1 LA DAME DU LAC — Bonjour, petite fille ! Aurian sursauta et la boule de feu avec laquelle elle jonglait tomba sur les feuilles sèches et moisies qui tapissaient la forêt. Cédant à la panique, la fillette oublia le sortilège d'extinction qu'elle connaissait et étouffa rapidement le feu naissant avec son pied. Sa mère lui avait interdit de venir jouer ici toute seule et il était trop tard pour se cacher. Aurian voulut tourner les talons et s'enfuir, mais l'étrange apparence de l'intrus qui venait d'entrer dans la clairière la figea sur place. Elle n'avait jamais vu d'homme auparavant. Grand et large d'épaules, entièrement vêtu de cuir brun sous sa lourde cape, il portait une énorme épée au côté. Aurian trouva bizarres les poils noirs qui lui couvraient le visage. Ajoutés à ses yeux bruns, ils la faisaient penser aux animaux qu'elle avait pour amis. Lorsqu'il s'avança, la main tendue, Aurian recula précipitamment devant cette carrure imposante. Une nouvelle boule de feu commença à se former entre ses doigts. L'homme dévisagea la fillette d'un air pensif, puis s'assit à même le sol, les mains sur les genoux. Il semblait beaucoup moins menaçant à présent qu'il se trouvait à portée de sa taille, si bien qu'Aurian commença à se sentir un peu plus en confiance. Ces terres appartenaient à sa mère, après tout. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. — Je suis Forral, bretteur et vagabond, à ton service, petite demoiselle. Il inclina la tête d'un air grave, car il n'était pas facile pour lui de faire la révérence en position assise. — D'accord, mais qui êtes-vous vraiment ? insista Aurian en maintenant toujours une distance de sécurité entre eux. Que voulez-vous ? Vous ne devriez pas être là, vous savez. Les animaux étaient censés vous empêcher d'entrer. Forral sourit. — Ils ne m'ont pas dérangé. Je ne fais pas de mal aux animaux et, en retour, ils ne m'en font pas non plus. C'est un bon mode de vie. Aurian se surprit à le trouver sympathique en dépit des avertissements de sa mère. C'était effectivement un bon mode de vie et elle aimait son sourire. Ce n'était donc que justice de le prévenir de ce que lui ferait sa mère si elle le trouvait errant sur ses terres. — Écoutez..., commença-t-elle, mais il s'était déjà remis à parler. — Pourrais-tu par hasard me conduire auprès de la Dame du Lac ? — Qui ça ? Forral fit un geste vague de la main. — Tu sais bien - la Mage. Dame Eilin. Si je ne m'abuse, tu dois être sa fille, la jeune Aurian. Tu es le portrait de Geraint. Aurian en resta bouche bée. — Vous avez connu mon père ? La tristesse assombrit le visage de Forral. — En effet, répondit-il doucement. J'ai connu tes deux parents. C'est Geraint qui m'a permis de trouver un métier. J'étais un orphelin d'à peu près ton âge quand il m'a recueilli. Il m'a fait entrer à l'école des bretteurs de la garnison de Nexis et il est resté mon ami durant toutes les années qui ont suivi. (Il soupira.) Je combattais à l'étranger, de l'autre côté de la mer, lorsque ton père est mort. La nouvelle de... l'accident n'est jamais arrivée aussi loin. Je viens juste de rentrer et quand j'ai appris ce qui s'était passé... (Pendant un moment, il eut du mal à poursuivre, puis il retrouva sa voix :) Eh bien, je suis venu aussitôt. Je suis là pour proposer mes services à ta mère. — Elle ne voudra pas de vous. Les mots venaient à peine de jaillir de sa bouche lorsqu'Aurian s'aperçut de son manque de tact. Ça paraissait terrible de lui dire ça alors qu'il était venu de si loin. En plus, elle l'aimait bien, déjà. Du haut de ses neuf ans, Aurian ne se souvenait pas d'avoir connu d'autre compagnie humaine que celle de sa mère. Or Eilin avait peu de temps à consacrer à sa fille. Elle était bien trop préoccupée par son Grand Œuvre. Aurian menait une vie solitaire, avec les animaux pour seuls compagnons. Elle chercha désespérément un moyen d'expliquer les choses, pour ne pas blesser l'amour-propre de son nouvel ami. — Vous savez, ma mère ne reçoit jamais de visiteurs. Elle est si occupée qu'elle me voit rarement. Forral la dévisagea de la tête aux pieds. Si Aurian avait reçu une éducation normale, elle aurait été embarrassée par sa tunique grise déchirée, ses boucles rousses emmêlées, les traces de salissure sur son visage et la terre qui maculait ses genoux dénudés. Mais en l'occurrence, elle soutint le regard du bretteur sans la moindre gêne. — Dans ce cas, qui s'occupe de toi ? finit-il par demander. Aurian haussa les épaules. — Personne. L'imposant guerrier fronça les sourcils. — Alors il est grand temps que quelqu'un le fasse. Et puisqu'on en parle, es-tu vraiment censée faire une chose pareille ? Il désigna la boule de feu qu'elle avait oubliée et qui continuait à danser au-dessus de sa paume. Aurian la fit disparaître hâtivement et cacha ses mains derrière son dos, regrettant de ne pouvoir masquer son air coupable aussi facilement. — Eh bien... pas vraiment, confessa-t-elle. Mais il s'agissait d'une urgence. Vous ne me dénoncerez pas, n'est-ce pas ? Forral parut réfléchir à la question. — D'accord, je ne dirai rien - pour cette fois, ajouta-t-il d'un air sévère. Mais ne recommence pas, tu entends ? C'est très dangereux. Et ne va pas croire que je n'ai pas vu ce que tu faisais quand je suis arrivé. Il ne s'agissait pas d'une urgence à ce moment-là, pas vrai ? (Aurian sentit ses joues s'empourprer et Forral sourit d'un air malicieux.) Allez, viens, jeune fille, allons voir ta mère. — Elle ne sera pas ravie, tenta de le prévenir Aurian, mais elle voyait bien qu'il ne la croyait pas. Ils entreprirent de gravir la pente couverte d'arbres. Forral menait son cheval fatigué par la bride tandis que l'enfant maigre et dégingandée montait à cru son poney brun hirsute. Une froide lumière d'automne filtrait à travers les branches dénudées, couvrant d'or l'épais tapis de feuilles mortes qui craquaient sous leurs pas. Au sommet de cette longue élévation, les bois cessaient abruptement. L'enfant s'arrêta, le visage sombre et fermé. — Que les dieux nous préservent ! s'exclama Forral. Il contempla les lieux dévastés en contrebas et eut du mal à en croire ses yeux. La nouvelle de l'accident de Geraint lui avait causé un choc, mais il ne s'attendait pas à quelque chose d'une telle ampleur. L'immense cratère stérile s'étendait bien au-delà de la crête, aussi loin que pouvait porter le regard. C'en fut presque trop pour le bretteur, car le paysage prouvait à quel point son ami avait connu une fin violente. Geraint, le plus brillant et le plus impétueux des Mages, têtu et arrogant, comme tous les siens. Geraint, grand et roux, avec son tempérament explosif, son rire communicatif et son inépuisable joie de vivre. Geraint et cette gentillesse de cœur qui lui avait permis de se lier d'amitié avec un pauvre jeune garçon qui osait rêver. Alors qu'il partait favori pour devenir le prochain Archimage, il s'était tué au fond de ce cratère. Lui aussi avait osé rêver, songea tristement Forral. Huit ans plus tôt, Geraint s'était servi de l'antique magie du légendaire peuple dragon, que l'on ne comprenait qu'à moitié, pour tenter d'amasser de vastes quantités d'énergie afin de passer instantanément d'un monde à un autre. Le résultat avait été désastreux. On racontait que Geraint avait été à deux doigts de détruire la terre et l'on pouvait déjà prédire que son nom serait maudit par des générations de Mages et de Mortels. Forral préférait penser que son ami, reconnaissant trop tard le danger, avait sacrifié sa vie dans le but de confiner les dégâts dans une zone aussi petite que possible. Malgré tout, le profond cratère en contrebas faisait au moins cinq lieues de diamètre. Ses flancs n'étaient plus qu'un amas de roches magmatiques tordues et lézardées et son sol incliné ressemblait à du verre noir et ridé. Au centre de ce désert sans vie, l'œil du bretteur fut attiré par le reflet du soleil sur l'eau. Forral n'aurait su dire combien de temps il resta ainsi, consterné par la destruction qu'avait provoquée Geraint. Puis il finit par s'apercevoir que l'enfant le regardait fixement. — Ma mère n'est pas encore arrivée jusqu'ici, expliqua-t-elle d'une petite voix dépourvue d'émotion. Je vous avais dit qu'elle est occupée. Il y a beaucoup à faire. Le bretteur se prit de pitié pour cette petite fille qui grandissait seule et négligée par sa mère dans cet univers désolé. Les rumeurs étaient donc vraies ? Eilin avait perdu l'esprit à la mort de son âme sœur ? On racontait que cette adepte de la magie de la Terre avait noyé son chagrin dans son obsession de rendre leur fertilité aux terres dévastées par la tragique erreur de Geraint. Par égard pour l'enfant, Forral se ressaisit et tenta de prendre un air joyeux. Mais son cœur ne cessa de sombrer tandis qu'ils poursuivaient leur chemin. Ils éprouvèrent quelques difficultés à amener le cheval de Forral jusqu'en bas du cratère. En revanche, le poney d'Aurian avait le pied sûr et ne posa guère de problèmes. La fillette montait à cheval tel un centaure et devait être habituée, sans nul doute, à parcourir le terrain glissant et tout en replis de l'énorme cratère. Ce devait être terrible ici, en été, songea Forral en chemin. Même à présent, la roche semblable à du verre renvoyait la chaleur et les reflets miroitants du pâle soleil d'automne. De l'eau s'était accumulée au fond des replis les plus profonds, mais les oiseaux qui passaient de temps en temps au-dessus de leurs têtes représentaient les seuls signes de vie. Ce fut Aurian qui finit par briser le long silence qui s'était installé entre eux. — Comment était mon père ? La question prit Forral au dépourvu, mais il ne manqua pas de noter que derrière elle se cachait une véritable supplique. — Ta mère ne t'en a rien dit ? — Non. Elle refuse de parler de lui. Elle dit que tout ça, c'est sa faute. (Aurian engloba d'un geste le paysage qui les entourait et poursuivit d'une voix tremblante :) Elle dit qu'il a mal agi et qu'il est de notre devoir de réparer son erreur. Forral frémit. Qu'était-il arrivé à Eilin ? Il s'agissait d'un fardeau bien trop lourd à porter pour une enfant ! — C'est ridicule, répondit-il fermement. Geraint était un homme bon et gentil, et un véritable ami à mes yeux. Ce qui est arrivé était un accident. II ne l'a pas fait exprès, mon chou. Il a commis une erreur, c'est tout - et ne laisse personne te dire le contraire. Le visage d'Aurian s'éclaira. — Si seulement je pouvais me souvenir de lui, déplora-t-elle doucement. Vous voulez bien me parler de lui pendant que nous continuons à marcher ? — Volontiers. À environ deux lieues du centre du cratère, le sol retrouva une surface lisse et la pente devint plus douce. La roche se recouvrit d'une fine couche de terre où de minuscules plantes s'efforçaient de pousser. Le temps d'arriver en vue du lac, Forral et Aurian se retrouvèrent sur une pelouse rêche parsemée de marguerites et passèrent entre des aubépines, des mûriers et des sureaux ployant sous le poids de leurs innombrables fruits et abritant de nombreux oiseaux. Des bosquets d'arbres harmonieux, dont certains portaient encore des poires et des pommes, se dressaient le long des rives verdoyantes. Forral ne put s'empêcher d'être impressionné par le travail qu'Eilin avait réussi à accomplir en l'espace de huit petites années. Seulement il était dommage qu'elle n'ait pas su prodiguer la même attention à la petite fille. Le lac, grand et rond, avait été formé par l'eau accumulée au fond du cratère. Au centre se dressait une île, visiblement faite de main d'homme - ou de Mage - et reliée à la rive par un étroit pont de bois. Une tour s'y élevait au-dessus du lac telle une lance de lumière. Forral retint son souffle. Le rez-de-chaussée, environné de jardins, était construit en pierre noire, mais il était surmonté d'une structure en cristal, aérienne et scintillante, qui s'élançait vers le ciel au-dessus des eaux miroitantes. Une mince flèche de verre couronnait cet édifice éthéré, avec à son sommet un point lumineux qui brillait telle une étoile déchue. — Dieux, que c'est beau, souffla-t-il. Aurian le regarda d'un air renfrogné. — C'est ici que nous vivons. Elle haussa les épaules et mit pied à terre, puis renvoya son poney en lui donnant une petite tape amicale. Forral fit de même avec son cheval après qu'elle l'eut assuré que l'animal resterait à proximité pour paître. Laissant sa selle sous un arbre, il suivit la fillette sur le pont. Un sentier de sable blanc traversait les jardins d'Eilin et longeait un potager avec ses rangées bien entretenues de légumes d'arrière-saison, ses herbes aromatiques disposées de façon précise en un camaïeu de verts, et ses massifs de fleurs automnales flamboyantes au milieu desquels se trouvaient plusieurs ruches. Leurs occupantes bourdonnaient activement parmi les bourgeons dorés ou cuivrés pour ne pas perdre une seconde de cette dernière période de chaleur, assez rare avant l'hiver. En suivant l'enfant à l'intérieur de la tour, Forral se dit que la Mage réussissait très bien à subvenir à ses besoins et à ceux de sa fille en dépit de leur isolement. Cependant, il se demanda comment Eilin avait obtenu les graines, le tissu et toutes ces choses indispensables que le terreau du Val ne pouvait fournir. La porte d'entrée s'ouvrait directement sur la cuisine, qui servait visiblement de pièce de vie. Ses murs taillés dans la pierre noire qui servait de fondation à la tour donnaient à la cuisine l'apparence d'une caverne. Mais la chaleur qui émanait du poêle en métal ventru disposé dans un coin donnait à la pièce un caractère confortable. Des tapis de laine colorés égayaient le sol à côté d'une table en bois récurée sous laquelle étaient rangés des bancs. Deux chaises rembourrées attendaient près du poêle et des placards, et des étagères s'accrochaient aux murs pour ne pas perdre une miette de cet espace étriqué. Deux portes conduisaient à d'autres pièces. Aurian désigna celle de droite. — C'est ma chambre, expliqua-t-elle au bretteur. Ma mère dort en haut, pour rester près de ses plantes. Un délicat escalier métallique en colimaçon s'élevait vers les étages. Aurian hésita au pied des marches et fit signe à Forral de passer le premier. Ses bottes résonnant tel un son de cloche sur le métal vibrant, le bretteur monta l'escalier, surpris par l'appréhension qui se lisait sur le visage de l'enfant. Au passage, Forral jeta un coup d'œil à l'intérieur des pièces en verre sur lesquelles donnait l'escalier et comprit le dessein pragmatique qui se cachait derrière l'extravagante architecture de la tour. Toutes les salles étaient remplies de bancs sur lesquels s'alignaient, dans des caisses de terre, de jeunes pousses baignant dans la chaude lumière d'après-midi filtrée par les parois en cristal. De petites gouttes d'eau, comme surgies de nulle part, ajoutaient de l'humidité dans l'air. Forral éprouva des picotements sur la peau tant l'accumulation de magie était forte. Il était sûr de voir pousser les plantes sous ses yeux. Il finit par trouver la Mage dans l'une de ces pièces, mais elle était trop occupée pour remarquer son intrusion. — Va-t'en, Aurian, marmonna-t-elle sans lever les yeux. Je t'ai déjà dit de ne pas m'importuner quand je travaille. Eilin avait vieilli, songea le bretteur. Cela le surprit. Les Mages, tout comme les Mortels, risquaient de mourir de maladie ou d'un accident mais, en dehors de ça, ils vivaient aussi longtemps qu'ils le souhaitaient, ne mouraient que lorsqu'ils choisissaient de quitter ce monde et préservaient leur apparence physique à l'âge qui leur plaisait. Forral se souvenait d'Eilin comme d'une jeune femme vibrante, mais du gris teintait sa chevelure et des plis marquaient son front. De profondes rides d'amertume ornaient les commissures de ses lèvres et elle paraissait pâle et terriblement amaigrie dans sa robe défraîchie et rapiécée. — Eilin, c'est moi - Forral. Réprimant son désarroi, il s'avança, les bras tendus pour l'étreindre, puis il eut un mouvement de recul en voyant le visage de la Mage se tordre de rage. — Sors d'ici ! s'exclama-t-elle d'un ton brusque avant de se jeter sur sa fille pour la gifler. Comment as-tu osé l'amener ici ? Aurian se cacha derrière Forral. — Ce n'est pas ma faute, gémit-elle. Forral, sentant la colère monter en lui, se retourna et passa un bras autour des épaules de l'enfant. — Tu vas bien ? Aurian acquiesça en se mordillant la lèvre. Une vilaine marque rouge marbrait son visage pâle. Forral vit des larmes dans ses yeux et la serra brièvement contre lui. — Descends et va m'attendre près du pont, lui dit-il doucement. Quand la petite fille eut quitté la pièce, le bretteur se tourna de nouveau vers Eilin. — Ce n'était pas très juste, lui fit-il remarquer d'un ton froid. — La justice n'existe pas, Forral - je l'ai découvert à la mort de Geraint. Cette misérable enfant aurait dû te dire que je ne vois jamais personne ! — Elle l'a fait. Et j'ai choisi de passer outre. J'imagine que, maintenant, tu vas vouloir me frapper aussi ? Il faisait beaucoup d'efforts pour ne pas laisser éclater sa colère. Eilin détourna les yeux pour éviter son regard. — Je veux que tu t'en ailles. Pourquoi es-tu venu ? — Je suis venu dès que j'ai pu, dès que j'ai appris ce qui est arrivé à Geraint. J'aurais aimé être là plus tôt. Ça t'aurait peut-être empêchée de devenir une vieille femme amère. — Comment oses-tu ! — C'est la vérité vraie, Eilin. Mais je suis venu t'offrir mes services, par amitié pour Geraint, et cette proposition tient toujours. Eilin s'éloigna avec raideur jusqu'à l'autre bout de la pièce. La colère rendait ses gestes saccadés. — Maudit sois-tu, Mortel ! Inconstant et déloyal, comme tous ceux de ta race ! Que pourrais-je bien faire de toi maintenant ? Où étais-tu il y a huit ans, quand j'avais vraiment besoin de toi ? Tu étais l'ami de Geraint - il t'écoutait ! Avec ton aide, j'aurais pu le convaincre de renoncer à cette folie ! Mais non, tu avais envie de voyager, pour voir le monde. Eh bien, j'espère que cette expérience t'a suffisamment comblé pour compenser la perte d'un ami ! Tu arrives trop tard, Forral ! Sors d'ici, et ne reviens pas ! Ces paroles amères affectèrent profondément Forral, tout guerrier endurci qu'il fût. La douleur d'avoir perdu Geraint était encore vive et les accusations d'Eilin contenaient un fond de vérité suffisant pour lui faire mal. Peut-être ferait-il mieux de s'en aller... Puis il se souvint de la fillette. — Non. (Il redressa les épaules.) Je ne partirai pas, Eilin. Ta solitude t'a visiblement fait du mal et la petite a besoin de quelqu'un pour s'occuper d'elle. Mieux vaut te faire à l'idée que je vais rester, car il n'y a rien que tu puisses faire pour l'empêcher. — Ah, tu crois ça ? Elle fit volte-face et Forral s'aperçut, mais trop tard, qu'elle tenait son bâton à la main. Le plancher parut s'effondrer sous lui et un puissant rugissement lui emplit les oreilles. Sa vision explosa en une myriade de lumières colorées et la douleur lui coupa le souffle lorsqu'il eut la brève impression que tout son corps se vrillait. Puis le sol vint à sa rencontre et le choc fut brutal. Forral ouvrit les yeux avec précaution. Il était allongé sur une douce étendue de pelouse, de l'autre côté du pont. Il contempla l’île et sa tour au beau milieu des eaux calmes et proféra un chapelet de jurons. La petite fille traversa le pont en courant, ses pieds nus résonnant sur les planches. Puis elle s'immobilisa abruptement à côté de Forral. — Elle vous a jeté dehors, on dirait. Elle ne paraissait pas du tout surprise, mais il lut de l'anxiété sur son visage. Il s'assit et gémit. — Putain, c'était quoi, ce truc ? — Un sort d'apparition. (Aurian paraissait fière de connaître le mot juste.) Elle est très douée pour ça - c'est comme ça qu'elle a fait venir toute cette terre dans le Val. Elle l'a beaucoup pratiqué. — Un sort d'apparition, hein ? (Forral fronça les sourcils et passa distraitement la main dans ses cheveux bruns ondulés.) Aurian, jusqu'où pourrait-elle m’envoyer avec ce sortilège ? La petite haussa les épaules. — Pas plus loin qu'ici, j'imagine. Vous êtes plus lourd que les quantités qu'elle transporte habituellement. Pourquoi ? — Je veux m'assurer qu'elle ne pourra pas me projeter hors du Val. C'est un moyen de transport très désagréable. — Je crois qu'elle s'attend à ce que vous montiez sur votre cheval pour faire le reste du chemin, répliqua Aurian très sérieusement. Forral éclata de rire. — Je parie que tu as raison ! Eh bien, elle va avoir une sacrée surprise. Aurian, que dirais-tu de m'aider à monter le camp ? Le visage de la fillette s'illumina. Elle était ravie, bien qu'incrédule. — Ça veut dire que vous restez ? — Ce ne sont pas quelques entourloupettes de sorcier qui vont me faire peur, fillette. Il en faut plus que ça pour me chasser. Bien sûr que je reste ! Pour Aurian, ce fut l'après-midi le plus joyeux de toute son existence. Elle aida Forral à installer son campement au cœur d'un bosquet de jeunes hêtres robustes qui poussaient à gauche du pont. Elle s'inquiéta du choix de l'endroit, sachant que Forral serait plus en sécurité s'il restait hors de vue de sa mère, mais le bretteur se contenta d'en rire. — C'est précisément ce que je veux, fillette. À chaque fois qu'Eilin regardera par la fenêtre, elle me verra. J'ai l'intention d'être une épine dans le pied de ta mère jusqu'à ce qu'elle arrête ses bêtises ! Le camp paraissait très confortable, songea Aurian. Elle aurait aimé pouvoir y vivre. Forral avait attaché une corde entre deux arbres vigoureux et décroché le rouleau de toile huilée qui se trouvait derrière sa selle. Il avait ensuite passé la toile par-dessus la corde de façon que les deux pans touchent terre, puis il avait écarté chaque pan et les avait immobilisés à l'aide de pierres, formant ainsi une tente rudimentaire. — Mais le vent va souffler à travers, objecta Aurian. Forral haussa les épaules. — J'ai connu pire. Il fut cependant contrarié d'apprendre qu'il ne pouvait pas faire brûler du bois dans le Val. Eilin avait installé des sorts de protection contre les incendies et faisait venir son propre combustible de l'extérieur. Aurian eut du mal à le convaincre, mais à son grand soulagement, elle réussit à le faire céder, bien qu'il y mît beaucoup de mauvaise grâce. — Pour l'instant, je peux vivre sans feu de camp, mais Eilin ferait bien de se dépêcher et de reprendre ses esprits avant l'hiver, maugréa-t-il. Ce même soir, quand sa mère lui demanda de rentrer, Aurian eut des ennuis, évidemment. Eilin, les lèvres pincées, contempla par la fenêtre le campement de Forral et interdit à sa fille de lui parler ou même de l'approcher. Mais l'attitude joyeusement provocante du bretteur emplissait Aurian d'un courage tout neuf. — Je lui parlerai et tu ne pourras pas m'en empêcher, lâcha-t-elle. Eilin, le visage assombri par la colère, la contempla d'un air stupéfait. Sa rébellion valut à Aurian une correction, mais cela ne fit qu'augmenter sa détermination. Quand ce fut fini, elle se tourna vers sa mère : — Je te hais ! sanglota-t-elle. Peu importe ce que tu me feras, tu ne m'empêcheras pas de voir Forral ! Les yeux d'Eilin étincelèrent de colère. — N'y compte pas. Il ne restera pas ici très longtemps. — Si, il restera ! Il me l'a promis. — C'est ce que nous verrons, répliqua farouchement Eilin. Tôt le lendemain matin, Aurian se glissa hors de la tour et traversa le pont à pas de loup. Elle portait du pain enveloppé dans une serviette pour le petit déjeuner de Forral et le fromage fabriqué avec le lait des chèvres de sa mère, qui broutaient sur les rives du lac. Mais quand la fillette atteignit le bosquet, elle se figea. Le campement du bretteur avait disparu sous une épaisse couverture de plantes grimpantes qui avaient poussé au cours de la nuit. C'était l'œuvre de sa mère, bien entendu. — Forral ! (Aurian, paniquée, l'appela tout en tirant sur les plantes, très résistantes.) Forral ! Au bout d'un moment, elle entendit un bruissement au sein du fourré, suivi par un chapelet de jurons. Le bretteur mit une bonne partie de la matinée à se tailler un chemin pour sortir. Dès qu'il émergea du fourré, vert et crasseux, les plantes grimpantes commencèrent à s'effondrer sur elles-mêmes. En quelques minutes, elles se desséchèrent jusqu'à n'être plus que de la poussière. Forral regarda Aurian. — Ça va être plus compliqué que je ne le pensais. Le lendemain matin, les plantes grimpantes étaient de retour. Aurian déroba une hache dans la remise de sa mère pour la donner à Forral. Le surlendemain, ils eurent droit cette fois à des ronces avec de longues épines pointues. Forral suggéra à Aurian de ramasser les mûres avant qu'elles disparaissent et ils en firent leur petit déjeuner dès qu'il se fut libéré à grands coups de hache. Cela commença à devenir un jeu entre eux et la solitude d'Aurian se dissipa dans la compagnie de son nouvel ami. Au cours de ces quelques jours, elle se surprit à rire et à sourire plus qu'elle ne l'avait jamais fait de toute sa jeune vie. Elle le présenta à ses amis les animaux. Les timides oiseaux, les insaisissables cerfs ou les féroces chats sauvages de la forêt répondaient tous joyeusement à l'appel d'Aurian qui tendait son esprit vers eux, transmettant leurs émotions simples à Forral. Cependant, elle fut déçue d'apprendre qu'il ne pouvait communiquer avec eux. Elle croyait que tout le monde en avait la capacité. Le bretteur possédait de nombreux autres talents, cependant. Il se révélait être un véritable génie dès qu'il s'agissait d'inventer des jeux et racontait plein d'histoires au sujet de sa vie de soldat, ou des contes parlant de princesses, de héros et de dragons. Forral était le héros d'Aurian et elle l'adorait. Elle ne lui avoua jamais que sa mère l'avait battue, de peur que cela ne fasse encore plus d'histoires. À son grand soulagement, Eilin ne lui interdisait plus de le voir. Par contre, elle inventait beaucoup de longues et pénibles corvées à faire dans le jardin pour occuper sa fille, mais Aurian les accomplissait deux fois plus vite avec l'aide de Forral. Elle savait qu'il valait mieux ne pas aborder le sujet avec sa mère et se contentait de voler de la nourriture pour lui dès qu'Eilin avait le dos tourné. Malgré tout, la Mage refusait toujours de céder. Le quatrième jour, Forral se réveilla cerné par les orties. Il arborait une expression extrêmement sinistre lorsqu'il en surgit, si bien qu'Aurian, tout en lui tendant des feuilles de patience pour ses piqûres, se mit à redouter qu'il ne décide de partir en fin de compte. Mais tandis qu'il se frottait les mains et le visage avec cette herbe apaisante, le bretteur lança un regard furieux en direction de la tour. — On verra bien qui cédera le premier, marmonna-t-il entre ses dents serrées. Tôt ou tard, elle finira bien par tomber à court d'idées. Tandis que l'automne laissait place aux premiers frimas de l'hiver, les événements se poursuivirent de manière similaire. Eilin avait pour spécialité la Terre et elle tenta de chasser l'importun avec tous les pouvoirs dont elle disposait. Une nuit, le niveau du lac s'éleva de façon mystérieuse et le camp de Forral fut inondé. Une après-midi, en revenant de promenade, Aurian et le bretteur trouvèrent les chèvres occupées à manger ses couvertures et ses affaires. Eilin ordonna également aux oiseaux perchés dans le bosquet d'attaquer Forral, mais Aurian y mit bon ordre en les réprimandant fermement. Malheureusement, elle eut moins de succès avec les fourmis. Le jour où elles attaquèrent, il fallut des heures avant de les chasser des vêtements de Forral et de son lit. Par une matinée grise et froide, Aurian sortit de la tour avec le petit déjeuner de Forral et une flasque de ce vin de mûre que faisait sa mère. La petite s'était dit que cela remonterait le moral du bretteur. Mais au moment où elle posa le pied de l'autre côté du pont, un cri angoissé s'éleva du campement. Quand Aurian arriva là-bas, haletante, les lieux étaient déserts. Tremblante, elle jeta un coup d'œil sous l'abri. Forral, paralysé par la terreur, était assis très droit, le corps recouvert de centaines de serpents frémissants, tellement entremêlés qu'il était impossible de dire où commençaient les uns et où finissaient les autres. Aurian se demanda où sa mère avait bien pu les dénicher et se sentit désolée pour les pauvres créatures. Il faisait trop froid pour eux en ces lieux et il n'était donc pas surprenant qu'ils se fussent rassemblés autour de l'unique source de chaleur à proximité - le corps de Forral. Aurian soupira et tendit son esprit vers les serpents. — Ouste ! dit-elle fermement à voix haute pour le bénéfice de Forral. Un par un, et non sans une grande réticence, les serpents se détachèrent les uns des autres et sortirent furtivement de la tente. Le visage de Forral était d'un blanc crayeux et sa main tremblait lorsqu'il s'épongea le front. La petite lui tendit la flasque de vin qu'il vida d'un trait sans même prendre le temps d'une respiration. Aurian, pendant ce temps, se perdit dans ses pensées, les traits empreints de colère. — Ça suffit ! s'exclama-t-elle brusquement, si bien que Forral leva les yeux, surpris. Comment a-t-elle pu oser ? Tous ces pauvres serpents ! — Comment ça, ces pauvres serpents ? répéta le bretteur d'une voix étranglée. — Ils vont mourir, répondit-elle impatiemment. Il fait bien trop froid, ici, pour eux. Je ne sais pas à quoi elle peut bien penser ! Il la dévisagea d'un air incrédule. — Ces pauvres serpents, vraiment ? Aurian jeta un coup d'œil hors de l'abri et vit que les serpents attendaient. Le froid les rendait léthargiques et ils espéraient visiblement pouvoir entrer à nouveau sous la tente. — Ils ne peuvent pas rester dehors, dit-elle. — J'espère que tu n'as pas l'intention de les faire revenir ici. Aurian fronça les sourcils tout en réfléchissant. Puis une merveilleuse idée lui vint. — Je sais ! Elle tendit son esprit et s'adressa aux serpents. Forral la rejoignit tandis qu'elle regardait le dernier d'entre eux franchir le pont de bois. — Où vont-ils ? Aurian se tourna vers lui avec un grand sourire. — Quel est l'endroit le plus chaud que tu connaisses par ici ? Un sourire apparut lentement sur le visage de Forral lorsqu'il comprit son plan. — Tu es une petite fille insupportable ! s'exclama-t-il en rugissant de rire. Il la souleva du sol et la serra très fort dans ses bras. Ils n'avaient pris que la moitié de leur petit déjeuner lorsque Eilin découvrit les serpents dans ses serres. Un cri de rage résonna de l'autre côté du lac. Aurian se tourna vers Forral. — On dirait que je vais à nouveau avoir des ennuis, dit-elle en souriant, mais ça en valait la peine. Au moins, ma mère va être obligée de renvoyer ces pauvres serpents à l'endroit d'où ils viennent. Mais pour Eilin, il suffisait d'attendre. Quelques jours plus tard, Aurian se réveilla en frissonnant dans sa petite chambre adjacente à la cuisine. Elle regarda par la fenêtre mais ne vit rien en raison des épaisses fleurs de givre qui recouvraient la vitre à l'intérieur. — Forral ! souffla-t-elle. Arrachant les couvertures de son lit, elle se précipita hors de la pièce sans même prendre la peine d'enfiler son unique paire de chaussures. Au-dehors, le monde étincelait de blancheur et l'air était si froid qu'il lui coupa le souffle. Aurian se mit à courir. Il lui fallut un long moment pour le réveiller. Quand Forral finit par ouvrir les yeux, il claquait des dents et avait les lèvres bleues. Aurian l'aida à s'asseoir et drapa ses couvertures autour de lui avant de lui frotter les mains et les pieds. Puis, mettant ses mains en coupe, elle se concentra pour faire apparaître une boule de feu. — Je t'avais dit de ne pas faire ça ! protesta Forral. Aurian fut blessée par la dureté de sa voix. La flamme bleue mourut instantanément entre ses doigts et les larmes jaillirent de ses yeux. — Je voulais seulement t'aider, répondit-elle d'une voix tremblante. Forral passa un bras autour des épaules de la fillette. — Je sais, ma chérie. Pardonne-moi. Je suis inquiet, c'est tout. Si ta mère ne change pas d'avis... Eh bien, je ne survivrai pas à un hiver sans repas chauds ni feux de camp, en me nourrissant uniquement de pain, de miel et de fromage. Tu t'en rends compte, n'est-ce pas ? Il se peut que je sois obligé de partir. Aurian ne put le supporter. Elle se jeta dans ses bras en sanglotant. — Emmène-moi avec toi ! Forral soupira. — Je ne peux pas, fillette. Ta place est auprès de ta mère et il existe des lois contre l'enlèvement d'enfants. Tu ne veux pas que je finisse en prison, n'est-ce pas ? — Alors je m'enfuirai ! Je ne veux pas rester ici sans toi ! Le bretteur resserra son étreinte autour d'elle. — Ne fais pas ça ! s'empressa-t-il de dire. Il pourrait t'arriver n'importe quoi. On va attendre quelques jours de plus, d'accord ? Peut-être que les choses changeront. Durant la semaine qui suivit, le froid fut moins sévère, au grand soulagement d'Aurian. Elle laissa toutes ses couvertures à Forral en lui disant qu'elle en avait d'autres. Elle apaisa sa conscience troublée par ce mensonge éhonté en se disant que c'était pour le bien de son ami. Peu lui importait de trembler de froid la nuit dans son lit, si ça permettait à Forral de rester. En dehors du fait de harceler sa mère, ce qui ne faisait que déclencher la colère d'Eilin, elle ne voyait pas d'autre solution. Tandis que l'hiver s'installait, Aurian commença à désespérer. Puis, un soir, la neige se mit à tomber. Quand Aurian regarda par la fenêtre, au dîner, le blizzard noyait déjà le paysage. Elle fut incapable de manger son ragoût en sachant que Forral se trouvait là-dehors et qu'il devait mourir de froid, sans repas chaud pour le réchauffer. Une fois de plus, elle supplia Eilin de revenir sur sa décision. La peur qu'elle éprouvait pour Forral la rendait presque hystérique. En fin de compte, exaspérée, sa mère finit par l'enfermer dans sa chambre. Aurian tambourina sur sa porte jusqu'à avoir les poings en sang et cria jusqu'à s'en briser la voix. Pour finir, épuisée, elle se jeta sur son lit et s'endormit en pleurant. Il faisait encore nuit lorsqu'elle se réveilla. Elle avait la gorge douloureuse et les yeux pleins de sable, mais le sang sur ses mains avait séché. Combien de temps avait-elle dormi ? Aurian s'appuya au rebord de la fenêtre et risqua un coup d'œil au-dehors. La tempête avait empiré et l'on ne voyait plus désormais que la neige tourbillonnante. Aurian ravala un sanglot. Forral allait mourir là-dehors et elle allait rester seule ici avec cette mère cruelle qui avait tué son meilleur ami. C'était plus qu'elle n'en pouvait supporter. Si seulement elle pouvait mourir, elle aussi. Au moins, elle serait avec Forral. L'idée lui faisait peur, mais plus elle y réfléchissait et plus cela lui paraissait logique. Elle savait que sa mère ne la regretterait pas. Aurian prit sa décision. Elle allait sortir retrouver Forral et ils mourraient ensemble. Le loqueteau de la fenêtre était gelé. Aurian donna des coups dessus à l'aide de sa chaussure en marmonnant les imprécations favorites de Forral, mais la fenêtre refusa de s'ouvrir. La petite comprit alors que, puisqu'elle allait mourir, elle n'aurait plus besoin de la chambre. Elle ramassa un tabouret et le jeta sur la vitre où il s'écrasa dans un bruit de verre fort satisfaisant. Le vent et la neige s'engouffrèrent en hurlant dans la pièce et un morceau de verre s'envola et vint entailler le front d'Aurian. Elle essuya le sang qui lui coulait dans les yeux en espérant que la tempête avait couvert le bruit. Puis elle posa son oreiller sur les tessons de verre encore prisonniers du cadre de la fenêtre et grimpa sur le rebord. En contrebas, une haute congère s'était formée au cours de la nuit et Aurian s'y enfonça presque jusqu'aux cheveux, le souffle coupé par le froid intense. Lorsqu'elle réussit péniblement à émerger de la congère, le vent la frappa de plein fouet et les flocons lui giflèrent le visage. Mais la neige n'était plus si profonde après et la petite réussit à avancer, difficilement, les pieds déjà engourdis. Elle prit la direction du pont, glissant, tombant et se relevant sans cesse, le dos courbé contre les rafales de vent qui effaçaient ses empreintes au fur et à mesure. Aurian s'immobilisa, indécise. Où se trouvait le bosquet ? Elle aurait dû l'atteindre depuis des lustres ! Elle était pourtant sûre d'avoir pris la bonne direction, mais les tourbillons de neige brouillaient sa vision. Je suis fatiguée à cause de la traversée du pont, se dit-elle. C'est pour ça que c'est si long. Le souvenir la fit frissonner. Elle avait été forcée de traverser l'étroit pont glissant pas à pas, tout doucement, en s'accrochant à la rambarde gelée, les doigts engourdis, terrifiée à l'idée que le vent la fasse tomber dans le lac. À présent, elle avait si froid qu'elle avait du mal à bouger son corps et elle ne sentait plus ses mains ni ses pieds. Brusquement, Aurian eut très peur. Elle n'était plus si sûre de vouloir mourir après tout, mais elle voulait vraiment retrouver Forral. Une larme gela sur sa joue. — Ne sois pas stupide, se dit-elle d'un ton ferme. Plus tôt tu repartiras et plus vite tu le retrouveras. Rassemblant son courage, elle se remit une fois de plus en route au sein des ténèbres. Il faisait si froid que Forral avait cessé de trembler, ce qui était mauvais signe. La tempête avait fait s'envoler son abri, mais il avait réussi à rattraper la bâche juste à temps. Depuis, il attendait, blotti à l'abri d'un arbre, la toile de tente enroulée autour de son corps. Il caressait l'idée de s'introduire de force dans la tour mais savait que cela ne servirait à rien. Eilin ne ferait que le jeter dehors à nouveau. Puisqu'elle ne l'avait toujours pas laissé entrer, il lui fallait affronter la vérité : c'était sans espoir. — Forral, tu n'es qu'un imbécile, marmonna-t-il. Quelle stupide façon de mourir ! Il sentit le sommeil le gagner et comprit qu'il ne s'en réveillerait pas. Il regretta de ne pas avoir dit adieu à la petite. Penser à Aurian le tourmenta et l'empêcha de céder au sommeil qui menaçait de le submerger. — Faut que je dise adieu à Aurian, bafouilla-t-il. Passant un bras autour d'une branche basse, il se remit debout, ce qui n'était pas chose facile tant son corps semblait raide. Qu'est-ce que c'était que ça ? Une faible lueur spectrale vacillait au sein de la neige tourbillonnante. Quelqu'un venait à sa rencontre, une lanterne à la main. Comme la personne se rapprochait, le bretteur reconnut la mince silhouette d'Eilin, ses cheveux humides semblables à des tentacules flottant au vent, les pans de sa cape rejetés sur ses épaules, sa robe brune plaquée contre son corps anguleux et blanchie par la neige qui s'y accrochait. La lueur qu'il avait prise pour celle d'une lanterne n'était autre qu'une boule de Magilumière froide et bleutée qui planait au-dessus du bâton d'Eilin. — Forral, elle a disparu ! Aurian a disparu ! Eilin, affolée, tira sur le bras du bretteur, qui se contenta de la regarder fixement. Son cerveau n'arrivait pas à se concentrer sur les mots qu'il venait d'entendre. Eilin proféra un juron et fouilla sous son manteau. Elle en sortit une petite flasque qu'elle déboucha et dont elle fit couler le contenu entre les lèvres de Forral. L'alcool descendit telle une coulée de feu dans la gorge du bretteur, qui en eut le souffle coupé. Il ne savait pas de quoi il s'agissait, mais c'était efficace. Au bout de quelques minutes, il sentit des picotements parcourir ses membres tandis que ceux-ci retrouvaient peu à peu leurs sensations. Ses idées s'éclaircirent rapidement également. — Qu'as-tu dit ? Où est Aurian ? — Je te l'ai dit ! Elle a disparu ! Je l'ai enfermée dans sa chambre et elle a cassé la fenêtre. Il y a du sang partout et elle est dehors dans la tempête et... — Tout ça, c'est ta faute ! Forral la gifla pour arrêter cette crise d'hystérie et il éprouva un sinistre sentiment de satisfaction en l'entendant suffoquer de douleur. Il eut du mal à se retenir de l'étrangler. Ils devaient retrouver la petite. — Viens ! cria-t-il en s'élançant dans le blizzard, laissant Eilin patauger péniblement derrière lui. Le bon sens lui disait qu'il ne retrouverait jamais Aurian au sein de cette tempête aveuglante - que c'était déjà trop tard - mais il repoussa cette pensée loin de lui. Cela faisait trop mal. — Forral - attends ! s'écria Eilin. Mais le bretteur n'y prit pas garde. En dépit de tous ses efforts, elle n'arrivait pas à rester à sa hauteur. Un instant plus tard, il disparut dans la tempête sans laisser de traces. La Mage jura avec violence. — Oh, espèce d'imbécile ! marmonna-t-elle. Idiot de Mortel, toi et ton impétuosité ! Maintenant, vous voilà tous les deux perdus ! Pendant un moment, Eilin, paralysée par la culpabilité, en oublia les rafales de vent et de neige. Geraint aurait été furieux d'apprendre qu'elle avait mis leur fille et son ami en danger ! Forral avait raison de dire que c'était sa faute. Si seulement elle lui avait permis de séjourner dans la tour aux côtés d'Aurian, cela ne serait jamais arrivé. Puis elle reprit ses esprits. Elle avait alerté, parmi les animaux qu'Aurian avait pour amis, ceux qui sauraient braver la tempête à la recherche de l'enfant. Mais Forral ne les comprendrait pas. Pour lui, elle allait avoir besoin d'un guide plus sûr, d'un guide qu'elle pouvait invoquer, elle le savait - mais à quel risque effroyable ! Les Mortels avaient depuis longtemps cessé de croire aux Phées. Les légendes parlaient d'une race ancienne et étrange, capable de manipuler la Magie Antique, mais seuls les Mages connaissaient la vérité à ce sujet. Leurs ancêtres, redoutant les ruses et les interventions des Phées, les avaient exilés en dehors du monde et emprisonnés dans un Ailleurs mystérieux, invisible aux yeux des Mortels. Les Phées ne pouvaient revenir en ce monde à moins d'être appelés par un Mage - mais une telle supplique avait un prix. Serrant son bâton entre des doigts tremblants, Eilin prononça les mots qui permettaient d'invoquer le seigneur des Phées. Forral avançait en trébuchant, aveuglé par les rafales de neige, combattant le froid et l'épuisement. Il avait l'impression d'être prisonnier d'un long cauchemar sans fin. Les effets de la potion d'Eilin commençaient à disparaître et le froid engourdissait ses membres douloureux. Chaque fois qu'il glissait et qu'il tombait, il lui paraissait de moins en moins probable qu'il réussirait à se lever. Mais bien que perdu et épuisé, il refusait d'abandonner. — Es-tu un guerrier ou une mauviette ? (Il se stimulait pour chasser la peur lovée dans sa poitrine et plus froide encore que le blizzard.) Aurian a besoin de toi ! Non, par tous les dieux, si ta putain d'heure est venue, tu mourras debout, en continuant à chercher ! Pendant un moment, il avait quitté le sous-bois. À présent, il se trouvait de nouveau sous les arbres, où il titubait comme un ivrogne car il ne pouvait plus se fier à ses jambes. Il était plus facile de progresser ici - les arbres atténuaient la force du vent et Forral se servait de leurs branches pour se soutenir. Dieux soient loués - ce devait être Eilin devant lui. Il voyait danser sa lumière entre les troncs. — Eilin ! brailla-t-il de toutes ses forces en dépit de ses poumons harassés. (Maudite bonne femme - elle ne l'entendait donc pas ! ) Eilin ! Mais elle ne s'arrêta pas et Forral, terrifié à l'idée de la perdre de vue, n'eut d'autre choix que de suivre cette lueur sinistre. Brusquement, il n'y eut plus d'arbres et il vit non pas une, mais deux lumières côte à côte, vacillant par intermittence entre les tourbillons de flocons. — Forral ! Il entendit la voix de la Mage. Tandis qu'il s'avançait vers elle en trébuchant, il glissa et tomba une fois de plus. Lorsqu'il se releva, Eilin se penchait au-dessus de lui et il n'y avait plus qu'une seule lumière. Après avoir bu une gorgée de la potion de la Mage, Forral commença à se sentir mieux. — Je remercie les dieux pour leur clémence, marmonna-t-il. Tu l'as trouvée ? — Non - mais je sais qu'elle n'est pas loin. Tu peux continuer à marcher ? Forral acquiesça. — Aurian ! cria-t-il désespérément en essayant de couvrir les lamentations du vent. Mais - mais non, ce n'était pas le vent. Au sein du blizzard retentit le hurlement glacial, sinistre et triomphant, d'un loup. Forral se figea, horrifié. — Oh non, murmura-t-il. Eilin le tira par le bras, le visage illuminé par la joie. — Ils l'ont trouvée ! s'écria-t-elle. Forral frémit. Dieux, avait-elle réellement perdu l'esprit ? Écœuré au-delà du supportable, il leva le poing pour la frapper. — Forral, non ! hurla Eilin. Ce sont les loups d'Aurian - ses amis. Je leur ai demandé de la chercher. Stupéfait, Forral baissa lentement le bras. Le loup hurla de nouveau. — Hâtons-nous, dit Eilin. Gardant un œil méfiant sur les immenses silhouettes grises qui l'entouraient, Forral sortit de la neige le corps d'Aurian évanouie et chercha son pouls avec ses doigts glacés. — Elle est vivante ! (Il eut envie de pleurer de soulagement mais remit ça à plus tard.) Il faut se dépêcher. Peux-tu retrouver ton chemin ? — Je sais toujours comment rentrer chez moi, répliqua la Mage. Elle se remit en route à ses côtés, non sans difficulté, en les éclairant avec sa Magilumière. Ils furent suivis par la douzaine de loups maigres et hirsutes qui s'étaient blottis autour de la fillette pour la garder en vie grâce à leur chaleur. Ils ne quittaient pas des yeux la silhouette immobile d'Aurian. Quand Forral atteignit la tour, les loups le suivirent à l'intérieur avec détermination. Tout en restant à l'écart, ils regardèrent Eilin et le bretteur débarrasser Aurian de ses vêtements mouillés et l'allonger, enveloppée dans toutes les couvertures et les édredons qu'ils purent trouver, sur un lit de fortune à côté du poêle. Tandis qu'Eilin mettait de l'eau à bouillir, Forral s'assit à côté de la fillette et, d'une main tremblante, écarta les boucles humides de son visage bleui. — Tu ne peux pas faire quelque chose ? s'exclama-t-il brusquement. — Que crois-tu que je sois en train de faire ! Eilin posa violemment la casserole sur le poêle. L'eau passa par-dessus le rebord et siffla au contact de la surface brûlante. La Mage se couvrit le visage de ses mains et éclata en sanglots. — C'est un peu tard pour ça, lui fit remarquer brutalement Forral. Dès qu'elle ira mieux - si elle se rétablit - je l'emmènerai loin d'ici et il n'y a rien que tu puisses faire pour m'en empêcher. — Non ! (Eilin baissa les mains et le dévisagea.) Tu ne peux pas faire ça ! Je te l'interdis ! Aurian est mon enfant ! — Quelle importance, puisque tu ne fais que la négliger ? La petite a besoin d'amour, Eilin ! — Mais évidemment que je l'aime, espèce d'imbécile ! Le bretteur secoua la tête. — Je ne te crois pas, Eilin. Si tu l'aimais, tu le lui montrerais. Ces paroles piquèrent la Mage au vif. — Et qu'est-ce que tu en sais, toi, d'abord ? Elle songea à sa rencontre avec l'impressionnant seigneur des Phées, qui avait accepté de retrouver Forral et de la conduire auprès de sa fille - mais pas à n'importe quel prix. « Rappelez-vous, lui avait-il dit, que cette histoire n'est pas terminée entre nous. Nous nous reverrons, ma Dame, et ce jour-là, je réclamerai le paiement de votre dette. » Quant à savoir ce qu'il allait exiger d'elle, Eilin frémissait rien que d'y penser. Le Phée l'avait empêchée de provoquer la mort d'Aurian, dans sa folie. Crois ce que tu veux, Forral, se dit-elle, mais il existe de nombreuses manières d'aimer - et plus d'une façon de le montrer ! Forral regarda la Mage préparer en tremblant une infusion stimulante avec des herbes, des baies et des fleurs séchées suspendues par bouquets dans la cuisine. Dès qu'ils eurent réussi à faire boire un peu de ce liquide à Aurian, la petite commença à respirer plus facilement et son visage retrouva des couleurs. Forral laissa échapper un profond soupir et prit alors conscience du fait qu'il était lui-même trempé et gelé. — Nous aussi, nous aurions bien besoin de ce remontant, suggéra-t-il. Eilin remplit deux tasses, s'assit à côté du bretteur et lui tendit le breuvage fumant. Pendant un moment, elle resta ainsi, immobile et distraite, tout en contemplant son enfant endormie. Puis elle finit par reprendre la parole. — Forral, je te dois des excuses. Je me suis conduite comme une idiote et j'ai agi égoïstement. — Oui, tu as été très conne, approuva gentiment le bretteur. (Il lui prit la main.) Tout ça a été terrible pour toi, n'est-ce pas ? — Tu n'as pas idée. (Elle secoua la tête.) Je l'ai prévenu du danger, tu sais - je l'ai supplié de ne pas le faire. Je suis une Mage de la Terre. Je savais que c'était de la folie. Mais Geraint a toujours été si têtu... — C'est un trait de caractère plutôt répandu parmi les Mages, tu ne trouves pas ? fit remarquer Forral. Eilin frémit. — Comment oses-tu me juger, Mortel ! s'énerva-t-elle (si bien qu'il comprit qu'il avait touché une corde sensible). Après, poursuivit-elle en le couvrant d'un regard furieux, les gens ont voulu se venger. Des Mortels vivaient ici, tu sais, avant... (Elle frissonna.) Aurian et moi habitions Nexis - elle n'était qu'un bébé - et nous avons bien failli nous faire lyncher. J'ai voulu réparer les dégâts provoqués par Geraint, effacer son souvenir. Mais en grandissant, Aurian a commencé à lui ressembler - sais-tu que la pauvre enfant risque même d'hériter de son profil d'aigle quand elle sera plus grande ? Et ses yeux verts virent au gris quand elle est en colère, exactement comme ceux de son père. Je ne peux pas la regarder sans voir son visage à lui... Oh dieux, Forral, comme je le hais ! — Tu crois le haïr parce qu'il t'a quittée, expliqua doucement Forral. Mais en réalité, tu l'aimes encore, Eilin. — S'il m'avait aimée, il ne m'aurait jamais laissée seule comme ça. (Sa voix se brisa.) Il me manque tellement ! — Alors laisse-toi aller à ton chagrin. Il n'est que temps. Forral serra la Mage contre lui tandis qu'elle pleurait. — Tu sais, reprit-il enfin, Geraint n'a pas complètement disparu. Il a laissé une partie de lui ici, ajouta-t-il en désignant la fillette endormie. — J'en suis consciente ! rétorqua brusquement Eilin. — Et c'est bien ça le problème, n'est-ce pas ? Ne t'en prends pas à elle, Eilin. Elle n'est pas responsable. La Mage soupira. — Quand tu es arrivé, je me suis sentie tellement coupable - c'est pour ça que je voulais me débarrasser de toi. Je ne pouvais pas supporter qu'un simple Mortel m'oblige à me rendre compte que j'avais négligé ma propre fille! Mais comment m'en empêcher alors que... (Elle prit une profonde inspiration.) Forral, acceptes-tu de rester pour veiller sur elle ? Aurian mérite plus que ce que je peux lui donner. En plus, elle t'adore. — Et je l'adore aussi. Bien sûr que j'accepte de rester. C'était mon intention dès le départ, tu te rappelles ? Simplement, il a fallu un bon bout de temps pour que tu te mettes ça dans le crâne, entêtée comme tu es. Mais ça n'enlève rien à tes responsabilités, Eilin. Tu restes sa mère et je tiens à ce que tu fasses des efforts. Eilin acquiesça. — J'essaierai, je te le promets. Merci, Forral. (Elle se releva d'un bond.) Peut-être que je devrais préparer un bouillon pour le lui donner quand elle se réveillera. Elle n'a pas eu de dîner... Forral lui adressa un sourire encourageant. — Tu vois comme il est facile de s'occuper d'elle, Eilin, à condition d'essayer? Aurian avait l'impression d'être encore en train de rêver. Elle avait fait un cauchemar terrible où elle se perdait dans la neige, et puis ses loups étaient arrivés, et voilà que Forral était assis dans la cuisine en compagnie de sa mère. En plus, Eilin ne lui avait jamais souri comme ça. — Comment tu te sens, ma chérie ? demanda Forral, le visage illuminé par un sourire ravi. — Forral ? croassa-t-elle faiblement. — Tout va bien, je suis là. Tiens, bois un peu. (Il passa son bras autour des épaules de la fillette et la soutint tandis qu'il portait un bol de bouillon chaud à ses lèvres.) Tu te sens mieux ? — J'ai mal partout. Et j'ai froid. — Je ne suis pas surpris. Quelle idée de courir partout dans la neige comme ça ! Ce n'était pas très malin ! ajouta-t-il d'un ton bourru. — Je suis désolée. (Aurian lança un regard nerveux à sa mère.) Mais c'était une urgence. — C'est bizarre, je crois avoir déjà entendu cette excuse. (Forral sourit.) Eh bien, j'ai une nouvelle pour toi, jeune demoiselle. À partir de maintenant, je vais veiller sur toi, alors tu as intérêt à bien te tenir ! Aurian écarquilla lentement les yeux, puis regarda sa mère. — C'est vrai ? murmura-t-elle. Eilin acquiesça. — J'ai demandé à Forral de rester. Il s'occupera de toi mieux que je ne l'ai jamais fait. — Oh, merci ! Rayonnante, Aurian se redressa pour serrer sa mère contre elle. Eilin se raidit, l'air surpris, puis lui rendit son étreinte. Forral sourit. 2 LE BRETTEUR Forral n'aurait jamais cru que cela s'avérerait aussi difficile de s'occuper d'un enfant. Il s'installa dans la réserve, derrière la cuisine, et passa deux ou trois jours heureux à aménager sa chambre avec l'aide d'Aurian. Pour cela, il leur fallut libérer un espace au milieu des outils, des semailles, des sacs de graines et des produits pour le jardin, entre les boules de fromage, les pommes ridées, les pots de miel et les fruits en conserve qu'Eilin mettait de côté pour l'hiver. Ses nouveaux quartiers, bien que spartiates et étriqués, suffisaient aux besoins d'un soldat et Forral n'avait rien contre les délicieux arômes de nourriture qui se mélangeaient autour de son lit. Le bretteur prit également le temps de clouer une planche sur la fenêtre brisée d'Aurian en attendant de pouvoir remplacer la vitre. Lorsque la petite fille se plaignit que cela assombrissait trop la pièce, il la regarda d'un air sévère. — C'est ta faute. C'est toi qui l'as cassée, tu te souviens ? Aurian en resta bouche bée. Après ça, ils se disputèrent pratiquement tous les jours. Toute sa vie, on avait laissé Aurian faire ce qu'elle voulait. Bien qu'il en eût le cœur serré, Forral devait se montrer ferme avec elle, car il savait que c'était pour le bien de la fillette. Leur première dispute concerna les bains. Aurian refusa tout net d'en prendre un, protestant qu'elle se baignait dans le lac l'été. N'était-ce pas suffisant ? Forral lui tendit du savon et une serviette en disant : — Très bien. Vas-y et baigne-toi dans le lac, alors. Aurian regarda par la fenêtre, les yeux écarquillés. Une épaisse couche de neige recouvrait le sol et une solide pellicule de glace emprisonnait les eaux noires et profondes. — Mais..., protesta-t-elle. — Allez, dépêche-toi. Tu empuantis la maison, ajouta-t-il durement. La lèvre supérieure d'Aurian se mit à trembler. Puis son entêtement de Mage reprit le dessus. Elle serra les mâchoires et se renfrogna. — Puisque tu insistes ! Elle sortit en tapant du pied et claqua la porte derrière elle. La misérable petite obstinée l'avait pris au mot ! Forral, horrifié, lui courut après. Le lac était profond autour de l'île et, par un temps aussi froid, le bretteur préférait ne pas se fier à la légende prétendant qu'il était impossible de noyer un Mage. Il arriva au bout du jardin juste à temps pour voir Aurian sauter dans l'eau glacée. Avec un juron, il bondit et attrapa une poignée de ses cheveux avant qu'elle ait le temps de s'éloigner de la rive à la nage. Quand il la sortit de l'eau, Aurian était déjà toute bleue. Il l'enveloppa dans sa cape et la porta à l'intérieur avant de la plonger immédiatement dans le baquet fumant qu'il avait installé devant le poêle. — Là, dit-il en voyant les frissons de la fillette cesser peu à peu au contact de l'eau chaude. Ce n'est pas mieux que le lac ? Aurian lui jeta un regard furieux. — Si tu n'aimes pas ça, je peux toujours te ramener dehors, suggéra-t-il. Au bout d'un moment, l'enfant baissa les yeux. — Ce n'est peut-être pas si mal, après tout. Forral sourit et lui donna le petit bateau en bois qu'il avait sculpté pour elle. Heureusement, une fois qu'elle se fit à cette idée, Aurian devint tellement adepte des bains chauds que la principale difficulté était de l'en sortir. En revanche, il fut plus difficile de la convaincre de se brosser les cheveux. Ses longues boucles rousses, épaisses et brillantes, étaient pleines de nœuds et avaient visiblement été négligées pendant des années. La première fois, Forral mit une heure à démêler cette pagaille tout en immobilisant l'enfant qui se débattait en hurlant, une expérience qui lui parut particulièrement éprouvante. Quand enfin il posa le peigne, il se sentait coupable. Dieux, je préférerais combattre une douzaine de guerriers, se dit-il en prenant la petite fille en larmes dans ses bras. — Tu m'as fait mal ! lui reprocha-t-elle d'un ton accusateur. — Je suis désolé, ma chérie. Je sais que je t'ai fait mal. Mais c'est seulement parce que ta chevelure est restée négligée pendant si longtemps. Quand tu le feras tous les jours... — Plutôt mourir ! — Ce serait dommage, soupira Forral. Tu as l'air si jolie, maintenant. Aurian redressa brusquement la tête. — Moi ? Jolie ? Comme la princesse de ton histoire ? Forral contempla son visage. Les rondeurs de l'enfance s'effaçaient déjà et Eilin avait raison. Aurian avait hérité des traits anguleux de son père, avec les mêmes pommettes hautes et le nez fier et aquilin. — Tu es la plus jolie petite fille que j'aie jamais rencontrée, lui dit-il avec sincérité. Ce serait dommage qu'un beau prince passe par ici et ne tombe pas amoureux de toi simplement parce que tu refuses de te peigner. — Je ne veux pas d'un prince stupide, déclara fermement Aurian. C'est toi que je vais épouser. Le bretteur se figea. Voilà une complication qu'il n'avait pas envisagée. — Tu ne crois pas que je suis un peu trop vieux pour toi ? répliqua-t-il, conscient qu'il s'agissait d'un argument boiteux. — Quel âge as-tu ? — Trente ans. — Tu n'es pas vieux. (Aurian haussa les épaules.) Tu as dit que mon père avait quatre-vingt-seize ans quand il a épousé ma mère. Forral ne sut pas quoi rétorquer. Elle était trop jeune pour comprendre la différence fondamentale entre les Mortels et les Mages. — Tu ne veux pas m'épouser ? (Aurian paraissait blessée.) Tu as dit que j'étais jolie. — Tu l'es, la rassura-t-il, et j'aimerais bien me marier avec toi. Mais tu n'es pas encore assez âgée. On en reparlera quand tu auras grandi. — Tu me le promets ? — Oui, je te le promets. (Tout en se haïssant en son for intérieur, il ajouta :) Mais seulement si tu te peignes. Je ne peux pas épouser une femme qui ressemble à un hérisson. Aurian soupira. — Bon, d'accord. Au grand soulagement de Forral, Eilin apprit à sa fille comment tresser sa crinière indisciplinée. Cela résolut le problème de la plupart des nœuds et Aurian finit par adorer prendre soin de sa chevelure, même si les regards inquisiteurs qu'elle lui lançait parfois n'allaient pas sans causer quelque inquiétude à Forral. Il savait combien elle pouvait se montrer butée lorsqu'elle avait une idée en tête. Quand Forral avait à peu près l'âge d'Aurian, Geraint lui avait appris à lire. Mais ce fut seulement à ce moment-là qu'il comprit combien il avait dû mettre à l'épreuve la patience du Mage. Eilin déterra la vieille bibliothèque de Geraint et Forral tenta de sélectionner des livres qui plairaient à une enfant. Il s'agissait pour la plupart de vieilles histoires remplies d'aventures et de courage, celles-là mêmes grâce auxquelles le bretteur avait appris à lire. Son chagrin se raviva au souvenir de son vieil ami penché sur les pages en essayant patiemment d'expliquer les mystères de la lecture au jeune garçon déconcerté qu'il était alors. Aurian détestait ça. Peu habituée à rester assise et à se concentrer, elle considérait toute cette histoire comme une perte de temps. Elle prit l'habitude de se cacher à l'heure des leçons et Forral en vint à bénir son talent de pisteur. Il la ramenait de force dans la cuisine en dépit des protestations amères de la fillette qui luttait contre lui de manière si véhémente que Forral en vint à se demander si leur relation n'était pas irrémédiablement gâchée. En fin de compte, il fit appel à un subterfuge et lui fit croire qu'il renonçait. — Très bien, lui dit-il en haussant les épaules. Si c'est trop difficile pour toi, je ne t'ennuierai plus avec ça. Aurian se renfrogna et lui jeta un regard soupçonneux. Elle commençait à savoir que Forral finissait toujours par arriver à ses fins. Faisant mine de l'ignorer, il se prépara une infusion au cynorhodon, un antidote parfait contre le temps hivernal. Puis, tout en remuant une cuillère de miel dans sa tasse, il s'assit, les pieds sur le réchaud, ouvrit le livre de contes et commença à lire. Au bout d'un moment, Aurian se mit à errer dans la pièce en cherchant comment s'occuper. Le temps était bien trop mauvais pour sortir. Un autre blizzard faisait rage au-dehors et le vent secouait les armatures de l'épaisse structure en cristal. Forral observait l'enfant du coin de l'œil. Celle-ci finit par venir le trouver. — Tu ne veux pas jouer avec moi ? — Pas maintenant, répondit-il distraitement. Je suis occupé. Le visage d'Aurian s'allongea. Elle continua à tourner dans la pièce en traînant des pieds. — Forral, je m'ennuie, gémit-elle. — Moi pas, répliqua le bretteur d'un ton suffisant. Cette histoire est bien trop exaltante. Aurian tapa du pied. — Je ne te crois pas ! s'écria-t-elle. Tu dis ça juste pour m'obliger à lire ce machin stupide ! Forral fit la grimace. La petite était trop intelligente pour son bien. Il réfléchit rapidement et prit un air vexé. — Tu crois que je te mentirais ? Laisse-moi te lire un passage, puisque tu ne me crois pas. Visiblement soulagée, Aurian s'assit à ses pieds. C'était vraiment une histoire exaltante et c'était précisément la raison pour laquelle Forral l'avait choisie. Il jeta un coup d'œil à l'enfant, qui paraissait captivée. Lorsqu'ils arrivèrent au passage le plus palpitant, au moment où la jeune héroïne se trouvait sur une montagne, prise au piège par des gobelins et des trolls féroces, il reposa le livre par terre et bâilla. — Ne t'arrête pas, protesta Aurian. (Visiblement impatiente, elle se mordillait la lèvre.) Qu'est-ce qui se passe ensuite ? Forral haussa les épaules. — Je n'ai pas envie de lire davantage. Je crois que je vais aller faire une sieste. Il laissa le livre sur la chaise et partit dans sa chambre, fermant résolument la porte sur les protestations indignées de la fillette. Le bretteur ressortit une heure plus tard et trouva Aurian penchée sur le livre, des larmes de frustration dans les yeux. — Ça n'a pas de sens, brailla-t-elle. Ce ne sont que de petites marques noires, et je ne saurai jamais comment ça se termine ! Forral passa un bras autour de ses épaules. — C'est exactement ce que j'ai dit à ton père quand il m'a appris à lire avec ce livre. Aurian écarquilla les yeux. — C'est vrai ? Qu'est-ce qu'il a répondu ? — Ce fut rude. (Forral sourit de l'expression stupéfaite sur le visage de la fillette.) Il m'a dit que, si je voulais savoir ce qui se passait ensuite, je n'avais qu'à travailler dur et le laisser m'apprendre à lire. Aurian s'assombrit, l'air orageux. — Tu m'as bien eue ! T'es qu'un sale type pourri et sournois ! Elle lança le livre contre le mur et courut dans sa chambre en claquant la porte. Elle bouda pendant deux jours en refusant de lui adresser la parole. Eilin haussa les sourcils devant ce revirement de situation, mais ne fit aucun commentaire. La joyeuse compagnie d'Aurian manqua terriblement à Forral, plus qu'il ne l'aurait cru possible, si bien qu'il commença à s'en vouloir, persuadé de l'avoir poussée trop loin dans ses retranchements. Au bout du compte, il finit par ne plus pouvoir supporter son silence orageux. — Je suis désolé, lui dit-il. Tu as tout à fait raison. Je suis pourri et sournois, et je te demande pardon. Je vais te lire le reste de l'histoire, si tu le souhaites. Aurian se jeta à son cou, le visage illuminé d'un sourire. — Je t'aime, Forral. Ce dernier sentit sa gorge se serrer. — Moi aussi, je t'aime, reconnut-il d'une voix rauque. Allez, va donc chercher le livre. Elle le lâcha et le dévisagea d'un air pensif. — Tu tiens vraiment à m'apprendre à lire, n'est-ce pas ? Il acquiesça. — Ça signifie beaucoup pour moi, Aurian. Tu ne saurais imaginer à quel point c'est important. La petite fille soupira comme un prisonnier sur le point d'être traîné à l'échafaud. — Je suppose qu'on ferait bien de s'y mettre, alors. Elle mit longtemps à comprendre les rudiments de la lecture. Forral pensait qu'une grande partie de la responsabilité lui incombait en tant que professeur, car Aurian était tout à fait intelligente et il se savait peu doué en tant qu'enseignant. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était substituer la patience au talent et minimiser la durée de leurs leçons, afin de s'arrêter avant qu'Aurian se fatigue ou se décourage trop. Alors, il lui faisait la lecture, dans l'espoir de l'encourager à vouloir lire ces histoires par elle-même. En fin de compte, sa stratégie finit par payer. À la fin de ce long hiver, Aurian lisait tout ce qui lui tombait sous la main et Eilin dut veiller à bien cacher les livres de magie de Geraint. Forral apprit de nombreuses choses à Aurian au cours de cet hiver-là. Il lui parla de Nexis, la reine des cités, qui se trouvait au sud-ouest du Val et abritait l'Académie des Mages, où tout ce qui avait trait à la magie était étudié sous la tutelle de l'Archimage Miathan. Il lui décrivit la garnison de Nexis qui abritait les meilleures troupes de la cité et qui était la meilleure école militaire du pays. Aurian apprit également ce qui se trouvait au-delà du Val. Au nord, dans les collines voisines, les hommes étaient bûcherons ou éleveurs de bétail et de moutons. À l'est s'étendait la côte, réputée pour ses poissons. Enfin, au sud et à l'ouest, c'était la campagne qui bordait le Val. L'on y extrayait l'argile pour la poterie et l'on y cultivait le blé, le lin et la vigne pour produire le vin vendu par la puissante guilde des marchands de Nexis. Celle-ci coordonnait le commerce entre les fermiers, les pêcheurs et les artisans des villes et des villages. Ils passèrent des heures ainsi près du feu tandis qu'Aurian, captivée, écoutait Forral lui raconter sa vie de mercenaire de l'autre côté de la mer, dans les impénétrables royaumes méridionaux peuplés de guerriers féroces au teint basané. Passionnée, les yeux écarquillés, elle restait assise aux pieds du bretteur tandis qu'il lui parlait de navires et de tempêtes, et de puissantes baleines qui régnaient sur les profondeurs océanes. Il lui contait des histoires à glacer le sang, de vieilles légendes qui avaient pour héros le peuple dragon disparu - de puissants Mages dont les yeux projetaient un feu mortel -, ou cette effrayante race de guerriers ailés dont on disait qu'ils vivaient dans les montagnes méridionales. Bien que le bretteur ne fût pas un érudit, il apprit à Aurian le peu qu'il connaissait en matière d'histoire, y compris le nom et la nature des dieux eux-mêmes : d'abord les déesses, Iriana des Bêtes, Thara des Champs et Melisanda la Main qui Guérit, puis les dieux, Chathak. dieu du Feu et patron des guerriers, Yinze le dieu du Ciel et lonor le Sage, le dieu des Océans qu'on appelait également le Faucheur d'mes dans le panthéon des royaumes méridionaux. Aurian s'émerveillait et apprenait. Cette année-là, le printemps choisit d'éclore d'un seul coup, dans toute sa gloire, et effaça rapidement les traces de ce terrible hiver. Les arbres se couvrirent de feuilles et de bourgeons et les fleurs jaillirent de terre brusquement dans tout le Val. Une fois encore, les oiseaux animèrent de leurs chants les bois autour du lac. Aurian et Forral commencèrent alors à passer beaucoup de temps dehors, au soleil, à la recherche de pousses précoces pour compléter leur régime hivernal plutôt limité et aider Eilin à planter et étendre la terre fertile au-delà du lac. Comme les bois bourgeonnaient de vie, Forral se mit à penser à la chasse. Ils avaient mangé peu de viande au cours de l'hiver, à l'exception de la chair, coriace et conservée dans le sel, des petits mâles que les chèvres d'Eilin avaient mis bas l'année précédente. La Mage avait bien essayé de masquer son goût fort dans des soupes et des ragoûts bien assaisonnés, mais ce régime commençait franchement à écœurer Forral. Du lapin, ça les changerait un peu, ou peut-être un oiseau - tout sauf du chevreau ! Au cours de sa carrière de mercenaire, le bretteur avait appris à manier l'arc correctement et il savait poser des pièges. Non sans quelque hésitation, il aborda donc le sujet avec Eilin. La Mage de la Terre vivait en harmonie avec la nature et ses créatures, si bien qu'il s'attendait à un refus plein de colère. Il craignait aussi qu'Aurian ne fût bouleversée de voir l'un de ses amis apparaître sur la table du dîner. C'est pourquoi Forral fut stupéfait d'entendre Eilin répondre à sa question embarrassée en disant : — Je t'en prie, Forral. Si tu veux chasser, Aurian va te montrer comment nous nous y prenons dans le Val. Par une soirée dorée, Aurian conduisit Forral dans le bosquet de bouleaux et lui fit traverser les bois où se mêlaient diverses essences. Puis elle s'arrêta dans une partie envahie par les herbes sauvages, avec des ajoncs et des ronciers. Entre leurs racines se trouvaient une multitude de trous et de terriers. — C'est ici que vivent les lapins, expliqua Aurian à voix basse. Ils vont bientôt sortir pour se nourrir. Forral acquiesça en se demandant ce qu'elle comptait faire. Aurian lui avait interdit d'apporter son arc et n'avait pas voulu entendre parler de ses pièges, qu'elle trouvait cruels. — Reste tranquille, chuchota la fillette. Elle sortit de sous le couvert des arbres en enveloppant son poignet dans une épaisse bande de tissu. Puis elle leva le bras et émit un sifflet strident. Pendant un moment, rien ne se produisit. Puis un point minuscule apparut très haut dans la voûte du ciel. Ce point descendit brusquement, puis grandit, puis finit par prendre forme. Forral entendit un cri rauque et le murmure du vent dans les plumes. Une silhouette ailée descendit en piqué vers le poignet d'Aurian et s'y accrocha. Puis le rapace étendit ses courtes ailes effilées pour assurer son équilibre tout en frottant sa tête fière et son cruel bec incurvé contre le visage de la petite fille, telle une caresse. Aurian rayonnait de joie. — Voici Vives-Ailes. Du moins, c'est comme ça que je l'appelle. Sans même prendre la peine de tourner vers lui ses grands yeux noirs, le faucon jeta à Forral un regard en coin méprisant, ouvrit le bec et cria pour manifester son agacement, puis il se remit à picorer les cheveux de la petite. Pendant un moment, l'enfant et le féroce oiseau de proie restèrent ainsi, les yeux dans les yeux, perdus dans leur communion silencieuse. Puis, d'un geste vif, Aurian leva le bras et lança l'oiseau vers le ciel où il s'éleva en spirales pour planer et voltiger au-dessus d'eux. Elle attira ensuite le bretteur médusé sous le couvert des arbres. — Maintenant, on attend, murmura-t-elle. Au bout d'un moment, les lapins commencèrent à sortir des fourrés pour se nourrir et s'aventurèrent timidement au-dehors, de leur démarche douce et déhanchée. Forral sentit la main d'Aurian agripper son bras. — Maintenant, murmura-t-elle dans un souffle. Au-dessus d'eux, le faucon replia ses ailes et se laissa tomber telle une pierre. Forral eut un hoquet de stupeur. L'oiseau allait s'écraser sur... À la toute dernière seconde, les ailes du faucon se déployèrent en un éclair. II se stabilisa au ras du sol, frappa le lapin qu'il avait pris pour cible dans un nuage de poils arrachés et l'envoya bouler encore et encore. Puis, frôlant l'herbe avec ses ailes, il décrivit un cercle pour revenir vers le corps brun affaissé qui gisait immobile et sonné. Les serres en avant, il se posa sur la créature et l'acheva d'un rapide coup de bec. Forral battit des paupières et s'aperçut qu'il retenait son souffle. Toute la scène s'était déroulée presque trop vite pour que son cerveau puisse l'appréhender. Il suivit Aurian lorsqu'elle s'élança vers le faucon. — Bien joué, dit-elle à l'oiseau. Oui, vraiment, c'était superbe ! Vives-Ailes lâcha le lapin et s'installa dans l'herbe pour attendre. Aurian soupira en ramassant le cadavre de l'animal. — Pauvre petite chose, murmura-t-elle en caressant brièvement sa fourrure avant de le ranger dans son sac. — Ça ne te dérange donc pas, ce genre de tuerie ? lui demanda le bretteur par curiosité. — Bien sûr que si. Elle se tourna vers lui avec une expression sérieuse et bizarrement plus adulte. — C'est très triste, Forral, mais ça arrive. Vives-Ailes a besoin de manger, tout comme sa compagne et leurs bébés. Les lapins sont un peu gros pour lui - c'est pour ça que souvent il les assomme avant de les tuer - mais il les mange, et nous aussi. Nous ne prenons que ce dont nous avons besoin et il tue proprement et rapidement, pas comme les pièges. (Elle sourit rêveusement en regardant le faucon.) Et puis, il est si beau... Pendant un moment, elle parut ne plus trouver ses mots, mais Forral comprit quand même, car lui aussi avait été touché par la vivacité du vol du faucon et par son absence de crainte. — Il me donne l'impression que je vole tout là-haut avec lui, conclut doucement Aurian. (Puis elle se secoua et siffla pour rappeler Vives-Ailes sur son poignet, ne pensant plus de nouveau qu'au sujet qui les intéressait :) Il va falloir battre les buissons pour faire de nouveau sortir les lapins - ils ont peur maintenant, expliqua-t-elle. Si tu as trouvé ça superbe, attends de le voir se jeter sur une proie en mouvement. Combien de lapins te faut-il, déjà ? Forral secoua la tête, ébahi. Aurian ne cessait jamais de l'étonner - mais cette fois-ci, elle lui avait appris quelque chose. Les journées chaudes continuèrent et bientôt vint le moment pour Eilin de faire le tour des villages et des fermes proches du Val. Chaque printemps, les Mortels de la campagne environnante recevaient volontiers son aide car elle se servait de sa magie de la Terre pour « bénir » leurs champs et leurs potagers, assurant ainsi une bonne récolte. En retour, ils lui fournissaient les graines, les outils, le tissu et tous les autres articles qu'elle ne pouvait faire pousser ou fabriquer elle-même. Cette fois-ci, elle avait particulièrement besoin d'une nouvelle vitre pour remplacer la fenêtre d'Aurian et de quelques volailles car les siennes avaient péri au cours des terribles tempêtes hivernales. Le bretteur fut horrifié d'apprendre qu'Aurian restait seule dans le Val pendant qu'Eilin s'absentait. Cette nouvelle preuve de négligence de la part de la Mage le stupéfiait, cependant cet arrangement paraissait parfaitement contenter Aurian et sa mère. — Je ne veux pas y aller, insista la petite fille. Vives-Ailes et les autres animaux me manqueraient trop. Je suis bien ici. — Évidemment qu'elle est bien, dans le Val, renchérit Eilin. Les loups veillent sur elle et, si quelque chose n'allait pas, Vives-Ailes ou l'un des autres oiseaux viendrait tout de suite me porter un message. Forral soupira et renonça à protester. Elles étaient aussi imprudentes, entêtées et indépendantes l'une que l'autre. Comme c'était typique de la part des Mages ! Il se consola en songeant que cette année-là, au moins, un adulte responsable resterait dans les parages pour veiller sur l'enfant. Après qu'Eilin fut partie sur le dos de sa monture, une jument blanche que Forral n'avait encore jamais vue puisque la Mage n'avait guère le temps de pratiquer l'équitation, le bretteur s'aperçut qu'il y avait bien assez de travail à faire dans le Val pour les occuper, lui et Aurian. D'abord, ils allaient parfois chasser avec Vives-Ailes. Puis il fallait traire les chèvres et vider régulièrement les casiers à poissons que la Mage posait sur les bords du lac. Pire encore, les mauvaises herbes du jardin semblaient tirer profit de l'absence de la Mage en surgissant de terre pendant la nuit. Toujours aussi impressionné par l'ampleur de la tâche entreprise par Eilin, Forral se sentait le devoir de lui offrir toute l'aide qu'il pouvait lui apporter. En plus de s'occuper du jardin, il passa beaucoup de temps autour de la tour pour réparer les plus gros dégâts causés par l'hiver. Aurian ne tarda pas à se lasser de tout cela. Elle commençait toujours à l'aider avec les meilleures intentions du monde, mais, au bout d'un moment, elle finissait invariablement par s'éclipser, soi-disant pour aller voir ses animaux. Mais au fil des jours, le bretteur remarqua que l'enfant disparaissait de plus en plus souvent et il commença à se poser des questions. Quand il lui demandait comment elle passait ses journées, elle répondait de manière vague et évasive. Étant par nature une enfant honnête, elle mentait très mal. Inévitablement, Forral repensa à leur première rencontre, quand il l'avait surprise à jouer avec des boules de feu dans une clairière. L'idée qu'elle avait peut-être recommencé à le faire lui causa une vive inquiétude. Il savait déjà qu'elle avait hérité des pouvoirs d'Eilin dans le domaine de la Terre. Elle pouvait communiquer avec les animaux et savait faire pousser de jeunes plantes. Ce n'était pas un problème, car Eilin pouvait superviser ses efforts et la petite fille ne risquait guère de se blesser en usant de cette magie. Mais Geraint excellait quant à lui dans le domaine du Feu. Or il s'agissait de la discipline la plus dangereuse en raison de l'énergie brute qu'il fallait contrôler pour cela. Le bretteur s'inquiétait. L'enfant avait-elle hérité de ce talent-là aussi ? Était-elle l'une des rares Mages dont les pouvoirs s'étendaient à toutes les formes de magie ? Si c'était le cas, en l'absence d'une éducation appropriée, elle courait un grand danger, comme tous ceux en contact avec elle, d'ailleurs. Forral se demanda s'il devait confier ses soupçons à Eilin lors de son retour et se surprit à hésiter. Obsédée par son chagrin vis-à-vis de Geraint, elle ne serait jamais capable de vivre avec une enfant qui avait hérité des pouvoirs potentiellement destructeurs de son père. Quelle tragédie si elle rejetait Aurian juste au moment où leur relation s'améliorait ! Dans tous les cas, il n'avait pas de preuve et il ne servait à rien de faire quoi que ce soit dans cette situation. Il allait devoir gérer ça tout seul. Lorsque Aurian s'éclipsa la fois suivante, Forral la suivit. Il craignait que les oiseaux ne dénoncent sa présence, mais ils étaient bien trop occupés à nourrir leur progéniture affamée pour prêter attention à autre chose. Cependant, dès qu'elle se fut éloignée de la tour, Aurian appela son poney. Forral poussa un juron et fut obligé de courir rechercher son cheval. Mais l'animal, qui ne faisait plus grand-chose, avait beaucoup grossi et se sentait d'humeur folâtre. Le bretteur éprouva quelques difficultés pour restreindre son exubérance. Quand il retrouva sa trace, il constata qu'Aurian avait pris la direction de la forêt située au-delà du cratère, en suivant un chemin détourné. Forral fronça les sourcils car cela prouvait qu'elle cachait bel et bien quelque chose. En fin de compte, il s'avéra que la piste menait précisément à la clairière où ils s'étaient rencontrés. Forral, jetant un coup d'œil à travers un écran de broussailles, en eut le souffle coupé. Aurian était extrêmement concentrée. Elle n'avait encore jamais jonglé avec six boules de feu en même temps et elle commençait à avoir du mal à les garder toutes en l'air sans se brûler. Le visage baigné de sueur, elle se fatiguait rapidement. L'une de ces balles enflammées, luisantes et colorées, changea brusquement de direction et se dirigea tout droit vers un arbre. Aurian réussit à en reprendre le contrôle par un violent effort de volonté, mais faillit se roussir les cheveux au passage. C'était plus que suffisant. Très soigneusement, elle éteignit les boules de feu suspendues dans les airs puis s'assit sur un tronc renversé, épuisée mais contente d'elle-même. Avant que ses oreilles aient eu le temps d'identifier les craquements dans les fourrés, Aurian sentit quelqu'un la saisir par les épaules, la soulever de terre et l'obliger à faire volte-face. Elle se retrouva alors nez à nez avec Forral. Sa gorge se serra et son visage vira au cramoisi tant elle se sentait coupable. Elle n'avait jamais vu le grand guerrier aussi en colère. — Qu'est-ce que tu faisais ? cria-t-il. Dis-le ! Aurian ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Forral la secoua si fort que ses dents s'entrechoquèrent. — Dis-le ! rugit-il. — Je-je jou-jouais avec des boules de feu. Aurian avait du mal à laisser sortir les mots. — Et qu'est-ce que je t'ai déjà dit ? — De-de ne pa-pas le faire. — Pourquoi ? — Parce que c'est très dangereux, répondit Aurian d'une petite voix, trop effrayée pour seulement penser à pleurer et choquée par la métamorphose de son gentil ami en un adulte courroucé. — Eh bien, tu vas découvrir à quel point c'est dangereux ! D'un air déterminé, Forral s'assit sur le tronc renversé, déposa la petite en travers de ses genoux et lui flanqua une fessée jusqu'à ce qu'elle hurle. La correction était douloureuse en soi, mais ce qui blessait surtout Aurian, c'était de se faire punir par son bien-aimé Forral. Au bout d'un moment qui parut, pour la fillette, durer plusieurs vies, il s'arrêta. — Tu le méritais, déclara-t-il d'un ton brusque pour couvrir ses braillements. Tu savais très bien que tu faisais quelque chose de mal, et pourtant tu as continué. Je croyais que je pouvais te faire confiance, Aurian. Je vois que ce n'est pas possible. Il la jeta sur le sol. La fillette enfouit son visage dans l'épais tapis de feuilles et sanglota de tout son cœur. Lorsqu'elle releva la tête, Forral était parti. Aurian se sentait mortifiée. Elle n'arrivait pas à croire que Forral ait pu lui donner une fessée. Il ne l'avait jamais frappée, jusque-là. Il était censé être son ami. Lentement, elle commença à comprendre qu'elle avait vraiment dû faire quelque chose de mal. Pourtant, c'était si amusant ! — Je refuse d'arrêter, murmura-t-elle d'un air rebelle. Je le lui montrerai ! Mais la voix de la conscience intervint. Forral ne faisait jamais rien sans une bonne raison et d'ailleurs il s'avérait toujours avoir raison. Alors une nouvelle pensée la frappa. Et s'il était en colère contre elle au point de quitter le Val ? Aurian se remit debout, non sans effort, et appela son poney, brusquement pressée de rentrer chez elle. — Oh, faites qu'il y soit, pria-t-elle. Je ne le referai plus jamais, si seulement il est encore là. Mais elle ne pouvait pas monter à cheval, cela faisait trop mal. Aurian redescendit laborieusement du poney et proféra un juron, avant de porter brusquement la main à sa bouche d'un air coupable. Les dents serrées, elle partit à pied, essuyant les larmes qui roulaient de temps à autre sur ses joues. La nuit tomba tandis qu'elle cheminait ainsi péniblement. Elle savait qu'il ne pouvait rien lui arriver au sein du cratère, car tous les animaux sauvages étaient ses amis. Comme tous les Mages, elle possédait une excellente vision de nuit et elle ne risquait pas de tomber dans l'un des replis de terrain, à condition de se montrer prudente. Elle ne risquait pas non plus de se perdre, car il lui suffisait de se diriger vers la lumière clignotante qui brûlait tel un phare au sommet de la tour. Mais en dehors de la nuit où elle s'était perdue dans la neige, Aurian ne s'était encore jamais retrouvée seule dans les ténèbres immenses et vides du cratère désolé. Elle se sentait bouleversée et abandonnée, d'autant que Forral ne l'aimait plus... Elle ravala un sanglot, pleine de commisération envers son propre sort. Ses pieds commençaient à lui faire mal et son derrière la brûlait toujours suffisamment pour lui rappeler ce qu'elle avait fait. Ce fut donc une petite fille désolée qui franchit enfin le pont qui menait jusqu'à la tour. Forral ne lui avoua que bien des années plus tard qu'il n'avait jamais été très loin d'elle durant tout ce temps, la suivant comme son ombre jusqu'à ce qu'elle arrive saine et sauve à proximité de son foyer. Le retour fut bien plus difficile pour lui que pour elle puisqu'il ne possédait pas sa nyctalopie. Au grand soulagement d'Aurian, une douce lumière brillait à la fenêtre de la cuisine. Forral n'était donc pas parti. Malgré tout, il fallut un long moment à la fillette pour trouver le courage d'ouvrir la porte. Forral était assis à table, la tête entre les mains, visiblement aussi échevelé qu'elle. La petite remarqua que les vêtements du bretteur étaient éraflés et tachés, comme s'il était tombé quelque part. Il ne l'avait pas entendue entrer - ou peut-être l'ignorait-il. Aurian s'approcha sur la pointe des pieds. — Forral, je suis désolée, dit-elle d'une toute petite voix. Le bretteur releva lentement la tête et lui tendit les bras. Aurian, trop soulagée pour parler, courut vers lui et grimpa sur ses genoux. Il la serra très fort contre lui, puis elle se mit à pleurer et s'aperçut, à sa grande surprise, qu'il pleurait aussi. — Ne pleure pas, supplia-t-elle, perplexe. Personne ne t'a donné de fessée, à toi, ajouta-t-elle avec une pointe d'indignation. La bouche de Forral s'étira en un sourire. — Oh, ma chérie. Tu n'as donc pas idée à quel point ça m'a fait mal de devoir te punir comme ça ? Pour la première fois, Forral lui expliqua ce qui était arrivé à son père exactement - comment Geraint avait été détruit par sa propre magie du Feu. Lorsqu'il acheva son récit, Aurian tremblait. — Je ne savais pas, suffoqua-t-elle. — J'aurais dû t'en parler plus tôt, reconnut Forral, mais j'espérais t'épargner cette souffrance le temps que tu grandisses encore. Comprends-tu maintenant pourquoi j'étais en colère ? C'est parce que tu m'as fait peur, ma chérie. Et si tu faisais la même chose que ton père sans le vouloir ? Je ferai tout pour t'en empêcher, même si pour ça je dois te faire mal. Je t'aime trop pour te perdre comme j'ai perdu ton père. — Mais je ne peux pas m'en empêcher, protesta Aurian. Vraiment, sincèrement, je n'y arrive pas ! C'est quelque chose que je porte en moi et, si je n'ai rien à faire, alors... ça sort. Qu'est-ce que je vais faire, Forral ? Elle était vraiment effrayée, à présent. — Ne t'inquiète pas, ma chérie, nous allons bien trouver une solution. Pendant un moment, il la serra contre lui en silence tandis qu'il réfléchissait, le front plissé. Aurian se sentait de plus en plus fatiguée mais n'avait pas très envie de quitter le réconfort de ses bras pour aller au lit. — Forral, tu veux bien me raconter une histoire ? demanda-t-elle d'une voix ensommeillée. Raconte-moi celle du guerrier qui est la meilleure fine lame du monde. C'est ma préférée. — Mais oui, c'est ça ! (Forral se redressa brusquement et manqua de faire tomber la fillette de ses genoux.) Aurian, tu aimerais devenir la meilleure fine lame du monde ? Le visage de la petite s'illumina d'une joie incrédule. — Je pourrais ? demanda-t-elle, impressionnée. — Je ne vois pas pourquoi tu ne pourrais pas. Je t'apprendrai. Mais je te préviens, ce sera difficile. On ne devient pas la meilleure fine lame en claquant des doigts. Quand j'ai commencé à apprendre l'escrime, j'étais cabossé de partout et je me sentais si fatigué à la fin de chaque journée, mon corps me faisait si mal, que j'avais de la peine à me glisser dans mon lit. Si tu veux que je t'apprenne à manier l'épée, il va falloir endurer tout ça - et ce sera trop tard à ce moment-là pour changer d'avis. Mais au moins, il ne te restera pas une seule minute à toi pour faire des bêtises. Qu'en dis-tu ? Aurian y réfléchit. À l'écouter, ça ne paraissait guère amusant, mais d'un autre côté, elle se sentait déjà courbaturée et fatiguée et elle ne tenait pas à revivre un jour comme celui-là. Si l'escrime lui permettait d'éviter ce genre de désagrément, elle voulait bien l'apprendre de bon cœur. Les héros des histoires de Forral défilèrent dans sa tête, enflammant son imagination. — Oui ! s'écria-t-elle, brusquement remplie de détermination. Je vais le faire ! C'est ainsi que débuta l'entraînement d'Aurian. Le lendemain même, Forral leur fabriqua deux épées en bois et ils trouvèrent un endroit retiré pour leurs leçons, suffisamment éloigné de la tour. Forral fit jurer à Aurian de garder le secret quand Eilin reviendrait. — Je suis sûr que ta mère ne serait pas d'accord. Et puis, nous ne voulons pas lui expliquer pourquoi nous avons décidé de t'apprendre l'escrime, n'est-ce pas ? Aurian approuva de tout cœur. Au début, ce fut terrible. Forral ne prit en considération ni la taille de la petite fille, ni son manque de force, si bien qu'elle ne tarda pas à découvrir qu'il lui faudrait devenir très bonne en très peu de temps si elle voulait éviter de se faire rosser. Au début, elle fut obligée d'esquiver ou de détourner tous ses coups, sans même pouvoir songer à attaquer. Chaque nuit, elle allait se coucher, le corps douloureux et couvert de bleus. La première leçon importante qu'elle apprit grâce à l'escrime fut l'endurance. Mais Forral lui enseigna également des exercices destinés à rester souple et développer ses muscles, ainsi que des techniques de respiration et de méditation pour être calme et aiguiser son esprit avant un combat. Aurian ne savait pas à quel point elle avait de la chance, car Forral, bien que trop modeste pour le reconnaître, était le meilleur. Sous sa tutelle, elle finit par apprendre « l'être du Guerrier », cet état de transe dans lequel tous les sens s'allient pour former plus que la somme de leurs parties, c'est-à-dire un sens unique qui devient une extension de l'épée vivante - qui est l'épée. Le temps que l'esprit comprenne quel va être le prochain mouvement, la lame s'y trouve déjà. Aurian finit par adorer ça. Elle ne vivait plus que pour ses leçons, accompagnant Forral dans les bois hiver comme été. Elle souffrait et elle s'obstinait, elle transpirait et elle persistait, si bien que, lorsqu'elle atteignit l'âge de douze ans, elle possédait le talent nécessaire pour affronter, et surtout pour vaincre, un guerrier moyen faisant deux fois sa taille et son âge. Elle poussait comme de la mauvaise herbe, ce qui aidait aussi. En revanche, elle fut horrifiée lorsque ses seins commencèrent à pousser, car ils l'embarrassaient dans ses mouvements. Lorsqu'elle se plaignit à ce sujet devant Forral, celui-ci répondit par un grognement gêné, mais il lui fabriqua malgré tout une de ces chemises en cuir étroitement ajustées qu'affectionnaient les guerrières. Elle se laçait sur le devant et retenait efficacement ces ridicules appendices. Quelques semaines avant le treizième anniversaire d'Aurian, Forral s'en alla de son côté effectuer une mystérieuse emplette. Aurian se languit de sa présence car il lui manquait terriblement. En son absence, la tentation de faire à nouveau apparaître des boules de feu refit surface avec violence, mais l'adolescente était bien déterminée cette fois à tenir sa promesse envers le bretteur. C'est pourquoi elle demanda à sa mère de lui en apprendre plus au sujet de la magie de la Terre. — Ah, maintenant que Forral est parti, tu trouves brusquement du temps à consacrer à ta mère, se plaignit Eilin - mais elle souriait. L'arrivée de Forral dans leur vie avait profondément modifié son attitude. Mère et fille s'entendaient beaucoup mieux désormais. Au cours de ces quelques semaines, Aurian se surprit à apprécier la compagnie d'Eilin. En plus de la magie, sa mère saisit l'occasion de lui apprendre ce qui allait bientôt arriver à son corps en pleine évolution et la façon dont les Mages géraient cette question. Bien sûr, Aurian continuait à travailler dur, s'entraînant à répéter tous les exercices de Forral dans l'espoir de l'impressionner lorsqu'il reviendrait. De fait le retour du bretteur compensa largement son absence, car il rapporta à l'adolescente un cadeau princier pour son anniversaire : une véritable épée de taille adulte. Aurian avait la gorge serrée lorsqu'elle déballa son cadeau et sortit, dans un sifflement d'acier, la longue lame aiguisée de son fourreau noir et argent. Elle se jeta ensuite au cou de Forral. — Oh, merci, souffla-t-elle. L'épée brillait d'un éclat bleuté sous les rayons du pâle soleil d'hiver qui couraient tel un feu étincelant le long de son double tranchant aiguisé comme une lame de rasoir. Une pierre blanche était incrustée dans la poignée de cette arme plus effilée que la grande épée de Forral. Elle était forte, élégante - et létale. Aurian n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Mais il lui fallut tout réapprendre. L'épée avait été forgée pour aider Aurian à développer sa musculature, mais celle-ci avait peine à soulever sa lourde lame, et encore plus à la manier. Serrant les dents, elle fit deux fois plus d'exercices de musculation. À la fin de chaque leçon, son dos et ses bras lui faisaient mal. Elle s'aperçut également que le fait de se battre avec une véritable épée l'obligeait à employer une technique très différente de celle qui l'avait si bien servie avec les légères épées d'entraînement en bois. Elle fut donc obligée de tout reprendre de zéro. Avant de recevoir ce cadeau, Aurian commençait à devenir plutôt arrogante quant à ses prouesses. Elle s'imaginait déjà être une fine lame. Là, elle dut déchanter. La sécurité devint un facteur important de leurs leçons. Puisque Forral et elle utilisaient désormais des lames en acier qui pouvaient s'avérer mortelles, ils avaient toutes les chances de s'infliger l'un à l'autre des blessures sérieuses. Aurian dut apprendre qu'elle ne pouvait plus improviser comme elle le faisait autrefois. Cela parut durer une éternité, mais, en travaillant durant tout le printemps et l'été qui suivirent, Aurian commença à s'améliorer. Enfin, la lame, bien équilibrée et forgée avec soin, obéissait à sa volonté. C'était un plaisir de la manier. Forral lui apprit comment en prendre soin, et l'adolescente entretint méticuleusement l'épée et le fourreau en les nettoyant et les huilant régulièrement. L'épée étincelait lorsqu'elle l'utilisait et la lame chantait en fendant l'air. Pour cette raison, Aurian choisit de l'appeler Coronach, ce qui signifiait Chant-de-mort. Cette lubie ne fit pas sourire Forral, au contraire. — Une bonne épée mérite un nom approprié, approuva-t-il d'un air grave. Le désastre survint à la fin de cette année-là, lorsque les premières neiges recouvrirent le sol d'une fine poudre blanche. Peut-être Forral avait-il fait preuve de trop d'enthousiasme en lui donnant l'épée si tôt ou peut-être Aurian était-elle devenue trop sûre d'elle. Quelle qu'en fût la raison, l'adolescente commit une erreur fatale. Forral et elle combattaient à leur endroit habituel lorsqu'elle décida, de sa propre initiative, d'essayer un nouveau mouvement auquel elle pensait depuis quelques jours. S'éloignant de lui à reculons, elle se baissa et se contorsionna dans l'espoir de faire passer sa lame sous la garde de son adversaire afin de l'atteindre à la gorge. Mais tout alla affreusement de travers. En se contorsionnant, Aurian glissa sur la neige. Elle perdit l'équilibre et son coup partit de côté, laissant une ouverture au revers fatal de Forral. Ce dernier cria et tenta de dévier la trajectoire de la lourde lame, mais celle-ci avait pris trop de vitesse. La grande épée s'enfonça dans l'épaule gauche d'Aurian dans un bruit écœurant d'os broyé. Eilin dévala en toute hâte l'escalier de la tour, alertée par les cris de panique de Forral qui appelait à l'aide. Elle s'immobilisa au bas des marches, le visage couleur de cendres. Forral, les joues baignées de larmes, portait le corps d'Aurian dans sa propre cape trempée de sang, ce même sang qui avait laissé des traînées depuis la porte ouverte et qui formait une flaque sur les dalles de la cuisine. Le bretteur sentait le fluide vital, chaud et collant, imprégner ses vêtements. — Oh dieux, sanglota-t-il, le visage convulsé par l'angoisse. Eilin, je l'ai tuée. La Mage tremblait lorsqu'elle lui prit Aurian et la déposa en douceur sur la table de la cuisine. Il l'entendit suffoquer en découvrant la terrible blessure. Puis Eilin chercha le pouls d'Aurian en posant deux doigts sur sa gorge. — Dieux merci, elle vit encore, murmura-t-elle. Alors seulement Forral osa-t-il regarder la blessure. Son épée s'était profondément enfoncée dans l'épaule d'Aurian et lui avait brisé la clavicule et presque tranché le bras. Elle avait le visage gris en raison du choc et de l'hémorragie. Forral s'affaissa. La pièce se mit à tourner autour de lui tandis qu'il vacillait, pris de vertiges. Au cours de ses combats, il n'avait que trop souvent vu de bons amis se faire tuer ou estropier. Sans broncher, il avait infligé des blessures bien pires encore à ses ennemis. Mais là, il s'agissait d'une jeune fille, sans compter qu'il l'aimait plus que sa propre vie. C'était plus qu'il n'en pouvait supporter. — Je suis désolé. C'est ma faute. Je... — Silence ! aboya Eilin. Elle posa ses mains sur la blessure, les yeux étrécis par la concentration tandis qu'elle faisait appel à ses pouvoirs. — Si seulement je m'y connaissais mieux en matière de soins, marmonna-t-elle désespérément. Mais, sous les yeux de Forral, qui retenait son souffle, l'hémorragie diminua puis, lentement, s'arrêta complètement. Eilin se redressa et se tourna vers le bretteur, les yeux flamboyants. Forral tomba à genoux. — Eilin, c'était un accident... — Je m'en fiche ! Va à Nexis, Forral. Va chercher la guérisseuse à l'Académie ! Dépêche-toi ! Nous risquons encore de la perdre ! Soulagé d'avoir quelque chose de concret à faire, Forral courut, sa dernière vision du visage pâle et tiré d'Aurian gravée dans son esprit. Son cheval regimba violemment, effrayé par cet homme au regard fou qui lui flanqua si brusquement sa selle en travers du dos. Mais Forral lui frappa méchamment les naseaux et tira d'un coup sec sur la sangle. Puis il bondit sur le dos de l'animal et s'élança dans un tourbillon de neige, impatient d'entreprendre l'ascension des parois du cratère avant le crépuscule. Il fallait cinq jours pour rejoindre Nexis à cheval. Forral avait l'intention d'en mettre deux. 3 LE FILS DU BOULANGER — Allez, hue ! Anvar fit claquer les rênes afin d'encourager le vieux cheval à gravir le chemin grossier et creusé d'ornières qui partait du moulin au bord du fleuve. Paresseux rejeta la tête en arrière et hennit, mécontent d'avoir à tirer la lourde charrette pleine de sacs de farine en haut du talus escarpé. — Tant pis, dit Anvar au cheval. Toi, au moins, tu as chaud. Je te donnerai un bon petit déjeuner quand on arrivera chez nous. Il souffla sur ses mains et se frappa les cuisses pour essayer de ne plus avoir les doigts aussi raides. Le froid glacial de l'aube s'était infiltré jusque dans ses os, et la belle flambée dans la cheminée du moulin lui semblait déjà à mille kilomètres de là. Mais c'était un feu d'une autre nature qui faisait bouillir le sang d'Anvar quand il se rappelait le sourire de Sara, la jolie fille du meunier. Dans la cité de Nexis, la richesse et le pouvoir se trouvaient aux mains des riches marchands, des guerriers haut placés de la garnison et des inaccessibles Mages. La vie était bien plus dure pour les gens ordinaires, tels que les artisans et les tailleurs, les domestiques et les ouvriers, les petits commerçants, les bateliers et les allumeurs de réverbères qui permettaient à la cité de fonctionner grâce à leur labeur, ingrat mais essentiel. Par la force des choses, leurs enfants apprenaient très tôt les responsabilités, et le père d'Anvar, un maître boulanger de Nexis, avait confié à son fils aîné le soin d'aller chercher la farine dès qu'il avait été assez grand pour conduire la charrette. Bien que le trajet fût plus long par la route, et difficile en hiver, cela lui permettait d'économiser les frais de transport exorbitants exigés par les bateliers du fleuve. Dès la première visite d'Anvar au moulin, longtemps auparavant, la blonde petite Sara, avec son physique d'elfe, était devenue sa meilleure amie. Quand ils étaient plus jeunes, ils s'échappaient l'après-midi pour jouer ensemble et se retrouvaient le long de l'étroit chemin de halage qui longeait le fleuve jusqu'à la cité. Cependant, à présent qu'ils avaient atteint le bel âge de quinze ans, leurs jeux commençaient à prendre une tournure plus sérieuse. Anvar était amoureux et ne doutait pas des sentiments identiques de Sara à son égard. Leurs parents respectifs considéraient cette évolution d'un œil tolérant. Torl le boulanger et Jard le meunier y voyaient l'avantage de pouvoir réunir un jour leurs deux commerces, et leurs épouses n'avaient bien entendu pas leur mot à dire sur la question. Anvar, pensant toujours à Sara, souriait lorsqu'il arriva en haut de la colline et engagea la charrette grinçante sur la route principale. Nexis se cachait à la vue des voyageurs sous un brouillard givrant qui recouvrait de gris la vallée boisée en contrebas. Seuls le dôme et les tours chatoyantes de l'Académie, qui se dressait sur son promontoire rocheux au-dessus du reste de la cité, dépassaient au-dessus du brouillard. Anvar se renfrogna en voyant cela. À cette heure, ils devaient encore dormir, là-haut, songea-t-il. Occupés à ronfler sur leurs matelas en duvet de cygne alors que les gens honnêtes s'étaient levés et avaient commencé à travailler bien avant l'aube ! Son père ne supportait pas les Mages, qu'il qualifiait de parasites arrogants et d'insulte à la race humaine. Il s'agissait d'un point de vue si répandu dans le voisinage d'Anvar qu'il ne l'avait jamais remis en question, bien qu'il eût remarqué que les hommes dans les bistrots formulaient toujours ces Critiques à voix basse, en jetant des coups d'œil nerveux par-dessus leur épaule. Anvar fut brusquement tiré de sa rêverie par le vieux cheval qui broncha et aplatit ses oreilles en arrière en entendant un bruit de sabots. Quelqu'un arrivait derrière eux et galopait bien trop vite sur la route verglacée. Anvar soupira et amena la charrette sur le bas-côté de la route. Il s'agissait sans doute d'un messager qui devait se rendre à la garnison, à l'Académie ou dans le quartier des marchands. La vie d'Anvar ne valait pas assez cher pour qu'il se risque à se mettre en travers du chemin de ces gens importants. La monture du messager n'en avait plus pour longtemps. Lorsque la pauvre bête passa en trombe à côté de lui, Anvar entendit le sifflement de sa respiration laborieuse par-dessus le fracas des sabots. Il entrevit également ses flancs maculés de sueur et de sang mêlés et entendit le cavalier de forte carrure le maudire en le fouettant avec l'extrémité de ses rênes. Le salaud ! Anvar tempêta intérieurement, furieux de ce traitement cruel. Il encouragea gentiment son propre cheval à se remettre en route, comme si sa douceur lui permettait en quelque sorte de compenser la brutalité dont il venait juste d'être témoin. Le bruit des sabots s'éloigna, puis Anvar l'entendit cesser brusquement. Un son mat et écœurant retentit lorsque le cheval s'effondra, suivi par un chapelet de violentes injures. Anvar franchit le tournant et vit le corps noir et massif de l'animal qui gisait mort en travers de la route. De la vapeur s'échappait encore du cadavre de la pauvre bête. La grande brute qui le montait jusqu'alors se tenait au-dessus de lui, pas du tout affligé, et continuait à proférer des insanités. Anvar se laissa consumer par la colère. Sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences, il bondit de son siège et se jeta sur le grand cavalier barbu. — Espèce de bâtard ! hurla-t-il. Espèce de bâtard sans cœur! L'autre l'ignora complètement. En revanche, ses yeux s'illuminèrent à la vue de la charrette. Sans effort, il repoussa Anvar d'un geste méprisant et négligent, puis il s'avança et prit une dague à sa ceinture pour libérer le vieux cheval de ses traits. Anvar se hissa hors du fossé, horrifié par le résultat de sa folie. — Non ! cria-t-il en courant s'accrocher au bras du fou. Pour sa peine, il reçut un coup qui le fit tourner sur lui-même. Le grand cavalier jeta le reste du harnais, coupa la longueur de rênes en trop et bondit sur le dos du cheval. Paresseux broncha de nouveau, en roulant les yeux, et le cavalier tira sauvagement sur les rênes. Anvar se releva, les larmes aux yeux, et s'accrocha désespérément à la cape couverte de boue du cavalier. — Je vous en prie, monsieur, implora-t-il, il est vieux. Vous ne pouvez pas... L'étranger le regarda comme s'il remarquait seulement sa présence, et son visage sombre s'adoucit, exprimant la compassion et le regret. — Je suis vraiment désolé, mon garçon, dit-il gentiment, mais c'est une urgence. La vie d'une jeune fille est en jeu et je dois prévenir la guérisseuse. Essaie de comprendre. Je laisserai ton cheval à l'Académie. Dis-leur que c'est Forral qui t'envoie. Il serra brièvement l'épaule d'Anvar et s'en fut avec fracas. Anvar le regarda s'éloigner pendant un long moment, puis se retourna pour contempler la charrette abandonnée et sa précieuse cargaison. La farine arriverait tard, ce matin-là, et Torl n'allait pas pouvoir se mettre au travail. Ils allaient sûrement perdre de l'argent à cause de tout ça. Anvar soupira et reprit la direction du moulin pour y emprunter un cheval. Son père allait être furieux. La famille d'Anvar vivait dans le nord de Nexis, dans un labyrinthe de rues étroites et fortement peuplées situé à l'intérieur du grand mur d'enceinte, en haut des coteaux de la grande vallée. Plus bas s'étiraient les grandes rues dallées de pierre avec leurs magnifiques édifices à colonnades et leurs merveilleux marchés et magasins. Légèrement à l'écart, sur un plateau où le flanc de la vallée s'aplanissait légèrement avant de poursuivre sa descente, se dressait le vaste complexe gris, semblable à une forteresse, qui abritait la légendaire garnison de Nexis. Le long de la rive nord du fleuve, dans le fond de la vallée, s'alignaient les entrepôts et les quais des marchands, avec leur cortège habituel de rats, de mendiants, de voleurs et de putains. Des ponts élégants bondissaient au-dessus des vastes eaux du fleuve en divers points de la cité, reliant les zones ouvrières du nord de Nexis à l'environnement très différent de la rive sud. En effet, le flanc de la vallée se composait à cet endroit d'une série de terrasses boisées et escarpées. Nichées tels des joyaux dans un écrin d'arbres se trouvaient les demeures opulentes des marchands avec leurs pelouses impeccables et leurs jardins luxuriants et florissants que des lanternes colorées illuminaient les soirs d'été, lorsque l'air embaumait le parfum des fleurs. À mi-chemin de son parcours à travers la cité, le fleuve faisait un détour et décrivait une boucle vers le nord avant de reprendre la direction de la mer. Au creux de cette boucle se dressait un haut promontoire rocheux, presque une île, relié à la rive sud par une étroite bande de terre fermée par un portail blanc en forme d'arche. Au sommet de ce promontoire, le point le plus élevé de la cité, jaillissaient les tours blanches de l'Académie où les Mages vivaient dans un isolement splendide et hautain. La matinée était déjà bien entamée lorsque Anvar et le cheval qu'il avait emprunté passèrent devant les gardes de la porte nord et se frayèrent un chemin dans les rues étroites en direction de la boulangerie. Les maisons et les ateliers, dans cette partie de la cité, étaient simplement mais solidement bâtis en bois, en brique et en plâtre. La plupart des habitations étaient bien entretenues et les rues pavées mais propres. Anvar avait entendu dire que, dans d'autres villes, plus petites, les gens jetaient leurs déchets par la fenêtre, transformant la voie publique en véritables égouts à ciel ouvert. À Nexis, joyau de toutes les cités et foyer des Mages, une telle chose aurait été impensable. Quelque deux cents ans auparavant, un Mage du nom de Bavordran, spécialisé dans la magie de l'eau, avait mis au point un système complexe mais efficace d'égouts souterrains afin de ravitailler la cité tout entière. Pour une fois, les Mages (qui n'étaient pas vraiment réputés pour l'aide qu'ils apportaient à la population de Nexis) prenaient très au sérieux leur devoir d'entretien magique. La famille d'Anvar vivait au-dessus de la boulangerie de Torl, où l'on faisait le pain, les gâteaux et les tartes pour les vendre sur le petit marché qui se tenait quotidiennement sur la place voisine. D'ordinaire, le parfum des miches en pleine cuisson embaumait la rue, mais pas ce jour-là. En approchant de sa maison, Anvar entendit les cris de colère de son père et se mordilla nerveusement la lèvre. À n'en pas douter, il allait avoir des ennuis à cause de cette histoire. Il engagea avec précaution la charrette dans l'étroite allée qui conduisait à la petite étable derrière la maison et installa confortablement le cheval de Jard dans la stalle de Paresseux. Il ne servait à rien de retarder la confrontation. Plus il serait en retard et plus Torl serait en colère. Redressant les épaules, Anvar traversa la cour et entra à contrecœur dans la boulangerie. Il espérait que son père lui donnerait une chance de s'expliquer. Mais Torl n'était pas d'humeur à recevoir des excuses. — Mais ce n'est pas ma faute, protesta Anvar. Il m'a jeté par terre et a pris le cheval... — Et toi, tu l'as laissé faire ! Cet animal représente notre gagne-pain, abruti ! Tu sais ce que tu as fait ? Est-ce que tu le sais ? Il leva son gros poing, le bras musclé par des années passées à soulever des sacs de farine et à pétrir la pâte à pain. Anvar se baissa si bien que le coup l'atteignit à l'épaule et le projeta dans un coin où, dans sa chute, il renversa une pile de plateaux vides. — Idiot maladroit ! (Son père avança sur lui telle une ombre menaçante, le remit sur pied et le frappa de nouveau.) Reste là, je te dis ! Le boulanger commença à ôter sa ceinture. — Laisse-le, Torl. Ce n'est pas la faute du garçon. Papi s'exprimait avec une espèce d'autorité tranquille. Anvar frotta ses bleus pour apaiser la douleur, soulagé par ce répit inattendu. Le vieil homme était la seule personne capable de s'opposer à l'humeur de son fils, quand Torl était dans cet état. Papi était le confident d'Anvar, son professeur, son protecteur et son ami. Il s'agissait d'un mastodonte avec une crinière blanche, une moustache broussailleuse et un air très doux. Il avait exercé le métier de charpentier, si bien que ses doigts épais pouvaient faire des miracles et produire des sculptures délicates et complexes. Celles-ci, très demandées, ramenaient dans le ménage un argent très apprécié. Cependant, il donnait autant de sculptures qu'il en vendait, au grand dégoût de Torl. Campagnard dans l'âme, le vieil homme était venu habiter chez son fils après le décès tragique et prématuré de son épouse, une cuisinière à la réputation légendaire. Torl avait hérité de sa mère le talent qui faisait de lui un boulanger très demandé. Pendant des années, Papi avait essayé de noyer son chagrin en travaillant, mais, à présent, il était heureux de se reposer et de profiter de ses petits-fils, à qui il essayait d'enseigner les valeurs plus simples de sa jeunesse. Il avait trouvé en Anvar un élève attentif, mais Bern, son jeune frère, était le portrait craché de leur père, dont il avait hérité le physique noir et robuste, l'amour des affaires et la vénération du profit. Torl se renfrogna. Lâchant Anvar, il se tourna vers Papi. — Reste en dehors de ça, le vieux. — Je ne crois pas, Torl. Pas cette fois. (Papi s'interposa entre le boulanger en colère et sa victime.) Tu es trop dur avec le garçon. — Toi et sa mère, vous ne faites que le gâter ! Pas étonnant qu'il soit bon à rien ! — Au contraire, il serait bon pour un certain nombre de choses si tu voulais bien lui donner une chance, déclara Papi d'un ton ferme. Au lieu de t'en prendre à lui, pourquoi ne vas-tu pas à l'Académie voir ce qu'il est advenu du cheval ? — Quoi ? Traverser toute la ville et grimper cette foutue colline à pied ? Tu as perdu la tête, Père ! C'est déjà bien assez qu'une partie de la journée ait été perdue à cause de cet idiot ! — Ne dis pas n'importe quoi, Torl. Tu n'as qu'à prendre le cheval de Jard. Il se peut que le déplacement en vaille la peine. Ça pourrait être intéressant qu'on connaisse ton nom à l'Académie - ils mangent du pain, eux aussi, tu sais. On n'a qu'à pétrir la pâte pendant ton absence. Et puis il est tout à fait possible que ce Forral te dédommage. D'après ce qu'Anvar a dit, ce doit être un homme honorable. Si c'était vraiment une urgence, que pouvait-il faire d'autre ? Tu aurais fait la même chose s'il était arrivé quoi que ce soit à Bern. Torl hésita quelques instants, le visage toujours renfrogné. — Ces bâtards pourraient crever de faim que je ne leur vendrais pas une seule miette de mon pain. En plus, vieux fou, ils préparent le leur - ou du moins ils obligent ces lèche-bottes de Mortels qui les servent à le faire ! Satisfait d'avoir eu le dernier mot, il sortit d'un pas lourd et claqua la porte derrière lui. Papi haussa les épaules et passa un bras en travers de celles d'Anvar. — Viens, fiston, on ferait bien de se mettre au travail. On est très en retard ce matin, et l'humeur de ton père ne risque pas de s'améliorer au fil de la journée. Tandis qu'Anvar suivait son grand-père, les derniers mots du vieil homme à l'adresse de son fils résonnèrent dans sa tête. Bern était effectivement le préféré de Torl qui n'avait jamais pris la peine de le cacher. Bern, toujours lui. Anvar dévisagea amèrement son jeune frère aux cheveux noirs qui affichait un petit sourire narquois. Pourquoi Torl le préférait-il ainsi ? Papi avait raison. Si Bern avait été blessé, son père aurait soulevé des montagnes pour lui venir en aide. Mais pour Anvar, en revanche... Il soupira. Il ne savait que trop bien ce que son père pensait de lui. Il aurait seulement aimé savoir pourquoi. À la tombée du jour, Anvar escalada avec lassitude l'échelle du petit grenier exigu qu'il partageait avec Bern. Il avait enfin fini de travailler. Mais il avait été trop fatigué pour manger le dîner que sa mère avait spécialement préparé afin d'apaiser la mauvaise humeur de son père. N'ayant pas l'énergie de se déshabiller, il se jeta sur son lit. Dieux, quelle terrible journée ! Torl les avait fait trimer comme des esclaves et toute la famille avait payé la mésaventure d'Anvar. Sa mère avait fini la journée le visage pâle et le corps tremblant de fatigue. Anvar se sentait rongé par la culpabilité car il se savait responsable de l'épuisement de Ria. Celle-ci n'avait jamais possédé une forte constitution, mais elle avait travaillé dur sans se plaindre, de peur que Torl ne s'en prenne de nouveau à son fils si elle craquait. Anvar se demanda pour la énième fois comment cette femme douce et intelligente avait pu épouser un homme fruste et cupide comme son père. Elle méritait beaucoup mieux. Mince et délicate, elle possédait une chevelure blond cendré et des yeux bleus, comme son fils aîné. De toute évidence, elle avait été très belle autrefois. Le passé de Ria restait un mystère. Contrairement à tout leur voisinage, elle savait lire, écrire et jouer de la musique, et elle avait enseigné ces matières à Anvar. Une perte de temps, selon Torl, qui avait souligné que Bern avait le bon sens de ne pas vouloir imiter les gens de condition supérieure. Lui au moins se destinait à suivre les traces de son père, en bon fils qui se respecte. Mais pour une fois, Ria avait osé défier son époux, et Anvar en était ravi. Depuis le jour où son grand-père lui avait sculpté sa première petite flûte en bois, il était tombé amoureux de la musique, dont il jouait dès qu'il avait une minute à lui, poussant sa famille, et particulièrement son père, à bout. Très vite, il avait réussi à maîtriser les airs simples qu'il connaissait et avait commencé à composer les siens, utilisant la petite flûte jusqu'aux limites de sa capacité, jusqu'à ce que même l'ingéniosité de Papi soit mise à rude épreuve pour créer de nouveaux instruments qui lui donneraient les sons qu'il voulait produire. Il ne vivait que pour sa musique, qui était, avec Sara, sa seule consolation dans sa vie de dur labeur. Il bénissait sa mère de lui avoir offert un cadeau aussi précieux. Anvar adorait Ria. Mais sa beauté s'était fanée et les soucis qui la rongeaient l'avaient rendue fragile, si bien qu'elle était trop effrayée désormais pour tenir tête à cette brute de Torl. Anvar aurait aimé pouvoir la protéger, mais, bien qu'au vu de sa croissance il allait sûrement devenir grand et large d'épaules, il restait pour l'instant un grand échalas. Lorsqu'ils en venaient aux mains, Torl arrivait encore à l'assommer d'un seul coup de poing. Anvar soupira. Il avait d'autres soucis cette nuit-là, car il avait donné rendez-vous à Sara à leur endroit habituel, au bord du fleuve. Cependant, éreinté par tout le travail que Torl lui avait donné, il était obligé d'y renoncer. Il espérait qu'elle ne serait pas en colère contre lui. Il se sentait triste, aussi, au sujet de ce pauvre Paresseux, victime d'un emphysème pulmonaire. Torl, avec sa dureté habituelle, l'avait vendu aux équarrisseurs. Anvar pleurait la mort du vieux cheval car, bien que têtu et regimbant souvent, l'animal possédait un bon caractère et une grande intelligence dont il se servait constamment pour éviter de travailler. Il allait manquer à Anvar. Torl, quant à lui, ne pensait qu'à la somme généreuse que lui avait laissée Forral à l'Académie. Il n'avait pas vu le cavalier, car celui-ci ne s'était arrêté que le temps de prévenir dame Meiriel, la guérisseuse. Tous deux étaient repartis le plus vite possible pour le nord avec des montures fraîches. Anvar se demanda à quoi elle ressemblait, cette enfant dont la vie était en danger. D'abord, il eut tendance à en vouloir à cette fille mystérieuse qui se mourait et lui avait attiré tant d'ennuis. Mais à bien y réfléchir, il se surprit à espérer que la guérisseuse arriverait à temps pour la sauver. Comme ça, au moins, Paresseux ne serait pas mort en vain. Quelques semaines plus tard, la propre famille d'Anvar eut elle aussi désespérément besoin des services de la guérisseuse. Durant tout l'hiver, Papi s'était plaint de fatigue et de douleurs dans les os. Après le Solstice, au cours de cette triste saison grise qui suivait le début de l'année nouvelle, le vieil homme fut obligé de rester au lit. Il s'affaiblissait de jour en jour en dépit du zèle de Ria qui le soignait avec les infusions de plantes et les remèdes populaires qui constituaient les seuls recours des Mortels de la cité. Mais lorsque Anvar, se souvenant de Forral, supplia son père d'aller quérir la guérisseuse, Torl le réprimanda vertement. — Je ne sais pas où tu vas chercher des idées pareilles ! Une famille comme la nôtre, quérir la guérisseuse ? Elle nous rirait au nez ! En plus, il n'est pas question de laisser un de ces mécréants de Mages franchir le seuil de ma maison ! Maintenant, remets-toi au travail, mon garçon, si tu ne veux pas tâter de ma ceinture ! Cette nuit-là, quand Anvar alla voir Papi, le vieil homme était trop faible pour lui parler. Il se contenta de rester adossé à ses oreillers, le visage jaune et creusé, la peau étrangement transparente. Anvar n'avait jamais vu ça et il prit peur, sans savoir pourquoi. — Mère, aide-le, supplia-t-il. Ria secoua la tête, les larmes aux yeux. — Anvar, il faut voir les choses en face, dit-elle doucement. Papi est mourant. — Non ! protesta Anvar, suffoqué. Il ne peut pas mourir. (Brusquement, il prit une décision.) Je vais aller chercher la guérisseuse moi-même, puisque Père s'y refuse. — Tu ne peux pas faire ça ! Ria devint d'une pâleur absolue, les yeux écarquillés par la terreur. Bien que réduit à cette dernière extrémité, Anvar fut stupéfait par la réaction de sa mère. Puis il contempla de nouveau le visage de son grand-père. — Et pourquoi pas ? Je n'ai pas peur de mon père. De toute façon, il est à la taverne. Si je vais vite, il ne le saura jamais. — Ce n'est pas ça ! (Ria tremblait et s'empara des mains de son fils.) Anvar, toi et moi - nous ne devons jamais avoir le moindre contact avec les Mages. Je ne peux pas te dire pourquoi, mais tu dois me croire. Reste loin d'eux, mon fils, pour moi - et surtout pour toi. Anvar en resta sidéré. Quels rapports sa mère avait-elle eus avec les Mages pour en avoir aussi peur à présent ? Mais elle ne voulait pas le lui dire et il n'avait pas le temps de le découvrir. Il retira ses mains. — Je suis désolé, mère. Il descendit discrètement l'escalier, s'efforçant d'éviter Bern, qui épiait toujours le moindre de ses mouvements dans l'espoir de lui attirer des ennuis. Puis, quand il sortit dans la rue, Anvar commença à courir en direction du fleuve. Derrière lui, par la fenêtre ouverte, il entendit sa mère pleurer. Anvar descendit d'un pas lourd les rues tranquilles et éclairées. Le trajet était long jusqu'au fleuve, c'est pourquoi, lorsqu'il arriva près des quais, le souffle court, il décida de prendre un raccourci qui l'amènerait au pont le plus proche de l'Académie. Les lampadaires étaient rares, dans le quartier des entrepôts, et Anvar, nerveux, pressa le pas dans les allées sombres, glissant parfois sur les pavés couverts de saletés. Il regrettait déjà d'avoir choisi cette route car l'endroit avait mauvaise réputation. En passant devant l'entrée obscure et puante d'une autre venelle, il entendit un bruit et vit surgir de la pénombre plusieurs silhouettes dépenaillées. Anvar fut obligé de s'arrêter car ils l'encerclèrent. Comme ils se rapprochaient de lui, l'odeur de leurs corps mal lavés lui donna des haut-le-cœur. Dans la faible lumière qui filtrait d'une fenêtre fermée d'un chiffon, il vit briller des couteaux dans leurs mains. La peur lui assécha la bouche. — Donne-nous ton fric, gamin, grogna une voix dont l'accent lui était peu familier. Anvar recula contre le mur. — Je... je n'en ai pas, balbutia-t-il. Je vous en prie, laissez-moi passer. Je vais chercher la guérisseuse - c'est pour une urgence. De façon irrationnelle, le visage de Forral lui traversa l'esprit tandis qu'il répétait les mots du grand cavalier, comme en écho. Le brigand se mit à rire. — Eh ben, voyez-vous ça ! Alors comme ça, on va chercher la guérisseuse, hein ? Et sans argent ? Fouillez-le, les gars ! Anvar fut jeté à terre. Des doigts brusques et osseux fouillèrent ses vêtements et lui donnèrent la chair de poule. Il eut le temps de beugler « À l'aide ! » avant qu'ils commencent à le frapper. Le cauchemar s'arrêta brusquement lorsque le fracas des sabots d'un cheval résonna au bout de l'allée. — Voilà la cavalerie ! cria quelqu'un. Fuyez ! Tout d'un coup, Anvar se retrouva seul et s'efforça de se relever en dépit de son corps douloureux et couvert de bleus. Une main l'attrapa par le collet et le remit sur ses pieds. — Je te tiens ! (Anvar leva les yeux vers le visage sévère d'un soldat de haute taille.) Qu'est-ce que tu fabriques là, gamin ? — Je vous en prie, soldat, protesta Anvar en se débattant dans la poigne de fer du militaire, ils m'ont attaqué. J'allais à l'Académie chercher la guérisseuse... Le soldat éclata de rire. — Allons, tu n'as pas de meilleure histoire à nous raconter ? Tu crois que je suis né de la dernière pluie ? Il traîna Anvar à l'autre bout de la ruelle, à l'endroit où une lampe était accrochée au mur dans une torchère en fer. Quand il découvrit l'apparence d'Anvar, son expression se modifia. — Tu n'es pas d'ici, l'accusa-t-il. Qu'est-ce qu'un garçon comme toi fait la nuit dans un quartier pareil ? Tu as perdu l'esprit ? D'un ton hésitant, Anvar lui expliqua ce qui arrivait à son grand-père. Le soldat le lâcha. — Mon garçon, lui dit-il gentiment, la dame Meiriel ne se soucie pas des gens comme ton Papi. Tu ne sais donc pas comment sont les Mages ? —Il faut que j'essaie, insista Anvar. Pourquoi refuserait-elle de m'aider? Il y a quelque temps, j'ai rencontré un homme du nom de Forral et... — Tu connais Forral ? Une expression de profond respect se peignit sur le visage ridé du soldat. — On s'est rencontrés sur la route - il m'a pris mon cheval. Il a dit qu'il allait chercher la guérisseuse pour sauver la vie d'une petite fille. Si elle peut faire ça, pourquoi refuserait-elle d'aider mon Papi ? Le soldat soupira. — Tu ne sais donc pas qui est Forral, fiston ? C'est une légende vivante - le plus grand escrimeur du monde -et il a quelques amis parmi les Mages. La petite dont tu parles n'est autre que la fille d'Eilin, la Dame du Lac. Nous en avons entendu parler, à la garnison. En fait, je ne sais même pas si dame Meiriel est déjà rentrée à Nexis - le Val se trouve loin au nord. Je suis désolé, fiston, mais, même si elle est rentrée, elle ne sortira pas à cette heure de la nuit pour le grand-père d'un inconnu. — Mais si je pouvais lui expliquer..., persista Anvar. — En tout cas, ne va pas dire que je ne t'ai pas prévenu. (Le soldat paraissait résigné.) Viens, je vais t'emmener sur mon cheval. Si tu vas là-bas tout seul, les Mages pourraient bien te faire payer ton audace avec quelques coups de fouet avant de te jeter dehors. Les sabots du cheval résonnèrent bruyamment sur la chaussée qui permettait d'accéder au promontoire lorsque Anvar et le soldat s'approchèrent du portail blanc. Le portier était un vieil homme - un Mortel, comme tous les serviteurs des Mages. Quand le nouvel ami d'Anvar expliqua la raison de leur présence, le portier en resta bouche bée, incrédule. — Quoi ? Vous plaisantez ? Dame Meiriel vient de rentrer d'un long voyage aujourd'hui même. Je ne me risquerai pas à la déranger. Tu aurais dû te montrer plus malin que ça, Hargorn, au lieu d'amener le gamin ici. — Je sais, reconnut Hargorn, mais là, c'est spécial. C'est le garçon qui a donné son cheval à Forral. En fait, sans lui, la petite Mage serait morte avant que la guérisseuse puisse arriver auprès d'elle. Cela mérite sûrement une récompense. Le vieil homme soupira. — Oh, très bien. Je vais lui demander. Mais elle ne va pas être ravie, tu peux me croire. Il baissa la tête pour rentrer dans le petit bâtiment carré qui se dressait à côté du portail. À l'intérieur, sur une étagère, se trouvait une rangée de cristaux, dont chacun brillait d'une couleur différente. Le portier prit une pierre qui luisait d'un bleu-violet profond et parla dedans d'une voix douce. Au bout d'un moment, une lumière miroitante apparut devant lui et Anvar laissa échapper un hoquet de stupeur en voyant cette lueur se muer en un visage de femme aux cheveux noirs et coupés court, avec des pommettes hautes et un nez en bec d'aigle. Elle paraissait endormie et contrariée. — Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle d'un ton brusque. J'espère que vous avez une bonne raison pour me déranger à cette heure ? Avec moult excuses et révérences, le portier expliqua la situation. Dame Meiriel fronça les sourcils. — Combien de fois vous ai-je dit de ne pas m'ennuyer avec ce genre de bagatelles ? Si je devais me rendre au chevet de tous les malades mortels de Nexis, j'épuiserais mon pouvoir en un jour ! Renvoyez le gamin - quant à vous, je ne supporterai pas votre incompétence plus longtemps. J'en avertirai l'Archimage dès demain. Ce genre de choses se produit trop souvent ! Vous n'êtes visiblement pas fait pour ce poste ! Le visage disparut et laissa place à la pénombre. Le portier se tourna vers Hargorn. — Regarde ce que tu as fait, gémit-il. Mais il n'y avait plus personne. Le soldat rattrapa Anvar avant qu'il arrive au bout de la chaussée. — Laissez-moi tranquille ! cria le gamin, aveuglé par les larmes. Hargorn posa une main amicale sur son épaule. — Je suis désolé, fiston, mais je t'avais prévenu. Viens, je vais te ramener chez toi. Papi mourut avant l'aube. Comme Anvar pleurait sur la dépouille du vieil homme, sa mère chercha à le réconforter. — Ne sois pas si triste, lui dit-elle d'une voix douce en passant un bras autour de ses épaules secouées par les sanglots. Regarde-le. Un sourire de joie pure et sublime transfigurait le visage de Papi. — Il a rejoint Mamie, poursuivit Ria. Il l'aimait tant et elle lui a tellement manqué pendant toutes ces années ! On voit sur son visage qu'ils sont à nouveau réunis. Je sais combien il va te manquer, mais tu devrais être content pour lui, toi aussi. — Comment le sais-tu ? s'écria Anvar. Comment peux-tu être sûre qu'il sache quoi que ce soit maintenant ? Il est mort ! Alors que cette maudite guérisseuse aurait pu le sauver ! Ria soupira. — Anvar, Papi était vieux et usé. Il n'a jamais vraiment aimé vivre en ville et il a eu une vie difficile. Il était fatigué, c'est tout. Il est peu probable que dame Meiriel aurait pu faire quoi que ce soit... — Elle aurait pu essayer ! (Anvar était vaguement conscient du fait qu'il criait.) Elle aurait pu s'en soucier. Mais il n'était qu'un Mortel. Les Mages se préoccupent moins de nous que des animaux ! Ria soupira de nouveau et sortit de la pièce en le laissant seul une dernière fois avec son grand-père. Et c'est ainsi, tandis qu'Anvar se tenait agenouillé auprès de la dépouille d'un homme bon et tendre, qu'une haine profonde et impitoyable envers les Mages prit racine dans son cœur. 4 L'ARCHIMAGE Un bruit de voix tira Aurian d'un sommeil agité. Pendant un moment, elle paniqua et se demanda où elle était, jusqu'à ce qu'elle aperçoive la lumière de la lampe qui brillait au-delà de la porte ouverte conduisant aux appartements de Meiriel, à l'autre bout de l'infirmerie. — Dame Meiriel ? appela-t-elle d'une voix nerveuse. Cet endroit lui paraissait étrange, avec ses murs blancs et nus et son sol de marbre lisse et poli qui réfléchissait la rangée de lits vides. La guérisseuse entra dans la pièce d'un pas brusque mais en souriant. — T'ai-je réveillée ? — Quelque chose ne va pas ? demanda Aurian. — Rien qui vaille la peine de s'en inquiéter. (Meiriel haussa les épaules d'un air dédaigneux.) Juste un Mortel ignorant qui nous cassait les pieds au portail. Parce que nous avons des pouvoirs, ils s'imaginent que notre seul but dans la vie, c'est de les aider ! Aurian fronça les sourcils. La moindre mention des Mortels ravivait le souvenir douloureux de Forral - mais en même temps, tout semblait lui rappeler le bretteur. Elle serra les poings en s'efforçant d'empêcher les larmes de lui monter aux yeux. — Ne sommes-nous pas censés les aider ? demanda-t-elle. Je ne comprends pas. La guérisseuse s'assit au bord de son lit. — Ici, Aurian, à l'Académie, tu apprendras que cela ne se fait pas de gâcher ses pouvoirs pour des gens aussi stupides et geignards. Mais nous avons fait un long voyage et tu as besoin de te reposer. Veux-tu que je t'apporte quelque chose pour t'aider à dormir ? — Oui, s'il vous plaît, Meiriel. Tout plutôt que de rester étendue là à réfléchir. Essayant de ne pas faire la grimace, Aurian termina au plus vite la potion que la guérisseuse lui avait apportée. Bien que le liquide fût poisseux et eût mauvais goût, elle préférait encore cela au sommeil magique de Meiriel, très perturbant. Sous l'influence de ce sortilège, le temps semblait s'arrêter - Aurian avait l'impression de fermer les yeux pendant une seconde seulement, mais, lorsqu'elle les rouvrait, plusieurs heures s'étaient enfuies. Par chance, la guérisseuse s'était montrée compréhensive vis-à-vis de ses peurs. Après avoir été arrachée à son foyer, contre son gré, et traînée dans cet endroit nouveau et effrayant, Aurian se sentait pitoyablement reconnaissante pour la gentillesse dont Meiriel, aussi brusque et pragmatique fût-elle, faisait preuve à son égard. Ravalant ses larmes, elle se blottit sous l'édredon dans l'espoir que, pour une fois, elle allait s'endormir avant de commencer à s'appesantir sur le tournant catastrophique qu'avait pris sa vie. La guérisseuse avait mis plusieurs semaines à réparer l'épaule blessée d'Aurian, mais la petite ne se souvenait pas du tout des premiers jours, quand Meiriel avait travaillé sans relâche avec sa magie pour sauver son bras, ressoudant minutieusement les fragments d'os brisés et réunissant les muscles tranchés. Meiriel s'était ensuite servie de ses pouvoirs pour accélérer le processus naturel de guérison du corps, ce qui sapa une grande partie des ressources énergétiques d'Aurian et la laissa plongée dans un profond sommeil pendant plusieurs jours, le temps de récupérer des forces. Quand elle finit par se réveiller, la blessure s'était refermée et guérissait rapidement, même si son bras restait encore raide, faible et douloureux. Naturellement, elle avait demandé à voir Forral. Au début, sa mère n'avait cessé de remettre ça à plus tard. Puis, sur les conseils de Meiriel, elle avait fini par donner à sa fille une lettre dont Aurian connaissait désormais chaque mot par cœur : « Aurian chérie, je suis désolé de ne pas pouvoir être à ton chevet quand tu te réveilleras, mais, si je restais pour te dire adieu, je ne serais jamais capable de partir. Je ne sais pas si tu pourras comprendre les raisons de mon départ, mais je vais essayer de te l'expliquer. Ne blâme pas ta mère - elle ne m'a pas renvoyé, cette fois. Je pars parce que je ne supporte pas ce que je t'ai fait. Je sais que c'était un accident mais c'est arrivé par ma faute. Je n'avais pas le droit de t'exposer à un tel danger -je n'arrive pas à croire à quel point je me suis montré stupide. Dame Meiriel dit que tu vas t'en sortir et retrouver l'usage de ton bras comme avant. Je ne peux que remercier les dieux de ne pas t'avoir tuée sur le coup. Déjà, en l'état, je sais que je ne pourrai jamais me pardonner. J'ai expliqué à ta mère pourquoi nous avons commencé nos leçons d'escrime. Mais ne t'inquiète pas, elle n'est pas en colère, du moins pas contre toi, car elle pense que j'aurais dû le lui dire plus tôt. Quoi qu'il en soit, la guérisseuse et elle veulent t'envoyer à l'Académie de Nexis pour y être éduquée convenablement. Elles ont raison car tu es une Mage après tout. Je me suis demandé si je ne devrais pas t'accompagner et entrer de nouveau dans la garnison afin que nous puissions continuer à nous voir, mais ce ne serait pas juste envers toi. Tu as besoin de commencer à mener une vie stable parmi les tiens et d'apprendre à utiliser tes dons. Je ne ferais que te gêner. C'est pourquoi je m'en vais de nouveau vendre mes services en tant que mercenaire. Aurian, je t'en prie, pardonne-moi de te laisser comme ça. Cela me brise le cœur, mais c'est mieux ainsi, crois-moi. Je t'en prie, ne m'oublie pas, car je ne t'oublierai jamais. Un jour, on se reverra, sois-en sûre. Tu seras toujours dans mes pensées. Avec tout mon amour, Forral. » Elle avait traversé les semaines suivantes dans un brouillard de tristesse. Plus rien n'avait d'importance, maintenant que Forral était parti. S'était-elle trompée au sujet du bretteur ? S'il l'aimait vraiment, comment avait-il pu l'abandonner comme ça ? Aurian, hébétée et souffrante en son for intérieur, s'était contentée de faire ce que sa mère et la guérisseuse lui demandaient. Petit à petit, son corps avait guéri, suffisamment pour lui permettre d'entreprendre le voyage jusqu'à Nexis en compagnie de Meiriel. Même la vision de tant de paysages inconnus n'avait pas réussi à lui remonter le moral. Le temps, d'une tristesse et d'une froideur implacables, s'était accordé à son humeur durant toute cette chevauchée, à travers les landes sauvages et enneigées d'abord, puis à travers les forêts et les terres domptées et cultivées de main d'homme, après avoir rejoint la grand-route qui conduisait dans les plaines. Mais tout cela avait échappé à Aurian, à peine consciente de ce qui l'environnait et encore moins de l'importance du voyage qu'elle faisait. Il avait fallu attendre leur arrivée en ville pour sortir l'adolescente de sa torpeur et l'empêcher de continuer à s'apitoyer sur son sort. Après avoir passé presque toute sa vie dans la solitude et l'isolement du Val où œuvrait sa mère, Aurian avait été terrifiée par Nexis. Tout était si grand, si bruyant et si bondé qu'elle n'arrivait plus à respirer. Elle ne savait pas que le monde abritait autant de gens ! Meiriel s'était montrée compatissante à sa façon, en lui disant avec sa brusquerie habituelle : — Courage, mon enfant ! Ne panique pas, ils ne vont pas te faire de mal. Respire profondément et reste près de moi. C'est bien plus paisible à l'Académie, mais, avec le temps, tu t'habitueras à la ville. Aurian ne croyait pas qu'elle pourrait un jour s'habituer à Nexis ou à l'Académie. L'impeccable infirmerie de Meiriel lui paraissait très différente du capharnaüm qu'elle avait connu dans la tour de sa mère. De plus, comme tout ici lui était étranger, elle vivait dans la peur constante de dire ou de faire quelque chose de mal. La présence forte et rassurante de Forral et le sanctuaire de sa propre chambre lui manquaient terriblement. Pour renforcer son courage vacillant, Aurian serrait contre elle son épée, mince et dure dans son fourreau. Elle dormait avec elle toutes les nuits, car c'était tout ce qui lui restait de Forral. Dès qu'elle avait été suffisamment remise de sa blessure pour pouvoir marcher, elle s'était rendue dans la clairière où ils avaient passé tant de bons moments à ferrailler. Sa précieuse épée gisait intacte sur le sol, à l'endroit où elle était tombée, le fourreau en cuir raidi déjà et commençant à se décolorer tandis que des taches de rouille maculaient la lame. Secouée de sanglots, Aurian l'avait tendrement ramassée et ramenée à la maison. Elle avait passé des heures à nettoyer et à huiler l'épée et le fourreau avec la plus grande attention, s'arrêtant souvent pour essuyer les larmes qui menaçaient de ruiner son travail. Puis, en dépit des objections de Meiriel et de sa mère, elle avait refusé de s'en séparer, réagissant avec une telle violence face à cette simple suggestion que les deux femmes avaient fini par céder et lui avaient permis de la garder. Serrant fortement l'épée, Aurian s'endormit en pleurant, comme elle le faisait chaque nuit depuis le départ de Forral. Dans ses appartements, Meiriel écoutait les pleurs étouffés de l'adolescente, regrettant d'avoir été obligée de l'arracher à son foyer comme ça. Quand le silence se fit enfin, elle se rendit sur la pointe des pieds au chevet d'Aurian afin de s'assurer qu'elle était bien endormie. Puis elle appela un domestique pour veiller sur sa protégée et jeta une cape sur ses épaules avant de traverser la cour recouverte des fleurs du gel pour se rendre à la Tour des Mages. Une lumière rouge brillait tout en haut derrière les rideaux cramoisis du dernier étage, indiquant la présence de l'Archimage dans ses appartements. — Comment ça se passe avec l'enfant, Meiriel ? L'Archimage était très grand, comme tous ceux de sa race. Avec sa longue chevelure et sa barbe d'argent, son nez osseux et crochu, son regard noir et brûlant et son attitude hautaine, il personnifiait à merveille le plus puissant Mage du monde. Ses robes écarlates balayèrent le sol recouvert de somptueux tapis lorsqu'il traversa la pièce pour servir un verre de vin à Meiriel. En prenant place sur un siège, la guérisseuse aperçut le corps mince et tout d'argent vêtu d'Eliseth, assise au sein des ombres près de la fenêtre. Meiriel fronça les sourcils. Elle n'aimait pas la Mage du Climat, intrigante et glaciale, et ne lui faisait pas davantage confiance. — Je croyais cette entrevue confidentielle, objecta-t-elle. Miathan lui tendit un verre en cristal rempli à ras bord. — Allons, Meiriel, ne sois pas ridicule, la réprimanda-t-il. Depuis que nous avons reçu ton message, Eliseth m'aide à préparer nos plans. Si ce que tu racontes est vrai, la fille de Geraint possède des talents dont nous pouvons nous servir et qui doivent être traités avec beaucoup de précautions. Je ne devrais pas avoir à te rappeler que nous avons besoin de nous montrer parfaitement loyaux les uns envers les autres, ces temps-ci. La population des Mages décroît. Nos pouvoirs sont sévèrement proscrits par le Code des Mages, et la dissension se répand chaque jour un peu plus parmi les misérables Mortels. Je contrôle encore la voix de la garnison au sein du Conseil des Trois, mais Rioch ne va pas tarder à prendre sa retraite et je ne connais pas, parmi ses guerriers, un successeur qui soit aussi accommodant que lui envers nous. Quant au nouveau représentant des marchands, Vannor, ce rufian prétentieux, me pose déjà des problèmes. (L'Archimage fronça les sourcils et but une gorgée de vin.) » Parce qu'une Mage perd ses pouvoirs durant la grossesse, notre race a toujours rechigné à se reproduire et il n'y a pas eu de nouvelles naissances récemment. Les Mortels sont considérablement plus nombreux que nous. Sans compter Eilin, qui refuse de revenir parmi nous, nous ne sommes plus que sept Mages : toi et moi, Eliseth et Bragar, les jumeaux et Finbarr. Mais les jumeaux paraissent incapables d'accéder à leur pleine puissance et Finbarr ne quitte jamais ses archives - sans vouloir t'offenser, Meiriel. Je sais qu'il est ton âme sœur et je regrette que nous ne puissions nous passer de tes dons de guérisseuse suffisamment longtemps pour te permettre d'enfanter. Bien entendu, nous ne pouvons pas non plus nous passer d'Eliseth, pour la même raison. Elle a atteint une phase critique de son étude... — Autrement, je ne serais évidemment que trop heureuse de faire ce sacrifice, intervint Eliseth d'un ton doucereux. Meiriel ravala une réplique sarcastique. Menteuse, pensa-t-elle. Tout ce que tu veux, c'est le pouvoir. Tu porterais volontiers l'enfant de Miathan s'il te le demandait. Elle tourna de nouveau son attention vers l'Archimage. — Quel est le rapport avec Aurian ? demanda-t-elle. Tu ne veux tout de même pas lui demander d'enfanter de nouveaux Mages ? Cette petite n'a que quatorze ans à peine ! Miathan afficha un air patient et regarda la guérisseuse par-dessus ses mains jointes. — Ma chère Meiriel, répliqua-t-il d'un ton suave, quelle suggestion insensée ! Bien entendu que je ne veux pas lui demander une chose pareille ! Pas maintenant, dans tous les cas. Mais nous devons envisager l'avenir à long terme. Elle n'aura pas toujours quatorze ans. Et si, comme tu le prétends, ses pouvoirs couvrent tout le spectre de la magie, alors ils doivent être transmis, au bénéfice de notre race. Entre-temps, cependant, il me faut songer à notre position précaire parmi les Mortels. Si ces derniers venaient à apprendre que nous comptons dans nos rangs une nouvelle Mage - dont les pouvoirs sont, disons, spectaculaires -, ils réfléchiraient peut-être à deux fois avant de nous contrarier. Après tout, ils ont déjà eu un avant-goût de ce que pouvait faire son père. — C'est épouvantable, Miathan ! C'est complètement immoral ! explosa Meiriel. Le Code des Mages interdit expressément l'usage de la magie pour s'arroger le pouvoir sur autrui ! — Bien entendu, ma chère, convint Miathan d'une voix doucereuse et mélodieuse. Mais si on examine soigneusement la formulation du Code, rien n'empêche les gens de penser ce qu'ils veulent. Si les Mortels en venaient à croire qu'un Mage pourrait utiliser ses pouvoirs contre eux, aussi ridicule que cela puisse paraître, ce ne serait pas notre faute, n'est-ce pas ? — C'est du sophisme, et tu le sais ! Tu n'es pas loin de violer le serment que tu as prêté sur le Code, Miathan, et tu nous entraîneras tous dans ta chute ! As-tu l'intention de corrompre l'enfant également ? Eliseth haussa ses élégantes épaules. — De toute évidence, tu exagères, dit-elle d'un ton suave. Après tout, cela n'est que pure conjecture de la part de l'Archimage. Tout ce qui lui importe pour le moment, c'est d'aider l'enfant et de gagner sa confiance. Qui sait quelles idioties sa mère et ce rustre de Mortel ont pu lui mettre dans la tête ? Tu sais combien notre éducation est difficile, or cette petite la commence bien tard. Je suis sûre qu'elle manque de discipline et que des difficultés l'attendent. La dernière chose que nous souhaitions, c'est qu'elle finisse par en vouloir aux Mages - après tout, nous sommes son peuple. C'est pourquoi Miathan et moi avons songé à un moyen de régler ce problème. Nous ne voulons que son bien-être - tu verras, Meiriel. — Mais oui, elle le verra, approuva joyeusement Miathan. Meiriel, demain matin, tu remettras Aurian entre les mains d'Eliseth. Après tout, ton rôle dans son éducation est terminé pour le moment, tu vas donc nous laisser nous occuper du reste. Tiens-toi à l'écart de la petite et n'interfère pas. — Mais... Le visage de Miathan devint de marbre. — C'est un ordre direct de ton Archimage, Meiriel. Tu peux te retirer, à présent. Aurian détesta Eliseth dès le premier regard. Celle-ci possédait un visage d'une beauté parfaite et une chevelure d'argent qui tombait jusqu'à ses pieds telle une cascade miroitante, mais son sourire n'arrivait jamais jusqu'à ses yeux gris, durs et froids comme l'acier. Elle conduisit Aurian dans la chambre qui serait désormais la sienne, une minuscule cellule aux murs blanchis à la chaux, au rez-de-chaussée de la Tour des Mages. Meublée avec une extrême simplicité, elle ne contenait qu'un lit étroit, une table et une chaise, et des étagères et un coffre pour ses affaires personnelles et ses vêtements. Mais Aurian n'avait rien à ranger. En dehors des vêtements qu'elle portait sur elle, tout ce qu'elle avait, c'était son épée. Quand Eliseth la vit, elle fronça les sourcils. — Tu ne peux pas garder ça, déclara-t-elle d'un ton catégorique. Donne-la-moi. Elle tendit la main pour prendre l'arme. En un éclair, Aurian dégaina la lame comme Forral le lui avait appris. — Ne touchez pas à mon épée ! Eliseth plissa les yeux et fit un petit geste bizarre de la main gauche, comme une torsion du poignet. Aurian, suffoquée, vit apparaître autour d'elle un nuage bleu, translucide et froid. Elle ne pouvait plus bouger. Son corps était figé, rigide. Elle se sentait glacée jusqu'aux os. Eliseth s'abattit tel un rapace sur Coronach qu'elle ôta sans peine de la main d'Aurian, incapable de résister. Puis elle se redressa et toisa l'adolescente d'un air froid. — Écoute-moi bien, sale gamine, siffla-t-elle. Tant que tu vivras ici, tu apprendras la discipline et l'obéissance - surtout vis-à-vis de moi - sinon tu en subiras les conséquences ! À présent, je vais aller chercher la couturière afin qu'elle puisse prendre tes mesures et te tailler des habits décents. En guise de punition, tu resteras ainsi jusqu'à mon retour ! Elle sortit rapidement, emmenant l'épée avec elle et laissant Aurian figée ainsi, incapable ne serait-ce que de pleurer. Bien qu'elle brûlât de haine pour cette Eliseth au regard glacé, la leçon avait porté ses fruits. Aurian avait déjà appris à la craindre. Plus tard ce jour-là, Eliseth fit visiter l'Académie à sa protégée, qui affichait un air morose et malheureux. Cependant, il y avait beaucoup à découvrir. Le promontoire avait la forme d'un large fer de lance qui se terminait en une douce courbe grâce au rempart élevé protégeant le complexe du précipice qui l'entourait de toutes parts. Le portail principal se dressait à l'endroit où la pointe de la lance rejoignait la hampe, avec un petit corps de garde sur le côté gauche. Au-delà du portail serpentait la chaussée escarpée qu'Aurian avait gravie la veille et qui descendait jusqu'à la seconde entrée, où se trouvait un second corps de garde. Les bâtiments de l'Académie donnaient tous sur une cour centrale, de forme ovale, et pavée de dalles de couleur qui dessinaient une mosaïque. En son centre se dressait une élégante fontaine d'où montait le murmure apaisant de l'eau qui retombait en arc de cercle dans un bassin de marbre blanc. À gauche du corps de garde se situait la petite infirmerie de Meiriel, qui jouxtait les cuisines et les quartiers des domestiques, lesquels avoisinaient le réfectoire avec ses hautes fenêtres en arcade. Au-delà, à l'endroit où le mur décrivait une courbe pour couper la pointe du promontoire s'élevait la Tour des Mages, élégante et hautaine, où résidaient les Mages. Face à la tour, de l'autre côté de la courbe, se dressait l'immense bibliothèque à l'architecture complexe et tortueuse. À côté de la bibliothèque et décrivant un arc de cercle pour rejoindre le portail et compléter l'ensemble se trouvaient les bâtiments destinés à l'étude des disciplines individuelles de la magie, que dominait l'imposant dôme blanc où se pratiquait celle du Climat et qui était visible à des kilomètres à la ronde. Tous ces édifices, y compris le corps de garde et les modestes quartiers des serviteurs, étaient bâtis dans un marbre blanc éblouissant dont l'intérieur semblait imprégné d'une lueur nacrée. Le tout était d'une beauté à couper le souffle mais Aurian, effrayée et nostalgique de son foyer, détesta l'ensemble, même si elle s'émerveilla devant la grande bibliothèque et ses inestimables archives, le temple à ciel ouvert au sommet de la Tour des Mages avec ses pierres levées et l'imposant réfectoire dont on se servait rarement à présent que les Mages étaient si peu nombreux. Eliseth lui fit également visiter les bâtiments dépourvus de fenêtres et munis de portes et de meubles en métal afin qu'on puisse y étudier la magie du Feu en toute sécurité. Un autre édifice bas, de couleur blanche, contenait un bassin et de nombreux ruisseaux, fontaines, conduits et chutes d'eau pour permettre la pratique de la magie de l'Eau. Une grande serre en verre abritait des plantes, de la pelouse et même de petits arbres. Sa vue serra le cœur d'Aurian, car cela lui rappela l'atelier de sa mère, dans sa tour. La serre était bien entendu destinée à l'étude de la magie de la Terre. Mais l'herbe y était jaune et desséchée, et les plantes racornies étaient toutes mortes. Si des animaux y avaient un jour vécu, ils avaient disparu depuis longtemps. Eilin était la dernière Mage à pratiquer la magie de la Terre et la serre était restée à l'abandon après son départ. Mais ce qu'Aurian admira par-dessus tout, ce fut le dôme imposant dont la silhouette dominait le complexe des Mages. La salle circulaire qu'il abritait était si haute que de petits nuages se rassemblaient sous son toit, lequel comportait un réseau complexe de valves et de conduits. C'était la pièce d'Eliseth, où elle étudiait la magie du Climat. Elle assura qu'il s'agissait de la discipline la plus importante de toutes mais Aurian n'osa pas demander pourquoi. Tandis qu'elles faisaient le tour de l'Académie, Eliseth présenta Aurian aux autres Mages. — Nous avons tendance à être des gens solitaires, expliqua-t-elle. La plupart du temps, nous nous occupons de nos propres projets et nous mangeons d'ordinaire dans nos appartements ou dans notre salle de travail, à moins qu'il y ait une fête ou une occasion spéciale. Cela étant dit, je préfère te présenter tout le monde maintenant - à l'exception de l'Archimage, bien entendu. Il est bien trop occupé pour se soucier d'une petite fille. Cette réflexion accabla Aurian. En revanche, sa rencontre avec Finbarr contribua à lui remonter un peu le moral. Elles le trouvèrent dans les archives, au sein du labyrinthe de caves taillées dans la roche vivante sous la bibliothèque. Il était assis à une table dans une petite pièce dont les murs étaient couverts d'étagères pleines de vieux rouleaux de parchemin. La table était vide à l'exception d'un stylet, de deux piles de papier bien rangées, l'une sur laquelle on écrivait et l'autre attendant de servir, et une demi-douzaine de parchemins, soigneusement enroulés et noués d'un ruban. Finbarr lisait un autre document ancien à la lueur d'une boule de Magilumière qui éclairait vivement et planait obligeamment au-dessus de sa tête avec une parfaite immobilité. — Je vois que tu continues à perdre ton temps dans l'examen de ces vieux déchets, déclara dédaigneusement Eliseth en guise de salut. Aurian s'attendait plus ou moins à voir le Mage sursauter, car il semblait extrêmement préoccupé lorsqu'elles étaient entrées. Mais il soupira simplement et déposa le parchemin sur la table. Ce dernier essaya aussitôt de s'enrouler à nouveau sur lui-même. — Ne bouge pas ! ordonna Finbarr d'un ton cassant. Le parchemin frémit et s'aplatit aussitôt dans la position exigée. Finbarr se tourna alors vers ses visiteuses et les couvrit de son regard bleu perçant. Très mince et rasé de près, il possédait le visage osseux et anguleux caractéristique des Mages. Des fils gris striaient sa longue chevelure brune, mais ses traits ne paraissaient ni juvéniles ni âgés et ses yeux pétillaient. — Salut à toi, ô dame du Tonnerre, maîtresse des Tempêtes, entonna-t-il d'un ton moqueur. Es-tu venue m'anéantir dans un blizzard de mépris glacial, ou vas-tu simplement pleuvoir sur moi et gâcher ma journée ? Il fit un clin d'œil à Aurian qui ne parvint pas à réprimer un gloussement. — Finbarr, un de ces jours, ton soi-disant esprit va finir par t'attirer des ennuis, répondit brutalement Eliseth. Tu nous es à peu près aussi utile que ces misérables vieux parchemins que tu affectionnes tant ! Finbarr haussa les épaules. — Au moins, mes parchemins sont d'une agréable compagnie, bien qu'exigeants à leur façon. J'imagine que le but de cette visite sans précédent dans le sanctuaire de l'apprentissage et de la sagesse est de me présenter à cette belle damoiselle. Il adressa un sourire plein de gentillesse à Aurian. — Tu sais qui elle est, Finbarr. (Eliseth s'était renfrognée.) C'est la fille de ce renégat de Geraint. Aurian étouffa une petite exclamation de protestation et serra les poings. D'un geste vif, Finbarr repoussa sa chaise et s'accroupit devant l'adolescente, amenant sa haute silhouette dégingandée à son niveau à elle. Il lui souleva le menton gentiment et regarda au fond de ses yeux. — Petite, tu vas entendre beaucoup de remarques stupides comme celle-là entre ces vénérables murs, dit-il d'une voix douce. Laisse-les passer. Le seul défaut de Geraint, c'était l'orgueil, mais c'est également valable pour tous les Mages qui aiment à noircir son nom. (Il lança un regard dur à Eliseth.) Je ne dis pas que ce qu'il a fait était juste, mais le même désastre aurait pu se produire avec chacun d'entre nous. Ne fais pas attention à ce que disent les gens, petite, mais prépare-toi à apprendre des erreurs de ton père - et des nôtres, car l'accident de Geraint est loin d'être un cas unique. L'histoire est remplie d'exemples similaires, comme le Cataclysme par exemple, lorsque les Mages Anciens se sont battus entre eux. Ils ont bien failli détruire le monde à l'aide des quatre grands Artefacts du Pouvoir et... — Pour l'amour du ciel, Finbarr, épargne-nous la leçon ! Aurian fut choquée par l'impolitesse d'Eliseth, mais Finbarr ne parut pas surpris. Il continua à s'adresser à elle comme si l'éclat de la désagréable Mage n'avait aucune importance. — J'espère, ma jeune amie, que tu ne laisseras jamais Eliseth t'enseigner le mépris de la connaissance, qui est si importante pour nous tous. Si l'on étudie notre histoire, elle nous apprend à ne pas répéter les erreurs du passé. Je sais qu'Eliseth a la charge de ton éducation pour le moment, mais, quand tu en auras la permission, reviens me voir et nous parlerons. Je peux t'apprendre plein de choses en dehors de la magie et je serai toujours là pour répondre à tes questions. Je réserve toujours un bon accueil à qui veut bien me tenir compagnie, à condition d'être poli. Par contre, je ne crois pas qu'Eliseth m'ait dit ton nom ? — Je m'appelle Aurian. Elle réussit à lui faire un sourire. — Et moi, c'est Finbarr. Je suis l'âme sœur de Meiriel et j'espère que tu nous verras plus souvent à l'avenir. En attendant, voici mon conseil : applique-toi bien, évite les ennuis - et ne laisse pas la dame de l'Anarchie ici présente t'écraser. — Il est temps de partir, Aurian, interrompit Eliseth d'un ton glacial. Finbarr sourit d'un air malicieux. — Tu vois ce que je veux dire ? Nous ferions mieux de lui obéir, sinon elle risque de nous recouvrir de grêlons en un rien de temps ! — Maudit sois-tu, Finbarr ! gronda Eliseth. N'essaie surtout pas de faire des plaisanteries à mes dépens ! — Désolé, Eliseth. (Aurian trouva que l'archiviste n'avait pas du tout l'air contrit.) Au revoir, Aurian - pour le moment du moins. Les présentations aux autres Mages se déroulèrent de manière bien moins satisfaisante. Les jumeaux se contentèrent de la traiter avec dédain et Aurian se sentit très mal à l'aise en leur compagnie. II y avait quelque chose d'étrange et de déroutant chez eux qu'elle ne parvenait pas vraiment à définir. Tous deux étaient jeunes, blonds et imberbes, mais Davorshan possédait un physique étonnamment grossier et trapu pour un Mage. Ses cheveux blonds coupés court avaient visiblement une nuance de roux et ses yeux décolorés étaient frangés de cils pâles. Aurian s'aperçut qu'il était presque impossible de le regarder droit dans les yeux car l'absence de couleur de la pupille semblait détourner automatiquement son regard. Pire encore, il paraissait tout à fait conscient de ce détail et Aurian le soupçonna de s'en servir délibérément pour déstabiliser les gens. D'arvan, le frère de Davorshan, possédait un physique complètement différent, à tel point que leur lien de fraternité paraissait impossible, sans parler de leur gémellité. Ses cheveux de lin pâle lui arrivaient aux épaules et sa structure osseuse semblait si délicate et fragile qu'elle lui donnait une apparence éthérée. Son beau visage semblait presque féminin et ses yeux gris, profonds et lumineux, étaient frangés de longs cils noirs - bien des jeunes filles auraient vendu leur âme pour avoir les mêmes. Il resta en retrait derrière son frère et ne prononça pas un mot, laissant Davorshan faire la conversation. Si Aurian avait été plus âgée et plus sûre d'elle, elle l'aurait taxé de timidité maladive, mais, en l'occurrence, elle le trouva froid et bizarre. — Que font-ils ? demanda timidement Aurian à Eliseth après avoir quitté les appartements des jumeaux. La Mage haussa les épaules. — Les dieux seuls le savent. Ils sont Mages de sang - leur père n'était autre que Bavordran, le célèbre Mage de l'Eau, et leur mère Adrina était Mage de la Terre. Miathan est certain qu'ils possèdent des pouvoirs, mais ils n'ont pas encore fait surface. Nous pensons que c'est à cause de leur gémellité. Leurs esprits sont si entremêlés que leurs pouvoirs ne peuvent se manifester. Davorshan montre une certaine aptitude pour l'Eau, mais il est fasciné par les méthodes de contrôle matérielles et non magiques. Son esprit est plein de pompes, de tuyaux et d'aqueducs. Nous ne cessons de lui dire que ces choses sont bonnes pour les Mortels - nous avons d'autres méthodes à notre disposition - mais nous n'arrivons pas à lui ôter ces bêtises de la tête. Quant à D'arvan, il est incapable de cracher sans l'aide de son frère. J'ai dit à l'Archimage que c'était une perte de temps, mais Miathan insiste pour que nous continuions à essayer de l'aider lui aussi. Eliseth semblait en revanche avoir une haute opinion du dernier Mage restant, Bragar. Sa discipline n'était autre que le Feu, comme Geraint, et Aurian était impatiente de le rencontrer. Mais son enthousiasme s'éteignit dès qu'elle le vit. Entièrement chauve, Bragar avait le visage hâve. Ses yeux, sombres comme ceux d'Eliseth et dépourvus de chaleur ou d'expression, lui donnaient un air reptilien. Il émanait de lui une aura aussi ténébreuse que ses robes de couleur pourpre, si bien qu'Aurian, en dépit de sa jeunesse et de son inexpérience, sentit que sa nature cruelle lui faisait de l'ombre telles de grandes ailes noires. Il la toisa par-dessus l'arête de son nez comme si elle était une espèce d'insecte et s'exprima d'une voix sardonique et condescendante lorsqu'il daigna s'adresser à elle. Il donna la chair de poule à Aurian qui se jura de rester à l'écart de cet homme. Elle savait déjà qu'elle avait hérité du talent de son père dans le domaine du Feu et l'idée d'étudier sous la houlette de Bragar la terrorisait. Les semaines qui suivirent l'arrivée d'Aurian à l'Académie devinrent un long cauchemar dont elle ne pouvait s'échapper. Elle était entièrement confiée à la garde d'Eliseth, et la Mage se montrait inlassablement dure avec elle. Aurian n'avait pas reçu la moindre éducation en matière de magie et s'était donc jusque-là servie de ses pouvoirs de manière spontanée et instinctive. Désormais, il lui fallait apprendre à discipliner son talent sauvage pour en faire ce pouvoir maîtrisé et contrôlé qui était le véritable secret des Mages. Mais à en croire Eliseth, on ne pouvait obtenir pareil résultat que par d'interminables répétitions d'entraînements et d'exercices qui, pour Aurian, n'expliquaient rien et n'aboutissaient pas à grand-chose. Eliseth la testa pour voir si elle était une adepte du Feu. Pour ce faire, elle utilisa la flamme d'une bougie qu'Aurian devait allumer, éteindre, faire croître ou diminuer. Mais l'adolescente ne savait pas du tout par où commencer. Comme il n'existait aucune empathie entre elle et Eliseth, Aurian échoua également lors du test de communication mentale - dans tous les cas, c'était un talent rare parmi les Mages, mais elle ne le savait pas. Elle connut en revanche un succès limité avec la lévitation et la magie de la Terre mais ne parvint pas du tout à appréhender celle de l'Eau. Eliseth, dont la spécialité était l'Air, en tant que Mage du Climat, ne testa même pas son élève dans cette discipline qu'elle qualifia de trop difficile pour elle, compte tenu de ses mauvaises performances. Les exercices de concentration de Forral l'aidaient un peu, mais Aurian s'aperçut que la maîtrise de la volonté différait beaucoup de la discipline de l'esprit. Maintes et maintes fois, une petite distraction perturbait sa concentration et lui faisait perdre complètement l'énergie qu'elle avait accumulée, quand celle-ci n'échappait pas à son contrôle avec des résultats malheureux. Eliseth lui donnait alors des punitions inventives, cruelles et humiliantes, et Aurian en vint à redouter ne serait-ce que de tenter un exercice, de peur d'échouer une fois de plus. Mais cette attitude ne fit que lui attirer encore plus d'ennuis avec son impatient professeur. Même le soir, elle ne disposait pas de temps libre, car Eliseth lui avait ordonné d'apprendre tout le Code des Mages par cœur et l'interrogeait chaque jour à ce sujet. Aurian ne s'était jamais sentie aussi seule et malheureuse de toute sa vie. Les choses auraient été plus faciles si elle avait pu envoyer un message à sa mère ou bavarder avec Finbarr ou Meiriel, mais Eliseth fit d'elle quasiment une prisonnière en l'obligeant à travailler toute la journée et en l'enfermant dans sa chambre le soir. Aurian perdit l'appétit et le sommeil. Toutes les nuits, elle restait éveillée, s'angoissant et s'agitant dans son lit. Chaque matin, le reflet que lui renvoyait le miroir lui paraissait plus pâle et plus émacié, avec les yeux caves. Elle devenait de plus en plus nerveuse et timide et pleurait à la moindre provocation. À mesure que les semaines se transformaient en mois et que, petit à petit, le printemps s'annonçait de nouveau, elle devint de plus en plus convaincue qu'elle ne serait jamais une Mage. Inévitablement, son désespoir vint même à bout de la peur qu'elle éprouvait vis-à-vis de la cité et du vaste monde au-delà de l'Académie. Elle ne tarda pas alors à ressentir le besoin désespéré de s'échapper. Enfin, un jour, l'occasion s'en présenta. À l'issue d'une journée particulièrement éprouvante, Eliseth l'envoya dans sa chambre - et oublia de fermer la porte à clé. Aurian attendit en retenant son souffle que la nuit fût bien avancée, priant pour que la Mage ne vienne pas l'enfermer une fois de plus. Puis elle enroula ses vêtements de rechange dans une couverture et sortit de la tour à pas de loup mais en s'attendant à chaque instant à entendre une voix pleine de colère la rappeler. Cela paraissait presque trop facile. L'air était doux et quasi printanier. La pleine lune éclairait amplement la cour entièrement déserte. Aurian traversa d'ombre en ombre à la recherche d'une autre sortie en dehors du portail principal, qui était gardé et ne ferait que l'amener sur la route très exposée qui descendait jusqu'au corps de garde sur la chaussée. En faisant le tour de la haute muraille qui encerclait le complexe, elle commença à désespérer. Il devait sûrement y avoir un autre moyen de sortir. Mais après avoir décrit un tour complet, elle se retrouva de nouveau devant la Tour des Mages. Aurian en aurait pleuré. Mais l'occasion de s'échapper ne se représenterait peut-être pas et elle ne pouvait se permettre de la laisser passer. Elle serra les dents et proféra l'un des jurons préférés de Forral. — Très bien, décida-t-elle. Je vais escalader la muraille pour pouvoir sortir. Cherchant une meilleure prise sur la pierre lisse du mur, elle se rendit sur la pointe des pieds à l'endroit où le rempart jouxtait l'arrondi de la tour. Là, dissimulée dans l'ombre, se trouvait une petite poterne en bois, profondément encastrée dans les grosses pierres du mur. Tout en se mordillant la lèvre, Aurian lutta contre le grand anneau en fer qui servait de poignée et poussa. La petite porte s'ouvrit. L'adolescente se glissa dans l'entrebâillement et sentit son cœur sombrer. Devant elle se trouvait un jardin clos et non une sortie. Cachée dans les buissons qui poussaient le long de la muraille, Aurian scruta le jardin du regard. Il était joliment entretenu, avec des pelouses soigneusement taillées, des fontaines étincelantes et des parterres de délicates fleurs printanières qui chatoyaient dans la pâle lueur du clair de lune. La brise chaude apporta leur parfum à Aurian qui vit des papillons de nuit, en avance sur la saison, danser au-dessus d'elle comme si certains des bourgeons s'étaient élevés dans les airs. En dehors de la tonnelle circulaire qui se dressait au centre du jardin, seuls les murs et leur couverture d'arbustes et de plantes grimpantes offraient une protection pour la fugitive. En revanche, l'un de ces murs - le plus éloigné d'elle - ne s'élevait qu'à hauteur de la taille. Elle allait pouvoir l'escalader pour sortir ! Pendant un instant, le cœur d'Aurian sauta de joie dans sa poitrine. Puis elle prit ses repères et s'aperçut qu'il s'agissait du rempart délimitant le bord de la falaise escarpée, laquelle s'avançait telle la proue d'un navire dans les eaux du fleuve en contrebas. Aurian serra les mâchoires d'un air têtu et repoussa son sentiment de désespoir. Il va juste falloir que j'essaie de descendre la falaise, c'est tout, se dit-elle. Ce ne sera peut-être pas trop difficile. Plutôt mourir que passer une nuit de plus dans cet endroit ! Aurian fit furtivement le tour du jardin en restant dans l'ombre des buissons et se dirigea vers le muret. Puis, tout d'un coup, elle aperçut le vieil homme. Elle ne l'avait pas vu en entrant car la tonnelle le masquait, mais il était parfaitement visible à présent, agenouillé devant un parterre, un déplantoir à la main. Le cœur battant, Aurian recula dans les buissons dont elle s'aperçut trop tard qu'il s'agissait de rosiers. Les épines s'enfoncèrent douloureusement dans son dos et se prirent dans ses vêtements et ses cheveux, mais elle n'osa pas faire un bruit ni bouger pour se libérer, bien que le vieux jardinier parût totalement absorbé par son travail. Aurian attendit. Et attendit encore, priant pour que le vieux fou se dépêche et s'en aille. Il n'avait tout de même pas l'intention de travailler toute la nuit ? Non, bien évidemment. Sans lever les yeux, il prit la parole : — Ce n'est pas trop inconfortable, là-dedans ? Aurian retint son souffle et sentit les épines s'enfoncer plus encore dans sa chair tandis qu'elle reculait derrière l'écran de feuillage. — Tu ferais aussi bien de sortir, tu sais. (La vieille voix bourrue n'était pas dépourvue de gentillesse.) Le jardin privé de l'Archimage n'a jamais été le meilleur endroit pour se cacher, ma chère. On raconte que les fleurs elles-mêmes murmurent des secrets à son oreille. Laissant échapper une exclamation horrifiée, Aurian jaillit des rosiers et déchira ses vêtements au passage. Le vieil homme sourit. — Voilà qui est mieux. Ce jardin n'a plus vu de jolie jeune fille depuis plus d'années que je ne saurais les compter. Dans la poche de sa vieille tunique rapiécée, il prit une petite flasque de vin et un paquet soigneusement emballé dans un linge blanc immaculé. — J'étais sur le point de manger, expliqua-t-il. Tu aimes le pain et le fromage ? De toute évidence, il semblait dérangé. Aurian fit un pas de côté en direction du muret. — Non, merci. J'ai peur de ne pas en avoir le temps. — Sottises. Je dis toujours, mieux vaut s'enfuir le ventre plein. — Comment saviez-vous que je voulais... ? Les mots sortirent de sa bouche avant qu'elle pût les arrêter. Le vieil homme haussa les épaules. — C'est plutôt évident. Je ne me risquerais pas à essayer la falaise, cependant. Personne n'est encore arrivé à s'enfuir par là et tu ne seras pas aussi belle à voir quand tu ne seras plus qu'un tas d'os brisés en bas, sur les rochers. Aurian le contempla sans mot dire, vaincue. Une larme solitaire coula sur sa joue. — Allons, lui dit-il gentiment. Mange un morceau et raconte-moi tout. Peut-être que je pourrai t'aider. Aurian n'avait encore jamais bu de vin. Sans savoir comment, elle se retrouva à boire la plus grande partie de la flasque, ce qui lui délia la langue. Très vite, le vieil homme l'amena à lui raconter toute l'histoire de sa vie, en terminant par les difficultés et la tristesse de sa vie à l'Académie. Il l'écouta d'un air grave, en glissant une question dans son récit de temps à autre. Il lui donna même son mouchoir lorsque ses larmes recommencèrent à couler. Lorsqu'elle eut fini, il lui tendit la main. — Viens avec moi, dit-il gentiment. Il est temps de rectifier tout ça. Aurian traversa docilement le jardin et franchit la poterne derrière lui. Ce ne fut qu'en arrivant sur le seuil de la Tour des Mages qu'elle hésita. Le vieil homme était fou! — Je ne peux pas, souffla-t-elle. Eliseth est là-dedans et - et l'Archimage ! Elle essaya de s'écarter de lui mais il la tint fermement et plongea son regard sombre et brûlant dans le sien. — Ma chère enfant, tu n'as donc pas encore compris ? Je suis l'Archimage ! Aurian manqua défaillir. Elle n'avait cessé de se plaindre amèrement de l'Académie devant l'Archimage en personne. Il l'avait surprise à vouloir s'enfuir, sans compter qu'elle était entrée sans permission dans son jardin privé. Incapable de prononcer un mot, elle tremblait si fort que ses jambes menaçaient de céder sous elle. Miathan passa un bras autour de ses épaules pour la soutenir. — N'aie pas peur, petite. Si je dois tirer les oreilles à quelqu'un dans cette histoire, ce ne seront certainement pas les tiennes. Malgré tout, Aurian hésita à avancer, effrayée par la dureté qu'elle percevait soudain dans sa voix. L'Archimage baissa les yeux vers elle et soupira. — Allons, petite, suis-moi. Je ne vais pas te transformer en crapaud. En revanche, je vais faire de toi une Mage de tout premier ordre. Alors il lui sourit et ce sourire était si éblouissant et si gentil que les peurs d'Aurian fondirent comme neige au soleil. Lorsqu'ils arrivèrent dans ses appartements, l'Archimage convoqua un domestique à moitié endormi et ordonna un deuxième dîner, bien plus somptueux, celui-là. Il fit asseoir Aurian dans un fauteuil moelleux près du feu tandis qu'il remplaçait sa vieille tenue de jardinage toute rapiécée par les splendides robes écarlates, symbole de son office. En attendant, Aurian parcourut la pièce du regard, impressionnée par la richesse des meubles splendides, de l'épais tapis moelleux et des tapisseries brodées de fils d'or qui ornaient les murs. Oh, cet endroit était digne d'un roi. On était bien loin de sa petite cellule nue et étriquée du rez-de-chaussée. Le repas arriva avec une surprenante promptitude, compte tenu du fait qu'on avait dû tirer les marmitons du lit pour le préparer. Aurian contempla d'un air perplexe cet étalage de nourriture très tentant - il y en avait bien trop pour deux personnes. Nerveusement, elle se demanda si elle était censée manger tout cela. Et puis, quels mets ! Eilin avait rarement le temps de cuisiner, si bien que ses repas étaient toujours bons mais simples. Quant à Eliseth, elle semblait croire qu'un régime de pain et de lait était suffisant pour elle. Or, voilà que s'étalaient devant elle des viandes qu'elle n'arrivait pas à reconnaître, nappées de sauces épaisses, et des légumes et des fruits cuisinés de façon hautement élaborée. À son grand embarras, Aurian ne savait pas quoi faire de certains mets d'apparence exotique. Devait-elle les prendre avec les doigts ou cela constituerait-il un manquement à l'étiquette ? Miathan, cependant, parut conscient de la gêne dans laquelle elle se trouvait. Il insista pour la servir lui-même et lui expliqua en quoi consistaient les plats les plus compliqués dès qu'il la voyait hésiter. Encouragée par sa gentillesse ainsi que par le vin qui commençait à lui tourner la tête, Aurian se détendit et savoura la nourriture. Pendant le repas, Miathan expliqua qu'il y avait eu un malentendu et que désormais il allait personnellement prendre en charge l'éducation d'Aurian. L'intéressée se raidit brusquement. — Mais... mais Eliseth dit que je ne suis bonne à rien, confessa-t-elle d'un air honteux. Miathan haussa les sourcils. — Comment ? La fille de Geraint et d'Eilin, bonne à rien ? Je n'y crois pas ! Il tendit la main et éteignit la bougie qui brûlait dans un candélabre en argent au centre de la table. La pièce se retrouva brusquement plongée dans la pénombre avec pour seule lumière le feu qui flambait dans la cheminée. — Aurian, peux-tu allumer la bougie pour moi ? Je n'arrive pas à manger dans l'obscurité, dit l'Archimage. Aurian, paniquée, en perdit tous ses moyens. Plus elle essayait de se concentrer et plus ses pensées se dispersaient. Que lui arriverait-il si elle échouait ? Soudain, la main forte de Miathan se referma sur la sienne et sa voix chaude traversa le chaos qui régnait dans son esprit. — Détends-toi, petite. Pense à la flamme. Visualise-la dans ton esprit. D'abord, ce n'est qu'un petit point lumineux, accroché à la mèche. Puis la cire sur la mèche commence à fondre et à crépiter - tu peux sentir son odeur - et la petite flamme commence à s'épanouir et à grandir... Aurian écarquilla les yeux. Ça y était ! Un cercle de douce lumière était en train de s'étendre furtivement vers les murs de la pièce à mesure que sa petite flamme grandissait. — J'y suis arrivée ! s'écria-t-elle d'un air triomphant. Puis, horrifiée, elle porta la main à sa bouche en voyant une colonne de feu rugissant jaillir de la bougie et noircir le plafond en réponse à son euphorie. — Oh! Aurian éteignit la flamme par réflexe, comme elle l'avait fait si souvent chez elle avec ses boules de feu. Puis elle s'éloigna de Miathan. — Je suis désolée, murmura-t-elle. L'Archimage rejeta la tête en arrière et rugit de rire. — En fait, bafouilla-t-il, c'est ce que j'avais demandé. Je vois qu'à l'avenir je vais devoir formuler soigneusement mes requêtes avec toi. Aurian en resta sidérée. — Vous voulez dire... que tout va bien ? Mais je viens juste d'abîmer votre plafond. — Peu importe le plafond, ma chère. Les serviteurs le répareront, expliqua Miathan. Le plus important, c'est d'avoir réussi à prouver que, bien loin d'être bonne à rien, tu as un talent très puissant à ta disposition. Tout ce que nous avons à faire, c'est t'apprendre à l'invoquer - ce que tu as très bien réussi, une fois que je t'ai expliqué comment t'y prendre - et à le contrôler. Tu vois, tu as oublié de briser le lien qui t'unissait à la flamme et celle-ci n'a fait que répondre à tes émotions. — Vous voulez bien me montrer comment on fait ? demanda Aurian avec enthousiasme. Miathan sourit. — N'es-tu pas fatiguée ? Il est très tard. — Fatiguée ? Non, pas du tout. Tout ça est si... La voix d'Aurian fut engloutie dans un énorme bâillement. L'Archimage lui tendit la main. — Viens. Tu n'as qu'à dormir dans mon lit pour cette nuit. Demain matin, je demanderai aux serviteurs de déménager tes affaires. Il y a des appartements vides à l'étage en dessous - ils appartenaient à ton père, en fait -et je pense qu'ils te conviendront très bien. Nous allons travailler en étroite collaboration à partir de maintenant, alors je vais avoir besoin que tu sois près de moi. Qu'en dis-tu ? — Oh, merci, Archimage !! Dans un accès de gratitude, Aurian se jeta au cou de Miathan et l'étreignit. Pendant un instant empreint de nervosité, elle se demanda si elle n'était pas allée trop loin. Puis elle vit que son vieux visage sévère rayonnait. Ce fut en cet instant qu'elle en vint à l'aimer. Elle s'endormit dans son grand lit à baldaquin avec l'impression de ne pas s'être sentie aussi joyeuse et en sécurité depuis des mois. Cette nuit-là, ce ne fut pas Forral mais Miathan qui occupa ses dernières pensées, juste avant qu'elle s'endorme. Un coup frappé à la porte vint interrompre l'Archimage, qui contemplait la jeune fille endormie. Poussant un soupir, il sortit de la chambre et referma doucement la porte derrière lui. Comme il s'y attendait, son visiteur n'était autre qu' Eliseth. — Ça ne pouvait pas attendre jusqu'au matin ? demanda-t-il avec humeur. Eliseth s'avança jusqu'à la cheminée et s'y réchauffa les mains. — Je ne pouvais pas dormir. Je voulais savoir comment ça s'est passé. — Eh bien, tu as très bien joué ton rôle. La pauvre enfant était si terrifiée qu'elle n'arrivait pratiquement plus à rien. Mais ses pouvoirs, Eliseth ! C'est incroyable chez quelqu'un d'aussi jeune. — Quels sont tes plans la concernant, exactement ? (La voix d'Eliseth se fit incisive.) Tu vas l'éduquer toi-même - cela signifie-t-il que tu as l'intention d'en faire ton successeur ? Miathan gloussa. — Voilà donc la véritable raison de cette visite nocturne. J'aurais dû m'en douter. Mais tu peux te détendre, ma chère. Je n'ai pas l'intention de désigner un successeur pour le moment - en fait, il est possible que je ne le fasse jamais. — Comment ? Mais... mais la durée du mandat d'Archimage n'excède pas deux cents ans. Il en a toujours été ainsi. — Traditionnellement, c'est vrai. Mais les traditions peuvent être mises de côté. J'aime occuper la position d'Archimage et, de plus, qui pourrait me succéder ? Je sais que Bragar et toi avez des ambitions de ce côté... — Bragar ? hoqueta Eliseth. Miathan éclata de rire. — Comme tu es naïve ! Croyais-tu l'avoir dompté en lui offrant ton corps ? Ça n'a pas marché avec moi, qu'est-ce qui t'a fait croire que ça marcherait mieux avec lui ? Ce fut très divertissant de vous regarder manœuvrer et comploter tous les deux, mais j'ai toujours de l'avance sur vous au jeu du pouvoir. Tu ferais mieux de rester de mon côté, ma chère. Un jour, j'ai l'intention de gouverner le monde et j'aurai des richesses et des pouvoirs à distribuer à mes partisans. (Le visage de Miathan se fit menaçant.) N'essaie pas de t'opposer à moi, Eliseth. Seul, je suis déjà dix fois plus puissant que toi, mais à présent, tu vas devoir compter avec Aurian également. Tu t'es joliment laissé prendre au piège de notre plan commun. Aurian te hait déjà - et maintenant, elle m'appartient. 5 UNE VOIX DANS LE NOIR — Alors, c'est comme ça que tu protèges tes archives ! Aurian fit courir ses doigts le long des casiers qui abritaient les rouleaux de parchemin. Le champ de force magique, représenté par un halo de Magilumière bleu et scintillant, chatoya à leur contact. Une expression enthousiaste illuminait le visage d'Aurian, et Finbarr s'émerveilla de nouveau du changement qui s'était produit chez la jeune Mage en six ans. À vingt ans, elle était devenue une grande jeune femme mince. Elle possédait toujours la même crinière d'un roux éclatant mais son visage avait mûri et s'était sculpté tout en plans et en angles. En le voyant, Finbarr pensait toujours à Geraint, à qui elle ressemblait très fort. Avec ce nez-là, on ne pourrait jamais la qualifier de jolie, mais ses traits possédaient une beauté forte, austère et fascinante, qui n'appartenait qu'à elle. Quant à son attitude, elle avait changé du tout au tout, comparée à l'enfant nerveuse et apeurée qu'il avait connue. À présent, elle était heureuse, rayonnante et sûre d'elle. Ses pouvoirs augmentaient de jour en jour et sa soif de connaissance était insatiable. Miathan avait fait du bon travail avec elle - presque trop, se disait parfois l'archiviste. — Finbarr, tu m'écoutes ? — Quoi ? Oui, bien sûr... Qu'est-ce que tu disais ? Aurian soupira d'impatience, mais elle souriait. — Je t'ai demandé si le sort de préservation que tu utilises sur les vieux documents les place en réalité en dehors du temps ? Cette question surprit Finbarr. — Eh bien, oui, je suppose que c'est le cas. Je n'avais jamais vu les choses de cette façon, mais ça paraîtrait logique. J'ai trouvé ce sortilège dans un texte écrit par Barothas - tu sais, cet historien des temps anciens dont l'unique obsession était de prouver l'existence du légendaire peuple dragon ? Il mentionne plusieurs références antérieures - qui se sont hélas perdues - qui parlent de leur capacité à manipuler le temps ainsi que d'autres dimensions. En fait, ton pauvre père a utilisé ces notes lors de cette journée tragique où il a tenté de se transporter dans un autre monde. Bien sûr, pour manipuler l'espace, contrairement au temps, il faudrait... — Bonté divine, Finbarr, as-tu jamais réfléchi aux implications d'un sort pareil ? — Quelles implications ? L'archiviste, brutalement arraché à son discours d'érudit, sentit monter en lui les premiers signes d'inquiétude. De son côté, Aurian fronça les sourcils. — Euh, je ne sais pas vraiment. Mais je suis sûre de pouvoir arriver à trouver certaines choses. (Sa voix se fit enjôleuse.) Finbarr, tu voudrais bien m'apprendre ce sortilège ? Finbarr lança un regard sévère à la jeune Mage. Son visage reflétait l'image même de l'innocence, mais il n'était pas dupe - il la connaissait trop bien. — Si tu veux dire par là : est-ce que je vais te laisser consulter le parchemin ? la réponse est un non catégorique. Après ce qui est arrivé à Geraint, j'ai mis le parchemin sous clé en sécurité et il y restera. Cependant, ça te consolera peut-être d'apprendre que tu n'es pas la seule à qui j'interdise l'accès à ces connaissances. J'ai décidé il y a longtemps que la magie des Dragons est trop dangereuse pour que les Mages y touchent. Je regrette énormément de ne pas avoir brûlé ce parchemin quand je l'ai découvert - même encore maintenant, en sachant les dégâts qu'il peut provoquer, je n'arrive pas à détruire cet objet qui représente une partie de notre histoire. En dehors de nous et peut-être de ta mère, personne ne connaît son existence - et je te demande sur l'honneur, Aurian, de n'en parler à quiconque, pas même à l'Archimage. (Il prit les mains de la jeune femme dans les siennes.) Tu me le promets ? — Mais bien sûr ! le rassura Aurian. À condition que tu m'apprennes ce sort de préservation ! L'archiviste hésita. — Tu dois d'abord voir ça avec Miathan, finit-il par répondre. C'est lui qui est en charge de ton éducation, et ton emploi du temps n'est déjà que trop rempli. — Oh, ce n'est rien. J'arriverai à trouver du temps supplémentaire. Oui, en fait, si tu me montres ce sortilège, je trouverai peut-être un moyen de le faire - littéralement, ajouta-t-elle, les yeux pétillants de malice. Finbarr mit quelques instants à comprendre ce qu'elle voulait dire par là et sentit son sang se glacer. — Aurian ! N'envisage même pas de commencer à manipuler le temps ! Ne vois-tu donc pas à quel point ça pourrait être dangereux ? Les dieux seuls savent quels dégâts tu pourrais faire ! Aurian lui tapota le bras. — Tout va bien, Finbarr. Je ne faisais que te taquiner. Mais ses yeux restèrent pensifs. — Écoute, lui dit Finbarr en espérant changer de sujet. Meiriel et moi, nous aimerions t'avoir à dîner avec nous ce soir. Elle m'a raconté qu'elle ne te voyait plus ces derniers temps. Le visage d'Aurian s'assombrit. — Oh, ce soir, je ne peux pas. Je dois me plonger dans ces livres sur la magie du Climat que tu m'as trouvés. Miathan m'a bien aidée, mais c'est Eliseth la spécialiste. Vu qu'elle rechigne tant à m'enseigner sa discipline, il faut bien que j'apprenne la théorie quelque part. Si seulement je pouvais entrer sous le dôme et m'exercer là-bas. Mais elle trouve toujours une excuse pour m'en empêcher. C'est tellement frustrant ! Elle tapa du poing sur la table. — Je ne savais pas que tu avais commencé à étudier la magie du Climat, avoua Finbarr en clignant des yeux. — Oh, il fallait bien que je trouve quelque chose pour m'occuper, quand j'ai arrêté d'étudier le Feu avec Bragar. L'archiviste fronça les sourcils. — Oui, j'ai entendu parler de ça. Ma chère enfant, tu ne crois pas qu'il n'était guère judicieux de te disputer avec Bragar ? — C'est ce que toi, tu penses, j'imagine ? (Aurian se renfrogna.) Bragar est un con ! Il se flatte d'être un expert mais il ne connaît pratiquement rien à la magie du Feu. J'avais appris tout ce qu'il pouvait bien m'enseigner et, s'il n'a pas apprécié quand je le lui ai dit, eh bien, c'est dommage pour lui ! — D'après ce que j'ai entendu dire, tu n'as pas du tout fait preuve de tact, la réprimanda Finbarr, et je te conseille de lui présenter tes excuses. Crois-moi, mieux vaut ne pas avoir Bragar pour ennemi. Aurian haussa les épaules. — Je n'ai pas le temps de lui passer de la pommade. Il s'en remettra. Finbarr, s'il te plaît, tu veux bien m'apprendre ce sortilège ? — Tu ne crois pas que tu as déjà assez de travail comme ça ? Tu étudies toutes les heures que les dieux font. Quand tu n'es pas trop débordée pour manger, tu oublies de le faire - et j'ai déjà vu la lumière brûler toute la nuit dans tes appartements. Tu ne crois pas que tu devrais prendre le temps de faire une petite pause ? Ou même que tu devrais dormir de temps en temps, pour l'amour du ciel ? — Je vais très bien. (Le visage d'Aurian devint soudain très sérieux.) Finbarr, je veux que Miathan soit fier de moi. Il a été si bon pour moi - comme le père que je n'ai jamais connu. La seule façon de lui rendre ce qu'il m'a donné, c'est de devenir la meilleure Mage qui ait jamais vécu - et j'y parviendrai. Elle serra les mâchoires avec cet air têtu que Finbarr, sans parler de tous les autres résidents de l'Académie, depuis les domestiques jusqu'à l'Archimage, ne connaissait que trop bien. L'archiviste soupira. Meiriel avait raison de s'inquiéter. Complètement obsédée par son travail, Aurian en oubliait de manger et de dormir à tel point qu'elle mettait trop de pression sur ces énergies internes qui étaient la source de ses pouvoirs magiques. Les signes de danger commençaient déjà à apparaître. Son visage blême et tiré semblait irradier une lumière interne. Elle avait les yeux vagues et brillants. L'été précédent, quand Finbarr avait emmené Aurian rendre visite à sa mère, il avait tenté d'obtenir l'aide d'Eilin afin qu'elle persuade sa fille de ralentir un peu. Mais la Mage de la Terre, habituée à son propre labeur éreintant, avait balayé ses inquiétudes. Eilin aussi se surmenait trop - la mission qu'elle s'était imposée était bien trop vaste pour une seule Mage. Son air hagard avait alarmé Finbarr qui avait compris qu'Aurian lui manquait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre. Mais quand il l'avait suppliée de revenir à l'Académie, Eilin avait refusé tout net. Telle mère, telle fille, songea Finbarr. Je sais d'où Aurian tient ce comportement obsessionnel - et cet impossible entêtement. Néanmoins, il décida d'essayer une dernière fois de faire entendre raison à l'impétueuse jeune Mage. — Aurian, écoute. Tu dois absolument prendre davantage soin de toi. Meiriel pense que tu es en danger, que tu risques de te consumer entièrement. Des choses terribles peuvent arriver à un Mage qui tente de dépasser ses limites, comme tu le fais. Miathan est fier de ta réussite, mais il ne veut pas que tu perdes tes pouvoirs - et l'esprit -par excès de zèle. Crois-moi, ça peut arriver. J'ai des cas archivés ici, si tu souhaites y jeter un œil. Une expression de gravité se peignit sur le visage d'Aurian. — Meiriel est vraiment inquiète ? — Oui, très. Si seulement tu voulais bien lui parler... — Bien sûr ! s'écria impulsivement Aurian. Écoute, je vais venir dîner, après tout. Je suis sûre que je peux calmer son angoisse. En attendant, je vais emporter ces livres et commencer à étudier. Elle ramassa la lourde pile de vieux livres qu'elle avait posée sur la table et sortit en coup de vent en oubliant, comme toujours, de dire au revoir. Finbarr soupira. Au moins, il avait essayé. Peut-être Meiriel parviendrait-elle à lui faire entendre raison. La chaleur terrassa Aurian tel un coup de poing lorsque la jeune femme sortit de la bibliothèque et s'avança dans la cour inondée de soleil et de poussière. Il faisait rarement aussi beau temps, si loin au nord, mais la chaleur durait depuis plus d'un mois maintenant et ne montrait aucun signe d'affaiblissement. Au début, les fermiers qui habitaient dans les environs de la cité avaient été ravis, mais à présent tout le foin était rentré et le maïs se desséchait sur pied. Seul un filet d'eau boueuse et nauséabonde coulait dans le lit du fleuve et, de mémoire de Mage, c'était la première fois que l'on rationnait l'eau à Nexis. Les Mortels commençaient à se tourner vers les Mages pour résoudre leurs problèmes et l'agitation ne faisait que croître à mesure que la sécheresse perdurait. Aurian ne s'en préoccupait guère. Absorbée par son travail, elle faisait allègrement confiance à Miathan pour résoudre le problème. Elle ignorait tout des rigueurs que subissaient les Mortels, car l'Académie était alimentée par son propre réseau de sources souterraines et les Mages ne manquaient pas d'eau. De plus, comme elle quittait rarement le complexe perché sur son promontoire, elle ne savait pas que l'on déconseillait désormais aux siens de s'aventurer seuls en ville. Traversant rapidement la cour, Aurian décida de passer le reste de l'après-midi dans le jardin de Miathan - un privilège réservé à elle seule, tant elle était devenue proche de l'Archimage. Mais lorsqu'elle arriva devant la petite porte, elle entendit la voix d'Eliseth s'élever de l'autre côté du mur. — Miathan, j'ai déjà fait tout ce que je pouvais. Je ne peux pas amener la pluie comme ça, en claquant des doigts - les nuages les plus proches sont à des centaines de kilomètres ! J'ai enclenché le processus, mais il va leur falloir plusieurs jours pour arriver jusqu'ici. C'est épuisant pour moi. Ces lourdauds de citadins devraient se montrer reconnaissants ! Franchement, si tu n'avais pas insisté, je n'aurais même pas pris cette peine. Qui se soucie de leur stupide sécheresse ? Les Mages ne s'en ressentent pas. — Eliseth, je t'ai déjà expliqué pourquoi. (Au ton de sa voix, Miathan paraissait fatigué et exaspéré.) Tu sais à quel point la situation est volatile sous nos pieds. L'eau est déjà rationnée et Meiriel dit que, si le niveau du fleuve continue à baisser, il risque d'y avoir des maladies. Il y a déjà eu quelques cas isolés pour lesquels on blâme les Mages. En cas d'épidémie, la cité va s'enflammer, or je ne suis pas prêt à devoir affronter une foule en colère. Rioch est venu me voir la nuit dernière. Cette fois, il est décidé à prendre sa retraite. Il dit qu'il est trop vieux pour gérer tous ces troubles. Et tu verrais Vannor ! Je le soupçonne d'être en secret l'un des principaux agitateurs. Il se montrait déjà difficile avant, mais depuis la mort de sa femme, l'année dernière, il saisit la moindre occasion de s'opposer à moi au Conseil. Parce que Meiriel n'a pas pu la sauver, il en rejette le blâme sur tous les Mages. (Miathan soupira.) Ça pourrait nous aider si nous trouvions un successeur à Rioch, mais les membres de la garnison n'éprouvent aucune sympathie envers nous en ce moment. Eliseth, si tu n'arrives pas à faire tomber la pluie très bientôt, je n'ose imaginer les conséquences. — Je fais de mon mieux ! rétorqua brutalement Eliseth. Si tu ne me harcelais pas avec tes problèmes, j'aurais plus de temps... Aurian s'éloigna, les sourcils froncés. Pauvre Miathan ! Peut-être que, si elle réussissait à progresser dans ses études du Climat, elle serait capable de l'aider. Soudain résolue, elle fit passer sa pile de livres sur son autre bras et prit la direction de ses appartements. Il régnait une chaleur étouffante dans la tour. Pour une fois, Aurian regretta de ne pas vivre plus près du rez-de-chaussée lorsqu'elle dut se traîner en haut de l'interminable escalier en spirale. En arrivant enfin devant sa porte, elle se sentit faible et prise de vertiges. Voyant un serviteur revenir des appartements de Miathan, elle le héla, avec à l'esprit l'avertissement de Finbarr. Elle n'avait pas mangé de la journée, mais, alors qu'elle était sur le point de lui demander un repas, la Mage hésita. Il faisait trop chaud pour manger. J'avalerai un morceau plus tard, se dit-elle. — Apportez-moi une boisson fraîche, demanda-t-elle au domestique, avant d'entrer dans ses appartements où elle laissa tomber ses livres sur la table avec un soupir de soulagement. Sa salle d'étude faisait penser à un four. Les rideaux vert et or pendaient mollement de part et d'autre de la fenêtre ouverte et des grains de poussière planaient au cœur du gros rayon de soleil qui formait comme une flaque de lumière sur le tapis couleur mousse. Aurian s'empara du pichet d'eau sur sa table, mais en rejeta le contenu tiède et nauséabond avec une grimace. Elle décida d'attendre le retour du domestique. Si seulement Miathan voulait bien me donner mon propre serviteur, se dit-elle, je n'aurais plus à souffrir pareille négligence ! Elle prit une chaise et s'assit à sa table en songeant qu'elle ferait aussi bien de se mettre au travail. La personne qui avait rédigé ce vieux livre possédait une écriture atroce. Aurian se frotta les yeux, douloureux à force d'essayer de déchiffrer ces gribouillis illisibles. Les lignes semblaient onduler sur la page tandis que la lumière du soleil, éclatante, se déversait à flot par la fenêtre, donnant au vélin des reflets éblouissants et brûlant l'arrière du crâne d'Aurian. Celle-ci se demanda avec humeur quand le domestique allait lui apporter à boire, puis se concentra de nouveau sur son travail. Dieux merci, Finbarr lui avait appris un sort qui permettait de déchiffrer ces gribouillis archaïques ! Fronçant les sourcils, elle concentra son attention sur la page et puisa profondément en elle pour accéder à ses pouvoirs. Au début, Aurian ne se rendit pas compte que quelque chose n'allait pas. Puis elle remarqua qu'au lieu de devenir plus clairs, les mots paraissaient rapetisser. Choquée, elle s'aperçut que la périphérie de sa vision s'était assombrie au point que l'écriture lui semblait très lointaine, comme au bout d'un long tunnel sombre. Lorsqu'elle tenta de détourner le regard, son corps refusa de lui obéir. Tout s'éloignait d'elle rapidement et elle tombait - elle tombait dans le noir... — Je suis désolée, Archimage. Je ne peux rien faire de plus. Je l'ai prévenue que ça arriverait si elle continuait à se surmener ainsi. La guérisseuse paraissait bouleversée et Miathan ravala sa colère. C'est ma faute, c'est moi qui ai laissé Aurian dépasser ses propres limites, songea-t-il. — Tu es sûre ? demanda-t-il. Ça fait trois jours, Meiriel ! Celle-ci s'assit d'un air las au bord du lit d'Aurian. — Physiquement, elle va très bien. Pour autant que je puisse en juger, elle n'a pas perdu ses pouvoirs. Mais quelque chose en elle s'est retiré pour l'empêcher de continuer à en abuser. Je pense qu'Aurian est consciente de ce qui se passe autour d'elle, mais qu'elle est prisonnière d'elle-même et que nous ne pouvons pas communiquer avec elle. — Combien de temps ça va durer ? Meiriel haussa les épaules. — Qui sait ? Pour être honnête, Archimage, si tu ne peux pas l'atteindre, alors ça ne présage rien de bon. — Qu'en serait-il de sa mère ? Meiriel secoua la tête. — Je doute qu'elle puisse lui être d'un grand secours. À part toi, la seule personne vraiment proche d'Aurian, c'est ce Mortel. — Forral ! Bien sûr ! (Miathan tapa du poing dans sa paume. Son esprit vif lui fit entrevoir une idée géniale.) Forral pourrait être la solution à tous nos problèmes. Peux-tu demander à Finbarr de le retrouver ? Je vais réquisitionner un messager. Plus tôt nous le ramènerons à Nexis, mieux ce sera. La lueur qui émanait du cristal scintillant sur la table devant l'archiviste projetait des ombres acérées sur le mur derrière lui. L'Archimage rôdait dans son dos, bouillant d'impatience. — Tu veux bien t'écarter, Miathan ? demanda Finbarr d'une voix inhabituellement dure. Ton aura émotionnelle est telle qu'elle suffit à bloquer la réception sur des kilomètres à la ronde ! — Contente-toi de faire ce qu'on te demande ! Finbarr se leva et se retourna, l'air furieux, pour regarder l'Archimage droit dans les yeux. Puis il pointa son grand index osseux en direction de la porte. — Dehors ! Miathan battit des paupières, stupéfait. Il avait oublié l'amitié qui avait toujours existé entre Aurian et l'archiviste. Ravalant une réplique de colère, il se dirigea vers la porte et commença à faire les cent pas dans le corridor. Au bout de quelques minutes, la tête de Finbarr apparut dans l'entrebâillement de la porte. — Quand j'ai dit dehors, je voulais parler de la bibliothèque ! Quand j'aurai trouvé ton bretteur, je te préviendrai. Forral soupira d'un air las et repoussa la pile de documents. Mais il n'y avait plus de place sur le bureau déjà surchargé et une autre liasse de papiers glissa par-dessus le bord et s'étala sur le sol. Forral proféra un juron. Qu'est-ce qui l'avait pris d'accepter le commandement de ce trou à rats situé au beau milieu de nulle part ? La côte méridionale était calme, ces temps-ci, et les troupes cantonnées dans les forts des collines n'avaient rien d'autre à faire que sortir de temps à autre mater le soulèvement des tribus qui récoltaient des minéraux et des métaux dans les mines de ces terres désolées. Aussi sauvages fussent-ils, ces gens frustes et farouchement indépendants étaient totalement désorganisés et se faisaient constamment la guerre entre eux. Forral n'avait pas grand-chose d'autre à faire que gérer le flot de paperasserie insignifiante qui le rendait fou petit à petit. Le bretteur regrettait amèrement d'être venu dans cet endroit. Au début, il l'avait considéré comme un refuge, car sans Aurian sa vie n'avait guère de sens. Après son départ du Val, il avait erré sans but pendant un an, prenant un travail ici et là lorsque c'était possible. La plupart du temps, il gardait des caravanes ou des entrepôts pour des marchands. C'était ennuyeux et parfois dégradant, mais il ne s'en souciait guère à l'époque, du moment qu'il avait le ventre plein et un endroit pour dormir au sec - avec parfois quelques pièces en plus pour se payer à boire ou une femme. Mais cette dernière habitude avait fini par avoir raison de lui. Écœuré de la solitude, de ses conditions de vie sordides et des gueules de bois matinales lorsqu'il se réveillait avec la migraine et un visage inconnu à côté de lui sur l'oreiller, il avait pris le poste de commandant du fort pour se donner un but dans la vie. Sur le moment, il avait trouvé que c'était une bonne idée, se rappela-t-il avec regret. Forral prit la carafe de vin puis la reposa avec une grimace. L'ennui et l'inaction le poussaient à boire, mais cela ne résolvait rien. Il fronça les sourcils en contemplant les murs de grosses pierres grises qui étaient devenus sa prison. Il était bel et bien temps de changer tout cela. Distraitement, il reprit la carafe, se versa un verre de vin et commença à passer en revue les choix qui s'offraient à lui. La vie de mercenaire, avec ses dangers et ses épreuves, ne l'attirait plus comme avant, lorsqu'il était plus jeune. À n'en pas douter, la vie au fort l'avait ramolli. Quelqu'un frappa à la porte, interrompant le cours lugubre de ses pensées. Un jeune soldat entra timidement. Forral était conscient que ses troupes l'évitaient désormais - par peur du caractère incertain du vieil homme, reconnut-il en son for intérieur, non sans regret. — Oui, qu'y a-t-il ? aboya-t-il. Le soldat le salua. — Commandant, un messager vient d'arriver. Il vous apporte un message urgent de l'Archimage en personne, expliqua le jeune homme d'une voix impressionnée. Forral éprouvait à peu près la même chose. Qu'est-ce que Miathan pouvait bien lui vouloir? Mais comme le soldat le dévisageait, il feignit l'indifférence. — Vous feriez bien de le faire entrer, dans ce cas. Couvert de poussière, le messager titubait de fatigue. Forral lui suggéra de se rendre au mess pour se rafraîchir, mais l'autre hésita. — L'Archimage m'a demandé de veiller à ce que vous lisiez le message immédiatement, commandant. Il a dit que c'était très urgent. — D'accord, mais asseyez-vous avant de vous effondrer. Forral lui versa un verre de vin, puis s'assit et brisa le sceau du parchemin froissé. — Par le grand Chathak ! Forral écarquilla les yeux, incrédule. Il se voyait offrir le poste de commandant de la garnison de Nexis, rien que ça, avec la place au conseil dirigeant qui allait de pair ! Mais l'importance de cette nouvelle disparut lorsqu'il lut la suite du message. Aurian avait besoin de lui! — Prenez un jour de repos avant de repartir, dit-il au messager. De mon côté, je dois m'en aller immédiatement. Renversant sa chaise dans sa hâte, il sortit de son bureau en trombe et appela son commandant en second à pleins poumons. Aurian s'était perdue, prise au piège au sein d'un labyrinthe dont les murs noirs l'entouraient à l'infini et dans lequel son esprit ne cessait de tourner en rond, en proie à une désespérante frustration. Parfois, elle entendait des voix, celles de Meiriel et de Finbarr, et même celle de Miathan, mais elle était incapable de leur répondre. Elle perdit la notion du temps et de la réalité et s'évada dans des rêves bizarres et effrayants, ou retourna parfois en enfance. Les voix apparaissaient puis disparaissaient, étouffées et inquiètes. Aurian s'y accrochait désespérément, effrayée à l'idée de perdre l'esprit. Puis une nouvelle voix surgit des ténèbres et l'appela, une vieille voix familière et chérie qu'elle désespérait d'entendre à nouveau et qui tremblait d'émotion. — Aurian ? Aurian, chérie, c'est moi. C'était un rêve - il ne pouvait en être autrement -, mais son esprit se tendit désespérément vers cette voix, qui se fit sévère. — On m'a dit que tu négligeais l'escrime. Comment espères-tu devenir la meilleure fine lame du monde si tu restes au lit comme ça toute la journée ? Ah c'était donc ça. Elle avait été blessée. Toute cette histoire d'Académie et d'Archimage ne devait être qu'un rêve dû à la fièvre. Dieux, il lui avait pourtant semblé si réel. Mais à présent, Forral l'appelait et elle devait guérir. Aurian ouvrit les yeux, puis battit des paupières, perplexe. C'était bien Forral qui se tenait devant elle, mais il paraissait plus vieux, le corps plus lourd et les cheveux et la barbe grisonnants. — Forral ? demanda-t-elle en tentant de s'asseoir. — Ah, ma chérie ! s'exclama Forral d'une voix étranglée par l'émotion. Il la prit dans ses bras et la serra très fort contre sa poitrine. Le cœur d'Aurian se mit à battre de façon étrange. Jamais auparavant elle n'avait été aussi intensément consciente de la proximité de leurs deux corps. Pardessus l'épaule du bretteur, elle aperçut les murs blancs de l'infirmerie et les silhouettes familières de Meiriel et de l'Archimage. La tête lui tourna lorsqu'elle tenta de remettre en place toutes les pièces du puzzle. Elle s'écarta et toucha le visage du bretteur de ses doigts hésitants. — Forral ? Tu es revenu ? Tu es vraiment revenu ? Il hocha la tête, incapable de parler. Aurian laissa couler ses larmes et se jeta à son cou avant de le serrer farouchement contre elle. — Comme j'aime les histoires qui se terminent bien ! La voix sèche de Miathan interrompit leurs effusions. Aurian se demanda pourquoi il fronçait les sourcils. Forral se tourna vers l'Archimage d'un air renfrogné. — Ça se termine bien, mais ce n'est pas grâce à vous, déclara-t-il tout net. Comment avez-vous pu laisser une telle chose se produire ? Le visage de Miathan s'assombrit. Aurian frémit, car elle ne connaissait que trop bien le mauvais caractère de l'Archimage. De son côté, Forral, loin d'être impressionné, lui rendit un regard tout aussi furieux. — Maintenant que je suis de retour, je vais sacrément veiller à ce que ça ne se reproduise pas ! — Ça ne dépend que de vous, répliqua froidement Miathan. Quand je vous ai fait part de ma proposition, vous sembliez loin d'être enthousiaste. Comment pourrez-vous aider Aurian si vous partez ? — De quoi s'agit-il ? les interrompit Aurian. Forral soupira. — L'Archimage m'a offert le poste de commandant de la garnison. — Ça signifie que tu vas rester à Nexis ! (Aurian avait peine à contenir sa joie.) Oh, Forral, c'est merveilleux ! Tu m'as tellement manqué ! Le bretteur la regarda d'un air impuissant et secoua la tête. — D'accord, Miathan, vous avez gagné, j'accepte. Mais ce sera à mes conditions. Et avant de prendre mes fonctions, je vais faire sortir Aurian de l'Académie et l'emmener en vacances - pour un bon moment - à vos frais. Aurian et Forral quittèrent l'Académie sans savoir qu'on les observait derrière l'une des fenêtres de la Tour des Mages. — Qu'elle soit maudite ! s'exclama Bragar d'un ton hargneux. Cette garce arrogante ne pouvait-elle pas mourir ? Pourquoi Miathan a-t-il ramené ce misérable bretteur ici ? Moins il y aura de pions dans la partie et mieux ce sera, surtout en ce qui concerne Aurian. Eliseth se mit à rire, d'un rire doux, argentin et suffisant. — À ta place, je ne m'inquiéterais pas trop, Bragar. (Elle posa une main apaisante sur son bras.) J'ai le sentiment que la petite chérie de Miathan ne va pas tarder à se retirer elle-même du jeu. — Comment ça ? demanda Bragar en fronçant les sourcils. Eliseth rit de nouveau. — Ah, les hommes ! Vous êtes si obtus ! Tu n'as donc pas remarqué la façon dont elle regarde ce balourd de Mortel ? — Quoi ! — Oh, épargne-moi ton indignation, Bragar ! Tu as couché avec de nombreuses Mortelles, tout comme j'ai connu leurs hommes. Mais nous avons eu l'intelligence de le dissimuler. Je parie que ce ne sera pas le cas d'Aurian, ronronna Eliseth. Et notre cher Archimage ne souffrira aucun rival. Il a lui-même des vues sur elle. (Elle haussa les épaules.) Tout ce que nous avons à faire, c'est attendre. En fin de compte, les pièces de l'échiquier finiront par nous tomber directement dans les mains. D'ailleurs, en parlant de pièces, je crois que nous devrions recruter notre propre pion. — Que veux-tu dire ? Que complotes-tu encore, Eliseth ? Meiriel et Finbarr ne voudront jamais... — Mais non, crétin, pas eux ! répliqua Eliseth d'une voix débordante de mépris. Je parlais de Davorshan. Bragar éclata de rire. — Ma chère Eliseth, comment comptes-tu l'éloigner de son jumeau ? De plus, en admettant que tu y arrives, à quoi pourrait-il bien nous servir ? À eux deux, les jumeaux n'ont même pas le pouvoir d'allumer une chandelle. — À eux deux, c'est vrai. Mais seul ? Tu vois, je crois que c'est ça, leur problème, Bragar. Ils ont suffisamment de pouvoirs pour un seul Mage, mais leurs esprits sont si étroitement liés qu'aucun ne peut s'en servir. Mais je veux que ces pouvoirs viennent à nous, et Davorshan est le plus susceptible de devenir notre allié. Quant à le séparer de D'arvan... (Ses lèvres s'étirèrent en un petit sourire suffisant.) Je pense qu'il a atteint un stade où une certaine récompense pourrait le motiver. Bragar tendit les bras pour l'étreindre. — Dieux, que tu es retorse ! commenta-t-il d'un ton approbateur. — C'est vrai. Eliseth évita habilement ses mains. Imbécile, songea-t-elle avec mépris. Tu n'imagines pas à quel point je peux être retorse. Forral emmena Aurian au Daim Agile, l'une des meilleures auberges de Nexis. Dès le départ, le bretteur interdit à sa protégée d'utiliser la moindre magie, même pour allumer une simple bougie. Mais à présent qu'elle avait retrouvé son bien-aimé Forral, Aurian ne pensait même plus à ses pouvoirs. Le premier soir, autour du meilleur repas que pouvait leur fournir l'auberge, Forral et elle se racontèrent ce qui s'était passé durant ces six années. Le bretteur parla également de la réticence qu'il éprouvait à l'idée d'accepter le poste de commandant de la garnison. — C'est un immense honneur, reconnut-il, mais ça ne m'attire pas vraiment. J'ai accepté parce que je ne pouvais refuser l'occasion d'être de nouveau avec toi. Les dieux savent que tu m'as manqué, petite ! Aurian tendit le bras par-dessus la table et lui prit la main. — Toi aussi, tu m'as manqué, avoua-t-elle doucement. Si tu savais toutes les larmes que j'ai versées... (Ses yeux étincelèrent.) Comment as-tu pu t'en aller comme ça ? Forral parut confus. — Je suis désolé, ma chérie, vraiment. Je pensais honnêtement que c'était la meilleure chose à faire. Je me sentais tellement coupable à cause de l'accident que je n'avais plus toute ma tête. Puis la guérisseuse et ta mère ont dit... — Ma mère ? J'aurais dû le deviner ! (Non sans effort, Aurian parvint à maîtriser sa colère.) Je suis désolée. Je ne veux pas gâcher notre soirée. Le plus important, c'est que tu sois de retour. Mais pourquoi n'as-tu pas envie de diriger la garnison ? Forral sourit. — Comme tu as grandi ! Pendant toutes ces années, j'ai pensé à toi comme à une enfant, et maintenant je retrouve une femme. Il va falloir un peu de temps pour que je m'y habitue. Ses yeux s'attardèrent sur Aurian qui se surprit à rougir, car l'intimité de ce regard éveillait en elle une chaleur inconnue et perturbante. — On parlait de la garnison, tu te rappelles ? dit-elle pour masquer sa soudaine et inacceptable timidité. Pour le plus grand soulagement de la Mage, Forral se secoua, comme au sortir d'un rêve, et saisit la perche qu'elle lui tendait. — Ce ne sont pas les responsabilités qui m'inquiètent. (Il fit la grimace.) C'est cette putain de paperasserie ! Je hais l'administratif ! Aurian éclata de rire. — Quoi, c'est tout ? Alors ne le fais pas ! — Aurian, je ne crois pas que tu réalises... — Bien sûr que si. Mais en tant que commandant de la garnison, tu auras une grande influence. Embauche quelqu'un d'autre pour s'occuper de la paperasserie, comme ça tu auras plus de temps pour faire ce que tu veux - me rendre visite, par exemple. Le visage de Forral était un modèle de stupéfaction et de soulagement. — Aurian, tu es un génie ! Ils parlèrent toute la nuit, chacun savourant la compagnie de l'autre. Pour la première fois de sa vie, Aurian s'enivra. Forral lui fit découvrir la liqueur de pêche et elle y prit un peu trop goût. Elle reçut un choc le lendemain matin en constatant dans quel état elle se trouvait. Elle se réveilla avec la migraine et l'estomac barbouillé. Lorsqu'elle réussit à jeter un regard rapide en direction des rideaux, non sans faire la grimace, elle s'aperçut que le soleil avait déjà atteint son zénith. Quand Aurian descendit dans la salle à manger privée réservée aux clients de l'auberge, elle s'aperçut que Forral l'avait devancée - mais de justesse. Il lui suffit de contempler son visage livide et ses yeux troubles pour comprendre qu'au moins, ils souffraient ensemble. Pourtant, face à lui, Aurian se surprit à hésiter. Elle avait fait de tels rêves cette nuit-là ! Des rêves où Forral l'embrassait, la prenait dans ses bras... Espèce d'idiote, se dit-elle fermement. Allons, il t'a pratiquement élevée ! Ce doit être à cause du vin. Mais lorsqu'il leva les yeux et lui sourit, elle s'aperçut en s'asseyant qu'elle tremblait. C'est le vin, se répéta-t-elle avec détermination. Seulement le vin... — Par le grand Chathak, ma chérie, tu es blanche comme un linge ! (Forral paraissait inquiet.) Pauvre petite, c'est la première fois que tu bois trop, pas vrai ? Et c'est ma faute. Quand il lui prit la main, une vague de chaleur et de picotements traversa le corps d'Aurian. Dieux, qu'est