Livre 1 1. mes perdues Jadis, le donjon de la tour de Haute Sorcellerie s’était trouvé à Palanthas. Il était maintenant à Longue Nuit. Le grand Archimage Raistlin Majere y avait invoqué un étang de Vision magique où suivre, voire influencer, les événements survenant dans le monde. Si Raistlin était mort depuis de nombreuses années, son étang de Vision restait fonctionnel. Le sorcier Dalamar, héritier du domaine de son shalafi, en maintenait la magie. Véritable prisonnier d’une tour devenue un îlot isolé au milieu du fleuve des morts, Dalamar en avait souvent fait usage pour visiter en esprit les lieux où il ne pouvait plus aller. Se dressant maintenant au bord du bassin de Vision magique, Palin Majere contemplait la flamme bleue fixe qui brûlait au centre de la pièce d’eau lisse comme un miroir. C’était l’unique source de lumière. Près de lui, Dalamar aussi avait les yeux rivés sur la flamme. Les deux mages auraient pu suivre le développement de n’importe quels événements, n’importe où dans le monde. Mais ils épiaient un événement qui avait lieu tout près d’eux, au sommet de la tour même où ils se trouvaient. Lunedor de la Citadelle de Lumière et Mina, Seigneur de la Nuit, chef des chevaliers noirs de Neraka, devaient se rencontrer dans le laboratoire qui avait jadis appartenu à feu Raistlin Majere. Étrange lieu de rendez-vous… Lunedor attendait. La pièce sombre et froide était le domaine de l’ombre. La faible lueur produite par la lanterne que Dalamar avait laissée accentuait encore – par contraste – des ténèbres que n’aurait pu chasser aucune lumière, même si les lanternes et les chandelles de Krynn s’étaient toutes embrasées… L’obscurité, l’âme de la terrible tour, prenait sa source dans ce laboratoire, jadis théâtre de la mort, du chagrin et de la souffrance. C’était dans ce laboratoire que Raistlin Majere avait prétendu rivaliser avec les dieux en créant la vie. Ses tentatives s’étaient soldées par de cuisants échecs, produisant des êtres contrefaits : les « Vivants ». Les pitoyables monstres y avaient vécu et expiré. La redoutable guerrière Kitiara y était morte comme elle avait vécu : de façon brutale. Là se dressait le Portail des Abysses, une connexion entre le royaume des mortels et celui des trépassés – un lien condamné depuis longtemps, abandonné aux souris et aux araignées. Lunedor connaissait l’histoire tragique du laboratoire. Elle devait s’y recueillir, pensa Palin en contemplant son image chatoyante, à la surface de l’étang magique. Les bras frileusement croisés, elle tremblait non de froid pourtant, mais de frayeur. Palin s’en inquiéta. Depuis combien d’années la connaissait-il ? Et il la voyait effrayée pour la première fois… Était-ce dû au jeune corps que Lunedor habitait ? Car en réalité, elle avait quatre-vingt-dix ans. Sa véritable apparence était celle d’une très vieille femme – encore ingambe et vigoureuse, mais avec la peau fripée, la mine chiffonnée, le dos qui commençait à se voûter et des doigts noueux mais au contact si doux. Se sentant bien dans sa peau, Lunedor n’avait jamais craint l’avalanche des ans, avec son cortège de joies, de naissances, de chagrins et de morts… La nuit de la grande tempête, on l’avait arrachée à son vrai corps pour la transplanter dans celui d’une belle jeune femme vibrante d’énergie. Une étrangère. Seuls les yeux restaient, ceux que Palin avait connus toute sa vie. Elle a raison, pensa-t-il. Cette apparence n’est pas la sienne. Ce serait comme d’emprunter des habits qui ne vous vont pas… — Je devrais être avec elle, maugréa-t-il. Mal à l’aise, il s’ébroua, changea de position, entreprit de faire les cent pas au bord de l’étang… Dans la pièce sombre et froide, taillée dans la pierre, l’unique flamme, bleue et fixe, aidant au cœur du ténébreux étang, fournissait peu de lumière et pas de chaleur. — Lunedor semble forte alors qu’il n’en est rien. Son corps a peut-être vingt ans, mais son cœur est celui d’une femme qui a traversé neuf décennies… Le choc qu’elle aura en revoyant Mina – surtout maintenant – risque de l’achever. — Dans ce cas, vous voir décapité par les chevaliers noirs ne lui vaudrait rien de bon non plus, répliqua Dalamar, caustique. Et c’est ce qui arriverait si vous sortiez, d’ici maintenant. La tour est cernée par les soldats. Ils doivent être au moins trente. — Je doute qu’ils me tuent. — Ah, non ? Et que feraient-ils, selon vous ? Vous placer dans un coin face au mur avec un bonnet d’âne sur les oreilles, histoire que vous méditiez sur vos fautes, vilain garnement que vous êtes ? À propos de coins, ajouta Dalamar en changeant de ton, voyez-vous ça ? — Quoi ? s’écria Palin, alarmé. Il jeta des regards inquiets à la ronde. — Pas ici ! Là-bas ! (Son compagnon désigna l’étang.) Un éclair dans les yeux des dragons qui gardent le Portail ! — Tout ce que je vois, c’est la poussière…, lâcha Palin après un examen soutenu. Les toiles d’araignées et la crotte de souris… Votre imagination vous joue des tours. — Vraiment ? Je me demande…, souffla Dalamar, radouci, l’air très sombre. — Quoi ? — … beaucoup de choses. Palin étudia l’elfe émacié aux traits tirés sans parvenir à déchiffrer son expression. En robes sombres, Dalamar se fondait dans la pénombre ambiante. Seules ses mains déliées aux doigts délicats tranchaient sur l’obscurité. On les aurait dites détachées de son corps… L’elfe était très probablement dans la force de l’âge. Mais les feux dévorants d’une ambition frustrée l’avaient tant consumé qu’on aurait pu le croire beaucoup plus vieux qu’il l’était. Je ne devrais pas le dénigrer, se dit Palin. Que voit-il quand il pose les yeux sur moi ? Un homme d’âge mûr aux traits fatigués avec des cheveux grisonnants, un début de calvitie et de l’amertume dans le regard… L’amertume de celui qui n’a pas reçu tout ce qu’on lui avait promis… Je suis face à une création magique de toute beauté, l’œuvre de mon oncle, et qu’ai-je fait sinon décevoir ceux qui ont cru en moi ? À commencer par moi-même ? Lunedor est la dernière en date d’une longue liste. Je devrais être à ses côtés en ce moment. Un héros comme mon père serait avec elle, et peu lui importerait d’y sacrifier sa liberté, sinon sa vie. Pourtant, me voilà dans le donjon, à remâcher mes idées noires au lieu d’agir… — Arrêtez de vous agiter, voulez-vous ? s’écria Dalamar, exaspéré. Vous finirez par tomber dans l’étang. Regardez plutôt… ! (Excité, il tendit un bras vers l’eau, puis se frotta les mains.) Mina arrive. Nous allons enfin voir et entendre une chose qui sera à notre avantage. Hésitant, Palin s’immobilisa au bord de la pièce d’eau. S’il remontait maintenant, immédiatement, les couloirs de la magie, il rejoindrait peut-être Lunedor à temps pour la protéger… Mais il était comme paralysé. Il contempla l’étang avec une fascination morbide. — On n’y voit rien dans cet antre de sorcier ! cria une voix de femme. Il nous faut de la lumière ! La vive lueur qui jaillit soudain aveugla les deux espions. — J’ignorais que Mina était une magicienne, avoua Palin en se frottant les paupières. — Elle ne l’est pas ! répondit sèchement Dalamar en lui jetant un étrange regard. Ça ne vous dit rien ? Concentré sur la conversation qu’ils épiaient, Palin fit la sourde oreille. — Tu es si belle… mère ! Exactement comme je l’avais imaginé ! (Tombant à genoux, Mina tendit les bras et fondit en larmes.) Viens m’embrasser ! Comme par le passé… Je suis ta Mina ! — Et elle l’a été pendant des années, murmura Palin. Attristé, il vit Lunedor avancer d’une démarche mal assurée pour étreindre sa fille d’adoption. — Lunedor l’a trouvée un jour sur la plage et elle l’a recueillie, murmura Palin. On a pensé qu’elle était la survivante d’un terrible naufrage, bien qu’on n’ait découvert ni épave, ni cadavres, ni autres survivants pour en attester… L’enfant a grandi à l’orphelinat de la Citadelle. Intelligente, téméraire et intrépide, elle charmait son monde. Lunedor l’a prise en affection. Et puis à quatorze ans, elle a fugué. Nous avons eu beau la chercher partout, nos efforts sont restés vains. Et nous n’avions aucune idée de la raison de sa disparition. Elle avait semblé tellement heureuse avec nous… Lunedor en a eu le cœur brisé. — Naturellement, qu’elle a trouvé Mina, fit Dalamar, l’air énigmatique. C’était écrit… — Que voulez-vous dire ? s’exclama Palin. L’elfe haussa les épaules. Gardant ses réflexions pour lui, il désigna Vision magique… — Ma fille…, chuchota Lunedor en berçant son enfant d’adoption. Mina… Pourquoi nous as-tu quittés ainsi ? Alors que nous t’adorions ? — Par amour de toi, mère… Je suis partie à la recherche de ce que tu voulais si désespérément. Et je l’ai trouvé ! Pour toi, ma très chère mère ! ajouta-t-elle en portant à ses lèvres les mains de Lunedor. Tout ce que je suis, tout ce que j’ai fait, c’était pour toi. — Je ne comprends pas, mon enfant. (Le regard de Lunedor vola vers la tunique noire.) Tu portes le symbole du mal. Des ténèbres… Où es-tu allée ? Où étais-tu ? Que t’est-il arrivé ? Rayonnante de bonheur, Mina éclata de rire. — Où je suis allée, où j’étais n’a aucune importance ! Ce qui m’est arrivé en chemin, en revanche… Voilà ce que je dois te raconter. Mère, te rappelles-tu les histoires que tu me racontais ? Comment tu as traversé les ténèbres à la recherche des dieux ? Et comment, ensuite, tu as redonné la foi aux peuples du monde ? — Oui… Lunedor avait tant pâli que Palin se jura de rester avec elle jusqu’au bout, quoi qu’il advienne. Il entonna un chant magique… mais les paroles qui tombèrent de sa bouche n’étaient pas celles qui naissaient dans son cerveau… Des syllabes rondes et fluides se transformèrent en cris aigus. Courroucé contre lui-même, il se força à se calmer et recommença. Il connaissait le sortilège sur le bout des doigts, au point de pouvoir le réciter à l’envers… Et de fait, il aurait aussi bien pu incanter à rebours, pour ce qu’on en comprenait… — Vous n’êtes pas drôle ! s’exclama soudain Palin, accusateur. Dalamar ne cacha plus son amusement. — Moi ? (Il agita une main.) Rejoignez Lunedor, si vous y tenez tant. Mourez avec elle, si tel est votre souhait. Qui vous en empêche ? — Si ce n’est pas vous… Le dieu unique ? Dalamar le contempla quelques instants sans mot dire, puis se tourna vers l’étang, les mains dissimulées sous les manches de ses robes. — Quand vous avez voyagé dans le temps, Majere, il n’y avait plus de passé… — Tu as dit que les dieux étaient partis, mère… Et que, pour cette raison, nous devions uniquement compter sur nous-mêmes. Mais je n’étais pas de cet avis. Je ne pense pas que tu m’aies délibérément menti. Tu te trompais, voilà tout… (Mina posa les doigts sur les lèvres de Lunedor pour l’empêcher de protester.) Lors du naufrage, quand j’étais enfant, j’ai entendu la voix de Dieu… Tu m’as découverte sur la plage, tu te rappelles, mère ? Tu n’as jamais su comment j’avais pu arriver là, car j’avais promis de garder le secret. Tous les passagers se sont noyés sauf moi. Pourquoi ? Parce qu’il m’a prise dans Sa main et a chanté pour apaiser ma terreur de la solitude et des ténèbres… Je Lui avais promis de n’en rien dire à personne. » Alors, quand tu disais que les dieux n’existaient plus, mère, je savais que tu te trompais. Qu’ai-je fait ? Je suis partie à la recherche de Dieu pour te rendre la foi, exactement comme tu l’avais fait ! Le miracle de l’orage ! Le prodige de ta jeunesse et de ta beauté retrouvées ! C’était chaque fois l’œuvre de l’Unique ! — Vous comprenez maintenant, Majere ? souffla Dalamar. — Je crois, oui… Palin ferma ses mains brisées par l’arthrite. Dans la pièce froide, ses articulations le faisaient souffrir. — Je pourrais ajouter : « Les dieux nous sont venus en aide », mais ce serait plutôt déplacé. — Chut ! fit Dalamar, exaspéré. Je n’entends pas… Que disent-elles ? Lunedor porta une main à sa joue, puis désigna d’un geste ample son physique altéré. — Tu es responsable de ça ? Mais il ne s’agit pas de moi ! Uniquement de la vision que tu as de moi, c’est différent ! Ne l’entendant pas ou refusant d’entendre, Mina continua sur sa lancée. — Bien sûr, mère ! N’es-tu pas ravie ? J’ai tellement de révélations qui te combleront… J’ai rendu à Krynn le pouvoir de guérison. Avec la bénédiction de l’Unique, j’ai abattu le bouclier du Silvanesti et tué Cyan de Pestemort, ce fourbe dragon. L’Unique a éliminé un autre dragon vert véritablement monstrueux, Béryl. Les nations elfiques, faibles et sans foi, ont toutes deux été détruites. Dans la mort, les elfes trouveront la rédemption. Ils découvriront l’Unique. — Les nations elfiques balayées ! répéta Dalamar dans un souffle, les larmes lui brûlant les paupières. Elle ment ! Ce n’est pas possible ! — Il est curieux de l’admettre, mais je doute que Mina sache mentir. — Dans la mort, ils trouveront la rédemption, prêchait la jeune femme. La mort les guidera auprès de l’Unique. — Mon enfant ! gémit Lunedor, épouvantée. Tes mains sont couvertes de sang ! Celui de milliers d’innocents ! Ce dieu dont tu me parles est celui des Ténèbres et du Mal ! — L’Unique m’a prévenue que tu réagirais ainsi, mère… Le départ des autres dieux t’avait inspiré de la colère et de la peur. Tu t’étais sentie trahie. Quoi de plus naturel ? Car il y avait bien eu trahison ! Les divinités en qui tu avais bien à tort placé ta foi ont fui tant elles avaient peur… — Non ! Je refuse de te croire ! Je ne t’écoute plus ! Mina prit la main de Lunedor. — Mère, tu dois m’écouter ! Et comprendre. Les dieux ont fui devant le Chaos. À l’exception d’une déesse qui choisit de rester loyale à l’univers qu’elle avait contribué à créer. Une seule eut le courage d’affronter le terrifiant Père de Tout et de Rien. Ce duel la laissa trop affaiblie pour repousser les dragons étrangers venus prendre sa place… et manifester sa présence dans le monde… Mais elle envoya des signes aux différents peuples afin de les épauler dans leur lutte contre les dragons. La magie dite « sauvage », la thérapie que vous appelez le « pouvoir du cœur »… C’étaient ses dons pour toi, mère. Regarde… — Dans ce cas, souffla Dalamar, pourquoi les Morts ont-ils dû les voler pour elle… Regardez ! Il désignait la surface lisse de Vision magique. — Je vois…, murmura Palin. Les cinq museaux du dragon gardant ce qui avait jadis été le Portail des Abysses se nimbèrent de lueurs surnaturelles, rouge, bleu, vert, blanc et noir. — Quels imbéciles nous sommes… ! grogna Palin. — Mère, l’Unique ne te demande rien. Sois sûre qu’à l’avenir elle se montrera aussi généreuse envers ses fidèles. Mais elle te demande de la servir et de l’aimer. À genoux, offre-lui ta foi et ta gratitude. C’est la seule véritable déesse fidèle à sa création. — Non ! Je refuse de te croire ! (Lunedor tenait bon.) On t’a abusée, mon enfant ! On s’est servi de toi ! Je connais la déesse dont tu parles. Je n’ai rien oublié de sa fourberie et de ses mensonges ! (Lunedor se tourna vers le dragon à cinq gueules pour le défier.) Ravale tes mensonges, Takhisis ! Jamais je ne croirai que Paladine et Mishakal ont pu nous abandonner entre tes griffes ! — Ils ne nous ont pas quittés, pas vrai ? souffla Palin. — Non, répondit Dalamar. Ils ne nous ont pas quittés. — Tu restes ce que tu as toujours été ! cria Lunedor. Une divinité du Mal qui ne cherche pas des adorateurs mais des esclaves ! Jamais je ne m’inclinerai devant toi ! Quant à te servir, c’est hors de question ! Des yeux des cinq gueules jaillit un feu incandescent. Horrifié, Palin regarda les flammes lécher Lunedor qui, soumise à une terrible fournaise, redevint soudain une très vieille femme. — Trop tard, lâcha Dalamar avec un calme terrible. Pour elle comme pour nous, il est trop tard. Ils seront bientôt là… Vous le savez. — Nous sommes dans une pièce secrète… — … Pour Takhisis ? (Dalamar eut un petit rire sans joie.) Elle en connaissait l’existence bien avant que votre oncle me la dévoile. Qu’est-ce qui resterait dissimulé loin de l’« Unique » ? La déesse qui a volé Krynn ! — Quels imbéciles nous avons pu être…, se lamenta Palin. — Majere, vous avez découvert la vérité. Vous avez pu remonter dans le passé de Krynn, mais pas au-delà de la défaite du Chaos. Avant cet événement, il n’y avait plus rien. Pourquoi ? Parce que, avant ce moment, Takhisis a dérobé le passé ! Ainsi que le présent et le futur ! Elle a volé le monde entier ! Hélas, les indices nous crevaient les yeux. Nous n’avons pas su les voir… — Alors le futur que Tasslehoff a vu… — … N’existera jamais. Il a bondi dans un avenir qui aurait dû être. Et il a « atterri » dans le nôtre. Considérons les faits : un soleil étrange, une lune à la place de trois, une configuration stellaire radicalement altérée, une nouvelle étoile rouge que nul encore n’avait vu briller au firmament, des dragons inconnus surgis de nulle part… Takhisis a catapulté notre monde ici, dans cet endroit de l’univers, où que cela puisse être… Tout ce qui arrive, nous le devons à Takhisis… D’où le soleil bizarre, la lune singulière, les dragons d’un nouveau type et le dieu unique… Plus personne pour se dresser contre elle ! — À l’exception de Tasslehoff, dit Palin en pensant au kender caché dans une chambre, à l’étage. — Ils l’auront sûrement retrouvé maintenant, avec le gnome… Alors, Takhisis lui infligera le sort que nous lui réservions : le renvoyer là d’où il vient pour qu’il meure. Palin jeta un coup d’œil à la porte. Au-dessus d’eux montaient des bruits de pas précipités et des éclats de voix – des ordres braillés à tue-tête. — À elle seule, la présence de Tasslehoff prouve à mes yeux que la Reine des Ténèbres n’est pas infaillible. Sinon, elle aurait prévu sa venue. — Si le croire vous console…, lâcha Dalamar. Il ne reste plus d’espoir. Contemplez la puissance de la Reine des Ténèbres ! Ils continuaient à observer les reflets du temps, sur l’eau lisse… La scène miroitait à la surface de l’étang magique. Dans le laboratoire, une femme âgée aux cheveux blancs étalés en corolle autour de ses épaules gisait sur le sol. La jeunesse, la beauté, la force et la vie… tout lui avait été arraché en un éclair par la déesse vindicative, furieuse qu’on fasse fi de sa « générosité ». Mina s’agenouilla près de la mourante et porta ses mains à ses lèvres. — Mère, tu vois ce qui arrivera si tu t’obstines ? dit-elle. De grâce… Je peux te rendre ta jeunesse et ta beauté ! Tu recommenceras ta vie ! Ensemble, nous gouvernerons le monde au nom de l’Unique ! Il te suffit de t’incliner humblement devant Lui… Et tout cela sera à toi ! Lunedor ferma les yeux. Ses lèvres ne remuaient plus. Mina se pencha davantage. — Mère, supplia-t-elle, sinon pour toi, fais-le pour moi ! Pour l’amour de moi ! Lunedor répondit d’une voix si basse que Palin retint sa respiration. — Je prie… Paladine et Mishakal de me pardonner mon manque de foi. J’aurais dû… savoir à quoi m’en tenir… (Sa voix faiblissait encore ; Lunedor se mourait…) Puisse Paladine m’entendre… et venir… pour l’amour de Mina… pour nous tous… Sur ces mots, Lunedor rendit son dernier soupir. — Mère ! souffla Mina, aussi hébétée qu’une enfant perdue. J’ai fait tout cela pour toi… Les paupières brûlantes de larmes, Palin n’aurait su dire sur qui il pleurait. Lunedor, qui avait donné la lumière au monde ? Ou l’orpheline au cœur gonflé d’amour que les Ténèbres avaient prise au piège ? — Puisse Paladine entendre son ultime prière… — Et puisse-t-on me donner des ailes de chauve-souris pour que je brasse l’air de cette pièce autant qu’il me plaira ! ricana Dalamar. Son âme a rejoint le fleuve des morts. Les nôtres ne tarderont plus à en faire autant… Il y eut dans l’escalier des bruits de bottes et des cliquetis d’épées contre les parois de pierre… La soldatesque dévalait l’escalier sans s’embarrasser de discrétion. On s’arrêta derrière la porte. — Quelqu’un a une clé ? demanda une voix grave. — Je n’aime pas ça, Galdar, répondit un soldat. Cet endroit pue la mort et la magie ! Filons ! — Sans clé, on ne pourra pas entrer, renchérit un troisième chevalier. On a essayé. Ce n’est pas notre faute. Une pause… D’un ton ferme, Galdar reprit la parole. — Nous avons nos ordres. Abattons cette porte ! Les hommes martelèrent la porte de coups… qui manquaient singulièrement d’enthousiasme. — Combien de temps le sortilège de protection tiendra-t-il ? demanda Palin. — Contre eux ? lâcha Dalamar, méprisant. Indéfiniment. Contre Takhisis, en revanche… — Quelle suprême indifférence vous affectez ! La nouvelle du retour de Takhisis n’a pas l’air de vous toucher… — De son retour ? Parce qu’elle avait quitté notre monde ? ironisa Dalamar. Palin eut un geste exaspéré. — Vous avez porté les Robes Noires. Vous l’adoriez… — Non, répondit l’elfe si bas que son compagnon l’entendit à peine au milieu du tapage de leurs ennemis. Je vouais un culte à Nuitari, son fils. Elle ne me l’a jamais pardonné. — Pourtant, à en croire Mina, nous devons nos dons à Takhisis : vous, la magie des Morts, moi, celle de la nature sauvage. Pourquoi aurait-elle fait ça ? — Pour nous tourner en ridicule. Et se moquer de nous, comme en ce moment même indubitablement. Les coups cessèrent soudain. Le calme revenu, Palin se surprit à espérer que la clique de la Reine des Ténèbres avait renoncé… Des bruits de pas plus légers retentirent, tandis que d’autres s’écartaient en hâte, sans doute pour libérer un passage… Une voix presque étouffée par les larmes se fit entendre. Celle de Mina. — Je m’adresse au sorcier Dalamar. Je sais que vous êtes là. Levez vos protections magiques, que nous puissions parler. Nous avons à discuter de nos intérêts communs. Impassible, l’elfe fit la moue et ne répondit pas. Après un petit silence, à l’écoute d’une réponse qui ne venait pas, Mina reprit : — L’Unique vous a accordé beaucoup de dons, Dalamar, vous rendant plus puissant que jamais. Elle n’exige pas de remerciements mais attend en retour que vous la serviez corps et âme. La nécromancie sera à vous ! Chaque jour, des millions de spectres viendront vous écouter et suivre vos instructions. Vous serez libre de quitter cette tour et de sillonner le monde à votre gré, puis de retourner dans les forêts qui vous manquent tant… Les elfes, qui se sentent perdus, vous accueilleront à bras ouverts. En mon nom, ils vous vénéreront. Accablé de chagrin, Dalamar baissa les paupières. On lui offrait d’exaucer ses vœux les plus chers, comprit Palin. Qui aurait la force de dire non ? Dalamar ne broncha pas. — Palin Majere, reprit Mina (et Palin eut l’impression aussitôt de voir les yeux d’ambre briller à travers la porte verrouillée par magie), votre oncle Raistlin a eu le courage de défier l’Unique. Regardez-vous ! Vous vous cachez comme un enfant craintif qui redoute d’être puni. Quelle déception ! Vous avez démérité aux yeux de votre oncle et de votre famille… Et vous ne vous tenez pas en haute estime. L’Unique voit clair en vous. Votre cœur est affamé d’amour et de reconnaissance… » Servez l’Unique, Majere, et votre renommée dépassera celle de Raistlin. Acceptez-vous ? — Il y a peu, j’aurais cru à vos belles paroles, Mina. Vous savez atteindre la noirceur des âmes… Mais maintenant, c’est fini. Où qu’il soit, mon oncle n’a pas honte de moi. Ma famille m’aime, même si je ne le mérite pas ou si peu. Merci à votre déesse de m’avoir dessillé les yeux. Si je n’ai rien accompli d’extraordinaire dans cette vie, au moins, j’aurai connu l’amour… En définitive, c’est tout ce qui compte. — Noble sentiment, Majere. Ce sera votre épitaphe. Et vous, elfe noir ? Votre décision ? Serez-vous aussi idiot que votre ami ? Dalamar parla enfin – à la flamme bleue, au centre de l’étang magique. — J’ai regardé la lune noire, heureux d’être un des rares à avoir conscience de son existence. En incantant, j’ai entendu Nuitari m’accorder sa bénédiction. Jadis, la magie faisait chanter le sang dans mes veines… Aujourd’hui, elle sourd de mes doigts comme des asticots grouillant sur une carcasse… Plutôt être cette vile charogne que l’esclave d’une divinité si sombre qu’elle se fie uniquement aux trépassés pour la servir ! Une main posée sur le bois le fit grésiller. La porte et la magie qui la gardait volèrent en éclats. Mina entra. Seule. La flamme du lac se refléta sur son armure noire et dans ses yeux d’ambre. Ses cheveux roux coupés très court semblaient scintiller. Les paupières gonflées de larmes, elle incarnait encore la majesté du pouvoir. Palin pensa à la perfidie de la Reine des Ténèbres, la haïssant comme jamais. Non pour ce qu’elle avait fait ou ce qu’elle lui infligerait bientôt… Mais pour son comportement envers Mina et toutes ses innocentes victimes. Redoutant les sorciers, les chevaliers de Mina restaient à l’ombre de la cage d’escalier. Dalamar entonna une incantation aux syllabes brouillées. Sa voix mourut rapidement. Désespéré, Palin tenta à son tour d’invoquer la magie. Autant vouloir retenir des grains de sable entre ses doigts. Mina les toisa avec un sourire suffisant. — Sans votre magie, vous n’êtes plus personne, pauvres vieillards brisés ! À genoux devant l’Unique ! Suppliez-la de vous restituer vos talents. Elle vous accordera cette faveur ! Palin et Dalamar ne bronchèrent pas. — Qu’il en soit ainsi, conclut la jeune femme. Elle leva une main. Jaillies de ses doigts, des flammèches rouge, vert, bleu, blanc et noir embrasèrent la Salle de Vision, formant deux lances lumineuses. La première cloua Dalamar au mur. Un instant, il resta en suspens, embroché par la lance embrasée… Il mourut en se convulsant. Mina se tourna vers le mage survivant. — Suppliez l’Unique de vous épargner ! Palin pinça les lèvres. Pris d’une peur panique, il sentit monter en lui une douleur si atroce qu’il appela la mort de tous ses vœux. 2. L’importance du gnome Dalamar avait naguère posé une question à Palin. « L’importance du gnome ne vous a pas échappé, j’espère ? » Mais sur le moment, pas plus que Tasslehoff, Palin n’avait compris ce qu’il voulait dire. Assis dans une petite (et mortellement ennuyeuse) chambre de la tour de Haute Sorcellerie, le kender saisissait, maintenant, la pièce n’avait rien de fascinant. De mornes tables, des sièges à dossier et quelques bibelots trop gros pour tenir dans une sacoche. Tass n’avait rien à faire, sinon admirer par la fenêtre des multitudes de cyprès – que d’arbres, que d’arbres ! Beaucoup plus qu’il était absolument nécessaire, de l’avis de Tass… Et les âmes des trépassés y circulant. C’était ça ou regarder Devinette trier les différentes pièces de l’Artefact à Voyager dans le Temps. À cette heure, le kender comprenait trop bien toute l’importance de son ami le gnome… Avant que le temps soit devenu pour lui une notion toute relative à force d’atterrir dans un avenir qui n’était pas le bon, puis de finir dans celui-là, où le monde entier voulait le renvoyer à une mort certaine, il perdait ses repères –, Tasslehoff Racle-Pieds s’était retrouvé par hasard dans les Abysses. Et ce n’était pas sa faute – enfin, si peu… Partant du principe que les Abysses déborderaient d’activités toutes plus horribles les unes que les autres – les démons soumettant leurs victimes à des tortures éternelles, par exemple –, Tass avait eu une affreuse déconvenue… En fait de spectacles à faire se dresser les cheveux sur la tête, il n’y avait rien à voir. Strictement rien. Si on y mourait, c’était d’ennui ! Rien n’arrivait à personne. Tout le monde se tournait les pouces, soumis à un morne désœuvrement. Il n’y avait rigoureusement rien à faire et nulle part où aller. L’enfer, pour un kender ! Tass n’avait eu qu’une envie : fuir. Il disposait alors de l’Artefact à Voyager dans le Temps – le même que celui-ci. Également brisé… Il avait rencontré un gnome qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui qui était attablé devant lui. Son nouvel ami avait réparé l’artefact – comme Devinette le faisait maintenant sous ses yeux. La différence entre les deux scènes ? Tasslehoff avait voulu que le premier gnome répare l’artefact. Aujourd’hui, ce n’était plus le cas. Pourquoi ? Parce que, dès que l’artefact fonctionnerait, Palin et Dalamar n’auraient rien de plus pressé que de le renvoyer à l’instant où le Père de Tout et de Rien le piétinait… Faisant de lui ce morne fantôme qu’il avait vu errer du côté de Longue Nuit. — Qu’as-tu fichu avec cet engin ? maugréa Devinette, irrité. Tu l’as passé à la moulinette ? Tasslehoff eut beau fermer les yeux, le gnome ne disparut pas comme par enchantement. Il le voyait encore derrière ses paupières baissées… Avec son visage buriné et ses cheveux fins comme des fils de la Vierge… On aurait dit qu’il vivait uniquement pour ses inventions, toutes plus farfelues les unes que les autres. Pis, une lueur d’intelligence faisait pétiller ses petits yeux ronds… Qu’as-tu fichu avec cet engin ? Tu l’as passé à la moulinette ? Le gnome précédent avait posé la même question, ou presque… Pris de vertige, Tasslehoff baissa la tête sur ses mains posées à plat sur la table. Son toupet commençait légèrement à grisonner… Loin de se calmer, la sensation s’aggrava. Une voix s’éleva. Celle, désagréable, qui avait frappé ses oreilles jadis, en un autre lieu. Il en attrapa une atroce migraine. Pour tout l’or au monde, il n’aurait pas voulu l’entendre de nouveau. Presser les poings sur ses tympans ne le soulagea en rien, car la voix désincarnée qui le mettait à la torture était en lui… — Tu n’es pas mort, et on ne t’a pas envoyé ici ! Tu n’es pas censé être là ! Ce que cette voix lui avait soufflé jadis aussi, mot pour mot… — Je sais ! gémit Tasslehoff tout haut en se lançant dans les explications. Je viens du passé, et je suis supposé aller vers un avenir différent… — Un passé qui n’a jamais existé. Un futur qui n’adviendra jamais. — Est-ce… ma faute ? Le rire affreux qui éclata sous son crâne, comme une lame d’acier qui vole en éclats, lui vrilla le cerveau. — Ne sois pas idiot, kender ! Pauvre insecte ! Que dis-je ? Pathétique grain de poussière qu’on balaie d’un revers de main ! Le futur que tu découvres aurait dû être celui de Krynn, n’était l’intervention de gens trop limités pour voir qu’on leur offrait le monde sur un plateau ! Ce qui était sera. Mais cette fois, j’aurai mon mot à dire ! » Jadis, l’un d’eux est mort dans une tour, et son trépas rassembla toute une chevalerie… Aujourd’hui, une autre y expire, plongeant sa nation dans le désespoir… » Jadis, l’un fut baigné par le miracle du bâton au cristal bleu. Aujourd’hui, celle qui le maniait connaîtra l’Ascension… pour me recevoir. — Vous parlez de Lunedor ! gémit Tasslehoff. Elle se servait du bâton au cristal bleu… Est-elle morte ? Un rire horrible lui répondit. Un rire tellement atroce qu’il en fut atteint dans sa chair… — Suis-je mort, moi aussi ? Vous disiez que non, mais j’ai rencontré mon propre fantôme ! — Tu l’es sans l’être. Bientôt, tout rentrera dans l’ordre. — Cesse de jacasser ! s’écria Devinette. Tu me troubles et tu m’empêches de réfléchir ! Tasslehoff releva vivement la tête, faisant voleter sa queue-de-cheval grisonnante, et croisa le regard exaspéré de son compagnon. — Tu ne vois pas que je suis occupé ? D’abord, tu geins, ensuite, tu grognes, et pour finir, tu te mets à marmonner… Un peu de silence ! — Navré…, répondit Tasslehoff. Devinette roula des yeux au plafond, secoua la tête, dégoûté, puis revint à son ouvrage, inspectant soigneusement l’Artefact à Voyager dans le Temps. — Voilà, ça, ça devrait aller là… Tu vois ? marmonna le gnome. La chaînette s’accroche ici et s’enroule comme ça… Non, pas tout à fait… Une seconde ! Il faut d’abord fixer ce truc… (Joignant le geste à la parole, il prit un des joyaux de l’artefact pour le mettre en place.) Bien. Maintenant, un autre de ces machins rouges… Sous l’œil attristé de Tasslehoff, il tria les petits éléments, répétant les gestes de Gnimsh, son prédécesseur. Le passé qui n’advint jamais… Le futur dont Takhisis s’était emparée… — Était-ce un rêve ? demanda le kender à voix haute. À propos de Lunedor ? Si elle avait péri, je le saurais, tout de même ! J’aurais le cœur en miettes… Or, je ne ressens rien de tel. À part que j’ai du mal à respirer ici… (Il se leva.) Tu ne trouves pas qu’on s’étouffe ici, Devinette ? Moi, oui, ajouta-t-il, constatant que son compagnon ne lui prêtait aucune attention. Ces tours de Haute Sorcellerie sont mal aérées, il faut l’avouer… Plutôt que d’entendre encore la voix grinçante, sous son crâne, il préférait s’étourdir de paroles. — Avec toutes ces ailes de chauve-souris, ces globes oculaires de rats, ces vieux bouquins poussiéreux… On croirait pourtant, à voir les lézardes et les fissures, que l’air circulerait mieux… Et ce n’est pourtant pas le cas. Si je fracassais une fenêtre, tu crois que Dalamar me tuerait ? Il chercha des yeux un objet avec lequel briser une vitre. La statuette d’une elfe qui ne semblait guère faire quoi que ce soit de ses doigts à part tenir une guirlande de fleurs trônait sur un guéridon. À en juger par la respectable couche de poussière, l’elfe coulée dans le bronze n’avait plus bougé un cil depuis au moins un demi-siècle… La pauvre ! pensa Tass, apitoyé. Un petit changement d’air lui ferait le plus grand bien… Il allait la lancer sur la fenêtre quand des voix retentirent dehors. S’estimant heureux que celles-là ne lui polluent pas la cervelle, Tass reposa son elfe de bronze et jeta un coup d’œil intrigué par la fenêtre. Des chevaliers noirs précédaient un chariot sans bâche rempli de foin. Ils s’arrêtèrent sans descendre de cheval et jetèrent des regards inquiets en direction des arbres. Les bêtes renâclèrent. Pitoyables filaments de brume, les âmes mortes se massèrent à la lisière des bois. Les cavaliers les voyaient-ils ? Tass regrettait amèrement d’en être capable. Il évita de s’attarder, ne tenant nullement à revoir son propre spectre. Tu es mort sans l’être… Il jeta un coup d’œil à Devinette. Plié en deux sur l’artefact, le gnome maugréait dans sa barbe. — Hep, des chevaliers noirs viennent d’arriver ! Que fichent-ils là, à ton avis ? Ça ne t’intrigue pas ? Devinette marmonna sans daigner lever la tête. L’artefact serait bientôt réparé. — Ça pourrait attendre, tu ne crois pas ? N’aimerais-tu pas marquer une pause et venir admirer ces cavaliers avec moi ? — Non. Le record de la réponse gnome la plus courte de l’histoire de Krynn serait désormais détenu par Devinette. Tass soupira. Le gnome et lui étaient arrivés ensemble à la tour de Haute Sorcellerie, en compagnie de son amie de toujours, Lunedor, rajeunie d’au moins soixante-dix ans… Elle avait annoncé à Dalamar qu’elle venait voir quelqu’un. La prenant à part, le maître des lieux avait demandé à Palin de faire patienter les autres visiteurs dans une pièce – devenue pour la circonstance une salle d’attente. À cet instant, Dalamar avait lancé : « L’importance du gnome ne vous a pas échappé, j’espère ? » Palin avait fermé la porte avec des protections magiques. Tass était bien placé pour le savoir, lui qui avait fait jouer en vain ses meilleurs rossignols pour crocheter la serrure… « Le jour où les rossignols échouent, il y a sorcellerie sous roche…», répétait volontiers le père de Tasslehoff Racle-Pieds. Les yeux baissés sur les chevaliers, en contrebas – qui semblaient attendre quelque chose et avaient l’air aussi « heureux » que lui d’être là –, Tass eut soudain une idée. Frappé par cet éclair de génie, il leva une main inquisitrice (celle qui ne tenait pas la statuette en bronze de l’elfe) pour se palper le cuir chevelu à la recherche d’une bosse révélatrice… N’en trouvant aucune, il jeta un regard subreptice (subreptice… ? oui, c’était bien le mot…) à son compagnon. L’artefact était presque réparé. Restaient quelques pièces à mettre en place, sans doute sans grande importance vu leur taille minuscule… Se sentant un peu mieux à présent qu’il avait un plan, Tass retourna à son observation des chevaliers d’un cœur plus léger. Et vit un imposant minotaure sortir de la tour. Même sans viser, d’où il était (environ quatre étages de haut), il aurait pu lui faire une bosse avec sa statuette en bronze, tant le monstre était gros. Assommer un minotaure ? Une idée diablement tentante ! Mais des chevaliers sortirent à leur tour, portant un corps enveloppé d’un drap noir. Tass pressa tant le nez contre la vitre qu’il crut entendre ses cartilages craquer. Une brise soupirant au milieu des cyprès fit voleter le suaire, dévoilant les traits de… … Dalamar. Les doigts gourds, le kender lâcha sa statuette. Devinette releva vivement la tête. — Que se passe-t-il encore ? Par les carburateurs jumelés, tu m’as fait perdre une vis ! D’autres chevaliers apparurent, portant un second cadavre. Le vent fit tomber le drap noir dont on avait couvert la dépouille d’une main négligente. Le kender croisa les yeux vides et fixes de Palin aux robes gorgées de sang. Et il se sentit crucifié par la culpabilité. — C’est ma faute ! Si j’étais revenu mourir dans le passé, me pliant au décret du Destin, Palin et Dalamar seraient encore vivants ! — Je sens de la fumée, annonça Devinette tout à trac en humant l’air. Ça me rappelle ma maison… Sur ces paroles, il se remit à l’ouvrage. Sous l’œil morne de Tasslehoff, les chevaliers noirs firent du feu au pied de la tour, amassant du bois mort pour un bûcher funéraire. Les bûches de cyprès crépitèrent, la fumée s’enroula autour des murs de l’édifice telle quelque vigne méphitique… — Devinette, lâcha le kender d’une voix atone, où en es-tu avec l’artefact ? Bientôt fini ? — L’artefact ? Quel artefact ? se récria Devinette d’un air d’importance. Tu crois que je m’amuse ? Je suis en train de réparer ce bidule ! — Bien… Quand un autre chevalier noir sortit de la tour d’une démarche solennelle, Tasslehoff reconnut aussitôt la femme aux cheveux roux coupés très court, même s’il ne se souvenait plus d’où il l’avait déjà vue. Elle portait un corps inerte. Sur ordre du minotaure, les chevaliers cessèrent leur activité et s’immobilisèrent, tête basse. Elle s’approcha lentement du chariot, allongea son précieux fardeau sur le lit de paille et s’écarta. Tass, dont la vue avait été bloquée par le minotaure, put alors voir qui c’était… Il avait d’abord pensé qu’il devait s’agir d’un chevalier noir, peut-être celui qui avait été blessé… Étonné, il découvrit une très vieille femme, également morte. Se sentant désolé pour elle, il se demanda alors… Qui cela pouvait-il être ? Une parente de la fille rousse ? Celle-ci, d’une main tremblante, arrangea les longues mèches blanches de la défunte, lissant les plis de sa robe également blanche. — Lunedor me brossait souvent les cheveux, Galdar, dit-elle. La remarque porta loin. Beaucoup trop, au gré de Tasslehoff qui l’entendit. La tristesse lui noua la gorge. — Lunedor… Elle aussi ! Caramon, Palin… Tous ceux que j’aimais ont péri ! À cause de moi ! C’est moi qui devrais être à leur place… Les chevaux de trait piaffèrent, comme impatients de quitter ces lieux. Le kender jeta un autre regard par-dessus son épaule. Il restait deux minuscules gemmes à mettre en place. — Pourquoi sommes-nous là, Mina ? lança le minotaure d’une voix de stentor. Vous avez conquis Solanthus et fichu une bonne raclée aux Solamniques en les renvoyant dans les jupons de leur mère ! La nation solamnique tout entière vous appartient désormais. Bref, vous venez d’accomplir un exploit unique dans les annales du monde… — Pas tout à fait, Galdar. Sanction résiste toujours. Il faudra l’avoir en notre pouvoir avant le Festival de l’œil. Le minotaure plissa le front. — Le Festival de… ? Par mes cornes, j’avais presque oublié cette vieille fête ! (Il sourit.) Vous êtes si jeune ! Comment la connaissez-vous ? Depuis la disparition des trois lunes, plus personne ne l’a célébrée. — Lunedor m’en a parlé, répondit Mina en caressant tendrement la joue fripée de la morte. Quand les trois lunes, la rouge, la blanche et la noire, ne faisaient plus qu’une dans le ciel, elles formaient comme un œil géant. J’aurais aimé assister à ce phénomène. — Les humains en profitaient pour faire les quatre cents coups, paraît-il, dit Galdar. Alors que mon peuple révérait l’Œil, celui de Sargas, notre dieu… Notre ancien dieu, se hâta-t-il de préciser en coulant un regard par en dessous à Mina. Mais quel rapport avec le siège de Sanction ? Les lunes disparues, l’Œil des dieux n’est plus. — Il y aura de nouveau un festival, Galdar. Celui de l’Œil Unique se tiendra au temple de Huerzyd. — Mais c’est à Sanction, le fief des Solamniques ! protesta le minotaure. Sans compter que nous sommes à l’autre bout du continent… Quand aura-t-il lieu ? — Une fois le totem assemblé et la femelle dragon rouge tombée des cieux. — Dans ce cas, partons sur-le-champ pour Sanction, à la tête d’une armée. Nous avons déjà perdu trop de temps. (Il jeta un regard noir à la tour.) S’il faut en plus traîner le corps de cette vieille femme, on n’est pas au bout de nos peines ! Le bûcher crépitait. Les flammes bondissaient vers les murs de la tour, les calcinaient. La fumée enveloppa Galdar, qui la chassa de moulinets irrités ; en montant, elle dériva par la fenêtre… … Et Tass plaqua une main sur sa bouche pour étouffer une quinte de toux. — J’ai ordre de transporter la dépouille de Lunedor, princesse de Que-Shu et détentrice du bâton au cristal bleu, à Sanction, au temple de Huerzyd, la nuit du festival du Nouvel Œil. Un grand miracle s’y produira, Galdar. Notre voyage ne sera pas ralenti. Tous suivront leurs instructions à la lettre. L’Unique y veillera. Les bras tendus au-dessus de Lunedor, Mina entonna une prière en haussant la voix. De ses doigts jaillit une lumière jaune-orange qui blessa tant les yeux de Tass (telle une volée de minuscules éclats de verre) qu’il dut se détourner. La prière de Mina cessa. La lumière s’estompa progressivement. Le kender rouvrit les yeux. Le corps de Lunedor était enchâssé dans un sarcophage d’ambre doré. Une Lunedor redevenue jeune et belle, vêtue de ses robes blanches de toujours. Également prises dans l’ambre, des plumes d’or veinées d’argent ornaient sa splendide chevelure. Tass sentit son cœur se serrer. Ému, il dut prendre appui sur le rebord de la fenêtre. — Un cercueil magnifique, Mina, dit Galdar d’une voix où perçait de l’exaspération. Et maintenant ? On va le traîner jusqu’au temple comme un monument dédié à la gloire de l’Unique, l’exhiber à la populace… ? Nous ne sommes pas des prêtres mais des soldats ! Nous avons une guerre à livrer ! Il s’ensuivit un silence si terrible qu’il étouffa le son, la lumière, l’air… Devant tant de fureur contenue, le minotaure parut se tasser à vue d'œil. — Je suis navré…, balbutia-t-il. Je ne voulais pas… — Estime-toi heureux que je te connaisse si bien, Galdar. Tu parles toujours sans réfléchir, en disant ce que tu as sur le cœur… Un jour, tu iras trop loin. Et je ne pourrai plus te protéger. Cette femme était plus qu’une mère pour moi. Tout ce que j’ai fait au nom de l’Unique, je l’ai fait pour elle. Mina posa les mains sur l’ambre du sarcophage et se pencha au-dessus de la défunte aux traits infiniment sereins. Puis elle reprit la parole d’une voix tremblante. — Mère, vous m’avez parlé des dieux qui ne sont plus… Pour vous, je suis partie à leur recherche ! Pour vous, j’ai ramené l’Unique qui vous a rendu la jeunesse et la beauté. Je croyais que vous en seriez transportée de joie… En quoi me suis-je trompée ? (Elle caressait l’ambre du sarcophage, comme pour défroisser une couverture. Elle paraissait déroutée.) Vous changerez d’avis, ma chère mère. Vous en viendrez à comprendre… — Mina… Je suis désolé, je ne savais pas, dit le minotaure, mal à l’aise. Pardonnez-moi… La jeune femme acquiesça sans se retourner. Il se racla la gorge. — Quels sont vos ordres au sujet du kender ? — Le kender ? répéta-t-elle distraitement. — L’artefact et lui… Vous avez dit qu’ils étaient dans la tour. Mina leva les yeux, les joues ruisselantes de larmes. Pâle, elle ouvrit de grands yeux… Et fronça les sourcils en répétant tout bas le mot « kender ». — Bien sûr ! Allez le chercher, vite ! — Savez-vous où il est ? demanda Galdar, hésitant. Cette tour est immense et compte de nombreuses pièces. Mina leva directement les yeux et désigna la fenêtre derrière laquelle se tenait Tasslehoff. Qui recula précipitamment. — Devinette, dit-il d’une voix rendue méconnaissable par la terreur, nous devons filer tout de suite ! — Voilà, j’ai fini ! triompha le gnome au même instant en exhibant fièrement le dispositif. — Tu es sûr que ça marchera ? gémit Tass, croyant déjà entendre des pas dans l’escalier. — Naturellement ! s’indigna Devinette. C’est comme neuf. Au fait, à quoi ça servait ? Entendant cette question, Tass eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête. — Comment peux-tu affirmer que ça marche si tu ignores à quoi ça sert ? Cette fois, il en fut certain : des soldats gravissaient les marches. — Peu importe ! ajouta-t-il à la hâte. Vite, donne-moi ça ! Palin avait protégé la porte par sorcellerie, mais il n’était plus là. Son sort avait dû disparaître avec lui. Le minotaure menait la charge, la respiration bruyante comme un soufflet de forge… — J’ai d’abord cru que c’était un épluche patates, dit Devinette en faisant cliqueter les chaînettes de l’artefact. Mais c’est un peu petit et il n’y a pas de mécanisme hydraulique. Je me suis alors dit que… — C’est un Artefact à Voyager dans le Temps ! Voilà précisément ce que je vais faire : voyager dans le temps ! Je t’emmènerais volontiers avec moi, mais je doute que ma destination te plaise : la guerre du Chaos. Je serai piétiné à mort par un horrible géant. Tu vois, tous ceux que j’aimais ont péri par ma faute. Dès que je retournerai là d’où je viens, tout rentrera dans l’ordre. Je mourrai, mais quelle importance puisque je suis déjà mort ? — Hum… Une râpe à fromage ? fit Devinette, pensif Ou un hachoir à viande, avec de légères modifications, et… — Assez ! cria Tass en inspirant à fond, histoire de se redonner du courage. Passe-moi ça ! Merci de l’avoir réparé. Je déteste te laisser ici, dans la tour de Haute Sorcellerie, avec un affreux minotaure et des chevaliers noirs, mais, dès que le géant m’aura marché dessus, tout ça n’existera plus. Aurais-tu la bonté de me donner l’artefact ? Les bruits de pas avaient cessé. Pas la respiration heurtée… Le minotaure avait dû marquer une pause pour reprendre son souffle tant les marches étaient raides et escarpées. — Une canne à pêche doublée d’un embauchoir ? supputa le gnome. Les pas lourds du minotaure se firent de nouveau entendre. Tass en eut sa claque… Trêve de politesse ! — Donne-moi ça ! cria-t-il. — Tu ne vas pas le recasser ? s’enquit le gnome méfiant, en le tenant hors de portée de son compagnon. — Non ! (S’en emparant sans plus de manières, il pria en silence.) Regarde, je te montre comment ça fonctionne. Enfin, avec un peu de chance… » Tu ne peux pas m’entendre, Fizban, je sais. Ou je t’ai tellement déçu que tu ne veux plus m’écouter… Je suis navré. Vraiment navré… (Il en eut les larmes aux yeux.) Je ne voulais pas causer tant de problèmes. Je désirais seulement dire aux funérailles de Caramon quel merveilleux ami il avait été… Je n’ai jamais voulu tout ça, jamais ! Si tu m’aides à revenir mourir, cette fois, je resterai mort, c’est juré ! — Il ne se passe rien, grogna Devinette. Es-tu sûr de savoir le faire fonctionner ? Les bruits de pas se rapprochèrent. Tass tint l’artefact au-dessus de sa tête. — Bon sang, je dois me rappeler les paroles ! Je les connais… (Il déglutit avec peine.) Le temps t’appartient… Non, ce n’est pas ça. Tu voyages autour de… Les bruits de pas s’étaient tellement rapprochés maintenant que le sol en tremblait. Le front en sueur, il secoua l’artefact. Déglutissant de plus belle, il l’envisagea, désespéré, sans trouver de solution. — Je vois comment tu l’as cassé ! grogna Devinette. Ça prendra longtemps ? Quelqu’un vient. — Empoigne le début, et tu connaîtras la fin… Non ! gémit Tass, misérable. J’ai tout faux ! Je le connaissais pourtant par cœur ! Que m’arrive-t-il ? Fizban m’obligeait à le réciter… Des coups violents ébranlèrent l’huis. Le minotaure devait l’enfoncer à coups d’épaule. Le kender ferma les yeux, avec l’espoir fou de ne plus entendre ce qui se passait dehors. — … Pendant que je faisais le poirier… La prairie était verte, le ciel bleu avec ces drôles de petits nuages blancs, les oiseaux chantaient et Fizban aussi jusqu’à ce que je lui demande courtoisement de ne pas… Un autre craquement sonore, et le bois vola en éclats. — Le temps t’appartient Même si tu voyages sur ses ailes. Tu le vois, éternel, tourbillonner sans fin. Ne détourne pas ses rapides, Empoigne la fin et le commencement Et fais-les tourner sur eux-mêmes. Tout ce qui était lâche sera resserré Et le destin planera sur ta propre tête. Aussi naturelles que les rayons du soleil de cette lointaine journée de printemps, les paroles du sortilège s’imposèrent au kender. Il ignorait d’où elles provenaient. L’artefact s’illumina, les joyaux scintillant de tous leurs feux. La dernière sensation de Tass ? Une main qui s’abattait sur lui. Les derniers mots affolés qu’il entendit ? — Attends ! Il y a une vis mal serrée… ! Puis tout disparut, tout son et toute sensation, happé par le merveilleux tourbillon excitant de la magie. 3. Le châtiment de l’échec Le kender s’est volatilisé, Mina ! cria Galdar en sortant de la tour. Se détournant du sarcophage d’ambre, elle pivota, les yeux ronds. — Volatilisé ? Comment ça ? C'est impossible ! Il… Avec un cri perçant, elle tomba à genoux, pliée en deux, les ongles enfoncés dans sa chair tant elle souffrait. — Mina ! s’écria Galdar, affolé, ne sachant comment soulager ses peines. Que se passe-t-il ? Êtes-vous blessée ? Dites-le-moi ! En gémissant, elle se roula dans l’herbe. Le minotaure foudroya les chevaliers du regard. — Vous étiez censés la protéger ! Quels ennemis lui infligent ces douleurs ? — Personne ne s’est approché d’elle ! dit un homme. Nous sommes prêts à le jurer ! Galdar se pencha sur la jeune femme. — Mina, où avez-vous mal ? Les lèvres en sang à force de les mordre, elle posa une main tremblante sur le plastron noir de son armure, sur son cœur… — Ma faute… ! lâcha-t-elle. C’est mon… châtiment… En sueur, elle se redressa à genoux, les poings serrés. Elle transpirait à grosses gouttes et tremblait, parcourue de frissons glacés. — Pardon ! Je vous ai déçue, j’ai oublié mon devoir ! Sur mon âme, ça ne se reproduira plus ! Les spasmes affreux s’apaisèrent. Avec un lourd soupir, la jeune femme se détendit, inspira de grandes goulées d’air puis se releva sur des jambes mal assurées. Le minotaure la soutint. Mal à l’aise, les chevaliers l’entourèrent. — C’est fini, dit Galdar. Retournez à vos occupations. Jetant des coups d’œil par-dessus leurs épaules, ils s’éloignèrent de mauvaise grâce. — Que s’est-il passé, Mina ? De quel châtiment parlez- vous ? Pourquoi ? Et par qui ? — L’Unique… (Le visage lustré de sueur, les yeux voilés, elle frémit.) J’ai échoué. Le kender était d’une importance capitale. J’aurais dû le capturer en premier. Au lieu de ça… (Déglutissant, elle humecta ses lèvres ensanglantées.) J’avais tellement hâte de revoir ma mère que j’en ai perdu mes objectifs de vue. La responsabilité de cet échec m’incombe. — L’Unique vous a fait souffrir ? s’écria Galdar, vibrant d’indignation. — Je le méritais. Et ma douleur n’est rien, comparée à celle qu’éprouve l’Unique par ma faute. Le minotaure fronça les sourcils. — Allons, Galdar ! Quand tu étais enfant, ton père ne te fouettait-il pas parfois ? Et ton maître d’armes ? Ne te battait-il pas quand tu commettais des erreurs ? Ton père n’agissait pas par méchanceté, pas plus que ton maître d’armes. On te punissait dans ton propre intérêt. — Ce n’est pas pareil ! Jamais il n’oublierait… Mina, qui avait conduit des armées à la victoire, réduite à se rouler dans la poussière, terrassée de douleur… — Mais si, insista-t-elle d’une voix douce. Nous sommes tous les enfants de l’Unique. Comment saurions-nous où est notre devoir, sinon ? Galdar ne sut quoi répondre. Mina conclut qu’il l’approuvait. — Avec quelques hommes, fouille la tour de fond en comble. Assure-toi que le kender ne se cache pas dans une pièce ou une autre. Pendant ce temps, nous brûlerons ces cadavres. — Est-ce nécessaire ? demanda le minotaure avec une réticence marquée. — Pourquoi ? Que redoutes-tu ? — Rien de vivant…, bougonna-t-il, le front bas. On traînait déjà les dépouilles des sorciers sur le bûcher. Elle jeta un regard distrait à la scène. — Ne crains rien, Galdar. Leurs esprits ne peuvent plus t’atteindre. Ils sont maintenant au service de l’Unique. Une lumière brillait au firmament, distante, éthérée et radieuse… Comparé à elle, le soleil devenait terne. Ne pouvant regarder fixement l’orbe solaire sous peine d’en devenir aveugle, Dalamar avait l’impression, en revanche, de pouvoir contempler cette lumière pour l’éternité. Avec une ferveur qui rendait insignifiant tout ce qu’il avait été… Enfant, fasciné par le firmament, il avait demandé à ses parents de décrocher la lune argentée pour qu’il puisse jouer avec le si joli colifichet. Devant leur refus, la colère et la frustration lui avaient arraché des larmes. À présent, il éprouvait la même sensation. Sauf qu’il n’avait plus d’yeux pour pleurer. La magnifique lumière restait hors de portée. Il n’avait aucun moyen de s’en approcher. Un voile aussi fin qu’implacable lui bloquait le passage, déjouant tous ses efforts acharnés. Et le retenait prisonnier. Une véritable muraille circonscrivant tout un monde… Loin d’être seul dans ce cas, il était un prisonnier parmi d’autres. Les âmes des trépassés tourbillonnaient dans la prison de leur morne « existence », toutes attirées par la lumière. Aucune ne pouvait l’atteindre. — Ce qu’on voit, c’est la lumière de votre prochain royaume, dit une voix douce et séduisante. L’étape suivante du long périple de votre âme… Je vous y laisserai aller. Mais d’abord, apportez-moi ce que je veux. Il obéirait. Il apporterait tout ce qu’on voudrait du moment qu’il y gagnait sa liberté. Ramener la magie ? Il regarda la tour de Haute Sorcellerie, confusément conscient qu’elle avait un rapport avec sa vie passée. Mais tout était fini. L’édifice ressemblait à un entrepôt de magie. Dans le sable stérile qu’avait été son existence, il apercevait des pépites d’or. Les autres spectres en peine s’engouffrèrent dans la tour dont on venait d’assassiner le maître. Le cœur gonflé d’amour, Dalamar contempla la lumière radieuse avant de rejoindre le fleuve des âmes. Il atteignait presque l’entrée quand une main l’empoigna. — Arrêtez ! cria une voix de femme, irritée et frustrée. — Arrêtez ! ordonna Mina. Ne brûlez pas les corps. J’ai changé d’avis. Surpris, les chevaliers lâchèrent les cadavres qui retombèrent mollement sur le sol, et échangèrent des regards inquiets. Qu’arrivait-il à leur chef ? Ils ne l’avaient jamais vue si indécise, si irrésolue… L’avoir vue châtiée par l’Unique leur déplaisait souverainement. Que représentait cette divinité à leurs yeux ? C’était Mina qu’ils idolâtraient. Ils se battaient pour elle ! — Bonne idée, approuva Galdar en sortant de la tour avec un regard noir pour les sorciers Morts. Laissons les charognes aux charognes ! Le kender n’est plus là. Nous avons tout fouillé. Partons de cet endroit maudit ! Le feu crépita. La fumée s’enroula autour de la tour à l’exemple des âmes désolées qui tourbillonnaient autour des troncs des cyprès. Impatients de repartir, les Vivants attendirent les ordres. Les Morts, eux, attendaient patiemment. Ils n’avaient plus nulle part où aller. Tous retournaient une seule et même question dans leur tête… Que voulait Mina ? Elle s’agenouilla près de Dalamar. Une main sur le médaillon qu’elle portait en sautoir, elle posa l’autre sur les blessures mortelles du mage au regard fixe et vide, et chanta d’une voix douce. — Pour cette fois, amour, réveille-toi, Que ma main prenne ton âme. Quitte les ténèbres insondables Quitte ton sommeil interminable. Sous les doigts de la jeune femme, la chair glaciale se réchauffa, des couleurs réapparurent sur les joues de cendre, les membres marmoréens… Ses lèvres se descellèrent, les poumons se gonflèrent à mesure qu’il revenait à la vie sous le contact de Mina… Et Dalamar frémit. Seuls ses yeux restaient fixes et vides. Le front bas, Galdar suivait la scène d’un œil désapprobateur. Les chevaliers étaient intimidés : pour la première fois, Mina ramenait un mort à la vie… — Les défunts servent l’Unique, disait-elle. — Debout ! Le corps aux yeux éteints se leva. — Va au chariot et attends mes ordres. Lentement, le mage tourna son horrible regard vers elle. Ses paupières frémirent. — Va au chariot ! Tu m’obéiras en cela comme en toutes choses, ou je te détruirai ! Je ne parle pas de ta misérable carcasse qui n’a plus aucune espèce d’importance pour toi maintenant, mais de ton âme ! Hésitant, le cadavre ambulant avança d’un pas traînant. Les chevaliers reculèrent en hâte sur son passage. Certains trouvèrent le spectacle si grotesque qu’ils en ricanèrent. Épouvanté, Galdar, lui, n’avait pas le cœur à rire. Il avait parlé sans réfléchir d’« abandonner les charognes aux charognes » – et il l’aurait fait sans états d’âme –, mais, même s’il s’agissait de sorciers, il n’aimait pas ça. Il n’aurait su dire pourquoi… ou en quoi cela le troublait à ce point. Il savait seulement que c’était mal. — Mina… Est-ce bien sage ? L’ignorant, elle répéta la même scène avec le second cadavre qui se redressa doucement en position assise. — Va rejoindre ton compagnon devant le chariot, ordonna-t-elle. Palin cilla. Un spasme le défigura. Lentement, il leva ses doigts brisés pour saisir quelque chose que lui seul voyait. — Je te détruirai si tu n’obéis pas ! Les poings serrés, Palin semblait en proie à une douleur bien pire que celle de la mort. — Allez ! Tête basse, de guerre lasse, le cadavre ressuscité se leva et obéit. Cette fois, aucun ricanement ne retentit. Épuisée, Mina s’accroupit. Quelle triste journée… La mort de celle qu’elle considérait comme sa mère, la colère de l’Unique contre elle… Voûtée et très pâle, la jeune femme qui paraissait à peine en état de tenir debout éveillait la pitié du minotaure. Il aurait voulu la réconforter, mais le devoir primait sur tout. — Mina, est-ce sage ? répéta-t-il tout bas pour ses seules oreilles. Traîner un cercueil d’un bout à l’autre de l’Ansalonie est déjà assez dur, mais s’encombrer en plus de ces deux… pantins… (Il ne savait quel nom leur attribuer.) Pourquoi avoir fait ça ? Dans quelle intention ? (Il fronça les sourcils.) Les hommes sont troublés… Elle leva vers lui ses prunelles d’ambre. La fatigue et le chagrin lui creusaient les traits, mais elle avait retrouvé un regard pénétrant qui, comme toujours, voyait clair en lui. — Galdar est troublé, veux-tu dire… Il grogna de mauvaise grâce. Assis sur les traverses du chariot, à l’arrière, les cadavres vers lesquels elle tourna les yeux fixaient le vide. — Ces deux sorciers sont liés au kender, Galdar. — Ce sont des otages ? s’exclama le minotaure, retrouvant aussitôt du cœur au ventre. Voilà au moins qui avait un sens ! — Oui, on peut voir les choses comme ça… Quand nous retrouverons le kender et l’artefact, ils nous expliqueront comment ça marche. — Je les placerai sous bonne garde. — Inutile, assura Mina en haussant les épaules. Ce ne sont pas vraiment des prisonniers, plutôt des quartiers de viande animés… (Elle les envisagea, l’air pensif.) Que penserais-tu d’une armée de zombies ? Des soldats d’une force inouïe qui obéissent sans discuter, qui ignorent la peur, qui se relèvent toujours… N’est-ce pas le rêve de tout commandant ? Leurs âmes sont nôtres, et nous envoyons leurs corps combattre… Alors, Galdar ? Que répondre ? Le minotaure aurait eu trop à dire. Qu’existait-il de plus atroce au monde, de plus obscène ? — Va chercher mon cheval, ordonna la jeune femme. Il est temps de quitter ce lieu maudit. Cette fois, Galdar ne se fit pas prier. Montant en selle, Mina prit la tête de la colonne et le cocher du chariot fit claquer son fouet au-dessus des chevaux de trait. Des chevaliers firent une escorte d’honneur à l’étrange cercueil. Tout comme les arbres eux-mêmes, les âmes des Morts s’écartèrent devant Mina et ses guerriers qui s’engagèrent sur une piste, dans le sous-bois touffu entourant la tour de Haute Sorcellerie. La terre était bien plane, car la jeune femme refusait que le cercueil soit secoué à hue et à dia. Elle se tournait souvent sur sa selle pour couver du regard le sarcophage d’ambre. Galdar vint chevaucher à ses côtés, comme toujours. Les pieds dans le vide, les bras ballants, les corps des sorciers étaient assis à l’arrière du chariot. Leurs yeux étaient fixés sur le vide. Une seule fois, le minotaure tourna la tête dans leur direction et vit deux spectres suivre les cadavres ambulants... On aurait dit des écharpes de soie prises dans les roues du chariot. Leurs âmes captives… Se détournant vivement, Galdar s’abstint de les regarder de nouveau. 4. La mort de Ciel Le dragon d’argent ignorait combien de temps avait passé depuis qu’il avait pénétré pour la première fois dans l’antre de Ciel, le puissant dragon bleu. Frappé de cécité, Miroir n’avait pas de moyen d’évaluer le passage des heures ou des jours puisqu’il ne voyait plus le soleil. Depuis cet étrange orage, des mois plus tôt, quand une voix familière avait percé ses tympans, lui ordonnant de ployer l’échine et de lui rendre hommage… La foudre avait sanctionné son refus, le laissant aveugle et défiguré. Depuis, il errait de par le monde sous sa forme humaine. Un homme aveugle peut marcher alors qu’un dragon aveugle ne peut plus voler… Terré dans la grotte, Miroir était prisonnier des ténèbres, cerné par les ombres fraîches de la nuit. Depuis quand était-il là, avec le dragon bleu blessé ? Quand Ciel avait-il cherché à présenter des exigences à l’Unique ? Un jour ? Un an ? À son corps défendant, Miroir avait assisté à la scène. Il était venu chercher des réponses à l’étrange énigme… Si la voix entendue dans la tempête était bien celle de Takhisis, que venait-elle faire dans un monde où les dieux n’existaient plus ? Après mûre réflexion, Miroir avait pensé que Ciel pourrait le renseigner. Il s’était toujours interrogé à propos de Ciel. Apparemment originaire de Krynn comme lui, Ciel avait pourtant énormément grossi, devenant beaucoup plus fort et puissant que n’importe lequel de ses congénères dans toute l’histoire du monde. On disait qu’il s’était retourné contre ses semblables, les massacrant et les dévorant à l’instar des grands dragons. Miroir s’était souvent demandé si Ciel s’était véritablement retourné contre ses semblables… Ou bien avait-il rallié leurs rangs au contraire ? Où était la vérité ? Non sans difficulté, Miroir avait repéré l’antre de Ciel et s’y était faufilé – arrivant à temps pour assister au châtiment que le monstre avait reçu des mains de Mina. Déloyal, le dragon bleu avait tenté de la tuer… Mais son rayon mortel, dévié par l’armure de la jeune femme, avait été renvoyé à la source… Et l’immense dragon bleu était grièvement blessé. Voulant désespérément connaître la vérité, Miroir avait fait son possible pour guérir Ciel. Avec un succès mitigé… Il maintenait le grand bleu en vie, mais les dards des dieux étaient redoutables et, tout dragon qu’il soit, Miroir n’en était pas moins mortel. Il s’éloigna de Ciel uniquement pour aller chercher de l’eau. Ciel avait des moments de lucidité pendant lesquels le dragon d’argent le questionnait sur l’Unique. Mais il restait rarement conscient plus de quelques minutes. — Elle a volé le monde, dit-il peu après avoir repris connaissance, le transportant dans cette région de l’univers... ! Elle a tout prémédité de longue date… Tout était prêt. Elle guettait simplement l’instant propice. — Et la guerre du Chaos lui a offert l’occasion rêvée…, dit Miroir. Comment te sens-tu ? — J’agonise ! Voilà comment je me sens ! Eût-il été humain, Miroir aurait cherché à le rassurer, à adoucir par ses mensonges les derniers instants du dragon mourant. Mais s’il en avait l’apparence, il n’était pas humain. Et les dragons ne mentaient pas, même par égard pour les moribonds. Dans sa sagesse, Miroir le savait : les pieux mensonges réconfortent surtout les vivants. Ciel, un dragon guerrier, avait livré d’innombrables batailles dans les cieux, précipitant la fin de beaucoup de ses ennemis. Avec sa cavalière de jadis, la tristement célèbre Kitiara uth Matar, il avait semé la mort et la destruction pratiquement dans toute l’Ansalonie au cours de la guerre de la Lance. Après celle du Chaos, il était resté un des rares dragons d’Ansalonie à tenir tête aux dragons étrangers, Malys et Béryl, formant même un triumvirat avec eux. Il avait dévoré les plus faibles, gagnant en force et en pouvoir. Avec les crânes de ses victimes, il avait érigé un hideux totem. Miroir le savait assez proche de sa fin car, à défaut de voir le totem – qu’il sentait néanmoins tout proche –, il entendait les voix colériques des défunts criant vengeance. Il n’avait aucun amour pour Ciel. S’ils s’étaient rencontrés sur un champ de bataille, il aurait tout fait pour l’abattre. Et il se serait réjoui de le voir mort. D’ailleurs, Ciel aurait de loin préféré périr au combat. Tomber de la hauteur des cieux avec le sang de ses ennemis sur les serres et le goût acre de l’éclair sur la langue… Voilà une fin digne d’un dragon guerrier ! Mais végéter au fond de son antre, réduit à l’impuissance, chaque souffle rauque et heurté menaçant d’être le dernier… ses immenses ailes immobilisées, ses griffes ensanglantées labourant le sol… Aucun dragon ne devrait expirer ainsi, pensa Miroir. Pas même mon pire ennemi ! Il regrettait d’avoir usé de magie pour prolonger l’agonie de Ciel en lui rendant un peu de vie. Mais il devait en savoir plus sur l’Unique, et découvrir la vérité. Passant outre à son apitoiement, il continua à questionner le moribond dès qu’il retrouva un peu de lucidité. Les minutes étaient comptées. — Ciel, tu disais que Takhisis avait tout prévu, et que tu avais un rôle à jouer… Grognant, le dragon bleu chercha à prendre une position moins douloureuse. — J’en étais un rouage essentiel, oui… Maudit soit le jour où j’ai rencontré cette chienne d’intrigante ! C’est moi qui ai découvert les Portails. Mon monde est différent du vôtre. Et les dragons ne le partagent avec personne d’autre. Les créatures au corps mou et à la longévité risible y sont inconnues. Gémissant de douleur et cherchant son souffle, Ciel parlait d’une voix faible que la colère faisait pourtant encore vibrer tel un lointain roulement de tonnerre. — Nous sillonnions les contrées à notre gré et livrions de féroces combats pour notre survie. Les dragons que tu vois là, comme Béryl ou Malys, te paraissent énormes et supérieurs ? En comparaison de ceux qui gouvernaient notre monde, ce sont des minables, de pitoyables créatures ! Voilà pourquoi ils ont saisi leur chance en venant ici… Mais j’anticipe. » D’évidence, notre monde stagnait, se mourait… Nous n’avions pas d’avenir, et nos enfants étaient condamnés à manger ou être mangés… Faute de progresser, nous régressions. Je n’étais pas le seul à chercher à échapper à notre univers, mais je fus le premier à réussir. Grâce à la magie, j’ai découvert les voies qui traversaient les éthers en direction d’autres mondes fabuleusement éloignés du nôtre. Je m’y suis aventuré et je les ai explorés, y cherchant souvent refuge loin des griffes des Aînés. » Mais j’y ai rencontré Takhisis… (Ciel grinça des dents, regrettant de ne pas pouvoir mordre la déesse.) Je n’avais jamais vu de divinité aussi magnifique et puissante… M’inclinant, j’ai offert de la servir. Les voies de l’éther l’ont immédiatement fascinée. Je n’étais pas subjugué au point de tout lui révéler de leurs secrets dans un stupide accès d’aberration mentale, mais je lui ai livré assez d’éléments pour qu’elle en saisisse l’intérêt… » Takhisis m’a emmené dans le monde que vous nommez Krynn, m’expliquant qu’elle y était une divinité parmi de nombreuses autres. Mais sa puissance excitait l’envie de ses pairs tout en leur inspirant de la peur, eux qui conspiraient constamment contre elle… Un jour, elle triompherait de leurs machinations, et me récompenserait au-delà de mes rêves les plus fous. Je gouvernerais Krynn et régnerais sur ses créatures à corps mou… En échange de mes services, je recevrais ce monde en héritage ! Faut-il préciser qu’elle m’a dupé ? Une rage noire submergea Miroir. Dévorée d’ambition, la reine Takhisis se moquait éperdument des peuples d’un monde qu’elle considérait à peine comme une jolie babiole… Mais le dragon d’argent cacha son courroux, attentif aux révélations de son ennemi mourant. Il devait comprendre ce qui s’était passé. À défaut de modifier le passé, il pouvait encore affecter l’avenir. — J’étais jeune, continua Ciel, et les petits de mon espèce atteignent la taille des dragons bleus de Krynn. Takhisis m’a adjoint Kitiara, une de ses favorites… (Plongé dans ses souvenirs, il poussa un lourd soupir.) Nous avons volé de victoire en victoire. Pour la première fois de ma vie, je ne me battais plus simplement pour survivre mais pour l’honneur, pour l’ivresse du sang, pour la gloire… Au début, je méprisais les créatures faibles de ce monde, les humains et les autres… Pourquoi les dieux leur permettaient-ils de vivre ? Ça m’échappait ! Puis je suis devenu fasciné… Par Kitiara, en particulier. Intrépide, téméraire, ne doutant jamais d’elle, sachant ce qu’elle voulait et l’obtenant toujours… Quelle déesse elle aurait fait ! Respirant de plus en plus mal, Ciel marqua une pause, accablé par la tristesse. — Je la reverrai. Je le sais. Ensemble, nous lutterons… Nous gagnerons encore les lauriers… de la gloire ! — Et tout ce temps, reprit Miroir en relançant la conversation sur ses rails, tu travaillais pour Takhisis. Tu lui as en quelque sorte ouvert la voie jusqu’à cette région de l’univers… La nôtre… — Oui. C’est ça. Ensuite, il lui a suffi de guetter son heure. — Mais comment aurait-elle pu prévoir la guerre du Chaos ? (Une idée terrible vint à Miroir.) Ou serait-elle à l’origine de ce conflit ? Ciel renifla de dégoût. — Aussi intelligente soit-elle, Takhisis n’est pas rouée à ce point. Elle a peut-être appris que le Chaos était piégé dans la Gemme Grise… Dans ce cas, il lui suffisait d’attendre – pour un dieu, que représente le temps ? Tôt ou tard, un sombre idiot ferait son jeu… Sinon, elle aurait trouvé un autre moyen. Elle guettait constamment son heure. Et la guerre du Chaos a admirablement servi ses plans ! Tout était prêt. Elle a fait mine de fuir le monde, retirant son soutien à ceux qui dépendaient d’elle… Elle devait mobiliser toutes ses forces en vue du grand jour. Car une tâche phénoménale l’attendait. » Avec la défaite du Chaos, une immense énergie a déferlé dans l’univers. Takhisis l’a détournée à son profit et a arraché le monde à ses attaches pour l’entraîner jusqu’à la région des éthers où nous sommes maintenant, et des voies que ma magie avait créées dans cette partie de l’univers. Tout s’est passé si vite que personne ne s’est douté de quoi que ce soit. Entraînés dans une lutte désespérée pour leur survie, même les dieux n’ont pas eu la puce à l’oreille avant qu’il soit trop tard. Quand ils ont compris ce qui se passait, ils n’avaient plus la force de s’y opposer. » Takhisis leur a bel et bien volé le monde en le dissimulant à leur vue. Tout fonctionnait comme elle l’avait prévu. Dépouillés de la protection de leurs divinités et de la magie, les peuples ont été plongés dans la confusion et le désespoir. Épuisée, terriblement affaiblie, Takhisis n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle avait besoin de temps pour se reposer et se régénérer. Mais qu’importait ? Plus les peuples seraient privés de leurs dieux, plus ils se tourneraient vers elle… Quand elle se manifesterait, tous seraient éperdus de gratitude au point de devenir ses esclaves. Mais elle a commis une erreur de calcul. — Malys. Béryl. Et les autres. — Exactement ! Intrigués par ce beau jouet littéralement tombé du ciel et las de lutter constamment pour leur survie, mes semblables ont été trop heureux de s’en mêler… Au grand dam de Takhisis, trop affaiblie pour les en empêcher… Frustrée, elle les a regardés se partager ce nouveau monde. Mais quoi qu’il en soit, elle m’a menti en continuant à me promettre monts et merveilles. Dès qu’elle aurait recouvré ses forces, disait-elle, elle foudroierait les usurpateurs et me restituerait ce qui m’appartenait : Krynn ! Au début, je la croyais. Mais, les années passant, Malystryx, Béryl et les autres devenaient toujours plus puissants. Ils dévoraient les dragons indigènes, érigeaient des totems avec leurs ossements, et je n’avais plus de nouvelles de Takhisis… » Voyant votre monde dégénérer comme le nôtre, je me suis de plus en plus réfugié dans le passé, où j’avais connu la gloire et l’ivresse aux côtés de Kitiara… Je ne voulais plus avoir affaire à mes semblables ni avec les misérables populaces de Krynn. Alors je suis allé voir Takhisis, lui disant de garder le monde. Je n’en voulais plus. Je désirais que Kitiara et moi repartions à la conquête d’autres contrées pour nous couvrir de gloire… » Elle me l’a promis aussi. Dans un endroit appelé le Gris, dit-elle, je trouverais l’âme de Kitiara. Je découvris le Gris et y allai. Au moins, j’en eus l’impression… (Un sourd grondement s’échappa du torse de Ciel.) Vous connaissez la suite. Vous avez entendu Mina, le nouveau lèche-bottes de la Reine des Ténèbres, m'expliquer comment j’avais été trahi. — Mais d’autres vous ont vu partir… — D’autres ont vu ce qu’elle voulait qu’ils voient. Comme à la fin de la guerre du Chaos… Plongé dans ses sombres réflexions, Ciel se tut. Miroir écouta sa respiration laborieuse. Le dragon bleu pouvait vivre encore des jours… ou des heures. Comment savoir ? Ciel lui-même refusait de dire où il était blessé. Miroir se demandait si son vieil ennemi n’avait pas été atteint au plus profond de son âme. Il relança la conversation. — Takhisis a donc affronté une nouvelle menace : les grands seigneurs des dragons. — Les grands seigneurs…, soupira Ciel. Un grave problème, en effet. Takhisis avait espéré qu’ils finiraient par s’entre-tuer, mais ils ont conclu une trêve. Allait-on bientôt leur vouer un culte, ainsi que certains le faisaient déjà, sous prétexte qu’ils ne menaçaient plus personne… ? La Reine des Ténèbres n’était pas assez rétablie pour s’opposer à eux. Elle devait trouver un moyen d’augmenter son pouvoir. Elle jugeait lamentable la déperdition d’énergie qui se produisait chaque fois que les âmes des Morts quittaient ce monde. Elle a donc conçu un mode d’emprisonnement en ce monde-ci, lui permettant de détourner à son profit la magie sauvage… Et quand elle estima avoir suffisamment recouvré ses forces, la nuit de la tempête sonna son grand retour. — Oui, admit Miroir, j’ai entendu sa voix… Elle voulait que je rejoigne ses légions et que je l’adore. Mon instinct m’en a empêché. Si ma raison ne reconnaissait pas ce timbre de voix, mon cœur, lui, sut à quoi s’en tenir. Et elle m’a puni… Il s’arrêta. Ciel tentait désespérément de se redresser en soulevant sa masse titanesque du sol de son antre. — Qu’y a-t-il ? Que fais-tu ? — Cours te cacher ! Malys arrive ! — Malys ! s’écria Miroir, affolé. — Elle a appris que j’agonisais. Mes infâmes laquais ont dû lui annoncer la bonne nouvelle ! La charogne vient me voler mon totem… Je devrais la laisser faire ! Takhisis a détourné nos totems à son avantage. Malys soutient stupidement sa pire ennemie… Qu’elle vienne donc, cette monstruosité rouge ! Je la combattrai avec mon dernier souffle… Ciel délirait peut-être (ce dont Miroir était intimement convaincu), mais il avait raison sur un point : Miroir devait se cacher. Même sans son handicap, il aurait de toute façon cherché à éviter d’affronter l’immense femelle rouge, qu’il haïssait et méprisait pourtant. Il avait trop souvent vu ses semblables être broyés ou foudroyés par le monstre. Inutile d’espérer abattre par la force brute cette créature venue d’ailleurs… Le plus grand dragon de Krynn ne ferait pas le poids contre Malystryx. Même un dieu avait préféré battre en retraite. Miroir reprit sa forme humaine. Avec sa peau douce, ses os fins et délicats et sa musculature miteuse, il se sentait horriblement vulnérable. Mais un homme, même aveugle, était adapté à ce monde. À tâtons, il filait loin du corps massif de Ciel, s’enfonçant dans son antre labyrinthique, quand il toucha soudain quelque chose de lisse et de froid. Un frisson courut le long de son échine. Aveugle ou pas, il sut d’instinct qu’il venait de poser les doigts sur le totem de son ennemi, fait avec les crânes des victimes… Reculant vivement, il faillit perdre l’équilibre, percuta une paroi et se rétablit. — Attends ! siffla le dragon bleu, sa voix envahissant les sombres boyaux. Tu m’as accordé une faveur, en m’empêchant de mourir sous ses griffes honnies ! Grâce à toi, j’ai pu choisir ma fin, sans perdre le peu de dignité qu’il me restait… À moi de te rendre un service. Tu as cherché en vain tes semblables, les dragons d’argent et d’or, n’est-ce pas ? Même devant un ennemi mourant, Miroir répugnait à l’admettre. Il continua à s’éloigner à tâtons sans répondre. — La terreur ne les a pas mis en fuite, continua Ciel. La nuit de l’orage, ils ont entendu la voix désincarnée… Certains ont pu l’identifier et comprendre de quoi il retournait. Ils sont partis à la recherche des autres dieux. Marquant une pause, Miroir se retourna en direction de la source de la voix de Ciel. Il captait maintenant ce que le dragon bleu devait avoir remarqué depuis un certain temps : des battements d’ailes gigantesques. — C’était un piège ! continua Ciel. Ils sont partis et maintenant ils ne peuvent plus revenir, car Takhisis les retient prisonniers comme elle retient les âmes des défunts. — Comment les libérer ? s’enquit Miroir. — Je t’ai dit tout ce que je savais… Je n’ai plus de dette envers toi, dragon d’argent. Fuis, vite ! Aussi rapidement que possible, Miroir s’enfonça dans le passage. Il ignorait complètement dans quelle direction il allait, mais pensait s’enfoncer dans l’antre de son ennemi. Il gardait la main droite sur la paroi qui lui servait de guide. Tôt ou tard, il trouverait une sortie. Quand il entendit la voix haut perchée de Malys – étonnante chez une créature si massive, il s’immobilisa. La main droite pressée sur la paroi, il s’accroupit sur le sol lisse et retint son souffle, le cœur battant, craignant que Malys l’entende et vienne le chercher… Ciel savait qu’il n’en avait plus pour longtemps. Chaque inspiration lui coûtait. Ses palpitations le lui confirmaient. Il n’aspirait plus qu’à une chose : s’allonger, fermer les yeux et se perdre dans le passé… Déplier des ailes aussi bleues que le ciel et tutoyer les nuées… Entendre de nouveau la voix de Kitiara, son rire moqueur, les ordres qu’elle distribuait sur un ton sans réplique, sentir ses mains si fermes sur les rênes qui le guidaient au plus fort de la mêlée, se délecter encore du choc des armes, humer l’odeur enivrante du sang et lacérer des chairs avec ses griffes sous les cris d’exultation de sa cavalière… Puis retourner au bercail, avoir ses plaies pansées et attendre qu’elle revienne près de lui évoquer les combats à voix haute, comme de coutume… Pour lui, elle délaissait toujours ses chétifs amoureux. Un dragon et une cavalière… Quelle redoutable équipe ! La voix honnie de Malys retentit dans la grotte. Sa gueule passée par l’ouverture bloqua le soleil. — Alors, Ciel, on m’a mal renseignée… Tu n’es pas encore mort ! Le dragon bleu se redressa. Ses rêves et ses souvenirs étaient plus réels que le minable présent qu’il lui restait. Ses griffes labourant le sol, il lutta contre la douleur, acharné à tenir debout. — En effet. Au prix de quelques contorsions, Malys introduisit dans la grotte son cou, ses pattes avant et ses épaules. Les ailes pliées le long de ses flancs, ses antérieures et sa queue pendant dans le vide, elle posa ses petits yeux cruels sur le moribond, l’écrasant de son mépris, puis chercha ce qu’elle était venue voler : le totem. Dès qu’elle le vit, au centre de la grotte, ses prunelles scintillèrent de convoitise. — Expire donc en toute sérénité, ironisa-t-elle. Ne te gêne pas pour moi. Je viens juste prendre quelques souvenirs. Une griffe tendue, Malys commença à tisser une toile magique autour des crânes empilés. Ciel y vit briller des iris fantomatiques. Il sentait la présence de sa reine qui ne lui accordait plus la moindre attention, concentrée sur Malys. Ciel ne lui étant plus d’aucune utilité, elle n’avait d’yeux désormais que pour elle, Malys… Génial ! Ciel leur souhaita bien du plaisir ensemble. Elles se méritaient l’une l’autre. Ses pattes refusant de supporter son poids plus longtemps, Ciel s’effondra, furieux contre lui-même. Il devait lutter jusqu’à son dernier souffle, donner un peu de fil à retordre à Malys ! Mais il était si faible… Son cœur cognait durement contre ses côtes. — Ciel, mon magnifique dragon bleu ! s’écria Kitiara, moqueuse. Encore à paresser ? Debout ! La gloire n’attend pas ! Courons vers l’ennemi ! Lui ne lézarde pas, tu peux en être sûr ! Le dragon releva les paupières. Elle était là, son armure bleue scintillant au soleil. Affichant son fameux sourire en coin, la guerrière tendit un index impérieux. — Voilà où se tient ton adversaire, Ciel. Il te reste un ultime combat à livrer. Ensuite, tu te reposeras. Il redressa le cou. Il ne distinguait plus Malys, sa vue déclinant rapidement à mesure que la vie le quittait. Cependant, il croyait voir la direction que lui indiquait Kitiara. Il inspira à fond – avec son dernier souffle. Qui se mêla au soufre de ses entrailles. Il exhala, crachant le feu. La foudre grésilla, zébrant les airs. La montagne trembla. Malgré le tonnerre, il entendit le cri de rage et de douleur de Malys. Miroir ne pouvait voir si elle était grièvement blessée ou pas, mais il estima que ses blessures n’étaient pas minimes… Furieuse, elle lacéra de ses griffes aiguisées comme du rasoir les flancs du moribond, fouaillant les chairs tendres sous les écailles ravagées. Mais Ciel était déjà au-delà de tout. La douleur et la terreur ne pouvaient plus l’atteindre. Ravi, il s’effondra pour ne plus se relever. — Bien joué, mon splendide dragon bleu, crut-il entendre avant d’expirer. Magnifique… Fier comme tout, il sentit sur son cou la main de Kitiara… La faible riposte de Ciel n’avait pas grièvement blessé Malys, qui en était quitte pour une sensation de picotement dans tout le corps, et un bout de chair arraché à l’articulation de sa patte antérieure gauche. Mais elle en avait été irritée. Plus atteinte dans sa fierté que dans sa chair, la créature s’en était prise au mourant, le taillant en pièces. La grotte fut aspergée de sang. Enfin, elle s’avisa qu’elle se défoulait sur un cadavre. Calmée, elle revint au totem et s’apprêta à le transporter dans son antre. Lorgnant avec satisfaction le tas de crânes, elle sentit son pouvoir augmenter. Elle méprisait les dragons de Krynn. Dans un monde où ils étaient l’espèce dominante, ils avaient toujours inspiré une peur respectueuse à des peuples minables. Du coup, ils s’étaient endormis sur leurs lauriers… Parfois, c’était vrai, les humains, les créatures de Krynn à peau douce, avaient pris les armes contre les dragons. Ciel était intarissable sur les péripéties d’un conflit appelé la guerre de la Lance, l’ivresse des combats et les liens qui se forgeaient avec les cavaliers… D’évidence, il s’était trop longtemps absenté de son monde natal pour considérer ces échauffourées puériles comme de vraies batailles. Malys, qui avait déjà eu l’occasion d’affronter certains d’entre eux, n’avait rien vu d’aussi amusant de sa vie ! Dire que, sur son monde originel, il ne se passait pas un jour sans qu’éclatent de sanglantes querelles sur des questions de hiérarchie au sein du clan… La survie était un combat de chaque jour. Raison de plus, pour Malys et les siens, de se réjouir d’avoir découvert ce lieu d’abondance. Cette époque cruelle ne lui manquait pas. Pourtant, elle se surprenait à y repenser avec nostalgie, tel un vétéran revivant sans cesse le passé. Les dragons de Krynn avaient reçu une leçon cuisante, les survivants contraints de s’incliner promettant de servir Malys et de lui vouer un culte. Puis il y avait eu la nuit de cet étrange orage… Les dragons de Krynn avaient changé. En quoi ? Malys n’aurait su le dire avec certitude. Les dragons rouges, les noirs et les bleus continuaient à la servir, exécutant ses quatre volontés… Pourtant, elle avait l’impression qu’ils mijotaient un coup en douce. Ses apparitions interrompaient : assez souvent leurs messes basses. Et depuis peu, plusieurs manquaient à l’appel. À en croire certains rapports, ils conduiraient des chevaliers noirs de Neraka au combat contre les Solamniques de Solanthus. Malys ne voyait aucun inconvénient à ce que des dragons tuent les Solamniques, mais elle aurait apprécié d’être consultée au préalable. Avec la mort du seigneur Targonne – très à cheval sur le protocole, lui –, elle avait eu vent de nouvelles renversantes… L’apparition d’un dieu sur Krynn ! Celui-là même qui avait entraîné le monde dans cette région de l’univers… Mais où se cachait-il ? Terrifié par Malys, il avait dû battre en retraite et lui céder la place… C’était la conclusion de la femelle dragon, originaire d’un monde où seule comptait la force brute. Il ne lui vint donc jamais à l’esprit que le dieu en question pouvait faire profil bas, le temps de recouvrer des forces… Mais elle avait entendu reparler de l’Unique et de son champion, une frêle jeune femme nommée Mina. D’abord, elle n’y avait guère prêté attention. Outre que Mina ne la gênait en rien, ses actes étaient pour elle une source de satisfaction. Cette humaine n’avait-elle pas renversé les défenses du Silvanesti et causé la perte du dragon vert, ce pleurnichard de Cyan de Pestemort ? Les chevaliers noirs massacraient maintenant allègrement les elfes sans défense ! En revanche, apprendre que sa cousine Béryl s’apprêtait à attaquer le Qualinesti n’avait rien eu de plaisant. Non qu’elle se soit souciée du sort des elfes, mais c’était une rupture caractérisée du pacte. Béryl étant d’une ambition et d’une cupidité maladives, Malys serait volontiers intervenue pour y remettre bon ordre si Targonne, feu le chef des chevaliers noirs, ne l’avait assurée qu’il avait la situation bien en main… Trop tard, Malys avait constaté qu’il n’était même pas maître de son destin. Béryl s’était lancée à la conquête du Qualinesti – et avait réussi ! Les elfes, cette vermine, avaient pris la fuite, abandonnant leurs terres ravagées. Certes, Béryl avait laissé sa peau dans l’aventure. Mais de toute façon, elle s’était toujours montrée trop impulsive et irrationnelle pour son propre bien. Deux suppôts de Béryl avaient rapporté à Malys la fin de Cyan – des couards dragons rouges qui devaient néanmoins bien rire sous cape. Il suffisait de les écouter relater la mort de leur maîtresse… Quel manque de respect ! Aussi imbécile qu’elle ait pu être, Béryl n’en avait pas moins été puissante. Comment un ramassis d’elfes, quels qu’ils soient, aurait-il pu en venir à bout sans une intervention divine ? Un dragon indigène avait soufflé à Malys l’idée de s’emparer du totem de Béryl, qui, même après la mort de sa propriétaire, irradiait toujours la puissance. Des généraux humains survivants avaient cherché à récupérer sa magie. Si seulement ils trouvaient le moyen… Horrifiée à l’idée que des humains puissent faire main basse sur un artefact aussi sacré et aussi puissant, Malys avait aussitôt pris son envol pour se servir la première. Transportés par magie dans l’antre de la femelle dragon rouge, les crânes des victimes de Béryl s’étaient ainsi ajoutés aux siens. Augmentant plus que jamais une puissance qu’elle avait sentie enfler en elle… Puis un rapport de Mina était arrivé : elle avait abattu le redoutable Ciel. Malys n’avait pas perdu de temps. la prétendue déesse aurait intérêt à retourner en rampant dans le trou d’où elle venait… Sur le point de quitter la grotte de son rival déchiqueté après avoir enveloppé le totem d’une sorte de cocon magique en préalable au transport, la femelle dragon hésita. Devait-elle ajouter la tête du vaincu au totem ? — Il ne mérite pas un tel honneur ! trancha-t-elle en repoussant d’une griffe un lambeau d’os et de chair, il était fou à lier ! Son crâne serait une malédiction. Elle baissa un œil noir sur la plaie que Ciel lui avait faite sur l’épaule avant de mourir. L’hémorragie avait cessé, mais la brûlure continuait à la lancer. Sa patte avant se raidissait insensiblement. Mais ça ne l’empêcherait pas de voler. Et c’était tout ce qui importait. Les crânes rassemblés dans sa toile magique, elle huma l’air en jetant un dernier coup d’œil à la ronde. À son arrivée, elle avait perçu une odeur étrange. Au début, elle n’avait pas pu en déterminer la nature. Maintenant, elle l’identifiait… C’était celle d’un dragon ! Et, sauf erreur de sa part, d’un dragon métallique de Krynn. Elle sonda la grotte sans trouver trace de lui. Pas d’écailles d’or en vue ou de traînées argentées le long des parois… Impatiente de rentrer dans son sombre et paisible sanctuaire et d’y bâtir son totem, elle finit par renoncer, trop taraudée par sa blessure. Agrippant les crânes englués par magie du totem, et faisant attention à sa patte blessée, Malys dégagea doucement son énorme carcasse de l’antre du bleu défunt… … Et s’envola à tire-d’aile en direction de l’est. 5. Le dragon d’argent et le bleu Miroir resta caché jusqu’à ce qu’il soit sûr et certain, sans l’ombre d’un doute, que Malys était bien partie, et ne reviendrait pas. À l’écoute, il avait été fier du sursaut héroïque de Ciel face à la femelle rouge haineuse, s’apitoyant même sur sa fin horrible. Il avait entendu le furieux rugissement de douleur de Malys, et son acharnement affreux sur la dépouille du vaincu. En sentant un liquide chaud gicler tout près de lui, il n’avait pas douté qu’il se soit agi là du sang de Ciel. Et maintenant ? Malys partie, Miroir se demandait quoi faire. Ses mains volant à ses yeux inutiles, il maudit son sort. Il détenait des informations critiques sur la vraie nature de l’Unique et sur ce qu’étaient devenus les dragons métalliques, ses frères… Et il ne pouvait rien faire ! Pourtant, il devait réagir coûte que coûte. En commençant par se mettre en quête de nourriture et d’eau. Il flottait partout une âcre odeur de sang, mais il lui semblait également détecter tout juste celle de l’eau. Reprenant par magie son apparence de dragon, il huma l’air avec un odorat bien meilleur, trop heureux comme toujours de quitter sa frêle enveloppe humaine. Une sensation un peu comparable à celle d’un homme qui s’étire longuement et voluptueusement… Une peau vulnérable, des os fragiles, pas d’ailes… Quel bonheur d’avoir une couenne bardée d’écailles, de bénéficier d’un meilleur équilibre sur quatre pattes et de sens plus aiguisés ! Fort d’une vue très perçante, un dragon pouvait repérer un daim à des lieues de distance… … Enfin… Avant ! Grâce à son odorat très affiné, il eut tôt fait de localiser un cours d’eau souterrain où se désaltérer tout son saoul avant de se soucier d’apaiser ses crampes d’estomac. Il sentit l’animal. Ciel avait apporté dans sa grotte une chèvre des montagnes sans pouvoir s’en repaître. Une fois rassasié, Miroir aurait les idées plus claires. Il espérait éviter de revenir dans l’alvéole principale de l’antre, près du cadavre déchiqueté, mais la chèvre tuée qu’il convoitait était sûrement là… La faim obligea Miroir à retourner sur ses pas. Le sol éclaboussé de sang était glissant. Les lieux empestaient la mort… Cette puanteur, la faim ou les deux rendirent le dragon d’argent imprudent. En tout cas, la voix qui s’éleva soudain le stupéfia. — J’ai d’abord cru que tu étais l’auteur de ce carnage, dit-elle dans le langage des dragons. Je me trompais… Je m’en rends compte maintenant. Tu n’aurais pas pu avoir le dessus sur le puissant Ciel, toi qui ne peux pas faire trois pas dans cette grotte sans te cogner partout ! Invoquant aussitôt ses sortilèges de défense, Miroir tourna son regard aveugle vers l’inconnu. Un dragon bleu, à en juger par ses inflexions de voix et par les relents de soufre. Comment avait-il pu entrer sans alerter Miroir par ses battements d’ailes ? La faim avait dû engourdir ses sens… — Je n’ai pas tué Ciel. — Qui, alors ? Takhisis ? D’abord surpris qu’on cite le nom, Miroir comprit une évidence : cette fameuse nuit d’orage, il n’avait pas dû être le seul à reconnaître sa voix. — On peut dire ça. La fille appelée Mina a foudroyé Ciel. De la légitime défense… Il l’avait attaquée en criant à la trahison. — Naturellement qu’elle l’a trahi ! Elle a la perfidie dans le sang ! — Pardon, mais… Parle-t-on de Mina ou de Takhisis ? — Tout bien pesé, c’est du pareil au même. Alors, que fais-tu là, dragon d’argent, et pourquoi l’odeur de Malys empuantit-elle un peu plus les lieux ? — Elle a volé le totem de Ciel. Bien que mortellement blessé, il l’a défiée, et a réussi à la toucher. Mais il était trop affaibli pour lui faire beaucoup de mal. Elle a riposté en le réduisant en bouillie… — J’espère que sa plaie s’envenimera et que la gangrène la fera pourrir sur pattes ! Mais tu ne m’as pas répondu… Que fiches-tu là ? — J’avais des questions. — Et tu as eu des réponses ? — Oui. — T’ont-elles surpris ? — Pas vraiment. Quel est ton nom ? Le mien est Miroir. — Ah, le gardien de la Citadelle de Lumière… Je me nomme Rasoir. J’étais le partenaire du maréchal Medan du Qualinesti… (Le chagrin et la tristesse altéraient son timbre de voix.) Lui mort, me voilà seul au monde. Puisque tu es un dragon d’argent, peut-être seras-tu intéressé d’apprendre que le Qualinesti a été rayé de la carte. Les elfes ont renommé leur capitale le Lac de la Mort. Tout ce qu’il reste d’une région naguère florissante… — Je n’en crois pas mes oreilles ! s’écria Miroir, fort soupçonneux. Il était sur ses gardes. — Crois-le ! insista Rasoir, lugubre. J’ai vu la catastrophe de mes yeux. Je n’ai pas pu sauver le maréchal, mais au moins j’ai assisté à la fin spectaculaire de Béryl la Verte ! souligna-t-il avec l’accent d’une sombre satisfaction. — J’aimerais en savoir plus, dit Miroir. Le dragon bleu laissa fuser un petit gloussement. — Le contraire m’aurait étonné ! Prévenus de l’arrivée de Béryl, les qualinesti l’attendaient de pied ferme. Postés sur les toits, ils l’ont arrosée de milliers de flèches d’où pendaient des cordes ensorcelées. Les elfes pensaient que c’était l’effet de leur magie. Ils se fourvoyaient… — C’était celle de Takhisis ? — Bien sûr. Elle faisait d’une pierre deux coups en se débarrassant d’une rivale et des elfes par la même occasion. Le filet formé par les cordes a entraîné Béryl dans une chute mortelle. Les qualinesti pensaient achever la femelle verte, mais ils avaient oublié un détail. Les nains, leurs alliés, venaient de creuser un réseau de tunnels sous leur capitale pour les aider à fuir. Avec la chute d’une masse pareille, le sol s’est effondré. Et Béryl s’est écrasée au fond d’un cratère. La Blanche-Écume a quitté son lit pour envahir la dépression où étaient piégées la femelle dragon et la ville entière. La métropole a disparu sous les eaux. C’est maintenant le Lac de la Mort. — Béryl morte, chuchota Miroir, Ciel tué, le Qualinesti balayé… Takhisis met les bouchées doubles pour se débarrasser de ses ennemis ! — Ce sont aussi les nôtres. Ces grands seigneurs, comme se surnomment nos rivaux venus d’ailleurs, nous ont massacrés à tour de griffes ! Nous devrions nous réjouir de la victoire de notre reine contre ces ogres volants ! Quelle que soit ton opinion à son sujet, elle reste la déesse de notre monde, et elle combat pour nous. — Takhisis se bat pour elle ! Et pour personne d’autre ! Il en a toujours été ainsi, de toute éternité. Elle ne changera jamais. Tout ce qui arrive est sa faute ! Si elle n’avait pas arraché notre monde à ses amarres, ces grands dragons ne nous auraient jamais trouvés. Et tous ceux qui sont morts à cause d’elle vivraient encore : les dragons, les elfes, les humains, les kenders… Si les grands dragons les ont massacrés, Takhisis en est la première responsable, elle qui nous a tous catapultés ici ! — Arraché le monde à ses amarres… ? (Ses griffes labourant la roche, sa queue ondulant paresseusement. Rasoir battit des ailes.) C’est donc ce qui s’est passé ? — À en croire Ciel, oui. C’est ce qu’il m’a dit. — Et pourquoi t’aurait-il révélé ça ? ironisa le dragon bleu. — Parce que j’ai tenté de lui sauver la vie. — À un de tes pires ennemis ? Allons, je ne suis pas un nouveau-né pour gober ces histoires de kender ! Miroir se représenta son improbable interlocuteur : un vétéran aux écailles scintillantes, arborant peut-être au torse et au cou quelques cicatrices, fiers blasons de ses prouesses. — Mes raisons d’intervenir étaient assez froides et logiques pour satisfaire même un dragon bleu comme toi. J’étais venu interroger Ciel, refusant de le laisser mourir en emportant mes réponses dans sa tombe, je me suis servi de lui, je l’avoue. Je n’en suis pas fier, mais au moins, grâce à mon soutien, il aura assez vécu pour atteindre Malys dans sa chair. Pour ça, il m’a remercié. Le dragon bleu garda le silence. Quelles pensées l’agitaient ? Ses griffes raclaient la pierre, ses ailes brassaient l’air moite, sa queue frottait le sol… S’il passait à l’attaque, Miroir riposterait par la magie. Le duel n’aurait rien d’équitable – un vétéran bleu contre un argent aveugle… Mais à l’instar de Ciel, Miroir égratignerait son ennemi avant de mourir. — Takhisis a volé le monde, répéta Rasoir, pensif. Elle nous a attirés ici… Comme tu le soulignes, c’est la première responsable de tous nos maux. Pourtant, c’est notre déesse depuis toujours, et elle cherche à châtier nos adversaires. — Les siens ! insista Miroir. Sinon, elle s’en moquerait éperdument. — Dis-moi, qu’as-tu éprouvé en entendant sa voix, cette nuit-là ? Ton cœur a-t-il battu plus vite ? Ton âme s’est-elle émue ? Ou n’as-tu rien ressenti ? — J’ai d’abord su que c’était la voix d’une divinité, et ça m’a fait frissonner, admit Miroir. Les enfants battus par leurs parents se cramponnent à eux, non parce qu’ils sont bienveillants ou sages, mais bien parce que ce sont les seuls adultes qu’ils connaissent… Mais j’ai commencé à poser des questions… Et voilà où ça m’a mené. — Des questions ! se récria Rasoir d’un ton dédaigneux. Un bon soldat n’en pose jamais ! Il obéit, c’est tout. — Alors qu’attends-tu pour rallier son armée ? Pourquoi venais-tu voir Ciel, sinon pour l’interroger comme je l’ai fait ? Seul le silence lui répondit. Rasoir boudait-il ou se préparait-il à attaquer ? Soudain fatigué de cette conversation, Miroir fut ramené à l’ordre par ses grondements d’estomac. — Si tu veux te battre contre moi, attends au moins que j’aie mangé car je meurs de faim ! Et je sens de la chair fraîche… — Qui t’a parlé d’un duel ? lança Rasoir, impatienté. Où serait l’honneur de s’en prendre à un aveugle ? La chèvre qui te fait saliver est sur ta gauche, à deux longueurs de serre environ. Le crâne de ma compagne est dans un des totems. Sans ce maudit concours de circonstances, elle serait encore en vie… Mais bon, ajouta-t-il, bourru, sa queue brassant l’air, Takhisis reste ma déesse ! Miroir, qui avait surmonté sa propre crise de foi (d’un ordre relativement mineur), n’avait aucune pensée consolatrice à offrir. D’ailleurs, les dragons d’argent n’avaient jamais adoré la Reine des Ténèbres. Leur amour et leur loyauté allaient à Paladine, le dieu de la Lumière. Cherchait-il ses enfants partout ? Selon Ciel, après l’orage, les dragons métalliques étaient partis à la recherche des dieux. À l’évidence, leur quête s’était soldée par un échec, car nul n’était revenu défier Takhisis. Pourtant, Paladine n’était pas retourné au néant – Miroir en avait la conviction… Le dieu de la Lumière continue à nous chercher ! Takhisis nous a enveloppés de ténèbres pour nous dissimuler à sa vue. Comme des naufragés, nous devons envoyer des signaux dans le vaste univers, ou une sorte de bouteille à la mer… Miroir dévora la chèvre, s’abstenant d’offrir de partager. Le dragon bleu, qui n’avait pas de problèmes de vue pour repérer ses proies, était sûrement bien nourri. Sous sa forme humaine, Miroir, lui, voyageait sébile en main, quémandant de quoi subsister partout où il allait. Pour la première fois depuis longtemps, il retrouvait le plaisir de mastiquer de la viande rouge. Et il réfléchissait. S’il tenait un début de piste, il n’avait pas les moyens d’agir. Mais d’abord, il convenait de se débarrasser du dragon bleu, qui semblait croire avoir trouvé un ami. Les dragons bleus étaient particulièrement grégaires. Et Rasoir ne paraissait pas pressé de repartir. S’il avait paru d’abord peu loquace, il avait vite pris ses aises et déballait avec soulagement ce qu’il avait sur le cœur. Il commença par décrire la mort de sa compagne, puis évoqua avec tristesse et fierté le maréchal Medan, parlant également d’un chevalier nommé Gerard. Occupé à peaufiner un début de plan tout en mâchonnant, Miroir l’écoutait d’une oreille distraite. Par chance, manger lui évitait la nécessité de répondre autrement que par quelques grognements judicieux. Quand il acheva son repas, Rasoir était redevenu silencieux. Se préparait-il enfin à partir ? Espoir déçu. Car, si Miroir avait entendu le dragon bleu s’ébrouer, c’était seulement pour changer de position à la recherche d’une posture plus confortable. Puisqu’il est indécrottable, autant qu’il me serve à quelque chose ! décida Miroir en se renfrognant. — Que sais-tu des totems ? avança-t-il prudemment. — J’en sais assez ! grogna Rasoir. Le crâne de ma compagne orne l’un d’eux ! Pourquoi cette question ? — Ciel m’en a parlé… (Miroir se livra à des circonvolutions mentales complexes afin d’éviter de révéler par inadvertance ce que Ciel avait pu lui confier à propos des totems et des dragons métalliques disparus.) D’après lui, Takhisis les aurait détournés à son usage. — Comment ça ? C’est très vague ! — Navré, mais il ne m’a pas donné de détails. Le pauvre semblait délirer… — À ce qu’on dit, seule Mina, le commandant en chef des armées de l’Unique, connaît les pensées de Takhisis. J’ai pu parler à nombre des dragons qui avaient rallié les rangs de Mina. D’après eux, cette fille serait dans les bonnes grâces de Takhisis, et véritablement bénie par la déesse… Si quelqu’un sait quelque chose du mystère des totems, c’est elle. Non que cela vous aide beaucoup… — Au contraire. Plus que tu l’imagines, peut-être… J’ai connu Mina toute petite. Sceptique, Rasoir renifla de dédain. — Je suis le gardien de la Citadelle, tu te souviens ? Mina vivait à l’orphelinat. Je la connaissais bien. — Peut-être. Mais à présent, elle te considérerait comme un ennemi. — Sans doute. Elle m’a croisé sur sa route il y a quelques mois. J’étais sous ma forme humaine, faible, aveugle et isolé. Elle m’a reconnu et pourtant épargné. Je suppose qu’elle se souvenait de son enfance et de nos expériences communes… Elle était d’un naturel très curieux… — Elle t’a épargné par pure faiblesse sentimentale ! Les meilleurs humains ont ce travers… Miroir rit sous cape. Un dragon bleu qui pleurait son cavalier et qui avait le culot de reprocher à une humaine ses affections d’enfance… Rasoir pouvait parler ! — Enfin… Dans ce cas, cela servira notre cause, ajouta Rasoir en s’étirant avec énergie de crête en queue, en fléchissant les ailes. Nous affronterons Mina et saurons de quoi il retourne. — Comment ça, « nous » ? s’étrangla Miroir, priant pour avoir mal entendu. Un doux rêve, dans la mesure où les pronoms avaient, en dragon, une prononciation très distincte. Croyant sans doute que l’ouïe de son interlocuteur déclinait autant que sa vue, Rasoir haussa le ton. — Je disais que nous allions affronter Mina et exiger de connaître les intentions de notre déesse… — Impossible ! coupa Miroir. (Quelles que soient ses intentions, s’allier à un dragon bleu n’en ferait jamais partie.) Dois-je te rappeler mon infirmité ? — Je ne suis pas aveugle, moi ! Mais ce lourd handicap ne t’a pas arrêté, semble-t-il, ni empêché de faire ce que tu avais à faire. La preuve… Regarde un peu où je t’ai trouvé… Comment nier ? — Je voyage à pied, ce qui me ralentit considérablement, et je suis forcé de quémander de quoi ne pas mourir de faim, puis de mendier un abri pour la nuit… — A-t-on du temps à perdre avec toutes ces fadaises ? s’indigna Rasoir. Quémander, mendier, supplier ! Et puis quoi encore ? S’abaisser devant des humains, par-dessus le marché ! (Il secoua si violemment la tête que ses écailles en cliquetèrent.) J’aurais juré que tu préférerais mille fois mourir de faim ! Mais c’est fini, tout ça ! Tu monteras sur mon dos. Des événements capitaux sont en train de changer la face du monde. Il n’est plus l’heure de lanterner à la « vitesse » de ces escargots d’humains ! Miroir ne sut plus que dire. Un dragon d’argent aveugle chevauchant un dragon bleu… ? Une perspective si ridicule qu’il eut du mal à ne pas rire. Voyant que son nouveau compagnon ne parvenait pas à se décider, Rasoir fit pencher la balance du bon côté – le sien. — Si tu refuses de venir avec moi, je serai forcé de te tuer. Tu mentionnes avec désinvolture certains renseignements que Ciel t’a donnés, mais tu demeures évasif sur le reste. Je crois qu’il t’en a dit beaucoup plus que tu veux bien l’admettre. Alors ou tu m’accompagnes, que je puisse te garder à l’œil, ou tu emporteras dans la tombe ce que tu as appris. J’y veillerai. À cet instant, Miroir, rempli d’amertume, regretta sa cécité plus que jamais. La noblesse exigeait qu’il prenne le dragon bleu au mot et le défie. Au moins, sa fin serait d’une brutale rapidité. Et honorable, à défaut d’être raisonnable. Autant qu’il sache, Miroir était une des deux seules « personnes », sur Krynn, à avoir conscience de l’exode des dragons d’or et d’argent, partis sur les ailes de la magie en quête des dieux. Ce faisant, ils étaient tombés dans le piège tendu par l’Unique. Mina aussi en était informée. Sans doute refuserait-elle de lui révéler quoi que ce soit d’autre… Mais s’il n’essayait pas… Il n’en aurait jamais le cœur net. — Tu ne me laisses guère le choix. — En effet. C’était bien mon intention. Loin de triompher, Rasoir avait émis un simple fait. Abandonnant son puissant corps de dragon, Miroir reprit une apparence humaine frêle et chétive. Celle d’un jeune homme aux cheveux argentés et aux robes blanches des initiés de la Citadelle, un bandeau noir sur ses yeux atrocement mutilés. Mains humaines tendues, il chercha à s’orienter à tâtons d’un pas traînant en butant sur la moindre aspérité rocheuse, et il glissa sur le sang, se meurtrissant les genoux. À quelque chose malheur était bon : il ne voyait pas l’air apitoyé de son ennemi. Soldat dans l’âme, le dragon bleu n’émit aucune remarque. D’une griffe serviable, il aida même Miroir à grimper sur son large dos. La grotte empestant la mort, les deux dragons n’étaient pas fâchés de lui tourner le dos. Perché sur la corniche, à l’entrée, Rasoir inspira l’air pur à pleins poumons, déploya ses ailes et s’envola vers les nuages. Miroir s’agrippa à lui, les cuisses serrant ses flancs. — Cramponne-toi ! cria le dragon bleu avant de prendre de l’altitude. Il amorça une grande boucle puis cracha le feu. Alerté par une odeur de soufre, Miroir qui l’avait senti prendre son souffle en gonflant ses poumons s’était douté de ses intentions. Il entendit des tonnes de roche voler en éclats sur la paroi de la falaise, une avalanche provoquée par les éclairs lancés par Rasoir… Il crut même que la montagne entière s’écroulait lorsque le bleu cracha de nouveau le feu. — Ainsi disparaît Khellendros, surnommé Ciel, fit Rasoir. C’était un guerrier courageux et loyal. Puisse-t-on en dire autant de nous tous quand notre heure viendra. Son devoir accompli, il plia brièvement les ailes en exécutant le salut aux Morts, puis s’en fut. Comme il sentait la chaleur du soleil sur sa nuque, Miroir estima qu’ils volaient vers l’est. Le visage fouetté par le vent, il se cramponnait à sa monture ailée en imaginant les arbres aux parures automnales rouge et or, tels des joyaux piquetant le velours vert des prairies, les montagnes pourpres couronnées par les premières neiges saisonnières et, loin en dessous, les lacs bleus, les rivières sinueuses bordées de villages et de cultures… — Pourquoi pleures-tu ? demanda Rasoir. Son compagnon ne répondit pas. Après réflexion, Rasoir n’insista pas. 6. La forteresse de l’esprit L'elfe sauvage surnommée la Lionne observait son époux avec une inquiétude croissante. Deux semaines étaient passées depuis ces terribles nouvelles… La mort de la reine-mère et la destruction de la capitale, Qualinost. Gilthas, le jeune roi du Qualinesti, n’avait plus prononcé un mot – que ce soit à elle, à Planchet ou aux membres de leur escorte. La nuit, dès que sa femme tentait de lui offrir chaleur et réconfort en se pressant contre lui, il s’écartait. Il mangeait seul – pour autant qu’il mange. Bientôt, lui qui était déjà si svelte à l’origine, il aurait la peau sur les os. Silencieux, renfrogné, il faisait cavalier seul. Pâle, les traits comme taillés dans le marbre, il ne trahissait pas ses sentiments et il n’avait pas versé une larme depuis la nuit où les premières nouvelles catastrophiques leur étaient parvenues. Quand, par extraordinaire, il ouvrait la bouche, c’était pour répéter la même question : quand arriverait-on au lieu du rendez-vous ? La Lionne craignait que Gilthas retombe malade, comme aux premiers temps de son simulacre de règne, sous la férule des envahisseurs. Roi de paille, prisonnier des circonstances, il avait sombré dans une profonde dépression, apathique et indifférent à tout. Il avait souvent passé ses journées au lit, préférant aux horreurs de la réalité celles des mauvais rêves. Mais à force de volonté, il avait échappé aux eaux infiniment sombres qui menaçaient de l’engloutir à jamais. Prouvant qu’il était un bon roi, il avait soutenu les rebelles que commandait sa femme, en butte au règne tyrannique des chevaliers noirs. Et aujourd’hui, tout semblait de nouveau perdu avec la mort de la reine-mère bien-aimée et l’anéantissement de la capitale elfique… Garde du corps de Sa Majesté – et son valet de chambre attitré –, Planchet nourrissait les mêmes craintes. Avec la Lionne, il avait réussi à tirer le monarque de son apathie et de son monde cauchemardesque – au nom de tous ceux qui l’aimaient et dépendaient de lui. Tous deux observaient Gilthas, qui chevauchait tout seul devant eux, tête droite, le regard lointain. — Il se fait des reproches, dit la Lionne. Il n’aurait pas dû écouter sa mère et partir en l’abandonnant à son destin. Son plan de défense a signé la perte de Qualinost et entraîné des centaines d’innocents dans leur tombe. Peu lui importe qu’il ait enfin éliminé Béryl… — À quel prix ! s’exclama Planchet. Son peuple ne retournera jamais à Qualinost. Quant à Béryl, elle est peut-être morte, mais ses armées sont loin d’être balayées. D’après les rapports, elles continuent à piller, à tuer et à ravager nos terres ! — Ce qui a volé en fumée peut être restauré. Ce qu’on a détruit peut être reconstruit. Les silvanesti sont revenus au bercail pour relever leur royaume de ses cendres. Nous en ferons autant. — Je n’en suis pas si sûr…, lâcha Planchet, les yeux rivés sur le roi. Ils ont combattu le Rêve de Lorac, et regardez où ça les a menés ! Ils redoutaient tant le monde et les autres peuples qu’ils se sont retranchés derrière leur précieux bouclier magique. Un vrai désastre, en fin de compte ! — Les qualinesti ont plus de plomb dans la tête, insista la Lionne. Secouant la tête, peu désireux de la contredire, Planchet abandonna le sujet. Après quelque temps à chevaucher en silence, il reprit : — Vous savez ce qui ne va pas en réalité chez Gilthas, n’est-ce pas ? De longs moments durant, la Lionne ne souffla mot. Puis… — Je crois… — Il se reproche d’être encore vivant. Les yeux embués de larmes, la Lionne acquiesça. Autant que son existence l’insupporte, Gilthas devait se résigner à son sort. Au nom même de son peuple. Mais ce noble dévouement suffirait-il à lui permettre de surmonter sa peine ? Quel espoir restait-il ? Où que ce soit dans le monde, il n’en voyait aucun pour personne… Un fil ténu le rattachait à la vie : la promesse faite à sa mère. Il avait juré à Laurana qu’il guiderait les réfugiés du Qualinesti qui l’attendaient près des plaines de Poussière. Un serment fait à un mourant ne pouvait se renier sans forfaire à l’honneur. Mais comment cheminer le long d’une rivière sans imaginer d’y sombrer pour connaître la paix éternelle ? Sa femme s’inquiétait pour lui, il le savait. La distance qu’il avait mise entre eux la blessait, il le savait aussi. Il s’était retranché dans la forteresse de l’esprit, loin des maux du monde. Il aurait voulu baisser le pont-levis et la laisser le rejoindre… Mais c’était au-dessus de ses forces. Quitter son refuge ténébreux, s’aventurer au soleil, traverser la cour du souvenir, ouvrir les portes à la compassion féminine, une compassion qu’il ne méritait pas… ? En trouverait-il le courage ? Non… pas encore. Et peut-être même jamais. Il s’accablait de reproches… N’avait-il pas échoué ? Son plan ? Un sanglant désastre pour le royaume. Sa propre mère y avait trouvé la mort. Comment aurait-il le front de soutenir le regard des réfugiés ? Tous l’accuseraient d’avoir le sang de ses sujets sur les mains. Et ils auraient raison. On le traiterait de lâche, et à juste titre. N’avait-il pas fui devant l’ennemi, abandonnant son peuple ? De là à l’accuser d’avoir délibérément ourdi la chute du Qualinesti… Après tout, n’avait-il pas du sang humain dans les veines ? Plongé dans les affres de sa dépression, plus rien ne lui paraissait trop monstrueux ou impossible à croire. Il caressa l’idée d’envoyer un intermédiaire, histoire d’éviter de rencontrer en personne les réfugiés… — Quel lâche tu peux faire ! grogna-t-il, écœuré. Élude donc cette responsabilité comme tu as esquivé les autres ! Non, il affronterait le regard des survivants. Il subirait leur colère, leur chagrin et leur silence lourd de reproches. Il leur devait au moins ça. Il abdiquerait, cédant tous ses pouvoirs au Sénat. Pendant qu’on élirait son successeur, il retournerait au Lac de la Mort, où reposaient sa mère et son peuple. Là, ses maux cesseraient. Jour après jour, le jeune roi des elfes retournait de lugubres pensées dans le secret de son cœur. Sa destination ? Le lieu de rendez-vous des rescapés de la catastrophe, ceux qui, grâce aux courageux nains du Thorbardin, avaient pu fuir par les tunnels. Là, il ferait ce que son devoir exigeait. Ensuite, il serait libre… pour toujours. Perdu dans ses pensées, il entendit pourtant sa femme prononcer son nom. Il lui connaissait deux voix : celle de l’épouse et celle de la Lionne. Selon qu’elle parlait à son mari ou à ses guerriers, elle adoptait un ton radicalement différent – doux et aimant pour le premier, péremptoire et incisif pour les seconds. Elle n’en avait pas eu conscience jusqu’à ce que Gilthas le lui fasse remarquer. S’il ignorait la douceur d’une femme prévenante, partant du principe qu’il ne méritait plus l’amour de qui que ce soit, il ne pouvait plus en revanche faire la sourde oreille quand la Lionne s’adressait à lui. Et à son ton, il ne s’agissait certainement pas de bonnes nouvelles. S’armant de courage, il se retourna sur sa selle. — Qu’y a-t-il ? — J’ai reçu plusieurs rapports… (La Lionne inspira à fond, pleine de réticence. Mais elle n’avait pas le choix. Gilthas était le roi.) Les armées de Béryl que nous croyions en déroute se sont reformées, sous la bannière d’un certain Samuval, un chevalier noir. Il suit un nouveau Seigneur de la Nuit, la fille nommée Mina. Gilthas la dévisagea en silence. Une partie de lui-même digérait l’information. L’autre se réfugia au plus profond de son âme emprisonnée. — Ce Samuval prétend servir une divinité : l’Unique. Et le message qu’il apporte aux soldats est le suivant : l’Unique aurait arraché le Qualinesti aux elfes pour le donner aux humains à qui le royaume revient de droit. Ce sont ses termes. Tous ceux qui désirent un lopin de nos terres n’ont qu’à s’engager dans la nouvelle armée, sous les ordres du capitaine Samuval… Inutile de préciser que les volontaires affluent. Toutes les épaves humaines rêvent de se partager notre magnifique royaume. Ces gens sont en marche, Gilthas. Bien armés, bien équipés, ils se voient déjà les maîtres du Qualinesti. Il nous reste peu de temps pour avertir les nôtres, conclut la Lionne. — Et faire quoi ? Elle ne reconnut pas la voix de son mari tant elle lui parut assourdie, lointaine… comme s’il parlait derrière une porte fermée. — Suivre notre plan d’origine : traverser les plaines de Poussière jusqu’au Silvanesti. Seulement, nous devrons accélérer l’allure. J’enverrai des éclaireurs alerter les réfugiés… — Non. C’est à moi que cela incombe. Je chevaucherai nuit et jour s’il le faut. La Lionne reprit un timbre de voix doux et aimant. — Mon époux… Ta santé… Le regard qu’il lui jeta la fit taire. Se détournant, il éperonna sa monture. Surprise, sa garde dut forcer l’allure pour le rattraper. Avec un lourd soupir, la Lionne les suivit. Le lieu de rendez-vous choisi par Gilthas, sur la côte de la Nouvelle-Mer, était assez près du Thorbardin – sans l’être trop – pour que les nains puissent éventuellement aller au secours de leurs alliés. Sur le plan intellectuel, les nains savaient parfaitement que les elfes amoureux des forêts ne songeraient jamais à s’enfouir sous terre, dans la forteresse du Thorbardin. Mais au fond de leur cœur, ils étaient persuadés que l’Ansalonie tout entière devait leur envier leur fief souterrain et rêver de le leur voler ! Les réfugiés devaient aussi prendre garde à ne pas provoquer l’ire de la grande Onysablet, devenue le maître de la Nouvelle Côte – rebaptisé le Nouveau Marécage, puisqu’elle avait corrompu la terre par magie. Pour éviter son territoire, Gilthas traverserait les plaines de Poussière, le fief de barbares vivant dans le désert et parfaitement indifférents au monde. Un manque d’intérêt que le monde leur rendait au centuple… Depuis des semaines, les réfugiés convergeaient progressivement vers le lieu du rendez-vous. Certains remontaient en groupes les tunnels forés par les nains et leurs vers géants amateurs de roches, d’autres traversaient seuls ou par paires les forêts avec l’aide des rebelles de la Lionne. Ils avaient abandonné leur foyer, leurs biens, leurs cultures, leurs magnifiques bois, leurs jardins enchanteurs et leur splendide capitale du Qualinost avec sa tour du Soleil étincelante en étant persuadés de revenir un jour dans leur royaume bien-aimé. De tout temps, le Qualinesti était leur royaume. Oui, de toute éternité… Même au lendemain des guerres fratricides, qui avaient donné naissance aux deux grandes nations elfiques, le Qualinesti et le Silvanesti, les qualinesti avaient simplement continué à vivre sur leurs terres. Ce déracinement serait temporaire. Beaucoup se rappelaient encore comment ils avaient dû fuir leur patrie au cours de la guerre de la Lance. De retour au bercail, ils avaient rendu leur royaume plus fort. Les armées humaines ne feraient que passer. Les dragons aussi. Mais la Nation demeurerait. Le vent chasserait les fumées des incendies. Les tendres bourgeons perceraient les couches de cendres. Les survivants replanteraient, reboiseraient… Comme toujours. Au fil du temps, les réfugiés devenaient presque joyeux, tant leur foi en eux-mêmes et en la défense de Qualinost était grande. Certes, il y avait des pertes, Béryl s’étant plu à massacrer les elfes. Beaucoup de réfugiés surpris en terrain découvert étaient tombés, victimes du dragon. D’autres avaient eu le malheur de croiser des bandes d’humains en maraude ou d’être faits prisonniers par les chevaliers noirs de Neraka qui les battaient et les torturaient. Mais dans une situation si désespérée, il y avait relativement peu de morts à déplorer si on considérait que les elfes avaient vacillé au bord de l’extinction… C’en était même surprenant. Grâce aux plans de son jeune roi et au soutien de la nation naine, le Qualinesti avait échappé à la destruction. Si bien que les survivants se surprenaient à rêver de nouveau à l’avenir… En n’en envisageant pas d’autre qu’un retour à la mère patrie. Les plus sages n’avaient pas abdiqué toute crainte, trop conscients de certains faits indiquant que tout n’allait pas pour le mieux… Par exemple, pourquoi n’avait-on aucune nouvelle des défenseurs du Qualinesti ? Placés dans la capitale, des messagers avaient reçu pour mission de porter diligemment les nouvelles dans les camps de réfugiés… Quoi qu’il se passe, ils auraient déjà dû arriver. Le fait qu’ils n’aient pas paru du tout ne manquait pas d’angoisser certains. D’autres se contentaient de hausser les épaules… « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », selon l’adage humain. « Une non-explosion est un pas dans la bonne direction », selon l’adage gnome. Les elfes avaient planté leurs tentes sur les plages de la Nouvelle-Mer. Les enfants jouaient avec les vaguelettes ou construisaient des châteaux de sable. La nuit, on allumait des feux en contemplant leurs flammes aux reflets fascinants et on évoquait des temps similaires, où il avait fallu fuir de grandes menaces… Mais toujours, tout était bien qui finissait bien. Le temps était superbe, avec une arrière-saison d’une clémence exceptionnelle. L’océan avait la noirceur bleutée mystérieuse de l’automne, annonciatrice des grains hivernaux. Les arbres fruitiers croulaient sous leurs charges généreuses et la nourriture était abondante. Des ruisseaux assuraient l’alimentation en eau. On s’y baignait aussi volontiers. Des sentinelles montaient la garde jour et nuit. Dans les bois, des nains restaient également sur le qui-vive. Tout le monde guettait Gilthas, venu annoncer la défaite du dragon. Alors, on pourrait rentrer à la maison. Un garde vint chevaucher à côté du roi. — Sire, vous vouliez que je vous prévienne quand nous serions à quelques heures du camp des réfugiés. Il se dresse juste au-delà de ces collines… Levant les yeux au ciel avec son soleil pâle presque au zénith, Gilthas tira sur les rênes de sa monture. — Faisons halte. Nous finirons le trajet au crépuscule. — Pourquoi nous arrêtons-nous, mon époux ? lança la Lionne qui venait de se rapprocher assez pour entendre ses instructions. Nous avons chevauché à une allure infernale, manquant de peu de nous rompre le cou, et maintenant que nous sommes si près du but… ? — Les nouvelles que j’apporte doivent avoir la nuit pour linceul, lâcha Gilthas en sautant à terre sans la regarder. Le soleil et la lune n’éclaireront pas notre chagrin. Même la lumière des étoiles m’insupporte. Si je le pouvais, je les arracherais du firmament. — Gilthas… Il s’éloigna à grandes enjambées, disparaissant dans les bois. Sur un signe de la Lionne, son garde lui emboîta discrètement le pas, à distance respectable – tout en demeurant assez près pour le protéger. — Je suis en train de le perdre, Planchet, souffla-t-elle d’une voix brisée par le chagrin. Et j’ignore comment y remédier. — Ne lui retirez pas le soutien de votre amour ! Quant au reste du chemin, ce sera à lui de le faire. Vous n’y pouvez rien. Peu après la tombée de la nuit, Gilthas et les siens entrèrent dans le camp des réfugiés. Des feux éclairaient la grève où, ombres vives dansant au milieu des flammes, jouaient les enfants pour qui tout avait un enivrant parfum d’aventure. Les nuits passées dans les tunnels inquiétants en compagnie des nains bourrus à l’allure intimidante étaient déjà oubliées. L’école ajournée, les corvées quotidiennes remises, les petits dansaient d’allégresse… Les pauvres, pensa Gilthas, le cœur brisé par avance. Pour eux, les « vacances » se termineraient ici et maintenant. Au matin commencerait la lutte pour la survie. Combien de ces enfants gambadant gaiement autour des feux se perdraient dans le désert et succomberaient sous un soleil implacable aux tortures de la soif ou aux griffes des prédateurs réputés écumer les plaines de Poussière ? Et combien d’adultes ? Cette marche forcée verrait-elle la fin du peuple du Qualinesti ? Sonnerait-elle son glas ? Gilthas se présenta à pied, sans fanfare. Ceux qui le reconnurent sursautèrent de surprise. Mais beaucoup ne l’identifièrent pas du premier coup d'œil, tant le chagrin l’avait miné, altérant ses traits et sa silhouette. Leur souverain avait perdu presque toute trace de son héritage humain. Du coup, sa délicate ossature elfique en ressortait d’autant plus, par contraste. Émacié, pâle comme la mort, on aurait dit un spectre… À le voir ainsi, on pensait aux grands rois de jadis : Silvanos et Kith-Kanan. Son escorte restée à l’écart sur ordre discret de la Lionne, il avança près du feu de camp central, déterminé à être seul pour dire ce qu’il avait à dire. Devant sa mine sombre, les elfes ravalèrent leurs rires, cessèrent de danser, de bavarder, et calmèrent leur progéniture. La nouvelle du retour du roi se répandant, les réfugiés firent cercle autour de lui. Même les sénateurs en oublièrent leurs discours pompeux à la vue de sa mine cadavérique. Pris de sombres pressentiments, eux aussi tendirent l’oreille. Avec la complainte lancinante du ressac pour contrepoint, Gilthas raconta la chute du Qualinesti. Faisant montre d’un calme digne, il parla de la mort de sa mère, de l’héroïsme des défenseurs de la capitale, louant les nains et les humains qui n’avaient pas hésité à se sacrifier pour une terre et un peuple qui n’étaient pas les leurs. Il parla de la fin du dragon. Les elfes pleurèrent en silence leur reine-mère, et leurs chers disparus. Mais le pire restait à venir. Gilthas parla ensuite des armées rassemblées sous la houlette d’un nouveau commandant, une divinité jusqu’alors inconnue s’attribuant le mérite d’avoir chassé les elfes de leur nation pour la livrer aux humains qui affluaient au nord… Et ces armées marchaient jour et nuit pour rattraper les rescapés et les exterminer. Le seul espoir de survivre serait d’atteindre le Silvanesti à temps. Le bouclier magique étant désactivé, leurs cousins les accueilleraient. Mais d’abord, il faudrait traverser les redoutables plaines de Poussière. — Avec l’aide des silvanesti, nous formerons une armée assez puissante pour libérer notre patrie des envahisseurs. Mais avant, il y aura des difficultés à surmonter, je ne vous le cache pas. Notre route sera semée d’embûches. Nous devrons rester solidaires les uns des autres et travailler à l’accomplissement de nos objectifs. Si l’un de nous échoue, nous périrons tous. » On a fait de moi votre roi pour avoir une marionnette sur le trône. Vous le savez maintenant. La vérité a circulé des années sous le manteau… Vous m’appeliez le « Roi de Paille ». Il jeta un coup d’œil au préfet Palthainon, visiblement troublé par la tournure des événements. — Il aurait mieux valu que je me cantonne à ce rôle de fantoche, continua Gilthas. J’ai voulu être votre vrai souverain, et j’ai échoué. Mon plan a détruit le Qualinesti, ouvrant la voie aux invasions. Des murmures s’élevèrent mais il ramena le silence. — Il vous faut un monarque puissant qui aura le courage et la sagesse pour faire face aux périls qui nous guettent ! Je ne suis pas celui-là… J’abdique. Je renonce au trône et confie ma succession au Sénat. Je vous remercie tous de l’amour et du soutien que vous m’avez prodigués au fil des ans. J’aurais voulu vous témoigner ma reconnaissance différemment… (Sa voix se brisant, il marqua une pause.) Oui, j’aurais voulu mériter ma couronne ! Le cercle s’étant resserré, il ne pouvait plus disparaître dans la nuit comme il l’aurait tant désiré – à moins de bousculer ses sujets, et il s’y refusait. Il dut attendre la réaction des sénateurs. Plutôt que de se voir cerné par la colère, l’hostilité et les reproches, il baissa la tête, résigné à son sort. Un silence troublé avait accueilli ses paroles. Trop de catastrophes à digérer d’un coup… Un Lac de Mort, là où hier encore la capitale se dressait… Une armée sanguinaire à leurs trousses… Un long exil vers un avenir des plus incertains… L’abdication du roi… Le Sénat plongé dans la confusion… Les réfugiés échangeaient des regards éperdus. Qui briserait le premier ce silence ? Même les nourrissons ne vagissaient plus. Palthainon, bien sûr… Roué en diable, il vit dans ce désastre le tremplin rêvé à ses ambitions. Grimpant sur un tronc d’arbre déraciné, il frappa dans ses mains pour attirer l’attention, et prit la parole : — Je sais ce que vous ressentez, mes frères. Moi aussi, je suis atterré par la tragédie qui frappe notre peuple. Mais ne craignez rien car vous êtes entre de bonnes mains. J’assurerai l’intérim le temps qu’on nomme notre nouveau roi. » Il est juste qu’il abdique, ajouta-t-il en désignant Gilthas, car il a attiré sur nos têtes les foudres du ciel – lui et ceux qui tiraient ses ficelles. Le Roi de Paille… Comment mieux le décrire ? Jadis, il m’avait prié de le guider, moi qui étais sage et expérimenté. Il écoutait mes conseils, et j’en tirais une grande fierté. Mais sa famille ne voyait pas cela d’un bon œil. Je ne préciserai pas qui, car il ne faut pas dire du mal des Morts, même s’ils cherchaient systématiquement à miner mon influence ! S’enthousiasmant tout seul, Palthainon continua sur sa lancée : — Parmi ceux qui tiraient les ficelles du pantin, mentionnons tout de même le détestable maréchal Medan, le véritable architecte de notre ruine, car il a séduit le fils après avoir séduit la mère… Tel le rayon mortel d’un dragon bleu, une colère noire fit éclater la prison-forteresse où Gilthas s’était emmuré vivant. Il bondit sur le perchoir improvisé du sénateur et le cueillit d’une superbe droite au menton, l’envoyant rouler dans la poussière. Le préfet atterrit dans le sable sur son séant, complètement sonné. Sans un regard pour quiconque, Gilthas sauta à terre et commença à se frayer un chemin dans la foule. — Vous avez vu ça ? brailla Palthainon en secouant la tête et en recrachant une dent. Arrêtez-le ! — Gilthas ! lança un elfe. — Gilthas ! renchérit un autre. Puis un autre et encore un autre. Les elfes ne scandaient pas le nom de leur roi, ils ne le tonnaient pas à tue-tête. Ils le prononçaient d’une voix calme et rythmique, aussi irrésistible de douceur que le chant lancinant des vagues venues mourir sur la grève. Les anciens disaient son nom, les jeunes disaient son nom, deux sénateurs firent de même en aidant Palthainon à se relever. Dépassé, Gilthas releva les yeux. — Vous ne comprenez pas… — Nous comprenons, dit un de ses sujets, le visage marqué par le chagrin. Et vous aussi, Votre Majesté. Vous partagez nos souffrances et nos peines. Voilà pourquoi vous êtes notre roi. — Et pourquoi vous le serez toujours, dit une elfe, un bébé dans les bras. Notre véritable souverain… Nous savons tout ce que vous avez fait en secret pour nous sauver. — Sans vous, dit encore quelqu’un, en ce moment même, Béryl se pavanerait dans notre belle capitale. Et nous serions tous morts, nous qui nous tenons encore devant vous maintenant… — Pour l’heure, lança une nouvelle voix, nos ennemis triomphent. Mais tant que son souvenir persistera dans nos cœurs, notre nation ne périra jamais. Un jour, nous reviendrons la relever de ses cendres. Et vous serez là pour nous guider, Majesté. La gorge nouée, accablé par la honte et se sentant humble, Gilthas dévisagea ses sujets, plongés comme lui dans le malheur… Il ne méritait pas tant de considération – pas encore. Mais il passerait le reste de sa vie à la mériter. Palthainon se releva, indigné. Peine perdue. Plus personne ne lui prêtait attention. Tous – à commencer par les sénateurs eux-mêmes – se massaient autour de Gilthas. Furibond, il saisit un sénateur par un bras et lui chuchota à l’oreille : — Le plan contre Béryl était le mien. Naturellement, j’ai laissé Sa Majesté en tirer toute la gloire. Quant à cette petite échauffourée, c’est un simple malentendu, comme il en arrive souvent entre père et fils. Car il est comme un fils pour moi, cher à mon cœur… Le cœur gonflé d’amour et d’espoir, la Lionne s’était tenue à l’écart, certaine que son mari lui reviendrait. Sur une couverture étendue à même le sable, tout près des vagues, elle l’attendait. Et entendit bientôt son pas… Il lui effleura une joue. Elle se tourna et l’attira vers elle. — Peux-tu me pardonner, ma chérie ? souffla-t-il en s’allongeant. — N’est-ce pas la mission même d’une épouse ? dit-elle en souriant. Yeux clos, il ne répondit pas. Il dormait déjà. Elle tira la couverture et se coucha à demi sur lui. L’oreille collée contre son cœur, elle l’écouta battre jusqu’à ce que le sommeil l’emporte à son tour. Un soleil rouge sang se lèverait bientôt. 7. Un voyage inattendu Après l’activation de l’Artefact à Voyager dans le Temps, Tasslehoff Racle-Pieds prit conscience de deux choses : des ténèbres insondables, et de Devinette qui lui braillait dans l’oreille gauche, la main tellement serrée dans la sienne qu’elle s’engourdissait. Du reste, Tass ne sentait plus rien sous, au-dessus de ou près de lui – à part le gnome. Était-il en équilibre sur la tête, sur les talons… ou une fascinante combinaison des deux ? Cette amusante situation dura un laps de temps incalculable. À tel point que Tass commença à s’ennuyer. Les ténèbres insondables, c’est rigolo cinq minutes. Mais on se lasse vite ! Même en chute libre dans le temps et l’espace – à supposer que ce soit le cas, Tass n’en était pas sûr du tout –, on finissait par se faire vieux. Et être ratatiné par un géant devenait préférable à subir les piaillements intarissables d’un gnome (superbe capacité pulmonaire, chez ces gnomes…) en manquant de peu d’avoir la main arrachée… Soudain, Tass et Devinette rebondirent contre quelque chose de mou qui sentait fortement la boue et les aiguilles de pins. Rude réception… Le kender en oublia son ennui et le gnome ses cris d’orfraie. Gisant sur le dos, Tasslehoff emplit ses poumons de ce qui serait sans doute son dernier souffle et s’attendit à voir l’énorme pied du géant Chaos tout près de l’écraser… Il lui restait quelques secondes pour tout expliquer à son compagnon, avant que lui aussi soit réduit à l’état de galette. — Nous allons mourir en héros ! s’exclama Tass en aspirant goulûment sa première bouffée d’air. — Quoi ? couina Devinette. — Nous allons mourir en héros ! répéta Tass. Il s’avisa soudain que ce ne serait pas le cas. Distrait par la perspective de sa fin imminente, il n’avait pas examiné les alentours, partant du principe qu’il verrait seulement la hideuse semelle du Chaos. Mais en réalité, maintenant qu’il avait le temps de le remarquer, il vit au-dessus de lui non un pied colossal mais le feuillage d’un pin qui le surplombait. Il se tâta le crâne à la recherche de bosses qui auraient pu expliquer ses hallucinations, comme l’expérience le lui avait montré. (Encore que, dans ce cas, voir danser des étoiles était plus probable que contempler des aiguilles de pins…) Rien. Pas le plus petit bobo. Devinette inspirant à pleins poumons pour reprendre indubitablement ses braillements assourdissants là où la chute les avait interrompus, Tass leva une main comminatoire. — Chut ! murmura-t-il sur un ton stressé. J’ai cru entendre quelque chose… En vérité, Tasslehoff n’avait rien entendu… Sinon le silence à peine troublé par la bruine. Mais au contraire de ce qu’aurait pu laisser penser le ton qu’il avait pris, il n’avait rien capté d’alarmant. Seulement, le kender n’avait rien trouvé de mieux pour faire taire son compagnon. Hélas, il fut vite rattrapé par son petit mensonge. Car à l’instant même où il prétendait avoir entendu un son inquiétant, quelque chose frappa bel et bien ses tympans. Un crissement d’acier, un crépitement… Selon l’expérience de Tass le héros, il n’y avait aucun doute : des cliquetis d’épées et des boules de feu. Des cris éclatèrent – cette fois, grâce au ciel, Devinette n’y était pour rien. Un gobelin agonisait-il ? Il semblait bien… Ça sentait le gobelin roussi… Les cris cessèrent abruptement, suivis par des craquements, comme si on courait à travers bois. Peu désireux de tomber sur des gobelins en fuite – surtout ceux qui cherchaient à échapper à des boules de feu –, Tasslehoff se réfugia en rampant sous un arbrisseau aux branches basses et tira Devinette à lui. — Où sommes-nous ? demanda le gnome en relevant la tête de la gadoue. Comment avons-nous échoué là ? Quand reviendrons-nous chez nous ? Des questions d’une parfaite logique. On pouvait faire confiance aux gnomes pour aller droit au but, pesta Tass in petto. Il tenta de voir ce qui se passait à travers la végétation trempée d’eau de pluie. Les craquements se rapprochaient. — Navré, mais je l’ignore. Un instant, Devinette en fut bouche bée. À tel point que sa mâchoire retomba dans la boue… — Comment ça, tu l’ignores ? hoqueta-t-il, indigné. C’est toi qui nous as amenés ici ! — Non, c’est ça (Drapé dans sa dignité, Tass désignait l’Artefact à Voyager dans le Temps qu’il tenait encore.) Alors que ce n’était pas censé faire une telle chose… (Voyant Devinette inspirer vivement d’embarras, il le foudroya du regard.) Tu ne l’as pas réparé en fin de compte ! La respiration sifflante, les yeux rivés sur l’artefact, le gnome grommela quelque chose à propos des croquis et du mode d’emploi manquants avant de tendre une main crottée. — Rends-le-moi, que j’y jette un coup d’œil. Tasslehoff se hâta de ranger l’artefact. — Non, merci. Je le garde. Maintenant, chut ! (Se retournant pour jeter d’autres coups d’œil à travers la végétation, Tass posa l’index sur ses lèvres.) Qu’on ne se doute pas de notre présence ! Au contraire de ses congénères qui passaient leur vie entière sous terre, Devinette, un vrai globe-trotter, avait eu sa part d’aventures. Ou plus précisément de mésaventures. Et toutes ces péripéties empêchaient de passer aux choses sérieuses. Au moins, il en avait retiré une leçon précieuse… Le mieux pour y survivre ? Se cacher dans quelque endroit sombre et inhospitalier, et la fermer. Il y excellait, désormais… Du coup, quand son compagnon (qui, lui, n’était franchement pas doué en ce domaine) se leva en poussant un petit cri de joie à la vue des deux humains qui surgissaient des bois, il l’empoigna avec l’énergie du désespoir pour lui plaquer le nez dans la boue. — Au nom de tout ce qui est combustible, que crois-tu faire ? — Ce ne sont pas des gobelins roussis comme je le pensais ! répondit Tass après s’être dégagé et avoir recraché de l’humus. Cet homme est un chevalier solamnique ! Ça se voit à son armure. Et à voir sa tenue, l’autre est un mage. Je vais leur dire bonjour et me présenter ! — Si j’ai appris une chose en parcourant le monde, murmura Devinette, c’est de ne jamais courir vers quelqu’un qui tient une épée ou un bâton de sorcier ! Qu’ils aillent leur chemin, nous passerons le nôtre ! — Tu as dit quelque chose ? demanda le mage étranger en se tournant vers son compagnon. Qui brandit son arme en jetant des regards perçants à la ronde. — Non. — Je viens pourtant d’entendre des voix… — Avec mon cœur qui cogne contre ma poitrine, je n’entends rien… (Le guerrier marqua une pause, l’oreille tendue, puis secoua la tête.) Non, décidément… C’était quoi ? Des gobelins ? — Non. Le mage sonda la pénombre. D’aspect solamnique, il avait de longs cheveux blonds nattés et un regard bleu pénétrant. Ses robes, rouges à l’origine, étaient maculées de boue, de sang et de traces noirâtres. Sous la grisaille du jour pluvieux, on distinguait à peine un liseré doré aux poignets et à l’ourlet. — Regarde ça ! s’écria Tasslehoff. Il a le bâton de Raistlin ! — Étrangement, fit le mage, on dirait un kender… Trop tard, le kender en question se plaqua une main sur la bouche. Son compagnon secoua la tête d’un air morne. — Que ferait pareille créature sur un champ de bataille ? lâcha le chevalier, amusé. — Que ferait-elle où que ce soit, sinon causer les pires soucis à ceux qui ont le malheur de croiser son chemin ? — Comme c’est vrai…, soupira Devinette, lugubre. — Comme c’est grossier ! fulmina Tasslehoff. À la réflexion, je ne me présenterai pas à eux ! — Tant qu’il ne s’agissait pas de gobelins…, ajouta le chevalier. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Penses-tu que nous les ayons arrêtés ? Il portait l’armure de la Couronne. D’abord trompé par les mèches grisonnantes de ses nattes blondes, Tass constata à seconde vue que l’homme était beaucoup moins âgé qu’il y paraissait. C’était son regard qui le faisait paraître si vieux – la lueur de tristesse, au fond de ses yeux, et une lassitude mortelle qui surprenait chez un jeune homme comme lui… — Pour l’instant oui, répondit le mage. S’asseyant au pied d’un arbre, il fit tourner son bâton entre ses mains. Tasslehoff le reconnut immédiatement. C’était bien celui de Raistlin, avec sa boule de cristal où s’enroulaient les griffes du dragon d’or. Combien de fois Tass avait-il tendu une main vers le bel objet… pour se faire taper sur les doigts ? — Et combien de fois ai-je vu Raistlin le tenir ainsi ? murmura le kender pour lui-même. Pourtant, ce sorcier, ce n’est pas lui ! Il a dû le lui voler… Raistlin voudra savoir qui a eu cette audace ! Il tendit toutes ses oreilles – selon le vieil adage kender. — Nos ennemis ont appris à nous respecter, continua le mage. Hélas, les gnomes ont encore plus peur de leurs chefs que de leurs adversaires… Le fouet aura tôt fait de les convaincre de revenir à la charge. — Se regrouper leur prendra du temps, insista le chevalier, accroupi sous l’arbre. (Prenant une poignée d’aiguilles de pins, il débarrassa sa lame du sang qui la souillait.) Profitons-en pour nous reposer, puis nous rejoindrons notre compagnie, qui doit d’ailleurs être à notre recherche en ce moment même. — Ils te chercheront, c’est certain, Huma ! (Las, le mage s’adossa au tronc, les yeux clos.) Moi, ils s’en moquent… Les sourcils froncés, l’air grave, le guerrier troublé nettoya son épée avec ardeur, s’acharnant sur une tache réfractaire. — Comprends-les, Magius… — Huma…, répéta Tass, cillant d’émerveillement. Magius… (Puis il baissa les yeux sur l’Artefact à Voyager dans le Temps.) Tu crois que… ? — Je les comprends parfaitement, assura le mage. Le chevalier solamnique est un ignare superstitieux qui a bu avec le lait de sa nourrice toutes sortes d’horreurs à propos des sorciers… En conséquence, ces preux s’attendent à me voir bondir tout nu à travers le campement, l’écume à la bouche, et les transformer en tritons d’un coup de baguette magique ! » De fait, c’est une possibilité, ajouta-t-il avec un sourire communicatif. Et ne crois pas que je ne l’aie jamais envisagé… Passer cinq minutes sous forme de triton serait une expérience très intéressante pour tous ces gaillards. Ça élargirait au moins leur horizon. — La vie de triton ne me tente guère, avoua Huma. — Tu es différent, mon ami, dit Magius, radouci, en lui posant une main sur le poignet. Les idées nouvelles ne t’effraient pas. L’inconnu ne te fait pas peur. Même enfant, tu n’avais aucune répugnance à devenir mon ami. — Tu leur apprendras à réviser leur opinion à propos des enchanteurs, Magius, l’encouragea Huma en posant à son tour la main sur celle de son ami. Après, tu leur enseigneras le respect de la magie et des magiciens. — Non ! répliqua froidement Magius. Je me moque éperdument de ce qu’ils pensent de moi ! Si quelqu’un peut donner un bon coup de torchon à leurs esprits pleins de préjugés, c’est toi. Et le plus tôt sera le mieux, souligna-t-il d’un ton redevenu grave. Le pouvoir de la Reine des Ténèbres ne cesse de grandir de jour en jour. Elle lève d’immenses armées. D’innombrables hordes de créatures malveillantes se rallient à son panache. Hier, ces gobelins n’auraient jamais osé s’attaquer à un bataillon de chevaliers. Tu as vu avec quelle férocité ils ont fondu sur nous ce matin ! Je commence à croire qu’ils ne redoutent pas tant le fouet que l’ire de la Reine des Ténèbres en cas d’échec. — Pourtant elle échouera, Magius. Il le faut ! Ses dragons maléfiques et elle doivent être chassés de notre monde et renvoyés dans les Abysses… Sinon, nous serons réduits à la pitoyable condition de ces gobelins et nous vivrons la peur au ventre. (Soupirant, Huma secoua la tête.) Mais oserais-je te l’avouer, mon cher ami, j’ignore comment l’empêcher… Ses armées sont légion et ses pouvoirs n’ont pas de limites. — Mais tu la vaincras ! s’écria Tasslehoff, n’y tenant plus. S’arrachant à l’étreinte frénétique du gnome, il courut à découvert. Épée instantanément dégainée, Huma bondit. Magius pointa vers l’intrus son bâton au cristal étincelant entre les griffes sculptées du dragon en incantant. Conscient qu’il lui restait très peu de temps pour s’expliquer – avant d’être métamorphosé en triton –, Tasslehoff parla à toute allure. — Tu lèveras une armée de héros, tu affronteras en personne la Reine des Ténèbres et, quand tu mourras, et toi aussi Magius – je suis vraiment navré pour vous deux ! –, tu renverras tous les méchants dragons à… Gulp ! Plusieurs choses survinrent simultanément avec ce « Gulp ! »… Deux grosses mains poilues empestant le gobelin venaient de s’abattre sur Devinette, deux autres, jaunâtres et tout autant malodorantes, sur Tasslehoff. Mais avant que le kender ait eu le temps de dégainer son épée – et le gnome de reprendre son souffle –, l’éclair magique qui fusa du bâton foudroya le premier ennemi. Huma transperça le second de son épée. — D’autres gobelins arrivent ! Tu ferais mieux de détaler, kender ! De fait, on entendait des bruits de course dans la forêt, plus des cris gutturaux caractéristiques… Bâton et épée dardés, Huma et Magius se postèrent dos à dos, prêts à en découdre. — Pas d’inquiétude ! cria Tass. J’ai ma dague. Tueuse de lapins ! (Tirant sur les cordons de sa sacoche, il farfouilla dedans.) Caramon l’avait baptisée ainsi. Vous ne le connaissez pas mais… — Es-tu fou ? brailla Devinette. Quelqu’un posa une main sur l’épaule du kender en murmurant : — Pas maintenant. L’heure n’a pas sonné. — Pardon ? Tasslehoff se tourna pour voir qui parlait… … Et exécuta un tour complet sur lui-même. Quand il s’immobilisa, le monde tournait, tourbillon de couleurs vives… Si Tass ne savait plus distinguer le bas du haut, ignorant s’il se tenait encore sur ses jambes ou bien sur la tête, il lui restait un repère : Devinette, hurlant comme un fou dans ses tympans… Puis ce furent les ténèbres. Une pensée capitale surnagea dans cet océan de folie. Si vitale en fait qu’il s’y cramponna de toute son énergie cérébrale… J’ai retrouvé le passé… 8 . L’avènement du dieu Il pleuvait sur les plaines solamniques. Depuis la défaite cuisante des chevaliers à Solanthus, en fait, la pluie martelait sans cesse les plaines solamniques. Suite à la perte de la cité, Mina avait prévenu les chevaliers survivants qu’elle comptait s’emparer de Sanction. Elle leur avait parlé de l’Unique, l’artisan de l’éclatante victoire, les invitant à réfléchir à la puissance d’un tel dieu avant de les charger de répandre la bonne nouvelle de par le monde… Les vaincus avaient dû obéir, tête basse. Depuis des jours, ils chevauchaient sous la pluie battante, le manoir du seigneur Ulrich pour destination, à environ cinquante lieues à l’est de Solanthus. La pluie glaciale s’infiltrait partout. Misérables et trempés comme des soupes, les survivants crottés tremblaient de froid. Les blessés qu’ils emmenaient avec eux succombèrent bientôt en chemin, victimes de fièvres malignes. Le seigneur Nigel, chevalier de la Couronne, un des premiers à rendre l’âme, fut enterré sous un cairn de fortune, avec l’espoir qu’ultérieurement sa famille pourrait exhumer sa dépouille et l’inhumer avec les honneurs dans la crypte dynastique. Son âme avait-elle rejoint l’armée des vainqueurs… celle des Morts ? Tout en aidant à entasser de lourdes pierres au-dessus de la dépouille, Gerard s’était posé la question. De son vivant, Nigel aurait versé jusqu’à la dernière goutte de son sang avant de trahir la cause de la chevalerie. Mort, l’avait-on réduit à l’état de zombie ? Gerard avait vu les âmes d’autres chevaliers solamniques flotter au gré des terrifiants courants du fleuve des morts. Soumis à une conscription forcée, les trépassés n’avaient sans doute pas le choix. Mais qui servaient-ils ? Mina ? Quelqu’un de plus puissant encore ? Le manoir d’Ulrich était de conception simple. En pierre de taille de la région, la robuste bâtisse d’aspect massif comprenait des tours carrées et des murs d’une respectable épaisseur. Ulrich avait envoyé un éclaireur prévenir sa femme. À leur arrivée, les rescapés trouvèrent dans le hall d’honneur des feux ronflants, des brassées de joncs sur les sols, du pain chaud et du vin épicé. Ils se restaurèrent, se réchauffèrent et séchèrent leurs tenues. Puis ils tinrent un conseil de guerre. Une première mesure s’imposait : prévenir Sanction de la prise de Solanthus, les chevaliers vainqueurs de Neraka menaçant maintenant de marcher sur la ville. Avant cette tragédie, les chevaliers auraient ricané à l’idée que leurs ennemis puissent espérer prendre Sanction… Mais tout avait changé. Les chevaliers noirs de Neraka avaient assiégé la cité des mois durant, en pure perte. Le port restait accessible au ravitaillement. Les Solamniques y veillaient. Ainsi, à défaut de bien vivre, les assiégés ne mouraient pas de faim. Les chevaliers solamniques auraient même réussi à briser le siège si une incroyable – et bien étrange – malchance n’avait fait capoter leur entreprise. Depuis, aucun camp ne semblait devoir prendre le dessus sur l’autre. Jusqu’à la chute de Solanthus, sous les assauts d’une marée de cadavres ambulants et de dragons vivants aux ordres d’une certaine Mina… On en faisait des gorges chaudes jusque sous le toit du seigneur Ulrich, les esprits s’échauffant rien qu’à relater les événements. Rectangulaire, le hall d’honneur avait des murs gris couverts de superbes tapisseries illustrant des scènes tirées des textes d’école, à la gloire de la Mesure. De belles chandelles à la cire d’abeille assuraient l’éclairage. Les chaises manquant, des chevaliers debout entouraient leurs chefs, qui siégeaient autour d’une belle table sculptée. Chacun put intervenir. Patient, Tasgall, le chevalier de la Rose et le chef du Conseil, écouta tout le monde à tour de rôle. Même Odila, aux propos si troublants. — Un dieu nous a vaincus, leur dit-elle tandis qu’ils maugréaient en échangeant de mornes regards. Quelle autre puissance sur Krynn pourrait déchaîner contre nous les âmes des Morts ? — Des nécromanciens, avança Ulrich. — Ils animent des cadavres, rappela Odila, et arrachent les squelettes à la terre pour leur faire combattre les Vivants, mais ils n’ont jamais eu barre sur les âmes de leurs victimes. Moroses, débraillés et butés, les chevaliers se sentaient infiniment accablés. Par contraste, Odila paraissait exaltée. Sa chevelure aile-de-corbeau satinée par la lueur des flammes, la prunelle étincelante, elle parlait avec animation du nouveau dieu. — Et les chevaliers de la Mort comme Sobert ? avança Ulrich. Au cours de la piteuse et interminable retraite, cet homme bedonnant avait considérablement minci. Des plis s’étaient formés autour de sa bouche. Son visage ouvert et rubicond s’était fané et l’éclat de son regard avait terni. — Vous apportez du grain à mon moulin, seigneur, répondit froidement Odila. Sobert était maudit des dieux. Seule une divinité a de tels pouvoirs. Et celle-ci a prouvé sa puissance. (Les cris d’indignation l’obligèrent à hausser le ton.) Vous en avez été témoins ! Quelle autre force au monde aurait pu créer des légions de spectres et s’attirer la loyauté des dragons ? Vous les avez vus comme moi ! Sur les remparts de Solanthus, verts et blancs, noirs, verts et bleus ! Ceux-là n’étaient pas au service de Béryl, de Malys ou de quelque grand dragon que ce soit ! Ils étaient aux ordres de Mina ! Et Mina sert l’Unique ! Des exclamations indignées noyèrent la suite de ses paroles. Preuve qu’elle avait fait mouche… Qui aurait pu nier ces évidences ? Austère de nature et de maintien, Tasgall rétablit le calme en martelant la table de la garde de son épée. L’ordre enfin restauré, il se tourna vers Odila qui, ses deux belles nattes noires rejetées dans le dos, restait debout, le menton pointé de défi, rouge de colère. — Que proposez-vous… ? Quand un chevalier siffla tout bas, il le fit taire d’un regard noir. — La foi anime notre peuple, répondit-elle. Depuis toujours. Ce dieu essaie de nous toucher. Nous devrions l’écouter… Cette fois, le brouhaha fut à son comble. Outrés, beaucoup de chevaliers brandirent le poing. — Un dieu qui marche main dans la main avec la mort ! tonna l’un d’eux. Il venait de perdre son frère au combat. — Et les anciens dieux ? répliqua Odila. Eux ont fait tomber une montagne de feu sur Krynn ! Certains en eurent le bec cloué. Que répondre à ça ? D’autres s’acharnèrent à vitupérer. — Après le Cataclysme, continua l’indomptable Odila, combien de Solamniques ont perdu la foi ? Répétant à qui voulait l’entendre que les divinités nous avaient abandonnés ? Et puis, avec la guerre de la Lance, nous avons découvert que nous avions tourné le dos au panthéon ! Et au lendemain de la guerre du Chaos, avec la disparition des dieux, nous avons de nouveau crié à la trahison. Qui nous prouve que nous ne nous trompons pas une fois de plus ? Pour ce que nous en savons, Mina est peut-être une autre Lunedor, venue nous éclairer de sa lumière ! Comment le savoir sans chercher d’abord des réponses ? Comment, en effet ? pensa Gerard, les graines d’un plan germant dans son esprit fébrile. À son corps défendant, il admirait Odila, même s’il aurait voulu la prendre par les épaules et la secouer comme un prunier… Elle seule avait le courage de dire les choses. Dommage qu’elle n’ait pas le tact requis pour faire avaler ces couleuvres sans provoquer des émeutes… Le chaos régnant de nouveau dans la salle, Tasgall martela la table avec tant d’énergie que des échardes de bois volèrent à la ronde. Les querelles continuèrent tard dans la nuit. Pour finir, deux résolutions furent mises à l’étude. Un petit groupe – fort en gueule – voulait rallier l’Ergoth, une enclave solide des chevaliers, afin d’y lécher leurs plaies et de reprendre des forces. Un plan qui remportait l’assentiment général, jusqu’à ce qu’on souligne avec aigreur un défaut incontournable. Si Sanction tombait, l’Ergoth pourrait fourbir ses armes jusqu’à la fin des temps, mais les chevaliers rescapés ne reprendraient jamais à l’ennemi ce qui était tombé en son pouvoir. La seconde résolution ? Marcher sur Sanction pour rejoindre ses défenseurs… Mais quelle assurance avait-on que l’ennemi voulait vraiment s’emparer de cette ville ? Pourquoi Mina aurait-elle crié à tous les vents ses objectifs ? C’était forcément un piège. Et le débat continuait, sans fin. On ne mentionnait plus l’Unique… Le Conseil lui-même était divisé. Ulrich se prononçait pour le ralliement à Sanction. Siegfried, le successeur de Nigel, était originaire d’Ergoth. Selon lui, mieux valait battre en retraite. Le regard sombre, pensive et sur la réserve, Odila n’avait apparemment plus d’arguments à faire valoir, plus rien à dire… Hélas, et Gerard aurait dû s’en souvenir, le silence ne présageait rien de bon chez cette jeune femme à la langue déliée. Mais de fait, il était trop absorbé par ses propres réflexions pour lui prêter grande attention – sinon pour se demander ce qu’elle avait bien espéré obtenir par cet éclat… Quand il se tourna de nouveau vers Odila pour lui demander si elle avait faim, il constata sa disparition. Tasgall se leva et annonça que le Conseil délibérerait. Les trois chefs se retirèrent pour continuer en privé. Certain que son propre plan d’action les aiderait à prendre une décision, Gerard abandonna ses camarades à leurs chamailleries et, à la recherche de ses confrères, gagna une ancienne chapelle dédiée à Kiri-Jolith. Il annonça aux gardes qu’une affaire importante l’amenait, puis attendit sur un banc le bon vouloir des seigneurs, passant son plan en revue sans y trouver la moindre faille. Confiant et plein d’enthousiasme, il attendit impatiemment que les chevaliers le convoquent en leur présence. Enfin, après des heures d’attente, il fut invité à entrer. Dès qu’il pénétra dans l’ancienne chapelle et parut devant le Conseil, il comprit que la décision était prise. À voir le sourire d’Ulrich, on s’était visiblement prononcé pour Sanction. Pendant que Siegfried et Tasgall échangeaient quelques mots à voix basse, le jeune homme examina l’endroit avec intérêt. Des murs en pierre dégrossie, des bancs en bois portant la patine du temps et de l’usage, un autel orné du symbole de Kiri-Jolith, une tête de buffle sculptée en ronde-bosse et dont Gerard discerna à peine les contours… C’était une petite chapelle réservée à la famille et à la domesticité du seigneur des lieux. Gerard tenta de se représenter ce qu’elle avait été tant d’années plus tôt, lorsque le seigneur, sa dame, leurs rejetons, leurs courtisans et leurs domestiques étaient venus en ces lieux adorer leur divinité… De beaux étendards avaient dû flotter au plafond pendant que le prêtre – sans doute quelque personnage martial à l’austérité de bon aloi – lisait des passages de la Mesure ou citait Vinas Solariums, le fondateur de l’ordre. La présence du dieu, très sensible en ces lieux consacrés, rassurait les fidèles et les renvoyait vaquer à leurs occupations avec la joie au cœur. Aujourd’hui, alors que le besoin s’en faisait cruellement sentir, cette présence bénie avait disparu. — Nous vous écoutons, annonça Tasgall avec un soupçon d’impatience. Sursautant, le jeune homme s’aperçut qu’il n’avait pas réagi à la première invitation. Il s’inclina. — Veuillez me pardonner, mes seigneurs. Comme on le priait d’exposer l’objet de sa venue, il s’avança et exposa son plan. Les trois chevaliers l’écoutèrent, impavides. — J’aurai au moins une réponse à vous apporter, mes seigneurs, conclut Gerard. À savoir, si cette Mina a vraiment l’intention de marcher sur Sanction ou s’il s’agit d’une ruse visant à nous détourner de son véritable objectif. Et dans ce cas, j’aurai peut-être l’occasion d’en découvrir la nature. — Mais vous prendriez des risques terribles, dit Siegfried, soucieux. — À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! rappela Ulrich avec un sourire. — Sans doute, fit Gerard en haussant les épaules, mais en vérité, le danger ne sera pas si grand. Les chevaliers noirs me connaissent. Ils n’auront pas la puce à l’oreille. Pourquoi iraient-ils douter de mes dires ? — Je désapprouve les espions, déclara Siegfried. Que les nôtres s’abaissent ainsi me déplaît encore plus. La Mesure l’interdit. — La Mesure interdit beaucoup de choses, rappela Tasgall d’un ton pince-sans-rire. Pour ma part, je préfère le bon sens à l’observation de règles issues d’un lointain passé. Je ne vous impose rien, messire Gerard, mais si vous vous portez volontaire… — Oui, mon seigneur ! s’écria le jeune homme. — … Alors, vous nous serez sans doute d’un grand secours. Ce Conseil a décidé que les chevaliers voleraient au secours de Sanction, j’en suis convaincu, cette Mina attaquera ! Le temps presse. Cependant, une confirmation des manœuvres et des plans ennemis serait la bienvenue. Même à la tête des dragons, Mina aura du mal à vaincre, car une armée entière peut se retrancher dans les nombreuses structures souterraines de la ville. — Ses propres armées peuvent aussi être sensibles à la terreur des dragons, dit Ulrich. Auquel cas, elle verra ses soldats détaler sans rien pouvoir faire. Les Morts ne détalent pas, se dit Gerard, gardant cette réflexion pour lui. Mais vu la mine de ses interlocuteurs, tous pensaient exactement la même chose. — Bonne chance à vous, messire Gerard, conclut Tasgall en se levant pour lui serrer la main. Ulrich lui serra également la main avec vigueur. Pétri de désapprobation, Siegfried, monument de componction solennelle, renonça à protester davantage et lui souhaita néanmoins bonne chance. Sans lui tendre la main. — Mes seigneurs, ajouta Tasgall avec des regards pointus, nous ne soufflerons mot à personne de tout cela. Tout le monde approuvant la motion, Gerard allait prendre congé quand un serviteur reparut pour annoncer un messager porteur de nouvelles urgentes. Celles-ci risquant d’avoir quelque impact sur les plans de Gerard, Tasgall lui fit discrètement signe de rester. Puis il ordonna que le messager entre. Alarmé, Gerard reconnut un jeune écuyer du seigneur Warren, commandant de l’avant-poste solamnique de Solace – sa dernière affectation en date. Un sombre pressentiment au cœur, il s’attendit au pire. Le jeune messager crotté aux habits tout froissés se présenta devant Tasgall, s’inclina et lui tendit un rouleau scellé. Tasgall le décacheta et lut la lettre qu’il en avait tirée. Sourcils levés, son expression changea radicalement. Il leva des yeux ronds vers le nouveau venu. — Savez-vous de quoi il est question ? — Oui, mon seigneur, répondit l’écuyer. Au cas où le message aurait été perdu, je l’ai mémorisé. Tasgall se pencha. — Nous vous écoutons. Car j’en crois à peine mes yeux, ajouta-t-il à mi-voix. — Mes seigneurs, dit l’écuyer en se redressant de toute sa taille, il y a trois semaines, le dragon Béryl a attaqué le Qualinesti. Les chevaliers hochèrent la tête. Personne n’était surpris. Cette offensive couvait depuis longtemps. Le messager marqua une pause, cherchant ses mots. Sur des charbons ardents, Gerard, qui brûlait d’avoir des nouvelles de ses amis du Qualinesti, serra les poings plutôt que de les refermer sur la gorge de l’homme. — Mon seigneur Warren a le grand regret de vous annoncer la destruction de Qualinost. D’après les rapports qui nous sont parvenus, la capitale a disparu de la surface de l’Ansalonie. Une immense pièce d’eau la recouvre. Les chevaliers en furent hébétés. — Les elfes ont entraîné leur ennemie dans la tombe. Béryl n’est plus. — Excellente nouvelle ! grogna Ulrich. — Il existe peut-être un dieu, après tout…, renchérit Siegfried. Personne n’eut le cœur à rire. Gerard bondit, empoigna le messager stupéfait par le col et le souleva presque du sol. — Et les elfes, bon sang ? cria-t-il d’une voix stridente. La reine-mère, son fils ? Que leur est-il arrivé ? — Je vous en prie… ! Il lâcha l’écuyer, qui hoquetait. — Mes seigneurs, messire, reprit-il d’un ton plus calme, je vous prie de me pardonner, mais, comme vous le savez, j’étais récemment au Qualinesti, et j’en suis venu à m’attacher à ces gens… — Nous comprenons, dit Tasgall. Alors ? Quelles nouvelles du roi et de sa famille ? — Selon les survivants qui ont réussi à atteindre Solace, répondit l’écuyer en gardant un œil sur son agresseur et en restant hors de son atteinte, le dragon a tué la reine-mère. On a décidé de décerner le statut de héros à Laurana. Le roi aurait réussi à conduire les réfugiés loin de la catastrophe. — Au moins, le dragon étant mort, les elfes pourront revenir au Qualinesti, souffla Gerard, le cœur lourd. — Ce serait étonnant, mon seigneur, dit l’écuyer, l’air sombre, car, si le dragon est mort et si ses armées sont en pleine débandade, un nouveau commandant est arrivé peu après pour reprendre les choses en main. Ce chevalier de Neraka prétend avoir participé à l’offensive de Solanthus. Il a reconstitué les armées en déroute de Béryl et envahi le Qualinesti. Des milliers de soldats se rallient à son panache car il a promis de redistribuer les terres des elfes à tous ceux qui s’engageront. — Et Solace ? demanda Tasgall, inquiet. — Pour l’instant, il n’y a rien à craindre. Haven est libre. Les forces de Béryl qui surveillaient la cité ont abandonné leur poste pour courir au sud piller la nation elfique. Mais mon seigneur estime que ce Samuval, dès qu’il tiendra le Qualinesti, convoitera aussi l’Abanasinie. C’est pourquoi il demande des renforts… Il implora les chevaliers du regard, tous baissèrent les yeux. Une attitude éloquente. Il n’y aurait pas de renforts. Gerard était tellement retourné qu’il ne se souvint pas immédiatement de l’homme appelé Samuval, celui qui l’avait escorté dans le camp de Mina… Ça devait lui revenir sur le chemin de Solanthus… Pour l’instant, toutes ses pensées allaient à Laurana, qui avait perdu la vie en affrontant le grand dragon, et à Medan, le commandant des chevaliers noirs, son ami et son ennemi tout à la fois… Les Solamniques ne reconnaîtraient jamais qu’un maréchal ennemi pouvait être un héros. Pour Gerard, ça ne faisait aucun doute… Si Laurana avait expiré, le noble et vaillant Medan l’avait précédée dans la mort. Et que dire de l’infortuné roi, contraint de mener son peuple sur les chemins de l’exil… Gilthas était si jeune pour que de si lourdes responsabilités lui échoient ! Serait-il à la hauteur… ? Qui le serait, à sa place, quel que soit son âge et même fort du poids de l’expérience ? — Messire Gerard… — Oui, mon seigneur ? — Vous pouvez vous retirer. Je vous suggère de partir dès cette nuit. Dans la confusion que soulèveront ces nouvelles, personne ne remarquera votre absence. Avez-vous tout ce qu’il vous faut ? L’heure n’était plus aux lamentations. Un jour, il l’espérait, il vengerait ses amis. Mais en attendant, il devait éviter de les rejoindre prématurément dans la tombe. — Je dois m’arranger avec celui qui portera mes messages, mon seigneur. Cela fait, je partirai sur l’instant. — Mon écuyer, Richard Kent, est jeune mais raisonnable, et c’est un excellent cavalier, dit Tasgall. Je le nommerai votre messager, si cela vous agrée… — Naturellement, mon seigneur. Kent fut appelé devant le Conseil. En faisant sa connaissance, Gerard fut impressionné. Les deux jeunes gens furent vite convenus d’un lieu où Richard attendrait que Gerard lui fasse parvenir des informations. Puis Gerard salua les chevaliers et quitta l’ancienne chapelle de Kiri-Jolith pour la cour détrempée. Secouant la tête, il chassa l’eau de pluie de ses yeux. Il songea d’abord à retrouver Odila et à s’assurer qu’elle allait bien. Mais il se ravisa. Elle voudrait savoir où il courait comme ça, et il avait juré de se taire. Plutôt que de mentir à la jeune femme, mieux valait ne rien dire. Faisant un détour prudent pour éviter tout risque de tomber sur elle – ou sur quiconque, au demeurant –, il alla chercher le nécessaire – pas son armure, ni même son épée, mais des vivres, qu’il empaqueta, une outre d’eau et un chaud manteau mis à sécher devant l’âtre. Encore mouillé par endroits, l’habit empestait le mouton rôti au four. Mais ce serait idéal pour ce qu’il avait en tête. En tunique et en braies, il passa le manteau et gagna les écuries. Une longue cavalcade l’attendait. Sous la pluie battante… 9. Les plaines de Poussière L’averse qui pourrissait la vie aux chevaliers solamniques, au nord de l’Ansalonie, aurait fait le bonheur des elfes qui, au sud, entamaient à peine leur long périple à travers les plaines de Poussière. Les qualinesti avaient toujours adoré l’astre du jour, comme en attestaient leur fameuse tour et la fonction première de leur roi, à savoir être l’orateur du Soleil. Sa bienfaisante lumière chassait les ténèbres et les terreurs de la nuit. Elle faisait éclore les roses, réchauffant les logis… Les elfes avaient même vénéré le nouvel astre apparu après la guerre du Chaos. Si sa lumière, en comparaison, paraissait pâle, voire maladive quelquefois, elle n’en continuait pas moins d’apporter la vie à leur nation. Dans les plaines de Poussière, le soleil n’était plus garant de vie mais de mort. Un elfe, maudire le soleil ? Une première ! Après plusieurs jours de marche sous le cagnard, dans un territoire aride et hostile, les exilés en venaient pourtant à l’abominer. Car ce n’était plus un soleil pâle qui brillait dans le ciel, mais un astre féroce, aussi implacable et vindicatif que la déesse de la vengeance… Ils avaient préparé au mieux le long voyage, en vérité ne sachant pas à quoi s’attendre. Excepté les éclaireurs, aucun d’eux ne s’était aventuré si loin de sa patrie. Même les kiraths qui restaient en contact avec Alhana Brisétoile n’avaient jamais traversé les plaines de Poussière. Leurs itinéraires les conduisaient au nord, à travers le territoire marécageux du seigneur des dragons Onysablet. Gilthas avait envisagé ce trajet, mais brièvement. Si quelques elfes pouvaient s’y aventurer sans être détectés par le seigneur des lieux ou par ses ignobles créatures, un peuple entier attirerait forcément l’attention. À mesure qu’Onysablet asseyait son emprise, ces terres devenaient de plus en plus périlleuses et sinistres. Et leurs victimes, des voyageurs inconscients, se multipliaient. Les elfes rebelles – pour la plupart des kagonesti amoureux de la vie au grand air – savaient mieux à quoi s’attendre. S’ils ne s’étaient jamais risqués dans le désert, ils avaient une bonne idée des dangers qui les guetteraient. De la fuite dépendrait le salut. Donc, s’encombrer de biens personnels était le plus sûr moyen de passer de vie à trépas. Dans la mort, on n’emportait rien avec soi… Les réfugiés n’avaient pas encore assimilé cette dure leçon. Les qualinesti avaient dû abandonner leurs foyers, remonter des tunnels dangereux ou fuir à la faveur de la nuit, sous le couvert des frondaisons… Pourtant, beaucoup s’étaient embarrassés de sacs de vêtements fins, de bijoux, d’annales familiales, de jouets d’enfants, de souvenirs de toute sorte… De doux vestiges du passé incarnant les espoirs d’avenir… Ils avaient refusé de renoncer à tout. Sur les conseils de sa femme, Gilthas tenta de les convaincre de consentir à ce sacrifice : tout abandonner sur place. Chacun et chacune devraient porter autant d’eau et de vivres que possible – de quoi tenir une semaine. Quitte à ce qu’une elfe renonce à tout le superflu, dont ses propres ballerines, au besoin… On trouva ces mesures extrêmes et on râla tout bas avec une belle constance. Quelqu’un suggéra de construire des litières où entasser les biens les plus précieux. Les elfes se mirent aussitôt à l’ouvrage, liant des branches d’arbres élaguées. Gilthas les regarda faire en secouant la tête. — Tu ne les forceras pas à délaisser leurs trésors, mon amour, dit la Lionne. N’essaie pas si tu ne veux pas t’attirer leur rancœur. — Mais ils ne traverseront jamais le désert ! (Gilthas désignait un seigneur qui avait emporté pratiquement toutes les possessions de sa résidence, dont notamment une petite horloge remarquable.) Ne le comprennent-ils pas ? — Non. Mais laisse faire le temps. Chacun prendra au moment voulu la décision de faire une croix sur son passé ou de mourir en s’y cramponnant… Même un roi ne saurait trancher à la place de ses sujets. (Elle posa une main sur la sienne.) Et, Gilthas, certains préféreront la mort. Tu dois t’y préparer. En chemin, il réfléchit à la question. À perte de vue s’étendait une terre aride aux couleurs ocre, telle une mer orange épousant la ligne bleue de l’horizon. Quand il se retournait vers des étendues minérales où miroitaient des brumes de chaleur, il voyait son peuple le suivre d’un pas traînant, ses contours brouillés par les brumes de chaleur. Les plus durs à la peine formaient l’arrière-garde, prêts à soutenir ceux qui rencontraient des difficultés. Les kagonesti gardaient les flancs de la colonne. Les premiers jours de marche, Gilthas avait craint une attaque des armées humaines en maraude à travers tout le Qualinesti. Mais il avait compris que personne ne se lancerait à leurs trousses – pas si fous ! Leurs ennemis laisseraient au désert le soin d’exterminer les rescapés. Et c’était fort probable. Gilthas se dit qu’ils étaient fichus… D’abord, les elfes ignoraient tout des dangers d’un pareil environnement. Ne sachant pas comment s’habiller dans le désert, ils avaient marché torse nu, s’attirant de graves brûlures. Les litières servaient maintenant à transporter les malades. La fournaise vidait ses victimes de toute énergie. Ainsi que l’avait prédit la Lionne, les réfugiés commençaient à se dépouiller de leurs biens en chemin. S’ils ne laissaient nulle trace de leur passage sur la roche, les sacs abandonnés et les coffrets brisés jetés bas des litières de fortune ou que des bras avaient laissé tomber de lassitude s’accumulaient dans leur sillage. L’allure était désespérément lente et, à la lecture des cartes, il faudrait traverser deux cents lieues de désert avant d’atteindre la grande Route du Roi menant au Silvanesti. À raison de quelques lieues à peine par jour, les rescapés seraient à court de vivres et d’eau bien avant de parvenir à destination. Gilthas avait entendu parler d’oasis, mais ces points d’eau ne figuraient pas sur les cartes. Comment les localiser ? Son unique espoir – celui-là même qui l’avait poussé à entreprendre une traversée aussi périlleuse – était de rencontrer les Fils de la Plaine, le peuple qui avait élu domicile en des lieux aussi mornes et inhospitaliers. Sans leur aide, les qualinesti seraient engloutis par le désert. Naïf, Gilthas avait supposé qu’on voyageait dans les plaines de Poussière comme partout ailleurs en Ansalonie, où il ne passait pas un jour sans qu’on voie un hameau, une ville ou une route… Au lieu-dit Duntol se dressait un village, lui avait-on dit. D’après la carte, il se situait à l’est du Thorbardin. Les elfes avaient donc pris la direction de l’est, marchant en plein soleil sans voir l’ombre d’une agglomération… À perte de vue, on ne distinguait que des rochers rouges écrasés de chaleur. Rien n’arrêtait le regard. Les qualinesti buvaient trop. Gilthas ordonna que les kagonesti rassemblent les outres et rationnent la distribution d’eau. Idem pour la nourriture. Frustrés, les exilés craquèrent. Certains se rebiffèrent, d’autres supplièrent, des larmes plein les yeux. Gilthas se montra inflexible. Il le fallait. Et certains elfes qui maudissaient le soleil se mirent à maudire leur suzerain plutôt… Par bonheur – et c’était bien le seul motif de réjouissance pour Gilthas – Palthainon était trop mal en point pour fomenter de nouveaux troubles. — Quand l’eau manquera, dit la Lionne, nous saignerons les chevaux et survivrons encore quelques jours. — Et quand les bêtes mourront ? Elle haussa les épaules. Le lendemain, deux elfes succombèrent aux assauts du soleil. Faute d’outils pour casser le roc, on ne put leur donner une tombe décente. Enveloppés dans des manteaux de laine, on les fit descendre avec des cordes dans des crevasses. La tête lui tournant, Gilthas regarda avec envie ces cavités. Il devait y faire frais… Il sentit quelqu’un lui toucher le bras. — On a de la compagnie…, dit la Lionne en désignant le nord. Une main en visière, il aperçut trois cavaliers, au loin, mais sans parvenir à discerner de détails. Tout juste croyait-il voir trois taches sombres et informes… Les regardant jusqu’à en avoir mal aux yeux, il eut beau crier à s’érailler la voix et agiter les bras, les inconnus ne s’approchèrent pas. Peu désireux de perdre davantage de temps, Gilthas donna l’ordre de reprendre la route. — Les guetteurs se remettent en mouvement, annonça la Lionne. — Mais ils ne se dirigent pas vers nous, constata Gilthas avec amertume. Les cavaliers étrangers suivirent une trajectoire parallèle à celle des elfes, disparaissant parfois derrière des rochers. Ils ne cherchaient pas à se dissimuler. Au contraire. Ils tenaient visiblement à ce que les nouveaux venus aient conscience d’être tenus à l’œil. Ils ne semblaient pas menaçants non plus. Logique, puisque le soleil aurait tôt fait de les débarrasser des intrus… Les plaintes des enfants et les râles des mourants dans les oreilles, Gilthas n’y tint plus. — Tu vas leur parler ! comprit la Lionne d’une voix altérée par la soif. La gorge trop sèche pour articuler encore des mots, il hocha la tête. — Si ce sont des Fils de la Plaine, ajouta-t-elle, ils risquent de t’abattre. Ils détestent les étrangers qui viennent piétiner leurs plates-bandes… Lui prenant la main, il la porta à ses lèvres. Puis il tourna bride et galopa en direction du nord, vers les cavaliers. La lionne ordonna une halte. Les elfes s’effondrèrent sur les rocs brûlants de soleil. Certains regardèrent leur jeune monarque s’éloigner, mais dans leur vaste majorité ils étaient trop épuisés et abattus pour s’enquérir de ce qui se passait – ou même se soucier du sort qui les attendait. Les étranges observateurs laissèrent le roi venir sans se porter à sa rencontre ni le fuir. Gilthas ne distinguait guère de détails et, en se rapprochant, il en saisit la raison. Leurs vêtements blancs les enveloppaient de pied en cap – des protections efficaces contre le soleil et l’infernale chaleur. Des épées battaient leurs flancs. Sous les capuches tirées qui dissimulaient en partie leurs traits burinés, ils avaient un regard froid, indéchiffrable. L’un d’eux, le chef sans doute, fit avancer sa monture. Mais Gilthas garda à l’œil un autre cavalier, très élancé, qui se tenait un peu à l’écart. Son instinct lui souffla que celui-là, dominant ses compagnons d’une bonne tête, était le vrai dirigeant. Épée au clair, le barbare de tête cria quelque chose – d’incompréhensible pour l’elfe, mais d’éloquent par le ton et l’attitude. Gilthas leva des mains brûlées de soleil pour montrer qu’il était désarmé et venait en paix. — Bin’on du’auth…, réussit-il à articuler en dépit de ses lèvres craquelées. Bonjour ! Un flot de paroles inintelligibles lui répondit, lui paraissant toutes plus indiscernables les unes des autres. Le rouge de l’embarras lui montant au front, il passa au commun. — Je suis navré, ce sont les seuls mots que je connaisse dans votre langue. Pour sa gorge desséchée, chaque parole était une torture. Brandissant sa lame, son interlocuteur talonna sa monture. Sa lame siffla aux oreilles de Gilthas, qui resta de marbre, ne bronchant pas. Le fils de la Plaine fit volter son cheval et revint au galop… Il s’arrêta tout près de l’elfe en faisant voler le sable dans une belle démonstration d’art équestre. Gilthas allait reprendre la parole, mais le grand cavalier leva une main dissuasive et avança à son tour, posant sur l’elfe un regard approbateur. Il parla en commun. — Vous avez du courage. — Non, répondit l’elfe. Je suis trop las pour réagir. Partant d’un petit rire abrupt, l’inconnu fit signe à son camarade de rengainer son épée. Puis il se retourna vers Gilthas. — Pourquoi les elfes quitteraient-ils leurs belles terres grasses pour venir envahir les nôtres ? Malgré lui, Gilthas regarda, fasciné, l’outre gonflée d’eau de son interlocuteur. Il dut se faire violence pour relever les yeux vers l’homme. — Nous n’envahissons pas vos terres, assura-t-il en tentant d’humecter ses lèvres desséchées, nous tentons de les traverser… Nous allons chez nos cousins, les silvanesti. — Vous ne comptez pas vous installer dans les plaines de Poussière ? demanda l’homme visiblement épris de concision. En voilà un qui doit apprécier la mesure et l’économie en toutes choses, pensa Gilthas. Parler pour ne rien dire ? Gaspiller son énergie ou sa salive ? Très peu pour lui… — Vous pouvez me croire, certainement pas ! s’écria le jeune roi avec les accents de la ferveur. Nous sommes le peuple des arbres verts et de l’eau vive ! À ces mots, il fut pris d’une profonde mélancolie. S’il lui était resté des larmes, il les aurait versées. — Ou nous retournerons dans nos forêts, ou nous mourrons. — Pourquoi fuyez-vous vos terres vertes et vos rivières ? Gilthas vacilla sur sa selle. Il déglutit à plusieurs reprises, tentant de s’humecter la bouche pour continuer à parler. En vain. Un filet de voix rauque sortit de ses lèvres parcheminées. — Le dragon Béryl a attaqué notre royaume. La bataille lui a coûté la vie mais Qualinost est détruite. Beaucoup d’elfes, d’humains et de nains ont également péri. À présent, les chevaliers noirs nous ont envahis. Ils veulent nous exterminer… Nous n’avons plus la force de les combattre, alors nous devons… Quand il reprit conscience, il gisait sur le dos, face au ciel et à l’orbe solaire implacable. L’homme de haute taille était accroupi près de lui, un de ses compagnons lui versant de l’eau goutte à goutte dans la gorge. L’homme secoua la tête. — J’ignore ce qui l’emporte des deux… Le courage des elfes, ou leur ignorance. Voyager de jour en plein soleil, sans vêtements appropriés… Il secoua derechef la tête. Gilthas lutta pour se redresser. L’homme qui le faisait boire le força à se rallonger. — Sauf erreur de ma part, continua le chef, vous êtes Gilthas, le fils de Lauralanthalasa et de Tanis Demi-Elfe. Le roi ouvrit des yeux ronds. — Comment le savez-vous ? — Je suis Vagabond, le fils de Rivebise et de Lunedor. Et voici mes compagnons… Il ne les nomma pas, les laissant se présenter. Ce qu’ils ne firent pas. Un peuple à l’évidence taciturne… — Nous vous porterons secours, ajouta Vagabond. Ne serait-ce que pour vous voir partir plus vite. Il y avait des façons plus gracieuses de tendre la main… Mais à cheval donné… — Si vous voulez le savoir, continua Vagabond, c’est à ma mère que vous devrez votre salut. Elle m’a envoyé à votre recherche. Gilthas n’y entendait goutte ; il pouvait seulement supposer que Lunedor avait « vu » leur calvaire en vision… — Comment va-t-elle ? Les gouttes d’eau fraîche avaient un arrière-goût bizarre – qui n’était pas sans rappeler la chèvre… Gilthas ne les aurait pourtant pas échangées contre le vin le plus fin du monde. — Elle est morte. Décontenancé par le ton détaché de l’homme, dont le regard lointain semblait se diluer dans les brumes de l’horizon, Gilthas allait marmonner quelques paroles de consolation, mais il n’en eut pas le temps. — Son esprit m’est revenu en rêve avant-hier pour m’inciter à aller au sud. Elle n’a pas dit pourquoi. Comme elle n’a pas été enterrée, elle voulait sans doute que je retrouve son corps… » Et voilà que je tombe sur vous… Sauriez-vous où elle est ? Avant que Gilthas ait pu répondre, il continua. — Elle aurait fui la Citadelle avant l’attaque du dragon, mais nul ne sait où elle est allée. Elle était en proie à la folie, dit-on, ou frappée de sénilité. Pourtant, son esprit ne m’a pas paru dément quand elle s’est adressée à moi. Elle semblait prisonnière… Selon l’elfe, si la mère était saine de corps et d’esprit, on ne pouvait pas en dire autant de son fils. Avec ses histoires à dormir debout de songes prémonitoires et de cadavres baladeurs… Néanmoins, sa vision leur sauvait la vie. Gilthas répondit simplement qu’il ignorait où était Lunedor, qu’elle soit morte ou vive… Le cœur lourd, il repensa à sa propre mère, dont la dépouille gisait au fond d’un nouveau lac… Léthargique, pris dans les rets d’une immense lassitude, il aurait voulu rester allongé là des jours entiers, de l’eau fraîche coulant dans sa gorge… Mais son peuple comptait sur lui. Sourd aux admonestations des barbares, il réussit à se relever. — Nous voudrions atteindre Duntol, dit-il. — Vous êtes trop au sud, répondit Vagabond en se relevant à son tour. Il y a une oasis, près d’ici. Vous pourrez vous y reposer quelques jours avant de reprendre la route. J’enverrai mes hommes à Duntol chercher des vivres et des fournitures. — Nous avons de l’argent… (Devant la mine outragée du fils de Lunedor, il ravala ses paroles malheureuses.) Nous trouverons un moyen de vous prouver notre gratitude… — Quittez notre territoire ! insista fermement Vagabond. Avec le dragon qui annexe toujours plus de terres, au nord, nos ressources sont assez limitées comme ça. — C’est bien notre intention, soupira Gilthas d’une voix lasse. Je l’ai dit, notre destination est le Silvanesti. Le dévisageant longuement, Vagabond allait ajouter quelque chose quand il se ravisa. Tourné vers ses compagnons, il parla dans leur langue. Un instant, Gilthas se demanda ce que son interlocuteur avait pu être sur le point de dire, mais sa curiosité s’évapora en un éclair, tant il devait mobiliser ses dernières forces rien que pour rester debout. Il fut heureux de voir qu’on avait abreuvé son cheval. Les deux compagnons de Vagabond s’éloignèrent à bride abattue. Leur chef proposa de chevaucher aux côtés de l’elfe. — Je vous montrerai comment vous habiller convenablement pour protéger votre belle peau du soleil, dit-il. Vous devez voyager la nuit, à la fraîche, et dormir le jour, quand la chaleur monte. Mes hommes soigneront vos malades et vous apprendront à construire des abris contre le soleil. Je vous guiderai jusqu’à la Route du Roi que vous pourrez suivre jusqu’au Silvanesti. Et vous ne reviendrez pas. — Pourquoi martelez-vous cela ? grogna Gilthas. Sans vouloir vous offenser, Vagabond, comment pourrait-on vouloir vivre dans un lieu aussi désolé ? Même les Abysses, ce summum de désolation, seraient préférables ! Il craignit d’être allé trop loin, et s’apprêtait à s’excuser, quand il entendit son interlocuteur glousser tout bas, sous le bout de tissu qui lui couvrait le visage. Cette réaction lui rappela Rivebise, qu’il avait croisé lors d’une visite de Lunedor à ses parents, dans un lointain passé. — Le désert a sa propre beauté, répondit Vagabond. Après la pluie, les fleurs éclosent à vue d’œil, parfumant l’air de leur douceur. Le rouge de la roche contre le bleu du ciel, le ballet des nuages et leurs ombres, l’amarante et l’armoise… Tout ça me manque quand je m’éloigne, aussi vrai que vous vous languissez des feuillages verts, des pluies continuelles, des lianes et d’un air saturé d’humidité qui vous ronge les poumons à petit feu… — Les Abysses de l’un sont le paradis de l’autre, on dirait…, fit Gilthas avec un sourire. Gardez votre Éden, Vagabond, je m’en tiendrai au mien peuplé d’arbres et de rivières. — Je l’espère pour vous. Mais je n’y compterais pas trop à votre place. — Comment ça ? fit Gilthas, alarmé. Que savez-vous que j’ignore ? — Rien de certain… Je n’étais pas décidé à vous le dire, mais le vent charrie autant les rumeurs que le pollen… — Celle à laquelle vous faites allusion semble vous avoir convaincu… (Vagabond gardant le silence, il chercha à le rassurer :) Quoi qu’il ait pu se passer, nous irons au Silvanesti. Je vous l’assure, nous ne resterons pas dans le désert plus que nécessaire. Vagabond se tourna vers le groupe d’elfes aux vêtements bigarrés dont les vives couleurs avaient « éclos » en bouquets éclatants au milieu de cet univers minéral sans la bénédiction de quelque rosée ou pluie providentielle que ce soit. Puis il regarda Gilthas, dardant sur l’elfe son regard sombre. — On murmure que le Silvanesti serait tombé aussi entre les mains des chevaliers noirs. Vous n’en avez rien su ? — Non. — J’aurais voulu vous en apprendre davantage, mais inutile de vous rappeler que les Oreilles Pointues ne nous font pas de confidences… Y croyez-vous ? Gilthas secoua vigoureusement la tête. Mais au fond de lui… Parler avec assurance devant ces étrangers était une chose. Se convaincre lui-même en serait une autre… Depuis la chute de Qualinost, il n’avait plus aucune nouvelle en vérité de la reine du Silvanesti en exil, Alhana Brisétoile. Et ce depuis des semaines. Avant même la chute de Qualinost… Elle avait lutté pour abattre le bouclier ensorcelé et revenir dans son royaume. Aux dernières nouvelles, le bouclier avait bel et bien été levé et, à la tête de ses fidèles, Alhana se tenait prête à revenir dans sa mère-patrie. Certes, les messagers d’Alhana auraient eu quelque difficulté à entrer en contact avec Gilthas, qui était maintenant par monts et par vaux, mais les éclaireurs du Silvanesti étaient les amis des aigles, des faucons et de toutes les bêtes au regard perçant. S’ils l’avaient voulu, ils auraient retrouvé Gilthas… Or, Alhana ne lui avait dépêché aucun messager. Et c’était peut-être bien la raison. Si la rumeur était fondée, un nouveau drame s’ajoutait à la liste. Et les exilés, loin de fuir le danger, couraient se jeter dans la gueule du loup… Mais vivre dans le désert était hors de question. Quitte à mourir, pensa Gilthas, que ce soit au moins à l’ombre d’un arbre. Il se redressa sur sa selle. — Merci de me prévenir… Un elfe averti en vaut deux. J’en ferai part à mon peuple. Combien de jours nous faudra-t-il pour gagner la Route du Roi ? — Ça dépendra de votre courage, répondit l’homme. (Si le tissu qui lui couvrait le visage empêchait Gilthas de voir ses lèvres, il vit du moins ses yeux sombres s’éclairer d’un petit sourire.) Si vos compagnons sont du même bois que vous, ce sera assez rapide. Goûtant le compliment, Gilthas aurait voulu être sûr de le mériter. Après tout, dans certaines circonstances, l’épuisement pouvait prendre l’apparence du courage. 10. Forcer une prison Gerard entendait entrer à Solanthus à pied. À environ deux lieues de la ville, il confia sa monture à une auberge que le jeune Richard lui avait recommandée. En profitant pour avaler un repas chaud et consistant (à peu près tout ce qu’on pouvait en dire de bien, du reste), Gerard avait écouté les dernières rumeurs. Un mercenaire comme lui, en quête de travaux bien payés, avait tout intérêt à se tenir informé… On lui dit aussitôt tout ce qu’il y avait à savoir, et plus encore. La débandade catastrophique des chevaliers solamniques, la prise de Solanthus par les chevaliers noirs de Neraka… Après plusieurs semaines de calme plat, les voyageurs se faisant rares, l’aubergiste espérait voir les affaires reprendre. Selon les rapports, les citadins de Solanthus n’étaient pas soumis à la torture ou massacrés comme on l’avait d’abord craint. Au contraire, l’occupant les encourageait à reprendre leurs activités comme si de rien n’était. Bien sûr, certains avaient été jetés en prison, mais ils l’avaient sûrement mérité. Au lieu de « raccourcir » les vaincus, le commandant des chevaliers – une frêle jeune fille, disait-on – les évangélisait. Elle avait même ordonné qu’on recycle un ancien temple de Paladine pour le dédier au nouveau dieu. Elle soignait les malades et multipliait les prodiges… Le peuple de Solanthus commençait à l’encenser. Les voies commerciales entre Solanthus et Palanthas, longtemps condamnées, avaient été rouvertes au trafic des biens et des personnes. Les marchands étaient ravis. L’un dans l’autre, ajouta l’aubergiste, ç’aurait pu être pire… — Des dragons maléfiques rôderaient par ici, à ce qu’il paraît, dit Gerard en imbibant son méchant pain rassis de jus de viande figé – la seule façon de rendre les deux passables… Et pis, que les Morts arpentent Solanthus ! L’aubergiste, une femme, renifla de dédain. Elle aussi en avait entendu parler. Mais pour sa part, elle n’avait pas vu de dragons et encore moins de fantômes venus lui demander le gîte et le couvert. Gloussant de son propre humour, elle partit servir un autre client – qui ne se doutait pas encore de l’indigestion qui le menaçait… Gerard en profita pour donner les restes de son repas, plutôt mastoc, au chien de la maison, tout en assimilant ce qu’il venait d’entendre. Il savait à quoi s’en tenir, lui qui avait vu les dragons bleus et rouges survoler la cité, et les âmes des trépassés se lancer à l’assaut des remparts… Chaque fois qu’il revoyait en esprit ces bataillons effroyables aux yeux vides, aux doigts crochus et aux bouches ouvertes, sa nuque se hérissait. Tout ça n’avait rien eu d’imaginaire. C’était inexplicable, mais réel ! Apprendre que les vaincus étaient si bien traités le surprenait. Qu’ils portent Mina dans leur cœur, en revanche, l’étonnait beaucoup moins. Aussi bref qu’ait été son entretien avec la maîtresse charismatique des chevaliers noirs, il gardait de Mina un souvenir d’une netteté limpide : ses féroces prunelles d’ambre, sa rousseur, son timbre de voix, ses paroles… Sa clémence vis-à-vis des Solanthiens lui rendrait-elle la tâche plus ardue ou plus facile ? Débattant intérieurement, il finit par conclure que l’unique moyen de le découvrir serait d’y aller et de voir ça par lui-même. Seul le temps le dirait. Payant son écot, et les soins de son cheval pour une semaine, Gerard partit à pied pour Solanthus. En vue des remparts, loin de chercher à entrer tout de suite en ville, il fit halte dans un bosquet et s’installa de manière à voir sans être vu. Il lui fallait plus de renseignements sur la ville – de la bouche d’un certain type d’énergumènes. Après une demi-heure, sa patience fut récompensée, car de petites créatures furent expulsées de la cité à coups de pied dans le fondement… Elles se relevèrent en se frottant le derrière, s’époussetèrent le plus naturellement du monde, se serrèrent la main et s’en furent chacun de leur côté. L’un d’eux passa près de Gerard, qui l’appela avec de grands signes amicaux. Aussitôt, le kender intrigué se tourna vers lui. Se rappelant que c’était pour la bonne cause, le chevalier se fendit d’un sourire engageant et l’invita à venir s’asseoir près de lui afin de deviser. — Je m’appelle Chèvredeuil Enchevêtre… Bonté divine, ce que vous êtes laid ! ajouta-t-il d’un ton enjoué en scrutant le visage grêlé de l’humain, admirant sa chevelure rebelle couleur paille. Vous devez être un des hommes les plus affreux que j’aie jamais vus ! La Mesure le promettait : tous ceux qui, par amour de la patrie, consentaient au sacrifice suprême, étaient récompensés dans l’Après-vie. Gerard en déduisit que cette expérience-là lui vaudrait une suite royale dans quelque palais céleste… Les dents serrées, il lâcha qu’il ne serait jamais élu Reine de Mai, et qu’il le savait. — Et quels yeux bleus ! renchérit Chèvredeuil. Trop bleus, si vous me permettez ! Aimeriez-vous voir ce que j’ai dans mes sacoches ? Avant que le chevalier ait pu répondre, le kender avait vidé dans l’herbe le contenu de plusieurs bourses – toutes ses possessions –, et commencé à les trier avec enthousiasme. Gerard interrompit son nouvel ami avant qu’il lui conte par le menu comment il était entré en possession d’un marteau ayant jadis appartenu à un rétameur ambulant poursuivi par la poisse. — Vous venez de quitter Solanthus… Comment c’est ? La ville serait aux mains des chevaliers noirs… Chèvredeuil hocha vigoureusement la tête. — C’est à peu près pareil qu’ailleurs. La garde municipale nous regroupe et nous expulse. Sauf qu’on nous amène d’abord dans un vieux temple… Des initiés de la Citadelle de Lumière étaient rassemblés devant une fille vêtue et cuirassée comme un chevalier. C’était très amusant ! Elle avait des yeux vraiment très bizarres… Plus encore que les vôtres ! Elle s’est campée devant les initiés réunis et leur a parlé d’un dieu unique, puis a montré une belle dame couchée dans un sarcophage d’ambre à qui l’Unique avait rendu sa jeunesse et sa beauté. Et ce n’était pas tout ! Il allait aussi la ressusciter ! » Des initiés ont commencé à pleurer en contemplant la belle dame. On les a séparés en deux groupes : ceux qui voulaient en savoir plus sur l’Unique et ceux qui refusaient – dont un vieil homme, un certain « maître des Étoiles », je crois. Puis la fille est venue nous bombarder de questions, nous parler de son dieu venu sur Krynn et nous demander si nous désirions le vénérer. — Et alors ? fit Gerard, sa curiosité piquée au vif. — J’ai dit oui, bien sûr ! s’écria Chèvredeuil, sidéré que l’humain ait pu imaginer autre chose… Je ne suis pas mal élevé ! Puisque ce nouveau dieu s’est donné tant de peine, on ne va pas le bouder… On devrait au contraire l’encourager ! — Mais n’est-il pas dangereux d’adorer une divinité dont on ne sait rien ? — J’en sais déjà beaucoup, assura Chèvredeuil. Du moins sur ce qui semble important… Il aime énormément les kenders, a dit la fille. Au point qu’il en cherche un en particulier. Si nous le rencontrons, nous l’amènerons, et nous aurons une énorme récompense. Nous avons promis de nous lancer à sa recherche, et j’en ai bien l’intention moi aussi. Vous ne l’auriez, pas croisé, par hasard ? — Vous êtes le premier kender que je voie depuis des jours. (Et j’espère, le dernier…) Comment êtes-vous entré en ville sans… ? — Son nom est Tasslehoff Racle-Pieds, précisa Chèvredeuil, tout à sa quête, et il… — Quoi ? s’écria Gerard. Quel nom ? — Quand ? C’est ce que j’ai demandé à propos de Solanthus et même à propos de la fille, ce que j’ai aussi dit à propos du nouveau dieu… — Le kender… Le kender spécial… Vous avez dit qu’il s’appelait Tasslehoff Racle-Pieds ? — Nous parlons du Tasslehoff Racle-Pieds, pas de n’importe lequel, s’il vous plaît ! — J’imagine… Le jeune homme se remémora le kender à cause de qui tout était arrivé. La petite peste qui s’était fait enfermer dans le Sépulcre des Derniers Héros, à Solace. — Mais dans le doute, il faudra ramener à Sanction tous les kenders qui répondront à ce nom afin que la fille leur jette un coup d’œil. — À Solanthus, pas à Sanction, fit Gerard. Fasciné par un fragment de verre bleu, le kender le brandit fièrement. — Serait-ce un saphir ? — Non, c’est un bout de verre bleu. Vous devez amener Racle-Pieds à Sanction ? Solanthus, plutôt… La fille et son armée sont à Solanthus, pas à Sanction. — J’ai dit Sanction ? (Chèvredeuil se gratta la tête. Après réflexion, il acquiesça.) C’est bien Sanction. Elle nous a informés qu’elle ne resterait pas à Solanthus et serait bientôt à Sanction avec son armée. Le nouveau dieu y aura un temple gigantesque. Et c’est bien à Sanction qu’elle désire voir Racle-Pieds. Voilà qui répond au moins à une question, pensa Gerard. — Eh bien, moi, je pense que c’est un saphir, dit le kender en rangeant le bout de verre dans une de ses escarcelles. — J’ai connu un Tasslehoff Racle-Pieds…, commença le jeune homme en hésitant. — Vraiment ? (Chèvredeuil dansa d’excitation.) Où est-il ? Comment le retrouver ? Gerard lui fit signe de se calmer. — Je ne l’ai plus revu depuis longtemps. Mais je me demandais ce qu’il avait de si singulier. — Je ne crois pas que la fille l’ait précisé… Cela dit, j’ai peur de m’être assoupi quelques instants. On est restés assis longtemps. Chaque fois que l’un de nous faisait mine de bouger, un soldat le rappelait à l’ordre d’un coup de plat d’épée. C’est moins drôle qu’il y paraît ! Quelle était la question ? S’armant de patience, Gerard la répéta. Les sourcils froncés, histoire de mieux réfléchir, Chèvredeuil répondit : — Je me souviens seulement qu’il a une grande importance aux yeux de l’Unique. Si vous revoyez votre ami, vous lui direz que le dieu le cherche ? Et vous citerez mon nom ? — C’est promis. À présent, imaginons qu’un type ait une excellente raison de ne pas entrer à Solanthus par la grande porte… Par où pourrait-il passer ? — Un type de votre taille ? Chèvredeuil le lorgna d’un air perspicace. Le jeune homme haussa les épaules. — À peu près… — Et que vaudrait le renseignement pour un type de votre taille ? Ayant tout prévu, Gerard sortit une bourse pleine de colifichets tous plus intrigants et curieux les uns que les autres, récoltés au manoir du seigneur Ulrich. — Choisissez. Une parole malheureuse… Miné par l’indécision, le kender finit par être tiraillé entre un bijou et une botte sans talon. — Prenez-les tous les deux, dit Gerard. Frappé par tant de générosité, Chèvredeuil décrivit une foule d'endroits où se faufiler dans la ville sans attirer l’attention. Hélas, ses indications étaient trop embrouillées pour être utiles. Il sautait du coq à l’âne, ajoutant des détails à ce qu’il n’avait pas encore mentionné, ou apportant des corrections à ce qu’il venait de dire un quart d’heure plus tôt. Sa patience épuisée, Gerard lui sauta dessus et, perché sur lui à califourchon, l’obligea à tout reprendre depuis le début, avec méthode et concision – un processus terriblement laborieux… Plus d’une fois, il faillit l’étrangler de frustration. Enfin, il en tira trois lieux précis. Le premier convenant mieux à ses besoins, les deux autres serviraient de solutions de réserve. Chèvredeuil lui demanda de jurer sur sa tête blond paille de ne jamais révéler ces sites à quiconque. Gerard obtempéra, amusé. Il aurait parié que le kender avait prêté le même serment à un de ses petits congénères. Puis vint le plus épineux. Se débarrasser de son nouveau compagnon… Naturellement, Chèvredeuil était maintenant convaincu qu’ils étaient les meilleurs amis du monde, sinon des frères ou des cousins… Il suivrait Gerard jusqu’à la fin de ses jours, où qu’il aille. Le jeune homme s’en félicita avec volubilité, puis ajouta qu’il allait se reposer à l’ombre des arbres quelque temps… Peut-être piquerait-il un somme. Un quart d’heure passa. Le kender s’agita de plus en plus. Gerard ne « ronflait » que d’un œil, surveillant en douce ses affaires. N’y tenant plus, Chèvredeuil ramassa les siennes et fila… Il revint à plusieurs reprises tenir un petit discours à son nouvel ami : s’il voyait le Tasslehoff Racle-Pieds, il devait l’amener devant la fille et réclamer la récompense au nom de Chèvredeuil Enchevêtre. Gerard promit encore, et finit par se retrouver seul. Attendant le crépuscule (qui ne viendrait pas avant quelques heures encore), il tua le temps en se perdant en conjectures sur les intentions de Mina. Elle n’était tout de même pas tombée follement amoureuse de Tass ! Elle devait brûler de faire main basse sur l’Artefact à Voyager dans le Temps. Voilà la vérité ! Dans ce cas, les chevaliers solamniques auraient tout intérêt à la battre de vitesse. Il faudrait les prévenir, se dit Gerard. Si d’aventure ils capturaient le kender avant leurs ennemis, ils devraient le garder, lui et sa machine infernale, en empêchant les chevaliers noirs de faire main basse dessus. Pour l’instant, il guettait la tombée de la nuit. 11. La prison de la mort Gerard n’eut aucune difficulté à se faufiler dans la ville. S’il s’était cassé le nez sur son premier choix – preuve que les chevaliers noirs s’évertuaient à obstruer tous les trous à rats –, le deuxième avait été le bon. Et le jeune homme tint parole, ne soufflant mot de l’astuce à quiconque. Les rues de Solanthus étaient sombres et désertes. Selon l’aubergiste, on avait imposé le couvre-feu. Des patrouilles forcèrent Gerard à se réfugier à l’ombre d’un porche puis derrière des tas de détritus. Entre jouer à cache-cache avec les patrouilles, et sa connaissance imparfaite du quadrillage des rues, il lui fallut bien deux heures avant de localiser enfin son objectif : les murs de la maison d’arrêt. Comment s’y introduire ? Tapi à l’ombre d’un porche, il se posait le problème en guettant la moindre occasion. C’était le point faible de ses plans… Entrer par effraction dans une prison se montrait aussi difficile que de s’en évader. Une patrouille pénétra dans la cour, escortant des contrevenants au couvre-feu. Écoutant le rapport des soldats, Gerard apprit que les tavernes étaient fermées sur ordre des chevaliers noirs. Un tenancier rétif avait accueilli quand même de bons clients dans l’espoir de limiter ses pertes. Mais la fête avait dégénéré et attiré l’attention. À présent, les soûlards et le patron allaient être jetés en cellule. Un bougre chantait à tue-tête pendant que l’aubergiste, se tordant les mains, répétait qu’il avait une famille à nourrir. Si on le privait de son gagne-pain, comment ferait-il ? Un autre détenu vomissait tripes et boyaux sur la chaussée. La patrouille avait hâte de se débarrasser de tout ce beau monde. Battant le pavé, elle appela le geôlier à grands cris. Il arriva, l’air peu commode, et protesta ; les cellules étaient surpeuplées. Pendant que le chef de la patrouille et le gardien discutaient, Gerard quitta sa cachette, traversant la rue en flèche, et se mêla au groupe des prisonniers. Capuche tirée sur le front, épaules voûtées, il fit de son mieux pour se fondre dans le décor, talonnant les autres au plus près. Quand un citadin se tourna vers lui en battant des cils, il retint son souffle. Mais l’homme sourit aux anges, posa la tête sur son épaule et… fondit en larmes. Le chef de la patrouille menaça de tourner les talons en laissant les contrevenants dans la rue. Mais il rapporterait l’incident à ses supérieurs. Intimidé, le geôlier ouvrit la porte et appela les gardes en beuglant. Les prisonniers pris en charge, les soldats s’éloignèrent au pas. Gerard et les autres furent répartis dans les geôles. Dès que le geôlier parut, les prisonniers se mirent à beugler. Il fit la sourde oreille. La cellule où échoua le jeune homme était si bondée qu’il n’osa s’asseoir de peur d’être aussitôt piétiné. Les cellules adjacentes étaient également pleines d’hommes d’un côté et de femmes de l’autre, braillant à pleins poumons pour qu’on les laisse sortir. La puanteur des corps sales, du vomi et des déchets était quasi insupportable. La bile lui montant à la gorge, Gerard s’obstrua les narines et la bouche en cherchant futilement à filtrer ces remugles, et se fraya un chemin jusqu’au fond de la cellule. Aussi loin que possible du seau d’aisance qui débordait… S’il avait eu peur d’être trop propre pour ce qu’il se proposait d’accomplir, il n’aurait plus ce souci, désormais. Encore quelques heures dans ce trou, et il puerait jusqu’aux cieux. Combien de litres d’eau et de pains de savon faudrait-il avant qu’il se sente de nouveau propre ? Après avoir tant bien que mal calmé son estomac indigné, il remarqua une cellule voisine, large et spacieuse, qui paraissait vide. « Caressant » du coude les côtes d’un compagnon d’infortune, il leva un pouce. — Pourquoi n’y met-on personne ? — Rien ne te retient, compère, fit l’homme en lui décochant un regard noir. Moi, je suis bien là, ne t’en déplaise. — Mais elle est vide ! — Que nenni ! Tu ne les distingues pas, c’est tout. Une bonne chose…, ajouta le type en grimaçant. Les voir le jour est déjà assez moche ! — Qui ça ? — Des sorciers ! Enfin… à présent, on ne sait même plus ce qu’ils sont… — Pourquoi ? Que leur est-il arrivé ? — Tu verras, lui prédit l’homme, renfrogné. Si tu me laissais pioncer en paix, l’ami ? Sur ces mots, le type s’accroupit et ferma les yeux. Gerard pensa que ce ne serait pas un mauvais exemple à suivre. Si du moins il parvenait à trouver le sommeil… Morose, il songea qu’il n’y arriverait sans doute jamais. Agréablement surpris, il se réveilla quelques heures plus tard et vit des rayons de soleil filtrer des fenêtres à barreaux. Il se frotta les yeux puis jeta des coups d’œil intrigués à la cellule voisine en se demandant ce qui pouvait rendre ces sorciers-là tellement redoutables… Et sursauta. — Palin ? appela-t-il à voix basse, le visage pressé contre les barreaux qui séparaient les deux geôles. C’est vous ? Honnêtement, il n’avait aucune certitude. On aurait bien dit Palin… Mais, si c’était lui, le mage habituellement si soucieux de sa personne ne s’était plus baigné, rasé ou peigné depuis des semaines. Bref, il ne soignait plus son apparence. Le regard dans le vide, l’air parfaitement inexpressif, il ne bougeait pas un cil. À ses côtés se tenait un elfe si émacié qu’on aurait cru un squelette, les cheveux noirs – plutôt inhabituel chez les Oreilles Pointues où la blondeur prédominait – et le teint couleur os. Sans doute noires à l’origine, ses robes raides de poussière et de crasse avaient viré au gris. Et son visage n’était pas plus expressif que celui de son compagnon. Gerard appela Palin de plus belle, forçant la voix pour couvrir les quintes de toux, les halètements, les sifflements et les complaintes de ses compagnons de cellule. Une petite douleur au cou interrompit le jeune homme. — Maudites puces ! cracha-t-il en se frappant la nuque. Le mage tourna la tête vers lui. — Palin ? Que faites-vous là ? Que vous arrive-t-il ? Êtes-vous blessé ? Au diable, cette vermine ! ajouta-t-il en se frottant vigoureusement le haut du dos. Palin regarda longuement Gerard, comme s’il guettait une parole ou un geste. Puis, le chevalier réitérant ses questions, il détourna les yeux et retourna à sa morne contemplation du néant. Après de nouvelles tentatives, le chevalier baissa les bras. À force de gratter, les picotements disparurent. — Que leur a-t-on fait ? demanda-t-il à un autre prisonnier. — Qui sait ? À mon arrivée, il y a trois jours, ils étaient déjà comme ça. On leur donne régulièrement à boire et à manger. Ils restent ainsi du matin au soir et du soir au matin… Ça fout les jetons, l’ami, c’est moi qui vous le dis ! En effet, pensa Gerard. À voir les taches de sang, sur ses robes, Palin avait dû être battu ou torturé jusqu’à en perdre la raison… Le cœur lourd de chagrin et de pitié, le chevalier se gratta distraitement le cou puis se détourna. Pour l’instant, il n’y pouvait rien. Mais si son plan portait ses fruits, plus tard, il serait en mesure d’intervenir. Évitant comme la peste le matelas infesté – la source indubitable de ses démangeaisons –, il s’accroupit à côté. — Quelle perte de temps ! grogna Dalamar. Une de plus ! Son esprit planait près de l’unique fenêtre de la prison. Même dans les limbes crépusculaires où le sort l’avait jeté – lui qui n’était ni vivant ni mort –, il avait l’impression de suffoquer entre les épaisses murailles. Était-ce à dire qu’il continuait à respirer malgré tout ? Une pensée réconfortante. — Qu’espériez-vous ? Vous ne prépariez pas une blague, j’imagine ? — Non, souffla l’esprit de Palin. Si vous tenez à le savoir, j’essayais d’entrer en contact avec le jeune homme. — Bah ! Vous devriez avoir plus de bon sens ! Il se moque bien de notre sort. Toutes ces épaves se soucient de nous comme d’une guigne. Qui est-ce, d’ailleurs ? — Gerard, un chevalier solamnique que j’ai rencontré au Qualinesti… Nous étions devenus amis… Enfin, presque… Vous savez en quelle piètre estime les Solamniques tiennent les mages. Et je l’avoue, je ne me suis guère montré courtois. Enfin… (Palin se rappela ce que ça faisait, de soupirer.) J’ai cru que je pourrais entrer en communication avec lui comme mon père l’avait fait avec moi. — Caramon vous aimait et il avait un message important à transmettre. En outre, il était on ne peut plus mort. Ce qui n’est pas tout à fait notre cas. Alors… Qu’espériez-vous que Gerard entreprendrait pour nous ? Silence… — Allons, Palin ! Nous ne sommes plus en position de nous faire des cachotteries ! Dans ce cas, pensa le fils de Caramon, pourquoi continuez-vous vos excursions en solitaire ? Et ne me dites pas que vous allez dans la pinède pour goûter aux joies de la nature… Où fuyez-vous et pourquoi ? Longtemps après leur retour de la mort, les esprits des mages étaient restés enchaînés à leurs corps, aussi vrai qu’un prisonnier est enchaîné au mur de sa geôle. Cherchant un moyen de revenir à la vie, Dalamar s’était avisé le premier que ces chaînes étaient de leur propre fait. Comme ils n’étaient pas tout à fait morts, leurs âmes n’étaient pas asservies à Takhisis, au contraire de celles du fleuve des trépassés. Dalamar avait rompu le lien entre son corps et son âme. Son esprit avait quitté Solanthus… Mais pour où ? Ça, il ne le précisait pas à Palin. Et quoi qu’il en soit, il était toujours forcé de revenir. Leur âme tendait à couver jalousement leur corps – autant que l’avare couve la cassette qui renferme tous ses trésors. Palin avait tenté de suivre l’exemple de l’elfe en s’aventurant dans le triste univers des autres âmes retenues prisonnières. Mais la crainte que quelque chose arrive à son enveloppe charnelle pendant ce temps l’avait rapidement contraint à renoncer à ces escapades. Il était revenu bien vite, retrouvant la coquille vide de son corps au regard fixe… Il aurait dû s’en réjouir, mais au fond il se sentit amèrement désappointé. Depuis, il s’était abstenu de renouveler l’expérience. De toute façon, les Morts ne le voyaient et ne l’entendaient pas plus que les Vivants. Dalamar en revanche multipliait les excursions – quoique jamais bien longues. Il devait contacter Mina et tenter de négocier son retour à la vie… Sans possibilité d’en avoir le cœur net, Palin l’aurait cependant parié. — Si vous tenez à le savoir, répliqua-t-il enfin, j’aurais voulu persuader Gerard de me tuer. — Ça ne marcherait pas. Croyez-vous que je ne l’aie pas envisagé ? — Pourquoi tant de certitude ? insista Palin. Nos corps vivent ! Nos blessures sont guéries ! Nous infliger de nouvelles plaies mortelles pourrait trancher le lien qui nous rattache à nos chairs. — Et Takhisis nous ramènerait à cette macabre caricature de vie. Vous ne comprenez toujours pas ? Pourquoi notre déesse nous entretient-elle comme mon shalafi, jadis, nourrissait les pauvres créatures qu’il avait baptisées les Vivants ? Au même titre que ces misérables monstres, nous sommes son expérience. Elle déterminera tôt ou tard si c’est un échec ou un succès. Pas nous. Ne croyez-vous pas que j’aie essayé ? Le ton amer de cette exclamation confirma ses doutes à Palin. — Pour commencer, Takhisis n’est pas ma reine. Veuillez cesser de me fourrer dans le même sac que vous. Ensuite, que signifie cette histoire d’expérience ? Elle veut l’Artefact à Voyager dans le Temps, un point c’est tout ! Voilà pourquoi elle nous garde sous la main, de toute évidence, au cas où elle parviendrait à s’en emparer ! — Au début, c’était vrai. Mais en nous voyant nous en tirer si bien, d’autres idées lui sont venues. Pourquoi laisser pourrir sur pied de la bonne chair ambulante au lieu de s’en servir ? Elle a déjà une armée de fantômes. Pourquoi ne pas y ajouter des bataillons de cadavres animés ? — Vous semblez convaincu… — Je le suis. On pourrait dire que je le sais de source sûre. — Raison de plus pour mettre un terme à cette sinistre mascarade ! Je… L’esprit de l’elfe se rapprocha soudain de son corps. — De la visite ! Des gardes entrèrent dans la cellule pour en sortir les kenders, encordés les uns aux autres. Ils les traînèrent derrière eux sous les vociférations et les quolibets des autres détenus. Soudain, le tumulte cessa. Un silence impressionnant retomba. Tête droite, Mina remonta le couloir, sans un regard pour les détenus qui tendaient une main suppliante à travers les barreaux. Certains pourtant, effrayés, reculaient dans l’ombre. Elle s’arrêta devant la cellule des mages, prit la corde des kenders et tira dessus. — Tous affirment être le Tasslehoff Racle-Pieds, dit-elle en s’adressant aux cadavres en sursis. Est-il parmi eux ? L’un de vous le reconnaît-il ? Dalamar secoua la tête. — Et vous, Majere ? Au premier coup d’œil, Palin vit bien qu’aucun d’eux n’était le vrai Tass, mais il refusa de réagir. Que Mina perde donc son temps à chercher le fameux kender… Son acte de résistance n’eut pas l’air de plaire à la jeune femme. — Répondez ! Vous voyez la lumière des royaumes de l’au-delà ? Oui, Palin la voyait. Elle était son seul espoir, et un tourment continuel… — Si vous aspirez à la liberté pour votre âme, répondez ! N’obtenant pas plus de réaction, elle saisit le médaillon qu’elle portait en sautoir. — Répondez ! siffla Dalamar. Quelle importance ? Une simple fouille des kenders révélera qu’ils n’ont pas l’artefact. Économisez vos forces pour quand ça vaudra le coup ! Le cadavre de Palin secoua à son tour la tête. Mina lâcha le médaillon et les kenders qui protestaient à qui mieux mieux de leur identité furent promptement ramenés en cellule. Pensif, Palin se demanda comment Tasslehoff - le seul, l’unique – avait déjoué toutes les tentatives de capture. Mina et son précieux dieu allaient de frustration en frustration, Tass et son artefact jouant le rôle de punaises nichées dans le sommier de la reine… Impossible de dormir en paix ! Cette vulnérabilité devait miner Takhisis. Sa puissance avait beau augmenter, elle voyait l’insupportable kender lui filer constamment entre les doigts. Il n’était jamais où et quand il aurait dû être ! Et s’il lui arrivait malheur – car avait-on jamais vu kender atteindre un âge vénérable ? —, les grandes manœuvres de Sa Majesté tomberaient à l’eau. Une éventualité réjouissante… Était que Krynn et ses peuples sombreraient aussi dans le néant. — Raison de plus pour rester vivant ! dit Dalamar, s’immisçant dans les pensées de son compagnon. Une fois happé par le fleuve des morts, vous vous y noierez, éternelle victime de ses rapides, comme tous ces malheureux. Il nous reste un zeste de libre arbitre, ainsi que vous venez de le découvrir. C’est la faille de l’expérience de Takhisis, un inconvénient qu’elle doit gommer. Elle n’a jamais apprécié le concept de « liberté », vous savez. Notre capacité à réfléchir et à agir par nous-mêmes l’a toujours profondément irritée. À moins qu’elle trouve le moyen de nous enlever ça aussi, nous devons nous y cramponner. C’est notre ultime recours. Quand la chance nous sourira, nous serons prêts à la saisir ! Nous… ou vous ! pensa Palin. Il était amusé et courroucé par l’elfe. Et à la réflexion, honteux de son comportement. Comme toujours, je suis resté dans mon coin à m’apitoyer sur mon sort pendant que mon ambitieux confrère se démenait de son côté… Ça suffit ! Désormais, je serai plus égoïste et entreprenant que deux Dalamar ! Je suis peut-être perdu en terre étrangère, pieds et poings liés et entouré de gens qui ne parlent pas ma langue… Mais d’une façon ou d’une autre, je trouverai quelqu’un qui me verra, m’entendra et me comprendra ! Ton expérience se soldera par un échec, Takhisis ! se jura Palin. De toute façon, l’échec était son destin… Et l’expérience elle-même portait en gésine le germe de la défaite. 12. en présence du dieu La journée que Gerard passa en prison fut la pire de sa vie. Il avait espéré s’habituer aux remugles, mais c’était impossible. Il en vint à se demander si respirer était absolument indispensable… Les gardes jetaient leur pitance aux prisonniers et apportaient des seaux d’une eau aussi nauséabonde au goût qu’à l’odeur. Il dut se forcer à en avaler quelques gorgées. Avec un morne plaisir, il remarqua que le garde-chiourme de jour, l’air peu dégourdi, semblait aussi dépassé que son collègue de nuit. Tard dans l’après-midi, le chevalier commença à réviser son plan. Passerait-il le reste de sa misérable existence au fond de ce cloaque ? Quand Mina était apparue, des kenders à la traîne, il avait été pris au dépourvu. C’était la dernière personne qu’il tenait à rencontrer. Accroupi au fond de la cellule, tête basse, il avait guetté son départ. Quelques heures plus tard, comme il devenait évident que personne ne viendrait selon toute probabilité, il doutait de sa mission. Et si personne d’autre ne venait ? Il était peut-être moins malin qu’il s’était plu à le croire… Un cliquetis d’épée le rasséréna soudain. Les gardiens portaient des bâtons, pas des lames. Gerard bondit sur ses pieds. Deux chevaliers noirs de Neraka venaient d’apparaître. Visière de leur heaume baissée (probablement pour tenter de repousser la puanteur ambiante), ils avaient des gambisons de laine épaisse, des cuirasses, des braies en cuir et des bottes. L’épée au fourreau, ils gardaient néanmoins une main sur le pommeau. Aussitôt, les détenus recommencèrent un raffut de tous les diables, suppliant qu’on les libère ou exigeant de voir un responsable à qui expliquer qu’ils étaient victimes d’une terrible méprise… Se dirigeant vers la geôle des mages au regard vide, les nouveaux venus indifférents au tumulte les traitèrent par le mépris. Se jetant sur les barreaux, Gerard réussit à agripper au passage la tunique de l’un d’eux, qui fit volte-face. Son compagnon tira son épée au clair… Le prisonnier replia vivement le bras avant d’avoir la main tranchée. — Le capitaine Samuval ! Je dois le voir ! Sous sa visière, les yeux de l’homme brillèrent d’une lueur dure. Il releva la visière pour mieux étudier l’audacieux. — D’où le connais-tu ? — Je suis des vôtres ! s’écria Gerard au désespoir. Les Solamniques m’ont capturé et enfermé dans ce cul de basse-fosse ! Depuis, je me tue à répéter au crétin responsable de cette prison qu’il doit me libérer, mais autant pisser dans un violon ! Le capitaine Samuval me reconnaîtra ! Le chevalier le dévisagea, baissa sa visière puis continua vers la cellule des mages. Gerard en était réduit à croiser les doigts, et à tenir le coup jusqu’à ce qu’on l’arrache à cet enfer. Avant que la puanteur l’étouffe tout à fait… Les chevaliers noirs escortèrent les sorciers hors du donjon. Ne voulant rien avoir à faire avec eux, les prisonniers reculaient précipitamment dans l’ombre sur leur passage… Une heure passa. Gerard se demanda si le chevalier répercuterait sa requête auprès de quelqu’un. Avec un peu de chance, le nom du capitaine Samuval ferait effet. Enfin, un cliquetis d’épées annonça leur retour. Ils ramenaient les morts-vivants en cellule. Gerard se jeta contre les barreaux afin de héler de nouveau le chevalier au passage. Les prisonniers martelaient les barreaux de leurs geôles quand une vision les pétrifia. Un minotaure ! L’homme-taureau aux yeux brillants d’intelligence et à la longue fourrure marron devait se baisser tant il était grand. Sinon, ses cornes auraient raclé le plafond bas. Torse nu, il portait un baudrier en cuir hérissé d’une pléthore d’armes, dont une lourde épée que Gerard n’aurait pas pu soulever à deux mains. Devait-il se réjouir ou s’alarmer de cette visite… ? Car il devinait que c’était bien lui qu’on venait voir… Et il ne se trompait pas. À l’approche du minotaure, les prisonniers se piétinèrent dans leur hâte de se plaquer contre le mur du fond. Gerard se retrouva maître des trois quarts de l’espace et se tritura les méninges à la recherche du nom du monstre… En vain. — Grâce au ciel ! Je commençais à croire qu’on me laisserait pourrir ici ! Où est le capitaine Samuval ? — Dans ses chausses ! grogna le minotaure en rivant ses petits yeux sur le prisonnier. Que lui veux-tu, homme ? — Qu’il se porte garant de moi ! Il ne m’a sûrement pas oublié. Peut-être vous souvenez-vous aussi de moi, messire… J’étais dans votre camp, juste avant l’attaque de Solanthus. J’avais une prisonnière solamnique… — Je me souviens, répondit le minotaure en plissant le front. Elle s’est échappée. Avec votre aide ! — Non ! s’écria Gerard, indigné. Vous vous trompez du tout au tout ! Quand j’ai découvert sa fuite, je me suis lancé à ses trousses ! Je l’ai même rattrapée, mais j’étais trop près des lignes ennemies… Avant que j’aie pu la faire taire (il se passa vivement une main sur la gorge, en un geste sans équivoque), elle a rameuté tout le monde… Et voilà comment je me suis retrouvé ici. — Après la bataille, nous avons vérifié qu’il n’y avait aucun de nos frères d’armes parmi les détenus. — J’ai clamé qui j’étais, encore et encore ! s’écria Gerard, indigné. Nul ne veut me croire ! Le minotaure le dévisagea sans mot dire. Quelles pensées s’agitaient sous ses cornes affûtées ? — Écoutez, insista Gerard, exaspéré, serais-je dans ce trou puant si ce n’était pas vrai ? Le monstre l’envisagea un bon moment encore, puis tourna les talons et partit s’entretenir avec le geôlier, au bout du couloir. Gerard vit le garde-chiourme le lorgner et secouer la tête en levant les bras au ciel. — Qu’on le libère, ordonna le minotaure. Armé de son trousseau de clés, le geôlier s’empressa d’obéir. Gerard sortit sous un concert de malédictions et de menaces étouffées. Il n’en eut cure. À cet instant, il aurait pu serrer le minotaure sur son cœur… Mais l’indignation, pas le soulagement, serait plus plausible s’il voulait être convaincant. Après avoir lancé aux détenus quelques jurons bien sentis, il foudroya le geôlier du regard. En un geste qui n’avait rien d’amical, le minotaure posa une lourde main sur son épaule, lui enfonçant les ongles dans la chair. — Allons voir Mina. — Je serai ravi de présenter mes respects au Seigneur de la Nuit, mais pas dans cette tenue ! Laissez-moi me laver et trouver des vêtements décents… — Elle vous verra tout de suite, tel que vous êtes. Elle nous voit tous tels que nous sommes…, ajouta le minotaure, comme après coup. C’était précisément ce que le jeune homme avait craint. Il n’avait aucune envie de comparaître devant elle pour un interrogatoire. Il avait espéré revêtir une tenue de chevalier noir (il savait dans quel entrepôt l’ennemi les remisait), se fondre dans la masse, traîner dans les casernes avec les autres soldats, écouter les derniers ragots, repérer les véritables meneurs et filer faire son rapport. Mais il n’y couperait pas. Le minotaure – Galdar, se rappela-t-il enfin – l’escorta hors de prison. Au passage, le jeune homme jeta un coup d’œil à Palin. Le mage n’avait pas bougé d’un pouce. Frémissant, Gerard suivit Galdar dans les rues de Solanthus. Si quelqu’un connaissait les plans de Mina, c’était bien lui, le minotaure… Quand le jeune homme mentionna Sanction à une ou deux reprises, histoire de tirer les vers du nez au monstre, il récolta un regard noir. Galdar n’était pas bavard. Résigné, Gerard s’intéressa à ce qui se passait en ville. S’ils vaquaient à leurs tâches quotidiennes, les citadins, visiblement nerveux et pressés, baissaient les yeux dès qu’ils croisaient une patrouille. Toutes les tavernes étaient closes, leurs portes formellement scellées par une bande transversale de tissu noir. Le dicton bien connu voulait qu’on trouve du courage au fond des chopes de liqueur de nains… C’était sans doute pour ça qu’on avait jugé préférable de fermer les débits de boissons. La bande noire condamnait également d’autres échoppes. À coup sûr, des boutiques de magie et des armureries. À la vue du Hall de Justice, Gerard fut submergé par les souvenirs. Odila… Elle était devenue sa meilleure amie – la seule, en vérité, puisqu’il avait du mal à se lier. Il regrettait de ne pas lui avoir fait ses adieux en lui laissant au moins entendre ce qu’il comptait entreprendre… Le bâtiment reconverti en caserne grouillait de soldats et de chevaliers. Galdar entraîna le jeune homme vers les temples anciennement dédiés aux dieux de prédilection de la chevalerie : Paladine et Kiri-Jolith. Ce dernier étant le patron des Solamniques, son temple était le plus imposant des deux. En marbre blanc, celui de Paladine attirait l’œil par l’élégante simplicité de son architecture. Quatre colonnes blanches en ornaient la façade. Des marches marmoréennes de forme arrondie « s’écoulaient » telles des vagues du haut du parvis. Les deux temples étaient reliés par une cour et une roseraie blanche, le symbole de la chevalerie. Malgré le départ des dieux suivi par celui des prêtres, les Solamniques avaient entretenu les lieux, les consacrant à l’art de la méditation ou de l’étude. Les citadins de Solanthus y trouvaient la sérénité. Ils venaient souvent y déambuler en famille. Pas surprenant que l’Unique convoite cet endroit…, pensa Gerard. Si je dérivais dans l’univers, je rêverais aussi de jeter l’ancre par ici. Devant les portes fermées du temple de Paladine, une foule attendait quelque chose. — Que se passe-t-il ? Que font-ils là ? Ils ne fomentent pas une attaque, tout de même ? Le minotaure gloussa. — Ces gens viennent écouter l’Unique. Mina s’adresse chaque jour aux foules. Elle guérit les malades et accomplit des prodiges… Vous trouverez au temple de nombreux Solanthiens. Gerard ne sut que répondre. Tout ce qu’il dirait lui vaudrait des ennuis. Il ne souffla donc mot. Ils traversaient la roseraie quand un éclair de soleil sur de l’ambre le fit s’immobiliser brusquement en battant des cils. Irrité, Galdar lui démonta quasiment l’épaule en tirant sur son bras. — Attendez ! s’exclama Gerard, atterré. C’est quoi, ça ? — Le sarcophage de Lunedor, répondit le minotaure. L’ancienne chef des initiés de la Citadelle de Lumière et la mère de Mina… Sa mère d’adoption, se sentit-il dans l’obligation de préciser. Une très vieille femme, dans les quatre-vingt-dix ans ou plus, à ce qu’il paraît… Regardez-la ! Elle est redevenue jeune et belle… On dirait une gamine ! L’Unique sourit ainsi à ses fidèles. — Ça lui fait une belle jambe, une fois morte, grommela le jeune homme dans sa barbe, le cœur lourd. Il se souvenait avec clarté de la belle Lunedor aux cheveux d’or caressés par des rayons de lune, de son beau visage rayonnant d’amour et de compassion… Celle qui dormait sous l’ambre n’était plus la même. C’aurait pu être n’importe qui, d’ailleurs, tant ses traits, sa chevelure et ses robes étaient figés dans la résine qui les privait de toute couleur, de toute personnalité… Oui, en vérité, on aurait effectivement dit un insecte enchâssé dans la résine. — Elle sera ramenée à la vie, assura Galdar. L’Unique a promis d’accomplir un grand prodige. Surpris par le ton étrange du monstre, Gerard releva vivement les yeux vers lui. De la désapprobation… ? Dur à croire ! Mais les minotaures, disait-on, avaient été férocement attachés à leur ancien dieu Sargonnas – lui-même un minotaure. Galdar nourrissait-il des doutes sur la nouvelle divinité ? Le jeune homme rangea l’information dans un coin de sa tête. Il pourrait sans doute en faire bon usage par la suite. Le minotaure le poussa, le forçant à avancer. Gerard jeta un dernier coup d’œil au sarcophage. Beaucoup de gens l’admiraient, certains priaient devant lui, à genoux. Gerard, qui multipliait les regards à la ronde, en oublia de regarder devant lui et trébucha sur les premières marches du parvis, s’attirant un autre grognement irrité du monstre. Le jeune homme redoubla de prudence, ne tenant pas à finir prématurément dans la tombe, lui aussi. D’autant que l’Unique se soucierait de lui comme d’une guigne, et n’accomplirait aucun miracle à son intention… Les portes du temple s’ouvrirent pour Galdar, puis se refermèrent au grand dam des fidèles. — Mina ! Mina ! Mina ! crièrent-ils. À l’intérieur, il faisait sombre et frais. Par les fenêtres, le pâle rayonnement du soleil filtrant au travers des vitraux éclairait chichement les lieux de bleu, de blanc, de noir, de vert et de rouge en formant au sol comme des motifs d’aquarelliste quadrillés de noir. Du velours blanc couvrait l’autel. Une seule officiante s’y trouvait, agenouillée devant. Le bruit des pas des nouveaux venus troublait le silence. En prière, Mina jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. — Je suis navré de vous déranger, dit Galdar d’une voix basse dont les échos se répercutèrent étrangement dans ces lieux de recueillement. Mais l’affaire semble importante. Vous vous rappellerez peut-être cet homme. Il croupissait en prison et… Mina se leva et descendit l’allée centrale à leur rencontre. — Messire Gerard uth Mondar… Vous nous aviez amené cette jeune Solamnique, Odila. Elle s’est échappée… Gerard, qui avait préparé sa version, en resta muet, la langue comme collée au palais. Comment oublier ce regard d’ambre et le pouvoir qu’il exerçait sur quiconque le croisait ? Il eut le sentiment que Mina lisait en lui, apprenant tout ce qu’il avait fait depuis leur dernière entrevue et la raison exacte de sa réapparition. Mentir à Mina ? Autant économiser sa salive. Mais aussi vaine que soit cette tentative, il devait essayer. Il donna sa version, se faisant l’effet d’un galopin désespéré à l’idée de la punition qui l’attend… Elle l’écouta avec une attention empreinte de solennité. Il conclut en espérant être accepté au service de Mina – puisqu’il croyait savoir que son ancien commandant, le maréchal Medan, avait péri lors de la bataille du Qualinesti. — Vous pleurez le maréchal et la reine-mère, Laurana, dit-elle. Gerard en resta bouche bée. Les prunelles pétillantes, Mina sourit. — N’ayez pas de chagrin. Ils ont à leur insu servi l’Unique de leur vivant et continuent à le servir dans la mort. Comme nous le faisons tous, bon gré, mal gré. Bien sûr, ceux qui l’adorent volontairement sont davantage récompensés. Le servez-vous, Gerard ? Mina se rapprochant, le chevalier se vit dans son regard d’ambre, minuscule et insignifiant… Et fut soudain saisi de l’aspiration à mériter la fierté d’une telle femme, à s’attirer ses faveurs. Il pouvait jurer de servir l’Unique… Mais là au moins, il devait dire la vérité. Le regard braqué sur l’autel, à l’écoute du silence, il eut brusquement l’intime conviction d’être en présence d’une divinité pour laquelle il n’avait plus aucun secret. — Je… sais si peu de chose sur l’Unique…, bafouilla-t-il, évasif. Je suis navré, ma dame, de ne pas pouvoir mieux vous répondre. — Êtes-vous prêt à combler vos lacunes ? — Oui. Ce simple « oui » suffisait pour demeurer au service de Mina. En réalité cependant, il n’avait aucune envie de « combler ses lacunes » à propos de l’Unique. Il s’était toujours très bien débrouillé sans les dieux. Et celui-là n’avait rien de rassurant. Il marmonna des paroles inintelligibles – même à ses propres oreilles. Mina sembla pourtant entendre ce qu’elle voulait entendre, et sourit. — Très bien. Je vous prends à mon service, Gerard uth Mondar. L’Unique aussi. Le minotaure grogna. — Galdar voit en vous un espion, traduisit Mina. Il veut vous tuer. S’il a raison, sachez que je n’ai rien à cacher. Je vous ferai donc part de mes plans et de mes intentions. D’ici deux jours, une armée de soldats et de chevaliers de Palanthas viendra grossir nos rangs, y ajoutant cinq mille volontaires. Forts de cette armée ainsi que de celle des âmes, nous marcherons sur Sanction. Et nous vaincrons. Le nord de l’Ansalonie sera à nous, avant que nous étendions notre conquête au continent tout entier. Des questions ? — Dame, je ne suis pas…, protesta faiblement Gerard. Mina se détourna de lui. — Ouvre les portes, Galdar ! ordonna la jeune femme. Je vais maintenant m'adresser au peuple. Messire Gerard, ajouta-t-elle en lui jetant un coup d’œil, écoutez mon sermon. Vous le trouverez instructif. Le chevalier n’avait pas le choix. Et le minotaure le foudroyait du regard. D’évidence, il ne s’en laissait pas conter. Gerard aurait intérêt à l’éviter. Mais à supposer que Mina dise vrai, il avait atteint ses objectifs. Dans deux ou trois jours, il verrait si les bataillons de Palanthas existaient ailleurs que dans l’imagination de la jeune femme. Mais il n’avait plus le cœur à quoi que ce soit. Mina venait de tuer sa détermination aussi efficacement que si elle l’avait poignardé. Contre un dieu, que peut-on tenter ? Quelle importance ont nos actions ? Galdar ouvrit les portes à la volée et les fidèles affluèrent. Les premiers s’agenouillèrent devant Mina. Tous la supplièrent de les toucher, de les guérir, de sauver leurs enfants, de les libérer de leurs souffrances… Le minotaure, que Gerard tenait à l’œil, observa la scène un moment puis s’éclipsa. Le jeune homme allait l’imiter quand des chevaliers arrivèrent, escortant une Solamnique (à en juger par son armure) à la mine butée, les poings liés dans le dos. Le visage empreint d’une sombre détermination, elle marchait tête haute. Une femme bien connue du jeune homme, qui jura tout bas. Il recula hâtivement à l’ombre et : se couvrit le visage des deux mains, comme s’il était submergé par la dévotion. — Ce chevalier tentait de s’infiltrer en ville, Mina, annonça un des soldats. — Quelle audace ! Cette femme s’est présentée en armure à nos portes, l’épée dégainée ! — Une épée qu’elle s’est hâtée de nous remettre, renchérit le garde. Une imbécile doublée d’une lâche, comme tous les Solamniques ! — Je ne suis pas une lâche, protesta Odila, drapée dans sa dignité. Mais je n’ai pas choisi de combattre et je suis venue de mon propre chef. — Détachez-la ! ordonna Mina d’un ton froid et cassant. Ennemie ou pas, c’est un chevalier et elle mérite d’être traitée comme tel, pas comme une vulgaire voleuse ! On s’empressa d’obéir. Gerard, qui s’était hâté de reculer dans l’ombre de peur qu’Odila le remarque et le trahisse involontairement, s’avisa qu’il ne risquait rien, son amie n’ayant d’yeux que pour Mina. — Pourquoi avoir fait tout ce chemin et pris tant de risques pour me voir, Odila ? demanda Mina. Mains jointes, la Solamnique tomba à genoux. — Je veux servir l’Unique. Mina se pencha pour déposer un baiser sur son front puis enleva son médaillon pour le passer à son cou. — L’Unique est ravi. Relevez-vous, prêtresse Odila, avec sa bénédiction. L’amie de Gerard obéit, le regard étincelant d’exaltation. Puis elle alla s’agenouiller devant l’autel avec les autres adorateurs. Un goût amer dans la bouche, Gerard quitta le temple. Et maintenant, que faire, par les Abysses ? jura-t-il. 13. La convertie Enrôlé dans l’armée de Neraka, Gerard fut affecté aux patrouilles. Chaque jour, sa petite équipe et lui quadrillaient un secteur de Solanthus, surveillant la population. Une mission qui n’avait rien de difficile. Sous les directives de Mina, les chevaliers noirs avaient rapidement regroupé et incarcéré tous les éléments perturbateurs de la communauté, les trouble-fête en puissance. Et Gerard en personne les avait menés en prison. Encore sous le choc de ce désastreux retournement de situation, le reste de la population ne réagissait pas. La veille, une ville libre – la seule encore de toute la Solamnie –, le lendemain, une cité occupée par l’ennemi juré ! Les événements s’étaient tellement précipités que les gens ne songeaient pas à s’organiser et à donner du fil à retordre à l’envahisseur. Pas pour l’instant. Ou peut-être ne réagiraient-ils jamais. De nature aimante, les Solamniques avaient pleuré leurs dieux disparus. Souffrant d’un vide cruel, ils s’intéressaient à l’Unique, quitte à ne pas tout gober aveuglément. Selon l’adage, si les elfes s’évertuaient à être dignes de leurs divinités, les humains, au contraire, exigeaient que les leurs soient dignes d’eux. Les habitants de Solanthus étaient portés au scepticisme. Chaque jour, les malades et les blessés affluaient dans l’ancien temple de Paladine devenu celui de l’Unique. On faisait des queues interminables pour bénéficier d’un miracle, et de plus longues encore pour en être témoin. À en croire Mina, les elfes du lointain Silvanesti s’étaient inclinés devant l’Unique, lui jurant respect et dévotion. Par contraste, les humains de Solanthus en vinrent vite aux mains, les tenants de la nouvelle foi s’opposant violemment aux incrédules et aux railleurs. Après deux jours de patrouille en ville – où le calme régnait –, Gerard reçut l’ordre de venir séparer les gens qui se battaient devant le temple. Devait-il se réjouir de ce changement d’affectation ? Affronter Odila et tenter de la ramener sur le droit chemin ou continuer à l’éviter ? Il avait passé ces deux derniers jours à s’interroger… Le trahirait-elle si elle s’avisait de sa présence ? Il ne le pensait pas, mais… D’où lui venait cette soudaine ferveur religieuse ? Quoi qu’il en soit, il ne pouvait plus lui faire confiance. N’ayant jamais eu l’occasion d’adorer les dieux, Gerard n’avait pas perdu de temps à réfléchir à la question. La présence ou l’absence de divinités n’avait rien changé pour ses parents. À part un détail… Après le départ des dieux, du jour au lendemain, ils avaient cessé de réciter des prières à table. Voilà tout. Maintenant, les circonstances obligeaient le jeune homme à y repenser. Au fond, il sympathisait avec les trublions querelleurs. Lui aussi aurait adoré boxer le nez de quelqu’un. Il envoya un message à l’auberge, à l’attention de Richard. Il livrait au Conseil tout ce qu’il avait glané sur les plans ennemis, confirmant que Mina marcherait vers Sanction. En comptant les renforts attendus de Palanthas, l’armée serait forte de sept ou huit mille soldats. Et elle entendait renverser une cité fortifiée qui avait su résister plus d’un an contre le double d’ennemis… Gerard aurait pu ricaner… Si elle n’avait déjà conquis Solanthus – une ville considérée comme imprenable –, avec beaucoup moins de guerriers. Les dragons et ses bataillons de spectres avaient vaincu. Et elle parlait de répéter cet exploit avec Sanction… Au souvenir de sa peur face aux cadavres animés, Gerard était convaincu que rien n’arrêterait Mina. Bien que personne ne lui ait demandé son avis, il l’avait écrit noir sur blanc. Sa mission accomplie, il aurait pu quitter Solanthus et revenir dans le giron de la chevalerie solamnique. Mais au péril de sa vie, Galdar le gardant à l’œil, il préférait rester. De fait, seul le minotaure semblait s’intéresser à lui. Personne d’autre ne le surveillait ni ne cherchait à entraver ses mouvements. Il pouvait se rendre où il le désirait, parler à qui il voulait… S’il n’était pas admis dans le cercle des proches de Mina, ça n’avait aucune incidence puisque la jeune femme répétait à tout le monde, très naturellement, les intentions de l’Unique et les siennes. Une telle assurance avait de quoi intimider, force était de le reconnaître… Il resta à Solanthus, se disant qu’il verrait ainsi Mina et ses troupes partir au combat, en direction de l’est. En vérité, c’était à cause d’Odila. Il l’admit le premier jour où il fut finalement affecté au maintien de l’ordre, au temple. Au pied des marches, il surveillait son monde chaque fois que la foule revenait écouter le prêche. Il postait ses hommes autour de la cour, sûr que la vue de soldats calmerait les fauteurs de troubles. Il portait son heaume par précaution, de peur que des citadins venus de Solanthus le reconnaissent. Les chevaliers de Mina, aux ordres du minotaure, assuraient une protection rapprochée à la jeune femme. Non qu’on lui veuille du mal, au contraire. Mais on pouvait étouffer les gens autant par adoration que par haine… Son sermon fait, Mina fendit la foule, prit des enfants dans ses bras, guérit les malades et parla de l’Unique. Les sceptiques ricanaient et les fidèles pleuraient en tentant de se jeter aux pieds de leur idole. Les hommes de Gerard évitèrent quelques échauffourées, traînant les mauvaises têtes dans les prisons surpeuplées. Quand Mina tituba, le minotaure mit fin à la cérémonie. Les gens qui attendaient leur part de miracles se lamentèrent. Il leur ordonna de revenir le lendemain. — Un instant, Galdar, intervint la jeune femme d’une voix qui portait loin. J’ai de bonnes nouvelles. — Silence ! cria le minotaure. C’était superflu car tout le monde s’était tu, impatient d’en savoir plus. — Peuple de Solanthus, Khellendros alias Ciel vient de mourir ! Il y a quelques jours à peine, je vous apprenais la disparition de Béryl et d’un autre malfaisant, Cyan de Pestemort ! (Elle leva au ciel les bras et les yeux.) Voyez l’incommensurable puissance de l’Unique ! — Khellendros mort ? Le murmure passa de bouche en bouche, les gens se regardant avec des yeux ronds de stupeur. Le dragon bleu avait longtemps régné sur la vieille nation de Solamnie, saignant les citoyens de Palanthas aux quatre veines pour ajouter des monceaux d’acier à ses trésors et tuant dans l’œuf toute velléité de révolte grâce aux chevaliers noirs. Le tyran avait-il enfin rendu son dernier souffle ? — Alors, quand l’Unique réglera-t-il son compte à Malys ? cria quelqu’un. Épouvanté, Gerard s’avisa que ce quelqu’un… c’était lui. D’où avait jailli ce cri ? De son cœur ? Il se maudit. Attirer l’attention était la dernière chose à souhaiter, dans son cas. Sa visière rageusement baissée, il distribua à la ronde des regards noirs, comme pour chercher qui venait de parler. Mina ne fut pas dupe, car ses yeux d’ambre ne rataient rien. — Une fois Sanction en mon pouvoir, répondit-elle froidement, je m’occuperai de Malys. Une main levée vers le ciel, elle étouffa les acclamations de la foule, rappelant que les dévotions étaient le dû de l’Unique, pas le sien. Puis elle tourna les talons et disparut dans le temple. Gerard rougit si violemment que ce fut miracle si son heaume d’acier ne lui fondit pas sur les oreilles… À tout instant, le minotaure allait l’empoigner par la peau du cou… Quand on lui tapota l’épaule, il sursauta. — Gerard ? C’est bien vous là-dessous ? — Odila ! s’écria-t-il, soulagé. Devait-il la frapper ou la serrer dans ses bras ? — Vous revoilà un chevalier noir… Manger à tous les râteliers doit être commode pour assurer sa subsistance… Mais cela ne finit-il pas par prêter à confusion ? Jouez-vous ça à pile ou face ? « Quelle armure mettrai-je ce matin ? Pile, celle de Neraka, face, celle de Solamnie…» — Voulez-vous bien vous taire ? grogna le jeune homme. (Vérifiant que personne n’avait écouté, il l’attrapa par un bras et l’entraîna dans un coin tranquille de la roseraie.) Votre soudain accès de foi ne vous a pas guérie de votre humour douteux ! Furibond, il retira son heaume pour mieux la foudroyer du regard. — Vous savez parfaitement pourquoi je suis ici ! Elle le toisa en fronçant les sourcils. — Vous ne me traquiez pas ? — Non ! Et c’était la pure vérité. — Bien, lâcha-t-elle, son visage s’éclairant. — Mais maintenant que vous en parlez… Elle fronça derechef les sourcils. — Odila, je suis venu à la demande du Conseil, afin de déterminer le sérieux des intentions de Mina à propos de Sanction… — C’est tout à fait sérieux, souligna froidement la jeune femme. — Je l’ai constaté. Je suis en mission d’espionnage… — Moi aussi ! Et la mienne est autrement plus importante que la vôtre ! Vous voulez vous renseigner sur l’ennemi en lorgnant par les trous de serrure, en dénombrant les effectifs et les engins de siège… » Moi, je veux en savoir plus sur cette fameuse divinité. » Faire l’autruche pour échapper au malaise ne nous mènera nulle part, Gerard ! Mépriser ce qui arrive sous prétexte qu’une petite orpheline a eu cette révélation, et pas le seigneur de la Rose, est stupide ! Il faut poser des questions pour avoir des réponses. — Et qu’avez-vous découvert ? demanda Gerard malgré lui. — Mina a été élevée par Lunedor à la Citadelle de Lumière. Oui, moi aussi, ça m’a surprise. Lunedor lui a parlé des anciens dieux. Quand le monde entier a cru qu’ils s’étaient détournés de Krynn, Lunedor a rendu la foi aux peuples de l’Ansalonie, démontrant que les dieux n’avaient jamais abandonné l’humanité. Mina a demandé s’il s’agissait à présent du même phénomène. Lunedor lui a assuré que non. Cette fois, les dieux avaient réellement quitté Krynn, afin de lui épargner les foudres de Chaos. » Mina ne fut pas convaincue. Au fond, elle savait que sa mère adoptive se trompait. À elle de partir à la recherche du dieu dont elle pressentait l’existence ! Elle marcherait ainsi sur les traces de Lunedor et répéterait son exploit. Et un jour, elle qui cherchait partout à capter enfin la voix des dieux, elle a entendu l’appel… » Elle a passé trois ans avec l’Unique, apprenant ses plans et la meilleure manière de les mettre en application. L’heure venue, Mina s’est lancée à la conquête du monde. Au nom de son dieu. — Voilà qui éclaire certains aspects de l’énigme, reconnut Gerard. Mais qu’en est-il de l’Unique ? Pour l’instant, tout ce que j’en sais, c’est qu’il racole les Morts ! Au souvenir des terribles combats qu’elle avait livrés aux côtés de Gerard contre les fantômes, Odila blêmit. — J’en ai parlé à Mina. D’après elle, les âmes des Morts servent l’Unique dans la joie, heureuses de s’attarder dans un monde qu’elles aiment. Gerard renifla de dédain. — Elles ne m’ont guère paru débordantes de joie, ces pauvres âmes… — Les Morts ne menacent pas les Vivants ! souligna vivement Odila. Si les âmes semblent intimidantes, c’est qu’elles brûlent de nous apporter la connaissance divine. — Ce serait du prosélytisme ? Pendant que les âmes font leur prêche aux vivants, Mina et ses soldats survolent Solanthus à dos de dragon rouge, tuant quelques centaines de gens au passage… Un travail d’évangélisation, c’est ça ? Toujours plus d’âmes à récolter pour l’Unique… — Vous avez vu les miracles que Mina accomplit, insista Odila, le regard clair et incisif. Et entendu comme moi que deux des grands dragons qui terrorisaient le monde sont morts. Il existe un dieu, et tous vos sarcasmes n’y changeront rien. » En vérité, ajouta-t-elle en dardant sur son torse un index accusateur, vous avez peur d’apprendre que votre destin vous échappe ! Et que l’Unique a des plans pour nous tous. — Si vous pensez que j’ai peur de découvrir que je suis seulement un esclave pour l’Unique, vous avez parfaitement raison ! Je prends mes propres décisions. Je n’ai pas besoin d’une divinité pour le faire à ma place ! — Vous vous êtes si bien débrouillé jusque-là…, lâcha la jeune femme, caustique. — Savez-vous ce que je pense ? répliqua Gerard en la poussant d’un index si outré qu’il la fit reculer. Vous avez complètement raté votre vie et vous espérez que ce fameux dieu viendra lui redonner un sens à votre place ! Elle tourna les talons. Gerard bondit et la rattrapa par le bras. — Je suis navré, Odila. Je n’avais pas le droit de vous parler ainsi. Ne rien comprendre me rend furieux. Vous avez raison. J’ai peur… Elle garda la tête tournée, mais s’arrêta sans chercher à se dégager. — Nous sommes tous les deux dans une situation difficile, ajouta-t-il à voix basse. En danger… Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’une brouille. Amis ? La lâchant, il tendit la main. À contrecœur, elle se retourna pour la lui serrer. — Amis. Mais je ne crois pas que nous soyons vraiment en danger. Je suis honnêtement convaincue d’une chose : l’armée solamnique pourrait arriver demain, et Mina l’accueillerait à bras ouverts. — Une épée dans chaque main…, grommela Gerard dans sa barbe. — Pardon ? — Rien. Écoutez, j’aurai une faveur à vous demander… — Je n’espionnerai pas Mina, répliqua Odila d’un ton ferme. — Il ne s’agit pas de ça. En prison, j’ai vu un de mes amis, Palin Majere, un sorcier… Il m’a semblé très malade. Je me demandais si Mina pourrait… le guérir. Ne lui dites rien, surtout ! Mais glissez-lui à l’oreille que ce malheureux vous a fait pitié. Peut-être… Enfin, si vous pouviez prétendre que ça vient de vous… Odila sourit. — Je comprends. Vous êtes persuadé que Mina a des pouvoirs divins. Votre demande en est la preuve. — Peut-être…, fit le jeune homme conciliant, peu désireux d’amorcer une nouvelle querelle. Oh, une dernière chose… Mina cherche Tasslehoff Racle-Pieds, le kender qui m’accompagnait. Vous vous souvenez de lui ? — Naturellement. (Sa curiosité en éveil, Odila le dévisagea attentivement.) Pourquoi ? L’auriez-vous revu ? — Que lui veut l’Unique ? Est-ce une plaisanterie ? — Loin de là. Ce kender n’est pas censé être là. — Depuis quand un kender est-il « censé » être « quelque part » ? — C’est très grave, Gerard. L’auriez-vous revu ? — Non, répondit le jeune homme, heureux de ne pas avoir à mentir. Vous penserez à mon ami Palin Majere qui est emprisonné, d’accord ? — Promis. Et vous, ouvrez l’œil au sujet du kender. — Entendu. Où nous retrouverons-nous ? — Je suis toujours au temple ou dans ses alentours. — Évidemment… Hum… Adressez-vous des prières à ce dieu ? ajouta le jeune homme, mal à l’aise. — Oui. — Et elles sont exaucées ? — Vous êtes là, devant moi… Pas vrai ? Ce n’était pas une boutade. La jeune femme avait répondu avec une gravité mortelle. Souriante, elle fit volte-face et retourna au temple sous le regard ahuri de Gerard. Retrouvant soudain sa langue, il cria dans son dos : — Je ne suis pas… ! Je n’ai pas… ! Vous n’avez pas… ! Votre dieu n’a pas… ! Oh, et puis flûte ! S’estimant assez dérouté pour la journée, il s’éloigna à son tour à grandes enjambées irritées. Galdar avait surpris les deux Solamniques en grande conversation. Convaincu d’avoir affaire à des espions, il s’était rapproché « en douce » pour les épier. Un minotaure perdu dans une cité grouillant d’humains avait bien du mal à se fondre dans le paysage… C’était l’inconvénient. Mais les comploteurs se tenaient près du sarcophage d’ambre de Lunedor. Galdar s’était tapi derrière. Après quelques murmures, les jeunes gens s’étaient oubliés et le ton était monté… — En vérité, vous avez peur d’apprendre que votre destin vous échappe ! Et que l’Unique a des plans pour nous tous. — Si vous dites que j’ai peur de découvrir que je ne suis qu’un esclave pour cet Unique, vous avez parfaitement raison ! Je prends mes propres décisions. Je n’ai pas besoin d’une divinité pour le faire à ma place ! Puis les jeunes gens étaient repassés aux chuchotements. Ils parlaient donc théologie, pas sédition… N’empêche, Galdar en fut troublé. Quand l’une retourna au temple et l’autre dans ses quartiers, il resta longuement où il était, tapi à l’ombre du sarcophage. Le chevalier était rouge d’embarras et de frustration. Maugréant dans sa barbe, absorbé par ses pensées, il passa tout près de l’imposant minotaure sans s’aviser de sa présence… Les Solamniques et les minotaures avaient toujours eu beaucoup en commun… Encore qu’au fil de l’histoire ce qui les divisait comptait aussi. Les Solamniques et les minotaures étaient attachés à l’honneur, au sens du devoir et à la loyauté. Admirant le courage, ils adoraient les dieux quand ils existaient – les divinités de l’honneur, de la loyauté et du courage –, même si les uns vivaient dans la Lumière et les autres dans les Ténèbres. Ne devait-on pas plutôt dire que Kiri-Jolith combattait du côté de l’humanité, et Sargas de celui des minotaures ? Était-ce la race, le facteur de division, et pas la lumière ou l’ombre ? Les humains comme les minotaures racontaient souvent la légende de Kaz, le célèbre homme-taureau qui avait eu pour ami le chevalier solamnique Huma en personne. Sous prétexte que le premier avait des cornes, un museau et de la fourrure et le second une peau douce et un petit nez rose ridicule, on jugeait anormale leur amitié. Depuis des siècles, les deux espèces tétaient avec le lait maternel la haine et la défiance. On avait creusé entre eux un gouffre si profond que plus personne n’aurait songé à le franchir. Avec la disparition des dieux, les deux espèces s’étiolaient. Galdar avait entendu des rumeurs selon lesquelles il se passait de drôles de choses dans sa mère patrie. Des meurtres, des actes de perfidie, des trahisons… Quant aux Solamniques, en ces temps, peu de jeunes gens étaient prêts à affronter les contraintes, les rigueurs et les responsabilités de la chevalerie. Leurs rangs s’éclaircissaient de façon dramatique… Ils se retrouvaient dos au mur. Et il fallait compter avec un ennemi de plus : un nouveau dieu. En Mina, Galdar avait vu le couronnement de sa quête. Elle lui avait semblé incarner l’honneur, le sens du devoir, la loyauté et le courage. Comme au bon vieux temps. Pourtant, certains actes de la jeune femme avaient semé le trouble dans son esprit. À commencer par la macabre parodie de vie infligée aux deux sorciers… Galdar n’avait que faire des sorciers. Il aurait pu les voir soumis à la torture sans frémir, ou les tuer de sa main et ne jamais y repenser. Mais la vue de ces corps décérébrés réduits à un esclavage sans nom lui flanquait la nausée. Il y avait pire : le châtiment infligé par l’Unique à Mina après la fuite du kender… Quand on songeait à tous les sacrifices consentis par la jeune femme, aux douleurs, aux tourments, à l’épuisement, à la faim et à la soif tout ça au nom de son dieu… Et la voir punie ainsi ! Galdar était outré. Il honorait Mina et lui était loyal. Sur l’Unique, il commençait à avoir des doutes… Les paroles du Solamnique lui revinrent en mémoire… Si vous dites que j’ai peur de découvrir que je ne suis qu’un esclave pour cet Unique, vous avez parfaitement raison ! Je prends mes propres décisions. Je n’ai pas besoin d’une divinité pour le faire à ma place ! Le minotaure détestait envisager qu’il soit lui-même assujetti à la volonté de l’Unique – ou de quelque autre divinité que ce soit. Quant à concevoir que Mina elle-même soit l’esclave de ce dieu, taillable et corvéable à merci, ça dépassait les bornes ! Galdar résolut donc de faire ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps déjà. Il devait en découvrir plus sur ce fameux « Unique ». À défaut de pouvoir ouvrir son cœur à la jeune femme, il irait parler à la Solamnique. Et ferait peut-être d’une pierre deux coups… comme se plaisent à dire les minotaures, en référence au conte bien connu du kender « escamoteur » et du forgeron minotaure… 14. La foi en l’Unique Plus d’un millier de chevaliers et de soldats de Palanthas pénétrèrent dans Solanthus. Une entrée triomphale… Les bannières de l’ordre et les étendards individuels claquaient au vent. Les chevaliers noirs qui avaient servi à Palanthas étaient devenus riches en dépit des tributs versés à feu Khellendros et au feu seigneur Targonne. De fort bonne humeur, les hauts chevaliers de Palanthas avaient simplement quelques réserves sur l’adolescente qui s’était proclamée nouveau Seigneur de la Nuit. Comment les vétérans pouvaient-ils obéir à une gamine qui devrait encore rêver aux danses fleuries de mai ? Entre eux, ils en avaient débattu lors de la marche sur Solanthus, et déduit que quelqu’un tirait les ficelles dans l’ombre… Ce minotaure, par exemple, qui ne quittait jamais Mina d’une semelle… Ce devait être le véritable chef. La fille était une façade, car les humains n’auraient jamais accepté d’obéir à un homme-taureau. Mais les soldats auraient-ils suivi plus volontiers une « donzelle » ? Cela dit, la donzelle en question avait souvent prouvé qu’elle avait plus d’un tour dans son sac. Une illusionniste hors pair, à en croire les témoignages des crédules ! En tout cas, personne ne crachait sur le succès. Tant que ça marcherait, il ne serait pas question de ruiner ces belles illusions. Bien sûr, en hommes instruits et intelligents, ils ne seraient pas dupes. Comme tant d’autres avant eux, les officiers de la chevalerie de Palanthas rencontrèrent Mina toute suffisance dehors, prêts à lui en imposer par leur prestance martiale tout en se gaussant en leur for intérieur… Ils ressortirent de cette entrevue en chancelant, blêmes et penauds, tous jusqu’au dernier, englués dans la résine divine du regard d’ambre. Gerard nota consciencieusement leur nombre et leurs grades dans le rapport codé destiné à la chevalerie solamnique. Le plus précis et le plus critique jusque-là, sur l’attaque à venir. Car c’était la confirmation que le départ des troupes ne tarderait plus. Les forgerons et les armuriers de la cité travaillaient jour et nuit à remettre à neuf les vieilles armes et armures, tout en en confectionnant de nouvelles. L’armée progresserait lentement. Il faudrait des semaines, voire des mois pour traverser les forêts, contourner les prairies et franchir les montagnes entourant Sanction. À la pensée de cette longue marche, Gerard eut l’idée d’un plan d’attaque, qu’il inclut dans son rapport. Sans grand espoir de le voir adopter, hélas, puisqu’il était question de frapper sournoisement l’armée ennemie là où ça fait mal : dans ses chariots d’intendance. Des frappes éclair visant principalement à priver l’adversaire de ses vivres. « Les elfes sauvages du Qualinesti ont adopté avec succès cette stratégie contre les chevaliers noirs qui occupaient leurs terres, insista le jeune homme. Une façon déshonorante et certes fourbe de combattre pour un chevalier, mais efficace. L’ennemi sera vite démoralisé. » Le seigneur Tasgall était un homme de bon sens. Mais irait-il jusqu’à faire fi de la Mesure ? Et comment délivrer ce rapport à Richard, qui avait pour instruction de venir à l’auberge une seule fois par semaine afin de voir si l’espion avait d’autres informations à lui transmettre ? À présent, Gerard était surveillé jour et nuit. Il savait par qui, Galdar, pas Mina. Il s’était rendu compte trop tard que le minotaure avait surpris sa conversation avec Odila. Et la même nuit, il avait découvert que son ennemi le faisait surveiller. Où qu’il aille, il croyait toujours voir des cornes dans la foule. Quand il quittait son logement, il repérait un des chevaliers de Mina, dans la rue. Le lendemain, un de ses hommes tombait subitement malade et était aussitôt remplacé… Par les espions du minotaure, sans l’ombre d’un doute. Il aurait dû être reparti pour Solanthus depuis des jours, au lieu de s’attarder. Non content de mettre sa vie en danger, il compromettait sa mission. Les deux jours suivants, il patrouilla consciencieusement, et se rendit au temple comme à l’accoutumée, surpris de revoir Odila aux côtés de Mina. Il ne l’avait plus croisée depuis leur dernière conversation… La jeune femme le chercha du regard puis lui fit un petit signe discret. Après le sermon, quand tous furent repartis, il s’attarda, dans l’expectative. Lorsqu’elle sortit, elle secoua légèrement la tête, le dissuadant de lui adresser la parole, et passa près de lui sans un regard. — Au temple, ce soir, à 23 heures, lui souffla-t-elle au passage. Assis sur son lit en attendant l’heure du rendez-vous, Gerard tuait le temps en relisant ce qui aurait déjà dû se trouver entre les mains de ses supérieurs… Il logeait près de l’ancien hall réservé aux Solamniques. On lui avait d’abord affecté une chambre occupée par deux chevaliers, mais il avait préféré en louer une grâce à la solde que lui versaient les chevaliers noirs. Une remise aux murs aveugles, plutôt, située au rez-de-chaussée. À en juger par les relents qui y planaient, on avait dû y stocker des oignons. Dans son agitation, il décida de faire un tour dehors. Une fois dans la rue, il se pencha pour relacer ses chaussures, repérant du coin de l’œil l’ombre qui se détachait subrepticement d’un porche. Il se remit en route. Un bruit de pas légers, derrière lui… Il caressa un moment l’idée d’affronter l’espion d’une volte-face mais préféra s’abstenir et continua jusqu’au temple et s’installa sur un banc de pierre, à l’écart. Les cinq bougies brûlant sur l’autel ne dissipaient pas tout à fait l’obscurité ambiante. Le temps tournant à l’orage, une bourrasque souffla les flammes. Il se mit à pleuvoir à verse. Gerard espéra que l’espion serait vite trempé comme une soupe… Une silhouette encapuchonnée entra par une porte dérobée, fit une pause devant l’autel pour rallumer les bougies et descendit l’allée centrale. Sous le nimbe doré des flammes, ses contours paraissaient d’autant plus ténébreux par contraste. À son port et à sa démarche, Gerard reconnut Odila. Elle vint s’asseoir près de lui, qui se rapprocha. Bien qu’étant les seuls occupants des lieux, ils parlèrent à voix basse. — Il faut que vous sachiez… On m’a suivi. Alarmée, Odila se tourna vers lui, son visage comme une tache blanche dans la pénombre, percée de deux trous sombres… à la place des fosses oculaires. Elle tendit une main et lui serra les doigts. Sidéré par son geste, une quête inhabituelle de réconfort, le jeune homme le fut plus encore par la froideur de sa main. Qui tremblait sous la sienne… — Odila, qu’y a-t-il ? Ça ne va pas ? — J’ai tout découvert au sujet de votre ami Palin, fit-elle d’une petite voix. Galdar m’a expliqué… (Elle redressa les épaules et se tourna vers lui pour plonger son regard dans le sien.) Gerard, quelle imbécile j’étais ! Vous n’imaginez pas à quel point ! — Nous sommes deux, dans ce cas, souffla le chevalier en lui tapotant gauchement la main. Elle était raide et crispée, toute tremblante, nullement réconfortée par sa présence ou le contact de ses doigts. L’avait-elle seulement entendu ? Quand elle reprit la parole, ce fut d’une voix étouffée. — J’étais venue en quête d’un dieu à qui m’en remettre corps et âme. Un dieu qui me guiderait, me réconforterait et veillerait sur moi. Au lieu de cela, j’ai trouvé… (Elle s’interrompit, avant de lâcher brusquement :) Gerard, Palin est mort ! — Je ne suis pas surpris, soupira le jeune homme. Il avait l’air si mal en point… — Vous ne comprenez pas ! Quand vous l’avez, vu, il était déjà mort ! — Allons donc ! Il était assis sur sa paillasse. Je l’ai vu se lever et marcher. — Et je vous répète qu’il était mort ! insista Odila en se tournant de plus belle vers lui. Je sais que c’est difficile à croire. Moi-même, je n’en ai pas cru mes oreilles. Mais je… Galdar m’a emmenée le voir… Gerard eut l’air soupçonneux. — Seriez-vous ivre ? — J’aimerais mieux ! cracha la jeune femme avec une véhémence féroce. Mais toutes les liqueurs de nains du monde ne me feraient pas oublier… ! Je suis tout à fait sobre, Gerard, hélas ! Je le jure ! Il la dévisagea attentivement. Son regard était clair, comme sa voix – pour mal assurée qu’elle soit –, et elle parlait de façon cohérente. — Je vous crois… Mais je ne comprends pas. Comment aurait-il pu être mort alors que je l’ai vu marcher, se tenir debout, s’asseoir… ? — L’autre sorcier et lui ont été abattus dans la tour de Haute Sorcellerie. Galdar y était. Il m’a tout raconté. Quand Mina et lui ont découvert que le kender se cachait dans la tour, ils ont tout fouillé… En vain. L’Unique a durement châtié Mina pour cet échec. Lorsque la jeune femme a affirmé qu’elle aurait besoin des sorciers Morts pour repérer le kender, l’Unique les a… rendus à la vie. — Si c’est vrai, Palin et son compagnon ne bondissaient pas de joie, à ce que j’ai remarqué…, observa Gerard en repensant au regard vide et fixe de Palin. — Et pour cause, soupira Odila d’une voix atone. L’Unique ne leur a pas rendu leurs âmes. Les malheureux n’ont plus leur libre arbitre. Des pantins dont on tire les ficelles… D’après Galdar, quand le kender sera capturé avec son artefact, les sorciers sauront quoi faire. — Et vous pensez que le minotaure dit la vérité ? — Je sais qu’il dit vrai, j’ai vu votre ami en cellule. Son corps vit, mais il n’y a plus de lumière dans son regard. Ce sont deux cadavres qui marchent… Privés de toute volonté en propre… Ils font ce que Mina leur dit de faire. N’aviez-vous pas trouvé étrange leur immobilité prolongée ? — Ce sont des sorciers…, lâcha le jeune homme, penaud. Au fond, il avait dû se douter de quelque chose… Avec le recul du temps, ça crevait les yeux… L’écœurement le saisit. Odila s’humecta les lèvres. — Il y a pire…, murmura-t-elle – si bas que son compagnon dut tendre l’oreille. D’après Galdar toujours, sur ordre de son dieu, Mina compte utiliser les Morts pour combattre. Il ne s’agira plus de fantômes, cette fois, mais de cadavres animés… Gerard fut horrifié. — Que Mina attaque Sanction avec des effectifs relativement réduits n’a aucune importance, en fait, continua Odila, implacable. Personne ne mourra. Et si des soldats ont l’infortune de périr, il suffira à Mina de ranimer leurs dépouilles pour les renvoyer au front… — Odila, nous devons fuir ! s’écria-t-il d’un ton pressant. Tout de suite ! Vous ne voudriez pas rester ? — Non ! protesta-t-elle énergiquement. Pas après ça ! Je suis navrée d’avoir entrepris cette démarche absurde ! — Quelle raison vous y a poussée ? Elle secoua la tête. — Vous ne comprendriez pas… — Pourquoi ça ? — Vous êtes si… indépendant. N’ayant besoin de rien ni de personne, vous savez ce que vous voulez. Et qui vous êtes. — Je cherche des réponses, comme vous, répondit Gerard. (Pour quelqu’un d’aussi pudique, parler de ses sentiments n’avait rien d’évident.) Comme vous, comme tout le monde… Ainsi que vous le disiez, il faut poser des questions si on veut des réponses… (D’un geste vague, il désigna le parvis, où les fidèles revenaient se rassembler chaque jour.) Voilà le problème avec la moitié des gens qui viennent solliciter Mina chaque jour. On dirait des chiens affamés ! Ils tiennent tant à se raccrocher à quelque chose, n’importe quoi, qu’ils gobent la première bouchée de viande qu’on leur tend sans se demander une seconde si elle n’est pas empoisonnée ! — Moi aussi, je l’ai gobée, soupira Odila… je voulais ce que tout un chacun avait dans l’ancien temps… Vous aviez raison, Gerard. Je me cherchais un dieu pour redonner un sens à ma vie… Régler tous les problèmes… Chasser la solitude, les appréhensions… Elle s’interrompit, gênée d’en avoir trop révélé sur elle-même. — Même les anciens dieux ne devaient pas tout résoudre à notre place, vous savez. Ou on m’aura menti là-dessus… Paladine n’a certainement pas réglé tous les problèmes de Huma. Au contraire, il lui en a posé de nouveaux ! — À moins de croire que Huma a choisi de faire tout ce qu’il a fait, Paladine lui en donnant la force, souligna Odila d’une voix douce. Mais contre ce dieu-là, nous ne pouvons rien ! ajouta-t-elle sur le ton du morne désespoir. Son pouvoir est immense… Comment l’arrêter ? (Elle enfouit la tête entre ses mains.) J’ai tout gâché ! Et je vous ai traîné au cœur du danger… Car je sais pourquoi vous êtes resté à Solanthus, inutile de nier. Vous auriez pu partir il y a des jours. Vous auriez dû ! Mais votre inquiétude pour moi vous a retenu… — Peu importe désormais, car nous allons fuir ensemble, dit Gerard avec fermeté. Demain, avec le départ des troupes, Mina et Galdar auront trop à faire pour s’occuper de nous. Dans la confusion qui régnera, nous passerons inaperçus. — Je veux m’en aller ! s’écria Odila. Partons ! (Elle bondit sur ses pieds.) Pas question de passer une minute de plus dans cet endroit horrible ! Tout le monde dort. Personne ne s’avisera de mon absence avant qu’il soit trop tard. Nous retournerons dans nos quartiers… — Nous devrons fuir séparément. On me suit. Allez-y. Je couvrirai vos arrières. Impulsivement, elle lui reprit la main et la serra. — J’apprécie tout ce que vous faites pour moi, Gerard. Vous êtes un véritable ami. — Allez ! Vite ! Je surveille les alentours. Lui lâchant les doigts après les avoir serrés une dernière fois, Odila marcha vers la porte du temple. Jour et nuit, l’édifice n’était jamais fermé. On encourageait les fidèles à venir s’y recueillir à toute heure. Elle poussa impatiemment les battants, qui s’ouvrirent sans un bruit sur leurs gonds bien huilés. Gerard allait la suivre quand un bruit insolite, près de l’autel, lui fit faire volte-face. Mais les flammes brûlaient sans vaciller… Nul n’était entré. Alors, d’où venait ce bruit ? Il regardait encore l’autel d’un œil inquisiteur lorsque… … Odila hoqueta. Main sur la garde de son épée, il se retourna vivement. Et ne vit personne à part la jeune femme, campée sur le seuil. — Que se passe-t-il, bon sang ? Partez ! Il n’osait pas la rejoindre. L’espion qui le filait sur ordre de Galdar devait le tenir à l’œil en cet instant même. Odila était d’une pâleur mortelle, rappelant désagréablement à Gerard l’âme des Morts. Son murmure rauque déchira le silence. — Je ne peux pas ! Il jura tout bas. Sur ses gardes, il se rapprocha furtivement, espérant que l’espion ne le suivait pas des yeux. — Comment ça, vous ne pouvez pas ? souffla-t-il, en colère. Je risque ma peau, à venir ici, et que je sois damné si je repars sans vous ! Faut-il que je vous porte ? — Je n’ai pas dit que je ne voulais pas ! Je ne peux pas ! Les mains tendues, elle fit un pas vers la porte, ses mouvements au ralenti comme si elle nageait à contre-courant... Elle s’immobilisa en secouant la tête. — Je ne peux pas ! répéta-t-elle d’une voix étranglée. Gerard était perplexe. Ce n’était pas de la mauvaise volonté de la part de la jeune femme terrifiée. Quelque chose entravait visiblement ses mouvements. Son regard se posa sur le bijou qu’elle portait autour du cou. — Le médaillon ! Enlevez-le ! cria Gerard. Elle leva les doigts… et les baissa avec un petit cri de douleur. Gerard saisit le bijou pour l’arracher… et cria à son tour. La main brûlée, il tituba contre le chambranle de la porte. Les jeunes gens se jetèrent des regards éperdus. — Je ne comprends pas…, souffla Odila. — C’est pourtant la simplicité même, dit une troisième voix, toute de douceur. Main sur la garde de son épée, Gerard se retourna… — Je veux m’en aller, dit Odila avec une étonnante fermeté. Vous devez me laisser partir, pas me retenir contre mon gré. — Je ne vous retiens pas, répondit Mina. Mâchoires serrées, Odila tenta de nouveau de s’éloigner en bandant toute sa force musculaire. En vain. — Vous mentez ! Vous m’avez ensorcelée ! Mina écarta les bras. — Je ne suis pas une sorcière. Vous le savez. Comme vous savez ce qui vous retient… La Solamnique secoua violemment la tête. — Votre foi, ajouta Mina. — Mais je… ! — Vous croyez en l’Unique. Vous venez encore de le dire. « Son pouvoir est immense…» Vous avez placé votre foi en elle. En retour, elle vous prend à son service. — La foi ne devrait retenir personne prisonnier ! s’indigna Gerard. Mina tourna vers lui son regard d’ambre où scintillaient des milliers de silhouettes figées… Il eut le terrible sentiment que, s’il ne se détournait pas assez vite, il s’y verrait aussi. — Définissez un serviteur fidèle… Ou mieux, un chevalier fidèle. Un homme loyal à son ordre. Que doit-il accomplir pour mériter le qualificatif de « fidèle » ? Gerard ne répondit pas. D’un ton fervent, les prunelles étincelantes, Mina le fit à sa place. — Un serviteur fidèle accomplit loyalement et sans poser de questions tout ce que son maître demande. En retour, il est nourri, blanchi et protégé. S’il se rebelle contre ; son maître, il est puni. De même pour le chevalier qui a juré d’obéir à son supérieur. S’il manque à l’honneur, ou s’il se rebiffe contre l’autorité, à quoi s’expose-t-il ? Ce forfait lui vaut un châtiment. Même les Solamniques réagiraient ainsi, pas vrai, messire Gerard ? Elle est le serviteur loyal…, comprit le jeune homme. Elle est le fidèle chevalier… et d’autant plus dangereuse à cause de ça. C’était peut-être même l’être le plus dangereux qui ait jamais vécu sur Krynn. Au fond de lui, il savait que l’argument était fallacieux. Mais en quoi… ? Il n’aurait su le dire. Pas sous ce regard inhumain… Mina lui fit un charmant sourire. Puisqu’on ne lui opposait pas d’argument, elle se crut vainqueur de la joute verbale. Elle tourna ses prunelles d’ambre vers Odila. — Reniez votre foi, et vous serez libre de partir. — Vous savez que ça m’est impossible. — Alors le fidèle serviteur de l’Unique restera pour assumer ses tâches. Retournez dans vos quartiers, Odila. Il se fait tard. Demain sera une journée très chargée en vue de la bataille qui nous attend pour conquérir Sanction. Tête basse, la jeune femme se détourna. — Odila ! cria Gerard. Elle s’en fut sans un regard en arrière. — Serez-vous des nôtres pour notre longue marche triomphale vers Sanction, messire ? demanda Mina quand Odila eut disparu. Ou le devoir vous appelle-t-il loin de nous ? Si vous nous quittez, ce sera avec la bénédiction de l’Unique et la mienne. Elle sait ! pensa soudain le jeune homme. Elle sait que je suis un espion, et elle ne lève pas le petit doigt contre moi ! Elle m’offre même de déguerpir ! Pourquoi n’ordonne-t-elle pas mon arrestation ? Ma mise à la torture et mon exécution ? Il l’aurait presque souhaité… La mort semblait encore préférable à sa situation… Mina l’utilisait ! Elle le laissait croire qu’il agissait de son propre chef alors qu’en réalité, depuis le début et quoi qu’il fasse, il exécutait les volontés de l’Unique ! — Je chevaucherai à vos côtés ! répondit-il l’air sombre avant de sortir sur le parvis. (Il sonda la pénombre et ajouta à voix haute, à l’attention de l’espion de Galdar :) Je rentre ! Ne traînez pas ! De retour dans sa chambre, il alluma une bougie puis saisit le rouleau cacheté qu’il avait préparé. Il l’ouvrit, relut son rapport et ses suggestions… … Puis en fit des confettis, et brûla le tout à la flamme de la bougie. 15. L’aveugle et le paralytique Le lendemain, l’armée de Mina s’ébranla. Pas au complet, car il fallait laisser des effectifs dans une ville vaincue et hostile. Une hostilité qui était surtout un mythe, à voir les Solanthiens affluer pour lancer des vivats et couvrir la jeune conquérante de cadeaux… Ils auraient pu remplir le chariot véhiculant le sarcophage d’ambre, pour peu que Mina y consente. Les refusant cependant, elle pria pour qu’on les offre plutôt aux nécessiteux au nom de l’Unique. En larmes, le bon peuple la bénit, Gerard aussi aurait pleuré… Pour d’autres raisons. Il avait passé la nuit à se demander que faire. Il s’était finalement décidé pour Sanction, se répétant que c’était à cause d’Odila. Elle voyageait assise près du sarcophage de Lunedor prisonnière de la résine et des deux sorciers prisonniers, eux, de leurs propres chairs cadavériques, Gerard se demanda encore pourquoi la vérité ne lui avait pas sauté aux yeux dès qu’il avait constaté l’étrange raideur de son ami Palin, et le vide de son regard. Au passage du chariot, Odila ne jeta pas un seul coup d’œil à Gerard. En tout cas, la contrariété de Galdar, à le voir suivre l’armée de Mina, rassurait un peu le jeune homme. Il ne devait pas faire erreur sur toute la ligne, s’il courrouçait à ce point le minotaure. En tournant bride pour prendre place à l’arrière de la colonne, le plus loin possible de Mina, il faillit renverser deux clochards qui s’écartèrent. Il tira sur ses rênes. — Je suis navré. L’un de vous est blessé ? Un des mendiants, un humain barbu tout grisonnant, avait le visage brûlé de soleil et raviné. Les yeux d’un bleu métallique, il s’appuyait sur une canne malgré sa curieuse prestance. Un ancien militaire, peut-être… D’ailleurs ses hardes avaient dû être une sorte d’uniforme. L’autre, aveugle avec un bandeau noir, gardait une main sur l’épaule de son compagnon. Malgré ses cheveux blancs aux reflets argentés, il était beaucoup plus jeune que son ami. Gerard le constata dès qu’il tourna la tête vers lui. — Non, répondit le premier mendiant d’un ton bourru. Vous nous avez surpris, c’est tout. — Où va l’armée ? demanda le second. — À Sanction, répondit Gerard. Si vous voulez un conseil, évitez le temple de l’Unique. Même si on vous soigne, je doute que ça en vaille le coup. Leur jetant une pièce, il tourna bride et s’en fut dans un nuage de poussière. Les Solanthiens s’attardèrent, même après que Mina eut depuis longtemps disparu à la tête de son armée. Puis ils se résignèrent à regagner leurs pénates, dans une cité qui leur paraissait horriblement morne et vide maintenant que Mina l’avait quittée. — Mina marche sur Sanction, dit le mendiant aveugle. — Ça confirme l’information de cette nuit, répondit le boiteux. Où que nous allions, c’est la même rengaine. Mina marche sur Sanction… Êtes-vous enfin satisfait ? — Oui, Rasoir, je le suis. — Il était temps ! (Il jeta la pièce de Gerard à ses pieds.) Plus question de faire la manche ! Je n’ai jamais été aussi humilié de ma vie ! — Pourtant, ce subterfuge nous permet d’aller où nous voulons et de parler à toutes sortes de gens, du plus humble au plus noble… Qui se doute que nous ne sommes pas ce que nous paraissons être ? Et maintenant ? Courons-nous affronter Mina ? — Et que lui demanderiez-vous, dragon d’argent ? Où sont les jolis dragons d’or ? le singea cruellement Rasoir en adoptant des inflexions de voix mélodieuses. Où peuvent-ils bien être passés ? Miroir se tut. Rasoir était trop près de la vérité. — Attendons, conclut le dragon bleu. Nous l’affronterons à Sanction. — Une fois que la ville sera en son pouvoir, vous voulez dire. — Parce que vous vous proposez de l’arrêter, c’est ça ? Seul et aveugle comme vous l’êtes ? — Ça vous plairait ! — Ne vous inquiétez pas, je veille sur vous. Ciel vous en a révélé plus que vous voulez bien l’avouer. Je tiens à être présent quand vous serez face à Mina. — Alors je vous suggère de ramasser cet argent, car nous en aurons besoin. Nos déguisements nous aideront encore plus à Sanction. Quel meilleur prétexte pour parler à Mina que de solliciter un miracle ? Miroir imagina fort bien l’expression de son compagnon. Butée, d’abord. Puis morne et résignée face à l’inévitable. Il entendit un raclement irrité, sur le sol. — J’ai comme dans l’idée que cette situation n’est pas pour vous déplaire, dragon d’argent ! — En effet… Je ne me souviens pas de m’être autant amusé ! 16. Une rencontre inattendue Telles des feuilles expulsées de l’œil d’un cyclone, le gnome et le kender dans ses habits aux gais coloris tombèrent – le second avec grâce et légèreté, le premier pas du tout… Et sa réception fut rude. Une bonne chose car Devinette, le souffle coupé, cessa de piailler. Où étaient-ils ? Jetant des regards à la ronde, Tasslehoff aurait pu dire où il n’était pas – soit partout où il avait traîné ses guêtres… Devinette gisait à ses pieds. Ils se trouvaient dans un couloir aux blocs massifs de marbre noir poli sporadiquement éclairé par des torches dont l’étrange lumière orangée ne repoussait en rien l’obscurité. Au contraire. Par contraste, les ombres n’en semblaient que plus épaisses. Il n’y avait pas un souffle d’air, pas un son, pas un murmure… Tass tendit l’oreille en vain. Aidant le gnome à se relever, il lui fit signe de se taire et d’écouter. Un aventurier chevronné comme Tasslehoff Racle-Pieds s’y connaissait en couloirs. Dans celui-là, on avait le sentiment oppressant qu’il valait mieux ne plus remuer un cil. — Des gobelins ! s’écria Devinette. — Non, souffla Tass sur un ton qui se voulait rassurant. Mais c’est probablement pire ! ajouta-t-il, tout guilleret. — Comment ça ? couina son compagnon en s’empoignant distraitement la tignasse à pleines mains. Pire que des gobelins ? Comment est-ce possible ? Et où sommes-nous ? — Eh bien, il ne manque pas de calamités pires que des gobelins ! chuchota Tass, après réflexion. Prends les draconiens, par exemple. Et les dragons, et les ours-hiboux. . — T’ai-je raconté l’aventure de l’oncle Épinglette avec l’ours-hibou ? Tout commença quand… Devinette lui flanqua un coup-de-poing dans l’estomac. — Des ours-hiboux ! Qui a quelque chose à fiche des ours-hiboux ou de ta calamiteuse famille ? Tu veux que je t’en raconte de bien bonnes sur mon cousin Strontiumninety ? Les cheveux t’en tomberaient du crâne ! Tes dents se déchausseraient toutes seules ! Où nous as-tu encore entraînés ? Et où est ce « où », bon sang de bois ? — Je nous ai entraînés nulle part ! grogna Tasslehoff lorsqu’il eut retrouvé son souffle. (Un coup subit à l’estomac rendait n’importe qui bougon.) Adresse-toi à l’artefact ! Et je ne sais pas plus que toi où est « où » ! Je… Chut ! Quelqu’un vient… Dans un couloir aussi bizarre, obscur et suffocant, mieux valait voir qui arrivait avant d’être soi-même repéré. Oncle Épinglette l’avait souvent répété à son neveu. Un bon conseil, jugeait Tass. Au moins, on gardait l’avantage de la surprise… Attrapant son compagnon par le col de sa tunique, il le tira derrière une colonne de marbre. Un homme tout de noir vêtu remontait le couloir ténébreux, se fondant presque dans le décor. Les yeux écarquillés pour tenter de mieux discerner les contours si vagues de l’individu, Tasslehoff eut l’étrange impression de le connaître. Une séquelle du coup à l’estomac ? L’homme avait une démarche lente, hésitante. Il portait un bâton diffusant une lumière blanche tamisée. — Raistlin ? souffla le kender, intimidé. Il allait crier son nom d’allégresse et se précipiter vers le sorcier, son ami qu’il avait cru mort ne l’ayant plus revu depuis si longtemps, quand on le prit par l’épaule pour lui murmurer à l’oreille : — Non ! Laisse-le ! — Mais c’est mon ami ! protesta Tass en se tournant vers Devinette. Même s’il a jadis assassiné un gnome qui était aussi mon ami… Devinette écarquilla les yeux en se cramponnant nerveusement au kender. — Euh… Il n’a pas l’habitude de… tuer des gnomes, hein ? Mais Tass ne l’écoutait plus, intrigué par un détail troublant : Devinette le tenait par une manche et par le col de sa chemise. Ça faisait deux mains. Et les gnomes, à la connaissance du kender, n’en avaient pas trois… Alors qui le tenait par l’épaule ? Il se contorsionna pour se retourner. Peine perdue, il faisait trop sombre. Mais des doigts continuaient à exercer une pression sur son épaule. Des doigts invisibles… De plus en plus perdu, Tasslehoff se tourna vers Raistlin. Lequel, il fallait bien l’admettre, n’avait pas toujours été très tendre avec lui… Sans compter qu’il avait assassiné des gnomes. Enfin, au moins un… Coupable selon lui d’avoir réparé l’Artefact à Voyager dans le Temps. Comme à l’époque des faits, Raistlin portait des robes noires maintenant… Et si Tass trouvait parfois son compagnon très irritant, il ne tenait pas pour autant à le voir tué par le sorcier. Par prudence, il garderait donc le silence et éviterait de sauter sur Raistlin pour l’embrasser comme du bon pain. Le sorcier passa tout près du kender et du gnome. Par bonheur, celui-ci était muet de terreur. Héroïque, Tass aussi resta muet comme une carpe. (Les dieux seuls savent ce qu’il lui en coûta.) Une pression approbatrice de la main invisible, sur son épaule, le récompensa. En ces circonstances cependant, le kender n’en tira guère de réconfort. Plongé dans ses pensées, Raistlin marchait lentement, la tête basse. Pris d’une quinte de toux, il dut s’arrêter et s’appuyer contre une paroi. Il s’étouffait, mortellement pâle… Du sang constella ses lèvres. Tass s’alarma. Il avait assisté à de semblables crises, mais celle-là lui paraissait pire que toutes les autres. — Caramon lui préparait un thé qui l’apaisait, souffla le kender en faisant un pas en avant. La main invisible le retint. Raistlin leva la tête. Ses prunelles dorées scintillèrent sous la lumière des torches. — Qui a parlé ? chuchota-t-il. Qui a parlé de Caramon ? Qui ? La main invisible enfonça ses ongles dans l’épaule du kender. Une précaution inutile : devant l’air étrange de Raistlin et son expression terrible, le kender n’aurait plus émis un son. — Personne… Mon imagination me joue des tours… (S’essuyant le front d’une manche de velours noir, il eut un sourire cynique.) Ma conscience coupable, peut-être… Caramon est mort. Ils ont tous péri, noyés dans la mer de Sang… Quel choc pour eux quand je les ai abandonnés à leur sort grâce à l’orbe du dragon ! Ils étaient tout étonnés que je ne partage pas leur funeste destin ! Cherchant à reprendre son souffle, Raistlin s’écarta du mur, s'appuyant sur son bâton, et ne continua pas son chemin. Trop faible, encore ? — J’imagine la tête de Caramon… Et ses balbutiements ! Mais…Raist, imita-t-il cruellement d’une voix nasale haut perchée, avec un sourire affreux. Et Tanis, ce vil hypocrite ! Son amour pour ma chère sœur l’a incité à trahir ses amis, et il a l’audace de m’accuser moi de déloyauté ! Je les vois tous… Lunedor, Rivebise, Tanis, mon frère… Ils me fixent de leur regard stupide ! » Au moins, sauve ton frère… Le sauver pour en faire quoi ? Un nain de jardin ? Son ambition se limite à coucher avec sa dernière conquête en date ! Toute ma vie, j’aurai traîné ce boulet ! Autant me demander de quitter ma prison avec des chaînes aux pieds et aux poignets… Il s’éloigna de son pas traînant. — Tu sais, Devinette, chuchota Tasslehoff, j’ai dit que c’était mon ami, mais aimer quelqu’un comme Raistlin exige beaucoup d’efforts. Parfois, je ne suis plus sûr que ça en vaille la peine. Il affirme que Caramon et les autres se sont noyés dans la mer de Sang, mais c’est faux. Des elfes aquatiques les ont sauvés. Je le sais parce que Caramon m’a tout raconté. Et Raistlin sait aussi qu’ils ont survécu, puisqu’il les a revus. Mais s’il pense ça, c’est qu’il ne les a pas encore revus… Ça nous donne une indication sur la date. Bon sang ! conclut le kender tout excité. Ça veut dire que j’ai trouvé un autre passé ! Plein de suspicion, Devinette recula de quelques pas. — Tu n’aurais pas fait la connaissance de mon cousin Strontiumninety par hasard ? Hein ? Tass allait répondre qu’il n’avait pas eu ce plaisir quand des bruits de pas retentirent. Ce n’étaient plus ceux du mage (qui se déplaçait presque sans un bruit, et ce n’étaient pas sa respiration sifflante et les bruissements de ses robes), mais ceux d’une créature imposante, à en juger par le raffut. La main qui n’était pas sur l’épaule du kender le tira davantage dans l’ombre, l’incitant plus que jamais d’une pression insistante à se tenir coi. Le gnome à l’instinct de survie aiguisé – tant que de nouvelles inventions à base de pistons à vapeur n’étaient pas en cause – s’était déjà tellement aplati contre la paroi qu’on aurait pu le prendre pour la peinture rupestre de quelque clan primitif. Un homme intimidant apparut, remplissant tout le couloir de sa masse et de sa formidable énergie. Élancé et puissamment musclé, il portait une armure fort ouvragée avec, sous un bras, le heaume à cornes d’un seigneur des dragons. Une énorme épée battait son flanc. D’évidence, à en juger par son pas rapide et déterminé, il se rendait quelque part dans une intention précise. Il faillir percuter Raistlin, qui dut se plaquer à la paroi pour le laisser passer, sous peine d’être mis à mal. Le géant lui accorda à peine un regard. Le mage s’inclina. L’un et l’autre s’apprêtaient à passer leur chemin quand soudain l’homme fit halte et se retourna. — Majere ! tonna-t-il d’une voix de stentor. Raistlin s’immobilisa et pivota. — Messire Ariakas… — Vous plaisez-vous à Neraka ? Vos appartements sont-ils assez confortables ? — Oui, mon seigneur. Tout à fait adéquats pour mes besoins des plus élémentaires… (Le cristal du bâton brilla soudain.) Merci de votre sollicitude. Ariakas fronça les sourcils. Une réponse d’une servile politesse, comme il était en droit de s’y attendre… Il n’était pas homme à s’embarrasser de subtilités ; pourtant, l’ironie du mage ne lui échappa pas entièrement. De là à réprimander quelqu’un pour des inflexions de voix, réelles ou imaginaires… — Votre sœur Kitiara me prie de vous traiter avec égards, continua Ariakas, bourru. Remerciez-la à l’occasion… — Je lui dois beaucoup. — Vous me devez plus encore, insista Ariakas, l’air sombre. — En effet, répondit Raistlin avec une courbette. Son attitude déplaisait manifestement au seigneur des dragons. — Quelle maîtrise de soi…, bougonna Ariakas, irrité. Les hommes rampent et tremblent devant moi. Rien ne vous impressionne ? — Devrais-je être impressionné par quoi que ce soit, mon seigneur ? — Par notre reine ! s’écria Ariakas, la main sur la garde de son épée. Rien que pour cette remarque, je pourrais vous décapiter sur-le-champ ! Raistlin se fendit d’une révérence plus prononcée. — Mille pardons… Vous pourriez essayer, mon seigneur. Veuillez m’excuser si je vous ai offensé. Mes paroles ont dépassé ma pensée. Naturellement, je vous trouve impressionnant. La splendeur de cette ville m’intimide aussi. Mais être impressionné signifie-t-il trembler de peur ? Admirez-vous les êtres craintifs, mon seigneur ? Ariakas le dévisagea. — Non. Vous avez raison. — Je voudrais vous inspirer de l’admiration, mon seigneur. Le dévisageant de plus belle, Ariakas éclata soudain d’un rire tonitruant qui remplit tout le couloir. Tasslehoff en attrapa mal au crâne, comme si une grosse pierre venait de le heurter, et Devinette parut s’aplatir encore plus contre sa paroi. Grimaçant légèrement, Raistlin ne céda pas un pouce de terrain. — Je ne vous admire pas encore, mage, précisa Ariakas dès que son accès d’hilarité se fut calmé. Un jour peut-être, quand vous aurez fait vos preuves… Il tourna les talons en gloussant et s’en fut. — Un jour, murmura Raistlin dans le silence revenu, quand j’aurai fait mes preuves, mon seigneur, vous ferez plus que m’admirer. Vous me craindrez. Il s’éloigna à son tour. De nouveau, Tasslehoff tenta de voir qui le tenait par l’épaule. Il se retourna et sentit le monde tourbillonner… Livre II 1. Rencontre des dieux Comme souvent depuis qu’on leur avait volé le monde, les dieux tinrent conseil. Ceux de la Lumière et ceux des Ténèbres se faisaient face, tel le jour s'opposant à la nuit. Ceux de la Neutralité étaient équitablement répartis entre les deux camps. Comme toujours, les enfants des dieux restaient ensemble. Par le passé, ces séances avaient peu servi, sinon à calmer les esprits échauffés et à rassurer les autres. L’une après l’autre, les divinités rendirent compte de leurs recherches restées vaines. Elles entreprenaient souvent des voyages dangereux à travers les plans d’existence. En pure perte. Même Zivilyn, l’Omni-Voyant qui existait partout et à toutes les époques, n’avait pu retrouver le monde perdu. Il voyait le chemin que Krynn et sa population auraient suivi à l’avenir. Mais cette voie était maintenant hantée par les fantômes de ce qui aurait pu être. Le panthéon était tout près de conclure que Krynn était perdu à jamais. Quand tous se furent exprimés, Paladine apparut dans toute sa gloire. — J’ai de bonnes nouvelles. Une de mes enfants m'a invoqué. Sa prière a résonné à travers les cieux, et ce fut une douce musique à mes oreilles. Nos peuples ont besoin de nous. Comme nous l’avions soupçonné, Takhisis règne maintenant en maître absolu. — Où est notre monde ? demanda Sargonnas. Dites-le-nous et nous irons immédiatement lui infliger le châtiment qu’elle mérite mille fois ! De tous les dieux des Ténèbres, c’était le plus amer et le plus furieux. Takhisis ayant été sa compagne, il s’estimait doublement trahi. — Je l’ignore, répondit Paladine. La voix de Lunedor a été brutalement coupée. La mort l’a emportée et Takhisis détient son âme. Mais nous savons que notre monde existe toujours. Il faut continuer les recherches. Nuitari avança. Tout de noir vêtu, le dieu de la magie des Ténèbres avait pour « visage » une lune ronde et blanche comme la cire. — Une âme demande humblement à s’adresser au Conseil. — Vous en portez-vous garant ? demanda Paladine. — Oui, répondit Nuitari. — Moi aussi, dit Lunitari, sa sœur habillée de rouge. — Et moi aussi, renchérit Solinari, entièrement drapée d’argent. — Très bien, qu’elle approche et écoutons-la. L’âme apparut et se campa devant l’assemblée. Paladine fronça les sourcils, imité par presque tous ses confrères, des Ténèbres comme de la Lumière. Aucun n’appréciait ce sorcier qui avait prétendu accéder à la divinité. — Raistlin Majere n’a rien à nous dire que je souhaite entendre ! lança Sargonnas, faisant mine de partir. Ses pairs grognèrent leur assentiment, prêts à suivre son exemple. — Nous devrions l’écouter, déclara Mishakal à la surprise générale. La compagne de Paladine, déesse de la Guérison, de l’amour et de la compassion, aurait dû savoir mieux que quiconque tout le mal, les souffrances et le chagrin que cet homme avait valus à ceux qui avaient eu le malheur de l’aimer et de lui faire confiance. — Il a racheté ses crimes, ajouta-t-elle. Et obtenu son pardon. — Alors pourquoi son âme n’a-t-elle pas suivi les autres ? demanda Sargonnas. Pourquoi s’attarde-t-elle si ce n’est pour tenter de profiter de notre affaiblissement ? — Pourquoi ton âme s’attarde-t-elle, Raistlin Majere ? répéta Paladine d’un ton sévère. Alors que tu étais libre de continuer ton voyage ? — Parce qu’il manque la moitié de mon être, répondit Raistlin en se tournant face à lui et en soutenant son divin regard. Mon frère et moi sommes nés ensemble… Et nous le quitterons pareillement. Nous avons fait vie à part… par ma faute. Mais nous ne serons plus sépares dans la mort. — Une loyauté louable, bien que tardive, dit Paladine. Mais que nous veux-tu ? — J’ai retrouvé Krynn. Sargonnas renifla de dédain dans le silence troublé qui accueillit cette déclaration. — Aurais-tu également entendu la prière de Lunedor ? — Non, répondit Raistlin. Comment l’aurais-je pu ? Cependant, j’ai capté quelque chose… Une incantation familière. Moi seul pouvais l’identifier. J’ai aussi reconnu la voix désincarnée qui psalmodiait… Celle du kender Tasslehoff Racle-Pieds. — Impossible, dit Paladine. Il est mort ! — Il l’est sans l’être… Mais j’y reviendrai. Son âme reste introuvable. (Majere se tourna vers Zivilyn.) Dans le futur qui aurait dû être, où allait l’âme du kender à sa mort ? — Elle rejoignait celle de son ami Flint Forgefeu, répondit l’Omni-Voyant. — Son âme est-elle là ? Ou le nain l’attend-il encore ? Zivilyn hésita. — Flint est seul. — Dommage que vous ne l’ayez pas remarqué plus tôt ! grogna Sargonnas avant de se tourner vers Raistlin pour mieux le foudroyer du regard. Supposons que cette peste de kender soit toujours en vie… Que manigançait-il avec la magie ? Les sorciers m’indiffèrent, mais tu as au moins eu le bon sens d’empêcher le kender de se frotter à l’Art. Pour moi, cette histoire sent le réchauffé ! — L’incantation en question lui a été enseignée par son vieil ami Fizban, précisa Raistlin, imperturbable, quand il lui a remis l’Artefact à Voyager dans le Temps. Les dieux des Ténèbres clamèrent leur indignation. Ceux de la Lumière avaient adopté une contenance grave. — Depuis l’aube des temps, il est acquis que les espèces de la Gemme Grise ne devraient jamais avoir l’occasion de voyager dans le temps ! lança Lunitari. Nous aurions dû être consultés. — En vérité, avoua Paladine avec un sourire attendri, c’est moi le fautif. Le kender voulait assister aux funérailles de son ami Caramon Majere et lui rendre un dernier hommage… Supposant en toute logique qu’il mourrait bien avant Caramon, Tasslehoff a demandé à voyager dans le futur. Ému par cette noble et généreuse requête, je l’y ai autorisé. — Un geste sage ou pas, à vous d’en juger, céleste Paladine, dit Raistlin. Je peux l’affirmer en toute connaissance de cause : Tasslehoff a voyagé dans le futur, mais il est arrivé trop tard aux funérailles. Il a voulu ajuster le tir et revenir un peu en arrière… Ensuite, nous en sommes réduits aux suppositions, mais connaissant les kenders… Voici sans doute ce qui sera arrivé en toute logique. » Une chose en entraînant une autre, Tasslehoff a perdu de vue sa destination et il a failli se retrouver piétiné par le Chaos. À cet instant, alors qu’il lui restait à peine quelques secondes à vivre, il s’est soudain rappelé son but, a réactivé l’artefact et fait un autre bond dans le futur… Mais cette fois, ce n’était plus le même futur. Par un caprice du destin, le kender a retrouvé le monde. Et je l’ai retrouvé, lui… Un long silence suivit, les dieux de la magie échangeant des regards entendus. Le fil de leur raisonnement s’harmonisait à merveille. — Dans ce cas, montre-nous la voie, dit Gilean, le gardien du Livre de la Connaissance. — Je ne le conseillerais pas, répondit Raistlin. À présent, Takhisis est devenue extraordinairement puissante. Étant sur ses gardes, elle serait prévenue longtemps à l’avance de notre arrivée. Et nous réserverait un accueil très chaud. Affaibli comme vous l’êtes, elle aurait beau jeu de vous anéantir. Sargonnas grommela… Le tonnerre de sa colère résonna à travers les cieux. Selon leur nature, les autres dieux affichaient leur mépris, leur scepticisme ou une mine grave. — Vous avez un autre problème, continua Raistlin. Les peuples de Krynn sont persuadés que vous les avez abandonnés au moment où ils avaient le plus besoin de vous… Si vous reparaissez maintenant, ils ne vous ouvriront pas leurs cœurs. — Mon peuple sait que je ne lui ai pas tourné le dos ! grogna Sargonnas, les poings serrés. Sans répondre, Raistlin s’inclina. Il ne quittait pas des yeux Paladine, qui avait l’air troublé. — Tes paroles sont sages et avisées, dit enfin Paladine. Nous savons comment nos fidèles se sont retournés contre nous après le Cataclysme. Deux cents ans ont passé avant qu’ils soient de nouveau disposés à nous accepter. Takhisis utilisera à son avantage cette méfiance et ce ressentiment… Comme à cette époque difficile, il nous faudra procéder avec prudence. — Si j’osais, dit Raistlin, j’aurais un plan à vous soumettre. Le Panthéon l’écouta. — Qu’en dites-vous ? demanda Paladine quand il eut fini. Les dieux de la magie répondirent d’une seule voix. — Nous approuvons. — Moi pas ! rugit Sargonnas. Réprobation ou scepticisme, les autres gardèrent le silence… — Vous n’avez pas l’éternité pour en débattre, dit Raistlin en les regardant tour à tour. Et peut-être pas même une seule seconde… Qui sait combien de temps il vous reste réellement ? Se peut-il que vous ne voyiez pas le danger ? — Venant d’un kender ? ricana Sargonnas. — D’un kender, confirma Nuitari. Racle-Pieds n’étant pas mort quand il aurait dû, cet instant fatidique reste en suspens. — S’il meurt en un autre lieu et à un autre moment, continua Solinari, Tasslehoff ne vaincra pas le Chaos. Victorieux, le Père de Tout et de Rien mettra à exécution sa menace : nous détruire et pulvériser le monde ! — Il faut retrouver le kender et le renvoyer à son destin, ajouta Lunitari d’un ton sévère. Tasslehoff Racle-Pieds doit mourir où et quand il est censé mourir. Sinon, nous serons tous promis à la destruction. Les trois voix – distinctes et pourtant une – se turent. Raistlin regarda l’assemblée. — Puis-je me retirer ? Sargonnas maugréa, grogna… et se tut à son tour. Tous les dieux se tournèrent vers Paladine. Qui finit par acquiescer. — Alors, adieu, conclut Raistlin Majere. Le mage disparu, Sargonnas affronta Paladine. — Vous accumulez les folies, ma parole ! D’abord, vous confiez un Artefact à Voyager dans le Temps à un kender, puis vous envoyez ce mage perverti combattre Takhisis ! Si nous sommes promis au néant, c’est à vous que nous le devons ! — Rien de ce qui est dicté par l’amour n’est fou, déclara Paladine. Si nous sommes confrontés à un grand péril, au moins, nous luttons avec l’espoir au cœur. Zivilyn, que vois-tu ? L’Omni-Voyant sonda l’éternité. — Rien que les ténèbres… 2. Le chant du désert Sous des cieux clairs et limpides, un air vivifiant, l’armée de Mina marchait vers l’est, progressant rapidement sans rencontrer d’obstacle. Des dragons bleus la survolaient, quadrillant le terrain, la nouvelle de l’invasion se répandait. Tous ceux qui se trouvaient sur le chemin de cette armée conquérante, pris de terreur, fuyaient dans les collines. Ceux qui en étaient incapables, ou qui n’avaient nulle part où chercher refuge, attendaient, pantelants, leur fin… Mais il y eut plus de peur que de mal. Les bataillons traversèrent les villages et les communautés agricoles sans faire de dégâts, bivouaquant à l’extérieur des cités. Mina imposait une discipline de fer. Ce que les soldats auraient pu prendre de force, ils l’achetaient. Parfois, l’armée venait en aide aux pauvres des régions traversées, laissant intacts les manoirs et les châteaux que d’autres auraient rasés. Mina répandait la bonne parole. Elle parlait aux nobles comme aux manants, aux artisans, aux aubergistes, aux bardes, aux rétameurs, aux fermiers, aux forgerons… Inlassable, elle guérissait les malades, nourrissait les affamés et réconfortait les malheureux. Elle répétait sans cesse que les dieux les avaient abandonnés aux crocs et aux griffes de dragons venus d’ailleurs. Mais la nouvelle divinité, l’Unique, les sauverait. Odila restait souvent près de Mina. Sans prendre part à ses activités, elle écoutait, observait et caressait son médaillon dont le contact ne lui valait plus de misères. Gerard chevauchait à l’arrière-garde, aussi loin que possible du minotaure – qui n’était jamais bien loin de Mina, en tête de l’armée. Galdar avait dû recevoir l’ordre de lui ficher la paix. Mais il y avait toujours la possibilité d’un « accident ». Si un serpent venimeux se glissait d’aventure dans la couche du jeune homme ou si une branche d’arbre craquait et s’effondrait sur lui au passage, lui fracassant le crâne, qui irait accuser le minotaure ? Les rares fois où ils se croisèrent malgré tout, Gerard lut dans le regard de son ennemi qu’il vivait uniquement par la grâce de Mina. Hélas pour le Solamnique, être à l’arrière-garde de l’armée le forçait à côtoyer le sarcophage de Lunedor et les deux sorciers. L’expression « plus morts que vifs » lui revenait en mémoire chaque fois qu’il les regardait. Et il les regardait souvent. Malgré lui, car il supportait à peine leur vue. Une fascination macabre… Palin et l’elfe, les pieds dans le vide et les bras ballants, dodelinaient au gré des cahots de la route. Ils piquaient régulièrement du nez, telles des poupées de chiffon. Écœuré chaque fois qu’il posait les yeux sur eux, Gerard s’éloignait, se jurant de ne plus tourner la tête dans leur direction. Le lendemain, invariablement, son regard revenait vers eux. La fascination et la répulsion luttaient âprement en lui. Dans son sillage, l’armée de Mina ne laissait pas le feu, le sang et la désolation, mais des foules en liesse lui tressant des guirlandes et chantant sa gloire. Un autre groupe faisait route vers l’est, presque parallèle au premier, avec quelques lieues d’écart. Moins organisé, et sur un terrain moins favorable, sa progression n’était pas aussi rapide que celle de Mina. Le soleil qui inondait l’armée de ses bienfaits cuisait littéralement les elfes du Qualinesti qui se traînaient à travers les plaines de Poussière, avec l’espoir de trouver chez leurs cousins un havre de paix. Chaque jour, Gilthas bénissait Vagabond et son peuple. Sans eux, pas un qualinesti n’aurait traversé le désert sain et sauf. Les Fils de la Plaine avaient fourni aux elfes en difficulté des vêtements enveloppants réfractaires à la fournaise du jour qui conservaient la chaleur corporelle la nuit. Ils avaient aussi généreusement donné des vivres dont ils avaient pourtant grand besoin. Mais, avec ses questions empressées, Gilthas s’était attiré des regards glacés. Insister aurait offensé l’orgueilleux peuple du désert. On recommanda simplement aux elfes de marcher la nuit et le matin, et de chercher des abris où se reposer l’après-midi, quand la chaleur était la plus forte. Vagabond et les siens offrirent en outre de les guider. Un autre geste généreux même si Vagabond visait aussi et surtout à s’assurer du départ des elfes de son territoire. Les qualinesti furent bientôt habillés comme leurs sauveurs : vêtements amples et écharpes de laine douce pour se prémunir du froid la nuit comme pour protéger du sable la peau délicate du visage le jour. Proches de la nature qu’ils aimaient et respectaient, les elfes eurent tôt fait de s’adapter au désert. Et il n’y eut plus de victimes des éléments à déplorer. Ils n’adoreraient jamais vivre dans cet environnement, mais au moins ils le comprenaient mieux. Voir les elfes s’adapter si vite à un territoire hostile ne laissa pas d’inquiéter Vagabond. Gilthas en eut conscience et, soucieux d’en convaincre les Fils de la Plaine, répéta à l’envi que son peuple était un grand amoureux des forêts et des jardins. Dans les formations rocheuses striées d’orange qui s’étendaient à l’infini, les elfes, au contraire des Fils de la Plaine, ne voyaient aucune beauté. Seulement la mort. Leur longue route touchant à sa fin, ils atteignirent peu avant l’aube l’oasis désignée par Vagabond. Celui-ci avait décrété que les transfuges pourraient s’y reposer, boire tout leur saoul et recouvrer des forces avant de reprendre leur pénible traversée du désert. Le camp monté et les tours de garde mis en place, ils s’endormirent. Victime d’une dépression insidieuse, Gilthas ne trouva pas le sommeil. La nécessité de réagir et d’assumer des responsabilités au nom de son peuple lui était bénéfique. Mais que dire des tracas qui le rongeaient, dont le moindre n’était pas de savoir quel accueil les silvanesti leur réserveraient ? Soucieux, il se releva en prenant soin de ne pas réveiller sa femme, et s’éloigna dans la nuit, le nez levé vers les étoiles. Intimidé et un brin inquiet devant leur profusion, il sursauta quand Vagabond se matérialisa devant lui comme par magie. — Vous devriez dormir, dit-il, sévère. C’était un ordre, non une quelconque amabilité. Depuis le premier jour, Vagabond restait égal à lui-même. Taciturne, il ne privilégiait jamais la parole quand le geste suffisait. Avec son visage taillé dans le granit, il souriait rarement et ne riait jamais. Gilthas secoua la tête. — Mon corps aspire au repos, mais mes pensées troublées me l’interdisent. — Les voix, peut-être… — Je vous ai entendu en parler, dit l’elfe, intrigué. Les voix du désert… J’ai beau tendre l’oreille, je ne les entends pas. — Moi, oui. En ce moment même… Le soupir du vent entre les rochers, le chuchotement des coulées de sable… Dans le silence de la nuit, on capte la voix des étoiles. Chez vous, vous ne les voyez pas. Peut-être s’effilochent-elles sur les branches des arbres… ? Ici… (l’homme désigna d’un geste ample le firmament s’étendant à perte de vue)… elles sont libres, et leur chant nous parvient distinctement. — J’entends le vent, entre les rochers. Mais pour moi, ça s’apparente aux sifflements d’un mourant édenté… (Gilthas marqua une pause, jetant des coups d’œil à la ronde.) Pourtant, je suis devenu réceptif à la beauté de vos nuits. Les étoiles paraissent si proches et si nombreuses que, parfois, je crois les entendre chanter… (Il haussa les épaules.) On se sent si petit, si insignifiant… — C’est la vraie raison de votre trouble, dit Vagabond en posant une main au-dessus du cœur de l’elfe. Vous régnez sur vos terres. Les arbres forment des parois et vous abritent. Les orchidées et les roses poussent sous votre influence. Le désert, lui, est indomptable. Rien ni personne ne le dominera. Immuable, il se moque de nous… Tandis que votre pays se transforme. Vos arbres meurent et vos forêts brûlent, mais le désert est éternel. Notre territoire ne disparaîtra jamais. Voilà le secret : le désert offre la sécurité. — Nous pensions aussi que notre royaume ne changerait jamais, répondit Gilthas. Nous nous trompions. Je vous souhaite un meilleur destin. Retournant sous sa tente, il sentit la fatigue le rattraper. Vaguement consciente qu’il était de retour, sa femme lui tendit les bras dans son sommeil. Apaisé par les battements de son cœur, il finit par s’assoupir. Au contraire de Vagabond… Les yeux levés vers les étoiles, il repensa aux paroles du jeune elfe. Pour la première fois, le chant des étoiles lui parut plein de mélancolie et il entendit même quelques fausses notes… Les elfes continuèrent leur route, progressant lentement mais sûrement. Un matin, la Lionne réveilla son mari, qui se dressa en sursaut. — Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’écria-t-il, l’appréhension chassant aussitôt en lui les brumes du sommeil. — Histoire de changer, rien…, dit-elle en lui souriant, tout ébouriffée. (Elle huma l’air.) Que sens-tu ? — Le sable, répondit Gilthas en se frottant le nez. Pourquoi ? Que sens-tu ? — De l’eau… Pas la vase des oasis, mais de la belle eau vive… Il y a une rivière, pas loin… (Les larmes lui montèrent aux yeux ; sa voix se fêla.) Nous avons réussi, mon époux ! Nous avons traversé les plaines de Poussière ! C’était bien une rivière… mais semblable à nulle autre pour les qualinesti. Ils se massèrent sur les berges, consternés par l’eau rouge sang qui coulait sous leurs yeux. Les Fils de la Plaine assurèrent que c’était normal, la teinte particulière venant des rochers que l’eau traversait. Échappant à la surveillance de leurs parents qui auraient pu hésiter encore, des enfants s’aspergèrent et s’éclaboussèrent au pied des peupliers géants et des saules pleureurs. Bientôt, tous les survivants du Qualinesti s’ébattirent dans la rivière Torath avec des éclats de rire. — Nous vous laissons, annonça Vagabond. Vous pourrez traverser à cet endroit. À quelques lieues de distance, la Route du Roi vous conduira au Silvanesti. La rivière suit son tracé, vous ne manquerez pas d’eau. Et à cette époque de l’année, les arbres fruitiers vous rempliront l’estomac. (Il tendit les bras à Gilthas.) Je vous souhaite bonne fortune et bonne chance à la fin de votre voyage. Et j’espère qu’un jour vous entendrez le chant des étoiles. — Puisse-t-il toujours enchanter votre oreille, mon ami, répondit l’elfe en lui serrant chaleureusement les mains. Je ne vous remercierai jamais assez de ce que vous avez fait pour… Il s’arrêta, constatant qu’il parlait dans le vide. Ayant dit tout ce qu’il y avait à dire, Vagabond s’était dégagé et s’éloignait déjà à grands pas, faisant signe aux siens de le suivre dans le désert. — Un peuple étrange, commenta la Lionne. Mal dégrossi, rude et amoureux de la rocaille, ce qui m’échappera toujours… Incompréhensible ! Mais je me surprends à l’admirer. — Je l’admire aussi, dit Gilthas. Ces gens nous ont sauvé la vie, empêchant que notre nation périsse avec nous, engloutie par les sables… J’espère qu’ils n’auront jamais motif à regretter leur générosité. — Pourquoi dis-tu cela ? demanda la Lionne, surprise. — Je l’ignore, ma chérie. Un simple pressentiment… Gilthas marcha vers la rivière sous le regard consterné de sa femme. 3. Le mensonge Alhana Brisétoile, la reine en exil, était seule dans l’abri sculpté par les elfes qui détenaient encore quelque magie. Ils auraient d’ailleurs pu faire l’économie de leurs efforts. Devant le chagrin et l’abattement de la souveraine, les arbres, qui aimaient les elfes depuis toujours, avaient plié leurs branches et entremêlé leurs feuillages de leur propre initiative afin de les préserver de la pluie et du vent. Une herbe drue invitait au repos et les oiseaux chantaient pour apaiser les tourments d’Alhana. Le crépuscule était un des rares moments de détente dans sa vie turbulente. L’armée du Silvanesti livrait une guerre d’usure aux chevaliers noirs. Elle jouait à cache-cache ou montait des opérations éclair : fondre sur les camps de prisonniers, attaquer les vaisseaux de ravitaillement, s’infiltrer audacieusement dans la capitale pour secourir des compatriotes… Pour l’instant, tout paraissait calme. Le dîner passé, on se préparait à dormir. Personne ne venait solliciter la reine, requérant des décisions lourdes de conséquences… Parfois, Alhana rêvait qu’elle fendait à la nage une rivière de sang… Comment échapper à ce mauvais rêve sinon en se noyant ? D’après certains elfes, les chevaliers noirs avaient en réalité rendu service à Alhana Brisétoile. Hier traitée d’elfe noire et exilée pour avoir osé vouloir faire la paix avec les qualinesti – en allant jusqu’à épouser l’un d’eux, aujourd’hui, alors que la situation était plus désespérée que jamais, la reine était de nouveau accueillie par son peuple. Les nobles de Silvanost survivants avaient officiellement levé la sanction de bannissement. On s’excusait platement devant la souveraine de cet « affreux malentendu »… On avait ourdi sa perte ? À présent, on la suppliait de sauver la nation. Samar était furieux. Les silvanesti n’avaient-ils pas ouvert leur capitale aux chevaliers noirs en chassant Alhana Brisétoile ? Quelques semaines plus tôt encore, ils étaient à la botte de Mina, le commandant ennemi. Pourtant avertis de la fourberie de la gamine placée à la tête des armées, ils s’étaient laissé aveugler par les prodiges qu’elle accomplissait au nom de son dieu. Samar avait joint sa voix aux exhortations de prudence, miracles ou pas, les humains étaient indignes de confiance ! Quand les chevaliers noirs avaient établi des camps de travail et construit des prisons, tuant sans pitié les opposants, les elfes avaient connu l’horreur. Aujourd’hui enfin, les yeux dessillés, ils semblaient être revenus au bon sens en plaçant tous leurs espoirs en Alhana Brisétoile – celle qui avait continué le combat au nom de ces ingrats ! Mais les réactions de la reine ne satisfaisaient pas Samar. Il la trouvait trop encline au pardon, trop magnanime. Ces idiots auraient dû ramper devant elle ! — Je ne peux pas les punir de leur aveuglement, Samar, dit-elle le soir où le décret d’exil fut levé. Vous savez pourquoi… Elle était maintenant libre de retourner dans sa patrie – une patrie sous le joug des chevaliers noirs de Neraka qu’elle devrait chasser les armes à la main. Elle agissait encore et toujours au nom de son fils, Silvanoshei, le roi du Silvanesti. Un fils indigne, en ce qui concernait Samar. Silvanoshei n’avait-il pas livré Silvanost à l’ennemi ? Amoureux fou de Mina, il avait précipité la chute de la nation. Pourtant, son peuple l’adorait. En son nom, il suivait la reine-mère. À cause de Silvanoshei, Samar était contraint de quitter Alhana aux heures les plus noires de l’histoire du Silvanesti, pour se lancer aux trousses d’un déserteur à travers toute l’Ansalonie ! Peu d’elles le savaient : la nuit même où Samar et d’autres téméraires avaient risqué leur vie pour arracher leur roi aux chevaliers noirs, Silvanoshei s’était enfui. Et Alhana refusait de l’admettre – que ce soit à son peuple ou à elle-même. Le commando emmené par Samar en territoire occupé avait juré de garder le secret. Ses fidèles et loyaux compagnons s’y étaient pliés de bonne grâce. Et la reine prétendait que son fils souffrant était gardé en quarantaine. — Il est parti bouder quelque part, répéta-t-elle. Cette amourette passera et il se ressaisira. Il nous reviendra, à moi et à son peuple. Samar n’était pas de cet avis. Il tenta de souligner le rôle que jouait le cheval magique confié à Silvanoshei. Le commando avait relevé ses empreintes de sabots. Le jeune roi ne reviendrait pas. Jamais ! Alhana lui avait interdit d’aborder de nouveau le sujet. Mais, les jours passant, elle dut envisager, le cœur brisé, que Samar avait peut-être raison. L’elfe était parti depuis des semaines. La reine continuait à assurer que son fils gardait le lit. Elle allait fréquemment sous sa tente et s’asseyait sur la couche vide, lui parlant comme s’il était allongé devant elle… Il reviendrait. Et alors, il retrouverait tout en l’état, comme s’il n’était jamais parti. Elle y veillerait. Seule dans son abri, Alhana lut et relut la dernière lettre de Samar apportée par un faucon. Ces oiseaux de proie servaient depuis toujours de messagers entre eux deux. Le pli laconique (typique d’un elfe peu loquace comme lui) était porteur de joie et de peine, pour la mère comme pour la reine. « J’ai enfin retrouvé sa trace. Il a embarqué pour l’Abanasinie et fait voile vers la Solamnie. Puis il a rallié Solanthus, mais l’humaine en était partie avec son armée. Il la suit en direction de l’est. Qualinost a été rayé de la surface de la terre. Un lac de mort a submergé les ruines. Les chevaliers noirs saccagent la contrée tout en s’en arrogeant la propriété. À ce qu’il paraît, beaucoup de qualinesti auraient trouvé le salut dans la fuite, y compris Gilthas. Mais on ignore où ils ont pu passer… Un survivant du désastre m’a dit que Lauralanthalasa était tombée au combat, ainsi que des centaines de braves, dont des nains du Thorbardin et des humains. Béryl a également succombé. Je reste sur la piste de votre fils et je vous redonnerai des nouvelles dès que possible. Votre fidèle serviteur, Samar. » S’adressant aux dieux disparus, Alhana chuchota une prière pour le repos de l’âme de Laurana et des défenseurs. Ces paroles pleines d’une grande beauté l’apaisèrent, même si elles n’avaient plus vraiment de portée. Alhana pria aussi pour les qualinesti exilés, espérant que la rumeur de leur exode était fondée. Puis l’inquiétude que lui inspirait son fils chassa toute autre considération de son esprit… — Comment cette sorcière a-t-elle si bien réussi à t’ensorceler, mon enfant ? chuchota la reine d’une voix lointaine en défroissant d’une main distraite les plis du vélin. Par quelle vile magie… Elle entendit quelqu’un l’appeler : une elfe de sa garde d’élite, à la loyauté et au courage sans faille. Depuis longtemps au service de la reine, elle avait traversé bien des épreuves et triomphé de maints périls. Alhana la connaissait comme une personne stoïque, réservée et peu encline à trahir ses émotions. Alarmée, elle détecta un rien de peur dans la voix de cette guerrière d’exception. Toutes sortes d’appréhensions l’assaillirent. Non sans mal, elle garda son calme. Froissant la lettre entre ses doigts, elle la fourra sous sa chemise puis sortit en se voûtant de la tonnelle naturelle de lierre et de branchages tressés. Un étranger se tenait près de la guerrière. Étranger… vraiment ? Ou quelqu’un d’oublié ? Alhana connaissait ce jeune elfe ! Les traits de son visage, la tristesse au fond de ce regard… Elle décela en lui le poids de responsabilités écrasantes comparables aux siennes. Mais avec sa tenue bizarre, elle avait du mal à le remettre… Il était enveloppé des longues robes des barbares écumant le désert. Alhana interrogea la guerrière du regard. — Les éclaireurs l’ont repéré, ma reine, et nous l’ont amené. Il refuse de décliner son identité, mais prétend vous être apparenté par votre estimé époux, Porthios. Sous ses habits de laine, c’est un qualinesti. Et il ne porte pas d’armes. Puisqu’il peut dire la vérité, nous vous le présentons. — Il me semble vous connaître… Le regard plein d’admiration, le qualinesti sourit. — Beaucoup d’années et d’épreuves nous séparent. Pourtant, je me souviens bien de vous, la grande dame lésée par son peuple… Avec un cri de joie, Alhana se jeta au cou du jeune elfe. Dire que la mère qu’il venait de perdre ne le serrerait plus jamais sur son cœur… Pour elle-même et au nom de Laurana, elle embrassa tendrement l’orphelin. — Les épreuves vous ont coûté, mon neveu. Gilthas de la Maison de Solostaran, je me réjouis tellement de vous revoir sain et sauf, moi qui viens d’apprendre quelle tragédie a frappé votre nation… J’espérais qu’il s’agissait de simples rumeurs. Hélas, il me suffit de lire la vérité dans vos yeux… — Si on vous a dit que Qualinost n’existait plus et que ma mère a péri, c’est la vérité. — J’en suis navrée au-delà de tout… (Elle lui serra la main.) Entrez, je vous en prie, et mettez-vous à l’aise. Ce voyage vous a énormément fatigué, je le vois. Je vais demander qu’on apporte à boire et à manger. Gilthas l’accompagna sous la tonnelle et se restaura – plus par courtoisie que par faim, constata la reine. En revanche, il but à longs traits, comme s’il avait longtemps souffert de la soif. — Cette eau est meilleure qu’un nectar ! dit-il en souriant. Mais quand aurai-je l’occasion de saluer mon cousin, Silvanoshei ? De faire sa connaissance même, puisqu’on ne s’est jamais vus ? Nous nous sommes tous réjouis en apprenant que les ogres ne l’avaient pas tué. Il me tarde de l’embrasser ! — À mon grand regret, Silvanoshei est souffrant. Des chevaliers noirs l’ont battu quand ils ont envahi Silvanost. Mon fils reste entre la vie et la mort, confiné sous sa tente. Les guérisseurs déconseillent la moindre visite. Elle avait tant de fois débité ce mensonge qu’il tombait tout naturellement de ses lèvres. Et elle pouvait soutenir sans faiblir le regard de son interlocuteur. Gilthas la crut. — Je suis navré. Je lui souhaite un prompt rétablissement. Souriant, Alhana changea de sujet. — Vous avez fait une longue route semée d’embûches. Que puis-je pour vous, mon neveu ? Je vous appellerai ainsi même si nous sommes seulement parents par alliance. Vous le voulez bien ? — J’en serai honoré, répondit son neveu d’un ton chaleureux. Silvanoshei et vous êtes toute la famille qu’il me reste ! Alhana en eut les larmes aux yeux. À son insu, le jeune elfe était toute la famille qu’il lui restait, à elle… Ils se prirent la main, et il retint ses doigts dans les siens… Gilthas lui rappelait Tanis Demi-Elfe – un fait plutôt réconfortant. Cette époque-là aussi avait été fertile en émotions et en crises. Mais, l’ennemi vaincu et les difficultés aplanies, tout avait fini par rentrer dans l’ordre. Si temporairement… — Je suis venu solliciter une grande faveur, tante Alhana. (Il l’envisagea d’un regard ferme et résolu.) Je vous demande d’accueillir mon peuple. Perplexe, elle le toisa sans comprendre. Gilthas désigna l’ouest. — À trois jours de cheval d’ici, à la frontière du Silvanesti, mille exilés attendent votre permission pour pénétrer dans le royaume de nos cousins. Notre territoire est ravagé. Nous n’avons plus les moyens de résister à l’ennemi. (Il redressa le menton, une lueur de défi au fond des prunelles.) Un jour, nous reviendrons chasser l’envahisseur et reprendre ce qui nous appartient. » Mais pas aujourd’hui… (Son regard s’assombrit.) Ni demain. Nous serions tous morts en traversant les plaines de Poussière, si les barbares ne nous avaient pas porté secours. Désespérés, nous n’avons même plus la force de réconforter nos enfants. Des exilés comme nous n’ont plus nulle part où aller. Humblement, nous vous supplions de nous accorder l’asile. Les joues baignées de larmes, Alhana le dévisagea. — Ma tante, ajouta-t-il d’une voix chargée d’émotion, ne pleurez pas sur nous. Je suis désolé d’ajouter ainsi à vos peines. — Je pleure sur nous tous, mon neveu. Sur les qualinesti, chassés de leur royaume, et sur les silvanesti qui luttent pour reprendre le leur… Mon pauvre enfant, vous ne trouverez pas la paix dans ces forêts, qui n’offrent plus de refuge à personne… Vous nous voyez nous-mêmes plongés en pleine guerre, luttant pour notre survie… Vous l’ignoriez en venant ici, n’est-ce pas ? Gilthas secoua la tête. — Vous saviez ? — Oui. Par les Fils de la Plaine. J’avais espéré qu’ils exagéraient… — J’en doute. Ces gens voient loin et parlent sans détour. Quand je vous aurai exposé la situation, vous déciderez de la suite. Levant une main, elle l’incita à ravaler ce qu’il avait sur le bout de la langue. — Écoutez-moi, neveu… (Elle hésita, en butte à un débat intérieur, puis…) Certains d’entre nous vous apprendront que mon fils a été envoûté par Mina, le chef des chevaliers noirs. Hélas, il ne fut pas le seul à succomber à son charme vénéneux. Quand elle arpentait nos rues, mon peuple l’encensait et chantait ses louanges. Elle a accompli des miracles, mais le prix en fut très élevé. Car son dieu, l’Unique, prenait en échange les âmes des elfes pour les tourmenter et les asservir… L’Unique n’est pas un dieu d’amour comme on l’a cru à tort, il est au contraire fourbe, vindicatif et cruel. Les candides et les innocents qui le servaient disparurent. Nous n’avons aucune idée d’où ils ont pu être emmenés. En tout cas, tous les rebelles à sa loi furent tués ou réduits en servitude par les chevaliers noirs. » Silvanost est maintenant sous leur contrôle. Pour l’instant, nous avons trouvé refuge dans ces forêts et nous continuons la lutte par tous les moyens… Nous avons pu sauver des centaines des nôtres de la torture et de la mort en lançant des raids contre les camps de travail pour libérer ces malheureux. Et nous harcelons les patrouilles ennemies. D’ailleurs, les chevaliers noirs craignent tant nos archers qu’ils n’osent plus s’aventurer hors des remparts de Silvanost. Hélas, ça ne suffit pas. Nous manquons d’effectifs pour lancer une attaque de front qui permettrait de reprendre la capitale à l’ennemi. Et chaque jour, celui-ci renforce ses défenses. — Alors nos guerriers seront les bienvenus. Secouant la tête, Alhana baissa les yeux. — Non, avoua-t-elle, la honte au cœur. Comment vous demander pareille chose ? Après que les silvanesti vous ont écrasés de leur mépris toutes ces années ? Pourquoi donneriez-vous maintenant vos vies pour notre nation ? — Vous oubliez que nous n’avons plus de royaume. L’ennemi qui s’est installé sur vos terres saccage aussi les nôtres… (Gilthas serra les poings, ses prunelles lançant des éclairs de rage.) Nous sommes assoiffés de vengeance. Nous reprendrons votre territoire les armes à la main puis, avec vous, nous chasserons l’ennemi du nôtre ! » Ne voyez-vous pas, Alhana ? (Il se pencha vers elle, la mine rayonnante.) Ce serait l’occasion rêvée de refermer d’anciennes plaies et d’unir de nouveau nos deux patries ! — Vous êtes si jeune, mon enfant… Trop pour savoir que les vieilles blessures suppurent parfois au point de provoquer des infections fatales. Plutôt que de voir votre nation ou la mienne renaître de ses cendres, certains préféreraient nous savoir tous morts… J’ai tenté de réunir nos peuples. Voilà le résultat de mon échec. C’est trop tard. Plus rien ne nous sauvera. Consterné, Gilthas la dévisagea en silence. Elle posa une main sur la sienne. — Je me trompe peut-être… Il est possible que vos yeux voient mieux que les miens. Que votre peuple se réfugie dans nos forêts ! Puis vous irez devant la noble assemblée des silvanesti exposer votre requête. — Exposer ma requête ? Les supplier à genoux, vous voulez dire ! (Le visage fermé, il se leva.) Nous ne venons pas pour mendier… — Vous voyez…, soupira Alhana. Vous êtes infecté et vous ne vous en doutez même pas, vous qui êtes si prompt à sauter aux conclusions, je voulais simplement dire que ce serait la chose politique à faire. En dévoyant notre jeunesse, nous étouffons dans l’œuf tout espoir d’amélioration. — Vous êtes plongée dans le chagrin, épuisée et inquiète pour votre fils. Quand il ira mieux, lui et moi… Alhana ! s’exclama-t-il en la voyant s’effondrer sur des coussins et fondre de nouveau en larmes, accablée par une amertume sans bornes. Qu’y a-t-il ? Devrais-je appeler une de vos dames ? — Kiryn, oui ! Ignorant de qui il pouvait bien s’agir, il ressortit en trombe à l’air libre et courut prévenir un garde, qui envoya un soldat. Retournant sous la tonnelle naturelle, il ne sut que faire devant un tel chagrin. Un jeune elfe parut. Alhana tentait de reprendre contenance. Rouge de colère, le nouveau venu apostropha le visiteur. — Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous dit… ? — Non, Kiryn ! cria la reine. Il n’a rien fait. Je te présente mon neveu, Gilthas, l’Orateur du Soleil. — J’implore votre pardon, Majesté, souffla Kiryn en s’inclinant. Je ne pouvais pas savoir… Quand j’ai vu ma reine dans cet état… — Je comprends. Tante Alhana, si par inadvertance j’ai dit ou fait quelque chose qui puisse vous causer tant de peine… — Dis-lui, Kiryn ! ordonna la souveraine d’un ton sourd terrible à entendre. La vérité. Il a le droit… Il a besoin de savoir. Kiryn hésita. — Ma reine… Vous êtes sûre ? Avec une lassitude infinie, Alhana ferma les yeux. — Gilthas a guidé son peuple à travers le désert. Les qualinesti sont venus chercher refuge près de nous, après la destruction de leur capitale et le saccage de leurs terres… — Bienheureux E’li ! s'exclama Kiryn, stupéfait. Les elfes appelaient ainsi Paladine. Kiryn invita le jeune roi à se rapprocher. — Votre Majesté, il s’agit d’un terrible secret. Mon cousin, Silvanoshei, n’est pas alité sous sa tente. Il est parti. — Parti ? répéta Gilthas, perplexe. Où ? L’a-t-on fait prisonnier ? — Oui, confirma Kiryn gravement, mais pas au sens où vous l’entendez. Mina, le chef des chevaliers noirs, l’obsède. Nous pensons qu’il s’est lancé à sa recherche. — Vous pensez ! Vous n’avez pas de certitude ? Kiryn haussa les épaules. — Nous ne tenons rien pour acquis… Nous l’avons arraché aux chevaliers noirs qui s’apprêtaient à le mettre à mort. Mais, pendant notre fuite, un sommeil anormal nous a terrassés. À notre réveil, Silvanoshei avait disparu. Nous avons remarqué les empreintes des sabots d’un cheval et tenté de les suivre, mais elles se terminaient dans le fleuve Than-Thalas. Nous avons ratissé les berges en pure perte. On aurait dit que ce cheval avait déployé ses ailes… — J’ai envoyé à ses trousses mon fidèle ami et conseiller, ajouta Alhana d’une voix rauque. Mon peuple ignore tout. Je vous adjure de ne rien dire. Gilthas fut troublé. — Je ne comprends pas. Pourquoi garder secrète sa disparition ? Alhana releva la tête, révélant sa mine décomposée. — Parce que les silvanesti le portent dans leur cœur. Ils suivraient leur roi au bout du monde. Avec moi, en revanche… Tout ce que j’entreprends, c’est en son nom. — Vous prenez les décisions difficiles et affrontez les dangers pendant que votre fils, qui devrait vous épauler et partager vos soucis, court la gueuse ! s’écria Gilthas, outré. — Ne le critiquez pas ! Que savez-vous des épreuves qu’il a subies ? Cette femme est une sorcière ! Par sa faute, il ne sait plus ce qu’il fait… — Jusqu’à ce qu’il rencontre Mina, renchérit Kiryn, Silvanoshei était un bon roi. Ses sujets l’aiment et le respectent. Une fois l’envoûtement brisé, il redeviendra lui-même. — Avec vos responsabilités et les décisions qui vous attendent, continua Alhana, j’ai jugé bon de ne rien vous cacher, Gilthas. Je vous demande seulement de respecter ma volonté et de n’en souffler mot à personne. Jouez la comédie, s’il le faut, comme nous le faisons. Elle avait pris un ton distant, tout en l’implorant du regard. Le jeune roi aurait donné cher pour alléger les tourments de sa tante. Mais lui aussi avait son fardeau à porter. Et ses responsabilités allaient toutes à son peuple. — Ma tante, je n’ai jamais menti à mon peuple, répondit-il aussi gentiment qu’il le put. Je ne commencerai pas aujourd’hui. Se fiant à ma parole, mes sujets ont quitté leur patrie et m’ont suivi dans le désert. Ils ont remis entre mes mains leurs vies et leurs destinées. Comment voudriez-vous que je trahisse leur confiance ? Non, pas même pour vous, que j’aime et que j’honore. Les poings serrés, Alhana se leva. — Vous détruirez toute mon œuvre ! Autant nous soumettre dès maintenant à l’ennemi ! (Elle tremblait.) Neveu, accordez-moi quelques jours. Voilà tout ce que je demande. Mon fils reviendra bientôt. Je le sais ! Le regard de Gilthas passa de sa tante à Kiryn, qui était visiblement mal à l’aise. Alhana comprit le dilemme du jeune roi. Il est trop courtois et sensible à ma douleur pour exprimer ce qu’il a sur le bout de la langue… S’il l’osait, il me dirait : « Je ne suis pas en cause. Silvanoshei a dérogé à ses devoirs de roi. Votre fils est coupable. Je ne marcherai pas sur ses traces. » Courroucée contre son neveu, tout à la fois jalouse et fière de lui, elle envia soudain Laurana… Oui, à cet instant, Alhana aspira comme jamais à la paix éternelle de la mort, où Laurana avait trouvé refuge, loin des tumultes du monde, des douleurs et du désespoir… Elle était morte en héroïne, au nom de son peuple et de sa patrie, laissant derrière elle un héritage dont elle pouvait être fière et un fils digne d’éloge. J’ai tenté de faire au mieux, pensa Alhana, misérable. Et tout a dégénéré… Son époux Porthios présumé mort… Son fils qui incarnait tous ses espoirs d’avenir, en fuite… la laissant seule face au destin… Était-il ensorcelé ? Même si elle pouvait toujours choisir de le croire, histoire d’avoir du baume au cœur, au fond d’elle-même, Alhana n’était pas dupe. Silvanoshei était trop gâté, égoïste et enclin à assouvir des passions auxquelles elle n’avait jamais eu le cœur de mettre un frein… Elle n’avait pas su retenir son époux ni aider son fils à grandir. Mais son orgueil refusait de la laisser voir les choses en face. La fierté la conduirait à sa perte. Blessée quand son peuple s’était détourné d’elle, elle avait attaqué le bouclier magique du Silvanesti, résolue à s’imposer de force. Maintenant, cette même fierté l’incitait à mentir à ses sujets. Samar et Kiryn lui avaient déconseillé cette ligne de conduite, la pressant de tout avouer. Impossible… Son orgueil de mère, pas de reine, l’en empêchait. Tous apprendraient son cuisant échec et s’apitoieraient… Elle ne le supporterait pas ! Cela moins que tout le reste… Et c’était là la véritable raison qui la poussait à maquiller obstinément la réalité. Elle avait espéré contre toute attente que son fils reviendrait, reconnaîtrait ses torts et demanderait pardon. Dans ce cas de figure, elle aurait été disposée à fermer les yeux. Mais, après la dernière lettre de Samar, force était d’admettre qu’il ne reviendrait jamais vers elle de son plein gré. Samar serait contraint de le traîner devant sa mère comme un garnement coupable de faire l’école buissonnière… Elle releva les yeux vers Gilthas qui la considérait avec une gravité pleine de compassion. En cet instant, il lui rappela irrésistiblement son père, Tanis Demi-Elfe. Quand elle était troublée, Tanis l’avait souvent dévisagée ainsi. — Je garderai le secret, tante Alhana, dit Gilthas à contrecœur d’un ton froid. Autant que je pourrai. — Merci… (La honte et la gratitude se le disputèrent en elle…) Silvanoshei reviendra. Il apprendra notre situation désespérée, et il rebroussera chemin. Qui sait s’il n’est pas déjà en route… ? Elle pressa une main sur sa poitrine et sur la lettre qui affirmait précisément le contraire. Mentir devenait chaque jour plus facile. — Je l’espère, lâcha Gilthas, l’air sombre. (Il prit la main de la reine pour la porter à ses lèvres en un geste plein de respect.) Je suis désolé d’ajouter à vos tracas. Mais si tout ça conduit à l’unification de nos peuples, un jour, nous pourrons regarder en arrière et déclarer d’un cœur léger que ça en valait la peine. Elle tenta en vain de sourire. Ils se séparèrent en silence. — Kiryn, va et assure-toi qu’on leur fait bon accueil. — Ma reine…, avança Kiryn, mal à l’aise. — Je sais ce que tu vas dire. Je t’en prie. Tout se passera bien. Tu verras. Quand lui aussi fut parti, elle resta seule, repensant à son neveu. — De si jolis rêves, conclut-elle à mi-voix. Ceux de la jeunesse… Jadis, je faisais les mêmes. Maintenant, à l’instar de mes belles robes, ils sont en lambeaux, pauvres guenilles qui pendent sur mes épaules… » J’espère que les tiens te siéront mieux, Gilthas, et qu’ils ne s’useront jamais ! 4 Attendre, et attendre encore Le général Dogah, chef des chevaliers noirs cantonnés à Silvanost, avait ses propres soucis. Les chevaliers utilisaient les dragons bleus comme éclaireurs pour survoler les forêts touffues. Dès que les reptiles ailés repéraient un mouvement suspect, ils piquaient et crachaient le feu, dévastant des zones entières des bois. Ces éclaireurs avaient vu la colonne de bipèdes, dans le désert, sans se douter qu’il s’agissait de qualinesti. Ils les avaient pris pour des barbares en fuite devant le seigneur des dragons Sable. Dogah s’était demandé comment réagir face à cette migration. Il n’avait pas d’instructions à propos des Fils de la Plaine. Ses effectifs étaient limités et sa domination sur Silvanost des plus précaires… Entamer un conflit sur un autre front était exclu. Il envoya à Mina un messager à dos de dragon pour l’avertir de la situation et requérir des directives. Le messager eut du mal à localiser la jeune femme. Il gagna d’abord Solanthus pour découvrir que l’armée était en marche sur Sanction. Après un autre jour de vol, il la repéra… Et rebroussa chemin avec une réponse laconique. Général Dogah, Ce ne sont pas les Fils de la Plaine, mais les qualinesti sur le chemin de l’exil. Exterminez-les. Au nom de l’Unique, Mina. Quand Dogah envoya les dragons aux trousses des elfes, ceux-ci s’étaient volatilisés… Lorsqu’on l’en informa, il jura amèrement, conscient de ce que ça signifiait. Les qualinesti, réfugiés dans les forêts du Silvanesti, n’étaient plus à sa portée. Il y avait toujours plus d’elfes pour attaquer ses patrouilles et décocher des flèches enflammées sur les navires de ravitaillement ! Comme si ça ne suffisait pas, les dragons lui rapportèrent que les ogres, furieux de s’être laissé déposséder de leurs terres, se massaient le long de la frontière nord du Silvanesti, sans doute avec l’espoir de s’emparer d’une enclave elfique en compensation. Pis, les troupes avaient le moral en berne. Tant que Mina avait été là pour les envoûter, les hommes ne demandaient qu’à la servir et à mourir pour elle. Partout où elle allait, elle suscitait le zèle et l’enthousiasme… Mais elle était partie depuis de longues semaines. L’armée se retrouvait isolée en terre hostile, parfaitement étrangère, cernée par un ennemi acharné, insaisissable et tapi dans l’ombre… Et le Silvanesti était le royaume des ombres. Les flèches, comme tombées du ciel, pleuvaient dru sur la tête des intrus… Même la végétation semblait se mettre de la partie. Des racines à fleur de terre faisaient trébucher les hommes, des branches mortes leur fracassaient le crâne, des buissons attiraient certains soldats que leurs camarades ne revoyaient jamais… Cette semaine-là, pas un navire de ravitaillement n’avait remonté le fleuve sans essuyer les tirs des résistants. Les soldats n’avaient plus de victuailles. L’ordinaire des elfes, herbes et feuillages, convenait très peu aux humains… Ces bipèdes carnivores n’osaient plus s’aventurer dans la forêt pour chasser. Comme ils l’avaient vite constaté à leurs dépens, les bêtes des bois étaient les yeux et les oreilles des elfes. Apparemment matés par la puissance des chevaliers noirs, les citadins de Silvanost s’enhardissaient de nouveau. Les hommes de Dogah n’osaient plus se promener seuls en ville, de peur qu’on retrouve leur cadavre dans une allée ou une autre. La grogne gagnait l’armée. Dogah fit mettre des prisonniers à la torture, histoire d’amuser ses subalternes. Qui se lassèrent vite… Par chance, il n’y avait pas de désertions à déplorer. Et pour cause… La loyauté n’était pas l’explication. La forêt truffée d’elfes dissuadait les mécontents de tenter leur chance. Apprendre qu’un millier d’elfes supplémentaires avaient rejoint le « maquis » aggrava les choses. Dogah ne pouvait plus faire la sourde oreille. Lui-même commençait à douter. À force de ne plus croiser son reflet dans le regard ambré de Mina, sa confiance en elle vacillait. Il lui expédia une autre note urgente. Les qualinesti lui avaient échappé malgré tous ses efforts, et le moral des troupes baissait. À ce train-là, il devrait bientôt procéder à l’évacuation de Silvanost. Sinon, il aurait une mutinerie sur les bras. Le visage mangé par une barbe aussi noire que ses idées, Dogah restait seul sous sa tente – car il ne se fiait même plus à ses propres gardes du corps – à siroter du vin elfique (en regrettant amèrement de n’avoir pas de liqueurs autrement plus fortes sous la main), et à attendre une réponse. Dans la forêt, les qualinesti rescapés reçurent un accueil assez froid de leurs cousins. Après des baisers courtois sur les joues, les réfugiés reçurent des lances et des flèches sans autre forme de cérémonie. Quitte à rester là, ils devraient être prêts à défendre leur nouvelle contrée d’accueil les armes au poing. Il n’y avait pas de temps à perdre. Les rescapés, eux, n’étaient que trop ravis de prêter main-forte aux silvanesti. Ils brûlaient de se venger d’un ennemi qui venait de les déposséder de leurs terres et qui les mettait maintenant à feu et à sang… — Quand passons-nous à l’attaque ? s’exclamèrent-ils avec empressement. — Très bientôt, leur répondit-on. Nous guettons l’instant propice. — L’instant propice ? répéta un peu plus tard la Lionne, s’adressant à son mari. Lequel, au juste ? J’ai parlé aux éclaireurs et aux espions. Nous avons la supériorité numérique sur les chevaliers noirs qui se retranchent à Silvanost. Leur moral sombre plus vite qu’un nain en armure de combat tombé à l’eau ! C’est le moment ou jamais de fondre sur l’ennemi ! Ils se tenaient dans la hutte faite de branches tressées de saule pleureur, près d’un ruisseau, qu’on leur avait assignée. Bénéficiant de quelque intimité (eu égard à la dignité royale de Gilthas), ils étaient mieux lotis que leurs sujets même si l’espace était restreint. Car, pour la plupart, les elfes dormaient sur les branches des arbres, dans le creux de troncs morts, dans des grottes ou tout simplement allongés sur l’herbe, à la belle étoile. Personne ne s’en plaignait. Après la terrible excursion dans le désert, la forêt avait un avant-goût de paradis. Et les rescapés ne demandaient pas mieux que de rêver couchés sur des lits d’aiguilles de pins au parfum entêtant, bercés par le doux murmure de la pluie. — Tu ne m’apprends rien que je ne sache déjà, souffla Gilthas, morose. Il était revenu à une tenue vestimentaire plus typique : une longue tunique cintrée à la taille, une chemise en laine et des braies couleur feuille. Mais il avait plié et rangé avec soin les vêtements donnés par le peuple du désert. — Les silvanesti occupent tout le terrain, continua-t-il. Le long du fleuve, pour contrarier le ravitaillement ennemi, aux abords de la ville pour dissuader les patrouilles d’en sortir ou d’y revenir, le long de la frontière… — Le vent, le faucon et l’écureuil apportent des messages, ajouta la Lionne. Si l’ordre était donné maintenant, les silvanesti seraient au lieu de rendez-vous en moins d’une semaine. Mais les jours passent et rien ne vient… Nous restons dans la forêt à ronger notre frein. En attendant quoi ? Gilthas, qui connaissait la réponse, garda le silence. Sa femme fulmina de plus belle. — Nous savons ce qui arrivera si nous laissons passer notre chance ! C’est comme ça que les chevaliers noirs ont envahi notre royaume lors de la guerre du Chaos ! Faute d’agir maintenant, les silvanesti subiront le même sort ! Est-ce ton cousin, Silvanoshei, la cause de ces atermoiements ? Il est si jeune. Peut-être ne mesure-t-il pas toute la gravité de la situation… Tu dois lui parler, Gilthas, lui expliquer… Elle connaissait bien son mari. Voyant son expression, elle s’arrêta de crier et le dévisagea, le front plissé. — Qu’y a-t-il ? C’est à propos de Silvanoshei, c’est ça ? Gilthas eut l’air penaud. — Suis-je si transparent ? Les rois devraient se draper de mystère et se montrer impénétrables. — Mon époux, s’esclaffa la Lionne, incapable de celer son amusement, tu es aussi impénétrable et mystérieux qu’un gobelet en cristal ! Le monde entier peut déchiffrer tes pensées ! Il eut un sourire narquois. — Ma chérie, la vérité… La vérité, c’est que Silvanoshei serait incapable de conduire son peuple à la guerre. Il n’est plus ici, ni même au Silvanesti. Il a quitté son royaume. J’ai promis à Alhana de garder le silence. Mais il serait grand temps de dire la vérité. Tant pis pour les conséquences… (Il secoua la tête.) Car à mon avis, la vérité fera plus de mal que de bien. Les silvanesti suivent Alhana uniquement parce qu’elle parle au nom de son fils. Certains la voient encore d’un mauvais œil. Si on découvre ses mensonges, qui l’écoutera encore ? Plus personne ne la croira. La Lionne plongea les yeux dans ceux de son mari. — Il reste toi, Gilthas. Ce fut à son tour de s’esclaffer. — Moi ? J’incarne tout ce qu’ils méprisent ! Un qualinesti avec du sang humain dans les veines ! Jamais ils ne voudront me suivre… — Alors persuade ta tante de dire la vérité. — Je doute qu’elle en soit capable. Elle vit depuis si longtemps dans le mensonge qu’elle s’est convaincue elle-même que c’était la vérité. — Que faire ? Prendre racine dans la forêt ? Nous pourrions attaquer… — Non, ma chérie, trancha-t-il avec fermeté. Les silvanesti nous tolèrent sur leur territoire, mais ils se méfient toujours de nous. D’aucuns voient en nous un usurpateur venu les spolier de leur territoire. Que des qualinesti attaquent Silvanost… — Nous n’attaquerions pas Silvanost, mais des chevaliers noirs, à Silvanost ! — Les silvanesti ne verront pas les choses ainsi. Tu le sais aussi bien que moi. — Alors ? On continue à se tourner les pouces ? — J’ignore quoi tenter en pareilles circonstances, admit Gilthas, l’air sombre. Le seul et unique elfe sur terre qui aurait pu nous unir contre l’ennemi a disparu, victime d’un sortilège. Restent une elfe renégate couronnée et un roi à demi humain… — Pourtant, il faudra bien qu’un chef prenne les choses en main ! — Et où ce chef nous mènerait-il, sinon à notre perte ? souligna-t-il, morose. Le général Dogah vida plusieurs barriques de vin. Ses problèmes s’aggravaient. Six soldats qu’on avait affectés aux remparts avaient refusé d’obéir. Leur officier les menaçant du fouet, ils l’avaient attaqué et battu comme plâtre avant de prendre la fuite dans les rues de la capitale… Dogah se proposait de procéder à une belle exécution publique pour l’exemple, sitôt qu’on leur aurait remis la main dessus. Les elfes lui épargnèrent cette peine. On rapporta à la forteresse six cadavres mutilés. Sur l’un d’eux était piquée une note écrite en commun… « Un cadeau pour l’Unique ». Cette nuit-là, Dogah envoya un nouveau message à Mina, implorant l’envoi de renforts ou la permission d’ordonner le repli. Le repli vers où… ? Ça, c’était un autre problème. L’ennemi grouillait partout... Mais à chaque jour suffisait sa peine. Deux jours plus tard, la réponse lui parvint. « Général Dogah, Tenez bon. Des secours sont en chemin. Au nom de l’Unique, Mina. » Quel piètre réconfort ! Chaque matin, Dogah montait sur les remparts, inspectait le nord, le sud, l’est, l’ouest… Silvanost était bel et bien cerné ! Quand les silvanesti passeraient-ils à l’attaque ? Mais les jours se succédaient, et les elfes ne faisaient rien. 5 Le labyrinthe végétal À l’instant T du jour J, Tasslehoff Racle-Pieds se sentit exclu, abusé, malade et contrarié à l’extrême. La tête lui tournant, il avait du mal à remettre de l’ordre dans ses idées. Naguère, les planchers en bois et les sols durs lui apparaissaient comme de prosaïques contingences. Maintenant, il aurait donné cher pour avoir n’importe quelle surface solide sous ses pieds. Lesquels pieds, se prenant sans doute pour sa tête, s’obstinaient à ne pas rester à leur place – en bas ! Chaque fois qu’il tentait de baisser les yeux, il en attrapait le tournis… L’unique bonne chose ? Devinette s’était cassé la voix à force de crier. Il émettait maintenant des gargouillis inoffensifs pour l’ouïe de son ami. Tass accusait de tous ses maux l’Artefact à Voyager dans le Temps. Il se demandait, attristé, si ces infernales girouettes, triples sauts et chutes libres continueraient à l’infini… Une probabilité diabolique. Puis il lui vint à l’esprit que, tôt ou tard, l’artefact le ramènerait à la seconde précise où le Chaos le piétinait. L’un dans l’autre, une perspective bien peu réjouissante… Pendant que ces idées noires tourbillonnaient sous son crâne, il tournoyait dans l’espace et le temps. Soudain, une pensée nouvelle lui traversa l’esprit. La voix désincarnée qu’il avait entendue et la main invisible qui l’avait saisi par l’épaule appartenaient bien à quelqu’un… Ce quelqu’un avait peut-être le pouvoir de tout arrêter ? Dès que le manège infernal cesserait, Tass ferait l’impossible pour découvrir qui c’était. À la seconde où il se réceptionna sur un sol dur (ô bénédiction !), il fit volte-face (enfin, l’idée y était du moins… car avec ses jambes toutes flageolantes…) … Et il vit seulement Devinette, et la main de Devinette… Sauf que ce n’était pas la bonne main. Ils étaient tout à fait seuls, et Tass vit immédiatement pourquoi. Son compagnon et lui se trouvaient maintenant dans ce qui avait tout l’air d’être un champ calciné… Dans le lointain, des édifices en cristal scintillaient au crépuscule, zébrés d’orange, de pourpre ou d’or sous les feux mourants du soleil. Une odeur de fumée âcre planait encore dans l’air, alors pourtant que le sinistre ne datait visiblement pas d’hier… Le vent charriait des bribes de voix et les notes entêtantes d’un air de flûte. Tass trouva l’endroit vaguement familier. Y avait-il déjà atterri ? Avec tous ces sauts de puce – ou de géant – dans le temps, il en perdait la boussole. Il allait partir à la recherche de quelqu’un qui aurait pu le renseigner quand Devinette émit un sifflement chuintant des plus curieux. — Le labyrinthe végétal ! Baissant les yeux, puis les tournant de côté, son compagnon constata qu’il avait raison. Ils se tenaient au milieu des vestiges calcinés du labyrinthe, détruit par le terrible souffle igné des dragons rouges… Des belles haies taillées, il ne restait rien. Le labyrinthe n’en était plus un… On distinguait juste avec netteté le tracé tortueux, dont la blancheur contrastait de façon saisissante avec la noirceur des cendres, sur le sol. Les tours et détours, les volutes, les impasses, le centre et la sortie… Le cœur du labyrinthe végétal s’offrait maintenant clairement aux regards, avec le moyen d’y entrer et d’en sortir à sa guise. L’escalier d’argent se dressait devant eux, solitaire et ne menant nulle part. L’estomac noué, Tass se remémora son saut dans le vide, de cette hauteur vertigineuse, au milieu d’un océan de flammes et de fumées… — Oh, ciel ! gémit Devinette. Cartographier le labyrinthe végétal avait été l’œuvre de sa vie, se rappela brusquement le kender. — Devinette, je…, commença-t-il, l’air sombre. — Le labyrinthe ! Le kender lui tapota la main. — Je sais. Et je… — Je pouvais le traverser de long en large sans jamais m’égarer… — Si tu cherchais une autre noble entreprise ? lui suggéra-t-il, cherchant à lui venir en aide. À ta place, je me tiendrais à l’écart des artefacts magiques, c’est sûr, mais… — C’est partait ! coupa le gnome en pleurant de joie. — Quoi ? Parfait ? — Où est mon parchemin ? Ma bouteille d’encre et mon pinceau ? — Je n’ai pas d’encrier sur moi ! Devinette foudroya le kender du regard. — À quoi sers-tu ? Peu importe ! grommela-t-il dans sa barbe. Ah, ah… Du charbon ! Ça fera l’affaire. Se laissant tomber sur le sol calciné, il enleva sa tunique, l’étala comme un parchemin, ramassa un bâton à l’extrémité noircie et commença à dessiner un croquis laborieux du labyrinthe végétal sur le tissu. — C’est tellement plus simple… Pourquoi n’y ai-je pas songé plus tôt ? Sentant le contact familier de la main mystérieuse sur son épaule, Tass vit étinceler les joyaux de l’Artefact à Voyager dans le Temps, caressés par l’or et le pourpre du soleil mourant. — Adieu, Devinette ! cria le kender, dont la vue se brouillait. Le gnome ne releva même pas la tête. Il se concentrait sur sa carte. 6 L’étrange passager L’étrange passager débarqua dans un modeste port de l’Est Sauvage. Son navire avait croisé sur la Nouvelle-Mer. Heureux d’être débarrassé d’un tel client, le capitaine le fut davantage encore de voir s’éloigner le féroce cheval de cet énigmatique personnage… L’équipage n’aurait pu dire à quoi ressemblait le type, toujours dissimulé sous sa capuche. Tant de mystère incitait les marins à spéculer… Et on se perdait en conjectures, toutes plus folles – et plus erronées – les unes que les autres… S’agissait-il d’une femme travestie ? Le témoignage du mousse le donnait à penser. En allant le servir dans sa cabine, il avait remarqué ses mains fines et déliées. Ou était-ce un sorcier, un de ces bougres portés au mystère et indignes de confiance ? Un matelot suggéra qu’on avait affaire à un elfe, conscient d’être isolé au milieu d’humains xénophobes et ayant tout intérêt à dissimuler ses traits. Ses camarades se moquèrent de lui, le bombardant de miettes de biscuit. L’homme ouvrit les paris. Tous se piquèrent au jeu. Ainsi, à la fin du voyage, quand une bourrasque souffla le capuchon de l’étrange passager qui descendait la passerelle de débarquement en tenant son cheval par la bride, dévoilant ses oreilles pointues, le marin devint relativement riche. Personne ne prit la peine de demander à l’elfe la raison de son voyage dans cette région particulière de l’Ansalonie. D’où venait-il et que venait-il faire par ici ? L’équipage s’en fichait, trop heureux d’être débarrassé de l’encombrant passager. Les elfes aquatiques avaient la fâcheuse manie de chercher à saborder tout navire à bord duquel naviguaient leurs frères continentaux afin de les convaincre de les rejoindre au fond des océans… Une fois la terre ferme retrouvée, Silvanoshei s’en fut sans un regard en arrière. Il se souciait comme d’une guigne de l’équipage ou du vaisseau – vaisseau qui avait constamment eu le vent en poupe dès le premier jour, et c’était bien là tout ce qui importait. Le vent ne retombant jamais, l’allure avait été incroyablement soutenue. Pas de grain ni de tempête, en plus – un miracle, en cette arrière-saison… Mais Silvanoshei aurait voulu que les humains battent des records de vitesse. Dire qu’il foulait la terre de Mina ! Ivre de joie, il se répétait que chaque pas le rapprocherait de ce visage adoré, de cette voix adulée… S’il ignorait où elle était, le cheval ensorcelé qu’elle lui avait confié le savait. Il sauta sur l’animal, montant à cru, et se laissa entraîner au galop, loin du port dont il ne saurait jamais le nom. Le cheval magique Flammerenard fonçait vers le nord-ouest. Silvanoshei aurait chevauché jour et nuit, mais sa monture, ensorcelée ou pas, restait un quadrupède mortel qui avait besoin d’eau, de nourriture et de repos, au même titre que son cavalier. L’elfe avait d’abord amèrement regretté le temps perdu à devoir reprendre son souffle… Mais il en récolta bientôt les bienfaits – et à plusieurs titres. Car, la toute première nuit, Silvanoshei croisa une caravane en route pour le port qu’il venait de quitter. Beaucoup d’hommes auraient évité un elfe solitaire de rencontre, mais les marchands voyaient en tout voyageur un client potentiel (à l’exception des kenders). La monnaie elfique étant aussi bonne qu’une autre – sinon bien souvent meilleure –, le voyageur aux habits de belle qualité fut cordialement invité à les rejoindre devant un feu ronflant. Silvanoshei, qui aspirait seulement à rêver dans son coin, allait refuser avec hauteur quand un nom frappa ses oreilles. Mina… Il se hâta de se joindre aux humains, au coin du feu. — Merci de votre hospitalité, dit-il en acceptant un bol d’étain rempli d’un brouet douteux. Qu’il vida subrepticement dans les broussailles, derrière lui… Le temps restant frais, il avait gardé son manteau de laine. Mais il rabattit sa capuche sur les épaules. Ses compagnons d’un soir furent frappés par sa beauté, ses yeux couleur lie-de-vin, son charmant sourire et sa voix si mélodieuse. Constatant que son bol était déjà vide, une femme proposa de le resservir. Il refusa courtoisement. — Vous êtes aussi fin que le matelas de l’an dernier ! s’exclama-t-elle. — Vous aviez parlé de Mina, dit-il, le cœur battant à tout rompre. Je connais quelqu’un qui porte ce nom. Ce ne serait pas une elfe, par hasard ? — Non, à moins que les elfes portent l’armure, ces derniers temps ! — J’ai pourtant entendu parler d’une elfe en armure, dit un marchand qui paraissait foncièrement querelleur de nature. Mon grand-père chantait même une chanson à son sujet. C’était pendant la guerre de la Lance. — Bah, ce vieux poivrot ! lança un troisième. Il a passé toute sa vie à s’enivrer dans les tripots de Flotsam ! — Il avait néanmoins raison, intervint l’épouse d’un marchand. L’elfe en question s’appelait Louny-tarry. Son amie, épouse de marchand elle aussi, lui flanqua un coup de coude dans les côtes. — Lunitari était l’ancienne déesse de la magie, ma chérie ! Une des divinités qui nous ont abandonnés entre les griffes des dragons géants… — Non ! Louny-tarry a tué une de ces sales bêtes avec un truc de gnome appelé un casse-dragon parce qu’elle l’a fourré au fond de la glotte du monstre ! Si seulement elle avait eu des émules… — A ce qu’il paraît, reprit le premier marchand, soucieux de ramener les deux femmes à de meilleures dispositions et de les rabibocher, Mina entend réitérer l’exploit. — L’auriez-vous vue ? demanda Silvanoshei, le cœur au bord des lèvres. — Non, mais, dans les villes qu’elle traverse, tout le monde en fait des gorges chaudes. — Où est-elle en ce moment ? — En route pour Sanction, à la tête de son armée… Vous ne pourrez pas la rater. Elle caracole à la tête des chevaliers noirs, précisa le marchand bougon. — Mina porte peut-être une armure noire, ajouta une des femmes, mais elle a un cœur d’or, paraît-il. — Partout, on rencontre les enfants qu’elle a sauvés ou les infirmes qu’elle a guéris. — Elle brisera le siège de Sanction, renchérit le marchand, et nous rendra notre port. Comme ça, nous n’aurons plus à sillonner le continent par voie de terre. — Et ça ne vous gêne pas ? s’irrita l’autre marchand, de nature contrariante. Nos chevaliers solamniques sont retranchés à Sanction, et vous, vous acclamez le commandant ennemi qui entend les en déloger à toute force ! La remarque souleva un vif débat. Il en ressortit que les marchands ovationneraient quiconque rendrait de nouveau le port accessible. Les chevaliers solamniques avaient bien tenté une sortie, mais en vain. À cette Mina et à son armée de jouer maintenant… Horrifié à l’idée que Mina puisse courir de tels risques, Silvanoshei se retira discrètement et passa la nuit à trembler de peur. Mina ne devait pas attaquer Sanction ! Il faudrait l’en dissuader. La partie devenait trop risquée… Aux premières lueurs de l’aube, il était reparti. Flammerenard piaffait d’impatience autant que lui. Ils repoussèrent les limites de leur endurance, chaque foulée de l’animal, chaque battement de cœur de l’elfe scandant inlassablement un nom… Mina. Plusieurs jours après sa rencontre inopinée avec Silvanoshei, la caravane atteignit la ville portuaire. Laissant leurs maris monter le camp, les deux amies partirent visiter la place du marché. Un elfe qui accostait les nouveaux venus les aborda aussi. Il était « de la haute », pour reprendre l’expression d’une des épouses, plein de morve et de dédain. Ça n’empêcha pas les femmes d’empocher son argent, lui disant tout ce qu’il voulait savoir. Oui, leur caravane avait croisé un jeune elfe très bien habillé, courtois et charmant. (Pas comme certains…, avait grommelé l’une d’elles.) Elle ne se rappelait pas où il avait déclaré se rendre… Ils avaient parlé de Sanction… Peut-être s’y dirigeait-il. Ou peut-être allait-il sur la lune, pour ce qu’on en savait… L’elfe à la mine austère et aux manières hautaines tourna les talons et prit la route de Sanction. Les deux femmes surent immédiatement à quoi s’en tenir. — Voilà un charmant galopin qui va se faire tirer les oreilles par son papa ! conclut la première, hochant la tête d’un air entendu. — Pauvre gamin ! Qui ne fuguerait pas, avec un paternel pareil ! — Je n’aurais pas dû le mettre sur la voie… Bah, tant pis ! — Tu as fait pour le mieux, ma chère, l’assura son amie en se tordant le cou pour mieux voir combien de pièces d’argent elles venaient d’empocher. Ce n’est pas à nous de nous mêler de leurs affaires, après tout… Bras dessus, bras dessous, les deux commères gagnèrent la taverne la plus proche. 7 Les prisonniers de la foi L’armée progressait inexorablement vers Sanction sans rencontrer de résistance. Caracolant en tête, Mina pénétrait la première dans les cités et les villages pour y accomplir des miracles, répandre la bonne parole et regrouper tous les kenders à seule fin de les interroger sur un certain Tasslehoff Racle-Pieds – et non de les tuer, comme on l’avait d’abord supposé (ce dont bien peu auraient été marris…). Beaucoup de Tasslehoff se présentaient spontanément. Ce n’était jamais le bon… L’interrogatoire terminé, Mina les relâchait en leur promettant monts et merveilles si l’un d’eux lui ramenait le Tasslehoff Racle-Pieds. Chaque jour, des kenders arrivaient en foule au camp, avec des Tasslehoff Racle-Pieds à la pelle : des kenders mais aussi des chiens, des cochons, un âne, une chèvre, et jusqu’à un nain ivre particulièrement de mauvais… poil. Dix kenders avaient apporté le prisonnier proprement saucissonné, affirmant tenir le bon numéro. Le chenapan avait cru tromper leur sagacité avec sa fausse barbe ! Les humains et les kenders de Solamnie, de l’Est Sauvage et de Throtl tombaient autant sous le charme de Mina que les silvanesti. La lorgnant avec suspicion à son arrivée, ils la suivaient avec des prières et des chants quand elle repartait. Château après château, ville après ville, Mina remportait tous les succès sans coup férir. Ça faisait déjà longtemps que Gerard n’espérait plus voir les chevaliers solamniques passer à l’attaque. Le seigneur Tasgall voulait sans doute concentrer ses forces sur Sanction plutôt que tenter d’arrêter l’armée ennemie. Gerard aurait pu lui dire qu’il perdrait son temps. Chaque jour, les volontaires venaient grossir les rangs des combattants ; des foules d’hommes et de femmes se ralliaient au panache de Mina et de son dieu. L’armée gardait un rythme soutenu, marchant du matin au soir. L’effort n’entamait pas le moral des troupes, loin de là. On se serait cru dans un cortège nuptial se hâtant d’aller faire la fête plutôt que dans une armée partant livrer combat, semer le carnage, la désolation et la mort… Gerard voyait peu Odila, qui restait près de Mina, souvent loin du gros de l’armée. De gré ou de force… ? Difficile à dire, d’autant que la jeune femme paraissait sciemment éviter le jeune homme. Sans doute pour sa propre sécurité, il en avait conscience. Mais du coup, vers qui se tourner pour échanger quelques mots et quêter un peu de réconfort ? Rien que pour partager avec elle ses pensées et ses réflexions – aussi déprimantes soient-elles –, il aurait volontiers pris le risque. Un jour, Galdar vint interrompre ses sombres cogitations, lui ordonnant de remonter à l’avant de la colonne, avec les chevaliers. Le jeune homme dut obéir, car le minotaure ne le quittait plus des yeux. Pourquoi ne le tuait-il pas ? Mystère… Galdar lui-même était une énigme aux yeux de l’humain. S’il sentait souvent peser sur lui le regard du monstre, il croyait y détecter plus de perplexité que d’intentions sinistres. Repoussant les ouvertures amicales de ses « camarades », Gerard restait sur son quant-à-soi. Comment aurait-il pu se réjouir avec eux des carnages qui se profilaient ou participer aux débats du style « combien allait-on étriper de Solamniques ? » ou « combien de têtes coupées planterait-on sur des piquets ? ». Muré dans son silence, catalogué comme mauvais coucheur, Gerard se tailla bientôt une réputation d’ours et fit l’unanimité contre lui. Il n’en eut cure. Sa compagnie lui suffisait amplement. Sauf qu’il était moins seul qu’il aurait aimé le croire… Où que ses pas le portent, Galdar n’était jamais bien loin. Les jours passèrent, puis les semaines. L’Est Sauvage traversé, l’armée gagna Throtl par le nord, s’engagea dans les montagnes des Khalkistes par le col Throtl puis se réorienta plein sud vers Sanction. Puisqu’on quittait les contrées plus peuplées, Mina revint chevaucher avec l’avant-garde. Du coup, Galdar n’eut plus d’yeux que pour elle. Gerard souffla un peu. Odila aussi était de retour, mais elle fut reléguée dans le chariot du sarcophage. Le jeune homme aurait voulu trouver un moyen de lui parler… Dès qu’il ralentit l’allure, espérant ne pas attirer l’attention, le minotaure le rappela à l’ordre. Enfin, une chaîne de montagnes se profila à l’horizon. Gerard crut d’abord apercevoir des nuages d’orage. En approchant, il vit des colonnes de fumée monter des cimes… Il avait sous les yeux des volcans en activité, les Seigneurs du Destin – les gardiens naturels de Sanction. Le cœur lourd, il eut une pensée pour ses défenseurs, qui seraient certains de tenir le coup. Après un an passé à damer le pion à l’ennemi, pourquoi auraient-ils changé d’avis ? Avaient-ils entendu parler de l’horrible armée des Morts lancée à l’attaque de Solanthus ? À supposer… Y avaient-ils cru un instant ? Gerard en doutait. Lui-même n’y aurait pas ajouté foi. Encore maintenant, il avait du mal à y croire… La bataille avait eu l’aspect irréel d’un rêve inspiré par le délire. Cette armée de cauchemar reviendrait-elle à l’assaut de Sanction ? Marchait-elle aux côtés des Vivants sans qu’on s’en doute ? Gerard tentait parfois de déceler la présence des spectres, mais, s’ils étaient vraiment près d’eux, ces féroces alliés demeuraient invisibles. Les contreforts des montagnes des Khalkistes atteints, on entama l’ascension des montagnes. Puis Mina ordonna une halte dans une vallée. Les hommes camperaient là quelques jours, le temps qu’elle revienne d’une mission gardée secrète. Dans l’intervalle, les effectifs se prépareraient à franchir les montagnes tout en fourbissant leurs armes. Le forgeron s’installa en plein air et se mit à l’ouvrage, secondé par ses apprentis. Ils travaillaient d’arrache-pied. On organisa des expéditions de chasse. Le premier jour, on ramena un prisonnier… Les éclaireurs qui quadrillaient le terrain en quête de traces ennemies le traînèrent dans le camp. Gerard, qui était avec le forgeron occupé à réparer son épée, trouvait des plus déconcertant que l’adversaire risquant d’être transpercé par sa lame travaillait si dur à lui rendre son tranchant… Il entendait profiter de l’absence de Mina pour convaincre Odila de fuir avec lui. En cas de refus, il partirait seul prévenir ses véritables frères d’armes. Mais comment échapper à la vigilance de Galdar et traverser sans être détecté les piquets de l’armée assiégeant Sanction ? Il l’ignorait encore. Bah ! Il verrait bien quand il serait – littéralement – au pied du mur. Las de ressasser ses idées noires, son attention fut soudain attirée par du vacarme. Il alla aux nouvelles. Le prisonnier montait un cheval rouge si féroce que personne, pas même lui, ne pouvait le calmer. Quand l’elfe tenta de flatter son encolure, l’animal tourna le museau pour le mordre. On fit cercle autour du cavalier et de son irascible monture. Certains le reconnurent, s’esclaffèrent et raillèrent le « roi du Silvanesti ». Gerard détailla l’elfe, intrigué. Les beaux atours bien que poussiéreux n’auraient pas fait rougir un souverain : des chausses en soie (déchirées), un pourpoint brodé de fil d’or, une cape en laine fine… Le jeune elfe ne prêtait aucune attention à ses détracteurs. Son cheval et lui cherchaient quelqu’un des yeux. Comme toujours, la foule s’écarta devant Mina quand elle arriva. L’animal piaffa, mais elle vint nicher sa tête au creux de son épaule et baissa les paupières. Sa mission accomplie, Flammerenard s’apaisa sous ses caresses. Puis la jeune femme se tourna vers le cavalier. — Mina…, dit l’elfe d’une voix vibrante. (Il se laissa glisser à terre.) Vous m’avez appelé. Me voilà… Tant d’élan, d’émotion contenue et d’amour… Gerard en fut embarrassé pour le prisonnier. Ses sentiments n’étaient pas partagés, et ça crevait les yeux. Mina ignorait le prisonnier, tout à ses retrouvailles avec Flammerenard. Sa réaction incita les chevaliers à échanger force sourires entendus et à faire assaut à voix basse de plaisanteries graveleuses. D’un coup d’œil de ses prunelles d’ambre. Elle fit passer l’envie de rire à un type qui s’esclaffait ouvertement. Brusquement empourpré, l’homme baissa la tête et s’éclipsa piteusement. Mina daigna enfin s’intéresser à l’elfe. — Soyez le bienvenu, Majesté. Tout est prêt. Une tente vous est réservée près de la mienne. Vous arrivez à point nommé. Bientôt, nous prendrons la ville sacrée de Sanction au nom de l’Unique. Vous serez témoin de notre triomphe. — Vous ne pouvez pas aller à Sanction, Mina ! cria l’elfe. C’est trop dangereux… Sa voix mourut et il parut soudain s’aviser qu’il venait de pénétrer dans le camp de ses ennemis. Mina comprit son malaise. D’un regard noir, elle fit taire les quolibets, les murmures et les ricanements. — Qu’on se le dise : le roi du Silvanesti est mon invité. Il sera traité avec tout le respect qui lui est dû. Chacun sera responsable de sa sécurité et de son confort. Au grand dam de Gerard, le regard de la jeune femme se posa sur lui. — Messire, avancez. Objet de l’attention générale, Gerard obéit. Le rouge lui monta au visage alors que son sang se glaçait dans ses veines… Que lui voulait-on ? Il n’en avait pas la plus petite idée. En tout cas, il n’avait pas le choix. Il salua et attendit les ordres. — Messire, reprit Mina d’un ton grave et solennel, je vous nomme garde du corps attitré du roi des elfes. Vous serez responsable de son bien-être. Vous avez une grande expérience des elfes. Si je ne m’abuse, vous serviez au Qualinesti avant de nous rejoindre. La gorge nouée, le jeune homme fut consterné par tant de rouerie. Mina avait devant elle son ennemi juré, un chevalier solamnique venu l’espionner… Elle le savait. En sa qualité de Solamnique, Gerard serait le seul, dans toute l’armée, à veiller sur le roi des elfes sans chercher à lui nuire. Un prisonnier qui en gardait un autre… Un concept unique en son genre ! Comment retourner la situation à son avantage ? — Hélas, cette mission de confiance vous interdira de prendre part aux combats, continua Mina. Faire courir le moindre risque à Sa Majesté étant hors de question, vous resterez avec elle à l’arrière, près du convoi de l’intendance. N’ayez crainte, messire Gerard, il y aura bien d’autres conflits où vous aurez l’occasion de vous couvrir de gloire. C’est sûr et certain. Gerard fut bien obligé de se fendre d’une nouvelle courbette. Pâle et abattu, l’elfe regarda Mina s’éloigner à grands pas. Elle partie, les soldats recommencèrent à railler l’illustre prisonnier. Certains devenaient menaçants… Voyant le roi accablé, Gerard l’empoigna par un bras et l’entraîna en direction de la tente de Mina. Une autre, plus modeste, la flanquait depuis peu. Elle attendait son improbable occupant. — Votre nom ? bougonna Gerard, d’humeur peu complaisante pour l’enquiquineur qui avait cru bon de lui compliquer un peu plus l’existence. L’elfe continuait à chercher Mina du regard. Gerard haussa le ton. — Je m’appelle Silvanoshei, répondit le roi en commun. Il avait un accent à couper au couteau. Pour la première fois, il regarda l’humain en face. — Je ne vous reconnais pas. Vous n’étiez pas avec elle au Silvanesti ? Inutile de demander de qui il parlait. Pour Silvanoshei, de toute évidence, il n’existait qu’une femme au monde. — Non, répondit-il sèchement. Nullement. — Où est-elle encore partie ? Que fait-elle ? Quand reviendra-t-elle ? La tente de commandement et celles des gardes du corps se dressaient un peu à l’écart du carré principal du camp. À mesure que tous deux s’éloignaient du centre, le brouhaha ambiant s’estompait à leurs oreilles. Le spectacle terminé, les chevaliers et les soldats vaquaient à leurs préparatifs. — Êtes-vous réellement le roi du Silvanesti ? — Oui, répondit distraitement Silvanoshei, préoccupé par sa quête. — Alors, par les Abysses, que fabriquez-vous ici ? s’exclama Gerard tout à trac. À cet instant, l’elfe repéra Mina, dans le lointain. Elle galopait à bride abattue dans la vallée. Écumant, les flancs haletants, Flammerenard galopait dans l’allégresse, filant au vent. Tous deux étaient comme seuls au monde, s’abandonnant à l’ivresse d’une course effrénée. Voyant de la douleur dans les yeux de Silvanoshei, Gerard n’eut plus besoin qu’il réponde à sa question. Soupirant, l’elfe se retourna. Il venait de perdre Mina de vue. — Que disiez-vous ? — Qui gouverne en votre absence, Majesté ? lança le chevalier sur un ton accusateur. Gerard pensait à un autre roi, Gilthas. Lui avait tant sacrifié au nom de son peuple ! Et il n’avait pas fui en l’abandonnant à son sort. Silvanoshei haussa les épaules. — Ma mère. Elle l’a toujours désiré. — Votre mère…, répéta le chevalier, sceptique. Ou les chevaliers noirs de Neraka ? Ils auraient envahi le Silvanesti, à ce qu’on dit. — Ma mère les combattra. Elle aime guerroyer. Elle a toujours adoré ça. La bataille et ses dangers… C’est toute sa vie. Moi, j’ai la guerre en horreur ! Les souffrances et les misères de notre peuple… Nous mourons sans cesse pour Alhana ! Elle boit notre sang et conserve ainsi sa jeunesse. Moi, ça m’a empoisonné ! Plongé dans un abîme de perplexité, Gerard le dévisagea. Même si l’elfe s’était exprimé en commun, le chevalier n’avait aucune idée de ce qu’il voulait dire… Il aurait pu poser la question, mais à cet instant il vit Odila sortir de sous une tente, dressée près de celle de Mina. À la vue de Gerard, elle rougit puis, se détournant vivement, s’éloigna à grandes enjambées. — Je vais vous chercher de l’eau chaude, Majesté, dit le jeune homme en la suivant du regard. Vous serez sûrement content de pouvoir faire un brin de toilette, après toute la poussière accumulée en chemin. Je vous apporterai aussi de quoi boire et manger. Ce ne sera pas du luxe. Certes, les elfes étaient menus. Mais celui-là, qui prétendait vivre d’amour et d'eau fraîche, était carrément émacié. Le courroux de Gerard retomba. Il commençait même à se sentir désolé pour le roi, tout autant prisonnier de ses chaînes invisibles que les autres. — Comme vous voudrez, lâcha Silvanoshei, qui se souciait visiblement de tout cela comme d’une guigne… Quand Mina reviendra-t-elle, selon vous ? — Bientôt, Votre Majesté. (Il poussa le souverain sous sa tente.) Vous devriez vous reposer maintenant. S’étant pour le moment du moins déchargé de cette responsabilité, Gerard courut aux trousses d’Odila, qui traversait le camp. — Vous m’évitez, accusa-t-il à voix basse. — Dans votre intérêt, répondit-elle sans s’arrêter. Vous devriez filer avertir Sanction. — C’était bien mon intention… Mais voilà qu’on me confie ce jeune roi transi d’amour ! Je suis son garde du corps attitré. Odila s’immobilisa. — En vérité ? — En vérité. — Mina ? — Qui d’autre ? — Rusé…, lâcha la jeune femme en se remettant en mouvement. — Vous m’enlevez les mots de la bouche ! Par hasard, vous ne sauriez pas ce qu’elle compte faire de lui ? Elle ne paraît pas follement éprise… — Quelle idée ! Elle m’a tout dit à son sujet. Certes, à le voir en ce moment, on ne s’en douterait pas, mais il a l’étoffe d’un chef puissant et charismatique. Consciente de cette menace, Mina a agi avant qu’elle se précise. Je ne suis pas versée en politique elfique, mais il me semble que les silvanesti ne suivront pas d’autre commandant que lui. — Pourquoi ne le tue-t-elle pas, tout simplement ? Une exécution serait plus clémente que ce qu’elle lui inflige ! — Sa mort ferait de lui un martyr et stimulerait les ardeurs belliqueuses de son peuple qui crierait vengeance sur tous les tons. Alors qu’en ce moment les silvanesti se tournent les pouces en guettant le retour de leur roi… Galdar nous épie, ajouta la jeune femme sur un ton très différent. Séparons-nous. — Mais où allez-vous ? Elle s’abstint soigneusement de poser les yeux sur lui. — Chercher à manger pour les sorciers. Les contraindre à se nourrir relève de ma responsabilité. — Odila…, fit Gerard en la retenant. Vous croyez toujours à l’Unique ? À sa puissance ? — Oui, fit-elle en lui jetant un regard de défi. — Alors que vous savez pertinemment que c’est un dieu maléfique ? — Un dieu maléfique qui guérit les malades, ramène la paix et réconforte les fidèles. — En imposant aux Morts une macabre parodie de vie ! — Un exploit dont seul un dieu est capable. (Odila lui fit face.) Je crois en l’Unique, Gerard, et qui plus est, vous aussi ! Voilà pourquoi, en réalité, vous êtes toujours là. Le jeune homme ne sut que répliquer. Était-ce ça que la petite voix qu’il s’efforçait d’étouffer en lui essayait de lui dire ? Restait-il de son plein gré ou était-il un prisonnier de plus ? Le voyant désarçonné, Odila tourna les talons et s’en fut. Troublé, Gerard la regarda s’éloigner. 8 Le chevalier de la Rose Cette fois, les acrobaties prirent vite fin. Tass commençait à être sacrément en rogne, quand il se retrouva solidement campé sur ses deux pieds. Une fois de plus, le temps s’arrêta. Soupirant de soulagement, le kender examina son environnement. Plus de labyrinthe végétal. Plus de Devinette. Il était seul dans ce qui avait dû être une magnifique roseraie. Tout avait crevé… Des boutons de roses séchés, jadis carmin, noircissaient de chagrin sur leurs tiges étiolées. Après des années d’un hiver sans fin, des feuilles mortes s’entassaient par couches au pied d’un mur en pierre effondré. Un sentier aux dalles brisées conduisait du jardin détruit au manoir visiblement ravagé par un incendie ayant éclaté en des temps reculés. Les énormes cyprès qui entouraient les ruines bloquaient les rayons du soleil. Quand la nuit tombait, ce n’était qu’un simple épaississement des ombres. Devant ce tableau, Tasslehoff éprouva une immense tristesse. — Que fais-tu là ? Une ombre de plus tomba sur le petit visiteur en même temps que cette question, froide et tranchante. Un chevalier à l’armure antique, mort depuis des siècles, se dressait devant lui. Ses chairs, ses os et ses tendons s’étaient putréfiés, ravagés par les feux de la guerre et souillés du sang des victimes. Des yeux rouges – unique lueur dans ce monde d’obscurité – brillaient à travers la fente de la visière. Ils se dardèrent sur l’intrus… Frémissant, Tasslehoff éprouva une émotion des plus désagréables. Du genre qu’il préférait oublier… La bile lui monta à la gorge, son cœur affolé cogna douloureusement contre ses côtes et son estomac se serra. Il ne trouvait plus sa langue tant il avait la gorge sèche. Il connaissait ce chevalier… Le seigneur Sobert lui avait appris ce qu’était la peur… Et Tass n’avait pas apprécié du tout ! Il espéra que Sobert l’avait oublié… À leur dernière rencontre, ils ne s’étaient pas quittés les meilleurs amis du monde. — Je déteste me répéter. Que fais-tu là ? Ce timbre de voix avait le don de mordre autant que le vent glacé de l’hiver. Au cours de sa longue vie, Tass avait souvent entendu cette question… Mais jamais sur ce ton. Parfois, il était clairement sous-entendu que le kender aurait tout intérêt à aller se livrer à ses activités ailleurs. D’autres fois, si l’accent portait plutôt sur le verbe, on exigeait que Tass cesse lesdites activités tout de suite. Sobert, lui, venait d’accentuer le pronom. Il avait reconnu Tasslehoff Racle-Pieds… … Qui lâcha de piteux borborygmes. — Même si j’ai l’éternité à passer dans ce monde, grogna le chevalier irascible, ma patience n’est pas éternelle ! — Je… ne demande qu’à vous plaire, messire, dit Tass, penaud, mais face à vous tout s’embrouille dans ma tête… Je sais que c’est impoli, mais avant de vous répondre je voudrais vous demander… Lorsque vous dites, « Que fais-tu là ? », qu’entendez-vous exactement par « là » ? (S’essuyant le front d’un revers de la manche, il s’arracha au regard rougeoyant de son interlocuteur.) J’ai été dans beaucoup de « là » différents, alors j’avoue qu’avec votre « là », là… je suis un peu paumé… Le regard de braise de Sobert passa du kender à l’Artefact à Voyager dans le Temps qu’il brandissait. Tass suivit son regard. Et déglutit avec peine. — Hum… C’est joli, hein ? Je suis tombé dessus lors de mon… dernier voyage… Quelqu’un l’avait laissé tomber. Je le lui restituerai, ça va de soi… N’est-ce pas une chance que je l’aie retrouvé ? Si ça vous est égal, je vais le ranger… Il tenta de desserrer les cordons d’une de ses sacoches. En vain. Il tremblait trop. — N’aie crainte, dit Sobert. Je ne te le prendrai pas. Je n’ai aucun désir d’une magie qui me ramènerait dans le passé. À moins… (ses orbites rougeoyèrent de façon inquiétante)… qu’elle me permette de changer l’avenir… Alors peut-être que je pourrais en faire bon usage… Tass savait pertinemment qu’il ne ferait pas le poids contre Sobert. Au moins, il essaierait. Le courage – le vrai, pas l’absence de peur – gonfla son petit cœur. À tâtons, il dégaina sa dague, Tueuse de lapins. Que pourrait une vulgaire lame contre un chevalier mort ? Mais, en digne héros de la Lance, Tass devait faire front coûte que coûte. Par bonheur, sa détermination ne fut pas mise à l’épreuve. — À quoi bon ? ajouta le seigneur Sobert. Je ne changerais rien au passé, je prendrais les mêmes décisions, et commettrais les mêmes erreurs dictées par la haine… Car j’étais cet homme-là. » Si je pouvais voyager dans le temps en sachant ce que je sais maintenant, mes actes seraient peut-être différents. Mais nos âmes ne reviennent jamais en arrière. Elles sont condamnées à aller de l’avant. Certains d’entre nous n’ont même plus cette possibilité. Pas avant d’avoir appris les dures leçons de la vie – et de la mort. Sa voix, déjà glaciale, devint sépulcrale. Au point que Tass cessa de transpirer, pris de frissons incoercibles. — Et maintenant, nous n’avons plus cette chance. Pour répondre à ta question, kender, nous sommes au Cinquième ge, dit « l’ge des Mortels ». (Il leva une main, faisant frémir sa cape en lambeaux.) Tu te tiens dans ce qui était ma résidence, devenue ma prison. — Allez-vous me tuer ? Tass ne se sentait pas vraiment menacé, mais c’était la bonne question à poser. Pour menacer quelqu’un, il faut s’y intéresser… Or Tasslehoff avait l’impression, aux yeux du seigneur mort-vivant, de compter moins encore que les tiges ou les pétales de roses desséchés du jardin. — Pourquoi le devrais-je, kender ? Pourquoi me donnerais-je cette peine ? Tass réfléchit. En vérité, il ne voyait aucune raison… À part une. — Vous êtes un chevalier de la Mort, mon seigneur. La mort n’est-elle pas votre métier ? — Non, répondit Sobert. C’était ma joie. Et mon tourment. Mon corps flétri a cessé de vivre, pas mon âme. Au même titre qu’un supplicié aux chairs brûlées par les tisons ardents, je souffre au quotidien, l’âme marquée au fer rouge par la honte, la rage et la culpabilité. J’ai tant cherché à mettre fin à mon affliction, à noyer la douleur dans le sang et l’ambition… On m’avait promis que mes peines cesseraient. Et si je soutenais la déesse, j’en serais récompensé. Mes affres envolées, mon âme s’envolerait aussi, libérée… » Des promesses restées lettre morte. Le regard de braise survola les roses noircies. — Jadis, je tuais par ambition, par plaisir et par vindicte. C’est fini. Tout ça n’a plus aucun sens. Rien n’a fait disparaître mes tourments. » Et dans ton cas, ajouta Sobert d’un ton nettement plus désinvolte, pourquoi devrais-je t’ôter la vie ? Tu es déjà mort. Tu as péri à l’ultime seconde séparant le Quatrième Age du Cinquième… Je te le redemande : que fais-tu là ? Comment as-tu trouvé cet endroit, alors que les dieux eux-mêmes ignorent où il a pu disparaître ? — Alors, je suis bel et bien mort…, soupira Tass. Voilà qui arrange tout, j’imagine. Il trouvait étrange que le chevalier maudit et lui aient quelque chose en commun… Soudain, la voix d’une vivante s’éleva. — Seigneur Sobert, je sollicite une entrevue ! Une main se plaqua sur la bouche du kender. Une autre l’attira sous les plis de robes noires, comme si la nuit l’enveloppait soudain en prenant forme. Privé de la vue, de la parole et presque de la respiration – les doigts lui couvraient les narines et la bouche, il capta pourtant, bizarrement, une vague odeur de pétales de roses. Tass aurait pu chercher à protester vigoureusement d’être si bousculé et mal traité, mais, en identifiant la voix de la nouvelle venue, il fut trop heureux de ce traitement énergique. Au moins, il ne risquerait pas de gaffer, même face au danger. Il se contorsionna légèrement pour dégager son nez. Mort ou pas, il avait toujours besoin de respirer. Cela fait, il se tint tranquille. Reconnaissant lui aussi qui l’appelait, le seigneur Sobert ne répondit pas tout de suite. Pourtant, il n’avait jamais rencontré cette femme… Mais tous deux portaient les mêmes chaînes invisibles et servaient le même maître… Il savait ce qu’elle lui demanderait. Que lui répondrait-il ? Entre ce qu’il voulait et ce qu’il ferait… Aurait-il le courage de parler selon son cœur ? Le courage. Un sourire amer flotta sur ses lèvres. Jadis, il s’était cru insensible à la peur. Il ne craignait rien… Avec le recul du temps, il s’était rendu à l’évidence : en réalité, tout l’effrayait. Il avait vécu la peur au ventre. La crainte de l’échec, d’un accès de faiblesse, du mépris des autres si jamais on le perçait à jour… Et surtout du dédain de sa belle amie, quand elle découvrirait que l’homme adoré était un être ordinaire, non le parangon de toutes les vertus pour lequel elle le prenait. Les dieux lui avaient donné un savoir qui aurait pu éviter le Cataclysme. En chemin vers Istar, il avait croisé des prêtresses elfiques dévoyées qui servaient le prêtre-roi. Elles avaient affirmé que son épouse, coupable d’adultère, portait l’enfant d’un autre. Sa peur viscérale du monde et de la vie avait poussé Sobert à croire ce tissu de mensonges. Il s’était détourné du chemin de sa rédemption. La peur l’avait rendu sourd aux protestations d’innocence de sa femme. La peur l’avait amené à assassiner celle qu’il aimait par-dessus tout. Torturé par ses souvenirs, condamné à tout se remémorer comme il l’avait fait tant de fois déjà, il se revit encore dans le jardin en fleurs, éclatant de couleurs… Se défiant du jardinier qu’il avait engagé, elle coupait et soignait les roses en personne, au mépris des gouttelettes de sang qui perlaient sur ses mains si fines. — Est-ce bien la peine ? dit-il. Les roses vous font souffrir, ma mie. — Une douleur passagère, répondit son épouse. La joie que procure leur beauté dure des jours. — Mais, l’hiver venu, elles se fanent et meurent. — Il me reste leur souvenir, mon aimé, et la joie. Aucune joie aujourd’hui… Rien que le tourment… Le souvenir de son sourire, de son rire… De la douleur infinie, dans ses prunelles quand elle succomba sous mes coups… Le souvenir de sa malédiction. En était-ce bien une ? Sur le moment, je l’ai cru. Mais, en vérité, ma victime me donnait peut-être son ultime bénédiction… Quittant la roseraie, il rentra dans son manoir séculaire, un monument dédié à la peur et à la mort. Il s’assit sur le siège couvert d’une poussière épaisse que son corps sans substance ne dérangeait jamais. Et contempla comme il avait contemplé des heures durant la tache de sang, sur les dalles. Elle était tombée là. Elle avait expiré là. Depuis des éons, il était condamné à entendre les esprits des prêtresses lui rappeler ses torts et ses crimes… Des elfes qui avaient précipité sa perte, condamnées comme lui à la non-vie. À une éternité de tourments et de regrets. Depuis l’avènement du Cinquième ge, il n’entendait plus leurs voix. Cela remontait à… combien d’années ? Comment le savoir quand on perd toute notion du temps ? Le temps ne signifiait plus rien pour Sobert. Les voix appartenaient au Quatrième ge. Elles avaient disparu avec lui. Le pardon, enfin. La permission de partir. Il avait imploré en vain l’absolution. Furieux d’essuyer un refus, il s’était piégé lui-même, victime de son propre courroux. Comme la Reine des Ténèbres l’avait prévu. Et Takhisis, le poisson ferré, n’avait eu qu’à tirer sur la ligne et à le jeter sur la berge… Prisonnier de sa misérable existence, Sobert guettait un appel. Enfin ! Des bruits de pas l’arrachèrent à sa sombre rêverie. Il leva les yeux sur l’émissaire de la Reine des Ténèbres… … Une gamine, en armure… ? À seconde vue, c’était plutôt une adolescente tout près de l’âge adulte. Elle lui rappela Kitiara, la seule femme qui avait su, pour un temps si bref, apaiser ses tourments. Kitiara, qui n’avait jamais connu la peur, excepté à la toute fin de sa vie, face à lui… En croisant le regard fou de terreur de la jeune femme, il avait mieux compris qui il était. Au moins, elle lui avait donné ça. Mais elle avait disparu maintenant, son âme migrant vers d’autres contrées sans doute, là où elle avait besoin d’aller… où que ce soit. Lui envoyait-on une autre Kitiara pour le séduire ? Non, comprit-il, fasciné par les prunelles d’ambre rivées sur lui. Ce n’était pas Kitiara, qui avait eu ses raisons d’agir comme elle l’avait fait, qui n’avait servi nul autre qu’elle-même tout au long de son existence… Kitiara, qui n’avait jamais eu d’autre maître qu’elle-même… Cette gamine-là sacrifiait tout à la gloire de son dieu. Pour atteindre ses buts, Kitiara n’avait jamais rien sacrifié. Celle-là avait renoncé à tout, à commencer par sa propre personnalité, vivant calice rempli de sa divinité… Au fond de ses prunelles singulières, Sobert vit les minuscules silhouettes de milliers d’êtres… Il sentit la résine divine couler sur lui pour tenter de l’enchâsser à son tour. Il secoua sa tête coiffée d’un heaume. — Inutile de te donner cette peine, Mina. J’en sais trop. Je sais la vérité. — Quelle vérité ? Les prunelles d’ambre attaquèrent de nouveau. Cette femme-enfant n’était manifestement pas du genre à baisser les bras. — Ta maîtresse t’utilisera puis t’abandonnera. Elle te trahira comme elle trahit tous ceux qui la servent. Je la connais depuis toujours. Il sentit les prémices d’une colère divine, et n’en eut cure. Takhisis ne pourrait pas lui infliger pires souffrances que celles qu’il subissait déjà. Mais loin de paraître irritée, Mina eut l’air mélancolique. — Comment pouvez-vous parler ainsi alors qu’elle s’est donné tant de peine pour vous amener ici ? Vous seul avez bénéficié d’un tel honneur. Les autres… D’un geste, elle embrassa la salle vide à en mourir. Même les fantômes en semblaient bannis. Aux yeux de Mina… … Pour Sobert, la pièce était bondée de spectres. — … Tous furent livrés au néant. Vous seul avez eu le privilège de demeurer en ce monde. — L’oubli ? Je l’ai cru… Jadis, je craignais les ténèbres. C’était ainsi que Takhisis me gardait en son pouvoir. Aujourd’hui, je sais à quoi m’en tenir. La mort n’est pas l’oubli. La mort libère l’âme, qui peut continuer son voyage. Mina eut un sourire plein de commisération devant l’étalage de tant d’ignorance. — C’est vous qui avez été abusé. Les âmes des Morts n’allaient nulle part, sinon dans les limbes, gaspillées et oubliées. Maintenant, l’Unique les prend sous son aile et leur permet de rester en ce monde afin de continuer à y faire œuvre utile. — Œuvre utile pour qui ? Pour Takhisis ! (Il changea de position, sur son trône qui ne lui procurait nul confort.) Admettons que je lui sache gré de m’avoir permis de rester… La connaissant comme je la connais, la Reine des Ténèbres attend de moi que j’exprime ma gratitude. Alors ? Que veut-elle ? — Dans quelques jours, des armées de Morts et de Vivants fondront sur Sanction qui tombera en mon pouvoir. (Ce n’était pas une fanfaronnade, mais une simple information.) Alors, l’Unique accomplira un prodige. Elle naîtra au monde comme il était écrit de toute éternité, rejoignant les mortels et les immortels. Quand elle existera dans les deux plans, elle dominera l’univers, en chassera la vermine que sont les elfes notamment et régnera sur Krynn. Je commanderai l’armée des Vivants. L’Unique entend placer sous vos ordres celle des Morts. Elle vous l’offre. — Elle me l’offre ? — Oui. — Dans ce cas, que je décline son… offre… ne l’offensera en rien. — Non, mais tant d’ingratitude de votre part l’affectera beaucoup, après tout ce qu’elle a fait pour vous. — Tout ce qu’elle a fait pour moi… (Sobert sourit.) Voilà pourquoi elle m’a amené ici. Je serai l’esclave chargé de commander une armée d’esclaves… Voici ma réponse à cette offre si généreuse : non. Tournant la tête, il s’adressa aux ombres où elle épiait la conversation. Il la connaissait par cœur. — Vous avez commis une erreur, ma reine. Vous vous êtes servie de ma colère pour planter vos griffes dans mon corps et mon âme, et vous m’avez traîné ici afin que je vous sois encore utile… Mais vous n’auriez jamais dû me laisser seul si longtemps avec mes pensées. Dans ce silence de mort, j’ai de nouveau pu entendre la voix chérie de mon épouse. Les ténèbres où vous m’aviez plongé sont devenues ma lumière, car je revoyais enfin le visage adoré de ma mie… Et le mien, celui d’un homme rongé par ses appréhensions… Alors, je vous ai identifiée pour ce que vous êtes ! » J’ai combattu en votre nom, Takhisis. Je croyais que votre cause était la mienne. Le silence m’a appris la vérité : vous avez nourri mes peurs, attisé autour de moi un cercle de feu dont je n’aurais jamais pu m’échapper… Mais les flammes sont retombées, ma reine. Il reste seulement des cendres. — Prenez garde, seigneur ! cria Mina d’un ton terrible. Par votre refus, vous encourez les foudres divines ! Sobert se leva. Et désigna une tache, sur les dalles. — Vous voyez ? — Je ne vois rien, lâcha Mina après un coup d’œil dédaigneux. À part des dalles grises. — Moi, je vois une mare de sang. Celle où ma femme bien-aimée est étendue. Et je vois le sang de tous ceux qui ont péri par ma faute, quand mes peurs me rendaient sourd aux bénédictions des dieux. Longtemps contraint de contempler cette mare, je l’ai eue en horreur. À présent, je m’y agenouille… (il joignit le geste à la parole)… et j’implore le pardon de tous. — Il n’y aura aucun pardon. Vous êtes maudit. L’Unique jettera votre âme dans les flammes des tourments éternels. C’est ce que vous voulez ? — La mort est tout ce que je désire. Glissant une main sous le plastron de son armure, il en tira une rose. Bien que desséchée, la fleur avait conservé son éclatante couleur. Rouge carmin, comme des lèvres. Ou comme le sang. — Si le trépas m’apporte des tortures éternelles, qu’il en soit ainsi. Ce sera mon juste châtiment. Il vit Mina se refléter dans les flammes rouges de son âme. — Votre divinité n’a plus aucune emprise sur moi. Je n’ai plus peur. Ses prunelles d’ambre jetant des éclairs de colère, Mina tourna les talons et s’éloigna. Sobert resta à genoux sur le sol glacial, tête basse, les mains jointes sur la rose fanée aux pétales fripés et sur ses épines. Le bruit des pas de la jeune femme se répercuta le long des murs, faisant trembler le sol, les ruines calcinées des murs et les poutres noircies. Étonné de sentir ses doigts lui faire mal, Sobert baissa les yeux… L’armure maudite volatilisée, les épines lui mordaient la chair. Une goutte de sang rouge vif perla. Une poutre tomba près de lui, le bombardant d’échardes. Il serra les dents. La reine tentait une dernière fois de refaire de lui son pantin. On lui avait rendu son corps de mortel. Dans son ignorance, Takhisis venait à son insu de lui accorder une ultime bénédiction… Certaine de son triomphe, elle guettait dans l’ombre l’instant fatidique où les peurs de Sobert l’enchaîneraient de nouveau aux forces des Ténèbres. Il allait crier et geindre, admettre ses torts, ramper en suppliant qu’on l’épargne… Sobert porta la rose à ses lèvres, embrassa les pétales fanés puis les effeuilla au-dessus de la mare de sang. Il enleva le heaume qui lui avait tenu lieu de chair et d’os tant d’années durant. Puis il arracha son plastron qu’il jeta contre un mur. Une autre poutre s’effondra, propulsée par une main vindicative. Le projectile frappa Sobert au thorax, le clouant au sol sans lui arracher un cri. Son sang coula sur celui de sa femme. Mourir était affreux, mais cette souffrance-là cesserait vite… Il la supporterait au nom de sa bien-aimée. Avec leur fils mort avant de naître, elle avait sûrement quitté ce plan d’existence depuis longtemps… Mais il consacrerait l’éternité à la chercher de monde en monde… Il n’abandonnerait jamais. Et sa quête lui apporterait la rédemption. Plus glaciale que du marbre, Mina traversa la roseraie sans un regard en arrière. Risquant un coup d'œil, Tasslehoff la vit partir, sans savoir dans quelle direction elle allait. Puis la forteresse s’effondra, soulevant des tonnes de poussière et de débris. Un bloc de pierre gigantesque s’abattit sur la roseraie. Avec une infinie surprise, Tass constata qu’il ne venait pas de périr écrasé. Pourtant, le bloc s’était abattu à l’endroit précis où il se tenait. Mais, tel du duvet de chardon, le kender plana sur les courants de la désolation et de la mort, vers le bleu infini d’un ciel radieux sans nuages. 9 L’attaque de Sanction La cité de Sanction subissait un siège en règle depuis des mois. Les chevaliers noirs avaient jeté toutes leurs forces dans la bataille, mourant par centaines au pied des remparts – au même titre que les défenseurs qui tombaient de l’autre côté des murs. Des pertes inutiles pour les deux camps, car la ville ne pouvait pas être prise. À la vue de l’armée de Mina, les assiégés ricanèrent. Comment, avec de si modestes effectifs, l’ennemi prétendait-il l’emporter ? Ils ne ricanèrent pas longtemps. En une journée. Sanction succomba aux assauts de l’armée des âmes. Rien ne put entraver la progression des Morts. Les « douves » naturelles formées par les écoulements de lave des Seigneurs du Destin, douves souveraines contre les Vivants, n’étaient pas un obstacle pour des Morts. Les nouvelles fortifications, des ouvrages de terre auxquels les chevaliers noirs s’étaient continuellement heurtés, se dressaient maintenant comme des monuments dédiés à la futilité. Dévalant les versants des montagnes par vagues irrésistibles, les âmes s’étaient répandues dans la vallée avant d’enjamber les fortifications. Devant ce déferlement, les assiégés et les assiégeants prirent la fuite. Les soldats du génie n’avaient pas eu besoin d’entrer en scène pour abattre les portes de la ville ou pratiquer des brèches dans les remparts. Il avait suffi d’attendre que les citadins, pris de panique, les ouvrent eux-mêmes pour détaler… Peine perdue. En voulant fuir l’armée des Morts, les malheureux étaient venus grossir ses rangs. Cachés parmi les spectres, les chevaliers de Mina avaient massacré les fugitifs. Emmenée par Galdar, l’armée s’engouffra dans la ville. Du côté des contreforts, Mina se démenait pour enrayer le vent de panique qui soufflait sur ses hommes, aussi terrifiés que l’ennemi. Chevauchant parmi eux, inlassablement, elle poussait les soldats à retourner au combat au lieu de fuir. Elle semblait posséder le don d’ubiquité, talonnant sans cesse son fidèle Flammerenard au mépris des dangers encourus et laissant souvent sa garde rapprochée à la traîne. Les cavaliers piquaient frénétiquement des deux pour tenter de la rattraper. Gerard ne prit pas part à la bataille. Fidèle à sa parole, Mina les avait postés, l’elfe et lui, sur une saillie rocheuse dominant Sanction. Près d’eux, quatre chevaliers noirs et Odila veillaient sur le sarcophage de Lunedor et sur les sorciers Morts. Désolé d’être réduit à l’impuissance, Gerard suivait le déroulement des combats depuis son perchoir honni sans pouvoir aider ses frères d’armes. Comme lui, Odila gardait les yeux rivés sur la bataille dont on les tenait écartés. Où qu’elle se trouve, Mina diffusait une pâle lueur surnaturelle qui faisait d’elle un point de ralliement. — D’où vient la brume étrange qui couvre la vallée ? demanda Silvanoshei, intrigué. — Cette « brume étrange » n’en est pas une, Votre Majesté, répondit Gerard, morose. C’est l’armée des âmes. — Même les Morts l’adorent ! s’extasia le roi des elfes. Ils viennent livrer bataille en son nom ! Gerard jeta un coup d’œil aux sorciers catatoniques. L’âme de Palin participait-elle aux combats malgré elle ? Il devinait sans peine à quel point Palin « adorait » Mina… Il aurait pu le faire remarquer au souverain, mais il préféra se taire. À quoi bon ? Il se mura dans un silence maussade. Le tumulte des corps à corps et les plaintes des mourants montaient du brouillard qui s’épaississait. Le regard soudain brouillé par un voile de sang, Gerard décida d’aller se jeter à corps perdu dans la bataille. Un élan désespéré qui lui vaudrait de mourir comme tous les autres, sans rien résoudre… Et après ? À cet instant précis, il s’en moquait. — Gerard ! cria Odila. — Vous ne pouvez pas m'arrêter ! Sa colère un peu retombée, il s’avisa que la jeune femme ne prétendait rien de tel. Elle tentait de le mettre en garde. Les quatre chevaliers censés surveiller l’elfe éperonnèrent leurs montures pour encercler le Solamnique. Comment avaient-ils deviné ses intentions ? Qu’importe ! Avec une joie féroce, Gerard dégaina son épée, avide d’en découdre. Il tomba des nues en entendant Clorant, un des quatre hommes, lancer : — Du vent, Gerard ! Ce n’est pas votre combat. Nous ne vous voulons pas de mal. — Quoi ? C’est mon combat, au contraire, maudits… ! Sa voix mourut. Les chevaliers noirs n’avaient pas les yeux rivés sur lui, mais sur l’elfe… Un roi désarmé qu’on avait couvert de quolibets et de railleries… Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Silvanoshei était désarmé. Ces quatre-là auraient beau jeu de le pourfendre. — Le sort d’Oreilles-Pointues n’est pas votre problème, Gerard, ajouta Clorant d’un ton sinistre. (Il était mortellement déterminé.) Partez, et ne vous retournez pas. Le jeune Solamnique dut livrer bataille contre lui-même pour juguler sa furie, se forcer au calme et garder les idées claires. Tout en maudissant Mina d’avoir si bien su lire dans son cœur… L’air de rien, il talonna son cheval pour s’interposer entre Clorant et l’elfe. — Les amis, vous ne regardez pas dans la bonne direction… La bataille, c’est là-bas… — Mina ne vous fera aucun reproche, promit Clorant. Nous avons tout prévu. Nous lui expliquerons qu’une patrouille ennemie embusquée dans les montagnes nous est tombée dessus sans crier gare. Nous l’avons repoussée, mais dans la confusion l’elfe a été tué. — Nous traînerons jusqu’ici deux ou trois cadavres, et nous nous barbouillerons de sang, précisa un deuxième chevalier. Histoire d’appuyer nos dires. — Je serais ravi de vous « barbouiller de sang » ! grogna Gerard. Mais nous n’en arriverons pas là, n’est-ce pas ? Allons, l’elfe n’en vaut pas la peine ! Regardez-le : il ne menace personne ! — Il menace Mina ! lança Clorant. Il a tenté de la tuer quand nous étions au Silvanesti. L’Unique l’a ramenée vers nous, mais la prochaine fois ce salaud pourrait réussir ! — S’il a voulu l’assassiner, c’est à elle de statuer, dit Gerard. — Avec sa fourberie et ses tours de passe-passe, il l’aveugle sur ses véritables intentions ! répliqua Clorant. Nous devons la protéger contre elle-même ! Un amoureux jaloux… Voilà ce qu’était le jeune homme, comprit Gerard. Clorant était épris de Mina… Comme les trois autres. Voilà pourquoi ces quatre-là voulaient tant la peau de l’elfe. Silvanoshei rejoignit Gerard, plein d’un royal dédain. — Donnez-moi une épée. Je livre mes propres batailles et n’ai besoin de personne pour se battre à ma place ! — Fermez-la ! souffla Gerard, jetant la déférence aux orties. Laissez-moi faire ! » Mina m’a ordonné de veiller sur lui, continua-t-il à voix haute. Or, tout comme vous, j’ai juré de lui obéir ! Vous devriez avoir entendu parler d’un vague concept qu’on appelle l’honneur… non ? — L’honneur ! (Clorant cracha dans la poussière.) Vous parlez comme un maudit Solamnique ! À vous de voir, Gerard. Ou vous partez au galop en nous laissant faire, et dans ce cas on veillera à ce que vous ne soyez pas inquiété par la suite, ou votre cadavre s’ajoutera aux autres… N’ayez crainte, ricana-t-il, nous dirons à Mina que vous êtes mort sans faillir à… l’honneur ! Loin d’attendre qu’ils foncent sur lui, ou même que Clorant finisse, Gerard talonna sa monture, épée haute, et leurs lames s’entrechoquèrent à l’instant précis où retentissait le terme « honneur ». — Je m’occupe de ce salaud ! brailla Clorant à ses complices. L’elfe est à vous ! Gerard entendit Silvanoshei crier en elfique, puis il y eut un cliquetis métallique. Risquant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que les trois autres s’étaient rués sur le prisonnier désarmé qui, criant en elfique, s’était à son tour jeté sur son premier agresseur, l’entraînant dans sa chute. Ils roulèrent dans la poussière, se battant pour la possession de l’épée. Les autres firent cercle, et guettèrent la première ouverture pour frapper l’elfe sans risquer de blesser leur camarade. Gerard avait ses propres problèmes. Combattre à cheval est moins affaire d’habileté que de brutalité pour désarçonner l’adversaire. Les chevaux piaffaient en raclant le sol. Clorant et Gerard tournèrent autour l’un de l’autre en se jaugeant puis multiplièrent les attaques sans grands résultats. Son épée ripant sur la cotte de mailles du cavalier, à l’avant-bras, Gerard accompagna l’offensive d’un coup-de-poing au menton. Clorant avait seulement à se défendre alors que le Solamnique voulait sauver l’elfe. Un désavantage évident… Un autre coup d’œil lui apprit que Silvanoshei avait empoigné l’épée. Il faisait face à deux cavaliers déterminés, le troisième, désarçonné, se relevant péniblement. Épée haute, un chevalier fonça sur l’elfe avec l’intention manifeste de le décapiter. Désespéré, Gerard tourna le dos à Clorant, au mépris du danger, et talonna sa monture pour tenter de s’interposer. Il s’exposait ainsi aux coups en traître, mais, s’il voulait tenter de sauver Silvanoshei… Clorant frappa le Solamnique par-derrière. À demi sonné, Gerard en eut les oreilles qui tintèrent sous son heaume. L’épée de son adversaire scintilla au soleil… — Arrêtez ! cria Odila, hors d’elle, son timbre de voix déformé par la rage. Au nom de l’Unique, cessez cette folie ! Le chevalier qui fonçait sur l’elfe tira si brutalement sur ses rênes que le cheval faillit tomber tellement il se cabra. Gerard l’imita pour éviter d’entrer en collision avec lui. À voir ses yeux écarquillés et son expression coupable, Clorant croyait que Mina venait de parler. Gerard, lui, savait. Odila aurait-elle assez de cran… ? Livide, la jeune femme se jeta à corps perdu dans la mêlée sanglante et détourna une épée à mains nues. Le regard fiévreux, elle apostropha Clorant. — Que signifie tout ça ? N’avez-vous pas entendu les ordres de Mina à propos de cet elfe et du respect qui lui était dû autant qu’à elle-même ? Ils étaient pourtant clairs ! (Elle foudroya du regard les trois autres mécréants. Puis Gerard eut droit au même traitement.) Baissez vos armes ! Elle prenait un gros risque. Ces hommes voyaient-ils en elle une authentique prêtresse, représentante de l’Unique aussi sacrée que Mina en personne… ? Ou une simple fidèle, au même titre qu’eux ? Ils hésitèrent, échangeant des regards incertains. Gerard tentait de paraître aussi coupable et consterné qu’eux. Il coula un regard d’avertissement à Silvanoshei, qui eut le bon sens de garder le silence. Cherchant son souffle, l’elfe gardait ses ennemis à l’œil. Le front plissé, Odila revint à la charge. — Au nom de l’Unique, baissez vos armes ! Sinon, vos mains se flétriront et tomberont dans la poussière ! — En parlerez-vous à Mina ? demanda Clorant, l’air buté. — Votre amour pour Mina vous a mal conseillé, j’en ai conscience, dit Odila, radoucie. Mais inutile de vous soucier de sa sécurité. L’Unique la tient au creux de sa main. Le dieu sait ce qui est le mieux pour Mina et pour nous tous. L’elfe vit parce que c’est la volonté de l’Unique. (Elle désigna Sanction, au loin.) Retournez au combat. Vos véritables ennemis sont là-bas. — Le direz-vous à Mina ? insista Clorant, de la peur dans la voix. — Non, mais vous, oui. Vous lui avouerez votre inconduite et battrez votre coulpe. Clorant baissa sa garde. Après une nouvelle hésitation, il rengaina son épée, invitant ses camarades à en faire autant. Sur un dernier regard noir pour l’elfe, il tourna bride et dévala la colline au galop, fonçant vers la ville assiégée. Ses amis l’imitèrent. Avec un gros soupir de soulagement, Gerard sauta de sa monture. — Ça va ? lança-t-il à Silvanoshei en l’examinant. L’elfe avait quelques entailles, mais rien de grave à première vue. Plein de suspicion, il s’écarta. — Vous… un chevalier noir… risquer votre vie pour moi ? Vous battre contre vos camarades ? Pourquoi ? Comment avouer la vérité ? — Je ne l’ai pas fait pour vous, grogna Gerard, bourru. Mais pour Mina… Vous vous rappelez ses ordres ? La mine de Silvanoshei s’éclaira. — Voilà qui explique tout. Merci. — Remerciez donc Mina, maugréa le Solamnique. La démarche raide et claudicante, il rejoignit Odila. — Bien joué, fit-il à voix basse. Quel numéro ! Mais une chose m’intrigue… Et si Clorant vous avait mise au défi ? J’ai cru qu’il allait vous prendre au mot… Qu’auriez-vous fait ? — C’est étrange, avoua la jeune femme d’une voix lointaine, le regard comme abstrait du monde… Quand je l’ai menacé, j’avais le pouvoir de mettre ma menace à exécution. J’aurais pu lui dessécher les mains. J’aurais pu ! — Odila… ! s’exclama-t-il. — Que vous me croyiez ou pas est sans importance, conclut-elle d’une voix morne et atone. Rien n’arrêtera l’Unique ! Le médaillon serré entre les doigts, elle retourna au chariot. — Rien n’arrêtera l’Unique… Rien… 10 La cité des fantômes Gerard avait été affecté à l’avant-garde. Entrée par la porte ouest de Sanction, l’armée triomphante remonta l’avenue du Constructeur Naval. Et que voyait le jeune homme ? Des fantômes… Ceux du passé, du présent, de la prospérité et de la guerre… Dans un état second, il se rappelait ce qu’il avait entendu dire de Sanction… Et ses déclarations martiales à Caramon, du temps où il brûlait d’être envoyé en première ligne… Un endroit où on livre de vraies batailles…, avait-il dit – ou pensé ? Au souvenir de ce fantôme de lui-même, il revoyait un blanc-bec incapable d’apprécier la vie à sa juste valeur. Qu’avait dû penser de lui Caramon ? Gerard rougit au souvenir de ses stupides fanfaronnades. Caramon Majere, le vétéran de nombreuses guerres… Lui savait la vérité sur la gloire, le thème de prédilection des chantres de tous les temps… La gloire ? Une vieille épée rouillée au fil rougi accrochée au mur des souvenirs des vieillards… Longeant les tas de cadavres, le long des rues, Gerard voyait la gloire pour ce qu’elle était : les battements d’ailes des charognards, raffolant des yeux des morts qu’ils becquetaient, les nuées de mouches bourdonnantes, les équipes de croque-morts goguenards faisant assaut de plaisanteries en empilant les morts sur leurs brouettes pour aller les vider dans les fosses communes… La guerre ? Un coupe-jarret qui avait la folle impudence d’accoster la Mort pour la dépouiller de sa terrible et majestueuse dignité, la mettre à nu, la renverser dans le fossé et l’engluer de chaux histoire d’enrayer la puanteur. Gerard se réjouissait d’une chose : au moins, les morts connaîtraient la paix éternelle. Enfin, ils auraient dû… Son armure couverte de sang – alors qu’elle-même était indemne –, Mina s’agenouilla près de la première tranchée creusée à la hâte et pria pour le repos de l’âme des victimes, l’estomac noué, au comble de l’horreur, Gerard s’attendit presque à voir les cadavres se redresser, reprendre les armes et aller s’aligner en rangs… Par bonheur, rien de tel ne se produisit. Mina se recueillait pour que les âmes servent fidèlement l’Unique. Gerard jeta un coup d’œil à sa compagne. Tête basse, mains jointes, Odila priait aussi. Cela l’énerva au possible. Mais après tout, la jeune femme avait énoncé une simple vérité. Ce dieu unique devait être clairvoyant, omniscient et omnipotent. Comment arrêter une telle puissance ? Aussi réticent que Gerard soit à l’admettre, ça ne changeait rien à rien. Il avait horreur de s’avouer vaincu, voilà tout. Après la cérémonie funèbre, Mina remonta en selle et traversa la ville. Une ville morte. Du temps de la guerre de la Lance, Sanction avait été un camp fortifié pour la Reine des Ténèbres, le centre stratégique de ses armées. Les draconiens avaient vu le jour dans le temple de Luerkhisis. Le seigneur Ariakas, qui avait ses quartiers à Sanction, y entraînait ses troupes, y gardait ses esclaves, y torturait ses prisonniers. La guerre du Chaos et le départ des dieux avaient apporté la ruine à l’Ansalonie – et la prospérité à Sanction. Les flots de lave des Seigneurs du Destin avaient d’abord menacé d’engloutir la ville. Un homme, Hogan Bight, s’était présenté pour la sauver. Utilisant une magie sur laquelle il ne s’expliqua jamais, il détourna la lave et chassa du pays les êtres maléfiques qui y régnaient en maîtres. Des marchands et d’autres personnages avides d’améliorer leur sort furent invités à immigrer à Sanction qui prospéra du jour au lendemain. Ses embarcadères croulaient sous le poids des marchandises importées et exportées. Devant tant de richesses, les chevaliers noirs avaient voulu s’approprier Sanction et son port. Aujourd’hui, c’était chose faite. Qualinost détruit, le Silvanesti occupé et la Solamnie assujettie, tout ce qui n’était pas sous le contrôle de Mina, en Ansalonie, ne présentait aucun intérêt. Pour la jeune femme, la boucle était bouclée. Elle était de retour à Sanction, là où tout avait commencé. Avertis de la marche de l’armée de Mina sur leur ville, les citoyens – qui avaient jusqu’alors soutenu le siège – montèrent à cheval et filèrent. Tout plutôt que d’être réduit en servitude, d’avoir sa résidence pillée, ses filles violées et ses fils tués par des conquérants sans pitié. Par voie de terre ou de mer, ils avaient fui la ville par tous les moyens, certains cherchant refuge dans les montagnes. Seuls étaient restés les plus pauvres, les infirmes, les grands vieillards, les grabataires, les kenders – un mal inévitable – ainsi que les profiteurs impénitents qui se moquaient de la religion comme de leur première dent de lait et n’embrassaient ni cause ni patriotisme. Ceux qui n’étaient fidèles qu’à eux-mêmes… Leur expression allant de l’apathie à l’enthousiasme, tous ces gens regardaient défiler l’armée dans les rues. Les traîne-misère ne craignaient plus rien. Comment leur vie aurait-elle pu être pire ? Les entrepreneurs n’avaient d’yeux que pour les deux énormes coffres en bois cerclés de fer transférés de Palanthas sous bonne garde. Ils abritaient le trésor tant convoité par feu Targonne… À en croire les rumeurs, ce pactole serait bientôt distribué à l’armée. Renforcer la ferveur religieuse avec des espèces sonnantes et trébuchantes… Sage décision, pensa Gerard. Mina n’avait pas fini de se gagner les cœurs, à ce tarif-là – en sus des âmes de ses combattants. L’armée déboucha sur la place du marché. D’après un camarade de Gerard, qui avait jadis visité la ville, on l’appelait le bazar ou le souk. On y circulait à grand-peine, tant il y avait d’affluence. Aujourd’hui, qu’en restait-il ? Une place déserte ou presque. Quelques téméraires profitaient des circonstances pour piller les étals. Ordonnant une halte, Mina envoya des soldats (sous la direction d’officiers intègres et dignes de confiance) annexer les entrepôts, les tavernes ou les boutiques de mages et d’usuriers. Une escouade, sous les ordres de Galdar, fonça au palais du gouverneur, le mystérieux Hogan Bight, pour le mettre aux arrêts. Si Bight refusait de coopérer, il serait passé par les armes. Mais il demeura introuvable, conservant tout son mystère. Personne ne pouvait dire quand on l’avait vu pour la dernière fois… — Le palais est vide, annonça Galdar, une fois de retour. Vous y seriez tout à fait à l’aise, Mina. Devrais-je ordonner qu’on le prépare à votre intention ? — Le palais abritera nos quartiers de campagne. Je n’y logerai pas. L’Unique ne réside pas dans des palais, pas plus que moi. Elle jeta un coup d’œil au sarcophage. Le corps était en parfait état de conservation. Enchâssée dans l’ambre, Lunedor semblait d’une jeunesse et d’une beauté éternelles. Venant juste après Mina, le chariot avait la place d’honneur dans le cortège. — Je serai dans l’ancien temple de Huerzyd, rebaptisé temple du Cœur. Que les initiés soient enfermés en lieu sûr, dans leur propre intérêt, et qu’on les traite avec respect. Je les verrai bientôt. Qu’on amène au temple le corps de Lunedor et qu’on place son sarcophage près de l’autel. » Tu y seras comme chez toi, mère…, ajouta Mina à voix basse. Si Galdar ne fut pas ravi, il se garda de protester. Le chariot et sa garde d’honneur quittèrent le bazar pour se diriger vers le temple désigné, à l’extrémité nord de la ville. Juchée sur son redoutable et irascible destrier, Mina continua à distribuer ses ordres aux chevaliers qui se pressaient autour d’elle, tous plus avides les uns que les autres de s’attirer ses bonnes grâces. Tous quêtaient un regard, un mot, un sourire… Peu désireux d’être happé par la foule, Gerard se tenait à l’écart. Il avait besoin de nouvelles directives au sujet de l’elfe, mais il n’était pas pressé, heureux de ce répit propice à faire le point. Il détestait ce qui arrivait à Odila. Ses propos, au sujet de mains qui se dessèchent, ne manquaient pas de l’effrayer. Médaillon ou pas, il trouverait un moyen de l’arracher à sa maléfique emprise, devrait-il pour cela l’assommer et l’enlever. Il brûlait du besoin d’agir. De combattre l’Unique, quitte à se couvrir de ridicule. Une abeille ne faisait peut-être pas grand mal. Mais des centaines, des milliers de piqûres d’abeilles… Certains dragons avaient fui devant des essaims, à ce qu’on disait. Il devait y avoir… — Gerard ! cria quelqu’un. Vous avez perdu votre prisonnier ! Le jeune homme tressaillit. En effet, l’elfe n’était plus à ses côtés. Il ne craignait pas - ni n’espérait - que Silvanoshei ait tenté de fuir et il sut aussitôt où le chercher. Il essayait de fendre le cercle des chevaliers qui l’empêchaient de voir Mina. Avec un juron bien senti, Gerard éperonna son cheval. Les chevaliers noirs bloquaient consciemment le passage. Mâchoires serrées, Silvanoshei s’entêtait. Un chevalier se tourna sur sa selle pour le foudroyer du regard. C’était Clorant, le visage tuméfié et les lèvres éclatées… Non sans hésiter, Silvanoshei insista. Clorant tira sur les rênes de sa monture. Agacé, son destrier mordit l’autre cheval au cou. Dans la confusion, Clorant bouscula l’elfe pour lui faire vider les étriers. Silvanoshei se cramponna et riposta. Gerard se fraya un chemin dans la foule et arriva à temps pour s’interposer. — L’heure est mal choisie pour interrompre Mina, Votre Majesté. Plus tard, peut-être… Il tendit la main vers les rênes du cheval de Silvanoshei. — Messire Gerard ! appela Mina. Que Sa Majesté veuille avancer. Les autres, faites place ! Contraint de reculer, Clorant foudroya du regard le Solamnique et le monarque. Gerard sentit sa nuque le picoter. Heaume retiré, il salua. Après son duel contre Clorant, lui aussi avait le visage marbré et les cheveux poisseux de sang séché. Mais on venait de livrer bataille… Beaucoup de soldats avaient récolté leur lot de coquarts, de meurtrissures et de horions. Gerard espéra que Mina n’y verrait que du feu. Hélas, elle étudia soigneusement Silvanoshei, notant sa tunique ensanglantée et sa cape souillée de terre. — Messire Gerard, je vous avais confié Sa Majesté afin qu’elle reste loin des combats. Je vois que vous êtes tous deux en mauvais état. Seriez-vous gravement blessés ? — Non, ma dame, répondit le Solamnique. Il refusait de l’appeler par son prénom, comme tout le monde. A l’instar d’un médicament composé d’alun et de miel, malgré ses consonances douces, le mot « Mina » lui laissait dans la bouche un arrière-goût de fiel. Gerard passa sous silence l’attaque perfide de Clorant. Silvanoshei se tut également, après avoir assuré qu’il n’avait rien. Parmi les chevaliers, nul ne prit la parole. Des chevaux piaffaient et renâclaient, çà et là, sensibles à la nervosité de leurs maîtres. Naturellement, toute l’armée était au courant. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Qui savait quels autres chevaliers avaient été du complot ? — Vos ordres, ma dame ? demanda Gerard, espérant qu’on en resterait là. — Ça attendra. Que s’est-il produit ? — Une patrouille solamnique a surgi de nulle part, répondit Gerard en soutenant le regard d’ambre de Mina. Sans doute voulait-on s’emparer du chariot. Nous l’avons repoussée. — Sa Majesté a pris part à la lutte ? Fine mouche, la jeune femme eut un sourire en coin. — Quand nos ennemis ont vu que c’était un elfe, ils ont cherché à le libérer, ma dame. — Je ne voulais pas être libéré ! intervint Silvanoshei. Gerard pinça les lèvres. Ça au moins, c’était la pure vérité. Mina jeta un regard glacial au jeune elfe avant de revenir au chevalier. — Je n’ai pas vu de cadavres. — Vous connaissez les Solamniques, ma dame. Ces pleutres ! Il nous a suffi de brandir nos épées pour les faire détaler comme des lapins ! — Je connais les Solamniques, messire, et contrairement à ce que vous croyez, je nourris pour eux le plus grand respect. De son regard d’ambre, Mina balaya la foule pour s’arrêter sur les quatre coupables. Elle s’attarda sur Clorant, dont la superbe s’effrita vite. Elle revint à Silvanoshei, un insecte parmi les insectes. — Messire Gerard, sauriez-vous où sont les quartiers généraux de la garde municipale ? — Non, ma dame. Je ne suis jamais allé à Sanction. Mais je me débrouillerai. — Vous y trouverez les geôles. Vous y enfermerez Sa Majesté, sans que son confort en pâtisse trop. Votre Altesse, c’est pour votre protection. On pourrait encore tenter de vous « sauver », et cette fois, vous n’auriez peut-être pas un si vaillant défenseur. Gerard regarda l’elfe mais détourna vivement le regard. C’était trop pénible. Les paroles de la jeune femme ayant été pour lui autant de coups de poignard, Silvanoshei était livide. Seuls ses yeux conservaient un semblant de vie. — Mina, souffla-t-il, je dois savoir… M’avez-vous jamais aimé ? Ou m’utilisez-vous depuis le début ? La jeune femme se détourna. — Messire Gerard, vous avez vos ordres. — Oui, ma dame. Prenant à l’elfe les rênes de sa monture, il commença à faire volter la sienne. — Mina ! implora Silvanoshei. Je mérite au moins d’entendre la vérité de votre bouche ! Elle lui jeta un regard par-dessus son épaule. — L’Unique est mon amour et ma vie. Gerard talonna son cheval. Les quartiers généraux de la garde municipale se situaient près de la porte ouest, à tout juste quelques pâtés de maisons de distance. Deux cavaliers silencieux remontaient au pas des rues vidées de leur population et fourmillant de soldats victorieux, tout en prenant garde où il allait afin de ne bousculer ni piétiner les passants, Gerard jetait des coups d’œil inquiets au roi. Mâchoires serrées, Silvanoshei gardait les yeux baissés sur ses phalanges, devenues blanches à force de serrer le pommeau de sa selle. — Les femmes… ! bougonna le Solamnique. On en passe tous par là… Avec un sourire amer, l’elfe secoua la tête. Il n’a pas tort, admit Gerard. Qu’un dieu se mêle de nos amours n’est pas si ordinaire… Ils franchirent la porte ouest. Un moment, Gerard avait caressé l’idée de fuir en mettant à profit la confusion ambiante… Un projet vite écarté. Les troupes de Mina encombraient les voies ou restaient cantonnées au pied des remparts. Tous les hommes que Gerard croisait jetaient des regards peu amènes à son compagnon. Plus d’un marmonnait des menaces dans sa barbe. Mina a raison ! La prison est certainement l’endroit le plus sûr pour notre otage… À supposer qu’un lieu soit encore sûr à Sanction pour quelqu’un comme Silvanoshei… Les gardes municipaux avaient fui – ceux du moins qui n’étaient pas tombés sous les coups des envahisseurs. Le chevalier chargé du dépôt lorgna l’elfe avec une indifférence manifeste, écoutant avec impatience Gerard insister pour qu’il ait droit à une garde particulière. D’un pouce, l’homme se contenta de désigner le bloc. Le Solamnique escorta son prisonnier jusqu’à la geôle la plus reculée, avec l’espoir qu’on l’y remarquerait moins. — Je suis navré, Votre Majesté… Haussant les épaules, Silvanoshei s’assit sur la dalle de pierre qui tenait lieu de couchette. Gerard verrouilla la porte. Silvanoshei releva soudain la tête. — Je devrais vous remercier de m’avoir sauvé. — Vous regrettez certainement mon intervention, à l’heure qu’il est…, compatit le jeune homme. — Leurs épées auraient été moins douloureuses…, admit Silvanoshei avec l’ombre d’un pauvre sourire. Gerard jeta des coups d’œil alentour. Personne… — Votre Majesté, souffla-t-il, je peux vous aider à vous évader. Pas maintenant… J’ai d’abord une tâche à accomplir. Mais bientôt. — Merci. Hélas, vous risqueriez encore votre vie pour rien. Je ne peux pas fuir. — Majesté, vous l’avez entendue ! grogna Gerard d’un ton plus ferme. Vous n’avez pas la plus petite chance avec elle ! Mina ne vous aime pas et ne vous aimera jamais ! Elle appartient tout entière à ce… dieu… — Qui est aussi le mien, précisa Silvanoshei avec un calme terrible. L’Unique m’a promis que Mina et moi serions ensemble. — Vous y croyez toujours ? — Non, avoua l’elfe avec réticence après un petit silence. Non, je n’y crois plus. L’aveu lui coûtait manifestement beaucoup. — Alors, tenez-vous prêt. Je reviendrai. Silvanoshei secoua la tête. — Majesté, fit Gerard, exaspéré, savez-vous pourquoi Mina vous a attiré loin de votre royaume ? Elle sait que votre peuple ne suivra personne d’autre que vous ! Les silvanesti se tournent les pouces en vous attendant ! Retournez vers eux et redevenez le roi que Mina redoute tant ! — « Retournez à votre peuple et soyez son roi…», répéta Silvanoshei avec une grimace. « Retournez dans le giron de votre mère », voulez-vous dire ! Dans l’ignominie, la honte, les larmes et les reproches… Plutôt pourrir ici jusqu’à la fin de ma – très longue – vie ! — Sire, s’il ne s’agissait que de vous, je vous laisserais volontiers moisir dans ce trou ! s’exclama le jeune homme, l’air sombre. Mais ne vous en déplaise, vous êtes leur souverain ! Vous devez penser à vos sujets. — Je le suis. Et j’y penserai… Il se leva et se rapprocha de son interlocuteur en tirant sur l’anneau qu’il portait. — Vous êtes un chevalier solamnique, ainsi que Mina le disait, n’est-ce pas ? Que faites-vous là ? Vous espionnez ? Buté, Gerard ne répondit pas, se contentant d’un haussement d’épaules. — Inutile de chercher à le cacher… Mina a vu clair dans votre jeu. Et votre cœur. Voilà pourquoi elle vous a choisi pour être mon garde du corps. Si vous étiez sérieux à propos d’une évasion… — Je le suis, Votre Majesté. — Alors, tenez… (À travers les barreaux, il lui tendit une bague ornée d’une pierre bleue.) Tout près d’ici, j’en suis sûr, vous trouverez un guerrier nommé Samar envoyé par ma mère pour me ramener à elle. Remettez-lui ce bijou. Je le porte depuis l’enfance. Il le reconnaîtra sans peine. Quand il vous demandera comment vous êtes entré en sa possession, dites que vous l’avez pris sur mon cadavre. — Votre Majesté… — Allez ! (Silvanoshei lui fourra l’anneau dans la main.) Prenez-le ! Vous devez lui faire croire que je suis mort. Le jeune homme hésita. — Pourquoi mentirais-je ? Et pourquoi me croirait-il ? — Parce qu’il voudra vous croire. Ainsi, vous me libérerez. Gerard prit la bague, assez fine pour aller au doigt d’un enfant. — Comment débusquerai-je Samar ? — Écoutez cette vieille comptine elfique… Ma mère l’utilisait comme un signal quand un danger me menaçait. Chantonnez-la en chevauchant. Samar l’entendra et sa curiosité sera piquée au vif. Comment un humain peut-il connaître cet air ? Il vous trouvera. — Et me tranchera la gorge ! — Il voudra d’abord vous interroger. Samar est un elfe d’honneur. Si vous dites la vérité, il verra en vous un homme d’honneur. — J’aimerais tant que vous reconsidériez votre décision, Majesté… Gerard commençait à apprécier Silvanoshei. Même s’il lui inspirait une grande pitié. L’elfe secoua la tête. — Très bien, soupira l’humain. Je vous écoute… Les mots étaient simples et l’air mélancolique. Il s’agissait d’apprendre aux enfants à compter… — « Cinq doigts à chaque main, quatre jambes au cheval… Un est un, toujours et à jamais tout seul. » Ce dernier vers, Gerard sut qu’il ne l’oublierait jamais… Silvanoshei retourna s’allonger sur la dalle, face au mur. — Dites à Samar que je suis mort, répéta-t-il d’une voix douce. Si ça peut vous consoler, messire, vous ne mentirez pas vraiment. Car c’est la pure vérité. 11 Pour libérer l’oiseau piégé Quand il sortit de la prison, Gerard découvrit qu’il faisait nuit. Vérifiant que la rue était déserte, il fit, mine de rien, le tour de la prison pour s’assurer que personne n’était embusqué dans l’ombre. — C’est ma chance…, marmonna-t-il. Je peux me mêler aux troupes en train de bivouaquer, trouver Samar et ensuite… Partir maintenant serait la logique même. Oui… C’est exactement ce que je vais faire. Mais, tout en se répétant que c’était la meilleure solution, il savait qu’il n’en ferait rien. Certes, il irait trouver Samar, il l’avait promis. Et il entendait tenir parole. Celle-là, du moins… D’abord, il convaincrait Odila de l’accompagner. Il avait développé quelques arguments de poids contre le dieu unique… Le temple du Cœur était antérieur au Cataclysme. Dédié aux dieux antiques de la Lumière et construit au pied du mont Grishnor, on le donnait pour l’édifice le plus ancien de Sanction, à une époque où la cité n’était encore qu’un village de pêcheurs. Diverses rumeurs et légendes tournaient autour. L’une d’elles aurait voulu que la première pierre ait été posée par un prêtre-roi dont le navire avait fait naufrage. Échoué sur la plage, sain et sauf, l’homme avait voulu témoigner sa reconnaissance à Paladine en construisant ce temple. Après le Cataclysme, le monument aurait pu subir le même sort que les autres, les peuples exprimant leur colère contre les divinités en abattant les édifices qui leur étaient consacrés. Mais il échappa à la vindicte populaire, sinon aux ravages du temps. Selon la rumeur, l’âme du prêtre-roi veillait, ne permettant à quiconque de nuire au monument qu’il avait érigé à la gloire des dieux. Au lendemain de la guerre du Chaos toutefois, l’esprit vengeur avait dû disparaître des lieux, car les initiés de la Citadelle de Lumière s’y établirent sans se heurter à de quelconques manifestations hostiles de l’Autre Monde. Petite structure carrée de marbre blanc à l’aspect plutôt modeste, le temple avait un toit conique dont la pointe tutoyait les arbres qui surplombaient la salle principale et son autel. Autour se trouvaient les pièces secondaires, soit les dortoirs des prêtres et la bibliothèque notamment. L’entrée était défendue par deux doubles portes. Décidant qu’il fendrait plus vite la foule à pied, Gerard confia son cheval à une hostellerie, près de la porte ouest, et marcha en direction du nord. Le temple, quelque peu isolé, se dressait sur une colline dominant la ville. Une foule écoutait déjà Mina évoquer les miracles de l’Unique. Seul un vieillard sourcillait d’abondance. Les autres prêtaient l’oreille, l’air captivé. Une vive lumière auréola le temple ; les portes massives s’ouvrirent d’elles-mêmes. Sous la supervision de Galdar et de Mina, les chevaliers portèrent avec respect le sarcophage dans la salle de l’autel. Le minotaure dominait l’assemblée de sa haute taille, les contours de ses cornes et de son museau se détachant nettement à la lumière des torches murales. Mina surveillait d’un œil d’aigle le déroulement des opérations, jetant de fréquents coups d’œil au cortège pour s’assurer que le sarcophage était porté avec soin et révérence, ses chevaliers se comportant avec une dignité et un respect de circonstance. À l’écart, au pied d’un arbre d’où il espérait apercevoir Odila, Gerard assistait à la scène, suivant également le parcours solennel du sarcophage d’ambre qu’on introduisait dans le temple. Il entendit le minotaure réprimander un porteur maladroit et vit Mina tourner la tête, en perdant le fil de son prêche. Elle dut faire un effort de mémoire pour reprendre. Quel meilleur moment rêver ? Galdar et Mina ainsi concentrés à superviser le cérémonial funèbre en préalable à l’évangélisation des croyants, Gerard attirerait l’attention d’Odila… Quand un groupe de chevaliers se dirigea à son tour vers le temple, apportant les bagages du commandant, il se mêla à eux. D’humeur à la rigolade, les Nerakiens se moquaient des initiés, ces piliers des bonnes œuvres qui voyaient leur temple réquisitionné… Mais leur humour échappait à Gerard, qui doutait que Mina aurait été ravie d’entendre ces plaisanteries d’un goût douteux. Les chevaliers pénétrèrent dans l’édifice par une autre entrée et s’orientèrent vers les appartements de leur chef. Par une porte latérale entrebâillée, sur sa gauche, Gerard aperçut Odila. À la lueur des chandelles, elle supervisait la pose du sarcophage sur des tréteaux en bois. Il s’arrêta et recula dans l’ombre, guettant la moindre occasion de surprendre la jeune femme seule. Non sans force grognements, bougonnements, petits cris et jurons mal étouffés, les chevaliers déposèrent le lourd sarcophage en ambre. Des centaines de bougies blanches brûlaient sur l’autel, sans doute placées là par Odila. On aurait dit que Lunedor, dans son cocon d’ambre, reposait au milieu d’une myriade de flammèches. Elle semblait plus sereine que jamais – si une telle chose était possible. Se pouvait-il que Mina ait raison ? Que Lunedor se sente enfin… chez elle ? Gerard s’essuya le front du revers d’une manche. Les bougies dégageaient une surprenante chaleur. Tenant son fourreau d’une main pour l’empêcher de cliqueter le long du mur, il alla s’asseoir au fond de la salle. Mais, la vue brouillée par les bougies, il bouscula quelqu’un dans la pénombre. Il allait s’excuser quand il s’avisa, frémissant, qu’il s’agissait de Palin. Immobile sur son banc de pierre, le mage ne quittait pas des yeux les curieuses flammèches. Son bras était raide comme celui d’un cadavre. La bile lui montant à la gorge, Gerard battit en retraite sur un autre banc et attendit impatiemment que le minotaure quitte la salle. — J’affecterai un garde au sarcophage, dit Galdar. Gerard étouffa un juron. Il n’avait pas compté là-dessus. — Inutile, répondit Odila. Mina va venir faire ses dévotions. Elle a ordonné que personne ne la dérange. Gerard respirait mieux… quand il eut le souffle coupé. À mi-chemin de la sortie, Galdar se tourna vers le fond de la salle et sonda la pénombre. Affolé, le jeune homme tenta de se rappeler… Les minotaures avaient-ils une bonne vision nocturne ? Les yeux de l’homme-taureau semblèrent se poser sur lui… Tendu, le jeune homme s’attendit à être hélé. Mais, après quelques instants, le monstre sortit. S’essuyant la sueur qui lui dégoulinait maintenant sur le visage et le menton, Gerard revint en catimini vers l’autel. Il avait beau marcher sur des œufs, le cuir de ses bottes craquait. Baignée de lumière, Odila était à demi tournée vers son ami. Qui constata, alarmé, à quel point elle avait maigri. Des semaines passées à voyager, avec aucune autre occupation qu’écouter les interminables harangues de Mina ou nourrir de force les mages cadavériques lui avaient coûté son beau tonus musculaire. Contre un adversaire aguerri, elle pourrait encore manier l’épée, mais elle ne tiendrait pas longtemps le choc. Sa bonne humeur envolée, elle vaquait à ses occupations en silence. Gerard n’avait jamais porté l’Unique dans son cœur. Maintenant, il commençait à le haïr. Quelle sorte de divinité détestait la joie de vivre et s'offusquait d’entendre des rires ? Aucune à laquelle il se proposât de croire, pour sûr… Il se félicitait par avance de sa démarche. Il était grand temps qu’un ami d’Odila la convainque de tout abandonner et de fuir. Mais, au premier regard que Gerard posa sur la jeune femme, il sut qu’il perdait son temps. Il repensa soudain à un vieux truc de braconnier : une longue ficelle attachée à un piquet et garnie de mûres à intervalles réguliers. L’oiseau attiré mange les fruits un par un – ingérant la ficelle par la même occasion. La dernière mûre avalée, il tente en vain de reprendre son envol, car la ficelle s’est enroulée dans son intestin… Une par une, Odila avait consommé les mûres de la ficelle fatale… La dernière ? Le pouvoir d’accomplir des prodiges. Ainsi, la jeune femme était liée au dieu unique, et seul un miracle – inverse – la libérerait. L’amitié pourrait-elle jouer ce rôle ? — Odila… — Que voulez-vous, Gerard ? grogna la jeune Solamnique sans daigner se retourner. — Je dois vous parler. Un instant, je vous en prie. Ça ne prendra pas longtemps. Odila s’assit sur un banc proche du sarcophage. Gerard aurait préféré s’éloigner de la chaleur et de la lumière… Tendue et visiblement préoccupée, son amie jetait de fréquents regards vers la porte. — Odila, écoutez-moi, je quitte Sanction dès ce soir. Si je suis devant vous maintenant, c’est que je voudrais vous convaincre de venir avec moi. — Pas maintenant. J’ai trop à faire avant l’arrivée de Mina. — Je ne vous demande pas de partir en pique-nique ! s’écria-t-il, exaspéré. Mais de fuir avec moi, cette nuit ! Tant que la confusion règne, avec toute cette soldatesque qui va et qui vient… Plus personne ne sait au juste ce qu’il se passe. Il faudra des heures avant qu’un semblant d’ordre soit instauré. C’est le moment ou jamais. — Alors, partez ! lâcha-t-elle en haussant les épaules. Je ne vous veux pas près de moi, de toute façon. La jeune femme fit mine de se lever. Il la prit par un poignet et serra, lui arrachant une grimace de douleur. — Vous ne me voulez pas près de vous parce que je vous rappelle trop celle que vous étiez ! Vous n’aimez pas l’Unique, ni les changements qu’on vous a imposés – pas plus que moi. Pourquoi vous infligez-vous ça ? Elle soupira, très lasse. Comme si elle n’avait de fait cessé de ressasser cette question… — Parce que nous parlons d’un dieu. Venu veiller sur nous et nous guider. — Nous guider ? Où ? Jusqu’au bord du gouffre ? Après la guerre du Chaos, Lunedor a trouvé en son cœur son propre guide. L’amour, la compassion, la vérité et l’honneur n’ont pas déserté notre monde avec les dieux de la Lumière ! Ils sont en chacun d’entre nous. Ce sont nos guides. En tout cas, il devrait en être ainsi. — À l’instant de sa mort, Lunedor s’est tournée vers l’Unique, rappela Odila en contemplant les traits figés empreints de sérénité, englués dans la résine. — Vraiment ? répliqua Gerard d’un ton tranchant. Je me demande… Dans ce cas, pourquoi ne l’a-t-il pas gardée en vie pour éblouir le monde avec ce nouveau prodige ? Pourquoi a-t-il décidé de lui fermer la bouche dans la mort et de l’engluer dans sa prison d’ambre ? — Mina affirme qu’elle sera libérée, répondit Odila, sur la défensive. La nuit du Nouvel Œil, l’Unique ramènera Lunedor d’entre les morts pour qu’elle règne sur notre monde. Gerard lâcha le poignet de son amie. — Alors, vous refusez de venir avec moi ? — Oui ! s’obstina-t-elle en secouant la tête. Vous ne comprenez rien, je le sais, je n’ai pas votre force de caractère. Me voilà seule, au cœur d’une forêt noire, et j’ai peur. Je suis heureuse d’avoir un guide. Il n’est pas parfait ? Moi non plus. Adieu, Gerard. Merci de votre amitié et de votre soutien. Partez en paix au nom de… — … L’Unique ? Non, merci ! Gerard se détourna et s’en fut. Il gagna d’abord le poste central de commandement de l’armée, sis dans l’ancien bazar. Les étals et les échoppes avaient disparu, remplacés par des bataillons de tentes disposées au carré. On procédait à la distribution des cassettes. Prenant place dans une file d’attente, Gerard éprouva une satisfaction perverse à l’idée d’empocher l’acier des chevaliers noirs. Il n’avait pas volé sa solde, de toute façon, et il lui faudrait de l’argent pour revenir au manoir du seigneur Ulrich – ou tout autre refuge où les chevaliers pouvaient reconstituer leurs forces. Ensuite, il se dirigea vers la porte ouest – vers la liberté… Odila chassée de ses pensées, il se débarrassa de l’essentiel de ses pièces d’armure – les canons d’avant-bras, les grèves et la cotte de mailles. Mais il conserva la cuirasse et le heaume. Deux éléments certes inconfortables, mais tôt ou tard Galdar risquait de se fatiguer et de résoudre le problème en le poignardant dans le dos. Les deux tours de guet se découpaient, sinistres, contre la lumière rouge des tranchées de lave, les fameuses « douves ». Les portes de la ville étaient fermées. Les gardes interrogèrent Gerard, qui prétendit être le messager de Jelek chargé de porter la nouvelle de la victoire. Les soldats lui souhaitèrent bon vent et ouvrirent un portillon. Jetant un dernier coup d’œil aux remparts hérissés de guerriers, Gerard admira encore malgré lui l’autorité de Mina, son impressionnante capacité à imposer la discipline à ses troupes… — Chaque jour passé ici, elle grandira en force…, marmonna-t-il, lugubre, en guidant son cheval parla bride. Il monta en selle. Il faisait face au port et à la Nouvelle-Mer. Après les relents de soufre planant dans Sanction, inspirer l’air vif et iodé du large était une bénédiction. — Et comment la combattre… ? — Vous ne pourrez pas ! Une silhouette sombre se dressa en travers de son chemin. Gerard reconnut la voix à l’instant où son cheval identifiait l’odeur du minotaure… Le jeune homme calma l’animal qui ruait et se cabrait, l’empêchant de foncer sur le monstre ou de fuir au galop. Galdar se rapprocha, son faciès bestial reflétant la lueur rouge de la lave. À Sanction, la nuit était un perpétuel crépuscule. Il agrippa la bride du cheval. Gerard dégaina son épée. L’heure de l’ultime confrontation avait indubitablement sonné. Et son issue ne faisait pas l’ombre d’un doute non plus… Un jour, d’un seul coup de son épée massive, Galdar avait coupé un homme en deux… Or, il suffisait de jeter un simple coup d’œil à la musculature noueuse de ses bras, à ses abdominaux, à son poitrail velu pour être aussitôt assuré de la véracité de l’histoire… — Écoutez, Galdar, j’en ai plein le dos, des sermons ! s’exclama-t-il, battant de vitesse le monstre qui ouvrait la bouche. J’en ai aussi ma claque d’être surveillé nuit et jour ! Vous savez pertinemment que je suis un espion solamnique. Et je sais que vous savez. Alors mettons fin à cette mascarade… — Rien ne me plairait davantage que vous tuer, coupa le minotaure, glacial. Mais on me l’interdit. — Je m’en doute, figurez-vous ! (Gerard baissa sa garde.) Peut-on savoir pourquoi ? — Vous la servez. Vous exécutez sa volonté. — Une minute ! Vous savez comme moi que je ne pars pas en mission pour elle… Le jeune homme s’interrompit, confus. Voilà qu’il plaidait en faveur de sa propre exécution ! — En parlant de la servir, je ne faisais pas allusion à Mina, précisa Galdar. Mais à l’Unique. Son nom ne vous intéresse pas ? Gerard commençait à être irrité par le tour que prenait la conversation. — À l’Unique ? En toute franchise, je me fous éperdument de… — Takhisis. — … son identité… Pétrifié sur son cheval, enveloppé de ténèbres, le jeune homme dut admettre que cela expliquait tout. Bon sang, tout s’éclairait ! Et, au fond, ne l’avait-il pas toujours su ? — Pourquoi cette révélation, Galdar ? — Puisqu’on me défend de vous tuer, répondit-il d’un ton maussade, je peux encore vous briser. Je connais vos plans. Vous allez porter au peuple de ce misérable roi un appel au secours. Pourquoi croyez-vous que Mina vous ait désigné pour le conduire en prison ? Elle veut que vous attiriez les elfes. Ainsi que la chevalerie solamnique – ou ce qu’il en reste. Qu’ils viennent tous s’aligner au pied des remparts pour être témoins de la gloire de Takhisis la nuit du Nouvel Œil ! Le minotaure lâcha la bride du cheval. — Allez, Solamnique ! Galopez vers vos rêves fumeux de victoire et de gloire… Vous savez qu’ils ne sont que des cendres jetées au vent. Takhisis contrôle votre destinée. Tout ce que vous faites, vous le faites en son nom. Comme moi. Après un salut ironique, le minotaure se détourna, regagnant les remparts. Gerard leva les yeux au ciel. Les nuages de fumée crachés par les Seigneurs du Destin dissimulaient la lune et les étoiles. Takhisis l’épiait-elle vraiment ? Connaissait-elle toutes ses pensées ? Il en fut glacé jusqu’aux os. Je dois retourner prévenir Odila… Il allait faire volter sa monture, quand il se ravisa. Mais Takhisis veut-elle que je fasse ça ? Si je reviens sur mes pas, elle veillera peut-être à ce que je ne rencontre jamais Samar… Et je ne peux plus rien pour Odila. Allons, le sort en est jeté ! Il tourna bride et… s’immobilisa. Takhisis veut que je parle à l’elfe. Galdar l’a pour ainsi dire admis. Je devrais donc m’abstenir ! Comment savoir ce qu’il faut faire ? Et si ça n’avait plus aucune importance ? Il eut l’impression d’être pétrifié sur sa selle. Galdar avait raison ! Il m’aurait fait une faveur en m’enfonçant dans les tripes une épée tout ce qu’il y a de plus ordinaire ! Au lieu de ça, il m’a empoisonné l’esprit… Que faire, bon sang ? Que puis-je encore tenter ? Il y avait une seule réponse. Celle qu’il avait lancée à la tête d’Odila. Suivre la voix de son cœur. 12 Le Nouvel Œil En retournant vers la porte ouest, Galdar fut un peu déçu. Il ne jubilait pas autant qu’il l’aurait pensé. Il avait voulu infecter le Solamnique trop assuré et maître de lui avec le venin qui le rongeait. Et à première vue, il avait parfaitement réussi. Il suffisait de voir l’expression troublée de l’humain. Mais la victoire avait un goût amer. Qu’avait-il espéré ? Que le chevalier lui montrerait qu’il avait tort ? Bah ! Il est aussi piégé que nous autres. Il ne s’en sortira pas. Plus maintenant. Jamais… Même dans la mort. Il se frotta le bras droit, celui qui le lançait de plus en plus. Au point qu’il souhaitait le perdre de nouveau… Dire qu’il en avait été si fier ! Mina avait régénéré son bras – son tout premier miracle au nom du dieu unique. Maintenant, il se surprenait à envisager de s’amputer lui-même… Il n’en aurait pas le cran, bien sûr. Mina se mettrait en colère. Pis, elle serait blessée et attristée par son attitude. Pour s’être déjà attiré ses foudres, Galdar savait qu’il préférait la colère de la jeune femme à sa tristesse. Sa fureur et sa rancœur contre Takhisis n’avaient pas pour source la façon dont Mina le traitait, mais celle dont la déesse traitait l’humaine… On lui sacrifiait tout, même sa vie, et ça ne suffisait jamais ! Mina avait triomphé de ses ennemis, recevant le pouvoir d’accomplir des merveilles. Mais Galdar connaissait Takhisis. Depuis fort longtemps… Bien qu’elle soit la compagne du dieu Sargas, les minotaures n’avaient jamais pensé grand bien d’elle… Sargas, ou Sargonnas comme l’appelaient les autres peuples, avait affronté le Chaos jusqu’au bout, sans abandonner ses fidèles. D’après la légende, il s’était même sacrifié pour les sauver. Takhisis, s’immoler pour quiconque ? Allons donc ! Elle attendait des sacrifices des autres, en échange de ses douteux « bienfaits ». Avait-elle cela en tête pour Mina ? Écouter la jeune femme gloser sur le « grand miracle » en préparation mettait Galdar mal à l’aise, Takhisis se manifesterait la nuit du Nouvel Œil. Or, elle ne faisait rien sans rien. Il suffisait à Galdar de ressentir dans ses chairs le déplaisir de la déesse pour le savoir. Mina était si confiante et ingénue… Jamais elle n’appréhenderait la nature foncièrement fourbe et vindicative d’une telle divinité. Voilà précisément pourquoi Takhisis avait jeté son dévolu sur cette humaine – chérie de plus par Lunedor. La déesse ne ratait jamais une occasion de nuire. Surtout pas quand Lunedor pouvait être touchée. Par le passé, Lunedor avait osé la contrarier ! Je pourrais l’expliquer à Mina, pensa le minotaure en entrant dans le temple. Mais je gaspillerais ma salive. Elle ne m’écouterait pas. Ces temps-ci, une seule voix l’atteint. Le temple du Cœur rebaptisé temple de l’Unique… Comme Takhisis devait adorer ça ! Après une éternité à être une divinité parmi d’autres, voilà qu’elle était seule et omnisciente. Morose, Galdar secoua sa tête cornue. Le temple et ses abords étaient déserts. Il se dirigea d’abord vers les appartements de Mina. Elle devait être épuisée après les combats de la journée. Mais il savait déjà où elle serait. Il tenait simplement à s’assurer que tout serait prêt quand elle déciderait de se retirer pour la nuit. Il jeta un coup d’œil dans la chambre qui avait été celle du hiérophante en chef – sans doute le vieux fou qui avait grincé des dents pendant le sermon. Tout était fin prêt. Les armes rangées dans un coin, avec l’armure de Mina et ses bottes, nettoyées et polies, le plateau de nourriture posé près du lit, une bougie allumée… Quelqu’un avait même eu la délicatesse de disposer un bouquet de fleurs des champs dans un vase en étain. Tout respirait l’amour et la dévotion… … Pour Mina. La jeune femme mesurait-elle à leur juste valeur ces trésors de dévouement ? Les hommes combattaient pour elle et scandaient son nom en la suivant sur le champ de bataille. Dans la victoire, ils le hurlaient sur tous les tons. Mina… Mina… Ils ne braillaient pas « Pour l’Unique ! » ni « Pour Takhisis ! ». — Et je parierais que ça t’écorche les oreilles…, lança Galdar. Une divinité pouvait-elle concevoir de la jalousie à l’encontre d’une simple mortelle ? Celle-là, indubitablement. Galdar en frissonna… De retour dans la salle du temple, il attendit que ses yeux s’accoutument à la lueur des bougies. Mina priait à genoux, seule devant l’autel. Il entendait des murmures entrecoupés de silences. Comme si on demandait et recevait des instructions… L’autre Solamnique, intronisée prêtresse, s’était assoupie sur son banc, le manteau de Mina en guise de couverture. Comment s’appelait-elle, déjà… ? Dans son cercueil d’ambre, Lunedor dormait aussi. Les deux mages restaient plantés là où on les avait laissés, au fond de la salle. Le minotaure distinguait leurs silhouettes, dans la pénombre. Il se hâta de détourner le regard. Les voir lui flanquait les chocottes. Sa nuque se hérissait d’instinct. Un jour, son cadavre irait probablement rejoindre les leurs, et attendrait sagement les ordres, comme toujours. Il avança vers l’autel. Par respect, il tenta de marcher sans faire de bruit mais les minotaures et la discrétion, voilà qui faisait deux. Il heurta un banc du genou, son épée battit son flanc avec force cliquetis, ses pas résonnèrent affreusement à ses propres oreilles… La Solamnique s’agita dans son sommeil. Mina ne broncha pas. Arrivé derrière elle, il murmura : — Mina… Elle ne releva pas la tête. Après un autre instant, il posa une main sur son épaule. Elle tourna enfin vers lui un visage pâle creusé par la fatigue, des cernes marquant des yeux à l’éclat terni. — Vous devriez vous coucher. — Pas encore. — Sur le champ de bataille, vous galopiez partout ! Combattre, prier, encourager les troupes… Je n’arrivais même plus à vous suivre. Où que je tourne les yeux, vous étiez là… Vous avez besoin de repos. Demain sera une journée chargée. Et les semaines suivantes, nous serons occupés à fortifier les remparts. Les Solamniques passeront bientôt à l’attaque. Leur espion court déjà les prévenir… Je l’ai laissé partir ainsi que vous l’aviez ordonné, mais je reste convaincu que c’est une erreur ! Il est de mèche avec le roi des elfes. Les Solamniques et les Oreilles Pointues s’allieront d’une façon ou d’une autre pour nous fondre dessus ! — Très vraisemblablement… Mina tendit un bras. Galdar eut l’honneur de l’aider à se relever. La main droite du minotaure dans la sienne, Mina le regarda dans les yeux. — Tout va bien, Galdar. Je sais ce que je fais. Aie la foi. — Ma foi en vous est entière, Mina. Elle lui jeta un regard lourd de reproches, le lâcha puis revint à ses actions de grâce. Cette rebuffade s’accompagna d’un regain de douleur dans le bras régénéré du minotaure. Entêté, il se massa le bras et ne bougea pas. — Je n’ai plus besoin de toi. Va te coucher. — Quand vous serez dans votre chambre, pas avant. Après tout ce temps, vous devriez le savoir. Elle baissa la tête. Stupéfait, il vit à la lueur des bougies deux larmes rouler sur les joues veloutées de la jeune femme. Elle les écrasa vivement. — Je sais, grogna-t-elle d’un ton qu’elle aurait voulu bourru. Et j’apprécie ta loyauté. Si seulement… (L’air presque timide, elle ajouta :) Attendras-tu ici avec moi ? — Attendre quoi ? — Un miracle. Elle fit un geste autoritaire. Les flammèches bondirent, plus vives et plus brûlantes. La respiration coupée par la brusque fournaise qui l’assaillait, Galdar leva un bras pour se protéger. Un souffle invisible attisa les flammes, qui bondirent et léchèrent les tapisseries et les étendards dédiés aux initiés avec leurs emblèmes sacrés. Ils prirent feu. La température monta encore en flèche. De la fumée s’éleva de l’autel et du sarcophage. Réveillée en sursaut, la Solamnique sauta sur ses pieds en toussant. Stupéfaite, elle ouvrit des yeux ronds. — Mina ! s’écria-t-elle. Il faut sortir, vite ! Les flammes coururent des étendards jusqu’aux poutres du plafond. Galdar n’avait jamais vu un sinistre galoper à cette vitesse. On aurait dit que les murs et les parois avaient été aspergés d’huile. — Si votre miracle est de faire s’envoler ce temple en fumée, la Solamnique a raison ! cria Galdar au-dessus des flammes rugissantes. Filons avant que le toit nous dégringole dessus ! — Nous ne courons aucun danger, répondit Mina. La main du dieu nous protège. Regardez… et émerveillez-vous. Les poutres du plafond étaient en flammes. D’une seconde à l’autre, elles s’effondreraient… Galdar allait empoigner Mina sans autre forme de cérémonie et la traîner dehors, quand il vit, éberlué, les poutres se consumer entièrement. Et disparaître. Sans volées de cendres, gerbes d’étincelles, effritements, ni chutes d’aucune sorte. Le feu surnaturel dévorait le bois et tous les matériaux utilisés pour la toiture. Son œuvre achevée, il se volatilisa à son tour. Le plafond ainsi éliminé, Galdar leva les yeux vers le firmament étoile. Assis sur leur banc, les mages n’avaient pas bronché. Ils auraient pu périr dans les flammes sans un cri et n’auraient pas levé le petit doigt pour tenter de sauver leur peau. Sur une injonction de Mina, leurs cadavres s’animèrent et avancèrent vers l’autel. Ils s’arrêtèrent quand ils en reçurent l’ordre. — Regardez, ajouta Mina. Le miracle va s’accomplir sous vos yeux ! Au cours de sa longue existence, Galdar avait été témoin de beaucoup d’horreurs. Là… il fut comme frappé par la foudre. Cent mille âmes remplirent le firmament. Des visages éthérés, des mains diaphanes, des contours vaporeux voilèrent les astres. Saisi d’un émerveillement épouvanté, Galdar vit les Morts apporter un par un les crânes des dragons. Avec une douceur pleine de révérence, ils firent passer le premier crâne par la brèche calcinée du temple pour le poser devant l’autel. Dominant de sa masse incroyable une salle pourtant vaste, le crâne, énorme, avait appartenu à un dragon doré. Les rares écailles encore présentes sur l’os en attestaient. À la lueur des flammes, elles scintillaient de façon pathétique. Un deuxième crâne, vestige d’un dragon rouge, vint tenir compagnie au premier… Dehors, des cris éclatèrent. Des citadins alertés par les flammes accouraient. Choqués par le spectacle, ils s’arrêtèrent, figés. Du fond de la nuit, des centaines de crânes de dragons arrivaient, portés par les fantômes. Avec méthode, les spectres les empilèrent devant l’autel, les plus gros les premiers afin d’assurer une assise solide. La pyramide dépassa bientôt la hauteur du toit volatilisé. Galdar en eut les paupières brûlantes. La bouche sèche, il n’arrivait plus à articuler. Au prix d’un violent effort, il cria : — C’est le totem d’un des grands seigneurs des dragons ! — Trois de ces totems, pour être précis, corrigea Mina. Les Morts continuaient leur besogne. La pyramide écrasait maintenant de sa masse les plus hauts arbres de la ville. — Ceux de Beryllinthranox la Verte, de Khellendros le Bleu et de Malystryx la Rouge. Puisqu’elle avait dérobé les deux premiers à ses rivaux, les Morts le lui volent. Ce n’est que justice. Galdar en eut l’estomac retourné. Ses genoux flageolèrent au point qu’il dut se rattraper à un coin de l’autel. Il était terrifié, et n’avait pas honte de l’admettre. — Vous avez pris son totem à Malys ? Elle va être furieuse, Mina ! Elle découvrira qui l’a détroussée et se lancera à vos trousses ! — Je sais, répondit la jeune femme avec un calme souverain. C’est le plan. — Elle vous tuera, Mina ! hoqueta le minotaure. Et nous tous avec vous ! Je la connais, cette ignoble chienne… ! Personne ne peut lui tenir tête. Même ses semblables ont peur d’elle ! — Regarde, Galdar… À contrecœur, le minotaure se tourna vers la pyramide couronnée par un petit crâne de dragon blanc. Comme pour admirer leur chef-d’œuvre, les Morts s’attardèrent. Puis un vent glacial venu des montagnes les effilocha et les dispersa d’un souffle. Au fond des orbites vides, les « yeux » des dragons brillaient. Galdar eut l’impression d’entendre des centaines de voix entonner un chant de gloire… Au-dessus du totem, une silhouette se forma, semblant couver son trésor. Ses contours se précisèrent. Des écailles multicolores étincelèrent à la lumière des bougies. Une queue gigantesque s’enroula au pied de la pyramide… Celle d’un dragon à sa mesure. Cinq gueules se tendirent. Mais le monstre manquait de substance. Aussi formidables quelles soient, les cinq gueules n’avaient pas le caractère réel et concret des ossements qu’elles dominaient… Les orbites vides des crânes émirent une lueur presque insoutenable… qui vola soudain à l’assaut des cieux. Où un Œil s’ouvrit. L’œil de la déesse. Blanc et fixe, il regarda la scène sans ciller. Le corps du dragon multicéphale gagna en substance et en force. — Le pouvoir du totem nourrit l’Unique, au même titre que le totem alimentait jadis Malys en puissance, dit Mina. Chaque instant nous rapproche de celui où l’Unique fera son entrée dans notre monde, rejoignant les mortels et les immortels. La nuit du Nouvel Œil, elle prendra une forme humaine pour lui insuffler son immortalité. Alors, elle régnera sur la terre comme au ciel, sur les vivants et les morts. Sa victoire sera assurée et son triomphe complet. Elle prendra forme humaine… Voilà pourquoi il avait fallu transporter le cadavre de Lunedor par monts et par vaux à travers toute l’Ansalonie… Galdar comprenait tout. L’ultime revanche de Takhisis… Posséder celle qui l’avait combattue toute sa vie et manipuler son corps pour mieux séduire et piéger les crédules, les innocents et les candides… Dehors, tout le monde s’ébaubissait de l’apparition d’une nouvelle lune dans le ciel. On scanda le nom adulé. — Mina ! Mina ! Mina ! La jeune femme sortirait bientôt sur le parvis et se dorerait à la chaleur de la ferveur populaire… aux antipodes de cette lumière d’un sinistre glacial… Elle répéterait que tout cela était l’œuvre de l’Unique. Mais qui l’écouterait, quand tous n’avaient qu’un mot à la bouche ? — Mina ! Mina ! Mina ! Elle émergea du temple en ruine. Galdar entendit des acclamations fébriles se répercuter à flanc de montagne… … Jusqu’aux cieux. Le minotaure leva la tête vers les cinq gueules du dragon ectoplasmique occupé à dévorer la puissance du totem. L’œil divin jetait un ardent éclat. À cet instant, il comprit qu’il était plus près de la déesse que Mina l’avait jamais été ou le serait jamais. Les crédules, les innocents et les candides… Il n’aspirait plus qu’à son lit et à l’oubli miséricordieux du sommeil… Cette nuit, il oublierait ses règles de conduite. Mina prenait un bain d’adoration. Elle n’avait pas besoin de son ombre fidèle. Il allait partir quand un gémissement monta à ses oreilles. Recroquevillée sur les dalles, l’air épouvanté, la Solamnique contemplait avec horreur le monstre qui la dominait de sa masse gigantesque. Elle aussi avait enfin ouvert les yeux. — Trop tard, lâcha Galdar en passant près de la jeune femme. Trop tard pour nous tous. 13 mes errantes Debout devant le sarcophage du temple de l’Unique, les mages Morts ne bronchaient pas. Mais une seule âme était présente pour assister à l’érection du totem. Dès l’arrivée des Morts, l’autre s’était envolée. Seul Palin regardait naître le monument dédié au pouvoir de plus en plus grand de Takhisis. Il ignorait où Dalamar fonçait. L’elfe noir s’absentait souvent… S’arracher à son enveloppe charnelle, pour quelque durée que ce soit, continuait à déconcerter Palin. Mais ces derniers jours, il multipliait les tentatives. S’avisant – comme l’ensemble des défunts – que Takhisis était tout près d’atteindre ses objectifs, Palin était de plus en plus angoissé. Avec le totem, la puissance de Takhisis croissait. La déesse pouvait prendre beaucoup d’apparences, bien qu’elle ait toujours eu un faible pour celle du dragon aux cinq gueules de couleur et de race différentes, rattachées à un corps massif d’une force inouïe. La gueule rouge était brutale et perverse, les naseaux frémissants de flammèches. La bleue était racée, élégante et redoutable, des étincelles crépitant entre ses crocs. La noire, malicieuse et rusée, bavait de l’acide. La blanche, cruelle et calculatrice, irradiait un froid mortel. La verte, fourbe et rusée, exhalait des fumées nocives. Takhisis… Celle qui existait sur le plan immortel et que les Morts servaient, l’épouvante au cœur. Celle que Palin haïssait de toutes ses forces et qui lui inspirait, à son corps défendant, une dévotion perverse… Car, au fond des prunelles du monstre, brillait l’intelligence divine. Capable d’appréhender l’éternité, d’envisager l’infini du possible, de séparer les gouttes d’eau des océans en furie, de compter les grains de sable du désert… Voir la Reine des Ténèbres planer au-dessus des crânes et recevoir l’accolade des dragons Morts fut trop pour Palin. Son esprit s’arracha à ses chaînes pour fuir dans la nuit. Mais les habitudes des Vivants ne se biffaient pas d’un trait. Son âme commença par sillonner les rues de Sanction (tout comme il l’aurait fait de son vivant), longeant des édifices qu’elle aurait facilement pu traverser. Les objets physiques n’étaient plus une barrière pour un fantôme, et pourtant, ils le bloquaient. Jouer les passe-murailles au mépris des lois élémentaires de la nature revenait à faire une croix sur son passé, à renoncer de facto à tout lien avec le monde matériel et à abandonner tout espoir… Palin n’en était pas à ce stade. Cela dit, il remontait sans difficulté des rues noires de monde. Vivant, il aurait été emporté comme un fétu de paille par la foule qui convergeait vers le temple de l’Unique (personne ne voulant rater une miette du spectacle), à l’instar de deux mendiants dont l’un, boiteux, venait de perdre sa canne. L’autre, aveugle, cherchait la sienne à tâtons. D’instinct, Palin allait se porter à leur secours… quand il se rappela. Se rapprochant, il trouva l’aveugle vaguement familier malgré les pansements qui lui couvraient en partie le visage. Les cheveux aux reflets argentés, les robes blanches… La chevelure surtout… Où l’avait-il déjà vu… ? Cet humain n’était pas à sa place, pas là où il était censé être… La Citadelle de Lumière revint à l’esprit du mage. Il sut soudain où il avait rencontré cet homme – qui n’en était pas un. Pas davantage, d’ailleurs, que son compagnon ! Recourant à la vision du monde spectral, Palin découvrit la véritable apparence des deux indigents, celle qui existait sur le plan immortel et qui ne se pouvait en conséquence ni travestir ni bannir… Un dragon d’argent. Miroir, l’ancien gardien de la Citadelle de Lumière, fraternisait avec un dragon bleu… Tous deux cheminaient aile contre aile… Devant ce spectacle, Palin sut de nouveau ce qu’était l’espoir. Cette nuit-là, l’esprit de Dalamar aussi était de sortie… Et il s’aventura bien plus loin que celui de Palin, car l’elfe noir ne laissait aucun obstacle l’arrêter. Les montagnes ? Des buttes aussi dépourvues de substance que des nuages ! Il traversa les parois de l’antre de Malys et s’y orienta avec une déconcertante facilité, se jouant du labyrinthe des alvéoles minérales. Comme toujours, il surprit la femelle dragon dans son sommeil. Cette fois, pourtant, Malys ne dormait pas sur ses deux oreilles, sûre de son pouvoir suprême sur le monde et de l’absence de rivaux à sa hauteur. Loin s’en fallait… Ses pattes tressautant et ses yeux roulant sous leurs paupières, elle bavait. Un grondement montait de son gigantesque poitrail. Un mauvais rêve, sans doute. Ce ne serait rien, comparé au réveil. — Votre Gracieuse Majesté…, lança Dalamar. Malys ouvrit un œil, un signe supplémentaire de son agitation. D’ordinaire, l’elfe noir devait beaucoup insister pour la réveiller. — Que veux-tu ? grogna-t-elle. — Vous informer de ce qui se trame dans le monde pendant que vous ne dormez que d’un œil. — Je t’écoute, fit-elle en ouvrant précisément l’autre œil. — Où est votre totem, Majesté ? lança froidement son improbable visiteur. Malys tourna sa tête massive pour couver du regard sa réconfortante collection de crânes et de trophées. À commencer par ceux de Béryl et de Khellendros. Et, les yeux écarquillés, elle laissa échapper un couinement plaintif. Se redressant avec tant de fougue que la montagne trembla, elle tourna le cou à droite et à gauche. — Où est-il ? beugla-t-elle à tue-tête, sa queue fouettant les airs. Des parois en granit se lézardèrent sous les coups, des stalactites se fracassèrent sur ses écailles rouges. Elle n’en eut cure. — Où a filé le voleur ? Qui est-ce ? Réponds ! Indifférent à la fureur du monstre – et pour cause -, Dalamar ne sourcilla pas. — Je vous le dirai, à une condition. — Toujours à marchander, vil serpent ! cracha Malys, des flammèches menaçantes entre les crocs. — Ma pathétique condition ne vous échappe pas, Majesté… (Il tendit ses bras translucides.) Si vous récupérez votre totem, je vous prie de me rendre à la vie par magie. — Accordé. (Elle tendit le cou vers Dalamar.) Qui ? — Mina. — Mina ? répéta Malys, déconcertée. Qui est-ce et pourquoi se serait-elle emparée de mon totem ? Par quel moyen ? Je ne sens aucune odeur étrangère ici. Elle n’est pas venue dans mon antre ! D’ailleurs, aucun voleur n’aurait pu emporter mon bien ! — Pas même une armée de tire-laines, admit Dalamar. Un bataillon de Morts, en revanche… — Mina ! cracha Malys avec hargne. Je me souviens maintenant… Le commandant de l’armée des Morts… Quelles foutaises ! — Foutaises, Majesté ? On vous a pourtant bel et bien volé le totem pendant votre sommeil. En ce moment même, il trône à Sanction, dans l’ancien temple du Cœur rebaptisé temple de l’Unique. — Encore ce maudit dieu, ce prétendu « Unique » ! Il commence à me courir, vraiment ! — Vous avez tort de le prendre sur ce ton. Majesté, répliqua froidement Dalamar. Vous n’avez encore rien vu. En attendant, l’Unique a éliminé Cyan de Pestemort, votre cousine Béryl et Khellendros le Bleu – après vous, c’étaient les trois dragons les plus puissants de Krynn. Il a orchestré la chute du Silvanesti, la fin spectaculaire de Qualinost, la défaite ignominieuse des chevaliers solamniques à Solanthus, et le voilà maintenant maître de Sanction… Vous seule lui barrez encore la route du triomphe. Renfrognée, maussade, Malys ne chercha plus à nier l’évidence. Certes, il avait adopté un ton sec et tranchant qui lui écorchait les oreilles, mais… — Pourquoi m’avoir dérobé mon totem ? bougonna-t-elle. — Ce n’était plus le vôtre depuis longtemps. Afin d’augmenter sa puissance, l’Unique a corrompu les âmes des dragons Morts qui l’adoraient jadis. Et elle a détourné à son profit toute leur énergie. En volant les totems de Khellendros et de votre cousine, vous avez tout simplement fait son jeu. Et vous avez rendu les âmes plus fortes. Ne sous-estimez pas l’Unique, qui est maintenant très près d’atteindre son objectif. Si elle était très affaiblie, vacillant au bord du néant à son arrivée en ce monde, elle a maintenant pleinement recouvré ses forces, et s’apprête à s’approprier ce qu’elle convoite depuis longtemps. — À vous entendre, vous savez tout de cette divinité, lâcha Malys en toisant son intrépide interlocuteur avec dédain. — Je la connais. Et vous aussi – de réputation. Son nom est Takhisis. La femelle rouge agita cavalièrement une griffe. — J’ai entendu parler d’elle, en effet. Elle aurait abandonné ce monde lors du conflit contre le Chaos. — Loin de l’abandonner, elle l’a arraché à ses amarres cosmiques pour l’attirer ici avec l’aide de Khellendros. N’avez-vous jamais trouvé bizarre d’être projetée dans cette partie de l’univers ? — Pourquoi ? s’irrita Malys. Si du pain tombe du ciel entre les mains d’un affamé, il ne pose pas de questions stupides, il l’avale ! — Vous avez divinement festoyé, Majesté. Dommage que vous n’ayez pas sorti les poubelles après… Les âmes des dragons ont reconnu leur reine. Elles feront ses quatre volontés. Votre Altesse, l’ennemi a sur vous une écrasante supériorité numérique, je le crains… — Les dragons d’outre-tombe n’ont plus de crocs ! ricana Malys. J’affronte un dieu minable qui a pour champion une gamine chétive et qui assoit son pouvoir sur les Morts ! Je récupérerai mon totem et réglerai son compte à votre piteuse divinité ! — Quand Votre Majesté compte-t-elle attaquer Sanction ? — Quand je serai prête ! Maintenant, fiche le camp ! Dalamar se fendit d’une courbette. — Votre Altesse n’oubliera pas sa promesse – rendre mon âme à mon corps. Je pourrais vous être tellement plus utile… Malys agita une grille cavalière. — Je n’oublie pas mes promesses. Va. Yeux clos, Malys laissa son museau massif retomber sur le sol. Dalamar ne fut pas dupe. Sous son apparente nonchalance, elle était bouleversée jusqu’au plus profond de son être. Une colère féroce couvait en elle. Satisfait de son œuvre – pour l’instant du moins –, l’elfe noir s’en fut. Dans le temple ravagé par les flammes, le totem ne cessait de gagner en hauteur et en grandeur. Les chevaliers de Mina et les soldats se répandaient en vivats, l’un d’entre eux voyaient l’ombre de Takhisis planer sur l’imposant totem. N’ayant d’yeux que pour Mina, ils se fichaient éperdument du reste. Dans les rues de Sanction à présent quasiment désertes, le dragon d’argent Miroir cherchait toujours sa canne d’aveugle qu’on lui avait fait sauter des doigts dans la bousculade. Sans un mot, son compagnon la lui fourra entre les doigts. — Que se passe-t-il ? Quel est ce tumulte ? — Takhisis…, répondit Rasoir, laconique. Elle s’est dévoilée au monde. Nombre de mes frères défunts planent dans les cieux en scandant son nom comme les mortels. J’entends même ma compagne crier avec les autres… Bleus, rouges, blancs, noirs, verts, Vivants et Morts lui jurent allégeance sur tous les tons… Son pouvoir ne cesse d’augmenter en ce moment même. — Les rejoindras-tu ? — J’ai longuement réfléchi à ce que tu m’as dit, dans la grotte de Ciel…, fit le dragon bleu, pensif. Sans Takhisis, aucune des calamités qui ont frappé Krynn ne se serait produite. C’est vrai, j’ai abominé Paladine, ainsi que tous les autres prétendus dieux « de la Lumière »… Je l’ai même maudit, lui… Quand j’avais l’occasion de tuer un de ses champions, sois certain que je ne la ratais pas ! J’appelais de tous mes vœux le jour où notre reine régnerait enfin sans partage sur le monde… » Maintenant que ce jour s’est levé, j’en suis navré. Elle se moque royalement de nous ! Inutile de sourire sous cape, je ne demande pas de l’amour… Mais de la considération ! Or, Takhisis n’a aucun respect pour ses serviteurs. Elle les exploite puis les rejette. Moi, devenir un de ses sbires ? Jamais ! — Mais ira-t-il jusqu’à agir contre elle ? chuchota une voix familière à l’oreille de Miroir. Si tu me l’assures, son aide, comme la tienne, sera la bienvenue… — Palin ? s’écria le dragon argenté en se retournant. Sa main tendue rencontra le vide. — Je t’entends, dit-il, même si je ne peux pas te voir ni te toucher. Ta voix semble venir de très loin, comme si une vallée nous séparait… — On peut dire ça… Mais ensemble, nous pourrions la traverser. Aide-moi à détruire le totem ! L’esprit de Dalamar rejoignit le fleuve des âmes qui courait se jeter dans le temple de l’Unique, tels tous les fleuves du monde se jetant à la mer… Faisant abstraction de tout, l’elfe noir se concentra sur son objectif suivant. Les autres âmes l’ignoraient. Aurait-il pris la parole qu’elles ne l’auraient jamais entendu de toute façon, ni ne l’auraient vu. Elles n’entendaient qu’une voix, ne voyaient qu’un visage… Destination atteinte, Dalamar s’arracha au torrent qui fondait sur l’immense totem visible à des lieues à la ronde, faisant l’admiration des milliers de gens venus se réjouir de la victoire de Mina contre l’abominable Malys. Un totem impressionnant, il fallait l’admettre. Puis Dalamar se concentra sur des questions plus pressantes. Des soldats montaient la garde à l’entrée du temple. Aucun vivant n’y était plus admis, l’esprit de Dalamar plana jusqu’à l’autel. S’assurant que son enveloppe charnelle était indemne, il remarqua, surpris, que Palin avait également quitté la sienne. Que mijotait l’humain ? Ça lui ressemblait si peu ! Mais Dalamar ne le considérait pas comme dangereux. Palin était aussi rusé qu’un bol de bouillie d’avoine… Cela étant, s’admonesta l’elfe, il n’en reste pas moins le neveu de Raistlin… Et si la bouillie d’avoine est peu goûteuse, elle est épaisse et visqueuse… Bien des choses peuvent se tapir sous sa surface. Tout à leur extase frénétique, les âmes tourbillonnaient autour du totem, tel le brouillard montant d’une forêt saturée d’humidité. Des millions de visages filaient sous les yeux de Dalamar. Il se détourna, prêt à passer à la phase suivante de son plan. En transe, dos au totem, Mina regardait les flammes des bougies disposées sur l’autel. Le minotaure se tenait près d’elle. Où la jeune femme était, il était ! — Mina, vous êtes épuisée… Vous vacillez sur vos jambes ! Venez donc vous coucher ! Demain, qui sait ce qu’il adviendra ? Vous devriez être en forme. — Je te croyais couché, Galdar. — Je l’étais ! grogna le minotaure. Mais je n’ai pas pu trouver le sommeil. Je savais que vous resteriez là. — J’aime cet endroit…, fit Mina d’une voix rêveuse. Être près de l’Unique… Je sens sa présence divine. Elle me prend dans ses bras et m’élève jusqu’à elle… La jeune femme admira le ciel étoilé qui se découpait par la brèche béante de la toiture immolée. — Avec elle, Galdar, je me sens réchauffée, aimée, nourrie, habillée… En sécurité ! Quand je reviens au monde, j’ai froid, j’ai faim et j’ai soif. Être sur terre est un châtiment. Je n’aspire qu’à retourner près d’elle. Galdar frémit, mais il garda ses réflexions pour lui. — Tant que vous êtes parmi nous, vous avez une mission à remplir. Épuisée, vous ne serez plus bonne à rien. Mina posa une main sur son bras. — Tu as raison, Galdar. Je me comporte en égoïste. Je vais de ce pas me coucher. Et pour une fois, je me lèverai tard. Elle se tourna vers le totem, ses prunelles d’ambre prenant un nouvel éclat. — N’est-ce pas magnifique ? Elle allait ajouter quelque chose, mais Dalamar choisit cet instant pour entrer dans son champ de vision. Il se fendit d’une profonde révérence. — Je sollicite un instant seulement, Mina. — Galdar, assure-toi que ma chambre est prête, ordonna la jeune femme. Pas d’inquiétude, j’arrive… Le regard bestial du minotaure se posa sur l’endroit où l’esprit de Dalamar planait. Le voyait-il ? L’elfe noir en doutait. Pourtant Galdar semblait avoir conscience de sa présence. Il plissa les narines, comme offensé par des relents nauséabonds. Avec un grognement de mauvais aloi, il tourna les talons et quitta la salle. — Que voulez-vous, Dalamar ? demanda Mina d’un ton calme et posé. Auriez-vous des nouvelles de l’artefact magique ? — Hélas, non, répondit-il froidement. Mais j’en ai d’autres, très graves j’en ai peur. Malys sait que vous lui avez volé son totem. La jeune femme sourit. — Tiens donc… — Elle viendra vous le reprendre. Furieuse, elle voit en vous une grave menace. — Pourquoi m’avertir, sorcier ? Ne me dites pas que vous vous inquiétez de mon sort… — Je ne prétends rien de tel. Mais, si un malheur vous arrivait, que deviendrais-je ? Je vous aiderai à vaincre le dragon. Vous aurez besoin d’un sorcier… — Dans votre état ? fit Mina, amusée. — Rendez mon âme à mon corps. Je suis un des plus puissants sorciers de l’histoire de Krynn. Mon soutien vous serait très précieux. Il vous manque un chef à la tête de vos Morts. Votre tentative de recruter Sobert s’est soldée par un échec. Une lueur sinistre passa dans les prunelles d’ambre. La jeune femme n’était plus du tout : amusée. — Eh oui, continua Dalamar, j’en ai eu vent ! Mon esprit voyage de par le monde. Je glane beaucoup de renseignements sur ce qui se trame, je pourrais vous être utile. Commander aux Morts, traquer le kender, vous rapporter l’artefact… Après tout, Racle-Pieds me connaît et se fie à moi. J’ai étudié l’Artefact à Voyager dans le Temps. Pourquoi ne vous apprendrais-je pas à l’utiliser ? Tout ça, je le ferai volontiers pour vous… une fois que vous m’aurez ramené dans le royaume des Vivants. Dalamar croisa son reflet dans les prunelles singulières de Mina – une minuscule volute de brume, plus fine que du fil de soie d’araignée… — Vous ferez cela et plus encore, si je l’exige. Pas comme vivant, mais comme cadavre animé. (Elle releva orgueilleusement la tête.) Quant à votre soutien contre Malys, je n’en ai pas besoin. L’Unique combattra à mes côtés. Elle se détourna. — Mina, écoutez-moi ! insista-t-il. Dans ma jeunesse, je suis venu à l’Unique comme un amant à sa maîtresse. Elle m’a étreint, caressé et promis qu’un jour, ensemble, nous régnerions sur le monde. J’avais foi en elle. Mais ma confiance fut trahie. Dès qu’elle n’eut plus besoin de moi, elle me livra à mes ennemis. Vous subirez le même sort, Mina ! Quand ce jour viendra, vous aurez désespérément besoin d’un allié de ma trempe. Un allié vivant, pas un pantin ! La jeune femme s’arrêta, l’air pensif. — Ce que vous dites n’est peut-être pas entièrement faux, sorcier. Se méfiant de cette volte-face trop subite pour être honnête, Dalamar resta sur la défensive. — Non, vous pouvez me croire. — Votre foi en l’Unique fut trahie. Mais la déesse pourrait vous faire le même reproche, Dalamar le Noir. Les amoureux se querellent souvent pour mieux se réconcilier, c’est bien connu. Des chamailleries vite oubliées… — Moi, je n’ai rien oublié. Sa perfidie m’a coûté tout ce que j’aimais. Croyez-vous qu’une telle trahison puisse s’oublier ? — L’Unique répliquerait que vous aviez placé tout ce que vous aimiez au-dessus d’elle… Donc, vous la négligiez et l’offensiez par votre attitude. Mais après tout ce temps, à quoi bon chercher qui est coupable ou pas ? Votre affection a de la valeur à ses yeux. Elle aimerait vous prouver qu’elle vous aime encore en vous restituant tout ce que vous avez perdu. Et davantage. — En échange de… ? soupira Dalamar. — … D’un serment d’amour. — Et… ? — … D’une petite faveur. — Quelle « petite faveur » ? — Votre ami, Palin Majere… — … Qui n’est pas mon ami… — Voilà qui vous facilitera la tâche ! Votre confrère conspire contre l’Unique. La reine est naturellement avisée de ses machinations et n’aurait aucun mal à les déjouer, mais ces derniers temps elle est très occupée. Elle apprécierait votre intervention. — Que dois-je faire ? Mina haussa les épaules. — Rien d’extraordinaire. L’alerter, simplement, quand Palin se décidera à agir. C’est tout. L’Unique se chargera du reste. — Et en retour ? — Vous serez, rendu à la vie. Vous aurez tout ce que vous demanderez, y compris, si vous y tenez, le commandement de l’armée des âmes. En outre… Mina sourit. — Oui ? En outre ? — Votre magie vous sera restituée. — Ma magie, insista Dalamar. Je ne veux pas de celle qu’elle a empruntée aux Morts pour me la prêter. Je désire l’Art qui vibrait jadis en moi ! — L’Art divin… L’Unique vous le promet. L’elfe noir se remémora toutes les promesses que Takhisis lui avait faites et qu’elle avait foulées au pied… Mais il aspirait tant à retrouver sa magie d’antan… Il voulait y croire. — Marché conclu, souffla-t-il. 14 La bague et la cape Les semailles passaient… Depuis quand les qualinesti s’étaient-ils réfugiés au Silvanesti ? Gilthas n’en avait plus idée, tant les jours s’enchaînaient. Si son peuple se réjouissait de cette longue parenthèse bucolique loin des tracas du monde, se prélassant dans l’herbe ou les arbres, Gilthas, lui, s’en affligeait. Sa frustration augmentait sans cesse. Albana maintenait le subterfuge à propos de son fils « convalescent ». Elle en parlait à ses sujets, brodant sur ses paroles, son appétit, son lent rétablissement… Troublé, Gilthas écoutait ces bulletins de santé farcis de détails mensongers… Après mûre réflexion, il arriva à la conclusion qu’Alhana croyait à ces sornettes. Ce « tissu » réconfortant d’affabulations lui permettait de tenir à l’écart le monde et ses dures réalités. Les silvanesti buvaient les paroles de leur souveraine comme du petit-lait, sans chercher à poser de questions. Une autre attitude incompréhensible aux yeux de Gilthas. Un jour, devant l’irritation du jeune roi, Kiryn passa aux explications : — Les silvanesti n’aiment pas le changement. Nos mages sont allés jusqu’à entraver le cycle naturel des saisons, car nous ne supportions plus de voir les plantes se dessécher, l’hiver venu. Vous ne pouvez pas comprendre, Gilthas. Le sang humain bouillonne dans vos veines et vous empêche de rester les bras croisés… Vous comptez les secondes, si promptes à nous échapper… Votre côté humain aspire au changement. — Mais le changement est partout ! protesta Gilthas en faisant les cent pas comme un lion en cage. N’en déplaise à votre peuple ! — Oui, et il nous atteint aussi, admit Kiryn avec un sourire triste. Ses rapides ont emporté beaucoup de choses que nous aimions. Ses eaux apaisées, au moins pour un temps, nous voilà ravis de faire la planche… Nous nous échouerons peut-être sur des berges paisibles, là où personne ne nous trouvera plus ni ne cherchera à nous nuire. — Les chevaliers noirs sont au désespoir. En infériorité numérique, affamés, le moral au plus bas… C’est maintenant qu’il faut attaquer, bon sang ! Kiryn haussa les épaules. — Et après ? Qu’adviendra-t-il ? Ils sont désespérés, dites-vous ? Ignorez-vous que les bêtes aux abois sont les plus dangereuses ? Combien des nôtres paieraient cette victoire de leur vie ? — Et combien des leurs ? riposta Gilthas avec brusquerie. — Tuer un humain équivaut à écraser une fourmi… Les uns comme les autres pullulent. Alors que la fin d’un elfe, c’est la chute d’un chêne vénérable. Aucun ne le « remplacera » avant des siècles – et encore. Tant des nôtres ont déjà péri… Combien restons-nous ? Si peu que chaque vie devient infiniment précieuse. Au nom de quoi verserions-nous encore notre sang ? — Et si les silvanesti apprenaient la vérité au sujet de leur roi ? avança Gilthas, l’air sombre. Qu’adviendrait-il alors ? Kiryn tourna ses regards vers les vertes frondaisons d’une forêt immuable. — Ils la connaissent déjà, Gilthas, avoua-t-il tout bas. Ils s’en doutent depuis longtemps. Comme je le disais, nous détestons le changement. Prétendre que c’est toujours le printemps, voilà ce qui nous plaît… Gilthas résolut de cesser de s’inquiéter pour les silvanesti au lieu de se soucier plutôt du sort de son peuple, qui commençait à se scinder en factions. Dont une, hélas, avait sa propre épouse pour chef de file. La Lionne criait vengeance, coûte que coûte. Ses partisans entendaient combattre les humains pied à pied et les chasser de Silvanost. Avec ou sans les silvanesti. Il revint à Gilthas de le répéter : à aucun prix, et sous quelque prétexte que ce soit, les qualinesti ne devaient lancer de leur propre initiative une offensive contre la capitale de leurs cousins. Il n’en sortirait rien, sinon des années supplémentaires de dissension. Comment ses propres sujets pouvaient-ils s’aveugler sur cette évidence ? — C’est toi qui es aveugle ! riposta un jour la Lionne. Pas étonnant ! Tu es obnubilé par les ténèbres de ton esprit ! Quittant leur abri, elle alla vivre au sein de ses troupes. Gilthas eut le cœur brisé par cette rupture – la première de leur union. Mais il était roi avant que d’être mari. Même s’il aurait voulu céder, il ne pouvait, en conscience, laisser sa femme primer sur son devoir. Une autre faction était séduite par le mode de vie indolent des silvanesti. Marqués par les coups du sort, les qualinesti se réjouissaient de retrouver une forêt vibrante de vie, de poésie, voire d’onirisme… À la tête de cette faction, le sénateur Palthainon flattait les silvanesti tout en laissant entendre à mots couverts que Gilthas ne serait jamais un souverain authentique en raison de ses fâcheuses ascendances. Capricieux et imprévisible comme tout humain qui se respecte, il était indigne de confiance… Sans l’extraordinaire courage du sénateur, les qualinesti n’auraient jamais traversé le désert sains et saufs… Et ainsi de suite. Certains restaient lucides, beaucoup défendant leur roi. Mais d’autres, tout en applaudissant sa bravoure, n’auraient pas détesté voir Gilthas partir… À leurs yeux, il incarnait un passé douloureux, une plaie à vif. Or, les réfugiés n’aspiraient plus qu’à la guérison. Quant aux silvanesti, ils n’accordaient de toute façon aucune confiance au souverain du Qualinesti. Et les chuchotements de Palthainon n’arrangeaient rien. Gilthas avait l’impression de s’être enlisé dans quelque marécage sans nom. Inexorablement, ¡1 était aspiré vers la mort. Se débattre accélérait l’implacable processus. Ses cris de détresse ne rencontraient aucun écho. La fin approchait à pas de loup, au point que personne ne semblait l’entendre venir… Lui seul gardait les yeux grands ouverts. Statu quo. Comment sortir de cette impasse ? Les chevaliers noirs s’étaient retranchés à Silvanost, trop effrayés pour tenter d’autres sorties. Les elfes se terraient dans les bois, réticents à les quitter. Ces derniers jours, Gilthas faisait de longues promenades, seul. Il avait dissuadé son fidèle Planchet de l’accompagner, ne voulant pas d’autre compagnie que ses sombres réflexions. Un cri bestial en interrompit le cours. Le fils de Tanis leva les yeux… et son sang se glaça dans ses veines. Un griffon cherchait un endroit dégagé où se poser. Le changement, bon ou mauvais, tombait des nues. Gilthas revint au camp au pas de course. Alhana s’était installée au sud de la frontière avec Blode, le pays des ogres, là où se regroupaient les guerriers et les réfugiés du Silvanesti, ainsi que les rescapés de Qualinost. D’autres bataillons bordaient les rives du Than-Thalas ou avaient pris position dans les bois qui entouraient Silvanost. Bien que disséminées, les forces elfiques restaient en contact les unes avec les autres grâce au vent, aux bêtes des bois et aux éclaireurs. S’étant assez éloigné du camp, Gilthas mit quelque temps à y revenir. Et il retrouva sa tante en compagnie d’un étranger à la tenue guerrière. À son aspect débraillé et crotté, on voyait qu’il avait passé de longs mois sur les routes… Et à en juger par l’agitation et le ton chaleureux d’Alhana, l’inconnu comptait beaucoup pour elle. Tous deux se retirèrent sous une tente avant que Gilthas ait l’occasion de se manifester. — Samar est de retour, annonça Kiryn, qui lui avait fait signe de le rejoindre. — Samar… Celui qui était à la recherche de Silvanoshei ? Kiryn hocha la tête. — Et alors ? — Il est revenu seul. Un cri de détresse éclata sous la tente d’Alhana. Vite étouffé… Attroupés dans la petite clairière, les elfes qui attendaient dans un silence respectueux mais tendu échangèrent des regards inquiets. Mais tous étaient résolus à avoir des nouvelles de première main. Alhana reparut devant eux, flanquée de Samar. Par son attitude et son maintien, il rappelait à Gilthas le maréchal Medan – un rapprochement qui aurait souverainement déplu à l’un comme à l’autre. De la génération de Porthios, Samar portait dans sa chair les cicatrices d’une vie d’exil et de guerre. Son visage en prenait des allures de masque taillé dans le granit. Les épreuves et les drames lui avaient appris à étouffer les débordements d’émotion. Il ne trahissait plus rien de ses pensées ou de ses sentiments. Mais, quand son regard se posait sur Alhana, il se radoucissait. Auréolé d’une luxuriante crinière noire, le visage d’Alhana était d’ordinaire d’une blancheur de lys. Maintenant, il n’avait plus aucune couleur, paraissant même translucide. La gorge nouée, la reine frémit, en proie aux pires douleurs de l’âme. Mais elle se maîtrisa, repoussant le bras secourable de Samar. Les traits empreints d’une résolution nouvelle, elle toisa ses sujets rassemblés. — Que le vent et l’eau vive emportent mes paroles. Que les bêtes des bois et les oiseaux les transmettent à mon peuple et à nos cousins, les qualinesti. » Il y a des semaines, j’ai envoyé mon loyal Samar en mission. Le voilà de retour avec de graves nouvelles. (Elle fit une pause, s’humectant les lèvres.) En vous en faisant part, je dois avouer ma faute. Au sujet de mon fils, j’ai menti. Si vous voulez savoir pourquoi, il suffit de vous regarder. J’ai menti afin de garder notre peuple uni aux côtés de ses cousins. Ce mensonge nous a rendus forts alors que la vérité nous aurait terriblement affaiblis. Et face à ce qui nous attend, nous devrons être plus forts que jamais. » La vérité, la voici. Peu après la bataille de Silvanost, les chevaliers noirs ont capturé Silvanoshei en pleine nuit. Samar était chargé de le retrouver, de savoir ce qu’il avait pu devenir… Eh bien, notre roi est prisonnier à Sanction. Des murmures s’élevèrent, évoquant le souffle du vent dans les branches du saule pleureur. — Je passe la parole à Samar. Tout en lui succédant, il restait à ses côtés, prêt à la soutenir à tout instant, si jamais elle défaillait sous le coup de l’émotion. — J’ai rencontré un chevalier de Solamnie, un homme courageux et honorable. (De son regard sombre, il balaya l’assemblée.) Ceux qui me connaissent mesurent la portée d’un tel compliment, dans ma bouche. Au péril de sa vie, ce chevalier a parlé à Silvanoshei. Il m’a remis la cape et la bague de notre souverain. Alhana brandit le bijou. — C’est bien celle de mon fils ! Son père la lui a donnée il y a des années, quand il n’était encore qu’un enfant. Samar l’a reconnue. Des officiers poussèrent Kiryn à prendre la parole. Il avança. — Puis-je parler, Votre Gracieuse Majesté ? — Vous pouvez…, lâcha-t-elle avec une réticence marquée. Visiblement, elle ne promettait nullement d’écouter. — Alhana Brisétoile, autant qu’il me navre de douter de la parole d’un grand guerrier comme Samar, quelle assurance avons-nous que cet humain était de bonne foi ? Qu’il ne s’agissait pas d’un piège ? Elle se détendit, soulagée. D’évidence, ce n’était pas la question qu’elle avait redoutée. — Que Gilthas, fils de la Maison de Solostaran et souverain du Qualinesti, avance. Se demandant ce qu’on lui voulait et en quoi il était concerné, Gilthas vint s’incliner devant sa tante. Il eut l’impression d’être évalué en quelques secondes par Samar. En bien ou en mal… ? Le jeune souverain n’avait aucun moyen de le savoir. — Majesté, avez-vous rencontré un Solamnique nommé Gerard uth Mondar ? — En effet, Samar, répondit-il, surpris. — Vous le considérez comme un homme de courage et d’honneur ? — Oui. Sans hésiter. Est-ce le chevalier dont vous parliez ? — Il avait entendu dire que les rescapés du Qualinesti tentaient de se réfugier au Silvanesti. Apprendre que vous en avez réchappé l’a rassuré. Il m’a prié de vous transmettre son humble souvenir. — Je connais son courage et j’atteste de son honneur. Vous avez raison de vous fier à lui. Gerard uth Mondar est arrivé au Qualinesti en d’étranges circonstances, mais il en est reparti avec la bénédiction de la bien-aimée reine Lauralanthalasa. Une des dernières bénédictions de ma mère… — Si Samar et Gilthas attestent tous deux de l’honneur de ce chevalier, intervint Kiryn, nous n’avons plus d’objection. S’inclinant, il rejoignit les officiers. Plus de cent elfes faisaient cercle, dans un silence éloquent, échangeant des coups d’œil… Alhana reprit la parole. — Mais ce n’est pas tout. Ce dieu unique nous est maintenant connu. Il était venu à nous au nom de la paix et de l’amour… pour mieux nous prendre au piège et nous anéantir par ses fourbes et méprisables menées ! Car il n’est autre que Takhisis ! Le contrecoup de cette accablante révélation se répandit parmi les elfes comme une onde de choc. À mesure que la reine parlait, elle gagnait en assurance et en majesté. Et elle avait l’entière attention de son peuple. Toutes les interrogations planant sur le chevalier humain étaient oubliées, chassées par les ailes noires de cette ennemie jurée de toujours. — Je ne puis vous expliquer ce terrible prodige… Mais il nous faut y voir clair. Au moins, notre ennemi a maintenant un visage et un nom. Et l’expérience nous a appris que Takhisis n’était pas invincible ! — Le chevalier Gerard préviendra le Conseil de son ordre, ajouta Samar. Les Solamniques lèvent une nouvelle armée pour reprendre Sanction aux Nerakiens. Gerard nous adjure de rejoindre leurs rangs afin de délivrer notre roi. Que répondez-vous ? Cette fois, des cris de guerre éclatèrent. Les feuillages en tremblèrent. Alertés par le tumulte, d’autres elfes accoururent, dont la lionne et ses fidèles. Elle rayonnait, la prunelle luisante. — Gilthas, est-ce vrai ? lança-t-elle en sautant à bas de sa monture pour courir le rejoindre. Nous partons en fin au combat ? Trop excitée pour attendre une réponse, elle s’élança vers d’autres guerriers. L’enthousiasme était général. Les silvanesti qui traitaient d’ordinaire de haut leurs cousins des bois répondaient maintenant avec allégresse aux questions de leur chef. Les officiers se pressèrent autour d’Alhana et de Samar, débordant de suggestions, d’ébauches de plans, de choix d’itinéraires, de calculs et de sélections d’effectifs. Dans un silence maussade, Gilthas écoutait les débats sans y prendre part. À la première accalmie, quand il rouvrit la bouche, il fut frappé par la tonalité humaine de sa propre voix, plus grave et plus sèche que celle des elfes. — Certes, il est grand temps de passer à l’attaque… mais pas contre Sanction ! Notre objectif devrait être Silvanost. Ensuite seulement, nous tournerons nos regards vers le nord. Pas avant. Mécontents, les elfes le lorgnèrent avec désapprobation. Comme si, saisi de folie en pleines noces, il s’était mis à saccager tous les présents offerts aux jeunes mariés… — Écoutons le roi du Qualinesti, ordonna Samar, coupant court aux grommellements. — Il est vrai que nous avons vaincu Takhisis par le passé, reprit Gilthas face à son auditoire hostile. Mais nos alliés s’appelaient Paladine et Mishakal ! Les dieux de la Lumière nous soutenaient ! Mais Takhisis règne en maîtresse absolue sur Krynn. La vaincre sera beaucoup moins évident. » Il nous faudra parcourir des centaines de lieues loin de notre patrie restée aux mains de l’ennemi. Nous nous joindrons aux humains pour reprendre une de leurs villes. Nos sacrifices n’auront aucune compensation. Je ne dis pas de ne pas combattre Takhisis. Comme vous le savez tous, ma mère luttait aux côtés des humains pour sauver des cités et des vies humaines. Personne ne l’a jamais remerciée de tous les sacrifices qu’elle a consentis. Aujourd’hui encore, je soutiens qu’affronter Takhisis est un mal nécessaire. Je conseille seulement de nous garantir une patrie vers laquelle nous replier ensuite… Nous avons perdu le Qualinesti. Que le Silvanesti et ses habitants ne subissent pas le même sort funeste ! Touchée par cette harangue passionnée, la Lionne radoucie se campa près de son époux. — Gilthas a raison. Reprenons le Silvanesti à l’ennemi avant de penser à porter secours à votre roi. Un lourd silence tomba. Un demi-humain et une elfe sauvage… Des étrangers. Qui étaient-ils pour prétendre dicter leur conduite aux silvanesti et même aux qualinesti ? Le préfet Palthainon murmura à l’oreille d’Alhana. De nouveau, Samar vola à la rescousse. — Majesté, votre neveu parle d’or. Nous devrions l’écouter. Marcher sur Sanction, c’est laisser derrière nous un ennemi qui risquera tôt ou tard de nous poignarder dans le dos. — Les chevaliers noirs sont piégés à Silvanost comme des abeilles dans une bouteille, assura Alhana. Ils bourdonnent, incapables de fuir. Mina n’a aucune intention de leur envoyer des renforts. Sinon, elle l’aurait fait depuis longtemps. Je laisserai sur place de modestes effectifs, histoire de faire illusion. À notre retour, mon fils et moi éliminerons ces envahisseurs ! — Alhana…, commença Samar. Tournant vers lui le sombre éclat de ses prunelles mauve foncé, elle lui jeta un regard glacial. Il s’inclina, se tut et recula. Elle et lui ne lancèrent plus le moindre coup d’œil à Gilthas. Décision prise, l’affaire était close. Silvanesti comme qualinesti se pressant autour d’elle avec empressement, les elfes attendirent les ordres. Les deux nations étaient enfin unies dans leur volonté de délivrer Sanction et le roi du Silvanesti. Après un regard soucieux vers son époux, la Lionne lui serra la main avant de rejoindre l’état-major d’Alhana Brisétoile. Pourquoi ne voyaient-ils pas ? Qu’est-ce qui les aveuglait ? Takhisis… Encore et toujours elle ! pensa Gilthas. Désormais libre de régner sur le monde, elle s’était emparée du nectar enivrant de l’amour pour l’empoisonner avant de le faire boire à la mère et au fils… L’amour de Silvanoshei pour Mina avait tourné à l’obsession. Celui d’Alhana pour son fils lui troublait l’esprit. Comment vaincre, dans ces conditions ? Comment triompher d’une divinité quand même l’amour – l’arme la plus puissante – est corrompu ? 15 Le sauvetage d’un roi Les elfes pouvaient être rêveurs, voire contemplatifs, passant leurs journées à admirer l’éclosion des roses ou leurs nuits à s’émerveiller des étoiles… Mais une fois décidés à passer à l’action, ils étonnaient les humains par leur vivacité d’esprit et de mouvement, leur attitude décidée et leur détermination à surmonter les obstacles. Si Alhana ou Samar prirent du repos dans les jours qui suivirent, Gilthas n’aurait su dire quand. Jour et nuit, des hordes de gens se succédaient au pied de l’arbre royal. En sa qualité de monarque, Gilthas participait aux prises de décision importantes. Mais, même si Alhana l’invitait gracieusement à donner son opinion, il s’en gardait la plupart du temps, conscient que son avis comptait peu. En outre, il ne savait pour ainsi dire rien des régions à traverser. Il fut surpris de voir avec quelle promptitude les silvanesti et les qualinesti se tournèrent vers Alhana pour qu’elle les guide, elle qu’on avait traitée en « elfe noire » et exilée… Surprise qui s’envola dès qu’il l’entendit exposer en détail les grandes lignes de sa stratégie. Car elle, au contraire, avait passé des années à se cacher dans ces contrées montagneuses avec ses partisans. Elle connaissait chaque route, sentier sauvage ou cavité. La guerre, ses ravages et ses horreurs n’avaient plus de secrets pour une telle souveraine. Aucun commandant silvanesti n’aurait pu se prévaloir d’une telle science du terrain et des forces à combattre. De sorte que l’état-major au complet se rangea bientôt derrière elle. Jusqu’aux officiers les plus inflexibles. Tous durent s’incliner devant les lumières d’Alhana et lui jurer allégeance. La Lionne en personne s’y plia, dûment impressionnée. Les plans d’Alhana étaient brillants : d’abord prendre au nord jusqu’au territoire des ogres… Une tactique en apparence suicidaire. Mais Porthios avait découvert que la chaîne des montagnes des Khalkistes se séparait en deux sur un chapelet de vallées encaissées et de gorges. Les parois des montagnes serviraient de protections naturelles à l’armée elfique – qui emporterait en chemin le strict nécessaire dans l’intérêt d’une allure soutenue. Contre les ogres, on comptait sur l’effet de surprise. À l’inverse des armées humaines, contraintes à emmener de lourds convois d’intendance et des forges, les elfes se passaient de cuirasses, de cottes de mailles, de boucliers et d’épées longues. Ils s’en remettaient exclusivement à l’arc, leur arme de prédilection. Ainsi, ils couvriraient rapidement de grandes distances. D’autant que les premières neiges tomberaient dans quelques semaines à peine, obstruant les cols et les défilés. Autant qu’il admire le plan de bataille de sa tante, Gilthas savait que c’était de la folie. Tous ses instincts le lui criaient. Sa frustration et sa morosité furent telles qu’il cessa de prendre part aux conseils. Pourtant, il devait représenter son peuple… Il se tourna vers son ami de longue date, celui qui avait contribué, avec la Lionne, à l’arracher à sa dépression. Un matin, tôt, il s’adressa à lui en ces termes : — Planchet, je te chasse de mon service. — Majesté ! cria le malheureux, abasourdi. Qu’ai-je dit ou fait pour mériter votre opprobre ? Quoi que ce soit, je suis navré et… Lui entourant les épaules d’un bras affectueux, Gilthas retrouva son sourire radieux. — Calme-toi ! Tu es mon ami autant que mon conseiller, mon mentor et un second père pour moi. Depuis toujours. Je n’exagère pas en disant que, sans ta force et ta perspicacité, je ne serais plus là aujourd’hui à te faire rougir. — Majesté, protesta-t-il d’une voix voilée et rauque, vous me voyez confus… je suis indigne de tant de louanges… — … Sûrement pas ! — Et l’heure de vous quitter serait donc venue, Majesté ? souffla Planchet. — Oui, car il est temps pour toi de remplir une autre mission. Le Qualinesti a besoin d’un chef militaire. Notre peuple piaffe d’impatience à l’idée de marcher sur Sanction. Tu seras son général. La Lionne commandera les kagonesti et toi les qualinesti. Acceptes-tu ? Troublé, Planchet hésita. — Le préfet Palthainon intrigue pour décrocher ce poste. Si je te nomme chef de notre armée, il pestera comme cent diables, mais il n’y pourra rien. De toute façon, il n'entend rien aux affaires militaires, alors que tu es le vétéran de nombreux conflits. Sans compter que les silvanesti t’apprécient et t’accordent leur confiance. Je t’en prie, Planchet, au nom de notre peuple… — Votre Majesté peut compter sur moi ! Naturellement ! Je m’efforcerai d’être toujours digne de l’honneur que vous me faites. Je sais que Votre Altesse est opposée à ce plan, mais je crois que ce serait un moindre mal. Une fois Takhisis chassée de notre monde, les ombres seront levées, la lumière restaurée et l’ennemi chassé de nos belles contrées. — Est-ce vraiment ton opinion, Planchet ? J’ai des doutes. Il est encore possible de vaincre Takhisis – mais ce qui fonde sa puissance ? La noirceur tapie dans le cœur des hommes ? Je reste d’avis qu’il faudrait d’abord reprendre notre patrie par les armes et lui rendre sa puissance avant de repartir en guerre. Embarrassé, Planchet garda le silence. Gilthas sourit de nouveau. — Mon ami, livre-moi le fond de ta pensée. Un général a le devoir de s’exprimer, s’il pense que son roi a tort. — Je répondrai très simplement, Majesté. Par le passé, cette politique isolationniste nous a causé les plus grands torts. Ceux qui auraient pu devenir nos alliés en sont venus à nous regarder d’un mauvais œil. Et les malentendus n’ont rien arrangé. Combattre aux côtés des humains leur prouvera que nous avons toujours un rôle à tenir sur la scène du monde. Nous y gagnerons leur respect, et qui sait, leur amitié. — En d’autres termes, fit Gilthas avec un petit sourire narquois, j’ai passé mon temps à me prélasser dans des draps de soie en composant des sonnets… — Votre Majesté ! s’exclama Planchet. Je ne voulais pas dire… — Je sais ce que tu voulais dire, cher ami. Et j’espère que tu as raison. Bon… Le Conseil t’attend. J’ai fait part à Alhana Brisétoile de ta promotion. Elle l’a approuvée. Désormais, les décisions que tu prendras le seront en mon nom. — Altesse, je vous suis infiniment reconnaissant de la confiance que vous me témoignez. Mais… que ferez-vous ? Nous accompagnerez-vous ou bien resterez-vous ici ? — Je ne suis pas un guerrier, tu le sais pertinemment. Le peu d’aptitude que j’ai à manier l’épée, je te le dois. Les enfants, les infirmes et les vieillards ne seront pas du voyage, de toute façon. J’envisage en effet de rester près d’eux. — Votre Majesté, je crois que le préfet Palthainon marchera avec notre armée. Il tentera par tous les moyens de se faire bien voir d’Alhana. Il exigera de prendre part aux négociations avec les humains, alors qu’il déteste cette engeance. Gilthas soupira. — Je sais. Va, Planchet. Le Conseil s’ouvrira d’un instant à l’autre et Alhana estime qu’il n’y a plus une minute à perdre. Sur un dernier regard troublé pour son roi, le nouveau général s’éloigna. En un temps éclair, les elfes furent fin prêts. Un modeste bataillon veillerait sur ceux qui n’avaient pas la force d’entreprendre la longue marche – le territoire lui-même assurant la meilleure défense. Les arbres qui adoraient les elfes et les grottes les abriteraient, les animaux devenant leurs yeux et leurs oreilles. D’autres effectifs renforceraient l’illusion qu’il s’agissait d’un siège en règle. Un rôle d’ailleurs si bien tenu que le général Dogah (se sentant prisonnier d’une ville qu’il en était venu à abominer) ne se douta jamais que le gros de l’armée elfique était parti. Retranchés dans la capitale, les chevaliers noirs maudissaient Mina. Elle les avait abandonnés à leur sort ! Les kiraths patrouillaient le long de la frontière. Après la grisaille et la désolation trop longtemps engendrées par la magie du bouclier, ils se réjouissaient de voir la nature reprendre timidement ses droits… De tendres pousses vertes pointaient la tête sous la couche grisâtre d’humus. Un signe encourageant de renouveau. Le parallèle était frappant. Les elfes aussi avaient manqué de périr jusqu’au dernier, victimes de leur bouclier ensorcelé, puis sous la botte des chevaliers de Neraka. Le fils de Tanis voulait rester. Mais, deux jours avant le départ, Kiryn vint le voir. Devant son expression troublée, Gilthas soupira intérieurement. — Il paraît que vous aimeriez demeurer au Silvanesti, lança le cousin de Silvanoshei. Vous devriez vous raviser. — Et pourquoi ? — Dans l’intérêt de votre peuple… Gilthas se contenta de l’interroger du regard. Kiryn rougit. — Je peux difficilement vous dire de qui je tiens cette information… — Ne brisez pas vos vœux de silence, je n’ai que faire des espions. — Au fond, je n’ai rien promis ! Samar voulait que je vous avertisse… Vous savez que nous passerons par les montagnes des Khalkistes. Mais savez-vous également comment nous comptons gagner Sanction ? — J’ignore pratiquement tout du territoire… — Nous conclurons une alliance avec les nains et emprunterons leurs tunnels. Moyennant des espèces sonnantes et trébuchantes… — Lesquelles ? s’exclama Gilthas. Kiryn s’absorba dans la contemplation du tapis de feuilles mortes. — Les vôtres. Celles du Qualinesti… — Elles ne sont pas miennes, justement ! s’insurgea le jeune roi. C’est l’argent de mon peuple. Tout ce qu’il lui reste ! — Le préfet Palthainon l’a offert à Alhana, qui a accepté. — Si je proteste, je soulèverai des troubles… Et ma participation à cette entreprise ne changera rien. — Non, mais voilà Palthainon en charge de la cassette royale. Votre présence mettrait un frein à ses menées subversives. Vous serez peut-être même forcé de vous appuyer sur la confiance que vous accordent vos sujets. La décision vous reviendra. — On en arrive donc là…, maugréa Gilthas, Kiryn reparti. Nous soudoyons les ténèbres pour nous sauver. Jusqu’où peut-on s’y enfoncer avant de devenir les ténèbres ? Le matin fatidique, les silvanesti quittèrent leur forêt bien-aimée en refoulant leurs larmes, leurs yeux obstinément secs tournés vers le nord. L’armée s’ébranla sans tambours ni trompettes. La discrétion était de rigueur car les chevaliers noirs ne devaient jamais apprendre qu’ils partaient ni les ogres s’aviser qu’ils arrivaient. Les guerriers cheminaient à l’ombre des arbres, se dérobant aux coups d'œil acérés des dragons bleus qui tournoyaient dans les cieux. La frontière franchie, Gilthas jeta un dernier et long regard aux frondaisons où les rayons du soleil, en y allumant des reflets argentés, faisaient un brillant contraste à la grisaille de la décrépitude laissée par le bouclier… Persuadé d’entreprendre un voyage sans retour, le jeune roi avait le cœur lourd. Une semaine plus tard, le kirath Rolan patrouillait comme de coutume. Ravi, il repéra de nouvelles pousses, signes du combat de la nature contre la magie noire. Car, si le bouclier à la redoutable magie était éliminé, ses ravages demeuraient. Les plantes et les arbres infectés s’étaient desséchés, la frontière du Silvanesti restant marquée par la morne grisaille de la mort. Pourtant, sous le linceul végétal, Rolan vit de minuscules tiges vertes percer triomphalement le sol. Que deviendraient-elles ? De l’herbe, des fleurs des champs, la première pousse d’un chêne majestueux ou d’un érable aux couleurs de flamme ? À moins, pensa l’elfe amusé, qu’on ait affaire à des plantes moins nobles, telles que le pissenlit, le chlorophytum ou de l’herbe à chats. Quoi que ce soit, il s’en réjouissait par avance. Plus que jamais, le vert était la couleur de l’espoir. Soudain, une odeur acre monta à ses narines. Déconcerté, il huma l’air : ça ne correspondait à rien de connu. Dans le lointain, il entendit des branches craquer… Les piétinements maladroits se rapprochèrent. Ponctués par d’autres bruits de bien mauvais augure… L’appel strident du faucon, le glapissement du lapin craintif, le brame affolé de cervidés détalant… L’odeur nauséabonde augmenta. Celle des carnivores… Épée au clair, Rolan s’apprêta à lancer le signal d’alerte. Trois énormes minotaures surgirent des futaies. Leurs cornes arrachaient les feuilles des branches et leurs haches entaillaient rageusement l’écorce… Face à l’elfe, ils s’immobilisèrent. Rolan allait attaquer quand on l’empoigna par-derrière. La lame d’un couteau l’égorgea net. L’assassin essuya le sang de son arme. Ses trois compagnons hochèrent la tête, approbateurs. Encore une bonne chose de faite… Puis ils continuèrent leur travail de nettoyage à travers bois, ouvrant la voie. Des milliers de guerriers marcheraient sur leurs traces. Pendant que les fantassins se déployaient le long de la frontière du Silvanesti, des navires aux voilures peintes et aux équipages d’esclaves remontaient le Than-Thalas en direction du sud, de Silvanost. Le général Dogah aurait ses renforts. Beaucoup d’éclaireurs périrent comme Rolan, les minotaures ne leur laissant pas une chance. Rolan gisait dans la forêt qu’il avait tant chérie. Son sang, absorbé par le linceul grisâtre de la mort, étouffa les minuscules pousses vertes. 16 La prière d’Odila, le don de Mina Cette nuit-là, les orbites vides des crânes du totem étincelaient. Le fantôme du monstre à cinq gueules planait au-dessus, suscitant l’émerveillement. Dans les ténèbres, son domaine, Takhisis régnait en maîtresse absolue. Mais, dès que le soleil parut, son image se fana, les lueurs disparurent au fond des orbites et les flammèches des bougies aussi, laissant seulement la cire fondue avec ses mèches calcinées. Le totem qui semblait si magnifique et invulnérable la nuit n’était plus, le jour, qu’un macabre tas de crânes où s’accrochaient des écailles et des lambeaux de chairs pourries. Un rappel cinglant de l’immense pouvoir de Malys. La question n’était pas de savoir si la femelle rouge attaquerait, mais quand. Un vent de terreur soufflait sur la ville. Redoutant des désertions en masse, Galdar ordonna la fermeture des portes ouest. En public, les chevaliers de Mina sauvegardaient les apparences en affectant la nonchalance. Mais la réalité était tout autre. Pourtant, il suffisait que Mina arpente quotidiennement les rues pour chasser la frayeur du cœur des gens. Le soir, les citadins écoutaient son prêche avec une ferveur religieuse. Nul ne doutait de l’issue du combat. En revanche, dès que Mina repartait, et qu’on n’entendait plus sa voix, l’ombre de terribles ailes rouges planait de nouveau sur la ville. La terreur au cœur, les gens levaient les yeux au ciel. Mina ne craignait rien. Galdar s’étonnait de son courage, y trouvant de nouvelles sources d’inquiétude. Cette bravoure était inspirée par la foi absolue de la jeune femme en Takhisis. Or, le minotaure savait la déesse indigne d’une telle adoration. Que Takhisis ait besoin de Mina le rassurait un peu. Pour l’instant, elle répugnerait à sacrifier son pion… Mais jusqu’à quand ? Et cet affrontement annoncé ne serait-il pas l’occasion idéale de se débarrasser d’une rivale ? Pour aggraver les craintes de Galdar, Mina refusait de lui confier sa stratégie. Il lui rappela la tragédie de Qualinost. Certes, Béryl avait été anéantie. Mais la capitale des elfes aussi. Mina posa une main rassurante sur le bras de Galdar. — Sanction ne connaîtra pas le sort de Qualinost. L’Unique haïssait les qualinesti. Elle voulait leur extermination. Mais Sanction est différent à ses yeux, C'est là quelle se manifestera au monde et s’y implantera, existant ainsi aussi bien au plan physique que spirituel. Sanction et ses habitants n’ont rien à craindre. Elle y veillera. — Mais quelle est votre stratégie, Mina ? insista le minotaure. — Avoir foi en l’Unique, Galdar. Bon gré, mal gré, il dut s’en contenter. Déroutée et accablée, Odila aussi s’inquiétait pour l’avenir. Depuis que les âmes avaient érigé le totem, depuis qu’elle avait découvert l’identité de l’Unique, elle se faisait l’effet d’un zombie, au même titre que les mages morts-vivants. Elle buvait, mangeait et remplissait ses fonctions dans un état second. Face à l’inacceptable, elle cherchait désespérément des réponses, comme détachée d’elle-même tout en se perdant au tréfonds d’elle-même, en quête de réponses. Prier l’Unique ? C’était devenu impensable, maintenant qu’elle savait. Pourtant, elle avait besoin de se réfugier dans la prière, de remettre son sort entre les mains de quelque sage apte à la guider de la douleur à la miséricordieuse sérénité. Takhisis avait guidé ses pas… mais pas vers la paix de l’âme ! Elle l’avait livrée au tumulte et à la peur. Plus d’une fois, Odila avait fait mine d’arracher son médaillon… Mais, dès que ses doigts se refermaient sur le bijou et sa chaleur communicative, elle se rappelait la puissance enivrante qui l’avait envahie quand des chevaliers avaient prétendu s’attaquer au roi des elfes… Et ses bras retombaient le long de ses flancs. Un matin, les rayons du soleil allumant des reflets rougeâtres sous les nuages qui surplombaient en permanence les Seigneurs du Destin, Odila décida de mettre sa foi à l’épreuve. À genoux devant l’autel proche du totem, elle sentit la sueur ruisseler sur son corps tant il faisait chaud. La salle empestait la mort, la décrépitude et la cire fondue, la chaleur des flammes s’opposait aux courants d’air glacés qui s’engouffraient par la brèche béante du toit pour mugir, lugubrement, à travers les dents des crânes… Seule la chaleur du médaillon, sur sa gorge, empêchait la jeune femme de fuir cet endroit sinistre. — Takhisis, venez à mon aide ! souffla-t-elle en réprimant un frisson, toute ma vie, on m’a enseigné que vous étiez une divinité cruelle qui se moque éperdument des Vivants… À vos yeux, nous sommes tous des esclaves dont l’unique raison d’être est de vous servir… Ambitieuse et égoïste, vous tournez en ridicule tous les principes que nous chérissons : l’honneur, la compassion, la mansuétude, l’amour… En raison même de votre nature, il est impossible de croire en vous. Pourtant… Odila marqua une pause, levant les yeux vers le ciel plombé. — … Vous êtes une déesse. Votre puissance m’a fait vibrer… Comment ne pas croire en vous ? Vous aurait-on mal jugée depuis toujours ? Et si nous comptions à vos yeux ? Ce n’est pas pour moi que je prie, mais pour celle qui vous sert avec la plus grande loyauté. Mina va affronter un terrible danger. Elle voudra combattre seule Malys, j’en suis sûre. Elle remet sa vie et son destin entre vos mains, persuadée que vous lutterez à ses côtés… J’ai peur pour elle, Takhisis. Prouvez-moi que j’ai tort, je vous en supplie… Elle attendit, les nerfs à fleur de peau, mais… Le silence lui répondit. Aucune vision ne lui vint. Sous les assauts d’un air glacial, les flammes des bougies tremblotaient. Sur leur banc, les sorciers immobiles rivaient leur regard mort sur les flammes vacillantes. Pourtant, les craintes d’Odila s’estompèrent et ses doutes s’envolèrent… Stupéfaite et s’interrogeant sur l’étrange phénomène, elle s’avisa soudain d’une présence. La vue brouillée par l’éclat des centaines de bougies, elle distingua une silhouette familière. — Galdar ? Je ne vous ai pas entendu arriver. Je priais. Silence. — Vous désiriez quelque chose ? Ce serait une nouveauté. Le minotaure avait toujours ignoré la jeune femme, se défiant manifestement de la nouvelle venue qui ne lui inspirait que du ressentiment. — Regardez. Il lui montra un long objet maladroitement emmailloté de bandelettes maculées de boue et d’herbe et ficelé à la va-vite, avant de le poser sur l’autel. Objet qui ne semblait guère peser lourd. — De la part du capitaine Samuval, pour Mina. Enlevez les bandelettes. Elle n’y toucha pas. — Mais… Si c’est un présent pour Mina… — Ouvrez ! ordonna sèchement le minotaure. Je veux savoir si ça conviendra ! Odila aurait pu s’obstiner dans son refus, mais elle était convaincue à présent qu’il avait entendu sa prière… Réticente, les doigts tremblants de nervosité, la jeune femme défit les nœuds et retira les bandelettes avec l’impression désagréable de dénuder une momie. Un étonnement émerveillé lui fit écarquiller les yeux. — Est-ce bien ce que prétend Samuval ? demanda Galdar. Une lancedragon ? La gorge nouée par l’émotion, Odila acquiesça. — En êtes-vous certaine ? Vous en avez déjà vu ? — Non…, admit-elle en retrouvant sa langue. Mais, depuis ma petite enfance, on me les a assez décrites, ces lances mythiques… J’adorais ces légendes fabuleuses… C’est pourquoi je suis entrée en chevalerie comme d’autres entrent en religion… Elle passa les doigts sur le métal froid. La lance émettait une lueur argentée fascinante, tranchant distinctement sur l’éclat doré des bougies. Si toute lumière disparaissait du monde, pensa la jeune femme, même celle du soleil, de la lune et des étoiles, la lancedragon continuerait à éclairer les ténèbres. — Où le capitaine Samuval a-t-il déniché cette merveille ? — Dans une crypte… À Solace, je crois. — Pas dans le Sépulcre des Derniers Héros, tout de même ? s’étrangla Odila. Galdar haussa les épaules. — Je l’ignore… Il n’a pas précisé le nom du tombeau. Il m’a simplement dit qu’une foule en colère les a pris à partie, ses hommes et lui, dès qu’ils sont revenus à l’air libre. Même les kenders les conspuaient ! Ils ont eu chaud ! En tout cas, il envoie ce trésor à Mina avec son respectueux souvenir. Odila soupira en contemplant de nouveau la lancedragon. Le minotaure fronça les sourcils. — Samuval a pillé les Morts… Ça porte malheur, lui-même l’a dit. Nous ne devrions pas transmettre cette arme à Mina. Avant que la jeune femme ait pu répondre, une voix familière retentit dans les ténèbres. — Les Morts en ont-ils encore besoin, Galdar ? Le minotaure se tourna vers la nouvelle venue. — Non, Mina. La jeune femme approcha et empoigna la lancedragon, dont l’éclat allumait des reflets dorés dans ses prunelles singulières. Odila frémit. À en croire certains, seuls les cœurs purs pouvaient impunément toucher les fabuleuses lancedragons. Les suppôts des ténèbres étaient invariablement punis par les dieux. Mina brandit la lancedragon, l’admirant à la lueur des bougies. — Quelle arme magnifique ! On la croirait presque conçue pour ma main… (Elle riva son regard sur celui d’Odila. La chaleur montant du médaillon que l’ancienne Solamnique portait en sautoir faisait aussi briller les yeux de Mina.) La réponse à une prière. Elle reposa l’arme et s’agenouilla avec révérence devant l’autel. — Remercions l’Unique de sa bénédiction, ordonna-t-elle. L’air revêche, Galdar resta debout. Odila tomba à genoux, en larmes. Elle se réjouissait pour Mina d’avoir vu sa prière exaucée. Mais elle pleurait sur son propre sort. Mina avait agrippé la lancedragon, la soulevant de l’autel et la brandissant sans s’y brûler les mains… À travers ses pleurs, Odila baissa les yeux sur ses doigts couverts de cloques. Ils lui faisaient tellement mal qu’elle se demandait si elle serait jamais libérée de cette douleur. 17 Le volontaire La nuit, à Sanction… Un soulagement pour la population, qui avait eu un jour de plus à vivre… Et l’heure pour Mina de revenir faire son prêche pour redonner du courage et de l’espoir à ses ouailles. En présence de la jeune femme, tous se sentaient de taille à affronter les pires ennemis, serait-ce une femelle rouge comme Malys. Dressé depuis des siècles au pied des Seigneurs du Destin, Sanction était relativement « ignifugé », avec ses constructions en pierre, toits compris. Tout autre matériau avait été soigneusement écarté. Certes, on assurait que le souffle des dragons pouvait faire fondre du granit. Qu’y faire ? À part espérer contre tout espoir que les responsables de ces rumeurs étaient coupables d’exagération ? Les soldats avaient reçu une formation hâtive au tir à l’arc. Avec une cible aussi massive que Malys, les plus maladroits feraient toujours mouche ! On hissa des catapultes le long des remparts et on orienta les balistes vers les nuées. Ces tâches accomplies, on s’estima fin prêt. Les plus intrépides exhortaient même Malys à venir s’y frotter, qu’on en finisse une bonne fois pour toutes… Quoi qu’il en soit, chaque soir, c’était le soulagement. Chaque matin, la peur revenait. Contraint d’arpenter Sanction sous sa forme humaine, Rasoir observait les préparatifs avec le vif intérêt d’un vétéran. N’épargnant aucun détail à son compagnon aveugle, il l’assommait de ses commentaires, approbateurs ou pas. Miroir manifesta de la curiosité pour le totem, son descriptif et son emplacement. Rasoir avait perdu son temps à tenter de tirer les vers du nez à des soldats de rencontre. En pleine description d’une catapulte et de son fonctionnement précis, Rasoir changea soudain de ton. — Je sais ce que tu penses ! Rien ne fera une quelconque différence contre cette chienne rouge ! Eh bien, tu as raison. Et tort… — Comment ça ? Sanction n’est pas la première ville à mobiliser des catapultes contre Malys, ainsi que des archers, des héros et des têtes brûlées… Personne n’a survécu pour s’en vanter ! — Mais ces vaincus-là n’avaient pas de divinité dans leur manche. Miroir se crispa. Loyal envers Paladine, il avait longtemps craint que Rasoir revienne à ses anciennes amours avec Takhisis. Il devait marcher sur des œufs. — Alors… Nous devrions renoncer à abattre le totem ? C’est bien ce que tu es en train de dire ? Rasoir se montra évasif. — Pas nécessairement. Mais reconsidérer la question, peut-être… Où vas-tu ? — Au temple. Évitant la main tendue du dragon bleu, l’aveugle se dirigea à tâtons avec sa canne. — C’est de la folie ! protesta Rasoir en le suivant tout en feignant de boiter bas, comme d’habitude. Tu l’as dit toi-même, en te croisant sur la route. Mina a aussitôt reconnu le gardien de la Citadelle de Lumière… Sous ton apparence d’homme ou de dragon, elle te connaît ! Miroir baissa son bandeau pour couvrir davantage son visage. — C’est un risque à courir. Surtout si tu te mets à douter. Rasoir ne répondit pas. Ne l’entendant plus boitiller derrière lui, Miroir déduisit qu’il était seul. Il avait une vague idée de l’emplacement du temple, sur une colline, légèrement à l’écart de la ville. Suffirait-il d’aller tout droit en gravissant une pente pour le trouver ? — Attends ! lui souffla Rasoir à l’oreille, le faisant sursauter. C’est un cul-de-sac ! Puisque tu insistes, laisse-moi te guider. — Tu m’aideras à abattre le totem ? insista Miroir. — Je dois y réfléchir, répondit Rasoir. Quitte à se lancer, allons-y maintenant, car le temple sera probablement désert. Ils remontèrent un dédale de rues. Miroir n’y serait jamais arrivé sans le secours de son compagnon. Que ferons-nous, Palin et moi, si Rasoir se ravise ? se demanda-t-il. Un dragon aveugle et un sorcier mort avec une déesse pour ennemie… À défaut d’autre chose, feraient-ils mourir Takhisis de rire… ? Le brouhaha enflant à mesure que les rues se remplissaient de monde, Miroir se douta qu’ils approchaient du temple. Bientôt, il entendit Mina haranguer son parterre habituel d’adorateurs qui, tout ouïe, l’écoutaient évoquer les munificences de l’Unique. Quel talent d’oratrice, quelle maîtrise de l’art de la persuasion… En outre, Miroir avait toujours trouvé à la jeune femme une voix mélodieuse. Même gamine, il l’avait écoutée avec plaisir. L’entendre de nouveau le replongea dans le passé, Mina et Lunedor ensemble, au cœur de la Citadelle de Lumière, l’une à l’aube de sa vie, l’autre au crépuscule… Sa cécité empêchait moins le dragon de voir la jeune femme que les ténèbres dont elle était enveloppée. Rasoir l’entraîna à l’écart de la foule et le fit entrer en douce dans le temple en ruine dévolu au totem. — Sommes-nous seuls ? demanda Miroir. — Les deux sorciers sont assis au fond. Le dragon d’argent en eut le cœur serré. — Parle-moi d’eux… De quoi ont-ils l’air ? — De cadavres venus assister à leurs propres funérailles, grogna Rasoir, lugubre. Et je n’en dirai pas plus. Estime-toi heureux de ne pas pouvoir les voir. — Et leur âme ? — Je n’en vois pas trace. Tant mieux ! Je n’ai que faire des sorciers, Vivants ou Morts, et de leurs manigances ! Là… Te voilà face au totem. Tends le bras et tu toucheras les crânes si tu y tiens. Miroir n’avait aucune intention de toucher quoi que ce soit. Et Rasoir aurait pu économiser sa salive, car il avait parfaitement conscience que le totem vibrait d’une puissante magie – celle d’une divinité. Une magie qui le fascinait autant qu’elle lui répugnait. — Et à quoi ressemble le totem ? ajouta-t-il dans un souffle. — À une pyramide grotesque, avec son entassement des crânes de nos frères, les plus gros supportant les plus petits… Des yeux fantomatiques luisent au fond des orbites vides… Le crâne de ma compagne est quelque part là-dessous… Je sens encore ses forces vitales dans les ténèbres ! — Et je suis réceptif à la puissance tapie dans le totem, avoua Miroir. Palin avait raison… C’est un Portail ! Celui qu’empruntera Takhisis pour naître enfin au monde ! — Qu’elle y vienne donc ! grogna Rasoir. Qu’elle vienne, si c’est nécessaire à la destruction de Malystryx ! À défaut de les voir, Miroir sentait les bougies brûler. Comme il sentait sa colère bouillonner, criant vengeance… Car lui aussi avait ses raisons de haïr Malys. Elle avait anéanti Kenderfoule, assassiné l’époux bien-aimé de Lunedor, Rivebise, et leur fille, perpétré des massacres, contraint des milliers de malheureux terrorisés à l’exode par pure cruauté… Devant le macabre témoignage des exactions du monstre, Miroir commençait à se demander si son compagnon n’avait pas raison. — Takhisis a ses défauts, naturellement, souffla Rasoir. Je l’admets volontiers. Mais c’est notre déesse, et nous n’avons plus qu’elle… Même toi, tu devrais le concéder. Miroir ne concéda rien. — Tu ne les vois pas, ajouta le dragon bleu, implacable, mais il y a aussi dans ce maudit totem les crânes de tes frères ! Et ils sont nombreux… N’aspires-tu pas à les venger ? — Inutile que je les voie… J'entends leurs plaintes, leurs râles d’agonie, les hurlements de leurs bien-aimés et les pleurs des enfants auxquels ils ne donneront jamais le jour… Ma haine pour Malys est aussi féroce que la tienne ! Mais pour libérer le monde de ce fléau, tu voudrais que j’avale la couleuvre qui a pour nom Takhisis ! Rasoir haussa les épaules. — C’est notre divinité, insista-t-il. Originaire de notre monde. Un choix qui n’en était pas un… Accablé, Miroir s’assit sur un banc. Qu’allait-il faire… ? Perdu dans ses pensées, il en oublia qu’il se trouvait en territoire ennemi jusqu’à ce que Rasoir lui flanque un coup de coude dans les côtes. — Nous avons de la compagnie, souffla-t-il. — Qui ça ? Mina ? — Non, son ombre le minotaure… Je savais bien que venir ici était une idée farfelue ! Non, ne bouge pas ! Il est trop tard de toute façon… Nous sommes enveloppés d’ombres. On ne nous remarquera peut-être pas. Et nous pourrions apprendre des choses… Effectivement, Galdar ne remarqua pas les deux mendiants en entrant. Au moins, pas tout de suite. Il avait ses propres tracas car il croyait deviner les intentions de Mina. Il espérait se tromper – sans trop s’illusionner. Il connaissait si bien la jeune femme… … Qu’il aimait. Toute sa vie, Galdar avait été bercé par les légendes du fameux minotaure, Kaz. Ami du héros solamnique Huma, Kaz n’avait pas hésité à l’accompagner dans sa croisade suicidaire contre Takhisis, risquant souvent sa vie pour son compagnon. Et il ne s’était jamais remis de la mort de Huma, le pleurant jusqu’à son dernier jour. Aux yeux de son peuple, Kaz avait choisi le mauvais camp. Mais, encore maintenant, il n’en était pas moins honoré pour son courage et ses prouesses guerrières. Un minotaure admire toujours un preux, de quelque bord qu’il soit. Quant à son amitié déconcertante avec un humain, peu de ses semblables la comprenaient. Huma avait été un vaillant guerrier – pour un humain, ne manquait-on jamais de préciser. Dans les légendes minotaures, Kaz faisait figure de héros, sauvant continuellement la vie à son drôle d’ami. À la fin, il acceptait avec une dignité condescendante les humbles remerciements de l’humain… Galdar avait toujours eu foi en ces légendes. Mais depuis peu, il commençait à penser différemment. À la vérité, Kaz avait peut-être combattu aux côtés de Huma parce qu’il l’aimait, tour simplement. Au même titre que Galdar aimait Mina. Il y avait quelque chose, chez ces humains… Ils s’immisçaient dans votre cœur, tel le ver de terre dans sa pomme proverbiale. Avec leur corps si frêle et vulnérable, ils étaient pourtant capables de tous les exploits, capables de se révéler aussi résistants face à l’adversité que le dernier combattant à se dresser dans l’arène sanglante des minotaures… Ces humains ! Ils ne savaient décidément pas s’avouer battus ! Au lieu de s’allonger et de mourir comme tout le monde, ils se battaient encore. Avec leur pitoyable espérance de vie, ils ne semblaient rien avoir de plus pressé que courir tous les risques pour une cause ou une croyance. Qui d’autre qu’un homme irait accomplir une chose aussi aberrante et noble que de s’engouffrer dans une tour en flammes histoire de sauver un parfait inconnu ? Les minotaures, qui n’étaient pas en reste côté bravoure, se montraient beaucoup plus prudents avant de risquer leur peau. Ils étaient très regardants à la dépense – à tout point de vue. Galdar se doutait de ce que Mina mijotait. Le cœur serré, il ne l’en aimait que davantage. À genoux devant l’autel, il se jura qu’il ne la laisserait pas aller seule au combat, à défaut de pouvoir l’en empêcher. Il n’adressa aucune prière à l’Unique. Il avait cessé depuis qu’il l’avait vue sous son vrai jour. Il n’en soufflait pas un mot à Mina – il emporterait plutôt son secret dans la tombe. Mais lui, prier une déesse perfide dénuée de tout honneur… ? Jamais ! Une affaire de conscience. Sa prière achevée, il se redressa de toute sa taille devant l’autel. Sur le parvis, il entendait Mina rassurer le bon peuple de Sanction. Grâce à l’Unique, on n’avait rien à craindre. Galdar, qui connaissait le sermon par cœur, n’écoutait plus. Seules lui importaient les inflexions mélodieuses de Mina. Qui n’était pas sous le charme ? Attendant la jeune femme avec une agitation croissante, Galdar remarqua soudain les mendiants, assis dans un coin. Le jour, la salle était bondée de soldats et de citadins venus admirer le totem, solliciter Mina, prier l’Unique… La nuit, ils revenaient l’écouter, se réchauffer au soleil de sa bravoure indomptable. Puis chacun regagnait son poste, ou son lit. Peu de fidèles s’attardaient au temple à une heure aussi tardive – une des raisons pour lesquelles Galdar s’y trouvait, précisément. Un aveugle et un boiteux occupaient un banc, non loin de l’autel. Les minotaures détestaient les mendigots. Plutôt que de mendier des miettes, ils préféraient se laisser mourir de faim. Pourquoi ces deux épaves-là étaient-elles restées à Sanction quand tous les autres parasites, sentant venir le vent, avaient déguerpi depuis belle lurette ? Il les lorgna plus attentivement. Qu’avaient-ils de différent de tous les autres, de bizarre… ? Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Une force tranquille, une assurance déplacée… ? Avec la nette impression au cœur que ceux-là n’avaient rien de quémandeurs ordinaires, il allait les aborder et les questionner quand Mina reparut, exaltée par la béatitude divine. Son regard d’ambre scintillait. Épuisée, comme après chaque harangue où elle se livrait tout entière, elle vint s’agenouiller devant l’autel. Oubliant instantanément les deux loqueteux, Galdar la rejoignit. — Mina, je vous apporte du vin ? Quelque chose à manger ? — Non, merci. Je n’ai besoin de rien. Elle poussa un lourd soupir et pria avec ferveur. Puis, ragaillardie, elle se releva. — Un peu de fatigue… Ça passera. Il y avait foule, ce soir encore. L’Unique fascine les gens. C’est toi qui les fascines, Mina, pas ta déesse…, pensa Galdar. Il se garda bien de le dire à haute voix. Par le passé, ce genre de remarque lui avait valu les foudres de la jeune femme. — Tu voulais me voir, Galdar ? ajouta-t-elle en prenant une bougie presque entièrement fondue. Le minotaure remit de l’ordre dans ses idées. Avant de parler, il avait intérêt à tourner sept fois sa langue dans sa bouche plutôt que d’offenser la jeune femme… — Ouvre-moi ton cœur ! Quelque chose te trouble depuis bien longtemps déjà… Partage tes soucis avec moi. — Mes soucis, c’est vous, Mina, avoua Galdar, jetant la prudence aux orties. Vous comptez affronter Malys à dos de dragon, je le sais. Puisque vous voilà armée d’une lancedragon, on peut déduire en toute logique que l’Unique vous fournira un dragon comme monture… Et vous voulez affronter l’ennemie seule. Impossible de vous laisser faire ça ! (Il leva une main, la dissuadant de l’interrompre.) Certes, l’Unique luttera à vos côtés. Mais un autre vous accompagnera au combat : moi ! — Je m’exerce à la lance. (Elle lui montra sa paume, rouge vif et couverte d’ampoules.) Je fais mouche neuf fois sur dix. — Des cibles immobiles, sans comparaison avec des dragons…, grogna Galdar. Dans les duels aériens, il faut être deux. Un pour distraire l’ennemi pendant que l’autre l’attaque à revers. Cette nécessité ne vous échappe pas ? — Non. Je sais très bien qu’il faudrait être deux. (Elle eut un sourire crâne qui rappela au minotaure sa propre jeunesse.) Mille guerriers contre Malys, ce serait encore mieux, tu ne crois pas ? Grognon, il contempla les flammèches des bougies. Il savait où elle voulait en venir. — Mais où trouverions-nous ces mille héros ? Parmi les hommes ou les dragons ? (Elle désigna le totem.) Te rappelles-tu l’allégresse des dragons quand l’Unique a consacré ce totem ? Te souviens-tu de leur farandole exaltée et de leurs chants de gloire ? — Oui. — Et où sont-ils maintenant ? Les dragons rouges, les verts, les bleus et les noirs ? En fuite. Ils redoutent un appel aux volontaires contre Malys… Et je ne leur jette pas la pierre. — Tous des pleutres ! grogna Galdar. Un bruit suspect, derrière lui, le fit pivoter. Il avait oublié les mendiants. Si l’un d’eux avait bronché, le boiteux contemplait maintenant ses chausses trouées et l’aveugle avait la tête tellement bien emmaillotée qu’on se demandait s’il avait encore une bouche et si elle lui servait toujours. Les sorciers zombies étaient les seuls autres occupants de la salle. Inutile de se demander s’ils étaient à l’origine du bruit. Le minotaure ne daigna même pas leur jeter un coup d’œil. — Galdar, voici ce que je te propose, dit Mina. Si tu déniches un dragon volontaire, tu voleras à mes côtés. Le minotaure grommela. — Une condition impossible à remplir, vous le savez ! — Rien n’est impossible à l’Unique, le réprimanda gentiment Mina en s’agenouillant de nouveau, mains jointes, devant l’autel. À présent, prie avec moi, Galdar. — C’est déjà fait. Et le travail m’attend. Tâchez de vous reposer, d’accord ? — Pas d’inquiétude. Demain sera une journée chargée. — Malys viendra demain ? s’exclama le minotaure, surpris. — Oui. Soupirant, Galdar sortit. La nuit ne lui apporterait aucun réconfort. Car après viendrait le jour… Miroir sentit Rasoir s’agiter près de lui. Il gardait la tête baissée. Mais il aurait pu bondir, danser au son du tambourin que Mina ne lui aurait prêté aucune attention… Elle était avec son dieu, aux antipodes du plan des mortels. Néanmoins, Miroir gardait prudemment la tête baissée. Il se sentait aussi troublé que soulagé. Était-ce la réponse… ? — Tu voudrais être ce dragon providentiel, Rasoir ? souffla-t-il. — Oui. — Tu mesures les risques que tu courras face à Malys ? Elle dispose d’armes formidables… La peur qu’elle a inspirée aux kenders a suffi à les plonger dans la folie, disent les sages. Et le feu qu’elle crache serait plus infernal que les éruptions volcaniques des Seigneurs du Destin eux-mêmes. — Je sais tout cela, et davantage encore. Mais le minotaure ne trouvera personne, à part moi. Tous des couards, je te dis ! Aucune discipline, aucun entraînement… Ah, le bon vieux temps ! Miroir sourit sous cape. — Alors, cours rattraper le minotaure ! Il n’en croira pas ses oreilles. Rasoir garda le silence. Manifestement, lui non plus n’en croyait pas ses oreilles. — Je ne peux pas te laisser. Que deviendrais-tu sans moi ? — Je me débrouillerai. Tu es impulsif, courageux, noble et généreux. Contre elle, tu n’auras pas d’armes plus puissantes. Par elle, Miroir ne voulait pas dire Malys… Mais il ne crut pas bon de préciser sa pensée. — Es-tu certain… ? tergiversa Rasoir, qui était visiblement tenté. Tu n’auras plus personne pour te protéger. — Je ne sors pas de l’œuf, tu sais ! Aveugle ou pas, ma magie subsiste. Et tu t’es coupé en quatre pour moi. Je m’honore de t’avoir rencontré, Rasoir. Et je respecte ta décision. Maintenant, va, car il n’y a plus une minute à perdre. Le minotaure et toi devrez mettre au point une stratégie. Et la nuit sera toujours trop courte. Rasoir se leva, posant une main sur l’épaule de son ennemi d’hier. Peut-être pour la dernière fois. — J’ai toujours détesté ceux de ton espèce. Aujourd’hui, en mesurant tout ce que nous avons en commun, j’en suis navré. Je n’imaginais pas… — Nous sommes des dragons, répondit simplement Miroir. Des dragons de Krynn. — Oui, reconnut Rasoir. Si seulement nous nous en étions souvenus plus tôt… Quand il enleva sa main, Miroir frissonna. Il écouta mourir les pas de son improbable ami et secoua la tête en souriant. À tâtons, il retrouva la béquille que le dragon bleu avait jetée. — Un autre miracle de l’Unique…, commenta Mina. Sois avec moi, conduis-moi à la victoire ! Comment refuser de faire écho à pareille prière ? se demanda Miroir. Nous sommes des dragons de Krynn et, même si nous avons toujours combattu Takhisis, Rasoir a raison : au moins, c’est une de nos déesses. Comment faire ce que Palin me demande ? Surtout maintenant que je suis seul ? Galdar faisait sa ronde habituelle, vérifiant l’état des défenses et sondant le moral des troupes. Rien à redire. Sauf côté moral… Le minotaure s’efforça de redonner aux soldats nerveux et renfrognés un peu de cœur au ventre, mais il n’était pas Mina. D’autant qu’il avait lui-même le moral au plus bas… En paroles, il s’était montré très courageux en irisisrani pour monter au combat aux côtés de Mina. Mais, l’heure venue, il serait à terre avec tous les autres, à assister au spectacle dans l’angoisse… Il le savait pertinemment. Levant les yeux, il sonda le firmament. Abstraction faite de la perpétuelle couche nuageuse, au-dessus des Seigneurs du Destin, c’était une belle nuit, claire et dégagée. — Comme j’adorerais l’étonner ! lança-t-il aux étoiles. Comme je voudrais voler à ses côtés… Autant demander la lune sur un plateau. Et un miracle à une déesse indigne de sa dévotion, de sa confiance et de ses prières. Ainsi préoccupé, il s’avisa un peu qu’on le filait. Une occurrence à ce point sidérante qu’il en fut momentanément décontenancé. Quel inconscient osait cela ? Dans quelle intention ? Gerard ? Il avait quitté Sanction depuis des jours. Il devait en ce moment appeler les Solamniques à la guerre. À Sanction, tous étaient loyaux à Mina. Même l’amie de Gerard, Odila… Un homme de main de Mina, alors ? La jeune femme ne lui faisait-elle plus du tout confiance ? Cette question lui déchira les entrailles. Il en aurait le cœur net. Marmonnant dans sa barbe qu’il avait besoin d’air frais, il s’orienta vers les jardins du temple. À cette heure tardive, ils seraient déserts. Son « ange gardien » manquait de pratique, ou il voulait être remarqué. Au contraire d’un tueur à gages ou d’un tire-laine, il ne s’encombrait pas de discrétion et marchait d’un pas décidé. Atteignant une aire boisée, Galdar se dissimula derrière un gros tronc d’arbre. Les bruits de pas cessèrent. Certain d’avoir semé son poursuivant, il vit, éberlué, l’homme le rejoindre tout naturellement derrière son arbre et le saluer. Il allait machinalement lui rendre son salut quand il se reprit, irrité. — Que voulez-vous ? (Dégoûté, Galdar reconnut le mendiant.) Pourquoi me suivez-vous en douce comme un tire-laine ? Sale parasite ! Hors de ma vue, vermine ! Je n’ai pas d’argent… Sa voix mourut et sa main vola sur la garde de son épée, la tirant à demi du fourreau. — Qu’as-tu fait de ta béquille ? — Je n’en ai plus besoin et je ne veux rien de vous, ajouta-t-il d’un ton plein de respect. En revanche, j’ai quelque chose à vous donner. — Garde tes cadeaux ! Du vent, cesse de m’importuner ou tu finiras la nuit dans un cul de basse-fosse ! Il allait repousser l’intrus manu militari quand les ombres de la nuit semblèrent se brouiller… Il y eut une pluie de brindilles et de branchages brisés. La main tendue de Galdar rencontra une surface aussi dure qu’une armure… mais chaude au toucher. Le minotaure recula en hoquetant de stupeur et leva la tête… … Croisant le regard d’un dragon bleu. Il bafouilla des paroles sans suite. Le reptile soupira de soulagement. Battant des ailes, il s’étira langoureusement avec un autre soupir venu du cœur. — Comme je déteste ma forme humaine ! — Que… Quoi… ? — Peu importe. Mon nom est Rasoir. J’ai surpris votre conversation avec votre commandant, Mina, au temple… Si vous étiez sincère, guerrier, et si vous avez le courage de vos convictions, alors, je serai votre dragon providentiel ! — J’étais sincère ! grogna Galdar, encore sous le choc. Mais… pourquoi ? Tous vos frères ont fui à tire-d’aile. Eux ne sont pas fous au moins ! — Je suis… J’étais attaché au service du maréchal Medan, souligna le dragon avec une gravité pleine de dignité. L’avez-vous connu ? — Oui, à Jelek, quand il est venu voir feu le seigneur Targonne. Il m’a impressionné. C’était un homme de bon sens, de courage et d’honneur. Un preux chevalier de la vieille école. — Alors vous me comprenez, conclut Rasoir avec un orgueilleux mouvement de tête. Je combattrai en son nom, pour faire honneur à sa mémoire. Que ce soit bien clair ! — J’accepte votre offre, Rasoir ! s’exclama Galdar, la joie au cœur. Je lutterai au nom de mon commandant, et vous, en souvenir du vôtre. Nous ferons de ce duel un sujet d’émerveillement pour les siècles à venir ! Les bardes en parleront jusqu’à la fin des temps ! — Bah, le chant…, grommela Rasoir. Je n’ai jamais eu l’oreille musicale. Le maréchal non plus, d’ailleurs. Tant que nous réglerons son compte à cette baudruche rouge, ça me va. Le reste… Quand Malys attaquera-t-elle, à votre avis ? — Demain, d’après Mina. — Alors, demain, je serai prêt, conclut Rasoir. 18 L’aube s’ébauche Aux petites heures de la nuit, des secousses firent trembler la ville, jetant les dormeurs à bas de leur lit, renversant la vaisselle des buffets et provoquant les aboiements de tous les chiens que comptait la cité. Le séisme aggrava une tension nerveuse déjà importante. Avant même que la terre ait cessé de trembler, des foules affolées convergèrent vers l’enceinte du temple. En l’absence de communiqué officiel ou de mot d’ordre, les rumeurs s’étaient répandues comme une traînée de poudre… C’était le grand jour, celui où Malys passerait à l’attaque ! Tous affluaient au temple avec l’espoir de revoir Mina et d’entendre sa voix rassurante prédire une victoire éclatante. Alors que le soleil couronnait les montagnes, la jeune femme fit son apparition habituelle sur le parvis. Chaque fois, elle était saluée par des acclamations nourries. Ce matin-là, un silence intimidé l’accueillit. Désemparés, tous les citadins ouvraient de grands yeux sans souffler mot. Elle portait une armure d’un noir étincelant rappelant l’obscur infini des mers gelées, un heaume à pointes et à visière noire au liseré d’or, une cuirasse ornée du dragon à cinq gueules aux couleurs changeantes sous la caresse des premiers rayons de soleil… On murmura, tout excité, que les hauts seigneurs l’avaient arborée jadis lors de la fameuse guerre de la Lance. Dans son gantelet plié, Mina tenait une arme à la lueur fabuleuse. Le métal semblait brûler telle une flamme en captant le rayonnement solaire. La jeune femme la brandit triomphalement, l’offrant à l’adoration de la foule. La foule éclata en cris de liesse qui se répercutèrent à flanc de montagne. On aurait dit qu’un autre séisme faisait trembler le sol. Lance au poing, Mina mit un genou en terre, imitée par les citadins qui se joignirent à ses prières. Certains en appelaient à l’Unique, mais la grande majorité en appelait à Mina. Elle se releva, face au totem, et confia l’arme légendaire à une prêtresse en robes blanches. On murmurait qu’il s’agissait d’une ancienne Solamnique à laquelle la déesse aurait confié la lancedragon pour qu’elle la remette à Mina… Quoi qu’il en soit, la prêtresse la prit en dissimulant mal ses grimaces de douleur. Elle se mordillait les lèvres comme pour s’empêcher de crier. Mina posa les mains sur deux énormes crânes, à la base du totem, et cria des paroles inintelligibles, avant de s’écarter, bras tendus vers le ciel. Un être fabuleux apparut : un gigantesque dragon. Dans la foule, des gens qui s’étaient tenus près du totem reculèrent, terrifiés. Sous la peau brune écailleuse, on voyait le squelette du monstre, avec les vertèbres rondes, la moelle épinière, la cage thoracique massive, les os épais des lourdes pattes, ceux plus délicats des ailes, de la queue et des orteils… On voyait encore les muscles et les tendons. Il manquait le cœur et les vaisseaux sanguins. Car la magie était son sang, la soif de vengeance et la haine, son cœur palpitant. Une momie. Un cadavre animé… Les ailes membraneuses sèches et souples comme du cuir se déployèrent au-dessus de Sanction, bloquant de leur fantastique envergure les rayons du soleil. L’ébauche de l’aube redevint la nuit. Cette vision répugnante fit taire ceux qui acclamaient encore Mina, leur faisant ravaler leurs ovations. La puanteur de la mort agressa les narines, avec pour corollaire un désespoir bien pire que celui généré par la terreur des dragons… Car l’aiguillon de la frayeur peut pousser à des actes héroïques, alors que le désespoir prive ses victimes de tous leurs moyens. Accablés, tête basse, les citadins crurent leur dernière heure venue. Leur fin allait être horrible… Les prenant en pitié, Mina leur insuffla son propre courage. Elle reprit le chant qu’ils connaissaient par cœur, un chant qui revêtait maintenant un sens nouveau… « Les ténèbres envahissantes prennent nos âmes Nous étreignant dans leurs replis mortels Là où le néant absolu retient Notre destin entre ses mains. Rêvez, guerriers, de l’ombre Et goûtez la douce rédemption De la Compagne de la Nuit, sa dévotion Pour les âmes quelle détient. » Le chant rassura les gens, chassant leur désespoir. Les soldats recommencèrent à scander le nom de la jeune femme, promettant qu’elle serait fière d’eux. Elle leur recommanda d’accomplir leurs tâches avec courage en gardant toujours la foi. Avec un seul nom sur toutes les lèvres, la foule se dispersa. Mina reprit la lance à la prêtresse. Odila cacha vivement sa main blessée dans son dos. L’élue de l’Unique releva la visière de son casque. — Voyons ça. Odila refoula ses larmes. — Non… Je ne voudrais pas vous ennuyer… Mina lui saisit le poignet d’autorité, le ramenant à la lumière. La paume était noircie et sanguinolente, comme si elle sortait du feu. Mina y posa les lèvres. Aussitôt, la chair guérit. Il resterait d’affreuses cicatrices. Odila l’embrassa en lui souhaitant tout bas bonne chance. Mina leva les yeux vers le dragon-liche. — Je suis prête. Du totem jaillit une main éthérée. Dès que la jeune femme eut grimpé dessus, la main divine l’éleva dans les airs, au-dessus des arbres et de la pyramide, jusqu’au dragon-liche. Mina monta sur son dos. Le cadavre volant n’avait ni selle ni bride visibles. Un autre dragon apparut à l’est, fondant sur Sanction. Les gens crièrent de peur en croyant apercevoir Malys. Calée sur sa monture, Mina attendit. Les exclamations de frayeur se transformèrent en folles acclamations dès que le dragon apparut plus clairement. Le nom « Galdar ! » vola de bouche en bouche. Impossible de s’y méprendre, sa tête cornue se détachant nettement à la lumière du jour était reconnaissable entre toutes… Le minotaure brandissait un énorme pieu du genre qu’on plantait en terre pour briser les charges de cavalerie. Mais ce lourd projectile était comme un jouet aux mains d’un monstre comme lui. Il le maniait avec autant d’aisance que Mina sa lancedragon. De l’autre main, il tenait les rênes de sa monture bleue, Rasoir. Plein de défi, il lança un puissant cri de guerre, invoquant son dieu, Sargas. Qu’il combatte avec bravoure sous les yeux de la divinité ou qu’il meure foudroyé ! À vrai dire, il s’étonna lui-même de brailler ce serment guerrier qu’il avait sans doute entendu dans son enfance. Les mots lui vinrent tout naturellement à l’esprit, le remplissant de confiance. Mina releva sa visière. Sous son heaume noir, elle était d’une pâleur mortelle saisissante. Plus frappant encore, son regard brillait d’excitation. Quand Galdar le croisa, pour la première fois, il ne se fit plus l’effet d’un insecte englué dans la résine dorée. Il était redevenu lui-même, un ami fidèle, un frère d’armes… Il aurait pu en pleurer de joie. Et peut-être le fit-il. Mais ses ardeurs belliqueuses firent s’évaporer ses larmes avant de le couvrir de honte. — Vous ne combattrez pas seule, Mina ! rugit-il. — Ta vue réjouit mon cœur, Galdar ! C’est le premier miracle de l’Unique ! Et la journée ne fait que commencer ! Le dragon bleu dévoila ses crocs. Mina avait peut-être raison. Galdar avait d’ores et déjà l’impression de revivre les contes héroïques d’antan. La jeune femme baissa sa visière, incita sa monture à tourner le cou, à déployer ses ailes et à prendre son élan vers les nuées. Galdar suivit son exemple. Sous le ventre des dragons, la cité de Sanction rapetissa vite. Réduits à l’état de minuscules points noirs, les gens disparurent vite à la vue. Plus Rasoir prenait de l’altitude, plus le monde faisait figure de miniature. Si haut dans les nuées, tout respirait le calme et la sérénité, les battements d’ailes troublant à peine le profond silence des cieux. Et quand le dragon bleu plana sur des courants chauds, ce bruit léger cessa aussi. Galdar eut l’impression de rester seul au monde en compagnie de Mina. En bas, tous se tordaient le cou, guettant la réapparition de la jeune femme. Des officiers dispersèrent l’attroupement et des soldats prirent position le long des remparts. Beaucoup de citadins s’obstinèrent à s’agglutiner autour du temple, échangeant des commentaires fébriles. Après la défaite annoncée de Malys, Mina et les chevaliers de l’Unique régneraient sans partage sur l’Ansalonie. Miroir s’attardait près du totem, guettant l’esprit de Palin. Il n’eut pas longtemps à attendre. — Où est le dragon bleu ? lança aussitôt le mage, alarmé par son absence. Miroir l’entendait si clairement qu’il aurait pu jurer avoir affaire à un être vivant. En dépit d’une curieuse et subtile sensation, à fleur de peau… — Il vous suffit de lever les yeux, répondit le dragon. Il livre son propre combat, nous laissant le soin de livrer le nôtre. — Comment ça ? Vous seriez-vous ravisé ? — C’est notre nature de dragons… Nous ne fonçons pas tête baissée dans la gueule du loup, contrairement aux humains. Oui, je me suis ravisé. — Ce n’est pas le moment de plaisanter ! — Très juste. Avez-vous mesuré les conséquences de vos actes ? Savez-vous ce qu’entraînera la destruction du totem ? Surtout en pleine attaque de l’ennemi ? — Nous n’aurons pas d’autre occasion d’agir. Takhisis est accaparée par Malys, comme tout le monde en ce moment. Si nous ratons cette chance, tout est perdu. — Et si, en abattant le totem, nous donnions la victoire à notre ennemie ? — Malys est mortelle. Elle ne vivra pas éternellement. Au contraire de Takhisis ! J’ignore quelles seront les conséquences de la disparition du totem. Mais ce que je sais, c’est que, chaque jour, chaque heure, chaque seconde, je nage dans les tourbillons du fleuve des âmes… Les Morts de Krynn, innombrables, subissent les tourments d’une faim impossible à assouvir. La Reine des Ténèbres les berce de promesses qu’elle n’a nullement l’intention d’honorer. Les malheureux en ont conscience ! Pourtant, ils exécutent ses ordres avec l’espoir pathétique d’être libérés un jour… Ce jour ne viendra jamais, Miroir. Vous et moi, nous le savons. S’il y a la moindre chance que la destruction du totem empêche Takhisis de prendre pied dans notre monde, nous ne devons pas la laisser passer ! — Quitte à être tous réduits en cendres par Malys ? — Quitte ! — J’ai besoin d’y réfléchir encore un peu. — Un peu, insista Palin. Pendant que les dragons méditent, le monde n’arrête pas de tourner ! Miroir resta seul face à son cas de conscience. La petite pique du mage était claire comme de l’eau de roche… Jadis, ignorant les conflits qui faisaient rage dans le monde, les dragons de Lumière s’étaient prélassés dans leurs antres. Ils en parlaient doctement : le mal se dévore lui-même alors que le bien apporte la rédemption. Pendant ce temps, la Reine des Ténèbres avait eu beau jeu de voler leurs œufs et d’éliminer leurs petits… Le vent changea, soufflant de l’ouest. Miroir capta des effluves de sang et de soufre. Malys… Elle arrivait. Prisonnier de ses ténèbres, il entendait autour de lui les gens déblatérer avec une belle assurance sur le duel à venir. Il trouva la force de s’apitoyer. Les citadins n’avaient pas idée de l’horreur qui s’apprêtait à fondre sur eux. Aucune idée… Miroir se rapprocha à tâtons du totem et le longea, s’orientant vers le temple. Il se frayait un chemin à l’aide de sa canne, heurtant des mollets, percutant des arbres et bouleversant des parterres de fleurs… Les soldats juraient, irrités ; quelqu’un lui flanqua un coup de pied. Miroir sentait sur sa joue gauche la chaleur du soleil… Mais il aurait déjà dû atteindre le temple. Avait-il trop bifurqué ? Pour ce qu’il en savait, il se dirigeait peut-être en direction de la montagne… Maudissant sa cécité, il s’immobilisa, en quête d’indices. On le prit par un coude. — Vous semblez perdu, dit une voix féminine. Puis-je vous aider ? Une voix rauque, comme étouffée par des larmes contenues. La main, sur son coude, était ferme et calleuse. Une guerrière ? La fameuse Solamnique passée à l’ennemi ? Pourquoi diable se donnerait-elle la peine de lui venir en aide ? Les vieilles habitudes ont la peau dure, il est vrai… — Merci, ma fille, répondit-il avec humilité, jouant son rôle. Si vous aviez la bonté de me conduire jusqu’au temple… J’y chercherai conseil… L’inconnue lui servit de guide. — Je suis aussi troublée, admit-elle en glissant son bras sous le sien. Miroir la sentait trembler. — Un problème partagé est à moitié résolu, rappela-t-il. À défaut de voir, je sais écouter. Son âme de dragon capta au même instant les battements d’ailes gigantesques. L’odeur infernale de Malys s’accentuait. Il devait se décider… Se dégager et agir tout de suite, tant qu’il en était encore temps. Quelque chose le retint. Le dragon d’argent avait longtemps roulé sa bosse. Il ne croyait pas aux coïncidences. Cette rencontre apparemment fortuite ne devait rien au hasard. Cette jeune femme avait laissé la compassion la rapprocher d’un mendiant aveugle… Et il était touché par sa tristesse presque palpable. Ensemble, ils pénétrèrent dans le temple. À tâtons, il chercha… et trouva. — Restez là. — Mais nous n’avons pas atteint l’autel ! dit l’inconnue. Vous avez les doigts sur un sarcophage. C’est un peu plus loin. — Je sais. Mais je préférerais rester là. C’était une de mes vieilles amies. — Lunedor ? fit-elle, méfiante. Une de vos amies ? — J’ai fait un long voyage pour la revoir. Palin revint et lui chuchota à l’oreille : — Miroir, que fiches-tu avec cette Solamnique que les ténèbres ont corrompue ? — Quelques instants avec elle…, souffla le dragon. C’est tout ce que je demande. Odila se méprit. — Prenez tout le temps que vous voudrez, mon brave. Encore que Malys approche, vous savez… — Croyez-vous en l’Unique ? demanda Miroir. — Oui ! Pas vous ? — Je crois en Takhisis et la révère. Mais je ne la sers pas. — Comment est-ce possible ? Si vous la révérez, il s’ensuit forcément que vous êtes à son service ! — Ma réponse est toute une histoire… Étiez-vous avec Lunedor quand elle mourut ? — Non… Seule Mina était présente, ajouta Odila, radoucie. — Pourtant, il y a eu des témoins. Un sorcier, Palin Majere, a assisté à la scène. Takhisis a révélé sa véritable nature à Lunedor. La déesse triomphait contre son ennemie jurée ! Quelle douce revanche pour Takhisis que d’expliquer à son archi-ennemie qu’elle lui devait la puissance du cœur, le don de guérir, de construire et de créer… La déesse a affirmé que la puissance du cœur venait non de la Lumière mais des Ténèbres. Elle espérait la convertir. Elle lui promit la vie, la jeunesse et la beauté en échange de son adoration. » Lunedor refusa de se soumettre au culte d’une déesse responsable de tant de malheurs et de douleurs. En colère, Takhisis l’accabla du poids des ans pour la faire mourir de vieillesse et de désespoir. Mais Lunedor rendit son dernier soupir sur une prière. — À Takhisis… ? — À Paladine. Elle lui demandait pardon d’avoir perdu la foi et confirmait par cette prière l’avoir retrouvée. — Mais pourquoi avoir prié Paladine sachant qu’il ne pouvait pas répondre ? — Lunedor ne demandait pas de réponses, puisqu’elle les connaissait. Depuis toujours, elle portait dans son âme la vérité de sa sagesse et de ses enseignements. Même si elle ne pouvait plus voir Paladine ou recevoir ses bénédictions, il demeurait en elle, comme toujours. Lunedor avait conscience des mensonges de Takhisis. Ses bienfaits venaient de son cœur, et cela, jamais le mal ne pourrait se l’approprier. Les miracles étaient le fait de Paladine, qui ne l’avait jamais quittée. Il ferait toujours partie d’elle. — Mais pour moi, il est trop tard ! s’écria Odila, au désespoir. Je suis au-delà de la rédemption ! Regardez ma paume… Ou plutôt, ajouta-t-elle en posant les doigts de « l’homme » au creux de sa main, sentez les cicatrices toutes fraîches que m’a infligées la lancedragon… Je suis punie ! — Par qui, mon enfant ? lui demanda Miroir d’une voix douce. Par Takhisis ? Ou par la vérité qui est en votre cœur ? Odila ignorait la réponse. En paix avec lui-même, le dragon exhala un lourd soupir. Il savait ce qu’il lui restait à faire. — Je suis prêt, dit-il à Palin. 19 Malys Galdar et Mina volaient de conserve – même si Rasoir gardait ses distances vis-à-vis de Mina et du dragon-liche, ne cachant pas son dégoût. Galdar craignait que Mina trouve offensante la réaction de sa monture bleue, mais elle n’en paraissait pas affectée. En fait, rien ne comptait à ses yeux hormis le duel. Elle avait fait abstraction du monde entier. Quant à Galdar, bien que certain de vivre ses derniers instants, il ne s’était jamais senti aussi heureux ni en paix avec lui-même. Il repensa aux jours sombres où, misérable manchot, il avait été contraint de lécher les bottes de son salaud de chef, feu Ernst Magit que personne ne regrettait. Quand le minotaure mesurait tout le chemin parcouru depuis lors aux côtés de sa rédemptrice, celle qui l’avait arraché à son funeste destin en lui rendant son bras et sa dignité… une seule chose lui importait : veiller sur Mina, quitte à se sacrifier. Les dragons tutoyèrent les nuées. Galdar n’avait jamais été à pareille altitude. Par bonheur, il ne souffrait pas du vertige. Il détestait voyager à dos de dragon – le minotaure qui aimerait ça n’était pas encore né –, mais il n’en concevait aucune appréhension particulière. Les deux dragons survolèrent les Seigneurs du Destin. Fasciné, Galdar regarda les cratères bouillonner au fin fond des cheminées minérales. Espérant repérer Malys les premiers, les dragons traversèrent la fumée et les gaz. Ils auraient ainsi l’avantage de la surprise. La surprise vint… Mais ils en firent les frais. Avec un cri d’alarme, Mina pointa un bras vers le bas. Malys avait utilisé la couverture nuageuse pour voler sans être vue. Parvenue sous ses ennemis, elle fonçait sur Sanction. Galdar avait déjà vu des dragons rouges, impressionné par leur taille et leur masse formidables. Mais en comparaison, ceux de Krynn étaient des nains… Malys aurait pu ne faire qu’une bouchée du dragon bleu et du minotaure, son cavalier. Elle avait de gigantesques griffes acérées capables d’éventrer des montagnes. D’un coup de queue, elle aurait pu faire voler les cimes en éclats, les réduire en cendres… La gorge sèche, Galdar avait des crampes dans les doigts à force de serrer son arme. Il eut soudain une vision : Malys crachant le feu, faisant fondre la pierre, l’os et la chair en un clin d’œil, et bouillir les océans… Il s’apprêta pourtant à lancer sa monture à l’attaque, mais Rasoir, un vétéran, prit l’initiative. Ailes repliées le long de ses flancs, silencieux comme l’ombre, il piqua sur l’ennemi. Le dragon-liche l’imita, le battant rapidement de vitesse. Mina baissa sa visière. Galdar se la représenta mentalement, pâle et tendue sous son heaume. Un juron aux lèvres, il talonna d’instinct sa monture ailée comme il l’aurait fait d’un cheval. Naturellement, Rasoir ne sentit rien. De toute façon, il n’avait pas l’intention d’être à la traîne. Il accéléra tant que Galdar en eut les larmes aux yeux. Il dut baisser les paupières, les entrouvrant à peine pour suivre la scène. Malys était devenue une traînée rouge… Un vol grisant, au même titre qu’une charge de cavalerie... Galdar brandit son pieu. Rasoir allait-il éperonner son ennemi à l’instar d’un navire de guerre ? Peu importait au minotaure, même si cela devait le tuer. Un calme étrange l’envahit. La peur l’avait quitté. Il voulait vaincre le monstre. Rien d’autre ne comptait. Mina était-elle en proie à la même ferveur belliqueuse ? S’imaginant déjà à l’agonie avec la jeune femme, tous deux couverts de sang et léchés par les flammes, une étrange exaltation le submergea. Malystryx avait Sanction pour objectif. La ville était en vue, avec ses habitants aux allures d’insectes affolés. Dans les airs, elle ne craignait rien. Même Mina, serait-elle folle à lier, n’oserait pas l’attaquer à dos de dragon ! Quand le monstre leva les yeux simplement pour admirer l’azur des nuées, il fut choqué jusqu’au tréfonds de son être… Deux dragons fonçaient sur lui ! Malys n’en crut pas ses yeux. Les téméraires furent sur elle en un clin d’œil, achevant de lui couper le souffle. Une vive retraite lui sauva la mise. Les attaquants volaient trop vite pour freiner à temps et rectifier le tir. Ils filèrent près d’elle, virèrent en hauteur et s’apprêtèrent à revenir à la charge. Les gardant à l’œil, Malys ne chercha pas aussitôt à les anéantir. Dans l’expectative, elle les laissa venir… À quoi bon fournir des efforts inutiles ? Sachant manier la terreur des dragons mieux que tous ses congénères de Krynn, elle aurait tôt fait d’inciter ces minables à une piteuse volte-face, la queue entre les pattes… Et dès qu’ils lui tourneraient le dos, elle leur réglerait leur compte. Avec une joie mauvaise, elle regarda le dragon bleu hésiter… Certaine que son cavalier et lui ne présentaient aucun danger, elle tourna son attention vers l’autre dragon… qui fonçait toujours sur elle. Malys comprit soudain la raison de cette incroyable intrépidité… Elle avait vu assez de dragons morts-vivants. Ainsi… l’Unique pouvait faire se dresser les trépassés… Malys en fut plus irritée qu’intriguée. Voilà qui l’obligeait à revoir toute sa stratégie. Cette grotesque monstruosité volante mangée aux vers se moquait éperdument de la terreur ou de la douleur. Comment tue-t-on les Morts ? Malys devrait consentir plus d’efforts que prévu. — D’abord, tu manipules les âmes des Morts pour me dépouiller ! rugit-elle. Ensuite, tu animes une relique momifiée ! Qu’espère ton minable dieu ? Que je hurle de terreur ? Que je tourne de l’œil ? Je ne crains ni les Vivants ni les Morts ! Je dévore les uns comme les autres. Et toi aussi, tu finiras sous ma dent ! Elle évalua ses adversaires, tentant d’anticiper leurs mouvements tout en réfléchissant à l’attaque suivante. Elle écarta de ses calculs le dragon bleu, en piètre condition. Il puait la terreur à plein nez. Et le minotaure n’était pas mieux loti. La cavalière du dragon liche, en revanche… Malys plana dans toute sa majesté. Mina ne pouvait pas gagner. Et aucun dieu ne la sauverait. La femelle rouge savait pertinemment quelle terreur elle inspirait dans les cœurs. De sa masse gigantesque, elle dominait tous les natifs de Krynn. D’un seul claquement de mâchoires, elle romprait l’échine dorsale du dragon momifié. Ses griffes étaient de la taille de l’humaine qui osait la défier. En outre, elle possédait une magie apte à soulever des montagnes. Gueule grande ouverte, elle laissa le feu couver au fond de sa gorge, puis fléchit ses griffes brunes à force de verser le sang – et qui avaient arraché à un dragon d’or son cœur palpitant… Enfin, elle agita sa queue capable de fracasser le crâne d’un congénère en plein vol… Peu de mortels avaient été confrontés à ce spectacle. Mina aurait-elle présumé de ses forces ? Figée sur le dos de sa monture momifiée, elle parut terrassée par la terreur, se recroquevillant à vue d’œil. Incapable de regarder la mort en face, elle gardait la tête baissée. Soulagée, Malys s’apprêta à cracher le feu et à transformer les impudents en torches vivantes. Mina ne baissait pas la tête par peur, mais en signe d’humilité, pour mieux prier. Et sa divinité ne l’abandonna pas. Lancedragon brandie, la jeune femme releva fièrement le menton. La lance de lumière fit monter les larmes aux yeux de Malys. Momentanément aveuglée, elle ravala son souffle méphitique. — Pour l’Unique ! hurla Mina. Galdar sut que leur dernière heure était venue. Du moins, il l’espéra, car la peur le submergeait… Sous ses cuisses, des tremblements incoercibles agitaient Rasoir. À cet instant, la déesse réagit : la lancedragon s’embrasa, dissipant la terreur du minotaure. Rasoir poussa un cri de guerre auquel Galdar se joignit. Quand Mina brandit la lancedragon, il devina ses intentions : attaquer Malys en piqué. Agacée, la femelle rouge avait ralenti dans son arrogance. C’était le moment ou jamais. Les dragons alliés entamèrent leur manœuvre. Mais Malys, d’un puissant battement d’ailes, fonça gueule grande ouverte. Anticipant l’attaque, Rasoir avait déjà viré, et évité de justesse les flammes qui rasèrent son ventre. L’estomac retourné, le minotaure se cramponna d’une main au pommeau de sa selle, l’autre serrant son arme. Le harnais était conçu pour des humains, pas pour des minotaures. Galdar espérait que les courroies tiendraient bon. Rasoir se rétablit en plein vol ; le cœur étreint par l’angoisse, le minotaure chercha des yeux… — … Mina ! — Au-dessous ! beugla Rasoir. En effet, elle était juste sous eux – et sous Malys, prise ainsi entre deux feux. La femelle rouge avait Rasoir dans son collimateur. D’un battement d’ailes presque nonchalant, elle s’orienta vers sa proie à grande vitesse. Le dragon bleu battit frénétiquement des ailes. — Vole, bon sang ! éructa Galdar – même si Rasoir faisait déjà l’impossible pour distancer leur poursuivante. Une tentative futile. À bout de souffle, le dragon bleu avait les poumons en feu et les muscles tétanisés par l’effort… D’un coup d’œil par-dessus son épaule, Galdar constata à quel point leur situation était désespérée, sans nulle possibilité de semer le monstre… Malys, elle, était à peine essoufflée. Ses crocs étincelaient au soleil. Elle allait refermer les mâchoires sur l’échine du petit dragon bleu et la lui rompre. Galdar ferait une chute mortelle de plusieurs milliers de pieds… Le minotaure agrippa son épieu. — Nous n’y arriverons pas, Rasoir ! Fais volte-face et affrontons-la ! Aussitôt dit, aussitôt fait. Croisant le regard maléfique de Malys, Galdar serra encore son arme, prêt à la lancer dans la gorge du monstre. Au lieu de mordre son adversaire, Malys… hoqueta. Mina s’était approchée de son ventre, la lancedragon s’enfonçant sous les écailles protectrices. C’était un hoquet d’étonnement plus que de douleur, car la première entaille fut légère. Au choc s’ajouta l’insulte. Grinçant des dents, griffes tendues, Malys se retourna en plein vol, la queue par-dessus la gueule. Mais le dragon-liche se révéla également doué pour les manœuvres acrobatiques. Grâce à un vol nerveux en zigzag, il évita les battements d’ailes frénétiques. Le dragon-liche plongea. Galdar et le dragon bleu montèrent en chandelle dans les nuées puis virèrent. Malys se fatiguait d’une escarmouche qui avait vite cessé d’être amusante. Ailes grandes déployées, elle chercha à accélérer l’allure. Elle refermerait ses griffes sur ce cadavre volant et le réduirait en cendres. Quant à son cavalier, il subirait le même sort. Galdar fut stupéfait par cette course hallucinante. Rasoir se lança aux trousses de Malys – sans aucune chance de la rattraper avant qu’elle s’abatte sur Mina. Malys cracha le feu. Hurlant son défi à pleins poumons, Galdar talonna Rasoir. À défaut de sauver Mina, il la vengerait ! Le dragon-liche déplia ses ailes à l’aspect cuivré. La boule de feu le heurta au ventre et se répandit le long de ses ailes… Le minotaure rugit de haine. Un rugissement qui se mua en cri de jubilation. Car la lancedragon absorba la fantastique décharge d’énergie. Mina brandit l’arme fabuleuse pour montrer à Galdar qu’elle était indemne. De sa masse, le dragon-liche l’avait protégée du feu de Malys. Mais la manœuvre n’alla pas sans conséquence… Qu’il n’éprouve ni peur ni douleur ne changeait effectivement rien au fait qu’il était la proie des flammes. Et, privé de ses ailes squelettiques dévorées par le feu, il ne tiendrait plus longtemps dans les airs. Il commença à perdre de l’altitude. — Mina ! brailla Galdar, le cœur au bord des lèvres. Il ne pouvait plus rien pour la sauver… Les ailes en feu, le dragon-liche tomba en chute libre. Certaine d’avoir éliminé cet adversaire-là, Malys se tourna vers le survivant. Pour Galdar, sa propre existence n’avait plus aucun sens. Il pria. — Takhisis, sauve Mina ! Sauve-la ! Elle t’a tout donné… Épargne-la ! En réponse, un troisième dragon apparut. Ni mort ni vivant. Sans substance, ses cinq gueules traversèrent le dragon-liche en perdition. La déesse en personne se joignait au duel ! Les ailes cuivrées du dragon-liche chatoyèrent, nimbées d’une lumière surnaturelle. À courte distance du sol, le cadavre volant fut arraché à sa spirale fatale. Braillant de joie, Galdar brandit son arme et défia Malys afin de détourner son attention de Mina. — À l’attaque ! cria-t-il. Les crocs dénudés, Rasoir s’était déjà lancé dans un plongeon. Un grondement monta du ventre du monstre que le minotaure chevauchait. Des éclairs crépitèrent dans la gueule ouverte de Rasoir… et frappèrent Malys au museau, manquant de désarçonner Galdar. Sous le choc de la décharge, la femelle rouge fut agitée de spasmes. Les nerfs tendus à se rompre, Galdar espéra que le coup suffirait… La lumière dissipée, Malys secoua la tête, sonnée, tel un boxeur qui se remet d’un uppercut. Redressée de toute sa taille, elle vociféra. — Rapproche-moi d’elle ! hurla Galdar. Rasoir obéit. Le minotaure lança son épieu de toutes ses forces… et faillit crever l’œil du monstre. Mais le dragon bleu avait dû s’approcher beaucoup trop… Et Malys était loin d’être hors de combat. Elle plongea. Le minotaure s’arracha à sa selle pour se rattraper au cou du dragon, les jambes dans le vide. Malys referma les mâchoires sur Rasoir, engloutissant la selle tout entière dans sa gueule. Du sang chaud gicla le long des flancs du minotaure. Le dragon bleu hurla de frayeur et de douleur, griffant l’air de ses pattes. Aspergé du sang chaud de Rasoir, Galdar se cramponna de toutes ses forces. Malys secoua sa proie comme un chien le fait à un rat afin de lui briser l’échine. Il y eut un crissement d’os écœurant, un cri de terreur… Mina vit le dragon bleu entre les mâchoires de Malys. Galdar avait dû mourir… Perdre le plus cher de ses serviteurs lui brisa le cœur. Une entaille sanguinolente balafrait le ventre orangé du monstre. Mais ce n’était pas une blessure fatale. Les ailes du dragon-liche étaient deux rideaux de flammes. Bientôt, Mina chevaucherait le feu… La chaleur l’incommodait. Sans plus. Elle n’avait d’yeux que pour son ennemie. Et elle sut ce qu’il lui restait à faire. — Takhisis, bats-toi avec moi ! Elle brandit sa lancedragon. La voix désincarnée de son enfance, celle qu’elle avait entendue pour la première fois à quatorze ans et pour laquelle elle avait tout quitté, retentit de nouveau. — Je suis avec toi ! La déesse déploya ses ailes – qui devinrent celles d’un dragon géant. Battant de plus en plus vite, elles attisèrent encore le feu, si bien que Mina disparut dans une colonne de flammes. Investie par la grâce divine, la jeune femme ne sentit pas la chaleur faire fondre le métal de son armure sur sa peau. Elle se projetait tout entière dans la victoire. Le ventre blessé du monstre commençait à remplir son champ de vision, au point que du sang gicla sur elle. Soudain, Takhisis se volatilisa. Mina en eut le souffle coupé, transie jusqu’aux os. Suffoquant, elle se retrouva seule, à dos de dragon. Un dragon dont les flammes ne laisseraient bientôt que des cendres… Pourquoi sa déesse l’abandonnait-elle au cœur du combat ? Une épreuve ? Dans ce cas, ce ne serait pas la première. Et toutes avaient été très dures, poussant Mina à la limite de son endurance. Par son sang versé, par ses actes, par ses paroles, la jeune femme avait su triompher de toutes les difficultés. Mais cette épreuve-ci s’annonçait la plus cruelle. Qu’importait… Dans la mort, elle rejoindrait sa déesse. Le dragon-liche embrasé éperonna Malys avec une violence inouïe. Sous l’action de la chaleur, le sang qui coulait de la blessure commença à bouillonner. Lancedragon brandie, Mina la planta de toutes ses forces dans le ventre de Malys, ouvrant une plaie béante. Submergée par un flot de sang et de feu, la jeune femme agrippée à la lance magique pria encore Takhisis. La déesse la jugerait-elle enfin digne de ses bienfaits ? Malys se tordait de douleur – une douleur comme elle n’en avait encore jamais connu. Affolée, elle lâcha sa proie et poussa des hurlements stridents. Galdar aurait donné cher pour pouvoir se couvrir les tympans. Mais desserrer sa prise et porter une main à son oreille lui aurait valu une chute mortelle. Rasoir et lui tombaient vers les Seigneurs du Destin. Les rocs déchiquetés leur vaudraient un atterrissage… des plus douloureux. Grièvement blessé, Rasoir qui se savait perdu faisait preuve d’un courage héroïque en tentant de sauver son cavalier. Galdar se cramponnait toujours à son cou, évitant de gigoter. Chaque battement d’ailes devait être une torture, mais le dragon bleu continuait à ralentir leur descente et à chercher une zone d’atterrissage malgré une vue qui se brouillait inexorablement. Agrippé au cou du dragon mourant, Galdar leva les yeux. Mina chevauchait des ailes de flammes. Le dragon-liche transformé en torche vivante éperonna Malys, élargissant la plaie infligée par la lancedragon. Cette fois, la femelle rouge fut éventrée. — Mina ! hurla Galdar, épouvanté. Malys lâcha son cri d’agonie. Combien de fois avait-elle entendu ses victimes pousser le même ? Et à l’instant encore, en rompant d’un coup de mâchoire l’épine dorsale de l’intrépide petit dragon bleu… Maintenant, son tour était venu. Elle donna libre cours à sa furie et à sa douleur. Aveuglée par les flots de sang et abandonnée par sa déesse, Mina refusait de lâcher la lancedragon. Elle l’enfonça jusqu’au cœur du monstre. Foudroyée en plein vol, Malys tomba et s’écrasa sur les rochers en dents de scie des Seigneurs du Destin. Elle avait entraîné son vainqueur dans sa chute. 20 Une lumière aveuglante Voir la gigantesque carcasse de Malys tomber du ciel pour s’écraser sur les volcans arracha des clameurs de joie aux citadins de Sanction. Mais ils déchantèrent vite quand la terreur des dragons s’empara d’eux, écrasant dans l’œuf toute espérance, brisant leurs rêves en mille éclats et les mettant face à leurs pires cauchemars. Les archers censés larder le monstre de traits enflammés jetèrent leurs armes et rampèrent en gémissant. Les servants des catapultes prirent la fuite. Les escaliers conduisant aux remparts étaient pris d’assaut par les soldats terrorisés, si bien que nul ne pouvait plus les gravir ou les descendre. Des combats éclatèrent au sein des troupes. Certains hommes, épouvantés, se jetèrent dans le vide du haut des remparts. Les rares à garder la tête froide étaient trop peu nombreux pour faire une différence. Un officier qui tenta de s’opposer au mouvement de fuite de ses hommes fut frappé par sa propre épée, et piétiné sauvagement. Les murs et les grilles n’étaient plus des barrières. Du fond de sa cellule, proche de la porte ouest, Silvanoshei sentit la peur s’insinuer en lui. Étendu sur sa méchante paillasse, dans le noir, il rêvait encore de Mina. Il se savait oublié, alors que lui ne pourrait jamais oublier l’objet de tout son amour… Comme chaque nuit, il l’imaginait reparaître dans le couloir, le délivrer et affronter à ses côtés le parcours tortueux que sa vie était devenue… Comme chaque jour, le gardien lui apporta sa pitance. S’ennuyant à mourir la plupart du temps, il tourmentait les prisonniers, histoire de tuer le temps. S’il lui était interdit de maltraiter le roi des elfes, personne ne l’empêchait de le harceler verbalement. Que Silvanoshei ne réagisse jamais à ses piques ne le décourageait pas. Il croyait accabler sa victime de railleries… En réalité, l’elfe ne l’entendait même pas. Une voix parmi d’autres… Comme celle de son père disparu, de Samar, de sa mère, de la séductrice qui lui avait tant promis sans jamais tenir parole… Les autres voix, réelles, n’étaient jamais aussi fortes que celles venues de son âme blessée. Elles se réduisaient aux couinements des rats infestant la cellule. La terreur des dragons fit suffoquer le prisonnier. Elle l’arracha à son monde imaginaire, le jetant sur le sol glacial de la réalité. Il en fut comme paralysé. — Mina, sauve-nous ! gémit le geôlier, figé sur le seuil. Il entra dans la cellule d’un pas saccadé, agrippa l’elfe par un bras et éclata en sanglots, le serrant sur son cœur comme s’il venait de retrouver un frère sain et sauf. — Que se passe-t-il ? cria Silvanoshei. — Malys ! hoqueta l’homme terrifié, ses claquements de dents incoercibles le rendant presque incompréhensible. Elle arrive ! Nous allons tous mourir ! Que Mina nous protège… — Mina…, répéta l’elfe dans un souffle, sa propre peur aussitôt reléguée. — Elle va combattre le dragon ! s’écria le geôlier en se tordant les mains. Dans la prison tout entière, le chaos régnait. Les gardes en fuite, les prisonniers affolés se jetaient contre leurs barreaux, tentant frénétiquement de se soustraire à l’horreur… Se dégageant, Silvanoshei sortit en trombe de sa cellule et courut vers la sortie, sourd aux plaintes et aux jurons des malheureux qui suppliaient qu’on les libère. Une fois à l’air libre, il inspira à pleins poumons. Enfin une atmosphère pure qui n’était plus souillée par les infâmes relents de corps sales et de fientes de rats ! Dans les cieux, il repéra la femelle rouge, gigantesque, et Mina, un petit point d’argent… Sa vision d’elfe si acérée lui permettait de mieux voir que la plupart. Malgré le rayonnement lumineux (il faisait un temps radieux), il pouvait ainsi repérer le minuscule point argenté perdu dans l’immensité du ciel… Indifférent aux gens affolés qui le bousculaient en courant en tous sens, il garda les yeux rivés sur l’étincelle d’argent. À l’apparition de Malys, Palin découvrit un point positif à sa condition : la terreur des dragons qui plongeait une ville dans l’anarchie n’avait aucune prise sur lui. Il pouvait impunément contempler le monstre rouge. Son esprit planait près du totem. Une lueur surnaturelle ardait au fond des orbites vides des dragons Morts. Il entendait les cris de vengeance des Morts monter jusqu’aux cieux… vers Takhisis. Palin n’eut pas un doute, pas une hésitation. Son devoir était clair comme de l’eau de roche. Il fallait arrêter la déesse, ou au moins miner son pouvoir… Elle avait investi une telle puissance dans ce totem afin d’en faire un Portail, de faire fusionner le plan physique et le royaume spirituel… En cas de succès, elle régnerait en maîtresse suprême sur l’univers. Plus rien ni personne – spectre ou mortel – n’aurait encore la force de s’opposer à elle. — Vous aviez raison, Palin, reconnut Miroir. Sanction est en proie à la terreur. — Ce vent de folie se dissipera bientôt… L’esprit de Dalamar surgit du totem pour lui couper la parole. — On profite mieux du spectacle en prenant un peu de hauteur, Majere. Qu’est-ce qui vous retient sur terre ? Vos pieds ? Nous pourrions prendre nos aises sur les nuages afin de ne pas perdre une miette du duel en regardant le sang pleuvoir littéralement du haut des cieux. Qu’attendez-vous ? — Le dénouement m’intéresse très peu, répondit Palin. Quel que soit le vainqueur, nous serons les perdants. — Parlez pour vous ! Au grand dam de Palin Majere, l’esprit de Dalamar se tourna vers Miroir. L’elfe noir voyait-il l’homme et le dragon d’argent ? Avait-il deviné leurs intentions ? Dans ce cas, s’opposerait-il à eux ? Ou ses propres machinations le préoccupaient-elles trop pour qu’il se soucie de celles des autres ? Car Palin ne doutait pas une seconde que l’elfe noir ait quelque chose sur le feu. — Le duel se déroule de façon satisfaisante, continua Dalamar, son œil mental rivé sur Miroir. Malys a les griffes pleines, c’est indubitable. Les gens se calment. La terreur des dragons commence à retomber. À propos, votre ami l’aveugle semble être remarquablement immunisé contre elle. Pourquoi, je me demande ? Dalamar ne se trompait pas. La terreur des dragons se dissipait. Les soldats qui se roulaient dans la poussière en hurlant à la mort se redressaient les uns après les autres, l’air embarrassé. C’est maintenant ou jamais ! pensa Palin. Quel danger présente Dalamar ? Il n’a aucune magie pour m’arrêter… Un hurlement retentit, venu des montagnes. Dans les rues, tout le monde désigna le ciel. — Quel dragon est touché ? grogna Miroir. Les « yeux » de son âme semblant les sonder jusqu’au tréfonds de leur être, Dalamar s’obstina… puis s’éclipsa. — L’issue de ce duel lui importe, c’est certain, dit Palin. Sur quel cheval a-t-il parié ? J’aimerais le savoir… — Pourquoi pas sur les deux ? lâcha Miroir. Tel qu’on le connaît… — A-t-il discerné votre essence ? — Je pense avoir réussi à le tromper. Mais, quand j’entrerai en scène, je ne pourrai plus lui jeter de la poudre aux yeux. Il me verra tel que je suis vraiment. — Alors espérons que le combat le fascinera assez pour retenir toute son attention, dit Palin. Avez-vous la fourrure et l’ambre… ? Ah, navré, j’oubliais…, ajouta-t-il en voyant son complice sourire. Les dragons n’ont pas besoin de composants pour lancer des sorts. La magie du totem augmentait. Au fond de leurs orbites, les yeux fantomatiques scintillaient d’une fureur à ce point apocalyptique qu’elle balayait tout, de la terre jusqu’au ciel. Même au grand jour, l’Œil unique brillait de toute sa blancheur. Le formidable appel du totem attirait les Morts par légion, les entraînant dans un pitoyable vortex. Et les trépassés devaient leurs indicibles tourments à la déesse. Sensible à leur détresse, touché au premier chef par le sentiment d’une perte irréparable, Palin en eut le cœur serré. — Miroir, dit-il, dès que vous lancerez votre sort, les Morts s’agglutineront en cherchant à vous arracher votre Art – car le genre de magie qui est le vôtre leur est encore accessible. Leur vue est affreuse… — … Il y a donc un avantage à la cécité, dit le dragon en passant à l’action. De tous les êtres mortels de Krynn, les dragons avaient dès la naissance un don inné pour la magie, qui faisait partie de leur être au même titre que le sang coulant dans leurs veines ou que leurs éclatantes parures d’écailles… Elle jaillissait de l’essence même de ces créatures. Il incanta dans la langue archaïque de sa race. Sorties d’une gorge humaine, ces paroles avaient moins de majesté, moins de complexes et subtiles inflexions que celles auxquelles l’ouïe fine du dragon d’argent était accoutumée depuis toujours. Mais seul comptait le résultat. Qui ne se fit pas attendre… Alors qu’il sentait les premiers picotements grisants de la magie couler dans ses veines, des mains diaphanes tirèrent sur ses écailles, ses ailes, frôlèrent son visage… Les âmes des Morts le voyaient maintenant sous son véritable jour et cherchaient à lui voler sa magie. Elles s’agrippaient frénétiquement à lui, criant leur désespoir… Elles le recouvraient tout entier, tels des lambeaux d’écharpes surnaturelles… Mais en fait, les défunts ne pouvaient rien contre lui… Miroir se félicita sincèrement de son handicap. Au moins, il ne les voyait pas. Don inné ou pas, il lui fallait se concentrer sur son sortilège. Une chose moins aisée en la circonstance qu’il l’aurait cru, avec le bourdonnement incessant des voix d’outre-tombe. Il se concentra sur l’incantation à la mélodie et aux accentuations rassurantes, scandée dans sa propre langue. La magie faisait bouillonner le sang dans ses veines… Mains tendues, il lança la formule magique. Dalamar se doutait que son confrère mijotait un coup fourré. Il continuait néanmoins à le considérer comme quantité négligeable. Palin, un danger ? Allons donc ! En magie, l’humain était devenu aussi impuissant que lui. Naturellement, l’elfe ne s’était pas laissé décourager pour autant. Et de quelque façon que la tartine beurrée tombe, il se débrouillerait toujours pour que ce ne soit pas sur le côté beurré. Le mendiant aveugle avait quelque chose… qui ne lui revenait pas. Le bougre se prenait-il pour un sorcier ? Palin imaginait-il faire équipe avec cette épave ? Quel lapin sortiraient-ils de leur chapeau ? À supposer qu’ils arrivent à cet « exploit », les âmes des Morts se jetteraient dessus comme la misère sur le pauvre monde, et en feraient – figurativement parlant – de la charpie… En attendant, laissant Palin et son mendiant aveugle à leurs pitoyables tentatives dans les ténèbres, Dalamar avait mieux à faire : assister à la fin du duel. Peu lui importait qui gagnerait. Il suivait le combat avec la froide objectivité du parieur ayant paré à toutes les éventualités. Malys cracha le feu sur le dragon-liche, enflammant ses ailes de cuir. Et se crut victorieuse. Takhisis entra en scène pour insuffler au dragon-liche la force de sauver son champion, Mina. À cet instant, Dalamar entendit une incantation dans la langue des dragons… Si elle lui était inintelligible, il reconnut du moins la cadence et le rythme particuliers… caractéristiques de la magie. Fuyant l’arène céleste, l’esprit de l’elfe noir alarmé revint à tire-d’aile au temple. À la vue d’une lumière quasi aveuglante, il comprit qu’il venait de commettre une erreur – peut-être fatale – d’appréciation. Tout comme Dalamar le Noir s’était jadis mépris sur l’oncle, voilà qu’il se méprenait de plus belle sur le neveu… Et il comprit en un éclair ce que Palin comptait faire… Le mendiant aveugle ! Miroir, le gardien de la Citadelle de Lumière, un des rares dragons d’argent à avoir osé s’attarder dans un monde déserté par tous les siens… Dalamar vit les Morts entourer Miroir pour tenter d’absorber la magie qu’il dispensait… Mais ils ne l’empêcheraient pas d’agir. Comme s’il était de mèche avec eux, l’elfe noir sut aussitôt ce que Palin et Miroir faisaient. C’était pour Takhisis l’heure du triomphe contre Malys, le dragon qui avait prétendu lui souffler la suprématie sur Krynn ! Dans un silence rageur, la Reine des Ténèbres avait dû supporter les railleries de sa grande rivale… Et la regarder, impuissante, massacrer ses partisans en détournant à son profit une puissance qui aurait dû lui revenir de droit. Devenue enfin assez forte pour relever le gant, Takhisis lui avait arraché les âmes des dragons Morts qui l’adoraient maintenant, consacrant leur énergie à leur reine. Elle commandait désormais les âmes des dragons de Krynn. Elle avait longtemps rongé son frein, guettant l’instant propice pour entrer en scène et abattre le dernier obstacle à sa prise de pouvoir – un pouvoir absolu sur son univers. Concentrée sur l’ennemie, la déesse ignorait quel danger s’apprêtait à fondre sur elle à revers. Dalamar pouvait l’avertir. Il lui suffisait d’un mot pour qu’elle rompe le combat et revienne protéger son totem. Elle n’aurait pas le choix. Elle avait eu un mal fou à créer un Portail et refuserait qu’il lui claque prématurément entre les doigts. Il y aurait d’autres occasions de combattre Malys et d’autres champions à lui opposer si Mina mourait. Dalamar hésita. Certes, Takhisis l’avait alléché par ses promesses – la restitution de son corps et de sa magie d’antan. Se projetant dans le passé, il pensa à tout ce qui lui restait : ses triomphes dans l’Art. Pour les revivre un jour, il ne reculerait devant aucune trahison. Mais la perspective de s’abaisser devant Takhisis l’insupportait. Jadis, avec la magie pour alliée, il avait ouvertement défié la Reine des Ténèbres. Son fils, Nuitari, dépourvu d’amour filial, défendait toujours ses adorateurs contre elle. Mais Nuitari avait disparu aussi. Avec le pouvoir qu’il avait accordé à Dalamar… Takhisis ne serait pas magnanime et généreuse dans le triomphe. Mais… que Dalamar ne ferait-il pas pour la magie ? La reine ne perdait pas une miette du duel, d’autant que son champion était en passe de remporter la victoire. Lancedragon au poing, Mina fonça sur Malys. À genoux dans la poussière, tête basse, Dalamar souffla humblement : — Majesté… Des rayons bleus crépitants jaillirent des doigts tendus de Miroir. L’air empesta le soufre. En imagination, le dragon « vit » son sortilège foudroyer le totem, son énergie dansant de crâne en crâne et les enveloppant. — Ça marche ? cria Miroir. — Oui, souffla Palin, impressionné. Il aurait voulu que le dragon voie ça… Bleu et blanc, les rayons magiques bondissaient follement – trop vite pour que l’œil puisse les suivre. On aurait dit que les crânes étaient soudain couverts de phosphore. Le tonnerre éclata, faisant trembler le totem sur ses bases… L’énergie s’accumula dans la salle à ciel ouvert. Les voix des Morts se turent. Celles des Vivants poussèrent une immense clameur de frayeur. Certains coururent vers le totem, d’autres fuirent. Palin se remémora le sort qu’il venait d’entendre de la bouche de Miroir. Les paroles, inintelligibles pour lui, resteraient gravées dans sa mémoire. Tandis que son corps demeurait immobile sur le banc, exultante, son âme regardait les éclairs courir de crâne en crâne et les immoler. La magie gagnait en puissance, son aura ardente jetant un formidable éclat… Les gens qui s’étaient attroupés autour du totem durent reculer en hâte. Dans le ciel, le tonnerre éclata aussi. L’Œil Nouveau parut foudroyer la terre. Des nuages noirs se zébrèrent d’éclairs orange… Les tentacules tombèrent sur la ville, abattant des arbres, soulevant des tonnes de gravats et de poussières… — Trop tard, Takhisis ! cria Palin à tue-tête en bravant la tempête occulte. Les nuages firent tomber la nuit sur Sanction, que martela bientôt une grêle surnaturelle. Des pluies diluviennes s’abattirent, tentant en vain de neutraliser la magie du gardien de la Citadelle de Lumière. Cette averse eut l’effet de l’huile sur le feu. Les bourrasques attisèrent les flammes. Miroir sentait la fournaise sur sa peau vulnérable. Il trébucha contre des bancs, heurtant l’autel… Les mains tendues, il se rattrapa à quelque chose de froid et lisse… Le sarcophage ! Il lui sembla réentendre la voix calme, posée et rassurante de Lunedor. Miroir s’accroupit et garda une main sur le sarcophage, au mépris de la chaleur croissante qui s’en dégageait. Une boule de feu se forma au cœur du totem, aussi éclatante qu’une étoile filante. Une lumière blanche quasi stellaire filtra des orbites vides… Tous les témoins – vivants – du phénomène durent s’abriter les yeux. La lumière surnaturelle gagna encore en intensité et en pureté, touchant jusqu’à Miroir malgré sa cécité… Il crut « voir » une flamme bleu-blanc aux pétales surréalistes voler jusqu’aux cieux. La pluie resta sans effet contre cette débauche de magie. Les vents de la furie divine furent également impuissants. Traversés par une lumière incandescente d’une blancheur immaculée en son cœur, les crânes des dragons volèrent en éclats. Le totem se désintégra avec une majestueuse lenteur. Le Nouvel Œil plongea au cœur de la tourmente… avant de virer du blanc au rouge sang et de devoir s’en détourner, vaincu par la douleur. L’Œil cilla. Et disparut. Les ténèbres se refermèrent sur Miroir, mais cette fois, loin de les maudire, il les accueillit avec joie, s’y sentant en sécurité, tel un retour aux sources. D’une main tremblante, il caressa la surface lisse et fraîche du sarcophage… et détecta des craquelures sous ses doigts. On aurait dit que l’ambre se fissurait comme un lacis de givre au soleil du printemps. Le sarcophage explosa. Le dragon d’argent crut sentir un contact léger sur sa main, évoquant la caresse de cendres voletant au gré du vent. — Adieu, ma chère amie…, dit Miroir. — Le mendiant aveugle ! cria un homme. Tuons-le ! Il vient de détruire le totem ! Malys nous massacrera tous ! D’autres voix se joignirent à ces cris de fureur. On commença à bourrer Miroir de coups de poing. Puis on le lapida. Exultant, Palin vit le totem s’écrouler, le sarcophage éclatant comme un fruit trop mûr… Lunedor ne serait plus prisonnière de Takhisis ! Naturellement, Palin allait être crucifié. D’une façon ou d’une autre. La déesse y veillerait. Son Œil n’avait été que momentanément aveuglé. Ça ne l’arrêterait pas longtemps. De toute manière, son emprise sur le monde venait d’être différée, pas éliminée. Palin resterait un esclave n’ayant nulle part où se cacher. Et elle lâcherait ses chiens sur lui… Il se résignait déjà à son sort, enchaîné à la pathétique coquille vide de son cadavre. Les molosses de Takhisis ne tardèrent pas à surgir. Dalamar se matérialisa au milieu des crânes en feu. — Vous n’auriez pas dû, Palin… Votre âme est maintenant promise au néant éternel. — Et quelle sera votre récompense, fidèle toutou ? Votre vie ? Bah, vous vous en fichez. Laissez-moi deviner… Votre magie ! — La magie, c’est la vie. L’amour. La famille. La femme et l’enfant. Sur son banc, le cadavre de Palin regardait sans les voir les flammes des bougies vaciller dans les courants d’air, sous les assauts des bourrasques qui balayaient les lieux. Son esprit refluait inexorablement, telle la mer se retirant d’une plage. — Quelle tristesse que je n’aie pas su voir dès le début ce qui crevait les yeux… — Les ténèbres éternelles ! lança Dalamar. — Non, répondit Palin. Car après la pluie, le beau temps. Et derrière les nuages, il y aura toujours le soleil. On empoigna Miroir sans ménagement. Des voix colériques, vibrantes d’affolement, lui hurlèrent aux oreilles. On le tira à hue et à dia, jurant de le pendre haut et court, de l’écarteler sur place… On se querellait comme des chiffonniers pour savoir quel châtiment terrible serait le plus approprié. Le dragon d’argent pourrait toujours se débarrasser de sa minable enveloppe humaine pour reprendre sa véritable apparence. Même aveugle, il n’aurait aucun mal à repousser cette populace aux abois. Les bras en croix, il leva fièrement la tête. Face au danger, il était rempli de joie. Encore quelques instants et il s’envolerait à tire-d’aile, défiant les ténèbres avec superbe, et planant sur les vents de l’orage… Des menottes se refermèrent sur ses poignets, manquant de le faire éclater de rire. Ridicule, contre un dragon ! Nul fer forgé de la main de l’homme ne pouvait le contraindre. Mais en voulant les enlever d’une chiquenaude, il s’avisa soudain que ces menottes-là n’étaient pas matérielles… C’étaient les menottes de ses propres peurs ! Takhisis venait de le piéger. Il n’arrivait plus à se transformer. Enchaîné à son « déguisement » de bipède, seul et aveugle, il allait être mis à mort. Pris de panique, Miroir se débattit. La frénésie de ses bourreaux fut stimulée par sa résistance. On lui lança de plus belle des bourrades et des cailloux. De vives douleurs fouaillèrent ses chairs. Terrassé, il tomba à genoux. Dans un état second, il crut entendre une voix autoritaire couvrir le tumulte… — En arrière ! cria Odila. Laissez-le ou subissez les foudres de l’Unique ! — Il a utilisé la magie contre le totem ! brailla un irréductible. Je l’ai vu faire ! D’autres voix exigèrent l’exécution immédiate du coupable. — Son intervention blasphématoire a entraîné la disparition de la lune ! Nous voilà tous maudits par sa faute ! — Sa magie est celle de l’Unique ! coupa Odila. Vous devriez le prier à genoux de nous sauver du dragon au lieu de vous en prendre à un pauvre mendiant ! Elle empoigna Miroir pour le remettre debout. — Pouvez-vous marcher ? lui chuchota-t-elle d’un ton pressant. Il le faut ! — Oui… Du sang coulait de sous ses bandages. L’étau de douleur qui s’était refermé sur son crâne se desserrait, mais il se sentait nauséeux, le corps parcouru de frissons glacés. Il tituba. Elle le prit par la taille pour soutenir ses pas chancelants. — Bien, continua la jeune femme dans un murmure. Reculons ensemble. Joignant le geste à la parole, elle assura sa prise sur lui. Et Miroir s’appuya sur elle. — Que se passe-t-il ? — Pour l’instant, la foule ne réagit pas. Elle craint mon autorité de prêtresse. Je suis le porte-parole de l’Unique, après tout ! (Elle avait adopté un ton léger, joyeux, amusé…) Je vous remercie, en tout cas… C’est moi qui étais aveugle. Vous m’avez ouvert les yeux. — Tuons ce misérable ! cria soudain quelqu’un. Qu’est-ce qui nous arrête ? Ce n’est pas Mina mais une traîtresse de Solamnique ! Lâchant Miroir, Odila se campa face à la foule. — Une traîtresse de Solamnique avec un pauvre gourdin en guise d’« épée » ! rétorqua-t-elle. (Miroir entendit du bois voler en éclats… Elle avait dû fracasser un banc pour se constituer avec un des débris une arme de fortune.) Je vais retenir ces chiens autant que je pourrai ! ajouta-t-elle à mi-voix par-dessus son épaule. Derrière l’autel, il y a une porte dérobée qui… — Pas besoin d’autel ! coupa Miroir. Vous serez mes yeux, Odila, et moi vos ailes ! — Par le ciel… ! s’étrangla la jeune femme, en lâchant son arme improvisée. Ses appréhensions envolées, Miroir écarta les bras. La Reine des Ténèbres n’avait plus d’emprise sur lui. De nouveau, il « voyait » une lumière radieuse… Elle qui venait d’annihiler le totem divin, elle réduisait maintenant ses « menottes » à néant. Son corps humain, si frêle et si menu, se métamorphosa. Son cœur grossit, les parois de ses veines s’écartèrent, ses jambes devinrent d’énormes pattes et son tronc se couvrit d’écailles. Sa longue queue heurta l’autel et le fracassa. Les bougies tombèrent sur les dalles en une pluie de cire fondue. La foule qui s’apprêtait à réduire un mendiant en bouillie recula devant un dragon. — Il n’y a pas de selle, messire chevalier ! lança Miroir. Vous devrez vous cramponner à ma crinière et vous pencher sur mes oreilles pour me guider… (Odila obéit.) Palin ? — Son corps n’est plus là. — C’est ce que je craignais… Et l’autre ? Dalamar ? — Il est là, seul ! Les mains couvertes de sang ! Miroir déploya ses ailes. — Agrippez-vous ! — Je m’agrippe ! La jeune femme avait saisi le médaillon frappé à l’effigie du dragon à cinq gueules. Le bijou lui brûla les doigts. Mais c’était une douleur mineure, comparée à celle que lui avait infligée la lancedragon… Odila s’arracha le médaillon du cou. Au même instant, Miroir prit son envol d’une puissante détente des antérieures et plana sur les bourrasques. La Solamnique porta le bijou à ses lèvres avant de le lâcher… L’objet atterrit sur une montagne de cendres. Tout ce qui restait du monument de Takhisis dédié à la mort… Les fidèles de Mina avaient acclamé la chute de Malys, puis hurlé d’horreur en la voyant entraîner son ennemie vers une mort certaine sur les Seigneurs du Destin. Le cœur serré, ils espéraient contre toute attente la voir reparaître saine et sauve. Mais les volcans crachaient toujours des flots de fumée, de cendre et de gaz sans rendre la jeune femme à ses adorateurs. Silvanoshei, qui avait également assisté au drame, s’orienta vers le temple, décidé à obtenir des renseignements. Ses muscles ankylosés furent revigorés par sa marche. Peu à peu, il revenait à la vie… et à la liberté. Les gens affluaient dans les rues, désorientés, choqués. Certains pleuraient ouvertement, d’autres erraient, perdus sans leur guide spirituel. D’autres encore tentaient d’exorciser les événements en s’étourdissant de paroles, glosant avec un malin plaisir sur tout ce à quoi ils venaient d’assister, prédisant les pires catastrophes après la disparition de la lune blanche, de Mina et de l’Unique… Nul ne prêtait attention à l’elfe solitaire qui marchait d’un pas déterminé. Tous étaient obnubilés par leur désespoir. Je pourrais quitter Sanction sur-le-champ, s’avisa Silvanoshei. Personne ne lèverait le petit doigt… Mais ce n’était pas son intention. Pas dans l’immédiat, en tout cas. Il saurait d’abord ce qu’il était advenu de Mina. Au temple, il y avait foule autour du totem réduit en cendres… Que restait-il de l’objet de fierté de Takhisis ? Les yeux rivés sur le totem en ruine, Silvanoshei vit ce qu’il avait été. Ce qu’il aurait pu être. Il revit les événements qui l’avaient conduit jusqu’ici. Son âme, jamais en repos, lui rendit sa lucidité. Il revécut la terrible nuit où les ogres avaient lancé leur offensive. Il se revit, dévoré par la haine contre sa mère et l’existence qu’elle lui avait imposée. Après, pensant qu’elle avait pu périr, il avait été ravagé par la culpabilité… Il se revit fendre les ténèbres avec l’absurde espoir de la sauver du pire, le cœur gonflé de fierté à la perspective d’arracher son peuple au néant… Il revécut le coup de foudre qui l’avait plongé dans l’inconscience et au fond d’un fossé, tout près du bouclier ensorcelé. Il vit alors ce que ses yeux de mortel n’avaient pu remarquer… La main de la déesse, écarter le bouclier pour qu’il entre dans le royaume du Silvanesti… Oui, en vérité, les ténèbres lui avaient renvoyé son regard… Il comprit qu’il avait souvent regardé Takhisis dans les yeux, sans ciller ni s’en détourner. La première nuit qu’il avait passée près de Mina, elle le lui avait clairement dit. Il avait négligé ses avertissements, ne leur accordant aucune importance. Ce n’est pas moi que tu aimes. C’est la divinité que tu vois en moi… En somme, la déesse lui avait donné tout ce dont sa mère s’était languie… Alhana avait voulu régner sur le Silvanesti ? Il en était le roi. Elle avait aspiré à l’amour de son peuple ? Les elfes l’adoraient, lui. C’était la douce vengeance de Silvanoshei… En partie, tout au moins. Le meilleur du lot ? Avoir rejeté tout cela. Rien n’aurait pu blesser davantage sa mère. Si Takhisis avait si bien utilisé Silvanoshei, c’était parce qu’elle l’avait sondé jusqu’au fond de l’âme… 21 Les Morts et les mourants En plein vol, ses forces trahirent Rasoir. Il n’arriva plus à battre des ailes et fut entraîné dans une chute en spirale. Galdar eut la vision terrifiante de pics déchiquetés « fonçant » vers lui à toute allure… Rasoir s’écrasa sur une pinède. Pour le minotaure, tout se brouilla… L’orange des rochers, le vert des arbres, le bleu des écailles du dragon, le rouge du sang… De toutes ses forces, il se cramponna au cou de Rasoir, la tête enfouie au creux de l’épaule du monstre. Secoué en tous sens, il entendit des craquements d’os et de branchages, les narines agressées par l’odeur acre des aiguilles de pins et celle, cuivrée, du sang. Une branche le frappa, manquant de lui arracher une corne du front. Une autre lui déchira le dos. D’autres encore lui lacérèrent les jambes. Puis ce fut le choc, brutal. Galdar reprit péniblement ses esprits et son souffle, peinant à croire qu’il était toujours de ce monde. Tout son corps lui faisait mal. Impossible de déterminer s’il était grièvement blessé ou pas. Il bougea précautionneusement, sans sentir de vives douleurs. Il ne devait pas avoir de fractures. Du sang coulait de son nez, les cloches sonnaient à ses tympans et la tête lui tournait. Il entendit Rasoir soupirer. La partie supérieure du corps brisé du dragon reposait sur les pins rompus sous sa masse. Se dégageant d’un entrelacs de branches cassées, Galdar se laissa glisser sur le sol. La partie inférieure du corps de Rasoir, avec ses ailes disloquées et sa longue queue, gisait sur les rochers dans des traînées de sang. Au premier coup d’œil, le minotaure repéra l’immense carcasse de Malys, au loin. Dans la mort, elle formait une petite montagne de chairs éclatées. La fumée et la flamme attiraient l’œil de l’observateur. Le feu consumait le dragon-liche, se propageant aux broussailles environnantes. Plus loin dans la vallée se nichait Sanction, invisible d’où Galdar se tenait. Des nuages d’orage s’amoncelaient. Le soleil avait apparemment éclipsé le Nouvel Œil. Galdar ne s’en préoccupa pas outre mesure. Seul lui importait le sort de Mina. Fou d’inquiétude, il aurait voulu se lancer sur-le-champ à sa recherche. Mais il devait la vie au dragon mourant… Il l’accompagnerait dans ses derniers instants. C’était le moins qu’il pouvait faire. Personne, minotaure ou dragon, ne devrait mourir seul. La respiration faible et haletante de Rasoir faisait peine à entendre. Le sang coulait le long de son museau. Ses pupilles, qui se voilaient, retrouvèrent un semblant de vie à la vue de Galdar. — Est-elle… ? Il s’étouffa presque dans son sang. — Malys est morte, assura le minotaure de sa voix grave aux inflexions grondantes. Merci, vaillant dragon ! On se souviendra longtemps de ce duel héroïque. Tu meurs en héros. Je chérirai ta mémoire, ainsi que mes enfants et leurs enfants après eux. Galdar n’avait aucune descendance. Et il n’en aurait sans doute jamais. Mais ces paroles rituelles étaient réservées aux nobles cœurs tombés au champ d’honneur. Et le minotaure les disait avec une terrible sincérité, conscient que le dragon devait souffrir mille morts. Rasoir eut un spasme. — J’ai fait mon devoir… souffla-t-il. Il expira sur ces mots. Galdar poussa un hurlement de douleur que les montagnes répercutèrent à l’infini. Un hommage digne de Rasoir. Ensuite, enfin libre d’obéir aux élans de son cœur, il se lança à la recherche de Mina. Pas d’inquiétude ! s’admonesta-t-il. Je l’ai vue survivre au poison et au feu de son propre bûcher… L’Unique l’aime comme elle n’a peut-être jamais aimé de mortelle. Takhisis protégera sa favorite. Mais il avait beau se le répéter, il n’arrivait pas à se rassurer tout à fait. Il sonda le terrain déchiqueté. Des lambeaux de chair de dragon le maculaient sur une large périphérie, rendant les rochers glissants. Du fond du cœur, il aspirait à voir Mina revenir vers lui, avec son regard exalté. Mais plus rien ne bougeait… Après la chute cataclysmique de Malys, les oiseaux avaient filé à tire-d’aile, les autres animaux bondissant à l’abri. Le silence planait, troublé par les sifflements d’un vent surnaturel. Le terrain était déjà accidenté sans le sang et les tripes répandus. L’escalade fut laborieuse, d’autant que chaque mouvement coûtait à Galdar. Il retrouva son épieu brisé – ensanglanté –, et le ramassa. Il le donnerait en souvenir à Mina. Mais il eut beau quadriller le secteur, ses recherches restaient infructueuses. Il cria le nom de la jeune femme aux quatre vents. En vain. Puis Galdar découvrit la gigantesque carcasse de Malys. Il n’éprouvait ni joie ni sentiment de triomphe… Rien sinon la lassitude, le chagrin et l’étonnement de s’en être tiré sain et sauf. Au contraire de Mina, peut-être bien…, lui souffla une petite voix angoissée, qui le fit frissonner d’horreur. — Mina ! cria-t-il de plus belle. Cette fois, un gémissement lui parvint. Il lui sembla voir frémir la femelle rouge… Alarmé, il brandit les restes de son épieu. Mais Malys avait le cou brisé, et l’œil du monstre qui lui était visible, tourné à jamais vers le ciel, contemplait l’éternité… Qu’elle ait survécu semblait impossible. Le faible gémissement s’éleva de nouveau. — Galdar… ! Avec un cri de joie, le minotaure jeta son arme et bondit. À demi coincée sous l’immense carcasse, il découvrit une main ensanglantée… Malys gisait en partie sur la jeune femme. Une épaule pressée contre le cadavre, Galdar poussa de toutes ses forces. Malys devait peser des centaines de tonnes ! Autant vouloir déplacer une montagne… Fou d’inquiétude, il posa les mains sur la plaie béante, au ventre du monstre. Qui vomit encore ses intestins. Manquant de s’étrangler sous la puanteur, Galdar tenta d’arrêter sa respiration. — Je ne peux pas soulever ce mastodonte, Mina ! cria-t-il, au bord des larmes. Tentez de sortir par son ventre… Vite ! Je ne tiendrai plus longtemps ! Il entendit une réponse étouffée, qu’il ne put comprendre. Mâchoires serrées, il plia les genoux, inspira l’air vivifiant à pleins poumons et refit une tentative désespérée, tous les muscles bandés… Il entendit un raclement, un souffle rauque, un cri étouffé de douleur… Ses limites dépassées, Galdar lâcha prise avec un hurlement de rage et s’effondra, à bout de forces, au milieu des restes putrides. Quand il baissa les yeux, Mina gisait à ses pieds. Il se souvint… Invitée à bénir une naissance, la jeune femme avait insisté pour qu’il l’accompagne. Naturellement, il avait cédé à ses instances. Et à cet instant, il se rappela le minuscule nourrisson venu au monde, si frêle et sanguinolent… Il s’accroupit, n’osant pas toucher l’humaine. — Mina… Où êtes-vous blessée ? Est-ce votre sang ou celui du dragon ? Elle rouvrit des yeux injectés de sang et réussit à poser une main sur son bras. — Prie l’Unique, Galdar…, souffla-t-elle d’une voix quasi inaudible, je lui ai… déplu… Implore son pardon… Ses paupières se baissèrent. Sa tête roula de côté. Terrifié, le minotaure chercha son pouls d’une main tremblante. Et poussa un énorme soupir de soulagement. Il souleva Mina dans ses bras. Elle lui parut aussi légère que le nourrisson de ses souvenirs. — Salope, éructa-t-il à la face des cieux. Il ne s’adressait pas au dragon mort. Galdar dénicha une petite grotte accueillante et dut se baisser pour s’y faufiler avec son précieux fardeau. Mina, qu’il allongea doucement sur le sol, n’avait pas repris connaissance. Tant mieux dans un sens, même si cela l’effrayait. Autrement, les souffrances risquaient d’achever la jeune femme. Sa cuirasse et ses jambières rageusement retirées, il découvrit d’horribles blessures : une fracture ouverte à la jambe, un bras tellement marbré et gonflé qu’on aurait dit un quartier de viande sur l’étal d’un boucher… Mina respirait à grand-peine, chaque souffle menaçant d’être le dernier… Brûlante au toucher, elle tremblait de froid – un froid mortel. Galdar avait occulté ses propres douleurs. Dès qu’un mouvement trop vif le rappelait à l’ordre, il en était le premier surpris… Il ne vivait que pour l’humaine, toutes ses pensées tournant autour d’elle. Ayant détecté une source, non loin de la grotte, il alla y rincer son heaume, le remplit et revint laver le visage de Mina avant de faire couler un filet d’eau entre ses lèvres. En pure perte. L’eau précieuse se perdit sur le menton ensanglanté… À une si haute altitude, il ne trouverait pas d’herbes médicinales propres à combattre la douleur ou à faire tomber la fièvre. Ni de quoi confectionner des attelles et des pansements. Certes, il avait une vague connaissance des premiers secours, mais là, il devrait amputer la jambe fracturée de la jeune femme. En aurait-il le courage ? Il avait assez souffert dans sa chair pour savoir quelle déchéance attendait un guerrier infirme. Mieux valait mourir. Les armes à la main, fauché en pleine gloire… Mina allait rendre son dernier soupir. Et Galdar ne pouvait rien tenter. Il assisterait à son agonie, comme il l’avait fait pour Rasoir. Refusant de la laisser mourir seule, il l’accompagnerait dans ses derniers instants, fidèle jusqu’au bout. Les ombres s’allongèrent. Soucieux de garder la mourante au chaud, Galdar alluma un petit feu et ne quitta plus Mina un seul instant. Gémissant, criant, murmurant des propos sans suite, incohérents, et pleurant, la jeune femme délirait. Incapable de la regarder souffrir ainsi, le minotaure faillit à plusieurs reprises mettre un terme à son calvaire. Sa main vola de son propre chef sur la garde de sa dague… Mais chaque fois, il réussit à se reprendre avant de commettre l’irréparable. Mina pouvait encore revenir à elle, retrouver des éclairs de lucidité. Alors, il voulait qu’elle sache… Elle mourait en héros. Et lui, il l’adorerait jusqu’à son dernier souffle. La respiration de la moribonde se fit de plus en plus laborieuse. Elle menait une lutte acharnée contre la mort. Parfois, elle rouvrait des yeux noyés de douleur… Il en avait le cœur brisé. Elle ne semblait pas le reconnaître. Elle continuait à combattre bec et ongles. En larmes, il essuyait le front brûlant de son aimée. — Mina, c’est fini… Tu as vaincu le plus puissant des dragons qui hantaient les cieux de Krynn… Les nations chanteront ton nom pour les siècles des siècles… Le souvenir de ta victoire traversera les âges… On te construira un mausolée sans pareil… On viendra des confins de la terre te rendre hommage ! Je déposerai la lancedragon à tes côtés, et le crâne gigantesque de ton ennemi à tes pieds… Il se représentait la scène comme s’il y était… Ce courage d’exception toucherait les cœurs. Les jeunes gens afflueraient pour jurer de consacrer leur vie au service de l’humanité, que ce soit en qualité de guerrier ou de guérisseur. On oublierait que Mina avait servi les Ténèbres. Sa mort rachèterait ses erreurs. En attendant, la jeune femme refusait obstinément de rendre l’âme. Le corps agité de spasmes, elle avait la gorge à vif à force de crier. Galdar n’en put plus. — Libérez-la ! hurla-t-il, les poings serrés. Vous en avez fini avec elle ! Libérez-la ! — C’est donc là que tu l’avais cachée… Dague au poing, le minotaure bondit hors de la grotte. Mais la contemplation des flammes avait brouillé sa vision de nyctalope. Tout lui parut plongé dans le noir. Et il offrait stupidement une cible de choix… Il se déplaça – pas trop. Jamais il ne s’éloignerait de Mina. Peu lui importait son propre sort. Il s’efforça de sonder les ténèbres. Il n’avait rien entendu, et ça n’augurait rien de bon. Aucun cliquetis ou raclement suspect… Qui était ainsi venu le surprendre ? Il prit soin de tenir sa dague de façon à ne pas réfléchir inconsidérément les flammes sur la lame. — Elle est mourante ! cria-t-il. Qui que vous soyez, laissez-la expirer en paix. Ensuite, nous réglerons nos comptes. J’en fais le serment. — Tu as raison, Galdar, répondit la voix désincarnée. De toute façon, nous réglerons nos comptes. Je t’ai accordé un don exceptionnel. Ton ingrate perfidie a répondu à ma générosité. Le minotaure en eut la gorge nouée. La dague glissa des doigts gourds de sa main droite… Une femme se tenait devant lui, à l’embouchure de la grotte. Sa silhouette bloquait la lumière du feu, celle des étoiles… Il ne distinguait pas ses traits, car elle n’avait pas encore pris pied dans le monde physique. Il la voyait avec les « yeux » de l’âme et il n’avait jamais rien contemplé d’aussi beau. Mais il n’en fut pas ému. C’était la beauté glaciale de la faux. Elle entra dans la grotte. Au prix d’un violent effort, Galdar s’arracha à sa paralysie. Il n’osait pas tenter de croiser cet antique regard qui détenait en lui l’éternité. Avec quelle arme combattait-on une déesse ? Krynn tout entière n’offrait aucune défense face à Takhisis. Et qu’avait Galdar à lui opposer, sinon son amour fou pour une simple mortelle ? Ce fut sans doute cet amour indomptable qui lui donna le courage de s’interposer entre Takhisis et Mina. — Vous ne passerez pas ! souffla-t-il. Laissez-la en paix ! Elle a fait ce que vous vouliez et sans votre aide… Vous l’avez abandonnée ! Maintenant, délivrez-la ! — Elle mérite d’être punie, répliqua Takhisis, glaciale et méprisante. Elle aurait dû se douter que Palin, ce traître, ourdissait ma perte ! Et il a failli réussir en détruisant le totem ! Il a ruiné le corps mortel que je réservais à mon entrée dans le monde. À cause des négligences de Mina, j’ai failli de nouveau perdre le fruit de tous mes efforts. Elle mérite d’être châtiée ! Pire même que la mort ! Cependant… (Takhisis se radoucit) je serai magnanime. De terreur, Galdar faillit avoir une attaque. — Vous avez besoin d’elle ! s’insurgea-t-il d’un ton tranchant. C’est votre unique raison de l’épargner ! (Il secoua sa tête cornue.) Mais elle sera bientôt en paix. Je ne vous laisserai pas vous emparer d’elle comme ça ! La déesse se rapprocha. — Je te garde en vie, minotaure, pour une seule et unique raison. Mina me le demande. En ce moment même, alors que son âme est tout près de s’envoler, elle me supplie de me montrer indulgente envers toi… Pour l’instant, je lui accorde ce petit caprice. Le jour viendra, cependant, où elle s’avisera qu’elle n’a plus besoin de toi. Alors, nous réglerons nos comptes. Elle l’attrapa par la peau du cou et le jeta hors de son chemin. Il atterrit rudement sur des rochers aux arêtes aiguisées où, martelant la roche du poing gauche qui fut bientôt en sang, il sanglota de colère et de frustration. Puis il entendit la déesse susurrer. — Mon enfant… Ma chère enfant… Je te pardonne tout… 22 Perdu dans le labyrinthe Gerard était résolu à se présenter dans les meilleurs délais devant le Conseil des chevaliers, porteur de nouvelles urgentes – le retour de Takhisis. Une fois son totem fin prêt et Sanction à sa botte, la Reine des Ténèbres fondrait sur le monde pour y asseoir son hégémonie. Chaque minute comptait. Le Solamnique avait trouvé Samar sans difficulté. Ainsi que Silvanoshei l’avait prédit, l’elfe et l’humain – des combattants aguerris avant tout – avaient oublié leur méfiance pour s’entendre. Gerard avait remis la bague et le message à Samar – enfin, une partie du message… Il n’avait pas dit que le roi des elfes était prisonnier… de ses propres émois amoureux. Et il avait brossé le portrait – peu honnête – d’un héros défiant Mina. Et en subissant les conséquences. Gerard espérait pousser les elfes à se rallier aux Solamniques pour reprendre Sanction et contrarier les plans de Takhisis. Ils voudraient délivrer leur roi… Et même si le jeune homme avait eu le sentiment que Samar ne portait pas Silvanoshei dans son cœur, il l’avait impressionné avec le récit véridique du vaillant combat du roi désarmé contre Clorant et sa clique… Samar promit qu’il en parlerait à Alhana Brisétoile. La reine approuverait le plan ; il n’en doutait guère. L’elfe et l’humain s’étaient quittés sur une promesse : se revoir sur le champ de bataille – comme des alliés. Ensuite, Gerard avait galopé en direction du littoral. Campé au bord d’une falaise, il s’était débarrassé de l’armure noire des chevaliers de Takhisis, jetant les pièces à la mer. À la pâle lumière d’une aube naissante, il lui avait semblé voir le ressac les fracasser contre les brisants. Perché sur son destrier, vêtu uniquement de braies en cuir et d’une tunique en laine qui avait connu des jours meilleurs, il prit la direction de l’ouest. Si le beau temps se maintenait, il serait au manoir du seigneur Ulrich dans dix jours. Il dut vite réviser cette estimation. D’ici dix ans peut-être, il arriverait à destination… Tout ce qui pouvait capoter alla bizarrement de travers. Son cheval perdit un sabot dans une région où personne n’avait entendu parler d’un forgeron. Gerard dut faire un détour considérable pour en dénicher un. Et le bonhomme se montra si lent à la tâche qu’on pouvait se demander s’il allait lui-même extraire le fer de la mine… Des jours passèrent ainsi avant que le chevalier renfourche sa monture… pour constater qu’il était perdu. Avec un ciel plombé masquant le soleil et les étoiles, s’orienter devenait une gageure. Et la contrée était chichement peuplée. Gerard chevaucha des heures durant sans croiser âme qui vive. Quand il rencontra des indigènes, tous lui parurent frappés de débilité… Leurs « indications » lui valurent de se retrouver invariablement au cœur de forêts touffues ou sur les berges de fleuves infranchissables… Il commença à se demander s’il ne rêvait pas. Un de ces cauchemars où on n’atteint jamais sa destination, quoi qu’on fasse… D’abord suprêmement agacé, il sentit son angoisse augmenter au fil des jours. Les déclarations vénéneuses de Galdar lui revinrent en mémoire. Est-ce moi qui décide, ou Takhisis ? Détermine-t-elle tous mes faits et gestes ? Suis-je le pantin qui danse sur son air de flûte ? La pluie, qui n’avait plus de cesse, le trempait jusqu’aux os. Les vents le laissaient transi. Ces dernières nuits, il avait dû dormir à la belle étoile. Il en arrivait à s’interroger sur le bien-fondé de sa mission. À quoi bon persévérer, dans ces conditions ? Enfin, il aperçut dans le lointain les lumières d’une agglomération et se dirigea vers une auberge. Modeste d’aspect, elle lui procurerait au moins un toit pour la nuit, le gîte et le couvert. Avec beaucoup de chance, il y glanerait des renseignements exploitables. Il conduisit son cheval à l’écurie, l’étrilla, le bouchonna puis s’assura qu’il avait de l’avoine. Ensuite, il entra. À cette heure tardive, l’aubergiste, qui s’était couché, se releva de mauvais poil. Sa couverture étalée dans un coin, le chevalier demanda le nom de la ville. Le tenancier bâilla et se gratta la tête en marmonnant dans sa barbe, visiblement agacé. — Tyburn… Sur la route de Palanthas. Gerard dormit mal. En rêve, il arpentait une maison inconnue, cherchant en vain la sortie. Réveillé bien avant l’aube, les yeux rivés au plafond, il se rendit à l’évidence. Il était bel et bien perdu. Il avait l’intime conviction que l’aubergiste lui mentait. Mais pour quelle raison mystérieuse… ? Gerard commençait à soupçonner le monde entier de vouloir le mener en bateau. Morose, il lorgna le bol au contenu douteux que la servante lui avait présenté comme de la bouillie d’avoine. Il avait perdu l’appétit. Et attrapé un mal de crâne lancinant… Alors qu’il avait passé la veille à chevaucher – rien de plus dur –, il se sentait apathique. Que faire ? Reprendre la route pour arriver nulle part ou retourner se coucher ? Son petit déjeuner intact, il se leva et approcha de la fenêtre aux carreaux sales, chassant du revers d’une main la suie et la crasse. Il pleuvait toujours. — Il faudra bien que le soleil reparaisse…, maugréa-t-il. — N’y comptez pas ! lança-t-on dans son dos. Gerard jeta un coup d’œil derrière lui. Il partageait la salle commune avec un seul autre client : un mage – du moins à en juger par ses robes brun-rouge – la couleur du sang séché – et sa cape noire. Assis tout près de l’âtre ronflant, l’homme souffrait de quintes de toux persistantes de mauvais augure pour sa santé. Le chevalier l’avait remarqué dès son arrivée. Et soigneusement évité. Comment l’inconnu l’avait-il entendu marmonner, à l’autre bout de la salle ? Il fallait croire que l’auberge compensait par une acoustique hors pair ses navrantes lacunes côté confort… Faire la sourde oreille ? Ou une réponse polie ? Gerard opta pour la première réaction. Il n’était pas d’humeur grégaire. Surtout quand celui qui lui faisait des avances amicales semblait tout près de mourir étouffé… Il retourna ostensiblement à sa contemplation de la pluie. Le mage ne se laissa pas décourager. — Elle commande au soleil, ajouta-t-il d’une voix chuintante à l’étrange séduction. Bien qu’elle ne gouverne plus la lune… (Une nouvelle quinte interrompit ce qui aurait pu passer pour un gloussement.) Si on ne l’arrête pas, elle régnera bientôt sur les étoiles. Troublé, Gerard se retourna. — C’est à moi que vous vous adressez ? L’inconnu rouvrit la bouche… et toussa. Il pressa un mouchoir taché sur ses lèvres exsangues. — Non ! grogna-t-il, irrité. Je parle pour le plaisir de cracher le sang ! Sa capuche tirée plongeait son visage dans l’ombre. La servante avait disparu dans la cuisine envahie par la fumée. Gerard était seul en compagnie du mage. Il se rapprocha, déterminé à voir les traits de son mystérieux interlocuteur. — Je faisais naturellement allusion à Takhisis, dit celui-ci. Il tira de sa poche une bourse en tissu. Un parfum entêtant se répandit. — Takhisis ! cria Gerard, sidéré. Comment saviez-vous ? ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant encore. — Je la connais de longue date, répondit le mage de son timbre de voix velouté. De très longue date… Retirez la bouilloire du feu et versez de l’eau dans cette chope. Gerard ne bougea pas, les yeux rivés sur la main de son interlocuteur. Sa peau dorée scintillait comme des écailles de poisson sous le prisme de l’eau et du soleil. — Seriez-vous sourd en plus d’être timoré, messire ? Goûtant peu l’insulte, et encore moins d’être pris pour un serviteur, surtout par un parfait étranger, Gerard fronça les sourcils. Pour un peu, il aurait froidement souhaité le bonjour à l’outrecuidant et serait sorti. Mais le mage avait peut-être des choses intéressantes à lui apprendre. Et Gerard pourrait toujours claquer la porte plus tard. La bouilloire manipulée avec des pinces, il remplit d’eau chaude la chope désignée. Le mage y versa un mélange d’herbes. Une fois le thé infusé, il commença à boire. Avisant un siège, le chevalier le tira à lui et s’y installa. — Savez-vous où nous sommes ? Depuis des jours, je bats la campagne sans le bénéfice du soleil, des étoiles ou d’une boussole pour m’orienter. Tous les paysans que j’interroge me donnent des indications contradictoires ! L’aubergiste m’a dit cette nuit que la route menait à Palanthas. Vrai ou faux ? Le visage toujours dissimulé, le mage sirotait sa mixture. Gerard sentit un regard perçant peser sur lui – un regard qui lui semblait confusément… bizarre. En quoi ? Il n’aurait su le dire… — Pas faux, daigna enfin répondre l’inconnu. Elle mène à Palanthas – finalement. Si on va par là, on pourrait dire que toutes les routes mènent à Palanthas… Mais vous tomberez d’abord sur Jelek. Voilà qui devrait vous inquiéter. — Jelek ! Les quartiers généraux des chevaliers noirs… Se rendant compte que son sursaut l’avait peut-être trahi, Gerard affecta la nonchalance. — Entendu… Mais pourquoi cela devrait-il m’inquiéter ? — Parce que, en ce moment, vingt chevaliers noirs et quelques centaines de fantassins bivouaquent à l’entrée de Tyburn. Ils se dirigent sur Sanction, à l’appel de Mina. — Qu’ils campent où bon leur chante ! rétorqua froidement Gerard. Je n’ai rien à craindre d’eux. — En vous trouvant ici, ils vous mettront aux arrêts. — Pourquoi ça ? Son énigmatique interlocuteur releva la tête pour lui couler un regard… Et de nouveau, Gerard eut l’impression que ces yeux-là n’avaient rien de normal… — Pourquoi ? Parce que vous pourriez avoir « chevalier solamnique » gravé en lettres d’or sur le front ! Le jeune homme ricana. — Absurde ! Je suis un marchand itinérant… — … Sans la moindre marchandise à vendre, avec un port martial, une coupe militaire, une superbe épée battant son flanc guerrier, le pas précis, un fier destrier… (Ce fut au tour du mage de ricaner.) Vous n’abuseriez pas une fillette de six ans. Il revint à son breuvage. Malgré sa nervosité croissante, Gerard garda un ton léger. — Pourquoi viendraient-ils par ici ? — À l’instant où le tenancier a posé les yeux sur vous, il a su de quel bord vous étiez… (Le mage posa sa chope vide. Ses quintes de toux s’étaient apaisées.) Vous remarquez ce silence anormal, dans la cuisine ? Les chevaliers noirs fréquentent cet établissement. L’aubergiste est à leur solde. Il est parti les prévenir… Vous livrer à eux lui vaudra une belle récompense. Inquiet, Gerard appela le bonhomme à hauts cris. En vain. Il se leva, traversa la salle à grandes enjambées et ouvrit à la volée la porte de la cuisine. La servante confirma ses appréhensions en couinant de peur à sa vue et en fuyant. Il revint sur ses pas. — Vous aviez raison ! Ce salaud d’aubergiste a filé, et la fille a braillé comme si je venais la saigner ! Je ferais mieux de me déguiser en courant d’air… Je voudrais vous remercier, ajouta-t-il, la main tendue. Désolé, je ne vous ai pas demandé votre nom… ? — Venez, ordonna le mage en ignorant la main qu’il lui tendait. — Merci pour votre avertissement, mais je dois… — Il est trop tard pour fuir. Ils seront là dans quelques minutes… Il vous reste une chance de vous en sortir. Suivez-moi ! Prenant appui sur un bâton de sorcier dont l’embout représentait une griffe de dragon d’or enroulée autour d’un globe de cristal, le mage guida Gerard à l’étage. Sa démarche féline était surprenante chez quelqu’un d’apparence si chétive. Ses robes d’aspect banal flottaient autour de ses chevilles. Gerard hésita encore, son regard volant à la fenêtre. La route était toujours déserte. Et le silence régnait. Nul bruit d’armée en marche, de roulements de tambour, de piétinements… Qui est-il donc pour que je remette mon sort entre ses mains ? se demanda le jeune homme en le suivant néanmoins. Sous prétexte qu’il semble connaître mes pensées et mentionne Takhisis… Le palier atteint, le mage pivota. Ses prunelles scintillaient à l’ombre de la capuche. — Vous aviez parlé de suivre la voie de votre cœur, chevalier… Que vous souffle-t-il en ce moment ? La gorge sèche, Gerard resta sans réaction. — Eh bien ? — Hum… Le désespoir, le doute… La suspicion, la peur… — C’est son œuvre. Tant que ces ombres persisteront, vous ne reverrez pas le soleil. Le mage se retourna et continua. Des cris et des cliquetis d’acier montèrent aux oreilles du chevalier. Il gravit les dernières marches quatre à quatre. Comme de coutume, le rez-de-chaussée comprenait la salle commune, la cuisine et une pièce adjacente où Gerard avait dormi à même le sol. À l’étage se trouvaient les chambres ainsi que les appartements privés du tenancier. Bouclés à double tour. Du bout de son bâton, le mage toucha le bouton de la porte. La lueur aveuglante qui en résulta fit voir trente-six étoiles au jeune homme. Des filets de fumée montèrent de la serrure. — Eh, vous ne pouvez pas… ! protesta Gerard. Son mystérieux sauveur lui jeta un regard glacial. — Vous commencez à me rappeler mon frère, messire chevalier. Certes, je l’aimais, mais par moments il m’agaçait souverainement. Vous voulez vivre ? Alors ouvrez ce coffre, là. Pas celui-là, l’autre, dans le coin… Il n’est pas fermé à clé. S’en remettant au mage, Gerard s’agenouilla devant le grand coffre en bois, souleva le couvercle et découvrit une belle panoplie de couteaux, de dagues, de bottes dépareillées, de gants et de pièces d’armure : des braconnières pour protéger l’abdomen, des tassettes pour le haut des cuisses, des grèves, des épaulières, un plastron et une dossière formant une cuirasse, des heaumes… Toutes pièces frappées aux armes de Neraka. — Notre aimable tenancier aime « emprunter » quelques souvenirs à ses hôtes… Prenez ce qu’il vous faut. Gerard lâcha le couvercle et se releva. — Non. — Vous déguiser est votre unique chance de survie. Ce bric-à-brac vous y aiderait. — Je viens de me débarrasser de ce genre d’armure trois fois maudite… ! — Seul un idiot serait stupide à ce point ! grogna le mage. De votre part, ça ne m’étonne pas. Dépêchez-vous ! Je vous passerai ma cape noire. Ça couvre une multitude de péchés, comme je l’ai constaté. — Même déguisé, qu’est-ce que ça changera ? lança Gerard, fatigué de fuir, de mentir et de se travestir. L’aubergiste m’a trahi, disiez-vous… — C’est un crétin. Vous avez l’esprit vif et la langue agile. La ruse ne vous sauvera peut-être pas et vous finirez au bout d’une corde… (Le mage haussa les épaules.) Mais il me semble que vous n’avez plus rien à perdre. Gerard hésita. Il était peut-être fatigué de courir, mais pas encore de vivre… Et la tactique de son « ange gardien » lui paraissait valable. Son épée, un cadeau du maréchal Medan, serait reconnue. Son cheval portait le harnais des chevaliers noirs. Et il avait aux pieds un modèle comparable aux bottes d’ordonnance de l’ennemi… Se sentant englué dans une toile mortelle, il sortit du coffre les pièces d’armure qui lui semblaient à sa taille et s’équipa. Certaines restaient trop larges et d’autres trop serrées. Mais la cape lui sauverait la mise. — Et voilà ! lança-t-il en pivotant. Comment je… ? Le mage avait disparu. La cape noire promise gisait sur le plancher. Le jeune homme chassa ses doutes d’un haussement d’épaules. Que son énigmatique interlocuteur ait cherché à le sauver ou au contraire à le perdre n’avait plus aucune importance maintenant. Les dés étaient jetés… À la grâce des dieux ! Il ramassa la cape, s’en drapa et sortit en trombe. Avisant une patrouille par une fenêtre du couloir, il résista à l’impulsion de courir se cacher. Il descendit l’escalier. Quand il fut devant la porte, deux soudards armés d’une hallebarde entrèrent en le bousculant. — Eh ! grogna le jeune homme. C’est quoi, ces manières ? Il y a le feu ? Les soldats s’arrêtèrent, l’un d’eux le saluant en portant la main au front. — Pardon, messire, dit le premier, mais nous sommes pressés. Un Solamnique est descendu dans cette auberge. Nous venons l’arrêter. L’auriez-vous vu, par hasard ? Il porte une tunique, des chausses en cuir et prétend être un marchand. — C’est tout ce que vous avez comme signalement ? De quoi a-t-il l’air ? Sa taille ? Sa couleur de cheveux ? Impatients, les soldats haussèrent les épaules. — Peu importe, messire. Il est là ! L’aubergiste l’affirme. — Il était là. Vous le ratez de peu. Il est parti au triple galop il y a environ un quart d’heure. — Parti ? hoqueta un des hommes. Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ? — Je n’avais aucun ordre allant en ce sens, dit froidement Gerard. Et je me moque de ce bougre comme de ma première mitaine. À condition de vous hâter, vous le rattraperez. Oh, à propos, il est plutôt beau gosse, je dirais dans les vingt-cinq ans, avec des cheveux noirs comme du jais et une longue moustache. Que fichez-vous encore là à me regarder avec vos yeux de merlan frit ? Allez, du nerf ! Maugréant dans leur barbe, les soldats tournèrent les talons et s’en furent au pas de course. Soupirant, Gerard se mordilla les lèvres. Il aurait dû éprouver de la gratitude envers son mystérieux sauveur… À la perspective des mensonges auxquels il lui faudrait encore recourir, le courage lui manquait. Être constamment sur ses gardes, ce n’était pas une vie ! En finir une fois pour toutes, pendu haut et court, serait-ce tellement pire, tout bien considéré ? Son heaume enlevé, il passa une main nerveuse dans sa tignasse blond paille. La cape du mage pesait sur ses épaules, le faisant transpirer. Mais il n’osait pas l’enlever tout de suite. En outre, la cape dégageait une singulière odeur. Des pétales de roses ? Mêlés à quelque chose de nettement moins plaisant… Sur le seuil de l’auberge, Gerard ne savait plus que faire. Il vit d’autres soldats escorter des prisonniers. Dire qu’il avait failli finir les poignets liés comme ces pauvres diables… Mieux valait filer en profitant de la confusion, tant qu’il le pouvait encore. Si quelqu’un faisait mine de l’arrêter, il prétendrait être un messager chargé d’une mission de toute première importance. Il sortit dans la rue. Et constata avec plaisir que la pluie avait enfin cessé. Les nuages dissipés, le soleil brillait. Un couinement étrange, évoquant le bêlement d’une chèvre, incita le jeune homme à se retourner. Une paire d’yeux brillants le regardait. C’était le regard de Tasslehoff Racle-Pieds. Le Tasslehoff Racle-Pieds – miséricordieusement bâillonné ! 23 Où il est prouvé que tous les kenders ne se ressemblent pas comme deux gouttes d’eau Gerard eut l’impression d’être figé par le rayon paralysant d’un dragon bleu. Tout pouvoir de réflexion et d’action le quitta instantanément. Le monde entier était à la recherche de Tasslehoff Racle-Pieds – y compris une déesse ! –, et Gerard uth Mondar tombait par le plus grand des hasards sur cette anguille de kender ! Manque de chance, les chevaliers noirs avaient battu le Solamnique de vitesse. Ils emmenaient une quarantaine de kenders à Sanction. Tous affirmaient sans doute être le Tasslehoff Racle-Pieds. Hélas, l’un d’eux l’était réellement ! L’incorrigible Tass couinait sous son bâillon, tentant d’agiter une main vers son vieil ami… Un garde se tournant vers lui, l’air soupçonneux, Gerard remit son heaume – et manqua de s’entailler le bout du nez dans sa hâte. Irrité, l’homme marcha sur le fauteur de troubles, l’air menaçant. Tass trébucha et entraîna ses compagnons de chaîne dans sa chute. Ravis de ce nouvel interlude fantaisiste, les autres kenders l’imitèrent. Deux gardes agacés tentèrent de remettre bon ordre à tout ça, brassant l’air à grands moulinets. Gerard s’éloigna vivement avant que la situation empire. L’esprit bourdonnant de mille pensées confuses, il laissa ses pas le porter n’importe où, murmurant de vagues excuses aux gens qu’il bousculait. Il se tordit une cheville dans un trou, manquant de s’étaler de tout son long. Dès qu’il repéra une ruelle sombre, il s’y engouffra et inspira à pleins poumons. L’air frais lui fit du bien. Takhisis voulait Tasslehoff à Sanction. C’était le moment ou jamais de lui mettre des bâtons dans les roues. En cela, Gerard suivrait pleinement la voie de son cœur. Les débuts d’un plan germèrent dans son esprit fébrile. Avec un salut mental au mage, il commença par chercher un chevalier de sa taille et de sa corpulence. Les Nerakiens campaient à Tyburn et aux abords de la ville. La nuit, l’état-major prenait ses quartiers à l’auberge miteuse qui offrait une tambouille indigeste et un gîte sordide. La bière avait pour unique qualité de faire tourner la tête et perdre de vue les problèmes. Le commandant de la garnison avait précisément mille et un tracas à noyer au fond d’une chope. À commencer par Mina, sa supérieure… Il n’avait jamais apprécié feu le seigneur Targonne, un homme à l’esprit étriqué plus soucieux d’une pièce de cuivre que de la vie des soldats placés sous ses ordres. Indifférent à la cause de la chevalerie noire, il n’avait eu d’autre objectif que remplir ses coffres. À sa mort, personne à Jelek n’avait versé une larme. Mais l’ascension fulgurante de Mina n’avait réjoui personne non plus. Certes, elle redorait le blason de Neraka… Mais ses partisans n’arrivaient pas à suivre son rythme… Le commandant avait appris la conquête de Solanthus par l’arrogante gamine. Une bonne chose ? Il aurait voulu en être sûr. Comment les chevaliers noirs tiendraient-ils Solanthus et Palanthas ? Cette fichue Mina se souciait uniquement de conquêtes. La suite des opérations, elle s’en fichait ! Elle n’accordait aucune pensée aux lignes de ravitaillement trop sollicitées et distendues, aux hommes surmenés et aux dangers que présentait une populace survoltée. Il couchait toutes ses inquiétudes par écrit, en avisant régulièrement Mina par coursier spécial. Il lui conseillait de ralentir, de consolider ses têtes de pont et d’affermir ses nouvelles positions… En outre, Mina avait oublié un autre « détail » : Malys. Il lui avait envoyé des messages conciliants, assurant que les chevaliers noirs n’avaient aucune visée sur son royaume. Toutes les conquêtes se faisaient en son nom… Et ainsi de suite. Le commandant attendait encore une réponse. Quelques jours plus tôt, il avait enfin reçu ordre de quitter immédiatement Jelek et de rallier Sanction, au sud, pour renforcer les défenses contre une probable offensive des elfes et des Solamniques. En chemin, il capturerait tous les kenders de rencontre pour les livrer à Mina dès son arrivée. Oh, et Malys attaquerait aussi Sanction, selon toute probabilité… Autant y préparer les troupes. En relisant son ordre de mission pour la énième fois, le commandant se sentait aussi ulcéré qu’à la première lecture… Désobéir l’avait bougrement tenté. Mais le messager lui avait dûment rappelé – à mots couverts – que Mina et son dieu avaient le bras long. Ainsi, les précédents commandants qui avaient estimé savoir mieux que leur chef quelle stratégie adopter et quelles actions entreprendre, à commencer par le défunt Targonne, l’avaient chèrement payé. Voilà pourquoi l’officier était en route pour Sanction, contraint à se saouler le soir venu au fond d’une auberge minable… Il avait au demeurant bien du mérite, vu l’infâme pisse d’âne qu’on avait le front de lui servir sous l’appellation de « bière ». Ce jour-là, tout était allé de mal en pis. Les maudits kenders avaient pris leurs chaînes pour une corde à sauter (les en dépêtrer avait bien dû prendre une heure), et l’espion solamnique signalé par l’aubergiste leur avait filé entre les doigts… Bah, le commandant tenait au moins une description de l’ennemi. Avec ses longs cheveux noirs et ses bacchantes, il n’irait pas loin. Le commandant noyait ses tracas dans sa bibine lorsqu’il releva la tête pour voir… … Encore un autre messager de Mina entrer… Il aurait volontiers donné sa fortune pour pouvoir jeter sa chope à la tête de l’oiseau de mauvais augure qui fonçait vers lui. Le front bas, il n’offrit pas de siège à l’indésirable. Comme tout messager, l’homme était légèrement vêtu et chargé. Il portait une simple cuirasse noire et une cape assortie. Heaume sous le bras, il salua. — Je viens au nom de l’Unique. Le commandant renifla de dédain, le nez baissé sur sa chope. — Et que me veut encore l’Unique ? Mina aurait-elle conquis le Mur de Glace ? Suis-je censé y aller à la tête de mon armée ? Le messager était un type laid au possible avec une tignasse blond paille, un visage grêlé et de saisissants yeux bleus. Il semblait décontenancé. — Peu importe, maugréa le commandant. Je vous écoute. — Mina a appris que vous aviez capturé des kenders. Comme vous le savez, elle en cherche un en particulier. — Racle-Pieds. Je sais. J’en ai une quarantaine, au bas mot, qui disent s’appeler ainsi. Faites votre choix. — Avec votre permission, seigneur, répondit le messager d’un ton respectueux. Je connais ce Racle-Pieds de vue. Sa capture étant devenue une urgence, Mina m’a envoyé l’identifier pour l’emmener séance tenante à Sanction. L’air plein d’espoir, le commandant releva la tête. — Vous ne me débarrasseriez pas des quarante petites pestes, par hasard ? Le messager secoua la tête. — Ç’aurait été trop beau… Fort bien. Allez chercher votre vermine. Et les autres, au fait ? — Je n’ai pas d’ordres à ce sujet. Le mieux serait peut-être de les relâcher. — Les relâcher… C’est quoi, ça, sur votre manche ? Du sang ? — Des bandits m’ont attaqué en chemin. — Où ? J’enverrai une patrouille. — Ce ne sera pas nécessaire, seigneur. J’ai réglé le problème. — Je vois. (Croyant déceler en outre du sang sur le plastron en cuir de l’homme, le commandant haussa les épaules. Après tout, peu lui importait.) Allez donc chercher votre précieux Racle-Pieds. Vous, là-bas… ! Escortez le messager et prêtez-lui toute l’assistance nécessaire. Je bois à votre succès, jeune homme ! Le messager le remercia et prit congé. L’officier commanda une autre « bière ». Que faire des kenders ? Les aligner et s’en servir comme cibles à l’entraînement ? Un nouveau messager se présenta. Agacé, l’officier s’apprêtait à l’envoyer rôtir au fin fond des Abysses quand il reconnut un de ses meilleurs espions. Il lui fit signe d’approcher. — Quelles nouvelles ? — Seigneur, j’arrive de Sanction ! — Plus bas ! Inutile d’alerter tout le patelin ! — On n’arrête pas les rumeurs, seigneur. Demain matin, le monde entier sera au courant. Malys est morte. Mina l’a tuée. Dans la salle commune, un silence stupéfait tomba. — Ce n’est pas tout, continua l’homme. Mina aurait également succombé à ses blessures. Le commandant se leva. — Alors qui lui a succédé ? — Personne. Le chaos règne. — Eh bien…, ricana le commandant. Se pourrait-il que les dieux entendent encore nos prières ? (Il regarda les officiers et les aides de camp présents.) Pas de repos pour nous cette nuit. Tous à cheval et en route pour Sanction ! Morose, Gerard suivait son guide. Se jouer d’un commandant ennemi à demi éméché n’était rien (un jeu de gobelin) en comparaison de ce qui l’attendait – arracher un kender à ses compagnons… Restait à espérer que les chevaliers de Neraka, dans leur infinie sagesse, avaient bâillonné ces petites pestes. — Nous y voilà, annonça le soldat, sa lanterne levée devant l’enclos aux prisonniers. Pelotonnés comme des chiots frileux, les kenders dormaient. La nuit, la température baissait. Et peu de captifs avaient des manteaux pour se protéger du froid. Ceux-là les partageaient avec leurs camarades. Même au repos, ils avaient les traits tirés et creusés par la fatigue. Le commandant ne gaspillait visiblement pas de vivres à les nourrir… Et il se moquait de leur confort comme d’une guigne. Ils étaient enchaînés et – ouf ! –bâillonnés. Des soldats montaient la garde. Cinq, compta Gerard. Plus d’autres, sans doute, dans l’ombre… Dérangés par la lumière de la lanterne, les dormeurs relevèrent la tête en cillant de façon cocasse comme des chouettes. Ils bâillèrent sous leurs bâillons. — Debout, vermines ! grogna le guide de Gerard. (Deux soldats entrèrent dans l’enclos pour une généreuse distribution de coups de pied.) Debout, l’œil pétillant et l’air intelligent ! Ce jeune homme aimerait voir vos sales bobines ! Gerard repéra instantanément Tasslehoff, qui se grattait la tête malgré ses poignets entravés. Il dut faire mine de les dévisager tous avant de le désigner. Tass lui parut incroyablement vieux. Pourquoi cela lui avait-il échappé ? La célèbre queue-de-cheval restait luxuriante, mais striée de mèches grises. Et à la lumière dure de la lanterne, ses rides ressortaient. Toutefois, il gardait un regard vil, un maintien droit et son air habituel d’intense curiosité. Gerard se força à prendre son temps. Il portait un heaume en cuir pour dissimuler ses traits, de peur que Tass le reconnaisse encore et pousse des glapissements de joie. Hélas, ce fut en pure perte… À son grand dam, Tass rayonna sous son bâillon dès qu’il le vit et lui fit un clin d’œil des plus préjudiciables. Énervé, il l’attrapa par les cheveux. — Tu ne me connais pas ! souffla-t-il. — Mais si ! marmonna Tass malgré son bâillon. Quelle-surprise-de-te-revoir-où-diable-étais-tu-passé… ? Le jeune homme se redressa. — Le voilà ! déclara-t-il en tirant de nouveau sur les cheveux du kender. — C’est lui ? fit le soldat surpris. Vous êtes certain ? — Absolument. Votre commandant sera dûment félicité. Bien, je prends l’entière responsabilité de ce kender. Mina sera ravie. — Je ne sais pas… — Comment ça ? Vous avez entendu les ordres de votre chef comme moi ! — Je préfère aller le chercher pour avoir confirmation. — À votre guise, si vous tenez à le déranger pour rien… Mais le soldat était de ces hommes zélés qui n’entreprennent rien sans permission en triple exemplaire. Il s’éloigna d’une démarche guindée. Gerard resta planté au milieu des kenders. Comment réagir ? — Bon sang ! Ce fichu commandant voudra remettre Tass à Mina en personne pour être certain d’en récolter les lauriers… Damnation ! J’aurais dû prévoir le coup… Entre-temps, Tasslehoff s’était débarrassé du bâillon avec une telle aisance que l’humain le soupçonna de l’avoir gardé uniquement par goût de la nouveauté. — Je ne te connais pas ! lança-t-il tout haut avec un autre clin d’œil appuyé. (Le genre à leur garantir à tous deux la pendaison immédiate.) C’est quoi, ton petit nom… ? — La ferme ! grogna Gerard tout bas. — J’ai un cousin qui s’appelle comme ça… Le Solamnique lui remit le bâillon et serra très fort. Il lorgna les deux gardes restés sur place, qui lui rendirent ses coups d’œil mi-figue, mi-raisin. Pas question de les laisser faire du tintamarre… Il fallait agir. Gerard s’apprêtait à hoqueter en feignant l’horreur pour détourner leur attention – et mieux les assommer –, quand un tumulte éclata derrière lui. Des torches s’allumèrent. Des cris troublèrent la nuit. Des portes claquèrent. Affolé, Gerard se crut d’abord percé à jour. L’armée au complet allait lui tomber dessus ! Il dégainait son épée quand il s’avisa que personne ne courait vers lui… Perdant tout intérêt pour lui, les deux gardes cherchèrent à savoir ce qui se passait. Gerard réprima un soupir de soulagement. Ce branle-bas de combat ne le concernait pas. Il se força au calme. L’aide ne revenant pas, il maugréa d’impatience. — Malys est morte ! cria un soldat en accourant. Et Mina aussi ! Sanction est la proie du chaos ! Nous avons l’ordre de reprendre immédiatement la route… — Malys, morte ? hoqueta Gerard. Et Mina ? Comment savoir si c’était vrai… ? Il s’efforça de surmonter le choc. Il avait servi dans l’armée de nombreuses années déjà, et savait d’expérience que la rumeur était monnaie courante. Après, savoir si c’était vrai ou pas… Il résolut de partir du principe qu’il ne s’agissait de rien d’autre – une folle rumeur… Dans le doute, ce serait plus prudent. — Quoi qu’il en soit, je dois emmener le kender. Où est passé l’aide de camp du commandant ? — Je viens de le croiser, répondit le soldat en prenant à son ceinturon un trousseau de clés. Tenez, emmenez-les tous ! — Quoi ? s’étrangla Gerard. L’homme avait déjà tourné les talons, rejoignant son unité au pas de course. Le Solamnique se retourna. Horreur, tous les kenders lui souriaient ! Dès qu’il entreprit de les libérer de leurs chaînes, ils se collèrent à lui avec de grands cris étouffés qui durent s’entendre jusqu’à Flotsam et levèrent leurs poignets liés. Le jeune homme faillit être renversé et piétiné. L’imprécation aux lèvres, il se répandit en cris et en menaces, repoussant certains des kenders les plus empressés – qui le prirent comme un jeu. Tasslehoff réussit à ressurgir devant l’humain à la dérive… Gerard s’empressa de l’agripper par le col de sa chemise et de le libérer. Cela fait, il lança le trousseau de clés aux autres qui se jetèrent dessus avec un bel ensemble en piaillant d’allégresse. Il empoigna Tass, hirsute, débraillé et constellé de fétus de paille, pour l’entraîner avec lui. Tass arracha son bâillon. — Tu as oublié de me l’enlever ! reprocha-t-il. — Du tout ! — Quel bonheur de te revoir ! dit le kender, tout guilleret, en lui étreignant la main – et en lui dérobant son couteau. Où étais-tu ? Qu’est-il arrivé ? Il faudra que tu me racontes tout – plus tard ! Il s’arrêta pour fouiller dans une de ses sacoches. — Filons ! ajouta-t-il avec conviction. — Absolument ! grommela Gerard en récupérant son couteau et en prenant le mécréant par un coude pour accélérer le mouvement. Mon cheval est à l’écurie… — Pas le temps ! coupa Tass en se dégageant avec la souplesse d’une anguille. Pas si nous voulons rejoindre le Conseil des chevaliers avant qu’il soit trop tard ! Les elfes vont au-devant des pires ennuis ! Il se passe des choses qui prendraient trop longtemps à expliquer. Laisse ton cheval. Il sera très bien où il est, j’en suis sûr. Au clair de lune, le kender sortit un objet serti de joyaux. Gerard reconnut l’Artefact à Voyager dans le Temps. — Que fais-tu avec ça ? demanda-t-il, troublé. — Il nous fera gagner du temps. Enfin… j’espère qu’il nous conduira devant le Conseil… Ces derniers jours, il a fonctionné de manière bizarre. Tu n’imagines pas les endroits où je me suis retrouvé… — Ce sera sans moi ! protesta Gerard en reculant. — Oh que si ! insista Tasslehoff en secouant si vigoureusement la tête que sa queue-de-cheval lui percuta le nez. Sinon, ils ne me croiront pas ! Je ne suis qu’un kender, Raistlin me l’a rappelé… Quand tu leur parleras de Takhisis, des elfes et de… — Raistlin ? répéta Gerard, complètement dépassé. Qui ? — Raistlin Majere, voyons ! Le frère de Caramon. Tu l’as croisé à l’auberge ce matin. Il s’est sûrement montré mesquin et sarcastique, hein ? Je le savais ! (Soupirant, Tass secoua la tête.) Ne fais pas attention. Raistlin prend toujours les gens de haut. Il est comme ça. Tu t’y feras. Gerard eut la chair de poule. Un frisson glacé remonta le long de son échine. Il se remémora les commentaires de Caramon à propos de son frère, avec son sempiternel thé, ses robes rouge sang, son bâton au cristal bleu, son ironie… — Cesse de raconter n’importe quoi ! s’insurgea le jeune homme. Raistlin Majere est mort ! — Moi aussi ! répliqua Tasslehoff en souriant. Mais on ne doit pas s’arrêter à ce genre de détail. Il prit l’humain par la main… et le sol se déroba sous leurs pieds. 24 La décision Dans leur jeunesse, un ami de Gerard avait confectionné une balançoire de fortune entre deux arbres. Et il l’avait persuadé d’y prendre place, avant de lui donner un maximum d’élan. Bien entendu, tournant sur lui-même comme une toupie folle, Gerard avait fini le nez dans l’herbe. Avec l’Artefact à Voyager dans le Temps, il revécut cette sensation – exactement la même… À ce détail près qu’en retrouvant le sol béni sous ses pieds il ne sut plus où étaient le haut et le bas, ni s’il était debout ou par terre… Il tituba comme un gnome ivre à la recherche de son équilibre, battant des cils, hoquetant… Le kender n’avait pas l’air mieux loti. — Pffft ! gémit-il en s’essuyant le front du revers d’une manche sale. Je crois que je ne m’y ferai jamais… — Où sommes-nous ? demanda Gerard dès qu’il n’eut plus le tournis. — Nous devrions être tout près du manoir d’Ulrich, répondit Tasslehoff, dubitatif. Mais on pourrait tout aussi bien se retrouver à l’époque de Huma… Comme je le disais, l’artefact se comporte bizarrement… (Il secoua la tête en jetant des coups d’œil à la ronde.) Quelque chose t’a l’air familier ? Ils avaient été catapultés à l’orée d’une forêt, près d’un champ récemment moissonné. Il vint à l’esprit de Gerard qu’il était de nouveau perdu, et cette fois, par la faute d’un kender… sans nul espoir d’être retrouvé, jamais… Il allait en faire la remarque à son petit compagnon, quand il vit un grand bâtiment, peut-être un manoir ou un fortin. Une main en visière, il tenta de reconnaître les couleurs de la bannière qui claquait au vent. — On dirait celle du seigneur Ulrich ! s’exclama-t-il, étonné. À la réflexion, il lui semblait bel et bien reconnaître ce paysage… — Nous serions donc au bon endroit et à la bonne époque ? demanda son compagnon. — Apparemment… Le dernier Conseil auquel j’ai assisté se tenait là. — Magnifique ! (Tass fourra l’artefact dans sa sacoche.) Pressons ! — Voyons, on ne peut pas se pointer comme ça… En affirmant être tombés du ciel ! Il lança un regard malaisé vers les nuées. — Pourquoi pas ? grommela le kender désappointé. Ça ferait une histoire géniale ! — Personne ne nous croira, voilà pourquoi ! Moi-même, j’ai du mal… Nous dirons que nous arrivons de Sanction. Mon cheval ayant commencé à boiter, nous avons dû continuer à pied. D’accord ? — C’est beaucoup moins excitant que de tomber du ciel, mais bon…, capitula Tass en voyant les sourcils broussailleux de l’humain se rejoindre au-dessus de son nez. Et le nom du cheval ? Ils se mirent en route vers le manoir. — Quel cheval ? lâcha distraitement Gerard, perdu dans ses pensées qui – elles – continuaient à tourbillonner. — Le tien. Celui qui boîte… — Celui qui boîte… ? Oh ! Celui-là… Il n’a pas de nom. — Comment ça ? Tous en ont un ! Il faut lui trouver un petit nom… Je m’en charge. — Entendu ! fit Gerard inconsidérément, uniquement soucieux d’avoir la paix. Il cherchait à donner un sens à tout ce qui lui arrivait… L’intervention providentielle du mage, la découverte extraordinairement fortuite du kender exactement au bon endroit, exactement au bon moment… Les chevaliers avaient fait du manoir un camp fortifié. Le soleil jouait avec les pointes en acier des piques. Les feux des rôtissoires crépitaient. Des centaines de bottes piétinaient l’herbe autour des tentes aux rayures multicolores. Les étendards des différents fiefs sur le pied de guerre claquaient au vent d’automne. Les forgerons battaient le fer. Bref, les chevaliers étaient sur le pied de guerre. Après la chute de Solanthus, les chevaliers avaient levé des troupes fraîches. Avec leurs vassaux, les seigneurs arrivaient d’aussi loin que de l’Ergoth du Sud. Certains preux, désargentés, se présentaient à pied avec pour seules distinctions leur sens aigu de l’honneur et leur amour de la patrie. D’autres, prospères, amenaient leurs propres gens d’armes et des bourses pleines. — Nous allons nous présenter devant le seigneur Tasgall, le chevalier de la Rose, dit Gerard. Tu te tiendras tranquille, car il ne tolère pas les absurdités. — Peu de gens aiment la fantaisie…, déplora Tass. Avec un zeste de folie, comme la vie serait plus gaie ! À propos, j’ai un nom pour ton cheval ! — Ah, oui ? fit Gerard, l’esprit ailleurs. — Bouton d’Or. — Voilà, conclut le jeune homme. L’Unique a un nom et un visage. Cinq, en fait. Il s’agit de Takhisis. Comment elle a accompli ce prodige, je l’ignore… — Moi, je sais ! cria Tasslehoff en bondissant sur ses pieds. Gerard le plaqua à son siège. — Pas maintenant, répéta-t-il pour la quarantième fois. Notre ennemie jurée est de retour, mes seigneurs. Dans les cieux, elle règne en maîtresse absolue. Sur terre, en revanche, il s’en trouve encore pour oser la défier, serait-ce au prix de leur vie. Il raconta sa rencontre avec Samar, et la promesse d’alliance des elfes. Les trois hauts seigneurs qui écoutaient le rapport échangèrent des regards. Fallait-il tenter de reprendre Solanthus à l’ennemi avant de marcher sur Sanction… ? La question avait soulevé des débats houleux. Avec les nouvelles qu’apportait Gerard, il n’y avait plus le moindre doute… Il fallait lancer toutes les forces contre Sanction. — Selon un communiqué récent, dit Tasgall, les elfes seraient déjà en marche. Mais leur route sera périlleuse et semée d’embûches… Tasslehoff bondit de nouveau de son siège comme un diable de sa boîte. — Ils vont être attaqués ! — Pas d’absurdités ! grogna Gerard en le rasseyant de force. — Votre ami aurait-il quelque chose sur le cœur ? demanda le seigneur Ulrich. — Oui ! lança le kender aussitôt debout. — Non ! le contredit simultanément Gerard. Il a toujours quelque chose sur le cœur ! — Rien ne garantit que nos alliés atteindront Sanction, fit Tasgall. Ni quand… D’après les rapports reçus de là-bas, la ville nage dans la confusion. Nos espions confirment les rumeurs sur la disparition de Mina. Des luttes de succession divisent nos ennemis. En tout cas, si on en juge par le passé, ils ne resteront pas longtemps sans chef c’est certain. — Au moins, commenta Ulrich, Malys ne nous posera plus de problème. Mina a eu le cran d’agir à notre place et d’éliminer ce monstre sanguinaire. (Il leva son gobelet d’argent.) Je bois au courage ! Il but cul-sec sans que personne l’imite. Ses pairs eurent l’air embarrassés. Le chevalier de la Rose posa un regard réprobateur sur Ulrich qui, à voir son teint congestionné et sa langue pâteuse, avait un bon coup dans l’aile… — Mina n’était pas seule, mon seigneur, rappela Gerard. — Autant appeler la déesse par son nom, fit le seigneur Siegfried, lugubre. Tasgall parut troublé. — Je ne doute pas de la bonne foi de Gerard, mais je ne puis croire… — Croyez-le, mon seigneur ! lança Odila en entrant. Amaigrie, ses robes blanches salies par la boue et le sang, elle avait visiblement fait une longue route sans prendre de repos ni de nourriture. Le regard de Gerard vola sur son cou… Elle ne portait plus le médaillon. Il sourit de soulagement. Elle lui rendit son sourire – avec moins d’assurance que par le passé, mais elle était redevenue elle-même. C’était tout ce qui comptait. — Mes seigneurs, continua Odila, j’amène quelqu’un qui corroborera les déclarations de messire Gerard : Miroir. Il m’a aidée à fuir Sanction. Stupéfaits, les chevaliers virent arriver un homme mutilé, le visage en partie couvert de pansements, qui se guidait avec sa canne. En dépit de son infirmité, il respirait la dignité et la sérénité. Gerard eut l’étrange sensation de l’avoir déjà rencontré. Le chevalier de la Rose salua avec raideur le nouveau venu. Odila souffla quelque chose à l’oreille de Miroir, qui s’inclina à son tour. Se composant une mine impassible, Tasgall se tourna vers la jeune femme. — Vous avez déserté notre ordre, épousé la cause de Mina que vous serviez fidèlement au nom de l’Unique… Takhisis elle-même ! Et vous revenez maintenant comme si de rien n’était ? Vous auriez renié cette divinité maléfique ? Pourquoi devrions-nous nous laisser abuser par ce nouveau revirement, jeune dame ? Et vous tenir pour autre chose qu’une espionne à la solde de l’adversaire ? Gerard allait prendre la défense de son amie quand celle-ci, d’une main posée sur son bras, le fit taire. Au fond, comprit-il, tout ce qu’il pourrait dire risquerait de faire plus de tort que de bien à Odila. La jeune femme ploya un genou devant le Haut Conseil – sans baisser les yeux. Elle regarda ses juges en face. — Si vous attendez de ma part honte et contrition, mes seigneurs, vous serez déçus, j’ai déserté, je ne le nie pas. La mort punit ce crime, et j’accepte par avance le prix de mes actes. Pour ma défense, je dirai simplement que ma quête était normale : ne recherchons-nous pas, notre vie durant, un pouvoir supérieur auprès duquel trouver le réconfort ? Se dire qu’on n’est pas seul en ce vaste univers ? Ce guide, je l’ai découvert, mes seigneurs. Takhisis, notre divinité, est de retour. Je dis « notre » et je pèse mes mots. » Pourtant, il faut la combattre et empêcher les Ténèbres de déferler sur notre monde… Et pour cela, il faut avant tout retrouver la foi. Révérer Takhisis alors même que nous lutterons contre elle. Ceux qui adorent la Lumière doivent admettre l’existence des Ténèbres. Sinon, la Lumière ne serait pas. Tasgall la dévisagea, troublé. Sans quitter la jeune femme des yeux, Siegfried et Ulrich échangèrent quelques mots à voix basse. — Si vous aviez battu votre coulpe, dame, dit Tasgall, je vous aurais tenue pour une fieffée hypocrite et jugée en conséquence. Puisque c’est ainsi, je dois considérer votre témoignage à tête reposée. Levez-vous. Le Conseil tranchera. Entre-temps, vous serez conduite en prison… — Ne l’enfermez pas, mon seigneur ! intervint Gerard. Pour reconquérir Sanction, il nous faudra tous les guerriers expérimentés que compte notre ordre – sans exception ! Confiez-moi Odila ; j’engage ma responsabilité. Je vous promets de la ramener ensuite devant vous pour comparution tout comme elle le fit pour moi lorsque je dus me présenter devant vous à Solanthus. — Êtes-vous d’accord, dame ? s’enquit le chevalier de la Rose. — Oui, messire. (Souriant à Gerard, elle ajouta tout bas :) Notre destin nous rapproche encore… — Mes seigneurs, intervint Tasslehoff en bondissant derechef sur ses pieds, si vous voulez attaquer Sanction, vous devriez solliciter l’aide des dragons d’or et d’argent. Malys morte, songez que tous les dragons bleus, noirs et verts voleront à la rescousse de nos ennemis retranchés à Sanction… — Messire Gerard, n’oubliez pas de reprendre votre kender en partant ! lança le chevalier de la Rose. Le jeune homme empoigna « son » kender à bras-le-corps et le hissa en travers de ses épaules, indifférent à ses piaillements indignés. — Maintenant que le totem est détruit, les dragons d’or et d’argent répondront à votre appel ! cria Tass. Je serai ravi d’aller les chercher moi-même, si vous voulez… J’ai cet objet magique… ! — Silence, Tass ! brailla Gerard, rouge sous l’effort. — Attendez ! intervint l’aveugle, faisant sursauter tout le monde. L’assemblée avait oublié sa présence. Guidé par la voix du kender, repoussant impatiemment de son bâton tout ce qui gênait son passage, Miroir s’approcha de Gerard. — Laissez-moi lui parler… Le chevalier de la Rose fronça les sourcils. Mais la Mesure était stricte sur ce point : l’aveugle, le boiteux, le sourd et le muet devaient être traités avec la plus grande courtoisie. — Vous avez notre accord, bien entendu. Si vous avez conscience d’avoir affaire à un misérable kender… — J’en suis tout à fait conscient, seigneur, dit Miroir en souriant. Et si vous voulez mon avis, les kenders sont les êtres les plus sensés de Krynn. Ulrich éclata d’un rire hautain, s’attirant un autre regard réprobateur de Tasgall. L’aveugle tendit une main, que Tass prit et serra. — Je suis là, messire… Tasslehoff Racle-Pieds, pour vous servir. Le Tasslehoff Racle-Pieds, je précise, car beaucoup de kenders appelés ainsi se baladent un peu partout en ce moment… Je suis le seul, l’unique ! Enfin… Ils sont eux, si vous voulez, et je suis moi. — Je comprends, assura l’aveugle d’un ton solennel. On m’appelle Miroir et je suis en réalité un dragon d’argent. Tasgall haussa les sourcils. Ulrich s’étrangla sur une gorgée de vin. Siegfried renifla de dédain. Avec un sourire rassurant pour Gerard, Odila hocha la tête. — Tasslehoff, vous disiez savoir où mes frères sont retenus prisonniers ? demanda Miroir. — Oui ! Enfin… l’artefact le sait, précisa Tass en tapotant la sacoche pendue à son ceinturon. (Il se rengorgea. On parlait rarement de la « grande sagesse des kenders ».) Je pourrais vous conduire à eux, ajouta-t-il sans conviction. — J’en serais ravi, répondit Miroir. — Vraiment ? s’enthousiasma Tass. Merveilleux ! Allons-y ! (Il sortit l’artefact de sa sacoche.) Je chevaucherai sur votre dos ? J’adore monter à dos de dragon ! J’en ai connu un qui nous a emmenés dans les airs, Flint et moi, pour livrer combat… Je crois me souvenir qu’il s’appelait Khirsah… C’était glorieux ! Perdu dans ses souvenirs, le kender s’immobilisa. — Il faut que je vous raconte… C’était pendant la guerre de la Lance… — Une autre fois, coupa poliment Miroir. Nous devons faire vite. Comme vous le disiez, les elfes sont en danger. — Ah, oui ! Pardon, j’avais oublié ! L’artefact tenu au-dessus de sa tête, Tass commença à incanter en prenant Miroir par l’autre main. — À vous revoir à Sanction, mes seigneurs ! cria-t-il encore en saluant les chevaliers éberlués. Leurs contours se brouillèrent, tels des portraits à l’huile abandonnés sous la pluie… Au dernier instant, Miroir agrippa Odila, qui referma à son tour les doigts sur Gerard. En un clin d’œil, tous quatre eurent disparu. — Bonté divine ! s’exclama le chevalier de la Rose. — Bon débarras ! lâcha Siegfried. 25 Dans la vallée L’armée elfique progressait vers le nord au rythme des chants et des récits épiques aptes à donner de l’allant en dissipant l’angoisse. Gilthas découvrait ces hymnes, et il s’en réjouissait. De même, les contes du Qualinesti étaient une nouveauté pour les silvanesti – qui les appréciaient modérément. Ils digéraient mal le rapprochement de leurs cousins avec des espèces mal dégrossies comme les nains ou les humains. Néanmoins, ils écoutaient et applaudissaient poliment les artistes. Sauf quand il s’agissait du Rêve de Lorac. La Lionne colportait le folklore des kagonesti – les elfes sauvages. Avec leurs morts laissés à la dérive au fil des rivières et leur vie à demi nus sur la cime des arbres, ces derniers choquaient les silvanesti et les qualinesti. Amusés d’offenser la délicate sensibilité de leurs cousins, les kagonesti traînaient rarement en leur compagnie, surveillant les flancs de l’armée et fournissant ses éclaireurs. Alhana paraissait rajeunie. À leur première rencontre, Gilthas l’avait trouvée belle, mais avec quelque chose de guindé… Sa tante lui avait rappelé une rose à l’éclosion tardive. À présent, elle marchait au soleil éclatant de l’automne. Convaincue que Silvanoshei était sur la voie de la rédemption, elle volait fièrement à sa rescousse. L’obsession de son fils pour une humaine, qui avait bien failli lui être fatale, lui avait valu la captivité ? Pétrie d’amour maternel, Alhana était prête à fermer les yeux là-dessus. Samar, lui, n’oubliait rien. Mais il tenait sa langue. Si le sieur Gerard avait dit vrai, Silvanoshei tirerait peut-être enfin les enseignements de ses épreuves, et l’imbécile fou d’amour se métamorphoserait en sage apte à régner. Au nom d’Alhana, Samar l’espérait du fond du cœur. Gilthas avait des doutes. Une fois en route, il s’était dit que ses noirs pressentiments se dissiperaient d’eux-mêmes… La journée, c’était le cas. Les chants repris à l’unisson lui redonnaient un cœur léger. Les odes au courage rappelaient les héros d’antan, confrontés eux aussi à des obstacles apparemment insurmontables et aux Ténèbres. Face à des défis pires que les épreuves présentes, les elfes d’alors avaient survécu et prospéré. La nuit, c’était une autre histoire… Les ailes noires du désespoir revenaient battre autour de Gilthas, privé des bras aimants de sa femme. Elles oblitéraient les étoiles. Une chose le tracassait. L’absence de nouvelles du Silvanesti… Bien entendu, les messagers auraient du mal à marcher sur les traces de l’armée, Alhana ayant gardé secret l’itinéraire choisi. Mais ce n’était pas impossible. La reine avait envoyé ses propres éclaireurs comme guides. Le temps passait. Et toujours rien… Gilthas s’en ouvrit à sa tante, qui le rassura. On aurait des nouvelles quand on en aurait. Inutile de se ronger les sangs par avance. Les elfes couvraient des distances considérables en un temps record. Ils abordèrent bientôt les montagnes des Khalkistes par le sud. Ayant pénétré depuis quelque temps en territoire ogre, ils n’avaient trouvé aucune trace de leurs ennemis. Apparemment, leur tactique portait ses fruits. Longer les contreforts des montagnes, traverser discrètement les vallées… Le beau temps se maintenait, avec des journées ensoleillées. Les premières neiges hivernales se faisaient désirer. Personne ne tomba malade. Du temps des dieux, on aurait pu dire qu’ils souriaient aux elfes, tant la progression de l’armée semblait facilitée par les éléments. Laissant le soleil dissiper ses craintes, Gilthas commençait à se détendre. Éreinté par les longues marches journalières et l’air vivifiant des hautes terres, il dormait à poings fermés, se réveillant en pleine forme. Et il se remémorait le vieil adage humain… « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ». Puis vint le jour dont il se souviendrait jusqu’à son dernier souffle, gravé dans sa mémoire jusqu’au plus petit détail. Ce jour-là décida du destin des elfes de l’Ansalonie. L’aube se leva, d’abord semblable à toute autre. L’armée se remit en marche avant que le soleil paraisse, salué comme toujours par les chants des qualinesti. Les silvanesti pleins d’entrain se joignirent à eux. Les elfes mangeaient en route des baies dont ils avaient pris soin de remplir leurs gibecières, la végétation se raréfiant en haute montagne. Il restait des centaines de lieues à couvrir avant d’être en vue de Sanction, mais on évoquait avec assurance la fin du voyage. Émerveillé par l’altière beauté des montagnes – même sans s’y sentir à l’aise… nul elfe ne le serait sans doute jamais –, Gilthas était ému. Il entendit un cheval galoper derrière lui. Ces sons reviendraient le hanter dans ses cauchemars… Un cavalier poussait manifestement sa monture aux limites de ses forces – un comportement inhabituel dans les sentiers étroits de montagne. La Lionne apparut, le soleil faisant danser des reflets dorés dans sa chevelure. Si bien qu’elle paraissait auréolée de feu… Une vision qui se grava également dans la mémoire de Gilthas. Soudain angoissé, le jeune roi tira sur les rênes de son cheval. L’expression lugubre de sa femme ne lui disait rien qui vaille. Elle fonça en tête de la colonne, lui jetant à peine un regard au passage. Elle portait en croupe une inconnue en tenue vert moucheté des éclaireurs du Silvanesti. Aiguillonné par la peur, Gilthas éperonna sa monture, sourd aux appels qui s’élevaient un peu partout. On voulait savoir ce qui se passait. Dans un silvanesti approximatif la Lionne cria à Alhana de s’arrêter. L’éclaireuse sauta à terre… et s’effondra. La Lionne bondit de son cheval pour l’examiner. Flanquée de Samar, Alhana s’approcha, imitée par Gilthas et Planchet. — Qu’on apporte de l’eau ! ordonna la reine. L’éclaireuse n’était pas blessée, comme Gilthas l’avait craint, mais épuisée. Samar offrit sa propre gourde. La Lionne porta le goulot aux lèvres de l’elfe, fusant couler un filet d’eau. — Majesté, j’ai de… mauvaises nouvelles ! Chez les humains, on se serait pressé autour de la messagère et de la souveraine, les laissant à peine respirer. Plus respectueux, les elfes gardèrent leurs distances. En état de choc, l’éclaireuse continua d’une voix faible et lointaine. — Le Silvanesti est envahi… par des hordes… Ils sont arrivés par le fleuve et saccagent les villages de pêcheurs… Personne n’aurait pu arrêter autant de bateaux ! Certains chevaliers noirs ont même… préféré fuir ! Mais maintenant… ils sont alliés… — Les ogres ? s’écria Alhana, incrédule. — Les minotaures, Majesté… Ils ont signé un pacte avec… les chevaliers noirs… À présent, nos ennemis sont légion ! Alhana jeta à son neveu un regard brûlant qui le poignarda au cœur. Vous aviez raison et moi tort ! Tournant le dos à tous, Samar compris, la reine s’éloigna. La Lionne continua à faire boire la messagère. Assommé par l’énormité d’une telle catastrophe qu’il avait grand mal à assimiler, Gilthas se sentait détaché de tout… Son regard distrait se posa sur les pieds ensanglantés de la jeune elfe. Ses bottes usées, elle avait dû finir les dernières lieues pieds nus. Tant de stoïcisme émut le souverain. Furieux, il ravala ses larmes. L’heure n’était pas aux lamentations. Il rejoignit Alhana. — Ma reine… Elle tourna vers lui un visage éploré. — Épargnez-moi vos remarques sarcastiques… souffla-t-elle, misérable. — Ce n’est pas le moment de se disputer. Si nous étions restés aux abords de la capitale, comme je l’avais conseillé, nous serions tous morts à l’heure qu’il est, ou esclaves à bord des galères minotaures. (Posant une main douce sur le bras de sa tante, il fut stupéfait par la froideur de sa peau.) Pour l’instant, notre armée n’a pas subi de pertes. Il faudra quelque temps à nos ennemis pour s’installer au Silvanesti et s’y retrancher. Nous pourrions rebrousser chemin, les prendre par surprise… — Pas question ! (Non sans effort, Alhana maîtrisa ses tremblements.) Continuons sur Sanction ! Ne voyez-vous pas ? Si nous aidons les humains à reconquérir Sanction, l’honneur les obligera à délivrer notre patrie des envahisseurs. — Pourquoi ? lança Gilthas. Pourquoi les humains accepteraient-ils de mourir pour nous ? — Parce que nous aurons combattu à leurs côtés au nom de Sanction ! — Le ferions-nous si votre fils n’était pas prisonnier là-bas ? Alhana pâlit. Son teint, ses joues, ses lèvres… Elle eut une mine de cendre. Au fond de ses yeux sombres dansait encore un semblant de vie… Elle se tourna en direction du sud, sans un regard pour lui. Comme si elle pouvait voir au-delà des montagnes sa patrie perdue… — Nous marcherons sur Sanction. Vous, les qualinesti, vous irez où vous voudrez. Samar… ! (L’elfe approcha.) Rassemblez notre peuple. Je dois lui parler. Droite comme un I, elle s’éloigna. — Samar, vous êtes d’accord ? lança Gilthas. Le silvanesti lui jeta un regard éloquent. Alhana était sa reine. Plutôt mourir que de discuter ses ordres ! Gilthas ne s’était jamais senti aussi frustré. Une rage sans borne le faisait bouillonner… sans exutoire possible. Il se tourna vers son fidèle Planchet. — Nous n’avons plus de patrie. Des exilés sans terre… Ne le voit-elle pas ? Ne comprend-elle pas ? — Je crois que si, répondit Planchet. Mais, à ses yeux, attaquer Sanction est la seule solution. — Faux ! Armés de potions et d’herbes médicinales, des guérisseurs prodiguèrent leurs soins à l’éclaireuse blessée avant de la transférer à l’abri. Sur ces entrefaites, la Lionne rejoignit son époux. — Que faisons-nous ? — Nous continuons, lâcha Gilthas, morose. L’éclaireuse a-t-elle des nouvelles de notre peuple ? — D’après des rumeurs, les nôtres seraient retournés se réfugier dans le désert… — Où on ne les accueillera pas à bras ouverts ! (Le jeune roi soupira.) Les barbares avaient pourtant été très clairs… Dérouté, ne voulant rien tant que retourner auprès de son peuple, il était surtout furieux contre lui-même. Il aurait dû écouter ses instincts et rester près de son peuple au lieu de s’engager dans une campagne vouée à l’échec. — J’avais tort, moi aussi. Je me suis opposée à toi. J’en suis navrée… Mais ne te flagelle pas, mon époux. Tu n’aurais rien pu faire contre cette invasion. — Au moins, je pourrais retourner partager le destin de mon peuple, fit Gilthas, amer. Et ses épreuves, puisque me voilà pieds et poings liés… Que tenter ? Il ne le savait plus. Rebrousser chemin serait difficile et dangereux. Seul, il mourrait vite. S’il partait à la tête de ses guerriers, l’armée d’Alhana en serait cruellement pénalisée. D’autant que ce mouvement créerait un schisme au sein des silvanesti, certains voulant revoir leur patrie. Or, à ce tournant critique de l’histoire des nations elfiques, l’union était plus que jamais impérative. Des clameurs montèrent de la colonne immobilisée. Interrompue au milieu de son discours, Alhana chercha à comprendre ce qu’on hurlait de toutes parts avec l’irrépressible et inéluctable violence d’une avalanche. — Des ogres ! — Où ? cria la Lionne à un éclaireur. — Ils arrivent de partout ! Les elfes étaient dans une petite vallée dominée par de hautes parois. Sous leurs yeux, des milliers de silhouettes massives se dressèrent sur les hauteurs environnantes. Un silence de mort tomba. Le calme qui précède la tempête. 26 Le jugement Une fois de plus, les dieux de Krynn tinrent conseil, ceux de la Lumière face à ceux des Ténèbres, comme le jour et la nuit. Comme toujours, les divinités de la Neutralité étaient équitablement réparties entre les deux camps. Les dieux de la magie comptaient Raistlin Majere dans leurs rangs. Sur un signe de Paladine, le mage prit la parole. S’inclinant, il déclara simplement : — J’ai réussi. À l’exception des divinités de la magie, souriant et en parfaite harmonie, les autres furent étonnés. — Comment ? demanda Paladine. — Ma tâche ne fut pas aisée, répondit Raistlin. Les tourbillons du chaos agitent l’univers. La magie capricieuse me file entre les doigts… Mais quand le kender a utilisé l’artefact, j’ai pu lui mettre la main dessus et le ramener dans le passé, là où les vents du chaos hurlent moins fort. Je l’y ai assez retenu pour qu’il se réoriente avant que la magie l’emporte loin de moi… Mais, dès que le kender a de nouveau recouru à l’artefact, j’ai réagi. J’étais prêt. Je l’ai plongé dans une époque que nous connaissions tous les deux, puis ramené au présent. De sorte que le passé et le présent sont maintenant liés. Il suffira de remonter le cours de l’un pour retomber sur l’autre. — Zivilyn, demanda Paladine, que voyez-vous ? — Le monde, répondit le dieu d’une voix douce, les yeux embués de larmes. Le passé, le présent et le futur. — Quel futur ? — Celui où le monde s’engage en ce moment. — Il n’est donc plus possible de le décaler ? demanda Mishakal. — Si, bien sûr, répondit Raistlin, sarcastique. Nous pouvons tous cesser d’exister d’un instant à l’autre. — Ce maudit kender vit toujours ? grogna Sargonnas. — Oui. Takhisis est devenue très puissante. Si on veut espérer la vaincre, il reste à Tasslehoff une tâche vitale à accomplir grâce à l’Artefact à Voyager dans le Temps. Et dans ce cas… — … Il faudra le renvoyer à son funeste destin, coupa Sargonnas. — Nous lui laisserons le choix, intervint Paladine. Nul ne l’obligera à aller contre ses désirs. Il aura son libre arbitre, au même titre que toutes les créatures vivantes de Krynn. Il n’est pas question de le lui retirer pour des raisons de convenance personnelle. — Convenance personnelle ! explosa Sargonnas. Il pourrait tous nous réduire à néant ! — Si nos croyances sont à ce prix, qu’il en soit ainsi, déclara Paladine. Votre reine, Sargonnas, dédaignait le libre arbitre. Elle a toujours trouvé plus facile de régner sur des esclaves et des zombies. En cela, vous vous êtes opposé à sa volonté. Vos minotaures adoreraient-ils une divinité qui les asservirait ? Celle qui les priverait de leur droit de décider seuls de leur destin, de cueillir les lauriers de la gloire et de l’honneur ? — Non, parce que mon peuple a le bon sens pour lui. Ce n’est pas un ramassis de kenders écervelés ! maugréa Sargonnas dans sa barbe. Mais, à supposer que ce petit monstre ne provoque pas la fin du monde… (il lorgna Paladine d’un œil torve) quel châtiment prononcerons-nous contre la déesse ? Celle dont je ne prononcerai plus jamais le nom et qui nous a tous trahis ? — Il ne saurait y en avoir qu’un, répondit Gilean, une main posée sur le Livre de la Connaissance. Paladine consulta l’assemblée du regard. — Sommes-nous tous d’accord ? — Tant que l’équilibre est maintenu, souligna Hiddukel, le Gardien des Plateaux. Paladine regarda les dieux, l’un après l’autre. Tous acquiescèrent. Seule Mishakal, sa bien-aimée, garda la tête baissée. — Il faut qu’il en soit ainsi, conclut Paladine d’une voix douce. Mishakal croisa alors son regard. Les yeux noyés de larmes, elle hocha à son tour la tête. Paladine posa la main sur le Livre. — Qu’il en soit ainsi. 27 Tasslehoff Racle-Pieds La vie de Tasslehoff avait été jalonnée de triomphes. Il y avait eu des épisodes nettement moins glorieux, mais les moments de gloire avaient largement éclipsé les périodes sombres. Sans oublier tout à fait les désastres de son existence, refoulés dans les sombres replis de sa mémoire, Tass éprouvait à peine une vague tristesse en y repensant. Or, le moment présent dépassait toutes les joies qu’il avait pu connaître. Et sa jubilation allait croissant. Accoutumé à voyager dans le temps et l’espace, il ne souffrait plus du tournis chaque fois que l’artefact le plongeait dans une nouvelle époque. Être désorienté, avoir un léger vertige… Ma foi, c’était plutôt amusant à la longue ! Ça mettait un grain de folie dans la grisaille du quotidien. Après une nouvelle réception chaotique, Tass reprit ses esprits et découvrit son environnement. Ce qui le frappa d’emblée ? Un dragon d’argent aux yeux mutilés campé juste devant lui ! Le kender reconnut l’aveugle qui lui avait adressé la parole lors du Conseil des chevaliers. Apparemment aussi peu affecté que Tass par le phénomène, le dragon battait légèrement des ailes, tournant le cou pour mieux humer l’air. Voyager dans le temps ne devait pas poser de gros problèmes aux dragons. Ou être aveugle évitait d’avoir le tournis… À la première occasion, Tass poserait la question à son nouvel ami. Ses deux autres compagnons s’en sortaient moins bien. La première fois, Gerard n’avait pas été content du voyage… Sa réaction mitigée pouvait se comprendre. Titubant, il respirait bruyamment. Avec ses yeux écarquillés et ses halètements, Odila rappelait au kender un malheureux poisson qu’il avait un jour découvert au fond d’une de ses poches. Comment avait-il atterri là… ? Mystère. Fort heureusement, dès que Tass avait remis l’animal à l’eau, il avait retrouvé des couleurs et des forces. Vacillant, la jeune femme se rattrapa à Gerard avec tant de force qu’elle en avait les phalanges blanchies. — Où sommes-nous ? Le chevalier tourna une mine sombre vers Tass. Tout le monde jeta un regard noir au kender. — Mais… Là où nous sommes censés être ! répondit-il avec assurance. Là où la Reine des Ténèbres retient prisonniers les dragons d’or et d’argent. Enfin, je l’espère…, ajouta-t-il – pas assez bas. Car il n’avait jamais vu pareil tableau… Des rochers gris à perte de vue. Déchiquetés ou lisses, énormes ou petits… Des montagnes et des vallées… Tout un monde minéral écrasé par un ciel infiniment noir, vierge d’étoiles… Non loin, une muraille de glace scintillait. — Je sens de la pierre sous mes pattes, dit Miroir, et pas un brin d’herbe pour chatouiller mes narines… J’en déduis que nous sommes sur des terres désolées. Pas un bruit ne frappe mes tympans, pas de ressac, de vent dans les arbres, de gazouillis ou de cris d’animaux… Un lieu où personne n’irait de son plein gré. — Voilà qui résume admirablement la situation ! grogna Gerard en s’essuyant le front du revers d’une main. Ajoutons que le ciel est d’un noir d’encre, sans soleil pour expliquer la lumière qui nous éclaire… L’air est plus froid que le dos d’un troll et un mur de glace nous cerne… — La lumière bizarre fait miroiter la glace, précisa Tass. Toutes sortes de couleurs semblent danser à la surface… — … Comme les écailles d’un dragon multicolore ? demanda Miroir. — Absolument ! s’enthousiasma le kender. Maintenant que vous le mentionnez, ça y ressemble tout à fait ! C’est un spectacle magnifique. Froid mais splendide… Ces belles couleurs qui virevoltent sur le givre… — La ferme ! grogna Gerard. Tass réprima un soupir. Autant qu’il aime les humains, ils avaient le chic pour gâcher les excursions… Le froid était mordant. Odila frissonnait sous ses vêtements. Gerard approcha à grandes enjambées du mur de glace. Il l’examina de près sans le toucher. Puis, dague tirée, il le heurta de la pointe. La lame se brisa. Jurant, le chevalier lâcha son arme et fourra sa main sous son aisselle. — Le froid est remonté le long de la lame pour me brûler les doigts ! — Nous ne survivrons pas longtemps, dit Odila. Pour le dragon, je ne sais pas, mais nous… — En ce qui me concerne, précisa Miroir, je suis d’une espèce à sang froid. Mes fonctions vitales ralentiront. Je perdrai la possibilité de voler ou même de réfléchir. — À propos, maugréa Gerard, je ne vois pas d’autres dragons. Tasslehoff devait en convenir, le froid commençait à lui ankyloser les mains et les pieds… Il pensa à regret à sa belle veste doublée de fourrure. Qu’était-elle devenue ? Et les dragons ? Qu’étaient-ils devenus ? Tass était absolument certain – enfin… relativement certain – d’être au bon endroit. Déconcerté, il retourna quelques cailloux en quête d’indice… Sans grand résultat. — Tu ferais mieux de nous ramener, Tass ! gémit Odila entre deux claquements de dents. — Impossible, lâcha Miroir, très calme. Nous sommes dans une « cage à dragons ». J’en veux pour preuve le gel de ma magie… Je doute que l’artefact fonctionne encore. — Nous sommes piégés ? s’exclama Gerard. Nous allons mourir de froid ici ? Tasslehoff cessa d’inspecter ce qui se cachait sous les cailloux gris – rien –, et se redressa. Après tout, orteils engourdis ou pas, il vivait un de ces instants glorieux qui jalonnent une existence trépidante ! — Allons, Gerard, nous en avons vu de toutes les couleurs. Sans moi, d’ailleurs, tu ne serais pas ici ! Alors bon, se hâta-t-il d’ajouter, suis-moi… Il se mit en route, déterminé à aller courageusement de l’avant – même s’il n’avait pas la plus petite idée de son orientation. Peu importait où ! — Au-delà de la crête, lui souffla à l’oreille une voix désincarnée. — … Au-delà de la crête, répéta Tass. Il désigna la première qu’il repéra dans les rocs gris. — Devrions-nous le suivre ? soupira Odila. — Il ne s’agirait pas de le perdre, par-dessus le marché ! s’exclama Gerard. Tass fonça vers son objectif, provoquant au cours de son ascension de mini-avalanches comme pour gêner à plaisir les humains lancés sur ses traces. Jetant un coup d’œil en arrière, le kender constata que Miroir n’avait pas bougé, battant doucement des ailes et de la queue – sans doute pour lutter contre un engourdissement insidieux. — Il ne voit rien ! s’exclama le kender pris de remords. Et nous le laissons seul… Miroir ! cria-t-il. Ne t’inquiète pas, nous allons revenir ! Le dragon répondit quelque chose qu’il ne saisit pas tout à fait tant Odila et Gerard faisaient de raffut en esquivant les chutes de pierres. Il crut entendre : « La gloire de cet instant te revient, kender. J’attendrai. » — C’est ça qui est merveilleux avec les dragons ! jubila Tass. Ils comprennent toujours… Campé sur la crête, il découvrit ce qu’il y avait au-delà… et en eut le souffle coupé. Des dragons… à perte de vue ! Il n’en avait jamais vu autant réunis en un seul lieu, à un moment donné… Comment pouvait-il exister autant de dragons d’or et d’argent ? Plongés dans une torpeur induite par le froid, ils se pelotonnaient les uns contre les autres, cous et queues emmêlés… L’étrange lumière à la source indéterminée qui faisait danser des arcs-en-ciel moqueurs sur la muraille de glace les privait de leurs livrées éclatantes, les laissant aussi gris et ternes que les pics environnants. — Sont-ils morts ? souffla Tass, le cœur au bord des lèvres. — Non, assura la voix désincarnée. Juste profondément endormis. Afin d’économiser leurs forces et de repousser la mort. — Comment pourrai-je les réveiller ? — En abattant la muraille de glace. — Et comment ? La dague de Gerard s’est brisée dessus ! — Une arme n’est pas adaptée… Dubitatif, Tass fronça les sourcils. — Je peux le faire ? — Je l’ignore. Le peux-tu ? À cet instant, Gerard et Odila rejoignirent le kender. — Incroyable ! s’exclama le chevalier. Regardez ça ! — Je retourne prévenir Miroir ! lança la jeune femme après avoir contemplé le spectacle. — Je pense qu’il sait…, dit Tass. Bon, j’y vais ! — Tu n’iras nulle part ! cria Gerard en faisant mine de le rattraper par le col. Trop tard. De toute la vitesse de ses petites jambes, le kender filait déjà vers les dragons endormis. Ses orteils réchauffés par l’ascension, il courut à perdre haleine, se sentant pousser des ailes. La bouche grande ouverte, le visage cinglé par les vents, il vivait pleinement l’instant présent, indifférent aux cris de protestation qui montaient derrière lui. Et il entra en collision avec le mur de glace scintillant. Follement excité, il hurla à pleins poumons, histoire de se défouler. Des gouttes d’argent étincelantes l’arrosèrent. Incapable d’arrêter sa course, il franchit comme une flèche le rideau de pluie qui avait été un mur de givre… et déboula dans sa course folle au bord d’un gouffre noir. Il agita les bras avec l’espoir désespéré de freiner son élan. Comme animés d’une volonté propre, ses pieds l’entraînaient dans le vide ! Au moins, je mourrai auréolé de gloire ! Ce fut la chute… Des ailes d’argent battirent l’air… Tasslehoff sentit une griffe le rattraper par le col. Ça, ça n’avait rien d’une nouveauté… Sa vie entière, un type ou un autre l’avait happé par le col ! Mais pour une fois, le kender ne fut pas fâché qu’on l’empoigne ainsi. N’était qu’on le laissa suspendu dans le vide un temps infini… La tête lui tournait et il respirait mal. Se tordant le cou, il se vit pendu à la griffe d’un dragon d’argent… Un dragon aveugle. — Une chance que tu n’aies pas cessé de crier, petit kender… Une chance aussi que Gerard m’ait averti à temps. — Les dragons sont-ils libérés ? demanda-t-il, anxieux. — Oui… Miroir pivotant lentement, Tass découvrit une immense île de roche grise à la dérive dans les ténèbres… — Qu’allez-vous faire ? — Parler, répondit Miroir. — Parler ! — Pas d’inquiétude. Nous avons une conscience aiguë du temps qui passe… Mais il y a des questions à poser et des réponses à écouter avant de prendre des décisions. (le dragon se radoucit.) Trop d’entre nous ont souffert pour tout gâcher maintenant en agissant à la va-vite. Tass n’aima pas ça. Très triste, il allait demander des éclaircissements quand Miroir le fit descendre. Gerard l’attrapa et le serra dans ses bras avant de le poser sur le sol. La muraille éliminée, l’air se réchauffait. Le kender entendait des battements d’ailes et des voix graves de dragons. Ils s’appelaient les uns les autres dans leur langage antique. Assis sur la pierre, Tass régula sa respiration et ses battements de cœur. Odila servit de guide à Miroir. Le kender entendit bientôt celui-ci crier de joie en trouvant ses congénères. Gerard resta en retrait. Au contraire de ses habitudes, il ne cherchait pas à savoir ceci ou à élucider cela… Il regardait Tass avec une expression singulière. Aurait-il des maux d’estomac ? se demanda le kender. N’ayant plus de souffle à gaspiller en babillages, Tass en profita pour réfléchir. — Je n’avais jamais envisagé ça sous cet angle… — Que dis-tu ? demanda Gerard en s’accroupissant près du kender. Tass avait pris une décision. C’était le moment ou jamais de l’annoncer. — Je retourne en arrière. — Nous reviendrons tous en arrière, dit le jeune homme avec un regard exaspéré en direction des dragons, tout à leurs retrouvailles. Tôt ou tard… Tass avala la boule qu’il avait dans la gorge. — Non, je voulais dire… Je retourne à la mort. (Il réussit à esquisser un sourire en haussant les épaules.) Ne suis-je pas déjà mort, après tout ? Qu’est-ce que ça changera ? — Tu en es sûr, Tass ? demanda Gerard en le dévisageant avec gravité. Le kender hocha la tête. — Trop de malheureux ont souffert… C’est ce que Miroir vient de dire. En courant au bord du monde, ça m’a traversé l’esprit… Si je mourais là, contrairement à mon destin, tout périrait avec moi. Et sais-tu ce qui m’est arrivé, Gerard ? J’ai eu peur ! Alors que je n’avais jamais été effrayé… Pas comme ça, en tout cas. — Cette chute vertigineuse aurait fait peur à n’importe qui, le consola Gerard. — Non, j’étais terrifié parce que le monde entier risquait de sombrer dans le néant par ma faute ! Tous les sacrifices consentis au cours de l’histoire : Huma, Magius, Sturm de Lumelane, Laurana, Raistlin… Même le seigneur Sobert, ajouta-t-il à mi-voix. Et combien d’autres que je ne connaîtrai jamais… Toutes leurs souffrances auraient été vaines. L’univers oublierait leurs joies et leurs triomphes. » Vois-tu cette étoile rouge ? Là-bas… ? — Oui, répondit Gerard. — Les gens de ton époque, celle du Cinquième ge, la croient habitée par l’esprit de Flint Forgefeu. Il garde sa forge allumée afin de perpétuer le souvenir de la gloire d’antan et de garder intacte la flamme de l’espoir. Est-ce vrai, à ton avis ? Gerard allait répondre qu’une étoile était une étoile, un nain ne pouvant nullement y vivre… Devant l’expression de Tass, il se ravisa. — Oui, je pense que c’est vrai. Le kender sourit. Se levant, il s’épousseta, s’inspecta, tira sur sa tunique et rajusta son ceinturon lesté de sacoches. Avant d’aller se faire piétiner à mort par le Chaos, il tenait à être présentable. — Cette étoile rouge sera la toute première que j’irai visiter. Flint se réjouira de me revoir. Le pauvre a dû se faire vieux, tout seul, là-haut… — Tu pars maintenant ? — Pourquoi remettre à plus tard ce qu’on peut faire hier ? C’est une vieille boutade de voyageurs temporels… Et tu es censé rire ! — J’imagine que je n’ai pas le cœur à ça… (Gerard posa une main sur l’épaule du kender.) Miroir avait raison. Tu dois être la personne la plus sage que je connaisse, et certainement la plus courageuse. Je te rends honneur, Tasslehoff Racle-Pieds. Épée tirée, il fit le salut qu’un authentique chevalier réserve à ses pairs. Un autre instant de gloire. — Adieu, dit Tasslehoff. Que tes sacoches ne soient jamais vides… Il reprit l’Artefact à Voyager dans le Temps, l’admira, caressa les joyaux qui étincelaient comme jamais, puis leva les yeux vers l’étoile rouge. — Je suis prêt. — Les dragons ont pris leur décision, annonça Odila. Ils retournent sur Krynn. Et ils aimeraient que nous les accompagnions. Où est le kender… ? L’auriez-vous encore perdu ? S’essuyant le nez et les yeux, Gerard repensa en souriant à toutes les occasions où il aurait adoré « perdre » Tasslehoff Racle-Pieds. — Il n’est pas perdu… (Il serra la main de la jeune-femme.) Plus maintenant. À cet instant, une voix haut perchée et familière déchira les ténèbres. — Au fait, Gerard, j’allais oublier… À Solace, répare la serrure de mon sépulcre. Elle est cassée ! 28 La vallée de glace et de feu Les ogres ne passèrent pas immédiatement à l’attaque. Ils avaient bien monté leur embuscade. Leur avance bloquée et toute retraite coupée, les elfes étaient coincés dans la vallée. Ils n’iraient nulle part. Les ogres savourèrent ce moment de triomphe. Les elfes brûlaient d’en découdre. Leurs ennemis avaient si vite fondu sur eux, sans crier gare, qu’ils n’avaient guère eu le temps de s’effrayer. Alors… Que le jour n’en finisse pas de finir, que la nuit tombe, que les assiégés s’allongent à la belle étoile sans pouvoir fermer l’œil, que leurs craintes mal étouffées leur fassent voir la mort partout… Et au matin, les Oreilles Pointues trembleraient de peur ! Forts de leur discipline, les elfes prirent position dans les bosquets et les broussailles, derrière les rochers épars, sans trahir de panique. Les archers cherchèrent les positions hautes, puis attendirent le mot d’ordre. Mais leurs carquois ne seraient pas inépuisables. Il faudrait que chaque flèche compte… Quitte à ne pas faire grande différence, tant les ogres étaient nombreux. Mais l’ennemi ne bronchait pas. Comprenant la tactique adverse, Samar ordonna le repos à ses troupes. Les elfes tentèrent de manger et de rester calmes – sans grand succès. La puanteur dégagée par les ogres coupait vite l’appétit. Les feux de camp empêchaient de trouver la paix, les flammes continuant à danser sous les paupières baissées. Alhana parla à ses guerriers, évoquant un passé glorieux, histoire de leur rendre du cœur au ventre. De son côté, Gilthas faisait de même, soucieux de redonner courage aux siens. Il manifestait un optimisme auquel personne de sensé n’aurait pu adhérer – surtout pas lui. Pourtant, les qualinesti l’écoutaient, et la morosité ambiante paraissait se dissiper quelque peu. La femme que Gilthas aurait particulièrement voulu réconforter repoussait toutes ses tentatives. D’ailleurs, la Lionne ne tarda pas à enfourcher son cheval et à disparaître au galop, sourde aux cris de son mari, il la chercha partout. Bien après la tombée de la nuit, il la retrouva, assise sur un rocher, assez loin du camp. Il s’approcha sans qu’elle consente à tourner la tête vers lui. Inutile de lui rappeler les risques insensés qu’elle courait. Elle le savait mieux que lui. — Combien de tes éclaireurs manquent à l’appel ? — C’est ma faute ! lâcha-t-elle, amère. Mon échec ! J’aurais dû avoir la puce à l’oreille, bon sang ! Regarde… (Elle désigna les cimes des montagnes.) Ils sont des milliers ! À faire trembler le sol sous leur masse, à fendre l’écorce des arbres et à puer comme de la bouse de vache ! Dire que je n’ai rien vu, rien entendu ! Autant être sourde, aveugle et muette, avec le nez tranché ! Vibrante de colère, elle souffla. — Vingt elfes sont portés disparus. Tous des amis, qui me sont loyaux et chers. — Personne ne te fait de reproches. — Moi, je m’en fais ! cria la Lionne, la voix déformée par une violente émotion. — D’après Samar, certains ogres se seraient mis à la magie… Quelle que soit la puissance qui a si bien ourdi notre perte, nous n’y pouvions rien… Grâce à la sorcellerie, ils ont pris position sans nous alerter. Comment peux-tu te blâmer ? Elle se tourna vers lui, échevelée, les yeux rouges. — Merci de tenter de me réconforter, mais ma seule consolation, c’est que mon échec mourra avec moi ! Le cœur brisé, il lui tendit les bras. Elle se blottit contre lui, puis l’embrassa avec fougue. — Je t’aime tant ! murmura-t-elle, éplorée. — Moi aussi. Tu es ma vie. Peu m’importe de mourir maintenant, j’aurai été heureux avec toi. Jusqu’au matin, il resta avec elle loin du camp, à guetter ceux qui ne reviendraient jamais. Les ogres attaquèrent peu avant l’aube. Les elfes étaient prêts. Ils vendraient chèrement leur peau. Pas un ne verrait le soleil atteindre son zénith. Ils le savaient. Les monstres patauds commencèrent par faire rouler de gros rochers au fond de la vallée. Sans l’intervention de la déesse, ces créatures pourtant massives et bâties en force n’auraient pas pu déloger des pierres aussi énormes, de la taille de maisons pratiquement… On entendit leurs sorciers incanter. Sous l’avalanche, les archers durent bondir à découvert et courir à toutes jambes pour sauver leur peau. Les plaintes de ceux qui moururent écrasés arrachèrent des piaillements de joie à l’ennemi. Quelques archers furieux ou affolés gaspillèrent des flèches. Samar eut tôt fait de les rappeler à l’ordre. Épée au poing, Gilthas guettait le signal de l’attaque. À en croire Planchet, il avait progressé à l’escrime. Au mieux, il espérait emporter avec lui une poignée d’ogres dans la tombe, histoire de rendre les mânes de ses parents fières de lui. Il eut l’impression bizarre que sa mère était à ses côtés. Il crut même entendre sa voix, sentir sa main sur son bras… Au point de sursauter et de la chercher des yeux avant de revenir à la raison. La Lionne lui sourit. Au moins, ils mourraient comme ils avaient vécu : ensemble. Les silhouettes des ogres étaient autant de points noirs sur les hauteurs. Pieux brandis histoire de mieux montrer à leurs ennemis le sort qu’ils leur réservaient, les monstres vociférèrent, les échos de leurs rugissements se répercutant longuement à flanc de montagne. Les elfes les attendaient de pied ferme. L’état-major s’était regroupé autour de la reine et des porte-étendards des deux nations. Face à l’anéantissement, quand il est trop tard, nous voilà enfin soudés… Gilthas écarta ses réflexions amères. Ce qui était fait était fait. La voie dégagée, les ogres commencèrent leur descente par vagues successives. La nation au grand complet devait être là, se rendit compte Gilthas. Il prit la Lionne par la main. L’amour entraînerait leurs âmes libérées là où toutes finissaient par aller. Les archers encochèrent leurs flèches et visèrent. Samar leva un bras… et se figea. — Ma reine ! cria-t-il. Ai-je la berlue ? Juchée sur un promontoire, Alhana s’était apprêtée à diriger les opérations – si tant est qu’on puisse employer ce terme. Elle était plus belle et recueillie que jamais. Tournée vers l’est, une main en visière, elle regarda en direction du soleil qui venait de couronner les cimes. — Il y a comme un flottement dans les rangs ennemis…, lâcha-t-elle d’une voix posée, ne trahissant aucune émotion. Certains ogres semblent tourner les talons… — Quelque chose les effraie ! cria la Lionne avant de tendre les mains au ciel. Béni soit E’li ! Là ! Une lumière apparut, paraissant éclipser jusqu’au soleil. D’abord, Gilthas crut à quelque prodige cosmique… Puis il s’avisa qu’il s’agissait seulement des reflets du soleil sur les écailles ventrales d’un dragon d’or. Volant à basse altitude, il piqua vers un versant de montagne couvert d’ogres. Et ce fut la panique. Fous de terreur, les monstres détalèrent en tous sens. Le dragon cracha le feu. Ses proies expirèrent par centaines avec des cris si horribles que beaucoup d’elfes se plaquèrent les mains sur les tympans. Le dragon d’or reprit de l’altitude pour survoler la montagne. Des dragons d’argent moins volumineux le suivaient. Leur souffle glaça le sang dans les veines des fuyards, leur fendillant le cœur et le corps. Transformés en statues de givre, les ogres basculèrent dans le vide. D’autres dragons d’or apparurent, faisant scintiller les cieux de leur redoutable splendeur. L’armée des ogres qui s’apprêtait à fondre sur les elfes et à les tailler en pièces était en pleine débandade. Les dragons les traquèrent sans pitié. Les ogres avaient lancé des milliers de guerriers dans cette bataille censée décapiter l’armée des elfes. Sous les ordres de chefs entraînés et disciplinés, les guerriers avaient su piéger les elfes en marche avec une remarquable ingéniosité. Ce jour-là, ils eurent à déplorer de lourdes pertes. Mais leur royaume ne fut pas anéanti, contrairement à ce que certains elfes et humains devaient proclamer par la suite. Ils connaissaient leur territoire, ses grottes et ses cachettes. Il leur suffit d’attendre que les dragons se lassent. Tapis dans le noir, les survivants léchèrent leurs plaies, maudirent les elfes et jurèrent de se venger. Ils étaient devenus les alliés des minotaures. Cantonnés dans les îles du nord, avec l’océan pour unique horizon, les minotaures lorgnaient de longue date du côté du continent de l’Ansalonie. Une région mûre pour la conquête et l’expansion… Défaite ou pas, les ogres resteraient les alliés des minotaures. Ils n’avaient pas dit leur dernier mot. Ceux d’entre eux qui, fous de rage, se ruèrent sur les elfes en oubliant tout de leur entraînement furent vite mis hors d’état de nuire. La bataille ne se prolongea guère… Le champ de bataille, baptisé la Vallée de Glace et de Feu, fut déclaré maudit par les ogres. Nul d’entre eux n’y remettrait jamais les pieds. Le vent avait si soudainement tourné – et leur destin avec lui – que Gilthas avait du mal à tout assimiler… Les elfes qui s’étaient préparés à mourir les armes à la main criaient d’allégresse, accueillant leurs sauveurs avec des chants de gloire. Le soleil allumait des reflets magnifiques sur les écailles des créatures ailées. Deux dragons d’argent rompirent les rangs, perdirent de l’altitude et cherchèrent un coin dégagé où se poser. Alhana, Gilthas et Samar se portèrent aussitôt à leur rencontre. Alors que le jeune souverain tremblait sous l’effet du contrecoup, de l’espérance retrouvée, sa tante conservait un aplomb et une dignité remarquables face à ce brutal retournement de situation. Au contraire de son congénère, le second dragon d’argent atterrit avec un manque de grâce criant. On aurait dit un bébé à peine sorti de son œuf, tant il se montra pataud. Gilthas eut bientôt l’explication du mystère en voyant qu’il avait les yeux barrés par une horrible cicatrice. Un chevalier solamnique avait guidé le dragon aveugle. Ou plutôt une jeune femme, à en juger par les longues tresses noires, dans son dos. Elle salua la reine sans mettre pied à terre. Épée tirée, elle continuait à observer les autres dragons qui traquaient les ogres. Le second cavalier agita les bras. — Samar ! — Gerard ! s’exclama l’elfe, la surprise lui faisant oublier son stoïcisme usuel. Je le reconnaîtrais entre mille ! ajouta-t-il en le voyant accourir. C’est l’homme le plus laid qui se puisse rencontrer, Majesté ! — Pourtant, jamais un humain ne m’a paru aussi beau ! lança Alhana d’une voix vibrante d’émotion. Une émotion contenue… À cet instant, en entendant des larmes dans sa voix, Gilthas comprit mieux sa tante. Alhana Brisétoile, c’était le feu sous la glace ! Rayonnant, Gerard se hâta de venir saluer le roi du Qualinesti. Qui lui fit un petit signe du menton. Le jeune homme se tourna d’abord vers Alhana… et s’immobilisa, fasciné. La beauté de la souveraine le priva momentanément de ses moyens. — Messire, dit Alhana, votre vue nous enchante ! Tête basse, le chevalier s’inclina. — Je suis votre humble serviteur, Majesté ! La reine tendit une main. — Relevez-vous. Vous venez de sauver mon peuple ! — Pas moi, ma reine, répondit Gerard qui avait viré au rouge brique, mais les dragons… (Il se tourna vers Gilthas en s’inclinant.) Vous revoir sain et sauf me comble de joie, Votre Altesse. Apprendre la mort de votre mère m’a profondément navré, ajouta-t-il d’une voix douce. — Merci. (Il lui serra la main.) Je trouve étrange que nos destins se croisent de nouveau. Et je m’en réjouis ! Ne sachant plus que dire, gêné, le jeune homme regarda tour à tour la tante et le neveu de ses yeux bleus perçants. — Messire, fit Alhana, dites-nous ce qui vous bride visiblement les lèvres… Parlez sans crainte. Nous vous sommes infiniment redevables. — Justement, Majesté… (Comme tout humain face à des elfes, Gerard devait paraître emprunté, mais sa sincérité était évidente.) Je ne voudrais pas que vous pensiez cela… Cette raison même me fait hésiter. Alors que le temps presse… J’ai d’affreuses nouvelles… — Si vous faites allusion à l’invasion des minotaures, nous le savons déjà, dit Alhana. Gerard en resta bouche bée. — Vous voudriez que nous tenions la promesse de Samar et partions avec vous vers Sanction ? ajouta la reine. Mais, après votre sauvetage spectaculaire, vous avez peur que nous nous y sentions obligés… C’est ça ? — Si vous voulez plutôt retourner chasser l’envahisseur, répondit Gerard, le seigneur Tasgall tient à ce que je vous rassure sur ce point : les chevaliers comprendront. Je puis simplement redire que notre situation est dramatique. Des armées de Morts et de Vivants tiennent Sanction sous leur coupe. Nous craignons que Takhisis cherche à régner dans tous les plans d’existence. Si elle triomphe, les ténèbres nous envelopperont tous. Il nous faut votre soutien, Majesté, et celui de vos guerriers. Les dragons se rallieront à nous. Alhana pâlit. — Auriez-vous des nouvelles de mon fils Silvanoshei ? Vit-il toujours ? — Je ne saurais dire. Votre Altesse, répondit Gerard, évasif. Je l’espère, mais… La reine hocha la tête. — Neveu, vous savez quelle doit être ma réponse. Mon fils est prisonnier. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le libérer. (Un rose délicat lui monta aux joues.) Qu’avez-vous à dire, vous qui régnez sur le Qualinesti ? Il aurait pu se réjouir qu’elle sollicite son avis. Après une nuit blanche et tant d’émotions, cependant, Gilthas se sentait infiniment las. — Messire Gerard, si nous secourons les chevaliers, nous aideront-ils à chasser les envahisseurs de notre royaume ? — Ce sera au Conseil d’en décider, Votre Majesté…, éluda le jeune homme, gêné. Et j’ignore ce que les autres chevaliers feront. Mais pour ma part, ajouta-t-il avec les accents de la conviction, je m’engage sur ma foi et mon honneur à reprendre les armes pour défendre votre cause. — Je vous remercie, dit Gilthas. Ma tante, j’étais initialement opposé à cette campagne. Je n’en ai pas fait mystère. Et nous voilà maintenant réduits à l’exil, privés de terres… Mais, ainsi que ce courageux chevalier vient de le souligner, si nous revenons sur la promesse de Samar, Takhisis est d’ores et déjà assurée de triompher. Son premier acte sera de chercher à nous exterminer par tous les moyens. Alors, oui… Nous devons marcher sur Sanction. — Vous avez votre réponse, messire Gerard, conclut Alhana. Le Qualinesti et le Silvanesti rallieront les peuples libres de l’Ansalonie contre les armées de la Reine des Ténèbres. Infiniment soulagé, et brûlant de reprendre la route, Gerard se répandit en formules de circonstance. Sous les clameurs et les bénédictions des elfes émus aux larmes, les dragons continuaient à planer, leurs ombres majestueuses se croisant sur le sol. Ils inclinaient fièrement le cou en réponse aux cris d’allégresse. Puis les dragons d’or et d’argent se posèrent pour permettre aux guerriers de monter sur leur dos. Les elfes avaient ainsi sillonné les deux à l’époque de Huma… Et ils étaient partis combattre dans cet équipage lors de la guerre de la Lance… En ces instants historiques pleins de solennité, les elfes entonnèrent des chants de gloire. Montée sur un dragon d’or, Alhana prit la tête. Épée levée, elle poussa un antique cri de bataille. Lame au poing, Samar l’imita. Le dragon d’or emporta dans les cieux la reine du Silvanesti. Direction, l’ouest. Toujours guidé par Gerard, le dragon aveugle reprit également son envol. Gilthas se porta volontaire pour assurer aux défunts des funérailles décentes. Les dépouilles furent incinérées par les dragons restants. — Les chevaliers ne nous porteront pas secours, n’est-ce pas ? lança à brûle-pourpoint la Lionne, restée aux côtés de son mari. Le dernier dragon se préparait à les emmener. — Les humains ne viendront pas, non, répondit Gilthas. Nous mourrons pour eux, ils chanteront nos louanges, mais, une fois la victoire acquise, ils retourneront chez eux. Ils ne verseront pas leur sang pour notre royaume. Ensemble, les derniers qualinesti s’envolèrent à dos de dragon sous les chants joyeux. Puis le silence reprit ses droits, dans une vallée envahie par la fumée. 29 Le temple de Duerghast Depuis le retour triomphal de Mina à Sanction, Galdar n'avait plus revu la jeune femme. Le cœur aussi meurtri que le corps, il prétextait une convalescence difficile pour rester sous sa tente, refusant de rencontrer quiconque. Qu'il soit encore en vie le laissait sans voix. Takhisis, qui avait de bonnes raisons de le détester, n'était jamais tendre avec ceux qui osaient se dresser contre elle ! Si sa carcasse calcinée ne pourrissait pas près de celle de Malys, Galdar supposait qu'il devait en remercier Mina. Il n'avait pas épié la conversation entre la déesse et sa championne. Enragé, il aurait pu démolir la montagne à mains nues ! De peur de blesser Mina, il avait préféré s'éloigner, seul avec ses idées noires. Il était revenu sur ses pas en entendant la jeune femme l'appeler. Naturellement, elle rayonnait de santé. Il s'y était attendu. Sa main ensanglantée serrée contre son torse, il avait laissé l'humaine le foudroyer du regard. Il se revoyait, insignifiant insecte englué dans ses prunelles d'ambre. — Tu allais me laisser mourir! — Oui, répondit-il avec fermeté. Et ç’aurait mieux valu. Expirer en pleine gloire plutôt que de vivre en esclave ! — C’est notre déesse, Galdar. Me servir, c’est la servir. — C’est vous que je sers, Mina. Fin de la conversation. La jeune femme aurait pu le chasser. Ou l’exécuter. Au lieu de ça, elle avait entrepris la descente des Seigneurs du Destin. Il l’avait suivie. Elle lui avait adressé la parole une seule fois, pour lui proposer de guérir sa main. Il avait décliné l’offre. Ils avaient rejoint la ville en silence, ne s’adressant plus la parole. La population de Sanction avait réservé un accueil délirant à la jeune femme. Après des jours d’angoisse, de rixes, d’anarchie, de mensonges travestis en vérité et de vérités détournées, le retour de Mina dans une ville livrée à l’anarchie et au chaos tenait une fois de plus du miracle. Son nom seul suffit à ramener l’ordre. Repris de bouche en bouche, il résonna longuement, comme une sonnerie de cloches. Mina faillit être étouffée par ceux qui se précipitèrent les premiers vers elle. Galdar eut vite fait de la hisser sur ses épaules pour la promener à travers la ville. Ou la jeune femme aurait sinon péri victime d’un débordement d’amour. C’était elle qu’on acclamait à tue-tête, elle qu’on suivait en liesse, elle qu’on écoutait… Galdar aurait pu le souligner. Mais il ne dit mot, et elle ne fit aucune remarque. Le minotaure apprit ensuite la destruction du totem, l’apparition d’un dragon d’argent, la perfidie de la prêtresse solamnique et sa fuite avec le monstre… Allongé sur sa couche, Galdar se remémora sa première rencontre avec le mendiant boiteux… Un dragon bleu qui avait eu pour compagnon un aveugle aux cheveux argentés… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il alla constater les dégâts. Personne n’avait touché aux cendres – tout ce qui restait des centaines de crânes de dragons… Mina refusait de s’en approcher. Elle ne remit pas les pieds dans le temple à ciel ouvert, ni dans ses appartements, déménageant – dans un endroit tenu secret. Les bougies avaient fondu, flaque figée de cire grise. Les bancs étaient renversés, certains calcinés. L’odeur caractéristique de la magie et de la fumée s’était incrustée partout. Des échardes d’ambre jonchaient le sol, assez aiguisées pour trouer des semelles de bottes. Personne n’osait reparaître dans le temple qu’on affirmait hanté par l’esprit de la défunte du sarcophage. — Au moins, l’un de nous aura réussi à s’échapper…, lâcha Galdar en saluant les cendres d’un signe martial. Un des sorciers avait également disparu. Nul ne savait ce qu’il était advenu de Palin Majere. Certains disaient qu’un mystérieux personnage tout de noir vêtu l’avait emporté dans ses bras. D’autres soutenaient avoir vu Dalamar en faire de la bouillie. Les recherches ordonnées par Mina ne donnèrent rien. Elle dut renoncer. Quant au corps de Dalamar, il restait dans le temple à l’abandon, apparemment oublié, les mains maculées de sang. Mais ce n’était pas tout. Profitant de la confusion due à l’attaque de Malys, le seigneur Silvanoshei s’était évadé sans qu’on puisse le rattraper. On le croyait encore en ville, mais personne ne l’avait revu. — Il est toujours à Sanction, confirma Mina. De cela, vous pouvez être certains. — Je le retrouverai ! jura le gardien de prison qui l’avait laissé fuir. Et je le traînerai devant vous ! — J’ai mieux à faire, je le crains, répliqua sèchement la jeune femme. Dès que vous lui aurez remis la main dessus, exécutez-le. Il a joué son rôle. Les jours passèrent. L’ordre revenu, le roi des elfes demeurait introuvable. Non qu’on ratisse Sanction à sa recherche… tout le monde semblait « avoir mieux à faire », selon l’expression de Mina. On murmurait maintenant que le temple antique de Duerghast, à l’abandon, était en cours de restauration. Dans un mois, Mina y tiendrait une grande cérémonie. De quelle nature ? Mystère. On affirmait que ce serait un tournant historique pour Krynn. Et qu’on s’en souviendrait longtemps. Bientôt, tout Sanction en fit des gorges chaudes : Mina allait être élevée au rang de divinité ! Quand Galdar en entendit parler, il poussa un lourd soupir. Le même jour, la jeune femme vint le voir sous sa tente. Elle avait perdu du poids. Sans le minotaure à ses côtés, plus personne ne songeait à la persuader de se nourrir. Ou ne lui rappelait la nécessité de dormir pour rester en forme… Il suffisait de la voir tituber de fatigue, des cernes sous les yeux… Elle battait trop souvent des paupières, ses doigts tiraillant distraitement la boucle de son ceinturon. Elle était très pâle, avec des rougeurs suspectes sur les joues. Et Galdar ne lui avait jamais vu les cheveux aussi longs, bouclant autour des lobes de ses oreilles et retombant en mèches ternes sur son front. Assis sur sa couche, il ne se leva pas pour l’accueillir. — On dit que tu es toujours faible… Elle le scrutait attentivement. — Je vais un peu mieux… Lui refusait de croiser son regard. — Te sens-tu la force de reprendre tes activités ? — Si vous le désirez. — Je le désire. (Troublé, il la vit faire nerveusement les cent pas.) Des rumeurs ont dû parvenir à tes oreilles… À propos de ma prochaine déification… — Oui. Laissez-moi deviner… La Reine des Ténèbres n’est pas amusée du tout. — Quand elle entrera triomphalement dans le monde, Galdar, tous l’adoreront sans plus se poser de questions. C’est juste que… Elle laissa sa remarque en suspens, impuissante à analyser la situation, ou peut-être réticente à admettre la vérité. — Vous n’êtes pas à blâmer, Mina, soupira Galdar, ému malgré lui. Vous évoluez parmi nous, dans ce monde… Une émissaire que les gens peuvent voir, entendre, toucher… Vous accomplissez des prodiges. — Toujours en son nom, insista la jeune femme. — Mais vous n’avez jamais empêché personne de crier le vôtre. Ni contraint les fidèles à invoquer l’Unique. C’est toujours « Mina ! Mina ! Mina ! ». — Je ne m’élève pas contre cela parce que… ça me plaît…, avoua-t-elle à voix basse après un petit silence. C’est plus fort que moi. J’entends l’amour qui fait vibrer leurs voix… Je le vois qui allume des étoiles dans leurs yeux… Et je me sens capable de tout ! Faire des miracles… Sa voix mourut. Elle parut mesurer ce qui venait de lui échapper. Capable de faire des miracles… — Je vois maintenant pourquoi j’étais punie, ajouta Mina. Que l’Unique m’ait pardonné est étonnant. Mais je me rachèterai. Elle t’a abandonnée, Mina ! voulut crier Galdar. Toi morte, elle aurait trouvé quelqu’un d’autre pour exécuter ses volontés ! Mais, comme tu as survécu, elle est revenue avec ses boniments à propos d’« épreuves » et de « châtiments » ! Il se retint, même, si ça lui brûlait la langue… Qu’il cède à sa rage et Mina serait encore furieuse contre lui. Elle se détournerait peut-être alors définitivement de son unique ami, le seul à rester lucide et à voir clairement le chemin qui les attendait… Il ravala ses remarques, quitte à s’étouffer avec, et changea de sujet. — Que signifie cette histoire de restauration du temple de Duerghast ? Mina retrouva un semblant d’entrain. — Il abritera la cérémonie, Galdar. L’Unique y manifestera sa puissance. Ce sera magnifique ! Après, même ses ennemis lui rendront hommage ! Le minotaure sentit la bile lui monter à la gorge. À ce train-là, il était bon pour un ulcère… Il resta assis sur sa couche, sans mot dire. Il n’arrivait plus à lever les yeux vers elle… Il ne supportait plus son reflet minuscule dans le regard si étrange de la jeune femme. Elle s’approcha et lui prit la main sans qu’il relève la tête. — Galdar, je sais que je t’ai blessé… Et que ta colère a la crainte pour source… Car tu as peur pour moi. Tu es le seul à t’être jamais inquiété de moi, Mina… Les autres se soucient uniquement des bienfaits que je peux leur apporter. Ils s’en remettent à moi comme des enfants. À moi de les guider, tels des bambins… » Mais la réciproque n’est pas vraie ! Il est hors de question que je dépende de tous ces gens. Toi seul remplis ce rôle, Galdar. Tu as volé vers la mort à mes côtés, sans aucune peur. Maintenant encore j’ai besoin de toi, de ta force et de ton courage. Ne sois plus en colère contre moi ni… contre elle. Il repensa à la nuit fatidique où, pour la première fois, il avait vu Mina émerger de l’orage, avec le tonnerre et la foudre pour hérauts… Il se remémora le frisson qui l’avait parcouru quand elle avait touché sa main… La droite, régénérée par un miracle ! Il avait tant de souvenirs sur la jeune femme, autant de maillons de la chaîne dorée qui les liait… Levant enfin la tête, il la regarda, frêle humaine vulnérable… Plus que jamais l’angoisse le saisit. Au point qu’il en arriva à lui mentir. — Je suis navré, Mina. J’en voulais à… Il allait prononcer ce nom, « Takhisis ». La répugnance l’arrêta. — J’en voulais à l’Unique. Je comprends maintenant. Acceptez mes excuses. Souriant, elle lui lâcha la main. — Merci, Galdar. Tu dois venir avec moi au temple. Il reste beaucoup à faire avant la cérémonie, mais l’autel est prêt et… Des cors sonnèrent. Des battements de tambours roulèrent. — L’appel aux armes. Mina ! (Galdar empoigna prestement son arme.) On nous attaque ! — Impossible, voyons ! L’Unique voit tout, entend tout et sait tout… J’aurais été prévenue… — Pourtant, c’est bel et bien l’appel aux armes ! souligna le minotaure, exaspéré. — Quelle perte de temps inutile ! pesta la jeune femme. Les roulements de tambours enflèrent. Irritée, Mina sortit de la tente à grandes enjambées. Galdar revêtit le gambison en cuir renforcé qui lui tenait lieu de cuirasse et sortit à sa suite. Dans les rues, la confusion régnait. Des citadins furieux interrogeaient des gens qui n’en savaient pas plus qu’eux. Les hommes qui gardaient leur sang-froid commencèrent sagement par s’armer avant d’aller aux nouvelles. Il serait bien temps ensuite de voir contre qui on se battait. Beuglant aux humains de s’écarter de son chemin, Galdar fonça, suivi par Mina que les gens acclamaient. La jeune femme restait convaincue qu’il s’agissait d’une fausse alerte – à traiter dans les meilleurs délais pour revenir aux choses sérieuses. À la porte ouest, Galdar vit le cavalier d’un dragon bleu s’entretenir avec le commandant du guet. Mina se fraya un chemin jusqu’à eux. — Que se passe-t-il ? Pourquoi avoir sonné l’alarme ? Qui a donné cet ordre ? Se tournant vers leur commandant en chef, l’officier et le cavalier parlèrent en même temps. Des soldats et des chevaliers s’attroupèrent, ajoutant à la confusion. Le cavalier finit par s’imposer. — Mina, une armée solamnique arrive sur nous ! Avec celles du Qualinesti et du Silvanesti ! La jeune femme jeta un regard courroucé au commandant. — Et c’est pour ça que vous donnez l’alerte ? Que vous semez la panique dans toute la ville ? Galdar, qu’on relève cet irresponsable de ses fonctions et qu’on le fouette ! Quant à vous… À quelle distance sont nos ennemis ? À combien de semaines de marche ? L’homme déglutit avec peine. — Ils ne sont pas à pied… Ils chevauchent des dragons d’or et d’argent… Par centaines ! — Des dragons d’or ! cria quelqu’un. Avant que le minotaure ait pu l’arrêter, le type avait disparu dans la foule en beuglant la nouvelle à tous les vents, histoire d’ajouter de l’huile sur le feu. La rumeur se répandrait d’un bout à l’autre de Sanction comme une traînée de poudre. Mina devint livide, tout son sang paraissant refluer de son corps. Aux yeux du minotaure, elle avait paru plus vivante quand elle était tout près d’expirer… Craignant qu’elle s’évanouisse, Galdar fit mine de la soutenir. Elle le repoussa. — Impossible… Les dragons d’or et d’argent ont quitté notre monde pour ne jamais revenir. — Je suis navré, Mina, dit le cavalier non sans hésiter, mais je les ai vus de mes yeux… Avec mon dragon bleu… (il désigna la bête épuisée qui avait atterri juste derrière les remparts, tête et ailes basses) nous avons été pris au dépourvu, presque tués… Les chevaliers resserrèrent les rangs autour de la jeune femme. — Mina, quels sont vos ordres ? — Je dois agir maintenant, chuchota-t-elle, perdue dans ses pensées. La cérémonie ne peut pas attendre… — À quelle distance sont les dragons ? demanda Galdar au cavalier. L’homme apeuré sonda les nuages. — Ils me talonnaient… Je suis surpris qu’ils n’apparaissent pas déjà… — Mina, dit Galdar, il faudrait rassembler les dragons rouges et bleus. Beaucoup de fidèles de Malys sont restés dans les parages. Qu’on les appelle ! — Ils ne viendront pas, répondit le cavalier. — Pourquoi ? demanda Mina. Du pouce, il désigna son dragon. — Ils ne combattront pas leurs frères. Peut-être plus tard, quand les vieilles animosités ressortiront… Pas maintenant. Nous sommes seuls. — Alors, Mina ? insista un chevalier que la frayeur rendait brutal. Vos ordres ? Le regard lointain, elle garda le silence, écoutant une autre voix, audible pour elle seule. Mais cette fois, Galdar était déterminé à se faire entendre. L’attrapant par un bras, il la secoua. — Je sais ce que vous pensez, et il n’en est pas question ! Nous ne tiendrons pas ! À elle seule, la terreur des dragons rendra nos bataillons inaptes au combat ! Les remparts, les « douves » de feu… Tout ça sera risible contre des ennemis ailés ! — Il nous reste les Morts… — Les dragons d’or se moquent des âmes emprisonnées par l’Unique ! Que ce soient celles des humains, des gobelins ou de n’importe quels autres pauvres hères… Quant aux Solamniques, ils les ont déjà affrontées. Cette fois, ils seront prêts. — Que conseilles-tu ? répliqua Mina, glaciale. Toi qui es si certain de notre défaite ? — Je conseille de déguerpir plus vite que tout de suite ! (Les chevaliers manifestèrent bruyamment leur approbation.) En partant maintenant, nous pourrons évacuer la ville et fuir dans les montagnes, qui sont grêlées de tunnels. Les Seigneurs du Destin nous ont déjà sauvé la vie, ils le referont. Nous battrons en retraire à Jelek ou à Neraka. — Battre en retraite ? (Mina tenta de se dégager en le foudroyant du regard.) Parler ainsi est de la haute trahison ! Galdar ne lâcha pas prise. — Laissons Sanction aux Solamniques. Nous la leur avons déjà arrachée les armes au poing… Nous la leur reprendrons. Nous avons toujours la Solamnie, avec Solanthus et Palanthas. — Non, dit Mina. J’ai ordonné à toutes nos garnisons de venir ici afin d’assister à la glorification de l’Unique ! Le minotaure rouvrit la bouche… et la ferma. — Je n’ai jamais pensé une seconde qu’il y aurait des dragons ! cria la jeune femme. Il vit son reflet, dans les prunelles ambre, diminuer inexorablement. Et disparaître. — Nous ne battrons pas en retraite ! — Mina… — Écoutez-moi, vous tous ! Nous devons tenir cette ville à tout prix. La cérémonie achevée, l’Unique entrera dans notre monde et rien ni personne sur Krynn ne s’opposera plus à elle. Elle anéantira nos ennemis ! Les officiers la regardèrent, sans réaction. Certains jetèrent des regards nerveux au ciel. Galdar sentit les prémices d’une peur caractéristique… Celle qu’inspirent les dragons. Le pire arrivait à grands battements d’ailes. — Qu’attendez-vous ? rugit Mina. À vos postes ! Nul ne fit un geste, n’acclama ou ne scanda son nom. — Vous avez vos ordres ! Galdar, avec moi ! Elle tourna les talons. Les chevaliers refusèrent de lui céder le passage. Or, elle était désarmée. — Galdar, tue quiconque tentera de m’arrêter ! Le minotaure posa la main sur la garde de son épée. L’un après l’autre, les chevaliers s’écartèrent. Froide comme la mort, la jeune femme passa entre eux. — Où allons-nous ? demanda Galdar. — Au temple. Nous avons beaucoup à faire en très peu de temps. — Mina, vous ne pouvez pas les laisser seuls en des circonstances pareilles ! Pour l’amour de vous, ils trouveront le courage d’affronter des dragons d’or. Mais vous partie… — Ils ne se battent pas pour moi ! Mais pour l’Unique ! (Sa voix tremblait. Mina se retourna vers les chevaliers.) Vous combattrez au nom de l’Unique. Tout homme qui fuira devant l’ennemi essuiera ses foudres ! Tête basse, toute fierté envolée, les chevaliers retournèrent à leurs postes. — Que leur arrive-t-il ? demanda Mina, déroutée. — Ils vous suivaient par amour, répondit Galdar. Maintenant, ils obéissent comme des chiens sous les claquements du fouet… C’est ce que vous voulez ? Elle se mordilla les lèvres. Allait-elle avoir un sursaut salutaire… ? Agir enfin selon ce qu’elle savait honorable et juste ? Respecterait-elle des hommes à la fidélité indéfectible ? Eux qui étaient restés à ses côtés contre vents et marées ? Elle serra les mâchoires. Son regard se durcit. — Que ces chiots pleurnichards détalent donc ! Je n’ai pas besoin d’eux, car l’Unique est à mes côtés. Je vais au temple superviser les derniers préparatifs. Tu viens ? Ou tu préfères ficher le camp aussi ? Dans ses prunelles d’ambre, il ne vit plus son reflet. En fait, il n’y avait plus personne. Les yeux de Mina étaient vides. Sans attendre de réponse ni s’assurer qu’il la suivrait, elle s’éloigna à grandes enjambées. Galdar hésita. Devant la porte ouest, les chevaliers réunis en petits groupes débattaient à voix basse. Le minotaure douta qu’ils débattent de stratégie… À mesure que les nouvelles alarmantes se propageaient, le tumulte augmentait dans les rues. Des centaines de dragons d’or et d’argent ! Personne ne cherchait à enrayer la montée de la terreur, on ne pensait plus qu’à soi, à sa survie… Bientôt, les rixes deviendraient monnaie courante. Les hommes et les femmes seraient transformés en bêtes sauvages acharnées à sauver leur peau… Dans leur pitoyable affolement, les gens risquaient de s’entre-tuer bien avant l’apparition de l’ennemi. Si je restais sur les remparts, je pourrais rallier à moi les plus courageux, pensa Galdar. Je mourrais sans déroger à l’honneur… Il regarda Mina s’éloigner, seule… n’était la silhouette fantomatique à cinq gueules qui planait au-dessus de la jeune femme, la coupant du monde et l’isolant de tous ceux qui l’aimaient. — Chienne ! cria Galdar, les narines frémissantes. Cette fois, tu ne te débarrasseras plus de moi si facilement ! La main sur la garde de son épée, il rattrapa Mina. La jeune femme se trompait en affirmant que seul le minotaure avait son bien-être à cœur. Un autre se souciait profondément d’elle. Se frayant un passage dans la foule prise de panique, Silvanoshei suivait l’amour de sa vie. Il était resté à Sanction dans la seule intention de la revoir. Apprenant qu’elle avait survécu, sa joie avait été sans borne. Même si le retour de Mina mettait sa propre vie en danger… Les gens se rappelaient soudain avoir remarqué un elfe, dans la rue… Silvanoshei dut se cacher. Un kender obligeant le familiarisa avec le labyrinthe de tunnels de la ville. Les elfes détestant s’enterrer, Silvanoshei s’y réfugiait de courtes périodes avant que le besoin d’être à l’air libre le reprenne. Il chapardait de quoi ne pas mourir de faim, le visage dissimulé sous la capuche d’un manteau également dérobé. Il rôdait aux environs du totem en ruine, guettant la moindre occasion d’aborder Mina. Las, il ne la voyait plus… Avait-elle quitté Sanction ? Était-elle tombée malade ? Il entendit par hasard qu’elle avait délaissé le temple du cœur pour celui de Duerghast, en cours de rénovation. Dédié au culte d’un faux dieu inventé de toutes pièces par des illuminés, le temple comportait une arène jadis réservée aux sacrifices humains. Lors de la guerre de la Lance, le seigneur Ariakas avait jeté son dévolu sur l’édifice – et surtout sur les donjons où il avait fait torturer ses victimes. Bref, le temple avait une réputation sulfureuse. Ces derniers temps, sous le règne de Hogan Bight, on avait parlé de le raser. Les secousses sismiques avaient lézardé les murs et dangereusement affaibli la structure. Plus personne ne s’en approchait. En définitive, on laisserait les Seigneurs du Destin porter le coup de grâce au temple antique. Puis la nouvelle tomba : Mina allait le relever de ses cendres afin d’y accueillir l’Unique. L’édifice se dressait par-delà les « douves » de feu de Sanction. Pour y accéder, il fallait les franchir. Conclusion, Mina devrait emprunter les tunnels. En conséquence, Silvanoshei se forçait à les arpenter. S’y perdant parfois, il repéra celui qui courait sous le rempart sud de la ville. Quand l’alarme éclata, il vit un éclaireur atterrir près de la porte ouest. Devinant que Mina courrait aux nouvelles, il se mêla à la foule, et s’approcha autant qu’il l’osait. Enfin, il l’aperçut, entourée par ses chevaliers. Soudain, un inconnu brailla que des dragons d’or et d’argent arrivaient avec une armée solamnique… Au milieu d’un concert de jurons, ce fut l’affolement. Silvanoshei manqua d’être piétiné. Il luttait pour ne pas perdre Mina de vue. Ces nouvelles visiblement alarmantes ne signifiaient rien pour lui. Seules comptaient Mina et ses réactions. Elle conduirait ses troupes au combat… Comment réussir à lui parler en tête à tête ? La voir tourner les talons, furieuse, et abandonner ses chevaliers sur place, le sidéra. En tout cas, il n’aurait pas intérêt à laisser passer cette chance inespérée… Il l’entendit clairement annoncer qu’elle se rendait au temple pour y préparer la cérémonie. Il pourrait enfin trouver un moyen de lui parler… Silvanoshei s’engouffra dans le tunnel qui, espérait-il, passait sous les « douves » de lave pour rallier le temple de Duerghast. Pourvu qu’il ne se soit pas trompé ! Tous ses espoirs s’effondrèrent à la vue de la voûte, également effondrée… Mais il négocia l’éboulement et passa de l’autre côté. Ensuite, il retrouva l’échelle qui menait à la surface et la gravit jusqu’à une trappe. Dès qu’il voulut la soulever, sa main traversa le bois moisi. Le soleil filtra, l’aveuglant presque. Le temple de Duerghast se dressait devant lui. Une zone dégagée l’en séparait. Du haut des murailles de Sanction, les sentinelles le repéreraient vite. À la réflexion, ce n’était pas si évident, raisonna-t-il… Tous les soldats auraient les yeux tournés vers le ciel. Silvanoshei sortit du tunnel et courut vers son objectif. En blocs de granit noir, le mur d’enceinte était construit en carré, avec deux tours de garde. Le longeant, l’elfe chercha une faille par où se faufiler. Puis il s’approcha d’une des tours, munie de deux portes : des plaques de fer aux gonds rouillés. Néanmoins, elles tiendraient certainement encore debout quand le reste du temple se serait effondré… Les escalader ? Agile comme il l’était, Silvanoshei y arriverait. Ce qu’il surprit soudain du coin de l’œil le pétrifia. Un autre homme s’était approché du temple de Duerghast. Il se tenait en plein soleil, à découvert. Comment Silvanoshei ne l’avait-il pas vu plus tôt ? Il secoua la tête, déconcerté. L’apparition semblait précisément avoir surgi du néant… À en juger par son apparence, l’inconnu n’était pas un guerrier. D’assez haute taille, désarmé, il portait un pourpoint marron en laine, une tunique marron et vert et des bottes en cuir montantes. Une capuche également marron était tirée sur ses cheveux, dissimulant son visage. Que fichait là ce simple d’esprit ? On aurait dit un crétin de kender en goguette, avec des yeux ronds comme des soucoupes… Sans épée ni arc, il ne semblait pas dangereux. Pourtant, Silvanoshei répugnait à se trahir. Après tout, il pouvait s’agir d’un garde, qui prétendrait l’empêcher de revoir Mina. Ou l’étranger solliciterait aussi un entretien, coupant l’herbe sous les pieds de l’elfe. Apparemment, il attendait quelque chose… Bon sang, s’il avait pu se volatiliser comme il était apparu ! Silvanoshei perdait un temps précieux. Il devait entrer dans le temple et aborder Mina. Toute patience envolée, l’elfe envisagea plusieurs solutions. Étant rapide à la course, il battrait sûrement l’inconnu de vitesse s’il lui donnait la chasse. Inspirant à fond, Silvanoshei s’apprêta à s’élancer. L’inconnu tourna la tête, repoussa son capuchon et le regarda dans les yeux. C’était un elfe. Silvanoshei vit qu’il ne s’agissait pas de Samar, mais d’un être aussi jeune, souple et gracieux que lui. Alors d’où lui venait ce regard à l’éclat si grave plein d’une grande maturité ? On n’y lisait nulle espérance de jeunesse, nulle attente joyeuse, nul enthousiasme ou passion… Silvanoshei eut l’étrange impression que cet elfe le connaissait… L’inverse n’était pas vrai. L’importun lui tourna soudain le dos. Silvanoshei en profita pour courir vers son but. Surveillant du coin de l’œil l’inconnu qui observait une parfaite immobilité, il se faufila par une brèche, dans le mur, puis jeta un autre coup d’œil à l’énigmatique personnage, figé dans l’attente… Chassant l’intrus de ses pensées, il entra dans le temple en ruine, à la recherche de Mina. 30 Pour l’amour de Mina Mina remontait les rues bondées de Sanction, ralentie par une adoration populaire mêlée de crainte. Maintenant, les gens la suppliaient de les sauver. Le tumulte qu’elle avait tant aimé susciter sur son passage la remplissait de haine. Elle tentait d’échapper aux mains tendues, mais chaque pas devenait plus difficile tant on se pressait autour d’elle. Une autre voix retentit, impérieuse, pour rappeler son devoir à la jeune femme. Le temps pressait. La cérémonie achevée, la déesse ferait son entrée, unissant le royaume spirituel au physique. La Reine des Ténèbres pourrait prendre n’importe quelle apparence, et anéantir ses ennemis. Face au monstre à cinq gueules, même les dragons d’or et d’argent seraient balayés. Qu’ils y viennent donc ! Et que les bataillons des chevaliers et des elfes affrontent les hordes de Morts qui se lèveraient sitôt que l’Unique l’ordonnerait ! En vérité, Takhisis se réjouissait que le mage minable et son aveugle aient libéré les dragons métalliques. D’abord furieuse, elle s’était rappelé qu’elle restait l’unique divinité de Krynn. En définitive, même les machinations de ses ennemis conspiraient à asseoir son hégémonie ! Ils auraient beau faire, ils n’arriveraient à rien. Chaque flèche décochée contribuerait à leur propre ruine en touchant leur cœur ! Qu’ils attaquent… Cette fois, elle les rayerait tous de la surface de la terre : les chevaliers, les elfes, les dragons… Plus jamais ces engeances maudites ne se dresseraient contre elle ! Elle asservirait leurs âmes. Ceux qui avaient osé s’opposer à elle de leur vivant la serviraient dans la mort. Pour toujours. À cette fin, Takhisis devait prendre pied dans le monde. Elle gouvernait l’accès au royaume spirituel, mais celui du plan physique continuait à lui échapper. Elle avait besoin de Mina, l’élue formée à cette fin. Elle lui avait préparé la voie, éliminant les uns après les autres les adversaires de la jeune femme. Elle était tout près d’atteindre son objectif ! Cette fois, personne ne lui soufflerait la victoire au dernier instant. Elle avait la situation bien en main. Nul ne se dressait plus pour la défier. Alors, il lui tardait d’engager la Bataille Finale dont le couronnement serait son triomphe ultime ! Elle incitait Mina à se hâter. À tuer les gens, au besoin, pour se ménager un chemin… Épée brandie, la jeune femme ne vit plus des êtres humains mais des bouches ouvertes et des mains avides… Les Vivants la cernaient, la bousculaient, déchiraient ses vêtements avec force geignements et piaillements… Des cris éclatèrent et des mains furent tranchées. Soudain, la foule disparut comme par magie. Galdar poussa un hurlement horrifié. Les yeux baissés sur son épée ensanglantée et les cadavres qui gisaient à ses pieds, Mina comprit ce qu’elle venait de faire… — Elle m’ordonne de me hâter… Et ces gens-là refusaient de s’écarter ! — Eh bien… ils ne vous gêneront plus, lâcha le minotaure. Mina reconnut certains Morts. Par exemple, un soldat qui était à ses côtés depuis le siège de Sanction… Transpercé par l’épée de la jeune femme, il gisait dans une mare de sang. Elle se rappela vaguement l’avoir entendu la supplier de l’épargner. Enjambant les cadavres, elle continua, épée serrée dans sa main poisseuse de sang. — Passe devant, Galdar. Dégage mon chemin. — Où allons-nous de ce pas ? Le temple se dresse de l’autre côté des douves… Comment les franchirons-nous ? Mina pointa sa lame. — Longeons la muraille. En face du temple de Duerghast se dresse une tour. À l’intérieur, un tunnel passant sous les remparts mène au temple. Ils se lancèrent au pas de course. — Vite ! ordonna Takhisis. Mina obéit. Les premiers dragons ennemis apparurent au-dessus des montagnes. Et les prémices de la terreur des dragons s’abattirent sur les défenseurs. Le soleil incendiait les écailles d’or et d’argent et les armures des cavaliers… Par le passé, lors des grandes guerres, les dragons de la Lumière s’étaient ralliés en masse aux humains et aux elfes. Ils volaient à la queue leu leu, avec les dragons d’argent, plus véloces, en tête et les dragons d’or, plus massifs, à la traîne. D’étranges brumes montèrent à l’assaut des remparts, puis s’immiscèrent dans les avenues et les ruelles… Galdar trouva étrange que du brouillard se lève en plein soleil. Puis il s’avisa que le « brouillard » avait des yeux, des oreilles et des mains… Les Morts revenaient par légions guerroyer sous la bannière de Takhisis ! Dans un ciel dégagé, le soleil faisait miroiter le ventre d’un dragon d’argent, les reflets perçant les brumes comme autant de flèches de lumière. Les âmes cherchèrent aussitôt l’ombre, au fond des allées ou au pied des remparts. Les dragons ne craignent pas les âmes des humains, des gobelins ou des elfes morts… Galdar imagina les dragons d’or crachant le feu sur les défenseurs, en haut des remparts, et faisant fondre les armures sur les chairs à vif… Une vision d’une netteté saisissante… Au point qu’il pouvait sentir par avance la puanteur des corps calcinés… Les mains tremblantes, il en eut la gorge sèche. — La terreur des dragons… Ça passera ! Pâle mais maîtresse d’elle-même, Mina refusait de lever la tête vers les remparts, où les gardes pris de panique commençaient à sauter dans le vide… Les dragons d’argent volaient bas, à la vitesse de flèches vivantes. Pourtant, ils ne passèrent pas à l’attaque. Ils répandaient la terreur à l’occasion d’un vol de reconnaissance. Les ombres projetées par leurs ailes étincelantes planaient au-dessus des rues, semant la panique. Çà et là, quelques défenseurs parvenaient à se ressaisir, actionnant une baliste ou décochant des flèches dérisoires… Mais, pour la plupart, les hommes se pelotonnaient à l’ombre des murs, tremblant comme des feuilles. La terreur qui avait saisi la population soulagea Mina, libre de circuler à sa guise dans des rues désertées. Le feu des dieux pouvait faire fondre la pierre… Les gens cherchaient en vain refuge chez eux ou dans leurs échoppes. Mais qu’importait… Mina et Galdar atteignirent rapidement une des tours de guet et s’y engouffrèrent. Personne, entendant la porte claquer, ne se risqua à s’engager dans l’escalier pour venir aux nouvelles. Galdar prit une torche et la tendit à sa compagne, qui montra le chemin. Ils descendirent des marches suintantes d’humidité, puis Mina traversa un mur, au pied de l’escalier. Ou le mur était une pure illusion, ou la Reine des Ténèbres avait fait fondre la pierre pour l’occasion. Galdar ne posa pas de questions. Les dents serrées, il avança, s’attendant à se fracasser le crâne contre de la pierre solide. Il déboucha dans un tunnel aux parois chaudes au toucher, empestant le soufre, et accéléra le pas pour rattraper l’humaine. Il dut baisser les épaules pour ne pas érafler la voûte de ses cornes. La chaleur augmenta. Ils se trouvaient sûrement sous les coulées de lave. À première vue, le boyau paraissait très ancien. Qui l’avait foré, et pourquoi ? Encore des questions auxquelles il n’aurait jamais de réponses. Le passage se terminait sur un autre cul-de-sac, apparemment. Cette fois, Mina emprunta une porte dérobée. Le minotaure dut se faire tout petit pour la suivre… … Dans une geôle. Dérangés par la brusque lumière de la torche, des rats couinèrent en détalant. Des insectes grouillaient dans les interstices du sol et des murs effrités. La porte de la cellule pendait sur un gond rouillé. Mina passa dans un corridor… Galdar comprit qu’ils venaient d’entrer dans le temple de Duerghast, par les donjons. Ainsi, c’étaient les fameux sous-sols jadis réservés à la mise à la torture des prisonniers… Galdar se félicita que la lueur de la torche ne suffise pas à dissiper entièrement les ténèbres. Il haïssait d’instinct l’endroit, regrettant de ne pas être ailleurs – serait-ce à Sanction même, bourdonnant de dragons d’or… Il lui semblait entendre les plaintes et les cris d’agonie des malheureux, par-delà les siècles… Voir le sang et les larmes suinter des murs… Mina gardait la tête droite. En gravissant une autre volée de marches, derrière la jeune femme, le minotaure eut la sensation de s’arracher aux couloirs de la mort. Ils atteignirent enfin le rez-de-chaussée du temple, et son aire principale. Des courants d’air circulaient par les nombreuses lézardes, colportant d’acres relents de soufre – un soulagement, pourtant, comparé aux miasmes de sang du sous-sol. Le minotaure inspira à pleins poumons. Des rayons de soleil filtraient également, chargés de grains de poussière tourbillonnants. Galdar allait éteindre la torche quand Mina l’arrêta. — Nous en aurons besoin là où nous allons. — Où ça ? demanda-t-il, craignant qu’il s’agisse de la salle de l’autel. — Dans l’arène. Elle montra de nouveau le chemin à travers les ruines, marchant d’un pas décidé. Le minotaure remarqua que les piles de gravats avaient été repoussées sur les côtés pour dégager les couloirs. — Avez-vous fait ça toute seule, Mina ? s’étonna-t-il. — J’ai eu de l’aide… Se doutant de la vérité, Galdar fut désolé d’avoir posé la question. Au contraire des humains, il n’était pas écœuré d’apprendre l’existence d’une sorte d’arène à ciel ouvert dévolue à des spectacles sanguinaires. Les luttes à mort faisaient partie du quotidien d’un minotaure, habitué à tout régler les armes à la main. Des disputes familiales jusqu’au choix d’un nouvel empereur… Que les humains considèrent cela comme un signe de barbarie avait étonné Galdar. À ses yeux, les intrigues perfides des hommes et leurs coups fourrés, voilà qui était vraiment barbare ! L’arène à ciel ouvert se voyait depuis les plus hauts remparts de Sanction. C’était la première que le minotaure découvrait dans des contrées humaines. Construite à flanc de montagne, son sol creusé rempli de sable et garnie de gradins, elle avait la forme d’un hémicycle. Plutôt modeste à l’aune des dimensions minotaures, l’arène était à l’abandon. De larges fissures s’ouvraient dans les gradins, courant également au sol. Galdar suivit Mina dans le passage poussiéreux, et, débouchant dans l’arène, passa de la lumière du jour à… la nuit la plus noire. Il se pétrifia sous un ciel noir sans étoiles. Puis il recula d’instinct, subitement terrifié à l’idée d’être frappé de cécité. Des odeurs familières lui parvenaient, à commencer par le soufre que dégageait la lave des « douves » ; il sentait en outre la caresse du vent et du soleil sur son visage… Quelques secondes à peine auparavant, il avait aperçu le ciel bleu et le soleil à travers les fissures de la voûte. Il frissonna de la tête aux pieds. Mina le prit par la main. — N’aie pas peur, dit-elle doucement. Tu es en présence de l’Unique. Vu leur dernière rencontre, des plus houleuses, se savoir devant Takhisis ne rassura en rien le minotaure. Il était plus que jamais déterminé à filer… Venir ici avait été une grave erreur. L’amour de Mina l’y avait incité, pas celui de la déesse. Il n’était pas le bienvenu dans cette arène. Il n’avait rien à y faire. Certaine qu’il la suivrait toujours, Mina le lâcha pour faire les derniers pas qui la séparaient de son but. Les paroles d’adieu de Galdar à la jeune femme restèrent coincées dans sa gorge. Non qu’une déclaration quelconque aurait pu faire la moindre différence, à ce stade… Il en avait conscience. Elle le haïrait pour ce qu’il s’apprêtait à faire. Rien de ce qu’il pourrait dire n’y changerait quoi que ce soit. Il se détourna, prêt à revenir au grand soleil et à embrasser son destin, sous le feu des dragons, quand il entendit Mina pousser un cri de surprise. D’instinct, il pivota, épée au clair. — Que faites-vous là, Silvanoshei ? lança la jeune femme d’une voix tremblante. Vous vous cachez dans l’ombre comme un vulgaire assassin ? Elle était prise au dépourvu, la lumière de la torche vacillant entre ses doigts. Galdar reconnut l’amoureux infortuné de Mina, le roi des elfes. D’une pâleur mortelle, émacié et loqueteux, il n’avait pourtant plus l’air désespéré, mais calme et composé. Au contraire de la jeune femme. Cette étrange sérénité incita le minotaure à rester plus que jamais sur ses gardes. — Ne t’occupe pas de lui, Galdar, lâcha Mina avec un suprême dédain. Il ne peut plus rien contre moi. Son sang souillerait le sol sacré sur lequel nous nous tenons. — Alors, fuis, vermine ! cracha le minotaure, baissant son arme à contrecœur. Mina t’épargne. Silvanoshei se drapa dans sa dignité avant de s’adresser à la seule jeune femme. — Je suis navré. Pour tout ce qu’on t’a fait. — Navré pour moi ? Sois-le plutôt pour toi, roi des elfes ! Tu es tombé tête la première dans le piège de l’Unique. Tes sujets seront anéantis jusqu’au dernier. Des milliers ont déjà succombé devant ma puissance, et d’autres suivront, jusqu’à ce que plus personne ne se dresse contre moi. À cause de ton infâme faiblesse, ton royaume sombrera. Et tu te sens désolé pour moi ? — Oui. Car d’autres que moi sont tombés dans le piège. Si j’avais été plus fort, j’aurais peut-être pu te sauver… De cela, je suis navré. Le regard d’ambre de Mina se durcit. Il le soutint sans que son expression mélancolique change. Elle se détourna, l’écrasant de son mépris. — Galdar, amène-le. Il sera le témoin de la fin de tout ce qui lui est cher. — Mina, laissez-moi le tuer… — Faudra-t-il toujours que tu t’opposes à ma volonté ? Amène-le. N’aie crainte, il ne sera pas le seul témoin, loin de là. Tous les ennemis de l’Unique assisteront à son triomphe. À commencer par toi, Galdar ! Le minotaure eut soudain la nuque hérissée et les mains moites de sueur. — Fuis, elfe, je ne t’en empêcherai pas ! Allez, déguerpis ! Silvanoshei secoua la tête. — Je reste. Pour la même raison que vous. Galdar grogna, hésitant. Naturellement, il savait déjà ce qu’il ferait… L’elfe était trop lucide. Tous les deux restaient là pour la même raison. Mâchoires serrées, le minotaure suivit Mina dans l’arène. Quand il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, il découvrit avec étonnement un second elfe, près de Silvanoshei. Par les dieux, il en sort de partout ! Il eut la désagréable sensation que le nouveau venu au visage si jeune et au regard si ancien lisait ses pensées… Il hésita de plus belle, détestant la tournure des événements. Devait-il revenir sur ses pas et occire l’inconnu avant que les choses aillent de mal en pis ? L’importun affichait un grand calme, à l’instar de Silvanoshei. Tous les ennemis de l’Unique assisteront à son triomphe. Déduisant que l’inconnu en était un aussi, Galdar haussa les épaules et, guidé par la flamme, se hâta de suivre Mina dans les ténèbres. 31 La bataille de sanction Les dragons d’argent survolaient Sanction en rase-mottes sans recourir à leur souffle mortel. Ils comptaient sur la terreur des dragons pour faire fuir l’ennemi. Gerard n’avait jamais volé au combat, se demandant pourquoi diable on voudrait risquer de se casser le cou au lieu de rester les pieds solidement plantés sur le sol. Mais foncer en piqué sur les défenses de Sanction se révélait enivrant ! Grisé par la vitesse, il poussa un cri de guerre, ravi de voir les Nerakiens déguerpir. Les chevaliers braillaient à tue-tête, également gagnés par l’ivresse de l’instant. Avec les dragons d’or pour montures, les archers elfiques décochaient leurs flèches. Le fleuve des morts tourbillonnait autour de Gerard, cherchant à l’aveugler, à l’étreindre d’un froid mortel, à l’engloutir… Mais privés de chef, les Morts n’avaient plus personne pour les diriger. Les dragons d’or et d’argent fendaient leurs rangs, les effilochant comme les rayons solaires dissipent les brumes matinales. Des mains griffues et des bouches ouvertes entouraient Gerard. Elles ne lui inspiraient plus de la terreur mais de la pitié. Résolu, il se détourna. Les Morts disparurent. Les défenseurs chassés des remparts, les dragons atterrirent dans les vallées qui entouraient Sanction. Les elfes et les humains mirent pied à terre et, leurs bataillons formés, marchèrent sur la ville pendant que Gerard et d’autres la survolaient toujours. Les silvanesti et les qualinesti plantèrent leurs drapeaux sur une petite éminence, au centre de la vallée. Alhana aurait aimé mener l’assaut, mais Samar la ramena à la raison. Une reine ne devait pas inconsidérément risquer sa vie. Elle resterait à l’arrière, d’où elle dirigerait les opérations. — C’est moi et moi seule qui sauverai mon fils ! dit-elle à Samar. C’est moi qui le libérerai de prison. — Ma reine… — Plus un mot ! coupa-t-elle d’un ton sans réplique. Nous retrouverons Silvanoshei sain et sauf. — Oui, Majesté. Il la laissa sur la colline, les couleurs de leur drapeau formant comme un arc-en-ciel au-dessus de sa tête. Se tenant près de sa tante, Gilthas aussi aurait aimé combattre, mais un soldat sans expérience était autant un danger pour lui-même que pour les autres. Il en avait conscience. Il regarda sa femme galoper en direction du front. Il l’aurait reconnue entre mille grâce à sa crinière de feu. À la tête des kagonesti comme toujours, elle exhortait les défenseurs à oser venir se mesurer à eux. Gilthas tremblait pour la Lionne. Comme toujours. Quant à prétendre la retenir près de lui… Elle aurait trouvé cela insultant. Et à juste titre. C’était une guerrière jusqu’au bout des ongles. Ses adversaires n’avaient qu’à bien se tenir ! La Lionne sentit-elle peser sur elle le regard de son mari ? En tout cas, elle se retourna sur sa selle et le salua, épée brandie. Gilthas n’avait plus qu’à attendre le dénouement de la bataille. Perché sur un dragon d’argent, le seigneur Tasgall commandait les chevaliers solamniques. La défaite de Solanthus lui cuisait encore. Au souvenir des railleries et des provocations de Mina, il lui tardait de la revoir – sa tête plantée au bout d’une pique. Quelques ennemis avaient réussi à surmonter leur frayeur pour organiser la défense. Des archers reprirent position sur les créneaux et voulurent arroser Tasgall de flèches… Leurs projectiles furent incinérés en plein vol par un dragon d’or. Le seigneur guida sa monture au cœur de Sanction. Dans la vallée, les bataillons atteignirent les douves. De leur souffle gelé, les dragons d’argent transformèrent la lave en pierre noire. Des tourbillons de fumée dissimulèrent les forces en marche aux rares défenseurs encore postés le long des remparts. Les archers les criblèrent de flèches pendant que les soldats du seigneur Ulrich couraient à l’assaut des murs. Des catapultes entrèrent en action. Mais, dans la panique, les tirs furent inoffensifs. Les soldats lancèrent leurs grappins, assurèrent les prises puis entamèrent l’escalade. Les elfes les plus téméraires bondirent de leurs dragons, qui volaient à basse altitude, sur les toits des maisons. De là, ils purent prendre les défenseurs à revers. La confusion était à son comble. Il n’y avait pas de bélier. Mais la suite des événements prouva que c’était inutile. Indifférent aux flèches qu’on lui décochait, un dragon d’or cracha le feu sur les portes ouest. Qui disparurent en fumée. Avec un hurlement de triomphe, les humains et les elfes s’engouffrèrent dans Sanction. Les combats furent acharnés. Acculés, les défenseurs n’avaient plus rien à perdre. La terreur des dragons envolée, ils se battirent comme des lions. De crainte de tuer leurs alliés, les dragons ne pouvaient plus intervenir dans les corps à corps. Mais, pour Gerard, la victoire reviendrait à leur camp. Ça ne faisait plus aucun doute. Il allait demander à son dragon d’atterrir quand il entendit Odila crier son nom. Miroir ne pouvant pas combattre, la jeune femme et lui s’étaient portés volontaires pour jouer les éclaireurs et orienter les autres. Odila désigna le nord. Des chevaliers et des fantassins de Neraka battaient en retraite en direction des Seigneurs du Destin. Loin d’être en pleine débandade, ils marchaient en colonnes. Une fois qu’ils se seraient réfugiés dans les montagnes, on ne pourrait pratiquement plus les en débusquer… À contrecœur, Gerard dirigea son dragon vers eux. Un reflet métallique, dans un des défilés, attira son attention. Un autre corps d’armée arrivait de l’est… On aurait dit quelque énorme serpent aux écailles de fer. Même à cette distance, Gerard sut à quoi s’en tenir… Des draconiens ! Avec leurs ailes, leurs armures et leurs écailles caractéristiques sur lesquelles le soleil jouait… Un millier d’entre eux au moins volait au secours de Sanction. Les chevaliers noirs en fuite les virent et crièrent de joie – leurs clameurs d’allégresse montèrent jusqu’aux oreilles du chevalier volant. Ils s’apprêtèrent à rebrousser chemin aux côtés de ces renforts providentiels. Les draconiens avalaient la distance, dévalant irrésistiblement le flanc de la montagne. À ce train-là, ils seraient bientôt au pied des remparts de la ville. Et une fois à l’intérieur, il serait également impossible que les dragons les attaquent, du fait de leur proximité avec les elfes et les humains. À l’étonnement de Miroir, qui allait foncer sur les draconiens, Gerard lui cria de s’arrêter. Les reptiles ailés ne firent qu’une bouchée des Nerakiens qui venaient de les acclamer… Ils reformèrent ensuite les rangs pour continuer leur marche sur Sanction. Que se passait-il ? Comment des draconiens auraient-ils pu épouser la cause des humains et des elfes ? Fallait-il les laisser entrer dans la ville assiégée… ? L’instant suivant, Sanction, les draconiens en marche et le dragon d’argent que Gerard chevauchait se volatilisèrent… Une fois de plus, il connut la sensation bizarre d’un saut impromptu dans les méandres du temps. Gerard se retrouva sur un banc de pierre, la nuit, face à une arène baignée par une lumière dure. Sa source ? Les âmes des innombrables morts envahissant l’arène…, comprit le jeune homme, glacé d’effroi. Tout paraissait flotter sur cet océan macabre. Odila contemplait le tableau, bouche bée. Gerard remarqua également les seigneurs Tasgall et Ulrich, assis côte à côte, Siegfried un peu plus loin, Alhana Brisétoile et Samar, Gilthas, sa femme et Planchet. La colère ainsi que la perplexité se lisaient sur tous les visages. Les chefs des deux camps remplissaient les gradins de l’arène. Non loin du capitaine Samuval se tenaient deux draconiens : un bozak au torse orné d’une chaîne d’or, l’air sévère, et un sivak en tenue martiale, l’air mal à l’aise. Beaucoup, enlevés en pleine mêlée, avaient le visage empourpré, la respiration sifflante, du sang sur les mains ou le corps… Même le cadavre aux yeux fixes de Dalamar était de la fête… Un silence de mort régnait. Gerard voulut appeler Odila… et constata qu’il n’avait plus de voix. Une main invisible le força à s’asseoir. On le laisserait voir ce qu’il devait voir. Rien d’autre. Était-il mort, lui aussi ? Une flèche l’avait-elle foudroyé dans le dos ? Le catapultant là où tous les défunts migraient ? Mais non… il sentait le sang battre dans ses veines et l’entendait cogner à ses tympans. Il pouvait serrer les poings, s’enfoncer les ongles dans les paumes et ressentir la douleur, bouger les pieds… Il restait vulnérable à la terreur. Il était bien vivant. Et prisonnier d’une puissance détestable, retenu en ces lieux à son corps défendant (littéralement) dans un dessein forcément atroce… Aussi silencieux et rigides que des cadavres, les vivants étaient contraints d’assister au spectacle, les yeux baissés sur une arène éclaboussée d’une lumière surnaturelle. Un dragon apparut. Sans substance, il avait cinq gueules et d’immenses ailes aptes à bloquer toute lumière, à oblitérer toute espérance… Dix yeux orientables en tous sens scrutaient les visages et les cœurs en quête de la noirceur tapie en tout un chacun… Les cinq gueules semblaient vouloir avaler les ténèbres. Elles poussèrent un cri strident qui vrilla les tympans des prisonniers, leur faisant monter les larmes aux yeux. Mina entra dans l’arène. Elle portait l’armure noire des Nerakiens. Loin de briller à la lumière spectrale des lieux, l’armure ne semblait faire qu’un au contraire avec l’obscurité jetée par les ailes grandes déployées du dragon… Tête nue, le teint d’une blancheur d’os saisissante, Mina tenait une lancedragon. Derrière elle, presque perdu dans l’ombre, le fidèle Galdar surveillait l’arène. La jeune femme contempla les Morts et les Vivants. — Je suis Mina, l’élue de l’Unique ! Elle parut attendre les acclamations qui l’accueillaient toujours, où qu’elle aille. En vain. Cordes vocales coupées, les captifs ne pouvaient que regarder, en silence. — Sachez-le, reprit-elle d’un ton glacial et autoritaire, l’Unique est éternelle. Vous l’adorerez toujours. Nul ne viendra plus la supplanter. Dans la vie comme dans la mort, vous la servirez. Les fidèles seront récompensés et les rebelles punis. En ce jour, l’Unique se manifestera et liera ainsi le plan mortel et l’immortel ; elle régnera sur l’univers. Elle brandit la lancedragon, devenue d’un noir mat, sa pointe souillée par du sang. — Voici la preuve de sa puissance ! La lancedragon, désormais l’arme de l’Unique, foudroya Malystryx. L’Unique ne craint rien ! Je vais sous vos yeux briser cette arme légendaire… Elle joignit le geste à la parole, cassant la lance en deux sur son genou dressé comme s’il s’était agi d’un roseau. Puis, pleine de dédain, elle jeta les débris sur le sable. Leur éclat argenté subsista encore vaillamment… Les cinq gueules du monstre crachèrent dessus avant d’étouffer les vestiges de l’arme fabuleuse d’un souffle méphitique. Cette fois, leur lumière baissa puis mourut. Les Morts et les Vivants frémirent. Galdar aussi. Il restait sur la défensive. Quelque part, dans l’ombre, il y avait cet elfe étrange. Sans parler de ce misérable Silvanoshei. À l’heure de son triomphe, personne n’importunerait ou ne menacerait Mina. Galdar y veillerait. Essayant de chasser ses angoisses, il se répétait que Takhisis honorerait sa championne. Pour la première fois, il était témoin de la puissance de la déesse. Stupéfait, il avait vu les gradins se remplir d’ennemis hébétés, arrachés à la mêlée et transportés de force pour assister à l’entrée victorieuse de Takhisis dans le monde des mortels. Le dragon gigantesque bloquait la lumière de l’espoir, instaurant sur l’univers une nuit éternelle. Qu’était Galdar, comparé à cela ? Un misérable esclave qui n’avait pas su où était sa place… Pathétique ! Mais maintenant, il avait appris sa leçon. Vivant ou mort, il resterait à jamais un esclave. Face à la majesté de la Reine des Ténèbres, il comprenait qu’il ne méritait rien d’autre. Mais Mina, elle, n’était pas née pour ça. Elle devait gouverner. N’avait-elle pas fait ses preuves ? Animée par une foi inébranlable, elle avait traversé des cascades de sang et de feu. Que Takhisis dévore donc l’âme de Galdar le minotaure… Tant qu’elle honorerait Mina à sa juste valeur, il se moquait du sort qu’on lui réservait. — Les ennemis de l’Unique sont vaincus ! cria la jeune femme. Leurs armes détruites ! Rien ni personne ne s’opposera plus à elle ! Ses prunelles d’ambre scintillant, elle leva les mains vers le dragon. — Votre Majesté, je vous ai toujours adorée. Pour vous, j’ai lutté sans trêve. Par ma faute, vous avez perdu le corps de Lunedor, celui que vous vous destiniez. Je vous offre le mien. Prenez ma vie, faites de moi votre saint calice ! Par ce geste, je vous prouve ma foi ! Épouvanté, Galdar hoqueta. Il voulut rugir d’indignation, protester… Personne ne l’entendit crier. Les cinq gueules se penchèrent vers la frêle jeune femme. — J’accepte ton sacrifice, répondit Takhisis. Galdar bondit… et ne bougea pas d’un cil. Il leva un bras… qui resta ballant le long de son flanc. Prisonnier des Ténèbres, il assisterait, impuissant, à la destruction finale de tout ce qu’il avait chéri et adoré. Des Seigneurs du Destin montèrent des nuages noirs zébrés d’éclairs qui enveloppèrent bientôt la Reine des Ténèbres. Des bourrasques surnaturelles précipitèrent le minotaure à genoux. La foi de Mina ouvrit la porte de la prison. Les nuages d’orage prirent la forme d’un chariot tiré par cinq dragons. Takhisis en tenait les rênes. D’une terrible beauté, elle était froide comme la glace, avec des yeux d’une noirceur infinie, des serres de rapace et une chevelure sauvage. Son armure ? Du feu noir ! Une épée au fil éternellement rougi battait son flanc. Celle qui séparait les âmes des corps… Battant des ailes, les cinq dragons maintenaient le chariot dans les airs. Avec des éclairs pour marchepieds et des nuages pour manteau d’hermine, Takhisis descendit dans l’arène. Les dragons lancèrent un long hurlement – leur chant de gloire. Galdar ne pouvait plus rien pour Mina. Le vent lui rugissait aux oreilles, l’empêchant de relever la tête. La jeune femme eut un sourire timide. — Ma reine…, chuchota-t-elle. Takhisis tendit une main sans qu’elle s’en effraie. Vers son cœur, pour le faire sien, et vers son âme, pour la livrer au néant… Son essence immortelle allait investir le corps de Mina… Mais sa main ne put toucher la jeune femme. Perplexe, celle-ci commença à trembler. À son tour, elle tendit un bras… sans pouvoir toucher sa déesse. Furieuse, Takhisis balaya l’arène de son regard brûlant de haine. — Enfant désobéissante ! Comment oses-tu t’opposer à moi ? — Je n’y suis pour rien ! cria l’humaine. Je le jure… Une autre voix retentit. — C’est moi qui fais barrage… L’elfe inconnu passa devant Galdar. Les vents furieux que la déesse invoqua le frappèrent. Ses éclairs cherchèrent à le foudroyer… L’elfe ploya comme un roseau sans se rompre. Renversé sur le sable par les éclairs, il se releva, indemne, et continua. Il vint se camper devant la Reine des Ténèbres. — Paladine ! cracha-t-elle. Mon cher frère ! Tu as donc retrouvé le monde… (Elle haussa les épaules.) Tu arrives trop tard. Amusée, elle leva une main languide vers les gradins. — Sois le bienvenu. Je suis ravie de te voir. Tu vas assister à mon triomphe. — Tu te trompes, ma sœur, répondit l’elfe d’une voix au timbre clair et mélodieux. Nous pouvons t’arrêter. Et tu sais de quelle façon. Tu le sais. C’est écrit dans le Livre. Nous sommes tous d’accord. La reine en perdit de sa superbe. Le doute et l’anxiété affadirent sa beauté délicate. Mais l’instant passa et le doute s’envola. Takhisis sourit. — Tu ne me ferais jamais ça, mon frère, lâcha-t-elle avec dédain. Le puissant Paladine ne consentirait jamais à pareil sacrifice. — Tu me sous-estimes, ma sœur. C’est déjà fait. Il tira d’une bourse le petit couteau qui avait appartenu à un kender de sa connaissance. Et s’entailla la paume d’une main. Le sang goutta sur le sable de l’arène. — L’équilibre doit être maintenu. Me voilà mortel, tout comme toi. Les nuages d’orage, les dragons, les éclairs, le chariot… Tout se volatilisa. Le soleil brilla dans un ciel redevenu bleu. À l’exception des dieux, les gradins s’étaient vidés en un clin d’œil. Les dix divinités siégeaient. Les cinq de la Lumière : Mishakal, la déesse compatissante de la Guérison, Kiri-Jolith, le dieu des chevaliers solamniques, Majere, l’ami de Paladine revenu d’Outre-tombe, Habbakuk, le dieu de la mer, et Branchala dont la musique adoucissait les mœurs. Et les cinq des Ténèbres : Sargonnas, le dieu de la vengeance apparemment indifférent au sort réservé à sa compagne, Morgion, le maître de la maladie, Chemosh, le seigneur des morts-vivants qui se sentait lésé par les incursions de Takhisis sur son territoire, Zeboim qui reprochait également à Takhisis la mort de son fils bien-aimé, Ariakan, et Hiddukel qui se souciait d’une seule chose : le maintien de l’Équilibre. Entre les deux camps se tenaient six autres divinités : Gilean, le gardien du Livre, Sirrion, le dieu de la nature, Shinare, son compagnon, le dieu du commerce, Réorx, le forgeron du monde, Chislev, la déesse des bois, et Zivilyn qui voyait de nouveau le passé, le présent et le futur. Les trois enfants, Solinari, Nuitari et Lunitari, restaient ensemble, comme toujours. Du côté de la Lumière, il manquait quelqu’un. Du côté des Ténèbres aussi. Takhisis les maudit. Elle hurla de rage… d’une seule voix, cette fois. Sa magie avait disparu avec son essence divine… Ses prunelles qui avaient jadis brûlé le soleil évoquaient la flamme d’une bougie… De celle qu’on mouche d’un souffle. Le poids de sa chair et de ses os l’arracha à l’éther. Son cœur battit la chamade, le sang cognant à ses tempes. Chaque battement de cœur lui disait qu’un jour il serait le dernier. Elle devait respirer ou suffoquer. Elle sentit les tourments de la faim et tous les petits maux d’un corps faible et fragile… Elle qui avait traversé les cieux et sillonné le cosmos ! Écœurée, elle baissa les yeux sur ses pieds… ces appendices qu’elle devrait désormais traîner partout… Relevant la tête, elle foudroya du regard Mina, si jeune, si forte et si belle. — C’est ta faute ! Tu étais de mèche avec eux ! Et tu voulais qu’on scande ton nom, pas le mien ! Épée dégainée, elle plongea sur la jeune femme. — Mortelle ou pas, je peux encore tuer ! Avec un rugissement de désespoir, Galdar bondit pour s’interposer, faisant à Mina un bouclier de son corps. Il leva son épée… Celle de la Reine des Ténèbres décrivit un arc de cercle avant de trancher le bras du minotaure, à la jonction de l’épaule. Le bras, la main et l’épée tombèrent dans le sable et le sang. À genoux, Galdar lutta contre la douleur qui menaçait de le priver de sa lucidité. La Reine des Ténèbres menaça Mina de la pointe de son arme. — Pardonnez-moi, chuchota la jeune femme, attendant le coup de grâce. La vie le quittant avec son sang, Galdar allait faire une tentative désespérée quand quelque chose le percuta par-derrière… La vision brouillée, il découvrit Silvanoshei. Le roi des elfes tenait un fragment de la lancedragon. Avec toute la force de sa culpabilité, de son angoisse, de ses peurs et de son amour, il le lança. Et transperça le cœur de Takhisis. Stupéfaite, elle baissa les yeux sur le projectile qui dépassait de sa chair. Du sang noir jaillit. Titubant, elle partit à la renverse… Mina rattrapa la reine mourante et la berça dans ses bras. — Ne me laisse pas, mère ! Ne me laisse pas seule ! Takhisis l’ignora. Son regard brûlant de haine se riva sur celui de son frère. Une haine féroce, éternelle… — Si j’ai tout perdu, toi aussi ! Le monde qui t’enchantait a bel et bien disparu. Plus rien ne sera comme avant ! Au moins, je partirai avec cette consolation… Elle toussa, du sang aux lèvres, luttant pour parler encore. Son regard se voilait. — Un jour, toi aussi tu mourras… Mais avant, tu connaîtras les horreurs de la vie ! Elle rendit son dernier soupir, sa tête roulant sur le bras de Mina. Ses yeux étaient rivés sur les cieux où elle avait régné l’éternité durant. En larmes, Mina berçait Takhisis. Stupéfaits, tous se taisaient. Galdar, l’elfe étrange, les dieux… Seuls les sanglots de la jeune femme troublaient le silence. Le teint cendreux, Silvanoshei posa une main sur son épaule. — Mina, elle allait vous tuer… Je ne pouvais pas… Elle leva vers lui une mine décomposée. Ses prunelles d’ambre liquide parurent s’embraser. — Je voulais mourir ! Pour elle, j’aurais accueilli la mort à bras ouverts ! Elle partie, je n’ai plus personne au monde ! Elle saisit l’épée de Takhisis. Paladine voulut s’interposer, mais une main invisible lui fit perdre l’équilibre. — Nous aurons notre vengeance, mortelle ! rugit Sargonnas. Mina transperça Silvanoshei avec sa lame. Enragée, elle l’arracha de sa gaine de chair et regarda l’elfe agoniser. Épée au poing, elle marcha sur Paladine, qui se relevait péniblement. Elle le foudroya de son regard si particulier avant de jeter l’épée à ses pieds. — Vous connaîtrez les affres de la mort. Mais pas encore ! Je respecterai la dernière volonté de ma reine. Sachez, misérable, que je reverrai votre visage chez tous les elfes que je croiserai. Et je les tuerai jusqu’au dernier ! Elle défia les dieux du regard et s’agenouilla pour poser un baiser sur le front de Takhisis. Puis elle la prit dans ses bras et l’emporta au temple de Duerghast. Épuisé, Galdar posa la tête dans le sable. Il pouvait enfin cesser de lutter et mourir. Mina avait survécu. Il entreprit le long voyage vers la mort… et fut bientôt arrêté par un minotaure géant. Aussi grande que la montagne où la femelle dragon rouge s’était écrasée, l’apparition avait une fourrure d’un noir de jais. Ses cornes tutoyant les étoiles, elle portait un harnais en cuir bordé d’argent pur. — Sargas ! chuchota Galdar. Il tomba à genoux, le front dans la poussière. Le dieu prit la parole d’une voix de stentor. — Relève-toi, Galdar ! Je suis satisfait de toi. Dans la nécessité, tu t’es tourné vers moi. — Merci, grand Sargas. Sans oser se redresser, Galdar releva timidement la tête. — Ta foi t’honore. Je te rends la vie et ton bras. — Pas mon bras, grand Sargas ! supplia le minotaure, la poitrine serrée dans un douloureux étau. La vie, je l’accepte et je la consacrerai à ton service… Mais je ne veux plus être régénéré. Sargas en conçut quelque déplaisir. — Le peuple des minotaures a enfin secoué son joug après des siècles d’indignité… Nous quittons les îles qui ont si longtemps été notre prison. Nous nous installerons sur le continent. J’ai besoin de guerriers de ta trempe, Galdar. Pas d’infirmes. — Grand Sargas, je te remercie. Mais si cela t’est égal, j’aimerais mieux apprendre à me battre de la main gauche. Il attendit, tendu, que les foudres divines s’abattent sur lui. Rien ne venant, il risqua un coup d’œil vers Sargas. Qui souriait. — À ta guise. Libre à toi de décider de ton destin. Galdar eut un long soupir. — Pour cela, grand Sargas, je te remercie du fond du cœur. Galdar éloigna son museau du sable trempé de sang. Où était-il ? Que faisait-il là au milieu de la journée ? Aurait-il piqué un somme ? Mina serait furieuse de le voir se la couler douce ! Bondissant sur ses pieds, il voulut attraper son épée. Il n’avait pas d’épée. Ni de main pour l’empoigner. Ses yeux se posèrent sur son bras droit tranché, dans le sable. La mémoire lui revint d’un coup. Son moignon était cicatrisé. Il se tourna pour remercier Sargas… Les divinités avaient disparu. Il n’y avait plus personne dans l’arène, hormis le roi mort et l’elfe inconnu au visage si jeune et au regard si… ancien… Maladroitement, Galdar ramassa son épée et réussit non sans mal, une fois le fourreau repoussé sur sa hanche droite, à la rengainer. Une impression bizarre… Mais il s’y ferait. Cette fois, il s’y ferait. Le fond de l’air était moins chaud que dans son souvenir… Le soleil disparut derrière une montagne. La nuit ne tarderait plus. Si Galdar voulait retrouver Mina, il avait intérêt à se dépêcher. — Tu es un ami loyal ! lança Paladine quand le minotaure passa devant lui. Grognant, Galdar continua, lancé sur la piste sanglante de la jeune femme. Pour l’amour de Mina. 32 L’âge des Mortels Les combats cessèrent rapidement. À la nuit tombée, la ville s’était rendue. Elle aurait d’ailleurs rendu les armes beaucoup plus tôt, s’il s’était trouvé quelqu’un pour prendre une telle décision au nom de tous… Les chevaliers noirs et les soldats avaient en vain appelé Mina. L’amertume et la colère montaient. Tous se sentaient trahis. Les survivants seraient passés par les armes ou emprisonnés. Le sachant, quelques chevaliers continuèrent courageusement à se battre. Certains décidèrent de suivre les conseils de Galdar : se réfugier dans les grottes des Seigneurs du Destin… Et ils furent exterminés par les draconiens. Qui étaient ces mystérieuses créatures ? Pourquoi avaient-elles volé au secours des elfes et des humains ? On ne le saurait jamais. En tout cas, leur armée n’entra pas à Sanction. Elle tint ses positions aux abords de la ville jusqu’à ce que le drapeau des chevaliers noirs soit baissé pour être remplacé par ceux du Qualinesti, du Silvanesti et de la Solamnie. Les troupes manœuvrèrent pour présenter les armes. Le bozak qui portait une chaîne en or et le commandant sivak saluèrent les couleurs. Les draconiens martelèrent leurs boucliers avec leurs épées. Puis le sivak donna l’ordre de marche. Les combattants firent volte-face et repartirent vers les montagnes. Quelqu’un se souvint qu’un groupe de draconiens avait conquis la cité de Teyr. Et ces êtres ne portaient pas les chevaliers noirs dans leur cœur… Mais à supposer que cela soit vrai, Teyr était loin de Sanction. Comment ces draconiens-là avaient-ils pu arriver à point nommé ? On ne les revit jamais. Le mystère resta entier. La victoire acquise, beaucoup de dragons d’or et d’argent partirent vers leurs îles. Chacun emportait des cendres du totem pour les y enterrer. Qu’importait si les restes de dragons rouges, bleus, blancs, verts et noirs se mêlaient aux cendres des argentés et des dorés… Tous étaient des dragons de Krynn. — Et vous, Miroir ? demanda Gerard. Retournez-vous à la Citadelle de Lumière ? Odila, le dragon et le jeune homme se tenaient devant les portes ouest de Sanction. Au lendemain de la victoire, ils admiraient un somptueux lever de soleil, avec des rouges écarlates et des orange tirant sur le pourpre et le noir. Le dragon faisait face au soleil comme s’il pouvait le voir et peut-être était-ce le cas, par la grâce de l’âme. Il tourna la tête, guidé par la voix de Gerard. — La Citadelle n’aura plus besoin de ma protection. Mishakal se rappropriera le temple. Quant à moi, je ferai équipe avec mon guide. Odila acquiesça. — Je quitte les rangs de la chevalerie, dit-elle. Le seigneur Tasgall accepte ma décision. C’est mieux ainsi, Gerard. Avec moi à leurs côtés, les chevaliers se sentiraient mal à l’aise. — Et que ferez-vous ? demanda le jeune homme. Ils en avaient tellement vu ensemble… ! Il ne s’était pas attendu à la perdre si vite. — Takhisis n’est peut-être plus, mais les Ténèbres subsistent. Les minotaures tiennent le Silvanesti. Bientôt, ils s’attaqueront à d’autres nations. Miroir et moi, nous ferons équipe contre eux. (Elle flatta le cou du reptile ailé.) Un dragon aveugle et une humaine qui le fut… Quelle fine équipe en perspective, pas vrai ? Gerard sourit. — Si vous allez au Silvanesti, nous nous retrouverons là-bas… J’établirai une alliance entre la chevalerie et les elfes – ou je ferai tout pour ça. — Pensez-vous que le Conseil acceptera d’aider les elfes à reprendre leur territoire à l’envahisseur ? demanda Odila, sceptique. — Je l’ignore. Mais croyez-moi, je ferai en sorte que les hauts seigneurs y réfléchissent ! D’abord, j’ai une serrure à aller réparer à Solace. Chose promise, chose due ! Un silence gêné s’installa. Comment dire l’indicible ? Exprimer en quelques instants tout ce qu’on avait sur le cœur ? Impatienté, Miroir battit des ailes. — Adieu, Gerard ! lança la jeune femme d’humeur taquine. — Bon débarras ! riposta-t-il avec un radieux sourire. Odila l’embrassa sur la joue. — S’il vous reprend la fantaisie d’aller vous baigner nu dans les ruisseaux, faites-moi signe ! Elle enfourcha son dragon, qui s’éleva gracieusement dans les airs, et salua son ami. Qui lui rendit son salut. Longtemps après que Miroir et elle eurent disparu au loin, le jeune homme garda les yeux rivés sur le ciel. Ce jour-là, il y eut d’autres adieux. Ceux-là seraient éternels. Dans l’arène, Paladine s’accroupit près de Silvanoshei et lui baissa les paupières, essuyant le sang de son visage. Il se sentait infiniment las dans ce corps mortel sujet à mille et une misères… Et à tant d’émotivité de surcroît ! Le chagrin, la pitié, la colère, la peur… Avec le roi des elfes, on avait assassiné des lendemains meilleurs. Les belles promesses de la jeunesse… Un affreux gâchis. Paladine s’essuya les yeux. Comment continuer à vivre quand on avait le cœur si lourd ? Comment continuer, seul ? Un léger contact, sur son épaule, lui fit lever la tête. Les yeux embués de larmes, une déesse lui souriait. — J’apporterai son corps à sa mère, proposa Mishakal. — Alhana n’a pas assisté à sa mort, tout de même ? — On lui a au moins épargné ça… Nous avons libéré tous ceux que Takhisis avait amenés ici pour assister à son triomphe. Alhana n’a pas vu son fils mourir. — Dis-lui qu’il est mort en héros. — Oui, mon aimé. La déesse embrassa son mari. — Tu n’es pas seul. Je serai toujours avec toi, mon époux. Il voulait y croire de toutes ses forces. Mais le destin avait creusé entre eux un tel gouffre… Chaque instant l’élargissait inexorablement, les séparant un peu plus. Elle restait sur la grève pendant que la marée entraînait son bien-aimé au large… — Qu’est-il advenu des âmes des Morts ? demanda Paladine. — Elles sont libres… (Il entendit à peine la réponse, tant la voix de Mishakal devenait lointaine.) Libres de continuer leur migration… — Un jour, je les rejoindrai, mon amour. — Et ce jour-là, je t’attendrai, promit la déesse. La dépouille de Silvanoshei s’envola sur un coussin de lumière d’argent. Un long moment, Paladine resta seul dans l’obscurité. Puis, drapé de solitude, il quitta l’arène, faisant son entrée dans le monde. Les enfants des dieux, Nuitari, Lunitari et Solinari, pénétrèrent dans l’ancien temple du Cœur. Les yeux vides, le corps du sorcier Dalamar était toujours assis sur un banc. Les dieux de la magie prirent place devant l’autel à l’abandon. — Que le sorcier Raistlin Majere avance… Raistlin apparut, émergeant des décombres enténébrés du temple. L’ourlet de ses robes de velours noir balaya les fragments d’ambre. Nul n’avait osé revenir près du sarcophage maudit… Le sorcier piétina les débris. Il portait un cadavre drapé d’un suaire blanc. — Ton esprit est libre, déclara Solinari. Ton frère jumeau t’attend. Tu as promis de quitter ce monde. Tu dois tenir parole. — Je n’ai aucune intention de m’attarder, assura Raistlin. Mon frère et mes compagnons s’impatientent. — Ils t’ont pardonné ? — Peut-être est-ce moi qui leur ai pardonné… C’est notre affaire. Ça ne vous regarde pas. En revanche… Il baissa les yeux sur son précieux fardeau, puis le posa aux pieds de ses juges et se redressa, baissant sa capuche sur ses épaules. — Je vous demande une dernière faveur : rendre Palin à la vie et à sa famille. — Et pourquoi le ferions-nous ? demanda Lunitari. — Il a commis les mêmes erreurs que moi en se détournant du droit chemin. À la fin, il a reconnu ses torts, mais la mort l’a empêché de se racheter. En lui rendant la vie, vous lui permettrez de revenir sur ses pas et de retrouver sa voie. — Alors que vous ne l’avez pas pu, dit Lunitari d’une voix douce. — Alors que cela m’a été interdit, soupira Raistlin. Lunitari se tourna vers Solinari et Nuitari. — Mes frères ? Votre sentence ? — Il y a un autre problème, répondit le fils de Takhisis. Que le sorcier Dalamar s’avance. Le corps de l’elfe ne bougea pas d’un cil. Son esprit, lui, obéit à contrecœur. — Tu nous as trahis ! l’accusa Nuitari. — Tu as composé avec Takhisis, renchérit Lunitari. Par ta faute, nous avons failli perdre l’unique chance qu’il nous restait… — Tu as trahi notre fidèle Palin, ajouta Solinari. Sur ordre de la Reine des Ténèbres, tu l’as assassiné ! Dalamar regarda les divinités. Son âme s’exprima d’une voix amère. — Comment pourriez-vous comprendre ? Comment sauriez-vous ce que ça fait de tout perdre ? — Nous le comprenons peut-être mieux que tu le crois, répondit Lunitari. Dalamar garda un silence maussade. — Alors ? fit Lunitari. Le rendrons-nous à la vie ? — À moins que vous me rendiez aussi la magie, ne vous donnez pas cette peine, osa ronchonner l’elfe noir. — J’y suis opposé, déclara Solinari. Il a utilisé les Morts. Il ne mérite pas notre clémence. — Moi, fit Nuitari, je n’y suis pas opposé. Si vous ressuscitez Palin et lui rendez la magie, vous devez faire de même avec Dalamar. L’Équilibre avant tout. — Qu’en dis-tu, Lunitari ? lança Solinari. — Accepterez-vous mon jugement ? Solinari et Nuitari se regardèrent avant d’acquiescer. — Alors voilà… Nous rendrons la vie et la magie à Dalamar, mais il devra quitter la tour de Haute Sorcellerie pour n’y jamais revenir. L’accès lui en sera interdit. Il devra retourner dans le monde des vivants et subir son destin. Palin Majere aussi ressuscitera. Avec le don de l’Art, s’il y tient. » Mon jugement emporte-t-il votre adhésion, mes cousins ? — Oui, répondit Nuitari. — Oui, renchérit Solinari. — Et vous, Dalamar ? L’elfe noir avait ce qu’il voulait. Le reste, il s’en fichait. Retourner sur la scène du monde ? Pourquoi pas ? Un jour, qui sait, il régnerait sur Krynn ! — Oui, ma dame. — Et vous, Raistlin Majere ? Sans mot dire, le sorcier s’inclina. — Alors, l’affaire est entendue, conclut Lunitari. Les deux requêtes sont acceptées. Nous vous accordons la vie et la magie. Dalamar s’inclina à son tour. — Je vous remercie. Son regard s’attarda sur Nuitari. Qui comprit le message à la perfection. Raistlin s’accroupit près du cadavre de son neveu et enleva le suaire. Les yeux de Palin se rouvrirent. Troublé, il découvrit son nouvel environnement avant que son regard se pose sur Raistlin… — Mon oncle ! Se redressant, il voulut lui prendre la main… Et ses doigts se refermèrent sur le vide. Raistlin Majere était un fantôme. Stupéfait, médusé par ses propres doigts, Palin comprit que lui aussi revenait d’entre les morts… Il regarda ses mains, si semblables à celles de son oncle par leur finesse et leur délié. Des mains qui lui obéiraient, désormais… Il se tourna vers les dieux de Lumière. — Je vous remercie. Vous aussi, mon oncle… Jadis, vous m’aviez prédit que je deviendrais le plus grand mage de Krynn… J’ai peur que vous vous soyez trompé… — Nous avions beaucoup à apprendre, mon neveu. Sur ce qui compte réellement… Adieu. Mon frère et mes amis m’attendent. (Il sourit.) Comme toujours, Tanis est pressé de partir à l’aventure ! Palin vit devant lui le fleuve des âmes – un fleuve au cours désormais placide – couler entre les berges du monde des vivants… Alors qu’il était éclaboussé de soleil, la lumière stellaire scintillait du fond de ses abysses insondables. Les âmes des Morts n’avaient d’« yeux » que pour le delta et la mer, en aval, avec ses plages d’éternité… Une mer qui les entraînerait chacun vers d’autres horizons. Campé sur la grève, Caramon Majere attendait. Raistlin le rejoignit. Les deux frères agitèrent les bras puis se laissèrent porter par les eaux au fil argenté qui couraient se jeter dans l’océan infini. L’esprit de Dalamar réintégra son corps. La magie se diffusa dans tout son être, lui valant une joie sans mélange. Il regarda le ciel. La lune pâlichonne avait disparu au profit de deux satellites, l’un argent, l’autre rouge. Tous deux se fondirent en une éclipse qui avait pour œil une lune noire. Dalamar fut transporté d’émerveillement et de gratitude. Palin émergea des ombres. — Alors… ils vous ont aussi rendu la vie… — … Et la magie, souligna l’elfe. Le neveu de Raistlin sourit. — Où irez-vous ? — Je l’ignore, répondit Dalamar, plein d’insouciance. Le monde m’ouvre les bras ! Quelle délivrance, après être si longtemps resté prisonnier de la tour de Haute Sorcellerie… Et vous ? Où irez-vous ? Vous retournerez auprès de votre chère épouse ? — Si Usha y consent, soupira Palin, l’air sombre, le ton empreint de mélancolie. J’ai beaucoup à me faire pardonner… — Ne vous enracinez pas là-bas… Nous devrons vite nous revoir pour rétablir les ordres, continua Dalamar vivement. Nous aurons du pain sur la planche ! — Et d’autres que moi vous assisteront. Stupéfait, Dalamar comprit soudain. — Solinari vous a offert l’Art… Et vous avez refusé ! — Je lui avais trop sacrifié. Mon mariage. Ma vie… Le jeu n’en valait pas la chandelle. Imbécile ! faillit s’exclamer l’elfe. Il s’abstint. Où irait-il ? Il n’en avait pas la plus petite idée. De toute façon, où qu’il aille, personne ne l’accueillerait. Il se tourna vers les trois lunes. — Je reviendrai peut-être vous rendre visite, à Usha et à vous, dit-il, sachant pertinemment qu’il n’en ferait rien. — Nous en serions honorés, répondit Palin, également conscient qu’il ne reverrait jamais son confrère. — Je ferais mieux d’y aller… — Moi aussi, renchérit le neveu de Raistlin. La route est longue jusqu’à Solace. — Je pourrais vous y transférer en un éclair grâce à la magie, proposa Dalamar. — Non, merci, répondit l’humain avec un petit sourire. Autant que je m’habitue de nouveau à la marche ! Adieu donc, Dalamar le Noir. — Adieu, Palin Majere. L’elfe incanta, en extase comme s’il goûtait un cru raffiné… Et il se volatilisa. Pensif, Palin resta seul sous le regard mystérieux des lunes qui, pour lui, n’étaient plus que de simples astres. L’un d’argent et l’autre rouge. Souriant, il se mit en route. Les chevaliers solamniques se déployèrent le long des créneaux de Sanction et réparèrent en hâte les portes ouest, colmatant les brèches des remparts. Humains ou elfes, des éclaireurs partirent à la recherche de Mina, ainsi que des dragons d’argent. Mais, sur la terre comme au ciel, la jeune femme restait introuvable. Venus de Jelek et de Palanthas, des régiments ennemis marchaient sur Sanction. Tôt ou tard, ils apprendraient que la ville avait été reconquise de haute lutte par les Solamniques… Mais quelle serait leur réaction ? Tourneraient-ils bride ? Ou tenteraient-ils de reconquérir Sanction ? Privée de ses pouvoirs divins, Mina reprendrait-elle la tête des armées ou resterait-elle terrée quelque part, le temps de lécher ses plaies ? Nul ne saurait jamais où reposait Takhisis – à supposer que sa dépouille n’ait pas disparu. Au cours des ans, les adeptes des Ténèbres chercheraient en vain sa sépulture. Selon la légende, son âme insatisfaite accorderait des dons extraordinaires à ceux qui retrouveraient sa dernière demeure. Le mystère le plus épais ? Le « miracle du temple de Duerghast »… De toutes parts, de l’Ansalonie, de Sanction, du monde entier, des créatures avaient été enlevées par la Reine des Ténèbres et transportées en un clin d’œil dans la fameuse arène… Au lieu d’assister à l’entrée triomphale de la déesse, les prisonniers avaient été témoins de la fin d’une époque. Ils se souviendraient jusqu’à leur dernier souffle de la mort de Takhisis, la scène comme gravée au fer rouge dans leur mémoire… Le temps qui guérit tout leur avait peu à peu fait surmonter le choc. Au fil des ans, certains en vinrent même à se demander s’ils n’avaient pas rêvé… Ils se perdirent en discours, tentant d’arracher le passé – aussi douloureux soit-il – aux sables mouvants du temps. D’autres préféraient garder le silence, refusant d’en parler à tort et à travers. Mais tous, comme les témoins d’autres époques – les voyages chaotiques de la Gemme Grise, la chute d’Istar, le Cataclysme –, se transmirent le récit du Miracle de génération en génération. Pour les enfants à venir, le Cinquième ge commencerait officiellement avec le « vol » de Krynn, au moment de la défaite du Chaos. Mais il fallut attendre le jour où le Jugement du Livre priva Takhisis de sa divinité et accepta le sacrifice de Paladine pour qu’il reçoive le nom d’« Àge des Mortels ». Silvanoshei devait être inhumé dans le Sépulcre des Derniers Héros de Solace. Mais Alhana Brisétoile espérait transférer un jour sa dépouille au Silvanesti. Un jour lointain… Les minotaures implantés dans l’ancien royaume des elfes entendaient ne pas en être délogés de sitôt. L’afflux de renforts et d’équipements n’avait pas de cesse. Le capitaine Samuval et ses mercenaires continuaient à sillonner le Qualinesti et à y accomplir leurs douteux « exploits ». Les chevaliers noirs chassaient ou tuaient les rares elfes encore sur place. Frappés d’exil, dépossédés de leurs royaumes, les survivants des deux nations ne savaient plus à quel dieu se vouer. Où aller ? Que faire ? Les exilés campaient aux abords de Sanction, dans une vallée. Poliment mais fermement, les chevaliers solamniques redevenus maîtres de la ville les prièrent d’envisager d’aller planter leurs piquets ailleurs. Certes, le Conseil débattait d’une possible alliance avec les elfes pour chasser les minotaures du Silvanesti… Mais certaines difficultés légales exigeaient l’intervention des érudits. Bref, le Conseil se prononcerait d’ici dix ou vingt bonnes années… On pouvait lui faire confiance. Alhana Brisétoile s’était vu offrir le trône du Silvanesti, son rêve de toujours. Le cœur brisé, elle avait refusé. Que Gilthas prenne donc en main les destinées des deux nations… Mais, même si le fils de Tanis n’avait aucun rival, les silvanesti ne voyaient pas la chose d’un bon œil. En tout cas, les représentants des deux nations se rendirent ensemble aux funérailles de Silvanoshei. Un dragon d’or transporta sa dépouille jusqu’au Sépulcre des Derniers Héros. Montant des dragons d’argent, les chevaliers solamniques formaient une haie d’honneur commandée par Gerard uth Mondar. Alhana et Gilthas accompagnèrent le souverain dans sa dernière demeure. Le cousin de Silvanoshei n’était pas fâché de tourner le dos aux querelles et aux intrigues. Car il ne désirait pas régner. Il ne se sentait pas l’étoffe d’un souverain. Être responsable en outre d’un peuple en exil l’accablait… Couvert d’un linceul doré, le défunt souverain fut étendu dans un cercueil de marbre (sa sépulture temporaire) puis enfoui sous des brassées de fleurs. On avait glissé entre ses doigts les fragments de la lancedragon. Le sépulcre serait aussi la dernière demeure de Lunedor. Ses cendres furent mêlées à celles de Rivebise. Les amants se retrouvaient enfin dans l’au-delà. Un elfe aux vêtements marron et vert vint se recueillir près de Gilthas. Avec une révérence solennelle, il suivit le transfert des cendres de Lunedor et de Rivebise dans le saint des saints, au cœur du temple. — Adieu, mes chers amis, murmura-t-il. Le fils de Tanis se tourna vers lui. — Je suis heureux de pouvoir vous parler, E’li… L’elfe l’arrêta. — Ce n’est plus mon nom. — Comment vous appellerez-vous, alors ? — J’ai eu tant de noms… E’li, Paladine… Fizban, même… Mon favori, je l’avoue. Désormais, je serai Valthonis. — L’« Exilé » ? traduisit Gilthas, surpris. (En un éclair, il comprit.) Vous… partagerez notre sort… ? bafouilla-t-il d’une voix entrecoupée par l’émotion. Valthonis posa une main sur l’épaule du jeune elfe. — Retournez vers votre peuple. Les silvanesti et les qualinesti sont vos sujets. Rendez-leur leur unité. Même sans terres, ils redeviendront une nation. Gilthas secoua la tête. — Je sais, ce sera long et difficile, continua l’ancien dieu. Il vous faudra constamment préserver ce que d’autres s’acharneront à déchiqueter… L’échec vous accablera. Mais gardez espoir ! Autrement, vous serez vaincu par l’adversité. — Serez-vous à mes côtés ? À son tour, Valthonis secoua la tête. — Nous devons tous suivre notre destin. Notre propre voie. Parfois, nos chemins se croiseront, voilà tout… Gilthas lui serra la main. — Merci. Je retournerai près des miens. Vous avez raison : ce sont tous mes sujets, admit-il en exhalant un lourd soupir. (Il eut un sourire en coin.) Même le sénateur Palthainon ! À l’entrée du mausolée, Gerard attendait que tous se retirent. La cérémonie achevée, la nuit tombée, la congrégation avait commencé à se disperser. À l’Auberge du Dernier Refuge, Palin à ses côtés, Usha avait rejoint ses sœurs, Laura et Dezra, pour accueillir les amis du défunt, leur offrant un sourire, de la bonne nourriture et la meilleure bière d’Ansalonie. Gerard se remémorait ce jour lointain – dans une autre vie, lui semblait-il –, où il avait entendu pour la première fois un kender nommé Tasslehoff Racle-Pieds crier au fond du mausolée… Le monde avait changé. Sans changer vraiment… Il y avait de nouveau trois lunes au lieu d’une. Mais le soleil qui se levait chaque matin était le même que celui qui avait salué le Cinquième ge. Au firmament, les constellations divines brillaient de nouveau. Les gens les montraient à leur progéniture émerveillée. Pourtant, ce n’étaient plus les mêmes constellations qu’avant. Des étoiles occupaient d’autres places… Et deux manquaient. Elles ne scintilleraient plus jamais au-dessus de Krynn. — L’ge des Mortels…, chuchota Gerard. L’expression avait pris un sens nouveau. Dans le sépulcre, il restait une dernière personne. L’elfe au comportement étrange… Respectant son recueillement, le jeune homme s’arma de patience. Ses prières achevées, l’elfe sortit et marcha vers Gerard. — Avez-vous réparé la serrure ? demanda-t-il en souriant. — Oui, mon seigneur. Gerard ferma la porte, rassuré par un clic caractéristique. Il s’attarda. Lui aussi regimbait à faire ses adieux et à partir. — Je me demandais… (Hésitant, il se jeta à l’eau.) Je ne sais comment dire… Tasslehoff a-t-il… ? A-t-il fait ce qu’il devait ? — Est-il mort où et quand il le devait ? A-t-il vaincu le Chaos ? C’est ce que vous voulez savoir ? — Oui, souffla Gerard. L’ancien dieu leva la tête vers le ciel. — Jadis, une étoile rouge brillait… Vous souvenez-vous ? — Oui. — La voyez-vous maintenant ? — Non… Que s’est-il passé ? — La forge ne fonctionne plus. Flint a éteint le feu puisqu’on n’en avait plus besoin. — Alors, Tasslehoff l’a rejoint… — Oui. Flint, Tass et tous leurs compagnons de jadis sont réunis. Tanis, Tika, Sturm, Lunedor et Rivebise… Ils n’attendent plus que Raistlin et Caramon, puisque ce dernier refusait de partir sans lui. — Et où iront-ils ? — L’étape suivante de la migration de leurs âmes les attend, répondit l’elfe, évasif. — Je leur souhaite bonne chance, conclut Gerard. Prenant congé de son extraordinaire compagnon, le jeune homme quitta l’enceinte du mausolée et, clé en poche, se dirigea vers l’Auberge du Dernier Refuge. La lumière chaleureuse qui filtrait des fenêtres guida ses pas.