans être mariée, et tu te pendras comme la pauvre Lucillia. — Oh, pas de danger, ma chérie, dit Aléatha, écartant sa chemise de nuit d’un coup de pied. Se pendre exige tant d’énergie ! Admirant son corps svelte dans le miroir qui lui renvoya son admiration, elle fronça les sourcils et fit tinter une clochette faite d’un œuf de carillonneur. Où est ma femme de chambre ? Occupe-toi moins de la famille, Callie, et un peu plus des domestiques. Ils sont d’un paresseux ! — C’est ma faute ! soupira Calandra, pressant ses mains jointes contre sa bouche. J’aurais dû envoyer Pathan à l’école. J’aurais dû te surveiller au lieu de te laisser la bride sur le cou. J’aurais dû empêcher Père de faire ses sottises. Mais qui aurait dirigé les affaires ? Elles déclinaient quand j’ai pris la relève ! Nous aurions été ruinés ! Ruinés ! S’il n’avait tenu qu’à Papa… La femme de chambre entra précipitamment. — D’où sors-tu ? demanda Aléatha de sa voix endormie. — Pardonnez-moi, maîtresse ! Je ne vous ai pas entendue sonner. — Peu importe. Tu devrais savoir quand j’ai besoin de toi. Sors ma robe bleue. Je reste à la maison ce temps-nuit. Non, pas la bleue. La verte avec les roses de mousse. J’irai peut-être chez le seigneur Durndrun après tout. Il se passera peut-être quelque chose d’amusant. Et à défaut, je pourrai toujours tourmenter le baron, qui se meurt d’amour pour moi. À propos, Callie, qu’est-ce que c’est que cette histoire de prêtre humain ? Il est beau ? Calandra émit un sanglot étouffé et mordit son mouchoir. Acceptant le déshabillé vaporeux que sa femme de chambre posait sur ses épaules, Aléatha traversa la pièce et vint se placer derrière sa sœur. Elle était aussi grande que Calandra, mais, au lieu d’être osseuse et anguleuse, elle avait une silhouette pleine de rondeurs voluptueuses. Une épaisse chevelure cendrée encadrait son visage et cascadait sur ses épaules jusque dans son dos. La jeune Elfe n’« apprêtait » jamais ses cheveux, ainsi que c’était la mode. Objets d’un savant négligé comme le reste de sa personne, ils lui donnaient perpétuellement l’air de sortir du lit. Elle posa ses mains douces sur les épaules frémissantes de sa sœur. — La chronofleur a refermé ses pétales sur cette époque, Callie. Continue à souhaiter qu’elle se rouvre, et tu finiras folle, comme Papa. Si Maman avait vécu, tout aurait peut-être été différent… La voix d’Aléatha se brisa ! elle se rapprocha encore de sa sœur, et reprit : – … mais elle est morte. Et on ne peut rien y faire. Tu as agi pour le mieux, Callie. Tu ne pouvais pas nous laisser mourir de faim. — Tu dois avoir raison, dit vivement Calandra, se rappelant la présence de la femme de chambre et ne tenant pas à ce que leurs affaires fassent jaser à l’office. Elle redressa les épaules et lissa des plis imaginaires à ses jupes empesées. — Ainsi, tu ne seras pas là pour le dîner ? — Non. Je préviendrai le cuisinier, si tu veux. Pourquoi ne viens-tu pas chez le seigneur Durndrun, Callie ? Aléatha s’approcha de son lit où sa femme de chambre disposait la lingerie de soie. — Randolphus y sera. Tu sais qu’il ne s’est jamais marié, Callie. Tu lui as brisé le cœur. — Plutôt la bourse, dit Calandra d’un ton sévère, se considérant dans le miroir, lissant quelques mèches folles et rajustant ses trois peignes agressifs. Ce n’est pas moi qu’il voulait, mais le commerce. — Peut-être. Aléatha fit une pause dans son habillage, et ses yeux violets rencontrèrent ceux de sa sœur dans le miroir. — Mais il t’aurait tenu compagnie, Callie. Tu es trop seule. — Et tu voudrais que j’introduise un homme chez nous, pour qu’il ruine ce que j’ai mis des années à construire, simplement pour le plaisir de voir sa figure tous les matins, qu’elle me plaise ou pas ? Non, merci. Il y a des choses pires que la solitude, ma chérie. Les yeux violets d’Aléatha s’assombrirent encore. — La mort, peut-être. Sa sœur ne l’entendit pas. La jeune Elfe rejeta ses cheveux en arrière, comme pour se débarrasser de sa mélancolie. — Dois-je dire à Pathan que tu veux le voir ? — Inutile. Ses fonds doivent être presque épuisés. Il viendra me voir au prochain temps-peine, dit Calandra, se dirigeant vers la porte. J’ai la comptabilité à terminer. Essaie de rentrer à une heure raisonnable. Avant demain matin, au moins. Aléatha sourit du sarcasme, et baissa modestement les yeux. — Si tu veux, Callie, je ne verrai plus le seigneur Kevanish. Calandra se retourna, s’éclaira, mais dit simplement : – J’en serais satisfaite ! Sortant dignement de la chambre, elle claqua la porte derrière elle. — De toute façon, il commence à m’agacer, murmura Aléatha. Elle se rassit à sa coiffeuse pour étudier ses traits parfaits devant le miroir admiratif. CHAPITRE 3 GRIFFITH, TERNCIA, THILLIA Antidote aux extravagances de sa famille, Calandra retourna à ses registres. Le silence régnait dans la maison. Son père et l’astrologue bricolaient dans la cave, mais, sachant que sa fille était plus proche de l’explosion que sa poudre magique, Lenthan trouva sage de s’abstenir pour l’heure de nouvelles expériences. Après le dîner, Calandra s’occupa d’un dernier détail relatif aux affaires. Elle envoya chez l’oiseleur un domestique porteur d’un message adressé à Maître Roland de Griffith, Taverne de La Fleur sauvage. Chargement arrivera début Jachère{10}. Paiement à la livraison. Calandra Quindiniar. L’oiseleur attacha le message à la patte d’un sans-faute entraîné à se rendre à Terncia, et lança l’oiseau multicolore dans les airs. Le sans-faute planait sans effort dans le ciel, sur les courants ascendants et descendants circulant entre les arbres géants. L’oiseau, une femelle, ne pensait qu’à sa destination, où son mâle l’attendait dans une cage. Elle n’avait pas à se soucier des prédateurs, car aucun être vivant n’aurait désiré en faire son repas. Les sans-faute sécrètent une huile qui maintient leurs plumes sèches durant les fréquents orages, huile qui est un poison violent pour toutes les variétés animales, à l’exception des sans-faute. Le sans-faute volait cap au norinth-vars, route qui lui faisait survoler les domaines et demeures des nobles elfiens et traverser le lac Enthial. L’oiseau volait bas au-dessus des cultures poussant sur les lits de mousse supérieurs, qui dessinaient un puzzle aux lignes artificiellement droites. Des esclaves humains trimaient dans les champs. Le sans-faute n’avait pas spécialement faim, ayant mangé avant de partir, mais une souris lui aurait fait plaisir pour son dessert. Toutefois, n’en trouvant pas, il continua, déçu. Les terres soigneusement cultivées des Elfes firent bientôt place à la jungle. Des cours d’eau, alimentés par les pluies quotidiennes, se rassemblaient en rivières à la surface des lits de mousse. Serpentant à travers la jungle, ces rivières rencontraient parfois une crevasse et cascadaient bruyamment dans les profondeurs ténébreuses. Des flocons de nuages se mirent à dériver dans le ciel, et l’oiseau prit de l’altitude pour survoler la tempête qui n’allait pas tarder. Bientôt, d’épais nuages noirs lui cachèrent le sol. Mais, guidé par son instinct, l’oiseau savait toujours où il était. Au-dessous de lui s’étendaient les Forêts du seigneur Marcins, baptisées ainsi par les Elfes, mais que ni Elfes ni humains ne revendiquaient car elles constituaient une jungle impénétrable. La pluie tomba et cessa, comme tous les jours depuis la création du monde. Le soleil reparut, et l’oiseau vit des terres habitées – Thillia, royaume des humains. Du haut du ciel, l’oiseau aperçut trois des tours étincelantes marquant les limites des cinq divisions de Thillia. Les tours, antiques pour les humains, étaient construites en briques de cristal dont le secret de fabrication était l’apanage des magiciens humains durant le règne du roi Georges l’Unique. Ce secret, en même temps que la plupart des magiciens, avait disparu pendant la terrible guerre de l’Amour entraînée par la mort du vieux roi. Le sans-faute se repéra sur les tours pour vérifier son cap, puis piqua, et survola les champs humains à basse altitude. Constitué d’une vaste plaine de mousse, semée ici et là d’arbres épargnés pour leur ombre, le pays était plat, sillonné de nombreuses routes où pullulaient de petites villes. Ces routes étaient très fréquentées, les humains ressentant le curieux besoin d’être perpétuellement en déplacement, besoin que les Elfes sédentaires ne comprenaient pas et trouvaient barbare. La chasse était meilleure dans cette partie du monde, et le sans-faute prit le temps de se régaler d’un gros rat. Son repas terminé, il se nettoya les serres avec son bec, se lissa les plumes, et reprit son vol. Quand il vit la jungle remplacer de nouveau le plat pays, l’oiseau se sentit réconforté, car son long voyage tirait à sa fin. Il arrivait au-dessus de Terncia, le royaume situé le plus au norinth. Arrivée au-dessus de la cité fortifiée encerclant la tour qui marquait la capitale de Terncia, la femelle sans-faute entendit l’appel rauque de son mâle. Elle descendit en spirale jusqu’au cœur de la ville et se posa sur le bras couvert de cuir de l’oiseleur thillien. Il prit le message, nota sa destination, et mit la femelle fatiguée dans une cage où son mâle l’accueillit à petits coups de bec affectueux. L’oiseleur confia le message à un cavalier, qui, quelques jours plus tard, faisait son entrée dans un misérable village construit à l’orée de la jungle, et déposait son message à l’unique auberge du lieu. Assis dans son box préféré de La Fleur sauvage, Maître Roland de Griffith prit connaissance du mince rouleau, sourit, puis le passa à une jeune femme assise en face de lui. — Tiens ! Qu’est-ce que je te disais, Rega ? — Merci à Thillia, il n’y a rien d’autre à dire, dit Rega sombrement, sans sourire. Maintenant, tu as au moins quelque chose à montrer à ce vieux Barbe-Noire, et peut-être qu’il nous laissera tranquilles un moment ! — Je me demande où il est. Il jeta un coup d’œil vers la chronofleur{11} plantée dans un pot sur le bar. Près de vingt pétales étaient refermés. — Il est déjà là d’habitude. — Il viendra. Cette affaire est trop importante pour lui. — Ouais, et c’est ça qui me rend nerveux. — Aurais-tu des scrupules, par hasard ? demanda Rega, vidant sa chope de tord-tripes et cherchant des yeux la serveuse. — Non, mais ça ne me plaît pas de traiter des affaires ici, en public… — Au contraire. Agissant au grand jour, nous sommes au-dessus de tout soupçon. Ah, le voilà. Qu’est-ce que je te disais ? La porte de la taverne s’ouvrit, et un nain s’arrêta sur le seuil, se découpant dans la brillante lumière. Il était imposant, et presque tous les clients de l’auberge s'arrêtèrent de boire, jouer ou parler pour le regarder. D’une taille un peu supérieure à la moyenne de son peuple, il avait le visage rougeaud et hâlé, une crinière épaisse et bouclée de cheveux noirs et une longue barbe noire qui lui valait son sobriquet humain. D’épais sourcils noirs se rencontraient au-dessus du nez busqué, surmontant des yeux flamboyants, et le tout lui donnait un air féroce qui le servait bien quand il allait en pays étranger. Malgré la chaleur, il portait une chemise de soie rayée blanc et rouge sous la lourde armure de cuir de son peuple, avec une culotte rouge vif enfoncée dans de hautes bottes. Les clients de la taverne ricanèrent et échangèrent des regards entendus devant la tenue voyante du nain, mais s’ils avaient un peu mieux connu la société des nains et le sens à donner aux couleurs de leurs vêtements, ils n’auraient pas eu envie de rire. Le nain s’arrêta sur le seuil, et battit des paupières, à moitié aveuglé par la lumière qu’il venait de quitter. — Mon ami Barbe-Noire, cria Roland en se levant. Par ici ! Le nain s’avança lourdement, dardant des regards pénétrants autour de lui, forçant les audacieux à baisser les yeux. Les nains sont une rareté à Thillia. Le royaume des nains s’étend très loin de celui des humains, au norintheast, et il y a peu de contacts entre les deux. Mais celui-ci était en ville depuis cinq jours, et il avait cessé d’être une nouveauté. Griffith était une localité misérable, située à la frontière de deux royaumes, dont aucun ne la revendiquait. Ses habitants vivaient à leur guise – ce qui leur convenait parfaitement, vu qu’ils venaient pour la plupart de régions de Thillia où vivre à leur guise leur aurait valu la pendaison. Les gens de Griffith se demandaient peut-être ce qu’un nain venait faire dans leur ville, mais aucun ne le demandait tout haut. — Aubergiste, remets-nous ça, cria Roland, levant sa chope. On a des bonnes nouvelles à arroser, mon ami, dit-il au nain qui s’asseyait lentement. — Ah ouais ? grogna le nain, regardant ses deux compagnons d’un air méfiant. Ignorant l’animosité évidente de son invité, Roland sourit et lui tendit le message. — Je ne sais pas lire ça, dit le nain, rejetant le rouleau sur la table. L’arrivée de la serveuse avec le tord-tripes les interrompit. On distribua les chopes. La souillon donna un coup de chiffon négligent sur la table, regarda le nain avec curiosité, puis s’éloigna d’un pas traînant. — Désolé, j’ai oublié que vous ne lisiez pas l’elfien. Le chargement est en route, Barbe-Noire, dit Roland à voix basse. Il arrivera ici au début de la Jachère. — Je m’appelle Drugar. C’est ça qu’il y a sur ce papier ? dit le nain, tapotant le message de ses gros doigts. — C’est ça, Barbe-Noire, mon ami. — Je ne suis pas votre ami, humain, grommela le nain, mais il parlait à la fois dans sa langue et dans sa barbe. Ses lèvres s’entrouvrirent en un semblant de sourire. — C’est une bonne nouvelle, concéda-t-il à regret. — On va arroser ça. Roland leva sa chope, avec un signe de la tête à l’adresse de Rega qui observait le nain, l’air aussi méfiant que lui. — À nos affaires ! — Ça, je veux bien, dit le nain, après un instant de réflexion. À nos affaires, dit-il, levant sa chope. Roland but à longs traits. Rega trempa les lèvres dans le breuvage. Elle ne buvait jamais beaucoup. Il fallait bien que l’un des deux garde sa tête. De plus, le nain ne buvait pas. Il s’était à peine humecté les lèvres. Les nains n’aiment pas le tord-tripes, de l’avis général insipide et peu alcoolique comparé à leurs boissons. — Je me demandais, cher client, ce que vous vouliez faire de ces armes, dit Roland, se penchant sur sa chope. — Aurais-tu des scrupules, humain ? Roland coula un regard ironique vers Rega, qui, entendant la répétition de ses propres paroles, haussa les épaules et détourna les yeux, lui signifiant par-là qu’il n’avait pas d’autre réponse à attendre à une question aussi stupide. — Vous êtes assez payé pour ne pas le demander, mais je vous le dirai quand même, parce que mon peuple est honorable. — Tellement honorable que vous êtes obligés de passer par des contrebandiers, c’est ça ? Les sourcils noirs se froncèrent de façon alarmante, les yeux noirs flamboyèrent. — J’aurais préféré les acheter légalement et au grand jour mais les lois de votre pays l’interdisent. Mon peuple a besoin de ces armes. Vous avez entendu parler du péril qui vient du norinth ? — Les Rois de la Mer ? Roland fit signe à la serveuse. Rega posa la main sur la sienne, pour l’avertir de boire modérément, mais il la repoussa. — Bah ! Non ! dit le nain, avec un grognement dédaigneux. Je voulais dire au norinth de nos terres. Très loin au norinth, sauf que ce n’est plus si loin que ça. — Non. Je ne sais rien, Barbe-Noire, mon vieux pote. De quoi s’agit-il ? — Des humains – grands comme des montagnes. Ils viennent du norinth, détruisant tout sur leur passage. Roland s’étrangla en avalant et éclata de rire. Le nain sembla littéralement s’enfler de rage, et Rega enfonça les ongles dans le bras de son compagnon. Roland, au prix d’un effort surhumain, réprima son hilarité. — Désolé, mon ami, désolé. Mais mon père me racontait des histoires comme ça quand j’étais petit et qu’il avait un coup dans le nez. Ainsi, les titans vont nous attaquer. Je suppose que les Cinq Seigneurs Perdus de Thillia reviendront en même temps. Tendant le bras par-dessus la table, Roland tapota l’épaule du nain furieux. — Alors, gardez bien votre secret, mon ami. Pour ce que ça nous intéresse, ma femme et moi, vous pouvez bien tuer qui vous voulez. Le nain se dégagea en le foudroyant du regard. — Tu n’as pas à aller voir ailleurs, mon cher mari ? demanda Rega d’un ton mordant. Roland se leva. Il était grand et musclé, blond et séduisant. La serveuse, qui le connaissait bien, le frôla à son passage. — Excusez-moi. Je vais faire une petite visite à un arbre. Ce maudit tord-tripes doit être restitué à la nature à peine avalé ! Il se fraya un chemin à travers la salle commune, de plus en plus bondée et bruyante. Arborant son sourire le plus engageant, Rega contourna la table et vint s’asseoir à côté du nain. Physiquement, la jeune femme était tout le contraire de Roland. Petite et bien en chair, elle s’était vêtue en tenant compte à la fois de la chaleur et des affaires ! une blouse de lin fin, nouée sous les seins, laissait le ventre nu et une culotte de cuir coupée aux genoux moulait ses jambes comme une seconde peau. Son visage, hâlé par le soleil, était d’un beau brun doré, que faisait luire une mince pellicule de sueur. Ses cheveux bruns et raides, partagés par une raie au milieu, cascadaient dans son dos, luisants comme de l’écorce mouillée. Rega savait que le nain ne ressentait pas la moindre attirance pour elle. Sans doute parce que je ne suis pas barbue, se dit-elle, souriant intérieurement au souvenir de ce qu’elle avait entendu dire des naines. Mais il semblait désireux de parler de ce conte à dormir debout, et Rega aimait satisfaire les clients. — Excusez mon mari, messire. Il a un peu trop bu. Mais votre histoire m’intéresse. Dites-m’en davantage sur les titans. — Les titans, répéta le nain, comme savourant ce mot étrange. C’est comme ça que vous les appelez dans votre langue ? — Je crois. Nos légendes parlent d’humains gigantesques et guerriers, créés il y a très longtemps par les dieux des étoiles pour les servir. Mais on n’en a jamais vu à Thillia depuis avant l’époque des Seigneurs Perdus. — Je ne sais pas si ces… titans… sont ceux dont je parle, dit Barbe-Noire, branlant du chef. Nos légendes ne mentionnent pas de créatures semblables. Nous ne nous intéressons pas aux étoiles. Nous qui vivons sous le sol, nous les voyons rarement. Nos légendes nous parlent des Forgerons qui, avec le père de tous les nains, Drakar, ont construit ce monde. Il est dit qu’un jour les Forgerons reviendront et nous permettront de construire des villes dont la magnificence dépasse l’imagination. — Si vous pensez que ces géants sont les… euh… Forgerons, alors, pourquoi des armes ? Le visage de Barbe-Noire s’assombrit, ses rides se creusèrent. — C’est ce que croient certains parmi mon peuple. Mais il y en a d’autres qui ont parlé avec des réfugiés du norinth, et qui racontent de terribles histoires de massacres et de destructions. Les légendes se sont peut-être trompées. D’où les armes. Rega avait d’abord cru que le nain mentait. Elle et Roland pensaient que Barbe-Noire voulait se servir de ces armes contre des colonies humaines isolées. Mais devant son air sombre et son ton préoccupé, Rega changea d’avis. Barbe-Noire croyait en l’existence de cet ennemi fantastique, et c’était vraiment pour ça qu’il achetait des armes. L’idée était réconfortante. C’était la première fois qu’elle et Roland faisaient de la contrebande d’armes, et – quoi qu’en pût dire Roland – elle était soulagée de ne pas avoir le sang de son propre peuple sur les mains. — Alors, Barbe-Noire, qu’est-ce que c’est que ça ? On drague ma femme maintenant ? plaisanta Roland en se rasseyant à la table où une autre chope l’attendait. Il but à longs traits. Devant l’air sombre et choqué de Barbe-Noire, Rega décocha à son mari un bon coup de pied sous la table. — Nous parlions des légendes, chéri. Il paraît que les nains adorent le chant. Mon mari a une très bonne voix. Peut-être, messire, aimeriez-vous entendre la « Ballade de Thillia » ? Elle raconte l’histoire des seigneurs de notre pays et de la constitution des cinq royaumes. Barbe-Noire s’éclaira. — Oui. J’aimerais beaucoup l’entendre. Rega remercia les étoiles d’avoir passé du temps à se documenter sur la société des nains. Ce n’est pas seulement du goût qu’ont les nains pour la musique, mais une véritable passion. Tous les nains jouent d’un ou plusieurs instruments, et la plupart ont de belles voix et l’oreille juste. Il leur suffit d’entendre un chant une fois pour s’en rappeler la musique, et une seconde fois pour en savoir les paroles. Roland avait une belle voix de ténor, et il se mit à chanter la ballade poignante avec une exquise sensibilité. Dans la taverne, tout le monde se tut pour l’écouter, et, parmi ces frustes consommateurs, plus d’un s’essuya les yeux à la fin. Le nain écouta, comme en transe, et Rega soupira de soulagement, à l’idée qu’ils avaient un client satisfait de plus. Tout naît d’amour et de pensée ! Terre, air et feu et murmurante mer. D’antique nuit lumière est née, Libre à jamais dans le ciel clair. Quand mort cruelle l’emporta, Cinq fils qui révéraient le roi Eurent à partager l’hoirie Du père bien trop tôt parti. En cinq royaumes réparti Par la volonté de leur père, Le pays revint aux cinq fils Pour paix garder sans plus de guerres. Le premier eut en héritage Champs caressés de douces brises, L’autre reçut mers et rivages Où lentement vagues se brisent. Au troisième forêts et halliers, Frondaisons vertes et ombre douce, Au suivant collines et vallées, Plaines où l’on est bien sur la mousse. Le dernier reçut en partage Le soleil, chaleur et lumière ! Tous cinq fidèles à l’héritage Et à la volonté du père. Chacun sagement gouverna Avec justice son domaine. Chacun sagement écouta De tous les malheurs et les peines. Mais le destin les attendait, Les dressant tous l’un contre l’autre, Car en eux, le désir ardait De vierge pareille à nulle autre. Elle était née noble et très belle, Le cœur tendre et compatissant, Généreuse, bonne et fidèle, Bien propre à séduire un amant. Cinq hommes fiers, tous frères nés, D’amour pour elle s’enflammèrent, Et par Thillia ensorcelés, Tous contre tous partirent en guerre. Les cinq armées s’entrechoquèrent, Les simples fermiers ferraillaient Et les frères qui jadis s’aimaient Tous leurs beaux pays dévastèrent. Debout au milieu du carnage, Écrasée de honte et d’horreur, Thillia rejoignit le rivage Et s’enfuit dormir sous les eaux. Son âme tous les dieux pleurèrent. Les cinq frères, retrouvant raison, Bientôt leur vain combat cessèrent Et promirent expiation. Avec humilité allèrent Rejoindre Thillia sous les eaux, Les vagues leur grandeur clamèrent, Leurs peuples maudissaient les flots. Tout naît d’amour et de pensée ! Terre, air et feu et murmurante mer. D’antique nuit lumière est née, Libre à jamais dans le ciel clair. Rega termina l’histoire. — Le corps de Thillia fut retrouvé, et déposé dans un sanctuaire situé au centre du pays, en un lieu appartenant également aux cinq pays. Les corps de ses amants ne furent jamais retrouvés, et de là est née la légende qu’un jour, quand la nation sera en grand péril, les frères reviendront pour sauver leur peuple ! — Ça m’a plu ! tonitrua le nain, tambourinant de la main sur la table pour exprimer sa satisfaction. Il alla même jusqu’à tapoter le bras de Roland d’un index boudiné, première fois en cinq jours qu’il touchait un humain. — Ça m’a beaucoup plu. C’est bien ça la musique ? Il fredonna la mélodie d’une belle voix de basse. — Oui, messire ! Exactement ! s’écria Roland, très amusé. Voulez-vous que je vous apprenne les paroles ? — Je les ai déjà enregistrées. Ici, dit Barbe-Noire en se tapotant le front. J’apprends vite. — Pas de doute, dit Roland, avec un clin d’œil à Rega, qui sourit. — J’aimerais bien la réentendre, mais il faut que je m’en aille, dit Barbe-Noire avec un regret sincère en se levant. Il faut que j’apprenne la bonne nouvelle à mon peuple. Un instant dégrisé, il ajouta : – Ils seront grandement soulagés. Puis, débouclant sa ceinture, il la jeta sur la table. — Voici la moitié du règlement, comme convenu. Le reste à la livraison. Roland referma vivement la main sur la ceinture et la poussa vers Rega. Elle l’ouvrit, jeta un coup d’œil à l’intérieur, comptant rapidement du regard, puis elle hocha la tête. — Parfait, mon ami, dit Roland, sans prendre la peine de se lever. On se retrouve où vous savez à la fin de la Jachère. Craignant que le nain ne se vexe, Rega se leva et lui tendit la main – paume ouverte pour montrer qu’elle n’avait pas d’arme – avec le geste d’amitié immémorial des humains. Les nains ne connaissent pas cette coutume ! ils ne se sont jamais battus entre eux à aucune époque. Mais Barbe-Noire avait suffisamment fréquenté les humains pour connaître le sens de ce geste. Il fit ce qu’on attendait de lui, et quitta rapidement la taverne, s’essuyant la main sur sa culotte de cuir et fredonnant la « Ballade de Thillia ». — Pas mal pour une soirée, dit Roland, bouclant autour de sa taille la ceinture qu’il dut resserrer de plusieurs crans, car il était beaucoup plus mince que le nain. — Ce n’est toujours pas grâce à toi ! grommela Rega, sortant son raztar{12} de l’étui attaché sur sa cuisse, et en aiguisant ostensiblement les sept lames, avec des regards significatifs à ceux qui semblaient s’intéresser un peu trop à leurs affaires. Je t’ai sauvé la mise. Sans moi, Barbe-Noire serait parti. — Peuh ! même si j’avais voulu lui couper la barbe, il ne se serait pas rebiffé. Il a trop besoin de nous. — Tu sais, dit Rega d’un ton particulièrement sombre et pensif, il avait vraiment peur. — Et alors ? Tant mieux pour les affaires, sœurette, dit Roland avec entrain. Rega jeta un coup d’œil autour d’elle puis se pencha vers lui. — Ne m’appelle pas « sœurette » On va bientôt voyager avec l’Elfe, et une gaffe comme ça peut tout gâcher ! — Désolé, ma petite femme. Roland finit son tord-tripes, et refusa de la tête à regret quand la serveuse lui en proposa un autre du regard. Avec tout cet argent, il lui fallait garder à peu près sa tête à lui. — Ainsi, les nains préparent une attaque de certains villages humains. Sans doute chez les Rois de la Mer. Je me demande si on pourrait leur vendre notre prochain chargement. — Tu ne t’imagines pas que les nains vont attaquer Thillia ? — Et maintenant, qui est-ce qui a des scrupules ? Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Si ce ne sont pas les nains qui attaquent Thillia, ce seront les Rois de la Mer. Et si les Rois de la Mer n’attaquent pas Thillia, Thillia s’attaquera elle-même. Quoi qu’il arrive, c’est bon pour les affaires, comme je te l’ai déjà dit. Posant deux couronnes de bois sur la table, ils quittèrent la taverne. Roland marchait devant, la main sur la garde de son épée en bois de fer. Rega suivait à un ou deux pas, pour garder ses arrières, comme à leur habitude. Ils avaient l’air redoutable, et vivaient depuis assez longtemps à Griffith pour s’être fait une réputation de durs, rapides à la détente et sans pitié. Plusieurs personnes les lorgnèrent en passant mais aucune ne les importuna, et ils arrivèrent sans encombres avec leur argent à la cabane qui leur tenait lieu de chez-soi. Une fois à l’intérieur, Rega ferma la lourde porte de bois et poussa soigneusement le verrou. Jetant un coup d’œil dehors, elle tira devant la fenêtre les haillons servant de rideaux, et fit un signe de tête à l’adresse de Roland. Il souleva la table à trois pieds et la posa devant la porte. Écartant le tapis d’un coup de pied, il découvrit une trappe, et dessous, un trou creusé dans la mousse. Roland jeta la ceinture et l’argent dans le trou, ferma la trappe, et remit dessus le tapis et la table. Rega posa dessus un gros morceau de pain rassis et un bloc de fromage moisi. — À propos, tu le connais l’Elfe, ce Pathan Quindiniar ? Roland mordit dans le pain et s’enfourna une grosse bouchée de fromage. — Non, marmonna-t-il, la bouche pleine. C’est un Elfe, autrement dit, un être évanescent, sauf en ce qui te concerne, ma charmante sœur. — Je suis ta charmante épouse, ne l’oublie pas, dit Rega, taquinant la main de son frère avec une lame de son raztar. Elle se coupa une tranche de fromage. — Tu crois vraiment que ça peut marcher ? — Évidemment. Le type qui m’a donné l’idée dit que ça ne rate jamais. Tu sais que les Elfes sont dingues des humaines. Nous nous présentons comme mari et femme, mais notre union n’est pas exactement passionnée. Tu es affamée de tendresse. Tu flirtes avec l’Elfe, tu l’excites, et quand il pose la main sur toi, tu te rappelles que tu es une épouse respectable et tu pousses des cris d’orfraie. « Je m’élance à ton secours, menace de lui couper les… hum… les oreilles. Il rachète sa vie en nous laissant la marchandise à moitié prix. On vend aux nains pour le prix d’origine, plus un petit quelque chose pour notre « peine », et on est parés pour plusieurs saisons. — Mais après, nous aurons peut-être besoin de négocier de nouveau avec la famille Quindiniar… — Naturellement. Il paraît que l’Elfe femelle qui régente les affaires et la famille est une vieille prude rébarbative. Le petit frère n’osera jamais lui dire qu’il a tenté de briser notre « heureuse union ». Et tu peux être sûre qu’il nous obtiendra des prix très compétitifs la fois suivante. — Ça devrait aller tout seul, reconnut Rega. Attrapant une outre de vin, elle but à la régalade puis la passa à son frère. — À notre heureuse union, mon bien-aimé « mari ». — Et à ton infidélité, ma chère « épouse ». Ils éclatèrent de rire. Drugar sortit de la taverne de La Fleur sauvage, mais il ne quitta pas immédiatement Griffith. Se glissant dans les ombres d’un palmier parasol, il attendit la sortie de ses fournisseurs. Il aurait bien aimé les suivre, mais il connaissait ses limites. Les nains à la lourde démarche sont peu faits pour les filatures discrètes. Et dans la cité humaine de Griffith, il ne pouvait pas se perdre dans la foule. Il se contenta donc de les observer avec attention tandis qu’ils s’éloignaient. Drugar se méfiait d’eux, mais il se serait méfié de sainte Thillia en personne si elle lui était apparue. Il détestait les intermédiaires, et aurait de beaucoup préféré traiter directement avec les Elfes. Mais c’était impossible. Les actuels seigneurs de Thillia avaient conclu avec les Quindiniar un accord selon lequel ceux-ci s'engageaient à ne vendre leurs armes magiques ni aux nains ni aux barbares Rois de la Mer. En retour, les Thilliens leur garantissaient l’achat d’un certain nombre d’armes chaque saison. Un tel accord convenait aux Elfes. Et si des armes elfiennes se retrouvaient en la possession des nains ou des Rois de la Mer, ce n’était certainement pas la faute des Quindiniar. Après tout, comme aimait à le répéter Calandra avec irritation, comment pouvait-on lui demander de distinguer entre un contrebandier humain et un représentant légitime des seigneurs de Thillia ? À ses yeux, tous les humains se ressemblaient. Et leur argent aussi. Juste avant que Roland et Rega disparaissent à sa vue, le nain leva une pierre noire gravée de runes suspendue à son cou par un cordon de cuir. La pierre était ronde et lisse, ses arêtes étaient usées par bien des tendres manipulations, et elle était vieille – plus vieille que le père de Drugar qui était l’un des plus vieux habitants de Pryan. Drugar leva la pierre jusqu’à ce que, de là où il se tenait, elle parût recouvrir Roland et Rega. Le nain traça en l’air la même figure runique que celle qui se trouvait gravée sur la pierre, tout en marmonnant des incantations. Quand il eut achevé, il remit la pierre sous sa chemise, et dit tout haut à l’adresse des deux jeunes gens, qui, tournant un coin de rue, allaient disparaître à sa vue ! — Je n’ai pas chanté les runes à votre intention parce que je vous aime – l’un ou l’autre. J’ai lancé sur vous le charme de protection pour être certain d’obtenir les armes dont mon peuple a besoin. Après la transaction, le charme sera rompu, et que Drakar vous emporte. Crachant par terre, Drugar s’enfonça dans la jungle, se frayant un chemin à coups de machette dans la végétation exubérante. CHAPITRE 4 EQUILAN, LAC ENTHIAL Calandra Quindiniar ne se faisait pas d’illusions sur ses deux clients humains. Elle se doutait qu’il s’agissait de contrebandiers, mais ce n’était pas son problème. Pour Calandra, il n’existait pas d’humain honnête en affaires. À ses yeux, les humains étaient tous des contrebandiers, des truands et des voleurs. C’est donc avec quelque amusement – pour autant qu’elle en pouvait éprouver – qu’elle regardait Aléatha quitter la maison, et traverser le jardin de mousse jusqu’à la voiture. La brise soufflant dans la canopée gonflait en vertes ondulations les plis de sa robe légère. Pour l’heure, la mode elfienne était aux tailles basses et ajustées, aux hauts cols empesés et aux jupes droites. Cette mode ne seyait pas à Aléatha qui, par conséquent, l’ignorait. Sa robe était décolletée pour découvrir ses belles épaules, avec un corsage à balconnet qui mettait sa poitrine en valeur, et de longues jupes de mousseline brodée dont les souples drapés accentuaient la grâce de ses mouvements. Cette mode faisait fureur à l’époque de leur mère, et toute femme ordinaire – comme moi, se disait Calandra – vêtue ainsi aurait paru fagotée. Mais auprès d’Aléatha, c’étaient les autres qui semblaient démodées. Elle était arrivée à la remise des voitures. Elle tournait le dos à Calandra, qui savait pourtant ce qui se passait. Aléatha souriait à l’esclave humain en train de l’aider à prendre place dans le véhicule. Le sourire d’Aléatha était parfaitement convenable – yeux baissés comme l’exigeait la décence, visage presque caché par les larges bords de son chapeau garni de roses. Sa sœur n’aurait pu la prendre en défaut. Mais Calandra, qui la regardait depuis la maison, connaissait toutes les petite manœuvres de sa cadette. Les paupières étaient peut-être baissées, mais les yeux violets ne l’étaient pas et étincelaient sous les longs cils. La bouche pulpeuse était légèrement entrouverte, la langue passant doucement sur la lèvre supérieure pour qu’elle fût toujours humide. L’esclave humain, torse nu dans la chaleur du mi-cycle, était grand, avec des muscles bien dessinés par les durs travaux. Il portait la culotte de peau moulante qu'affectionnaient les humains. Calandra le vit rendre son sourire à Aléatha, mettre un temps infini pour l’aider à monter en voiture, vit sa sœur s’arranger pour effleurer au passage le corps de l’homme. La main gantée d’Aléatha s’attarda même un instant sur celle de l’esclave ! Puis, elle eut le toupet de se pencher par la portière, relevant le bord de son chapeau, pour faire un signe d’adieu à Calandra ! L’esclave, suivant son regard, se rappela soudain ses devoirs. La voiture était faite de feuilles de blathane tressées en forme de panier ouvert à l’avant, et retenu par des « haleurs » accrochés à un solide câble partant de la maison Quindiniar et s’enfonçant dans la jungle. Réveillés de leur léthargie perpétuelle, les haleurs étaient remontés le long du câble en tirant la voiture vers la maison ! retournant à leur somnolence, ils allaient se laisser glisser à nouveau, entraînant la voiture jusqu’à une station où Aléatha monterait dans un autre véhicule dont les haleurs l’amèneraient à destination. L’esclave poussa la voiture qui s’ébranla, et Calandra regarda sa sœur, ses voiles verts flottant au vent, dans la jungle. Calandra eut un sourire dédaigneux devant l’esclave, allongé à son poste, et qui suivait la voiture d’un regard admiratif. Quels imbéciles que ces humains ! Pas même capables de se rendre compte qu’on se moquait d’eux. Aléatha était émancipée, mais elle réservait ses frasques à des hommes de sa caste. Elle flirtait avec les humains parce que c’était amusant d’observer leurs réactions bestiales. Aléatha, comme sa sœur aînée, aurait préféré se laisser embrasser par son chien plutôt que par un humain. Pathan, c’était une autre histoire. S’asseyant à son bureau, Calandra décida d’envoyer la fille de cuisine travailler à l’armurerie. Renversée sur le siège de la voiture, jouissant de la fraîcheur de la brise qui soufflait dans les arbres, Aléatha repassait dans sa tête l’anecdote dont elle allait régaler certain invité du seigneur Durndrun, et où elle éveillait la passion d’un esclave humain. Naturellement, elle corrigerait un peu la vérité. — Je vous jure, seigneur, que sa grosse main s’est refermée sur la mienne au point de l’écraser ! Puis, l’animal a eu l’audace de presser contre le mien son corps couvert de sueur ! — Quelle horreur ! s’écrierait le seigneur Chose, rouge d’indignation… ou peut-être à la pensée de ces corps pressés l’un contre l’autre. Il se pencherait vers elle. — Et qu’avez-vous fait ? — Je l’ai ignoré, naturellement. C’est la seule façon de contenir ces brutes, après le fouet, bien sûr. Mais je pouvais difficilement le fouetter, n’est-ce pas ? — Non, mais moi, je pourrais ! s’écrierait le seigneur, galant. — Oh, Théa, tu affoles les esclaves avec tes agaceries ! Aléatha sursauta. D’où sortait cette voix contrariante ? Un Pathan imaginaire envahissait sa rêverie. Rajustant son chapeau que la brise menaçait d’emporter, Aléatha se promit de s’assurer que son frère était occupé ailleurs avant de raconter sa palpitante petite histoire. Pathan était gentil et n’aurait jamais volontairement privé sa sœur d’un plaisir, mais il était d’une candeur désespérante. La voiture arriva au bout de son câble, à la station où un autre esclave humain – très laid celui-là, Aléatha ne lui accorda pas un regard – l’aida à descendre. — Chez le seigneur Durndrun, l’informa-t-elle d’un ton froid. L’esclave l’aida à monter dans l’une des voitures à l’arrêt, attachées à des câbles qui partaient dans toutes les directions. Il poussa les haleurs, qui s’animèrent, et la voiture descendit encore plus bas dans la jungle et dans la cité d’Equilan. Ces voitures étaient prévues pour la commodité des riches, qui payaient un abonnement aux autorités pour leur usage. Ceux qui n’avaient pas les moyens de s’abonner devaient se contenter des ponts de lianes enjambant la jungle, et qui allaient de maison à maison, de boutique à boutique, de maison à boutique, et vice versa. Ils avaient été construits à l’époque de la fondation d’Equilan par les premiers colons elfiens, pour unir les quelques maisons et commerces installés dans les arbres, hors de portée d’ennemis potentiels. Le réseau des ponts avait grandi en même temps que la ville, sans ordre ni plan précis, se contentant de relier les maisons entre elles et au cœur de la ville. Equilan avait prospéré, de même que ses habitants. La cité comptait maintenant des milliers d’Elfes, et presque autant de ponts. Il était très difficile de trouver son chemin à pied, même pour les natifs. Quiconque avait un nom dans la société elfienne ne s’aventurait jamais sur les ponts, sauf, parfois, pour s’encanailler un peu durant un temps-nuit. Toutefois, ces ponts constituaient une excellente défense contre les voisins humains des Elfes, qui avaient convoité un temps les demeures elfiennes de la canopée. À mesure que le temps passait et qu’Equilan devenait plus prospère et plus sûre, les humains du norinth avaient décidé de laisser les Elfes en paix et de se battre entre eux. Thillia était divisé en cinq royaumes, dont chacun était l’ennemi des quatre autres, et que les Elfes armaient tous impartialement. Les familles royales elfiennes et les bourgeois enrichis avaient construit leurs habitations de plus en plus haut dans les arbres. La maison de Lenthan Quindiniar était située sur la plus haute « colline{13} » d’Equilan – ce qui marquait son standing aux yeux des bourgeois ses frères, sinon à ceux des membres de la famille royale, qui habitaient sur les rives du lac Enthial. Lenthan pouvait acheter et vendre la plupart des résidences du lac, mais il ne serait jamais autorisé à y vivre. À la vérité, Lenthan ne le désirait pas. Il était très satisfait de sa demeure, qui lui offrait une belle vue sur les étoiles et une vaste clairière dans la végétation pour lancer ses fusées. Mais Aléatha s’était mis en tête d’habiter au bord du lac. Elle s’achèterait la noblesse avec son charme, son corps, et sa part d’héritage à la mort de son père. Mais elle n’avait pas encore décidé quel duc, comte, baron ou prince elle se paierait. Ils étaient tous si ennuyeux. Elle continuait donc à chercher, espérant en trouver un moins assommant que les autres. La voiture s’arrêta doucement devant la somptueuse maison du seigneur Durndrun. Un esclave humain s’avança pour aider Aléatha à descendre, mais un jeune seigneur, qui arrivait au même instant, le priva de cet honneur. Le jeune seigneur était marié ! mais Aléatha lui octroya quand même un sourire charmeur. Fasciné, il abandonna son épouse aux services de l’esclave et s’éloigna au bras d’Aléatha. Repassant dans sa tête sa liste soigneusement tenue à jour des membres de la famille royale, Aléatha reconnut dans le jeune seigneur un cousin proche de la reine, et propriétaire de la quatrième des plus belles maisons du lac. Elle lui permit de la présenter à leurs hôtes, lui demanda de lui faire faire le tour de la maison (qu’elle avait déjà visitée plusieurs fois) et accepta en rougissant, quoique avec enthousiasme, une promenade plus intime dans le jardin ombreux. La maison du seigneur Durndrun, comme toutes les maisons du lac Enthial, était construite sur le bord supérieur d’un vaste bassin de mousse. Les résidences de la noblesse étaient dispersées sur tout le pourtour. Le palais de Sa Majesté la Reine se dressait à l’extrémité la plus éloignée de la ville, loin de la foule de ses sujets. Toutes les autres demeures faisaient face au palais, comme pour lui rendre un hommage perpétuel. Au centre du bassin s’étendait le lac, sur un épais lit de mousse niché entre les bras des arbres gigantesques. La plupart des lacs de la région, au fond constitué de mousse, étaient d’un beau vert cristallin. Mais grâce à la présence d’une variété de poissons très rare (offerte à Sa Majesté par le père de Lenthan Quindiniar), les eaux du lac Enthial étaient d’un bleu étonnant, et considérées comme l’une des merveilles d’Equilan. La vue, qu’elle connaissait depuis longtemps et qu’elle avait pour but de faire sienne, laissa Aléatha indifférente. Elle avait déjà été présentée au seigneur Daidlus, mais elle n’avait jamais remarqué jusque-là qu’il était intelligent, spirituel, et pas mal de sa personne. Assise près du jeune seigneur admiratif sur un banc en bois de tek, Aléatha s’apprêtait à lui raconter l’histoire de l’esclave quand une voix joyeuse l’interrompit. — Ah, te voilà, Théa. J’ai appris que tu étais là. C’est vous, Daidlus ? Vous savez que votre femme vous cherche ? Et elle n’a pas l’air contente. Le seigneur Daidlus n’eut pas l’air content non plus. Il foudroya du regard Pathan qui le considérait de l’air candide et légèrement anxieux de celui qui ne cherche qu’à rendre service à un ami. Aléatha fut tentée de retenir le jeune seigneur et de se débarrasser de Pathan, mais elle se dit que ce ne serait pas mal de laisser mijoter son soupirant. De plus, elle avait besoin de parler à son frère. — Vous me voyez confuse, seigneur, dit-elle avec une rougeur des plus seyantes. Je vous arrache à votre famille. C’est bien inconsidéré et égoïste de ma part, mais votre compagnie est si agréable… Pathan se croisa les bras, et, adossé au mur du jardin, observa la scène avec intérêt. Le seigneur Daidlus se récriait, affirmant qu’il pouvait rester éternellement auprès d’elle. — Non, non, seigneur, dit Aléatha, rejoignez votre femme. J’insiste. Elle lui tendit sa main à baiser. Le jeune seigneur s’exécuta avec plus d’ardeur que la bonne société n’aurait trouvé séant. — J’aurais tant voulu connaître la fin de votre histoire, dit-il, éperdu. — Vous la connaîtrez, seigneur, répondit Aléatha, baissant les yeux, mais laissant filtrer des étincelles violettes entre ses cils. Vous la connaîtrez. Le jeune homme s’arracha à sa présence. Pathan s’assit sur le banc près de sa sœur qui ôta son chapeau et s’en éventa. — Désolé, Théa. Ai-je interrompu quelque chose ? — Oui, mais c’est tant mieux. Les choses allaient trop vite. — Il est marié et heureux en ménage, tu sais. Et il a trois petits enfants. Aléatha haussa les épaules. Ça ne l’intéressait pas. — Un divorce provoquerait un scandale épouvantable, continua Pathan, respirant la fleur piquée dans la boutonnière de sa longue veste vague de lin blanc, qu’il portait sur un pantalon blanc resserré aux chevilles. — L’argent de Papa étoufferait le scandale. — Il faudrait que la reine accorde le divorce. — L’argent de Papa l’achèterait. — Callie serait furieuse. — Non. Elle serait trop contente de me voir enfin honorablement mariée. Ne t’inquiète pas pour moi, mon cher frère. Tu as tes problèmes à toi. Callie te cherchait cet après-midi. — Vraiment ? dit Pathan, essayant de prendre l’air indifférent. — Oui, et rien que son expression aurait suffi à déclencher un des engins infernaux de Papa. — Pas de chance. Elle a donc parlé au cap’taine ? — Oui, je crois. Je n’ai pas dit grand-chose. Je ne voulais pas qu’elle se lance dans ses récriminations, sinon, j’y serais encore. Une histoire de prêtre humain ? Je… Au nom d’Orn, qu’est-ce que c’était ? — Le tonnerre, dit Pathan, levant les yeux vers l’épaisse voûte végétale qui cachait le ciel. Sans doute qu’un orage se prépare. Zut. Ça veut dire qu’on ne va pas canoter. — Pas possible. Il est encore trop tôt. De plus, j’ai senti le sol trembler. Pas toi ? — C’est peut-être Callie qui me traque. Pathan ôta la fleur de sa boutonnière et se mit à en effeuiller les pétales qu’il jetait à mesure sur les jupes de sa sœur. — Je suis ravie que tu le prennes si bien, Pat. Attends qu’elle réduise ta pension. Alors, qu’est-ce que c’est que cette histoire de prêtre humain ? Pathan se rassit sur le banc, les yeux sur la fleur qu’il effeuillait, son jeune visage empreint d’une gravité inaccoutumée. — Quand je suis rentré de mon dernier voyage, Théa, le changement survenu chez Papa m’a choqué. Toi et Callie, vous ne vous en apercevez pas, parce que vous êtes tout le temps avec lui. Mais… il avait l’air tellement… je ne sais pas… gris, je dirais. Et accablé. Aléatha soupira. — Tu l’as surpris dans un de ses moments de lucidité. — Oui. Et ses maudites fusées qui ne montent même pas jusqu’au sommet des arbres, et encore moins jusqu’aux étoiles ! Il n’arrêtait pas de parler de Maman… tu sais ce que c’est ! — Oui, je sais ce que c’est. Aléatha se mit à arranger les pétales sur sa jupe, formant machinalement comme une tombe minuscule. — Je voulais l’égayer, alors j’ai dit la première bêtise qui m’est passée par la tête. « Pourquoi ne pas faire venir un prêtre humain ? Ils savent beaucoup de choses sur les étoiles, parce que c’est de là qu’ils prétendent être venus. Ils disent que les étoiles sont en réalité des villes et tout et tout. » Bref, continua Pathan, l’air assez content de lui, ça a eu l’air de lui remonter le moral. Je ne l’avais pas vu si excité depuis le jour où sa fusée est tombée sur la décharge de la ville. — Tout ça, c’est très bien pour toi, Pat, dit Aléatha, dispersant les pétales d’une main irritée. Tu repars en voyage. Mais Callie et moi, nous allons avoir cet abruti sur les bras ! C’était déjà assez de ce vieil astrologue libidineux ! — Désolé, Théa, je n’ai pas réfléchi. À le voir et à l’entendre, Pathan regrettait sincèrement son étourderie. Le côté le plus sympathique des Quindiniar, c’était l’amour et l’affection qu’ils se portaient les uns aux autres – amour qui, malheureusement, ne s’étendait pas au reste du monde. Pathan prit la main de sa sœur et la serra. — Mais aucun prêtre humain ne viendra. Je les connais, tu sais, et… Le lit de mousse se souleva soudain sous leurs pieds puis retomba. Leur banc frémit et trembla, une onde rida la surface lisse du lac, et un grondement de tonnerre, parti de sous leurs pieds, accompagna le frémissement du sol. — Ça, ce n’était pas un orage, dit Aléatha, regardant autour d’elle, alarmée. Pathan se leva, soudain grave. — Je crois, Théa, que nous ferions bien de rentrer à l’intérieur. Il tendit la main à sa sœur qui se leva sans hâte et rassembla ses jupes avec le plus grand calme. — Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? — Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Pathan, pressant le pas. Ah, Durndrun ! Qu’est-ce qui se passe ? Une nouvelle attraction ? — Si seulement c’était cela, dit le seigneur, apparemment très préoccupé. Cela a provoqué une grande lézarde dans le mur de la salle à manger, et précipité Mère dans une crise de nerfs ! Les grondements recommencèrent, plus forts cette fois. Le sol frémit et trembla. Pathan trébucha contre un arbre. Aléatha, pâle mais calme, se raccrocha à une liane grimpante. Le seigneur Durndrun tomba, et faillit être écrasé par une statue qui s’abattait. Le tremblement de terre dura le temps de trois respirations, puis cessa. Une odeur étrange s’éleva de la mousse – une odeur froide et humide. Une odeur de ténèbres. L’odeur d’un être vivant dans les ténèbres. Pathan s’approcha pour aider le seigneur à se relever. — Je crois, dit Durndrun à voix basse pour n’être entendu que de Pathan, que nous devrions nous armer. — Oui, acquiesça Pathan à voix basse, regardant sa sœur à la dérobée. J’allais le proposer moi-même. Aléatha avait entendu et compris. Un frisson de peur la parcourut, sensation nouvelle et plutôt agréable. Il est certain que cela donnait de l’intérêt à une soirée qui s’annonçait par ailleurs assez ennuyeuse. — Si vous voulez bien m’excuser, messieurs, dit-elle, remettant son chapeau de la plus seyante façon, je vais à la maison voir si je peux être de quelque utilité à la douairière. — Merci, Mademoiselle Quindiniar. Je vous en serais reconnaissant. Comme elle est brave, ajouta le seigneur Durndrun, en la regardant se diriger sans peur vers la maison. La moitié des autres femmes glapissent de frayeur, et l’autre moitié s’est évanouie. Votre sœur est une femme remarquable ! — N’est-ce pas ? dit Pathan, réalisant que sa sœur s’amusait beaucoup. Quelles armes avez-vous ? Se hâtant vers la maison, le seigneur lança un regard à son jeune compagnon. — Quindiniar, dit-il en se rapprochant et en le prenant par le bras, vous ne pensez pas que cela a quelque chose à voir avec les rumeurs dont vous m’avez fait part l’autre jour ? Vous savez, les… euh… géants ? — J’ai parlé de géants ? dit Pathan, l’air penaud. Par Orn, vous aviez dû servir du vin très fort ce soir-là, Durndrun ! — Tout compte fait, peut-être que ces rumeurs n’en sont pas, dit Durndrun, l’air sombre. Pathan réfléchit à la nature des grondements, à l’odeur de ténèbres, et il hocha la tête. — Nous pourrions bien regretter que ce ne soient pas des géants, seigneur. Ils arrivèrent à la maison, où ils se mirent à passer en revue les armes de Sa Seigneurie. D’autres jeunes gens se joignirent à eux, criant et gesticulant, aussi hystériques que leurs femmes, se dit Pathan. Il les considérait avec un mélange d’amusement et d’impatience, quand il réalisa que tous avaient les yeux braqués sur lui, l’air très grave. — Qu’est-ce que nous devrions faire, à votre avis ? demanda le seigneur Durndrun : — Je… je… vraiment… bredouilla Pathan, déconcerté, promenant son regard sur la trentaine de nobles rassemblés dans la pièce. Je veux dire, je suis sûr que… — Allons, allons, Quindiniar, dit sèchement le seigneur Durndrun. De nous tous, vous êtes le seul qui ait voyagé dans le monde. Le seul qui ait de l’expérience. Il nous faut un chef, et vous êtes l’homme de la situation. Et s’il arrive quelque chose, c’est moi qui serai blâmé, se dit Pathan, avec un sourire ironique. Les grondements reprirent, assez puissants cette fois pour faire tomber à genoux la plupart des Elfes. Les femmes et les enfants, rassemblés dans la maison pour plus de sûreté, se remirent à gémir et à hurler. Pathan entendait des bruits de branches brisées dans la jungle, les croassements d’oiseaux effrayés. — Regardez ! Regardez ça ! Le lac ! s’écria un jeune seigneur d’une voix rauque. Toutes les têtes se tournèrent. Le lac se soulevait, bouillonnait, et soudain surgit du sein des eaux un monstrueux corps vert couvert d’écailles qui se darda vers le ciel, puis disparut sous la surface. — Ah, c’est bien ce que je pensais, murmura Pathan. — Un dragon ! s’écria le seigneur Durndrun. Mon Dieu, Quindiniar, qu’est-ce qu’on va faire ? — Je crois, dit Pathan en souriant, que nous devrions tous aller prendre un verre qui sera sans doute le dernier. CHAPITRE 5 EQUILAN, LAC ENTHIAL Aléatha regretta immédiatement d’avoir rejoint les femmes. La peur est une maladie contagieuse, et elle régnait en maîtresse au salon. Les hommes avaient sans doute aussi peur que leurs épouses, mais faisaient bonne contenance – au moins pour sauver la face vis-à-vis des autres. Les femmes, non seulement pouvaient, mais devaient, s’abandonner à leurs terreurs. Car, dans la société, même la peur a son code de conduite. La douairière – mère du seigneur Durndrun, et souveraine absolue de la maison, car son fils n’était pas encore marié – avait toute priorité dans l’hystérie. Elle avait le privilège de l’âge et du rang, et elle était chez elle. En conséquence, aucune des assistantes n’avait le droit de manifester autant d’épouvante. (On tournait le dos à une simple duchesse qui s’était évanouie dans un coin.) La douairière était prostrée sur un divan, et sa femme de chambre, en larmes, essayait de la ranimer – lui bassinant les tempes à l’eau de lavande, frictionnant d’essence de rose sa gorge opulente, qui se gonflait en vains efforts pour reprendre son souffle. — Oh !… oh !… oh !… hoquetait-elle, la main sur le cœur. Les épouses éplorées tournaient autour d’elle en se tordant les mains, s’étreignant parfois avec un sanglot étouffé. La peur des mères s’était communiquée aux enfants, qui, d’abord simplement curieux, hululaient maintenant en chœur et se jetaient dans les jambes de tout le monde. — Oh !… oh !… oh !… gémissait la douairière, virant légèrement au bleu. — Claquez-la, suggéra froidement Aléatha. La femme de chambre parut tentée, mais les épouses parvinrent à sortir de leur stupeur le temps de paraître choquées. Aléatha haussa les épaules et se dirigea vers les grandes portes-fenêtres ouvrant sur la vaste véranda, face au lac. Derrière elle, les spasmes de la douairière se calmèrent. Peut-être avait-elle entendu la suggestion d’Aléatha et vu se préparer la main de sa femme de chambre. — On n’entend rien depuis quelques minutes, haleta une comtesse. C’est peut-être terminé. Un silence suivit cette remarque. Ce n’était pas terminé. Aléatha le savait, et toutes les autres le savaient aussi. Pour le moment, le calme régnait, mais c’était un calme terrible, lourd et angoissant, qui faisait regretter à Aléatha les gémissements de la douairière. Les femmes se pelotonnaient les unes contre les autres, les enfants pleurnichaient. Les grondements reprirent. La maison trembla de façon alarmante. Les fauteuils glissèrent sur le sol, les bibelots tombèrent des tables et se brisèrent par terre. Celles qui le purent se raccrochèrent à n’importe quoi, les autres furent renversées. De son poste d’observation près de la fenêtre, Aléatha vit le grand corps vert écailleux s’élever hors du lac. Heureusement, aucune de ses compagnes ne vit la créature. Aléatha se mordit les lèvres pour ne pas crier. Puis tout disparut, si vite qu’Aléatha se demanda si elle n’avait pas été le jouet de son imagination. Les grondements cessèrent. Les hommes couraient vers la maison, son frère au premier rang. Aléatha ouvrit la porte-fenêtre et dévala le large perron. — Pathan ! Qu’est-ce que c’était ? dit-elle, saisissant son frère par la manche. — Un dragon, j’en ai peur, Théa, répondit-il. — Qu’est-ce qu’on va faire ? Pathan réfléchit à la question. — On va tous mourir, j’imagine. — Ce n’est pas juste, protesta Aléatha, tapant du pied. — Non, sans doute. Il trouvait plutôt curieuse la réaction de sa sœur en cette situation désespérée, mais il lui tapota la main, rassurant. — Dis donc, Théa, tu ne vas pas te laisser aller comme les autres, hein ? L’hystérie n’est pas seyante du tout ! Aléatha porta les mains à ses joues, rouges et brûlantes. Il a raison, se dit-elle, je dois être à faire peur. Prenant une profonde inspiration, elle se força à se détendre, lissa ses cheveux et rajusta les plis de ses jupes. Le sang quitta ses joues et elle retrouva son teint habituel. — Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda-t-elle d’une voix ferme. — Nous les hommes, nous allons nous armer. Orn m’est témoin que c’est inutile, mais nous pourrons peut-être tenir le monstre en respect quelque temps. — Et les gardes de la reine ? De l’autre côté du lac, on voyait la garde du palais sous les armes, chaque homme se ruant à son poste. — Ils protègent Sa Majesté, Théa. Ils ne peuvent pas quitter le palais. J’ai une idée. Rassemble les femmes et les enfants et emmène-les dans les caves. — Non, je ne veux pas mourir dans un trou comme un rat ! Pathan scruta le visage de sa sœur, évaluant son courage. — Aléatha, il y a quelque chose que tu peux faire. Il faut aller en ville prévenir l’armée. Nous avons besoin de tous les hommes ici, et aucune femme n’est en état d’y aller. Le plus rapide, c’est de prendre la voiture, et si la bête nous prend de vitesse… Aléatha eut la claire vision de l’énorme tête du dragon sortant de l’eau et coupant les câbles de la voiture. Elle se représenta la chute vertigineuse… Puis elle s’imagina enfermée dans les caves avec la douairière. — J’y vais, dit-elle, soulevant ses jupes. — Attends, Théa ! Écoute ! N’essaie pas d’aller dans la ville. Tu te perdrais. Va jusqu’au poste de garde du côté var. Tu feras une partie du chemin en voiture, et tu devras finir à pied, mais on voit la guérite depuis la première station. Elle est construite dans les branches d’un karabinier. Dis-leur… — Pathan ! Le seigneur Durndrun sortait en courant de la maison, carquois et arbalongue à la main. Il tendait le bras vers le lac. — Qui diable se promène sur la rive ? Je croyais bien qu’on avait rassemblé tout le monde. — Je le croyais aussi, dit Pathan, étrécissant les yeux. Le soleil qui se réverbérait sur le lac l’aveuglait. Oui, incontestablement, une silhouette bougeait au bord de l’eau. — Passez-moi votre arbalongue. J’y vais. Nous avons peut-être oublié quelqu’un dans la confusion. — Là-bas… là-bas… avec le dragon ? Le seigneur Durndrun fixait Pathan, stupéfait. Comme toujours, Pathan avait parlé sans réfléchir. Mais avant qu’il ait pu se dérober, le seigneur Durndrun lui avait mis l’arbalongue dans la main, marmonnant des promesses de médaille de la bravoure. À titre posthume, sans aucun doute. — Pathan ! s’écria Aléatha en lui saisissant le bras. L’Elfe serra la main de sa sœur, puis la confia au seigneur Durndrun. — Aléatha propose d’aller chercher l’ombregarde.{14} — Cœur vaillant ! murmura le seigneur Durndrun, baisant la main glacée d’Aléatha. me vaillante ! ajouta-t-il, la regardant avec une fervente admiration. — Pas plus vaillante que vous qui restez ici, seigneur. J’ai l’impression de déserter. Aléatha prit une profonde inspiration. — Sois prudent, dit-elle à son frère avec le plus grand calme. — Toi aussi, Théa. Son arme à la main, Pathan prit sa course vers le lac. Aléatha le regarda s’éloigner, épouvantablement oppressée – comme la nuit où sa mère était morte. — Mademoiselle Aléatha, permettez-moi de vous accompagner, dit le seigneur Durndrun, qui n’avait pas lâché sa main. — Non, seigneur ! Ce serait folie ! répondit vivement Aléatha, l’estomac noué. Pourquoi Pathan était-il parti ? Pourquoi l’avait-il abandonnée ? Elle voulait seulement s’éloigner de cet affreux endroit. — On a besoin de vous ici. — Aléatha ! Vous êtes si brave, si belle ! dit-il, l’attirant à lui par la taille, pressant ses lèvres sur sa main. Si par miracle, nous échappons à ce monstre, je veux que vous m’épousiez ! Aléatha sursauta, oubliant sa peur. Le seigneur Durndrun était un noble du plus haut rang, et l’un des Elfes les plus riches d’Equilan. Il s’était toujours montré courtois à son regard, mais sans plus. Pathan l’avait aimablement informée qu’il la trouvait trop « émancipée », et d’un comportement inconvenant. Apparemment, il venait de changer d’avis. — Seigneur ! Je vous en prie, laissez-moi partir ! Aléatha se débattit, quoique mollement, pour desserrer l’étreinte. — Je sais. Je ne m’opposerai pas à votre projet héroïque ! Mais promettez-moi d’être mienne si nous survivons. Aléatha cessa de se débattre et baissa modestement les yeux. — La situation est critique, seigneur. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Si nous survivons, je n’exigerai pas que Votre Seigneurie tienne sa promesse. Mais… murmura-t-elle en se rapprochant, je vous promets d’écouter si vous me refaites la demande. Aléatha s’écarta avec une profonde révérence, tourna les talons et se mit à courir avec grâce vers les voitures. Elle savait qu’il la suivait des yeux. Je l’aurai. Je serai Dame Durndrun – et je deviendrai première dame d’honneur de la reine à la place de la douairière. Aléatha souriait aux anges dans sa course, retroussant ses jupes pour ne pas trébucher. La douairière s’était évanouie pour un dragon. Qu’est-ce que ce serait quand elle apprendrait la nouvelle ! Son fils unique, neveu de Sa Majesté, épousait Aléatha Quindiniar, roturière fortunée. Ce serait le scandale de l’année. Il ne restait qu’à prier la bienheureuse Mère de les faire survivre à ce péril ! Pathan descendit la pelouse en pente douce vers le lac. Le sol se remit à trembler, et il s’arrêta pour regarder autour de lui, cherchant des yeux le dragon. Mais les tremblements cessèrent presque aussitôt, et le jeune Elfe repartit. Il se posait des questions sur lui-même et sur son courage. Il maniait très bien l’arbalongue, mais cette arme chétive ne lui serait pas d’un grand secours contre un dragon. Par le sang d’Orn ! Qu’est-ce que je fais là ? Après avoir mûrement réfléchi à l’abri d’un buisson d’où il avait une bonne vue sur le lac, il décida qu’il n’était pas poussé par le courage, mais par la curiosité – ce péché mignon de sa famille, qui l’avait mise en difficulté bien des fois. L’être qui se promenait près du lac commençait à le plonger dans une immense perplexité. Il voyait maintenant que c’était un homme, et qu’il ne faisait pas partie du groupe des invités. Il n’appartenait même pas à leur race ! C’était un humain – et assez vieux, à en juger par son apparence ! de longs cheveux blancs cascadaient dans son dos, et une longue barbe blanche cascadait sur sa poitrine. Il portait une longue robe grisâtre toute crottée. Un chapeau conique, élimé et qui avait perdu sa pointe, chancelait précairement sur sa tête. On aurait dit, chose invraisemblable, qu’il venait de sortir du lac ! Debout au bord de l’eau, indifférent au danger, le vieillard essorait sa barbe en scrutant la surface avec un marmonnement inaudible. — Un esclave, sans doute, dit Pathan. Mais je ne comprends pas qu’on garde un esclave si vieux et décrépit. Hé, là-bas ! Vieillard ! Jetant toute prudence à Orn, il descendit la pelouse en courant. Le vieillard ne lui prêta pas la moindre attention. Ramassant une longue canne en bois qui avait vu des jours meilleurs, il se mit à tâter dans l’eau à droite et à gauche ! Pathan croyait voir le corps écailleux sortir en sifflant des profondeurs ! La respiration paralysée, il s’arrêta, les poumons en feu. — Non ! Vieillard ! Père ! cria-t-il en humain qu’il parlait couramment, et donnant à l’inconnu le nom par lequel les humains s’adressaient à tout homme d’un certain âge. Père ! Écartez-vous ! Père ! — Hé ? Le vieillard se retourna et regarda Pathan, l’œil vitreux. — Fiston ? C’est toi, mon garçon ? Jetant sa canne, il ouvrit grand les bras, geste qui faillit le faire tomber à la renverse. — Sur mon cœur, fiston ! Viens voir ton papa ! Pathan voulut retenir son élan pour rattraper le vieillard qui titubait sur la rive. Mais il glissa dans l’herbe humide, tomba à genoux, et le vieillard bascula dans le lac, où il atterrit dans une gerbe d’éclaboussures. Des mâchoires ruisselantes, sortant de l’eau, allaient les couper en deux… Pathan plongea derrière le vieillard, le rattrapa – par la barbe ? par une manche ? – et le traîna, toussant et crachotant, sur la rive. — C’est du beau pour un fils de traiter ainsi son père ! s’écria le vieillard, foudroyant Pathan du regard. Me jeter dans le lac ! — Je ne suis pas votre fils, pè… messire, je veux dire. C’était un accident, dit Pathan, remontant la colline en traînant le vieillard à sa suite. Il faut absolument partir d’ici ! Il y a un dragon… Le vieillard se figea sur place. Pathan, déséquilibré, faillit tomber. Il tira brusquement le vieillard, pour le faire repartir, mais autant essayer de déplacer un arbre ! — Pas sans mon chapeau, dit le vieillard. — À Orn votre chapeau ! Les dents crispées, Pathan jeta un coup d’œil vers le lac, s’attendant à voir l’eau bouillonner d’une seconde à l’autre. — Espèce de vieux fou ! Il y a un drag… Il se tourna vers le vieillard, le regarda, stupéfait, et ajouta, exaspéré ! — Vous l’avez sur la tête, votre chapeau ! — Ne me mens pas, fiston, dit le vieillard avec irritation. Il se pencha pour ramasser sa canne, et son chapeau lui glissa sur les yeux. — Par Dieu, je suis aveugle ! dit-il avec horreur, tâtonnant autour de lui. — C’est votre chapeau ! Pathan bondit et lui ôta son chapeau d’un coup sec. — Le chapeau, le chapeau ! s’écria-t-il en l’agitant sous le nez du vieux. — Ce n’est pas le mien, dit le vieillard, l’air soupçonneux. Vous l’avez changé. Le mien était en bien meilleur état… — Allons, venez ! s’écria Pathan, réprimant une folle envie de rire. — Ma canne, glapit le vieux, se campant fermement, et refusant de bouger. Pathan avait bien envie de le laisser là prendre racine dans la mousse si ça lui chantait, mais le jeune Elfe n’avait pas le cœur à voir quiconque se faire dévorer par un dragon – même un humain. Retournant en arrière, il récupéra la canne, la fourra dans la main du vieillard, et l’entraîna vers la maison. L’Elfe craignait que le vieillard n’ait du mal à le suivre, car le chemin était long et pentu. Pathan lui-même commençait à haleter et ses jambes peinaient dans l’effort. Mais le vieillard, apparemment doué d’une vigueur peu commune, suivit gaillardement, plantant à chaque pas sa canne dans la mousse. — Dis donc, je crois qu’il y a quelque chose qui nous suit ! s’écria soudain le vieillard. — Vraiment ? Pathan pivota sur lui-même. — Où ça ? Le vieillard agita sa canne, manquant d’assommer Pathan. — Je vais l’anéantir, par tous les dieux… — Assez ! Tout va bien ! dit l’Elfe, immobilisant la canne de la main. Il n’y a rien. Je croyais que vous disiez… que quelque chose nous suivait. — Alors, si tout va bien, pourquoi me fais-tu monter cette maudite colline au pas de charge ? — Parce qu’il y a un dragon dans le lac. — Le lac ! La barbe frémissante, le vieillard darda ses regards dans toutes les directions. — Ainsi, c’est là qu’il se cache ! Il a fait exprès de me jeter dedans ! Le vieillard brandit le poing en direction du lac. — Tu me le paieras, espèce de ver de terre monté en graine ! Sors de là ! Sors, que je te voie ! Jetant sa canne, le vieillard retroussa ses manches trempées. — Je t’attends. Oui, canaille, je vais te lancer un sort à te faire sortir les yeux des orbites ! — Une minute ! dit Pathan, qui sentait sa sueur se glacer. Vous voulez dire, vieillard, que ce dragon… est à vous ? — À moi ? Naturellement que tu es à moi, espèce d’avorton de reptile ! — Vous voulez dire que le dragon est sous votre contrôle ? dit Pathan, qui respirait mieux tout d’un coup. Vous devez être un magicien. — Vraiment ? dit le vieillard, apparemment stupéfait de la nouvelle. — Vous devez être un magicien, et puissant, en plus, pour commander un dragon. — Eh bien… euh… à vrai dire, fiston, dit le vieillard, se caressant la barbe avec embarras, c’est une question qui n’est pas tout à fait éclaircie entre nous – le dragon et moi. — Quelle question ? De nouveau, Pathan sentit son estomac se nouer. — La question de savoir lequel commande l’autre. Non que je doute que ce soit moi ! C’est le… euh… dragon qui passe son temps à l’oublier. J’avais raison. Le vieux est fou. Me voilà avec un dragon et un humain fou sur les bras. Mais, au nom de la bienheureuse Mère Peytin, que faisait ce vieux fou dans le lac ? — Où es-tu, espèce de crapaud rallongé ? hurla le magicien. Sors de là ! Ça ne sert à rien de te cacher ! Je te trouverai… Un hurlement perçant interrompit sa tirade. — Aléatha ! s’écria Pathan, faisant volte-face vers la maison. Le hurlement s’éteignit en un son étranglé. — Théa, j’arrive ! L’Elfe, surmontant sa paralysie momentanée, partit en courant. — Hé, fiston, cria le vieillard, agitant les bras et le foudroyant du regard. Où vas-tu comme ça avec mon chapeau ? CHAPITRE 6 EQUILAN, LAC ENTHIAL Pathan rejoignit un flot d’Elfes qui, sous la conduite du seigneur Durndrun, se ruaient vers l’endroit d’où était parti le cri. Contournant l’aile norinth de la maison, ils se figèrent sur place. Aléatha était immobile au sommet d’un tertre de mousse. Et, entre elle et la remise des voitures, se dressait l’immense corps du dragon. Sa tête dominait les arbres, et sa queue se perdait dans les profondeurs ténébreuses de la jungle. Il n’avait pas d’ailes, car il vivait sur le sol de la planète, serpentant entre les troncs gigantesques. Ses serres puissantes pouvaient arracher la végétation la plus épaisse, ou éventrer un homme d’un seul coup. Sa queue fouettait rythmiquement la végétation, ouvrant de longues tranchées dans la jungle, bien connues (et très redoutées) des aventuriers. Ses yeux rouges et intelligents étaient fixés sur la femme. Le dragon ne menaçait pas Aléatha ! ses énormes mâchoires, dont apparaissaient sur le devant les crocs, restaient cependant fermées. Il dardait une langue rouge entre ses dents. Les hommes armés l’observaient, immobiles, hésitants. Aléatha ne bougeait pas. Le dragon, tête penchée, la regardait. Pathan se fraya un chemin jusqu’au premier rang. Le seigneur Durndrun relâchait subrepticement la sûreté d’une arbalongue, qui s’anima quand il commença à porter la crosse à son épaule. Le carreau glapit ! — La cible ? La cible ? — Le dragon, ordonna Durndrun. — Le dragon ? dit le carreau, alarmé et enclin à la contestation, problème courant avec les armes intelligentes. Je vous prie de consulter le manuel d’instructions, section B, paragraphe 3. Je cite « Ne pas utiliser contre un ennemi plus grand que…» — Vise le cœur, c’est tout ! — Lequel ? — Par tous les diables, que faites-vous ? dit Pathan, le retenant par le coude. — Je peux le frapper dans les yeux… — Vous êtes fou ? Si vous le manquez, le dragon va se jeter sur Aléatha ! Pâle, l’air troublé, le jeune seigneur continuait pourtant à viser. — Je suis très bon tireur, Pathan. Écartez-vous. — Pas question ! — C’est notre seule chance ! Ça ne me plaît pas plus qu’à vous, sapristi, mais… — Excuse-moi, fiston, dit une voix irritée derrière eux, mais tu écrases mon chapeau ! Pathan poussa un juron. Il avait oublié le vieillard qui se frayait un chemin à travers les jeunes gens immobiles. — Aucun respect pour les Anciens ! Vous nous prenez pour de vieux radoteurs, hein ? Autrefois, j’avais un sort qui vous aurait grillés sur place ! Je n’arrive pas à me le rappeler. Œuf mollet ? Non, ce n’est pas tout à fait ça. Ça y est – feu follet ! Ça n’a pas l’air d’être ça non plus. Enfin, ça me reviendra. Et toi, fiston ! Regarde ce que tu as fait à mon chapeau, termina-t-il, furieux. — Au diable votre chapeau… — Chut ! souffla Durndrun. Le dragon tournait lentement la tête et la braquait sur eux, les yeux étrécis. — Vous ! gronda le dragon d’une voix qui fit trembler la maison sur ses fondations. Le vieillard s’efforçait de redonner forme à son couvre-chef. Au son de ce « vous ! » terrifiant, il promena autour de lui son regard trouble et finit par apercevoir la gigantesque tête verte qui se dressait au niveau du sommet des arbres. — Ah ha ! s’écria-t-il, pointant sur elle un doigt accusateur. Espèce de grenouille montée en graine ! Tu as essayé de me noyer ! — Grenouille ! Le dragon darda la tête plus haut, enfonçant ses pattes antérieures dans le sol qui trembla. Aléatha, déséquilibrée, tomba en hurlant. Pathan et le seigneur Durndrun, profitant de ce que le dragon était occupé ailleurs, se portèrent à son aide. Pathan s’accroupit à son côté et la serra dans ses bras. Le seigneur Durndrun resta debout devant elle, l’arme prête. Dans la maison, les femmes se remirent à hurler, sûres que c’était la fin. La tête du dragon s’abaissa, fauchant les feuilles sur son passage. La plupart des Elfes se jetèrent à plat ventre ! quelques braves restèrent debout. Le seigneur Durndrun lâcha un carreau d’arbalongue qui, glapissant des protestations, rebondit sur les vertes écailles iridescentes, retomba dans la mousse et s’enfonça dans les profondeurs. Le dragon ne sembla pas s’en apercevoir. Sa tête s’immobilisa tout près de celle du vieillard. — Espèce de magicien raté ! Et comment que j’ai essayé de vous noyer ! Mais, j’ai changé d’avis. La noyade, c’est trop bon pour vous, vieux rebut mangé aux mites ! Quand j’aurai dîné de chair elfienne, en commençant par cette appétissante blonde pour me mettre en train, je vais vous arracher les os un par un, en commençant par le petit doigt… — Ah oui ? vociféra le vieillard, remettant son chapeau sur sa tête, jetant sa canne et retroussant ses manches. C’est ce qu’on va voir ! — Je vais tirer maintenant, pendant qu’il ne regarde pas, murmura le seigneur Durndrun. Pathan, vous et Aléatha, courez vite… — Vous êtes fou, Durndrun ! Impossible de combattre cette bête ! Attendez pour voir ce que peut faire le vieux. Il m’a dit qu’il commandait le dragon ! — Pathan ! dit Aléatha, lui enfonçant ses ongles dans le bras. C’est un vieux fou humain. Écoute Sa Seigneurie ! — Chuuuut ! La voix du vieillard s’élevait avec un chevrotement aigu. Fermant les yeux, il se mit à agiter les doigts dans la direction du dragon et commença à psalmodier en oscillant au rythme de son chant. Le dragon ouvrit la gueule, ses crocs acérés luisant dans la pénombre, et darda une langue menaçante. Aléatha ferma les yeux et enfouit son visage dans l’épaule du seigneur Durndrun, bousculant l’arbalongue qui glapit de contrariété. Le seigneur déplaça son arme, et enlaça maladroitement la jeune fille. — Vous parlez l’humain, Pathan ! Qu’est-ce qu’il dit ? Quand jeune je cherchai amour, rêve et succès, Partis la tête en nuées Et d’un chapeau coiffé, Avec grandes ambitions, Espérant divine protection. Rien ne me préparait À ce que j’appris après. D’abord cherchai bataille, Épées et coutelas. Mais traité en bétail Jamais ne vis combat. Des heures dans les champs Entre piques et fleurs, Décidai que c’était l’heure De prendre la clé des champs. Par le monde j’ai trouvé Chaumières et palais, J’ai vu des hommes par milliers Qu’un baiser effrayait. Par le monde j’ai trouvé Buveurs petits et grands, Mais jamais rencontré Que Bonnie Earl qui boive autant. Pathan déglutit avec effort. — Je… Je ne suis pas sûr. Ce doit être… euh… de la magie ! Il regarda autour de lui, cherchant des yeux une grosse branche, ou n’importe quoi qui pût lui servir d’arme. Il trouvait le moment mal choisi pour révéler au seigneur que le vieillard essayait d’ensorceler un dragon en lui chantant l’une des chansons à boire les plus populaires de Thillia. J’ai connu les palais, Et fût l’hôte d’un roi Qui voulut m’enseigner À me montrer courtois. Du roi j’acceptai l’offre, Et je vidai son coffre ! Chargé d’or et de rubis, Lui faussai compagnie. Belle dame rencontrai En lieu sombre et discret ! Comme je suis beau diseur, Parlai pendant des heures. Enfin on s’met au lit, Mais l’père veut qu’on s’marie, Ma tête est mise à prix ! Au matin je m’enfuis. Par le monde j’ai trouvé Chaumières et palais, J’ai vu des hommes par milliers Qu’un baiser effrayait. Par le monde j’ai trouvé Buveurs petits et grands, Mais jamais rencontré Que Bonnie Earl qui boive autant. — Béni soit Orn ! souffla le seigneur Durndrun. Ça agit ! Pathan leva la tête, stupéfait. La tête du dragon se balançait au rythme de la musique. Le vieillard continuait à psalmodier, chantant les exploits de Bonnie Earl à travers d’innombrables couplets. Les Elfes restaient figés, craignant que le moindre geste ne rompît le charme. Aléatha et le seigneur Durndrun s’étreignirent un peu plus fort. Les paupières du dragon s’abaissèrent, la voix du vieillard s’adoucit. La créature semblait presque endormie quand, soudain, ses yeux s’ouvrirent tout grands, sa tête se redressa. Les Elfes portèrent la main à leurs armes. Le seigneur Durndrun fit passer Aléatha derrière lui. Pathan ramassa une branche d’arbre. — Grand dieu, seigneur ! s’écria le dragon, braquant les yeux sur le vieillard. Vous êtes trempé comme une soupe ! Qu’est-ce que vous avez encore fait ? Le vieillard sembla décontenancé. — Eh bien, je… — Il faut vous changer immédiatement, seigneur, ou vous allez attraper la mort. Il vous faut un bon feu et un bon bain. — Pour ce qui est du bain… — Je vous en prie, seigneur. Je sais mieux que vous ce qu’il vous faut. Le dragon regarda autour de lui et demanda ! — Qui est le maître de cette belle demeure ? Le seigneur Durndrun lança un regard interrogateur à Pathan. — Allez-y ! souffla le jeune Elfe. — C’est… c’est moi. Le jeune seigneur semblait totalement déconcerté, se demandant ce qu’exigeait l’étiquette dans les rapports avec un reptile gigantesque et bavant. Il se décida pour la brièveté et la simplicité. — Je… je suis Durndrun. Le… le seigneur Durndrun. Les yeux rouges se fixèrent sur le bredouillant chevalier. — Je vous demande pardon, seigneur. Je m’excuse d’interrompre votre petite sauterie, mais je connais mon devoir, et il est impératif que mon magicien reçoive des soins immédiats. C’est un frêle vieillard… — Qui traites-tu de frêle, espèce de… — J’aime à croire que vous offrez l’hospitalité à mon magicien, seigneur ? — L’hospitalité ? Le seigneur Durndrun battit des paupières, ahuri. — L’hospitalité ? C’est que, euh… — Naturellement que vous lui offrez l’hospitalité ! lui souffla Pathan rageusement. — Ah oui, je comprends, murmura Durndrun. Il s’inclina. — Je serai très honoré de recevoir… euh… comment s’appelle-t-il ? murmura-t-il à l’adresse de Pathan. — Que je sois pendu si je le sais ! — Renseignez-vous ! Pathan s’approcha du vieillard : — Merci d’être venu à notre secours… — Vous avez entendu comme il me traite ? demanda le magicien. Frêle ! Je vais lui en donner du frêle ! Je… — Messire, écoutez-moi, je vous en prie. Le seigneur Durndrun, ici présent, aimerait vous inviter à séjourner chez lui. Si nous savions votre nom… — C’est impossible. Pathan fut déconcerté. — Qu’est-ce qui est impossible ? — De séjourner chez ce jeune homme. J’ai déjà des engagements. — Où est le problème ? s’enquit le dragon. — Je vous demande pardon, seigneur ? dit Pathan, lui lançant un coup d’œil inquiet. J’ai peur de ne pas vous comprendre, et nous ne voulons pas mécontenter le… — Je suis attendu, déclara le vieillard. Attendu ailleurs. J’ai promis. Et un magicien tient toujours ses promesses. Sinon, son nez en souffre les conséquences. — Peut-être pourriez-vous me dire où vous êtes attendu. C’est votre dragon, vous comprenez. Il a l’air… — Aux petits soins ? Comme un maître d’hôtel de film de série B ? Comme une mère juive ? Vous avez tout compris, dit le vieillard d’un ton lugubre. C’est toujours comme ça quand il est ensorcelé. Ça me rend fou. Je l’aime encore mieux à l’état naturel, mais il a la désagréable habitude de manger les gens si je ne le tiens pas en laisse. — Messire ! s’écria Pathan avec désespoir, voyant que les yeux du dragon commençaient à flamboyer. Où êtes-vous attendu ? — Allons, allons, fiston, pas d’affolement. Vous autres les jeunes, vous êtes toujours pressés. Il suffisait de demander ! Chez Quindiniar. Un type qui s’appelle Lenthan Quindiniar. Il m’a envoyé chercher, ajouta le vieillard d’un air majestueux. Il voulait un prêtre humain. En fait, je ne suis pas prêtre, je suis magicien. Mais tous les prêtres étaient occupés au loin à rassembler des fonds quand le message est arrivé… — Par les oreilles d’Orn ! murmura Pathan. Il avait l’étrange impression de vivre un rêve. Si oui, il était grand temps que Calandra lui jette un verre d’eau froide à la figure. Il se retourna vers le seigneur Durndrun. — Je… je suis désolé, seigneur. Mais ce… euh… ce monsieur a déjà des engagements. Il est attendu chez… chez mon père. Aléatha se mit à rire. Le seigneur Durndrun lui tapota l’épaule, inquiet, car il y avait, une pointe d’hystérie dans son rire. Mais, loin de la calmer, ce geste ne fit que redoubler son hilarité. Le dragon, pensant apparemment que cette gaieté le visait, étrécit les yeux de façon alarmante. — Théa ! Arrête ! ordonna Pathan. Ressaisis-toi ! Nous ne sommes pas encore hors de danger ! Je me méfie de ces deux-là. Je ne sais pas lequel est le plus fou, du vieux ou du dragon ! Aléatha s’essuya les yeux. — Pauvre Callie ! pouffa-t-elle. Pauvre Callie ! — Je vous prie de ne pas oublier, seigneurs, que mon magicien est toujours trempé jusqu’aux os ! tonna le dragon. Il va attraper froid et il a les poumons fragiles. — Mes poumons fonctionnent parfaitement… — Si vous voulez bien m’indiquer le chemin, reprit le dragon d’un air de martyr, j’irai en avant lui faire couler un bain chaud. — Non ! hurla Pathan. Enfin… Il fit effort pour réfléchir, mais son cerveau ne répondait pas. Désespéré, il se tourna vers le vieillard. — Nous habitons en haut d’une colline dominant la cité. La vue d’un dragon arrivant comme ça… Je ne voudrais pas vous offenser, mais ne pourriez-vous pas lui dire… euh… — D’aller se faire admirer ailleurs ? On peut toujours essayer, soupira le vieillard. Dragon ! — Seigneur ? — Je peux me faire couler un bain tout seul. Et je ne m’enrhume jamais. De plus, tu ne peux pas caracoler comme ça dans une cité elfienne avec ta grande carcasse écailleuse. Ça leur flanquerait une frousse de tous les diables. — Une frousse, seigneur ? s’enquit le dragon, penchant la tête. — Oui, bon ! Contente-toi de disparaître jusqu’à ce que je t’appelle, dit le magicien, agitant une main noueuse. — Très bien, seigneur, répondit le dragon d’un ton peiné. Si c’est ce que vous désirez. — Mais oui, mais oui. Maintenant, va-t’en ! — Je n’ai que votre intérêt en tête, seigneur. — Oui, oui, je sais. — Vous m’êtes très cher, seigneur. Le dragon se dirigea lourdement vers la jungle. Avant de disparaître, il tourna vers Pathan sa tête gigantesque. — Veillez, messire, à ce que mon magicien mette ses chaussures avant de sortir dans le froid ! Pathan hocha la tête, muet de stupeur. — Assurez-vous aussi qu’il est bien couvert, avec son écharpe bien enroulée autour du cou et son chapeau tiré sur les oreilles. Et qu’on lui porte une boisson chaude dès son réveil. Mon magicien, voyez-vous, souffre de… Pathan retint de force le vieillard qui, hurlant des imprécations, allait se jeter sur le dragon. — Nous prendrons grand soin de lui, ma famille et moi. Comme il se doit pour un invité d’honneur. Aléatha se cachait le visage dans son mouchoir. Difficile de dire si elle sanglotait ou riait. — Merci, messire, dit gravement le dragon. Je laisse mon magicien entre vos mains. Prenez bien soin de lui, ou vous le regretterez. Le dragon enfonça ses griffes antérieures dans la mousse et creusa un trou par lequel il disparut. Très loin au-dessous d’eux, on entendit des craquements de branches, suivis d’un bruit sourd. Les grondements continuèrent un moment, puis tout retomba dans le silence. Hésitants, les oiseaux se remirent à gazouiller. — Est-ce que nous ne risquons plus rien maintenant qu’il est en bas ? demanda anxieusement Pathan au vieillard. Il ne va pas rompre l’enchantement et revenir tout casser, au moins ? — Non, non. Ne t’inquiète pas, fiston. Je suis un puissant magicien. Très puissant. C’est qu’autrefois, je connaissais un sort qui… — Vraiment ? Comme c’est intéressant. Maintenant, si vous voulez bien me suivre, messire ? Pathan pilota le vieillard vers la remise des voitures, pensant qu’il valait mieux quitter les lieux aussi vite que possible. De toute façon, la réception était terminée. C’était une des plus réussies de celles qu’avait données Durndrun, il fallait bien l’avouer. On en parlerait jusqu’à la fin de la saison. Durndrun s’approcha d’Aléatha, qui se tamponnait les yeux de son mouchoir, et lui offrit son bras. — Puis-je vous escorter jusqu’à la voiture ? — Si vous voulez, seigneur, dit Aléatha avec une délicieuse rougeur, en posant légèrement la main sur sa manche. — Quel moment serait le plus propice à une visite ? demanda Durndrun à voix basse. — Une visite, seigneur ? — À votre père, dit gravement Durndrun. J’ai quelque chose à lui demander. Posant la main sur celle d’Aléatha, il l’attira à lui. — Quelque chose concernant sa fille. Du coin de l’œil, Aléatha regarda vers la maison. La douairière, debout à une fenêtre, les observait. Elle avait regardé tout à l’heure le dragon avec plus d’aménité. Aléatha baissa les yeux, avec un sourire timide. — N’importe quand, seigneur. Mon père ne sort jamais et sera très honoré de vous voir. Pathan aidait le vieillard à monter en voiture. — Je ne sais toujours pas votre nom, messire, dit-il, s’asseyant près de lui. — Vraiment ? fit le vieillard, l’air alarmé. — Non, messire. Vous ne me l’avez pas dit. — Zut. Le magicien se caressa la barbe. — J’espérais que vous le saviez. Vous êtes sûr que ce n’est pas le cas ? — Oui, messire. Pathan, mal à l’aise, jeta un coup d’œil en arrière, souhaitant que sa sœur se dépêche. Mais elle s’attardait avec le seigneur Durndrun. — Ah, bon ! Voyons, marmonna le vieillard. Fiz… non, ça ne va pas. Fouboule. Pas assez digne. J’ai trouvé ! s’écria-t-il, abattant la main sur le bras de Pathan. Zifnab ! — À vos souhaits ! — Non, non ! C’est mon nom ! Zifnab ! Qu’est-ce qu’il y a, fiston ? s’indigna le vieillard, sourcils frémissants. Ça ne te plaît pas ? — Euh, mais si ! C’est… euh… un beau nom. Un… très beau nom. Ah, te voilà, Théa ! — Merci, seigneur, dit-elle, permettant à Durndrun de lui donner la main pour monter en voiture. Prenant place près de Pathan, elle octroya un sourire au jeune seigneur. — Je vous accompagnerais bien, mes amis, mais il faut que j’aille m’occuper des esclaves. Ces coquins se sont tous enfuis à la vue du dragon. Puissent de beaux rêves charmer votre temps-nuit. Mes respects à votre père et à votre sœur. Le seigneur Durndrun réveilla les haleurs lui-même, et, de ses propres mains, poussa la voiture qui commença à glisser le long de son câble. Aléatha, jetant un coup d’œil en arrière, vit qu’il la suivait avec des yeux extasiés. Elle se renversa confortablement sur son siège, lissant les plis de ses jupes. — On dirait que tu n’as pas perdu ton temps, Théa, dit Pathan avec un grand sourire, et une bourrade affectueuse à sa sœur. Aléatha leva la main pour arranger ses cheveux. — Zut. J’ai oublié mon chapeau. Ça ne fait rien, il m’en achètera un autre. — À quand le mariage ? — Aussitôt que possi… Un ronflement sonore l’interrompit. Avec une moue dégoûtée, elle considéra le vieillard qui s’était endormi, la tête ballottant sur l’épaule de Pathan. — Avant que la douairière ait le temps de faire changer d’avis à son fils, tu veux dire ? dit l’Elfe avec un clin d’œil. Aléatha haussa les sourcils. — Elle essaiera, sans aucun doute. Mais elle ne réussira pas. Mon mariage aura lieu… — Mariage ? dit Zifnab, s’éveillant en sursaut. Vous avez dit mariage ? Oh non, ma chère, il n’en est pas question, j’en ai peur. Vous n’en aurez pas le temps, vous savez. — Et pourquoi pas, grand-père ? demanda Aléatha, amusée. Pourquoi n’aurais-je pas le temps de me marier ? — Parce que, mes enfants, dit le magicien, d’un ton soudain attristé et plein de douceur, parce que je suis venu annoncer la fin du monde. CHAPITRE 7 CANOPÉE, EQUILAN — La mort ! dit le vieillard, branlant du chef et… euh… et tout ce qui s’ensuit. Je n’arrive pas à me rappeler… — La destruction ? suggéra Pathan. Zifnab lui lança un regard reconnaissant. — Oui, la destruction. La destruction et la désolation. Épouvantable ! Épouvantable ! Tendant sa main noueuse, le vieillard saisit Lenthan Quindiniar par le bras. — Et c’est vous, messire, qui guiderez votre peuple ! — M… moi ? dit Lenthan, jetant un coup d’œil nerveux vers Calandra, certain qu’elle ne le laisserait pas faire. Et vers où le guiderai-je ? — En avant ! dit Zifnab, avec un regard de convoitise vers un poulet rôti. Vous permettez ? Juste une bouchée ? C’est que le surnaturel ouvre l’appétit ! Calandra renifla dédaigneusement sans répondre. — Callie, je t’en prie, dit Pathan, avec un clin d’œil à sa sœur courroucée. Cet homme est notre invité d’honneur. Tenez, messire, permettez-moi de vous passez le plat. Voudriez-vous autre chose ? Des tohahs, peut-être ? — Non, merci… — Si ! gronda une voix de tonnerre sous leurs pieds. Les convives semblèrent alarmés. Zifnab se fit tout petit. — Il faut manger des légumes, messire, reprit la voix. Pensez à votre transit intestinal. Un hurlement suivi de gémissements partit de la cuisine. — C’est la servante. Encore une crise de nerfs, dit Pathan, jetant sa serviette et se levant. Il espérait bien s’échapper avant que sa sœur n’ait réalisé ce qui se passait. — Je vais voir… — Qui a dit ça. ? demanda Calandra, le saisissant par le bras. — Je vais voir, si tu me lâches… — Ne t’excite pas comme ça, Callie, dit languissamment Aléatha. Ce n’est que le tonnerre. — Mon transit n’est pas ton affaire ! hurla le vieillard à l’adresse du plancher. Je déteste les légumes… — Si ce n’était que le tonnerre ! dit Calandra, sarcastique. Alors ce malheureux discute de son transit avec ses souliers ? Il est fou. Pathan, jette-le dehors. Lenthan regarda son fils d’un air suppliant. Pathan coula un regard en coin vers Aléatha qui haussa les épaules et secoua la tête. Le jeune Elfe reprit sa serviette et se rassit. — Il n’est pas fou, Cal. Il parle à… euh… à son dragon. Et nous ne pouvons pas le jeter dehors, parce que le dragon le prendrait très mal. — Son dragon ! Calandra pinça les lèvres et étrécit les yeux. Toute la famille, de même que l’astrologue de passage assis au bout de la table, connaissait cette expression que Pathan et Aléatha appelaient entre eux sa « sale tête ». Lenthan essaya de disparaître derrière un vase de fleurs. L’astrologue se réconforta avec une troisième portion de tohahs. — La bête qui a terrorisé tout le monde chez le seigneur Durndrun ? dit Calandra, balayant la table du regard. Tu veux dire que vous l’avez ramenée ici ? Chez moi ? dit-elle, glaciale. Pathan, d’un mouvement du pied sous la table, attira le regard d’Aléatha. — Je repars bientôt en voyage, murmura-t-il. — Et je serai bientôt maîtresse dans ma propre maison, murmura Aléatha en retour. — Cessez vos messes basses, vous deux. Nous serons tous massacrés dans nos lits, s’écria Calandra, de plus en plus furieuse. Plus bouillonnante était sa colère, plus glacial était le son de sa voix. — J’espère, Pathan, que tu es content de toi. Et toi, Théa, je t’ai entendue parler de ce mariage insensé… Calandra laissa volontairement sa phrase en suspens. Personne ne bougeait, sauf l’astrologue (qui enfournait des tohahs beurrés) et le vieillard. Ignorant apparemment qu’il était l’objet de la discorde, il démembrait calmement un poulet rôti. Personne ne parlait. On entendit clairement le tintement métallique de la chronofleur repliant un pétale. Le silence se fit pesant. Devant son père, misérablement affaissé sur sa chaise, Pathan fut étreint de pitié. Pauvre vieux, il ne lui reste plus rien, que ses illusions farfelues. Qu’il les garde, après tout. Il ne fait de mal à personne ! Il décida de risquer le courroux de sa sœur. — Dites donc, Zifnab, vers où avez-vous dit que mon père guidait… euh… son peuple ? Calandra le foudroya du regard, mais, comme Pathan l’espérait, son père revint à la vie. — Oui, vers où ? demanda timidement Lenthan, en rougissant. Le vieillard leva une cuisse de poulet vers le plafond. — Vers le toit ? dit Lenthan, déconcerté. Le vieillard leva plus haut son poulet. — Le ciel ? Les étoiles ? Zifnab hocha la tête, dans l’impossibilité de parler, crachotant des débris de poulet dans sa barbe. — Mes fusées ! J’en étais sûr ! Vous avez entendu, Elixnoir ? Lenthan se tourna vers son astrologue qui avait cessé de manger et foudroyait l’humain du regard. — Mon cher Lenthan, considérez le problème rationnellement, je vous prie. Vos fusées sont merveilleuses, et le fait qu’elles s’élèvent maintenant presque au faîte des arbres constitue un progrès considérable. Mais de là à envoyer des hommes dans les étoiles ! Permettez-moi de vous expliquer. Voici ce qu’est notre monde, d’après les légendes que nous ont transmises les Anciens, et que nos propres observations ont confirmées. Passez-moi cette figue de Barbarie. Nous disons donc que ceci, dit-il, levant la figue, est Pryan. Et voici notre soleil. Elixnoir regarda autour de lui, à la recherche d’un soleil. — Et un soleil, un, dit Pathan, lui tendant un kumquat. — Merci, dit l’astrologue. Voulez-vous me le tenir – je n’ai pas assez de mains. — Volontiers, dit Pathan qui s’amusait prodigieusement. Il n’osa pas regarder Aléatha, craignant d’éclater de rire. Selon les instructions d’Elixnoir, il disposa le kumquat non loin de la figue de Barbarie. — Et maintenant, ceci… Prenant un morceau de sucre, l’astrologue l’éloigna le plus possible du kumquat et le fit tourner autour de la figue. … représente une des étoiles. Voyez comme elle est loin de notre monde ! Vous imaginez les distances infinies qu’il nous faudrait parcourir… — Au moins sept kumquats, murmura Pathan à sa sœur. — Il ne contredisait jamais Papa quand c’était pour avoir ses trois repas par jour, rétorqua froidement Aléatha. — Lenthan ! D’un air sévère, l’astrologue pointa l’index sur Zifnab et termina ! — Cet homme est un charlatan ! Je… — Qui traitez-vous de charlatan ? La voix du dragon fit trembler la maison. Le vin rejaillit hors des verres et se répandit sur la nappe de dentelle. Des bibelots fragiles tombèrent et se brisèrent par terre. Du bureau, leur parvint le bruit sourd d’une bibliothèque qui tombe. Regardant pas la fenêtre, Aléatha vit une servante sortir de la cuisine en hurlant. — Je crois que tu n’auras plus à te soucier de la fille de cuisine, Cal. — C’est intolérable, dit Calandra en se levant. Le pincement de son nez s’était étendu à tout son visage, figeant ses traits et figeant le sang des assistants. Son corps maigre et osseux semblait tout en angles tranchants, capables de blesser quiconque s’approcherait. Lenthan tremblait visiblement. Pathan, lèvres frémissantes, se concentrait sur le pliage de sa serviette en chapeau pointu. Aléatha soupira en tambourinant des doigts sur la table. — Père, dit Calandra d’un ton inquiétant, quand le dîner sera terminé, je veux que ce vieillard et son… son… — Prudence, Cal, conseilla Pathan. Tu vas nous faire tomber la maison sur la tête. — Je veux qu’ils évacuent ma maison ! Les mains de Calandra se crispèrent sur le dossier de sa chaise, à s’en blanchir les phalanges. Son corps tremblait au souffle glacé de sa colère, seul souffle glacé dans ce pays tropical. — Vieillard ! glapit-elle d’une voix stridente. Vous m’entendez ? — Euh ? Zifnab regarda autour de lui. Avisant son hôtesse, il secoua la tête avec un sourire bienveillant. — Non, merci, ma chère. Je ne peux pas avaler une bouchée de plus. Qu’est-ce qu’il y a comme dessert ? Éclat de rire de Pathan, bientôt étouffé dans sa serviette. Tournant les talons, Calandra sortit en fureur, ses jupes crépitant autour de ses chevilles. — Allons, Cal, lui lança Pathan d’un ton conciliant. Excuse-moi. Je n’avais pas l’intention de rire. Une porte claqua. — En fait, mon cher Lenthan, dit Zifnab, agitant son os de poulet parfaitement nettoyé, nous ne nous servirons pas du tout de vos fusées. Non, elles sont loin d’être assez grandes. Nous aurons des tas de gens à transporter, vous comprenez, et il nous faudra un grand vaisseau. Très grand. Il se tapota pensivement le nez avec l’os de poulet. — Et comme dit l’autre, là, avec son col pointu, il y a du chemin jusqu’aux étoiles. — Si vous voulez bien m’excuser, Quindiniar, dit l’astrologue elfien en se levant avec des yeux flambants, je vais me retirer aussi. — … d’autant qu’il semble ne plus y avoir aucun espoir de dessert, dit Aléatha, assez fort pour qu’il l’entende. Il l’entendit, les pointes de son col frémirent et son nez se convulsa selon un angle impossible. — Mais ne vous inquiétez pas, dit placidement Zifnab, ignorant l’agitation régnant autour de lui. Nous aurons un vaisseau – et un grand. Il atterrira en plein milieu de votre jardin, avec son pilote. Un jeune homme. Qui possède un chien. Très calme – pas le chien, l’homme. Quand même, ses mains ont quelque chose de bizarre. Elles sont toujours couvertes de bandages. C’est la raison pour laquelle nous devons continuer à lancer des fusées, vous comprenez. C’est très important, ces fusées. — Vraiment ? dit Lenthan, encore déconcerté. — Je m’en vais, déclara l’astrologue. — Des promesses, toujours des promesses ! soupira Pathan, vidant son verre. — Oui, bien sûr, les fusées sont importantes. Autrement, comment pourra-t-il nous trouver ? demanda le vieillard. — Qui, il ? s’enquit Pathan. — Celui qui a le vaisseau. Écoutez un peu ce qu’on dit, fit Zifnab avec irritation. — Ah, celui-là ! dit Pathan. Se penchant vers sa sœur, il ajouta d’un ton confidentiel ! — Il a un chien. — Vous comprenez, Lenthan – puis-je vous appeler Lenthan ? s’enquit poliment le vieillard. Vous comprenez, Lenthan, il nous faut un grand vaisseau parce que votre femme voudra revoir tous ses enfants réunis. Ça fait longtemps qu’elle est partie. Et ils ont beaucoup changé. — Quoi ? dit Lenthan, livide, les yeux dilatés, posant une main tremblante sur son cœur. Qu’avez-vous dit ? Ma femme ! — Blasphème ! s’écria l’astrologue. Pas un bruit à part le doux bourdonnement des ventilateurs et le léger froufrou de leurs plumes. Pathan avait posé sa serviette sur son assiette et la fixait en fronçant les sourcils. — Pour une fois, je suis d’accord avec cet imbécile. Aléatha se leva, et, allant se placer derrière la chaise de son père, lui posa doucement les mains sur les épaules. — Papa, dit-elle, avec une tendresse qu’elle ne réservait qu’à lui. La journée a été fatigante. Tu ne crois pas que tu devrais aller te coucher ? — Non, ma chérie. Je ne suis absolument pas fatigué, dit Lenthan, sans détacher ses yeux du vieillard. Je vous en prie, messire, qu’avez-vous dit sur ma femme ? Zifnab sembla ne pas l’entendre. Durant le silence qui suivit, la tête du vieillard bascula en avant, les yeux clos, le menton barbu sur la poitrine. Il émit un ronflement étouffé. Lenthan tendit le bras. — Zifnab… — Papa, je t’en prie ! dit Aléatha, refermant ses doigts fuselés sur la main noire et brûlée de son père. Notre hôte est épuisé. Pathan, appelle des serviteurs pour aider le magicien à regagner sa chambre. Le frère et la sœur échangèrent un regard entendu, exprimant la même pensée. Avec un peu de chance, nous pourrons le transporter hors de la maison ce soir. Et peut-être le jeter en pâture à son dragon. Puis, au matin, quand il sera parti, nous pourrons convaincre Papa que ce n’était qu’un vieux fou. — Messire… dit Lenthan, secouant la main de sa fille et prenant celle du vieillard. Zifnab ! Le magicien se réveilla en sursaut. — Qui ? demanda-t-il, promenant autour de lui son regard trouble. Où ? — Papa ! — Chut, ma chérie. Va jouer, comme une bonne petite fille. Papa est occupé pour le moment. Alors, messire, vous parliez de ma femme… Aléatha regarda Pathan d’un air suppliant. Son frère ne put que hausser les épaules. Se mordant les lèvres pour refouler ses larmes, Aléatha tapota gentiment les épaules de son père, puis s’enfuit en courant. Une fois dans le salon, elle porta la main à sa bouche, pour étouffer un sanglot… … L’enfant était assise devant la porte de sa mère alitée ; La petite fille était seule. Elle était seule depuis trois jours et elle avait de plus en plus peur. On avait envoyé Pathan vivre chez des parents. « Le garçon est trop turbulent », avait-elle entendu dire à quelqu’un. « Il ne faut pas de bruit dans la maison. » Alors, Pathan était parti. Maintenant, elle n’avait plus personne à qui parler, personne qui fit attention à elle. Elle voulait voir sa mère – sa mère si belle, qui jouait avec elle et lui chantait des comptines – mais on ne la laissait pas entrer dans sa chambre. Des étrangers remplissaient la maison – guérisseurs avec des paniers pleins de fleurs aux senteurs bizarres, astrologues qui observaient le ciel par les fenêtres. La maison était silencieuse, d’un silence effrayant. Les serviteurs pleuraient en travaillant, s’essuyant les yeux à leurs tabliers. L’un d’eux, voyant Aléatha assise par terre dans le couloir, dit qu’il faudrait faire quelque chose pour l’enfant, mais personne ne fit rien. Chaque fois que la porte de sa mère s’ouvrait, Aléatha se levait d’un bond et tentait d’entrer, mais celui qui sortait – en général un guérisseur ou son assistant – la repoussait. — Mais je veux voir Maman ! — Ta maman est très malade. Il lui faut du repos. Tu ne veux pas la fatiguer, n’est-ce pas ? — Je ne la fatiguerai pas. Aléatha savait que c’était vrai. Elle savait être sage. Elle était sage depuis trois jours. Maman devait avoir besoin d’elle. Qui peignait les beaux cheveux blonds de Maman ? C’était la tâche réservée à Aléatha, et dont elle s’acquittait tous les matins. Elle ne tirait pas sur les nœuds, mais les démêlait doucement, avec le peigne en écaille de tortue à monture d’ivoire que Maman avait reçu en cadeau de noces. Mais la porte demeurait fermée à clé. Malgré ses efforts, Aléatha n’arrivait pas à entrer. Et puis, un temps-nuit, la porte s’ouvrit et ne se referma pas. Aléatha savait qu’elle pouvait entrer maintenant, mais soudain, elle avait peur. — Papa ? dit-elle à l’homme debout sur le seuil, sans le reconnaître. Lenthan ne la regarda pas. Il ne regardait rien ni personne, les yeux vitreux, les joues creuses, la démarche hésitante. Soudain, avec un sanglot déchirant, il s’effondra et resta par terre sans bouger. Des guérisseurs, s’approchant en toute hâte, le soulevèrent et l’emportèrent dans sa chambre. Aléatha se pressa contre le mur. — Maman ! gémit-elle. Je veux Maman ! Callie sortit dans le couloir. Elle fut la première à remarquer l’enfant. — Maman est partie, Théa, dit Calandra, livide, mais calme et les yeux secs. Nous restons seuls. Seule. Seule. Non, pas une nouvelle fois. Plus jamais. Affolée, Aléatha regarda sa chambre vide, et retourna précipitamment à la salle à manger, mais il n’y avait plus personne. — Pathan s’écria-t-elle, montant l’escalier en courant. Calandra ! De la lumière passait sous la porte de sa sœur. Aléatha se précipitait, quand la porte s’ouvrit. Pathan sortit ! son visage généralement gai était sombre. À la vue d’Aléatha, il sourit tristement. — Je… je te cherchais, Pat. Aléatha se sentait plus calme. Elle porta ses mains glacées à ses joues pour les rafraîchir et leur rendre leur pâleur seyante. — Ça ne va pas ? — Non, pas trop, dit Pathan avec un pâle sourire. — Viens faire un tour dans le jardin avec moi. — Désolé, Théa. J’ai mes bagages à faire. Callie me fait partir demain. — Demain ! Aléatha fronça les sourcils, contrariée. — Mais tu ne peux pas me faire ça ! Le seigneur Durndrun doit venir voir Papa, et puis il y aura les fêtes de fiançailles, et il faut absolument que tu sois là… — Rien à faire, Théa, dit Pathan, se penchant pour l’embrasser sur la joue. Les affaires sont les affaires, tu le sais. Il s’engagea dans le couloir menant à sa chambre. — Ah, ajouta-t-il en se retournant. Un bon conseil. Ne va pas la voir maintenant. Aléatha retira lentement sa main posée sur la poignée de la porte. — Bon temps-nuit, Théa, dit Pathan. Il rentra dans sa chambre et referma la porte. Une explosion, venue de derrière la maison, fit trembler les vitres. Aléatha regarda dehors, et vit son père et le vieillard dans le jardin, qui lançaient des fusées avec entrain. Derrière la porte fermée de sa sœur, Aléatha entendait le froufrou sec de ses jupes, le claquement de ses bottines lacées à hauts talons. Sa sœur faisait les cent pas. Mauvais signe. Non, Pathan avait raison, il valait mieux ne pas la déranger en ce moment. S’approchant de la fenêtre, Aléatha vit l’esclave humain allongé à son poste près de la remise des voitures. Elle le vit bâiller, s’étirer, ses muscles jouant sous la peau. Il se mit à siffler, habitude barbare en vogue parmi les humains. Personne ne se servirait de la voiture aussi tard. Et il aurait bientôt terminé son service. Aléatha enfila rapidement le couloir. Arrivée dans sa chambre, elle rectifia sa coiffure devant le miroir. Attrapant un châle, elle le jeta sur ses épaules, et, son sourire retrouvé, descendit légèrement l’escalier. Pathan se mit en route à la mornaube suivante. Il partait seul, ayant prévu de rejoindre le train de ses bagages à la sortie d’Equilan. Calandra s’était levée pour assister à son départ. Bras croisés, elle le regardait, l’air froid et revêche. Son humeur ne s’était pas améliorée pendant la nuit. Ils étaient seuls tous les deux. Quand Aléatha était debout à cette heure de la journée, c’est qu’elle ne s’était pas couchée. — Maintenant, attention, Pathan. Garde l’œil sur les esclaves quand tu seras de l’autre côté de la frontière. Ces animaux s’enfuient dès qu’ils sentent l’odeur de leur race. Nous en perdrons quelques-uns, je suppose, c’est inévitable. Mais tâche de réduire nos pertes au minimum. Emprunte les routes écartées, et reste à l’écart des terres civilisées, si possible. Ils auront moins envie de s’enfuir s’il n’y a pas de cité en vue. — Bien sûr, Callie. Pathan, ayant fait de nombreux voyages à Thillia, connaissait les problèmes bien mieux que sa sœur. Mais elle tenait le même discours avant chaque départ, et c’était devenu un rituel entre eux. Pathan, de caractère accommodant, écoutait, souriait, hochait la tête, sachant que ces conseils rassuraient sa sœur et lui donnaient l’impression de garder le contrôle de cet aspect des affaires. — Surveille bien ce Roland. Je me méfie de lui. — Tu te méfies de tous les humains, Callie. — Au moins, je savais que nos autres clients étaient malhonnêtes. Je savais comment ils essaieraient de nous duper. Mais je ne connais pas ce Roland ni sa femme. J’aurais préféré traiter avec nos clients réguliers, mais ces deux-là ont proposé le meilleur prix. Surtout, exige le paiement avant de leur remettre une seule arme, Pat, et vérifie que ce n’est pas de la fausse monnaie. — Oui, Cal. Pathan, très détendu, s’appuya à un poteau de la grille. Elle était loin d’avoir fini. Il aurait pu dire à sa sœur que les humains étaient honnêtes jusqu’à l’imbécillité, mais il savait qu’elle ne le croirait jamais. — Échange le liquide contre des matières premières dès que tu pourras. Tu as la liste de ce qu’il nous faut ! ne la perds pas. Et assure-toi que le bois d’épéplyte est de bonne qualité, pas comme celui que Quentin nous a ramené, et dont il a fallu jeter les trois cinquièmes. — T’ai-je jamais ramené de la mauvaise marchandise, Cal ? dit Pathan en souriant. — Non. Raison de plus pour continuer. Calandra, sentant des mèches imaginaires échappées de son chignon bien serré, se lissa les cheveux et rajusta ses peignes d’un coup sec. — Tout va mal ces temps-ci. Ce n’était pas assez d’avoir Père sur les bras, voilà que j’ai aussi maintenant ce vieux gâteux d’humain. Sans parler d’Aléatha et de son mariage ridicule… Pathan posa les mains sur les épaules osseuses de sa sœur. — Laisse Théa faire ce qu’elle veut, Cal. Durndrun est un type sympa. Et au moins, il ne la courtise pas pour son argent… — Hum ! fit dédaigneusement Calandra, s’écartant de son frère. — Laisse-la épouser ce garçon, Cal… — La laisser ! explosa Calandra. Je n’aurai pas grand-chose à dire, tu peux en être sûr ! Ah, ça te va bien de sourire comme ça, Pathan Quindiniar, mais tu ne seras pas là pour affronter le scandale. Ce mariage sera la fable de la saison. Il paraît que la douairière s’est alitée à la nouvelle. Elle fera intervenir la reine, je n’en doute pas. Et c’est moi qui devrai me débrouiller avec tout ça. Père, bien entendu, n’est rien moins qu’utile. — De quoi s’agit-il, ma chérie ? dit une voix douce dans leur dos. Lenthan Quindiniar était debout sur le seuil, le magicien derrière lui. — Je disais que tu ne serais rien moins qu’utile pour ôter de la tête d’Aléatha cette idée insensée de mariage avec le seigneur Durndrun, dit sèchement Calandra, sans chercher à ménager son père. — Mais pourquoi ne l’épouserait-il pas ? S’ils s’aiment… — Aimer ? Théa ? Pathan éclata de rire. Devant l’air déconcerté de son père et le front plissé de sa sœur, il décida qu’il était grand temps de se mettre en route. — Il faut que j’y aille. Quentin va penser que je suis tombé à travers la mousse ou qu’un dragon m’a dévoré. Se penchant vers sa sœur, il déposa un baiser sur sa joue froide et flétrie. — Tu laisseras Théa faire à son idée, promis ? — Je ne vois pas que j’aie le choix. Elle fait ce qu’elle veut depuis la mort de Maman. N’oublie pas ce que je t’ai dit et sois prudent. Avançant les lèvres, elle le gratifia d’un baiser pointu comme un coup de bec, et il dut se retenir pour ne pas se frotter la joue. — Au revoir, papa, dit l’Elfe en serrant la main de Lenthan. Et bonne chance pour tes fusées. Lenthan s’éclaira. — Tu as vu celles que nous avons lancées cette nuit ? Comme de belles fleurs de feu au-dessus des arbres ? J’arrive à une altitude respectable maintenant. Je parie qu’on les voyait jusqu’à Thillia. — J’en suis sûr, acquiesça Pathan. Se retournant vers le magicien, il reprit ! — Zifnab… — Où ? dit le vieillard, regardant autour de lui. Pathan s’éclaircit la gorge et reprit avec le plus grand sérieux ! — Non, non, messire. Je m’adressais à vous. C’est votre nom. L’Elfe lui tendit la main en ajoutant ! — Vous vous rappelez ? Zifnab ? — Ah, ravi de faire votre connaissance, Zifnab, dit le vieillard, lui serrant la main. Mais ce nom me paraît familier. Serions-nous parents ? Calandra lui donna une bourrade. — Il faut te mettre en route, Pat. — Dis au revoir pour moi à Théa ! dit Pathan. Sa sœur émit un grognement dédaigneux, le visage sévère. — Bon voyage, mon fils, dit Lenthan avec quelque envie. Tu sais, je me dis parfois que je devrais prendre la route avec toi. Je crois que ça me plairait… Voyant les yeux de Calandra s’étrécir, Pathan intervint vivement ! — Laisse-moi m’occuper des voyages, papa. Toi, il faut que tu restes pour travailler sur tes fusées. Pour guider le peuple et tout ça. — Oui, tu as raison, dit Lenthan d’un air important. Et je vais m’y mettre tout de suite. Vous venez, Zifnab ? — Quoi ? Oh, c’est à moi que vous parlez ? Oui, oui, mon ami. Je suis à vous dans une seconde. Il faudrait peut-être augmenter la proportion de cendre de blathane. Je crois que ça augmenterait la poussée. — Mais bien sûr ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Rayonnant, Lenthan fit un vague signe à son fils et rentra précipitamment dans la maison. — On va sans doute se brûler les sourcils, grommela le vieillard. Mais ça augmentera la poussée. Eh bien, tu t’en vas, fiston ? — Oui, messire, dit Pathan avec un grand sourire. Se penchant vers le magicien, il ajouta d’un ton confidentiel ! — Et surtout, ne commencez pas sans moi vos histoires d’apocalypse et de destruction. — Sûrement pas. Le vieillard le regarda avec des yeux soudain pleins de finesse et d’astuce. Lui frappant la poitrine d’un doigt noueux, il ajouta ! — C’est toi qui ramèneras l’apocalypse ! CHAPITRE 8 LE NEXUS Haplo fit lentement le tour de son vaisseau, s’assurant que tout était prêt pour le départ. Il n’inspecta pas, comme le faisaient les constructeurs et maîtres originels de la dragonef, les câbles de guidage et les agrès, les cordages régissant les ailes gigantesques. Il observa attentivement la coque de bois, mais pas pour relever des défauts éventuels de calfatage. Il passa la main sur la peau des ailes, mais il ne cherchait pas fentes ou déchirures. En revanche, il étudiait les symboles étranges et compliqués gravés, marqués au fer rouge, brodés ou peints sur les ailes et la coque. Le moindre centimètre du vaisseau était couvert de ces dessins fantastiques – boucles et spirales, lignes droites et courbes, points et tirets, zigzags, cercles et carrés. Tout en passant les mains sur les signes, Haplo se marmonnait les runes à voix basse. Les signes non seulement protégeraient son vaisseau, mais le feraient voler. Les Elfes qui avaient construit la nef – nommée L’Aile du Dragon, en l’honneur du voyage d’Haplo dans le monde d’Arianus – n’auraient pas reconnu leur œuvre. Le vaisseau d’Haplo avait été détruit lors de son précédent passage par les Portes de la Mort. Il avait piraté la nef elfienne sur Arianus. Poursuivi par son antique ennemi, il avait été contraint de quitter Arianus en toute hâte, et n’y avait apposé que les runes absolument nécessaires à sa survie (et à celle de son jeune passager) pour le passage des Portes de la Mort. Mais une fois en sécurité dans le Nexus, le Patryn avait disposé de tout le temps et de toute la magie qu’il lui fallait pour modifier le vaisseau à sa convenance. La nef, conçue par les Elfes de l’Empire de Tribus, avait à l’origine utilisé la magie elfienne associée à la mécanique. Étant extraordinairement versé dans la magie de son peuple, Haplo avait totalement supprimé toute la partie mécanique. Il avait débarrassé la cabine de pilotage du fouillis de câbles et de harnais portés par les esclaves actionnant les ailes. Les ailes, il les avait laissées déployées, et avait peint et brodé sur leur peau les runes qui assuraient maintenant sustentation, stabilité, vitesse et protection. Les runes renforçaient la coque de bois ! il n’existait aucune force capable maintenant de l’écraser ou de la défoncer. Les signes gravés sur les vitres de la cabine de pilotage empêchaient le verre de se casser, sans pour autant gêner la vue. Haplo descendit par l’écoutille arrière, enfila les coursives jusqu’à la cabine de pilotage, qu’il inspecta avec satisfaction, sentant le pouvoir de toutes les runes converger vers ce lieu. Il avait mis au rebut toutes les machines compliquées conçues par les Elfes comme aides à la navigation et à l’orientation. La cabine, située dans la « poitrine » du dragon, était maintenant une pièce spacieuse et vide, meublée en tout et pour tout d’un fauteuil confortable et d’un bureau sur lequel reposait un globe d’obsidienne. Haplo s’approcha du globe et s’accroupit pour l’examiner d’un Œil critique. Il prit garde de ne pas le toucher. Les runes gravées dans l’obsidienne étaient d’une telle sensibilité que le moindre murmure ou souffle pouvait en activer la magie et lancer prématurément le vaisseau. Le Patryn étudia les signes, repassant leur magie dans sa tête. Les charmes de vol, de navigation et de protection étaient complexes. Il lui fallut des heures pour en terminer la récitation et à la fin, il avait les muscles raides et douloureux d’être resté si longtemps sans bouger. Mais il était content, il n’avait pas relevé une seule erreur. Haplo se redressa, avec un grognement, faisant jouer ses muscles endoloris. S’asseyant dans le fauteuil, il considéra la ville qu’il allait bientôt quitter. Il sentit un coup de langue sur sa main. — Qu’est-ce qu’il y a, mon vieux ? dit Haplo, baissant les yeux sur un chien noir tacheté de blanc et de race incertaine. Tu crois que je t’ai oublié ? Le chien sourit et remua la queue. S’ennuyant pendant l’inspection de la pierre de direction, il s’était endormi et semblait content que son maître se souvienne de lui. Des sourcils blancs surmontant des yeux brun clair donnaient à l’animal un air exceptionnellement intelligent. Haplo caressa les oreilles soyeuses, regardant sans le voir le monde déployé devant lui… … Le Seigneur du Nexus arpentait les rues de son monde – un monde construit pour lui par ses ennemis, et de ce fait encore plus précieux à ses yeux. Les colonnes de marbre finement ciselées, les hautes flèches de granit, les gracieux minarets et les dômes harmonieux étaient autant de monuments élevés aux Sartans, élevés à l’ironie. Le Seigneur aimait s’y promener, riant silencieusement à part lui. Le seigneur ne riait pas souvent tout haut. C’est un trait distinctif de ceux qui ont été emprisonnés dans le Labyrinthe ! ils n’ont pas le rire facile, et quand ils rient, leurs yeux ne s’éclairent jamais. Même ceux qui se sont évadés de cette prison infernale et sont entrés dans le merveilleux royaume du Nexus ne rient pas. Quand ils franchissent la Dernière Porte, ils sont accueillis par le Seigneur du Nexus qui fut le premier à s’évader. Il ne leur dit que deux mots ! — N’oubliez jamais. Les Patryns n’oublient pas. Ils n’oublient pas ceux de leur race encore emprisonnés dans le Labyrinthe. Ils n’oublient pas les parents et les amis morts d’une magie devenue paranoïaque. Ils n’oublient pas ce qu’ils ont souffert eux-mêmes. Et eux aussi, ils rient silencieusement en arpentant les rues du Nexus. Et quand ils rencontrent leur seigneur, ils s’inclinent devant lui en signe de vénération. C’est le seul qui ose retourner dans le Labyrinthe. Et même pour lui, ce retour n’est jamais facile. Personne ne connaît le passé du seigneur. Il n’en parle jamais, et ce n’est pas un homme qu’on peut approcher et questionner facilement. Personne ne sait son âge, mais, d’après certains de ses propos, on suppose qu’il a largement dépassé les quatre-vingt-dix portes{15}. Le seigneur est un homme d’une intelligence froide, pénétrante, acérée. Ses pouvoirs magiques sont tenus pour presque miraculeux par ses sujets, dont les propres pouvoirs en feraient des demi-dieux dans les autres mondes. Depuis son évasion, il est retourné bien des fois dans le Labyrinthe, afin d’y établir par la magie des refuges à l’intention de son peuple. Et chaque fois, cet homme froid et calculateur est pris de frissons. Il lui faut un effort de volonté pour retraverser la Dernière Porte. Tout au fond de lui, une peur terrible continue à le hanter ! cette fois, il sera vaincu par le Labyrinthe ! cette fois il sera anéanti ! cette fois, il ne trouvera pas le chemin de la sortie. Ce jour-là, le seigneur se tenait près de la Dernière Porte, entouré des siens, les Patryns qui s’étaient déjà évadés. Le corps tatoué de runes qui étaient à la fois bouclier, armure et armes, plusieurs avaient décidé d’accompagner leur seigneur dans le Labyrinthe. Il ne leur dit rien, mais accepta leur présence. Marchant jusqu’à la Porte taillée dans le jais, il posa les mains sur un signe qu’il y avait gravé lui-même. La rune émit une lumière bleue à son contact, le signe tatoué sur le dos de ses mains brilla en retour d’une lumière bleue, et la Porte, qui n’avait pas été conçue pour s’ouvrir vers l’intérieur, mais seulement vers l’extérieur, céda au commandement du seigneur. Devant lui se déployaient les étendues sinistres, mortelles et perpétuellement changeantes du Labyrinthe. Le seigneur promena son regard sur ceux qui étaient groupés autour de lui. Tous les yeux étaient braqués sur le Labyrinthe. Le seigneur vit les visages perdre les couleurs de la vie, il vit les mains devenir des poings crispés, il vit la sueur perler sur les corps tatoués de runes. — Qui entrera avec moi ? demanda-t-il. Il les regarda tous, l’un après l’autre. Chacun essaya de soutenir son regard, aucun n’y parvint, et finalement, tous baissèrent les yeux. Certains tentèrent bravement de s’avancer, mais les muscles et les tendons ne peuvent rien faire sans être dirigés par l’esprit, et l’esprit de ces hommes et de ces femmes était paralysé par le souvenir de leurs terreurs. Secouant la tête, beaucoup pleurant sans vergogne, ils se détournèrent. Leur seigneur s’approcha d’eux et posa des mains apaisantes sur leurs épaules. — N’ayez pas honte de votre peur. Utilisez-la, car c’est votre force. Il y a très longtemps, nous avons cherché à conquérir le monde, à gouverner ces races trop faibles pour se gouverner elles-mêmes. Notre force et notre nombre étaient grands, et nous avons presque atteint notre but. Les Sartans n’ont pu nous vaincre qu’en séparant le monde en quatre parties. Divisés par le chaos, nous sommes tombés au pouvoir des Sartans, et ils nous ont enfermés dans une prison de leur invention – le Labyrinthe. Ils « espéraient » que nous en sortirions réhabilités. « Nous en sommes sortis, mais les terribles épreuves que nous avons endurées ne nous ont pas affaiblis et amollis comme l’avaient prévu nos ennemis. Le feu par lequel nous sommes passés nous a trempés comme de l’acier. Nous sommes des lames qui transperceront nos ennemis, nous sommes des lames qui conquerront une couronne. « Retournez, retournez à vos devoirs. Ayez toujours devant vous l’idée de ce qui sera quand nous retournerons dans les mondes. Ayez toujours derrière vous le souvenir de ce qui fut. Ainsi réconfortés, les Patryns retrouvèrent leur fierté. Ils regardèrent leur seigneur entrer dans le Labyrinthe, franchir la Porte d’un pas ferme et résolu, et ils l’honorèrent et l’adorèrent comme un dieu. La Porte commença à se refermer, mais un ordre bref du seigneur l’arrêta. Il avait trouvé, prostré par terre près de la Porte, un jeune homme. Son corps musclé tatoué de signes portait les cicatrices de terribles blessures – blessures qu’il avait guéries par sa magie, apparemment, mais qui l’avaient vidé de toute sa force. Examinant le jeune Patryn avec anxiété, le seigneur ne détecta chez lui aucun signe de vie. Il s’accroupit et tendit le bras pour lui prendre le pouls à l’artère, mais un grondement l’arrêta. Une tête hirsute se dressa par-dessus l’épaule du jeune homme. Un chien, constata le seigneur, stupéfait. L’animal, lui aussi, avait reçu de terribles blessures. Malgré ses grondements menaçants et ses vaillants efforts pour protéger son maître, il n’arrivait pas à garder la tête droite. Son museau retomba entre ses pattes ensanglantées. Mais le grondement continua. « Si tu lui fais du mal, semblait-il dire, d’une façon ou d’une autre, je trouverai le moyen de te mettre en pièces. » Le seigneur, avec un petit sourire – chose des plus rares chez lui – tendit la main et caressa le chien. — N’aie pas peur, petit frère. Je ne veux pas de mal à ton maître. Le chien se laissa convaincre, et, rampant sur le ventre, parvint à lever la tête et à nicher son museau dans le cou du jeune homme. La fraîcheur de la truffe tira le Patryn de sa prostration. Il leva les yeux, vit un inconnu penché sur lui, et, fidèle à l’instinct et à la volonté qui l’avaient gardé en vie jusque-là, il fit effort pour se lever. — Vous n’avez pas besoin d’arme contre moi, mon fils, dit le seigneur. Vous êtes devant la Dernière Porte. Au-delà commence un monde nouveau, de paix et de sécurité. Je suis son seigneur et je vous souhaite la bienvenue. — J’ai réussi, murmura le jeune homme d’une voix rauque, à travers ses lèvres ensanglantées. Je les ai vaincus ! — Telles furent aussi mes paroles quand j’arrivai devant cette Porte. Quel est votre nom ? Le jeune homme déglutit avec effort et toussa avant de pouvoir répondre ! — Haplo. — Il vous va bien. Le seigneur voulut l’aider à se lever, mais, à sa grande surprise, Haplo repoussa ses mains. — Non. Je veux… passer la Porte… tout seul. Le seigneur ne dit rien, mais son sourire s’élargit. Il se releva et s’écarta. Serrant les dents, Haplo parvint à se mettre debout. Il chancela, pris de vertige. Le seigneur, craignant qu’il ne tombe, fit un pas en avant, mais Haplo lui fit signe de reculer. — Chien, dit-il d’une voix cassée. Ici. L’animal se traîna en boitillant jusqu’à son maître. Haplo lui posa la main sur la tête pour se soutenir. Immobile, le chien le regardait fixement. — Allons-y, dit le jeune homme. Ensemble, pas chancelant après pas chancelant, ils franchirent la Porte. Le Seigneur du Nexus, émerveillé, les suivit. De l’autre côté, les Patryns, voyant sortir le jeune homme, n’éclatèrent pas en acclamations, mais le saluèrent par un silence respectueux. Aucun ne s’offrit pour l’aider, et pourtant tous voyaient que chaque mouvement lui faisait souffrir le martyre. Ils savaient ce que cela signifie que de franchir la Dernière Porte par soi-même, ou aidé seulement d’un ami fidèle. Haplo se retrouva dans le Nexus, clignant des yeux dans le soleil aveuglant. Il soupira et s’effondra. Le chien, poussant de petits gémissements, lécha le visage de son maître. Le rejoignant vivement, le seigneur s’agenouilla à son côté. Haplo était toujours conscient. Le seigneur prit sa main froide et exsangue. — N’oubliez jamais, dit-il, pressant la main sur sa poitrine. Haplo regarda le Seigneur du Nexus et sourit… — Alors, chien, dit le Patryn, terminant son inspection. Je crois que nous sommes prêts. Et toi, mon vieux ? Tu es prêt ? L’animal dressa les oreilles et aboya, une fois. — Très bien, très bien. Nous avons la bénédiction et les dernières instructions du Seigneur. Maintenant, voyons comment vole cet oiseau. Il étendit les mains au-dessus de la pierre de direction et se mit à réciter les premières runes. La pierre se souleva du bureau, soutenue par la magie, et vint se placer sous les paumes d’Haplo, projetant une lumière bleue à travers ses doigts, à laquelle répondit le rougeoiement des runes de ses mains. Haplo projeta son être dans le vaisseau, déversa sa magie dans la coque, la sentit s’infiltrer comme du sang dans les voiles en peau de dragon, transportant avec elle la vie et le pouvoir qui guident et contrôlent. Son esprit s’envola, entraînant la nef avec lui. Lentement, le vaisseau quitta le sol. Le guidant par la pensée, les yeux et la magie, Haplo hissa les voiles, lui donnant plus de vitesse que ses constructeurs n’avaient prévu, et bientôt il survola le Nexus. Couché aux pieds de son maître, le chien soupira et se résigna au voyage. Peut-être se rappelait-il la première traversée des Portes de la Mort, qui avait failli leur être fatale. Haplo testait son appareil, faisait des expériences. Survolant le Nexus à basse vitesse, il admirait la vue inusitée de la cité à vol d’oiseau – ou plutôt à vol de dragon. Le Nexus était une création remarquable, une merveille d’architecture. De larges boulevards bordés d’arbres partaient, comme les rayons d’une roue, d’un point central pour se perdre à l’horizon vers les lointains Confins. Des édifices fabuleux de cristal et de marbre, d’acier et de granit, ornaient ses rues. Parcs et jardins, étangs et lacs offraient leur beauté sereine au passant qui pouvait se promener, réfléchir, méditer. Très loin, près des Confins, s’étendaient des collines et des champs verts et vallonnés, attendant les semences. Pourtant, aucun fermier ne labourait ces terres. Personne ne se promenait dans les parcs. Aucune circulation n’animait les rues désertes. Les champs, les parcs, les avenues étaient vides, sans vie, en attente. Haplo contourna le point central du Nexus, édifice couronné de flèches de cristal, le plus haut du pays, que son seigneur avait élu pour palais. Dans ces flèches de cristal, le Seigneur du Nexus avait trouvé les livres laissés derrière eux par les Sartans, les livres parlant de la Séparation et de la création des quatre mondes. Des livres parlant de l’emprisonnement des Patryns, et des espoirs que fondaient les Sartans sur le « rachat » de leurs ennemis. Le Seigneur du Nexus avait appris à lire ces livres, et c’est ainsi qu’il avait découvert la traîtrise des Sartans qui avaient condamné son peuple au martyre. Après les avoir lus, le Seigneur avait conçu sa vengeance. Haplo inclina les ailes du vaisseau en un salut aérien à son seigneur. Les Sartans avaient destiné ce monde merveilleux aux Patryns – après leur « réhabilitation », naturellement. Haplo sourit, s’installa plus confortablement dans son fauteuil. Il lâcha la pierre de direction, laissant la nef dériver au gré de ses pensées. Bientôt, le Nexus serait peuplé, mais pas seulement par des Patryns. Bientôt, le Nexus serait habité par des Elfes, des humains et des nains – les races inférieures. Une fois que ces peuples auraient franchi les Portes de la Mort, le Seigneur du Nexus détruirait les quatre mondes bâtards créés par les Sartans, et rétablirait l’ordre antérieur. À ceci près que les Patryns gouverneraient, comme c’était leur droit. L’une des tâches d’Haplo au cours de ses voyages d’information était de découvrir s’il y avait encore des Sartans dans les quatre nouveaux mondes. Haplo se surprit à espérer qu’il en découvrirait d’autres – en plus d’Alfred, ce pitoyable demi-dieu qu’il avait affronté sur Arianus. Il voulait retrouver vivant le peuple entier des Sartans, pour qu’ils assistent à leur effondrement définitif. — Et quand les Sartans auront vu tout ce qu’ils ont bâti tomber en ruine, quand ils auront vu les peuples qu’ils espéraient gouverner passer sous notre domination, alors viendra l’heure du châtiment. Nous les enverrons dans le Labyrinthe. Le regard d’Haplo dériva sur les noires volutes de chaos à peine visible à l’extrême bord de la vitre. Des souvenirs d’horreur tendirent leurs mains squelettiques vers lui. Il les repoussa, se servant de sa haine comme d’une arme. À sa place, il regarda les Sartans se débattre, il les vit vaincus là où il avait triomphé, il les regarda mourir en ce lieu d’où il était sorti vivant. Un bref aboiement alarmé le tira de sa sombre rêverie. Absorbé par ses idées de vengeance, il avait failli s'engouffrer dans le Labyrinthe. Reposant précipitamment les mains sur la pierre de direction, il fit faire demi-tour à la nef. L’Aile du Dragon plana de nouveau dans le ciel bleu du Nexus, libérée de la magie maléfique qui avait failli la capturer. Haplo concentra ses regards et ses pensées sur le ciel bleu déployé devant lui, mettant le cap sur le lieu du passage, mettant le cap sur les Portes de la Mort. CHAPITRE 9 EQUILAN ! DE CAHNDAR À EASTPORT Pathan eut fort à faire pour préparer sa caravane, et la sinistre prophétie du vieillard lui sortit de l’idée. Il retrouva Quentin, son assistant, à la sortie de Cahndar – la cité de la Reine. Les deux Elfes inspectèrent le train, s’assurant qu’arbanaines, arbalongues et raztars étaient soigneusement emballés dans des paniers solidement attachés sur le dos des tyros{16} Pathan ouvrit chaque paquet, vérifiant que les jouets placés dessus dissimulaient parfaitement les armes disposées au fond. Tout était parfait. Le jeune Elfe complimenta Quentin de son travail et promit de le recommander à sa sœur. Le temps que Pathan et sa caravane soient prêts à s’ébranler, les chronofleurs indiquaient que le temps-peine était presque passé, et que ce serait bientôt le mi-cycle. Prenant sa place en tête de la file, Pathan donna le signal du départ à son assistant. Quentin se mit en selle entre les deux cornes du tyros de tête. Flattant et cajolant, les esclaves arrivèrent à persuader les autres tyros de suivre leur chef, et la caravane, laissant la civilisation derrière elle, s’enfonça dans la jungle. Pathan imposa un train rapide, et ils couvrirent une bonne distance ce jour-là. Les chemins sont bien entretenus, quoique pas toujours sûrs, entre les pays humains et elfiens. Il existe entre les royaumes un commerce actif et lucratif. Les pays humains sont riches en matières premières – bois de tek, bois de blathane, coupevin et produits alimentaires. Les Elfes se sont spécialisés dans la transformation de ces matériaux en produits manufacturés. De nombreuses caravanes circulent journellement dans les deux sens entre les royaumes. Les plus grands dangers qui menacent les caravanes sont les voleurs humains, les animaux de la jungle, et les crevasses imprévues entre deux lits de mousse. Les tyros sont particulièrement efficaces sur ce genre de terrain – raison principale pour laquelle Pathan les avait choisis, malgré leurs inconvénients. (Beaucoup de caravaniers, surtout humains, sont incapables de se faire obéir des tyros, animaux d’une extrême sensibilité, qui se roulent en boule et boudent à la moindre contrariété.) Le tyro peut ramper sur les lits de mousse, grimper aux arbres, et franchir les ravins sur les toiles qu’il lance à travers l’abîme. Si solides sont les toiles de tyro que certaines ont été transformées en ponts permanents, entretenus par les Elfes. Pathan avait emprunté cette route bien des fois. Il en connaissait les dangers et y était préparé. En conséquence, il ne s’en souciait pas. Les voleurs ne l’inquiétaient pas spécialement. Sa caravane était importante et bien pourvue d’armes elfiennes. Les voleurs humains ont tendance à s’attaquer aux voyageurs solitaires, et, de préférence, de leur race. Pathan savait pourtant que si les voleurs apprenaient la nature de son chargement, ils prendraient de gros risques pour s’en emparer. Les humains ont la plus grande considération pour les armes elfiennes – surtout pour les « intelligentes ». L’arbalongue, par exemple, est similaire à une arbalète humaine, et consiste en un arc fixé à une crosse de bois, avec un mécanisme pour tenir et relâcher la corde. Son projectile est une flèche magique douée d’intelligence, capable de visualiser la cible et de se guider vers elle. L’arbanaine, semblable à l’arbalongue mais beaucoup plus petite, se porte dans un fourreau sur la hanche, et peut être actionnée d’une seule main. La magie des humains et celle des nains sont incapables de produire des armes intelligentes, et les voleurs qui en vendent au marché noir peuvent faire leur prix. Mais Pathan avait pris des précautions contre le vol. Quentin (Elfe qui travaillait pour sa famille depuis la naissance de Pathan) avait lui-même rempli les paniers, et ils étaient les seuls à savoir ce qu’il y avait sous les poupées, les bateaux et les diables à ressort. Les esclaves humains chargés de la conduite des tyros pensaient réellement transporter un chargement de jouets d’enfants, et non pas un chargement de jouets mortels pour adultes. À part lui, Pathan trouvait ces précautions inutiles. Les armes Quindiniar étaient des produits haut de gamme, très supérieurs à ceux des fabricants elfiens ordinaires. Le propriétaire d’une arbalongue Quindiniar devait posséder un code avant de pouvoir l’activer, et Pathan était le seul détenteur de cette information qu’il transmettait à l'acheteur au dernier moment. Mais Calandra était convaincue que tout humain était un espion, un voleur et un assassin en puissance. Pathan avait tenté de faire comprendre à sa sœur qu’elle était illogique – d’une part, elle créditait les humains d’un intellect phénoménalement astucieux, tout en prétendant, d’autre part, qu’ils n’étaient guère supérieurs aux animaux. — En fait, les humains ne sont pas très différents de nous, Cal, avait remarqué Pathan certain jour. Jamais plus il ne s’était risqué à ce raisonnement. Son attitude libérale avait tant alarmé Calandra qu’elle avait pensé sérieusement à lui interdire tout voyage à l’avenir. L’affreuse perspective de devoir rester à la maison avait suffi à imposer au jeune Elfe un silence définitif sur la question. La première partie du voyage était facile. Le seul obstacle serait le golfe de Kithni, vaste étendue d’eau séparant les pays elfiens et humains, loin au vars d’Equilan. Pathan prit sa vitesse de croisière, content de l’exercice et de son indépendance retrouvée. Les vertes frondaisons brillaient comme des gemmes au soleil, des myriades de fleurs embaumaient l’air de leurs parfums, et de courtes et fréquentes averses rafraîchissaient les corps échauffés par la marche. De temps en temps, il entendait des glissements et des crissements furtifs dans la jungle, mais il ne s’inquiétait guère des animaux sauvages. Ayant affronté un dragon, Pathan avait décidé qu’il était de taille à affronter n’importe quoi. Mais c’est durant cette paisible étape que les paroles du vieillard se mirent à bourdonner dans sa tête. C’est toi qui ramèneras l’apocalypse ! Quand Pathan était petit, une abeille lui était un jour entrée dans l’oreille. Ses bourdonnements frénétiques avaient failli le rendre fou avant que sa mère ne parvienne à extraire l’insecte. Comme l’abeille, la prophétie de Zifnab était piégée dans sa tête, où elle résonnait sans discontinuer, et il ne savait pas quoi faire pour s’en débarrasser. Il essaya de la traiter à la légère et de s’en moquer. Après tout, le vieux était plus fêlé qu’un pot cassé. Mais juste comme il venait de se convaincre, Pathan revit les yeux du magicien – pleins d’intelligence et de sagesse, et d’une tristesse indicible. C’est cette tristesse qui tourmentait Pathan, et le glaçait, aurait dit sa mère, comme si quelqu’un s’était tenu sur sa tombe. Et cela réveilla en lui le souvenir de sa mère ! Pathan se rappela aussi les paroles du vieillard affirmant que Maman voulait revoir ses enfants réunis. Le cœur du jeune Elfe se serra, à la fois de tendresse et de remords. Et si son père avait raison ? Et si Pathan pouvait vraiment revoir sa mère au bout de tant d’années ? Il siffla entre ses dents et branla du chef. — Désolé, maman. Je crois que tu ne serais pas trop contente. Sa mère voulait qu’il soit instruit, elle voulait que tous ses enfants soient instruits. Elithénia était magicienne dans une fabrique quand Lenthan Quindiniar l’avait vue et avait eu le coup de foudre. L’une des plus belles femmes d’Equilan, de l’avis général, Elithénia ne s’était jamais sentie à son aise parmi la noblesse du pays, sentiment que Lenthan n’était jamais arrivé à comprendre. Tes robes sont les plus belles, ma chérie. Tes bijoux sont les plus précieux. Que possèdent donc ces seigneurs et ces dames qui les place au-dessus des Quindiniar ? Dis le-moi, et j’irai te l’acheter sur-le-champ ! — Ce qu’ils ont ne s’achète pas, lui avait dit sa femme d’un ton de regret douloureux. — Qu’est-ce que c’est ? — L’instruction. Et elle avait résolu que ses enfants auraient de l’instruction. À cette fin, elle engagea une gouvernante pour enseigner à ses enfants tout ce qu’apprenaient les jeunes aristocrates. Mais les jeunes Quindiniar s’étaient révélés décevants. Calandra, dès son jeune âge, savait exactement ce qu’elle voulait de la vie, et elle avait appris de la gouvernante ce qu’il lui fallait – les connaissances nécessaires pour manipuler les gens et les chiffres. Pathan ne savait pas ce qu’il voulait, mais il savait ce qu’il ne voulait pas – des leçons ennuyeuses. Il s’échappait quand il pouvait, perdait son temps à rêvasser quand il ne pouvait pas. Aléatha, consciente de son pouvoir depuis l’enfance, se blottissait sur les genoux de la gouvernante avec des sourires enjôleurs, qui l’avaient dispensée d’apprendre quoi que ce fût, à part lire et écrire. Après la mort de leur mère, leur père avait conservé la gouvernante. C’est Calandra qui l’avait renvoyée, par économie, et cela avait mis un terme à leurs études. — Non, Maman ne serait pas contente de nous, j’en ai peur, se disait Pathan, pris de remords inexplicables. Prenant conscience de sa rêverie, il éclata de rire, un peu penaud, et hocha la tête. — Si je continue comme ça, je vais devenir aussi fou que ce pauvre Papa. Pour se distraire de ces souvenirs importuns, Pathan grimpa entre les cornes du tyro de tête et se mit à bavarder avec son assistant – Elfe de grand bon sens et de beaucoup d’expérience. Pathan ne repensa plus à Zifnab et à sa prophétie jusqu’au temps-nuit – et encore, juste avant de s’endormir. Le voyage jusqu’à Eastport, point de départ du bac, fut paisible et sans incident, et Pathan oublia complètement la prophétie. Le plaisir du voyage et la conscience de sa liberté, succédant à l’atmosphère étouffante de la maison, l’exaltaient. Au bout de quelques cycles, il riait de bon cœur du vieillard et de ses idées farfelues, et régalait Quentin des extravagances de Zifnab pendant les pauses. Quand ils arrivèrent enfin au golfe de Kithni, Pathan eut du mal à le croire, tant le voyage lui avait semblé court. Le golfe de Kithni est un immense lac qui constitue la frontière entre Thillia et Equilan, et c’est là que survint le premier contretemps. L’un des bacs était en panne, n’en laissant qu’un seul en opération. Les caravanes, alignées le long du rivage, attendaient leur tour de traverser. Dès leur arrivée, Pathan envoya son assistant se renseigner sur la longueur de l’attente. Quentin revint avec un numéro indiquant leur place dans la file, et dit qu’ils pourraient sans doute traverser le cycle suivant. Pathan haussa les épaules. Il n’était pas particulièrement pressé, et tous les caravaniers profitaient au mieux de la situation. L’embarcadère ressemblait à un caravansérail. Tout le monde se promenait, on se rendait visite, on échangeait les nouvelles et on discutait des nouvelles tendances du marché. Pathan s’assura que ses esclaves étaient nourris et logés, ses tyros caressés et complimentés, et les bagages en sécurité. Puis, confiant le tout à la compétence de son assistant, le jeune Elfe alla faire la fête avec les autres. Un fermier elfien entreprenant, apprenant la fâcheuse situation des caravaniers, était arrivé avec plusieurs tonneaux de vingin maison, rafraîchis avec de la glace{17}. Le vingin est une boisson forte, à base de raisin écrasé et corsée avec un alcool tiré du tohah. Cela emporte la bouche, et plaît aux humains comme aux Elfes. Pathan en était très amateur, et il se joignit à la foule rassemblée autour des tonneaux. Il y retrouva plusieurs de ses vieux amis qui l’accueillirent avec enthousiasme. Les caravaniers, qui se regroupent souvent par sécurité et pour le plaisir de la compagnie, finissent par se connaître tous. Les humains comme les Elfes se poussèrent pour faire place à Pathan, et on lui mit une chope fraîche dans la main. — Pundar, Ulaka, Gregor, ça fait plaisir de vous revoir. L’Elfe salua toutes ses vieilles connaissances, et fut présenté à ceux qu’il ne connaissait pas. Il s’assit sur une caisse à côté de Gregor – grand humain roux à la barbe hirsute – et sirota son vingin, se félicitant que Calandra ne le vît pas. On s’enquit courtoisement de sa santé et de sa famille, et il retourna la politesse. — Qu’est-ce que tu transportes ? demanda Gregor, vidant sa chope d’un seul trait. Rotant de contentement, il la passa au fermier pour se reresservir. — Des jouets, dit Pathan avec un grand sourire. Rires connaisseurs et clins d’œil entendus. — Vous les emportez donc au norinth, dit un humain qu’on lui avait présenté sous le nom d’Hamish. — Mais oui, dit Pathan. Comment le savez-vous ? — Il paraît qu’ils ont besoin de « jouets » par là, dit Hamish. Les rires cessèrent, et les humains hochèrent la tête d’un air sinistre. Les Elfes, perplexes, demandèrent ce qui se passait. — Il y a la guerre avec les Rois de la Mer ? hasarda Pathan, tendant sa chope vide. Cela réjouirait Calandra. Il lui communiquerait la nouvelle par sans-faute. Si quelque chose pouvait mettre sa sœur de bonne humeur, c’était bien la guerre entre les humains. Il la voyait déjà compter ses bénéfices. — Non, dit Gregor. Les Rois de la Mer ont leurs problèmes, si la rumeur est vraie. Des humains étrangers, dans des embarcations de fortune, ont traversé la mer Murmurante et se sont échoués sur les rivages des Rois de la Mer. D’abord, ceux-ci ont accepté les réfugiés, mais il en arrive de plus en plus, et ils commencent à avoir des difficultés à nourrir et loger tant de monde. — Ils peuvent les garder, dit un autre humain. Nous avons assez de problèmes à Thillia sans recevoir des étrangers. Les négociants elfiens sourirent, avec la condescendance satisfaite de ceux qui ne sont pas concernés, sauf peut-être dans leurs affaires. Un afflux d’humains dans la région ne pouvait que faire monter les bénéfices. — Mais… d’où viennent ces humains ? demanda Pathan. Une discussion animée s’ensuivit, à laquelle Gregor mit fin en disant ! — Moi, je sais. Je leur ai parlé personnellement. Ils disent qu’ils viennent d’un royaume qui s’appelle Kasnar, très loin de nous au norinth, de l’autre côté de la mer Murmurante. — Pourquoi fuient-ils leur patrie ? Est-ce que la guerre y fait rage ? Pathan se demandait s’il serait difficile d’affréter un bateau pour aller là-bas avec un chargement d’armes. Gregor secoua la tête, balançant sa barbe rousse. — Pas la guerre, dit-il d’un ton grave. La destruction. La destruction totale. Apocalypse, mort et destruction. Pathan sentit des pas marcher sur sa tombe, il eut l’impression d’avoir des fourmis dans les pieds et les mains. Ce doit être le vingin, se dit-il, posant précipitamment sa chope. — Qu’est-ce que c’est, alors ? Des dragons ? Mais c’est impossible. Depuis quand les dragons attaquent-ils les villages ? — Non, même les dragons fuient devant ce danger. — Alors, quoi ? Gregor promena solennellement son regard sur le cercle et dit ! — Les titans. Pathan et les autres se regardèrent et éclatèrent de rire. — Gregor, sacré menteur ! C’est que tu m’as fait marcher ! dit Pathan, s’essuyant les yeux. J’offre la prochaine tournée. Toi et tes réfugiés ! Les humains gardaient le silence, de plus en plus sombres. Pathan les vit échanger des regards lugubres et réprima son hilarité. — Ça va, Gregor, c’était une blague. J’avoue que j’ai marché à fond. Comme nous tous. — Ce n’est pas une blague, j’en ai peur, mes amis, dit Gregor. J’ai parlé à ces gens, j’ai vu la terreur sur leurs visages, je l’ai entendue dans leurs voix. Des créatures gigantesques, faites comme nous, mais plus hautes que les arbres, sont arrivées dans leur pays, venant du norinth. Rien que leur voix peut fendre le roc. Elles détruisent tout sur leur passage. Elles tuent les gens d’une pichenette ou les écrasent entre leurs mains. Aucune arme ne peut les arrêter. Les flèches leur font le même effet qu’à nous les moustiques. Les épées ne s’enfoncent pas dans leur peau épaisse, et si elles s’y enfonçaient, les lames ne leur feraient pas mal. Un silence oppressé accueillit ces paroles, et même si certains branlaient du chef, incrédules, tous écoutaient, attentifs et accablés. D’autres caravaniers, étonnés de la solennité régnant dans leur groupe, vinrent voir ce qui se passait et ajoutèrent leurs rumeurs inquiétantes à celles qui circulaient déjà. — L’empire de Kasnar était grand, dit Gregor. Maintenant, il est anéanti. Complètement rayé de la carte. Tout ce qui reste d’une nation autrefois puissante, c’est une poignée de réfugiés qui ont traversé la mer Murmurante dans des barques. Le fermier, remarquant que ses ventes baissaient, mit un nouveau tonneau en perce. Tous se levèrent pour faire remplir leurs chopes, et les conversations reprirent immédiatement. — Les titans ? Adorateurs de San ? Mais ce n’est qu’un mythe. — Pas de paroles sacrilèges, Pathan. Si tu crois en la Mère{18}, tu dois croire aussi en San et ses adorateurs qui gouvernent les Ténèbres. — Ouais, Umbar, nous savons tous que tu es très pieux ! Si tu entrais dans un temple de la Mère, sans doute qu’il te tomberait sur la tête ! Écoute, Gregor, tu es un homme sensé. Tu ne crois pas aux gobelins et aux goules. — Non, mais je crois en ce que je vois et entends. Et j’ai vu des choses terribles dans les yeux de ces gens. Pathan le considéra avec attention. Il connaissait Gregor depuis des années, et il avait toujours vu ce grand gaillard calme et impavide. — D’accord, je veux bien croire que ces gens ont fui quelque chose. Mais pourquoi nous frapper comme ça ? Quel que soit ce danger, il ne pourra jamais traverser la mer Murmurante. — Les titans… — Ou autre chose… — … pourraient passer par les royaumes des nains de Grish, Klag et Thurn, continua sombrement Gregor. En fait, selon certaines rumeurs, les nains se prépareraient à la guerre. — Ouais. À la guerre contre vous. C’est pourquoi vos seigneurs ont décrété l’embargo sur les armes. Gregor haussa les épaules, manquant faire craquer les coutures de sa chemise moulante, puis son visage se fendit d’un grand sourire. — Quoi qu’il arrive, Pathan, les Elfes n’ont pas à s’inquiéter. Nous autres humains, nous les arrêterons. Selon nos légendes, le Dieu Cornu nous met constamment à l’épreuve en nous envoyant des guerriers dignes de notre valeur. Et à l’occasion de cette bataille, peut-être que les Cinq Seigneurs Perdus reviendront pour nous aider. Il porta sa chope à sa bouche, sembla déçu et la retourna. Elle était vide. — Du vingin ! Le fermier elfien ouvrit son robinet, mais rien n’en sortit. Il frappa du doigt contre ses tonneaux qui rendirent un son creux. En soupirant, les caravaniers se levèrent et s’étirèrent. — Pathan, mon ami, dit Gregor, il y a une taverne près de l’embarcadère. Elle doit être bondée, mais je nous trouverai bien une table. Le grand gaillard fit jouer ses muscles en riant. — D’accord, dit Pathan sans se faire prier. Il pouvait avoir confiance en son assistant, et les esclaves étaient épuisés. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. — Trouve-nous une place, et je paie les deux premières tournées. — C’est régulier. Légèrement zigzaguant et se tenant par les épaules – l’Elfe disparaissait presque sous le bras du colosse –, ils partirent en chancelant vers la taverne du Finisterre. — Dis donc, Gregor, tu voyages beaucoup, dit Pathan. Est-ce que par hasard tu connaîtrais un magicien humain du nom de Zifnab ? CHAPITRE 10 VARSPORT, THILLIA Pathan et sa caravane embarquèrent le lendemain. La traversée prit un cycle entier, et l’Elfe ne profita pas du voyage, vu qu’il souffrait encore des effets du vingin. Les Elfes ne tiennent pas l’alcool, c’est bien connu, et alors même qu’il buvait, Pathan savait qu’il n’aurait pas essayer de rivaliser avec Gregor. Mais il se rappela qu’il arrosait sa liberté retrouvée – plus de Calandra pour le fixer d’un regard sévère s’il reprenait un verre de vin au dîner. De plus, le vingin embrumait à propos ses souvenirs du vieux magicien toqué, de sa stupide prophétie et des sinistres histoires de géants de Gregor. Les grincements incessants du cabestan, les grondements des cinq sangliers harnachés qui l’actionnaient et les encouragements de leur meneur humain lui fendaient la tête. Le câble visqueux qui tirait le bac passait près de lui avant de s’enrouler sur le cabestan. Adossé à un tas de couvertures sous un auvent, une compresse sur son front douloureux, Pathan contemplait l’eau qui glissait le long de la coque et s’apitoyait sur lui-même. Voilà soixante ans que le bac faisait la traversée du golfe de Kithni. Pathan se rappelait l’avoir vu au cours d’un voyage avec son grand-père, quand il était petit – dernier voyage qu’il avait fait avec le vieil Elfe avant qu’il disparaisse dans la jungle. À l’époque, Pathan trouvait que ce bac était la plus belle invention du monde, et avait été tout désorienté d’apprendre que c’était une création des humains. Son grand-père lui avait patiemment expliqué que la soif insatiable des humains pour l’argent et le pouvoir, connue sous le nom d’ambition – et conséquence de leur espérance de vie pitoyablement courte –, les poussait à toutes sortes d’entreprises dynamiques. Les Elfes s’étaient empressés d’utiliser les services du bac, qui favorisait énormément les échanges commerciaux entre les deux royaumes, mais ils le considéraient avec méfiance. Ils ne doutaient pas que le bac – comme la plupart des inventions humaines – n’eût une fin déplorable. Mais dans l’intervalle, magnanimes, ils permettaient aux humains de les servir. Bercé par le clapotis de l’eau et les fumées du vingin, Pathan somnolait. Il avait le vague souvenir de Gregor s’embarquant dans une bagarre où lui, Pathan, avait failli se faire tuer. L’Elfe s’endormit. Quentin le réveilla en le secouant par l’épaule. — Auana{19} ! Auana Quindiniar ! Réveillez-vous. On accoste. Pathan s’assit en grognant. Il se sentait un peu mieux. La tête l’élançait encore, mais il n’avait plus l’impression qu’il allait s’évanouir au moindre mouvement. D’un pas mal assuré, il traversa le pont encombré pour rejoindre ses esclaves, allongés en plein soleil. Ils ne portaient qu’un simple pagne. Pathan, qui se couvrait soigneusement pour protéger sa peau laiteuse, considéra les corps bruns ou noirs des humains et se rappela l’abîme séparant leurs deux races. Callie a raison, se dit-il. Ce ne sont que des animaux, et toute la civilisation du monde n’y changera rien. J’aurais dû savoir qu’il ne fallait pas me commettre avec Gregor hier soir. Et rester avec les miens. Cette belle résolution dura, disons, une bonne heure, au bout de laquelle Pathan, qui se sentait beaucoup mieux, rejoignit Gregor dans la file qui attendait pour présenter les papiers aux autorités portuaires. Pathan conserva sa bonne humeur pendant la longue attente. Lorsque vint le tour de Gregor, l’Elfe s’amusa à écouter les bavardages de ses esclaves humains, qui manifestaient une excitation ridicule à revoir leur pays. S’ils l’aiment tellement, pourquoi se sont-il laissé vendre ? se demanda machinalement Pathan, dans la file qui avançait à une allure de limousse tandis que les douaniers humains posaient d’innombrables questions idiotes aux autres caravaniers en palpant leurs marchandises. Quelques altercations éclatèrent, généralement entre humains qui – quand ils étaient pris à frauder – semblaient partir du principe que la loi s’appliquait à tous, sauf eux. Les marchands elfiens avaient rarement des ennuis à la douane. Ou bien ils respectaient scrupuleusement la loi, ou bien, comme Pathan, ils inventaient des moyens discrets et subtils pour la tourner. Enfin, un douanier lui fit signe. Pathan et son assistant firent avancer les tyros et les esclaves. — Qu’est-ce que vous transportez ? dit le douanier, lorgnant les paniers. — Des jouets magiques, messire, dit Pathan, avec un aimable sourire. Le douanier tiqua. — L’époque semble mal choisie pour exporter des jouets. — Que voulez-vous dire, messire ? — Toutes ces rumeurs de guerre ! Ne venez pas me dire que vous n’êtes pas au courant ! — Absolument pas, messire. Qui combattez-vous, ce mois-ci ? Strethia, peut-être, ou Dourglasia ? — Non, on n’irait pas gaspiller nos flèches sur ces canailles. On parle de guerriers géants venant du norinth. — Ah, ça ! dit Pathan, haussant les épaules avec désinvolture. On m’en a parlé en effet, mais je n’y ai pas prêté attention. Vous autres humains, vous êtes bien préparés à une telle éventualité, non ? — Naturellement, dit le douanier. Soupçonnant toutefois que Pathan se moquait de lui, il le scruta d’un œil pénétrant. Le visage de l’Elfe était doux comme le miel, et ainsi furent ses paroles. — Les enfants aiment tellement nos jouets magiques. Et ce sera bientôt la Sainte-Thillia. Vous ne voudriez pas décevoir tous ces mioches, non ? Pathan se pencha et ajouta d’un ton confidentiel ! — Je parie que vous avez des petits-enfants ? Alors, si vous me laissiez passer sans tout le cirque habituel ? — J’ai des petits-enfants, en effet, dit le douanier, fronçant les sourcils d’un air inquiétant. J’en ai dix, qui ont tous moins de quatre ans, et ils vivent chez moi ! Ouvrez-moi ces paniers ! Pathan vit qu’il avait commis une erreur tactique. Avec le soupir de l’innocence faussement soupçonnée, il haussa les épaules et s’avança vers le premier panier. Quentin – tout sourires et courbettes – défit les courroies. Les esclaves, debout à l’écart, regardaient avec un air de jubilation réprimée qui mit l’Elfe mal à l’aise. Pourquoi souriaient-ils ? On aurait dit qu’ils savaient… Le douanier souleva le couvercle du panier, découvrant une multitude de jouets qui brillèrent au soleil. Coulant un regard en coin à Pathan, il plongea le bras dedans. Il le retira immédiatement avec un cri étouffé, en secouant sa main. — Quelque chose m’a mordu ! dit-il, accusateur. Les esclaves hurlèrent de rire. Quentin, choqué, se précipita sur eux, fouet levé, et l’ordre fut bientôt rétabli. — Je suis désolé, messire, dit Pathan, refermant le panier. Ce doit être l’un des diables à ressort. Ils sont notoirement portés sur les morsures. Je ne sais comment m’excuser. — Et vous donnez ça à des gosses ? demanda le douanier, suçant son pouce meurtri. — Il y a des parents qui apprécient une certaine agressivité dans les jouets, messire. Il faut bien endurcir un peu ces chers petits, n’est-ce pas ? Euh… messire… faites très attention à ce panier. C’est celui des poupées. Le douanier tendit la main, hésita, et se ravisa. — Allez, passez. Débarrassez-moi le plancher ! Pathan donna des ordres à Quentin, qui mit immédiatement les esclaves au travail, et les tyros s’ébranlèrent. Certains esclaves, malgré leurs marques de fouet toutes fraîches, souriaient encore, et Pathan s’étonna de cette étrange caractéristique des humains qui les pousse à se réjouir de la souffrance d’un autre. Les papiers furent rapidement inspectés et tamponnés. Pathan les remit dans la poche de son manteau de voyage, et, s’inclinant poliment devant le douanier, se hâtait pour rejoindre sa caravane, quand il sentit une main sur son bras. Sa bonne humeur s’envola aussitôt, sa tête l’élança. — Oui, messire ? dit-il, se retournant avec un sourire forcé. Le douanier se rapprocha encore. — Combien pour dix diables à ressort ? La traversée des pays humains se fit sans histoire. Un esclave s’échappa, mais Pathan, prévoyant cette éventualité, en avait emmené en surnombre, choisissant de préférence ceux qui laissaient une famille à Equilan. Mais l’un d’eux semblait avoir préféré la liberté à femme et enfants. Influencé par les histoires de Gregor, il se remit à ruminer la prophétie de Zifnab. Chaque fois qu’il entrait dans une taverne, il essayait de se renseigner sur l’avance des géants, et chacun avait toujours quelque chose à dire sur la question. Pourtant, il se convainquit peu à peu qu’il s’agissait de simples rumeurs. À part Gregor, il ne trouva personne qui eût effectivement parlé à un réfugié. — L’oncle de ma mère en a rencontré trois et il a dit à ma mère… — Le fils de mon cousin se trouvait à Jendi le mois dernier, quand les bateaux sont arrivés, et il a dit à mon cousin de le dire à son père qui m’a dit que… — Je le tiens d’un colporteur qui était là-bas… Quelque peu soulagé, Pathan décida que Gregor lui avait servi du nougaga{20}. L’Elfe chassa complètement et définitivement la prophétie de Zifnab de son esprit. Pathan traversa la frontière séparant Marcinia de Terncia sans même qu’un douanier regarde son chargement. À peine un coup d’œil blasé sur ses papiers – visés par le douanier de Varsport – et on lui fit signe de passer. Le voyage était agréable et Pathan ne se pressait pas. Il faisait particulièrement beau. Les humains étaient aimables et bien élevés pour la plupart. Bien sûr, il entendait parfois les insultes habituelles lancées à la cantonade, « voleur de femmes », ou « sale esclavagiste », mais Pathan, qui n’était pas du genre à prendre la mouche, ou bien les ignorait ou bien choisissait d’en rire en offrant une tournée. Pathan était attiré par les humaines comme n’importe quel Elfe mais, ayant beaucoup voyagé en pays humains, il savait que le meilleur moyen de se faire couper les oreilles (voire quelque autre partie de son anatomie) était de batifoler avec des femelles humaines. Il réprimait donc ses appétits, se contentant de regards admiratifs ou d’un rapide baiser dérobé dans un coin sombre. Et si la fille de l’aubergiste venait frapper à sa porte en pleine nuit, pour vérifier les prouesses érotiques légendaires des Elfes, il avait soin de s’en séparer dès la mornaube, avant que personne fût levé. L’Elfe atteignit le but de son voyage – la douteuse petite ville de Griffith – avec quelques semaines de retard sur les prévisions, ce qu’il ne trouvait pas si mal étant donné les difficultés de la circulation dans les États de Thillia, en guerre perpétuelle les uns contre les autres. Arrivé à la taverne de La Fleur sauvage, il surveilla l’installation des esclaves et des tyros à l’écurie, trouva un lit au grenier pour son assistant, et prit une chambre pour lui. À l’évidence, La Fleur sauvage n’hébergeait pas souvent des Elfes, car le patron considéra longtemps la pièce de Pathan, la tapant sur la table pour s’assurer qu’elle n’était pas fausse. Comme elle rendait un son ad hoc, il se fit un peu plus poli. — Comment vous vous appelez, déjà ? — Pathan Quindiniar. — Hum, grogna l’aubergiste. J’ai deux messages pour vous. Un arrivé par coursier, l’autre par sans-faute. — Merci beaucoup, dit Pathan, lui tendant une autre pièce. La politesse de l’aubergiste s’accrut immédiatement. — Vous devez avoir soif. Installez-vous dans la salle commune, et je vous apporterai de quoi vous humecter les amygdales. — Pas de vingin, dit Pathan, s’éloignant nonchalamment, ses lettres à la main. L’une d’elles venait d’un humain – cela se voyait à son mauvais parchemin qui avait déjà servi. Malgré les efforts déployés, le texte précédent était mal effacé. Dénouant le ruban sale et élimé qui le fermait, Pathan le déroula et lut avec difficulté le message écrit dans les blancs de ce qui semblait bien avoir été un avis d’imposition. Quindiniar. Vous êtes en retard. Ça sera… vous. On a été obligé de faire… voyage… satisfaire le client. Retour… Pathan s’approcha de la fenêtre et leva le parchemin dans la lumière. Non, il n’arrivait pas à distinguer la date du retour. Suivait une signature grossièrement griffonnée ! Roland Roussefeuille. Tirant le bordereau de chargement, Pathan chercha le nom de son client. Il le trouva, de l’écriture raide et précise de Calandra. Roland Roussefeuille. Haussant les épaules, Pathan jeta le rouleau à la corbeille, après quoi il s’essuya soigneusement les mains – qui pouvait savoir où ça avait traîné ? Le patron s’approcha avec une chope de bière mousseuse. Pathan la goûta et la déclara excellente, s’attachant décidément le patron pour la vie, ou du moins pour le temps que durerait son argent. Se renversant confortablement dans son box, les pieds sur la chaise d’en face, Pathan ouvrit la deuxième lettre avec entrain. C’était une lettre d’Aléatha. CHAPITRE 11 RÉSIDENCE DES QUINDINIAR, EQUILAN Mon cher Pathan, Tu seras sans doute étonné d’avoir de mes nouvelles. Je ne suis pas grande épistolière. Toutefois, je suis certaine que tu ne te formaliseras pas si je t’avoue que je t’écris par ennui, purement et simplement. J’espère que ces fiançailles ne dureront pas trop longtemps, sinon je vais devenir folle. Oui, mon cher frère, j’ai renoncé à mes « façons émancipées et déplorables ». Au moins temporairement. Quand je serai devenue une « épouse respectable », j’ai bien l’intention de reprendre une vie intéressante ! il ne faudra qu’observer une prudente discrétion. Comme je l’avais prévu, le mariage annoncé a suscité quelque scandale. La douairière est une sale vieille snob qui a failli tout gâcher. Elle a eu le toupet d’informer Durndrun que j’avais eu une liaison avec le seigneur K…, que je fréquentais certain établissement En Bas, et que j’avais même des aventures avec les esclaves humains ! Bref, que j’étais une traînée, indigne de l’argent des Durndrun, de la maison des Durndrun, du nom des Durndrun. Heureusement, j’avais prévu le coup et j’avais fait jurer à mon « bien-aimé » de m’informer de toute allégation faite contre moi par sa chère maman, et de me permettre de les réfuter. Ainsi fit-il, venant me voir, je te le donne en mille, à la mornaube ! Voilà une habitude qu’il faudra lui faire passer rapidement ! Par Orn ! Que peut-on faire à une heure aussi indue ? Enfin, je n’avais pas le choix. Il fallait que je me montre. Heureusement, contrairement à certaines femmes, j’ai toujours bonne mine au réveil. Je trouvai Durndrun au salon, l’air grave et sévère, en train de s’entretenir avec Calandra, qui semblait enchantée. Elle nous laissa seuls – ce qui est normal pour des fiancés – et, le croiras-tu, mon cher frère, il se mit à me déverser sur la tête toutes les accusations de sa mère. J’étais préparée, naturellement. Un fois que j’eus compris la nature exacte de ses plaintes (de même que leur source), je me laissai tomber en pâmoison. (Soit dit en passant, c’est tout un art. Il faut tomber sans se faire mal, et, de préférence, sans occasionner de contusions disgracieuses. Ce n’est pas si facile que ça en a l’air.) Bref, Durndrun en fut aux cent coups et dut, naturellement, me soulever dans ses bras pour m’allonger sur le canapé. Je repris mes sens juste avant qu’il ne sonne les domestiques, et, le voyant penché au-dessus de moi, je le traitai de « goujat », et éclatai en sanglots. Il fut forcé de me reprendre derechef dans ses bras. Sanglotant éperdument sur mon honneur souillé et d’aimer un homme qui ne me faisait pas confiance, je cherchai à le repousser, m’assurant, au cours de la lutte qui suivit, que ma robe s’ouvrît et que sa main s’égarât en un endroit où elle n’aurait pas dû se trouver. « Ah, voilà donc ce que vous pensez de moi ! Je me redressai violemment sur le canapé, ayant soin, dans mes efforts fébriles pour réparer l’ordre de ma toilette, de le déranger un peu plus. Mon seul souci était qu’il ne sonne les domestiques. C’est pourquoi je veillai à ce que mes sanglots ne dégénèrent pas en crise de nerfs. Il se leva, et je vis du coin de l’œil la lutte qui se livrait dans son cœur. Je me calmai un peu et tournai la tête, le regardant à travers un voile de cheveux d’or, les yeux brillants de larmes tout à fait seyantes. « Je reconnais que je me suis parfois conduite comme une écervelée, dis-je d’une voix étranglée. Mais je n’ai pas eu de maman pour me guider ! J’ai longtemps cherché quelqu’un qui m’aimerait et m’honorerait de tout son cœur, et maintenant que je vous ai trouvé…» Je ne pus continuer. Cachant mon visage dans les coussins trempés de larmes, je le congédiai du geste. « Allez-vous-en, lui dis-je. Votre maman a raison ! Je ne suis pas digne de votre amour ! » Bref, Pat, je suis sûre que tu as déjà deviné la suite. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire le mot mariage », le seigneur était à mes pieds, sollicitant mon pardon ! Je lui permis un baiser et un long regard ému avant de couvrir modestement les « trésors » qu’il ne possédera pas avant notre nuit de noces. Emporté par sa passion, il parla même de chasser sa mère de sa maison ! Je dus faire appel à tous mes dons de persuasion pour le convaincre que la douairière me serait aussi chère que la mère que je n’ai jamais connue. Je compte sur cette vieille sorcière. Elle ne le sait pas encore, mais c’est elle qui me servira d’alibi pour mes petites « escapades » quand la vie conjugale deviendra trop ennuyeuse. Ainsi donc, je suis bien engagée sur le chemin de l’autel. Le seigneur Durndrun a fixé les règles du jeu avec la douairière, l’informant qu’il m’épouserait quoi qu’il arrive, et que si ça ne lui plaisait pas, nous irions habiter ailleurs. Cela ne ferait pas mon affaire, naturellement. La demeure est la raison essentielle pour laquelle je l’épouse. Mais je n’étais pas trop inquiète. La vieille dame est folle de son fils et elle a cédé, comme je l’avais prévu. Le mariage aura lieu dans quatre mois. J’espérais que ce serait plus tôt, mais il y a certaines convenances à respecter, et Calandra insiste pour que tout soit fait dans les règles. En attendant, je n’ai d’autre choix que de paraître modeste et bien élevée, et je reste prudemment à la maison. Tu vas rire, j’en suis certaine, en lisant cela, Pathan. Mais je t’assure qu’aucun homme ne m’a louchée depuis un mois. D’ici la nuit de noces, Durndrun lui-même me paraîtra séduisant ! (Je ne suis pas du tout certaine de tenir si longtemps. Je suppose que tu ne l’as pas remarqué, mais l’un des esclaves humains est un assez beau spécimen. Il a une conversation très intéressante, et il m’a appris quelques mots de leur langage bestial. À propos de bêtes, tu crois que c’est vrai ce qu’on raconte sur les mâles humains ?) ………………………………………………………………… Désolée de ce passage illisible. Callie est entrée dans ma chambre et j’ai été forcée de glisser ma lettre dans mon corsage avant que l’encre soit sèche. Imagine sa réaction si elle avait lu les dernières lignes ! Heureusement, elle n’a aucune raison de s’inquiéter. À la réflexion, je ne crois pas que je pourrais me résoudre à avoir une liaison avec un humain. Sans vouloir t’offenser, Pat, comment supportes-tu de les toucher ? C’est peut-être différent pour un homme. Tu te demandes sans doute ce que venait faire Callie ici, en plein temps-vent. Les fusées l’empêchaient de dormir : À propos de fusées, la vie ici va de mal en pis depuis ton départ. Papa et ce vieux toqué de magicien passent tout leur temps-peine à la cave à préparer des fusées, et tout leur temps-nuit à les lancer. Je crois que nous avons battu le record des domestiques ayant rendu leur tablier. Cal a dû payer de grosses indemnités à plusieurs familles de la ville dont les maisons avaient pris feu. Papa et le magicien lancent des fusées, tu comprends, pour que cet « homme aux mains bandées » les voie et sache où atterrir ! Oh, Pathan, je suis sûre que tu es en train de te tordre de rire, mais la situation est grave ! La pauvre Callie est prête à s’arracher les cheveux de contrariété, et je ne vaux guère mieux, j’en ai peur. Bien sûr, elle se fait, du souci pour l’argent, pour les affaires, et aussi au sujet du maire qui lui présente une pétition demandant le renvoi du dragon. Je m’inquiète pour ce pauvre Papa. Le rusé vieillard l’a convaincu avec ses histoires de vaisseau et de voyage dans les étoiles pour aller voir Maman. Papa ne parle plus que de ça. Il est tellement excité qu’il ne mange plus et il maigrit à vue d’œil. Callie et moi, nous savons que le magicien mijote quelque chose – peut-être de lever le pied avec la fortune de Papa. Mais jusqu’ici, ce ne sont que des suppositions. Cal a essayé deux fois d’acheter Zifnab, lui offrant plus d’argent que la plupart des humains n’en voient en toute une vie, pour s’en aller et nous laisser tranquilles. Le vieillard l’a prise par la main et lui a dit, l’air attristé ! « Mais, ma chère, le jour viendra bientôt où l’argent n’aura plus aucune importance ! » Plus d’importance ! L’argent n’aura plus d’importance ! Callie le trouvait déjà un peu piqué, mais maintenant elle est convaincue qu’il est fou à lier et qu’on devrait l’enfermer. Je crois qu’elle l’enfermerait bien elle-même, mais elle craint la réaction de Papa. Et il faut aussi que je te parle du jour où le dragon a failli se libérer. Tu te rappelles comment le vieillard ensorcelle sa bête ? (Orn seul sait comment et pourquoi.) Nous déjeunions tranquillement quand tout à coup une terrible commotion ébranle la maison, des branches d’arbres craquent et s’effondrent, et un flamboyant œil rouge apparaît à la fenêtre de la salle à manger. « Prenez encore une brioche, vieillard ! a lancé cette affreuse voix sifflante. Avec beaucoup de miel. Vous avez besoin de vous étoffer, vieux fou. Comme toute la chair dodue et juteuse qui vous entoure ! » Ses dents étincelaient, la salive coulait de sa langue fourchue. Les rares domestiques qui nous restaient se sont enfuis. « Ah ah ! s’est écrié le dragon. De la viande qui court ! » L’œil a disparu. On s’est précipités à la porte, et on a vu la tête du dragon plonger pour happer la cuisinière ! « Non, pas elle ! a crié le vieillard. Elle a des recettes extraordinaires pour le poulet ! Prends plutôt le maître d’hôtel ! Je ne l’ai jamais aimé, celui-là, a-t-il dit, se tournant vers Papa. Trop arrogant. » « Mais, a dit ce pauvre Papa, vous ne pouvez pas le laisser manger le personnel ! » « Et pourquoi pas, a hurlé Cal. Qu’il nous mange tous ! Qu’est-ce que ça peut faire » Tu aurais dû voir Callie, frérot. C’était terrifiant. Bras croisés sur le perron, elle était toute raide, le visage dur comme la pierre. Le dragon semblait jouer avec ses victimes, les rassemblant comme des moutons, les regardant se cacher derrière les arbres et plongeant sur elles dès qu’elles sortaient à découvert. « Et si on lui sacrifiait le maître d’hôtel ? a dit nerveusement le vieux toqué. Et peut-être un valet de pied ou deux ? En guise de coupe-faim, si j’ose dire » « Je… je ne peux pas accepter », a répondu ce pauvre Papa qui tremblait comme une feuille. Le vieillard a poussé un soupir. « Vous avez sans doute raison. Il ne faut pas abuser de votre hospitalité. Quel dommage ! Les Elfes sont si digestes. Ils descendent tout seuls. Mais ils ne tiennent pas au corps. » Il a commencé à retrousser ses manches. « Les nains, c’est autre chose. Je ne le laisse jamais manger un nain. Pas depuis la dernière fois. J’ai dû le veiller toute la nuit. Voyons. C’était quoi, déjà, cet enchantement ? Il me faut une boule de guano de chauve-souris et une pincée de soufre. Non, attendez. Je confonds. » Le vieillard arpentait la pelouse, tranquille comme Baptiste au milieu du chaos, en se parlant de crotte de chauve-souris ! Dans l’intervalle, des voisins étaient arrivés avec des armes. Le dragon, ravi de les voir, s’exclamait sur le « buffet à volonté ». Callie, debout sur le perron, glapissait ! « Allez, mange-nous tous ! » Papa se tordait les mains et a fini par s’effondrer sur une chaise longue. J’ai honte de le dire, Pat, mais je me suis mise à hurler de rire. Pourquoi ? Je dois avoir un gros défaut qui me pousse à l’hilarité pendant les désastres. Je souhaitais de tout mon cœur que tu sois là pour nous aider, mais tu n’y étais pas, naturellement. Papa était inutile, Cal ne valait guère mieux. De désespoir, j’ai couru au milieu de la pelouse et ai saisi le bras du vieillard juste au moment où il le levait en l’air. « Est-ce que vous ne devriez pas chanter ? lui ai-je demandé. Vous savez, cette histoire de Bonnie Earl » C’est tout ce que j’avais compris de cette maudite chanson. Le vieux fou a battu des paupières et son visage s’est éclairé. Puis il a pivoté face à moi et m’a foudroyé du regard, la barbe frémissante. Le dragon, pendant ce temps, pourchassait les voisins à travers la pelouse. « Qu’est-ce que ça veut dire ? m’a demandé le vieillard avec colère. Vous voulez me ravir mon emploi » « Non, je…» « Ne vous mêlez pas des affaires des magiciens, a-t-il pontifié. Car ils sont prompts à la colère…», comme disait un de mes confrères. Et il s’y connaissait. Très bon pour les bijoux. Pas mauvais pour les feux d’artifices non plus. Toutefois, il ne s’habillait pas avec l’élégance de Merlin. Voyons, comment s’appelait-il ? Raist… non ; ça, c’était ce jeune homme agaçant qui n’arrêtait pas de faire du massacre et de produire du sang. Dégoûtant. L’autre s’appelait Gand… Gand quelque chose…» J’ai été prise de fou rire, Pat ! Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je ne comprenais rien à ses divagations, mais pour moi, c’était tellement ridicule ! Je dois être vraiment mauvaise. « Le dragon ! ai-je dit, le saisissant par le bras et secouant. Arrêtez-le » « Ah oui ! C’est facile à dire, dit Zifnab les yeux hagards. Ce n’est pas vous qui êtes obligée de le supporter après ! » Soupirant une fois de plus, il s’est mis à chanter de cette voix chevrotante et haut perchée qui vous perce les oreilles. Comme la première fois, le dragon a relevé brusquement la tête, et bientôt, il la balançait au rythme de la musique. Soudain, ses yeux se sont ouverts tout grands et il a regardé le vieillard, comme en état de choc. « Seigneur ! a tonitrué la créature, qu’est-ce que vous faites sur la pelouse en costume de nuit ? Vous n’avez pas honte » La tête du dragon a traversé la pelouse et est venue s’arrêter au-dessus de ce pauvre Papa, recroquevillé sous la chaise longue. Les voisins, voyant le dragon occupé ailleurs, se sont rapprochés subrepticement en levant leurs armes. « Pardonnez-moi, Maître Quindiniar, a dit le dragon d’une voix profonde et vibrante. C’est entièrement ma faute. Je ne suis pas arrivé à temps ce matin ! » La tête du dragon a pivoté vers le vieillard. « Seigneur, j’avais préparé votre jaquette mauve, avec le pantalon à rayures et le gilet jaune…» « Une jaquette mauve ? glapit le vieillard. Tu as déjà vu Merlin se promener à Camaalot en jaquette mauve pour jeter des sorts ? Non, par tous les crapauds sauteurs, jamais ! Et ça ne m’arrivera jamais de…» J’ai raté le reste de la conversation parce que je devais persuader les voisins de rentrer chez eux. Non que j’eusse été mécontente qu’on me débarrasse du dragon, mais parce qu’à l’évidence leurs armes dérisoires ne lui auraient pas fait grand mal et risquaient surtout de rompre l’enchantement. C’est d’ailleurs peu après que le maire est arrivé avec la pétition. Après ça, quelque chose s’est brisé chez Callie, Pat. Maintenant, elle ignore totalement le magicien et son dragon. Elle agit comme s’ils n’existaient pas. Elle ne regarde pas le vieillard, elle ne lui parle pas. Elle passe tout son temps à la fabrique, ou enfermée dans son bureau. Elle parle à peine à ce pauvre Papa. Non qu’il s’en aperçoive, d’ailleurs. Il est trop occupé avec ses fusées. Ouf, Pat, les lancements ont cessé pour le moment. Je vais te quitter et aller me coucher. Je prends le thé demain avec la douairière. Je crois que je vais subrepticement échanger nos tasses, au cas où elle aurait mis un peu de poison dans la mienne. Oh, j’allais oublier. Callie me demande de te dire que les affaires reprennent sérieusement. À cause de rumeurs concernant quelque chose qui vient du norinth. Je m’excuse de ne pas avoir fait mieux attention, mais tu sais que parler affaires m’ennuie à mourir. Je suppose que ça va faire monter les bénéfices, mais, comme dit le vieux toqué, quelle importance. ? Reviens vite, Pat, me sauver de cette maison de fous. Ta sœur affectionnée, Aléatha. CHAPITRE 12 GRIFFITH, TERNCIA, THILLIA Absorbé dans sa lecture, Pathan entendit bien les pas de quelqu’un qui entrait dans la taverne, mais il n’y prêta pas attention jusqu’au moment où la chaise sur laquelle il avait allongé les jambes fut fauchée sous lui d’un coup de pied. — Il est temps ! dit une voix en humain. Pathan leva les yeux. Un humain, debout près de la table, le regardait de tout son haut. Il était grand, musclé, bien bâti, avec de longs cheveux blonds noués derrière la tête d’une lanière de cuir. Il avait la peau brune et hâlée, sauf aux endroits où ses vêtements la protégeaient, et où, put constater Pathan, elle était aussi blanche qu’une peau d’Elfe. L’œil bleu était franc et amical, les lèvres se retroussaient en un sourire engageant. Il portait la culotte de peau frangée et la tunique de cuir sans manches affectionnées par les humains. — Quincejar ? dit l’humain, tendant la main. Roland. Roland Roussefeuille. Content de vous connaître. Pathan jeta un coup d’œil sur la chaise propulsée d’un coup de pied au milieu de la salle. Des barbares en effet. Mais ça ne servirait à rien de se fâcher. Se levant, il serra la main de l’arrivant, se pliant à la coutume que les Elfes et les nains trouvent si ridicule. — Quindiniar. Tenez-moi compagnie, dit Pathan en se rasseyant. Qu’est-ce que vous prendrez ? — Vous parlez très bien notre langue, sans zozoter bêtement comme la plupart des Elfes. Roland attira une chaise et s’assit. — Qu’est-ce que vous buvez ? dit-il, empoignant la chope presque pleine de Pathan et reniflant. Elle est bonne ? Par ici en général, la bière c’est de la vraie pisse de singe. Hé, aubergiste, remets-nous ça ! Buvons aux jouets ! ajouta-t-il, levant sa chope. Pathan but une rasade. L’humain vida la sienne d’un trait, puis, battant des paupières et s’essuyant les yeux, il dit d’une voix humide ! — Pas mauvais. Vous finissez la vôtre ? non ? Alors, je m’en charge. On ne va pas laisser perdre ça. Il vida l’autre chope et la reposa bruyamment sur la table. — À quoi on buvait ? Ah oui, aux jouets. Il est temps, comme je disais. Roland se pencha par-dessus la table, soufflant des effluves de bière au visage de Pathan. — Les enfants commençaient à s’impatienter. J’ai eu du mal à les calmer… si vous voyez ce que je veux dire. — Je n’en suis pas certain, dit doucement Pathan. On remet ça ? — Et comment ! Aubergiste ! Deux chopes ! — C’est ma tournée, dit l’Elfe, voyant l’aubergiste froncer les sourcils. Roland baissa la voix. — Les enfants – les acheteurs, les nains. Ils s’impatientent sérieusement. Le petit père Barbe-Noire a failli m’arracher la tête quand je lui ai annoncé le retard. — Vous vendez les… euh… jouets aux nains ? — Ouais, vous avez quelque chose contre, Quinpar ? — Quindiniar. Non, mais je comprends maintenant pourquoi vous avez atteint un prix pareil. — Entre nous, j’aurais pu demander le double. Ils sont tous en transe à propos de contes de bonne femme sur des géants. Mais vous jugerez par vous-même. Roland but une longue rasade. — Moi ? dit Pathan, secouant la tête en souriant. Il doit y avoir erreur. Une fois que vous m’avez payé, les jouets sont à vous et je rentre à la maison. Les ventes battent leur plein en ce moment et on a besoin de moi. — Et comment on va transporter ces babioles ? dit Roland, s’essuyant la bouche sur sa manche. On va les porter sur la tête ? J’ai vu vos tyros à l’écurie. Tout est bien empaqueté. On fera l’aller-retour en un rien de temps. — Désolé, Roussefeuille, mais ça ne fait pas partie du marché. Payez-moi et… — Et ça ne vous tente pas de visiter le royaume des nains ? C’était une voix de femme, venue de derrière Pathan. — Quincetart, dit Roland, agitant sa chope. Je vous présente ma femme. L’Elfe se leva poliment, et fit face à la femelle humaine. — Mon nom est Quindiniar. — Enchantée. Moi, c’est Rega. C’était une petite brune aux yeux noirs. Ses vêtements, de cuir frangé comme ceux de Roland, ne couvraient que partiellement son anatomie, laissant peu de chose à deviner. Ses yeux sombres ombragés de longs cils noirs étaient pleins de mystère. Ses lèvres pulpeuses semblaient fermées sur des secrets bien gardés. Elle tendit la main. Pathan la prit, mais au lieu de la serrer comme la femelle s’y attendait apparemment, il la porta à ses lèvres. Elle rougit et sa main s’attarda un instant dans celle de Pathan. — Tu as vu ça, mon mari ? Tu ne me traites jamais comme ça ! — Tu es ma femme, dit Roland, haussant les épaules comme si ça expliquait tout. Assieds-toi, Rega. Qu’est-ce que tu prends ? Comme d’habitude ? — Un verre de vin pour la dame, commanda Pathan. Traversant la salle commune, il alla chercher une chaise qu’il rapporta à Rega. Elle s’assit avec une grâce animale. — Du vin ? Oui, pourquoi pas ? Elle sourit à l’Elfe, penchant légèrement la tête, ses cheveux noirs et brillants tombant sur son épaule nue. — Tâche de persuader Quinspar de venir avec nous, Rega. La femme garda son regard et son sourire braqués sur l’Elfe. — Tu n’as rien à faire ailleurs, Roland ? — Tu as raison. Cette maudite bière me traverse comme une passoire. Roland se leva et traversa nonchalamment la salle commune, cap sur le jardin. Le sourire de Rega s’élargit, découvrant des dents blanches ressortant sur le rouge vif des lèvres qui semblaient teintes du jus de quelque baie. Ses baisers devaient être très doux. — J’aimerais tellement que vous veniez avec nous. Ce n’est pas très loin. Nous connaissons le meilleur itinéraire, à travers le territoire des Rois de la Mer, mais côté jungle. La piste n’est pas toujours facile, mais vous n’avez pas l’air du genre à avoir peur pour un rien. Elle se pencha un peu plus, et il perçut l’odeur légèrement musquée de son corps luisant de sueur. Sa main se rapprocha de celle de Pathan. — Mon mari et moi, on s’ennuie tellement ensemble. Pathan reconnut immédiatement une tentative de séduction. Il était bien placé. Sa sœur Aléatha aurait pu donner des cours de niveau supérieur, et cette jeune humaine mal dégrossie aurait certainement eu profit à en suivre quelques-uns. L’Elfe trouva cela très amusant, et de plus très agréable après tant de jours passés sur la route. Il se demanda quand même pourquoi Rega prenait toute cette peine, et aussi, quelque part tout au fond de lui, si elle était prête à aller jusqu’au bout de ses avances. Je ne suis jamais allé dans le royaume des nains, se dit Pathan. Aucun Elfe n’y est jamais allé. Ça pourrait être intéressant. Le visage de Calandra – lèvres pincées, arête du nez blanchie, yeux flamboyants – se dessina devant lui. Elle serait furieuse. Il mettrait toute une saison, au moins, à rentrer. Mais, Cal, écoute, s’entendait-il arguer. J’ai établi des rapports avec les nains. Des relations directes. Finis les intermédiaires qui prennent leur commission… — C’est d’accord, n’est-ce pas ? Vous nous accompagnez ? dit Rega, lui pressant doucement la main. Pathan remarqua qu’elle avait une force très peu aristocratique, et que sa paume était rude et calleuse. — Nous ne pourrons pas diriger tous ces tyros à trois… — Inutile de les emmener tous, dit-elle, pratique. Vous avez emporté des jouets comme couverture, je suppose ? Il n’y a qu’à les vendre. Nous regrouperons la marchandise… euh… intéressante sur trois tyros. Ça pouvait marcher. Pathan fut obligé de le reconnaître. De plus, la vente des jouets paierait largement le voyage de retour de Quentin. Le bénéfice atténuerait peut-être la fureur de Calandra. — Comment vous refuser quoi que ce soit ? fit galamment Pathan, serrant doucement la petite main tiède. Une porte claqua au fond de la taverne. Rega retira sa main en rougissant. — Mon mari, murmura-t-elle. Il est terriblement jaloux ! Roland traversa la salle sans se presser, laçant les cordons de cuir de sa culotte. Passant près du bar, il rafla trois chopes destinées à d’autres clients, et les apporta à la table. Il les posa bruyamment, faisant rejaillir la bière, et sourit de toutes ses dents. — Alors, Queessinard, ma ravissante femme vous a convaincu de nous accompagner ? — Oui, répondit Pathan, tout en se disant que Roussefeuille ne ressemblait à aucun des maris jaloux de sa connaissance. Mais il faut que je renvoie à la maison mon assistant et les esclaves. On a besoin d’eux chez nous. Et mon nom est Quindiniar. — Bonne idée. Moins nous serons au courant du voyage, mieux ça vaudra. Dites, vous permettez que je vous appelle Quin ? — Mon prénom est Pathan. — D’accord, Quin. Et maintenant, buvons aux nains. À leurs barbes et à leur argent. Ils peuvent garder l’une, je me contenterai de l’autre ! Il éclata de rire. — Allez, Rega. Arrête de boire ce jus de raisin. Tu sais que ça ne te réussit pas. Rega rougit une fois de plus. Avec un regard d’excuse à Pathan, elle repoussa le verre. Portant une chope à ses lèvres rouges, elle but une solide rasade. Au diable ! se dit Pathan, vidant sa chope d’un trait. CHAPITRE 13 QUELQUE PART AU-DESSUS DE PRYAN Un coup de langue râpeuse et des gémissements insistants réveillèrent Haplo. Il se redressa instinctivement, les sens en harmonie avec son environnement – même si son esprit luttait encore contre les effets de ce qui lui avait fait perdre connaissance. Il était dans sa nef, allongé sur la couchette du capitaine – simple matelas étendu sur un châlit encastré dans la coque. Le chien était assis à côté de lui, les yeux brillants, la langue pendante. Il devait s’ennuyer et avait décidé que l’évanouissement de son maître avait assez duré. Ils avaient réussi, semblait-il. Ils avaient, une fois de plus, franchi les Portes de la Mort. Le Patryn demeura immobile. Il ralentit sa respiration, prêtant l’oreille. Il ne repéra rien d’inquiétant, contrairement à la dernière fois. La nef ne gîtait pas. Il n’avait aucune sensation de mouvement, mais il supposa qu’elle volait, car il n’avait pas apporté à la magie les modifications nécessaires pour l’atterrissage. À l’intérieur de la coque, certaines runes luisaient, ce qui signifiait qu’elles avaient été activées. Il les étudia, et vit que c’étaient des signes contrôlant l’air, la pression et la gravité. Bizarre. Il se demanda pourquoi. Haplo se détendit, caressa les oreilles du chien. Un brillant soleil entrait par le hublot au-dessus de sa couchette. Se tournant nonchalamment, le Patryn jeta un coup d’œil sur le monde dans lequel il venait d’entrer. Il ne vit rien, à part le ciel, et, au loin, un disque de flamme claire brûlant à travers un halo de brume – le soleil. Au moins, ce monde avait un soleil – il en avait même quatre. Haplo se rappela les questions de son seigneur sur ce point particulier, et se demanda fugitivement pourquoi les Sartans n’avaient pas pensé à noter les soleils sur leurs cartes. Peut-être parce que les Portes de la Mort se trouvaient au centre de l’amas solaire, ainsi qu’il l’avait découvert. Haplo se leva et monta sur le pont. Les runes de la coque et des ailes devaient éviter à sa nef toute collision, mais il trouva plus sage de s’assurer qu’il ne planait pas devant une gigantesque falaise de granit. Ce n’était pas le cas. Du pont, il ne vit qu’une immense étendue de ciel vide à perte de vue et dans toutes les directions – en haut, en bas, à droite et à gauche. Haplo s’accroupit, grattant machinalement la tête de son chien pour le faire tenir tranquille. Il n’avait pas prévu cela et il ne savait trop quoi faire. À sa façon, ce vide brumeux d’un bleu-vert était aussi effrayant que la tempête qui faisait rage sans discontinuer à son entrée sur Arianus. Le silence qui l’entourait résonnait aussi fort que le tonnerre d’alors. Il est vrai que la nef n’était pas ballottée comme un jouet dans les mains d’un enfant turbulent, que la pluie ne tambourinait pas sur la coque – déjà endommagée par son passage à travers les Portes de la Mort. Ici, le ciel était serein et sans nuages… et absolument vide, s’il exceptait le soleil aveuglant. Ce ciel sans nuages avait sur lui un effet hypnotique. Il en arracha son regard à grand-peine, et s’approcha de la pierre de direction, dans la cabine de pilotage. Il posa les mains dessus, une de chaque côté, fermant ainsi le cercle – main droite sur la pierre, pierre entre ses deux mains, main gauche sur la pierre, bras gauche attaché à la main, bras au corps, corps au bras droit et retour à la main droite. Il commença à psalmodier les runes. La pierre prit une luminescence bleue, de la lumière jaillit sous ses doigts, dessinant ses veines. La lumière se fit si brillante qu’il ne put plus la supporter et il cligna des yeux. Elle s’aviva encore, et soudain, des rayons d’un bleu aveuglant partirent dans toutes les directions. Haplo fut forcé de détourner la tête. Pourtant, il fallait continuer à regarder la pierre. Quand un de ces rayons de navigation rencontrerait une masse solide – de préférence une terre – il rebondirait, reviendrait à la nef, et allumerait une autre rune, rouge celle-là, sur la pierre. Haplo n’aurait plus qu’à mettre le cap sur cette direction. Avec confiance, il attendit. Rien. La patience est une vertu que les Patryns ont apprise dans le Labyrinthe, et qui leur a été inculquée dans les larmes et les grincements de dents. Celui qui perdait son sang-froid, qui agissait impulsivement, irrationnellement, celui-là, le Labyrinthe lui demandait des comptes. Ceux qui avaient de la chance mouraient. Ceux qui n’en avaient pas survivaient, marqués pour la vie. Mais on apprenait la leçon. Oui, on l’apprenait. Les mains sur la pierre de direction, Haplo attendait. Le chien s’assit à côté de lui, oreilles dressées, yeux vigilants, gueule ouverte en un rictus expectatif. Le temps passait. Le chien se coucha, pattes antérieures allongées, tête haute, toujours en alerte, balayant le sol de sa queue. Du temps passa encore. Le chien bâilla, posa la tête sur ses pattes ! ses yeux, fixés sur Haplo, s’emplirent de reproche. Haplo attendait, les mains sur la pierre. Les rayons bleus avaient cessé de jaillir depuis longtemps. Dans le ciel vide, toujours rien, que les soleils, brillants comme des pièces de monnaie chauffées au rouge. Haplo se demanda si la nef volait toujours. Il n’aurait su le dire. Magiquement contrôlés, les câbles ne grinçaient pas, les ailes ne bougeaient pas, le vaisseau ne faisait aucun bruit. Haplo n’avait pas de points de repère, pas de nuages dérivant le long de la coque, pas de terres se rapprochant ou s’éloignant, pas d’horizon. Le chien se roula en boule et s’endormit. Sous les mains d’Haplo les runes demeuraient sombres et inanimées. Les petites dents aiguës de la peur se mirent à le ronger. Il se dit que c’était absurde, qu’il n’y avait absolument rien à craindre. C’est bien là le problème, lui murmura une petite voix intérieure. Il n’y a absolument rien. Peut-être que la pierre fonctionnait mal ? La pensée lui traversa l’esprit, mais il l’écarta immédiatement. La magie est toujours infaillible. Ceux qui s’en servent peuvent faillir, mais Haplo savait qu’il avait activé les rayons correctement. Il les visualisa, voyageant dans le vide à une vitesse fantastique. Voyageant à des distances incalculables. Qu’est-ce que ça signifiait, ces rayons qui ne revenaient pas ? Haplo réfléchit. Un rayon lumineux, brillant dans l'obscurité d’une grotte, éclaire sur une certaine distance, puis s’affaiblit et s’éteint complètement. Le rayon est brillant au départ, concentré qu’il est autour de sa source. Mais à mesure qu’il s’en éloigne, la lumière diffuse. Haplo frissonna. Le chien s’assit brusquement, montrant les crocs avec un sourd grondement. Les rayons bleus étaient d’une puissance incroyable. Ils devaient franchir des distances incommensurables avant de s’affaiblir au point de ne pas revenir. Ou peut-être qu’ils avaient rencontré un obstacle quelconque ? Lentement, Haplo lâcha la pierre. Il s’assit près du chien et le caressa. L’animal, sentant le trouble de son maître, le regarda anxieusement, fouettant le sol de sa queue, l’air interrogateur. — Je ne sais pas, murmura Haplo, les yeux fixés sur le vide aveuglant du ciel. Pour la première fois de sa vie, il se sentait totalement impuissant. Sur Arianus, il avait livré une bataille désespérée dont dépendait sa vie, mais il n’avait pas ressenti la terreur qui montait en lui à présent. Il avait affronté d’innombrables ennemis dans le Labyrinthe – des ennemis qui possédaient plusieurs fois sa taille, sa force, et parfois son intelligence – et il n’avait jamais succombé à la panique qui commençait à s’emparer de lui. — C’est absurde, dit-il tout haut, se levant d’un bond, si soudainement que le chien, effrayé, recula hors de portée. Haplo parcourut la nef, regardant par toutes les ouvertures, inspectant les moindres recoins, espérant apercevoir quelque chose – n’importe quoi – à part l’infini bleu-vert du ciel et ces maudits soleil aveuglants. Il monta sur le pont supérieur, puis sur les immenses ailes. Le vent lui soufflant au visage lui donna sa première impression de mouvement. Se retenant aux câbles, il regarda au-dessus de la coque, en bas, tout en bas, dans un abîme infini de bleu-vert. Et il se demanda soudain s’il regardait vraiment vers le bas. Peut-être qu’il regardait vers le haut. Peut-être qu’il volait à l’envers. Il n’avait aucun moyen de le savoir. Resté au pied de l’échelle, le chien, tête levée vers son maître, gémissait. L’animal avait peur de monter. Haplo se vit soudain dégringolant par-dessus bord, et tombant en une chute sans fin, et il comprit que le chien n’eût pas envie de risquer pareil sort. Les mains du Patryn, agrippées au câble, étaient moites de sueur. Avec effort, il le lâcha et redescendit sur le pont, qu’il arpenta de long en large en se traitant de poltron. — Mille tonnerres ! jura-t-il, lançant le poing contre le bois de la paroi. Les runes tatouées sur sa peau le protégeaient des blessures, et le Patryn n’eut même pas la satisfaction d’éprouver une souffrance quelconque. Furieux, il allait recommencer quand un court aboiement impérieux l’arrêta. Dressé sur son arrière-train, le chien lui donnait des coups de patte frénétiques, le suppliant de s’arrêter. Haplo se vit reflété dans ses yeux, il vit un homme paniqué, au bord de la folie. Les horreurs du Labyrinthe n’avaient pu venir à bout de lui. Pourquoi s’effondrerait-il maintenant ? Tout ça parce qu’il n’avait pas la moindre idée de sa direction, tout ça parce qu’il n’arrivait pas à distinguer le haut du bas, tout ça parce qu’il avait l’horrible impression qu’il pouvait dériver éternellement dans le ciel bleu-vert et vide… Assez ! Haplo prit une profonde inspiration et flatta le chien. — Ne t’inquiète pas, mon vieux. Je me sens mieux. Ne t’inquiète pas. Le chien, lorgnant son maître d’un œil hésitant, retomba sur ses quatre pattes. — Le contrôle, dit Haplo. Il faut que je reprenne le contrôle de moi-même. Le mot le frappa. — Le contrôle. C’est ça qui ne va pas chez moi. J’ai perdu le contrôle. Même dans le Labyrinthe, j’ai toujours gardé le contrôle. J’étais capable de faire ce qu’il fallait pour modifier mon destin. Quand j’ai combattu les chaodyns, j’étais dominé par le nombre, vaincu avant de commencer, et pourtant, j’avais une possibilité d’agir. À la fin, j’ai choisi de mourir. Puis tu es venu, dit-il, caressant la tête du chien, et j’ai choisi de vivre. Mais ici, je n’ai pas de choix, semble-t-il. Je ne peux rien faire… Etait-ce bien vrai ? La panique reflua, la terreur s’envola, et une pensée froide et rationnelle vint occuper le vide qu’elles laissaient. Haplo s’approcha de la pierre de direction. Il posa de nouveau les mains dessus, mais sur une autre série de runes. Main, pierre, main, corps, main. Une fois de plus, le cercle était fermé. Il psalmodia les runes, et les rayons jaillirent dans toutes les directions, mais cette fois vers un but différent. Cette fois, ils ne cherchaient pas un masse solide – terre ou roc. Cette fois, ils cherchaient la vie. L’attente sembla durer éternellement, et Haplo commençait à retomber dans le noir abîme de la peur quand, soudain, les rayons revinrent. Haplo sursauta, perplexe, troublé. Les rayons revenaient de toutes les directions, le bombardant de tous côtés. C’était impossible, ça n’avait pas de sens. Comment pouvait-il être entouré de vie, de tous les côtés ? Il se représenta mentalement le monde tel qu’il l’avait vu sur les cartes des Sartans – boule ronde flottant dans l’espace. Les rayons n’auraient dû revenir que d’une seule direction. Haplo se concentra, les étudia, et il conclut que ceux arrivant de derrière son épaule gauche étaient plus brillants que les autres. Il se sentit soulagé ! il mettrait le cap dans cette direction. Il déplaça ses mains sur un autre point de la pierre, et la nef se mit à virer lentement, altérant sa trajectoire. La cabine, quelques instants plus tôt inondée de soleil, commença à s’assombrir, des ombres s’étirèrent au sol. Quand le rayon frappa un certain point de la pierre, la rune s’alluma et brilla, rouge vif. Le cap était fixé. Haplo lâcha la pierre. Souriant, il s’assit prés du chien et se détendit. Il n’y avait plus qu’à attendre. Ils voguaient vers la vie, quelle qu’elle fût. Quant à savoir ce que signifiaient ces autres signaux troublants, il pouvait seulement supposer qu’il avait fait une erreur. Ça ne lui arrivait pas souvent. Il pouvait s’en pardonner une, décida-t-il, étant donné les circonstances. CHAPITRE 14 QUELQUE PART À GUNIS — Nous connaissons les routes les meilleures », avait dit Rega. En fait, il n’y avait pas de route meilleure. Il n’y avait qu’une seule route. Et ni Roland ni Rega ne l’avait jamais vue. Ils n’étaient jamais allés au royaume des nains, ni l’un ni l’autre, ce qu’ils dissimulaient Soigneusement à l’Elfe. « Dur, tu crois ? avait dit Roland à sa sœur. Ce sera exactement comme les autres pistes de la jungle. » Mais il s’était trompé, et, au bout de quelques cycles, Rega commençait à se dire qu’ils avaient commis une erreur. Plusieurs, même. Le chemin, tel qu’il existait et là où il existait, était récent, et taillé dans la jungle par les nains, ce qui signifiait qu’il tournait, virait et serpentait loin au-dessous des niveaux supérieurs des arbres familiers aux humains et aux Elfes, dans les régions ténébreuses où les rayons du soleil, quand ils perçaient jusque-là, ne dispensaient qu’une lumière glauque. L’air, stagnant, chaud et humide, semblait confiné dans ces profondeurs depuis des siècles. Les eaux qui ruisselaient sur la canopée dégouttaient là, filtrées par d’innombrables niveaux de frondaisons et lits de mousse, non pas claires et cristallines comme en haut, mais brunâtres, avec une forte senteur de mousse, C’était un monde différent, lugubre, et, au bout d’un penton, les deux humains en eurent par-dessus la tête. L’Elfe, toujours intéressé par la nouveauté, trouvait le voyage palpitant et conservait sa bonne humeur. Toutefois, le chemin n’avait pas été taillé à l’intention de caravanes de marchandises. Bien souvent, le plafond de végétation était si bas que les tyros n’arrivaient pas à passer avec leurs charges. Il fallait donc décharger les paniers, les passer à la main, tout en cajolant les tyros pour qu’ils suivent. Plusieurs fois, le sentier s’arrêta au bord d’un lit de mousse, plongeant enco{21}re plus profond dans les ténèbres ! naturellement, il n’y avait pas de ponts, et il fallait encore décharger les tyros afin qu’ils puissent tisser leurs fils pour descendre dans l’abîme. Les lourds paniers étaient descendus à la main. En haut, les deux hommes – les bras cassés par l’effort – s’arc-boutaient pour relâcher lentement le câble dans la crevasse. Le travail le plus pénible incombait à Roland. L’Elfe, avec son corps svelte et sa musculature légère, ne lui était pas d’un grand secours. Ils finirent par se partager le travail, l’Elfe fixant le câble à un arbre tandis que Roland – avec une force qui paraissait à l’Elfe miraculeuse – descendait lui-même les paquets. Ils envoyaient d’abord Rega, qui réceptionnait les paniers en bas et surveillait les tyros pour qu’ils ne s’éclipsent pas. Debout au fond de la crevasse dans la pénombre verte, seule, entourée de râles et de grondements, auxquels se joignait soudain le cri terrifiant du vampire, Rega serrait son raztar, maudissant le jour où elle avait accepté de suivre Roland dans cette aventure. Non seulement à cause du danger, mais aussi pour une autre raison – totalement imprévue. Rega était en train de tomber amoureuse. — Les nains vivent vraiment dans des endroits pareils ? demanda Pathan, levant les yeux sans réussir à voir le soleil à travers le fouillis des mousses, des branches et des lianes. — Ouais, dit Roland, laconique, peu enclin à discuter la chose, de crainte que l’Elfe ne lui posât des questions auxquelles lui, Roland, n’était pas préparé à répondre. Ils se reposaient après la descente dans la crevasse la plus profonde rencontrée jusque-là. Leurs câbles de chanvre étaient à peine assez longs pour atteindre le fond, et Rega avait même été forcée de monter dans un arbre pour détacher les paniers qui se balançaient à trois pieds du sol. — Mais vous avez les mains en sang ! s’exclama Rega. — Oh, ce n’est rien, dit Pathan, regardant ses mains, l’air penaud. J’ai glissé sur la fin du câble. — C’est cette maudite humidité, marmonna Rega. J’ai l’impression de vivre sous la mer. Venez, je vais soigner ça. Roland, va me chercher de l’eau, s’il te plaît. Roland, avachi sur la mousse, regarda sa sœur de travers, l’air de dire ! pourquoi moi ? Rega lança à son « mari » un regard furibond ! C’est toi qui voulais que je reste seule avec lui. Roland se leva de mauvaise grâce et enfonça d’un pas lourd dans la jungle, l’outre à la main. Le moment était idéal pour que Rega reprenne son numéro de séduction. À l’évidence, Pathan l’admirait, et il la traitait avec une courtoisie et un respect jamais démentis. En fait, aucun autre homme ne l’avait jamais aussi bien traitée. Mais, tenant la main blanche et fuselée de l’Elfe dans sa petite main brune et carrée, Rega se sentit soudain timide et gauche comme une petite villageoise à son premier bal. — Vous avez la peau très douce, dit Pathan. Rega s’empourpra et le regarda à travers ses longs cils noirs. Pathan la considérait d’un air grave et sérieux – contrastant avec sa joyeuse désinvolture habituelle. Je regrette que tu sois la femme d’un autre. Je ne suis pas la femme d’un autre ! aurait voulu crier Rega. Sa main se mit à trembler, et elle la retira pour fouiller dans sa trousse. Qu’est-ce qui me prend ? C’est un Elfe ! Son argent, c’est la seule chose qui nous intéresse. C’est la seule chose importante. — J’ai une pommade d’écorce de blathane. Ça va piquer un peu, mais demain matin vous serez guéri. — La blessure dont je souffre ne guérira jamais. La main de Pathan glissa sur le bras de Rega, douce et caressante. Parfaitement immobile, Rega sentait la main remonter le long de son bras, lui embrasant le sang au passage. Sa peau était brûlante, le feu se répandait dans sa poitrine, oppressant sa respiration. La main de l’Elfe se glissa dans son dos et il l’attira à lui. Rega, les mains crispées sur son pot de pommade, se laissa faire. Elle ne le regarda pas, elle ne pouvait pas. C’est parfait, se dit-elle. L’Elfe avait les bras doux et lisses, le corps svelte. Elle essaya d’ignorer le fait que son cœur battait à s’échapper de sa poitrine. Roland va revenir et nous surprendre… en train de nous embrasser… et on tondra l’Elfe comme un œuf… — Non ! s’écria Rega, se dégageant. Elle avait la peau brûlante, mais, inexplicablement, elle frissonnait. — Non ! Pas ça ! — Désolé, dit Pathan, s’écartant immédiatement. Lui aussi haletait. — Je ne sais pas ce qui m’a pris. Vous êtes mariée, je ne dois pas l’oublier. Rega ne répondit pas. Lui tournant le dos, elle souhaitait désespérément qu’il la reprenne dans ses bras, sachant qu’elle le repousserait de nouveau s’il le faisait. C’est insensé ! se dit-elle, essuyant une larme. J’ai laissé des hommes dont je me souciais comme d’une guigne me tripoter comme ils voulaient. Et celui-là… je le désire… et je ne peux pas… — Ça ne se reproduira pas, je vous le promets, dit Pathan. Rega savait que c’était vrai, et elle maudit son cœur qui sembla se flétrir et mourir à cette pensée. Elle allait tout lui avouer. Elle avait les mots sur les lèvres quand elle se ressaisit. Que pouvait-elle lui dire ? Qu’elle n’était pas la femme de Roland, mais sa sœur, qu’ils lui avaient menti pour l’engager dans une liaison faussement adultérine qui leur permettrait de le faire chanter ? Elle voyait d’ici son air dégoûté et haineux. Peut-être même qu’il partirait ! Il vaudrait mieux qu’il parte, lui murmurait la voix froide et dure de la logique. Quelles perspectives de bonheur as-tu avec un Elfe ? Même si tu trouvais le moyen de lui dire que tu es libre d’accepter son amour, combien durerait-il ? Il ne t’aime pas ! aucun Elfe ne peut sincèrement aimer une humaine. Il s’amuse, c’est tout. Ce serait une aventure d’une ou deux saisons. Puis il te quitterait et retournerait à son peuple, et tu serais une pestiférée parmi les tiens pour t’être soumise aux caresses d’un Elfe. Non, répondait Rega avec entêtement. Il m’aime. Je l’ai vu dans ses yeux. Et j’en ai la preuve – il ne m’a pas forcée à accepter ses avances. Très bien, reprit l’irritante petite voix, il t’aime, et alors ? Vous vous mariez, et vous devenez tous les deux des réprouvés. Il ne peut pas rentrer chez les siens, ni toi non plus. Votre amour reste stérile, car les Elfes et les humains ne peuvent pas procréer ensemble. Vous errez seuls de par le monde, les années passent. Tu deviens vieille et ridée tandis qu’il reste jeune et dynamique… — Hé, qu’est-ce qui se passe ici ? demanda Roland, sortant brusquement des fourrés. Il se figea sur place. — Rien, dit froidement Rega. — Je le vois bien, grommela Roland, se rapprochant de sa sœur. Elle et l’Elfe s’étaient réfugiés chacun à un bout opposé de la petite clairière, aussi loin l’un de l’autre que possible. — Qu’est-ce qui se passe, Rega ? Vous vous êtes disputés ? — Rien ! tout va bien ! Laisse-moi tranquille ! dit Rega, refermant ses bras autour d’elle, frissonnante. L’endroit ne favorise pas la romance, tu sais, dit-elle à voix basse. — Allons, sœurette, dit Roland avec un grand sourire. Tu ferais l’amour dans une porcherie si le prix était bon. Rega le gifla. De toutes ses forces. Portant la main à sa joue endolorie, Roland la regarda, stupéfait. — Pourquoi tu fais ça ? Pour moi, c’était un compliment. Rega tourna les talons et sortit de la clairière. Avant de disparaître, elle se retourna à moitié et lança quelque chose à l’Elfe. — Mettez ça sur vos mains. Tu as raison, se dit-elle, s’enfonçant dans la jungle où elle pourrait pleurer loin des regards indiscrets. Continuons comme ça. On livre les armes, il s’en va, et on n’en parle plus. Je continuerai à l’aguicher un peu pour la forme, sans jamais lui laisser voir qu’il comptait beaucoup pour moi. Pathan, pris par surprise, eut juste le temps de rattraper la pommade avant que le pot ne se fracasse par terre. Il regarda Rega s’enfoncer dans la jungle, écouta les branches craquer dans le sous-bois. — Ah, les femmes, dit Roland, branlant du chef en se frictionnant la joue. Il posa l’outre aux pieds de l’Elfe. — Ce doit être sa période. Pathan s’empourpra et lui lança un regard dégoûté. — Qu’est-ce qu’il y a, Quin ? dit l’humain avec un clin d’œil. J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? — Dans mon pays, les hommes ne parlent pas de ces choses, rétorqua Pathan. — Ah ouais ? Roland regarda vers l’endroit où Rega avait disparu, puis reporta son regard sur Pathan et dit avec un grand sourire ! — J’ai l’impression qu’il y a des tas de choses que les hommes ne font pas dans ton pays. La rougeur de Pathan s’accusa, comme la colère faisait place à un sentiment de culpabilité. Est-ce que Roland nous a vus ensemble ? Est-ce sa façon de me prévenir de ne pas la toucher ? Dans l’intérêt de Rega, Pathan se vit forcé d’avaler l’insulte. S’asseyant par terre, il commença à s’enduire les paumes de la pommade qui piquait ses chairs à vif, et il fit la grimace. Mais cette douleur était la bienvenue. Elle lui fit oublier un instant celle qui lui déchirait le cœur. Pendant les deux premiers cycles du voyage, Pathan avait apprécié les coquetteries de Rega, jusqu’au moment où il avait réalisé qu’il y prenait trop de plaisir. Il se surprit à admirer le jeu souple des muscles de ses jolies jambes, le reflet du feu de camp dans ses yeux noirs, et sa façon de se passer la langue sur les lèvres quand elle réfléchissait. La deuxième nuit, quand elle et Roland avaient étendu leurs couvertures de l’autre côté de la clairière et s’étaient allongés l’un près de l’autre dans la pénombre, Pathan avait senti son estomac se nouer de jalousie. Pourtant, il ne les avait jamais vus s’embrasser ni même avoir un geste d’affection. En fait, ils se comportaient avec une familiarité bon enfant qu’il trouvait surprenante, même entre mari et femme. Dès le quatrième cycle, il en avait conclu que Roland – bien qu’assez sympathique pour un humain – n’appréciait pas à sa juste valeur le trésor qu’il avait pour femme. Cette idée réconforta Pathan, et lui donna une excuse pour laisser ses sentiments croître et s’épanouir, alors qu’il savait très bien qu’il aurait dû les déraciner immédiatement. Maintenant, la plante était en pleine floraison, ses vrilles lui enserraient le cœur. Maintenant – trop tard – il réalisait les dégâts… pour tous deux. Rega l’aimait. Il le savait, il l’avait senti dans son corps frémissant, il l’avait vu dans l’unique regard qu’elle lui avait jeté. Il aurait dû chanter de joie. Et il était accablé de désespoir. Folie ! Folie furieuse ! Oh, bien sûr, il pouvait prendre quelques moments de plaisir, comme il en avait pris avec d’innombrables autres humaines. Il les aimait, puis il les quittait. Elles n’attendaient rien d’autre. Elle ne souhaitaient rien d’autre. Et lui non plus. Jusqu’à ce jour. Mais que cherchait-il ? Une relation qui les couperait tous les deux de leur milieu ? Une relation considérée avec horreur par les deux mondes ? Une relation qui ne leur donnerait rien, pas même des enfants ? Une relation qui sombrerait inévitablement dans la rancœur et l’amertume ? Non, rien de bon ne peut en sortir. Je vais partir, pensa-t-il. Rentrer à la maison. Je leur donnerai les tyros. De toute façon, Callie sera furieuse contre moi. Autant être pendu pour un bœuf que pour un œuf, comme on dit. Je vais partir. Immédiatement. Mais il resta assis dans la clairière, s’enduisant distraitement les mains de pommade. Au loin, il avait l’impression d’entendre des sanglots. Il essaya d’ignorer le bruit, mais à la fin, il n’y tint plus. — Je crois que c’est ta femme qui pleure, dit-il à Roland. Elle doit avoir quelque chose. — Rega ? Roland, qui donnait à manger aux tyros, leva les yeux, l’air amusé. — Pleurer ? Non, ça doit être un oiseau que tu entends. Rega ne pleure jamais, même pas la fois où elle a reçu un coup de raztar dans une bagarre. Tu n’as pas remarqué sa cicatrice ? Sur la cuisse gauche, à peu près là… Pathan se leva et s’enfonça dans la jungle, dans la direction opposée à celle qu’avait prise Rega. Du coin de l’œil Roland le regarda s’éloigner et se mit à fredonner une chanson gaillarde qui faisait actuellement fureur dans les tavernes. — Il est pincé comme dans un étau, dit-il aux tyros. Rega la joue plus fine que d’habitude, mais je suppose qu’elle sait ce qu’elle fait. C’est un Elfe, après tout. Quand même, le sexe est le sexe. Les petits Elfes viennent bien de quelque part, et je ne crois pas que ce soit du ciel. « Mais, berk ! Les femmes elfiennes ! Des paquets d’os – autant coucher avec un manche à balai. Pas étonnant que ce pauvre Quin suive partout Rega en tirant la langue. Ce n’est qu’une question de temps. Je le pincerai déculotté dans un ou deux cycles, et alors, gare à lui ! C’est bête, quand même ! Jetant l’outre, Roland s’assit par terre avec lassitude, s’adossa contre un arbre et allongea les jambes. — Il est sympa, et je commençais à bien l’aimer. CHAPITRE 15 LE ROYAUME DES NAINS, THURN Grands amateurs d’obscurité, de cavités et de tunnels, les nains ne construisaient pas leurs villes dans les arbres comme les Elfes, ni sur les plaines de mousse, comme les humains. Ils s’enfonçaient dans la sombre végétation, recherchant la terre et la pierre qui étaient leur héritage, bien que cet héritage ne fût guère plus que le vague souvenir d’un lointain passé vécu sur un autre monde. Le royaume de Thurn était une vaste caverne de végétation. Les nains vivaient et travaillaient dans des logis et des échoppes creusés dans les fûts de gigantesques arbres-cheminées, ainsi nommés parce que leur bois ne brûlait pas facilement et que la fumée des foyers des nains s’échappait au sommet de la cheminée centrale de l’arbre. Branches et racines formaient rues et promenades éclairées par la lumière tremblotante des torches. Les Elfes et les humains vivaient dans un jour perpétuel. Les nains vivaient dans une nuit sans fin – nuit qu’ils aimaient et bénissaient, mais dont Drugar craignait qu’elle ne devienne bientôt définitive. Il reçut le message de son roi à l’heure du dîner. Message sans doute de la plus haute importance pour être délivré au moment du repas, où chacun doit consacrer toute son attention à la nourriture et à l’important processus digestif qui suit. Il est interdit de parler pendant qu’on se restaure, et seuls les sujets agréables sont autorisés pendant la digestion, pour éviter que les sucs gastriques ne s’acidifient et ne provoquent des maux d’estomac. Le messager du roi se répandit en excuses parce qu’il dérangeait Drugar en plein dîner, mais ajouta qu’il s’agissait d’un problème urgent. Drugar se leva d’un bond, renversant la vaisselle ! plein de réprobation, son vieux serviteur grommela de sombres prédictions touchant l’estomac du jeune nain. Drugar, qui pressentait la teneur du message, faillit lui dire que les nains auraient de la chance s’ils n’avaient d’autres soucis que les indigestions. Mais il garda le silence. Chez les nains, on traite les vieux avec respect. L’antre de son père était proche du sien, et Drugar n’eut pas loin à aller. Il s’y rendit en courant, mais s’arrêta devant la porte, soudain réticent à l’idée d’entrer et d’apprendre ce qu’il craignait de savoir. Debout dans l’obscurité, tripotant la pierre-rune suspendue à son cou, il pria le Nain Un de de lui donner du courage. Puis, prenant une profonde inspiration, il ouvrit la porte et entra. La maison de son père était exactement semblable à celle de Drugar, elle-même exactement semblable à toutes les autres demeures des nains. Le bois de l’arbre, lissé et poli par les ans, avait pris une belle patine jaune. Le sol était plat, les murs s’incurvaient au sommet en un plafond voûté. L’ameublement était très simple. La royauté ne donnait à son père aucun privilège spécial, seulement des responsabilités. Le roi était la tête du Nain Un, et la tête, quoiqu’elle pense pour le corps, n’est pas plus importante pour l’individu que, par exemple, le cœur ou (plus important pour bien des nains), l’estomac. Drugar trouva son père à table, mais il avait repoussé son assiette et ne mangeait pas. À la main, il tenait un morceau d’écorce, couvert du côté lisse par les lettres anguleuses de l’écriture des nains. — Quelles nouvelles, père ? — Les géants arrivent, dit le vieux nain. Drugar était le fruit d’un mariage tardif. Sa mère, bien que maintenant les relations les plus cordiales avec son mari, avait sa demeure, comme c’était la coutume des naines quand leurs enfants étaient adultes. — Les éclaireurs les ont vus. Les géants ont anéanti Kasnar – les gens, les cités, tout. Et ils avancent vers notre pays. — Peut-être qu’ils seront arrêtés par la mer, dit Drugar. — Ils s’arrêteront à la mer, mais pas pour longtemps, dit le vieux nain. Ils ne savent pas se servir des outils, me disent les éclaireurs. Quand ils s’en servent, c’est pour détruire, non pour créer. Il ne leur viendra pas à l’idée de construire des bateaux. Mais ils contourneront la mer et arriveront par terre. — Peut-être qu’ils vont faire demi-tour. Peut-être que leur but était seulement de conquérir Kasnar. Il voulait espérer contre tout espoir, mais dès qu’il eut prononcé ces paroles, il sut que tout espoir était vain. — Ils n’ont pas conquis Kasnar, soupira son père. Ils l’ont anéanti – totalement. Leur but n’est pas de conquérir, mais de massacrer. — Alors, tu sais ce que nous avons à faire, père. Nous devons ignorer les insensés qui prétendent que ces géants sont nos frères. Nous devons fortifier nos cités et armer notre peuple. Écoute, père, poursuivit Drugar, se penchant vers le vieillard en baissant la voix, bien qu’ils fussent seuls. J’ai contacté un trafiquant d’armes humain. Pour acheter des arbanaines et des arbalongues elfiennes ! Elles seront nôtres ! Le vieillard regarda son fils et ses yeux sombres et mornes s’éclairèrent. — Parfait, dit-il, posant sa main noueuse sur la forte main de son fils. Tu es intelligent et audacieux, Drugar. Tu feras un bon roi. Il branla du chef et caressa la barbe grise qui lui tombait presque jusqu’aux genoux. — Mais je ne crois pas que les armes arriveront à temps. — Il vaudrait mieux, gronda Drugar, ou je connais quelqu’un qui me le paiera ! Le nain se leva et se mit à arpenter la petite pièce sombre creusée très profond sous la surface de la mousse, aussi loin que possible du soleil. — Je vais mobiliser l’armée… — Non, dit le vieux nain. — Père, tu es un entêté… — Et toi, tu es un khadak.{22} Le vieux nain leva sa canne, noueuse et tordue comme ses propres membres, et la pointa sur son fils. — J’ai dit que tu ferais un bon roi. Et c’est vrai. Si ! Si tu parviens à garder le contrôle du feu qui est en toi. La flamme de tes pensées brûle haut et clair, mais au lieu de la couvrir tu la laisses s’embraser et échapper à ton contrôle ! Drugar s’assombrit et fronça les sourcils. Le feu dont parlait son père flambait en lui, lui soufflant des paroles dévastatrices. Drugar lutta contre sa colère ! les mots lui brûlaient les lèvres, mais il pensait que le vieillard ne pouvait résister à ce coup terrible. Il se força à parler calmement. — Père, l’armée… — … se retournera contre elle-même et ils se battront entre eux ! dit doucement le vieillard. C’est cela que tu veux, Drugar ? Le vieux nain se redressa. Sa taille n’était plus imposante comme autrefois ! le dos voûté ne voulait plus se redresser, ses jambes ne le supportaient plus sans assistance. Mais Drugar, dominant son père de tout son haut, vit la dignité de ce corps tremblant, la sagesse de ce regard éteint, et se sentit redevenir un enfant. — La moitié des hommes refuseront de porter les armes contre leurs « frères » les géants. Alors, que feras-tu, Drugar ? Tu leur ordonneras de se battre ? Et comment feras-tu respecter cet ordre, mon fils ? Commanderas-tu à l’autre moitié de prendre les armes contre leurs frères ? « Non ! s’écria le vieux roi frappant le sol de sa canne à faire trembler les parois de chaume. Il ne viendra jamais, le jour où le Nain Un sera divisé ! ne viendra jamais, le jour où le corps répandra son propre sang ! — Pardonne-moi, père. Je n’avais pas réfléchi. Le vieux roi soupira, son corps se recroquevilla sur lui-même. Chancelant, il saisit la main de son fils. Avec l’aide de Drugar et de sa canne, il se rassit. — Garde le contrôle des flammes, mon fils. Ou elles détruiront tout sur leur passage, toi compris, Drugar. Toi compris. Maintenant, retourne à ton repas que je m’excuse d’avoir interrompu. Drugar rentra chez lui mais ne termina pas son dîner. Il se mit à arpenter son logis de long en large, essayant d’apaiser son feu intérieur, mais sans succès. Les flammes de la peur qu’il éprouvait pour son peuple, une fois allumées, ne voulaient pas s’éteindre. Il ne pouvait et ne voulait pas désobéir à son père, qui était aussi son roi. Mais Drugar décida qu’il ne laisserait pas le feu s’éteindre complètement. Quand les ennemis arriveraient, ils trouveraient devant eux des flammes dévastatrices, et non des cendres refroidies. L’armée des nains ne fut pas mobilisée. Mais en secret (et à l’insu de son père) Drugar fit des plans de bataille et conseilla à ceux des nains qui pensaient comme lui de garder leurs armes à portée de la main. Il resta en étroit contact avec les éclaireurs, suivant l’avance des géants à travers leurs rapports. Arrêtés à la mer Murmurante, les géants avaient pris par l’east et, par voie de terre, continuaient à avancer implacablement vers leur but – quel qu’il fût. Drugar ne pensait pas que c’était pour s’allier avec les nains. De sombres rumeurs parvenaient à Thurn, sur des massacres de nains dans les colonies de Grish et de Klag au norinth, mais l’avance des géants était difficile à suivre, et les rapports des éclaireurs (du moins ceux qui arrivaient à destination) étaient incomplets et peu clairs. — Père ! suppliait Drugar. Il faut me laisser mobiliser l’armée immédiatement ! Comment peut-on ne pas tenir compte de ces messages ? — Les humains, dit son père en soupirant. Le conseil a décidé que ce sont les réfugiés humains, fuyant devant les géants, qui ont commis ces crimes ! Ils disent que les géants vont s’allier avec nous et qu’alors nous nous vengerons ! — J’ai personnellement parlé aux éclaireurs, père, dit Drugar, avec une impatience croissante. À ceux qui restent. Il en rentre de moins en moins chaque jour. Et ceux qui reviennent sont affolés de terreur ! — Vraiment ? dit son père, le considérant d’un regard pénétrant. Et qu’est-ce qu’ils disent avoir vu ? Drugar hésita, dépité. — D’accord, père ! C’est vrai, ils n’ont rien vu de leurs propres yeux ! Le vieux nain hocha la tête avec lassitude. — Je sais, Drugar. J’ai entendu ces histoires insensées sur la « jungle qui bouge ». Comment puis-je me présenter au conseil avec de telles conelfienneries ? Drugar allait répondre que le conseil faisait bien des connaineries de son côté, mais cette grossièreté n’aurait rien arrangé et n’aurait fait qu’irriter son père. Ce n’était pas la faute du roi. Drugar savait que son père avait dit au conseil à peu près ce que son fils lui disait, à lui. Mais le conseil du Nain Un, composé des Anciens de la tribu, ne voulait rien entendre. Fermant résolument la bouche pour qu’aucune parole inconsidérée ne lui échappe, Drugar quitta son père, et, par le vaste et complexe réseau de tunnels creusés dans la végétation, monta vers le sommet des arbres. Emergeant au soleil, clignant les yeux dans la lumière, il inspecta le fouillis végétal. Là-bas il y avait quelque chose. Quelque chose qui venait vers lui. Et il ne pensait pas que ce quelque chose venait dans un esprit d’amour fraternel. Il attendait, au désespoir, l’arrivée des armes magiques elfiennes. Si ces deux humains l’avaient dupé, par le corps, l’esprit et l’âme du Nain Un, il le leur ferait payer – de leur vie. CHAPITRE 16 QUELQUE PART AILLEURS GUNIS — J’ai horreur de ça, dit Rega. Deux jours de marche supplémentaires les avaient amenés encore plus bas dans les profondeurs de la jungle, loin sous le niveau des arbres, loin du brillant soleil, de l’air embaumé et de la pluie rafraîchissante. Ils étaient arrivés à la lisière d’une plaine de mousse, et le chemin s’arrêtait au bord d’un précipice dont le fond se perdait dans l’ombre. À plat ventre au bord de la falaise de mousse, scrutant l’obscurité d’en bas, ils ne voyaient rien. Les épaisses frondaisons au-dessus d’eux et devant eux empêchaient totalement la lumière d’arriver. Une fois au fond, ils marcheraient dans une nuit presque totale. — On est encore loin ? demanda Pathan. — Des nains ? Environ deux cycles de marche, je pense, dit Roland, scrutant les ombres. — Vous pensez ? vous ne le savez pas exactement ? L’humain se releva. — On perd toute notion du temps ici. Pas de chronofleurs, pas de fleurs du tout. Pathan ne fit pas de commentaire. Il regardait au fond du ravin, comme fasciné par l’obscurité. — Je vais surveiller les tyros. Rega se levait, avec un regard significatif vers l’Elfe, et elle fit signe à son frère qui s’éloigna avec elle. Ils retournèrent dans une petite clairière où ils avaient attaché les tyros. — Ça ne peut plus durer. Il faut que tu lui dises la vérité, dit Rega, tripotant la courroie d’un panier. — Moi ? — Moins fort ! Enfin, il faut que nous lui disions la vérité, si tu veux. Et quelle partie de la vérité as-tu l’intention de lui révéler, ma chère femme ? Rega regarda son frère de travers, puis, boudeuse, détourna les yeux. — Il n’y a qu’à juste… dire que nous n’avons jamais emprunté ce chemin. Reconnaître que nous ne savons pas où nous sommes ni où nous allons. — Il s’en ira. — Tant mieux ! dit Rega, avec un violente traction sur la courroie qui fit protester le tyro bêlant. J’espère bien qu’il s’en ira ! — Qu’est-ce qui te prend ? demanda Roland. Rega regarda autour d’elle et frissonna. — C’est cet endroit. Je le déteste. Et, poursuivit-elle en lui tournant le dos, et en passant machinalement les doigts sur la courroie, c’est à cause de l’Elfe. Il est différent. Pas comme tu m’avais dit. Il n’est pas suffisant et autoritaire. Il n’a pas peur de se salir les mains. Il n’est pas peureux. Il fait son quart de veille, il s’est déchiré les mains sur les câbles. Il est drôle et joyeux. Il fait même la cuisine, et je ne peux pas en dire autant de toi, Roland ! Il est… bien, c’est tout. Il ne mérite pas… ce que nous lui réservions. Roland fixa sa sœur, médusé, vit une faible rougeur monter lentement de sa gorge brune à ses joues. Elle gardait les yeux baissés. Tendant la main, Roland lui prit le menton et lui tourna la tête vers lui. Branlant du chef, il siffla entre ses dents. — Je crois bien que tu en pinces pour ce type ! Rega repoussa sa main avec colère. — Absolument pas ! C’est un Elfe, après tout ! Effrayée de ses propres sentiments, nerveuse et tendue, furieuse contre elle-même et contre son frère, Rega parla avec plus de force qu’elle n’en avait l’intention. Retroussant les lèvres en un rictus sur le mot « Elfe », elle sembla le cracher avec dégoût, comme s’il lui répugnait. Du moins, c’est ainsi qu’il sonna aux oreilles de Pathan. L’Elfe avait quitté le bord de la falaise et revenait dire à Roland qu’à son avis, leurs cordes étaient trop courtes, et qu’ils ne pourraient pas descendre les paniers. Se déplaçant avec une légèreté et une grâce tout elfiennes, il n’avait pas eu l’intention de les surprendre, mais c’est ce qui arriva. Entendant clairement la dernière phrase de Rega, il s’accroupit dans l’ombre d’une liane, et écouta. — Ecoute, Rega, on n’a pas fait tout ça pour s’arrêter en si bon chemin. Tu lui as tourné la tête. Il tombera comme un fruit mûr. Tu n’as qu’à t’arranger pour te trouver seule avec lui dans un coin sombre, et tu l’auras en un clin d’œil. Je me précipite pour sauver ton honneur, menace de tout dire. Il crache le fric pour nous faire taire, et on est parés. Entre ça et cette vente, on aura de quoi mener la grande vie pendant toute la prochaine saison. Roland tendit la main et caressa affectueusement les longs cheveux noirs de Rega. — Pense à l’argent, mon petit. Nous avons eu faim trop souvent pour laisser échapper cette chance. Comme tu dis, ce n’est qu’un Elfe. L’estomac de Pathan se noua. Il se détourna en toute hâte et s’enfonça sous les arbres, sans s’occuper de la direction. Il n’entendit pas la réponse de Rega à son mari, mais c’était aussi bien. S’il l’avait vue regarder Roland avec un sourire de conspirateur, s’il l’avait entendue prononcer une fois de plus le mot « Elfe » avec tant de répugnance, il l’aurait tuée. Soudain pris de vertige et de nausées, Pathan s’adossa contre un arbre, haletant. Il s’étonnait lui-même. Sa réaction le stupéfiait. Qu’importait, après tout ? Ainsi, la petite traînée l’avait fait marcher ? Mais il avait remarqué son manège à la taverne avant même qu’ils se mettent en route ! Qu’est-ce qui l’avait aveuglé ? Elle, elle l’avait aveuglé. Il avait été assez fou pour penser qu’elle tombait amoureuse de lui ! Ces conversations qu’ils avaient en chemin ! Il lui racontait des histoires sur son pays, sur ses sœurs, sur son père et sur le vieux magicien toqué. Elle riait et semblait intéressée. Il avait vu ses yeux briller d’admiration. Puis il y avait toutes les fois où ils s’étaient touchés ! les doigts s’effleurant par hasard, les corps se frôlant par accident, les mains se rencontrant quand elles se tendaient vers la même outre. Et alors, les paupières frémissaient, la poitrine haletait, la peau rougissait. — Bravo, Rega ! grommela-t-il, les dents serrées. Bravo ! Oui, je suis amoureux fou ! Oui, je serais « tombé comme un fruit mûr » ! Mais plus maintenant ! Plus maintenant que je te connais, petite traînée ! Fermant les yeux pour refouler ses larmes, l’Elfe s’affaissa contre l’arbre. — Bienheureuse Peytin, Sainte Mère des Elfes, pourquoi m’as-tu fait cela ? Peut-être fut-ce la prière – l’une des rares que l’Elfe se fût jamais donné la peine de prononcer –, mais il eut un remords de conscience. Il savait depuis le début qu’elle appartenait à un autre. L’Elfe avait flirté avec elle en présence de Roland. Pathan s’avouait qu’il avait trouvé exaltant de séduire la femme sous le nez du mari. « Tu as eu ce que tu méritais », semblait lui dire Mère Peytin. Toutefois, la voix de la déesse présentait une regrettable ressemblance avec celle de Calandra, et cela ne fit qu’empirer la colère de Pathan. — Ce n’était que pour m’amuser, se justifia-t-il. Je n’aurais jamais poussé les choses trop loin. Et je n’ai certainement jamais eu l’intention de… de tomber amoureux. Cette dernière affirmation, au moins, était vraie, et lui fit croire à la véracité du reste. — Ça ne vas pas, Pathan ? Qu’est-ce qui se passe ? L’Elfe ouvrit les yeux et se retourna. Rega était devant lui et tendait la main vers son bras. Il recula, pour éviter son contact. — Rien, dit-il, déglutissant avec effort. — Mais vous en avez, une tête ! Vous êtes malade ? dit Rega, tendant de nouveau la main. Vous avez de la fièvre ? Il recula encore d’un pas. Si elle me touche, je la frappe ! — Oui. Non, euh… pas de fièvre. J’ai eu… mal au cœur. C’est peut-être l’eau. Laissez-moi tranquille un moment. Oui, je me sens mieux maintenant. Je suis presque guéri. Petite traînée. Il avait du mal à dissimuler sa haine et son dégoût, aussi ne la regardait-il pas et gardait-il les yeux fixés sur la jungle. — Il vaut mieux que je reste avec vous, dit Rega. Vous n’avez pas l’air bien. Roland est parti en reconnaissance, pour trouver une autre voie de descente. Ça va lui prendre un moment, je suppose… — Vraiment ? Pathan la regarda, d’un regard si étrange et si pénétrant qu’à son tour elle fit un pas en arrière. — Il en a pour longtemps ? — Je ne… Sa voix mourut. Pathan se rua sur elle, la saisit par les épaules et l’embrassa violemment, d’un baiser qui lui meurtrit les lèvres. Il goûta à la fois sa bouche vermeille et son sang. Rega se débattait dans ses bras. Naturellement, il fallait qu’elle fasse semblant de résister. — Ne te débats pas ! murmura-t-il. Je t’aime ! Je ne peux pas vivre sans toi ! Il s’attendait à la voir fondre, gémir, le couvrir de baisers. Et alors Roland paraîtrait, choqué, horrifié, ulcéré. Seul l’argent pourrait adoucir la douleur de la trahison. Et je rirai ! Je me moquerai d’eux ! Et je leur dirai où ils peuvent se le mettre, leur argent ! Un bras autour de sa taille, il serrait le corps demi-nu de Rega contre lui, la caressant de l’autre main. Un violent coup de genou dans l’entrejambe lui causa une douleur fulgurante. L’Elfe se plia en deux. Des mains puissantes s’abattirent sur ses clavicules et le repoussèrent en arrière, l’envoyant tomber dans le fourré. Le visage cramoisi, les yeux flamboyants, Rega se dressait au-dessus de lui. — Ne me touchez plus jamais ! Ne m’approchez plus ! Ne m’adressez même plus la parole ! Elle avait les cheveux ébouriffés comme la fourrure d’un chat en colère. Elle tourna les talons et s’éloigna. Pathan, se roulant par terre de douleur, dut bien s’avouer qu’il n’y comprenait plus rien. Ayant terminé sa recherche d’une voie de descente plus courte, Roland revenait furtivement, espérant – une fois de plus – surprendre Rega et son « amant » en situation compromettante. Parvenu à l’endroit du sentier où il avait laissé sa sœur et l’Elfe, il inspira à fond pour lancer les imprécations d’un mari outragé, et jeta un coup d’œil à travers les feuilles d’une plante gigantesque. Mais, déçu et exaspéré, il relâcha sa respiration. Rega était assise au bord de la falaise de mousse, roulée en boule comme un hérisson, le dos voûté, entourant ses genoux de ses bras. Il la voyait de profil, et, à son air sombre et furieux, l’imaginait couverte de piquants dressés. L’« amant » de sa sœur se tenait de l’autre côté de la clairière, aussi loin d’elle que possible. L’Elfe était assis tout de travers, remarqua Roland, comme pour ménager un endroit sensible. — Je n’ai jamais vu un amoureux plus bizarre ! grommela Roland. Qu’est-ce qu’il faut que je lui fasse, à cet Elfe – un dessin ? Peut-être que les bébés et elfiens sont glissés la nuit sous la porte ! Ou peut-être que c’est ce qu’il croit ! Il va falloir qu’on ait une petite conversation d’homme à homme, on dirait. — Hé, cria-t-il, sortant à grand bruit de la jungle. J’ai trouvé un endroit où il y a comme une corniche rocheuse à mi-chemin. On pourra y descendre les paniers en deux étapes. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? ajouta-t-il, regardant Pathan qui marchait courbé et bougeait avec précaution. — Il est tombé, dit Rega. — Vraiment ? Roland – qui s’était un jour trouvé dans la même situation, à la suite d’une rencontre avec une serveuse farouche – regarda sa sœur d’un air soupçonneux. Rega n’avait pas vraiment refusé de poursuivre son plan de séduction de l’Elfe, mais, plus Roland y pensait, plus il se rappelait qu’elle n’avait pas vraiment accepté non plus. Pourtant, il n’osa pas insister. Le visage de Rega semblait avoir été pétrifié par un basilic, et le regard qu’elle lança à son frère aurait pu également le changer en pierre. — Je suis tombé, acquiesça Pathan, d’un ton soigneusement neutre. Je… euh… suis tombé à califourchon sur une branche en descendant d’un arbre. — Aïe ! dit Roland, avec une grimace compréhensive. — Oui, aïe, répéta l’Elfe. Il ne regardait pas Rega. Rega ne regardait pas Pathan. Visage de bois, dents serrées, ils fixaient Roland tous les deux. Sans le voir. Roland n’y comprenait rien. Il ne croyait pas un mot de leur histoire, et il aurait bien aimé questionner sa sœur et tirer d’elle la vérité. Mais il pouvait difficilement entraîner Rega à l’écart sans éveiller les soupçons de l’Elfe. De plus, quand Rega était de cette humeur, Roland préférait ne pas se trouver seul avec elle. Le père de Rega était le boucher de la ville. Le père de Roland en était le boulanger. (Leur mère, malgré tous ses défauts, avait toujours veillé à ce que la famille soit bien nourrie.) Rega rappelait parfois désagréablement son père. En ce moment, par exemple. Roland croyait la voir debout devant une carcasse toute fraîche, une lueur sanguinaire dans les yeux. Il balbutia avec un vague geste de la main ! — Le… euh… l’endroit que j’ai trouvé est par là, à quelques centaines de pas. Tu pourras aller jusque-là ? — Oui, dit Pathan, serrant les dents. — Je vais m’occuper des tyros, déclara Rega. — Quin peut t’aider… — Je n’ai pas besoin d’aide ! dit sèchement Rega. — Elle n’a pas besoin d’aide ! grommela Pathan. Rega et Pathan s’éloignèrent chacun de son côté, sans échanger un regard. Roland resta seul au milieu de la clairière, frictionnant pensivement le chaume blond de ses joues. — Je crois bien que je me suis trompé. C’est qu’elle le déteste vraiment ! Et je crois que sa haine est en train de déteindre sur l’Elfe ! Tout allait si bien entre eux jusque-là ! Je me demande ce qui s’est passé. Ça ne sert à rien de parler à Rega quand elle est de cette humeur. Mais il doit bien y avoir quelque chose à faire. Il entendait sa sœur flatter, cajoler les tyros, pour les convaincre de s’ébranler. Pathan, boitillant au bord de l’abîme, jeta un regard dégoûté en direction de Rega. — Je ne vois qu’une chose à faire, se dit rêveusement Roland. Les maintenir ensemble. Tôt ou tard, il se passera forcément quelque chose. CHAPITRE 17 DANS LES PROFONDEURS TÉNÉBREUSES, GUNIS Tu es sûr que c’est du roc ? demanda Pathan, scrutant une masse grisâtre, à peine visible dans la pénombre, à travers les feuilles et les lianes. — Sûr que je suis sûr, répondit Roland. On a déjà fait cette route, n’oublie pas. — C’est parce que je n’ai jamais entendu parler de formations rocheuses si haut dans la jungle. — On n’est plus tellement haut, maintenant, tu sais. On a pas mal descendu depuis le temps. — Ça ne nous avance à rien de rester là à regarder, intervint Rega, les mains sur les hanches. On a des cycles de retard sur la livraison. Et je vous parie que Barbe-Noire va nous demander une ristourne. J’y vais, si tu as peur, Elfe ! — Non, plutôt moi, rétorqua Pathan. Je suis plus léger, et si cet affleurement rocheux est instable, je… — Plus léger ! Tu veux dire que je… — Allez-y tous les deux ! les interrompit Roland d’un ton conciliant. Je vais te descendre avec Rega, Quin, et après, tu la descendras jusqu’au fond. Je t’enverrai les paquets, et tu les feras suivre à ma sœ… euh… à ma femme. — Écoute, Roland, je trouve que l’Elfe devrait plutôt nous descendre, toi et moi… — Oui, Roussefeuille, à mon avis, ce serait beaucoup mieux… — C’est idiot ! interrompit Roland, enchanté de sa ruse, et mijotant déjà d’autres plans dans sa tête. Je suis le plus fort, et la plus longue descente se place d’ici à ce rocher. D’accord ? Pathan regarda l’humain – avec sa belle figure carrée et ses biceps bien dessinés sous la peau – et se tut. Rega ne regarda pas son frère. Se mordant les lèvres, elle croisa les bras et contempla la pénombre de la crevasse. Pathan fixa un câble à une branche, l’attacha solidement autour de sa taille et enjamba le rebord du ravin, Roland l’assurant en haut. Soudain, il sentit du mou dans le câble. — Ça va ! leur parvint d’en bas la voix de Pathan. J’y suis ! Un instant de silence, puis la voix de l’Elfe reprit, dégoûtée ! — Ce n’est pas de la roche ! C’est une fongosité ! — Une quoi ? hurla Roland, se penchant par-dessus bord en équilibre précaire. — Un champignon ! Un champignon géant ! Surprenant le regard furibond de sa sœur, Roland haussa les épaules. — Comment voulais-tu que je le sache ? — Je crois que c’est quand même assez solide pour nous servir de relais, reprit Pathan quelques instants plus tard. Les deux humains saisirent vaguement quelque chose où il était question de « sacrée veine ! », mais le reste se perdit dans la végétation. — Alors, on s’en contentera, dit joyeusement Roland. Allons-y, sœu… — Arrête de m’appeler comme ça ! Ça fait déjà deux fois aujourd’hui ! Qu’est-ce que tu mijotes ? — Rien. Excuse-moi. J’ai tellement de choses en tête : Bon, à toi. Rega attacha le câble autour de sa taille, mais n’enjamba pas le rebord tout de suite. Scrutant la jungle, elle frissonna et se frictionna les bras. — Je déteste cet endroit. — Tu n’arrêtes pas de le dire, ça devient lassant. Je n’aime pas vraiment non plus. Mais plus vite on ira, plus vite on finira, comme on dit. Allez, vas-y. — Non, ce n’est pas uniquement… l’obscurité d’en bas. Il y a autre chose. Quelque chose de bizarre. Tu ne le sens pas ? Tout est trop… trop calme. Roland s’immobilisa, regarda autour de lui et prêta oreille. Lui et sa sœur avaient vécu ensemble de durs moments. Le monde leur était hostile depuis leur naissance, et ils avaient appris à s’épauler mutuellement. Rega sentait la nature et les gens avec une intuition presque animale. Les rares fois où Roland – l’aîné – avait ignoré les conseils ou les avertissements de sa sœur, il l’avait regretté. Mais il connaissait bien la nature, et maintenant que sa sœur avait attiré son attention, il remarquait lui aussi ce silence anormal. — C’est peut-être toujours comme ça à cette profondeur, suggéra-t-il. Il n’y a pas un souffle d’air. Nous, on a l’habitude d’entendre le vent dans les arbres et tout ça. — Il n’y a pas que le vent. On n’entend pas une bête, et ça dure depuis un cycle à peu près. Les oiseaux non plus ne chantent pas. On dirait que toutes les créatures se cachent, termina-t-elle, hochant la tête. — C’est peut-être parce qu’on approche du royaume des nains. Ça doit être ça, petite. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? — Je ne sais pas, dit Rega, scrutant les ombres. Je ne sais pas. J’espère que tu as raison. Allons-y, ajouta-t-elle soudain. Qu’on en finisse. ! Roland assura sa sœur qui descendit agilement en rappel. Pathan, qui attendait en bas, tendit les mains pour la recevoir, mais, devant son regard furibond, il se ravisa. Rega se posa légèrement sur la large corniche fongueuse, avec un rictus de dégoût devant la masse grisâtre où elle atterrissait. Roland lâcha la corde, qui vint se lover aux pieds de Rega. Pathan attacha son propre câble à une branche. — Sur quoi pousse-t-il, ce champignon ? demanda Rega, d’un ton froid et pratique. — Sur un tronc d’arbre, répondit Pathan du même ton, montrant les stries de l’écorce, plus larges que l’humaine et l’Elfe côte à côte. — C’est solide ? dit-elle, jetant un coup d’œil inquiet par-dessus le rebord. Elle apercevait une autre étendue de mousse, à une profondeur qu’on pouvait à la rigueur atteindre si l’on était bien encordé, mais qui représentait une chute passablement longue et désagréable si on ne l’était pas. — Il vaut peut-être mieux ne pas trop sauter dessus, suggéra Pathan. Rega saisit le sarcasme, et lui lança un regard furibond. Puis, levant la tête, elle cria ! — Dépêche-toi, Roland ! Qu’est-ce que tu fais ? — Une minute, ma chérie ! répondit-il. J’ai un tyro qui me donne du fil à retordre. Avec un grand sourire, il s’assit au bord du ravin, et, adossé contre un arbre, se détendit. De temps en temps, il piquait un tyro du bout de son bâton pour le faire mugir. Rega fronça les sourcils et se mordit les lèvres, et s’avança tout au bord du champignon, aussi loin que possible de l’Elfe. Pathan, sifflotant entre ses dents, attacha solidement sa corde à une branche, tira dessus pour vérifier qu’elle tenait bien, puis se mit en devoir d’attacher celle de Rega. Il ne voulait pas la regarder, mais il ne pouvait s’en empêcher. Ses yeux ne cessaient de se tourner vers elle, ne cessaient de parler à son cœur de ce que son cœur n’avait nulle envie d’entendre. Regarde-la !. Nous voilà au cœur d’un pays maudit d’Orn, debout sur un champignon à vingt pieds du sol, et elle reste aussi calme et froide que le lac Enthial. Je n’ai jamais vu une femme comme elle ! Et avec un peu de chance, lui murmurait perversement une petite voix intérieure, tu n’en verras jamais d’autre ! Ses cheveux sont si doux. Je me demande l’effet que ça fait quand elle dénoue sa tresse et qu’elle les laisse tomber sur ses épaules et ses seins… Son baiser, ses lèvres étaient aussi doux que je l’imaginais… Pourquoi ne pas te jeter tout de suite dans le précipice ? reprit la voix mauvaise. Ça t’épargnerait bien des souffrances. Elle a décidé de te séduire, de te faire chanter. Elle te prend pour un im… Rega retint son souffle et recula involontairement, crispant les mains sur le tronc derrière elle. — Qu’est-ce qu’il y a ? Pathan lâcha la corde et s’approcha vivement. Elle regardait droit devant elle, droit dans la jungle. Pathan suivit son regard. — Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il. — Vous avez vu ? — Quoi ? Rega battit des paupières et se frotta les yeux. — Je… je ne sais pas, dit-elle, l’air troublé. Il m’a semblé… on aurait dit… que la jungle… bougeait ! — C’est le vent, dit Pathan, presque avec colère, refusant de s’avouer qu’il avait eu très peur, ou que ce n’était pas pour lui qu’il avait tremblé. — Vous sentez du vent ? demanda-t-elle. Non, il n’y avait pas de vent. L’air était toujours aussi chaud, immobile et oppressant. Mal à l’aise, il pensa aux dragons, mais le sol ne tremblait pas. Il n’entendait pas les grondements que provoquaient leurs déplacements à travers la jungle. Pathan n’entendait rien. Tout était silencieux, trop silencieux. Soudain, un cri partit au-dessus d’eux. — Hé, revenez, maudits tyros… — Qu’est-ce qui se passe ? hurla Rega, reculant au bord du champignon, aussi loin qu’elle l’osa, pour essayer d’apercevoir son frère. — Roland ! cria-t-elle, de la peur dans la voix. Qu’est-ce qui se passe ? — Ces maudits tyros ! Ils se sont tirés ! La voix de Roland s’estompa dans la distance. Rega et Pathan entendirent des craquements, des bruits de branches et de lianes brisées, des piétinements qui firent frémir leur arbre, puis le silence retomba. — Les tyros sont des bêtes dociles qui ne s’emportent pas, dit Pathan, déglutissant avec effort. Sauf s’ils ont vraiment peur. — Roland ! hurla Rega. Laisse-les filer ! — Chut, Rega. Il ne peut pas. Ils transportent les armes. — Je m’en fiche, cria-t-elle, au bord de l’hystérie. Les armes et les nains et l’argent et vous, vous pouvez tous aller au diable ! Roland, reviens ! dit-elle, martelant le tronc de ses poings. Ne nous abandonne pas coincés ici ! Roland ! — Qu’est-ce que… Rega pivota, haletante. Pathan, le visage livide, scrutait la jungle devant lui. — Rien, dit-il avec raideur. — Vous mentez ! Vous avez vu ! Vous avez vu la jungle bouger ! siffla-t-elle. — C’est impossible ! C’est une illusion d’optique. On est fatigués, on manque de sommeil… Un cri terrifiant transperça le silence au-dessus d’eux. — Roland ! hurla Rega. Le corps collé au tronc, griffant l’écorce de ses ongles, elle tentait de se hisser. Pathan la rattrapa, la força à redescendre, bien qu’elle se débâtît furieusement dans ses bras. Il y eut un nouveau hurlement rauque. On entendit crier ! « Reg…» Un gargouillement étranglé, puis plus rien. Rega s’affaissa soudain contre Pathan. Il la serra fort, pressant le visage de la jeune femme sur sa poitrine. Quand elle fut plus calme, il l’appuya contre le tronc d’arbre et resta devant elle, lui faisant un rempart de son corps. Comprenant son intention, elle essaya de l’écarter. — Non, Rega. Reste où tu es. — Mais je veux voir, bon sang ! Son raztar se déploya dans sa main. — Je peux me battre… — Je ne sais pas contre quoi, murmura Pathan. Et je ne sais pas comment. Il s’écarta. Rega s’avança, les yeux fixes et dilatés. Et elle se rabattit vers lui, l’entourant de son bras. Pathan l’étreignit étroitement. Agrippés l’un à l’autre, ils regardèrent la jungle bouger en silence, tout autour d’eux. Ils ne voyaient ni têtes, ni yeux, ni bras, ni jambes, ni corps, mais ils se sentaient intensément observés, écoutés et traqués par des êtres formidablement intelligents et formidablement hostiles. Puis Pathan les vit. Ou plutôt, il ne les vit pas. Il vit ce qui semblait une partie de la jungle se séparer de l’arrière-plan et s’avancer vers lui. Et c’est seulement quand ce fut tout près de lui, quand la tête se trouva presque au niveau de la sienne, que Pathan réalisa qu’il faisait face à une sorte d’humain gigantesque. Il voyait les contours de deux jambes et de deux pieds qui marchaient sur le sol. La tête était au niveau de la sienne. Cela venait droit sur eux, cela regardait droit vers eux. Acte très simple, mais que rendait terrifiant le fait que la créature paraissait incapable de voir ce qu’elle traquait. Elle n’avait pas d’yeux, seulement un grand trou entouré de peau qui semblait avoir été foré au milieu du front. — Ne bougez pas ! haleta Rega. Ne dites rien ! Peut-être qu’il ne nous trouvera pas. Pathan la serra contre lui, sans répondre, ne voulant pas lui enlever son dernier espoir. Quelques instants plus tôt, ils faisaient tellement de bruit qu’un seigneur elfien sourd, aveugle et ivre mort aurait pu les trouver. Le géant approchait, et Pathan comprit pourquoi il leur avait semblé voir la jungle remuer. De la tête aux pieds, son corps était couvert de feuilles et de lianes, et sa peau avait la couleur et la texture de l’écorce. Même quand le géant fut tout près, Pathan eut du mal à le distinguer de l’environnement. La tête bulbeuse était nue, le front et le crâne chauve avaient une couleur blanchâtre qui ressortait sur la végétation. Promenant vivement son regard autour de lui, Pathan vit une vingtaine ou une trentaine de géants émerger de la jungle et se mouvoir dans leur direction avec une aisance parfaite et un silence surnaturel. Pathan recula et se pressa contre l’arbre, entraînant Rega avec lui. Réaction désespérée, car il n’y avait manifestement pas d’issue. Les têtes, percées de leur affreux trou noir, regardaient droit vers eux. Le géant le plus proche saisit le bord du champignon géant et tira. La corniche trembla. Un autre géant vint prêter main forte au premier. Pathan fixait son regard sur les mains énormes, avec une fascination morbide, et il vit qu'elles étaient rouges de sang séché. Les géants tiraient, le champignon tremblait, et Pathan entendit le déchirement qui l’arracha à l’arbre. Déséquilibrés, l’Elfe et l’humaine se raccrochèrent l’un à l’autre. — Pathan ! s’écria Rega d’une voix brisée. Pardonne-moi ! Je t’aime ! Je t’aime sincèrement ! Pathan aurait voulu répondre, mais la peur lui bloquait la gorge, lui coupait la respiration. — Embrasse-moi ! haleta Rega. Comme ça, je ne verrai pas… Il lui prit la tête dans ses mains, l’empêchant de voir. Et, fermant lui-même les yeux, il pressa ses lèvres contre celles de Rega. Le monde s’effondra sous eux. CHAPITRE 18 QUELQUE PART AU-DESSUS DE PRYAN Assis devant la vitre, le chien couché à ses pieds, Haplo contemplait le ciel avec désespoir. Depuis combien de temps volait-il ? — Ça fait un jour, se répondit-il, ironique et amer. Un long jour ennuyeux qui n’en finit pas. Les Patryns n’ont pas d’appareils à décompter le temps ! ils n’en ont pas besoin. Leur sensibilité magique au monde qui les entoure leur donne une conscience innée de l’écoulement du temps dans le Nexus. Mais l’expérience avait enseigné à Haplo que le passage des Portes de la Mort et l’entrée dans un autre monde altéraient cette sensibilité. À mesure qu’il s’acclimaterait au nouvel environnement, son corps retrouverait la notion de la durée. Mais pour le moment, il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis son entrée dans le monde de Pryan. Il n’avait pas l’habitude d’un jour perpétuel ! il était accoutumé à des ruptures naturelles dans son rythme de vie. Même dans le Labyrinthe, il y avait une nuit et un jour. Haplo avait souvent eu des raisons de maudire l’arrivée de la nuit dans le Labyrinthe, car avec elle venaient aussi les ennemis. Maintenant, il aurait supplié à genoux pour obtenir le bienheureux répit d’un coucher de soleil, pour accueillir l’obscurité bénie qui permettait de se reposer et de dormir, fût-ce d’un œil. Après une « nuit » ensoleillée et sans sommeil, le Patryn, alarmé, s’était surpris à envisager sérieusement de s’arracher les yeux. Il sut alors qu’il était en train de sombrer dans la folie. L’épouvante infernale du Labyrinthe ne l’avait pas vaincu. Et ce qu’un autre aurait pu considérer comme le paradis – la paix, le silence, une lumière perpétuelle – allait avoir raison de lui. — C’est logique, se dit-il en riant, et il se sentit mieux. Il avait écarté la folie pour le moment, mais il savait qu’elle continuait à rôder. Haplo avait des provisions et de l’eau. Tant qu’il lui en restait un peu, il pouvait en créer à volonté. Malheureusement, c’étaient toujours les mêmes aliments, car il ne pouvait reproduire que ce dont il disposait déjà, il ne pouvait pas en altérer la structure pour produire quelque chose de différent. Bientôt, il se fatigua tellement de la viande séchée et des pois qu’il en perdit l’appétit. Il n’avait pas pensé à la variété en partant. Il ne s’attendait pas à se trouver piégé si longtemps en plein ciel. Homme d’action, contraint à l’inactivité, il passait le plus clair de son temps à regarder par la vitre. Les Patryns ne croient pas en Dieu. Ils se considèrent (et, à contrecœur, considèrent leurs ennemis les Sartans) comme les êtres les plus proches du divin. Haplo ne pouvait donc pas prier pour que cesse cette situation. Il ne pouvait qu’attendre. Quand il aperçut les nuages, d’abord il ne dit rien, se refusant à reconnaître, fût-ce devant le chien, qu’ils allaient peut-être échapper à leur prison ailée. Il pouvait s’agir d’une illusion d’optique, d’un mirage comme ceux qu’on voit dans le désert. Ce n’était, après tout, qu’une petite tache grisâtre dans le bleu-vert du ciel. Il fit rapidement le tour de la nef, pour comparer ce qu’il voyait devant lui à ce qu’il voyait derrière et autour de lui. Et c’est alors, levant la tête depuis le pont supérieur, qu’il vit l’étoile. — C’est la fin, dit-il au chien, clignant les yeux devant la lumière blanche scintillant au-dessus de lui dans un lointain brumeux. Mes yeux me lâchent. Comment n’avait-il pas remarqué plus tôt d’étoiles ? Si toutefois c’était bien une étoile. — Quelque part à bord, il y a un appareil dont se servaient les Elfes pour voir loin. Le Patryn aurait pu renforcer magiquement sa vision, mais cela signifiait encore s’en remettre à lui-même. Or, il avait l’impression, confuse assurément, que s’il intercalait un objet neutre entre lui et l’étoile, l’objet lui révélerait la vérité. Il fouilla la nef et finit par retrouver la lunette, fourrée dans un tiroir et conservée à titre de curiosité. Il la porta à son œil et l’ajusta sur la lumière scintillante, s’attendant à moitié qu’elle disparaisse. Mais elle emplit brusquement son champ visuel, plus grande, plus brillante, et d’un blanc pur. Si c’était une étoile, pourquoi ne l’avait-il pas vue plus tôt ? Et où étaient les autres ? D’après son seigneur, l’ancien monde était entouré d’innombrables étoiles. Mais au cours de la séparation du monde par les Sartans, les étoiles avaient disparu. Selon son seigneur, il ne devait y avoir aucune étoile visible dans aucun des nouveaux mondes. Troublé, pensif, Haplo revint dans la cabine de pilotage. Il fallait modifier sa trajectoire, voler vers la lumière, déterminer ce que c’était. Car ce ne pouvait pas être une étoile. Son seigneur l’avait dit. Haplo posa les mains sur la pierre de direction, mais ne prononça pas les mots, n’activa pas les runes. Le doute s’insinuait dans son esprit. Et si son seigneur se trompait ? Haplo serra la pierre, très fort, s’enfonçant dans les paumes les arêtes vives des runes. La douleur était sa punition pour avoir douté de son seigneur, douté de l’homme qui les avait sauvés du Labyrinthe infernal, de l’homme qui leur avait donné un foyer dans le Nexus, de l’homme qui les emmènerait conquérir des mondes. Son seigneur, avec ses vastes connaissances en astronomie, avait dit qu’il ne pouvait y avoir d’étoiles. Je volerai vers cette lumière et déterminerai ce que c’est. Ma foi ne m’abandonnera pas. Mon seigneur n’a jamais failli. Mais Haplo ne prononça pas les runes. Et s’il volait vers la lumière et constatait que son seigneur s’était trompé ? Et si, comme l’ancien monde, c’était une planète tournant autour d’un soleil dans un vide noir et glacé ? Je continuerais à voler dans le vide jusqu’à ce que la mort vienne. Pour le moment au moins, j’ai aperçu ce que je crois et espère être des nuages, et là où il y a des nuages il doit y avoir des terres. Mon seigneur est mon maître. Je lui obéirai aveuglément en toutes choses. Il est sage, intelligent, omniscient. Je lui obéirai. Je lui… Haplo lâcha la pierre de direction. Se détournant sombrement, il s’approcha de la vitre et regarda dehors. — Ça y est, mon vieux, murmura-t-il. Le chien, percevant le trouble de son maître, gémit et balaya le sol de sa queue pour montrer qu’il était là si Haplo avait besoin de lui. — Terre ! Enfin ! Nous avons réussi ! Maintenant, il n’avait plus l’ombre d’un doute. Les nuages s’étaient séparés et il voyait sous lui une masse vert sombre. À mesure qu’il approchait, il distinguait dans cette masse toutes les nuances de vert – du vert-gris au vert-bleu foncé, en passant par le vert moucheté, le vert-jaune et le vert émeraude. — Comment faire demi-tour ? Ce serait illogique, lui souffla une voix intérieure. Tu atterriras ici, tu entreras en contact avec la population comme tu en as reçu l’ordre, puis, au retour, tu pourras aller déterminer la nature de cette lumière éblouissante. C’était la sagesse même, et Haplo fut soulagé de sa décision. N’étant pas homme à perdre son temps en regrets et introspections stériles, le Patryn prépara calmement son atterrissage. Le chien, sentant l’excitation croissante de son maître, sautait autour de lui, jappant avec entrain. Mais sous l’exaltation et l’ivresse de la victoire, persistait un sombre remords. Ces derniers moments avaient été terribles. Haplo se sentait souillé, indigne. Il avait osé imaginer que son seigneur pouvait se tromper. La nef se rapprochait de la planète, et, pour la première fois, Haplo réalisa qu’il volait très vite. Le sol semblait se ruer vers lui, et il fut obligé de recanaliser la magie des ailes pour réduire sa vitesse et ralentir la descente. Il commençait à distinguer des arbres et de larges surfaces vertes qui conviendraient peut-être pour l’atterrissage. Survolant une mer, aperçut au loin d’autres étendues d’eau – lacs et rivières qu’il distinguait à peine à travers la végétation luxuriante. Mais il ne vit aucune trace de civilisation. Il volait toujours, frôlant les arbres, sans voir aucune cité, aucun château, aucune muraille. Finalement, fatigué de scruter les étendues de verdure se déroulant sous lui à l’infini, Haplo s’assit par terre devant la fenêtre. Le chien s’était endormi. Pas de navires sur les mers, pas de barques sur les lacs. Pas de routes sillonnant les campagnes, pas de ponts enjambant les rivières. D’après les archives laissées dans le Nexus par les Sartans, ce royaume aurait dû être peuplé d’Elfes, d’humains et de nains, et peut-être même de Sartans. Mais dans ce cas, où étaient-ils ? Depuis le temps, il aurait dû apercevoir quelque trace de leur présence. Mais pas forcément. Pour la première fois, Haplo prit conscience de l’immensité de ce monde. Des dizaines de millions de gens pouvaient l’habiter sans qu’il les trouve jamais, même s’il passait sa vie à les chercher. Des cités entières pouvaient se cacher sous ces frondaisons impénétrables, et demeurer invisibles à qui les regardait d’en haut. Aucun moyen de les trouver, aucun moyen de détecter leur existence, sauf en atterrissant pour essayer de pénétrer cette épaisse végétation. — C’est impossible ! murmura Haplo. Le chien se réveilla et fourra sa truffe froide dans la main de son maître. Haplo caressa distraitement la douce fourrure, les oreilles soyeuses. Le chien soupira, se détendit et ferma les yeux. — Il faudrait une armée pour fouiller tout ce pays ! Et peut-être qu’on ne trouverait rien. Peut-être qu’il vaut mieux renoncer… Qu’est-ce que… Stop ! Un instant ! Haplo sauta sur ses pieds, surprenant le chien qui bondit et se mit à aboyer. Mains sur la pierre de direction, il fit lentement virer la nef, scrutant au-dessous de lui une petite étendue d’un vert grisâtre. — Oui ! Voilà ! s’écria-t-il avec excitation, pointant le doigt vers la fenêtre comme pour désigner sa découverte à des centaines de spectateurs, et non pas seulement à un chien blanc et noir. Des éclats de lumière de toutes les couleurs, suivis de petites bouffées de fumée noire, se détachaient nettement sur le vert ambiant. Il les avait vus du coin de l’œil et avait fait demi-tour pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé. Après une courte pause, ils reparurent. C’est peut-être un phénomène naturel, se dit-il, se forçant au calme, atterré de son manque de sang-froid. Peu importait. Il atterrirait quand même pour vérifier. Au moins, il sortirait de cette maudite nef, respirerait un peu d’air frais. Haplo descendit en spirale, se guidant sur les éclats de lumière. Une fois dépassés les sommets des arbres les plus hauts, s’offrit à sa vue un spectacle qui lui aurait fait remercier son dieu de ce miracle s’il avait cru en un dieu quelconque. Une construction, à l’évidence réalisée par des mains que dirigeait un cerveau, se dressait au bord d’une aire découverte. C’était de là que parvenaient les éclats lumineux. Et maintenant, il distinguait des gens, minuscules comme des insectes, debout sur le vert-gris du sol. Les éclats lumineux se multiplièrent, comme par une réaction fébrile ! ils semblaient jaillir du cœur du rassemblement. Haplo était prêt à affronter les habitants de ce nouveau monde. Il avait son histoire toute prête, du genre de celle qu’il avait raconté au nain Lambic d’Arianus. Je viens d’une autre partie de Pryan, mon peuple (selon les circonstances) est exactement pareil au vôtre – il a lutté pour se libérer de ses oppresseurs. Nous avons remporté la victoire, et maintenant je viens vous aider à vous libérer à votre tour. Bien sûr, il pouvait se faire que ces gens – Elfes, humains et nains – vivent en paix les uns avec les autres, ne subissent pas d’oppression, vivent paisiblement sous l’autorité des Sartans et n’aient nul besoin d’être libérés, merci. Haplo considéra cette possibilité, et, avec un grand sourire, la rejeta. Les mondes changeaient, mais un facteur restait constant. Il n’était tout simplement pas dans la nature d’un mensch{23} de vivre en harmonie avec son frère mensch. Maintenant, Haplo voyait clairement les gens au sol, et il savait qu’eux le voyaient aussi. Ils sortaient en courant de la construction, et regardaient vers le ciel. D’autres gravissaient en courant la colline en direction des éclats de lumière. Il commençait à distinguer ce qui lui parut une vaste cité cachée par la végétation. Par une trouée dans la jungle, il vit un lac entouré d’énormes constructions avec de grands jardins et de vastes pelouses. Il se rapprochait toujours et il voyait maintenant les gens fixer sa dragonef, si habilement façonnée qu’on pouvait la prendre pour un vrai dragon. Il remarqua que beaucoup refusaient de s’aventurer à découvert sur l’aire où, à l’évidence, il allait atterrir. Ils restaient à l’abri des arbres, trop prudents pour s’avancer davantage. Ce qui étonna plutôt Haplo, ce fut que tous ne s’enfuyaient pas, paniqués, à son approche. Plusieurs, deux en particulier, restèrent juste au-dessous de lui, têtes levées, mains en visière sur les yeux pour les abriter du soleil. Il en vit un – petite silhouette en longue robe gris souris – lui faire de grands signes, montrant du doigt un espace libre. Si l’idée même n’avait pas semblé invraisemblable, Haplo aurait pu croire qu’il était attendu ! — Je suis resté dans le ciel trop longtemps, dit-il au chien. Fermement campé sur ses quatre pattes, l’animal regardait au-dehors en aboyant furieusement. Haplo n’avait plus le temps de poursuivre ses observations. Les mains sur la pierre de direction, il activa les runes qui devaient ralentir L’Aile du Dragon, stabiliser la nef et la poser en douceur. Du coin de l'œil il vit la silhouette en robe grise sauter sur place en agitant en l’air un vieux chapeau cabossé. La nef toucha le sol et, chose inquiétante, continua à s’enfoncer. Haplo sombrait ! Il vit alors qu’il n’avait pas atterri sur la terre ferme, mais sur un lit de mousse qui cédait sous le poids du vaisseau. Il allait passer à l’action pour stopper sa descente, quand la nef se balança sur place comme un berceau et s’immobilisa. Enfin, après un voyage qui avait duré des éons, Haplo était arrivé. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre, mais elle était ensevelie sous la mousse. Il ne vit rien, qu’une masse verte pressée contre les vitres. Il lui faudrait débarquer par le pont supérieur. Des voix assourdies lui parvenaient d’en haut, mais Haplo se dit que ces gens devaient être trop impressionnés par sa nef pour approcher. Et s’ils approchaient, ils auraient une surprise. Car il avait activé le bouclier magique et invisible entourant le vaisseau. Quiconque le toucherait aurait un instant l’impression d’avoir été frappé par la foudre. Maintenant qu’il était arrivé à bon port, Haplo redevenait lui-même. De nouveau, son cerveau pensait, guidait, dirigeait. Il s’habilla de façon que son corps tatoué de runes fût entièrement couvert. Culotte de peau enfoncée dans des bottes de cuir souple. Chemise à manches longues, bien fermée aux poignets et au cou, et gilet de cuir. Il noua une écharpe à son cou, et en passa les extrémités dans l’encolure de sa chemise. Les signes ne s’étendaient pas à la tête et au visage – leur magie aurait interféré avec le processus cérébral. Partant d’un point situé au-dessus du cœur, les runes descendaient vers la poitrine et le ventre, couvraient les cuisses, les jambes, et le dessus du pied, mais pas la plante. Courbes et boucles rouges et bleues s’enroulaient en dessins compliqués autour du cou, revêtaient les épaules, les bras, le dessus de la main et la paume, et s’arrêtaient à la base des doigts. Ainsi, le cerveau restait libre pour penser, les yeux, les oreilles et la bouche restaient libres pour sentir, les doigts et la plante des pieds restaient libres pour toucher. Dernière précaution maintenant qu’il avait atterri et n’avait plus besoin des runes pour piloter, Haplo s’enroula autour des mains d’épais bandages, qui, partant du poignet, se terminaient à la racine des doigts, les laissant découverts, ainsi que le pouce. Une maladie de peau, avait-il expliqué sur Arianus. Pas douloureux, mais très désagréable à voir. Tout le monde avait cru son histoire, et pris grand soin de ne pas toucher ses mains. Enfin, presque tout le monde. Un homme avait deviné son mensonge, un homme – après lui avoir jeté un sort – avait regardé sous ses pansements et connu la vérité. Mais c’était Alfred, un Sartan, qui se doutait à l’avance de ce qu’il allait voir. Haplo avait bien remarqué qu’Alfred semblait très intrigué par ses mains, mais il n’y avait pas prêté attention – faute qui aurait pu se révéler fatale pour ses projets. Maintenant, il savait ce qu’il devait guetter, maintenant, il était prêt. Haplo fit magiquement surgir une image de lui-même et inspecta soigneusement cet Haplo illusoire. Son examen le satisfit totalement ! pas une rune n’était visible. Il fit disparaître l’illusion. Remettant soigneusement en place les bandages de ses mains, il monta sur le pont supérieur, ouvrit l’écoutille et émergea, clignant les yeux, dans le soleil aveuglant. Les voix se turent à sa vue. Il regarda autour de lui, s’arrêtant un instant pour respirer à pleins poumons l’air pur, quoique extrêmement humide. En bas, il vit des visages levés vers lui, bouches bées, yeux dilatés. Rien que des Elfes, remarqua-t-il, à une seule exception. L’homme en robe gris souris était un humain – un vieillard aux longs cheveux blancs et à la longue barbe blanche. Contrairement aux autres, le vieillard ne le regardait pas avec une crainte révérencielle. Rayonnant et se caressant la barbe, il se tournait de droite et de, gauche, très excité. — Je vous l’avais bien dit ! criait-il. Alors, ne vous l’avais-je pas dit ? Saperlipopette, vous me croyez maintenant ? — Chien, ici ! Haplo siffla, et le chien parut sur le pont en trottinant, redoublant la stupéfaction des assistants. Haplo n’eut pas besoin de l’échelle de coupée ! la nef s’était tellement enfoncée dans la mousse – les ailes reposaient à la surface – qu’il n’eut qu’à sauter légèrement sur le sol. Les Elfes rassemblés autour de L’Aile du Dragon reculèrent précipitamment, sans quitter des yeux le pilote, l’air incrédule et soupçonneux. Haplo prit une profonde inspiration et allait se lancer dans son histoire, après avoir rapidement fouillé sa mémoire pour retrouver le langage des Elfes. Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Le vieillard se rua vers lui et saisit sa main bandée. — Notre sauveur ! Juste à temps ! s’écria-t-il, secouant vigoureusement le bras d’Haplo. Vous avez fait bon voyage ? CHAPITRE 19 LES CONFINS, THURN Roland se contorsionna, pour soulager ses crampes en changeant de position. La douleur cessa, pour reprendre quelques instants plus tard, en d’autres points des cuisses et des fesses. Grimaçant, il essaya de dégager ses mains des lianes lui enserrant les poignets. La souffrance le força à renoncer ! ces lianes étaient solides comme du cuir, et il se mettait les chairs à vif. — Gaspille pas tes forces. Roland regarda autour de lui, cherchant d’où venait la voix. — Où es-tu ? — De l’autre côté de l’arbre. C’est de la python-liane. Impossible à rompre. Surveillant ses geôliers du coin de l’œil, Roland contourna le tronc d’un lent mouvement de reptation. Et de l’autre côté, il découvrit un humain à la peau brune, vêtu de robes multicolores, un anneau d’or à l’oreille gauche ! son torse, ses bras et ses poignets étaient étroitement garrottés par des lianes. — Andor, se présenta-t-il avec un rictus. Il avait le visage couvert de sang séché, la bouche enflée d’un côté. — Roland Roussefeuille. Tu es un Roi de la Mer ? ajouta ledit Roland, lorgnant la boucle d’oreille. — Ouais. Et toi, tu es thillien. Qu’est-ce que vous venez faire à Thurn ? — Thurn ? C’est pas notre truc. On est en route pour le Plus-Loin. — Joue pas au plus malin avec moi, Thillien. Tu sais très bien où tu es. Alors comme ça, on commerce avec les nains… Andor fit une pause et s’humecta les lèvres. — Ça ferait du bien de boire un coup. — Je suis explorateur, dit Roland, jetant un regard inquiet sur leurs geôliers, pour voir s’ils étaient surveillés. — On peut parler. Ils s’en tapent. Pas d’illusions à se faire. On vivra pas assez pour que ça ait de l’importance. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Ils massacrent tout ce qu’ils rencontrent… vingt personnes dans ma caravane. Tous morts. Les bêtes aussi. Pourquoi les bêtes ? Elles n’avaient rien fait, elles. Ça n’a pas de sens ! Morts ? Vingt morts ? Roland le regarda durement, se disant qu’il mentait, qu’il voulait lui faire peur, pour l’écarter des routes commerciales des Rois de la Mer. Adossé au tronc de l’arbre, Andor fermait les yeux, le visage dégoulinant de sueur, les lèvres exsangues, des cernes noirs sous les yeux. Non, il ne mentait pas. Le cœur de Roland se serra de terreur. Il se rappela le cri sauvage de Rega, hurlant son nom. Il déglutit avec effort. — Et… tu t’en es sorti ? parvint-il à articuler. Andor remua, ouvrit les yeux, et sourit. D’un sourire en coin, à cause de ses lèvres enflées, et qui parut horrible à Roland. — Je m’étais éloigné du camp, pour soulager un besoin naturel. J’ai entendu les bruits de lutte… j’ai entendu les hurlements. Ce temps-nuit… Dieu des Eaux, ce que j’ai soif ! De nouveau, il s’humecta les lèvres. — Je les ai trouvés… mes associés, mon oncle… Il hocha la tête. — Je me suis sauvé à toutes jambes, sans regarder en arrière. Mais ils m’ont rattrapé, et ils m’ont ramené ici avant toi. C’est dingue comme ils arrivent à voir, sans yeux. — Mais qui c’est… « ils » ? demanda Roland. – Tu ne le sais pas ? Les titans. Roland grogna avec mépris ! — Contes de bonnes femmes… — Ouais ! Contes de bonnes femmes ! dit Andor, et il se mit à rire. Mon petit neveu avait sept ans. J’ai trouvé son cadavre. Le crâne éclaté comme si on avait marché dessus. Son rire se fit strident, puis s’interrompit dans une quinte de toux. — Calme-toi ! murmura Roland. Andor, encore tremblant, prit une profonde inspiration. — Non, c’est bien les titans, ceux qui ont détruit l’empire de Kasnar. Anéanti. Ils n’en ont pas laissé pierre sur pierre, pas âme qui vive, à part ceux qui ont fui devant eux. Et maintenant, ils se dirigent vers le sorinth, en passant par les royaumes des nains. — Mais les nains les arrêteront sûrement… Andor soupira et se contorsionna de nouveau en faisant la grimace. — Il paraît que les nains sont leurs alliés, qu’ils adorent ces canailles. Ils vont les laisser continuer leur route et nous anéantir, puis ils s’approprieront nos terres. Roland se rappela vaguement que Barbe-Noire lui avait parlé de son peuple et des titans, mais il y avait longtemps de ça, et il avait l’esprit embrumé par la bière. Saisissant un mouvement du coin de l'œil il se retourna. De nouveaux géants apparurent, glissant jusqu’au milieu de la clairière où gisaient les deux humains ligotés, plus silencieux que le vent, sans déplacer une feuille. Roland les considéra avec effroi, et s’aperçut qu’ils portaient des paquets dans leurs bras. Il reconnut une masse de cheveux noirs… — Rega ! cria-t-il, tirant frénétiquement sur ses liens. Andor sourit, de son sourire tordu. — Encore du Thillien ? Et un Elfe en plus ? Dieu des Eaux, si nous, on vous avait mis la main dessus… Les titans s’approchèrent de l’arbre de Roland et posèrent leurs captifs par terre. Le cœur battant, Roland constata qu’ils traitaient leurs prisonniers avec ménagements, prenant soin de les étendre doucement au pied du tronc. Pathan et Rega étaient sans connaissance, couverts de ce qui semblait être des morceaux de champignon. Mais on ne voyait ni traces de coups ni blessures. Pas de sang, pas de bleus, pas de fractures. Les titans ligotèrent soigneusement leurs captifs, les regardèrent quelques instants, comme s’ils les étudiaient, puis s’éloignèrent, et se rassemblèrent en cercle au centre de la clairière, la tête tournée vers les autres. — Ils me font froid dans le dos, déclara Roland. S’approchant de Rega, il posa la tête sur sa poitrine. Les battements de son cœur étaient forts et réguliers. Il la poussa du coude. — Rega ! Les paupières s’ouvrirent, et les yeux se dilatèrent en voyant Roland, puis s’emplirent de terreur au souvenir de ce qui venait de se passer. Rega essaya de remuer, découvrit qu’elle était ligotée, et inspira, la respiration saccadée. — Rega ! Chut ! Ne bouge pas ! N’essaie pas de te libérer ! Ces maudites lianes se resserrent encore si on se débat ! — Roland ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que c’est que… Elle montra les titans et frissonna. — Les tyros ont dû sentir leur présence et ils se sont tirés. Je leur courais après quand la jungle s’est animée autour de moi. J’ai juste eu le temps de crier, c’est tout. Ils m’ont attrapé et assommé. — Pathan et moi, on était debout sur… la corniche. Ils sont arrivés et se sont mis à se… secouer le champ… — Chut, c’est fini maintenant. Quin n’a rien ? — Je… je crois que non. Considérant ses vêtements couverts de spores, elle ajouta ! — Le champignon a dû amortir notre chute. Se penchant sur Pathan, elle murmura ! — Pathan ! Pathan, tu m’entends ? — Aaaah ! cria Pathan, tiré de l’inconscience. — Faites-le taire ! gronda Andor. Les titans avaient cessé de s’observer mutuellement, et reportèrent leur regard sans yeux sur leurs captifs. Un par un, lentement, glissant avec aisance sur la mousse, les titans s’approchèrent. — Ça y est ! dit sombrement Andor. On se reverra en enfer, Thillien ! On entendit un gémissement. Etait-ce Rega ou l’Elfe ? Roland ne le sut jamais. Il ne parvenait pas à détacher son regard des géants. Le corps frissonnant de sa sœur se pressa contre le sien. Des mouvements dans les feuilles lui apprirent que Pathan, ligoté comme eux tous, essayait de ramper vers Rega. Les yeux braqués sur les titans, Roland ne voyait aucune raison de s’affoler. Ils étaient grands, certes, mais ils ne semblaient pas particulièrement menaçants. — Écoute, sœurette, souffla-t-il du coin des lèvres, s’ils voulaient nous tuer, ils l’auraient déjà fait. Garde ton calme. Ils n’ont pas l’air malin. On pourra sûrement leur fausser compagnie en bluffant. Andor se mit à rire, d’un rire désespéré qui glaçait le sang. Les titans – dix en tout – s’arrêtèrent en demi-cercle devant eux. Les visages sans yeux les regardèrent. Et une voix très douce, très calme, très harmonieuse, résonna à leurs oreilles. Où est la citadelle ? Roland leva les yeux vers eux, perplexe. — Vous avez dit quelque chose ? Il aurait juré que leurs bouches n’avaient pas remué. — Oui, je les ai entendus ! dit Rega, effrayée. Où est la citadelle ? La question fut répétée, avec la même douceur, les mots traversant l’esprit de Roland comme un murmure. Andor éclata d’un rire de dément. — Je ne sais pas, glapit-il soudain, balançant la tête comme un fou. Je ne sais pas où elle est, cette maudite citadelle ! Où est la citadelle ? Que devons-nous faire ? La question se faisait insistante, les mots ne caressaient plus l’esprit comme un murmure, mais martelaient le crâne comme un hurlement. Où est la citadelle ? Que devons-nous faire ? Dites-le-nous ! Donnez-nous les ordres ! D’abord gênant, le hurlement se faisait douloureux dans la tête de Roland. Il se tortura la cervelle, essayant désespérément de réfléchir, mais non, il n’avait jamais entendu parler d’aucune « citadelle », du moins pas à Thillia. — Demandez… à… l’Elfe ! parvint-il à articuler en serrant les dents. Un cri terrible retentit derrière lui, lui apprenant que les titans avaient suivi son conseil. Pathan, avec des soubresauts, roulait sur lui-même, se tordant de douleur, hurlant quelque chose en elfien. — Arrêtez ! Arrêtez ! supplia Rega. Et soudain, les voix se turent. Le silence revenu dans sa tête, Roland s’effondra, épuisé. Pathan sanglotait sur le sol, Rega accroupie près de lui. Les titans regardèrent distraitement leurs victimes, puis l’un d’eux, sans le moindre avertissement, saisit une branche d’arbre et l’abattit sur Andor, ligoté et impuissant. Il n’eut pas le temps de crier ! le coup lui écrasa la poitrine, transperçant les poumons. Le titan releva la branche et frappa de nouveau. Le crâne éclata sous le coup. Roland fut éclaboussé de sang tiède. Andor fixait son meurtrier de ses yeux morts, avec un rictus hagard, comme s’il riait d’une terrible blague. Le corps se convulsa dans les derniers sursauts de l’agonie. Levant et abattant sa branche dégoutante de sang, le titan réduisit le corps en bouillie. Cela fait, il s’arrêta et se tourna vers Roland. Horrifié, paralysé, Roland eut besoin de toutes ses forces pour se rejeter en arrière, renversant Rega. Il se coucha sur elle, pour la protéger de son corps. Elle gisait sans réaction, et il se demanda si elle s’était évanouie. Il l’espérait. Ce serait plus facile pour elle… bien plus facile. Pathan, étendu près d’eux, fixait avec horreur les restes d’Andor. Il avait le visage gris et semblait avoir cessé de respirer. Roland se tendit dans l’attente du prochain coup, priant pour que ce fût le bon. Il entendit comme un fouissement sous lui, sentit une main le saisir par la ceinture, mais pour lui, cette main n’était pas réelle, pas autant que la mort suspendue au-dessus de lui. Une brusque secousse et un plongeon dans la mousse le ramenèrent brusquement à lui. Le souffle coupé, haletant, il se débattit comme un somnambule tombé dans un lac glacé. Sa chute se termina brutalement et douloureusement. Il ouvrit les yeux. Il n’était pas dans l’eau, mais dans un sombre tunnel, apparemment creusé dans une mousse épaisse. Une lame tranchante coupa ses liens, une main puissante le poussa. — Avancez ! Avancez ! Ils sont bornés, mais ils vont suivre ! — Rega ! marmonna Roland, essayant de revenir en arrière. — Elle est là, et l’Elfe aussi ! Avancez ! Propulsée par-derrière, Rega le percuta. — Avancez ! cria la voix. Roland saisit sa sœur et l’entraîna. Devant eux, le tunnel continuait à s’enfoncer plus profondément dans la mousse. Rega se mit à quatre pattes. Roland l’imita, la peur lui soufflant ce qu’il devait faire pour survivre, car son cerveau semblait avoir cessé de fonctionner. Étourdi, avançant à tâtons dans l’obscurité verdâtre, il rampait, trébuchait et s’étalait lourdement dans sa hâte. Rega, plus menue, progressait plus aisément. De temps en temps, elle s’arrêtait un instant pour regarder, derrière Roland, l’Elfe qui arrivait en troisième position. Pathan, livide, avait plus l’air d’un fantôme que d’un homme, mais il avançait, rampant avec souplesse comme un reptile. Derrière lui, la voix vociférait toujours ! — Avancez ! Avancez ! Bientôt, la fatigue commença à se faire sentir. Roland avait les muscles endoloris, les genoux en sang, la respiration haletante. On est en sûreté maintenant, se dit-il. Le tunnel est trop étroit pour ces monstres… Un bruit d’arrachement et de déchirure, comme de mains gigantesques éventrant le sol, lui redonna un nouvel élan. Tels des mangoustes pourchassant des serpents, les titans creusaient, élargissaient le tunnel pour les débusquer. Les fugitifs descendirent encore, toujours plus profond, tombant et roulant parfois quand la pente s’accusait et qu’ils ne voyaient pas leur chemin dans l’obscurité. La peur de se sentir poursuivis, et les rudes « Avancez ! Avancez ! », les poussaient jusqu’aux limites de leurs forces. Un soupir d’agonisant et le bruit d’une chute derrière lui apprirent à Roland que l’Elfe était à bout. — Rega ! cria-t-il, et sa sœur s’immobilisa, le regardant avec lassitude. — Quin n’en peut plus. Viens m’aider ! Elle acquiesça de la tête, trop épuisée pour parler, et revint sur ses pas. Roland la saisit par le bras, et la sentit trembler de fatigue. — Pourquoi cet arrêt ? demanda la voix. — Regardez… l’Elfe ! haleta Roland. Il est… crevé… Comme… nous autres… Repos. Il faut… se reposer. Rega s’affaissa contre lui, haletante, ses muscles se crispant nerveusement. Les oreilles de Roland bourdonnaient. Il n’aurait su dire s’ils étaient toujours poursuivis. Non, pensa-t-il, que ça eût la moindre importance. — On va se reposer un peu, dit la voix bourrue. Mais pas longtemps. Il faut descendre encore plus profond. Roland regarda autour de lui, battant des paupières pour se débarrasser des taches lumineuses gênant sa vision. Mais il ne pouvait pas voir grand-chose, dans ce noir. — Sûrement… qu’ils ne vont pas venir… si loin. — Vous ne les connaissez pas. Ils sont effrayants. La voix – maintenant qu’il l’entendait mieux – lui parut familière. — Barbe-Noire ? C’est vous ? — Je vous l’ai déjà dit. Je m’appelle Drugar. Qui est cet Elfe ? — Pathan, dit Pathan, se redressant en prenant appui sur les parois du tunnel. Pathan Quindiniar. Enchanté de faire votre connaissance, messire. Et je tiens à vous remercier pour… — Pas maintenant ! gronda Drugar. Il faut descendre encore. Plus profond ! Roland fléchit les doigts. Il s’était arraché les paumes sur la mousse du tunnel, et il saignait. Rega ! dit-il, inquiet. — Ouais. Ça va. Il l’entendit soupirer, puis elle se remit à ramper. Roland prit une profonde inspiration, essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux, et suivit, plongeant plus profond dans les ténèbres. CHAPITRE 20 LES TUNNELS, THURN Les fugitifs continuèrent à ramper, s’enfonçant toujours plus loin et plus profond dans les tunnels, encouragés par la voix qui criait sans relâche ! « Avancez ! Avancez ! » Ils finirent par perdre conscience de leurs mouvements. Ils avançaient comme des automates, sans savoir où ils étaient ni où ils allaient, trop épuisés pour réfléchir. Puis ils eurent une impression d’espace. Écartant les bras, ils ne sentirent plus les parois du tunnel. L’air, bien que toujours immobile, était étonnamment frais, et sentait l’eau et les plantes. — Nous avons atteint le fond, dit le nain. Maintenant, vous pouvez vous reposer. Ils s’effondrèrent, et, roulant sur le dos, aspirèrent l’air à pleins poumons, s’étirant pour soulager leurs muscles endoloris. Drugar ne leur dit rien de plus. Ils auraient pu se croire seuls s’ils n’avaient entendu sa respiration bruyante. Enfin un peu reposés, ils prirent conscience de leur environnement. Ils étaient couchés sur une matière dure et rigide, lisse et légèrement grumeleuse au toucher. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Roland, se soulevant sur un coude, une poignée de cette matière à la main. — Qu’importe ? dit Rega, et sa voix haletante devint plus aiguë. Je ne peux plus supporter ça ! L’obscurité ! C’est terrible ! Je ne peux pas respirer ! J’étouffe ! Drugar dit quelque chose dans la langue des nains, et ce fut comme le son de cailloux entrechoqués. Une lumière s’alluma dont l’éclat leur fit mal aux yeux. Le nain tenait une torche. — C’est mieux comme ça, humaine ? — Non, pas vraiment, dit Rega. Elle s’assit et regarda autour d’elle d’un air craintif. — Ça renforce encore l’obscurité. Je déteste être en bas ! Je ne le supporte plus ! — Vous voulez retourner là-haut ? dit Drugar, levant le doigt. Rega pâlit, ses yeux se dilatèrent. — Non, murmura-t-elle, se glissant près de Pathan. L’Elfe allait l’entourer de son bras, pour la réconforter, mais, jetant un coup d’œil vers Roland, il se ravisa. Rougissant, il se leva et s’éloigna. Rega le suivit des yeux. — Pathan ? Il ne tourna pas la tête. Enfouissant son visage dans ses mains, Rega éclata en sanglots. — Cette matière sur laquelle vous êtes assis, c’est de la terre, dit Drugar. Roland était désemparé. Il savait qu’en sa qualité de « mari », il aurait dû aller réconforter Rega, mais il avait l’impression que sa présence ne ferait qu’empirer les choses. De plus, il trouvait qu’il avait lui-même besoin de réconfort. Baissant les yeux, il vit sur ses vêtements, à la lueur de la torche, des taches rouges – du sang, le sang d’Andor. — De la terre, dit Pathan. Le sol. Vous voulez dire que nous sommes sur le sol de la planète ? — Où sommes-nous ? demanda Roland. — Nous sommes à un k’tark, c’est-à-dire un carrefour dans votre langue, répondit Drugar. Plusieurs tunnels se rejoignent ici. C’est un lieu de rencontre agréable. Il y a à manger et à boire. Leur montrant des formes floues à peine visibles à la lumière tremblotante de la torche, il ajouta ! — Servez-vous. — Je n’ai pas très faim, grommela Roland, frottant énergiquement les taches sanglantes de sa chemise. Mais j’aurais besoin d’eau. — Oui, de l’eau, dit Rega, relevant la tête, ce qui fit scintiller ses larmes. — Je vais en chercher, proposa l’Elfe. Les formes floues étaient des tonneaux de bois. L’Elfe souleva un couvercle, regarda à l’intérieur, renifla. — C’est bien de l’eau, dit-il, en en rapportant une gourde à Rega. Bois. Prenant la gourde à deux mains, Rega but avidement, en le regardant dans les yeux. Roland, qui les observait, sentit un pincement de jalousie. Je me suis trompé. Ils s’aiment, ils s’aiment même beaucoup. Et ça ne fait pas mon affaire. Je me moque pas mal que Rega séduise un Elfe. Mais qu’elle en tombe amoureuse, ça ne va plus. — Hé, dit-il, j’en voudrais bien un peu, moi aussi. Pathan se releva. Rega lui rendit la gourde vide avec un pâle sourire. L’Elfe retourna au tonneau. Rega lança à Roland un regard furibond, qu’il lui renvoya en fronçant les sourcils. Rega rejeta ses cheveux noirs par-dessus son épaule. — Je veux partir ! dit-elle. Je veux sortir d’ici ! — Certainement, dit Drugar. Comme je vous l’ai dit, remontez là-haut. Ils vous attendent. Rega frissonna. Réprimant un cri, elle enfouit son visage dans ses bras. — Inutile d’être si dur avec elle, nain. Ce n’était pas drôle, ce qu’elle a vécu là-haut ! Et si vous voulez mon avis, poursuivit-il, embrassant les alentours du regard, la situation ne me semble pas beaucoup plus reluisante ici ! — L’Elfe n’a pas tort, intervint Roland. Vous nous avez sauvé la vie. Pourquoi ? Drugar tripota une hache passée à sa ceinture. — Où sont les arbalongues ? — C’est bien ce que je pensais, dit Roland, hochant la tête. Eh bien, si c’est pour ça que vous nous avez sauvés, vous avez perdu votre temps. Il faudra les demander à ces créatures ! Mais peut-être que c’est déjà fait ? Le Roi de la Mer me disait que vous adorez ces monstres, vous autres nains. Il disait que vous et votre peuple vous deviez vous allier à ces titans pour conquérir les terres des humains. C’est vrai, Drugar ? C’est pour ça que-vous vouliez des armes ? Rega releva la tête et fixa le nain. Pathan buvait lentement au goulot, les yeux braqués sur Drugar. Roland se raidit. Le nain avait une lueur dans l’œil, et un sourire sinistre qui ne lui plaisaient pas. — Mon peuple… dit doucement Drugar, mon peuple n’est plus. — Comment ça ? Soyez plus clair, Barbe-Noire. — Il est tout à fait clair, dit Rega. Regarde-le ! Bienheureuse Thillia ! Il veut dire que tout son peuple est mort ! — Par le sang d’Orn, jura Pathan avec respect. — C’est ça ? demanda Roland. C’est vrai ? Votre peuple est… mort ? — Mais regarde-le ! cria Rega, au bord de la crise de nerfs. L’esprit troublé, aveuglés par leurs propres peurs, ils n’avaient pas vraiment regardé le nain. Les yeux maintenant dessillés, ils virent que les vêtements de Drugar étaient en loques et pleins de sang. Sa barbe, dont il prenait toujours grand soin, était feutrée et emmêlée, ses cheveux étaient hirsutes et ébouriffés. Il avait une vilaine blessure au bras, du sang avait séché sur son front. Il continuait à tripoter sa hache. — Si nous avions eu les armes, dit Drugar, son regard sombre braqué sur les ombres mouvantes des tunnels, nous aurions pu les combattre. Mon peuple serait encore vivant. — Ce n’est pas notre faute ! dit Roland, levant les bras au ciel. On a fait aussi vite que possible. C’est l’Elfe qui était en retard. — Je ne savais pas. Comment vouliez-vous que je sache ? C’est votre maudit sentier qui nous a retardés, Roussefeuille, à monter et descendre ces falaises de cent pieds de haut qui nous ont amenées en plein sur ces canailles… — Alors maintenant, ça va être de ma faute… — Arrêtez ! glapit Rega. Ça n’a plus d’importance. La seule chose qui compte, c’est de sortir d’ici. — Oui, tu as raison, dit Pathan, subitement radouci. Il faut que je rentre avertir mon peuple. — Bah, vous n’avez pas à vous en faire, vous autres Elfes. Mon peuple à moi va s’occuper de ces monstres ! Roland regarda le nain et haussa les épaules. — Sans vouloir vous offenser, mon vieux Barbe-Noire, des guerriers – des vrais, pas des demi-portions sciées aux genoux – n’auront pas de mal à détruire ces géants. — Et Kasnar ? dit Pathan. Qu’est-ce qui est arrivé aux guerriers humains de cet empire ? — Des paysans ! Des bouseux ! dit Roland, avec un geste dédaigneux. Nous autres Thilliens, nous sommes des guerriers ! Nous avons l’expérience du combat. — L’expérience de la bagarre, peut-être. Mais tu n’avais pas l’air si terrible, là-haut ! — J’ai été pris par surprise ! Qu’est-ce que tu crois, Elfe ? Ils me sont tombés dessus avant que j’aie eu le temps de réagir. D’accord, on ne les abattra pas d’une seule flèche, mais je vous garantis que quand ils auront reçu cinq ou six lances dans le trou qu’ils ont au milieu du front, ils arrêteront de poser des questions débiles sur cette citadelle… …Où est la citadelle ? La question résonna, battit et tambourina dans l’esprit de Drugar, chaque syllabe physiquement douloureuse. De son poste d’observation, Drugar baissa les yeux sur la vaste plaine de mousse où son père et la plus grande partie de son peuple s’étaient rendus, pour affronter l’avant-garde des géants. Non, « avant-garde » n’était pas le mot juste. Une avant-garde implique un ordre, une tactique. Et il semblait à Drugar que les géants étaient tombés sur les nains par hasard, sans le vouloir, distrayant quelques instants de leur quête plus vaste consistant à… demander leur chemin ? — Ne va pas là-bas, père ! avait-il eu envie de dire au vieux roi. Laisse-moi leur parler si tu t’obstines dans cette folie ! Reste en arrière, où tu seras en sécurité ! Mais il savait que s’il avait parlé ainsi à son père, il aurait sans doute senti le poids de sa canne sur son échine. Et il aurait eu raison de me battre, reconnaissait Drugar. C’est lui le roi, après tout. Et je devrais être à son côté ! Mais il n’y était pas. — Père, ordonne aux gens de rester chez eux. Toi et moi, nous irons négocier avec ces… — Non, Drugar. Nous sommes le Nain Un. Je suis le roi, mais je suis seulement la tête. Le corps tout entier doit être présent pour prendre part à la discussion. Nous avons toujours fait ainsi depuis notre création. Le visage du vieillard, attristé, s’adoucit. — Et si ce doit être la fin, nous tomberons comme nous avons toujours vécu – Un. Le Nain Un était présent au grand complet, chacun sortant de sa demeure des profondeurs pour venir sur la grande plaine de mousse formant le toit de leur cité, clignant les yeux au soleil et maudissant la lumière. Dans l’excitation accompagnant l’arrivée de leurs « frères », dont la taille immense égalait presque celle de Drakar, le dieu des nains, ils ne remarquèrent pas que beaucoup d’entre eux restaient en arrière, près de l’entrée de leur cité. C’est là que Drugar avait posté ses guerriers, espérant pouvoir couvrir leur retraite. Le Nain Un vit la jungle bouger dans la plaine. À demi aveuglés par la lumière dont ils n’avaient pas l’habitude, les nains virent les ombres entre les arbres, ou peut-être les arbres eux-mêmes, glisser silencieusement sur la mousse. Drugar cligna les yeux, essayant de compter les géants, mais autant essayer de compter les feuilles de la forêt. Effrayé, atterré, il se demanda comment combattre quelque chose qu’on ne voit pas. Avec des armes magiques, des armes elfiennes, des armes intelligentes qui cherchaient leur cible, les nains auraient peut-être eu une chance. Que devons-nous faire ? La voix résonnant dans sa tête n’était pas menaçante. Elle était songeuse, triste et ennuyée. Où est la citadelle ? que devons-nous faire ? La voix exigeait une réponse. Désespérément. Drugar fit alors une curieuse expérience – un bref instant, malgré sa peur, il partagea la tristesse de ces créatures. Il regretta sincèrement de ne pouvoir les aider. — Nous n’avons jamais entendu parler d’aucune citadelle, mais nous vous aiderons volontiers à la chercher, si vous voulez… Son père ne termina jamais sa phrase. Avançant en silence, agissant sans colère ni méchanceté apparentes, deux géants baissèrent le bras, le saisirent dans leurs mains énormes, le déchirèrent en deux d’un seul coup, jetant ses deux moitiés par terre avec indifférence, comme on jette un déchet. Et systématiquement, toujours sans colère ni méchanceté, ils se mirent à massacrer. Drugar regardait, atterré, impuissant. L’esprit anesthésié par l’acte horrible qu’il avait vu sans pouvoir l’empêcher, son corps réagit instinctivement, sans participation de sa pensée consciente. Embouchant une corne de kurth, il sonna la retraite, rappelant ses gens chez eux, dans la sécurité de leurs foyers. Lui et ses guerriers, dont certains étaient postés en haut des arbres, lâchèrent une grêle de flèches sur les géants. Leurs pointes de bois acéré rebondirent sur le cuir épais des monstres, qui, interrompant le massacre quelques instants, les écartaient de la main comme des moustiques. Les nains battirent en retraite en bon ordre. Le corps était un – tout ce qui arrivait à l’un d’eux arrivait à tous. Ils s’arrêtèrent pour soutenir ceux qui tombaient. Les vieux s’attardaient en arrière, poussant les jeunes devant eux vers le salut. Les forts portaient les faibles. En conséquence, ils furent des proies faciles. Les géants les poursuivirent, les rattrapèrent aisément et les anéantirent sans merci. La plaine de mousse était inondée de sang, les corps étaient entassés les uns sur les autres, quelques-uns accrochés dans les arbres où les monstres les avaient jetés. La plupart étaient mutilés au point d’en être méconnaissables. Drugar attendit jusqu’au dernier moment avant d’aller se mettre en sécurité, s’assurant que les rares survivants de cet abominable massacre l’avaient rejoint. Et même alors, il hésitait à partir. Deux de ses hommes furent obligés de l’entraîner de force pour redescendre dans les tunnels. Au-dessus d’eux, ils entendaient les branches craquer. Une partie du « toit » de leur cité souterraine s’affaissa. Quand le tunnel s’effondra derrière eux, Drugar et ce qui restait de son armée se retournèrent pour affronter leurs ennemis. Inutile de courir se mettre en sécurité. Il n’y avait plus de sécurité nulle part. Drugar revint à lui dans une section de tunnel partiellement effondrée, enseveli sous les cadavres de plusieurs de ses hommes. Les écartant de la main, il s’immobilisa et prêta l’oreille, attentif au moindre signe de vie. Le silence régnait, effrayant, inquiétant. Jusqu’à la fin de sa vie il entendrait ce silence, et l’unique mot qu’il s’était murmuré ! — Personne. — Je vous ramènerai à votre peuple, dit soudain Drugar. C’étaient les premiers mots qu’il prononçait depuis bien longtemps. Les humains et l’Elfe, cessant de se chamailler, se tournèrent vers lui et le regardèrent. — Je connais le chemin, dit-il, montrant les ténèbres du geste. Ces tunnels… conduisent jusqu’à la frontière de Thillia. Nous ne risquons rien si nous restons ici, au fond. — Tout ce chemin ! Ici… en bas ! s’écria Rega, pâlissant. — Vous pouvez remonter, lui rappela Drugar. Rega leva les yeux, déglutit avec effort, et secoua la tête. — Pourquoi ? demanda Roland. — Oui, dit Pathan. Pourquoi faire ça pour nous ? Drugar leva sur eux son regard brûlant de toute la haine qui le consumait. Il les haïssait, il haïssait leurs corps efflanqués, leurs visages glabres, il haïssait leur odeur, leur supériorité, il haïssait leur grande taille. — Parce que c’est mon devoir, dit-il. Quoi qu’il arrive à un seul nain, cela arrive à tous. Sous sa longue barbe, Drugar glissa la main dans sa ceinture, ses doigts se refermèrent sur sa dague en os de vampire. Une joie terrible embrasa son cœur. CHAPITRE 21 CANOPÉE, EQUILAN — Et combien de personnes votre nef peut-elle transporter, à votre avis ? s’enquit Zifnab. — Transporter où ? demanda Haplo, prudent. — Au ciel avec moi. Plus haut, toujours plus haut. Autant en emporte le vent. Au-dessus de l’arc-en-ciel. — Ma nef ne va nulle part, messire. — Bien sûr que si, mon cher garçon. Vous êtes notre sauveur. Voyons… Zifnab se mit à compter sur ses doigts en marmonnant. — Les Elfes de Tribus avaient un équipage de mpfpt ! plus les galériens, ça fait mrrk, plus mpfpt passagers, et ça donne mmrk, et je retiens un… — Que savez-vous sur les Elfes de Tribus ? demanda Haplo. — … et on arrive au nombre de… Le vieux magicien battit des paupières. — Les Elfes de Tribus ? Jamais entendu parler. — Pourtant, vous avez cité leur nom… — Mais non, mais non, mon cher garçon vous avez mal entendu. Quel dommage, si jeune et déjà sourd. C’est peut-être le voyage. Vous avez dû négliger de pressuriser la cabine comme il faut. Ça m’arrive tout le temps. Je reste sourd comme un pot pendant des jours. Je me suis distinctement entendu dire « tribu d’Elfes ». Passez-moi le cognac, s’il vous plaît. — Vous avez assez bu, seigneur, tonitrua une voix qui fit trembler le sol. Le chien, couché aux pieds d’Haplo, leva la tête, fourrure hérissée, un sourd grondement dans la gorge. Le vieillard posa précipitamment le carafon. — Ne vous inquiétez pas, dit-il, penaud. Ce n’est que mon dragon. Il se prend pour Ronald Coleman. — Votre dragon, répéta Haplo, parcourant le salon des yeux, puis jetant un regard par la fenêtre. Les runes tatouées sur sa peau se mirent à le picoter, en signe de danger. Subrepticement, cachant ses mains sous la nappe de lin blanc, il retroussa un peu ses bandages, prêt à se défendre par la magie. — Oui, son dragon, persifla une Elfe. Il vit sous la maison. La moitié du temps il se prend pour le maître d’hôtel, et il passe l’autre moitié à terroriser la ville. En plus, il y a mon père. Vous le connaissez. Lenthan Quindiniar. Il projette de nous emmener tous dans les étoiles, voir ma mère qui est morte depuis des années. Et c’est là que vous intervenez, vous et votre engin maléfique. Haplo regarda son hôtesse. Grande et mince, elle était tout en angles et en pointes, et marchait raide comme un chevalier de Volkaran dans son armure. — Ne parle pas comme ça de Papa, Callie, murmura une autre Elfe, qui admirait son reflet dans une vitre. Ce n’est pas respectueux. — Respectueux ! s’écria Calandra en se levant. Le chien, déjà nerveux, s’assit et gronda. Haplo posa sur sa tête une main apaisante. Dans sa fureur la femme ne le remarqua même pas. — Quand tu seras Dame Durndrun, reprit-elle, tu pourras me dire comment je dois parler, pas avant ! Calandra promena un regard flamboyant autour de la pièce, terrifiant visiblement son père et le vieillard. — C’est déjà assez d’être obligée de recevoir des toqués, mais mon père est chez lui, et ce sont ses hôtes ! C’est pourquoi je continuerai à vous nourrir et à vous loger, mais le diable m’emporte si je vous écoute ou vous regarde encore ! Dorénavant, papa, je prendrai mes repas dans ma chambre ! Calandra pivota, ses jupes et ses jupons bruissant comme des frondaisons secouées par le vent. Elle sortit en fureur du salon pour entrer dans la salle à manger, bousculant tout sur son passage – une chaise se renversa, des bibelots tombèrent et se fracassèrent. Elle claqua la porte du couloir avec une telle force que le bois faillit se fendre. Puis, le cyclone passé, le silence revint. — Je ne crois pas qu’on m’ait jamais fait une telle scène au cours de mes onze mille ans de vie, tonitrua une voix sous le plancher d’un ton choqué. Si vous voulez mon avis… — On ne le veut pas, dit précipitamment Zifnab. – … cette jeune femme devrait recevoir une bonne fessée, déclara le dragon. Haplo remit subrepticement ses bandages en place. — C’est ma faute, dit Lenthan, accablé, se recroquevillant sur sa chaise. Elle a raison. Je suis fou. Je rêve d’aller dans les étoiles retrouver ma bien-aimée. — Non, messire, non ! dit Zifnab, abattant la main sur la table pour donner plus de force à ses propos. Nous avons la nef ! Et nous avons le pilote, poursuivit-il, montrant Haplo. Notre sauveur ! Ne vous avais-je pas dit qu’il viendrait ? Et n’est-il pas là ? Lenthan releva la tête, fixant sur Haplo ses bons yeux doux au regard flou. — Oui, l’homme aux mains bandées. Vous l’aviez prédit, mais… — Alors ! s’écria triomphalement Zifnab, la barbe frémissante. J’ai dit que je viendrais, et je suis venu. J’ai dit qu’il viendrait, et il est venu. J’ai dit que nous irions dans les étoiles, et nous irons. Nous n’avons pas beaucoup de temps, ajouta-t-il, baissant la voix, l’air attristé. L’apocalypse approche. En ce moment même, elle est en marche vers nous. Aléatha soupira. Se détournant de la fenêtre, elle vint près de son père, posa doucement ses mains sur ses épaules et l’embrassa. — Ne t’inquiète pas pour Callie, papa. Elle travaille trop, c’est tout. Tu sais qu’elle ne pense pas la moitié de ce qu’elle dit. — Oui, oui, ma chérie, dit Lenthan, tapotant distraitement la main de sa fille, car il s’était remis à regarder le magicien avec espoir. Ainsi, vous pensez vraiment que nous pouvons aller dans les étoiles avec cette nef ? — Sans aucun doute. Sans aucun doute. Zifnab regarda autour de lui, nerveux, puis, se penchant vers Lenthan, murmura assez fort ! — Vous n’auriez pas une pipe et un brin de tabac, par hasard ? — J’ai entendu ! tonitrua le dragon. Le vieillard se fit tout petit. — Gandalf appréciait une bonne pipe ! — Et pourquoi croyez-vous qu’on l’avait surnommé Gandalf-le-Gris ? Pas pour la couleur de sa robe, ajouta le dragon, menaçant. Aléatha quitta la pièce. Haplo se leva pour la suivre, après avoir fait un signe à son chien, qui le quittait rarement des yeux. L’animal se dressa docilement, et alla se coucher aux pieds du magicien. Haplo retrouva Aléatha dans la salle à manger, en train de ramasser les bibelots cassés. — Ces débris sont coupants. Vous allez vous blesser. Permettez. — Normalement, les domestiques auraient fait le ménage, dit Aléatha avec un sourire mélancolique. Mais il ne nous en reste plus. Uniquement la cuisinière, et je crois qu’elle reste parce qu’elle ne saurait pas où aller si elle nous quittait. Elle est dans la famille depuis la mort de ma mère. Haplo considéra la figurine cassée qu’il tenait à la main. C’était sans doute une statuette religieuse, car elle représentait une femme qui levait ses mains ouvertes dans le geste rituel de la bénédiction. La tête s’était séparée du corps dans sa chute. Haplo la remit à sa place, et s’aperçut que les cheveux étaient longs et blancs, avec les pointes châtaines. — C’est la Mère, déesse des Elfes. Mère Peytin. Mais vous le savez sans doute, dit Aléatha en s’accroupissant sur les talons, sa robe vaporeuse formant comme un nuage rose autour d’elle, et elle leva sur Haplo des yeux violets ensorcelants. Il lui sourit, de son sourire discret et serein. — Non, je ne sais rien sur votre peuple. — Il n’y a donc pas d’Elfes là d’où vous venez ? Et d’ailleurs, d’où venez-vous ? Voilà plusieurs cycles que vous êtes là, et je ne me souviens pas de vous l’avoir entendu dire. C’était le moment d’y aller de son discours. C’était le moment de placer l’histoire préparée pendant son voyage. Du salon, leur parvenait la voix du vieillard qui parlait sans discontinuer. Aléatha, avec une moue charmante, se leva et alla fermer la porte. Haplo entendait toujours distinctement les paroles du magicien, qu’il percevait par les oreilles du chien. … les tuiles réfractaires se détachent tout le temps. Gros problème pour la rentrée. Mais la nef posée dehors est d’un matériau plus fiable que les tuiles. Des écailles de dragon. Mais il vaut mieux ne pas trop en parler. Ça pourrait contrarier… qui vous savez. — Vous voulez la réparer ? dit Haplo, montrant les deux morceaux de la statuette. — Ainsi, vous préférez conserver votre mystère, dit Aléatha. Lui prenant des mains la figurine, elle laissa ses doigts frôler légèrement les siens. — Aucune importance, d’ailleurs. Vous pourriez dire à Papa que vous êtes tombé du ciel, il vous croirait. Et Callie ne vous croirait pas si vous prétendiez venir de la porte à côté. Mais quelle que soit l’histoire que vous nous serviez, tâchez qu’elle soit divertissante. Distraitement, elle replaça la tête sur le corps de la déesse et le leva dans la lumière. — Comment sait-on à quoi elle ressemble ? Je veux dire, ses cheveux par exemple. Personne n’a des cheveux comme ça – tout blancs avec le bout châtain. Les yeux violets se fixèrent sur Haplo, pénétrants. — Je retire ce que j’ai dit. Ces cheveux sont presque comme les vôtres – sauf que chez vous, c’est le contraire – châtains avec le bout blanc. Bizarre, n’est-ce pas ? — Pas dans mon pays. Tout le monde y a les cheveux comme moi. Cela au moins, c’était vrai. Les Patryns naissent avec les cheveux châtains. À la puberté, l’extrémité des mèches vire au blanc. Ce qu’Haplo ne précisa pas, c’était que le contraire s’observait chez les Sartans. Ils naissent avec les cheveux blancs, dont les pointes finissent par virer au châtain. Il considéra la figurine qu’Aléatha tenait à la main. C’était la preuve que les Sartans étaient venus dans ce monde. Où étaient-ils maintenant ? Il repensa au vieillard, qui voulait lui donner le change, mais il n’était pas dupe. Le Patryn avait l’ouïe très fine. Le vieillard avait dit « les Elfes de Tribus » – les Elfes qui vivaient sur Arianus, les Elfes qui vivaient dans un autre monde, très éloigné de celui-ci. — … combustible solide. À explosé sur le pas de tir. Horrible. Horrible. Mais on n’a pas voulu me croire. Je leur ai dit que la magie était plus sûre. C’est le guanolde chauve-souris qui les a découragés. Il en fallait des tonnes, vous comprenez, pour réussir le décollage… Non que ses paroles actuelles eussent grand sens. Mais il y avait incontestablement de la méthode dans sa folie. Ce Sartan, Alfred, ne semblait à première vue qu’un serviteur balourd. Aléatha déposa les deux morceaux de la déesse dans un tiroir. Les restes d’une tasse et d’une soucoupe finirent dans la corbeille. — Voudriez-vous prendre un verre ? Le cognac est très bon. — Non, merci, dit Haplo. — Je me disais que ça vous ferait du bien, après la petite scène de Callie. Peut-être que nous devrions rejoindre les autres… — Je préfère vous parler seul à seul, si rien ne s’y oppose. — Vous voulez dire, si nous pouvons rester seuls sans chaperon ? Bien sûr, répondit Aléatha en riant. Ma famille me connaît. Ma réputation n’en souffrira pas ! Je vous inviterais bien à venir vous asseoir sur la véranda, mais il y a encore une foule de gens dehors, en train d’admirer votre engin. Nous pouvons aller au salon. Il y fait frais. Aléatha le précéda, le corps ondoyant comme son rire. Haplo était protégé contre les charmes féminins – non par la magie, car même les runes les plus puissantes ne peuvent préserver du poison insidieux de l’amour. Il était protégé par l’expérience. Il est dangereux d’aimer dans le Labyrinthe. Mais le Patryn était capable d’admirer la beauté féminine, comme il admirait le ciel changeant du Nexus. — Entrez, je vous prie, dit Aléatha l’invitant de la main. Haplo entra dans le salon ! Aléatha le suivit puis ferma la porte, s’y adossa et le regarda avec attention. Située au centre de la maison, loin des fenêtres, c’était une pièce isolée et intime. Le ventiplume du plafond tournait avec un doux bourdonnement – seul son audible en ce lieu. Haplo se tourna vers son hôtesse, qui le regardait avec un sourire enjoué. — Si vous étiez un Elfe, il serait dangereux pour vous d’être seul avec moi. — Pardonnez-moi, mais vous n’avez pas l’air dangereuse. — Pourtant je le suis. Je m’ennuie. Je suis fiancée. Les deux sont synonymes. Vous êtes très bien bâti pour un humain. La plupart de ceux que j’ai vus sont gros et patauds, mais vous, vous êtes svelte, dit Aléatha, posant sur son bras une main caressante. Vos muscles sont durs comme une branche d’arbre. Ça ne vous fait pas mal quand je vous touche ? — Non, dit Haplo, avec son sourire serein. Pourquoi ? Ça devrait ? — Et votre maladie de peau ? Le Patryn se rappela son mensonge. — Ah, ça ! Non, c’est seulement les mains. Il les tendit devant lui et Aléatha les regarda, l’air légèrement dégoûté. — Dommage. Je m’ennuie à mourir. Adossée à la porte, elle le considérait d’un œil langoureux. — L’homme aux mains bandées. Exactement comme l’avait prédit le vieux toqué. Je me demande si le reste de ses prédictions se réalisera, dit-elle, fronçant légèrement son beau front blanc. — Il a vraiment dit ça ? demanda Haplo. — Dit quoi ? — À propos de mes mains ? Prédit… mon arrivée ? Aléatha haussa les épaules. — Oui, il l’a dit. Avec des tas d’autres sottises. Par exemple que je ne me marierais pas. Que l’apocalypse et la destruction nous menacent. Qu’on partirait dans une nef vers les étoiles. Mais je me marierai, dit-elle, pinçant les lèvres. J’ai trop peiné, j’en ai trop vu pour arriver à ça. Et je ne resterai pas dans cette maison un cycle de plus que nécessaire. — Pourquoi votre père veut-il aller dans les étoiles ? dit Haplo, repensant à la lumière qu’il avait vue de sa nef, scintillante dans le ciel noyé de soleil. Il n’en avait vu qu’une, mais il devait y en avoir d’autres. — Que sait-il sur les étoiles ? — … module lunaire ! Ressemblait à un insecte, disait le vieillard d’un ton à la fois geignard et strident. Et ça rampait partout pour ramasser des cailloux. — Sur les étoiles ? Aléatha se remit à rire, le regard sombre, languissant et mystérieux. — Il ne sait absolument rien sur les étoiles ! Personne ne sait rien sur les étoiles. Vous avez envie de m’embrasser ? Pas spécialement. Haplo voulait qu’elle continue à parler. — Mais vous devez bien avoir des légendes sur les étoiles. Dans mon pays, il y en a. — Naturellement, dit Aléatha, se rapprochant. Mais tout dépend de celui qui les raconte. Vous autres humains, par exemple, vous croyez bêtement que ce sont des cités. C’est pourquoi le vieillard… — Des cités ! — Ma parole, on dirait que vous allez me mordre ! Vous avez l’air féroce ! — Désolé, je ne voulais pas vous faire peur. Mon peuple n’a pas cette croyance. — Vraiment ? — Non. C’est stupide, dit-il, pour voir sa réaction. Des cités ne graviteraient pas dans le ciel comme des étoiles. — Graviter ! C’est votre peuple qui gravite ! Nos étoiles à nous sont fixes. Elles apparaissent et disparaissent, mais toujours à la même place. — Elles apparaissent et disparaissent ? J’ai changé d’avis, dit Aléatha, se penchant plus près. Allez-y, mordez-moi. — Plus tard, peut-être, dit Haplo, poli. Que voulez-vous dire avec ces étoiles qui apparaissent et disparaissent ? Aléatha soupira, se radossa à la porte, le regardant par-dessous ses longs cils. — Vous et le vieillard, vous êtes dans le coup ensemble, non ? Vous voulez filouter mon père et lever le pied avec sa fortune ? Je vais le dire à Callie… Haplo fit un pas en avant, mains tendues. — Non, ne me touchez pas, ordonna Aléatha. Embrassez-moi, c’est tout. Souriant, Haplo écarta les bras, se pencha, et baisa les douces lèvres, puis il recula. Aléatha le lorgnait d’un œil méditatif. — Ce n’était pas très différent d’un baiser d’Elfe. — Désolé. C’est mieux avec les mains. — Peut-être que c’est juste les hommes en général. Ou peut-être que c’est à cause des poètes, qui racontent n’importe quoi sur le sang qui s’embrase, le cœur qui fond et la peau qui brûle. Vous avez déjà ressenti ça avec une femme ? — Non, mentit Haplo. Il se rappelait une époque où cette flamme était sa seule raison de vivre. — Enfin, tant pis, soupira Aléatha. Se retournant pour partir, elle s’arrêta, la main sur la poignée. — Je me sens un peu lasse. Si vous voulez bien m’excuser… — Et les étoiles ? dit Haplo, posant la main sur la porte pour l’empêcher de l’ouvrir. Coincée entre la porte et Haplo, Aléatha leva la tête vers celui-ci. Il sourit, la regardant dans les yeux, et se rapprocha pour lui faire comprendre qu’il prolongeait la conversation pour cette unique raison. Aléatha baissa les yeux mais continua à l’observer entre ses longs cils noirs. — Peut-être que je vous ai sous-estimé. Très bien, si vous voulez parler étoiles… Haplo enroula une mèche blonde autour de son doigt. — Parlez-moi de celles qui apparaissent et disparaissent. — Il n’y a rien d’autre à en dire. Aléatha saisit sa mèche et tira doucement, amenant à elle Haplo comme un poisson au bout d’une ligne. — Elles brillent pendant un certain nombre d’années, puis elles s’éteignent et ne brillent plus pendant un certain nombre d’années. — Toutes en même temps ? — Non, idiot. Il y en a qui s’allument, d’autres qui s’éteignent. Je ne sais vraiment pas grand-chose là-dessus. Mais ce vieux satyre astrologue, l’ami de Papa, pourrait vous en dire plus si ça vous intéresse à ce point. Aléatha le regardait avec attention. — C’est vraiment bizarre que vous ayez des cheveux comme ça, juste le contraire de la déesse. Peut-être que vous êtes vraiment un sauveur – un fils de Mère Peytin venu pour m’arracher à mes péchés. Je vais vous redonner une chance pour le baiser, si vous voulez. — Non, vous m’avez profondément blessé. Je ne serai jamais plus le même. Haplo émit un coup de sifflet inaudible. Cette femme tirait au hasard, mais ses flèches tombaient beaucoup trop près de la cible. Il fallait se débarrasser d’elle, il avait besoin de réfléchir. Il y eut des grattements à la porte. — Mon chien, dit Haplo, retirant sa main. Aléatha fit la grimace. — Ignorez-le. — Ce serait malavisé. Il a sans doute besoin de sortir. Les grattements se firent plus forts, plus insistants. Le chien gémit. — Vous ne voudriez pas qu’il… euh… enfin, vous comprenez… dans la maison. — Callie vous rôtirait les oreilles. Sortez-le donc, votre toutou. Aléatha ouvrit la porte et le chien entra d’un bond, se jeta sur Haplo, les deux pattes de devant sur sa poitrine. — Salut, mon vieux ! Je t’ai manqué ? dit Haplo, lui caressant les oreilles et les flancs. Viens, on va se promener. Le chien retomba sur ses quatre pattes, jappa joyeusement et partit en courant, puis revint sur ses pas pour s’assurer qu’Haplo suivait. — J’ai trouvé cette conversation très agréable, dit celui-ci à Aléatha. Elle s’était écartée, debout contre la porte, mains derrière le dos ; — Je me suis moins ennuyée que d’habitude. — Nous devrions peut-être reparler des étoiles un de ces jours ? — Je ne crois pas. Je suis arrivée à une conclusion. Les poètes sont des menteurs. Sortez plutôt votre bête. Callie ne saurait supporter ses aboiements. Haplo passa devant elle, se retourna pour ajouter quelque chose sur les poètes, mais elle lui claqua la porte au nez. Il sortit avec son chien et se promena autour de sa nef, observant les étoiles qui brillaient d’une lumière fixe, et non pas « tremblante », comme disent les poètes. Il essaya de se concentrer, de débrouiller la situation confuse dans laquelle il se trouvait – lui, le sauveur, était venu pour détruire. Les poètes. Il avait été sur le point de répondre aux dernières paroles d’Aléatha. Elle se trompait. Les poètes disent la vérité. C’était le cœur qui mentait… … C’est au cours de sa dix-neuvième année dans le Labyrinthe qu’Haplo rencontra la femme ; Comme lui, c’était une nomade, et presque du même âge. Et ils avaient le même but – s’évader. Ils voyagèrent ensemble, chacun trouvant plaisir à la compagnie de l’autre. L’amour n’est pas inconnu dans le Labyrinthe, mais on ne le reconnaît pas. Le désir est acceptable – le besoin de procréer, de perpétuer l’espèce, d’engendrer des enfants qui combattront le Labyrinthe. Le jour, ils marchaient tous deux, cherchant la prochaine Porte. La nuit, leurs corps tatoués de runes s’enlaçaient. Et puis un jour, ils rencontrèrent un groupe de sédentaires – qui vont par groupes dans le Labyrinthe, se déplaçant lentement, et qui représentent la civilisation pour autant qu’elle peut exister dans cet enfer. Selon la coutume, Haplo et sa compagne apportèrent de la viande en cadeau, et, selon la coutume, les sédentaires les invitèrent à partager leur logis rudimentaire pour se reposer quelques nuits en sécurité. Haplo, confortablement assis près du feu, regardait la femme jouer avec les enfants. Elle était mince et ravissante. Ses longs cheveux châtains cascadaient sur ses seins ronds et fermes, tatoués des runes qui étaient à la fois arme et bouclier. Le bébé qu’elle berçait dans ses bras était tatoué également – tout enfant l’était dès sa naissance. Elle leva les yeux sur Haplo, et quelque chose d’intime passa entre eux. Il sentit son pouls s’accélérer. — Viens, dit-il, s’agenouillant près d’elle. Rentrons dans la hutte. — Non, dit-elle, le regardant à travers le voile de ses cheveux. Il est trop tôt. Cela vexerait nos hôtes. — Au diable nos hôtes ! Haplo avait envie de la prendre dans ses bras, de se perdre dans la tiédeur de son corps. Elle l’ignora, continuant à chanter des berceuses au bébé, et excitant Haplo au point qu’il en avait le sang en feu. Et, quand ils eurent regagné l’intimité de leur hutte, ils ne dormirent ni l’un ni l’autre cette nuit-là. — Aimerais-tu avoir un bébé ? demanda-t-elle, dans un moment d’accalmie suivant leurs fougueux transports. — Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il avec une impatience passionnée. — Rien. Aimerais-tu avoir un bébé ? C’est tout. Tu serais obligé de devenir sédentaire, tu sais. — Pas forcément. Mes parents étaient des nomades, et ils m’avaient avec eux. Haplo revit ses parents morts, leurs corps réduits en bouillie. On l’avait assommé pour qu’il ne les voie pas mourir, pour qu’il ne crie pas. Il ne parla plus de bébés ce soir-là. Le lendemain matin, les sédentaires reçurent des nouvelles – on disait que la Porte suivante était tombée. La route était toujours dangereuse, mais s’ils arrivaient à passer, ils auraient fait un pas de plus vers l’évasion, un pas de plus vers ce que la rumeur décrivait comme le havre sûr du Nexus. Haplo et la femme quittèrent le village des sédentaires. Ils abordèrent l’épaisse forêt avec leur prudence habituelle. C’étaient tous deux des combattants d’élite – unique raison pour laquelle ils avaient vécu si longtemps –, et ils reconnurent les signes, les odeurs, les picotements des runes sur leur chair. Ils étaient donc en alerte. Sortant des ombres, une énorme créature velue, à l’allure humaine, bondit. Elle s’agrippa aux épaules d’Haplo, cherchant à plonger les dents dans son cou, en quête de la jugulaire. Haplo saisit les bras velus et fit basculer le loup-garou par-dessus sa tête. Il s’écrasa par terre, mais se releva avant qu’Haplo ait eu le temps de lui enfoncer son épée dans le corps. Haplo vit les féroces yeux jaunes braqués sur sa gorge. La bête bondit encore et le renversa. Cherchant sa dague à tâtons, il vit – en tombant – les runes du corps de la femme se mettre à luire. Il vit une autre créature se jeter sur elle, entendit le crépitement de la magie, puis sa vision fut obstruée par un corps hirsute qui s’efforçait de lui arracher la vie. Les crocs claquèrent sur son cou. Les runes le protégeaient, et il entendit la créature gronder de déception. Levant son épée, il frappa le corps qui l’écrasait de son poids, l’entendit grogner de douleur, vit les yeux jaunes flamboyer de rage. Les loups-garous ont le cuir dur et sont difficiles à tuer. Les coups d’Haplo étaient tout juste parvenus à exciter la bête un peu plus. Maintenant, elle cherchait le visage – seul endroit du corps que les runes ne protégeaient pas. Il bloqua l’attaque du bras droit, essayant de repousser le monstre, tout en continuant à le poignarder de la main gauche. Les mains griffues du loup-garou lui saisirent la tête. D’une simple torsion, il allait lui briser la nuque. Les griffes s’enfonçaient dans son visage. Mais le corps de la créature se raidit, elle émit un hurlement étranglé, et retomba sur lui, inerte. Haplo rejeta le cadavre et vit la femme debout devant lui. La luminescence bleue de ses runes commençait à s’estomper. Son épée était plantée dans le dos du loup-garou. Elle tendit la main à Haplo pour l’aider à se relever. Il ne la remercia pas de lui avoir sauvé la vie. Elle n’attendait pas de remerciements. Aujourd’hui ou demain, il lui rendrait la pareille. C’était comme ça… dans le Labyrinthe. — Deux de moins, dit-il, regardant les cadavres. La femme récupéra son épée, et l’examina pour s’assurer qu’elle n’avait pas souffert. L’autre monstre avait été tué par l’électricité qu’elle avait eu le temps de générer par ses runes. Son corps fumait encore. — C’est l’avant-garde, dit-elle. La bande suit. Elle repoussa ses cheveux châtains en arrière. — Ils vont attaquer les sédentaires. — Oui, dit Haplo, regardant dans la direction d’où ils venaient. Les loups-garous chassaient en bandes de trente à quarante individus. Les sédentaires étaient quinze, dont cinq enfants. — Ils n’ont pas une chance, dit Haplo avec indifférence en haussant les épaules. Il essuya le sang de sa dague. — Nous devrions retourner pour leur prêter main-forte, dit la femme. — Deux de plus ne feraient pas grande différence. Nous mourrions avec eux. Tu le sais. Au loin, ils entendaient des cris rauques – les sédentaires lançaient l’alarme. Et, dominant ces cris, les voix aiguës des femmes psalmodiant les runes. Plus aigu encore, le hurlement d’un enfant. — Viens, dit Haplo d’une voix pressante, rengainant sa dague. Il y en a peut-être d’autres dans le coin. — Non. Ils sont tous là-bas. Le cri de l’enfant se transforma en un hurlement de terreur. — Ce sont les Sartans, dit Haplo d’une voix dure. Ils nous ont jetés dans cet enfer. Ce sont eux les responsables de tout ce mal. La femme le regarda, de ses yeux bruns mouchetés d’or. — Je me le demande. Peut-être que c’est le mal que nous portons en nous. Serrant son arme, elle se mit en marche. Haplo, immobile, la regarda. Elle prenait un chemin différent de celui qu’ils suivaient ensemble. Il entendit, derrière eux, les bruits de lutte diminuer. Le hurlement de l’enfant cessa, miséricordieusement écourté. — Est-ce que tu portes mon enfant ? lui cria Haplo. Si la femme l’entendit, elle ne répondit pas, mais continua à marcher. Les ombres mouvantes des frondaisons se refermèrent sur elle. Il ne la voyait plus. Il prêta l’oreille pour suivre sa progression dans la forêt. Mais c’était une nomade, elle se déplaçait sans bruit. Haplo considéra les cadavres étendus à ses pieds. Les loups-garous seraient un bon moment occupés par les sédentaires, mais ils finiraient par sentir le sang frais et ils reviendraient. Après tout, quelle importance ? Un gosse n’aurait fait que ralentir sa marche. Il repartit seul sur le chemin qu’il avait choisi, le chemin menant à la Porte, à l’évasion. CHAPITRE 22 LES TUNNELS, DE THURN THILLIA Les nains avaient mis des siècles à creuser les tunnels qui partaient dans toutes les directions, les voies principales allant vers le norinth et les royaumes nains de Klag et de Grish – où planait maintenant le silence de la mort – et, au vars-sorinth, vers le pays des Rois de la Mer, puis au-delà, vers Thillia. Les nains auraient pu voyager à l’air libre, car il existait des voies commerciales bien établies, surtout vers le sorinth. Mais ils préféraient l’ombre et l’intimité de leurs tunnels. Les nains n’ont qu’aversion et méfiance pour les « chercheurs de lumière », ainsi qu’ils nomment dédaigneusement les humains et les Elfes. Emprunter les tunnels était raisonnable ! à l’évidence, c’était plus sûr. Mais Drugar éprouvait une sombre délectation à l’idée que ses « victimes » détestaient les tunnels, détestaient l’atmosphère étouffante, confinée, détestaient – par-dessus tout – l’obscurité. Les tunnels étaient conçus pour des gens de la taille de Drugar. Les humains, et l’Elfe, encore plus grand, marchaient pliés en deux, et devaient parfois se mettre à quatre pattes. Ils avaient les muscles douloureux, les genoux meurtris, les paumes à vif. Avec satisfaction Drugar les regardait suer, les entendait haleter et gémir. Son seul regret, c’était qu’ils avançaient trop vite. L’Elfe, en particulier, était très pressé d’arriver chez lui. Rega et Roland étaient simplement pressés de remonter à la surface. Ils ne faisaient que de courtes pauses, et encore, uni uniquement quand ils étaient au bord de l’épuisement. Drugar restait souvent éveillé et les regardait dormir en tripotant son couteau. Il aurait pu les assassiner n’importe quand, car maintenant, ces imbéciles lui faisaient confiance. Mais le geste aurait été stérile. Dans ce cas, il aurait eu meilleur compte à les laisser tuer par les titans. Non, il n’avait pas risqué sa propre vie à sauver ces misérables, juste pour les poignarder dans leur sommeil. Ils devaient d’abord être témoins de ce que Drugar avait vu, le massacre de leur peuple. Ils devaient faire l’expérience de l’impuissance et de l’horreur. Ils devaient se battre sans espoir, sachant que leur race entière allait être anéantie. Alors, et alors seulement, Drugar leur permettrait de mourir. Puis il mourrait lui-même. Mais le corps ne vit pas uniquement d’obsessions. Le nain devait parfois dormir lui-même, et quand elles entendaient ses ronflements sonores, ses victimes parlaient entre elles. — Tu sais où on est ? dit Pathan, se rapprochant de Roland qui soignait ses mains meurtries. — Non. — Et s’il nous emmenait dans la mauvaise direction ? Vers le norinth ? — Pourquoi ferait-il ça ? Je regrette de ne pas avoir la pommade de Rega. — Peut-être qu’elle l’a encore… — Ne la réveille pas. La pauvre, elle est à bout de forces. Pathan hocha la tête. Ils ne se voyaient pas, car le nain avait insisté pour qu’ils éteignent la torche pendant les pauses. Le bois en brûlait lentement, mais la route était longue et la torche diminuait à vue d’œil. — Je crois que nous devrions prendre le risque de remonter, dit Pathan, après un silence. J’ai mon éthérilite{24} avec moi. Je peux déterminer où on est. Roland haussa les épaules. — À ton aise. Si tu as envie de revoir ces canailles. Moi, je me demande si je ne vais pas rester en bas définitivement. Je commence à m’habituer. — Et ton peuple ? — Qu’est-ce que je pourrais faire pour les aider, tu veux me le dire ? — Tu pourrais les avertir… — À la vitesse à laquelle ils se déplacent, ces monstres doivent déjà être arrivés là-bas. Les chevaliers n’ont qu’à s’occuper d’eux. C’est leur métier. — Tu es un lâche. Tu n’es pas digne de… Réalisant ce qu’il allait dire, Pathan referma la bouche. Roland termina obligeamment la phrase à sa place. — Pas digne de qui ? De ma femme ? De Rega l’indomptable ? — Ne parle pas d’elle comme ça ! — Je parle d’elle comme ça me plaît, Elfe. C’est ma femme. À moins que tu l’aies oublié ? Par dieu, je crois bien que tu l’as oublié, en effet ! Roland, loquace, parlait en matamore. Ces fières paroles n’étaient qu’une carapace destinée à contenir la peur qui lui nouait le ventre. Il voulait donner l’impression de mener une vie périlleuse d’aventurier, qui ne correspondait pas à la réalité. Une fois, il avait failli se faire poignarder dans une bagarre de taverne, et une autre fois, il s’était fait malmener par un sanglier furieux. Il y avait aussi le jour où, avec Rega, il s’était battu avec d’autres contrebandiers à propos d’un différend sur la douane. En fait d’aventures, c’était tout. Le courage vient facilement en pleine bagarre. Les décharges d’adrénaline, la rage d’en découdre… Il est plus difficile de trouver du cœur quand on est ligoté à un arbre, éclaboussé du sang et de la cervelle de l’homme lié à côté de vous. Roland, bouleversé par cette expérience, avait perdu toute force d’âme. Chaque fois qu’il s’endormait, il revoyait l’horrible scène. Il en venait à bénir l’obscurité qui dissimulait ses frissons aux autres. Très souvent, il se réveillait prêt à hurler. Il ne supportait pas l’idée de quitter la sécurité des tunnels et d’affronter de nouveau les monstres. Comme un animal blessé qui craint de trahir sa faiblesse, dont les autres profiteraient pour l’achever, Roland se réfugiait derrière le seul élément qui lui semblait offrir un espoir, la seule chose qui l’aiderait peut-être à oublier – l’argent. Après le passage des titans, le monde d’en haut serait bien différent. Peuples anéantis, cités détruites, appartiendrait aux survivants, surtout s’ils possédaient de l’argent – l’argent des Elfes. Il avait perdu les bénéfices escomptés sur la vente d’armes. Mais il y avait encore l’Elfe. Maintenant, Roland était à peu près certain des véritables sentiments de Pathan pour Rega. Et il comptait bien s’en servir pour le presser comme un citron. — Je te surveille, Quin. Tu ferais bien de ne pas approcher de ma femme, ou je te ferai regretter que les titans ne t’aient pas écrasé la tête comme à ce pauvre Andor. Sa voix s’étrangla ! il n’avait pas prévu de parler d’Andor. Mais il faisait noir, l’Elfe ne le voyait pas. Peut-être qu’il mettrait cette réaction sur le compte de la juste colère. — Tu es une brute et un lâche, dit Pathan, les dents serrées, se raidissant pour ne pas sauter à la gorge de l’humain. Rega en vaut dix comme toi ! Je… La fureur l’empêcha de continuer, ou peut-être ne savait-il pas quoi dire. Roland l’entendit passer de l’autre côté du tunnel et se jeter à terre. Si ça ne le force pas à faire l’amour avec elle, c’est que rien ne réussira, pensa Roland, les yeux fixes, pensant intensément à l’argent de l’Elfe. Allongée à l’écart de son frère et de l’Elfe, Rega, ravalant ses larmes, faisait semblant de dormir. — Les tunnels se terminent ici, annonça Drugar. — Ici – c’est-à-dire ? demanda Pathan. — Nous sommes à la frontière de Thillia, près de Griffith. — Si loin que ça ? — Le chemin est plus court et plus facile par les tunnels. Nous avons marché en ligne droite, au lieu de suivre les sentiers sinueux qui serpentent dans la jungle. — L’un de nous devrait monter, dit Rega, pour voir… voir ce qui se passe. — Pourquoi tu n’y vas pas, Rega ? Tu ne demandes qu’à sortir d’ici, suggéra son frère. Rega ne bougea pas, ne le regarda pas. — Je… je le croyais. Mais finalement… — Je vais y aller, proposa Pathan. N’importe quoi pour s’éloigner de cette femme, pour réfléchir lucidement sans être bouleversé par sa présence. — Suivez ce tunnel jusqu’en haut, dit le nain, levant sa torche et lui montrant la voie. Il vous amènera dans une caverne de fougemousse. La ville de Griffith est à environ un mille sur la droite. La route est nettement tracée. — Je vais avec toi, proposa Rega, honteuse de sa peur. Nous irons tous les deux, n’est-ce pas, Roland ? — J’irai seul ! dit sèchement Pathan. Le tunnel s’enroulait à l’intérieur du tronc d’un arbre énorme, comme un escalier en spirale. Il le considérait pensivement, quand il sentit une main sur son bras. — Sois prudent, dit doucement Rega. Le contact de ces doigts accéléra son sang. Il n’osa pas se retourner, il n’osa pas regarder les beaux yeux pleins de feu. La quittant brusquement, sans un mot et sans un regard, Pathan entreprit l’ascension du tunnel. Bientôt, la lumière de la torche n’arriva plus jusqu’à lui, et il continua à tâtons la montée lente et ardue. Peu importait. Il désirait retrouver le monde et à la fois redoutait de le faire. Une fois ressorti au soleil, il aurait les réponses à toutes ses questions, il serait forcé de passer à l’action. Les titans avaient-ils atteint Thillia ? Quel était le nombre de ces créatures ? S’il n’y avait que ceux rencontrés dans la jungle, Pathan aurait presque pensé que ce matamore de Roland avait raison et que les chevaliers des cinq royaumes pourraient les vaincre. Il aurait tellement voulu le croire. Malheureusement, la pointe aiguë de la raison faisait éclater ces bulles de savon irisées. Les titans avaient détruit un empire. Ils avaient détruit la nation des nains. Apocalypse et destruction, avait dit le vieillard. C’est toi qui les ramèneras. Non, j’avertirai mon peuple à temps. Il sera préparé. Rega et moi, nous le préviendrons. En général, les Elfes respectent scrupuleusement la loi. Ils abhorrent le chaos et s’en remettent aux lois pour faire régner l’ordre. Ils considèrent la famille et le mariage comme sacrés. Mais Pathan était différent. En fait, toute sa famille était différente. Pour Calandra, c’étaient l’argent et la réussite qui étaient sacrés. Aléatha croyait à l’argent et à la position sociale. Pathan croyait au plaisir. Si, à un moment quelconque, règles et règlements interféraient avec leurs intérêts, les Quindiniar jetaient commodément règles et règlements au panier. Pathan savait qu’il aurait dû éprouver quelque remords de demander à Rega de s’enfuir avec lui. Il constata avec satisfaction qu’il n’en était rien. Si Roland n’arrivait pas à garder sa femme, c’était son problème, pas celui de Pathan. De temps en temps, l’Elfe se rappelait la conversation surprise entre Rega et Roland, où il semblait bien que Rega avait l’intention de le faire chanter. Mais il se rappelait aussi le visage de Rega à l’arrivée des titans, quand ils affrontaient une mort certaine. Elle lui avait dit qu’elle l’aimait. Elle n’aurait pas menti en un pareil moment. Par conséquent, Pathan en concluait que le complot émanait de Roland et que Rega n’y avait jamais vraiment participé. Peut-être qu’il la forçait, qu’il la menaçait de violences physiques. Absorbé par ses pensées et par la difficulté de la montée, Pathan fut surpris de se retrouver en haut plus vite qu’il ne l’avait prévu. Le tunnel qu’ils empruntaient devait remonter depuis plusieurs cycles, sans qu’il l’ait remarqué. Il sortit prudemment la tête, déçu de se voir entouré de ténèbres, puis il se rappela qu’il était dans une caverne. Il regarda vivement autour de lui et, à quelque distance, vit une tâche de soleil. Il prit une profonde inspiration, respirant avec délices l’air du dehors. Son moral remonta. Il aurait presque pensé que les titans n’étaient qu’un mauvais rêve. Il se retint à grand-peine de sauter de joie et de se ruer dehors. Il sortit lentement du tunnel et, sans bruit, gagna l’ouverture à pas de loup. Il jeta un coup d’œil à l’extérieur. Tout semblait normal. Repensant au terrible silence de la jungle juste avant l’apparition des titans, il fut soulagé d’entendre les chants et les gazouillis, les frôlements furtifs des animaux dans les arbres. Plusieurs grevils sortirent du sous-bois, et le regardèrent de leurs quatre yeux, leur curiosité légendaire plus forte que la peur ! Pathan leur fit un grand sourire, et, fouillant dans sa poche, leur lança quelques miettes de pain. Émergeant de la caverne, l’Elfe s’étira voluptueusement, se renversant en arrière pour détendre son dos endolori par tant de reptation et de marche à quatre pattes. Il regarda prudemment dans toutes les directions, sans s’attendre à voir bouger la jungle. Le témoignage des animaux était clair. Il n’y avait pas de titans dans le coin. Ils sont peut-être déjà venus et repartis. Peut-être qu’en entrant dans Griffith, tu trouveras une ville morte. Non, Pathan n’y croyait pas. Le monde était trop lumineux, trop ensoleillé, trop embaumé. Peut-être qu’il avait vraiment vécu un mauvais rêve. Il décida de redescendre avertir les autres. Aucune raison de ne pas aller à Griffith tous ensemble. Il retournait sur ses pas, pour réintégrer à contrecœur les tunnels, quand il entendit un voix résonner dans la caverne. — Pathan ? Tout va bien ? — Bien ? cria Pathan. Rega, c’est magnifique. Viens dans le soleil. Viens, il n’y a pas de danger. Tu entends les oiseaux ? Rega surgit de la caverne, leva son visage vers le soleil et respira à pleins poumons. — C’est merveilleux ! soupira-t-elle. Elle regarda Pathan, et, avant qu’ils aient réalisé ce qu’ils faisaient, ils étaient dans les bras l’un de l’autre et s’étreignaient passionnément. — Ton mari, dit Pathan quand il put reprendre son souffle. Il pourrait arriver, nous surprendre… — Non ! murmura Rega, le serrant farouchement. Non, il est en bas avec le nain. Et puis… Elle prit une profonde inspiration et s’écarta légèrement de Pathan pour voir son visage. — … ça n’a pas d’importance s’il nous surprend. J’ai pris ma décision. J’ai quelque chose à te dire. Pathan lui passa la main dans les cheveux, emmêlant ses doigts dans l’épaisse masse soyeuse. — Tu as décidé de t’enfuir avec moi. Je le sais. C’est ce que nous avons de mieux à faire. Il ne nous trouvera jamais dans mon pays… — Écoute-moi sans m’interrompre, je t’en prie Rega poussait sa tête sous la main de Pathan, comme un chat qui veut se faire caresser. — Roland n’est pas mon mari, se força-t-elle à dire, la gorge nouée. Pathan la regarda, stupéfait. — Comment ? — C’est… mon frère. Mon demi-frère, dit-elle, déglutissant avec effort. Pathan continua à l’étreindre, mais soudain, ses mains s’étaient glacées. Il se rappelait la conversation dans la clairière, qui prenait un sens nouveau et sinistre. — Pourquoi m’as-tu menti ? Rega sentit les mains de Pathan trembler, se glacer, elle vit son visage pâlir et se pétrifier. Incapable de soutenir son regard inquisiteur, elle baissa les yeux. — On ne t’a pas menti à toi, dit-elle, tentant de prendre un ton léger. On mentait à tout le monde. Pour raison de sécurité, tu comprends. Les hommes ne me… ne m’embêtent pas s’ils pensent que… je suis mariée… Elle le sentit se raidir et le regarda. — Qu’est-ce que tu as ? Je croyais que tu serais content ! Tu… tu ne me crois pas ? Pathan la repoussa rudement. Se prenant le pied dans une liane, Rega trébucha et tomba. Elle voulut se lever, mais l’Elfe, debout au-dessus d’elle, la cloua au sol d’un regard farouche. — Te croire ? Non ! Pourquoi te croirais-je ? Tu m’as déjà menti ! Et tu mens encore en ce moment ! Raison de sécurité ! Je t’ai entendue parler avec ton frère, dit-il, crachant le mot avec fureur. J’ai entendu vos plans pour me séduire et puis me faire chanter ! Catin ! Pathan lui tourna le dos et s’engagea sur le chemin de la ville, bien déterminé à laisser derrière lui toutes les horreurs de ce voyage. Mais il ne marchait pas très vite, et son pas se ralentit encore quand il entendit les feuillages bruisser dans le sous-bois et un pas léger résonner sur le chemin. Une main lui toucha le bras. Pathan continua sans se retourner. — Je l’ai bien mérité, dit Rega. Je… je suis ce que tu as dit. J’ai fait des choses terribles dans ma vie. Oh, je pourrais te dire… je pourrais te dire que ce n’était pas ma faute. Parce que, pour Roland et moi, la vie a vraiment été comme une mère ! une bonne claque en pleine figure chaque fois qu’on remuait le petit doigt. Je pourrais te dire que nous vivons comme ça parce que c’est la seule façon de survivre. Mais ce ne serait pas vrai. « Non, Pathan ! Ne me regarde pas ! Je veux te dire encore une chose, et après, tu pourras t’en aller. Si tu étais au courant de notre plan pour te faire chanter, alors tu t’es bien rendu compte que je ne l’ai pas appliqué jusqu’au bout. Oh, ce n’était pas par grandeur d’âme. C’était par égoïsme. Chaque fois que tu me regardes, je me sens… moche. J’étais sincère l’autre jour. Je t’aime. Et c’est pour ça que je te laisse partir. Adieu, Pathan. Elle lui lâcha le bras. Pathan se retourna, lui prit la main et la baisa. La regardant dans les yeux avec un sourire mélancolique, il dit ! — Je ne suis pas si bien que ça, moi non plus. Regarde-moi ! j’étais prêt à séduire une femme mariée, prêt à t’enlever à ton mari. Je t’aime, Rega. C’est mon excuse. Mais, comme le disent les poètes, quand on aime, on voudrait que ce qu’on aime soit le plus parfait possible. À ce petit jeu, c’est toi la gagnante, parce que tu n’as pensé qu’à moi. Et moi aussi. — Tu m’aimes, Pathan ? Tu m’aimes vraiment ? — Oui, mais… — Non, dit-elle, lui fermant la bouche de la main. Non, n’ajoute rien. Je t’aime, et si nous nous aimons, rien d’autre ne compte. Ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Apocalypse et destruction. Les paroles du vieillard résonnèrent dans sa tête, mais il les ignora. Il prit Rega dans ses bras, écartant fermement la prophétie de son esprit, de même que diverses questions lancinantes du genre ! « Où cela nous mènera-t-il » À son avis, cette question n’exigeait pas de réponse. Pour le moment, leur amour leur donnait du bonheur, et seul cela comptait. — Je t’avais prévenu, Elfe ! Apparemment fatigués d’attendre, Roland et le nain étaient remontés. L’humain tira son raztar de sa ceinture. — Je t’avais prévenu de ne pas la toucher ! Barbe-Noire, vous êtes témoin… Rega, nichée dans les bras de Pathan, regarda son frère en souriant. — C’est fini, Roland. Il sait tout. — Il sait tout ? fit Roland, médusé. — Je lui ai tout dit, reprit Rega, levant sur Pathan des yeux énamourés. — Épatant ! Formidable ! Roland jeta son raztar par terre, dissimulant commodément sa peur sous la rage. — D’abord, on perd l’argent des armes, et maintenant, on perd l’Elfe. Et de quoi on va vivre, tu peux me le dire ? Un roulement de tambour retentit dans la jungle, dispersant les oiseaux effrayés qui s’envolèrent en piaillant. Les roulements reprirent, et ne cessèrent plus. Roland se tut, livide, et prêta l’oreille. Rega se raidit dans les bras de l’Elfe, et tourna la tête vers la ville. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Pathan. — Ils sonnent l’alarme. Ils appellent les hommes aux armes pour défendre la ville ! Rega regarda autour d’elle avec crainte. Les oiseaux ne piaillaient plus. Un silence de mort s’était abattu sur la jungle. — Tu voulais savoir de quoi vous alliez vivre ? dit Pathan à Roland. La question n’a peut-être plus beaucoup d’importance. Aucun d’eux ne faisait attention au nain, sinon ils auraient vu ses lèvres s’entrouvrir en un rictus mauvais. CHAPITRE 23 GRIFFITH, THILLIA Ils couraient vers le refuge du village. Le chemin, apparemment fréquenté, était uni et bien dégagé. L’adrénaline coulait à flots et leur donnait des ailes. Ils étaient en vue du village quand Roland s’arrêta brusquement. — Attendez ! haleta-t-il. Barbe-Noire. Rega et Pathan stoppèrent, s’appuyant l’un sur l’autre. — Que… ? — Le nain. Il n’arrive pas à nous suivre, dit Roland, reprenant son souffle. On ne le laissera pas entrer sans nous. — Alors, il retournera dans les tunnels, dit Rega. C’est peut-être déjà ce qu’il a fait. Je ne l’entends plus. Elle se pressa contre Pathan et ajouta ! — Allons-y ! — Partez devant, dit Roland. Je vais l’attendre. — Qu’est-ce qui te prend ? — Le nain nous a sauvé la vie. — Ton ma… ton frère a raison, dit Pathan. Il faut l’attendre. Rega secoua la tête en fronçant les sourcils. — Tout ça ne me revient pas. Lui non plus ne me revient pas. Je l’ai surpris à nous regarder, plusieurs fois, et je… Un lourd martèlement de bottes et de bruyants halètements l’interrompirent. Drugar parut sur le sentier. Il cahotait dans sa course, coudes au corps, les yeux à terre sans regarder où il allait, et il aurait renversé Roland si celui-ci ne l’avait retenu de la main. Le nain leva les yeux, étourdi, battant des paupières, le visage ruisselant de sueur. — Pourquoi… arrêtés ? demanda Drugar dès qu’il eut retrouvé son souffle. — On vous attendait, dit Roland. — Bon, eh bien, il est là ! Continuons ! dit Rega, regardant autour d’elle, mal à l’aise. Le tambour battait au rythme de leur cœur dans la jungle où tout autre bruit s’était tu. — Tenez, Barbe-Noire, prenez-moi la main, proposa Roland. — Fichez-moi la paix, grogna Drugar en reculant. Je peux suivre le train. — À votre aise, dit Roland, haussant les épaules. Et ils se remirent en route, un peu moins vite à cause du nain. À Griffith, non seulement les portes étaient fermées, mais la population était en train d’élever une barricade devant. Tonneaux, meubles et vieilleries diverses pleuvaient des fenêtres, lancés par des habitants paniqués. Roland hurla en faisant de grands gestes, et enfin, quelqu’un regarda par-dessus la muraille. — Qui va là ? — C’est Roland ! Harald, espèce d’abruti ! Si tu ne me reconnais pas, tu dois reconnaître Rega ! Laisse-nous passer ! — Oui vous accompagne ? — Un Elfe. Il s’appelle Quin. Il est d’Équilan. Et un nain, du nom de Barbe-Noire, originaire de Thurn… ou de ce qu’il en reste. Alors, tu vas nous laisser là jusqu’à demain ? — Toi et Rega, vous pouvez entrer, dit un crâne chauve, par-dessus un tonneau renversé. Mais pas les deux autres. — Harald, vieille canaille, dès que je serai entré, je vais te tordre le… — Harald ! lança la voix claire de Rega, dominant celle de son frère. Cet Elfe est un fabricant d’armes. D’armes elfiennes ! Magiques ! Et le nain a des informations sur les… les… — Sur l’ennemi, intervint vivement Pathan. — Sur l’ennemi, répéta Rega, déglutissant avec effort. — Attendez-moi là, dit Harald. Le crâne chauve disparut, remplacé par d’autres têtes fixant les arrivants debout au milieu du chemin. — Et où il veut qu’on aille, sapristi ? grommela Roland. Il ne cessait de regarder par-dessus son épaule. — Qu’est-ce que c’était que ça ? Là-bas ? Les autres tournèrent la tête d’un seul mouvement, effrayés. Rien. Juste le vent, dit Pathan au bout d’un moment. — Arrête ça, Roland ! dit sèchement Rega. Tu m’as fait une de ces peurs ! Pathan lorgnait la barricade. — Ça ne va pas les arrêter longtemps, vous savez… — Si ! murmura Rega, enlaçant ses doigts à ceux de l’Elfe. Il le faut ! Une tête et des épaules parurent au-dessus de la barricade, protégées par un casque et une armure en carapace de tyro. — Tu dis que ces gens-là sont du village ? demanda la tête casquée à la tête chauve qui était auprès. — Seulement deux. Pas l’Elfe et le nain… — Mais l’Elfe est un marchand d’armes. Très bien. Laisse-les entrer. Amène-les au quartier général. La tête casquée disparut. Il fallut un moment pour descendre meubles et tonneaux, et repousser les charrettes. Finalement, les portes de bois s’entrouvrirent, juste assez pour que les arrivants pussent s’y glisser. Le nain, beaucoup plus corpulent et engoncé dans sa lourde armure de cuir, resta coincé au milieu ! Roland fut obligé de le pousser par-derrière, tandis que Pathan le tirait par-devant. On referma vivement les portes derrière eux. — Vous devez aller vous présenter à Sire Lathan, leur annonça Harald, montrant l’auberge du pouce. Plusieurs chevaliers en armure faisaient les cent pas devant, essayant leurs armes ! d’autres bavardaient en groupes, à l’écart des habitants inquiets. — Lathan ? dit Rega, haussant les sourcils. Le jeune frère de Reginald ? C’est incroyable ! — Ouais, je n’aurais jamais cru qu’il s’intéressait autant à nous, ajouta Roland. — Quel Reginald ? demanda Pathan. Ils se dirigeaient vers l’auberge, suivis du nain qui observait tout d’un regard sombre. — Reginald de Terncia. Notre suzerain. On dirait qu’il nous a dépêché un régiment de chevaliers sous les ordres de son petit frère. Je suppose qu’il a l’intention d’arrêter les titans ici, avant qu’ils atteignent la capitale. — Ils ne sont peut-être pas là à cause de ces… de ces créatures, dit Rega, frissonnant malgré le brillant soleil. Ce ne sont pas les raisons qui manquent. C’est peut-être une attaque des Rois de la Mer. Tu n’en sais rien, alors, n’en parle plus, tu veux ? Elle s’arrêta devant l’auberge et la foule qui grouillait autour, nerveuse, inquiète. — Je n’entre pas. Je rentre à la maison pour… pour… me laver la tête. Jetant les bras autour du cou de Pathan, elle se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa. — À ce soir, dit-elle, émue. Il essaya de l’arrêter, mais elle s’esquiva en courant, se frayant prestement un chemin dans la foule. — Je devrais peut-être l’accompagner… Roland lui posa la main sur le bras. — Laisse-la. Elle a affreusement peur. Il lui faut le temps de se ressaisir. — Mais je pourrais l’aider… — Non. Ça ne lui plairait pas. Rega a sa fierté. Quand on était petits et que M’man la battait jusqu’au sang, Rega ne montrait jamais ses larmes à personne. De plus, je crois que tu n’as pas le choix. Roland désigna les chevaliers, et Pathan s’aperçut qu’ils avaient interrompu leurs conversations et les regardaient. L’humain avait raison ! son départ aurait paru suspect. Ils continuèrent donc vers l’auberge, le nain sur les talons. Le chaos régnait partout, certains se hâtant vers la barricade, arme au poing, d’autres en revenant ! des familles entières quittaient leur demeure. Soudain, Roland se plaça devant Pathan, bras écartés, et l’Elfe fut obligé de faire un pas en arrière pour ne pas le renverser. — Écoute, Quindiniar. Quand on aura parlé au chevalier, et qu’on l’aura convaincu que tu n’es pas de mèche avec l’ennemi, pourquoi tu ne rentrerais pas chez toi… seul ? — Je ne partirai pas sans Rega, dit Pathan, calme mais résolu. Roland étrécit les yeux et le regarda en souriant. — Ah ? Tu vas l’épouser ? La question prit Pathan au dépourvu. Il avait la ferme intention de répondre « oui », mais l’image de sa sœur aînée se dressa devant lui. — Je… je… — Écoute, je ne cherche pas à ménager l’honneur de Rega. On n’en a jamais eu, ni l’un ni l’autre. On n’avait pas les moyens. Notre mère était la pute de la ville. Rega a pas mal couchaillé, mais tu es le premier homme qu’elle aime. Je ne veux pas qu’elle souffre. Tu comprends ? — Tu l’aimes beaucoup, hein ? Roland haussa les épaules, se retourna brusquement et se remit en marche. — Notre père nous a abandonnés quand j’avais quinze ans. Rega en avait douze. On était seuls au monde. On a survécu comme on a pu, sans jamais rien demander à personne. Alors, il vaudrait mieux que tu disparaisses et que tu nous laisses tous les deux. Je dirai à Rega que tu as dû partir devant pour t’occuper de ta famille. Elle souffrira un peu, mais pas tant que si… enfin… tu comprends. — Oui, je comprends, dit Pathan. Roland a raison. Je devrais partir immédiatement, continuer seul. Rien de bon ne peut sortir de cet amour. Je le sais. Je l’ai su depuis le début. Mais je n’ai jamais ressenti pour aucune femme ce que je ressens pour Rega. Pathan était consumé d’un désir douloureux. Quand elle lui avait dit ! « À ce soir », quand il avait lu la promesse dans ses yeux, il avait eu du mal à se contenir. Il pouvait la serrer dans ses bras ce soir, dormir avec elle. Et demain ? Eh bien, demain, je l’emmènerai. Je l’emmènerai à la maison, je la présenterai à… Calandra. Il voyait d’ici la fureur de sa sœur, il entendait ses remarques cinglantes. Non, ce ne serait pas juste, pas juste pour Rega. — Hé, dit Roland, le poussant du coude. Levant les yeux, Pathan s’aperçut qu’ils étaient arrivés à l’auberge. Un chevalier montait la garde devant la porte. Il toisa Roland, puis scruta attentivement Pathan, et enfin Drugar, debout derrière eux. — Entrez, dit le chevalier, ouvrant la porte. Pathan entra et s’immobilisa, stupéfait. Il n’aurait jamais reconnu les lieux. La salle commune était transformée en arsenal. Appuyés contre les murs, des boucliers portant l’écusson de chaque chevalier, avec ses armes soigneusement posées devant. D’autres armes étaient entassées au centre de la pièce, sans doute pour être distribuées à la population le moment venu. Pathan remarqua quelques armes elfiennes magiques dans l’équipement des chevaliers, mais peu. Il n’y avait personne, à part un chevalier en train de dîner seul à une table. — C’est lui, dit Roland, du coin des lèvres. Lathan était jeune, sans doute pas plus de vingt-huit ans. Il était beau, avec la moustache et les cheveux noirs des seigneurs de Thillia. Une cicatrice en dents de scie au-dessus de la lèvre la retroussait en un léger rictus perpétuel. — Excusez mon incorrection à dîner devant vous, mais je n’ai rien mangé ni bu depuis un cycle, dit Sire Lathan. — On n’a pas mangé grand-chose nous-mêmes, dit Pathan. — Ni bu, dit Roland, lorgnant la chope pleine du chevalier. — Il y a d’autres tavernes dans cette ville, dit Lathan, pour les gens comme vous. Il leva les yeux le temps de regarder Roland et Pathan, puis les rabaissa sur son assiette. Il enfourna un morceau de viande qu’il fit descendre d’une bonne rasade. — De la bière ! cria-t-il, tapant sa chope sur la table. L’aubergiste parut, l’air renfrogné. — Cette fois, dit Sire Lathan, lui jetant sa chope à la tête, tâche de tirer du bon tonneau. Je ne veux plus de cette bibine. L’aubergiste fronçât les sourcils. — Ne t’en fais pas. Tout ça sera payé sur le trésor royal, dit le chevalier. L’aubergiste s’assombrit un peu plus. Le chevalier le fixa d’un regard froid, et l’aubergiste, ramassant la chope tombée par terre, disparut. — Ainsi, vous venez du norinth, Elfe. Qu’est-ce que vous faisiez là-bas avec ça, dit le chevalier, pointant sa fourchette sur le nain. — Je suis explorateur, dit Pathan. Cet homme, Roland Roussefeuille, est mon guide. Et voici Barbe-Noire. Nous nous sommes connus… — Drugar, gronda le nain. Je m’appelle Drugar. — Hum-hum. Sire Lathan enfourna un morceau, mâcha, et recracha la viande dans son assiette. — Pouah ! Rien que du cartilage. Et qu’est-ce qu’un Elfe pouvait bien faire avec un nain ? Négocier une alliance, peut-être. — Si c’était le cas, c’est mon affaire. — Ce pourrait être aussi l’affaire des Seigneurs de Thillia. Voilà longtemps que nous laissons les Elfes vivre en paix. Trop longtemps, selon certains, dont mon Seigneur. Pathan ne répondit pas, se contentant de jeter un regard significatif sur les armes elfiennes posées contre le mur. Sire Lathan suivit son regard, comprit et sourit. — Vous pensez que nous ne pouvons pas nous passer de vous. Eh bien, nous avons inventé une arme qui vous étonnera. Vous voyez ça ? dit-il, joignant le geste à la parole. Ça s’appelle une arbalète. Sa flèche peut percer n’importe quelle armure. Et même un mur. — Ça ne vous servira à rien contre les géants, dit Drugar. Autant leur lancer des allumettes. — Comment le savez-vous ? Vous en avez déjà vu ? — Ils ont anéanti mon peuple. Tous massacrés jusqu’au dernier. Sire Lathan, qui portait un morceau de pain à sa bouche, arrêta son geste à mi-chemin. Il scruta le nain d’un regard pénétrant, puis mordit résolument dans son pain. — Des nains, murmura-t-il dédaigneusement, la bouche pleine. Pathan jeta un coup d’œil sur Drugar, curieux de voir sa réaction. Drugar lorgnait le chevalier d’un drôle d’air ! l’Elfe aurait juré que c’était de la jubilation. Stupéfait, Pathan se demanda si le nain avait encore toute sa tête. Cela lui fit perdre le fil de la conversation qu’il ne retrouva qu’en entendant les mots « Rois de la Mer ». — Qu’est-ce qu’ils ont fait, les Rois de la Mer ? demanda-t-il. Sire Lathan grogna. — Réveillez-vous, l’Elfe. Je disais que les titans les ont attaqués. Et les ont mis en déroute, apparemment. Ces canailles ont eu le toupet de nous appeler à l’aide. L’aubergiste revint avec la bières et posa la chope devant le chevalier. — Vous pouvez disposer, commanda Lathan, agitant une main graisseuse. — Et vous leur avez envoyé des secours ? s’enquit Pathan. — Ce sont des ennemis. Il aurait pu s’agir d’une ruse. — Mais ce n’en était pas une, hein ? — Non, reconnut le chevalier. J’ai bien l’impression que non. Ils ont été écrasés, d’après certains réfugiés que nous avons interrogés avant de les chasser de la ville… — Vous les avez chassés de la ville ! Sire Lathan leva sa chope, but une longue rasade et s’essuya la bouche du revers de la main. — Que se passerait-il, Elfe, si nous allions au sorinth vous demander de l’aide ? Que se passerait-il si nous demandions des secours à votre peuple à vous ? Pathan se sentit rougir. — Mais vous et les Rois de la Mer, vous êtes tous des humains. C’était une piètre excuse, mais il ne trouva rien d’autre à dire. — Ça signifie que vous nous aideriez si nous étions de votre race ? Eh bien, on verra, Elfe, parce que, selon la rumeur, votre peuple du Plus-Loin a été attaqué aussi. — Ce qui veut dire, dit Roland, réfléchissant à toute vitesse, que les titans se déploient en éventail, avançant par l’east et le vars pour nous encercler, et encercler Equilan. — Il faut que je m’en aille ! Il faut que je les prévienne ! murmura Pathan. Quand pensez-vous qu’ils atteindront Griffith ? — D’un jour à l’autre maintenant, dit Lathan. S’essuyant les mains à la nappe, il se leva, dans le cliquetis de son armure en tyro. — Le flot des réfugiés a cessé, ce qui signifie sans doute que tout le monde est mort. Et nous n’avons pas de nouvelles de nos éclaireurs, ce qui signifie sans doute qu’ils sont morts, eux aussi. — Vous dites ça bien froidement. — Nous les arrêterons, dit Lathan, bouclant son ceinturon. Roland considéra l’épée et sa lame de bois bien poli, et soudain, il se mit à rire, d’un rire strident qui donna le frisson à Pathan. Par Orn, le nain n’était pas le seul à devenir fou. — Je les ai vus, cria Roland d’une voix creuse. Je les ai vus battre un homme… Il était ligoté. Ils ont frappé, frappé… frappé… frappé… Sa voix s’érailla. Il avait les poings crispés. — Roland ! L’humain, agité de tremblements spasmodiques, se recroquevillait sur lui-même. On aurait dit qu’il allait tomber en morceaux. — Roland ! Pathan le prit par les épaules et le secoua vigoureusement. — Emmenez-le, dit Sire Lathan avec dégoût. Je n’ai pas besoin de lâches. Il se tut un moment, réfléchissant à ce qu’il allait dire, comme si ça lui arrachait la bouche. — Vous pourriez nous procurer des armes, Elfe ? demanda-t-il enfin, à -contrecœur. Non, allait dire Pathan. Mais il se retint à temps et se mordit la langue. Il faut que je regagne Equilan, et vite. Et je n’y arriverai pas si je suis arrêté et interrogé à chaque frontière entre ici et Varsport. — Oui, je peux vous procurer des armes. Mais je suis loin de chez moi… Roland leva un visage ravagé. — Tu vas mourir ! On va tous mourir ! D’autres chevaliers, attirés par le bruit, jetèrent un coup d’œil par la fenêtre. L’aubergiste était devenu livide. Il se mit à bredouiller, sa femme ulula. Sire Lathan posa la main sur la garde de son épée. — Faites-le taire avant que je l’embroche ! Roland poussa l’Elfe et se rua vers la porte, renversant une table et des chaises, manquant de renverser aussi deux chevaliers qui voulaient l’arrêter. Sur un geste de Lathan, ils le laissèrent passer. Jetant un coup d’œil par la fenêtre, Pathan vit Roland partir en courant dans la rue, titubant comme un homme ivre. — Je vous donnerai un laissez-passer, dit Lathan. — Et aussi des cargans.{25} L’Elfe se représenta mentalement les misérables barricades, vit les titans les écraser et les enjamber comme de simples amas de feuilles mortes. Cette ville était condamnée. — Assez de cargans pour nous transporter tous, mes amis et moi. Sire Lathan fronça les sourcils, à l’évidence mécontent. — C’est à prendre-ou à laisser ; dit Pathan. — Et le nain ? Il est aussi de vos amis ? Pathan avait oublié Drugar, pourtant toujours debout à côté de lui. Il baissa les yeux sur le nain, qui le regardait avec cette curieuse lueur jubilatoire dans les yeux. — Nous serions heureux de vous avoir avec nous, Drugar, dit Pathan, essayant de paraître sincère. Mais vous n’êtes pas obligé… — Je viendrai, dit le nain. — Vous pourriez retourner dans les tunnels, dit Pathan, baissant la voix. Vous y seriez en sécurité. — Et je retournerais vers quoi, Elfe ? dit le nain avec calme, caressant d’une main sa longue barbe, l’autre passée dans sa ceinture. — S’il veut venir avec nous, il le peut, dit Pathan. Nous lui sommes redevables. Il nous a sauvé la vie. — Alors, faites vos bagages et préparez-vous à partir. Je vais donner des ordres pour qu’on selle vos cargans. Lathan prit son casque et s’apprêta à sortir. Pathan hésita, en proie à des émotions contradictoires. Il saisit le chevalier par le bras quand il passa près de lui. — Mon ami n’est pas un lâche, dit l’Elfe. Il a raison. Les géants sont invincibles. Je… Sire Lathan se pencha vers lui, et dit à voix basse ! — Je sais. Les Rois de la Mer étaient des guerriers redoutables. J’ai eu l’occasion de les combattre. D’après ce que nous savons, ils n’avaient pas une chance. Comme les nains, ils ont été anéantis. Un bon conseil, Elfe, ajouta-t-il, regardant Pathan dans les yeux. Partez sans esprit de retour. — Mais… les armes ? dit Pathan, troublé. — Paroles en l’air. Pour sauver la face. Uniquement destinées à mes hommes et à la galerie. Vous ne pourriez pas revenir à temps. Je ne crois pas d’ailleurs que des armes – magiques ou non – changeraient grand-chose à la situation. Et vous ? Lentement, Pathan secoua la tête. Le chevalier réfléchit, l’air grave et pensif. Quand il reprit la parole, il semblait se parler à lui-même. — Si les Seigneurs Perdus doivent revenir un jour, c’est le moment. Mais ils ne reviendront pas. Ils dorment sous les eaux du golfe de Kithni. Je ne les blâme pas de nous laisser combattre seuls. Ils ont eu une mort miséricordieuse. La nôtre ne le sera pas. Lathan se redressa et, foudroyant l’Elfe du regard. — Assez tergiversé, dit-il avec colère, le repoussant rudement pour passer. Vous l’aurez, votre sale argent. L’argent, c’est tout ce qui intéresse les Elfes ! Holà, petit ! Selle trois… — Quatre, corrigea Pathan, sortant derrière Sire Lathan. Le chevalier fronça les sourcils, l’air mécontent. — Selle quatre cargans. Ils seront près dans un demi-pétale, Elfe. Soyez à l’heure. Pathan, troublé, ne savait quoi dire, et en conséquence ne dit rien. Drugar et lui s’en furent dans la rue à la suite de Roland qu’ils voyaient au loin, appuyé contre un mur. L’Elfe s’arrêta et se retourna. — Merci, cria-t-il au chevalier. Lathan porta la main à la visière de son casque en un salut solennel. — Ah, ces humains ! marmonna Pathan entre ses dents. Allez donc y comprendre quelque chose. CHAPITRE 24 THILLIA ! EN ROUTE VERS LE SORINTH « Le chevalier m’a pratiquement avoué que lui et ses hommes ne pourront pas tenir contre ces monstres. Il faut partir pour le pays des Elfes, au sorinth. Et il faut partir tout de suite ! dit Pathan, regardant par la fenêtre la jungle plongée dans un silence de mort. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais l’atmosphère me paraît anormale, comme quand nous avons rencontré les titans. Nous ne pouvons pas rester ici. — Qu’est-ce qui te faire croire que ça changera quelque chose de partir ? demanda Roland d’une voix morne. Il était assis, les coudes sur la table, la tête dans les mains. Depuis que Roland et Drugar l’avaient ramené chez lui, l’humain était dans un triste état. Sa terreur, longtemps réprimée, venait d’exploser, fracassant son sang-froid et son courage de ses mortels éclats. — Autant rester ici. Mourir avec les autres. Pat han pinça les lèvres. L’attitude de Roland le mettait mal à l’aise, sans doute parce qu’il savait que cette loque affalée sur la table aurait pu être lui-même. Chaque fois que l’Elfe pensait à affronter ces terribles êtres sans yeux, son estomac se nouait. Rentrer à la maison. Cette pensée l’aiguillonnait comme un couteau dans les reins. — Moi, je m’en vais. Il faut que je retourne chez mon peuple. Les tambours se remirent à battre, en roulements plus forts, plus puissants. Drugar, qui regardait par la fenêtre, se retourna. — Qu’est-ce que ça veut dire, humain ? — Ça veut dire qu’ils arrivent, dit Rega, d’une voix étranglée. C’est l’alarme annonçant que l’ennemi est en vue. Pathan se leva, hésitant, partagé entre son dévouement pour sa famille, et son amour pour l’humaine. — Il faut que je parte, dit-il enfin, d’un ton brusque. Les cargans, attachés devant la porte, tiraient nerveusement sur leurs rênes en grondant de frayeur. — Dépêchez-vous ! Les bêtes vont s’échapper ! — Roland ! Viens ! dit Rega, saisissant le bras de son frère. — Pour quoi faire ? dit-il en la repoussant. Drugar traversa lourdement la pièce, et se pencha sur la table devant laquelle Roland était affalé, frissonnant. — Il ne faut pas nous séparer ! Nous partirons ensemble. Venez ! Venez ! C’est notre seule chance. Tirant une fiole de sa large ceinture, il la tendit à Roland. — Tenez, buvez ça. Vous retrouverez votre courage au fond. Roland tendit la main, prit le flacon et le porta à ses lèvres. Il but à longs traits, s’étrangla, toussa, les larmes aux yeux, mais une faible rougeur vint colorer ses joues livides. — D’accord, dit Roland, reprenant haleine. Je viens. Il reprit le flacon, but une nouvelle rasade. — Roland… — Allons-y, sœurette. Tu ne vois pas que ton amant elfien attend ? Il veut t’amener chez lui, dans le sein de sa famille. Si on arrive jusque-là. Drugar, mon vieux pote, t’aurais pas une autre fiole ? Roland passa son bras autour des épaules du nain, et ils se dirigèrent vers la porte. Rega resta seule au centre de la petite maison. Elle jeta un dernier regard sur la pièce, secoua la tête, et sortit à son tour, manquant se cogner dans Pathan qui revenait la chercher. — Rega Qu’est-ce qu’il y a ? — Je n’aurais jamais pensé que ça me ferait de la peine de quitter ce taudis, mais c’est pourtant vrai. Sans doute parce que je n’ai jamais possédé autre chose. — Je peux t’acheter tout ce que tu veux. J’ai une maison cent fois plus grande que celle-là ! — Oh Pathan, ne me mens pas ! Tu n’as pas d’espoir. Nous pouvons partir, dit-elle, le regardant dans les yeux, mais pour aller où ? Les roulements de tambour se faisaient lancinants. Apocalypse et destruction. C’est toi qui les ramèneras. Et vous, messire, vous serez celui qui guidera le peuple ! Le ciel. Les étoiles ! — À la maison, dit Pathan, serrant Rega contre lui. Nous rentrons à la maison. Laissant les roulements de tambour derrière eux, ils s’enfoncèrent dans la jungle de toute la vitesse des cargans. Toutefois, chevaucher un cargan demande de la technique et de la pratique. Quand la créature déploie ses ailes de chauve-souris pour décoller et planer à travers les arbres, il faut s’agripper des deux mains, serrer fort les genoux et enfouir sa tête dans la fourrure du cou - sous peine d’être désarçonné par les branches pendantes et les lianes. Pathan était bon carganier. Les deux humains, sans être aussi à l’aise que l’Elfe, avaient déjà monté et connaissaient la technique. Même Roland, ivre mort, cramponné à sa monture, parvint à rester en selle. Mais ils faillirent perdre le nain. N’ayant jamais vu un tel animal, Drugar n’avait aucune idée des capacités du cargan, et aucune inclination pour le vol. La première fois que le cargan s’envola dans les arbres, le nain tomba à la renverse. Par miracle, la botte de Drugar s’étant prise dans l’étrier, le cargan et le nain parvinrent à atterrir dans l’arbre suivant presque ensemble. Mais on perdit pas mal de temps à remettre le nain en selle, et encore plus à convaincre le cargan rétif de s’accommoder de son passager. — Il faut revenir sur la route principale. Nous irons plus vite, dit Pathan. Mais, en arrivant sur la grand-route, ils s’aperçurent qu’elle était noire de monde – des réfugiés fuyant vers le sorinth. Pathan tira sur ses rênes. Roland, qui avait vidé le flacon, éclata de rire. — Sacrés imbéciles ! La route, comme un fleuve d’épouvante, charriait une multitude d’humains, courbés sous des ballots, portant les enfants trop jeunes pour marcher, traînant les vieux dans des charrettes. Les bords de la route étaient jonchés d’épaves – objets devenus trop lourds, trésors qui avaient perdu leur valeur en regard de la vie, véhicules en panne. Ici et là, tombés en bordure du chemin, des épaves humaines – ceux qui étaient trop épuisés pour continuer. Certains levaient les mains, suppliant ceux qui avaient des chariots de les prendre avec eux. D’autres, sachant quelle serait la réponse, les regardaient passer, le regard morne, attendant de retrouver des forces. — Rentrons dans la forêt, dit Rega, qui chevauchait près de Pathan. C’est la seule solution. Nous connaissons les sentiers. Cette fois, c’est vrai, ajouta-t-elle, rougissant légèrement. — La Route des Contrebandiers, bredouilla Roland, l’élocution embarrassée, chancelant sur sa selle. Oui, on la connaît bien. Pathan, pétrifié, regardait le fleuve humain. — Tous ces gens qui vont vers Equilan. Qu’est-ce qu’on va faire ? — Pathan ? — Oui, j’arrive. Quittant les larges voies des plaines de mousse, ils s’engagèrent sur les sentiers de la jungle. La « Route des Contrebandiers », étroite et sinueuse, était beaucoup plus difficile à suivre, mais beaucoup moins encombrée. Pathan forçait le train, poussant les animaux, poussant les hommes, cycle après cycle, jusqu’aux limites de l’épuisement. Puis ils dormaient, souvent trop fatigués pour manger. L’Elfe ne leur accordait que quelques heures de repos avant de repartir. Ils rencontrèrent d’autres voyageurs – des gens comme eux, vivant en marge de la société, et familiers de ces sentiers sombres et secrets. Eux aussi fuyaient vers le sorinth. L’un d’eux, un humain, vint à leur camp en titubant, trois cycles après leur départ. — De l’eau, dit-il, et il s’écroula. Pathan alla chercher de l’eau. Rega souleva la tête de l’humain et porta la gourde à ses lèvres. C’était un homme entre deux âges, au visage gris de fatigue. — Ça va mieux. Merci. Ses joues creuses reprirent quelques couleurs. Il put s’asseoir sans aide, et, la tête entre les genoux, respira à grands coups. — Vous pouvez rester avec nous pour vous reposer, proposa Rega. Et partager nos provisions. — Me reposer ! L’homme releva la tête et les regarda, médusé. Puis il promena son regard sur la jungle, frissonna et se leva en chancelant. — Pas de repos ! marmonna-t-il. Ils sont derrière moi ! Juste derrière moi ! Sa peur était presque palpable. Pathan se leva d’un bond et le regarda, alarmé. — À quelle distance derrière vous ? L’homme fuyait déjà le camp, sur des jambes qui le soutenaient à peine. Pathan lui courut après, le saisit par le bras. — À quelle distance ? L’homme secoua la tête. — Un cycle, pas plus. — Un cycle ! s’écria Rega, le souffle coupé. — Il est fou, grommela Roland. Faut pas le croire. — Griffith est détruit ! Terncia en feu ! Le seigneur Reginald est mort ! Je le sais, dit l’homme, passant une main tremblante dans ses cheveux gris. Je faisais partie de ses chevaliers. Le regardant de plus près, ils virent alors qu’il était vêtu de la combinaison en coton matelassé qui se porte sous l’armure de tyro. Pas étonnant qu’ils ne l’aient pas identifiée plus tôt ! elle était déchirée, tachée de sang, et pendait sur lui en haillons. — Je m’en suis débarrassé, dit-il, tirant sur l’étoffe lui couvrant la poitrine. De l’armure. Elle était trop lourde, et elle n’a pas servi à grand-chose. Ils sont tous morts dedans. Les monstres les ont saisis et écrasés… dans leurs bras. Les armures craquaient, le sang giclait par les fentes… les os passaient à travers… et les cris… — Bienheureuse Thillia ! Roland frissonna, livide. — Fais-le taire ! cria Rega à Pathan. Personne ne fit attention à Drugar, assis à l’écart comme toujours, et qui souriait dans sa barbe. — Vous savez pourquoi je ne suis pas mort ? dit l’homme, saisissant Pathan par sa tunique. L’Elfe, baissant les yeux, vit que sa main était maculée de taches rouges. — Les autres s’enfuyaient. Moi, j’étais… trop épouvanté ! Paralysé par l’épouvante ! Il se mit à pouffer de rire. — Paralysé ! Impossible d’avancer ! Et les géants sont passés près de moi sans me voir ! C’est drôle, hein ? Paralysé par l’épouvante ! Son rire strident, terrifiant, s’étrangla dans une quinte de toux. Il repoussa rudement Pathan. — Mais maintenant, je peux courir. Et je cours sans arrêt depuis… trois cycles. Sans m’arrêter. Je n’arrive pas à m’arrêter. Il fit un pas, s’arrêta, se retourna et les regarda, les yeux hagards. — Ils étaient censés revenir ! dit-il avec colère. Vous les avez vus ? — Qui ? — Ils étaient censés revenir pour nous aider ! Les lâches ! Bande de maudits bons à rien de froussards ! Comme moi. Le chevalier se remit à rire, puis, secouant la tête, il disparut dans la jungle. — Mais de quoi il parlait, bon sang ? demanda Roland. — Je ne sais pas, dit Rega, commençant à ranger leur matériel, et jetant les provisions dans des sacs en cuir. Et je m’en moque. Fou ou pas, il a au moins raison sur un point. Il faut se remettre en route. Avec humilité allèrent Rejoindre Thillia sous les eaux, Les vagues leur grandeur clamèrent, Leurs peuples maudissaient les flots. chanta le nain, de sa belle voix de basse. — Vous voyez, dit Drugar, je m’en souviens. — Vous avez raison, dit Roland, sans bouger. Il était assis par terre, les bras pendant entre les genoux. — C’est ça qu’il voulait dire, le chevalier. Et ils ne sont pas revenus. Pourquoi ? Il releva la tête, l’air furieux. — Pourquoi ? Tout ce qu’ils avaient construit – détruit ! Notre monde ! Disparu ! Pourquoi ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Lèvres pincées, Rega jetait les paquets sur le dos du cargan. — Ce n’était qu’une légende. Personne n’y croyait vraiment. — Ouais, grommela Roland. Personne ne croyait aux titans non plus. Les mains de Rega se mirent à trembler sur les courroies. Elle se cacha la tête sur le flanc du cargan, serrant très fort les courroies, s’obligeant à ne pas pleurer, à ne pas craquer. La main de Pathan se referma sur la sienne. — Non ! dit-elle d’un ton farouche, le repoussant. Elle releva la tête, secoua ses cheveux et tira violemment sur la courroie. — Va-t’en. Laisse-moi tranquille. Pendant que l’Elfe ne regardait pas, elle s’essuya subrepticement les yeux du revers de la main. Ils se remirent en route, découragés, démoralisés, poussés par la peur. Quelques milles plus loin, ils trouvèrent le chevalier, étendu sur le ventre en travers du chemin. Pathan mit pied à terre, s’agenouilla près de lui et lui tâta le pouls. — Mort. Ils continuèrent encore pendant deux cycles, poussant les cargans jusqu’aux limites de l’endurance. Maintenant, quand ils s’arrêtaient, ils ne défaisaient plus les bagages, mais dormaient par terre, les rênes enroulées autour du bras. La fatigue et la faim leur donnaient le vertige. Leurs maigres provisions étaient épuisées, et ils n’osaient pas prendre le temps de chasser. Ils parlaient peu, pour économiser leur souffle, et chevauchaient voûtés, tête basse. La seule chose qui les tirait de leur apathie, c’était un bruit insolite derrière eux. Un craquement de branche les faisait sursauter et se retourner sur leur selle, scrutant les ombres. Souvent, les humains et l’Elfe s’endormaient, glissant de leur selle et se réveillant en sursaut juste avant de tomber. Le nain, qui fermait la marche, les observait en souriant. Pathan admirait le nain, tout en se sentant de plus en plus mal à l’aise. Drugar ne semblait jamais fatigué, et souvent, il se portait volontaire pour monter la garde pendant que les autres dormaient. Pathan faisait des cauchemars terrifiants, dans lesquels Drugar, un poignard à la main, s’approchait de lui dans son sommeil. Il se réveillait en sursaut, et voyait Drugar paisiblement assis sous un arbre, les mains croisées sur sa longue barbe. Pathan aurait pu rire de ses craintes. Après tout, le nain leur avait sauvé la vie. Mais quand il se retournait pour regarder Drugar qui chevauchait derrière eux, ou quand il l’observait pendant leurs rares pauses, l’Elfe voyait toujours cette lueur dans les yeux noirs vigilants, cette lueur qui semblait attendre quelque chose, et il n’avait plus envie de rire. Pathan pensait au nain, se demandant ce qui le maintenait debout, quel effrayant combustible lui procurait son énergie, quand un cri de Rega le tira de sa sombre rêverie. — Le bac ! dit-elle, montrant une pancarte rudimentaire clouée à un tronc d’arbre. Le sentier se termine ici. Il faut retourner vers… Elle fut interrompue par un son terrible, un ululement sorti de centaines de bouches à la fois, un hurlement collectif. — La grand-route ! dit Pathan, serrant ses rênes d’une main tremblante. Les titans ont atteint la grand-route. L’Elfe vit mentalement le fleuve humain, il vit les créatures géantes et aveugles qui approchaient. Il vit les gens se disperser, fuir, mais il n’y avait pas de cachette dans ces plaines découvertes, pas d’issue. Le fleuve d’humains allait se transformer en fleuve de sang. Rega se boucha les oreilles. — Assez ! criait-elle, le visage inondé de larmes. Assez Assez ! Comme en réponse, un silence surnaturel tomba sur la jungle, que seul rompaient les cris des mourants les plus proches. — Ils sont là, dit Roland, avec un sourire bizarre. — Le bac ! dit Pathan dans un souffle. Ces créatures sont peut-être géantes, mais quand même pas assez grandes pour passer à gué le golfe de Kithni ! Ça va les arrêter, au moins un certain temps ! Il éperonna son cargan. L’animal, surpris, terrifié, bondit en avant. Les autres suivirent, volant à travers la jungle, courbés sur leurs bêtes, le visage fouetté par les branches et les lianes. Surgissant à découvert, ils virent devant eux la surface paisible et scintillante du golfe de Kithni, qui formait un contraste stupéfiant avec le chaos régnant sur les berges. Courant comme des fous, les humains descendaient la route vers le bac, terrifiés au point d’en perdre toute compassion pour leurs frères. Ceux qui tombaient étaient piétinés. Les enfants, arrachés dans la presse aux bras de leurs parents, périssaient écrasés. Ceux qui s’arrêtaient pour aider ceux qui étaient tombés ne se relevaient jamais. Regardant derrière lui, Pathan vit la jungle bouger à l’horizon. — Pathan ! Regarde ! dit Rega, tendant le bras. L’Elfe ramena son regard sur le bac. L’embarcadère était pris d’assaut, les gens tirant à hue et à dia. Au large, le bateau, surchargé, voguait très bas sur l’eau, s’enfonçant de minute en minute. Il n’arriverait jamais sur l’autre rive. Et s’il y arrivait, ça ne changerait rien. L’autre bac avait appareillé du rivage opposé, chargé d’archers elfiens, arbalongues levées, flèches pointées sur Thillia. Pathan crut d’abord que les Elfes venaient au secours des humains, et son cœur s’enfla de fierté. Sire Lathan s’était trompé. Les Elfes repousseraient les titans ! Un humain, tentant la traversée du golfe à la nage, s’approcha du bateau, tendant les bras pour qu’on le hisse à bord. Les Elfes le criblèrent de flèches. Son corps sombra et disparut. Écœuré, incrédule, Pathan vit les siens tirer sur les humains qui fuyaient l’ennemi au lieu de réserver leurs flèches pour les titans. — Arrière, canaille ! Pathan se retourna et vit un homme, les yeux hagards, essayer de faire tomber Roland de sa selle. Les gens de la route, réalisant que les cargans leur offraient un espoir de salut, se ruèrent vers eux. Roland assomma son assaillant qui s’effondra sur la mousse. Un autre se précipita vers Rega, une branche à la main. Elle le fit reculer d’un coup de botte en pleine figure. Les cargans, déjà paniqués, se cabrèrent et donnèrent de grands coups de griffe autour d’eux. Drugar, jurant dans sa langue, se servait de ses rênes comme d’un fouet pour tenir la populace en respect. — Retournons dans les arbres ! cria Pathan, faisant pivoter sa monture. Rega galopait près de lui, mais Roland, pris dans la foule, n’arrivait pas à se débarrasser des mains prédatrices de tous ces malheureux. Il faillit tomber de sa selle. Drugar, le voyant en difficulté, passa en force entre la foule et Roland, puis, saisissant les rênes de l’humain, tira sa bête, et ils rejoignirent Pathan et Rega, galopant tous ensemble pour se remettre à l’abri dans la jungle. Une fois en sûreté, ils s’arrêtèrent pour reprendre haleine. Ils évitaient de se regarder, refusant de lire l’inévitable sur les visages de leurs compagnons. — Il doit bien exister un chemin qui mène jusqu’au golfe. Les cargans savent nager. — Pour se faire abattre par les Elfes ! dit Roland, essuyant le sang coulant de sa lèvre coupée. — Moi, ils ne me tireront pas dessus. — Ça nous fait une belle jambe. — Ils ne vous feront rien si vous êtes avec moi. Pathan aurait voulu en être sûr, mais pour le moment, ça n’avait pas d’importance. — S’il existe un chemin… je ne le connais pas, dit Rega. Secouée de frissons, elle s’agrippait à sa selle pour ne pas tomber. Pathan, abandonnant le sentier, plongea dans la jungle en direction du golfe. Quelques instants plus tard, lui et son cargan se trouvèrent arrêtés par le fouillis inextricable de la végétation. L’Elfe s’obstina, refusant de s’avouer vaincu, mais il se rendit compte que, même s’ils parvenaient à se tailler un chemin dans la jungle, ça leur prendrait des heures. Et ils n’avaient pas des heures devant eux. Découragé, il fit demi-tour. Les rumeurs de mort venant de la route se firent plus fortes. Ils entendaient de grands bruit d’éclaboussures – les gens se jetaient dans le Kithni. Roland se laissa glisser à bas de la selle, regarda autour de lui. — Autant mourir ici qu’ailleurs. Lentement, Pathan mit pied à terre puis s’approcha de Rega. Il lui tendit les bras, elle s’y jeta et ils s’étreignirent étroitement. — Je ne veux pas voir ça, Pathan, dit-elle. Promets-moi que je ne les verrai pas ! — Tu ne les verras pas, murmura-t-il, lissant ses cheveux noirs. Garde les yeux fixés sur moi. Roland s’était campé sur le sentier, jambes écartées, face à la direction d’où devaient venir les titans. Sa peur avait disparu, ou peut-être qu’il était trop las pour réagir. Drugar, avec un sourire sinistre, passa la main dans sa ceinture et en tira son couteau à manche d’os. Un coup pour chacun, et le dernier pour lui. CHAPITRE 25 CANOPÉE, EQUILAN Couché sur la mousse, la main en visière sur les yeux, Haplo comptait les étoiles. Il en était à vingt-cinq – vingt-cinq lumières brillantes qu’il voyait clairement de son poste d’observation. Lenthan Quindiniar lui avait assuré que – l’un dans l’autre – les Elfes en avaient compté quatre-vingt-dix-sept. Toutes n’étaient pas visibles tout le temps, naturellement. Certaines s’éteignaient et restaient éteintes un certain nombre de saisons, puis reparaissaient. Les astronomes elfiens avaient également calculé qu’il y avait des étoiles proches de l’horizon qui demeuraient invisibles à cause de l’atmosphère. Par conséquent, ils estimaient le nombre des étoiles du ciel entre cent cinquante et deux cents. En tout cas, elles étaient très différentes de celles dont Haplo avait entendu parler. Il pensa que ce pouvait être des lunes. Selon les recherches de son seigneur, il y avait eu une lune dans l’ancien monde. Mais il n’y avait pas de lunes dans les nouveaux mondes des Sartans, et Haplo n’avait vu aucun objet lunaire au cours de son vol. De plus, des lunes auraient vraisemblablement gravité autour du monde, et ces lumières étaient apparemment fixes. Mais il faut dire que le soleil était fixe, lui aussi. Il ne tournait pas. Il n’y avait pas de succession de jours et de nuits. Et il y avait aussi cet étrange cycle des étoiles – qui brillaient pendant de longues périodes, s’éteignaient, puis se rallumaient. Haplo s’assit, chercha des yeux son chien et l’aperçut qui se promenait, reniflant les étranges odeurs des gens et des animaux inconnus. Seul dans le jardin, car tout le monde dormait, le Patryn se gratta les mains. Ses bandages l’irritaient à chaque fois, les premiers jours. Ces lumières ne sont peut-être rien d’autre qu’un phénomène naturel particulier à ce monde-ci. Ce qui veut dire que je perds mon temps à spéculer sur leur nature et celle du soleil. Après tout, je ne viens pas ici pour étudier l’astronomie. J’ai des problèmes plus importants. Que faire de ce monde, par exemple. La veille, Lenthan Quindiniar lui avait dessiné le monde tel que les Elfes le concevaient. Le dessin était similaire à celui qu’Haplo avait vu dans le Nexus – globe rond avec une boule de feu en son centre. Au-dessus du monde, l’Elfe avait ajouté les « étoiles » et le soleil. Il lui avait aussi indiqué où ils se trouvaient – du moins, où les astrologues pensaient qu’ils se trouvaient – et lui avait raconté comment les Elfes, des siècles plus tôt, avaient traversé la mer Paragna dans la direction de l’east et étaient arrivés au Plus-Loin. — C’était à cause de la peste, avait expliqué Lenthan. Tout le monde la fuyait. Sinon, ils n’auraient jamais abandonné leurs foyers. Une fois arrivés au Plus-Loin, les Elfes avaient brûlé leurs vaisseaux, coupant tout lien avec leur vie antérieure. Tournant le dos à la mer, ils avaient regardé vers l’intérieur. L’arrière-arrière-grand-père de Lenthan avait été l’un des rares à explorer le territoire vers le vars, et, ce faisant, avait découvert l’ornite, la pierre d’orientation qui devait faire sa fortune{26}. Grâce à cette pierre, il avait pu revenir au Plus-Loin. Il avait informé les Elfes de sa découverte et proposé des emplois à ceux qui voulaient bien s’aventurer dans les terres vierges. À l’origine, Equilan était donc une petite communauté minière, et le serait peut-être restée, n’eût été le développement des royaumes humains au vars. Les humains du royaume qu’on appelait maintenant Thillia y étaient arrivés, selon leurs propres dires, par un passage cheminant sous l’océan Térinthien. Le roi Georges – l’Unique –, père des cinq frères de la légende, avait conduit son peuple dans ces terres nouvelles, fuyant, disait-on, un danger dont le souvenir s’était totalement perdu dans le passé. Les Elfes n’éprouvent pas un besoin constant d’expansion. Ils s’intéressent peu à la conquête d’autres terres et d’autres peuples. Une fois établis à Equilan, ils ne cherchèrent pas à s’étendre. Ce qui leur manquait, c’était le commerce. Les Elfes avaient donc vu d’un bon œil l’arrivée des humains, qui, de leur côté, étaient extrêmement satisfaits de leur acheter des armes elfiennes et bien d’autres produits. Avec le temps et l’accroissement de la population humaine, ils avaient un peu déchanté, les Elfes s’étant approprié beaucoup de bonnes terres sur leur frontière du sorinth. Les Thilliens avaient tenté de s’étendre vers le norinth, mais s’étaient heurtés aux Rois de la Mer – peuple de féroces guerriers qui avaient traversé la mer des Etoiles lors d’une guerre dans l’empire de Kasnar. Plus loin au norinth et à l’east, s’étendaient les sombres forteresses des nains. Entre-temps, la nation elfienne était devenue forte et puissante. Les humains étaient faibles, divisés, et dépendants des Elfes. Les Thilliens ne pouvaient rien faire, à part récriminer et regarder vers les terres de leurs voisins avec envie. Sur les nains, Lenthan savait peu de chose, sauf que leurs royaumes étaient constitués, disait-on, bien avant l’époque de son grand-père. — Mais d’où venez-vous, à l’origine ? avait demandé Haplo. Il connaissait la réponse, mais il désirait apprendre ce que ces gens savaient de la Séparation, espérant que cela lui donnerait des indices sur les faits et gestes présents des Sartans. — Je veux dire, il y a très, très, très longtemps. Lenthan s’était lancé dans des explications interminables et Haplo s’était bientôt perdu dans les mythes compliqués-. Apparemment, tout dépendait de l’interlocuteur. Chez les Elfes et les humains, la création semblait avoir quelque chose à voir avec le bannissement d’un paradis. Quant aux nains, Orn seul savait quelles étaient leurs croyances. — Quelle est la situation politique dans le royaume humain ? Lenthan avait paru navré. — Je n’en sais pas grand-chose. C’est mon fils, l’explorateur de la famille. Mon père a toujours trouvé que je n’étais pas fait… — Votre fils ? Il est ici ? Haplo regarda autour de lui, se demandant s’il ne se cachait pas dans un placard – ce qui, dans cette famille farfelue, n’avait rien d’impossible. — Je pourrais lui parler ? — À Pathan ? Non, il n’est pas là. Il voyage dans le royaume des humains. Et il ne rentrera pas tout de suite, j’en ai peur. Tout cela n’avançait guère Haplo. Le Patryn commençait à se dire qu’il perdait son temps. Il était censé fomenter le désordre, pour faciliter la prise de pouvoir de son seigneur. Mais sur Pryan, les nains ne demandaient qu’à vivre en paix dans leur coin, les humains se combattaient entre eux, et les Elfes leurs fournissaient les armes. Haplo n’avait aucune chance de convaincre les humains d’entrer en guerre contre les Elfes – il est difficile d’attaquer ceux qui vous fournissent les seuls moyens d’attaque. Personne n’avait envie de combattre les nains – personne ne convoitait ce qu’ils possédaient. Et il semblait impossible d’inciter les Elfes à la conquête, puisque le mot même n’existait apparemment pas dans leur vocabulaire. — Nous observons le statu quo, avait dit Lenthan Quindiniar. C’est un mot ancien qui veut dire… euh… statu quo… Haplo reconnut l’expression et il savait ce qu’elle signifiait. Pas de changement. Situation très différente du chaos qu’il avait trouvé (et favorisé) sur Arianus. Observant les lumières qui brillaient dans le ciel, le Patryn était de plus en plus contrarié, de plus en plus perplexe. Même si je parviens à susciter des troubles dans ce royaume, combien d’autres pays devrai-je visiter pour y faire la même chose ? Il pourrait y avoir dans ce monde autant de royaumes que… qu’il y a de lumières dans le ciel. Il me faudrait toute une vie, rien que pour les découvrir tous ! Et je n’ai pas toute une vie. Et mon seigneur non plus. Ça n’avait pas de sens. Les Sartans étaient organisés, méthodiques, logiques. Ils n’auraient jamais dispersé des civilisations au hasard comme ça, pour les laisser survivre par leurs propres moyens. Il devait exister un facteur unifiant. Mais Haplo ne voyait pas comment il pourrait le découvrir. Sauf, peut-être, grâce au vieux. À l’évidence, il était fou. Mais comme un « enfonceur de porte{27} », ou comme un loup-garou ? Dans le premier cas, il était inoffensif pour tous, sauf pour lui, mais dans le second cas, il fallait le surveiller de près. Haplo n’oubliait pas la faute commise sur Arianus, où il avait pris pour un imbécile un homme qui s’était avéré tout le contraire. Il ne referait pas la même erreur. Il avait des tas de questions à poser au vieux. Comme si cette pensée avait conjuré sa présence (ainsi que cela arrivait parfois dans le Labyrinthe), Haplo, levant les yeux, vit le vieillard debout devant lui. — C’est vous ? fit la voix chevrotante. Haplo se leva en s’époussetant, car il était couvert de mousse. — Non, ce n’est pas vous, dit Zifnab, branlant du chef, déçu. Pourtant, poursuivit-il, regardant Haplo de plus près, il me semble bien que je vous cherchais. Venez, venez. Il prit Haplo par le bras. — Il faut décoller immédiatement… Aller à son secours ! Oh, gentil. Gen… gentil toutou ! Voyant un étranger accoster son maître, le chien avait renoncé à sa poursuite d’un gibier imaginaire et se ruait vers sa nouvelle proie. Planté devant le vieillard, l’animal découvrit les crocs et gronda. — Je vous conseille de me lâcher, vieillard, dit Haplo. — Euh, oui, dit Zifnab, le lâchant précipitamment. Jolie… jolie bête. Le chien cessa de gronder, mais continua à surveiller le magicien’air soupçonneux. Zifnab fouilla dans sa poche. — J’avais un os l’autre jour. Restant du déjeuner. Bon, enfin, vous connaissez mon dragon ? — C’est une menace ? demanda Haplo. — Une menace ? dit le magicien, tellement stupéfait que son chapeau tomba par terre. Non, bien sûr que non ! C’est juste parce que nous comparions… nos compagnons à quatre pattes… Zifnab baissa la voix, regardant nerveusement autour de lui. — En fait, mon dragon est inoffensif. Je l’ai ensorcelé… — Viens, chien, dit Haplo écœuré, se dirigeant vers sa nef. — Par le fantôme du grand Gandalf ! cria Zifnab. S’il avait un fantôme. Ce dont je doute. Il était tellement prétentieux… Où en étais-je ? Ah oui, le sauvetage ! J’allais oublier. Le vieillard retroussa sa robe et se mit à courir au côté d’Haplo. — Venez ! Venez ! Il n’y a pas de temps à perdre ! Plus vite ! La barbe hérissée, les cheveux en bataille, Zifnab dépassa Haplo en courant, puis se retourna, le doigt sur les lèvres. — Et pas de bruit. Je ne veux pas l’emmener, dit-il, montrant le sol de la main. Haplo s’arrêta, bras croisés, et il attendit, amusé, que le vieillard bute sur le bouclier magique protégeant sa nef. Zifnab arriva près de la coque, posa la main dessus. Rien ne se passa. — Hé, arrière ! Haplo se mit à courir. — Chien, arrête-le ! Le chien bondit, filant silencieusement sur la mousse, et rattrapa Zifnab par sa robe juste comme il enjambait la lisse. — Va-t’en ! Va-t’en ! dit Zifnab, lui donnant des coups de chapeau. Sinon, je vais te changer en goret ! Ast a bula… Non. Là, c’est moi qui me change en goret. Lâche-moi, animal ! — Chien, couché ! ordonna Haplo, et le chien obéit, sans quitter de l’œil le magicien. — Ecoutez, vieillard, je ne sais pas comment vous avez fait pour passer à travers ma magie, mais je vous sienne un dernier avertissement. Ne montez pas dans ma nef… — On part dans votre nef ? Naturellement ! Zifnab tendit la main et tapota précautionneusement le bras d’Haplo. — C’est pour ça que nous sommes là. Brave jeune homme que tu as trouvé là, ajouta-t-il à l’adresse du chien, mais sans cervelle. Le magicien enjamba la lisse et enfila le pont supérieur vers la cabine de pilotage, avec une vitesse et une agilité surprenantes pour quelqu’un d’un « âge avancé ». — Mille tonnerres ! jura Haplo, s’élançant à sa poursuite. Chien ! L’animal fila sur le pont. Zifnab avait déjà disparu par l’écoutille. Le chien s’élança derrière lui. Haplo suivit. Se laissant glisser le long de l’échelle, il reprit sa course vers la cabine de pilotage. Zifnab contemplait avec curiosité la pierre de direction couverte de runes, sous l’œil vigilant du chien. Le vieillard tendit le bras pour la toucher. Le chien gronda, et Zifnab retira précipitamment sa main. Haplo s’arrêta sur le seuil pour réfléchir. Il n’était pas censé intervenir dans la vie de ce monde. Il était là en tant qu’observateur. Mais maintenant, il n’avait pas le choix. Le vieillard avait vu les runes. Et en plus, il les avait mises en échec. Il savait donc qui était le Patryn. Il fallait l’empêcher de répandre cette information. De plus c’était – ce devait forcément être – un Sartan. Sur Arianus, les circonstances m’ont empêché de me venger de notre antique ennemi. Maintenant, j’ai un autre Sartan en mon pouvoir, et cette fois, ce n’est pas du gros gibier. Ce fou de Zifnab ne manquera à personne. Et même, la Quindiniar me donnera sans doute une médaille ! Debout sur le seuil, Haplo barrait la seule issue. — Je vous ai prévenu. Vous n’auriez pas dû venir ici. Maintenant, vous avez vu ce que vous n’auriez jamais dû voir. Il se mit à dérouler ses bandages. — Vous allez mourir. Je sais que vous êtes un Sartan. Ce sont les seuls qui ont le pouvoir d’annuler ma magie. Dites-moi une chose ! où est le reste de votre peuple ? — Voilà bien ce que je craignais, dit Zifnab, regardant tristement Haplo. Ce n’est pas des façons pour un sauveur, vous savez. — Je ne suis pas un sauveur. En un sens, on peut dire que je suis le contraire. Je suis censé apporter le trouble et le chaos, pour préparer les chemins de mon seigneur. Nous gouvernerons, nous qui, de droit, devrions gouverner depuis longtemps. Maintenant, vous devez savoir qui je suis. Regardez autour de vous, Sartan. Vous reconnaissez les runes ? Ou peut-être que vous avez toujours su qui j’étais ? Après tout, vous avez prédit ma venue. J’aimerais bien savoir comment vous avez fait. Les bandages défaits, révélant les signes tatoués sur ses mains, Haplo avança sur le vieillard. Zifnab ne recula pas, mais sans lâcher pied, affronta le Patryn avec une dignité tranquille. — Vous faites erreur, dit-il, très calme, le regard soudain astucieux et pénétrant. Je ne suis pas un Sartan. — Oui, oui, dit Haplo, frictionnant les runes de ses mains. Le fait que vous le niez prouve que j’ai raison. Sauf qu’on n’a jamais vu de Sartan menteur. Mais il faut dire qu’on n’en a jamais vu de sénile non plus. Haplo saisit le bras du vieillard, sentant les os fragiles et cassants sous sa poigne. — Parlez, Zifnab. J’ai le pouvoir de vous casser les os, un par un, à travers la chair. C’est une mort très douloureuse. Je vais commencer par les mains, et continuer de proche en proche. Le temps que j’arrive à la colonne vertébrale, vous me supplierez de vous achever. À ses pieds, le chien gémit en se frottant contre les genoux du Patryn, qui l’ignora, resserrant sa prise sur le poignet de Zifnab. Il posa son autre main, ouverte, sur le cœur du vieillard. — Dites-moi la vérité, et je vous expédierai rapidement. Ce que je fais aux os, je peux le faire aux autres organes. Le cœur éclate. C’est douloureux, mais c’est rapide. Quand même, Haplo reconnaissait qu’il avait du cran. Bien des hommes plus forts avaient tremblé dans ses mains. Mais le vieillard était calme, et, s’il avait peur, il ne le montrait pas. — Je vous ai dit la vérité. Je ne suis pas un Sartan. La poigne d’Haplo se resserra. Il se prépara à prononcer la première rune, celle qui enverrait une décharge terrible dans le corps frêle. Zifnab observait une immobilité parfaite. — Quant à savoir comment j’ai mis votre magie en échec, il existe des forces dans cet univers dont vous ne savez rien. Les yeux, qui ne quittaient pas le visage d’Haplo, s’étrécirent. — Des forces qui sont restées cachées parce que vous ne les avez jamais cherchées. — Alors, pourquoi ne les utilisez-vous pas pour sauver votre vie, vieillard ? — Mais c’est ce que je fais. Haplo branla du chef, écœuré, et prononça la première rune. Le signe sur sa main prit une luminescence bleue. Un flux d’énergie passa de son corps dans celui du vieillard. Haplo sentit les os du poignet éclater et se transformer en bouillie sous sa main. Zifnab émit un gémissement étouffé. Du coin de l’œil, Haplo vit le chien bondir vers lui. Il eut juste le temps de lever le bras pour bloquer l’attaque, mais la force du coup le renversa, chassant l’air de ses poumons. Il haletait, essayant de retrouver son souffle. Debout au-dessus de lui, le chien lui léchait le visage. — Mon dieu, mon dieu, vous êtes blessé, mon garçon ? Zifnab se pencha sur lui avec sollicitude, lui tendant la main pour l’aider à se relever, cette même main qu’Haplo venait d’écraser. Haplo la regarda fixement, vit clairement les os sous la vieille peau translucide. Ils semblaient intacts. Le vieillard n’avait pas prononcé de runes, n’en avait pas tracé en l’air. Haplo, étudiant le champ magique qui l’entourait, n’y détecta aucun signe de perturbation. Pourtant, il avait senti l’os se briser ! Repoussant la main du vieillard, Haplo se releva. — Vous êtes fort, reconnut-il. Mais vous pouvez tenir combien de temps ? Un vieux bonhomme comme vous ! Il fit un pas vers le magicien et s’arrêta. Le chien s’était placé entre eux. — Chien ! Attaque ! ordonna Haplo. Sans bouger, l’animal leva sur son maître des yeux malheureux et suppliants. Zifnab lui tapota doucement la tête. — Bon toutou. C’est bien ce que je pensais. Il hocha solennellement la tête, l’air entendu. — Je sais tout sur le chien, vous comprenez. — Le diable seul sait ce que ça veut dire ! dit Haplo. — Exactement, mon cher garçon, dit le vieillard, avec un sourire rayonnant. Et maintenant que nous avons gentiment fait connaissance, il vaudrait mieux nous mettre en route. Zifnab se retourna et se pencha sur la pierre de direction en se frottant les mains. — Il me tarde vraiment de voir comment ça fonctionne. Fouillant dans sa robe, il en sortit une chaîne à laquelle rien n’était attaché, et la consulta gravement. — Par mes moustaches ! Nous sommes en retard ! Haplo foudroya le chien du regard et ordonna ! — Attaque ! Le chien se coucha sur le ventre, rampa dans un coin, et, la tête sur les pattes, se mit à gémir. Haplo fit un pas vers le vieillard. — Décollons sans tarder ! déclara Zifnab avec emphase, refermant une montre inexistante, et glissant la chaîne dans sa poche. Pathan est en danger… — Pathan ? — Le fils Quindiniar. Très gentil garçon. Vous pourrez lui poser toutes les questions qui vous intéressent, sur la situation politique chez les humains, ce qu’il faudrait faire pour pousser les Elfes à la guerre, comment faire bouger les nains. Pathan connaît toutes les réponses. Non que ça ait encore de l’importance, soupira Zifnab. Les morts ne s’occupent pas de politique. Mais nous en sauverons quelques-uns. Les meilleurs et les plus intelligents. Et maintenant, il est vraiment temps de partir. Le vieillard regarda autour de lui avec intérêt. — Comment faites-vous voler cet engin ? Grattant avec irritation les tatouages de ses mains, Haplo fixait le vieux magicien. Un Sartan – c’était forcé ! Sinon, il ne serait jamais parvenu à se guérir. À moins qu’il n’ait rien eu à guérir. Peut-être que j’ai fait une erreur dans la formulation de la rune, peut-être que j’ai seulement imaginé que je lui écrasais le poignet. Et le chien qui le protège ! Ça ne veut pas dire grand-chose. Cet animal manifeste d’étranges affinités avec certains. Comme cette naine qu’il a sauvée sur Arianus alors que j’allais être obligé de la supprimer. Destructeur, sauveur… — D’accord, vieillard. J’entre dans votre jeu, quel qu’il soit. Haplo mit un genou en terre, caressa les oreilles soyeuses du chien, qui balaya le sol de sa queue, content que tout soit pardonné. — Mais seulement jusqu’à ce que j’en aie compris les règles. Et à ce moment-là, le gagnant empochera toute la mise. Et j’ai bien l’intention de gagner. Il se releva et posa les mains sur la pierre de direction. — Où allons-nous ? Zifnab battit des paupières, penaud. — J’ai bien peur de ne pas en avoir la moindre idée, avoua-t-il. Mais, par Dieu ! ajouta-t-il, solennel, je le saurai quand nous arriverons ! CHAPITRE 26 VARSPORT, THILLIA Frôlant le sommet des arbres, la dragonef volait dans la direction où, selon les renseignements d’Haplo, se trouvaient les terres des humains. Zifnab, visage collé à la fenêtre, regardait anxieusement défiler les campagnes au-dessous de lui. — Le golfe ! s’écria-t-il soudain. On approche. Oh, mon dieu, mon dieu ! — Qu’est-ce qu’il y a ? Le long du rivage, Haplo distingua une rangée d’Elfes en formation militaire. Il engagea la dragonef au-dessus des eaux, mais il ne voyait rien, la fumée d’incendies lointains cachant le paysage. Brusquement, une rafale de vent dispersa la fumée, et Haplo vit une cité en feu, une foule innombrable grouillant sur la plage. À quelques centaines de pieds du rivage, un bateau sombrait, à en juger par le nombre de petites taches noires dispersées à la surface. — Terrible, terrible, dit Zifnab, passant une main tremblante dans ses cheveux blancs clairsemés. Il faut voler plus bas. D’ici, je ne vois rien. Haplo ne demandait pas mieux lui-même que d’examiner les choses de plus près. Peut-être qu’il s’était trompé sur la paix régnant dans ce royaume. La dragonef descendit. Sur la rive, bien des gens, sentant une ombre passer au-dessus d’eux, levèrent les yeux. La foule semblait indécise, certains fuyant ce qui pouvait être un nouveau danger, d’autres tournant en rond, se rendant compte qu’il n’y avait pas de refuge. Faisant faire demi-tour à L’Aile du Dragon, Haplo effectua un autre passage. Dans un bateau au milieu du golfe, des archers elfiens pointèrent leurs flèches sur la nef. Le Patryn les ignora, descendit encore pour mieux voir. Les runes protégeraient son vaisseau contre les armes chétives de ce monde. — Là ! Là ! Virez ! Virez ! s’écria le vieillard, s’accrochant à Haplo et manquant le faire tomber. Zifnab montrait une aire boisée non loin du rivage où la foule était massée. Le Patryn pointa sa nef dans la direction indiquée. — Je ne vois rien, vieillard. — Si, si ! dit Zifnab, sautant sur place. Le chien, sentant son excitation, bondissait sur le pont en aboyant comme un fou. — La futaie, là-bas ! Il n’y a pas beaucoup de place pour atterrir, mais ça ira. Pas beaucoup de place ! Haplo se mordit les lèvres pour ne pas dire ce qu’il pensait du terrain d’atterrissage – une petite clairière, à peine visible dans le fouillis des arbres et des lianes. Il allait dire au magicien que c’était impossible de s’y poser quand, regardant de plus près, il convint à contrecœur que – s’il altérait la magie et repliait les ailes – il y avait peut-être une chance. — Qu’est-ce qu’on fera une fois posés, vieillard ? — On prendra à bord Pathan, les deux humains et le nain. — Vous ne m’avez toujours pas dit ce qui se passe. Zifnab tourna la tête et le regarda, l’air rusé. — Il faut voir par vous-même, mon garçon. Sinon, vous ne me croirez pas. Du moins, c’est ce qu’Haplo crut entendre. Il n’en était pas sûr, à cause des aboiements du chien. Sans aucun doute, je vais poser ma nef en plein milieu d’une bataille. Encore plus bas, il vit le petit groupe dans la clairière, et les visages levés vers lui. — Attention ! cria-t-il au chien… et au vieillard si toutefois il écoutait. L’atterrissage va être rude ! La nef tomba à travers les arbres, s’accrochant aux branches qui la freinaient, puis cédaient. Une masse de vert obstruait la vue des fenêtres, la nef roulait et tanguait. Zifnab fut plaqué contre la vitre. Haplo se cramponnait à la pierre de direction. Le chien, pattes écartées, cherchait une prise sur le pont incliné. Un dernier craquement sinistre, et ils arrivèrent à découvert, Haplo bataillant pour redresser la nef. Du coin de l’œil, il aperçut les mensch qu’il allait sauver, pelotonnés les uns contre les autres à la lisière de la jungle, apparemment incertains ! était-ce le salut qui leur tombait du ciel, ou un nouveau danger ? — Allez les chercher, vieillard ! dit Haplo. Chien, reste ! L’animal se préparait à bondir joyeusement derrière Zifnab, lequel, s’étant détaché de la fenêtre, trottinait vers l’échelle menant au pont supérieur. Le chien se rassit docilement, et, remuant la queue, leva un regard impatient. Haplo maudit entre ses dents et lui-même et la situation impossible où il s’était fourré. Il lui faudrait laisser ses mains découvertes pour rentrer, et il se demandait comment il expliquerait les signes tatoués sur sa peau quand un coup sourd ébranla toute la coque. Haplo faillit tomber. — Non, marrnonna-t-il. C’est impossible. Retenant son souffle, tous ses sens en alerte, le Patryn s’immobilisa et attendit. Un autre coup, plus fort, plus puissant. La nef frémit, les vibrations pénétrèrent la magie, pénétrèrent le bois, pénétrèrent Haplo. La structure des runes était en train de se défaire. Haplo rentra en lui-même, se recentra, son corps réagissant instinctivement à un danger que son esprit lui affirmait impossible. Sur le pont, il entendait des piétinements, et la voix stridente du vieux qui hurlait. Un nouveau coup ébranla le vaisseau. Haplo entendit le vieillard crier au secours, mais il l’ignora. Le Patryn, projetant ses sens dans toutes les directions, palpait, reniflait, écoutait. La magie des runes s’effilochait, lentement mais sûrement. Les coups n’avaient pas écrasé la coque, pas encore. Mais ils avaient affaibli la magie. Le prochain coup, ou le suivant, l’anéantirait tout à fait, infligeant des dommages à la coque, la détruisant. La seule magie assez forte, assez puissante, pour s’opposer à la sienne, était la magie runique des Sartans ! — C’était un piège ! Le vieillard m’a attiré ! Et j’ai été assez fou pour foncer dedans tête baissée ! Un nouveau coup fit tanguer la nef ! Haplo crut avoir entendu un bruit de bois qui se fend. Le chien montra les crocs, fourrure hérissée. — Reste là, mon vieux, dit Haplo, renforçant son ordre d’une caresse appuyée sur la tête. C’est mon combat. Voilà longtemps qu’il désirait rencontrer, combattre, tuer un Sartan. Haplo bondit sur le pont supérieur, où le vieillard se relevait en chancelant. Se ruant sur lui, Haplo s’arrêta devant son air terrorisé. — Derrière vous ! hurla Zifnab, montrant quelque chose derrière Haplo. — Oh, non, je ne m’y laisse plus prendre !… Un nouveau coup jeta Haplo à genoux. Le coup venait de derrière lui. Se redressant, il regarda. Une créature de trente pieds de haut martelait la coque avec ce qui semblait un petit tronc d’arbre. Non loin de là, d’autres créatures regardaient. D’autres encore ignoraient complètement cette attaque, et s’avançaient d’un pas résolu vers le petit groupe pelotonné à la lisière de la clairière. Plusieurs planches de la coque étaient enfoncées, les runes écrasées, cassées, inopérantes. Haplo traça les runes en l’air, les regarda se multiplier à la vitesse de l’éclair, et filer vers leur cible. Une boule de feu bleu explosa sur la branche d’arbre, l’arrachant aux mains de la créature. Le Patryn ne voulait pas tuer. Pas encore. Pas avant d’avoir découvert qui étaient ces êtres. Il savait ce qu’ils n’étaient pas. Ce n’étaient pas des Sartans. Mais ils se servaient de la magie des Sartans. — Bien visé ! cria le vieillard. Attendez là. Je vais chercher nos amis. Haplo ne pouvait pas se retourner pour regarder, mais il entendit des pas trottiner derrière lui. Le vieillard allait essayer de ramener à bord l’Elfe et ses compagnons. Imaginant ces créatures qui avançaient sur eux, Haplo leur souhaita bonne chance. Le Patryn ne pouvait pas les aider. Il avait assez à faire de son côté. La créature, ahurie, contemplait ses mains vides, comme essayant de comprendre ce qui s’était passé. Lentement, elle tourna la tête vers son assaillant. Elle n’avait pas d’yeux, mais Haplo savait qu’elle le voyait. Le Patryn sentit des ondes, parties de la créature, le palper, le sentir, l’analyser. Pour le moment, la créature n’utilisait pas la magie. Elle s’en remettait à ses propres sens, pour étranges qu’ils pussent être. Haplo se raidit dans l’attente du coup suivant, préparant dans sa tête la structure runique qui piégerait la créature, la paralyserait, la mettrait au pouvoir du Patryn qui pourrait alors l’interroger. Où est la citadelle ? Que devons-nous faire ? La voix, qui parlait à son esprit, non à ses oreilles, fit sursauter Haplo. Elle n’était pas menaçante. Elle paraissait déçue, désespérée. D’autres créatures dans la clairière, entendant la question silencieuse de leur compagnon, avaient cessé leur poursuite meurtrière, et s’étaient retournées pour regarder. — Parlez-moi de la citadelle, dit prudemment Haplo, tendant les mains en un geste conciliant. Peut-être que je pourrai… Un éclair l’aveugla, la foudre le jeta par terre. Face contre terre sur le pont, Haplo lutta pour ne pas perdre connaissance, pour analyser et comprendre. La magie utilisée était rudimentaire – simple configuration élémentaire faisant appel aux forces présentes dans la nature. Un enfant de sept ans aurait pu la mettre en œuvre, un enfant de sept ans aurait su s’en protéger. Mais Haplo ne l’avait même pas vue venir. On aurait dit que l’enfant de sept ans avait utilisé la force de sept cents. Sa propre magie lui avait évité la mort, mais son bouclier était endommagé. Il était blessé, vulnérable. Haplo renforça ses défenses. Les signes de sa peau prirent une luminescence bleue et rouge, projetant une lumière surnaturelle à travers ses vêtements. Il avait vaguement conscience que la créature avait repris son tronc d’arbre et le levait très haut, prête à l’abattre sur lui. Roulant hors de portée et se relevant en même temps, il lança le sort. Les runes entourèrent le bois et désintégrèrent l’arbre dans la main du monstre. Derrière lui, il entendit des cris, un bruit de course, des halètements. Sa diversion devait avoir donné au vieillard le temps de sauver l’Elfe et ses amis. Haplo sentit, plutôt qu’il ne vit ou entendit, l’un d’eux s’approcher de lui par-derrière. — Je vais vous aider… proposa une voix en elfien. — Descendez à l’intérieur ! gronda le Patryn, rageur, l’interruption ayant complètement annihilé tout le tissu des runes. Il ne vit pas si l’Elfe obéissait ou non ! il s’en moquait. Concentré sur la créature, Haplo l’analysait. Cessant d’utiliser sa puissante magie, elle était revenue à la force brute. Obtuse, stupide, décida Haplo. Ses réactions avaient été instinctives, irréfléchies, bestiales. Peut-être qu’elle ne contrôlait pas la magie… Haplo commença à se relever. L’ouragan le frappa avec une force démesurée. Haplo lutta contre le sort, s’entourant d’une structure runique dense et complexe pour se protéger. Autant s’entourer d’un bouclier de plumes. La force brute de la magie rudimentaire s’infiltra entre les minuscules interstices des runes et les balaya. Le vent le cloua au sol. Branches et feuilles filaient à droite et à gauche, quelque chose le frappa au visage et il faillit perdre conscience. Il lutta contre la douleur, se cramponnant à la lisse tandis que les bourrasques continuaient à le fouetter. Une sinistre plaisanterie des Patryns énonce qu’il n’y a que deux espèces dans le Labyrinthe ! les gens rapides et les gens morts, et elle conseille ! « Quand les chances sont contre toi, fuis aussi vite que tu peux. » C’était le moment de suivre le conseil. Chaque geste exigeant un formidable effort contre la violence du vent, Haplo parvint à tourner la tête pour regarder derrière lui. Il repéra l’écoutille ouverte, avec la tête de l’Elfe qui dépassait, dans l’attente. Pas un cheveu de sa tête n’était dérangé. Toute la force de la magie était concentrée sur Haplo. La fin était proche. Haplo lâcha la lisse. Le vent le balaya vers l’Elfe. D’un sursaut désespéré, il s’agrippa au bord de l’écoutille en passant. L’Elfe le saisit par les poignets et s’efforça de le tirer à l’intérieur. Le vent aveuglant, hurlant, les martelait comme une bête qui voit sa proie lui échapper. L’étreinte de l’Elfe faiblit, cessa. L’Elfe disparut. Haplo sentit qu’il allait lâcher prise. Jurant intérieurement, il concentra toute sa force, toute sa magie sur le simple fait de tenir bon. En bas, il entendit les aboiements frénétiques du chien, puis des mains le saisirent – non de frêles mains d’Elfe, mais de puissantes mains humaines. Haplo vit un visage d’humain – sombre, résolu, congestionné sous l’effort. Haplo, rassemblant son énergie défaillante, cerna l’homme de sa magie. Les signes bleus et rouges des runes de ses bras et de ses mains s’enroulèrent autour des bras de l’humain, lui prêtant la force d’Haplo. Les muscles se gonflèrent, hissèrent, tirèrent, et Haplo fut projeté en bas, tête la première. Il atterrit sur l’humain, dont les poumons se vidèrent d’un coup. Haplo se relevait déjà, ignorant la partie de son esprit qui essayait d’attirer son attention sur ses blessures. Il n’eut pas un regard pour l’humain qui lui avait sauvé la vie. Il écarta rudement le vieillard qui lui bredouillait quelque chose à l’oreille. La nef frémit ! il entendit du bois craquer. Les créatures passaient leur rage sur la coque, ou peut-être essayaient-elles de la briser pour atteindre les frêles vivants. Haplo ne vit que la pierre de direction. Tout le reste avait disparu, englouti par le brouillard noir qui s’amassait lentement autour de lui. Il secoua la tête pour disperser cette brume. Tombant à genoux devant la pierre, il posa les mains dessus, cherchant au fond de lui les forces nécessaires pour l’activer. Il sentit la nef frémir sous lui, mais d’un frisson différent de celui provoqué par les coups des créatures. L’Aile du Dragon se souleva lentement. Quelque chose de visqueux, sans doute son propre sang, fermait presque complètement les paupières d’Haplo. Il regarda à travers ses cils, s’efforçant de voir par la fenêtre. Les créatures réagissaient comme il s’y attendait. Surprises, stupéfiées par l’ascension soudaine de la nef, elles avaient reculé. Mais elles n’avaient pas peur. Elles ne fuyaient pas, paniquées. Haplo sentit les projections de leurs sens, qui palpaient, sentaient, écoutaient, voyaient sans yeux. Le Patryn lutta contre la brume qui lui envahissait l’esprit, concentrant toute son énergie pour faire monter la nef plus haut, toujours plus haut. Il vit une créature lever le bras. Une main géante se tendit et saisit une aile. La nef prit de la gîte, projetant tout le monde par terre. Haplo tint bon, concentrant sa magie sur la pierre. Les runes s’allumèrent, bleues, la créature retira sa main, comme sous l’effet d’une douleur. La nef bondit vers le haut. Regardant entre ses paupières collées, Haplo vit la canopée et le bleu-vert du ciel, puis tout disparut dans un brouillard noir. CHAPITRE 27 QUELQUE PART AU-DESSUS D’ÉQUILAN Qui… qui est-il ? demanda Rega, fixant Haplo, étendu par terre sans connaissance. À l’évidence, il était sérieusement atteint, la peau brûlée et noircie, du sang suintant d’une blessure au front. Mais Rega restait à distance, craignant d’approcher trop près. — Il… il luisait ! Je l’ai vu ! — Je sais que vous avez vécu des moments difficiles, mon petit, dit Zifnab, la regardant avec compréhension. — Mais je l’ai vu ! insista Rega. Sa peau luisait ! Bleu et rouge. — La journée a été dure, dit Zifnab, lui tapotant le bras avec sollicitude. — Je l’ai vu aussi, ajouta Roland, se frottant le plexus solaire en grimaçant. Et en plus, j’allais le lâcher, mes bras faiblissaient, et ces marques sur ses mains se sont allumées comme des torches. Et puis, mes mains à moi se sont allumées, et tout d’un coup, j’ai eu la force de le tirer par l’écoutille. — C’est l’émotion, dit le vieillard. Ça provoque de curieuses réactions. Le remède, c’est de respirer lentement et à fond. Allez, tous ensemble ! inspirez. Expirez. Inspirez… — Je l’ai vu sur le pont en train de combattre ces créatures, murmura Pathan avec une crainte révérencieuse. Tout son corps rayonnait de lumière ! C’est notre sauveur ! C’est Orn ! Le fils de Mère Peytin, venu pour nous conduire vers le salut ! — C’est ça, dit Zifnab, s’épongeant le front de sa barbe. Orn, comme sa mère… — Non, pas possible, dit Roland, le montrant de la main. Regardez-le. Le fils de Mère Machin devrait être un Elfe… Attendez ! Je sais ! C’est l’un des Seigneurs de Thillia ! Revenu vers nous comme le prédisait la légende ! — Mais oui ! dit précipitamment le vieux magicien. Je ne comprends pas que je ne l’aie pas reconnu plus tôt. C’est le portrait craché de son père. Rega semblait sceptique. — Qui qu’il soit, il est en piteux état. S’approchant, elle lui posa prudemment la main sur le front. — Je crois qu’il est en train de mourir… oh ! Le chien vint s’interposer entre elle et son maître, les regardant comme pour dire ! Nous apprécions cette sollicitude, mais gardez vos distances, s’il vous plaît. — Là, là, gentil toutou, dit Rega, s’approchant. Le chien gronda, montrant les dents, balayant lentement le sol de sa queue. — Laisse-le tranquille, sœurette. — Je crois que tu as raison. Rega recula et revint se placer près de son frère. Accroupi dans l’ombre, oublié de tous, Drugar ne disait rien ! peut-être même n’avait-il rien entendu. Il fixait intensément les signes tatoués sur la peau d’Haplo. Lentement, s’assurant que personne ne le regardait, il passa la main dans sa tunique et sortit son médaillon. Le tournant vers la lumière, il compara les signes gravés dessus à ceux tatoués sur la peau de l’homme. Le nain plissa le front, perplexe, étrécissant les yeux, pinçant les lèvres. Rega se tourna légèrement, et le nain laissa retomber le médaillon sous sa chemise. — Qu’est-ce que vous en pensez, Barbe-Noire ? demandat-elle. — Je m’appelle Drugar. Et je pense que ça ne me plaît pas de planer en l’air dans ce monstre ailé, déclara le nain. Il montra la fenêtre. La rive vars du golfe glissait au-dessous d’eux. Les titans avaient attaqué les humains sur la plage. Contre la berge, où les humains impuissants se pressaient, les eaux se coloraient de sang. Roland jeta un coup d’œil au-dehors et dit sombrement ! — J’aime mieux être ici en haut que là en bas, nain. Le massacre progressait rapidement. Quelques titans, se séparant de leurs camarades, tentaient de traverser à pied, leurs têtes sans yeux braquées sur la rive opposée. — Il faut que je rentre à Equilan, dit Pathan, sortant son éthérilite et l’étudiant intensément. Le temps presse. Je crois que nous nous dirigeons trop au norinth. — T’en fais pas, fiston, dit Zifnab, retroussant ses manches et se frottant les mains. Je prends la relève. Je m’y connais. J’ai souvent piloté. Plus de quarante heures de vol. DC-3. Première classe, naturellement. J’avais un point de vue superbe sur le tableau de bord chaque fois que l’hôtesse ouvrait le rideau. Voyons voir. Le magicien fit un pas vers la pierre de direction, mains tendues devant lui. — Ailerons sortis. Nez en piqué. Je… — Bas les pattes, vieillard ! Zifnab baissa les mains, et tenta de prendre l’air innocent. — Je voulais juste… — Pas même le bout du doigt. Sauf si vous avez envie de voir votre chair fondre et se détacher de vos os. Le vieillard considérait la pierre d’un air furibond, sourcils frémissants. — Vous ne devriez pas laisser un objet si dangereux traîner comme ça ! Ça pourrait causer du mal ! — Ça a bien failli. N’y revenez pas, vieillard. La pierre est magiquement protégée. Je suis le seul à pouvoir m’en servir. Groggy, Haplo s’assit en étouffant un grognement. Le chien lui lécha le visage, et Haplo l’entoura de son bras pour dissimuler sa faiblesse. L’urgence était passée, il fallait soigner ses blessures – tâche simple, pour sa magie, mais qu’il préférait entreprendre sans public. Luttant contre la douleur et la nausée, il enfouit son visage dans le cou du chien, sentant la tiédeur de l’animal sous ses mains. Quelle importance s’ils étaient témoins ? Il s’était déjà révélé à eux, leur avait révélé l’usage de la magie runique, la magie runique des Patryns, absente de leur monde depuis des générations. Ces gens ne la reconnaîtraient peut-être pas, mais un Sartan comprendrait. Un Sartan… comme le vieillard. — Allons, allons. Nous vous sommes très reconnaissants de nous avoir sauvés, et nous sommes navrés de vos souffrances, mais nous n’avons pas le temps de vous regarder vous vautrer dedans. Guérissez-vous, et remettez cette nef dans la bonne direction, déclara Zifnab. Haplo leva la tête et fixa un regard pénétrant sur le vieillard. — Après tout, vous êtes un dieu ! ajouta Zifnab, avec force clins d’œil. Un dieu ? Pourquoi pas ? Haplo était trop épuisé, trop vidé de ses forces pour s’inquiéter des conséquences de cette déification. — Bon toutou. Il tapota le chien, l’éloigna légèrement. Le chien regarda autour de lui, inquiet, et gémit. — Tout ira bien. Haplo souleva sa main gauche et la plaça – runes dessous – sur sa main droite. Il ferma les yeux, se détendit, laissa son esprit couler dans les canaux de repos, de guérison, de renaissance. Le cercle était fermé. Sur le dos de ses mains, il sentit les signes tiédir. Bientôt, les runes luiraient en accomplissant leur tâche. Leur lumière se répandrait dans tout son corps, remplaçant la peau blessée par de la peau neuve. Un murmure lui apprit que le prodige ne passait pas inaperçu. — Bienheureuse Thillia, regardez-moi ça ! Haplo ne pouvait pas penser aux mensch, ne pouvait pas s’occuper d’eux pour le moment. Il n’osait pas rompre sa concentration. — Beau travail, s’écria Zifnab, rayonnant, comme si Haplo était une œuvre d’art qu’il eût conjurée par magie. Le nez pourrait supporter une petite rectification. Levant les mains, Haplo se palpa le visage. Il avait le nez cassé, et une blessure au front lui inondait les yeux de sang. L’os d’une pommette semblait fracturé. Pour le moment, il faudrait se contenter de retouches superficielles. Sinon, il sombrerait dans un profond sommeil réparateur. — Si c’est un dieu, demanda soudain Drugar, qui n’avait pas encore repris la parole, alors pourquoi n’a-t-il pas pu arrêter les titans ? Pourquoi s’est-il enfui ? — Parce que ces créatures sont les suppôts du diable, dit Pathan. Tout le monde sait que Mère Peytin et ses fils combattent le mal de toute éternité. Ce qui me place du côté du bien, se dit Haplo, amusé malgré sa faiblesse. — Il les a quand même combattus seul, non ? poursuivit l’Elfe. Il les a tenus en respect le temps de nous sauver, et maintenant, il utilise la puissance du vent pour nous emmener en sécurité. Il est venu sauver mon peuple… — Pourquoi pas mon peuple à moi ? demanda Drugar avec colère. Pourquoi ne l’a-t-il pas sauvé ? — Et le nôtre, dit Rega, les lèvres tremblantes. Il a laissé tous les nôtres mourir… — Tout le monde sait que les Elfes sont la race élue, dit sèchement Roland, avec un regard amer à Pathan. Pathan rougit. — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je… — Taisez-vous une minute ! Tous ! ordonna Haplo. Maintenant que ses souffrances s’étaient un peu calmées et qu’il pouvait de nouveau penser clairement, il décida d’être franc avec ces mensch, non pas parce qu’il croyait beaucoup en la franchise, mais parce que le mensonge lui semblait sacrément compliqué. — Le vieillard se trompe. Je ne suis pas un dieu. L’Elfe et l’humain se mirent à parler en même temps, le nain s’assombrit encore. Haplo leva une main tatouée pour demander le silence. — Ce que je suis, qui je suis, peu importe. Ce que vous m’avez vu faire, c’est de la magie. Différente de celle de vos magiciens, mais de la magie quand même. Il haussa les épaules, grimaça. Sa tête l’élançait. Il ne pensait pas que les mensch, à partir de cette information, en déduiraient qu’il était l’ennemi – l’antique ennemi. Si ce monde était en quelque façon semblable à Arianus, les peuples avaient tout oublié des sombres demi-dieux qui avaient autrefois cherché à le dominer. Mais s’ils arrivaient à cette conclusion et devinaient qui il était, tant pis pour eux. Haplo était pour le moment trop blessé et épuisé pour s’en soucier. Il lui serait facile de se débarrasser d’eux avant qu’ils aient pu lui nuire. Mais pour l’instant, il voulait des réponses à ses questions. — Quelle direction ? demanda-t-il. Ce n’était pas la question la plus pressante, mais elle était de nature à leur occuper l’esprit un moment. L’Elfe leva une sorte d’appareil, le tripota et tendit le bras. Haplo mit le cap sur la direction indiquée, laissant derrière eux le golfe de Kithni et le massacre qui se perpétrait sur ses rives. La dragonef projetait son ombre sur les arbres au-dessous d’elle, voguant à travers toutes les nuances de vert – sombre reflet de la nef réelle. Les humains et l’Elfe restèrent debout, serrés avec une attention passionnée. De temps en temps, l’un d’eux jetait sur Haplo un regard furtif et pénétrant. Mais il remarqua qu’ils se regardaient parfois entre eux du même air soupçonneux. Ils n’avaient pas remué depuis leur arrivée à bord, même quand ils se disputaient, mais se tenaient très raides et immobiles, sans doute de crainte qu’un mouvement brusque ne déséquilibre la nef et ne l’envoie s’écraser dans les arbres. Haplo aurait pu les rassurer, mais il s’en abstint. Il était content de les voir figés ainsi dans la cabine, où il pouvait les surveiller. Le nain restait accroupi dans son coin. Lui non plus ne bougeait pas. Mais Drugar gardait son regard sombre braqué sur Haplo, sans jeter une seule fois un coup d’œil par la fenêtre. Sachant que les nains préfèrent l’ombre des souterrains, Haplo comprenait que ce vol à travers les airs devait être traumatisant pour lui. Toutefois, il ne nota sur son visage ni peur ni gêne. Ce qu’il y vit, assez curieusement, ce fut du trouble et une colère furieuse et contenue. Colère apparemment dirigée contre Haplo. Tendant la main vers le chien, ostensiblement pour le caresser, le Patryn tourna la tête de l’animal vers le nain et lui dit doucement ! — Surveille-le. Le chien dressa les oreilles en remuant la queue. Se couchant aux pieds d’Haplo, l’animal posa sa tête sur ses pattes, le regard fixe. Restait le vieillard. Un ronflement apprit à Haplo qu’il n’avait pas à se soucier de lui pour le moment. Le magicien, à plat dos sur le sol, son chapeau cabossé sur le visage, mains croisées sur la poitrine, dormait profondément. Même s’il faisait semblant, il ne mijotait rien. Haplo secoua sa tête douloureuse. — Ces créatures. Comment les appelez-vous ? Les titans ? Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? — Par Orn, je voudrais bien le savoir, dit Pathan. — Vous ne le savez pas ? Haplo regarda l’Elfe, l’air soupçonneux, certain qu’il mentait. Il ramena son regard sur les humains. — Vous non plus ? Ils firent « non » de la tête, tous les deux. Le Patryn regarda Drugar, mais le nain n’avait rien à dire. — Tout ce qu’on sait, dit Roland, que sa sœur, d’un coup de coude dans les côtes, venait de désigner comme porte-parole, c’est qu’ils viennent du norinth. Il paraît qu’ils ont détruit l’empire de Kasnar, et maintenant, on le croit. — Ils ont anéanti les nains, ajouta Pathan. Et… enfin… vous avez vu ce qu’ils ont fait du royaume de Thillia. Et maintenant, ils se dirigent vers Equilan. — Je n’arrive pas à croire qu’ils sortent de nulle part ! insista Haplo. Vous devez bien avoir entendu parler d’eux avant ? Rega et Roland se regardèrent, et elle haussa les épaules, l’air penaud. — Il y avait des légendes. Des contes de bonnes femmes… du genre qu’on raconte au temps-nuit, quand on rivalise à qui sortira le plus terrifiant. Il y en avait un sur une gouvernante… — Racontez-la-moi, dit Haplo. Rega, très pâle, secoua la tête et détourna les yeux ; — Vous ne pouvez pas la laisser tranquille ? dit Roland d’une voix dure. Haplo jeta un coup d’œil sur Pathan et demanda ! — Quelle est la profondeur du golfe ? Combien de temps ça leur prendra pour le traverser ? Pathan s’humecta les lèvres et prit une inspiration saccadée. — Le golfe est très profond, mais ils peuvent le contourner. Et il paraît qu’ils arrivent d’autres directions, et aussi de l’east. — Vous feriez mieux de tout me dire. Chacun sait que certains contes de bonnes femmes sont dépositaires de la sagesse ancestrale. — D’accord, dit Roland, d’un ton résigné. Il était une fois une vieille qui était venue s’occuper des enfants du roi pendant que le roi et la reine vaquaient à leurs occupations de roi et de reine. Les enfants étaient gâtés-pourris, naturellement. Ils ont ligoté la vieille dans un fauteuil et ont commencé à saccager le château. « Mais au bout d’un moment, les enfants eurent faim. La vieille leur promit que, s’ils la détachaient, elle leur ferait des gâteaux. Les enfants la délièrent, et elle alla à la cuisine faire des gâteaux en forme d’hommes. En réalité, la vieille était une puissante magicienne. Elle prit un gâteau en forme d’homme et lui insuffla la vie. Le gâteau grandit, grandit, tellement qu’à la fin il était plus grand que le château. La gouvernante lui confia les enfants à surveiller pendant qu’elle faisait la sieste. Elle appela le géant un titan… — Ce mot de « titan » n’est pas un mot elfien, ni un mot humain, l’interrompit Haplo. Est-ce un mot de la langue des nains ? Drugar secoua la tête. — Alors, d’où viennent-ils ? Peut-être que son origine nous mettrait sur la voie ? C’était une flèche tirée au hasard, mais elle ferait mouche, peut-être. Haplo connaissait le mot, connaissait son étymologie. C’était un mot de sa langue et de celle des Sartans. Il venait de l’ancien monde, et, à l’origine, désignait ceux qui avaient façonné ce monde. Avec le temps, son sens s’était élargi, et il était finalement devenu synonyme de géant. Mais c’était inquiétant. Les Sartans seuls avaient pu donner aux monstres ce nom de titans… et cela ouvrait tout un monde de possibilités. — Ce n’est qu’un mot, dit Haplo. Continuez votre histoire. — D’abord, les enfants eurent peur du titan. Mais ils s’aperçurent bientôt qu’il était gentil et affectueux. Ils se mirent à le taquiner. Prenant les gâteaux en forme d’hommes, les enfants leur mangeaient la tête d’un coup de dent, menaçant de faire subir le même sort au géant. Le titan en fut si bouleversé qu’il s’enfuit du château et… Roland fit une pause, réfléchissant. — C’est bizarre. Je n’y avais pas pensé jusqu’à maintenant. Le titan de l’histoire perd son chemin et vagabonde en demandant partout… — « Où est le château » murmura Pathan. — « Où est la citadelle » s’écria Haplo en écho. Pathan hocha la tête, très excité. — « Où est la citadelle ? Que devons-nous faire » — Oui, j’ai entendu ça. Quelle est la réponse ? Où est la citadelle ? — Qu’est-ce que c’est qu’une citadelle ? demanda Pathan avec de grands gestes. Personne ne sait exactement ce que veut dire le mot. — Quiconque saurait leur répondre serait véritablement leur sauveur, dit Rega à voix basse. Si seulement nous savions ce qu’ils voulaient, ajouta-t-elle, serrant les poings. — D’après la rumeur, les hommes et les femmes les plus savants de Thillia étudiaient nuit et jour les anciens grimoires pour trouver des indices de la réponse. — Peut-être qu’ils auraient dû la demander aux bonnes femmes, dit Pathan. Haplo passa distraitement les mains sur la pierre couverte de runes. « Citadelle » signifie « petite cité ». Autre mot appartenant à sa langue et à celle des Sartans. La voie s’étendait devant lui, droite et nette, menant dans une seule direction. « Titan » était un mot sartan. Les titans utilisaient la magie des Sartans. Et là, le chemin s’arrêtait devant un mur. Les Sartans n’auraient jamais créé des êtres aussi frustes et mauvais. Les Sartans n’auraient jamais donné à ces créatures l’usage de leur magie… à moins, peut-être, d’être certains de pouvoir les contrôler. Les titans devenus fous, échappant à tout contrôle – c’était la preuve que les Sartans avaient disparu de ce monde, comme ils avaient disparu (à une exception près) d’Arianus. Haplo jeta un coup d’œil sur Zifnab, qui dormait, bouche ouverte, son chapeau glissant lentement sur son nez. Un ronflement encore plus violent que les autres lui fit respirer le bord élimé du chapeau, manquant l’étouffer. Il s’assit, toussant, crachant et regardant autour de lui, l’air soupçonneux. — Qui a fait ça ? Haplo détourna les yeux. Il commençait à réviser son premier jugement. Jusque-là, il n’avait rencontré qu’un seul Sartan – le maladroit d’Arianus qui se faisait appeler Alfred Montbank. Et bien qu’Haplo ne s’en fût pas tout de suite rendu compte à l’époque, il en était venu à réaliser qu’il avait toujours eu une certaine affinité avec Alfred. Ennemis mortels, ils étaient étrangers pour le reste du monde – mais ils n’étaient pas étrangers l’un à l’autre. Ce vieillard était un étranger. Plus précisément, il était étrange. Sans doute rien de plus qu’un farfelu, un de ces prophètes au crâne fêlé. Il était parvenu à faire échec à sa magie, mais on sait que les fous font des tas de choses bizarres et inexplicables. — Comment finit l’histoire ? eut-il la présence d’esprit de demander, se préparant à l’atterrissage. — Le titan retrouva le château, y rentra, et décapita les enfants d’un coup de dent, répondit Roland. — Tu sais, dit doucement Rega, quand on me racontait cette histoire dans mon enfance, je plaignais toujours le titan. Je trouvais toujours que les enfants méritaient bien cet horrible destin. Mais maintenant… Elle secoua la tête, les joues inondées de larmes. — On approche d’Equilan, dit Pathan, se penchant avec précaution pour regarder par la fenêtre. Je vois le lac Enthial. Du moins, je crois bien que c’est ça, qui brille au loin. L’eau paraît bizarre, vue de haut. — C’est ça, dit Haplo avec indifférence, pensant à autre chose. — Je n’ai pas saisi votre nom, dit l’Elfe. Comment est-ce ? — Haplo. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Haplo ignora la question. — Unique, dit le vieillard. Haplo fronça les sourcils, et lui lança un regard irrité. Comment diable sait-il cela ? — Désolé, dit Pathan, toujours courtois. Je ne voulais pas être indiscret. Il fit une pause, puis continua, hésitant ! — Je… euh… c’est Zifnab qui a dit… que vous étiez un sauveur. Il a dit que vous emmèneriez… le peuple dans… euh… les étoiles. Je ne le croyais pas. Je ne pensais pas que c’était possible. Apocalypse et destruction. Il a dit que je les ramènerais avec moi. Qu’Orn ait pitié de moi, mais c’est ce que je fais ! Par la fenêtre, il regarda un instant le paysage. Ce que je voudrais savoir, c’est si… si vous pouvez le faire ? Le ferez-vous ? Pouvez-vous nous sauver de… de ces monstres ? — Il ne peut pas sauver tout le monde, dit Zifnab avec tristesse, tortillant son chapeau dans ses mains. Il peut seulement en sauver quelques-uns. Les meilleurs et les plus intelligents. Haplo regarda autour de lui, vit des yeux – les yeux en amande de l’Elfe, les grands yeux noirs de la femme, les yeux bleu vif de l’humain, les yeux sombres du nain, les yeux astucieux et égarés de Zifnab. Et tous le fixaient, attendant, espérant. — Sûr, répondit-il. Pourquoi pas ? N’importe quoi pour préserver la tranquillité, pour qu’ils continuent à être heureux. Heureux et ignorants. En fait, Haplo n’avait pas l’intention de sauver quiconque, à part lui-même. Mais il avait d’abord une chose à faire. Il fallait qu’il parle à un titan. Et ses compagnons lui serviraient d’appâts. Après tout, les enfants méritaient bien leur destin. CHAPITRE 28 CANOPÉE, EQUILAN « Ah, dit Calandra, regardant alternativement Pathan et Rega, debout devant elle sur la véranda. J’aurais dû m’en douter. Elle voulut claquer la porte, mais Pathan s’interposa, et entra de force. Calandra recula d’un pas, se redressa, mains croisées devant elle, et regarda son frère avec un dédain glacial. — Tu as déjà adopté leurs manières. Barbare ! Entrer ainsi de force dans ma maison{28} ! — Excusez-moi, commença Zifnab, passant la tête dans l’entrebâillement, il est très important que je… — Calandra ! s’écria Pathan, saisissant les mains de sa sœur. Tu ne comprends donc pas ? Ça n’a plus d’importance ! L’apocalypse est sur nous, comme le disait le vieillard ! Je l’ai vue, Callie ! Elle essaya de se dégager, mais Pathan la retint fermement, resserrant sa prise dans sa peur. — Le royaume des nains est détruit ! Le royaume des humains agonise, il est peut-être mort à l’heure qu’il est ! Ces trois-là… Il jeta un regard hagard sur les deux humains et le nain, debout sur le seuil, mal à l’aise. — … sont peut-être les seuls survivants de leurs races ! Ils ont été massacrés par milliers ! Et nous Sommes les prochaines victimes, Callie ! Le danger arrive ! — Si je peux me permettre d’ajouter… dit Zifnab, levant l’index. Calandra arracha ses mains à son frère et lissa sa jupe. — Tu es certainement assez répugnant pour qu’on te croie, remarqua-t-elle avec un reniflement dégoûté. Tu as sali tout le tapis. Va te laver à la cuisine. Et laisses-y tes vêtements, je les ferai brûler. Je t’en ferai monter des propres dans ta chambre. Et après, reviens dîner tranquillement. Tes amis, ajouta-t-elle, avec un regard cinglant sur le groupe toujours debout à la porte, pourront coucher dans les communs avec les esclaves. Cela vaut aussi pour le vieillard. J’y ai porté ses affaires hier soir. Zifnab, avec un sourire rayonnant, inclina modestement la tête. — Merci, ma chère, mais il ne fallait pas prendre cette peine… — Peuh ! Tournant les talons, elle se dirigea vers l’escalier. — Calandra, sapristi ! dit Pathan, retenant sa sœur et la faisant pivoter vers lui de force. Tu n’as pas entendu ce que j’ai dit ? — Comment oses-tu me parler sur ce ton ? dit-elle, les yeux plus froids et sombres que les souterrains des nains. Tu te comporteras de manière civilisée dans cette maison, Pathan Quindiniar, ou tu n’auras qu’à rejoindre tes amis barbares et coucher avec les esclaves. Découvrant les dents en un rictus méprisant, elle regarda Rega et ajouta ! — Chose dont tu dois avoir l’habitude ! Quant à tes avertissements, la reine a reçu la nouvelle d’une invasion voilà déjà quelque temps. Si c’est vrai – ce dont je doute, vu que la nouvelle venait des humains – nous sommes prêts. La garde royale est en alerte, et l’ombregarde parée pour lui prêter main-forte en cas de besoin. Nous les avons équipés des armes les plus modernes. Je dois dire, termina-t-elle avec une certaine satisfaction, que tout ce remue-ménage s’est au moins révélé excellent pour les affaires. — Le marché a ouvert à la hausse, dit Zifnab à la cantonade. Mais depuis, le Dow Jones ne cesse de baisser… Pathan ouvrit la bouche mais ne trouva rien à dire. Il lui semblait vivre un rêve, comme quand on s’endort après avoir affronté une réalité terrible. Pas plus tard que quelques pétales auparavant, une mort horrible l’attendait aux mains meurtrières des titans. Il avait vécu des horreur indicibles, il avait vu des scènes qui le hanteraient toute sa vie. Il avait changé, dépouillé son ancienne personnalité nonchalante et insouciante. Ce qui avait émergé de son ancienne peau, c’était moins joli mais plus solide, plus résistant et – espérait-il – plus sage. C’était une métamorphose à l’envers – le papillon qui retournait à la chrysalide. Mais ici, rien n’avait changé. La garde-royale en alerte ! L’ombregarde parée pour lui prêter main-forte « en cas de besoin » ! Il n’en croyait pas ses yeux, ni ses oreilles ! Il pensait trouver son peuple en ébullition, les gens se ruant de tous côtés pour donner l’alarme. Et au contraire, tout était paisible, calme, serein. Inchangé. Le statu quo. La paix, la sérénité, le silence, c’était horrible. Un cri monta en lui. Il aurait voulu hurler, sonner toutes les cloches de bois, secouer les gens en criant ! « Vous ne savez donc pas ! Vous ne savez donc pas ce qui arrive ? La mort ! C’est la mort qui arrive ! » Mais le mur de calme était trop épais pour qu’on pût le traverser, trop haut pour qu’on pût l’escalader. Il resta pantois, bredouillant, confus – confusion que sa sœur prit pour de la honte. Lentement, il se tut ! lentement, il lâcha le bras de Calandra. Sans regarder personne, sa sœur sortit d’un pas raide. Il faut pourtant que je les prévienne, pensa-t-il confusément, il faut que je m’arrange pour leur faire comprendre… — Pathan… — Aléatha ! Pathan se retourna, soulagé de voir quelqu’un qui écouterait la voix de la raison. Il tendit la main… Aléatha le gifla à toute volée. — Théa ! s’écria-t-il, portant sa main à sa joue. Sa sœur avait le visage livide, les yeux fiévreux, les pupilles dilatées. — Comment oses-tu ? Comment oses-tu répéter ces vils mensonges humains ! Montrant Roland du doigt, elle ajouta ! — Fais sortir cette vermine ! Dehors ! — Ah, charmé de vous revoir, ma… commença Zifnab. Roland n’entendit pas ce qu’elle disait, mais la haine contenue dans les yeux violets était assez éloquente. Il leva les mains en un geste d’excuse… — Écoutez, je ne sais pas ce que vous dites, mais… — J’ai dit ! dehors ! Aléatha se jeta sur Roland, et avant qu’il ait pu l’arrêter, elle lui enfonça les ongles dans le visage, laissant quatre longues traînées sanglantes sur ses joues. Stupéfait, il tenta de se dégager sans lui faire mal, essaya de lui immobiliser les bras. — Pathan ! Arrête-la ! Pris au- dépourvu par la fureur subite de sa sœur, l’Elfe bondit sur elle un peu tard, la prit par la taille, tandis que Rega la saisissait par les bras, et à eux, deux, ils parvinrent à l’écarter de Roland. — Ne me touchez pas ! glapit Aléatha, lançant la main vers Rega sans l’atteindre. — Je vais m’occuper d’elle, dit Pathan en humain. Rega recula jusqu’à son frère qui se tenait la joue en foudroyant Aléatha du regard. — Sale mégère ! grommela-t-il en humain, ramenant sa main tachée de sang. N’ayant pas compris ses paroles, mais en ayant parfaitement saisi le ton, Aléatha se jeta de nouveau sur lui. Pathan la retint, la tira en arrière, et soudain, sa colère épuisée, elle s’affaissa dans les bras de son frère, haletante. — Dis-moi que ce n’est pas vrai, Pathan, dit-elle d’une voix grave et passionnée, posant la tête sur sa poitrine. Dis-moi que tu as menti ! — Par Orn, je le voudrais, Théa, répondit Pathan, lui caressant les cheveux. Mais c’est vrai. J’ai vu… oh, bienheureuse Mère ! Ce que j’ai vu, Aléatha ! Il éclata en sanglots, étreignant convulsivement sa sœur. Aléatha lui releva la tête et le regarda dans les yeux. Elle haussa les sourcils, ses lèvres s’entrouvrirent en un sourire. — Je vais me marier. J’aurai une maison sur le lac. Rien ni personne ne m’en empêchera. Elle se dégagea, repoussa ses cheveux en arrière, arrangea joliment ses boucles sur ses épaules. — Bienvenue à la maison, Pathan. Et puisque tu es là, sors donc les ordures, veux-tu ? dit-elle en humain rudimentaire, avec un sourire à l’adresse de Roland et de Rega. Roland posa la main sur le bras de sa sœur. — Des ordures, hein ? Viens, sœurette. Sortons d’ici. Rega lança un regard suppliant à Pathan, qui la regarda, l’air impuissant. Comme un dormeur qui, au réveil, s’aperçoit qu’il ne peut plus remuer ses membres. — Tu vois, gronda Roland. Je t’avais prévenue ! Il lâcha sa sœur, et fit un pas pour sortir. — Tu viens ? — Pardonnez-moi, dit Zifnab, mais je me permets de vous faire remarquer que vous n’avez aucun endroit où aller… — Pathan ! S’il te plaît ! supplia Rega. Roland descendit le perron jusqu’à la pelouse de mousse. — Reste donc ! lui cria-t-il par-dessus son épaule. Réchauffe le lit de l’Elfe ! Peut-être qu’il te donnera du travail à la cuisine ! Pathan rougit de colère et fit un pas vers Roland. — J’aime ta sœur ! Je… Une sonnerie de trompes retentit dans l’air calme du matin. L’Elfe regarda en direction du lac Enthial, pinça les lèvres. Il prit Rega dans ses bras et la serra sur son cœur. Le sol trembla sous leurs pieds. Drugar, qui n’avait pas dit un mot, pas fait un geste, passa les mains dans sa ceinture. — Maintenant ! s’écria Zifnab avec irritation, se soutenant à la balustrade de la véranda. Si l’on veut bien me permettre de terminer ma phrase, j’aimerais dire que… — Seigneur, tonitrua le dragon sous la mousse. Ils sont là. — Ça y est, murmura Haplo, entendant sonner les trompes. Caché dans la jungle, il leva les yeux, fit un signe à son chien. — Très bien. Tu sais ce que tu as à faire. J’en veux juste un, n’oublie pas. Le chien s’élança, et disparut bientôt dans la végétation luxuriante. Haplo, tendu, considéra le taillis où il se cachait. Tout était prêt. Il n’avait qu’à attendre. Le Patryn n’était pas allé à la maison avec les autres. Sous prétexte de réparations à effectuer sur la nef, il était resté en arrière. Après les avoir vus traverser la pelouse de mousse noircie par les lancements de fusées, Haplo était rentré dans son vaisseau et avait arpenté sur toute leur longueur les « os » en bois de l’aile. Chevaucher l’aile du dragon. Risquer tout, y compris sa vie, pour atteindre son but. D’où connaissait-il ce dicton ? Il lui semblait l’avoir entendu de la bouche de Hugh-la-Main. Ou de celle du capitaine elfien dont il avait « acquis » la nef ? Non que cela eût de l’importance. Car pour l’heure, la nef était parquée au sol, et la chute ne serait que de trois pieds, non de trois mille. Quand même, s’était dit Haplo, sautant légèrement à terre, le dicton était d’actualité. Chevaucher l’aile du dragon. Accroupi dans sa cachette, il repassait dans sa tête les runes dont il allait se servir, les examinant l’une après l’autre tel un joaillier elfien palpant ses perles. L’enchaînement était parfait. Le premier sort piégerait la créature. Le second la maintiendrait impuissante, et le troisième s’insinuerait dans son esprit – si esprit il y avait. Au loin, les sonneries de trompe se firent plus fortes, plus chaotiques, se terminant parfois en un cri étranglé. Les Elfes devaient affronter leurs ennemis, et, à en juger d’après les bruits, le combat se rapprochait. Si les titans traitaient les Elfes comme ils avaient traité les humains – et Haplo n’avait aucune raison de penser que les Elfes feraient mieux que les humains –, la bataille ne serait pas longue. Il prêta l’oreille, dans l’attente d’un autre son. Et il le perçut enfin – l’aboiement du chien. Lui aussi venait dans sa direction. Le Patryn n’entendit rien d’autre, et d’abord, cela l’inquiéta. Puis il se rappela que les titans se déplaçaient silencieusement dans la jungle. Il n’entendrait la créature que lorsqu’elle serait sur lui. Il humecta ses lèvres parcheminées, la gorge sèche. Le chien bondit dans le taillis, haletant, tirant la langue, les yeux dilatés de terreur. Puis, pivotant sur lui-même, il se mit à aboyer comme un fou. Le titan le suivait de près. Comme Haplo l’espérait, la créature avait été entraînée loin de ses camarades par l’importun animal. Entrant dans le taillis, le titan s’arrêta, renifla. La tête sans yeux tourna lentement. Il sentait, ou entendait, ou « voyait », l’homme. Le corps géant dominait Haplo comme une tour, la tête sans yeux le regardait. Quand le titan cessa de bouger, son corps camouflé se confondit presque avec la jungle. Haplo battit des paupières, l’ayant presque perdu de vue. Un instant, il paniqua, puis il se calma. Pas d’affolement. Si mon plan réussit, la créature se remettra à bouger. Aucun doute là-dessus ! Haplo se mit à psalmodier les runes. Il leva ses mains tatouées, et les signes semblèrent glisser sur sa peau et danser dans l’air. Les runes flambèrent, rouges et bleues, s’entassèrent les unes sur les autres, se multipliant à une vitesse fulgurante. Le titan regarda les runes avec indifférence, comme s’il avait déjà vu tout ça et le trouvait mortellement ennuyeux. Le titan marcha vers Haplo, l’éternelle question s’agitant dans sa tête. — La citadelle, d’accord. Où est la citadelle ? Désolé, je n’ai pas le temps de te répondre tout de suite. Nous en reparlerons dans quelques instants, promis Haplo en reculant. L’édifice runique était complet, et il ne pouvait plus qu’espérer en son efficacité. Il lorgna le titan avec attention. La créature continuait à avancer vers lui, ses tristes appels se transformant instantanément en un violent dépit. Haplo fut pris de nausée. Son estomac se noua. Près de lui, le chien gémissait de terreur. Le titan fit une pause, tourna la tête, la bouche baveuse s’ouvrit de stupeur. Haplo se remit à respirer. Les signes, bleus et rouges, s’étaient enlacés, et drapés sur les arbres de la jungle comme d’immenses rideaux. Le sort enveloppait complètement le taillis, encerclait le géant. La créature se tourna de droite et de gauche. Les runes lui renvoyaient son propre reflet, inondant son cerveau d’images et de sensations de lui-même. — Tu as raison. Je ne vais pas te faire de mal, dit Haplo d’une voix apaisante dans sa langue – la langue des Patryns, semblable à celle des Sartans. Je te laisserai partir, mais avant, nous allons parler de la citadelle. Dis-moi ce que c’est. Le titan se jeta en avant, dans la direction de la voix. Le Patryn s’écarta vivement et la main du titan ne rencontra que le vide. Haplo, qui s’attendait à cette attaque, répéta patiemment sa question. — Parle-moi de la citadelle. Est-ce que les Sartans… Les Sartans ! La fureur du titan se déchaîna, stupéfiante dans sa force brute, portant un coup presque fatal à la magie d’Haplo. Les runes vacillèrent, s’effritèrent. La créature – libérée du mirage – tourna la tête vers Haplo. Le Patryn rassembla toute son énergie pour reprendre le contrôle de la situation, et les runes reprirent force. Le titan le perdit de vue, tâtonnant à l’aveuglette à la recherche de sa proie. Tu es un Sartan ! — Non, répliqua Haplo. Il s’épongea le visage, priant que ses forces tiennent jusqu’au bout. — Je ne suis pas un Sartan. Je suis leur ennemi, comme toi ! Tu mens ! Tu es un Sartan ! Ils ont construit la citadelle, et après, ils nous ont volé nos yeux ! Ils nous ont rendus aveugles à la belle lumière du soleil ! La rage du titan martelait Haplo, qui s’affaiblissait à chaque coup. L’enchantement ne résisterait plus très longtemps. Il fallait s’échapper immédiatement, pendant que la créature était encore en plein désarroi. Mais il n’avait pas perdu son temps. Il avait appris quelque chose. Ils nous ont rendus aveugles à la belle lumière du soleil. Il se dit qu’il commençait à comprendre. La belle lumière… devant lui… au-dessus de lui… — Chien ! Haplo se retourna pour s’enfuir, et se figea sur place. Les arbres avaient disparu. Devant lui, autour de lui, partout où il portait son regard, il ne voyait que lui-même. Le titan avait retourné sa magie contre lui. Haplo s’efforça de dominer sa peur. Il était piégé, sans espoir d’évasion. Il pouvait rompre l’enchantement qui le retenait prisonnier, mais en même temps, il romprait l’enchantement qui domptait le titan. Épuisé, il n’avait plus la force de construire un autre édifice runique qui arrêterait la créature. Le Patryn se tourna vers la droite et vit son image. Il se tourna vers la gauche, et se vit – livide, hagard. À ses pieds, le chien tournait en rond, en aboyant comme un fou. Haplo sentit le titan qui le cherchait à tâtons. Tôt ou tard, sa main tomberait sur lui par hasard. Quelque chose le frôla, quelque chose de chaud et de vivant, peut-être une poigne gigantesque… Aveuglément, Haplo se jeta de côté, pour s’écarter du titan, et se cogna contre un arbre. Meurtri sous l’impact, les poumons vidés de leur air, la respiration saccadée pour reprendre son souffle, il s’aperçut soudain qu’il voyait ! Les arbres, les lianes ! L’illusion s’effaçait. Il ressentit un immense soulagent, immédiatement balayé par la peur. Cela signifiait que l’enchantement se décomposait. S’il voyait où il était, l’ennemi le voyait aussi. Le titan était sur lui. Haplo bondit, plongeant dans la mousse pour y disparaître. Derrière lui, il entendit le chien, qui essayait vaillamment de défendre son maître, il entendit un gémissement de douleur. Un corps couvert de fourrure noire s’écrasa près de lui. Ramassant une branche, Haplo se releva en chancelant. Le titan lui arracha son arme et le saisit par le bras. L’énorme main serra, tira, lui déboîta l’articulation de l’épaule. Il s’affaissa par terre. Le titan le releva d’une secousse, resserra sa prise. Haplo luttait contre la douleur, contre l’évanouissement. Au coup suivant, son bras se détacherait de son corps. — Pardonnez-moi, messire, puis-je vous être utile ? Des yeux rouges et flamboyants sortaient de la mousse, presque au niveau de ceux d’Haplo. Le titan tira ! Haplo entendit un craquement et faillit perdre conscience sous la douleur. Les yeux rouges étincelèrent, une tête verte écailleuse, enguirlande de lianes, sortit du sol. Une immense gueule rouge s’ouvrit, révélant des crocs luisants, dardant une longue langue noire. Haplo sentit qu’on le lâchait, qu’on le jetait à terre. Il porta la main à son épaule. Le bras était déboîté mais tenait toujours au corps. Serrant les dents pour ne pas crier, de crainte d’attirer l’attention sur lui, il resta prostré dans la mousse et regarda. Le dragon parla. Haplo ne comprit pas ce qu’il disait, mais il sentit la rage du titan refluer, remplacée par une crainte révérencieuse. Le dragon reprit la parole, d’un ton impérieux, et le titan s’enfuit dans la jungle, son grand corps camouflé se mouvant silencieusement dans la végétation, comme si c’étaient les arbres eux-mêmes qui couraient. Haplo bascula et sombra dans l’inconscience. CHAPITRE 29 CANOPÉE, EQUILAN — Zifnab, vous êtes de retour ! s’écria Lenthan Quindiniar. — Vraiment ? dit le vieillard, stupéfait. Surgissant sur la véranda, Lenthan s’empara de la main de Zifnab et la secoua vigoureusement. — Et Pathan aussi ! dit-il, avisant son fils. Béni soit Orn ! Personne ne m’a prévenu. Tes sœurs sont au courant ? — Oui, cap’taine, elles sont au courant. L’Elfe observa son père, inquiet. — Comment vas-tu ? — Et tu as ramené des invités ? Lenthan dirigea son sourire timide et hésitant sur Rega et Roland, lequel, se tenant toujours la joue, fit un maussade signe de la tête. Rega, quant à elle, s’approcha de Pathan et lui prit la main. L’Elfe l’enlaça, et ils regardèrent Lenthan avec défi. — Mon Dieu, murmura Lenthan, tripotant sa jaquette. Mon Dieu. — Père, écoute les sonneries de trompette, dit Pathan, posant la main sur l’épaule de son père. Des événements terribles se déroulent en ce moment. Tu es au courant ? Callie t’en a parlé ? Lenthan regarda autour de lui, cherchant un prétexte pour parler d’autre chose, mais Zifnab, fronçant pensivement les sourcils, gardait le regard perdu dans le vague. Et il y avait un nain, accroupi dans un coin, en train de manger du pain et du fromage que Pathan lui avait trouvés à la cuisine (puisqu’il s’avérait que personne n’avait l’intention de les inviter à déjeuner). — Je… je crois que ta sœur a mentionné quelque chose – mais l’armée maîtrise la situation. — Non, papa, c’est impossible. J’ai vu ces monstres. Ils ont détruit la nation des nains. Thillia n’existe plus, père ! Anéanti ! Nous ne pourrons pas les arrêter. Le vieillard l’avait prédit – apocalypse et destruction. Au supplice, Lenthan continuait à tortiller les pans de sa jaquette. Il baissa les yeux sur le plancher de la véranda. Ça au moins, c’était solide, ça ne lui réservait pas de surprises. — Père, tu m’écoutes ? dit Pathan, secouant légèrement son père. — Quoi ? dit Lenthan, levant sur lui des yeux anxieux. Ah oui. Tu as vécu là une belle aventure. C’est très bien, mon garçon. Très bien. Mais maintenant, il faut entrer et parler à ta sœur. Prévenir Callie que tu es rentré. — Elle le sait ! s’écria Pathan, ulcéré. Elle m’a interdit la maison, papa. Elle nous a insultés, moi et la femme que je vais épouser ! Je ne remettrai plus les pieds dans cette maison ! — Oh, mon dieu, dit Lenthan, son regard passant de son fils aux humains puis, au nain, et enfin au vieillard. Oh, mon dieu ! — Écoute, Pathan, dit Roland, venant se placer au côté de l’Elfe. Tu es revenu chez toi, tu as vu ta famille. Tu as fait ton possible pour les mettre en garde. Ce qu’ils deviendront maintenant, ce n’est plus ton problème. Il faut nous mettre en route si on veut prendre de l’avance sur les titans. — Et où irez-vous ? demanda Zifnab, levant brusquement la tête, et avançant un menton belliqueux. — Je ne sais pas. Roland haussa les épaules, et regarda le vieillard avec irritation. — Je ne connais pas bien cette partie du monde, reprit-il. Peut-être dans le Plus-Loin. C’est vers l’east, non ? Ou à Sinith Paragna… — Le Plus-Loin a été détruit, sa population massacrée, déclara Zifnab, les yeux flamboyants sous ses sourcils broussailleux. Vous pourriez échapper un moment aux titans dans les jungles de Sinith Paragna, mais ils finiraient par vous retrouver. Et alors, qu’est-ce que vous feriez, mon garçon ? Vous continueriez à courir ? À courir jusqu’à ce que l’océan Térinthien vous arrête ? Aurez-vous le temps de vous construire un bateau pour le traverser ? Et même ainsi, ce ne serait que partie remise. Même ainsi, ils vous suivraient. — La ferme, vieillard ! La ferme, c’est tout ! Ou alors, dites-nous comment sortir de là. — Mais bien sûr, dit sèchement Zifnab. Il n’y a qu’une issue, dit-il, montrant le ciel de l’index. Vers le haut. — Les étoiles ! Lenthan semblait avoir enfin compris. — Comme vous aviez dit ? dit-il, joignant les mains. Je conduirai mon peuple… — … de l’avant ! termina Zifnab avec enthousiasme. Vous le ferez sortir d’Egypte ! De la servitude ! À travers le désert ! La colonne de feu… — Le désert ? fit Lenthan, retrouvant son anxiété. Le feu ? Je croyais qu’on allait dans les étoiles ? — Désolé, dit Zifnab, déconcerté. Erreur de scénario. C’est à cause de tous ces changements de dernière minute dans le texte. Je ne sais plus où j’en suis. — Bien sûr ! s’exclama Roland. La nef ! Au diable les étoiles ! Elle nous permettra de traverser l’océan Térinthien… — Mais pas d’échapper aux titans, rétorqua le vieillard avec irritation. Vous n’avez donc rien appris, mon enfant ? Partout où vous irez sur ce monde, vous les trouverez. Ou plutôt, ils vous trouveront. Les étoiles. C’est le seul refuge possible. Lenthan fixait le ciel ensoleillé où brillaient sereinement les lumières, très loin du sang, de la terreur et de la mort. — Ce ne sera plus long, ma chérie, murmura-t-il. Roland tira Pathan par la manche, et l’entraîna à l’écart près de la maison, non loin d’une fenêtre ouverte. — Écoute, fais semblant de croire ce vieux schnock pour lui faire plaisir, dit-il. Une fois dans la nef, nous irons où nous voudrons ! — Où Haplo voudra, tu veux dire. Pathan hocha la tête et reprit ! — Il est bizarre. Je ne sais pas quoi penser de lui. Préoccupés tous les deux, ils ne remarquèrent pas une blanche main qui soulevait légèrement le rideau. — Ouais, moi non plus, avoua Roland. Mais… — Elle je n’ai pas envie de le contrarier ! Je l’ai vu faire tomber ce tronc d’arbre de la main du titan comme un fétu de paille ! Et je m’inquiète pour mon père. Il ne va pas bien. Je ne suis pas sûr qu’il supportera le voyage. — On n’a pas à contrarier Haplo ! D’accord, on ira où il nous emmènera. Mais d’après moi, il ne sera pas très chaud pour aller dans les étoiles. — Je ne sais pas. Ecoute, peut-être qu’on n’aura pas à partir. Peut-être que notre armée les arrêtera ! — Ouais, et peut-être qu’il va me pousser des ailes et que je vais m’envoler vers les étoiles ! Pathan le regarda avec colère et s’éloigna à l’autre bout de la véranda. Seul à l’écart de tous, il cueillit une fleur d’hibiscus qu’il se mit à effeuiller, jetant les pétales dans le jardin, l’air morose. Roland, tout à la discussion, fit un pas vers lui, mais Rega le retint par le bras. — Laisse-le tranquille un moment. — Bah, il ne dit que des idioties… — Roland, tu ne comprends donc pas ? Il lui faut tout abandonner derrière lui ! C’est ça qui le tourmente. — Abandonner quoi ? Sa maison ? — Sa vie. — Toi et moi, on n’a pas eu de mal à le faire. — C’est parce que nous avons toujours vécu au jour le jour, dit Rega, s’assombrissant. Mais je me rappelle le jour où on a quitté la maison, la maison où nous sommes nés. — Ce taudis ! grommela Roland. — Pas pour nous. Nous ne connaissions rien d’autre. Je me rappelle le jour où Maman n’est pas rentrée, dit Rega, s’approchant de son frère et posant la joue sur son bras. Nous l’avons attendue… combien de temps ? — Un cycle ou deux, dit Roland, haussant les épaules. — On n’avait pas d’argent, rien à manger. Et tu n’arrêtais pas de me faire rire, pour que je n’aie pas peur. Rega enlaça ses doigts à ceux de son frère et les serra très fort. — Et alors tu as dit ! « Dis donc, sœurette, le monde est vaste là dehors, et on n’en voit pas grand-chose de cette cabane. » Alors, on est partis. On est sortis de la maison, et on a suivi la route, sans savoir où elle menait. Mais je ne rappelle une chose, Roland, je me rappelle que tu t’es retourné pour regarder une dernière fois la maison. Et quand tu es reparti, il y avait des larmes… — Je n’étais qu’un gosse, à l’époque. Pathan est un adulte. Ou passe pour. Ouais, d’accord. Je le laisse tranquille. Mais je monterai à bord de cette nef, avec ou sans lui. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire s’il décide de rester ? Roland s’éloigna. Rega resta debout près de la fenêtre, regardant Pathan, l’air troublé. Derrière elle, la main lâcha le rideau de dentelle qui retomba doucement. — Quand part-on ? demanda Lenthan au vieillard, d’un ton passionné. Tout de suite ? Je n’ai que quelques affaires à prendre… — Tout de suite ? dit Zifnab, l’air alarmé. Non, non, pas tout de suite. Ce n’est pas encore l’heure. Il faut que je rassemble tout le monde. Nous avons le temps. Pas beaucoup, mais un peu. — Écoutez, vieillard, intervint Roland, vous êtes sûr que cet Haplo sera d’accord avec votre plan ? — Mais oui, naturellement ! déclara Zifnab avec assurance. Roland l’observa, yeux étrécis. — Enfin, concéda, le vieillard, peut-être pas de bonne grâce. — Hum hum, fit Roland, pinçant les lèvres. — En fait, dit Zifnab, de plus en plus mal à l’aise, il ne veut personne du tout. Nous serons peut-être… euh… forcés de monter à bord clandestinement. — Monter clandestinement à bord ! — Mais laissez-moi faire, dit le vieillard, hochant la tête avec componction. Je vous donnerai le signal. Voyons. Il rumina quelques instants et reprit ! — Quand le chien aboiera, ce sera le signal. Vous avez tous entendu ? dit Zifnab, élevant la voix. Quand le chien aboiera ! Ce sera le moment de monter à bord de la nef ! Un chien aboya. — Maintenant ? dit Lenthan, sursautant violemment. — Non, pas maintenant ! dit Zifnab, l’air profondément perplexe. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas encore l’heure ! Le chien déboucha en courant de la droite de la maison, s’arrêta devant Zifnab, saisit le bas de sa robe dans sa gueule et tira. — Arrête ! Tu me déchires l’ourlet. Lâche ça ! L’animal gronda et tira plus fort, les yeux fixés sur le vieillard. — Grand Nabuchodonosor ! Pourquoi ne l’as-tu pas dit tout de suite ? Il faut y aller ! Haplo est en difficulté ! Il a besoin de notre aide ! Le chien lâcha prise et repartit ventre à terre vers la jungle. Retroussant sa robe sur ses chevilles osseuses, le vieux magicien s’élança derrière lui. Les autres les suivirent des yeux, mal à l’aise, se rappelant soudain ce que c’était que d’affronter les titans. — Damnation, c’est le seul à savoir piloter la nef ! dit Roland, se jetant à la poursuite du vieillard. Rega courut après son frère. Pathan allait suivre, quand il entendit une porte claquer. Se retournant, il vit Aléatha. — Je viens aussi. L’Elfe la regarda, Médusé. Elle portait de vieux vêtements de son frère – culotte de peau, tunique de lin blanc, gilet de cuir. Ils ne lui allaient pas, ils étaient trop serrés. La culotte était tendue à éclater sur les cuisses rondes, les coutures étaient prêtes à céder. Les seins hauts et fermes distendaient la tunique trop étroite, si bien moulés qu’elle aurait aussi bien pu être nue. Pathan sentit le sang lui monter aux joues. — Aléatha, rentre à la maison ! C’est sérieux… — Je viens. Je veux voir par moi-même, dit Aléatha avec un regard majestueux. Et te faire ravaler tes mensonges. Le laissant derrière elle, elle partit d’un pas résolu dans la direction qu’avaient prise les autres. Elle avait hâtivement ramené ses beaux cheveux en chignon sur sa nuque. À la main, elle avait une canne, qu’elle tenait gauchement comme une massue, peut-être avec l’idée de s’en servir comme d’une arme. Pathan soupira, agacé. Inutile de discuter avec elle, de la raisonner. Toute sa vie, elle n’en avait fait qu’à sa tête ! elle n’allait pas s’arrêter maintenant. La rattrapant en courant, il remarqua, consterné, qu’Aléatha observait avec intérêt le dos de l’homme qui courait devant elle, le dos puissant et musclé de Roland. Resté seul, Lenthan Quindiniar se frotta les mains, hocha la tête et murmura ! — Eh bien, eh bien. En haut, dans son bureau, Calandra regarda par la fenêtre et vit la procession se hâter vers les arbres. Au loin, les trompettes sonnaient, frénétiques. Avec un grognement de dédain, elle retourna à ses registres et à ses chiffres, notant, avec un sourire pincé, que les bénéfices seraient très supérieurs à ceux de l’année précédente. CHAPITRE 30 CANOPÉE, EQUILAN Haplo revint à lui, entouré, non pas par des titans mais par tous ceux qu’il connaissait sur ce monde, plus ce qui lui parut une bonne moitié de l’armée elfienne. — Tu as fait du beau travail. Le chien remua la queue, tira la langue avec un grand sourire, apparemment ravi de ce compliment, sans réaliser que ce n’en était pas un. Haplo dévisagea tous ceux qui se penchaient sur lui, et ils le dévisagèrent en retour, soupçonneux, méfiants, en attente. Seul le vieillard le regardait avec angoisse. — Vous… vous allez bien ? demanda l’humaine – il n’arrivait pas à se rappeler son nom. La femme reporta son regard sur l’épaule d’Haplo, tendit timidement la main. — Est-ce que nous pouvons… faire quelque chose ? — Ne me touchez pas ! dit Haplo, serrant les dents. La femme retira sa main. Naturellement, l’Elfe femelle en profita pour s’agenouiller près de lui. Il s’assit péniblement et la repoussa de sa main valide. — Vous ! dit-il à Roland. Vous pouvez m’aider… remettez-moi ça en place ! dit Haplo, montrant son épaule déboîtée, qui faisait un angle bizarre avec le reste de son corps. Roland hocha la tête et s’agenouilla près de lui. Il voulut lui enlever son gilet et sa chemise, mais Haplo lui saisit les mains. — Remettez-moi l’épaule, c’est tout. — Mais la chemise gêne… — L’épaule, c’est tout. Roland le regarda dans les yeux, et détourna précipitamment la tête. L’humain palpa doucement l’articulation. Un groupe d’Elfes s’approcha, parmi lesquels Pathan. Jusque-là, à l’écart du groupe entourant Haplo, il bavardait avec un Elfe vêtu de haillons sanglants qui avaient dû être naguère un élégant uniforme de gala. À la voix d’Haplo, ils interrompirent leur conversation. — Quoi qu’il y ait sous cette chemise, ce doit être très intéressant, dit Aléatha. N’est-ce pas ? Roland lui lança un regard noir. — Vous n’avez pas à faire ailleurs ? — Désolée, répondit-elle froidement. Je n’ai pas compris. Je ne parle pas l’humain. Roland fronça les sourcils. Il avait parlé en elfien. Il essaya de l’ignorer, mais ce n’était pas facile ! penchée sur Haplo, elle exhibait sans pudeur les rondeurs de ses seins. À l’intention de qui ? se demanda le Patryn. Cela l’aurait presque amusé s’il n’avait pas été aussi furieux contre lui-même. Regardant Roland, il se dit que cette fois, elle avait peut-être trouvé à qui parler. L’humain, tout à sa tâche, ne faisait pas attention à elle. Il saisit fermement le bras d’Haplo. — Ça va faire mal. — Ouais. Haplo avait les mâchoires douloureuses à force de serrer les dents. Pourtant, la souffrance n’était pas inéluctable. Il pouvait utiliser sa magie, activer les runes. Mais il en avait assez de révéler ses pouvoirs au quart de l’univers connu. — Allez-y ! — Vous devriez faire vite, dit l’Elfe debout près de Pathan. Nous les avons repoussés pour le moment, mais ils vont revenir à la charge, j’en ai peur. Roland regarda autour de lui. — Il me faut un homme pour le tenir… — Je peux le faire, répondit Aléatha. — Non, c’est important, dit Roland. Je ne veux pas d’une femelle qui va s’évanouir… — Je ne m’évanouis jamais… sans bonne raison, dit Aléatha, le gratifiant d’un sourire suave. Comment va votre joue ? Ça vous fait mal ? Roland grogna, sans quitter son patient des yeux. — Appuyez-le bien contre l’arbre, pour qu’il ne bouge pas quand je remettrai l’os en place. Aléatha, sans se soucier de ses protestations, étreignit Haplo. — Je n’ai pas besoin qu’on me tienne, dit-il, écartant les mains d’Aléatha. Une minute, Roland. Pas encore. Il faut que je lui demande… Il tourna la tête vers l’Elfe en élégant uniforme, intrigué par ses paroles. — Repoussés… Comment ?… Une douleur atroce fulgura dans son bras, son épaule, descendant dans son dos et remontant dans sa tête. Souffle coupé, sa voix s’étrangla dans sa gorge. — Vous pouvez remuer le bras maintenant ? Roland, assis sur les talons, s’épongeait le visage. Le chien, gémissant, rejoignit Haplo en rampant et lui lécha le poignet. Serrant les dents, Haplo remua doucement le bras. — Il faut bander l’articulation, protesta Roland, voyant Haplo se remettre sur pied. Sinon, ça peut se redéboîter facilement. Tout est distendu à l’intérieur. — Ça ira pour le moment, dit Haplo, se tenant l’épaule, luttant contre la tentation d’utiliser les runes pour compléter sa guérison. Quand il serait seul… et ça ne tarderait pas, si tout allait bien ! Seul et loin de cet endroit ! Il s’appuya contre le tronc, ferma les yeux, espérant que l’humain et l’Elfienne comprendraient qu’il voulait rester seul. Il entendit des pas s’éloigner, sans se demander où ils allaient. Pathan et le seigneur elfien avaient repris leur conversation. … des éclaireurs ont rapporté que les armes conventionnelles étaient sans effet contre eux. Chose évidente après la défaite des humains de Thillia. Les humains ont eu plus de succès avec nos armes magiques, mais ont fini par être écrasés quand même. C’était à prévoir. Ils peuvent utiliser la magie contenue dans les armes, mais ils ne peuvent pas, comme nous, la renforcer. Non que ce renforcement ait changé grand-chose. Nos propres magiciens n’y comprenaient rien non plus. Nous leur avons lancé tout ce qui nous tombait sous la main, et une seule arme s’est révélée efficace. — Les dracos, seigneur ? dit Pathan. — Oui, les dracos. Que diable pouvait bien être un draco ? Haplo entrouvrit les yeux et regarda à travers ses cils. Le seigneur elfien en tenait un à la main, apparemment, car lui et Pathan l’étudiaient attentivement, et ainsi fit Haplo. Le draco – également nommé arbalourde – ressemblait à une arbalongue, mais en beaucoup plus grand. Il lançait des projectiles taillés dans du bois, en forme de petits dragons. — Son efficacité ne semble pas venir des blessures qu’il inflige. La plupart des projectiles n’ont même pas touché les titans, dit le seigneur tristement. C’est l’apparence même du draco qui les effraie. Chaque fois que nous les mettons en action, les monstres n’essaient même pas de lutter. Ils tournent les talons et s’enfuient ! Le regard furibond, le seigneur brandit son draco, frustré. — Je voudrais bien savoir ce qui leur fait peur dans cette arme. Peut-être que nous pourrions les vaincre ! Les yeux étrécis, Haplo fixait le draco. Soudain, il comprit ! Il présumait que la flèche, une fois lâchée, prenait vie – comme c’était parfois le cas pour les armes elfiennes. Et les titans avaient l’impression d’être attaqués par de petits dragons. Il se rappela l’impression de terreur intense du titan à l’apparition du dragon dans le taillis. Ainsi, on pouvait sans doute utiliser les dragons pour dompter ces monstres. Mon seigneur trouvera cela des plus intéressants, se dit Haplo, frictionnant son épaule en souriant. Une traction sur sa ceinture attira son attention. Baissant les yeux, il vit Barbe-Noire ou Drugar, le nain, quoi. Depuis quand était-il là ? Haplo ne l’avait pas remarqué et il maudit son inattention. On avait tendance à oublier le nain, et pourtant, à en juger par son regard sombre, cette tendance pouvait se révéler fatale. — Vous parlez ma langue. Ce n’était pas une question. Drugar connaissait déjà la réponse. Haplo se demanda fugitivement comment. Le Patryn ne voyait pas la nécessité de mentir. — Qu’est-ce qu’ils disent ? Drugar montra de la tête Pathan et le seigneur elfien. — Je parle l’humain, mais pas l’elfien. — Ils parlent de l’arme que l’Elfe tient à la main. Il semble qu’elle ait quelque effet sur les titans. Elle les fait fuir. Le nain fronça les sourcils, et ses yeux semblèrent disparaître dans sa tête ! seule demeura visible la haine virulente flambant dans leurs sombres profondeurs. Le Patryn connaissait et appréciait la haine – la haine qui maintenait en vie les prisonniers du Labyrinthe. Il s’était demandé pourquoi le nain voyageait avec des gens qu’il ne faisait pas mystère de mépriser. Soudain, Haplo pensa qu’il comprenait. — Les armes elfiennes les font fuir ! grommela Drugar dans sa barbe. Les armes elfiennes auraient pu sauver mon peuple ! Comme pour lui répondre, Pathan éleva la voix ! — Mais ils ne sont pas allés loin, Durndrun. Le seigneur secoua la tête. — Non, pas loin. Ils sont revenus, nous ont pris à revers, en se servant de leur redoutable magie élémentale – nous inondant de feu, de quartiers de roc trouvés la Mère seule sait où. Ils ont fait bien attention de ne pas se montrer, et quand nous avons fui, ils ne nous ont pas poursuivis. — Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda Drugar. Il avait la main sous sa barbe, et Haplo vit ses doigts saisir quelque chose. — Les armes les ont arrêtés, mais pas pour longtemps. Les titans sont revenus à la charge avec la magie élémentale. — Mais ils sont ici, ils sont vivants ! — Ouais. Les Elfes ont battu en retraite, et les titans ne les ont pas poursuivis. Haplo vit le seigneur elfien regarder le groupe rassemblé dans le taillis, le vit entraîner Pathan sous les arbres, sans doute pour lui parler en privé. — Chien, dit Haplo. L’animal leva la tête. Sur un geste de son maître, il suivit silencieusement les deux Elfes. — Peuh ! dit le nain, crachant par terre. — Vous ne les croyez pas ? demanda Haplo avec intérêt. Vous savez ce qu’est la magie élémentale ? — Je le sais, grogna Drugar, bien que nous ne nous en servions pas nous-mêmes. Nous utilisons… cette magie-là, dit-il, pointant le doigt vers la main couverte de signes du Patryn. Haplo, confondu, fixa le nain. Drugar ne sembla pas remarquer le trouble d’Haplo. Fouillant sous sa chemise, il en tira un disque d’obsidienne suspendu à un cordon de cuir, et le montra au Patryn. Haplo se pencha, et vit, gravé dans la pierre rare, une unique rune – une rune des Sartans. Grossièrement dessinée, elle ne possédait en soi aucun pouvoir. Pourtant, Haplo n’avait qu’à baisser les yeux sur son bras pour en voir une toute semblable tatouée sur sa peau. — Nous ne pouvons pas les utiliser comme vous faites, dit le nain, fixant un regard avide sur les mains d’Haplo. Nous ne savons pas comment les assembler. Nous sommes comme des petits enfants. Nous savons des mots, mais nous ne savons pas les assembler pour faire des phrases. — Qui vous a enseigné… la magie runique ? demanda Haplo quand il se fut suffisamment remis du choc pour retrouver sa voix. Drugar leva les yeux, et regarda au loin, vers la jungle. — D’après les légendes… c’est eux. Haplo, troublé, pensa d’abord qu’il parlait des Elfes. Mais les yeux du nain fixaient le sommet des arbres, et le Patryn finit par comprendre. — Les titans. — Parmi nous, certains pensaient qu’ils reviendraient pour nous aider, pour nous instruire. Au lieu de cela… La voix grondante de Drugar se tut, comme les roulements du tonnerre s’estompent avec la distance. Autre mystère à méditer. Mais pas ici. Pas maintenant. Seul… et loin. Haplo vit Pathan revenir avec le seigneur elfien, le chien sur les talons. Le visage de Pathan reflétait quelque conflit intérieur ! et douloureux, à en juger par son expression. Le seigneur elfien se dirigea droit sur Aléatha qui, après avoir assisté Roland, était restée seule à la lisière de la clairière. — Vous m’avez ignorée, déclara-t-elle. Le seigneur Durndrun eut un sourire attristé. — Désolé, ma chérie. La gravité de la situation… — Mais c’est terminé, dit Aléatha avec insouciance. Et me voilà dans mon costume de guerrière, habillée pour tuer, si j’ose dire. Mais je crois que j’ai raté la bataille. Elle leva les bras pour se faire admirer. — Ça vous plaît ? Je m’habillerai ainsi quand nous serons mariés, chaque fois que nous nous disputerons. Tout en sachant que votre mère n’approuvera pas… Durndrun pâlit et détourna la tête pour dissimuler sa peine. — Vous êtes charmante, ma chérie. Et maintenant, j’ai demandé à votre frère de vous ramener chez vous. — Naturellement. C’est presque l’heure du dîner. Nous vous attendons. Quand vous vous serez changé… — Je n’aurai pas le temps, j’en ai peur, ma chérie. Prenant sa main, le seigneur Durndrun la porta à ses lèvres. — Adieu, Aléatha. Il voulut lui lâcher la main, mais elle la retint dans la sienne. — Que signifie cet « adieu » lugubre ? Elle voulait parler avec insouciance, mais la peur lui serrait la gorge. — Quindiniar, dit le seigneur Durndrun, dégageant doucement sa main. Pathan s’avança et prit Aléatha par le bras. — Il faut partir… Aléatha se libéra. — Adieu, seigneur, dit-elle froidement. Sur quoi, elle lui tourna le dos et s’enfonça dans la jungle. — Théa ! cria Pathan, inquiet. Elle l’ignora et continua. — Sapristi, il ne faut pas la laisser toute seule dans la jungle… Il regarda Roland. — D’accord, d’accord, grommela-t-il, s’élançant derrière elle. — Pathan, je ne comprends pas, dit Rega. Qu’est-ce qui se passe ? — Je te le dirai plus tard. Il faut réveiller le vieillard. D’un geste irrité, Pathan montra le magicien qui ronflait sous un arbre. L’Elfe regarda le seigneur Durndrun. — Je suis désolé, seigneur. Je lui parlerai. Je lui expliquerai. Le seigneur elfien secoua la tête. — Non, Quindiniar. Il vaut mieux ne pas re faire. Je préfère qu’elle ne sache pas. — Seigneur, je devrais vous accompagner… — Adieu, Quindiniar, l’interrompit fermement le seigneur Durndrun. Je compte sur vous. Rassemblant du geste sa maigre troupe, il s’enfonça avec elle dans la jungle. Zifnab, sollicité par la botte de Rega, se réveilla en sursaut. — Quoi ? Oh ? Je n’ai pas perdu un mot. Je me reposais les yeux, c’est tout. J’avais les paupières lourdes, vous comprenez. Toutes articulations craquant et grinçant, il se remit debout et renifla. — C’est l’heure du dîner. La cuisinière a parlé d’acifruits. C’est parfait. Nous pourrons les sécher et emporter ce qui restera pour le voyage. Troublé, Pathan considéra le vieillard, puis reporta son regard sur Haplo. — Vous venez ? — Allez-y. Il faut que je marche doucement. Je ne ferais que vous retarder. — Mais les titans… — Allez-y, dit Haplo, qui commençait à perdre patience. Tenant Rega par la main, l’Elfe prit la direction empruntée par sa sœur et Roland, qui avaient déjà une confortable avance. — Il faut que j’y aille, dit le nain, se hâtant pour rejoindre Pathan et Rega. Mais une fois qu’il les eut rattrapés, il resta un pas derrière eux, sans les perdre de vue un instant. — Je vais être obligé de faire tout ça à pied, je suppose, dit Zifnab avec irritation. Où est ce maudit dragon ? Jamais là quand j’ai besoin de lui, mais si je ne veux pas le voir, il ne manque pas de sauter partout en menaçant de dévorer tout le monde ou en disant des grossièretés sur mon appareil digestif ! Se retournant, il regarda Haplo. — Je peux vous aider ? — Que le Labyrinthe m’emporte si je te revois jamais ! grommela Haplo dans le dos du vieillard qui s’éloignait. Vieux fou ! Haplo fit signe au chien d’approcher et posa la main sur sa tête. La conversation entre Pathan et le seigneur elfien, entendue par le chien, lui parvint aussitôt. Haplo n’apprit pas grand-chose – il fut déçu. Le jeune seigneur avait dit simplement que les Elfes n’avaient pas une chance. Ils allaient tous périr. — Vous êtes une vraie mégère, non ? dit Roland. Il avait eu du mal à rejoindre Aléatha, avançant à grand-peine sur les ponts de lianes jetés d’arbre en arbre. Le sol était loin au-dessous de lui, les ponts oscillaient de façon alarmante à chaque pas. Aléatha, qui avait l’habitude, les traversait avec aisance. En fait, elle aurait pu échapper totalement à son poursuivant, mais elle n’avait pas envie de se retrouver seule dans la jungle. L’entendant derrière elle, elle se retourna ! — Kitkninit{29}. Vous perdez votre temps à me parler. Vous parlez même comme un barbare ! Le chignon d’Aléatha s’était dénoué, et ses cheveux ondulaient autour d’elle, repoussés en arrière par le vent de sa course. Elle avait les joues rougies par l’effort. — Kitkninit, mon œil ! Vous n’avez pas eu de mal à comprendre quand je vous ai dit de tenir notre patient. Aléatha l’ignora. Elle était grande, presque aussi grande que Roland. Dans sa culotte de peau, elle avançait d’un pas long et dégagé. Ils quittèrent le pont, prirent un chemin dans la mousse, étroit et accidenté, et où Aléatha s’efforçait de compliquer l’avance de Roland, chaque fois que c’était possible. Écartant les branches devant elle, elle les lui laissait retomber en pleine figure. Tournant brusquement, elle le laissait se dépêtrer dans un buisson de ronces. Mais si Théa espérait faire enrager Roland, elle ne réussit pas. L’humain semblait prendre un plaisir pervers aux difficultés qu’elle lui causait. Et dès qu’ils débouchèrent sur la vaste pelouse de la demeure des Quindiniar, elle découvrit Roland, qui marchait nonchalamment à côté d’elle. — Je veux dire, dit-il, reprenant la conversation où il l’avait laissée, vous avez traité cet Elfe comme un chien. À l’évidence, il donnerait sa vie pour vous. En fait, c’est ce qu’il va faire – donner sa vie, je veux dire – et vous le traitez comme Aléatha pivota vers lui tout d’une pièce. Roland lui saisit les poignets, retenant ses ongles à quelques pouces de son visage. — Écoutez, ma petite, je sais que vous voudriez m’arracher la langue pour ne pas entendre la vérité. Vous n’avez pas vu le sang sur son uniforme ? C’était du sang d’Elfes morts ! Du sang de votre peuple ! Mort ! Exactement comme le mien ! Mort ! — Vous me faites mal, dit froidement Aléatha, calmant la fébrilité de Roland. Il rougit, et la lâcha. Il vit les marques livides de ses mains sur les poignets d’Aléatha – les marques de sa peur. — Désolé. Pardonnez-moi. C’est juste que… — Veuillez m’excuser, dit Aléatha. Il est tard, et je dois m’habiller pour le dîner. Elle le laissa et traversa la vaste pelouse en direction de la maison. Les sonneries de trompes reprirent, mornes et lugubres dans l’air humide. Roland, toujours debout à la même place, suivait Aléatha des yeux, quand les autres le rejoignirent. — C’est le signal de l’attaque pour la garde de la cité, dit Pathan. J’en fais partie. Je devrais aller me battre avec eux. Mais il ne bougea pas. Il regarda la maison, et L’Aile du Dragon derrière. — Qu’est-ce qu’il t’a dit, le seigneur elfien ? demanda Roland. — Pour le moment, les gens croient que notre armée a repoussé les titans, les a vaincus. Mais Durndrun n’est pas dupe. Les attaquants ne représentent qu’une faible partie des forces des titans. Selon nos éclaireurs, après l’anéantissement des nains, les monstres se sont séparés – la moitié allant vers le vars pour écraser Thillia, l’autre allant vers l’east, jusqu’au Plus-Loin. Les deux armées de titans vont se rejoindre ici pour l’attaque décisive d’Equilan. Pathan serra Rega dans ses bras. — Nous ne pouvons pas survivre. Le seigneur m’a ordonné de fuir pendant qu’il en est encore temps, avec Aléatha et ma famille. Il pensait, naturellement, à une fuite par voie de terre. Il ne connaît pas l’existence de la nef. — Il faut partir dès ce soir ! dit Roland. — Si cet Haplo veut bien nous emmener avec lui. Il ne m’inspire pas confiance, dit Rega. — Ce qui signifie que je m’enfuis abandonnant mon peuple à la mort… murmura Pathan. Non, pensa Drugar, la main sur son couteau. Personne ne s’enfuira. Ni cette nuit, ni jamais. — Quand le chien aboiera, annonça le vieillard, haletant, rejoignant les autres en courant. C’est le signal. Quand le chien aboiera. CHAPITRE 31 CANOPÉE, EQUILAN Haplo fit un dernier tour de la nef, inspectant d’un œil critique ses réparations. Les dommages avaient été superficiels, les runes protectrices ayant, pour l’essentiel, bien joué leur rôle. Les planches fendues étaient réparées, la magie restaurée. Certain que la nef supporterait le long voyage, Haplo remonta sur le pont supérieur et s’arrêta pour se reposer. Il était épuisé. Les réparations effectuées sur la nef et celles effectuées sur son organisme l’avaient vidé de toute son énergie. Il savait qu’il était faible parce qu’il souffrait ! son épaule l’élançait. S’il avait pu se reposer, dormir, laisser son corps se renouveler lui-même, sa blessure n’aurait plus été maintenant qu’un mauvais souvenir. Mais il n’avait pas le temps. Il ne pourrait pas soutenir un assaut des titans. Il lui fallait consacrer sa magie à la nef, pas à lui. Le chien s’assit à côté de lui. Haplo lui caressa le museau, lui gratta les mâchoires. Le chien s’étira sous la caresse, comme pour en demander davantage. Haplo lui tapota le flanc. — Alors, tu es prêt à retourner là-haut ? Le chien roula sur le dos, se releva et s’ébroua. — Ouais, moi aussi. Haplo renversa la tête en arrière, clignant les yeux dans la lumière. La fumée des incendies ravageant la cité elfienne l’empêchait de voir les étoiles. Ils nous ont volé nos yeux ! Rendus aveugles à la belle lumière du soleil ! Pourquoi pas ? C’était compréhensible. Si les Sartans… Le chien gronda. Haplo, prudent, vigilant, regarda vivement vers la maison. Ils étaient tous à l’intérieur, il les avait vus entrer à leur retour de la jungle. Il s’était étonné qu’ils ne viennent pas à la nef. La première chose qu’il avait faite à son retour avait été de renforcer le champ magique entourant le vaisseau. Toutefois, après avoir envoyé le chien en reconnaissance, il avait appris ce qu’il aurait pu deviner tout seul – ils se disputaient avec véhémence. À voix hautes et stridentes, pleines de colère et de dépit. — Les mensch. Tous les mêmes. Ils devraient accueillir à bras ouverts un chef fort comme mon seigneur – quelqu’un qui imposera la paix et mettra de l’ordre dans leurs vies. Enfin, s’il en reste dans ce monde quand mon seigneur y arrivera. Haplo se leva, haussant les épaules, et descendit à la cabine de pilotage. Le chien se mit à aboyer un avertissement. Haplo regarda vivement autour de lui. Derrière la maison, la jungle remuait. Calandra entra en coup de vent dans son bureau, claqua la porte et la ferma à clé. Elle s’assit dans son fauteuil à haut dossier, ouvrit son registre et se mit à vérifier les chiffres du cycle précédent. Impossible de raisonner avec Pathan, absolument impossible. Il avait invité des étrangers, dont des esclaves humains, leur disant qu’ils pouvaient se réfugier dans la maison. Il avait dit à la cuisinière de faire venir sa famille de la cité. Il les avait tous paniqués avec ses histoires macabres. La cuisinière était en pleine crise de nerfs. Il n’y aurait pas de dîner ce soir ! Ça la peinait d’avoir à se l’avouer, mais à l’évidence, son frère se trouvait frappé de la même folie que leur pauvre père. — J’ai supporté Papa toutes ces années, dit Calandra, plongeant brusquement sa plume dans l’encrier. J’ai supporté les risques d’incendie, j’ai supporté la honte et les humiliations. Mais c’est mon père, et je lui dois la vie. Tandis que je ne te dois rien, Pathan ! Tu auras ta part d’héritage et c’est tout ! Prends-la, et emmène ta traînée humaine et ta bande de minables, et essaie de faire ton chemin dans le monde ! Tu reviendras ! À genoux ! Dehors, un chien se mit à aboyer. Très fort, et elle sursauta. Un pâté tomba sur le registre. Des bruits, des cris et des piétinements lui parvinrent d’en bas. Comment travailler dans ces conditions ! Saisissant son buvard d’un geste coléreux, Calandra le posa sur la tache. La page n’était pas gâchée, elle voyait encore les chiffres par transparence – les chiffres nets et précis marchant en rangées bien ordonnées, qui symbolisaient et résumaient sa vie. Elle posa doucement son porte-plume sur l’encrier, et s’approcha de la fenêtre, prête à la fermer. Mais ce qu’elle vit lui coupa le souffle. On aurait dit que les arbres avançaient vers la maison. Elle se frotta les yeux, les ferma avec force et se massa les paupières. Parfois, quand elle avait travaillé trop longtemps et trop tard, les chiffres se brouillaient devant ses yeux. Je suis énervée, c’est tout. J’ai des hallucinations. Quand je rouvrirai les yeux, tout sera redevenu normal. Calandra ouvrit les yeux. Les arbres ne bougeaient plus. Ce qu’elle voyait, c’était l’avancée d’une abominable armée. Des pas montèrent l’escalier, claquèrent dans le couloir. Un poing tambourina à sa porte. La voix de Pathan cria ! — Callie ! Ils arrivent ! Callie, je t’en prie ! Il faut partir ! Immédiatement ! Partir ! Pour aller où ? La voix de son père, triste et pressante, lui parvint par le trou de la serrure. — Ma chérie ! Nous partons pour les étoiles ! Les bruits d’en bas couvrirent les paroles, et elle entendit vaguement quelque chose où il était question de « ta mère ». — Descends, papa. Je vais lui parler. Calandra, dit Pathan, tambourinant à la porte. Calandra ! Elle regardait par la fenêtre, comme hypnotisée. Les monstres semblaient hésiter à s’aventurer à découvert sur la vaste pelouse. Ils restaient à la lisière de la jungle. De temps en temps, l’un d’eux levait une tête sans yeux – on aurait dit des paresseux, qui reniflaient l’air autour d’eux et ne semblaient pas apprécier les odeurs. Un coup sourd ébranla la porte. Pathan essayait de l’enfoncer. Ce serait difficile. Parce que Calandra comptait souvent de l’argent dans cette pièce, la porte était solide et spécialement renforcée. Il la suppliait d’ouvrir, de venir avec eux. Une émotion inusitée réchauffa Calandra. Pathan l’aimait. Il l’aimait vraiment. — Peut-être que je n’ai pas échoué après tout, maman, dit Calandra. Pressant sa joue contre la vitre fraîche, elle regardait la pelouse et l’armée terrifiante. Les coups contre la porte continuaient. Pathan allait se démettre l’épaule. Il fallait arrêter ça. Gagnant la porte d’un pas raide, Calandra poussa le verrou. Au claquement sec répondit un silence abasourdi. — Je suis occupée, Pathan, dit Calandra avec fermeté, comme si elle parlait à un enfant qui voudrait jouer. J’ai du travail. Sauve-toi et laisse-moi tranquille. — Calandra ! Regarde par la fenêtre ! Pour qui la prenait-il – pour une imbécile ? — J’ai déjà regardé par la fenêtre, Pathan, dit Calandra avec calme. Tu m’as fait faire une erreur dans mes comptes. Va où tu veux et fiche-moi la paix ! Elle voyait d’ici son visage – son air peiné, stupéfait. Comme le cycle où on l’avait ramené à la maison après le voyage avec son grand-père, le jour des funérailles d’Elithénia. Maman n’est plus là, Pathan. Elle ne reviendra plus jamais. En bas, les cris s’amplifièrent. Elle entendit des semelles racler sur le plancher – encore une mauvaise habitude de Pathan. Elle le voyait, baissant la tête, fixer le sol en donnant des coups de pied dans les plinthes. — Adieu, Callie, dit-il, si bas qu’elle l’entendit à peine par-dessus le bourdonnement du ventiplume. Je crois que je comprends. Sans doute que non, mais peu importait. Adieu, Pathan, dit-elle mentalement, posant doucement sur la porte sa main tachée d’encre, comme elle aurait caressé une joue d’enfant. Prends bien soin de Papa… et de Théa. Elle entendit des pas s’éloigner en courant dans le couloir. Calandra s’essuya les yeux. S’approchant de la fenêtre, elle la ferma d’un coup sec, puis retourna à son bureau, et s’assit – droite et raide. Elle prit son porte-plume, le trempa d’un geste précis dans l’encrier, et se pencha sur son registre. — Ils se sont arrêtés, dit Haplo au chien, surveillant les mouvements des titans et constatant qu’ils restaient dans la jungle. Je me demande pourquoi… Le sol gronda sous ses pieds, ce qui lui donna la réponse. — Le dragon du vieillard… Ils doivent le sentir. Viens, chien. Partons avant que ces monstres réalisent qu’ils sont bien trop nombreux pour s’effrayer d’un seul dragon. Haplo était presque arrivé à l’échelle menant à la cabine de pilotage quand, baissant les yeux, il s’aperçut qu’il parlait tout seul. — Chien ! Maudite bête ! Où… Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, le Patryn vit le chien sauter du pont sur la pelouse. — Chien ! Mille tonnerres ! Haplo traversa le pont en courant, regarda par-dessus la lisse. Le chien était juste au-dessous de lui, face à la maison. Pattes raidies, fourrure hérissée, il aboyait comme un fou. — D’accord, tu les as prévenus ! Tu as prévenu tout le monde dans trois royaumes ! Maintenant, reviens ! Le chien l’ignora, ou peut-être ne l’entendait-il pas à cause même de ses aboiements. Très contrarié, partageant son attention entre la maison et les monstres rôdant dans la jungle, Haplo sauta dans la mousse. — Écoute, toutou, on ne veut pas de compagnie… Il tendit la main vers l’animal, pour l’attraper par le cou. Le chien ne tourna pas la tête, ne le regarda pas une seule fois. Mais à l’approche de la main, il fit un bond en avant et fila vers la maison. — Chien ! Reviens ! Chien ! Je pars ! Tu m’entends ? Haplo fit un pas vers la nef. — Chien, espèce de sac à puces… damnation ! Le. Patryn s’élança en courant à la poursuite de l’animal. — Le chien aboie, cria Zifnab. Courez ! Fuyez ! Feu ! Famine ! Fuyez ! Personne ne bougea, sauf Aléatha qui jeta un regard ennuyé par-dessus son épaule. — Où est Callie ? Pathan évita les yeux de sa sœur. — Elle ne vient pas. — Alors, je ne viens pas non plus. D’ailleurs, c’est idiot de partir. J’attendrai mon seigneur ici. Tournant le dos à la fenêtre, Aléatha s’approcha du miroir et rectifia l’ordonnance de sa coiffure, de sa robe, de ses bijoux. Elle portait sa plus belle robe et les gemmes héritées de sa mère. Sa coiffure lui allait à ravir. Elle n’avait jamais été plus belle, l’assura le miroir. — Je ne comprends pas pourquoi il n’est pas encore là. Mon seigneur n’est jamais en retard. — Il n’est pas là parce qu’il est mort, Théa, dit Pathan, qui craquait. Tu ne comprends donc pas ? — Et ça va bientôt être notre tour ! dit Roland, montrant la pelouse. À moins qu’on n’arrive à la nef ! Je ne sais pas ce qui arrête les titans, mais ça ne va pas durer longtemps ! Pathan regarda autour de lui. Dix humains, des esclaves qui avaient bravé le dragon pour rester avec les Quindiniar, et leur famille, qui avaient cherché refuge dans la maison. La cuisinière sanglotait hystériquement dans un coin. De nombreux Elfes adultes et quelques adolescents – peut-être les enfants de la cuisinière, Pathan ne savait pas au juste – faisaient cercle autour d’elle. Tous regardaient Pathan, cherchant un chef. Pathan détourna les yeux. — Allez-y ! Courez ! cria Roland en humain aux esclaves. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Les hommes prirent les enfants dans leurs bras, les femmes retroussèrent leurs jupes, et tous sortirent en courant. Les Elfes n’avaient pas compris les paroles de Roland, mais ils avaient très bien compris son expression. Entraînant la cuisinière sanglotant, ils suivirent les humains sur la pelouse, montant en courant l’éminence où s’était posée la nef. Des esclaves humains. La cuisinière elfienne et sa famille. Nous. Les meilleurs et les plus intelligents. — Pathan ? dit Roland d’un ton pressant. L’Elfe se tourna vers sa sœur. — Théa ? Aléatha pâlit. La main qui lissait ses cheveux trembla légèrement. Elle se mordit les lèvres, et quand elle fut sûre de pouvoir parler sans trembler, elle dit ! — Je reste avec Callie. — Si tu restes, je reste aussi. — Pathan ! — Laisse-le, Rega ! S’il veut se suicider, c’est son… — Ce sont mes sœurs ! Je ne peux pas les abandonner ! — S’il reste, Roland, alors, je reste aussi… commença Rega. Le chien sauta sur la véranda, fila dans le couloir, lança un seul et unique « ouah ! ». — Ils recommencent à avancer ! cria Roland de la fenêtre. — Quand mon seigneur arrivera, dites-lui que je l’attends au salon, dit Aléatha, rassemblant calmement ses jupes et se dirigeant vers la porte. Pathan la regarda partir, mais Roland le prit par le bras. — Occupe-toi de Rega. L’humain rejoignit Aléatha, la jeta sur son épaule et l’emporta, la tête en bas, hurlant et se débattant comme une tigresse, vers la porte. Haplo tourna le coin de la maison et s’arrêta dans une glissade, médusé à la vue de la troupe d’Elfes et d’humains courant vers sa nef ! Sauveur. Ha ! Attendez de vous heurter au bouclier magique ! Haplo les ignora, continua à poursuivre le chien, le vit sauter sur la véranda. — On arrive ! cria Pathan. — Vous n’êtes pas les seuls, grommela Haplo. Les titans s’étaient remis en branle, et avançaient, incroyablement rapides et silencieux. Haplo regarda le chien, regarda les Elfes et les humains qui couraient vers sa nef. Les premiers arrivés tentaient de s’en approcher, mais découvraient que c’était impossible. Les runes de la coque luisaient, rouges et bleues, la gardant contre les intrusions. Les mensch criaient, s’étreignaient en pleurant. Certains se retournèrent, prêts à se battre jusqu’à la mort. Sauveur. Haplo, exaspéré, soupira. Jurant entre ses dents, il leva la main et traça des runes en l’air. Elles s’enflammèrent. Les signes de la nef clignotèrent en réponse, et s’éteignirent. Les défenses étaient abaissées. — Dépêchez-vous, cria-t-il, lançant au chien un coup de pied qui manqua sa cible. — Il va falloir courir, Quindiniar ! cria Zifnab, retroussant sa robe et découvrant ses jambes maigres. Au fait, vous avez été parfait, Lenthan mon ami. Superbe discours. Je n’aurais pas fait mieux moi-même. Posant la main sur le bras de Lenthan, il ajouta ! — Prêt ? Lenthan, bouleversé, battit des paupières. — Je suis prêt, dit-il sans conviction. Où allons-nous ? ajouta-t-il, se laissant entraîner par Zifnab. — Dans les étoiles, mon cher ami ! caqueta Zifnab. Dans les étoiles ! Drugar courait derrière les autres. Il était fort et endurant. Il aurait pu continuer à courir longtemps après que tous les humains et les Elfes se seraient écroulés en chemin. Mais avec ses petites jambes courtes, sa lourde armure de cuir et ses grosses bottes, il ne pouvait pas se maintenir à leur hauteur. Ils l’eurent bientôt distancé dans leur course folle vers la nef, le laissant loin derrière. Le nain continua avec entêtement. Il voyait les titans sans tourner la tête ! ils étaient derrière lui, mais se déployaient en éventail, dans l’espoir d’encercler leurs proies. Les monstres gagnaient lentement du terrain sur les humains et les Elfes, plus vite sur le nain. Drugar accéléra, courant comme un désespéré, non par crainte des titans, mais de peur que sa vengeance ne lui échappe. Il trébucha, chancela, perdit l’équilibre, et tomba à plat ventre dans la mousse. Il se releva, sa botte à moitié déchaussée. Sautillant sur un pied, il tenta de la remettre, les mains moites de sueur. De la fumée lui piquait les narines. Les titans avaient mis le feu à la jungle. — Pathan ! Regarde ! dit Rega, tournant la tête. Barbe-Noire ! L’Elfe s’arrêta dans une glissade. Lui et Rega étaient à quelques pas de la nef. Ils étaient restés en arrière, pour couvrir Zifnab, Haplo et Lenthan qui couraient devant, sans parler de Roland portant Aléatha enragée. Comme d’habitude, ils avaient oublié le nain. — Continue, dit Pathan, revenant sur ses pas. Il vit des flammes surgir entre les arbres, projetant une fumée noire vers le ciel. L’incendie se propageait rapidement vers la maison. Il se força à détourner le regard, et le fixa sur le nain trébuchant et les titans qui approchaient. Un mouvement saisi du coin de l’œil le fit se retourner. — Je croyais t’avoir dit de continuer vers la nef. Rega eut un petit sourire. — Résigne-toi, Elfe ! Tu m’as voulue, tu m’as. Pathan lui retourna son sourire, sans rien dire car il n’avait plus de souffle pour parler. Ils repartirent tous les deux vers le nain, qui, entre-temps, avait ôté sa botte et continuait en boitillant, un pied chaussé, l’autre nu. Pathan le prit par un bras, Rega par l’autre. — Je n’ai pas besoin de votre aide, gronda Drugar, les foudroyant du regard. Lâchez-moi ! — Pathan, ils gagnent du terrain ! cria Rega, avec un signe de tête vers les titans. — Taisez-vous et arrêtez de gigoter ! dit Pathan au nain. Vous nous avez sauvé la vie ! Drugar se mit à rire – d’un rire sombre et sauvage. Pathan se demanda une fois de plus si le nain devenait fou. L’Elfe n’eut pas le temps d’épiloguer sur la question. Du coin de l’œil, il vit les titans se rapprocher. Ils n’avaient pas une chance. Il regarda Rega, elle le regarda, haussa les épaules. Tous deux resserrèrent leur prise sur le bras du nain et se mirent à courir. Haplo atteignit la nef avant les autres, les runes tatouées sur sa peau soutenant ses forces défaillantes et lui prêtant de la vitesse. Hommes, femmes, et enfants glapissants s’affalèrent sur le pont. Quelques-uns avaient trouvé l’écoutille et étaient descendus. La plupart restaient près de la lisse, et regardaient les titans. — Descendez ! hurla Haplo, montrant l’écoutille. Il enjamba la rambarde et se dirigeait – une fois de plus – vers la cabine de pilotage, quand il entendit des gémissements frénétiques et se sentit tirer par le mollet. — Qu’est-ce qu’il y a, encore ? gronda-t-il se retournant tout d’une pièce, pour se trouver face au chien qui avait failli le faire tomber à la renverse. Regardant vers la pelouse, il vit, à travers la fumée, l’humaine, l’Elfe et le nain encerclés par les titans. — Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne peux pas… Oh, par… ! Haplo attrapa le poignet de Zifnab, qui essayait sans succès d’enjamber la lisse avec Lenthan Quindiniar. — Où est votre dragon ? demanda le Patryn, faisant pivoter le vieillard face à lui. — Le flacon ? Zifnab cligna les yeux comme une chouette dans le soleil. — Bonne idée. Ça ne me ferait pas de mal de boire un petit… — Votre dragon, imbécile ! Votre dragon ! — Mon dragon ? Où çà ? dit le vieux magicien, l’air très inquiet. Soyez gentil, ne lui dites pas que vous m’avez vu. Je vais descendre tout de… — Écoutez-moi donc, vieux fou ! Votre dragon est le seul à pouvoir les sauver ! dit Haplo, montrant le petit groupe qui s’efforçait vaillamment de rejoindre la nef. — Mon dragon ? Sauver quelqu’un ? dit Zifnab, secouant tristement la tête. Vous devez le confondre avec un autre – Smaug, peut-être ? Non ? Ah, j’y suis ! Le lézard qui a donné tant de fil à retordre à saint Georges ! Comment s’appelait-il, déjà ? Ah, ça, c’était un dragon ! — Vous voulez dire que je n’en suis pas un ! Le sol s’ouvrit sous les vibrations de la voix. Le dragon passa la tête à travers la mousse. La nef roula et tangua sous l’onde de choc, projetant Haplo contre la rambarde. Lenthan se raccrocha désespérément à la lisse. Se relevant, Haplo vit les titans s’arrêter, leurs têtes sans yeux pivoter lentement vers la bête gigantesque. Le serpent rampa hors du trou qu’il avait creusé lui-même, ses écailles vertes scintillant au soleil. — Smaug ! tonna le dragon. Ce bellâtre vaniteux ! Quant à ce misérable ver de terre qui s’est attaqué à saint Georges… Roland atteignit la nef, souleva Aléatha et la tendit à Haplo qui la hissa à bord puis la confia à son père. — Montez ! dit Haplo, en lui tendant la main. Roland secoua la tête, retourna sur ses pas pour aider Pathan, et disparut dans la fumée de plus en plus épaisse. Haplo tenta de le suivre des yeux, maudissant ce nouveau délai. On ne voyait presque plus rien – la jungle était en flammes –, mais Haplo avait l’impression que les titans reculaient, tournant en rond en pleine confusion, coincés entre le dragon et les incendies qu’ils avaient allumés. — Et penser que je finis avec un vieux charlatan comme vous ! rugissait le dragon. J’aurais pu trouver un pays où on m’aurait apprécié. Pern, par exemple ! Au lieu de cela, je… Toussant, les yeux piqués par la fumée, le petit groupe avançait à l’aveuglette. Difficile de dire qui portait qui, car tous ils semblaient se soutenir les uns les autres. Avec l’aide d’Haplo, ils parvinrent à enjamber la lisse et s’écroulèrent sur le pont. — Tout le monde en bas ! ordonna le Patryn. Vite ! Les titans ne vont pas mettre longtemps à réaliser qu’ils n’ont pas aussi peur du dragon qu’ils le croient ! Épuisés, ils s’avancèrent en titubant, dégringolèrent par l’écoutille. Haplo allait les suivre quand il vit Pathan, cramponné à la lisse, qui regardait à travers la fumée, refoulant ses larmes. — Venez, ou je vous jette en bas ! menaça Haplo. — La maison… vous la voyez ? Pathan s’essuya les yeux d’un geste impatienté. — Elle est détruite, Elfe, brûlée ! Maintenant, voulez-vous… Haplo fit une pause et reprit ! — Mais il y avait quelqu’un à l’intérieur. Votre sœur. Pathan hocha la tête et se détourna lentement. — Je suppose qu’il valait mieux mourir de cette façon que… de l’autre. — On va bientôt le savoir si on ne décolle pas en vitesse ! Désolé, mais je n’ai pas de temps à perdre en condoléances. Haplo saisit l’Elfe par les épaules et le catapulta en bas. En bas où régnait un silence de mort. La magie protégeait la nef de la fumée et des flammes, le dragon la protégeait des titans. Les humains, les Elfes et le nain s’étaient réfugiés dans tous les espaces libres, pelotonnés les uns contre les autres, et tous fixaient les yeux sur Haplo. Haplo embrassa la scène du regard, l’air sombre. Il n’aimait pas ses passagers, il n’aimait pas la situation. Ses yeux s’arrêtèrent sur le chien, couché, la tête sur les pattes. — Tu es content ? grommela-t-il. L’animal fouetta le sol de sa queue. Haplo posa les mains sur la pierre de direction, espérant avoir encore la force de faire décoller la nef. Les signes se mirent à luire, rouges et bleus, sur sa peau, les runes de la pierre s’allumèrent en réponse. Un violent tremblement ébranla le vaisseau, les planches craquèrent. — Les titans ! C’était la fin. Il ne pouvait pas les combattre, il n’en avait plus la force. Ne me voyant pas revenir, mon seigneur comprendra qu’il s’est passé quelque chose. Ça le rendra circonspect quand il viendra dans ce monde. Des écailles vertes se collèrent contre les fenêtres, obstruant presque complètement la vue. Haplo sursauta, se ressaisit. Il savait maintenant ce qui faisait trembler et craquer la nef. Un immense corps écailleux qui s’enroulait autour d’elle. Un œil flamboyant fixa le Patryn à travers la vitre. — Paré au décollage, messire ! annonça le dragon. — Mise à feu ! Lancement ! dit le vieillard, s’asseyant par terre, le chapeau penché sur l’oreille. Ce vaisseau doit être rebaptisé ! Il faut un nom plus approprié pour un vaisseau stellaire ! Apollo ? Gemini ? Enterprise. Déjà pris. Millennium Falcon. Marque déposée. Tous droits réservés. Non ! Attendez, j’ai trouvé ! Etoile du Dragon ! C’est ça ! Etoile du Dragon ! — Merde, grommela Haplo, remettant les mains sur la pierre. La nef s’éleva lentement, régulièrement. Debout, les mensch regardaient par les hublots alignés sur toute la longueur de la coque, regardaient leur monde s’éloigner. La dragonef survola Equilan. On ne voyait plus la cité elfienne à travers la fumée et les flammes qui la dévoraient et dévoraient les arbres dans lesquels elle était construite. La dragonef survola le golfe de Kithni, rouge du sang des humains. Elle survola Thillia – noire, calcinée. Ici et là, le long des routes défoncées, ils distinguaient parfois un survivant hébété errant dans ce pays mort. S’élevant régulièrement, prenant de l’altitude, la nef survola le pays des nains – sombre, désert. Puis elle s’élança dans le ciel bleu-vert, laissant ce monde ruiné derrière elle, et mit le cap sur les étoiles. CHAPITRE 32 L’ÉTOILE DU DRAGON La première partie du voyage fut relativement paisible. Effrayés et impressionnés à la vue du sol filant sous eux, les mensch – Elfes et humains – restaient groupés, recherchant pathétiquement la compagnie et le soutien de leurs semblables, parlant sans cesse de la catastrophe qui les avait frappés. Rapprochés par la tragédie commune, ils tentèrent même d’attirer le nain dans leur cercle amical. Drugar les ignora. Morose et mélancolique, il restait seul dans son coin, qu’il quittait rarement, et uniquement poussé par la nécessité. Ils parlaient avec animation de l’étoile vers laquelle ils volaient, de leur nouveau monde et de leur nouvelle vie. Mais maintenant qu’ils étaient effectivement en route pour les étoiles, le vieillard devenait très évasif dans ses descriptions, ce qui amusa beaucoup Haplo. — À quoi ça ressemble ? Qu’est-ce qui provoque la lumière ? demanda Roland. — C’est une lumière sacrée, dit Lenthan Quindiniar, doucement réprobateur. Et qu’on ne doit pas mettre en doute. — Lenthan a raison… si on veut, dit Zifnab, l’air gêné. La lumière est, pourrait-on dire, sacrée. Et puis, il y a la nuit. — La nuit ? Qu’est-ce que c’est ? Le vieillard s’éclaircit bruyamment la gorge, et regarda autour de lui, cherchant du secours. N’en trouvant pas, il se lança. — Eh bien, vous vous rappelez les tempêtes qu’il y avait sur votre monde ? Il pleuvait à un certain moment de chaque cycle ? La nuit, c’est pareil, sauf qu’à un certain moment de chaque cycle, la lumière… euh… disparaît. — Et tout est noir ? dit Rega, atterrée. — Oui, mais ce n’est pas effrayant. C’est plutôt réconfortant. C’est le moment où tout le monde dort. On n’a pas de mal à fermer les paupières. — Je n’arrive pas à dormir dans le noir ! dit Rega, frissonnante et regardant le nain, assis silencieusement à l’écart. J’ai déjà essayé. Je ne suis pas bien sûre, pour cette étoile. Pas bien sûre d’avoir envie d’y aller. — Tu t’habitueras, dit Pathan en l’enlaçant. Je serai avec toi. Ils s’étreignirent. Haplo remarqua l’air désapprobateur des Elfes qui observaient les amoureux. Et il vit la même expression sur le visage des humains. — Pas en public, dit Roland à sa sœur, l’écartant de Pathan. Les mensch ne parlèrent plus de l’étoile. Haplo entrevit les dissensions qui s’introduisaient dans le paradis. Les mensch s’aperçurent que la nef était plus petite qu’ils ne l’avaient cru d’abord. L’eau et les provisions s’épuisaient à une vitesse alarmante. Certains humains se rappelèrent qu’ils avaient été esclaves, certains Elfes se rappelèrent qu’ils avaient été les maîtres. L’atmosphère bon enfant s’évanouit. Ils ne parlèrent plus de leur destination – du moins pas en tant que groupe. Les Elfes et les humains se réunissaient maintenant chacun de leur côté pour discuter de leurs problèmes, et ils parlaient à voix basse. Haplo sentit la tension monter et maudit ses passagers. Il n’avait rien contre les divisions. En fait, il ne demandait qu’à les encourager. Mais pas sur sa nef. L’eau et la nourriture ne posaient pas de problème. Il avait fait des provisions pour lui et le chien – veillant cette fois à la variété – et il pouvait les multiplier à volonté. Mais combien de temps serait-il obligé de nourrir ces gens et de les supporter ? Non sans inquiétude, il avait mis le cap sur la direction indiquée par le vieillard. Ils se dirigeaient vers la plus brillante étoile du ciel. Combien de temps leur faudrait-il pour l’atteindre ? Qui le savait ? Certainement pas Zifnab. — Qu’est-ce qu’il y a pour dîner ? demanda le vieux magicien, passant la tête dans la cale où Haplo ruminait ces questions. Le chien, debout à son côté, leva la tête et remua la queue. Haplo le regarda avec irritation. — Assis, grommela-t-il. Remarquant qu’il restait très peu de provisions, Zifnab parut très déconfit, en même temps qu’extrêmement affamé. — Pas de problème, vieillard, je m’occupe du ravitaillement ! dit Haplo. Il faudrait qu’il utilise sa magie une fois de plus, mais à ce stade, ça n’avait plus d’importance. Ce qui l’intéressait davantage, c’était leur destination et le temps qu’il lui faudrait pour se débarrasser de ses réfugiés. — Vous savez quelque chose sur ces étoiles, n’est-ce pas ? — Vraiment ? dit Zifnab, circonspect. — Vous le prétendez, en tout cas. À leur parler tout le temps, dit Haplo, montrant du pouce la partie du vaisseau où se tenaient généralement les mensch, de « nouveau » monde… — « Nouveau » ? Je n’ai jamais dit qu’il était « nouveau », protesta Zifnab. Il se gratta la tête, renversant son chapeau qui tomba dans la cale aux pieds d’Haplo. — De nouveau monde… de réunion avec des épouses mortes depuis longtemps, dit Haplo, ramassant le couvre-chef. — C’est possible, s’écria le vieillard d’une voix stridente. Tout est possible. Il tendit la main vers son chapeau. — Attention, n’écrasez pas le rebord. — Quoi, le rebord ? Dites-moi, vieillard, à quelle distance sommes-nous de cette étoile ? Combien de jours encore pour y arriver ? — Eh bien, euh, je suppose… bredouilla Zifnab. Tout dépend… tout dépend de notre vitesse ! C’est ça, tout dépend de notre vitesse. S’échauffant de plus en plus, il poursuivit ! — Disons que nous voyageons à la vitesse de la lumière… Impossible, naturellement, si l’on en croit les physiciens. Ce qui n’est pas mon cas, d’ailleurs. Les physiciens ne croient pas aux magiciens – chose qu’en ma qualité de magicien, je trouve hautement insultante. Et par conséquent, je me venge en ne croyant pas aux physiciens. Quelle était la question ? Haplo reprit au début, s’exhortant à la patience. — Savez-vous ce que sont réellement ces étoiles ? — Certainement, répondit Zifnab, toisant Haplo d’un air majestueux. — Alors, qu’est-ce que c’est ? — Qu’est-ce que c’est que quoi ? — Les étoiles ? — Vous voulez que je vous explique ? — Si ça ne vous dérange pas. — Eh bien, je crois que la meilleure façon de l’exprimer, dit le vieillard, le front inondé de sueur, en termes simples et avec concision, ce serait de dire que ce sont… heu… des étoiles. — Hum hum, dit sombrement le Patryn. Dites-moi donc, vieillard, à quelle distance vous avez jamais approché une étoile ? Zifnab s’épongea le front du bout de sa barbe et réfléchit intensément. — Une fois, je suis descendu dans le même hôtel que Clark Gable, proposa-t-il, plein de bonne volonté, après un très long silence. Avec un grognement écœuré, le Patryn lui lança son chapeau. — Très bien, continuez à faire joujou, mon vieux. Il lui tourna le dos et reprit son bilan des provisions – un baril d’eau, une caisse de targ salé, du pain, du fromage, et un sac d’acifruits. Fronçant les sourcils, Haplo soupira en considérant tristement le baril. — Ça ne vous dérange pas que je regarde ? demanda poliment Zifnab. — Vous savez que je pourrais mettre fin rapidement à cette situation. Jeter la « cargaison » par-dessus bord, si vous voyez ce que je veux dire. La chute serait longue, jusqu’en bas. — Oui, vous pourriez, dit Zifnab, s’asseyant, jambes pendantes, au bord de l’écoutille. Et ce serait fait en une minute. Nos vies n’ont aucune valeur pour vous, n’est-ce pas, Haplo ? La seule chose qui compte pour vous, c’est vous. — Vous vous trompez, vieillard. Pour le meilleur et pour le pire, j’ai juré allégeance et fidélité à un homme. Je donnerais ma vie pour sauver la sienne, regrettant de ne pas pouvoir faire davantage. — Ah oui, dit doucement Zifnab. Votre seigneur. Celui qui vous a envoyé ici. Haplo fronça les sourcils. Comment diable ce vieux fou savait-il cela ? Il a dû le déduire de quelques paroles irréfléchies qui ont pu m’échapper. J’ai été imprudent, très imprudent. Mille tonnerres ! Tout va de travers ! Le Patryn donna un coup de pied dans le tonneau, dont les planches se fendirent, provoquant un déluge d’eau tiède. J’ai l’habitude de tout contrôler ! toute ma vie, en toutes circonstances, j’ai toujours contrôlé la situation. C’est ainsi que j’ai survécu dans le Labyrinthe, ainsi que j’ai accompli ma mission sur Arianus. Et me voilà en train de faire des choses que je n’ai jamais eu l’intention de faire, de dire des choses que je n’ai jamais eu l’intention de dire ! Une bande de mutants doués de l’intelligence du rutabaga moyen a failli me détruire. J’emmène un groupe de mensch dans les étoiles, et je supporte un vieux toqué fou à lier. — Pourquoi ? demanda Haplo tout haut, repoussant le chien qui lapait joyeusement l’eau répandue par terre. Dites-moi pourquoi, c’est tout. — La curiosité, dit placidement le vieillard. Elle en a tué plus d’un. — C’est une menace ? — Non ! Le ciel m’est témoin que non ! dit précipitamment Zifnab en secouant la tête. Simplement un avertissement, mon cher garçon. Certains considèrent que la curiosité est très dangereuse. Poser des questions conduit parfois à la vérité. Et c’est ça qui peut poser beaucoup de problèmes. — Ouais, mais tout dépend de la vérité en laquelle on croit, n’est-ce pas, vieillard ? Haplo ramassa un bout de bois mouillé, traça un signe dessus et le jeta dans le coin. Aussitôt, les morceaux cassés du tonneau se réunirent. En un clin d’œil, le baril fut reconstitué. Le Patryn traça des runes sur le tonneau et dans l’air à côté, et d’autres tonneaux pleins d’eau vinrent s’aligner à côté de lui. D’autres runes firent surgir des caisses de targ salé, qui rejoignirent les barils. Des amphores de vin apparurent, tintant joyeusement. En quelques instants, la cale regorgea de victuailles. Haplo remonta l’échelle menant hors de la cale, et Zifnab s’écarta pour le laisser passer. — Tout dépend de la vérité en laquelle on croit, vieillard, répéta le Patryn. — Oui. Des pains et des poissons, hein, Sauveur ? dit Zifnab avec un clin d’œil malicieux. Eau et nourriture provoquèrent, quoique indirectement, la crise qui faillit bien résoudre tous les problèmes d’Haplo. — Qu’est-ce que c’est que cette puanteur ? demanda Aléatha. Et qu’allez-vous faire pour y remédier ? Ils volaient depuis une semaine, selon l’estimation de la chronofleur apportée à bord par les Elfes. Aléatha était venue dans la cabine de pilotage et regardait l’étoile qui était leur destination. — La sentine, répondit distraitement Haplo, qui réfléchissait au moyen d’estimer la distance les séparant encore de leur destination. Il faut pomper chacun à votre tour, je vous l’ai déjà dit. Les Elfes, concepteurs et constructeurs de la nef, avaient imaginé une méthode efficace de gestion des déchets, basée à la fois sur la machinerie et sur la magie elfiennes. L’eau est rare et extrêmement précieuse sur le monde de l’air d’Arianus. Et comme elle sert aussi d’étalon des échanges monétaires, on n’en gaspille pas une seule goutte. Les premiers magiciens elfiens et humains avaient inventé des procédés pour recycler les eaux usées en eau pure. À cet effet, les Elfes, par une combinaison de la machinerie et de l’alchimie, obtenaient une eau, qui, juraient-ils, avait meilleur goût que l’eau obtenue par la magie élémentale des humains. Après avoir pris possession de la nef, Haplo s’était débarrassé de toute la machinerie elfienne, ne conservant que la pompe de la sentine pour le cas où il aurait à évacuer des eaux de pluie. Les Patryns, de par la magie runique, ont leur propre gestion des déchets corporels, par des méthodes dont ils gardent jalousement le secret – non par pudeur, mais pour de simples raisons de survie. Tel un animal qui enterre ses excréments pour ne pas laisser d’indices de son passage. Haplo ne s’était donc pas inquiété outre mesure des problèmes sanitaires. Il avait vérifié la pompe. Elle fonctionnait. Les humains et les Elfes n’auraient qu’à pomper à tour de rôle. Préoccupé par ses calculs, il oublia sa conversation avec Aléatha, se disant simplement qu’il faudrait penser à organiser la relève. Un cri, ou plutôt un hurlement, et des bruits de voix coléreuses, interrompirent ses pensées. Le chien, qui somnolait près de lui, se leva d’un bond en grondant. — Qu’est-ce qu’il y a encore ? grommela Haplo, descendant au quartier de l’équipage. — Ce ne sont plus vos esclaves, belle dame ! Roland, hurlant et congestionné, se dressait devant une Aléatha livide et d’un calme glacial. Les humains étaient massés derrière leur champion. Les Elfes étaient unanimement rangés derrière Aléatha. Pathan et Rega, l’air désolé, se tenaient au milieu, main dans la main. Le vieillard, naturellement, avait disparu – comme chaque fois qu’il y avait des problèmes. — Les humains sont nés pour l’esclavage. Vous ne savez rien faire d’autre ! rétorqua un jeune Elfe, neveu de la cuisinière – et spécimen particulièrement grand et fort de mâle elfien. Roland s’élança, brandissant les poings, tous les humains derrière lui. Le neveu de la cuisinière releva le défi, suivi de tous ses frères et cousins. Pathan voulut s’interposer, et reçut un bon coup sur la tête de la part d’un humain, esclave de la famille Quindiniar depuis sa naissance, et qui cherchait depuis longtemps l’occasion de donner libre cours à sa frustration. Rega, voulant se porter au secours de Pathan, se trouva prise dans la bagarre. La mêlée devint générale, la nef roulait et tanguait, et Haplo jura. Il jurait beaucoup ces derniers temps, se dit-il. Aléatha s’était retirée à l’écart, et observait la scène avec détachement, relevant un peu sa jupe pour ne pas la tacher du sang qui risquait de couler. — Assez ! rugit Haplo, séparant brutalement les combattants, aidé du chien qui mordillait les chevilles. Vous allez faire tomber la nef ! Ce n’était pas tout à fait vrai, car la magie’la maintiendrait en l’air, mais c’était une perspective terrifiante, tout à fait propre à ramener le calme. Ils s’arrêtèrent à contrecœur, se foudroyant du regard tout en essuyant le sang coulant des lèvres fendues et des nez cassés. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Haplo. Tout le monde se mit à parler en même temps. Sur un geste furieux du Patryn, tout le monde se tut. Haplo arrêta son regard sur Roland. — Bon, c’est vous qui avez commencé. Qu’est-ce qui s’est passé ? — C’est le tour de Sa Seigneurie de pomper la sentine, dit-il, haletant, frictionnant d’une main ses muscles abdominaux endoloris et désignant Aléatha de l’autre. Elle refuse. Et elle ordonne à un humain de le faire à sa place. — Ouais ! C’est vrai ! confirmèrent en chœur tous les humains, mâles et femelles. En une vision fugitive mais extrêmement réconfortante, Haplo se vit utiliser sa magie pour fendre la coque et précipiter dans le vide ces misérables et irritantes créatures. Pourquoi ne le fit-il pas ? La curiosité, avait dit le vieillard. Oui, je suis curieux, curieux de voir où il veut emmener ces gens, curieux de voir pourquoi. Mais Haplo prévoyait le moment – qui approchait rapidement – où sa curiosité serait épuisée. Sa colère dut se voir sur son visage. Les humains se turent et reculèrent d’un pas. Aléatha, voyant son regard s’arrêter sur elle, pâlit, mais sans lâcher pied, et le toisa avec un mépris hautain. Sans dire un mot, Haplo la saisit par le bras et l’entraîna. Aléatha hurla, et résista. Haplo la tira d’une secousse, et elle tomba. Haplo la remit sur pied d’une traction brutale et continua. — Où l’emmenez-vous ? s’écria Pathan avec effroi. Du coin de l’œil, Haplo vit Roland pâlir. À sa tête, il avait l’air de croire qu’Haplo allait la jeter par-dessus bord. Parfait, se dit-il, et il continua. Aléatha n’eut bientôt plus assez de souffle pour crier ! elle cessa de se débattre et se concentra sur ses pieds pour ne pas tomber. Haplo descendit une échelle, remorquant Aléatha, et s’arrêta entre les ponts, dans le recoin sombre et puant où se trouvait la pompe. Haplo poussa Aléatha devant lui, et elle alla se cogner dans l’installation. — Chien, dit-il à l’animal qui, soit les avait suivis, soit venait de se matérialiser près d’eux. Surveille ! Le chien s’assit docilement, tête penchée, les yeux fixés sur la femme. Aléatha était livide. Elle foudroya Haplo du regard à travers sa chevelure en désordre. — Je ne pomperai pas, ragea-t-elle, s’écartant d’un pas de la pompe. Le chien gronda. Aléatha le regarda, hésita, s’écarta d’un autre pas. Le chien se leva, grondant plus fort. Aléatha fixa l’animal, pinçant les lèvres. Rejetant ses cheveux blonds en arrière, elle passa devant Haplo et se dirigea vers la sortie. D’un bond, le chien vint se planter devant elle, ses grondements résonnant dans toute la nef. Il ouvrit la gueule, découvrant de longs crocs luisants et jaunâtres. Aléatha recula précipitamment, se prit le pied dans sa jupe et faillit tomber. — Rappelez-le ! hurla-t-elle à Haplo. Il va me tuer ! — Non, il ne vous tuera pas, dit froidement le Patryn. Pas tant que vous travaillerez, ajouta-t-il, montrant la pompe. Lançant à Haplo un regard meurtrier, Aléatha ravala sa rage, tourna le dos au chien et à son maître, et, tête haute, s’approcha de la pompe. Elle saisit le manche dans ses délicates mains blanches, et se mit à l’actionner. Haplo, jetant un coup d’œil par le hublot, vit un jet d’eau puante gicler par un trou de la coque et se dissiper en brume dans l’atmosphère. — Chien, reste. Surveille, recommanda-t-il au chien, et il s’en alla. Le chien s’assit, vigilant, en alerte, sans jamais quitter des yeux Aléatha. Haplo trouva la plupart des mensch qui l’attendaient en haut de l’échelle. Reprenant pied sur le pont, il ordonna ! — Retournez à vos affaires. Il les laissa, allant reprendre, dans la cabine de pilotage, ses calculs de position. Roland massait sa main endolorie, résultat de la droite expédiée à l’Elfe. Il essayait de se convaincre qu’Aléatha n’avait que ce qu’elle méritait, que ça lui servirait de leçon, et que ça ne la tuerait pas de travailler un peu de ses mains. Et quand il se retrouva dans la coursive menant à la sentine, il se traita d’imbécile. S’arrêtant sur le seuil, Roland regarda en silence. Couché museau sur les pattes, le chien surveillait Aléatha. La femme s’arrêta un instant, se redressa et s’étira pour soulager ses muscles endoloris par un travail inusité. Inclinant sa tête fière, elle s’essuya le front et considéra ses paumes. Roland se rappela – plus nettement qu’il ne s’y attendait – la douceur délicate de ces petites mains. Il imaginait sa peau à vif et sanguinolente. De nouveau, Aléatha s’essuya le visage, où cette fois la sueur était mêlée de quelques larmes. — Donnez, je vais finir, proposa-t-il d’un ton bourru, enjambant le chien. Aléatha pivota face à lui. À la grande surprise de Roland, elle l’écarta de force et se remit à pomper aussi vite que le lui permettaient la fatigue de ses muscles et les écorchures de ses mains. Roland la foudroya du regard. — Sapristi, je voulais seulement vous aider ! — Je ne veux pas de votre aide ! D’un geste fier de la tête, Aléatha rejeta ses cheveux en arrière en refoulant ses larmes. Roland voulut tourner les talons, sortir, la laisser à son travail. Il allait se retourner et partir. Il partait. Il… enlaçait la taille svelte et l’embrassait. Le baiser était salé, avec un goût de sueur et de larmes. Mais les lèvres étaient tièdes et consentantes, le corps était abandonné contre le sien ! elle n’était que douceur, parfum, peau lisse – avec de légers effluves de sentine. Le chien s’assit, perplexe, cherchant son maître du regard. Qu’était-il censé faire dans une telle situation ? Roland s’écarta et lâcha Aléatha, qui chancela légèrement quand il retira ses bras. — Je n’ai jamais vu de ma vie une morveuse plus têtue, égoïste et insupportable ! Je vous souhaite de pourrir ici ! dit froidement Roland. Tournant les talons, il sortit. Bouche bée, yeux dilatés, Aléatha le suivit du regard. Le chien, désorienté, se rassit et gratta ses puces. Haplo avait à peu près résolu son problème. Il avait construit un théodolite rudimentaire utilisant comme points de référence la position fixe des quatre soleils et de la brillante lumière qui représentait leur destination. En relevant tous les jours les positions des autres étoiles visibles dans le ciel, le Patryn observa qu’elles semblaient changer de place par rapport à L’Étoile du Dragon. Ce mouvement était dû au déplacement de la nef. Ils approchaient de l’étoile, il n’y avait pas de doute. En fait, il semblait… Le Patryn vérifia ses calculs. Oui, c’était logique. Il commençait à comprendre. À comprendre beaucoup de choses. S’il ne se trompait pas, ses passagers allaient avoir le choc de leur… — Excusez-moi, Haplo ? Il tourna les yeux, furieux d’être interrompu. Pathan et Rega étaient sur le seuil, accompagnés du vieillard. Naturellement, les problèmes réglés, le vieillard avait reparu. — Que voulez-vous ? Faites vite, grommela Haplo. — Nous… euh… Rega et moi… nous voudrions nous marier. — Félicitations. — Nous pensons que ça réconciliera nos races, vous comprenez… — À mon avis, ça a plus de chances de provoquer une émeute, mais c’est votre problème. Rega, l’air démoralisé, regarda Pathan, hésitante. L’Elfe prit une profonde inspiration et poursuivit ! — Nous voudrions que vous célébriez la cérémonie. Haplo n’en crut pas ses oreilles. — Vous voulez quoi ? — Que vous célébriez la cérémonie. — Selon l’ancienne loi, intervint Zifnab, le capitaine d’un vaisseau peut marier les gens en mer. — Quelle ancienne loi ? Et nous ne sommes pas en mer. — Enfin… euh… j’avoue que je ne connais pas bien les détails juridiques… — Vous avez le vieillard. Demandez-lui, dit Haplo, montrant Zifnab de la tête. — Je ne suis pas prêtre, protesta Zifnab avec indignation. On voulait que je le devienne, mais j’ai refusé. Le parti avait besoin d’un guérisseur, disaient-ils. Ah ! des combattants, avec autant de cervelle qu’une poignée de porte, s’attaquent à quelque chose de vingt fois plus fort qu’eux, et ils voudraient que ce soit moi qui leur remette les abattis en place ? Je suis un magicien. Je possède le sort le plus merveilleux ! Si seulement je me rappelais ce que c’est ! Huit balles ! Non, ce n’est pas ça. Feu quelque chose. Feu… extincteur ! Alarme d’incendie. Non. Mais je touche au but. — Faites-le sortir, dit Haplo, se remettant à son travail. Pathan et Rega s’avancèrent, et l’Elfe posa doucement la main sur le bras du Patryn. — Vous acceptez ? Vous nous marierez ? — Je ne sais rien des cérémonies nuptiales des Elfes. — Ça n’a pas besoin d’être une cérémonie elfienne. Ni humaine non plus. En fait, ce serait mieux qu’elle ne soit ni l’un ni l’autre. Comme ça, ça n’offenserait personne. — Votre peuple doit bien avoir une cérémonie quelconque, suggéra Rega. Vous pourriez célébrer celle-là. … La femme ne lui manquait pas. Dans le Labyrinthe, les nomades sont des solitaires, qui s’en remettent uniquement à leur force, à leur intelligence et à leur ingéniosité pour survivre et pour atteindre leur but. Les sédentaires comptent sur le nombre. Rassemblés en tribus itinérantes, les sédentaires avancent plus lentement, suivant souvent des routes déjà explorées par les nomades. Tous se respectent, chacun partageant ce qu’il a avec les autres, les nomades leurs connaissances, les sédentaires de brefs moments de stabilité et de sécurité. Haplo entra dans le camp de nomades vers le soir, trois semaines après que la femme l’eut quitté. Le chef était là pour l’accueillir ! les éclaireurs avaient dû prévenir de son arrivée. Le chef était vieux, avec la barbe et les cheveux gris, les tatouages de ses mains noueuses pratiquement indéchiffrables. Mais il était grand, et se tenait très droit ! il avait le ventre plat, les muscles des bras et des jambes fermes et bien dessinés. Le chef réunit ses mains, le dessus tatoué vers l’extérieur, et se toucha le front des pouces. Le cercle était fermé. — Bienvenue, nomade. Haplo répondit par le même geste, se forçant à garder les yeux sur le chef des sédentaires. Toute autre attitude aurait été interprétée comme une insulte, et aurait même pu être dangereuse. Il aurait eu l’air de compter les sédentaires. Le Labyrinthe était rusé et intelligent. On savait qu’il avait parfois utilisé des imposteurs. Haplo serait autorisé à entrer dans le camp uniquement s’il se soumettait strictement aux us et coutumes. Mais il ne put s’empêcher de jeter un regard furtif autour de lui. Surtout sur les femmes. N’apercevant pas de cheveux châtains, Haplo concentra son attention sur son hôte. — Puissent les Portes s’ouvrir devant toi, chef. Haplo s’inclina, portant les mains à son front. — Et devant toi aussi, nomade. Le chef s’inclina. — Et aussi devant ton peuple, chef. Haplo s’inclina une nouvelle fois. La cérémonie était terminée. Maintenant, Haplo était considéré comme un membre de la tribu. Les gens continuèrent à vaquer à leurs affaires comme s’il était des leurs, et parfois, une femme s’arrêtait pour le regarder en souriant, montrant discrètement sa hutte de la tête. À une autre époque de sa vie, une telle invitation lui aurait allumé le sang. Il n’avait qu’à lui rendre son sourire, et il serait invité dans la hutte, où il se verrait accorder tous les privilèges d’un mari. Mais le sang d’Haplo semblait de glace, depuis quelque temps. Ne voyant pas le sourire qu’il cherchait, il restait impassible, et la femme s’éloignait, déçue. Le chef attendit poliment pour voir si Haplo accepterait l’une de ces invitations. Notant qu’il les refusait toutes, il lui offrit aimablement une place dans sa cabane pour la nuit. Haplo accepta avec reconnaissance, et, détectant de la surprise et même quelque soupçon dans le regard de son hôte, il ajouta ! — Je suis dans un cycle de purification. Le chef hocha la tête, tous ses soupçons éventuels dissipés. Bien des Patryns croyaient, à tort ou à raison, que les rapports sexuels affaiblissaient leur magie. Un nomade projetant de s’engager en territoire inconnu s’imposait souvent un cycle de purification, s’abstenant pendant plusieurs jours de rapports avec le sexe opposé, avant de se lancer dans l’aventure. Un sédentaire faisait la même chose avant une chasse ou une bataille. Personnellement, Haplo ne croyait pas à ces sottises. Sa magie n’avait jamais failli, quels que fussent les plaisirs dont il avait joui la veille. Mais c’était une bonne excuse. Le chef conduisit Haplo à sa hutte, douillette, chaude et sèche. Un feu brûlait au centre, dont la fumée s’échappait par un trou au plafond. Le chef s’assit tout près. — Concession à mes vieux os. Je peux courir avec les plus jeunes et suivre le train. Je peux lutter à mains nues avec un karkan et lui faire toucher terre. Mais j’aime bien avoir un bon feu la nuit. Assieds-toi, nomade. Haplo s’assit près de la porte ! la soirée était chaude et dans la hutte on étouffait. — Tu arrives au bon moment, nomade, dit le chef. Nous célébrons une union ce soir. Haplo répondit quelque chose de poli, l’esprit ailleurs. Maintenant, il pouvait poser la question n’importe quand ! tous les rites avaient été observés. Mais les paroles lui restaient dans la gorge. Le chef l’interrogea sur les chemins, et ils se mirent à parler de l’errance d’Haplo, le nomade donnant toutes les informations qu’il pouvait sur les pays traversés. Quand la nuit tomba, un remue-ménage inusité devant la hutte rappela à Haplo la cérémonie imminente. Un feu de joie éclairait comme en plein jour. La tribu doit se sentir en sécurité, pensa Haplo, sortant de la hutte derrière le chef. Sinon, ils n’auraient jamais osé faire un brasier pareil. Même un dragon aveugle l’aurait vu. Il rejoignit la foule assemblée autour du feu. La tribu était nombreuse. Pas étonnant qu’ils se sentent en sécurité. Les veilleurs montant la garde autour du camp les préviendraient en cas d’attaque. Ils étaient si nombreux qu’ils pouvaient repousser presque n’importe quoi, peut-être même un dragon. Les enfants couraient partout, surveillés par tout le groupe. Les Patryns du Labyrinthe partageaient tout – nourriture, amants, enfants. Les vœux d’union sont des vœux d’amitié, plus proches d’un serment guerrier que d’un engagement matrimonial. Une union peut se célébrer entre un homme et une femme, ou entre deux hommes ou deux femmes. La cérémonie était plus fréquente parmi les sédentaires que chez les nomades, mais il arrivait qu’ils s’unissent aussi à un partenaire. Les parents d’Haplo étaient unis. Lui-même y avait pensé. S’il la retrouvait… Le chef leva les bras pour demander le silence. La foule, jusqu’au plus petit bébé, se tut immédiatement. Voyant que tout était prêt, le chef prit les mains de ceux qui étaient debout à sa droite et à sa gauche. Les autres firent de même, formant une grande chaîne autour du feu. Haplo les imita, prenant la main d’un beau jeune homme de son âge à sa gauche, et celle d’une adolescente (qui rougit) à sa droite. — Le cercle est fermé, dit le chef, parcourant son peuple du regard, son visage ridé et buriné empreint d’une grande fierté, Ce soir, nous sommes assemblés pour être témoins des vœux de deux d’entre nous qui veulent former leur propre cercle. Avancez. Un homme et une femme quittèrent le cercle, qui se referma instantanément derrière eux, et vinrent se placer devant le chef. Quittant aussi le cercle, le chef tendit les mains. L’homme et la femme en prirent chacun une, puis unirent leurs mains restées libres. — De nouveau, le cercle est fermé, dit le chef, avec bonté, mais aussi avec sérieux et gravité. Toute la tribu regardait, dans un silence solennel. Haplo s’aperçut qu’il était heureux. La plupart du temps, surtout ces dernières semaines, il se sentait creux, vide, seul. Maintenant, il éprouvait un sentiment de plénitude et de chaleur. Les hurlements du vent ne lui semblaient plus si désolés. Il se surprit à sourire, à sourire à tout et à tout le monde. — Je jure de te protéger et de te défendre. L’homme et la femme répétaient les vœux l’un après l’autre. — Ma vie pour ta vie. Ma mort pour ta vie. Ma vie pour ta mort. Ma mort pour ta mort. Les vœux prononcés, le couple se tut. Le chef hocha la tête, satisfait de la sincérité de leur engagement. Rapprochant leurs deux mains qu’il tenait dans les siennes, il les unit. — Le cercle est refermé, dit-il, rentrant dans le grand cercle, tandis que le couple formait son petit cercle à l’intérieur du grand. Ils se sourirent. Le cercle extérieur les acclama puis se rompit, chacun allant se préparer pour la fête. Haplo décida qu’il pouvait maintenant poser sa question. Il s’approcha du chef, debout près du feu de joie. — Je cherche quelqu’un, une femme, dit Haplo. Elle est grande, avec des cheveux châtains. C’est une nomade. Elle a dû passer ici. Le chef réfléchit. — Oui, elle est passée. Il n’y a pas plus d’une semaine. Haplo sourit. Il n’avait pas eu l’intention de la suivre, pas consciemment. Mais il semblait qu’ils empruntaient le même itinéraire. — Comment va-t-elle ? Elle se portait bien ? Le chef considéra Haplo d’un œil pénétrant. — Oui, elle en avait l’air. Mais je ne l’ai pas beaucoup vue. Demande plutôt à Antius, là-bas. Il a passé la nuit avec elle. Toute chaleur s’évanouit. De nouveau, l’air était froid, le vent le transperçait. Haplo se retourna, vit le beau jeune homme dont il tenait la main dans le cercle. — Elle est partie au matin. Je peux te montrer dans quelle direction. — Ce ne sera pas nécessaire. Merci quand même, ajouta Haplo, pour adoucir la froideur de sa réponse. Il regarda autour de lui, vit l’adolescente du cercle. Elle regardait Haplo et rougit jusqu’à la racine des cheveux quand il lui rendit son regard. Haplo retourna à la hutte du chef, se mit à rassembler son maigre bagage ! les nomades voyagent légers. Le chef entra et le regarda, stupéfait. — Ton hospitalité m’a sauvé la vie, dit le Patryn, prononçant la formule rituelle d’adieu. Avant de partir, je te dirai ce que je sais. Les rapports conseillent d’emprunter le chemin de l’ouest jusqu’à la cinquante et unième Porte. D’après la rumeur, le puissant Unique, qui a le premier résolu le secret du Labyrinthe, y est revenu avec sa magie pour en déblayer certaines parties et les rendre sûres… au moins temporairement. Je ne peux pas dire si c’est vrai ou non, car je viens du sud. — Tu t’en vas ? Mais il est périlleux de voyager dans le Labyrinthe après la nuit tombée. — Ça n’a pas d’importance, dit Haplo. Il joignit les mains, les pressa contre son front, et fit le geste rituel d’adieu. Le chef fit de même et Haplo quitta la hutte. Il s’arrêta un instant sur le seuil. Le feu de joie éclairait tout, et faisait paraître la nuit encore plus noire par contraste. Haplo fit un pas dans le noir, puis il sentit une main sur son bras. — Le Labyrinthe tue ce qu’il peut – sinon nos corps, alors notre courage, dit le chef. Pleure ta perte, mon fils, et n’oublie jamais qui en est responsable. Ceux qui nous ont emprisonnés, ceux qui, sans aucun doute, observent nos épreuves avec plaisir. Les Sartans… Ils nous ont jetés dans cet enfer. Ce sont eux les responsables de tout ce mal. La femme le regarda, de ses yeux bruns mouchetés d’or. Je me le demande. Peut-être que c’est le mal que nous portons en nous. Haplo quitta le camp des sédentaires, continua sa course solitaire. Non, la femme ne lui manquait pas. Pas du tout… Dans le Labyrinthe, un arbre particulier, qu’on nomme mandettier, porte un fruit délicieux et extrêmement nourrissant. Mais on ne le cueille qu’au risque de se faire piquer par ses longues épines empoisonnées. Attaquant la chair des doigts qui n’est pas protégée par les runes, les épines s’enfoncent profondément et recherchent le sang de leur victime. Quand le poison pénètre dans la circulation, il tue. C’est pourquoi, bien que ces épines soient barbelées et arrachent la chair en sortant, il faut les extraire immédiatement – au prix de grandes souffrances. Haplo pensait avoir extrait l’épine. Il fut surpris de s’apercevoir qu’elle était toujours là, et qu’elle distillait toujours son poison dans ses veines. — Je ne crois pas que vous aimeriez la cérémonie de mon peuple, dit-il, la voix rauque, le front plissé. Voulez-vous entendre les vœux que nous prononçons ? « Ma vie pour ta vie. Ma mort pour ta vie. Ma vie pour ta mort. Ma mort pour ta mort. » Vous voulez vraiment les prononcer ? Rega pâlit. — Qu’est-ce… qu’est-ce que ça veut dire ? Je ne comprends pas. — « Ma vie pour ta vie » ! Ça veut dire que, tant que nous vivons, nous partageons la joie de vivre l’un avec l’autre. « Ma mort pour ta vie » ! J’accepte de donner ma vie pour sauver la tienne. « Ma vie pour ta mort » ! je passerai ma vie à venger ta mort si je ne peux pas la prévenir. « Ma mort pour ta mort » ! une partie de moi mourra avec toi. — Ce n’est pas… très romantique, remarqua Pathan. — Pas plus que l’endroit d’où je viens. — Je crois que j’aimerais y réfléchir, dit Rega, sans regarder l’Elfe. — Oui, je crois qu’il vaudrait mieux, ajouta Pathan. Tous deux quittèrent la cabine de pilotage, cette fois sans se tenir par la main. Zifnab, qui les suivait d’un regard affectueux, se tamponna les yeux du bout de sa barbe. — L’amour fait tourner le monde ! dit-il, tout heureux. — Pas ce monde-ci, répliqua Haplo avec son sourire tranquille. N’est-ce pas, vieillard ? CHAPITRE 33 L’ÉTOILE DU DRAGON — Je ne vois pas ce que vous voulez dire, fit dédaigneusement Zifnab, se dirigeant vers la porte. — Oh, si, vous voyez, dit Haplo, refermant la main sur le bras grêle du vieillard. Je sais où nous allons et j’ai une idée assez précise de ce que nous allons trouver à l’arrivée. Et vous, vieillard, vous allez avoir des tas de problèmes. Soudain, un œil rouge flamboya à la fenêtre, menaçant. — Qu’est-ce que vous avez fait, encore ? demanda le dragon. — Rien. Tout est en ordre ! protesta Zifnab. — « Tout est en ordre » ? Sachez que je commence à avoir vraiment très faim. L’œil du dragon se referma et disparut. Haplo sentit la nef trembler de façon inquiétante sous la force du dragon resserrant ses anneaux autour d’elle. Zifnab se fit tout petit, recroquevillé sur lui-même, et jeta un coup d’œil nerveux vers la fenêtre. — Vous avez remarqué – il n’a pas dit « seigneur ». Mauvais signe. Très mauvais signe. Haplo grogna. Il ne lui manquait plus qu’un dragon déchaîné. Des cris de fureur avaient éclaté en bas, suivis de bruits de chute et d’un hurlement. — J’ai l’impression qu’ils ont annoncé leur intention de se marier. — Oh, mon Dieu ! Ôtant son chapeau, Zifnab le tortilla entre ses mains tremblantes, regardant Haplo d’un air suppliant. — Qu’est-ce que je vais faire ? — Je peux peut-être vous aider. Dites-moi qui vous êtes, ce que vous êtes. Parlez-moi des « étoiles ». Parlez-moi des Sartans. Zifnab rumina la proposition, puis ses yeux s’étrécirent. Levant un index osseux, il l’enfonça dans la poitrine d’Haplo. — C’est moi qui sais. À vous de deviner. Ah mais ! Avec un sourire bienveillant, il gloussa, puis, remettant son chapeau maltraité sur sa tête, le vieillard tapota le bras d’Haplo avec sollicitude et trottina vers la porte. Haplo le suivit des yeux, se demandant pourquoi il ne lui avait pas arraché la tête – chapeau compris. Fronçant les sourcils, le Patryn se frictionna la poitrine à l’endroit touché par l’index du vieillard, cherchant à se débarrasser de cette sensation. — Attends, mon vieux, attends qu’on arrive à l’étoile. — Notre mariage était censé unir nos races, dit Rega, essuyant des larmes de colère et de dépit. Je ne sais pas ce qui a pris à Roland ! — Tu veux qu’on persévère ? demanda Pathan, massant une bosse sur son front. Découragés, ils embrassèrent du regard la cabine de l’équipage. Le sol était plein de sang. Haplo n’était pas venu pour mettre un terme à cette bagarre, et de nombreux Elfes et humains étaient sortis sur un brancard. Dans un coin, Lenthan Quindiniar regardait par un hublot l’étoile brillante qui grandissait de cycle en cycle. Il n’avait même pas remarqué la bataille qui faisait rage autour de lui. Rega réfléchit quelques instants puis soupira. — Si nos peuples pouvaient de nouveau être unis ! Comme ils l’étaient juste après l’attaque des titans ! — Je ne suis pas sûr que ce soit possible. La haine et la méfiance règnent depuis des millénaires. Et ce n’est pas nous deux qui allons pouvoir tout changer. — Tu veux dire que tu ne veux plus te marier ? La peau brune de Rega s’empourpra, ses yeux noirs flamboyèrent à travers ses larmes. — Si, bien sûr ! Mais je pensais à ces vœux. Ce n’est peut-être pas le moment… — C’est peut-être vrai, après tout, ce que dit Roland ! Tu es un enfant gâté qui n’a jamais fait un cycle d’honnête travail de ta vie ! Et en plus, tu es un lâche et… Oh, Pathan, pardonne-moi ? Rega lui jeta les bras autour de la taille et posa la tête sur sa poitrine. — Je sais, dit Pathan, caressant les longs cheveux luisants. Moi aussi, j’ai dit certaines choses à ton frère dont je ne suis pas très fier. — Les mots sont sortis tout seuls, comme d’une mauvaise partie de moi. Tu l’as dit, la haine est là depuis si longtemps ! — Il nous faudra avoir de la patience l’un envers l’autre. Et envers eux. Pathan regarda par le hublot. L’étoile brillait sereinement, d’une lumière pure et froide. — Peut-être que, dans ce nouveau monde, tout le monde vit en bonne intelligence. Peut-être que les autres s’en apercevront et comprendront. Mais je ne suis toujours pas sûr que le mariage s’impose en ce moment. Qu’est-ce que tu en penses, papa ? Pathan se tourna vers Lenthan Quindiniar, qui regardait avidement l’étoile par le hublot. — Papa ? Les yeux vides, tout brillants de la lumière de l’étoile, se reportèrent sur Pathan. — Quoi, mon garçon ? — Tu penses que nous devrions nous marier ? — Je crois… je crois que nous devrions attendre pour demander à ta mère. Lenthan poussa un soupir de contentement et se retourna vers le hublot. — Nous la verrons quand nous arriverons à l’étoile. Drugar n’avait pas participé à la bagarre. Il ne participait à rien à bord. Les autres, immergés dans leurs problèmes, l’ignoraient. Pelotonné dans un coin, terrifié à l’idée qu’ils étaient plus haut que les nuages flottant au-dessus de sa terre bien-aimée, le nain essayait d’étouffer sa peur sous son désir de vengeance. Mais le feu de sa haine était retombé et il ne restait plus que des braises. Ils t’ont sauvé la vie. L’ennemi que tu as juré de tuer t’a sauvé la vie en risquant la sienne. — Sur les cadavres de mon peuple, j’ai juré de tuer les responsables de leur mort. Sentant mourir le feu de sa haine, se sentant lui-même glacé sans sa chaleur réconfortante, le nain attisait sa rancœur avec rage. — Ces trois-là savaient que les titans venaient pour nous détruire ! Ils savaient ! Et ils se sont mis d’accord, ils ont accepté notre argent, et ils ont fait exprès de priver mon peuple de ces armes ! Ils voulaient notre perte ! J’aurais dû les tuer quand j’en avais l’occasion. Il avait commis une erreur en ne les tuant pas dans les tunnels. Alors, le feu de sa haine flambait haut et clair. Mais ils seraient morts sans connaître l’anéantissement de leur race, ils seraient morts sereinement. Non, il ne fallait pas se déjuger. C’était mieux comme ça. Quand ils arriveraient sur leur fameuse étoile, ils penseraient que tout finissait pour le mieux. Tout finirait, oui. — Ils m’ont sauvé la vie, et alors ? Ça prouve seulement leur bêtise ! Je leur ai sauvé la vie le premier. Maintenant, on est quittes. Je ne leur dois rien, rien ! Drakar est sage, le dieu veille sur moi. Il a retenu ma main jusqu’à ce que le moment soit venu. Le nain referma les doigts sur le manche de corne de son couteau. — Quand nous aurons atteint l’étoile. — Alors, tu vas t’obstiner dans cette farce ? Tu vas épouser l’Elfe ? — Non, dit Rega. Roland sourit sombrement. — Parfait. Tu as réfléchi à ce que je t’ai dit. Je savais que tu retrouverais la raison. — Ce n’est que partie remise. Jusqu’à ce qu’on arrive à l’étoile. Et alors, c’est peut-être toi qui auras retrouvé la raison ! — On verra, grommela Roland, enroulant maladroitement un pansement autour de sa main blessée. On verra. — Donne-moi ça, dit sa sœur, s’emparant du bandage. Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu as une tête qui ne me plaît pas. — Oui, tu aimerais mieux que j’aie les yeux en amande, de douces petites menottes et la peau couleur de lait ! dit – Roland, retirant brusquement sa main. Va-t’en ! Tu pues l’Elfe ! Ah, ceux-là ! Ils t’embobinent pour se faire aimer, désirer, et pendant tout ce temps-là, ils rigolent bien ! — Qu’est-ce qui te prend ? demanda Rega regardant son frère, stupéfaite. Nous embobiner ? S’il y en a un qui a embobiné l’autre, c’est plutôt moi ! Et Thillia m’est témoin que personne ne rigole sur cette nef… — Ah ouais ? Sans regarder sa sœur, il grommela entre ses dents ! — On va s’en occuper, des Elfes ! Attends seulement qu’on arrive à l’étoile. Aléatha s’essuya la bouche du revers de la main pour la vingtième fois. Le baiser était comme la puanteur de la sentine qui semblait coller à tout – à ses vêtements, à ses cheveux, à sa peau. Elle n’arrivait pas à se débarrasser du goût de ce baiser ni de la sensation des lèvres de l’humain sur les siennes. — Fais voir tes mains, dit Pathan. — Qu’est-ce que ça peut te faire ? demanda Aléatha, laissant quand même son frère examiner ses paumes pleines de sang, d’ampoules et d’écorchures. Tu ne m’as pas défendue. Tu as pris leur parti, et tout ça à cause de cette petite catin ! Tu as laissé cet homme me traîner dans ce trou puant ! — Je ne crois pas que j’aurais pu en empêcher Haplo, dit Pathan avec calme. À son air, tu as eu de la chance qu’il ne te jette pas par-dessus bord. — Je regrette qu’il ne l’ait pas fait. J’aimerais mieux être morte ! Mon seigneur… et… Callie… Aléatha baissa la tête, sa voix étranglée de sanglots. — Quelle vie est la nôtre ? dit-elle, secouant sa jupe sale et déchirée. Nous vivons dans la fange, comme les humains. Pas étonnant que nous tombions à leur niveau. Ce sont des animaux ! — Théa, ne parle pas comme ça. Tu ne les comprends pas, dit Pathan, cherchant à la réconforter. Aléatha le repoussa. — Qu’est-ce que tu en sais ? Tu es aveuglé par la concupiscence ! dit-elle, se passant une fois de plus la main sur la bouche. Pouah ! Des sauvages ! Je les hais ! Je les hais tous ! Non, ne t’approche pas ! Tu ne vaux pas mieux qu’eux maintenant, Pathan ! — Il vaudrait mieux t’y habituer, Théa, dit son frère, irrité. Une humaine sera bientôt ta sœur. — Ah ! Relevant la tête, Aléatha le fixa froidement, pinçant les lèvres d’un air dégoûté – prenant soudain une effrayante ressemblance avec leur sœur aînée. — Sûrement pas ! Si tu épouses cette traînée, je n’ai plus de frère. Je ne te reverrai jamais et je ne t’adresserai plus jamais la parole ! — Tu ne parles pas sérieusement, Théa. Nous n’avons plus de famille. Papa… tu as vu Papa. Il ne… il ne va pas bien. — Il est fou. Et ça sera encore pire quand nous arriverons sur cette étoile vers laquelle tu nous as entraînés, et que Maman ne sera pas là pour l’accueillir ! Ça le tuera, c’est sûr. Et tout ce qui lui arrivera, ce sera ta faute ! — J’ai fait pour le mieux, dit-il, très pâle, d’une voix tremblante malgré tous ses efforts. Aléatha le regarda d’un air repentant, et, tendant la main, lui lissa doucement les cheveux. Elle se rapprocha. — Tu as raison. Nous n’avons plus de famille, à part nous, Pat. Restons comme avant. Ne retourne pas avec cette humaine. Elle se joue de toi. Tu sais comment sont les humains. Je veux dire… Elle rougit. — … je veux dire, tu sais comment sont leurs femmes. Quand nous atteindrons l’étoile, nous commencerons une nouvelle vie. « Nous nous occuperons de Papa et nous vivrons heureux. Peut-être qu’il y aura d’autres Elfes. Des Elfes riches, plus riches que ceux d’Equilan. Ils auront des maisons magnifiques et ils nous y inviteront à bras ouverts. Et les humains, ces sales sauvages, pourront retourner à leur jungle ! Elle posa la tête sur la poitrine de son frère, et, s’essuyant la bouche une fois de plus, elle sécha ses larmes. Pathan gardait le silence et laissait sa sœur rêver tout haut. Quand nous arriverons à l’étoile, pensa-t-il. Que deviendrons-nous quand nous arriverons à l’étoile ? Les mensch avaient pris au sérieux la menace d’Haplo sur une chute éventuelle de la nef. Une paix précaire s’installa sur le vaisseau – une paix qui différait de la guerre uniquement en cela qu’elle était moins bruyante et que le sang ne coulait pas. Si les regards et les souhaits avaient été des armes, presque personne n’aurait survécu. Les humains et les Elfes s’ignoraient avec ostentation. Rega et Pathan restaient à l’écart l’un de l’autre, soit par sagesse et consentement mutuel, soit parce que les barrières érigées par leurs deux peuples devenaient trop épaisses et trop hautes pour les franchir. De temps en temps, une bagarre éclatait entre les jeunes les plus exaltés, mais leurs aînés séparaient promptement les combattants. Pourtant, s’ils ne disaient rien, on voyait dans leurs yeux que ce n’était que partie remise. — Quand nous arriverons à l’étoile… On ne parla plus de mariage. CHAPITRE 34 L’ÉTOILE Un bref aboiement, annonce d’une intrusion, tira Haplo d’un profond sommeil et le fit lever d’un bond, le corps et l’instinct parfaitement réveillés si son esprit ne l’était pas encore. Haplo plaqua le visiteur contre la coque, l’immobilisa d’un bras en travers de la poitrine et saisit sa mâchoire d’une poigne de fer. — Un mouvement de poignet, et je te brise la nuque ! Un halètement, et le corps devint raide comme un cadavre. Haplo cligna des paupières pour chasser le sommeil, reconnut son captif. Lentement, il relâcha sa prise. — N’essayez plus de me surprendre, Elfe. Ça peut se révéler malsain. — Ce… ce n’était pas mon intention. Pathan massa sa mâchoire endolorie en jetant des regards méfiants à Haplo et au chien grondant et hérissé. — Chut, dit Haplo, caressant l’animal. Tout va bien. Le chien se tut, mais garda l’œil sur l’Elfe. Haplo s’étira pour assouplir ses muscles, puis s’approcha de la fenêtre. Il s’arrêta, médusé, et siffla entre ses dents. — C’est… c’est ce que j’étais venu vous dire. L’Elfe, toujours sous le choc, s’écarta de la coque, contourna le chien vigilant et s’approcha précautionneusement de la fenêtre. Dehors, tout avait disparu, avalé dans ce qui semblait un énorme paquet d’ouate mouillée, pressé contre les vitres. Des gouttes d’eau dégoulinaient sur le verre et brillaient sur les écailles du dragon qui enserrait la coque de ses anneaux. — Qu’est-ce que c’est ? dit Pathan, s’efforçant de parler avec calme. Qu’est devenue l’étoile ? — Elle est toujours là. En fait, nous en sommes proches. Très proches. Ça, c’est un nuage d’orage, c’est tout. L’Elfe soupira de soulagement. — Un nuage d’orage ! Exactement comme sur notre ancien monde ! — Ouais, dit Haplo. Exactement comme sur votre ancien monde. La nef descendit, les nuages s’effilochant au passage, la pluie dégoulinant le long des vitres. Puis, le plafond nuageux franchi, L’Etoile du Dragon émergea dans la lumière, et la terre apparut au-dessous d’eux. Les runes de la coque, qui régissaient la pression atmosphérique et la gravité depuis le départ, s’estompèrent lentement et s’éteignirent. Les mensch, pressés contre les hublots, contemplaient avidement la terre. Le vieillard était introuvable. Haplo observait les visages, écoutait les conversations. D’abord – la joie. Le voyage était terminé, ils étaient arrivés sans encombre. Ensuite – le soulagement. Forêts luxuriantes, mer, et lacs semblables à ceux de leur pays. Enfin – la prise de conscience. Ils comprenaient. Pathan retourna dans la cabine de pilotage. Rougissant légèrement, il montra la fenêtre. — Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est notre monde ! — Et voilà, dit Haplo, c’est votre étoile. Une lumière jaillissait des mille verts de la mousse et de la jungle. Brillante, blanche, palpitante, elle blessait les yeux – comme quand on regarde un soleil. Mais ce n’était pas un soleil, ce n’était pas une étoile. La lumière pâlit progressivement sous leurs yeux. Une ombre passa devant et ils virent enfin, quand l’ombre l’eut presque recouverte, la source de la lumière. — Une cité ! murmura Haplo dans sa langue, stupéfait. Et non seulement c’était une cité, mais elle avait quelque chose de familier ! La lumière s’éteignit, la cité disparut dans le noir. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Pathan d’une voix rauque. Haplo haussa les épaules, irrité de cette interruption. Il avait besoin de réfléchir, besoin d’aller voir cette cité de plus près. — Je ne suis que le pilote. Demandez au vieillard ! L’Elfe lança au Patryn un regard soupçonneux. Haplo, concentré sur la manœuvre, l’ignora. — Je cherche une aire découverte pour atterrir. — Peut-être qu’on ne devrait pas atterrir. Peut-être qu’il y a des titans… C’était possible. Mais on verrait le moment venu, se dit Haplo. Chaque chose en son temps. — On atterrit, dit-il. Pathan soupira et regarda par la fenêtre. — Notre propre monde, dit-il avec amertume, contemplant les arbres et les plaines de mousse qui semblaient se ruer vers lui pour le saisir et le tirer au sol. — Comment est-ce possible après un si long voyage ? Peut-être qu’on a dévié de notre course ? Peut-être qu’on a tourné en rond ? — Vous avez vu comme moi l’étoile briller dans le ciel. Nous avons volé en ligne droite, cap en plein dessus. Allez demandez à Zifnab ce qui s’est passé. — Oui, dit l’Elfe, l’air sombre et résolu. Vous avez raison. Je vais lui demander. Haplo vit le corps du dragon, visible par la vitre, se contracter, faisant trembler la nef d’un bout à l’autre. Un œil rouge flamboya un instant à la fenêtre, puis le corps se déroula. La coque trembla, la nef gîta. Haplo se raccrocha à la pierre de direction pour ne pas tomber. La nef se redressa, et descendit avec grâce, délestée d’un grand poids. Le dragon avait disparu. Scrutant le sol à la recherche d’un site d’atterrissage, Haplo crut apercevoir le scintillement d’un grand corps vert plongeant dans la jungle, mais il était trop préoccupé par le problème du moment pour noter l’endroit exact. La forêt était épaisse et embroussaillée, et rares étaient les aires de mousse. Haplo continua à sonder le paysage, s’efforçant de voir malgré l’étrange obscurité qui semblait émaner de la cité, comme si elle projetait une ombre gigantesque sur le pays. Pourtant, c’était impossible. Pour qu’il y ait une nuit, il aurait fallu que les soleils disparaissent. Or, les soleils étaient juste au-dessus d’eux, leur position fixe, inchangée. La lumière éclairait L’Étoile du Dragon, brillait sur ses ailes, rayonnait aux fenêtres. Et sous la nef, tout était noir. Accusations furieuses, protestations stridentes, puis un cri – c’était le vieillard. Haplo sourit, haussa les épaules. Il avait trouvé une aire dégagée, assez grande pour la nef, proche de la cité, mais pas trop. Haplo fit descendre L’Étoile du Dragon. Des branches l’accrochèrent, se cassèrent. Des feuilles fouettaient les fenêtres au passage. La nef se posa sur le ventre dans un lit de mousse. L’impact, à en juger par les bruits divers, avait jeté à terre tous les passagers. Dehors, il faisait noir comme dans un four. Ils étaient sur l’étoile. Avant l’atterrissage, Haplo avait noté mentalement la position de la cité, déterminant la direction à suivre pour l’atteindre. Travaillant aussi vite que possible dans le noir, n’osant pas faire de la lumière, il mit quelques provisions dans un sac et emplit d’eau une outre. Ainsi paré, il siffla doucement. Le chien se leva d’un bond et rejoignit son maître en silence. Le Patryn gagna furtivement l’écoutille menant au pont et prêta l’oreille. Il n’entendit que des cris paniqués venant de la cabine des mensch. Personne dans la coursive ! personne ne l’épiait. D’ailleurs, il y avait peu de chances pour cela. L’obscurité enveloppait totalement la nef, faisant passer la plupart des passagers – qui ignoraient ce genre de phénomène – de la rage à la terreur. Pour le moment, ils passaient leur crainte et leur fureur sur le vieillard. Mais ils ne tarderaient pas à venir trouver Haplo, pour lui demander des explications, des réponses, des solutions. Le salut. Sans bruit, Haplo s’approcha de la coque. Posant sa besace par terre, il appliqua ses deux mains sur les planches. Les runes de sa peau se mirent à briller, rouges et bleues, la flamme courant sur ses doigts se transmit au bois. Les planches scintillèrent et commencèrent à se dissoudre lentement. Un trou s’ouvrit dans la coque, assez grand pour lui livrer passage. Haplo remit sa besace sur son épaule, et descendit sur le talus de mousse où il avait atterri. Le chien sauta après lui. Derrière eux, la luminescence bleu – rouge enveloppant la coque s’estompa, le bois reprenant sa forme originelle. Le Patryn traversa vivement l’aire découverte, et se perdit dans l’obscurité. Il entendit des cris de rage, en humain et en elfien. Les mots étaient différents, mais le sens était le même – mort au magicien. Haplo sourit. Les mensch avaient enfin trouvé quelqu’un qui rétablissait l’union entre eux. — Haplo, nous… Haplo ? Pathan, avançant à tâtons dans la cabine de pilotage, se figea sur place. Les runes s’éteignaient lentement ! à leur lueur défaillante, il vit que la cabine était vide. Roland surgit par l’écoutille, et repoussa l’Elfe de la main. — Haplo, on a décidé de se débarrasser du vieux, puis de quitter ce… Haplo ? Où est-il ? demanda-t-il, jetant un regard accusateur à Pathan. — Je n’ai pas filé avec lui, si c’est ce que tu crains. Il est parti… et le chien aussi. — Je le savais ! Haplo et Zifnab sont de mèche ! Ils nous ont embobinés pour venir dans ce coin affreux ! Et toi, tu t’es laissé prendre – Personne ne t’empêchait de rester à Equilan. Je suis sûr que les titans n’auraient pas demandé mieux que de s’occuper de toi. Dépité, furieux, en proie à des remords inexplicables à l’idée que tout était sa faute, Pathan, l’air sombre, considéra les runes dont la lueur s’estompait peu à peu sur la coque. — À l’évidence, il est parti par là. Encore sa magie. Je voudrais bien savoir qui il est ou ce qu’il est. — Nous le lui ferons dire ! Les dernières lueurs tremblotantes des runes éclairaient de leur luminescence bleue le visage sombre et les poings serrés de Roland. Pathan regarda l’humain et éclata de rire. — Si nous le revoyons jamais. Si nous revoyons jamais quoi que ce soit ! C’est pire que les tunnels des nains. — Pathan ? cria la voix de Rega. Roland ? — On est là, sœurette. Rega entra, s’accrocha à la main tendue de son frère. — Tu lui as dit ? Quand est-ce qu’on s’en va ? — Il n’est plus là. Il est parti. — Et il nous a laissés… dans le noir ! — Chut, sœurette, calme-toi. La lumière diminuait. Ils ne se voyaient plus qu’à la faveur d’une luminescence bleue, qui se ranima brièvement, retomba. La lumière magique éclaira un instant leurs yeux paniqués, leurs traits tirés. Pathan et Roland évitaient de se regarder, mais se lançaient chacun des regards furtifs et soupçonneux quand l’autre détournait la tête. — Le vieillard a dit que l’obscurité s’en irait dans un demi-cycle, marmonna enfin Pathan, sur la défensive. — Il a dit aussi qu’on allait sur un nouveau monde ! rétorqua Roland. Viens, Rega, on va rentrer… — Pathan ! leur parvint la voix paniquée d’Aléatha dans le noir. Surgissant dans la cabine de pilotage, elle saisit la main de son frère juste comme le dernier signe s’éteignait, les laissant tous aveugles. — Pathan ! Père est parti ! Et le vieillard aussi ! Tous quatre debout à l’extérieur de la nef, ils scrutaient la jungle. La lumière était revenue, l’étrange obscurité s’était dissipée, et on voyait facilement le chemin que quelqu’un – Lenthan, Zifnab, Haplo, ou peut-être tous les trois – avait emprunté. Des lianes avaient été sectionnées par la lame tranchante d’une épée d’enclumier, et d’immenses feuilles de durnau, détachées de leurs tiges, gisaient mollement sur la mousse. Aléatha se tordait les mains. — Tout est ma faute ! Après l’atterrissage, Papa s’est mis à radoter, parlant de Maman et demandant pourquoi elle tardait si longtemps, et tout. Je… je lui ai crié dessus, Pathan ! Je ne pouvais plus le supporter ! Et je l’ai laissé seul ! — Ne pleure pas, Théa. Ce n’est pas ta faute. J’aurais dû être avec lui. J’aurais dû savoir. Je vais à sa recherche. — Je t’accompagne. Pathan allait refuser, mais devant le visage livide et inondé de larmes de sa sœur, il changea d’avis. — D’accord. Ne t’inquiète pas, Théa. Il n’a pas pu aller bien loin. Va nous chercher de l’eau. Aléatha rentra vivement dans la nef. Pathan s’approcha de Roland, qui scrutait attentivement le sol à la lisière de la jungle, en quête de traces. Rega, nerveuse et désolée, debout près de son frère, chercha le regard de l’Elfe, qui détourna la tête. — Tu as trouvé quelque chose ? — Rien. — Haplo et Zifnab ont dû partir ensemble. Mais pourquoi emmener mon père ? Roland se redressa et regarda autour de lui. — Je ne sais pas. Mais ça ne me plaît pas. Cet endroit ne me dit rien qui vaille. Je trouvais que la région autour de Thurn était sauvage ! Mais c’était un jardin de roi à côté de ça ! Branches et lianes étaient si étroitement enlacées qu’elles formaient comme le toit vert d’une hutte gigantesque. Une lumière grise et maussade filtrait à travers la végétation. L’atmosphère était humide et oppressante, avec une vague odeur de pourriture. La chaleur était étouffante. Et, bien que la jungle dût grouiller de vie, Roland, qui prêtait pourtant l’oreille, n’entendait pas un bruit. C’était peut-être le silence de l’étonnement à la vue de la nef, ou cela présageait peut-être quelque chose de plus grave. — Je ne sais pas ce que tu veux faire, Elfe, mais moi, je ne veux pas rester là plus qu’il n’est nécessaire. — Je crois que nous sommes d’accord là-dessus, dit Pathan avec calme. Roland le regarda, étrécissant les yeux. — Et le dragon ? — Il est parti. — Tu espères ! Pathan secoua la tête. — Qu’est-ce que ça change ?, dit-il, las et amer. — On va venir avec toi, dit Rega, le visage luisant de sueur, les cheveux collés au visage. Elle frissonna. — Vous n’êtes pas obligés. — Si, on est obligés ! dit froidement Roland. Pour ce qu’on en sait, toi, le vieillard et le tatoué, vous êtes tous de mèche. Je n’ai pas envie que vous vous envoliez en nous laissant échoués ici. Pathan pâlit de colère, ses yeux lancèrent des éclairs. Il ouvrit la bouche, saisit le regard suppliant de Rega, et la referma sans rien dire. — À votre aise, murmura-t-il, s’approchant de la nef à la rencontre de sa sœur. Aléatha émergeait, traînant une outre d’eau. Ses jupes qui autrefois ballonnaient si gaiement autour d’elle, maintenant en haillons, pendaient tristement sur sa svelte silhouette. Elle avait noué le châle de la cuisinière sur ses épaules mais ses bras restaient nus. Roland baissa les yeux sur ses pieds chaussé de légères sandales. — Vous ne pouvez pas venir dans la jungle habillée comme ça ! Elle regarda les ombres s’épaississant autour des arbres, les lianes se tordant comme des serpents sur le sol. Ses mains tremblèrent sur la courroie de l’outre. Elle raffermit sa prise et releva fièrement le menton. — Je ne me rappelle pas vous avoir demandé votre avis, humain ! — Sale mégère ! gronda Roland. Mais elle avait des tripes, il était bien obligé de le reconnaître. Tirant sa dague, il entra dans la jungle au pas de charge, sectionnant furieusement les lianes et les feuilles en forme de cœur qui semblaient l’incarnation même de son admiration et de son désir pour cette enrageante femelle. — Rega, tu viens ? Rega hésita, jeta un regard en arrière, vers Pathan. L’Elfe secoua la tête. Tu ne comprends pas ? Notre amour était une erreur. Tout était une terrible erreur. Baissant la tête, Rega suivit son frère. Pathan se tourna vers sa sœur en soupirant. — L’humain a raison, tu sais. Ce pourrait être dangereux et… — Je vais à la recherche de Papa, dit Aléatha. À la lueur qu’il vit dans son regard, Pathan sut qu’il était inutile de discuter. Il lui prit l’outre d’eau qu’il passa à son épaule. Ils s’engagèrent dans la jungle, avançant le plus vite possible, comme pour distancer leur peur. Debout dans l’écoutille, Drugar aiguisait son couteau. Les nains ont le pas trop lourd pour traquer leurs proies. Drugar savait qu’il était impossible de surprendre quiconque. Il laisserait donc ses victimes prendre une bonne avance avant de se lancer à leur poursuite. CHAPITRE 35 QUELQUE PART SUR PRYAN — J’avais raison. C’est bien la même ! Qu’est-ce que ça signifie ? Devant Haplo se dressait une ville de lumière. Du moins, c’est l’impression qu’il eut avant d’en approcher. Sa beauté radieuse était incroyable. Il n’y aurait pas cru, il aurait pu craindre que ce ne fût qu’un tour de son esprit dérangé par une trop longue cohabitation avec les mensch. Sauf qu’il l’avait déjà vue, avant. Pas ici. Dans le Nexus. Mais avec une différence, une différence où il y avait une noire ironie. La cité du Nexus était sombre – étoile, peut-être, mais étoile dont la lumière était morte. Ou n’était jamais née. — Qu’est-ce que tu en penses ? dit-il, caressant la tête de l’animal. C’est la même, hein ? Exactement la même. La cité, bâtie sur le sol de la jungle, s’étendait derrière d’énormes murailles, plus hautes que les plus grands arbres. En son centre, s’élevait une immense flèche de cristal posée sur un dôme de marbre à arcatures. Son sommet devait être l’un des points culminants de ce monde, se dit Haplo. C’est de cette flèche centrale que rayonnait la lumière la plus brillante. Le Patryn avait du mal à la regarder. C’est là qu’on avait à dessein concentré la lumière, avant de la projeter vers le ciel. — Comme la lumière d’un phare, dit-il au chien. Mais elle est censée guider qui ou quoi ? L’animal regarda autour de lui, mal à l’aise. La peau de son cou frémit, et il levait une patte pour se gratter lorsqu’il décida au dernier moment que le problème n’était peut-être pas là. Le chien ne savait pas où était le problème. Il savait simplement qu’il y en avait un. Il gémit, et Haplo le caressa pour le faire taire. La flèche centrale était encadrée de quatre autres, répliques exactes de la première, et construites sur la plate-forme soutenant le dôme. À un niveau inférieur, se dressaient huit autres flèches identiques, derrière lesquelles se profilaient de gigantesques escaliers de marbre, supportant des édifices et des habitations. Et finalement, à chaque bout de la muraille extérieure se dressait un pilier. Si cette cité était construite sur le même plan que celle du Nexus – et Haplo n’avait aucune raison de croire qu’il en était autrement – ces piliers devaient être au nombre de quatre, un à chaque point cardinal. Haplo reprit sa marche dans la jungle, le chien sur les talons. Ils avançaient aisément et sans bruit dans le fouillis végétal, ne laissant aucune trace de leur passage, à part, sur les feuilles, la faible luminescence des runes qui s’estompait rapidement. Et la jungle se termina brusquement, comme enfouie sous le sol par le soc d’une charrue. Devant lui, baigné de soleil, un chemin taillé dans le roc. Restant dans l’ombre des arbres, Haplo se pencha et posa la main sur la pierre. Elle était réelle, dure, granuleuse, tiède de soleil ! ce n’était pas une illusion comme il l’avait cru d’abord. — Une montagne. Ils ont bâti la cité au sommet d’une montagne. Il suivit des yeux le chemin serpentant à travers le roc. La voie était plane, bien marquée, et quiconque l’empruntait était clairement visible depuis les murailles. Haplo but une gorgée d’eau à son outre, en donna un peu au chien, et contempla pensivement la cité. Le Patryn pensa aux rudimentaires habitations des mensch, construites en bois et perchées dans les arbres. — Il n’y a pas de doute, c’est l’œuvre des Sartans. Et ils sont peut-être encore là. Nous allons peut-être en trouver des milliers. Il se pencha pour examiner le sentier, tout en sachant que c’était une précaution futile. Le vent soufflant lugubrement entre les rocs devait effacer toutes les traces de passage. Haplo sortit les bandages qu’il avait fourrés dans une poche, et les enroula lentement autour de ses mains. — Non que ça serve à grand-chose, dit-il au chien, qui sembla troublé à cette idée. Sur Arianus, le Sartan qui se faisait appeler Alfred n’a pas mis longtemps à découvrir notre secret. Mais nous avions été négligents, hein, mon vieux ? Le chien ne semblait pas d’accord mais décida de ne pas discuter. — Ici, nous serons plus vigilants. Haplo remit l’outre à son épaule, sortit de la jungle et s’engagea sur le sentier serpentant entre des rocs et quelques pins rabougris enracinés précairement dans des fentes. Il cligna les yeux dans le soleil aveuglant, puis se mit en marche. — On est deux voyageurs, hein, mon vieux ? Juste deux voyageurs… qui ont vu la lumière. — C’est gentil de m’accompagner, dit Lenthan Quindiniar. — Tsss, n’en parlons plus, répondit Zifnab. — Je crois que je n’y serais jamais arrivé tout seul. Vous avez une façon remarquable d’avancer dans la jungle. On dirait que les arbres s’écartent devant vous. — Dites plutôt qu’ils s’enfuient à sa vue, tonitrua une voix très loin sous la mousse. — Je ne veux plus t’entendre ! grogna Zifnab, tapant du pied. — Je commence à avoir vraiment très faim. — Pas maintenant. Reviens dans une heure. — Humph ! Un grand corps serpenta dans le sous-bois. — C’était le dragon ? demanda Lenthan Quindiniar, l’air légèrement inquiet. Il ne lui fera pas de mal, au moins ? S’ils se rencontraient par hasard ? — Non, non, dit Zifnab, regardant autour de lui. Je le contrôle parfaitement. Rien à craindre. Absolument rien. Vous n’avez pas remarqué de quel côté il est parti ? Peu importe, d’ailleurs. Le vieillard hocha la tête, barbe frémissante. — Je le contrôle parfaitement. Parfaitement. Il regarda nerveusement par-dessus son épaule. Les deux hommes s’étaient assis sur les branches d’un très vieil arbre couvert de mousse, dans une clairière ombreuse, à l’abri du soleil de plomb. — Et merci de m’avoir amené sur cette étoile. Je vous en suis très reconnaissant, poursuivit Lenthan. Avec une paisible satisfaction, il regarda autour de lui les arbres noueux, les lianes emmêlées et les ombres mouvantes. — Vous croyez qu’elle est encore loin ? Je me sens très fatigué. Zifnab considéra Lenthan avec un bon sourire. Sa voix s’adoucit. — Non, elle n’est plus très loin, mon ami, dit le vieillard, tapotant la main pâle et flétrie de Lenthan. Plus loin du tout, En fait, nous n’avons pas besoin de continuer. C’est elle qui va venir à nous. — C’est merveilleux ! Les joues livides de l’Elfe se colorèrent. Il se leva, sondant la jungle avec impatience, mais se rassit presque immédiatement. Ses couleurs disparurent, et il retrouva sa pâleur cireuse. Il haleta. Zifnab lui entoura les épaules de son bras pour le soutenir. Lenthan, inspirant avec effort, eut un pâle sourire. — Je n’aurais pas dû me lever si brusquement. Ça m’a fait tourner la tête. Il fit une pause, puis ajouta ! — Je crois que je suis en train de mourir. Zifnab lui tapota la main. — Allons, allons, mon ami. Il ne faut pas sauter aux conclusions comme ça. C’est un mauvais moment à passer, c’est tout. Et il passera… — Non, ne me mentez pas, s’il vous plaît, dit Lenthan avec un pauvre sourire. Je suis prêt. Je suis si seul, vous comprenez. Si seul depuis si longtemps. Le vieillard se tamponna les yeux du bout de sa barbe. — Vous ne serez plus seul, mon ami. Plus jamais. Lenthan hocha la tête, puis soupira. — C’est juste que je me sens si faible. Et pourtant, il me faudra toutes mes forces pour l’accompagner quand elle viendra. Est-ce que… est-ce que vous permettez que je m’appuie contre votre épaule ? Juste un petit moment ? Jusqu’à ce que la tête cesse de me tourner ? — Je sais ce que vous ressentez, dit Zifnab. Le sol n’est plus stable comme lorsque nous étions jeunes. Tout cela est la faute de la technologie moderne. Des réacteurs nucléaires. Le vieillard s’appuya contre le tronc de l’arbre, et l’Elfe posa la tête sur son épaule. Zifnab continua à jacasser, marmonnant quelque chose où il était question de quarks. Le son de sa voix plaisait à Lenthan, bien qu’il n’écoutât pas les paroles. Un sourire sur les lèvres, il scrutait patiemment les ombres et attendait sa femme. — Maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Roland, regardant Aléatha avec colère, et montrant devant eux une étendue d’eau bourbeuse qui bloquait le sentier. Je vous disais bien qu’elle n’aurait pas dû venir. Il va falloir la laisser en arrière. — Personne ne me laissera en arrière ! rétorqua Aléatha. Pourtant, elle restait en arrière des autres, à bonne distance de l’eau stagnante. Les Elfe et les humains avaient peut-être passé leur temps à se disputer à bord, mais ils avaient au moins appris à s’insulter chacun dans la langue de l’autre. — Peut-être qu’il y a un chemin permettant de contourner l’obstacle, dit Pathan. — S’il y en a un, dit Rega, essuyant son visage ruisselant de sueur, ça nous prendra des jours de marche dans la jungle pour le trouver ! Je ne sais pas comment font ces deux vieillards pour avancer si vite ! — La magie, grommela Roland. Et c’est sans doute par magie qu’ils ont franchi cette eau fétide. Mais ce n’est pas ça qui nous avance. Nous, il va falloir la traverser à pied, ou à la nage. — À la nage ! s’exclama Aléatha, frissonnant, avec un mouvement de recul. Roland ne dit rien, mais il la regarda – et son regard était éloquent. Enfant gâtée, pourrie… Rejetant ses cheveux en arrière, Aléatha se précipita, et, avant que Pathan ait pu l’arrêter, entra dans l’eau. Elle s’y enfonça jusqu’aux mollets, provoquant de petites rides à la surface lourde et huileuse – rides brusquement troublées par une forme sinueuse nageant vers Aléatha. — Un serpent ! s’écria Roland, plongeant devant Aléatha et battant furieusement l’eau de son raztar. Pathan tira sa sœur sur le bord, tandis que Roland continuait à frapper l’eau avec fureur. Perdant sa proie de vue, il s’arrêta et regarda autour de lui. — Où est-il passé ? Vous l’avez vu ? — Je crois qu’il a filé par là, dans les roseaux, dit Rega. Sans cesser de surveiller la surface, son raztar déployé, il s’exclama, manquant s’étrangler de rage ! — Espèce d’idiote ! Il était peut-être venimeux ! Vous avez failli y passer ! Frissonnante dans sa robe trempée, pâle comme la mort, Aléatha le regarda avec défi. — Vous ne… ne me laisserez pas en arrière, articula-t-elle avec peine, claquant des dents. Si vous pouvez traverser… moi aussi ! — Nous, nous portons des bottes de cuir, des culottes de peau ! Nous avons une chance… Oh, et puis zut ! Saisissant Aléatha, il la souleva, hurlante et gigotante, dans ses bras. — Reposez-moi, dit-elle en humain, sans réfléchir. — Pas encore. J’attendrai d’être au milieu de l’étang, grommela-t-il en entrant dans l’eau. Aléatha baissa les yeux sur l’eau, frissonnante au souvenir du serpent. Elle lui mit les bras autour du cou. — Vous n’allez pas faire ça ? dit-elle, se blottissant contre lui. Roland regarda le visage si proche du sien. Les yeux violets, dilatés de terreur, étaient sombres comme le vin et beaucoup plus enivrants. Ses cheveux flottant autour d’elle chatouillaient le nez de Roland. Il sentait dans ses bras son corps léger, tiède et tremblant. L’amour fulgura dans ses veines, plus dangereux qu’aucun venin. — Non, dit-il d’une voix dure, car il lui avait fallu vaincre l’émotion qui lui bloquait la gorge. Il la serra plus fort. Pathan et Rega entrèrent dans l’eau à leur tour. — Qu’est-ce que c’était ? dit Rega, pivotant sur elle-même. — Un poisson, je crois, dit Pathan, se rapprochant vivement. Il lui prit le bras et Rega leva les yeux sur lui, pleine d’espoir. Mais le visage de l’Elfe était grave et impassible ! il lui offrait sa protection, rien de plus. Le sourire de Rega s’évanouit. Ils continuèrent leur traversée en silence, les yeux fixés sur l’eau. Heureusement, elle n’était pas profonde, et ils n’enfoncèrent jamais plus que jusqu’au niveau du genou. Arrivé sur l’autre rive, Roland reposa Aléatha par terre. Il était déjà reparti sur le sentier quand il sentit une main timide sur son bras. — Merci, dit Aléatha. Elle avait eu du mal à prononcer ce mot. Non parce qu’elle l’avait dit en humain, mais parce qu’elle trouvait difficile de parler à cet homme qui éveillait en elle des émotions à la fois agréables et contradictoires. Elle regarda ses lèvres bien dessinées, se rappela son baiser et le feu qu’il avait allumé dans ses veines. Il était tout près d’elle. Elle n’avait qu’à s’avancer, à peine d’un pas… Puis elle se souvint. Il la haïssait, la méprisait. Elle entendit ses paroles. Je vous souhaite de pourrir ici… sale mégère… espèce d’idiote. Le baiser était une insulte, une dérision. Roland regarda le pâle visage levé vers lui, le vit se glacer de dédain. Son propre désir se glaça dans ses veines. — De rien, Elfe. Après tout, que sommes-nous, nous autres humains, sinon vos esclaves ? Il reprit sa marche, s’enfonçant dans la jungle. Aléatha le suivit. Pathan et Rega venaient derrière, séparés, seul chacun de son côté. Ils étaient malheureux tous les quatre. Chacun d’eux était déçu. Chacun pensait avec colère et rancœur que si seulement l’autre disait quelque chose – n’importe quoi – tout s’arrangerait. Et pourtant, chacun pensait que ce n’était pas à lui – ou à elle – de faire le premier pas. Le silence s’appesantit entre eux au point d’en devenir une entité vivante, d’une présence si forte que, lorsque Pathan pensa entendre un bruit derrière eux – le bruit de lourdes bottes pataugeant dans l’eau – il ne dit rien, refusant d’en parler aux autres. CHAPITRE 36 QUELQUE PART SUR PRYAN Haplo et le chien montèrent le sentier. Le Patryn surveillait les murailles, mais il n’y vit personne. Il prêta l’oreille, et n’entendit que les soupirs du vent murmurant dans les rochers. Il était seul sur la montagne écrasée de soleil. Le sentier aboutissait à de grandes portes métalliques en forme d’hexagone gravées de runes – les portes de la cité. D’immenses murs de marbre poli le dominaient de toute leur hauteur. Dix personnes auraient pu monter sur les épaules les unes des autres, et la dernière n’aurait encore pas pu voir par-dessus le rebord. Il posa la main sur le mur. Le marbre était lisse et poli. Une araignée aurait eu du mal à s’y accrocher. Les portes de la cité étaient scellées, gardées par la magie, et les signes tatoués sur la peau d’Haplo le picotèrent. Les Sartans exerçaient un contrôle absolu sur l’entrée. Personne ne pouvait pénétrer dans la ville sans qu’ils le permettent ou le sachent. — Holà ! La garde ! hurla Haplo, renversant la tête pour voir le haut de la muraille. L’écho lui renvoya ses paroles. Le chien, troublé par le son étrange de l’écho, leva la tête et hurla à la mort. Le son lugubre se réverbéra sur le mur, déconcertant Haplo lui-même, qui posa sur la tête du chien une main réconfortante. L’écho se tut et il prêta l’oreille, mais il n’entendit rien. Maintenant, il n’avait plus guère de doute. La cité était vide, abandonnée. Haplo pensa à un pays où le soleil brillait sans discontinuer, et à l’impact de ce nouveau monde sur des gens habitués à la succession régulière des jours et des nuits. Il pensa aux Elfes et aux humains, perchés dans les arbres comme les oiseaux, et aux nains, s’enterrant dans la mousse, cherchant désespérément un rappel de leur monde souterrain. Il pensa aux titans et à leur quête horrible et pathétique. Il reporta son regarde sur le marbre lisse et luisant du mur et y posa la main. La pierre était d’une fraîcheur singulière sous ce soleil accablant. Fraîche, dure et impénétrable, comme le passé de ceux qui avaient été chassés du paradis. Il ne comprenait pas tout. La lumière, par exemple. Comme la Bougonne-Batte d’Arianus, à quoi servait-elle ? Pourquoi était-elle là ? Il avait résolu le mystère de la Bougonne-Batte – ou plutôt, on l’avait résolu pour lui. Et il était certain de pouvoir résoudre le mystère des étoiles de Pryan. Après tout, il s’apprêtait à entrer dans l’une d’elles. Haplo regarda les portes hexagonales. Il reconnut la structure runique gravée sur leur surface argentée. Une rune manquait. Il n’avait qu’à la compléter, et les portes s’ouvriraient d’elles-mêmes. C’était une construction très simple, de la magie sartan élémentaire. Ils n’avaient pas cherché la complication. Pour quoi faire ? Personne ne connaissait la magie runique, à part les Sartans. Enfin, presque personne. Haplo passa la main sur le mur lisse. Il connaissait la magie des Sartans, il pouvait ouvrir les portes. Mais il préférait ne pas l’utiliser, car cela lui donnait l’impression d’être bête et maladroit. Comme un enfant qui trace des signes dans la poussière. De plus, il tirerait une grande satisfaction à entrer dans ces murs prétendument impénétrables en se servant de sa propre magie. La magie des Patryns. La magie des ennemis mortels des Sartans. Levant les mains, posant les doigts contre le marbre, Haplo se mit à tracer les runes. — Chut. — Je n’ai rien dit. — Non, je voulais dire, arrête. Je crois que j’ai entendu quelque chose. Ils se figèrent sur place, osant à peine respirer. La jungle elle aussi était immobile. Aucune brise n’agitait les feuillages, aucun animal ne glissait furtivement dans les fourrés, aucun oiseau ne chantait. D’abord, ils n’entendirent rien. Le silence était aussi lourd, aussi oppressant que la chaleur. L’ombre des arbres s’épaississant autour d’eux, ils frissonnèrent, épongèrent leurs fronts moites de sueur. Puis ils entendirent une voix. — Et alors j’ai dit à Georges ! « Georges », j’ai dit, « le troisième film était un régal. Des mignonnes petites boules de fourrure. Tous ceux d’entre nous qui avaient le moindre bon sens ressentaient le désir ardent de les faire empailler…» — Attendez, leur parvint une autre voix, faible et timide. Vous n’avez rien entendu ? La voix reprit bientôt, plus excitée ! — Moi, je crois que si. Je crois qu’elle arrive. — Papa ! s’écria Aléatha, s’élançant sur le sentier. Les autres la suivirent et surgirent dans la clairière, avec leurs armes. Et ils s’arrêtèrent pile, penauds de ne rien trouver de plus dangereux que le vieil humain et l’Elfe d’âge mûr. — Papa ! Aléatha s’élança vers Lenthan, mais le magicien lui barra le passage. Zifnab avait quitté son siège sur la branche, et se dressait devant eux, grave et solennel. Derrière lui, Lenthan Quindiniar, debout, tendait les bras, le visage illuminé d’une lumière qui ne venait pas de la chair mais de l’âme. — Ma bien-aimée Elithénia ! dit-il en un souffle, faisant un pas en avant. Que tu es belle ! Exactement comme dans mon souvenir ! Suivant son regard tous les quatre, ils ne virent que les ombres mouvantes de la jungle. — À qui parle-t-il ? demanda Roland à voix basse, l’air impressionné. Pathan, les yeux pleins de larmes, baissa la tête. Rega s’approcha, lui prit la main et la serra avec force. — Laissez-moi passer ! cria Aléatha avec colère. Il a besoin de moi ! Zifnab tendit la main et lui saisit le bras avec une force surprenante chez ce frêle vieillard. — Non, mon enfant. Plus maintenant. Aléatha le regarda, muette, puis elle regarda son père. Lenthan ouvrait les bras tout grands, comme pour embrasser quelqu’un qui approchait. — C’est grâce à mes fusées, Elithénia, dit-il avec une fierté retenue. Nous sommes venus jusqu’ici grâce à mes fusées. J’étais sûr que tu serais là, tu sais. Je regardais le ciel, et je te voyais briller, pure et lumineuse. — Papa, murmura Aléatha. Il ne l’entendait pas, ne la voyait pas. Il referma les bras, les serrant convulsivement, le visage extasié, inondé de larmes de joie. Lenthan serra ses bras vides contre son cœur, n’étreignant que de l’air, et tomba en avant dans la mousse. Aléatha bouscula Zifnab. S’agenouillant près de son père, elle le prit dans ses bras. — Pardonne-moi, papa, dit-elle en pleurant. Pardonne-moi. Lenthan lui sourit. — Mes fusées. Ses yeux se fermèrent, il soupira et se détendit dans les bras de sa fille. Ceux qui le regardaient eurent l’impression qu’il venait de tomber dans un sommeil réparateur. — Papa, je t’en prie ! Moi aussi j’étais seule ! Je ne savais pas, papa. Je ne savais pas ! Mais maintenant, nous serons toujours ensemble, nous ne nous quitterons plus ! Pathan s’éloigna doucement de Rega, s’agenouilla près de son père et lui tâta le poignet. Il laissa la main retomber sur le sol. Puis il étreignit sa sœur. — C’est trop tard. Il ne t’entend plus, Théa. Ecartant doucement sa sœur, il allongea son père dans la mousse. — Pauvre homme. Il a gardé sa folie jusqu’à la fin. — Sa folie ? dit Zifnab, le foudroyant du regard. Que voulez-vous dire ? Il a retrouvé sa femme dans les étoiles, exactement comme je le lui avais promis. C’est la raison pour laquelle je l’ai amené ici. — Je ne sais pas qui est le plus fou des deux, marmonna Pathan. Aléatha continuait à fixer son père. Elle s’était brusquement arrêtée de pleurer. Prenant une profonde inspiration, elle s’essuya les yeux et le nez de la main et se releva. — Qu’importe. Regarde-le. Il est heureux maintenant. Il n’était pas heureux avant. Nous non plus. Nous aurions dû rester là-bas et mourir, termina-t-elle avec amertume. — Je suis ravi de vous l’entendre dire, dit une voix grave. Ça rendra votre fin plus douce. Drugar, debout sur le sentier, tenait fermement Rega de la main gauche. La main droite tenait une dague posée sur son ventre. — Canaille ! Lâchez-la ! Roland fit un pas en avant. Le nain enfonça la pointe de son couteau, coupant légèrement le cuir souple de la culotte. — Vous avez déjà vu une blessure au ventre ? demanda Drugar, promenant un regard flamboyant autour de lui. C’est une mort lente et très douloureuse. Surtout ici, dans la jungle, avec tous ces insectes et ces animaux… Rega gémit, tremblante sous la main de son bourreau. — D’accord, dit Pathan, levant les mains. Qu’est-ce que vous voulez ? — Jetez vos armes. Roland et l’Elfe s’exécutèrent, jetant le raztar et l’épée devant Drugar. D’un coup de pied, il les expédia derrière lui. — Et vous, le vieux, pas de magie ! gronda-t-il. — Moi ? Je n’y pensais même pas, dit Zifnab d’un ton soumis. Le sol trembla légèrement sous leurs pieds, une expression inquiète passa sur le visage du magicien. — Oh, mon Dieu, je… je suppose qu’aucun de vous ne… n’a vu mon dragon ? — La ferme ! gronda Drugar. Entraînant Rega, il pénétra dans la clairière, gardant son couteau sur le ventre de l’humaine, l’œil vigilant. — Par ici, dit-il, montrant l’arbre de la tête. Tous ! Exécution ! Roland, les mains en l’air, recula jusqu’au moment où il se heurta au tronc. Aléatha se retrouva pressée contre lui. Roland fit un pas en avant, restant toujours entre le nain et Aléatha. Pathan le rejoignit, protégeant aussi sa sœur de son corps. Zifnab contemplait le sol, branlant du chef en murmurant ! — Eh bien, eh bien. — Vous aussi, le vieux ! cria Drugar. — Quoi ? dit Zifnab, relevant la tête et clignant les yeux. Puis-je vous dire deux mots ? Il fit un pas hésitant en avant, et se pencha vers le nain, confidentiel. — Je crois que nous allons avoir un petit problème. C’est le dragon… Le couteau fendit la culotte de peau de Rega, mettant la chair à nu. Elle frissonna, souffle coupé. Le nain posa sa lame contre la peau. — Reculez, vieillard ! cria Pathan, paniqué. Zifnab regarda Drugar avec tristesse. — Vous avez peut-être raison. Je vais rejoindre les autres, là, près de l’arbre… Le vieillard se dirigea vers l’arbre d’un pas traînant, et Roland le saisit par le bras, manquant de le faire tomber. — Et maintenant ? demanda Pathan. — Vous allez tous mourir, dit Drugar avec un calme terrifiant. — Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’on a fait ? — Vous avez causé la mort de mon peuple. — Vous ne pouvez pas nous en blâmer, cria Rega, désespérée. Ce n’est pas notre faute ! — Avec les armes, nous aurions pu les arrêter, dit Drugar, l’écume aux lèvres, les yeux exorbités sous ses sourcils broussailleux. Nous aurions pu nous battre ! Vous nous les avez refusées ! Vous vouliez notre mort ! Drugar s’arrêta, prêtant l’oreille. Quelque chose remuait, murmurait en lui. Ils ont tenu parole. Ils ont apporté les armes. Ils sont arrivés en retard, mais ce n’était pas leur faute. Ils ignoraient qu’il y avait urgence. Le nain déglutit avec effort car il avait l’impression de s’étrangler. — Non ! s’écria-t-il, hagard. C’est faux ! Ils l’ont fait exprès ! Ils doivent payer ! Ça n’aurait rien changé. Ça n’aurait fait aucune différence. Notre peuple était perdu, rien n’aurait pu le sauver. — Drakar ! s’écria le nain, levant la tête vers le ciel, le couteau tremblant dans sa main. Tu ne vois donc pas ? Sans ma vengeance, il ne me reste plus rien ! — Sus ! Roland bondit en avant, Pathan sur les talons. Saisissant Rega, l’humain l’arracha à l’emprise du nain et la catapulta de l’autre côté de la clairière, où Aléatha la reçut dans ses bras. Pathan saisit le poignet de Drugar, et tourna, tandis que Roland lui enlevait son couteau, qu’il lui posa sur la gorge. — On se reverra en enfer… Sous leurs pieds, le sol se souleva et trembla, les secouant comme des poupées dans les mains d’un enfant rageur. Une tête gigantesque creva la mousse, arrachant branches et lianes. Des yeux rouges flamboyèrent, une gueule s’ouvrit, béante, sur des crocs luisants, dardant une longue langue noire. — C’est bien ce que je craignais ! dit Zifnab. L’enchantement est rompu. Courez ! Il y va de votre vie. — On peut… se battre ! Pathan chercha son épée à tâtons, mais il arriva tout juste à conserver son équilibre sur la mousse qui ondulait. — On ne peut pas combattre un dragon ! De plus, c’est à moi qu’il en veut. Pas vrai ? dit le vieillard, se tournant vers la créature. — Oui ! siffla le dragon, la haine dégoulinant comme du venin de sa langue fourchue. Oui, à toi, vieillard ! Toi qui m’as réduit en esclavage, lié par tes sortilèges. Mais c’est fini. Tu es faible, vieillard. Tu n’aurais pas dû évoquer l’esprit de cette Elfe. Et pourquoi ? Pour faire plaisir à un mourant. Détournant les yeux du terrible dragon, Zifnab chanta d’une voix tremblotante ! Dans toutes mes errances, La vie j’ai bien aimé, Celui qui fait bombance, Jamais n’ai renié. Earl n’est pas intello Mais grande est sa sagesse ! « Rien ne vaut pour tous maux Une bière bien fraîche. » La tête du dragon se rapprocha. Le vieux magicien leva involontairement la tête, vit les yeux flamboyants du dragon, et se troubla. — Par le monde j’ai… euh… Voyons… Chaumières et… Na-na-na… na-na. Qu’un… euh… je ne sais plus quoi effrayait. Le champagne ne m’branche pas… — Ce ne sont pas les paroles ! s’écria Roland. Regardez le dragon ! Le charme n’opère pas ! Sauvons-nous pendant qu’il est encore temps ! — On ne peut pas le laisser se battre tout seul, dit Pathan. Il pivota sur lui-même. Les sourcils du vieillard frémissaient de colère. — Je vous ai amenés ici pour quelque chose ! Ne vous faites pas tuer bêtement, sinon vous détruirez tout ce que j’ai voulu construire ! Trouvez la cité ! hurla-t-il en faisant de grands gestes. Trouvez la cité ! Il se mit à courir. La tête du dragon fit un mouvement fulgurant, attrapa le vieillard par sa robe, le projetant par terre. Les mains de Zifnab raclèrent le sol en un effort désespéré pour se libérer. — Fuyez, bande d’imbéciles ! cria-t-il. Et les mâchoires du dragon se refermèrent sur lui. CHAPITRE 37 QUELQUE PART SUR PRYAN Haplo explora à loisir la cité déserte, l’étudiant avec soin pour faire un rapport précis à son seigneur. De temps en temps, il se demandait ce qu’en savaient les mensch au-delà de ces murs, mais sans s’y attarder, car peu importait. Ce qu’il trouva – ou ne trouva pas – à l’intérieur des murailles était de bien plus grande importance. À l’intérieur des murs, la cité était différente de sa jumelle du Nexus. Différence qui expliquait bien des choses, mais laissait pourtant certaines questions sans réponse. Juste après les portes s’étendait une grande place circulaire. Haplo traça en l’air une série de runes flamboyantes, et recula pour observer. Des images, des souvenirs conservés par les pierres revinrent à la vie, peuplant la place de fantômes. Des silhouettes impalpables achetaient, troquaient, échangeaient les nouvelles du jour. Elfes, humains et nains se bousculaient entre les échoppes. Circulant au milieu d’eux, Haplo vit quelques hiératiques silhouettes de Sartans en longues robes blanches. C’était un jour de marché sur la place – ou plutôt des jours de marché, car Haplo assista au passage du temps, qui coulait devant ses yeux comme un fleuve. Tout n’était pas paisible et serein à l’intérieur des blanches murailles. Elfes et humains se battaient, et répandaient leur sang dans le bazar. Les nains causaient du grabuge, saccageant les échoppes et détruisant les marchandises. Les Sartans étaient trop peu nombreux, et impuissants, même avec leur magie, à trouver un antidote au poison des haines et des préjugés raciaux. Puis commencèrent à circuler dans la foule des créatures gigantesques – plus hautes que la plupart des édifices, sans yeux, muettes, puissantes. Elles rétablirent l’ordre, surveillèrent les rues. Les mensch vécurent en paix, mais c’était une paix forcée – précaire et contestée. Avec le temps, les images perdirent de leur clarté. Haplo clignait des yeux, mais il n’arrivait plus à voir ce qui se passait, et il réalisa que ce n’était pas sa magie qui était défaillante, mais celle des Sartans, qui depuis toujours avait maintenu la cohésion de la cité. Elle s’estompait – délavée et passée comme une peinture diluée. Finalement, Haplo ne vit plus rien sur la place ! tous les gens avaient disparu. — Et alors, dit-il au chien, qu’il réveilla car l’animal s’était endormi pendant le film, les Sartans ont détruit notre univers et l’ont divisé en ses quatre éléments. Ils ont amené les mensch sur ce monde, en passant par les Portes de la Mort, de la même façon qu’ils ont amené les mensch sur Arianus. Mais ici, comme sur Arianus, ils ont rencontré des problèmes. Sur Arianus – le Monde de l’air – les continents flottants offraient tout ce qu’il fallait aux mensch pour survivre, sauf l’eau. Les Sartans ont construit la grande Bougonne-Batte, dans l’intention d’aligner les îles les unes au-dessus des autres, et d’y pomper l’eau provenant de l’orage perpétuel qui fait rage tout en bas. « Mais il s’est passé quelque chose. Les Sartans, pour une raison inconnue, ont abandonné leur projet, et abandonné les mensch en même temps. Sur Pryan, les Sartans ont découvert à l’arrivée que ce monde était pratiquement – de leur point de vue – inhabitable. Couvert de jungle, il n’avait pas de pierre facilement accessible, pas de métaux faciles à forger, et le soleil brillait constamment. Ils ont donc construit ces cités et, pleins de sollicitude, y ont transporté les mensch pour qu’ils y vivent derrière les murs protecteurs, créant même par la magie un cycle artificiel de jours et de nuits, pour leur rappeler leur ancien monde. Le chien se lécha les pattes, couvertes de la fine poussière qui recouvrait la cité, et laissa son maître parler tout seul, dressant parfois une oreille pour montrer qu’il écoutait. — Mais les mensch n’ont pas réagi avec la gratitude attendue. Haplo siffla le chien. Délaissant les fantômes de la place, il se promena dans les rue. — Regarde, des inscriptions en elfien. Des édifices construits dans le style elfien – avec minarets, arches et délicates dentelles de pierre. Et là, des habitations humaines – solides, massives. Destinées à donner une impression de permanence à leurs vies si brèves. Et quelque part, sans doute au-dessous de nous, je parie que nous pourrions trouver les habitations des nains. Tous destinés à vivre ensemble en parfaite harmonie. « Malheureusement, on n’avait pas donné la même partition à chaque membre de ce trio. Et chacun jouait sa musique sans se soucier de celle des autres. Haplo fit une pause et prêta l’oreille. — Cet endroit est-différent de la cité du Nexus. La cité que les Sartans nous ont laissée – pour une raison connue d’eux seuls – n’est pas divisée. Toutes les inscriptions sont dans la langue des Sartans. À l’évidence, ils avaient l’intention de revenir occuper la cité du Nexus. Mais pourquoi ? Et pourquoi construire une autre cité presque identique sur Pryan ? Pourquoi les Sartans sont-ils partis ? Où sont-ils allés ? Qu’est-ce qui a poussé les mensch à fuir les cités ? – Et qu’est-ce que les titans ont à voir avec tout ça ? La flèche centrale de cristal s’élevait au-dessus de lui à une hauteur vertigineuse, visible de partout. C’est de là que sortait la brillante lumière blanche – la lumière stellaire. Sa brillance s’accentua à mesure que l’étrange crépuscule magique tombait lentement sur la cité proprement dite. — La réponse doit se trouver là, dit Haplo au chien. L’animal dressa les oreilles, gémit, et regarda en arrière vers les portes. Le chien et son maître entendaient au loin des bruits de voix – des voix de mensch – et le rugissement d’un dragon. — Viens, dit Haplo, sans quitter des yeux la lumière. Le chien hésita, remuant la queue. Le Patryn fit claquer ses doigts. — J’ai dit, viens. Baissant la tête, aplatissant les oreilles, le chien s’exécuta. Et ils continuèrent dans la rue déserte, s’enfonçant au cœur de la ville. Le vieillard dans la gueule, le dragon plongea sous la mousse et disparut. Paralysés d’épouvante et d’horreur, les deux Elfes et les deux humains attendirent. D’en bas leur parvint un hurlement terrible – celui d’un homme mis en pièces. Puis le silence retomba, lugubre, horrible. Pathan remua enfin, comme sortant d’un rêve. — Sauvons-nous ! Ça va être notre tour ! — De quel côté ? demanda Roland. — Par là ! Dans la direction qu’il nous a indiquée ! — C’est peut-être un piège… — Bon, grogna l’Elfe. Reste ici et demande le chemin au dragon. Il saisit sa sœur par le bras. — Père ! s’écria Aléatha, se dégageant. Elle retourna s’agenouiller près de son père, paisiblement allongé dans la mousse. — Il n’est plus temps de penser aux morts, mais aux vivants,- dit Pathan. Regardez ! Voilà le sentier ! Le vieillard avait raison. Relevant sa sœur d’une secousse, Pathan l’entraîna dans la jungle. Roland allait les suivre quand Rega demanda ! — Et le nain ? Roland regarda Drugar, accroupi au milieu de la clairière, ses yeux, qui disparaissaient sous ses sourcils broussailleux, ne donnant aucune indication sur ses sentiments ou ses pensées. — On l’emmène, dit sombrement Roland. Je n’ai pas envie qu’il nous espionne par-derrière, et je n’ai pas le temps de le tuer maintenant. Va chercher nos armes ! Roland prit le nain par le bras, le releva de force et le poussa devant lui sur le sentier. Rega rassembla les armes, jeta un dernier regard apeuré sur le trou par où le dragon avait disparu, puis rejoignit les autres en courant. Le sentier, ombragé de plantes et de lianes, était large, dégagé et facile à suivre. Ils voyaient encore en courant les souches d’arbres géants arrachés, et les blessures – maintenant cicatrisées par l’écorce – des énormes branches abattues pour former ce large chemin. Chacun pensait à part soi à la force prodigieuse qu’il avait fallu pour abattre de si grands arbres, chacun pensait aux puissants titans. Ils n’exprimèrent pas tout haut leurs craintes, mais tous se demandaient s’ils ne venaient pas d’échapper à une mort terrible pour en rencontrer une autre encore plus effroyable. La peur leur prêtait une force inusitée. Quand la fatigue les prenait, ils sentaient le sol trembler sous leurs pas ! alors ils continuaient en trébuchant. Mais bientôt, la chaleur étouffante et l’air lourd et stagnant eurent raison de leur volonté. Aléatha trébucha sur une liane, tomba, et ne se releva pas. Pathan voulut l’aider, puis, secouant la tête, il s’effondra près d’elle. Debout au-dessus d’eux, Roland les regarda, incapable de rien dire car il était hors d’haleine. Il traînait le nain depuis la clairière. Alourdi par ses grosses bottes et sa pesante armure de cuir, Drugar s’écroula par terre et resta sans bouger, comme mort. Rega titubait derrière son frère. Jetant les armes sur le sentier, elle s’affala contre un arbre et posa sa tête dans ses bras, cherchant à retrouver son souffle. — Il faut nous reposer, dit Pathan, en réponse au regard accusateur de Roland qui les exhortait à continuer. Si le dragon doit nous attraper… il nous attrapera. Il aida sa sœur à se redresser, et, fermant les yeux, elle s’appuya contre lui. Roland se laissa tomber dans la mousse. — Elle va bien ? Pathan acquiesça de la tête, trop épuisé pour parler. Ils restèrent là un bon moment, avalant l’air à grandes goulées, attendant que se calment les battements furieux de leurs cœurs. Ils jetaient sans cesse des regards apeurés derrière eux, s’attendant à voir la gigantesque tête écailleuse et les crocs acérés du dragon plonger sur eux. Mais le dragon ne parut pas, et les tremblements du sol finirent par cesser. — Je suppose que c’est le vieillard qu’il voulait, dit enfin Rega, rompant le silence la première. — Ouais, mais quand il aura faim, il va de nouveau chercher de la viande fraîche, dit Roland. Et à propos, que voulait dire ce vieux fou avec sa cité ? Si ce n’est pas encore une de ses lubies de dingue et qu’elle existe, on pourrait s’y réfugier. — Ce chemin doit bien mener quelque part, dit Pathan. Il s’humecta les lèvres et reprit ! — Ce que j’ai soif ! L’air a une drôle d’odeur – comme une odeur de sang. Il regarda Roland, puis son regard se posa sur le nain prostré aux pieds de l’humain. — Comment va Barbe-Noire ? Roland secoua le nain par le bras, et Drugar roula sur lui-même et s’assit. Appuyé contre un arbre, il les foudroya du regard par-dessous ses sourcils broussailleux. — Il va bien. Qu’est-ce qu’on va en faire ? — Tuez-moi maintenant, grogna le nain. Allez-y. C’est votre droit ! je voulais vous tuer. Pathan le regarda, mais il ne voyait pas le nain. Il voyait des humains, coincés entre le golfe et les titans. Des Elfes qui leur lançaient des flèches. Sa sœur, enfermée dans sa chambre. Sa maison en feu. — J’en ai assez de tuer ! Il n’y a pas eu assez de morts comme ça sans qu’on s’en mêle aussi ? De plus, je comprends ce qu’il ressent. Nous le comprenons tous. Nous avons tous vu nos peuples massacrés. — Ce n’était pas notre faute, dit Rega, touchant timidement le bras du nain. Drugar la foudroya du regard et s’écarta. — Vous ne comprenez donc pas que ce n’était pas notre faute ? — Peut-être que c’était quand même notre faute, dit Pathan, soudain las, très las. Les humains ont laissé les nains se battre seuls, puis se sont combattus les uns les autres. Nous autres Elfes, nous avons tourné nos flèches contre les humains. Peut-être que si nous nous étions unis, nous aurions pu vaincre les titans. Nous ne l’avons pas fait, et nous avons été détruits. C’était notre faute. Et voilà que ça recommence. Roland rougit et détourna les yeux. — Autrefois, je pensais que l’amour suffisait, continua doucement Pathan, que c’était comme un élixir magique qu’on pouvait répandre sur le monde, et qui mettrait fin à toutes les haines. Je sais maintenant que ce n’est pas vrai. L’eau de l’amour est douce, claire et pure, mais elle n’est pas magique. Elle ne changera rien. Il se leva. — On ferait bien de repartir. Roland lui emboîta le pas, et, un à un, tous le suivirent, sauf Drugar. Il avait compris les paroles prononcées, mais leur sens ballottait confusément dans la coquille vide qu’était devenue son âme. — Vous n’allez pas me tuer ? dit-il, debout au milieu du sentier. Les autres s’arrêtèrent, se consultèrent du regard. — Non, dit Pathan, secouant la tête. Drugar en resta interloqué. Comment pouvait-on parler d’aimer quelqu’un qui n’est pas de sa propre race ? Comment un nain pouvait-il aimer quelqu’un qui n’était pas un nain ? Lui, il était un nain, et eux, c’étaient des Elfes et des humains. Et ils avaient risqué leur vie pour sauver la sienne. Ça, c’était déjà inexplicable. Et maintenant, ils ne comptaient pas lui ravir la vie, alors que lui, il avait été près de ravir la leur. C’était incompréhensible. — Pourquoi ? dit Drugar, furieux, dépité. — Je crois, dit lentement Pathan, que nous sommes trop fatigués. — Alors, qu’est-ce que je vais faire ? demanda Drugar. Aléatha lissa ses cheveux en arrière pour dégager ses yeux. — Venez avec nous, dit-elle. Vous n’avez pas envie de… rester seul ? Le nain hésita. Il s’était si longtemps cramponné à sa haine que maintenant, ses mains lui semblaient vides. Peut-être qu’il serait bien de trouver autre chose que la haine pour les remplir. Peut-être que c’est ça que Drakar avait essayé de lui dire. De sa lourde démarche, Drugar leur emboîta le pas. De gracieuses arches argentées entouraient le bas de la flèche, surmontées d’autres arches qui montaient – étage d’argent après étage d’argent – jusqu’au moment où elles se rejoignaient en un point étincelant. Entre les arches, des murs de marbre blanc, percés de fenêtres de cristal, donnaient à l’édifice à la fois solidité et lumière. Une porte hexagonale en argent, gravée des mêmes runes que celle de la muraille, donnait accès à l’intérieur. Comme la première fois, et bien que connaissant la rune clé, Haplo préféra s’en remettre à sa magie, et passa sans bruit à travers le marbre, toujours suivi de son chien. Le Patryn se retrouva dans une vaste salle circulaire – la base de la flèche. Le marbre du sol résonna sous ses bottes, rompant un silence qui durait depuis sans doute bien des générations. Il n’y avait pour tout ameublement qu’une table ronde entourée de chaises. Suspendu magiquement au-dessus de la table, un petit globe de cristal éclairé de l’intérieur par quatre petites boules de feu. Haplo s’approcha. Sa main traça une rune, rompant le champ de force magique. Le globe tomba sur la table et roula vers Haplo, qui le prit dans ses mains. Le globe était une représentation tridimensionnelle du monde, semblable à celle qu’il avait vue chez Lenthan Quindiniar, semblable au dessin du Nexus. Mais maintenant, le tenant dans ses mains et l’ayant parcouru au cours de son voyage, Haplo comprenait. Son seigneur s’était trompé. Les mensch ne vivaient pas à la surface de la planète, comme sur l’ancien monde. Ils vivaient dedans. Le globe était lisse à l’extérieur – solide comme le cristal, comme la pierre. Il était creux à l’intérieur. En son centre brillaient quatre soleils. Et au centre des soleils s’ouvraient les Portes de la Mort. Aucune autre planète, aucune étoile ne pouvait être visible, parce que la nuit, ce n’était pas le ciel qu’on regardait. C’était le sol. Ce qui signifiait que les autres étoiles ne pouvaient pas être des étoiles, mais étaient… des cités. Des cités comme celle-ci. Des cités faites pour abriter les réfugiés du monde éclaté. Malheureusement, leur nouveau monde devait avoir été effrayant pour les mensch. Et pas moins effrayant peut-être pour les Sartans. La lumière qui donnait la vie avait produit trop de vie. Les arbres atteignaient des hauteurs immenses, des océans de végétation recouvraient la surface. Les Sartans n’avaient pas prévu cela. Ils avaient été atterrés à la vue de leur création. Ils avaient menti aux mensch, s’étaient mentis à eux-mêmes. Au lieu de se soumettre, de s’adapter au monde qu’ils avaient créé, ils l’avaient combattu, avaient essayé de le soumettre. Avec précaution, Haplo remit le globe à sa place, ranimant le champ magique qui le soutenait. Une fois de plus, Pryan flottait au-dessus de la table de ses créateurs disparus. C’était un spectacle divertissant. Le seigneur du Nexus en apprécierait l’ironie. Haplo regarda autour de lui, mais il n’y avait rien d’autre dans la salle. Il leva les yeux. Très haut au-dessus de sa tête, le plafond s’incurvait en voûte, empêchant de voir la flèche de cristal qui s’élançait juste au-dessus. Pendant qu’il tenait le globe, Haplo avait remarqué un bruit étrange. Il posa les mains sur la table. Il ne s’était pas trompé. Le bois vibrait et bourdonnait. Bizarrement, cela lui rappela la grande machine d’Arianus – la Bougonne-Batte. Mais il n’avait vu nulle part aucune trace d’aucune machine. — À la réflexion, dit-il au chien, je n’ai pas entendu ce bruit dehors non plus. Il doit venir d’ici. Mais d’où ? Peut-être qu’il va se présenter quelqu’un pour nous le dire. Haplo leva les mains et se mit à tracer des runes en l’air. Le chien soupira, se coucha, la tête entre les pattes, montant une garde silencieuse. Des images floues prirent vie autour de la table, des voix étouffées parlèrent. Par la force des choses, vu qu’il n’écoutait pas une seule conversation, mais plusieurs, les bribes qu’en surprit Haplo étaient confuses et fragmentées. « Ces rivalités entre les races, c’est plus que nous n’en pouvons supporter. Cela mine nos forces, alors que nous devrions concentrer notre magie sur notre but…» « Nous sommes tombés au rang de parents, forcés de perdre notre temps à séparer des enfants batailleurs. Notre grand dessein souffre de notre manque d’attention…» « Et nous ne sommes pas seuls. Nos frères et nos sœurs des autres citadelles de Pryan sont confrontés aux mêmes difficultés ! Je me demande parfois si nous avons bien fait de les amener ici…» La tristesse, l’impuissance, le dépit étaient palpables. Haplo tes vit marqués sur les visages flous, les vit prendre forme dans les gestes de mains qui cherchaient désespérément à contrôler des événements qui leur coulaient entre les doigts. Le Patryn repensa à Alfred, le Sartan rencontré sur Arianus. Il avait vu chez Alfred cette même tristesse, ce même regret, cette même impuissance. Haplo alimenta le brasier de sa haine des souffrances qu’il voyait, et en apprécia la chaleur réconfortante. Les images surgissaient et refluaient, le temps passait. Les Sartans diminuaient, vieillissaient sous ses yeux. Étrange phénomène – pour des demi-dieux. « Le conseil a imaginé une solution à nos problèmes. Comme vous le dites, nous sommes devenus des parents alors que nous devions être des mentors. Nous devons confier à d’autres le soin de ces enfants. Il est essentiel que les citadelles soient mises en opération ! Arianus souffre du manque d’eau. Ils ont besoin de notre pouvoir pour les aider à faire fonctionner leur machine. Abarrach est plongé dans une nuit éternelle – chose pire qu’un jour éternel. Le Monde de la Pierre a besoin de notre énergie. Les citadelles doivent devenir opérationnelles, et vite, ou nous devrons en affronter les terribles conséquences ! « C’est pourquoi le conseil nous a autorisés à faire sortir les titans du cœur de la citadelle où ils entretiennent la lumière stellaire. Les titans surveilleront les mensch et les protégeront contre eux-mêmes. Nous avons doué ces géants d’une force incroyable, pour qu’ils puissent nous assister dans nos travaux physiques. Nous leur avons donné la magie runique pour la même raison. Ils seront capables de gouverner le peuple. » « Est-ce bien sage ? Je proteste. Nous leur avons donné la magie parce qu’il était bien entendu qu’ils ne quitteraient jamais la citadelle ! » « Mes frères, calmez-vous, je vous prie. Le conseil a mûrement réfléchi à la situation. Nous contrôlerons et superviserons les titans sans discontinuer. Ils sont aveugles – chose nécessaire pour qu’ils puissent travailler dans la lumière stellaire. Alors, en quoi pourraient-ils être dangereux pour nous ?…» Le temps passa. Les Sartans assis autour de la table disparurent, remplacés par d’autres, jeunes, forts, mais moins nombreux. « Les citadelles fonctionnent, leurs lumières remplissent les cieux…» « Pas les cieux, cessez donc de vous mentir à vous-même. » « Ce n’était qu’une figure de style. Ne soyez pas si pointilleux. » « J’ai horreur d’attendre. Pourquoi n’avons-nous pas de nouvelles d’Arianus ? Ou d’Abarrach ? Que s’est-il passé, à votre avis » « Peut-être la même chose qu’ici. Tant de choses à faire, et si peu de gens. Une minuscule fissure s’ouvre dans le toit, et la pluie s’y infiltre. On place un seau dessous et on commence la réparation, mais une autre s’ouvre à côté. On place un autre seau dessous. Maintenant, nous avons deux lézardes à réparer et nous allons nous y mettre quand en apparaît une troisième. Cette fois, nous n’avons plus de seau. Nous finissons par en trouver un, mais, entre-temps, les fissures se sont élargies. Les seaux ne suffisent plus. Nous cherchons de grandes bassines pour recueillir l’eau le temps de réparer le toit. « Mais, à ce moment-là, le toit est sur le point de s’écrouler. » Le temps tournoyait et tourbillonnait autour des Sartans assis à la table, les vieillissant comme il avait vieilli leurs parents avant eux. Leur nombre décrut encore. « Les titans ! Ce fut une grave erreur ! » « Tout allait bien au début. Qui aurait pu prévoir » « Les dragons ne posaient pas de problème jusqu’au moment où les titans ont échappé à notre contrôle. » « Nous pourrions toujours nous servir des titans, si nous étions plus forts…» « Si nous étions plus nombreux, voulez-vous dire ? Peut-être. Je n’en suis pas certain. » « Bien sûr que nous pourrions. Leur magie est rudimentaire ! rien de plus que ce qu’on enseigne à un enfant…» « Oui, mais nous avons commis l’erreur de donner à l’enfant la force des montagnes. » « À mon avis, tout cela pourrait être l’œuvre de nos anciens ennemis. Savons-nous seulement si les Patryns sont toujours emprisonnés dans le Labyrinthe ? Nous avons perdu tout contact avec leurs geôliers. » « Nous avons perdu le contact avec tout le monde ! Les citadelles fonctionnent, accumulent et stockent l’énergie, prêtes à la transmettre au-delà des Portes de la Mort. Mais y reste-t-il quelqu’un pour la recevoir ? Peut-être sommes-nous les derniers, peut-être les autres ont-ils dépéri comme nous…» La flamme de la haine ne réchauffait plus Haplo, tiède et réconfortante ! c’était devenu un brasier dévorant. La mention fortuite de la prison dans laquelle il était né, de la prison qui avait été la mort de tant de ses semblables, le mit dans une fureur qui troubla sa vue, son ouïe, son esprit. Il se, retint à grand-peine de se jeter sur les fantômes pour les étrangler de ses propres mains. Le chien s’assit, inquiet, et lécha la main de son maître. Haplo se calma. Une bonne partie de la conversation lui avait échappé. Le sang-froid. Son seigneur serait furieux. Haplo se força à ramener son attention sur la table. Il n’y restait plus qu’une seule silhouette, voûtée sous un fardeau invisible. Et, chose stupéfiante, le Sartan regardait Haplo. « Toi, notre frère qui viendra peut-être un jour, ce que tu as trouvé – ou pas trouvé – en ce lieu te plonge sans doute dans la stupéfaction. Tu vois une cité, mais personne ne vit dans ses murs. Tu vois la lumière, dit le fantôme, montrant le plafond, la flèche au-dessus d’eux, mais son énergie ne sert à rien. Ou peut-être que tu ne verras pas la lumière. Qui sait ce qui se passera quand nous ne serons plus là pour garder les citadelles ? Qui sait si la lumière ne va pas diminuer et disparaître comme nous. « Tu as, par ta magie, été témoin de notre histoire. Nous l’avons aussi consignée dans les livres, pour que vous puissiez l’étudier à loisir. Nous y avons ajouté l’histoire écrite par les plus sages des mensch, dans leurs langues respectives. Malheureusement, étant donné que la citadelle sera scellée, aucun d’eux ne pourra revenir pour découvrir le passé. « Tu connais maintenant les terribles erreurs que nous avons commises. J’y ajouterai simplement les événements de ces derniers temps. Nous avons été contraints de chasser les mensch de la citadelle. Les combats entre les races avaient empiré au point que nous craignions pour leur survie. Nous les avons envoyés dans la jungle, où nous espérons qu’ils seront forcés de consacrer leur énergie à leur survie. « Nous, les rares survivants de notre peuple, nous avions prévu de vivre en paix dans les citadelles. Nous espérions trouver un moyen de reprendre le contrôle des titans, un moyen de communiquer avec les autres mondes. Mais cela ne sera pas. « Nous allons nous-mêmes être obligés de quitter les citadelles. La force qui s’oppose à nous est ancienne et puissante. Elle est invincible et inexorable. Les larmes ne l’émeuvent pas, et toutes nos armes ne l’effraient pas. Trop tard, nous en avons admis l’existence. Nous nous inclinons devant elle et nous partons. » L’image s’estompa. Haplo essaya d’en faire surgir d’autres, mais la magie runique n’y parvint pas. Le Patryn resta encore un long moment dans la salle, contemplant en silence le globe de cristal et ses quatre minuscules soleils entourant les Portes de la Mort. Assis à ses pieds, le chien tournait la tête de droite et de gauche, cherchant quelque chose qu’il n’arrivait pas à identifier, à entendre, à voir, à sentir. Mais qui était là. CHAPITRE 38 LA CITADELLE Debout à la lisière de la jungle, émergeant du sentier que leur avait indiqué le vieillard, ils levèrent les yeux vers la cité scintillante en haut de la montagne, impressionnés par sa beauté, son immensité. Elle semblait appartenir à un autre monde. Ils auraient presque cru qu’ils étaient vraiment sur une étoile. Des vibrations et des tremblements sous la mousse leur rappelèrent le dragon. Sinon, ils ne seraient peut-être jamais sortis de la jungle, n’auraient jamais osé gravir la montagne, jamais osé approcher la cité aux murs blancs, à la flèche de cristal. Effrayés du danger qui rôdait derrière eux, ils craignaient presque autant l’inconnu qui s’étendait devant eux. Comme Haplo, ils imaginaient des gardes debout sur les murailles, surveillant les sentiers taillés dans le roc. Ils perdirent un temps précieux – étant donné que le dragon pouvait surgir à tout moment – à discuter s’ils devaient avancer leurs armes à la main ou au fourreau. Devaient-ils approcher avec soumission, en suppliant, ou avec fierté, en égaux ? Ils résolurent enfin de garder leurs armes bien en vue. Comme Rega le leur fit remarquer, c’était sensé, au cas où le dragon serait arrivé sur leurs arrières. Avec circonspection, ils quittèrent les ombres de la jungle – ombres qui leur paraissaient maintenant amicales et protectrices – et sortirent à découvert. Ils tournaient souvent la tête, surveillant nerveusement les alentours. Le sol ne tremblait plus, et ils se demandèrent si c’était parce que le dragon avait cessé de les poursuivre, ou parce qu’ils marchaient sur du roc. Ils continuèrent à monter par le sentier, tendus, guettant un appel ou un défi, prêts à répondre à une attaque. Rien. Haplo avait entendu le vent. Mais eux ne l’entendirent même pas, car il avait cessé de souffler à l’approche du crépuscule. Enfin, ils arrivèrent en haut, et, chancelant de fatigue, s’arrêtèrent devant les portes hexagonales gravées d’étranges inscriptions. De loin, la citadelle leur inspirait une crainte révérencieuse. De près, elle provoqua leur désespoir. Leurs armes faillirent échapper à leurs mains soudain sans force. — Les Dieux doivent vivre ici, dit Rega en un souffle. — Non, leur répondit laconiquement une voix. Autrefois, c’est vous qui y viviez. Une partie du mur se mit à scintiller d’une luminescence bleue. Haplo, suivi de son chien, parut. Le chien sembla content de les voir sains et saufs. Il remua la queue et aurait joyeusement bondi vers eux si une sèche réprimande de son maître ne l’avait retenu. — Comment êtes-vous entré ? demanda Pathan, resserrant sa prise sur la garde de son épée. Haplo ne se donna même pas la peine de répondre, et Pathan dut réaliser qu’il était futile d’interroger l’homme aux mains bandées, car il ne répéta pas sa question. Cependant, Aléatha s’approchait d’Haplo hardiment. — Que voulez-vous dire ? C’est nous qui y vivions ? C’est ridicule ! — Pas vous. Vos ancêtres. Vos ancêtres à tous, dit Haplo, embrassant du regard les Elfes et les deux humains qui le regardaient d’un air soupçonneux. Les yeux du Patryn se portèrent sur le nain. Drugar ne lui prêta pas attention, ne prêtait attention à personne. De ses mains tremblantes il palpait les pierres, les os du monde, qui n’étaient guère plus qu’un souvenir parmi son peuple. — Vos ancêtres à tous, répéta Haplo. — Alors, nous pouvons y retourner, dit Aléatha. Nous serions en sécurité à l’intérieur ! Rien ne pourrait nous atteindre ! — Sauf ce que vous y amèneriez avec vous, dit Haplo avec son sourire tranquille, regardant leurs armes, regardant les Elfes debout à l’écart des humains, et le nain à l’écart de tout le monde. Rega pâlit et se mordit les lèvres, le visage de Roland s’assombrit de colère. Pathan garda le silence. Drugar posa la tête contre la pierre, le visage inondé de larmes. Haplo siffla son chien et se mit à redescendre la montagne pour regagner la jungle. — Attendez ! Vous ne pouvez pas nous laisser là ! lui cria Aléatha. Vous pourriez nous faire entrer dans ces murs ! Avec votre magie ou… ou dans votre nef ! — Sinon… Roland déploya son raztar, dont les lames redoutables brillèrent dans le crépuscule. — Sinon, quoi ? Haplo se retourna face à eux, et traça en l’air un signe entre lui et les humains menaçants. Plus vite que l’éclair, la rune flamba, frappa Roland en pleine poitrine, explosa, et le catapulta en arrière. Il tomba lourdement, lâchant son raztar. Aléatha s’agenouilla près de lui, et soutint dans ses bras le corps ensanglanté et meurtri. — C’est bien de vous, dit doucement Haplo, sans élever la voix. Sauvez-moi ! criez-vous. Sauvez-moi, ou sinon… ! C’est vraiment un métier ingrat que celui de sauveur, chez vous, les mensch. Et le jeu n’en vaut pas la chandelle, parce que vous ne voulez jamais miser. Ces imbéciles, poursuivit-il, montrant la cité de la tête, ont tout risqué pour vous sauver de nous, puis pour vous sauver de vous-mêmes – le résultat, vous le voyez. Mais attendez encore un peu, mensch. Un jour, quelqu’un viendra pour vous sauver. Vous ne le remercierez peut-être pas, mais vous atteindrez le salut. Haplo fit une pause, sourit, et ajouta ! — Sinon… Il fit mine de repartir, se retourna une dernière fois. — Au fait, qu’est devenu le vieillard ? Aucun ne lui répondit, tous détournèrent les yeux. Hochant la tête avec satisfaction, Haplo descendit la montagne, le chien trottant sur ses talons. Le Patryn traversa la jungle sans encombre. Arrivé à L’Etoile du Dragon, il retrouva les Elfes et les humains qui se bagarraient furieusement. Chaque camp le supplia de venir à son aide. Il ne leur prêta pas attention et monta à bord de sa nef. Le temps que les combattants réalisent qu’il les abandonnait, il était trop tard. Haplo écouta, avec un cynisme amusé, les supplications terrifiées montant vers lui en deux langues, mais d’une seule voix. La nef s’éleva majestueusement. Debout à la fenêtre, il regarda les marionnettes qui s’agitaient en bas. « Après moi vient un homme qui m’a précédé », cita Haplo à leur intention, les regardant diminuer à mesure que sa nef s’élevait dans les cieux. Le chien assis à ses pieds se mit à hurler à la mort, perturbé par les cris pitoyables. En bas, les Elfes et les humains les suivaient des yeux, impuissants et amers. Longtemps après son départ, ils virent les signes rouges et bleus gravés sur la coque flamboyer dans l’obscurité artificielle créée par les Sartans pour rappeler leur patrie à leurs enfants. CHAPITRE 39 LA CITADELLE Le dragon surprit les cinq fugitifs massés devant la citadelle où ils essayaient vainement d’entrer. Le marbre des murs était lisse et poli, n’offrant pas la moindre prise. Ils tambourinaient des poings sur les portes et, désespérés, se jetaient dessus pour les ébranler. Les portes ne vibraient même pas. L’un des cinq suggéra l’usage d’un bélier, un autre celui de la magie, mais le cœur n’y était pas. Chacun savait que si la magie elfienne ou humaine avait été efficace, la cité aurait été habitée. Et puis, de nouveau, l’étrange et terrible obscurité jaillit des murs, recouvrant lentement la jungle et la montagne comme une marée montante. Pourtant, bien qu’il fit nuit, il y avait de la lumière en haut, la flèche de cristal projetant toujours son scintillant appel dans un monde qui avait oublié comment y répondre. La brillante lumière rendait toute chose soit visible, soit invisible – brillamment illuminée par ses rayons ou perdue dans des ombres impénétrables. L’obscurité était terrifiante, et d’autant plus qu’on voyait toujours le soleil briller dans le ciel. À cause de la nuit, ils entendirent le dragon avant de le voir. La roche trembla sous leurs pieds, les murs tremblèrent sous la main du nain. Ils allaient fuir dans la jungle, mais la vue des arbres noyés de nuit les arrêta. C’était sans doute de là que viendrait le dragon. Répugnant à quitter leur abri, ils restèrent blottis contre les murs de la cité, tout en sachant que ceux-ci ne les protégeraient pas. Le dragon sortit de la nuit en sifflant. La lumière stellaire scintilla sur sa tête écailleuse, fit flamboyer ses yeux rouges. La gueule s’ouvrit, révélant des crocs luisants maculés d’un sang qui paraissait noir à la lumière. Un bout de tissu gris souris, horriblement empalé sur un croc luisant, tremblotait. Ils étaient groupés, Roland devant Aléatha, Pathan et Rega main dans la main, les doigts crispés sur leurs armes, qu’ils savaient pourtant inutiles. Drugar tournait le dos au danger, sans y prêter la moindre attention. Il regardait, fasciné, les portes hexagonales et les runes qui brillaient en relief dans la lumière. — Je les reconnais toutes, disait-il, passant amoureusement le doigt sur l’étrange substance qui, reflétant la lumière, reflétait aussi l’image de la mort qui approchait. « Je connais chaque signe, répéta-t-il, Les nommant doucement les uns après les autres, comme un enfant qui sait son alphabet épelle les lettres d’une enseigne sans pouvoir la lire. Les autres entendirent le nain marmonner dans sa langue. — Drugar ! cria Roland d’un ton pressant, les yeux fixés sur le dragon, sans oser se retourner pour regarder derrière lui. On a besoin de vous ! Le nain ne répondit pas. Il contemplait les portes, hypnotisé. Au centre exact de l’hexagone, la surface était libre. Les runes l’entouraient en un cercle ininterrompu, leurs boucles et leurs courbes s’entremêlant, se détachant, se rapprochant en un flot continu. Drugar revit mentalement Haplo tracer les runes. Le nain passa la main dans sa tunique, ses doigts glacés se refermèrent sur le médaillon d’obsidienne qu’il portait autour du cou. Il le sortit, l’éleva au niveau de l’espace libre et se mit à le faire tourner lentement. — Laisse-le tranquille, dit Pathan comme Roland invectivait le nain. Que pourrait-il faire ? — Tu as raison, grommela Roland. La sueur se mêlait au sang coagulé sur son visage. Il sentit la main fraîche d’Aléatha sur son bras. Elle se blottit contre lui, ses cheveux lui frôlant la joue. Les jurons ne s’adressaient d’ailleurs pas spécifiquement au nain, mais plutôt au destin. — Qu’est-ce qu’il attend pour attaquer, ce maudit dragon ? Qu’on en finisse ! Le dragon dressait son immense corps sans ailes et sans pattes, la tête presque au niveau du sommet des murs. Il semblait se délecter de leurs tourments, savourer leur terreur à l’ârome si appétissant. — Pourquoi a-t-il fallu la mort pour nous rapprocher ? murmura Rega, serrant très fort la main de Pathan. — Parce que, comme l’a dit notre « sauveur », nous n’apprenons jamais. Rega jeta un coup d’œil derrière elle, avec espoir, sur les murs blancs scintillants et les portes scellées. — Cette fois-ci, nous aurions peut-être appris. Je crois que ça aurait pu être différent. La tête du dragon s’abaissa et ils se virent tous les quatre reflétés dans ses yeux. Ils sentirent sur leurs corps glacés la tiédeur de son haleine fétide, à l’odeur de sang. Ils se raidirent dans l’attente de l’attaque. Roland sentit un doux baiser sur son épaule, une larme mouilla sa peau. Il regarda Aléatha par-dessus son épaule, vit son sourire, et il ferma les yeux, priant pour que ce sourire soit sa dernière vision. Drugar ne se retourna pas. Il avait posé son médaillon sur la partie libre de la porte. Il commençait à comprendre confusément. Comme quand il était petit, les lettres C… H… A… T… n’étaient plus des lettres à réciter individuellement l’une après l’autre, mais elles se transformaient en un petit animal à la douce fourrure. Exultant, transporté d’excitation, il cassa le cordon de cuir retenant le médaillon à son cou et bondit sur la porte. — J’ai compris ! Suivez-moi ! Les autres osaient à peine espérer, mais ils se retournèrent et le rejoignirent en courant. Sautant aussi haut qu’il pouvait, arrivant tout juste à atteindre l’espace libre au centre de la porte, Drugar plaqua son médaillon contre la surface. L’unique signe, la rune simple et rudimentaire qu’on lui avait suspendue autour du cou dans son enfance pour le protéger de tout mal, entra en contact avec les runes gravées sur la porte. Le médaillon était petit, à peine plus grand que la main du nain, et le signe gravé dessus encore plus petit. Le dragon frappa enfin. Avec un rugissement terrible, il plongea sur ses victimes. Sous la main du nain, le signe se mit à luire, projetant une lumière bleue entre ses gros doigts. La lumière s’aviva, flamba. La rune grandit, devint aussi grande que le nain, puis aussi grande qu’un humain, plus grande que l’Elfe. Le feu du signe s’étendit sur les portes, et partout où la lumière touchait une autre rune, cette rune s’enflammait. Les flammes se propagèrent, les portes s’embrasèrent d’un feu magique. Drugar émit un grand cri et poussa des deux mains. Les portes de la citadelle frémirent et s’ouvrirent. CHAPITRE 40 QUELQUE PART SUR PRYAN — J’ai bien cru qu’ils ne trouveraient jamais ! déclara le dragon, exaspéré. J’ai pourtant pris mon temps pour monter là-haut, et après, j’ai été obligé d’attendre à n’en plus finir. Les rugissements, la gueule baveuse, c’est bien beau, mais ça perd de son efficacité à la longue ! — Récriminer, récriminer, c’est tout ce que tu sais faire, dit sèchement Zifnab. Tu n’as pas dit un mot de mon numéro. « Fuyez, bande d’imbéciles ! » Je trouve que j’ai vraiment bien joué ma scène. — Gandalf la jouait mieux. — Gandalf ! s’écria Zifnab, indigné. Qu’est-ce que ça veut dire, « mieux » ? — Il donnait à cette phrase plus de densité, plus de puissance émotive. — Naturellement qu’il avait plus de puissance émotive ! Il avait un Balrog suspendu à ses basques ! Moi aussi j’aurais de la puissance émotionnelle dans un cas pareil ! — Un Balrog ! gronda le dragon en frappant l’air de son énorme queue. Et moi, je ne suis rien, je suppose Du hachis de foie ! — Du hachis de lézard, si ça ne dépendait que de moi. — Qu’est-ce que vous avez dit ? demanda le dragon, les yeux flamboyants. N’oubliez pas, magicien, que vous n’êtes qu’un de mes familiers. Vous pouvez être remplacé. — Du hachis de homard ! Je parlais nourriture. J’ai extrêmement faim, dit précipitamment Zifnab. Au fait, qu’en est-il advenu ? — De quoi ? Du homard ? — Des humains ! Des Elfes, idiot. — Pas de reproches, s’il vous plaît. C’est à vous de vous exprimer plus clairement. Le dragon examina d’un œil critique son grand corps scintillant. — J’ai chassé devant moi la joyeuse petite bande jusque dans la citadelle où leurs frères les ont accueillis à bras ouverts. Ça n’a pas été facile de débouler comme ça à l’aveuglette à travers la jungle. Regardez, je me suis cassé une écaille. — Il n’a jamais été question que ce soit facile, dit Zifnab en soupirant. — Pour le coup, vous avez raison, acquiesça le dragon. Il leva ses yeux flamboyants sur la citadelle qui scintillait à l’horizon. — Et ce ne sera pas facile pour eux non plus. — Tu crois qu’il y a une chance ? dit le vieillard, l’air anxieux. — Il faudra bien, répondit le dragon. ÉPILOGUE Seigneur, Ma nef est actuellement en vol au-dessus… au-dessous… au milieu… (je ne sais pas comment dire) du monde de Pryan. Le voyage de retour vers les quatre soleils est long et monotone, et j’ai décidé d’en profiter pour noter mes pensées et mes impressions sur les prétendues « étoiles » pendant que je les ai encore fraîches à l’esprit. À partir des renseignements glanés dans la grande salle des Sartans, j’ai pu reconstituer l’histoire de Pryan. Ce que les Sartans avaient en tête quand ils ont créé ce monde (et on peut se demander s’ils avaient vraiment quelque chose en tête) reste inconnu. Pour moi, il est évident qu’ils sont arrivés sur ce monde en s’attendant à autre chose que ce qu’ils y ont découvert. Ils ont fait de leur mieux pour compenser ses manques, construisant de magnifiques cités et s’y enfermant avec les mensch, isolés du reste du monde, se mentant à eux-mêmes sur la véritable nature de Pryan. Apparemment, tout se passa bien pendant un certain temps. À mon avis, les mensch – encore sous le choc de la désintégration de leur monde et de leur transfert dans celui-là – n’avaient ni l’envie ni la force de causer des troubles. Toutefois, cette paix ne dura pas. Des générations de mensch grandirent, qui ne savaient rien des terribles souffrances de leurs parents. Lés citadelles, si grandes qu’elles fussent, devinrent inévitablement trop petites pour contenir leur cupidité et leur ambition. Ils se mirent à se quereller et à se battre entre eux. Durant cette période, les Sartans s’intéressaient uniquement à leurs projets grandioses et firent de leur mieux pour ignorer les mensch. Ces projets m’inspirant une vive curiosité, je suis allé jusqu’au cœur de la flèche de cristal d’où rayonne la lumière de l’« étoile ». J’y ai trouvé une immense machine, quelque peu similaire à la Bougonne-Batte que j’ai découverte sur le monde d’Arianus. Toutefois, cette machine est beaucoup plus petite et sa fonction, pour autant que j’ai pu la déterminer, est très différente. Pour la décrire, je dois d’abord avancer une théorie. Ayant visité deux des quatre mondes construits par les Sartans, j’ai découvert que chacun d’eux était imparfait. J’ai aussi découvert que les Sartans essayaient apparemment de compenser ces imperfections. Les continents volants d’Arianus ont besoin d’eau. Abarrach, le Monde de la Pierre (que j’ai l’intention de visiter ensuite), a besoin de lumière. Les Sartans avaient prévu de remédier à ces déficiences en utilisant l’énergie tirée de Pryan – qui a de l’eau et de la lumière en abondance. Les quatre soleils de Pryan sont entourés par un univers de pierre qui retient complètement leur énergie. Elle est diffusée sans interruption dans cet univers. Les plantes l’absorbent et la transfèrent jusqu’à la roche où elles s’enracinent. À mon avis, il doit régner à ce niveau inférieur une chaleur incroyable. Les Sartans ont construit les citadelles pour absorber cette chaleur. Ils ont creusé de profondes cheminées dans la végétation jusqu’à la roche. Ces cheminées agissent comme des conduits de ventilation, extrayant la chaleur et la rejetant dans l’atmosphère. Au centre du complexe existe un lieu nommé le sanctuaire, et où l’énergie est concentrée avant d’être transférée par une machine (actionnée par l’énergie elle-même) à la flèche centrale, qui à son tour la diffuse vers le ciel. Les Sartans n’ont pas fait tout cela de leurs mains. Ils se sont servis de leur magie afin de créer une race de géants très puissants pour travailler dans la citadelle. Ils les ont baptisés « titans » et leur ont enseigné une magie runique rudimentaire pour les aider dans leurs travaux physiques. Je reconnais n’avoir pas de preuves de ce que j’avance, mais je vous soumets ici, Seigneur, l’hypothèse que les autres « étoiles » visibles de Pryan sont des machines à collecter l’énergie et la lumière comme celle-ci. L’intention des Sartans, clairement exprimée dans les écrits qu’ils ont laissés derrière eux à la citadelle, était d’utiliser ces machines pour transmettre en abondance la lumière et l’énergie aux trois autres mondes. J’ai lu leurs descriptions de la façon dont ils se proposaient de réaliser cet exploit, mais je vous avoue, Seigneur, que je n’y ai pas compris grand-chose. J’apporte les plans et je vous les remettrai pour que vous puissiez les étudier à loisir. Le transfert d’énergie était, j’en suis certain, la fonction essentielle des « étoiles » de Pryan. Je crois toutefois, sans avoir pu vérifier ma théorie, que les « étoiles » pourraient être utilisées pour la communication. Les Sartans parlaient des contacts qu’ils entretenaient avec leurs frères de ce monde, et, de plus, attendaient apparemment des nouvelles d’autres Sartans habitant d’autres mondes. La capacité d’établir des communications entre les mondes pourrait être d’une valeur inestimable dans nos efforts pour nous rétablir dans nos droits de souverains de l’univers. On comprend pourquoi les Sartans étaient impatients de terminer leur tâche, mais les dissensions croissantes entre les mensch des citadelles la rendirent difficile, sinon impossible. Les Sartans devaient constamment abandonner leur travail pour aller séparer les combattants. Ils étaient déçus, désespérés. Leurs frères des autres mondes devaient périr faute de l’énergie qu’ils étaient seuls à pouvoir leur fournir. Les Sartans confièrent donc la garde des « enfants » aux titans. Tant que les Sartans furent là pour les contrôler, les titans, sans conteste, furent hautement utiles et bénéfiques. Ils policèrent les mensch avec une grande efficacité. Ils se chargèrent des durs travaux physiques et des corvées quotidiennes qu’impose le fonctionnement d’une cité. Enfin libres, les Sartans purent concentrer tous leurs efforts à la construction des « étoiles ». Jusque-là, mon résumé de l’histoire de Pryan est clair et concis. Maintenant, il deviendra nécessairement plus vague, en ce sens que j’ai été totalement incapable de découvrir la clé du mystère de Pryan, qui est aussi le mystère d’Arianus ! que sont devenus les Sartans ? Au cours de mes recherches, il m’est devenu évident que le nombre des Sartans diminuait de plus en plus vite et que les rares survivants avaient de plus en plus de mal à contrôler la situation qui se détériorait rapidement parmi les mensch. Les Sartans en vinrent à réaliser l’erreur qu’ils avaient faite en créant les titans et en leur enseignant une magie runique rudimentaire. Le contrôle des Sartans sur les titans diminuait, en même temps qu’augmentait la capacité des titans à utiliser la magie runique. Comme les golems de l’antique légende, les titans se sont-ils retournés contre leurs créateurs ? Ayant moi-même combattu leur magie, je peux vous assurer qu’elle est effectivement rudimentaire, mais extrêmement puissante. Je ne sais pas encore exactement pourquoi, n’ayant pas fini d’analyser leurs attaques. Tout ce que je peux dire pour le moment, c’est qu’ils semblent frapper la complexe et délicate structure de nos runes à l’aide d’un seul signe très simple ayant la force d’une montagne. Actuellement, les citadelles sont vides, mais leur lumière continue à briller. Les mensch se terrent dans la jungle et se battent entre eux. Les titans errent de par le monde en une quête mortelle et désespérée. Où les dragons interviennent-ils, s’ils interviennent ? Et quelle est la « force » dont m’a parlé le dernier Sartan ? « La force qui s’oppose à nous est ancienne et puissante. » Cette force qui est « invincible et inexorable ». Et finalement, qu’est-il arrivé aux Sartans ? Où sont-ils allés ? Il est possible, naturellement, qu’ils ne soient allés nulle part, qu’ils vivent toujours sur les autres « étoiles » de Pryan. Mais je ne crois pas que ce soit le cas, Seigneur. Exactement comme leur grandiose projet d’Arianus a échoué, leur grandiose projet de Pryan n’a mené à rien. Les « étoiles » brillent pendant environ une décennie, puis leur réserve d’énergie s’épuise, leur lumière décroît et finit par s’éteindre. Certaines peut-être ne se rallument jamais. D’autres, au bout d’un certain nombre d’années, finissent par stocker de l’énergie et, peu à peu, l’« étoile » renaît et se remet à briller dans un « ciel » qui n’est rien d’autre que le sol de la sphère qui les entoure. Ne serait-ce pas là une bonne image des Sartans, Seigneur ? Naturellement, il nous reste deux mondes à explorer. Et nous savons qu’un Sartan – au moins – vit encore. Alfred, lui aussi, recherche son peuple. Je commence à me demander si notre quête n’est pas semblable à celle des titans. Peut-être cherchons-nous une réponse qui n’existe pas à une question que tout le monde a oubliée. Je viens de relire mes notes. Pardonnez ces bavardages, Seigneur. Le temps me pèse beaucoup. Mais, à propos des titans, je me risque à ajouter une importante observation avant de conclure. S’il est possible de découvrir un moyen de contrôler ces créatures – et je suis certain qu’avec votre pouvoir et votre habileté vous y arriverez facilement –, alors vous aurez à votre service une armée puissante, efficace et totalement amorale. C’est-à-dire invincible. Aucune force, même « ancienne et puissante », ne pourra s’opposer à vous. Je ne vois qu’un seul danger qui puisse menacer nos plans, Seigneur. Un danger si improbable que j’hésite même à le mentionner. Toutefois, je connais votre désir d’être complètement informé de la situation sur Pryan ! c’est pourquoi je vous soumets les considérations qui suivent. Si les mensch arrivaient jamais à rentrer dans les citadelles, ils pourraient – en travaillant ensemble – apprendre à faire fonctionner les « étoiles ». Vous vous souvenez, Seigneur, que les Guègues d’Arianus faisaient très bien marcher la Bougonne-Batte. Et l’enfant humain nommé Tourment était assez intelligent pour comprendre la véritable fonction de la machine. Les Sartans, dans leur infinie sagesse, ont laissé derrière eux d’innombrables livres écrits en humain, en elfien et en nain. Ceux que j’ai vus traitaient essentiellement de l’histoire des races, remontant jusqu’à l’époque de l’ancien monde, avant la Séparation. Mais ces livres étaient trop nombreux pour que je puisse les lire tous, et il est possible que les Sartans y aient laissé des informations sur les « étoiles » et leur fonction véritable, et sur l’existence d’autres mondes en dehors de Pryan. Et il n’est pas non plus impensable que les mensch puissent y trouver des renseignements sur les Portes de la Mort. Cependant, la probabilité que les mensch découvrent ces informations et s’en servent est très faible. Les portes de la citadelle sont fermées, et, à moins que les mensch ne se découvrent une sorte de « sauveur », je prédis que ces portes leur resteront scellées à jamais. Je reste, Seigneur, respectueusement dévoué à votre service. Haplo{30} LES RUNES DES PATRYNS ET LA VARIABILITÉ DE LA MAGIE Rudiments à l’usage des Aspirants Patryns Note sur la transcription : Les Sartans ont toujours considéré que les Patryns abordaient la magie dans un esprit trop détaché et technique. Les Patryns, de leur côté, ont toujours eu quelque dédain pour l’approche plutôt philosophique et mystique de ce qu’ils considèrent comme un mélange de pouvoir et d’art. Ces notes sur la magie ont certainement été rédigées par un Patryn, et paraîtront peut-être choquantes à bien des lecteurs. Par exemple, l’usage du terme « objet » ou « objets » dans ce texte ne se limite pas aux choses inanimées, mais s’applique aux personnes aussi bien qu’à une chaise. Les Patryns, qui considèrent que c’est leur destinée d’ordonner toute la création sous leur autorité, ne font pas de distinction entre les deux. Pour manipuler un objet, il faut le comprendre. C’est le principe fondamental de la magie runique des Patryns. C’est la clé de notre destinée d’ordonnateurs. Nous qui voyons et comprenons un objet pour ce qu’il est véritablement, sous tous ses aspects, nous le tenons sous notre contrôle. Cette qualité, ce pouvoir que nous utilisons sous le nom de magie consiste en fait à manipuler le pouvoir d’exister. Nous ne sommes que des esprits qui observent l’entière vérité du monde qui les entoure. La magie, c’est la prise de conscience du feu qui brûle derrière nous là où tous les autres ne voient que leur ombre sur le mur. La magie runique définit en symboles la qualité véritable de tout ce qui existe. MAGIE RUNIQUE DES PATRYNS : THÉORIE ET PRATIQUE Les Patryns, quand ils altèrent une partie quelconque du monde qui les entoure, cherchent tout d’abord à « nommer » pleinement l’objet. Le nom véritable d’un objet est bien davantage qu’une appellation commode. Dans la magie des Patryns, le nom d’un objet définit avec précision l’état de cet objet par rapport à l’Onde de Possibilité sous-jacente. Nommer complètement un objet est essentiel au niveau de réussite que le Patryn aura plus tard en « renommant » l’objet dans une forme ou un état alternatif. Les runes nous fournissent un ensemble de symboles grâce auxquels nous pouvons nommer (comprendre) et renommer (changer) n’importe quel objet. Étudier la magie des Patryns revient à étudier les runes, car c’est uniquement par les runes qu’il est possible de nommer complètement un objet. Théorie et Concept Les runes confèrent une structure formelle à notre magie. Nos runes forment généralement la magie comme suit ! Nommer l’objet. Toute rune de pouvoir commence par l’identification dans toute son extension de l’objet qu’on veut changer – ce qui revient à nommer pleinement l’objet originel. Évoquer le nom sympathique. Pour ce faire, nous construisons (1) les runes de pouvoir requises pour altérer l’état présent de l’objet et (2) des runes de situation qui définissent la position sur l’Onde de Probabilité où une telle situation s’exprimera. La combinaison des deux – pouvoir et position – forme le nom sympathique. Renommer l’objet. En appliquant le nom sympathique à l’objet, l’état de l’objet change et l’objet est renommé. Ce nouveau nom devient le nom de l’objet aussi longtemps que la magie le prescrit. Des noms sympathiques puissants peuvent devenir permanents, tandis que d’autres moins puissants peuvent ne durer qu’un moment. Les Lois de Réthis Alors que les principes de la magie runique étaient connus bien longtemps avant la Séparation des Mondes, des anomalies et des incohérences subsistaient dans son emploi. L’une des grandes avancées de la recherche en magie fut la définition de ces anomalies. Toutefois, en l’Année 1391 de notre Exil, le Sage Réthis du Vortex{31} énonça plusieurs lois fondamentales de la magie runique, qui tentaient d’englober toutes les anomalies constatées depuis le commencement du temps. D’abord accueillies avec un scepticisme tel qu’il provoqua sa condamnation à mort par décision des Seigneurs en Exil, elles furent plus tard reconnues et acceptées par notre autorité suprême et constituent actuellement le fondement de notre compréhension de la magie. L’ÉQUILIBRE DE TOUTE LA NATURE. Réthis partit du principe que toute chose doit avoir un équilibre pour exister. Le nom complet d’un objet possède un équilibre, car il définit son état d’existence harmonieuse dans l’Onde de Possibilité. Ce principe était bien connu des magiciens runiques, mais Réthis en fit le fondement de son raisonnement – d’où la première Loi de Réthis : Le nom d’un objet a un équilibre LE FACTEUR D’ÉQUILIBRE. L’un des grands mystères de la magie, c’étaient ses résultats parfois capricieux. La structure runique d’un magicien produisait les résultats escomptés sur un certain nombre d’objets similaires, pour se comporter soudain, et sans raison apparente, très différemment sur un objet à tous égards identique à ceux qui avaient précédemment été renommés. Résultat similaire, note Réthis, à ceux fréquemment constatés chez des apprentis qui apprennent à maîtriser les runes et créent souvent des structures qui manquent d’équilibre. Ces runes déséquilibrées agissent quand même, mais souvent avec des résultats bizarres. Réthis en conclut que ces structures défectueuses agissaient malgré tout parce que la magie elle-même tendait à rechercher son propre équilibre quand la rune ne le fournissait pas. Ce qui donna la deuxième Loi de Réthis : Un nom déséquilibré tendra à s’équilibrer de lui-même. DÉSÉQUILIBRE RUNIQUE. Ayant énoncé ses deux premières lois, Réthis se concentra sur le problème des maîtres magiciens qui, en de rares occasions, obtenaient des résultats capricieux. Comme les sorts des apprentis aboutissaient à des résultats bizarres dus au déséquilibre, et comme les sorts des maîtres magiciens aboutissaient à des échecs similaires (mais beaucoup moins fréquents), Réthis en déduisit qu’ils devaient présenter des similitudes. Il se posa la question suivante ! qu’est-ce qui explique le déséquilibre dans les sorts d’un maître magicien ? GRAIN DE MAGIE ET VARIABILITÉ. Pendant que Réthis travaillait sur ces problèmes, il tomba sur une obscure monographie soumise au Lyceum où il travaillait. Elle était l’œuvre d’un certain Sendric Klausten, nomade du Nexus, fameux dans le Labyrinthe, mais peu connu dans le Vortex. Il l’avait apparemment écrite lors d’un de ses rares retours par la Première Porte, en se fondant sur son expérience de nomade dans le Labyrinthe. Les nomades du Nexus tentaient de traverser le Labyrinthe pour émerger dans le Nexus légendaire situé au-delà. À cette époque reculée, l’entreprise était loin d’être au point, et bien des siècles devaient s’écouler avant que les nomades ne réussissent. Pour les runes, il n’existait pas de meilleur terrain d’essai que le Labyrinthe, parce que leur usage y exigeait beaucoup plus de complexité et de finesse que dans le Vortex. Au cours de ses errances dans le Labyrinthe, Klausten découvrit que la complexité dans la construction d’une rune avait une limite effective. L’équilibre dans la magie, et la définition ultime de la probabilité en cours de création, sont essentiels pour l’utilisateur de la magie runique. Si la création de magie n’est pas infiniment précise, l’effet en sera différent de celui que le magicien avait envisagé à l’origine. Toute théorie runique tend à définir l’équilibre de la rune en tant que nom sympathique donné à l’objet qui existe. Les structures runiques peuvent, comme on sait, contenir d’autres structures runiques. Cette suite apparemment infinie de niveaux de plus en plus complexes tente de redéfinir l’état ordonné et équilibré des objets pour les faire passer à un état différent. Chaque niveau définit l’objet plus intimement jusqu’au moment où – en théorie – l’objet est complètement redéfini, et, par conséquent, fixé. Toutefois, Klausten découvrit qu’à mesure que la rune devenait de plus en plus complexe, la présence même de la rune affectait l’état de l’objet. Une rune pouvait être élaborée avec tant de complexité que cette complexité même modifiait à son tour l’objet que le magicien envisageait de modifier. Ainsi le nom de l’objet était subtilement changé. La rune – équilibrée pour l’objet donné avant le changement – devenait donc déséquilibrée. Le rééquilibrage subséquent de la rune continuait à changer l’objet, provoquant un nouveau déséquilibre de la rune. Ainsi, expliqua Klausten, il existait une limite à la complexité que l’on pouvait donner aux runes en vue d’un effet souhaité. Klausten donna à cette limite le nom de Barrière d’Incertitude. La Barrière d’Incertitude est un niveau de définition au-delà duquel les runes ne pénètrent pas. Cette limite de la complexité que l’on peut donner à une rune semble apparentée à l’antique Constante Empirique (6,547E27 ou h) mais l’on ne sait toujours pas pourquoi. Franchie la Barrière d’Incertitude, les runes n’ont plus l’effet attendu. Aucun rééquilibrage ultérieur ne semble s’imposer dans les magies qui tentent cette ingénieuse subtilité. Le degré ultime de complexité des structures runiques (qui s’est révélé efficace dans la magie des Patryns et dans celle des Sartans) a reçu le nom de Grain de Runes. C’est la structure la plus complexe qu’on puisse construire à partir de runes sans que la présence même des runes modifie les résultats escomptés. TROISIÈME LOI DE RÉTHIS. Réthis trouva dans les écrits de Klausten la clé des échecs occasionnels de la magie la plus complexe. Réthis en conclut donc que, si l’objet renommé était équilibré au-delà de la Barrière d’Incertitude, aucune rune ne pouvait produire un nom sympathique avec suffisamment de précision pour renommer l’objet avec équilibre. Sa deuxième Loi produirait donc des résultats aléatoires même si elle était appliquée par le magicien le plus avancé. Il énonça de la façon suivante sa troisième Loi – qui est aussi la plus controversée : Aucune rune n’a un équilibre infini Quand une structure runique se rapproche d’un nouvel état, l’Onde de Probabilité provoque un phénomène appelé Réflexe de Stase. C’est essentiellement le moyen trouvé par la nature pour corriger les légers déséquilibres de toute structure runique qui peut se manifester à travers la Barrière d’Incertitude. La troisième Loi de Réthis a parfois été énoncée sous la forme suivante : « Aucune rune n’est parfaite. » La Barrière d’Incertitude semble condamner les structures runiques à une imperfection immanente lorsqu’elles s’appliquent à la magie dans ses fondements les plus subtils. C’est troublant du point de vue philosophique, mais peu important sur le plan pratique. Comme la deuxième Loi de Réthis énonce que même un objet déséquilibré tendra à retrouver son équilibre propre, la magie runique demeure la grande force présidant à notre destinée. Toutefois, ce sont ces implications philosophiques qui causèrent la perte de Réthis. Les Seigneurs en Exil l’accusèrent d’hérésie anarchiste et il le paya de sa vie. Aujourd’hui, on chante à sa louange des ballades qu’il n’a jamais eu l’occasion d’entendre. Magie dimensionnelle et développement futur Toutes nos structures runiques actuelles sont basées sur des modèles à deux dimensions. Les nouvelles recherches des Maîtres Cryptographes donnent toutefois à penser que les structures runiques stables peuvent également être assemblées selon des schémas tridimensionnels. On peut les imaginer sommairement comme des boîtes, des sphères, des polyèdres, avec divers canaux de liaison pour le transfert du pouvoir et de la définition. Bien que de telles structures puissent introduire une révolution dans les structures et le pouvoir des runes, on n’en a pas encore construit qui conservent aussi bien leur stabilité que nos structures traditionnelles. Les structures tridimensionnelles semblent se heurter à la même Barrière d’Incertitude que les runes classiques. Avec le temps, des runes de cette nature finiront peut-être par s’intégrer à notre société et à nos desseins. UN MOT SUR LA MAGIE RUNIQUE DES SARTANS De temps en temps, l’approche mystique et rétrograde des runes chez les Sartans peut intriguer. Ces runes – une fois débarrassées de tout le fatras stupide et pseudo religieux qui les entoure – fonctionnent de façon similaire à nos propres structures runiques. Il existe toutefois une différence fondamentale – et dangereuse – entre l’approche de la magie par les Sartans, et la nôtre. Notre raisonnement inductif se trouve en totale opposition avec la méthode déductive des Sartans. Dans la magie runique des Patryns, nous recherchons l’essence de l’objet individuel, d’où nous induisons et réalisons les principes plus généraux ordonnant l’univers qui nous entoure. C’est ainsi que nous altérons l’équilibre de l’objet individuel pour laisser ensuite le rééquilibrage produire son impact sur les principes généraux qui soutenaient l’objet à l’origine. Les Sartans, en revanche, tentent d’altérer les principes généraux de l’existence pour obtenir des résultats particuliers. Dangereuse mentalité ! c’est un peu comme si on modifiait les lois universelles de la génétique dans le but dérisoire d’améliorer son déjeuner un jour donné. Notre magie part du cas spécifique pour aller vers le cas général (induction), tandis que la magie des Sartans part des principes généraux de l’existence pour redescendre vers la solution d’un cas spécifique (déduction). Les deux approches sont puissantes. La guerre d’Admigon – dernière grande guerre avant la Captivité de Beybon et la Séparation du Temps – nous opposa aux Sartans, avec des conséquences catastrophiques. Le Labyrinthe qui nous encercle, et qui emprisonna notre peuple au moment de la Séparation, constitue un exemple éclatant du pouvoir des Sartans et de l’usage irresponsable qu’ils en font. Actuellement, la création recherche un état qui ramène a l’équilibre et l’harmonie pour tous. Le temps du Nouvel Équilibre – l’ordre des Patryns – est venu. Sommaire PROLOGUE 12 CHAPITRE 1 16 CHAPITRE 2 24 CHAPITRE 3 36 CHAPITRE 4 50 CHAPITRE 5 60 CHAPITRE 6 69 CHAPITRE 7 80 CHAPITRE 8 92 CHAPITRE 9 101 CHAPITRE 10 111 CHAPITRE 11 117 CHAPITRE 12 124 CHAPITRE 13 129 CHAPITRE 14 135 CHAPITRE 15 142 CHAPITRE 16 147 CHAPITRE 17 154 CHAPITRE 18 161 CHAPITRE 19 169 CHAPITRE 20 176 CHAPITRE 21 183 CHAPITRE 22 196 CHAPITRE 23 205 CHAPITRE 24 215 CHAPITRE 25 225 CHAPITRE 26 235 CHAPITRE 27 242 CHAPITRE 28 252 CHAPITRE 29 261 CHAPITRE 30 267 CHAPITRE 31 277 CHAPITRE 32 289 CHAPITRE 33 305 CHAPITRE 34 311 CHAPITRE 35 319 CHAPITRE 36 326 CHAPITRE 37 333 CHAPITRE 38 345 CHAPITRE 39 349 CHAPITRE 40 352 ÉPILOGUE 354 LES RUNES DES PATRYNS ET LA VARIABILITÉ DE LA MAGIE 359 Sommaire 384 Achevé d’imprimer en novembre 1992 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher) PRESSES POCKET – 12, avenue d’Italie – 75627 Paris Cedex 13 Tél. :44-16-05-00 — N° d’imp. 3292. – Dépôt légal ! décembre 1992. Imprimé en France {1} Le Seigneur du Nexus, Histoire des Patrons après la destruction du Monde. {2} Extrait du journal intime du Seigneur du Nexus. {3} Haplo, Pryan, le Monde du Feu, vol. 2 des Journaux des Portes de la Mort. {4} Matière composée à partir de dépôts de calcium prélevés sur les os d’animaux morts et mélangés avec d’autres éléments organiques pour former une pâte malléable {5} La société elfienne divise le temps comme suit ! cent minutes par heure, vingt et une heures par cycle, cinquante cycles par saison, et cinq saisons par an. Sur Pryan, la mesure du temps varie selon le climat. Contrairement à la planète Arianus, où il y a une nuit et un jour, le soleil ne se couche jamais sur Pryan. {6} Volatile de la famille des segrouses utilisé pour les communications à longue distance. Un sans-faute, correctement dressé, volera d’un point à un autre sans se tromper. {7} Monnaie d’échange à Equilan. C’est l’équivalent papier des cailloux – lesquels sont très rares, car on ne les trouve généralement que sur le sol de la planète. {8} Aimant naturel, découvert par un ancêtre de Lenthan qui, le premier, en établit les propriétés. L’ornite rendit possibles les expéditions lointaines. Avant sa découverte, les voyageurs n’avaient aucun moyen de s’orienter et se perdaient sans retour dans la jungle. L’emplacement du filon est un secret de famille jalousement gardé. {9} C’est l’épaisseur de mousse dont on recouvre les Elfes morts. {10} Sur Pryan, le nom des saisons est en accord avec le cycle des cultures ! Renouveau, Semailles, Jeune Vie, Moisson et Jachère. La rotation des cultures est un concept humain. Les humains, habiles à la magie des éléments, contrairement aux Elfes, davantage versés dans celle des machines, sont de bien meilleurs cultivateurs que les Elfes. {11} Plante dont les pétales, qui se renouvellent perpétuellement, se referment au rythme d’un par heure. Toutes les races se servent de cette plante pour compter les heures du jour, bien que lui donnant des noms différents. Les humains se servent de la plante naturelle, tandis que les Elfes ont fabriqué un appareil qui reproduit ses mouvements. {12} À l’origine, jouet d’enfant nommé bandalore, le raztar a été transformé en arme par les Elfes. C’est une boîte tenant dans le creux de la main et qui contient sept lames de bois attachées à un axe magique. Une lanière de coupevin s’enroule d’un côté autour de l’axe, et de l’autre autour du majeur. Un mouvement sec du poignet fait jaillir l’axe de la boîte, lames déployées magiquement. Un autre mouvement du poignet referme les lames et les ramène dans la main. Les gens habiles à son maniement peuvent envoyer l’arme à dix pieds, les lames tournoyantes faisant des ravages avant que l’adversaire ait réalisé ce qui se passe. {13} Lits de mousse qui poussent tout en haut des arbres gigantesques de la jungle. {14} L’armée elfienne est divisée en trois corps ! la garde de la reine, l’ombregarde, et la garde de la cité. Les ombregardes, postés dans les parties basses de la ville, sont chargés de la protéger contre les monstres qui vivent sous les plaines de mousse. {15} Anciennement, dans le Labyrinthe, l’âge d’une personne était calculé d’après le nombre des Portes qu’elle avait franchies dans sa tentative d’évasion. Ce système fut plus tard systématisé par le Seigneur du Nexus pour lui permettre de tenir un compte précis de la population des Patryns. Chaque personne {16} Araignée géante au corps chitineux, le tyro a huit pattes. Six lui servent à grimper aux arbres et à ses toiles. Les deux longues pattes antérieures se terminent par des « mains » griffues qui servent à la manutention. Les chargements sont fixés à l’arrière du thorax, entre les points d’articulation des pattes. {17} La glace ne se forme naturellement dans aucun des pays de Pryan. Elle fut découverte par les humains, au cours d’expériences magiques sur le climat, et est devenue depuis d’un usage commun. La glace est l’un des rares produits fabriqués par les humains qui soient en vogue dans les pays elfiens. {18} Peytin, Matriarche du Ciel. Les Elfes croient que Peytin créa un monde pour ses enfants mortels, et qu’elle désigna ses deux fils jumeaux, Orn et Obi, pour le gouverner. Leur jeune frère, San, en conçut de la jalousie, et, rassemblant les humains cupides et belliqueux, fit la guerre à ses frères. Cette guerre sépara le monde originel en plusieurs parties. San fut exilé sous terre. Les humains furent rejetés de l’ancien monde et envoyés dans celui-ci. Peytin créa alors la race des Elfes et les envoya rétablir le monde dans sa pureté première. {19} Terme elfien signifiant « patron ». {20} Equivalent elfien de « faire prendre des vessies pour des lanternes ». Le nougaga est une friandise humaine très appréciée des Elfes qui aiment beaucoup les sucreries. Cette confiserie a un goût délicieux, mais l’abus en est mauvais pour le système digestif des Elfes. {21} Mesure de temps humaine, équivalant à une quinzaine de jours. {22} Brûlot – morceau de bois trempé dans la résine qui s’enflamme rapidement lorsqu’on prononce la rune appropriée. {23} Mot utilisé par les Sartans et les Patryns pour désigner les races « inférieures » – Elfes, humains et nains. Il s’applique à tous, indifféremment. {24} Instrument d’orientation inventé par les Quindiniar. Un fragment d’ornite est suspendu dans un globe de verre magiquement renforcé. Parce que l’ornite s’oriente toujours dans la même direction (dont les astrologues elfiens pensent que c’est un pôle magnétique), cette direction a reçu le nom de norinth. Les autres directions sont déterminées par rapport à celle-ci. {25} Très gros animal, assez semblable à un écureuil, qui peut se déplacer rapidement par bonds sur des surfaces planes ou voler d’arbre en arbre grâce à une membrane reliant ses pattes antérieures et postérieures. {26} Sans aucun moyen de s’orienter, l’exploration était extrêmement hasardeuse, car partant d’un endroit donné, on avait peu de chances de retrouver son chemin pour y revenir. {27} Les prisonniers du Labyrinthe lui paient un lourd tribut. Les Patryns que les épreuves subies rendent fous sont surnommés « enfonceurs de porte », d’après la forme particulière que prend leur folie, et qui les pousse à foncer aveuglément dans l’inconnu, croyant avoir atteint la Dernière Porte. {28} La société elfienne est matriarcale. Selon la loi elfienne, les terres, les biens meubles et immeubles passent de la mère à sa fille aînée. Les affaires restent dans les mains des mâles. Par conséquent, la maison appartient à Calandra. Tous les Quindiniar – y compris Lenthan, le père – n’y vivent que parce qu’elle le tolère. Toutefois, les Elfes ont beaucoup de respect pour leurs aînés, et c’est pourquoi Calandra, en parlant de la maison, dit toujours que c’est la maison « de son père ». {29} Mot elfien signifiant : « Je ne comprends pas. » {30} Haplo, Pryan, le Monde du Feu, vol. 2 des Journaux des portes de la Mort. {31} Le Cinquième Royaume – encore appelé les Limbes ou simplement le Nexus par ceux auxquels sa structure n’est pas familière – est divisé en trois régions concentriques. La région extérieure – le Nexus proprement dit – est le lieu où débouchent les Portes de la Mort de tous les royaumes. Quatre des Portes de la Mort donnent accès aux Royaumes Elémentaux, la cinquième mène dans le Labyrinthe. Au-delà du Labyrinthe s’étend le Vortex. C’est là qu’à l’origine, les Sartans avaient emprisonné les Patryns. Au bout de trois millénaires, les Patryns parvinrent à s’évader du Vortex en traversant le Labyrinthe, et à prendre le contrôle du Nexus et de toutes ses Portes de la Mort.