1 La dernière Mage Quand Aurian ne réussit pas à conquérir l'Épée de Feu, les Phées furent enfin libérés. Pour Hellorin, il s'agissait d'un incroyable coup de chance. Non seulement la Mage aux cheveux de feu venait, par sa faiblesse, de rendre à son peuple la liberté à laquelle il aspirait tant mais, en plus, elle leur permettait de récupérer leurs montures phéeriques, qui avaient vécu si longtemps sous forme humaine de l'autre côté de la mer. — En selle, mes enfants! rugit-il en exultant. Que le monde tremble, car voici de nouveau la chevauchée des Phées ! — Non! cria Eilin. Seigneur Hellorin, ne faites pas ça! Laissez partir les Xandims. Ce sont des créatures douées d'intelligence! Pendant un instant, le seigneur de la Forêt hésita. Lorsque la Mage s'était retrouvée prisonnière dans la dimension des Phées, ils étaient devenus bons amis, et elle avait pris beaucoup d'importance à ses yeux. Mais, maintenant qu'il pouvait recommencer à exercer librement sa volonté, plus rien ne devait entraver sa liberté. Le règne des Mages était terminé. Les Phées allaient de nouveau s'emparer du monde et le faire trembler sur ses fondations. Hellorin haussa les épaules et chassa Eilin de son esprit, ainsi que son propre fils. S'il n'avait tenu qu'à lui, ce gamin timoré aurait laissé les montures phéeriques conserver leur forme humaine. Il serait toujours temps de l'amener à ouvrir les yeux un peu plus tard. D'un bond impressionnant, la jument blanche s'élança dans les airs. Le cœur du seigneur de la Forêt, enchaîné et cloué au sol pendant si longtemps, s'envola en même temps que sa monture phéerique qui continua à monter au galop dans les cieux, sur un chemin invisible. Hellorin était si absorbé par son triomphe qu'il ne vit pas s'ouvrir derrière lui la faille temporelle créée par l'Épée de Feu. Il ne vit pas non plus son fils, D'arvan, sauter dans la faille à la suite d'Aurian et disparaître au sein du vortex. Des dizaines de Phées reprirent le cri de leur seigneur en le suivant dans les cieux. Ils n'étaient plus des ombres, mais bel et bien des êtres de chair beaux et radieux, montés sur des chevaux qui, encore quelques minutes auparavant, possédaient l'apparence, la conscience et l'intelligence d'êtres humains. À la suite de leur seigneur, les Phées montèrent toujours plus haut, tel un ruban de fumée noire. Ceux qui restèrent cloués au sol, faute de montures en nombre suffisant, disparurent dans la forêt comme s'ils avaient l'intention de suivre la chasse à pied. Le seigneur de la Forêt se retourna pour contempler son cortège avec fierté. Celui-ci n'était qu'un pâle reflet des grandes chevauchées d'antan, car seule une centaine de montures phéeriques avait accompagné les étrangers dans le Val, limitant d'autant le nombre de Phées capables de prendre leur envol. Cela ternit quelque peu son triomphe. Mais il chassa fermement cette pensée, déterminé qu'il était à ne pas laisser de telles comparaisons gâcher ce moment grandiose. Si les montures manquantes se trouvaient de ce côté de l'océan, il les retrouverait. Si elles étaient restées à l'autre bout du monde, bien au-delà de son influence, alors il ferait se reproduire le troupeau récupéré ce jour - ce serait facile. Chassant ces idées terre à terre de son esprit, Hellorin savoura sa liberté retrouvée en aspirant à pleins poumons le vent glacé qui lui piquait le visage et qui lui brûlait légèrement la gorge. Baissant les yeux, il goûta la puissance de la jument blanche qui bondissait de nuage en nuage en projetant des éclairs sous ses sabots argentés. Loin en contrebas, le regard perçant d'Hellorin repéra des formes humaines, celles d'un essaim de Mortels qui s'enfuyaient telles des fourmis entre les arbres en feu au bord du Val. Ces créatures avaient leur utilité, mais il fallait leur montrer que les Phées étaient leurs maîtres désormais. Dans un rugissement de triomphe, le seigneur de la Forêt appela sa meute de chiens de chasse et éperonna la jument blanche pour la faire redescendre à toute vitesse auprès des envahisseurs. Son peuple le suivit en descendant du ciel comme une pluie d'étoiles filantes. Assoiffés de sang mortel, les yeux flamboyants, ils entonnèrent un chant de bataille aigu et discordant qui fendit l'air plus sûrement qu'une épée. Un par un, les mercenaires qui avaient suivi Eliseth dans cette funeste campagne furent traqués comme du gibier dans la forêt. Comme du gibier également, ils furent abattus, et la terre but avidement leur sang entre les racines des arbres torturés. Alors, lorsque tous les Mortels eurent été tués, les Phées regardèrent autour d'eux à la recherche d'autres proies. Au cœur du grand cratère du Val, sur les rives du lac, la Mage Eilin frémit en entendant les hurlements des Mortels que l'on massacrait. La trahison du seigneur des Phées n'était rien, comparée à la perte de sa fille, mais elle faisait mal quand même. Pratiquement écrasée sous le poids du chagrin, Eilin se sentait engourdie et indécise. Seuls son entêtement et sa fierté lui permettaient de tenir encore debout. Pour la deuxième fois de sa vie, elle venait d'assister à la destruction de tout ce qui lui était cher: sa fille, son foyer, ses espoirs. La première fois, lorsque Geraint était mort et que sa vie n'était plus que ruines, elle avait surmonté son chagrin et ce désastre en bâtissant une vie productive, qui avait un sens, sur les vestiges de ses rêves. Mais elle avait vieilli depuis. Elle se sentait broyée, seule, éperdue. Comment trouver la force et le courage de tout reconstruire encore une fois ? A ses côtés, Vannor et Parric, les tout premiers compagnons de sa fille, se tenaient devant le groupe de rebelles qui avaient trouvé refuge dans son Val pendant qu'elle était prisonnière de la dimension des Phées. En montant constamment la garde devant la fenêtre magique d'Hellorin, qui s'ouvrait sur son propre monde, Eilin avait appris à connaître tous ces gens au fil des mois, à l'exception d'un seul. Les traits et la couleur de peau de cet inconnu le désignaient comme un natif de l'autre côté de la mer, là où la magie du seigneur de la Forêt ne pouvait s'étendre. Ces Mortels ne signifiaient absolument rien aux yeux d'Eilin, qui était impatiente de les voir s'en aller. Elle voulait récupérer son Val pour elle toute seule, elle avait besoin de temps pour réparer les ravages provoqués par Eliseth, la Mage du Climat, et de solitude pour digérer l'horreur d'avoir perdu sa fille et la douleur d'avoir été trahie par le seigneur des Phées. Mais elle allait devoir attendre. Ces gens avaient été les amis et les compagnons d'Aurian, ils étaient aussi bouleversés qu'elle par les horribles événements de la journée et ils avaient besoin de se reposer et de reprendre leurs esprits avant qu'elle puisse enfin se débarrasser d'eux. Mais qu'ils ne comptent pas sur son soutien, car elle n'avait plus rien à offrir. Que les Mortels se débrouillent par eux-mêmes ! Parmi tous ceux qui avaient survécu aux terribles événements de cette journée, Dulsina semblait la plus à même de gérer la situation, car elle avait à peine connu la dame Aurian. En contemplant ses compagnons dévastés par le chagrin, elle comprit que, s'ils voulaient passer la nuit dans des conditions supportables, elle allait devoir s'en occuper. Parric s'était éloigné et leur tournait le dos à tous, la tête baissée, les épaules affaissées sous le poids du chagrin et de la défaite. Même à cette distance, Dulsina entendait le chapelet d'effroyables jurons qu'il ne cessait de débiter. De son côté, Sangra s'efforçait courageusement, mais en vain, de retenir ses larmes. Elle agrippait si fort la poignée de son épée qu'on voyait toutes les veines de ses mains. On aurait dit qu'elle voulait vaincre par les armes la terreur et le désespoir qui la submergeaient. Fional, bien que distrait par la disparition de son ami D'arvan, se trouvait en compagnie de l'étranger, cet homme au physique exotique, avec son visage bronzé, ses longs cheveux noirs et son corps mince et musclé digne d'un danseur. L'archer faisait de son mieux pour calmer l'étranger qui criait de rage et d'angoisse dans sa propre langue. De son côté, Vannor - ce cher Vannor qui paraissait encore si calme et si posé à peine quelques minutes plus tôt — s'était laissé tomber si brusquement qu'on aurait dit que ses genoux s'étaient transformés en eau. Il se tenait la tête avec son unique main. Mais le pire de tout, c'était la dame Eilin, qui restait immobile un peu à l'écart des autres, ses yeux flamboyant d'une lueur terrible et désolée au sein d'un visage de pierre. De toute évidence, quelqu'un allait devoir prendre soin d'eux. Dulsina songea que ce serait peut-être mieux s'ils quittaient cet endroit de malheur, lourd de souvenirs tragiques, pour retourner au camp rebelle - à condition que leur refuge ait échappé aux flammes, comme elle l'espérait. Cependant, ses compagnons semblaient incapables de se secouer pour se remettre du choc et du deuil qu'ils venaient de subir. Et lorsqu'elle essaya de convaincre dame Eilin, Dulsina se vit repoussée par un mur de glace impénétrable, derrière lequel brûlait une rage réprimée. Rares étaient les choses qui effrayaient Dulsina dans la vie mais, lorsque le regard de la Mage la transperça, elle en eut le cœur glacé. Elle tenait trop à la vie pour oser insister, car elle était persuadée que, lorsque Eilin poserait de nouveau son regard sur elle, celui-ci ne serait pas empreint d'une indifférence glaciale, mais bien brûlant de colère. Dulsina était loin d'être sotte et elle s'empressa de changer ses plans. On peut toujours amener ici ce qui reste du campement, décida-t-elle. Les dieux savent qu'on aurait bien besoin d’un peu de réconfort, après les choses terribles que nous avons vues et subies aujourd'hui. Le soleil ne va pas tarder à se coucher, et nous devons trouver de quoi nous abriter et de quoi manger avant la nuit. Déjà, le soleil sombrait derrière le nuage de fumée qui planait au-dessus du Val comme un sinistre voile gris. Dulsina soupira. Il devait bien y avoir parmi ses compagnons quelqu'un capable de l'aider, quelqu'un d'intelligent qui avait su garder ses esprits. Ce fut avec une profonde gratitude qu'elle remarqua Hargorn non loin d'elle, debout au bord du lac. Le vétéran contemplait l'île en s'appuyant lourdement sur son épée qu'il avait fichée en terre sur la rive boueuse. Mais en s'approchant de lui, le soulagement de Dulsina disparut brusquement. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, elle trouva qu'il ressemblait à un vieil homme. Cependant, il se redressa en entendant le bruit de ses pas et, bien qu'il y ait des traces humides sur son visage buriné lorsqu'il se retourna, il avait les yeux secs et semblait en pleine possession de ses moyens, mais une effroyable amertume rôdait au plus profond de son regard. — Maya a disparu, déclara-t-il avant que Dulsina puisse ouvrir la bouche. La pauvre petite se trouvait dans le Val pendant tout ce temps et je le savais même pas, et maintenant elle a encore disparu. (Sa voix se réduisit à un murmure.) J'ai toujours été si fier d'elle, si fier de ce qu'elle était devenue. Elle le savait pas, mais elle était comme la fille que j'ai jamais eue. (Puis il se secoua, et ses yeux retrouvèrent leur clarté.) Mais ça sert à rien de la pleurer alors qu'on est même pas sûrs qu'elle soit morte, ajouta-t-il d'un ton décisif. Maya aurait deux mots à dire là-dessus, parce qu'elle a plus de couilles que la plupart des types que je connais - pardon, ma belle, ajouta-t-il en se rappelant un peu tard qu'il parlait à Dulsina et non à l'un de ses hommes. Qu'est-ce que je peux faire pour vous, dites-moi ? Dulsina dut ravaler sa propre tristesse avant de pouvoir répondre. Les paroles du soldat lui rappelèrent la veille du Solstice, lorsqu'elle avait perdu la fille de Vannor au milieu des Grandes Arcades bondées. Maya et dame Aurian avaient aidé Zanna à sortir de la foule et l'avaient raccompagnée saine et sauve au carrosse. Les deux jeunes femmes, guerrière et Mage mais les meilleures amies du monde, dignes représentantes du courage et des promesses de la jeunesse, avaient depuis ce jour subi tant d'épreuves et connu tant de souffrances! Et voilà qu'à présent, elles avaient disparu toutes les deux. — Allons, allons, dit gentiment Hargorn en interrompant le cours de ses pensées. Ça sert à rien de ruminer tout ça. J'aurais pas dû vous entraîner là-dedans. Que les dieux viennent en aide à tous ceux qui oseront se colleter avec Maya et Aurian. Quant à nous, ça sert à rien de rester là comme une bande de poules mouillées. Heureusement qu'on est là, tous les deux. Il faut bien que certains gardent les idées claires ! Dulsina sourit, réconfortée par la chaleur de leur camaraderie. Le guerrier vieillissant avait un faible pour elle depuis le jour où il l'avait aidée à venir en douce dans le Val en compagnie des rebelles, alors que Vannor lui avait interdit de le faire. Dulsina se ressaisit et expliqua ses difficultés à Hargorn. — Dame Eilin ne veut pas bouger d'un pouce, la pauvre, et les autres se conduisent plutôt comme des poulets à qui on aurait coupé la tête. Il faut monter le camp avant la tombée de la nuit... — Vous inquiétez pas, assura le vétéran. Je vais rassembler du monde et les mettre au travail. Je vais demander à certains de bâtir des abris de fortune. Si vous voulez bien revenir au campement avec les autres pour nous dire ce qu'il faut ramener, on reviendra avec de la nourriture et des vivres en un rien de temps. Lorsqu'il s'éloigna, Dulsina remarqua qu'il avait laissé son épée plantée dans la boue du rivage. Hargorn n'était pas si distrait, d'habitude. L'âge finirait-il par rattraper le vieux guerrier? En tout cas, elle le rappela. — Hargorn, vous oubliez votre épée. Il la regarda d'un air triste et secoua la tête. — C'est une épée qui est responsable de ce désastre. J'en ai assez de me battre, Dulsina, j'ai plus le cœur à ça, surtout après aujourd'hui. Plus jamais je toucherai à une épée. Au bout d'un moment, Parric sortit de son état d'hébétude et s'aperçut, consterné, que la nuit était tombée. Il fut horrifié de découvrir combien de temps il était resté planté là, perdu dans son angoisse et son horreur, et il ressentit une grande honte en voyant que Dulsina et Hargorn avaient été obligés de gérer la situation tout seuls. Le maître de cavalerie reconnut qu'ils s'en étaient très bien sortis sans lui, mais ce n'était pas une raison. — Ne vous inquiétez pas, lui dit Dulsina. Dès qu'on a ramené nos affaires de l'ancien campement, tout le reste a été facile. Maintenant, près des arbres qui fument encore, il y a suffisamment de petit bois pour faire du feu, et on n'a pas eu besoin de chasser. De nombreux animaux ont été tués par la fumée. Quand on s'enfonce dans la forêt, il y a des cadavres partout. Sa pâleur, ses traits tirés et la tension dans sa voix donnèrent à Parric une idée du carnage qu'elle avait découvert dans la forêt. Maintenant que Dulsina en parlait, le maître de cavalerie prit conscience des délicieux effluves de viande rôtie qui parvenaient jusqu'à lui. Non loin de là, un campement était en train de prendre forme, avec des abris primitifs faits à partir de branchages recouverts de couvertures, de manteaux et de peaux. Un immense feu de joie brûlait tel un phare sur les rives du lac, avec quelques petits feux de cuisine à proximité. — Est-ce que je peux vous aider? demanda Parric d'un air coupable. — Oui, répondit Dulsina. Allez réconforter votre amie Sangra et ce pauvre jeune homme que vous avez ramené d'un pays étranger. Dans l'obscurité grandissante, le maître de cavalerie tourna son regard vers l'endroit où se trouvaient Yazour et Sangra. Assis près du feu, ils se parlaient en se tenant les mains. — On dirait que ces deux-là s'en sortent très bien sans moi, grommela-t-il. Où est Vannor? Dulsina fronça les sourcils, visiblement mécontente. — Ne vous inquiétez pas pour lui, répliqua-t-elle fermement. Allez donc aider vos jeunes amis là-bas. Je me suis occupée de Vannor moi-même. Au lieu de le laisser assis là à ruminer, je l'ai envoyé parler à dame Eilin. Les dieux savent qu'il fallait bien que quelqu'un le fasse. Irritée, Eilin jura et serra les poings en voyant le Mortel approcher. Ses hôtes indésirables avaient monté leur campement près de la hêtraie au sein de laquelle Forral s'était installé voilà si longtemps - un souvenir qui réveilla en elle une souffrance qu'elle croyait depuis longtemps dissipée. De son côté, la Mage, en quête de solitude, avait traversé le pont de bois noirci et abîmé par endroits pour se réfugier sur son île, persuadée que personne n'oserait venir l'y déranger. Comme elle avait eu tort ! Cependant, lorsqu'elle reconnut ce visiteur inattendu, elle ne fut pas le moins du monde surprise. Au fil des ans, la Mage avait beaucoup entendu parler de Vannor lors des visites estivales d'Aurian. Plus récemment, elle l'avait observé par la fenêtre magique d'Hellorin, jusqu'à ce qu'il retourne à Nexis sur un coup de tête pour y chercher sa fille. Elle avait été impressionnée par la manière intelligente et pleine de compassion dont il dirigeait les rebelles venus se réfugier dans le Val. Il avait été le premier à admettre qu'ils recevaient l'aide d'une mystérieuse entité invisible - D'arvan - et il avait obligé les siens à respecter les règles et les limites établies par le fils du seigneur de la Forêt autour du campement rebelle. Néanmoins, en dépit du respect que lui inspirait l'ancien chef des rebelles, Eilin restait agacée par cette intrusion. Il voulait sans aucun doute discuter des détails et des possibles répercussions de l'attaque d'Eliseth et de sa disparition, sans oublier Miathan. Quel rôle avait joué l'Archimage dans le drame qui venait de se dérouler? Qu'allait-il faire ensuite? La Mage soupira. Les dieux puissent-ils me pardonner, je ne peux pas affronter ça. Elle savait que ces questions importantes devaient être abordées, mais elle s'en sentait incapable pour le moment. Elle avait trop mal et elle était trop lasse pour s'inquiéter de l'avenir. Dans la lumière sanglante du soleil couchant, Eilin s'éloigna du pont et tourna délibérément le dos au Mortel pour contempler les ruines de son ancien foyer. Après la disparition de l'Epée de Feu, la tour était réapparue sur l'île – d’une certaine façon. Les dégâts causés par le climat et le vent, la pierre noire abîmée et la structure métallique tordue, les plafonds effondrés et les fenêtres béantes avec leurs éclats de cristal offraient un spectacle insupportable. L'endroit paraissait désolé et à l'abandon. Vais-je pouvoir reconstruire ? se demanda-t-elle avec désespoir. Par où commencer ? — Nous - vos amis mortels - serions plus que ravis de vous aider dans cette tâche, ma dame, si vous avez besoin d'assistance. C'est une tâche bien imposante pour une personne seule. La Mage se retourna brusquement en laissant échapper un hoquet de stupeur. Ce misérable lisait-il dans son esprit ? — Je n'ai pas besoin de l'aide des Mortels, gronda-t-elle. Comment osait-il suggérer qu'elle n'était pas capable de reconstruire son propre foyer? Vannor s'inclina très bas, mais il ne souffla mot. Eilin laissa le silence s'éterniser entre eux jusqu'à ce que celui-ci devienne un gouffre béant. Le Mortel attendit que la tension monte à son comble, mais la Mage refusa fièrement de lui adresser de nouveau la parole. En fin de compte, ce fut Vannor qui parla, d'une voix très douce, comme si elle n'avait jamais prononcé ces paroles pleines de colère. — Dame, il y a de quoi manger, du feu et de la compagnie sur l'autre rive. Voulez-vous bien traverser le pont pour vous joindre à nous ? Eilin fut incapable de croiser son regard. C'était déjà suffisamment dur d'entendre la note de gentillesse dans sa voix. Si elle contemplait la compassion et l'inquiétude qu'elle savait gravées sur le visage du marchand, elle risquait de voir s'effondrer la fragile forteresse de fierté qu'elle avait édifiée autour d'elle. Elle ne pouvait supporter l'idée de fondre en larmes devant ce misérable. — Je n'ai pas besoin de la charité des Mortels, répliqua-t-elle sèchement. La peste soit de votre nourriture, et de vos feux, et de votre compagnie! Vous n'avez rien à faire ici et je veux que vous soyez partis d'ici demain midi, sinon les conséquences seront terribles. (Elle se tourna enfin vers lui pour lui lancer un regard noir.) Ce Val m'appartient, Mortel. Il est à moi ! Visiblement peu impressionné par cette menace, Vannor la dévisagea longuement, comme s'il l'évaluait. — Comme vous le souhaitez, finit-il par répondre. Personne ne vous dispute vos droits sur ces terres, ma dame. Mais si nous pouvons vous être de la moindre utilité... (Il s'interrompit et secoua la tête.) Non, ajouta-t-il doucement, comme s'il se parlait à lui-même. Vous refuseriez, n'est-ce pas ? Votre stupide fierté guindée vous empêcherait de demander ou d'accepter l'aide des Mortels, même si pour cela vous deviez périr ici de faim, de froid et de solitude. Ces paroles firent déborder la colère d'Eilin, qui s'en prit à lui telle une harpie en criant des injures à pleins poumons. Quel soulagement de pouvoir enfin déverser la rage qui s'accumulait au fond d'elle! Pas du tout intimidé, Vannor lui fit face, calmement, et, de fait, la pitié qu'elle avait redouté de découvrir sur ses traits s'y trouvait bel et bien. Cela l'arrêta net. Brusquement, la Mage se rendit compte qu'elle se donnait en spectacle et qu'elle offrait l'image d'une mégère échevelée, désemparée, pathétique et ridicule, drapée comme elle l'était dans les lambeaux de sa fierté. Ses injures laissèrent place au silence, et elle referma brusquement la bouche. Vannor inclina respectueusement la tête. — Dame, lui dit-il, Aurian m'a appris tout ce que je dois savoir à propos de la fierté obstinée des Mages et de leur caractère orageux. Mais ça ne m'a jamais empêché de l'aimer ou de la respecter pour autant. Contre toute attente, Eilin se surprit à sourire. — Votre amitié avec ma fille vous donne un rare aperçu de notre personnalité. Vannor lui sourit en retour. — En effet, mais Aurian m'a appris davantage de choses sur les bons côtés des Mages que sur les mauvais. Le courage, la loyauté, une rare honnêteté... Il s'interrompit en entendant brusquement au-dessus de sa tête les aboiements des chiens, la clameur des cors et les cris de chasse sauvages et triomphants des Phées. Ces derniers jaillirent du ciel comme des éclairs en ramenant avec eux les effroyables trophées de leur chasse. Le seigneur de la Forêt était de retour dans le Val. Parric et Sangra se disputaient avec lui depuis quelques minutes maintenant, mais Yazour refusait de se laisser intimider ou convaincre de changer ses plans. Il avait décidé de retourner dans les pays méridionaux à la recherche de son ami et mentor Eliizar, afin de reconnaître devant lui qu'il avait fait une erreur. Il n'aurait jamais dû venir dans le Nord avec les Mages. Ce n'était pas sa terre, et il ne restait plus rien ici pour lui, maintenant. Depuis la disparition d'Aurian, d’Anvar et de ses amis du peuple du Cheval, Yazour se retrouvait seul et abandonné au milieu d'étrangers. De tous les compagnons qui avaient quitté la cité khazalim de Taibeth avec les Mages, il ne restait plus que lui. Le prince Harihn avait trahi les Mages à deux reprises et conclu une alliance contre nature avec l'Archimage Miathan. En conséquence, il avait été tué dans la tour d'Incondor. Shia avait suivi Aurian et Anvar dans la faille temporelle vers un destin inconnu. La jeune Ailée, Raven, était désormais la reine du peuple du Ciel. La dernière fois que Yazour l'avait vue, elle semblait bien partie pour acquérir une nouvelle maturité et se repentir de ses erreurs passées. Le pauvre Bohan, le gigantesque eunuque si dévoué envers Aurian, avait péri près de la forteresse xandim. Quant à Schiannath, Chiamh et Iscalda, les nouveaux amis de Yazour au sein du peuple du Cheval, ils avaient subi un sort incertain lorsque les Phées, involontairement libérés par Aurian, avaient récupéré leurs montures en les privant de leur forme humaine. D'un même coup fatal, les Xandims avaient perdu leurs chefs. Schiannath, le seigneur de la Horde, et Chiamh, l'Œil-du-Vent, avaient été sauvés, mais ils avaient suivi Aurian sous leur forme animale. Quant à Iscalda, la sœur de Schiannath qui s'était prise d'amitié pour Yazour, elle avait été irrémédiablement transformée en cheval, comme les autres Xandims, et avait été conquise par Hellorin, le seigneur des Phées, sous la forme d'une jument blanche. Impuissant, Yazour avait vu ses amis se faire arracher leur humanité. Aurian et Anvar avaient disparu, et le jeune guerrier avait été obligé de rester en arrière, seul, parce qu'il n'avait pas été assez rapide pour les suivre dans la faille temporelle. A présent, il allait devoir vivre avec la culpabilité de son échec. Même si ses amis Parric et Sangra, guerriers comme lui, faisaient de leur mieux pour se montrer gentils et lui donner l'impression qu'il était le bienvenu, le soldat khazalim savait qu'il restait un inconnu et un étranger pour tous ces gens. Sans Aurian, sans une raison à sa présence en ces lieux, il ne pouvait se sentir chez lui, et encore moins à son aise. — Yazour, ne nous quitte pas. Tu es notre ami, nous avons besoin de toi ici. (Sangra revenait à l'attaque.) Il y a tant à faire, tant de choses à réparer. Yazour poussa un soupir las et secoua la tête. — Je veux retourner dans le Sud, auprès des miens, insista-t-il. Je serai bien plus utile à Eliizar et à Nereni, maintenant qu'Aurian a disparu et qu'elle a échoué... — Comment oses-tu parler d'échec, espèce de salopard ? gronda Parric. Par réflexe, Yazour se baissa pour éviter un coup de poing qui passa très près de son visage. Le maître de cavalerie, hors de lui, leva de nouveau le bras, mais Sangra, tout aussi rapide que lui, attrapa son poignet juste avant qu'il frappe. — Non, Parric! protesta-t-elle. Ça ne va pas arranger les choses. Le maître de cavalerie baissa le bras, mais lança à Yazour un regard où se mêlaient la froideur et la tristesse. — Ne redis jamais ça, marmonna-t-il. C'est pas encore Fini. Il se leva d'un bond et s'éloigna d'un air guindé. Yazour comprit alors tardivement que sa remarque insouciante avait profondément blessé Parric. Il en était désolé, car il appréciait et respectait le petit homme. Ne sachant comment rattraper cette parole malheureuse sans empirer les choses, il marmonna une excuse maladroite à l'intention de Sangra et balaya du regard le campement. Il cherchait désespérément un moyen de détourner leur conversation dans une direction moins douloureuse. Des cris et des imprécations qui résonnaient sur l'île attirèrent son attention. — Qui est cette femme, là-bas, qui crie sur Vannor? demanda-t-il. — Oh, c'est la dame Eilin, la mère d'Aurian, répondit Sangra. Elle vit seule dans le Val. La pauvre, je comprends sa colère. Comment peut-elle supporter ce qui vient de se passer? Sa fille a disparu, son Val a été incendié et sa tour est en ruine. Elle va se sentir seule, maintenant, c'est sûr. En fait, je ne sais pas ce qui est arrivé à Miathan, mais elle pourrait bien être la dernière de sa race. (La guerrière secoua la tête.) L'extinction des Mages. Qui aurait cru que cela se produirait de notre vivant ? La pauvre femme! se dit Yazour. Elle est ici la seule de sa race, tout comme moi. Le coeur débordant de sympathie, il contempla de nouveau la mince silhouette. Elle semblait si seule, si vulnérable... Et elle était la mère d'Aurian... Une idée commença à prendre forme dans l'esprit de Yazour, mais il n'eut pas le temps d'y réfléchir vraiment, car la voix du seigneur de la Forêt retentit très haut au-dessus de sa tête : — Voyez vos proies, mes guerriers. Emparez-vous d'elles maintenant! —Tous à l'abri ! hurla Vannor. Les Phées nous attaquent ! Comment osent-ils ? La colère d'Eilin, dirigée jusqu'à présent sur les Mortels qui n'y étaient pour rien, trouva enfin sa juste cible. — Non! s'écria-t-elle. Au moment où les Phées descendaient du ciel, elle traversa le pont en courant en direction des feux de camp, Vannor sur ses talons. Eilin arriva auprès du grand feu de joie avant le seigneur de la Forêt. Tout autour d'elle, les humains sortaient leurs épées en criant ou couraient, pris de panique. — Restez près des feux! cria la Mage en utilisant ses pouvoirs pour augmenter la portée de sa voix, de manière à ce que celle-ci résonne clairement au-dessus du vacarme. Restez près de moi - c'est votre seule chance! Tandis que les Mortels terrifiés commençaient à se rassembler près du grand feu, Eilin regarda éperdument autour d'elle. Un bâton - elle avait besoin d'un bâton! Mais elle avait donné le sien à D'arvan, voilà bien longtemps, et le jeune Mage l'avait emporté avec lui en sautant vers un destin incertain. Mais tout ce dont elle avait vraiment besoin, c'était d'un objet à travers lequel catalyser son pouvoir... A la faveur d'un espace au cœur de la foule qui ne cessait de grandir autour d'elle, elle aperçut l'épée d'Hargorn plantée dans la boue au bord du lac. La Mage de la Terre courut et s'empara de l'arme abandonnée. Elle y déversa son pouvoir et sentit une secousse la traverser tout entière lorsque sa magie se teinta d'une énergie brute et agressive, très différente des forces nourricières concentrées dans son ancien bâton. Les Phées se rapprochaient de plus en plus, en faisant résonner leurs cors argentés et en chantant leurs sinistres chants de mort. Déjà, ils se trouvaient au niveau de la cime des arbres. Ils offraient un spectacle imposant et terrifiant de beauté. Au sortir de cet autre monde amorphe dans lequel ils avaient été emprisonnés, ils avaient abandonné leur apparence grise et ombreuse pour revêtir des robes chatoyantes, multicolores et luminescentes qui flottaient derrière eux telles des queues de comètes scintillantes. Les Phées montaient à cru, mais ils contrôlaient leurs montures, dont la crinière et la queue volaient au vent, au moyen de brides et de rênes de pure lumière blanche. Des étincelles jaillissaient sous les sabots des chevaux qui galopaient dans les airs. Lorsque les cavaliers arrivèrent au niveau des arbres, tout ce que leurs vêtements flottants touchèrent se teinta de cette mystérieuse radiance. Des étincelles givrées aux couleurs de l'arc-en-ciel se répandirent de branche en branche en soulignant les feuilles et les bourgeons de délicats entrelacs lumineux. Eilin se força à ignorer la beauté de cette vision en se souvenant des cœurs et des esprits froids et cruels qui se cachaient derrière cette époustouflante magie. Elle cria pour canaliser ses pouvoirs et frappa violemment le sol avec la pointe de son épée. Un dôme d'énergie verte étincelante jaillit autour d'elle pour protéger les Mortels sans défense, alors même qu'Hellorin, insouciant, descendait au galop vers le cœur du campement, juste derrière sa meute et bien avant ses sujets. Lorsque le bouclier apparut brusquement devant lui, il tira violemment sur les rênes de la jument blanche, en lui déchirant la bouche au passage, pour essayer d'interrompre sa folle chevauchée. Mais il était trop tard. Un par un, les chiens arrivèrent à portée de la barrière magique et furent frappés par des éclairs verts qui crépitaient. Ils reculèrent en poussant des aboiements aigus puis firent demi-tour. Terrifiée par le mur de lumière grondant qui était apparu pratiquement sous ses sabots, Iscalda se cabra et fit un écart. Le seigneur de la Forêt, déséquilibré, bascula par-dessus l'encolure neigeuse de sa monture et tomba. Il heurta le bouclier d'Eilin dans une explosion de lumière émeraude et glissa ensuite le long de cet hémisphère dans une pluie d'étincelles vertes qui lui arracha des cris de douleur. Inexorablement, il continua à chuter de façon peu glorieuse en direction du sol. De son côté, la jument blanche poussa un hennissement de triomphe strident et disparut au galop sous les arbres. Hellorin se releva péniblement. Les rebelles se mirent à pousser des cris de joie et à huer le seigneur de la Forêt. Les Phées atterrirent quant à eux dans un silence de mort. Leur souverain, flanqué d'une escorte menaçante, affronta du regard la Mage de la Terre à travers son bouclier d'énergie translucide. Ce fut finalement Hellorin qui rompit le silence, d'un ton conciliant que démentait la lueur de colère au fond de ses yeux. — Dame, vous êtes une Immortelle, tout comme moi. Vous avez séjourné quelque temps en mon royaume et je commençais presque à vous considérer comme l'une des nôtres. Vous n'allez tout de même pas vous ranger au côté des Mortels et vous opposer à moi ? (Il haussa les épaules.) Non, c'est impossible. Etes-vous en colère parce que je me suis envolé en vous oubliant? Utilisez-vous ces créatures pathétiques comme appât dans le but de conclure un marché ou d'obtenir de moi certaines faveurs, maintenant que les Phées sont libres ? — Je n'attends rien de vous que votre départ, répliqua Eilin, les dents serrées. Hellorin sembla pris au dépourvu. — Est-ce ainsi que vous me récompensez, ma dame, pour les soins que vous avez reçus et le refuge que vous avez trouvé au sein de mon royaume ? Est-ce ainsi que vous remerciez mon peuple de la gentillesse dont il a fait preuve à votre égard ? Cette fois, il ne prenait même plus la peine de dissimuler sa colère. — Je n'ai pas oublié que j'ai été secourue et abritée par les Phées. Mais je ne saurais tolérer le contraste entre votre attitude compatissante d'alors et vos brutales activités d'aujourd'hui. (Eilin agrippa fortement la poignée de l'épée d'Hargorn pour empêcher ses mains de trembler.) Le Val m'appartient, ajouta-t-elle avec défi, d'une voix qui résonna comme le fracas de l'acier sur l'acier. Vous êtes à présent en mon royaume, et ces Mortels sont ici sous ma protection. Comment osez-vous les attaquer? La rage assombrit plus encore le visage du seigneur de la Forêt. — Je vous préviens, Mage, mieux vaut ne pas me contrarier, gronda-t-il. Dans sa colère, il parut grandir, encore et encore, jusqu'à ce qu'il domine la Mage et qu'il se dresse plus haut que la cime des arbres, masquant les étoiles. Eilin se força à l'affronter sans flancher. — Allez-vous réellement mesurer vos pouvoirs aux miens ? demanda-t-elle. Je ne le crois pas. Sur vos terres, vous m'auriez probablement vaincue. Mais ici ? Vous êtes un nouveau venu dans le monde humain, vous n'avez pas encore eu le temps de vous habituer à la façon dont la magie fonctionne par ici. Au fil des ans, ma magie a créé cet endroit, pas moins. Les entrailles de la terre elle-même jailliront pour me protéger! Peut-être par viendrez-vous à vaincre, mais à quel prix, vous qui venez tout juste de recouvrer la liberté? Cela en vaut-il la peine, pour une poignée de Mortels ? — Soyez maudite, ma dame. Les vôtres ont toujours été retors et déloyaux, persifla Hellorin. — Tout comme les vôtres sont perfides et sans pitié, répliqua Eilin en crachant tout autant de venin que lui. Hellorin haussa les épaules. — Parce que, bien entendu, votre peuple n'a jamais eu que des gentillesses et des égards pour ses frères mortels tout au long des âges, n'est-ce pas ? Allons, Eilin, vous vous moquez de moi ! Quel intérêt ces créatures inférieures peuvent-elles bien avoir à vos yeux ? Depuis quand les Mages se soucient-ils des Mortels, qui ne sont bons qu'à les servir? La Mage de la Terre inclina la tête pour le regarder droit dans les yeux. — Depuis que l'une de ces basses créatures est devenue le père de l'enfant de ma fille. Et depuis que vous vous êtes attiré mon mépris éternel en utilisant et en trahissant Aurian - sans parler des Xandims - pour parvenir à vos fins. Le seigneur des Phées éclata d'un rire tonitruant. — Les Xandims nous appartiennent. Quant à Aurian... Vous ne vous attendiez tout de même pas à ce que nous jurions allégeance à une faible femme qui venait d'échouer? Nous n'allions pas nous agenouiller devant la représentante d'une race tant haïe quand nous avions enfin la possibilité d'échapper pour de bon à la prison où nous avaient enfermés les Mages! Vous devez avoir une très haute opinion de votre fille, ma dame, si vous estimez qu'elle vaut plus que la liberté d'une race tout entière. Eilin, qui enrageait intérieurement, frappa de nouveau le sol avec son épée, provoquant une décharge d'énergie qui s'accompagna d'un coup de tonnerre. — De toute évidence, ma fille a bien plus d'importance à mes yeux que votre fils n'en a aux vôtres ! s'écria-t-elle d'une voix claire et froide. Le rire moqueur d'Hellorin s'interrompit brusquement. — Surveillez vos paroles, Mage. J'ai détruit des êtres plus puissants que vous pour des insultes moins grandes que celle-ci. — Les avez-vous détruits pour avoir dit la vérité ? Cela ressemblerait bien aux Phées! Vous n'avez rien vu, n'est-ce pas ? demanda Eilin d'une voix débordante de mépris. Vous aviez tellement hâte de prendre votre revanche sur ceux qui ont occupé ce monde pendant votre exil que vous vous êtes emparé des pauvres Xandims et que vous avez pris votre envol avant même que la question de l'Epée de Feu soit réglée. Avez-vous seulement remarqué l'absence de D'arvan ? Pendant qu'Aurian et Anvar étaient distraits par votre perfidie, Eliseth a tenté de voler l'Epée, ouvrant ainsi une faille temporelle. Les Mages ont disparu à l'intérieur - tout comme Maya et votre fils ! Hellorin pâlit. — Cela ne peut être vrai, murmura-t-il. — Pourtant, ça l'est, répliqua Eilin d'un ton impitoyable. Et vous auriez peut-être pu empêcher cela. La silhouette gigantesque du seigneur des Phées se dissipa sous forme de vapeur tandis qu'il reprenait forme humaine. — Mais comment est-ce arrivé? demanda-t-il, sa colère envolée. Où sont-ils allés ? — Ils sont au-delà de notre aide, j'en ai peur, répondit Eilin d'un air sinistre. Vous êtes libre de chercher votre fils où vous voulez - mais pas ici. Vous, les Phées, vous êtes les rois des marchés conclus et des dettes, n'est-ce pas ? Je vous rappelle donc que, bien que vous n'ayez pas juré allégeance à ma fille, vous avez une dette envers elle, parce qu'elle vous a libérés, vous et votre misérable engeance. Comme Aurian ne peut vous en réclamer le paiement en personne, je vais le faire à sa place. Ce Val m'appartient. Allez-vous en d'ici, et n'y revenez jamais. — Est-ce vraiment ce que vous voulez? demanda Hellorin avec stupéfaction. Souhaitez-vous donc mettre fin à notre amitié de cette manière? Eilin le dévisagea avec froideur. — Et quelle amitié! Je ne souhaite plus jamais vous entendre prononcer ce mot, si galvaudé dans votre bouche ! Je n'ai vu aucune preuve d'amitié lorsque ma fille a trouvé l'Épée. Les Phées semblent se faire une drôle d'idée de l'amitié, et leur seigneur est le pire de tous. Je ne peux mettre fin à quelque chose qui n'existe pas, monseigneur. Hellorin soupira. — Très bien. Il en sera comme vous le désirez. Les silhouettes des Phées réunis devant la Mage se dissipèrent comme du brouillard chassé par le vent et disparurent comme un rêve. Brusquement, les genoux d'Eilin se mirent à trembler. Les Mortels commencèrent à se rassembler autour d'elle pour lui présenter leurs remerciements et la féliciter. Brutalement, elle les repoussa et commença à se frayer un chemin entre eux. — Ça vaut pour vous aussi, Mortels ! Eloignez-vous de moi ! Je veux que vous partiez dès demain ! D'un geste brusque et plein de colère, elle fit disparaître son bouclier. Puis elle leur tourna le dos à tous et traversa le pont pour regagner la solitude de son île. Lorsque personne n'osa la suivre, elle s'aperçut que cette victoire avait un goût amer. 2 Un singulier quatuor Folle de terreur, Iscalda s'enfuit dans la forêt sans faire attention aux racines noueuses à cause desquelles elle risquait de se casser une jambe. Elle passa à travers les fourrés sans se soucier non plus des épines qui s'accrochaient douloureusement dans sa crinière et dans sa queue et qui éraflaient sa robe blanche. Elle se jeta entre les arbres sans prendre garde aux branches souples qui la fouettaient avec violence en s'approchant dangereusement de ses yeux. Elle ne réfléchissait pas ; il n'y avait plus qu'une voix dans son esprit, qui lui hurlait, encore et encore : Enfuis-toi ! Son attention était dirigée tout entière derrière elle pour mieux détecter des bruits de poursuite. Il ne fallait pas que le seigneur des Phées la capture de nouveau. Plutôt mourir que de redevenir son esclave ou de revivre ces horribles dernières heures. Iscalda était une guerrière, la vue du sang ne lui était donc pas étrangère. Les victimes d'Hellorin ne figuraient pas au nombre de ses amis, mais elle ne s'attendait pas au carnage qu'avaient commis les Phées. Ils étaient descendus des cieux pour s'abattre sur leurs proies sans défense, et pas un seul mercenaire humain n'avait survécu. Les Phées les avaient traqués un par un, méthodiquement, implacablement. Ils les avaient taillés en pièces selon un rituel sauvage où l'on comptait les points en prélevant sur les malheureux cadavres une chaîne, une arme, une boucle d'oreille ou de ceinture... En s'élevant de nouveau dans les airs, les bourreaux avaient parfois saisi par les cheveux une tête tranchée, qu'ils s'étaient lancée ou arrachée d'un cavalier à l'autre, à la manière d'un macabre jeu d'enfant. La dureté, la froideur et la cruauté de ses nouveaux maîtres terrorisaient Iscalda. Il était parfaitement clair que les Phées ne respectaient aucune créature vivante en dehors d'eux-mêmes et que leur mépris s'étendait également à leurs montures. Ils avaient fait disparaître la composante humaine des Xandims sans hésiter, sans remords - qu'allaient-ils bien pouvoir lui faire? La jument blanche poursuivit sa course aveuglément, sans réfléchir, l'esprit envahi par les images effroyables de l'implacable sauvagerie des Phées et de son peuple transformé en stupides bêtes de somme. Les dieux lui avaient offert la possibilité de s'échapper, une occasion qui ne se présenterait pas deux fois. Iscalda savait qu'il fallait fuir vite et loin. Elle devait se perdre complètement et se cacher si loin dans les profondeurs de la forêt qu'Hellorin ne la retrouverait jamais. Les rênes de lumière magiques qui permettaient au seigneur des Phées de la contrôler étaient tombées de sa tête lorsqu'elle avait désarçonné son cavalier, si bien qu'elle pouvait galoper sans encombre. Et c'est ce qu'elle fit, jusqu'à ce que la forêt elle-même mette un terme à cette fuite éperdue. Tout d'un coup, un étroit cours d'eau apparut devant elle. Il était masqué par des branches basses et elle ne l'aperçut qu'au dernier moment. Prise de court, Iscalda se ramassa sur elle-même pour sauter tant bien que mal par-dessus. Mais quelque chose lui heurta le front avec une force stupéfiante. Une douleur vive et déchirante l'envahit et des points lumineux explosèrent devant ses yeux tandis que du sang chaud dégoulinait sur sa tête. Aveuglée par le fluide salé qui lui coulait dans les yeux, elle atterrit durement de l'autre côté du ruisseau. L'un de ses sabots se retrouva pris entre deux racines et sa jambe se tordit, éveillant en elle une nouvelle douleur terrible. Emportée par son élan, elle s'effondra sur ses genoux et s'immobilisa brusquement, les antérieurs dans la boue de la rive et les postérieurs dans l'eau. La jument épuisée resta étendue ainsi jusqu'à ce que la panique qui lui obscurcissait le cerveau se dissipe graduellement. Le choc consécutif à la chute lui permit de reprendre ses esprits. Elle avait beau être emprisonnée sous sa forme équine, elle n'en conservait pas moins un vestige de sa conscience humaine. Cela suffit pour lui permettre d'identifier le danger. Qu'avait-elle fait à sa tête? S'était-elle brisé la jambe? Iscalda battit des paupières pour en chasser le sang et réussit à retrouver une vision floue et larmoyante, mais une vision tout de même. Avec des difficultés considérables, elle réussit à se remettre debout à la quatrième tentative et resta ensuite sans bouger, haletante et tremblante, la tête basse. Une douleur lancinante la gênait au niveau de l'antérieur, là où elle avait mal atterri. Etait-ce cassé? Iscalda n'en avait aucune idée, mais elle n'arrivait pas à poser son sabot par terre. Écœurée par la douleur, la jument se retourna maladroitement sur trois jambes et entra en boitillant dans le ruisseau. Elle resta là impatiemment jusqu'à ce que l'eau glacée engourdisse une partie de cette douleur lancinante, puis elle se demanda ce qu'elle allait faire ensuite. Hellorin la cherchait encore, elle en était persuadée. Sous sa forme humaine, elle avait connu des hommes comme lui. Blessé dans sa fierté, il ne pouvait se permettre de laisser sa jument en liberté, pas plus qu'elle, dans sa propre fierté, ne pouvait se laisser de nouveau capturer. Quoi qu'il arrive, Iscalda ne céderait pas. Si elle ne pouvait plus fuir, elle pouvait encore se cacher. Si seulement elle parvenait à trouver un abri avant que les Phées la retrouvent... Non sans regret, Iscalda sortit avec raideur de l'eau apaisante et s'enfonça dans le monde obscur qui s'étendait sous les arbres, à la recherche d'un endroit sûr pour se reposer. Elle s'enfonça entre les fourrés, sur trois jambes, en s'efforçant de ne pas appuyer sur son antérieur blessé. Elle progressa extrêmement lentement, en luttant contre l'épuisement, la peur d'être découverte, la douleur grandissante dans sa jambe et la terreur qui menaçait de la priver de sa raison. Elle fit la course avec la lune décroissante qui déclinait bien trop vite vers la ligne d'horizon. Elle devait trouver un refuge avant que la lune se couche et que l'obscurité soit totale si elle ne voulait pas se retrouver complètement démunie. Lorsqu'elle finit par atteindre un endroit convenable, elle était si fatiguée qu'elle faillit ne pas le voir. Elle venait d'entrer dans une toute petite clairière protégée sur trois côtés par des ronces et surplombée par les branches des arbres environnants. Pour la première fois cette nuit-là, Iscalda comprit qu'elle pouvait arrêter de fuir et se reposer enfin, ne serait-ce que pour un petit moment. Avec gratitude, la jument étendit ses jambes douloureuses sous elle et laissa les eaux profondes, très profondes, du sommeil et de l'épuisement balayer sa conscience. Iscalda se réveilla dans le noir en sentant une odeur de loup. Avec son instinct en état d'alerte maximale, elle se releva péniblement mais retomba aussitôt sur le flanc, lourdement, lorsque sa jambe blessée s'effondra sous son poids. Dans son sommeil, elle avait complètement oublié la douleur. Paniquée, elle se releva une fois de plus en luttant contre la terrible souffrance, galvanisée par un nouvel impératif : survivre. Il y eut du mouvement dans les fourrés et elle fut assaillie par l'odeur du loup, loup, loup... Iscalda se cabra et abattit son antérieur valide pour tuer la bête. A la dernière seconde, pourtant, elle se jeta sur le côté dans une secousse éprouvante pour ses os. Elle faillit tomber de nouveau mais, par miracle, réussit à rester debout. Son cœur battait comme les sabots d'un cheval en fuite. Elle baissa la tête pour contempler son adversaire et renifla de dégoût devant sa propre bêtise. Tu parles d'un loup! Si elle avait été sous sa forme humaine, elle se serait moquée d'elle-même. Le terrible prédateur qui avait bien failli lui faire perdre l'esprit était un louveteau si petit qu'elle manqua presque de le projeter au loin en s'ébrouant. La pathétique petite créature tremblait violemment de froid. Lorsqu'il remarqua la jument, il commença à gémir de faim. Les oreilles d'Iscalda frémirent de curiosité. Elle se demanda où se trouvaient les parents du petit. Pas à proximité, en tout cas, vu comme le pauvre pleurait. Avaient-ils péri dans l'incendie ? Avaient-ils survécu, étaient-ils en ce moment même à la recherche de leur progéniture perdue ? Sa première impulsion - tuer la créature - avait été la bonne. Qu'est-ce qui l'avait donc fait hésiter au dernier instant ? En dépit de son aversion naturelle pour ce Carnivore, Iscalda ne pouvait s'empêcher d'être désolée pour ce bébé perdu. Il lui rappelait le fils d'Aurian, le petit Wolf. Iscalda se raidit et examina le louveteau de plus près. Non, c'était impossible! Wolf était resté en sécurité à Wyvernesse, sous la protection de ses parents nourriciers et des Nightrunners. Qu'était-il arrivé au couple de loups adultes? Pourquoi avaient-ils amené l'enfant ici, au milieu du danger ? Pourquoi l'avaient-ils laissé seul et sans défense? Non, c'était forcément un autre louveteau. Mais alors même qu'elle essayait de nier l'évidence, elle vit qu'il s'agissait bel et bien de Wolf. Elle se souvenait de la tache blanche sous son menton et de la façon dont l'une de ses petites oreilles pointait tandis que l'autre était repliée. Iscalda le reconnut également au fond d'elle, d’une façon que quelqu'un qui ne pouvait pas se métamorphoser n'aurait su comprendre. Quelque part sous l'apparence de l'animal se cachait une personnalité humaine, et Iscalda l'identifiait aisément, car elle possédait la même particularité. La jument tendit le cou pour attirer le louveteau contre elle. Elle fut obligée d'admirer son courage. Tout faible qu'il soit, Wolf découvrit ses crocs en grondant et fit claquer ses minuscules mâchoires près des naseaux de la jument sans se soucier de leur différence de taille. Cependant, il avait froid et faim, et il se sentait seul. Il finit par accepter de lui faire confiance. Si seulement elle pouvait le nourrir! C'était son besoin le plus urgent. Au moins pouvait-elle lui tenir chaud. Iscalda était trop fatiguée pour penser à autre chose. Quand il ferait jour et qu'elle se serait reposée, elle déciderait de ce qu'il convenait de faire ensuite. Elle s'étendit à côté du louveteau en l'abritant à la chaleur de son corps. Quelques minutes plus tard, ils dormaient tous les deux profondément. Après le départ des Phées, les rebelles - qui continuaient à discuter de cette dernière péripétie avec soulagement et stupeur - s'occupèrent des détails comme le dîner, la préparation des abris et la nécessité d'empaqueter leurs maigres possessions en vue du départ du lendemain. Cependant, l'un des membres du groupe n'avait d'yeux que pour la silhouette d'Eilin qui s'éloignait. Parce qu'il n'y avait plus de Mages dans les pays méridionaux, la magie et ceux qui la pratiquaient impressionnaient bien plus le peuple de Yazour que les Mortels du Nord. Le jeune guerrier était rempli d'admiration devant la façon dont dame Eilin avait fait face au terrifiant seigneur des Phées et dont elle avait réussi à le chasser. Il connaissait et il comprenait sa solitude et son sentiment d'isolement. N'était-il pas dans une situation similaire, lui dont les êtres chers étaient soit morts, soit très loin de lui ? La femme qui apparaissait telle une ombre dans l'obscurité baissa la tête avec lassitude, les épaules tombantes. Même si c'était difficile d'en être sûr à cette distance, Yazour eut l'impression qu'elle s'essuyait le visage avec sa manche, comme si elle pleurait. Comme il aurait aimé la réconforter... Brusquement, un frisson le parcourut. Qui pouvait prévoir les voies imprévisibles des dieux ? Il était évident, à présent, qu'on l'avait amené ici pour une bonne raison. Yazour se sourit à lui-même. Même s'il était arrivé trop tard pour la suivre, il existait pour lui un moyen d'aider Aurian, en fin de compte. Quelle meilleure façon d'assister la Mage, en son absence, que d'aider sa mère et d'en prendre soin ? Ravi de son plan, il faillit traverser tout de suite le pont pour en informer la dame. Puis il se souvint de la brutalité de ses paroles et de la lueur de froide colère qui brillait dans ses yeux lorsqu'elle avait quitté les Mortels. Yazour déglutit péniblement. Peut-être devrait-il attendre un peu et lui laisser une chance de se calmer, après sa confrontation avec les Phées. Elle avait besoin de lui, c'était certain. Malheureusement, il risquait d'avoir beaucoup de mal à l'en convaincre. Ses compagnons, lorsqu'il leur parla autour d'un dîner tardif ce soir-là, se montrèrent tout sauf encourageants. A la grande indignation de Yazour, Vannor ne fit pas le moindre effort pour se retenir d'en rire. — Vous voulez protéger la dame Eilin ? pouffa-t-il. Yazour, vous êtes un incorrigible romantique. De quoi pourriez-vous bien la défendre qu'elle ne soit déjà capable de s'en protéger par elle-même ? Pourquoi ne pas demander au seigneur des Phées si elle a besoin de protection ? — Sottises. (Dulsina vola au secours de Yazour.) Tu es un homme bon, Vannor, mais, quelquefois, tu te conduis comme un idiot. La pauvre dame vient tout juste de perdre sa fille, et son foyer est en ruine. Bien sûr qu’elle a besoin de quelqu'un à ses côtés. Nous pleurons les deux Mages, nous aussi, mais ce doit être bien pire pour Eilin. Elle va avoir besoin de solitude pour faire son deuil, c'est vrai, mais pas tout le temps, bonté divine ! — Ce n'est pas une question de puissance ou de force, renchérit Yazour. Parfois, nos pires ennemis sont ceux que l'on ne voit pas et qui s'emparent de nous furtivement: la solitude, l'angoisse, le chagrin et le désespoir. Personne ne peut affronter ces adversaires-là tout seul. Elle a besoin de quelqu'un avec elle, pour lui changer les idées et la distraire... Visiblement, Parric n'entendait rien à toutes ces subtilités. — A ta guise, déclara-t-il en haussant les épaules. Si ça t'empêche de repartir tout seul dans le Sud, alors je suis pour. Mais oublie pas, malgré tout, que ces Mages sont bien différentes des Méridionales qui vivent cloîtrées et protégées par leurs hommes. Rappelle-toi de qui dame Eilin est la mère. Si tu commences à dire que c'est juste une femelle sans défense, elle fera frire tes couilles pour son petit déjeuner. Y sont très susceptibles, les Mages, tu devrais le savoir, depuis le temps. Tu es plus courageux que moi, Yazour, pour oser la défier quand elle est si décidée à rester seule. Yazour soupira. On dirait que ça va être encore plus difficile que je l'imaginais. Mais je m'en moque. La mère d'Aurian a besoin de moi, et je réussirai à la convaincre de m'accepter. Pour Parric, il fit bonne figure. — Peu importe son entêtement. Quand je lui parlerai demain, elle s'apercevra que je peux être buté, moi aussi. A l'heure la plus froide et la plus noire de la nuit, le monde humain était un endroit inhospitalier. En contemplant la lande immense, désolée et battue par les vents, Hellorin jura à voix basse. Il avait été si longtemps coupé de ce monde qu'il avait oublié à quel point son climat pouvait être déplaisant. Bien entendu, grâce à leur magie, les Phées ne ressentaient pas l'effet du froid, mais ils avaient été habitués, pendant très longtemps, à un environnement plus sympathique. Malgré tout, Hellorin venait tout juste de recouvrer sa liberté. Il était pour lui hors de question de s'en retourner furtivement dans le confort de son palais, dans cet Ailleurs où il avait subi un si long exil. — Monseigneur, c'est ridicule. Hellorin se retourna vers Lethas, son chambellan. Le seigneur des Phées soupira. D'ordinaire, Lethas ne se plaignait jamais. Il dirigeait sans effort le palais d'Hellorin depuis des siècles, et peu de choses échappaient à ses compétences administratives ou à ses pouvoirs de magicien. Cette nuit-là, cependant, le chambellan fronçait les sourcils. D'un geste brusque, il écarta de ses yeux sa chevelure sombre poussée par le vent, avec l'air exaspéré de quelqu'un qui avait reproduit ce geste bien trop souvent. — Seigneur Hellorin, notre peuple devrait être en train de festoyer pour fêter le succès de notre chasse. Quel confort pouvons-nous espérer obtenir dans cet endroit misérable? Hellorin ne pouvait s'empêcher d'approuver ces paroles. Le Val possédait des bosquets d'arbres qu'un peu de magie aurait transformés en murs et en toits temporaires. Cela aurait été le parfait endroit pour recréer les grands festins sylvestres d'antan, au sein de l'abri naturel que formaient les imposantes parois du cratère. Ces Mortels insolents qui envahissaient tout auraient dû être chassés des terres phéeriques - sauf, évidemment, que ces terres n'appartenaient pas aux Phées. Le seigneur de la Forêt fronça les sourcils. Le Val était le domaine d'Eilin. La Mage l'avait payé du sang de son âme sœur. Elle avait investi ce cratère stérile et, grâce à sa magie de la Terre et à d'interminables années de labeur, elle avait recréé un refuge de verdure, de paix et de beauté au cœur de ces rudes landes septentrionales. En outre, elle avait été on ne peut plus claire sur le fait qu'elle défendrait son foyer jusqu'à son dernier souffle - ou celui d'Hellorin. Tout autour de lui dans la pénombre, Hellorin entendait les complaintes que son peuple marmonnait à voix basse. Il serra les dents. Il avait perdu sa précieuse jument blanche quelque part dans le Val. Pire encore, sa confrontation avec Eilin avait porté un coup terrible à son autorité. Il allait devoir agir, il le savait. Il était conscient du fait que les Mortels quitteraient le cratère le lendemain. Peut-être cette misérable Mage serait-elle plus disposée à entendre raison si elle n'avait plus personne à protéger. Soulagé à l'idée d'entreprendre enfin quelque chose, il se tourna vers son chambellan. — Demande à mon peuple de patienter, ordonna-t-il. La colère des Mages s'éteint parfois aussi vite qu'elle s'enflamme. Demain, nous retournerons dans le Val pour parler à dame Eilin. — Comme vous voudrez, mon seigneur. (Lethas tourna les talons, puis se ravisa.) Seigneur, avez-vous oublié que la dame Eilin vous doit la vie sauve ? lâcha-t-il précipitamment. Si ce n'est pas le moment idéal pour lui rappeler sa dette, alors je suis un Mortel ! Si vous voulez mon avis, ce n'est pas d'une discussion que cette femelle a besoin. Si n'importe qui d'autre avait osé se montrer aussi irrespectueux envers le seigneur des Phées, il aurait été puni. Vous devriez... — Silence ! rugit Hellorin, ou je te punirai, toi ! (Il prit une profonde inspiration avant de poursuivre d'un ton glacial:) Quand j'aurai besoin d'un conseil, sois assuré que je viendrai te trouver. En attendant, je te conseille de suivre mes ordres, si tu ne veux pas que je me cherche un nouveau chambellan plus attaché à sa fonction qu'à ses propres opinions. Fulminant, le seigneur de la Forêt s'éloigna à grands pas en laissant le malheureux Lethas balbutier ses excuses dans le vide. Cependant, au fond de son cœur, Hellorin était obligé de reconnaître que son chambellan avait sûrement raison. Cette maudite Mage était une vraie tête de mule! C'était par sa faute qu'il se retrouvait dans cette situation impossible! Elle l'avait ridiculisé devant son peuple. Hellorin l'imagina à l'abri dans son Val, jubilant sans nul doute au souvenir de son ignominieuse défaite. Quand viendrait le lendemain, songea-t-il avec détermination, on verrait bien qui jubilerait. Le soleil se levait à peine et le monde retenait son souffle, immobile. Les trilles des oiseaux ne faisaient que souligner le calme lourd d'attentes, comme si le Val avait revêtu un manteau de silence cousu du Fil argenté de leurs chants. Les rayons rasants du soleil matinal étendaient leurs longs doigts dans le cratère en projetant des ombres bleues atténuées qui mettaient en relief la texture des arbres et des plantes. Chaque nœud d'écorce et chaque brin d'herbe se détachaient nettement sur un arrière-plan de lumière soyeuse et ambrée. Les couleurs chatoyantes de la terre parfumée et saturée de rosée faisaient écho à la lueur qui émanait du cristal scintillant dans les mains d'Eilin. — Je ne le trouve nulle part. (Les sourcils froncés, la Mage, agenouillée sur une couverture pliée en deux, se redressa pour regarder Vannor et Parric.) J'ai toujours été douée pour la voyance, ajouta-t-elle sur un ton perplexe, et j'ai appris une ou deux choses pendant mon séjour parmi les Phées. Mais cette fois, je m'avoue vaincue. J'ai essayé le bol, le miroir et le cristal, et chaque méthode me montre la même chose. Miathan n'est pas à Nexis. Il n'est même pas de ce côté de l'océan. Je ne comprends pas, Vannor, vraiment. Tout ce que montre le cristal, ce sont des ténèbres. Pourtant, s'il était mort, je l'aurais senti. Agacée, elle jeta son cristal qui rebondit sur l'herbe avant de s'arrêter près du minuscule miroir argenté emprunté à Dulsina, et du bol en étain rempli à ras bord d'eau claire. Ces deux instruments avaient produit des résultats tout aussi peu satisfaisants. — Par la déesse Iriana, il doit bien être quelque part ! Jusqu'à ce que nous découvrions où il se cache, tout ce que nous entreprendrons restera incertain. Vannor essaya de ne pas dévoiler sa propre inquiétude, de peur que la dame y voie un affront à ses capacités magiques. Toujours aussi inflexible sur le fait qu'ils devaient quitter le Val, la Mage semblait s'être tout de même grandement radoucie vis-à-vis des intrus mortels au cours de la nuit, et il ne voulait pas mettre en péril ce nouvel accord fragile. L'ancien président de la guilde des marchands regarda en direction du campement et vit que plusieurs personnes étaient réveillées. Certaines se tenaient accroupies, l'air endormi, auprès des feux ou des marmites, tandis que d'autres repliaient couvertures et tapis de sol et démontaient les abris de fortune. Il y avait beaucoup de bâillements mais peu de conversations, à cette heure de la journée. Seuls quelques murmures assoupis brisaient le silence matinal. Vannor frotta sa courte barbe piquante d'un air songeur. Ces gens étaient sous sa responsabilité à présent. Il était garant de leur survie, et ils comptaient sur lui pour prendre la bonne décision. — Eh bien, j'imagine qu'il va falloir courir le risque quand même, finit-il par répondre. Je ne sais pas où se cache ce vieux salopard de Miathan - mes excuses, ma dame - mais il n'a pas l'air d'être à Nexis, ni même dans le Nord, alors on ferait bien de profiter de son absence. (Il regarda Parric et sourit.) Penses-y, mon ami. Voilà une ville tout entière sans personne pour la diriger. On ne peut pas laisser les choses en l'état, n'est-ce pas ? — Non, bien sûr, répondit le maître de cavalerie d'un air extrêmement sérieux. C'est vrai, on a le devoir de retourner là-bas prendre soin de ces pauvres âmes perdues. — Tu as absolument raison. Mais d'abord, je crois que nous devrions retourner à Wyvernesse pour parler aux Nightrunners. Avant tout, je veux voir Zanna. (Pendant un instant, le masque de gaieté forcée de Vannor vacilla. Il n'osait penser à la réaction de sa fille lorsqu'il lui apprendrait la disparition d'Aurian. Il inspira profondément pour reprendre le contrôle de ses émotions.) De plus, cette fois, j'ai bien l'intention d'accepter les hommes et les navires que me propose Yanis - juste au cas où quelqu'un à Nexis aurait les mêmes ambitions que nous. Une fois que nous aurons pris le contrôle du fleuve, le reste devrait être facile. Parric acquiesça. — Bonne idée - après tout, on veut le meilleur gouvernement pour les Nexians, pas vrai ? Parfait! Le maître de cavalerie avait mordu à l'hameçon ! Pouffant intérieurement, Vannor referma le piège. — Je suis content que tu dises ça, Parric, mon vieil ami, parce que, quand on rentrera à Nexis, je te confierai le commandement de la garnison. — Quoi, moi ? (Parric se décomposa.) Va te faire voir, Vannor - tu dis pas ça sérieusement. Je déteste ce genre de responsabilités. Tu sais que je suis pas taillé pour ça. — Oh, vraiment? répliqua Vannor d'un ton impitoyable. Après votre arrivée à Wyvernesse sur le dos de cette baleine, Chiamh m'a raconté que tu étais devenu pendant un temps le chef des Xandims. Parric gémit. — C'était juste une putain de mascarade, grommela-t-il. Ce satané Œil-du-Vent aurait pas pu la fermer? C'était juste pour un mois, et les Xandims m'auraient jamais accepté si Chiamh, ce pauvre vieux, leur avait pas forcé la main. — Sottises. (Vannor était bien décidé à ne pas le laisser se défiler.) Chiamh a dit que tu as été un bon seigneur de la Horde, et je suis persuadé que tu feras un tout aussi bon commandant de la garnison. — Putain, j'espère pas! marmonna Parric d'un air sombre. Les Xandims étaient si pressés de se débarrasser de moi que j'ai eu une révolte sur les bras avant même la fin de mon mandat. Les deux hommes étaient si absorbés par leur discussion qu'ils l'avaient oubliée, si bien qu'Eilin en profita pour remettre son cristal dans sa poche et s'éloigner discrètement. La Mage avait l'intention de longer le camp sans se faire remarquer, mais la très vigilante Dulsina, qui semblait toujours tout remarquer, la vit et vint la trouver avec une tasse de tisane qui embaumait. — Tenez, ma dame, ce sont les derniers cynorhodons d'avant le grand hiver. Je suis désolée, nous n'avons pas de miel, mais ce breuvage va vous réchauffer, même s'il est un peu amer. On a droit à une belle matinée, mais il fait frais quand même. Eilin accepta la tasse avec gratitude. — C'est gentil à vous, Dulsina. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas bu de tisane de cynorhodon. — Je voulais aussi aborder un autre sujet avec vous, ajouta Dulsina en rougissant. Dans notre ancien campement, dame, il y des poules et un petit troupeau de chèvres. Nous les avons trouvés dans la forêt à notre arrivée. J'imagine qu'ils vous appartiennent, alors je me suis dit que je ferais mieux de vous prévenir. Vous allez vouloir les récupérer, maintenant. Je m'en suis occupée du mieux que je pouvais. — Vraiment, c'est gentil à vous, Dulsina, merci de m'en avoir parlé. La Mage se surprit à sourire de soulagement. Elle avait oublié le bétail dont les rebelles s'étaient bien occupés et elle s'était demandé comment elle allait bien pouvoir se nourrir après le départ des Mortels. Réticente à l'idée d'entrer dans l'agitation étouffée du campement, elle fit ses adieux et s'éloigna, la tasse à la main, en direction du lac. — Si seulement ils étaient tous comme Dulsina, marmonna-t-elle, ça ne me dérangerait pas qu'ils restent. Mais elle savait que ce n'était pas vrai. Elle avait peu dormi cette nuit-là, mais elle avait beaucoup réfléchi. Ses sentiments envers les rebelles s'étaient complètement radoucis, au point qu'elle n'avait plus du tout envie de s'en prendre à eux dans son chagrin. Mais elle ne souhaitait toujours pas partager son foyer avec eux et envisageait leur départ avec un soulagement considérable. Cependant, lorsque ses hôtes indésirables furent prêts à partir, Eilin découvrit que Vannor et Parric étaient encore tellement plongés dans leur discussion qu'ils prirent à peine le temps de lui dire au revoir. En proie à une grande impatience et à une certaine appréhension à l'idée de rentrer chez eux, tous semblaient déjà l'avoir oubliée. La Mage, qui se tenait à côté du pont pour leur faire ses adieux, eut du mal à ne pas se vexer de cet affront. C'est typique des Mortels, se dit-elle en regardant les silhouettes dépenaillées disparaître dans le lointain. Etourdis, égoïstes et ingrats! Elle leur avait donné refuge et les avait sauvés des Phées, et ils n'avaient même pas l'idée de la remercier ou de lui dire au revoir comme il se devait. Eh bien, bon débarras. Les dieux soient loués, ils étaient enfin partis, et elle avait de nouveau son Val pour elle toute seule ! Elle se trompait, mais elle l'ignorait. Savourant sa tranquillité retrouvée, Eilin se fraya un chemin sur les rives du lac sans s'apercevoir que des yeux l'observaient sous le couvert de la forêt. Comment annoncer à Eilin qu'il restait? Jusqu'à présent, le plan de Yazour était assez simple: rester discret et se trouver une cachette confortable jusqu'à ce que les autres soient partis. Vannor avait accepté, bien qu'à contrecoeur, de partir précipitamment dans l'espoir que la dame ne remarquerait pas qu'il manquait quelqu'un dans le groupe. Après leur départ, Yazour n'aurait qu'à attendre un peu (une idée de Dulsina) pour donner le temps à la Mage de se rendre compte de sa solitude... Ce qui était très bien, sauf que Yazour doutait au plus haut point de l'accueil qui lui serait réservé. Maintenant que le moment était venu, il trouvait très facile de repousser l'instant de la confrontation. Il était important pour tous les deux qu'Eilin accepte sa présence, car il avait le sentiment qu'il devait à Aurian de prendre soin de sa mère en son absence. Peut-être devrait-il attendre un petit peu plus longtemps, juste pour être sûr... Lorsque le soleil arriva au zénith, il mangea les vivres que lui avait laissés Dulsina: de la viande de gibier froide et des biscuits secs à base d'eau et de farine qu'elle avait fait cuire sur les pierres chaudes du foyer. Ensuite, Yazour décida d'explorer les environs. Il reviendrait plus tard. Rien ne pressait, après tout. Il savait déjà que la dame Eilin était très perceptive, mieux valait donc ne pas traîner trop près d'elle s'il ne voulait pas qu'elle le découvre avant qu'il soit prêt. Plié en deux pour plus de discrétion, il sortit furtivement de sa cachette dans les fourrés et s'enfonça dans le sous-bois en veillant à ne pas trahir sa présence en bougeant des branches ou en cassant des brindilles. Le temps passa alors rapidement pour le guerrier qui prit plaisir à explorer cette forêt septentrionale, qui ne ressemblait en rien à ce qu'il avait connu. Il n'existait pas de bois comme ceux-là dans son pays au climat désertique. Quant à la grande jungle au bord du désert et les hautes et vastes forêts de pins des montagnes xandims, elles ne possédaient pas la verdure luxuriante des arbres qui ornaient cette terre pluvieuse et tempérée. Tout était si différent, ici. Yazour savoura les effluves aromatiques de l'herbe et des minuscules plantes qu'il écrasait à chaque pas. Il s'émerveilla du balancement incessant des branches turbulentes et de la danse tourbillonnante de la lumière et des ombres mouchetées lorsque le soleil se réfléchissait sur la pâle surface des feuilles. Mais, par-dessus tout, Yazour tomba amoureux des sons de la nature, comme le murmure incessant du vent dans les arbres mêlé aux innombrables chants d'oiseaux qui l'inondaient d'une cascade de notes brillantes et somptueuses. A la suite de l'incendie de la veille, les oiseaux et les animaux qui avaient fui vers le lac pour se protéger commençaient à regagner furtivement leur territoire. Yazour le chasseur n'eut aucun mal à les observer à sa guise, car il savait se déplacer sans bruit et se fondre dans le paysage. Comme elles avaient toujours été protégées dans le val d'Eilin, les créatures sauvages étaient encore trop confuses et en émoi pour faire attention à un humain non agressif. Une trêve fragile semblait avoir été conclue entre les prédateurs et leurs proies - pour l'instant, du moins. Pour les carnivores, il y avait de la nourriture à profusion autour de la zone détruite par le feu, car les carcasses d'animaux abondaient, victimes de la fumée mais laissées intactes par les flammes. Les survivants de l'incendie infernal étaient trop soucieux de chercher leur compagnon et leur progéniture perdus, de conquérir de nouveaux territoires ou de défendre leur ancien foyer contre des intrus venus du haut du cratère, désormais inhospitalier. Partout, il y avait des empreintes qui se croisaient et qui se recroisaient, et le jeune guerrier les suivit avec intérêt, extrêmement fasciné par les divers combats pour la suprématie. Brusquement, Yazour s'arrêta, une exclamation sur les lèvres, et se pencha pour toucher le sol. Là, imprimées dans la mousse, se trouvaient des empreintes très nettes laissées par un cheval au galop dont les sabots n'étaient pas ferrés. Iscalda ! Il l'avait complètement oubliée tant l'attaque du seigneur de la Forêt lui avait fait peur et tant il avait été soulagé de voir Hellorin congédié ainsi. Avait-elle réussi à échapper aux Phées ? Serait-elle encore libre ? Pour Yazour, pisteur accompli, il n'existait qu'un moyen de le savoir. Dans sa fuite éperdue, la jument avait laissé de nombreuses traces de son passage sous la forme d'empreintes, de feuilles éparpillées, d'humus piétiné et de branches et de brindilles cassées. La piste décrivait un grand arc de cercle à travers les bois et revenait graduellement vers le centre du Val. Le cœur au bord des lèvres, Yazour n'eut aucun mal à déchiffrer ce qui s'était passé au bord du ruisseau, dont la rive boueuse était complètement retournée. Il fronça les sourcils avec inquiétude en voyant que les traces laissées ensuite par les sabots de la jument indiquaient une démarche maladroite sur trois jambes. Finalement, attiré par le bourdonnement frénétique des mouches, il trouva Iscalda au sein d'une clairière ombragée que protégeaient les branches des arbres environnants. Elle offrait un spectacle pitoyable et désolant. De peur de la surprendre, il resta caché sous le vent en essayant de déterminer la meilleure façon d'approcher une créature visiblement à bout de forces. Elle était vraiment dans un sale état. Sa tête et son corps tout entier ployaient sous le poids de la fatigue. Elle avait un antérieur enflé qu'elle maintenait légèrement en l'air, à un angle bizarre, de manière à ce que le sabot ne touche pas le sol. Sa longue crinière et sa longue queue soyeuses n'étaient plus qu'un paquet de nœuds mêlé de feuilles et de brindilles. Sa robe blanche, couverte de sueur et de boue séchée, était tachée de vert aux endroits où elle s'était cognée contre les arbres dans sa fuite éperdue. Elle avait les jambes couvertes de coupures et d'éraflures et les flancs maculés de sang là où les épines avaient laissé de profondes égratignures. Une blessure déchiquetée, probablement due à une branche pointue, ornait sa tête et avait manqué de peu un œil. Puis Iscalda leva la tête et le vit. Elle hennit alors bruyamment, avec joie. Yazour sourit, intensément soulagé. Elle avait conservé suffisamment de son humanité pour le reconnaître. Ce ne fut que lorsqu'il fit un pas en avant qu'il remarqua le louveteau allongé sur le sol, dans l'ombre protectrice de la jument. Par le Faucheur, que faisait Iscalda avec un loup, rien que ça? Yazour se pencha pour examiner la petite créature, désormais trop affaiblie par la faim pour soulever la tête. Le guerrier mit plus longtemps que la jument à comprendre l'identité du petit loup, car il refusait d'en croire ses yeux. Mais les caractéristiques physiques étaient si évidentes qu'on ne pouvait s'y tromper. Yazour en fut horrifié. Wolf devait déjà être terriblement affaibli, et voilà que la seule personne qui pouvait le sauver restait plantée là comme un imbécile. Il fallait conduire le fils d'Aurian en lieu sûr. Sinon, si jamais elle avait vent de cette histoire, la Mage risquait de l'écorcher vif! Yazour se pencha pour soulever le louveteau et le glissa dans sa tunique pour le réchauffer. Non sans une pointe de culpabilité, car il allait ajouter à sa douleur, il agrippa à pleines mains la crinière d'Iscalda pour l'obliger à se dépêcher. — Je suis désolé, lui dit-il, mais nous devons absolument amener Wolf auprès d'Eilin au plus vite. La Mage alla se promener au bord du lac et s'assit sur un gros rocher qui surplombait l'eau. Celle-ci, calme et d'un bleu profond, s'illuminait d'éclats argentés dus aux reflets du soleil. Les quelques bruits alentour s'intégraient parfaitement dans la scène, comme le murmure de la brise dans les roseaux, le pépiement des oiseaux dans le bosquet voisin et le doux soupir rythmique des petites vagues qui venaient s'échouer sur les galets ronds du rivage. Eilin resta assise là pendant un long moment, pour mieux s'imprégner de cette solitude bénie et laisser le calme et la beauté de l'endroit apaiser ses sentiments à vif: son irritation vis-à-vis de ces Mortels impolis, sa colère qui couvait comme la braise contre les Phées, en particulier leur seigneur, et sa profonde angoisse quant au sort incertain de sa fille. Cependant, en fin de compte, elle s'aperçut que ça ne marchait pas. Sans compagnie humaine pour la distraire, elle ne cessait de repenser encore et encore aux sujets qu'elle aurait précisément voulu oublier. Elle soupira et regarda de l'autre côté du lac en direction des ruines de sa tour. Dans tous les cas, il ne servait à rien de rester assise là à broyer du noir. Elle devrait plutôt se rendre sur son île pour y construire un abri temporaire, pour elle et pour le bétail qu'il fallait rassembler et ramener du camp rebelle. Elle devrait aussi nettoyer les gravats et réfléchir à un nouveau jardin. En bref, elle devrait commencer à bâtir une nouvelle vie sur les ruines de l'ancienne. Après toutes ces années, il fallait tout recommencer. La Mage enfouit son visage dans ses mains et frotta ses yeux fatigués. Elle n'avait même pas encore commencé que, déjà, l'immensité de sa tâche lui paraissait trop lourde à porter. En approchant du lac, Yazour observa la Mage avec pitié. Maintenant, la dame allait sûrement lui pardonner et accepter son aide, non ? Elle semblait si triste, comment pourrait-elle refuser sa compagnie ? C'était juste du bon sens. Mais le guerrier khazalim avait déjà eu un avant-goût de l'entêtement des Mages grâce à Aurian et il savait que le bon sens n'avait rien à voir là-dedans. Esseulée ou non, Eilin était tout à fait susceptible de le chasser du Val afin de conserver sa splendide solitude. De cette façon, elle pourrait pleurer autant qu'elle le voudrait sans que cela porte atteinte à sa dignité. Maudite soit cette fierté mal placée ! songea Yazour. Ça ne la mènera nulle part, je dois l'en convaincre, pour son bien. Quoi qu'il en soit, Iscalda a besoin de son aide. Quand je lui expliquerai la situation, elle ne pourra pas tourner le dos à quelqu'un qui a bien besoin de soins. De plus... Il regarda le louveteau dans ses bras. Elle me doit une faveur pour avoir retrouvé son petit-fils. Il se tourna vers la jument blanche, qui attendait patiemment à ses côtés. Ils avaient mis longtemps à arriver jusque-là, à cause de sa démarche lente et hésitante, mais elle avait refusé de rester dans les bois et d'attendre que son ami revienne en compagnie de la dame. Quoi qu'il en soit, Yazour ne pouvait rester là plus longtemps. Petit Wolf avait désespérément besoin de soins et d'attention. Yazour prit une profonde inspiration ; — Je compte sur toi pour m'aider, dit-il à la jument. Mais seul le Faucheur sait comment tu le pourrais, ajouta-t-il dans l'intimité de ses pensées. Serrant le louveteau plus fort contre lui, il s'avança au grand jour. Eilin sursauta violemment en l'entendant. — Vous! Qu'est-ce que vous faites là? Au nom de tous les dieux, pourquoi n'êtes-vous pas partis avec les autres ? Yazour oublia tous ses discours soigneusement préparés. — Je... (Il s'éclaircit la gorge et montra le louveteau.) Dame, j'ai retrouvé votre petit-fils. — Comment ? Ce loup... mon petit-fils ? (Eilin se leva d'un bond, le visage tordu par la rage.) Comment oses-tu te moquer de moi, Mortel ? Yazour sentit sa propre colère s'enflammer devant une accusation aussi injuste. — Je ne me moque pas de vous. Jamais je ne ferais une chose pareille à Aurian ! cria-t-il. Regardez-le ! (De nouveau, il lui tendit le louveteau.) Mais regardez-le, espèce de bonne femme butée ! C'est l'ennemi d'Aurian qui lui a lancé cette malédiction. Elle n'a pas eu le temps de vous le dire mais, en dépit de son apparence, Wolf est votre chair et votre sang, et il a besoin de votre aide. Pour lui, pour votre fille, regardez-le avec votre cœur et voyez-le pour ce qu'il est vraiment. Eilin ouvrit la bouche, puis la referma. Lentement, elle ouvrit les bras et prit le bébé loup. Yazour vit ses yeux s'emplir de larmes qui dévalèrent ses joues. — C'est bien mon petit-fils, murmura-t-elle. C'est... (Brusquement, la Mage commença à tout organiser.) Par les dieux, ça ne va pas du tout ! Yazour, trouvez-nous du petit bois et faites un feu. Oh, et puis il nous faut un abri aussi. On ne peut pas demander à cette pauvre petite chose de dormir à l'air libre ce soir. Et toi, pauvre, pauvre enfant... (Elle s'adressait à Iscalda comme si cette dernière était toujours humaine.) Sois la bienvenue. Patiente encore un tout petit peu, et je verrai ce que je peux faire pour toi... Elle se tut tandis que Yazour s'éloignait pour faire ce qu'on lui demandait. Il était content d'avoir la chance de filer avant qu'elle remarque le sourire sur son visage. 3 Le roi sous la colline C’était incroyable, songea Eilin, comme la vie et les projets d'une personne pouvaient changer du tout au tout en l'espace d'une heure à peine. Ses nouvelles responsabilités ne lui laissaient pas le temps de broyer du noir. Yazour avait nettoyé la vieille cheminée dans la cuisine en ruine. Il était à présent occupé à construire un appentis contre le seul pan de mur encore debout. Bien qu'elle ait étendu le champ de ses perceptions le plus loin possible, elle avait été incapable de retrouver les loups qui avaient suivi Aurian depuis les montagnes méridionales. Malheureusement, ils avaient dû périr dans l'incendie. La Mage avait donc localisé un couple de loups du Val qui élevait justement une portée. Il s'agissait des descendants des compagnons d'enfance d'Aurian, mais les loups ont la mémoire longue et se transmettent leur histoire. Ils étaient ravis et honorés de nourrir le fils de la Mage, le petit-fils de la dame du Lac. Iscalda paraissait en bien meilleur état à présent. Même si elle ne possédait pas le même talent de guérison que sa fille, Eilin avait nettoyé les petites blessures laissées par les branches et les épines et avait utilisé ses pouvoirs pour atténuer la douleur et les courbatures de la jument et accélérer le processus de cicatrisation. Les dieux soient loués, l'antérieur blessé n'était pas cassé, même si le muscle avait été cruellement vrillé et déchiré. Eilin avait fait de son mieux mais, en dépit de ses efforts, Iscalda allait probablement boiter pendant quelque temps. En fin de compte, sur les conseils de Yazour, la Mage avait eu recours aux remèdes des Mortels en appliquant sur le membre blessé un cataplasme de mousse et de plantes chaud qui s'y trouvait encore. Eilin était heureuse d'avoir écouté Yazour finalement. Lorsqu'il avait suggéré de rester, elle lui avait répondu brièvement - par la négative. Mais, après réflexion, elle avait changé d'avis, et il s'agissait sûrement de l'une des meilleures décisions qu'elle ait jamais prises. Ce jeune homme très capable avait été l'ami d'Aurian, et il avait de la présence d'esprit, aucun doute là-dessus. Avec gratitude, Eilin huma l'odeur alléchante de la venaison que Yazour faisait rôtir à la broche au-dessus du feu. Non seulement, il sait chasser et suivre une piste, construire un abri et manier l'épée, mais en plus, il cuisine, se dit-elle en souriant. Lorsque je reverrai ma fille - et je dois m’accrocher à l'idée que je la reverrai - je la complimenterai sur le choix de ses compagnons. La Mage ne voulait plus chasser le jeune homme. La découverte de Wolf avait tout changé. Eilin avait un foyer à reconstruire et le Val à ramener à la vie, mais la responsabilité supplémentaire de son petit-fils lui avait fait rapidement revoir sa position. Ce pauvre Forral lui avait appris qu'il n'y avait pas de honte à accepter une honnête proposition d'assistance, ni à reconnaître qu'elle ne pouvait pas tout faire toute seule. Elle savait d'expérience que, si elle essayait de surestimer ses forces, Wolf serait le premier à en souffrir. Or, le malheureux enfant avait déjà suffisamment de fardeaux à porter. Elle n'avait pas l'intention de refaire avec lui les mêmes erreurs qu'avec Aurian. En dépit de l'humiliation qu'elle lui avait infligée, Hellorin n'arrivait plus à être en colère contre la Mage. Quand il pensait à elle, toute seule dans son Val, sans maison, juste après la disparition de sa fille, il la plaignait. Néanmoins, cette solitude, elle la devait en grande partie à elle-même, tandis que lui se devait de rendre des comptes à une horde de Phées impatients et en colère. Il ne pouvait la laisser s'opposer plus longtemps à la volonté du seigneur de la Forêt. Il avait eu l'intention d'apparaître devant elle en disant : — Vous voyez ? Déjà, le confort et toutes les petites choses que je suis le seul à pouvoir vous procurer vous manquent. Heureusement qu'il avait décidé de commencer par évaluer la situation, sinon, il se serait complètement ridiculisé. Hellorin serra les dents en couvrant d'un regard noir l'île et ses résidents qui s'affairaient énergiquement à des tâches domestiques. Qu'avait donc mijoté cette maudite bonne femme en son absence? Qui était ce satané Mortel ? Il s'attendait à trouver Eilin seule, en deuil, désespérée et vulnérable. Il avait eu l'intention de marchander avec elle, de lui offrir son aide pour reconstruire sa tour à condition qu'elle accueille les Phées dans le Val. A présent, plus il regardait la Mage, si occupée, si déterminée, plus du tout en proie aux affres de la solitude, et plus il avait le cœur lourd. Le seigneur des Phées continua à observer la scène jusqu'à ce que les longues ombres bleues qui poursuivaient le soleil étendent leurs bras pour étreindre le Val. Pour la première fois, il se demanda pourquoi il s'acharnait ainsi vis-à-vis de cette femme. A son grand étonnement, il se rendit compte que sa compagnie exigeante et ses discours acerbes lui manquaient plus qu'il l'aurait imaginé. Elle lui rappelait Adrina, la mère de D'arvan, une Mage également, et son unique grand amour jusqu'à ce jour. Pour la première fois également d'une existence pourtant incroyablement longue, Hellorin découvrit qu'il ne pouvait pas toujours obtenir ce qu'il voulait. Il avait ici affaire à une personnalité indomptable qui continuerait à le défier et à s'opposer à lui jusqu'à son dernier souffle si telle était sa volonté. Certes, il aurait pu lui imposer ses désirs en réclamant le paiement de la dette qu'elle avait envers lui. Mais il ne voulait pas s'attirer sa haine pure et simple. Il avait trop apprécié leurs joutes verbales et leurs conflits réguliers. De plus, alors que les mots conscience et regret ne faisaient jusque-là pas partie de son vocabulaire, il comprenait tout à coup que son attitude, la veille, avait horrifié et dégoûté la Mage. Il ne souhaitait donc pas continuer plus avant sur le chemin de l'irréparable. Pour la première fois, Hellorin admit une vérité douloureuse et dure à avaler: en dépit de tous ses pouvoirs, il ne pouvait échapper aux conséquences de ses propres actes. Si, la veille, il n'avait pas ignoré les suppliques désespérées d'Eilin, elle ne l'éviterait pas ainsi à présent - et son fils serait peut-être à ses côtés. Certes, il avait récupéré les Xandims, mais c'était un prix trop lourd à payer pour ce qu'il avait perdu. Malgré tout, les chevaux étaient tout ce qui lui restait en contrepartie de son retour dans le monde humain, et il entendait bien les garder. Eh bien, qu'il en soit ainsi. Hellorin se redressa. La pilule était amère, mais il semblait bien qu'il doive reconnaître ses erreurs, avant de voir ce qu'il pouvait faire pour regagner le terrain perdu. S'imposer vis-à-vis de la Mage ne lui amènerait que des ennuis. Tôt ou tard, Eilin aurait besoin de son aide. En attendant, il lui faudrait se montrer patient. Et puis, de toute façon, qui avait besoin de son précieux Val ? A la place, il allait bâtir une cité, un merveilleux et magnifique foyer pour les Phées. C'était une idée qui lui était venue la nuit précédente sur la lande désolée et inhospitalière, une idée qui, depuis, n'avait cessé de grandir dans un coin de son esprit. Hellorin sentit son cœur bondir d'excitation tandis qu'il commençait à échafauder son plan. Vraiment, il n'avait pas eu à relever pareil défi depuis des millénaires! Il se rappelait un endroit, loin au nord du Val, dans les hautes montagnes balayées par les vents, où les humains s'aventuraient rarement. Il existait une profonde et vaste vallée dans les bras de l'une de ces montagnes, avec, de part et d'autre, des pentes escarpées et couvertes de pins qui enserraient un lac gris et brumeux. Autrefois, cet endroit s'appelait le lac du Cheval Volant, car il était quasiment inaccessible à quiconque, mis à part les Phées et leurs montures magiques. A l'entrée de la vallée, au pied du lac, s'élevait une haute colline verte - le mont du Cheval Volant. Ce serait un endroit parfait pour sa cité. Les lèvres d'Hellorin dessinèrent un large sourire. Même avec l'aide de la magie, la construction allait demander énormément de travail, car il partait de rien et tout était à faire. Il allait avoir besoin de nombreux esclaves mortels pour bâtir à une si grande échelle. Quel plaisir ses Phées allaient prendre à attaquer Nexis et les autres habitats humains pour y capturer des esclaves ! Ce serait exactement comme dans l'ancien temps ! L'idée gênante qu'Eilin n'allait pas du tout aimer ça lui traversa bien l'esprit, mais Hellorin haussa les épaules en se disant qu'il était le seigneur des Phées. Il n'avait pas l'intention de laisser les caprices d'une Mage gouverner sa vie. De plus, cela lui servirait de leçon. Si elle ne s'était pas opposée à lui, il aurait simplement installé son peuple dans le Val et n'aurait même jamais pensé à bâtir une ville. Hellorin tourna les talons et s'apprêta à quitter les lieux. Qu'il en soit ainsi. Qu'Eilin continue pour le moment à croire qu'elle avait gagné. Aussi difficile que cela soit, il était même prêt à sacrifier la jument blanche pour continuer à faire croire à la Mage qu'elle l'avait vaincu. Elle découvrirait bien assez tôt ce qu'elle avait fait. Hellorin sourit en songeant au chaos qu'il allait créer dans la cité de ces Mages tant haïs. Oui, mais maintenant, il n'y avait plus de Mages, à part Eilin. Ne serait-il pas plus simple d'occuper Nexis pour s'épargner ainsi beaucoup de temps et de peine ? Non. La cité lui serait utile en tant que réservoir à esclaves, il y laisserait les humains se reproduire à leur gré. Mais les restes de ses anciens ennemis n'étaient pas assez bons pour son peuple, du moins, pas au début. Cependant, quand son fils réapparaîtrait, comme Hellorin en était persuadé, alors Nexis serait pour lui un cadeau princier. Le seigneur des Phées sourit à cette idée. Deux grandes cités, l'une au Nord et l'autre dans le Sud, et toutes les terres au milieu gouvernées par les Phées enfin libres. Il allait d'abord construire sa propre ville, décida-t-il, et créer en priorité une autre fenêtre magique, spécifiquement dédiée à D'arvan cette fois-ci. Comme ça, dès que ce que dernier reviendrait dans le monde humain, Hellorin enverrait ses guerriers le chercher. Ils ne s'étaient pas séparés en bons termes, mais le seigneur de la Forêt était convaincu qu'il saurait ramener le petit à la raison. C'était juste une question de moyens. Dès que D'arvan aurait rejoint les rangs des Phées, il serait alors temps de conquérir Nexis. Si Hellorin, en cet instant, avait pu contempler la cité, il aurait peut-être été moins optimiste. Avec le départ d'Eliseth, il n'y avait plus de magiciens en ville, et donc plus de pouvoir pour alimenter les anciens sortilèges. Des forces impures commençaient à remuer dans les profondeurs de la terre. Autrefois, il avait arpenté la terre sous forme d'un géant. Autrefois, il avait été bien plus que cette créature brisée et délirante emprisonnée dans un tombeau de pierre tout au long des âges. Son esprit disséminé, perdu... perdu. Entravé et enchaîné par la volonté de fer d'esprits aussi durs et brillants que des diamants et aussi acérés et impitoyables que l'acier. Impuissant, désespéré, il avait attendu ainsi pendant une éternité. Puis, longtemps après qu'il eut perdu tout espoir, il avait senti quelque chose, un mouvement presque imperceptible, un très léger relâchement de la pression, une faible promesse d'espoir, une lueur au sein de ses ténèbres éternelles, une mince fissure dans les parois de sa tombe. La haine du Moldan jaillit et commença à s'étendre à mesure que, tout doucement, les pensées lui revenaient, et sa force aussi. Les sortilèges de contrôle tombaient en ruine. L'interminable nuit de son emprisonnement touchait à sa fin. Après tout ce temps, il lui restait encore quelque chose : la vengeance. Petit à petit, Ghabal commença à étendre sa volonté et à pousser de toutes ses forces la roche privée de vie qui l'entourait et qui le contraignait. Ses pensées tentaculaires rencontrèrent une fissure dans la roche, un défaut mince comme un cheveu, qui s'élargissait pour devenir une étroite fente. Concentrant tous ses pouvoirs à cet endroit, le Moldan poussa de toutes ses forces. La roche protesta dans un craquement, mais la fente s'agrandit bruyamment en lézardant la paroi de pierre autrefois si solide. Épuisé, le Moldan se reposa. Un peu de poussière cascada le long de la nouvelle fissure en murmurant des secrets d'une petite voix douce et sifflante. Lorsqu'il eut repris des forces, Ghabal poussa de nouveau pour élargir et agrandir encore la fente. Ensuite, il fit une nouvelle pause. Avec sa liberté en point de mire - après si longtemps ! - il était difficile de faire preuve de patience. Pourtant, il savait qu'il devait prendre le temps nécessaire car, à ce stade, ce serait une erreur fatale que de surestimer ses capacités. Il pourrait bien se retrouver piégé pour toujours. Après quelque temps, le Moldan sombra dans une nouvelle routine faite d'efforts et de repos. Il se laissa gagner par une certaine torpeur en ne voyant pas plus loin que le prochain effort titanesque qu'il allait devoir fournir pour agrandir la fissure. Pour le moment, il lui fallait mettre de côté ses plans et ses espoirs car ils ne faisaient que le distraire de sa tâche essentielle. Lorsqu'il serait enfin libéré de sa prison de pierre, là, il aurait le temps de faire des plans, et bien plus encore! A ce moment-là, il se trouverait un pion, un réceptacle capable de transporter son esprit de l'autre côté de la mer et de l'amener jusqu'à sa montagne bien-aimée, afin qu'il puisse redevenir lui-même, guéri et entier. Ghabal perdit la notion du temps. Cela faisait peut-être des heures - ou bien des siècles - qu'il testait les limites de sa prison et qu'il les repoussait. Il avait bridé son impatience et mesurait soigneusement ses forces afin de conserver autant d’énergie que possible. Il aurait pu continuer indéfiniment comme ça s'il l'avait voulu - ou si cela avait été nécessaire. Brusquement, dans un choc semblable à une chute de plusieurs étages, il rencontra l'espace. Le Moldan, concentré pour se remettre à pousser sur la barrière rocheuse, se retrouva brusquement sans entraves. Son pouvoir, privé de sa cible, lui revint en pleine figure, telle une explosion terrifiante qui envoya sa conscience valser au sein d'un tunnel tout noir. Libre - il était libre! Cette pensée transperça l'inconscience de Ghabal comme un rayon de soleil flamboyant qui guida son esprit fragile vers la lumière. Il rassembla les vestiges de sa conscience et se reposa un moment pendant qu'il s'examinait rapidement. Même s'il s'était blessé lorsque sa volonté avait explosé, il n'avait subi aucun dommage que le temps ne saurait réparer. Les puissantes énergies de la terre élémentaire allaient le renouveler, le nourrir, le guérir. Pendant ce temps-là, ça ne lui ferait pas de mal d'explorer un peu, juste un tout petit peu... Par la Terre-Mère qui lui avait donné naissance, que de changements depuis qu'il avait été emprisonné sous cette colline ! Prudemment, Ghabal étendit sa conscience dans le réseau de tunnels, de passages et de grottes qui criblait le promontoire sous la résidence des Mages. Incroyable! Ces satanés Mages avaient dû s'affairer comme des taupes pendant des siècles pour accomplir tout cela. Puis le Moldan trouva l'endroit où le réseau de passages souterrains rejoignait les égouts de Nexis. De nouveau, il resta ébahi. Comment, se dit-il joyeusement, mais ces idiots arrogants ont créé un réseau vulnérable de chemins dissimulés sous leur ville tout entière. Comme j’aimerais la faire s'effondrer sous leurs pieds et la réduire en miettes... Malheureusement, Ghabal n'était plus ce qu'il était lorsque les Mages l'avaient vaincu et brisé. Il ne possédait plus la puissance nécessaire et ne l'aurait pas encore avant un laps de temps considérable, tant que les énergies profondes de la terre ne l'auraient pas nourri et renouvelé. De plus, à quoi bon anéantir la cité ? Un acte de destruction à si grande échelle ne ferait que gâcher la puissance qui lui restait, car les Mages eux-mêmes n'étaient plus là - son retour à la conscience et à la liberté en était la preuve. Que leur est-il arrivé ? se demanda-t-il. Il espérait que leur chute s'était produite dans la plus grande souffrance et dans les plus grands tourments. Curieux, le Moldan retira sa conscience du vaste réseau d'évacuation et alla enquêter plus avant dans les catacombes sous l'Académie. Peut-être y trouverait-il des indices pour expliquer la fin d'une race si puissante. Mais, à sa grande déception, il ne trouva aucun souvenir encodé dans la structure de la pierre - contrairement à ceux que laissaient les Moldaï pour témoigner de leurs actions. L'immense collection de livres et de parchemins ne signifiait rien pour lui, il n'y voyait qu'un tas moisissant de plantes desséchées recouvertes de peaux d'animaux. Il se demanda d'ailleurs pourquoi les Mages avaient laissé des déchets s'accumuler ainsi sous leur foyer. Les pensées tentaculaires de Ghabal atteignirent la grotte des Spectres de la Mort. Horrifiées, elles se replièrent au cœur de sa conscience comme l'auraient fait les appendices d'une bête aquatique. Il ne reconnut que trop bien le sortilège temporel, non sans stupéfaction d'ailleurs. On l'avait utilisé sur lui autrefois, et il était d'une redoutable efficacité. Mais qu'y avait-il d'autre à cet endroit ? Quelque chose qui empestait la magie noire, une horreur qui dépassait même les rêves les plus noirs d'un Moldan. Si les Mages avaient osé toucher à de telles atrocités maléfiques, leur chute était bien méritée et guère surprenante. Prudemment, le Moldan repartit en exploration, en prenant grand soin d'éviter la caverne des terrifiants Spectres et en restant vigilant au cas où d'autres surprises désagréables du même genre l'attendraient. Encore des cavernes, encore des déchets et des ordures... Brusquement, il rencontra de nouveau le picotement métallique et froid d'un sortilège temporel. Ghabal s'arrêta brusquement. Il y avait un Mage là-dedans ! Un de ces satanés Mages qu'il détestait tant! Si le Moldan avait possédé un corps et une voix, il aurait hurlé sa rage. Dans l'état, la cité tout entière trembla sous l'effet de sa fureur. Finalement, Ghabal se calma. Ainsi, l'un des représentants de cette engeance impure avait survécu à la destruction des Mages. Tant mieux. Il en restait au moins un pour subir la vengeance des Moldaï. Ghabal étendit un seul filament de sa conscience et approcha la périphérie du sortilège avec une extrême précaution. Il cherchait un point faible qui lui permettrait de transformer le sort en quelque chose de mortel. Mais il restait extrêmement circonspect car ce n'était pas recommandé de briser le champ de force d'un sortilège temporel quand son créateur n'était pas présent pour le renouveler. Parfois, la victime arrivait à s'échapper... Trop tard. Un éclair magique surgit de nulle part en crépitant, remonta le long de la pensée tentaculaire du Moldan en le brûlant au passage et s'insinua tout droit au cœur de sa conscience. Brusquement, Ghabal se retrouva entièrement paralysé et privé de ses sens externes. — Je te tiens!fit une voix âgée et fêlée qui résonna, sinistre et cruelle, au plus profond de la conscience obscure et enchaînée de Ghabal. — Tu ne tiens rien du tout, Mage! gronda le Moldan, même si ce n'était qu'une fanfaronnade. Il essaya d'échapper aux entraves de la volonté de fer qui le maintenait prisonnier, mais l'emprise de son ennemi ne fit que se resserrer, l'empêchant de s'évader. Il ne put alors que hurler sa douleur en silence tandis que l'envahisseur déchirait son esprit et mettait à nu ses pensées les plus secrètes comme si ses pouvoirs étaient des griffes d'acier. Ghabal ne put que se recroqueviller en hurlant tandis que son existence tout entière, ses espoirs les plus fous et ses peurs les plus profondes gisaient exposés sous le regard brûlant du terrifiant Mage. Au bout d'un moment atroce et interminable, son tourment prit fin. Le Moldan, recroquevillé et gémissant, recula loin de son bourreau et essaya de rassembler les pathétiques vestiges de ses pensées comme les lambeaux d'un vêtement déchiré. — Bien, grinça la terrible et sinistre voix. Très bien, même. Un Moldan, l'un des anciens élémentaires de la Terre. (La voix perdit de son intensité et se fit douce, presque onctueuse même, comme une sinistre caresse.) Eh bien, Moldan, je suis sûr que nous pouvons parvenir à un accord, toi et moi. Miathan sourit en enroulant plus étroitement encore les chaînes de sa volonté autour de la conscience du Moldan. Il avait conquis l'élémentaire par surprise, en se servant des vestiges des antiques sortilèges qui l'avaient emprisonné pendant des millénaires, et il s'estimait chanceux d'y être parvenu. Désormais, sa survie dépendait de sa capacité à le maintenir ainsi, soumis, déséquilibré, et en son pouvoir, car la créature pourrait bien devenir entre ses mains une arme extrêmement nécessaire. Il savait maintenant ce que le Moldan désirait par-dessus tout : trouver quelqu'un qui le ramène chez lui. Au regard des lois de son peuple, il aurait une dette inestimable envers quiconque serait capable de l'aider. Ainsi, Eliseth avait osé le trahir? Eh bien, d’une façon ou d’une autre, elle avait trouvé plus fort qu’elle, à en croire les pensées du Moldan. L'affaiblissement des sortilèges qui les avaient emprisonnés tous les deux était la preuve qu'aucun Mage ne se trouvait à proximité de Nexis, à part lui, bien entendu. Il serait facile de retourner à l'Académie et de prendre une fois de plus les rênes de la cité, à partir du point où il s'était arrêté. Mais la prudence le fit hésiter. Il ne pouvait pas être le dernier des Mages. Même si Aurian et Eliseth s'étaient affrontées, l'une des deux avait sûrement survécu. Or, combien d'Artefacts du Pouvoir possédait le vainqueur ? Non, si l'Archimage restait à Nexis, il serait la cible de la gagnante, qu'il s'agisse d'Aurian ou d'Eliseth. Il lui fallait partir, se cacher dans un endroit complètement inattendu, jusqu'à ce qu'il découvre ce qui s'était passé et qu'il élabore ses plans en conséquence. Ça ne lui ferait pas de mal à ce stade d'avoir un puissant allié. Miathan se dit même qu'avec un peu d'ingéniosité, un sortilège temporel et les pouvoirs très spéciaux du Moldan, il allait pouvoir tendre un piège mortel à la Mage qui possédait les Artefacts si celle-ci osait remettre les pieds à Nexis. La capacité de destruction du Moldan était énorme, et l'Archimage comprit qu'il pouvait la déclencher en son absence rien qu'en imprimant sa volonté sur les rochers au moyen d'un sortilège qui se déclencherait au moment voulu. Le sort temporel de Miathan retarderait le déclenchement jusqu'à ce que l'utilisation de l'un des Artefacts serve de détonateur. Le froncement de sourcils pensif de l'Archimage s'effaça, remplacé par un sourire froid et calculateur. — Moldan, cela te ferait-il plaisir de rentrer chez toi ? demanda-t-il d'une voix dégoulinante de sollicitude feinte. 4 Le silence des ans L’Épée de Feu s'éloigna en tournoyant et rebondit dans un fracas métallique sur de la pierre blanche et lisse. Le calice noirci qui était issu, paraît-il, d'un fragment du Chaudron de la Réincarnation, tomba lui aussi bruyamment sur le sol, roula sur lui-même et s'immobilisa en tremblant. Emportée par son élan, désorientée et prise de nausées à cause du tourbillon qui l'avait aspirée, Eliseth tomba tête la première et atterrit sur les genoux au moment où la réalité retrouvait son cours normal dans une secousse déchirante. La Mage toucha les dalles et ravala un cri lorsque la douleur jaillit dans ses mains noircies et couvertes de cloques. Elle s'était brûlée au contact de l'Epée après avoir volé l'Artefact à Aurian. Instinctivement, la Mage usa de ses pouvoirs pour bloquer la douleur. Des soins plus complets allaient devoir attendre car, pour le moment, c'était le cadet de ses soucis. Quand la nuit était-elle tombée ? Lorsque sa vision s'éclaircit et que le calme revint dans son esprit, Eliseth regarda autour d'elle. Elle s'attendait à voir le Val, qu'elle croyait avoir quitté à peine quelques secondes plus tôt. Au lieu de quoi, elle découvrit un muret blanc sculpté dans un marbre nacré familier qui brillait encore d'un faible éclat en dépit de l'obscurité. Stupéfaite et incrédule, la Mage du Climat se leva et marcha d'un pas mal assuré jusqu'au parapet. Nexis s'étendait à ses pieds dans la vallée, et elle distinguait même les mamelons noirs et renflés des collines environnantes qui se détachaient sur le ciel nuageux. La cité paraissait étrangement différente. Les contours des rues et des bâtiments semblaient avoir été subtilement modifiés par rapport à son souvenir. Mais Eliseth y accorda peu d'importance tant son cœur sauta de joie devant la vue qui s'offrait à elle. Elle poussa un petit cri de soulagement et de triomphe. Par un quelconque miracle, le calice l'avait renvoyée à l'Académie et déposée au sommet de la tour des Mages. Elle ne croyait en aucun dieu, mais il semblait cette fois-ci que ses prières non formulées avaient été entendues. Non seulement, elle avait survécu à son horrifiante chute dans la faille temporelle mais, en plus, elle était de retour chez elle, saine et sauve. La Mage du Climat, tremblant légèrement à cause de la fraîcheur de la brise et toujours très secouée après sa récente expérience, s'appuya contre le parapet dans l'obscurité soyeuse et respira à pleins poumons. Comme il faisait bon respirer l'air nexian, bien qu'il soit teinté de fumée! Ayant échappé de peu aux tumultueux événements qui s'étaient déroulés dans le Val, elle souffrait encore de vertiges. Mais elle se sentait aussi excessivement satisfaite, comme si elle était responsable de sa bonne fortune. Pourtant, son plan pour vaincre Aurian lui avait explosé à la figure avec des conséquences terribles et dramatiques. Propulsée hors du monde, elle ne s'était plus inquiétée que d'une seule chose : sa propre survie. Elle se rappelait une lumière incandescente et multicolore, avec la sensation d'être aspirée au cœur d'un vortex de ténèbres scintillantes. Elle se souvenait aussi de son désir désespéré de revenir à l'Académie. Mais qui aurait cru que les Artefacts prendraient son désir au pied de la lettre ? De toute évidence, elle avait été sauvée par la puissance de sa propre volonté. Un très faible murmure et un mouvement fugace à la périphérie de son champ de vision vinrent interrompre ce moment de pure vanité. Eliseth fit volte-face en poussant une exclamation de surprise. Derrière elle, une longue silhouette noire rampait, à bout de forces. Une main pâle se tendit pour attraper la précieuse Epée. Anvar ! Eliseth cracha sa colère. Dans la panique de sa chute à travers le temps et à cause du soulagement qui l'avait envahie en se retrouvant à Nexis, la Mage du Climat avait brièvement oublié que l'amant d'Aurian avait également été aspiré au sein du Vortex. La Mage vit Anvar se figer en comprenant qu'il avait été découvert. Dans la pénombre, leurs regards se croisèrent. Pendant un instant, Eliseth lut dans ses yeux de la peur, de la détermination, et l'acier glacial d'une haine implacable. Puis, avec une rapidité inattendue, il avança dans un sursaut et agrippa désespérément l'Epée. Eliseth réagit aussitôt en libérant ses pouvoirs sous forme d'un rond de fumée noire parcouru de filaments lumineux d'un blanc bleuté. Anvar tressaillit une fois, de manière convulsive, lorsque le sortilège le frappa et le recouvrit d'un nuage de vapeur noire où rampaient ces fils bleus incandescents. Puis il s'immobilisa, sans respirer, enfermé dans cet instant, hors du temps, jusqu'au moment où Eliseth choisirait de le ramener. La Mage du Climat éclata d'un rire triomphant en marchant jusqu'à sa proie. Pendant un moment, elle resta plantée là à regarder Anvar en ricanant. Comme il avait été facile de le vaincre! Sans Aurian pour le protéger, l'ancien tâcheron de l'Académie n'avait pas tardé à trahir ses basses origines - il était à moitié Mortel. Depuis la capture de Miathan, c'était un jeu d'enfant de figer un autre Mage hors du temps. Voilà qui plaçait Anvar en son pouvoir jusqu'à ce qu'elle ait le loisir de décider ce qu'elle allait faire de lui. Les possibilités qu'offrait la situation commençaient tout juste à lui apparaître. Avec l'amant de son ennemie emprisonné et isolé au sein du sortilège bleu miroitant, Eliseth savait qu'elle avait le temps de réfléchir au considérable avantage que cette capture lui donnait sur Aurian. D'ailleurs, à en juger par son absence, cette dernière n'avait visiblement pas eu le courage de suivre son soi-disant amour et de partager son sort. Mais elle allait finir par réapparaître, Eliseth en était absolument convaincue. Et lorsqu'elle le ferait... La Mage du Climat sourit froidement. Aurian était une idiote, et l'adoration qu'elle vouait à ce misérable sang-mêlé était absolument pathétique. En utilisant Anvar comme appât, Eliseth savait qu'elle pourrait se débarrasser de son ennemie pour de bon. Sans un regard en arrière, elle laissa sa victime étendue sur la pierre froide du toit. Isolé comme il l'était au sein du sortilège, Anvar ne craignait rien, là-haut. Elle se rendit jusqu'à la porte qui permettait de rentrer dans la tour et haussa les sourcils avec surprise, puis les fronça, lorsqu'elle tourna la poignée et que rien ne se produisit. Cette porte n'était jamais verrouillée ! Un examen rapide lui permit de se rendre compte que la poignée et la serrure étaient incrustées de rouille. — Je suis montée ici il y a seulement cinq ou six jours, marmonna la Mage, perplexe. Comment ce satané mécanisme a-t-il pu se détériorer en un si court laps de temps ? Réticente à l'idée d'abîmer la porte qui protégeait la tour du mauvais temps, elle recula et lança quelques brèves décharges d'énergie sur la poignée récalcitrante. Elle libéra le métal de sa couche de corrosion et fit jouer le mécanisme sans problème. Cependant, même ainsi, la porte, avec ses panneaux gonflés et usés, couleur d'argent terne, s'entêta à résister aux efforts d'Eliseth pour l'ouvrir. Finalement, alors que la Mage avait atteint les limites de sa patience, la porte s'ouvrit à contrecœur, en grinçant, ses charnières incrustées de rouille. Eliseth réussit à se glisser à l'intérieur en poussant encore un peu le battant de l'épaule. Mais elle fit un bond en arrière et laissa échapper une exclamation involontaire lorsque de vieilles toiles d'araignées lui frôlèrent le visage et s'accrochèrent à ses cheveux. Eliseth heurta le mur en reculant et le trouva visqueux et gluant au toucher. — Que diable... ? En grimaçant, elle s'essuya les mains sur sa jupe, puis illumina l'escalier en lançant un éclair brûlant. C'était incroyable. Longtemps après que la lumière incandescente eut laissé place à l'obscurité et que la rémanence de l'éclair eut déserté son regard, Eliseth resta paralysée par le choc, incapable d'accepter ce qu'elle venait de voir. La pierre blanche et propre de l'escalier avait disparu sous une épaisse couche de poussière et de saleté et il était clair, à en juger par le manque d'empreintes, qu'aucune âme vivante n'était passée en ces lieux depuis très longtemps. Les toiles d'araignées avaient envahi le plafond, et les murs étaient recouverts de moisissure noire et visqueuse. La cage d'escalier sentait le renfermé et l'air fétide trahissait la négligence. Stupéfaite, la Mage du Climat s'assit sur la première marche sans se soucier de la poussière et de l'humidité glaciale qui commença immédiatement à s'insinuer sous ses jupes. Comment cela avait-il pu arriver ? De toute évidence, les étages supérieurs de la tour des Mages n'avaient pas été utilisés depuis des années. Mais c'était impossible - ou ça aurait dû l'être. Eliseth repensa à sa chute terrifiante à travers la déchirure dans la trame de la création. Elle avait traversé l'espace, partant du Val pour atterrir à Nexis. Avait-elle également voyagé dans le temps ? Si c'était le cas, combien d'années avait-elle sautées ? Avait-elle atterri dans le passé ou dans le futur? — Réfléchis! marmonna la Mage à voix haute. Si tu avais voyagé dans le passé, l'Académie ne serait pas déserte comme ça. Mais si elle avait fait un bond dans le futur, combien d'années s'étaient écoulées ? Eliseth se rappela son malaise, cette impression que Nexis avait changé par rapport à la cité qu'elle connaissait. Elle se releva en toute hâte et sortit de la tour pour se précipiter au bord du parapet surplombant les toits ondoyants. Cependant, dans les ténèbres et à cette hauteur, elle ne parvenait pas à distinguer des détails susceptibles de l'aider à évaluer le laps de temps écoulé. Quelques lampes disséminées éclairaient les rues obscures de la cité, mais il n'y avait pas de lumière ni le moindre signe de vie dans les bâtiments de l'Académie, et aucun soldat dans la guérite près du portail. Eliseth aurait pu être la seule personne au monde. Pour la première fois depuis sa victoire sur Miathan, elle éprouva le contact glacial de la peur véritable. Sans prévenir, elle avait été arrachée à tout ce qui lui était familier et rassurant. Elle frissonna tandis qu'un inhabituel sentiment de solitude s'emparait d'elle. Tout cela ne servait à rien. Non sans effort, la Mage du Climat repoussa l'insidieux sentiment de peur et de désolation qui menaçait de noyer son bon sens. Redressant les épaules, elle tourna les talons et repartit d'un pas résolu vers l'escalier. Au passage, son pied heurta quelque chose qui roula au loin dans un bruit métallique, en projetant un éclair et des vagues d'énergie ondoyantes à travers tout le toit. Dans un sursaut, Eliseth reconnut le calice qui était en partie responsable de son arrivée en ces lieux. Elle se baissa pour le ramasser et le rangea en sûreté dans une profonde poche de sa robe. L'Epée, quant à elle, allait devoir rester là pour le moment. Eliseth savait désormais qu'il valait mieux ne pas essayer de la manier. L'Artefact l'avait déjà blessée - elle avait même eu de la chance de survivre à leur première rencontre. Jusqu'à ce qu'elle découvre un moyen de conquérir, ou tout au moins de supporter, ses pouvoirs sauvages et mortels, l'Epée ne lui servirait à rien. Eliseth descendit l'escalier avec difficulté. Comme elle n'était pas très douée dans le domaine du Feu, ses quelques tentatives en matière de Magilumière ne produisirent qu'un résultat faible et court. Les boules lumineuses avaient tendance à disparaître au gré des plus infimes variations de sa concentration, ce qui eut le don d'énerver Eliseth, mais surtout de l'inquiéter, car leur disparition plongeait dans l'obscurité la plus complète les marches dangereusement glissantes. Elle passa devant les appartements de Miathan au dernier étage et celui d'Aurian un étage plus bas sans même leur accorder un regard. Elle se rendit tout droit à son propre logis car elle avait désespérément besoin d'un environnement familier et rassurant. Cependant, elle ne trouva guère de réconfort à la vue de la déchéance et de la ruine qui l'accueillirent dès son entrée. Il ne restait plus rien de la pureté virginale de son logis. Eliseth se promena de pièce en pièce et frémit de dégoût lorsqu'elle s'enfonça quasiment jusqu'aux chevilles dans les débris suintants d'un tapis en décomposition dont la blancheur de neige avait viré au gris, sans parler des taches noires et vertes dues à la moisissure. Cependant, la découverte de ses bijoux, toujours à l'abri dans leur boîte poussiéreuse, lui remonta le moral. Elle les mit tant bien que mal dans ses poches, en frémissant et en jurant à cause des brûlures sur ses mains. En revanche, elle perdit bientôt tout espoir de récupérer quoi que ce soit d'autre, car ses précieuses affaires, accumulées au fil des ans pour leur beauté et leur valeur inestimable, étaient perdues depuis longtemps sous une épaisse couche de poussière et de moisi. Ses nombreux vêtements, fabriqués à partir des fourrures et des tissus les plus luxueux et soigneusement rangés dans des placards et des malles, avaient également succombé aux ravages du temps. Un petit vent froid soufflait à travers les fenêtres brisées et soulevait les lambeaux déchirés des rideaux, ajoutant à l'atmosphère d'abandon et de dissolution. Il était trop horrible de contempler ainsi la dévastation de ses appartements. Eliseth ne pouvait supporter de rester là et de continuer à chercher. Trop fière pour se mettre à courir, elle tourna brusquement les talons et descendit le reste de l'escalier dans les ténèbres, au mépris de la prudence, car elle ne perdit pas de temps à essayer de faire apparaître une boule de Magilumière. Elle ne s'arrêta pas tant qu'elle n'eut pas atteint la porte au bas de la tour, qu'elle fit voler en éclats avec une décharge d'énergie. Elle passa par-dessus les débris fumants avec précaution, puis elle se précipita dans la cour. Ce ne fut qu'en se retrouvant à l'air libre qu'elle eut l'impression de pouvoir de nouveau respirer. Son soulagement, cependant, fut de courte durée. Le silence des ans pesait sur l'Académie comme une épaisse couverture étouffante et ajoutait à cette sinistre impression de désolation. Des souvenirs de trahison et de violence l'assaillirent, tels les Spectres de la Mort que Miathan avait un jour invoqués à ses dépens. Les frissons qui remontèrent le long de son échine n'étaient pas seulement dus au vent froid qui tourbillonnait autour de ses épaules. — Assez de balivernes ! marmonna la Mage. Ce n'est pas parce que tu es fatiguée et affamée qu'il faut te comporter comme une idiote et une lâche. Après tout, songea-t-elle avec un sourire dépourvu d'humour, elle n'avait pas mangé depuis des années. Soudain, elle se rappela la nourriture que l'Archimage avait figée hors du temps et entreposée dans les celliers derrière la cuisine. Y serait-elle encore ? La faim lui donna des ailes tandis qu'elle traversait la cour pour vérifier. Au moins, il y avait des bougies dans la cuisine. Eliseth n'eut plus à s'inquiéter des caprices de la Magilumière dès qu'elle eut allumé la première chandelle. Lorsque la flamme s'éleva et que la lueur ambrée s'étendit pour éclairer toute la pièce, la Mage sursauta en entendant des grattements et les bruits d'une multitude de petites pattes. Des ombres se déplacèrent et se dispersèrent dans les coins et sous les bancs lorsque les cafards et les rats, depuis longtemps les rois indiscutables de ce domaine, se précipitèrent à l'abri. La Mage plissa le nez de dégoût mais poursuivit son chemin vers les réserves sans se décourager. Les provisions figées hors du temps avaient forcément échappé aux rongeurs et aux insectes. Mais là aussi ses espoirs furent mis à mal. Victime de la magie d'Eliseth, Miathan avait passé trop de temps hors du monde. En son absence, les sortilèges temporels avaient peu à peu faibli, et les provisions que la vermine n'avait pas réussi à atteindre ne formaient plus qu'une infâme bouillie noire qui donna des haut-le-cœur à la Mage. Elle battit hâtivement en retraite et sortit de la cuisine en essuyant ses yeux larmoyants. L'agacement commençait rapidement à surpasser la faim et la consternation de la Mage du Climat. De toute évidence, il n'y avait plus rien pour elle à l'Académie. En quête d'alternatives, elle pensa aux Mortels de la cité. Là, en bas, au sein de Nexis, se trouvait au moins quelqu'un - s'il était toujours en vie - qui avait une dette envers elle. Elle rabattit son capuchon sur son visage et entreprit de descendre la colline. Bern pâlit à l'extrême lorsqu'il ouvrit la porte et découvrit dame Eliseth sur le seuil. Ses genoux faillirent céder sous lui, ce qui l'obligea à agripper la porte. Le souffle coupé, il ouvrit la bouche et la referma aussitôt sans avoir pu former le moindre mot . Je rêve, se dit-il. C'est obligé. C'est un terrible cauchemar. Je vais me réveiller dans une minute, et elle sera partie... Mais la Mage n'avait pas l'air de vouloir s'en aller. Un sourire malicieux apparut sur son visage à la beauté parfaite. — Qu'est-ce qui ne va pas, Bern ? lui demanda-t-elle d'une voix à la douceur empoisonnée. On dirait que tu viens de voir un fantôme. — Mais je... (Le boulanger retrouva enfin sa langue.) Dame, je vous croyais morte. Quand vous avez disparu dans cet éclair... j'étais persuadé que vous aviez été tuée. Nous... tout le monde croyait que tous les Mages étaient morts. Eliseth haussa les épaules. — Eh bien, vous aviez tort. Sans attendre qu'on l'y invite, elle écarta le boulanger sans ménagement et entra d'un pas majestueux. Bern la suivit sur des jambes qui tremblaient. Mais il s'était suffisamment ressaisi pour remarquer les rides de tension et d'épuisement sur le visage d'Eliseth et les brûlures et les cloques qui abîmaient ses mains. En dehors de ces détails, elle apparaissait exactement telle qu'elle était la dernière fois qu'il l'avait vue. Sa chevelure argentée, d'ordinaire immaculée et si lisse, était emmêlée comme celle d'une vieille sorcière et empestait la fumée comme si elle venait tout juste de sortir du Val en feu. Au nom des dieux, où était-elle donc passée pendant toutes ces années ? se demanda-t-il. Et que fait-elle ici ? — De toute évidence, tu as bien profité de l'absence des Mages, fit remarquer la Mage du Climat en dévorant des yeux la boulangerie nouvellement remise à neuf. En remontant la rue, j'ai remarqué que tu as racheté le bâtiment à côté pour agrandir ton commerce. (Elle tourna vers lui son regard froid et pénétrant.) Je ne peux m'empêcher de me demander si cette prospérité toute neuve n'est pas due aux céréales que je t'ai fournies il y a quelque temps ? — En effet, ma dame, je suis désormais un homme assez fortuné. Bern ne voyait pas l'intérêt de nier. Il était tout à fait conscient qu'elle allait soigneusement prendre note de toutes les réparations et de tous les ajouts dont avait bénéficié son commerce. Partout où elle poserait les yeux, elle ne verrait que des signes de sa prospérité grandissante, à commencer par ses riches et coûteux vêtements jusqu'aux nouveaux fours et comptoirs rutilants. Contre toute logique, il espéra qu'elle ne remarquerait pas les nombreuses touches subtiles que seule une femme savait apporter à la décoration - mais en vain. La Mage haussa un sourcil. — Eh bien, ça alors. Te serais-tu marié en mon absence, Bern ? Des félicitations s'imposent-elles ? Au même moment, une voix s'éleva dans l'arrière-salle. — Qui est-ce, Bern ? Le boulanger jura dans sa barbe lorsqu'une petite femme aux cheveux bruns brillants rassemblés en un chignon strict fit son entrée. Elle était à un stade avancé de sa grossesse, et deux jeunes enfants, un garçon et une fille, se cachaient dans ses jupes en risquant des coups d'œil timides en direction de la visiteuse. Avant que le boulanger ait le temps de la renvoyer, Eliseth s'avança et lui tendit la main. — Oh, mais vous devez être l'épouse de Bern, dit-elle gaiement. Je suis ravie qu'il ait trouvé une compagne aussi charmante - et quels adorables bambins vous avez là ! Comme Eliseth avait daigné adresser la parole à sa femme, Bern n'avait plus d'autre choix que de la lui présenter. — Voici ma femme, Alissana, marmonna-t-il. Visiblement troublée, la jeune femme avait reconnu l'une des Mages. Bern la vit frissonner en serrant la main noircie d'Eliseth et il remarqua la lueur de terreur dans ses yeux lorsque la Mage mentionna les enfants. Alissana essaya de faire une révérence, mais son corps disgracieux de femme enceinte la déséquilibra. Elle serait tombée en entraînant la Mage avec elle si Eliseth ne les avait pas retenues toutes les deux. — Espèce de garce maladroite! aboya Bern en levant la main de manière menaçante. La jeune femme pâlit et mit les mains devant son corps comme pour protéger son enfant à naître. Elle s'éloigna en toute hâte de son mari et regagna l'autre pièce, suivie du plus jeune, le garçon. L'autre enfant, une fillette de cinq ou six ans, resta sur le seuil pour dévisager la Mage de ses immenses yeux ronds. Eliseth haussa les épaules et se tourna vers Bern. — Je suppose que tu as une chambre d'invités quelque part dans cette maison agrandie. Conduis-moi immédiatement à cette pièce. Ensuite, j'exigerai de toi un bain chaud et un bon repas. Demain matin, ta femme prendra des dispositions pour me faire faire de nouveaux vêtements. Bern crut que ses yeux allaient jaillir de leurs orbites. Dieux tout puissants, elle n'avait quand même pas l'intention de rester! — Vraiment, ma dame, haleta-t-il, vous nous faites un grand honneur, mais... Frappant avec la rapidité d'un serpent, la Mage lui agrippa le poignet avec ses doigts crochus et noircis. — Ecoute-moi bien, espèce de petit merdeux méprisable, tu as une dette envers moi. Ne l'oublie jamais, gronda-t-elle en désignant la boulangerie remise à neuf et le logement confortable qu'on devinait par la porte ouverte. Sans moi et mes céréales, tu n'aurais rien de tout cela. Bern avait peur d'elle, mais sa nature de mercenaire cupide se révolta en entendant ces paroles. — Dame, avec tout le respect que je vous dois, vous semblez avoir oublié que les céréales n'étaient pas un cadeau mais une rétribution pour avoir infiltré le campement rebelle et... — Tu étais censé les attirer hors de leur cachette afin que je puisse leur régler leur compte, et tu as spectaculairement échoué dans cette partie de ta mission ! répliqua Eliseth d'une voix dure comme l'acier. Espèce de sale voleur, tu n'es qu'un mécréant, comme tous les Mortels. Tu n'as pas respecté ta part du marché. Comment as-tu osé t'approprier ces céréales ? Tu n'avais aucun droit sur elles ! Bern échappa à sa poigne de fer et se jeta à genoux devant elle. — Pardonnez-moi, ma dame, je n'avais pas l'intention de vous voler ces céréales, pleurnicha-t-il. Mais qu'étais-je censé faire ? Ça aurait été un crime de les laisser se perdre. Elles appartenaient de droit aux Mages, mais je croyais que vous étiez tous morts ! — Évidemment, répondit platement la Mage. Mais tu avais tort, et maintenant, tu dois payer pour cette erreur. A moins, bien sûr, que tu préfères que ta femme et tes enfants la paient à ta place, ajouta-t-elle d'une voix froide et menaçante comme les mâchoires d'acier d'un piège. Bern frémit en songeant à ce qu'elle pourrait faire à son enfant à naître. Privé du moindre choix, il ravala sa colère et se soumit, vaincu. — Très bien, ma dame, chuchota-t-il. Bern passa en coup de vent dans la pièce voisine et Alissana eut à peine le temps de s'éloigner d'un bond de la porte derrière laquelle elle les avait espionnés. — La dame va rester quelque temps avec nous, expliqua-t-il en crachant chaque mot comme s'il avait mauvais goût. Elle exige un bain chaud et un bon repas, ajouta-t-il d'un air renfrogné, alors je vais faire repartir le feu et commencer à faire chauffer l'eau pendant que tu te mets aux fourneaux. Et pour notre salut à tous les deux, tu ferais bien de cuisiner le meilleur repas que tu aies jamais fait. Allez, vas-y, ne reste pas là bouchée bée, espèce d'écervelée. Allez, ouste, au fourneau ! Sa femme s'empressa de lui obéir en réprimant un frisson de peur devant l'expression orageuse sur son visage. En plusieurs années de mariage, elle ne s'était que trop habituée aux sautes d'humeur de son époux, car il avait tendance à s'en prendre à sa famille dès que quelque chose n'allait pas. Tout en préparant le repas, Alissana ne cessa de se tourmenter. Calme et intelligente, elle n'était que trop consciente des défauts du boulanger lorsqu'elle l'avait épousé, mais elle l'avait choisi quand même parce que, à la suite de la disparition des Mages, il était le seul homme possédant quelque argent parmi la population ouvrière extrêmement pauvre de Nexis. Par la force des choses, elle avait appris à se protéger, ainsi que ses enfants, des pires colères de leur père. Cette fois, cependant, elle comprenait son état et partageait son angoisse. Alissana avait été stupéfaite d'apprendre que leur prospérité découlait d'un marché contre nature conclu avec les Mages autrefois. Aussi difficile - et parfois brutal - que Bern puisse être, il représentait pour elle et ses enfants la sécurité et même le luxe. Alissana frémit au souvenir de la main noire et crochue que la Mage lui avait tendue et de ses yeux froids comme la glace. La dame la terrifiait. Alissana craignait pour la vie de ses enfants, d'autant que la Mage avait accusé Bern de vol... Elle étala la pâte à tarte avec des mains tremblantes. Et si Eliseth le tuait dans un accès de colère ou le transformait en quelque chose de surnaturel ? Qu'adviendrait-il alors de sa famille? Grommelant et jurant sans arrêt, Bern était occupé à tester la température de l'eau dans la grande chaudière encastrée sur le côté de la cheminée. Il tournait le dos à sa femme. Presque de leur propre accord, les yeux d'Alissana se posèrent sur la boîte en métal au couvercle hermétiquement fermé qui était posée en sécurité sur une haute étagère, hors de portée des enfants. Les rats et les souris posaient fréquemment problème dans la boulangerie, et Bern était récemment allé trouver l'herboriste du quartier pour acheter une nouvelle dose de poison. Avec des gestes vifs, Alissana s'empara de la boîte. Bern lui tournait toujours le dos lorsqu'elle saupoudra les cristaux blancs entre les quartiers de pommes de sa tourte. Avant que son mari ait eu le temps de se retourner, le geste était accompli, la boîte remise sur son étagère et la pâte étalée sur le dessus de la tourte pour masquer la preuve de son acte criminel. Ce ne fut qu'en allant mettre le plat au four qu'Alissana remarqua que ses mains avaient cessé de trembler. Quelque temps plus tard, Eliseth, propre et rafraîchie, prit place devant une bonne flambée dans ce qui était de toute évidence la plus belle chambre à coucher de la maison. Le fait que Bern et son épouse enceinte de plusieurs mois lui avaient laissé leur chambre ne lui posait pas le moindre problème de conscience. C'était déjà très gênant et très inconfortable de ne pas avoir de serviteurs autour d'elle pour répondre à ses besoins. Mais au moins, maintenant, pour la première fois depuis son retour précipité à Nexis, la Mage se sentait apaisée et avait le sentiment que sa vie reprenait un cours normal. Elle se réjouit en pensant au boulanger qui n'avait cessé de gravir les escaliers avec des seaux pleins d'eau pour remplir son bain qu'il allait maintenant devoir vider. Au moins les Mortels étaient-ils bons à quelque chose. La Mage avait été immensément soulagée de voir que, bien qu'il ait vieilli, le boulanger ne semblait pas beaucoup plus âgé que dans son souvenir. L'expression de son visage lorsqu'il avait ouvert la porte l'avait beaucoup amusée, se rappela-t-elle avec malice, assez pour qu'elle passe sur le fait qu'il n'avait pas du tout semblé content de la voir. Maintenant qu'elle se savait guère éloignée dans le temps, la principale inquiétude d'Eliseth concernait ses mains, si grièvement brûlées par l'Épée de Feu. Elle regretta de n'avoir jamais pris la peine d'apprendre plus que les bases de la guérison auprès de Meiriel. Elle avait essayé tout ce dont elle disposait, mais ses efforts n'avaient fait que la libérer de la douleur et ramener un certain degré de sensations et de flexibilité dans ses doigts crochus. C'était suffisant pour lui rendre l'usage de ses mains, à l'exception des tâches très délicates ou complexes, mais la peau restait brûlée et noircie, et rien ne semblait pouvoir changer ça. La Mage du Climat commençait à avoir l'inquiétante impression que rien ne pourrait jamais réparer ça. Elle se mordit les lèvres et déglutit péniblement à cause du nœud qui s'était formé dans sa gorge. Que les démons emportent cette maudite Epée de Feu ! Que lui avait-elle fait ? L'arrivée de Bern avec un plateau-repas mit un terme aux ruminations d'Eliseth. Elle fut surprise de le voir, car elle pensait qu'il se serait cru au-dessus d'une tâche aussi basse, surtout quand il y avait une femme dans la maison pour la faire à sa place. Il n'y avait qu'à voir comme il s'était montré maussade en remplissant son bain. Mais Alissana avait peut-être trop peur à l'idée d'approcher une Mage - ou alors, selon toute probabilité, Bern essayait de protéger sa femme en empêchant tout contact entre elle et la Mage. Lorsqu'il déposa le plateau devant elle, Eliseth chassa momentanément ses inquiétudes de son esprit. — Assieds-toi, Bern, et tiens-moi compagnie pendant que je mange, dit-elle. Je veux savoir tout ce qui s'est passé en ville pendant mon absence. Petit à petit, Eliseth commença à se faire une idée des événements depuis sont départ. Elle apprit qu'elle avait disparu pendant plus de sept ans - suffisamment longtemps pour que ces imbéciles de Mortels, si crédules, se convainquent que les Mages étaient tous morts pour de bon. Néanmoins, c'était par peur du fantôme de Miathan qui n'arrivait pas à trouver le repos que les Nexians n'avaient pas mis l'Académie à sac - un fait qu'Eliseth nota avec intérêt. Cependant, elle eut bien du mal à contenir sa surprise et sa colère en apprenant que le conseil des Trois avait été aboli et que ce parvenu de Vannor - qui d'autre? - gouvernait désormais la cité. Une nuit, elle avait essayé de renforcer sa magie en puisant dans la douleur du marchand, dont elle venait de broyer la main parce qu'il l'avait défiée. Mais, quelques heures plus tard, il avait réussi à lui échapper. Depuis, Eliseth lui vouait une haine virulente et éprouvait envers lui une rancune extrêmement tenace. Elle ne permettrait jamais à un simple Mortel de se moquer d'elle et de s'en tirer avec les honneurs. Il en allait de même pour la fille de Vannor. Le dîner de la Mage perdit toute sa saveur lorsqu'elle se rappela comment la petite garce avait infiltré l'Académie déguisée en servante. Elle avait même réussi à s'insinuer dans ses bonnes grâces, jusqu'à devenir sa propre femme de chambre! Personne n'avait jamais découvert comment Zanna avait pu secourir son père et le faire évader. Mais comme il s'agissait de la servante d'Eliseth, Miathan avait rejeté le blâme sur cette dernière en omettant complètement le fait que c'était lui qui avait confié à la fille le soin d'apporter ses repas au prisonnier. L'estomac révolté à la pensée de Zanna, Eliseth repoussa son assiette de volaille rôtie. — Sais-tu ce qu'est devenue la fille de Vannor? demanda-t-elle à Bern en essayant de ne pas prendre un ton trop acide. Bern secoua la tête. — Je crois qu'elle s'est mariée, ma dame. (Il haussa les épaules.) Je ne sais pas où elle vit. Pas à Nexis, en tout cas. Je crois qu'elle est restée au loin pour plus de sécurité quand les Phées ont commencé à attaquer. Elle vient avec ses enfants rendre visite à son père de temps en temps. La Mage soupira. Enfin, il serait toujours temps de découvrir où se cachait Zanna. En premier lieu, elle devait se concentrer sur le père de cette garce, le Haut-Gouverneur de Nexis, comme il se faisait appeler. Cependant, elle n'avait pas la moindre idée de la manière dont elle allait se venger de lui. Puis, quelque chose que Bern venait de dire s'imposa soudain dans son esprit, chassant ses idées de vengeance à l'arrière-plan. — Qu'as-tu dit à propos des Phées ? Eliseth l'écouta avec consternation raconter cette triste histoire. A cause des événements tumultueux qui se déroulaient autour d'elle lorsqu'elle avait été arrachée au monde, elle avait oublié le seigneur de la Forêt et ses sujets. Mais il apparaissait qu'en l'absence des Mages ces maudits Phées avaient perdu tout contrôle. Au cours des trois ou quatre premières années de son règne, Vannor avait eu d'innombrables ennuis avec les pillards volants. Les nuits de pleine lune, lorsque le vent du nord balayait les cieux, les citoyens de Nexis et des campagnes environnantes avaient vite appris à enfermer leur bétail et à barricader leur porte quand les Phées descendaient des nuages sur leurs immenses chevaux galopant sur les courants aériens. Au début, seuls les hommes costauds avaient été enlevés mais, par la suite, des artisans avaient commencé à disparaître à leur tour, maçons, couvreurs, constructeurs, charpentiers et forgerons. Tous étaient emmenés dans le Nord, trop vite pour qu'on puisse les suivre. Aucun n'était jamais revenu. Plus tard, ce fut au tour des fermiers et des bergers, toujours ceux qui résidaient dans les endroits les plus désolés et qui savaient comment tirer parti de la végétation robuste et de la terre de mauvaise qualité des fermes de l'arrière-pays. Mais de nouvelles séries d'enlèvements commençaient à voir le jour. On découvrait des fermes abandonnées. Des familles entières disparaissaient et les granges et les champs étaient vidés de leur bétail, de leurs outils et de leur récolte. Méchamment, Eliseth fut contente d'apprendre que Vannor était presque devenu fou à force d'essayer de découvrir la raison de ces mystérieux enlèvements. Mais il n'avait pas trouvé, tout comme il avait misérablement échoué à y mettre un terme. On commençait à déserter les fermes pour d'autres raisons désormais, car nombre des familles éloignées fuyaient leurs terres pour chercher refuge auprès de leurs parents qui vivaient en ville. Non pas que Nexis soit un endroit réellement plus sûr. Les Phées attaquaient à leur guise et attrapaient qui ils voulaient. Ils prenaient souvent des jeunes filles à présent, et parfois même des enfants. Les femmes étaient arrachées à leur foyer pour subir on ne savait quel destin. Les Phées avaient désormais pour cibles les tisserands, ainsi que les couturières et les dentellières, sans parler des boulangers, des brasseurs et des représentantes du plus vieux métier du monde. La garnison semblait impuissante. Après tant d'échecs pour garder les choses sous contrôle, le commandant avait renoncé et se noyait dans la boisson. Même si Nexis avait malgré tout réussi à prospérer sous le règne de Vannor, il n'y aurait pas de véritable paix ni de véritable prospérité avant que le problème des Phées soit réglé une fois pour toutes. De toute évidence, Bern était un homme apeuré, songea Eliseth. Il avait échappé une fois aux Phées, en ce lointain jour funeste, dans le Val, en plongeant dans le lac et en se cachant sous des fourrés jusqu'à ce qu'ils soient partis. Ensuite, il s'était éloigné furtivement et avait récupéré l'un des chevaux des mercenaires pour rentrer chez lui. Il n'avait jamais oublié l'horrible attaque des Phées lorsqu'ils avaient tué les mercenaires d'Eliseth jusqu'au dernier. Il avait fait de son mieux pour fortifier la boulangerie, mais il vivait malgré tout dans la peur qu'une nuit lui aussi soit capturé. Et si les Phées s'en prenaient à sa famille ? Eliseth s'en fichait bien, de sa famille, mais Bern pourrait s'avérer utile dans les jours à venir. La Mage s'inquiétait davantage de la menace que les Phées représentaient pour son plan. Elle avait l'intention de s'emparer des rênes du pouvoir à Nexis, mais ça serait difficile si ces maudits Phées continuaient à ravager la cité. D'un autre côté, si elle parvenait à se débarrasser d'eux, elle gagnerait l'admiration et le respect de la populace. Elle n'aurait pas à lever le petit doigt pour chasser Vannor. Les stupides Nexians la supplieraient sûrement de les gouverner. Écoutant d'une oreille distraite les incessants commentaires geignards de Bern, elle attira la tourte aux pommes vers elle et commença à manger tout en échafaudant son plan. Eliseth écarquilla les yeux dès la première crampe dans ses entrailles. Elle tomba de sa chaise en se tenant le ventre. Déjà, elle sentait le poison se répandre dans son sang comme une insidieuse marée noire. Elle se griffa la gorge et convulsa sur la moquette en s'étouffant sur un mélange corrosif de bile et de sang. Elle ne disposait que de quelques secondes pour sauver sa vie. Repoussant la panique et faisant de son mieux pour ignorer la douleur, Eliseth tourna sa conscience vers l'intérieur de son être pour ralentir les battements précipités de son cœur. Comme si elle avait des doigts invisibles, elle plongea dans ses veines pour réduire le poison mortel à ses composants inoffensifs qui seraient ensuite chassés de son système. Graduellement, la douleur atroce et la détresse refluèrent. À son grand soulagement, la Mage sentit les rythmes et les fonctions de son corps revenir à la normale. Les vagues de douleur qui se retiraient la ramenèrent sur le rivage de la conscience. Faible et nauséeuse, souffrant de vertiges et de douleurs sourdes, comme si elle avait été rouée de coups, Eliseth ouvrit les yeux. Où était Bern? Où était ce salaud de Mortel, ce tas de merde sournois, ce traître aux deux visages ? Derrière elle, la Mage entendit la porte s'ouvrir en grinçant doucement. Ce salopard avait découvert qu'elle allait survivre à son attaque de lâche et il s'apprêtait à battre précipitamment en retraite. — Non ! gronda Eliseth en roulant sur le ventre. Elle en avait assez de ces Mortels qui échappaient à ses griffes. Elle eut tout juste le temps de lire la terreur dans les yeux de Bern, puis un éclair crépitant jaillit de ses doigts, d'un geste aussi vif que fluide. Le corps du boulanger s'effondra, fumant, sur le sol. En proférant d'horribles jurons, la Mage agrippa le rebord de la table et se redressa. Une rapide gorgée de vin à même la carafe l'aida à reprendre des forces. Lorsqu'elle eut retrouvé un tant soit peu le sens de l'équilibre, elle traversa la pièce en titubant. Les sourcils froncés, elle contempla le cadavre carbonisé du boulanger en plissant le nez de dégoût à cause de la puanteur de la chair brûlée. — Maudit soit ce petit rat pleurnicheur ! Je n'aurais jamais cru qu'il aurait l'audace de faire une chose pareille, marmonna-t-elle. Malgré tout, maintenant que ce premier accès de furie s'était dissipé, elle commençait à regretter de l'avoir tué aussi rapidement. Elle avait un plan concernant Bern et sa famille, et voilà maintenant que ce dernier ne lui servait plus à rien. De plus, elle allait devoir tuer la femme et les enfants aussi, sinon, la nouvelle de son retour ferait le tour de Nexis en un rien de temps et mettrait immédiatement Vannor sur ses gardes. Eliseth jura de nouveau. Satanés Mortels ! Tout cela était très embêtant. Enfin, au moins, avant de mourir, le boulanger lui avait donné les informations dont elle avait besoin. Elle pouvait maintenant s'en aller retrouver la sécurité de l'Académie en s’occupant du reste de la famille au passage. La Mage du Climat tendit la main vers sa cape, négligemment jetée sur le dossier d'une chaise. En la soulevant, elle sentit un poids inattendu et toucha un objet dur et rond caché dans la grande poche de la doublure. Eliseth s'arrêta de respirer et resta complètement immobile pendant un moment en oubliant la cape entre ses mains. Elle venait tout juste d'avoir une idée incroyable. Et si le calice qu'elle transportait était capable de remplir les fonctions originelles du Chaudron de la Réincarnation ? Si c'était le cas, cela lui ouvrait des perspectives stupéfiantes ! Avec des mains qui tremblaient légèrement d'excitation, Eliseth sortit le calice de sa poche et le remplit d'eau grâce au pichet qui se trouvait sur la table. Lorsque le liquide envahit la coupe, il parut acquérir les propriétés de l'objet terni en devenant d'un noir profond et visqueux, sans scintillement ni reflet. Une fumée obscure s'éleva de la surface dévoreuse de lumière. Tenant soigneusement le calice afin de ne pas renverser la moindre goutte de son contenu sur ses mains, la Mage retourna auprès du cadavre de Bern et répandit un peu de liquide sur le corps encore fumant. Au début, rien ne se produisit. Il n'y eut aucun signe de vie ni mouvement de la part du cadavre carbonisé étendu par terre. Puis, alors qu'Eliseth était sur le point de tourner les talons avec dégoût, elle battit des paupières et regarda de nouveau. Le corps de Bern était recouvert, sur toute sa surface, d'un nuage noir et mouvant qui ressemblait, de loin, à un essaim de minuscules abeilles noires scintillantes. La Mage remarqua que la peau noircie et craquelée commençait à s'adoucir un peu et retrouvait graduellement la teinte pâle d'une chair en bonne santé. Au bout de quelques minutes, le corps était de nouveau reconnaissable mais, au grand dégoût de la Mage, il ne respirait et ne bougeait pas. Sur une impulsion, Eliseth souleva la tête de Bern et fit couler quelques gouttes d'eau obscure dans sa bouche béante. Une minute tendue s'écoula, puis encore une autre, tandis que la Mage, impatiente, retenait son souffle. Sans prévenir, Bern prit une profonde inspiration étranglée et bondit maladroitement sur ses pieds. — Dame, je n'ai rien fait! Ce n'était pas moi! hurla-t-il. (Puis il battit des paupières, et il parut se souvenir de quelque chose.) Que s'est-il passé? demanda-t-il en oubliant, dans sa confusion, de faire preuve de respect envers la Mage. Qu'est-ce que je faisais? Eliseth, qui s'apprêtait à formuler une réponse pleine de colère, la ravala en hâte. Elle écarquilla les yeux en se rendant compte que Bern, après ce premier cri pour protester de son innocence, n'avait pas parlé à voix haute. Elle pouvait lire dans son esprit ! Elle fut d'ailleurs capable d'y voir les choses bien plus clairement dès qu'elle comprit ce qui se passait et qu'elle commença à utiliser tous ses pouvoirs de concentration. Là, à travers la boue tumultueuse des pensées des Mortels, se nichait l'intense perplexité du boulanger. Il essayait en vain de se rappeler ce qui s'était passé pendant cet étrange moment d'absence qui l'avait laissé inconscient sur le sol. Elle constata combien il était horrifié et combien il avait peur lorsqu'il se rappela que quelqu'un avait essayé d'assassiner la Mage - et qu'il ne pouvait s'agir que d'une seule personne. Alissana! Eliseth sortit son image de l'esprit du Mortel. C'était donc la maudite bonne femme de Bern qui avait eu l'audace d'attenter à sa vie ! La colère de la Mage déborda de nouveau, échappant à son contrôle, et brusquement, dans un changement de perspective déchirant, Eliseth se retrouva en train de se regarder elle-même. Laissant échapper un hoquet de stupeur, elle porta les mains à son visage - mais ce n'étaient pas ses mains, pas plus qu'elle ne sentit ses propres traits sous ses doigts. Elle voyait la pièce à travers les yeux de Bern ! Instinctivement, Eliseth imposa sa volonté aux pensées faibles et lâches du Mortel et les sentit glisser à travers son emprise mentale comme des grains de sable dans un sablier. Elle découvrit que la sensation différait grandement de l'occupation d'un autre corps, où l'individualité de la victime était repoussée au profit de la personnalité de l'intrus. Dans ce cas de figure-ci, les pensées du boulanger continuaient à lui appartenir, la Mage ne faisait que les contrôler, comme si l'esprit du Mortel était un cheval rétif qu'elle pouvait restreindre et guider avec les rênes de sa volonté. Avec un frisson de pur plaisir, elle s'aperçut qu'il ne se rendait pas compte de sa présence au sein de son esprit. Cette sensation était grisante, et Eliseth se demanda jusqu'où s'étendait son contrôle. Prudemment au début, elle commença à tester les limites de son nouveau pouvoir. Son propre corps ne risquait rien dans cette pièce - Eliseth l'assit soigneusement sur une chaise, hors de tout danger. Très vite, elle découvrit que tout ce qu'elle avait besoin de contrôler, c'étaient les soi-disant fonctions les plus élevées de l'esprit du boulanger. Les processus automatiques du corps s'occupaient du reste. Pendant un moment, elle s'amusa à le déplacer autour de la pièce pour accomplir des tâches simples. Puis, lorsqu'elle se sentit prête, elle décida de tester la maîtrise qu'elle exerçait sur son pion. Tapie au sein des pensées de Bern comme une araignée sur sa toile, elle le dirigea vers l'escalier - et la chambre dans laquelle sa famille dormait. 5 Le mort-vivant La petite Alissa, prénommée ainsi en l'honneur de sa mère, se réveilla dans le noir. Elle dormait mal cette nuit-là, car la présence de la femme aux cheveux argentés et aux yeux froids perturbait ses rêves. D'habitude, elle n'était pas une enfant timide (elle était grande, maintenant, six ans déjà, et elle veillait sur son petit frère Tolan). Mais il y avait quelque chose chez l'étrangère qui donnait envie à Alissa de courir se cacher. Heureusement, elle se sentit rassurée par la présence de sa mère qui dormait par terre sur un matelas parce que la visiteuse avait pris la meilleure chambre. Le bruit qui avait réveillé Alissa se fit de nouveau entendre. Il s'agissait d'un bruit de pas furtifs dans l'escalier. L'enfant se blottit en tremblant sous ses draps et serra très fort sa poupée de chiffon. Puis elle entendit le sifflement rauque et répétitif d'une respiration haletante devant la porte. Alissa relâcha légèrement sa poupée en se sentant un peu bête. C'était juste papa qui venait se mettre au lit. Comment avait-elle pu l'oublier? Mais en l'écoutant chercher la poignée à tâtons, elle frissonna et se tendit de nouveau. Il avait encore dû boire trop de vin - et elle ne savait que trop bien, avec une triste sagesse surprenante chez un être aussi jeune, ce qui allait suivre. La plupart du temps, le père d'AIissa était juste le maître strict et sévère de la maisonnée. Il travaillait dur et s'attendait à ce que sa famille, y compris les enfants, fasse sa part, sinon malheur à eux. Cependant, à l'occasion, il lui arrivait de passer la soirée dans une taverne ou de rester assis tout seul à boire le vin de sa cave, et alors les ennuis commençaient. À de trop nombreuses reprises, Alissa était sortie furtivement de son lit, réveillée par le son des coups et des cris étouffés. Le cœur battant de peur, elle avait regardé ou écouté son père battre sa mère sans que quiconque la voie. Trop souvent dans sa courte vie, elle avait reçu une rouste lorsque son père entrait dans l'une de ses rages d'ivrogne, ou bien une fessée parce qu'il était d'une humeur noire le matin, au lendemain de ses nuits de beuverie. D'habitude, la chambre des enfants était un refuge quand il était ivre. S'ils étaient hors de sa vue, il ne se préoccupait pas d'eux. Mais ce soir, il allait être impossible de lui échapper, à moins que... La porte s'ouvrit, répandant un rai de lumière dans la pièce. Mais Alissa, tremblante dans sa mince chemise de nuit, était déjà sous le lit avec sa poupée de chiffon. Il y avait beaucoup de poussière sous le lit. Alissa mit sa main sur son visage et se mit à respirer tout doucement dans l'espoir de faire disparaître les picotements dans son nez. Jetant un coup d'œil hors de sa cachette, elle vit une paire de bottes en cuir épais se diriger d'un pas traînant et mal assuré vers le matelas sur lequel sa mère, fatiguée par une dure journée de labeur, dormait sans se rendre compte de rien. Espérant, contre toute attente, que son père était de bonne humeur et qu'il allait juste se coucher, l'enfant se rapprocha encore un peu plus près du bord du lit et se tordit le cou pour mieux voir la scène. Papa posa la lampe par terre à côté du matelas. Puis il s'accroupit et la lueur dorée de la lampe éclaira ses traits. Alissa lui trouva un air bizarre. Il paraissait préoccupé, l'esprit ailleurs, comme s'il tendait l'oreille pour entendre un bruit dans le lointain. Maman bougea, dérangée par la lumière, et roula sur le dos. Quelque chose étincela dans la main de papa. Alissa étouffa un cri lorsque le couteau, en un éclair, s'enfonça jusqu'à la garde dans la poitrine de maman, entre les côtes. Maman émit un étrange gargouillement et convulsa, puis s'immobilisa. Envahie par l'horreur et l'incrédulité, Alissa aurait désespérément voulu regarder ailleurs, mais elle en était incapable. On aurait dit qu'elle venait de se transformer en pierre. Ça ne pouvait pas être réel, son père n'avait pas pu faire une chose aussi horrible! Le sang! Il y en avait partout, il empestait et il scintillait d'un éclat sombre dans la lumière de la lampe. Papa arracha le couteau de la poitrine de maman et se tourna vers son petit frère, qui s'était réveillé et qui hurlait dans son berceau. À ce moment seulement, le sortilège de l'horreur se rompit. Un frisson glacé parcourut l'échiné d'Alissa lorsqu'elle comprit qu'elle était la prochaine. Papa lui tournait le dos, le couteau levé, prêt à frapper. Alissa roula sur elle-même pour sortir du lit. Le hurlement aigu du petit Tolan couvrit le bruit de sa fuite précipitée vers la porte, mais il s'arrêta brusquement. Papa fit volte-face et se jeta sur elle en poussant un cri incohérent, mais Alissa sortit de la pièce et se précipita dans l'escalier avant qu'il puisse l'attraper. Elle arriva devant la porte d'entrée avec à peine quelques pas d'avance sur lui et tourna frénétiquement la poignée. Mais la porte était verrouillée et la grosse clé trop lourde pour une enfant. Alissa hurla lorsque la personne au regard fou qui avait été son père se dressa au-dessus d'elle, l'air absent, le visage éclaboussé de sang et le poing tout aussi sanglant, serré autour du couteau dégoulinant. Tandis qu'il se baissait, une main tendue pour l'attraper, la petite lui fila entre les doigts et s'enfuit en prenant la seule route qui lui restait : le petit couloir qui menait à la boulangerie, même si elle savait que la porte serait verrouillée, elle aussi. Dans sa hâte à la poursuivre, Bern tourna les talons trop rapidement et ses bottes maculées de sang dérapèrent sur les dalles polies du couloir. Alissa l'entendit jurer et comprit, en percevant un bruit sourd, qu'il était tombé. Voilà qui lui donnait une chance - une seule chance - de se cacher. Haletante, la petite entra en courant dans la boulangerie et jeta des regards éperdus autour d'elle à la recherche d'une cachette. Le seul endroit qui lui parut un refuge, ce fut le grand four, froid à présent que le feu s'était éteint. Sans réfléchir, Alissa traversa la pièce en courant et grimpa à l'intérieur. Il sentait le pain. Elle referma la porte derrière elle juste à temps et se blottit dans le noir, toujours en serrant bien fort sa poupée de chiffon. Elle osait à peine respirer. Eliseth, dont la conscience s'accrochait tel un parasite à l'esprit de Bern, utilisa les yeux de Bern pour balayer la pièce du regard. Vexée, elle se rembrunit. Maudite gamine! Où diable avait-elle bien pu aller? Elle obligea Bern à essayer d'ouvrir la porte. Mais celle-ci était toujours verrouillée. Dans ce cas, cette sale môme n'avait pas pu aller bien loin. La première impulsion d'Eliseth fut de vérifier les placards, jusqu'à ce qu'elle glane dans les souvenirs de Bern le fait qu'ils étaient trop bien approvisionnés pour qu'on puisse s'y cacher. Puis son regard s'arrêta sur les fours. Le premier n'était sûrement pas assez grand pour abriter un enfant, mais le deuxième... Le boulanger se mit à avancer comme un somnambule : conscient, mais privé de sa volonté. Il ne fit aucun effort pour résister à la Mage lorsqu'elle lui fit traverser la pièce et coincer la lourde porte du four avec le manche d'un balai. Les cendres du feu étaient encore tièdes et il repartit en un rien de temps. Tandis que Bern empilait du bois, Eliseth entendit Alissa hurler. Afin de mettre à l'épreuve le contrôle qu'elle exerçait sur le boulanger, elle l'obligea à rester là pour écouter l'agonie de sa fille. Les hurlements mirent un long moment avant de s'arrêter. Laissant dans l'esprit de Bern des instructions qui l'obligèrent à rester immobile pour un temps, Eliseth fouilla la maison, choisissant des objets dont elle pensait qu'ils pourraient lui servir. Elle prit bien entendu la petite réserve d'or du boulanger et des couvertures, des édredons, des provisions, des bougies, tout ce qu'elle put trouver, enfin, qui rendrait sa vie plus confortable dans l'Académie qui tombait en ruine. L'épouse de Bern était bien plus petite qu'elle, si bien que ses vêtements ne lui servaient à rien, mais Eliseth prit plusieurs paires de bas, des gants et une épaisse cape en laine. Celle-ci ne lui arrivait qu'aux genoux, mais elle la protégerait du froid jusqu'à ce qu'elle puisse s'en faire faire une autre. Eliseth entassa toutes ses trouvailles par terre à côté de la porte de derrière et retourna à l'Académie, invisible et les mains libres, par le chemin le plus rapide. Une fois arrivée, elle étendit sa conscience vers Bern, car elle ne pouvait contrôler son propre corps et celui d'un autre en même temps, si bien qu'elle avait été obligée de le laisser en ville. Il lui fut bien plus facile qu'elle s'y attendait d'établir le contact avec le boulanger. Dans les cuisines humides et sales de l'Académie, elle alluma un feu, puis remplit le calice d'eau et s'accroupit près de l'âtre pour regarder dans la coupe à la lueur des flammes vacillantes. Elle contrôlait si bien l'Artefact que le lien qui l'unissait à Bern parut presque l'attirer vers ce dernier. Dès qu'elle pensa au boulanger, elle vit son image dans l'eau. Il venait de soulever le corps de son fils d'un amas de couvertures ensanglantées. Bern baissa la tête au-dessus du petit cadavre et se mit à pleurer. — Dieux, comment est-ce arrivé? cria-t-il dans son désespoir. Comment avez-vous pu laisser une chose pareille se produire ? Eliseth haussa les épaules et s'insinua de nouveau dans l'esprit du boulanger. Elle l'obligea à laisser les cadavres de sa famille et l'envoya à l'écurie harnacher le cheval et charger les fournitures et les provisions dans la charrette. Puis elle le fit revenir à l'intérieur avec une bouteille d'huile pour les lampes et une longue bûche pour servir de torche. Pour bien des raisons, mieux valait se débarrasser des preuves gênantes. Toujours soumis à la volonté de fer de la Mage, Bern conduisit sa charrette en haut de la colline jusqu'à l'Académie. Le véhicule était chargé de marchandises qui étaient autrefois ses affaires, le fruit d'un dur labeur, et qui étaient maintenant le butin d'Eliseth. Derrière lui, les flammes de la boulangerie en feu s'élevèrent en rugissant dans la nuit, projetant vers le ciel des étincelles à la dérive, comme des âmes perdues. Eliseth s'installa aussi confortablement que possible sur la chaise en bois rigide et regarda les flammes lécher les pierres noires de suie dans la cheminée tandis que le crépuscule tombait derrière les fenêtres des appartements de l'Archimage. Elle soupçonnait Miathan d'avoir, voilà bien longtemps, lancé un sort qui s'activait tout seul pour protéger son logis. Même si sa magie avait fini par se dissoudre en son absence, les pièces situées au-dessus des étages inférieurs rongés par l'humidité étaient en bien meilleur état que les autres appartements. C'était aussi bien, car la Mage était épuisée. Durant toute la journée, elle s'était concentrée très dur pour contrôler l'esprit de sa marionnette et lui faire balayer et récurer les pièces et jeter tout ce qui était trop sale ou irrécupérable. Eliseth soupira en s'étirant. Par les dieux, c'était presque aussi épuisant que de faire le travail elle-même. La Mage se versa un autre verre de vin et se mit à picorer une assiette de pain et de fromage. Elle ne regrettait pas ces efforts. La création de ce refuge en valait la peine. Aucun Mortel n'oserait s'approcher de l'Académie, ils avaient trop peur de l'endroit, et elle veillerait à entretenir cette peur. Pour la première fois depuis qu'elle avait débarqué dans cet étrange futur, Eliseth se détendit. Elle était en sécurité ici et elle bénéficiait même à présent d'un certain degré de confort pour réfléchir au meilleur moyen de restaurer le règne des Mages sur Nexis. Le fait de pouvoir posséder Bern à sa guise était un excellent début et un bon présage pour l'avenir. Eliseth pouvait s'insinuer dans son esprit à n'importe quel moment sans qu'il en ait conscience. Elle voyait à travers ses yeux et savait manipuler ses actions à distance. Elle avait également découvert qu'après coup le boulanger ne se rappelait pas qu'il avait agi sous le contrôle de quelqu'un d'autre. Un sourire de triomphe apparut lentement sur le visage d'Eliseth. Quelle arme incroyable que ce calice! Miathan avait été vraiment stupide de ne pas chercher à découvrir son potentiel - dieux merci. Non seulement elle allait pouvoir se venger de Vannor et de sa misérable fille, mais, en prime, elle régnerait sur Nexis sans même que ces stupides Mortels le sachent. Ces réflexions en amenèrent d'autres, qui firent monter chez la Mage une agréable excitation. Aurian finirait bien par réapparaître, c'était obligé. Et si Eliseth possédait Anvar de cette façon ? Ainsi, elle pourrait espionner les faits et gestes de son ennemie et influencer ses plans de loin. Peut-être même parviendrait-elle à tuer Aurian sans la moindre confrontation, physique ou magique - sans même se mettre en danger. Ne serait-ce pas merveilleux d'orchestrer cette ultime trahison ? Quelle meilleure fin pour cette garce qui aimait tant les Mortels ? Ce serait la seule chose qui blesserait Aurian plus que tout au monde et qui débarrasserait enfin Eliseth, une bonne fois pour toutes, de la fille d'Eilin. Eliseth rit à gorge déployée. Je vais adorer ça, se dit-elle. Mais elle savait que son plaisir devrait attendre. Après tout, Aurian n'était pas encore là. En revanche, Vannor l'était, et c'était à travers lui qu'elle entendait conquérir Nexis. Quel meilleur moment, pour mettre son plan à exécution, que ce soir même ? Cependant, bizarrement, la Mage n'arrivait pas à se poser réellement dans les appartements de l'Archimage. C'était peut-être l'idée de passer la nuit dans ce qui avait été autrefois son lit qui la faisait penser à Miathan avec un certain malaise. Elle se souvint de l'expression de fureur et de haine gravée sur son visage à l'instant où elle l'avait trahi et figé hors du temps. Une certaine agitation commença à la gagner. A supposer que son sortilège temporel se soit affaibli en son absence... qu'allait-il se passer? Sottises! Eliseth essaya d'en rire, mais son rire sonna creux. Elle se dit alors, avec fermeté, qu'il existait une façon très simple d'apaiser ses inquiétudes. Il lui suffisait de descendre dans les catacombes où elle avait entreposé le corps immobile de Miathan. Elle allait vérifier s'il s'y trouvait encore, toujours en son pouvoir, et la question serait réglée. Malgré tout, Eliseth continua à faire les cent pas, en proie à un certain malaise, et ne cessa de repousser l'instant où elle devrait s'aventurer dans ce labyrinthe obscur de tunnels à l'abandon. Il s'y trouvait des choses bien plus désagréables que Miathan. Elle se souvint des Spectres de la Mort et regretta d'y avoir pensé. Eliseth commençait à être de plus en plus agacée par ses propres atermoiements, à tel point que sa colère prit finalement le dessus. Attrapant une lampe sur la table, elle descendit rapidement l'escalier en colimaçon en faisant claquer ses chaussures sur la pierre. Elle ferma violemment la porte de la tour des Mages derrière elle, puis traversa la cour au pas de course et entra dans la bibliothèque sans un regard en arrière. Dès qu'elle entra dans les archives froides et humides, elle se rappela pourquoi elle avait détesté passer autant de temps dans cet endroit quand elle cherchait des informations sur les pouvoirs du Chaudron. Le bruit de ses pas, bien moins vifs et assurés à présent, sonna creux dans les étroits tunnels en pente, avec une dépression au milieu, là où la pierre avait été usée par les générations d'archivistes qui s'étaient succédé dans les catacombes. Des traces d'humidité scintillaient sur le mur en réfléchissant la lumière de la lampe. La Mage du Climat frissonna dans l'air glacial et humide. Elle regretta d'avoir oublié de mettre sa cape. Malgré tout, se dit-elle, ne resterai pas en bas très longtemps. Je vais juste jeter un coup d'œil à Miathan et partir. Si je me souviens bien, la pièce dans laquelle je l'ai laissé se trouve juste dans ce tunnel... Il n'était plus là. Elle n'arrivait pas à le croire. Miathan lui avait échappé. D'abord, elle crut qu'elle s'était perdue et qu'elle s'était trompée de caverne, mais c'était impossible. Pour en être absolument sûre, elle avait laissé une marque sur la porte. En reculant, elle vit les runes étinceler à la lueur de la lampe. Eliseth regarda dans la caverne vide et sentit la terreur la traverser comme un éclair glacé. Où était-il ? Brusquement, elle se rappela les paroles de Bern. Il lui avait dit que les Mortels avaient peur de venir près de l'Académie à cause du fantôme de Miathan. Serait-il encore dans les parages? Etait-il, en ce moment même, tapi dans ces tunnels obscurs ? Peut-être s'apprêtait-il à la surprendre ? Eliseth hoqueta de terreur, tourna les talons et s'enfuit. Le vin qu'elle avait pris chez Bern était de piètre qualité par rapport à celui auquel elle était habituée, mais, pour une fois, Eliseth s'en moquait. Dès qu'elle eut regagné le sanctuaire de ses appartements - ou plutôt ceux de Miathan, songea-t-elle en frissonnant -, elle verrouilla la porte et renforça la serrure avec tous les sorts de protection qu'elle réussit à sortir de son esprit paniqué. La Mage du Climat était salement secouée. Elle but une autre longue gorgée au verre qu'elle tenait entre ses mains tremblantes et essaya de se ressaisir. Son plan - rester ici et gouverner la cité depuis l'Académie - tombait en ruine à présent. Une chose était sûre, en tout cas, songea-t-elle farouchement. Tant qu'elle ne savait pas où se trouvait Miathan, il ne faisait pas bon rester à Nexis. Si l'Archimage réussissait à la prendre par surprise, elle savait que sa vie se mesurerait en minutes - si elle avait de la chance. Passé le choc initial, Eliseth commença à réfléchir un peu plus calmement. Il était peu probable que Miathan soit encore là. Sinon, il l'aurait sûrement déjà découverte, non ? Sa réapparition au travers de la faille temporelle avait causé en retour un choc magique qu'il avait certainement dû percevoir, s'il rôdait dans ou sous l'Académie. Peut-être disposait-elle d'un peu de temps, en fin de compte, pour s'occuper de Vannor et d'Anvar. Ensuite, une fois qu'elle aurait soigneusement disposé ses pions, ce ne serait pas grave si elle devait quitter la ville et se cacher ailleurs. Tout tournait autour de Vannor. Si seulement elle pouvait agir rapidement... Seulement, une action rapide était impossible. En réalité, trois ou quatre jours d'angoisse - elle était si occupée qu'elle en perdit presque le compte - s'écoulèrent encore avant que la Mage soit prête. Enfin! songea Eliseth avec soulagement. Après ce soir, je pourrai trouver un endroit sûr où me cacher. La nuit se mourait doucement, mais il restait une heure ou deux avant que le ciel commence à s'éclaircir. Invisible dans l'obscurité, Eliseth avançait sans bruit sur le chemin de mousse qui partait du fleuve pour traverser les jardins de la demeure de Vannor. Elle passa si près du garde qu'en tendant le bras elle aurait pu le toucher, mais il ne la remarqua pas. Dieux tout-puissants, comment ces créatures pathétiques étaient-elles parvenues à gouverner sa cité ? Eliseth tendit la main au passage et caressa le visage du soldat. — Merde! Le garde sursauta et fit volte-face en sortant son épée du fourreau d'un geste fluide. Mais il ne vit rien, car la Mage était déjà partie. A plusieurs mètres de là, elle entendit s'élever la voix de l'autre sentinelle. — Par les tétons de Thara! Qu'est-ce que tu as à brandir ton épée comme ça ? — J'ai senti quelque chose, protesta l'autre. Quelque chose m'a effleuré le visage. — Oh, par pitié, sois pas si nerveux. C'était sûrement un insecte. C'est déjà suffisamment pénible d'être plantés là au beau milieu de toute cette humidité sans que tu commences à imaginer des putains de fées... Leurs visages se fondirent dans le lointain lorsque Eliseth les laissa pour se frayer un chemin au sein du massif d'arbustes en direction de la maison. Elle se réjouit de la bruine et des nuages qui assombrissaient plus encore la nuit. Elle utilisait un sortilège d'Air pour diffuser la lumière autour de sa silhouette. Tant que la lune ne se montrait pas, elle était sûre de ne pas être repérée. Eliseth avait soigneusement réfléchi à son plan. Vannor était trop bien gardé pour qu'elle puisse l'approcher directement. Elle n'arriverait jamais à se retrouver seule avec lui, contrairement à ce qui s'était passé pour Bern. Il lui était donc impossible de le tuer par magie. De plus, elle ne voulait pas que les Mortels apprennent qu'elle était de retour parmi eux. Or, si elle utilisait ses pouvoirs contre ce parvenu qui gouvernait Nexis, elle vendrait la mèche. Elle était également trop maligne pour essayer d'attenter physiquement à la vie de Vannor. Même avec une seule main, il était fort et plus expérimenté qu'elle avec une arme. Trop de choses risquaient d'aller de travers. Il existait cependant plus d'une manière de tuer un Mortel. En fait, ce fut la défunte épouse de Bern, sur laquelle elle ne versait aucune larme, qui lui donna une idée. Dans la poche de la Mage se trouvait une petite fiole de poison. Elle l'avait fabriqué en suivant les instructions d'un parchemin de la bibliothèque et concocté avec des ingrédients trouvés dans l'infirmerie de Meiriel. Ces derniers jours, elle l'avait expérimenté sur les rats et autres vermines qui infestaient l'Académie, jusqu'à ce qu'elle soit sûre d'avoir le bon dosage. D'après les archives, il n'existait aucun antidote. Bien sûr, pour être sûre que son poison atteigne la bonne victime, elle allait devoir tuer tout le monde dans la maison du marchand - mais il ne s'agissait que de Mortels, après tout. Le liquide assassin n'avait ni goût ni couleur et agissait lentement, à la grande satisfaction d'Eliseth. L'agonie de Vannor allait être longue et douloureuse. Il devrait enfin subir le sort que sa fille perfide lui avait évité des années plus tôt. Mais Zanna ne pourrait pas le sauver cette fois-ci. La Mage atteignit l'arrière de la maison et trouva l'entrée de la cuisine. Prudemment, de façon à ne faire aucun bruit, elle essaya de tourner la poignée. Mais la porte était verrouillée. Elle se servit de ses pouvoirs et entendit, après quelques secondes, un petit cliquetis satisfaisant lorsque le mécanisme du verrou finit par s'ouvrir. La faible lueur d'une lampe brillait derrière la fenêtre. Eliseth longea le mur puis se colla contre les briques pour jeter un coup d'œil par la vitre. Les feux qui avaient couvé toute la nuit venaient d'être rallumés, et un homme seul travaillait à la longue table en bois. Comme s'y attendait la Mage, le chef cuisinier de Vannor était debout bien avant l'aube et pétrissait la pâte à pain du jour avant le réveil des marmitons. Cet homme paraissait étonnamment jeune pour un chef cuisinier. Plus inhabituel encore, il était maigre et dégingandé. Mais Eliseth accorda à peine plus d'un regard à ces détails. Pour elle, tous les Mortels se valaient. Attendre ne servait à rien. Prenant une profonde inspiration, elle rassembla sa volonté pour manipuler l'air dans la cuisine. Une brume verdâtre brillante apparut près des pieds du cuisinier qui ne se doutait de rien. Lentement, elle s'étira et se solidifia jusqu'à prendre l'apparence d'un petit serpent vert. Alors, la Mage hésita. C'était son illusion préférée, qui allait sûrement distraire le cuisinier, certes. Mais que se passerait-il si ce dernier avait peur des serpents, comme tant d'autres de ses ridicules congénères ? Il allait crier et réveiller le reste de la maisonnée, or c'était la dernière chose que souhaitait Eliseth. Elle jura dans sa barbe et fit disparaître l'illusion. Qu'allait-elle bien pouvoir utiliser à la place ? Une créature plus complexe risquait de puiser dans ses réserves d'énergie et d'ingéniosité - mais elle pouvait le faire. Oui, pour se venger enfin de Vannor, elle pouvait bien faire ça. La Mage plissa les yeux et se concentra de toutes ses forces. La brume devint pâle et opaque. Elle miroita et se tordit sur elle-même pendant plusieurs minutes jusqu'à ce qu'une forme commence à émerger. —Allez, allez, marmonna impatiemment Eliseth tandis que la créature commençait à se solidifier. Lorsque le cuisinier baissa les yeux, un petit chat blanc était assis à ses pieds. — Eh, mais d'où tu sors, toi ? Le cuisinier se baissa en souriant pour caresser la petite créature. Eliseth, qui se concentrait si fort que des gouttes de sueur apparurent sur son front, déplaça son illusion à l'écart de la main tendue. — Tu as peur, petit minet? Est-ce qu'on t'aurait maltraité? Eliseth fit la grimace et leva les yeux au ciel. Elle n'avait jamais compris pourquoi certains Mortels parlaient aux animaux comme si ces derniers pouvaient les comprendre. Malgré tout, si cela servait sa cause... Il lui était impossible de donner une voix à son illusion, mais elle lui fit ouvrir la gueule sur un miaulement silencieux. — Pauvre petit, tu as faim ? Attends-moi là, je vais voir ce que je peux trouver pour toi. Tandis que le cuisinier disparaissait dans le garde-manger, Eliseth entra en action. Vive comme l'éclair, elle se glissa dans la cuisine par la porte de derrière, versa le liquide empoisonné sur la pâte à pain et ressortit avant le retour du cuisinier. En retraversant silencieusement les jardins, elle jeta un coup d'œil par son épaule et aperçut le Mortel. Debout sur le seuil, une assiette à la main, il appelait le chaton qui n'était plus là - et qui n'y avait jamais été. La dimension entre les Mondes était un endroit solitaire. Forral n'avait aucune idée du temps qui s'était écoulé dans le monde mortel depuis qu'il y était emprisonné, car le temps n'avait aucune emprise sur le royaume de la Mort, et le paysage brumeux et argenté de collines ondoyantes et de ciel étoilé demeurait éternellement le même. Jamais son aspect ne se modifiait pour marquer le passage des heures ou des saisons. De plus, le Faucheur des mes lui avait interdit l'accès au bosquet sacré et au puits abrité en son sein. Le bretteur n'avait donc plus de contacts avec son ancien monde qu'au travers des esprits qui traversaient ces limbes, seuls ou à plusieurs, pour se rendre au Puits des mes afin de se réincarner. Cependant, ils étaient tous gardés et guidés par le Spectre de la Mort, sous son apparence du vieil ermite avec sa lampe, et ce dernier ne laissait pas Forral approcher les esprits de trop près ni les retarder avec ses questions. Le bretteur avait de plus en plus l'impression de devenir un fantôme en ce royaume des morts car, plus il s'attardait en ces lieux et plus il apparaissait dépourvu de substance aux yeux des spectres qui les traversaient rapidement, en route vers une nouvelle existence. Au début, au moins, les autres le remarquaient ou entendaient sa voix, même si leur sinistre gardien les obligeait à se hâter lorsque cela arrivait. Maintenant, ceux qui n'étaient plus après tout que des fantômes, comme lui, semblaient ne pas voir la silhouette du bretteur solitaire qui rôdait à proximité en désespérant d'obtenir des nouvelles d'Aurian. Le plus douloureux, c'était lorsqu'une silhouette familière apparaissait, que cela soit celle d'un vieil ami ou même d'un ennemi. Voir quelqu'un qu'il avait connu dans le monde mortel passer à côté de lui sans même le reconnaître lui donnait l'impression de mourir une deuxième fois. Forral se sentait de plus en plus misérable et frustré à mesure que son interminable isolation sapait sa confiance et son audace. Il n'avait aucun moyen de rendre cet emprisonnement intemporel plus facile car il ne pouvait ni manger, ni boire ou dormir, et il n'y avait rien à faire et rien de nouveau à voir. Il ne pouvait rien toucher, rien sentir ou ressentir, même pas son propre corps. De temps en temps, Forral se mettait à marcher et parfois même à courir comme un fou, pour essayer d'échapper à ce paysage obscur et monotone, mais il ne se fatiguait jamais et ses pas le conduisaient uniquement à travers les collines arrondies, jusqu'à l'endroit où tout avait commencé - la vallée sous le bosquet sacré. Une barrière invisible l'empêchait d'accéder au Puits des mes, un peu comme la Porte entre les Mondes. Même la Mort ne voulait plus parler avec lui, car le Spectre disparaissait, purement et simplement, chaque fois que le bretteur furieux et amer essayait de le provoquer. Forral savait que le Faucheur attendait simplement qu'il se lasse, en espérant que tôt ou tard il en aurait assez de cette misérable semi-existence et qu'il accepterait de se réincarner. S'il n'avait pas eu aussi peur pour Aurian et son enfant - leur enfant -, Forral aurait volontiers capitulé. Mais comment partir en sachant qu'il perdait peut-être une occasion, une seule chance, de les aider ? Même ainsi, il s'inquiétait en constatant que le souvenir de la Mage commençait à se dissiper, mis à mal par la solitude et le caractère immuable de son environnement. Combien de temps, se demandait-il, avant qu'elle disparaisse complètement dans les brumes de l'oubli ? Combien de temps lui restait-il avant de perdre jusqu'à sa propre identité ? Que lui arriverait-il alors ? Tandis qu'il continuait à attendre - mais attendre quoi, lui-même n'aurait su le dire -, il lui fallait faire appel à tout son courage de guerrier pour ne pas céder au désespoir. Assis sur le versant d'une colline argentée, Forral broyait du noir. Un certain nombre de personnes venaient tout juste de franchir la porte, seules ou par groupes de deux ou trois. Il y en avait une dizaine en tout. Que se passait-il ? Il était persuadé qu'une catastrophe avait dû se produire, pour faire passer autant de gens de l'autre côté d'un seul coup. Le pire, c'est qu'il aurait dû reconnaître certains visages, il en était persuadé. Mais les souvenirs lui échappaient, tapis juste au bord de sa mémoire pour mieux l'énerver. Suis-je en train de perdre l'esprit? se demanda-t-il, au désespoir. Si c'est le cas, que va-t-il advenir de moi ? Cesserai-je complètement d'exister ? Forral secoua la tête. Peut-être le Spectre avait-il raison depuis le départ. Il aurait dû l'écouter. Peut-être devrait-il aller le trouver, reconnaître sa défaite et consentir à se réincarner avant qu'il soit trop tard... Forral sentit que la Porte entre les Mondes s'ouvrait une fois de plus. Il le ressentait comme une perturbation dans les vagues d'énergie de son être incorporel ou comme le changement d'atmosphère, subtil et presque imperceptible, entre la nuit et le matin dans son ancien monde. Il se traita d'imbécile, mais cela ne l'empêcha pas de se lever d'un bond et de descendre en courant dans la vallée. Il essayait vainement de battre le Spectre en arrivant avant lui près de l'ouverture qui s'agrandissait déjà. Comme toujours, il arriva trop tard. Avant même d'atteindre l'étroite embouchure de la vallée, Forral sentit le changement en lui lorsque la porte se referma sur le monde mortel. Malgré tout, malgré l'immense déception, il continua son chemin. Il avait envie de jeter un coup d'œil au nouveau venu dans le royaume du Faucheur, dans l'espoir que, pour une fois, ce dernier le verrait aussi. La brume qui recouvrait le sol s'écarta majestueusement de l'entrée noire de la vallée pour dévoiler un spectacle familier: celui d'un nouveau venu éberlué, guidé par la figure spectrale du vieil ermite avec sa lampe. Le souvenir heurta soudain Forral comme un coup de poing. Le chagrin et un immense sentiment d'injustice firent rage en lui, comme un incendie, lorsqu'il aperçut une silhouette corpulente familière dans le sillage de la Mort. — Vannor! s'exclama-t-il. Vannor, espèce de vieux renard! — Quoi ? Qui est là ? Le marchand scruta la brume tourbillonnante. C'était la première fois que Forral voyait son vieil ami aussi confus et peu sûr de lui. Brusquement, il se rendit compte que Vannor ne comprenait sans doute pas encore ce qui lui était arrivé. Je ferais mieux d'y aller doucement, songea le bretteur, mais c'était déjà trop tard. — Forral? (La voix de Vannor, d'ordinaire si bourrue, monta dans les aigus, mal assurée.) Ça... ça ne peut pas être toi, balbutia-t-il en commençant à reculer, les yeux écarquillés d'horreur. Forral est mort. Le bretteur soupira. De toute évidence, il était impossible de lui annoncer la nouvelle en douceur. Il courut après la silhouette qui tentait de s'éloigner. — Toi aussi, Vannor, mon vieil ami, répliqua-t-il avec une franchise brutale. Pourquoi serais-je ici, sinon ? — Tu es ici parce que tu es stupide et récalcitrant. Forral et Vannor se retournèrent tous les deux en poussant une exclamation de surprise, car ils avaient oublié la présence de la Mort. Ce dernier avait toujours l'apparence du vieil ermite qui conduisait à leur dernier repos les défunts qui venaient de franchir la Porte. Il fit signe à Vannor. — Viens, Mortel. Ne fais pas attention à ce renégat. Il ne t'apportera rien de bon. Tu dois m'accompagner au Puits des mes et te réincarner. Vannor se rembrunit. — Attendez une minute, protesta-t-il. Ce renégat, comme vous l'appelez, est un ami. Je n'irai nulle part jusqu'à ce que je découvre ce qui se passe ici. (Il plissa plus encore le front.) Que diable m'est-il arrivé, d'ailleurs ? Je ne me souviens pas comment je suis arrivé ici. Comment se fait-il que je sois mort ? La Mort soupira. — Si c'est si important pour toi, sache que tu as été empoisonné, comme presque toute ta maisonnée. — Quoi ! s'écria Vannor. Qui a fait ça ? Qui d’autre a été empoisonné ? Ils sont tous morts ? Dulsina aussi ? Et Antor, mon fils ? — Ton fils vient tout juste de passer. (La Mort haussa les épaules.) Mais pas celle que tu appelles Dulsina. Son heure n'est peut-être pas encore venue. Quant à l'identité de l'assassin, eh bien, ce n'est pas la première fois que ton ennemie fait une grande partie du travail à ma place. (Il sourit d'un air sinistre.) J'attends avec impatience le jour où je l'accueillerai en mon royaume. — De qui s'agit-il ? demandèrent les deux hommes en même temps. — La Mage Eliseth. — Elle est de retour ? dit Vannor, suffoqué. Mais... Forral s'étonna de la réponse de son ami, visiblement choqué. Mais la Mort leva la main pour prévenir d'autres questions. — La manière dont tu es arrivé ici importe peu. Tu dois venir avec moi maintenant, Vannor, et essayer, si tu peux, de convaincre ton ami de se joindre à toi, car il refuse de se rendre à la raison. Il ne s'est déjà que trop attardé entre les Mondes. Vannor lança un regard noir au Spectre. —Je vous accompagnerai si Forral le veut bien, mais, s'il reste ici, alors je ne l'abandonnerai pas. C'est mon ami. Forral sentit le soulagement le submerger telle une vague de chaleur. Il ne s'était encore jamais rendu compte à quel point il lui manquait un compagnon dans cet endroit lugubre. — Vannor? Qu'est-il arrivé à Aurian? Je sais qu'elle est vivante puisqu'elle n'est pas passée en ces lieux. Mais est-ce qu'elle va bien ? Est-elle en sécurité? Est-ce qu'Anvar prend bien soin d'elle? Et notre enfant? Il était si angoissé que les questions se bousculaient dans sa bouche et sortaient les unes après les autres sans attendre de réponse. Un frisson parcourut le bretteur lorsqu'il vit l'air grave du marchand. — Je suis désolé, Forral. Je ne peux pas te répondre. (Vannor soupira.) Il y a environ sept ans, Eliseth les a attaqués, Anvar et elle, dans le Val. Aurian a réussi à trouver l'Epée de Feu, mais Eliseth la lui a volée. Ensuite, tous les trois ont disparu, littéralement, dans le néant. (Il secoua la tête.) Si seulement... Brusquement une étrange expression se peignit sur son visage. Le bretteur eut l'impression qu'il s'agissait de pure terreur. Forral battit des paupières et se frotta les yeux. La lumière était trompeuse dans cet endroit, mais il avait bel et bien l'impression que Vannor se dissipait... — Forral, aide-moi, cria le marchand. Je me sens bizarre... Quelque chose m'entraîne... Oh dieux, je ne te vois plus... Sa voix se réduisit à un gémissement désespéré qui se noya dans le rugissement de la Mort. — Assez! Cette âme m'appartient! Le Spectre repoussa Forral et se précipita pour retenir le marchand, mais c'était trop tard. Vannor avait disparu. 6 Métamorphose D’après le messager, la vie de Vannor était suspendue à un fil. Il n'y avait pas de temps à perdre. Yanis avait mis à la disposition de Tarnal le navire le plus rapide des Nightrunners, et les vents leur étaient favorables. Mais, pour Zanna, le vaisseau semblait figé dans le temps, comme prisonnier du même étau de glace qui lui enserrait le cœur. Elle se tenait à la proue et agrippait si fort le bastingage qu'elle en avait mal aux doigts. Elle aurait voulu pousser le navire à avancer de toute la force de sa formidable volonté et de son grand désespoir, car chaque seconde comptait. Antor, son frère cadet, était déjà décédé, elle n'avait pas eu la chance de lui dire au revoir. Zanna sentit la douleur lui étreindre le cœur. C'était si injuste! Antor n'était guère plus qu'un enfant. Il avait à peine commencé à vivre et, déjà, sa vie s'était arrêtée. Zanna ravala ses larmes, bien décidée à garder le contrôle de ses émotions au cours de cette crise. Si seulement Tarnal était à ses côtés pour la rassurer! Mais, comme toujours, il avait pris le commandement. Elle entendait sa voix à l'arrière-plan donner des ordres aux marins tandis qu'il s'efforçait d'adopter la trajectoire la plus rapide et d'ajuster les voiles pour prendre un maximum de vitesse grâce aux vents tumultueux. Tout ce zèle n'était pas nécessaire car l'équipage se connaissait depuis longtemps et savait ce qui était en jeu. Mais Zanna comprenait que Tarnal avait besoin de s'occuper pour ne pas penser à ce qui risquait de les attendre à Nexis. Elle ne disposait pas, hélas, d'un tel moyen de distraction et regrettait désespérément l'absence de son mari, car elle avait besoin du réconfort et du soutien de sa présence aimante. Le navire fendait les vagues telle une ombre grise sur la mer d'un noir d'encre. Le vent chantait dans les voiles et des moutons d'écume crémeuse jaillissaient tout autour de la coque. Incapable de contenir son impatience, Zanna quitta la proue et commença à faire les cent pas sur le pont incliné sans se soucier du danger. Dépêche-toi, disait-elle dans sa tête au vaisseau. Oh, dépêche-toi ! Nous devons arriver à temps ! Comment une chose pareille pouvait-elle se produire quand tout allait si bien ? Les sept années écoulées depuis la bataille du Val avaient été bonnes. Est-ce notre faute? se demanda Zanna au beau milieu de ses allées et venues. Sommes-nous devenus trop confiants ? Quand Vannor était venu trouver les Nightrunners pour leur annoncer la disparition d'Aurian et d'Anvar, ils avaient cru à une catastrophe sans précédent. Zanna et les autres amis des deux Mages les avaient longtemps pleurés, et Parric était resté inconsolable. Vannor avait mis plusieurs jours avant de les convaincre que, non seulement leurs amis avaient disparu, mais leurs ennemis aussi. Eliseth était partie de la même manière qu'Aurian et Anvar; quant à l'Archimage, l'un des contacts de Yanis à Nexis leur avait écrit pour dire qu'il s'était envolé lui aussi. Honteuse, Zanna se souvint d'avoir reproché à son père de vouloir conquérir le pouvoir quand Aurian venait à peine de disparaître. Mais il avait eu raison. Privés de gouverneur, les habitants de Nexis cherchaient désespérément quelqu'un pour les diriger. Avec l'aide de Sangra, Vannor avait dégrisé l'inconsolable Parric avec une efficacité brutale et lui avait demandé son aide, ainsi que celle des rebelles et des réfugiés de Nexis. Yanis avait fourni les navires et le soutien armé des Nightrunners. En l'espace d'un mois, l'ancien président de la guilde des marchands était devenu le Haut-Gouverneur de Nexis. Puis les changements avaient commencé. Avec le départ des Mages, l'ombre de la crainte et de la peur avait quitté les Nexians, et une nouvelle ère s'était ouverte sous le règne bienfaisant de Vannor. On avait sorti de l'Académie les réserves de provisions de Miathan - du moins, celles qui étaient accessibles -, et Parric et Sangra avaient rapidement entraîné de nouvelles recrues pour la garnison. Ils s'étaient occupés des voleurs et des tire-laine, rendant la nuit bien plus sûre pour les promeneurs tardifs. Les troupes disciplinées qui appuyaient l'autorité de Vannor avaient convaincu les marchands qui exploitaient les Nexians de changer de méthodes. On avait reconstruit des maisons pour les pauvres et les démunis, et les mendiants avaient disparu du paysage. Le sanctuaire de Jarvas avait été reconstruit pour accueillir les personnes âgées et les nécessiteux, et une école de guérisseurs s'était ouverte à cet endroit, sous la direction d'un Benziorn redevenu sobre. Vannor avait donné aux citoyens de Nexis des années de paix et de plénitude, mais Zanna était consciente du fait que tout le monde n'appréciait pas le nouveau Haut-Gouverneur et les changements qu'il avait apportés. Le seul grand désastre du règne de Vannor, c'était son échec concernant les attaques sporadiques des Phées. Les gens qui avaient perdu de la famille ou des amis le rendaient responsable de la disparition de leurs êtres chers. Les marchands étaient furieux de la baisse importante de leurs profits et de ce qu'ils considéraient comme une ingérence dans leurs affaires. Le fait que Vannor avait été autrefois le président de la guilde des marchands ne faisait qu'ajouter à l'insulte. Afin de concrétiser un rêve qu'il caressait depuis longtemps, il était passé outre leurs objections et avait aboli la pratique du servage. Zanna savait qu'il pouvait très bien s'agir de l'ultime outrage qui avait précipité cette attaque. Tandis que l'obscurité commençait à refluer à l'est, le navire entra dans l'estuaire. Bientôt, les quais de Norberth, gris et indistincts dans la lumière spectrale de l'aube, apparurent dans son champ de vision et passèrent lentement comme des ombres mouvantes tandis que le navire continuait à remonter le fleuve. Zanna ferma les yeux à cause de la souffrance. Elle avait l'impression que tout, ce jour-là, contribuait à lui rappeler son père, car le passage du fleuve était également une innovation de Vannor. Après avoir consulté Yanis et les autres capitaines marchands, il avait fait draguer le fleuve, détruire le barrage et installer une série d'écluses pour permettre le passage des navires jusqu'à Nexis. Ce jour-là, Zanna bénit son père, car cela lui permettrait d'arriver plus vite à ses côtés. Zanna et Tarnal ne perdirent pas de temps à attendre que le navire accoste à Nexis. Ils se firent déposer à l'endroit où les jardins de la demeure de Vannor s'étendaient jusque dans les bras du fleuve. Zanna fut choquée en découvrant le nombre de soldats armés qui gardaient la mince jetée et qui patrouillaient dans la propriété. A son grand soulagement, elle constata qu'ils se trouvaient sous le commandement de Sangra. La jeune femme laissa immédiatement passer le couple sans les retarder avec des formalités inutiles. Ils gravirent en courant main dans la main les chemins de gravier escarpés et arrivèrent hors d'haleine devant la maison. Dulsina leur ouvrit la porte. Livide, la gouvernante avait les yeux rouges à force de pleurer et cernés à cause de la tension et du manque de sommeil. Sans mot dire, les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre. — Est-ce qu'il est... ? demanda Zanna, qui fut la première à mettre fin à cette étreinte - quelles que soient les nouvelles, elle ne supportait plus de ne pas savoir. — Non, pas encore. Il continue à se battre, mais... Dulsina secoua la tête et guida Zanna et Tarnal jusqu'au bureau de Vannor. Parric s'y trouvait déjà et faisait les cent pas devant la cheminée. — Zanna..., fit le maître de cavalerie d'une voix étranglée, en lui ouvrant les bras. Je suis désolé, chérie, ajouta-t-il d'une voix rauque. Je m'en veux. Si la garnison l'avait mieux protégé... — Sottises, l'interrompit sèchement Dulsina. Ne sois pas si bête, Parric. Les choses sont déjà suffisamment difficiles sans que tu commences à te faire des reproches comme ça. Rends-toi plutôt utile et donne un verre de vin à Zanna et Tarnal. (Elle se tourna vers la jeune femme.) Les dieux seuls savent comment quelqu'un a pu entrer dans cette maison pour commettre cet horrible crime. Il semblerait que le pain ait été empoisonné, mais nous avons perdu le cuisinier avec le reste des serviteurs, alors je ne crois pas qu'on saura jamais le fin mot de l'histoire. Je n'en ai réchappé que parce que je passais la nuit en ville chez Hebba - elle ne va pas très bien, ces derniers temps. (Dulsina se mordit la lèvre.) Il faut regarder les choses en face, Zanna. Ce poison est très cruel. Ton pauvre père souffre si terriblement que la mort serait pour lui une libération. (De nouvelles larmes lui montèrent aux yeux.) Je suis désolée, ma chère. Même Benziorn dit qu'on ne peut rien faire. Il ne peut que lui donner des somnifères pour l'aider à quitter ce monde plus paisiblement. Le visage de Dulsina se brouilla lorsque les yeux de Zanna se remplirent de larmes à leur tour. Un sanglot convulsif lui broya la gorge. Tarnal, qui maîtrisait visiblement son propre chagrin pour mieux soutenir sa femme, la prit dans ses bras. Zanna puisa du réconfort dans cette étreinte. — Est-ce que je peux le voir, maintenant? demanda-t-elle d'une petite voix qu'elle reconnut à peine. Zanna ne savait pas combien d'heures elle était restée assise au chevet de son père mais, derrière la fenêtre, la nuit était tombée depuis longtemps, et elle avait les yeux brûlants. Dulsina, assise en face d'elle, tremblait de fatigue. Benziorn venait de temps en temps jeter un coup d œil à son patient. Invariablement, il secouait la tête et ressortait de la chambre en soupirant. Vannor était allongé, froid et immobile comme s'il était déjà à l'état de cadavre, les yeux à moitié ouverts mais vitreux. Il respirait si faiblement que son souffle était à peine perceptible. Sa main inerte semblait froide et moite dans celle de Zanna. Cette attente était insupportable, surtout en sachant que ce n'était qu'une question de temps. Zanna souhaitait presque que cela soit déjà terminé, pour son père et pour elle. Cependant, tant qu'il respirait encore, comment pouvait-elle s'empêcher d'espérer un miracle ? Elle se souvint de la nuit où elle l'avait sauvé des griffes des Mages en l'aidant à s'évader à travers le labyrinthe obscur des archives de la bibliothèque et des égouts terrifiants qui empestaient. Cette fois, Vannor s'était embarqué sur une route plus noire encore et il n'y avait visiblement pour Zanna aucun moyen de le ramener à la maison. Elle avait dû s'assoupir quelque temps car elle se réveilla en sursaut, l'air fautif. Une fable lumière grise filtrait à travers la fenêtre, et un brouhaha de voix assourdies résonnait en provenance du couloir au bas de l'escalier. C'était sûrement ce qui avait réveillé Zanna. Quoi encore? se demanda-t-elle en fronçant les sourcils d'un air mécontent. Comment Tarnal et Parric peuvent-ils autoriser une chose pareille. II y a un malade ici, il ne devrait pas être dérangé. Au bout de quelques minutes, la porte s'ouvrit et Tarnal passa la tête dans l'entrebâillement. Il fit signe à Zanna et à Dulsina de quitter le chevet de Vannor et de venir avec lui sur le palier. — Je me suis dit que vous aimeriez être mises au courant, chuchota-t-il. Il y a quelqu'un à la porte, on dirait une vieille sorcière, au milieu de tous ses châles et de toutes ses affaires. Elle prétend être herboriste et jure qu'elle connaît un vieux remède de grand-mère qui pourrait sauver la vie à Vannor. C'est probablement une vieille folle, mais... (Il écarta les mains et haussa les épaules.) Qu'est-ce qu'on a à perdre ? Le seul ennui, c'est que Benziorn est furieux. Il dit que c'est une menteuse et qu'il n'existe aucun remède, qu'elle cherche seulement à nous extorquer de l'argent pour essayer de sauver Vannor. Il insiste pour que nous la renvoyions. Zanna et Dulsina se regardèrent. — Fais-la monter, dirent-elles d'une seule voix. La vieille insista pour rester seule dans la pièce pendant qu'elle travaillait. Cela donna une vague impression de malaise à Zanna. Puis la jeune femme se dit: Laisse-la faire. Après tout, quels dégâts pourrait-elle bien faire à ce stade ? Alors la vieille femme entra dans la chambre, referma la porte derrière elle avec fermeté, et il n'y eut plus rien d'autre à faire qu'attendre - et prier. En proie à l'angoisse, Dulsina, Zanna et Tarnal restèrent debout devant la porte. Au bout d'un petit moment, Parric, très pâle et tendu, monta les rejoindre avec un plateau sur lequel se trouvaient des verres et une bouteille de liqueur. Il posa le plateau sur une petite table près du mur. Ils attendirent en ne parlant guère et en buvant le cognac à petites gorgées. De son côté, Benziorn faisait les cent pas dans le hall d'entrée en marmonnant des jurons dans sa barbe. De temps à autre, il jetait des regards noirs en direction de la porte de la chambre de Vannor. Eliseth sortit de la chambre en serrant contre elle le panier où elle avait caché le calice sous un tissu. Elle rit intérieurement en découvrant les visages inquiets qui l'attendaient. Grâce à l'illusion qu'elle avait créée, ces imbéciles la prenaient pour une vieille bique et n'avaient pas la moindre idée de sa véritable identité. Tout s'était passé comme prévu. Elle avait achevé le marchand avec une autre dose de poison, puis elle l'avait ramené à la vie à l'aide du Chaudron. Vannor n'avait pas le moindre souvenir de ce qu'elle lui avait fait. Il ne le savait pas encore mais, maintenant, il lui appartenait. La Mage lança à Zanna un regard en coin venimeux lorsqu'elle s'avança pour lui demander d'un air angoissé : — Que s'est-il passé, bonne dame? Comment va mon père? Eliseth se ressaisit aussitôt et composa ses traits pour donner l'illusion d'un sourire édenté. — Tranquillisez-vous, ma dame, tout va bien. Votre père était effectivement bien mal en point, mais mes talents m'ont permis de le ramener. En ce moment même, il récupère... Mais elle parlait dans le vide. Zanna venait de se précipiter dans la chambre de son père en poussant un cri de joie, Dulsina sur ses talons. Tarnal s'avança à son tour en souriant. — Pardonnez-les, vieille mère, elles ne sont pas ingrates, loin de là. Cette famille a une dette incalculable envers vous, mais nous ferons de notre mieux pour la rembourser, car vous avez fait un miracle ce soir. Je suis sûr qu'elles vont revenir vous voir dès qu'elles auront constaté que Vannor va bien. En attendant, aimeriez-vous descendre au rez-de-chaussée pour vous rafraîchir ? Eliseth secoua la tête. — Merci, mais je vais attendre ici, rétorqua-t-elle d'un ton ferme. Elle n'eut pas à attendre longtemps, cependant. Zanna ressortit très vite, illuminée et transfigurée par la joie. — Il est réveillé! Il m'a reconnue! Il va s'en remettre! (La jeune femme reprit ses esprits et se tourna vers Eliseth.) Bonne mère, comment vous remercier ? Tout ce que je puis vous donner est à vous, vous n'avez qu'à demander. La Mage secoua la tête. — Ma dame, je ne demande rien. Voir notre cher seigneur Vannor revenir à la vie est à mes yeux la meilleure des récompenses. — Mais il doit bien exister un moyen de vous remercier, protesta Zanna. — Vraiment, je ne veux rien. Si vous le permettez, je vais m'en aller maintenant, répondit Eliseth. Laissant les Mortels bouche bée, elle descendit l'escalier et se sauva de la maison en se rappelant qu'elle était censée être une vieille femme et que, de ce fait, elle ne pouvait faire de grandes enjambées. Personne n'essaya de l'arrêter, ce qui était aussi bien pour eux. Oh, mais tu me rembourseras ta dette, Zanna, n'aie pas peur, songea Eliseth en longeant le fleuve en direction de l'Académie. J'aurai ma récompense quand ton cher papa tuera ton mari et tes enfants sous tes yeux, juste avant que je m'occupe de toi moi-même. La Mage sourit d'un air sinistre. Sept ans plus tôt, l'évasion de Vannor l'avait plongée dans un grand embarras et lui avait causé beaucoup d'ennuis, tout ça par la faute de Zanna. Mais la jeune fille avait commis une grave erreur en défiant Eliseth. Comme sa vengeance serait douce... Cependant, elle allait devoir attendre encore un peu. Si elle voulait gouverner la cité à travers Vannor, il était extrêmement important qu'il continue à agir comme d'habitude pour ne pas éveiller les soupçons. De plus, quand Aurian ferait son retour en ce monde, Vannor compterait parmi les premières personnes qu'elle contacterait. Eliseth voulait obtenir des renseignements sur les faits et gestes de son ennemie le plus tôt possible, car cela lui offrirait un avantage inestimable. Eliseth profita du fait que l'aube venait tout juste de se lever et qu'il n'y avait pas grand monde dans les rues pour rentrer à l'Académie sans qu'on la voie. En regagnant ses appartements, elle libéra Bern du sortilège temporel qui l'avait maintenu immobile en son absence. Lors des derniers jours, elle avait réussi à le convaincre qu'il avait tué sa femme et ses enfants et que les gardes passaient la cité au peigne fin pour le retrouver. En retour du refuge qu'elle lui offrait à l'Académie, il avait juré de la servir, mais elle ne lui faisait pas confiance au point de sortir en le laissant sans surveillance. Bern avait tellement sombré dans la culpabilité et le chagrin depuis la mort de sa famille qu'elle n'aurait pas été surprise qu'il aille se rendre. Mais il trahirait au passage la présence de la Mage dans l'Académie, ce qui serait une catastrophe. Même s'il ne faisait qu'attenter à sa propre vie, cela poserait problème, car elle ne pouvait se prendre en charge toute seule. C'était indigne d'une Mage. Eliseth envoya Bern préparer le petit déjeuner, puis elle sortit le calice de son panier et le remplit d'eau grâce à la cruche qui se trouvait sur la table. Avant de manger, elle allait jeter un coup d'œil à Vannor et voir comment progressait sa prétendue guérison. Elle voulait s'assurer qu'elle le contrôlait parfaitement, car elle avait un certain nombre de tâches à lui confier pour préparer la cité à son retour et amener les Mortels récalcitrants en son pouvoir. Une de ses premières missions, songea-t-elle avec détermination, allait être de monter une attaque contre ces maudits Phées! Bien entendu, elle savait que Vannor avait peu de chances de vaincre le seigneur de la Forêt et ses sujets, mais il réussirait peut-être à les affaiblir suffisamment pour permettre à Eliseth de triompher après lui. Que lui importait si quelques centaines de Mortels mouraient au passage ? Ils se reproduisaient comme des lapins. La Mage regarda dans les profondeurs du calice et invoqua l'image de Vannor. Elle le trouva assis dans son lit, occupé à manger de la soupe, tandis que toute sa famille autour de lui observait chaque mouvement de la cuillère, de l'assiette à la bouche du marchand. A titre d'expérimentation, Eliseth s'insinua dans l'esprit de Vannor et lut dans ses pensées comme dans un livre ouvert, en passant en revue ses espoirs, ses rêves, ses peurs et ses plans. En prime, elle découvrit ce qui était arrivé à Aurian au cours de ses voyages de l'autre côté de la mer car, à leur retour, elle avait raconté toute l'histoire à Vannor. Eliseth grava ces détails dans sa mémoire, car ils pourraient bien s'avérer utiles un jour. Puis elle tourna de nouveau son attention vers sa victime. Elle voulait mettre son contrôle à l'épreuve sans inquiéter ni affoler les proches de Vannor. Après réflexion, elle exerça sa volonté et l'obligea à laisser tomber la cuillère dans son bol, projetant de la soupe chaude sur le couvre-lit. Dulsina se dressa d'un bond en poussant un cri angoissé. — Que s'est-il passé ? Tu vas bien ? Tu te sens de nouveau malade ? Vannor secoua la tête en épongeant vainement les taches de soupe sur le dessus-de-lit. — Je vais bien, ma chère, inutile de t'inquiéter. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Mon esprit s'est juste mis à vagabonder pendant une minute. Je crois que je suis encore fatigué. Avec un sourire suffisant, Eliseth sortit de l'esprit du marchand et revint dans son propre corps. Son triomphe donna de la saveur supplémentaire à son repas. Elle s'était occupée de Vannor avec succès, maintenant, il était temps de faire de même avec Anvar. Pour une Mage, la connaissance, c'était le pouvoir. L'information trouvée dans l'esprit de Vannor au sujet des aventures d'Aurian avait aiguisé sa curiosité. Elle voulait en apprendre davantage au sujet des pays méridionaux, or Anvar s'y était rendu en personne. Toujours souriante, Eliseth descendit dans l'armurerie de la salle de garde et y choisit une longue dague aiguisée. Puis elle revint dans ses appartements, remplit d'eau le calice jusqu'à ras bord et se rendit ensuite sur le toit de la tour, à l'endroit où gisait l'amant d'Aurian, en tenant précautionneusement l'Artefact à deux mains. Dehors, l'air était lourd et oppressant, il bourdonnait presque de tension. De gros cumulus noirs s'étaient amassés au-dessus de la cité et Eliseth entendit le grondement sourd et menaçant du tonnerre au loin. Un frisson d'extase parcourut tout son corps. Tandis que le pouvoir brut et sauvage de la tempête se rapprochait, la puissance de sa magie n'allait cesser de se renforcer. Dans la pénombre visqueuse et cuivrée du crépuscule, elle distingua la faible lueur bleue de son sortilège temporel et se hâta dans cette direction tout en veillant à ne pas faire déborder le bol. Anvar gisait face contre terre sur le toit, à l'endroit où elle l'avait laissé, longue silhouette noire dont l'identité n'était pas repérable sous le réseau des filaments bleutés scintillants du sortilège. Eliseth posa le calice d'un geste décisif sur les dalles lisses du toit et installa également la dague à portée de main. — Enfin, souffla-t-elle. Même Aurian ne peut plus te sauver, maintenant. Alors, rassemblant ses pouvoirs, elle les dirigea sur Anvar et fit disparaître le sortilège temporel. La victime d'un tel sort éprouvait toujours quelques instants de désorientation lorsque la magie qui la retenait prisonnière s'évaporait. Il fut facile pour Eliseth de remplacer le sortilège temporel par un autre, de sommeil, celui-là, avant même qu'Anvar ait le temps de se débattre ou même de comprendre ce qui lui arrivait. Dès qu'il se retrouva sans défense, Eliseth commença à fouiller son esprit en lui arrachant toutes ses informations sans se soucier de la souffrance qu'elle lui infligeait. Au contraire, elle se réjouit des hurlements silencieux que poussa son âme torturée, prise au piège, tandis que son corps convulsait de douleur. Eliseth se faisait plaisir. En blessant Anvar, elle attaquait Aurian. Elle aurait pu obtenir ce qu'elle voulait bien plus facilement si elle avait tué sa victime et pris le contrôle comme elle l'avait fait avec Bern et Vannor, mais elle voulait imposer sa volonté à Anvar et le faire souffrir. Toute l'histoire du long voyage de son ennemie défila dans l'esprit d'Eliseth, trop vite pour qu'elle parvienne à en suivre le fil, mais cela ne l'inquiéta pas. Il lui suffisait de la ranger dans un coin de sa mémoire, il serait toujours temps, par la suite, d'en examiner les détails à loisir. Lorsque, enfin, elle fut certaine qu'elle avait pris tout ce qu'elle voulait dans l'esprit d'Anvar, elle en sortit, ramassa la dague et contempla avec un mépris glacial le jeune homme agité par les derniers spasmes de la souffrance. Puis elle le plaqua au sol avec son genou et lui attrapa les cheveux pour lui tirer la tête en arrière. Ensuite, elle fit disparaître le sortilège et sentit le corps d'Anvar se tendre lorsqu'il reprit conscience. Aussitôt, elle abattit la main, et sa lame aiguisée siffla en travers de la gorge de sa victime en faisant couler à flots le sang cramoisi. Tandis que la vie d'Anvar s'écoulait entre ses doigts, Eliseth rejeta la tête en arrière et éclata d'un rire triomphant. Cette fois, Anvar déboula si vite dans le royaume de la Mort qu'il eut à peine le temps de voir la porte grise et encore moins de remarquer les gravures raffinées. Il n'avait pas encore compris ce qui lui arrivait que, déjà, il se retrouvait, stupéfait, fou de rage et horrifié, dans la semi-lumière argentée du monde au-delà du portail, avec à ses pieds le chemin de l'éternité. — Non! Alors même qu'il protestait en hurlant, la porte se referma derrière lui dans un grondement sourd qui avait quelque chose de terriblement définitif. Crachant des jurons, Anvar se jeta encore et encore sur le bois impassible, mais en vain. Brusquement, il se rappela la douleur et son impuissance, les pensées d'Eliseth qui lui raclaient l'esprit comme des griffes brûlantes et le poignard sur sa gorge. Anvar cessa de marteler la porte. Ses bras retombèrent mollement le long de ses flancs tandis qu'une terreur glacée s'installait au fond de lui. Avec une horreur grandissante, il se rendit compte que, la dernière fois, il était entré dans cet endroit de son plein gré et qu'on l'avait autorisé à en ressortir, alors que, cette fois-ci, il était là pour de bon. Il pensa à Aurian et eut une vision saisissante de son visage sérieux, de ses traits bien dessinés et de sa chevelure flamboyante. A l'idée de la perdre, il eut un coup au cœur, comme si on y enfonçait une dague. C'est impossible, ça ne peut pas vrai, songea-t-il, paniqué. Je ne peux pas être mort! Brusquement, Anvar sentit une main se poser sur son épaule. — Ne me touchez pas ! gronda-t-il d'une voix qui menaçait de se briser à cause de la peur. Mais alors même qu'il faisait volte-face, il entendit une voix s'écrier: — Anvar? Fiston, c'est bien toi ? A son grand étonnement, Anvar se retrouva face à face avec Forral. — Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le bretteur d'un ton anxieux. Comment es-tu mort ? Où est Aurian ? Pressé d'obtenir des réponses, il agrippa Anvar par les épaules et le secoua impatiemment tandis que le Mage essayait en vain de remettre un peu d'ordre et de calme dans ses pensées. — Forral, laisse-le. Anvar ne se rappelait que trop bien cette voix sinistre et glaçante. Il leva les yeux et frémit, car la Mort, semblant croire que son déguisement d'ermite n'était pas nécessaire pour quelqu'un ayant déjà traversé son royaume, se dressait au-dessus des deux hommes, drapé dans son grand linceul noir. Mais l'attention du Spectre semblait fixée tout entière sur Forral. — Cela a assez duré, aboya-t-il. N'apprendras-tu donc jamais, Mortel ? J'éprouve un certain respect pour ton courage et ta volonté. Tant que tu n'interférais avec personne d'autre, j'étais d'accord pour te laisser persister dans cette folie, mais cela fait deux fois maintenant que tu réussis à accoster les âmes qui me sont confiées. La dernière fois, ton interférence a privé un homme de son passage et a permis qu'on l'arrache à ce monde pour le réduire en esclavage, un esclavage contre nature. » Forral, continua la Mort d'un ton implacable et sévère, je ne peux pas - je n'ose pas – t’autoriser à rester ici plus longtemps. Je n'aurais jamais cru assister de nouveau à de tels événements, mais il apparaît qu'une puissance au sein du monde mortel utilise le Chaudron de la Réincarnation à des fins maléfiques. Il n'est plus bon pour toi de rester dans le voisinage de la porte. Tu dois venir avec moi maintenant - vous devez venir tous les deux et entrer dans le Puits des mes pour vous réincarner avant qu'il soit trop tard. Forral avait toujours les mains crispées sur les épaules d'Anvar, mais celui-ci n'y fit guère attention. En entendant les paroles du Spectre, il comprit enfin ce que fabriquait Eliseth - et pourquoi. Alors même qu'il ouvrait la bouche pour prévenir les deux autres, il sentit quelque chose d'anormal, comme les prémices d'une force ésotérique invisible. Semblable à une marée impure, elle réussit à franchir la porte de la Mort, pourtant fermée. La scène brumeuse vacilla autour du Mage et commença à se dissiper. Il sentit comme une main géante l'attraper et l'entraîner vers le portail séparant les vivants des morts. — Non ! rugit la Mort. Je ne le permettrai pas ! Pendant un instant, la confusion régna. Anvar sentit l'une des mains de Forral glisser de son épaule, mais le bretteur se raccrocha d'autant plus de l'autre main. La force qui s'exerçait au-delà de la porte continua à attirer le Mage, de plus en plus violemment, au point que cela devint douloureux. Puis Anvar sentit, pour la première fois, le non-contact engourdissant du Spectre dont les doigts se refermèrent sur ses bras. Ensuite Forral poussa un cri - d'horreur et de triomphe mêlés - et il n'y eut plus que deux silhouettes à l'endroit où il y en avait eu trois quelques instants plus tôt. Sur le toit de l'Académie, la Mage du Climat finit d'appliquer l'eau du calice sur la blessure béante d'Anvar et regarda avec satisfaction le sang arrêter de couler des artères sectionnées et la chair commencer à se réparer. Eliseth attendit alors, tendue. On aurait dit que ça prenait longtemps pour ramener sa victime à la vie, bien plus qu'avec Bern. Elle contempla le corps sans vie d'un regard noir, en serrant les poings si fort qu'elle enfonça ses ongles dans ses paumes. Si ça ne marchait pas... Anvar convulsa et arqua le dos comme un poisson hors de l'eau tandis qu'une respiration sifflante et haletante soulevait de nouveau sa poitrine. Eliseth réagit aussitôt et lui lança un autre sortilège temporel. Puis elle s'assit, immensément soulagée. Pendant un moment, elle songea à dissiper de nouveau le sort pour tester son contrôle comme elle l'avait fait avec Vannor. Mais pourquoi prendre ce risque? Le calice avait parfaitement bien fonctionné avec ses deux premières victimes, et il était bien plus puissant que la magie de ce sang-mêlé. De plus, Eliseth était pressée. Elle avait fait ce qu'elle comptait faire, et les informations qu'elle avait sorties de l'esprit d'Anvar étaient bien plus utiles qu'elle l'espérait. Jusqu'à maintenant, elle n'avait jamais réfléchi au-delà de Nexis, mais pourquoi limiter ses ambitions au Nord ? Avec Vannor en son pouvoir, elle pouvait contrôler la cité, et Anvar était en place, prêt pour le retour d'Aurian. Si elle partait maintenant pour le Sud, en quête d'autres races à dominer, elle pourrait augmenter mille fois sa puissance avant que ses ennemis - Aurian ou Miathan, où qu'il puisse être - la retrouvent. Elle serait également loin du danger lorsqu'elle ordonnerait à Vannor de lancer une attaque contre les Phées. S'ils se vengeaient en attaquant la cité, elle ne souhaitait nullement rester dans les parages. De plus, la Mage avait découvert dans l'esprit d'Anvar l'existence d'une forteresse invincible depuis laquelle elle pourrait tenir les rênes du monde en toute sécurité. Heureusement qu'il n'y avait plus de Dragons dans la cité de Dhiammara, car Eliseth avait l'intention de s'y installer. A cet instant, un coup de tonnerre retentissant mit un terme à l'autosatisfaction de la Mage. Sous ses pieds, les fondations de la tour commencèrent à trembler. Eliseth comprit qu'une magie inconnue avait déclenché le tremblement de terre, mais elle ignorait complètement que, en utilisant les pouvoirs du Chaudron au sein de l'Académie, elle avait refermé un piège tendu voilà bien longtemps. Tandis que la tour vibrait et oscillait, la Mage paniqua au point de ne plus pouvoir réfléchir. Elle ne pouvait rien faire d'autre que rester où elle se trouvait car la tour, protégée de la destruction par de nombreux sortilèges, était un endroit sûr. Mais elle contempla avec horreur la cité qui s'effondrait autour d'elle. Un pan de la balustrade en pierre se délogea dans un craquement avant de disparaître dans les profondeurs en contrebas. Pour plus de stabilité, Eliseth s'accroupit en serrant bien fort le précieux calice et regarda à travers le trou la cité qui continuait à s'effondrer. Quelque part au centre de Nexis, la Mage entendit un craquement déchirant lorsque le plateau sur lequel était édifiée la garnison, ce vaste complexe de bâtiments entourés d'un mur d'enceinte, se fractura en son milieu. Les hauts murs protecteurs que Miathan avait construits autour de la ville se brisèrent et s'écroulèrent en une pluie de pierres. Un glissement de terrain se produisit au sud, en amont de la cité, et dévala le flanc de la vallée pour venir remplir le fond de la cuvette avec des débris. Une longue fissure apparut dans le lit du fleuve sous le promontoire de l'Académie et les eaux s'enfoncèrent en tourbillonnant dans les entrailles de la terre, dans un nuage bourgeonnant de poussière et de vapeur. Enfin, le tremblement de terre prit fin. Le paysage torturé cessa de bouger, et la poussière commença à retomber. Il n'y eut alors pour seuls bruits que les gémissements et les hurlements des blessés et des parents endeuillés. Des dizaines d'incendies s'étaient déclenchés à travers toute la ville, ne faisant qu'ajouter à la destruction. Eliseth frissonna sans prêter la moindre attention aux souffrances des Mortels en contrebas. Elle ne pensait qu'à elle. Elle ignorait ce qui s'était passé, exactement, mais elle avait la très mauvaise impression que c'était dirigé contre elle et que l'Archimage disparu y était mêlé. Il était donc grand temps qu'elle s'en aille. Trois jours plus tard, Yanis fut très surpris de recevoir un message de Vannor demandant qu'un navire rapide transporte une personne inconnue et son serviteur dans les royaumes méridionaux. Il s'étonna que le père de Zanna trouve le temps de se préoccuper de quelque chose d'aussi trivial car, après le mystérieux tremblement de terre, le gouverneur de Nexis, qui se remettait tout juste de sa maladie, avait beaucoup à faire pour restaurer l'ordre et gérer la crise. Cependant, pour Yanis, cela ne faisait aucune différence. Compte tenu du montant d'or que proposait Vannor, le Nightrunner ne fut que trop heureux de lui rendre ce service en personne, même si le mystérieux voyageur, qui passa toute la traversée emmitouflé et encapuchonné dans un grand manteau épais, le mit très mal à l'aise. Mais après avoir déposé son passager dans une crique retirée sur la côte méridionale, lorsqu'il rentra chez lui sur une mer encore instable et agitée à cause du séisme, sa curiosité s'était complètement envolée, ainsi que le moindre souvenir du mystérieux voyageur. 7 La chasse sauvage Frissonnante, Aurian se tenait dans la cour déserte à l'exception des fantômes. A la pâle lueur du clair de lune, les bâtiments de l'Académie brillaient de l'éclat ivoirin du vieil os. Les trous noirs béants qui remplaçaient portes et fenêtres semblaient travestir les souvenirs de toute une vie, comme les traits vacants d'un crâne conservant l'écho à demi familier d'un visage aimé, depuis longtemps réduit en poussière, réceptacle à l'abandon d'une conscience depuis longtemps enfuie. Un petit vent froid pleurnichait et gémissait entre les bâtiments abandonnés, soulevant des ombres en mouvement dans les recoins obscurs et ternissant l'air avec des murmures de voix fantômes. Miathan et Eliseth, les archi-comploteurs ; Davorshan et Bragar, le Mage du Feu, dont les ambitions surpassaient les pouvoirs ; la guérisseuse Meiriel, perdue dans sa folie et tombée sous l'épée d'Aurian dans un pays lointain... Tous étaient là ce soir, peuplant les ombres en attendant de prendre leur revanche sur la seule Mage qui avait osé s'opposer à eux... — Mes couilles! renifla Aurian. Des fantômes, tu parles! Reprenant fermement le contrôle de son imagination, elle ouvrit d'un coup d'épaule la porte de la tour des Mages et entra. Il faisait si noir dans l'escalier en colimaçon que même sa vision de Mage ne parvint pas à percer les ténèbres. Aurian leva la main et invoqua une boule de Magilumière bleue crépitante qui s'en alla osciller au-dessus de sa tête. Les marches de marbre s'élevaient en spirale devant elle, recouvertes d'une couche de condensation glacée très glissante. L'apparition de la sphère de feu froid fit jaillir des ombres sur les murs abîmés par le climat et sur le plafond drapé de toiles d'araignées. Des mouvements fugaces à la périphérie de son champ de vision forcèrent Aurian à s'immobiliser puis à faire volte-face, la main sur le Bâton de la Terre, pour affronter une menace qui n'existait pas. — Arrête tes conneries, maugréa Aurian d'un air dégoûté. Ça ne sert à rien de continuer si tu commences à voir des fantômes dans tous les coins. Le seul ennui, c'est qu'elle savait parfaitement que les fantômes existaient. En serrant les dents, la Mage continua à monter l'escalier. Les appartements des jumeaux, ceux de Bragar, la suite d'Eliseth... Aurian trouva toutes les pièces vides et à l'abandon. Toutes traces de leurs anciens propriétaires s'étaient envolées. Le malaise s'empara de la Mage et la fit frissonner comme si un doigt glacé remontait le long de son échine. Ce n'était pas normal, n'est-ce pas ? Même si l'Académie avait été abandonnée et si tous les Mages étaient morts, les débris moisis de leurs meubles et de leurs affaires devraient encore s'y trouver! Lorsqu'elle arriva devant la porte familière de ses propres appartements, Aurian hésita, réticente à l'idée de découvrir ce qui se cachait derrière. Ces pièces avaient été son foyer pendant de si nombreuses années de bonheur, elles recelaient de précieux souvenirs de Forral et d'Anvar, et de ce cher Finbarr, son ami l'archiviste qui avait donné sa vie pour elle lors de la nuit des Spectres. Aussi ridicule que cela puisse paraître, elle ne pouvait s'empêcher de penser que le fait de découvrir ses appartements vides et abandonnés allait balayer une grande partie de son ancienne vie... — Tu as raison, c'est ridicule, se dit Aurian d'un ton ferme. Après tout, les possessions matérielles n'étaient pas si importantes, et rien - rien du tout - ne pouvait effacer le souvenir des hommes qu'elle avait tant aimés. Néanmoins, cela lui fit mal d'entrer dans ces pièces désolées et rongées par l'humidité, où le moindre bruit résonnait à cause du vide. Qu'était-il arrivé aux tapis et aux rideaux couleur de mousse et à son lit confortable avec ses lourdes tentures de brocard ? Elle se rappela qu'elle avait pour habitude de les fermer sur la nuit afin de créer un havre de paix et de joie rien que pour Forral et pour elle. Qu'étaient devenues les belles tenues que le bretteur l'avait convaincue d'acheter lors de leurs promenades dans les Grandes Arcades ? Où étaient passés ses cristaux de voyance et d'invocation, son irremplaçable collection de livres et de parchemins et la précieuse guitare d'Anvar, qu'elle lui avait offerte lors de ce joyeux Solstice qu'il avait passé avec elle et Forral ? Une insupportable vague de solitude et de nostalgie la submergea au point qu'elle faillit tomber à genoux. Où se trouvaient-ils, à présent, ces deux hommes qu'elle aimait plus que la vie elle-même ? Forral était mort, et Anvar, où était-il ? Où? Aurian frissonna et fuit le triste spectacle de ses appartements à l'abandon. Sa boule de Magilumière continua à la précéder d'un pas en oscillant devant elle. Une fois de plus, elle continua à gravir les marches en suivant un nouveau tournant de l'escalier en colimaçon. Il ne restait plus qu'un seul logis à fouiller. En dépit de sa détermination, Aurian sentit ses pieds ralentir de leur propre accord. Elle avait hésité avant d'entrer dans ses propres appartements, mais elle redoutait plus encore de s'introduire dans le domaine de Miathan. La dernière fois qu'elle avait posé le pied dans l'antre de l'Archimage, elle avait vu son cher Forral se faire assassiner par les terrifiants Spectres de la Mort, de terribles créatures invoquées au travers de l'usage profane et perverti du Chaudron de la Réincarnation. Alors qu'elle s'approchait de la porte, les souvenirs revinrent l'assaillir en masse, exactement comme les abominations invoquées par Miathan avaient envahi la pièce où son amant avait été tué. Terrifiée, tremblant de tous ses membres, elle se figea sur la dernière marche de l'escalier. Ouvrir cette porte lui demanda plus de courage qu'elle aurait cru en posséder. Au fond de son cœur, elle était convaincue qu'il fallait le faire, mais, si elle hésitait un instant de plus, elle n'en trouverait jamais la force. Elle tendit donc la main vers la poignée, tous ses sens en alerte pour mieux repérer les signes annonciateurs d'un piège magique ou d'un sort de protection. Mais il n'y avait rien, ce qui suffit à la convaincre de se tenir encore plus sur ses gardes. Mort ou vif, cela ne ressemblait pas à Miathan de laisser ses appartements à la merci de n'importe quel promeneur indiscret - et encore moins d'un autre Mage. S'il avait agi ainsi, il avait sûrement ses raisons. Prudemment, Aurian sortit le Bâton de la Terre de sa ceinture et le tint à l'envers pour pousser la porte à l'aide de l'Artefact. Une odeur fétide, de charogne, surgit des ténèbres au-delà du seuil. Prise de haut-le-cœur, la Mage recula en hâte, glissa sur la première marche et ne réussit à éviter la chute qu'en s'accrochant de toutes ses forces à la rambarde. — Par les sept satanés démons ! Des ténèbres épaisses venaient de se refermer sur elle, car sa lumière s'était éteinte dans sa chute. En dehors de cette exclamation involontaire, on n'entendait pas un bruit. Un silence de mort régnait, lourd et épais comme la puanteur toxique et écœurante qui s'échappait de l'appartement. Pourtant, dans l'esprit d'Aurian, un son familier commença à grandir, le bourdonnement grondant et grinçant de la magie à l'état brut. Dans sa main, le Bâton de la Terre commença à vibrer et à luire d'une lumière émeraude en réponse à l'appel de son alter ego. Le cœur de la Mage se mit à battre plus vite. L'Épée! L'Épée de Feu se trouvait à l'intérieur. Aurian se releva en serrant bien fort la rambarde en bois lisse. Elle ne tint pas compte de sa cheville et de son tibia endoloris, pas plus que de son bras gauche douloureux qui avait, pendant un instant, supporté tout son poids. Elle s'essuya les yeux sur sa manche, fit apparaître une nouvelle boule de Magilumière, la plus brillante qui soit, puis transféra son Bâton de la main droite à la main gauche. Sortant son épée du fourreau, la Mage se glissa avec précaution dans l'antre de Miathan avant de s'arrêter, figée par l'horreur et le désespoir. Un horrible tableau s'offrait à ses yeux, un tableau dont la Magilumière flamboyante soulignait les moindres détails crus et inéluctables. D'un seul coup d'œil figé dans un instant d'horreur, Aurian découvrit la scène dans son intégralité. Le sol, les murs, même le plafond, tout était éclaboussé de sang. Devant la cheminée, un corps décapité était étendu, bras et jambes écartés et tordus, transpercé en plein cœur et cloué au sol par l'Épée de Feu qui scintillait sur toute sa longueur d'un éclat cramoisi aveuglant. Au-dessus de la lame, le cou empalé sur la poignée de l'Epée, se trouvait la tête tranchée d'Anvar. Un cri déchirant s'échappa de l'âme d'Aurian, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle ne pouvait supporter la vue de ce tableau macabre et pourtant elle n'arrivait pas à en détacher le regard. Le visage de son amant était tordu en un rictus de douleur atroce, mais elle caressa des yeux ses traits bien-aimés. Puis son cœur manqua un battement avant de s'affoler en voyant les yeux du cadavre s'ouvrir lentement sur des larmes de sang et tourner vers elle un regard aveugle et vitreux. Les jointures de la Mage blanchirent autour du Bâton de la Terre lorsque les lèvres grises s'entrouvrirent. La tête d'Anvar commença à parler, mais ce fut la voix stridente et moqueuse d'Eliseth qui sortit de sa bouche. — Tu devrais me remercier, Aurian, je t'ai fait une faveur. J'ai accompli ce même sacrifice que tu n'as pas su faire à cause de ton cœur tendre et de ton esprit faible. Voici l'Epée de Feu qui t'attend, elle est prête, liée à toi par le sang de ton amant. Elle attend uniquement que tu tendes la main pour t'en emparer. Alors la victoire sera à toi, car tu posséderas le pouvoir de gouverner le monde entier. Allez, vas-y, prends-la. Prends-la si tu l'oses. Empare-toi de l'Épée et prends le monde dans ta main - à condition de vaincre mes gardiens ! Derrière Anvar, au-delà de la zone éclairée par la Magilumière déclinante, il y eut comme un mouvement. Des filets de vapeur noire commencèrent à se déverser de la bouche d'Anvar et de ses yeux morts. Ils coagulèrent et grandirent pour devenir une légion de formes immenses, sans cesse en mouvement, des ombres aux faciès de gargouilles maléfiques qui palpitaient et vacillaient, en se transformant sans cesse, dans un vortex étourdissant de mal glacial. Eliseth avait invoqué les Nihilims. Les Spectres de la Mort étaient revenus prendre la vie d'Aurian comme ils avaient pris celle de Forral. Quelqu'un hurlait. Au bout d'un moment, Aurian s'aperçut qu'il s'agissait d'elle-même. S'arrachant enfin à la vision macabre et ensorcelante du cadavre mutilé d'Anvar, elle tourna les talons et dévala l'escalier de la tour, poursuivie par le rire d'Eliseth et les Spectres de la Mort. La Mage, haletante et en sanglots, sortit en courant de la tour et continua à fuir à travers la cour. Mais elle fit volte-face au son d'une autre voix. —Aurian ? Aurian ! Faible, fantomatique, elle semblait l'appeler depuis la bibliothèque, qui se trouvait de l'autre côté de la cour, sur sa gauche. Et c'était bien normal, après tout, puisque cette voix, c'était celle de Finbarr. Le même homme qui l'avait déjà sauvée une fois. Sans réfléchir, Aurian courut vers cette voix, franchit la grande porte, traversa la bibliothèque vide et pleine d'échos et ouvrit la porte en fer forgé qui conduisait aux archives. Le vaste réseau de catacombes retentit du bruit de ses pas tandis que la Mage s'enfonçait dans les entrailles de la terre. Elle continua à suivre le fil ténu de la voix de Finbarr sans jamais oublier les Spectres qui la poursuivaient et qui ne cessaient de se rapprocher. — Aurian... La voix venait de la gauche, à présent, depuis un tunnel étroit, obscur et poussiéreux qu'Aurian ne se rappelait pas avoir déjà vu. Elle n'aimait pas son aspect, mais l'heure n'était pas aux hésitations. Les Nihilims étaient quasiment sur ses talons. Projetant sa Magilumière tremblotante devant elle, Aurian s'engouffra avec l'énergie du désespoir dans la gueule béante du tunnel... et se jeta tout droit dans les bras de Miathan. — Je savais que tu me reviendrais un jour ! Les joyaux morts qui servaient d'yeux à l'Archimage brillaient d'une lueur de triomphe. Même si son esprit hurla pour protester, le corps d'Aurian, privé de sa volonté par l'éclat hypnotique de ces horribles gemmes, devint tout flasque entre les mains de son ennemi. Miathan arracha le Bâton de la Terre des mains inertes de la Mage. Le visage émacié et hagard de l'Archimage ne se trouvait plus qu'à quelques centimètres du sien et son haleine pestilentielle faisait penser à l'air qui s'échappe d'un tombeau ouvert. Rassemblant les fragments de sa volonté, Aurian lui cracha au visage. Elle ne pouvait faire plus. Froid et cruel, Miathan sourit. Lentement, il la fit se retourner, jusqu'à ce qu'elle puisse apercevoir l'essaim de Nihilims qui planaient au sein des ombres en attendant leur proie. — Je te laisse le choix, ma chère, ronronna l'Archimage de façon obscène. Soumets ton corps, ta volonté et tes pouvoirs, ou deviens la victime des Spectres de la Mort. Choisis, Aurian. Choisis maintenant! — Jamais ! Je ne me soumettrai jamais à toi ! Alors, brusquement, Shia apparut et se dressa tel un rempart entre la Mage et les Spectres. — Aurian ! Réveille-toi - tu rêves! Réveille-toi ! Tandis que la voix réussissait à passer à travers ses hurlements, Aurian reçut un coup cuisant au visage. Elle essaya de se battre, mais quelque chose de lourd pesait sur elle et l'empêchait de bouger. Elle ouvrit les yeux et découvrit Maya, assise sur elle, la main levée, prête à frapper de nouveau. D'arvan était agenouillé à côté, le visage grave. Derrière lui, Aurian aperçut deux chevaux qui l'observaient calmement, leurs contours brouillés par la brume matinale qui dérivait entre les arbres obscurs. Le parfum de terre humide et le murmure bruissant des feuilles appartenaient à une forêt. La brise chaude et la capiteuse fragrance de la végétation en pleine maturité laissaient présager que l'on était en été. — Où diable suis-je donc ? marmonna la Mage. — Ne t'inquiète pas, répondit Maya d'une voix apaisante. Tu es en sécurité. (Elle aida la Mage à s'asseoir.) Mais tu as fait un sacré cauchemar, mon amie! — Un cauchemar? répéta Aurian, décontenancée. Je ne m'en souviens pas... — Eh bien, moi, si! Une énorme silhouette noire jaillit des fourrés. —Shia ! s'écria Aurian. Une autre grande panthère, plus corpulente, sa fourrure ivoire parsemée de taches dorées, suivit Shia hors des buissons. Aurian se réjouit de voir que Khanu était sorti sain et sauf de la faille temporelle lui aussi, mais elle se concentra tout d'abord sur sa chère amie. Shia ronronnait si fort que cela fit trembler les os d'Aurian. —Je suis venue te réveiller. (Sa voix mentale résonna de manière étrange dans l'esprit d'Aurian.) Je suis restée en contact avec ton esprit tout au long de ce maudit rêve, et ce n'était pas une expérience agréable, crois-moi. (Elle frotta son museau contre le visage d'Aurian lorsque cette dernière s'agenouilla pour la serrer contre elle.) N'aie pas peur; mon amie. Ce n'était qu'un cauchemar. Nous allons retrouver Anvar sain et sauf. — Anvar... Les images de son rêve l'envahirent de nouveau, avec tous ces détails crus et sordides, et Aurian commença à trembler de manière incontrôlable. Jamais, aussi longtemps qu'elle vivrait, elle n'oublierait l'horrible vision de la tête d'Anvar fichée sur l'Epée de Feu... Maya posa une main réconfortante sur le bras de la Mage. — Tout va bien, Aurian. Je sais que c'était terrible, mais c'était juste un rêve. (Elle leva les yeux vers D'arvan.) Tu veux bien lui apporter de l'eau, s'il te plaît? Elle attendit que D'arvan disparaisse sous les arbres. Puis elle se tourna de nouveau vers la Mage. — Je sais déjà pour ton rêve. Tes pensées étaient si intenses, sans doute à cause de ta détresse, que D'arvan a obtenu tous les détails par télépathie. Il m'a tout répété. (Elle fronça les sourcils.) Je suis désolée, Aurian. Nous aurions sûrement dû te réveiller plus tôt mais, compte tenu de l'endroit où on a atterri, on s'est dit que ce rêve signifiait peut-être quelque chose. Quand on est sortis de ce truc, on était dans un tel état qu'on a tous dormi un petit peu. Quand tu ne tes pas réveillée, D'arvan a dit que tu souffrais des conséquences de ta lutte avec l'Epée et qu'on devrait te laisser te reposer. Alors les panthères sont parties monter la garde pendant que nous, on est restés à côté de toi... Mais Aurian n'écoutait plus. Les paroles de Maya avaient suffi à repousser les horribles détails du rêve dans un coin de son esprit. A la place, elle se souvint de la bataille dans le Val et de la découverte de l'Epée de Feu. Une honte cuisante l'envahit lorsqu'elle se rappela comment elle avait échoué à conquérir l'Artefact et les conséquences catastrophiques que cela avait eu. Ces chevaux qui paissaient tranquillement sous les arbres, elle les avait connus sous leur forme humaine : Schiannath le seigneur de la Horde xandim et Chiamh l'Œil-du-Vent, le voyant des Xandims et aussi un ami très proche. Son échec avait libéré les dangereux et imprévisibles Phées qui avaient utilisé leurs pouvoirs pour récupérer leurs légendaires chevaux, transformant les Xandims métamorphes en simples bêtes. Ce n'était pas le plus grave, cependant. Aurian se souvint d'avoir poursuivi Eliseth et Anvar, blessé et captif, dans la faille qui s'était ouverte au sein de la réalité. Elle avait essayé de les suivre à travers un néant gris visqueux parcouru de temps à autre par des flashs de couleurs vives. Elle se rappela la nausée et l'impression d'être désorientée, et la panique et le désespoir qui s'étaient emparés d'elle lorsqu'elle avait fini par perdre de vue sa proie. Elle se souvint de ce dernier effort déchirant qui l'avait ramenée dans le monde réel, en compagnie de ces bons et fidèles amis qui l'avaient suivie. Alors, le cœur lourd, Aurian se rendit compte que, grâce à son échec, Eliseth détenait non seulement Anvar, mais aussi deux des Artefacts, le Chaudron de la Réincarnation et la toute-puissante Épée de Feu... Aurian laissa échapper une exclamation et se mit à chercher frénétiquement autour d'elle dans l'épais matelas de feuilles. Elle trouva d'abord le Bâton de la Terre, sain et sauf lui aussi, puis la Harpe des Vents. Celle-ci répondit à son contact par une cascade retentissante de notes frissonnantes, comme si elle aussi pleurait Anvar, celui qui l'avait conquise. D'arvan revint à ce moment-là et s'assit à côté d'Aurian en déposant dans ses mains un morceau d'écorce de bouleau plié sous forme de cône et qui contenait de l'eau. — Tiens, tu te sentiras mieux après ça, lui dit-il. Je suis désolé qu'on n'ait rien de plus fort à t'offrir, parce que tu as l'air d'en avoir bien besoin. — Tu peux le dire, marmonna Aurian. Cependant, même si elle avait encore les nerfs à vif et des inquiétudes pressantes à l'esprit, la vue de ce verre improvisé l'apaisa grâce aux heureux souvenirs que cela évoquait. Elle croisa le regard de Maya. — Je vois que tu lui as appris certaines des techniques de Forral pour survivre en milieu naturel... Elle se tut, songeuse. La guerrière avait mentionné quelque chose, un peu plus tôt... — Maya ? (La Mage serra si fort le fragile verre en écorce que celui-ci se broya dans son poing.) Tu as dit: «compte tenu de l'endroit où nous avons atterri ». Et où avons-nous atterri, exactement ? La petite guerrière aux cheveux bruns soupira. — Nous sommes dans les bois au sud de Nexis. Aurian laissa tomber le verre sans même y prendre garde. — Et à quoi ressemble Nexis ? demanda-t-elle doucement. — La ville a changé, Aurian, au-delà de tout ce qu'on peut imaginer, même si nous l'avons fuie il y a un an déjà. La Mage fronça les sourcils en essayant de remettre de l'ordre dans ses idées, en dépit de la douleur lancinante sous son crâne. — Donc, nous avons voyagé... De toute évidence, nous nous sommes déplacés dans l'espace... Se pourrait-il que nous nous soyons également déplacés dans le temps ? D'arvan acquiesça. — C'est une notion difficile à accepter. Mais comment expliquer autrement une telle différence ? Un nœud glacé se forma dans le ventre d'Aurian. — Montre-moi, ordonna-t-elle. — C'est ça, Mage. Contemple ta cité. Vois comme les Phées ne sont pas restés inactifs en ton absence. Hellorin sourit d'un air lugubre en s'écartant de sa fenêtre de vision. Même s'il garda un masque impassible, comme il convenait au seigneur des Phées, il avait peine à contenir son excitation. Oh, il avait attendu ce jour pendant si longtemps ! Mais il avait toujours su que son fils reviendrait. En guise de bonus, D'arvan avait même ramené les chevaux xandims manquants. Depuis la haute tour de son palais délicatement construit, Hellorin envoya une convocation mentale qui se réverbéra jusqu'aux confins de sa nouvelle cité. Cette fois, inutile d'attendre le clair de lune. Les Phées devaient se mettre en chasse immédiatement. Il ne fallait pas perdre une minute, de peur que le seigneur de la Forêt voie de nouveau sa proie lui échapper. Les panthères, les Mages et Maya se déplacèrent à travers les bois aussi silencieusement que possible grâce au doux tapis de mousse qui étouffait leurs pas. Aurian sentit la rosée, compagne de l'aube, s'insinuer sous sa cape et imprégner la tunique et la culotte xandims qu'elle portait encore. Elle se sentait perdue, à la dérive, en proie au vertige. Ce déplacement dans le temps et l'espace avait eu lieu trop rapidement. Pour la Mage, c'était comme si l'effroyable bataille du Val et sa désastreuse confrontation avec l'Epée de Feu avaient eu lieu à peine une heure plus tôt. Ses cheveux sentaient encore la fumée à cause de l'incendie du bois sauvage, et le cuir de ses vêtements était taché par endroits du sang de Cygnus. Lorsqu'elle arriva à l'orée de la forêt et regarda au-delà des derniers arbres, Aurian sentit son cœur s'alourdir. C'était bien Nexis, avec ses nombreux détails familiers, mais comme la ville avait changé par ailleurs ! Aux pieds des compagnons se trouvait une pente escarpée, à l'endroit où un glissement de terrain avait emporté tous les arbres jusqu'au fleuve. Sous le promontoire où se tenait Aurian, la forêt verdoyante se terminait abruptement pour laisser la place à une étendue désolée de rochers, de boue et de terre nue émaillée de troncs d'arbres cassés. Le fleuve, bouché par les débris du glissement de terrain, avait débordé par-dessus l'obstacle pour remplir le haut de la vallée sous forme d'un lac étroit tout en longueur. Sous l'amas de terre et d'arbres qui l'étranglait, il s'était réduit à un filet d'eau stagnante qui s'écoulait tant bien que mal au fond de la tranchée boueuse qui lui servait autrefois de lit. Puisque le fleuve, véritable fluide vital de la ville, avait disparu, Nexis commençait à mourir. Les quais de la rive nord s'élevaient sur des pilotis à sec au-dessus du cours d'eau abandonné. On aurait également dit que de nombreux entrepôts avaient été détruits par le feu. Les grands remparts édifiés par Miathan, que Zanna avait décrits à la Mage lors de son bref séjour chez les Nightrunners, étaient fissurés sur toute leur longueur et s'étaient même effondrés complètement par endroits. L'Académie, cependant, se dressait toujours sur son promontoire, dans le coude du lit du fleuve asséché. Pour autant qu'Aurian puisse en juger à cette distance, la bibliothèque et la tour des Mages étaient toujours intactes, alors que le dôme du climat était cassé comme une coquille d'œuf. Anvar se trouvait-il quelque part là-bas, comme elle l'avait rêvé? Aurian pouvait à peine en supporter l'idée. La Mage s'obligea à détourner le regard de l'Académie pour examiner les restes de Nexis. Qu'était-il arrivé aux maisons sur le versant nord de la vallée ? Le dessin des rues, autrefois si net et régulier, semblait s'être altéré et avoir perdu en définition. Encore une fois, pour autant qu'Aurian puisse en juger, nombre de ces maisons avaient été détruites. Plus bas encore, on trouvait des ruines identiques. Le grand édifice circulaire couronné d'un dôme qui abritait la maison des guildes paraissait intact, mais une partie du toit des Grandes Arcades s'était effondrée, exposant à tous vents le labyrinthe d'étals, d'allées et de couloirs. Une large fissure traversait la cour d'honneur de la garnison, et Aurian se demanda avec un certain malaise si le bord du plateau n'allait pas finir par s'écrouler et s'écraser sur le bas de la ville. Tandis que la lumière continuait à croître, la Mage détourna les yeux de ce qui avait été autrefois un large fleuve profond et contempla le paysage ravagé et la cité endommagée. — Au nom des dieux, que s'est-il passé ici? demanda-t-elle en secouant la tête avec consternation. En tenant compte du glissement de terrain qui avait bouché le fleuve, l'ampleur de la destruction faisait penser à un tremblement de terre. Mais pourquoi ? Le terrain avait toujours été stable autour de Nexis. Elle se rappela - d'ailleurs, comment aurait-elle pu l'oublier ? - qu'Eliseth était arrivée dans le Val avec le Chaudron de la Réincarnation. Cela voulait dire qu'elle avait trouvé le moyen de vaincre Miathan. Les deux Mages se seraient-ils battus en duel ? Était-ce la raison des dégâts importants qu'avait subis la ville? Cependant, si l'Archimage avait été tué, Anvar et elle l'auraient sûrement senti mourir. Alors, où se trouvait Miathan en ce moment ? Aurian frémit au souvenir de son rêve. — Combien de temps avons-nous perdu? demanda doucement Maya. Aurian haussa les épaules. — Qui sait? Ce genre de destruction a très bien pu se produire au fil des ans, ou en une seule journée. — Je ne crois pas, rétorqua D'arvan. Pas en un jour - du moins, cela fait plus d'une journée que le glissement de terrain s'est produit. Regardez ça, ajouta le Mage de la Terre en désignant le monticule de terre au milieu du fleuve. C'est difficile à dire, mais on dirait bien qu'il y a au moins une année de végétation sur ce nouveau terreau, et peut-être même plus, à mon avis. — Tu pourrais bien avoir raison. Aurian plissa les yeux en regrettant que la lumière ne soit pas meilleure. Elle déplora plus encore l'absence de Chiamh, avec sa bonne humeur et ses pouvoirs. Il aurait pu l'emmener chevaucher les vents afin qu'elle examine de plus près la cité en ruine. — Bien sûr que j'ai raison, répliqua fermement D'arvan. Ta mère a été un bon professeur. Maya parut troublée. — Mais si tu as raison, mon amour, et je ne dis pas que ce n'est pas le cas, pourquoi, au nom de la création, les habitants n'ont-ils rien fait ? Si les gens en ville s'étaient organisés correctement, il leur aurait fallu moins d'un an pour enlever toute cette boue et laisser le fleuve se remettre à couler. (Elle fronça les sourcils.) Ce qui nous amène à la question... — Qui dirige les Nexians désormais ? (Aurian termina pour elle.) Qui pourrait bien laisser la cité en ruine et en tirer parti ? (Elle se tourna vers ses compagnons, des rides d'amertume sur le visage.) On ne sait peut-être pas ce qui se passe sous nos pieds, mais nous savons que ni Vannor, ni Parric, ni aucun de nos amis ne gouvernent la cité. Aucun d'eux ne l'aurait laissée dans un tel état de désolation. Or, si ce ne sont pas nos amis... — Nous devons présumer que la ville est entre les mains de nos ennemis, conclut Maya d'un air sombre. Lorsque la Mage et ses compagnons revinrent auprès des chevaux, ils s'aperçurent que Khanu et Shia étaient partis chasser de leur côté et avaient ramené deux gros lapins pour leurs amis humains. Les compagnons décidèrent de manger et de se reposer un peu. Ensuite, ils descendraient en ville pour fouiller l'Académie et trouver des indices quant à l'endroit où se trouvaient Miathan et Eliseth. Même Aurian, qui mourait d'impatience, avait suffisamment de bon sens pour reconnaître que ce serait parfaitement stupide d'aller au-devant d'un possible danger alors que la faim et la fatigue mettaient à mal son jugement. De plus, à la tombée de la nuit, il serait beaucoup plus facile d'entrer en ville sans se faire repérer. Dès que Maya et D'arvan furent occupés à préparer les lapins, la Mage s'éloigna pour s'isoler sous les arbres. Convaincue que ses compagnons apprécieraient de passer un petit moment en tête à tête après leur longue séparation, elle voulait également se retrouver seule pour réfléchir. Lorsque l'odeur forte de la chair brûlée parvint à ses narines, Maya sortit à contrecœur de l'étreinte de D'arvan. En jurant, elle s'approcha des lapins qu'ils avaient mis en broche au-dessus du feu et retourna les carcasses qui grésillaient en les éloignant davantage de la flamme. — Fais attention, lui dit D'arvan avec un sourire un peu coupable. Aurian ne sera pas contente si on fait cramer le petit déjeuner. Maya lui rendit son sourire tout en remettant de l'ordre dans ses vêtements. — Je suis sûre qu'elle nous pardonnera, étant donné les circonstances, mais ce ne serait pas bien de la faire mourir de faim à cause de nous. Cependant, elle avait beau faire des efforts, la guerrière n'arrivait pas à se repentir. Même si ça leur avait paru imprudent et égoïste de penser à de telles choses, D'arvan et elle avaient été séparés pendant si longtemps qu'ils n'avaient pu résister à l'envie de faire l'amour. De plus, elle savait qu'Aurian, avec tact, avait justement choisi de s'éloigner pour leur laisser un moment d'intimité. Mais, si D'arvan et elle s'étaient étreints assez longtemps pour faire brûler les lapins, alors la Mage aurait dû être de retour depuis longtemps. Dans un accès de culpabilité, Maya s'en voulut d'avoir manqué à ce point de considération. C'est très bien pour nous, mais la pauvre Aurian a perdu son amant — pour la deuxième fois. Cela faisait mal, encore, de penser à Forral, car il avait été le commandant et l'ami de Maya. Mais Aurian était son amie également, et elle n'en voulait pas à la Mage d'avoir essayé de retrouver le bonheur auprès d'Anvar. Si seulement ils pouvaient retrouver ce dernier ! Nous devrions aider Aurian à le chercher, songea Maya en se tournant vers D'arvan, les sourcils froncés. — Tu ne crois pas que l'un d'entre nous devrait aller chercher Aurian ? Mieux vaut ne pas la laisser seule à broyer du noir, surtout en ce moment. — Je ne crois pas qu'Aurian soit en train de broyer du noir. De plus, Shia est partie avec elle, ajouta-t-il en désignant un emplacement vide de l'autre côté du feu. La guerrière haussa les sourcils, puis secoua la tête d'un air contrit. — Je n'arrive pas à m'y habituer. Ces créatures sont véritablement terrifiantes, alors j'ai du mal à me faire à l'idée qu'Aurian et toi, vous pouvez leur parler comme si c'étaient des gens ordinaires. À la grande surprise de Maya, c'était Shia qui leur avait raconté une grande partie des aventures d'Aurian pendant que la Mage dormait. D'arvan sourit d'un air malicieux. — Tu sais, de leur point de vue, ce sont eux, les gens ordinaires, mon amour. Shia est aussi proche d'Aurian que nous le sommes, et peut-être même plus que nous, en vérité. Maya fit la grimace. — Peut-être que je suis simplement jalouse. J'aimerais pouvoir lui parler comme tu le fais. — Moi aussi, j'aimerais bien. (D'arvan sourit de nouveau.) Je crois que vous vous entendriez très bien, toutes les deux. Vous avez beaucoup en commun. Et puis, quand tu y réfléchis, ce n'est pas plus bizarre que ces deux chevaux à côté de nous qui étaient autrefois des hommes. La guerrière écarquilla les yeux. — Ne me dis pas que tu leur parles, à eux aussi ! D'arvan se rembrunit. — Si seulement. Même Aurian n'arrive pas à s'introduire dans leur esprit pour retrouver les humains qu'ils étaient avant. A moins de convaincre mon père de leur rendre leur humanité, c'est comme si Chiamh et Schiannath étaient morts, et tous les Xandims avec eux. Maya frissonna à cause de la froideur de sa voix. — Tu en veux à Hellorin pour ce qu'il leur a fait, ajouta-t-elle instinctivement, convaincue qu'elle avait raison. — Evidemment! (D'arvan donna un coup de poing rageur dans le sol.) Comment a-t-il pu agir aussi durement ? Je... je l'aimais, Maya, en dépit des choses difficiles qu'il nous a demandées et de la solitude et du danger que nous avons dû affronter à cause de lui. Quand il a trahi les Xandims, j'ai eu l'impression qu'il me trahissait moi aussi. — Toutes les légendes nous rappellent que les Phées sont un peuple retors, murmura la guerrière. Les mâchoires de D'arvan se durcirent. — Dans ce cas, je vais me montrer digne de mon héritage en étant aussi retors que mon père. Parce que je te promets, Maya, d'une façon ou d'une autre, que je vais obliger mon père, le seigneur de la Forêt, à rendre aux Xandims ce qu'ils étaient autrefois. Maya étouffa derrière un sourire de fierté le frisson d'effroi qui la traversa. — Je crois bien que tu en es capable, lui dit-elle doucement. Mais d'abord, nous ferions mieux de le dire à Aurian. Je pense que cela l'apaiserait de savoir que les Xandims peuvent être sauvés. Qu'est-ce que tu préfères ? ajouta-t-elle, les yeux brillants de malice. T'occuper des lapins ou aller la chercher ? — Beurk ! frémit D'arvan. Tu sais à quel point les Mages sont doués pour la cuisine. Si tu veux un petit déjeuner, moi, je ferais mieux d'aller chercher Aurian. La Mage errait à travers le sous-bois brumeux, avec autour du coeur un étau de glace qui n'avait rien à voir avec cette belle journée d'été. Combien de temps s'était écoulé ? Des mois ? Des années ? Des siècles ? Qu'était-il arrivé à Yazour, Parric, Vannor et Zanna ? Tous les gens qu'elle avait connus et aimés étaient-ils morts et tombés en poussière ? Wolf aussi ? Elle l'avait laissé en sécurité parmi les contrebandiers, mais qu'étaient devenus les Nightrunners pendant son absence ? Qu'était devenu son fils ? Lui avait-elle fait défaut, à lui aussi ? Avant qu'elle s'en aille chercher l'Epée, aurait-elle dû le garder en sûreté dans le Sud jusqu'à ce qu'il soit assez vieux pour prendre soin de lui-même ? La Mage continua à marcher ainsi à l'aveuglette. Tandis qu'elle retournait ses questions dans son esprit sans trouver de répit ni de réponse, la solitude et le désespoir qu'elle avait éprouvés dans son rêve revinrent la submerger. Puis, brusquement, Shia apparut à côté d'elle et se pressa contre elle de manière rassurante. — Tu n'es pas seule. Khanu et moi, on est là, ainsi que tes amis, la guerrière et le Mage. Chiamh et Schiannath... Elle ravala rapidement ces paroles, mais trop tard. — Chiamh et Schiannath ne sont plus que des bêtes de somme, répliqua amèrement Aurian. À cause de ma stupidité... — Ce qui est stupide, c'est de continuer à t'apitoyer comme ça ! protesta vivement la panthère. (Elle contempla la Mage de son regard flamboyant.) Les événements ne se sont pas déroulés comme prévu? Et alors? Ça ne t'a jamais arrêtée, avant. Vas-tu renoncer maintenant et te laisser aller à la culpabilité et à l'apitoiement? Peux-tu vraiment te payer ce luxe? Tes amis xandims le peuvent-ils eux aussi ? Et Anvar? Aurian redressa vivement la tête. — Comment oses-tu dire des choses pareilles ? Je te croyais mon amie! — Je suis ton amie, répliqua le félin. Tu n'as pas le temps de te livrer à des réflexions aussi destructrices. Nous devons découvrir ce qui nous est arrivé puis échafauder un plan. En plus, ajouta-t-elle doucement, je comprends ce qui se cache vraiment derrière ton désespoir. C'est à cause d'Anvar, n'est-ce pas ? Aurian s'agenouilla et passa les bras autour du cou du grand félin avant de cacher son visage dans sa fourrure soyeuse. — C'est en partie à cause de Wolf, mais aussi à cause d'Anvar, bien sûr. Shia, il me manque, avoua-t-elle. Et j'ai terriblement peur pour lui. Si Eliseth lui a fait du mal... — Elle ne le fera pas, répondit une autre voix d'un ton ferme. D'arvan les avait rejointes sans se faire remarquer. Aurian se tourna vers lui, surprise et un peu indignée. Elle avait oublié qu'il y avait dans le groupe un autre Mage capable de comprendre son dialogue mental avec la panthère, et elle était gênée à l'idée qu'il ait entendu Shia la rabrouer. — Est-ce que tout le monde me suit dans ce foutu campement? demanda-t-elle d'un ton acide. D'arvan rougit mais soutint sans broncher son regard plein de colère. — Maya s'est dit que tu ne devrais pas rester seule, répondit-il calmement, et, d'après ce que j'ai entendu - oui, je suis désolé, mais je vous ai entendues -, elle avait raison. (Le jeune Mage sourit avec chaleur et lui tendit la main.) Tu te rappelles comment je suis venu vers toi quand j'avais des ennuis à l'Académie? C'est toi qui m'as sauvé d'Eliseth et de mon frère. Tu m'as aidé à ce moment-là, et maintenant je peux enfin te rendre la pareille. Eliseth n'a jamais abandonné ce qui peut lui servir, ajouta-t-il. Je suis sûr qu'elle va tenter d'utiliser Anvar comme un pion ou comme un appât. Peut-être même qu'elle va essayer de le retourner contre toi, compte tenu de sa nature vindicative. Songe comme elle se glorifierait d'une telle victoire! Aurian serra les poings. — Eh bien, dans ce cas, elle risque d'être déçue, gronda-t-elle. D'arvan, tu as absolument raison. Dès qu'il fera noir, nous descendrons en cachette jusqu'à l'Académie pour découvrir ce que... Brusquement, la sonnerie stridente de nombreux cors fit voler en éclats le silence de la forêt. Malgré la distance, Aurian entendit Chiamh et Schiannath hennir de terreur. Des ombres apparurent au-dessus de la clairière et obscurcirent la pâle lumière du soleil. Un vent capricieux projeta des feuilles et de la poussière tourbillonnantes au visage des Mages tandis que les montures xandims foulaient les airs de leurs sabots éclatants. Les Phées descendirent tels des météores vers la cime des arbres et Aurian crut, pendant un horrible instant, être revenue dans le passé, le jour de la bataille du Val. Mais la vérité était bien pire. Le temps qu'elle sorte son épée du fourreau et qu'elle fasse de même avec le Bâton de la Terre à sa ceinture, deux Phées s'abattirent sur D'arvan et l'emmenèrent, hurlant comme un beau diable, dans les airs. Horrifiée, la Mage courut à l'endroit où elle avait laissé Maya et les chevaux, mais elle n'avait aucune chance de battre de vitesse les montures volantes. Avant d'avoir pu aller très loin, elle vit Maya au beau milieu des airs, qui hurlait des jurons en se débattant dans la poigne de fer d'un guerrier phée qui l'avait jetée en travers de son cheval. Chiamh et Schiannath la suivaient, cruellement bridés par des rênes de lumière brûlante et montés par l'un des sujets aux yeux brillants d'Hellorin. Puis les feuilles et la poussière retombèrent tandis que le vent sauvage se calmait. Le ciel était de nouveau désert. Aurian resta plantée là un moment en proférant un chapelet d'injures à l'adresse des cieux impassibles. Puis ses forces l'abandonnèrent et elle s'écroula sur le sol avant d'enfouir son visage dans ses mains. Shia échangea un regard inquiet avec Khanu, effleura prudemment l'esprit de son amie et n'y trouva que du vide. Au bout d'un moment, Aurian releva la tête, les yeux étincelants comme du fer gelé, les mâchoires serrées. — Ils ne m'auront pas comme ça, murmura-t-elle farouchement. Même s'ils essaient de me prendre tout ce que j'ai jamais aimé, je ne les laisserai pas m'avoir. (Elle passa ses bras autour de Shia.) Nous retrouverons nos amis, tous, jusqu'au dernier, je le jure. D'une façon ou d'une autre, je les récupérerai tous, même si c'est la dernière chose que je ferai en ce monde. — Tu nous as toujours, Khanu et moi, lui rappela Shia, et quiconque essaiera de nous séparer découvrira à ses dépens qu'il a commis une grave erreur. Mais où allons-nous à présent, mon amie? Que fait-on ? — Eh bien, on ne peut pas se lancer à la poursuite des Phées, pas encore. Je ne saurais pas par où commencer, soupira Aurian. Chaque chose en son temps, comme avait l'habitude de faire Forral. D'abord, je vais manger, et ensuite je vais obliger mon estomac à tout garder. Je pense qu'on devrait se reposer jusqu'à la tombée de la nuit. Ensuite, nous traverserons la vallée jusqu'à l'Académie. Peut-être que nous y trouverons des réponses. — Si tu as envie de dormir, proposa Shia, Khanu et moi, nous veillerons sur toi. — Pour le moment, répondit tristement la Mage, j’ai l'impression que je n'aurai plus jamais envie de dormir. 8 Un voleur dans la nuit Puisque, par miracle, l'attaque des Phées avait épargné la ville, le seigneur Pendral n'avait vu aucune raison de repousser sa soirée, au grand soulagement de Grince. A présent, il allait pouvoir accomplir comme prévu le plus grand cambriolage de sa carrière. Silencieux comme une ombre, le voleur remonta furtivement un corridor désert à l'étage de la demeure du seigneur Pendral. Il avait évité les gardes qui patrouillaient les deux escaliers en entrant par l'une des grandes cheminées - un passage d'ordinaire uniquement emprunté par les gamins maigrichons qu'on envoyait nettoyer la suie dans ce déconcertant labyrinthe de conduits. Le voleur sourit. Toute sa vie, il avait utilisé à son avantage sa petite taille et sa carrure de mal-nourri. Il était encore tôt, bien plus que l'heure à laquelle Grince entreprenait d'habitude ce genre de travail. Le crépuscule finissait à peine de s'installer, mais les jardins autour de la grande maison resplendissaient à la lueur des torches et des lanternes. Les éclats de rires et de voix mêlés parvinrent au voleur à travers une fenêtre du deuxième étage, ainsi que de riches effluves de viandes rôties qui firent gronder son estomac vide. Une longue procession de carrosses remontait lentement l'allée gravillonnée, car les véhicules s'arrêtaient l'un après l'autre sur la place circulaire devant la demeure pour déposer leurs passagers somptueusement vêtus avant de faire le tour pour se rendre à l'écurie derrière la maison. En effet, ce soir-là, le seigneur Pendral donnait un grand banquet en l'honneur des membres de la guilde des marchands. Pour Grince, cette fête était une occasion bénie. A n'importe quelle autre époque de l'année, la propriété du Haut-Gouverneur de Nexis était mieux protégée que la virginité d'une jeune fille. Après les dernières attaques des Phées, Pendral ne prenait plus le moindre risque. Ce soir-là aussi, l'endroit regorgeait de soldats. Mais il fourmillait également de serviteurs et d'un grand nombre d'autres gens : les nobles invités du Haut-Gouverneur ainsi que leurs domestiques, leurs cochers et leurs gardes. Le chaos qui en résultait servait à merveille les desseins de Grince. Sa fuite - la partie la plus importante de son plan, comme toujours - devrait être relativement facile car les énormes chiens tueurs récemment achetés par Pendral étaient enfermés à double tour. D'habitude on les laissait se promener librement toute la nuit mais, ce soir-là, il y avait trop d'étrangers dans le jardin. C'étaient des gardes qui veillaient à ce que personne ne s'introduise dans la propriété. Logiquement, ils ne feraient pas attention à quelqu'un qui essayait d'en sortir. Il devrait donc pouvoir se glisser sans trop de problèmes parmi les convives sur le départ. L'intrusion de Grince sur les terres du seigneur Pendral s'était déroulée à la perfection. La veille, il avait volé une livrée sur les cordes à linge d'un marchand, ami de Pendral. Ainsi déguisé, il avait réussi à entrer sur la propriété du Haut-Gouverneur. Tout à fait conscient que les escaliers menant aux étages supérieurs et à la chambre de Pendral seraient gardés, il avait trouvé dans le salon une cheminée éteinte et suffisamment grande pour qu'il puisse se glisser à l'intérieur. Il avait ensuite voyagé à travers le labyrinthe de conduits reliés entre eux et était ressorti dans un nuage de fumée dans l'une des chambres à coucher. Là, il avait frotté ses yeux piquants et ôté le mouchoir noué sur son visage pour ne pas respirer trop de suie. Puis il avait enlevé l'uniforme noirci du domestique et essuyé ses mains, son visage et les semelles de ses chaussures souples sur les rideaux avant de se glisser dans le couloir à la recherche du coffre-fort de Pendral. Sur le qui-vive, Grince avançait le plus rapidement possible en vérifiant toutes les portes qui s'ouvraient de part et d'autre du couloir moquetté. Le seigneur Pendral et ses convives allaient sûrement continuer à se goinfrer au rez-de-chaussée pendant encore un bon moment, mais mieux valait se dépêcher, de peur qu'un serviteur vienne par ici avec une lampe et découvre les traces de suie révélatrices qui menaient de la chambre d'invité aux appartements du maître de maison. Grince s'était bien préparé à l'avance en payant plusieurs tournées à l'un des gardes de Pendral pour lui délier la langue. Il savait donc exactement où trouver la chambre. Arrivé devant la porte en question, il l'ouvrit et la referma rapidement derrière lui. D'épais rideaux fermés masquaient les fenêtres et plongeaient la pièce dans la pénombre, mais Grince réussit à distinguer les formes angulaires de plusieurs coffres, d’une table de nuit et d'un grand lit à baldaquin. Le voleur sortit de sa poche un bout de chandelle - il en gardait toujours une poignée sur lui - et l'alluma rapidement. Alors, il resta sans bouger en balayant la chambre du regard. A l'opposé de l'endroit où il se tenait se trouvait une espèce d'alcôve fermée par des tentures noires assorties aux rideaux de la fenêtre. Le garde n'en était pas sûr, mais il croyait bien que le seigneur Pendral conservait ses richesses là-dedans. Grince examina le sol très attentivement en déplaçant lentement la bougie d'avant en arrière jusqu'à ce que, finalement, un faible éclat argenté attire son regard. Ah, le voilà! Le mince filament piégé était presque invisible dans la pénombre et s'étendait à travers la pièce à environ quinze centimètres au-dessus de la moquette aux riches motifs compliqués. Un large sourire apparut sur le visage du voleur. Ça allait être un jeu d'enfant. Si cet imbécile de Pendral n'avait même pas la bonne idée de tendre son alarme près de la porte, il méritait de se faire cambrioler. Grince passa avec précaution par-dessus le fil argenté en songeant qu'il n'avait pas gaspillé les précieuses pièces dépensées dans les tavernes les plus chères pour enivrer le jeune garde. Sinon, il aurait certainement loupé le fil et déclenché l'alarme. Grince se rendit sur la pointe des pieds jusqu'à l'autre bout de l'immense chambre et souffla la chandelle avant de la remettre dans sa poche pour avoir les mains libres. Prudemment, il écarta les rideaux en retenant son souffle, anxieux à l'idée de faire tinter les anneaux en cuivre, trahissant ainsi sa présence. Petit à petit, les lourds rideaux en velours s'ouvrirent, non pas sur l'alcôve qu'il espérait, mais sur une petite porte en forme d'arcade en bois foncé bardée de fer. Le cœur de Grince se mit à battre plus vite. Il devait sûrement y avoir bien des trésors dissimulés à l'intérieur... La porte ne présenta aucune difficulté pour un voleur de son calibre. Le verrou rendit les armes en quelques minutes. Avec un frisson d'excitation, le jeune homme posa la main sur le panneau en bois et poussa la porte, ce qui lui permit de découvrir une étroite pièce aveugle, à peine plus grande qu'un placard. A l'intérieur se trouvait un imposant coffre en bois, lui aussi renforcé par de larges bandeaux de fer qui scintillaient faiblement à la lueur de la lampe. Grince poussa un long soupir. Il s'agenouilla sur les dalles froides devant le lourd coffre et sortit un nouvel outil fin de sa ceinture. Tenace, le cadenas fut très dur à ouvrir et lui coûta cher en termes de tension et de sueur, mais il finit par céder dans un cliquetis bruyant. Les muscles bandés, Grince souleva le lourd couvercle. Ils étaient bien là! Le petit voleur ne put retenir une exclamation devant ce spectacle. Les piles de joyaux chatoyaient dans leur robuste écrin et projetaient des myriades de lueurs incandescentes malgré la faible luminosité de sa lanterne. Des gemmes brutes de toutes les tailles et de toutes les couleurs s'amoncelaient dans une glorieuse profusion parmi de longs sautoirs de perles et des colliers de pierres précieuses enchâssées dans de délicats filigranes d'argent et d'or. Le dos du coffre était divisé en tiroirs et en compartiments de bois qui contenaient des bagues, des boucles d'oreilles, des broches et des bracelets. Le voleur fit couler entre ses doigts une pluie de diamants étincelants semblables à de l'eau printanière, froide et pétillante. Il avait du mal à contenir son allégresse. Avec un sourire lugubre, il commença à fourrer des poignées entières de ce trésor scintillant dans le sac accroché à sa ceinture - ainsi, il garderait les mains libres à l'intérieur des conduits de cheminée. Le vol de ces bijoux était une vengeance longuement attendue. Leur valeur ne pouvait compenser la perte que Grince avait subie à cause de Pendral. Mais cela permettait au voleur de priver à son tour le cruel seigneur de ce qu'il avait de plus cher au monde. Grince ne perdit pas de temps pour s'échapper. Une fois de plus, il noua le mouchoir noirci sur son visage et se dirigea vers la cheminée de la chambre en veillant à repasser avec prudence au-dessus du fil de l'alarme. L'ascension du conduit fut pénible, mais le voleur prit plaisir à sentir le poids du sac rempli des précieux bijoux, même si ça tirait sur sa ceinture. Lorsqu'il se retrouva en sécurité sur le toit, il s'adossa contre le tuyau de cheminée, ferma les yeux et passa une main noire de suie en travers de son front. Il se sentait submergé par un pur sentiment d'allégresse mêlé à l'irrépressible soulagement de respirer de nouveau l'air frais et parfumé de cette soirée d'été. Il prit de profondes inspirations haletantes en essayant de se calmer suffisamment pour reprendre la route. La chance n'allait pas continuer à lui sourire comme ça très longtemps. Il s'était perdu dans le labyrinthe de conduits de cheminée, désespérant même à un moment donné de retrouver la sortie. Mais tout devrait aller bien maintenant, se rassura Grince. Il serait bientôt loin de cet endroit. Le voleur essuya ses yeux brûlants et avança prudemment, tout doucement, sur la pente du toit. Puis il se retourna pour descendre le long du mur de la demeure dont la maçonnerie brute s'effritait. Il parvint à distinguer les premières prises très nettement, mais le bas du mur se perdait dans l'ombre. Grince soupira et se mit à chercher du bout des orteils, dans la semi-lumière crépusculaire, les meilleurs prises pour ses pieds. Il allait rentrer chez lui, se nettoyer et cacher les joyaux. Ensuite, il s'en irait à la recherche d'un grand verre à boire. Il était à mi-chemin du sol lorsqu'il se fit repérer par un garde. — Hé, toi là-bas ! Lorsque résonna ce cri, Grince, horrifié, se figea sur place, en s'accrochant au mur jusqu'à en avoir mal aux doigts et aux bras. Peut-être que, s'il ne bougeait pas, cette putain de sentinelle le prendrait pour une ombre... Pas de chance. Grince jura en entendant beugler un cor. L'alerte était donnée. Maintenant qu'un voleur avait été découvert sur ses terres, le seigneur Pendral allait vite s'apercevoir de la disparition de ses précieux bijoux. Des cris s'élevèrent dans le jardin en contrebas, et Grince entendit de nombreux bruits de course qui ne cessaient de se rapprocher. Une flèche passa en sifflant à côté de son oreille, ce qui le fit frémir. Elle rebondit sur sa gauche sans lui faire de mal tandis qu'une deuxième heurtait le mur au-dessus de sa tête. Jusqu'ici, les archers le manquaient à cause de la pierre grise et du crépuscule qui ne cessait de s'approfondir, mais, s'il restait là, ces salopards ne mettraient pas très longtemps avant de trouver la bonne portée. Grince passa rapidement en revue ses options. Descendre ? Pas bon. De côté ? Pas beaucoup mieux, il resterait à portée de flèche et, même s'il trouvait une fenêtre ouverte, les gardes le verraient entrer et n'auraient plus qu'à le prendre au piège dans la maison. Le voleur gaspilla son souffle le temps d'un autre juron, puis il entreprit de grimper par où il était venu. Au moins, ainsi, il s'éloignait de ces saloperies de flèches. Grince agrippa fermement la gouttière et se hissa de nouveau sur le toit en laissant derrière lui des traces sombres à cause de ses doigts en sang. La rosée rendait le toit en pente glissant, si bien qu'il fut beaucoup plus difficile - et dangereux - pour lui de remonter que ça l'avait été de descendre. Haletant, veillant soigneusement à conserver son équilibre, il remonta centimètre par centimètre en ne cessant de prier, bien qu'il ne soit pas un homme de foi. S'il tombait... Enfin, mieux valait se briser le cou que se laisser capturer par cette brute de seigneur Pendral. Au moins, la pluie de flèches s'était arrêtée. Grince parvint près d'une souche de cheminées et se glissa entre elles pour reprendre son souffle, même s'il savait qu'il disposait de peu de temps avant qu'un salopard plus malin que les autres pense à apporter une échelle. L'idée de se faire pourchasser - ou même tirer dessus - sur ces ardoises glissantes ne le séduisait pas du tout, bien au contraire. La fraîche brise du soir lui ébouriffa les cheveux et refroidit la sueur dans son dos et sur son front. Il se tordit le cou pour regarder par-dessus le rebord du toit en entendant un tumulte de voix s'élever dans le jardin. Dans la pénombre, un essaim de lumières dorées apparurent une à une et la brise lui apporta l'odeur âcre de la fumée. Ils avaient apporté des torches, cela signifiait que l'échelle n'allait pas tarder à arriver. Comme précédemment, le voleur n'avait plus qu'une option - et il savait qu'il ferait mieux d'y aller. La porte en fer par laquelle il était sorti des conduits se trouvait de l'autre côté du toit, et il ne souhaitait nullement se risquer à traverser de nouveau cette étendue dangereusement glissante. En soupirant amèrement, il noua de nouveau le mouchoir sur son visage et se glissa dans le plus large trou de cheminée. Ce n'était pas son jour, ou plutôt sa nuit, de chance. Il se perdit dans le complexe réseau de conduits et en ressortit au pire endroit. Heureusement, la plus grande partie du festin était déjà prête, et les grands feux de cuisine n'étaient plus que des braises servant à mitonner ou à garder certains plats au chaud. Le voleur jaillit de la vaste cheminée dans un nuage de suie et de cendres et se mit à taper frénétiquement ses vêtements qui menaçaient de prendre feu. Il fit tomber de leurs supports les casseroles et les marmites, qui se vidèrent de leur contenu sous forme d'une cascade gluante et bouillante. Toussant et s'étranglant, les yeux larmoyants, Grince se fraya tant bien que mal un chemin à travers cette mare qui ne cessait de s'étendre. Il faillit glisser à plusieurs reprises sur des sauces et des légumes qui s'écrasaient sous ses pieds à chaque pas. Heureusement, le personnel de cuisine avait été attiré dehors à cause du tumulte dans le jardin. Malheureusement, ils étaient tous agglutinés sur ou autour du seuil. La cuisinière poussa un cri strident en voyant sa journée entière de travail ruinée par l'apparition noire et fumante jaillie de sa cheminée. Puis les marmitons se lancèrent à la poursuite de Grince. Heureusement pour ce dernier, ils n'avaient pas été choisis pour leur intelligence. Si l'un d'eux avait couru chercher les gardes pendant que les autres continuaient à bloquer la seule issue, il n'aurait pas eu la moindre chance de s'enfuir. Au lieu de quoi, ils s'élancèrent tous pour le poursuivre à travers la vaste cuisine. Le jeune homme bondit par-dessus la table, éparpillant au passage la vaisselle dans toutes les directions, laquelle se brisa dans un bruit retentissant. Grince esquiva et plongea, tandis que le précieux sac de bijoux à sa ceinture se prenait dans les chaises et les tables et le gênait dans ses moindres mouvements. Mais il s'était donné tant de peine pour s'emparer de ce maudit butin, plutôt mourir que l'abandonner maintenant. Il lança un tabouret derrière lui pour faire tomber ses poursuivants et fit un roulé-boulé sous la table, ce qui lui permit de ressortir de l'autre côté. Il aperçut alors un chemin dégagé entre lui et la porte. Aussitôt, il s'élança, les dents serrées. Il n'avait pas parcouru douze mètres que, déjà, il se faisait repérer. Mais avec le boucan que créaient la cuisinière et ses marmitons, pas étonnant qu'il ait fini par attirer l'attention des gardes. Grince tourna en courant au coin de la maison et fit la grimace chaque fois que la plante de ses pieds, légèrement brûlée, touchait le sol. Cela ne l'empêcha pas de remercier les dieux pour ses semelles qui l'avaient protégé de blessures plus sérieuses. Il prit le chemin de derrière, celui qui menait à la cour d'écurie, et bouscula au passage un groupe de quatre gardes qui portaient une échelle. Tous s'effondrèrent comme dans un jeu de quilles, mais le tumulte attira l'attention de leurs compagnons à proximité. De plus en plus désespéré, le voleur se dégagea du lot en saignant d'une blessure d'épée peu profonde à la jambe. D'autres gardes de plus en plus nombreux jaillirent par le portail en forme d'arcade qui donnait sur l'écurie et sa cour. Ils commencèrent à se déployer en direction de Grince. Ce dernier se ravisa, courut de nouveau vers la maison - et se retrouva nez à nez avec les employés de cuisine qui le poursuivaient toujours. Merde ! pensa-t-il en se jetant sur la droite, dans un espace étroit entre ses deux groupes de poursuivants. Il prit alors la direction d'une rangée de longs bâtiments sans étage. N'ayant nul autre endroit où aller, il choisit une porte au hasard, franchit le seuil comme une flèche et verrouilla l'entrée derrière lui. Il faisait chaud dans l'écurie qui sentait la paille et le cheval. Le seul éclairage provenait d'une lampe jaune pâle à travers une porte à moitié ouverte à l'autre bout du bâtiment. Grince remonta en courant l'allée centrale sans faire attention aux occupants des stalles autour de lui. A l'origine, il était venu là dans l'intention de voler un cheval, mais cela ne servait plus à rien à présent, puisque la cour était pleine de gardes armés. Son seul espoir était de se cacher, mais cette écurie semblait singulièrement dépourvue de cachettes. Le voleur pressa le pas, car il perdait du temps. Déjà, il entendait la porte verrouillée craquer de façon alarmante sous les coups répétés de ses poursuivants. Le bois commençait à se fendiller. Lorsque le voleur arriva à l'autre bout de l'allée, il eut l'impression que la chance l'avait abandonné. Au-delà de la porte ouverte se trouvait une grande pièce carrée remplie de sacs de grains, de selles et de brides suspendues à des râteliers. Une lanterne accrochée à un chevron éclairait la pièce. Il n'y avait aucune issue. Il était tombé dans un cul-de-sac. La peur remonta comme une décharge de feu le long de son échine, mais il ne pouvait rien y faire. On allait l'attraper la main dans le sac... Grince leva les yeux au ciel en marmonnant : — Merci pour tout, espèce de salo... Au même moment, il remarqua la trappe dans le plafond et se reprit aussitôt : — J'ai rien dit, j'ai rien dit. Il ne voyait d'échelle nulle part, mais ce fut un jeu d'enfant de grimper sur les râteliers. Au passage, il envoya les selles par terre d'un coup de pied. Le plus compliqué fut de déverrouiller la trappe sans perdre l'équilibre... Suspendu d'une seule main au râtelier le plus haut, Grince tendit le bras jusqu'à avoir l'impression de se désarticuler, mais le verrou tatillon finit par céder. La trappe, en s’ouvrant, lui heurta le crâne et il faillit tomber de son perchoir. D'un geste éperdu, il se rattrapa au rebord de l'ouverture et resta désespérément accroché comme ça jusqu'à ce que la panique lui donne la force de se hisser vers la sécurité. Ensuite, il roula sur le dos, à bout de souffle, et s'aperçut qu'il était allongé sur un lit de paille piquante, directement sous le toit de l'écurie drapé de toiles d'araignées. Il avait l'impression qu'il ne réussirait plus jamais à bouger, mais ce n'était pas le moment de prendre du repos. Il se leva d'un bond en entendant du bois se briser et des voix en colère s'élever. Ses poursuivants étaient entrés dans le bâtiment! Il n'existait aucun moyen pour refermer la trappe de l'intérieur. Il jeta des regards éperdus autour de lui à la recherche d'une autre issue. Des balles de foin étaient empilées le long du mur, au fond du grenier, alors que le sol était dégagé de l'autre côté. Grince aperçut dans le sol une rangée de petites ouvertures qui permettaient de descendre directement le foin dans les mangeoires des chevaux qui se reposaient en dessous. Il songea brièvement à eux, mais ils ne lui serviraient à rien, sauf en dernier recours. Un cheval ne ferait que le ramener tout droit dans les bras des gardes de Pendral, à condition, déjà, de ne pas se faire piétiner dans l'espace confiné de la stalle. La porte de la sellerie s'ouvrit à la volée. Ils l'avaient presque trouvé. Allez, Grince. Réfléchis! Puis il eut une idée. Il existait forcément un moyen d'amener le foin dans le grenier. Au même moment, il entendit crier ses poursuivants - ils avaient aperçu la trappe. Réfléchissant à toute vitesse, il se laissa tomber à genoux et passa le bras dans une ouverture pour faire tomber la lanterne de son crochet. Les gardes s'éparpillèrent lorsqu'elle s'écrasa par terre en projetant de l'huile enflammée dans toutes les directions. Un souffle de chaleur monta à travers la trappe lorsque la pièce en dessous s'embrasa tout entière. Grince entendit des hurlements atroces et des voix qui criaient avec force jurons. — Vite! Il faut sortir les chevaux de là! s'écria quelqu'un. Le jeune voleur se félicitait de son ingéniosité lorsqu'il songea brusquement que, s'il n'existait pas d'autre issue ou s'il ne parvenait pas à la trouver, il venait juste de signer son arrêt de mort. — Triple idiot! Grince savait qu'il allait devoir faire vite. Le grenier commençait à se remplir de fumée, et le voleur sentait déjà le plancher en bois devenir de plus en plus chaud à travers les fines semelles de ses chaussures. La peau de ses pieds, déjà abîmée par le feu de la cuisine, se mit à piquer. Manquant d'étouffer, à moitié aveuglé par toute cette fumée, il commença à avancer à tâtons en suivant le mur le plus proche, celui du plus petit côté du bâtiment. Rien du tout. Et merde. Autour de la trappe, le sol commençait à noircir et à s'enflammer, si bien que Grince s'enfuit à l'autre bout du grenier. Au moins, c'était un peu plus sûr. S'il ne trouvait rien, il pourrait toujours descendre dans les stalles à travers l'une des petites ouvertures. Mais il finit par trouver la porte qui permettait de faire entrer le foin, à l'autre bout du grenier, en partie cachée derrière une pile de balles. En toussant comme s'il crachait ses poumons, le voleur ouvrit en grand la double porte ^t aspira de grandes bouffées d'air pur. Puis il se pencha au-dehors alors qu'il n'avait pas fini d'essuyer ses yeux larmoyants. Il se cogna violemment la tête contre un objet qui revint le frapper un instant plus tard, comme pour faire bonne mesure. Grince battit des paupières pour chasser les dernières larmes et découvrit un crochet en fer relié à un palan près du plafond. Dans la pénombre, il prit la corde et la laissa glisser entre ses doigts jusqu'à ce que le crochet touche le sol. Puis il se dépêcha de descendre à son tour, mais il alla trop vite et jura en s'écorchant les mains sur la corde rêche. Il n'avait pas encore atteint le sol que ses pieds couraient déjà. Grince se retrouva dans une partie de la propriété qui lui était peu familière, mais ça ne le gênait pas, tant qu'il n'y avait personne. Il dévala la colline sur ses pieds douloureux en sachant qu'il finirait par atteindre le lit du fleuve à sec. Là-bas, au moins, il tiendrait peut-être une chance de semer ses poursuivants. Derrière lui, il entendit le toit de l'écurie s'effondrer dans un grand fracas. Son ombre noire comme la nuit apparut devant lui lorsque les flammes jaillirent à l'air libre. Des images vivaces du passé lui revinrent alors en mémoire : les soldats qui avaient attaqué le sanctuaire de Jarvas, le toit de l'entrepôt qui s'était écroulé dans les flammes, le corps de sa mère, éventrée par un coup d'épée... Grince trébucha, roula sur lui-même et se releva en jurant. Pour se donner des ailes, il se servit de la terreur que ces horribles souvenirs d'enfance faisaient toujours remonter en lui. Avec un peu de chance, les gardes allaient se dire qu'il était mort dans l'incendie. Un cri s'éleva. Un de ces salopards avait trouvé la maudite corde. Comme pour lui compliquer encore plus la tâche, il s'aperçut que le chemin décrivait un coude qui l'éloignait du fleuve. Avec des jurons amers, Grince se fraya alors un chemin dans les buissons sur le côté du sentier. Il s'attendait à entendre des bruits de poursuite derrière lui et fut surpris que ce ne soit pas le cas. Puis, au bout d'un moment, des aboiements graves et discordants déchirèrent la nuit. Ils venaient de lâcher les chiens ! Jusqu'à cet instant, Grince croyait qu'il ne pouvait pas aller plus vite. Il avait les muscles en feu, le cœur sur le point d'éclater et les poumons quasiment privés d'air. Cependant, lorsque ces effroyables glapissements résonnèrent derrière lui, il se découvrit des ressources insoupçonnées. Les aboiements se firent stridents. Les chiens tueurs de Pendral avaient découvert sa trace. Paniqué, Grince continua à avancer péniblement parmi les fourrés, gêné à chaque pas par des racines dangereuses et des branches élastiques dont les épines déchiraient ses vêtements et éraflaient son visage sans protection. Sans se soucier des bleus et des écorchures, il poursuivit son chemin tandis que les aboiements se rapprochaient de plus en plus. Les chiens ne tardèrent pas à le rattraper; il entendit leur souffle rauque et haletant et les branches qui se brisèrent lorsqu'ils se précipitèrent à leur tour dans les buissons. Avant même de le savoir, Grince sortit du massif d'arbustes et se retrouva de nouveau à l'air libre. Les dieux soient loués ! Il allait se mouvoir plus vite à présent ! Quelque part derrière lui, il entendit les cris des gardes et les sifflets stridents des maîtres chiens qui encourageaient leurs molosses. Mais le voleur n'y prêta aucune attention. A cent mètres environ, au bas d'une étendue de pelouse en pente, des torches se dressaient au bord de la jetée pour empêcher les imprudents de tomber dans le noir. Mais, si Grince courait plus vite à l'air libre, c'était également le cas des chiens, qui jaillirent un par un des buissons derrière lui. En quelques secondes, ils se retrouvèrent sur ses talons à faire claquer leurs impressionnantes mâchoires. Il sentit qu'on tirait sur le dos de sa tunique et entendit le tissu se déchirer. Sans trop savoir comment, Grince trouva en lui la force de faire une dernière accélération désespérée. S'il échouait, il n'aurait plus aucun recours et la mort s'abattrait sur lui rapidement. Le temps lui parut alors s'étirer en longueur. Il prit conscience de chaque respiration laborieuse et de chaque étirement douloureux des muscles qui le propulsaient. Le fleuve se rapprochait de plus en plus mais, alors même que résonnait le bruit mat de ses pieds sur la jetée en bois, un poids immense lui heurta le dos, et il éprouva une douleur aiguë dans l'épaule et le haut du bras, à l'endroit où les dents du molosse venaient de lacérer les muscles et la peau. Leur élan emporta le voleur et le chien et les fit tournoyer sur eux-mêmes encore et encore. Brusquement, Grince sentit qu'il tombait. Il se serait fait mal en heurtant le sol si le chien n'avait pas amorti sa chute. Néanmoins, il y avait quand même quatre mètres cinquante de vide entre la jetée et le lit asséché du fleuve, ce qui suffit à décourager le reste de la meute qui se rassembla sur la rive en aboyant et en gémissant. L'impact lui coupa le souffle, mais Grince savait que les soldats arriveraient d'un instant à l'autre. La respiration sifflante et haletante, il commença à ramper sur les mains et les genoux pour se cacher dans l'ombre de la rive avant l'arrivée des soldats. Il n'y avait pas de temps à perdre car, à la seconde où ils trouveraient le moyen de faire descendre les chiens, ces derniers se lanceraient de nouveau à sa poursuite. Déjà, Grince entendait des voix au-dessus de lui. Il commença à s'éloigner furtivement en restant bien caché sous la rive, hors de leur champ de vision. Soudain, un bruit lui glaça le sang et le fit s'immobiliser tout net. Effrayé, il jeta un coup d'œil derrière lui et découvrit que le pire s'était produit. Le molosse, sonné par la chute, commençait à se réveiller. Grince vit qu'il le regardait et que ses yeux jaunes flamboyaient dans la lumière des lampes au-dessus de leurs têtes. Il retroussa ses babines et dévoila ses effroyables crocs blancs dans un grondement menaçant. Grince déglutit péniblement, la bouche sèche. Il recommença à avancer avec une extrême lenteur, en priant tous les dieux qu'il connaissait. Petit à petit, il s'éloigna prudemment du tueur. Lentement, avec raideur, le chien se leva sans lâcher le voleur de son regard menaçant. — Regardez, le chien a vu quelque chose, cria quelqu'un sur la rive. Allez, vas-y, mon chien, rattrape-le ! Tue-le ! Le plan de Grince tombait donc à l'eau - si l'on pouvait dire. Le chien courut vers lui et voulut lui sauter à la gorge. Le voleur décrocha le lourd sac à sa ceinture et le balança de toutes ses forces sur le crâne du molosse. L'impact résonna de manière fracassante et le chien recula en jappant de douleur et en secouant la tête. Grince chercha alors à tâtons son couteau pour lui trancher la gorge, mais il ne le trouva pas. A un moment donné, dans sa fuite, il avait dû laisser tomber l'arme. Merde! Une fois de plus, motivé par la peur, Grince obligea son corps douloureux à courir dans le ravin jusqu'à ce qu'il aperçoive le promontoire de l'Académie des Mages dresser sa masse noire imposante au-dessus de lui. Au détour du lit du fleuve, il s'aperçut que la rive était moins abrupte, comme il l'avait espéré, et qu'elle pouvait être escaladée. Alors même qu'il grimpait péniblement, il entendit le chien gronder au fond du fleuve en se lançant de nouveau à sa poursuite. Non loin de là, des soldats crièrent sur la rive. Alors, le désespoir submergea le voleur. Il était coincé. C'était si injuste qu'il aurait pu en pleurer. C'est vrai, quoi, il avait été plus malin que ses poursuivants un bon nombre de fois, et pourtant il n'était pas arrivé à s'en débarrasser. — Il est là! — Attrapez-moi ce petit salopard! — Chopez-le quand il arrivera en haut! Les soldats se rassemblèrent au sommet, réticents à l'idée de descendre la pente glissante. Leurs voix couvrirent les grattements du chien sur la roche. Grince était pris au piège, il n'avait plus nulle part où s'enfuir. Ebloui par les lanternes des nombreux gardes au-dessus de lui, il ne vit pas le trou jusqu'à ce qu'il tombe dedans. Il se retrouva alors dans un tunnel étrange, dont les parois et le sol étaient lisses et incurvés. Le passage semblait même remonter légèrement. Emporté par son élan, Grince perdit l'équilibre sur le sol glissant et tomba de toute sa hauteur dans une boue visqueuse. Otant ce truc de ses yeux en frottant, il tourna la tête et aperçut la silhouette imposante du molosse qui bloquait l'entrée derrière lui. C'était fini. Grince se tendit et ferma les yeux en gémissant de terreur. Il s'attendait à sentir les crocs acérés du chien déchirer sa chair... Rien ne se produisit. En proie à un sentiment d'incrédulité bizarre, comme s'il rêvait, il s'aperçut que les soldats rappelaient le chien. Grince ouvrit un oeil juste à temps pour voir le molosse sortir du tunnel et s'éloigner à contrecœur. Par tous les dieux, mais qu'est-ce qui se passe ? se demanda le voleur. Ces salopards me tenaient, pourquoi s'arrêter maintenant ? Puis il surprit un échange entre deux gardes qui s'avancèrent tout au bord de la rive au-dessus de sa tête : —... envoie quelques hommes dans le ravin pour surveiller le trou au cas où il voudrait en ressortir. — Le seigneur Pendral ne sera pas content d'apprendre qu'on l'a perdu - et les bijoux avec. — Je ne suis pas à ses ordres. Je suis un soldat, pas un putain de domestique. Si le seigneur Pendral veut ses bijoux, il n'a qu'à envoyer un de ses laquais les chercher, ou mieux, il n'a qu'à descendre là-dedans en personne. Peut-être que les fantômes ne s'occuperont pas de lui. Ce voleur est fini, alors j'ai fait mon boulot. — Comment pouvez-vous en être sûr? Grince entendit le premier homme soupirer. — Ecoute-moi, idiot. Il a deux possibilités, mourir de faim là-dedans ou ressortir et affronter les conséquences de ses actes. Je vais poster quelques hommes à la sortie. Il peut aussi suivre ce conduit aussi loin qu'il mène, c'est-à-dire tout droit dans l'Académie avec ses fantômes. Qu'ils s'occupent donc de ce petit con, après tout le mal qu'on s'est donné pour l'attraper... Les voix s'éloignèrent et passèrent hors de portée. Le voleur n'arrivait pas à en croire sa chance. Peu lui importaient les fantômes, il n'y croyait pas et redoutait bien plus la colère de Pendral que les supposés spectres des Mages. Si le gouverneur de Nexis envoyait quelqu'un chercher ses biens volés, il s'apercevrait que Grince et ses joyaux s'étaient envolés depuis longtemps. Il avait réussi à s'échapper, en fin de compte ! Le soulagement lui donna le vertige. Si le sol n'avait pas été aussi glissant, il se serait mis à danser. D'ailleurs, il ne put s'empêcher de faire un immense sourire. Je peux rentrer chez moi à travers les égouts et ils ne m'attraperont jamais, songea-t-il. C'est peut-être ma meilleure nuit de travail. En pouffant de rire, Grince mit son sac sur son épaule et s'enfonça dans le tunnel. Au-dessus de lui, sur le promontoire, l'Académie attendait. Shia, Khanu et Aurian avaient quelques difficultés à gravir la route cabossée qui menait au portail de l'Académie. Ils progressaient lentement, avec prudence, ce qui énervait la Mage. Néanmoins, elle savait qu'elle ne pouvait aller plus vite. Autrefois, c'était facile de monter la route à lacets du fait de sa pente douce, mais c'était désormais beaucoup moins évident, surtout dans le noir. La surface de la route était très abîmée et pleine de nids de poule. Les pavés cassés ou fissurés n'étaient plus pris dans le mortier, d'où la présence d'éclats saillants et de trous inattendus. Certaines autres pierres basculaient violemment sous le pied du marcheur imprudent, ce qui augmentait le risque, au moins pour la Mage, de se casser une cheville ou de se coincer le pied. Aurian ne savait pas vraiment ce qu'elle s'attendait à trouver dans l'Académie, de toute évidence en ruine et à l'abandon. Malgré tout, Eliseth et Miathan devaient bien avoir laissé un indice quelconque quant à l'endroit où ils allaient, non? Je l'espère, en tout cas, songea la Mage. Pour l'instant, je suis vraiment perdue. Je ne sais pas quoi faire ni vers où me tourner. Dans son besoin de se rassurer, elle caressa le Bâton de la Terre à sa ceinture et puisa un peu de réconfort dans la chaude lueur qui se mit à palpiter sous sa main. Elle transportait également la Harpe des Vents sanglée dans son dos, comme Anvar l'avait toujours portée, mais l'Artefact bourdonnait tristement pour protester d'avoir changé de mains. Aurian sentait d'ailleurs la magie de la Harpe se tendre avec nostalgie vers Anvar, son véritable propriétaire. Enfin, ils arrivèrent au sommet du promontoire et passèrent sous l'arche du portail qui s'effritait pour entrer dans la cour dévastée. Aurian s'arrêta et regarda autour d'elle avec un frisson de malaise. A part le fait que la lune n'était pas encore levée, l'endroit paraissait en tout point similaire à la façon dont il lui était apparu en rêve, jusqu'à la silhouette déchiquetée du dôme du climat et le sentiment glaçant que les fantômes du passé abondaient au sein des ombres. C'était à la fois sinistre et inquiétant. Le vent semblait soupirer et chuchoter dans les coins, et toutes les fenêtres noires et vides au-dessus de la cour obscure semblaient regorger d'yeux invisibles. Sans se quitter d'une semelle, Aurian et les félins fouillèrent en premier lieu les bâtiments les moins importants, comme la guérite des gardes, les écuries, les pièces dédiées à la magie du Feu et de la Terre, l'infirmerie de Meiriel et la cuisine avec le réfectoire attenant. Tous étaient déserts, et depuis un certain temps visiblement. Des toiles d'araignées s'étendaient librement en travers des portes et des fenêtres, et il n'y avait aucune empreinte de pas dans la poussière qui maculait les planchers. Une lune chétive et décroissante se levait lorsque les trois amis finirent par se retrouver dans l'ombre froide de la tour des Mages, face à la bibliothèque et son interminable labyrinthe d'archives souterraines. Pour Aurian, ces deux options étaient aussi désagréables l'une que l'autre, mais elle finit par décider que la tour restait encore la meilleure des deux. En frissonnant, la Mage regarda au-delà du seuil du bâtiment qui avait été son foyer en des temps plus heureux. L'ouverture béait comme la gueule noire d'un monstre affamé et impatient de la dévorer. — Bon, j'imagine qu'il vaut mieux en finir, marmonna-t-elle. Laissant Khanu en bas pour protéger ses arrières, Aurian s'enfonça dans les ténèbres avec Shia à ses côtés. Le faible clair de lune n'avait pas encore atteint le seuil de la tour, si bien qu'il régnait un noir d'encre à l'intérieur. Malgré sa nyctalopie, la Mage avait tout de même besoin d'un minimum de lumière. Elle s'abîmait les yeux à force de scruter l'obscurité épaisse qui régnait au bas de l'escalier. Mais elle préférait éviter d'utiliser la Magilumière si possible, de façon à ne pas trahir sa présence au cas où quelqu'un regarderait dans cette direction. La tour s'élevait bien au-dessus des remparts, et la moindre fenêtre éclairée serait parfaitement visible depuis la cité en contrebas. — On va commencer par le rez-de-chaussée, annonça la Mage à Shia. (Soulagée de pouvoir communiquer par télépathie plutôt qu'à voix haute, elle ajouta :) Si quelque chose se cache dans l'une de ces pièces, je n'ai pas très envie qu'elle vienne s'interposer entre nous et la sortie. La première pièce n'était autre que la minuscule cellule où Aurian avait dormi lors de ses premiers mois à l'Académie. Elle était aussi nue et vide que lorsque la Mage y avait vécu, et Aurian en referma rapidement la porte en frissonnant. L'endroit lui évoquait trop de souvenirs de la petite fille malheureuse et victime de la cruauté d'Eliseth. Les appartements suivants se situaient sur le premier palier de l'escalier en colimaçon et avaient appartenu à D'arvan et à Davorshan. Ils étaient vides, eux aussi, sous une épaisse couche de poussière à laquelle on n'avait pas touché depuis une éternité. Aurian fut consternée par l'étendue des dégâts causés par l'humidité et la moisissure. Les appartements de Bragar se trouvaient dans le même état. Jusque-là, Aurian s'était contentée de jeter dans chaque pièce un coup d'œil pour la forme, sans même se donner la peine d'allumer une lumière, puisqu'elle se doutait qu'il n'y aurait guère de quoi l'intéresser. Elle espérait en revanche que la suite d'Eliseth lui donnerait des indices quant à l'endroit où la Mage du Climat se trouvait actuellement. Ce ne fut qu'en arrivant à l'étage au-dessus, devant la porte d'Eliseth, qu'Aurian remarqua les empreintes de pas. Elle poussa une exclamation de surprise, et Shia la rejoignit aussitôt d'un bond. La Mage se tenait agenouillée sur le seuil des appartements d'Eliseth et montrait du doigt des traces dans la poussière par terre. — Regarde. Quelqu'un est venu ici. A cette hauteur, des rayons lunaires filtraient dans la cage d'escalier à travers d'étroites fenêtres placées à intervalles réguliers. Là où les rayons touchaient le sol, l'épaisse couche de poussière scintillait d'un doux éclat argenté à l'exception de taches noires qui correspondaient aux empreintes brouillées et poussiéreuses de pieds qui avaient monté et descendu l'escalier et qui étaient entrés dans les appartements d'Eliseth avant d'en ressortir. Aurian fit jouer son épée dans son fourreau en marmonnant un juron. — On dirait les empreintes de bottes d'une femme - elles sont bien trop petites pour appartenir à un homme. Eliseth a dû venir ici! Mais qu'en est-il des autres empreintes ? Les bottes ont l’air de facture similaire... (Un frisson de peur la traversa.) Dieux, se pourrait-il que Miathan et Eliseth se trouvent toujours au sein de l'Académie? — J'en doute. Je ne sais pas à qui appartiennent ces empreintes, mais leurs propriétaires ne sont pas venus là depuis longtemps, répliqua Shia en examinant les traces de près et en les suivant dans la cage d'escalier grâce à son flair. Tu vois? Dans le noir; tu as dû rater les empreintes aux étages inférieurs. Regarde comme elles sont brouillées, sans compter que mon flair ne détecte aucune odeur. Il n'y avait personne dans la cour et nous avons regardé partout ailleurs. Je dirais que personne n'est venu ici depuis des mois et peut-être même plus. — Dans ce cas, je devrais pouvoir continuer seule, répondit Aurian. Cet endroit recelait tant de souvenirs que, bizarrement, elle ne voulait personne à ses côtés - pas même une amie aussi proche que Shia - quand elle reverrait ses anciens appartements. — Retourne donc surveiller l'entrée avec Khanu, dit-elle à la panthère. Moi, je vais jeter un rapide coup d'œil là-haut et puis on s'en ira. (Elle frissonna de nouveau.) L’Académie a tellement changé que je déteste la voir dans cet état. J'ai du mal à croire que ce fut un jour mon foyer. Les appartements d'Eliseth avaient été pillés - par l'intrus ou par Eliseth elle-même, difficile à dire. Il ne restait aucun objet de valeur, et il n'y avait aucun indice quant à la situation actuelle de la Mage du Climat. Aurian monta donc à l'étage suivant, celui où elle avait habité. Luttant contre une profonde réticence, elle ouvrit la porte. Elle balaya la pièce du regard et fit la grimace devant la poussière et le désordre. Puis son regard s'arrêta sur la haute cheminée avec son manteau sculpté et l'âtre où, voilà si longtemps, Anvar avait laissé tomber son seau et l'avait recouverte d'un nuage de cendres étouffant. La porte de la chambre était entrouverte, ce. qui lui permit d'apercevoir le lit qu'elle avait partagé, en des jours plus heureux, avec Forral. Elle n'aurait jamais dû venir ici. La gorge nouée par des larmes qu'elle se refusait à verser, Aurian fut assaillie par le souvenir des deux hommes qu'elle avait aimés. Elle battit des paupières et déglutit péniblement. — Arrête ça, putain, ça sert à rien, marmonna-t-elle. Rapidement, elle fouilla les deux pièces. L'intrus était venu ici, à en juger par les traces dans la poussière, et les placards et les tiroirs avaient été ouverts et vidés de leur contenu, lequel gisait à travers tout l'appartement. — Celui ou celle qui a fait ça ferait mieux de prier pour que je ne lui mette pas la main dessus, gronda Aurian. Se mettre en colère était plus facile, et c'était le meilleur moyen pour ne plus penser à de douloureux souvenirs. Chercher à récupérer de vieilles affaires dans ce chaos ne servirait à rien. Tout devait être abîmé. De plus, la Mage ne souhaitait nullement conserver des souvenirs du passé. Elle grimpa ensuite la dernière volée de marches et s'approcha de la porte de l'Archimage, son épée dans une main et le Bâton de la Terre dans l'autre. Lorsqu'elle empoigna ce dernier, l'énergie de l'Artefact remonta le long de son bras et l'aida à renforcer son courage. Comme dans son rêve, il semblait n'y avoir aucun sort de protection sur la porte de Miathan. Aurian se souvint que, dans son rêve, elle s'était servie du Bâton pour pousser la porte. Cette fois, pour rompre délibérément la similitude entre rêve et réalité, elle poussa violemment à l'aide de son pied et recula d'un bond lorsque la porte s'ouvrit en grinçant. Elle se retrouva face aux ténèbres, des ténèbres si profondes que même sa vision de Mage ne parvint pas à les percer. On aurait dit que les rayons de lune s'arrêtaient au seuil de la pièce. Aurian s'avança, le cœur battant à tout rompre, et fit apparaître une sphère de Magilumière actinique. Les appartements de Miathan apparurent alors en pleine lumière et s'avérèrent aussi vides que les autres. Légèrement confuse, Aurian passa dans la chambre à coucher - et s'arrêta net. Là, sur le lit, gisait une longue silhouette brouillée, dont les caractéristiques, à cette distance, disparaissaient derrière la toile d'araignée bleutée d'un sortilège temporel. En se mordillant la lèvre, Aurian continua à avancer prudemment, l'épée et le Bâton levés. Puis les traits du prisonnier lui apparurent clairement. — Anvar! s'écria Aurian avant de se précipiter en pleurant presque de soulagement. Elle ne perdit pas de temps à se demander pourquoi Eliseth avait choisi de le laisser là. Elle était trop heureuse de le revoir et impatiente de s'assurer qu'il allait bien. Il ne lui fallut que quelques secondes pour annuler le sort. Puis elle avança son visage au-dessus de celui de son amant et attendit avec anxiété qu'il ouvre ses yeux bleus. Aussitôt, les traits d'Anvar s'illuminèrent en la voyant, puis ils se creusèrent d'un air perplexe. Il leva la main et la regarda, cette main, comme s'il n'arrivait pas à en croire ses yeux. Aurian, qui s'apprêtait à lui tendre les bras, se figea au beau milieu de son geste, car quelque chose sur le visage d'Anvar l'arrêta, quelque chose d'indéfinissable mais de terriblement faux. La Mage comprit à retardement qu'il pouvait s'agir d'un piège, et ses jointures blanchirent lorsqu'elle serra plus fort le Bâton de la Terre. — Anvar ? demanda-t-elle d'un ton hésitant. Le corps sur le lit s'assit et passa une main distraite dans ses cheveux, un geste qu'Aurian reconnut aussitôt. — Non, mon amour, dit-il doucement. C'est moi, Forral. 9 L'appel Pas un instant il ne vint à l'idée d'Aurian d'en douter. Le visage et le corps de l'homme sur le lit appartenaient à Anvar, mais les gestes, le maintien et l'expression firent remonter des souvenirs de Forral. L'homme avait parlé avec la voix d'Anvar, mais les accentuations, l'intonation et le choix des mots ne pouvaient provenir que du bretteur mort depuis longtemps. Aurian en eut le souffle coupé. Elle ne réussit pas à parler, car les mots refusaient de sortir. Forral ? Impossible. Où était Anvar ? Qu'était-il arrivé à l'esprit et à l'âme qui occupaient autrefois ce corps ? Ce ne fut qu'en heurtant la porte qu'Aurian se rendit compte qu'elle avait reculé. Le contact de ce bois solide, si ordinaire et si réel, lui permit de revenir à elle et de sortir de son état de choc. —Aurian, tu ne me reconnais pas ? Je... Forral fit mine de se lever du lit. C'était plus qu'Aurian ne pouvait en supporter, plus qu'elle ne pouvait en assimiler d'un seul coup. Était-elle contente? Horrifiée? Elle n'aurait su le dire. Elle remit son épée au fourreau d'un geste sec et trouva à tâtons la poignée de la porte. Puis elle tourna les talons, claqua la porte derrière elle et s'en fut. Aveuglée par les larmes, les poings serrés autour du Bâton de la Terre, elle dévala l'escalier de la tour à toute vitesse comme si elle avait une horde de démons à sa poursuite. Forral jura et se leva d'un bond pour suivre Aurian. Mais l'équilibre de son corps était complètement faussé, ses jambes plus longues et son poids et ses muscles répartis différemment. Il s'emmêla les pieds tout seul et tomba lourdement en se cognant les genoux et les mains - il parvint tout juste à empêcher son visage de s'écraser sur le plancher. Un peu sonné, le bretteur se redressa sur ses genoux, avec à l'esprit l'image nette et brûlante du visage horrifié d'Aurian. Que m'est-il arrivé ? se demanda-t-il. Comment ai-je réussi à revenir dans le monde des vivants ? Outre la joie qui avait explosé en lui à la vue de son amour perdu, il avait le sentiment que quelque chose sonnait terriblement, horriblement, faux. Même si Forral n'avait qu'une envie, rattraper la Mage, il resta là pendant un moment en essayant de réfléchir à ce qui s'était passé. Quand Aurian était partie, elle avait emmené sa Magilumière avec elle, plongeant la pièce dans des ténèbres à peine repoussées par la lune chétive qui brillait derrière la fenêtre. Il y avait juste assez de lumière pour permettre à Forral d'apercevoir un bougeoir terni sur la table de nuit à côté du lit. Mais il mit un moment à trouver un briquet et de l'amadou en fouillant dans des vêtements de cuir étranges et peu familiers. Il alluma la bougie et leva une fois de plus la main dans la lueur ambrée vacillante. Cette fois, il prit le temps de vraiment la contempler. Forral fronça les sourcils. C'était quoi, ça? Une peau légèrement tannée et de longs doigts effilés, avec un pâle duvet doré sur le dos de la main... Des callosités au bout des doigts, mais il manquait les nombreuses cicatrices que ses mains et ses avant-bras avaient reçues au combat. Forral frémit. Cette main n'était pas la sienne. Paniqué, il toucha son visage. Pas de barbe. Il serra les mâchoires et secoua la tête comme pour chasser un voile de toiles d'araignées. — Putain, mais tu t'attendais à quoi ? se demanda-t-il d'un ton bourru (la colère valait mieux que la peur). Tu es mort et enterré depuis des années, espèce d'idiot. Ton corps sert de nourriture aux vers depuis longtemps! Un frisson d'écœurement le traversa à cette idée. Son esprit fonctionnait au ralenti, comme s'il ne s'était pas encore accommodé à son nouveau réceptacle. Brusquement, une nouvelle pensée vint le frapper comme la foudre. Mais alors, il appartient à qui, ce corps que j'ai volé? Aurian était tombée deux fois au cours de sa descente précipitée, mais les tournants de l'escalier en colimaçon avaient ralenti son élan et, chaque fois, elle n'était pas tombée bien loin. Lorsqu'elle s'étala de tout son long pour la troisième fois, Shia se précipita dans la cage d'escalier et arriva auprès de la Mage alors même que celle-ci se relevait. Écartant la panthère, Aurian dévala les dernières marches, consciente que Shia la suivait mais incapable, pour le moment, de répondre aux questions frénétiques de son amie. Pas maintenant. Pas encore. D'abord, elle devait sortir. Secouée, couverte de bleus, Aurian sortit en titubant de la tour et se plia en deux pour vomir dans la cour. Puis elle resta là, haletante, et inspira de profondes bouffées d'air froid en essayant de se calmer. Maintenant qu'elle avait mis une certaine distance entre elle et cette... créature, là-haut, qui possédait le corps d'Anvar et parlait avec la voix de Forral, elle pouvait de nouveau réfléchir raisonnablement. — Que s'est-il passé ? (Brusquement, Shia apparut à ses côtés.) Est-ce qu'Anvar est là-haut ? J'ai vu dans ton esprit qu'il y était, et puis ensuite, il n'y était plus. Est-ce qu'on peut l'aider ? Avec de grandes respirations sifflantes, la Mage s'adossa contre la pierre blanche et froide du mur incurvé et reprit fermement le contrôle de ses pensées en émoi. — Non, répondit-elle platement, car elle ne savait pas quoi dire d'autre. Elle ne voulait pas pleurer. Elle ne le devait pas, sinon, les dieux seuls savaient si elle pourrait s'arrêter un jour. Maintenant qu'elle était plus calme, elle sentit que son amie récupérait dans sa tête les souvenirs de cette épreuve. — Tu es sûre que c'était Forral? demanda Shia. Souviens-toi du désert. Eliseth a déjà utilisé des ruses telles que celle-là. Ce que tu as cru voir... c'est sûrement impossible ? Comment un esprit vivant pourrait-il être chassé de son corps par un esprit mort ? Pendant un instant, la possibilité d'une erreur fit bondir le cœur d'Aurian, mais sa tête savait qu'il n'en était rien. Elle n'était plus la jeune fille en deuil, confuse et inexpérimentée, qui s'était si facilement laissé duper dans le désert. Elle savait parfaitement ce qu'elle avait vu et entendu. De plus, elle perçut l'immense détresse derrière les pensées de Shia, ce qui lui permit de comprendre que la panthère refusait d'admettre la possibilité de la mort d'Anvar. — Non, je ne me suis pas trompée, dit-elle à son amie. Anvar est vraiment mort, et on dirait que Forral a pris sa place dans son corps. Aurian donna un coup de poing dans le mur, incapable de laisser son trouble intérieur s'exprimer d'une autre façon. Je n'arrive pas à le croire, pensa-t-elle. C'est trop cruel. Tout ce temps passé à pleurer Forral - je voulais tellement le retrouver. J'aimerais encore qu'il puisse revenir, même si ça me déchirerait le cœur en deux. Mais je voudrais qu'il revienne en tant que lui-même, et pas comme ça. Je venais juste de trouver la paix et le bonheur auprès d'Anvar - faut-il à présent que je le pleure lui aussi ? Faut-il que je revive tout ça ? Et qu'en était-il de Forral, qui était revenu vers elle au cours d'un terrible échange - un amant pour un autre? Il avait été son premier amour, et elle l'aimait encore. Il était le père de son enfant, mais... Je l'ai fui, songea Aurian, comme s'il était un monstre. Et s'il existe un moyen de faire revenir Anvar, alors je perdrai de nouveau Forral. Alors même qu'elle formulait cette terrible vérité avec des mots, elle sentit une colère sauvage jaillir au fond d'elle. Comment cela avait-il pu arriver? Comment le bretteur avait-il réussi à voler le corps d'Anvar ? Pourquoi n'avoir pas délogé quelqu'un d'autre, n'importe qui d'autre ? Plus Aurian y réfléchissait et plus elle était convaincue qu'il ne s'agissait pas d'un accident. Ce devait être une vengeance de la part du bretteur, qui la punissait parce que, après sa mort, elle s'était tournée vers un autre. Comment-a-t-il pu ?se demanda-t-elle. J'aimais Forral. Pendant toute mon enfance, il a été l'homme à qui je pouvais faire confiance. Comment a-t-il pu me faire ça ? — Est-ce possible? demanda doucement Shia en s'introduisant dans les pensées de la Mage. Et si ça l'est, qu'as-tu l'intention de faire? Aurian se rembrunit. — A propos de Forral? Je sais ce que j'ai à faire. Je dois l'affronter et découvrir la vérité. Il faut juste que je trouve en moi le courage d'y retourner. Le cœur de Forral fit un bond déchirant dans sa poitrine lorsqu'il se souvint d'Aurian l'appelant Anvar. Son corps se glaça. Ce n'était pas possible... Puis il se rappela l'arrivée d'Anvar entre les Mondes et l'avertissement de la Mort. Ensuite, le portail s'était rouvert... — Non, murmura-t-il, désespéré. C'était un accident. Je n'avais pas l'intention... Vraiment? ricana une petite voix dans son esprit. Tu en es sûr? —Non, non ! Ce n'est pas vrai - ça ne peut pas être vrai. Un rai de lumière n'arrêtait pas de revenir à la périphérie de son champ de vision, comme un enfant qui aurait tiré sur sa tunique pour attirer son attention. Forral se tourna à moitié et vit que la flamme de la bougie se réfléchissait dans un miroir suspendu sur le mur, au pied du lit. Il ne l'avait pas encore remarqué, pas plus qu'il ne s'était rendu compte, avant cet instant, qu'il se trouvait une fois de plus dans les appartements de l'Archimage - ironie du sort, l'endroit même où il avait trouvé la mort. Où se trouve ce salopard de Miathan, au fait? se demanda Forral. Est-ce que c'est lui qui s'est arrangé pour me ramener ? Aurait-il placé le miroir ici pour me surprendre et me faire mal? — Bon sang, ne sois pas aussi stupide, Forral, gronda-t-il, furieux contre lui-même. Cette saloperie a toujours été là. Mais il a fallu que tu allumes la bougie pour le voir. Le miroir attendait, obscur et énigmatique. Le bretteur savait qu'il ne pouvait repousser indéfiniment la confrontation avec son reflet. Il n'avait d'autre choix que de se regarder et de découvrir la vérité. Et Aurian - elle s'était enfuie, l'horreur gravée sur le visage. Plutôt que de perdre son temps à rester là, il devait partir à sa recherche et la rassurer en lui disant que tout allait bien. Vraiment ? Est-ce qu'un jour, ça pourra aller bien ? Forral ignora cette pensée insidieuse. Inspirant profondément, il se mit péniblement debout et avança en titubant jusqu'au miroir. La bougie, qu'il tenait bien haut afin d'illuminer ses traits, commença à trembler dans sa main. Il reconnut sans peine l'homme dans le miroir, même si sa chevelure fauve était plus longue et décolorée par le soleil. Le visage aussi avait pris des couleurs, et ses traits avaient mûri, ils étaient plus définis et reflétaient une grande confiance en soi, contrairement à ceux du garçon terrifié qu'Aurian avait sauvé et pour qui Forral s'était pris d'amitié. L'amant d'Aurian était devenu un homme, mais Forral avait pris sa place. — Oh dieux, gémit le bretteur. Ses jambes plièrent sous lui. Il se laissa tomber à genoux, lentement, comme un très, très vieil homme, et il posa la bougie par terre. Puis il s'enfouit le visage dans les mains, comme pour dissimuler les traits d'Anvar - comme pour nier la vérité. — Qu'ai-je fait ? chuchota-t-il. Mais qu'ai-je fait? — Oui, qu'as-tu fait? demanda une voix extrêmement dure. Aurian se tenait sur le seuil, l'air résolu, les épaules bien droites. Dans sa détermination, elle serrait les mâchoires, mais ses yeux brillaient de douleur. Forral se leva d'un bond car il avait désespérément envie de courir vers elle, de la prendre dans ses bras et de la réconforter comme il l'avait fait lorsqu'elle était enfant. Mais quelque chose sur le visage de la Mage l'en empêcha. Anvar n'était pas le seul à avoir mûri, songea le bretteur. Aurian n'était plus la jeune fille naïve et confiante dont il se souvenait. Même lorsqu'ils étaient devenus amants, elle avait conservé intacte cette innocence qui était en flagrante contradiction avec la nature arrogante et individualiste des Mages. C'est vrai, jusqu'au dernier moment, elle avait fait de son mieux pour voir en Miathan des qualités que ce monstre à l'âme pleine de noirceur ne possédait pas. A cette époque, Aurian n'avait jamais mis sa magie en avant, préférant au contraire oublier son héritage en compagnie des Mortels. Mais à présent, la puissance de ses pouvoirs irradiait littéralement de sa personne. Ce visage lugubre et menaçant était celui d'une guerrière, et c'était la douleur qui avait ciselé ses traits. Quant à son regard, on voyait qu'il avait trop souvent contemplé la souffrance, la trahison et la mort. Un frisson parcourut le bretteur lorsqu'il se rappela la petite fille qu'il avait protégée et guidée voilà bien longtemps. Au nom des dieux, que lui était-il arrivé pendant qu'il n'était plus là pour la protéger ? Forral ne réussit pas à dissimuler son amère déception. — C'est tout ce que tu trouves à me dire après tout ce temps? Aurian, tu ne me reconnais donc pas ? Le dernier bout de chandelle de Grince s'éteignit, et les ténèbres se jetèrent sur le voleur comme une bête sauvage à l'affût. Et si les fantômes des Mages existaient vraiment? Grince regrettait, maintenant, de ne pas avoir laissé en paix l'Académie et ses secrets. Grâce aux bouts de chandelles qu'il avait sur lui, il s'était frayé un chemin à travers les égouts et avait découvert une crevasse qui donnait sur les souterrains de l'Académie dont Hargorn lui avait parlé. Sur le moment, les explorer lui avait paru une bonne idée. De toute évidence, les gardes de Pendral n'oseraient pas le suivre dans le repaire hanté des Mages. Mais il n'avait pas envisagé un instant que le labyrinthe de tunnels sous le promontoire serait si complexe. Avant même que la lumière s'éteigne, il avait tourné en rond pendant des heures, lui semblait-il, et il était bel et bien perdu. Le voleur épuisé mourait de soif. Il avait mal de la tête (à l'endroit où le crochet en fer l'avait heurté) aux pieds (ces derniers le brûlaient encore, souvenir de la cheminée de la cuisine). Il souffrait aussi d'une centaine d'égratignures dues à sa fuite à travers le bosquet d'arbustes de Pendral. Qui aurait cru que ce salopard serait assez retors pour remplir son jardin d'épineux? Enfin, il était courbatu et couvert d'ecchymoses à cause de sa chute. La coupure peu profonde sur sa jambe le piquait, et il avait du sang séché sur l'épaule et sur le flanc, à l'endroit où les crocs du molosse l'avaient mordu. C'étaient d'ailleurs de loin ses pires blessures. Chaque pas lui occasionnait une explosion de douleur aveuglante. L'obscurité de ces souterrains pesait sur lui et l'air vicié et poussiéreux l'empêchait de respirer normalement. Grince continua à avancer furtivement en suivant la paroi rocheuse avec les deux mains et en traînant les pieds comme un vieillard pour ne pas tomber ou trébucher sur le sol inégal. Au temps pour les fantômes de ces putains de Mages, songea-t-il avec amertume. Mon pire ennemi dans cet endroit, c'est ma propre bêtise. Pourquoi est-ce que je ne suis pas tout simplement resté dans les égouts jusqu'à ce que la voie soit libre? C'était la cupidité qui l'avait attiré dans les archives de l'Académie. La cupidité et la curiosité. Lorsqu'il avait réussi à se débarrasser de ses poursuivants, il aurait dû renoncer à cette folie et rentrer chez lui. Mais il savait qu'il n'aurait pas la témérité de revenir un jour et il avait été incapable de résister à l'envie d'explorer les lieux. Il devait bien y avoir des objets de valeur dans ces souterrains, non ? — Des objets de valeur, mon cul, marmonna le voleur avec aigreur. Pourquoi s'était-il montré aussi stupide ? En ce moment même, après avoir pansé ses blessures, il pourrait être assis près du feu, au chaud, le ventre plein, avec une chope de bière à la main. Un petit nœud de panique glacé commença à se former dans la poitrine de Grince. Son cœur se mit à battre la chamade et de la sueur froide apparut sur sa peau. Il faut que je sorte d'ici! Il se mit à courir sans même s'en rendre compte. Puis il tomba. L'impact lui coupa le souffle et son hurlement se transforma en couinement. Grince resta étendu par terre, haletant, jusqu'à ce que son cœur arrête d'essayer de sortir de sa poitrine. Pendant une horrible seconde, il s'était demandé de quelle hauteur il allait chuter - d'un mètre ou de cent? Il n'avait plus éprouvé une terreur aussi abjecte depuis l'enfance, depuis l'attaque des soldats contre le refuge de Jarvas. Il se dit qu'il avait dû commencer à courir lors de son accès de panique et qu'il était tombé lorsque le sol du souterrain s'était brusquement incliné. Un frisson parcourut le voleur lorsqu'il s'aperçut à quel point il avait eu de la chance. Il aurait très bien pu se retrouver au fond d'un gouffre. — Grince, espèce de triple idiot! Voilà où la panique t'a mené! se dit-il pour le simple réconfort d'entendre une voix au sein de ce néant noir et silencieux. Prudemment, il s'assit et se palpa les membres pour voir s'il s'était cassé quelque chose. Mis à part quelques contusions et des courbatures dans tout le corps, il semblait indemne même si, quand il sortirait de là, ses cheveux seraient probablement devenus tout blancs. A tâtons dans l'obscurité, il se rendit compte qu'il était tombé au bas de trois marches qui menaient à une petite alcôve au sein de la paroi. Grince se raidit en sentant sous ses doigts une texture différente, plus lisse et plus chaude que la pierre rugueuse du tunnel. Évidemment! Il y avait une porte dans l'alcôve, et c'était vers elle que conduisaient les trois marches. Alors même que cette pensée lui traversait l'esprit, le bois lisse s'écarta lentement sous la pression de ses doigts, le laissant la main dans le vide. Le grincement des charnières résonna bruyamment dans le silence qui vola en éclats. Grince sentit brusquement un courant d'air froid sur son visage lorsque la porte acheva de s'ouvrir. Que faire maintenant? Franchement, Grince n'aimait pas beaucoup les portes mystérieuses qui semblaient s'ouvrir d'elles-mêmes et il aimait encore moins les pièces qu'elles protégeaient. Mieux valait essayer de trouver la sortie plutôt que de fouiner dans les grottes de ces satanés Mages. Il avait compris la leçon. S'il existait des secrets, ou même des objets de valeur, sous l'Académie, ils pouvaient très bien y rester, pour ce qu'il en avait à faire. Puis il songea que ce n'était pas en cheminant à tâtons dans l'obscurité qu'il allait sortir de là. Il n'avait trouvé ni lampes ni torches dans les tunnels, mais ils devaient bien entreposer des moyens d'éclairage dans les cavernes, non ? S'il suivait les parois à tâtons, il allait bien finir par tomber sur une torchère ou une étagère avec une bougie dessus, enfin, un truc, quoi. Grince se releva. Je vous en prie, faites qu'il y ait une lampe ou une torche. Laissez-moi sortir d'ici et je vous jure que je ne me mêlerai plus jamais des affaires des Mages... Il empoigna le chambranle d'une main, pour se repérer, puis il franchit le seuil et s'aventura avec prudence dans la grotte au-delà. La dernière fois que Forral, de son vivant, avait vu Aurian, ils se tenaient dans cette même pièce. En la voyant, les souvenirs lui revinrent en masse : l'obscurité épaisse et tenace qui empestait le moisi et la charogne, le gloussement dément de Miathan, le grondement aigu et bourdonnant du Spectre qui s'était abattu sur lui et la tentative désespérée et vouée à l'échec d'Aurian pour le sauver. Il se souvint de la noirceur qui l'avait enveloppé, puis de la porte grise qui s'était fermée derrière lui pendant qu'Aurian, en larmes, l'appelait encore et encore de l'autre côté. Le bretteur songea avec amertume qu'à ce moment-là elle aurait décroché la lune pour le sauver. Or, à présent, elle le regardait comme si elle ne pouvait supporter de se trouver trop près de lui. Les yeux froids, le visage malheureux, elle essayait de lui expliquer ce qui avait changé, et chacune de ses paroles lui brisait le cœur. — Mais tu n'es pas Forral. Ne le vois-tu pas ? Forral est mort, j'étais là à son dernier souffle. Si tu étais revenu dans ton propre corps, sous les traits du Forral que j'ai connu et aimé, j'aurais été tellement heureuse de te revoir. (Aurian soupira et détourna les yeux.) Je suis désolée de te faire souffrir. Je sais que tu attendais sûrement et que tu méritais peut-être un accueil différent, puisque tu as été absent si longtemps et que ton retour est si miraculeux. Mais il faut que tu comprennes. Je n'aurais jamais cru que tu reviendrais, c'était impossible. J'ai vécu des moments terribles avant de finir par admettre que j'aimais Anvar, mais je l'ai fait. Souviens-toi, toi-même tu m'as dit de retrouver quelqu'un... — Je le sais, bon sang! rugit Forral. Ne viens pas me jeter au visage ce que j'ai dit ce jour-là! Si j'avais su à quel point tu serais impatiente de me remplacer, j'aurais fermé ma grande gueule! — Ce n'est pas juste! (Aurian serrait les poings, avec au fond des yeux cette lueur flamboyante, froide et inhumaine, qui caractérisait la colère des Mages.) Je t'ai pleuré. J'ai porté ton deuil. Je ne m'attendais certainement pas à ce que tu voles un corps pour revenir ici me faire des reproches ! — Je n'ai pas volé le corps d'Anvar! répliqua Forral en serrant les poings à son tour. — Et comment tu appelles ça, alors, si ce n'est pas du vol ? Où est-il à présent ? Qu'est-ce que tu lui as fait ? Forral eut l'impression qu'elle venait de le frapper. De fait, il aurait préféré, et de loin, qu'elle lui passe son épée au travers du cœur. Cela lui aurait fait moins mal. Au cours de son long exil douloureux entre les Mondes, le bretteur s'était accroché à la conviction que, si seulement il trouvait le moyen de revenir dans le monde des vivants, il pourrait tout arranger. Mais maintenant qu'il avait enfin atteint son but, il était horrifié de découvrir à quel point il s'était leurré. Les aperçus d'Aurian qu'il avait arrachés au Puits des mes lui avaient permis de tisser un fantasme fragile nourri d'espoirs et de souhaits. Mais, depuis son meurtre, le monde avait continué à tourner sans lui, et il n'y avait plus sa place. Il suffisait de regarder Aurian pour le comprendre. La Mort avait raison depuis le début. Aucun retour en arrière n'était possible. Brusquement, les larmes se mirent à couler des yeux d'Aurian, qui les essuya d 'un geste vif et plein de colère. — Je n'ai jamais cessé de t'aimer, est-ce que tu comprends ça? Anvar comprenait, lui. Il s'est fait une place dans mon cœur, il n'a pas pris la tienne. Ce qui me fait le plus mal, c'est que tu sois capable d'un acte aussi abject. J'aurais préféré te pleurer jusqu'à la fin de mes jours plutôt que découvrir que tu n'as jamais été l'homme que je croyais et que toutes ces années n'ont été que mensonge... — Non ! Arrête ! Arrête ça tout de suite ! Quand il beuglait comme ça autrefois, sa voix portait à travers tout un champ de bataille. Forral fut surpris de découvrir que la voix d'Anvar était capable d'atteindre un volume équivalent. Aurian se tut brusquement mais continua à le dévisager d'un air noir. Un mélange de soulagement et de consternation envahit le bretteur. Voilà donc pourquoi elle était tellement en colère contre lui! Elle croyait qu'il était responsable de la mort d'Anvar! Il lui tendit la main et cacha sa déception lorsqu'elle refusa de la prendre. — Aurian, écoute-moi, je t'en prie. Assieds-toi et laisse-moi t'expliquer ce qui s'est passé. Si tu veux continuer à me détester après ça, eh bien, ça te regarde. Mais, au moins, tu connaîtras la vérité. (En la voyant hésiter, il ajouta:) Je t'en prie. Après toutes les années que nous avons passées ensemble, tu dois me laisser au moins une chance de me défendre. L'hésitation d'Aurian ne dura que quelques secondes. — D'accord, répondit-elle doucement. Ce n'est que justice. Repliant gracieusement ses jambes sous elle, elle s'assit sur le sol poussiéreux, à côté de l'âtre vide. Elle posa le bâton avec ses sculptures de serpents et sa sinistre gemme luisante en travers de ses genoux et se mit à caresser le bois lisse avec des doigts nerveux. Forral comprit qu'elle essayait de contrôler sa colère et son angoisse afin de l'écouter avec le plus d'impartialité possible. Il ravala un soupir de soulagement et s'assit en face de la Mage. Sans jamais la quitter des yeux, il commença à parler. Le visage rubicond du seigneur Pendral s'empourpra plus encore sous l'effet de la rage. —Comment ça, il a disparu ? Imbécile! Il n'a pas disparu - vous l'avez laissé s'échapper, espèce de mauviette! Par contraste avec le teint de son maître, le visage du commandant de la garde était d'une pâleur mortelle. L'adjudant Rasvald, qui se trouvait dans une position beaucoup moins périlleuse, debout à côté du fauteuil du Haut-Gouverneur, regarda son commandant sautiller d'un pied sur l'autre, transpercé par la colère du seigneur Pendral comme un lapin empalé sur une lance. — Mais, mais monseigneur, balbutia l'infortuné. Le voleur s'est enfui dans les égouts sous l'Académie. Je ne pensais pas qu'il aurait le courage d'y rester. Je croyais que les fantômes le pousseraient à en ressortir et j'avais posté des hommes à l'entrée. Le visage de Pendral s'assombrit plus encore. — Oh, quelle bonne idée! Vous avez donc décidé de faire perdre leur temps à mes troupes en leur ordonnant d'attendre un homme qui n'est jamais ressorti! répliqua-t-il d'un ton qui commença comme un grondement menaçant pour s'achever en beuglement. — Monseigneur, je vous en prie... J'essayais justement d'éviter de leur faire perdre leur temps en refusant de les envoyer dans cet endroit maudit et hanté... L'humiliation de son supérieur était pénible à voir. Discrètement, l'adjudant Rasvald porta son regard ailleurs. Il avait découvert voilà bien longtemps que, pour un homme au service du seigneur Pendral, il existait de nombreuses choses qu'il valait mieux ne pas voir. Rasvald contempla les murs de la bibliothèque. Une couche de peinture masquait les traces aux endroits où les anciens rayonnages avaient été arrachés. Pendral avait transformé la pièce en salle d'audience pour y entendre les doléances et -plus souvent - juger ceux qui l'avaient défié ou contrarié ou qui avaient violé l'une des lois dont le nombre ne cessait d'augmenter. Il ne fallait pas oublier non plus ceux qui avaient échoué à son service, comme le malheureux commandant. — Cessez de geindre, espèce de mécréant lâche et sans cervelle! cria Pendral. Vous disiez vouloir épargner mes hommes ? Pourquoi ça, je vous le demande ? J'en ai des centaines d'autres ! Non... (Il pointa un doigt adipeux, semblable à une saucisse décorée d'une bague, sur l'homme tremblant.) Admettez-le, mes hommes étaient bien loin de vos pensées. C'était votre propre tête que vous vouliez épargner. Vous aviez peur d'entrer dans le repaire des Mages, alors vous avez laissé ce fils de pute filer avec mes joyaux dans les entrailles de la terre ! A présent, Pendral hurlait de rage. Les veines saillaient sur son cou et sur son front. Ses yeux sortaient de leurs orbites et il cracha une pluie de postillons au visage du commandant décomposé. Brusquement, le Haut-Gouverneur se drapa dans un silence lourd de présages. Rasvald sentit ses entrailles se nouer lorsque Pendral tourna vers lui son regard injecté de sang. —Vous, dit-il avec une douceur menaçante. Vous étiez en compagnie de cette ordure, n'est-ce pas, quand il a perdu le voleur ? La langue de l'adjudant se colla à son palais. Il pria pour que le sol s'ouvre sous ses pieds et l'engloutisse - tout valait mieux plutôt que d'encourir la colère du seigneur Pendra. — Eh bien ? aboya le Haut-Gouverneur. Avez-vous perdu l'esprit, ou juste votre langue ? Si vous ne souhaitez pas vous en servir, je vous la couperai. Rasvald déglutit péniblement. — Monseigneur, je... oui, j'étais avec le commandant quand il a rappelé les chiens. Mais ce n'était pas mon idée, monseigneur. Je me suis même élevé contre. Je lui ai dit que c'était stupide... Le commandant laissa échapper une exclamation de stupeur face à ce mensonge éhonté. — Quoi, espèce de salopard ! Traître ! Menteur! Ce n'est pas vrai, il n'a jamais... — Ça ne fait aucune différence, répondit Pendral d'une voix suffisamment forte pour couvrir les protestations du malheureux. Vous! ajouta-t-il en désignant Rasvald. A compter de cet instant, vous êtes promu au grade de commandant. Taisez-vous, reprit-il en coupant net les remerciements balbutiants de l'ancien adjudant. Je vous dirai quand vous pourrez parler. En attendant, voici vos ordres. (Il commença à replier les doigts.) Primo, vous allez nommer un commandant en second qui s'occupera d'organiser une fouille en règle dans toute la ville, maison par maison. Secundo, conduisez-moi ce tas de merde dehors et tuez-le. Vous-même. L'ancien commandant se jeta sur le plancher verni aux pieds de son maître. — Pitié, seigneur, pitié ! brailla-t-il. — Gardes! Le Haut-Gouverneur claqua des doigts et deux individus costauds quittèrent leur poste près de la porte. L'un d'eux saisit l'ancien commandant par-derrière, tandis que l'autre le frappait plusieurs fois au visage et au ventre. Sans un mot, ils emmenèrent le malheureux qui s'étouffait en perdant du sang par le nez et par la bouche. Pendral soupira. — Je n'arrête pas de leur dire de ne pas verser du sang sur mon plancher, marmonna-t-il d'un ton maussade, mais ils ne m'écoutent jamais. Voyons, où en étais-je ? (Ses yeux, semblables à des couteaux-scies, empalèrent une fois de plus Rasvald.) Ah oui. Quand vous en aurez fini avec le prisonnier, prenez autant d'hommes que nécessaire et descendez dans les égouts. — Quoi, maintenant, monseigneur? En pleine nuit ? protesta Rasvald d'une voix chevrotante. — Évidemment! (Pendral plissa les yeux d'un air malveillant.) Et ne revenez pas sans mes bijoux et le salopard qui les a volés, sinon, je vous ferai enterrer dans la même tombe que votre commandant. Heureusement que Grince avait appris la prudence. Juste à l'entrée de la grotte se trouvait une autre marche. Cette fois-ci, ses pieds hésitants sentirent le rebord, ce qui lui permit de descendre en toute sécurité. Il prit un moment pour retrouver ses marques dans le noir avant de partir sur la droite en suivant la paroi à tâtons comme un aveugle. À sa grande consternation, le voleur s'aperçut que la pièce semblait tapissée de livres du sol au plafond. Tous étaient rangés sur des étagères et montaient aussi haut que son bras tendu. Mais il devait bien y avoir une bougie ou une lampe à proximité, sinon à quoi bon entreposer tous ces ouvrages? Il poursuivit ses recherches avec détermination. Il n'avait pas le choix, s'il voulait sortir de ce terrible endroit. A un moment donné, il délogea une pile de volumes qui tombèrent en cascade sur sa tête, ajoutant à ses ecchymoses. Grince jura tout haut, et le son de sa voix rauque résonna bruyamment, brisant le silence dans la grotte de façon troublante. Un frisson glacé courut le long de l'échiné de Grince. Rien ni personne ne pouvait l'entendre, et pourtant il eut brusquement l'impression qu'il n'était pas seul. Il se trouva ridicule, mais cette impression refusa de le quitter. Il resta recroquevillé sur le sol au milieu de la pile de livres sans oser se lever et se remettre en marche, même en direction de la porte, de peur de ce qu'il pourrait rencontrer dans les ténèbres. De longues minutes s'écoulèrent pendant qu'il attendait en essayant de respirer silencieusement et en tendant l'oreille, à l'affût du moindre bruit ou du moindre mouvement. En fin de compte, il reconnut sa propre stupidité. Il n'y avait rien autour de lui, évidemment. Et même si quelqu'un se trouvait bel et bien dans la grotte avec lui, pas besoin d'une bougie pour le découvrir. Pendant tout ce temps, il était resté assis au beau milieu de la solution. Grince fouilla dans sa poche à la recherche de son briquet et de son amadou, puis il ramassa le livre le plus proche et en arracha les pages une par une. Une étincelle jaillit à la quatrième ou cinquième tentative, et un ruban de fumée âcre s'éleva, faisant larmoyer les yeux du voleur. Il souffla sur le petit point rougeoyant jusqu'à ce qu'enfin une petite flamme serpente jusqu'au sommet de la pile de pages chiffonnées, où elle s'épanouit telle une fleur. Le gros soupir de soulagement de Grince fit reculer les flammes puis les raviva, comme si le feu lui-même respirait. Le jeune homme commença à sentir de la chaleur sur ses mains et sur son visage. Tandis que le feu affamé grandissait, une lumière ambrée commença à dévorer l'obscurité et se répandit vers les bords de la pièce. Rapidement, Grince froissa de nouvelles pages pour les jeter dans les flammes. Jusqu'à ce qu'il trouve un moyen de se déplacer avec elle, il fallait alimenter sa source de lumière. Le papier seul brûlait trop rapidement pour ses besoins, mais, s'il parvenait à trouver du bois - une chaise, peut-être, qu'il pourrait casser, ou bien carrément une étagère - il serait alors capable de fabriquer des torches qui suffiraient à éclairer le chemin du retour. Il devait se trouver dans l'une des grottes les plus vastes. La lumière de son petit feu ne suffisait pas à éclairer les coins ou les alcôves obscurs disséminés ici et là au sein de la paroi la plus proche. La fumée n'aidait pas non plus la visibilité. Elle roulait maintenant vers le plafond sous forme de nuages étouffants qui lui piquaient les yeux et lui serraient la gorge. Jetant une nouvelle poignée de pages sur les flammes, Grince se leva en hâte et s'éloigna du feu en direction du côté droit de la pièce, à l'opposé de la porte. Quand il arriva dans la première alcôve, il s'enfonça dans l'ombre et plissa les yeux pour essayer de percer les ténèbres qui régnaient à l'intérieur. Lorsqu'une autre page prit feu et que la lumière grandit, les ombres reculèrent, dévoilant une silhouette imposante avec des yeux froids étincelants. Il y avait quelqu'un dans l'alcôve! Grince hurla. Il voulait courir, mais toutes ses facultés de mouvement l'avaient déserté. Il s'effondra à genoux. Derrière lui, les ombres se rapprochèrent de nouveau tandis que son feu commençait à mourir. Cependant, même dans la pénombre, Grince garda la tête levée vers ce regard bleu étincelant et hypnotique qui le transperçait. Tandis qu'ils attendaient au pied de la tour, Shia vit les yeux de Khanu étinceler au clair de lune lorsqu'il se tourna vers elle. — J'aimerais bien qu'Aurian se dépêche. Elle met longtemps à revenir, ça commence à m'inquiéter. Et puis, c'est quoi tout ce mystère ? Qu'est-ce qui lui est arrivé, à ce pauvre Anvar? — Si seulement je le savais! Je ne comprends pas la moitié de ce que m'a raconté Aurian, reconnut Shia. Je n'aime pas cet endroit, et je n'aime pas cet humain qu’elle a trouvé et qui est capable de prendre le corps d'un autre, ajouta-t-elle d'un air sombre. — Tu ne fais confiance à aucun humain à part les nôtres, lui fit remarquer Khanu, et moi non plus. Et je suis comme toi, moi non plus je n'aime pas cette ville, elle est contre nature, dangereuse. J'aimerais bien retourner dans nos montagnes. Shia lui lança un regard menaçant. — Je vais là où Aurian va, répliqua-t-elle d'un ton sévère. Je ne souhaite pas être ailleurs qu'avec elle. — Et bien, tu pourrais essayer de lui demander de te suivre là où toi, tu as envie d'aller, pour une fois, répondit Khanu, nullement mortifié. (Délicatement, il passa sa langue sur son museau et ses moustaches.) Je peux déjà sentir les changements qui vont bientôt se produire en toi, Shia. Dans peu de temps, tu... Sa phrase se termina sur un feulement étranglé lorsqu'une lourde patte lui donna une tape en travers du museau. — Silence!ordonna Shia d'un ton furieux. Reste en dehors des affaires qui ne te concernent pas! — Tu crois que ça ne me concerne pas ? (Les yeux de Khanu brillèrent de malice au clair de lune.) En tant qu'unique mâle à des centaines de kilomètres à la ronde, ça me concerne forcément - mais ne va surtout pas croire que ça me désole. La queue de Shia se mit à fouetter l'air. — Si tu continues sur ce refrain-là, tu seras bien plus que désolé, le prévint-elle dans un grondement menaçant. — C'est ridicule d'essayer d'ignorer quelque chose qui va bientôt arriver. Tôt ou tard, avec ou sans Aurian, il faudra bien y faire face, marmonna Khanu d'un ton boudeur. (Quand Shia gronda de nouveau, il se mit rapidement hors de portée de sa patte un peu trop leste et de ses griffes étincelantes.) Je vais aller explorer ce grand endroit de l'autre côté de la cour, dit-il en essayant, de manière pathétique, d'avoir l'air nonchalant. — Tu n'es pas obligé de revenir tout de suite, répliqua sèchement Shia, avant de se remettre à espionner la conversation qu'Aurian avait en haut de la tour. Juste au moment où elle commençait à envisager d'y renoncer et de s'en aller rejoindre la Mage, elle entendit Khanu l'appeler par télépathie : — Shia, écoute... Dans le lointain, de l'autre côté de la cour, l'ouïe très fine de Shia réussit à peine à percevoir un son lointain, très faible et étouffé. — Tu as entendu ça ? voulut savoir Khanu. Je crois que ça vient du sous-sol. Tu ferais bien d'en parler à Aurian. Pour moi, ça ressemble à un hurlement humain. À mesure qu'elle écoutait avec une fascination horrifiée le récit du bretteur, Aurian s'aperçut que sa colère commençait à se dissiper. En dépit de tout ce qui s'était passé, il s'agissait quand même de Forral, son premier amour, et lorsqu'il lui raconta son épreuve dans la grisaille infinie et monotone d'entre les Mondes, le cœur de la Mage se mit à saigner pour lui. Elle apprit comment il s'était servi du Puits des mes jusqu'à ce que la Mort l'empêche de la surveiller - pas étonnant qu'elle l'ait souvent senti proche d'elle. Il avait également découvert qu'en plongeant la main dans les eaux du Puits il pouvait projeter son ombre dans le monde humain pour l'aider, comme il l'avait fait à Dhiammara. Puis Forral lui raconta l'arrivée et le départ mystérieux de Vannor. Le cœur d'Aurian fit un bond en apprenant que, d'après la Mort, l'ancien marchand avait été empoisonné par Eliseth en personne. Un terrible soupçon se glissa alors dans son esprit et ses doigts se resserrèrent sur le Bâton tandis que ses pensées se bousculaient. — Puisse cette garce souffrir un tourment éternel, gronda-t-elle avant de se ressaisir presque aussitôt. Continue, Forral, dit-elle pour encourager le bretteur surpris. Je commence à deviner ce qui s'est passé. Raconte-moi le reste. Mais, lorsque Forral commença à parler d'Anvar et du sort qu'il avait subi, Aurian eut du mal à supporter le récit de l'arrivée de son amant dans le royaume de la Mort. — J'ai essayé de lui parler, expliqua le bretteur. Je désespérais d'avoir de tes nouvelles. Si Anvar était mort, que t'était-il arrivé, à toi ? La Mort a essayé de le convaincre - de nous convaincre tous les deux en fait - de l'accompagner. Il a dit que nous ne pouvions pas rester là, que ce n'était pas sûr. Quelqu'un faisait un mauvais usage du Chaudron de la Réincarnation... Dieux tout-puissants, se dit Aurian, éperdue. Je le savais! Puis elle s'aperçut que Forral s'était tu. Il se mordit la lèvre et détourna les yeux. — Tu as sûrement raison de m'en vouloir, marmonna-t-il. C'est peut-être ma faute. Peut-être qu'Anvar serait revenu dans son corps si je ne l'avais pas retardé. Mais, tu vois, la Mort a si souvent essayé de me convaincre d'entrer dans le Puits des Ames pour me réincarner que j'ai cru qu'il essayait de me duper de nouveau. (Il fronça les sourcils.) Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé ensuite, tout était si confus, mais je crois que le Chaudron, quoi qu'il fasse pour ramener les gens, m'a attrapé moi au lieu d'Anvar. (Il tendit les mains d'un air suppliant.) Aurian, tu dois me croire. Je ne l'ai pas fait exprès. J'ai simplement été aspiré. Même si j'avais compris ce qui se passait, je n'aurais pas su comment prendre la place d'Anvar. (Forral soutint le regard de la Mage sans broncher.) Nous avons été séparés trop longtemps si tu me crois vraiment capable de faire une chose pareille. Mais tu veux savoir la vérité, mon amour ? Je remercie les dieux qu'ils ne m'aient pas laissé le choix. Tu m'as tellement manqué que je ne sais pas si mon cœur ne m'aurait pas poussé à faire une chose aussi grave. Lorsqu'elle entendit les paroles suppliantes de Forral et qu'elle vit la détresse gravée sur les traits d'Anvar, Aurian sentit sa colère s'évanouir. Elle ne doutait pas qu'il lui disait la vérité. Cette dernière remarque suffisait à le prouver. De plus, si Forral avait été capable de revenir par lui-même, il l'aurait probablement fait depuis longtemps. Au moins, à présent, la Mage savait qui était vraiment responsable de ce désastre. Seule Eliseth avait suffisamment d'imagination pour infliger un dilemme aussi terrible à son ennemie - sans compter qu'elle avait désormais en sa possession le Chaudron de la Réincarnation. Quel effroyable sac de nœuds ! Et il n'existait apparemment aucune solution. Même si elle arrivait à s'emparer du calice, parviendrait-elle à ramener Anvar ? Pour cela, il faudrait de nouveau sacrifier la vie de Forral. Les épaules de la Mage s'affaissèrent, et elle se montra pendant quelques instants vulnérable et incertaine. Puis elle prit conscience du regard de Forral sur elle. Il lui tendait toujours les mains dans l'attente d'une réponse. —Je te crois, lui dit-elle doucement. Ce n'est pas ta faute. J'aurais dû le savoir et je suis désolée d'avoir douté de toi. (Puis elle s'efforça de mettre de côté, au moins pour le moment, toute pensée déchirante au sujet d'Anvar et de son terrible destin. Enfin, elle accepta de prendre les mains de Forral.) Nous nous en sortirons, d'une façon ou d'une autre. Au moins, ça nous donne l'occasion de nous retrouver. — Pour un temps, en tout cas, répondit Forral. (Puis, au grand soulagement de la Mage, il changea brusquement de sujet, comme s'il savait qu'ils dérivaient de nouveau vers des sujets dangereux.) Aurian, cela fait longtemps que la Mort ne m'a plus autorisé à regarder ce qui se passe en ce monde. Qu'en est-il de notre fils ? Où se trouve-t-il à présent ? Est-ce qu'il va bien? Oh dieux! Forral ne sait pas! Le cœur d'Aurian sombra. Comment puis-je lui répondre? Comment lui dire que Miathan a jeté sur son fils une malédiction le condamnant à prendre l apparence d'un loup ? Comment lui avouer qu'ensuite j'ai abandonné le pauvre enfant pour pouvoir combattre Miathan et Eliseth ? C'est vrai, je ne sais même pas où se trouve Wolfen ce moment, ni même s'il est encore en vie. Comment le dire à Forral? Mais la Mage n'eut pas à confesser cette terrible histoire, car elle reçut au même moment un message urgent de Shia. — Aurian, viens vite. Il y a bien quelqu'un ici. Khanu s'est rendu dans le grand bâtiment de l'autre côté de la cour. Il dit avoir entendu des hurlements quelque part dans le sous-sol. 10 Le messager Le pâle clair de lune n'avait guère de chance de filtrer à travers l'épais verre teinté des fenêtres de la bibliothèque, si bien qu'il régnait un noir d'encre à l'intérieur. Aurian fit apparaître une sphère de Magilumière spectrale et l'envoya flotter devant elle pour éclairer le chemin. C'était la première fois qu'elle mettait les pieds dans la bibliothèque depuis la mort de Finbarr et elle regarda autour d'elle avec consternation. Les livres pourris et rongés par les rats étaient pour la plupart tombés de leurs rayonnages. Ils gisaient ouverts sur le sol tels des oiseaux aux ailes brisées, à peine reconnaissables sous les innombrables couches de poussière et de moisissure. La Mage fut soulagée d'atteindre la double porte en fer forgé à l'autre bout de l'immense salle. Même si elle redoutait d'entrer dans le labyrinthe glacial des catacombes, ce fut un soulagement d'échapper à la vision navrante de toute cette ruine et cette destruction inutiles. Aurian n'avait pas entendu les hurlements. Le temps qu'elle arrive devant la bibliothèque, ils s'étaient éteints, et il ne régnait plus dans les souterrains que le silence, le froid et l'obscurité. Aurian se réjouit qu'Anvar - non, Forral - reste près d'elle, sur sa droite, de façon à garder libre sa main qui d'ordinaire tenait l'épée. Il maintenait une distance prudente entre lui et les grands félins, même si Aurian lui avait expliqué qu'ils n'étaient pas aussi féroces qu'ils en avaient l'air, en tout cas envers leurs amis. De toute évidence, le bretteur ne semblait pas enclin à la croire sur parole, et Shia n'aidait en rien la situation. Parce qu'elle avait regardé dans l'esprit de son cher ami Anvar et qu'elle y avait trouvé quelqu'un d'autre, elle ne cessait de lui lancer des regards en coin menaçants tout en aplatissant ses oreilles. Avec les panthères à leurs côtés, les deux humains fouillèrent chacune des pièces du niveau supérieur mais ne trouvèrent aucun indice quant à l'identité de la personne qui avait hurlé ou l'endroit où se trouvaient Miathan et Eliseth. — C'est ridicule, finit par protester Forral. On perd notre temps et on se gèle pour rien. Ça ne pouvait pas venir de beaucoup plus bas, sinon ces grosses bêtes ne l'auraient pas entendu. Je ne sais pas ce que tu t'attendais à trouver ici, mais... — La personne qui a hurlé, bien sûr, répliqua sèchement Aurian, et aussi ce qui l'a fait hurler comme ça. — Tu es vraiment sûre que ces félins ont entendu quelque chose ? insista Forral. Je suis persuadé qu'ils se sont trompés. Il faudrait un hurlement sacrément puissant pour passer à travers toute cette roche. On ferait mieux de retourner sur nos pas, si tu veux mon avis. De toute évidence, le bretteur n'aimait pas cet endroit. Depuis qu'ils étaient entrés dans la bibliothèque, il ne cessait de caresser la poignée de l'épée d'Anvar, qu'ils avaient trouvée abandonnée dans un coin de l'appartement de Miathan. Aurian, quant à elle, avait appris à faire confiance à son instinct, et celui-ci la poussait à rester. — Allons voir encore un peu plus loin, insista-t-elle à son tour. Si Shia dit qu'elle a entendu hurler, c'est que c'est le cas. Or, ce hurlement n'a pas jailli de nulle part. Il y a quelque chose tout près, quelque chose que nous devons trouver. Ne me demande pas pourquoi, mais j'en suis convaincue. Forral ne se laissa pas du tout impressionner par ce raisonnement - ou plutôt par son absence. — Aurian, veux-tu revenir ici... Il lui attrapa la main pour l'obliger à venir avec lui, mais il la laissa retomber aussitôt lorsque Shia poussa un grondement sourd. — C'est tout près, j'en suis sûre. D'une certaine façon, j'ai l'impression... Tandis que Forral la suivait à contrecœur, Aurian ouvrit la porte suivante. C'était la dernière chose qu'il s'attendait à voir. Aurian cria de stupeur et sa Magilumière s'éteignit, plongeant la caverne dans une bienheureuse obscurité. Avec un juron étouffé, Forral la fit ressortir sans ménagement dans le tunnel et claqua la porte derrière lui. — Sors de là, idiote! Bouge! A tâtons dans les ténèbres, il l'attrapa par sa tunique et fit mine de l'entraîner avec lui. Mais Aurian résista et s'adossa contre la froide paroi de roche pour retrouver son souffle. Puis elle se mit à rire doucement, incapable de s'arrêter. — Putain, Aurian, on n'a pas le temps! cria Forral. Cette caverne est remplie de satanés Nihilims ! — Tout va bien, Forral. (Aurian réussit à reprendre le contrôle d'elle-même.) Les Spectres ne peuvent pas nous faire de mal. Quand ma Magilumière s'est éteinte, j'ai vu miroiter un sortilège temporel. Il doit s'agir des Nihilims que Finbarr a figés hors du temps pour me sauver. (Elle posa la main sur le bras de son compagnon.) Je suis désolée, Forral. Ça a dû te faire un horrible choc, de les revoir comme ça. Dans le noir, Forral laissa passer un petit temps de silence, avant de s'exclamer : — Génial ! Je me sens stupide, maintenant. — Tu n'es pas le seul, confessa Aurian. Moi aussi, ils m'ont fait peur, au début. (Elle se ressaisit et fit apparaître une nouvelle lumière au-dessus d'eux.) Pendant un instant, quand j'ai ouvert la porte et que je les ai vus, j'ai cru que mon cœur allait s'arrêter. Elle faillit le prendre dans ses bras pour le réconforter, puis elle leva les yeux vers le visage d'Anvar, et quelque chose parut se flétrir en elle. En toute hâte, elle se détourna de Forral. — Viens, lui dit-elle doucement. Allons-nous-en d'ici. Les Spectres sont immobilisés et sûrement inoffensifs, s'ils sont restés là depuis tout ce temps, mais ils me donnent quand même la chair de poule. Forral acquiesça. — C'est bien la première parole sensée qui sort de ta bouche depuis qu'on est descendus dans les catacombes. À l'aide de son museau, Shia entrouvrit la porte et jeta un coup d'œil curieux dans l'entrebâillement. — Voici donc les créatures qui hantent tes cauchemars, dit-elle à Aurian d'un ton légèrement perplexe. — Crois-moi sur parole si je te dis qu'ils sont bien plus terrifiants quand ils bougent, assura la Mage. Ils s'apprêtaient à faire demi-tour pour revenir sur leurs pas quand la voix se fit entendre. Aurian s'arrêta net. —Vous avez entendu ça ? demanda-t-elle. Qu'est-ce que c'est... ? — Entendu quoi ? demanda le bretteur d'un air intrigué. Ils se regardèrent tous avec consternation. — Quelque chose qui ne peut communiquer qu'avec les Mages, apparemment, chuchota Aurian. La main de Forral se posa sur la poignée de son épée. La Mage le laissa sortir l'arme de son fourreau puis, lorsque les échos du frottement de l'acier moururent, elle leva la main pour réclamer le silence. — Est-ce que vous l'entendez, Shia, Khanu ? demanda Aurian avec espoir, quelques instants plus tard. —Je suis désolée, répondit Shia. Je n'entends que nous. —Moi aussi, renchérit Khanu. Cependant, la voix froide, ténue et haut perchée, ne s'était pas tue. La Mage continuait à l'entendre dans sa tête. Elle ne prononçait pas de mots intelligibles, mais il s'agissait néanmoins clairement d'une supplique, d'une demande, d'un appel. Aurian sentit un frisson traverser tout son corps. — Elle nous veut, murmura-t-elle. Elle veut qu'on la suive. — Quoi ? Tu plaisantes, j'espère ? protesta Forral. — Non, vraiment, insista Aurian. Les dieux seuls savent de quoi il s'agit, mais ce ne peut pas être un Spectre, sinon il aurait déjà trouvé le moyen de libérer ses camarades. En plus, si ce quelque chose voulait nous faire du mal, pourquoi ne pas nous avoir attaqués quand nous étions sans défense dans l'obscurité? Le moment aurait été bien choisi. — Tu ferais mieux d'avoir raison, répliqua Forral, parce que ce sont nos vies que tu mets en jeu sur une simple intuition. Aurian ne lui prêta guère d'attention. Elle s'était déjà lancée à la poursuite de cet appel fantôme. Elle se rendit à peine compte que les autres la suivaient à contrecœur, avec Forral qui marmonnait dans sa barbe d'un air lugubre. La Mage s'enfonça dans le tunnel en suivant cet irrésistible murmure qui ne tremblait ni ne variait sauf si elle essayait de s'arrêter ou d'entrer dans l'une des cavernes qui donnaient sur le passage souterrain. Si elle choisissait le mauvais chemin, le murmure incompréhensible se transformait alors en un gémissement strident qui lui faisait très mal, comme si son crâne allait éclater. La même chose se produisait lorsqu'elle essayait de faire demi-tour. Très vite, elle n'eut pas d'autre choix que de continuer de l'avant. Aurian savait que Forral s'inquiétait. Le visage d'Anvar, mis crûment en relief par la pâleur de la Magilumière, paraissait souffrant et blafard, avec au fond de ses yeux noirs des néants insondables. — Aurian, vas-tu arrêter ça ? siffla-t-il. La Mage secoua la tête. — Je suis désolée, Forral, je ne peux pas. C'est trop tard, maintenant. Si je ne la suis pas, cette voix va me rendre folle. Il fut facile de trouver la bonne caverne. Aurian n'eut qu'à suivre l'horrible voix qui chuchotait, de façon de plus en plus pressante, dans les confins de son esprit. Oubliant toute prudence, elle pressa le pas, envoûtée par cet appel, malgré les tentatives de plus en plus paniquées de Forral pour la ralentir. Sa Magilumière ruisselait derrière elle en laissant dans son sillage des étincelles semblables à la queue d'une comète. La voix continuait à chuchoter, mais de plus en plus fort, de plus en plus pressante. Même si Aurian aurait été incapable de dire comment elle le savait, l'appel semblait provenir d'une porte un peu plus loin sur la droite. Traînant Forral derrière elle, elle se précipita vers la porte ouverte. Dès qu'elle posa la main sur la poignée, la voix se tut abruptement. — Je ne l'entends plus, dit doucement la Mage. Mais c'est dans cette pièce, je le sais. Ce qui m'a appelé se trouve dans cette pièce. L'ouverture de la porte permit à Grince de sortir de sa transe terrifiée. Il fit volte-face et sentit ses entrailles se nouer. Là, sur le seuil, se tenait un couple de Mages. Impossible de s'y méprendre, à les voir aussi grands, intimidants, avec des yeux qui semblaient regarder jusque dans l'âme du voleur. Passé le premier instant de confrontation surprise avec la grande Mage rousse, son lugubre compagnon et les terrifiants monstres noirs pourvus de griffes et de crocs impressionnants - de toute évidence, des démons magiques ou quelque chose dans le genre -, Grince n'eut d'autre recours que de se prosterner sur le sol en suppliant qu'on lui laisse la vie sauve. L'Académie n'était pas déserte, en fin de compte, et il y était entré sans permission! Dans l'attente du sort terrible qu'on n'allait pas manquer de lui .infliger, il resta prostré sans oser relever la tête pendant une éternité. — Oh, ne sois pas ridicule ! s'exclama sèchement une voix féminine. Relève-toi, l'ami, et arrête de te prosterner comme ça, c'est pitoyable. Allez, on ne va quand même pas y passer la nuit, bon sang ! Son compagnon ricana. — Si tu essaies de le convaincre de ne pas avoir peur, j'ai déjà connu mieux. La femme l'ignora et continua à s'intéresser à Grince. — Allez, toi, réponds-moi ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Est-ce que c'est toi qui m'as appelée ? demanda-t-elle tandis que les démons ponctuaient ces paroles de grondements sourds à vous glacer le sang. — Dame, épargnez-moi! supplia Grince d'une voix grinçante et terrifiée. Je n'ai pas pu faire autrement! Mais je n'ai rien pris, je vous le jure! Je ne vous ai pas appelée, je n'aurais pas eu l'audace de déranger Votre Grandeur. Les gardes m'ont pourchassé jusqu'ici, c'est tout. Si vous vouliez bien me montrer la sortie, je vous jure que je ne reviendrais jamais, jamais, jamais! La Mage laissa échapper une petite exclamation impatiente, à mi-chemin entre un juron et un soupir. — Que les dieux nous viennent en aide, marmonna-t-elle. Écoute, espèce de stupide Mortel. Personne ne va te faire du mal, compris? Maintenant, reprends-toi et relève-toi. Dès que tu auras répondu à mes questions, je te montrerai la sortie. Le voleur lui lança un coup d'œil entre ses doigts écartés et commença à se détendre un peu. Il était difficile d'avoir peur, même d'une Mage tant redoutée, lorsque celle-ci frottait ses mains au-dessus du feu de façon si ordinaire et si simple. Les deux démons noirs assis à ses pieds étaient occupés à contempler les flammes d'un air bienheureux, comme un couple de chats au bord d'une cheminée. Surveillant de près ses troublants visiteurs afin de s'assurer qu'ils n'y voyaient pas d'objections, Grince se leva lentement. Mais sa jambe qui avait reçu une entaille à l'épée céda sous lui, et il tomba lourdement. Il cogna son épaule qui avait été mordue et cria de douleur. Aussitôt, la Mage se précipita à ses côtés. — Tu es blessé ? (Elle amena sa lumière juste au-dessus du voleur.) Que Melisanda nous sauve, qu'as-tu donc fait de toi-même? (Elle le contempla d'un air sévère.) J'imagine que tu as récolté toutes ces blessures en essayant d'échapper à ces gardes dont tu nous parlais tout à l'heure. Tu ferais peut-être mieux de commencer par me dire pourquoi ils te couraient après. Transpercé par son regard franc, Grince se rendit compte brutalement qu'il ne pouvait pas lui mentir comme il en avait eu l'intention. — Dame, je, je... — Par les culottes d'airain de Chathak! Où a-t-il eu ça? Grince sursauta d'un air coupable en entendant la voix de l'autre Mage. Ce dernier avait trouvé le sac du voleur et venait de le vider près du feu. La Mage siffla tout bas en voyant les joyaux se déverser en une pile étincelante sur le sol sombre. Une fois de plus, elle tourna vers le voleur un regard sévère. — Tu les as volés. A qui appartiennent-ils ? La bouche de Grince devint soudain très sèche. — P-Pendral. Le Haut-Gouverneur Pendral. La Mage éclata de rire. — Pendral ? Ce sale petit pervers est toujours en vie ? Grince hocha bêtement la tête, stupéfait par cette réaction. — Et tu lui as volé ses chers joyaux? Bien joué! Ça lui servira de leçon, à ce salopard, il est tellement pingre ! Elle pouffa de rire et faillit lui donner une tape dans le dos. Elle se retint juste à temps et fit courir une main légère mais experte sur les blessures du jeune voleur. Horrifié, ce dernier vit un fluide miroitant bleu-violet s'échapper des doigts de la Mage. Instinctivement, il recula pour échapper à son contact, juste avant de se rendre compte avec surprise qu'elle ne lui faisait absolument pas mal. En fait, il semblait même se produire exactement le contraire. Dès que la lumière violette et piquante toucha ses blessures, la douleur et la raideur disparurent brusquement, remplacées par une merveilleuse sensation de bien-être. Sous ses yeux incrédules, les bords de la plaie béante sur sa jambe commencèrent à se ressouder. La Mage pouffa de nouveau de rire. — Il faudra recoudre la déchirure de ton pantalon toi-même, lui dit-elle gentiment. Je suis nulle en couture. Grince la regarda d'un air songeur. Il avait perdu sa mère à l'âge de dix ans, mais celle-ci ne s'était jamais beaucoup occupée de lui dans tous les cas. Depuis, il s'était toujours débrouillé, même si Jarvas lui gardait une place dans son sanctuaire. Personne n'avait jamais pris soin de lui comme ça. — Merci, ma dame, chuchota-t-il. Elle lui sourit, et il comprit à cet instant-là que sa vie ne serait plus jamais la même. L'autre Mage, perché sur le rebord d'une table, lui sourit d'un air encourageant, même si le voleur remarqua que sa main ne s'éloignait jamais de la poignée de son épée. — Maintenant, dis-moi, dit le Mage d'un ton ferme. Nous sommes descendus ici parce que nous avons entendu quelqu'un hurler. Est-ce que c'est toi qui as crié ? La Mage se tourna vers son compagnon en poussant une exclamation stupéfaite. — Le hurlement! C'est vrai, à cause de l'autre appel, j'avais complètement oublié. — Attends, mon amour. (L'autre Mage leva la main pour réclamer le silence et posa de nouveau son regard sur Grince.) Allons, dit-il gentiment, pourquoi as-tu hurlé, fiston ? Tu as l'air dans un sale état - qui t'a blessé ? Est-ce la même personne qui t'a fait peur? Y a-t-il quelqu'un d'autre ici avec toi ? Grince secoua la tête. — C'est... C'était horrible. C'est là-dedans... Incapable d'en dire plus, il désigna les profondeurs invisibles de l'alcôve plongée dans l'obscurité. Aurian lança un regard acéré à Forral, puis s'écarta du feu en haussant les épaules. — Mieux vaut voir de quoi il parle. Elle se concentra sur la sphère de Magilumière qui planait au-dessus d'elle et augmenta sa luminosité. Lorsque celle-ci éclaira la pièce jusque dans ses recoins, son regard fut attiré par une alcôve, à l'autre bout de la pièce, dont le contenu se perdait dans l'ombre. — Là, répéta le petit Mortel en pointant du doigt. C'est là que je l'ai vu. — Sois prudente, recommanda Shia. Il s’agit peut-être d'un piège. — Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir, répliqua Aurian. Garde un œil sur ce Mortel pour moi, veux-tu ? Je crois qu'on peut lui faire confiance, mais je ne prendrai pas le risque qu'il me poignarde dans le dos pendant que je suis occupée. Forral descendit de la table pour se joindre à elle. Ensemble, ils traversèrent prudemment la caverne en direction de l'alcôve, avec la Magilumière d'Aurian flottant au-dessus d'eux. Dès que la lueur éclaira le fond de l'alcôve, le bretteur poussa une exclamation et la Mage recula, stupéfaite. — Les dieux nous protègent, souffla-t-elle. C'est Finbarr! Combien d'autres chocs l'Académie lui réservait-elle encore? Aurian fut horrifiée à la vue de son cher vieil ami qui n'avait pas changé à l'intérieur d'un sortilège temporel, figé hors du temps comme une statue sans vie. Elle inspira profondément et se mordit la lèvre. — Je n'y crois pas, dit-elle avec colère. Finbarr a été tué au cours de l'attaque des Spectres, je l'ai senti mourir. Pourquoi l'Archimage l'aurait-il figé hors du temps comme ça? C'est insensé! — Et depuis quand Miathan serait-il sensé? répliqua Forral d'un air lugubre. Mais, Aurian, tu es absolument sûre que tu as senti Finbarr mourir? La Mage fronçait les sourcils en essayant de se replonger dans le passé. — C'était la première fois que je vivais la mort d'un autre Mage. Ce n'est pas une chose sur laquelle on peut se méprendre, crois-moi. Alors pourquoi préserver le corps de Finbarr de cette façon ? Je ne comprends pas. — Miathan avait le Chaudron en sa possession, souviens-toi. Aurian regarda l'esprit de Forral qui habitait le corps d'Anvar. — Nous avons déjà eu un exemple aujourd'hui des pouvoirs du Chaudron, lui dit-elle d'un air songeur. Après ce qui vous est arrivé, à toi et à Anvar, tu crois que ça pourrait être la même chose pour Finbarr ? — Qui sait ? répondit Forral en haussant les épaules. — Bon, eh bien, je suggère que nous le libérions, proposa la Mage d'un ton décidé. — Non ! s'exclama Forral d'une voix pressante. —Non, fit Shia d'un ton sec dans l'esprit d'Aurian. Quel bien pourrait en sortir? Tu as dit toi-même que l'humain est mort, et il y a de la magie noire à l'œuvre. Laisse-le, mon amie, et sortons de cet endroit effroyable. On ne récoltera que des ennuis si on s'en mêle. — C'est le meilleur conseil que j'aie reçu de toute la nuit. (Aurian sourit avec ironie au bretteur, puis à la panthère.) Malheureusement, je ne peux pas le suivre. Finbarr était mon ami. Je ne peux pas le laisser ici, comme ça, sans savoir. Je risquerais de passer le restant de mes jours à me demander si j'ai eu tort au sujet de son trépas. — Aurian, tu commets une grave erreur, la prévint Forral. Quoi qu'il se passe ici, tu ne devrais pas y fourrer ton nez. — Tu demandes à une Mage de refréner sa curiosité? protesta Aurian. Tu pourrais aussi bien dire à ce feu de ne pas brûler. (Elle se tourna vers la haute silhouette immobile de l'archiviste.) Vous feriez mieux de tous vous écarter, dit-elle à ses amis. Personne ne lui obéit, ce à quoi elle s'attendait, de toute façon. Reculant d'un pas, Aurian inspira profondément pour se calmer l'esprit, puis elle se concentra et rassembla ses pouvoirs. Prudemment, elle commença à défaire le sortilège temporel. Le halo bleu ondulant qui entourait Finbarr se tordit mollement puis s'immobilisa. Ensuite, dans un bruit de craquement, il se désintégra en un nuage de minuscules étincelles bleues qui tombèrent autour du corps de l'archiviste comme un linceul de glace en miettes. Les yeux de Finbarr s'éclaircirent. Il battit des paupières et tituba, mais il se redressa avant que quiconque puisse l'aider et il recula pour éviter leurs mains tendues. — Ne me touchez pas. Je ne suis pas ce que je parais être. La voix était légère et sèche, et complètement dépourvue d'inflexions ou d'émotion. Il ne s'agissait pas d'une voix humaine. Un grondement sourd prit naissance au fond de la gorge de Shia. Sous sa main, Aurian sentit la fourrure se hérisser sur le dos du grand félin. Elle-même n'était pas loin de ressentir la même chose. — Dans ce cas, qui es-tu ? demanda-t-elle. Qu'as-tu fait à Finbarr? La voix laissa échapper un gloussement sinistre et profond qui résonna à travers toute la caverne. Ce bruit remua des souvenirs troublants qui rôdaient juste hors de portée de la Mage. — Tu te rappelles sûrement ce que je suis, ô Mage. En tout cas, les Nihilims se souviennent de toi. Aurian laissa échapper une exclamation horrifiée et recula d'un pas, involontairement. Elle avait l'impression qu'un voile de glace venait de lui recouvrir la peau. Derrière elle, Forral poussa un cri terrible. Elle entendit grincer l'acier lorsqu'il sortit son épée de son fourreau. — Ne lui montre pas que tu as peur! prévint vivement Shia, mettant ainsi fin à la fuite de la Mage. — Tu as raison, lui répondit Aurian avec détermination. Ces horribles monstres ont tué Forral. (Elle leva le Bâton de la Terre, et un coup de tonnerre assourdissant déchira le silence. La caverne s'illumina brusquement dans une explosion de lumière émeraude crépitante.) Je te reconnais, créature, gronda-t-elle. Et je peux te renvoyer dans le néant d'où tu es sortie. — Attends. Je t'en prie. Ne fais pas ça. (La voix ne trahissait aucune émotion, mais elle prononça ces paroles si rapidement qu'elle réussit à faire transparaître un sentiment de grande urgence.) Les Nihilims peuvent t'aider, Mage, si tu les y autorises. — Quoi ? (Aurian eut l'impression d'avoir été frappée par la foudre. De tous les événements mystérieux qui s'étaient produits depuis son retour à l'Académie, celui-là était sûrement le plus bizarre.) Tu veux m'aider? répéta-t-elle sans savoir si elle devait rire ou pleurer. — Aurian, non. Ne fais pas confiance à cette... cette chose. Forral la rejoignit en s exprimant d'une voix basse et pressante. Elle vit que ses mains - les mains d'Anvar - tremblaient et qu'en dépit du froid humide qui régnait dans la caverne il avait la peau luisante de sueur, celle de la peur profonde. Aurian en eut le cœur serré pour lui. Pauvre Forral. Les Nihilims étaient la seule chose que le bretteur redoutait vraiment, car ces horribles créatures l'avaient assassiné. Aurian comprenait, car il était mort devant elle, et les Spectres de la Mort la remplissaient d'une terreur et d'une répulsion identiques. Néanmoins, si ces monstruosités pouvaient lui donner un avantage sur Eliseth, alors elle ne pouvait se permettre de céder à la peur et de balayer leur offre sans même l'écouter. Elle jeta un regard d'excuse à Forral et se tourna de nouveau vers la hideuse créature qui habitait le corps de son vieil ami. — Très bien, j'accepte de t'écouter. Mais n'oublie pas que, cette fois, tu es seul. Si tu fais mine de nous attaquer, moi ou mes compagnons, ce sera ton dernier geste. — Je comprends. — Bien. (Aurian prit une profonde inspiration.) Alors, Spectre, qu'attends-tu de moi ? Je sais que tu ne me proposes pas ton aide gratuitement. Les yeux bleus inhumains étincelèrent d'une lueur féroce. — Mon peuple a besoin de toi, Mage. Je veux que tu les libères. Aurian en resta bouche bée. A ses côtés, elle entendit Forral laisser échapper un hoquet de stupeur. — Quoi ? s'écria-t-il. Tu es cinglé ? Libérer les Nihilims et les laisser ravager le monde entier ? Bon sang, mais tu nous prends pour de sombres idiots ? — La ferme, Forral, marmonna Aurian avant de se tourner de nouveau vers le Spectre. Alors, tu me prends pour une sombre idiote ? — Patience, Mage. Laisse-moi t'expliquer. Je ne souhaite pas que tu nous relâches en ce monde, car nous n'y avons pas notre place. Je voudrais que tu nous aides à rentrer chez nous. —Vraiment ? (Aurian écarquilla les yeux et oublia de craindre la créature lorsque, une fois de plus, la légendaire curiosité des Mages reprit le dessus.) Et c'est où, chez vous ? Les yeux bleus de Finbarr s'illuminèrent d'une lueur avide. Pour la première fois, Aurian décela une trace d'émotion dans la voix du Spectre de la Mort. — Nous n'avons pas toujours été ainsi, expliqua-t-il. Autrefois, nous vivions entre les Mondes, dans la beauté et dans la grâce. Nous étions les anges noirs de la Mort, ses serviteurs qui s'en allaient de par le monde mettre fin aux souffrances des vivants. Nous allions voir les vieux, les malades, les miséreux et les épuisés et nous les conduisions gentiment chez nous afin qu'ils puissent entrer dans le Puits des mes et commencer une toute nouvelle vie. (Le Spectre soupira, et sa voix s'assombrit de nouveau.) » Nous étions tout cela, et bien plus encore - garants de l'Equilibre, gardiens de la Porte - jusqu'à l'intervention de ces satanés Mages. Ils créèrent les Artefacts du Pouvoir et se mêlèrent de ce qui ne les regardait pas. Au cours des guerres du Cataclysme, Chiannala nous enchaîna au Chaudron. Nous qui apportions la délivrance et la miséricorde, nous devînmes une arme terrible. Nous le sommes restés tout au long des âges qui se sont écoulés depuis, et nous voici horriblement abîmés, nos pouvoirs atrophiés et déséquilibrés. Sans nous, la Mort est devenue quelque chose de redoutable pour les créatures mortelles. (Une fois de plus, les yeux inhumains se fixèrent sur Aurian.) » Aide-nous, Mage, je t'en supplie. Cette chance ne se représentera peut-être jamais. Répare le mal commis par tes ancêtres et permets-nous de redevenir ce que nous étions. Mets fin à l'esclavage du Chaudron et libère-nous. — Vas-tu m'aider à récupérer le calice qui était autrefois le Chaudron ? demanda doucement Aurian. — Oui. Il le faut, car notre destin est en jeu. — Et qu'en est-il de Finbarr? Si je l'aide, pourras-tu me le rendre? Le Spectre soupira. — Cela, je ne le sais pas. Nous n'avons aucun moyen de communiquer avec vous, les humains, sans user un corps humain, justement. Je suis entré dans ce corps au moment de la mort de son propriétaire, mais ton ennemi m'a figé hors du temps avant que je puisse agir. L'esprit de Finbarr n'a pas eu le temps de passer dans l'Au-delà, mais j'ai peur qu'il soit obligé de le faire quand je quitterai cette enveloppe charnelle. Si tu souhaites empêcher sa mort, ton seul espoir est de retrouver le Chaudron et d'en faire l'usage pour lequel il était prévu au départ. — Et qu'en est-il de ma mort à moi ? intervint Forral avec colère. Tu n'as eu aucun scrupule à m'achever, moi. Le regard froid de la créature se posa sur le bretteur. — Je vous l'ai dit, les Nihilims ne sont pas responsables de leurs actes. Ce n'était pas ton heure, mais nous sommes les esclaves du Chaudron. Nous sommes obligés de suivre les ordres de la personne qui le possède. Forral se rembrunit et ignora les efforts d'Aurian pour le faire taire. — Et bien, voilà qui fait de tes frères et de toi des alliés bien dangereux, tu ne trouves pas ? Eliseth n'a qu'à vous ordonner de vous retourner contre Aurian et c'en sera fait de nous. Tu crois vraiment que la gamine va prendre ce genre de risque ? Aurian lui lança un regard noir. —Tu veux bien me laisser parler? Il a raison, cependant, ajouta-t-elle à l'intention de la créature. Pendant un instant, j'ai cru que vous pourriez être notre arme secrète pour vaincre Eliseth, car qui peut résister aux Nihilims ? Mais, tant qu'elle détient le calice, toi et très frères, vous êtes une arme qui peut se retourner contre nous. (Elle écarta ses mains vides pour souligner son impuissance.) Que puis-je faire ? Je n'ose prendre ce risque. Si je parviens à m'emparer de ce qui reste du Chaudron, je te donne ma parole que je l'utiliserai pour vous libérer tous, mais il semblerait, hélas, que je doive me passer de ton aide. — Attends, protesta la créature. Réfléchis. Le risque est mince, car le détenteur du Chaudron doit d'abord revenir ici pour défaire le sortilège temporel. Jusque-là, il... — Elle, l'interrompit Aurian. Le calice a changé de mains depuis, et sa propriétaire actuelle est encore plus redoutable que le précédent. — Quelle importance? répliqua le Spectre. L'identité de notre maître ne fait aucune différence. Elle ne peut pas nous utiliser jusqu'à ce qu'elle revienne annuler le sortilège temporel. En attendant, comment pourrait-elle savoir que nous sommes de nouveau libres ? — Si vous m'aidez à l'attaquer, elle le saura tout de suite, et je n'ose courir le risque qu'elle le découvre. (La Mage réfléchit intensément pendant un moment.) Ecoute, tu as dit que l'esprit de Finbarr n'a pas encore quitté son corps - serait-il possible que je lui parle ? —Tu es consciente du fait que mon pouvoir est tout ce qui le retient en ce monde ? Tu comprends que, même si je le laisse te parler, je ne peux pas lui céder le contrôle de ce corps, sinon nous serons tous deux perdus ? — Oui, je le comprends, répondit la Mage. Malgré tout, je crois que nous avons besoin de sa sagesse. Il me semble que vous êtes obligés de dépendre l'un de l'autre, au moins pour le moment. — Très bien. Je crois que nous pouvons au moins partager ce corps. Sous les yeux d'Aurian, les traits du monstre se modifièrent - la petite lueur mystérieuse et surnaturelle déserta le regard de Finbarr. Son visage parut prendre vie, et il ressembla de nouveau à lui-même. Il sursauta comme s'il s'éveillait brusquement d'un rêve et il jeta autour de lui des regards éperdus. L'énergie bleue d'un sort temporel se mit à crépiter dans ses mains tandis que l'ombre de l'horreur apparaissait dans ses yeux. — Finbarr ! s'empressa de crier Aurian. Tout va bien, ils sont partis ! Sans prévenir, le grand Mage tout maigre sortit en titubant de l'alcôve et se jeta au cou de la Mage. — Aurian, ma chère ! Tu vas bien. Et Anvar ! Les dieux soient loués. (Finbarr regarda autour de lui en se frottant les yeux d'un air perplexe.) Mais où sommes-nous ? Il ne s'agit pas du salon de Miathan. On dirait bien mes archives. Comment sommes-nous arrivés ici ? Et où sont les Nihilims ? Les avons-nous tous figés ? Où est ce pauvre Forral... (Sa voix se durcit.) Et surtout, où est ce renégat de Miathan, qu'il soit maudit ? Aurian comprit alors, à sa grande horreur, que l'archiviste ignorait la mort de Meiriel. Comment lui parler de la folie de son âme sœur et de la tentative d'assassinat dont elle-même et Wolf avaient été victimes ? La Mage soupira. — Finbarr, tu as été figé hors du temps par ton propre sortilège. Beaucoup de choses se sont passées depuis la bataille contre les Spectres, et ce sont en grande partie des mauvaises nouvelles. Si je t'aide, seras-tu capable de prendre ces informations directement dans mon esprit ? Sinon, ça va prendre des heures. Même en utilisant une méthode aussi directe, il fallut un bon moment pour mettre l'archiviste au courant de tout. Le temps qu'Aurian finisse, elle ruisselait de sueur et se sentait complètement épuisée. Il avait été difficile pour elle de revivre le passé, qu'il s'agisse du bon ou du mauvais. Mais, pour Finbarr, cela avait été bien plus dur encore. L'archiviste pleurait ouvertement. — Pourquoi ? demanda-t-il. Pourquoi ne m'as-tu pas laissé en paix ? Pourquoi me ramener et me briser le cœur de cette façon ? Aurian lui prit la main. — Parce que nous avons besoin de toi, Finbarr. Tu en sais plus que n'importe lequel d'entre nous sur les Nihilims. En ce moment, tu connais même l'un d'entre eux intimement. Peut-on leur faire confiance ? Peut-on annuler ton vieux sort temporel et les libérer, ou le risque est-il trop grand ? L'archiviste ferma les yeux et se concentra de façon si intense qu'Aurian fut presque capable de le sentir. — Tu peux leur faire confiance, finit-il par dire. Ce que l'un d'eux sait, tous le savent, et ils n'ont qu'une envie: se libérer des chaînes du Chaudron. Tu es la seule qui puisse les aider, c'est pourquoi, en retour, ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour t'aider. Malheureusement, jusqu'à ce qu'ils soient libérés du contrôle d'Eliseth, ils demeureront toujours un risque et une menace pour toi. (Finbarr rouvrit les yeux avant d'ajouter :) » Ça ne va pas plaire à celui qui partage mon corps, mais je te conseille de ne pas annuler le sortilège. Le danger est bien trop grand. Tu dois livrer tes propres batailles, Aurian, mais ça, tu en as l'habitude maintenant. (Il sourit avec ironie.) Si j'ai un conseil à te donner, cependant, c'est de laisser libre de ses mouvements le Spectre qui occupe mon corps. Laisse-le venir avec toi. Si les choses en arrivaient là, tu n'aurais aucun mal à éliminer un seul Spectre. (Ses yeux brillèrent.) Mais tu dois décider seule si je te donne ce conseil pour des raisons égoïstes, car, si le Spectre vient avec toi, alors moi aussi. — Si ça nous permet de t'avoir avec nous, je ferai ce qu'il faut, assura Aurian. (Elle regarda ses compagnons.) Le conseil de Finbarr me paraît judicieux. — Tant que je suis là pour te protéger, répondit Shia. J'aime bien ton ami humain, mais je ne fais pas confiance à la chose qui l'habite - le Spectre. Alors Forral intervint. — Non. C'est de la folie pure, Aurian. Je t'interdis de faire ça, le risque est trop grand. Il lui interdisait ? Et pour qui se prenait-il, au juste, pour lui donner des ordres ? Aurian lui lança un regard noir et froid. Ce n'était pas parce que lui avait peur... — Non, répondit-elle brusquement. Je ne suis pas d'accord. Je comprends tes doutes, mais... — Mes doutes ? Ces choses-là sont des tueurs de sang-froid, rugit Forral. Ils sont maléfiques - personne ne le sait mieux que moi. (Il se calma, au prix d'un visible effort.) Écoute, ma chérie, je mesure l'avantage que cela pourrait nous donner mais, à mon avis... — Mon avis à moi est que ce risque en vaut la peine. Aurian aussi se calma. Sois patiente. Souviens-toi que Forral a été tué par ces créatures. Il a plus de raisons que n'importe lequel d'entre nous de craindre les Nihilims. — Je vois, répondit froidement Forral. En mon absence, tu as tout appris de l'art de la guerre, n'est-ce pas ? Tu sais tout ce qu'il y a à savoir ? Eh bien, reviens me dire ça dans trente ans, Aurian, et même alors, ce ne sera toujours pas vrai. Permets-moi de te dire que tu commets une grave erreur. Je connais ton entêtement depuis longtemps, ma fille, mais cette fois, c'est notre vie à tous que tu mets en danger. A côté d'Aurian, Shia se mit à gronder doucement. — Vas-tu laisser cet humain te parler comme ça ? La Mage posa sa main avec légèreté sur la tête du grand félin. — Forral vit encore dans le passé. Les choses ont beaucoup changé, depuis sa mort, et il doit apprendre à me connaître telle que je suis maintenant. Ça ne va pas être facile pour lui. — Ni pour toi, ajouta Shia avec douceur. La Mage et le bretteur s'affrontèrent du regard, jusqu'à ce que la tension entre eux parvienne à son comble. — J'accorde beaucoup de valeur à ton expérience, Forral, reprit Aurian d'un ton ferme, mais il est ici question de magie, ce qui n'est pas le cas dans une guerre entre Mortels. Je connais mieux notre ennemie - et les Artefacts - que quiconque. J'accepte d'écouter tes conseils mais, au bout du compte, c'est à moi de prendre les décisions, point final. — Oh, que non! s'exclama Forral avec rage. Par les dieux, Aurian, c'est moi qui t'ai élevée ! Je n'ai pas à rester là et à accepter ça de toi ! Aurian leva crânement le menton et le regarda droit dans les yeux. — C'est vrai, reconnut-elle calmement, tu n'y es pas obligé. Tu es libre de partir à tout moment. Forral en resta bouche bée. — Quoi ? Et où diable suis-je censé aller ? Tu crois vraiment que je vais simplement débarrasser le plancher en te laissant te fourrer dans un pétrin pas possible ? — Ça dépend de toi, répondit Aurian, implacable. Mais, si tu restes, je ne veux plus avoir la moindre dispute à ce sujet. Tu m'as toi-même appris, il y a bien longtemps, qu'il ne peut y avoir qu'une seule personne qui commande. Forral la regarda comme s'il ne l'avait encore jamais vue. — C'est vrai, reconnut-il doucement, je l'ai dit. Alors, qu'est-ce qu'on fait, maintenant, commandante? On continue à se cacher sous terre jusqu'à ce qu'on meure de faim et de froid ? Aurian serra les dents. Qu'elle soit pendue si elle le laissait l'asticoter comme ça ! — On a besoin d'informations. On ne sait pas combien de temps nous sommes restés loin de Nexis et encore moins qui gouverne la cité, maintenant que les Mages sont partis. Grince, oublié dans un coin, avait regardé avec terreur la Mage libérer la créature dans l'alcôve. C'était donc la légendaire dame Aurian, qui avait disparu pendant si longtemps ! Le vieux Hargorn avait souvent parlé d'elle avec beaucoup de chaleur et de regrets. Or, elle avait été gentille envers le jeune voleur, elle l'avait même soigné - et puis, il admirait avec quel calme elle avait tenu tête à l'autre Mage quand il avait essayé de l'intimider. Le bon sens lui dictait que ce serait une grave erreur de se mêler des affaires des Mages, mais il voulait remercier la dame de l'avoir aidé. De plus, elle avait fait entrer un peu de magie dans une vie jusque-là rude et brutale. Il ne voulait pas la perdre aussitôt. — Dame, je peux vous aider, déclara-t-il avant de pouvoir s'en empêcher. Je peux vous dire tout ce que vous voulez savoir. 11 LA CITE DU CHEVAL VOLANT Vu du ciel, on aurait dit une simple colline. D'arvan, allongé en travers de l'encolure du cheval, les mains attachées dans le dos avec ce qui ressemblait à de minces fils de métal, essaya de tourner la tête et de s'essuyer les yeux contre son épaule pour mieux voir. Mais ce n'était pas facile. Les montures phéeriques galopaient si vite à travers le petit vent froid que les longs cheveux blonds du Mage ne cessaient de lui revenir dans la figure, sans compter la gêne occasionnée par ses yeux larmoyants et son nez qui n'avait cessé de couler pendant tout le voyage. Celui-ci avait duré toute la nuit et une partie de la matinée. D'arvan battit de nouveau des paupières et plissa les yeux pour mieux distinguer le mont escarpé et couvert d'arbres. Ce sommet rocheux au beau milieu de nulle part n'était tout de même pas leur destination ? Eh bien si, visiblement. Une par une, les montures phéeriques brisèrent les rangs pour amorcer leur descente en spirale en direction des pentes vertigineuses et arborées. Lorsque le Phée qui avait capturé D'arvan amorça sa descente, pendant quelques instants, tout se brouilla devant les yeux du Mage, ce qui lui donna la nausée. Avec une secousse brutale, la scène en contrebas lui apparut dans sa véritable perspective dans la lumière claire et froide du Nord. La colline était beaucoup, beaucoup plus grande qu'il le pensait, et chacun de ces arbres, qui ressemblaient à des géants de la forêt grâce à la magie des Phées, était en réalité une haute tour. Le seigneur de la Forêt et ses sujets avaient visiblement fait de leur mieux pour reproduire à l'identique leur citadelle magique située entre les Mondes. Usant de leurs pouvoirs pour transformer la nature, ils avaient créé un beau foyer, fonctionnel et vivant, qui s'élevait dans les airs grâce aux bosquets d arbres-tours. Il devait également se prolonger très loin sous terre, car D'arvan pouvait voir de nombreux balcons et fenêtres orner les corniches et les parois abruptes. Ce qu'il avait pris, vu du ciel, pour des clairières sylvestres, n'était autre que des jardins en fleurs avec des tonnelles, des ruisseaux et des fontaines. Des cascades décoraient les versants de la colline comme des rubans de dentelle virginale. Derrière la colline, un massif de montagnes imposantes se découpait sur le ciel. Quand le Mage vit leurs pics enneigés et les parois bleues des canyons de glace, il fut horrifié de découvrir qu'on l'avait emmené si loin au nord. A proximité de sa destination, les sommets clairsemés se transformèrent en un massif moins déchiqueté, aux crêtes plus petites. La plus proche tendait de longs bras en direction de la cité phéerique, qui se nichait au sein d'une vallée verdoyante dont les flancs étaient tapissés d'une forêt au ton vert plus soutenu. Tandis que les montures phéeriques continuaient leur descente en direction de la colline, D'arvan contempla la vallée où s'étirait un long ruban d'eau miroitante, avec sur ses berges des champs et des pâturages où paissaient de nombreux bovins et moutons. Il était impossible de ne pas se laisser impressionner par la vue de ce magnifique nouveau royaume qu'Hellorin s'était taillé dans la nature sauvage et solitaire du Nord. Tant que les Phées étaient en exil, il avait été facile d'oublier à quel point le seigneur de la Forêt pouvait être puissant, capricieux et dangereux. Mais, en voyant étalées sous lui les prouesses de son père, le cœur de D'arvan se mit à battre plus vite, rempli d'appréhension. Ils ne s'étaient pas vraiment quittés en bons termes, et pourtant, Hellorin devait avoir constamment monté la garde pendant toutes ces années d'absence pour l'avoir retrouvé aussi vite. Maintenant qu'il l'avait capturé, quel sort le seigneur de la Forêt allait-il réserver à son fils rebelle ? Les montures des Phées atterrirent sur un plateau sur le versant oriental de la colline. D'arvan fut descendu du cheval et se retrouva au centre d'un groupe de guerriers. Il eut juste le temps d'entendre Maya jurer à pleins poumons avant que ses gardiens l'entraînent loin d'elle. Il entraperçut des arbres, des pelouses lisses parsemées de fleurs et des allées pavées ou recouvertes de graviers qui s'élançaient à l'assaut du sommet entre les bosquets. Des visages curieux, avec leurs grands yeux profonds de Phées et leurs traits bien définis, le regardèrent passer aux mains de ses gardiens. Puis on lui fit franchir une porte à double battant qui s'ouvrait sur un corridor obscur à l'intérieur de la colline. — Otez vos sales pattes, espèces de salauds ! gronda Maya. Mais ni ses protestations ni sa résistance ne servirent à grand-chose, sinon à faire en sorte que ses ravisseurs la malmènent plus cruellement encore. Comprenant qu'il valait mieux se montrer circonspecte, Maya cessa de se débattre et se laissa emmener. Mais, quand j'aurai enfin les mains libres pour tenir une épée, Hellorin pourrait bien se retrouver avec quelques sujets en moins, se jura la guerrière avec détermination. Ses ravisseurs l'entraînèrent dans la direction opposée à celle qu'avait prise D'arvan. Ils lui firent contourner la colline en se dirigeant toujours plus bas. En dépit des secousses et de ce mode de transport des plus inconfortables, Maya remarqua que les arbres étaient plus chétifs sur la face nord. Les pentes semblaient également plus abruptes et plus désolées. Des fougères raides et des ajoncs hérissés d'épines obscurcissaient les sentiers offerts à tous les vents. De gros rochers couverts de lichen jaune et de mousse verte jaillissaient du sol clair comme des os à travers la peau d'un cadavre offert aux corbeaux. Au pied de la colline, sur le versant nord, la paroi rocheuse était percée de nombreux tunnels, tous fermés par un portail avec des barreaux en fer. Ils étaient gardés par des Phées armés de hautes lances avec de longues pointes qui étincelaient de cette même lueur froide et impitoyable qui brillait dans leurs yeux. Les ravisseurs de Maya et les gardes échangèrent quelques brèves paroles, puis la guerrière passa aux mains des seconds comme un paquet inanimé. Ses nouveaux geôliers s'enfoncèrent alors dans l'une des ouvertures noires, et Maya perdit de vue la lumière du jour. Le tunnel aux parois et au plafond de terre battue était humide et étayé par de simples madriers. De longues racines jaillissaient tels des doigts tendus dans les fissures entre ces planches de bois recouvertes d'une pellicule de moisi visqueux, verdâtre et phosphorescent, qui représentait d'ailleurs la seule source de lumière. L'air charriait des odeurs de terreau humide et d'humus en décomposition et il évoquait le froid glacial d'un tombeau. Les voix des Phées, qui se parlaient dans leur étrange langue sibilante, semblaient plates et mortes, étouffées par la glaise qui les entourait et absorbait le moindre son comme un linceul suffocant. Le corps engourdi de froid après son interminable voyage dans les cieux glacés et les membres prisonniers de la poigne de fer des gardes, Maya eut l'impression que les parois et le plafond se refermaient sur elle. On aurait dit que ses geôliers essayaient de l'enterrer vivante. Elle lutta de toutes ses forces contre la panique qui menaçait de la submerger et s'aperçut que le meilleur moyen de venir à bout de sa stupeur et de sa terreur était de fermer les yeux. En s'efforçant d'oublier ce qui l'entourait, elle réfléchit pour trouver un moyen de sortir de cette situation impossible. Au bout d'un moment, le murmure presque inaudible des semelles des Phées sur la terre battue laissa la place au frottement du cuir contre la roche. Les voix se firent plus acérées en raison d'un écho vibrant. Au même moment, l'étreinte de ses geôliers se modifia, la tête de Maya se retrouva soudain plus basse que ses pieds et les secousses se firent plus prononcées que jamais. Maya rouvrit aussitôt les yeux. On la portait tête la première dans un escalier inégal aux parois de roche grossièrement taillée. Il était éclairé à intervalles réguliers par des globes de cristal qui luisaient d'une lumière chaude et dansante, vert et or, comme le soleil filtrant à travers les arbres. Au bas des marches se dressait un imposant portail à double battant avec des barreaux en fer tordu qui bloquaient le passage du sol au plafond. Deux autres Phées, dont une femme, gardaient cette issue. De nouveau, des paroles incompréhensibles furent échangées entre les premiers geôliers de Maya et les nouveaux. La guerrière fut déposée sur le sol et maintenue en position debout pendant que la femelle phée faisait courir ses mains expertes sur son corps, exactement comme si elle était un cheval à vendre sur le marché. La guerrière, furieuse et humiliée, rejeta la tête en arrière pour cracher au visage de la femme. Mais elle se retint juste à temps face au regard froid et sans pitié de la créature qui lui glaça le sang. La Phée leva une main menaçante, et Maya ravala en toute hâte sa salive. Mais la femme la gifla quand même, à droite, à gauche, une claque pour chaque joue. La douleur explosa dans la tête de Maya car le contact de la Phée lui laissa une impression de feu givré qui sembla s'insinuer comme de l'acide dans les os torturés de son crâne. Maya hurlait encore lorsqu'ils lui arrachèrent ses vêtements et placèrent autour de son cou une mince chaîne d'un métal froid comme la glace. Ensuite, ils ouvrirent le haut portail en fer et la poussèrent à l'intérieur. Elle tomba au bas d'une petite volée de marches et roula sur elle-même avant de s'arrêter, nue, le souffle coupé et des ecchymoses partout, sur le sol poussiéreux de la caverne en contrebas. — Ma chère, vous n'êtes pas blessée ? Maya, la vue brouillée par des larmes de douleur, ne vit pas qui lui parlait. Néanmoins, il s'agissait d'une voix féminine, à la fois vive et pleine de gentillesse, et - surtout - humaine. — Bon sang, bien sûr que non, marmonna la guerrière d'une voix pâteuse, car elle s'était mordu la lèvre. Néanmoins, elle prit à tâtons la main qu'on lui tendait et elle s'en servit pour se mettre péniblement à genoux, ce qui lui permit alors de cracher de la poussière et du sang. Elle s'essuya les yeux avec le dos de la main, puis releva la tête pour découvrir une femme de haute taille penchée au-dessus d'elle. Décharnée et d'âge moyen, elle ne portait rien d'autre qu'une fine chaîne dorée autour du cou et une expression inquiète sur le visage. Maya se massa avec précaution le côté du visage. Les effets des terribles gifles commençaient à se dissiper, mais elle éprouvait encore une douleur lancinante. Battant des paupières, elle leva les yeux vers la femme. — Par Chathak, mais qui êtes-vous ? En une seconde, le froncement de sourcils de l'inconnue traduisit non plus l'inquiétude, mais la désapprobation. — Je m'appelle Licia. Elle retira sa main et, d'un geste brusque et embarrassé, lissa sa chevelure brune, parsemée de fils d'argent et nouée en un chignon des plus stricts. — Je suis la dentellière qui vient de Nexis, ajouta-t-elle comme si cela expliquait tout. Maya massa plus fort sa tête douloureuse, persuadée de ne pas comprendre la signification de tout cela. Elle regarda au-delà de la femme et s'aperçut qu'elle se trouvait dans une caverne gigantesque, éclairée par d'autres globes dorés ornant la voûte et les parois. A partir du palier où elle se tenait agenouillée, le sol descendait en pente douce. En contrebas, la guerrière aperçut un essaim de petits abris en pierre construits au bord d'un étang noir miroitant. Au nom des dieux, mais quel était cet endroit étrange ? Encore confuse, elle se tourna de nouveau vers Licia. — Si vous êtes de Nexis, que diable faites-vous ici ? demanda-t-elle. — Bonté divine, ma chère, où étiez-vous donc, ces dernières années ? (La dentellière paraissait choquée.) Comment se fait-il que vous ne soyez pas au courant ? Un air sec circulait dans la caverne où il régnait une chaleur confortable. Pourtant, Maya frissonna en regrettant désespérément de n'avoir rien pour couvrir sa nudité. Elle se sentait étrangement et désagréablement vulnérable ainsi, et cela l'empêchait d'accorder toute son attention aux paroles de la femme. Les gifles de la Phée l'avaient visiblement sonnée bien plus que l'auraient fait les coups d'un humain. De plus, tout au fond de son cœur, un petit noyau froid commençait à grandir comme une graine en train de germer. C'était la peur. Elle lança un regard noir à la femme. — Quelle question stupide! Vous voyez bien que je n'ai pas la moindre idée de ce qui s'est passé pendant toutes ces années... Tout à coup, elle s'aperçut qu'elle ne gagnerait rien en se mettant cette femme à dos. D'ailleurs, à en juger par son expression glaciale, celle-ci n'avait pas non plus l'air du genre à supporter les imbéciles. Maya ravala ses paroles pleines de colère. — Excusez-moi, soupira-t-elle. Je suis complètement désorientée, j'ai des courbatures partout et la peur au ventre, mais ce n'est pas une raison pour m'en prendre à vous. (Elle tendit la main.) Je m'appelle Maya, et je suis soldat. Et vous avez raison, je suis restée loin de Nexis pendant plusieurs années. L'expression sévère de Licia s'adoucit. — Pauvre malheureuse, bien sûr que vous avez peur, et c'est normal d'être désorientée. Ces enlèvements ne sont faciles pour personne - c'est toujours un choc terrible, au début. Venez avec moi dans mon abri, et je vous donnerai quelque chose de chaud à boire. D'une poigne étonnamment forte, elle aida la guerrière à se relever. — Je vous en prie, est-ce que vous auriez un vêtement à me prêter? demanda Maya, pleine d'espoir. Même un vieux chiffon... — J'ai bien peur que non. (Licia secoua la tête d'un air de regret.) Quand les équipes des travaux forcés sortent à l'extérieur, les Phées les autorisent à porter des habits, mais on les leur reprend dès leur retour. Dans les cavernes, ils nous obligent à rester nus - comme des animaux. (Elle cracha ces mots comme si cela la dégoûtait.) Petit à petit, ça nous enlève l'espoir et l'envie de résister - c'est pour nous dompter, comme disent les Phées. Choquée, Maya s'arrêta net, car elle venait brusquement de comprendre. — Vous voulez dire que les Phées se servent des humains comme esclaves ? Elle se rappela Hellorin, le père de D'arvan, et la gentillesse ironique et amusée dont il avait fait preuve à son égard. Savait-il qu'elle se trouvait en ces lieux? L'avait-il ordonné? Il n'aurait tout de même pas infligé une chose pareille à l'amante de son propre fils? Maya se souvint alors des longs mois qu'il l'avait condamnée à passer sous la forme de cette maudite licorne et pendant lesquels elle n'avait même pas pu communiquer avec celui qu'elle aimait. Brusquement, elle se sentit beaucoup moins sûre d'elle. Au fond, elle n'était qu'une simple humaine, donc méprisable, et Hellorin était capable de tout, réellement. S'il lui infligeait une chose pareille, quel sort allait-il réserver à D'arvan, son fils rebelle ? Maya frissonna de terreur. Licia la prit par le coude et l'entraîna entre les rangées d'abris primitifs. Il n'y avait personne d'autre en vue. — Bien sûr qu'ils se servent de nous comme esclaves, ces salauds. (Cet adjectif, prononcé avec autant de venin, surprenait dans la bouche de cette femme aux airs de vieille fille guindée.) Vous vous attendiez à quoi? Vous croyez qu'ils nous ont amenés ici parce qu'ils apprécient notre compagnie ? (La dentellière fronça ses épais sourcils en une vilaine grimace.) Mais je dois dire qu'ils ne crachent pas sur la compagnie de certaines, ajouta-t-elle avec amertume. Bien des jeunes filles ont réussi à sortir d'ici en passant à l'ennemi et en mettant au monde un enfant phée. Pour une raison que j'ignore, le sang immortel semble prévaloir chaque fois. (Elle soupira.) Il y a des jours, ici, dans le noir, où je vendrais mon âme pour entrevoir le soleil et respirer une bouffée d'air frais, alors je ne peux pas en vouloir à ces filles. Mais, à d'autres moments, je leur planterais bien un couteau dans le cœur pour leur faire payer cette trahison. Cependant, je suis stérile et trop vieille pour qu'on me demande mes faveurs, alors peut-être que je suis simplement jalouse. — Que font les autres, ceux qui vivent ici? demanda Maya en tremblant. Licia haussa les épaules. — Certains servent de domestiques, ils cuisinent, ils font le ménage, les commissions. D'autres construisent et creusent de nouveaux appartements sous la colline ou ils travaillent dans les champs et les étables, ils veillent sur les récoltes et les troupeaux. Après tout, ajouta-t-elle d'un ton mordant, il ne faut pas s'attendre à ce que les grands et puissants Phées manient la charrue et la houe et qu'ils ramassent de la bouse de vache. Ce serait trop leur demander que de salir ces mains blanches effilées. Quant à nous autres, les artisans de talent, ajouta-t-elle avec fierté, nous fabriquons ce dont nos maîtres ont besoin, avec pour seule récompense la nourriture dans nos ventres et l'absence de tortures. La dentellière, la tête levée bien haut, avançait avec beaucoup de dignité malgré sa nudité, et Maya dut accélérer le pas pour rester à sa hauteur. Tout en marchant, son instinct de soldat l'avertit qu'on l'épiait. Elle ne tarda pas à prendre conscience de mouvements furtifs au sein de la pénombre qui régnait à l'intérieur de certains abris. Elle entraperçut l'ombre pâle d'un visage ou d'une main au détour d'une porte, l'éclat d'un œil dans l'embrasure d'une fenêtre lorsque son propriétaire recula précipitamment la tête... Très vite, cet espionnage furtif commença à lui taper sur les nerfs. — Licia... ? demanda-t-elle d'un ton un peu guindé, car elle ne voulait pas afficher ouvertement son malaise. — Ne vous en faites pas. (La dentellière haussa les épaules.) Ils sont nerveux en présence d'étrangers, c'est tout. Nous avons pour habitude de n'envoyer qu'un seul d'entre nous pour accueillir un nouveau venu, parce que, généralement, celui-ci est soit terrifié, soit dangereux. Nous nous sommes aperçus, par expérience, qu'il est plus sage de donner aux nouveaux prisonniers un peu de temps pour s'habituer. Vous rencontrerez les autres plus tard, quand les travailleurs reviendront des champs. Nous vous présenterons à tout le monde. Bientôt, elles arrivèrent devant une petite habitation en pierre, basse de plafond et sans fenêtre, qui ne sortait pas vraiment du lot, au bord de la rive du lac. Licia fit entrer la guerrière dans une pièce unique où il n'y avait rien d'autre qu'une épaisse couche d'une matière dense, douce et fibreuse sur le sol. Néanmoins, la masure était d'une propreté impeccable et brillamment éclairée par d'autres globes dorés, qui irradiaient une lumière claire et fixe, par contraste avec la lueur vacillante et irritante de leurs semblables. Maya leva une main curieuse vers les lampes phéeriques suspendues au plafond comme des grappes de fruits étranges. Ses doigts baignèrent aussitôt dans une chaleur profonde et calme comme le soleil en été. — Pourquoi ceux-là sont-ils différents ? demanda-t-elle. La dentellière renifla. — Ces salopards font tout le temps clignoter les lumières dans la caverne pour qu'aucun d'entre nous n'ait les idées claires - vous n'imaginez pas à quel point ça peut vous affecter au bout d'un moment. Mais ils ne le font pas ici, à cause de la dentelle. J'ai besoin d'une lumière claire, brillante et fixe pour ce genre de travail délicat, sinon je deviendrai aveugle, et ma dentelle ne sera plus qu'un sac de nœuds, ce qui inquiète davantage les Phées. (Son visage se tordit en un sourire dépourvu d'humour.) Je suis la meilleure dentellière de Nexis - ou, du moins, je l'étais. D'un geste de la main, elle désigna une banale table en bois à l'autre bout de la pièce, sur laquelle se trouvaient un épais coussin, un grand nombre de fuseaux délicats surmontés d'une perle colorée et des bobines de fils chatoyants aux couleurs de l'arc-en-ciel, tous plus fins que de la soie d'araignée. — Mon travail plaît énormément aux Phées, expliqua-t-elle à Maya sans la moindre modestie. Même les mâles, y compris le seigneur Hellorin en personne, font très attention à leur personne. Ça me donne droit à des privilèges de temps en temps. Au moins, je dispose d'une table et d'un tabouret pour travailler. La plupart des gens sont obligés de s'asseoir à même le sol comme des bêtes dans une étable. Elle tendit la main et sortit de sous la table un haut tabouret. — Tenez, ma fille, asseyez-vous. Vous m'avez l'air un peu secouée, ce qui n'a rien d'étonnant. Placez-vous dans le coin, là, de façon à pouvoir vous adosser au mur. (Elle fouilla tout au fond d'une niche obscure creusée dans l'épaisse paroi et en sortit une coupe grossière en céramique.) Tenez, dit-elle en tendant à Maya une pomme et un croûton de pain noir et dur. On ne sera pas nourris avant la nuit et le retour des travailleurs, mais je garde toujours un petit quelque chose en réserve pour les urgences. Vous vous sentirez mieux le ventre plein. Je vais aller vous chercher de l'eau, alors détendez-vous un moment. Je ne vous insulterai pas en vous disant de ne pas vous en faire. Mais, si j'étais vous, je remettrais ça à plus tard. L'inquiétude, c'est comme la levure, tant qu'on la nourrit, elle ne vous quitte pas. Je serai de retour dans une minute. Restée seule, Maya s'assit volontiers, comme on le lui avait recommandé. Elle se sentait trahie, trop lasse et trop abattue pour se demander où était partie la dentellière. Elle était cependant convaincue que Licia avait utilisé l'eau comme excuse pour s'en aller faire son rapport aux autres esclaves. Même si son estomac criait famine, Maya ne toucha pas à la nourriture sur la table. Elle savait qu'elle aurait dû réfléchir à un moyen de retrouver D'arvan ou planifier une évasion, mais elle était fatiguée, tellement fatiguée... — Là, je vous avais dit que je ne serais pas longue. — Quoi? Maya ouvrit les yeux et se redressa en sursaut, juste à temps pour ne pas tomber du tabouret. Licia lui tendit la tasse et Maya, qui aurait vendu son âme pour un peu de taillin arrosé de liqueur, but une gorgée et fit la grimace. C'était bien de l'eau, banale et simple, mais elle était saturée de minéraux et chaude - pas brûlante, mais à la température d'un bon bain. La dentellière haussa les sourcils d'un air sardonique. — Il va falloir nous excuser, il semblerait que la cargaison de vin ne soit pas encore arrivée. — Est-ce tout ce qu'ils vous donnent à boire? demanda Maya, consternée. — Pas du tout. Vous pouvez l'avoir froide, si vous préférez. — Par les sept satanés démons, Licia! Les Phées vous traitent-ils donc si cruellement ? À en juger par la sévérité et le sang-froid avec lesquels la Phée l'avait frappée, Maya soupçonnait déjà la réponse. — Qu'est-ce que vous croyez ? (Les yeux bleu pâle de Licia luisaient d'une rage amère.) Nous sommes moins que des insectes à leurs yeux. Nous, les artisans, nous avons de la chance, ils apprécient nos talents et prennent mieux soin de nous, mais la vie des simples ouvriers n'a aucune valeur pour eux. Quelle importance s'ils blessent ou s'ils tuent quelques Mortels ? Il y en aura toujours d'autres. Maya était horrifiée. Elle n'aurait jamais imaginé que le peuple de son amant était comme ça. Brusquement, elle comprenait mieux pourquoi les Mages avaient insisté pour bannir les Phées de ce monde. — Personne n'a tenté de s'échapper ? demanda-t-elle. La dentellière haussa les épaules. — Vous croyez qu'ils n'ont pas pensé à ce petit détail ? C'est quoi, ça, à votre avis ? Un ornement ? (Elle tira sur la mince chaîne à son cou.) Ils prétendent que ce métal est un mélange d'or et de sang de Phée et qu'il contient une partie de leur magie. Je sais que ça n'en a pas l'air, comme ça, mais il est absolument incassable. Il n'y a pas moyen de l'enlever - des gens sont morts en essayant. Et ces chaînes ne servent pas seulement à nous marquer comme esclaves, comme leur propriété. Elles nous retiennent également prisonniers. Les Phées ont érigé des champs de force magiques tout autour de leur royaume, de façon que, si quiconque tente de les traverser en portant l'un de ces colliers, la chaîne chauffe à blanc et fait littéralement disparaître la tête de la personne. Maya était trop horrifiée pour parler. Involontairement, elle porta la main à sa gorge, comme pour se convaincre que ses geôliers n'avaient pas placé cet odieux objet autour de son cou. La froideur du métal parut s'insinuer dans ses doigts, et son cœur déborda de terreur. — Ces colliers... ils ne s'enlèvent pas ? chuchota-t-elle. Jamais ? Licia secoua la tête. — Je suis désolée, ma chère. Depuis toutes ces années, aucune de nos chaînes n'a jamais été enlevée. On ne pense pas que ce soit possible. (Elle se rembrunit.) Même ces satanés Mages valaient mieux que cette race-là, dit-elle avec colère. Au moins, sous leur règne, nous étions libres d'aller et venir; enfin, jusqu'à ce qu'ils se fassent tuer en laissant les Phées nous réduire en esclavage. Pendant un instant, une faible mais vacillante étincelle d'espoir jaillit dans le cœur de Maya. Ah, mais les Mages n'étaient pas tous morts. Elle espérait seulement que D'arvan possédait suffisamment de force et de pouvoirs pour obliger son père si arrogant à comprendre que les Mortels ne devaient pas être réduits en esclavage. — Nous sommes plus que des animaux, chuchota-t-elle pour elle-même. On ne vient pas au monde pour les servir. Elle était cependant suffisamment réaliste pour savoir que le bien et le mal n'avaient que peu d'influence sur le monde. De nouveau, elle toucha la chaîne à son cou. Esclave, lui disait celle-ci. Animal, vil et inférieur. Au bout du compte, il ne s'agissait que d'une question de puissance. Les Phées ont le pouvoir de dominer les Mortels, se dit Maya, et il n'y a rien que nous puissions faire pour les en empêcher. Le destin de notre race dépend entièrement de leur clémence, et notre seul espoir est de les convaincre, d'une façon ou d'une autre, de nous épargner. La haute tour était le point culminant du palais d'Hellorin. En tant que tel, c'était aussi le seul endroit de la ville d'où on pouvait apercevoir les deux facettes de son domaine. D'arvan regarda par la fenêtre orientée au sud et contempla la ville, le symbole de la richesse et du luxe des Phées, la preuve tangible de leur suprématie et de leur puissance. La fenêtre au nord, en revanche, offrait une vue bien différente, car elle surplombait la profonde vallée verdoyante qui s'étirait vers les montagnes. On y trouvait les carrières et les mines à moitié cachées au sein des pentes extrêmement boisées, et les terres agricoles, toutes labourées et ensemencées, qui bourgeonnaient au fond de la vallée. Toutes étaient les symboles de l'esclavage des humains. Se tournant vers la fenêtre du nord, D'arvan regarda, grâce à la vue acérée qu'il tenait de son père, les Mortels prisonniers travailler comme autant d'essaims de fourmis, tandis que les Phées se prélassaient, chassant dans les bois environnants ou navigant sur de petits voiliers sur le lac. Un soupçon de culpabilité se fraya un chemin en lui, comme un minuscule serpent, lorsqu'il s'aperçut que, avant le Cataclysme, les Mages, son propre peuple, avaient asservi les Mortels exactement de la même façon. Même à son époque, la plupart de ses congénères avaient eu le sentiment que ça aurait dû être dans l'ordre des choses. Ni la race de sa mère, ni celle de son père n'étaient exemptes de reproches, et D'arvan brûlait de rage et de honte à la vue d'une telle iniquité. Maudits Phées! Hellorin avait déjà retiré leur humanité aux Xandims comme on souffle une bougie, sans le moindre scrupule. Et voilà qu'il soumettait à présent une autre race de la même façon, sans la moindre pitié. Et qu'avait-il fait de Maya ? D'arvan s'acharna sur la porte fermée et tambourina dessus avec ses deux poings pour la centième fois. — Répondez-moi, bon sang ! Est-ce qu'il y a quelqu'un ? Comment osez-vous m'enfermer comme ça? Vous ne savez donc pas qui je suis? Laissez-moi sortir de là, bande de salopards! Allez chercher mon père immédiatement! Que la peste emporte tous ces maudits Phées ! De toute évidence, c'était sur les ordres d'Hellorin qu'on l'avait enfermé dans cette suite luxueuse, au sommet de la plus haute tour du palais. Le seigneur de la Forêt lui laissait le temps de réfléchir et de se calmer en attendant qu'il soit prêt à s'occuper de lui. Il s'agissait bien évidemment d'une ruse destinée à démontrer dès le départ qui détenait le pouvoir. Eh bien, si le but était d'humilier D'arvan et de lui donner le sentiment d'être impuissant, le stratagème commençait à fonctionner. — Je ne me laisserai pas faire, marmonna D'arvan sauvagement. Je ne le laisserai pas me manipuler comme ça. Il savait ce que Maya aurait fait dans une situation pareille, aussi sûrement que si elle le lui avait chuchoté à l'oreille. Le meilleur moyen de garder courage était de riposter par la colère. Labourant sous ses bottes la moquette couleur de mousse, il continua à faire les cent pas dans la pièce aux nombreuses fenêtres en entretenant sa fureur comme une grande flamme rouge. Au passage, il donnait des coups de pied dans les chaises et dans les tables, faute d'un meilleur exutoire, et il ne cessait de marmonner des malédictions à l'encontre de son père. — Fais attention aux meubles : un jour, ils seront à toi. D'arvan fit volte-face et aperçut Hellorin, debout sur le seuil, qui lui souriait d'un air amusé. — Vous! gronda-t-il en attrapant la première chose qui lui tomba sous la main. Le seigneur de la Forêt s'écarta sans peine tandis que la chaise volait en éclats en heurtant le chambranle de la porte. Hellorin perdit son sourire en voyant la fureur inscrite sur le visage de ce fils dont il attendait le retour depuis si longtemps. — Espèce de monstre vil et innommable ! Vous n'avez donc aucune conscience? Ce sont des êtres humains, là-dehors, ces gens que vous faites travailler comme des bêtes de somme! Ils avaient une vie, une famille, des rêves, des ambitions. Et les Xandims, alors ? Les pauvres, vous les avez à jamais privés de leur humanité! Comment pouvez-vous vivre avec ça ? Il y avait au fond des yeux de D'arvan une lueur froide, triste et implacable, qui rappela étrangement au seigneur des Phées l'expression de cette satanée Mage Eilin la dernière fois qu'ils s'étaient disputés. Comment oses-tu te mettre en travers de mon chemin, voilà ce que disait ce regard. Hellorin ravala le salut cordial qui lui était spontanément venu aux lèvres et réfléchit rapidement. La fin brutale de son amitié avec Eilin lui avait appris à traiter les Mages avec davantage de prudence et de considération qu'il l'aurait souhaité. Or, D'arvan était à moitié Mage, après tout. Hellorin ne souhaitait nullement perdre son fils comme il avait perdu Eilin. Malgré son sang de Mage, D'arvan était l'héritier de son royaume, il devait à tout prix reconnaître et comprendre ses responsabilités envers les Phées. Néanmoins, Hellorin était bien décidé à se montrer conciliant pour commencer. Si D'arvan continuait à se montrer obtus, il serait toujours temps de le traiter de manière plus sévère. — Auras-tu au moins la courtoisie d'écouter ce que j'ai à dire avant de lancer d'autres meubles ? demanda-t-il d'une voix douce et agréable. Mais l'expression du jeune Mage s'assombrit plus encore. — Rendez-moi Maya, ensuite j'envisagerai peut-être de vous écouter, répliqua-t-il. Le seigneur de la Forêt secoua la tête. — Pas tout de suite, mon fils. D'abord, nous allons parler. Ensuite, si l'issue de cette conversation me paraît favorable, je te rendrai ta petite Mortelle. — Et si elle ne l'est pas ? demanda doucement D'arvan, la bouche réduite à un pli obstiné. Non, ce n'est pas suffisant. Je veux Maya ici, avec moi. Je veux m'assurer qu'elle va bien et qu'elle est à l'abri de vos sales tours. Tant que vous ne me l'aurez pas amenée, je n'échangerai pas une seule autre parole avec vous. Il tourna délibérément le dos à son père pour contempler, par la fenêtre du nord, les esclaves mortels qui peinaient dans la vallée. La peste soit de ce jeune loup impudent, avec son orgueil et son entêtement de Mage! La colère d'Hellorin menaçait de déborder. Il serra les poings et inspira profondément pour calmer sa rage. — Donc, tu ne veux pas parler. Alors tu n'as d'autre choix que de m'écouter. D'arvan, il n'est nul besoin de cette animosité entre nous. Tu es mon fils et, au nom de l'amour que je portais à ta mère, tu es aussi mon héritier. Ta vraie place est ici, à nos côtés, aux côtés de ton peuple. Tu pourrais exercer un grand pouvoir ici et disposer d'une autorité considérable sur les Phées. Tous te respecteraient. Vas-tu laisser une poignée de simples Mortels se dresser entre toi et ton propre père ? Entre toi et ton destin glorieux ? Les Mortels ne sont que des créatures stupides, privées de magie, à la vie bien courte - ils ne sont guère plus que des animaux. Ils ont été amenés ici pour nous servir. C'est leur destin, leur raison d'être. Pendant tout ce discours, D'arvan n'avait pas bougé ne serait-ce qu'un muscle. Lorsque son père eut fini, il se retourna, très lentement. Son visage évoquait à la fois le fer et le granit, et la lueur dans ses yeux glaça le sang du seigneur de la Forêt. — Et si je vous disais que vous n'êtes qu'un monarque odieux et dépravé et que je ne suis pas votre fils ? siffla-t-il d'une voix tellement tendue et pleine de colère qu'elle semblait sur le point de se briser. Et si je vous disais aussi que je vous hais et que je vous méprise, et que je préférerais me pendre, ou avaler du poison, ou me planter une dague dans le cœur, plutôt que de jouer le moindre rôle dans vos petits complots révoltants ? (D'arvan soutint le regard de son père sans ciller, dans un duel sans épées, mais tout aussi terrible.) J'aurais aimé qu'il en soit autrement. Mais je ne peux pas approuver cet esclavage et je ne le ferai pas. Les paroles de son fils atteignirent le seigneur de la Forêt en plein cœur. En son for intérieur, son amère déception se cristallisa en un noyau tordu et contrefait, froid comme la glace et dur comme le fer. Ainsi, ce chiot gémissant, qui possédait un cœur de lâche, avait la témérité de répudier son propre père ? Hellorin se rembrunit. Tu viens de commettre une grave erreur, mon fils, songea-t-il, lugubre. Je t'ai donné un peu de latitude, j'ai essayé de te convaincre en faisant appel à ton bon sens. A présent, il est temps de te rappeler qui est le maître. Il se débarrassa de son apparence humaine d'un coup d'épaule, comme on rejette un manteau, et apparut devant son fils en tant que seigneur des Phées, dans toute sa puissance et sa majesté, resplendissant et terrifiant. Les pouvoirs sauvages, bruts et élémentaires de la Magie Antique irradiaient de lui comme l'énergie farouche d'une étoile qui explose. Il eut la maigre satisfaction de voir D'arvan pâlir et reculer d'un pas, furtivement. Hellorin rejeta la tête en arrière et rugit de rire. — Jeune fou, lâche et ignorant! Comment ai-je pu t'engendrer? Ainsi, tu préférerais te pendre ou boire du poison ou te planter une dague dans le cœur, c'est ça ? (Il répéta les vaines menaces de D'arvan d'une voix cruelle et moqueuse.) Je me demande, mon cher fils, si Maya est de cet avis? — Quoi ? s'écria le jeune Mage. Putain, vous n'avez pas le droit... — Oh, vraiment? fit Hellorin d'une voix grinçante comme une lame de couteau raclant un os. Toutes ses bonnes intentions s'étaient envolées. Si D'arvan voulait le rejoindre, tant mieux. Sinon, il le materait et lui apprendrait quelle était sa place. — Maya est en mon pouvoir à présent, et je peux en faire mon jouet, expliqua-t-il d'une voix douce lourde d'insinuations. Je peux en disposer comme je l'entends, sans oublier les deux Xandims que tu m'as si gentiment ramenés. (Il haussa les épaules en feignant l'indifférence.) Quant à toi, tu es libre de partir quand tu le souhaites. Bien sûr, puisque l'usage des Xandims te fait horreur, il faudra que tu marches, mais j'ose imaginer que tes idéaux supérieurs te soutiendront tout au long de cette interminable marche dans la nature sauvage. — Non, cria D'arvan, je refuse de partir sans Maya! Hellorin le fixa d'un regard de pierre. — Sois assuré en tout cas que tu ne partiras pas avec elle. Tu as renoncé à tout droit sur elle quand tu as répudié ton père et ton héritage. (Il se lécha les lèvres.) Peut-être que je vais garder cette petite guerrière pour moi, maintenant que je n'ai plus d'héritier. Tu imagines les fils qu'elle pourrait me donner ? Avant même d'avoir le temps de comprendre ce qui se passait, Hellorin vit une boule de feu lui arriver en pleine figure. Hoquetant de stupeur, il renonça à sa forme gigantesque pour ériger un bouclier, juste à temps. Avant de s'écraser contre la barrière magique, la boule de feu réussit quand même à lui roussir la peau. Puis elle se dissipa dans une explosion incandescente. Des gouttes de feu liquide firent des petits trous noirs dans la moquette couleur de mousse. Hellorin se ressaisit rapidement et rejeta de nouveau la tête en arrière en riant. — Bien joué, mon fils ! Je suis heureux de voir que mon petit a des crocs, en fin de compte. D'arvan, haletant, le visage d'une pâleur de craie, se laissa aller contre le mur. Hellorin lui sourit d'un air carnassier. — Cependant, je parie que tu ne seras pas capable de renouveler cet exploit tout de suite, ajouta-t-il d'un ton badin. Tu es un Mage de la Terre, D'arvan. Cette débauche de magie du Feu a dû te prendre toute ton énergie. (Il s'approcha de son fils qui titubait et le regarda droit dans les yeux.) Assez de sornettes. Je t'ai offert la possibilité de coopérer comme un fils respectueux se doit de le faire, et tu ne m'as apporté en retour qu'insolence et défiance. Maintenant, laisse-moi te dire ce qui va se passer. L'ère des Mages est finie. Les Phées vont gouverner leurs terres à leur place. À présent que ma cité est terminée, j'entends soumettre Nexis une bonne fois pour toutes et régner sur ses habitants. Pour cela, j'attendais ton retour, car il me semblait tout à fait indiqué de t'offrir en cadeau ta cité natale. — Quoi ? s'étrangla D'arvan. Mais c'est absurde! — Pourquoi donc? (Hellorin haussa les épaules.) Il faut bien que quelqu'un gouverne ces Mortels sans défense. Même un être comme moi ne saurait se trouver en deux endroits à la fois. Cela te laisse donc, mon fils, un choix évident. Si tu acceptes mon offre, tu gouverneras Nexis en mon nom, c'est la seule solution pour que les Mortels soient traités comme tu aimerais qu'ils le soient. Cette louve de Maya deviendra ta reine - et n'oubliez pas de me faire des petits-enfants, hein ? — Et si je refuse? demanda lentement D'arvan. Que me feras-tu alors ? — À toi ? Absolument rien. Comme je l'ai déjà dit, tu seras libre de quitter cet endroit et de t'en aller vivre ta propre vie. Mais tu ne seras plus mon fils, et j'installerai quelqu'un d'autre à Nexis pour régner sur mes esclaves mortels. De plus, je garderai Maya pour moi. (Il marqua une pause.) C'est à toi de décider, mon fils. Tu as déjà assez abusé de ma patience. Je ne te le demanderai pas deux fois. D'arvan enfouit son visage dans ses mains et laissa ses épaules s'affaisser d'un air vaincu. — Très bien, père, chuchota-t-il. Je ferai ce que vous me demandez. (Puis il redressa les épaules et regarda le seigneur de la Forêt droit dans les yeux, sans ciller.) Mais à certaines conditions. 12 Le prix à payer Ca commence. La Mort s'écarta du Puits des mes et la vision disparut. Les silhouettes d'Aurian et de Forral laissèrent de nouveau la place aux profondeurs insondables et au tourbillon d'innombrables étoiles. Dans l'ombre de sa grande capuche, le Spectre esquissa un petit sourire ironique et cachottier. Cette incorrigible Mage, que rien ne semblait pouvoir arrêter, était de retour dans son monde. Elle venait de découvrir que l'un de ses amants avait pris la place de l'autre. Voilà qui allait rendre la situation intéressante ! La Mort traversa le bosquet sacré en sens inverse et se demanda laquelle des deux Mages il accueillerait bientôt en son royaume : Eliseth ou Aurian ? En sortant du bosquet, le Spectre s'arrêta et jura à voix basse. Devant lui se trouvait cet idiot d'Anvar, qui l'attendait. Une vraie tête de lard ! Le Mage fit face à l'implacable personnage. — Qu'avez-vous vu là-dedans? demanda-t-il. Elle est de retour, n'est-ce pas ? Après tout ce temps, Aurian est revenue dans le monde des humains, je le sens. Nous sommes des Mages, des âmes sœurs, les gardiens des Artefacts. Il faut plus que la mort pour trancher le lien qui nous unit. Vous devez me renvoyer là-bas. Je ne peux pas rester ici, je ne suis pas vraiment mort, dans le sens littéral du terme. Vous devez me laisser partir! — Mais je t'en prie, répliqua la Mort d'une voix légère, pleine de moquerie - mais toujours avec le même regard froid. Je commence à me lasser de tes gémissements et de tes plaintes incessantes. Ce bretteur était déjà difficile à supporter, mais toi... Les étincelles rouges de la colère se rallumèrent au fond des yeux noirs du Spectre. Anvar n'en dit pas plus, mais il refusa de bouger d'un pouce. Au bout d'un moment, les étincelles brillèrent plus fort encore. — Va-t'en, si tu le souhaites, gronda la Mort. Je ne t'en empêcherai pas. Pars - si tu penses pouvoir trouver un moyen de quitter cet endroit. Tu as passé suffisamment de temps en mon royaume pour en explorer le moindre recoin. Tu devrais savoir depuis le temps qu'il n'existe d'autre issue que le Puits des mes. — Il doit bien y en avoir une autre, insista Anvar obstinément. Aurian et moi sommes déjà venus ici et nous en sommes ressortis. Je suis prêt à parier que vous finirez par me le dire quand vous en aurez assez de jouer avec moi. Laissez-moi vous prévenir que, Mort ou pas Mort, vous vous lasserez de moi bien avant que je tombe à court de moyens pour vous empoisonner la vie ! — Tu me fatigues déjà, crois-moi, soupira le Spectre. Très bien. Je ne peux pas t'aider à r échapper de cet endroit, mais je peux te dire par quel moyen tu peux t'en aller. Te souviens-tu de notre rencontre, quand toi et cette satanée Mage vous vous trouviez dans le désert ? Son esprit a franchi la Porte et tu es parti à sa recherche. — C'est quelque chose que je ne risque pas d'oublier, répliqua Anvar. Je l'ai suivie jusqu'ici et vous nous avez renvoyés tous les deux dans notre monde. Alors pourquoi ne pouvez-vous pas m'y renvoyer maintenant ? — Parce qu'à ce moment-là, l'un de vous était encore en vie. Cela vous a servi d'ancrage et vous a permis de retourner tous les deux dans le monde des humains. — Mais je suis toujours en vie, protesta Anvar. Mon corps se trouve encore là-bas. C'est ce traître, ce sale fils de pute qui l'a volé, et... — Et, de fait, il ne t'appartient plus, répondit platement la Mort. Proteste autant que tu voudras, mais tu es mort. Afin que tu puisses retourner dans ton monde, un vivant doit se lancer à ta recherche. Alors tu ferais mieux d'espérer qu'Aurian ne finira pas par accepter d'échanger son âme sœur contre son bretteur. De plus, même si elle vient te chercher, tant qu'elle n'aura pas retrouvé le Chaudron, tu ne seras qu'un esprit désincarné, un fantôme si tu préfères. Et si ta Mage réussit à s'emparer du Chaudron, il te faudra encore convaincre Forral de renoncer à ton corps. Il pourrait bien avoir envie d'y rester. Si c'est le cas, tu devras revenir vers moi, sinon tu seras condamné à errer pour l'éternité, jusqu'à ce que plus personne ne se souvienne de toi. Alors ton esprit sera soufflé comme la flamme d'une bougie et cessera d'exister. Entends-moi bien, Anvar, car c'est le risque que tu encours si tu persistes à vouloir retourner là-bas. Si le bretteur refuse de quitter ton corps, ton seul espoir sera de l'affronter pour le récupérer. Forral essaya de replier les longues jambes d'Anvar sous son manteau élimé. Il était recroquevillé, frissonnant, dans un coin de la chambre souterraine ouverte à tous les courants d'air. Cependant, il se moquait du froid et de l'obscurité, car il savourait la douce présence d'Aurian assise à ses côtés. Elle était occupée à converser à voix basse avec le petit voleur en haillons. Forral avait du mal à accepter ses manières autoritaires et le noyau d'acier qui semblait s'être formé en elle pendant son absence, mais il avait l'impression d'être parvenu avec elle à un accord fragile. Même si, jusque-là, c'était uniquement sur les conditions de la Mage, cela représentait une base sur laquelle construire quelque chose. En son for intérieur, Forral se réjouissait d'avoir pu revenir à temps pour aider son amante à achever sa quête. N'avait-il pas toujours pris soin d'elle? Aurian lui avait cependant fait remarquer, avec beaucoup d'insistance, qu'elle était une Mage et une guerrière: elle ne voulait pas et elle n'avait pas besoin qu'il rôde autour d'elle pour la protéger comme si elle était encore une enfant. Mais bon, mieux valait laisser faire le temps. Il l'avait toujours protégée, et il n'entendait pas arrêter maintenant. Le bretteur savait qu'il aurait dû se concentrer sur ce que disait Grince, mais ses pensées ne cessaient de vagabonder. Même s'il se sentait las, il était trop émerveillé par sa renaissance pour perdre une seule minute de ce premier jour miraculeux en dormant. Après les interminables privations et la monotonie du royaume de la Mort, l'air humide et poussiéreux de la caverne lui paraissait aussi frais et parfumé qu'une gorgée de vin scintillant. Le feu maussade et les ombres qu'il projetait lui paraissaient pleins de couleur et de lumière. Les deux voix qui murmuraient à ses côtés résonnaient de manière harmonieuse à ses oreilles, et il s'émerveillait de la texture des vêtements contre sa peau et de la chaleur du corps d'Aurian à côté du sien. De manière expérimentale, Forral fléchit le bras droit. La lourde musculature de son ancien corps lui manquait, mais les articulations étaient plus souples et la poigne solide. Avec un peu d'entraînement régulier, songea-t-il dans une demi-torpeur, je pourrais vite remettre ce corps en forme... Brusquement, le bretteur se réveilla en sursaut, horrifié par la direction qu'avaient prise ses pensées. Ce n'était pas son corps - il appartenait à Anvar. Il devait apprendre à le considérer comme un simple vêtement, une cape empruntée qu'il lui faudrait rendre un jour à son propriétaire légitime. Pourquoi? Impossible de faire taire l'insidieuse petite voix dans son esprit. Pourquoi renoncer à ce miracle et à cette joie quand tu viens tout juste de les retrouver ? Forral regarda longuement Aurian, qui penchait la tête vers le voleur d'un air attentif. S'il gardait ce corps, la Mage serait à lui pour l'éternité. Mais il ne m’appartient pas, protesta-t-il faiblement. Peut-être, mais il a la moitié de l'âge que tu avais quand tu es mort — et nous savons déjà, n'est-ce pas, qu'Aurian semble beaucoup apprécier ta nouvelle enveloppe charnelle. Un soupçon de jalousie vis-à-vis d'Anvar s'insinua dans ses pensées comme du liseron. Pourquoi Anvar aurait-il Aurian et pas moi? se demanda le bretteur. J'ai été son premier amour. Anvar n'est plus là, et j'ai pris sa place. Avec le temps, je pourrais regagner ses faveurs... Evidemment que tu pourrais, reprit la voix insidieuse. Et pourquoi pas ? Ce n'est pas ta faute si tu t'es fait tuer. Tu n'étais pas prêt. Ce n'était pas ton heure. Aurian finira par l'accepter - elle t'a aimé pendant la plus grande partie de sa vie. Vous avez eu un fils ensemble... Assez! se dit Forral avec colère. Tu sais que ce n'est pas bien. Tu devrais avoir honte de toi. Il se mit alors à penser à tout ce qu'il pourrait retrouver : le silence saturé de rosée des aubes estivales lors des campagnes militaires, l'odeur du cuir et du feu de bois, les bains chauds, la bière froide, les nuits de chahut et de franche camaraderie dans des tavernes bondées, les joies de la paternité qu'il ne connaissait pas encore... De nouveau, il regarda Aurian. Tu pourrais retrouver tout cela, et elle aussi, chuchota la voix. Forral la força à retourner dans les profondeurs de son esprit, comme s'il étranglait un serpent. Après avoir résisté un petit peu, elle obéit, mais il savait qu'elle reviendrait. En se concentrant de nouveau sur ce qui l’entourait, le bretteur eut soudain la désagréable impression qu'on l'observait. Il se retourna et vit qu'un des grands félins le fixait de son regard flamboyant et intense. Forral frissonna. La créature semblait si féroce, comme si elle savait, comme si elle avait lu dans ses pensées les plus secrètes. Aussitôt, il se ressaisit, avec fermeté. —Ne sois pas stupide, marmonna-t-il dans son esprit. Malgré les délires d'Aurian qui prétendait comprendre chacune des paroles de la panthère, celle-ci n'en restait pas moins, au bout du compte, un simple animal. Shia étouffa un grondement et fit jouer ses griffes avant de les enfoncer dans la roche friable. Stupide humain! Il était logé dans le corps d'un Mage mais il n'avait aucune idée des pouvoirs à sa disposition. Cependant, elle n'avait aucunement l'intention de lui en faire part, car, de toute évidence, on ne pouvait pas lui faire confiance. La panthère continuait à avoir accès aux anciens canaux de communication mentale d'Anvar, si bien qu'elle n'avait pas perdu un mot de la bataille intérieure de Forral. Shia aimait Anvar avec le même élan farouche et protecteur qu'elle éprouvait envers Aurian. D'entendre cet intrus planifier le vol définitif du corps du Mage, elle tremblait de rage. Mais Shia savait qu'elle devait se montrer patiente. Cet humain comptait également beaucoup pour Aurian. De plus, il était impossible de remédier à cette situation tant que la Mage n'aurait pas récupéré le calice. Ils devaient donc œuvrer tous ensemble pour vaincre leur ennemi commun. Pour l'heure, précipiter un conflit ne ferait qu'amener plus de mal que de bien. À contrecœur, Shia décida de ne rien répéter à Aurian. Ce n'était pas le bon moment. Néanmoins, la panthère se jura qu'à l'avenir elle allait surveiller cet humain de très près. Rasvald remercia les dieux d'avoir à sa disposition les chiens de chasse de Pendral. Sans eux, il n'aurait jamais retrouvé le voleur. De plus, il paraissait évident, à en juger par tous les tours, détours et retours en arrière que ses hommes et lui faisaient, que le misérable avait réussi à se perdre dans ce labyrinthe de passages souterrains. Heureusement, les deux limiers suivaient la trace du fugitif sans faillir. Rasvald ne faisait cependant pas tout à fait confiance aux animaux quant à leur capacité à retrouver le chemin du retour, c'est pourquoi il prenait soin, à chaque croisement, de marquer la voie à la craie. Il existait tellement de tunnels sous le promontoire que c'était un miracle que la colline entière ne se soit pas effondrée, et l'Académie avec elle, pensa Rasvald avec aigreur. Bien qu'il ait amené une dizaine d'hommes avec lui - un nombre ridiculement élevé pour traquer un voleur solitaire -, il ne se sentait pas à son aise. Il ne s'agissait pas seulement du froid et de l'obscurité, non, il était convaincu qu'autre chose lui donnait la chair de poule. Il avait l'impression d'être observé. Il régnait comme une sensation dans ces tunnels, comme si une présence hostile, vestige du règne des Mages, errait encore dans les souterrains. — Les fantômes n'existent pas, chuchotait Rasvald pour se rassurer, encore et encore. Les fantômes n'existent pas ! Quelque part au fond de son esprit, il entendit l'écho d'un rire creux et moqueur. Mais il était impossible de dire si les fantômes des Mages étaient bien là ou pas. La lumière bondissante des torches projetait des ombres confuses, et les lourds bruits de pas des soldats couvraient tout autre son, même si Rasvald avait depuis longtemps fait taire leurs grognements et leurs chuchotements inquiets. Les gémissements et la respiration haletante des chiens jetaient comme un voile ondulant sur les autres bruits. Néanmoins, Rasvald sentait qu'ils se rapprochaient de leur proie, car les limiers étaient incroyablement excités à présent. Les molosses tiraient si fort sur leur laisse que leurs maîtres furent obligés de presser le pas pour ne pas perdre l'équilibre et se faire traîner par les bêtes. — Faites taire ces maudits animaux! siffla Rasvald. Ils vont finir par l'alerter. L'un des employés du chenil lui lança un regard méprisant. — Mais bien sûr, m'sieur. Ça vous dirait d'essayer? P'têt que vous pourriez mettre la main dans sa gueule pour le faire taire, le chien ? Ou mieux encore, vot' tête ? — Surveille ton langage, répliqua sèchement Rasvald. Mais il savait qu'il valait mieux ne pas insister. Il préféra envoyer un éclaireur au croisement suivant pour tendre l'oreille et repérer le moindre bruit. Puis, lorsque les chiens le rattrapèrent et indiquèrent la nouvelle direction à suivre, il l'envoya de nouveau en avant. Une fois de plus, le soldat s'en alla, avant de revenir en courant. — Commandant, j'ai entendu des voix un peu plus loin. Grince avait la mine renfrognée. — Des nouvelles lois par-ci, des nouvelles lois par-là, et des putains de troupiers partout! Vraiment, ma dame, quand le seigneur Vannor gouvernait Nexis, il était impossible pour un honnête voleur de gagner sa vie. (Il soupira.) Mais je dois reconnaître qu'un tas de gens vivaient bien mieux qu'avant - jusqu'à ce que ce pauvre con se mette en tête d'aller faire la guerre à ces maudits Phées. — Il a fait quoi ? s'écria Aurian, suffoquée. Mais c'est de la folie ! — Vannor ne ferait jamais une chose pareille, il est bien trop intelligent, protesta Forral. — Et pourtant, il l'a fait, croyez-moi. Grince attendit que son auditoire cesse de protester. Puis, d'une voix lugubre, il raconta comment, quelque dix mois plus tôt, une grande armée constituée en partie de soldats de la garnison et en partie de conscrits nexians s'était rendue dans le Nord pour attaquer la nouvelle cité construite par les Phées. Parric avait dénoncé cette décision comme étant de la folie et il avait d'abord refusé de gaspiller en vain la vie de ses troupes. Mais au bout du compte, face à la détermination de Vannor, il s'était laissé convaincre de prendre la tête de l'armée nexiane, dont pas un membre n'était revenu. En revanche, les Phées s'étaient déplacés, eux, pour se venger, en se livrant à une débauche de violence qui avait causé presque autant de dégâts que le tremblement de terre quelques mois auparavant. — Ce fut un sale moment, confia Grince à la Mage horrifiée. Beaucoup de gens ont été tués cette nuit-là, et ils en ont capturé plus encore. Les Phées ont emmené le seigneur Vannor aussi, ils sont venus le chercher jusque dans sa maison. J'aurais bien dit bon débarras, mais c'est ce salopard de Pendral qui a pris le pouvoir ensuite. (Le visage tordu de haine, il baissa la voix et durcit le ton.) Pendral tient la cité dans une poigne de fer, désormais. Il le faut, sinon les gens ne se contenteraient pas de le renverser, ils le tueraient aussi, si on leur en laissait l'occasion. La Mage fut incroyablement dévastée par ce récit. C'est ma faute, se dit-elle. C'est parce que je n'ai pas réussi à conquérir l'Epée que les Phées sont libres de ravager le monde. — Sottises /renifla Shia. Ce n'est pas toi qui as obligé ce stupide humain à déclarer la guerre aux Phées, que je sache ! Et ce n'est pas toi non plus qui les as obligés à attaquer leur ville! — Tu as raison, reconnut Aurian. Néanmoins, je ne suis pas entièrement blanche, dans cette histoire. (Elle serra les poings.) Parric a peut-être été capturé. Ce vieux salopard est un dur à cuire, je refuse de croire qu'il soit mort. Pas sans preuve. Ecoute, Grince, ajouta-t-elle à voix haute, est-ce que tu sais où se trouve la cité des Phées, exactement ? Le voleur haussa les épaules. — Comment diable le saurais-je ? Je ne suis jamais sorti de Nexis ! Forral, qui était resté silencieux jusqu'à ce que Grince parle de l'attaque de Vannor contre les Phées, donna un coup de coude à la Mage. — Est-ce qu'il reste dans cette malheureuse ville quelqu'un que nous connaissions et à qui nous puissions faire confiance ? Quelqu'un avec un minimum d'intelligence, ce serait préférable. Aurian ferma les yeux et réfléchit en essayant de se rappeler les visages de ses amis et de ses anciens compagnons. Un grand nombre d'entre eux étaient morts à présent, ou avaient disparu. Certains autres devaient se faire bien vieux. — Je sais ! s exclama-t-elle. Grince, as-tu déjà entendu parler d'un vieux soldat du nom d'Hargorn ? Je parie qu'il a dû quitter le service actif, depuis le temps. Le visage de Grince s'illumina d'un sourire. — L'a-t-il vraiment quitté, on se le demande! Vous ne devinerez jamais... — Danger! (Shia et Khanu rugirent leur avertissement quasiment en même temps.) On nous attaque ! Puis des aboiements féroces et rauques déchirèrent le silence, et deux énormes chiens de chasse jaillirent dans la caverne, suivis par une horde de soldats avec des épées. Au premier signe de menace, l'instinct de Forral reprit le dessus. Il sortit son épée du fourreau et ne fut guère surpris d'entendre Aurian faire grincer l'acier également, si rapidement qu'on aurait pu croire ces tintements métalliques issus de la même lame. Derrière eux, il y eut un éclat lumineux lorsque Finbarr fit apparaître une boule de feu. Il la garda au bout des doigts, prête à frapper. Grince recula derrière les Mages et s'en alla se blottir dans le coin le plus éloigné, le visage tordu par la terreur, en serrant de manière pathétique un couteau dans son poing fermé. — Ne les laissez pas me prendre, gémit-il. Ma dame, je vous en supplie... Pendral va me couper les mains... Forral fut quelque peu piqué au vif en entendant le voleur demander la protection d'Aurian plutôt que la sienne. Qui était donc le guerrier, en ces lieux ? — Ils ne t'auront pas, Grince, le rassura Aurian. On ne les laissera pas faire. Les gardes s'attendaient à trouver uniquement un petit voleur pratiquement sans défense. En tombant nez à nez avec ce qui ressemblait à trois Mages armés et en colère, ils s'arrêtèrent net, contrairement aux limiers qui continuèrent à charger, car ils avaient leur proie à portée de crocs. Shia se jeta sur le premier et le renversa. Les deux créatures imposantes roulèrent sur le sol de la caverne, firent tomber des bibliothèques et éparpillèrent les livres dans un nuage de griffes, de crocs et de fourrure arrachée. Puis Shia réussit à acculer le chien dans un coin en bondissant de tous côtés pour contenir l'animal enragé qui ne cessait de vouloir lui échapper. L'autre molosse se retrouva face à face avec Khanu qui retroussa les babines. Aussitôt, le chien fit demi-tour et s'enfuit, la queue entre les jambes, en renversant deux gardes au passage. Il traîna son dresseur derrière lui sur plusieurs mètres avant que le malheureux réussisse à défaire son poignet de la laisse. Le chef des gardes s'avança. Il semblait pâle et rempli d'appréhension. Incrédule, Forral reconnut Rasvald, entré à la garnison en tant que simple soldat. Il avait été renvoyé parce que, comme le disait si élégamment Parric: «Celui-là fera jamais un bon soldat tant qu'il aura le cul troué. » De toute évidence, Rasvald avait fini par trouver un moyen de donner tort au maître de cavalerie. — M-m-madame, messieurs, balbutia le commandant qui tremblait comme une feuille, je suis désolé de m'être introduit dans votre domaine, mais nos ordres proviennent de Pendral en personne, le Haut-Gouverneur de la ville de Nexis. Forral fut impressionné par la façon dont le type réussit à s'excuser tout en faisant porter la faute sur quelqu'un d'autre. Il se rappela que Parric avait également qualifié Rasvald de « petit salaud sournois qui n'hésitait pas à retourner sa veste ». Le petit salopard en question n'en avait pas terminé de son discours. — Vos Honneurs ignoraient probablement qu'elles avaient mis la main sur un criminel en train de fouiller votre, euh, demeure. Mais il est inutile de vous inquiéter, nous allons nous occuper de lui. Croyez-moi, lorsque le seigneur Pendral en aura fini avec cette petite vermine, elle ne sera plus en état de dérober quoi que ce soit... (Surprenant l'expression sur le visage d'Aurian, qui passa de froide à franchement glaciale, Rasvald hésita un instant, puis revint à la charge.) Je vous en supplie, ma dame, ne vous mettez pas en colère contre nous. Nous ne faisons que suivre les ordres - on fait notre boulot, quoi. Nous nous en irons pour ne plus jamais revenir, je le jure. Tout ce qu'on veut, c'est le voleur... — Eh bien, vous ne l'aurez pas, répliqua Aurian très clairement et très distinctement. Je vous suggère donc d'emmener vos hommes et de sortir d'ici avant que quelqu'un soit blessé. — Ma dame, je vous en prie, je ne pense pas que vous compreniez, protesta le commandant. Si je reviens sans le voleur, le seigneur Pendral me tuera. Aurian ne cilla même pas. — C'est lui ou moi, répondit-elle d'un ton égal. A vous de choisir. N'étant pas le plus grand des hommes, Rasvald devait lever la tête pour regarder la Mage. Le visage glacial et fermé, elle le dévisageait d'un regard gris implacable qui lui promettait mille morts. Tout à coup, la colère du seigneur Pendral lui parut bien moins terrifiante. De plus, il fallait bien que quelqu'un reste en vie pour prévenir que les Mages étaient de retour à Nexis. Rasvald espérait seulement que le Haut-Gouverneur lui serait suffisamment reconnaissant de cet avertissement pour épargner sa vie. — Dame, je vous en prie, pardonnez-moi, se surprit-il à dire avant même d'avoir pris conscience de sa décision. J'ai dû faire une erreur. Je vois bien maintenant que votre ami ne peut pas être l'homme que nous cherchons. Avec votre permission, je vais ramener mes troupes à l'extérieur, afin que nous puissions poursuivre les recherches en ville. Il aurait pu jurer qu'à ce moment il entendit un soupir collectif s'échapper des lèvres de ses hommes. — Mais bien entendu, commandant, je vous en prie. Nous ne vous retiendrons pas. Rasvald frissonna. D'une certaine façon, les manières gracieuses mais hautaines de la Mage étaient encore plus troublantes que son attitude ouvertement hostile. De peur de s'attirer plus d'ennuis encore, il esquissa une révérence et fit sortir ses hommes de la caverne, non sans jeter au passage un dernier regard venimeux en direction du voleur. Celui-ci prit le temps, avant de ranger son couteau, d'adresser un geste obscène aux gardes de Pendral dans le dos des Mages. D'une façon ou d'une autre, je t'aurai, sale petit con, se promit Rasvald. Tu ne pourras pas éternellement te cacher derrière tes amis les Mages. Ce n'est pas encore terminé. Shia s'écarta pour permettre au dresseur de mettre une laisse à son molosse. Tandis que les intrus se bousculaient pour sortir de la caverne avec une hâte inconvenante, Aurian luttait avec sa conscience. Elle savait qu'elle ne pouvait laisser aucun de ces hommes retourner voir Pendral et lui apprendre qu'il y avait des Mages en ville. Toutes les solutions possibles défilèrent à la vitesse de l'éclair dans son esprit. Une dizaine de soldats, deux grands limiers et leurs dresseurs représentaient un nombre d'adversaires trop important pour garantir le succès d'une attaque. Avec Forral à ses côtés et les deux grands félins en renfort, Aurian ne doutait guère de l'issue du combat, mais elle savait que ce ne serait pas sans danger. Il existait un grand risque de blessure sérieuse ou même de mort pour elle ou l'un de ses compagnons, et rien ne garantissait qu'un des gardes ne réussirait pas à s'échapper des catacombes, en fin de compte. La Mage aurait pu lâcher sur les gardes le Spectre de la Mort qui occupait le corps de Finbarr, mais elle ne put se résoudre à employer cette terrible solution. Il lui était également impossible de les figer tous hors du temps. Elle ne pouvait les ensorceler tous en même temps, et les autres se retourneraient contre elle dès qu'elle aurait figé une poignée de leurs camarades. Il était également possible qu'elle en perde un ou deux, or il ne fallait pas qu'un seul d'entre eux réussisse à s'échapper. Il ne lui restait plus qu'une seule solution : maléfique, obscure et terrible. Elle savait qu'il y aurait un prix à payer pour cela, mais que pouvait-elle faire d'autre ? Je n'ai pas le choix, songea Aurian avec désespoir. De plus, il fallait qu'elle agisse rapidement. Pas le temps de discuter ou de réfléchir aux conséquences de ses actes. Elle prit le Bâton de la Terre à sa ceinture et l'agrippa fermement, à deux mains, en invoquant ses pouvoirs comme elle l'avait déjà fait tant de fois auparavant. Puis elle projeta son esprit dans le labyrinthe, à la recherche des soldats qui battaient en retraite. Lorsqu'elle les trouva, la Mage concentra sa volonté sur la voûte rocheuse au-dessus d'eux et trouva un petit défaut à l'endroit où les différentes strates avaient un peu glissé. Glissant sa magie à l'intérieur de la minuscule crevasse comme les tentacules d'une pieuvre, elle frappa ce point faible avec toute la puissance du Bâton. Forral entendit le lointain grondement, puis sentit une légère vibration sous ses pieds lorsque la terre trembla. — Qu'est-ce que... ? Puis Aurian s'effondra à côté de lui, et il comprit tout de suite ce qu'elle avait fait en voyant son expression atterrée. L'horreur s'empara de lui, ainsi que l'incrédulité la plus totale. Elle n'avait pas pu faire ça, pas son Aurian. Elle n'était pas capable d'utiliser la magie pour tuer une dizaine d'hommes de sang-froid... mais elle l'avait fait. Tous ces hommes, de simples soldats qui comme lui n'avaient fait que suivre les ordres, gisaient morts et enterrés sous des tonnes de rochers. Tués, non pas en combat équitable, mais de loin, par la magie noire. Aurian était effondrée, le visage dans les mains comme pour se protéger de son horrible méfait, le corps secoué de sanglots rauques qui faisaient davantage penser à des vomissements qu'à des pleurs. Forral la contempla avec un mélange détonnant de révulsion et de rage froide. Il était incapable de croire ou d'accepter ce changement chez la jeune fille qu'il avait connue et aimée. — Maudite sois-tu, dit-il doucement. Oui, maudite sois-tu. Puis il tourna les talons et s'éloigna d'elle. 13 Le maître de La Licorne Après une nuit sans sommeil, Jarvas, très inquiet, confia son sanctuaire sur les quais à Benziorn et s'en alla en ville à la recherche de Grince. Le voleur n'était pas revenu la nuit précédente, et Jarvas craignait le pire. Lui seul savait ce que manigançait Grince et il s'en voulait de ne pas avoir réussi à convaincre le gamin de renoncer à cette folie. Il aurait dû l'assommer ou l'enfermer. Grince ne lui aurait jamais pardonné cette occasion manquée, mais il aurait préféré cela plutôt que de laisser cet idiot subir les conséquences d'une tentative de cambriolage dans la demeure du seigneur Pendral. Jarvas se sentait responsable de Grince depuis la nuit où il l'avait surpris, petit voyou sale et sauvage de quatorze ans, en train de cambrioler le sanctuaire. Sous le règne prospère du seigneur Vannor, les Grandes Arcades avaient rouvert, et les nouveaux membres de la garnison avaient si bien réussi à contrôler les crimes et délits en ville que le gamin avait perdu à la fois son logis et son gagne-pain. En proie à une misère noire, il avait tenté de voler quelque chose dans le sanctuaire, non pas pour lui, mais dans un effort désespéré pour trouver à manger pour son chien. Ce ne fut qu'en voyant Guerrier, issu de la portée de Tempête, la chienne d'Emmie, que Jarvas avait compris que son voleur n'était autre que le fils de Tilda. Benziorn et lui avaient toujours cru que le gamin avait péri lors de la destruction du refuge. Il avait donc été horrifié d'apprendre que Grince avait vécu en ville comme un criminel depuis ce jour-là. Depuis six ans environ, Jarvas s'efforçait de jouer le rôle d'un père pour le jeune orphelin. Mais, comme ce dernier n'avait jamais pu compter sur quelqu'un, même du vivant de Tilda, il était resté aussi méfiant qu'un animal sauvage et il refusait de répondre à l'autorité ou à la gentillesse. Emmie aurait peut-être réussi à le dompter, mais elle était restée parmi les contrebandiers. Elle avait épousé Yanis, le chef des Nightrunners, et pris en charge la majeure partie de l'organisation du repaire souterrain pour permettre à une Remana de plus en plus affaiblie de souffler un peu. Il avait entendu dire qu'elle était heureuse, mais elle n'était pas revenue à Nexis depuis des années. Jarvas ne lui avait jamais dit que le gamin avait refait surface. Elle avait bien assez à faire de son côté et elle avait probablement oublié jusqu'à son existence dans tous les cas. Au fil des ans, Grince avait refusé de rentrer dans le droit chemin et d’apprendre un métier honnête comme le suggérait Jarvas. Rien n'avait pu le guérir de cette manie qu'il avait de voler - ni les cajoleries, ni les punitions. Quand Jarvas, en désespoir de cause, avait fini par le battre avec une canne, Grince avait simplement commencé à disparaître pendant des semaines entières. Il ne revenait qu'en cas de nécessité - généralement plus pour Guerrier que pour lui-même -, lorsque seuls Jarvas et son refuge pouvaient lui venir en aide. Au fond, ce n'était pas un méchant garçon -d'ailleurs, s'il avait eu le vice chevillé au corps, Jarvas aurait trouvé plus facile de s'en laver les mains. Mais, étonnamment (compte tenu de son passé), Grince était tout le contraire. Le vol, à ses yeux, était uniquement une façon de vivre. Malheureusement, il était fier de son talent et de l'indépendance que cela lui offrait. Jarvas était bien décidé à assumer la responsabilité de ce garçon difficile, mais l'aversion intense que Grince éprouvait vis-à-vis de toutes les formes d'autorité lui causait une profonde inquiétude. Le refuge de fortune que le gamin s'était aménagé dans les Grandes Arcades représentait la seule sécurité qu'il ait jamais connue, et il en voulait au Haut-Gouverneur de l'avoir perdu. Puis, après la disparition de Vannor, le seigneur Pendral avait accédé au pouvoir et institué de sévères châtiments pour les voleurs, ce qui mettait constamment Grince en situation périlleuse. Jarvas soupira. Le voleur prenait des risques qui ne cessaient de croître avec le temps. Dans une cité de la taille de Nexis, il était inévitable qu'un jour il se fasse prendre. Mais ce n'était pas le pire. L'année précédente, une tragédie avait ravivé la haine de Grince. Les troupes de Pendral avaient tué Guerrier, son chien blanc. Une patrouille avait reconnu le jeune voleur et s'était lancée à sa poursuite. Guerrier, âgé de dix ans à l'époque, n'avait pas réussi à courir assez vite pour s'enfuir. Grince s'était empressé de faire demi-tour, mais trop tard. Fou de rage en voyant sa véritable proie lui échapper, un soldat avait abattu le chien d'une flèche. Pendant quelque temps, Jarvas avait eu très peur pour la vie de Grince. Hébété de chagrin, il refusait de parler et de se nourrir et il n'arrivait pas à dormir. Guerrier était tout pour lui, sa famille, son compagnon, son protecteur et son ami. Pendant des jours entiers, il était resté assis dans son petit box, au sein du dortoir du refuge, assis sur son lit, les yeux fixés sans rien voir sur la mince paroi qui le séparait de ses voisins. Jarvas, qui l'observait avec une inquiétude grandissante, ne l'avait jamais vu pleurer. Environ huit jours après la mort de Guerrier, le gamin avait disparu, une nuit. Jarvas, angoissé, s'apprêtait à organiser les recherches quand Grince était revenu, à l'aube, avec du sang sur les mains et une lueur froide et triste dans un regard désormais adulte. L'enfant en lui avait cédé la place à l'homme. Pourtant, il s'était jeté dans les bras de Jarvas en sanglotant comme un enfant au cœur brisé. Il ne parla jamais de l'endroit où il s'était rendu, mais personne ne fut surpris d'apprendre qu'un soldat avait été retrouvé dans une ruelle déserte, la gorge tranchée. De ce jour-là, Jarvas avait constaté un changement dans la personnalité de Grince. Même s'il restait le même garçon aimable et un peu timide pour ses copains du refuge, il souriait rarement et ne riait plus du tout. Il devint plus furtif et cachottier dans ses faits et gestes. Son « art », qu'il envisageait autrefois comme un jeu, avec bonne humeur, se transforma brusquement en une affaire des plus sérieuses. Grince se mit à viser plus haut, alors qu'il s'était jusque-là contenté de nourriture, de vêtements et de petites sommes d'argent pour ses besoins personnels. Désormais, il volait de l'or et des bijoux et dévalisait les coffres où les gros et riches marchands entreposaient leurs liquidités, dérobant parfois en un seul casse les bénéfices d'un mois entier. Au début, Jarvas avait cru qu'il amassait un magot pour s'acheter quoi, une amitié, la sécurité, un moyen d'échapper à la vie sans racines qui était la sienne? Puis il avait compris que, de toute évidence, Grince était passé à la vitesse supérieure dans un autre but. Pendant un an, il n'avait fait que répéter le cambriolage de cette nuit-là. Pendral avait privé le voleur de ce qu'il aimait le plus au monde, et depuis ce jour tragique Grince n'avait cessé de planifier sa vengeance vis-à-vis du Haut-Gouverneur de Nexis. Un frisson parcourut le corps de Jarvas. Pauvre Grince ! D'accord, il avait des défauts, et il avait certainement eu tort de voler ces joyaux, mais le danger qu'il encourait faisait frémir le grand bonhomme. Les vulgaires criminels recevaient le fouet, quand on ne les envoyait pas travailler pendant quelques jours ou quelques mois avec les équipes d'ouvriers qui reconstruisaient graduellement les quartiers endommagés de la ville. Mais il n'existait qu'un seul châtiment pour un crime aussi sérieux qu'un cambriolage dans la maison du seigneur Pendral. Le lendemain, s'ils avaient réussi à l'arrêter, les gardes de Pendral lui couperaient les deux mains. Le temps qu'il arrive sur le plateau où se dressait la garnison, Jarvas commençait à avoir des crampes aux mollets et le visage dégoulinant de sueur. Il aurait eu bien besoin de reprendre son souffle, mais il n'avait pas le temps de s'arrêter. A chaque minute qui passait, il devenait de plus en plus convaincu que Grince avait été arrêté. Chaque matin, les noms des criminels arrêtés la veille étaient affichés sur le portail de la garnison. Même s'il redoutait la nouvelle qu'il était sur le point d'apprendre, Jarvas préférait savoir au plus tôt. Mais cela ne ferait guère de différence pour le voleur, qui serait condamné dans tous les cas. Jarvas soupira et s'arma de courage. Tournant à droite, il laissa l'escalier derrière lui et se rendit vers la garnison aussi vite que ses jambes douloureuses voulaient bien le porter. Les listes étaient placardées à l'aube, et les arrestations de la veille inscrites selon l'importance du crime commis, ainsi que les châtiments qui en résultaient. Un petit groupe de gens se trouvait déjà réuni devant le grand portail en forme d'arcade. Certains pleuraient en silence tandis que d'autres juraient et lançaient des insultes, à distance respectueuse, aux deux sentinelles au visage de marbre. Maintenant qu'il était arrivé à destination, Jarvas éprouvait une certaine réticence à l'idée d'aller plus loin. Se traitant tout bas de lâche, il serra les dents et se fraya un chemin au sein du groupe en direction du carré blanc inquiétant cloué sur les épaisses planches du portail. Il n'y avait pas beaucoup de noms ce jour-là. On comptait un certain nombre de condamnés à recevoir le fouet et une exécution, mais il n'était pas fait la moindre mention de Grince. Jarvas soupira de soulagement et sentit ses genoux fatigués commencer à trembler. À tâtons, comme un aveugle, il s'ouvrit de nouveau un passage dans la foule. Il avait l'impression soudaine qu'on venait d'ôter un grand poids de ses épaules. Il descendit la rue en titubant en direction de La Licorne invisible. Si ses jambes en avaient été capables, il aurait eu envie de danser. Quand Jarvas arriva devant la taverne, autrefois miteuse et délabrée, il fut comme toujours impressionné par son apparence actuelle de propreté et de prospérité, avec ses fenêtres étincelantes, sa peinture brillante et ses volets neufs. La salle commune, auparavant si sale et si fruste, était un havre de chaleur et de confort, et un nouveau comptoir en bois étincelant se dressait à l'autre bout de la pièce. Derrière le comptoir, à la place du tavernier, se tenait Hargorn, qui irradiait le contentement et la bonne humeur. La salle commune commençait déjà à se remplir avec l'arrivée des clients réguliers du matin, ceux qui venaient prendre leur petit déjeuner. Il s'agissait pour la plupart de commerçants et d'ouvriers de la ville, avec les quelques soldats qui venaient tout juste de Finir leur garde. Depuis quelques années, La Licorne était devenue l'une des auberges les plus populaires de la ville. En dépit de son âge avancé, Hargorn avait la réputation d'être un homme capable de prendre soin de lui-même et de son commerce. Après la disparition des Mages, le vétéran avait décidé de prendre sa retraite et avait acheté l'auberge en partenariat avec - incroyable! - l'ancienne cuisinière de Vannor, Hebba. Quand le seigneur Vannor était revenu à Nexis, sa cuisinière l'avait accompagné, mais elle ne désirait plus travailler pour lui. Elle avait élaboré son projet avec Hargorn quand celui-ci avait décidé de renoncer à la vie militaire. Grâce à l'aide généreuse de Vannor, ensemble, ils avaient acheté La Licorne qui, du temps de sa splendeur, était le repaire favori des troupiers, et d'Hargorn en particulier. Durant le règne de Miathan, à cause des privations et des pénuries, la taverne proche de la garnison s'était grandement délabrée mais, entre leurs mains, elle n'avait pas tardé à prospérer de nouveau. Hargorn et Hebba formaient un couple étrange, en particulier pour ceux qui les connaissaient bien. Comment le soldat pragmatique, laconique et imperturbable parvenait-il à supporter les vapeurs, les accès de panique et le bavardage incessant de la petite cuisinière potelée? Comment une femme aussi maniaque et Fière de sa maison pouvait-elle tolérer ses manières grossières de soldat, acquises au cours d'une vie entière passée dans les baraquements et dans les camps? Cependant, bien qu'il ne s'agisse que d'un partenariat pour affaires, leur couple n'avait cessé de se renforcer. Les habitants de Nexis n'avaient pas tardé à apprendre qu'on leur réservait le plus chaleureux des accueils à La Licorne. Hargorn avait été un soldat respecté et populaire du temps de son séjour à la garnison. Il était facile de s'entendre avec lui et, d'une manière ou d'une autre, tout au long de sa vie, il avait fait de la bière sa spécialité. Il avait donc toutes les qualifications requises pour diriger une taverne, sans compter sa capacité à gérer les moindres troubles quand ils survenaient. De son côté, Hebba avait transformé l'intérieur de la taverne en un véritable havre de confort. Des lampes en cuivre étincelantes remplaçaient les lumières d'antan, et l'ancienne cuisinière polissait chaque jour les vieilles tables en bois marquées jusqu'à leur donner un lustre aveuglant. De plus, elle avait pour habitude de materner ses clients, ce qui incluait le fait de les nourrir. Les repas qu'elle servait étaient devenus légendaires en ville. Hargorn était resté l'ami de Jarvas au cours de ces dernières années difficiles. De plus, sa taverne était l'endroit idéal pour échanger potins, rumeurs, informations et insinuations. Si Grince avait fait parler de lui, Jarvas savait qu'il l'apprendrait à La Licorne. Cependant, alors qu'il s'approchait du comptoir, il vit Hebba sortir en coup de vent de l'arrière-salle. Elle paraissait encore plus agitée qu'à son habitude et pâle comme si elle avait vu un fantôme. Attrapant le bras d'Hargorn d'une poigne de fer, elle se leva sur la pointe des pieds et chuchota quelque chose à son oreille. D'ordinaire, Hargorn écoutait Hebba d'un air faussement patient. Cette fois, Jarvas vit son ami pâlir et devenir extrêmement rigide. Puis il vacilla de manière inquiétante, comme s'il avait reçu un coup. Pendant un instant terrifiant, Jarvas crut que le vieux soldat était sur le point d'avoir une attaque. Puis, brusquement, Hargorn parut se ressaisir. Son visage s'illumina d'un sourire immense, comme Jarvas ne lui en avait encore jamais vu. Il souleva Hebba de terre et la fit danser dans l'espace confiné derrière le comptoir sans se soucier de ses cris stridents et de ses couinements inquiets. Des applaudissements, des plaisanteries et des sifflets moqueurs fusèrent dans la salle commune. Hargorn, rayonnant, leva les yeux et remarqua enfin son public. — Qu'est-ce que vous regardez comme ça, vous tous ? demanda-t-il d'un air belliqueux. Aussitôt, on entendit les couverts tinter dans les assiettes tandis que les habitués manifestaient un brusque regain d'intérêt pour leurs plats. La Licorne était un endroit si agréable que nul n'avait envie de mécontenter le propriétaire. Hargorn appela une jeune femme qui essuyait une table dans un coin pour lui demander de le remplacer. Jarvas se rappela brusquement pourquoi il était venu et comprit qu'il était sur le point de rater l'occasion de parler au propriétaire des lieux. — Hé, Hargorn, attends! cria-t-il en se précipitant vers le comptoir. L'intéressé, qui s'apprêtait déjà à disparaître dans l'arrière-salle, toujours en tenant Hebba par la taille, se retourna en soupirant d'impatience. — Pas maintenant, Jarvas. Tu vois pas que je suis occupé ? — Mais... — Pas maintenant, j'ai dit. J'sais pas ce que tu veux, mais va falloir que tu attendes. Ecoute, demande à Sallana de te donner à boire, et Hebba va t'apporter un petit déjeuner. Je serai bientôt de retour, je te le promets. — Que la peste t'emporte! Tu veux bien m'écouter une minute? Grince a volé la collection de bijoux du seigneur Pendral. Les gardes sont en train de passer la cité au peigne fin pour le retrouver, au moment où je te parle ! Même si son sourire se dissipa quelque peu, le vétéran ne parut pas du tout surpris. — Tu sais, Jarvas, vu la façon dont ce petit malin agissait ces derniers temps, un truc pareil était inévitable. — Putain, mais c'est tout ce que t'as à dire? Qu'il fallait bien que ça arrive un jour? demanda Jarvas avec colère. Hargorn sourit de nouveau. — Ce que je peux dire et ce que je peux faire, ça fait deux choses différentes. Arrête de froncer les sourcils comme ça, mec, t'es déjà bien assez laid sans en rajouter. Ferme ta grande gueule et suis-moi. Hargorn poussa Jarvas le long d'un petit couloir et le fit entrer dans un confortable salon avec des chaises rembourrées et une bonne petite flambée dans la cheminée. Lorsque Jarvas entra dans la pièce, une personne de haute taille faillit le renverser en le poussant de côté pour prendre Hargorn dans ses bras et le serrer très fort. Il fut encore plus surpris lorsque Hargorn, qui ne supportait jamais le moindre trouble dans sa taverne, ne repoussa pas son agresseur, et il fut carrément stupéfait de découvrir que ce dernier était une femme en tenue de guerrière. Hargorn, qui n'était jamais apparu comme un grand émotif, lui rendit son étreinte en riant et en pleurant tout à la fois. — Dieux, fillette, qu'est-ce que ça fait du bien de te voir! J'aurais jamais cru vivre assez longtemps pour ça! Et Anvar est là aussi! Vous savez, j'ai parié cinquante pièces d'argent avec Parric que vous nous reviendriez ! En mentionnant le maître de cavalerie, Hargorn s'assombrit un instant. D'ailleurs, Aurian n'avait pas manqué de remarquer la façon dont le vieux soldat avait balayé la pièce du regard en entrant - sans doute dans l'espoir d'y trouver Maya. Mais voilà qu'Hargorn l'entraînait vers la cheminée sans lui laisser une chance de parler. — Tu as une mine terrible, Aurian, enfin, terriblement fatiguée, j'veux dire. Viens là et assieds-toi, ma belle. Repose-toi avant que je commence à t'embêter avec toutes mes questions. Laisse-moi t'apporter de la bière. Sans protester, Aurian laissa Hargorn la conduire jusqu'à l'un des profonds fauteuils près de l'âtre. Ensuite, elle étendit ses jambes devant elle et ferma les yeux. Lorsque son vieil ami lui fourra dans les mains une chope de bière pleine à ras bord, elle eut l'impression qu'elle venait juste de sortir d'un ouragan et d'arriver enfin à bon port. Sans Grince, ils ne seraient jamais arrivés jusque-là. Finbarr était encore confus et désorienté, et Forral et la Mage souffraient tous deux, mais pour des raisons différentes, de l'attaque d'Aurian contre les soldats. Le voleur avait donc pris tout le monde en charge. Il les avait fait sortir de l'Académie et les avait conduits en ville à travers les égouts encore praticables. Puis il avait emprunté l'une de ses routes secrètes, par des venelles et des chemins détournés, en coupant de temps en temps par des cours et des maisons en ruine. Shia et Khanu avaient accompagné leurs amis humains en suivant une route tortueuse mais moins voyante qui passait par les toits. A côté des précipices et des à-pics des Griffes d'Acier, les habitations humaines ne représentaient aucun défi pour eux. Sans attirer l'attention, les compagnons avaient débouché dans une ruelle derrière La Licorne et étaient entrés par la porte de derrière. Hebba avait bien failli mourir de peur en les voyant débarquer comme ça. Aurian but une grande gorgée de l'excellente bière d'Hargorn. De l'autre côté de la pièce, elle entendit Grince saluer l'individu très laid qui le cherchait. De son côté, Forral tentait de convaincre son vieil ami qu'en dépit des apparences il n'était pas vraiment Anvar. La Mage les laissa discuter entre eux, heureuse de voler quelques minutes bénies de paix et de tranquillité, car elle se sentait effectivement épuisée et rongée par la culpabilité. Elle ne se pardonnait pas d'avoir utilisé la magie pour tuer les soldats de Pendral. Cette violente action entrait en contradiction flagrante avec ses croyances. C'était l'acte d'un Miathan ou d'une Eliseth, un acte indigne d'elle. Certes, ce n'était pas la première fois qu'elle employait la magie pour tuer un Mortel sans défense - elle ne se rappelait que trop bien sa traversée vers le Sud et le meurtre des hommes qui avaient essayé de massacrer le Léviathan. Cependant, elle n'avait pu faire autrement, ni cette fois-ci, ni la première, et ce qui était fait était fait. Cependant, Aurian savait qu'il lui faudrait en payer le prix. La dernière fois, à bord du navire, elle avait révélé sa position à Miathan, qui avait envoyé la tempête aux conséquences dévastatrices. Ce qui allait se produire cette fois-ci, elle n'osait l'imaginer. Elle ne pouvait qu'attendre et espérer que ceux qu'elle aimait n'allaient pas souffrir à sa place des conséquences de son acte. Dans toute cette triste histoire, c'était l'attitude de Forral qui peinait le plus Aurian. Elle aurait cru qu'un soldat tel que lui comprendrait, entre tous, la nécessité d'un tel acte, songea Aurian avec amertume. Qu'est-ce qui lui donnait le droit de juger ? — Il ne t'a jamais vue manier de tels pouvoirs. (La voix qui venait d'entrer dans l'esprit d'Aurian appartenait à Shia.) Tu avais tendance à tenir la magie à l'écart de ta vie avec lui, sauf une fois... (Ta panthère prit un ton perplexe.) Il se souvient de quelque chose à propos de toi et de la pluie. Bizarrement, il était également en colère contre toi, cette fois-là. Mais il s'en veut encore plus qu'à toi. Il sait bien au fond de son cœur que tu as fait ce qu'il fallait, mais tes pouvoirs lui font peur. (La panthère rabattit ses oreilles d'un air dégoûté.) Ah, ces humains! Même si je vis plus longtemps que Hreeza, je ne les comprendrai jamais ! — Attends une minute!protesta Aurian en regardant le grand félin. Comment tu sais tout ça ? Shia refusa de croiser son regard. — Qu'est-ce que tu crois? finit-elle par répondre. Cet homme a volé l'enveloppe charnelle d'un Mage. Celle-ci possède toujours les pouvoirs d'Anvar, y compris la capacité de parler avec moi. Cet imbécile n'a pas la moindre idée de ses nouvelles facultés, cependant, et il ne sait pas comment protéger le secret de ses pensées. Je suis surprise que, toi-même, tu ne les aies pas entendues... — Comment? l'interrompit Aurian. Tu l'as espionné? — Oui, et j'ai bien l'intention de continuer, d'ailleurs, répliqua Shia sans le moindre remords. Je ne lui fais pas confiance, Aurian. Toi si, mais moi pas. La Mage regarda au fond des yeux dorés de son amie et comprit qu'il ne servirait à rien d'argumenter. De plus, comment savoir si Shia n'avait pas raison ? — Aurian, où est Maya ? demanda Hargorn, tirant ainsi la Mage de ses pensées. — Elle est sortie de la faille temporelle saine et sauve, mais ensuite, les Phées les ont capturés, elle et D'arvan, juste après que nous étions revenus en ce monde. Aurian savait qu'il ne servait à rien de masquer ou même d'adoucir la vérité. Hargorn déglutit péniblement. — Je vais aller la chercher, déclara-t-il tout net. D'abord Parric et Vannor, et maintenant Maya. Je vais trouver le repaire de ces vermines de Phées, même si c'est la dernière chose que je ferai en ce bas monde. Au moins, si j'échoue, je serai avec mes amis. La Mage posa la main sur son bras. — Quand le moment sera venu, lui promit-elle doucement. Nous savons que le seigneur des Phées ne fera pas de mal à D'arvan et que ce dernier veillera à la sécurité de Maya. S'ils ne reviennent pas bientôt, je me rendrai dans le Nord. (Elle se rembrunit.) J'ai moi-même un ou deux mots à dire au seigneur de la Forêt. Le salon d'Hebba était plein à craquer, même si la cuisinière n'était pas présente. Un regard horrifié en direction de Shia et Khanu lui avait suffi pour courir se réfugier dans sa cuisine en criant. Aurian était amie avec Shia depuis si longtemps qu'elle avait tendance à oublier la première impression terrifiante qu'offrait souvent la panthère. Elle espérait que la cuisinière se rendrait utile en leur préparant un repas et en leur faisant chauffer un bain. Forral s'aperçut qu'il ne devait pas attendre la moindre compréhension de la part d'Hargorn. Pendant qu'Aurian prenait un bain, il avait entraîné son vieil ami à l'écart pour lui raconter ce qu'avait fait la Mage dans les tunnels sous l'Académie. La réaction d'Hargorn le surprit. — Ben, t'auras beau dire, Forral, t'es un sacré imbécile, répliqua brutalement le vétéran. Honnêtement, j'vois pas ce qui te bouleverse à ce point-là. Tu as dit toi-même qu'il fallait surtout pas laisser ces soldats s'échapper. La mort, c'est la mort. Explique-moi la différence entre Aurian qui leur a fait tomber le plafond sur la tête ou toi qui leur aurais ouvert le ventre avec une épée ? — La différence, c'est la magie, insista Forral. Tu ne vois donc pas que ces hommes n'ont eu aucune chance de riposter? Ils n'ont même pas eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Aurian vient d'emprunter une route dangereuse, avec cette histoire. Ses actions reflètent le même abus magique qu'elle prétend combattre ! — Et tu crois pas qu'elle le sait déjà, la pauvre gosse ? répliqua Hargorn. Je l'ai vu rien qu'à sa tête. Connaissant Aurian, elle mettra bien plus de temps à se pardonner que toi. (Il soupira.) Forral, tu es resté absent trop longtemps. Tu t'es fait une image d'une Aurian parfaite qui existe pas. Tu sais aussi bien que moi que, dans une guerre, on fait tous des trucs dont on est pas fiers, et tu parais oublier qu'Aurian est en guerre depuis très longtemps maintenant. C'est une guerre bizarre, inhumaine, sans grande bataille. Nous autres Mortels, on a même pas conscience de la plupart des combats qu'elle mène. J'suis pas en train de l'excuser, je suis d'accord, c'est inquiétant. Mais, tant que ça devient pas une habitude, j crois pas que tu devrais te faire du mouron comme ça. J'pense qu'elle a appris une leçon aujourd'hui. Forral ouvrit la bouche pour protester, mais Hargorn l'arrêta avant qu'il puisse dire un mot. — Maintenant, écoute-moi bien, Forral. Tu me dis qu'Aurian te déçoit. A ton avis, jusqu'à quel point est-ce que tu la déçois, elle ? Quand elle se sentait mal, avant, elle pouvait toujours compter sur toi, quoi qu'il arrive. Tu peux pas réapparaître comme ça, d'un seul coup, et te mettre à la juger. Elle s'en est très bien sortie sans toi pendant un bon moment. Ce serait pas ça, justement, qui te ronge ? Le bretteur se rembrunit. — Attends un peu... — Non, toi, attends. Au lieu de te mettre en colère contre moi, réfléchis un peu à ce que je viens de te dire. Et pour l'amour des dieux, et pour votre salut à tous les deux, fais la paix avec Aurian. Elle a besoin de toi comme jamais, Forral, et tu pourras mieux l'aider à éviter les ennuis si vous êtes amis tous les deux. Forral soupira. — Je suppose que tu as raison, Hargorn. Espèce de vieux salaud, quand est-ce que tu es devenu si sage et si sensé ? Le vétéran sourit. — C'est le fait de vivre avec Dulsina, la bonne femme à Vannor, si tu tiens à le savoir. Je l'ai connue quand on faisait partie des rebelles tous les deux. (Il secoua la tête avec tristesse.) Ça l'a brisée, quand les Phées ont capturé Vannor. Après ça, elle est venue vivre ici quelque temps avec Hebba et moi, mais ensuite elle est partie chez les Nightrunners. C'est là qu'elle vit, maintenant. Zanna prend bien soin d'elle. Pour le plus grand plaisir de la Mage, la redoutable Hebba fit couler des bains pour ceux qui le désiraient, dans l'arrière-cuisine, où une bonne flambée réchauffait l'eau de la chaudière encastrée sur le côté de la grande cheminée. Une pile de vêtements propres qui paraissaient, à vue de nez, à peu près de la bonne taille, se trouvait sur une chaise à proximité, et plusieurs serviettes avaient été mises à tiédir sur la corde à linge au-dessus de la cheminée. Aurian, plongée dans un bon bain chaud, avec la chope de bière froide en équilibre sur le bord de la baignoire, commençait à éprouver une certaine gratitude envers Hebba. La petite femme pleine de gentillesse avait pensé aux moindres détails. Aurian eut un pincement au cœur en pensant à Nereni. Elle se demanda ce que faisait la femme d'Eliizar au même moment et si elle appréciait le cadeau surprise qu'Aurian lui avait fait au moment de leur séparation. La Mage sortit de l'arrière-cuisine en continuant à essuyer ses cheveux encore humides. Elle s'aperçut qu'Hargorn avait surmonté le choc qu'il avait reçu en apprenant que Forral habitait un corps différent. Le bretteur et lui étaient plongés dans leur conversation. Aurian sourit, touchée par le plaisir tranquille et peu expansif que chacun puisait dans la compagnie de l'autre. Forral leva les yeux et la vit. Hargorn lui donna un méchant coup de coude, et le bretteur ouvrit grand les bras. — Je suis désolé, fillette, de t'en avoir voulu à ce point-là, dit-il simplement. Je n'avais pas toute ma tête. Aurian le rejoignit, mais, au lieu de l'étreindre, elle lui prit les mains. Bizarrement, elle ne pouvait supporter de sentir les bras d'Anvar autour d'elle quand elle savait qu'une autre âme la regardait derrière ces yeux bleus. — Tu te rappelles le jour de notre première rencontre, lorsque tu m'as grondée pour avoir joué avec des boules de feu dans les bois ? Tu te souviens de ce que j'ai dit ? Le bretteur sourit. — Oui, petite misérable. Tu as dit que c'était un cas d'urgence. — Eh bien, aujourd'hui, c'en était vraiment un. Je sais que c'était mal, je n'ai juste pas trouvé d'autre solution. Forral soupira. — Je sais, fillette. Mais évite de le refaire. Rappelle-toi ce qui t'est arrivé la deuxième fois où je t'ai surprise en train de jouer avec des boules de feu. — Ben voyons! renifla Aurian. Crois-moi, tu aurais bien du mal à me redonner une raclée comme celle-là! Elle se sentait plus légère et elle finit par l'étreindre, après tout. Cela lui avait pris un certain temps, mais elle commençait à admettre qu'elle se réjouissait du retour de Forral. Cependant, Anvar lui manquait terriblement. Son absence était une douleur constante que rien ne venait alléger. La Mage savait que cette souffrance ne la quitterait pas à moins de pouvoir un jour le serrer de nouveau dans ses bras. Si seulement Forral pouvait rester sans sacrifier Anvar, songea Aurian dans un soupir. Il doit bien y avoir un moyen de résoudre ce dilemme, mais que je sois pendue si je sais lequel ! — Écoute, Grince, dit Jarvas, les sourcils froncés - ce qui ne faisait qu'accentuer sa laideur. Je veux te parler en privé, pendant que tout le monde est occupé. Grince eut le cœur serré. Dans le fond, Jarvas était quelqu'un de gentil, mais il possédait un caractère incertain et il envisageait le monde sans la moindre compromission. Le voleur se demanda si son escapade de la nuit précédente avait bouleversé le grand costaud et s'il allait rentrer à la maison ce soir-là avec une nouvelle série de bleus à ajouter à sa collection. Jarvas prit le voleur par le coude et l'entraîna à l'écart, dans un coin tranquille. — Grince, je te connais depuis que tu es petit et, franchement, il est temps que quelqu'un t'oblige à te ressaisir. (Jarvas fronça de nouveau les sourcils, les traits creusés par l'inquiétude.) Écoute, je ne te blâme pas. Tout le monde ici sait à quel point le seigneur Pendral est un salopard. Je sais ce qu'il t'a fait et je comprends que tu aies voulu te venger. Mais tu ne comprends donc pas ce que tu as fait ? Les brutes armées de Pendral vont passer la ville au peigne fin pour retrouver le voleur de bijoux. Même si tu les rendais, ça ne ferait aucune différence. Il ne trouvera pas le repos tant qu'il n'aura pas mis la main sur toi, ce qui finira par arriver, tôt ou tard. Tu t'es mis en grand danger, fiston. J'ai bien peur que tu doives disparaître pour quelque temps, et vite. Grince dévisagea Jarvas avec stupeur. Focalisé sur sa vengeance comme il l'avait été, il n'avait jamais vraiment réfléchi aux conséquences de cet acte. Quel imbécile! Il avait creusé sa propre tombe, la nuit précédente. Jarvas posa sa grosse patte sur l'épaule du voleur. — Ne t'en fais pas, lui dit-il gentiment. On peut encore te sortir de là. Les hommes de Pendral ne viendront pas ici, alors tu es en sécurité pour le moment... — Je peux m'arranger pour le faire sortir en douce de Nexis, renchérit Hargorn avant de se tourner vers les autres. Et même si je suis désolé de vous voir partir aussi vite, je crois que vous feriez mieux d'accompagner Grince. Eliseth et Miathan sont plus là, Aurian, c'est pas ici que tu dois les chercher. En plus, avec Pendral à la tête de la ville, mieux vaut que vous partiez avant d'attirer l'attention. Jarvas a raison, les hommes de Pendral vont pas se presser pour fouiller cet endroit - en fait, je doute même qu'ils le fassent. Ils tiennent bien trop à La Licorne, c'est leur refuge loin du baraquement. Ils prendront pas le risque de me vexer. Grince sentit l'étau froid de la peur se refermer sur lui à l'idée de quitter la ville pour la première fois de sa vie. — Mais où est-ce que j'irai? protesta-t-il. Comment je vais faire pour vivre ? Hargorn sourit. — T'inquiète pas. Les Nightrunners prendront bien soin de toi. Je parie qu'ils pourraient mettre tes talents à profit. Aurian sourit. — Toujours aussi rusé, espèce de vieux renard ! Je parie que ce sont eux qui te fournissent en liqueur, pas vrai ? Hargorn prit un air blessé. — Évidemment ! Pour qui tu me prends ? Tu me crois assez stupide pour payer les taxes de ce salaud de Pendral ? Qui plus est, je dois récupérer une cargaison cette nuit même. Le cœur d'Aurian fit un bond à la mention des Nightrunners. — Hargorn, comment va Wolf? Tu l'as vu ? Il est en bonne santé ? L'expression de l'aubergiste s'assombrit. — Parric m'a parlé de Wolf, expliqua-t-il doucement. Aurian, Forral, je suis désolé. Wolf est pas avec les Nightrunners, j'en ai bien peur. Le jour où vous êtes partis pour le Val, les loups qui le protégeaient ont disparu avec le petit. Personne les a revus depuis. Pendant un instant, le cœur d'Aurian cessa de battre. On aurait dit que la terre venait de s'ouvrir sous ses pieds. — Non, chuchota-t-elle. Elle sentit Forral lui prendre la main. — Tout va bien, mon amour, lui dit-il d'une voix un peu brisée. On le retrouvera, n'en doute pas. C'est un solide petit gars, d'après ce qu'on m'en a dit, et tu as réussi à surmonter tous les dangers pendant que tu le portais. Tu n'as pas enduré tout ça pour le perdre maintenant. — Tu ne comprends pas! s'écria Aurian. Ses parents nourriciers étaient des loups du Sud qui se trouvaient bien loin de leur meute. Ils n'avaient pas de territoire à eux et aucun autre loup pour les aider à élever un petit. Il est probable que les loups d'ici les ont tués, ainsi que Wolf. Forral lui broya la main. — Maintenant, écoute-moi bien. Une probabilité, ce n'est pas une certitude. Je refuse de croire que mon fils est mort tant qu'on ne m'aura pas prouvé le contraire. Souviens-toi, mon amour, de ce que je t'ai dit, il y a des années. Chaque chose en son temps, prenons-les dans l'ordre et elles s'enchaîneront naturellement, d'accord? Aurian acquiesça sans le regarder. — Bon, voilà ce qu'on va faire. D'abord, on va découvrir le fin mot de ce qui se passe à Nexis, puis on ira sauver Parric. Ensuite, on trouvera Wolf, et après, on s'occupera d'Eliseth et du calice. Qu'est-ce que tu en dis? Aurian puisa du courage dans ces paroles. Elle inspira profondément et lui adressa un sourire reconnaissant. — Formulé comme ça, c'est un superplan. — Tout ira bien, mon amour, insista Forral à voix basse en refusant de lui lâcher la main. Il faut que tu continues à y croire. Durant tout le temps où j'ai hanté le royaume de la Mort, je n'ai jamais vu quelqu'un comme Wolf le traverser. Je suis persuadé qu'il est toujours en vie. Et tant qu'il l'est, on le trouvera, même s'il nous faut retourner toutes les pierres d'ici aux glaces du Nord. La Mage ne put que retrouver du baume au cœur devant le magnifique repas que Hebba avait préparé. Il y avait de la soupe, une oie rôtie, des légumes racines et des légumes de fin d'été, le tout arrosé d'une excellente bière sortie des tonneaux d'Hargorn. Tout le monde était assis autour de la grande table de la cuisine, à l'exception des félins qui, dans l'arrière-cuisine, faisaient un sort au cochon que le généreux Hargorn avait tué spécialement pour eux. Hebba avait commencé le repas dans un silence tendu et vigilant, en jetant fréquemment des regards dubitatifs en direction des troublants invités d'Hargorn. Mais après les premières bouchées, elle ne tarda pas à rayonner et à rougir sous l'assaut de compliments dont elle fit l'objet. Aurian se consacra tout entière et de bon cœur au contenu de son assiette. Elle avait l'impression qu'une éternité s'était écoulée depuis son dernier repas décent et elle n'avait pas mangé aussi bien depuis la fête du couronnement de Raven. Après le repas, tandis qu'Hebba débarrassait les assiettes vides, Hargorn remplit de nouveau leurs chopes de son excellent breuvage. — Maintenant, on va voir si on peut vous trouver de quoi vous équiper en vêtements, en couvertures, enfin, ce genre de trucs. On parlera plus tard, pendant le voyage. — Comment ? s'exclama Aurian, ravie. Tu viens avec nous ? — Seulement jusque chez les Nightrunners. J'ai quelques personnes à voir là-bas, dans tous les cas, et je ramènerai probablement Dulsina ici. Il jeta un coup d'œil lourd de sens en direction d'Hebba, qui ne cessait de s'affairer autour d'eux, et posa un doigt en travers de ses lèvres. Aurian comprit, avec un pincement au cœur, que le vieux guerrier songeait une fois de plus à reprendre les armes. Hargorn n'avait nullement l'intention de revenir à La Licorne. 14 Héritier et otage Maya fut réveillée par de nombreuses voix et des bruits de pas le long de l'abri de Licia. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, encore ensommeillée. — Ce sont les travailleurs, répondit la dentellière. Ils sont de retour pour la nuit. La guerrière, l'esprit encore embrumé par le sommeil, retrouva peu à peu les idées claires. Elle se leva péniblement et s'en alla jeter un coup d'œil hors de l'abri. Elle vit alors défiler un à un devant la porte une succession de travailleurs las et épuisés. Maya observa chaque visage et aperçut soudain un individu familier de petite taille. Pendant un instant, elle eut du mal à en croire ses yeux. — Parric? (Elle inspira profondément pour se remplir les poumons et cria comme elle l'aurait fait sur un champ de bataille, ainsi que Forral le lui avait appris:) Parric! Un peu plus loin dans la rue, il y eut une commotion au sein de la foule. — Putain, mais poussez-vous de mon chemin ! (Maya sourit en entendant cette voix familière et irritable.) Que les dieux vous emportent, laissez-moi passer, bon sang ! Puis deux ouvriers pourtant costauds se firent bousculer. Le corps noueux du petit maître de cavalerie fit irruption dans l'espace qu'ils venaient de libérer. Livide, Parric s'arrêta net en voyant Maya. Puis, sans un mot, il courut jusqu'à elle et la souleva dans une étreinte qui faillit lui broyer les côtes. Ils restèrent ainsi, sans parler, pendant un long moment, trop submergés par l'émotion de leurs retrouvailles pour prononcer le moindre mot. Le maître de cavalerie partageait une caverne-dortoir avec une vingtaine d'autres ouvriers, si bien qu'ils se réfugièrent dans l'abri de Licia pour plus d'intimité. La dentellière accepta volontiers de les recevoir, en disant: — Si on ne s'aidait plus les uns les autres de temps en temps, ça serait grave ! On ne vaudrait pas mieux que ces salopards aux yeux d'acier et au sang froid qui prétendent être nos maîtres. Maya secoua la tête d'un air réprobateur. — Licia, à vous regarder, on ne pourrait jamais imaginer que vous connaissez d'aussi vilains mots. La dentellière rougit et haussa les épaules d'un air penaud. — En fait, je n'en connaissais pas avant de venir ici. A Nexis, j'étais juste une vieille fille guindée, convenable et banale. Et puis je me suis retrouvée ici, au milieu de tous ces guerriers dépravés. — Dans tous les cas, le fait de se retrouver coincé ici avec ces fils de pute donnerait envie de jurer à n'importe qui, renchérit Parric. Comme c'était l'heure de la distribution des repas, Licia proposa, avec tact et gentillesse, de les laisser seuls un moment pendant qu'elle allait chercher leurs rations à tous les trois. Parric en profita pour décrire à la guerrière l'attitude insensée de Vannor et la campagne désastreuse contre les Phées. De son côté, Maya lui raconta rapidement tout ce qui s'était passé depuis qu'elle avait quitté Nexis, si longtemps auparavant, pour emmener D'arvan dans le Val. Elle le mit ensuite au courant des événements les plus récents, à savoir son retour à travers la faille temporelle et son enlèvement et celui de D'arvan par le seigneur de la Forêt. Lorsqu'elle eut fini, Parric laissa échapper un long sifflement sourd. — Tu as passé tout ce temps sous la forme d'une licorne. C'est à peine croyable ! — Pourtant, c'est bien ce qui s'est passé, assura Maya. Et, maintenant, je me demande ce qu'Hellorin nous réserve cette fois-ci, à D'arvan et à moi. (Tout en parlant, elle tripota la chaîne à son cou.) Quoi qu'il en soit, ajouta-t-elle sèchement, c'est mon problème. Ce que je ne comprends toujours pas, c'est ce qui vous a pris, tous les deux, Vannor et toi ? Au nom de Chathak, pourquoi cet imbécile s'est-il mis en tête de faire la guerre aux Phées ? Parric secoua la tête. — J'ai pas compris non plus. Vraiment, Maya, on peut même pas appeler ça une attaque. Ils ont juste attendu qu'on se tape toute la route jusqu'ici. Quand on est arrivés, fourbus, ils ont jeté une espèce de filet magique autour de nous et ils nous ont tous ramassés, comme ça. Sangra a trouvé la mort ce jour-là, ajouta-t-il, le visage creusé par cette vieille souffrance. Tu sais, l'ancien Vannor était quelqu'un de sensé. Avant, c'était un homme bon, un homme que j'appréciais et que je respectais. J'ai appris à le connaître comme personne quand on faisait partie des rebelles et j'arrive toujours pas à comprendre comment il a pu avoir une idée aussi stupide. Il devait savoir ce que ça coûterait en vies humaines. De toute façon, même s'il l'ignorait, on a été nombreux à le lui dire, moi et Dulsina y compris, et tu sais quelle influence elle avait toujours sur lui. Mais pas cette fois-ci. Toute cette affaire a fini par les diviser, en fait. C'est comme si... (Il haussa les épaules.) Tu vas sûrement penser que je suis dingue, Maya, mais, sur le moment, on aurait dit qu'il était plus lui-même - l'ancien Vannor avait complètement disparu. C'est comme si on parlait à un étranger, et pas des plus sympa. (Parric soupira et secoua la tête.) » Il a fini par avoir gain de cause. Pour être franc, on commençait tous à avoir un peu peur de lui. On avait l'impression qu'il était capable de tout, comme si ce poison lui avait détraqué l'esprit... — Quel poison? demanda vivement Maya. Quelqu'un a essayé d'empoisonner Vannor? — Oh, j'ai oublié que t'étais pas au courant. Oui, quelqu'un l'a fait, et on sait toujours pas qui c'était, mais il a bien failli réussir... Maya l'écouta, horrifiée, relater la tentative d'assassinat contre Vannor et le tremblement de terre qui avait eu lieu dans la foulée. — C'est donc la cause de tous ces dégâts, murmura-t-elle. On a cru qu'il s'agissait des Phées. — Oh, les Phées en ont fait pas mal, eux aussi, répliqua amèrement le maître de cavalerie. Notre attaque, si on peut appeler ça comme ça, les a visiblement foutus en rogne. — Et comment, renchérit Licia en franchissant le seuil de son abri. Elle déposa la nourriture sur la table, puis elle se tourna vers les deux autres, la tristesse gravée sur le visage tandis qu'elle se replongeait dans ses souvenirs. — Ils se sont abattus sur Nexis cette nuit-là comme des dieux enragés, expliqua-t-elle doucement. Personne ne s'y attendait, et quelle chance avions-nous de nous défendre, alors que nos meilleurs guerriers étaient partis ? Ils ont pris à la fois des hommes et des femmes, avec pour seules limites à leur soif de vengeance le nombre de prisonniers qu'ils pouvaient emporter sur leurs montures. (Elle serra très fort le rebord de la table derrière elle.) » Les prisonniers ont eu de la chance car, pour chaque personne capturée, ils en ont tué trois, dans les rues ou dans leur lit. Ce fut plus facile pour moi que pour d'autres. Moi, au moins, je n'avais pas de famille à pleurer... Je les ai vus écraser de petits enfants sous les sabots de leurs grands chevaux, sans le moindre remords, comme s'il s'agissait de simples mouches. Les gens hurlaient, les bâtiments étaient en feu... (Elle secoua la tête.) C'était terrible à voir. J'ai entendu dire qu'ils se sont introduits dans la demeure du seigneur Vannor et qu'ils l'ont emmené lui aussi, même si nous ne l'avons jamais vu. Il est emprisonné quelque part, dans les hauteurs de la citadelle. (La voix de Licia se durcit.) Et c'est très bien comme ça, parce que je crois que, si on nous l'envoyait ici, les gens le mettraient en pièces. J'espère seulement qu'il a eu l'occasion de voir les mêmes atrocités que moi avant qu'ils l'emmènent. S'il y a une justice en ce bas monde, j'espère que ça le hantera pour le restant de ses jours... Elle se tut en voyant une ombre apparaître en travers du seuil. Une demi-douzaine de gardes phées se tenaient là, grands, lugubres et menaçants. Au grand étonnement de Maya, l'un d'eux portait un paquet de vêtements. — Vous deux, fit un autre garde en désignant Parric et Maya. Vous êtes convoqués. Venez avec moi. — Dieux tout-puissants! s'exclama D'arvan. Qu'est-ce que vous lui avez fait ? — Moi? Rien. Hellorin sortit son épée du fourreau et poussa doucement l'individu qui se tenait immobile, à genoux sur le sol. Vannor se pencha un peu sous la poussée de la lame, mais il ne bougea pas plus que ça, et son expression demeura la même. Hélas, songea D'arvan, car, sous ces longs cheveux gris et cette longue barbe blanche en bataille, le prisonnier avait le visage tordu en un cri de souffrance silencieux, une vision des plus perturbantes. — Ça fait combien de temps qu'il est comme ça? demanda le Mage. — Depuis qu'on l'a amené ici, il y a un tout petit peu plus d'un an, maintenant, répondit Hellorin en haussant les épaules. La nuit où nous l'avons capturé, il nous a insultés et nous a menacés des pires malédictions. A notre retour, nous l'avons enfermé ici. Au matin, quand le garde est venu le chercher, il se trouvait exactement tel que tu le vois. Il ne faut pas moins de deux esclaves pour le nourrir, le laver et veiller à ses autres besoins. Il reste tout le temps comme ça, sans parler, sans bouger, perdu dans un tourment dont lui seul a le secret. — Pourquoi vous donner la peine de le maintenir en vie ? s'étonna D'arvan. Hellorin haussa de nouveau les épaules. — Par curiosité. Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire. A moins que les Mortels aient fondamentalement changé en notre absence, ce dont je doute, les actions de cet homme n'ont aucun sens. Seule une personne possédant des pouvoirs proches des nôtres envisagerait de déclarer la guerre aux Phées, une personne possédant l'arrogance et l'ambition d'un Mage, en fait. (Brusquement, le seigneur de la Forêt fit volte-face pour dévisager D'arvan d'un regard perçant et rusé.) Tu es sûr que ce Mortel est bien ce qu'il semble être ? D'arvan s'efforça de dissimuler sa surprise. — Aurian m'a raconté que Miathan a réussi à contrôler l'esprit d'un humain à grande distance, reconnut-il, mais c'était apparemment avec le consentement de sa victime. D'après ce que je sais de Vannor, il ne se laisserait pas faire, face à pareille intrusion. — Qui sait ce que les Mortels font ou ne font pas ? répliqua Hellorin avec dégoût. Je te l'accorde, Maya semble posséder un esprit très aiguisé, sans doute à force de se mêler aux Mages, mais je crains que, à cause de ton attachement pour elle, tu prêtes trop d'intelligence au reste du troupeau. Crois-tu vraiment qu'un Mage puissant serait incapable de contrôler un simple Mortel comme il l'entend ? — Eh bien, moi, j'en serais incapable, répondit fermement D'arvan. Mais je n'en ai jamais eu envie. De plus, si Vannor était sous le contrôle d'un Mage, pourquoi ce dernier ne l'obligerait-il pas à s'échapper ou à vous espionner ? — C'est ce que j'espérais découvrir grâce à toi. — Moi ? répéta le Mage, suffoqué. Qu'est-ce que je peux faire ? — Oh, allons, protesta Hellorin avec impatience. Les Mortels sont une race complètement étrangère aux Phées. Mais toi, tu es bien plus proche d'eux, grâce à ton sang de Mage. Tu pourrais fouiller son esprit, D'arvan, et découvrir ce que je ne sais pas. En échange de ta coopération, tu as exigé la libération de Vannor. Eh bien, avant que je le libère, je veux être sûr que son esprit n'est pas affecté par quelque chose qu'un Mage lui aurait fait - si, bien sûr, il lui reste encore un esprit. Je ne le libérerai pas pour lui permettre de continuer à comploter contre moi... Le seigneur de la Forêt s'interrompit en entendant qu'on frappait respectueusement à la porte. — Ah, j'imagine que tes autres amis mortels sont arrivés. Entrez, ajouta-t-il d'une voix plus forte. — Enlevez vos sales pattes de là! D'arvan entendit la voix de Maya avant même de la voir. Puis la porte s'ouvrit à la volée et la jeune femme se précipita dans la pièce, uniquement vêtue d'une chemise d'homme trop grande pour elle. Parric la suivit, vêtu de façon similaire et l'air menaçant. Maya fit face à Hellorin toutes griffes dehors, comme une tigresse. — Espèce de serpent perfide! cracha-t-elle. Fils de pute vérolée! Dire qu'une fois je vous ai appelé père ! Hellorin lui sourit. — Maya, vous êtes un pur ravissement. Vous n'avez pas changé. — Vous non plus, gronda Maya. Vous étiez un boucher sans cœur, à l'époque, et vous l'êtes encore. D'arvan vit son amante serrer les poings de rage. Il s'empressa de la rejoindre et passa un bras en travers de ses épaules pour l'empêcher de faire quelque chose de stupide. — J'ai toujours aimé les compliments, répliqua Hellorin en esquissant un petit salut moqueur avant de s'en aller vers la porte. D'arvan, je te laisse expliquer le marché que tu as passé avec moi. Ma présence semble bouleverser tes Mortels. Sur ce, il quitta la pièce. — Tes Mortels? (Maya se tourna vers D'arvan avec une lueur dangereuse au fond des yeux. Puis, tout aussi soudainement, elle le serra contre elle.) Dieux merci, tu n'as rien, marmonna-t-elle, le visage contre son épaule. Quand ils nous ont amenés jusqu'ici, je ne savais pas à quoi m'attendre. — On le sait toujours pas, d'ailleurs. (Parric, le visage couleur de cendres, regardait Vannor.) Au nom de tous les dieux, qu'est-ce qu'ils lui ont fait ? D'arvan soupira. Ça n'allait pas être facile. — D'après Hellorin, les Phées ne lui ont rien fait. Ils l'ont trouvé comme ça au lendemain de sa capture. — Balivernes! commenta sèchement Parric. Personne se paie une tronche pareille sans raison. Maya se rendit auprès de Vannor et posa une main hésitante sur son épaule, sous sa crinière grise et broussailleuse. — Vannor? Les sourcils froncés, elle lui toucha le visage, mais il n'eut pas la moindre réaction non plus. — Ecoutez-moi, tous les deux, demanda D'arvan en prenant les choses en main. Oubliez Vannor pendant une minute, on s'en inquiétera tout à l'heure. Venez vous asseoir et boire un peu de vin. Il faut qu'on parle, tous les trois. (Il prit une profonde inspiration en se demandant comment annoncer la nouvelle à son aimée.) Il n'y a pas de bonne façon de vous dire ça, finit-il par avouer. Alors, voilà, Hellorin veut que je reste ici pour assumer mes devoirs de fils et d'héritier. — Quoi ? s'écria Maya. Mais tu ne peux pas ! Et Aurian, alors ? — Je n'ai pas le choix, mon amour, répondit le Mage. Les autres esclaves ont déjà dû t expliquer ce que signifie la chaîne que tu portes. Mon père se sert de toi comme otage pour exiger ma coopération. Si je ne lui obéis pas, il te tuera. Pendant un long moment, diverses émotions passèrent sur le visage de Maya (surtout le choc, l'indignation et la rage). Tandis qu'un silence horrifié s'éternisait autour des trois amis, D'arvan vit son aimée froncer les sourcils d'un air songeur. — Si Hellorin me tue, énonça-t-elle lentement en levant les yeux vers lui, alors il n'aura plus aucune prise sur toi. Tu pourras retourner aider Aurian. Le Mage n'eut aucun mal à lire dans son esprit l'autre pensée qu'elle refusait de formuler à voix haute. Si je me suicide, D'arvan sera libre. Il désespérait de la convaincre et il savait que ce qu'il allait dire risquait de sceller la question. Il s'efforça de ne pas paniquer et lui prit les mains. — Maya, lui dit-il gentiment, ne prenons pas de décision hâtive. Je te demande simplement d'écouter avec un esprit ouvert ce que j'ai à te dire. J'ai passé une journée longue et épuisante à me disputer avec mon père à ce sujet. Il est plus têtu que le plus borné des Mages, mais j'ai finalement réussi à lui arracher quelques concessions, tant que nous consentons tous les deux à rester. — J'espère que c'est une bonne proposition, gronda Maya. — C'est mieux que rien - ce qu'il me proposait à l'origine. (D'arvan lui serra les mains.) Je voulais qu'il libère les Nexians, mais il a refusé tout net. Cependant, il accepte de libérer Parric et Vannor pour que ces derniers retournent à Nexis aider Aurian... à condition que je réussisse à libérer Vannor de cette transe maléfique. — Et c'est tout ? se hérissa Maya. Jusqu'ici, on ne peut pas dire que je sois très impressionnée par la générosité de ton père. De son côté, D'arvan regarda Parric, dont les yeux brillaient d'une lueur féroce, joyeuse et désespérée. Trop fier pour supplier, trop droit pour influencer la discussion, le maître de cavalerie tremblait de l'effort de garder le silence, mais son cœur parlait à travers ses yeux. — Ce n'est pas tout, s'empressa d'ajouter D'arvan. J'ai également demandé à Hellorin de rendre aux Xandims leur forme humaine, mais c'est absolument hors de question. Franchement, je crois qu'il préférerait libérer les Nexians. Cependant, il a dit qu'il acceptait de rompre l'enchantement pour Chiamh et pour Schiannath et de les laisser s'en aller avec Parric. — Oh, comme c'est gentil de sa part, fit remarquer Maya avec amertume. Oserai-je demander ce que ton père exige en échange de ces grandes faveurs ? Dois-je rester une esclave pour le restant de mes jours ? Je vois bien qu'il y a quelque chose que tu ne me dis pas. — Eh bien, il a dit qu'il finirait par t'enlever ta chaîne... (D'arvan recula prudemment hors de portée des poings de la guerrière.) Dès que nous aurions eu un fils ensemble. — Il a quoi ? (Contre toute attente, Maya éclata de rire, mais d'un rire strident et sauvage qui permit à D'arvan de constater qu'elle était au bord de la rupture.) Pourquoi ? demanda-t-elle. Au nom des dieux, pourquoi un être magique, immortel et tout-puissant voudrait-il s'embarrasser d'un héritier ? — Il veut agrandir son royaume. Maya arrêta brusquement de rire. — Hellorin veut que les Phées gouvernent le continent septentrional tout entier, continua D'arvan dans le silence qui s'ensuivit. Il veut que ses propres descendants exercent le pouvoir en son nom en diverses régions. De cette façon, il a l'impression qu'il contrôlera mieux les Mortels, qu'il trouve rétifs. Les yeux plissés, Parric regarda le Mage avec suspicion et une hostilité non voilée. — Et quelle est ta place exactement dans ce grand projet ? demanda-t-il froidement. D'arvan soupira, car c'était le moment qu'il redoutait depuis le début de leur conversation. — Il veut que je gouverne Nexis, répondit-il doucement. Parric donna un coup de pied dans le mur de l'abri, mais en faisant attention tout de même, car il était pieds nus. — Sale traître! Poule mouillée! Maudit soit ce renégat! J'aurais dû savoir qu'on pouvait pas faire confiance à un satané Mage et qu'il nous poignarderait dans le dos ! — Pour la énième fois, Parric, tu veux bien la fermer ? gronda Maya. Si tu n'avais pas fait un tel scandale et attiré l'attention des gardes, espèce d'imbécile, on aurait pu en discuter avec lui. — Qu'est-ce que tu veux discuter? Au fond, il est rien qu'un tyran assoiffé de pouvoir, comme tous les autres. — Comme Aurian, tu veux dire? Pendant un instant, Maya crut que Parric allait la frapper. Elle ne l'avait jamais vu aussi en colère. Cependant, même si elle aussi s'était sentie trahie lorsque D'arvan leur avait annoncé la nouvelle, elle éprouvait maintenant le besoin pervers de défendre son amant. Le maître de cavalerie réussit à se maîtriser, non sans efforts, et détourna le regard d'un air dégoûté. — Comment peux-tu dire une chose pareille? demanda-t-il avec un mépris amer. Contrairement à ton précieux étalon phée, j'ai jamais vu Aurian tenter de réduire une race entière en esclavage. —Ce n'était pas son idée! protesta Maya. Tu as entendu ce qu'il a dit. Hellorin va nous réduire en esclavage, de toute façon. D'arvan essaie de nous donner une chance... Elle se tut en comprenant qu'elle venait, par inadvertance, d'énoncer la simple vérité. Licia, spectatrice involontaire de cette querelle, en profita pour prendre la parole. — Parric, je veux que vous vous en alliez, s'il vous plaît. Maintenant. Vous reprendrez votre discussion plus tard, quand vous aurez tous les deux la tête froide. — Volontiers! J'en ai marre d'écouter ces conneries, dans tous les cas. Non sans lancer à Maya un dernier regard venimeux, Parric sortit de l'abri en marmonnant des imprécations. Il se fraya brutalement un chemin au sein du groupe de curieux qui s'était rassemblé près de la porte. Maya resta debout comme une statue au milieu de la pièce, une main sur la bouche, aveugle à ce qui l'entourait. — D'arvan est notre seule chance, murmura-t-elle doucement. Notre unique et maigre chance de battre Hellorin à son propre jeu... Elle était si absorbée dans ses pensées qu'elle ne vit pas la dentellière sortir sur la pointe des pieds. — Je vous en prie... Il faut que je voie le seigneur D'arvan. Maya essaya de dissimuler son irritation lorsque les soldats qui gardaient la grille la regardèrent de haut. Essaie au moins de prendre un air respectueux, pour l'amour des dieux, se dit-elle, car elle n'avait nullement oublié les coups reçus à son arrivée. — Ah, la petite chienne du seigneur D'arvan, ricana la femme soldat. Tu sembles oublier ta place, Mortelle. Sois assurée que, lorsque le seigneur D'arvan voudra te voir, il enverra quelqu'un te chercher. — Mais... Maya ne put en dire plus. — Tu oses protester, Mortelle? Les yeux brillants de colère, la Phée esquissa un geste complexe et la guerrière se retrouva brusquement enveloppée de la tête aux pieds dans les branches d'un rosier plein d'épines. Aussitôt, les tiges vertes se resserrèrent autour de son corps et entaillèrent douloureusement ses membres tout en l'empêchant de respirer. Plus les branches se resserraient et plus les longues épines pointues s'enfonçaient dans sa chair. Maya tomba et se tordit sur le sol de la caverne en ne faisant qu'enfoncer davantage les épines de roses sous sa peau. Elle étouffait au point de ne même pas pouvoir hurler. Déjà, elle entendait comme un bourdonnement aigu dans ses oreilles, et un noir scintillant avait remplacé son champ de vision... — Libérez-la, bon sang ! Ce rugissement était si fort, si empreint de colère, qu'il parvint jusque dans le trou noir et profond dans lequel Maya s'apprêtait à tomber. Elle entendit un crépitement suivi d'un craquement retentissant, comme des étincelles crachotantes, et enfin un cri de douleur. Brusquement, les tiges qui l'étranglaient et les épines qui la torturaient disparurent, et Maya put avaler une grande bouffée d'air. Oh, comme c'était doux! La grille s'ouvrit dans un cliquetis. La vision de Maya s'éclaircit, ce qui lui permit de voir D'arvan s'agenouiller au-dessus d'elle, ses yeux brillant de rage et de larmes qui ne voulaient pas couler. Lorsque le Mage la souleva dans ses bras pour l'emmener loin de la caverne des esclaves, Maya vit que la femme soldat gisait effondrée au pied de la paroi, le visage défiguré par une marque rouge, comme si elle avait été frappée par un fouet enflammé. — Je ne veux plus jamais revoir ça, gronda D'arvan. (Il éleva la voix et ajouta d'un ton grinçant :) Si l'un d'entre vous touche de nouveau à cette femme ou ne fait que la regarder de travers, je vous ferai rôtir à petit feu. Je suis le fils du seigneur de la Forêt, alors vous savez que j'en suis capable. Et croyez bien que je n'hésiterai pas un instant à le faire. Maya aurait voulu lui dire à quel point elle était contente de le voir, mais elle n'avait pas encore retrouvé son souffle. Lorsque D'arvan l'allongea sur le sofa dans la pièce en haut de la tour, Maya poussa un petit cri de douleur au contact du tissu soyeux contre sa chair à vif. Sa peau pâle était marbrée de bleus et son souffle rauque se coinçait encore dans sa gorge. D'arvan n'était pas un expert dans le domaine de la guérison, mais la dame Eilin lui avait appris comment faire disparaître la douleur, arrêter les saignements et refermer les plaies les plus simples. Cela ne suffit pas, en revanche, à lui permettre de surmonter sa culpabilité. Lorsqu'il vit la douleur s'effacer du visage de Maya, il se leva d'un bond et commença à faire les cent pas dans la pièce. Il se sentait incapable de supporter la lueur de condamnation qui n'allait pas tarder à apparaître dans les yeux de la guerrière. — Je ne t'en voudrai pas si tu me hais, lui dit-il d'un air malheureux. Tout est ma faute. Je n'aurais jamais dû les laisser vous ramener en bas. — Ne sois pas stupide, mon amour, on n'a pas le temps pour ça. D'arvan se retourna aussitôt, une exclamation stupéfaite aux lèvres, et vit Maya lui tendre la main d'un air à la fois exaspéré et attendri. — Viens t'asseoir avec moi, lui dit-elle d'une voix toujours rauque. Non, après réflexion, apporte-moi à boire avant de t'asseoir. » Maintenant, reprit-elle lorsqu'il eut obéi, tirons un trait sur tout ça une bonne fois pour toutes. Ce n'est pas ta faute si ton père traite ses esclaves de cette façon et ce n'est pas ta faute non plus si on nous a reconduits dans la caverne. C'est à cause de cet idiot de Parric, qui a le sang chaud et qui a perdu son calme. — J'aurais dû venir plus tôt... — D'arvan, ferme-la. C'est fini maintenant. Au moins, à l'avenir, cette femme y réfléchira à deux fois avant de maltraiter un Mortel, ajouta-t-elle, les yeux brillant de malice. J'ai apprécié ce que tu as fait à son visage, au fait. J'espère que ça lui servira de leçon. (Elle lui serra la main très fort.) Quoi qu'il en soit, écoute-moi attentivement. J'ai réfléchi... D'arvan éprouva un frisson de malaise, comme si quelqu'un avait fait courir un doigt glacé le long de son échine. Il connaissait bien Maya, et il devina à son ton sec et très terre à terre qu'il n'allait pas aimer ce qu'elle avait à dire. Il contempla le visage qu'il aimait tant en souhaitant pouvoir endiguer le flot de ses paroles, tout en sachant que c'était impossible et nullement recommandé. — Ai-je raison de croire que c'est la magie des Phées qui permet aux chevaux xandims de voler ? Surpris par la direction que prenaient les pensées de la guerrière, D'arvan acquiesça. — La magie est présente à la fois chez les chevaux et chez les Phées. Ce n'est qu'ensemble qu'ils peuvent voler. Maya se mordit la lèvre et détourna les yeux pour regarder par la fenêtre. Elle était comme fascinée par le reflet des lampes dans la vitre, sur fond de ciel nocturne. — Alors tu peux le faire. — Faire quoi? Maya lui prit les mains et les serra très fort, une expression d'urgence sur le visage. — D'arvan, tu dois retourner négocier avec Hellorin. C'est toi qui dois rejoindre Aurian et emmener Chiamh et Schiannath. Des montures volantes donneraient à Aurian l'atout qui lui manque. — Femme, as-tu perdu l'esprit ? explosa D'arvan. Tu n'as donc rien écouté de ce que je t'ai expliqué ? Hellorin veut que je reste pour gouverner Nexis. Je suis son héritier, comme il dit, son fils unique. Il ne me laissera jamais lui échapper! — Il le fera si je reste ici comme otage pour garantir ton retour, répliqua Maya avec entêtement. D'arvan la regarda d'un air renfrogné, à la fois en colère et inquiet. — Maya, si tu crois un seul instant que je me soucie assez peu de toi pour courir le risque de revivre ce qui vient de se passer... Une lueur de malice brilla dans les yeux de Maya. — J'ai trouvé le moyen de donner à Hellorin son héritier tout en assurant ma propre sécurité. Personne n'osera me faire du mal, D'arvan, si je porte ton enfant. 15 Wyvernesse Puisque le fleuve n'arrivait plus jusqu'à Nexis, les Nightrunners avaient été obligés de trouver un autre moyen de faire entrer ou sortir de la ville leurs marchandises de contrebande. Aurian et ses compagnons s'en allèrent cette nuit-là, dissimulés en compagnie de divers objets d'artisanat nexian, au sein d'une file de roulottes aux couleurs vives qui avaient tout l'air d'un cirque itinérant. La Mage avait souri devant cette méthode originale de transport de marchandises illicites. Je parie que c'est l'idée de Zanna, s'était-elle dit. Une telle chose ne se serait jamais produite sous le règne des Mages. En fait, c'était la première fois qu'Aurian voyait un cirque, même si Forral lui avait confié en avoir vu dans son enfance. Miathan n'aimait pas les saltimbanques aux doigts agiles et au cœur léger qui, par leur simple présence, répandaient en ville un vent d'agitation et de désaffection parmi les habitants. Il leur avait donc interdit l'accès de Nexis plusieurs décennies auparavant. Mais ils offraient un bon déguisement car il y avait quelque chose de très satisfaisant dans le fait de pouvoir se cacher comme ça, à la vue de tous. D'autre part, les personnes respectables avaient tendance à les éviter. Quand ils ne leur prenaient pas leur argent lors des spectacles, les saltimbanques étaient généralement des gens très fermés, hostiles et sur la défensive, souvent pour de bonnes raisons. Leur réputation de voleurs les précédait partout sur leur passage, si bien que les Nexians, non sans une certaine sagesse, ne les approchaient qu'avec prudence. — Halte-là! De toute évidence, la caravane avait atteint la périphérie de la cité. La Mage, blottie dans une obscurité qui embaumait le foin, croisa les doigts lorsque son chariot s'arrêta en vibrant. J'espère qu'on va franchir le barrage de ces maudits gardes, songea-t-elle. L'oreille pressée contre l'épaisse paroi en bois de la roulotte, elle parvint à entendre chaque mot de la conversation qui se déroulait au-dehors. Elle entendit crisser le cuir lorsque le garde marcha jusqu'aux chariots. — Qui est le chef de cette troupe minable ? Identifiez-vous. Une autre voix s'éleva, riche, mielleuse et très, très forte. — Monsieur, je suis le Grand Mandzurano, déclama-t-elle. Je suis le maître de cette troupe exceptionnelle. Aurian sourit. Elle n'avait passé que très peu de temps en compagnie du Grand Mandzurano, mais elle avait déjà découvert qu'il était le fils d'un fabricant de voiles d'Easthaven et qu'il se prénommait en réalité Thalbutt. Elle avait été surprise de s'apercevoir que la plupart des jongleurs, acrobates, illusionnistes et autres prestidigitateurs venaient d'un milieu similaire, tous attirés par l'aspect romantique d'une vie d'errance. Mais, à l'extérieur de la roulotte, le garde paraissait beaucoup moins impressionné par les saltimbanques. — Vraiment ? fit-il d'une voix aigre. Eh bien, maître Mandzurano, dites à votre troupe exceptionnelle de bouger son cul et de descendre tout de suite de ces chariots. Nous sommes à la recherche du voleur qui a cambriolé la demeure du seigneur Pendral. Allez, on se bouge ! J'ai une fouille à mener et on n'a pas toute la nuit devant nous. — Mon brave homme, seriez-vous en train d'insinuer... — Non, je vous le dis. Aucune personne respectable n'éprouve le besoin pressant de quitter la ville au beau milieu de la nuit. Vous, les saltimbanques, vous trempez toujours dans des trucs louches, et je parie que ce soir c'est pareil. Descendez immédiatement ou je vous arrête tous. Dans l'obscurité de la roulotte, Aurian sourit. Visiblement, Mandzurano avait le chic pour agacer les forces de l'ordre. C'était bon de pouvoir sourire de quelque chose, songea-t-elle. En effet, il faisait une chaleur suffocante dans sa cachette extrêmement étroite et bondée, puisqu'elle s'y entassait en compagnie d'Hargorn et de tous ses autres compagnons, y compris le petit voleur sauvé la nuit précédente. Cependant, tout cet inconfort en vaudrait la peine s'ils parvenaient à sortir de la cité. Ils en auraient bientôt le cœur net. — Allez, vous tous. Tout le monde dehors ! Plusieurs gardes remontèrent la file de roulottes en tapant sur les volets en bois avec la poignée de leur épée. Aurian entendit une cacophonie de plaintes et de jurons tandis que les saltimbanques sortaient à contrecœur de leurs véhicules. Des accusations pleines de colère et des protestations indignées ponctuèrent les progrès de la fouille. A mesure que les gardes se rapprochaient de sa cachette, Aurian serra les poings autour de son épée, incapable de supporter l'effroyable tension de cette longue attente. Le garde venait d'atteindre sa roulotte. La Mage entendit sa voix s'élever juste à côté d'elle. — Et qu'est-ce qu'il y a là-dedans, pour que ce soit fermé à double tour ? Allez, ouvrez-moi tout ça ! — Je vous en prie, monsieur, n'ouvrez pas cette porte si vous tenez à la vie, protesta Mandzurano. Il y a de dangereuses bêtes sauvages à l'intérieur! — De dangereuses bêtes sauvages, mon œil! Ouvrez cette porte, maître Mandzurano. Comme si une bande de vagabonds dépenaillés comme vous possédait de vraies bêtes sauvages... Dans la roulotte, Shia et Khanu attendirent que le garde pose la main sur la poignée. Puis, lorsqu'il tira le verrou, ils se lancèrent dans un concert assourdissant de rugissements et de feulements effrayants. — Par les tétons de Thara! s'écria le garde. Malgré le tumulte, Aurian entendit le verrou retomber en place. Tandis que les roulottes repartaient, elle enfouit son visage dans sa manche, le corps secoué par un fou rire. Aurian fut réveillée par le soleil de midi qui entrait par l'ouverture de sa petite tente rayée aux couleurs gaies. Elle se sentait merveilleusement bien et détendue dans son cocon de couvertures réchauffé par les deux félins protecteurs qui dormaient autour d'elle. Dans le lointain, la Mage entendit le murmure apaisant d'un ruisseau qui se mêlait à des chuchotements et aux craquements secs de brindilles en train de brûler. Le chant glorieux d'une alouette dans le ciel se déversa sur elle comme une pluie d'argent. La Mage sentit son humeur s'alléger plus encore. Comme il était bon de revenir dans le monde des vivants ! L'odeur du bacon en train de frire la poussa à sortir de ses couvertures. En émergeant de la tente, elle fut frappée par la fraîcheur de l'air sur la lande. Bien qu'on soit en été, il n'y avait pas la moindre chaleur sur ces terres du Nord, même à midi, en plein soleil. Le campement se trouvait au fond d'un vallon secret formé par trois grandes collines verdoyantes, avec un ruisseau, des ronciers, des fougères et des ajoncs qui fournissaient suffisamment de combustible pour un petit feu de cuisine, même si ça brûlait très vite. Les roulottes bariolées avaient été rassemblées en demi-cercle près des berges du ruisseau. Les chevaux, pies, pommelés ou tachetés, et donc presque aussi colorés que les véhicules, étaient attachés à proximité. La plupart des saltimbanques, déjà debout, allaient et venaient d'un air ensommeillé entre les tentes et les roulottes. Pour eux, démonter le camp relevait visiblement de la routine, car ils replièrent les abris en toile rayée avec l'aisance et la rapidité que confère une longue pratique. La Mage enfouit ses mains froides dans ses manches et chercha ses compagnons du regard. Elle ne vit Grince nulle part, mais elle repéra immédiatement Finbarr, ou plutôt le Spectre qui occupait le corps de l'archiviste. Blotti dans sa cape, il était assis à l'abri du vent le long d'un chariot. Dans un brusque accès d'inquiétude, Aurian se demanda dans combien de temps la créature allait avoir besoin de s'alimenter, maintenant qu'elle n'était plus sous l'emprise du sortilège temporel. Bien sûr, l'enveloppe charnelle qu'elle avait investie pouvait être nourrie de manière tout à fait classique, mais il n'en allait pas de même pour la créature. Derrière les roulottes, Forral faisait faire de l'exercice au corps d'Anvar en se battant avec un jeune saltimbanque nerveux à l'aide de bâtons en bois. Aurian détourna les yeux et se rendit près du feu, où Hargorn et le Grand Mandzurano s'acquittaient d'une mission des plus alléchantes: faire frire du bacon. — Aurian, ma belle! Comme Hargorn se levait pour la saluer, Aurian remarqua combien il paraissait heureux d'avoir quitté la ville et sa retraite pour reprendre une vie de soldat au grand air. — T'as bien dormi ? lui demanda-t-il. Tiens, il y a du taillin dans la bouilloire, là, près du feu. — Merci, Hargorn. (La Mage versa le taillin dans une tasse en fer-blanc qu'elle prit à deux mains en savourant la chaleur qui monta dans ses doigts gelés.) J'ai merveilleusement bien dormi, ce qui me surprend, en fait. Je crois que c'est dû au soulagement d'avoir quitté Nexis. La ville est vraiment devenue un endroit maléfique depuis mon départ. (Elle secoua la tête.) On sent qu'il s'y est produit des choses terribles, mais que le pire est encore à venir. Cela donne une atmosphère que j'ai trouvée pesante. Hargorn, ses cheveux gris noués en une queue-de-cheval stricte, comme lorsqu'il était soldat, lui tendit une assiette en fer-blanc chargée de tranches de bacon frites et craquantes et d'une grande tranche de pain moelleuse. — J'suis bien d'accord avec toi. J m'étais pas rendu compte à quel point c'était devenu lourd avant de quitter la ville hier soir. J'ai eu l'impression qu'on m'enlevait un grand poids de la poitrine. (Il secoua la tête.) J'aurais bien envie de vendre La Licorne et de me tirer vite fait, mais je me fais du souci pour Hebba. J'sais qu'elle voudra pas repartir de Nexis. Forral les rejoignit, haletant, le visage luisant de sueur. — J'en peux plus, souffla-t-il. Aurian posa son assiette. — Anvar était un Mage, pas un guerrier, répliqua-t-elle sèchement. Fais bien attention à ne pas te blesser... Elle ravala ce qu'elle était sur le point d'ajouter. Mais les paroles qu'elle passa sous silence restèrent suspendues entre eux, comme inscrites en lettres de feu : parce que c'est le corps d'Anvar et, qu'un jour il voudra peut-être le récupérer. Hargorn brisa le silence tendu. — Bon, ben, si on reprenait la route ? Qu'est-ce que vous en dites ? Maintenant qu'on est sortis de Nexis, Thalbutt - Mandzurano, pardon - peut nous Piler des chevaux, comme ça, on arrivera à Wyvernesse plus vite qu'avec la caravane. — Ça me va, répondit Aurian en se remettant debout tant bien que mal. Est-ce que quelqu'un a vu Grince ce matin ? Hargorn et Aurian finirent par dénicher le voleur dans l'une des roulottes. Il avait réussi, de ses doigts habiles, à forcer la serrure d'un compartiment secret utilisé par les contrebandiers et il était occupé à fouiller dans un assortiment de boîtes et de ballots que les saltimbanques avaient sortis de Nexis sous le nez des gardes. — Grince ! tonna la Mage. Tu fais quoi, là ? Grince sursauta violemment, puis il se retourna avec un large sourire et un air nonchalant savamment étudié. — Je ne faisais que regarder. (Il haussa les épaules.) Mes compliments, maître Mandzurano. Vous êtes très malins, vous autres saltimbanques. Qui aurait cru qu'on pouvait dissimuler autant de choses dans une roulotte aussi innocente en apparence ? Mandzurano se rengorgea. — C'est que les gardes cherchent un butin de cambriolages, pas des objets de contrebande... Mais Aurian continua à dévisager Grince d'un air sévère. Celui-ci commença à s'agiter, mal à l'aise, sous le poids de son regard implacable. — On ne vole pas ses amis, dit-elle. Grince se leva d'un bond. Plongeant les mains dans ses poches, il en ressortit une poignée de petits objets qu'il jeta sur le plancher de la roulotte. — Je n'ai pas d'amis. Il la bouscula en passant à côté d'elle, sauta à bas du véhicule et s'enfuit en courant. Aurian se baissa pour examiner les divers objets, une pathétique collection de colifichets aux couleurs vives, de bracelets en cuivre à deux sous et de peignes en bois sculpté. — Il n'y a même pas d'objets de valeur là-dedans. Elle regarda dans la direction par laquelle Grince s'était enfui et elle secoua tristement la tête. Le petit groupe de voyageurs avançait rapidement vers l'est à l'abri des regards curieux, car ils cheminaient au beau milieu des landes vallonnées du Nord. Pour Grince, qui n'était encore jamais monté à cheval, ce voyage était une expérience dont il se serait bien passé. Il n'avait jamais appris l'équitation, il ne pouvait donc que s'accrocher à la selle et subir les douloureux cahots de la route tandis que l'un de ses compagnons conduisait sa monture par la bride comme s'il n'était qu'un petit enfant. C'était extrêmement humiliant, mais Grince aurait pu le supporter si sa fierté avait été la seule à en souffrir. En revanche, les courbatures et les contusions posaient un problème beaucoup plus sérieux. Lors de cette première journée, il avait dû tomber à une dizaine de reprises au moins, et le cheval l'avait même projeté dans un roncier lors d'une chute mémorable. — Ça lui servira de leçon, avait marmonné Hargorn tandis que la Mage aidait le voleur jurant et glapissant à se dégager de l'amas de branches épineuses. (Le vétéran n'avait toujours pas pardonné à Grince d'avoir essayé de cambrioler les contrebandiers.) Ça remplacera la correction que t'as pas voulu que je lui donne, Aurian. Couvert de bosses et d'égratignures, Grince lança un regard noir en direction du vétéran qui chevauchait devant lui en le traînant comme il l'aurait fait d'une charrette. Le cheval non plus n'aimait pas ce traitement, Grince le voyait bien à ses oreilles rabattues en arrière et au fait qu'il ne cessait de rouler des yeux, visiblement en colère. A la seconde où Hargorn lâchera ces rênes, cette maudite créature va me jeter de nouveau à bas de son dos, et j'aurai encore plus de bleus, songea-t-il tristement, résigné face à l'inéluctable. A la grande consternation de Grince, ils chevauchèrent encore jusqu'à une heure avancée de la nuit. Ils se repéraient grâce aux étoiles, à la faible lueur d'un mince croissant de lune. Avec sa vision de Mage, Aurian ouvrait la voie pour déterminer le chemin le plus facile. Les deux félins, qui avaient tendance à effrayer les chevaux s'ils les approchaient de trop près, flanquaient le cortège à bonne distance. Le voleur était si épuisé qu'en dépit de ses blessures il sombra dans une transe entre sommeil et rêverie. Tandis que le groupe avalait les kilomètres, Grince repensa à ce qui s'était passé ce matin-là, après qu'il eut fui le campement des contrebandiers. Trop malin pour se perdre sur la lande désolée et dépourvue de chemin, Grince avait suivi le cours du ruisseau qui montait entre les collines, pour ne plus voir le campement et ne plus entendre ses occupants. Que les démons les emportent! Il avait jeté une pierre dans le ruisseau, de toutes ses forces. Pourquoi avait-il quitté la ville avec ces étrangers aux yeux froids et au visage dur ? Les gardes de ce minable Pendral, il aurait pu les éviter les yeux fermés et une main attachée derrière le dos. Le Haut-Gouverneur aurait fini par oublier... Puis les pensées de Grince s'étaient cristallisées en un petit silence froid au sein duquel il s'était aperçu, avec une grande clarté, que Pendral n'oublierait jamais, tant qu'il lui resterait un souffle de vie. Tout à coup, le voleur avait été pris de panique. Que les dieux me viennent en aide, je ne peux pas retourner à Nexis. Je ne pourrai jamais y remettre les pieds, j’ai tout perdu! Il s'était laissé tomber par terre et avait ramené ses genoux contre sa poitrine. Il se sentait oppressé et terrifié par cet horizon immense sans bâtiment, ni cheminée, ni personne à une dizaine de kilomètres à la ronde. Or, Grince avait besoin des gens. Le vol était la seule chose qu'il sache faire. Là, en pleine nature, il était incapable de se nourrir, de trouver à s'abriter ou même de faire un feu. — Grince ? Tu es blessé ? Une main s'était posée sur son épaule tremblante. En levant les yeux, Grince avait constaté qu'Aurian s'était servie de ses amis les grands félins pour retrouver sa piste. Elle s'était agenouillée à côté de lui, les sourcils froncés. — Que s'est-il passé ? Tu es tombé ? Il avait mis un moment avant de comprendre que l'expression sur le visage de la Mage n'était pas de la condamnation, mais de l'inquiétude. — Qu'est-ce que ça peut vous faire ? avait-il demandé sèchement. — Il faut bien que quelqu'un s'occupe de toi, avait répondu la Mage de manière tout aussi brusque. De toute évidence, toi, tu t'en fiches. (Elle lui tendit la main.) Tu reviens au campement ? On est prêts à partir. Grince avait détourné les yeux. — Ils ne veulent pas de moi. — Ça ne me surprendrait pas, vu ta conduite, mais ça n'a rien à voir. Ils ne vont certainement pas te laisser ici mourir de faim tout seul. Quoi qu'il en soit, Grince, personne n'est vraiment en colère contre toi, on est juste déçus, c'est tout. — C'est quoi la différence? avait demandé le voleur d'un air boudeur. — Un certain nombre de bleus, pour commencer. Une petite lueur grise et froide commençait à se rallumer dans les yeux verts de la Mage, et Grince avait éprouvé une obscure satisfaction en voyant cela. On l'avait arraché à tout ce qu'il connaissait et il se sentait seul, effrayé, peu sûr de lui et sans défense, au cœur de ce nouveau monde étrange. Au moins avait-il à exercer une petite influence sur son environnement immédiat. Puis tout était parti de travers lorsque Aurian s'était levée et avait fait mine de s'en aller. — On s'en va bientôt, avait-elle jeté brusquement par-dessus son épaule. Tu ferais mieux de te préparer parce qu'on ne t'attendra pas. On ne reviendra pas non plus te chercher et Mandzurano ne te laissera certainement pas accompagner sa troupe, maintenant qu'il t'a vu piller sa marchandise. Je n'aimerais pas mourir de froid et de faim sur la lande, ça doit être une mort très désagréable, mais c'est toi qui vois. Elle était déjà loin lorsque Grince avait compris, horrifié, qu'elle pensait vraiment ce qu'elle disait. Avec un frisson de peur, il s'était imaginé errant seul sur ces terres désolées. Que ferait-il à la nuit tombée ? Il se retrouverait coincé ici, dans le froid et l'obscurité... De toute évidence, les saltimbanques voyageaient à l'écart des routes les plus empruntées. Personne ne passerait ici avant plusieurs mois, voire pire. Et s'il y avait des loups sur la lande ? Grince s'était levé d'un bond pour se lancer à la poursuite de la Mage. — Attendez! avait-il crié. Dame, attendez-moi ! On lui avait réservé un accueil plutôt froid à son retour au camp. Mais Aurian, sans vraiment dire grand-chose, semblait toujours s'interposer entre lui et la colère des autres - en particulier Hargorn. C'était elle qui lui avait choisi le plus doux des poneys - la jument tachetée — et elle s'était donné beaucoup de mal pour s'assurer qu'il voyagerait aussi confortablement que possible malgré son manque d'expérience. C'était également la Mage qui l'avait relevé et épousseté chaque fois qu'il était tombé. Or, tout ce qu'elle faisait ne cessait d'accroître la culpabilité de Grince. Le mince croissant de lune s'apprêtait à disparaître derrière les collines. Grince éprouvait cette lassitude, faite de frissons et de vertiges, de ceux qui sont restés debout aux heures les plus avancées de la nuit. Avec un juron, il tira brusquement sur la crinière de sa monture lorsque Hargorn, devant lui, s'arrêta brusquement et que la jument tachetée heurta son cheval. Ce dernier lui décocha un vicieux coup de sabot, la jument esquiva, et le voleur se retrouva de nouveau par terre. Comme Aurian le lui avait appris, il roula sur le côté, hors de portée des sabots. Mais il resta étendu par terre, trop malheureux et fatigué pour se relever. La Mage surgit des ténèbres et attrapa la jument par la bride avant qu'elle ait le temps de s'enfuir. — Inutile de te remettre en selle, dit-elle. (Mais, de l'avis de Grince, ce n'était pas nécessaire.) On s'arrête ici pour la nuit. Le voleur se réveilla dans un monde froid et gris. Enveloppé dans une couverture et dans la cape qu'Hargorn lui avait trouvée à La Licorne, il avait dormi en boule au sein d'un nid de fougères souples. Il se souvint vaguement d'en avoir amèrement voulu à Aurian, la nuit précédente, lorsqu'elle l'avait obligé à les ramasser. Mais, maintenant, il comprenait qu'elle avait eu raison. Les fougères lui avaient servi à la fois de lit et de protection contre le vent. Cela valait bien mieux que de s'allonger à même l'herbe rase et sèche, sur le versant d'une colline balayée par les vents. Le voleur frotta ses yeux larmoyants et se leva - ou plutôt, il essaya. Il s'aperçut avec horreur qu'il était encore si raide qu'il pouvait à peine bouger. Il avait mal comme si quelqu'un l'avait battu à coups de canne pendant son sommeil. Trop misérable et déprimé pour proférer ne serait-ce qu'un juron, Grince se laissa retomber en gémissant au sein des fougères. — Qu'est-ce qui va pas chez toi ? Allez, tu peux pas flemmarder ici toute la journée. Va bientôt falloir repartir. Le voleur leva les yeux vers Hargorn, debout au-dessus de lui. Jetant au vieux guerrier un regard noir, Grince lui répondit avec aigreur où il pouvait aller se faire voir et ce qu'il pourrait faire lorsqu'il y serait. Hargorn éclata d'un rire moqueur. — Pourquoi t'essaies pas de m'y envoyer toi-même? le railla-t-il. T'es qu'un petit con qu'a même pas de couilles. Grince poussa un cri de rage et se leva d'un bond, les poings serrés. Il s'aperçut qu'Hargorn avait reculé de plusieurs pas. Le vétéran leva les mains pour l'apaiser. — Tout doux, Grince, j'en pensais pas un mot. Mais, tu vois, j'savais que tu pourrais te lever si tu voulais. Au lieu de me tuer, va donc te chercher un petit déjeuner, fiston. Il s'en alla en pouffant de rire. — Mon pauvre vieux Grince, tu as une sale tête. Fou de rage contre Hargorn, il n'avait pas vu la Mage approcher. — Tiens, assieds-toi une minute, laisse-moi te donner un petit coup de pouce. — Je n'ose pas m'asseoir, sinon, j'ai peur de ne pas me relever, lui dit Grince avec aigreur. Néanmoins, il fit ce qu'elle lui demandait. Aurian s'agenouilla et posa les mains sur ses épaules. Aussitôt, le voleur sentit des picotements, et une vague de chaleur et de bien-être se répandre dans son corps rompu. En l'espace de quelques minutes, les douleurs et les courbatures se dissipèrent comme si elles n'avaient jamais existé. — Là, dit la Mage en souriant. Tu devrais pouvoir tenir la journée, avec ça. Tu récolteras sans doute de nouvelles douleurs et de nouveaux bleus d'ici ce soir, mais je pourrai toujours te redonner un coup de pouce. Et puis, ça va aller de mieux en mieux, je te le promets. Dans quelques jours, tu auras l'impression d'être né sur une selle. — Eh bien, merci, merci beaucoup, ma dame. Pour la première fois de la vie de Grince, ces mots lui vinrent facilement aux lèvres. Aurian posa la main sur son bras. — Hier, tu m'as dit que tu n'avais pas d'amis. Tu avais tort. Tu as des amis, ici, et je suis sûre que tu en trouveras d'autres quand nous arriverons à Wyvernesse. Mais l'amitié, ça marche dans les deux sens, tu sais. Tu dois faire confiance aux gens et leur donner le sentiment qu'ils peuvent te faire confiance en retour. Tu n'auras pas besoin de détrousser les Nightrunners. Ce sont des gens généreux et ils te donneront ce dont tu as besoin. (Elle se leva en chassant des brins d'herbe de ses genoux.) Penses-y. En attendant, il y a du taillin dans la cruche et du pain près du feu. Mange rapidement, Forral est en train de seller les chevaux, on doit bientôt repartir. Elle se dirigea vers les chevaux en laissant derrière elle un voleur extrêmement songeur. La Mage et ses compagnons chevauchèrent vers l'est pendant encore trois jours sur la lande désolée et battue par les vents. Puis le terrain commença à décliner. Lorsque le soleil se leva, le quatrième jour, il trouva les voyageurs au beau milieu d'une étendue sauvage et primitive faite de dunes et de marais salants, à l'endroit où une rivière avait creusé une petite vallée en descendant vers un estuaire. Le paysage apparaissait gris et monotone, avec pour seule végétation de l'oyat coupant comme du rasoir et du houx de mer plein d'épines. Les cris stridents et esseulés des mouettes portaient loin à cause du vent glacial, tandis que le soleil rouge tentait vainement de s'extraire des nuages sanglants qui étouffaient les collines à l'est. Le long de la côte, la Mage tourna son cheval vers le nord. Ses compagnons la suivirent en une file épuisée et dispersée. Aurian s'énervait de leur allure lente car elle était impatiente de se lancer sur la piste de son ennemie. Elle était pratiquement certaine qu'Eliseth était partie pour le Sud, au-delà de l'océan, puisqu'elle n'avait pas réussi à retrouver sa trace par l'intermédiaire du cristal. Elle espérait en apprendre plus à Wyvernesse, grâce à la mystérieuse pierre levée et à l'immense quantité de magie de la Terre que celle-ci devait permettre de canaliser. Lors de son dernier séjour chez les Nightrunners, la Mage n'avait pas eu le temps ni le besoin d'examiner la pierre de plus près. Elle ne l'avait pas oubliée, mais elle avait rangé ce souvenir dans un coin de sa mémoire, en cas de besoin. En avançant vers le nord, les voyageurs finirent par atteindre le sommet d'une falaise escarpée surplombant d'étroites plages de coquillages protégées par des rochers pointus et déchiquetés. Puis, au sommet d'une dernière élévation de terrain, Aurian se retrouva brusquement en vue de sa destination, avec la baie en forme de croissant et les falaises rougeâtres qui venaient l'étreindre de part et d'autre. Au-dessus se dressait le tertre lisse et verdoyant couronné par la sinistre pierre noire. Même à cette distance, Aurian sentit la puissance de la pierre battre autour d'elle comme de gigantesques ailes noires. Elle inspira profondément et rejeta sa capuche en laissant une immense euphorie courir dans ses veines et s'emparer d'elle. Le Bâton de la Terre à sa ceinture se mit à vibrer au rythme de cette autre source d'énergie, et la Harpe dans son dos commença à résonner en harmonie. Bientôt, leur promit-elle. Nous reviendrons bientôt. Puis elle tourna le dos à cette splendeur et conduisit son cheval fatigué le long de la falaise, en direction du refuge des contrebandiers. Au bout de quelques mètres, la Mage arriva devant une crevasse en forme de V. Elle baissa les yeux et aperçut le début d'un chemin - ce n'était guère plus qu'une étroite corniche au sein de la faille, à l'endroit où les strates de la roche avaient glissé. Il décrivait un brusque virage pour repartir dans la direction d'où ils venaient. Forral regarda Aurian d'un air dubitatif, car il n'était encore jamais venu là. — Il va falloir faire descendre les chevaux ? Aurian secoua la tête. — Non, dieux merci. Il y a un tunnel quelque part, qu'ils utilisent pour faire descendre les chevaux en cas de mauvais temps. Le seul problème, c'est qu'il est très bien caché et que je ne suis pas sûre de pouvoir le retrouver. Hargorn les rejoignit en tirant derrière lui le cheval de Grince. — Si je m'en souviens bien, l'entrée du tunnel doit se trouver dans un de ces ajoncs, là-bas. Les chevaux avaient déjà apporté des marchandises de contrebande aux Nightrunners. Eux aussi semblaient trouver le chemin familier. Ils avancèrent d'un air impatient car ils savaient qu'à proximité les attendaient un repas et un repos bien mérités. Mais lorsque les compagnons arrivèrent au bord des grands ajoncs, ils ne virent aucune entrée de tunnel. — Tu es sûr que c'est le bon endroit? demanda Aurian d'une voix dubitative. Au même moment résonna une voix surgie de nulle part : — Hargorn ! Par tous les dieux, qu'est-ce que tu fais ici ? L'un des buissons bascula vers l'extérieur sur un support en bois. Les voyageurs découvrirent alors un passage étroit et bordé d'épines qui s'enfonçait dans le sol. Un jeune homme agile avec des cheveux filasse en sortit et laissa échapper une exclamation de surprise en voyant la Mage. — Dame Aurian ! C'est bien vous ! Vous êtes enfin revenue ! (Son visage s'illumina d'un immense sourire.) Et Anvar aussi! poursuivit-il gaiement. Quelle chance que je sois de garde aujourd'hui, même si c'est normalement une mission des plus ennuyeuses. Venez, venez, leur dit-il en faisant signe d'entrer. Zanna sera tellement contente de vous revoir ! Je suis impatient de lui en faire la surprise. Ravie, la Mage sauta à bas de son cheval et serra Tarnal dans ses bras. Puis elle le suivit le long du chemin escarpé, ses compagnons sur les talons. Ils laissèrent les montures épuisées aux bons soins d'un jeune Nightrunner dans la caverne qui servait d'écurie. En sortant, Aurian jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et vit que le gamin les dévisageait avec curiosité, en se demandant sans doute qui pouvaient bien être ces étranges visiteurs. Il régnait une activité intense dans l'immense caverne principale, ainsi que sur sa plage de coquillages éclairée par des torches. Les contrebandiers vaquaient à leurs tâches quotidiennes. Les uns raccommodaient des voiles et des filets de pêche tandis que les autres effectuaient des réparations essentielles sur les navires à l'ancre. D'autres encore déchargeaient les cales des vaisseaux et transportaient caisses et ballots dans les cavernes-entrepôts situées à l'arrière de l'énorme salle souterraine. Tarnal arrêta une petite fille qui courait avec l'air sérieux de quelqu'un qui a une importante commission à faire. — Peux-tu aller chercher Zanna... Mais l'enfant l'interrompit. — Elle se trouve justement là-bas. Comme les autres Nightrunners, Zanna était vêtue de robustes habits de marin et chaussée de bottes souples et imperméables. Penchée sur un ballot qui s'était apparemment ouvert pendant le transport, elle secouait la tête. — Non, l'eau a fait des dégâts, c'est sûr. Ce tissu est taché pour de bon. Par tout ce qui est sacré, Gevan, tu ne peux pas faire attention ? Tout ce ballot est perdu. On ne peut pas le vendre, on va le garder pour nous et s'en servir de... (Au même moment, elle leva les yeux et aperçut la Mage.) Aurian ! Pour la première fois, celle-ci prit réellement conscience du nombre d'années qui s'étaient écoulées en son absence. Zanna était une femme désormais, une femme capable, sûre d'elle et remplie d'une autorité naturelle. Elle avait les cheveux courts et la peau brunie et tannée par le vent et la mer. Mais la plupart des petites rides sur son visage étaient dues au rire, et ses yeux brillaient d'intelligence et de sagesse. Les deux femmes s'embrassèrent joyeusement, puis, consciente de la curiosité palpable qui émanait des gens autour d'elles, Zanna se retourna pour faire face à la foule intéressée. — Allons, vous tous, inutile de rester plantés là bouche bée. Vous rencontrerez nos visiteurs en temps voulu. S'il y en a parmi vous qui n'ont rien à faire, j'ai du travail à leur donner, ajouta-t-elle d'un air menaçant. La foule se dissipa aussitôt comme par magie. — Je reconnais Dulsina dans ce discours, la taquina Aurian en pouffant de rire. Une ombre fugace passa un instant sur le visage de Zanna. Mais cette expression disparut si vite que la Mage se demanda si elle avait bien vu. La Nightrunner haussa les épaules. — Quand une ruse fonctionne, ce serait bête de ne pas la reprendre à son compte. (Elle se tourna vers les autres.) C'est merveilleux de vous revoir, Anvar, Hargorn... Elle se tut en dévisageant d'un air dubitatif Grince et Finbarr, silencieux et effacés. — Retirons-nous quelque part en privé, suggéra Aurian à voix basse. Nous avons énormément de choses à vous raconter, à toi et à Tarnal. Zanna acquiesça. — J'imagine. En plus, il faut que tu voies Dulsina. Je préfère qu'elle sache qu'on a des visiteurs, sinon on va entendre parler du pays. Yanis est en mer en ce moment, mais nous attendons son retour d'ici un jour ou deux... Tout en parlant, elle guida Aurian et ses compagnons à travers la plage, vers l'un des tunnels que la Mage reconnut. C'était celui qui menait à la caverne confortable avec sa grande cheminée que les Nightrunners utilisaient comme salle commune et salle de réunion. Zanna s'arrêta, la main sur le chambranle de la porte. — Au fait, j'ai une surprise pour vous. Une autre visiteuse est arrivée il y a quelques semaines. Stupéfaite, Aurian s'immobilisa sur le seuil. Une Ailée était assise seule près du feu. 16 Givre et Neige d'Argent Aurian dévisagea la mince jeune femme aux ailes brunes avec stupéfaction. Quelque chose en elle lui paraissait si familier... La jeune fille, de son côté, n'eut pas de telles hésitations. Elle se leva d'un bond et fit une profonde révérence, avec un sourire de soulagement sur son petit visage pointu. — Dame Aurian ! Par la grâce de Yinze, vous êtes là. Voilà une bonne fortune qui dépasse mes espoirs les plus fous! (Elle se redressa, et ce vernis de formalité commença à se craqueler.) Je n'aurais jamais cru que je réussirais à arriver jusqu'ici, confia-t-elle. Je serais morte dans l'océan, si je n'avais pas trouvé le navire de maître Yanis. Pour la première fois, Aurian remarqua les ecchymoses presque effacées qui ornaient les membres de la jeune fille et ses ailes déchiquetées et débraillées, avec leurs ailerons abîmés auxquels il manquait des plumes. L'une d'elles paraissait de travers et sa pointe traînait sur le sol. La Mage scruta le visage de la jeune fille. Cependant, ce fut l'épaisse crinière de boucles brunes qui réveilla enfin sa mémoire. — Je sais qui tu es ! s'exclama-t-elle brusquement. Tu es la petite fille qui a trouvé Hreeza dans le temple. — C'est vrai, dame, je... — Allons, Linotte, l'interrompit Zanna d'un ton ferme. Où sont passées tes bonnes manières ? Laisse dame Aurian et ses amis s'asseoir près du feu. Ils viennent de faire une longue chevauchée épuisante, tu auras bien le temps de leur raconter ton histoire quand ils se seront un petit peu reposés. Cours donc à la cuisine, veux-tu, pour leur dire que nous avons cinq visiteurs affamés, et puis ramène Dulsina ici. Linotte parut effondrée. — D'accord, Zanna. Soulevant le bout de son aile tombante, la jeune fille s'en fut à contrecoeur, non sans jeter un regard par-dessus son épaule en direction de la Mage. Celle-ci secoua la tête, encore stupéfaite. — Mais d'où sort-elle, ma chère Zanna? — Tu serais surprise de tout ce que nous arrivons à dénicher, nous les contrebandiers, répondit la Nightrunner avec un petit rire sec. Mais ça nous a tous surpris. Yanis s'est retrouvé pris dans une tempête terrible, il y a près d'un mois. Heureusement qu'il est aussi bon navigateur, sinon il aurait perdu son navire et tous ses matelots. Linotte a eu de la chance aussi qu'il se trouve dans les parages. En pleine tempête, elle a atterri sur le pont du navire. Sans lui, elle se serait sûrement noyée. La pauvre était épuisée d'avoir lutté contre le vent, elle n'aurait jamais atteint le rivage. — Mais qu'est-ce qui lui a pris d'entreprendre un voyage aussi long et aussi dangereux ? s'étonna Aurian. Zanna haussa les épaules. — Elle te cherchait, apparemment, et ça lui a brisé le cœur quand je lui ai avoué ta disparition. Mais je la laisserai te raconter elle-même son histoire. (Son visage s'assombrit.) Nous aussi, nous n'avons connu que chagrin et souffrances depuis un an. Aurian lui prit les mains. — Oui, j'ai appris pour Vannor. Zanna, je suis tellement désolée... — Vannor s'est mis dans le pétrin tout seul, répliqua une voix sévère. Malheureusement, il nous a entraînés avec lui. La Mage se retourna et s'efforça de ne pas laisser transparaître sa stupeur. Dulsina n'était pas vieille, avant. Hélas, ce n'était plus vrai. Elle ne ressemblait presque plus à la femme droite et alerte qu'Aurian avait connue. Le temps et le chagrin pesaient lourdement sur ses épaules, comme si elle portait un immense fardeau. Ses cheveux noirs brillants, autrefois impeccablement coiffés, étaient devenus d'un blanc neigeux et pendaient en mèches emmêlées autour de son visage. Sa peau parfaite, dont elle avait toujours été si fière, arborait à présent des rides de colère et d'amertume. Ses yeux lancèrent des éclairs lorsqu'elle aperçut la Mage. Elle se redressa avec raideur comme si elle était sur le point de cracher au visage d'Aurian. — Vous êtes revenue trop tard, Mage, siffla-t-elle. C'est vous qui avez lâché les Phées sur nous. Vous êtes partie pour échapper aux conséquences de vos actes. Eh bien, c'est trop tard, maintenant. (Elle pointa un doigt accusateur en direction d'Aurian.) Les dégâts sont faits, et même votre magie ne saurait faire revenir les vies qui ont été sacrifiées. Dévastée, la Mage recula, sans voix. Que puis-je dire, se demanda-t-elle, Il y à tant d'hostilité? Que puis-je faire pour obtenir son pardon? Comment éprouver de la colère vis-à-vis d'une femme aussi pitoyable et aussi éprouvée? — Dulsina, tu t'oublies, répliqua sèchement Zanna. Aurian n'est pas responsable du mal causé par les Phées, ni de la folie de Vannor. C'est le poison qui a privé mon père de ses esprits. Tu ferais mieux d'en vouloir au vrai responsable, à savoir celui ou celle qui a tenté de l'assassiner. Tu ne fais du bien à personne en te comportant de cette façon. Les yeux noirs de chagrin, Hargorn s'interposa entre les trois femmes et prit Dulsina par le bras avec délicatesse. — Vous agitez pas comme ça, ma vieille amie, lui demanda-t-il. V'nez plutôt bavarder avec moi un moment. Hebba m'a demandé de vous raconter tous les derniers ragots de Nexis. Avec douceur et sollicitude, il l'escorta hors de la pièce. La Mage resta plantée au milieu de la salle, incapable de parler, le visage pâle et rigide, vide de toute expression. Seul Forral, qui la connaissait depuis tant d'années, devina la profondeur de sa stupéfaction et la détresse qu'elle prenait soin de dissimuler. Il la rejoignit et lui prit le bras, un écho inconscient du geste de Hargorn. — Allons, fillette, lui dit-il en rompant le silence tendu et gêné qui s'était installé dans la pièce. La pauvre vieille est dérangée, elle ne pensait pas ce qu'elle disait. (Il sentit un infime frisson parcourir la Mage, si bien qu'il la conduisit jusqu'à un fauteuil près du feu.) Allez, ma chérie, repose-toi un peu. Nous sommes tous fatigués. — Aurian, je suis désolée. (Zanna avait le visage cramoisi et elle se tordait les mains avec anxiété.) Dulsina ne va pas bien depuis la tentative d'assassinat contre mon père, mais je ne savais pas qu'elle allait réagir comme ça. Je... je vais aller voir où en est ce repas que je vous ai promis. Elle sortit en hâte de la pièce. Au nom des dieux, c'est quoi, ce cirque ? se demanda le bretteur. Une fois de plus, il maudit la Mort de lui avoir interdit l'accès au Puits des mes, l'empêchant ainsi d'observer le monde qu'il avait quitté. Il sentait de nombreuses choses sous-jacentes dans cet endroit. Il se passait tant de choses qu'il ne comprenait pas! Par exemple, quand il commandait la garnison, il ignorait totalement l'existence de ce repaire, alors qu'il aurait payé cette information en monnaie sonnante et trébuchante. Ces maudits Nightrunners avaient été une épine dans son pied pendant des années. Il n'aurait jamais cru qu'il puisse s'agir de personnes aussi gentilles. La jeune fille ailée lui avait également causé un choc et donné le tournis. Une fois, il avait aperçu Raven, l'ancienne compagne ailée d'Aurian, dans le Puits des mes, mais c'était très différent de rencontrer l'un des représentants du légendaire peuple du Ciel face à face. Comment puis-je aider Aurian si je ne comprends pas la moitié de ce qui se passe autour de moi ? se demanda-t-il avec désespoir. En tout cas, il allait faire comme toujours: de son mieux. En regardant autour de lui, Forral s'aperçut avec un certain malaise que Grince et l'effroyable créature qui avait investi le corps de Finbarr avaient disparu. Mais il les chassa de son esprit car, en dehors de la présence des deux félins, c'était la première fois qu'Aurian et lui se retrouvaient seuls depuis l'épisode de la tour des Mages. Aurian contemplait le feu d'un regard vide. Forral mourait d'envie de la consoler, mais il n'était pas très sûr de sa réaction. Il s'agenouilla à côté d'elle et tendit une main hésitante pour lui ébouriffer les cheveux, comme il le faisait lorsqu'elle était enfant. Aurian se tourna brusquement vers lui, mais il y avait de la gratitude dans son regard et non de l'hostilité. En soupirant, elle lui prit la main et posa sa tête contre son épaule. — Je sais que j'ai du mal à le montrer, Forral, dit-elle doucement, mais, vraiment, je suis contente que tu sois de retour. Grince avait profité de l'esclandre de la vieille folle pour s'esquiver en douce et s'en aller explorer un peu tout seul. C'est bien beau de me demander de faire confiance à ces gens, songea-t-il, mais d'abord je préféré en apprendre un peu plus à leur sujet. Comment pourrais-je m'intégrer dans un endroit comme celui-là ? Il revint sur ses pas et se retrouva de nouveau dans l'immense caverne qui abritait la flotte des Nightrunners. Ces navires l'intriguaient et le mettaient en transe car, même avant que le fleuve disparaisse de Nexis, il n'avait jamais vu de tels vaisseaux, avec leurs figures de proue complexes et leurs lignes élégantes et racées. Et puis, ça ne ferait pas de mal de jeter juste un petit coup d'œil aux marchandises que les Nightrunners déchargeaient... Sur le rivage bondé où s'affairaient les contrebandiers, personne ne fit attention à une petite silhouette supplémentaire. Grince traîna un moment près des hommes qui déchargeaient les objets de contrebande, mais, à sa grande déception, ils n'ouvrirent aucune caisse. Ils se contentaient de les emporter en l'état. Au bout de quelques minutes, il cessa de s'y intéresser et s'éloigna sur la plage. Il prit soin de passer assez loin d'un vieil homme occupé à vider des poissons visqueux et gluants, assis sur un petit tabouret au bord de l'eau. Pendant quelque temps, il observa les hommes et les femmes qui raccommodaient les filets et les voiles, mais c'était une activité monotone qui ne tarda pas à l'ennuyer. Il était sur le point de les laisser à leur travail et de s'en aller chercher quelque chose à manger lorsqu'une bordée de jurons fusa à bord d'un navire ancré non loin de là. — Saloperie! Cette vacherie de gaffe est coincée, et pas qu'un peu ! — Eh ben, t'as qu'à grimper pour la décoincer, alors! — Moi ? Jamais de la vie, mec! Ça fait longtemps que je grimpe plus aux mâts. C'est bon pour les jeunes, maintenant. — Ben, justement, y en a un, là, sur le rivage. Eh, toi ! Oui, toi ! Saute dans une barque et ramène tes fesses, espèce de paresseux. Horrifié, Grince comprit que c'était à lui qu'on parlait. — Moi ? (Il recula en hâte.) Mais je ne sais pas comment... Les deux vieux matelots échangèrent un regard dégoûté. — Ah non, j'refuse d'entendre ça. Va le chercher et ramène-le-moi. — Non, vas-y, toi. La barbe grise qui vidait du poisson leva les yeux et cracha dans l'eau. — Vous fatiguez pas, surtout, les railla-t-il. Je vais vous le ramener, moi, ce gamin. Il attrapa Grince par sa tunique, sur laquelle il laissa plein d'écaillés de poisson, et le fourra dans une petite embarcation. Le voleur n'eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait et encore moins d'expliquer qu'il ne savait pas nager. Déjà, il se trouvait dans les eaux plus profondes de la baie. Ignorant ses protestations, les vieux matelots le hissèrent à bord du navire contrebandier. L'un des deux le regarda, le front plissé. —T'es le fils de qui, toi? demanda-t-il d'un ton perplexe. Tu sais, j'arrive pas à me souvenir de toi... — Oh, allez, Jeskin, on va pas y passer la nuit, intervint l'autre. Quelle différence ça fait, tant qu'il sait grimper ? (Il se tourna vers Grince.) Tu sais grimper, fiston ? — Est-ce que je sais grimper? (Le voleur ne put s'empêcher de sourire. Peut-être que les Nightrunners allaient pouvoir profiter de ses dons inhabituels, après tout.) Est-ce qu'un poisson sait nager? Les deux vieillards ne parurent pas impressionnés le moins du monde. — Dans ce cas, grimpe en haut de ce mât pour libérer la gaffe. Aussitôt, Grince regretta de s'être vanté. Par tous les dieux, c'était quoi, une gaffe ? Pourquoi et comment s'était-elle retrouvée coincée dans le mât? D'ailleurs, ce dernier paraissait terriblement haut et mince, et le navire tanguait de manière tout à fait perturbante... Puis un nouveau sentiment s'empara du voleur. Il se trouvait dans un nouvel endroit, son passé ignoré de tous, l'ardoise remise au propre. Brusquement, il eut très envie de prouver sa valeur à ces gens et de s'intégrer enfin dans une communauté. Grince ravala ses peurs et cracha dans ses mains. Puis il sortit son couteau, le coinça entre ses dents et entreprit d'escalader le mât. En fait, c'était facile. Le bois rêche et humide offrait une bonne prise et il y avait plein de cordages et d'autres trucs pour l'aider en chemin. Il gravit la première partie rapidement, pour se faire bien voir. Mais en arrivant à mi-hauteur, tout changea. Petit à petit, le mât devint de plus en plus mince, au point qu'il était plus difficile de l'agripper avec les jambes. Et puis, plus Grince grimpait, plus le navire tanguait violemment et plus le voleur sentait le haut du mât osciller dans les airs. Son estomac se souleva et ses paumes se couvrirent de sueur, ce qui ne fit que rendre l'escalade plus difficile encore. Imprudemment, il regarda en contrebas et se figea en gémissant, les dents serrées sur le manche du couteau. Il s'accrocha de toutes ses forces, bras et jambes serrés autour du mat oscillant. Seul son orgueil professionnel poussa le voleur à continuer. Avec prudence, il continua à grimper, centimètre par centimètre, en veillant à ne pas regarder en dessous de lui le pont étroit et toute cette eau qui l'entourait. Après une éternité, sa main trouva à tâtons un amas de cordes. Un long espar en bois était pris à l'intérieur et penchait à un angle aigu qui paraissait mauvais même aux yeux inexpérimentés de Grince. — C'est ça, la gaffe, je parie, marmonna-t-il. Suspendu d'une seule main, il scia les cordages avec son couteau... et faillit s'écraser sur le pont avec la gaffe lorsque celle-ci, dans sa chute, heurta violemment son épaule en manquant de peu sa tête. Après ça, il ne se souvint pas de la descente. Lorsqu'il revint à lui, il était debout sur le pont solide - comme ça faisait du bien - avec les deux matelots qui lui tapaient dans le dos à lui faire claquer des dents. — Bien joué, fiston ! — T'as fait du bon boulot là-haut, c'était pas facile. — Viens, Jeskin, allons voir si on peut lui trouver à boire quelque Rempli d'un doux sentiment d'appartenance à un groupe, Grince réussit à dissimuler son soulagement en retrouvant la terre ferme. Les vieillards échouèrent leur barque sur la plage et le conduisirent dans un autre tunnel. Ce dernier faisait plusieurs virages avant de s'ouvrir sur une vaste cuisine bourdonnante et pleine d'agitation à cause des préparatifs d'un repas en cours. Les nouveaux amis de Grince, qu'ils traînaient dans leur sillage, se frayèrent un chemin entre les fourneaux sans se soucier des personnes qu'ils bousculaient au passage. — Emmie, eh, Emmie? T'aurais pas une goutte de rhum dans le placard pour un gamin qui nous a filé un coup de main ? — Soyez gentils, les garçons, vous ne voyez pas que je suis occupée ? La mince silhouette penchée au-dessus du feu se retourna. Elle appartenait à une femme aux cheveux blonds dont les traits délicats avaient perdu l'aspect lisse et lumineux de la jeunesse. Grince la regarda et le monde se mit à tourner autour de lui. Pendant un instant, il fut de nouveau un garçon de dix ans à qui la personne la plus gentille qu'il ait jamais connue venait d'offrir la lune - quelqu'un à soigner et à aimer, lui qui n'avait rien de tel. — Toi ! souffla-t-il. Emmie! Je n'aurais jamais cru te revoir un jour! La jeune femme haussa ses sourcils argentés d'un air perplexe. — Je te connais ? Le voleur ouvrait la bouche pour lui expliquer lorsqu'un événement inattendu se produisit. Un gémissement sourd résonna sous la table et une énorme chienne blanche en sortit en bâillant et en étirant ses grandes pattes. Les souvenirs frappèrent Grince plus sûrement qu'une épée l'aurait fait. Sa gorge se noua et sa vision s'obscurcit lorsque ses yeux se remplirent de larmes. La chienne aurait pu être le fantôme de son bien-aimé Guerrier. La cuisine bondée, la chaleur et le bruit disparurent du champ de perceptions du voleur. La chienne blanche et lui étaient seuls au monde. Grince ne pouvait pas parler. Son cœur battait à tout rompre au sein d'une immense vague tourbillonnante de souvenirs mêlés de joie et de chagrin. De son côté, la chienne comprit que l'étranger avait été accepté au sein de la meute d'Emmie. Elle vint le voir de plus près et fourra sa truffe froide dans sa main en battant de la queue. Grince ébouriffa les oreilles blanches soyeuses et pointues, puis il se laissa tomber à genoux et entoura le grand cou hirsute de ses bras tandis que les larmes coulaient sur son visage. Emmie regarda le garçon en essayant de se rappeler où elle l'avait déjà vu. Il ne faisait pas partie de la communauté nightrunner et pourtant, pourtant... Son souvenir ne cessait de lui échapper. Elle était convaincue qu'il était plus vieux qu'il en avait l'air (sa petite stature et son apparence dépenaillée étaient trompeuses). Mais il ne devait pas avoir plus de vingt ans, et encore. Et puis, c'était quoi, ce mystère avec Neige d'Argent? De toute évidence, la chienne blanche avait une grande importance à ses yeux. Il était difficile d'interrompre une scène aussi chargée en émotions mais, après quelques instants d'hésitation, Emmie toucha gentiment l'épaule de l'inconnu. — Ça va? Le garçon sursauta et leva les yeux. Peu à peu, son expression s'éclaircit et se recomposa, comme s'il revenait de très loin. Il renifla et s'essuya le visage sur sa manche en lambeaux. Puis, au grand étonnement d'Emmie, un peu inquiète, il se releva péniblement et lui prit la main. — Emmie, tu ne te souviens pas ? C'est moi, Grince, de Nexis. Tu m'as donné les chiots... — Grince... ? Les souvenirs revinrent en masse. Emmie reconnut sur ce visage sale et mal rasé les traits pincés et maladifs de l'enfant négligé et affamé qu'elle avait sauvé des ruelles sordides de Nexis. Grince se renfrogna et se détourna brusquement. — Peu importe, marmonna-t-il. Oubliez ça. Pourquoi est-ce que vous vous souviendriez de moi ? — Non! Attends! Grince, je me souviens! (Malgré la résistance du voleur, Emmie lui prit l'épaule d'une main ferme et l'obligea à se retourner. Avec douceur, elle lui toucha le visage.) Je te jure que je me souviens, lui dit-elle un ton plus bas. Tu as brandi un couteau sous mon nez et tu m'as dit d'aller me faire voir, alors... — Alors tu m'as emmené voir la chienne blanche et ses bébés, compléta le jeune homme. Tu as été la première personne à me manifester un peu de gentillesse, ajouta-t-il d'une voix chargée d'émotion. — Toutes ces années, je t'ai cru mort. En ouvrant les bras pour le serrer contre elle, Emmie s'aperçut brusquement que le fardeau du passé lui paraissait moins lourd. L'une des blessures qui n'avaient jamais guéri depuis ces jours effroyables et tragiques venait enfin de se refermer. Elle prit Grince par la main. — Viens avec moi dans mes quartiers. On a tant de choses à se raconter, je veux tout savoir. Je n'arrive pas à croire que tu aies réussi à survivre à cette terrible nuit. Viens. (Elle s'empara de quelques pâtisseries mises à refroidir sur la table et les enveloppa dans un torchon.) Ils n'ont qu'à se préparer leur maudit souper eux-mêmes, pour une fois. Zanna remontait le couloir d'un pas décidé, avec dans son sillage deux jeunes Nightrunners qui portaient des draps propres, des chiffons à poussière et des balais tout en bavardant entre elles. La fille de Vannor avait l'intention de préparer les chambres de ses invités. Elle s'était portée volontaire pour cette tâche dans l'espoir qu'un peu d'occupation atténuerait la honte cuisante de l'accueil hostile que Dulsina avait réservé à la Mage. C'est ma faute, se répéta-t-elle pour la énième fois. J'aurais dû savoir qu'il ne fallait pas laisser Dulsina approcher Aurian... Cette pensée se noya dans la douleur creuse et sourde qui ressurgissait chaque fois qu'elle se rappelait son père. Non seulement elle l'avait perdu, mais en plus, il les avait tous trahis. Je l'ai perdu avant que les Phées l'enlèvent. Après son empoisonnement, il n'a plus jamais été le même. Zanna secoua la tête et repoussa ces tristes pensées au fond de son esprit. Après tout, il y avait tant de choses pour lesquelles elle pouvait remercier la vie - avec Tarnal et leurs deux fils en tête de la liste. Valand et Martek, âgés de huit et six ans, devenaient en grandissant de beaux garçons robustes qui faisaient sa fierté. Comme Emmie et Yanis n'avaient pas d'enfants et ne semblaient plus destinés à en avoir désormais, le chef des Nightrunners avait désigné Valand comme son successeur. L'enfant, qui tenait de son père, promettait de devenir un marin hors pair. En fait, on l'avait déjà ramené deux fois à terre après qu'il eut essayé de s'embarquer clandestinement à bord des navires contrebandiers. Rassérénée par le fait de penser à sa famille, Zanna pressa le pas. Elle avait décidé d'installer Aurian et ses compagnons dans les chambres réservées aux invités, près de son propre logement. Mais, en passant devant les pièces qu'elle partageait avec Tarnal, elle s'arrêta en entendant des voix fortes et pleines de colère résonner à l'intérieur. Zanna fronça les sourcils. — Commencez sans moi, les filles. Allez, dépêchez-vous, si vous voulez avoir fini avant le dîner. Je vous rejoins dans quelques minutes. Lorsqu'elles furent parties, Zanna resta un moment devant la porte pour essayer de comprendre ce qui se passait avant de se précipiter au beau milieu de la dispute. — Et moi, j'dis qu'on veut pas d'eux et qu'on a pas besoin d'eux. Ils ont rien à faire ici. — Gevan, Aurian et Anvar sont nos amis. Ils ont tous les droits d'être ici. Tarnal avait beau essayer de se montrer patient, Zanna devina, à son ton coupant, qu'il commençait à s'énerver. Elle soupira. Si son mari, d'ordinaire si calme, était exaspéré à ce point, les deux hommes devaient argumenter depuis un certain temps déjà. — Que les démons emportent tous les Mages, c'est rien que de la malchance et des ennuis ! Y pouvaient pas rester absents et laisser le monde aux gens normaux ? Elle, c'est déjà quelque chose, tu te souviens de la dernière fois, avec ces satanés loups et j'sais pus quoi d'autre ? Mais t'as bien regardé cet Anvar ? Y tourne pas rond, y a quelque chose qui va vraiment pas bien chez lui, crois-moi. Et puis, c'est quoi c'type qui les accompagne? On dirait un fantôme, tout emmitouflé comme ça, y montre même pas sa tête et y souffle pas un mot. J'oublie pas non plus le sale petit gamin qu'ils ont traîné jusqu'ici. Ça sent les ennuis à coup sûr, moi je te le dis. Tu ferais bien de t'assurer que les réserves sont fermées à double tour! — Gevan, ça suffit! répliqua Tarnal en laissant finalement exploser sa colère. Permets-moi de te rappeler qu'en l'absence de Yanis c'est moi qui commande ici. Soit tu l'acceptes, soit tu t'en vas. Zanna retint brusquement son souffle. Yanis avait souvent utilisé cette ruse pour remettre Gevan à sa place, mais elle fonctionnait parce qu'il était le fils de Leynard. Gevan était avant tout le bras droit de Leynard et le resterait jusqu'à sa mort. De là à accepter la même chose de Tarnal, ça restait à voir... — Très bien, si c'est ce que tu veux. Mais, crois-moi, tu t'en mordras les doigts ! La porte s'ouvrit à la volée et Gevan sortit en coup de vent de la pièce, les lèvres pincées et blanches de colère. Bousculant Zanna sans ménagement, il remonta le couloir d'un pas pressé et s'en fut. Zanna entra dans la pièce et vit son mari se masser le front d'un air las. Elle se précipita à ses côtés et le prit dans ses bras. — Ne t'en fais pas, lui dit-elle. Gevan n'est qu'un imbécile, une grande gueule qui a mauvais caractère. Il ne changera jamais. Tarnal grimaça. — Tu as entendu, hein ? — La dernière partie, en tout cas, reconnut Zanna. — Tu as probablement manqué les meilleurs moments, parce qu'il me harcèle depuis l'arrivée d'Aurian, gémit Tarnal avant d'aller se verser un verre de vin. Dieux, ma pauvre tête me fait bien mal... Zanna frissonna, mal à l'aise. — Tarnal, tu crois vraiment qu'il va s'en aller ? — Seuls les dieux le savent, mon amour. Qu'il s'en aille ou qu'il reste, je ne sais pas laquelle de ces deux solutions nous causera le plus d'ennuis. La chienne blanche accompagna Grince et Emmie. Lorsqu'ils entrèrent dans l'appartement de la jeune femme, elle disparut d'un air décidé derrière un rideau à l'autre bout de la pièce, qui dissimulait une salle adjacente. N'ayant pas encore mis les pieds dans un séjour de Nightrunner, le voleur regarda autour de lui avec curiosité tandis qu'Emmie s'occupait du feu. La pièce était agréable et accueillante. On ne se serait pas du tout cru dans une caverne, même si, comme toutes les autres pièces du repaire, l'appartement d'Emmie avait été creusé dans la roche. D'épais tapis aux couleurs vives recouvraient le sol et des tapisseries tout aussi bariolées ornaient les murs. De petites lampes brillaient d'un éclat vif dans des niches au sein des parois, lorsqu'elles n'étaient pas suspendues à des chaînes vissées dans la voûte inégale. Il n'y avait pas de cheminée, mais un robuste poêle en fer dans lequel brûlait du bois flotté, dont une pile se trouvait dans un panier à proximité. Les meubles étaient simples et rustiques, fabriqués à partir d'un mélange de bois lisse et de bois flotté dont les formes fluides et courbes ajoutaient de l'intérêt et du caractère à la pièce. Il y avait là des étagères, des placards et des coffres. Les chaises étaient recouvertes d'un coussin bourré d'herbe sèche et de plantes parfumées. — Il faut fêter ça, annonça Emmie en prenant une bouteille de vin et deux verres dans le placard et en posant les pâtisseries sur la table. Ce fut le meilleur repas de toute la vie de Grince. En mangeant, Emmie lui raconta comment elle avait fui Nexis, la nuit où les soldats de Pendral avaient attaqué le refuge et causé tant de morts et de destruction. — Il y avait tant à faire quand je suis arrivée ici que j'ai fini par rester, alors que la plupart des Nexians sont repartis chez eux, expliqua-t-elle au voleur. Il y avait de la place pour moi, puisqu'il manquait un guérisseur. Remana également avait besoin de mon aide, et ça n'a pas cessé de se vérifier jusqu'à sa mort, l'année dernière, quand j'ai complètement repris ses fonctions. Et puis, il y avait Yanis. (Grince fut surpris de voir Emmie rougir.) En fait, c'est un homme bon, avec un grand cœur. Les dieux savent qu'il a besoin d'une femme pour veiller sur lui. (Elle haussa les épaules.) Que pouvais-je faire? Il m'a tellement harcelée que j'ai fini par lui dire oui. Mais parlons un peu de toi, Grince. J'étais convaincue que tu étais mort. Que s'est-il passé cette nuit-là? Comment as-tu réussi à t'échapper ? D'abord réticent, Grince commença à lui raconter son histoire. Il n'avait jamais raconté à personne cette terrible nuit où il s'était retrouvé seul au monde. Mais à sa grande surprise, une fois qu'il fut lancé, les mots se déversèrent avec une facilité croissante. Il pleura en mentionnant la mort de sa mère et les horreurs dont il avait été témoin devant la palissade en feu. Les larmes se remirent à couler de plus belle lorsqu'il parla de Guerrier et qu'il raconta comment son chien blanc adoré était mort aux mains des soldats de Pendral, lui aussi - ironie du sort. Emmie le serra contre elle comme l'enfant qu'il était lorsqu'ils avaient fait connaissance, et elle partagea son chagrin. Lorsque ses larmes se tarirent, Grince se sentit transformé. Il avait l'impression d'avoir, pendant la moitié de sa vie, traîné une blessure suppurante qu'il venait enfin de vider de son poison, là, dans le repaire des Nightrunners. Le voleur finit par s'écarter et s'essuya le nez avec le mouchoir qu'Emmie, prévenante, avait pensé à lui donner. Il lui adressa un sourire vacillant. — Je suis désolé. Je... — Non, tu en avais besoin, répondit la jeune femme en souriant avec chaleur. Tu portais ce chagrin en toi depuis trop longtemps, Grince, non seulement vis-à-vis de ta mère, mais aussi vis-à-vis de ce pauvre Guerrier. (Elle soupira.) Je sais ce que ça fait. Quand j'ai perdu Tempête, sa mère, il y a deux ans, j'ai cru que je n'allais jamais m'en remettre... Certains diraient que c'est ridicule, vraiment. J'avais déjà perdu un mari et deux enfants, et pourtant j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps pour une chienne. — Ah, mais c'était plus qu'une simple chienne, répliqua doucement Grince. C'était ton amie. Emmie acquiesça. — C'est vrai, elle l'était, et il n'y avait pas de meilleure amie qu'elle. Au moins, j'ai eu plus de chance que toi, Grince. Tempête est morte paisiblement, de vieillesse, juste ici, dans cette pièce, et j'avais Neige d'Argent, sa fille, pour me réconforter. Tu sais, c'est étrange. De tous les petits de Tempête, c'est la seule qui lui ressemble, et elle faisait partie de sa dernière portée. C'est comme si Tempête avait voulu me laisser un souvenir... (Brusquement, un sourire illumina le visage d'Emmie. Elle repoussa sa chaise dans un grincement et se leva d'un bond.) Grince, viens avec moi, j'ai quelque chose à te montrer. Brûlant de curiosité, le voleur suivit Emmie, qui ouvrit le rideau à l'autre bout de la pièce. Derrière se trouvait un couloir sur lequel donnaient trois portes disposées à intervalles réguliers. Celle de droite se trouvait légèrement entrouverte. Emmie l'ouvrit d'une poussée, puis recula en faisant signe à Grince d'entrer le premier. — Je crois qu'il y a là quelqu'un qui aimerait sûrement te rencontrer, dit-elle. Grince vit briller une petite lueur dans son regard et s'en étonna. Le ventre noué par un brusque et inexplicable sursaut d'excitation, il entra. La petite pièce confortable devait servir de bureau ou d'atelier. Un pot sur la table de travail contenait un certain nombre de plumes, et les étagères étaient surchargées de livres et de rouleaux de parchemin. Un cabinet, deux grands coffres, deux chaises rigides et un petit sofa complétaient l'ameublement. Un autre poêle, éteint celui-là, occupait un coin de la pièce, et la lampe suspendue au plafond était réglée pour éclairer faiblement. Tous ces détails disparurent de l'esprit de Grince dès qu'il aperçut les occupants du sofa. Là, étendue sur les coussins, se trouvait la chienne blanche d'Emmie, Neige d'Argent, avec à ses côtés un jeune chien qui était le portrait craché de Guerrier. Grince s'immobilisa, comme dévasté, perdu dans les souvenirs d'un jeune garçon et de son chiot obligés de grandir seuls dans un monde rude et dangereux. Le jeune chien le regarda et aboya sur une note claire et haute. Puis il descendit tant bien que mal du sofa et courut vers le voleur en agitant sa queue hirsute. Lorsque Grince s'accroupit, le chiot jappa et posa ses pattes sur les épaules du jeune homme dont il lécha l'oreille, le faisant rire. — Stupéfiant. Il t'aime bien, alors qu'il se méfie un peu des gens, commenta Emmie d'une voix douce. Il a cinq mois, c'est le seul qui reste de la dernière portée. J'ai décidé de le garder pour moi parce qu'il ressemble tellement à Tempête. Il s'appelle Givre et si tu veux, Grince, il est à toi. Aurian n'avait pas soigné d'aile depuis des années. Elle avait d'abord été obligée d'examiner l'autre aile, saine, en prenant sa structure comme exemple avant d'essayer de réparer de son mieux le membre blessé. Enfin, elle se redressa, courbaturée d'avoir passé tant de temps penchée sur Linotte. Puis elle s'étira et se frotta les yeux. — Alors, comment tu te sens ? demanda-t-elle à Linotte. — Mieux, je crois. (La jeune fille étendit son aile avec précaution, aussi loin que les confins de sa chambre le permettaient.) Mais oui! (Son visage s'éclaira d'un sourire.) Je peux de nouveau la bouger. Elle est comme neuve! — Pas tout à fait, intervint la Mage. Tu as besoin des plumes de tes ailerons pour pouvoir voler de nouveau, or j'ai bien peur de ne pas pouvoir les réparer. Tu vas devoir attendre que de nouvelles poussent. (Elle secoua la tête en contemplant la jeune Ailée.) Tu as pris des risques terribles, tu sais. Tu as eu beaucoup, beaucoup de chance de ne pas être tuée. Qu'est-ce qui était si désespérément important, pour que tu viennes ici au péril de ta vie? Linotte haussa les épaules, un geste toujours imprudent pour un Ailé dans un espace étroit. Le bout d'une aile heurta un verre qui tomba de la table en tournoyant et qu'Aurian rattrapa juste avant qu'il se fracasse sur le sol. La jeune fille n'y fit même pas attention. — Il le fallait, c'était notre seule chance, expliqua-t-elle. Aurian fronça les sourcils. — Voyons, la reine Raven a trop de bon sens pour envoyer une simple jeune fille... — Il n'y a plus de reine Raven. — Quoi ? s'exclama Aurian, choquée. Linotte fit la grimace. — Non, tout va bien. Enfin, je veux dire, elle va bien, du moins c'était le cas à mon départ. C'est juste qu'elle n'est plus la reine d'Aerillia. — Et pourquoi ça? demanda Aurian d'une voix dangereusement douce. —Je vais essayer de vous l'expliquer, mais je ne suis pas sûre de tout comprendre moi-même, répondit Linotte. En fait, je crois que personne ne comprend vraiment ce qui s'est passé, à part les prêtres. Aurian se mordit la lèvre, compta jusqu'à dix et se rappela que Linotte était très jeune. — Linotte, raconte-moi simplement ce qui s'est passé - s'il te plaît, ajouta-t-elle d'un ton un peu excédé. — Je vous l'ai dit, je n'en sais trop rien. Tout à coup, Skua, le Haut-Prêtre, s'est retrouvé avec des pouvoirs magiques. Il a dit que Yinze avait restauré les pouvoirs d'Incondor et des Mages du Ciel. Il a prétendu qu'il s'agissait d'un signe des dieux et qu'Aerillia devait être gouvernée depuis le temple de Yinze. Il avait l'appui de Plume-de-Soleil et de la Syntagma. Il y a eu une terrible bataille contre la garde de la reine Raven, jusqu'à ce que Skua fasse pleuvoir des éclairs et incinère la moitié des guerriers de Raven, expliqua Linotte en frissonnant à ce souvenir. «C'était terrible. A ce moment-là, la reine se trouvait à un stade avancé de sa seconde grossesse. Elle a été obligée de fuir en compagnie du seigneur Aguila pour avoir la vie sauve. En quelques jours, la cité est devenue un foyer de peur et de suspicion. Le seigneur Skua a déclaré qu'il pouvait lire dans l'esprit des gens et que la colère des dieux allait s'abattre sur ceux qui soutenaient encore la reine. Des gens ont commencé à disparaître, et on ne les a plus revus. J'étais l'une des dames de compagnie de la reine Raven, c'était la récompense qu'elle m'avait accordée pour l'avoir sauvée quand j'étais petite. J'ai proposé de rester en Aerillia pour collecter des informations, mais, au bout de quelque temps, j'ai pris peur. L'affirmation de Skua selon laquelle il pouvait lire dans les pensées commençait à sonner un peu trop vrai à mon goût. J'étais sur le point de m'enfuir et de rejoindre la reine dans la nouvelle colonie ailée, au Sud, quand j'ai pensé à vous. J'étais sûre que vous étiez la seule qui puisse nous aider, alors j'ai pris la direction du Nord. — Et je parie que tu as vécu d'autres aventures, ajouta Aurian avec un sourire plein de gentillesse, mais ça peut attendre. Tu dois être fatiguée à cause du soin, alors je te suggère de prendre une bonne nuit de sommeil. Nous reparlerons bientôt. — D'accord. Merci, ma dame, merci beaucoup d'avoir réparé mon aile. (Linotte regarda la Mage avec des yeux suppliants.) Dame Aurian, allez-vous revenir avec moi en Aerillia pour aider mon peuple ? Un grand froid envahit le cœur d'Aurian. Brusquement, elle se sentit vieille et très lasse. Si seulement les gens arrêtaient de me demander ça, songea-t-elle. Mais l'histoire de Linotte n'avait pas manqué d'éveiller ses soupçons... — On dirait bien que je vais le faire, répondit-elle à la jeune fille. Perdue dans ses pensées, Aurian repartit en direction de sa chambre, mais passa devant sa porte sans l'ouvrir. Forral se trouvait à l'intérieur et elle ne voulait pas qu'il lui pose des questions embarrassantes. Elle n'avait pas envie de lui dire où elle allait ni pourquoi. L'histoire de Linotte n'avait fait que confirmer ses soupçons concernant le départ d'Eliseth dans le Sud. Ça ressemblait bien à la Mage du Climat d'usurper le pouvoir dans une cité étrangère en manipulant en coulisse les désirs et la cupidité des gens. De plus, la situation décrite par Linotte évoquait quelque chose à la Mage, quelque chose en rapport avec les événements survenus à Nexis l'année précédente. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais il y a un lien entre les deux, ou je suis une Mortelle. Quoi qu'il en soit, il existait un moyen d'en avoir le cœur net. La méthode de divination par le cristal ne fonctionnait pas au-delà de l'océan, mais, grâce à la pierre levée toute proche, elle allait sûrement pouvoir se transporter entre les Mondes. De là, il lui serait facile de découvrir ce qui se passait... Et tu apprendras peut-être ce qui est arrivé à Anvar, susurra une petite voix dans sa tête. C'est pour ça qu'en réalité tu es prête à risquer ta vie en te lançant dans une aventure aussi insensée. — Oh, la ferme, marmonna Aurian en partant à la recherche de Shia. 17 Le chemin à travers la pierre L’obscurité sinistre se referma sur Aurian en mettant à l'épreuve sa vision de Mage. Elle n'entendait rien, à l'exception du bruit des vagues sur les rochers, quelque part en contrebas, sur sa gauche. Avec précaution, elle rectifia sa trajectoire en se guidant à l'oreille pour s'éloigner du bord de la falaise. Shia la flanquait justement de ce côté-là, mais la Mage n'était pas sûre de la voir dans le noir et d'éviter une chute mortelle. Lorsqu'elle sentit qu'elle commençait à grimper, Aurian s'agenouilla un moment pour toucher le sol sous ses pieds. Lorsque ses doigts caressèrent de doux brins d'herbe courts à la place des plantes sèches et noueuses de la dune, elle comprit qu'elle avait atteint le tertre. La Mage ne se sentait pas très à l'aise. Elle avait toujours pu compter sur sa vision nocturne. Or voilà qu'en cet endroit elle se retrouvait complètement aveugle. A en juger par le fracas du ressac, un petit vent vif devait souffler de la mer. Elle avait même senti sa froide caresse sur sa joue en montant jusque-là. Pourtant, dans cet endroit, il n'y avait pas un souffle de vent. Eh bien, à quoi tu t'attendais ? se demanda-t-elle avec irritation. Tu as toujours su qu’il s'agissait d'un Portail, un endroit où la barrière entre les Mondes devient mince et fragile. C'est exactement ce que tu voulais et ce dont tu as besoin. Toutes ces choses bizarres prouvent seulement que tu as raison. — Aurian, je ne peux pas aller plus loin, confia Shia d'une voix mentale pleine de détresse. La magie... je n'ai jamais rien ressenti de pareil. Elle forme une barrière que je ne peux pas franchir. — Ne t'inquiète pas, la rassura Aurian. Dans tous les cas, tu ne pourrais pas me suivre là où je vais. Reste là, si tu veux bien, et attends mon retour. — Si tu reviens, marmonna la grande panthère d'un air sombre. Inutile de te dire que c'est de la folie, j'imagine. — Tu as raison, c'est inutile, répondit sèchement Aurian. Je le sais déjà. Mais c'est quelque chose que je dois absolument faire, Shia. D'une façon ou d'une autre, il faut que je lui parle. Fais attention à toi, mon amie, et à tout à l'heure. Sur ce, Aurian chassa tous ses compagnons de son esprit. A présent, elle devait concentrer toute son énergie sur le voyage mystique qui l'attendait. En gravissant la pente escarpée du tertre, elle sentit son malaise se transformer en peur, puis en véritable terreur, un sentiment qui ne fit que s'accentuer à chaque pas qu'elle faisait. Bientôt, elle se mit à trembler. Son cœur battait à tout rompre, et elle avait la bouche sèche. — Ce n'est rien qu'un sortilège de bas étage pour protéger le Portail, se dit fermement la Mage à haute voix. Elle fit appel à toute sa puissance de Mage pour créer un bouclier protecteur et reprendre le contrôle de ses émotions. Peu à peu, elle réussit à maîtriser sa panique naissante, puis à la bannir complètement. Aurian arriva sur le vaste plateau où se dressait le monolithe qu'elle localisa à tâtons. Lorsque ses doigts se posèrent sur la surface glacée, une terreur bien plus forte qu'auparavant l'assaillit. Mais, cette fois, Aurian était prête. Arrachant le Bâton de la Terre de sa ceinture, elle le leva comme pour parer un coup. Des flammes émeraude éclatantes surgirent autour de l'Artefact et projetèrent l'ombre de la pierre sur le plateau. Ses pouvoirs protégèrent Aurian et renvoyèrent le sortilège de terreur à sa source. La Mage retrouva brusquement sa vision nocturne, et les étoiles apparurent au-dessus de sa tête, étincelantes sur la voûte d'un bleu profond. — Premier sang pour moi, je crois, marmonna Aurian avec détermination. Avec un soupir de soulagement, elle laissa le feu vert s'éteindre et retrouva intact le bois lisse et noir du Bâton avec ses serpents entrelacés. Rapidement, elle trouva un endroit près de la pierre où l'herbe était suffisamment douce et haute pour fournir une couche confortable. Aurian s'allongea sur le dos avec le Bâton en travers de la poitrine, les mains serrées sur le bois patiné par l'usage. Puis elle ferma les yeux et inspira profondément pour se détendre. Au bout d'un moment, la Mage sentit son être intérieur se détacher de son enveloppe corporelle. Elle s'assit et ouvrit les yeux. Il n'y avait nulle trace de nuit étoilée au-dessus de sa tête. Le tertre tout entier baignait dans une sinistre lueur ambrée qui semblait émaner du monolithe. Aurian se leva en tenant toujours fermement le Bâton, qui avait lui aussi perdu son enveloppe terrestre. Sans même jeter un regard au corps qu'elle laissait derrière elle, elle marcha jusqu'à la pierre levée. Celle-ci était froide au toucher, mais ce n'était pas désagréable. La puissance qu'elle irradiait envoya un frisson et des picotements dans la main et le bras de la Mage, qui exerça alors sa volonté. La pierre disparut pour faire place à un seuil étroit et obscur. La main crispée sur le Bâton de la Terre, Aurian franchit le seuil. Ce dernier disparut derrière elle, emmenant avec lui toute trace de lumière ambrée. Aurian se retrouva dans un étroit tunnel, si bas de plafond que le haut de son crâne l'effleurait presque. Les parois étaient creusées dans une roche uniformément noire, mais une faible lueur argentée émanait du sol recouvert d'une poussière scintillante qui avait la texture fine de la cendre. Celle-ci s'élevait sous forme de nuages autour de ses pieds et recouvrait ses bottes d'un vernis de lumière étoilée. Epée au côté, Bâton en main, Aurian avança avec prudence. Au bout d'un moment, le tunnel devint progressivement plus étroit, jusqu'à ce qu'une pâle lueur filtrant à travers une mince fissure en marque la fin. La Mage se mit de profil pour sortir par la fissure. Elle se retrouva alors dans un monde inconnu et dépourvu de couleurs. Il y régnait une luminosité faible et opalescente. Une mousse grise et douce tapissait le sol et une brume pâle ondoyait et tourbillonnait de façon très perturbante, car il n'y avait pas le moindre souffle de vent. Le silence était sinistre et profond. Aurian resserra encore davantage sa prise sur le Bâton de la Terre et s'avança. La brume s'écarta pour dévoiler un carré d'herbe gris foncé. Aurian fit un deuxième pas, puis un autre encore. Brusquement, une haute silhouette encapuchonnée apparut en travers de son chemin. — Tu sais que c'est interdit, Mage. — Je ne crois pas, répondit platement Aurian à la Mort. J'ai un droit de passage. J'ai franchi l'un des Portails du Pouvoir, et vous ne pouvez pas m'obliger à faire demi-tour. De plus, vous retenez en ces lieux quelqu'un qui n'a rien à y faire. — Tous ceux qui passent par ici sont convaincus qu'ils n'ont rien à y faire. Aurian refréna son impatience et ravala sa colère. — Je ne parle pas de conviction, mais d'injustice. Comment pouvez-vous justifier la présence d'Anvar en ce royaume ? La voix du Spectre résonna, glaciale et sévère. —Je suis la Mort. Je n'ai rien à justifier, et personne ne peut s'opposer à moi. Telle une créature vivante et sauvage emprisonnée à l'intérieur de son être, la peur s'empara du cœur de la Mage. Pour renforcer son courage, Aurian pensa à Anvar, seul et perdu dans cet endroit terrifiant. La Mort gardait le silence dans l'attente de sa réponse - ou de son départ. — C'est vrai, reconnut Aurian. Personne ne peut s'opposer à vous, même un Mage serait fou d'essayer. Mais je peux sûrement poser des questions ? — Mage téméraire ! s'exclama le Spectre en éclatant de rire. Voilà un choix épineux. Je dois encourager ton effronterie ou vivre éternellement avec ma curiosité. Très bien, j'accepte. Que veux-tu me demander, exactement ? Aurian fit une petite révérence. — Deux choses, en vérité. La première concerne Anvar, mais ça, vous le savez déjà. La seconde est également d'importance vitale, autant pour vous peut-être que pour moi et le monde d'où je viens. Je veux savoir ce qui se passe, comment cet échange entre Forral et Anvar a pu se produire et ce qui est arrivé à Vannor. Il est venu dans cet endroit avant d'en être arraché. Eliseth est-elle la cause de tout cela ? A-t-elle utilisé le Chaudron de la Réincarnation ? L'utilise-t-elle encore? Si vous le voulez bien, j'aimerais regarder dans le Puits des mes pour découvrir ce qu'elle fait en ce moment. La Mort réfléchit un moment. — Je reconnais que la Mage Eliseth est impliquée, mais pour le reste... Tu en demandes trop, Mage, finit-il par dire. — Mais cette situation vous déplaît sûrement, insista prudemment la Mage. Les gens viennent ici pour se réincarner et voilà qu'on les arrache à votre royaume avant même qu'ils aient la chance d'atteindre le Puits. Sans parler des personnes qui se retrouvent dans un corps qui ne leur appartient pas... Si rien n'est fait pour contrer Eliseth, où cela s'arrêtera-t-il ? — Cela, je ne peux le nier. (Le Spectre parut se laisser fléchir un tout petit peu. Pour la première fois, Aurian osa espérer.) Si le Chaudron venait à se perdre de nouveau ou à être détruit... — Et s'il vous était remis ? répliqua doucement Aurian. Le Spectre redressa brusquement la tête. — Comment cela? Aurian hocha la tête. — C'est le seul moyen pour vous de retrouver la paix de l'esprit. Sinon, le Chaudron ne cessera de réapparaître au fil des siècles, et vous ne cesserez de vous demander où, quand, et entre quelles mains il va tomber. — Tu serais prête à le jurer? demanda la Mort. Si je t'aidais à récupérer le Chaudron, tu me le donnerais ? Elle avait déjà entendu sa colère et son rire moqueur, mais c'était la première fois qu'Aurian percevait une véritable envie dans la voix froide et dépourvue d'émotion du Spectre. — Libérez Anvar et j'en ferai le serment, répliqua-t-elle, incapable d'empêcher sa voix de trembler. La Mort soupira. — Aurian, tu comprends bien que, même si je laisse Anvar partir avec toi, ce sera sous la forme d'un esprit désincarné ? Malgré tes pouvoirs, tu ne pourras pas le voir ou lui parler dans le monde humain. Sans le Chaudron, il ne peut réintégrer son propre corps et, même si c'était possible, il lui faudrait se battre avec l'occupant actuel. — Mais je parie qu'il serait prêt à prendre le risque, insista Aurian. — Pour être avec toi, mon amour ? Je risquerais tout. Anvar, qui errait sans but, inconsolable, de par les collines ondoyantes, était venu là sans avoir la moindre idée de ce qui l'attirait. Cependant, dès qu'il entendit la voix d'Aurian, il comprit. Instinctivement, il avait perçu la présence de son amour. Aurian le regarda, le cœur dans les yeux. — Qu'est-ce qui t'a retenu si longtemps? demanda-t-elle sèchement. Anvar poussa un cri rauque et inarticulé qui traduisait toutes ses peurs passées, sa solitude actuelle, son amour et sa joie. Il voulut serrer son aimée dans ses bras, mais il était difficile de s'étreindre, au royaume de la Mort. Il savait qu'il tenait Aurian, il voyait bien qu'elle se trouvait dans ses bras, mais il ne sentait rien. Cependant, le seul fait de l'avoir à ses côtés lui paraissait merveilleux. — Je ne savais pas si je te retrouverais un jour, chuchota-t-il, les lèvres dans les cheveux de sa compagne. — Je ne vois pas pourquoi tu t'inquiétais autant, intervint la Mort d'un ton sardonique. On dirait que même moi je n'arrive pas à vous séparer. Rappelez-vous, ce n'est pas la première fois que l'un de vous s'aventure dans mon domaine à la recherche de l'autre. Aurian fit bravement face à la Mort, tandis qu'Anvar, sans le moindre remords, gardait le bras en travers des épaules de sa compagne. — C'est vrai. Vous devez en avoir marre de nous voir. — Bien pensé, Mage, mais ça ne marche pas, répliqua le Spectre d'un ton sévère et de plus en plus en colère. Au contraire, je ne vous vois pas assez. Vous allez et venez à votre guise, sans la moindre considération pour le côté sacré de ma fonction ou de mon domaine. Je veux vous voir tous les deux venir ici, rester ici et entrer dans le Puits des mes pour vous réincarner comme n'importe quelle autre créature naturelle. De cette façon, je pourrai peut-être restaurer l'ordre et la paix en mon royaume. Non sans effort, le Spectre se maîtrisa. Quand il reprit la parole, ce fut d'une voix de nouveau calme. — Mais, pour la dernière fois, mes enfants, je vais vous laisser passer. (Il s'inclina très bas avant de désigner le chemin qu'ils devaient prendre.) Le Puits des mes se trouve là-bas, Mage. Cherche ce que tu as envie de voir, et puis prends ton amant et va-t'en. Sur ce, il disparut. — Ila changé d'avis bien vite, fit remarquer Anvar en couvant d'un œil noir l'endroit où le Spectre se trouvait un instant plus tôt. — Oui, trop vite à mon goût. (Aurian aussi fronçait les sourcils.) Toute cette douceur et cette volonté de coopérer me paraissent aussi surprenantes que trop faciles... Anvar frissonna, mal à l'aise. — On ferait mieux de ne pas perdre de temps, dit-il en hâte. Allons voir ce qui t'intéresse et puis essayons de sortir d'ici avant qu'il change d'avis. — Et qu'il referme son piège sur nous, acheva Aurian en sachant que son amant pensait la même chose. Anvar la regarda et sentit une étincelle de courage, de confiance et de joie se rallumer dans son cœur. — Dieux, que tu m'as manqué, souffla-t-il. — Toi aussi. (La Mage lui prit la main et la serra très fort.) Viens, allons-y. En marchant, tu me raconteras comment tu as réussi à te mettre dans une situation pareille, ajouta-t-elle sobrement. Main dans la main avec Anvar, Aurian entra dans le bosquet sacré et s'inclina devant les arbres, qui s'écartèrent pour les laisser passer. Quelques instants plus tard, ils débouchèrent dans la clairière qui abritait le Puits des mes au sein d'une couche de mousse profonde et moelleuse. — Tu veux bien veiller sur moi? demanda doucement Aurian à Anvar. Je ne voudrais pas tomber dedans - qui sait où je pourrais atterrir. — Ni sous quelle forme, ajouta Anvar. Ne t'inquiète pas, je ne te lâcherai pas. — Fais attention aussi à la Mort. Il complote quelque chose, j'en suis sûre... Elle s'agenouilla avec respect au bord du Puits et posa le Bâton sur la mousse à côté d'elle. Baissant la tête, elle scruta les infinies profondeurs étoilées. De grandes lances de lumière surgirent à la surface et éblouirent la Mage. Lorsque sa vision s'éclaircit, les galaxies dansaient et tournoyaient dans un mælstrom de lumière striée. En se mordant la lèvre en signe de concentration, Aurian plongea un doigt dans le Puits des mes et dirigea ses pensées vers son ennemie... Le prêtre ailé gisait tordu comme une poupée de chiffon sur le sol du temple, une longue lance en plein cœur. Eliseth s'agenouilla au-dessus de lui en serrant le calice dans ses mains. — Il est bien mort. (Elle leva la tête pour adresser un sourire de satisfaction au guerrier ailé qui, debout à côté d'elle, essuyait le sang sur ses mains.) Beau travail, messire Plume-de-Soleil. Il n'aura pas vu venir le coup fatal. Passons maintenant à la deuxième partie de notre plan. Si vous voulez bien commencer par ôter la lance. (Elle laissa échapper un petit rire sec et bref.) Je doute que même le Chaudron de la Réincarnation puisse le maintenir en vie très longtemps avec une lance en plein cœur. L'Ailé posa son pied botté sur la poitrine du Haut-Prêtre et arracha la lance ensanglantée. — N'oubliez pas de vous débarrasser de cette maudite arme, siffla Eliseth. Quand Skua reviendra à lui, il ne gardera aucun souvenir de ce qui s'est passé, mais nous aurions du mal à expliquer une chose pareille. Rapidement, la Mage versa l'eau du calice sur la blessure béante dans la poitrine de Skua. Avec satisfaction, elle regarda les côtes abîmées se réparer et les bords de la plaie se refermer. Habituée à la magie de l'Artefact, qui mettait quelques minutes pour accomplir son œuvre, elle s'assit sur ses talons pour attendre avec calme et confiance. — Là, dit-elle, toujours avec une grande satisfaction. Skua est à nous maintenant que je l'ai ramené grâce aux pouvoirs du Chaudron. Je peux contrôler tous ses mouvements si je le désire, et il ne le saura jamais. — Il était à nous dans tous les cas, grommela Plume-de-Soleil. Je ne vois pas la nécessité de nous donner toute cette peine. Je ne pense pas... — Je vous l'ai déjà dit - laissez-moi la réflexion, cela vaut mieux ! répliqua Eliseth, agacée. La peste soit de cet idiot qui ne possédait pas la subtilité nécessaire pour mener à bien de telles intrigues. Ce guerrier à tête de bois s'y connaissait peut-être en matière de stratégie militaire, mais il n'avait absolument aucun don pour les complots et leurs nuances. Cependant, en le voyant froncer les sourcils, la Mage se radoucit. — Je vous l'ai déjà expliqué, dit-elle en faisant un effort de patience. Skua commençait à se faire des idées au sujet de la « volonté » des dieux. Il commençait à croire pour de bon que les pouvoirs qu'il utilisait étaient les siens, un cadeau de Yinze. Le Père des Cieux, rien que ça ! renifla-t-elle. En son nom, il aurait fini par nous trahir tous les deux. Eh bien, maintenant, ça n'arrivera plus ! L'Ailé paraissait dubitatif. — Vous croyez qu'il m'aurait trahi ? — Non, je sais qu'il l'aurait fait, idiot. Il essayait déjà de me convaincre qu'il pouvait contrôler la situation et que nous n'avions pas besoin de vous pour diriger la Syntagma. (Eliseth regarda le guerrier d'un air entendu.) Et s'il complotait avec moi contre vous, je suis presque certaine qu'il complotait avec vous contre moi. — Non, ma dame, il n'a jamais été question... Mais Plume-de-Soleil fut incapable de soutenir le regard de la Mage, qui comprit, avec une joie malicieuse, qu'elle avait vu juste. Elle avait raison à propos de Skua depuis le début. Plume-de-Soleil regardait ses pieds d'un air renfrogné, exactement comme un petit garçon qui vient de faire une bêtise. — Et moi ? demanda-t-il d'un ton maussade. Peut-être allez-vous décider que je suis un danger pour vous ? Me réserverez-vous un sort tout aussi cruel ? — Vous ? dit Eliseth en lui tournant le dos pour regarder Skua qui commençait à remuer en gémissant. Vous ne me trahirez pas, messire Plume-de-Soleil. Vous êtes plus malin que ça. De plus, vous venez juste de voir ce qui vous arrivera si vous essayez de me trahir. Aurian, qui observait la scène sur la surface claire du Puits, comme si elle regardait à travers une vitre, vit le Haut-Prêtre ouvrir les yeux. Elle se souvenait de Skua, un individu infâme, ambitieux et dangereux comme elle en avait rarement connu. Ces événements ne présageaient rien de bon et lui inspiraient même une grande inquiétude. Mais elle n'en était pas moins ravie, dans sa rancune, qu'Eliseth ait servi de Némésis à cet être vil, perfide, égoïste... — Aaaah... (Skua ouvrit les yeux.) Au nom de Yinze, que m'est-il arrivé ? — Chut, Haut-Prêtre, l'apaisa Eliseth. Vous avez fait un malaise. Je vous ai pourtant averti des dangers que vous encouriez dans votre zèle. (Elle posa la main sur le bras de l'Ailé.) Nous devons mieux prendre soin de vous. Vous avez bien trop de valeur pour qu'on vous laisse vous mettre en danger de cette façon. — Je vais bien, je vais bien. Aidez-moi juste à me lever. Enfin, s'il vous plaît, ma dame. — Je vais le faire. Plume-de-Soleil tendit son bras musclé et remit Skua debout. — Maintenant, Haut-Prêtre, vous devez vous reposer, insista la Mage du Climat en faisant tournoyer l'eau qui restait dans le calice. Je vous raconterai plus tard comment s'est passée la rencontre entre votre messager et la régente des Khazalims... — Quoi? s'écria Aurian, suffoquée. Au nom de tous les dieux, qu'est-ce que Sara vient faire dans ce nid de vipères ? — Sara? (Anvar se pencha par-dessus l'épaule de la Mage pour regarder au sein du Puits.) Elle est suffisamment vipère pour s'entendre avec eux. Que disent... — Enfin, je vous tiens, tous les deux! Cette fois, vous allez vous réincarner! Aurian entraperçut la silhouette imposante et obscure du Spectre, puis elle sentit Anvar tituber contre elle et la déséquilibrer, ce qui la poussa vers la surface du Puits. D'une main, la Mage se rattrapa au rebord et enfonça ses doigts profondément dans la mousse. Elle s'y accrocha de toutes ses forces, ce qui donna à Anvar une seconde pour replier ses jambes sous lui et rouler sur le côté. Puis, du coin de l'œil, Aurian aperçut un mouvement. Le Bâton de la Terre, qu'ils avaient bougé en se débattant, roulait vers le Puits. De sa main libre, elle essaya désespérément de le rattraper. Ses doigts se refermèrent sur l'extrémité sculptée du Bâton au moment où il crevait la surface dans une gerbe d'éclaboussures. Mais le Puits refusa de rendre l'Artefact et continua à l'aspirer sous la surface. Penchée périlleusement au-dessus de l'eau, Aurian tint bon jusqu'à ce qu'elle ait l'impression qu'elle allait avoir le bras arraché. Mais qu'elle soit pendue si elle lâchait le Bâton ! S'il disparaissait dans le Puits des mes, il risquait d'atterrir sur n'importe lequel des millions de mondes que recelaient les profondeurs et il serait perdu à jamais. Elle se rendit vaguement compte qu'Anvar était debout à présent face au sinistre Spectre pour s'interposer entre lui et Aurian. Celle-ci n'avait malheureusement pas d'attention à leur accorder car tout son être était concentré sur sa volonté de ne pas lâcher le Bâton de la Terre. En regardant de nouveau dans le Puits, elle vit deux choses se produire de manière si rapprochée qu'elle ne put jamais, par la suite, se rappeler laquelle des deux fut la première. Sous la surface pleine de remous, les contours du Bâton commencèrent à s'altérer. Les deux serpents sculptés qui enserraient toujours dans leurs mâchoires la grande gemme verte contenant les pouvoirs de l'Artefact se parèrent de couleurs vives, rouge brillant et argent pour l'un, vert et or pour le second. Le premier remua, oh, juste un tressautement de la queue, rien de plus, puis l'autre commença à se tortiller et à se détacher du manche en bois. Aurian en resta bouche bée. Le Puits des me venait de donner vie aux Serpents de la Haute Magie. L'un après l'autre, les serpents se tortillèrent pour se détacher du Bâton dont ils s'éloignèrent, le rouge emportant la gemme verte dans sa gueule. La Mage se retrouva avec un simple bâton en bois entre les mains. Comme plus aucune force ne l'aspirait, celui-ci remonta au-dessus de la surface, ce qui faillit déséquilibrer la Mage. La pierre qui contenait les pouvoirs du Bâton était perdue pour elle, car le serpent avait nagé, avec son compagnon, au centre du Puits, là où elle ne pouvait l'atteindre. Côte à côte, les serpents dressèrent la tête et lui lancèrent un regard de défi. Leurs yeux froids et perçants brillaient d'une lueur moqueuse. De toute évidence, il s'agissait d'une nouvelle épreuve. Si la Mage ne réussissait pas à récupérer la pierre, elle perdrait le Bâton pour de bon. Aurian était si horrifiée qu'elle faillit ne pas voir une autre menace. Mais une espèce d'intuition la poussa à lâcher les serpents des yeux pour regarder dans le Puits en direction de sa Némésis. Eliseth, ignorant l'expression perplexe des deux hommes du Ciel, regardait dans le calice, ses yeux argentés brillant de rage et de haine. — Aurian, dit-elle d'une voix dure et chargée de ressentiment. Tu es enfin revenue. Mais tu arrives trop tard ! Aurian poussa un cri. Le Bâton! Par l'intermédiaire du Puits, il était entré en contact avec l'autre Artefact et, visiblement, Eliseth voyait aussi clairement son ennemie dans l'eau du calice qu'Aurian à travers le bassin entre les Mondes. Intérieurement, Aurian gémit. À cet instant présent, alors qu'elle devait concentrer son intelligence et sa volonté sur la nécessité de récupérer et de réparer le Bâton, c'était une distraction dont elle se serait bien passée. Elle couvrit Eliseth d'un regard glacial, semblable à de l'acier aiguisé. — Trop tard peut-être pour t'empêcher de commettre tes méfaits, mais bien assez tôt pour y mettre un terme, répliqua-t-elle d'un ton mordant. Eliseth rit à gorge déployée. — Il faudra plus que des menaces en l'air pour y parvenir, mais tu peux essayer! Le jour de notre première rencontre, je t'ai punie parce que tu m'avais défiée, et je suis impatiente de recommencer. Ça fait longtemps maintenant que j'attends de te broyer. (Ses yeux lancèrent des éclairs.) C'est fini, Aurian, tu as le cœur trop tendre pour réussir. Ton attachement pitoyable et pathétique vis-à-vis des Mortels signera ton arrêt de mort si tu oses venir m'affronter! Sur ce, vive comme l'éclair, Eliseth fit un geste, comme si elle voulait poignarder le calice. Brusquement, Aurian perdit son ennemie de vue tandis qu'une fine pellicule de glace se répandait à la surface du Puits des mes, du centre vers le bord, et se solidifiait rapidement. Lorsque la glace commença à se former autour d'eux, les serpents s'en allèrent vers le bord du Puits. Ils avaient à peine une longueur d'avance sur le terrible givre qui menaçait d'emprisonner leurs corps dans une tombe froide et cristalline. Vive d'esprit, Aurian tendit les bras aussi loin qu'elle le put vers les créatures menacées. Le froid intense qui s'élevait à la surface du Puits lui brûla cruellement les mains et s'insinua jusque dans ses os, mais elle tint bon jusqu'à ce que les serpents puissent l'atteindre. Ces derniers se dressèrent de toute leur hauteur, mais la Mage recula légèrement. — D'abord, donnez-moi la gemme, ordonna-t-elle avec sévérité. Dans un sifflement sauvage, le serpent rouge laissa tomber le précieux cristal dans la paume de sa main tendue. Alors Aurian tendit de nouveau les bras, et chacune des créatures s'enroula autour de ses poignets. Puis elle se releva d'un bond et les emporta hors de danger. L'énergie du Bâton l'enveloppa et entra en elle grâce au cristal qu'elle tenait dans sa main. Mais les Serpents de la Haute Magie lui transmirent encore plus d'énergie sous forme d'une vague d'extase et d'allégresse qui faillit la faire tomber à la renverse. Elle brandit au-dessus de sa tête les serpents enroulés autour de ses poignets en poussant un cri de joie et de triomphe. Les serpents sifflèrent alors pour l'avertir d'un danger. Aurian fit volte-face. L'imposante silhouette de la Mort se dressait au-dessus d'Anvar qui gisait sur le sol, le corps tordu de douleur, la bouche ouverte sur un hurlement silencieux. — Une âme en plein tourment, siffla le Spectre. Le spectacle n'est pas beau à voir, n'est-ce pas ? La terreur, glaçante, écœurante, s'empara d'Aurian. Lentement, elle baissa les bras. — Laissez-le partir, demanda-t-elle d'une voix calme. Ce n'est pas à Anvar que vous en voulez. — Tu te trompes. Je vous en veux à tous les deux. J'en ai marre de subir tes humeurs et celles de ton amant récalcitrant, Mage. Vous allez plonger dans le Puits des mes, maintenant. Aurian se baissa pour ramasser le bout de bois inanimé qui avait été le Bâton de la Terre. Il ne pouvait la protéger de la Mort, mais elle se sentait mieux avec une arme quelconque à la main. — Si vous faites ça, vous perdrez les Serpents de la Haute Magie, menaça Aurian. (Dans son désespoir, elle était prête à tenter le tout pour le tout.) Je les ai conquis, ils sont venus à moi, et il n'y a rien que vous puissiez faire pour m'empêcher de les ramener avec moi dans le monde auquel j'appartiens. — Fais ce que tu as à faire, ça ne change rien. Tu vas regagner ton corps. Anvar se réincarnera. (La Mort haussa les épaules.) Dites-vous adieu. Il peut s'écouler un certain temps avant que vous vous croisiez de nouveau dans l'un des mondes. Sur ce, le Spectre saisit Anvar et le souleva d'une seule main. Puis il le poussa par-dessus le rebord du Puits des mes. — Aurian..., cria Anvar désespérément en tendant la main vers elle. — Non ! s'écria la Mage. Alors même qu'Anvar crevait la surface de l'eau, elle plongea et saisit sa main tendue. Puis les eaux se refermèrent au-dessus de la tête d'Aurian tandis que les deux Mages tombaient ensemble en tournoyant dans l'infini étoilé. 18 Le faucon de laube Forral finit par renoncer à dormir. De toute évidence, il ne trouverait pas le sommeil cette nuit-là. Avec un soupir amer, il sortit de son lit où il se sentait bien seul, puis il alluma la lampe et se versa un verre de vin. La nuit avait été longue, très longue. Même si ces cavernes souterraines avaient tendance à lui faire perdre la notion du temps, il était persuadé que l'aube approchait. Une couverture sur les épaules, le bretteur tira sa chaise près du poêle dans un coin de la pièce et prit une bûche dans le panier pour l'ajouter sur les braises. Le verre en coupe dans ses deux mains, il but distraitement en luttant contre la déception. Il se dit qu'il avait été le pire des idiots de croire qu'Aurian le rejoindrait ce soir-là. Mais, quand quelque chose comptait autant pour un homme, comment pouvait-il s'empêcher d'espérer? En soupirant de nouveau, Forral se versa un deuxième verre. Aurian lui avait confié sa réticence à l'idée qu'ils se rapprochent comme avant, mais le bretteur avait du mal à comprendre. Elle avait ajouté qu'il était difficile pour elle de s'habituer à retrouver l'esprit et la personnalité de son premier amant dans le corps du second. Mais, compte tenu de ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre, elle aurait quand même dû l'accueillir à bras ouverts, non ? Forral, oubliant de plus en plus facilement qu'il ne se trouvait pas dans son propre corps, était blessé et frustré par l'attitude de la Mage. — Tu n'es revenu que depuis quelques jours, se dit-il à haute voix. Laisse-lui du temps, à cette pauvre petite. Elle finira par s'y faire... Mais pouvait-il vraiment compter là-dessus ? Il ne se souvenait que trop de l'entêtement d'Aurian ! Non, même en plein milieu de la nuit, il valait mieux mettre les choses à plat tant qu'ils se trouvaient dans un endroit sûr où ils disposaient d'un peu d'intimité. Déterminé, il vida son verre d'un trait et partit à la recherche de la Mage. Sa chambre était vide, à l'exception de l'un des grands félins qui dormait, roulé en boule, et qui occupait à lui seul tout l'espace du lit même pas défait. Il souleva la tête lorsque Forral ouvrit la porte et il ouvrit un œil paresseux avant de dévoiler en bâillant une impressionnante collection de crocs étincelants et pointus. Forral savait que la bête ne lui ferait pas de mal, mais ça ne l'empêcha pas de battre en retraite précipitamment. Aurian était folle d'accorder une telle confiance à ces dangereux animaux sauvages. Pour sa part, le bretteur était bien trop sensé pour suivre son exemple et prendre des risques avec des bêtes aussi énormes et puissantes. Une fouille rapide de la cuisine et des cavernes communes à tous les contrebandiers apprit à Forral tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il courut tambouriner bruyamment sur la porte des quartiers de Zanna. Au bout de quelques instants, Tarnal ouvrit, pieds nus, uniquement vêtu de son caleçon long, ses yeux bruns brillant de colère. — Par les démons, qu'est-ce qui se passe, l'ami ? Tu as bu ou quoi ? Tu as réveillé les enfants ! — Où est Aurian ? demanda le bretteur. Où est-elle allée ? — Comment le saurais-je? répliqua le contrebandier, irrité. Si elle a deux sous de bon sens, elle doit être dans son lit, là où nous devrions tous être... Mais, par-dessus l'épaule de Tarnal, Forral aperçut Zanna dans sa chemise de nuit, avec un châle sur les épaules. Elle venait d'écarter le rideau séparant la pièce principale du couloir menant aux chambres pour jeter un coup d'œil à l'intrus. En jurant, il poussa le jeune contrebandier d'un coup d'épaule et ouvrit le rideau d'un geste sec pour affronter du regard la Nightrunner. — Où est-elle, Zanna? Bon sang, femme, dis-le moi ! Même dans son nouveau corps, Forral était encore le plus grand des deux, mais Zanna lui tint tête malgré tout. — Aurian m'a demandé de la faire sortir en douce en évitant nos sentinelles. Elle m'a également demandé de ne pas dire où elle allait, et je le lui ai promis, ajouta Zanna d'un ton ferme. — Maintenant, écoute, Anvar, ou Forral, ou qui que tu sois. (Tarnal s'interposa entre sa femme et le bretteur. Il s'exprimait d'une voix sourde de colère.) Comment oses-tu débarquer ici au milieu de la nuit et menacer ma femme? Sors d'ici tout de suite, sinon, je m'en chargerai moi-même. Le vieux bagarreur qu'était Forral aurait ri de cette menace, mais Tarnal, bien que mince, était costaud et musclé à force de manipuler cordages et avirons. Le bretteur n'était pas tout à fait certain de savoir gérer son nouveau corps en cas de lutte. De plus, en se mettant à la place des deux contrebandiers, il voulait bien admettre qu'il s'était conduit comme un rustre à cause de son angoisse. Reculant d'un pas, Forral écarta les mains pour s'excuser. — Je suis désolé, Zanna, Tarnal. Mais Aurian n'a pas défait son lit et, si elle a passé toute la nuit dehors, elle est peut-être en danger. Je voulais seulement m'assurer que ce n'était pas le cas. (Il réussit à grimacer un sourire.) Allons, Zanna, lui dit-il pour l'amadouer, pense à ce que tu ressentirais si Tarnal avait disparu. Tu ne serais pas inquiète? Puisqu'elle est partie en début de nuit, il est sûrement trop tard pour que j'interfère dans ses plans, non? Je suis sûr qu'il n'y a pas de mal à tout me dire maintenant. — Je dois reconnaître, Zanna, que Forral marque un point, intervint Tarnal. Aurian est partie depuis des heures. Si elle s'est mise en danger, je n'aimerais pas apprendre qu'on est restés là sans rien faire alors qu'on aurait pu intervenir. Zanna fronça les sourcils d'un air songeur. — Très bien. Tu as raison, je ne vois pas quel mal il y a à le dire maintenant. Aurian est montée au tertre. — Quoi ? s'écria Tarnal. Et tu l'as laissé faire? — La pierre levée ? s'étonna Forral. Mais pour quoi faire ? — Aurian a dit que c'était un problème très urgent. Elle sait ce qu'elle fait, insista Zanna en réponse à la colère de son mari. Elle est capable de se débrouiller seule. En plus, Shia l'a accompagnée pour veiller sur elle. — C'est quoi, cette pierre ? rugit Forral. Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer ce qui se passe ? — C'est de la magie. C'est dangereux. On ne s'en approche pas, répondit Tarnal de façon laconique en enfilant une tunique et en bouclant sa ceinture avec son épée. Zanna, tu as perdu l'esprit en la laissant monter là-haut. Viens, Forral, on ferait mieux d'aller la chercher. — Je viens aussi. Forral et Tarnal se retournèrent et virent Grince debout sur le seuil. — Ça fait combien de temps que tu es là? demanda le bretteur. — Vous m'avez réveillé avec tous vos cris. (Le voleur dévisagea le bretteur avec gravité.) La dame Aurian a été gentille avec moi. Si elle est en danger, alors je veux vous apporter mon aide. Forral haussa les épaules. — A ta guise. Il sortit dans le couloir et s'en alla à grands pas, sans attendre les autres. Ils n'avaient qu'à le suivre. Forral n'avait jamais été un lâche. Mais il ne put retenir un frisson de crainte en posant le pied sur la pente couverte d'herbe rase. Le vent qui avait soufflé pendant la nuit était tombé et la lueur froide qui précède l'aube éclairait le ciel pâle. La mer en contrebas avait la couleur du fer et des rêves enfuis. Sur la colline au-dessus de lui, le bretteur aperçut le haut de la pierre levée qui se découpait, noire et sinistre, sur le ciel lugubre. Aucune trace d'Aurian. — Elle doit être au sommet, marmonna Tarnal comme s'il avait lu dans les pensées du bretteur. On ne peut pas la voir d'ici. — Non, mais elle nous verrait, elle, si elle s'y trouvait, répliqua Forral, dubitatif. Ce qui signifie qu'elle nous cache quelque chose ou qu'elle est blessée et qu'elle ne peut même pas nous appeler. Sur ce, il entreprit de gravir rapidement la colline. Un rai de lumière rouge sang éclaira le haut de la pierre levée lorsque le disque solaire surgit au-dessus de l'horizon. Un faucon qui volait bas passa juste au-dessus de la tête de Forral et se mit à planer au-dessus de la pierre, à la recherche des petites créatures des dunes. Mais Forral n'avait que faire de tels détails. En arrivant au sommet, il découvrit un spectacle qui lui glaça le sang. Le corps d'Aurian gisait sur le sol à côté du monolithe, les mains fermées autour du Bâton de la Terre qui reposait en travers de sa poitrine. On aurait dit qu'elle avait été préparée pour ses funérailles. La grande panthère montait la garde à côté d'elle, veillant sur ce corps apparemment sans vie. Le bretteur réagit sans réfléchir. Aveugle à tout ce qui n'était pas la Mage, il courut vers Aurian en l'appelant par son nom, sans se soucier de sa gardienne. Shia tourna brusquement la tête. Elle délaissa la Mage et s'avança avec raideur vers Forral en grondant de façon menaçante. Forral ralentit en jurant et tira son épée. Le félin se mit à lui tourner autour avec prudence, sans jamais le quitter des yeux, le regard noir et flamboyant. Tarnal essaya de rejoindre Aurian pendant que Shia regardait ailleurs. Mais la panthère bondit dans sa direction en grondant et le força à battre précipitamment en retraite. Le voleur avait disparu. Cette sale petite fouine a probablement pris ses jambes à son cou, songea Forral. Profitant du fait que Shia était distraite par Tarnal, il fit quelques pas de plus en direction de la Mage. La panthère revint aussitôt vers lui en essayant de surveiller les deux hommes en même temps. — Laisse-la tranquille! — Quoi? Forral secoua la tête. Mais d'où venait cette voix ? Elle ne ressemblait en rien à celle de Tarnal. L'avait-il rêvée ? — Arrière, humain! Si tu déranges son corps pendant qu'elle marche entre les Mondes, Aurian risque de mourir! Forral jeta un coup d'œil au-delà de la panthère menaçante et vit le voleur apparaître furtivement derrière le monolithe. Pendant que les autres étaient occupés, il avait fait le tour de la colline pour se glisser derrière Shia. Il atteignit Aurian, s'agenouilla auprès de son corps immobile et lui prit la main. Sa voix parvint très clairement au bretteur dans le silence de l'aube. — Revenez, ma dame! Ne nous abandonnez pas maintenant. Revenez, je vous en prie. Alors tout parut se produire en même temps. En feulant sauvagement, Shia se jeta sur le voleur et le renversa sur l'herbe, loin de la Mage. Des nuages noirs bouillonnants portés par un vent du nord glacial se rassemblèrent juste au-dessus de la pierre en une masse ondulante de la couleur d'une ecchymose. L'air devint glacial et des averses de grêle et de grésil balayèrent le sommet de la colline. Dans un grondement qui ne présageait rien de bon, le monolithe commença à trembler et à osciller sur sa base. La Mage convulsa et aspira une grande goulée d'air dans un horrible bruit rauque et sifflant. Elle ouvrit brusquement les yeux d'un air paniqué et laissa le Bâton rouler à l'écart lorsqu'elle essaya de se lever en agrippant frénétiquement le vide avec ses mains. Le faucon qui planait au-dessus de la colline dégringola du ciel comme s'il avait été abattu et atterrit dans un bruit sourd sur l'herbe à côté d'Aurian. La Mage se mit péniblement à quatre pattes et attrapa le Bâton d'un geste sec. — Courez! hurla-t-elle à pleins poumons. Grince se releva tant bien que mal et n'eut besoin que d'un coup d'œil au visage d'Aurian pour lui obéir. Réagissant à l'urgence de la situation, Forral, que le félin ne harcelait plus, attrapa le bras de la jeune femme pour la mettre debout. Ensemble, ils dévalèrent la colline, avec Shia à leurs côtés. Tarnal et Grince couraient devant eux en glissant sur l'herbe mouillée et gelée. Brusquement, Aurian tourna la tête, comme en réponse à un appel qu'elle seule aurait entendu. En poussant un cri étouffé, elle s'arracha à la poigne de Forral et remonta la colline en courant. — Qu'est-ce que... reviens, idiote ! Le bretteur fit demi-tour et se lança à la poursuite d'Aurian. Celle-ci courut jusqu'à l'oiseau assommé et le prit dans ses bras, puis redescendit aussi vite qu'elle le put. Un éclair déchira la ténébreuse couronne de nuages et frappa le monolithe avec une précision terrible. Dans un craquement semblable à un coup de tonnerre, la grande pierre se fendit, et une énorme explosion secoua le sommet de la colline. Le lointain chant de mort des Phées ressemblait au sifflement d'acier d'une lame d'épée qui fend les airs. Les cris sauvages et féroces de leurs cors d'argent résonnaient comme le souffle rauque de l'hiver dans le vent. Vannor ne cessait de se retourner dans son sommeil. Il rêvait du Val et de dame Eilin, une épée étincelante à la main. Puis il se réveilla et jaillit hors des couvertures en poussant un cri de consternation. Les sonneries de cor et les cris étaient plus forts à présent. Il ne s'agissait pas d'un rêve. L'attaque contre la cité d'Hellorin avait échoué et les Phées venaient se venger sur les habitants de Nexis. Vannor enfila les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main et se rendit à la fenêtre. Déjà, la chasse sauvage était visible sous forme de traits de lumière scintillants qui descendaient du ciel telles des étoiles filantes. En ville, l'appel cuivré des cors retentit, propre à rivaliser avec le vacarme dans les cieux. La grande cloche de la garnison se mit à sonner pour alerter les Nexians d'un danger, comme elle le faisait depuis le Cataclysme chaque fois que la cité se retrouvait en péril. Plus près encore, Vannor entendit un brouhaha au rez-de-chaussée, où le personnel de maison, paniqué, commençait à se rassembler. A travers la fenêtre, il vit des domestiques et des femmes de chambre terrifiés sortir en courant dans le jardin pour se mêler aux jardiniers et aux palefreniers tout aussi inquiets qui observaient le spectacle. Vannor ouvrit sa fenêtre à la volée. — A l'intérieur! beugla-t-il. Rentrez dans la maison, imbéciles, et restez-y ! Il attrapa son épée et dévala l'escalier en courant. Pour la première fois depuis son départ fracassant, il se réjouit que Dulsina ait été assez en colère pour le quitter. Au moins, elle se trouvait bien à l'abri dans les cavernes secrètes des Nightrunners. Sous les yeux de Vannor qui observait la scène depuis son manoir en haut de la vallée, les Phées s'abattirent sur la ville telle une tempête de feu, car leurs robes chatoyantes répandaient derrière eux des étincelles qui tourbillonnaient dans les airs. Les cors de chasse n'exultaient plus, ils sonnaient sur une note plus profonde et menaçante. Des traits de lumière étoilée jaillirent du sommet de la tour des Mages au passage des Immortels sur leurs grands chevaux. Le scintillement lumineux s'étendit rapidement aux flancs arrondis du bâtiment et à travers l'Académie tout entière, soulignant la coquille brisée du dôme du Climat et les ornements rococo de la grande bibliothèque. Des lueurs identiques apparurent et s'étendirent dans toute la ville, partout où les Phées touchaient terre. L'espace de quelques battements de cœur, ce fut une vision d'une beauté époustouflante. Puis une lumière beaucoup plus violente et courroucée prit le pas sur ces lueurs éthérées lorsque des flammes avides jaillirent en une dizaine d'endroits différents. Les hurlements ne tardèrent pas à couvrir les sonneries stridentes des cors. Alors Vannor se retrouva en train de courir à travers les rues en feu. Il vit les entrailles d'un homme se déverser sur les pavés parce qu'une épée phéerique venait de le couper en deux... Il vit une petite Fille pleurer à côté du corps de sa mère en serrant contre elle une poupée de chiffon... un jeune garçon s'enfuir en courant d'une maison en feu avant d'être englouti par une boule de flammes... une femme pousser des cris stridents en voyant ses enfants enlevés dans les airs en hurlant par une Phée aux yeux de saphir brûlants... Les victimes avaient toutes les yeux Fixés sur le Haut-Gouverneur de Nexis. Ces regards étaient une accusation et une condamnation. Des scènes de torture, de tourment et de massacre ne cessaient de se reproduire sous les yeux de Vannor tandis que les Phées rôdaient partout, terribles, le regard froid, drapés dans le glamour scintillant de leur magie... — Vannor est enfermé à l'intérieur de son esprit, marmonna D'arvan. Prisonnier de sa culpabilité, il est incapable d'affronter le massacre qu'il a provoqué. (Ses yeux brillèrent de colère tandis qu'il faisait face à son père.) À en juger par les horreurs que j'ai trouvées dans sa mémoire, il ferait mieux de s'en prendre aux véritables responsables. Comment pouvez-vous savourer de telles atrocités ? — Ce ne sont que des Mortels, répondit Hellorin d'un ton léger. Nous avons été si malheureux durant notre long emprisonnement. Comment peux-tu en vouloir à mon peuple de s'amuser un peu ? D'arvan soupira et garda ses pensées pour lui. Il importait avant tout de conserver la bienveillance de son père. Il ne servirait à rien de provoquer une querelle. Il avait compris qu'Hellorin ne changerait jamais. Il était trop habitué à considérer les Mortels comme de simples créatures primaires, tout juste bonnes à servir d'esclaves - ou de proies. — Ce ne sera pas facile de libérer Vannor, dit-il plutôt que de protester. Son esprit est enfermé dans un schéma répétitif, il ne cesse de revivre les horreurs de cette nuit-là encore et encore. Je suis désolé, mais je n'ai trouvé aucun indice permettant d'expliquer les raisons de cette attaque contre vous. Il a l'air aussi stupéfait que nous par ses propres actions. D'arvan tourna le dos à Hellorin pour dissimuler à son père l'ampleur de sa consternation. Les souvenirs de Vannor n'étaient qu'une interminable succession d'horreurs qui l'avaient profondément secoué. Retourner dans l'esprit tourmenté du malheureux et revivre toute l'expérience était bien la dernière chose dont il avait envie. — Si seulement Aurian était là, ajouta-t-il. Elle saurait quoi faire, elle a étudié l'art de la guérison. — Je ne vois pas pourquoi, toi, tu ne pourrais pas y arriver, protesta Hellorin d'une voix teintée d'impatience. Et si tu échoues, eh bien, le monde continuera de tourner. Un Mortel de plus ou de moins, ça ne fera aucune différence. — Ça en fera une pour Vannor, répondit fermement D'arvan. Monseigneur, il n'existe sûrement aucune raison de poursuivre l'expérience, n'est-ce pas ? J'ai fouillé l'esprit de Vannor et tous les souvenirs auxquels j'avais accès. Je sais combien vous souhaitez obtenir des explications, mais je n'arrive pas à trouver la raison de cette attaque. Laissez-le partir, je vous en supplie. Il ne vous est plus d'aucune utilité ici. Laissez-moi l'emmener auprès d'Aurian. Peut-être qu'elle pourra l'aider là où j'ai échoué. — Non. Essaie encore, D'arvan, insista le seigneur de la Forêt. Ils se trouvaient en haut de la tour, dans les appartements qui avaient été donnés à D'arvan. Vannor était allongé sur le sofa, celui-là même sur lequel, trois jours plus tôt, Maya avait élaboré son plan audacieux. Le Mage soupira. Malheureusement, l'idée de la guerrière avait plu à Hellorin - trop. Impatient d'agrandir sa lignée et d'obtenir l'aide de son fils pour gouverner la race mortelle, il était prêt à se passer d'un ou deux esclaves et même à faire un sacrifice plus grand encore en libérant les deux Xandims. Retardant le terrible instant où il devrait de nouveau entrer dans l'esprit de Vannor, D'arvan tourna le dos au Mortel affligé pour contempler par la fenêtre la spectaculaire cité, mélange éblouissant de magie phéerique et de labeur mortel. Au cours de ces derniers jours, les événements s'étaient enchaînés à une vitesse vertigineuse. Au fil des ans, pendant leur long exil, les guérisseurs phées étaient devenus experts dans la manipulation de la fertilité mortelle, car les gens de la Forêt étaient incapables de se reproduire entre eux, à cause du cruel sortilège des Mages qui les emprisonnait. Déjà, Maya portait en elle la minuscule étincelle de vie qui, un jour, deviendrait leur enfant. Sur sa demande (il avait dû insister), elle avait quitté la caverne aux esclaves et ses gardes brutaux pour venir s'installer dans le confort de ses appartements. En revanche, à cause de son hostilité envers le Mage, Parric était obligé de rester en bas jusqu'à l'heure du départ. Il ne restait désormais plus qu'une seule mission à accomplir - reconstruire l'esprit de Vannor - avant qu'Hellorin leur donne la permission de s'en aller. Mais la récente tournure prise par les événements déchirait le cœur de D'arvan. D'un côté, il était impatient de faire libérer Parric, Vannor et les deux Xandims et de s'en aller aider Aurian, qui était en droit de demander son assistance. Mais de l'autre, il avait désespérément envie de rester auprès de Maya, surtout maintenant qu'elle portait son enfant. C'était elle, la plus courageuse du lot. Cette folle idée venait d'elle, parce qu'elle avait insisté sur le fait qu'Aurian avait besoin de lui et qu'elle-même s'en sortirait très bien en son absence. Pourtant, il redoutait de la laisser là, à la merci des caprices de son père et incapable de s'évader à cause de la chaîne ensorcelée à son cou. Que lui arriverait-il, s'il mourait par la faute d'Eliseth ? Et s'il revenait, que se passerait-il alors ? Il avait donné sa parole à son père. Il devait conquérir et gouverner la ville de Nexis, comme le désirait Hellorin. — Vas-tu rester planté là toute la nuit ? aboya ce dernier en mettant fin à la rêverie de D'arvan. Je te croyais désespérément pressé de nous abandonner pour retourner auprès de ton amie la Mage. D'arvan fronça les sourcils, surpris par la rancœur de son père. — Je suis moi-même un Mage, à moins que vous ayez volontairement envie de l'oublier. Ne suis-je pas la preuve vivante que vous ne détestez pas tous les Mages ? Je n'arrive pas à comprendre pourquoi vous continuez à entretenir cette vieille inimitié, vous qui avez aimé une Mage. Sur tous les Mages encore en vie, aucun n'a quelque chose à voir avec l'emprisonnement des Phées. (Il soutint le regard de son père, heureux de pouvoir passer ses nerfs sur lui.) Ou se pourrait-il, monseigneur, que votre grief n'ait rien à voir avec les Mages en général et qu'il concerne uniquement dame Eilin, la mère d'Aurian ? — Ne prononce pas le nom de cette femme devant moi ! — J'ai cru comprendre, d'après le récit de Parric, qu'elle ne vous tient pas non plus en très haute estime, répliqua sèchement D'arvan. Allons, mon père, reprit-il avec un sourire malicieux. Reprenons notre travail avec le Mortel, voulez-vous ? — Fais comme tu l'entends. Préviens-moi si jamais tu réussis. La mine renfrognée, Hellorin sortit d'un pas lourd et claqua la porte derrière lui. D'arvan attendit un peu encore, savourant cette petite victoire. Il triomphait si rarement de son puissant père qu'il était bon de chérir ces précieux instants. Maya sortit de la chambre en s'étirant et en se frottant les yeux d'un air endormi. Les changements que les guérisseurs phées avaient provoqués en elle finiraient par s'équilibrer au fil de sa grossesse, mais, pour le moment, leur intervention magique l'avait laissée fatiguée et plus fragile que d'habitude, elle d'ordinaire si robuste. — Qu'est-ce qui ne va pas avec Hellorin ? demanda-t-elle. Ne l'ai-je pas entendu à l'instant piquer une royale colère ? Le Mage haussa les épaules. — J'ai commis l'horrible offense de mentionner le nom de dame Eilin. Sur ce sujet-là, il n'a quasiment aucune patience. — Eh bien, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, d'après ce que je sais. Maya se percha sur le bord de la table et balança ses jambes. Elle était désormais vêtue d'une luxueuse robe phéerique en soie que des couturières mortelles avaient reprise pour la mettre à sa taille. Les couleurs brillantes, dignes des plus beaux joyaux, soulignaient sa beauté sombre et délicate, mais ne pouvaient masquer l'éclat de l'abominable chaîne d'esclave autour de son cou. En cet instant, D'arvan fut submergé par l'ampleur de son amour pour elle. Il passa ses bras autour d'elle et posa la joue contre sa chevelure soyeuse et parfumée. — Je réparerai le tort qui t'a été causé, promit-il. Quand je te sortirai d'ici et que nous retournerons à Nexis, nous t'enlèverons cette maudite chaîne et tu seras reine. — Quand nous retournerons à Nexis, répondit sobrement Maya, je serai une traîtresse. 19 Sorcellerie en plein vol Le silence régnait dans les cieux à l'exception de la complainte du vent et du bruit retentissant des immenses ailes rouge et or de Plume-de-Soleil. A cette hauteur, on avait l'impression de contempler le monde entier... Un jour, je le gouvernerai tout entier, pensa Eliseth. Elle adorait planer aussi haut dans les airs et sentir la profondeur abyssale qui la séparait des rochers déchiquetés en contrebas. C'était si excitant! Elle s'abandonnait également avec délices entre les bras puissants de Plume-de-Soleil qui la tenait fermement. En tant que Mage du Climat, le fait de pouvoir caresser les vents, flirter avec le soleil et pénétrer les nuages dans lesquels elle puisait l'essence de sa magie lui procurait une incroyable sensation de puissance. Comme elle regrettait que sa propre race n'ait pas la chance de posséder le don de voler ! J'aurais pu accomplir tellement plus, songea-t-elle. Néanmoins, il lui restait la possibilité d'emprunter les ailes de Plume-de-Soleil. Il était fou d'elle au point qu'il se faisait toujours un plaisir de lui rendre ce service. Ce jour-là, elle avait plus que jamais besoin de s'évader pour s'éclaircir les idées et examiner les défis qui se présentaient à elle sous un nouvel angle. La vision d'Aurian, inattendue, lui avait causé un choc. Ces derniers temps, Eliseth s'était trop impliquée dans la réalisation de ses projets pour accorder ne serait-ce qu'une pensée à sa rivale. De fait, cette dernière avait mis si longtemps à revenir que la mage du Climat avait presque cessé de la considérer comme une menace - jusqu'à maintenant. J'ai eu de la chance de recevoir cet avertissement à temps, pensa Eliseth. Je suis sûre qu'Aurian n'avait nullement l'intention de m'annoncer son retour de cette façon. Il doit s'agir d'un accident ou d'une imprudence. La Mage fronça les sourcils. Mais où diable pouvait-elle bien être ? Quel était cet endroit brumeux dépourvu de couleurs ? Son environnement ma paru si étrange et peu naturel... Je ne l'ai pas reconnu. De plus, la vision n'était pas claire, elle ondulait, comme si je voyais la scène à travers de l'eau, mais comment est-ce possible ? — Qu'est-ce qui te préoccupe à ce point aujourd'hui? murmura Plume-de-Soleil à l'oreille de la Mage. Eliseth était sur le point de lui répondre sèchement, mais elle se ravisa. — Rien qui te concerne. Veux-tu bien me ramener, à présent, Plume-de-Soleil ? — Allons, rien ne presse, n'est-ce pas ? souffla l'homme du Ciel en faisant courir ses mains sur le corps de sa compagne. Je pensais que nous pourrions rester ici un petit peu... Eliseth fut tentée d'accepter. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour découvrir combien il était excitant de faire l'amour en plein ciel avec l'Ailé. Après l'avoir essayée, elle n'avait pas du tout été surprise d'apprendre que c'était la façon dont les Ailés s'accouplaient. Mais ce jour-là, malheureusement, elle devait s'occuper de certains problèmes. — Non ! dit-elle fermement à Plume-de-Soleil. Enfin, pas aujourd'hui, mon cher. Ramène-moi en Aerillia, s'il te plaît. J'ai du travail. Après avoir été déposée au temple de Yinze par un Plume-de-Soleil chagriné et maussade, le Mage du Climat regagna ses appartements secrets dans le cloître sous le bâtiment. Elle verrouilla la porte et ôta sa cape en fourrure. Les pièces étaient spacieuses et équipées de tout le confort possible, ce qui valait mieux, compte tenu du temps considérable qu'elle y passait, telle une araignée embusquée au bord de sa toile. Même si, dans les faits, Eliseth gouvernait Aerillia désormais, peu d'Ailés étaient au courant de son existence. S'ils l'avaient été, ils n'auraient jamais accepté une Mage pour souveraine. Eliseth prit la cruche posée sur la grille en métal au-dessus du brasero et se versa un verre de vin chaud. Puis elle s'assit et mit une couverture en fourrure sur ses genoux pour se protéger des inévitables courants d'air. Ces satanés Ailés semblaient ne jamais souffrir du froid, mais elle n'était pas immunisée comme eux. Ses appartements aux murs incurvés se situaient dans une tourelle qui jaillissait du flanc de la montagne sous le temple. L'ameublement se composait d'un mélange éclectique mais confortable des styles aerillien et nexian. Elle n'avait cessé de se plaindre devant Skua et Plume-de-Soleil jusqu'à ce qu'ils lui fassent faire un vrai canapé, à la place des sièges aux pieds grêles qu'elle trouvait si inconfortables, et un vrai lit dans lequel elle pouvait s'étirer à loisir. Elle leur avait également fait revoir la salle de bains, car il était hors de question qu'elle se contente de la cascade glacée qui descendait directement des citernes construites au sommet de la montagne. Ses complices avaient donc fait fabriquer et installer une baignoire, mais il fallait si longtemps pour faire chauffer de l'eau sur le brasero qu'elle se baignait rarement, et au mieux dans un fond d'eau tiède. Ces appartements lui semblaient spartiates comparés à celui qu'elle possédait autrefois dans la tour des Mages, mais elle pensait pouvoir le supporter encore un peu. A peine quelques mois auparavant, cet endroit lui avait fait l'effet d'un havre de luxe et de confort après son éprouvant voyage à travers les montagnes. Quand la Mage était arrivée dans le Sud, elle n'avait, pour guider ses pas sur cette nouvelle terre étrange, que Bern, les souvenirs volés à Anvar et l'Épée de Feu qui ne lui servait absolument à rien et que le Mortel portait dans le dos, cachée sous une vieille cape. Eliseth s'était sentie horriblement vulnérable sur les plaines côtières, comme une mouche rampant sur le plateau d'une grande table. Elle avait surtout voyagé de nuit en regardant fréquemment dans le calice pour éviter les patrouilles xandims. A pied, cela avait été un long et épuisant voyage, sans parler de la faim. Bern était très mauvais chasseur et Eliseth avait dû trouver presque toute leur nourriture elle-même en utilisant sa magie pour tuer des lapins et les petits daims qui habitaient les plaines. Finalement, en approchant des contreforts de la grande chaîne de montagnes, Eliseth avait trouvé ce qu'elle cherchait - deux jeunes bergers xandims, un homme et une femme, qui gardaient un petit troupeau. Elle les avait suivis pendant quelques jours tandis qu'ils traquaient les bovins au pas lent et elle avait soigneusement pris note de leur emploi du temps. Chaque jour, ils se relayaient, l'un gardant forme humaine tandis que l'autre se métamorphosait en cheval pour lui servir de monture. La nuit, ils se relayaient encore, l'un surveillant le camp pendant que l'autre dormait. Puis Eliseth était passée à l'action. Une nuit, après que les Xandims eurent monté leur camp pour la nuit et se furent endormis, elle avait utilisé un sortilège d'Air pour rendre Bern invisible tandis qu'elle se glissait furtivement auprès de la femme qui montait la garde, les yeux pleins de sommeil. Elle était morte sans un bruit lorsqu'Eliseth lui avait tranché la gorge, et son partenaire était mort sans même se réveiller. Ensuite, Eliseth avait rempli le calice avec la gourde des bergers et les avait ramenés à la vie l'un après l'autre. Les Xandims n'avaient aucune idée de ce qui leur était arrivé, mais ils avaient été saisis par l'étrange besoin de se dévouer à cette femme inconnue et de la servir en tout. La Mage avait interrogé ces jeunes gens, prénommés Saldras et Teixeira, sur les habitudes et le nombre de Xandims qui vivaient dans la région, ainsi que sur l'endroit où ils se trouvaient. Puis elle avait jugé qu'ils ne lui étaient plus d'aucune utilité sous leur forme humaine. Elle avait pris le contrôle de leur esprit et les avait obligés à se transformer en chevaux et à rester sous cette forme. Ainsi, elle avait pu continuer son voyage plus rapidement et elle avait pris sans tarder la direction des montagnes. Elle considérait désormais que le peuple du Cheval ne l'aiderait en rien dans ses envies de conquête. Elle reviendrait s'occuper de lui plus tard, quand elle en aurait le loisir. Non, la clé du pouvoir dans le Sud se trouvait dans le contrôle des cieux. Or, parmi les bribes de connaissances trouvées dans l'esprit d'Anvar, elle avait glané les noms de certains Ailés qui ne seraient que trop heureux de l'aider à détrôner leur reine. Mais les montagnes avaient bien failli lui coûter la réussite de ses plans et surtout la vie. Eliseth n'avait jamais appris à survivre en pleine nature. Elle n'était pas préparée au froid coupant ni à cet environnement impitoyable et désolé. La fatigue n'avait cessé de s'accumuler au fil des jours, sans parler de la tension nerveuse. L'ascension était ardue et il fallait rester constamment concentré pour trouver un chemin sûr. Sans les informations soutirées à ses prisonniers xandims, sans sa capacité à contrôler le climat, elle serait sûrement morte. Mais la Mage avait fini par arriver à proximité d'Aerillia. Elle avait alors tué les deux Xandims pour de bon et savouré son premier repas chaud depuis longtemps. Puis, en se drapant dans un manteau de brume pour se rendre invisible, elle avait observé dans le calice la cité et ses environs. Elle attendait sa chance. Employant de nouveau la ruse qui avait si bien fonctionné avec les Xandims, Eliseth avait attaqué une victime solitaire dans un endroit isolé. Cette fois, il s'agissait d'une jeune Ailée qui ramassait des baies seule sur le flanc de la montagne. Il avait été si facile de la tuer que c'en était pathétique. La petite n'avait quasiment pas résisté. Eliseth avait utilisé sa victime pour porter un message à Skua et Plume-de-Soleil, puis elle avait effacé cet incident des souvenirs de la jeune fille. Celle-ci avait repris le cours normal de sa vie. Elle n'avait pas pris part aux événements qui s'en étaient suivis et elle n'avait plus été dérangée. Mais Eliseth savait qu'elle était là, prête à être manipulée comme un pion sur l'échiquier si besoin était. Au début, la Mage avait caressé l'idée d'utiliser le calice pour prendre le contrôle de la reine en personne. Cependant, après réflexion, elle s'était dit que cette solution soulevait trop de problèmes. D'abord, tous les membres de la famille royale étaient sous haute protection. Il était peu probable qu'Eliseth parvienne à s'introduire dans leurs appartements et à utiliser le calice. De plus, Raven et Aguila gouvernaient ensemble de manière très harmonieuse et ils étaient si proches l'un de l'autre que, si la reine commençait à agir de façon inhabituelle, son époux aurait immédiatement des soupçons. Eliseth aurait donc été obligée de s'occuper des deux en même temps, ce qui la ramenait au premier problème. Non, il serait bien plus facile pour elle de manœuvrer à travers les ennemis du trône. Ainsi, elle courrait moins de risques. Ce fut un jeu d'enfant de gagner les deux Ailés mécontents à sa cause. Skua nourrissait depuis longtemps des griefs envers la reine. A en croire le Haut-Prêtre, Raven avait usurpé le pouvoir du temple en imposant son autorité dès le début de son règne. Il comprenait bien sûr qu'une grande partie de l'hostilité de la reine provenait des actes horribles de Serre-Noire, son prédécesseur. Mais il savait aussi que, si la question de leur influence respective devait se poser un jour, le conflit larvé entre la couronne et le temple éclaterait au grand jour. En revanche, la rancune de Plume-de-Soleil vis-à-vis de la reine Raven n'avait rien à voir avec les subtilités de la politique. Il ne lui avait jamais pardonné ce jour, voilà bien longtemps, où elle l'avait humilié devant le Haut Conseil au grand complet. Il se consumait également de jalousie et de ressentiment envers Aguila, né de basse extraction mais élevé au rang de prince consort par son mariage avec la reine. Les trois conspirateurs n'avaient pas mis longtemps à pondre leur complot. Ils avaient mis la main sur une harpe tout à fait ordinaire qu'Eliseth avait déguisée avec du glamour grâce à un sortilège mineur. Puis Skua avait annoncé à sa congrégation dans le temple que le grand dieu Yinze avait, dans sa sagesse, décidé de rendre la Harpe des Vents à ses enfants, les Ailés. Eliseth, qui observait la scène en cachette, avait utilisé ses propres pouvoirs pour accomplir les « miracles » soigneusement orchestrés de la Harpe. Le peuple du Ciel ne se sentait plus de joie et débordait d'espoir. Si l'un des leurs avait réussi à retrouver ses pouvoirs magiques, pourquoi pas tout le monde? Seule la reine et son prince consort n'avaient pas semblé impressionnés par les allégations de Skua. Ils étaient allés jusqu'à formuler leurs doutes à voix haute, car Raven savait parfaitement à quoi ressemblait la vraie Harpe. Elle savait aussi que celle-ci avait été conquise par Anvar et qu'aucun Mortel, fût-il un Haut-Prêtre, n'aurait su briser le lien qui les unissait. Cependant, ses sujets n'avaient rien voulu entendre. Ils n'avaient que faire d'un tel raisonnement. Pratiquement du jour au lendemain, la souveraine du peuple du Ciel avait découvert qu'elle avait perdu le soutien de ses sujets. Les gens avaient commencé à faire de nouveau circuler les histoires sur ses relations avec les Sans-Ailes et notamment Harihn, le complice de Serre-Noire. De nouveau, le jugement de Raven avait été remis en cause. Ouvertement soutenu par la Syntagma et la garde du temple, Skua avait osé prendre la parole contre elle en public. Sagement, la reine et sa famille avaient fui Aerillia - juste à temps pour sauver leur vie. Eh bien, songea Eliseth en buvant une gorgée de son vin qui refroidissait, ça ne me dérange pas de prendre exemple sur Raven. Agir au bon moment, tel est le secret de la plupart des réussites. Or, grâce à l'avertissement donné par le calice, elle savait qu'il était grand temps de passer à l'étape suivante. — Au moins, ça me permettra de sortir de cet appartement-cachot et de cette ville-mausolée, se dit-elle à voix haute. Je suis impatiente de vivre dans un endroit où j'aurai de nouveau chaud. Maintenant qu'Eliseth détenait le pouvoir, sa mission en Aerillia était terminée. Elle n'avait jamais eu l'intention de devenir la reine de ce maudit tas de rochers glacial qui se dressait au milieu de nulle part. De plus, les Ailés n'accepteraient jamais une souveraine étrangère à leur race. Or qui voudrait gouverner une ville sans même pouvoir sortir en public? Non, Aerillia n'avait été qu'un moyen de parvenir à ses fins et continuerait à lui servir si Skua gouvernait en suivant ses instructions. Eliseth était prête à partir pour l'endroit qu'elle avait toujours envisagé comme le véritable cœur de son empire : Dhiammara. La Mage se leva et marcha jusqu'à la fenêtre en laissant tomber la couverture par terre. Il restait une chose à faire avant de quitter Aerillia. Aurian ne tarderait pas à découvrir qu'elle n'était plus dans le Nord, si elle ne le savait pas déjà. Bientôt, son ennemie aurait les pensées et les yeux fixés sur le Sud. Or, il était vital qu'Eliseth poste ses espions avant qu'Aurian se mette en route. Eliseth prit le calice et le remplit à moitié d'eau avant de le poser sur la table. Puis elle s'assit confortablement pour regarder dans ses profondeurs noircies en concentrant toutes ses pensées sur Anvar. Pendant un laps de temps considérable, rien ne se produisit. La Mage resta assise sans bouger en dépit de sa migraine grandissante. Elle avait beau se concentrer, aucune vision n'apparaissait au sein de la coupe. Qu'est-ce qui n'allait pas, bon sang? Ça n'était pas normal! Eliseth commença à s'impatienter et se laissa gagner par l'ombre d'un doute. Malgré tout, elle persévéra jusqu'à ce que le soleil de midi apparaisse derrière ses fenêtres. Son éclat faillit lui brûler les yeux lorsque les rayons touchèrent la surface de l'eau. Eliseth recula d'un bond en proférant un horrible juron car sa concentration venait de voler en éclats. La Mage ne comprenait pas ce qui se passait. (Elle n'avait aucun moyen de savoir que l'esprit qu'elle espérait maîtriser n'avait pas regagné son corps et qu'un autre, sur lequel elle n'avait aucun contrôle, avait pris la place d'Anvar.) Tout ce qu'elle savait, c'était que l'un de ses plans les plus précieux avait échoué. Dans sa colère, elle lança le calice de toutes ses forces en grondant un autre juron. L'Artefact traversa la pièce à la volée en projetant l'eau qu'il contenait sous forme d'un arc étincelant. Un éclair brûlant jaillit lorsqu'il heurta le mur et un réseau de fissures se forma en étoile autour du point d'impact. Eliseth hoqueta, horrifiée. L'image de la tour se détachant du bâtiment et s'écrasant à flanc de montagne lui traversa l'esprit. — Que la peste t'emporte, fais un peu plus attention ! se dit-elle à voix haute. Ce n'est pas une saloperie de jouet ! Elle courut ramasser le calice avec précaution et vérifia qu'il n'était pas cassé avant de l'épousseter avec l'ourlet de sa robe. L'objet émit une ou deux vibrations boudeuses entre ses mains, puis plus rien. Eliseth commença à faire les cent pas dans la pièce en serrant le précieux Artefact. Qu'allait-elle pouvoir faire? Elle devait trouver un moyen d'espionner les faits et gestes de son ennemie. Au bout d'un moment, la réponse lui apparut, évidente. Elle ne nourrissait pas beaucoup d'espoir, mais elle pouvait toujours essayer de prendre de nouveau le contrôle de Vannor. La Mage soupira en remplissant de nouveau le calice. Elle avait tiré un trait sur Vannor depuis longtemps. Après que cet imbécile maladroit eut complètement raté son attaque contre les Phées, il s'était fait capturer par les maudits sujets d'Hellorin et il ne lui avait plus été d'aucune utilité. De toute façon, il n'avait plus été utile à personne et encore moins à lui-même. Mais cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris la peine de le contacter. Peut-être que quelque chose avait changé... Cela vaudrait mieux, songea-t-elle avec amertume. C'était une bien maigre chance, mais aussi son dernier et unique espoir. Plissant les yeux, Eliseth se pencha de nouveau sur le calice pour concentrer sa volonté sur l'ancien Haut-Gouverneur de Nexis. Maya, debout sur la luxuriante pelouse verte devant le palais d'Hellorin, regardait le soleil matinal caresser l'herbe douce qui brillait comme un feu émeraude. Comme elle aurait aimé tenir une épée dans sa main! Cela l'aurait aidée à afficher un courage qu'elle ne ressentait pas - justement au moment où elle en avait le plus besoin. Ce matin-là, le monde lui paraissait rempli uniquement de choses qu'elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas que d'Arvan s'en aille, elle ne voulait pas rester là et, par-dessus tout, elle ne voulait pas porter un enfant dans un moment pareil - surtout un enfant conçu avec l'aide de la magie phéerique, alors qu'il aurait dû l'être naturellement et spontanément. Dieux, comment vais-je bien pouvoir m'en sortir avec un enfant? se demanda-t-elle avec désespoir. Je suis une putain de guerrière, pas du tout du genre maternel. Cette idée me terrifie, je ne sais même pas par où commencer. Cependant, elle n'avait plus le choix. L'enfant dormait déjà en son sein. Après que D'arvan et elle eurent couché ensemble, des femmes phées étaient venues et l'avaient enveloppée dans un sortilège de sommeil. A son réveil, elle avait appris qu'elles avaient activé la semence de D'arvan en elle. Il n'était plus possible de revenir en arrière. C'était mon idée, se rappela-t-elle. C'était mon plan, du début à la fin. Je suis la seule à blâmer - moi et ma grande gueule ! La. chaîne d'Hellorin à son cou, un cercle froid et étincelant qui ne semblait jamais se réchauffer quelle que soit la température de son corps, était là pour lui rappeler son nouveau statut. Etait-ce tout ce que l'avenir lui réservait ? Des chaînes ? D'arvan passa un bras en travers de ses épaules. Elle comprit, le cœur lourd, que la tension même de son corps trahissait ses peurs et ses doutes. — Tout va bien, murmura-t-il. Ne t'inquiète pas. Je reviendrai avant que tu aies le temps de t apercevoir de mon absence. Maya leva les yeux vers lui et grava certains détails dans sa mémoire pour les ressortir quand il serait parti : ses cheveux pâles et fins volaient dans la brise, et la lumière matinale projetait des creux noirs sur son visage aux traits bien prononcés. En revanche, elle essaya d'éviter le regard de Parric, qui se tenait tout près sous la surveillance de deux gardes phées. Vannor était là aussi. Il ne réagissait toujours pas mais, à la dernière minute, il avait reçu l'autorisation de s'en aller lorsque Hellorin avait fini par admettre que D'arvan ne pouvait pas l'aider. Parric ne portait plus le terrible collier, on le lui avait retiré, mais ça ne l'empêchait pas d'avoir la mine renfrognée. Il s'opposait à ce marché depuis le début et avait déjà fait abondamment savoir qu'il la croyait folle. Alors qu'elle ouvrait la bouche pour répondre à D'arvan, Maya entendit une fanfare argentée de trompettes. Le seigneur de la Forêt sortit du palais en adressant des signes de tête majestueux à la foule de courtisans phées vêtus de couleurs vives qui bordaient la pelouse. — Qu'on amène les montures! Maya serra les dents. Pourquoi diable Hellorin n'en finissait-il pas avec ça ? Il aurait pu demander que les Xandims attendent devant le palais comme tous les autres spectateurs de la scène, mais non... Tous les rois éprouvaient-ils le même besoin ridicule de se donner en spectacle ? En attendant l'arrivée des Xandims, Hellorin se tourna vers Maya et D'arvan en ouvrant les bras comme pour les embrasser tous les deux. S'il essaie, songea Maya avec détermination, je jure de lui arracher les couilles pour lui en faire des boucles d'oreilles, roi des Phées ou pas. Heureusement, le seigneur de la Forêt se retint. — Tout va-t-il bien pour vous, mes enfants ? s'écria-t-il. D'arvan lui offrit un sourire éblouissant et lui répondit avec la même attitude grandiloquente : — Tout va bien, monseigneur. Maya serra les dents. Si mon enfant essaie de se comporter comme ça, se dit-elle, il ne pourra pas s'asseoir pendant une semaine. La guerrière n'eut pas le temps de réfléchir à sa propre réponse. Déjà, les deux Xandims arrivaient sous la forme d'un magnifique et énorme cheval de guerre pommelé et d'un autre plus petit à la robe baie brillante, avec une crinière et une queue hirsutes d'un noir de jais. Maya eut beau les regarder de près, elle eut du mal à se les représenter en hommes. A quoi ressemblaient-ils sous leur forme humaine ? Comment était-ce de vivre sa vie entière dans la peau de deux créatures aussi différentes ? Elle aurait aimé avoir l'occasion de les connaître et de leur parler. Elle ne gardait qu'un vague souvenir fuyant de la seule et unique fois où elle les avait vus en humains, car elle-même avait la forme d'une licorne à ce moment-là. La guerrière sourit avec aigreur à cette pensée. Nous ne sommes peut-être pas si dissemblables, après tout. Moi aussi, j'ai vécu dans la peau de deux créatures différentes à cause des caprices du seigneur de la Forêt. Maya perçut la tension qui habitait D'arvan. Il était impatient de s'en aller, de peur que son capricieux père change d'avis. De toute façon, l'endroit n'était pas propice aux adieux, il y avait trop de monde, trop de précipitation, et puis, ils s'étaient déjà dit au revoir. D'arvan échangea quelques mots à voix basse avec son père, des paroles que Maya ne put entendre. Puis il la prit dans ses bras pour la dernière fois avant longtemps et peut-être même pour la dernière fois tout court. La guerrière le serra très fort en retour. — Fais bien attention à toi, siffla-t-elle, ou tu auras affaire à nous deux. D'arvan sourit. — Fais-moi confiance, tout ira bien. Prends bien soin de notre enfant, mon amour. Personne ne pourrait le faire mieux que toi. Puis il s'éloigna. Maya dut faire un effort déchirant pour ne pas tendre les bras vers lui. Elle les garda bien sagement le long de son corps en serrant les poings. Les gardes phées aidèrent le maître de cavalerie à installer Vannor devant lui sur le grand cheval gris qui s'appelait Schiannath. D'arvan se hissa sur le dos de Chiamh, le bai, à qui la situation ne plaisait visiblement pas. Il plongea et renâcla en soulevant des mottes de terre sous ses sabots jusqu'à ce que le Mage se penche pour murmurer quelque chose à son oreille. Maya ne savait pas ce que D'arvan avait bien pu dire, mais ces paroles eurent un effet magique. D'un même élan, les Xandims bondirent dans les airs, vers leur liberté retrouvée. Ils emportèrent avec eux une partie du cœur de Maya, qui éprouva en cet instant un mélange de joie, de chagrin et d'envie très, très amère. Puis elle les perdit de vue et le ciel lui parut bien vide. Hellorin passa un bras en travers des épaules de la guerrière. — Venez, ma petite louve. Tout ce que vous pouvez faire désormais, c'est prendre soin de votre enfant et attendre le retour de D'arvan. L'un des hêtres du bosquet, trop grand, avait été victime de la foudre au cours de la dernière tempête estivale. Yazour débitait le géant sylvestre sous forme de bûches qu'il ajouterait à la réserve de bois hivernale. Il se dépêchait d'en faire le plus possible avant la nuit, car l'été cédait doucement la place à l'automne, et le soleil n'allait pas tarder à se coucher. Déjà, une lampe brillait au rez-de-chaussée de la tour, de l'autre côté du lac, et une boule de Magilumière éclairait faiblement le jardin à la manière d'une luciole tandis qu'Eilin se déplaçait entre les rangs de légumes pour ramasser les ingrédients du dîner. La soirée était calme et tranquille, avec pour seul bruit le chant des oiseaux à moitié endormis, le doux murmure des vaguelettes sur le rivage et la respiration rauque d Iscalda qui paissait l'herbe juste à côté pour lui tenir compagnie. Yazour ne sut jamais ce qui le poussa à lever les yeux juste à ce moment-là. Ce fut peut-être cet instinct qui lui restait de la lointaine époque où il était soldat qui attira son regard vers le nord... — Faucheur des mes ! s exclama-t-il en laissant tomber la hache. Il bondit sur le dos d'Iscalda et traversa le pont au galop en criant des instructions paniquées à Eilin. Le jour qu'ils redoutaient tant avait fini par arriver. Les Phées revenaient dans le Val. — Rentre, Iscalda, tu seras en sécurité à l'intérieur. Sans façons, Yazour ouvrit la porte de la tour et poussa la jument dans la cuisine. Il croisa Eilin sur le seuil qui s'apprêtait à sortir. La Mage, qui tenait son bâton et l'épée du guerrier, sourit à la jument blanche. — Tout le monde est à l'abri, à ce que je vois. Ne t'inquiète pas, Iscalda, ajouta-t-elle avec une lueur de colère dans les yeux. Nous allons bientôt renvoyer ce maudit Hellorin là d'où il vient. Yazour et Eilin se postèrent côte à côte à l'extrémité du pont, du côté de l'île. Les montures phéeriques semblaient très proches à présent. — Ils ne sont que deux, fit remarquer Eilin, perplexe. Ça ne ressemble pas à une invasion. Je me demande bien à quoi joue Hellorin ? Yazour eut un peu honte d'avoir paniqué aussi vite. Quand il avait aperçu les cavaliers, il n'avait pas attendu de les compter, il s'était simplement dit qu'une attaque allait avoir lieu. — Pourrait-il s'agir d'une ruse? Puis les voix des cavaliers leur parvinrent, portées par le vent. Elles appelaient le guerrier et la Mage par leur nom. D'arvan se sentit un peu raide en mettant pied à terre, mais il était presque désolé que la merveilleuse chevauchée à travers les cieux soit déjà finie. Pendant un court moment, il avait pleinement compris pourquoi son père désirait si ardemment conserver ses montures phéeriques. Puis il chassa cette pensée de son esprit en voyant Eilin traverser le pont en courant pour le serrer contre elle. — D'arvan! s'écria-t-elle. Dieux merci, tu es sain et sauf. (Elle agrippa sa tunique en enfonçant ses doigts dans le tissu.) Est-ce qu'Aurian est sortie de la faille temporelle en même temps que toi ? lui demanda-t-elle avec angoisse. Pourquoi n'est-elle pas avec toi ? Elle va bien ? — Pour autant que je le sache, répondit D'arvan. Elle est bien sortie en même temps que moi, mais j'ai été obligé de la laisser à Nexis. (Il vit les épaules d'Eilin s'affaisser sous le coup de la déception et il s'empressa d'ajouter:) Mais elle a les deux panthères avec elle. Shia est une créature impressionnante et elle ne permettra jamais qu'il arrive quoi que ce soit à Aurian. Derrière les deux Mages, Yazour était en train d'accueillir Parric avec une grande joie. Brusquement, on entendit un hennissement sauvage, et la porte de la tour s'ouvrit à la volée. Iscalda traversa le pont au galop dans un bruit de tonnerre en martelant le bois sous ses sabots et elle vint frotter sa tête contre celle de Schiannath, son frère. — Eh bien, voilà de joyeuses retrouvailles, fit remarquer D'arvan sans pouvoir s'empêcher de sourire de ravissement. Je crois cependant pouvoir améliorer les choses... Il prit dans sa main le talisman suspendu à une chaîne d'argent autour de son cou. La pierre polie étincelante sertie au centre du bijou lui parut chaude au toucher et brilla d’une lueur grise brumeuse, comme le soleil à travers une averse de pluie argentée. Son père lui avait remis le talisman juste avant son départ. Il était imprégné de Magie Antique, dont Hellorin tirait l'essence de ses pouvoirs. En serrant dans sa main le cadeau du seigneur de la Forêt, D'arvan sentit la magie se répandre dans son corps, à la fois étrange et familière, comme si elle éveillait dans son sang une force dormante dans laquelle il n'avait jamais puisé. Prenant une profonde inspiration, le Mage défit le sortilège qui emprisonnait les Xandims sous leur forme animale. Le changement était inattendu. Chiamh, habitué à ses quatre pattes, se retrouva brusquement sur deux jambes. Il oscilla, tituba puis finit par tomber tête la première. Pendant un long moment, il resta comme ça, les yeux fermés, les sens en ébullition, assommé par une joie si grande qu'il avait du mal à la contenir. Il fit courir ses doigts dans la pelouse et eut l'impression de sentir la texture de chacun des étroits brins d'herbe grâce à son extraordinaire sensibilité. Il n'aurait jamais cru redevenir humain un jour. Prudemment, il ouvrit les yeux, et le monde jaillit devant lui, riche dans ses couleurs et dans sa profondeur. L'équilibre était simplement différent. Il venait d'échanger une ouïe et un odorat plus développés contre une meilleure vue et un meilleur sens du toucher. — Chiamh, tu vas bien ? Yazour et Parric étaient penchés sur lui d'un air inquiet. L'Œil-du-Vent ne savait pas du tout lequel des deux venait de parler, car ils avaient l'air aussi inquiets l'un que l'autre. — On ne peut mieux, assura-t-il en souriant tandis qu'ils l'aidaient à se lever. Parric, à qui Chiamh avait sauvé la vie plus d'une fois, lui broya la main et lui tapa si fort sur l'épaule que l'Œil-du-Vent faillit de nouveau perdre l'équilibre. — Par Chathak, c'est bon de te revoir, mon vieil ami. La vie m'a paru terne sans toi. — Ah, c'est parce que ça te manque de ne plus être le seigneur de la Horde, le taquina Chiamh. A côté d'eux, Schiannath et Iscalda riaient et pleuraient dans les bras l'un de l'autre. L'Œil-du-Vent se tourna vers D'arvan. — Je ne t'avais encore jamais rencontré sous ma forme humaine, lui dit-il gravement, je ne sais donc pas grand-chose de toi, à part que tu es un ami d'Aurian. Mais je te suis tellement reconnaissant de ce que tu as fait pour moi et mes compagnons xandims, j'ai une dette envers toi... Au même moment, l'Œil-du-Vent fut interrompu par de légers bruits de pas sur le pont. Il se retourna et découvrit, à son grand étonnement, un petit garçon aux cheveux noirs d'environ cinq ans, accompagné d'un grand loup gris. Même s'il avait beaucoup changé, Chiamh reconnut Wolf, le fils d'Aurian. — Hé, mais c'est Wolf! s'écria-t-il, ravi. (Puis il regarda Yazour d'un air perplexe.) Mais qui est cet enfant ? Ce dernier vint tirer sur la manche de Yazour. — Papa ? — Quoi ? s'exclama Chiamh, complètement abasourdi. C'est ton fils? Yazour devint tout rouge. -Je... Il se tourna vers dame Eilin, qui répondit : — Ne me regarde pas comme ça. C'est ton ami, alors à toi de lui dire. Je vais déjà avoir assez de mal à expliquer à Aurian qu'elle a un petit frère. 20 Retrouvailles C’était une matinée grise, avec des averses de pluie fine qui balayaient le Val, poussées par un vent capricieux qui transformait la surface du lac en étain rugueux. Eilin se glissa hors de la tour en veillant à ne pas faire de bruit. Je me demande bien pourquoi je me donne une telle peine, songea-t-elle avec ironie. Il y avait eu tant d'histoires à raconter et de projets à faire la veille au soir qu'ils étaient tous allés se coucher très tard, au point que ça ne valait presque plus le coup de dormir. Eilin était la seule à n'avoir pas du tout fermé l'œil. En cet instant, elle avait l'impression d'être la seule éveillée en ce monde. En traversant le pont exposé au mauvais temps, elle sentit que le vent forcissait. Elle tira sur le capuchon de sa cape brune pour l'empêcher de tomber en arrière. Le climat n'invitait pas à la promenade, mais Eilin avait besoin de puiser du réconfort dans la contemplation de son Val bien-aimé. Elle était sortie pour réfléchir mais, en vérité, il n'y avait pas grand-chose à décider. Yazour allait partir ce matin-là avec les autres, y compris Wolf et Iscalda. Il allait retourner dans le Sud avec Aurian, et elle ne le reverrait jamais plus. Elle allait encore se retrouver seule, comme elle l'avait été la plus grande partie de sa vie. De plus, comme avec Aurian, elle devrait élever un nouvel enfant toute seule. Pourquoi? se demanda la Mage avec désespoir. Pourquoi est-ce que ça m’arrive tout le temps ? Après la mort de Geraint, elle avait refusé d'envisager la possibilité d'avoir un nouveau compagnon dans sa vie. Elle ne voulait pas revivre la douleur d'une telle séparation - oh, comme elle avait eu raison, à l'époque! Cependant, elle s'était attachée à Yazour depuis le premier jour, quand il lui avait ramené Iscalda et le petit Wolf. Dès le début, il y avait eu comme une étincelle entre eux. Mais elle n'aurait jamais dû le laisser la séduire comme il l'avait fait. Le jeune guerrier avait mis longtemps à la convaincre, presque deux ans, mais, par Iriana, il ne s'était jamais découragé! D'une certaine façon, il faisait plus que son âge, parce qu'il était fort, capable et que l'on pouvait compter sur lui. Mais, d'un autre côté, il s'était montré si jeune, si débordant d'enthousiasme et de joie... Il m'a donné l'impression d'être jeune à nouveau, pensa Eilin. Il m'a rendu tellement de ces années que j'avais perdues. Elle s'était lancée dans cette aventure les yeux grands ouverts et s'était même laissé convaincre d'avoir un autre enfant... Oh, Eilin, pauvre sotte! Pauvre, pathétique, vieille folle ! Il y avait trop de vent et d'humidité pour se promener. La cape d'Eilin ne parvenait pas à la protéger du froid et de la pluie. Elle s'abrita dans le bosquet de bouleaux et s'adossa contre le tronc solide et réconfortant d'un arbre ruisselant. Pour la première fois, elle remarqua que les feuilles commençaient à virer au jaune et au bronze. Oui, l'été était bel et bien fini. En tout cas, elle avait le courage d'affronter sa perte. Les dieux savaient qu'elle avait de l'entraînement! Elle ne ferait rien pour retenir Yazour ou l'empêcher de partir. Il devait suivre son cœur et son propre chemin. Elle avait bien vu son visage, la veille, pendant qu'ils parlaient avec D'arvan, Parric et les autres. Elle avait vu le conflit intérieur qu'il essayait de dissimuler. Il voulait aider Aurian, se retrouver de nouveau au cœur des événements et retourner dans le monde excitant et attirant qui existait en dehors du Val. Qui pourrait lui en vouloir ? Même si cela faisait presque dix ans qu'ils étaient ensemble maintenant, il était encore assez jeune pour vouloir ces choses-là. Au moins lui avait-il donné un fils. Eilin était bien déterminée à ne pas répéter avec Currain l'erreur commise avec Aurian. Cet enfant ne vivrait pas aux côtés d'une mère négligente et amère. Et puis, ce n'était pas comme si Yazour était mort et inaccessible, comme Geraint. Qui sait, se dit la Mage, peut-être qu'un jour il reviendra... Elle s'en voulut de nourrir de tels rêves. Evidemment qu'il ne reviendrait pas. Il repartait chez lui, dans son propre pays, auprès de son propre peuple... La Mage soupira et retourna à la tour en composant ses traits pour dire au revoir à Yazour. Il pleuvait encore lorsque tout le monde sortit de la tour et traversa le pont. Yazour s'attarda un peu, souhaitant être le dernier à partir. Il voulait engranger dans sa mémoire chaque détail du foyer qu'Eilin et lui avaient bâti ensemble avec sa force à lui et sa magie à elle. C'est ridicule, se dit-il. Ce n'est que temporaire. Quand tout sera fini, tu reviendras auprès d'Eilin et de Currain et tout sera comme avant. A condition de ne pas te faire tuer, répondit une petite voix dans sa tête. À condition de pas retomber sous le charme du Sud qui te poussera à abandonner ce climat nordique rude et humide. Un millier de choses pourraient bien t empêcher de revenir. Le pire, c'était qu'Eilin n'avait rien fait pour le retenir. Si elle avait pleuré ou supplié, il aurait pu avoir une excuse pour lui en vouloir. Si elle lui avait seulement montré que cela la touchait... Non, ce n'était pas juste. Ils avaient vécu ensemble suffisamment longtemps pour qu'il voie bien qu'elle était profondément malheureuse à l'idée qu'il s'en aille. Mais elle était déterminée à ne pas le lui montrer. Il admirait son courage. Pas étonnant que sa guerrière de fille soit comme elle était! — Yazour, tu viens ? le héla Parric avec impatience de l'autre côté du pont. Le guerrier s'en alla en soupirant. Currain le regardait de façon curieuse. Il savait, avec son instinct d'enfant, que quelque chose n'allait pas. Wolf était assis, sa fourrure hérissée. Yazour ne pouvait communiquer avec le loup par télépathie comme le faisait Eilin, mais il était convaincu que le fils d'Aurian désapprouvait sa décision. Les trois Xandims se tenaient sur le côté. Après avoir passé tant de temps sous leur forme animale, ils avaient décidé d'attendre jusqu'à la dernière seconde le moment où il leur faudrait redevenir des chevaux. Eilin noyait D'arvan et Iscalda sous les messages et les conseils à transmettre à Aurian. Elle jeta à peine un regard en direction de Yazour, mais Chiamh s'approcha furtivement de ce dernier. — Yazour, tu commets une grave erreur, siffla-t-il dans l'oreille du guerrier. Nous sommes suffisamment nombreux aux côtés d'Aurian. Un de plus ne fera pas une grande différence. Ta place est ici. Ton cœur est ici. Il était temps de partir. Chiamh, Schiannath et Iscalda s'écartèrent de leurs amis et se transformèrent. Yazour remarqua que Currain observait ce spectacle bouche bée en s'accrochant à la main de sa mère. Quand il s'en alla embrasser sa famille une dernière fois, il eut l'impression qu'on lui arrachait le cœur. — Je reviendrai, dit-il à Eilin. Je reviendrai aussi vite que je le peux, je le jure. — Bien entendu, répondit-elle d'une voix où perçait le mensonge. Prends soin de toi et transmets tout mon amour à Aurian. (Elle lui fit un sourire en coin.) Parle-lui de son frère, comme ça, je n'aurai pas à le faire. — D'accord, assura Yazour. Prends soin de toi aussi - et de Currain. Quand il la quitta, il eut l'impression qu'on lui arrachait la moitié de son être. Le petit était trop jeune pour comprendre. Il agita la main d'un air solennel, comme il le faisait chaque fois que Yazour s'en allait chasser ou sortait de la tour pour s'occuper de diverses petites choses. Les autres attendaient. D'arvan avait installé Wolf devant lui en travers du cheval, et il était évident que ni Wolf ni Chiamh n'appréciaient la situation. Mais on ne pouvait rien y faire. Même si Wolf et sa grand-mère avaient du mal à se séparer l'un de l'autre, Eilin avait décidé, la nuit précédente, qu'il devait rejoindre sa mère, surtout s'il existait une seule chance qu'elle puisse lever la malédiction. Cependant, elle avait eu du mal à convaincre son petit-fils qui, quand il s'y mettait, pouvait se montrer aussi têtu que sa mère. Parric était de nouveau monté sur le dos de Schiannath, les deux anciens seigneurs de la Horde réunis. Le maître de cavalerie tenait le corps inerte de Vannor devant lui sur la selle. Comme D'arvan, Eilin avait été incapable d'aider le marchand. Tous espéraient qu'Aurian, davantage versée dans l'art de soigner, serait capable de le libérer de la prison dans laquelle il s'était lui-même enfermé. Yazour traversa la pelouse pour rejoindre Iscalda, qui attendait patiemment. Il contempla Eilin une dernière fois, puis il sauta sur le dos de la jument... et se mordit la langue lorsqu'Iscalda se lança dans une violente série de ruades. Bien qu'excellent cavalier, Yazour n'avait pas la moindre chance de rester sur son dos. Iscalda était déterminée à le désarçonner. Moins d'une minute plus tard, le guerrier gisait sur le dos dans l'herbe et proférait un chapelet de jurons. — Je crois qu'elle essaie de te dire quelque chose, lui fit sèchement remarquer Parric. — Quelque chose que tu sais déjà, ajouta D'arvan avec obligeance. Yazour se remit péniblement debout. Il se tourna de nouveau vers Iscalda, mais celle-ci rabattit ses oreilles en arrière en lui montrant les dents. Lentement, un sourire de soulagement mêlé de joie apparut sur son visage. — Si j'avais pensé un seul instant qu'Aurian pouvait pas se passer de toi, je te l'aurais dit, reprit Parric. Par la culotte de Chathak, l'ami, reste ici et sois heureux ! Fais-le pour nous tous. Le guerrier acquiesça. — Toute la nuit, mon cœur n'a cessé de me dire de rester. Je ne voulais pas partir, mais je croyais qu'il en allait de mon devoir. (Il rit, le cœur léger, comme si on avait ôté un lourd fardeau de ses épaules.) Pour une fois, je vais suivre votre conseil. Bonne route, mes amis, et embrassez Aurian pour moi. Yazour tendit ses deux mains à Eilin, qui s'avança, le visage rayonnant, pour les prendre dans les siennes. Le vent morose et le crachin boudeur continuaient d'assiéger le Val, mais le guerrier avait l'impression que cette journée s'était éclaircie. Aurian ouvrit les yeux. Pendant un instant, elle crut être encore entre les Mondes, avec le Spectre - et Anvar. Puis elle reconnut son environnement et se rendit compte qu'on l'avait ramenée au repaire des Nightrunners, mais pas dans la chambre qu'on lui avait donnée à son arrivée. Elle avait mal de la tête aux pieds. Toutes les parties de son corps non protégées par des vêtements étaient couvertes de petites lacérations piquantes dues aux éclats de pierre projetés dans l'explosion. Une masse solide pesait sur ses pieds ; c'était Shia, allongée au bout du lit. Khanu ne devait donc pas être loin. En tournant la tête, elle vit que Forral occupait le lit sur sa gauche, tandis que sur sa droite se trouvait Grince. Il doit s'agir d'une espèce d'infirmerie, alors, se dit-elle, encore un peu embrumée. Très bien. La Mage leva les yeux au-dessus d'elle et vit que le faucon pour lequel elle avait risqué sa vie était perché sur la tête du lit. Tout à coup, une tension dont elle n'avait pas vraiment conscience la quitta. La Mage se rallongea confortablement et se laissa de nouveau aller dans le sommeil. Lorsqu'elle se réveilla, la fois suivante, elle découvrit Zanna assise à côté de son lit. — Enfin! s'exclama cette dernière en souriant. Je commençais à croire que tu allais dormir pendant un siècle ou deux. Même tes fidèles panthères sont sorties chasser pour se mettre quelque chose sous la dent. Zanna s'installa plus confortablement sur sa chaise. Même si elle était adulte, à présent, et même plus vieille qu'Aurian, en termes de relativité, il y avait sur son visage une expression qui rappela à la Mage la jeune fille qui la vénérait voilà bien longtemps. — Maintenant, dit la Nightrunner avec fermeté et détermination, je veux savoir ce que tu me caches. Avec tout ce qui s'est passé depuis ton arrivée, je sais bien que tu n'as pas eu le temps de t'expliquer. Mais tu ne t'es pas montrée très ouverte non plus. Tu nous as tous plantés là pour te précipiter sur le tertre. Je t'ai crue sur parole quand tu m'as dit qu'il fallait absolument que tu y ailles, mais, maintenant que tu es revenue, je veux en savoir plus. Pourquoi est-ce que Finbarr est tellement silencieux ? Qu'est-ce qui se passe avec Anvar? Il n'est plus du tout lui-même. Et quelque chose ne va pas entre vous, c'est évident. (Elle se pencha, le front barré d'un pli.) Enfin, que diable s'est-il passé là-haut, Aurian ? Pour autant qu'on le sache, cette pierre levée se dressait là avant même le Cataclysme. Et puis tu débarques et, en l'espace de quelques heures, non seulement il n'y a plus de pierre, mais il n'y a même plus de tertre. Elle se tut et attendit. Aurian soupira. — Dieux, Zanna, je ne sais même pas par où commencer... Il lui fallut une bonne heure pour raconter toute l'histoire à la Nightrunner. Zanna l'écouta sans mot dire, même si Aurian vit bien de temps à autre que son amie mourait d'envie de l'interrompre. Quand la Mage acheva son récit, Zanna siffla entre ses dents. — Par les dieux, c'est incroyable! Aurian... (Elle se pencha de nouveau et posa la main sur le bras de la Mage en la regardant intensément.) Ce que tu as raconté au sujet de Forral et d'Anvar, et du Chaudron de la Réincarnation... Tu crois que ça aurait pu arriver aussi à mon père ? — Pourquoi tu me demandes ça ? — Eh bien... (Zanna raconta à Aurian l'empoisonnement de Vannor et la vieille femme qui s'était présentée chez lui et qui l'avait miraculeusement guéri.) Après ça, il a changé, ajouta-t-elle avec tristesse. C'est difficile à expliquer, mais il n'a plus jamais été le même. (Elle hésita.) Aurian, tu crois que cette vieille femme aurait pu être Eliseth ? Et si c'était elle, qu'a-t-elle fait à mon père ? Aurian fronça les sourcils. — Qui peut le dire, Zanna ? Mais ça me paraît tout à fait possible. Quant à savoir comment elle l'a changé, eh bien, je n'en ai aucune idée. D'après ce que tu dis, on ne dirait pas qu'il y a eu un échange comme avec Forral et Anvar. Mais, de toute évidence, il s'est passé quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais tu peux être sûre qu'il n'en sortira rien de bon. — S'il est toujours en vie, je suis prête à courir ce risque, murmura Zanna. Elle avait dû se tromper au sujet du faucon. Lorsque, à son troisième réveil, Aurian découvrit que le rapace n'était plus là, elle eut du mal à cacher sa déception. Elle en était pourtant si sûre... Enfin, je ne sais même pas pourquoi, se réprimanda la Mage. D'accord, c'était la seule créature dans les parages quand tu es revenue d'entre les Mondes. D'accord, tu étais convaincue qu'Anvar était revenu avec toi. C'est vrai que la créature t'a paru morte, puis s’est mise à bouger... Mais un faucon ! Espèce d'idiote! Comment un esprit humain pourrait-il occuper le corps d'un oiseau ? Puis elle pensa à Chiamh le cheval, à Wolf le loup et à Maya la licorne invisible. Si toutes ces choses étaient possibles, pourquoi pas un oiseau ? Grince et Forral avaient déjà quitté l'infirmerie, et la guérisseuse des Nightrunners, Emmie, déclara Aurian apte à faire de même. — Savez-vous ce qui est arrivé au faucon qui se trouvait ici? lui demanda la Mage en sortant du lit avec raideur pour enfiler tant bien que mal ses vêtements. Le visage de la guérisseuse s'assombrit. — Dame, je suis désolée. La pauvre bête avait l'air tellement mal en point que je l'ai emmenée dans la cuisine pour voir si elle voulait bien manger. Mais en traversant la caverne où sont ancrés les navires, elle s'est envolée en direction de l'océan. Aurian était tellement déçue qu'elle avait mal. Elle se détourna afin qu'Emmie ne puisse pas voir son visage. C'était fini. Il ne s'agissait bien évidemment pas d'Anvar, sinon, pourquoi l'aurait-il laissée ? Aurian se sentait incroyablement stupide, mais elle se força à esquisser un large sourire en se tournant de nouveau vers la guérisseuse. — Peu importe. Il est probablement mieux là où il est maintenant. Quand la Mage regagna sa chambre, elle y trouva Forral qui l'attendait. Elle jeta un coup d'œil à son visage, vit les yeux bleus d'Anvar étinceler de colère froide et se mit à regretter de ne pas être restée à l'infirmerie. —Je veux savoir ce que tu foutais là-bas! (Forral se mit à faire les cent pas, incapable de contenir sa colère.) Tu as bien failli nous faire tous tuer! — Pas besoin d'en rajouter, répliqua Aurian, les yeux brillants de colère. C'est ta faute si tu te trouvais sur place. Je ne t'ai pas demandé de me suivre. Et si tu tiens vraiment à le savoir, j'essayais de savoir ce que manigance Eliseth. — En te plongeant dans une espèce de transe et en restant allongée par terre comme un cadavre ? Tu pouvais pas simplement prendre ta boule de cristal ou faire ce que vous, les Mages, vous êtes censés faire ? — Non, ce n'était pas possible, et pour de bonnes raisons, cria Aurian. Tu n'es pas un Mage, tu n'as pas la moindre idée de quoi tu parles ! Anvar aurait compris... Ces mots se dressèrent entre eux comme la lame nue d'une épée. —Ah, c'est donc ça qui te reste en travers de la gorge! Encore ce maudit Anvar! gronda Forral. Peut-être que tu essayais juste de te faire tuer pour pouvoir le rejoindre... — Peut-être bien, répondit Aurian tout net. C'est ce qui s'est passé quand je t'ai perdu. — Quoi? Forral, éberlué, s'arrêta pour la regarder. —C'est vrai, lui jeta Aurian. J'ai bien failli me noyer la nuit où tu es mort. Dans les jours, et même les mois qui ont suivi, j'ai pris les risques les plus insensés. C'est Anvar qui m'a arrêtée. Il m'a protégée et il a pris soin de moi jusqu'à ce que je sois de nouveau capable de penser de façon rationnelle. — Eh bien, j'espère que tu ne lui en as pas fait voir autant qu'à moi, parce que je te signale que j'essaie de faire la même chose que lui à l'époque. Aurian en resta bouche bée et le dévisagea pendant un long moment. Peu à peu, la colère la quitta. — Mince, dit-elle avec ironie. Tu m'as cloué le bec, sur ce coup-là. En fait, tu as raison. Je lui en ai souvent fait voir de toutes les couleurs. —Tant mieux, riposta le bretteur en lui tournant le dos pour qu'elle ne puisse pas voir son visage. Ça me réconforte un peu, marmonna-t-il. — Quoi? (Aurian n'était pas très sûre de l'avoir bien entendu.) Pourquoi diable dis-tu une chose pareille ? Forral fit volte-face et la regarda d'un air furieux. — Parce que je suis jaloux de lui, voilà pourquoi, rugit-il. J'en deviens fou, j'ai des envies de meurtre... Ce salopard a couché avec toi, tu l'as aimé... Il fit trois pas pour refermer la brèche qui les séparait. Il empoigna la Mage par les épaules, assez fort pour lui arracher un hoquet de douleur, puis couvrit sa bouche avec la sienne et l'embrassa jusqu'à ce qu'elle ait du mal à respirer. Aurian se débattit quelques instants, puis elle rendit les armes. Elle en avait assez de lutter contre cette folle situation. Il était Forral, il était Anvar, les deux hommes qu'elle avait aimés et pleurés. Elle le voulait, ou elle les voulait tous les deux, peu importe. Elle lui rendit ses baisers presque sauvagement, puis ils se retrouvèrent tous deux en train de déchirer leurs vêtements. Forral la souleva de terre et la jeta sur le lit, et Aurian l'attira sur elle dans un éclat de rire triomphant. La première fois, ils s'accouplèrent avec une férocité sauvage pour faire voler en éclats les murs qui se dressaient entre eux. Puis, avant même que les échos de cette première étreinte passionnée aient eu le temps de s'éteindre, ils refirent l'amour, avec douceur cette fois, et avec une infinie tendresse. Lorsque ce fut fini et qu'ils se retrouvèrent allongés dans les bras l'un de l'autre, Forral la couvrit d'un regard perçant, et la Mage fut émue en découvrant des larmes dans les yeux bleus d'Anvar. — Alors tu tiens encore à moi, chuchota-t-il. Aurian poussa un soupir langoureux. — Idiot, murmura-t-elle. Bien sûr que je tiens à toi. Quelqu'un tambourinait sur la porte. Aurian se retourna en poussant un gémissement plaintif, car elle n'avait guère envie de sortir de ses rêves heureux. — Allez-vous-en, cria-t-elle. — Réveillez-vous ! (C'était la voix de Zanna.) Il faut que vous veniez vite, vous n'imaginez pas qui vient d'arriver! D'arvan, Parric et Chiamh et... (Sa voix se brisa.) Oh, Aurian, ils ont papa avec eux ! Aurian se leva d'un bond et courut jusqu'à la porte, Forral sur ses talons. Lorsqu'ils ouvrirent, Zanna n'en crut pas ses yeux. —J e sais que je vous ai demandé de vous dépêcher, leur dit-elle d'une toute petite voix, mais je crois que vous avez quand même le temps de vous habiller. En entrant dans la salle commune, Aurian sentit son cœur faire un bond à la vue de Chiamh. Le visage de ce dernier s'illumina en la voyant. Leurs retrouvailles se déroulèrent sans larmes ni rires. Avec simplicité, ils se donnèrent l'accolade en silence, ravis et surtout animés d'une joie profonde. — Je suis tellement heureuse de te revoir, dit doucement Aurian. Je n'aurais jamais cru te revoir un jour sous ta forme humaine. Tout est ma faute, parce que je n'ai pas réussi à conquérir l'Epée de Feu et à contrôler les Phées. — Mais non, protesta l'Œil-du-Vent. Ne te rends pas responsable de toutes ces choses. C'est le seigneur de la Forêt qui nous a emprisonnés sous notre forme animale, il ne nous a pas demandé de choisir, ni de l'aider. Il ne nous a jamais considérés comme des humains. Son Fils, lui, au moins, est beaucoup plus éclairé sur la question, ajouta-t-il. C'est lui qui a passé un marché pour nous permettre de retrouver la liberté. Chiamh regarda par-dessus l'épaule de la Mage en direction de la discrète silhouette grise qui restait timidement dans un coin. — Viens avec moi, dit-il à Aurian. Il y a quelqu'un ici qui a très envie de te voir. Pendant un instant, le cœur de la Mage s'arrêta de battre. — Wolf? chuchota-t-elle. Wolf, c'est toi ? Puis les pensées de la grande bête grise lui parvinrent distinctement, claires et puissantes. —Mère .p La Mage aurait voulu embrasser son fils et le serrer dans ses bras, mais quelque chose, une trace de réticence ou de doute dans sa voix mentale, la fit hésiter. Elle se réjouit que la télépathie leur donne un certain degré d'intimité au milieu de cette salle bondée. — Wolf, je suis vraiment très contente de te revoir, lui dit-elle avec douceur .J'ai longtemps attendu ce moment. Il y a tant... — Je ne me souviens pas de toi. (Le loup la dévisagea froidement.) Et je ne voulais pas venir. C'est ma grand-mère qui m'y a obligé. La stupéfaction s'empara d'Aurian, qui eut l'impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Personne dans la pièce ne s'était rendu compte de cet échange. Elle fit un gros effort pour ne pas montrer à quel point elle se sentait blessée. — Donne-lui du temps, Aurian, fit la voix de Chiamh. Tout ça est très étrange pour lui. Tous les deux, vous allez avoir besoin de réapprendre à vous connaître. Loués soient les dieux pour la sagesse et la gentillesse de Chiamh - un véritable ami. Bien entendu, il avait raison. — Je suis désolée que tu ressentes ça, dit la Mage à Wolf sur un ton très sérieux. C'est toujours très difficile de quitter son foyer, surtout la première fois. — Ça n'a pas eu l'air de te poser un problème. Tu m'as abandonné. Le loup fuit la pièce en courant. Sur le seuil, il bouscula Forral en grondant et le fit tomber à la renverse avant de disparaître. — Putain, mais c'était quoi, ça ? demanda le bretteur en se relevant tant bien que mal. — Cette bête mal élevée n'est autre que ton fils, répondit Aurian en faisant la grimace. Forral la regarda, bouche bée. Puis il leva les yeux au ciel. — Que le grand Chathak nous préserve, marmonna-t-il. Comment fait-on pour donner la fessée à un loup ? Chiamh observa le compagnon d'Aurian. Il lui était si familier, et pourtant, il y avait quelque chose chez lui... Rapidement, il fit appel à son Autre Vue et découvrit que l'aura resplendissante de cet homme avait complètement changé. Ce n'était plus celle qu'il se rappelait. — Ce n'est pas Anvar, souffla l'Œil-du-Vent, trop choqué pour faire preuve de tact. Schiannath le regarda bizarrement. — De quoi tu parles, Chiamh ? Tu prends à peine le temps de respirer sous ta forme humaine, et voilà déjà que tu te remets à raconter tes bêtises d'Œil-du-Vent. Bien sûr que c'est Anvar, tout le monde le voit bien. Le bretteur regarda Schiannath droit dans les yeux. — Non, il a raison, répondit-il abruptement. Je ne suis pas Anvar. Je m'appelle Forral. Oh, merci, Forral. Vraiment, merci de leur avoir annoncé la nouvelle avec autant de tact, espèce d'idiot! Aurian enfouit son visage dans ses mains et laissa la tempête se déchaîner autour d'elle. Gevan était épuisé d'avoir navigué toute la nuit, mais la marée et les courants avaient joué en sa faveur, et un vent fort et régulier lui avait permis d'arriver à Norberth plus rapidement que prévu. En entrant dans le port, le contrebandier frotta ses yeux brûlants et larmoyants et sourit d'un air sinistre. On aurait dit que les dieux eux-mêmes voyaient son plan d'un œil favorable. Il allait montrer à Zanna et à Tarnal de quoi il était capable ! Elle n'était qu'une petite garce à la langue de serpent qui aimait trop les Mages et qui se considérait comme la véritable chef des Nightrunners. Quant à son homme, il venait de le rabrouer une fois de trop, fort du soutien de cet imbécile de Yanis, qui le laissait faire sans rien dire. Yanis n'était pas un vrai chef, tout le contraire de son père ! Le contrebandier amarra sa petite embarcation le long des bateaux de pêche que les marins déchargeaient avec les prises de la nuit. Puis il grimpa sur le quai bondé. Tout en pressant le pas, il fit tinter les pièces dans ses poches. Il avait de quoi s'acheter un bon repas et un cheval rapide. Ensuite, une fois qu'il serait à Nexis et qu'il aurait parlé au seigneur Pendral, il n'aurait plus jamais à s'en faire pour ses sous. 21 La Magie Antique C’est toujours le même cauchemar, encore et encore. Vannor se retourne sans cesse dans son sommeil et se réveille en poussant un cri rauque et stupéfait. Les sonneries de cor et les cris retentissent plus fort à présent. Les Phées sont venus se venger sur les habitants de Nexis. Il court à la fenêtre. En ville, la cloche de la garnison a commencé à sonner pour le prévenir du péril qu'encourt la cité. Il entend un brouhaha de voix au rez-de-chaussée. Le personnel de maison commence à paniquer. A travers la fenêtre, il les voit courir au-dehors pour observer le spectacle. — Retournez à l'intérieur! beugle-t-il. Rentrez dans la maison, imbéciles, et restez-y! Puis il empoigne son épée et dévale l'escalier en courant. Il se réjouit que Dulsina l'ait quitté. Avec les Nightrunners, elle est en sécurité. Sous ses yeux, les Phées s'abattent sur la ville. Les cors cessent d'exulter, ils se font plus profonds, plus menaçants. La lumière jaillit de la tour des Mages au passage des Immortels et s'étend à travers toute l'enceinte de l'Académie. Des taches resplendissantes apparaissent rapidement à travers toute la ville, partout où les Phées touchent terre, puis des flammes d'un rouge vif jaillissent, et les hurlements ne tardent pas à noyer la sonnerie stridente des cors. Vannor court à travers les rues en feu. Ses bottes glissent sur le sang et les entrailles. Il voit un homme se faire ouvrir le ventre par une épée phéerique. Ses entrailles se déversent sur les pavés. Une petite fille avec une poupée de chiffon pleure à côté du corps décapité de sa mère. Un garçon s'échappe d'une maison qui brûle. Poursuivi par les flammes, il tombe par terre, englouti par une boule de feu. Une femme crie en voyant ses enfants se faire enlever par une Phée aux yeux de saphir brûlant. Les scènes de torture, de tourment et de massacre se reproduisent encore et encore tandis que les Phées rôdent dans les rues, terribles à voir, le regard froid... Soudain une épée surgit de nulle part et s'abat dans un arc de cercle étincelant. La Phée aux yeux bleus s'effondre sur le sol et du sang doré s'échappe d'une plaie profonde dans sa chair. Les enfants, libérés, courent rejoindre leur mère qui leur ouvre les bras en poussant un cri de joie. La personne de haute taille qui manie l'épée se cache derrière une brume miroitante. Elle détache une lourde cape de ses épaules et en couvre le garçon qui brûle afin d'étouffer les flammes. Le jeune se relève de sous le manteau, miraculeusement guéri. Le mystérieux guerrier appelle Vannor. — Viens avec moi, et combats-les. Combats ces salopards, Vannor. Libère-toi à coups d'épée ! Alors, Vannor se rappelle l'épée dans sa main, et ses doigts flasques se resserrent brusquement autour de la poignée. Au côté de son rédempteur inconnu, il parcourt les rues de sa cité en aidant les gens chaque fois qu'il le peut, tandis que les Phées tombent sous les coups de son épée comme du blé sous une faux. Enfin, il sort de la cité et se retrouve sur la haute route du Nord qui s'en va vers la lande propre et pure. Le vent frais nettoie l'air de la puanteur du sang et de la fumée. L'étranger providentiel se retourne. Le voile de brume qui dissimulait son identité se dissipe, et Vannor découvre le visage d'Aurian. Elle lui tend la main. — Tu es libre, maintenant, Vannor. Libre de revenir. Rentre avec moi, mon ami, rentre... Lentement, Vannor tend la main et saisit celle qu'on lui offre... ... Et la lande disparut dans un tourbillon. Il se retrouva étendu sur un lit, dans une grotte, sans savoir comment il était arrivé là. Tout était bizarre, tout, sauf le visage familier et rassurant de la Mage, qui le contemplait avec gentillesse en lui tenant la main d'une poigne forte et calleuse, comme pour l'ancrer à la vie. — Heureuse de te revoir, lui dit-elle en souriant. — Heureuse de te revoir, Vannor, gronda Eliseth. Ce n'est pas trop tôt. En vérité, elle n'était pas mécontente, car ces trois jours de vigilance constante (trois jours misérables passés à scruter les profondeurs obscures du calice jusqu'à en avoir mal aux yeux et à la tête) avaient fini par payer. Elle plissa les yeux en regardant l'image dans l'Artefact. Vraiment c'était risible. Cette chère et brave petite Aurian avait gentiment ramené l'ancien Haut-Gouverneur de Nexis à la réalité - provoquant par là même sa propre chute. Eliseth disposait enfin d'un espion et d'un agent à proximité immédiate de la Mage. Eliseth laissa sa conscience fusionner avec le pouvoir du calice jusqu'à ce que, dans un changement de perspective abrupt et étourdissant, elle voie la scène à travers les yeux de Vannor. Elle ravala sa haine à la vue de Zanna. Maintenant que la Mage du Climat avait de nouveau Vannor en son contrôle, elle aurait tout le temps et les occasions qu'elle voulait pour s'occuper de sa maudite fille... — Je suis vraiment contente que ça ait marché, disait Aurian à la jeune femme. Avec un peu de chance, il ira bien maintenant. — Je ne te remercierai jamais assez. (Zanna glissa son bras sous celui de la Mage et elles s'éloignèrent presque hors de portée de voix.) Maintenant, dis-moi exactement ce dont tu as besoin pour ton voyage dans le Sud... Eliseth ne put en entendre davantage. Mais elle avait déjà toutes les informations nécessaires. S'arrachant au pouvoir du calice pour retourner dans son propre corps, elle vida l'eau par la fenêtre et envoya un domestique chercher Skua et Plume-de-Soleil. Si elle voulait être en sécurité à Dhiammara avant l'arrivée d'Aurian, il était temps de partir. Or, il allait falloir s'occuper d'un premier obstacle : Eyrié, la colonie d'Ailés au bord de la grande forêt, au sud, l'endroit qui abritait en ce moment la reine Raven en personne. Eliseth sourit froidement. La colonie et son équivalent humain, créés par les anciens compagnons d'Aurian, allaient fournir une superbe base de ravitaillement pour les défenseurs de Dhiammara. Quant aux Ailés et à leurs amis humains, ils lui seraient utiles en tant qu'esclaves. Le faucon avait volé bien loin avant qu'Anvar se souvienne de qui il était, d'où il venait et de pourquoi il devait faire demi-tour. Il n'atteignit pas cet état de conscience d'un seul coup. Au contraire, ces informations lui parvinrent petit à petit, par bribes, comme des bulles d'air qui s'élèvent au fond d'une mare. Ce n'était qu'en retrouvant un vague souvenir de son identité qu'il avait commencé à comprendre ce qui n'allait pas. C'était un procédé difficile, comme si chaque pensée était une minuscule perle étincelante qu'il fallait prendre et examiner en détail avant de pouvoir l'enfiler avec les autres sur le fil de sa conscience. L'efficacité, cependant, augmenta avec la pratique, jusqu'à ce qu'il finisse par décider que ses difficultés provenaient du fait que l'esprit d'un humain et d'un Mage (vaste entité complexe s'il en était) s'accordait mal à l'intérieur du petit corps d'un rapace au cerveau plus petit encore. Anvar délibéra ainsi en volant à une allure régulière le long de la côte, avec l'océan à sa gauche et la terre à sa droite. Brusquement, il prit conscience de ce qu'il faisait. Je vole! Je ne sais pas comment faire ça! C'est impossible ! Ces pensées eurent à peine le temps de traverser son cerveau avant que la terre, la mer et le ciel se mettent à tourbillonner dans un vertigineux désordre tandis qu'il tombait, une chute incontrôlée à laquelle il ne pouvait rien. Pris de panique, l'esprit d'Anvar cessa de fonctionner. Ce fut l'instinct qui le sauva. De toute évidence, le réflexe de voler était inscrit dans les ailes et le cerveau du faucon. Ses ailes se déployèrent brusquement et prirent le vent. Le corps de l'oiseau bascula sur le côté à un angle vertigineux, si près de la surface de la mer que le bout d'une aile effleura le haut d'une vague. Dieux, il s'en était fallu de peu. Le Mage reprit son chemin en tanguant, mal assuré, et s'ordonna de ne plus penser à la technique. En fait, il valait mieux ne pas penser du tout à cette histoire de vol. Au final, ce fut facile, car son cerveau semblait ne pouvoir gérer qu'un seul problème à la fois. Par sécurité, il vola vers l'intérieur des terres - et manqua se noyer lorsqu'il essaya de virer de bord pour la première fois. Dès qu'il eut de nouveau la terre ferme sous lui, il vola aussi bas que possible pour réduire les risques de blessure. Ce fut comme ça qu'il repéra le lapin - plusieurs, en fait, au cœur d'un vallon couvert d'herbes non loin du bord de la falaise. L'éclair rouge de la faim traversa son cerveau et l'instinct prit de nouveau le dessus. Il n'avait pas à se laisser tomber de très haut. Il choisit simplement sa proie, disposa ses ailes selon l'angle requis et les rabattit près de ses flancs en laissant son élan le propulser, toutes serres dehors, sur le lapin en fuite. Il heurta la bête, la renversa et étendit ses ailes juste au bon moment pour la frapper de nouveau, juste au-dessus de l'herbe. Puis il tourna à un angle impossible et atterrit pour achever sa proie hébétée d'un seul coup de bec. Baissant la tête, il commença à arracher la fourrure pour atteindre la chair encore chaude. Il avait à moitié terminé ce sanglant repas lorsqu'il eut le sentiment que quelque chose n'allait pas. Non, ce n'est pas ça. Ce n'est pas ce que je mange. Pas cru, en tout cas ! Il se souvint d'un visage, un visage humain, avec des yeux bleus et des cheveux blonds. Moi? Des mains brunes, aux doigts calleux, non pas à cause d’une épée, mais des cordes d'une harpe. Oui, il y avait une merveilleuse harpe... Puis Anvar vit un autre visage aux traits sculptés et au nez aquilin comme le bec de la créature qu'il était devenu. Il se rappela une chevelure emmêlée, couleur de cuivre foncé, et des yeux d'un vert intense... Aurian. L'instant d'après, la falaise était déserte. Un faucon volait en suivant la côte, la mer sur sa droite et la terre sur sa gauche, pour retourner là d'où il venait. —A pleine vitesse, on devrait arriver là-bas dans trois jours, messire. Plus vite encore si ce vent veut bien tourner au lieu de souffler contre nous. Vos marins arriveront pas à rentrer dans notre port. Dans tous les cas, la quille de vos navires est bien trop basse, alors on jettera l'ancre dans la crique voisine et on débarquera les soldats à terre. Assis sur son grand fauteuil, du haut de son estrade, le seigneur Pendral contempla avec dégoût le contrebandier sale et mal rasé. C'était un misérable au visage pincé et peu avenant, aucun doute là-dessus, mais il y avait chez lui deux choses que le Haut-Gouverneur de Nexis n'avait aucun mal à identifier: une soif de vengeance qui surpassait tout le reste et, dans ses yeux, l'éclat de la cupidité. Ce Gevan lui était sûrement envoyé par les dieux en personne. Mais Pendral avait réussi en tant que marchand parce qu'il avait appris à ne pas dévoiler trop tôt son intérêt pour une affaire. — Vous semblez avoir pensé à tout. (Il croisa ses mains couvertes de bagues au-dessus de son ample bedaine et plissa les yeux pour mieux dévisager le ruffian.) Qu'attendez-vous de moi au juste en échange de cette information ? Le regard de Gevan se porta ailleurs pendant un instant avant de revenir se poser sur le Haut-Gouverneur. — Je veux devenir marchand comme vous, messire, riche et respecté. Je veux qu'on me pardonne mes crimes, cinq cents pièces d'or pour démarrer mon commerce et un entrepôt à moi sur les quais. Quand vous arrêterez tous les Nightrunners, je veux aussi ma part de leurs vaisseaux. Pendral écarquilla les yeux. — Rien que ça ? Vous visez gros, vous ne trouvez pas ? Gevan haussa les épaules et faillit cracher sur le plancher en bois ciré, mais Pendral le fixa avec les yeux d'un serpent prêt à frapper. Le contrebandier ravala sa salive en toute hâte. — Messire, pensez à ce que les Nightrunners vous coûtent chaque année, à vous et au commerce de cette cité. Sans mon aide, vous les retrouverez jamais. Personne a réussi. En plus, comme je vous l ai dit, ils abritent le voleur qui a piqué vos bijoux. Vous donneriez sûrement tout ce que vous possédez pour lui mettre la main dessus, non ? Pendral hocha la tête. Pourquoi s'attarder sur cette question ?se dit-il. La simple mention du voleur le faisait bouillir de rage, et il était impatient de frapper aussitôt que possible, de peur que le misérable aille se terrer ailleurs. —Très bien, je suis d'accord. Vous aurez ce que vous désirez - et ce que vous méritez tellement. Le traître se montra débordant de gratitude. Comme Pendral s'y attendait, cette vermine était bien trop stupide pour remarquer la menace implicite qui se cachait derrière les paroles du Haut-Gouverneur. Aurian sortit de la pièce sur la pointe des pieds pour laisser Vannor savourer ses retrouvailles avec Dulsina et Zanna. En regagnant sa chambre, elle fut ravie d'y trouver Shia et Khanu. — Où étiez-vous tous les deux? leur demanda-t-elle. Je ne vous ai pas beaucoup vus depuis hier. — Noies sommes allés chasser sur la lande, répondit Shia. Nous n'aimons pas rester enfermés avec tous ces humains. (Elle lança un regard perçant à la Mage.) Où est l'autre ? Aurian soupira. Pour une raison qu'elle refusait de révéler, Shia vouait une profonde inimitié à Forral et refusait même de prononcer son nom. — Forral parle avec Parric et Hargorn, expliqua-t-elle à la panthère avec un sourire. On dirait une espèce de réunion d'anciens combattants, alors j'espère qu'Emmie a de quoi leur servir à boire toute la nuit. — Les humains et la boisson! On perd du temps, ici, marmonna Shia. — Je sais, tu as raison. (Aurian se laissa tomber sur une chaise.) On s'en va bientôt. Je dois commencer à m’organiser... (Elle s'interrompit en entendant quelqu'un frapper à la porte, puis elle soupira.) Qui est-ce ? — C'est moi, Finbarr. Aurian comprit immédiatement qu'il ne s'agissait pas de l'archiviste, mais du Spectre qui partageait son corps. — Quoi encore ? marmonna-t-elle avec aigreur, même si elle savait cette remarque quelque peu injuste. En effet, depuis son arrivée, le Spectre était resté seul, à l'écart des Nightrunners, afin de ne pas éveiller les soupçons et l'inquiétude. Seuls Zanna et Tarnal connaissaient la véritable identité de la créature : c'est dire à quel point ils faisaient confiance à Aurian en permettant à l'entité de rester. Lorsque ce grand corps dégingandé entra dans la pièce, Aurian dut faire un effort pour se rappeler qu'une terrible créature inhumaine le contrôlait en lieu et place de son ami. — Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle. — On a un problème, répondit le Spectre d'une voix grinçante et dépourvue d'émotion qui fit frissonner la Mage. Maintenant que vous avez annulé le sortilège temporel, je dois me nourrir. Mais, si je quitte ce corps, mon hôte va mourir. Une fois de plus, j'ai besoin de ton aide, Mage. Quand je quitterai cette enveloppe charnelle, tu devras la figer hors du temps et ne la libérer que lorsque je souhaiterai y rentrer. Pendant un moment, Aurian eut du mal à retrouver sa voix. — Laisse-moi tirer cette histoire au clair. Quand tu parles de te nourrir, tu veux dire que tu as besoin de prendre une vie humaine. Il acquiesça. Son visage ne reflétait pas la moindre émotion non plus. — C'est exact. — Mais tu ne peux pas faire ça ! explosa la Mage. Ces gens sont nos amis. Ils nous ont offert un abri, ils nous font confiance. Je ne peux pas te laisser tuer l'un d'entre eux ! — Tu n'as pas le choix. (Le Spectre la regarda d'un air impassible. Ce manque d'expression était choquant sur un visage aussi familier que celui de Finbarr.) Mon instinct de survie est aussi grand que celui de n'importe quelle autre créature vivante. Je me nourrirai, avec ou sans ton aide. Si tu ne m'aides pas à préserver ce corps, je me contenterai de reprendre mon ancienne forme pour de bon et je laisserai cette carapace mourir. Aurian se laissa tomber dans un fauteuil. — Combien de temps peux-tu tenir encore? chuchota-t-elle. Combien de temps avant que tu sois obligé de te nourrir ? — Je peux tenir peut-être deux ou trois jours de plus. Ensuite, il faudra que je me nourrisse ou que je meure. — J'ai dû sombrer dans la folie, dit Vannor d'un ton honteux. (Il regarda sa fille, puis la femme qu'il aimait.) Il n'y a pas d'autre explication à mes agissements. Comment ai-je pu te pousser à me quitter, Dulsina ? Je préférerais me couper l'autre main plutôt que de te perdre. Dulsina secoua la tête. — A l'époque, ça ressemblait à un terrible cauchemar, comme si je vivais aux côtés d'un étranger. Mais, maintenant, c'est fini, mon amour. Je me réjouis de te retrouver et surtout de voir que tu es de nouveau toi-même. L'année qui vient de s'écouler a été la plus solitaire de ma vie. Tu sais, j'étais si en colère quand je t'ai quitté que je me suis dit que je ne voulais plus jamais te revoir. (Elle haussa les épaules.) Mais il ne m'a pas fallu longtemps pour m'apercevoir que j'avais fait une erreur. — Moi aussi, je suis content de te revoir. Mais ça n'explique pas mes actions et ça ne les excuse pas non plus. Qu'est-ce qui m'est arrivé, Dulsina? Pourquoi, au nom de la Création, ai-je ordonné une attaque contre les Phées? C'est une idée complètement stupide! J'ai dû perdre la tête. Peut-être ai-je eu une attaque, ou un anévrisme, ou un truc dans ce genre, mais je ne m'en souviens pas. (Il passa sa main sur son visage.) Tu peux croire ça, toi ? chuchota-t-il d'une voix étouffée par ses doigts. J'ai envoyé tous ces hommes et ces femmes à la mort et je ne m'en souviens même pas ? Quel genre de monstre suis-je donc ? Zanna posa la main sur l'épaule de son père. —A quoi ça sert de te torturer comme ça ? Ça te fait du mal et ça ne ramènera pas ces gens. En plus, je suis d'accord avec toi. Si tu avais eu les idées claires, tu n'aurais jamais agi comme ça. C'est peut-être le poison qui a affecté ton esprit. Les dieux seuls savent par quel miracle tu as réussi à survivre à cet empoisonnement... Elle se tut en se rappelant sa conversation avec Aurian un peu plus tôt. — Papa..., reprit-elle d'une voix hésitante. Au nom des dieux, comment lui suggérer qu'il avait peut-être agi sous l'influence d'Eliseth ? Elle risquait de l'inquiéter au point qu'il n'oserait peut-être plus jamais faire un geste. Pire encore, pensa Zanna avec un frisson, comment lui en parler sans faire comprendre à Eliseth qu'ils savaient ce qu'elle avait fait ? — Tu te souviens de ce qui s'est passé au moment de ton empoisonnement ? demanda la jeune femme avec témérité. Quand tu étais malade, je veux dire? As-tu fait un rêve étrange, as-tu eu des visions ? Et la vieille femme qui t'a sauvé la vie ? Qu'est-ce qu'elle t'a fait ? Tu te souviens d'elle ou pas ? Vannor secoua la tête en soupirant. — Je crois que j'ai fait un rêve bizarre à propos de Forral. Mais à part ça, je ne me souviens de rien, ma chérie, vraiment. — Tant pis, papa, ça n'a pas d'importance, le rassura Zanna. Mais un frisson la parcourut au moment où elle prononçait ces mots car elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'au contraire ça avait beaucoup d'importance. Assise dans sa chambre plongée dans la pénombre, Aurian scrutait la faible lueur qui émanait du cristal au sommet du Bâton de la Terre. Ça ne va pas, songea-t-elle avec désespoir. Où se trouve toute sa puissance? Que s’est-il passé entre les Mondes ? L'enveloppe matérielle du Bâton était restée dans cette réalité en compagnie du corps d'Aurian et avait paru sortir intacte et inchangée de cette aventure. Mais sa manifestation éthérique, le noyau qui abritait les pouvoirs de l'Artefact, avait virtuellement été détruite dans le Puits des mes. Si Aurian n'avait pas réussi à secourir les serpents et le cristal, elle avait la très mauvaise impression qu'elle n'aurait pas retrouvé de Bâton à son retour. En l'état, elle se trouvait déjà dans de sérieux ennuis. Aurian posa l'Artefact en travers de ses genoux en se demandant comment faire pour lui rendre ses pouvoirs. Elle avait le sentiment de veiller sur un ami malade. Normalement, dès qu'elle touchait le Bâton, elle sentait de splendides vibrations la traverser. Il s'agissait d'une énergie très spéciale car, comme la Harpe des Vents, le Bâton possédait une intelligence et une personnalité qui lui étaient propres. Mais Aurian n'éprouvait plus que quelques petits picotements lorsqu'elle le tenait, et il n'avait pas plus de personnalité que n'importe quelle branche morte. La Harpe. En voilà une bonne idée. Peut-être les pouvoirs d'un autre Artefact parviendraient-ils à ranimer ceux du Bâton de la Terre. Aurian courut la chercher. Comme toujours, la Harpe résonna sur une note discordante lorsque la Mage la souleva. Celle-ci avait du mal à tenir l'instrument, comme s'il se tortillait constamment pour lui échapper. En touchant le cadre cristallin, une image d'Anvar jaillit dans son esprit, si claire qu'Aurian eut l'impression de pouvoir le toucher. La Harpe laissa échapper un soupir chatoyant et une cascade de notes semblables à des étoiles filantes. — Anvar, se mit-elle à chanter, encore et encore. Anvar... — Je sais, soupira Aurian. Moi aussi, il me manque. Mais nous allons toutes les deux devoir faire sans lui pour l'instant. Si tu veux le récupérer, tu ferais mieux de coopérer. Les paroles de la Mage coupèrent avec violence la cascade de lumière qui matérialisait le chant de la Harpe. Celle-ci se tut abruptement. Au bout d'un moment, le cadre cessa de paraître glissant entre les mains d'Aurian, et des fourmillements hésitants parcoururent ses doigts et remontèrent le long de ses bras. Aurian répondit en envoyant une vague de gratitude à l'Artefact, qui vibra en réponse. La Mage le posa avec précaution sur le lit, à côté du Bâton de la Terre. — Peux-tu me dire pourquoi le Bâton a perdu ses pouvoirs, demanda-t-elle à la Harpe des Vents, et comment je peux faire pour le soigner ? Dans la pénombre de la pièce, le cadre cristallin de la Harpe se mit à luire doucement. Cette incandescence s'étendit et vint enlacer le Bâton dormant en soulignant les corps ondulants des serpents d'un lustre nébuleux. Au début, Aurian crut que la brume lumineuse lui jouait des tours. Devant elle, les serpents, tout en continuant à tenir le cristal terne, soulevèrent la tête pour la regarder avec des yeux froids et étincelants. Dans la lueur fantomatique de la Harpe, leurs couleurs paraissaient plates et passées, rien à voir avec le rouge et argent brillant et le vert et or éclatant dont elle se souvenait. Alors, la Harpe se remit à chanter de sa voix chatoyante : — Ils disent que c'est ta faute, ô Mage. Ils disent que tu as abusé de tes droits de gardienne et que tu as utilisé l'Artefact pour répandre le mal et la mort en commettant un massacre. Le sang d'Aurian se glaça lorsqu'elle se rappela comment elle avait massacré les soldats de Pendral dans les tunnels sous l'Académie. — Tu savais, Mage, qu'il te faudrait rendre des comptes, continua à chanter la Harpe sur des notes aussi dures et acérées que des diamants. Premièrement, tu vas devoir payer un prix à la hauteur de l'acte que tu as commis ce jour-là. Deuxièmement, pour reconquérir le Bâton, tu vas devoir une nouvelle fois t'en montrer digne. Tu dois te repentir et tu dois rendre, grâce à l'amour et à la guérison, toute l'énergie que tu as prise au Bâton ce jour-là pour donner La mort et semer la destruction. Alors, vous serez tous les deux comme neuf, toi et mon frère l'Artefact. Sur une dernière note brillante, la Harpe se tut. Un moment s'écoula avant que Chiamh trouve la Mage, toujours assise dans la pénombre avec l'Artefact dormant devant elle sur le lit. Doucement, il essuya les larmes sur son visage. Puis il la serra en silence dans ses bras pendant un long moment. — Viens, finit-il par dire. Sortons de ces ténèbres profondes et retournons dans la lumière, en plein air. — Vous avez perdu la tête ! Je ne peux pas faire une chose pareille ! Aurian dévisagea Chiamh et D'arvan avec consternation. Ces derniers jours avaient été suffisamment pénibles sans qu'on lui demande par-dessus le marché d'usurper la Magie Antique - le domaine des Phées -pour apprendre à voler. — Je suis une Mage, protesta-t-elle, pas une maudite Phée ! J'ignore ce qui fait voler les Xandims et je ne veux pas le savoir! Tu ne sais donc pas que j'ai le vertige, D'arvan ? Rien que de me retrouver au sommet de cette falaise, je suis mal à l'aise, et pourtant je suis loin du bord. C'était déjà suffisamment éprouvant de voyager dans les filets des Ailés, alors il est hors de question, vous m'entendez, de me faire décoller sur le dos d'un cheval d'où je pourrais tomber! D'arvan haussa les épaules. — A ta guise. Bien sûr, ça signifie qu'il te faudra des mois pour aller quelque part, pendant qu'Eliseth complote on ne sait quoi. De plus, il faudra que je vienne avec toi et que j'abandonne Maya à un sort que les dieux savent incertain... La consternation de la Mage vira à l'horreur paralysante. — Il faut vraiment voler ? demanda-t-elle d'une petite voix. Allons, ce n'est sûrement pas si nécessaire que ça... — Ecoute, lui dit D'arvan avec un tel air de patience qu'elle eut envie de le frapper. Eliseth a plusieurs longueurs d'avance sur toi, Aurian. Tu m'as dit toi-même qu'elle a eu le temps de conquérir Aerillia. Plus tu tardes à la rejoindre, plus elle pourra consolider sa position et plus ça sera difficile pour toi quand tu l'affronteras enfin. (Il lui tapota gentiment le bras.) Allons, Aurian, pense au chemin que tu as parcouru et à tout ce que tu as accompli depuis la nuit où tu as fui Nexis. Tu sais que tu peux le faire s'il le faut. Tu sais que tu vas le faire. Aurian serra les dents. — D'arvan, je te hais, répondit-elle d'une voix tendue. Tu me connais trop bien. L'Œil-du-Vent lui tendit les mains. — Ça ne sera pas si difficile, mon amie. Je ne te laisserai pas tomber, tu devrais le savoir. Ce ne sera pas la première fois que nous chevaucherons ensemble. Aurian soupira. — Tout ça, c'est bien beau, Chiamh, mais tu n'es pas non plus un expert en la matière. Tu n'as volé que quelques fois, avec l'aide des Phées. Et si on foirait tous les deux ? — On restera près du sol jusqu'à ce qu'on ait confiance en nous. (Il sourit.) Allons, Mage. Pense au plaisir que cela pourrait nous donner. Aurian, vaincue, leva les mains. — D'accord, d'accord. Finissons-en avant que je change d'avis. D'arvan ôta de son cou le talisman d'Hellorin et sa chaîne étincelante et déposa le tout dans la main tendue de la Mage. Au contact de sa peau, la surface brillante de la pierre passa du gris brumeux à l'argent clair et brilla d'un éclat blanc flamboyant. Aurian tituba car une énergie féroce et inconnue la traversa en vibrant. Elle était aussi brillante que le soleil, aussi noire que le caveau de l'univers, aussi puissante que les os du monde et aussi ancienne que le temps. — Par les sept maudits démons! C'est quoi, ça? — Mon père a imprégné le talisman de Magie Antique, expliqua D'arvan. Tu tiens les pouvoirs des Phées entre tes mains. Aurian secoua la tête. — Ne me dis pas que c'est aussi facile que ça, protesta-t-elle. Je veux dire, si tu le confiais à Zanna, par exemple, j'imagine qu'elle ne s'en irait pas voltiger dans les cieux sur le dos de Chiamh... — Sûrement pas, répliqua l'Œil-du-Vent en riant, parce que je ne la laisserais pas faire. — Ne sois pas stupide, Aurian, bien sûr qu'il faut être un Mage, riposta D'arvan avec une pointe d'agacement. Un Mortel ne pourrait absolument pas manipuler, ni même reconnaître, des pouvoirs comme ceux-là. Aurian contempla d'un air dubitatif le talisman qui attendait passivement dans sa paume. — Je ne suis pas sûre de pouvoir le faire non plus. Elle est si différente, cette magie. — Il n'y a pas de raison que ça ne fonctionne pas, insista D'arvan. Après tout, les Artefacts te permettent d'accéder à la Haute Magie. Ce talisman t'offre un pouvoir d'un autre genre, c'est tout. Tu n'as qu'à le considérer comme un Artefact de la Magie Antique. Vas-y, essaie. La Mage passa la chaîne autour de son cou et poussa un cri étonné. Le talisman lui permettait de voir les énergies de ses compagnons; elles drapaient leurs corps d'une aura chatoyante qui ne cessait de fluctuer et de se renouveler à chaque geste et à chaque pensée. Aurian découvrit également qu'une brume verte brillait autour de chaque brin d'herbe. La roche sous ses pieds n'était qu'une masse de cristal translucide fracturé dans des tons rouges et ambrés. L'océan ressemblait à une cape soyeuse jetée par-dessus les os de la terre, une cape ornée d'opales, de pierres de lune et de perles et soulignée de lapis-lazuli, d'aigue-marine et d'améthyste qui marquaient les courants et la houle. Les vents qui tourbillonnaient autour de la falaise ruisselaient comme des rubans d'argent scintillants. Chacune des mouettes qui tournoyaient et qui plongeaient dans les airs au-dessus de l'océan ressemblait à une étincelle d'argent qui traînait derrière elle des stries de lumière, comme une étoile filante. — Aurian, Aurian, reviens! Des mains l'empoignèrent par les épaules et la secouèrent violemment. De loin, elle sentit quelqu'un soulever le talisman et le faire passer par-dessus sa tête. Avec un cri de consternation, elle voulut le rattraper, mais c'était trop tard. Sa vision s'éclaircit, et la Mage découvrit D'arvan planté devant elle. La pierre des Phées se balançait au bout de sa chaîne d'argent dans les mains levées de son ami. Sans le talisman, le monde lui apparut comme un endroit terne, sans relief et sans couleurs. Aurian fut assaillie par un profond sentiment de perte. — Que la peste t'emporte, D'arvan! s'exclama-t-elle, irritable. Qu'est-ce que tu fais ? — Il fallait que je fasse quelque chose, protesta D'arvan. Tu es restée là pendant une éternité, sans parler ni bouger, les yeux perdus dans le vide. Tu semblais complètement captivée. Aurian soupira en essayant de rattraper les derniers souvenirs de cette vision miraculeuse avant qu'ils se dissipent complètement. — C'était époustouflant, D'arvan. Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas prévenue ? — Eh bien... Non sans difficulté, Aurian essaya d'expliquer ce qu'elle avait vu. — Mais c'est exactement ce que je vois avec mon Autre Vue ! s'écria l'Œil-du-Vent, tout excité. — Moi, je n'ai rien vu de tel, affirma D'arvan. Comment tu expliques ça ? —Je crois comprendre, répondit lentement la Mage. Ta race est si étroitement liée à celle des Phées, Chiamh, que tes pouvoirs d'Œil-du-Vent doivent dériver de la Magie Antique. Mais les Phées eux-mêmes font partie intégrante de cette magie - ils en sont la manifestation vivante, si vous préférez. Donc ils ne distinguent pas ce que nous, les non-Phées, nous voyons. — C'est dommage. D'après vos dires à tous les deux, je rate quelque chose de spécial, regretta D'arvan. Il y a juste un problème, Aurian: comment vas-tu contrôler cette Autre Vue ? Avoir accès à la Magie Antique ne t'aidera pas si celle-ci te plonge dans un état de transe. — Laissons Aurian réessayer, suggéra Chiamh. Cette fois, nous prendrons notre envol. Elle saura à quoi s'attendre, alors le choc sera moins grand, et puis elle aura quelque chose d'autre pour occuper son attention. Je lui apprendrai à contrôler l'Autre Vue, mais ça demande beaucoup d'entraînement, et on n'a pas le temps de faire ça maintenant. — Vous croyez que c'est une bonne idée? commença à protester D'arvan. — Oh, finissons-en, s'impatienta Aurian. On ne va pas passer notre vie sur cette maudite falaise. Tu m'as déjà expliqué ce que je devais faire. Rends-moi le talisman, D'arvan. Il lui remit la pierre chatoyante à contrecœur. La Mage la lui arracha presque des mains. Lorsqu'elle suspendit la chaîne à son cou, de nouveau, le monde lui apparut dans sa splendeur radieuse. Captivée, elle regarda les contours de Chiamh se modifier et son aura devenir plus sombre tandis qu'il passait de la forme humaine à la forme animale. Mais ce n'était pas en repoussant le moment d'agir que sa nervosité allait diminuer, bien au contraire. D'arvan mit ses mains en coupe pour lui faire un étrier. Aurian prit une profonde inspiration et se hissa tant bien que mal sur le dos de l'Œil-du-Vent. 22 Départs D’une main, la Mage agrippa fermement la crinière de Chiamh. De l'autre, elle empoigna le talisman. Elle se concentra très fort pour imprimer sa volonté sur cette magie peu familière, puis elle rassembla le champ de force qui constituait sa propre aura et elle le fusionna avec celui du Xandim et avec les volutes argentés du vent. Chiamh s'élança dans une secousse qui faillit désarçonner Aurian, posa ses sabots sur un chemin d'air luisant et étendit ses jambes dans ce qui ressemblait à un galop ordinaire - sauf qu'à chaque foulée la Mage et lui ne cessaient de monter de plus en plus haut dans les cieux. Ce qui frappa Aurian en premier lieu, ce fut le froid, qui ne cessa d'augmenter à mesure de leur ascension, et puis aussi le vent qui se renforçait. Il lui fit venir les larmes aux yeux, lui donna mal aux oreilles et fit voler sa chevelure derrière elle. Les foulées rythmées de Chiamh lui parurent similaires à celles qu'il faisait sur la terre ferme, sauf que ses mouvements étaient plus doux et plus fluides, sans les secousses qui survenaient chaque fois que ses sabots frappaient le sol. Aurian aurait presque pu croire qu'elle montait à cheval de façon tout à fait ordinaire, à un détail près - il ne fallait pas qu'elle regarde en bas. Pendant un moment, elle évita soigneusement de le faire. Accrochée au dos de Chiamh plus sûrement qu'un chardon, elle était couchée sur son encolure avec les yeux bien fermés. Lorsqu'elle eut le courage de les rouvrir (parce que, au Final, c'était plus inquiétant de ne pas voir ce qui se passait) elle les garda Fixés devant elle, sur la pointe noire des oreilles de Chiamh. Finalement, Aurian trouva en elle assez de courage pour regarder en contrebas. Luisant selon la configuration éblouissante et cristalline de l'Autre Vue, le monde oscillait de manière étourdissante sous ses pieds. Bien que très éloigné, il lui apparaissait dans les moindres détails, exactement comme lorsqu'elle avait chevauché les vents avec Chiamh jusqu'en Aerillia, longtemps auparavant. Et voilà que nous les chevauchons de nouveau, songea la Mage. Sa peur s'envola alors d'un seul coup, dans un élan de confiance chaleureuse envers son compagnon. Disparues également, les nombreuses inquiétudes qui l'empoisonnaient ces dernières heures. La Mage avait cédé au désespoir depuis que l'esprit d'Anvar n'avait pas réussi à revenir avec elle du Puits des mes. S'il s'était réincarné ailleurs, il ne retrouverait jamais son ancien corps, même avec l'aide du Chaudron. Maintenant, elle avait l'impression qu'il était vraiment mort et perdu à jamais. Elle était donc obligée de livrer une bataille incessante contre son chagrin, afin de se concentrer sur son but: vaincre Eliseth. L'hostilité de Wolf la blessait aussi, même si, en vérité, elle comprenait qu'il puisse n'éprouver que peu d'amour pour une mère qui l'avait apparemment abandonné pendant des années. Et puis, il y avait Vannor. Quelque chose n'allait vraiment pas chez lui, même si elle était bien en peine pour en trouver la cause... Mais plus Aurian volait haut dans les cieux sur le dos de l'Œil-du-Vent et plus elle avait le cœur léger, comme si elle avait réellement laissé ses problèmes derrière elle, ancrés au sol. Chiamh décrivit un cercle au-dessus des falaises et commença à redescendre. Tout en perdant de la hauteur, il calcula sa trajectoire pour atterrir là où D'arvan les attendait. Il y réussit parfaitement, tout en douceur, au point qu'Aurian ressentit à peine une secousse. Elle se laissa rapidement glisser à bas de son dos, ravie de ce qu'elle avait vu mais néanmoins heureuse de retrouver la terre ferme. Dès qu'elle recula, Chiamh miroita et se transforma de nouveau en humain. — Eh bien? lui demanda-t-il d'un air de défi. Non, à bien y réfléchir, ne dis rien. Tu serrais si fort les jambes que je vais probablement avoir des bleus sur les flancs pendant une semaine. Aurian ôta le talisman de son cou et le laissa tomber avec précaution dans la poche de sa tunique. — Je pourrai sûrement m'y faire, admit-elle prudemment. Puis elle croisa le regard de l'Œil-du-Vent, et tous deux éclatèrent de rire. Aurian lui tendit les mains. — C'était merveilleux, mais tu le sais déjà... Elle s'interrompit et regarda par-dessus l'épaule de Chiamh en direction d'un petit point noir, au loin, dans le ciel. Ce dernier semblait se précipiter vers eux à une vitesse incroyable. La Mage retint son souffle. Ne sois pas stupide, se dit-elle, c'est juste une mouette... Mais cette vision venait raviver les braises froides de l'espoir au sein de son cœur. Déjà les flammes renaissaient. Elles se mirent à flamber plus fort que jamais lorsque l'oiseau se rapprocha suffisamment pour qu'elle constate qu'il s'agissait bien d'un faucon. Chiamh lui secoua le bras. — Qu'y a-t-il, Aurian ? Qu'est-ce que tu vois ? Il savait qu'il était inutile de suivre la direction de son regard - il possédait une vue trop limitée. — Je crois... La Mage s'interrompit et se tut. Depuis que le faucon avait quitté le repaire des Nightrunners à tire-d'aile, elle s'en voulait d'avoir cru qu'une telle créature pouvait abriter l'esprit d'Anvar. Gênée et pleine de doutes, elle avait gardé le silence sans parler de ses soupçons à quiconque. Cependant, elle commençait à croire de nouveau au bien-fondé de ces soupçons, surtout lorsque le faucon vint planer au-dessus de sa tête. — Dieux tout-puissants, c'est bien..., souffla Aurian, avant de tendre le bras à l'intention de l'oiseau. Anvar? appela-t-elle doucement. — Anvar? s'exclama D'arvan. (Il la dévisagea avec une profonde inquiétude.) Aurian, tu ferais mieux de rentrer, maintenant. Il fit mine de lui prendre la main, mais Chiamh le retint. — D'arvan, regarde... Le faucon abandonna sa position statique dans le ciel et se laissa glisser sur l'aile en direction d'Aurian. Il atterrit sur l avant-bras de la Mage et replia ses ailes dans son dos comme s'il avait l'intention de rester là. Puis il posa son farouche regard ambré sur le visage d'Aurian. Les pupilles de Chiamh perdirent leur couleur chaude au profit de l'argent liquide de son Autre Vue. L'Œil-du-Vent écarquilla les yeux. — Lumière de la déesse, souffla-t-il. Bien que drapée autour de l'enveloppe physique d'un faucon (ce qui constituait en soi un changement drastique), l'aura scintillante et multicolore qui lui apparut était familière et en tout point conforme à son souvenir. Aurian avait raison, comme toujours. Seule la déesse savait comment cela avait pu se produire, mais c'était bien Anvar qui occupait le corps de ce faucon. — Tu le savais, n'est-ce pas? demanda Chiamh d'un ton accusateur. Aurian acquiesça sans lâcher l'oiseau du regard. — Je m'en doutais... Je l'espérais... Je te raconterai plus tard, Chiamh. — Tu me le raconteras à moi aussi, j'espère, intervint D'arvan. Voilà une explication que je n'ai pas envie de rater. Depuis les cieux, Anvar avait aperçu la haute silhouette de la femme. C'était bien ça, c'était bien là qu'il voulait être. Déjà, il avait oublié sa propre identité et la raison de cette quête, mais l'humaine était son but, de toute évidence. Il y avait quelque chose en elle qui l'appelait... En témoignage d'une confiance qu'il n'aurait accordée à personne d'autre, le faucon avait replié ses ailes pour s'installer sur ce bras tendu. En regardant dans les yeux verts de l'humaine, Anvar fut submergé par une joie profonde et par un sentiment d'appartenance qui le balaya telle une vague inexorable. Il ne comprenait pas pourquoi, mais il savait que sa place était aux côtés de cette femme. — A-t-on envoyé le courrier à la reine des Khazalims ? demanda Eliseth. — Oui, ma dame. Tout a été fait selon vos ordres, répondit Plume-de-Soleil. Le message a été rédigé suivant vos propres termes. Vous demandez à la Khisihn Sara si elle veut bien s'allier avec vous et fournir des troupes pour renforcer les défenses de Dhiammara. En échange, vous lui proposez votre assistance sur ses propres terres une fois que la cité dragon aura été sécurisée. Quant à l'attaque que vous avez planifiée contre Pinson, Pétrel et leur colonie, vos guerriers sont réunis à l'étage et prêts à partir. Nous n'attendons que votre signal. La Mage du Climat se tourna vers Skua. — Et vous, Haut-Prêtre? Etes-vous prêt à assumer de si hautes fonctions ? Skua acquiesça. Son expression saturnine ne changea pas, mais Eliseth vit briller dans ses yeux une lueur d'excitation contenue. — Toute ma vie, je me suis préparé en vue de ce moment, grande dame. N'ayez pas peur. Pendant votre absence, la cité prospérera entre mes mains. Eliseth lui sourit. — J'ai toute confiance en vous, messire Skua. Si tu savais à quel point je ne te crains pas, songea-t-elle. Ton âme noire est remplie de traîtrise, mais je contrôle ton esprit. Eliseth versa du vin à ses deux complices ailés et prit le troisième verre sur la table. — Que pense le peuple du Ciel de cette glorieuse mission visant à soumettre la colonie d'Eyrié ? Le Haut-Prêtre fit une grimace qui se voulait un sourire. — Dans le temple, j'ai prêché contre ces renégats maléfiques et impies. La populace d'Aerillia est convaincue que Plume-de-Soleil et ses guerriers vont châtier les Eyrians au nom de Yinze et elle soutient cette grande cause. On compte certes une poignée de dissidents, mais les vertueux leur ont expliqué leur erreur à coups de pierres et de gourdins. Maintenant, même ceux qui possèdent des amis ou des parents dans la colonie apprennent à reconnaître la valeur du silence. —Voilà qui est très satisfaisant. (Eliseth rit.) Allons, il est temps de purifier notre terre en la débarrassant de ces impies d'Eyrians, d'autant que la colonie se dresse entre moi et mes projets pour Dhiammara. (Elle leva son verre.) A notre succès, mes amis. De grandes choses nous attendent. Le lendemain, au crépuscule, Aurian eut le sentiment qu'elle commençait vraiment à appréhender la magie qui permettait aux Xandims de voler. Le temps était resté gris mais sec, avec un vent vif. La Mage avait donc pu passer la journée à l'extérieur avec D'arvan, Chiamh, Schiannath et Iscalda afin de s'entraîner au maniement de la Magie Antique pour y inclure plus d'un Xandim. En fin de compte, ce n'était pas si difficile qu'elle l'avait craint, même si le fait de relier les énergies de tant d'auras aux pouvoirs des vents nécessitait un gros effort de concentration. Linotte s'était jointe à eux durant une grande partie de la journée pour mettre à l'épreuve son aile nouvellement guérie. En raison des plumes manquantes, elle volait de façon inégale et peu élégante mais, au moins, elle arrivait de nouveau à décoller. Le faucon aussi n'avait cessé de voltiger autour d'eux en s'éloignant parfois pour chasser au-dessus des falaises. Mais il n'allait jamais bien loin et il revenait toujours auprès d'Aurian. L'oiseau restait d'ailleurs pour elle une énigme. Depuis son retour, la veille, elle était plus convaincue que jamais qu'il abritait l'esprit d'Anvar. Mais, quand elle essayait de communiquer par télépathie avec lui, elle en retirait l'impression qu'il ne savait pas qui il était. Elle n'arrivait pas non plus à donner un sens aux images simples, désordonnées et confuses qui peuplaient son cerveau. Dans tous les cas, il était encore très sauvage. Elle n'avait pas réussi à le convaincre de l'accompagner au sein des logements confinés des Nightrunners. Cependant, dès qu'elle mettait le pied dehors, il était là, à l'attendre, et il s'accrochait à elle avec une loyauté farouche. Bizarrement, il semblait également apprécier l'Œil-du-Vent, mais ce n'était pas à cause d'une quelconque attirance pour la magie, puisqu'il ignorait complètement D'arvan. Shia aussi nourrissait des doutes à l'égard du faucon. — J'espère pour notre bien à tous que tu as raison, Aurian, mais tu es sûre de ne pas prendre tes rêves pour la réalité? Pour moi, c'est juste un oiseau. La seule personne avec laquelle Aurian n'avait pas discuté du faucon, c'était Forral. Non seulement elle ne lui avait pas fait part de ses soupçons, mais elle avait fait jurer à Chiamh et à D'arvan de garder le secret. D'arvan lui avait demandé pourquoi. — Ecoute, si j'ai raison, ça ne fera que perturber Forral, non sans raison. Imaginez-le en train de penser qu'Anvar est toujours là, mais sous une autre forme, et qu'il surveille ses moindres faits et gestes en attendant de récupérer son corps. Si j'ai tort, eh bien, il sera tout autant perturbé, mais pour rien. Cela lui avait paru très sensé, sur le moment. L'un dans l'autre, ça lui avait fait du bien de sortir des cavernes des Nightrunners et de s'éloigner des différentes personnalités qui devaient composer ensemble depuis quelques jours. Le problème du Spectre affamé devenait de plus en plus pressant, et Aurian ne voyait pas comment éviter une mort humaine. Elle ne pouvait s'empêcher de penser que Forral avait raison, après tout. Peut-être avait-elle commis une grave erreur en ramenant le Spectre dans le présent. De son côté, Wolf demeurait, sinon ouvertement hostile, en tout cas indifférent vis-à-vis de sa mère. Il passait beaucoup de temps en compagnie des fils de Zanna. Iscalda avait expliqué que Currain lui manquait, car il considérait le garçonnet comme un petit frère. A la grande détresse de Forral, il avait refusé tout net de croire que le bretteur était son père. — Tu ne peux pas être mon père, insistait Wolf. Il est mort. Néanmoins, il y avait aussi de bonnes nouvelles. Vannor, les dieux soient loués, semblait retrouver ses esprits grâce aux soins de Dulsina et de Zanna. Elles semblaient d'ailleurs bien parties pour le convaincre qu'au lieu de se punir pour ses erreurs passées, il ferait mieux de se racheter en faisant quelque chose de constructif. Ce matin-là, Forral était sorti avec Parric pour voir ce que fabriquait la Mage. Il était devenu tout pâle en la voyant voler à toute allure dans les cieux sur le dos de Chiamh, avec Schiannath et Iscalda de chaque côté. Cependant, devant l'insistance d'Aurian, il avait fini par se laisser convaincre de grimper sur le dos de Schiannath pour un vol d'essai. Il en était revenu le visage illuminé de plaisir et il avait serré très fort la Mage dans ses bras. — Par Chathak, fillette, quelle incroyable expérience! Je n'aurais jamais cru vivre assez longtemps pour... — Rassure-toi, c'est pas le cas, l'interrompit sèchement Parric, avant de taper le bretteur dans le dos pour lui montrer qu'il plaisantait. Le maître de cavalerie était d'une incroyable bonne humeur. Bien entendu, il avait déjà volé au départ de la cité des Phées, mais, après avoir fait la course avec le vent sur le dos d'Iscalda, il était convaincu qu'il venait de vivre le plus grand moment de sa vie. Ce soir-là, la Mage et ses compagnons dînèrent dans l'appartement de Yanis et d'Emmie en compagnie de Zanna et de sa famille pour fêter le retour du chef des Nightrunners dans l'après-midi. Ce dernier était resté pour le moins stupéfait à l'approche de la terre en voyant un cheval décrire des cercles dans le ciel autour du mât du navire. Grince n'avait d'yeux que pour Aurian, assise en face de lui. Emmie avait fouillé les réserves pour leur trouver de beaux habits à tous, et la Mage ressemblait à une flamme vivante dans une robe en velours couleur de vin. Sa chevelure, de nouveau longue, tombait librement sur ses épaules en une cascade soyeuse. Le voleur avait peine à détacher son regard de la Mage pour prendre le temps de manger. Même s'il avait passé beaucoup de temps dans le repaire des Nightrunners en compagnie d'Emmie ou de son nouvel ami Jeskins, le constructeur de bateaux, Aurian n'était jamais bien loin de ses pensées. Courageuse, compétente et pleine de compassion, elle était aussi l'une des rares personnes qui l'aient toujours traité comme s'il avait de l'importance. De plus, elle avait fait entrer de la magie dans une vie qui en manquait singulièrement. Il n'avait jamais oublié leur rencontre sous l'Académie de Nexis et la gentillesse rude mais sans réserve dont elle avait fait preuve à son égard, à ce moment-là et aussi durant leur fuite sur la lande. Il n'en avait pas eu conscience sur le moment, mais Grince avait donné son cœur à la Mage le jour de leur rencontre. Il avait commencé à comprendre ce qu'elle représentait pour lui lorsqu'il l'avait vue allongée, froide, pâle et immobile près de la pierre levée, et qu'il l'avait crue morte. A cet instant, il avait eu l'impression qu'on venait de lui prendre quelque chose de rare et de précieux, comme si on lui avait arraché une partie essentielle de son être. Dans un élan de ferveur qui l'avait énormément choqué en y repensant par la suite, il avait couru jusqu'à elle et lui avait pris la main en la suppliant de ne pas l'abandonner. Or, par miracle, elle ne l'avait pas fait. Mais il l'avait observée à la dérobée durant ces deux derniers jours, pendant qu'elle s'entraînait à voler sur le dos des Xandims ou qu'elle parlait avec Emmie et Zanna de navires et de fournitures. Il savait qu'elle avait l'intention de repartir, une idée qui le remplissait de terreur et de consternation, parce qu'il ne pouvait pas la laisser s'en aller sans lui. Cela avait été une décision difficile à prendre. Le voleur ne se rappelait que trop bien la torture de son voyage à dos de cheval et la crainte que lui inspiraient les grands espaces sauvages, sans la moindre maison ni la moindre route pavée à l'horizon. Il se rappela combien il s'était senti misérable, ainsi que l'impression de ne jamais avoir assez chaud, les repas frustes et insuffisants, la noirceur totale de la nuit et la terrible tension que provoquait le fait de rester allongé dans le noir en attendant qu'une créature maléfique et vicieuse lui saute dessus. Le pire de tout, c'était l'insécurité et l'angoisse constante d'être abandonné, seul, en plein désert — car, s'il arrivait quoi que ce soit à ses compagnons, il ne leur survivrait pas plus d'un jour ou deux. Grince avait pensé constamment à toutes ces difficultés au cours des deux derniers jours, jusqu'à en avoir la tête qui tourne, mais il s'en moquait. Il avait bien failli perdre Aurian sur le tertre, alors il n'allait pas lui laisser l'occasion de l'abandonner de nouveau. Cette fois, au moins, il était capable de la suivre, où qu'elle aille, et il avait bien l'intention de le faire. Le problème résidait plutôt dans la nécessité de la convaincre. Quand le repas eut pris fin, Grince intercepta la Mage alors qu'elle était sur le point de retourner avec Forral jusqu'à leurs chambres. — Dame, puis-je vous parler un instant ? — Mais bien sûr, Grince. Aurian avait l'air fatiguée, mais elle avait toujours un sourire à lui offrir. Tournant le dos à sa destination, elle le conduisit dans la grande caverne où étaient amarrés les navires. Ils marchèrent ensemble sur la plage en broyant les coquillages blancs sous leurs pieds. La Mage regarda Grince en haussant les sourcils. — Alors ? Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Tous les arguments que Grince avait soigneusement préparés s'envolèrent brusquement de sa mémoire. — Je... Je viens avec vous, lâcha-t-il précipitamment. Quand vous partirez, je vous accompagnerai, ajouta-t-il en la regardant d'un air de défi. — Je ne crois pas, répondit aimablement la Mage en haussant plus encore les sourcils. Le voleur sentit son cœur s'alourdir. — Dame, il faut me laisser vous accompagner. Hier encore, le dénommé Chiamh disait que vous alliez avoir besoin de toute l'aide que vous pourrez trouver et... — Écoute, Grince, l'interrompit Aurian avec fermeté, je ne veux pas te blesser, mais Chiamh voulait parler de gens qui savent monter à cheval et manier une épée - ou la magie. — Vous êtes en train de dire que je ne suis bon à rien, marmonna Grince d'un air boudeur en soulevant le sable devant lui à grands coups de pieds. — Je ne dis rien de la sorte. C'est juste que tu n'es pas taillé pour le genre de voyage que nous allons faire. Réfléchis, cette petite chevauchée depuis Nexis a bien failli te tuer. Et ne viens pas me dire que tu as aimé ça, parce que je sais très bien que ce n'est pas vrai. Tu as souffert du premier au dernier jour. (Elle soupira.) Le problème, ce n'est pas que tu ne sois bon à rien, c'est plutôt que j'ai besoin d'expérience et de talents différents. Si nous nous rendions dans une ville comme Nexis, tu aurais toutes les raisons de nous accompagner. Si j'avais besoin d'un voleur... — Comment savez-vous que ce ne sera pas le cas ? s'empressa de protester Grince. — Dans ce cas, je me débrouillerai, répondit Aurian d'un ton sans réplique qu'elle adoucit par un sourire. Grince, si je t'emmène avec moi, je crois sincèrement que tu vas te faire tuer. Et je m'y refuse. J'ai vu trop d'amis mourir. Je tiens trop à toi pour laisser faire une chose pareille. Sur ce, elle s'en alla dans un tourbillon de jupes rouges. Grince la regarda partir sans savoir s'il devait se vexer ou se réjouir de ses paroles. Ce qui était sûr, en revanche, c'était qu'elle avait obtenu exactement le contraire de ce qu'elle recherchait. Si la Mage l'appréciait à ce point-là, il était hors de question qu'il la laisse partir sans lui. — Ce n'est pas fini, marmonna-t-il. Je viens avec vous, vous allez voir. Quand la Mage entra dans sa chambre, elle constata que Forral avait remis du bois dans le poêle et leur avait versé un verre de vin à tous les deux. — Qu'est-ce qu'il voulait? demanda-t-il en voyant qu'elle fronçait les sourcils. Aurian secoua la tête en soupirant. — On dirait que ce pauvre Grince a perdu la tête. Il veut venir avec nous dans le Sud. Tu imagines ça, toi ? Cet idiot a mis un temps infini pour venir de Nexis, il ne sait absolument pas se débrouiller dans les bois, il ne sait même pas manier une épée et voilà qu'il parle gaiement de s'embarquer pour un voyage de plusieurs centaines de kilomètres. Forral haussa les épaules. — C'est pas vrai, tu recommences! Te voilà avec un nouveau soupirant! Par les dieux, Aurian, je ne sais pas comment tu fais pour inspirer une telle loyauté... (Il s'interrompit, puis sourit.) Non, en vérité, je crois savoir. Tu es attentive. Tu as aidé et soigné Grince alors que tu ne le connaissais que depuis quelques minutes. Tu l'as fait sortir de la ville, ce qui lui a probablement sauvé la vie, et tu es la seule à ne pas lui avoir tourné le dos quand il a essayé de voler les affaires de Mandzurano. J'ai bien vu la façon dont il te regarde. Je crois qu'il s'est entiché de toi, mon amour. — Allons, c'est des conneries, tout ça! protesta Aurian. — Je suis sérieux, rétorqua Forral. Pendant la plus grande partie de sa vie, il n'a eu personne. Pense à l'existence solitaire qu'il a dû mener, sans amis ni famille. Il n'a jamais eu personne à aimer, ni personne pour prendre soin de lui. Et puis, un jour, tu débarques. Tu lui manifestes une gentillesse qu'il n'a jamais connue. Pour la première fois, il a l'impression qu'on le traite comme un être humain. Qu'est-ce que tu crois? Pas étonnant qu'il croie être amoureux de toi. La Mage lui lança un regard noir. — Amoureux, mon œil. Je ne sais pas ce que Grince croit ressentir, mais ce n'est rien de plus que de l'admiration. Je connais les symptômes. Je me souviens d'une petite fille, il y a bien longtemps, qui ressentait la même chose pour toi. — Oui, et tu sais comment ça a fini, gronda le bretteur. Aurian poussa un soupir exaspéré. — Forral, cette discussion stupide a assez duré. Tu parles comme une fille de cuisine, où est passé ce satané bretteur ? Forral haussa les épaules. — Tu sais, tu as peut-être raison. Peut-être que je lis clairement dans l'attitude de Grince parce que je suis amoureux de toi. — Idiot. (Aurian secoua la tête.) Honnêtement, tu te ramollis avec l'âge. Si les gens entendaient le plus grand bretteur du monde raconter des conneries pareilles, ta réputation en prendrait un sacré coup. (Elle lui sourit avec tendresse et lui tendit la main.) Arrête tes bêtises et viens te coucher. Chiamh ôta ses vêtements et les lança vaguement en direction d'une chaise. Puis il se glissa rapidement sous les couvertures de son lit solitaire. Après quelques instants passés à trembler, il se réchauffa suffisamment pour commencer à se détendre. Puis, comme toujours, il s'allongea et laissa son Autre Vue prendre le dessus. Il trouva un mince courant d'air et le suivit en envoyant sa conscience au sein des minuscules fissures et crevasses de la roche, le long du chemin désormais familier qui menait à la chambre d'Aurian. C'était le rituel nocturne de l'Œil-du-Vent. Il ne restait pas longtemps, car il y avait quelque chose de mauvais et de culpabilisant dans le fait d'espionner la Mage dans son sommeil. Simplement, il s'inquiétait à son sujet et éprouvait le besoin de la protéger, depuis qu'on lui avait arraché Anvar. Après tout, elle était son amie la plus chère, quoi de plus naturel ? Chiamh allait juste s'attarder un instant et étendre un filament de conscience pour effleurer doucement son visage endormi. Alors seulement il pourrait s'en retourner dans son lit où il se sentait bien seul et trouver enfin le sommeil. Ce soir-là, il découvrit la Mage endormie aux côtés de Forral, comme les quelques nuits précédentes. Chiamh savait qu'Aurian avait réussi pour un temps à réconcilier ses sentiments vis-à-vis de son ancien amant et du nouveau, mais il nourrissait pour sa part des doutes quant à l'intrus qui avait volé le corps d'Anvar. En les voyant ensemble, Chiamh s'enflamma brusquement de jalousie. Horrifié par l'intensité de ses émotions, il s'enfuit vers son corps en poussant un cri d'effroi silencieux. Mais l'Œil-du-Vent avait l'esprit en ébullition, si bien qu'il prit un mauvais tournant quelque part. Sa conscience émergea, non dans sa chambre comme il s'y attendait, mais dans la caverne principale. Ce qu'il y découvrit chassa complètement la Mage de ses pensées. Les hommes du guet de nuit gisaient sur le sol, morts. D'étranges soldats vêtus de noir avec des yeux froids comme l'acier investissaient la caverne. Chiamh était sur le point de donner l'alerte lorsqu'il s'aperçut qu'il n'était pas dans son corps et qu'il n'avait donc pas de voix. Il fit demi-tour aussi vite qu'il le put et s'enfuit par où il était venu. Un vacarme effrayant tira Zanna d'un profond sommeil. Elle entendit des cris et des hurlements. Dans le lointain, la cloche d'un des navires sonnait à la volée. Tarnal se leva d'un bond. — Va chercher les garçons, lui dit-il. C'est une invasion. Zanna ne s'était jamais habillée aussi vite de toute sa vie. Elle enfila rapidement ses vêtements et ses bottes de marin, puis elle se précipita dans la chambre des enfants. Déjà réveillés, ils se blottissaient tous les deux avec Wolf dans un seul lit. Ils regardèrent leur mère avec de grands yeux effrayés par-dessus une barricade de couvertures. — M'man, qu'est-ce qui se passe ? demanda Valand. De son côté, Martek se mit à brailler en voyant arriver une source de réconfort. Zanna ne croyait pas qu'il fallait cacher les réalités de l'existence à sa progéniture. Ils étaient des Nightrunners eux aussi, après tout. — De méchants soldats nous attaquent, répondit-elle de façon laconique. Levez-vous vite et habillez-vous, on doit partir sur-le-champ. Valand obéit sans discuter tandis que Zanna courait aider son fils cadet. Martek reniflait encore lorsqu'elle lui enfila ses vêtements de force. Zanna s'agenouilla et prit son petit visage humide dans sa main. — Martek, arrête ça tout de suite. Tu ne veux pas effrayer Wolf, n'est-ce pas? On doit rejoindre les navires, d'accord? Ensuite, on sera en sécurité. L'enfant se mordit la lèvre et acquiesça. — Brave garçon, le félicita Zanna. Elle le souleva dans ses bras et fit signe à Valand de passer devant elle. Tarnal se tenait à côté de la porte, une épée à la main. — J'entends des bruits de combat au loin, mais la voie a l'air libre. On ferait bien d'y aller tant qu'on le peut. Zanna acquiesça. — Valand, prends l'ourlet de ma cape. Tiens-le bien et, quoi qu'il arrive, ne le lâche pas. Ensemble, ils remontèrent le couloir en courant. Le bruit de leurs pas résonnait sur le sol rocheux. En arrivant dans la caverne principale, Zanna s'arrêta net à la vue du carnage. De petits groupes de contrebandiers, pour la plupart en vêtements de nuit, se battaient désespérément contre des soldats professionnels et bien armés. Dans un frisson d'horreur, Zanna reconnut l'uniforme noir des troupes de Pendral. On aurait dit qu'ils étaient partout. La plage était jonchée de cadavres d'hommes, de femmes et même de petits enfants dont le sang teintait de rouge le sable blanc. Alors que Zanna restait paralysée par l'horreur, d'autres soldats surgirent du tunnel permettant d'accéder au repaire par voie de terre. — Viens! (Tarnal sortit Zanna de sa transe en la secouant.) Il faut aller jusqu'aux navires ! Maniant son épée comme un homme possédé par un démon, il plongea dans la masse bouillonnante des combattants. On avait donné aux trois Xandims des chambres à l'arrière du repaire des Nightrunners. C'étaient les seules pièces au bout d'un corridor sans issue, adjacent au tunnel principal. Lorsque les bruits du combat leur parvinrent, il était trop tard. Iscalda venait juste de suspendre sur un cintre la robe bleue que lui avait donnée Zanna. Elle était occupée à brosser ses longs cheveux de lin lorsqu'elle entendit les clameurs à l'extérieur. Presque en même temps, quelqu'un se mit à marteler sa porte. Elle ouvrit et se retrouva face à l'Œil-du-Vent, échevelé et à moitié vêtu seulement. — Arme-toi, lui dit-il, le souffle court. On nous attaque! Elle n'eut pas le temps de répondre qu'il était déjà reparti pour tambouriner sur la porte de Schiannath. Iscalda enfila une chemise et un pantalon et prit la nouvelle épée que les Nightrunners lui avaient généreusement offerte. Quand elle quitta sa chambre, elle vit son frère, armé et vêtu de pied en cap, faire de même. Elle vit également un groupe de soldats déboucher au détour du couloir à l'endroit où celui-ci rejoignait le tunnel. La peur envahit Iscalda lorsqu'elle se rendit compte que les Xandims étaient pris au piège et en infériorité numérique. Puis les soldats reculèrent brusquement en proférant des jurons et en poussant des cris affolés. Ses yeux couleur argent plissés en signe de concentration, Chiamh les poursuivit avec l'illusion qu'il avait créée, un monstre si horrible qu'il dépassait même les pires cauchemars d'Iscalda. — Allez-y, cria-t-il. Je vais les retenir. Dès que la voie fut libre, Schiannath et Iscalda passèrent en courant à côté de l'Œil-du-Vent et s'enfuirent vers la caverne principale. La jeune femme jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et vit Chiamh leur emboîter le pas à reculons, afin de continuer à faire face à leurs adversaires en maintenant l'illusion sans faillir. En arrivant dans les parties les plus peuplées du repaire, ils commencèrent à trouver des cadavres étalés dans les couloirs. Certains appartenaient à des soldats, il est vrai, mais la plupart étaient des membres de la communauté nightrunner. Un autre groupe de soldats surgit d'un tunnel voisin juste devant eux, et Iscalda et Schiannath entrèrent en action côte à côte en se taillant un chemin à travers les rangs ennemis avec leurs épées étincelantes. Tout alla bien jusqu'à ce que les Xandims débouchent dans la grande caverne avec un groupe de contrebandiers terrorisés, pour la plupart âgés, qu'ils avaient ramassé en chemin. A leur grande horreur, ils découvrirent que la plage était envahie par une foule de combattants qui leur bloquaient le passage en se déplaçant sur le sable au rythme de la bataille. Iscalda et Schiannath attendirent qu'un trou se crée au sein de la mêlée et réussirent à faire passer tout le monde sain et sauf. Mais Chiamh, toujours occupé à maintenir son apparition, arriva un instant trop tard. Lorsqu'il surgit dans la caverne, les combats repartirent dans sa direction, et un soldat sur la défensive le bouscula en reculant. Il brisa la concentration de l'Œil-du-Vent, juste un instant, mais ce fut suffisant. Les soldats qui avaient suivi le Xandim à distance respectueuse à travers tout le labyrinthe de tunnels virent l'apparition vaciller. — Le monstre n'est pas réel ! Iscalda se retourna en entendant ce cri, mais il était trop tard pour sauver Chiamh. Horrifiée, elle vit les soldats se précipiter telle une masse compacte et l'Œil-du-Vent tomber sous les coups d'une demi-douzaine d'épées. Elle serait retournée le chercher, même en sachant au fond de son cœur que c'était sans espoir, si Schiannath ne l'avait agrippée par le bras pour l'entraîner de l'avant. — Viens, Iscalda! Tu ne peux plus rien pour lui, maintenant! Alors, la guerrière dut de nouveau se concentrer entièrement sur sa propre survie, car ils avaient encore des obstacles à franchir avant d'atteindre les canots. Sa dernière vision de l'Œil-du-Vent fut celle d'un corps informe et fripé comme un tas de chiffons ensanglantés, un vulgaire déchet qu'un soldat repoussa d'un coup de pied contre la paroi de la caverne pour dégager le chemin. 23 L'illusion Tout en se frayant un chemin dans le sillage de Tarnal, Zanna sentit qu'on tirait d'un coup sec sur sa cape. Puis, tout à coup, son fils lâcha le vêtement. — Valand! Elle fit volte-face et vit un soldat projeter l'enfant à terre d'un coup fracassant de son poing ganté de fer. Il lui donna de méchants coups de pied et il s'apprêtait à le frapper encore lorsqu'une silhouette grise jaillie de nulle part lui sauta à la gorge. L'homme et le loup tombèrent à la renverse et disparurent dans la mêlée. Zanna courut auprès de son fils qui ne bougeait plus, livide. Mais elle ne pouvait le soulever sans poser Martek. Or, Tarnal ne pouvait pas l'aider. Il se tenait debout devant eux pour protéger sa famille, et tous avaient besoin de son épée. La foule se clairsema un instant, ce qui leur permit d'apercevoir Emmie et Yanis en compagnie de Vannor, Parric et Dulsina. Vannor et le maître de cavalerie luttaient vaillamment, dos à dos, le premier se défendant admirablement bien qu'il n'ait plus qu'une seule main. — Papa! cria Zanna. Aide-nous, je t'en prie! Yanis tira Vannor par la manche et cria quelque chose que Zanna ne put entendre en raison des hurlements et du fracas métallique des épées. Puis le chef des Nightrunners conduisit Emmie et Dulsina vers les canots avec l'aide de Neige d'Argent, l'énorme chienne d'Emmie, qui protégeait les deux femmes. Pendant ce temps-là, l'ancien Haut-Gouverneur de Nexis s'ouvrit un chemin à coups d'épée pour rejoindre sa fille, avec son vieil ami Parric qui gardait ses arrières. En arrivant auprès de Zanna, Vannor pâlit à la vue de son petit-fils qui gisait inerte et immobile. Il souleva l'enfant sans un mot et tous reprirent la direction de l'eau, avec Tarnal et Parric pour les défendre. Ne pensant qu'à la sécurité de ses enfants, Zanna courut vers les bateaux en oubliant complètement Wolf, qui avait disparu quelque part derrière elle au milieu des combats. Les soldats de Pendral avaient reculé avec consternation face à la furie rousse et au grand guerrier blond qui combattait si férocement à ses côtés. Mais ils s'enfuirent en hurlant à la vue des deux grandes panthères aux yeux flamboyants, tout en griffes et en crocs terrifiants, qui accompagnaient les deux humains. La voie étant libre, Aurian et Forral débouchèrent en courant dans la caverne principale. Le bretteur s'arrêta pour embrasser la scène avec le regard expérimenté d'un guerrier. Il vit que deux navires commençaient à appareiller et qu'une flottille de canots traversait le port pour les rejoindre. Forral savait qu'ils n'avaient pas beaucoup de temps. Les Nightrunners étaient en grande infériorité numérique et leurs ennemis continuaient à se déverser dans la caverne en un flot apparemment intarissable. — Par là, dépêche-toi, cria-t-il à Aurian en désignant un point avec son épée. Puis il s'élança sur la plage et plongea dans la mêlée en choisissant la route la plus directe vers l'eau. Aurian était sur le point de le suivre lorsqu'elle aperçut un corps effondré contre la paroi de la caverne. Quelque chose, comme une vague impression, s'empara d'elle. Sans réfléchir, elle fit demi-tour et courut en direction de ce tas inerte. Elle avait le cœur lourd comme du plomb tant elle redoutait de découvrir de qui il s'agissait. — Chiamh, chuchota la Mage. Elle n'osa pas le toucher, même pour écarter de son front les mèches brunes emmêlées de sa chevelure. Du sang s'échappait d'une multitude de blessures, car il avait été tailladé et poignardé à de nombreux endroits. Certaines plaies profondes paraissaient trop proches des organes vitaux au goût d'Aurian la guérisseuse. Son ami avait l'air très mal en point. S'il n'était pas mort, il ne tenait plus à la vie que par un fil - un fil fragile, ténu et tendu à se rompre. Il n'y avait pas de temps à perdre. Aurian savait qu'elle devait agir sur-le-champ - s'il n'était pas déjà trop tard. Elle s'efforça de surmonter son angoisse pour évaluer la situation calmement, avec compétence. Elle n'avait apparemment aucun moyen de le sauver car elle le tuerait en essayant de le déplacer. De plus, chaque instant qui passait augmentait encore ses propres chances de tomber sous les coups des épées adverses. Cependant, Aurian refusa d'envisager la défaite. — Ne t'inquiète pas, Chiamh, je suis là maintenant, je vais prendre soin de toi. Elle se concentra pour ne pas se laisser distraire par la bataille qui se déroulait autour d'elle et figea l'Œil-du-Vent hors du temps. Maintenant, il lui fallait un sort de téléportation... Les grands navires étaient trop loin. Aurian ne pouvait déplacer l'Œil-du-Vent sur une telle distance sans appauvrir sérieusement ses propres réserves d'énergie. Or, elle devait penser à sa propre survie car, sans ses soins, Chiamh n'avait aucune chance de s'en sortir. Cependant, il y avait une chaloupe que personne n'avait vue, ancrée derrière une petite pointe rocheuse qui jaillissait du rivage à l'extrémité sud de la plage. La petite embarcation avait échappé à l'attention parce qu'elle était plongée dans les ombres. Sans sa vision de Mage, Aurian ne l'aurait jamais repérée. — Bien, marmonna Aurian. Elle se tourna vers Chiamh et... — Dame, attention ! Aurian plongea. Une lame passa en sifflant au-dessus de sa tête. La Mage se retourna en décrivant un arc de cercle avec son épée. Son adversaire, les genoux tranchés, s'effondra comme un arbre abattu par un bûcheron. Aurian fit tournoyer sa lame d'un geste souple des poignets et acheva son agresseur avant même qu'il touche le sol. Alors seulement elle vit Grince. Il semblait avoir surgi de nulle part avec Givre, son jeune chien blanc, à ses côtés. Il brandissait d'un air farouche une épée visiblement récupérée sur un cadavre, car elle était bien trop grande pour lui. — Merci, dit Aurian au voleur. Tu veux bien surveiller mes arrières une minute ? Elle rassembla ses pouvoirs et pensa à l'Œil-du-Vent. Elle le visualisa à ses côtés puis là-bas, sur la chaloupe. Ensuite, elle l'enveloppa dans sa magie et le poussa mentalement un grand coup. On entendit un craquement et il y eut comme une bourrasque lorsque l'air se précipita pour remplir l'espace où se trouvait Chiamh une seconde auparavant. Aurian entendit Grince hoqueter et proférer un juron étranglé. — Viens, lui dit-elle, allons-nous-en. — Il reste un bateau, cria Tarnal. On y est presque... Il s'arrêta en poussant un cri d'horreur. Zanna le rejoignit et resserra brusquement les bras autour de son fils cadet au point de le faire crier de douleur. Ignorant ses protestations, elle enfouit le visage du petit garçon dans son épaule pour qu'il ne puisse rien voir. Là, dans les eaux peu profondes au bord de la plage, gisaient Emmie et Dulsina. On ne voyait pas la moindre marque sur Emmie, mais elle était morte, de toute évidence. Quant à Dulsina, elle avait eu le crâne fracassé par un coup puissant qui lui avait emporté la moitié du visage. Du sang et de la cervelle se répandaient sur le sable. Zanna réussit enfin à s'arracher à cette horrible vision. Son chagrin était trop grand pour qu'elle puisse l'appréhender pour le moment. Dulsina avait été une mère pour elle depuis la mort de la sienne. Zanna fit délibérément le vide dans son esprit en refusant de penser à sa disparition. Elle se tourna vers son père. Elle ne l'avait pas entendu souffler quoi que ce soit et elle se demandait comment il réagissait. Vannor se tenait au bord de la mer sans se soucier de l'eau qui infiltrait ses bottes. Il serrait le corps de son petit-fils comme si sa vie était un navire qui avait coulé et comme si le garçon était le seul bout de bois flottant à proximité. Vannor regarda Zanna, et celle-ci put voir un vide terrible dans les yeux de son père, comme si on lui avait arraché son âme. — Ce n'est pas ma Dulsina, dit-il d'une voix rauque. Ce n'est pas elle. Et il tourna le dos au cadavre ensanglanté. Un cri retentit derrière Zanna. En se retournant, elle découvrit Yanis, les mains sur les avirons d'un canot. Neige d'Argent, qui saignait abondamment d'une plaie au flanc, était attachée au banc de rame avec un bout de corde. Malgré tout, la chienne essayait encore de rejoindre le corps d'Emmie. Des larmes coulaient sur le visage du Nightrunner. — J'ai pas pu les sauver, dit-il. J'ai essayé, mais j'ai pas réussi... Alors seulement Zanna remarqua du sang sur sa tunique. — Yanis, tu es blessé! — J'ai pas pu les sauver... J'ai pas réussi... Il était visiblement sous le choc. Quelqu'un allait devoir prendre la situation en main... — Papa, monte dans le bateau, ordonna sèchement Zanna. Bien, maintenant, pose Valand et prends Martek. Tiens, c'est bien. Elle grimpa comme elle put à bord de la petite embarcation. Parric la suivit. Tarnal adressa un hochement de tête reconnaissant à sa femme et remit son épée au fourreau avant d'empoigner la proue pour pousser le bateau à l'eau. Zanna regarda par-dessus l'épaule de son mari et s'écria brusquement : — Tarnal, attends ! Juste une minute! Anvar - ou plutôt Forral, rectifia-t-elle dans son esprit - arrivait en courant en compagnie des deux grands félins. — Montez, si vous voulez venir avec nous, les pressa Tarnal. — Attendez, les interrompit brusquement Zanna. Où est Aurian ? — Juste derrière... Le bretteur proféra un terrible juron en se rendant compte que ce n'était plus le cas. Il balaya la plage du regard pour essayer de repérer la Mage parmi les combattants. Shia, concentrée sur l'ennemi, s'était battue pour arriver jusqu'au bord de l'eau. Elle non plus ne s'était pas aperçue de la disparition de la Mage. La panthère fit volte-face en rugissant. — Aurian, où es-tu ? — J'arrive. — Forral a trouvé un bateau. C'était la première fois que Shia prononçait son nom. — Allez-y. (La Mage répondait de façon laconique et distraite. De toute évidence, elle se battait pour sauver sa peau, quelque part sur la plage.) Chiamh est blessé et se trouve dans un autre bateau. Je vous rejoindrai avec lui. — Non, attends!Je vais venir avec... — J'ai dit: «Allez-y!» Prends Forral avec toi. Dis-lui de monter... Oh, oublie ça. Oblige-le à monter sur ce maudit bateau, Shia, même si tu dois l'assommer et le traîner à bord. Comme ça, on aura tous une chance de survivre. Allez, fais ce que je te dis! — D'accord. Prends soin de toi, mon amie. Shia regarda autour d'elle et vit Forral se tordre le cou pour essayer de repérer la Mage. — Allons, l'ami ! criait Tarnal. Il faut qu'on y aille ! Montez, si vous ne voulez pas qu'on vous laisse là ! — Je ne peux pas, Aurian a disparu! répliqua le bretteur sur le même ton. — Monte dans le bateau, rugit Shia en faisant appel à toute sa force mentale. Aurian arrive. Forral se tourna vers elle. — Qu'est-ce que... Toi ? C'est toi qui... ? — Oui!Maintenant, monte dans ce maudit bateau, humain, avant que je t'arrache les entrailles. Aurian m'a demandé de te le dire. Une expression obstinée se peignit sur son visage. — Je ne pars pas sans... Shia se jeta sur lui en grondant et le fit tomber à la renverse contre le bateau qu'il poussa dans les eaux peu profondes. Parric tendit un bras maigre pour le hisser à bord. Shia et Khanu contemplèrent la petite embarcation, déjà pleine à craquer, et échangèrent un message silencieux. Plongeant dans l'eau en même temps, ils partirent à la nage en direction du navire qui attendait un peu plus loin. Pour des félins dont les grandes griffes étaient destinées à escalader les falaises et les escarpements rocheux des Griffes d'Acier, l'ascension de la coque en bois d'un navire ne présentait aucune difficulté. L'autre vaisseau avait déjà appareillé. Alors même que Tarnal, le dernier passager du canot, grimpait à bord du grand bateau, l'ancre s'éleva en grinçant. Des hommes puissants commencèrent à pousser le navire hors de sa baie de mouillage à l'aide de longues perches. La Mage éprouvait une rage folle vis-à-vis des ennemis qui avaient infligé des blessures aussi terribles à son ami. Elle passa ses nerfs sur ses adversaires et éprouva une sinistre satisfaction à les voir tomber sous sa lame. Puis, tandis qu'elle se rapprochait de la chaloupe, elle découvrit un spectacle qui parvint à transpercer le brouillard rouge devant ses yeux et qui lui rendit brutalement sa clarté d'esprit. Deux soldats s'en étaient pris à Wolf et avaient réussi à l'acculer dans un coin de la caverne. Aurian voyait du sang dans sa gueule et sur sa fourrure. Elle ne savait pas si c'était le sien, mais elle ne comprit qu'une chose : son fils était en danger. En l'entendant gémir de peur, elle couvrit ce bruit pitoyable d'un cri de colère si puissant que, pendant un instant, tous les combats s'arrêtèrent dans la caverne. Les assaillants de Wolf ne surent jamais qui les frappa. La tête du premier n'avait pas encore heurté le sol que déjà la Mage retirait son épée d'entre les côtes du deuxième. Cependant, elle avait imprudemment attiré l'attention sur elle en poussant son cri. Les soldats avaient visiblement décidé qu'il était temps de l'arrêter car plusieurs commençaient déjà à se rapprocher. — Tu peux courir? demanda Aurian à son fils. — Je... Oui... — Alors cours! Ils coururent, Grince et Givre sur les talons. Mais ils n'allaient pas y arriver. Un groupe de soldats leur marchait presque dessus, et une autre poignée d'adversaires courait pour s'interposer entre eux et le bateau. La seule ouverture possible se rétrécit... se referma... la Mage se retrouva alors à courir au sein d'une haie d'épées. L'un des soldats cria quelque chose, mais elle ne put l'entendre à cause du terrible bourdonnement qui résonnait sous son crâne. Avec le dos de la main, Aurian essuya la sueur qui dégoulinait dans ses yeux. L'air lui parut s'assombrir et s'épaissir. Quand était-il devenu si froid ? Elle avait de plus en plus de mal à voir les contours des soldats - mais pourquoi avaient-ils le visage tordu par la terreur ? Pourquoi reculaient-ils ? Ils brisaient les rangs... ils s'enfuyaient ! Dans un grondement aigu et discordant, une grande forme noire glissa au-dessus de la tête de la Mage et s'abattit sur les soldats en fuite ; elle se jeta sur un groupe de trois hommes terrifiés tel un faucon sur sa proie. Tandis que le Spectre de la Mort se nourrissait, la paralysie d'Aurian se dissipa, ce qui lui permit de retrouver ses esprits. Elle se tourna vers Grince, qui restait planté là, stupéfait, et le gifla à la volée. — Il faut qu'on sorte d'ici - maintenant! hurla-t-elle. La Mage, le voleur et Wolf arrivèrent ensemble devant la chaloupe cachée. Aurian jeta un coup d'œil hanté par-dessus son épaule. Le Spectre s'était relevé au-dessus des corps sans vie des soldats; il cherchait de nouvelles proies. Elle vit le regard rouge fuligineux se tourner dans sa direction. Délibérément, le Spectre lui tourna le dos et s'enfuit dans les tunnels afin de chasser les guerriers en fuite. Aurian souleva son fils et le lança à bord du bateau. Sur les encouragements de Grince, Givre le suivit d'un bond. Ensemble, la Mage et le voleur poussèrent l'embarcation à l'eau, puis grimpèrent péniblement par-dessus bord. Aurian se souvint par la suite d'avoir trouvé l'eau très froide lorsque celle-ci entra dans ses bottes. Mais, sur le moment, elle ne prit pas garde à ce genre de détail. Elle attrapa les avirons et commença à ramer de toutes ses forces, pour sortir de la caverne le plus rapidement possible. Gevan avait cessé de prendre part au combat. Ça faisait un moment qu'il restait tapi à l'entrée d'un tunnel en contemplant avec horreur le carnage qui se déroulait dans la caverne principale. Maintenant, il regrettait d'être venu. Si seulement il était resté à Nexis, bien en sécurité, ou au moins sur l'un des navires, le temps que les combats se terminent et que l'on dégage les corps! Entrer dans le repaire vide, embarquer sa part du butin à bord de son navire et s'en retourner en ville commencer une nouvelle vie prospère, c'était une chose. Mais c'en était une autre de voir des gens qu'il connaissait depuis l'enfance se faire tailler en pièces juste sous ses yeux ou fuir pour sauver leur vie. Le malaise de Gevan n'avait pas grand-chose à voir avec la culpabilité. Simplement, s'il n'avait pas assisté au massacre, il n'aurait pas fait le plein de souvenirs désagréables. Très vite, il aurait pu oublier le rôle qu'il avait joué dans l'anéantissement de la communauté. De toute façon, ce n'était pas sa faute, mais celle de Yanis. Gevan avait eu de plus en plus à se plaindre des Nightrunners depuis la mort du père de Yanis. Il avait été le commandant en second de Leynard. À son avis, Yanis lui devait tout: les faveurs, le respect, l'attention et aussi la part de butin supplémentaire dont il jouissait autrefois. Mais le nouveau chef des Nightrunners s'était obstinément accroché à ses propres idées: il voulait diriger seul, pour le pire ou le meilleur. Il refusait de laisser le vieux compagnon de son père régir ses affaires à sa place sous prétexte qu'il avait l'avantage de l'expérience. Gevan n'avait cessé de nourrir sa rancoeur depuis la mort de Leynard. Celle-ci avait fini par acquérir une vie propre et par croître de jour en jour, comme n'importe quelle entité vivante. En dépit de ses rêves de richesse et de respectabilité, Gevan avait trahi les Nightrunners surtout pour se venger de Yanis. C'est pourquoi, en voyant le chef des contrebandiers s'échapper, il ne put contenir sa rage. — Y est là ! Le chef des Nightrunners ! Arrêtez-le, y se tire ! Un groupe de soldats à court d'adversaires venaient de se rassembler en haut de la plage et détroussaient les cadavres des Nightrunners à la recherche d'armes, de bijoux et de pièces. Gevan courut vers le guerrier le plus proche et lui saisit l'épaule. — Yanis s'enfuit. Faut que vous l'arrêtiez! Sans se presser, le soldat se releva, prit son couteau et l'enfonça dans le ventre de Gevan en remontant vers la poitrine. L'étonnement envahit le traître juste avant la souffrance. Il s'effondra en poussant un cri ténu et agrippa vainement ses entrailles pour tenter de contenir cette douleur ardente. Il n'en revenait pas de ce qui lui arrivait. Le soldat lui cracha dessus, et Gevan sentit la bave chaude dégouliner le long de son visage. Puis il ne sentit plus rien. La voix du jeune soldat le suivit tandis qu'il plongeait en tourbillonnant dans l'obscurité : — Le seigneur Pendral a dit qu'y aurait une récompense pour celui qui t'embrocherait une fois que tu nous aurais amenés ici. Autant que ce soit moi, que je me suis dit. En se retrouvant seul, D'arvan, qui croulait sous le nombre d'adversaires, avait fait la seule chose sensée: il s'était barricadé dans sa chambre avec autant de Nightrunners qu'il pouvait en accueillir. Puis il avait utilisé sa magie pour masquer la porte en faisant croire qu'elle faisait partie de la paroi. A son grand soulagement, l'un des Mortels qu'il avait secourus n'était autre qu'Hargorn. Maya ne lui aurait jamais pardonné s'il avait laissé son vieil ami mourir. Mais ça n'avait pas été facile. D'arvan avait sorti le vétéran du plus gros de la mêlée sans tenir compte de ses amères protestations - il aurait voulu continuer à affronter trois soldats en même temps, malgré le sang qui dégoulinait le long de son bras à cause d'une entaille infligée par la pointe d'une épée. Un long moment s'écoula avant qu'ils osent ressortir. Hargorn, le bras bandé, continuait à insulter le Mage pour s'être interposé, lorsqu'ils entendirent des hurlements de terreur abjects et des bruits de course précipitée dans le couloir. D'arvan frissonna. A son avis, il n'y avait qu'une seule chose capable de terrifier des soldats aguerris à ce point-là. Les dieux seuls savaient ce qui se passerait si le Spectre de la Mort était en chasse et libre de toute entrave. Quand le Mage et les Nightrunners osèrent enfin se glisser furtivement hors de leur cachette, ils trouvèrent le repaire complètement désert, à l'exception des cadavres. Les contrebandiers se mirent à pleurer et à jurer en reconnaissant des amis ou des êtres chers, mais les cadavres ennemis étaient bien plus nombreux. La plupart étaient morts sans une égratignure, mais la terreur et l'effroi tordaient leurs traits. Le Spectre s'était repu, cette nuit-là, songea D'arvan tristement. Le Mage et Hargorn se mirent à chercher fiévreusement parmi les cadavres éparpillés. Cela leur donna la nausée, mais ils étaient bien décidés à aller jusqu'au bout de cette sinistre tâche. De nombreuses heures s'écoulèrent avant qu'ils puissent se consoler en se disant que leurs amis avaient échappé au carnage. Mais le vétéran avait pleuré en découvrant Dulsina et Emmie, étendues ensemble au bord de l'eau. Pour D'arvan, la pire découverte fut celle du corps de Finbarr, étendu sur le lit dans la chambre où le Spectre l'avait abandonné comme un vêtement mal taillé. Privé du terrible locataire qui animait son corps, l'archiviste avait finalement rompu le lien ténu qui le retenait à la vie. Pendant un moment, D'arvan, dévasté par cette perte, resta assis à côté de son ami pour lui tenir la main. Nous étions si près du but, songea-t-il. Nous étions si près de le rendre à lui-même. Il était l'un des meilleurs Mages. Ses larmes tombèrent sur la main froide et sans vie de Finbarr. Au bout d'un moment, Hargorn entra. Il avait visiblement plein de questions à poser, mais, respectueux du chagrin de D'arvan, il attendit en silence près de la porte. Finalement, le Mage se leva et redressa les épaules, une expression sévère et inflexible sur le visage. — Nous allons nous occuper des morts, ensuite tu n'auras qu'à conduire les quelques Nightrunners survivants au Val. Ce ne sera pas la première fois que dame Eilin hébergera des réfugiés pendant quelque temps. Quant à moi, j'ai bien l'intention de faire regretter cette journée à ce Mortel pleurnicheur, ce soi-disant seigneur Pendral. — Eh, attends une minute, tu peux pas... Les yeux de D'arvan brillèrent de l'éclat argenté de la colère. — Oh, vraiment ? répondit-il d'un air déterminé. Peux-tu honnêtement me dire, Hargorn, que les Mortels de Nexis ne seraient pas mieux si c'était moi qui les gouvernais ? (Ses lèvres étrécies s'étirèrent en un sourire glacial.) Non, pour une fois, ce sera un plaisir d'obéir à mon père. Le Mage n'était pas le seul à avoir pour projet de retourner à Nexis. Déjà, le Spectre de la Mort filait telle une comète noire dans la nuit sans étoiles en suivant la trajectoire la plus directe vers la cité. Au cours des derniers jours, il avait passé l'esprit et les souvenirs de Finbarr au peigne fin pour trouver le moyen d'annuler le sortilège temporel. A présent qu'il était repu de la vie de tant de Mortels, il disposait de la puissance et des connaissances nécessaires pour libérer enfin ses frères. Sous peu, les Nihilims pourraient de nouveau s'en prendre librement à un monde qui, pour l'instant, ne soupçonnait rien. Aurian, épuisée, sortit de sa torpeur et s'aperçut que Grince lui secouait l'épaule. — Dame, laissez-moi prendre le relais. C'est mon tour, maintenant. La Mage redressa ses épaules douloureuses et détacha ses mains des avirons. Cela lui fit du bien d'arrêter de ramer. Elle fut surprise de ressentir des picotements dans les paumes, lesquelles commençaient à se couvrir de cloques, et de découvrir que la terre se trouvait déjà loin, formant une ligne plus foncée sur le noir du ciel sans étoiles. On a réussi, se dit-elle avec stupéfaction. On s en est sortis. La Mage tint les avirons dégoulinants d'eau à l'horizontale le temps que Grince vienne s'installer sur le banc à côté d'elle et les lui prenne des mains. Puis elle se laissa glisser au fond de la chaloupe, épuisée, et appuya sa tête contre la coque en bois. —Mère? Tu vas bien ? lui demanda une voix mentale hésitante et effrayée. Aurian sentit une truffe froide contre son bras. Elle ouvrit les yeux et tourna la tête pour regarder Wolf. Ce dernier croisa son regard, puis détourna les yeux, la tête basse. — Tu as été très courageuse, reprit-il d’une petite voix. Je croyais que tu ne tenais pas à moi, mais j'avais tort, pas vrai ? Un poids immense disparut soudain du cœur d'Aurian. — Oui, tu avais tort, lui répondit-elle avec douceur, mais je suis restée absente si longtemps que je ne t'en veux pas d'avoir pensé ça. J'aurais fait la même chose. (Elle passa ses bras autour de l'encolure hirsute du loup.) Pauvre Wolf. Je n'ai pas été une très bonne mère pour toi jusqu'à présent, n'est-ce pas .p Quand toute cette histoire sera terminée, j'espère que je pourrai réparer ça. —Est-ce que... Tu crois que tu vas pouvoir annuler la malédiction ? Il essayait de cacher à quel point cela lui tenait à coeur, mais Aurian n'eut aucun mal à déceler le désespoir derrière ses paroles. Néanmoins, elle n'allait pas lui mentir, elle lui devait plus que ça. —Je ne sais pas. Mais on va essayer, ça, tu peux me croire. Le loup soupira et posa la tête sur l'épaule d'Aurian. — Tu es blessé lui demanda cette dernière avec angoisse. —Non, enfin, j'ai quelques bleus, c'est tout. Le sang appartient à l'homme qui a blessé Valand, répondit-il avec une sombre satisfaction. — C'est bien, mon fils, dit-elle fièrement en le serrant très fort contre elle. La Mage resta tranquillement assise à la proue du bateau avec Wolf jusqu'à ce que celui-ci s'endorme. De son côté, elle rassembla ses forces pour l'épreuve à venir. Chiamh gisait toujours au fond du bateau, enveloppé dans la matrice bleue du sortilège temporel. Aurian redoutait ce qu'elle allait trouver en annulant le sort. Au fond de son cœur, elle savait qu'il y avait peu de chances que quiconque parvienne à soigner d'aussi terribles blessures. En sentant dans son dos les contours rigides de la Harpe des Vents, elle se prit à regretter que l'Artefact ne possède pas le don de la magie guérisseuse. Si seulement le Bâton de la Terre avait récupéré ses pouvoirs! songea-t-elle en refermant la main autour de l'Artefact qui pendait, sans vie, à sa ceinture. Au moins, ça me donnerait une chance de parvenir à un quelconque résultat. Mais c'était peut-être son châtiment pour s'en être mal servie. Si tel était le cas, le massacre inconsidéré des soldats sous l'Académie lui valait une punition qui dépassait tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Son angoisse devait transparaître clairement sur son visage, car Grince tendit la main et la posa gentiment sur le bras de la Mage. —Va-t-il mourir? demanda-t-il doucement. Aurian acquiesça et déglutit péniblement pour retrouver sa voix. — Oui, je crois. Le visage éclaboussé de sang de l'Œil-du-Vent, livide comme celui d'un cadavre sous le sortilège bleuté, commença à se dissoudre derrière les larmes d'Aurian. Elle se rappela leur première rencontre, dans cette chambre sordide de la tour d'Incondor dans laquelle elle était restée emprisonnée pendant si longtemps. Chiamh avait été la seule autre personne capable de voir que Wolf était réellement humain, et il l'avait emmenée chevaucher les vents avec lui cette nuit-là, jusqu'en Aerillia. Elle songea également à cette journée où, de retour à la forteresse des Xandims, il lui avait fait visiter son logis solitaire et sa Chambre des Vents. Il lui avait fait confiance au point de se changer en cheval et de la laisser monter sur son dos. Elle se rappela aussi lui avoir sauvé la vie grâce à un bouclier magique, quand les Xandims s'étaient rebellés pour renverser Parric, leur seigneur de la Horde à l'époque. Ils avaient bien failli lapider leur Œil-du-Vent. Bon, autant en finir. De toute façon, elle ne pouvait faire que de son mieux. Dieux, pria-t-elle, je vous en supplie, faites que je sois capable de l'aider. Ne le faites pas payer pour les erreurs que j'ai commises. Aurian prit une profonde inspiration, invoqua ses pouvoirs et annula le sortilège. Chiamh jaillit comme un diable hors de sa boîte. Il renversa la Mage contre la poupe du bateau qui tanguait violemment et lui immobilisa les bras le long du corps. — Non ! Ne fais rien ! Je vais bien ! Je vais bien ! Aurian le dévisagea avec stupeur. Les terribles blessures avaient disparu sur sa peau, et il n'y avait plus ni taches de sang ni trous béants, sur ses vêtements. Quant à la pâleur cadavérique et aux éclaboussures de sang sur son visage, elles s'étaient également dissipées sans laisser de traces. Au bout de plusieurs minutes, la Mage referma la bouche. Cependant, elle continua à rester sans voix. Puis, brusquement, le soulagement l'envahit et lui permit de se détendre. A sa grande consternation, elle sentit une larme couler le long de sa joue. Elle se mordit l'intérieur de la lèvre pour que d'autres ne suivent pas. — O, déesse, qu'ai-je fait? marmonna Chiamh en lâchant les bras de son amie et en détournant le regard. Aurian, je suis désolé, lui dit-il d'un air misérable. Je n'avais pas l'intention de te causer un choc pareil. C'était juste une illusion, la seule chose qui m'est venue à l'esprit pour nous sauver, Iscalda, Schiannath et moi. Pourquoi quelqu'un prendrait-il la peine de me tuer, s'il me croyait déjà mort ? — Espèce de salopard, répliqua Aurian en détachant chaque syllabe. Comment as-tu fait ça? — Eh bien, tu te souviens, à la forteresse, quand j'ai tenu la foule en respect en faisant apparaître un démon ? Tu te rappelles qu'ils se sont rendu compte de la supercherie et qu'ils ont bien failli me tuer ? Aurian acquiesça. —J'y pensais, justement. Tu sais, quand je te croyais mort, ajouta-t-elle d'un ton acide. Chiamh rougit. — Eh bien, s'empressa-t-il de poursuivre, j'ai bien failli commettre la même erreur cette nuit, mais je m'en suis souvenu juste à temps, et j'ai compris que, pour que Schiannath et Iscalda réussissent à s'échapper, il leur fallait une diversion. Pendant quelques secondes, j'ai disparu à la vue de tout le monde à l'endroit où le tunnel fait un coude. Je me suis caché dans l'embrasure d'une porte et j'ai créé une deuxième illusion, à mon image cette fois-ci, ajouta-t-il en souriant. Quand le tunnel est redevenu droit, j'ai fait disparaître l'illusion du démon, et les soldats se sont précipités pour me tuer, sauf que ce n'était pas moi, bien entendu. »J'ai observé toute la scène depuis ma cachette, ajouta-t-il en fronçant les sourcils. Je dois avouer que c'était dur de me voir mourir comme ça... — Oui, ça m'a fait un choc aussi, gronda Aurian. — Le plus dur, poursuivit Chiamh sans tenir compte de l'interruption, c'était de créer des blessures illusoires à chaque coup d'épée et de rendre l'air assez solide pour donner aux soldats l'impression que leur lame rencontrait une résistance. Je doute d'avoir été vraiment réaliste, mais ils étaient tellement assoiffés de sang que, sur le moment, ils n'ont rien remarqué. (Il haussa les épaules.) Après leur départ, j'ai compris que je n'avais aucune chance d'atteindre la plage en me battant. Je n'y vois pas grand-chose, comme tu le sais, mais suffisamment bien pour savoir que c'était sans espoir. J'ai regardé mon illusion et elle avait l'air si réaliste que je me suis dit, qui prendrait la peine de tuer un homme deux fois ? Alors, je l'ai fait disparaître et j'ai pris sa place en recréant les blessures illusoires sur mon propre corps. Quand tu es arrivée, je n'ai pas eu le temps de te prévenir avant que tu me figes... Aurian, je suis désolé. Ça a vraiment dû être terrible pour toi. La Mage secoua la tête d'un air stupéfait. Son calme glacial, dû à la profondeur du choc reçu, avait commencé à fondre à l'écoute de ce récit. Il acheva de se dissoudre dans un accès de colère. — Putain, est-ce que tu sais ce que tu m'as fait endurer? (Elle leva la main pour le frapper, mais, au lieu de ça, elle se retrouva tout à coup en train de le serrer contre elle.) Chiamh, je pourrais te tuer pour m'avoir donné une peur pareille. Mais je suis trop contente de voir que tu vas bien. Il lui rendit son accolade, de façon hésitante au début, avant de la serrer franchement contre lui. Aurian posa la tête sur l'épaule de son ami et ferma les yeux, portée par une vague de soulagement et de joie totalement irrationnelle, compte tenu des horreurs dont elle avait été témoin cette nuit-là. Quelques instants plus tard, la Mage et l'Œil-du-Vent dormaient profondément dans les bras l'un de l'autre. Grince, qui continuait à ramer avec plus d'énergie que de talent, se renfrogna en contemplant ses passagers endormis. — Oh, merci, Grince, d'avoir fait avancer ce maudit bateau pendant toute cette putain de nuit, marmonna-t-il avec aigreur. On apprécie, vraiment. Eh bien, ils n'étaient pas les seuls à ressentir la fatigue. Avec un haussement d'épaules, il ramena les avirons à bord et essaya de les ranger à l'endroit où les gouttes d'eau gêneraient le moins. Puis il grimpa pardessus le banc et s'allongea à la proue entre Givre et Wolf, qui dormaient ensemble. Le temps paraissait suffisamment calme, le bateau pouvait sûrement se débrouiller tout seul pendant une heure ou deux... Ce fut sur cette dernière pensée que Grince s'endormit lui aussi. 24 Zithra et Eyrié Eliizar faisait les cent pas sur le porche couvert de sa grande maison en bois, de plain-pied, qui se dressait au milieu d’une clairière. Ses bottes martelaient le plancher sur un rythme creux. Il était encore tôt, mais il avait l'impression qu'il valait mieux demander à son épouse de se hâter un peu. Les dieux m'en sont témoins, pensa-t-il, je ne comprendrai jamais pourquoi les femmes mettent si longtemps à s'habiller pour les grandes occasions. — Nereni, tu n'es pas encore prête? cria-t-il à travers la fenêtre fermée d'un volet. La cérémonie doit commencer à midi, ça ne nous laisse pas beaucoup de temps pour nous rendre là-bas. Il n'y eut pas de réponse. Eliizar se remit à faire les cent pas pendant quelques minutes, puis s'arrêta en soupirant. — Par le Faucheur, mais qu'est-ce qu'elle fabrique là-dedans? marmonna-t-il d'un air irritable. —Vous ne devriez pas vous mettre en route, maître d 'armes ? Tout le monde va vous attendre. Jharav traversa d'un pas pressé le jardin de Nereni. Il gravit bruyamment les marches du porche en haletant et en s'épongeant le visage. Depuis la blessure qui avait bien failli lui coûter la vie lors de la bataille de la Forêt (laquelle s'était soldée par la mort du tyran Xiang), il avait quitté le service actif. Ces dix dernières années, il n'avait cessé de rayonner le contentement et la bonne humeur tout en cultivant une bedaine respectable. — Une belle distance vous sépare du nouveau palais et... — Combien de fois vais-je devoir te dire que ce n'est pas un palais ? répliqua sèchement Eliizar. — Et comment voulez-vous que je l'appelle? rétorqua le guerrier grisonnant sur le même ton. Vous êtes le souverain des terres de la Forêt, même si vous préférez qu'on vous appelle « maître d'armes» plutôt que « roi ». Votre nouvelle maison, c'est le grand bâtiment en pierre où va vivre le souverain - autrement dit, le palais. Enfin, si vous vous décidez à y emménager un jour. Vous n'êtes pas encore prêt? — Moi, je le suis. (Eliizar désigna d'un air dégoûté sa belle tenue neuve.) A cause de ces maudits habits ridicules que Nereni et toi m'avez obligé à enfiler, je n'ose même pas m'asseoir. J'ai peur de tacher ou de froisser quelque chose. Je ressemble à la boîte à bijoux d'une putain. — Vous avez l'air magnifique, lui dit Jharav pour l'apaiser. Exactement comme un ro... — Si tu prononces encore une fois ce mot, je jure de t'embrocher avec ce couteau à beurre couvert de bijoux! Ça, une épée? Tu parles! Encore une idée de Nereni et des Ailés ! Eliizar, la mine renfrognée, lança un regard noir en direction de l'objet qui l'offensait. L'arme ornée de joyaux enchâssés dans une poignée en or lui battait la cuisse dans son fourreau scintillant. —Je te promets que ce sera une mort lente et longue, ajouta-t-il avec aigreur. — Heureusement que vous avez réussi à la faire renoncer au bandeau brodé pour votre œil, pouffa l'ancien soldat grisonnant. En plus de l'épée, ça aurait fait trop. Vous êtes nerveux, Eliizar, c'est ça votre problème. Tenez. (Il prit une flasque argentée à sa ceinture.) Ça devrait vous aider, c'est de l'hydromel qu'Ustila vient juste de faire. Buvez-en un peu, et le monde vous paraîtra meilleur. Pendant ce temps-là, je ferais bien d'aller chercher Nereni. — Non, j'y vais. (Eliizar but une longue gorgée, puis rendit la flasque à son ami.) Tu n'as qu'à aller au pa... à la nouvelle maison, et dire à Amahli qu'on arrive. Jharav s'en alla en agitant joyeusement la main et en sirotant le contenu de sa flasque. Le maître d'armes resta seul avec ses pensées sur le porche de la maison dans laquelle Nereni et lui habitaient depuis qu'ils étaient arrivés dans la forêt avec pour seuls compagnons leurs compatriotes et le rêve de vivre libres loin des tyrans et des sorciers. Eliizar était très fier, à juste titre, de la communauté qu'il avait fondée. Au début, ce n'était qu'une poignée de cabanes en bois blotties les unes contre les autres tels des enfants effrayés entre les arbres ténébreux. Depuis, c'était devenu une vaste colonie, tant par sa taille que par son étendue géographique et l'importance de sa population. Ses fondateurs, les soldats et les serviteurs de la maison du défunt prince Harihn, avaient missionné un groupe de guerriers expérimentés qui étaient retournés discrètement à Taibeth, la capitale des Khazalims, à la recherche d'amis et de parents désireux de se joindre aux premiers colons. La nouvelle de l'existence de cette colonie n'avait pas tardé à se répandre. D'autres personnes, fatiguées de vivre sous le joug khazalim, avaient osé traverser le terrible désert de Joyaux pour rejoindre la communauté sylvestre autonome. Quelques esclaves en fuite avaient même réussi à survivre à cette périlleuse traversée. Eliizar, en souvenir d'Anvar, leur avait souhaité la bienvenue et les avait déclarés libres et égaux en droits. La colonie de la forêt comptait à présent trois cent vingt-neuf âmes et continuait à grandir, lentement mais sûrement. L'événement décisif, songea Eliizar, avait été la bataille de la Forêt, voilà bien longtemps. La menace que représentait Xiang avait disparu pour de bon, fauchée par l'épée de son ancien maître d'armes. Dans la confusion bien naturelle qui s'était ensuivie, un grand nombre de gens avaient réussi à fuir Taibeth pour se joindre aux renégats. Les choses s'étaient calmées avec la naissance de Quechuan, le fils de Xiang. Sa mère, la Khisihn, et Aman, l'ancien vizir de Xiang, s'étaient déclarés corégents et avaient saisi le pouvoir en massacrant tout simplement quiconque osait s'opposer à eux. Taibeth avait été placée sous loi martiale, et les contraintes imposées à la populace étaient devenues si strictes que le flot de réfugiés s'était pratiquement tari. D'un autre côté, les nouveaux souverains de Taibeth étaient bien trop occupés à consolider leur position pour se soucier d'une petite colonie indépendante à leurs frontières. De plus, l'exemple de Xiang ne manquait pas de refroidir leurs ardeurs, sans compter qu'aucun des deux régents ne pleurait la mort de l'ancien Khisu. Ils n'étaient donc pas entièrement mal disposés à l'égard des responsables de sa disparition. Le deuxième fait marquant pour la colonie était indirectement dû à la bataille, lui aussi. C'était ce jour-là que les deux messagers ailés, Pinson et Pétrel, avaient décidé de se joindre à Eliizar et à son peuple et de fonder une colonie du peuple du Ciel dans les montagnes voisines dans un véritable esprit d'amitié et de coopération. Non seulement les deux groupes prospéraient, mais ils avaient fait ensemble des progrès qu'aucun n'aurait pu obtenir sans l'autre. Eyrié, la communauté ailée, occupait désormais le pic voisin de la vallée sylvestre d'Eliizar. Contrairement aux Sans-Ailes, ils avaient commencé à bâtir des constructions en pierre dès le début. Certes, le bois abondait au bas de la montagne, mais le climat de haute altitude était bien trop rude en hiver pour de simples bâtiments en bois. Eliizar avait envoyé des tailleurs de pierre et des maçons aider à la construction. En retour, les Ailés avaient envoyé certains des leurs dans la forêt pour aider à abattre et à déplacer les troncs d'arbres pour les maisons de leurs amis sans-ailes. Les Khazalims avaient aidé les hommes du Ciel à aménager et à cultiver des vignes en terrasse sur les flancs de la montagne. De leur côté, des rabatteurs ailés avaient plané au-dessus de la forêt pour repérer du gibier pour les chasseurs d'Eliizar. A mesure que la colonie des Sans-Ailes, baptisée Zithra («liberté» dans la langue khazalim), s'agrandissait et s'étendait, ses habitants avaient continué à défricher une partie des bois denses et à cultiver des champs. Nereni avait sillonné la forêt avec son groupe de femmes en découvrant par tâtonnement quelles plantes pouvaient être cultivées pour traiter des affections simples et lesquelles étaient comestibles et nourrissantes. Les Ailés avaient chassé, puis domestiqué les chèvres et les moutons de montagne agiles, ce qui leur avait permis d'obtenir non seulement de la viande, mais des toisons douces et épaisses et des peaux d'une qualité sans égale qu'ils échangeaient avec les Zithrans contre des légumes, des fruits et de délicieuses truites. Les deux colonies étaient devenues prospères et industrieuses. Les gens, avec ou sans ailes, s'occupaient des récoltes, chassaient le gibier ou soignaient les troupeaux, ramassaient des fruits ou des plantes, péchaient, élevaient des abeilles ou extrayaient le métal dans les contreforts qui séparaient les deux communautés. On y trouvait des teinturiers, des tisserands et des tanneurs, ainsi que des charpentiers, des potiers et des forgerons. Pendant tout ce temps, Zithra et Eyrié n'avaient jamais cessé de se développer, tant au niveau de la taille que du confort et de l'amitié. Ce n'était pas un mince exploit, pour un homme qui avait commencé sa carrière comme tueur professionnel, songea Eliizar. Il savait, cependant, qu'il n'aurait jamais réussi tout cela sans Nereni. D'ailleurs, en parlant de Nereni, où était-elle passée ? Il sursauta et leva les yeux d'un air coupable en se rendant compte que le soleil s'était rapproché encore un peu plus du zénith. Il entra alors rapidement dans la maison. — Nereni ? Nereni ! Il est temps d'y aller, on est en retard. Mais où diable te caches-tu, femme? Elle n'était pas dans la chambre à coucher, mais Eliizar finit par la retrouver, vêtue de sa nouvelle robe rouge brodée de fils d'or, une magnifique tenue d'apparat qui lui donnait l'air d'une reine. Assise à la table de la cuisine, elle pleurait toutes les larmes de son corps. Eliizar se précipita à côté d'elle et lui prit les mains. — Mais enfin, Nereni, qu'est-ce qui ne va pas ? Elle leva les yeux vers lui et se mit à sangloter de plus belle. —Je ne peux pas y aller, gémit-elle. C'est notre maison et je l'aime. Nous avons été si heureux ici ! Eliizar soupira. — Mais, Nereni, notre nouvelle maison est tellement plus grande. Tu en as toi-même supervisé les plans et la construction, elle est exactement comme tu la voulais. Les menuisiers et les tisserands ont passé des mois à fabriquer de beaux meubles neufs parce qu'ils t'apprécient beaucoup. Et quelqu'un d'autre a besoin de cette maison, maintenant. (Il se leva et lui tendit la main.) Allons, mon amour, c'est toujours difficile de laisser derrière soi le confort d'un univers familier, mais nous l'avons déjà fait par le passé, tu te rappelles, quand nous avons quitté Taibeth avec Aurian pour venir ici. Regarde comme ça nous a été profitable. Nereni réussit à esquisser un sourire tremblant. — C'est vrai, mais c'est juste que cet endroit recèle tant de souvenirs heureux... — Nous les emmenons avec nous, répliqua gentiment Eliizar. Rien ne peut changer ça. Et puis, pense à tous les merveilleux souvenirs que nous allons nous faire dans notre nouvelle maison. Nereni se leva en hochant la tête. —Je sais, soupira-t-elle. Tu as raison, Eliizar, bien entendu. Laisse-moi juste me laver la figure et... Le grondement des sabots d'un cheval au galop noya ses dernières paroles. Eliizar se mit à rire. — Devine qui c'est. Aussitôt, Nereni en oublia son chagrin. — Oh, non! s'écria-t-elle, consternée. Ce n'est pas possible. Le maître d'armes se rendit jusqu'à la fenêtre et regarda dehors. Un cheval noir remontait la route poussiéreuse à toute vitesse. Sur son dos se trouvait une petite silhouette vêtue de blanc. La cavalière obligea le cheval à s'arrêter brusquement devant la maison, puis elle se laissa glisser à bas de la selle. — Mère, père, où êtes-vous? Vous n'avez donc pas l'intention de venir ? — Nous sommes là, mon joyau. Eliizar savait qu'un sourire de tendresse venait d'apparaître sur son visage, ce qui ne le gênait pas du tout. Cette enfant était le cadeau surprise qu'Aurian leur avait fait en partant - non pas le fils et l'héritier qu'il avait toujours voulu, mais la fille qu'il vénérait et qu'il adorait. —Amahli ! s'écria Nereni lorsque la mince petite fille aux cheveux noirs entra dans la cuisine. Oh, misérable, misérable enfant! Comment as-tu pu faire une chose pareille ? (Elle se précipita sur sa fille et épousseta sa robe blanche brodée avec plus de vigueur que nécessaire, non sans continuer à la réprimander au passage.) Fille du démon, je jure que ce n'est pas moi qui t'ai mise au monde! Ne t'avais-je pas expressément demandé de ne pas te salir aujourd'hui ? La réponse que la petite fille s'apprêtait à formuler se perdit dans le tissu humide avec lequel sa mère lui frotta le visage pour effacer les traces de saleté. — Et voilà que tu t'en vas battre la campagne sur le dos de cette grande bête dangereuse ! Comment réussiras-tu à trouver un mari un jour, ça, je l'ignore, à moins que tu changes d'attitude! — Nereni, protesta Eliizar avec légèreté, cette enfant a dix ans à peine. Elle est encore jeune pour penser à un mari. — Ne sois pas ridicule, Eliizar, répliqua sèchement Nereni. Cette enfant, comme tu dis, est ton héritière, il n'est donc pas trop tôt pour commencer à envisager son avenir. Elle venait de défaire la tresse d'Amahli avec la rapidité de l'éclair et passait un peigne dans la chevelure de sa fille, qui tombait jusqu'à sa taille. Eliizar remarqua avec une fierté attendrie que, même si sa fille se renfrognait et n'arrêtait pas de gigoter, elle supportait les gestes vifs de sa mère sans se plaindre. —Voilà, fit Nereni après avoir refait la tresse. (Elle fit tourner l'enfant face à elle et la serra dans ses bras.) Tu es de nouveau toute belle. Mais attention, Amahli, ajouta-t-elle d'un air sévère, si je vois ne serait-ce qu'un seul grain de poussière sur toi, je te promets que tu auras une fessée. C'est compris ? — Oui, mère, répondit la petite fille consciencieusement avant de lancer à son père un regard en coin malicieux. Eliizar lui répondit par un clin d'œil. —Allons, venez, à présent, on ne peut pas faire attendre les gens plus longtemps, les houspilla Nereni en masquant derrière ses manières brusques la tristesse qu'elle éprouvait à l'idée de quitter sa maison. C'est vrai, quoi, grommela-t-elle, si j'attends après vous deux, on n'y sera jamais. —Alors, arrête de parler, femme, et franchis-moi cette porte ! rugit Eliizar. Prenant ses deux femmes adorées par la main, il les fit sortir de la maison et les conduisit vers les chevaux qui attendaient patiemment au fond du jardin. La reine Raven et son époux, tous deux en exil, attendaient en compagnie de Pétrel, de Pinson et d'un certain nombre d'autres dignitaires réunis sur la vaste terrasse du nouveau palais d'Eliizar. Ils contemplaient la foule de colons, ailés ou non, qui abondait sur la grande pelouse en contrebas. Aguila donna un coup de coude à sa femme. — Souris, ma chérie. Les gens nous regardent. — Qu'ils regardent, répliqua l'Ailée d'un ton boudeur. Qu'est-ce que j'en ai à faire ? Je ne vois pas pourquoi nous étions obligés de venir. Ça me fait mal de voir Eliizar et Nereni faire étalage de leur pouvoir et de leur succès alors que nous avons perdu un royaume! Son mari lui lança un de ces regards qui l'agaçaient au plus haut point, comme s'il avait épousé une enfant mal élevée dont les mauvaises manières avaient besoin d'être corrigées. — Nereni est ton amie, répliqua-t-il d'un air réprobateur. Elle a toujours été une mère pour toi, Raven. Comment peux-tu lui reprocher sa bonne fortune? Raven se retourna contre Aguila dans un accès de mauvaise humeur. — Ne sois pas si stupide! Je ne reproche rien du tout à Nereni ! En revanche, ça me rend malade d'avoir perdu mon trône et d'avoir été trahie par mes misérables sujets ingrats... — Mais ceux d'ici sont loyaux, riposta Aguila en regardant autour de lui pour s'assurer que personne n'avait entendu l'éclat de sa femme. Ils nous ont accueillis très chaleureusement et nous ont donné un toit. — Ce ne sont pas mes sujets, il s'agit d'une colonie indépendante gouvernée par une assemblée, répondit amèrement Raven, et nous vivons de leur charité. (La scène devant elle se brouilla lorsque ses yeux se remplirent de larmes de colère.) Qu'est-ce qui ne va pas chez moi, Aguila ? Je suis une ratée. J'ai occupé le trône pendant moins de dix ans, et me voilà de nouveau en exil. Aguila lui prit la main et la serra bien fort. —Nous vivons une époque dangereuse, mon amour. L'instant est capital car de grands changements, bons ou mauvais, se produisent de par le monde, jusqu'au sein même de la vie des gens. Pendant de nombreuses générations, tes ancêtres ont vécu leur existence dans la paix et dans la plénitude. Dis-moi, qu'est-ce que le talent a à voir avec ça? Tu ne peux pas savoir si, en tant que souverains, ils étaient pires ou meilleurs que toi, car ils n'ont jamais été mis à l'épreuve. (Il baissa les yeux vers elle et lui sourit.) De plus, notre histoire n'est pas encore finie, ma petite reine. Nous récupérerons le trône un jour, sinon pour nous-mêmes, alors pour nos enfants. Il lança un regard sur le côté, en direction de l'endroit où des nourrices s'occupaient de leur fils de trois ans et de leur fille d'à peine deux lunes. Raven lui serra la main en retour avec reconnaissance. —Aguila, que ferais-je sans toi ? Durant tout mon règne, Elster m'a donné de précieux conseils, mais, le jour où elle m'a dit de t'épouser, ce fut là sa plus grande réussite. — Elster était sage, reconnut Aguila. (Raven entendit le poids du chagrin derrière ces paroles.) Je lui dois tout mon bonheur. J'aurais aimé qu'elle vive assez longtemps pour connaître l'enfant qui porte son nom. — Elle est morte cette nuit-là pour nous sauver. L'Ailée ferma les yeux au souvenir du sacrifice du vieux médecin. La nuit où Skua avait eu l'intention de massacrer Raven et sa famille, il avait posté des gardes fidèles à sa cause autour de la tour de la Reine. Il avait également fait remplacer les serviteurs par ses propres hommes, de manière à empêcher la maison royale de recevoir du secours. Cependant, d'une façon ou d'une autre (Raven n'avait jamais su comment), Elster avait découvert le complot. Une fois la nuit tombée, elle avait réussi à traverser en volant le cordon de gardes ailés qui cernaient la tour. Prévenus, Raven et Aguila étaient parvenus à s'échapper à pied avec leur fils Lanneret et Elster à travers les couloirs et les passerelles aériennes du palais. Skua avait concentré la plus grande partie de ses forces dans les airs, si bien que les gardes au sein du bâtiment avaient pu être évités quand Aguila ne s'était pas occupé d'eux. Ce n'était que lorsqu'ils avaient finalement pris leur envol, au sortir d'une issue peu utilisée au bas du pic où se dressait le palais, que leur évasion avait été découverte. Mais les fugitifs ne pouvaient voler aussi rapidement qu'ils l'auraient souhaité : Aguila portait Lanneret - et un enfant de trois ans pesait son poids -, et Raven était gênée dans ses mouvements par son enfant à naître à la prochaine lune. Leurs ennemis n'avaient cessé de gagner du terrain jusqu'à ce qu'Elster vole l'épée d'Aguila et fasse demi-tour pour se jeter sur les poursuivants de sa bien-aimée Raven. Celle-ci n'avait pas vu Elster mourir, mais, à en juger par ses hurlements d'agonie, les soldats avaient dû la tailler en pièces. Raven continuait à se réveiller la nuit en entendant ces cris déchirants. Elle savait d'ailleurs qu'ils la hanteraient pour le restant de ses jours. Mais Elster, par son courage et son sacrifice, avait permis à la famille royale de gagner juste assez de temps pour s'échapper. Sur le moment, ils n'avaient pas eu le temps de pleurer la mort d'Elster. Terrorisés et affamés, les fugitifs avaient mis plusieurs jours pour arriver à Eyrié, en volant principalement de nuit et en évitant les patrouilles qui les traquaient. Cependant, dès qu'ils avaient atteint la tour d'Incondor, ils n'avaient plus été poursuivis. Bien qu'affaiblis par la faim et le froid, ils avaient pu aller plus vite. Mais, avant que les contours bénis de la colonie apparaissent, le travail de Raven s'était déclenché. Sans savoir comment, elle avait réussi à voler encore assez longtemps pour arriver en lieu sûr. Tôt le lendemain matin, la fille qu'elle avait tant désirée avait enfin pointé le bout de son nez. La reine n'oublierait jamais la première fois où elle avait tenu sa fille dans ses bras. Les tout petits bouts d'ailes fermement plaqués dans son dos durant la naissance commençaient à se déplier. Raven les avait regardés et en avait eu le souffle coupé. Bien qu'encore humides et froissées, les ailes noires possédaient le même éventail de plumes blanches exquises qui caractérisaient autrefois Elster. Dans sa tête, Raven avait cru entendre une dernière fois la vieille voix familière : « Qui se souviendra de moi si vous ne mettez pas au monde une petite princesse à qui vous pourrez donner mon nom ? » Raven avait serré très fort la petite Elster en riant à travers ses larmes. — Par Yinze, comment as-tu réussi cela ? avait-elle demandé à voix haute. — Les voilà. La voix d'Aguila fit sursauter la reine exilée. Elle se tourna vers la nourrice et prit dans ses bras sa précieuse enfant, les yeux embués d'amour et de souvenirs. La foule, Ailés et Sans-Ailes réunis, se mit à applaudir à tout rompre. Raven s'arracha à la contemplation d'Elster pour regarder Eliizar et Nereni gravir les marches de la terrasse, suivis de leur fille. Amahli était tellement excitée à propos de la nouvelle maison ! Elle avait hâte d'y habiter. La demeure avait été construite à l'est de la grande vallée sylvestre, là où la principale rivière, la Vivax, sortait de la vallée en une succession de rapides et de cascades. (Pour rire, oncle Jharav avait baptisé le cours d'eau comme son cheval favori, mais ce nom lui était resté.) À cet endroit, le flanc nord de la vallée grimpait doucement en une série de terrasses rocheuses en partie recouvertes d'herbe et de bosquets de sorbiers, de trembles et de bouleaux. Ces derniers se transformaient en mélèzes et en sapins en montant vers les hauteurs. La maison se situait sur ce flanc, avec des jardins en terrasse qui descendaient jusqu'à la rivière. Elle était bâtie dans la pierre bleu-gris du coin et, parce que tant de gens, aussi bien Khazalims qu'Ailés, avaient aidé à sa conception, elle possédait des toits plats et pentus, des tourelles, des porches, des terrasses et des fenêtres en arcade, en carré, en losange ou saillant sous la forme de baies spacieuses. Bien que neuve, elle donnait l'impression d'avoir poussé hors de la colline au fil des siècles sans jamais cesser de se développer selon des styles différents. Lorsque ses parents arrivèrent pratiquement en haut des marches, Amahli tourna son attention vers les dignitaires réunis sur la terrasse. Dans une grande occasion comme celle-là, mieux valait ne pas oublier ses bonnes manières. Elle aperçut la reine Raven et son époux, le prince consort Aguila, ainsi que leurs deux petits enfants. De l'autre côté de l'escalier se tenaient Pinson et Pétrel, les fondateurs de la colonie du peuple du Ciel. Comme Eliizar, ils refusaient de porter le moindre titre. Amahli se réjouit en voyant que leur famille les accompagnait. Il y avait la compagne de Pétrel, Crête-de-Feu, et leur fils, Tiercel, qui, à l'âge de quinze ans, se souvenait d'avoir vécu en Aerillia. Il y avait également Ouzel, la compagne de Pinson, et leur fille Oriole. Du même âge qu'Amahli, celle-ci était sa meilleure amie. Jharav aussi attendait en haut des marches avec un immense sourire aux lèvres. A ses côtés se tenait son épouse, Ustila, une femme bien plus jeune que lui et qui ne parlait pas beaucoup. Amahli savait, pour avoir surpris des conversations d'adultes, qu'à la suite de l'attaque de Xiang contre la colonie, Ustila avait refusé pendant plus de deux ans de laisser un homme l'approcher. Tout le monde avait donc été très surpris lorsqu'elle avait épousé Jharav à la mort de sa première femme (qu'il avait fait venir de Taibeth dans les premiers mois d'existence de la colonie). Amahli aimait bien Ustila, qu'elle trouvait douce et gentille. Elle était contente que la jeune femme ait trouvé le bonheur aux côtés de ce cher vieux Jharav. Le guerrier à la retraite s'inclina bien bas. — Mes chers amis, déclara-t-il, permettez-moi d'être le premier à vous accueillir dans votre nouveau foyer. (Il inspira profondément.) Qui aurait cru, lorsque nous nous sommes croisés pour la première fois à la tour d'Incondor en tant qu'ennemis, qu'un jour nous serions ici en ayant accompli tant de choses... Oh, non, pensa Amahli. Quand oncle Jharav se lançait dans une tirade de ce genre, il pouvait continuer pendant des heures. Mais, en tant que fille du chef de la colonie, elle avait été éduquée pour supporter ce genre de formalité ennuyeuse. Tout en feignant d'avoir l'air attentif, elle fixa son regard devant elle et laissa son esprit vagabonder. Ça n'en finissait plus. Lorsque Jharav eut terminé, Pétrel prit le relais. Amahli soupira et échangea un regard d'ennui avec Oriole. C'était trop lui demander que de continuer à regarder devant elle. Son esprit vagabondait déjà et ses yeux se mirent à faire de même. Elle contempla la tourelle pointue qui abritait sa chambre et se demanda ce que ça ferait de se réveiller tous les matins en contemplant la rivière par la fenêtre. Soudain, elle surprit du coin de l'œil un mouvement dans le ciel. Au début, elle crut qu'il s'agissait juste d'un petit nuage gris venu du nord, puis elle réalisa que le nuage en question se déplaçait à contresens, contre le vent. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Un gigantesque vol d'oiseaux, peut-être ? Mais alors, c'était quoi, ces minuscules éclats lumineux au sein de la troupe ? Amahli contempla le ciel brillant en plissant les yeux pour mieux voir. Brusquement, elle hoqueta en recevant un grand coup de coude dans les côtes. — Qu'est-ce que tu fais ? siffla Nereni entre ses dents. Sois attentive un petit peu! (Puis la petite femme écarquilla les yeux en suivant la direction du regard d'Amahli.) Que le Faucheur nous sauve! souffla-t-elle. Eliizar! Jharav! On nous attaque! Alors les Ailés s'abattirent en hurlant sur la colonie avec leurs lances et leurs épées étincelantes, et un sinistre masque noir sur le visage. Il s'ensuivit un véritable chaos. La foule dans les jardins s'éparpilla en hurlant à la recherche d'un abri et laissa derrière elle un certain nombre de corps piétinés. Nereni attrapa Amahli par la main et la traîna à travers toute la terrasse en direction de la maison. Elle profita de la confusion pour passer entre les gens qui couraient partout tandis qu'une pluie de flèches s'abattait autour d'elle telle une averse noire et mortelle. Du coin de l'œil, Amahli vit Ustila les suivre en courant, tandis qu'Eliizar et Jharav les flanquaient toutes les trois, l'épée au clair, dans le but courageux mais futile de les protéger. Une bourrasque de vent souffleta Amahli lorsque Pétrel et Pinson s'envolèrent presque simultanément. Presque aussitôt, elle fut inondée et à moitié aveuglée par une averse chaude et puante. Une boule de chair broyée et de plumes ensanglantées qu'elle faillit ne pas reconnaître comme étant Pinson heurta les pavés devant elle. Amahli hurla et porta les mains à son visage. Lorsqu'elle les retira, elles étaient poisseuses du sang du père de son amie, l'un des meilleurs amis de son père. Où était sa mère ? Amahli jeta des regards éperdus autour d'elle, mais Nereni avait disparu, Eliizar et Jharav également. La terrasse était bondée de gens, ailés ou non, qui se battaient. D'autres combats se déroulaient dans les airs au-dessus de sa tête, faisant pleuvoir de nombreuses gouttes de sang et pire. L'air frémissait sous le poids des insultes, des gémissements et des hurlements. A travers un espace au sein de la foule, Amahli vit son amie Oriole agenouillée près du corps de Pinson. Les yeux écarquillés, elle se mordait le poing, aveugle à tout ce qui se passait autour d'elle, y compris la proximité des épées étincelantes d'un duel qui se déroulait juste au-dessus de sa tête. Amahli profita de l'occasion pour surmonter sa propre terreur en la canalisant au travers d'un acte utile. Elle courut dans la mêlée pour rejoindre son amie et se laissa tomber à quatre pattes sous les lames du colon et de son assaillant ailé. Elle attrapa Oriole par la main et essaya d'entraîner son amie à l'écart. —Viens, Ori ! Tu ne peux pas rester là, tu vas te faire tuer ! Oriole la regarda, les yeux fous, mais ne parut pas la reconnaître. — Non! cria-t-elle. Laissez-moi tranquille! Les doigts recourbés comme des serres, elle se jeta sur Amahli et se retrouva sur la trajectoire d'une épée étincelante qui descendait en arc de cercle. Le sang jaillit de son cou et sa tête bascula sur le côté comme celle d'un ivrogne. Secouée, Amahli eut l'impression que le corps de son amie mettait une éternité avant de heurter le sol. Puis sa vision commença à noircir sur les bords. Par bonheur, cet horrible monde disparaissait à toute vitesse en devenant de plus en plus petit à mesure qu'il s'éloignait... La gifle qu'elle reçut à ce moment-là fut assez forte pour lui couper le souffle et lui rendre ses esprits. Hébétée, elle leva les yeux vers le visage pâle de Tiercel. —Ne t'évanouis pas maintenant, espèce d'idiote! cria-t-il. Ce ne fut qu'en prenant conscience d'une douleur déchirante à l'épaule qu'elle s'aperçut qu'il essayait de la tirer par le bras tout en brandissant une épée de l'autre main, avec plus d'enthousiasme que de talent. En regardant autour d'elle, Amahli s'aperçut que les combats s'étaient un peu éloignés. Brusquement prise d'une envie désespérée de tourner le dos à ce carnage, elle se remit debout tant bien que mal et laissa Tiercel la conduire vers la maison. Ils avaient presque atteint le bâtiment lorsqu'ils entendirent un battement d'ailes au-dessus d'eux et qu'une ombre passa dans le champ de vision de la petite fille. Elle cria de peur en sentant une main lui agripper l'épaule. Tiercel fit volte-face d'un air déterminé et donna un coup d'épée vers le haut. Un cri de douleur retentit, la main retomba et un corps atterrit pratiquement sur Amahli. Le soldat ailé n'était autre qu'une jeune femme. Avec sa longue chevelure sombre et ses yeux noirs, elle aurait pu être sa grande sœur. Pendant un instant, Tiercel contempla le cadavre, paralysé par le choc et l'horreur. Cette fois, ce fut au tour d'Amahli de l'arracher à cette horrible scène. Ils se remirent à courir, tandis que l'épée dégoulinante dans la main de Tiercel laissait des traînées sanglantes derrière eux. Les combats faisaient rage autour de la porte. Une poignée de colons défendait l'entrée du bâtiment contre une dizaine d'Ailés. Tiercel fit le tour de la maison en tirant Amahli derrière lui et cassa une fenêtre. Il étendit sa cape par-dessus les morceaux de cristal cassé, puis tous deux entrèrent tant bien que mal. Dans les pièces au-dessus d'eux résonnèrent d'autres bruits de casse. Tiercel resserra son étreinte sur les doigts d'Amahli. — Est-ce qu'on peut se cacher quelque part? — Oui, dans la cave. Par ici. Amahli connaissait la maison comme sa poche. En courant, elle conduisit Tiercel à l'arrière du bâtiment, dans la cuisine. C'était là que se trouvait la porte de la cave avec sa longue volée de marches qui s'enfonçaient dans le noir. Ils n'avaient pas de lumière, ils durent se débrouiller pour descendre l'escalier en pierre dans le noir après avoir bien refermé la porte derrière eux. La cave semblait très grande. Amahli serrait bien fort Tiercel d'une main et suivait le mur à tâtons de l'autre tout en essayant de se rappeler la disposition exacte de la cave. Enfin, elle trouva ce qu'elle cherchait, une étroite alcôve qui s'étirait jusque sous les escaliers. — Là-dedans, vite ! Il n'y avait pas beaucoup de place. Ils se blottirent à l'intérieur, pressés l'un contre l'autre. Ils osaient à peine respirer en écoutant les hurlements et les bruits de destruction qui provenaient du dessus. Au bout d'un moment, les bruits sourds et les grands fracas se turent, et tout devint horriblement silencieux. Après quelques instants, Tiercel retrouva sa voix : — On peut peut-être... Il n'alla pas plus loin. Dans la maison, au-dessus de leurs têtes, le crépitement d'un feu se transforma en rugissement. 25 Sacrifice Combien de fois faudra-t-il que je te le répète? Elle dort. (Shia commençait à en avoir plus qu'assez de cet humain pestilentiel et de ses questions incessantes.) Oui, pour autant que je le sache, elle va bien, oui, je crois que Wolf est avec elle, et non, je ne vais pas la réveiller. En fait, je ne peux pas. —Mais... Shia se retourna vers Forral en feulant de colère. Elle fut plus irritée encore en voyant plusieurs Nightrunners se dire qu'il fallait battre en retraite très vite, si bien qu'elle se retrouva seule à la proue du navire avec Forral et Khanu. —Misérable humain! Je n aurais jamais dû te faire savoir que je pouvais parler avec toi de cette manière! Maintenant, écoute-moi bien. (Elle se planta devant le bretteur et posa ses pattes avant sur le bastingage, de manière à plonger son regard flamboyant directement dans ses yeux.) » Pour la dernière fois, je te répète qu'Aurian ne nous a pas suivis parce qu'elle devait sauver Chiamh. Elle a commis un acte stupide parce que l'Œil-du-Vent est son ami. Ils se trouvent maintenant en mer à bord d'un petit bateau. Je ne peux pas parler à la Mage à moins qu'elle se réveille, mais ses pensées endormies ne semblent pas du tout malheureuses, ce qui me laisse à penser que Wolf va bien et qu'elle a probablement réussi à sauver Chiamh. Oui, moi aussi je m'inquiète pour elle, mais non, il n'y a rien que nous puissions faire pour la retrouver jusqu'à ce que le jour se lève, alors... VA DORMIR ! Fulminant, Forral tourna le dos à la grande panthère et regarda par-dessus le bastingage en dépit de l'obscurité. Je regrette presque d'avoir découvert que cette satanée créature peut communiquer avec moi de cette manière, songea-t-il sans vraiment se soucier de savoir si elle pouvait l'entendre. Elle a mauvais caractère, cette conne. Moi, je ne faisais que demander. On ne peut pas m'en vouloir d'être inquiet... Puis une nouvelle idée s'imposa à lui, une idée si vaste, si choquante qu'elle le terrifia. Elle était lourde de dangers mais aussi de possibilités. Si je peux parler à Shia grâce au sang de Mage d'Anvar, ai-je aussi accès à tout le reste - à la magie ? Un frisson de peur et d'excitation mélangées le traversa. Du calme, se dit-il. Ne te laisse pas emporter. Avant de tenter quoi que ce soit, il va falloir bien y réfléchir. Peut-être devrait-il demander à Aurian de l'aider. Mais s'il arrivait à se débrouiller seul, ne serait-il pas mieux de la surprendre ? En vérité, Forral éprouvait le besoin désespéré d'impressionner la Mage, car il avait le sentiment de ne pas lui avoir été très utile jusqu'ici, une situation qui ne correspondait pas à son expérience habituelle. Depuis qu'il était revenu au sein de ce corps étranger, il s'était toujours retrouvé désavantagé. Tous les autres semblaient savoir ce qui se passait. De nouvelles amitiés s'étaient créées entre ses anciens camarades et ces nouvelles personnes étranges, comme entre Parric et les Xandims, par exemple. Même si les gens essayaient de se montrer gentils envers lui, il savait qu'il les mettait mal à l'aise parce qu'il occupait le corps d'Anvar. Tout le monde avait connu Anvar, ils avaient été ses amis, ses compagnons. Forral ne pouvait s'empêcher d'avoir l'impression d'être un intrus et un étranger pour eux. Il soupira. Les événements ne se déroulaient pas du tout comme il l'avait imaginé, mais peut-être que la magie réussirait à faire toute la différence. En tout cas, ça valait certainement le coup d'essayer. Mais, en attendant, il allait se rendre utile en descendant dans la cale pour voir comment se portait ce pauvre vieux Vannor. Le bretteur venait de traverser la moitié du pont quand, soudain, il se rendit compte qu'il n'avait pas vu Parric depuis qu'il était monté à bord du navire. En fait, il était même convaincu que le maître de cavalerie ne se trouvait pas parmi les passagers. Au nom des dieux, que lui était-il arrivé ? —Tu l'as vue? (Iscalda frissonna.) Juste au moment où nous sommes sortis de la caverne. Cette horrible forme noire, elle traquait les soldats... —Je me demande de quoi il s'agissait, dit Schiannath, songeur. — Mieux vaut ne pas le savoir. (Iscalda ramena sa cape sur ses épaules.) Quelle terrible façon de mourir, visiblement! —Au moins, Chiamh y a échappé, soupira lourdement Schiannath. — Pauvre Chiamh, il s'est sacrifié pour nous sauver la vie. Iscalda s'appuya contre le bastingage du navire de Yanis, Le Faucon de Nuit, et regarda dans la direction d'où ils étaient partis, même s'il n'y avait rien d'autre à voir que le ciel obscur et l'océan plus noir encore. — Forral raconte n'importe quoi, j'ai vu Chiamh tomber, Schiannath, j'ai vu les soldats le frapper, encore et encore. Il est impossible qu'il ait survécu à de telles blessures, Œil-du-Vent ou pas. Schiannath entoura les épaules de sa sœur de son bras. — Il était très courageux, répondit-il doucement. Pendant toutes ces années, notre peuple l'a ignoré et l'a méprisé parce qu'il n'avait pas le charisme de sa grand-mère. Pourtant lequel de nos guerriers aurait su faire preuve d'un courage pareil ? (Il soupira.) C'est une double tragédie. Chiamh aurait dû trouver une compagne il y a longtemps, mais les moqueries de gens qui auraient dû le respecter et le révérer l'ont forcé à mener une existence solitaire. Il n'a pas d'héritier, Iscalda. Sa lignée s'est éteinte ce soir, dans un pays étranger. Les Xandims n'ont plus d'Œil-du-Vent et n'en auront jamais plus. C'est comme si, d'un seul coup, nous étions devenus aveugles et sourds au monde plus profond qui nous entoure. — Essaie de dire ça à nos compatriotes, répliqua amèrement Iscalda. Ils s'en moqueront. La plupart se préoccupent de deux choses seulement : forniquer et se remplir la panse. Pour eux, le monde est bien assez profond comme ça. Sans Chiamh et les autres Œil-du-Vent, le bétail que nous étions n'aurait pas beaucoup évolué. — Certains d'entre nous ont évolué, protesta Schiannath pour la réconforter. Au moins, nous avons appris à voir plus loin et à appréhender de plus vastes horizons. En souvenir de Chiamh, nous essaierons de communiquer cela à notre peuple, même s'il faut les y forcer. A la lueur de la petite lanterne suspendue au mât, il vit briller les yeux de sa sœur qui releva brusquement la tête pour le regarder. —Vas-tu retourner là-bas et te battre de nouveau pour le titre de seigneur de la Horde? demanda-t-elle avec stupéfaction. Tu as conduit tant de nos compatriotes à l'esclavage entre les mains des Phées, je te suggère d'éviter nos frères et sœurs à tout prix. C'est vrai, ils vont nous mettre en pièces si on essaie de retourner chez nous. —Tu préfères vivre le reste de ta vie en exil ? lui demanda Schiannath. Tu ne crois pas qu'on en a eu assez, de cette vie-là ? — Je... Une bourrasque d'air froid emporta la réponse d'Iscalda. Une grande silhouette noire apparut au-dessus du frère et de la sœur, bloquant la lumière. Ils entendirent des cris, des hurlements et des jurons lorsque le reste de l'équipage et leurs passagers se précipitèrent à l'abri. Les deux Xandims n'eurent pas le temps de tirer leur épée - ils sautèrent sur le pont au moment où l'entité s'abattait sur eux. Toujours aussi protecteur, Schiannath essaya de se jeter devant sa sœur. Ce fut donc sur lui que s'abattit la créature, ce qui lui coupa le souffle. Un coude osseux et parfaitement humain lui arriva en pleine figure et ses yeux se mirent à larmoyer, mais il n'aurait su dire si c'était à cause du soulagement ou de la violence de l'impact. Il se dégagea de l'aile battante qui le recouvrait et aida Linotte à se relever, avant de faire de même avec Iscalda. La jeune Ailée avait eu tellement peur qu'elle parlait de façon incohérente et qu'Iscalda mit un moment à la calmer. Pendant ce temps-là, Schiannath, tout en essuyant le sang qui coulait de son nez, maintint à l’écart les curieux. Rassurés maintenant qu'ils savaient qu'il ne s'agissait pas d'un Spectre de la Mort, les Nightrunners commençaient en effet à se rassembler autour du petit groupe. Petit à petit, Iscalda réussit à arracher à Linotte son histoire. Quand les combats avaient commencé, la jeune fille avait eu le bon sens de rester à l'écart du danger, en s'accrochant à une saillie rocheuse en haut de la voûte de la caverne. Paralysée par le choc et la peur à la vue du carnage qui se déroulait en contrebas, elle avait été trop terrifiée pour quitter son perchoir même lorsque les navires avaient levé l'ancre. Seul le Spectre de la Mort avait finalement réussi à la faire bouger, car son refuge n'était plus sûr face à un monstre aussi terrifiant et capable de voler. Lorsque le Spectre avait disparu dans les tunnels pour traquer les soldats, Linotte avait saisi sa chance. Elle s'était échappée par l'entrée de la caverne en se dirigeant vers la mer, loin des horreurs dont elle avait été témoin. Perdue dans les ténèbres, elle serait sûrement morte si elle n'avait aperçu le point lumineux, gros comme une tête d'épingle, de la lanterne du Faucon de Nuit, loin sur les vagues. Dans le noir, elle avait très mal calculé son atterrissage mais, heureusement, Schiannath et Iscalda avaient amorti sa chute. Le fait de raconter son histoire permit à la jeune fille de se calmer considérablement. A présent, elle pouvait regarder autour d'elle avec lucidité et se faire du souci pour ses amis tout en puisant du réconfort dans les visages familiers qui la cernaient. Cependant, le seul visage qu'elle avait vraiment envie de voir n'était pas là. — Où est Zanna? demanda-t-elle à Iscalda d'un ton apeuré. Elle va bien ? Elle s'en est sortie, n'est-ce pas ? — Ne t'inquiète pas, l'apaisa Iscalda. Elle est en bas dans la cabine, mais... — Il faut que je la voie ! s'écria Linotte en se levant d'un bond. Forral sortit de la foule pour lui bloquer le passage. — Pas maintenant, fillette, lui dit-il doucement en la prenant par le bras. (Il se tourna vers les Nightrunners réunis sur le pont.) C'est ce que je suis venu vous annoncer à tous. J'aurais aimé trouver un moyen d'atténuer le choc, mais voilà... Valand, le petit garçon de Zanna et de Tarnal, vient juste de succomber à ses blessures. Des cris de chagrin et de consternation s'élevèrent dans l'assemblée. Dans un même élan, tout le monde s'écarta du bretteur comme pour mettre de la distance entre eux et cette terrible nouvelle. Valand avait été un enfant très charmant et sûr de lui, très aimé de tous dans les cavernes des contrebandiers. Mais il était aussi l'héritier désigné par Yanis, leur futur chef, en d'autres termes. Pour beaucoup, ce fut apparemment le coup fatal. Les Nightrunners étaient finis pour de bon. Les faucons ne volaient pas la nuit. De plus, ils volaient rarement au-dessus de l'océan. Cependant, il ne vint pas à l'idée du faucon de se demander pourquoi il faisait ces choses-là maintenant. Il savait seulement qu'on était en train de lui enlever quelque chose de précieux, quelque chose qui faisait partie de lui au point que son absence lui causait une douleur déchirante au fond de son être. Il savait seulement que cette chose s'éloignait de lui à chaque minute qui passait. Il savait seulement qu'il devait la retrouver - ou mourir. Même s'il ne voyait pas bien dans le noir, il connaissait la direction de cette chose précieuse qui lui manquait et qu'il cherchait. Il la percevait devant lui telle la lueur chaude du soleil irradiant son visage. Cette agréable sensation disparaissait dès qu'il changeait de trajectoire, même de quelques degrés. A mesure que le faucon se rapprochait de son but, il pouvait la voir briller devant lui au sein des ténèbres, une lumière qui éclairait, invisible, mais qui avait l'éclat d'une brillante étoile solitaire dans son esprit. Avec une confiance absolue, le faucon plongea à travers l'obscurité et atterrit à la perfection sur le rebord d'une barque qui oscillait. Il la voyait, à présent, la chose qui l'appelait ainsi. Elle était attachée dans le dos de la femme de haute taille qui lui paraissait tout aussi importante. Le rapace replia ses ailes avec une profonde satisfaction et s'installa à côté de la Harpe des Vents afin de dormir jusqu'au matin. Lorsqu'une aube grise se leva, le vent forcit et la houle aussi. Les Nightrunners se rassemblèrent sur le pont tandis que des rafales de grésil balayaient l'océan. Il ne fallut pas longtemps pour confier les défunts aux profondeurs. Les trois adultes qui avaient succombé à leurs blessures après avoir embarqué à bord du navire furent livrés à la mer les premiers, un par un, dans leurs linceuls lestés. En dernier vint le petit corps pitoyable de l'enfant de Zanna. Quand le cadavre de Valand glissa le long de la planche inclinée en direction de l'eau, Zanna se précipita en gémissant pour attraper la couverture qui enveloppait son fils et tenter de l'arracher aux vagues affamées. Tarnal la rattrapa, mais elle lui résista comme une furie en essayant de suivre son enfant. En fin de compte, il fut obligé de la prendre à bras-le-corps et de la ramener de force en bas dans la cabine, d'où l'on put encore entendre ses cris. Le chagrin paralysait tous les chefs. Zanna et Tarnal avaient besoin de temps pour pleurer la mort de leur premier-né. Vannor était prostré après avoir subi une double perte, celle de Dulsina et de son petit-fils, tandis que Yanis pleurait sa bien-aimée Emmie. Il devint bientôt évident pour Forral que quelqu'un allait devoir prendre la situation en main. Il ne connaissait rien aux navires ni à la navigation, mais visiblement personne d'autre ne se portait volontaire. Il rassembla les Nightrunners démoralisés sur le pont et se réjouit d'apprendre que pratiquement tous, même les vieilles grands-mères, savaient naviguer. Quant aux jeunes contrebandiers, la plupart faisaient régulièrement la traversée vers les pays méridionaux. corral en avait discuté avec Schiannath et Iscalda; après réflexion, ils avaient décidé qu'en dépit des risques ils devaient prendre la direction du Sud, et ce aussi rapidement que possible. Forral se montra inflexible sur ce point: Aurian allait dans cette direction, alors il allait faire pareil, même si, pour cela, il devait traverser à la nage. Le bretteur était extrêmement impatient et anxieux de retrouver la Mage. Il s'inquiétait également au sujet de l'autre navire qui avait réussi à fuir la caverne, sans parler de la flottille de petites embarcations qui s'étaient éparpillées dans toutes les directions sur l'obscur océan. Heureusement, Linotte vint à sa rescousse. Après un bon repas et quelques heures de repos, la jeune Ailée se sentait en forme. Elle se porta volontaire pour explorer les alentours afin de repérer l'un des autres bateaux depuis les airs et éventuellement les ramener jusqu'au vaisseau nightrunner. Aurian se réveilla avec une crampe, car sa jambe était coincée sous elle à un angle impossible. Fatiguée, les yeux larmoyants, elle avait froid, si bien qu'elle se blottit encore un peu plus près de Chiamh au fond de la petite embarcation pour essayer d'échapper à la fraîcheur du vent qui forcissait. Pendant un moment, elle se demanda où elle était, jusqu'à ce qu'elle sente le bateau tanguer et qu'elle relève la tête pour regarder pardessus bord. Alors, tout lui revint en contemplant la mer et le ciel d'un gris uniforme. Elle marmonna un juron en regrettant de ne pouvoir se rendormir et bloquer les souvenirs. Juste au moment où elle s'installait de nouveau confortablement, une série de cris en staccato aigu explosèrent dans son oreille et le bout d'une aile pointue la cogna à l'œil. Aurian se redressa en sursaut, réveillant Chiamh au passage, et se plaqua la main sur son œil larmoyant. Elle laissa échapper un cri ravi en voyant le faucon. — Comment es-tu arrivé là ? s'écria-t-elle. Chiamh, regarde, il a dû nous suivre! Tu ne crois pas que ça prouve qu'il s'agit d'Anvar? —Tu sais que tu n'as jamais eu besoin de me convaincre. (L'Œil-du-Vent étudia le faucon avec gravité.) La difficulté sera plutôt de lui rendre son corps légitime. Le bateau tanguait de plus en plus depuis quelques minutes. Il glissa au creux d'une vague, et de l'eau jaillit par-dessus la proue, inondant Wolf et Grince. Wolf, encore à moitié endormi, sursauta en poussant un jappement plaintif et paniqué. Il fit jaillir des gouttes argentées en secouant sa fourrure grise et contempla par-dessus bord l'océan qui s'étendait à l'infini. — C'est bien plus vaste que notre lac à la maison, n'est-ce pas? demanda-t-il d'un ton incertain. —Je parie qu'il n'y a rien à manger sur ce maudit bateau ! La plainte du voleur suivit de si près celle de son fils qu'Aurian fut obligée de sourire: c'était une ruse pour distraire le loup. Grince n'était certes pas capable de communiquer par télépathie, mais la peur grandissante de Wolf se manifestait dans son attitude (il ne cessait de rouler des yeux). Ce fut à ce moment-là qu'Aurian s'aperçut qu'ils n'avaient pas de nourriture à bord du bateau et qu'ils n'avaient pas non plus d'eau. Or, elle n'aimait pas du tout la tournure que prenait le temps. Une chaloupe comme la leur ne pourrait jamais supporter une mer agitée. Chiamh croisa son regard, et la Mage et l'Œil-du-Vent passèrent un pacte silencieux pour ne pas effrayer davantage les deux plus jeunes. —Je suis sûre qu'on va trouver quelque..., commença à dire Aurian. Mais Grince l'interrompit aussitôt. —Je crois bien avoir entendu Emmie raconter que tous les canots ont des bouteilles d'eau à bord en cas d'urgence. Aurian comprit alors que Grince venait de s'inclure dans le pacte silencieux qui visait à ne pas paniquer Wolf. Aurian remercia les dieux dans sa tête, puis ajouta à voix haute : — Bien joué, Grince. Vous voulez bien essayer de les trouver, Wolf et toi ? — D'accord, mais je crois bien que je devrais ramer. (Grince fronça les sourcils devant la mer houleuse.) Le temps devient trop mauvais pour continuer à dériver. Emmie m'a raconté que, quand les vagues grossissent, il faut continuer à pointer le bateau sur elles, sinon, on se fait saucer. Aurian hocha la tête en regardant le voleur avec un respect nouveau. Ce gamin savait garder la tête froide. — Chiamh, occupe Wolf si tu le peux, demanda-t-elle sous cape. Je vais essayer de contacter Shia. L'Œil-du-Vent acquiesça. — Quand tu auras Fini, je chevaucherai les vents pour voir si nous sommes loin des autres bateaux - ou de tout autre chose, d'ailleurs. Aurian ferma les yeux pour mieux se concentrer. Puis elle déploya ses pensées sous la forme d'une spirale, depuis le centre du bateau vers le vaste océan, à la recherche de son amie. Au début, elle ne rencontra que le vide. Enfin, brusquement, Aurian sentit une autre conscience sauter sur ses pensées. —Aurian ? C'est toi ? Tu vas bien ? Tu as enfin fini de paresser, ce n'est pas trop tôt! Ton misérable humain n'a cessé de m'empoisonner la vie. Tu as dormi si longtemps que j'ai cru que tu avais l'intention d'hiberner! — Shia, comme ça fait du bien de t'entendre ! Nous sommes dans un petit bateau... — Oui, tu me l'as dit la nuit dernière. Qui est avec toi ? — Wolf ainsi que Grince et son chien, et... devine quoi ? Chiamh est avec moi, et il va parfaitement bien. Il n'a pas une égratignure! — Eh bien, ça, c'est une bonne nouvelle ! (Même si Shia s'exprimait par télépathie, la Mage aurait pu jurer que la panthère ronronnait de plaisir.) Attends qu’Iscalda l'apprenne, ajouta-t-elle. Elle était convaincue que le pauvre Chiamh était mort. D'après ton humain, elle a vu un groupe de soldats lui trouer la peau à plusieurs reprises. Je ne lui dirai rien jusqu'à votre arrivée. Laissons-leur la surprise; avec toutes ces morts, ils ont bien besoin d'une bonne nouvelle pour les dérider. Zanna a perdu son petit ce matin. — Oh, Shia, non! Pauvre Zanna. Quelle terrible nouvelle! (Involontairement, Aurian jeta un coup d'œil en direction de Wolf.) Shia, on n'a pas de nourriture à bord et très peu d'eau, et la chaloupe est trop petite pour résister très longtemps face à une mer aussi démontée. Tu crois que les Nightrunners vont pouvoir nous retrouver? —Eh bien, il se trouve que oui, parce que la chance nous sourit, répondit Shia d'un air très satisfait. Linotte vous cherche, Aurian. Quand elle te trouvera, elle vous conduira à nous, ou nous à vous. Tout ce que tu as à faire, c'est d’attendre. Aurian aurait pu s'effondrer de soulagement. — C'est la meilleure nouvelle que j'aie entendue depuis longtemps, Shia. Je te verrai bientôt, alors. —Il me tarde de te revoir. Comme ça, tu pourras parler à ton maudit humain toi-même. La Mage communiqua à ses compagnons la nouvelle de leur prochain sauvetage, puis elle but une gorgée de la bouteille d'eau trouvée par Grince et elle s'installa pour attendre. — Pendant ce temps, tu comptes toujours chevaucher les vents à la recherche du navire ? demanda-t-elle à Chiamh. —Inutile de quitter ton corps, Œil-du-Vent, et toi, ma fille, inutile d'attendre. Je vais vous y conduire. Le bateau se souleva sur une gigantesque vague tandis qu'un dos gris et luisant brisait la surface juste à côté de l'embarcation. —Ithalasa! s'écria Aurian. C'est toi ! Mais comment savais-tu que nous étions là ? Le Léviathan se retourna pour la regarder d'un petit œil sage et profond. — Oui, c'est bien moi. Je suis heureux de vous avoir rejoints à temps. J'ai nagé vite et longtemps pour atteindre cet endroit. Quant au reste, eh bien, quand tu as pris la direction de la haute mer, hier soir, j'ai senti le pouvoir des Artefacts de loin. Depuis que tu as quitté ce monde, j'attendais, encore et toujours, en sachant qu'un jour tu reviendrais. —Mais que fais-tu dans les eaux du Nord? Ithalasa poussa un profond soupir, inondant par la même occasion la Mage et ses compagnons d'un voile de gouttelettes brumeux qu'il souffla par son évent. —Hélas, petite fille, la dernière fois que je t'ai aidée, ça n'a pas plu à mon peuple, comme je le craignais. J'ai été exilé dans ces eaux. Non, non, inutile de t'affliger ainsi, Mage. C'était ma décision et c'était pour le mieux. De plus, regarde, je ne suis pas seul. Ma compagne est venue avec moi, tout comme ma famille des mers. D'autres silhouettes luisantes apparurent à la surface autour du canot. —Je ne peux pas leur demander de parler avec toi, poursuivit Ithalasa. Mieux vaut que je continue à être seul responsable de mes crimes - même si je considère qu'ils n'en sont pas. Grince poussa un cri effrayé et ramena bien vite les avirons à bord du canot. Le Léviathan appuya sa tête contre la poupe de l'embarcation et commença à la pousser sans effort à travers les eaux agitées. —Tout va bien, dit Aurian au voleur en souriant. C'est un ami. — Un ami ? Cette espèce de monstre est votre ami ? (Grince secoua la tête.) Je peux dire au moins une chose, ma dame, c'est qu'avec vous, on ne s'ennuie jamais. Même si elle n'avait pas croisé la Mage, Linotte avait trouvé plusieurs petites embarcations : des canots, des esquifs et de petits bateaux de pêche que les Nightrunners terrifiés avaient transformés en moyens d'évasion. Les plus gros, ceux qui avaient la chance de posséder des voiles, elle les avait conduits jusqu'au Faucon de Nuit en leur demandant de remorquer les plus petits, que la mer agitée ballottait en tous sens. Bientôt, les embarcations perdues avaient commencé à arriver. Les contrebandiers mouillés, frigorifiés, malades et découragés étaient montés à bord du navire, dont les ponts ne tardèrent pas à être bondés de gens à des stades divers d'inconfort et de désespoir. Forral et les Xandims firent de leur mieux pour trouver des vivres et des couvertures pour tout le monde, mais ils ne surent bientôt plus comment faire pour aider les réfugiés gelés, blessés et écœurés. — C'est sans espoir, grommela le bretteur. Il n'y a pas assez de place. Il va falloir ériger des abris de fortune, et on a besoin d'un guérisseur aussi. Par tous les démons, mais à quoi peuvent bien penser les soi-disant chefs des Nightrunners ? Ce ne sont pas les seuls à avoir du chagrin. Ils devraient venir aider ces pauvres gens, au lieu de se lamenter confortablement dans leur cabine! Dans la cabine, justement, Vannor entendait à peine les bruits de détresse en provenance des ponts au-dessus de sa tête. Assis à côté de Zanna qui, par bonheur, avait fini par s'endormir en pleurant, il lui tenait la main. Mais, dans sa tête, il se trouvait loin de cet endroit. Plongé dans ses souvenirs de Dulsina, il se demandait avec amertume comment il avait pu être assez stupide et maladroit pour manquer tant de bonnes années avec elle. — Papa ? Papa ? La voix de Martek s'introduisit dans la rêverie de Vannor. Le petit garçon, avec la chienne blanche d'Emmie à ses côtés, se tenait près de Tarnal. À moitié affalé sur la petite table de la cabine, il avait le visage enfoui dans ses mains. L'enfant tirait sur la manche de son père, mais Tarnal, en proie à l'épuisement et au chagrin, ne répondit pas. La compassion que lui inspira l'enfant poussa Vannor à interrompre son introspection. Pauvre Martek, il venait de perdre son frère, et personne n'avait eu un instant à lui consacrer. Il lui tendit la main. — Qu'est-ce qui ne va pas, Martek ? Raconte à papi. Tu as faim ? Le petit secoua la tête. — Papi, il revient quand, Valand ? Pendant un instant, Vannor se figea, glacé. Puis il prit l'enfant dans ses bras et l'assit sur ses genoux. —Valand a été obligé de partir, expliqua-t-il avec douceur. Il est mort, Martek. Il ne reviendra pas. — Mais il est parti où? Et pourquoi? Je peux pas y aller, moi aussi ? Vannor frissonna et serra Martek contre lui en priant avec ferveur les dieux de ne pas exaucer son souhait. —Valand a été obligé de s'en aller très loin, petit, pour pouvoir veiller sur mamie Dulsina. Ils sont partis ensemble. — Et ils reviendront pas ? Plus jamais ? (La voix de Martek se mit à trembler.) C'est pas juste, papi ! Valand me manque ! Pourquoi est-ce qu'ils ont été obligés de partir ? —On y est tous obligé à un moment donné, expliqua Vannor. Tôt ou tard, on entreprend tous ce grand voyage, mais pas avant notre heure. Tu as de la chance, Martek. Toi, tu peux rester ici avec ta maman et ton papa et moi. Je sais que ton frère te manque, mais tu le reverras un jour, petit, j'en suis sûr. — Mais quand ? —Je ne sais pas. —Tu crois que je lui manque, à Valand ? — Bien sûr. Il va falloir que vous soyez très courageux, tous les deux. Tu crois que tu peux y arriver ? — Il faut que je sois courageux comme papa ? Une exclamation étouffée poussa Vannor à lever les yeux. Tarnal s'était redressé et il s'essuyait le visage avec sa manche. — Plus courageux que moi, j'espère, dit-il doucement en tendant les bras au petit garçon. — Personne est aussi courageux que toi, protesta Martek en grimpant sur les genoux de son père. Tarnal serra son fils contre lui et regarda Vannor. — Merci, chuchota-t-il. La chienne blanche s'aperçut brusquement qu'on l'ignorait et commença à gémir. Bizarrement, ce bruit plaintif donna la chair de poule à Vannor. — Martek, qu'est-ce que Neige d'Argent fait dans la cabine ? demanda Tarnal d'un ton sévère. Elle va réveiller ta mère. Le petit garçon regarda la chienne. — Oh, fît-il. J'ai oublié. Oncle Yanis a dit qu'il me la donnait. Est-ce que je peux la garder, papa ? Tu es d'accord ? Comment? Yanis avait décidé de donner la chienne adorée de son épouse? Le malaise de Vannor s'intensifia. — Martek, que t'a dit ton oncle Yanis, exactement? demanda-t-il prudemment. Et quand est-ce arrivé? Le garçon fronça les sourcils en essayant de s'en souvenir. — Il était assis dans la cale. Il pleurait. Il m'a demandé si je voulais bien veiller sur Neige d'Argent, parce qu'il allait plus pouvoir le faire. Il a dit qu'il allait retrouver tante Emmie... — Par les sept satanés démons ! Tarnal posa le petit garçon stupéfait par terre et courut vers la porte. Vannor le précédait d'un pas. En arrivant au bord de l'écoutille, Vannor eut le bon sens de demander à Tarnal de descendre le premier avec la lanterne. N'ayant plus qu'une seule main, il n'était pas très bon pour ce genre d'exercice. Il laissa Tarnal s'engager dans la descente, puis il se tordit le cou pour essayer de percer les ténèbres de la cale. La lueur de la lanterne se refléta sur une mare noire, luisante et humide. Tarnal arriva au bas de l'échelle et sauta sur le côté pour éviter la zone brillante. Puis il détourna le regard, la bouche tordue par l'écœurement et le chagrin. Au bout d'un moment, il inspira profondément. — Ne descends pas, Vannor. C'est trop tard. Tarnal regarda le père de sa femme. Ce dernier vit une expression à la fois sombre et résolue se peindre sur le visage de son gendre. — On dirait que je suis le chef des Nightrunners, maintenant. Alors j'imagine que je ferais mieux de me mettre au travail tout de suite. Sans hésiter, il attrapa l'échelle et ressortit de la cale. —Adieu, Ithalasa. J'espère te revoir un jour. —Adieu, Œil-du-Vent. Nous nous reverrons le moment venu. En attendant, courage. N'oublie pas, tous ceux qui possèdent des pouvoirs magiques vivent assez longtemps pour que de nombreux problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Qui sait? Peut-être qu'un jour tu trouveras ce que tu souhaites. —Je ne crois pas. — Le temps nous le dira. Puisse la fortune te sourire, mon ami. —Je me demande de quoi vous parliez ? s'étonna Aurian tandis que Chiamh s'apprêtait à escalader l'échelle de corde suspendue le long de la coque du navire. — Refrène ta curiosité de Mage, petite fille, ce ne sont pas tes affaires, gloussa Ithalasa. Pas encore, du moins, ajouta-t-il, énigmatique. Aurian soupira. —Si seulement je pouvais passer plus de temps avec toi. J ai l'impression qu on est toujours en train de se dire au revoir. — Oui, mais quelle joie quand on se retrouve ! Je te remercie de m'avoir fait part de ton intention de rendre le Chaudron à la Mort, si tu réussis à t'en emparer. Tu me donnes de l'espoir. Lorsque mon peuple apprendra que tu as fait preuve de responsabilité et d'altruisme en renonçant à l'Artefact, il comprendra peut-être que j'avais raison de te faire confiance et il mettra fin à mon exil. —Je l'espère. Je ne me suis pas conduite de manière très responsable avec le Bâton de la Terre, avoua franchement Aurian, qui avait confessé toutes ses erreurs au Léviathan au cours du voyage. Et j'ai tout gâché avec l'Epée. —Il se peut qu'il en soit ainsi. Mais tu as reconnu tes erreurs. Rassure-toi, tu es sur le chemin du repentir. Il ne faut pas que ce revers t'empêche de surmonter les derniers obstacles de ta quête. Ton instinct est bon, ma fille. Fais-lui confiance, et tout ira bien. Le Léviathan effleura avec délicatesse l'esprit de la Mage en guise d'adieu, puis s'éloigna. Ses dernières paroles continuèrent à résonner dans la tête d'Aurian bien après qu'il eut disparu. Quand elle grimpa à bord du Faucon de Nuit, elle trouva Tarnal occupé à aider les siens. Elle n'eut pas le temps de lui présenter ses condoléances ; il lui prit immédiatement le bras pour l'entraîner à l'écart, hors de portée de voix. — Mage, je vous en prie, est-ce que vous pourriez aider Zanna ? Je sais à quel point elle vous respecte et je me suis dit... (Il s'interrompit, le visage marqué par une grande détresse.) Elle se contente de rester assise dans sa cabine. Parfois, elle pleure, mais elle refuse de dire un mot. Ce n'est pas qu'elle manque de courage, mais la mort de Dulsina, et puis celle de Valand, et puis encore Yanis ce matin... Quand elle était jeune, vous savez, elle voulait l'épouser - avant de me rencontrer. Ça fait trop de chocs effroyables en même temps... — D'accord, Tarnal. (Aurian posa une main réconfortante sur le bras du jeune homme, car elle voyait bien que son inquiétude pour Zanna était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase.) Ne vous inquiétez pas, Zanna est forte. Je vais aller lui parler. La cabine était plongée dans le noir, car un bout de tissu recouvrait le hublot pour bloquer la lumière du jour. Grâce à sa vision de Mage, Aurian vit Zanna assise très droite sur la couchette, les mains crispées sur les genoux et le regard dans le vide. La Mage ne souffla mot. Elle se contenta de s'asseoir sur une chaise et d'attendre. — Comment on fait pour supporter ça? finit par lâcher Zanna. Aurian, toi, tu sais ce que c'est. Tu as perdu Forral, puis Anvar. D'une certaine façon, tu as perdu ton fils, à cause de la malédiction de Miathan. Qu'est-ce qui te donne la force de continuer à vivre ? — Quand j'étais jeune, répondit doucement Aurian, Forral m'a donné le meilleur conseil que j'aie jamais reçu. Quand le problème nous paraît trop grand, il faut faire chaque chose en son temps, en commençant par le commencement. Il suffit de faire le premier pas sur le chemin, et on s'aperçoit que les autres pas s'enchaînent d'eux-mêmes. — Mais je n'arrive pas à voir ce premier pas. Le chemin est noir, devant moi, maintenant. La Mage tendit la main, et une boule de Magilumière ambrée s'épanouit doucement au-dessus de sa paume en faisant reculer les ombres loin de la femme en deuil. — Là-haut, sur le pont, les tiens sont rassemblés sous la pluie et le vent. Certains sont blessés et d'autres pleurent comme toi... — Ne me demande pas de les réconforter ! Je n'ai rien à offrir! — Tu as ta cabine, Zanna. Tu pourrais laisser d'autres personnes pleurer ici à l'abri pendant un moment et amener les blessés au chaud. Tu pourrais aider. — Et noyer mon chagrin dans de bonnes actions ? répliqua Zanna d'une voix lourde d'amertume. Est-ce là le seul conseil que tu aies à m'offrir ? Aurian haussa les épaules. — C'est toi qui me l'as demandé. Mais laisse-moi te dire que, d'après mon expérience, rien n'est meilleur que de noyer son chagrin dans les bonnes actions, le bon vin ou toute autre chose. C'est plus facile de supporter la souffrance quand on s'occupe, au lieu de rester assis dans le noir, à la nourrir de tous les «si seulement» du monde. C'est une erreur que j'ai faite plus d'une fois et que j'ai regrettée, crois-moi. N'oublie pas Vannor et Tarnal, et surtout le petit Martek. Ils ont tous besoin de toi maintenant, autant que tu as besoin d'eux. Vous pouvez vous aider les uns les autres, pas seulement entre parents, mais au sein de toute la famille nightrunner. Le premier pas est le plus dur à faire, Zanna, mais il passe par cette porte. Zanna regarda la Mage, puis la porte. — D'accord, finit-elle par dire au bout d'un moment. Je suppose que je peux aller jusque-là. — Putain, mais on est où, là ? rugit Parric en s'adressant au capitaine du navire. C'est pas la côte xandim, on aurait pas pu l'atteindre aussi vite. Espèce de triple idiot! Tu as pris la mauvaise direction ! Jeskin arracha son bras à la poigne d'un Parric très en colère avant de cracher par-dessus bord. —J'ai jamais dit qu'on allait vers le Sud, lui fit-il remarquer avec agressivité. Ces gens ont déjà eu assez d'ennuis sans que, en plus, je les embarque dans un voyage de trois ou quatre jours vers un pays étranger. C'est Easthaven qu'on aperçoit là-bas, mec, et c'est là que je vais. Beaucoup de gens ici ont des amis et de la famille dans le village. En ce qui me concerne, c'est ma nièce qui vit là-bas. Et ils seront tous prêts à nous accueillir. On se mêlera sans problème à la population, on deviendra des artisans et des pêcheurs, et qui pourra dire qu'un jour on a été des Nightrunners ? Pas les gens d'Easthaven, en tout cas ! Ils ont jamais fait de commerce avec Nexis et ils me paraissent bien plus malins que certaines personnes de ma connaissance. (Il cracha encore et défia du regard le maître de cavalerie fulminant et stupéfait.) Si tu veux aller dans le Sud, mec, faudra trouver quelqu'un d'autre pour t'emmener, et je te souhaite bonne chance! Brusquement, un couteau apparut dans la main de Parric et se retrouva pointé sur l'ample bedaine de Jeskin. — Fais demi-tour avec ce maudit bateau - maintenant! aboya-t-il. Jeskin regarda le couteau sans se laisser impressionner. — Non, répondit-il calmement. De toute façon, même si tu me plantes avec, il y aura encore plein d'autres gars capables de nous amener à bon port - une fois qu'ils t'auront pendu, évidemment, et qu'ils auront jeté ton corps à la mer. (Tournant la tête, il cracha une troisième fois, à un centimètre des bottes de Parric.) Et c'est un navire, pas un bateau. Parric rangea son couteau en proférant un chapelet de jurons. Il était vaincu et il le savait. Par pure malchance, il s'était retrouvé séparé des autres au cours du combat et avait atterri sur le mauvais navire. Or, maintenant, il ne pouvait plus rien faire, à part retourner à Nexis pour s'occuper de ce salopard de Pendral, le responsable de tout ce gâchis. Ça ne ferait pas une grande différence pour Aurian, évidemment, mais ça améliorerait grandement le quotidien des Nexians, et Parric se sentirait beaucoup mieux après ça. 26 La montagne du dieu aveugle Deux jours plus tard, le Faucon de Nuit arriva en vue de la côte xandim avec un essaim de petites embarcations dans son sillage. Des acclamations rauques retentirent lorsque les contours sombres de la terre apparurent à l'horizon, car les trente-huit Nightrunners survivants attendaient avec impatience la fin de leur épouvantable traversée. Les derniers jours n'avaient été agréables pour personne. La cale avait été briquée avec soin après les funérailles en mer de Yanis, permettant enfin aux réfugiés de se retrouver à l'abri des éléments. Mais l'endroit n'avait pas été conçu pour accueillir des humains. Il y faisait froid et humide, on s'y sentait à l'étroit et l'odeur y était répugnante. Il n'y avait pas grand-chose à manger et l'eau avait été rationnée de manière très stricte. Les blessés n'avaient cessé de faire appel au don de guérisseuse d'Aurian, et c'était grâce à elle qu'il n'y avait pas eu d'autres décès à déplorer. En comparaison des horreurs qu'ils avaient laissées derrière eux, les Nightrunners se disaient qu'ils n'avaient pas grand-chose à craindre dans les pays méridionaux. A la suite du premier voyage de Yanis vers les villages côtiers, quelque dix ans plus tôt, pour aller chercher la Mage et ses compagnons, les Xandims et les contrebandiers avaient conclu un partenariat commercial florissant qui avait évolué, avec le temps, vers de véritables liens d'amitié. Tarnal savait que, même si les siens se présentaient comme des mendiants, ils avaient de nombreux talents à offrir au peuple du Cheval. Les secrets de construction des navires nightrunners, robustes et rapides, intéressaient énormément les Xandims, par exemple. Cependant, il en allait autrement pour Aurian et ses amis. C'était à cause d'eux si, une dizaine d'années auparavant, une centaine de Xandims avait quitté leurs foyers pour être capturés comme esclaves sur une terre étrangère. On risquait de leur réserver un accueil bien plus chaud qu'ils le souhaitaient. La Mage et ses compagnons en avaient discuté avec Zanna et Tarnal et avaient décidé de rester cachés dans la cabine lorsque le navire accosterait. Ils sortiraient furtivement à la nuit tombée, et Aurian utiliserait la Magie Antique, grâce au talisman de D'arvan, pour faire voler les Xandims. A la grande surprise d'Aurian, Vannor insista pour les accompagner, lui aussi. Elle aurait cru qu'il voudrait rester avec sa fille et son petit-fils, mais il répondit qu'elle avait plus besoin de lui que Zanna, sans compter qu'il voulait échapper au souvenir douloureux de Dulsina. Après en avoir discuté avec Forral, Aurian finit par accepter. Par sécurité, personne n'était au courant de ce plan, à part les chefs nightrunners. Quant au reste de la communauté de Wyvernesse, tous avaient juré de garder le secret concernant la présence des passagers supplémentaires à bord du navire. Chiamh avait suggéré d'aller à sa vieille tour sur les pentes du Wyndveil. Ils y seraient en sécurité, car les Xandims ne s'aventuraient pas dans la vallée de la Mort avec ses anciennes tombes. L'Œil-du-Vent voulait surtout consulter Basileus, le Moldan du Wyndveil. Celui-ci était mieux placé que quiconque pour faire aux compagnons le récit complet de ce qui s'était passé dans les royaumes méridionaux depuis dix ans. Lorsque le navire entra dans le port, Aurian se tordit le cou pour regarder par le petit hublot. Le village xandim avait beaucoup changé depuis la dernière fois. Les maisons basses en pierre avaient proliféré autour de la crique qui avait été draguée pour former un véritable port. De longues jetées en pierre avaient été construites de part et d'autre pour renforcer l'abri formé par la baie. Un groupe de seigneurs du Cheval attendait sur les quais. Visiblement perplexes face à cette visite surprise, ça ne les empêchait pas d'agiter la main pour souhaiter la bienvenue aux passagers du navire. Izmir, le chef du village, s'avança lorsque le Faucon de Nuit s'amarra. Tarnal sauta à terre et lui parla à voix basse, de façon pressante, pendant plusieurs minutes. Aurian vit le visage du Xandim passer d'un sourire accueillant à une expression de consternation et de chagrin. Elle devina que le nouveau chef des contrebandiers venait de lui apprendre la mort de Yanis. En voyant dans quel état pitoyable se trouvaient les réfugiés, le chef xandim les accueillit sans tarder et sans cérémonie dans la grande loge qui abritait d'ordinaire les réunions des villageois. Les Nightrunners s'y rendirent avec gratitude en suivant les membres de la communauté xandim. Chiamh regarda à son tour par le hublot et marmonna quelque chose qui ressemblait étonnamment à un juron. — Regardez-moi ça. Les Xandims ne m'ont jamais accueilli nulle part pendant toute ma vie, et j'imagine que ce n'est pas maintenant qu'ils vont commencer. Zanna fut la dernière à quitter le navire - ou presque. Aurian, Forral, Linotte et les trois Xandims lui dirent tristement adieu, et la Mage transmit les remerciements des félins et de Wolf. Puis elle remarqua Grince, tapi dans les ombres dans un coin de la cabine. —Je viens avec vous, déclara le voleur d'un ton ferme. Aurian lui lança un regard noir. —Je croyais qu'on avait déjà eu cette discussion. — Mais vous avez besoin de moi, insista Grince. —Au nom des dieux, pourquoi aurais-je besoin de toi ? répliqua sèchement Aurian, exaspérée. Elle fut surprise de voir la façade bravache de Grince s'évanouir. — Dame, je vous en prie. Toute ma vie, personne n'a jamais eu besoin de moi, excepté Guerrier. Je ne fais pas partie de cette communauté, même si je vous suis très reconnaissant, s'empressa-t-il d'ajouter en lançant un regard nerveux en direction de Zanna. Dame Aurian, vous m'avez sauvé la vie, à Nexis. J'ai une dette envers vous, maintenant. Donnez-moi une chance de vous rendre la pareille, je vous en prie. J'étais le meilleur voleur de la ville, mais ce talent ne me servira à rien ici, je risque juste de m'attirer des ennuis à cause de ça. En revanche, ça pourrait vous être utile. — Emmène-le, intervint brusquement Chiamh. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j'ai l'impression... (Il frissonna.) Aurian, laisse-le venir avec nous. Tu ne le regretteras pas. Aurian regarda le devin xandim d'un air interrogateur, puis leva les mains, vaincue. — D'accord, Grince. Tu peux venir - mais j'ai bien peur que tu ne puisses pas emmener ce chien. Ce ne serait pas pratique. — Ce n'est pas grave, intervint Zanna à son tour. Martek s'occupera de Givre jusqu'à ce que Grince revienne. (Elle s'avança pour serrer chacun de ses amis dans ses bras.) Je vous en prie, prenez tous soin de vous, et revenez-nous voir quand ce sera fini. — C'est promis, dit Aurian. Personne ne mentionna cette possibilité à voix haute, mais elle savait que tous y pensaient : c'était peut-être la dernière fois qu'ils se voyaient. Cette nuit-là, Izmir et le conseil des Anciens offrirent un somptueux festin aux Nightrunners. Pour la première fois depuis des jours, Zanna accepta de se détendre un peu - jusqu'à ce que le chef aborde lui-même le sujet de la Mage. Il demandait à Tarnal si les Nightrunners avaient eu le moindre contact avec les Phées. Tarnal secoua la tête. — Non, dieux merci. Dans notre repaire, nous étions protégés. Ils considèrent les Mortels comme des animaux. — Dans ce cas, vous devez sûrement comprendre la position des Xandims, reprit Izmir d'un air sinistre. Nous regrettons ce jour funeste où notre peuple fut attiré de l'autre côté de la mer par des traîtres issus de notre propre race. Nous n'oublierons jamais non plus les Mages du Nord qui ont fomenté toute cette triste histoire. (Il lança un regard perçant aux chefs des Nightrunners.) Ils ne sont jamais revenus ? Cette question à brûle-pourpoint prit Zanna complètement au dépourvu. Elle inspira profondément et s'étrangla sur une bouchée de nourriture. Aussitôt, la pièce disparut dans un brouillard confus tandis qu'on lui tapait dans le dos. On lui donna un verre d'eau et on lui tendit un mouchoir pour s'essuyer les yeux. Le temps qu'elle mit à se ressaisir permit à Tarnal de répondre avec circonspection. — Il paraît très improbable que quelqu'un puisse se perdre dans le temps et puis revenir, répondit-il d'un ton apaisant. — Mais c'étaient vos amis ? insista Izmir. — En effet, répondit Zanna d'un air agressif. Pourquoi, ça fait une différence? Le chef fronça les sourcils. — Pas pour moi, mais malheureusement, je dois vous demander d'oublier vos anciens amis, surtout si vous parlez à quiconque en dehors de cette communauté. (Il se pencha, l'air sérieux.) C'est différent pour nous, car cela fait de nombreuses années maintenant que nous faisons affaire avec les Nightrunners, et nos deux peuples sont devenus amis. (Il regarda Zanna et Tarnal.) Votre peuple restera parmi nous et s'intégrera dans notre communauté. Vous avez des talents, comme la construction de navires, qui nous seront très profitables. — Etes-vous en train de dire que cela pourrait nous créer des ennuis si tout le monde venait à savoir que nous étions amis avec Aurian et les autres ? l'interrogea Tarnal. Pourquoi ? —Je vous en prie, essayez de ne pas trop m'en vouloir et ne laissez pas cette histoire priver les vôtres du refuge dont ils ont tellement besoin. Vos amis sont sous le coup d'une condamnation à mort, Tarnal, si jamais ils reviennent par ici. Voilà plusieurs saisons que nos guerriers montent la garde sur tout le territoire xandim au cas où ils reviendraient. J'ai reçu des ordres extrêmement stricts concernant la Mage et ses compagnons, comme tous les chefs des villages le long de la côte. Si on les trouve sur le territoire xandim, ils devront être conduits à la Forteresse, puis à la montagne du Dieu Aveugle. (Il soupira.) Je ne peux en être sûr, car la décision dépend de la volonté, ou des caprices, du Dieu. Mais je crains malgré tout qu'ils soient sacrifiés. Un berger xandim esseulé, campé près de son feu sur la vaste plaine balayée par les vents, leva les yeux et vit un essaim de points noirs passer devant la lune en volant très haut et très vite. Il fronça les sourcils. Au nom de la déesse, de quoi pouvait-il bien s'agir ? Ça ne ressemblait pas aux Ailés, qui ne volaient généralement pas la nuit, dans tous les cas. Malgré tout, qu'est-ce que ça aurait pu être d'autre ? Aurian était soulagée d'avoir réussi à sortir du village xandim sans se faire remarquer. Elle avait oublié son ancienne peur et prenait vraiment du plaisir à voler. Traverser les cieux à toute vitesse dans la lueur givrée du clair de lune lui procurait le grand frisson. La nuit tissait un enchantement étincelant qui ne faisait qu'ajouter au spectacle offert par la Magie Antique. Pendant un moment, la Mage se coucha sur l'encolure de Chiamh pour se protéger du vent glacial et elle enfouit ses mains dans la chaleur de sa crinière noire. Grâce à l'Autre Vue à laquelle elle avait accès lorsqu'elle portait le talisman, le paysage en contrebas lui apparaissait sous forme de grandes plaques de topaze et d'ambre qui se chevauchaient les unes les autres. Les bosquets d'arbres qui ponctuaient la plaine ressemblaient à des excroissances de cristal sur une fenêtre givrée. Les courants du vent apparaissaient comme des torrents argentés tourbillonnants, et les méandres des vraies rivières ressemblaient à des serpents ondulants qui brillaient d'un rayonnement brumeux. Grince montait en croupe derrière la Mage et lui serrait très fort la taille au point que c'en était presque douloureux. Il surveillait d'un œil méfiant le faucon qui s'accrochait à l'épaule d'Aurian en se protégeant du vent dans un repli de sa capuche. Du coin de l'œil, la Mage pouvait voir Schiannath et Iscalda qui filaient à toute allure à ses côtés. Leurs forces de vie se mêlaient aux chemins du vent par le pouvoir du talisman et la volonté d'Aurian. Forral chevauchait le grand cheval gris qu'était Schiannath, semblable à une tête d'orage poussée par le vent sauvage, tandis que Vannor montait Iscalda, qui brillait comme une perle au clair de lune. Entre les deux Xandims, un filet de chargement du navire nightrunner était suspendu grâce à des nœuds très compliqués. Shia, Khanu et Wolf se balançaient à l'intérieur, une expérience qu'ils n'appréciaient pas du tout. Aurian se sentait désolée pour eux car elle savait, pour l'avoir vécu, qu'il ne s'agissait vraiment pas d'un agréable moyen de transport. Ils allaient se sentir à l'étroit et ils auraient froid et mal partout bien avant la Pin du voyage. Linotte, en revanche, était tout à fait heureuse de voler de l'autre côté de la Mage et suivait sans effort l'allure des Xandims. Aurian était ravie d'aller à cette vitesse. Même si les Xandims portaient des fardeaux supplémentaires, elle sentait bien que la Magie Antique leur donnait des ailes. Elle-même ne ressentait guère de fatigue à entretenir le sortilège qui leur permettait de voler. S'ils conservaient cette allure-là, ils atteindraient la Chambre des Vents de Chiamh d'ici trois nuits. Et ensuite? La Mage aurait aimé le savoir. Lorsqu'elle avait regardé dans le Puits des mes, elle avait vu Eliseth en Aerillia. Mais comment être sûre qu'elle s'y trouvait encore ? À son arrivée dans la cité dragon, peu avant le coucher du soleil, Eliseth avait été consternée en découvrant l'étendue des dégâts. Les souvenirs qu'avait Anvar du tremblement de terre étaient forcément brouillés par la panique et la nécessité de fuir au plus vite. Lorsque les secousses s'étaient arrêtées, il se trouvait en sécurité à l'intérieur et n'avait pas eu l'occasion de voir la cité dans l'état où Eliseth la contemplait à présent. Les porteurs ailés de la Mage l'avaient déposée au sommet de la plus haute tour, à l'endroit même où Aurian et Anvar avaient vu Dhiammara pour la première fois. En contrebas, la grande flèche émeraude au cœur de la cité était fissurée sur toute sa longueur, et son sommet brisé la faisait ressembler à un pic déchiqueté. Le fond de la vallée n'était plus qu'un réseau de gouffres et de lézardes duquel se dégageait une impression de ruine et de déchéance. À y regarder de plus près, cependant, Eliseth vit que la plupart des bâtiments de plain-pied, tous creusés à l'intérieur d'une seule gemme, semblaient plus ou moins intacts. Elle se tourna vers Plume-de-Soleil, qui se tenait à côté d'elle, la bouche tordue en une expression de dégoût. — Ça fera l'affaire, déclara-t-elle sèchement en le défiant, d'un regard glacial, de la contredire. Il haussa les épaules et l'irrita plus encore en refusant délibérément de répondre à son défi. — Très bien, ma dame. Je vais envoyer des hommes en bas vérifier quels bâtiments sont sûrs et chercher un endroit accueillant pour la nuit. Lorsque la nuit tomba, la Mage du Climat était installée, sinon confortablement, du moins de manière adéquate, dans l'un des bâtiments de plain-pied. Bern, qui avait pour mission de porter l'Épée de Feu soigneusement drapée dans une couverture, avait déposé l'Artefact dans l'abri avant de s'en aller chercher un coin où dormir dans une autre maison. Ses échecs répétés dans la conquête de l'Épée étaient jusqu'ici le seul revers d'Eliseth. Autrement, elle avait de bonnes raisons d'être contente d'elle. Son plan se déroulait à merveille. Toujours aussi attentif, Plume-de-Soleil l'avait prévenue que les Khazalims arriveraient le lendemain soir, à la faveur de l'obscurité, lorsque la traversée du désert était possible. Le lendemain soir également, les premiers esclaves arriveraient de la colonie de la forêt. Eliseth tendit ses mains pour les réchauffer au-dessus des flammes vacillantes de son petit feu et s'étira, en proie à une bienheureuse torpeur. A présent, avant de s'enrouler dans la pile d'épaisses couvertures et de fourrures luxuriantes que Plume-de-Soleil lui avait apportée, elle allait essayer de prendre contact avec l'esprit de Vannor afin de vérifier où en était Aurian. Eliseth remplit le calice avec l'eau de la gourde en cuir à côté d'elle, puis invoqua l'image de Vannor en plongeant dans son esprit telle une pierre sombrant au fond d'un lac clair. Mais sa concentration lui fit défaut lorsqu'elle se retrouva en train de voler dans les cieux à une vitesse vertigineuse. Dans une secousse déchirante, elle fut de nouveau projetée à l'intérieur de son propre corps. Elle proféra un juron et tenta de se ressaisir; elle inspira profondément et resta assise, parfaitement immobile, jusqu'à ce que la sensation de vertige disparaisse. Puis, prudemment, elle essaya de nouveau. Au nom du ciel, que se passait-il? La dernière fois qu'elle était entrée dans son esprit, Vannor se trouvait à bord d'un navire. Ses pensées abritaient alors un tel mélange confus de colère, de peur et de chagrin qu'elle avait été incapable de leur trouver un sens. Mais, à présent, il était plus calme. La Mage du Climat fut stupéfaite de ce qu'elle découvrit en fouillant dans les derniers souvenirs de sa victime. Elle fut agacée d'apprendre, par exemple, qu'elle arrivait trop tard pour se venger de Zanna : la misérable était restée dans un village xandim sur la côte. Mais le sort de Zanna n'était qu'un détail mineur que la Mage oublia bien vite en découvrant, choquée et extrêmement consternée, qu'Aurian pouvait faire voler les Xandims. Eliseth sentit le malaise la gagner. Ça changeait tout. Elle s'était crue en sécurité, avec suffisamment de temps devant elle pour se préparer avant qu'Aurian approche du désert de Joyaux. Maintenant, elle allait devoir hâter la réalisation de son plan. Mais elle savait qu'une telle précipitation amenait souvent des erreurs qui risquaient de lui coûter cher si elle n'observait pas une très grande prudence. Pour la première fois, Eliseth se demanda si elle avait bien fait de laisser le peuple du Cheval tranquille, car il représentait un ennemi potentiel sur ses arrières. Puis elle haussa les épaules. C'était stupide de céder à la panique et de laisser celle-ci obscurcir son jugement. Après tout, depuis la conquête de la colonie de la forêt, elle avait en sa possession des otages chers à la Mage. Eliseth prit note de découvrir qui étaient Eliizar et Nereni lorsque les esclaves arriveraient. —Tu peux venir, Aurian, marmonna-t-elle d'un ton venimeux. Je serai prête. En voyageant de nuit, Chiamh et ses compagnons arrivèrent à destination sans se faire repérer. Chaque matin, au lever du soleil, ils se cachaient dans les bois clairsemés qui ponctuaient la plaine. Ils montaient la garde chacun leur tour durant la journée pendant que les autres se reposaient. Ce fut un voyage épuisant au cours duquel ils souffrirent du froid et de la faim. Les Xandims étaient plus chanceux que les humains, les félins et Wolf car eux, au moins, pouvaient paître. Pour les autres, Zanna n'avait pas pu donner grand-chose en matière de rations. Comme Aurian l'espérait, ils arrivèrent sur les pentes du mont Wyndveil la troisième nuit, juste avant l'aube. Même s'ils étaient à peu près certains que personne, à la Forteresse, ne les avait repérés, Chiamh jugea plus prudent de faire descendre tout le monde du ciel et de se mettre à l'abri avant le lever du soleil. Il chercha donc un courant d'air étincelant qui descendait à un angle aigu. Tels des faucons prêts à frapper, les chevaux et les cavaliers s'abattirent sur la vallée de la Mort, où la Chambre des Vents se dressait vers les cieux. Chiamh était depuis longtemps persuadé qu'il en avait fini pour de bon avec les Xandims. Il fut donc surpris de découvrir à quel point la vision de son ancien foyer, toute vague et brouillée qu'elle soit, le rendait ému. Lorsqu'il atterrit avec légèreté sur la douce herbe rase qui poussait devant la haute flèche rocheuse, il eut du mal à attendre qu'Aurian et Grince mettent pied à terre afin de pouvoir reprendre forme humaine. Sans attendre les autres, il courut dans la caverne au pied de la flèche. Il trouva l'intérieur dévasté par dix années d'abandon. La moisissure avait dévoré ses couvertures et ses fourrures. Les animaux sauvages avaient éparpillé et rongé ses maigres possessions et laissé sur le sol des tas d'excréments, abondantes preuves s'il en fallait de leur occupation des lieux. Chiamh se réjouit brusquement que Parric lui ait appris de nouveaux jurons pendant leur séjour dans les cavernes des Nightrunners. — Œil-du-Vent ! Je n'ai jamais entendu un langage pareil. Tu ne sais donc pas que toutes les créatures sauvages sont les petits enfants de la déesse ? —Dans ce cas, Iriana devrait leur apprendre de meilleures manières..., commença Chiamh, qui s'interrompit en reconnaissant la voix. Basileus! — Bien entendu! Tu attendais quelqu'un d'autre? Bonjour, petit Œil-du-Vent. Je n'ai jamais été aussi heureux de revoir une créature vivante tout au long des interminables siècles de mon existence. Mais où étais-tu passé? Pourquoi es-tu resté absent si longtemps ? (Brusquement, toute joie déserta la voix du Moldan.) Il y a beaucoup de choses que tu dois savoir, mon ami. Des événements d'une gravité considérable se sont produits ici ces dernières années... Non, pas encore, se dit Chiamh. Dernièrement, la vie semblait n'apporter que des mauvaises nouvelles et des événements terribles. Au même moment, il s'aperçut qu'il avait très froid et qu'il était affamé et très sale. Surtout, il se sentait tellement épuisé qu'il avait l'impression d'avoir mille ans. — Repose-toi, alors, proposa gentiment le Moldan. J'oublie souvent la fragilité des gens de chair et de sang. J'attends de te raconter mes nouvelles depuis presque dix ans, je peux bien patienter encore un petit peu. Juste à ce moment-là, Aurian entra et embrassa la scène du regard en laissant échapper un petit sifflement de consternation. — Par les sept satanés démons ! — Bonjour, Sorcière. — Oh, bonjour, Basileus. (La Mage inclina respectueusement la tête, sans toutefois regarder dans une direction particulière, puisque le Moldan était la montagne tout entière.) C'est bon d'être de retour. Nous avons beaucoup de choses à vous dire. —Moi aussi. Mais installez-vous d’abord. J'attendrai. Shia entra dans la caverne et renifla l'air. — Des écureuils, déclara-t-elle, très sûre d'elle, en fronçant le museau. Ainsi que des rats et une famille de renards. Chiamh contempla les dégâts d'un air sombre. —Je ne sais pas par où commencer. — Mais moi, si. (Aurian sortit la tête à l'entrée de la caverne.) Grince ? appela-t-elle d'une voix enjôleuse. Tu te souviens quand tu parlais de te rendre utile ? Dis-moi, tu sais manier la brosse et le chiffon ? — Khanu et moi, nous allons chasser, proposa Shia. Peut-être qu'il y a encore des chèvres sauvages sur les pentes des Griffes d'Acier. —Attendez! s'exclama Basileus d'une voix pressante. Ne posez pas le pied là-bas - c'est redevenu un endroit maudit. Il y a des lapins et des cerfs dans les bois de cette vallée, vous y trouverez tout ce dont vous avez besoin. Une lueur d'entêtement s'alluma dans les yeux de Shia, qui était devenue de plus en plus irritable et de mauvaise humeur au fil du voyage. —Mais il y a déjà des félins sur les Griffes d'Acier, protesta-t-elle, alors je ne sais pas de quoi il s'agit, mais cette malédiction ne nous fera pas de mal... —Non, l'interrompit le Moldan tout net. Il n'y a pas de félins sur les Griffes d'Acier. Plus maintenant. Shia et Khanu en restèrent sans voix. —Mais que leur est-il arrivé ? demanda Aurian. Est-ce à cause d'une maladie? Quelque chose les a attaqués? Ils sont tous morts? Et sinon, où sont-ils allés ? —Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus, répondit Basileus d'une voix lourde de regret, mais je sais pourquoi c'est arrivé. Ça fait partie de ce que je dois vous raconter quand vous vous serez reposés. Nous aurons tout le temps nécessaire à ce moment-là. En attendant, restez à l'écart des Griffes d'Acier, tous autant que vous êtes, et veillez à prévenir les autres, ceux qui ne peuvent pas parler comme nous. —Mon peuple..murmura Shia. Tous partis... Elle sortit de la caverne, la tête basse, Khanu sur ses talons. La Mage fit mine de la suivre, mais Khanu l'en empêcha. —Attends un peu, Aurian. Plus tard, elle aura besoin de toi. Pour l'instant, je crois qu'elle a juste besoin d'une autre panthère. Nous allons nous soutenir l'un l'autre. Il suivit Shia à l'extérieur de la caverne. — Bon, je suppose que la meilleure chose à faire pour l'instant, soupira Chiamh, c'est de rendre cet endroit habitable. Parmi les affaires de l'Œil-du-Vent, Forral trouva une vieille casserole en cuivre et un seau qui ne fuyait pas trop. Aurian alluma un feu pour faire chauffer de l'eau. Le bosquet de sapins voisin, à côté de la mare, leur fournit des brindilles et une solide branche pour fabriquer un balai. Vannor et Chiamh entreprirent de trier et de nettoyer les affaires de ce dernier en jetant ce qu'ils ne pouvaient pas récupérer. Tout le monde mit la main à la pâte, et pourtant le soleil pointait au-dessus des hauts flancs inclinés de la vallée lorsqu'ils terminèrent enfin ce grand ménage. Après cela, ils prirent tous un bain dans le bassin bouillonnant au pied de la cascade et essuyèrent leurs corps tremblants avec les quelques couvertures qu'ils possédaient encore. Lorsque le soleil se coucha, les compagnons étaient propres, à l’abri et bien nourris, car Shia et Khanu étaient revenus en traînant la carcasse d'un cerf. A la tombée de la nuit, ils se retirèrent dans la caverne, et Basileus commença à parler. Aurian et Chiamh relayaient ses paroles aux autres. — Cela doit faire presque dix ans que je me suis rendu compte que les Griffes d'Acier étaient de nouveau habitées. Il y avait comme une nouvelle tension au sein de la pierre, comme si quelqu'un sondait et furetait prudemment au-delà de la corniche de la Queue du Dragon. Aussitôt, mon cœur a fait un bond. « Qui est là?» ai-je demandé, tout en sachant qu'il ne pouvait y avoir qu'une réponse : Ghabal. Il était plus fou que jamais et s'exprimait par énigmes. Il m'a raconté qu'il avait été libéré de son emprisonnement lorsque le dernier des Mages avait quitté ce monde. Pourtant, il a ajouté que c'était un Mage qui l'avait ramené chez lui en emportant sa conscience dans un morceau de roche — ce même morceau de roche arraché au Griffes d Acier dans lequel il avait été emprisonné voilà si longtemps. » La présence de Ghabal me mit aussitôt mal à l'aise. Une créature aussi tordue et aussi folle est toujours un dangereux voisin, or son pouvoir me paraissait plus grand que jamais, ce qui ne faisait qu'accentuer le danger. L'une des premières conséquences de son retour fut le bannissement des félins. Encore aujourd'hui, je ne sais pas ce qu'ils sont devenus. Je ne pense pas que Ghabal les ait tous tués, car il n'y a pas eu de grand rassemblement de charognards autour de la montagne, et il y en aurait forcément eu un avec autant de cadavres. Je suis donc persuadé que les félins ont perçu le retour du Moldan et sont partis d'eux-mêmes. Mais où sont-ils allés, cela, je n'en sais rien. Néanmoins, Shia et Khanu ne devraient pas désespérer. Il est possible que leur peuple vive paisiblement dans un autre endroit. Basileus marqua une pause, comme pour rassembler ses pensées, avant de continuer: —Je me suis également inquiété au sujet du Mage qui errait sur les pentes des Griffes d'Acier et sur les miennes, quand il lui en prenait l'envie. J'ai tout de suite compris qu'il était aussi fou que le Moldan. Une sensation de terreur glacée nouait l'estomac d'Aurian depuis le début de ce récit. Cette fois, elle ne parvint pas à garder le silence plus longtemps. — Un Mage, vous dites ? Vraiment. Un vieil homme, avec des gemmes à la place des yeux? —En effet. Je me disais aussi que tu le connaissais peut-être. Il n'a pas d'yeux, juste des joyaux étincelants au fond de ses orbites. C'est pour ça que les Xandims l’appellent le Dieu Aveugle, même si, d'une façon ou d'une autre, il voit encore... — Le « Dieu Aveugle » ? répéta Aurian, sarcastique. Eh bien, je vois qu'il n'a rien perdu de son arrogance, malgré le passage des années ou ce qu'Eliseth lui a fait. Moi qui espérais qu'elle lui avait réglé son compte pour de bon... —Non, c'est faux. (Forral la regarda d’un air rusé.) Je te connais mieux que ça, Aurian. Tu voulais le tuer toi-même. — Et ? le défia la Mage. — D'accord, d'accord, admit Forral en souriant. Tu sais que, moi aussi, je veux le tuer. Tu dois reconnaître, mon amour, que j'ai une sacrée bonne raison de lui en vouloir. —Alors, quel est le culte du Dieu Aveugle, Basileus? intervint Chiamh. —À la pleine lune et à la nouvelle lune, un Xandim est conduit sur le Champ de Pierres, où il est offert en sacrifice. Il s'agit généralement d'un criminel ou de quelqu'un qui a déplu au seigneur de la Horde et au conseil des Anciens. Les Xandims prétendent faire ça pour s'attirer les faveurs du Dieu Aveugle et éviter sa colère. Mais il me semble que le conseil des Anciens et le seigneur de la Horde perpétuent cette tradition brutale uniquement pour se débarrasser de ceux à qui ils en veulent. Le Dieu, de son côté, y gagne... —Arrêtez de le qualifier de dieu, protesta Aurian sèchement. Il s'appelle Miathan, et je sais ce qu'il y gagne. Ce monstre se nourrit de la force de vie de ses victimes pour augmenter ses pouvoirs. — Eh bien, il ne pourra plus le faire très longtemps, commenta Forral avec détermination. La Mage approuva d'un signe de tête. Il n'y aurait pas d'autre occasion comme celle-là. Il était temps d'en finir avec l'Archimage. Forral fut réveillé par une truffe froide qui lui reniflait l'oreille. Il se redressa d'un bond en tendant la main vers son épée, avant de s'apercevoir que son agresseur n'était autre que Wolf. Le bretteur s'assit de nouveau et prit de profondes inspirations pour calmer son cœur affolé. — Salut, Wolf, lui dit-il par télépathie, d'une petite voix prudente. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Le loup gémit et étendit ses pattes avant, puis posa son museau dessus et inclina ses oreilles. — Tu es vraiment mon père? demanda-t-il. Cette question abrupte prit Forral complètement au dépourvu. — Oui, répondit-il d'un ton ferme. Il se trouve que je le suis. Wolf poussa un petit gémissement. —Je ne comprends pas. Mamie m’a dit que tu avais les cheveux bruns et une barbe. Elle a dit que tu étais mort. Tout le monde le dit, sauf Shia, mais elle, elle ne veut pas du tout en parler. — Ta mère ne t'a donc rien dit à ce sujet? demanda Forral, surpris. J'aurais cru... —En fait, c'est ma faute, l'interrompit Wolf. Au début, j'ai refusé de discuter avec elle, parce que je croyais qu'elle ne voulait pas de moi. Ensuite, quand on s'est retrouvés sur le navire, on n'a pas eu le temps. Elle n'a jamais vraiment eu l'occasion de s'expliquer. —D'accord, dit le bretteur à son fils. Alors, je vais le faire à sa place. Voilà ce qui s'est passé... Il lui fallut un moment pour raconter toute l'histoire. Wolf se posait beaucoup de questions ; Forral fut obligé de fouiller dans sa mémoire et de lui faire le récit d'événements remontant aussi loin que l'enfance d'Aurian pour clarifier la relation qu'il avait avec la Mage. Quand il apprit que l'Archimage qui l'avait maudit était la même personne qui avait tué son père, Wolf commença à gronder doucement. — Un jour, je le tuerai. Ce ne sera pas nécessaire, mon fils, pensa Forral, parce que j'ai bien l'intention de tuer ce salopard moi-même. La Mage se réveilla dans la nuit et s'aperçut que Chiamh lui secouait gentiment l'épaule. — Quoi ? marmonna-t-elle d'une voix agacée et ensommeillée. L'Œil-du-Vent porta un doigt à ses lèvres pour lui réclamer le silence. —Viens avec moi, chuchota-t-il. La Mage soupira, enfila ses vêtements et accrocha le fourreau de son épée à sa ceinture. —Veille aussi à amener le Bâton, recommanda Chiamh dans un murmure. Aurian haussa les épaules et glissa l'Artefact dans sa ceinture, comme d'habitude. Pour faire bonne mesure, elle accrocha également la Harpe dans son dos, avant de jeter sa cape sur ses épaules et de mettre ses bottes. Puis, en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les autres, elle sortit de la grotte à la suite de l'Œil-du-Vent. Elle se demandait ce que ce dernier pouvait bien lui vouloir. En sortant, ils tombèrent sur Shia, qui gardait l'entrée de la grotte. — Et où vous croyez aller comme ça, tous les deux ? demanda-t-elle. — On monte juste dans ma Chambre des Vents, répondit Chiamh. — Quoi ? siffla Aurian à voix haute. Oh, non, pas question, putain ! Elle fit mine de retourner à l'intérieur, mais Chiamh la prit par le bras. —C'est vraiment important, insista-t-il. Accompagne-moi dehors, pour qu'on puisse parler. La Mage le suivit jusqu'à la cascade, qui ressemblait à un ruban de fumée pâle, et son bassin dont la surface bouillonnante brillait au clair de lune. Là, elle s'arrêta et se retourna pour faire face à l'Œil-du-Vent, les poings sur les hanches. —Alors ? — Ecoute, lui dit Chiamh d'une voix pressante, je ne connais pas bien ce Miathan, mais je sais une chose. Tu ne devrais pas essayer de l'affronter sans le Bâton de la Terre. J'ai parlé à Basileus des ennuis que tu as avec le Bâton, et il pense qu'on peut le réparer. Pendant un instant, Aurian ne fut pas très sûre de l'avoir bien entendu. Puis la colère prit le dessus. —Tu as parlé à Basileus ? dit-elle d'une voix au calme trompeur. Tu as discuté de mes problèmes personnels, de ma plus grande honte, avec ce Moldan ? — Bon sang, mais qu'est-ce que j'étais censé faire? répliqua violemment l'Œil-du-Vent. Il savait, Aurian. Il m'a posé la question. C'est un élémentaire de la Terre, il a tout de suite senti qu'il était arrivé quelque chose au Bâton. —Alors, s'il savait, pourquoi diable est-ce qu'il n'est pas venu me poser la question à moi ? — Parce qu'il voulait savoir s'il serait capable de t'aider, avant de t'en parler, répondit patiemment Chiamh. Il ne voulait pas te donner un faux espoir. — Me donner un faux espoir? répéta Aurian. Je ne suis plus une enfant, bordel ! — Merde, alors, arrête d'agir comme telle! rugit Chiamh. Tu ne comprends pas ce que je viens de dire ? Basileus peut t'aider. Mais tu préfères peut-être rejeter cette unique et précieuse occasion de sauver le Bâton pour préserver ton maudit orgueil et ton entêtement de Mage ? Aurian referma brusquement la bouche. Elle n'avait jamais vu l'Œil-du-Vent perdre son calme auparavant. Le choc dissipa instantanément sa colère, comme si Chiamh lui avait jeté de l'eau froide au visage, plutôt que ces paroles brûlantes. —Je suis désolée, Chiamh, lui dit-elle. J'ai réagi comme une idiote. C'est juste que... (Sa voix se brisa, et elle fut obligée de s'éclaircir la gorge.) J'ai tellement honte de ce que j'ai fait. L'Œil-du-Vent lui prit les mains. — Si le Bâton récupère ses pouvoirs, arriveras-tu enfin à te pardonner ? L'ombre d'un sourire apparut sur les lèvres de la Mage. —Tu sais quoi ? Ça se pourrait bien. —Tant mieux. Dans ce cas, commençons tout de suite. (Chiamh désigna la flèche de pierre.) La première chose à faire, c'est de grimper dans la Chambre des Vents. Aurian se décomposa. — On est vraiment obligés ? On peut sûrement voler jusque là-haut, ce serait bien plus sûr. — Non, lui répondit l'Œil-du-Vent d'un ton ferme. Ce n'est pas ce qu'a dit Basileus. Si tu veux te racheter, tu dois réussir ce défi et conquérir ta propre peur. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je n'ai pas dit « nous». Je suis désolé, Aurian. J'ai bien peur que ce soit quelque chose que tu doives faire seule. 27 La flèche de pierre Après le départ d'Aurian, Shia devint de plus en plus agitée. Au début, elle se dit que son humeur était due à la disparition de son peuple ou au malaise que lui inspirait le départ d'Aurian avec l'Œil-du-Vent. Que pouvait bien mijoter Chiamh en essayant d'attirer Aurian en haut de la flèche à cette heure de la nuit, en pleine obscurité ? Il savait bien que la Mage avait le vertige ! — Si Aurian se blesse Là-haut... Shia fouetta l'air de sa longue queue noire et émit un grondement sourd au fond de sa gorge. Incapable de rester assise une seconde de plus, elle se leva et commença à aller et venir à l'entrée de la grotte sous forme de longues foulées souples. Qu'est-ce qui n'allait pas chez elle ? Elle percevait une tension inhabituelle dans sa queue et le long de son échine, et elle avait l'impression d'avoir tout le corps en feu, comme si elle souffrait de démangeaisons ou de picotements sous la peau. Avant même de comprendre ce qui se passait, Shia se retrouva par terre, sur le dos, en train de se rouler dans la poussière. Brusquement, elle prit conscience d'une nouvelle odeur musquée, capiteuse et entêtante, qu'elle n'avait pas remarquée jusqu'alors. Elle leva les yeux et vit que Khanu tournait autour d'elle, les pattes raides et la fourrure hérissée. Ses ronronnements rappelaient le grondement sourd du tonnerre. Oh, non! se dit-elle. Je n'y crois pas! C'est bien le moment... Puis l'odeur musquée de Khanu la submergea de nouveau, telle une déferlante, et ses sens se noyèrent dans les besoins impératifs du moment. Tout en laissant échapper de petits ronronnements séducteurs, la panthère continua à se rouler par terre pour mieux tenter son soupirant tout en le mettant au défi d'approcher. D'un bond, il fut sur elle. Alors, Shia projeta sa patte, toutes griffes dehors, et le frappa en travers du museau. Puis elle se leva, les yeux flamboyants, et commença à lui tourner autour en grondant. Il frotta son museau et recula d'un air perplexe. Mais elle savait qu'elle exerçait sur lui une attraction trop puissante pour qu'il puisse y résister. Son odeur voluptueuse allait de nouveau attirer Khanu vers elle... Shia s'élança hors de la grotte, loin des humains endormis à l'intérieur. Ce n'était pas le moment de se retrouver près de ces êtres malingres qui marchaient sur deux pattes! Khanu la poursuivit et la rattrapa dans le bosquet de sapins, près du bassin. Par ruse, la panthère lui tourna le dos, la tête et les pattes avant contre le sol. Elle lança un regard aguicheur derrière elle et vit Khanu se rapprocher prudemment, les yeux brillants comme deux petites lunes descendues sur terre. Juste au moment où il se retrouva à portée, Shia s'écarta d'un bond en feulant de manière moqueuse, puis elle fit volte-face, les oreilles aplaties et la fourrure hérissée, une patte avant levée, toutes griffes dehors. Elle cracha, il bondit à son tour. Ils se bagarrèrent en échangeant des coups si rapides que Shia n'eut pas vraiment le temps de comprendre ce qui passait. Puis elle fut de nouveau libre et gravit la pente escarpée à toute vitesse en faisant de grands bonds, tandis que Khanu se précipitait à sa poursuite, à portée de sa queue qui fouettait l'air. Ils escaladèrent la montagne comme une tornade, en courant, en se retournant, en mordant, en faisant volte-face, en tournoyant, en se donnant des coups de griffes, en esquivant et en se bagarrant jusqu'à ce que, finalement, Shia tente Khanu une fois de trop. (Ou alors, elle commençait à se fatiguer et ne sut pas esquiver assez vite.) Elle venait de plonger derrière un affleurement rocheux et elle l'attendait de l'autre côté en ronronnant de manière séductrice, tête baissée, arrière-train levé, et la queue qui bougeait pour l'attirer. Lorsque Khanu fit le tour du rocher, Shia voulut se jeter sur le côté, mais c'était trop tard. Khanu lui tomba dessus de tout son poids et enfonça ses crocs, gentiment mais fermement, dans la peau tendre de sa nuque. Shia feula et se débattit à coups de griffes, mais elle ne pouvait plus bouger. Avec un rugissement de triomphe, il la pénétra, et elle s'arc-bouta en poussant un mélange de grondements et de ronronnements tandis qu'il bougeait vigoureusement. Puis ce fut terminé. Il feula en se vidant en elle, puis il recula d'un bond. Lorsqu'ils se séparèrent, une douleur terrible envahit les organes vitaux de Shia qui poussa un cri assourdissant avant de se retourner pour donner de nouveaux coups de griffes vicieux à son compagnon. Pendant un moment, les deux félins restèrent plantés là à se défier du regard, la fourrure hérissée. Puis, petit à petit, ils commencèrent à se détendre et secouèrent la tête avant de regarder autour d'eux d'un air hébété tandis que le monde réapparaissait. Khanu, une oreille déchirée et en sang, vint en ronronnant frotter sa tête contre celle de Shia. Mais la panthère se raidit brusquement sous cette caresse. — Khanu ! s'écria-t-elle, consternée. Tu as vu où nous sommes? Khanu regarda autour de lui et s'arrêta brusquement de ronronner, comme si on lui avait tranché la gorge. —Allons-nous-en d'ici, vite! Mais c'était trop tard. Leur folle poursuite avait amené les félins, sans le savoir, de l'autre côté de la Queue du Dragon. Ils se trouvaient sur les flancs interdits des Griffes d'Acier, et quelque chose savait qu'ils étaient là. Aurian se raidit en entendant le faible cri porté par le vent. Shia était en danger. Elle perdit l'une de ses prises et gratta frénétiquement la paroi pour retrouver son équilibre sur l'étroite corniche. De nouveau assurée, elle se plaqua contre la roche en tremblant de tous ses membres. Son cœur battait si fort qu'elle avait les tempes battantes. Dès qu'elle fut suffisamment calmée, elle tendit son esprit vers la grande panthère et tomba sur un tel tourbillon d 'émotions à vif qu'elle retira aussitôt sa conscience comme si elle s'était brûlée. — Eh bien! En dépit de sa position précaire, la Mage pouffa de rire, de soulagement autant que d'amusement. Les rugissements de Shia étaient dus à la passion et non au danger. Aurian sourit avec tendresse en pensant à des petits bébés panthères maladroits. Mais elle savait que ça n'en rendait sa mission que plus urgente. Elle ne se rappelait que trop bien les difficultés de sa propre grossesse et elle ne voulait pas que Shia souffre des mêmes désagréments et coure le même danger. Puis elle se souvint qu'elle-même se trouvait actuellement dans une situation inconfortable et périlleuse. Elle chassa donc les félins de son esprit pour se consacrer de nouveau à sa tâche. Elle devait sûrement être proche de l'arrivée, non ? Mais lorsqu'elle regarda de l'autre côté du vide, en direction de la flèche de pierre qui se dressait au-dessus d'elle, à moins d'un mètre cinquante de la montagne, elle s'aperçut qu'il lui restait une certaine distance à escalader. Amèrement, elle se rappela la dernière fois où elle était venue là, lorsque Ibis et Crécerelle les avaient transportés, Anvar et elle, au sommet de la flèche. Elle avait alors regardé Chiamh gravir ce sentier de chèvre le pied léger, comme s'il s'agissait de la plus large des routes. — Mais comment fait-il ? marmonna Aurian avec colère. Ce n'est pas juste ! Non sans effort, elle se ressaisit. J'ai fait plus de la moitié du chemin, se dit-elle pour renforcer son courage vacillant. C'est déjà un exploit pour une Mage qui a le vertige. Je vais arriver au sommet en un rien de temps ! Aurian eut besoin de tout son courage lorsqu'elle dut traverser l'étroite corniche escarpée. Elle choisit de ramper parce qu'elle n'osait pas se lever, si bien qu'elle eut les genoux meurtris et entaillés et les mains déchirées et ensanglantées. En dépit de la froideur de la nuit, elle dégoulinait de sueur à cause de la fatigue et de la terreur. Les gouttes de transpiration ne cessaient de couler jusqu'à ses paupières ; elles lui piquaient les yeux et brouillaient son champ de vision. Pour ajouter à l'inconfort de la situation, le Bâton de la Terre lui rentrait dans les côtes à chaque geste, ce qui constituait une distraction douloureuse et dangereuse alors qu'elle aurait dû concentrer toute son attention sur la piste. Entre la paroi de la montagne et la flèche béait un gouffre si profond, si étroit et si obscur que même sa vision de Mage ne parvenait pas à en voir le fond. Dans un certain sens, cela l'aidait de ne pas se rendre compte de quelle hauteur elle pourrait tomber. Mais, lorsque sa vision lui faisait défaut, son imagination avait la désagréable habitude de prendre le relais. De plus, la corniche était en grande partie plongée dans les ombres profondes et trompeuses, ce qui l'obligea à ramper tout doucement, centimètre par centimètre, en tremblant de tout son corps, jusqu'à ce qu'elle ait franchi l'obstacle. Aurian garda les yeux fixés sur l'étroit chemin qui se trouvait à moins d'un pas de ses mains en sang. Elle serra les dents et continua à ramper en essayant de ne pas s'arrêter. Chaque fois qu'elle faisait une pause, il devenait de plus en plus difficile de repartir. — Continue, Aurian, tu y es presque, fit la voix douce de l'Œil-du-Vent, sortie de nulle part. La Mage secoua la tête pour chasser de ses yeux des mèches de cheveux trempées de sueur. Juste à côté de sa main droite, un réseau de cordes minces s'étendait au-dessus du vide. Il était accroché à la montagne par des mousquetons en fer enfoncés profondément dans la roche. Comme la flèche rocheuse s'amincissait vers le sommet, la distance qui la séparait de la montagne s'élargissait au point d'atteindre cinq mètres environ. Aurian avait déjà la bouche complètement sèche. Cette fois, sa gorge se noua complètement tandis que son esprit refusait d'envisager la possibilité de traverser le gouffre sur ces cordes fragiles. — Honnêtement, l'encouragea Chiamh, ce n'est pas aussi difficile que ça en a l'air. Mets tes pieds sur les cordes du bas, agrippe celles du haut et avance petit à petit. Il est pratiquement impossible de tomber. Heureusement pour l'Œil-du-Vent, Aurian ne pouvait plus parler. Mais il était suffisamment proche pour qu'elle lui envoie par télépathie l'image d'un geste extrêmement obscène. Chiamh pouffa de rire d'un air malicieux. — Tu ne peux pas tenir ta promesse à moins de venir par ici. —Et n'oublie pas, Sorcière, ajouta la voix de Basileus, que la seule alternative, c'est de rebrousser chemin, ce qui signifie, dans ton cas, faire probablement tout le chemin à reculons. Tout en les maudissant en silence tous les deux, Aurian prit une profonde inspiration et se mit à genoux, le torse bien droit. Elle leva les bras pour agripper les cordes du haut et serra celles-ci au point d'avoir les jointures des mains complètement blanches. Puis elle se servit des cordes pour se mettre debout. Ensuite, prudemment, elle commença à se déplacer en faisant glisser ses pieds sur les cordes du bas. A l'endroit où ce pont de fortune se séparait de la montagne, les cordes s'inclinèrent brusquement sous son poids. Aurian poussa une exclamation terrorisée et s'accrocha de toutes ses forces à celles du haut. Son estomac lui donna l'impression de vouloir remonter dans sa gorge et elle se mordit la langue. Le reste de la traversée se déroula comme dans un brouillard. Un instinct de survie profondément enfoui en elle sembla prendre le dessus sur sa conscience en décidant qu'elle ferait mieux de traverser ce trou aussi vite que possible. Par la suite, elle se rappela avoir avancé rapidement et péniblement, en titubant. Elle se rappela aussi que, pendant un horrible instant, elle crut qu'elle allait glisser. Puis Chiamh lui tendit les mains et elle se jeta vers la sécurité retrouvée en sentant les bras de son ami se refermer sur elle. Tous deux s'effondrèrent sur le sol de la Chambre des Vents. De longs frissons traversèrent le corps d'Aurian tandis que son esprit se libérait de la terreur. Elle commença alors à prendre conscience du fait qu'elle était enfin en sécurité. — Bien joué, Sorcière, la félicita Basileus d'une voix tonnante. Tu as conquis ta peur et prouvé que tu es courageuse et digne du Bâton. Maintenant, tu dois accomplir un dernier voyage obscur pour récupérer à la fois les pouvoirs de l'Artefact et ta confiance en toi. Aurian s'assit, le dos bien droit, au centre de la Chambre des Vents, loin du gouffre béant qui l'entourait de toutes parts. Elle sortit de sa ceinture le Bâton terne et sans vie et le mit en travers de ses genoux en faisant courir ses mains sur sa surface polie et tordue. — Mais comment puis-je accomplir une chose pareille ? demanda-t-elle. — Libère-toi de ton corps, Sorcière. Chevauche les vents avec l'Œil-du-Vent et vois ce que tu trouveras. La Mage ne voyait pas bien en quoi ça allait l'aider, mais elle était prête à essayer. Elle regarda Chiamh. —Je suis prêt à prendre le risque si tu l'es aussi, lui dit-il, les yeux brillants. — D'accord, Chiamh, je te fais confiance. En serrant le Bâton dans une main, elle tendit l'autre pour prendre celle de l'Œil-du-Vent. Tandis que les yeux de ce dernier se remplissaient d'argent liquide, Aurian inspira profondément et laissa son corps se détendre et son esprit partir à la dérive... Brusquement, aussi simplement que ça, elle se retrouva libre, en train de flotter comme une écharpe de brume au-dessus de son enveloppe charnelle. Autour d'elle, elle voyait la structure cristalline et translucide de la Chambre des Vents qui était aussi le corps de Basileus. Il en émanait une lueur douce et chaude comme le soleil filtrant à travers les pétales d'une rose. La Mage se laissa dériver en douceur, jusqu'à ce qu'elle aperçoive Chiamh, qui planait au-dessus de sa coquille mortelle sous la forme d'une volute dorée incandescente. — Vous êtes tous les deux d'une beauté extraordinaire, leur confia-t-elle. — Toi aussi, mon amie, répondit Chiamh. Tu ressembles à une poignée de joyaux du désert ou au poudrin qui étincelle au soleil. —Au lieu de rester là à vous admirer, je vous conseille de vous mettre en route, intervint Basileus. Je croyais qu'on était là pour guérir le Bâton ? Ses paroles étaient brutales, mais, sous cette forme désincarnée, sa voix évoquait pour la Mage l'onctuosité d'une cuillerée de miel qui coule doucement et lentement. Elle regarda l'Œil-du-Vent et vit une étincelle amusée parcourir sa surface dorée luisante. — D'accord, Basileus, dit-il en tendant un long tentacule luminescent vers Aurian. Viens, Mage. Aurian fit apparaître à son tour un tentacule qu'elle tendit vers lui. Un éclair de couleur chaude jaillit lorsque les deux appendices se rencontrèrent. Aurian sentit des vagues de plaisir vibrant la traverser lorsque sa joie exaltante se mêla à celle de l'Œil-du-Vent, décuplant cette sensation. Chiamh tendit un autre tentacule pour attraper un courant d'air, et les deux amis s'éloignèrent de la flèche rocheuse à toute vitesse, semblables à deux feuilles étincelantes emportées par un ruisseau de lumière. Ils voyagèrent ainsi rapidement vers la cime du Wyndveil. La Mage se détendit et laissa l'Œil-du-Vent la guider. Elle lui faisait confiance, ainsi qu'à Basileus. Ils savaient sûrement ce qu'ils faisaient. En approchant du sommet, Aurian s'aperçut brusquement qu'ils n'étaient plus seuls. Nageant dans les airs devant Chiamh et elle se trouvaient les serpents jumeaux du Bâton, celui de la Puissance et celui de la Sagesse. Ils se déplaçaient avec la même aisance qu'au sein des eaux mystérieuses du Puits des mes. Ce fut à ce moment-là seulement qu'elle se rendit compte qu'elle ne tenait plus le Bâton de la Terre, que ce soit sous sa forme physique ou éthérique. La terreur et la consternation s'emparèrent de la Mage, qui resserra involontairement son emprise sur le brillant appendice de l'Œil-du-Vent. Aussitôt, Chiamh ralentit, même s'il continua à avancer inexorablement sur la rivière d'air. — Quelque chose ne va pas ? —Le Bâton ! s'écria Aurian. Je l'ai perdu ! De nouveau, l'étincelle amusée miroita à la surface de la brume dorée tourbillonnante qui représentait l'Œil-du-Vent. —Ne t'inquiète pas, c'est normal. Tu es ici pour guérir et reconquérir le Bâton, souviens-toi. Cela signifie que tu vas devoir le recréer. Aurian le regarda en continuant à nourrir quelques doutes. —Mais je... — Viens, lui dit Chiamh. Tu t'en sortiras très bien. Aurian s'aperçut qu'ils se précipitaient vers un trou noir qui s'ouvrait telle une gueule béante tout en haut de la montagne. Instinctivement, elle essaya de fermer les yeux, ce qui était impossible dans cette dimension où elle n'avait pas de corps. En une seconde, l'énorme gueule parut leur bondir dessus pour les avaler. Ce faisant, l'Œil-du-Vent disparut. La Mage se retrouva entièrement seule au sein d'un cocon de ténèbres épaisses. Aurian s'arrêta de bouger - ou crut le faire. Impossible d'en être sûre, car tous ses sens étaient étouffés. La noirceur pesait sur elle tel un poids écœurant et suffocant qui la paralysait. Elle l'emprisonnait comme si elle avait été enterrée vivante dans de la glaise noire et épaisse. La Mage s'efforça de rester calme, mais la terreur commença à monter en elle. Il n'existait aucune issue, elle ne pouvait ni voir ni se débattre, ni appeler à l'aide. Quelque chose est-il arrivé à mon corps? se demanda-t-elle avec une panique grandissante. Est-ce à ça que la mort ressemble? Mais elle avait déjà visité le royaume du Spectre et savait qu'il n'en était rien. Le mépris que lui inspira sa propre stupidité lui redonna du courage. N'oublie pas, se rappela-t-elle avec fermeté, c'est censé être une épreuve. C'est un test, un défi, alors arrête tes conneries et finissons-en. Au début, Aurian eut l'impression qu'il était impossible d'éclairer les ténèbres profondes qui l'emprisonnaient. Puis elle pensa à Chiamh. Où était l'Œil-du-Vent? Qu'était-il devenu? Les mots qu'il avait prononcés dans la Chambre des Vents lui revinrent en mémoire: « Tu ressembles à une poignée de joyaux du désert ou à du poudrin étincelant au soleil. » Evidemment! songea la Mage. Je n'ai qu'à me servir de moi-même. Elle visualisa sa forme incandescente et scintillante telle que l'Œil-du-Vent avait dû la voir et déversa toutes ses énergies dans cette image en essayant de la rendre plus forte et plus lumineuse. Petit à petit, la tristesse, la terreur et l'impression de misère qui l'écrasaient parurent s'alléger un peu. Avec le temps, l'obscurité physique sembla moins intense. Est-ce que ça marchait? Aurian se concentra sur sa forme éthérique et se rappela les paroles de Chiamh. Elle visualisa le scintillement multicolore du désert de Joyaux, la brillance de l'écume blanche, le flamboiement du soleil qui se réfléchissait sur l'océan sous forme de paillettes éblouissantes, l'éclat des étoiles par une nuit froide et celui d'un clair de lune se reflétant sur un champ de neige vierge. Oui, ça marchait! La détermination d'Aurian commençait à faire reculer les ténèbres. Elle les voyait battre en retraite furtivement et se réduire en s'éloignant de sa forme radieuse. Puis, brusquement, il n'y eut plus d'obscurité. Aurian poussa un cri de douleur lorsque des lances et des éclats de lumière dans différentes tonalités de vert (viridian, émeraude et marin) la transpercèrent de part en part. Elle ne pouvait pas fermer les yeux, il lui était donc impossible d'échapper à la luminosité cassante qui la transperçait comme un millier d'épées. Ce ne fut qu'en reprenant ses esprits et en atténuant son propre éclat qu'elle permit à la lumière de s'adoucir et de tourbillonner autour d'elle comme une pluie de flocons de neige verts et scintillants. Alors, la Mage put enfin se voir telle que l'avait vue Chiamh, mais au travers d'une myriade de reflets verts incurvés qui s'étendaient vers un vertigineux infini. Lorsqu'elle réussit à trouver un sens à ces nombreux reflets brisés et contradictoires, elle s'aperçut qu'elle flottait apparemment à l'intérieur d'une énorme gemme creuse. Tout ce vert... C'était comme si elle était emprisonnée au sein du cristal qui renfermait les pouvoirs du Bâton de la Terre. Ou alors, elle voyait cette scène à travers le médium mystérieux qu'était l'Autre Vision, et il s'agissait peut-être d'un tout autre endroit ? Un éclair écarlate apparut à la périphérie de la vision d'Aurian. Elle fit volte-face en traînant derrière elle des tentacules de feu brillants comme le soleil. Elle vit alors le serpent rouge et argenté, celui de la Puissance, s'approcher d'elle en nageant avec aisance et rapidité au sein du vide vert scintillant. De l'autre côté, le serpent de la Sagesse approchait également, mais ses écailles vert et or étaient moins faciles à distinguer sur fond de décor émeraude. Le cœur d'Aurian fit un bond en les voyant. Au moins, elle ne les avait pas perdus dans l'obscurité. Alors même qu'elle se demandait pourquoi ils convergeaient ainsi vers elle, les serpents frappèrent et enfoncèrent leurs crochets dans le plasme amorphe et étincelant qu'elle était. Des rivières de feu envahirent les appendices ondulants d'Aurian et remontèrent vers le cœur de son être. Elle poussa un hurlement strident et silencieux tandis que la douleur atroce se répandait en spirales à travers elle. Les serpents la mordirent encore et encore en refermant leurs crochets sur le voile dépourvu de substance de son corps éthérique et en arrachèrent de grandes bouchées, comme des bouts de nuage scintillant. Au sein d'une autre montagne, l'Archimage se réveilla de rêves agités. —Attention, intrus ! Nous sommes envahis! —Au nom du ciel, mais qu'est-ce qui ne va pas chez toi, Ghabal ? marmonna Miathan, agacé. — Réveille-toi, vite! On nous attaque! Ah non, pas encore! L'Archimage jura dans sa barbe. Ces derniers temps, la folie de Ghabal avait pris une nouvelle forme. Chaque fois qu'un oiseau le survolait ou que la brise effleurait ses flancs de pierre, le Moldan y voyait une invasion. —Allons, qui pourrait bien t'attaquer? répliqua-t-il d'une voix apaisante. Les Xandims? Balivernes. Ils n'oseraient pas. C'est vrai, depuis le départ des félins, personne n'a osé s'aventurer plus loin que le Champ de Pierres. — Des intrus! Ils ont marché sur moi! Ils m'ont touché! — D'accord, soupira Miathan. Je vais jeter un coup d'œil. Tu es content ? Maintenant, dis-moi, où sont ces supposés envahisseurs ? —Sur mon flanc ouest. Ils ont dû traverser la Queue du Dragon. —Très bien. L'Archimage se tourna vers une étagère creusée dans la paroi de la caverne, à côté de son lit. Prudemment, à deux mains, il en descendit un volumineux coffret en argent. Il souleva le couvercle et sortit une grande gemme noire, presque aussi grosse que sa tête. La pierre était dépourvue de facettes, comme une perle noire, sauf quelle ne possédait pas la douceur lustrée d'une perle. Au lieu de réfléchir la lumière, elle semblait l'absorber. De fait, lorsque l'Archimage sortit la pierre du coffret, la pièce parut s'assombrir, comme si des ombres grouillantes descendaient lentement le long des parois. —Es-tu vraiment obligé d'utiliser cette maudite pierre? demanda vivement le Moldan. C'est une chose maléfique, remplie d'esprits torturés. —Ne sois pas stupide! répondit sèchement Miathan. Les gemmes froides qui remplaçaient ses yeux brillèrent d'une lumière avide tandis que ses doigts tordus et noueux caressaient la surface lisse et obscure de la pierre. — C'est ma création, mon trésor, reprit-il d'une voix caressante. Elle sera ma vengeance ! Longtemps auparavant, Miathan avait décidé que, puisqu'il n'avait plus d'Artefact et qu'il lui serait probablement impossible d'en obtenir un, il ne restait plus qu'une solution : essayer d'en fabriquer un. Depuis dix ans que Miathan était là, il n'avait jamais cessé de ressasser l'amertume de sa défaite face à Eliseth. Même si, pour le moment, elle n'avait pas encore découvert où il se cachait, il ne connaîtrait pas le repos tant qu'elle serait vivante, car il passerait son temps à regarder pardessus son épaule. Malheureusement, comme elle détenait le Chaudron de la Réincarnation, il ne possédait pas de pouvoirs suffisants pour la vaincre. Mais cela allait bientôt changer. Ce plan audacieux avait d'abord remporté l'adhésion du Moldan. « Lorsque nous manierons de tels pouvoirs, le monde tombera à genoux devant nous !» avait croassé Ghabal. Miathan avait choisi de ne pas le détromper, car il avait besoin des connaissances de Ghabal sur les cristaux et la possibilité d'emmagasiner de la puissance dans les strates de la roche. Il expérimentait depuis plusieurs années maintenant et avait perfectionné une méthode pour stocker les énergies vitales de ses victimes sacrificielles dans le cristal lisse. Jusque-là, cependant, il n'avait pas réussi à reproduire le facteur le plus important : la personnalité, l'intelligence et la conscience propres à chaque Artefact originel - ou du moins le croyait-il. Le Moldan désapprouvait. Il s'était pris d'un intense dégoût vis-à-vis de la pierre qui frôlait presque la peur hystérique. Ghabal considérait la gemme comme maléfique par nature et remplie des esprits vengeurs des morts. Que de sottises ! songea Miathan. Serrant le cristal contre sa poitrine, il se rallongea sur son lit, heureux que la roche glacée soit recouverte de sacs bourrés de plumes et de laine ainsi que d'une épaisse couche de paille et de plantes parfumées rapportées des basses terres par les Xandims. Il disposait également de couvertures en laine aux couleurs vives et d’une généreuse pile de peaux de moutons et de fourrures. Parmi ces dernières figuraient les lourdes peaux de plusieurs grandes panthères qui n'avaient pas réussi à quitter la montagne à temps. C'était plutôt agréable d'être un dieu, reconnut-il. Il était certes condamné à vivre dans cette grotte mais, au moins, les Xandims lui apportaient en offrande ce qui se faisait de mieux, y compris le vin et la nourriture. Celles-ci étaient assez fréquentes pour satisfaire tous ses besoins, sauf un : la vengeance. — C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? Le ton agressif de Ghabal rappela à l'Archimage ce qu'il était censé faire, avant qu'il s'abîme complètement dans ses pensées. — D'accord, d'accord, concéda sèchement Miathan. J'y vais. Il s'allongea confortablement et prit soin de se couvrir avec plusieurs fourrures. Ces temps-ci, son vieux corps ne pouvait se permettre de perdre trop de chaleur en son absence. Une fois installé, il ferma les yeux et se détendit jusqu'à ce que l'intérieur de la grotte lui apparaisse clairement à travers ses paupières fermées. A présent que son être intérieur s'était détaché de son enveloppe charnelle, il se leva doucement au-dessus de ce corps abandonné et traversa la paroi de la caverne, puis les épaisses strates de roche obscure. Miathan émergea sur le sommet déchiqueté des Griffes d'Acier, descendit en flottant vers l'ouest et s'arrêta au-dessus de la Queue du Dragon. A son grand étonnement, il s'aperçut que le Moldan avait raison, pour une fois. Loin en contrebas, à flanc de montagne, au-dessus de la crête, se trouvaient deux petites silhouettes noires familières qu'il n'avait pas vues depuis très longtemps. Eh bien ! se dit Miathan. Ainsi, deux panthères au moins étaient revenues sur les Griffes d'Acier. Ça tombait bien, il avait besoin de nouvelles fourrures. Compte tenu de l'apparition inattendue des félins, l'Archimage se demanda si d'autres créatures se promenaient dans les parages. Une chasse à la panthère pourrait être un bon moyen de tester les pouvoirs de son nouvel Artefact - s'il échouait, au moins, il aurait eu un peu de distraction. Le fait de vivre dans cette montagne, en total isolement à part la présence de son compagnon dérangé, impliquait que Miathan avait très rarement l'occasion de s'amuser. Il présuma que les animaux venaient du Wyndveil, c'est pourquoi il s'en alla dans cette direction, vers la forteresse xandim. Mais, lorsqu'il arriva dans la haute vallée qui abritait les tombes des Xandims, l'Archimage fut surpris de voir une lueur au sommet de l'étrange et haute flèche qui s'élevait à l'entrée. Qui disait lueur disait présence d'êtres vivants. Que diable se passe-t-il ? se demanda-t-il. Je croyais l'endroit sacré et interdit aux Xandims ? Suspicieux, il se rapprocha furtivement en réduisant ses pensées à un murmure presque informe pour s'assurer qu'on ne remarquerait pas son arrivée. D'un peu plus près, il distingua deux silhouettes sur la plate-forme qui couronnait la flèche. L'une d'elles, comprit-il au bout d'un moment, était un Xandim qui paraissait veiller sur la deuxième personne, allongée, immobile, sur la pierre froide. Cette personne-là était de toute évidence plongée dans une transe profonde. Une transe ? Un frisson d'anxiété mêlée d'une rare impatience parcourut l'Archimage. Aucun Xandim ne possédait de pouvoirs magiques ! Puis Miathan s'approcha suffisamment pour reconnaître la personne allongée. Aurian ? Il avait l'intention de retourner dans son propre corps, mais le choc de revoir la Mage fut si intense qu'il n'atteignit jamais sa destination. Les serpents continuèrent à déchirer le corps éthérique d'Aurian morceau par morceau. La Mage se débattait, mais elle n'arrivait pas à échapper à ses agresseurs, ni à la douleur atroce qu'ils lui infligeaient. Petit à petit, elle s'aperçut que sa conscience partait à la dérive et se dissipait, comme si on lui arrachait ses souvenirs un par un, en même temps que la moindre parcelle de fierté, d'entêtement et de belligérance - toutes les bonnes choses et toutes les mauvaises. Cependant, elle ne perdit jamais complètement conscience. Peu importait ce qu'on lui prenait, elle conservait toujours une dernière étincelle de lucidité. C'est ainsi qu'elle se rendit compte que les serpents venaient enfin d'atteindre le noyau de son être. Détachée, en paix, comme si elle se trouvait très loin de là, elle les regarda défaire les derniers lambeaux de celle qu'elle était avant. Lorsqu'ils eurent fini, elle découvrit, au centre de son être, un cristal vert étincelant, juste assez gros pour tenir dans la paume d'un Mage. Alors, les serpents entremêlèrent leurs queues et refermèrent leurs crochets sur ce cristal pour former un cercle. Ils commencèrent à tournoyer et créèrent un tourbillon de magie dont l'œil se trouvait exactement au centre de la gemme ronde, au sein du cercle formé par leurs corps. Un à un, les lambeaux du corps éthérique de la Mage qui dérivaient dans la pièce comme des bouts de nuage commencèrent à converger et ils se rassemblèrent en tournoyant jusqu'à ce que, brusquement, Aurian soit de nouveau entière, scintillante, neuve et belle, purifiée et refaite par les serpents de la Haute Magie, qui l'encerclaient toujours comme un diadème, avec le cristal du Bâton entre leurs mâchoires. —Très impressionnant, ma chère. Aurian fit volte-face au son de cette voix sèche et sardonique. Là, sous forme d'un nuage noir bouillonnant parcouru d'éclairs cramoisis, se trouvait l'Archimage Miathan. Après avoir livré la Mage à son destin, Chiamh revint dans la Chambre des Vents, où il se glissa de nouveau à l'intérieur de son corps physique. Celui-ci tremblait en raison du froid piquant de la nuit, ce qui n'empêcha pas l'Œil-du-Vent d'enlever sa cape pour couvrir le corps pâle et immobile d'Aurian. —J'ai un très mauvais pressentiment à propos de tout ça, expliqua-t-il à Basileus. Je n'arrive pas à croire que je t'aie laissé me convaincre de faire une chose pareille. Elle va souffrir terriblement. Peut-être que je devrais y retourner pour voir... —Non, Œil-du-Vent! On t'a dit ce qu'il devait en être. C'est une épreuve qu'Aurian doit affronter seule. —Mais... — Veux-tu qu'elle échoue ? Parce que c'est ce qui se passera si tu y retournes et si tu interviens. Or, tu sais que tu interviendrais, mon ami. Face à l'intensité de sa souffrance, tu ne pourrais pas t'en empêcher. Allons, ajouta gentiment Basileus, tant qu'elle a le courage, la force et des ambitions absolument pures, elle survivra et en sortira triomphante. A contrecœur, Chiamh fut obligé de reconnaître la sagesse du Moldan. Mais il ne pouvait pas laisser la pauvre Mage seule face à son destin sans au moins observer le déroulement des événements. Tandis que la froideur familière de son Autre Vue se répandait dans tout son corps, il se tourna pour attraper un courant d'air argenté, qu'il étira et modela jusqu'à former un miroir étincelant. Puis il anima le disque avec sa magie, concentra sa volonté sur Aurian et scruta les profondeurs du miroir. L'Œil-du-Vent poussa un cri d'horreur et de consternation. — Ce n'est pas ce que tu avais dit. Tu as dit qu'elle devait de nouveau fabriquer le Bâton. Au lieu de ça, il est en train de la tuer! La détresse de Chiamh était si intense qu'il perdit le contrôle du miroir, lequel se dissipa telle de la brume entre ses doigts. — Patience, Œil-du-Vent. Espérons qu'Aurian triomphera de cette épreuve. Ce n'est pas la Mage qui refait le Bâton, mais le Bâton qui la refait, elle. Trop inquiet pour créer un autre miroir, Chiamh s'assit à côté du corps immobile de la Mage et, d'une caresse, écarta ses cheveux emmêlés de son front. Qu'ai-je fait ? se demanda-t-il, désespéré. Qu'ai-je fait ? Puis l'Œil-du-Vent retint son souffle. Sous la cape, suffisamment forte pour briller même à travers l'épais tissu, venait d'apparaître une éclatante lumière verte, pâle et vacillante au début, puis de plus en plus radieuse et fixe. — Louée soit la déesse... Chiamh écarta doucement la cape. Le Bâton de la Terre se trouvait toujours serré contre la poitrine de la Mage, et la grande gemme entre les mâchoires des serpents brillait plus fort que jamais. Oubliant de respirer, l'Œil-du-Vent se pencha, car il pensait qu'Aurian allait ouvrir les yeux et revenir à elle d'une seconde à l'autre. Il attendit, encore et encore, mais rien ne se produisit. La Mage ne fit pas le moindre geste. Son visage pâle aurait aussi bien pu être taillé dans le marbre. 28 Une rencontre longtemps attendue En se réveillant, Forral s'aperçut avec inquiétude qu'il manquait la moitié de ses compagnons. Où étaient les deux félins ? Et Aurian et l'Œil-du-Vent? Il se leva d'un bond. — Chut, ne réveille pas tout le monde. Tes amis vont très bien. — Quoi? Au nom de la création, c'est quoi ça, encore? (Mais Forral avait déjà sa petite idée, grâce à ses conversations par télépathie avec Shia.) Etes-vous ce Basileus dont l'Œil-du-Vent m'a parlé? —En effet. Tu m'aurais entendu tout à l'heure, quand on discutait tous ensemble, si tu avais fait un petit effort. —Je suppose, reconnut Forral. Simplement, je n'arrive pas à m'habituer à cette histoire de télépathie. Ce pouvoir semble tellement faire partie d’Anvar. C'est à lui qu'il appartient, pas à moi. Je n'aime pas vraiment l'utiliser. Ça me donne l'impression d'entrer chez lui en son absence et d'utiliser ses affaires. (Il hésita un instant.) Basileus, est-ce que vous connaissiez Anvar ? — Bien sûr. Il était très courageux. Enfin, il ne croyait pas posséder un tel courage, mais il... — Où sont passés les autres? demanda Forral - écouter le Moldan énumérer la liste des vertus d'Anvar était la dernière chose dont il avait besoin. — L'Œil-du-Vent et Aurian sont au sommet de cette flèche de pierre, dans la Chambre des Vents de Chiamh, expliqua Basileus avec une pointe de reproche dans la voix. Ils réparent le Bâton de la Terre. Il serait plus sage de ne pas les déranger. Dans tous les cas, ils devraient bientôt revenir. Les deux félins sont... (La voix grave du Moldan se fit stridente et horrifiée.) Ils sont partis, ils sont partis! Il est trop tard pour les arrêter! Dans leur folie, ils sont allés sur les Griffes d'Acier! — Quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire ? s'alarma Forral. — Ça veut dire que le Dieu Aveugle va bientôt découvrir votre présence, si ce n'est déjà fait! —Miathan, hein? gronda le bretteur. Tant mieux. Il peut débarquer ici quand il veut. — Tu ne comprends pas, humain. Il est peu probable qu'il attaque la Mage ici, dans cette dimension où elle bénéficie de l'aide de ses compagnons. Mais en ce moment, elle se trouve dans l'Ailleurs entre les Mondes, la dimension de l'esprit et de l'âme, dans laquelle les Phées étaient en exil. Elle vient juste de traverser une terrible épreuve pour récupérer le Bâton. Il est possible qu'elle soit épuisée et désorientée. S'il agit rapidement et s'il la surprend maintenant, dans cet état de vulnérabilité, elle ne fera pas le poids. Oh, si seulement Anvar était là! s'écria le Moldan. Un autre Mage aurait pu faire pencher la balance... —Au diable Anvar, gronda Forral. Il n'est pas là, mais moi, oui, et j'ai sûrement accès à ses pouvoirs grâce à son corps, sinon, on ne serait pas en train de discuter. Que dois-je faire, Basileus ? Dites-moi comment rejoindre Aurian et l'aider. — Rallonge-toi, détends-toi, laisse ton esprit dériver... Pense à Aurian. Pense à la rejoindre pour l'aider... laisse-toi aller, hors de ton corps, vers Aurian... Forral se laissa bercer par les paroles du Moldan. Il chassa de son esprit toutes pensées de panique et de danger, toutes idées d'Aurian en péril qui avait besoin de lui. Il visualisa simplement le visage bien-aimé de la Mage et laissa les paroles de Basileus le guider... Les choses ne se passèrent pas comme il l'avait imaginé. Avec une soudaineté qui le choqua, Forral se retrouva ailleurs, dans un monde étrange, immatériel, qui ondulait dans une lumière verte scintillante. Dans la caverne, Wolf ouvrit un œil et regarda le corps immobile de Forral. —Je parie que je peux le faire. —Je le pense aussi, répondit Basileus. Tu veux essayer? Aurian regarda le nœud d'obscurité ondoyante qui était l'Archimage. Bien, se dit-elle. Il n'est que temps d'en finir. Sans prévenir, les serpents de la Haute Magie nagèrent pour s'interposer entre Aurian et l'Archimage. Ils n'étaient plus petits comme sur le bâton d'Aurian ; bien au contraire, ils se dressaient, gigantesques et imposants, au-dessus des deux Mages. — Les lois de Gramarye s'appliquent ici, entre les Mondes, expliqua le Serpent de la Puissance d'une voix claire. Il est interdit d'utiliser la magie sans discernement dans cette sphère d'existence supérieure à la vôtre, humains. Aucune arme, aucun instrument magique ne doit être utilisé pour renforcer vos pouvoirs. Ce combat se fera grâce à vos seuls talents innés et, plus important encore, la force de votre volonté. Si vous vous battez, vous devez le faire de manière structurée. Vous devez prendre la forme de créatures de votre monde physique et concentrer vos pouvoirs dans ce qui serait leurs armes naturelles, à savoir les crocs, les épines ou les griffes. L'arène dans laquelle vous combattrez et les formes physiques que vous devrez prendre correspondront aux éléments de l'Air, du Feu, de l'Eau et de la Terre. Un Défi ne peut se dérouler qu'en face-à-face, sans que quiconque puisse intervenir. Vous lancez-vous un Défît Aurian regarda l'Archimage. — Eh bien, me lances-tu un Défit La réponse que lui fit Miathan était la dernière chose à laquelle elle s'attendait. —Aurian, je n'ai jamais voulu que ça se passe comme ça. Tout est ma faute. Ensemble, nous aurions pu accomplir tellement de grandes choses qu'on en aurait parlé dans les légendes pendant mille ans — si je n'avais pas tout gâché. Mais tu dois bien te rendre compte, ma chère, que maintenant c'est Eliseth l'ennemie, non ? Elle a déjà le Chaudron et elle s'est emparée de l'Epée, même si elle ne peut pas l'utiliser. Vous êtes égales, toutes les deux, il n'est pas sûr que tu puisses la vaincre. J'ai l'impression que, ces derniers temps, c'est elle qui a remporté toutes les escarmouches. Mais toi et moi ensemble, Aurian, nous pourrions la faire disparaître de la surface du monde. Ma chère, je t'aime depuis toujours, depuis le premier jour où je t'ai vue. Je t'en prie, n'as-tu pas envie de réfléchir ? Encore aujourd'hui, vas-tu refuser de te joindre à moi ? Aurian pensa à Anvar, réduit en esclavage, privé de ses pouvoirs parce que Miathan les lui avait volés. Elle pensa au jour où elle avait donné naissance à son enfant tant attendu et accueilli un loup à la place. Elle pensa à Forral, si pâle, si immobile et si froid dans la mort, et son cœur se retourna à l'intérieur de son corps. —Me lances-tu un Défi? répéta-t-elle d'une voix dure comme la pierre et l'acier et froide comme le néant insondable entre les étoiles. Le nuage d'obscurité parut se ramasser sur lui-même. —N'y a-t-il donc pas de place pour le pardon ? chuchota Miathan. Le silence s'éternisa, et le gouffre parut se creuser encore davantage entre la Mage et celui qui avait été son mentor et son protecteur - et qui l'avait trahie. Aurian n'éprouvait pas de haine envers lui, elle avait dépassé ce stade depuis longtemps. Il ne lui inspirait pas le moindre sentiment, hormis l'envie déterminée de se débarrasser de lui pour de bon. Miathan n'était qu'une vermine, un rat qui n'affichait ces remords d'un ton geignard que parce qu'il se retrouvait au pied du mur. Tant qu'il vivrait, il continuerait à faire le mal. Mais, comme tous les rats pris au piège, c'était maintenant qu'il était le plus dangereux. Elle savait que, si Miathan refusait de lancer le Défi, alors elle devrait le faire à sa place. Or, dans la bataille magique qui s'ensuivrait, cela permettrait à Miathan de porter le premier coup et de choisir le terrain. Il y avait aussi d'autres questions à aborder. —Et la malédiction de mon fils, alors? demanda-t-elle. —Si tu t'allies à moi, je la ferai disparaître, je te le promets, s'empressa de répondre Miathan - un peu trop rapidement au goût d'Aurian. —Mais n'as-tu pas besoin du calice pour ça ? reprit la Mage d'un ton soupçonneux. —Je... Oh, si, bien sûr. Tu vois ? C'est pour ça qu'on doit joindre nos forces. Si on ne reprend pas le Chaudron à Eliseth, comment pourrai-je lever la malédiction de ce pauvre... — Tu ne peux pas le faire, n'est-ce pas ? Tu as maudit mon enfant et tu ne sais même pas comment défaire ce que tu as fait, dit Aurian dont la voix montait dans les aigus à cause de la colère. — Pourquoi perdre du temps ? Tue-la maintenant ! Brusquement, Miathan fut rejoint par une autre silhouette noire, immense celle-là, comme une gigantesque créature marine, avec des tentacules, un unique œil pâle et une gueule béante au centre, hérissée de rangées de dents pointues. — Reste en dehors de ça, Ghabal, sinon je te ferai regretter de ne pas être resté à ta vraie place: enfermé dans la tombe des Mages! Aurian se retourna et poussa une exclamation étouffée. Ce devait être Basileus, mais elle n'aurait jamais imaginé qu'il ressemblait à ça ! Il possédait une silhouette similaire à celle de Ghabal, mais le Moldan du Wyndveil resplendissait glorieusement. Son œil doré étincelait et ses nombreux appendices formaient une masse de couleurs iridescentes décorées de rayures et de points lumineux qui semblaient se mouvoir librement sous la surface de sa peau brillante. Sous les yeux d'Aurian, les deux titans convergèrent l'un vers l'autre à la fois pesamment et sauvagement. Leurs tentacules ondoyants se tendirent tandis que les deux Moldaï essayaient de s'attraper. Puis, tout d'un coup, un mur de ténèbres maléfiques s'interposa entre la Mage et le combat. Miathan avait profité de cet instant de distraction pour passer à l'attaque sans crier : « Défi ! » En réponse à sa colère, le corps éthérique d'Aurian se mit à crépiter, drapé dans un voile de feu brûlant. Miathan lâcha prise en criant et battit en retraite. —Archimage! Attends ! Je te Défie, espèce de sac à merde ! Moi, je te Défie! Sous l'effet du choc, le nuage noir dont Miathan avait pris l'apparence rapetissa et devint presque transparent. — Toi ! Mais... (Puis, brusquement, il éclata de rire.) Tu n'as donc pas l'intelligence de reconnaître ta défaite, c'est ça ? Imbécile! Dans un cri de colère, Aurian fit volte-face pour voir qui lui volait ainsi sa proie... et sa colère se transforma en choc. — Forral! Tu ne peux pas... — C'est trop tard, intervint le serpent de la Sagesse d'une voix douce mais inexorable. Le Défi a été lancé et accepté. Au lieu des silhouettes amorphes que les autres avaient adoptées pour leur séjour dans cet Ailleurs, le bretteur avait choisi son ancienne et véritable apparence. Aurian se mit à luire doucement d'un amour renouvelé et jamais oublié. Ce qui était très bien, mais... — Par tous les dieux, qu'est-ce que tu crois faire là, espèce d'idiot? Comment diable crois-tu pouvoir vaincre Miathan dans un duel magique ? — Parce que j'ai le corps d'Anvar, je détiens aussi ses pouvoirs, expliqua Forral. Basileus m'a dit quoi faire. Dans ma tête, il faut juste que je fasse comme si c'était un duel normal avec des épées, le genre de combat où j'excelle, quoi. L'apparence physique que j'adopte dans cette dimension prendra soin d'elle-même. La Mage n'eut pas le temps de répondre, car le serpent de la Puissance intervint de nouveau : — Ignorez les Moldaï. D'autres règles s'appliquent à eux. Vous devez combattre, à présent. En un éclair, la lumière à l'intérieur de la sphère passa du vert au bleu translucide. Dans le même temps, Forral disparut, remplacé par un aigle doré. À l'endroit où se tenait auparavant Miathan planait à présent la silhouette noire et impressionnante d'un condor. Dans un cri rauque, l'immense rapace noir fondit sur sa proie, bien plus petite. L'aigle, plus habile à manœuvrer du fait de sa taille, décrocha sur l'aile et perdit de la hauteur mais réussit à esquiver les serres de son ennemi. Le condor cria sa colère en essayant de virer à son tour, mais il sous-estima son poids et sa taille et tomba en piqué parce qu'il avait perdu tout contrôle. Enfin, ses immenses ailes s'ouvrirent dans un effort gigantesque, ce qui permit au grand oiseau d'interrompre sa chute, mais trop tard. L'aigle, vif comme l'éclair, fendit l'air pour croiser le chemin du condor. Au dernier moment, il se jeta sur les yeux de ce dernier avec ses griffes incurvées semblables à des cimeterres. Le condor se remit à tomber en poussant un terrible hurlement, son œil laissant une traînée de sang derrière lui... Brusquement, tout changea. La lumière parut s'épaissir avec l'apparition d'émanations acres et fuligineuses, et l'air se mit à puiser sous l'assaut de vagues de chaleur. On aurait dit les battements d'un cœur gigantesque. La couleur de la sphère passa à un rouge malaisé et vacillant. Deux immenses lézards de feu remplaçaient l'aigle et le condor, semblables à des dragons sinueux mais sans les grandes ailes. Ils se faisaient face de part et d'autre d'une étendue mouvante de braises rougeoyantes. Le premier, couleur de cuivre bruni, avait un trou déchiqueté duquel s'écoulait du sang à la place d'une des gemmes qui leur servaient d'yeux. L'autre, avec ses écailles d'or pur, cracha un jet de flammes et racla les braises de son immense patte griffue. Cette fois, le lézard rouge sinueux se montra beaucoup plus prudent. Aurian, qui observait la scène, devina que Miathan, ne comprenant pas comment Forral avait acquis ses pouvoirs magiques, avait gravement sous-estimé le bretteur. C'était une erreur qu'il ne commettrait pas une deuxième fois. Sans prévenir, un autre jet de flammes s'échappa de la gueule du dragon doré. La bête rouge, énervée par son premier échec dans le domaine de l'Air, avait hésité un instant de trop. Pris par surprise, il fit un bond de côté, mais la surface de braises instable bougea et céda sous ses pattes imprudentes. Le lézard rouge tituba et se débattit, une grosse patte de devant profondément enfoncée dans le marécage brûlant. Plus il se débattait, paniqué, et plus il s'enfonçait. Forral s'avança avec la plus grande prudence en veillant à répartir son poids sur ses orteils écartés. Le dragon rouge crachota des flammes dans sa direction, mais il était trop occupé à s'extirper de là pour se concentrer sur son ennemi. Les mâchoires de Forral s'ouvrirent en grand pour porter le coup fatal et... Son apparence miroita et se modifia. Son corps se profila, devint lisse, plus solide et plus musclé, avec d'élégantes lignes incurvées noires et blanches. Aurian se rappela ce jour lointain où Ithalasa lui avait raconté l'histoire du Cataclysme en lui communiquant par télépathie une succession d'images. Il lui avait parlé de la race des guerriers léviathans, les Orques. Ils avaient été créés pour sauver le peuple de la Mer des agressions des Mages de la Terre et de l'Air. De toute évidence, Forral avait pris l'aspect d'une de ces créatures. L'eau autour de lui chatoyait dans les jeux d'ombre et de lumière, dans des tons d'or et de vert marin très doux. L'Orque possédait une impressionnante collection de dents au sein d'une gueule étirée en un sourire permanent. D'un battement de queue, il se tourna vers l'Archimage pour l'attaquer... ... et il se retrouva nez à nez avec les mâchoires acérées et le regard mort d'un énorme requin. Les instincts propres à la nouvelle apparence de Forral prirent le dessus. D'une torsion de son corps musclé, il vira de bord et attaqua le requin selon un angle oblique, par en dessous. Mais il fut complètement pris au dépourvu par la rapidité avec laquelle le requin se déplaçait. Alors même qu'il achevait son virage pour se jeter de tout son poids sur son adversaire, ce dernier s'arc-bouta comme la corde d'un arc et mordit Forral au flanc avec ses crocs féroces. Le bretteur émit un sifflement strident lorsqu'une longue entaille apparut sur son flanc. Un filet de sang s'échappa de sa blessure sous forme de volutes luisantes, ce qui permit à Aurian de comprendre qu'en réalité c'était sa force de vie qu'il perdait. Cependant, Miathan ne s'en tira pas indemne. Forral l'avait blessé en lui rentrant dedans, et on aurait dit que l'Archimage coulait tout en se contorsionnant et en s'enroulant autour de cette blessure. —J'espère que ça fait mal, salopard, marmonna Aurian d'un ton farouche. Forral plongea à la poursuite du requin, de toute évidence dans l'espoir de l'achever rapidement. Mais Miathan se ressaisit, et le bretteur se retrouva nez à nez avec des dents impressionnantes qui l'obligèrent à battre précipitamment en retraite. Il fit mine d'esquiver, feinta et attaqua de l'autre côté. Il réussit à entailler l'épaisse peau abrasive de Miathan avant de s'éloigner à la nage, hors de portée de ces terribles mâchoires. À présent, c'était au tour de Miathan de saigner. Or, tout ce liquide rouge dans l'eau, qui provenait à la fois de Forral et de lui-même, parut le rendre fou. Il se jeta tout droit sur le bretteur, la gueule grande ouverte, sans réfléchir, uniquement animé par la haine. Pour Forral, il semblait n'y avoir aucune échappatoire possible, cette fois. Il s'enfuit en essayant de mettre une certaine distance entre lui et le requin, afin de pouvoir tourner et l'attaquer de nouveau sur le côté. Mais il avait sous-estimé la vitesse de la créature. Déjà, celle-ci se trouvait juste derrière lui. Elle enfonça ses dents dans la queue de l'Orque et arracha des morceaux de chair de la vaste surface plate... À son arrivée, Wolf comprit très vite que les autres et lui ne se trouvaient pas réellement sous la mer, mais qu'ils avaient pris ces apparences diverses pour s'adapter à cet autre monde infiniment changeant dans lequel se déroulait la confrontation. Après avoir saisi cela, il s'aperçut que lui aussi pouvait prendre une autre apparence. Bien que novice dans le domaine de la magie, il trouva qu'il était assez simple de créer l'image d'une anguille géante. Satisfait de sa transformation, il courut vers Forral et l'Archimage. Mais un tentacule luisant s'enroula brusquement autour de son corps pour le tirer en arrière. Wolf reconnut sa mère. Même sous l'aspect d'un nuage scintillant, elle avait l'air très en colère. — Bon sang, mais qu'est-ce que tu fiches ici? (Elle s'exprimait par télépathie, ce qui n'empêcha pas son fils de lui trouver un ton sec et cassant.) Reste ici. On ne peut pas intervenir, seulement regarder. — C'est lui qui m'a lancé cette malédiction ? s'emporta Wolf. — Oui. Mais ton papa va lui régler son compte - enfin, je l'espère. Dans un horrible bruit de déchirure, Forral réussit à arracher sa queue de la gueule du requin. Il se retourna, toutes dents dehors, pour affronter la créature... ... et se retrouva brusquement debout sur une vaste plaine, sous un ciel bas et gris. Il était de retour dans son propre corps (qui lui manquait tellement) et tenait à la main son ancienne épée, familière et réconfortante. Forral eut envie d'éclater de rire. Ici, dans l'élément de la Terre, les armes choisies étaient bien plus à son goût que les crocs, les griffes et les flammes. Cependant, c'était là son seul réconfort. Du sang s'échappait de sa blessure peu profonde au flanc, et il avait une jambe rongée et méchamment abîmée qui supportait à peine son poids. Heureusement, son adversaire était en piteux état, lui aussi. Du sang imprégnait la robe de Miathan, qui se tenait bizarrement, le souffle court et sifflant. Forral devina qu'en heurtant le requin il avait brisé une côte à Miathan. Ce dernier tenait une épée de façon malhabile, car il avait une main noircie et brûlée. En outre, il lui manquait une gemme dans une orbite, de sorte qu'il était borgne. —Ainsi, nous allons enfin en finir, persifla l'Archimage. Prudemment, il commença à tourner autour du bretteur, son regard borgne hypnotique et implacable comme celui d'un serpent. Forral nota avec surprise et, à son corps défendant, avec respect, la concentration et l'attitude de son adversaire. Il se demanda si, dans le monde physique, Miathan savait se battre à l'épée. Forral tourna pour continuer à lui faire face, mais refusa de fatiguer davantage sa jambe déchirée. Ils étaient tous les deux blessés et épuisés à cause de leurs duels précédents - autant laisser Miathan faire tout le travail ! L'Archimage se fendit pour tester son adversaire, mais son coup d'estoc était maladroit, à cause de sa main brûlée. Forral para sans difficulté et tenta de dissimuler sa grimace lorsqu'il fléchit sa jambe blessée. Miathan attaqua encore et, de nouveau, leurs épées se rencontrèrent dans un fracas métallique. Forral désengagea sa lame et passa avec souplesse sous la garde de Miathan. Tandis que l'Archimage reculait d'un bond comme un lapin effrayé, Forral se surprit à esquisser un sourire. Miathan continua à lui tourner autour en faisant mine d'attaquer parfois, à la recherche d'une rare ouverture et dans l'espoir d'obliger le bretteur à faire un faux pas. Forral le laissa faire en continuant à le harceler tout en conservant ses forces. Rapidement, Miathan commença à se fatiguer. Forral frappa alors avec la rapidité d'un serpent, une attaque basse et terrible, en se montrant bien plus mobile qu'il avait bien voulu l'admettre jusque-là. Même si Miathan s'en était bien sorti au début, il peinait à présent. Il haletait et commençait à faire des gestes saccadés à cause de la fatigue. Forral remarqua avec un vif intérêt que son adversaire avait du mal à lever les bras plus haut que les épaules. Puis on entendit le bruit d'un tissu qui se déchire lorsque l'épée du bretteur accrocha la robe au-dessus de la poitrine de Miathan. Merde, il était passé si près du but ! Le teint de l'Archimage avait viré au gris terreux à cause de la peur. Forral lui sourit d'un air vorace. —Je parie que vous vous demandez d'où je tire ces pouvoirs, pas vrai ? demanda-t-il sans jamais cesser de sourire. L'Archimage se contenta de grogner puis de porter une attaque. Forral se servit de l'élan de Miathan pour écarter sa lame d'une pichenette, avec mépris. — En fait, c'est la magie d'Anvar, poursuivit le bretteur en parant un coup en hauteur d'une torsion des poignets. J'aime à croire que je fais ça pour nous deux. Il retira sa lame en un éclair. De nouveau, on entendit le tissu se déchirer. Une tache rouge s'étendit autour de la déchirure sur la manche gauche de Miathan. — Ça, c'est pour Aurian, lui dit Forral. Et ça, c'est pour Wolf. Encore une fois, le bretteur se fendit et donna un coup de taille en travers des côtes de Miathan. Ce dernier hurla de douleur, mais garda la tête froide et enfonça son épée dans la jambe valide de Forral, au niveau de la cuisse. Le bretteur recula en titubant, et sa jambe blessée céda sous lui. Il tomba lourdement à la renverse et roula sur lui-même en voyant s'abattre l'épée de Miathan. Celle-ci le manqua d'un cheveu à peine, mais l'Archimage eut plus de mal à récupérer, avec une côte cassée et une entaille en travers de la poitrine. Il n'eut pas le temps de se redresser. Forral se releva tant bien que mal sur un genou et enfonça son épée dans le cœur de Miathan. Tandis que l'Archimage s'effondrait, le bretteur agrippa fermement la poignée de son épée et se servit du poids de Miathan pour enfoncer la pointe plus profondément encore. — Et ça, c'est pour moi, dit-il d'un air sombre. 29 Haut-Gouverneur de Nexis Cette première vision de la cité phéerique fut pour D'arvan la plus belle chose qu'il ait jamais vue, à l'exception de Maya. En dehors d'une seule nuit passée dans le Val avec Eilin, et de pauses occasionnelles le long de la route pour voler quelques heures de sommeil et permettre aux chevaux de se reposer, il avait voyagé sans s'arrêter depuis l'horrible attaque contre le repaire des Nightrunners. Plus tôt D'arvan arriverait, mieux ce serait. Depuis cette effroyable nuit, le carnage n'avait cessé de hanter les souvenirs du Mage et de perturber ses rêves. Après les atrocités dont il avait été témoin, après avoir vu les humains infliger les pires douleurs et faire couler le sang d'autres êtres humains, il était difficile pour lui de continuer à blâmer son père et les Phées aussi sévèrement qu'avant. A présent, chaque jour qui passait où Pendral continuait à vivre en jouissant de l'autorité suprême à Nexis était un affront aux yeux du Mage. D'arvan n'aurait jamais cru trouver en lui une telle agressivité, mais il l'embrassait complètement, maintenant qu'il l'avait découverte. Il existait des choses en ce monde que seule la violence pouvait corriger. D'arvan lança un regard en coin à Hargorn. En dépit du chagrin d'avoir perdu sa vieille amie Dulsina et de son inquiétude pour leurs compagnons manquants, le vétéran semblait remarquablement bien supporter cette chevauchée harassante. C'était lui qui avait eu l'idée de prendre deux poneys nightrunners, robustes et rapides. Sinon, le Mage voulait bien admettre qu'en marchant il leur aurait fallu plus d'un mois, et encore. Hargorn contemplait la cité phéerique perchée sur sa colline. Son visage affichait une expression qui ne le quittait pas depuis Wyvernesse: un pli amer lui tordait la bouche et il avait la mine particulièrement renfrognée. — C'est une putain de mauvaise idée, marmonna-t-il. C'est même criminel, si tu veux mon avis. D'arvan sourit en son for intérieur. Durant l'interminable trajet, le vétéran n'avait pas hésité à lui faire clairement savoir ce qu'il pensait de son idée (utiliser les Phées pour attaquer Nexis et conquérir la cité au nom de son père). Son argumentaire commençait invariablement par: « C'est l'idée la plus ridicule que j'aie jamais entendue ! », se poursuivait par : « C'est quoi cette excuse de merde ? » et par : « Ne va surtout pas croire que les Nexians vont te remercier pour ça!» avant de s'achever sur une remarque maussade: « Eh ben, j'espère seulement que Maya arrivera à te faire entendre raison. » D'arvan s'était contenté de le laisser grommeler, car les bougonnements d'Hargorn étaient la chose la plus normale qui lui soit arrivée depuis... eh bien, depuis tellement longtemps qu'il n'arrivait plus à s'en souvenir exactement. Peut-être depuis le jour où il avait quitté Nexis pour la première fois en compagnie de Maya, à peu près au moment de la mort de Forral, quand toute cette folle histoire avait commencé. Le Mage revint au moment présent en entendant le vétéran s'interrompre brusquement au beau milieu de sa litanie : — Par les tétons de Thara ! C'est quoi, ça, putain ? —Tu sais très bien ce que c'est, Hargorn, répliqua le Mage. Tu as vu Aurian voler sur le dos des Xandims à Wyvernesse. Mon père m'a vu arriver, c'est tout, et il m'envoie une escorte. Tu vas pouvoir faire une grande entrée en ville. —J'aimerais autant garder mes deux pieds sur la terre ferme, merci bien, marmonna Hargorn avec aigreur. Mais je suppose que ces salopards de Phées vont pas me laisser le choix. D'arvan haussa les épaules. —Tu peux gravir cette colline sur le dos de ton gros poney nightrunner si le cœur t'en dit. Je ne pense pas que quiconque t'en empêchera. — Non, non, pas du tout, s'empressa de répondre Hargorn. Je m'en voudrais de retarder tes rêves de conquête, surtout qu'il s'agit de nous autres, pauvres Mortels. Cependant, D'arvan se réjouit de voir le visage d'Hargorn s'illuminer lorsque les montures phéeriques atterrirent et que Maya sauta à bas de celle du seigneur de la Forêt. Il n'est sûrement pas aussi heureux que moi de la revoir, songea D'arvan. Ce premier coup d'œil suffisait déjà à apaiser une grande partie de la douleur qu'il portait en lui depuis l'attaque de Pendral. Il était impatient de se retrouver seul avec elle - si seulement il n'avait pas eu à lui annoncer des nouvelles aussi tragiques ! Maya le couvrit d'un regard noir. — Putain, mais qu'est-ce que tu fous là? Je croyais que tu étais censé aider Aurian! D'arvan ne put s'empêcher de sourire. Oh, comme il avait été impatient de la surprendre ! — Hellorin et moi avons trouvé une solution avant mon départ, lui expliqua-t-il. Il a mis au point un moyen de permettre à Aurian d'utiliser la Magie Antique et de faire voler les Xandims sans moi. Ça a très bien marché, alors je suis revenu vers toi. Maya n'en garda pas moins les sourcils froncés. — Mais que se passera-t-il si elle a besoin de toi ? Si elle a besoin de l'aide d'un autre Mage ? — Elle a Chiamh, répondit fermement D'arvan. Maya, je n'ai jamais eu l'intention de m'en aller et de te laisser ici mettre notre enfant au monde toute seule. J'ai fait ce que je pouvais pour Aurian, et elle est plus qu'heureuse de me savoir auprès de toi. En fait, elle a même insisté pour que je te rejoigne. (Il lui tendit les mains.) D'ailleurs, si tu me laisses entrer dans le palais, j'ai tout un tas de messages à te transmettre... — Et moi, alors? s'exclama Hargorn d'un ton agressif. J'ai pas vu cette fichue bonne femme depuis dix ans et elle me dit même pas bonjour! Maya lui adressa un geste obscène. —Je vois que tu n'as pas beaucoup changé en dix ans. Toujours aussi ronchon et la gueule de travers ! En riant, elle lâcha D'arvan pour serrer son vieil ami dans ses bras. Hellorin les regarda faire avec indulgence. —Ah, ces Mortels, soupira-t-il en secouant la tête. D'arvan regarda froidement son père. — En parlant de ça, dans combien de temps serons-nous prêts à attaquer la cité de Nexis ? Hellorin haussa les épaules. — Quand tu voudras. J'ai fait les préparatifs en ton absence. —Tant mieux. Alors c'est pour demain soir. Même sur le dos d'un cheval volé, Parric, affamé et frigorifié, mit plusieurs tristes journées à rejoindre Nexis depuis le village côtier d'Easthaven. En chemin, il s'amusa à imaginer la visite qu'il allait rendre à La Licorne invisible et planifia à l'avance ce qu'il allait boire et manger quand il serait là-bas. Il espérait seulement que cette bonne vieille Hebba se souviendrait de lui, parce qu'il n'avait absolument pas d'argent pour payer. Comme l'ancienne route du fleuve était bloquée, Parric fut obligé de contourner par le nord et de traverser les collines pour atteindre la ville. Le crépuscule tombait lorsqu'il arriva enfin sur la grand-route du nord et qu'il contempla les cheminées fumantes de Nexis depuis le haut de la vallée. Les gardes en uniforme noir aux portes de la cité lui firent presque regretter de s'être donné la peine de revenir. Revêches et soupçonneux, ils attendaient visiblement un pot-de-vin. Parric leur expliqua de façon très imagée, avec des termes on ne peut plus précis, qu'ils se trompaient lourdement s'ils croyaient qu'il avait de l'argent. Il leur dit également que, s'ils refusaient de le laisser entrer, il allait camper juste là, devant la porte, et bouffer son cheval. Le temps d'arriver au bout de cette tirade, il était de suffisamment mauvaise humeur pour mettre sa menace à exécution. Les gardes virent combien il avait l'air déterminé et le laissèrent immédiatement passer. Un bon feu crépitait dans la cheminée de La Licorne invisible, et Hebba et Sallana, la serveuse, n'avaient pas une minute à elles. La salle commune était bondée, et la chaleur et le bruit étaient étourdissants. Le maître de cavalerie trouva cela absolument merveilleux. Il dut jouer des coudes pour se frayer un chemin dans la foule des clients de ce début de soirée - pour la plupart des ouvriers qui venaient boire un verre ou deux avant de rentrer dîner chez eux. — Hebba! s'écria-t-il lorsqu'il l'aperçut enfin. C'est moi! L'expression d'Hebba se fit glaciale. —Je me souviens de vous. Vous êtes le soldat vulgaire. La chaleur de cet accueil laissait beaucoup à désirer, mais Parric était bien décidé à ne pas laisser cela gâcher sa soirée. Cela faisait des années qu'il n'avait pas bu une bonne bière dans une vraie taverne, et il la méritait amplement, après tout ce qu'il avait traversé. D'abord les années d'esclavage dans la ville d Hellorin et puis le terrible massacre des Nightrunners... Ce fut à ce moment-là seulement que Parric s'aperçut qu'il ignorait si le partenaire en affaires de cette femme était vivant ou mort. Il était sur le point de lâcher étourdiment la nouvelle du massacre lorsque le bon sens le retint. Les autorités locales considéraient les Nightrunners comme des criminels. Si l'on venait à apprendre qu'il était au courant, on risquait au minimum de lui poser des questions gênantes et, plus sûrement, de l'arrêter en douce avant de l'exécuter sans autre forme de procès. Non, aussi difficile que cela puisse être, il allait devoir la boucler, au moins jusqu'à ce que Pendral soit mort. Pour le moment, le maître de cavalerie ne savait pas du tout comment il allait tuer le Haut-Gouverneur, mais il décida d'attendre le lendemain pour ébaucher un plan - dès qu'il aurait récupéré de la gueule de bois qu'il entendait bien récolter ce soir-là. La soirée se déroula tout à fait comme le maître de cavalerie l'avait prévu. Les heures défilèrent, d'abord devant un bon repas et une bonne bière, puis en bonne compagnie, après que quelques verres l'eurent radouci. De fait, il eut l'impression qu'il ne s'était écoulé que cinq minutes lorsque tout le monde se leva pour rentrer chez soi. — T'en va pas, dit Parric en tirant sur la manche d'un maçon costaud. Partez pas non plus, vous autres. Il est encore tôt. On a le temps de prendre un autre... — Non, certainement pas. Bizarrement, le nouvel ami de Parric venait de faire appel à Hebba, qui se tenait devant lui avec un balai à la main et une expression agressive sur son visage rond et rougeaud. — Mais je suis un vieil ami de ce bon vieux Hargorn, protesta le maître de cavalerie. Vraiment, on se connaît depuis très longtemps... — Hargorn se lie d'amitié avec n'importe quel déchet humain pour peu que celui-ci lui serve une histoire triste à pleurer. De plus, il n'est pas là. C'est à moi que vous avez affaire pour le moment. Alors, allez-vous-en. Vous n'avez donc pas de maison où aller ? Parric fit un vaillant effort pour se mettre debout. — En fait, j'ai pas... Sur ce, il s'effondra tête la première. Le maître de cavalerie se réveilla avec la bouche pâteuse et une horde de chevaux sauvages qui lui martelaient le crâne. Même s'il faisait nuit noire, il reconnut, au bout de quelques instants, que ces impressions n'avaient rien de bien extraordinaire, au moins en ce qui concernait les chevaux. A en juger par l'odeur et sa couche de paille piquante, il devait se trouver quelque part dans une écurie. Comment j'suis arrivé là ? se demanda Parric. Une bonne partie des derniers événements de la soirée avait disparu de sa mémoire. Il avait encore la tête qui tournait à cause de la bière, si bien qu'il estima que l'aube n'était pas encore levée. Il se mit debout en titubant, poussé par deux besoins urgents. Le premier fut très simple à satisfaire, car il se soulagea tout simplement dans le coin opposé de l'écurie. Le deuxième était un peu plus compliqué, mais, s'il ne mettait pas très vite la main sur un verre d'eau, il allait mourir. En suivant à tâtons le mur rêche et couvert de toiles d'araignées, Parric sortit du bâtiment. Il comprit tout de suite qu'Hebba n'était pas aussi sévère qu'elle voulait bien le faire croire. Elle aurait pu le jeter dehors, mais elle avait préféré le mettre à l'abri dans l'écurie de l'auberge. La lune était haute et presque pleine, baignant la cité d'une lumière froide et bleutée. Parric n'avait donc aucun mal à y voir. Il s'en réjouit, car cela lui permit d'apercevoir la révoltante couche de vase noire qui bordait l'abreuvoir pour les chevaux. Heureusement, il y avait une pompe à proximité. Il allait pouvoir boire de l'eau fraîche et claire. Après s'être mis à genoux, Parric se releva en essuyant ses mains glacées sur sa tunique et son visage dégoulinant sur sa manche. Dieux, que c'était bon de revenir à Nexis ! Quand il avait été prisonnier des Phées, il avait sincèrement cru qu'il ne reverrait jamais cet endroit. Exhalant de petits nuages de vapeur dans l'air froid de la nuit, il se retourna pour contempler la cité. Quelle vue époustouflante ! La Licorne était située sur le même plateau que la garnison, en hauteur sur le flanc nord de la vallée. De là, il pouvait voir pratiquement tout Nexis, y compris les gracieuses colonnades des Grandes Arcades, la rotonde trapue de la maison des guildes et le haut promontoire sur lequel résidaient autrefois les Mages. Ce dernier projetait d'ailleurs une ombre tout en longueur, comme une obscure silhouette encapuchonnée qui se serait étendue sur la ville. Au début, Parric crut avoir des hallucinations dues à la boisson. Ce sont des points noirs devant mes yeux, se dit-il en frottant ses paupières. Puis il regarda de nouveau l'essaim noir tourbillonnant qui s'élevait au-dessus de l'Académie. Il lui trouva quelque chose de familier. Alors il se souvint, et son sang se transforma en glace à l'intérieur de ses veines. Quelqu'un avait annulé le sortilège temporel qui retenait ces horreurs prisonnières dans les catacombes. Les Nihilims envahissaient de nouveau Nexis. Parric n'était pas le seul à contempler les Spectres de la Mort d'un air horrifié. Au-dessus de la lande du Nord, à environ une lieue de Nexis, la foule étincelante de guerriers phées s'immobilisa en plein vol. Grâce à leur vision accrue par la magie, ils purent contempler la terrible image des Nihilims tourbillonnant dans leur folle danse de mort au-dessus de la cité. Puis ils les virent plonger dans les rues sans protection, à la recherche de leurs proies. Hellorin s'avança à la hauteur de D'arvan. — Est-ce que tu sais quelque chose? lui demanda-t-il. Tu as été le dernier à parler à cette Mage, la fille de dame Eilin, et elle a été la dernière à s'aventurer sous l'Académie, là où les Spectres étaient emprisonnés. Qu'est-ce que cette misérable bonne femme vient de lâcher sur nous ? D'arvan serra les poings autour de la crinière de sa monture xandim. —Je ne sais pas comment une chose pareille a pu arriver. Aurian n'a libéré qu'un seul Spectre, celui qui occupait le corps de ce pauvre Finbarr. Remarque, il a certainement pu s'échapper de Wyvernesse quand j'ai quitté l'endroit moi aussi. Il a dû trouver un moyen de libérer ses frères. — C'est de la folie pure! renifla Hellorin. Qu'est-ce qui lui a pris de libérer un Spectre pour répandre la mort et l'horreur de par le monde ? Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule! On peut faire confiance à ces fichus Mages pour semer le trouble ! — Elle avait ses raisons, protesta D'arvan, même si je suis d'accord avec toi. A la lumière de ce nouveau développement, c'était sûrement une erreur. Quoi qu'il en soit, notre principal souci est de savoir comment cela va affecter notre plan. Je ne crois pas que Nexis soit un endroit très sûr pour nous ce soir. —Je crois qu'on devrait attendre ici un moment et voir ce qui se passe, intervint Maya, qui se trouvait de l'autre côté de D'arvan. Après tout, nous sommes suffisamment loin pour les voir arriver et battre en retraite s'ils viennent dans notre direction. — Qui t'a demandé ton avis, Mortelle? — Ça me paraît une bonne idée. Hellorin et D'arvan s'étaient exprimés en même temps et ils se lancèrent un regard noir. —Vous oubliez, monseigneur, répliqua froidement Maya, que je ne suis pas l'une de ces têtes de linotte tout juste bonnes à être fécondées avec la semence des Phées. Je suis une guerrière, autrefois commandante en second de la garnison. Je sais de quoi je parle. —Maya a raison, renchérit D'arvan. Ce serait stupide de rejeter son conseil juste parce que c'est une Mortelle. —Très bien, répondit le seigneur de la Forêt avec désinvolture. J'ose dire que cela ne peut pas faire de mal. Le temps passa, et la lune continua à décliner vers l'horizon. Même à cette distance, ils entendaient les hurlements dans la cité assiégée. Maya se tourna vers D'arvan. —Je ne suis pas sûre que c'était une bonne idée, après tout, lui confia-t-elle à voix basse. C'est horrible de rester là à écouter ces pauvres gens... — Regarde ! Maya, regarde ça ! Les Spectres de la Mort quittaient Nexis. Leur grand essaim noir s'éleva au-dessus de la cité comme un tourbillon de feuilles d'automne qui vint assombrir la lune prête à se coucher. L'essaim se rassembla en une grosse masse noire au-dessus de l'Académie avant de prendre la direction du sud à une vitesse vertigineuse. — Par les sept maudits démons ! souffla Maya. Tu crois qu'ils sont tous partis ? Où peuvent-ils bien aller? — Oui, je crois qu'ils sont tous partis, dit D'arvan. Ils avaient l'air si décidés... Bizarrement, j'ai l'impression qu'on ne les reverra pas à Nexis... — On dirait qu'ils se sont seulement arrêtés pour se nourrir, renchérit Hellorin. —C'est également ce que je me suis dit, approuva D'arvan. Et ils ont pris la direction du sud... Tu sais ce que je pense ? Je pense qu'ils sont partis à la recherche d'Aurian. — Si c'est vrai, puissent les dieux lui venir en aide quand ces créatures la trouveront, déclara Maya d'un air sombre. En se réveillant, Hebba vit la fenêtre ouverte et une silhouette noire au pied de son lit. L'intrus fondit sur elle avant qu'elle ait le temps de hurler. —Taisez-vous ! Ne criez pas ! Une main se plaqua fermement sur la bouche de la cuisinière. Son agresseur commença à parler très rapidement, dans un murmure, d'une voix tendue et sifflante. — C'est moi, Parric. Les Spectres sont de retour. On est en grand danger. Ne faites pas de bruit. Prenez ces couvertures et suivez-moi tout de suite à la cave. Essayez de rester calme, pour notre bien à tous les deux. Maintenant, je vais enlever ma main, d'accord ? Hebba acquiesça. Lorsque Parric ôta sa main, elle prit une profonde inspiration pour hurler. Aussitôt, le maître de cavalerie la fit taire de nouveau, en la serrant encore plus fort qu'avant. — Ecoutez, espèce de vieille folle sans cervelle, je ne fais pas ça pour moi. Je serais parti depuis longtemps si j'avais pas dû grimper jusqu'ici pour vous sauver la peau. Cette fois, quand j'enlèverai ma main, si vous hurlez, je serai déjà loin. Et vous aurez qu'à lutter contre les Spectres comme vous le pourrez. Cette fois, quand le petit homme enleva sa main, Hebba serra très fort les dents pour retenir le hurlement qu'elle sentait monter en elle. Les mains tremblantes, elle rassembla les couvertures dans une espèce de ballot et suivit Parric dans l'escalier. Il avait son épée à la main mais, en toute franchise, elle n'en voyait pas l'utilité. Elle avait vu les Spectres à l'œuvre la dernière fois qu'ils avaient attaqué Nexis. Franchement, les épées, ou n'importe quoi d'autre, ne pouvaient pas faire grand-chose face à de telles créatures. Sans lumière, la descente de l'escalier raide et inégal de la cave fut un véritable cauchemar, mais Hebba savait qu'il valait mieux ne pas allumer de bougie. Parric referma la trappe et la verrouilla de l'intérieur. — Ils ne penseront peut-être pas à regarder ici, chuchota-t-il. Ils auront plein d'autres proies dehors. Hebba frissonna. —Vous croyez que je pourrais avoir une de ces couvertures? demanda le maître de cavalerie d'un ton plaintif. Autant se mettre à l'aise, parce que j'ai l'impression qu'on va rester là toute la nuit. —Vite! s'écria D'arvan en s'élançant dans les airs sur le dos de sa monture xandim. Allons-y tout de suite, pendant que les Nihilims sont encore là ! En avant ! Suivant son geste et son exemple, les rangs des Phées s'élevèrent à leur tour, chevauchant derrière lui comme le sillage étincelant d'une étoile filante. Ils se rassemblèrent dans les airs avant de fondre sur la cité. Hellorin rattrapa son fils. —Au nom du ciel, mais qu'est-ce que tu fais ? cria-t-il. D'accord, j'ai dit que c'était ta campagne, mais tu ne crois pas qu'on devrait attendre jusqu'à ce que les Nihilims soient partis ? D'arvan secoua la tête. — Ils ne s'intéresseront pas à nous. Je ne sais pas ce qu'ils veulent, mais c'est dans le Sud que ça se trouve. Par contre, si on est suffisamment rapides, les Nexians vont croire que c'est nous qui les avons chassés ! Le Mage lança un regard en coin à Maya. Avec ses longues mèches noires échappées de sa tresse et ses yeux brillants du plaisir que lui procurait cette chevauchée sauvage, elle ressemblait à l'une de ces vierges-guerrières de légende. Mais quand elle croisa son regard, il put y lire des doutes, malgré tout. —Tout ira bien, mon amour, lui dit-il. On essaiera de rendre ça aussi facile que possible. Au bout du compte, les Nexians finiront par s'apercevoir qu'il vaut mieux que ce soit nous plutôt que... Il lança un autre regard en coin, à son père cette fois-ci. —J'imagine, répliqua Maya. Bon, si je dois devenir la femme la plus détestée de Nexis, pas la peine de retarder l'inévitable. —Tu ne seras pas la femme la plus détestée de Nexis, essaya de la rassurer D'arvan. Puis ils arrivèrent au-dessus de la cité, et ses paroles se noyèrent dans la clameur argentée des cors phéeriques. Même au fin fond de la cave, Parric entendit le chaos et la panique qui régnaient dans les rues. Il frissonna en essayant de ne pas imaginer ce qui se passait là-dehors. Hebba poussa un cri tremblant et se cacha la tête sous les couvertures pour ne rien entendre. Pendant un moment, le maître de cavalerie écouta d'un air sinistre le bourdonnement plaintif et discordant qu'émettaient les Nihilims en attaquant, ainsi que les bruits de pas précipités et les horribles hurlements de ceux qui ne couraient pas assez vite. Puis les sons déchirants s'éteignirent complètement, ce qui, dans un sens, était pire encore. Que se passait-il là-haut ? Pouvait-on sortir en toute sécurité ? Ou les Spectres de la Mort avaient-ils massacré tout le monde dans les rues? Peut-être qu'ils attendaient à présent de tuer les survivants un par un lorsqu'ils émergeraient de leurs cachettes ? Il serait peut-être plus sûr d'attendre un moment... Puis Parric entendit un autre bruit, les notes hautes, claires et vibrantes des cors phéeriques qui ne cessaient de se rapprocher. Il proféra à voix haute des jurons si inventifs qu'Hebba sortit de sous ses couvertures, tout indignée. Dans l'excitation, à cause de toutes les tragédies qui avaient eu lieu depuis son arrivée à Wyvernesse, il avait oublié la menace de D'arvan d'attaquer la ville. Mais le Mage n'avait pas oublié, lui. Ce salopard était déjà là! — Restez ici, ordonna Parric à l'intention d'une Hebba stupéfaite. Quand je serai parti, verrouillez de nouveau la trappe derrière moi, et n'ouvrez à personne à moins de les connaître et de pouvoir leur confier votre vertu, votre argent et votre vie. Puis il s'en fut et gravit en hâte les marches de la cave en abandonnant Hebba derrière lui. Heureusement, pour une fois, l'indignation la laissait sans voix. Le seigneur Pendral fut tiré de son sommeil aviné par un serviteur timide. — Seigneur, seigneur, réveillez-vous ! Les Spectres de la Mort sont de retour! — Quoi ? Comment ça ? Pendral passa tant bien que mal par-dessus la jeune fille maigrichonne, à la poitrine à peine éclose, qui partageait son lit cette nuit-là. Jamais ses pieds n'avaient touché le sol aussi rapidement depuis des années. Brutalement, il écarta le serviteur. — Hors de mon chemin ! Il faut que j'aille me cacher! Il jeta une cape fourrée en travers de ses épaules et s'en fut dans sa chambre forte avec une rapidité étonnante pour quelqu'un de sa corpulence. La porte de bois épais renforcée de barreaux en fer claqua en se refermant derrière lui. Le serviteur et la jeune fille restèrent là à se regarder tandis qu'une série de cliquetis et de grincements résonnaient derrière la porte - les bruits typiques de clés qui tournent dans les serrures et de verrous rentrant dans leurs clenches. Brusquement, on entendit brailler des cors dans le ciel nocturne. Le serviteur sursauta et se précipita pour regarder par la fenêtre, la main pressée sur la bouche d'un air horrifié. La gamine enfila ses vêtements aussi rapidement qu'elle le put, le visage étonnamment calme. Le serviteur devina qu'après qu'elle eut enduré les attentions perverses de Pendral pendant toute une nuit, les Phées lui faisaient moins peur qu'à d'autres. Il regarda l'épaisse porte verrouillée de la chambre forte. Il ne sera pas capable d'entendre quoi que ce soit là-dedans, se dit-il. Puis il regarda la fille. —Tu crois qu'on devrait le prévenir ? Elle passa un mince corsage par-dessus les bleus qui lui couvraient la poitrine et la gorge. — Nan. (Pendant un instant, elle parut sur le point de cracher.) Laissons le salopard le découvrir par lui-même. Les Phées descendirent en spirale à l'intérieur de ce qui ressemblait à une ville déserte. —Maintenant, n'oubliez pas, ordonna D'arvan à ses forces en renforçant le message par télépathie, cette fois, nous voulons aussi peu de violences que possible. Il eut la désagréable impression de parler dans le vide. D'arvan choisit ce qui lui parut être le point central de Nexis, le toit des Grandes Arcades, pour s'adresser aux Nexians. Il amplifia sa voix par magie, afin que tout le monde puisse l'entendre. — Habitants de Nexis, vous pouvez sortir de chez vous. Vous êtes en sécurité à présent. Les Phées ont chassé les Spectres. Tant que nous serons là, ils ne vous ennuieront plus. Ceci n'est pas un raid, contrairement aux autres fois. Simplement, nous sommes venus prendre les rênes de la cité des mains de son Haut-Gouverneur corrompu. Nous espérons que les Mortels et les Phées travailleront ensemble pour le bien de tous. Tant que vous coopérerez, personne ne sera blessé. Grâce à votre bonne volonté, nous arriverons à réparer les dégâts commis par l'Archimage et à rendre à la ville sa grandeur d'autrefois. D'arvan termina son discours dans un silence de mort. Puis Hargorn, qui se tenait debout à côté de Maya, éclata d'un rire moqueur. —Tu crois vraiment qu'ils vont gober ça ? railla-t-il. Apparemment, il avait raison. Les rues restèrent plongées dans l'obscurité et le silence. Personne ne sortit pour se réjouir et proclamer D'arvan le sauveur de Nexis. — Et voilà, dit Hellorin. Tu avais tort, nous en avons maintenant la preuve. Nous avons essayé à ta façon. Maintenant, il est temps de traiter les Mortels avec la fermeté dont ils ont besoin. (Il se tourna vers ses troupes rassemblées derrière lui.) Bien, vous connaissez le plan. Emparez-vous de la garnison et de l'Académie, instaurez des patrouilles et mettez des colliers à tous les fauteurs de troubles, nous les ramènerons ensuite dans le Nord. Si on vous oppose la moindre résistance, faites usage de vos armes. Allez! — Non! s'écria D'arvan, horrifié. Mais personne ne l'écouta. Sur le toit, Maya et lui se mirent à pleurer en voyant leur cité soumise par le feu et par l'épée. Un soleil rouge finit par se lever derrière un épais voile de fumée et vint éclairer les restes ravagés de la cité. Des groupes de Phées finissaient de débusquer les derniers foyers de résistants en mettant tout simplement le feu aux bâtiments dans lesquels ils se cachaient. — Là. (Hellorin se hissa sur le dos de sa monture et se tourna vers son fils avec un sourire carnassier.) Adieu, mon fils, je te donne ta cité. Maintenant qu'elle est conquise, elle est à toi, tu n'as qu'à en faire ce qu'il te plaira. Sans attendre de réponse, il s'élança dans les airs et reprit la direction du Nord. — Quel salopard! marmonna Maya avec hargne. C'est ce qu'il avait en tête depuis le début. — Et maintenant, nous allons devoir nous occuper des dégâts et de la ruine qu'il laisse derrière lui, ajouta D'arvan avec amertume. J'aurais bien envie de tout abandonner et de rejoindre Aurian dans le Sud. —Non. Non, D'arvan, on ne peut pas. Pas maintenant. (Maya avait l'air triste mais déterminée.) Si nous choisissons de fuir, les Nexians auront Hellorin pour seigneur. On ne peut pas leur faire ça. Non, il va falloir rester et faire de notre mieux pour réparer les dégâts - sans nous faire tailler en pièces par les personnes que nous essayons justement de protéger. Tandis que les flammes léchaient avidement les murs et le toit de la vieille demeure de Vannor, Parric tourna le dos à l'incendie et s'éloigna en sifflotant gaiement sur les traces des serviteurs qui fuyaient les lieux en dévalant la colline vers l'ancienne route du fleuve. Presque après coup, il jeta d'un geste négligent sa torche enflammée dans les buissons. —Ah, Pendral, dit-il d'un ton guilleret, j'aurais préféré voir ta tête au bout d'une pique, mais puisque tu as refusé de sortir... (Il haussa les épaules.) Enfin, tant pis. Au bout du compte, j'imagine que ça fait pas une grande différence. Et puis, au moins, je suis arrivé à t'avoir avant les Phées. Mais le spectacle désolant qu'offraient les rues de Nexis étouffa rapidement sa sinistre gaieté. Parric courut d'abri en abri en évitant les patrouilles de Phées au regard d'acier. Il essaya aussi de ne pas voir les vestiges des maisons incendiées et les cadavres qui jonchaient les rues. Les promesses de D'arvan n'avaient pas duré très longtemps, songea-t-il amèrement. Il finit par atteindre sa destination, La Licorne. En toute conscience, il savait qu'il valait mieux aller chercher Hebba dans la cave, sinon la pauvre femme timide risquait de rester là jusqu'à ce que le soleil se refroidisse. A son arrivée, il fut donc grandement surpris de trouver les lieux intacts et surtout de découvrir Hebba assise à l'une des tables devant un grand verre de cognac dans lequel elle faisait de fréquentes incursions. Parric s'enflamma aussitôt, indigné. Dire qu'il avait fait tout ce chemin pour la sauver! — Hé! protesta-t-il. Je vous avais dit de pas sortir jusqu'à ce que vous trouviez... — Une personne de confiance, oui, je sais, l'interrompit Hebba. Et justement, la voici... Hargorn sortit de l'arrière-salle, une autre bouteille de liqueur à la main. Parric laissa échapper un cri de joie. —Je croyais que t'étais mort ! s'écria-t-il. — Hé non! répondit Hargorn avec un petit sourire fatigué. Mais, après ce que je viens de voir, je commence à me dire que ça serait plus reposant. —T'inquiète pas, le rassura Parric. On les laissera pas s'en tirer comme ça. On a l'habitude de résister aux tyrans, toi et moi. C'est vrai, on pourrait... —Non, on peut pas, répondit tout net Hargorn. La cité est sous la tutelle des Phées, maintenant, Parric, et il y a rien qu'on puisse faire. On peut juste choisir entre l'offre de coopération de D'arvan et la brutalité d'Hellorin. La plupart des Nexians l'ont pas encore pigé, et j'ai bien peur que ce soit à nous de les convaincre. Parric le dévisagea, atterré. — Quoi ? Cette fois, on soutient le tyran ? —Allons, Parric. D'arvan a pas ordonné ces tueries, tu le sais bien. C'étaient les ordres d'Hellorin. D'arvan, c'est pas un tyran, et oublie pas non plus que notre Maya va devenir, je sais pas, reine ou un truc dans ce genre. (Hargorn haussa les épaules.) Peut-être que tu te sentiras mieux en appelant simplement D'arvan un conquérant. Mais peu importe comment tu l'appelles - on a plus le choix. 30 Le guetteur dans le vent Grince se réveilla et s'aperçut que son lit bougeait. Ne sachant pas très bien, de prime abord, s'il était encore endormi ou s'il imaginait des choses, il posa sa main à plat sur le sol de la caverne. Non, il ne rêvait pas. Il y avait bien un mouvement au sein de la roche, une faible vibration qui ne cessait de s'accroître de seconde en seconde. Autour de lui, certains de ses compagnons commençaient également à remuer. Dans leur coin, Schiannath et Iscalda venaient de se réveiller. Vannor, endormi sur l'un des bancs de pierre qui ornaient les parois de la caverne, roula sur le côté en marmonnant : « Non, non. Je ne veux pas y retourner. ». Il bascula par terre, où il s'assit en sursaut. A moitié sonné par ce réveil brutal, il proféra un juron. Linotte s'étira, et le bout d'une de ses grandes ailes balaya les cendres qui avaient débordé du feu. Elle bâilla délicatement et frotta ses yeux larmoyants du dos de la main. — Que se passe-t-il ? (Puis elle changea d'expression.) Pour l'amour de Yinze ! C'est un tremblement de terre ! Vite, sortez de la grotte ! Grince se souvint du tremblement de terre à Nexis et comprit la panique de la jeune Ailée. En une seconde, il se mit debout et courut vers la sortie. Ce ne fut qu'en trébuchant sur Wolf à la faible lueur du feu qu'il se rendit compte que certains d'entre eux ne s'étaient tout simplement pas réveillés. — Où est Chiamh? s'écria Iscalda en ne faisant qu'ajouter à la confusion. Et Aurian ? Grince s'aperçut alors que les deux grandes panthères avaient également disparu. —Je n'arrive pas à le réveiller! s'exclama Vannor en secouant le corps inerte de celui qu'ils appelaient Forral. Et il est blessé, ajouta-t-il d'une voix que la panique rendait aiguë. Regardez tout ce sang! — Là, fit Schiannath en courant prendre Forral par les bras. Prenez ses pieds. Vannor coinça maladroitement les pieds de Forral sous son bras en les tenant de sa seule main. Ensemble, les deux hommes sortirent le corps de leur ami de la grotte, pendant que Grince et Iscalda faisaient de même avec celui de Wolf. Linotte voleta d'un endroit à un autre pour rassembler des armes, des couvertures et le reste des provisions. Le sol tremblait si fort à présent qu'ils avaient tous du mal à garder l'équilibre. Dehors, l'eau du bassin avait débordé et les arbres s'agitaient violemment dans la pinède. Deux sapins s'effondrèrent dans un grognement terrible en entraînant dans leur chute leurs congénères pourtant plus robustes. Désormais, c'était la montagne tout entière qui vibrait. Un immense rocher dévala le flanc escarpé de la vallée et s'enfonça profondément dans l'herbe en atterrissant à moins de dix pas de Grince au moment où il sortait de la caverne. — Eloignez-vous de la flèche, hurla Iscalda comme ils surgissaient tous à l'air libre. Envole-toi, Linotte! Nous nous occuperons des autres. Schiannath et elle se transformèrent en chevaux plus vite que Grince les avait jamais vus faire. —Aide-moi, Grince. Même avec deux mains, Vannor aurait eu du mal à hisser un poids mort de la taille de Forral sur le dos de Schiannath. A eux deux, cependant, Grince et lui réussirent à faire passer le corps inerte en travers de l'encolure du Xandim. Vannor sauta alors derrière lui. Le voleur courut hisser Wolf dans la même position, sur Iscalda cette fois, et sauta en selle à son tour. Puis les Xandims descendirent au galop dans la vallée pour s'éloigner le plus loin possible du sommet tremblant. Forral battit des paupières en voyant le corps de l'Archimage devenir transparent, puis disparaître dans la brume trouble du champ de bataille qui se désintégrait. De toute évidence, les choses ne conservaient pas leur apparence très longtemps dans la sinistre dimension entre les Mondes. Sous ses yeux, le paysage qui lui avait au moins paru familier se dissipa, laissant place à la vaste et miroitante sphère verte où il s'était retrouvé à son arrivée. L'inquiétude s'empara du bretteur. Ce conflit titanesque avait-il été vraiment réel ? Quand il reviendrait dans le monde normal, aurait-il encore ces blessures ? Et Miathan ? — Oh, dieux, gémit Forral. Ne me dites pas qu'il va falloir que je tue de nouveau ce salopard. — Non, ce ne sera pas nécessaire. Quel que soit l'endroit où gît son corps, il est bel et bien mort. Tu y as veillé. Forral se retourna et découvrit Aurian et Wolf à ses côtés. La Mage avait son apparence terrestre normale, mais Wolf... Le bretteur éprouva un farouche élan de joie et de fierté. A côté d’Aurian se tenait un robuste jeune garçon d'environ dix ans, avec des yeux bruns et des cheveux foncés et bouclés. — Il ressemble à son père, n’est-ce pas ? fit doucement remarquer Aurian. —Mais il possède les pouvoirs magiques de sa mère, sinon, il ne serait pas là, répliqua fièrement Forral. Qui plus est, ajouta-t-il avec une sévérité feinte, il a le don de se retrouver dans des endroits où il ne devrait pas être, exactement comme toi à son âge. En souriant, il serra Aurian et son fils dans ses bras. L'expérience leur sembla un peu étrange à tous car, dans cet endroit, les sensations physiques n'existaient pas. A la place, il y eut comme un mélange et un échange d'énergies et de joie. D'une certaine façon, c'était aussi agréable qu'une étreinte physique. Aurian caressa délicatement les traits de Forral. —Je n'aurais jamais cru revoir ce visage tant aimé, dit-elle. Pareil pour Wolf, il peut enfin voir son père, après toutes ces années. Je suis si heureuse que tu aies eu la possibilité de revenir, mon amour. Ce moment vaut tout ce qui s'est passé. —Est-ce que c'est fini ?lui demanda Forral une fois qu'il eut retrouvé sa voix. Maintenant que Miathan est mort, est-ce que la malédiction de Wolf est levée? —Non, père, répondit le garçon, ce qui plut au bretteur. La malédiction n'est levée qu'en partie. Maintenant que l'Archimage est mort, j'ai retrouvé mon apparence humaine dans cette dimension. Mais, tant que ma mère n'aura pas retrouvé le calice, je resterai un loup dans le monde normal. (Il se regarda d'un air songeur.) Etrange, n'est-ce pas ? Ce n'est pas très efficace. Vous devez utiliser une sacrée quantité d'énergie rien que pour rester debout... La voix de Basileus vint l'interrompre. — Vous devez partir tout de suite! Non seulement, vous courez un grave danger à cause de mon duel contre Ghabal, mais en plus, vos corps sont également en péril dans votre monde ! Forral jura. Sa famille avait été tellement absorbée par ses propres affaires, à savoir la mort de Miathan et leurs retrouvailles, avec Wolf enfin sous forme humaine, que le combat qui se déroulait entre les Moldaï à l'autre bout de cet immense espace vert leur était complètement sorti de l'esprit. — N'attendez pas! insista Basileus. Vous n'avez que peu de temps! Retournez tout de suite dans vos corps! Dans un horrible bruit de déchirement, les deux Moldaï s'écartèrent l'un de l'autre en s'infligeant mutuellement d'effroyables blessures avec leurs tentacules. Comme ils avaient l'esprit fixé sur ce combat à mort entre les Mondes, ils ignoraient que leur duel titanesque provoquait de tels dégâts dans la dimension physique. Basileus était dans un état pitoyable. De grands pans de son corps lui avaient été arrachés, et nombre de ses appendices se réduisaient à des moignons sanglants à cause des morsures de Ghabal. Cependant, ce dernier allait bien plus mal encore, compte tenu du fait qu'il avait perdu la plupart de ses tentacules et que son apparence mutilée le rendait méconnaissable. La mort de son compagnon le Mage semblait lui avoir ôté les derniers vestiges de sa raison, car il avait attaqué Basileus avec une férocité implacable, sans se soucier des blessures que lui-même récoltait au passage. Tout au long des âges, avant même que la folie s'empare de Ghabal, Basileus et lui n'avaient jamais été d'accord, en dépit de leur proximité forcée. Ce fut un choc intense pour Basileus de se rendre compte qu'il pouvait mettre fin une bonne fois pour toutes à leur très ancienne inimitié. Une part de lui s'éleva pour protester avec incrédulité contre le fait de tuer un autre Moldan, mais il savait que, dans ce cas précis, il n'y avait rien d'autre à faire. La disparition des félins des Griffes d'Acier en était la preuve. Si l'on n'arrêtait pas Ghabal, son influence maléfique continuerait à pervertir et à polluer les montagnes. De plus, il ne connaîtrait pas de repos tant qu'il n'aurait pas détruit Basileus. Ce dernier rassemblait ses forces pour se jeter sur son ennemi blessé lorsqu'il se rappela un détail. Il fallait avertir les humains s'il ne voulait pas que leurs corps sans défense soient blessés dans les soubresauts d'agonie de Ghabal. Il leur adressa rapidement quelques mots pour leur conseiller de retourner dans leur dimension, puis il attaqua son ennemi une dernière fois. Cependant, il ne tarda pas à se rendre compte que c'était sans espoir. Les deux Moldaï étaient trop à égalité. Basileus pouvait infliger à son adversaire toutes les blessures superficielles qu'il voulait, il ne pouvait pas se rapprocher suffisamment pour mettre fin au combat sans courir le risque de recevoir lui aussi un coup fatal. — Tue-le, Basileus ! Je le tiens! Cette voix prit le Moldan complètement par surprise. — Chiamh! Tu ne devrais pas être là! —Ne t'inquiète pas. Je peux peut-être t'aider, en remerciement de tout ce que tu as fait pour moi. Finissons-en. Une autre créature immense et pourvue de tentacules dans des tons bleus et violets vibrants vint se positionner au-dessus des Moldaï. Ses minces appendices jaillirent et s'enroulèrent autour de Ghabal, de sorte que celui-ci ne put plus bouger. Avec une rapidité telle que son geste fut presque invisible, Basileus attrapa dans ses propres tentacules le corps de son ennemi désormais impuissant et l'attira vers sa gigantesque gueule pourvue de crocs acérés comme des épées. Ghabal, déjà grièvement blessé, se débattit faiblement, mais il n'avait pas la force nécessaire pour s'échapper. En grondant, la folle créature fit pleuvoir des jurons sur la tête de Basileus et de l'Œil-du-Vent. Puis il se rendit compte que c'était sans espoir, et ses jurons se transformèrent en cris aigus entremêlés de suppliques pour qu'on lui laisse la vie sauve. Au dernier moment, Chiamh lâcha le Moldan fou, et les cris montèrent dans un crescendo torturé tandis que Basileus lui arrachait ses appendices l'un après l'autre. La montagne tout entière tremblait à cause des soubresauts du Moldan agonisant. Forral revint dans son corps et sentit la terre ruer et se soulever sous lui, comme si la montagne elle-même souffrait d'une blessure mortelle. Wolf s'était réveillé le premier, grâce à la résistance de la jeunesse, ajoutée au fait que lui n'avait pas dû livrer une bataille titanesque. Il se tenait au-dessus du bretteur en poussant des petits gémissements inquiets et en lui touchant le visage avec sa truffe froide. Déjà, une aube grise se levait. Forral découvrit qu'il se trouvait sur le grand plateau aperçu depuis les airs à leur arrivée dans la vallée de Chiamh. Bien entendu, il n'était pas revenu sous sa propre apparence, il se retrouvait une fois de plus dans le corps d'Anvar. Cette transition fut pour lui une déchirante déception. Pendant un court moment, il avait eu la joie d'être de nouveau lui-même, entier et complet, mais c'était fini, maintenant. Iscalda essayait en vain de chasser le loup pour pouvoir bander la jambe du bretteur et ses autres blessures avec des morceaux de tissu visiblement arrachés sur les vêtements de toutes les personnes présentes. —Aurian ! souffla Forral. Où est Aurian ? — On ne sait pas, répondit Iscalda de façon laconique. Linotte est retournée dans la vallée à la recherche d'Aurian et de Chiamh. Les panthères ont disparu, elles aussi. Forral jura et essaya de se lever. — Non, tu ne bouges pas d'ici. (Iscalda posa la main sur la poitrine de Forral pour l'obliger à se rallonger, et le bretteur fut stupéfait de constater qu'elle y parvenait sans effort.) Il n'y a rien que nous puissions faire jusqu'à ce que Linotte les retrouve. — Chiamh, Chiamh, reviens! Réveille-toi, bon sang! Aurian secoua l'Œil-du-Vent aussi fort qu'elle put sans obtenir la moindre réponse. Elle jura. Que diable lui était-il arrivé? Si elle ne le réveillait pas très vite, ils allaient mourir tous les deux. Aurian essaya une autre approche. — Basileus? Qu'est-ce qui se passe? Est-ce que vous pouvez arrêter ça? Mais il n'y eut pas le moindre début de réponse, ni de la part du Moldan, ni de la part de l'Œil-du-Vent. En revenant dans son corps, la Mage s'était aperçue que la Chambre des Vents était devenue un endroit très dangereux. La structure tout entière tremblait et oscillait, et le cœur d'Aurian s'arrêtait presque de battre chaque fois qu'un craquement sec résonnait, signalant la fracture d'une nouvelle partie de la roche. La mince flèche de pierre risquait de s'effondrer à tout moment. Le pont, mince comme un fil d'araignée, avait déjà disparu. Chiamh représentait le seul moyen de descendre, mais elle n'arrivait pas à le sortir de sa transe. Aurian s'allongea bien à plat en essayant désespérément, mais en vain, de trouver une prise sur le sol lisse. — Oh, putain, Chiamh, réveille-toi ! marmonna-t-elle. Réveille-toi, je t'en supplie ! — Qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce qui s'est... Oh, déesse ! Je ne savais pas qu'il se passerait un truc pareil ! L'Œil-du-Vent essaya de s'asseoir, ce qu'il réussit à faire à la troisième tentative. En s'accrochant l'un à l'autre, la Mage et lui réussirent plus ou moins à se redresser, même s'il était hors de question de se tenir debout. Chiamh appela le Moldan par télépathie, d'une voix si forte qu'Aurian l'entendit clairement dans sa propre tête: — Basileus ? Tout va bien ? —Je ne peux pas arrêter les tremblements, Œil-du-Vent. Ce sont les soubresauts d'agonie de Ghabal, il faut laisser les choses suivre leur cours. L'Œil-du-Vent jura à voix basse. — D'accord, Aurian. Il va falloir que je me transforme en cheval dans cette position et qu'ensuite je me lève. Dès que je serai debout, grimpe sur mon dos aussi rapidement que possible, et nous nous envolerons. Tu as toujours l'amulette, pas vrai? (Elle acquiesça, et il lui fit un sourire soulagé.) Eh bien, tant mieux. N'oublie pas, sans toi, je ne peux pas voler. Une fois que je me serai transformé, ne perds pas de temps. Aurian n'eut pas le temps de répondre. Déjà, les contours de son ami commençaient à miroiter. L'instant d'après, un cheval bai robuste, à la crinière noire, était allongé sur la roche à côté d'elle. Chiamh vécut des minutes cauchemardesques en essayant de se mettre debout sur cette surface instable. Enfin, après plusieurs chutes violentes qui soulevèrent le cœur d Aurian (elle redoutait de voir son ami se casser une jambe), il réussit à se mettre plus ou moins debout, les jambes écartées comme un poulain nouveau-né. Puis l'impensable se produisit. Juste au moment où Aurian bandait ses muscles pour se hisser sur le dos de son ami, la roche sous ses pieds se souleva dans une secousse particulièrement violente. Les jambes de la Mage flageolèrent et elle tomba à plat ventre. De son côté, Chiamh trébucha, glissa et tomba dans le vide. — Chiamh! s'écria Aurian en se cachant le visage dans les mains, incapable de regarder dans le gouffre. Submergée de chagrin pour son ami, elle en oublia la position périlleuse dans laquelle elle se trouvait. Un hennissement strident et exigeant lui parvint au fond du puits noir de son chagrin. Etonnée, la Mage leva les yeux et crut qu'elle était devenue complètement folle. Là, devant elle, planant dans les airs sans aucune aide, se trouvait Chiamh. Une nouvelle secousse sortit brutalement Aurian de son état de choc. Mieux valait remettre les explications à plus tard, lorsqu'elle aurait retrouvé la terre ferme. L'Œil-du-Vent manœuvra délicatement dans la Chambre des Vents et atterrit avec légèreté en touchant à peine le sol vibrant. Sans trop savoir comment, Aurian réussit à se hisser sur son dos, et ils s'envolèrent. La Mage n'eut pas besoin d'utiliser son talisman, l'Œil-du-Vent faisait le travail tout seul. Tandis qu'ils s'élançaient de la flèche croulante, Chiamh poussa un hennissement de triomphe et emporta une Mage particulièrement perplexe vers la sécurité de la vallée. Forral eut l'impression qu'une éternité s'écoulait avant qu'un point noir apparaisse dans le ciel. Puis il reconnut Aurian sur le dos de Chiamh. — Elle est là, Wolf, s'écria-t-il. Ta mère arrive! La Mage était très pâle lorsqu'elle mit pied à terre afin de courir rejoindre Forral et leur fils. Il lui suffit d'un coup d'œil pour apercevoir tous les bandages du bretteur. —Je pensais bien que tu ramènerais tes blessures dans ce monde, lui dit-elle. J'aurais dû te prévenir. Dieux merci, ils t'ont bien soigné. Elle les serra tous les deux contre elle, d'abord Forral, puis Wolf. — Et toi, tu vas bien ? (Forral lui prit la main.) Tu as une sale tête, mon amour. Aurian fit la grimace. — C'est parce que c'était horrible. J'espère ne jamais revivre une chose pareille. —J'en doute, la rassura le bretteur. Après tout, Miathan est mort et... —Je ne parlais pas de ça! protesta Aurian. Je parlais de se retrouver coincée au sommet de cette maudite flèche au beau milieu d'un tremblement de terre. Elle se leva et se tourna vers l'Œil-du-Vent, qui avait repris forme humaine et qui lui souriait, tout son visage illuminé. —Je suis extrêmement heureuse de ce qui s'est passé, mais comment diable as-tu réussi un truc pareil ? Je croyais que les Xandims ne pouvaient pas voler sans l'aide de la Magie Antique. Chiamh haussa les épaules d'un air modeste. — C'est vrai, les Xandims normaux en sont incapables. Mais mes pouvoirs d Œil-du-Vent proviennent de la Magie Antique. Je m'en suis douté dès que tu as parlé de ton Autre Vue, la première fois que tu as utilisé le talisman. Depuis ce jour, je me suis demandé si je pouvais voler sans toi, mais je n'avais encore jamais eu le courage d'essayer. (Il fit la grimace.) Maintenant, je comprends pourquoi tu as le vertige, Aurian. Les secousses finirent par disparaître, au grand soulagement de tout le monde. Cependant, Basileus leur recommanda, par l'intermédiaire de l'Œil-du-Vent, d'attendre un peu avant de retourner à la caverne, au cas où il y aurait des répliques du séisme. La Mage consacra cette attente à la guérison des blessures de Forral, tout en attendant avec impatience de voir revenir Linotte avec des nouvelles de Shia et de Khanu. Mais, à sa grande consternation, la jeune Ailée revint vers midi sans avoir réussi à retrouver les félins. Le soleil était sur le point de se coucher lorsque Shia et Khanu vinrent furtivement les rejoindre en venant d'une direction totalement inattendue. — Où diable étiez-vous passés, tous les deux? voulut savoir la Mage. — Nous étions sur les Griffes d'Acier, répondit Shia avec lassitude. La Queue du Dragon s'est brisée dans le tremblement de terre. Il a fallu faire le grand tour, redescendre pratiquement toute la montagne et la gravir de nouveau. Mais autant vous prévenir, les amis, que cet endroit n'est plus sûr. Nous sommes passés près de la Forteresse sans nous faire repérer. Les Xandims sont en train de se rassembler devant elle. Je crois qu'ils ont l'intention de venir voir ce qu'est devenu leur foutu Dieu Aveugle. Aurian regarda Chiamh, qui acquiesça. — Retournons tout de suite à la caverne, et préparons nos affaires. Si les Xandims viennent par ici, il faut s'en aller sans plus tarder. La petite troupe était trop fatiguée pour voyager toute la nuit, mais ils réussirent à s'enfoncer loin dans les montagnes au sud du Wyndveil, là où les Xandims ne pourraient pas les suivre. Chiamh et Aurian avaient dit adieu à Basileus, qui leur avait fait promettre de revenir le plus tôt possible. — Il a l'air de croire qu'on va revenir, avait confié Aurian à Chiamh après coup. C'est bon de savoir que quelqu'un croit à ce point en nous. —Moi aussi, je crois en nous, avait répliqué Chiamh. Nous réussirons notre mission, tu verras. Et nous rentrerons chez nous pour raconter cette histoire à nos petits-enfants. — Nos petits-enfants ? Chiamh, je t'en prie, une épreuve à la fois! Au moins, cela leur avait permis de prendre la route de bonne humeur. Vers la fin de la nuit, ils s'arrêtèrent enfin pour se reposer, mais ce fut une halte sans la chaleur et le réconfort d'un feu. Les hommes du Ciel s'aventuraient rarement aussi loin à l'est, mais Aurian et ses compagnons n'avaient pas envie de courir le risque d'attirer l'attention sur eux. La Mage, qui avait proposé de prendre le premier quart, fut surprise de voir Chiamh se lever au bout d'un petit moment. —Tu ne peux pas dormir? lui demanda-t-elle dans un murmure. — Ce n'est pas ça, répondit-il. Je me disais juste qu'on ne sait plus du tout où se trouve ton ennemie, du moins, on n'en est pas certains. Avec le soutien des Ailés, elle pourrait se trouver n'importe où, à l'heure qu'il est. Je crois que je ferais mieux de chevaucher les vents pour voir si j'arrive à la retrouver. Aurian lui en fut très reconnaissante. — Que ferais-je sans toi, Chiamh ? chuchota-t-elle. —Tu ne le sauras jamais, répondit l'Œil-du-Vent d'un air mystérieux. Il s'en alla avant qu'elle puisse lui demander ce qu'il voulait dire par là. Chiamh s'éloigna, hors de vue du campement, mais à portée de voix quand même, en cas de besoin. Une sensation froide envahit son corps, comme une douche glacée, lorsqu'il s'abandonna à son Autre Vue. Il choisit un chemin aérien fluide et argenté et s'élança sur les vents en direction d'Aerillia. Eliseth ne se trouvait plus dans la cité du Ciel. Chiamh était occupé à effectuer une fouille en règle lorsque, par chance, il entendit deux sentinelles ailées discuter de l'expédition à Dhiammara, à laquelle ils auraient tant aimé participer. L'Œil-du-Vent suivit la brise nocturne et s'en alla. Il était sur le point de retourner prévenir Aurian de sa découverte lorsqu'il eut une idée. Pourquoi ne pas s'en aller directement à Dhiammara? En chevauchant les vents, il effectuerait le trajet en un rien de temps, et ce serait utile pour Aurian s'il parvenait à découvrir ce qui se passait vraiment là-bas. La situation d'Eliseth dans la cité dragon était bien plus tolérable à présent. Elle n'était là que depuis quelques jours, mais elle avait travaillé incroyablement dur en ordonnant aux nouveaux esclaves de la colonie sylvestre de déblayer les gravats qui encombraient les corridors de la tour d'émeraude. Grâce à eux, l'endroit était redevenu habitable. Les Ailés lui avaient ensuite apporté tout ce dont elle avait besoin en pillant la colonie. De nouvelles choses luxueuses ne cessaient d'arriver tous les jours en provenance d'Aerillia. Ce jour-là, elle avait enfin pu s'installer dans la tour. Cela tombait à point nommé, car ses guetteurs ailés l'avaient avertie que la visiteuse qu'elle attendait était sur le point d'arriver le soir même. Eliseth se rendit jusqu'au grand cristal rouge qui reposait sur un trépied en métal tarabiscoté et qui fournissait à la pièce chaleur et lumière. Tout en se réchauffant les mains, elle songea qu'il ne lui avait pas fallu longtemps pour apprendre à maîtriser la magie des cristaux de la défunte race des Dragons, qu'elle ne pleurait absolument pas d'ailleurs. Distraitement, elle s'en alla replacer les verres dorés sur la table et caressa la fourrure somptueuse qui recouvrait sa chaise sculptée. Elle se réjouit que ses nouveaux appartements aient été prêts à temps pour impressionner son invitée, car ce n'était pas tous les jours qu'elle avait l'occasion de recevoir une reine, même si la reine en question n'était rien d'autre qu'une petite roulure de Mortelle avec des rêves de grandeur. Elle entendit des battements d'ailes à l'extérieur. Ah, la Khisihn était enfin là. La Mage du Climat s'avança jusqu'à la porte de ses appartements pour accueillir son invitée, qui avait été escortée dans les couloirs verts par Plume-de-Soleil et une garde d'honneur composée de deux guerriers ailés, resplendissants dans leur plus bel uniforme. — Sa Majesté, la reine Sara, annonça Plume-de-Soleil. L'invitée rejeta le grand capuchon de son manteau. Le sourire de bienvenue d'Eliseth se figea sur son visage lorsqu'elle se rendit compte que cette femme avait la blondeur des peuples du Nord et qu'elle n'était en rien khazalim ! Que se passait-il ? S'il s'agissait d'un leurre ou d’une plaisanterie quelconque, ses auteurs allaient en souffrir, les dieux lui soient témoins! La petite reine blonde s'abstint de faire la révérence. Elle se contenta d'incliner la tête d'un air hautain, un geste d'égale à égale. Extérieurement, Eliseth continua à sourire chaleureusement. Mais, intérieurement, elle fulminait. —Votre Majesté, la salua-t-elle avec le même signe de tête. —Je vous en prie, dit la reine, pas de formalités entre nous. Je suis sûre que des femmes d'un rang aussi élevé que le nôtre peuvent devenir amies. Après tout, nous avons tant en commun, comme le fait que nous venons toutes les deux de Nexis — ou qu'Aurian est aussi mon ennemie. Le sourire d'Eliseth disparut. Cette déclaration la laissa bouche bée. En entendant le nom d'Aurian, Chiamh, qui planait, invisible, près du plafond dans un coin de la pièce, se rapprocha un peu afin de ne rien perdre de la conversation. Il était entré grâce à un courant d'air au moment de l'arrivée de la visiteuse, car il voulait jeter un coup d'œil sur l'ennemie d'Aurian. Il ne l'avait pas revue depuis qu'elle avait attaqué la Mage dans le Val, lorsqu'elle lui avait volé l'Epée de Feu. La visiteuse, en revanche, lui était totalement inconnue. Cette reine Sara avait beau n'être qu'une Mortelle, qui pouvait-elle bien être? Sur quel pays régnait-elle? Quand et comment était-elle venue de Nexis? Même si l'une était une Mage et l'autre une Mortelle, il n'était pas difficile de voir ce que les deux femmes avaient en commun : leur pâle beauté, leur ambition sans fard et leur haine implacable d'Aurian. Comme Eliseth l'y invitait, la reine s'assit, étala ses jupes autour d'elle avec grâce et élégance et accepta un verre de vin. — Maintenant, si nous pouvions en venir directement aux affaires, dame, les troupes que je vous ai promises sont en route et arriveront à Dhiammara avant demain matin. Comme convenu, je leur ai ordonné d'utiliser l'entrée qui se trouve au niveau du sol. Ils prendront quartier dans la caverne du rez-de-chaussée et protégeront ce moyen d'accès par la même occasion. En échange de mon aide, vous m'offrirez votre appui, dès qu'Aurian ne sera plus une menace, pour faire de moi la véritable souveraine des Khazalims, et non plus une simple régente. — Bien entendu, s'empressa d'accepter Eliseth. Puisque ma conquête du royaume de la Forêt s'est si bien déroulée, je dispose maintenant d'un grand nombre d'esclaves pour entretenir cet endroit et d'une base d'approvisionnement sûre au sortir du désert. Le cas d'Aurian ne devrait guère poser de difficultés. Mes guetteurs ailés sont toujours sur le qui-vive et, elle ne le sait pas, mais j'ai un espion au sein de sa troupe. Peu importe quand elle viendra ou comment elle le fera, nous serons prévenues bien à l'avance et nous serons prêtes. (Ses yeux brillèrent d'une lueur avide.) Une fois que cette salope ne sera plus un problème, nous nous partagerons équitablement les royaumes du Sud. (Elle sourit avec froideur.) Tout le monde profitera de ce nouvel état de fait... — Surtout nous deux, termina Sara avec un rire carillonnant. Les deux femmes levèrent leur verre à leur succès commun. Après ce que Chiamh venait juste d'entendre, le reste de la conversation des deux femmes ne présentait pas beaucoup d'intérêt. Il apprit que Sara allait passer quelques jours à Dhiammara, mais n'entendit pas d'autres informations utiles. Invisible dans son coin, au plafond, il s'agita impatiemment en attendant que quelqu'un vienne ouvrir la porte. Il avait besoin d'un autre courant d'air sur lequel s'échapper afin de ramener ces nouvelles à Aurian. 31 Une question de confiance Le ciel s'éclaircissait à l'est lorsque l'Œil-du-Vent retraversa les montagnes pour rejoindre le campement d'Aurian. En glissant le long des chemins d'air étincelants en direction de son corps abandonné, il s'aperçut que le bosquet de sapins et d'épicéas dans lequel il s'était caché n'était plus désert. Shia veillait sur lui en son absence. Lorsqu'il rentra en gémissant dans son corps froid et étriqué, la panthère pencha la tête sur le côté et scruta le visage de son ami. — Il était temps, ronchonna-t-elle. Aurian s'est dit qu'il n 'était pas prudent de te laisser seul et sans défense hors de vue du campement, alors je lui ai dit que j'allais garder un œil sur toi. Elle voulait le faire, mais il était grand temps qu'elle se repose. — Est-ce qu'elle dort, en ce moment .p demanda Chiamh . Je suis désolé de devoir la réveiller, mais il faut absolument que je parle avec elle de toute urgence. — Ça ne peut pas attendre ? répliqua sèchement Shia en fouettant l'air de sa queue. Il faut bien que la pauvre se repose de temps en temps, tu sais. — Qui surveille le campement ? Khanu ? La fourrure de la grande panthère se hérissa plus encore sur sa nuque, et sa queue s'agita de plus belle. — Écoute, lui dit-elle, sur la défensive, certains d'entre nous ne peuvent pas empêcher ces choses-là. C'est comme ça que nous sommes faits. Contrairement à d'autres, on ne choisit ni l'heure, ni l'endroit. Ce n'était pas mon idée. Chiamh fronça les sourcils. — Shia, ce que tu as fait la nuit dernière ne regarde que toi. Je vous souhaite tout le bonheur du monde, à toi et à Khanu. (Il sourit d'un air ironique.) Pour ce que ça vaut, sache que je suis peut-être un petit peu jaloux, mais je n'avais pas l’intention de me montrer indiscret. Shia gronda sous cape. — C'est juste que je me sens tellement stupide. Je me serais sentie moins mal si on n'avait pas fini sur les Griffes d'Acier. Quand je pense aux risques et au danger, pas seulement pour nous, mais pour tout le monde / (Elle frissonna.) C'est inquiétant et gênant de savoir qu'on peut perdre complètement la tête comme ça. — C'est peut-être la proximité de ton territoire d'origine qui a déclenché ça, la consola Chiamh. Tu sais, comme les saumons qui retournent sur le lieu de leur naissance pour se reproduire. — Vraiment, ils font ça? dit Shia avec intérêt. Tout ce que je sais d'eux, c'est qu'ils sont bons à manger. —Arrête d'essayer de changer de sujet, pouffa l'Œil-du-Vent. Quand tes petits doivent-ils naître? — Tu veux bien arrêter ? protesta la panthère. J'essaie de ne pas y penser. Dans deux lunes et demie, ajouta-t-elle au bout d'un moment. Tu ne devais pas parler à Aurian ? —Même si c'est le cas, je sais quand quelqu'un essaie de changer de sujet. Et, non, je ne parlerai pas à Aurian tout de suite, tu m'as convaincu de la laisser dormir. Nous n'irons nulle part en plein jour, dans tous les cas. Alors je crois que je vais me reposer un peu, moi aussi. Mais Chiamh avait entendu suffisamment de choses à Dhiammara pour sombrer dans un sommeil agité, avec des rêves remplis de visions sanglantes et guerrières. —Je n'aurais jamais cru revoir cet endroit un jour, commenta Eliizar avec amertume. (Il regarda au-delà des barreaux de l'enclos aux esclaves hâtivement construit dans la gigantesque caverne creusée au niveau du sol dans la montagne de Dhiammara.) Je maudis le jour où je l'ai vu pour la dernière fois, ajouta-t-il, et je maudis la Mage qui m'a amené ici. Nereni lui prit la main. — Mon amour, ce n'est pas juste d'en vouloir à Aurian. Ce n'est pas sa faute si ses ennemis ont attaqué notre foyer. C'est vrai, sans elle, nous n'aurions jamais créé la colonie. —Sans elle, nous n'aurions jamais eu d'enfant. Et regarde ce qui est arrivé, dit Eliizar d'une voix lourde de chagrin. Pourquoi, Nereni ? Après toutes ces années d'attente et de stérilité, comment le Faucheur a-t-il pu bénir notre foyer avec l'arrivée d'une enfant et être assez cruel pour nous la reprendre ensuite ? Moi, je vais te dire pourquoi... (Il se tourna vers Nereni, son unique œil brillant d'une lueur farouche.) Le Faucheur n'a jamais eu l'intention que nous l'ayons, voilà pourquoi. Cette Mage a interféré avec la nature et nous a incités à nous élever contre la volonté du dieu. Pour lui, Amahli était une abomination. Elle nous a été enlevée pour nous punir... Nereni, en colère, se leva d'un bond. —Je ne vais pas rester assise là à t'écouter dire des choses pareilles ! cracha-t-elle. Si jamais tu oses répéter que notre fille est une abomination, je jure que je te tuerai de mes propres mains ! Elle traversa en coup de vent l'enclos bondé sans faire attention aux autres esclaves, qui s'écartèrent précipitamment sur son passage. Après avoir trouvé le coin le plus éloigné d'Eliizar, elle fit face au mur pour ne pas avoir à regarder son époux - et pour que personne ne puisse la voir pleurer. Au bout d'un moment, Nereni sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna avec colère. —Va-t'en, Eliizar... Oh, c'est toi, Jharav. Eh bien, va-t'en aussi. Je ne suis pas d'humeur à parler à quelqu'un. Le vieux guerrier rebondi ignora cette tirade hostile et s'assit à côté d'elle en grognant à cause de l'effort. —Sois patiente avec lui, Nereni! C'est le chagrin qui le fait parler comme ça. Tu sais à quel point il adorait Amahli... — Parce que moi, je ne l'adorais pas, peut-être? l'interrompit sèchement Nereni. —Tu sais bien que je ne voulais pas dire ça. Nous avons tous notre deuil à faire, soupira Jharav. — Exactement. Tu as perdu ta pauvre Ustila, mais je ne t'ai jamais entendu parler de punitions divines et autres sornettes, contrairement à Eliizar. Le monde est déjà bien assez mauvais comme ça, quel besoin d'y mêler les dieux ? Jharav éclata d'un rire amer. —Je ne crois pas que les prêtres seraient d'accord avec toi sur ce point, mais pour nous, les gens ordinaires, ce ne serait pas une mauvaise chose. Mais, en toute franchise, Nereni, tu ne peux pas jeter le bon avec le mauvais. C'est vrai, moi-même, je puise un grand réconfort dans le fait de savoir mon Ustila heureuse aux bons soins du Faucheur. — Oui, mais ton dieu à toi est gentil, argumenta Nereni. Le Faucheur d'Eliizar semble n'être que dépit et vengeance. Un dieu est sûrement au-dessus de ces choses-là, non ? Le guerrier secoua la tête. — Laisse-lui le temps, Nereni. Laisse-lui le temps. —Je ne vois pas pourquoi je me donne toute cette peine, de toute façon, répliqua la petite femme avec amertume. A quoi bon, Jharav? Cette femme maléfique nous fait tellement trimer qu'on sera bientôt tous morts. Que peut-elle bien vouloir faire de cette cité qu'on a l'impression de reconstruire à mains nues ? Et que va-t-elle bien pouvoir faire de nous - ou des survivants, en tout cas - quand ce sera fini ? — Ça, j'ose à peine l'imaginer. Mais je suppose que la Mauvaise a l'intention de régner sur tout le Sud depuis Dhiammara, répondit Jharav d'un ton grave. Cet endroit ferait un bastion idéal. Et si elle contrôle déjà les Ailés d'Aerillia, maudit soit leur nom, alors ce n'est qu'une question de temps avant que les autres pays et les autres races lui tombent entre les mains. — Dans ce cas, répondit Nereni avec calme et dignité, plutôt mourir et rejoindre ma fille. Au même moment, Lanneret, le fils de Raven âgé de trois ans, vint les rejoindre en trottinant. — Reni, dit-il d'une voix chevrotante en la tirant par la manche, maman pleure encore. Nereni soupira et le prit dans ses bras. Elle fut horrifiée de constater que même ses petites jambes étaient lestées de lourdes chaînes, une précaution prise avec tous les Ailés prisonniers pour les empêcher de s'échapper de Dhiammara par la voie des airs. — D'accord, mon petit. Je viens tout de suite. Tout en se mettant debout, elle se tourna de nouveau vers Jharav. —Tu sais, avant de rencontrer Aurian, j'étais toujours trop nerveuse, j'avais peur de ne servir à rien en cas d'urgence ou en situation de crise. Aujourd'hui, regarde-moi. Je porte les fardeaux des autres en plus des miens. (Elle éclata d'un rire bref et amer.) Parfois, je ne sais pas si j'en suis reconnaissante ou pas. C'était bien plus facile d'être impuissante. Raven était assise à côté du corps inerte de son époux, et ses larmes tombaient une à une sur le visage enflé et contusionné de l'Ailé. A côté d'elle, sur le sol, son bébé hurlait, mais Raven n'avait pas un regard pour la minuscule petite fille. — Oh, Nereni, chuchota-t-elle, je crois qu'il va mourir. Aguila avait été violemment battu à coups de poings et de pieds en essayant de protéger sa reine et ses enfants de la brutalité de Plume-de-Soleil et de ses gardes. Le souffle court et le corps glacé, il était inconscient depuis plus d'une journée maintenant. Pour Nereni, il s'agissait de mauvais signes, mais, pour le bien de Raven, elle essayait de garder ses peurs par-devers elle. D’une certaine façon, l'inconscience d'Aguila était la seule chose qui protégeait la reine des avances de Plume-de-Soleil. Il existait tout un passé de rancœurs et de haine entre les deux guerriers, car Plume-de-Soleil avait toujours considéré qu'il aurait dû devenir prince consort à la place d'Aguila, qui était de basse extraction. Nereni savait qu'il saisirait sans hésiter l'occasion de s'emparer de Raven et de lui faire payer son rejet. Mais Plume-de-Soleil voulait qu'Aguila soit témoin de sa victoire. Jusqu'à ce que l'on sache si son époux allait vivre ou mourir, Raven était plus ou moins en sécurité - à condition que Plume-de-Soleil ne perde pas patience. Nereni dissimula l'accès de rage que lui inspirait la négligence de Raven vis-à-vis de son bébé. Elle ne voit donc pas la chance qu'elle a d'avoir la petite Elster ? se dit la femme khazalim. Certains d'entre nous ne reverront jamais leurs filles. On donnerait tout pour être à sa place. Malgré tout, elle prit Raven dans ses bras et la laissa pleurer un moment avant d'essayer de la ramener à la raison. — Raven, il faut que tu regardes la vérité en face, lui dit-elle avec fermeté. Nous n'avons pas de médicaments à donner à Aguila, ni de médecin pour l'aider. Tout ce qu'on peut faire, c'est essayer de le garder au chaud et prier pour qu'il ait suffisamment de force pour traverser cette épreuve. En attendant, tu peux prendre soin de tes enfants - mieux, tu dois le faire. Lanneret a peur quand il te voit pleurer comme ça. Tu dois te montrer courageuse, pour lui. Et tu dois nourrir ta fille, Raven, et la tenir dans tes bras pour la réchauffer. Elle a plus besoin de toi qu'Aguila en ce moment. Que dirait Elster si elle te voyait négliger ainsi la petite fille qui porte son nom ? Raven frémit comme si Nereni l'avait frappée. — Ce n'est pas juste ! protesta-t-elle. Comment peux-tu mentionner Elster quand j'ai si peur qu'Aguila meure ? Ce dernier mot fut étouffé dans un sanglot. Nereni tourna la tête d'un air dégoûté. —Tu es une reine, répliqua-t-elle brusquement. Agis comme telle. Nourris ta fille. Réconforte ton fils. Montre l'exemple à ton peuple. Et ne perds jamais l'espoir qu'un jour nous sortirons d'ici. Aurian avait à peine eu le temps de se réveiller et de s'étrangler sur un morceau de gibier coriace, vieux de deux jours, lorsque Chiamh essaya de l'entraîner à l'écart. Mais, comme d'habitude, elle n'était pas de très bonne humeur au réveil. — C'est quoi ton problème? lui demanda-t-elle, agacée, quand il la prit par la main et l'emmena loin des autres. Pourquoi tant de mystère ? Je ne sais pas ce que tu veux me raconter, mais tu ne pouvais pas juste me le dire comme ça? Comme il leur était impossible de faire du feu, ils avaient monté leur camp juste en dessous des arbres de la montagne, afin de profiter à la fois d'une cachette et d'un abri. L'Œil-du-Vent conduisit la Mage perplexe et irritée sur un chemin tortueux à travers bois. Le faucon de la jeune femme, qui était resté à ses côtés tout au long du voyage, les suivit en décrivant des virages sur l'aile entre les arbres. —Je ne veux pas que les autres apprennent que je suis allé à Dhiammara cette nuit, expliqua Chiamh à voix basse tandis qu'ils marchaient. J'avais peur que tu le leur apprennes par mégarde. — Mais je ne savais pas que tu étais allé là-bas. Tu m'as dit que tu allais en Aerillia. — Quoi qu'il en soit, je ne veux surtout pas que les autres se rappellent que je peux chevaucher les vents et espionner Eliseth. Chiamh guida la Mage à l'intérieur d'un défilé rocheux escarpé, jusqu'à une rive couverte de mousse et ombragée par les arbres, au bord d 'un turbulent ruisseau de montagne. Ce dernier tourbillonnait et cascadait sur son lit de rochers en faisant un tel boucan que personne ne pouvait rien entendre de leur conversation dans un rayon de dix mètres. La Mage oublia son irritation et écouta, avec une consternation grandissante, ce que l'Œil-du-Vent avait à lui dire. Il n'alla pas bien loin dans son récit, cependant. — Elle est à Dhiammara? l'interrompit Aurian. Mais cet endroit est une véritable forteresse naturelle. Au nom des dieux, comment a-t-elle découvert tout ça, sans parler d'Aerillia... (Elle se tut brusquement en devinant l'effroyable vérité.) Avec tout ce qui s'est passé dans le Puits des mes et même après, je n'ai jamais songé à me demander ce qu'elle faisait en Aerillia. Chiamh, comment Eliseth a-t-elle pu découvrir l'existence des Ailés et de Dhiammara ? Jusqu'à récemment, elle n'avait jamais quitté le Nord! Chiamh lui prit la main. —Aurian, je suis désolé. C'est pour ça qu'il fallait que je te fasse sortir du camp et que je te parle en privé. À l'avenir, nous allons devoir surveiller nos moindres paroles. Un de nos compagnons est l'espion d'Eliseth. —Je n'y crois pas! (Aussitôt, Aurian se mit en colère contre l'Œil-du-Vent.) Comment oses-tu dire une chose pareille ? Chiamh ne répondit pas, il se contenta d'attendre que le choc soit passé. Aurian se mordit la lèvre. —Je suis désolée. Tu en es absolument sûr ? — Sûr et certain. C'est ce quelle a dit à la reine des Khazalims. — Sara? Mais qu'est-ce que cette salope, cette traîtresse, foutait là-bas ? Chiamh fit la grimace. — Elle a fourni des guerriers à Eliseth. Je vois que vous ne vous aimez pas, toutes les deux, ajouta-t-il sèchement. Mais comment est-ce que tu la connais ? — Comment ? Je connais cette petite pute depuis des années ! A l'origine, ce n'était qu'une pauvre fille qui voulait faire fortune. En fait, Anvar était son amour d'enfance. Tu le crois, ça? Ensuite, elle a épousé Vannor pour son argent. — Quoi ? (Chiamh paraissait complètement stupéfait.) On est bien en train de parler de la reine des Khazalims, là ? — Oui, crois-moi. Quand les Spectres ont attaqué Nexis, Vannor nous a demandé, à Anvar et à moi, de lui faire quitter la ville. Ensuite, quand nous avons fait naufrage et que nous avons fini à Taibeth, elle a été vendue comme concubine au Khisu Xiang et elle s'est dit que c'était un bien meilleur choix qu'un simple marchand. L'Œil-du-Vent secoua la tête. — Que la déesse nous sauve, marmonna-t-il. Ce sera intéressant de voir sa réaction quand elle croisera Vannor à Dhiammara. Aurian enfouit son visage dans ses mains. — N'y pense même pas. (Puis elle redressa brusquement la tête.) Peu importe. Sara n'est que du menu fretin, comparée à Eliseth. Tu disais que l'un d'entre nous est un espion ? Mais Chiamh, ça ne peut pas être vrai, n'est-ce pas? Oh, quelle horrible nouvelle! Lequel d'entre nous cela peut-il bien être ? Et depuis quand ça dure ? (Elle se leva d'un bond, comme si elle voulait mettre une distance physique entre elle et cette mauvaise nouvelle.) Chiamh, tu veux bien me laisser seule un petit moment? Il faut que je réfléchisse. Dis aux autres... ah, je ne sais pas. Dis-leur que je réfléchis. Ce n'est que trop vrai. — D'accord. (Au moment de s'en aller, Chiamh hésita.) Mais je vais envoyer Shia pour veiller sur toi, lui dit-il d'un ton ferme. Je sais que, au moins, tu peux faire confiance aux félins. Si l'un de nos compagnons est vraiment l'espion d'Eliseth, alors il est aussi son agent, et nous courons tous un grand danger, surtout toi, Aurian. Dès que ton ennemie apprendra que tu sais où la trouver et que tu es en chemin, je suis sûr qu'elle essaiera de s'en prendre à toi. Après le départ de l'Œil-du-Vent, Aurian s'assit de nouveau. Elle ramassa une poignée de cailloux sur la rive et commença à les jeter un par un dans l'eau. «Je sais que, au moins, tu peux faire confiance aux félins», avait dit Chiamh. Est-ce que ça signifiait qu'elle ne pouvait même pas lui faire confiance à lui ? Ou qu'elle ne devrait pas ? Ne dis pas de bêtises, se reprocha la Mage. Comment Chiamh pourrait-il être l'espion d'Eliseth? Il ne m'aurait rien dit... Sauf s'il voulait semer la suspicion et la dissension entre toi et tes autres compagnons, rétorqua sa voix intérieure. — Conneries! se dit Aurian à voix haute, avec fermeté. Chiamh a traversé le temps avec moi, comme Iscalda et Schiannath. Eliseth n'a jamais eu l'occasion de les approcher. Il s'agit plus sûrement d'un des autres, qui étaient à Nexis en même temps qu'Eliseth - ou pendant qu'elle était en Aerillia, pour ce que ça vaut. Ça pourrait même être Linotte ou Grince. Il a vraiment tout fait pour participer à cette aventure... Mais Aurian savait, au fond d'elle, qu'il s'agissait plus sûrement d'une personne qui avait croisé le chemin du calice. Le traître pouvait-il être Vannor ? Ou Forral ? — Dieux tout-puissants, chuchota Aurian. Non, pas Forral, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? Une chose était sûre, en tout cas. Il n'existait aucun moyen pour elle de se rendre à Dhiammara pour affronter Eliseth sans que cette dernière l'apprenne. Elle avait perdu toute possibilité de surprendre son ennemie. — C'est quoi le problème? demanda Shia en apparaissant entre les arbres. Chiamh n'a rien voulu me dire, ajouta-t-elle d'un ton que l'inquiétude rendait brusque. Tu protèges le secret de tes pensées, mon amie, mais je n'ai cessé de sentir ta détresse en chemin. Que se passe-t-il? — On est vraiment dans la merde, Shia. Rapidement, Aurian expliqua la situation à la panthère. Celle-ci réfléchit un moment en léchant son énorme patte d'un air distrait. — Tu sais, il y a une chose que tu n'as pas envisagée, finit-elle par dire. Si cet espion est parmi nous depuis tout ce temps, Eliseth aurait pu t'éliminer à n'importe quel moment. Nous n’étions absolument pas préparés à une telle trahison. Ça aurait été très facile de te tuer avec une épée ou un poignard dans ton sommeil, et c'était sûrement plus sûr de son point de vue. Alors pourquoi n'a-t-elle pas ordonné ta mort? Il me semble qu'il n'y a qu'une seule réponse. Elle veut que tu viennes jusqu'à elle. Mais pourquoi? Aurian regarda son amie comme si elle ne l'avait jamais vue. — Dieux tout-puissants ! dit-elle lentement. Tu as absolument raison, et je ne vois qu'une seule raison à cela. Shia, j'ai été stupide de ne pas y penser avant. Eliseth veut les derniers Artefacts! Elle va m'attirer jusqu'à Dhiammara, l'endroit le plus facile à défendre dans le Sud, afin que je lui donne la Harpe et le Bâton avant qu'elle m'achève. — C'est ce qu'elle croit, gronda Shia. Si elle veut te tuer, elle va devoir s'en prendre à moi avant de t'atteindre. Aurian tendit la main pour caresser la grosse tête lisse de la panthère. —Non, Shia, j'ai déjà perdu assez d'amis comme ça depuis le début de cette histoire. Je ne vais pas sacrifier maintenant les derniers qui me restent. Il doit bien exister un autre moyen... — De mon point de vue, il ne faut surtout pas qu'Eliseth apprenne que tu es au courant pour son espion, parce qu'alors elle saura que toi aussi, tu peux l'espionner. Nous devons nous précipiter à Dhiammara dans l'espoir de prendre ton ennemie au dépourvu. — On ne sera pas assez rapides, rétorqua Aurian. Elle est déjà prête. On a besoin de se rapprocher sans qu'elle le sache... — Rends-toi invisible, intervint Chiamh. — Quoi? Aurian devint livide et jeta des regards éperdus autour d'elle. Il n'y avait rien à voir, et pourtant, la voix lui avait semblé surgir près de son oreille gauche. Shia poussa un grondement menaçant, dépassa Aurian et fit un bond. On entendit un cri étouffé puis, brusquement, Chiamh apparut, étalé sous la grande panthère qui le clouait au sol avec ses pattes de devant. Elle montra les crocs en le regardant de ses yeux d'or flamboyants. Le faucon d'Aurian plongea autour d'eux en poussant des cris de colère stridents et se rapprocha dangereusement des yeux de Chiamh. Non sans difficulté, Aurian calma le rapace furieux. En revanche, elle laissa Shia où elle était. Une fois qu'elle eut réussi à faire taire le faucon, elle mit les poings sur les hanches et lança un regard noir à Chiamh. — Bon, dit-elle froidement, tu aimerais peut-être m'expliquer pourquoi tu m'espionnais. —Aurian, sois maligne, haleta l'Œil-du-Vent. Si j'avais voulu t'espionner, tu crois vraiment que j'aurais parlé ? Si j'avais éprouvé le besoin d'écouter votre conversation, j'aurais pu laisser mon pauvre corps meurtri derrière moi et chevaucher les vents jusqu'ici... Shia regarda la Mage. — Quand on y réfléchit, ce n'est pas bête, ce qu'il raconte, commenta-t-elle d'un air dubitatif. Aurian acquiesça. —J'imagine que oui... —Je t'en prie, ordonne à cette maudite panthère de me lâcher et laisse-moi t'expliquer. Elle m'écrase les côtes, protesta Chiamh d’une voix étranglée. — D'accord, dit Aurian en se décidant brusquement. Laisse-le se relever, Shia. Mais, Chiamh, tu ferais mieux d'être convaincant. J'ai l'habitude de te faire confiance et je n'aimerais pas devoir arrêter maintenant. L'Œil-du-Vent se releva tant bien que mal et se palpa les côtes avec précaution. — Oh, je suis sûr que ça va te plaire. Je crois que je viens juste de trouver un moyen de nous faire entrer dans Dhiammara. Je ne faisais que m'entraîner en te faisant cette surprise. Reconnais que ça a bien fonctionné. Tu ne savais même pas que j'étais là. (Il regarda la Mage en souriant d'un air malicieux.) Crois-moi, Aurian, tu vas adorer ça. 32 Cité de Dragons Debout sur un haut balcon qui entourait l'une des nombreuses flèches du temple de Yinze, Skua regardait le soleil se coucher en écoutant les sifflements stridents du vent. C'était lui qui produisait, en s'engouffrant à l'intérieur de la structure grotesque, le sinistre chant connu sous le nom de complainte d'Incondor. Ce bruit énervant résonnait comme de la musique aux oreilles du Haut-Prêtre. Cette complainte m'appartient, songea-t-il. Ce bruit fait partie d'Aerillia et maintenant il est à moi, comme tout le reste de la ville. Les derniers rayons du soleil d'automne, bas sur l'horizon, disparurent derrière les montagnes, et la lumière dorée cessa d'éclairer les tourelles hérissées, les hautes tours et les minces flèches tordues d'Aerillia. Skua fît une dernière fois le tour du balcon pour contempler son domaine. Depuis le départ de la Mage, il pouvait vraiment le considérer comme sien. La cité des Ailés n'importait guère à cette femme. Maintenant que Plume-de-Soleil et elle s'étaient emparés de Dhiammara, ils allaient sûrement le laisser faire ce qu'il voulait de cet endroit. Skua poussa un soupir de contentement. Toute sa vie, il avait été un fidèle et dévoué serviteur de Yinze, et voilà qu'enfin le dieu lui offrait la récompense qu'il méritait. Il avait attendu cet instant pendant des années, en servant patiemment Serre-Noire le corrompu, assoiffé de pouvoirs, puis en subissant les caprices, l'indécision et la méfiance de l'enfant inexpérimentée qui avait récupéré le trône. De temps en temps, il éprouvait une pointe de culpabilité à l'idée d'avoir trahi sa reine, mais il se rassurait toujours en se disant qu'il ramenait les habitants d'Aerillia, perdus et impies, dans le giron de Yinze. Déjà, il était en train de rédiger une nouvelle série de lois très sévères pour protéger ses ouailles du péché - car ne valait-il pas mieux punir leurs corps afin de sauver leurs âmes? Skua frissonna lorsqu'un vent cru et glacial surgit du nord. Etrange, se dit-il. Le temps doit changer. Je devrais peut-être rentrer maintenant... Tout en faisant le tour du balcon, il aperçut au loin un grand nuage noir qui semblait arriver du nord à une vitesse surnaturelle. Eh bien, voilà qui explique le froid. On dirait qu'on est bons pour une sacrée tempête. Celle-ci, cependant, ne parvint pas à atténuer sa joie. Aerillia a déjà connu des tempêtes. Je suis sûr que la cité saura supporter celle-là. Le vent revint à la charge, fétide et moite comme l'odeur qui s'échappe d'un tombeau ouvert. Un frisson de malaise parcourut le corps du Haut-Prêtre, qui se reprocha fermement sa trop grande imagination. Qu'est-ce qui pourrait bien aller de travers à présent ? Yinze ne permettrait jamais qu'un malheur arrive à son serviteur préféré. Dans la cité en contrebas s'éleva la clameur de nombreux battements d'ailes lorsque les gens paniqués commencèrent à quitter les lieux par centaines pour fuir vers le sud. Imbéciles, songea Skua. Cette tempête va leur tomber dessus à découvert... L'immense nuage noir s'étirait à présent dans tout le ciel et ne cessait de grossir. Même si Skua savait qu'il ne pouvait s'agir d'un phénomène naturel, il resta où il était, paralysé par la terreur comme un oiseau le serait par le regard hypnotique d'un serpent. Il se sentait horrifié à l'idée que Yinze avait fini par le trahir, exactement comme lui avait trahi sa reine. Il était encore planté en haut de sa tour quand les Nihilims recouvrirent Aerillia tel un grand manteau noir et commencèrent à se nourrir. Il fallut à Aurian et à ses compagnons deux rudes nuits de vol pour atteindre la forêt en bordure du désert de Joyaux. Ils prirent à peine le temps de chasser et de trouver de quoi manger en chemin. Bien qu'épuisée par ce harassant voyage, tout comme Linotte et les Xandims d'ailleurs, Aurian ne put s'empêcher de penser avec ironie au temps qu'elle avait mis pour traverser ces mêmes montagnes à pied, quand elle remontait vers le nord avec Eliizar, Nereni et les autres. En volant au-dessus de la forêt à la recherche des ruines de la colonie, le cœur d'Aurian s'alourdit en pensant au sort de ses pauvres amis. Chiamh lui avait répété ce qu'il avait entendu au sujet de l'attaque d'Eliseth contre la communauté sylvestre. Si Nereni et Eliizar étaient encore en vie, ils devaient désormais être esclaves en Aerillia. Mais qu'était-il advenu du dernier cadeau que la Mage leur avait fait en secret ? Elle avait utilisé son don de guérisseuse pour aider ses amis à concevoir l'enfant qu'ils désiraient depuis si longtemps, mais que lui était-il arrivé, à cet enfant ? Était-il né sain et sauf? Avait-il survécu à l'assaut surprise d'Eliseth ? Si un malheur s'était produit... Aurian serra les dents et tira si fort sur la longue crinière noire de Chiamh que ce dernier hennit pour protester. Si Eliseth utilisait les ruines de la colonie comme base de ravitaillement, celles-ci étaient sûrement surveillées. La Mage et ses compagnons se cachèrent au nord-est de la forêt, loin de la colonie humaine de Zithra et de celle des Ailés, Eyrié, dans les collines du nord-ouest. Aurian et l'Œil-du-Vent quittèrent leurs corps et volèrent silencieusement sur les vents, à l'heure la plus noire de la nuit, pour découvrir ce qui se passait. Lorsque le soleil se leva, ils trouvèrent enfin les vastes zones déboisées dans la forêt et aperçurent des essaims de bâtiments entourés de champs cultivés. Aurian proféra un juron. La zone tout entière grouillait d'Ailés. — Bien, fit Chiamh d'un air déterminé. (Ils étaient hors de leurs corps et communiquaient par télépathie, mais cela ne l'empêchait pas de s'exprimer à voix basse.) Voilà qui va nous donner l'occasion de mettre à l'épreuve notre sort d'invisibilité avant de nous rendre à Dhiammara. — Toujours à voir le bon côté des choses, hein, dit Aurian avec ironie. Enfin, je suppose que tu as raison. Je n'aime pas laisser un ennemi dans mon dos, mais que faire d'autre ? —Si tu lui coupes la tête, le reste du serpent meurt, la rassura Chiamh. Eliseth retient la reine légitime des Ailés en captivité, tu te rappelles ? Quand nous aurons libéré Raven et abattu ses ennemis, ces hommes et femmes du Ciel changeront de camp très vite - du moins, je l'espère. En attendant, autant jeter un coup d'œil, puisqu'on est là, ajouta-t-il. Juste au cas où ces guerriers décideraient finalement de ne pas coopérer, voyons ce qui nous attend exactement. Pendant un moment, ils regardèrent les Ailés trier, empiler et empaqueter dans des sacs le contenu des réserves de la colonie, qu'ils emportaient dans des filets par la voie des airs. Le peuple d'Eliizar avait fait une bonne récolte cette année-là, et Aurian et Chiamh regardèrent avec envie les piles de fruits, de légumes, de céréales et de viande séchée qui s'étalaient devant eux. — Quel dommage qu'il ne soit pas possible de voler des choses quand on est dans son corps éthérique, soupira Aurian. —Bah, fit Chiamh, sous peu, nous festoierons à Dhiammara. —Je sais que tu peux voler terriblement vite sous ta forme animale, mais on ne peut quand même pas aller aussi vite qu'en chevauchant les vents, rétorqua Aurian. La traversée du désert va obligatoirement nous prendre plus d'une nuit. Ce sera déjà beau d'y arriver en trois. —Ne t'inquiète pas, on va y arriver, la réconforta Chiamh. — On serait encore plus sûrs d'y arriver si on pouvait voler de la nourriture ici et récupérer des capes et des couvertures supplémentaires pour nous protéger de l'éclat du soleil dans le désert. Quand Aurian et l'Œil-du-Vent rentrèrent raconter aux autres ce qu'ils avaient vu, Linotte prit immédiatement la parole. — Il existe un moyen de récupérer toutes ces choses dont on a besoin. Je peux aller les chercher. Je leur dirai qu'on vient juste de me transférer d'Aerillia, ils n'y verront que du feu. La Mage se surprit à sourire. — Quoi, tu as l'intention d'entrer dans la base, de prendre les provisions et d'en ressortir comme tu es venue? Aussi facilement que ça? — Non. (Linotte secoua la tête.) Je ne suis pas aussi naïve que ça, ma dame. Je doute que ce soit aussi simple, mais je crois que c'est possible. Aurian hocha la tête d'un air songeur. —Je crois que tu as raison. —Laisse-moi y aller aussi, intervint Wolf, tout excité. Personne ne soupçonnera un loup... — Tu as raison, reconnut Forral d'un ton sec. Ils se contenteront de te planter une flèche dans le corps. On n'est pas dans le Val d'Eilin, Wolf. Tu restes là. Wolf se rallongea, le museau sur les pattes, avec un gémissement boudeur. —N'y pense même pas, ajouta Forral avec fermeté. Je vais te surveiller de près, fiston. Tu n'iras nulle part. Plus tard ce jour-là, après qu'elle se fut reposée, Linotte se baigna dans un ruisseau de montagne sans se soucier de sa température glaciale, comme n'importe quel Ailé. Elle essaya de se rendre aussi présentable que possible, puis elle s'envola vers Zithra en emmenant avec elle les espoirs et les vœux de réussite de ses compagnons. La jeune Ailée avait le ventre noué par un mélange d'appréhension et d'excitation. Elle connaissait parfaitement l'enjeu, mais aussi les risques qu'elle encourait. Elle devait se montrer très prudente et ne pas les laisser l'attraper. Linotte venait d'atteindre les abords de la colonie lorsqu'elle se fit arrêter en plein vol. — Hé, toi ! Où vas-tu comme ça ? Identifie-toi ! La jeune Ailée regarda autour d'elle et vit deux sentinelles armées descendre en piqué des arbres qui tapissaient le flanc de la montagne. Méfiante à cause des arbalètes qu'ils tenaient à la main, elle s'en alla aussitôt atterrir dans une clairière. Dès qu'elle toucha le sol, les sentinelles fondirent sur elle. — D'où tu viens ? lui demanda l'un des soldats. Je ne t'avais encore jamais vue. — Oh, vraiment? répliqua Linotte avec insolence. T'as pas dû bien regarder, alors. J'étais à Eyrié pour déblayer des bâtiments. Ils m'ont envoyée ici pour donner un coup de main. — Où est ton uniforme? lui demanda l'autre garde. Tu es habillée comme un sac à patates. Linotte éclata de rire. — C'est justement parce que j'en porte un. J'ai eu un problème hier, quand un sac de fruits pourris a explosé partout sur moi. Ils ont été obligés de m'habiller avec ce qu'ils avaient sous la main pendant qu'on nettoyait mon uniforme - je vous raconte pas l'odeur. Une des sentinelles se mit à rire à son tour. —Je veux bien te croire. D'accord, fillette. Va-t'en à la colonie, ils te trouveront bien du travail, là-bas. Mais n'explose pas d'autres sacs de fruits, hein ? ajouta-t-il en haussant la voix comme elle s'éloignait. Les jambes coupées par le soulagement, Linotte se laissa porter jusqu'à la colonie dans la vallée. Elle y trouva une capitaine ailée, en charge des vivres, à laquelle elle raconta de nouveau son histoire. Très occupée et épuisée, la capitaine ne s'embarrassa même pas de questions, trop heureuse d'avoir une nouvelle paire de bras pour l'aider. Bientôt, la jeune Ailée se retrouva au milieu d'une file de travailleurs qui emballaient les provisions dans des sacs pour leur transport vers Dhiammara. Il fut facile d'escamoter deux de ces sacs, l'un contenant du fromage et l'autre de la viande séchée, plus deux grosses gourdes cirées pour transporter de l'eau. Linotte se contenta de « perdre» les sacs, qu'elle laissa dans un coin sombre, à l'abri des regards, sous un porche adossé à l'une des maisons. C'était tout ce qu'elle pouvait porter, ajouté à un ballot de vieilles couvertures chapardées dans une autre maison. Il fut plus difficile en revanche d'échapper à la surveillance de ses coéquipiers, mais Linotte choisit bien son moment. En se glissant furtivement entre les maisons, elle retourna auprès de son précieux butin qu'elle attacha de son mieux sur sa personne à l'aide de cordes. Puis, en regardant prudemment aux alentours pour s'assurer que personne ne la voyait, elle s'en fut en volant bas entre les arbres plutôt que de monter à découvert en plein ciel, là où elle risquait de se faire repérer. Il fallait pourtant que ça arrive tôt ou tard, évidemment, à un endroit où la couverture d'arbres était plus mince. Au moins, le son des battements d'ailes au-dessus de sa tête lui servit d'avertissement. Linotte leva les yeux et vit une patrouille de guerriers ailés, au loin, qui venait dans sa direction. Son cœur fit un bond. On avait découvert qu'elle avait pillé les stocks et ces guerriers étaient là pour l'arrêter! Puis elle s'aperçut qu'ils n'arrivaient pas de la bonne direction et qu'ils venaient donc d'Eyrié. Idiote! se dit-elle. Néanmoins, si elle n'arrivait pas à trouver un abri, elle allait devoir répondre à quelques questions très gênantes. Linotte jeta des regards éperdus autour d'elle, puis aperçut l'éclat de la pierre grise à travers les arbres sur sa droite. Un bâtiment ? Ici, si loin de la colonie ? Loué soit Yinze pour ce miracle! La maison n'était qu'une ruine incendiée, mais les débris n'en offraient pas moins un grand nombre de cachettes. Linotte se glissa dans une niche sous un amas de poutres tombées comme un mikado - elles se soutenaient les unes les autres sans s'effondrer tout à fait. Accroupie là dans l'obscurité qui empestait la fumée et la suie, Linotte tendit l'oreille jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus entendre les battements d'ailes dans les cieux. Le crépuscule tombait lorsque Linotte sortit de son étroit refuge et déplia ses ailes crasseuses avec un soupir de soulagement. — Ne bougez pas ou je tire ! La jeune Ailée se raidit en jurant sous cape. Pas maintenant, quand elle était si près de réussir... — Posez ces sacs par terre et éloignez-vous d'eux ! Brusquement, Linotte se rendit compte que la voix paraissait terriblement jeune... Elle se courba comme pour faire passer la lanière des sacs par-dessus ses épaules, puis elle se baissa avec la rapidité de l'éclair, attrapa une pierre au milieu des gravats, se retourna et la lança d'un même geste fluide. Il y eut un cri de douleur, et un carreau d'arbalète passa en sifflant à côté de son oreille gauche avant de s'en aller rebondir sur un pan de mur brisé. Linotte se retourna alors pour de bon et découvrit deux enfants au sein des ombres. Aurian dévisagea les deux jeunes. Elle avait encore du mal à croire que cette jolie petite fille était l'enfant que Nereni avait conçue grâce à son aide. —Je n'en reviens pas que vous ayez survécu, leur dit-elle. Vous avez eu de la chance de ne pas étouffer dans cette cave pendant que la maison brûlait au-dessus de vos têtes. — C'est parce que c'était la cave à vin, expliqua le garçon ailé. Elle était ventilée. On n'a jamais cessé de recevoir de l'air de l'extérieur. Aurian l'écoutait d'une oreille distraite. Elle se souvenait du père de Hercel, Pétrel, et elle se demandait s'il avait survécu à l'attaque. — C'était super dur pour trouver de la nourriture, par contre, intervint Amahli. On ne pouvait sortir que la nuit pour essayer de trouver à manger dans les bois... —Je suis content que vous soyez venus. (Brusquement, l'apparente maturité de Tiercel s'évanouit.) On ne pouvait pas rester ici éternellement, mais je ne savais pas quoi faire d'autre ni où aller. La Mage aurait aimé pouvoir transmettre ses responsabilités à d'autres personnes aussi facilement. Malheureusement, cela ne s'était pas produit depuis des années et ça n'arriverait sans doute plus jamais. — Dame, intervint Linotte d'une voix pressante, ils ne vont pas tarder à se rendre compte de ma disparition, à la colonie. Nous devrions nous en aller maintenant, avant qu'ils commencent à passer la forêt au peigne fin. On ne peut pas non plus laisser ces deux gamins se faire prendre. —Tu préfères les conduire au beau milieu d'une bataille? demanda Aurian d'un ton hargneux - mais elle savait que la jeune Ailée avait raison. Très bien. Il fait suffisamment noir pour s'en aller dans le désert, alors mettons-nous en route. Amahli, tu monteras derrière Forral, sur le dos de Schiannath. Tiercel, tu crois que tu arriveras à voler sur une telle distance ? Le garçon aux cheveux noirs sourit. — Ne vous inquiétez pas, ma dame. Après avoir passé tous ces jours dans une cachette étroite, je suis impatient de me dégourdir les ailes. Lorsque chacun fut en selle ou prêt à partir avec ses différents fardeaux, Aurian bondit sur le dos de Chiamh et aida Grince à monter derrière elle. — D'accord, mon ami, dit-elle à l'Œil-du-Vent. Allons-y! La Mage sentit l'esprit de Chiamh s'unir au sien lorsque, ensemble, ils mêlèrent leurs boucliers dans un amalgame de deux magies différentes. Aurian utilisait la Haute Magie du Bâton pour les protéger de tout espionnage magique (comme la boule de cristal) et pour empêcher l'espion, qui qu'il soit, de transmettre à Eliseth leur position. Chiamh, de son côté, rendait leurs compagnons invisibles grâce à une variante de son sortilège d'illusion. En fait, il projetait simplement l'illusion qu'il n'y avait personne. Cela demandait un gros effort de concentration mais, visiblement, cela fonctionnait très bien, comme Aurian l'avait découvert à ses dépens dans la forêt. Tandis qu'ils s'envolaient en direction du désert dans un ciel qui s'obscurcissait, la Mage se rendit compte que, avec ou sans talisman, elle souffrait du poids supplémentaire que représentaient l'eau, les vivres et Amahli. Maintenir le bouclier magique lui demandait également un gros effort. Mais elle savait que Chiamh subissait la même épreuve et elle se surprit à espérer qu'ils auraient la force de tenir jusqu'à Dhiammara. Les prochains jours allaient être cruciaux. — Hé ! Deux chevaux se sont échappés ! Le soldat khazalim qui montait la garde à l'entrée de la caverne n'en croyait pas ses yeux, mais il se réjouit de cette diversion qui venait rompre la monotonie de sa tâche inutile. —Viens m'aider! cria-t-il à l'attention de son camarade. A eux deux, ils réussirent à rattraper les chevaux qui tournaient autour de l'entrée de la caverne. Les créatures, plutôt dociles, laissèrent les soldats les ramener à l'endroit où étaient attachés leurs congénères. Le dos tourné à l'entrée, les deux gardes occupés ne virent pas les silhouettes souples et obscures des deux grands félins qui se glissèrent à pas de velours dans l'immense grotte à peine éclairée par quelques torches. — Que le Faucheur emporte tous ces troupiers, grommela le soldat en attachant de nouveau les animaux. Y en a qui sont vraiment négligents. Ces bêtes auraient pu continuer à se balader là-dehors jusqu'au lever du soleil et elles en seraient mortes, les pauvres ! Ça aurait été dommage, elles sont si belles! ajouta-t-il en caressant l'encolure de la jument blanche qui fourra ses naseaux dans sa poche pour y chercher à manger. C'est vrai, si j'avais une monture comme celle-là, j'en prendrais grand soin. — Dépêche-toi, grommela son partenaire, qui aimait beaucoup moins les chevaux, visiblement. Le capitaine nous fera écorcher vif s'il apprend qu'on a quitté notre poste. —Je ne vois pas pourquoi, sur ma vie! Les prisonniers sont tous enfermés. Qui risquerait sa peau en traversant ce maudit désert pour venir ici ? Le trou du cul du monde, voilà où on est... Les voix des deux gardes s'éloignèrent. Dès qu'ils furent suffisamment loin, la jument blanche recracha un trousseau de clés sur le sable. Puis les contours des deux chevaux se mirent à miroiter, et Iscalda et Schiannath apparurent à leur place. En se cachant derrière les rangs des véritables chevaux, ils ramassèrent les clés qu'Iscalda avait prises dans la poche du garde et se fondirent parmi les ombres à l'autre bout de la caverne, en veillant à rester loin des soldats qui bivouaquaient près du bassin supérieur. Près de l’enclos aux esclaves, construit autour du bassin inférieur, ils furent rejoints par deux grands félins. Eliizar avait perdu le sommeil. Peu importait le dur labeur que les esclaves devaient fournir chaque jour, déblayer les gravats, réparer les bâtiments creusés dans les joyaux de la cité ou explorer et ouvrir les cavernes dont la montagne était parsemée. Le soir, de retour dans l'enclos, il mangeait du bout des lèvres et passait ses heures de repos appuyé contre les barreaux de sa cage, le regard perdu dans le vide, en pensant à sa fille. Il ne parlait pratiquement plus à Nereni ces jours-ci. Au début, elle avait fait preuve de compassion, puis elle était devenue inquiète et elle avait fini par se mettre en colère. Mais rien de ce qu'elle disait n'avait plus la moindre importance. Le présent était si insupportable à ses yeux qu'il préférait passer son temps à explorer les après-midi ensoleillés du passé. — Eliizar? Eliizar! Le maître d'armes sortit brusquement de sa rêverie en entendant quelqu'un chuchoter son nom. Quand il revint à la réalité, il vit le jeu d'ombres et de lumières floues de l'autre côté des barreaux prendre la forme d'un visage familier. — Schiannath? — Chut! Ecoute-moi, Eliizar, et pour l'amour de la déesse, tais-toi. Aurian est ici. On va vous libérer mais on a besoin de créer une diversion, ici, dans cette caverne. Voilà les clés. (Il tendit à Eliizar le trousseau qui conservait encore la chaleur de sa main. Bizarrement, l'objet était quelque peu mouillé et collant.) Maintenant, je veux que tu fasses le tour de l'enclos furtivement et que tu libères tous les Ailés de leurs chaînes. Et, par pitié, dis-leur de ne pas s'exciter. Si nous réveillons les gardes à ce stade, tout est perdu. Eliizar acquiesça, le cœur battant d'excitation. Juste au moment où le maître d'armes faisait mine de s'en aller, le guerrier xandim passa la main entre les barreaux et l'attrapa par la manche. — Oh, j'ai failli oublier! murmura-t-il. On a trouvé ta fille à la colonie. Elle est vivante ! Il se fondit de nouveau parmi les ombres en laissant le maître d'armes sans voix. Tandis que l'impact des paroles de Schiannath lui parvenait graduellement, Eliizar sentit son cœur, si longtemps fermé et étranglé par le chagrin, s'ouvrir comme une fleur. Des larmes de joie et de gratitude brouillèrent sa vision. — Merci, chuchota-t-il. Oh, merci! En cet instant, il ne savait pas du tout à qui il s'adressait, mais ces mots n'en étaient pas moins sincères. Assise avec son fils sur les genoux et sa petite fille dans les bras, Raven berçait distraitement les deux enfants endormis. Elle se réjouissait de les avoir, à présent, tout comme elle appréciait le soutien et la compagnie de Nereni, qui restait constamment à ses côtés. Par miracle, Aguila vivait encore mais, tandis qu'il s'enfonçait dans un coma de plus en plus profond, Raven avait fini par abandonner l'espoir de le voir se réveiller un jour. Il semblait pour l'instant exister entre deux mondes. Sa vie ne tenait plus qu'à un fil mais, avec cette détermination et cet entêtement qui faisaient tellement partie de sa nature, il refusait d'accepter la finalité de la mort. Tout en le veillant, Raven n'avait cessé de repenser de plus en plus souvent au début de leur histoire, lorsqu'il avait égayé ses premiers jours de règne solitaire alors qu'elle le traitait comme un soldat grossier et ordinaire. Elle avait continué ainsi jusqu'à ce que cette chère vieille Elster la remette à sa place et lui dise de l'épouser. Raven se rappelait l'expression ridicule, de choc et d'incrédulité mêlés, qui s'était peinte sur son visage lorsqu'elle lui avait demandé de l'épouser. Elle sourit tendrement à travers ses larmes. — Oh, Aguila, il faut que tu guérisses, espèce d'idiot. Reviens-moi, je t'en prie... Elle était tellement perdue dans ses prières et ses souvenirs qu'elle ne remarqua pas les mouvements furtifs devant elle et le bourdonnement excité mais atténué qui montait autour d'elle. La première chose qu'elle aperçut, ce fut Eliizar, avec un énorme sourire aux lèvres, qui exhibait un trousseau de clés. Cependant, il ne la vit même pas, car il n'avait d'yeux que pour sa femme. — Nereni, Nereni, chuchota-t-il joyeusement. Amahli est vivante! Eliizar revint auprès de Schiannath. — Et maintenant? murmura-t-il. Schiannath sourit, et la blancheur de ses dents brilla dans l'obscurité. — Maintenant, on renverse la situation et on attaque les gardes, répondit-il sur le même ton. Tuez-les ou faites-les prisonniers, ça m'est égal. Mais aucun, je dis bien aucun, ne doit pouvoir s'échapper et prévenir les types au-dessus. Fais passer la consigne. Je vais ouvrir ces portes maintenant. Dis-leur d'attendre mon signal et puis de sortir pour se battre. L'épaisse couverture nuageuse masquait le clair de lune au-dessus de la cité dragon. Eliseth faisait les cent pas sur la plate-forme d'observation, au sommet de la plus haute tour de Dhiammara. — Où est-elle? marmonna-t-elle, incapable de contenir son agitation. Aurian va bientôt arriver, c'est obligé. C'était extrêmement perturbant. Depuis trois jours maintenant, la Mage ignorait tout des faits et gestes d'Aurian. Juste au moment où la misérable se dirigeait vers le désert, juste au moment où Eliseth avait le plus besoin de garder un œil sur son ennemie, elle avait perdu le contact avec son espion. Chaque fois qu'elle essayait de s'insinuer dans l'esprit de Vannor, elle se heurtait à une surface dure, vide et réfléchissante qui refusait de laisser passer la sonde de sa volonté. — Cette salope arrive, quoi qu'il en soit, se dit Eliseth. Je le sais ! Déjà, elle avait doublé les patrouilles dans le ciel autour de la montagne et elle avait mis les troupes khazalims qui gardaient les couloirs en état d'alerte maximale. Le calice et l'Epée étaient soigneusement cachés, et elle venait juste de terminer sa dernière ligne de défense : cette tempête au-dessus de la cité, qu'elle pouvait déchaîner d'un instant à l'autre. Ça serait sûrement suffisant, non ? —Ça fait longtemps, Eliseth. J'ai attendu ce moment avec impatience ! La Mage fit volte-face en poussant un cri inarticulé et regarda éperdu ment autour d'elle en se demandant d'où provenait la voix de son ennemie. Il n'y avait personne sur le toit, mais là, en bas, parmi les bâtiments de la cité, n'était-ce pas une haute silhouette familière avec des cheveux flamboyants ? Maudite soit-elle! Elle se dirigeait vers la tour d'émeraude. Frénétiquement, Eliseth agita les bras en essayant d'attirer l'attention des gardes postés sur tout le pourtour du cratère. — Par ici ! s'écria-t-elle. Etes-vous aveugles, bande d'idiots ? Aurian est ici! Pourquoi l'avez-vous laissé passer? Elle courut jusqu'au bord du toit et entreprit de dévaler l'escalier en colimaçon qui descendait jusqu'au sol. Mais elle ralentit bientôt, par prudence, car il n'y avait pas de rambarde ou de garde-fou pour l'empêcher de tomber si elle perdait l'équilibre. Dans la cité, la Mage avait disparu. Eliseth chercha Vannor - et le trouva non loin de là. Les combats dans la grande caverne furent brefs mais sanglants. Les colons des deux races, Ailés et humains, se réjouirent sauvagement de cette occasion qui leur était donnée de venger leurs morts et la ruine de tous leurs rêves. Les Khazalims constatèrent à leur réveil que les gardes avaient disparu, qu'on leur avait volé leurs armes et que les issues étaient bloquées. L'entrée de la grotte était gardée par deux Démons noirs d'une férocité sans égale. Une ouverture avait été creusée dans les entrailles de la montagne pour servir d'alternative à l'étrange moyen de transport cristallin créé par le peuple dragon pour atteindre la cité au sommet. Mais cette autre issue était bloquée par deux étranges guerriers du Nord, un homme et une femme, qui ne tardèrent pas à être rejoints par l'esclave qui avait été le chef des rebelles, l'homme qui, d'après la rumeur, avait tué le grand Xiang en personne. Nul n'osa l'affronter, à présent qu'il était libre. Une bonne moitié des guerriers du Sud survécut, en particulier ceux qui eurent l'intelligence de reconnaître que leur cause était perdue. Ils furent enfermés dans ce même enclos qu'ils gardaient jusqu'alors, où ils eurent tout le loisir de ruminer avec amertume le fait que c'étaient leur propre paresse et leur propre négligence qui les avaient menés à cette situation. Lorsque la caverne fut entièrement aux mains des rebelles, Aguila et les autres colons blessés furent soulevés en douceur ou trouvèrent une épaule solide pour les aider à sortir de l'enclos avant qu'on y enferme leurs ennemis. On les installa ensuite confortablement dans le camp près du bassin supérieur où les chefs de la révolte se rassemblèrent pour dresser leurs plans. —Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Pétrel à Schiannath. Tout comme Eliizar et Nereni, l'Ailé et sa compagne, Crête-de-Feu, étaient fous de joie de savoir que leur fils avait miraculeusement survécu. — Maintenant, on va à la ville, répondit le Xandim. Aurian dit qu'il existe un moyen secret de monter à l'intérieur de la montagne, quelque chose que je n'ai pas compris au sujet d'un cristal, mais, si Eliseth a fait venir les Khazalims pour garder cette caverne, elle doit être au courant de son existence... —Je ne crois pas, intervint Nereni. D'après ce que nous avons pu entendre, elle a découvert la caverne indépendamment des salles à l'intérieur de la montagne - celles-là, elle y est entrée par la ville. C'est pour ça qu'elle nous a fait creuser dans les niveaux inférieurs : elle s'est dit que, puisqu'elle n'arrivait pas à trouver d'autre issue, elle allait en créer une. Il y avait deux cristaux de transport, ajouta-t-elle d'un air rayonnant en ignorant Eliizar, dont le sourire s'évanouissait rapidement. Nous n'y sommes pas entrés, mais Shia l'a fait. (La petite femme fronça les sourcils en essayant de se souvenir.) Il y en avait un près du bassin, ajouta-t-elle gaiement. Oh, arrête de me donner des coups de coude comme ça, Eliizar, tu sais bien que j'attrape très vite des bleus. Mais celui-là ne va pas jusqu'en haut, et Aurian dit qu'ils ont vécu des choses horribles, avec des gouffres et des ponts invisibles, ce genre de choses. Mais il en existe un autre, celui par lequel ils sont redescendus. Il se trouve au fond de la caverne, par là-bas... Shia s'en alla jusqu'à la paroi du fond et renifla la roche, les moustaches hérissées. Brusquement, elle s'arrêta en poussant un grondement sourd et sa fourrure se dressa sur son échine. Ils n'avaient pas de Mage sous la main pour interpréter les paroles de la panthère, mais il était évident que cette dernière avait trouvé. Schiannath se leva d'un bond. — D'accord, allons-y, dit-il d'un ton brusque. Les Ailés, vous pouvez sortir et voler jusqu'en haut de la montagne. Vous saurez quoi faire en arrivant là-haut - votre mission, c'est de vous occuper de la menace aérienne. Nous allons devoir monter par groupes. A ton avis, ce cristal peut accueillir combien de personnes, Nereni ? L'intéressée haussa les épaules. — Environ six ou huit, je dirais. Mais pas beaucoup. — Bon, les félins n'ont qu'à y aller les premiers, décida Schiannath, ils valent dix guerriers réunis ! Iscalda, tu ferais mieux de les accompagner, pour organiser tout le monde là-haut. Et toi, Eliizar, tu veux faire partie du premier groupe ? Eliizar recula précipitamment, le teint verdâtre. —Je ne..., commença-t-il. Nereni plissa les yeux. —Ta fille se trouve là-haut, lui rappela-t-elle. Le maître d'armes déglutit péniblement et fit un pas en avant. — D'accord, autant en finir tout de suite. Nereni le serra contre elle. —Je suis très fière de toi, lui dit-elle à voix basse avant de s'en aller rejoindre Raven, qui restait en bas avec Jharav pour prendre soin des blessés et des enfants. Comme elle ne savait pas manier une arme, Nereni savait qu'il ne servait à rien d'essayer de prendre la place d'un guerrier. Néanmoins, en regardant ces derniers partir par petits groupes, comme aspirés par la paroi, elle regretta furieusement de ne pas avoir appris à combattre à un moment donné de son existence. — Mais vous ne pouvez pas vous en aller comme ça et nous laisser tout seuls, protesta Amahli à l'adresse de l'homme avec une seule main. Dame Aurian a dit que vous étiez censé rester dans ce bâtiment pour nous protéger. Et si quelqu'un arrivait? — Personne ne viendra, répliqua Vannor avec impatience. Je ne vois pas pourquoi je devrais rester là et rater la bataille, tout ça pour jouer les nourrices. Il va falloir vous débrouiller tout seuls. Vous avez le loup avec vous, après tout. Sur ce, il s'en alla. Quelques instants plus tard, lorsque Amahli et Tiercel regardèrent autour d'eux à la recherche du loup, ils s'aperçurent qu'il avait disparu lui aussi. — D'accord, Grince, voyons quel voleur tu es vraiment, murmura Aurian. Comme l'entrée de la tour d'émeraude avait été détruite dans le tremblement de terre, les esclaves d'Eliseth l'avaient reconstruite avec la roche de la montagne et y avaient installé une grande et lourde porte en fer avec une série de serrures complexes. — Où est-ce qu'elle a bien pu trouver un truc pareil, putain? marmonna Forral. Aurian haussa les épaules. — Il y avait beaucoup de grottes, à l'intérieur de la montagne, avec des portes comme celle-là. Nous n'avons jamais pu découvrir ce qui se cachait derrière parce que nous n'avons jamais réussi à les ouvrir. —Je vais me la faire, cette saloperie, assura Grince en glissant une dague effilée dans l'une des clenches. Je n'ai encore jamais vu un verrou me résister. — Eh bien, dépêche-toi, lui dit Forral. On veut entrer là-dedans avant qu'Eliseth pense à revenir par ici... Brusquement, le faucon d'Aurian s'envola de son épaule et se mit à décrire des cercles au-dessus de la tête de la Mage en poussant des cris excités. — Regarde ! s'exclama la Mage en montrant le ciel du doigt. Ils ont réussi ! Les panthères et les Xandims ont libéré les esclaves. Dans le ciel au-dessus de leurs têtes, il y avait plein de silhouettes ailées qui tournoyaient entre les nuages bas et orageux tout en combattant avec une férocité sauvage. Derrière elle, Aurian entendit Grince jurer tandis que résonnaient des cliquetis et des bruits de grattement. Elle réalisa brusquement que, puisque les esclaves étaient libres, Shia n'allait pas tarder à amener des guerriers au moyen du cristal de transport dont l'issue se trouvait dans la tour d'émeraude - laquelle ferait mieux d'être ouverte. — Grince, tu crois que tu... —Je l'ai eu ! grogna le voleur. On entendit un dernier cliquetis, et la porte s ouvrit. — Brave garçon ! s'exclama Aurian en lui tapant dans le dos. Grince lui sourit. —Je vous avais dit que vous auriez besoin de moi, pas vrai ? Le couloir en spirale, au milieu de la tour, brillait toujours d'une faible lueur verte, et Aurian fut assaillie par un puissant souvenir. Elle se tourna vers Forral et lui prit la main. —Tu te souviens de cet endroit ? lui demanda-t-elle doucement. Tu es venu à moi et tu m'as conduite ici... — Bien sûr que je m'en souviens, répondit le bretteur d'une voix étranglée. Dieux, que ça m'a fait du bien de te revoir, à ce moment-là! La Mort a bien failli me réduire en poussière à cause de cette escapade, ajouta-t-il en lui serrant la main, mais ça en valait le coup. Ils entamèrent leur ascension. Au détour du couloir, ils découvrirent que le cristal avait déjà permis le passage des panthères, d'Iscalda et d'Eliizar. Aurian serra le maître d'armes contre elle en poussant un cri de joie. — Où est ma fille? lui demanda son ami d'une voix pressante. — Elle est en sécurité, ne t'inquiète pas. Elle se trouve dans l'un des bâtiments, sous bonne protection. (Elle se tourna vers Iscalda.) Continue à faire passer les autres pendant que nous fouillons le bâtiment. — Impossible, le cristal est coincé, intervint Shia d'un ton maussade. Je m'en souviens, il n'a jamais bien fonctionné, après le tremblement de terre. Tu n'auras personne d'autre que nous. — Eh bien, il va falloir s'en contenter. On ferait mieux de commencer à fouiller le bâtiment, dans tous les cas. La Mage était convaincue qu'Eliseth avait enfermé l'Epée et le calice dans cet endroit. Mais, après une recherche peu fructueuse dans la tour d'émeraude, elle fut bien obligée de reconnaître qu'elle s'était trompée. Debout au milieu de la pièce, avec le soleil rayonnant sur le plancher - le cœur de la tour -, Aurian se laissa aller en proférant un chapelet de jurons. Si les Artefacts n'étaient pas là, où pouvaient-ils bien se trouver ? Et, plus important encore, où se cachait Eliseth ? 33 Résurrection Eliseth courait dans les rues de Dhiammara, à la recherche de son ennemie qui ne cessait de se dérober à elle. Elle avait du mal à se concentrer car elle voyait la scène à travers de multiples points de vue. Elle passait d'un pantin à un autre, puis elle revenait dans son propre corps avant de tout recommencer. A son grand soulagement, elle avait enfin trouvé Vannor. Qui plus est, elle avait réussi à accéder sans problème à son esprit. Lui aussi, elle l'avait envoyé en ville à la recherche d'Aurian. Après une longue fouille sans résultat, elle commençait à se lasser et à s'impatienter. De plus, un regard en direction des cieux lui montra que les Ailés de Plume-de-Soleil n'étaient pas de taille face à la férocité de Pétrel et des autres colons d'Eyrié. Il était temps d'intervenir si elle ne voulait pas perdre l'avantage. Puisqu'elle n'arrivait pas à trouver son ennemie, alors elle devait l'attirer jusqu'à elle. Elle tendit son esprit pour contacter Bern, qui était caché dans un bâtiment voisin. En le manipulant avec adresse, elle lui ordonna d'apporter les Artefacts sur la plate-forme de la plus haute tour de la cité. —Aurian ! s'écria Eliseth en augmentant par magie la portée de sa voix de façon à ce que celle-ci résonne à travers toute la cité dragon. J'en ai marre de jouer au chat et à la souris ! Si tu as envie de m'affronter, tu me trouveras au sommet de la plus haute tour. Il n'y eut pas de réponse, mais elle n'en attendait pas vraiment une. La Mage se hâta de prendre la direction de la tour. En arrivant en haut, Eliseth y trouva Bern, haletant à cause de cette longue ascension. Le calice et l'Epée gisaient sur la pierre à ses pieds. Très bien. Maintenant, que fabriquait donc Vannor... Au moment même où elle se glissait dans l'esprit de l'ancien marchand, ce dernier trouva la Mage. Vannor courait dans les rues, déconcerté et dérouté. Il ne cessait de perdre le fil de ses pensées et d'avoir des trous de mémoire inquiétants. Il avait l'impression qu'en un clin d'œil il se retrouvait dans une rue différente. Un seul impératif dominait la confusion qui régnait dans son esprit. Trouver Aurian, voilà tout ce qui importait. Il se dirigeait vers la tour verte étincelante lorsque, brusquement, il se retrouva face à la Mage. — Vannor? (Aurian fit un pas en avant, les sourcils froncés.) Qu'est-ce que tu fais là ? Tu es censé veiller sur les gamins... Alors, Eliseth se glissa dans l'esprit de Vannor, tira l'épée de ce dernier et frappa la Mage. La lame s'enfonça dans le cou d'Aurian qui s'effondra dans une mare de sang. Un cri d'angoisse retentit. Eliseth vit, à travers les yeux de Vannor, Aurian apparaître au coin du bâtiment, son épée à la main, les yeux flamboyants de rage et de chagrin. La Mage du Climat regarda de nouveau par terre. La personne qui saignait dans la rue n'était autre que la créature xandim que Vannor appelait Œil-du-Vent. Puis l'épée d'Aurian étincela et Vannor ne vit plus rien. Aurian contempla les deux hommes d'un air horrifié. Puis elle se jeta sur le corps de Chiamh, dont elle avait constaté tout de suite la blessure mortelle. Le coup maladroit d'Eliseth, destiné à le décapiter, n'avait fait qu'ouvrir une plaie profonde à l'endroit où le cou et l'épaule se rejoignaient, mais ça n'empêchait pas sa vie de s'écouler à chaque battement de son cœur vacillant. Elle n'avait pas le temps de guérir une blessure aussi effroyable, car il serait mort avant qu'elle ait le temps de terminer, sans compter qu'elle devait retrouver Eliseth. Puisant dans les pouvoirs du Bâton, elle figea l'Œil-du-Vent hors du temps, et Vannor avec lui, même si elle était pratiquement certaine de l'avoir tué. C'était donc lui, l'espion, depuis le début - mais c'était Eliseth qui regardait par ses yeux lorsqu'il avait porté le coup fatal. Aurian l'avait abattu par colère et aussi à cause de la nécessité de se débarrasser du pantin d'Eliseth, mais Vannor avait été son ami. Il était à présent impératif qu'elle retrouve le calice, pour le bien de Chiamh et de son assassin. Les compagnons d'Aurian se tenaient autour d'elle, stupéfaits et horrifiés par ce qui venait de se passer. — Chiamh était mon leurre, il projetait l'illusion qu'il était moi, expliqua-t-elle rapidement. Je lui ai pourtant expliqué, à cet idiot, que c'était dangereux... (Sa voix se brisa, et la Mage déglutit péniblement.) Je ne sais pas comment, mais Eliseth contrôlait Vannor... (Elle haussa les épaules. Ils n'avaient pas assez de temps pour une discussion pareille.) Et maintenant, je vais en finir avec elle. (Elle fit mine de se diriger vers la tour, puis elle s'immobilisa.) Vous tous, restez ici. Et je pense ce que je dis. Shia regarda Forral. — Tu crois qu'elle parlait de nous aussi ? —Non, sûrement pas. — C'est bien ce que je me disais. Ensemble, ils emboîtèrent le pas à la Mage. — D'accord, vous deux, dit Aurian sans même se retourner. Je savais que, dans tous les cas, vous n'en tiendriez pas compte. Le faucon continuait à planer autour de la tête de la Mage et ne tenait de toute évidence pas compte de ses paroles lui non plus. —Attends, attends! (Iscalda rattrapa la Mage en courant.) C'est de la folie! Pourquoi grimper tout là-haut quand c'est exactement ce qu'Eliseth attend ? Je vais t'emmener, Aurian. Nous allons voler. Rapidement, Iscalda passa sous sa forme animale, celle d'une jument blanche. La Mage se hissa tant bien que mal sur son dos en puisant dans les pouvoirs du talisman pour trouver des chemins dans le vent. Les deux amies s'élancèrent ainsi en direction de la tour élancée et de la haute silhouette aux cheveux d'argent qui se tenait au sommet. Aurian n'eut pas le moindre avertissement quant à l'attaque qui se produisit. Elle entendit un cri déchirant et vit un éclair d'argent lorsque la lame d'une épée fendit l'air en sifflant près de son oreille. Elle reprit ses esprits juste à temps pour voir Plume-de-Soleil plonger vers le sol en battant des bras. Le faucon se trouvait encore sur son visage dont il était occupé à arracher les yeux avec son long bec incurvé. L'oiseau ne lâcha sa proie que lorsque l'Ailé heurta le sol. Aurian se rappela les soupçons qu'elle n'avait jamais oubliés et se redemanda si le faucon n'abritait pas l'esprit d'Anvar. Eliseth poussa un cri d'horreur en voyant Plume-de-Soleil mourir. — Non! cria-t-elle. Sois maudite pour toute l'éternité! Sur l'ordre de la Mage, le vent commença à tourbillonner en hurlant autour de la tour pour essayer de faire tomber Aurian du dos d'Iscalda. Aurian augmenta ses pouvoirs à l'aide du Bâton et fit apparaître un bouclier autour d'elle et de ses compagnons, y compris le faucon qui était revenu se percher sur son épaule et qu'elle abrita, comme la jument blanche, dans la bulle protectrice de la barrière magique. Le premier éclair lancé par Eliseth rebondit sur le bouclier dans une pluie d'étincelles. Il fut suivi d'autres éclairs et d'une averse de grêle qui se heurta elle aussi à la barrière magique sans faire de dégâts. Aurian laissa tomber un instant son bouclier pour tirer une décharge d'énergie avec le Bâton en direction de la tour. Pendant un instant, la haute construction baigna dans un halo d'énergie verte et vibrante, puis il trembla sur ses fondations dans un grondement terrible. Une série de fissures apparut le long de la maçonnerie, mais la tour tint bon. Le serviteur d'Eliseth, qui essayait de s'abriter derrière elle, tomba à la renverse et roula par-dessus le rebord de la plate-forme. Son long cri plaintif s'éteignit brusquement lorsqu'il heurta le sol, ce qui fit frissonner Aurian. Eliseth, à l'abri derrière son propre bouclier, éclata d'un rire moqueur. Alors, pour la première fois, Aurian s'aperçut qu'Eliseth avait commis une erreur. L'Epée de Feu gisait toujours sur le toit de la tour, en dehors du bouclier de la Mage du Climat. Or Forral venait de grimper l'escalier en colimaçon, avec Shia sur ses talons. Ils traversèrent furtivement la plate-forme dans le dos d'Eliseth. Aurian fit aussitôt descendre Iscalda en piqué en voyant Forral plonger sur l'Artefact. Brusquement, la Mage se rappela qu'elle lui avait expliqué pourquoi elle n'avait pas réussi à conquérir l'Epée la première fois. Son sang se glaça dans ses veines. Non..., se dit-elle. Tout en refermant la main autour de la poignée de l'Epée, Forral leva les yeux et regarda Aurian avec tant d'amour et de nostalgie dans les yeux qu'elle comprit en un instant ce qu'il allait faire. Non ! hurla-t-elle intérieurement. Non, non, non... La scène parut alors se dérouler au ralenti. Forral retourna l'Epée et précipita le corps d'Anvar sur la lame. Eliseth commença à se retourner, la bouche ouverte sur un cri de protestation. Aurian, encore à un mètre environ du toit, sauta du dos d Iscalda pour se précipiter au chevet du bretteur. Forral pressa la poignée de l'Épée, poisseuse de son sang - du sang d'Anvar - dans les mains de la Mage. — Elle est à toi, chuchota-t-il. —Je suis à toi, chanta l'Epée. Une langue de feu rouge apparut le long de la lame dégoulinante, et Aurian sentit le pouvoir la parcourir dans un frisson. —Je suis à toi. Nous sommes unies par le sang, par un sacrifice, comme cela m’avait été promis. Je suis enfin conquise... Aurian en fut écœurée. Quelle horrible chose ! Mais elle ne pouvait laisser la faiblesse de ses sentiments amoindrir le sacrifice de Forral. À moitié aveuglée par les larmes, elle se leva d'un bond et abattit l'Épée enflammée dans un grand arc de cercle qui trancha à travers le bouclier d'Eliseth dans une impressionnante pluie d'étincelles. D'une torsion des poignets, comme Forral le lui avait appris dans le Val quand elle était petite fille, la Mage fit tourner l'Épée pour frapper de nouveau. Elle croisa le regard d'Eliseth et opposa le feu de sa colère à la haine glaciale de la Mage du Climat. Puis l'Épée de Feu traversa le crâne d'Eliseth, fendit son visage à la beauté parfaite et s'enfonça profondément dans son corps avant de s'arrêter enfin. Aurian s'effondra, épuisée et malade, au-dessus du corps de son ennemie vaincue. Vais-je mourir aussi? se demanda-t-elle avec détachement. La lumière parut devenir de plus en plus vive à travers ses paupières closes. Et puis il y avait ce chant surnaturel et retentissant... Un chant ? Au nom de la création, qui pouvait bien chanter en un moment pareil ? Aucune créature vivante ne produisait un son comme celui-là, et pourtant il lui paraissait si familier... D'un air las, Aurian releva la tête et ouvrit les yeux. Le soleil se levait, et il y avait des Dragons partout, certains rouges, d'autres dorés, d'autres encore verts. Tous la regardaient de leurs immenses yeux de braise, en étirant leurs ailes nervurées et translucides pour profiter du soleil matinal. Une immense créature dorée se posa près de la Mage sur le toit de la tour maculé de sang. Étonnamment, elle lui parut familière. — Mais..protesta Aurian, mais... La matinée s'anima en lumière et en musique lorsque le Dragon commença à parler. —Mais je suis mort dans le tremblement de terre lorsque la salle du trésor s'est effondrée? (Une cascade de couleurs chatoyantes décora le ciel lorsque la bête se mit à rire.) Tout ça n'était qu'illusion, Mage. Une fois conquise et le mal vaincu, l'Épée était destinée à nous ramener dans le temps, car nous ne souhaitions pas vivre en ce monde tant qu'il ne serait pas devenu un endroit meilleur... (Le Dragon inclina la tête et la regarda d'un air de reproche.) Je dois dire que tu en as mis du temps! Aurian s'emporta. — Et moi, je dois dire que je suis surprise que vous ayez créé une chose aussi immonde. (Elle contempla avec dégoût l'Épée maculée de taches cramoisies qui bourdonnait toujours son chant féroce de sang et de massacre.) Qui plus est, vous pouvez la reprendre ! De toutes ses forces, elle planta l'arme dans la pierre du toit. A sa grande surprise, l'Épée s'y enfonça facilement sur la moitié de sa longueur. Le Dragon la regarda en ouvrant grand les yeux de surprise - mais il y avait aussi une bonne dose de respect dans son regard. — Toujours aussi téméraire, Mage, chanta-t-il. Nous venons d'assister à la naissance d'une autre légende! — Que la peste emporte vos légendes! répliqua sèchement Aurian. Puis elle rendit les armes. Il était absolument impossible de rester longtemps en colère face à un être aussi beau, aussi grandiose. Elle songea qu'il devait s'agir d'une caractéristique destinée à assurer leur survie, puisque le peuple dragon avait tendance à être une race des plus agaçantes. —Je suis contente que vous soyez de retour, confia-t-elle doucement au Dragon, mais j'espère que vous mesurez les sacrifices qui ont été faits pour vous. Sur ce, elle se tourna vers Forral - et se retrouva nez à nez avec l'immense et imposante silhouette de la Mort. — Eh bien, vous les avez tous les deux, maintenant, dit-elle amèrement. Etes-vous enfin content ? —Au contraire, Mage, répondit le Spectre. (Au ton de sa voix, on aurait presque dit qu'il souriait dans les profondeurs obscures de son capuchon.) Je n'ai peut-être pas les deux, pas encore. Cependant, je suis venu pour le calice. Es-tu prête à tenir ta promesse ? — Est-ce que... est-ce que je peux d'abord vous l'emprunter pour quelques minutes ? demanda rapidement Aurian. Cette fois, le Spectre éclata de rire. — Comme l'a fait remarquer le Dragon, personne n'a plus d'audace qu'un Mage. Oui, tu peux me l'emprunter, à condition que tu promettes de ne plus jamais entrer dans mon domaine, enfin, jusqu'à ce que je t'y invite, bien sûr. —Je crois que je peux tout à fait vous le promettre, assura Aurian. —Tu vois, dans ce cas, je peux même t'aider. La Mage entendit des battements d'ailes et vit les Ailés de Pétrel approcher en portant les corps de Chiamh et de Vannor. Ils les déposèrent en douceur près de la Mage. — L'un d'eux t'appartient, dit de nouveau la voix de la Mort, et l'autre est à moi. Tu peux avoir l'Œil-du-Vent, mais l'autre a été arraché à mon royaume et doit y retourner. Aurian acquiesça sans mot dire. Ce cher Vannor allait lui manquer. Le Spectre alla lui-même ramasser le calice dans un coin abrité du toit. Stupéfaite, Aurian vit l'Artefact passer, entre les mains de la Mort, du noir décoloré à l'or brillant et intact qui était son apparence d'autrefois. Le Spectre inclina la tête et le rendit à la Mage. L'Artefact semblait rempli à ras bord d'une lumière blanc bleuté. Aurian s'agenouilla au-dessus du cadavre mutilé de Chiamh et répandit un peu de brillance liquide sur ses effroyables blessures. Chiamh ouvrit les yeux et lui sourit. —Je croyais que j'étais mort, dit-il doucement. Je suis heureux qu'il n'en soit rien. Tu m'aurais manqué. —Et moi, alors ? s'éleva une voix impatiente. Aurian se retourna et vit Wolf. Pendant un instant, elle se demanda quoi faire, puis elle sut. — Tiens, mon fils. (Elle déposa le calice devant le loup gris hirsute.) Bois. Lorsque Wolf se mit à laper le contenu luminescent du calice, la brillance parut s'insinuer en lui et se répandre dans tout son corps. Elle devint de plus en plus vive jusqu'à ce qu'il soit impossible d'en soutenir l'éclat. Quand Aurian put de nouveau regarder son fils, elle découvrit le garçon robuste aux cheveux noirs qu'elle avait vu entre les Mondes. Il était vêtu d'une cape grise informe. Aurian se leva d'un bond pour l'étreindre, mais elle le sentit se raidir dans ses bras. — Papa! s'écria-t-il avec angoisse. Il est mort! Aurian n'eut pas le temps de répondre, car l'air devint brusquement glacial et une ombre noire vint masquer le soleil matinal. Les Ailés se dispersèrent en poussant des cris d'effroi et même les Dragons battirent des ailes en sifflant d'un air perturbé. Mais Aurian, sans la moindre peur, s'avança jusqu'au bord du toit en tendant le calice. — Le voici, cria-t-elle. J'ai tenu ma promesse envers vous aussi. Dans une mince cascade noire comme de la fumée, les Nihilims plongèrent dans le calice avant d'en ressortir, radieux et resplendissants, avec des ailes argentées translucides. La Mort s'inclina bien bas devant la Mage. — De fait, ma dame, lui dit-il avec un profond respect, il s'agit sans doute là de votre plus grand exploit. Vous avez droit à ma reconnaissance, ainsi qu'à celle de toutes les créatures mortelles. Tandis que les séraphins disparaissaient, une silhouette brumeuse se matérialisa aux côtés du Spectre. — Forral ! s'écria Aurian. Le bretteur, sous sa véritable apparence, lui tendit les bras, et Aurian découvrit, stupéfaite, qu'elle pouvait le toucher, comme s'il était fait de chair. — C'est le cadeau que je vous offre, expliqua doucement la Mort. L'occasion de vous dire adieu. —Je ne peux pas! s'écria Aurian. Je ne peux pas te perdre de nouveau ! — Mais si, mon amour, rétorqua le bretteur avec fermeté. Je suis mort, de toute façon, tu te rappelles ? La Mort a raison, il est temps que je m'en aille à présent. Vannor et moi partirons ensemble. J'ai eu la chance de te revoir une dernière fois et de rencontrer mon fils, et c'est tout ce que je voulais. Tu es en sécurité à présent et tu seras heureuse... Il lui prit le calice des mains et déversa le reste de la brillance sur le corps ensanglanté d'Anvar. Sous les yeux d'Aurian, ce dernier commença à guérir. Forral s'inclina devant la Mort et lui rendit le calice. Le Spectre disparut. Le bretteur serra son fils contre lui, puis prit la Mage dans ses bras. —Anvar est le dernier cadeau que je te fais, chuchota-t-il. Sois heureuse. Bon voyage, mon amour, jusqu'à notre prochaine rencontre. Il disparut comme de la fumée, et Aurian se retrouva les bras vides. Mais, à ses pieds, Anvar bougea, ouvrit ses yeux bleus et sourit. Le corps d'un faucon tomba à côté d'eux sans qu'ils y prennent garde. — Mon amour, murmura Anvar. Les deux âmes sœurs unirent leurs esprits débordants de joie. Aurian le serra contre elle. Il était enfin de retour. Zanna se tenait sur le promontoire, au-delà du village de pêcheurs, et regardait le soleil levant peindre un chemin rose et or sur l'océan vert et lisse. Elle s'était réveillée tôt à cause d'un rêve des plus étranges. Vannor était venu la voir, nimbé d'un halo d'or effulgent . Je m'en vais, maintenant, fillette, avait-il dit, alors je me suis dit que je ferais bien de passer dire au revoir. Forral et moi, on s'en va ensemble. On ramène le calice à la Mort, mais tu n'as pas envie de m'entendre raconter tout ça. Tout s'est bien terminé, en fin de compte. Eliseth est morte, et Aurian et Anvar se sont retrouvés. Oh, et puis Wolf est enfin redevenu humain. Quoi qu'il en soit, il faut que j'y aille, ma chérie. Tu vas me manquer. Prends soin de toi et de ma petite-fille, d'accord ? Garde-moi dans ton cœur et je ne serai jamais bien loin de toi. Zanna avait senti l'empreinte fantomatique d'un baiser sur son front, puis elle s'était réveillée. Vannor n'était plus là mais, étrangement, l'empreinte du baiser y était encore. La Nightrunner essuya ses larmes et regarda l'océan. Son rêve était réel, elle en était persuadée. —Au revoir, papa, murmura-t-elle. Prends soin de toi. Elle se demanda comment il savait pour sa petite-fille. Jusqu'alors, elle n'était même pas certaine d'attendre un enfant. Je me demande si je devrais déjà annoncer la nouvelle à Tarnal? Son regard fut attiré vers la haute mer et l'éclat du soleil sur des jets d'eau. Zanna retint son souffle. Il y avait des baleines, là-bas ! Plus de baleines qu'elle aurait pu l'imaginer! Puis, venant du nord, elle aperçut un autre groupe d'environ quatre ou cinq cétacés noirs et lisses, avec à leur tête une énorme baleine qui dépassait de loin les autres en taille et en prestance. Les deux groupes offrirent en se rejoignant un spectacle grandiose. Ils bondirent gaiement hors de l'eau avec une grâce incroyable et projetèrent l'eau de mer autour de leurs grands corps dans des arcs de cercle étincelants comme des diamants. Sous les yeux de Zanna, le petit groupe de Léviathans fut absorbé au sein de la grande famille de ses congénères. Puis ils s'en allèrent tous ensemble et disparurent dans l'éclat doré du soleil levant comme un rêve au sortir du sommeil. Quelques jours plus tard, Aurian et plusieurs de ses compagnons se préparèrent à quitter Dhiammara pour de bon. La plupart, y compris les captifs khazalims, s'apprêtaient à retourner chez eux. Eliizar et Nereni étaient impatients de rentrer à la colonie pour tout rebâtir. A la surprise générale, Raven et Aguila, qu'Aurian avait guéri, s'en retournaient là-bas eux aussi. —Je n'ai jamais eu de chance en Aerillia, insista Raven. Que les prêtres la gardent, puisqu'ils en ont tellement envie. En plus, Nereni me manquerait trop, ajouta-t-elle avec un sourire éblouissant à l'intention de son amie. — Nous retournons chez les Xandims, Chiamh, Iscalda et moi, expliqua Schiannath. Il est temps que quelqu'un les rassemble. Nous serons suffisamment proches d'Aurian et d'Anvar pour leur rendre visite, cependant. Eliizar tenait sa fille par les épaules. — Où comptez-vous aller ? demanda-t-il aux Mages. Sans doute pas dans le Nord, j'imagine? Anvar secoua la tête. —Non, nous en avons parlé. Il est vrai qu'il y a encore beaucoup à faire dans le Nord, la disparition des félins, le problème des Phées, mais nous avons décidé de laisser D'arvan s'en occuper pour l'instant - pendant un bon moment. —Nous manierons sans doute de nouveau le Bâton et la Harpe, ajouta Aurian avec le sourire, mais nous avons besoin de repos et nous voulons profiter de l'occasion d'être une vraie famille. Anvar m'a parlé d'une baie merveilleuse, où la mer est chaude et bleue, avec une forêt luxuriante à proximité, pleine de fruits et de gibier... Nous avons l'intention de nous y installer et de laisser quelqu'un d'autre se préoccuper des ennuis du monde pendant quelque temps. Il y a même des collines à l'intérieur des terres, avec des grottes où Shia pourra élever ses petits, ajouta-t-elle en souriant à son amie, occupée à frotter son museau contre celui de Khanu. — Ben voyons! Tu n'auras qu'à m'aider à veiller sur eux, si ça te fait tellement plaisir, répondit la panthère en privé. Aurian sourit et demanda à Grince ce qu'il comptait faire. Le voleur pouffa de rire. — Oh, je pense que je devrais pouvoir m'en sortir. Il fouilla dans la poche intérieure de sa tunique et en sortit un petit sac en cuir dont il déversa le contenu scintillant dans sa paume. Aurian laissa échapper un hoquet de stupeur avant d'éclater de rire. — Les joyaux de Pendral ! Espèce de petit misérable! pouffa-t-elle. Tu les avais donc sur toi depuis tout ce temps ? — Et comment! renifla Grince. Après tout le mal que je me suis donné pour leur mettre la main dessus, vous croyez quand même pas que j'allais les laisser quelque part ? BRAGELONNE, C'EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir la lettre de Bragelonne annonçant nos parutions et participer à des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile! Faites-nous parvenir vos noms et coordonnées complètes, ainsi que votre date de naissance, à l'adresse suivante : Bragelonne 35, rue de la Bienfaisance 75008 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter notre site Internet : http://www.bragelonne.fir Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, des liens vers d'autres sites de Fantasy et de SF, un forum et bien d'autres surprises! Du même auteur, chez le même éditeur : Les Artefacts du Pouvoir : 1. Aurian (2006) 2. La Harpe des Vents (2007) 3. L'Épée de Feu (2007) 4. Dhiammara (2008)