I Les mains de Tancredi quittèrent de nouveau le volant et se mirent à s’agiter. — … c’est pourquoi je vous envie, docteur Padway. Ici, à Rome, nous avons encore du travail. Mais pah ! Nous ne faisons que boucher des trous. Rien de grand, rien de neuf. De la restauration. Un travail de maçon, quoi ! Ah oui, pah ! — Professeur Tancredi, dit patiemment Martin Padway, comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas docteur. J’espère l’être bientôt, si j’arrive à tirer une thèse de cette fouille au Liban. Lui-même, le plus prudent des chauffeurs, il voyait ses articulations blanchir à force de s’agripper à la cloison de la petite Fiat, comme il sentait une douleur au pied droit auquel il tentait de faire traverser le plancher. Tancredi s’empara violemment du volant, juste à temps pour éviter une Isotta hautaine de l’épaisseur d’une lame de rasoir. L’Isotta continua son chemin en ruminant de sombres pensées. — Oh ! Quelle est la différence ? Ici, tout le monde est docteur, qu’il le soit ou non, si vous me comprenez. Et un jeune homme intelligent comme vous… De quoi étais-je en train de parler ? — Ça dépend. Padway ferma les yeux alors qu’un piéton venait d’échapper à l’anéantissement. — Vous parliez d’inscriptions étrusques, et puis de la nature du temps, et puis de l’archéologie rom… — Ah oui ! La nature du temps. Une de mes idées idiotes, vous comprenez. Je disais que tous ces gens qui ont disparu… ont glissé dans l’escalier. — Dans quoi ? — Le tronc, je veux dire. Le long du tronc de l’arbre du temps. Quand ils cessent de glisser, ils se retrouvent à une époque passée. Et là, dès qu’ils font quoi que ce soit, ils changent toute l’histoire postérieure. — Ceci semble un paradoxe, dit Padway. — No-on. Le tronc continue d’exister. Mais une nouvelle branche naît là où ils se sont arrêtés. Il le faut, autrement nous disparaîtrions tous parce que l’histoire aurait changé et que nos parents ne se seraient peut-être pas rencontrés. — C’est une idée, dit Padway. C’est assez ennuyeux de savoir que le soleil risque de se transformer en nova, mais s’il y a aussi une probabilité pour que nous disparaissions parce que quelqu’un est retourné au XIIe siècle et a tout mis sens dessus dessous… — Non. Ce n’est jamais arrivé. C’est-à-dire : nous n’avons jamais disparu. Voyez-vous, docteur, nous continuons d’exister, mais une autre histoire est née. Peut-être y en a-t-il beaucoup de ce genre qui existent un peu partout. Peut-être ne sont-elles pas tellement différentes de la nôtre. L’homme peut se retrouver au milieu de l’océan. Et alors, quoi ? Les poissons le mangent et tout continue comme avant. Ou on pense qu’il est fou et on l’enferme, ou bien on le tue. Encore une fois, pas de grande différence. Mais supposons qu’il devienne roi ou duce. Et alors ? Presto, nous avons une nouvelle branche ! L’histoire est une toile à quatre dimensions. Une toile résistante, mais qui présente des points faibles. Les lieux de jonction – les points focaux, pourrait-on dire – sont peu solides. L’éventuel glissement en arrière se produit en ces lieux. — Qu’entendez-vous par points focaux ? demanda Padway, qui croyait entendre du charabia pseudo-scientifique. — Des endroits comme Rome, où les lignes mondiales de nombreux événements célèbres, s’intersectent. Ou bien Istanbul. Ou Babylone. Vous vous souvenez de Skrzeluski, cet archéologue, qui a disparu à Babylone en 1936 ? — Je croyais qu’il avait été tué par des bandits arabes. — Ah ! On n’a jamais retrouvé son corps ! À présent, il se peut que bientôt Rome soit de nouveau le point d’intersection de grands événements. Cela voudrait dire que la toile faiblirait encore ici. — J’espère qu’ils ne bombarderont pas le Forum, dit Padway. — Oh ! Rien de la sorte. Notre duce est bien trop malin pour nous lancer dans une vraie guerre. Mais ne parlons pas politique. La toile, disais-je, est généralement solide. Si quelqu’un retournait bel et bien dans le passé, il faudrait énormément de « travail » pour le déformer. Comme une mouche prise dans une toile d’araignée remplissant une pièce. — C’est une aimable comparaison ! — N’est-ce pas ? Tancredi se disposait à lui sourire, mais appuya frénétiquement sur le frein. L’Italien se pencha à la fenêtre et abreuva un piéton d’injures. Puis, se retournant vers Padway : — Venez-vous dîner chez moi, demain ? — Q-quoi ? Eh bien, oui, je vous remercie. Je prends le bateau dans… — Si, si. Je vous montrerai les équations que j’ai élaborées. L’énergie doit être conservée, même quand on change d’époque. Mais rien de ceci à mes collègues, s’il vous plaît. Vous comprenez… Le petit homme olivâtre lâcha le volant pour agiter les deux index en face du visage de Padway. — C’est une excentricité inoffensive. Mais une réputation professionnelle ne doit pas en souffrir. — Iik ! lança Padway pour toute réponse. Tancredi écrasa le frein et dérapa jusqu’au camion arrêté à l’intersection de la Via del Mare et de la Piazza Aracoeli. — De quoi étais-je en train de parler ? demanda-t-il. — D’excentricités inoffensives, lui dit Padway. Il avait bien envie d’ajouter que la façon de conduire du professeur Tancredi se classait parmi celles qui l’étaient moins. Mais cet homme s’était montré si charmant envers lui ! — Ah oui ! Il y a des fuites et les gens parlent. Les archéologues sont encore plus médisants que les autres. Etes-vous marié ? — Quoi ? Padway avait l’impression que maintenant, il aurait dû s’y être habitué. Mais non. — Eh bien… oui. — Parfait. Amenez madame. C’était une invitation surprenante de la part d’un Italien. — Elle se trouve à Chicago. Padway n’avait pas envie d’expliquer qu’il était séparé de sa femme depuis plus d’un an. Il se rendait bien compte, maintenant, que tout n’avait pas été entièrement de la faute de Betty. Pour une jeune personne de son milieu et de ses goûts, il avait dû paraître impossible : un homme qui dansait mal, qui se refusait à jouer au bridge et pour qui les meilleures distractions consistaient à discuter âprement, le soir, avec quelques créatures semblables à lui, de l’avenir du capitalisme et de la vie amoureuse des crapauds-buffles. Au début, elle avait été enthousiasmée à la perspective de voyages en des contrées lointaines, mais un aperçu de la vie sous la tente et la vision d’un mari grommelant sur des fragments de poteries recouvertes d’inscriptions l’avaient rapidement guérie. Il n’était pas exceptionnellement attirant : plutôt petit, un nez et des oreilles de taille imposante, une allure timide. Au collège, on l’appelait Padway la Souris. De toute façon, pour un homme engagé dans des travaux d’exploration, il était idiot de se marier. Il suffisait de considérer le nombre de divorces parmi les anthropologues, les paléontologues et les autres… — Pouvez-vous me déposer au Panthéon ? demanda-t-il. Je ne l’ai jamais examiné de près, et il est juste à deux pas de mon hôtel. — Oui, docteur, quoique je craigne que vous ne vous mouilliez. On dirait qu’il va pleuvoir, vous ne trouvez pas ? — Ça ne fait rien. Ma veste me protégera. Tancredi haussa les épaules. Ils dévalèrent le Corso Vittorio Emanuele et tournèrent sur les chapeaux de roues dans la Via Cestari. Padway descendit à la Piazza del Pantheon et Tancredi le quitta en agitant les deux bras et en criant : — Demain à huit heures, alors ? Si, magnifique. Padway regarda le bâtiment quelques minutes. Il l’avait toujours imaginé laid, avec sa façade corinthienne collée sur la rotonde en briques. Bien sûr, ce grand dôme en ciment avait demandé une certaine technique, compte tenu de l’époque où il avait été érigé. Il dut soudain bondir en arrière pour éviter d’être éclaboussé alors qu’un homme en uniforme fasciste passait à toute allure sur sa motocyclette. Padway poussa jusqu’au portique, autour duquel des hommes pratiquaient avec passion le sport national : la flânerie. Une des choses qu’il aimait, en Italie, c’était qu’il s’y voyait, par comparaison, plutôt grand. Le tonnerre gronda derrière lui et une goutte de pluie s’abattit sur sa main. Il se mit à allonger le pas. Même si son trench-coat pouvait le protéger de la pluie, il ne tenait pas à tremper son nouveau Borsalino à cinquante lires. Il aimait ce chapeau. Ses réflexions furent étouffées dans l’œuf par l’ancêtre de tous les éclairs qui frappa la Piazza à sa droite. La chaussée s’évanouit au-dessous de lui, telle une trappe. Ses pieds semblèrent se balancer dans le néant. Il ne voyait plus rien sinon les images rougeâtres imprimées sur ses rétines. Le tonnerre continuait de gronder. Ce fut une impression des plus déconcertantes de se trouver d’un seul coup au beau milieu du néant. Pas de souffle d’air, comme dans une chute à travers un puits. Il sentait plus ou moins ce qu’Alice avait dû connaître pendant sa chute tranquille dans le terrier du lapin, à la différence que ses sens ne lui donnaient aucun renseignement précis sur ce qui se passait. Il ne parvenait même pas à estimer à quelle vitesse il descendait. Puis quelque chose de dur heurta ses semelles. Il faillit tomber. L’impact fut à peu près aussi violent que celui résultant d’une chute de soixante centimètres. Vacillant, il heurta son tibia contre quelque chose. Il cria. Son regard s’éclaircit. Il se tenait dans la dépression provoquée par l’affaissement d’une portion de chaussée approximativement circulaire. Maintenant, la pluie tombait dru. Il se hissa hors de la fosse et courut sous le portique du Panthéon. Le lieu était tellement sombre que les projecteurs du bâtiment auraient dû être allumés. Tel n’était pas le cas. Padway fit une étrange découverte : la brique rouge de la rotonde était recouverte de plaques de marbre. Ce devait être un de ces travaux de restauration dont Tancredi s’était plaint, songea-t-il. Les yeux de Padway glissèrent, indifférents, sur le plus proche passant. Ils y revinrent soudain. L’homme, au lieu d’une veste et d’un pantalon, portait une tunique en laine d’un blanc sale. C’était étrange. Mais si cet homme désirait porter un tel accoutrement, cela ne concernait pas Padway. La demi-obscurité se dissipait légèrement. Les yeux de Padway se mirent alors à danser d’une personne à l’autre. Toutes portaient des tuniques. Quelques-unes étaient venues s’abriter de la pluie sous le portique : elles portaient également des tuniques avec, parfois, des capes en forme de poncho jetées par-dessus. Quelques personnes regardaient fixement Padway, sans grande curiosité. Ils se regardaient encore lorsque l’averse se calma, quelques minutes plus tard. Les tuniques seules ne l’auraient pas effrayé. Un fait incongru isolé aurait pu avoir une explication rationnelle, même abstruse. Mais, partout où se portaient ses regards, des faits aussi incongrus ne cessaient de l’écraser. Il ne pouvait tous les remarquer à la fois. Le trottoir en béton avait été remplacé par des plaques d’ardoise. Des bâtiments s’élevaient toujours autour de la Piazza, mais ce n’étaient plus les mêmes. Par-dessus les plus bas, Padway ne retrouvait plus le Sénat et le ministère des Communications – deux bâtiments plutôt voyants. Les bruits étaient différents. Les coups de klaxons manquaient. Pas de taxis pour klaxonner. À leur place, deux chars à bœufs descendaient lentement la Via della Minerva à grand renfort de craquements et de crissements. Padway renifla. L’arôme d’ail et d’essence de la Rome moderne avait été remplace par une symphonie de basse cour et de vespasienne où prédominait l’odeur des chevaux, le parfum le plus puissant. Comme un autre ingrédient, l’encens s’échappait de la porte du Panthéon. Le soleil perça. Padway s’avança dans sa lumière. Oui, le portique portait toujours les inscriptions attribuant la construction du bâtiment à M. Agrippa. Jetant un regard circulaire pour découvrir qu’il n’était pas observé, Padway marcha vers un des piliers auquel il donna un grand coup de poing. Il se fit mal. — Merde ! lança Padway, en considérant ses phalanges meurtries. Je ne dors pas, pensa-t-il. Tout ceci est trop solide, trop consistant pour un rêve. Il n’y a rien de fantastique à la présence du soleil si tôt dans l’après-midi ni à celle des mendiants sur la Piazza. Mais s’il ne dormait pas, qu’en était-il donc ? Il était peut-être fou… Mais c’était là une hypothèse qui permettait difficilement d’établir des plans. Il y avait cette théorie de Tancredi sur le glissement dans une autre époque. Avait-il glissé en arrière ou bien quelque chose était-il arrivé qui l’obligeât à se l’imaginer ? L’idée du voyage dans le temps ne plaisait guère à Padway. Elle semblait trop métaphysique à l’empiriste endurci qu’il était. Il y avait la possibilité de l’amnésie. Supposons que l’éclair l’ait bel et bien frappé et effacé tout souvenir postérieur. Puis, supposons que quelque chose ait remis sa mémoire en route… Il y aurait un trou dans ses souvenirs, entre le premier éclair et son arrivée dans cette archaïque copie de Rome. De nombreux événements avaient pu se passer pendant tout ce temps. Il s’était peut-être aventuré dans un décor de cinéma. Mussolini, qui se prenait secrètement et depuis longtemps pour la réincarnation de Jules César, avait peut-être décidé de faire adopter à son peuple le costume classique de la Rome antique. C’était une théorie attirante. Mais le fait qu’il portât les mêmes vêtements qu’avant et qu’il retrouvât les mêmes objets dans ses poches la lui fit abandonner. Il écouta la conversation de deux passants. Padway parlait un bon italien, quoiqu’un peu pédant. Il n’arriva même pas à saisir l’essentiel de ce qu’ils se disaient. Dans l’avalanche des syllabes, il surprenait de temps en temps un groupe sonore familier, mais jamais assez à la fois. Pour une personne parlant l’anglais, leur conversation avait la pseudo-familiarité provocante du bas allemand nordique. Il pensa au latin. Aussitôt, le discours des deux passants devint plus familier. Ils ne parlaient pas le latin classique. Mais Padway découvrit que, s’il prenait l’une de leurs phrases et la comparait à du latin puis de nouveau à de l’italien, il parvenait à saisir le principal. Il estima donc qu’ils parlaient une forme tardive de latin vulgaire, plus proche de la langue de Dante que de celle de Cicéron. Il n’avait jamais essayé de parler ce langage hybride. Mais, en se forçant à se rappeler ses connaissances de phonétique historique, il pouvait s’y risquer : Omnia Gallia e devisa en parte trei, quaro una encolont Belge, alia… Les deux passants avaient remarqué qu’ils étaient écoutés. Ils froncèrent les sourcils, baissèrent la voix et s’éloignèrent. Non, l’hypothèse du délire était peut-être un peu forte, mais elle présentait moins de difficultés que celle du glissement dans le temps. S’il ne faisait que s’imaginer la scène, se tenait-il vraiment en face du Panthéon et s’imaginait-il que les gens étaient vêtus et parlaient comme pendant la période 300-900 après Jésus-Christ ? Ou bien était-il couché dans un lit d’hôpital, ayant échappé de justesse à l’électrocution, et s’imaginait-il qu’il se trouvait en face du Panthéon ? Dans le premier cas, il devait, trouver un policier et se faire conduire à l’hôpital. Dans l’autre, ce serait bouger pour rien. Pour plus de sûreté, il ferait mieux de choisir le premier. Sans aucun doute, l’une de ces personnes était vraiment un policier, avec, même, sa casquette brillante. Que voulait-il dire par « vraiment » ? Que Bertrand Russel et Alfred Korzybski s’en soucient. Comment savoir… ? Un mendiant n’avait cessé de lui pleurnicher après, depuis deux ou trois minutes. Padway donnait une telle impression de surdité que le petit bossu dépenaillé s’éloigna. Maintenant, un autre homme lui parlait. Dans la main gauche, il tenait un chapelet en tas et une croix. Entre le pouce et l’index droits, il tenait le fermoir du chapelet. Il éleva la main droite jusqu’à ce que tout le chapelet en pendit, puis, il le laissa glisser dans sa main gauche ; ensuite, il répéta l’opération tout en parlant. Quelles que fussent l’époque présente et la manière dont il avait pu s’y retrouver, ce geste assurait à Padway qu’il était toujours en Italie. Il demanda en italien : — Pouvez-vous me dire où je pourrais trouver un policier ? L’homme arrêta son boniment, haussa les épaules et répondit : — Non compr’endo. — Hé ! cria Padway. L’homme s’arrêta. En se concentrant profondément, Padway traduisit sa requête en ce qu’il espérait être du latin vulgaire. L’homme réfléchit et répondit qu’il l’ignorait. Padway allait se détourner, mais le vendeur de chapelets appela un autre camelot : — Marco ! Ce monsieur désire trouver un agent de police. — Ce monsieur est brave. Il est également fou, répliqua Marco. Le vendeur de chapelets se mit à rire. Plusieurs personnes firent de même. Padway ébaucha un sourire ; ces gens étaient humains, s’ils ne se révélaient pas d’un grand secours. Il dit : — S’il vous plaît… je… veux… vraiment… le savoir. Le deuxième camelot, qui portait au cou un éventaire couvert de colifichets, haussa les épaules. Il récita toute une tirade que Padway ne put suivre. Celui-ci, lentement, demanda au vendeur de chapelets : — Qu’a-t-il dit ? — Il a dit qu’il ne savait pas, répondit le vendeur. Je ne sais pas non plus. Padway commença à s’éloigner. Le vendeur de chapelets le rappela : — Citoyen ! — Oui ? — Tu voulais dire un agent du préfet municipal ? — Oui. — Marco, où ce monsieur peut-il trouver un agent du préfet municipal ? — Je l’ignore, dit Marco. Le vendeur de chapelets haussa les épaules. — Désolé, je ne le sais pas non plus. S’il s’agissait de la Rome du XXe siècle, il ne serait pas difficile de découvrir un agent. Et même Benny le Mou ne pouvait forcer toute une ville à changer de langue. Aussi devait-il se trouver : a) dans un décor de film, b) dans la Rome antique (l’hypothèse de Tancredi), ou c) dans un produit de son imagination. Il se mit à marcher. Parler était trop épuisant. Il ne lui fallut pas longtemps pour que son espoir d’errer dans un décor de film se dissipât. D’une part, cette présumée cité antique s’étendait sur des kilomètres dans toutes les directions ; en outre, son tracé différait sensiblement de celui de la Rome moderne. Padway s’aperçut que son petit plan-guide ne lui servait quasiment à rien. Les enseignes des échoppes étaient écrites en un latin classique intelligible. L’orthographe était restée semblable à celle du temps de César, à la différence de la prononciation. Les rues étaient étroites et généralement peu encombrées. La ville avait une personnalité somnolente, miteuse, décrépite, proche de celle de Philadelphie. À un croisement relativement passant, Padway observa un homme à cheval qui réglait la circulation. Il leva la main pour arrêter un char à bœufs et fit passer une chaise à porteurs. Il portait une chemise aux rayures voyantes et un pantalon en cuir. Il ressemblait plus à un Européen du centre ou à un nordique qu’à un Italien. Padway s’adossa à un mur et tendit l’oreille. Un homme prononça une phrase trop rapide pour qu’il la saisît. C’était comme de faire une touche sans attraper de poisson. Au prix d’une concentration énorme, Padway se força à penser en latin. Il confondait les cas et les nombres, mais tant qu’il s’en tenait à des phrases simples, il n’avait pas trop d’ennuis avec le vocabulaire. Deux petits garçons l’observaient. Quand il les regarda, ils gloussèrent et s’enfuirent. Padway se souvenait des projets lancés par le gouvernement des Etats-Unis pour restaurer des villes coloniales comme Williamsburg. Mais cette ville ressemblait à la cité originale. Aucune restauration n’inclurait la crasse et les maladies, les insultes et les altercations que Padway avait vues et entendues en une heure de marche. Deux hypothèses demeuraient seules : le délire et le glissement dans le temps. Le délire semblait maintenant la moins probable. Il agirait désormais en supposant que les faits étaient bien tels qu’ils lui apparaissaient. Il ne pouvait rester indéfiniment en ce lieu. Il lui fallait poser des questions pour s’orienter. Cette idée lui donna la chair de poule. Il avait la phobie d’aborder des étrangers. À deux reprises, il ouvrit la bouche, mais sa glotte fut paralysée par le trac. « Allons, Padway, reprends-toi ». — Je vous demande pardon, mais pourriez-vous m’indiquer la date ? L’interpellé, une personne d’allure tranquille, portant un pain sous le bras, s’arrêta et sembla désorienté. — Qui’é ? Qu’est-ce que c’est ? — Je t’ai demandé si tu pouvais m’indiquer la date. L’homme fronça les sourcils. Allait-il se montrer méchant ? Mais il se contenta de dire : — Non compr’endo. Padway fit une nouvelle tentative en parlant très lentement. L’homme répéta qu’il ne comprenait pas. Padway rechercha son carnet de rendez-vous et un crayon. Il écrivit sa question sur une page et la montra à son interlocuteur. L’homme le considéra et bougea les lèvres. Son visage s’illumina. — Oh ! Tu veux savoir la date ? dit-il. — Sic, la date. L’homme prononça une longue phrase. Cela aurait aussi bien pu être de l’hébreu. Padway agita les mains, désespéré, en gémissant : — Lento ! L’homme reprit : — J’ai dit que je t’ai compris et que je croyais que c’était le 9 octobre, mais que je n’en étais pas sûr parce que je ne me rappelais plus si l’anniversaire de mariage de ma mère avait eu lieu il y a trois ou quatre jours. — Quelle année ? — Quelle année ? — Sic, quelle année ? — Douze cent quatre vingt-huit Anna Urbis Condilae. C’était au tour de Padway d’être ébahi. — S’il le plaît, ça fait combien dans l’ère chrétienne ? — Tu veux dire combien d’années après la naissance du Christ ? — Hoc ille… c’est ça. — Eh bien… je ne sais pas ; cinq cents et quelque chose. Tu ferais mieux de le demander à un prêtre, étranger. — Oui, dit Padway. Je te remercie. — De rien, conclut l’homme en repartant à ses affaires. Les genoux de Padway se dérobaient sous lui, quoique l’homme ne l’eût pas mordu et eût répondu assez poliment à sa question. Mais il semblait que Padway, pourtant de nature paisible, n’eût pas choisi une période très pacifique. Que devait-il faire ? Eh bien, que ferait tout homme raisonnable dans ces circonstances ? Il lui fallait trouver un endroit pour dormir et un moyen de gagner sa vie. Il fut un peu abasourdi quand il se rendit compte avec quelle vitesse il avait accepté la théorie de Tancredi.. Il remonta une allée pour être hors de vue et fit l’inventaire de ses poches. Le rouleau de billets de banque italiens serait à peu près aussi utile qu’une souricière cassée à cinq sous. Non, encore moins : on peut toujours réparer une souricière. Un carnet de traveler’s checks de l’American Express, un billet d’autobus romain, un permis de conduire délivre dans l’llinois, un porte-clés en cuir : idem pour tout ceci. Son stylo, son crayon et son briquet lui serviraient tant qu’il y aurait de l’encre, du plomb et de l’essence. Son canif et sa montre atteindraient sans doute un bon prix, mais il voulait les conserver aussi longtemps que possible. Il compta sa poignée de monnaie. Il y avait juste vingt pièces, à commencer par quatre roues en argent à dix lires. Cela faisait quarante-neuf lires, huit centesimi, soit environ cinq dollars. L’argent et le bronze pourraient être changés. Quant aux pièces en nickel de cinquante et de vingt centesimi, il lui faudrait aviser. Il se remit à marcher. Il s’arrêta devant un établissement qui se déclarait être celui de S. Dentatus, joaillier et cambiste. Il prit une longue inspiration et y pénétra. S. Dentatus avait un visage qui ressemblait un peu à celui d’une grenouille. Padway étala sa monnaie et dit : — Je… je voudrais changer ceci en argent local, s’il te plaît. Comme d’habitude, il lui fallut répéter la phrase pour se faire comprendre. S. Dentatus plissa les yeux devant les pièces. Il les ramassa une à une et les gratta un peu avec un instrument pointu. — D’où viennent-elles… et toi ? finit-il par coasser. — D’Amérique. — Jamais entendu parler. — C’est loin. — Hm-m-m. En quoi sont-elles ? En étain ? Le cambiste indiqua les quatre pièces de nickel. — En nickel. — Qu’est-ce que c’est ? Un métal particulier à ton pays ? — Hoc ille. — Combien ça vaut ? Padway pensa une seconde imaginer une valeur fantastique pour ces pièces. Tandis qu’il rassemblait son courage, S. Dentatus interrompit ses pensées : — Peu importe, parce que je n’y toucherai pas. Il n’y aurait pas de marché pour ça. Mais les autres… voyons un peu… Il sortit une balance et pesa les pièces en bronze, puis celles en argent. Il fit monter et descendre des jetons le long des cannelures d’un petit abaque en bronze et dit : — Elles valent un peu moins d’un solidus. Je t’en donnerai quand même cette somme. Padway ne répondit pas immédiatement. Il finirait bien par devoir prendre ce qu’on lui offrirait, car il détestait tout marchandage et ne connaissait pas la valeur de la monnaie en cours. Mais pour sauver la face, il devait faire semblant de peser l’offre soigneusement. Quelqu’un s’avança jusqu’au comptoir à ses côtés. C’était un homme posant et rougeaud avec une moustache flamboyante et une mèche de cheveux à la Ginger Rogers. Il portait une chemise en toile et un long pantalon de cuir. Il grimaça en direction de Padway et dégoisa : — Ho ! frijond, habais faurthei ! Alai skalljans sind waidedjans. Oh ! Seigneur, une autre langue ! Padway lui répondit : — Je… je suis désolé, mais je ne comprends pas. Le visage de l’homme s’allongea ; il reprit en latin : — Désolé, je croyais que tu étais de la Chesonèse, d’après tes vêtements. Je ne pouvais pas rester comme ça sans rien dire alors qu’un autre Goth se faisait estamper, ha, ha ! Le rire sonore et explosif du Goth fit légèrement sursauter Padway ; il espéra que personne ne l’avait remarqué. — J’apprécie ton aide. Que vaut ceci ? — Combien t’a-t-il offert ? Padway le lui révéla. — Eh bien, lui dit l’homme, même moi, je sais que tu t’es fait avoir. Tu lui fais un prix raisonnable, Sextus, ou bien je vais te faire manger toute ta marchandise. Ça serait marrant, ha, ha ! S. Dentatus lâcha un soupir de résignation. — Oh ! Très bien, un solidus et demi. Comment puis-je vivre si vous ne cessez pas de vous immiscer dans les pratiques commerciales coutumières, vous autres ? Au cours actuel du change, ça ferait un solidus trente et une sesterces. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cours du change ? demanda Padway. — Le cours or-argent, lui répondit le Goth. L’or a baissé, ces derniers mois. Padway dit : — Je crois que je prendrai tout en argent. Tandis que Dentatus comptait amèrement quatre-vingt-treize sesterces, le Goth demanda : — D’où viens-tu ? Quelque part du côté du pays des Huns ? — Non, répondit Padway, de bien plus loin que ça d’un lieu appelé Amérique. Tu n’en as jamais entendu parler n’est-ce pas ? — Non. Mais c’est intéressant ! Je suis content de l’avoir rencontré, mon jeune ami. Ça me fera quelque chose à dire à ma femme. Elle s’imagine que je me précipite au premier bordel venu dès que je vais en ville, ha, ha ! Il fouilla dans son sac et en sortit un gros anneau en or et une pierre brute. — Sextus, ce truc s’est encore desserti. Arrange-le, veux-tu ? Et pas de substitution, hein ! En sortant, le Goth confia à Padway, à voix basse. — La seule raison pour laquelle je suis content de venir en ville, c’est que quelqu’un a jeté un sort sur ma maison. — Un sort ? Quel genre de sort ? Le Goth hocha la tête avec solennité. — Un sort qui coupe le souffle. À la maison, je n’arrive pas à respirer. Je suis sans cesse comme ça… Il étouffa asthmatiquement. — Mais dès que je quitte la maison, je suis bien. Et je crois savoir qui m’a fait ça. — Qui ? — J’ai saisi quelques propriétés hypothéquées, l’année dernière. Je ne peux rien prouver contre les propriétaires dépossédés, mais… Il fit un clin d’œil entendu à Padway. — Dis-moi, lui dit Padway, as-tu des animaux chez toi ? — Deux chiens. Il y a le bétail, bien sûr, mais on ne le laisse pas entrer dans la maison. Et pourtant, un porcelet est entré hier et s’est enfui avec une de mes chaussures. J’ai dû le poursuivre dans toute cette satanée ferme. Je devais valoir le dérangement, ha, ha ! — Eh bien, dit Padway, essaie de laisser les chiens constamment dehors et fais bien balayer la maison tous les jours. Il se pourrait que ça arrête ton… euh… asthme. — Voilà qui est intéressant. Tu le crois vraiment ? — Je ne sais pas. Chez certaines personnes, les poils des chiens perturbent la respiration. Essaie ce système pendant deux mois et ensuite tu verras. — Je crois toujours qu’il s’agit d’un sort, mon jeune ami, mais j’essaierai ton truc. J’ai tout tenté ; de deux médecins grecs à l’une des dents de saint Ignace, et rien n’a marché. Il hésita. Si ça ne te dérange pas, je voudrais savoir ce que tu faisais dans ton pays. Padway réfléchit rapidement, puis se souvint de quelques hectares qu’il possédait dans le sud de l’Illinois. — Je possédais une ferme, dit-il. — C’est magnifique, rugit le Goth en assenant, dans le dos de Padway, un coup à assommer un bœuf. Je suis très gentil, mais je n’aime guère me mêler aux gens qui sont au-dessus ou au-dessous de ma classe, ha, ha ! Je m’appelle Névitta ; Névitta, fils de Gummund. Si tu passes par la voie Flaminienne un de ces jours, ne te gêne pas. J’habite à huit milles au nord d’ici. — Merci. Je m’appelle Martin Padway. Où pourrais-je louer une bonne chambre ? — Ça dépend. Si je ne voulais pas dépenser trop d’argent, je descendrais un peu le long du fleuve. Ça regorge d’hôtels par-là, vers la colline Viminale. Dis, je ne suis pas pressé ; je vais t’aider à chercher. Il émit un sifflement strident et cria : — Hermann, hiri her ! Hermann, qui était habillé à peu près de la même manière que son maître, se leva du bord du trottoir et amena deux chevaux, son pantalon de cuir produisant un « flip-flop » qui rythmait sa course. Névitta imposa un pas rapide, Hermann conduisant les chevaux à l’arrière. Névitta demanda : — Quel est déjà ton nom ? — Martin Padway – Martinus suffit. (Padway prononça le nom correctement, avec un i long et un u final léger.) Padway ne désirait pas abuser de la bonté de Névitta, mais il lui fallait le plus d’informations utiles possible. Il réfléchit une minute, puis demanda : — Pourrais-tu me donner le nom de quelques personnes à Rome à qui je pourrais m’adresser en cas de besoin : des hommes de loi, des médecins ? — Bien sûr. Si tu veux un homme de loi spécialisé dans les cas concernant les étrangers, c’est Valérius Mummius qu’il te faut. Il tient son bureau le long de la basilique Emilienne. Comme médecin, il y a mon ami Léo Vekkos. C’est un bon garçon, pour un Grec. Personnellement, je crois qu’une bonne relique de saint arien, comme Astérius, est aussi efficace que tous ces breuvages et toutes ces potions. — Probablement, dit Padway. Il nota les noms et adresses dans son carnet de rendez-vous. Et un banquier ? — Je n’ai pas beaucoup de rapports avec ces gens-là ; je n’aime pas tellement l’idée d’avoir des dettes. Mais si tu en veux un, il y a Thomasus le Syrien, près du pont d’Emilien. Garde les yeux ouverts si tu traites avec lui. — Pourquoi, il n’est pas honnête ? — Thomasus ? Bien sûr qu’il est honnête ! Il faut simplement le surveiller un peu, c’est tout. Tiens, voilà un endroit où tu pourrais résider. Névitta frappa à la porte qu’ouvrit un concierge débraillé. Oui, il avait une chambre. Elle était petite et mal éclairée. Elle sentait mauvais. Mais c’était le cas de tout Rome. Le concierge en demandait sept sesterces par jour. — Offre-lui la moitié, murmura Névitta. Padway obéit. Le concierge parut aussi ennuyé que Padway par le marchandage qui s’ensuivit. Padway eut la chambre pour cinq sesterces. Névitta serra la main de Padway dans sa grosse patte rougeaude. — N’oublie pas, Martinus : viens me voir un de ces jours. Ça me fait toujours plaisir d’entendre quelqu’un qui parle le latin avec un accent pire que le mien, ha, ha ! Hermann et lui enfourchèrent leurs montures et s’éloignèrent au trot. Padway était désolé de les voir partir. Mais Névitta devait s’occuper de ses affaires. Padway regarda la silhouette imposante disparaître à l’angle de la rue, puis il rentra dans l’hôtel sombre et vermoulu. II Padway se réveilla tôt avec un mauvais goût dans la bouche et un estomac qui semblait compter une sauterelle parmi ses ancêtres. Peut-être fallait-il l’imputer au dîner qu’il avait avalé – pas mauvais mais inhabituel – qui se composait principalement d’un ragoût étouffé dans des poireaux. Le restaurateur dut s’inquiéter en surprenant les mouvements bizarres de Padway qui, assis à table, essayait inconsciemment de saisir une fourchette et un couteau absents. Il est assez normal de dormir plutôt mal la première nuit où l’on couche sur un lit formé uniquement d’un matelas en paille. Celui-ci lui avait d’ailleurs coûté une sesterce de plus par jour. Un chatouillement lui fit relever son maillot de corps. Il ne faisait plus de doute, d’après les points rouges alignés au creux de son estomac, qu’après tout, il n’avait pas dormi tout seul. Il se leva puis se lava avec le savon qu’il avait acheté la veille. Il avait été agréablement surpris de découvrir que le savon avait déjà été inventé. Mais lorsqu’il cassa le pain, qui ressemblait à une tarte à la citrouille légèrement pourrie, il s’aperçut que l’intérieur en était mou et gluant à cause d’une substitution incomplète soude-potasse. D’autre part, se dit-il, le savon était à ce point alcalin qu’il aurait aussi bien pu se laver les mains et le visage avec de la toile émeri. Il fit ensuite un effort méritoire pour se raser avec de l’huile d’olive et un rasoir du VIe siècle. L’opération fut si douloureuse qu’il se demanda s’il ne ferait pas mieux de laisser la nature suivre son cours. Bien sûr, il se trouvait en très mauvaise posture. Son argent durerait environ une semaine… un peu plus longtemps en agissant avec prudence. Si quelqu’un savait qu’il allait se retrouver dans le passé, il se préparerait un monceau d’objets utiles : une encyclopédie, des textes sur la métallurgie, les mathématiques et la médecine, une règle à calculer et le reste. Et un fusil, avec une bonne provision de munitions. Mais Padway n’avait ni fusil ni encyclopédie – rien que ce que monsieur tout-le-monde transporte dans ses poches, au XXe siècle. Oh ! Un peu plus, parce qu’il était alors en voyage : des surplus aussi utiles qu’un carnet de traveler’s checks, un plan de la ville désespérément anachronique et son passeport. Et il avait son cerveau. Il en aurait besoin. Le problème était de trouver un moyen d’utiliser ses connaissances du XXe siècle pour gagner sa vie sans s’attirer d’ennuis. On ne pouvait, par exemple, se mettre à construire une automobile. Il faudrait plusieurs vies pour rassembler le matériel nécessaire, plusieurs autres pour apprendre à l’utiliser et d’autres encore pour l’assembler dans l’ordre correct. Sans parler de la question du carburant. L’air était plutôt chaud, et il songea à laisser son chapeau et son gilet dans la chambre. Mais la porte présentait le plus rudimentaire des verrous qu’ouvrait une clé en bronze assez grosse pour être offerte par un maire à un visiteur de marque. Padway était sûr d’être capable de crocheter la serrure avec une lame de canif. Aussi emporta-t-il tous ses vêtements. Il retourna déjeuner au même restaurant que la veille. Sur le comptoir, une pancarte portait l’avertissement : Pas de discussions religieuses. Padway demanda au propriétaire comment il pourrait bien atteindre le logement de Thomasus le Syrien. L’homme lui répondit : — Tu suis la rue Longue jusqu’à l’arc de Constantin, puis la rue Neuve jusqu’à la basilique Julienne, ensuite tu tournes dans la rue Toscane et… Et ainsi de suite. Padway le lui lit répéter deux fois. En dépit de celle précaution, il lui fallut presque toute la matinée pour atteindre son objectif. Il dépassa le quartier du Forum, encombré de temples dont la plupart des colonnes avaient été enlevées pour être utilisées dans la construction des cinq grandes églises et des trente et quelques petites éparpillées dans toute la ville. Les temples avaient un air pathétique, comme un portier de Park Avenue dépouillé de son pantalon. À la vue de la bibliothèque Ulpienne, Padway dut refréner son envie d’envoyer au diable son occupation présente. Il aimait à fouiller dans les bibliothèques et détestait franchement l’idée d’embêter un banquier étranger, en terre étrangère, en lui soumettant une étrange proposition. En fait, cette idée le rendait malade, mais son genre de courage était de ceux qui apparaissent le mieux lorsque leur propriétaire est sur le point de s’effondrer. Il continua donc à cheminer, farouche, en direction du Tibre. Thomasus perchait dans un immeuble misérable à deux étages. Le Noir à la porte – probablement un esclave – introduisit Padway dans ce que celui-ci aurait appelé une salle de séjour. Le banquier ne tarda pas à apparaître. Thomasus était un homme chauve et bedonnant dont l’œil gauche souffrait de la cataracte. Il serra autour de lui sa robe râpée, s’assit et demanda : — Eh bien, jeune homme ? — Je… Padway déglutit et recommença.… Je serais intéressé par un emprunt. — De combien ? — Je ne sais pas encore. Je veux lancer une affaire et il me faut avant tout enquêter sur les prix, sur les coutumes. — Tu veux lancer une affaire ? À Rome ? Hm-m-m. Thomasus se frotta les mains l’une contre l’autre. Quelle garantie peux-tu me donner ? — Absolument aucune. — Quoi ? — J’ai dit : aucune. Il te faudra simplement prendre un risque avec moi. — Mais… mais, mon ami, ne connais-tu personne en ville ? — Je connais un fermier goth nommé Névitta, fils de Gummund. C’est lui qui m’a envoyé ici. — Oh ! Oui. Névitta. Se porterait-il garant de toi ? Padway réfléchit. Névitta, malgré ses gestes exhubérants, lui avait donné l’impression d’une certaine étroitesse d’esprit en ce qui concernait l’argent. — Non, dit-il, je ne le crois pas. Thomasus en roula des yeux. — Entends-Tu, ô Dieu ? Il arrive ici, ce barbare qui sait à peine le latin, il admet qu’il n’a ni garantie ni personne qui se porte garant de lui, et il s’imagine cependant que je vais lui prêter de l’argent ! As-Tu jamais rien entendu de tel ? — Je crois pouvoir te faire changer d’avis, dit Padway. Thomasus hocha la tête et produisit de petits gloussements. — Tu ne manques certes pas de confiance en toi, jeune homme ; j’admets au moins cette qualité. Quel est déjà ton nom ? Padway lui répéta ce qu’il avait dit à Névitta. — Très bien, quel est ton projet ? — Ainsi que tu l’as deviné, lui répondit Padway en espérant faire preuve du mélange approprié de dignité et de cordialité, je suis étranger. J’arrive d’un lieu appelé Amérique, très éloigné d’ici. Naturellement, il diffère de Rome par bon nombre de coutumes. Or, s’il t’était possible de m’aider à fabriquer quelques produits inconnus ici… — Ai ! gémit Thomasus en levant les bras au ciel. Entends-Tu cela, ô Dieu ? Il ne veut pas que je l’appuie pour une affaire habituelle. Oh ! Non ! Il veut que je lance quelque nouveauté dont personne n’a jamais entendu parler ! Je ne croyais pas cela possible, Martinus. Qu’avais-tu en tête ? — Eh bien, nous connaissons une boisson faite à partir de vin ; nous l’appelons brandy ; ça devrait marcher. — Non, sûrement pas, quoiqu’il me faille admettre que Rome a rudement besoin d’industries. Quand la capitale a été déplacée à Ravenne, toutes les sources de revenus venant des traitements impériaux ont été supprimées ; c’est pourquoi la population a tellement diminué les cent dernières années. La ville est mal située et n’a plus, en fait, de raison d’exister. Mais personne ne pourra y faire quoi que ce soit. Le roi Thiudahad passe son temps à composer des vers en latin. De la poésie ! Mais non, jeune homme, je ne mettrai pas d’argent dans un projet démentiel visant à fabriquer quelque breuvage barbare. Les connaissances de Padway sur l’histoire du VIe siècle commençaient à lui revenir. — À propos de Thiudahad, est-ce que la reine Amalasonte a déjà été assassinée ? — Eh bien… Thomasus regarda vivement Padway de son bon œil… Oui, en effet. Cela voulait dire que Justinien, l’empereur « romain » de Constantinople, ne tarderait pas à entreprendre sa campagne désastreusement victorieuse en vue de rendre l’Italie à l’Empire. — Mais pourquoi as-tu posé ta question de la sorte ? Padway lui demanda : — Est-ce… est-ce que cela ne te fait rien si je m’assieds ? Thomasus lui dit que non. Padway s’affala presque dans un fauteuil. Ses genoux le trahissaient. Jusqu’à présent, son aventure avait ressemblé à une partie de cache-cache ou à un bal masqué particulièrement compliqué. Sa question à propos du meurtre de la reine Amalasonte lui avait rappelé cruellement et d’un seul coup tous les terribles dangers de la vie en ce monde. Thomasus répéta : — Je t’ai demandé, jeune homme, pourquoi tu avais posé ta question de la sorte. — De quelle sorte ? demanda innocemment Padway. Il vit où il avait commis une légère erreur. — Tu m’as demandé si elle avait déjà été assassinée. On dirait que tu savais à l’avance qu’elle allait être assassinée. Es-tu devin ? Thomasus n’était pas tombé de la dernière pluie. Padway se souvint du conseil de Névitta de garder les yeux ouverts. Il haussa les épaules. — Pas exactement. J’avais déjà entendu dire, avant de venir ici, qu’il y avait des rivalités entre les deux souverains goths, et que Thiudahad ne manquerait pas une occasion de se débarrasser de sa rivale. Je… euh… me demandais simplement comment cela s’était passé, c’est tout. — Oui, dit le Syrien. C’est une honte. C’était une sacrée femme. Et très belle aussi, quoiqu’elle eût atteint la quarantaine. On l’a surprise dans son bain l’été dernier et on lui a enfoncé la tête sous l’eau. Personnellement, je crois que c’est Gudelinda, la femme de Thiudahad, qui a forcé ce mollusque à faire ça. Lui tout seul n’aurait pas eu assez de cran ! — Peut-être était-elle jalouse, dit Padway. Bon, et pour cette fabrication de breuvage barbare, comme tu dis… — Quoi ? Tu es vraiment entêté ! C’est absolument hors de question, je t’assure. Il faut faire attention quand on fait des affaires à Rome. Ce n’est pas une ville en expansion. Ah, si c’était à Constantinople… Il poussa un soupir. On peut vraiment gagner de l’argent, en Orient. Mais peu me chaut d’y vivre, avec ce Justinien qui rend la vie plutôt énervante aux hérétiques, comme il les appelle. Quelle est ta religion, au fait ? — Quelle est la tienne ? Non que cela fasse la moindre différence à mes yeux. — Nestorien. — Eh bien, dit Padway avec prudence, je suis ce que nous appelons congrégationaliste. (Ce n’était pas tout à fait la vérité, mais il craignait qu’un agnostique ne fût guère populaire dans ce monde fou de théologie.) C’est ce qu’il y a de plus près des nestoriens dans mon pays. Pour fabriquer ce brandy… — Rien à faire, jeune homme. Absolument rien. De quel équipement as-tu besoin au départ ? — Oh ! Une grosse marmite de cuivre, des tuyaux en cuivre et divers vins comme matière première. Pas besoin que ce soit du bon vin. Et je pourrais commencer plus rapidement avec deux serviteurs pour m’aider. — Je crains que ce ne soit trop dangereux. Je suis désolé. — Ecoute, Thomasus, si je te montre un moyen de raccourcir de moitié le temps perdu à faire tes comptes, serais-tu intéressé ? — Tu veux dire que tu es un génie mathématique ou quelque chose comme ça ? — Non, mais je connais un système que je peux apprendre à tes employés. Thomasus ferma les yeux comme quelque bouddha levantin. — Eh bien… si tu ne me demandes pas plus de cinquante solidi… — Toute affaire est un jeu, tu le sais. — C’est ça, l’ennui. Mais… c’est d’accord, si ton système comptable est aussi bon que tu le prétends, bien sûr. — À quel intérêt ? demanda Padway. — Trois pour cent. Padway fut éberlué. Puis il lui demanda : — Trois pour cent pour combien de temps ? — Par mois, bien sûr. — C’est trop. — Mais que t’imaginais-tu ? — Dans mon pays, six pour cent par an est considéré comme un taux plutôt élevé. — Tu veux dire que tu t’imagines que moi, je vais te prêter de l’argent à ce taux ? Ai ! Entends-Tu ça, ô Dieu ? Jeune homme, tu devrais te rendre parmi les Saxons sauvages pour leur donner des leçons de piraterie. Mais tu me plais, aussi dirai-je : vingt-cinq pour cent par an. — Toujours trop. Sept et demi me conviendrait presque. — Tu te moques de moi ? Je ne penserai pas à moins de vingt. — Non. Neuf pour cent, peut-être. — Ça ne m’intéresse même pas. Dommage ; j’aurais bien aimé faire des affaires avec toi. Quinze. — C’est hors de propos, Thomasus. Neuf et demi. — Entends-Tu cela, ô Dieu ? Il veut que je lui fasse cadeau de mon commerce ! Décampe, Martinus. Tu perds ton temps ici. Je ne puis vraiment pas descendre plus bas. Douze et demi. C’est ce que je peux faire de mieux. — Dix. — Ne comprends-tu pas le latin ? J’ai dit que c’était ce que je pouvais faire de mieux ; heureux d’avoir fait ta connaissance. Comme Padway se levait, le banquier inspira à travers ses dents comme s’il venait d’être blessé à mort, et grinça : — Onze. — Dix et demi. — Ça ne te ferait rien de me montrer tes dents ? Tiens, ce sont celles d’un humain. Je croyais découvrir des dents de requin. Oh ! Très bien. Ma générosité et ma sentimentalité me ruineront. Et maintenant, voyons ton système comptable. Une heure plus tard, trois employés assis, l’air chagrin, considéraient Padway avec respectivement des expressions d’étonnement, d’appréhension et de haine puissante. À cet instant, Padway venait de finir une longue division, si simple avec les chiffres arabes, tandis que les commis, en utilisant les chiffres romains, venaient à peine de commencer la kyrielle interminable d’erreurs qu’occasionnait leur système. Padway traduisit la réponse en chiffres romains, l’inscrivit sur sa tablette qu’il tendit à Thomasus. — Voilà, dit-il. Que l’un de vos employés vérifie en multipliant le diviseur par le quotient. Autant qu’ils s’arrêtent, de leur côté, ils y mettront toute la nuit. Le commis d’âge mûr, celui qui arborait une expression hostile, copia les chiffres et se mit à vérifier avec acharnement. Lorsque, après un bon moment, il en eut fini, il jeta son stylet. — Cet homme est un sorcier, grogna-t-il. Il calcule mentalement et ne note ces petits signes idiots que pour nous tromper. — Pas du tout, dit Padway avec urbanité. Je peux t’apprendre à faire de même. — Quoi ? Que moi, je reçoive des leçons d’un barbare en pantalon long ? Que je… Il allait en dire plus, mais il fut interrompu par Thomasus qui lui ordonna de faire ce qu’on lui ordonnerait, sans répliquer. — C’est ainsi ? ricana-t-il. Je suis libre citoyen romain, et il y a vingt ans que je suis comptable. Je crois connaître mon métier. Si tu veux quelqu’un pour utiliser ce système païen, va t’acheter un minable esclave grec. J’en ai soupé ! — Vois donc ce que tu as fait ! s’écria Thomasus lorsque le commis eut décroché sa cape et fut sorti. Il va falloir que j’engage quelqu’un d’autre et avec la rareté de la main-d’œuvre actuelle… — Ce n’est rien, le calma Padway. Ces deux employés feront facilement le travail de trois, une fois qu’ils auront appris l’arithmétique américaine. Et ce n’est pas tout ; nous employons un système appelé comptabilité en partie double, qui permet de savoir à n’importe quel moment l’état des finances et de déceler les erreurs… — Entends-Tu cela, ô Dieu ? Il veut bouleverser tout le système bancaire ! S’il te plaît, mon cher, une chose à la fois, autrement tu nous rendras fous ! Je t’accorde ton emprunt, je t’aide à acheter ton équipement. Seulement, arrête de nous proposer des méthodes révolutionnaires pour l’instant ! Il continua plus lentement. Qu’est-ce que c’est que ce bracelet que tu regardes de temps en temps ? Padway étendit le poignet. — C’est un cadran solaire portatif, en quelque sorte. On l’appelle une montre. — Une munira, hm ? Ça ressemble à de la magie. Es-tu bien sûr de ne pas être sorcier ? Il se mit à rire nerveusement. — Non, dit Padway. C’est un système mécanique assez simple, comme un… une clepsydre. — Ah ! Je vois. Mais pourquoi y a-t-il une aiguille pour montrer un soixantième d’heure ? Voyons, personne de sensé ne désire savoir l’heure aussi précisément ! — Nous trouvons cela utile. — Oh ! bien, autres lieux, autres mœurs. Et si tu donnais une leçon d’arithmétique américaine à mes employés dès maintenant ? Rien que pour nous prouver qu’elle est aussi efficace que tu le prétends. — Très bien. Passez-moi une tablette. Padway gratta les chiffres de 1 à 9 dans la cire et les leur expliqua. — Maintenant, voici le plus important, attention. Il dessina un cercle. Ceci est notre caractère qui veut dire rien. Le commis le moins âgé se gratta la tête. — Tu veux dire que c’est un symbole qui ne veut rien dire ? À quoi ça peut servir, alors ? — Je n’ai pas dit qu’il ne voulait rien dire. Il signifie rien. zéro… ce qui reste lorsque l’on a enlevé deux à deux. Le commis le plus âgé avait l’air sceptique. — Ça ne veut rien dire. À quoi sert un symbole qui désigne quelque chose qui n’existe pas ? — Il y a un mot pour cela, non ? Plusieurs mots, même. Et tu les trouves utiles, non ? — Sans doute, dit le commis le plus âgé, mais nous n’utilisons pas le rien dans nos calculs. Qui a jamais entendu parler d’un taux d’emprunt d’aucun pour cent ? Ou de la location d’une maison pour aucune semaine ? — Peut-être, suggéra le plus jeune commis avec une grimace, peux-tu nous dire la façon de faire des bénéfices sur aucune vente… Padway lança : — J’aurai plus vite fini mes explications sans interruptions. Vous apprendrez assez tôt la signification du symbole zéro. Il fallut une heure pour enseigner les bases de l’addition. Ensuite Padway annonça aux commis que cela suffisait pour une journée ; ils devraient s’exercer aux additions tous les jours, pendant un certain temps, avant d’arriver à compter plus rapidement qu’avec les chiffres romains. Il était épuisé. Normalement, il parlait très rapidement ; devoir avancer syllabe par syllabe dans cette langue bizarre le rendait presque fou. — Très ingénieux, Martinus, souffla le banquier. Maintenant, passons aux détails de cet emprunt. Evidemment, tu n’étais pas sérieux en établissant ce chiffre ridiculement bas de dix et demi pour cent… — Comment ? J’étais sérieux ! Et tu as accepté… — Voyons, Martinus. J’ai dit qu’après que mes commis auront appris ton système, s’il est aussi bon que tu le prétends, je songerai à te prêter de l’argent à ce taux. En tout cas, ne t’attends pas à ce que je te donne mon… Padway bondit. — Espèce de… de… oh ! Merde ! Quel est le mot latin pour filou ? Si tu ne… — Ne t’énerve pas, jeune homme. Après tout, tu as lancé mes employés ; maintenant, ils peuvent continuer tout seuls. Aussi ferais-tu bien de… — Très bien, qu’ils essaient de se débrouiller, désormais. Je trouverai un autre banquier et je mènerai à bien l’instruction de ses commis. La soustraction, la multiplication, la div… — Aï ! s’écria Thomasus. Tu ne peux aller répandre ce secret à travers tout Rome ! Ce ne serait pas honnête envers moi ! — Oh ! Vraiment ? Attends un peu. Je pourrais même bien gagner ma vie en l’enseignant. Si tu t’imagines… — Voyons, voyons, ne nous énervons pas. Souvenons-nous des enseignements du Christ sur la patience. Je te ferai une faveur extraordinaire parce que tu débutes dans les affaires… Padway obtint son emprunt à dix et demi pour cent. Il accepta à contrecœur de ne pas révéler son arithmétique à qui que ce fût avant la fin du remboursement. Padway acheta une marmite en cuivre chez ce qu’il aurait appelé un brocanteur. Par contre, personne n’avait jamais entendu parler de tubes en cuivre. Après qu’il eut épuisé, en compagnie de Thomasus, toutes les boutiques de vieux métaux, entre la maison dudit banquier et le quartier des entrepôts du sud de la ville, il se rabattit sur les chaudronniers en cuivre. De tubes en cuivre, ils n’avaient jamais entendu parler non plus. Deux ou trois s’offrirent à en produire quelques-uns, mais à des prix astronomiques. — Martinus ! se lamenta le banquier. Nous avons marché au moins pendant cinq milles, et mes pieds ne me suivent plus. Est-ce que des tuyaux en plomb ne feraient pas aussi bien l’affaire ? — Ils seraient parfaits sauf en ce qui concerne un détail minime, répondit Padway : nous empoisonnerions probablement nos clients. Et ça risquerait de nous faire une mauvaise publicité, tu sais. — Eh bien, je ne crois pas que tu arriveras à grand-chose, de toute façon. Padway réfléchit une minute, tandis que Thomasus et Ajax, l’esclave noir qui transportait la marmite, l’observaient. — Si je pouvais engager quelqu’un qui fût habile de ses mains et eût quelque expérience dans le travail des métaux, je pourrais lui montrer comment fabriquer ces tubes en cuivre. Comment engage-t-on quelqu’un, ici ? — On ne le fait pas, dit Thomasus. C’est exceptionnel. Tu pourrais acheter un esclave – mais tu n’as pas assez d’argent. Et ça ne me plairait pas particulièrement de payer un esclave pour cette aventure. De plus, il faut un contremaître assez expérimenté pour tirer assez de travail d’un esclave, sans quoi l’investissement n’est pas profitable. — Que penserais-tu de mettre une pancarte devant chez toi indiquant qu’il y a une place de libre ? demanda Padway. — Quoi ? coassa le banquier. Entends-Tu cela, ô Dieu ? D’abord il me soutire mon argent pour un projet insensé. Maintenant, il veut couvrir ma maison de pancartes ! N’y a-t-il aucune limite… — Voyons, Thomasus, ne t’énerve pas. Ça ne sera pas une grosse pancarte et elle sera très artistique. Je la peindrai moi-même. Tu veux que je réussisse, n’est-ce pas ? — Ça ne marchera pas, je te le prédis. La plupart des travailleurs ne savent pas lire. Et je ne veux pas te voir t’abaisser de la sorte par un travail manuel. C’est ridicule et je m’y refuse absolument. De quelle taille la veux-tu, cette pancarte ? Padway se traîna jusqu’à son lit, après le dîner. Il n’y avait aucun moyen, autant qu’il le sût, de revenir à son époque. Il ne connaîtrait jamais plus les joies ineffables de l’American Journal of Archaeology, de Mickey Mouse, des chasses d’eau, de la belle langue anglaise, si simple, si riche, si expressive… Padway, le troisième jour après sa rencontre avec Thomasus le Syrien, engagea un ouvrier, un petit Sicilien brun et effronté nommé Hannibal Scipion. Padway avait entre-temps pris un bail à court terme sur une maison délabrée, située sur le Quirinal, et ramassé tout l’équipement et les effets personnels dont il pensait avoir besoin. Il acheta une tunique à manches courtes qu’il porta par-dessus son pantalon, afin de se rendre le moins voyant possible. Les adultes faisaient rarement attention à lui dans cette ville bigarrée, mais il en avait assez d’être suivi, dans les rues, par des kyrielles de gamins. Il insista cependant pour que l’on cousît d’amples poches dans sa tunique, en dépit des protestations indignées du tailleur qui rechignait a dégrader un vêtement si chic à cause d’une invention païenne. Il fabriqua un mandrin en bois et montra à Hannibal Scipion comment tordre le cuivre pour le mettre autour, en ruban. Hannibal prétendit qu’il savait tout de la soudure. Mais, lorsque Padway essaya de tordre les tuyaux pour leur donner la forme dont il avait besoin pour son alambic, les joints sautèrent avec une rare facilité. Après cela, Hannibal se montra un peu moins suffisant… pour un temps. Padway voyait s’approcher le grand jour de sa première distillation avec quelque appréhension. Suivant la théorie de Tancredi, il engendrait une nouvelle branche de l’arbre du temps. Mais le professeur ne pouvait-il pas s’être trompé, de sorte que, dès que Padway entreprendrait quoi que ce fût d’assez important pour affecter toute l’histoire postérieure, il rendrait impossible la naissance de Martin Padway en 1908 et disparaîtrait ? — N’y a-t-il pas d’incantation ou quelque chose comme ça ? demanda Thomasus le Syrien. — Non, dit Padway. Je te l’ai déjà dit trois fois : ce n’est pas de la magie. En regardant autour de lui, il comprit que quelques abracadabras eussent été appropriés, alors qu’il produisait sa première cuvée de nuit, dans une vieille maison décrépite, à la lueur vacillante de lampes à huile, en présence des seuls Thomasus, Hannibal Scipion et Ajax. Tous trois paraissaient pleins d’appréhension et le Noir avait l’air tout dents et yeux ronds. Il gardait le regard fixé sur l’alambic comme s’il s’attendait à ce qu’il produisît, à tout instant, des démons en quantité illimitée. — Il faut longtemps, n’est-ce pas ? demanda Thomasus en frottant nerveusement ses mains rondouillardes l’une contre l’autre. Son bon œil brillait en direction du bec d’où, lentes, les gouttes jaunes tombaient une à une. — Je crois que ça suffit, dit Padway. Nous n’obtiendrons plus que de l’eau si nous continuons. Il fit signe à Hannibal de retirer la marmite et de verser le contenu du pot de réception dans une bouteille. Je ferais mieux de l’essayer le premier, dit-il. Il en versa un petit peu dans une coupe, le renifla et en but une gorgée. Manifestement, il ne s’agissait pas d’un bon brandy. Mais ça ferait l’affaire. — Tu en veux ? dit-il au banquier. — Donnes-en d’abord à Ajax. Ajax recula en tenant les mains perpendiculaires à son corps, les paumes offertes. — Non, maître, s’il te plaît… Il avait l’air tellement apeuré que Thomasus n’insista pas. — Et toi, Hannibal ? — Oh ! non, clama Hannibal. Je ne veux pas vous manquer de respect, mais j’ai l’estomac fragile. Le moindre petit truc me barbouille. Et si vous en avez tous fini, j’aimerais rentrer chez moi. Je n’ai pas très bien dormi, cette nuit. Il bâilla de façon théâtrale. Padway le laissa partir et dégusta encore une gorgée. — Eh bien, dit Thomasus, si tu es sûr que ça ne me fera pas de mal, je pourrais en prendre un tout petit peu. Il en prit un tout petit peu, puis toussa violemment, non sans renverser quelques gouttes. Grand Dieu, mon vieux, de quoi es-tu fait à l’intérieur ? C’est du jus de volcan ! En même temps que se calmait sa toux, une expression béate apparut sur ses traits. — Pourtant, ça vous réchauffe bien l’intérieur, pas vrai ? Il contracta les traits de son visage, rassembla son courage et engloutit sa coupe d’un trait. — Hé ! fit Padway. Du calme. Ce n’est pas du vin. — Oh ! ne t’en fais pas pour moi. Rien ne me saoule. Padway prit une autre coupe et s’assit. — Peut-être pourrais-tu me dire quelque chose que je ne comprends pas encore bien. Dans mon pays, on compte les années à partir de la naissance du Christ. Quand j’ai demandé à quelqu’un, le jour de mon arrivée, en quelle année nous étions, on m’a répondu 1288 après la fondation de la Cité. Peux-tu me dire combien d’années avant Jésus-Christ Rome fut fondée ? Thomasus avala encore une rasade de brandy et réfléchit. — 754… non, 753. Ceci veut dire que cette année est celle de Notre-Seigneur 535. C’est le système que l’Eglise utilise. Les Goths disent la seconde année du règne de Thiudahad et les Byzantins la première année du consulat de Flavius Bélisaire. Ou l’année X de l’imperium de Justinien. Je me rends compte à quel point tu dois être embrouillé. Il but encore. C’est une magnifique invention, non ? Il leva sa coupe et la tourna dans tous les sens. Buvons-en encore. Je crois que tu réussiras, Martinus. — Merci. Je l’espère aussi. — Une découverte magnifique. Sûr que ça marchera. Ça ne peut pas ne pas marcher. Un succès fou. Ecoutes-Tu, ô Dieu ? Eh bien, veille à ce que mon ami Martinus connaisse la réussite ! Je reconnais les gens qui réussissent quand je les vois, Martinus. Ça fait des années que j’en repère. C’est pour ça que j’ai réussi dans la banque. Réussite… réussite… buvons à la réussite. Un succès magnifique. Un succès terrible… » Ecoute, Martinus. Allons quelque part. Ça ne me dit rien de boire à la réussite dans cette ruine branlante. Tu sais ce que je veux : l’ambiance. Quelque part où il y a de la musique. Amène la bouteille. L’endroit se trouvait dans le quartier des théâtres au nord du Capitole. La « musique » était émise par une jeune femme qui pinçait une harpe et chantait, en dialecte calabrais, des refrains que les clients avaient l’air de trouver très drôles. — Buvons à la… Thomasus, prêt à dire « réussite » pour la trentième fois, changea d’avis. Dis, Martinus, on ferait mieux de commander un peu de leur sale vin, autrement on va se faire jeter dehors. Comment ce truc se mélange-t-il au vin ? Voyant l’expression de Padway, il crut bon de préciser : — Ne t’en fais pas, mon vieil ami Martinus, c’est ma tournée. Il y a des années que je ne me suis pas… Tu sais ce que c’est : la famille. Il cligna de l’œil et fit claquer les doigts pour appeler le garçon. Lorsqu’il en eut fini avec cette petite cérémonie, il dit : Un moment, Martinus, mon vieil ami, je vois quelqu’un qui me doit de l’argent. Je reviens tout de suite. Il traversa la salle en chaloupant d’un pas mal assuré. Un homme, assis à la table voisine, demanda soudain à Padway : — Qu’est-ce que le vieux borgne et toi étiez en train de boire, l’ami ? — Oh ! Une boisson étrangère appelée brandy, dit Padway, mal à l’aise. — Oh ! bien sûr, tu es étranger, non ? On s’en rend compte à ton accent. Il grimaça et dit alors. – Je sais : tu es Perse. Je reconnais facilement l’accent perse. — Pas exactement, dit Padway. Je viens de plus loin que ça. — Vraiment ? Que penses-tu de Rome ? L’homme avait les sourcils fournis et très noirs. — Agréable, jusqu’à présent, dit Padway. — Eh bien, tu n’as rien vu, dit l’homme. Tout a changé depuis l’arrivée des Goths. Il baissa la voix en prenant un ton de conspirateur : Ecoute-moi bien : ce ne sera pas toujours comme ça ! — Tu n’aimes pas les Goths ? — Non ! Pas avec la persécution qu’il nous faut supporter ! — La persécution ? Padway haussa les sourcils. — La persécution religieuse. On ne supportera pas ça éternellement. — Je croyais que les Goths laissaient chacun adorer qui il lui plaît. — C’est justement ça ! Nous autres, orthodoxes, sommes forcés de rester assis à regarder les ariens, les monophysites, les nestoriens et les juifs faire leurs petites affaires sans être inquiétés, comme si le pays leur appartenait. Si ce n’est pas de la persécution, je voudrais savoir ce que c’est ! — Tu veux dire que vous êtes persécutés parce que les hérétiques et le reste ne le sont pas ? — Certainement, n’est-ce pas évident ? On ne supportera… Au fait, quelle est ta religion ? — Eh bien, dit Padway, dans mon pays, je suis ce que l’on appelle congrégationaliste. C’est ce que nous avons de plus proche des orthodoxes. — Hm-m-m. Peut-être qu’on pourra faire de toi un bon catholique. Tant que tu n’es pas un de ces maronites ou nestoriens… — Qu’est-ce qu’ils ont, les nestoriens ? dit Thomasus qui était revenu sans se faire remarquer. Nous défendons la seule vue logique de la nature du Fils ; c’était un homme que le Père habitait… — Absurde ! On ne peut rien espérer d’autre de la part de minables théologiens amateurs. Notre point de vue – la double nature du Fils – a été irréfutablement démontré… — Entends-Tu cela, ô Dieu ? Comme si une personne pouvait avoir plus d’une seule nature.. — Vous êtes tous dingues ! grommela un homme de haute taille, à l’air triste, aux cheveux jaunes, aux yeux bleus larmoyants et à l’accent prononcé. Nous autres, ariens, abhorrons les controverses théologiques, car nous sommes raisonnables. Mais si vous désirez une vue raisonnable de la nature du Fils… — Tu es Goth ? aboya Sourcils, tendu. — Non, je suis Vandale, exilé d’Afrique. Mais comme je le disais… Il se mit à compter sur ses doigts – Ou bien le Fils était un homme, ou bien Il était Dieu, ou bien Il était quelque chose d’intermédiaire. Bon, admettons qu’il n’était pas un homme. Il n’y a qu’un seul Dieu, donc il n’était pas Dieu. Donc Il devait être… Ce fut vers ce moment-là que tout commença à aller trop vite pour que Padway pût s’y reconnaître. Sourcils bondit, beuglant comme un possédé. Padway ne put le suivre, mais remarqua que le qualificatif « hérétiques infâmes » revenait à chaque phrase. Cheveux Jaunes gronda dans sa direction ; d’autres hommes se mirent à crier, de divers endroits de la salle. — Bouffe-le, barbare ! — Nous sommes dans un pays orthodoxe, et ceux à qui ça ne plaît pas peuvent retourner d’où. — Satanée absurdité sur la nature double ! Nous autres monophysites… — Je suis jacobite et je peux foutre en l’air n’importe qui ! — Fichons tous les hérétiques dehors ! — Je suis anomoïen et je peux en foutre en l’air autant que je veux à la fois ! Padway vit arriver quelque chose et se pencha : la cruche manqua sa tête de trois centimètres. Lorsqu’il releva les yeux, la salle était un barbouillage de violence. Sourcils tenait celui qui s’était déclaré jacobite par les cheveux et lui boxait le visage ; Cheveux Jaunes faisait tournoyer un long banc au-dessus de sa tête en braillant un chant de guerre vandale. Padway frappa à mi-corps un champion de l’orthodoxie ; il fut immédiatement remplacé par un autre qui frappa Padway à mi-corps. Tous deux furent engloutis par un flot de gens. Tandis que, tel un nageur, Padway tentait de remonter à la surface de la pile d’êtres gigotants et criants, quelqu’un lui saisit un pied et essaya de le lui arracher à coups de dents. Comme Padway portait toujours une paire de chaussures anglaises massives et quasiment indestructibles, la tentative du mordeur se solda par un échec. Il déplaça donc son attaque en direction de la cheville de Padway, qui glapit, libéra son pied d’une secousse et lança un coup dans le visage de son agresseur. La tête recula et Padway se demanda s’il avait cassé un nez ou bien quelques dents. C’était son espoir le plus cher. Les hérétiques semblaient en minorité et, en outre, diminuaient au fur et à mesure qu’ils s’abattaient et fonçaient dans les ténèbres. Padway perçut l’éclat d’une lame de couteau et songea qu’il aurait dû être couché depuis longtemps. N’étant guère religieux, il ne désirait pas passer de vie à trépas à cause de la nature, unique, double ou autre, du Christ. Il repéra Thomasus le Syrien sous une table. Quand il essaya de le tirer de là, le banquier cria de terreur et enlaça un pied de table comme si c’eût été une femme et lui un marin en bordée après six mois de mer. Padway réussit à lui faire lâcher prise. Le Vandale a la chevelure jaune faisait toujours tournoyer son banc. Padway cria dans sa direction. L’homme n’avait pu comprendre, dans le tumulte, mais son attention fut attirée lorsque Padway fit un signe en direction de la porte. En quelques secondes, il s’était frayé un chemin. Tous trois sortirent en trébuchant, traversèrent la foule qui commençait à s’amasser au-dehors, et se mirent à courir. Un cri derrière eux leur fit accélérer l’allure, jusqu’à et qu’ils se fussent rendu compte que c’était Ajax ; ils ralentirent pour lui permettre de les rattraper. Ils finirent par s’asseoir sur un banc public dans un parc à la lisière du Champ-de-Mars, à quelques pas du Panthéon, où Padway avait connu sa première vision de la Rome postimpériale. Thomasus, lorsqu’il eut repris son souffle, demanda : — Martinus, pourquoi m’as-tu laissé avaler toute cette boisson païenne ? Si je n’avais pas été saoul, j’aurais eu assez de bon sens pour éviter de me lancer dans une discussion théologique. — J’ai essayé, de t’arrêter, mais… — Je sais, je sais. Mais tu aurais quand même dû m’empêcher de boire autant, par la force si nécessaire. Oh ! Ma tête ! Que va dire ma femme ? Je ne veux plus jamais revoir ce breuvage barbare ! Qu’as-tu fait de la bouteille, à propos ? — Elle s’est perdue dans l’échauffourée. Mais il n’en restait pas beaucoup, de toute façon. Padway se tourna vers le Vandale. — Je crois que je te dois des remerciements pour nous avoir sortis de là aussi rapidement. L’homme tira sur sa moustache tombante. — Ça m’a fait plaisir, mon ami. Les discussions religieuses ne sont pas des occupations de gens honorables. Si tu le permets : je m’appelle Fritharik, fils de Staïfan. Il parlait lentement, en cherchant parfois ses mots. Jadis, j’étais considéré comme un homme de noble famille. Maintenant, je ne suis plus qu’un vagabond. La vie n’a plus d’intérêt pour moi. Padway vit une larme briller au clair de la lune. — Tu as dit que tu es Vandale ? Fritharik poussa un soupir d’aspirateur. — Oui, je possédais une des plus belles propriétés de Carthage, avant l’arrivée des Grecs. Quand le roi Gélimer s’enfuit et que notre armée se dispersa, je gagnai l’Espagne et je suis arrivé ici l’année dernière. — Que fais-tu maintenant ? — Hélas, je ne fais plus rien. J’avais une place comme garde du corps d’un patricien romain jusqu’à la semaine dernière. Pense donc : un noble Vandale comme garde du corps ! Mais mon patron s’est mis en tête de me convertir à l’orthodoxie. Cela, clama Fritharik dignement, je ne le permettrai jamais. Et me voilà. Lorsque je n’aurai plus d’argent, je ne sais ce qu’il adviendra de moi. Peut-être vais-je me tuer. Personne ne s’en soucierait. Il soupira encore et reprit : Tu ne cherches pas un bon garde du corps sur qui pouvoir compter, par hasard ? — Pas pour l’instant, dit Padway, mais il se peut que dans quelques semaines… Penses-tu pouvoir remettre ton suicide jusque-là ? — Je ne sais pas. Cela dépend de la façon dont mon argent durera. Je n’ai aucune notion de l’économie. Grâce à ma noble naissance, je n’ai jamais eu à me soucier de l’argent. Je ne sais si vous me reverrez vivant. Il s’essuya les yeux sur sa manche. — Oh ! Pour l’amour de Dieu, intervint Thomasus, il y a des tas de choses que tu pourrais faire. — Non, décréta Fritharik d’un ton tragique. Vous ne pouvez comprendre, mes amis. Il faut songer à mon honneur. De toute façon, que peut m’offrir la vie ? As-tu dit que tu pourrais m’engager bientôt ? demanda-t-il à Padway. Padway approuva et lui donna son adresse. — Très bien mon ami. Je me trouverai probablement dans une tombe solitaire et anonyme avant deux semaines. Mais si ce n’est pas le cas, je prendrai la place. III À la fin de la semaine, Padway se sentait satisfait, non seulement par le fait qu’il ne se fût point évanoui dans l’air et par l’apparence d’une rangée de bouteilles sur son rayon, mais aussi par l’état de ses finances. En comptant les cinq solidi pour le premier mois de location de la maison, les six autres consacrés à l’appareillage, la paye d’Hannibal et ses propres frais, il lui restait encore trente des cinquante solidi empruntés. Les deux premiers problèmes, au moins, ne se reposeraient plus avant deux semaines. — Combien demanderas-tu pour cette boisson ? lui demanda Thomasus. — C’est manifestement un article de luxe, affirma Padway. Si nous obtenons de quelques restaurateurs de première classe qu’ils en prennent en dépôt, je ne vois pas pourquoi nous n’en tirerions pas deux solidi par bouteille. Du moins jusqu’à ce que quelqu’un découvre notre secret et se mette à nous faire de la concurrence. Thomasus se frotta les mains. — À ce compte-là, tu pourras quasiment me rembourser après les ventes de la première semaine. Mais ne suis pas pressé ; peut-être vaudrait-il mieux les réinvestir dans l’affaire. On verra comment se présentent les choses. Je crois connaître le restaurant avec lequel nous allons commencer. Padway sentit l’effroi le gagner à l’idée d’essayer de vendre son produit au restaurateur. Il n’était pas bon représentant du tout, et il le savait. Il demanda : — Comment pourrais-je m’y prendre pour le lui faire acheter ? Je ne suis pas familiarisé avec vos méthodes commerciales. — Ça ira. Il ne refusera pas parce qu’il me doit de l’argent et qu’il est en retard pour le paiement de ses intérêts. Je vais te présenter. Il en fut ainsi que l’avait prédit le banquier. Le propriétaire, un gros bonhomme nommé Gaius Attalus, fit un peu grise mine au premier abord. Padway lui fit goûter un peu de brandy comme échantillon et il se dégela. Thomasus n’eut à demander que deux fois à Dieu s’il l’écoutait avant qu’Attalus acceptât le prix de Padway pour une demi-douzaine de bouteilles. Padway, qui avait souffert toute la matinée d’une de ses crises périodiques d’abattement, était visiblement enthousiaste lorsqu’ils émergèrent du restaurant, les poches agréablement alourdies par l’or. — Je crois, dit Thomasus, que tu ferais mieux d’engager ce Vandale, avec l’argent que tu auras chez toi. J’en dépenserais aussi une partie pour acheter une bonne caisse bien épaisse. Aussi, lorsque Hannibal Scipion dit à Padway qu’un grand oiseau de mauvais augure, au-dehors, prétendait ainsi un rendez-vous, fit-il entrer le Vandale et l’engagea presque sur-le-champ. Lorsque Padway demanda à Fritharik avec quoi il avait l’intention de mener à bien son office de garde du corps, le géant eut l’air embarrassé, mâchouilla sa moustache et finit par lui déclarer : — J’avais une bonne épée, mais je l’ai mise au clou pour rester en vie. C’était tout ce qui me séparait encore d’une tombe anonyme. Peut-être y en aura-t-il une qui finira par m’accueillir, soupira-t-il. — Cesse un instant de songer aux tombes, lâcha Padway, et dis-moi combien il te faut pour récupérer ton épée. — Quarante solidi. — Bigre ! Elle est en or massif, ou quoi ? — Non. Mais c’est du bon acier de Damas, et le pommeau est incrusté de pierres précieuses. C’était là tout ce que j’avais sauvé de ma belle propriété en Afrique. Tu ne peux pas savoir comme j’avais une belle… — Allons, allons ! dit Padway. Pour l’amour de Dieu, arrête de pleurer ! Voilà cinq solidi ; va t’acheter la meilleure épée que tu trouveras pour ça. Je les retiens sur ton salaire. Si tu as envie de faire des économies pour récupérer ton couteau à fromage paré de bijoux, c’est ton affaire. Fritharik partit donc et revint peu après, une épée d’occasion lui battant la cuisse. — C’est ce que j’ai pu trouver de mieux pour la somme, expliqua-t-il. Le vendeur prétendait qu’elle venait de Damas, mais il est visible que les sceaux sont faux. L’acier d’ici est tendre, mais il faudra bien que ça fasse l’affaire. Lorsque j’avais ma belle propriété en Afrique, le plus bel acier n’était jamais assez bon. Il soupira furieusement. Padway examina l’épée, une spatha typique du VIe siècle avec sa lame de soixante-quinze centimètres à un seul tranchant. Elle ressemblait en fait beaucoup à un sabre écossais sans sa garde fantaisiste. Padway remarqua également que Fritharik, fils de Staïfan, quoique aussi lugubre que de coutume, se tenait plus droit et marchait d’un pas plus déterminé depuis qu’il portait cette épée. Sans doute, pensa Padway, doit-il se sentir pratiquement nu sans elle. — Tu sais faire la cuisine ? demanda Padway à Fritharik. — Tu m’as engagé comme garde du corps, pas comme femme de ménage, seigneur Martinus. J’ai ma dignité. — Oh ! C’est absurde, mon vieux. Je fais ma propre cuisine, mais ça me prend trop de temps. Si ça ne me fait rien, cela ne doit rien te faire. Je répète : sais-tu faire la cuisine ? Fritharik tira sur sa moustache. — Eh bien… oui. — Quoi, par exemple ? — Je sais faire cuire un morceau de viande. Faire frire du lard. — Et encore ? — C’est tout. C’est là tout ce que j’ai jamais eu l’occasion de faire. De la bonne viande rouge, c’est ce qu’il faut à un guerrier. Je ne peux pas digérer les légumes de ces Italiens. Padway soupira. Il se résigna à vivre d’un régime non équilibré jusqu’à ce que… eh bien, pourquoi pas ? Rien ne l’empêchait de se renseigner concernant les prix des domestiques. Thomasus lui trouva une servante qui lui préparerait la cuisine, nettoierait sa maison et ferait les lits pour des gages absurdement bas. La fille s’appelait Julia. Elle venait d’Apulie et ne parlait que son dialecte natal. Elle devait avoir dans les vingt ans, était brune, trapue, et promettait d’atteindre un poids terrifiant dans les années à venir. Elle ne portait qu’un vêtement informe et parcourait la maison de ses grands pieds nus. De temps à autre, elle lançait une plaisanterie trop rapide pour que Padway pût la suivre et elle était alors secouée d’éclats de rire. Elle travaillait dur, mais Padway dut lui apprendre ses idées en partant de la base. La première fois qu’il enfuma la maison, il faillit lui faire perdre la raison ; l’odeur du dioxyde de soufre la fit s’enfuir des lieux en criant que Satan venait d’arriver. Padway décida de débrayer, pour son cinquième dimanche à Rome. Pendant presque un mois, il avait travaillé toute la journée et une grande partie de la nuit, aidant Hannibal à faire marcher l’alambic, à le nettoyer, à décharger les barriques de vin et à visiter les restaurateurs dont les clients réclamaient ce remarquable breuvage à cor et à cri. En temps de pénurie, pensait-il, il n’était pas nécessaire de faire des pieds et des mains pour trouver de nouveaux clients une fois que le produit était lancé. Il songeait à demander à Thomasus un nouvel emprunt pour construire un autre alambic. Cette fois-ci, il se fabriquerait une série de rouleaux et roulerait ses propres feuilles de cuivre à partir de matériaux ronds, au lieu d’essayer d’assembler des pièces irrégulières à coups de marteau. Pour l’instant, pourtant, il était vraiment dégoûté des affaires. Il voulait un peu de délassement, ce qui, pour lui, incluait une visite à la bibliothèque Ulpienne. En se regardant dans la glace, il trouva qu’il n’avait pas beaucoup changé, intérieurement. Il ne lui plaisait toujours pas de mettre les pieds dans les plats d’étrangers et de s’occuper trop d’économie. Mais extérieurement, aucun de ses amis d’autrefois ne l’eût reconnu. Il portait maintenant une courte barbe roussâtre. D’une part et surtout parce que, dans son autre vie, il ne s’était jamais rasé avec un sabre et qu’il n’était pas très rassuré de devoir s’en servir ; d’autre part parce qu’il avait toujours secrètement désiré porter une barbe qui eût quelque peu dissimulé son nez démesuré. Il portait une nouvelle tunique, un vêtement aux manches bouffantes à la mode byzantine. Le pantalon de son costume en tweed faisait un effet incongru, mais il ne se voyait pas en pantalon court comme tout le monde, alors que l’hiver s’approchait. Il portait également une cape, une simple couverture carrée percée d’un trou au milieu pour y passer la tête. Il avait engagé une vieille femme pour lui faire des chaussettes et des sous-vêtements. En gros, il était assez satisfait de lui-même. Il admettait avoir eu de la chance de trouver Thomasus : le Syrien l’avait énormément aidé. Il approcha de la bibliothèque avec la même excitation viscérale que ressent un amant devant l’imminence des retrouvailles avec sa bien-aimée. Il ne fut pas déçu. Il eut une folle envie de crier lorsqu’un bref examen lui eut fait découvrir l’Histoire de la Chaldée de Bérose, les œuvres complètes de Tite-Live, l’Histoire de la conquête de la Bretagne de Tacite et l’Histoire des Goths de Cassiodore, publiée récemment dans son intégralité. Des dizaines d’œuvres pour lesquelles plus d’un historien ou un archéologue du vingtième siècle eût commis un meurtre. Pendant quelques minutes, il fut dans tous ses états, tel l’âne proverbial entre deux rations d’avoine. Puis il décida que Cassiodore lui fournirait le plus de renseignements, puisque son livre concernait le milieu même où il vivait. Aussi retira-t-il les gros volumes et se mit-il au travail. C’était un dur labeur, même pour quelqu’un qui savait le latin, d’affronter les caractères semi-cursifs minuscules et la longue suite des mots collés les uns aux autres. Le style incroyablement verbeux et affecté de l’écrivain ne le gênait pas autant que s’il avait lu de l’anglais : il recherchait des faits. — Excuse-moi, lui dit le bibliothécaire, mais le grand barbare à la moustache jaune est-il ton employé ? — Sans doute, dit Padway. Qu’y a-t-il ? — Il s’est endormi dans la section orientale et il ronfle à un tel point que les lecteurs se plaignent. — Je vais m’en occuper. Padway alla réveiller Fritharik. — Tu ne sais pas lire ? lui demanda-t-il. — Non, dit Fritharik. Pourquoi le devrais-je ? Lorsque j’avais ma belle propriété en Afrique, je n’avais pas l’occasion… — Oui, je sais tout de ta belle propriété, mon vieux, mais tu vas devoir apprendre à lire ou aller ronfler dehors. Fritharik sortit avec irritation et en grommelant dans son dialecte germano-oriental. Padway supposa qu’il était en train de traiter la lecture de talent de poule mouillée. Lorsque Padway revint à sa table, il découvrit un Italien d’un certain âge, vêtu avec élégance et simplicité qui parcourait son Cassiodore. L’homme leva les yeux et dit : — Je suis désolé ; lisais-tu ceci ? — Ce n’est rien, dit Padway. Je ne les lisais pas tous. Si tu ne te sers pas du premier volume… — Certainement, certainement, jeune homme. Je dois cependant l’avertir de le remettre à sa place exacte. Scylla, frustrée de sa proie par Jason, ne fut pas plus furieuse que ne l’est notre vénéré bibliothécaire lorsque quelqu’un déclasse ses livres. Et que penses-tu, si je puis te le demander, de l’œuvre de notre illustre préfet prétorien ? — Cela dépend, répliqua prudemment Padway. Il donne des tas de renseignements que l’on ne peut trouver ailleurs. Mais je préfère des faits tout nets. — Que veux-tu dire ? — Je veux dire avec une rhétorique un peu moins fleurie. — Oh ! Mais, mon cher, très cher jeune homme ! Nous autres, modernes, avons enfin produit un historien de la classe du grand Tite-Live, et tu dis que tu n’aimes pas… Il leva les yeux, baissa la voix et se pencha en avant. Pense donc à ces images délicates, cette érudition éclatante ! Un tel style ! Un tel esprit ! — C’est justement ça l’ennui. Polybe ou même Jules César ne peuvent… — Jules César ! Voyons, tout le monde sait que lui, il ne savait pas écrire ! Sa Guerre des Gaules sert de texte élémentaire pour les étrangers ! Passe pour un barbare vêtu de peaux de bêtes qui, à travers les forteresses des forêts septentrionales, poursuit le sanglier sanguinaire et l’ours horrible. Mais pour des hommes cultivés tels que nous… je te le demande, cher jeune homme ! Oh !… Il eut l’air embarrassé. Tu dois comprendre que, par ma remarque sur les étrangers, je ne visais personne en particulier. Je me rends bien compte que tu viens d’ailleurs, en dépit de ton éducation et de ton érudition évidentes. Se pourrait-il que tu fusses venu du pays fabuleux d’Hind, avec ses vierges couvertes de perles et ses éléphants ? — Non, de plus loin que cela, répondit Padway. Il savait qu’il venait d’exciter un patricien romain féru de littérature, un de ces phénomènes qui ne pouvaient vous demander de leur passer le beurre sans envelopper leur requête de trois jeux de mots, quatre allusions mythologiques et une dissertation sur la fabrication du beurre dans la Crète antique. D’un lieu nommé Amérique. Je doute fort de jamais y retourner, cependant. — Ah ! Comme tu es dans le vrai ! Pourquoi vivre ailleurs qu’à Rome si on le peut ? Mais peut-être pourrais-tu me parler des merveilles de la lointaine Cathay, avec ses rues pavées d’or ! — Je ne la connais guère, dit Padway avec prudence. D’abord les rues ne sont pas pavées d’or. En fait, elles ne sont généralement pas pavées du tout. — Quelle déception ! Mais je suppose qu’un voyageur sincère revenant des cieux annoncerait que leurs merveilles sont surestimées. Il nous faut mieux faire connaissance, mon excellent jeune ami. Je suis Cornélius Anicius. Evidemment, pensa Padway, il était censé savoir qui était Cornélius Anicius. Il se présenta. Ah ! pensa-t-il, la romance fait son entrée. Une jolie jeune fille, brune et mince, s’approcha d’Anicius qu’elle appela « mon père », et lui dit qu’elle n’avait pas réussi à trouver l’édition sabellionne de Persius Flaccus. — Quelqu’un s’en sert sans doute, décréta Anicius. Martinus, je te présente ma fille Dorothéa, une véritable perle de la coiffure du roi Khosrô, quoique en tant que son père, je puisse me révéler partial. La jeune fille sourit gentiment à Padway et s’excusa. Anicius demanda : — Voyons, cher jeune homme, quelle est ta profession ? Sans réfléchir, Padway lui répondit qu’il était dans les affaires. — Vraiment ? Quelle sorte d’affaires ? Padway le lui dit. Le patricien se congela sur place en digérant l’information. Il demeurait toujours poli et souriant, mais son sourire avait changé. — Eh bien, eh bien, c’est intéressant. Très intéressant. Je suppose que tu réussiras bien dans les affaires. Il parlait avec une légère difficulté, tel un secrétaire des Jeunesses Chrétiennes parlant de ce que tout jeune homme doit savoir. Je suppose qu’il ne faut pas nous blâmer pour les vocations que Dieu place en nous. Mais il est dommage que tu n’aies point essayé l’administration. C’est le seul moyen de s’élever au-dessus de sa condition. Maintenant, si tu veux bien me pardonner, j’ai de la lecture. Padway avait espéré se faire inviter chez Anicius. Mais maintenant qu’Anicius savait qu’il était un vulgaire marchand, aucune invitation n’arriverait. Padway regarda sa montre ; il était presque l’heure du repas. Il sortit et réveilla Fritharik. Le vandale bâilla. — Tu as trouvé tous les livres que tu voulais, Martinus ? Je rêvais à ma belle propriété… — La barbe avec ta… aboya Padway. Puis il se tut. — Quoi ? dit Fritharik. Ne puis-je même rêver au temps où j’étais riche et respecté ? Ce n’est pas très… — Rien, rien. Je ne parlais pas de toi. — J’en suis fort aise. Ma seule consolation d’aujourd’hui, ce sont mes souvenirs. Mais qu’est-ce qui t’a mis en colère comme ça, Martinus ? Tu as l’air capable de couper le Colisée en deux. Comme il ne recevait aucune réponse, il continua : — Ce doit être quelque chose dans ces livres. Je suis content de ne jamais avoir appris à lire. Tu ne cesses de ruminer sur des choses qui se sont produites il y a des années. Je préfère songer à ma belle… houp ! Désolé, patron ; je n’en parlerai plus. Padway et Thomasus le Syrien s’étaient assis, au milieu d’une centaine de Romains nus, dans le bain de vapeur des thermes de Dioclétien. Le banquier regarda autour de lui et lança : — J’ai entendu dire qu’on laissait jadis entrer les femmes aux thermes. Toutes mélangées avec les hommes. Bien sûr, c’était une époque païenne ; rien de tel maintenant. — La moralité chrétienne, sans aucun doute, dit Padway sèchement. — Oui, gloussa Thomasus. Nous autres modernes, sommes très moraux. Tu sais de quoi se plaignait l’impératrice Théodora ? — Oui, fit Padway ; et il expliqua à Thomasus de quoi se plaignait l’impératrice. — La barbe ! s’écria Thomasus. Chaque fois que je connais une histoire cochonne, tu la connais déjà ou tu en connais une meilleure. Padway ne jugea pas opportun de préciser au banquier qu’il avait lu tout cela dans les Anecdotes de Procope de Césarée, livre qui n’était pas encore écrit. Thomasus continua : — J’ai reçu une lettre de mon cousin Antiochus de Naples. Il travaille dans les chantiers navals. Il a des nouvelles de Constantinople. Il fit une pause impressionnante. La guerre ! — Entre nous et l’Empire ? — Entre les Goths et l’Empire, du moins. Ils n’ont pas cessé de mystérieux marchandages depuis la mort d’Amalasonte. Thiudahad a bien essayé de repousser la responsabilité du meurtre, mais je crois que notre vieux roi-poète est arrivé au bout de son rouleau. — Attention à la Dalmatie et à la Sicile, dit Padway. Avant la fin de l’année… Il s’arrêta. — Tu joues au devin ? — Non, ce n’est qu’une opinion. Le bon œil brilla, en direction de Padway, à travers la vapeur, très noir et très intelligent. — Martinus, dis-moi un peu qui tu es ? — Que veux-tu dire ? — Oh ! Il y a quelque chose en toi – je ne sais comment te le dire – pas seulement ta façon bizarre de présenter les choses. Tu sors des connaissances extraordinaires comme un magicien sort un lapin de derrière sa cape. Et quand j’essaye de t’arracher des renseignements sur ton pays et sur la façon dont tu es arrivé en ce lieu, tu changes de sujet. — Eh bien…, murmura Padway, en se demandant de quelle taille pourrait être son mensonge ; il pensa alors à une réponse parfaite, une réponse sincère que Thomasus ne manquerait pas d’interpréter de travers. Vois-tu, j’ai quitté mon pays en grande hâte. — Oh ! Pour raison de santé, hein ? Je ne te blâme pas d’être si prudent, en ce cas. Thomasus lui fit un clin d’œil. Alors qu’ils remontaient la voie Longue en direction de la maison de Padway, Thomasus lui demanda comment marchaient les affaires. Padway répondit : — Rudement bien. Le nouvel alambic sera prêt la semaine prochaine. Et j’ai vendu quelques bandes de cuivre à un marchand qui partait pour l’Espagne. En ce moment, j’attends le meurtre. — Le meurtre ? — Oui. Fritharik et Hannibal Scipion ne s’entendent pas. Hannibal s’est montré de plus en plus effronté depuis qu’il a des gens sous ses ordres. Il pompe Fritharik. — Il le pompe ? — Traduction littérale. Cela veut dire qu’il le soumet à des brimades et à des insultes subtiles et incessantes. Au fait, je vais te rembourser l’emprunt en arrivant à la maison. — Entièrement ? — Exactement. L’argent t’attend dans le coffre. — Splendide, mon cher Martinus ! Mais ne t’en faudra-t-il pas un autre ? — Je ne sais pas, dit Padway qui savait bien que si. J’ai songé à étendre ma distillerie. — C’est une idée magnifique. Bien sûr, maintenant que tu es établi, nous préparerons le prochain emprunt sur une base commerciale… — Ce qui veut dire ? — Ce qui veut dire qu’il faudra rajuster le taux d’intérêt. Le taux normal, tu le sais, est bien plus élevé… — C’est bien ce qu’il me semblait que tu avais en tête ! Mais, maintenant que tu sais que l’affaire est saine, tu peux te permettre de me prêter à un taux plus faible. — Aï, Martinus, c’est absurde ! Est-ce une façon de me traiter après tout ce que j’ai fait pour toi ? — Tu n’es pas obligé de me prêter si tu ne le désires pas. Il y a d’autres banquiers qui seraient heureux d’apprendre l’arithmétique américaine… — Ecoute-le, ô Dieu ! C’est du vol ! C’est de l’extorsion ! Je ne céderai jamais ! Va voir tes autres banquiers, je m’en fiche ! Trois pas de discussions firent descendre le taux d’intérêt à dix pour cent, ce qui équivalait, disait Thomasus, à lui fendre le cœur de part en part et à le brûler sur l’autel de l’amitié. Lorsque Padway avait parlé d’un meurtre imminent, il n’avait pas voulu faire montre d’intuitions des prédictions, ni essayé de se montrer littéralement prophétique. Il fut encore plus étonné que Thomasus lorsque, en pénétrant dans le grand atelier, ils découvrirent Fritharik et Hannibal qui se regardaient comme deux chiens sur le point de se jeter l’un sur l’autre. Les deux assistants d’Hannibal considéraient le spectacle, dos à la porte ; aussi, personne ne remarqua les arrivants. Hannibal lança : — Qu’est-ce que tu veux dire, crâne de piaf ? Tu te vautres toute la journée, trop paresseux pour te retourner, et ensuite, tu oses me critiquer… — Tout ce que j’ai dit, grogna le Vandale dans son latin lent et maladroit, c’est que, la prochaine fois que je t’y prendrais, je ferais mon rapport. Cela s’est produit et je vais le faire. — Si tu fais ça, je te coupe ta sale gorge ! hurla Hannibal. Fritharik lança une phrase courte mais mordante concernant la vie sexuelle du Sicilien. Hannibal dégaina brusquement une dague et poussa une botte à Fritharik. Il se déplaçait aussi vite qu’un serpent à sonnettes, mais leva instinctivement la lame, ce qui était une erreur de tactique. Fritharik, désarmé, lui saisit le poignet avec un claquement de chair contre chair, mais lâcha prise lorsque Hannibal enfonça la pointe de la lame dans son avant-bras. Quand Hannibal releva son arme pour donner un autre coup Padway surgit et lui empoigna le bras. Il écarta le petit homme de son adversaire et il lui fallut conserver sa prise pour éviter d’être lui-même poignardé. Hannibal criait en patois sicilien ; de l’écume se formait au coin de ses lèvres. Padway vit qu’il voulait le tuer. Il rejeta sa tête en arrière, tandis que les ongles sales de la main gauche d’Hannibal lui écorchaient le nez, cible difficile à manquer. Il y eut soudain un coup sourd et Hannibal s’écroula en lâchant sa dague. Padway le laissa glisser au sol et vit Nerva, l’aîné de ses assistants, qui tenait un tabouret par le pied. Tout s’était passé si vite que Fritharik se tenait encore baissé pour ramasser un morceau de bois en guise d’arme et que Thomasus et Carbo, l’autre ouvrier, se tenaient toujours à la porte. Padway dit à Nerva : — Je crois que tu seras mon prochain contremaître. Que signifie ceci, Fritharik ? Fritharik ne répondit pas ; il s’avança à pas comptés, le meurtre gravé sur le visage, vers Hannibal inconscient. — Ça suffit, Fritharik ! lança Padway d’une voix cassante. Plus de bagarre ou je te renvoie aussi ! Que faisait-il ? Le Vandale redevint lui-même. — Il volait des morceaux de cuivre dans la réserve et les vendait. J’ai essayé de l’arrêter sans te le dire ; tu sais ce qui se passe si tes compagnons pensent que tu les espionnes. Laisse-moi le cogner un peu. Je suis peut-être un pauvre exilé, mais je ne suis pas un jeune inverti de Grec… Padway ne lui accorda pas la permission, Thomasus suggéra de déposer plainte et de faire arrêter Hannibal ; Padway refusa : il ne voulait pas d’histoires avec la loi. Il laissa cependant Fritharik expulser Hannibal par la grande porte, avec un bon coup de pied dans l’arrière-train, dès que le Sicilien eut repris ses esprits. Sortie du méchant, babines retroussées, songea Padway en regardant l’ex-contremaître s’en aller furtivement. — Je crois que tu as commis une erreur, fit remarquer Fritharik. J’aurais pu jeter son corps dans le Tibre sans que personne ne le sache jamais. Il va nous causer des ennuis. Padway le croyait aussi. Il se contenta pourtant de répondre : — On ferait bien de te bander le bras. Toute ta manche est tachée de sang. Julia, prends un morceau de toile et fais-le bouillir. Oui, fais-le bouillir ! IV Padway était décidé à ne pas laisser quoi que ce fût le détourner de la tâche qu’il s’était assignée pour s’assurer une subsistance. En attendant, il n’avait pas l’intention de s’amuser à révéler la poudre à canon ou la loi de la gravitation aux innocents Romains. Mais l’allusion du banquier à la guerre lui rappela qu’il vivait, après tout, dans un monde politique et culturel aussi bien qu’économique. Jadis, dans son autre vie, il n’avait jamais porté plus d’attention aux événements quotidiens qu’il n’en était besoin. Dans la Rome post-impériale, sans journaux ni communications électriques, il était encore plus facile d’oublier ce qui se passait en dehors de son environnement immédiat. Il vivait au crépuscule de la civilisation classique occidentale. L’Age de la Foi, mieux connu sous le terme d’Age des Ténèbres, approchait. L’Europe allait croupir dans les ténèbres, aux points de vue scientifique et technique, pendant près de mille ans. Ces points de vue étaient, pour l’esprit naturellement prévenu de Padway, les plus importants, sinon les seuls, d’une civilisation. Bien sûr, les gens parmi lesquels il vivait n’avaient aucune idée de ce qui leur arrivait. Le processus était trop lent pour être directement observé, même pendant l’espace d’une vie humaine. Tous acceptaient leur environnement et se vantaient même de leur modernisme. Qu’en serait-il donc ? Un homme pouvait-il changer le cours de l’histoire au point de prévenir cet « interrègne » ? Un homme avait changé le cours de l’histoire auparavant. Peut-être. Un partisan de Carlyle eût dit que oui. Un partisan de Tolstoï ou de Marx non ; le milieu fixe les limites des réalisations de chacun et fait en sorte que chacun s’intègre à ces limites. Tancredi avait exprimé cette théorie différemment en comparant l’histoire à une toile solide qui nécessiterait un effort considérable pour se déformer. Comment un seul homme s’en tirerait-il ? L’invention était le ressort du développement technique. Mais, même dans son temps, le sort des inventeurs professionnels était peu enviable, avec le handicap d’un clergé puissant et soupçonneux. Et que pouvait-il accomplir en se contentant d’« inventer », même s’il échappait à l’inopportune attention des personnes pies ? Les arts de la distillation et du laminage des métaux étaient lancés sans aucun doute, ainsi que les chiffres arabes. Mais il y avait tant à faire en une seule vie ! Que restait-il ? Les affaires ? Il s’y trouvait déjà ; les classes supérieures les méprisaient, et il n’était pas un homme d’affaires né, quoiqu’il résistât assez bien contre la concurrence de ces jeunes brigands du VIe siècle. La politique ? À une époque où la victoire allait au couteau le plus pointu et où aucune règle morale de conduite n’était observée ? Br-r-r-r ! Que faire pour conjurer les ténèbres ? L’Empire aurait pu conserver sa cohésion s’il avait disposé de meilleurs moyens de communication. Mais l’Empire, du moins à l’ouest, était désespérément écrasé, avec l’Italie, la Gaule et l’Espagne sous l’intense pression des « garnisons » barbares. La réponse était : des communications rapides et la diffusion multiple… c’est-à-dire l’imprimerie. Même le plus diligemment destructeur des Barbares ne peut extirper la parole écrite d’une culture où l’édition minimum de la plupart des livres se monte à quinze cents exemplaires. Cela représente un trop grand nombre de livres. Il devait devenir imprimeur. La toile était peut-être solide, mais elle n’avait sans doute jamais été attaquée par un Martin Padway. — Bonjour, mon cher Martinus, dit Thomasus. Comment marche ton cylindrage du cuivre ? — Couci-couça. Les forgerons du coin sont très bien approvisionnés en bandes, mais payer de tels prix pour des produits si pesants n’intéresse guère les affréteurs. Je crois néanmoins pouvoir payer ta dernière note dans quelques semaines. — Heureux de te l’entendre dire. Que feras-tu, alors ? — C’est pour cela que je suis venu te voir. Qui édite des livres à Rome, actuellement ? — Des livres ? Des livres ? Personne, à moins que tu ne comptes les copistes qui remplacent les exemplaires usagés des bibliothèques. Il y a deux ou trois libraires dans l’Argilète, mais leur stock est entièrement importé. Le dernier qui ait essayé de faire de l’édition à Rome a fait faillite il y a des années. Pas assez de demande et pas assez de bons auteurs. Tu ne penses pas t’engager là-dedans, j’espère ? — Si, justement. Et j’y gagnerai de l’argent, en plus ! — Quoi ? Tu es fou, Martinus. N’y pense plus. Je ne veux pas te voir ruiné après un si bon départ. — Je ne me ruinerai pas. Mais il me faut un certain capital pour commencer. — Quoi ? Un autre emprunt ? Mais je viens de te dire que personne ne gagne de l’argent en éditant des livres, à Rome. C’est prouvé. Je ne te prêterai rien pour un projet aussi farfelu. De combien penses-tu avoir besoin ? — D’environ cinq cents solidi. — Aï, aï ! Tu es devenu fou ! Que ferais-tu de tout cela ? Tu n’as qu’à acheter ou engager deux ou trois scribes… Padway sourit. — Oh ! Non. C’est là l’astuce. Un scribe met des mois à copier une œuvre comme l’Histoire des Goths de Cassiodore, et cela ne fait qu’un exemplaire. Pas étonnant qu’un tel travail coûte cinquante solidi par exemplaire. Je pense construire une machine qui en produira cinq cents ou mille en quelques semaines, vendus à cinq ou dix solidi. Mais il faudra du temps et de l’argent pour construire cette machine et apprendre à un ouvrier comment s’en servir. — Mais c’est du véritable argent ! Entends-Tu, ô Dieu ? Eh bien, s’il te plaît, fais entendre raison à mon jeune ami dérangé ! Pour la dernière fois, Martinus, je ne l’envisage même pas ! Comment cette machine marche-t-elle ? Si Padway avait su quels labeurs l’attendaient, peut-être se serait-il montré moins confiant quant aux possibilités de lancer une imprimerie dans un monde qui ne connaissait ni les presses, ni les caractères mobiles, ni l’encre d’imprimerie, ni le papier. L’encre à écrire existait bien, de même que le papyrus. Mais il ne fallut pas longtemps à Padway pour décréter qu’ils seraient inemployables pour ce qu’il voulait en faire. La presse, qui lui semblait la tâche la plus prodigieuse, se révéla en fait la plus simple. Un charpentier du quartier des entrepôts promit de lui en fabriquer une en quelques semaines, quoiqu’il manifestât une curiosité bien naturelle de savoir ce que Padway se proposait de faire avec cet instrument. Padway ne voulut rien lui dire. — Elle est différente de toutes les presses que j’ai jamais vues, dit l’homme. Elle ne ressemble pas à une presse à feutrer. J’ai compris ! Tu es le nouveau bourreau municipal et ceci est un instrument de torture à la dernière mode ! Pourquoi ne voulais-tu rien me dire, patron ? C’est un métier parfaitement respectable ! Mais, dis-moi, si tu me permettais d’entrer dans la chambre des tortures la première fois que tu l’utiliseras ? Je veux m’assurer que mon ouvrage tient le coup, tu sais ! Comme marbre, ils utilisèrent la partie supérieure d’une section de colonne qu’ils montèrent sur roulettes. Tous les instincts de Padway se révoltèrent devant une telle utilisation d’un monument antique, mais il se consola en songeant qu’une colonne avait moins d’importance que l’art de l’imprimerie. Pour les caractères, il s’adressa à un graveur de sceaux à qui fut commandée une série. Il fut d’abord épouvanté de découvrir qu’il aurait besoin de dix à douze mille de ces petits objets, puisque, vu l’impossibilité de fabriquer une linotype, il lui faudrait placer les caractères un à un. Il avait espéré pouvoir imprimer en grec et en gothique aussi bien qu’en latin, mais les caractères latins à eux seuls lui coûtèrent dans les deux cents solidi. Le graveur produisit un premier échantillon de lettres tournées du mauvais côté ; il fallut les fondre une nouvelle fois. Les lettres étaient ce qu’un imprimeur du XXe siècle aurait appelé des gothiques point quatorze et un graveur du sans déliés. Avec des lettres de cette taille, il ne pourrait pas écrire grand-chose sur une page mais, du moins il l’espérait, le texte serait lisible. Padway frémissait à l’idée de fabriquer son propre papier. Il n’avait qu’une notion nébuleuse de la façon dont on s’y prenait et savait uniquement qu’il s’agissait d’un procédé compliqué. Le papyrus se révélait trop brillant et trop cassant, et, à Rome, l’approvisionnement en était maigre et incertain. Restait le vélin. Padway découvrit que l’une des tanneries, de l’autre côté du Tibre, en produisait une petite quantité, comme produit secondaire, fabriqué, à partir de peaux d’ovins, par écharnage, lavage et étirage intensifs. Le prix semblait raisonnable. Padway renversa le propriétaire de la tannerie en lui commandant mille feuilles d’un seul coup. Il était heureux de savoir que l’encre d’imprimerie fût à base d’huile de lin et de noir de fumée. Rien de bien difficile à acheter un sac de graines de lin, à les faire passer sous des rouleaux semblables à ceux qui servaient pour le cuivre et à installer un système constitué d’une lampe à huile surmontée d’un bol d’eau et d’une raclette pour éliminer le noir de fumée. Le seul ennui était que cette encre n’imprimait pas. C’est-à-dire qu’elle ne produisait aucune impression ou bien sortait en pâtés informes. Les finances de Padway mettaient ses nerfs à rude épreuve ; ses cinq cents solidi baissaient, ce qui ressemblait à une cruelle plaisanterie. Son air de découragement devint à ce point manifeste qu’il surprit ses ouvriers à s’en faire la remarque derrière leurs paumes. Mais, bien déterminé, il poursuivit ses expériences avec son encre. Il finit par se rendre compte qu’avec un peu de savon, elle marquerait assez bien. À la mi-février, Névitta, fils de Gummund, s’aventura dans l’épais crachin. Lorsque Fritharik l’eut introduit, le Goth frappa si fort Padway sur l’épaule qu’il faillit l’envoyer de l’autre côté de la pièce. — Eh bien, bien ! beugla-t-il. On m’a fait boire de ce breuvage formidable que tu vends et je me suis rappelé ton nom. Alors, j’ai pensé venir jeter un coup d’œil. Dis, tu t’es installé en un temps record, pour un étranger. Vachement malin, hein ? Ah ! Ah ! — Tu veux jeter un coup d’œil ? l’invita Padway. Je te demanderai seulement de garder mes méthodes pour toi. Il n’y a ici aucune loi pour protéger les idées, aussi dois-je taire mes secrets jusqu’à ce que je sois prêt à tout rendre public. — Bien sûr, tu peux me faire confiance. De toute façon, je ne risque pas de comprendre comment fonctionnent tes appareils. Dans la machinerie, Névitta fut fasciné par une grossière étireuse qu’avait, construite Padway. — N’est-ce pas joli ? dit-il en ramassant le rouleau de fil de cuivre. J’aimerais en acheter pour ma femme ; ça ferait de jolis bracelets et boucles d’oreilles. Padway n’avait pas songé à cette utilisation de son cuivre ; il lui dit qu’il en préparerait d’ici quelques semaines. — D’où tires-tu ton énergie ? lui demanda Névitta. Padway lui montra un cheval qui, dans la cour arrière, tournait sous la pluie, autour d’une colonne. — Je n’aurais jamais cru qu’un cheval suffirait, dit le Goth. Tu tirerais bien plus d’énergie de deux esclaves costauds. Enfin, si ton contremaître sait manier le fouet, ah ! ah ! — Oh ! non, fit Padway. Pas par rapport à ce cheval. Tu ne remarques pas quelque chose de spécial à son harnais ? — Eh bien, oui, il a quelque chose de spécial. Mais je ne vois pas quoi. — C’est ce collier autour de son cou. Vous autres, vous forcez vos chevaux à tirer sur une courroie qui leur enserre le cou. Chaque fois qu’il tire, la courroie s’enfonce dans sa gorge et coupe la respiration de la pauvre bête. Ce collier rejette le poids de la charge sur ses épaules. Si tu avais a tirer un fardeau, tu ne t’attacherais pas une corde autour du cou, non ? — Eh bien, fit Névitta, dubitatif, peut-être as-tu raison. Mais cela fait longtemps que je me sers du harnais habituel et je ne sais pas si ça vaut le coup de changer. Padway haussa les épaules. — Quand tu voudras un de ces équipements, tu pourras l’obtenir chez Métellus le sellier, sur la voie Appienne. Il les fabrique suivant mes prescriptions. Je ne m’en occupe pas moi-même ; j’ai trop à faire. À cet instant, Padway s’appuya au chambranle et ferma les yeux. — Tu ne te sens pas bien ? lui demanda Névitta, alarmé. — Non. Ma tête pèse autant que le dôme du Panthéon. Je crois que je vais aller me coucher. — Oh ! Attends, je vais t’aider. Où est donc mon serviteur ? Hermann ! Lorsque Hermann apparut, Névitta lui égrena une phrase en gothique, dans laquelle Padway saisit le nom de Léo Vekkos. Padway protesta : — Je ne veux pas de médecin… — C’est absurde, mon garçon, ce n’est rien. Tu avais raison pour les chiens. Je les ai laissés dehors et maintenant, je respire normalement. Je suis heureux de pouvoir t’aider à mon tour. Padway craignait les services d’un médecin du VIe siècle plus que la grippe qu’il devait avoir attrapée. Il ne savait pas comment refuser sans vexer personne. Névitta et Fritharik le firent se mettre au lit avec une ferme efficacité. — Ça m’a l’air d’un cas très clair de tir d’elfe, décréta Fritharik. — Quoi ? coassa Padway. — Tir d’elfe. Les elfes t’ont tiré dessus. Je le sais, parce que cela m’est arrivé, un jour, en Afrique. Un médecin vandale m’a soigné en enlevant les dards invisibles. Quand ils deviennent visibles, ce sont de petites pointes de flèches faites de silex éclaté. — Voyons, fit Padway, je sais ce que j’ai. Si on me laisse tranquille, j’irai mieux dans huit ou dix jours. — Jamais de la vie ! s’écrièrent ensemble Névitta et Fritharik. Tandis qu’ils discutaient, Hermann survint en compagnie d’un homme blafard, à la barbe noire et à l’air sensible. Léo Vekkos ouvrit son sac. Padway y jeta un coup d’œil et frémit. Le sac contenait deux ou trois livres, un assortiment d’herbes et plusieurs fioles remplies d’organes appartenant à ce qui avait probablement été de petits mammifères. — Maintenant, mon excellent Martinus, dit Vekkos, montre-moi un peu ta langue. Fais : ah. Le médecin toucha le front de Padway, tapota sa poitrine et son estomac et lui posa sur son état, des questions qui semblaient intelligentes. — C’est tout à fait courant en hiver, dit Vekkos sur un ton sentencieux. C’est quelque peu mystérieux. Certains prétendent que c’est un excès de sang dans la tête qui provoque l’impression d’étouffement dont tu te plains. D’autres assurent que c’est un excès de bile noire. À mon avis, ceci est dû au conflit qui oppose les esprits naturels du foie et les esprits animaux du système nerveux. La défaite des esprits animaux influe naturellement sur le système respiratoire… — Ce n’est qu’une mauvaise grippe… tenta Padway. Vekkos feignit de l’ignorer. — … puisque les poumons et la gorge sont sous leur contrôle. Le meilleur moyen de te soigner consiste à réveiller les esprits vitaux du cœur pour remettre à leur place les esprits naturels. Il se mit à sortir des herbes de son sac. — Et les tirs d’elfes ? — Quoi ? Fritharik lui expliqua la doctrine médicale de son peuple. Vekkos sourit. — Mon ami, il n’y a rien dans Galien à propos de tirs d’elfes. Ni dans Celse. Ni dans Asclépiade. Je ne puis donc considérer sérieusement… — Alors, tu ne sais pas grand-chose de ton métier, gronda Fritharik. — Vraiment ? lança Vekkos. Oui est le médecin ici ? — Cessez de vous chamailler, ou alors je vais aller plus mal, grommela Padway. Que vas-tu faire ? Vekkos produisit un bouquet d’herbes. — Fais mijoter ces simples et bois-en une coupe toutes les trois heures. Ils comprennent un purgatif léger pour éliminer la bile noire à travers les boyaux au cas où il y en aurait en excès. — Quel est le purgatif ? lui demanda Padway. Vekkos le lui montra. Le bras maigre de Padway saisit l’herbe. — Je veux simplement le prendre à part, si ça ne te fait rien. Vekkos se soumit à ses exigences, lui ordonna de rester au chaud et au lit, puis il partit. Névitta et Hermann l’accompagnèrent. — Ça s’appelle un médecin, grommela Fritharik, et ça n’a jamais entendu parler de tirs d’elfes. — Fais venir Julia, lui dit Padway. Lorsque la jeune fille fut arrivée, elle ne cessa pas de minauder. — Oh ! Généreux maître, qu’as-tu donc ? Je fais venir le père Narcissus… — Non, pas de ça, coupa Padway. Il saisit quelques herbes purgatives et les lui remit. Fais bouillir ceci dans une marmite d’eau et apporte-moi alors une coupe du liquide obtenu. Il lui tendit le reste du bouquet de verdure. Et jette tout ceci. À un endroit où l’homme de médecine ne puisse le voir. Un petit laxatif devrait faire l’affaire, pensa-t-il. Si seulement ils pouvaient le laisser tranquille… Le lendemain, au matin, il avait la tête moins lourde, mais il se sentait très fatigué. Il dormit jusqu’à onze heures ; Julia le réveilla. Elle était accompagnée d’un homme très digne qui portait une cape ordinaire par-dessus une longue tunique blanche aux manches étroites. À sa tonsure, Padway devina qu’il s’agissait du père Narcissus. — Mon fils, dit le prêtre, je suis désolé que le Diable ait lancé sur toi ses serviteurs. Cette jeune femme pleine de vertu a imploré mon aide spirituelle… Padway refoula son désir de dire au père Narcissus d’aller voir s’il était ailleurs. Son seul et unique principe était d’éviter tout ennui avec l’Eglise. — Je ne t’ai pas vu à l’église de l’Ange Gabriel, continua le père Narcissus. Tu es l’un de nous, cependant, j’espère ? — Rite américain, grogna Padway. Le prêtre en fut interloqué. Il continua pourtant : — Je sais que tu as consulté le médecin Vekkos. Qu’il est plus sage de mettre sa confiance en Dieu ; comparés aux pouvoirs divins, ceux de ces soigneurs et de ces mijoteurs sont impuissants ! Nous commencerons par quelques prières… Padway y survécut. Puis Julia réapparut, touillant quelque chose. — Ne sois pas inquiet, dit le prêtre. Ce remède est infaillible. De la poussière de la tombe de saint Nervus mélangée à de l’eau. Il n’y avait rien de manifestement mortel dans cette combinaison, aussi Padway en but-il. Le père Narcissus lui demanda, pour meubler la conversation : — Tu n’es donc pas de Padoue ? La tête de Fritharik apparut dans la porte. — Ce soi-disant médecin vient encore te voir. — Dis-lui d’attendre un instant, dit Padway. (Dieu, qu’il était fatigué !) Merci beaucoup, père. J’ai été heureux de te voir. Le prêtre sortit, hochant la tête en pensant à l’aveuglement des mortels qui se confiaient à la materia medica. Vekkos entra, le regard accusateur, Padway lui dit : — Ne me blâme pas. C’est cette fille qui l’a amené. Vekkos soupira : — Nous autres, médecins, passons notre vie dans des études scientifiques ardues et devons encore subir la concurrence de ces prétendus faiseurs de miracles. Eh bien, comment se porte mon malade aujourd’hui ? Tandis que Padway se faisait ausculter, Thomasus le Syrien apparut. Le banquier attendit impatiemment que le Grec fût parti. Il dit alors : — Je suis venu dès que j’ai entendu dire que tu étais malade, Martinus. Les prières et la médecine, c’est bien beau, mais nous ne tenons pas à courir de risques. Mon collègue Ebénézer le Juif connaît un homme appartenant à sa secte, nommé Jéconias de Naples, un excellent magicien guérisseur. Un tas de magiciens sont des fumistes ; je ne crois absolument pas en leurs pouvoirs. Mais cet homme a réalisé quelques remarquables… — Je n’en veux pas, grogna Padway. J’irai mieux si tout le monde cesse d’essayer de me guérir. — Je l’ai amené, Martinus. Voyons, montre-toi raisonnable. Il ne te fera pas de mal. Et je ne puis pas me permettre de te laisser mourir avec toutes ces notes impayées… Bien sûr, ce n’est pas là la seule considération ; je t’aime bien et… Padway eut l’impression d’affronter un cauchemar. Plus il protestait, plus les charlatans s’abattaient sur lui. Jéconias de Naples était un petit homme gras, avenant, qui correspondait plus à l’image traditionnelle du représentant chevronné qu’à celle du magicien conventionnel. Il psalmodia : — Maintenant, confie-moi tout, excellent Martinus. Voici un peu de magie qui va éloigner les esprits les plus faibles. Il sortit une feuille de papyrus et y lut quelque chose en une langue inconnue. — Là, ça n’a pas fait mal, n’est-ce pas ? Laisse agir ce bon vieux Jéconias. Il sait ce qu’il fait. Maintenant, glissons ce charme sous le lit, voilà-à-à ! Voilà, ne te sens-tu pas déjà mieux ? Maintenant, je vais dresser ton horoscope. Si tu veux bien me donner la date et l’heure de ta naissance… Comment diable, pensa Padway, pouvait-il expliquer à ce sacré petit charlatan qu’il devait naître dans 1373 ans ? Il jeta ses réserves au vent. Il se souleva sur le lit et cria faiblement : — Esclave présomptueux, ne sais-tu pas que je suis l’un des gardiens héréditaires du Sceau de Salomon ? Que d’un seul mot, je puis faire se balancer vos petites planètes d’un bout à l’autre du ciel et éteindre le soleil d’une phrase ? Et tu parles d’établir mon horoscope ? Les yeux du magicien jaillissaient de leurs orbites. — Je… je suis désolé, seigneur, je ne savais pas… — Shemkhamphoras ! s’écria Padway. Astharoth ! Baal-Mardouk ! Saint Frigidaire ! Trigano et Monoprix, pendant que j’y suis ! Fuis, vermisseau ! Un mot de toi sur ma véritable identité et je te détruis par la plus atroce des lèpres ! Tes yeux pourriront, tes doigts tomberont, phalange par phalange… Mais Jéconias avait déjà franchi la porte. Padway l’entendit dévaler la première moitié de l’escalier trois marches à la fois, dégringoler le reste et se précipiter ensuite vers la porte principale. Padway pouffa. Il ordonna à Fritharik, attiré par le bruit : — Poste-toi à la porte avec ton épée et annonce que Vekkos a donné des ordres pour que nul ne me voie. Je dis bien : personne. Même si le Saint-Esprit arrive, qu’il reste dehors. Fritharik obéit. Puis il passa la tête par la porte. — Excellent patron ! J’ai trouvé un Goth qui connaît la théorie des tirs d’elfes. Est-ce que je le fais entrer et… Padway tira les couvertures au-dessus de sa tête. Avril 536. La Sicile était tombée aux mains du général Bélisaire en décembre. Padway avait entendu la nouvelle des semaines après l’événement. Sauf pour les courses que lui imposaient ses affaires, il était à peine sorti de chez lui en quatre mois, tant il subissait une inquiétude désespérée quant au lancement de son imprimerie. En dehors de ses ouvriers et de ses contacts commerciaux, il ne connaissait pratiquement personne à Rome, quoiqu’il entretînt de vagues relations avec le bibliothécaire et deux banquiers amis de Thomasus. Ebénézer le Juif et Vardan l’Arménien. Le jour où la presse fut finalement prête, il rassembla ses ouvriers et leur dit : — Je suppose que vous savez combien ce jour sera important pour nous. Fritharik va donner une petite bouteille de brandy à chacun de vous et vous l’emporterez chez vous. Et le premier qui laissera tomber un marteau ou autre chose sur ces petites lettres en bronze sera renvoyé. Je crois que rien de tel ne se produira parce que vous avez fait du bon travail et que je suis fier de vous. C’est tout. — Eh bien, eh bien, s’exclama Thomasus, c’est splendide. Je savais bien que ta machine marcherait. Je l’ai dit depuis le début. Qu’est-ce que tu vas imprimer ? L’Histoire des Goths ? Cela flatterait le préfet prétorien, sans nul doute. — Non. Il faudrait des mois pour en finir, surtout avec des ouvriers inexpérimentés. Je vais commencer avec un petit alphabet. Tu sais, A pour asinus (âne), B pour braccae (braies) et ainsi de suite. — Ça m’a l’air d’une bonne idée. Mais, Martinus, ne peux-tu pas laisser les ouvriers s’en occuper et prendre du repos ? On dirait que tu n’as pas connu une bonne nuit de sommeil depuis des mois. — C’est exact. Mais je ne peux pas tout laisser : chaque fois que quelque chose ne marche plus il faut que j’intervienne pour l’arranger. Et je dois trouver des débouchés pour ce livre. Les instituteurs et les gens comme ça. Je dois toujours travailler tout seul, tôt ou tard. Et j’ai également une idée pour un autre genre de publication. — Quoi ? Ne me dis pas que tu vas encore te lancer dans une combine incroyable… — Voyons, voyons, reste calme, Thomasus. Il s’agit d’un hebdomadaire d’informations. — Ecoute, Martinus, ne surestime pas tes forces. Tu vas te mettre la guilde des scribes à dos. Il faudrait vraiment que tu m’en dises un peu plus long sur toi. Tu es le grand mystère de la ville, tu sais. Tout le monde me pose des questions à ton sujet. — Dis-leur simplement que je suis le pire des raseurs que tu aies jamais rencontré. Il se trouvait un peu plus d’une centaine de scribes franc-tireurs à Rome. Padway étouffa tout risque d’hostilité en les engageant comme reporters. Il fit une offre permanente de deux sesterces par article pour les nouvelles acceptables. Lorsqu’il en fut à la préparation du premier numéro, il découvrit qu’une censure drastique s’imposait. Par exemple, un article disait : Notre gouverneur municipal, le comte Honorius, connu pour sa dépravation et ses mœurs licencieuses, a été aperçu mercredi matin alors qu’il était poursuivi dans la rue Large par une jeune femme munie d’un couteau de boucherie. N’étant pas encombré par un minimum de vêtements, le couard infortuné distança sa poursuivante. C’est la quatrième fois ce mois que le comte corrompu et vicieux crée un scandale par sa conduite avec des femmes. Selon certaines rumeurs, le roi Thiudahad serait sur le point de recevoir, pour son remplacement, une pétition des pères outragés. Il est à espérer que la prochaine fois que le comte diabolique sera pourchassé de la sorte, sa poursuivante le rejoindra. Quelqu’un, songea Padway, n’aime vraiment pas notre illustre comte. Il ne connaissait pas Honorius mais, que l’histoire fût vraie ou non, il n’existait pas, dans la constitution italienne, d’article sur la liberté de la presse entre Padway et les chambres de torture municipales. C’est pourquoi le premier numéro, qui comportait huit pages, ne disait rien de jeunes femmes armées de couteaux. Il ne contenait que des informations relativement inoffensives, un court poème apporté par un scribe qui se prenait pour un nouvel Ovide, un bref éditorial de Padway dans lequel il espérait que les Romains trouveraient son journal utile, et un court article – de Padway également – sur la nature et les habitudes des éléphants. Padway feuilleta les pages en peau de mouton, craquantes, du spécimen, fier de lui-même et de ses ouvriers, d’une fierté que ne rabaissa guère la découverte instantanée d’un certain nombre de coquilles criantes. L’une de celles-ci, dans une histoire à propos d’un Romain mortellement blessé par des brigands sur le Haut Chemin deux ou trois nuits auparavant, avait eu le désastreux effet de donner un sens obscène à un mot innocent. Eh bien, avec deux cent cinquante exemplaires seulement, il pouvait s’offrir un correcteur qui effectuerait son travail à la plume. Il ne pouvait cependant s’empêcher de se sentir quelque peu épouvanté par l’importance de Martin Padway dans ce monde. Sans sa bonne fortune, c’eût été lui qui eût été poignardé sur le Haut Chemin – et voilà : pas de presse à imprimerie ni aucune des inventions qu’il lui restait à introduire dès que le lent développement technique le permettrait. Il n’avait pourtant pas grand mérite – par exemple pour la presse à imprimerie, le plus grand honneur revenait à Gutenberg. Padway nomma son journal le Tempora Romae et le vendit à dix sesterces, soit à peu près cinquante cents. Une surprise : non seulement le premier numéro fut épuisé, mais Fritharik fut obligé, pendant trois jours, de renvoyer les gens qui voulaient des numéros supplémentaires. Quelques scribes passaient tous les jours avec des textes. L’un d’entre eux, un gaillard rondouillard et à l’air joyeux, qui devait avoir l’âge de Padway, lui tendit un article qui commençait de la sorte : Le sang d’un innocent a été sacrifié aux appétits de notre vil et monstrueux gouverneur municipal, le comte Honorius. Des sources sûres ont révélé que Q. Aurelius Galba, crucifié pour meurtre la semaine dernière, était le mari d’une femme depuis longtemps désirée par notre luxurieux comte. Au procès de Galba, la minceur des preuves avait suscité bien des commentaires. — Hé ! fit Padway. Ce ne serait pas toi qui as rédigé cet article sur Honorius et le couteau de boucherie ? — Mais oui. Je me suis demandé pourquoi tu ne l’avais pas publié. — Combien de temps penses-tu que je pourrais sortir ce journal, si je l’avais fait ? — Oh ! Je n’y avais absolument pas pensé. — Eh bien, penses-y la prochaine fois. Je ne puis accepter cette histoire non plus. Mais que cela ne t’inquiète pas. C’est du bon travail ; une introduction en une phrase et tout. D’où tiens-tu tous ces renseignements ? L’homme sourit. — J’écoute. Et ce que je n’entends pas, ma femme l’entend. Elle a des amies ; elles se rassemblent pour jouer au trictrac et elles bavardent. — Dommage que je n’ose pas lancer une colonne de potins, murmura Padway. Il me semble que tu as ce qu’il faut pour faire un bon journaliste. Comment t’appelles-tu ? — Georges Ménandrus. — C’est un nom grec, cela ? — Mes parents étaient Grecs ; je suis Romain. — Très bien, Georges, reste en contact avec moi. Un de ces jours, il se peut que j’aie besoin d’un assistant. Padway rendit tranquillement visite au tanneur pour passer une nouvelle commande de vélin. — Pour quand le veux-tu ? demanda le tanneur. Padway le lui demanda pour dans quatre jours. — C’est impossible. J’aurai peut-être cinquante feuilles prêtes à ce moment-là. Elles te coûteront cinq fois plus que les autres. Padway s’étouffa. — Au nom de Dieu, pourquoi ? — Tu as pratiquement épuisé l’approvisionnement de Rome avec ta première commande, lui expliqua le tanneur. Tout notre stock et tout ce qu’il y avait dans les environs, que je t’avais déjà acheté. Il ne reste pas même assez de peaux dans la ville pour faire cent feuilles. Fabriquer du vélin prend du temps, tu sais. Si tu achètes encore cinquante feuilles, il faudra des semaines pour te préparer une autre livraison importante. Padway demanda : — Si tu étendais ton atelier, pourrais-tu en produire deux cents par semaine ? Le tanneur hocha la tête : — Je ne me risquerais pas à dépenser de l’argent dans une affaire aussi hasardeuse. Et de toute façon, il n’y aurait pas assez d’animaux en Italie centrale pour faire face à une telle demande. Padway savait reconnaître ses défaites. Le vélin était essentiellement un produit secondaire de l’élevage ovin. Une augmentation soudaine de la demande ferait monter les prix en flèche sans augmenter énormément la production. Quoique les Romains ne connussent à peu près rien à l’économie, la loi de l’offre et de la demande fonctionnait parfaitement. Il faudrait donc fabriquer du papier, en fin de compte. Et sa seconde édition serait en retard, très en retard. Pour ce papier, il mit la main sur un feutrier à qui il demanda de hacher quelques livres de tissu blanc et d’en faire un feutre exceptionnellement fin. Le feutrier produisit avec soumission une feuille de ce qui ressemblait a du papier buvard, épais et pelucheux. Padway insista patiemment pour qu’il raffinât davantage le tissu, qu’il le fit bouillir avant feutrage et le pressât ensuite. En sortant de la boutique, il vit le feutrier se taper le front de façon significative. Mais après de nombreuses tentatives, l’homme lui apporta un papier pas plus mauvais, pour écrire, que du papier hygiénique du XXe siècle. Vint l’instant déchirant. Une goutte d’encre appliquée sur le papier s’étendait avec la rapidité d’une compagnie qui, lors d’un pique-nique, vient de découvrir un serpent à sonnettes dans son panier à provisions. Aussi Padway demanda-t-il au feutrier de lui produire encore dix feuilles : dans chacune d’entre elles il devrait introduire une substance différente… du savon, de l’huile d’olive, etc. À ce moment-là, le feutrier menaça de tout abandonner ; on dut l’apaiser par une hausse de prix. Padway fut fort soulagé de découvrir qu’un peu d’argile mélangée à la pulpe faisait toute la différence entre du bon papier à écrire et du mauvais. Avant que le deuxième numéro eût été épuisé, Padway avait cessé de s’inquiéter à propos de la possibilité de diriger un journal. Une autre pensée se glissa en lui, dans le compartiment-inquiétude ainsi libéré. Que devrait-il faire lorsque la guerre des Goths éclaterait réellement ? Dans son histoire, elle avait fait rage pendant vingt ans, du Nord au Sud de l’Italie. Toute ville importante avait été assiégée ou ravagée au moins une fois. Rome elle-même avait été quasiment dépeuplée, suite aux sièges, à la famine et aux épidémies. Si Dieu lui prêtait vie, il verrait peut-être l’invasion lombarde et la quasi-extinction de la civilisation italienne. Tout ceci se mettrait dangereusement en travers de ses plans. Il essaya de se débarrasser de ce déplorable état d’esprit dont le temps était probablement responsable ; cela faisait deux jours qu’il pleuvait sans arrêt. Tout était humide dans la maison. La seule façon d’y remédier eût été de faire du feu, mais l’air était déjà trop chaud. Padway restait donc assis, à regarder le paysage couleur de plomb. Il fut surpris lorsque Fritharik introduisit le collègue de Thomasus, Ebénézer le Juif. Ebénézer était un vieillard aimable à l’air fragile et à la longue barbe blanche. Padway le trouvait misérablement dévot ; lorsqu’il dînait avec les autres banquiers, il ne mangeait de rien de peur de transgresser l’une des innombrables règles de sa secte. Ebénézer ôta sa cape trempée du sommet de sa tête et demanda : — Où puis-je poser ceci sans que cela dégoutte, excellent Martinus ? Ah ! Merci. J’étais en route vers mes affaires et j’ai pensé venir jeter un coup d’œil, si cela est possible. Ge doit être intéressant, selon les dires de Thomasus. Il fit jaillir l’eau de sa barbe en la tordant. Padway fut heureux de cet événement qui le distrayait d’un avenir menaçant. Il fit faire le tour du propriétaire au vieillard. Ebénézer le regarda à travers ses blancs sourcils broussailleux. — Ah ! Je suis bien sûr, maintenant, que tu viens d’un pays lointain, peut-être même d’un autre monde. Tiens, si l’on prend ton système d’arithmétique ; il a changé toute notre conception de la comptabilité… — Quoi ? s’écria Padway. Qu’en sais-tu ? — Eh bien, Thomasus m’a vendu le secret ainsi qu’à Vardan. Je croyais que tu étais au courant. — Vraiment ? Pour combien ? — Cent cinquante solidi chacun. Est-ce que tu… Padway lança un sonore juron latin, s’empara de son chapeau et de sa cape et se précipita vers la porte. — Où vas-tu, Martinus ? lança Ebénézer, alarmé. — Je vais dire à ce coupe-gorge ce que je pense de lui ! lança Padway. Ensuite, je vais… — Est-ce que Thomasus t’avait promis de ne pas révéler le secret ? Je ne puis croire qu’il ait violé… Padway s’arrêta net, la main sur la poignée. Maintenant qu’il y pensait, le Syrien n’avait jamais promis de ne rien révéler des chiffres arabes. Padway avait cru comprendre qu’il ne désirerait pas le faire. Mais si Thomasus avait besoin d’argent, il n’y avait aucun empêchement légal à ce qu’il vendît ou donnât le secret à qui il lui plaisait. En se calmant, Padway se rendit compte qu’il n’avait rien perdu, puisque son intention primitive avait été de répandre les chiffres arabes partout. Seule l’irritait la conduite de Thomasus qui avait rassemblé une si belle somme sans lui en offrir un sesterce. C’était bien digne de lui ! Il était très bien, mais comme l’avait dit Névitta, il fallait le surveiller. Lorsque Padway fit son apparition chez Thomasus le même jour, il avait emmené Fritharik. Celui-ci transportait une boîte blindée, rendue délicieusement pesante par les pièces d’or qui s’y trouvaient. — Martinus, s’écria Thomasus, légèrement surpris, tu veux vraiment me rembourser tous tes emprunts ? D’où tires-tu tout cet argent ? — Voilà la somme, intérêt et principal. J’en ai assez de payer dix pour cent alors que je peux disposer de la même somme pour sept et demi pour cent. — Quoi ? Qui t’offre un taux aussi absurde ? — Ton très estimé collègue Ebénézer. — Eh bien, je dois dire que je n’en attendais pas tant d’Ebénézer. Si tout ceci est vrai, je suppose que je pourrais descendre à son taux. — Il te faudra faire plus encore, avec tout ce que tu as gagné en vendant mon arithmétique. — Voyons, Martinus, ce que j’ai fait était strictement légal… — Je n’ai jamais dit le contraire. — Oh ! Très bien, je suppose que c’était là le dessin de Dieu. Je te donne sept et quatre dixièmes. Padway rit avec mépris. — Sept alors. Mais c’est le plus bas, absolument, positivement, finalement. Lorsque Padway eut pris ses notes anciennes, un reçu pour l’emprunt réglé et une copie du nouveau, Thomasus lui demanda : — Comment as-tu réussi à obtenir un tel taux d’Ebénézer ? Padway sourit : — Je lui ai avoué que je lui aurais donné gratuitement le secret de l’arithmétique s’il me l’avait demandé. La tentative suivante de Padway porta sur une horloge. Il allait commencer avec le procédé le plus simple possible : un poids au bout d’une corde, un cliquet, un engrenage, l’aiguille et le cadran d’une vieille clepsydre achetée d’occasion, un balancier et un échappement. Une à une, il assembla ces pièces – sauf la dernière. Il n’avait pas supposé qu’il fût aussi difficile de fabriquer un échappement. Il enleva le couvercle de sa montre et en observa l’échappement qui allait et venait joyeusement. Il ne voulait pas démonter sa montre, de crainte de ne pouvoir la remonter. D’autres part, les pièces en étaient trop petites pour être reproduites avec précision. Mais il voyait bel et bien ce satané mécanisme : pourquoi ne pouvait-il en faire un plus grand ? Les ouvriers créèrent plusieurs roues avec les petites pincettes correspondantes. Padway lima, gratta et tordit. Mais elles ne fonctionnaient pas. Les pincettes se prenaient entre les dents des roues et y restaient coincées. Ou bien elles ne s’y prenaient pas du tout, de telle sorte que l’arbre sur lequel était enroulée la corde se mettait à tourner d’un seul coup. Padway finit par ajuster le tout de telle sorte que, si on lançait le balancier à la main, les pincettes permettraient à la roue de l’échappement de lâcher une dent à la fois. Bien. Seulement, l’horloge ne marchait pas toute seule. Si l’on cessait de pousser le balancier, il allait et venait deux ou trois lentes fois, puis s’arrêtait. Padway envoya cette horloge au diable. Il y reviendrait un jour ou l’autre, lorsqu’il disposerait de plus de temps et d’instruments plus précis. Il jeta toutes les roues dentées dans un coin de la cave. Peut-être, songea-t-il, cet échec avait-il du bon, pour l’empêcher de se faire une idée exagérée de sa propre intelligence. Névitta passa de nouveau. — Finie, ta maladie, Martinus ? Bien ; je savais que tu avais une bonne constitution. Que penserais-tu de venir aux courses flaminiennes avec moi pour perdre quelques solidi ? Ensuite, tu pourras passer la nuit à la ferme. — Je voudrais bien, mais je dois m’occuper de Tempora, cet après-midi. — Toccuper de Tempora ? s’inquiéta Névitta. Padway lui donna des explications. — Je vois, fit Névilla, Ah ! Ah ! Je croyais que tu avais une petite amie nommée Tempora ! Demain soir, pour souper, alors ? — Comment me rendrai-je chez toi ? — Tu n’as pas de cheval de selle ? Je t’en ferai amener un par Hermann demain après-midi. Mais attention : je n’ai pas envie de le voir revenir avec des ailes sur les épaules ! — Ça risquerait d’attirer l’attention, décréta solennellement Padway. Et tu aurais des tas d’ennuis pour l’attraper s’il n’avait pas envie de se laisser monter. Et l’après-midi suivant, Padway, dans sa nouvelle paire de bottes byzantines en cuir vert, remonta, avec Hermann, la voie Flaminienne. La campagne romaine remarqua-t-il, était encore une région de fermages plutôt prospère. Il se demanda combien de temps il faudrait pour qu’elle devînt la plaine à malaria du Moyen Age. — Comment étaient les courses ? demanda-t-il. Hermann, semblait-il, savait très peu de latin, quoiqu’il fût cependant meilleur que le gothique de Padway. — Oh ! patron… il terriblement furieux. Il parle… tu sais… sport brûlant. Mais déteste perdre l’argent. Perdre cinquante sesterces sur cheval. Faire bruit comme… tu sais… lion avec mal au ventre. À la ferme, Padway fit la connaissance de la femme de Névitta, agréable et rondouillarde, qui ne parlait pas latin, et avec son fils aîné, Dagalaïf, Scaïo goth (shérif), alors en vacances. Le souper confirma les histoires que Padway avait entendues sur les appétits goths. Il fut agréablement surpris de boire une bière plutôt bonne, après l’eau stagnante qui portait le même nom à Rome. — J’ai du vin, si tu préfères, lui dit Névitta. — Merci, mais j’en ai un peu assez des vins italiens. Les écrivains italiens ne cessent de parler de leur variété, mais pour moi, ils ont tous le même goût. — C’est bien mon avis. Si tu en veux vraiment, j’ai du vin grec parfumé. Padway frémit. Névitta sourit. — C’est aussi mon avis. Quiconque parfume son vin doit probablement rouler des hanches lorsqu’il marche. Je garde ce truc pour mes seuls amis grecs comme Léo Vekkos. Ça me rappelle que je dois lui parler de ton remède contre l’asthme en faisant sortir les chiens. Il va élaborer une théorie fantaisiste bourrée de mots interminables pour expliquer ça. Dagalaïf prit la parole : — Dis, Martinus, tu as peut-être des renseignements de première main sur l’avenir de la guerre. Padway haussa les épaules. — Je sais ce que tout le monde sait. Je n’ai pas de ligne privée… je veux dire de canal d’information privé menant aux cieux. Si tu veux mon avis, je te dirai que Bélisaire pourrait envahir le Bruttium cet été et assiéger Naples aux environs d’août. Il ne disposera pas de forces importantes, mais il sera infernalement difficile à battre. — Une poignée de Grecs ne fera pas le poids longtemps contre la nation unie des Goths, affirma Dagalaïf. — C’est ce que pensaient les Vandales. — Aïe ! cria Dagalaïf. Mais nous ne commettrons pas la même erreur que les Vandales. — Je ne sais pas, mon fils, dit Névitta. Il me semble que nous la commettons déjà… sans compter d’autres encore plus graves. Ce roi que nous avons… il n’est bon qu’à tourner ses voisins en dérision et à écrire de la poésie en latin, et à fouiner dans les bibliothèques. Ce serait peut-être préférable d’en avoir un illettré, comme Théodoric. Bien sûr, ajouta-t-il en ayant l’air de s’excuser, j’admets savoir lire et écrire. Mon père était venu de Pannonie avec Théodoric et il disait toujours que c’était le devoir sacré des Goths de préserver la civilisation romaine de sauvages tels que les Francs. Il avait décidé de me donner une éducation latine, même si cela devait me tuer. J’admets l’utilité de mon éducation. Mais dans quelques mois, il sera plus important que nos chefs sachent mener une charge que de conjuguer amo-amas-amat. V Padway revint à Rome d’excellente humeur. Névitta était le premier, en dehors de Thomasus, à l’avoir invité chez lui. Et Padway, en dépit de son aspect quelque peu froid, était, au fond, un gaillard fort sociable. Il était en fait à ce point ravi qu’il mit pied à terre et passa les rênes du cheval emprunté à Hermann sans remarquer trois compères à l’air rude qui s’appuyaient contre la clôture neuve devant sa vieille maison de la rue Longue. Lorsqu’il se dirigea vers la grille, le plus grand des trois, un homme à la barbe noire, fit un pas pour se placer devant lui. Il tenait à la main une feuille de papier – du vrai papier, venant sans aucun doute de chez le feutrier à qui Padway avait appris à en faire – et lut à voix haute : –… de taille moyenne, brun, les yeux marron, un grand nez, une courte barbe. Parle avec un accent. Il leva les yeux brusquement. Es-tu Martinus Paduei ? — Sic. Quid est ? — Je t’arrête. Me suivras-tu sans faire d’histoires ? — Quoi ? Qui… Que… — Ordre du préfet municipal. Sorcellerie. — Mais… mais… Hé ! Vous ne pouvez pas… — J’ai dit sans faire d’histoires. Les deux autres hommes s’étaient avancés de chaque côté de Padway ; chacun lui prit un bras et ils l’emmenèrent dans la rue. Lorsqu’il fit mine de résister, l’un d’eux fit apparaître un gourdin dans sa main. Padway jeta des regards frénétiques autour de lui. Hermann avait déjà disparu. Fritharik était invisible ; sans doute était-il comme de coutume en train de ronfler. Padway se remplit les poumons pour crier ; l’homme qui se tenait à sa droite resserra son étreinte et leva sa matraque d’un air menaçant. Padway ne cria pas. Ils lui firent descendre l’Argilète jusqu’à la vieille prison, au-dessous du Bureau des Enregistrements du Capitole. Il se débattait encore dans une sorte d’éblouissement lorsque l’employé lui demanda ses nom, âge, et adresse. Tout ce à quoi il put penser, c’est qu’il avait entendu dire quelque part que l’on avait le droit d’appeler son avocat avant d’être enfermé. Et ce détail semblait assez peu utile en la circonstance. Un petit Italien vif, étalé sur un banc, se leva brusquement. — Qu’est-ce ceci, un cas de sorcellerie impliquant un étranger ? On dirait un cas d’intérêt national. — Oh ! non, certes pas, dit l’employé. Vous autres fonctionnaires nationaux n’avez autorité à Rome que pour les cas mixtes romano-goths. Cet homme n’est pas Goth ; il dit qu’il est Américain, alors… — Si, c’en est un ! Lis le règlement ! Le bureau du préfet prétorien a une juridiction dans tous les cas capitaux impliquant des étrangers. Si tu as une plainte pour sorcellerie, tu nous l’envoies ainsi que le prisonnier. Allez, viens. Le petit homme s’avança, possesseur, en direction de Padway. Celui-ci n’aimait guère l’utilisation de termes tels que « cas capitaux ». — Ne sois pas stupide. Tu t’imagines que tu vas l’emmener à Ravenne pour l’interroger ? Nous avons une excellente chambre des tortures, ici, répondit l’employé. — Je ne fais que mon devoir, lança le policier d’Etat. Il saisit le bras de Padway et commença à l’attirer vers la porte. Viens, mon petit sorcier ! Nous allons te montrer de vraies tortures du dernier cri, à Ravenne. Ces flics romains n’y connaissent rien. — Christus ! Es-tu fou ? s’écria le préposé. Il se leva brusquement et saisit l’autre bras de Padway, de même que le barbu qui l’avait arrêté. Le policier d’Etat tira ; les deux autres aussi. — Hé ! hurla Padway. Mais les différents fonctionnaires étaient trop absorbés par leur lutte à la traction pour y prendre garde. Le policier d’Etat s’écria d’une voix péniblement pénétrante : — Justinius, dis au préfet en second que cette racaille municipale essaie de retenir un prisonnier ! Un homme sortit. Une autre porte s’ouvrit ; un homme gras et ensommeillé entra. — Qu’est-ce qui se passe ? glapit-il. L’employé et le policier municipal se raidirent et lâchèrent Padway. Le policier d’Etat se remit derechef à le haler en direction de la porte ; les policiers locaux abandonnèrent leur garde-à-vous et se ressaisirent de lui. Tous criaient ensemble en direction de l’homme gras. Padway en conclut qu’il était le commentariensus municipal, ou chef de la police. Par-dessus le marché, deux autres policiers municipaux entrèrent, amenant un prisonnier maigre et déguenillé. Ils s’immiscèrent dans la dispute avec une ferveur des plus italiennes, ce qui impliquait l’utilisation des deux mains. Le prisonnier déguenillé en profita pour filer par la porte ; il fallut une bonne minute à ses gardiens pour le remarquer. Ils se mirent alors à s’accuser mutuellement. — Pourquoi l’as-tu laissé partir ? — Espèce d’idiot à carcasse, c’est toi qui l’as laissé partir ! Le nommé Justinius revint en compagnie d’un personnage élégant qui se présenta comme le corniculatis, ou préfet en second. Cet individu agita un mouchoir parfumé en direction du petit groupe et dit : — Laissez-le, les gars. Oui, toi aussi, Sulla. (C’était le policier d’Etat.) Il ne restera plus rien de lui, pour l’interroger, si vous continuez ainsi. À la façon dont les autres se calmèrent dans la salle maintenant surpeuplée, Padway comprit que le préfet en second était un gros bonnet. Il posa quelques questions puis dit : Je suis désolé, mon vieux commentariensus, mais je crains qu’il ne soit notre homme. — Pas encore, non, glapit le chef. Vous ne pouvez pas rentrer comme ça, à l’improviste, et vous emparer d’un prisonnier chaque fois que vous en avez envie. Vous laisser le prendre signifierait la perte de ma place. Le préfet en second bâilla. — Mon Dieu, mon Dieu, tu es un vrai raseur. Tu oublies que je représente le préfet prétorien qui représente le roi et que, si je t’ordonne de nous céder le prisonnier, tu le cèdes et puis c’est tout. J’en donne l’ordre, maintenant. — Vas-y, ordonne. Il te faudra le prendre par la force, et des forces j’en ai plus que toi. Le chef rayonna et se tourna les pouces. — Clodianus, va chercher notre illustre gouverneur municipal, s’il n’est pas trop occupé. Nous allons voir si nous avons de l’autorité dans notre propre prison. L’employé partit. — Bien sûr, continua le chef, on pourrait utiliser la méthode de Salomon. — Tu veux dire le couper en deux ? demanda le préfet en second. — C’est ça. Doux Jésus, ce serait marrant, non ? Ho ! oh ! oh ! oh ! oh ! Le chef lança un long rire aigu jusqu’à ce que les larmes lui coulent sur le visage. Tu préfères le côté tête ou le côté jambes ? Ho ! oh ! oh ! oh ! oh ! Il se balançait sur son siège, à présent les autres employés municipaux rirent servilement ; le préfet en second se permit un sourire timide et fatigué. Padway mettait en doute l’humour du chef. L’employé finit par revenir en compagnie du gouverneur municipal. Le comte Honorius portait une tunique ornée des deux rayures pourpres de sénateur romain et marchait d’un pas si mesuré que Padway se demanda s’il n’y avait pas des croix tracées à la craie pour lui indiquer où poser son pied. Il avait la mâchoire carrée et toute la chaleur d’expression d’une tortue de mer. — De quoi s’agit-il ? demanda-t-il d’une voix qui ressemblait à celle d’une lime en acier. Allez, vite, je suis un homme occupé. Quand il parlait, le petit barbillon, sous sa mâchoire, tremblotait d’une façon qui rappelait plus que jamais a Padway une mèche de fouet. Le chef de la police et le préfet en second lui donnèrent leurs versions. L’employé sortit des livres de droit ; les trois fonctionnaires de l’exécutif se concertèrent et parlèrent à voix basse en tournant des pages et en désignant des passages. Le préfet en second céda. Il bâilla avec affectation. — Oh ! bien, ce serait horriblement ennuyeux d’avoir à l’amener à Ravenne, de toute façon. En particulier au début de la saison des moustiques. Heureux de l’avoir vu, seigneur comte. Il fit une courbette à Honorius, un petit signe de tête en direction du chef de police et partit. Honorius dit : — Maintenant que nous le tenons, qu’allons-nous en faire ? Voyons la plainte. L’employé sortit un papier et le donna au comte. — Hm-m-m… Et en outre, que ledit Martinus Paduei se lia de la manière la plus basse et la plus vile avec le Mauvais, qui lui enseigna les arts diaboliques de la magie, avec lesquels il a mis en danger les citoyens de la ville de Rome… Signé, Hannibal Scipion de Palerme. Est-ce que cet Hannibal Scipion n’est pas un ancien associé à toi ou quelque chose comme ça ? — Oui, seigneur comte, reconnut Padway, qui entreprit de raconter comment il s’était séparé de son contremaître. Si c’est à ma presse à imprimerie qu’il fait allusion, je peux aisément démontrer qu’il s’agit d’un appareil très simple, pas plus magique que vos clepsydres. — Hm-m-m, c’est peut-être bien vrai. Honorius regarda Padway, les sourcils froncés. Ta dernière entreprise a rudement prospéré, n’est-ce pas ? Son sourire léger rappelait à Padway un renard en train de rêver à des volailles libérées dans la nature. — Oui et non, mon seigneur. J’ai gagné un peu d’argent, mais je l’ai immédiatement remis dans l’affaire. Aussi n’ai-je pas plus d’argent liquide que celui nécessaire à mes dépenses journalières. — Dommage, dit Honorius. J’ai l’impression qu’il va nous falloir laisser la justice suivre son cours. Padway s’énervait de plus en plus sous l’action de cette investigation pénétrante, mais il fit preuve de toupet. — Si je puis me permettre, il serait des plus malheureux pour ta dignité que l’affaire passât en jugement. Il n’existe aucun prétexte valable pour… — Vraiment ? Je crains, mon cher, que tu ne connaisses point nos interrogateurs. Tu auras admis bien des choses avant qu’ils aient fini de… euh… te questionner. — Hum-m-m. Seigneur, j’ai dit que je n’avais pas beaucoup d’argent liquide. Mais j’ai une idée qui pourrait t’intéresser. — Voilà qui est mieux. Lutétius, puis-je utiliser ton bureau particulier ? Sans attendre la réponse, Honorius marcha vers le bureau, en faisant à Padway un rapide signe de tête pour qu’il le suive. Le regard du chef de police les accompagna amèrement ; il était furieux de perdre sa part du butin. À l’intérieur de la petite pièce, Honorius se tourna vers Padway. — Je suppose que tu ne pensais pas acheter ton gouverneur, n’est-ce pas ? — Eh bien… euh… pas exactement… Le comte avança brusquement la tête. — Combien ? lança-t-il. Et qu’est-ce que ça représente en… joyaux ? Padway soupira de soulagement. — S’il te plaît, seigneur, pas si vite. Il va falloir que je te donne quelques explications. — Elles ont plutôt intérêt à être bonnes. — Voilà, mon seigneur : je ne suis qu’un pauvre étranger à Rome, et naturellement, il me faut compter sur mon seul cerveau pour gagner ma vie. La seule chose de valeur que je possède, c’est ce cerveau. S’il reçoit un traitement cordial, il peut permettre de jolis bénéfices. — Au fait, jeune homme. — Il y a une loi contre les groupements corporatifs à responsabilité limitée autres que ceux des entreprises d’intérêt public, n’est-ce pas ? Honorius se frotta le menton. — Il y en avait une. Je ne sais pas où elle en est, maintenant que l’autorité du Sénat est limitée à la ville. Je ne crois pas que les Goths aient édicté des règles sur ce sujet. Pourquoi ? — Eh bien, si tu peux obtenir du Sénat qu’il vote un amendement à l’ancienne loi – je ne crois pas que ce soit nécessaire, mais ça fera mieux – et je pourrai te montrer comment toi et quelques sénateurs méritants pourriez tirer des bénéfices coquets de l’organisation et du fonctionnement d’une telle compagnie. Honorius se raidit. — Jeune homme, c’est là une offre des plus misérables. Tu devrais savoir que la dignité d’un patricien lui interdit de s’engager dans le commerce ! — Tu ne t’y engageras pas, mon seigneur. Vous serez les actionnaires. — Que serons-nous ? Padway lui expliqua le fonctionnement d’une société à actions. Honorius se frotta encore le menton. — Oui, je vois qu’on pourrait tirer quelque chose de ce plan. À quelle sorte de compagnie penses-tu ? — Une compagnie pour la transmission d’informations sur de longues distances, plus rapidement qu’un messager ne peut voyager. La compagnie gagne de l’argent grâce aux tarifs des messages privés. Naturellement, il ne nous serait pas défavorable d’obtenir une subvention de la trésorerie royale, sous prétexte que cet établissement serait important pour la défense nationale. Honorius réfléchit un moment, puis dit : — Je ne veux pas m’engager tout de suite ; je vais penser à la question et interroger mes amis. Jusqu’à ma décision, naturellement, tu resteras ici sous la garde de Lutétius. Padway fit la grimace. — Seigneur comte, ta fille se marie la semaine prochaine, n’est-ce pas ? — Et alors ? — Tu veux une belle description de la noce dans mon journal, non ? Une liste des invités célèbres, une image imprimée de la mariée, et le reste. — Hm-m-m. Je ne dis pas non. _ Eh bien, alors, il vaut mieux ne pas me retenir, autrement le journal ne sortira pas. Ce serait dommage que l’on n’en parlat pas dans le journal parce que l’éditeur est en prison à ce moment-là. Honorais se frotta le menton et sourit légèrement. — Pour un barbare, tu n’es pas aussi stupide que l’on pourrait s’y attendre. Je vais te faire relâcher. — Mille mercis, seigneur. Je pourrais peut-être ajouter quelques paragraphes plus chaleureux encore, après que la plainte aura été retirée. Nous autres artistes, tu le sais… Lorsque Padway se retrouva hors de portée de voix de prison, il se permit un long soupir de soulagement. La sueur qui le trempait n’était pas seulement due à la chaleur. Il était vraiment heureux qu’aucun des fonctionnaires n’eût remarqué à quel point il était prêt à s’écrouler de terreur pure et simple. La perspective d’une bonne bataille ne l’aurait pas plus embarrassé que la plupart des jeunes hommes. Mais la torture… Dès qu’il eut tout remis en ordre chez lui, il alla discuter avec Thomasus. Il était parfaitement prêt lorsque la procession des cinq chaises à porteurs, transportant Honorius et quatre autres sénateurs, remonta en cahotant la rue Longue vers sa maison. Les sénateurs n’étaient pas seulement disposés, mais encore impatients d’avancer leur argent, surtout après avoir vu les magnifiques actions qu’avait imprimées Padway. Mais ils ne semblaient pas saisir l’idée de Padway concernant la direction de la société. L’un d’eux, l’air finaud, lui enfonça le coude dans les côtes. — Mon cher Martinus, tu ne vas pas vraiment ériger ces idioties de tours à signaux, hein ? — Eh bien, fit Padway, c’est l’idée de base. Le sénateur cligna de l’œil. — Oh ! Je comprends : il te va falloir en planter deux ou trois pour faire marcher la classe moyenne, afin de réaliser des bénéfices en revendant nos actions. Mais nous, nous savons que c’est de la blague, hein ? En mille ans, tu n’obtiendrais rien de ton système de signaux. Padway ne se donna pas la peine de discuter avec lui. Il ne se fatigua pas davantage à expliquer la raison pour laquelle il avait voulu que Thomasus le Syrien, Ebénézer le Juif et Vardan l’Arménien détiennent chacun dix-huit pour cent du stock. Peut-être les sénateurs auraient-ils été intéressés de savoir que ces trois banquiers s’étaient mis d’accord auparavant pour voter comme Padway le leur demanderait, lui donnant ainsi, avec cinquante-quatre pour cent des actions, le contrôle total de la société. Padway avait fermement l’intention de faire de sa compagnie de télégraphe un succès ; il commencerait par des tours de Naples à Rome et à Ravenne, en associant leur fonctionnement à celui de son journal. Il rencontra bientôt une difficulté de base : s’il désirait que les dépenses fussent à la mesure de ses moyens, il lui fallait des longues-vues, afin de permettre un espace très grand entre les tours. Des longues-vues, cela voulait dire des lentilles. Où diable trouver des lentilles ou un homme qui pût en faire ? Certes, il y avait cette histoire sur la lorgnette en émeraude de Néron… Padway alla voir Sextus Dentatus, l’orfèvre d’aspect batracien qui avait changé ses lires en sesterces. Dentatus lui coassa des instructions pour se rendre chez un certain Florianus le vitrier. Florianus était un homme à la chevelure clairsemée, à la moustache gauloise et à l’accent nasal. Il sortit du fond de sa boutique imprégné d’une forte odeur de vin. Oui, il possédait autrefois une usine de verrerie à Cologne. Mais les affaires allaient mal pour l’industrie du verre, en Rhénanie ; les incertitudes de la vie avec les Francs, tu sais, citoyen. Il avait fait faillite. Maintenant, il gagnait précairement sa vie en réparant les vitres et le reste. Padway lui expliqua ce qu’il désirait, lui versa des arrhes et le quitta. Lorsqu’il revint le jour convenu, Florianus battit des mains comme s’il avait l’intention de s’envoler. — Mille pardons, citoyen ! Il m’a été difficile de me procurer le calcin nécessaire. Mais encore quelques jours, je t’en prie. Et si je pouvais encore recevoir un petit acompte – les temps sont durs… je suis pauvre… À sa troisième visite, Padway trouva Florianus ivre. Lorsque Padway le secoua, tout ce qu’il put faire fut de grommeler du gallo-romain, que Padway ne comprenait pas. Padway se rendit dans l’arrière-boutique. Il n’y découvrit aucune trace d’instruments ni de matériaux pour préparer des lentilles. Padway s’en fut dégoûté. Le centre d’industrie verrière le plus proche se trouvait à Puteoli, près de Naples. Par correspondance, il lui faudrait des années pour mener à bien ce qu’il voulait. Padway fit venir Georges Ménandrus et l’engagea comme rédacteur en chef du journal. Pendant plusieurs jours, il attrapa des extinctions de voix et assourdit Ménandrus en lui expliquant le Guide du Parfait Rédacteur en Chef. Puis, le cœur déchiré, il partit pour Naples. Il goûta au célèbre parcours en péniche vanté par Horace et le trouva tout aussi désagréable qu’il l’avait prétendu. Le Vésuve ne fumait pas : il n’en était pas de même pour Puteoli, sur la petite étendue de terrain plat entre le cratère éteint de Solfatara et la mer. Padway et Fritharik se mirent à la recherche de l’endroit recommandé par Dentatus. C’était une des verreries les plus grandes et les plus fumantes de la région. Padway demanda au portier de faire venir Andronicus, le propriétaire. C’était un petit homme musclé et couvert de suie. Lorsque Padway se fut présenté, Andronicus s’écria : — Ah ! Magnifique ! Venez, messieurs, j’ai justement ce qu’il vous faut ! Ils le suivirent dans son enfer privé. Le vestibule, qui faisait également office de bureau, était tapissé de rayonnages chargés de verrerie. Andronicus s’empara d’un vase. — Ah ! Regardez ! Cette limpidité ! On ne pourrait avoir un verre d’Alexandrie plus blanc ! Deux solidi seulement. — Je ne suis pas venu pour un vase, mon cher, dit Padway. Je veux… — Pas de vase ? Pas de vase ? Ah ! Voilà ce qu’il te faut. Il saisit un autre vase. Regardez ! Cette forme ! Cette pureté de ligne ! Ça fait penser… — J’ai dit que je ne voulais pas acheter de vase ! Je veux… — Ça fait penser à une belle femme ! À l’amour ! lança Andronicus en s’embrassant le bout des doigts. — Je veux des petits morceaux de verre, plus exactement… — Un chapelet ? Bien sûr, messieurs, regardez. Le verrier recueillit un chapelet. Emeraude, turquoise, tout ! Vous avez vu ces couleurs ! Il s’empara d’un autre chapelet. Vois donc, le visage des douze apôtres, un sur chaque grain… — Pas de chapelet… — Une coupe, alors ! En voilà une. Regarde : la Sainte Famille en haut-relief… — Seigneur ! glapit Padway. Vas-tu m’écouter ? Lorsque Andronicus eut laissé Padway lui expliquer ce qu’il désirait, le Napolitain dit : — Bien sûr ! Magnifique ! J’ai vu des parures de cette forme. Je les polirai cette nuit et elles seront prêtes après-demain… — Ça ne suffit pas, dit Padway. Il faut qu’elles aient une surface parfaitement sphérique. Tu meules une surface concave contre une surface convexe avec… comment dit-on de l’émeri ? Ce dont on se sert pour les meulages difficiles ? Du naxium pour les ajuster… Padway et Fritharik se rendirent à Naples et descendirent chez le cousin de Thomasus, Antiochus l’armateur. L’accueil fut moins que cordial. Il s’avéra qu’Antiochus était fanatiquement orthodoxe. Il abhorrait le nestorianisme de son cousin. Ses remarques acerbes sur les hérétiques mirent ses hôtes si mal à l’aise qu’ils déménagèrent au bout de trois jours. Ils demeurèrent désormais dans une auberge dont l’installation sanitaire endeuilla le cœur, épris de propreté, de Padway. Tous les matins, ils allaient à cheval à Puteoli, pour voir ce que devenaient les lentilles. Invariablement, Andronicus tentait de leur vendre une tonne de verrerie. Lorsqu’ils partirent pour Rome, Padway possédait une douzaine de lentilles, moitié plan-convexes, moitié plan-concaves. Il demeurait sceptique quant à la possibilité de faire un télescope en alignant des lentilles et en jugeant les distances. Cela marcha cependant. La combinaison la plus pratique s’avéra être formée de lentilles concaves pour l’oculaire et d’une lentille convexe à environ trente pouces. Le verre contenait des bulles et l’image se trouvait quelque peu déformée, mais le télescope de Padway, si grossier fût-il, permettait de faire la différence entre la droite et la gauche, dans les signaux utilisés. C’est à peu près vers cette époque que le journal sortit sa première publicité. Thomasus dut forcer la main à l’un de ses débiteurs pour qu’il marchât. L’annonce disait : VOULEZ-VOUS UN ENTERREMENT ADORABLE ? Retrouvez votre Créateur en grand train ! Avec nos funérailles, peu vous importera de mourir ! Ne mettez pas en péril vos chances de salut par un enterrement raté ! Nos experts ont traité les plus nobles cadavres de Rome ! Arrangements avec le clergé de toutes les sectes. Tarifs spéciaux pour hérétiques. Musique convenablement larmoyante fournie pour quelques sesterces de plus. Jean l’Egyptien, l’honorable entrepreneur de pompes funèbres. Près de la porte Viminale. VI Junianus, directeur des travaux de la Société Romaine de Télégraphe, haletait dans le bureau de Padway. — Le travail… Il s’arrêta pour reprendre son souffle, et repartit : Le travail à la troisième tour sur la ligne napolitaine a été stoppé ce matin par une escouade de soldats de la garnison romaine ! Je leur ai demandé ce que diable il se passait et ils m’ont répondu qu’ils n’en savaient rien ; ils avaient simplement reçu des ordres pour arrêter la construction. Que vas-tu faire, excellent patron ? Ainsi les Goths n’étaient pas d’accord ? Cela signifiait une visite aux chefs militaires. Padway grimaçait à l’idée de s’enfoncer encore dans la politique. Il soupira. — Je vais aller voir Liudéris, je suppose. Le commandant de la garnison stationnée à Rome était un Goth imposant, ventripotent, muni des favoris blancs les plus broussailleux que Padway eût jamais vus. Son latin était correct. Mais de temps en temps, il fixait, d’un regard bleu, le plafond et remuait les lèvres en silence, comme s’il priait ; il récitait en fait une déclinaison ou une conjugaison pour trouver la bonne terminaison. — Mon bon Martinus, dit-il, c’est la guerre en ce moment. Tu te mets à ériger ces tours… euh… mystérieuses, sans nous en demander la permission. Quelques-uns de tes bailleurs de fonds sont… euh… notoirement connus pour leurs sentiments hellénophiles. Tu devrais t’estimer heureux d’avoir échappé à une arrestation. — J’espérais que l’armée les estimerait utiles pour la transmission d’informations militaires, protesta Padway. Liudéris haussa les épaules. — Je ne suis qu’un soldat qui fait son devoir. Je ne comprends rien à ces… euh… procédés. Peut-être marcheront-ils comme tu le prétends. Mais il me serait impossible de prendre la… euh… responsabilité de permettre la construction. — Alors, tu ne retires pas ton ordre ? — Non. S’il te faut une permission, va voir le roi. — Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de me rendre à Ravenne… Un autre haussement d’épaules. — Ceci m’est égal, mon bon Martinus. Je connais mon devoir. Padway essaya la ruse. — Sans nul doute. Si j’étais le roi, je ne chercherais pas plus fidèle soldat. — Flatteur ! sourit Liudéris, content. Je regrette de ne pouvoir t’accorder ta petite requête. — Quelles sont les dernières nouvelles de la guerre ? Liudéris fronça les sourcils. — Pas très… Mais je devrais faire attention à ce que je dis. Je suis sûr que tu es plus dangereux que tu n’en as l’air. — Tu peux me faire confiance. Je suis pro-Goth. — Oui ? Liudéris se tut et un ange passa. Puis : Quelle est ta religion ? Padway s’y attendait. — Congrégationaliste. C’est ce que nous avons de plus proche de l’arianisme dans mon pays. — Ah ! Alors, peut-être dis-tu vrai. Les nouvelles ne sont pas bonnes, du moins celles que nous recevons. Il n’y a en Bruttium que des forces réduites, sous les ordres du gendre du roi, Evermuth. Et notre bon roi… Il haussa de nouveau les épaules, de désespoir, cette fois. — Voyons, très excellent Liudéris, ne veux-tu pas retirer cet ordre ? Je vais écrire sur-le-champ à Thiudahad pour lui demander la permission. — Non, mon bon Martinus, je ne le puis. Obtiens d’abord ta permission. Et tu ferais bien d’y aller en personne, si tu veux un résultat. C’est ainsi que Padway se retrouva, contre son gré ou presque, sur le dos d’un malheureux cheval qui traversait au trot les Apennins en direction de l’Adriatique. Fritharik, par contre, était heureux de sentir soudain un cheval entre ses jambes, quel qu’il fût. Avant qu’ils fussent allés bien loin, son attitude avait changé. — Patron, grogna-t-il, je ne suis pas un homme éduqué, mais je connais la viande de cheval. J’ai toujours prétendu qu’un bon cheval était un bon investissement. Il ajouta sombrement : – Si nous sommes attaqués par des brigands, nous n’aurons aucune chance avec ces débris. Non que je craigne la mort ou les brigands. Mais il serait triste pour un chevalier vandale de finir dans une tombe anonyme, dans l’une de ces vallées solitaires. Lorsque j’étais en Afrique… — On ne dirige pas une écurie de course, lui lança Padway. En voyant la mine contrite de Fritharik, il regretta d’avoir parlé si sèchement. — Peu importe, mon vieux, on pourra s’offrir de bons chevaux, un jour ou l’autre. Pour l’instant, j’ai l’impression d’avoir le pantalon rempli de fourmis. Des fourmis de l’armée du Brésil, se dit-il. Il n’avait pour ainsi dire jamais fait de cheval depuis son arrivée à Rome et assez peu dans sa vie précédente. Lorsqu’ils arrivèrent à Spoleto, il eut l’impression qu’il ne pourrait plus jamais ni s’asseoir ni se tenir debout, mais qu’il devrait passer le reste de sa vie dans une sorte de demi-accroupissement, tel un chimpanzé rhumatisant. Ils approchèrent de Ravenne à la tombée de la nuit du quatrième jour. La Cité des Brumes s’étendait vaguement de part et d’autre de la levée, longue de trente milles, qui séparait l’Adriatique des vastes lagunes marécageuses à l’ouest. Un soleil timide éclairait les dômes dorés des églises. Les cloches se mirent à sonner et les grenouilles se turent dans leurs lagunes ; puis elles se remirent à coasser. Padway songea que quiconque visitait cette étrange cité devait être éternellement hanté par le son des cloches, le coassement des grenouilles et le chant léger et impitoyable des moustiques. Padway décida que l’huissier, en bon cumulard, était moqueur-né. — Mon cher, susurra cette créature, il me serait vraiment impossible de t’accorder une audience avec notre seigneur le roi avant au moins trois semaines. Trois semaines ! D’ici là, la moitié des machines déjà montées aurait été abattue, et ses ouvriers tenteraient des efforts inutiles afin de les réparer. Ménandrus, qui avait tendance à se montrer libéral avec l’argent, en particulier avec celui d’autrui, aurait mené le journal à la faillite. Cette impasse nécessitait réflexion. Padway étendit ses jambes endolories et se prépara à partir. L’Italien en perdit immédiatement quelque peu de son arrogance incroyable. — Mais, lança-t-il, profondément étonné, n’avez-vous pas d’argent ? Naturellement, songea Padway, j’aurais dû savoir que l’individu ne pensait pas ce qu’il avait dit. — Quels sont tes tarifs ? L’huissier, tout à fait sérieusement, se mit à compter sur ses doigts. — Eh bien, pour vingt solidi, je pourrais le donner une audience pour demain. Pour après-demain, dix solidi, voilà mon tarif habituel ; mais nous sommes dimanche et j’offre des entrevues le lundi à sept et demi. Pour une semaine à l’avance, deux solidi. Pour deux semaines… Padway l’interrompit, offrit un pot-de-vin de cinq solidi pour une entrevue le lundi, et finit par l’obtenir en y ajoutant une petite bouteille de brandy. Le chambellan précisa : — Normalement, tu devrais aussi présenter un cadeau au roi, tu sais ? — Je sais, dit Padway avec lassitude, montrant à l’huissier une petite boîte en cuir. Je vais l’offrir en personne. Thiudahad, fils de Tharasmund, roi des Ostrogoths et des Italiens, commandant en chef des armées d’Italie, d’Illyrie et de Narbonnaise, premier prince du clan d’Amal, compte de Toscane, patricien illustre, président ex offïcio du Cirque, et caetera, et caetera, avait à peu près la taille de Padway ; il était mince, presque filiforme, et portait une petite barbe grise. Il contempla son visiteur de ses yeux gris larmoyants et lui dit d’une voix nasillarde : — Entre, entre, mon brave. Quelle est ton affaire ? Oh ! oui, Martinus Paduei. Tu es l’éditeur, non ? Hein ? Il parlait le latin des classes supérieures, sans la moindre trace d’accent. Padway s’inclina cérémonieusement. — C’est moi, mon seigneur. Avant de parler affaires, je voudrais… — Formidable, ta machine à faire des livres. J’en ai entendu parler. Formidable pour la science. Il faut que tu rencontres Cassiodore. Je suis sûr qu’il lui plaira que tu publies son Histoire des Goths. Une œuvre magnifique. Elle mérite une grande diffusion. Padway attendit patiemment. — J’ai un petit présent pour toi, mon seigneur. C’est quelque chose de… — Hein ? Un présent ? Mais je t’en prie. Voyons cela. Padway prit la boîte et l’ouvrit. Thiudahad siffla. — Hein ? Que diable est-ce là ? Padway lui expliqua les fonctions d’un verre grossissant, sans insister sur la myopie notoire de Thiudahad. Celui-ci saisit un livre et mit le verre à l’épreuve. Il glapit de plaisir. — Très bien, mon bon Martinus. Pourrai-je désormais lire sans attraper de maux de tête ? — Je l’espère, mon seigneur. Du moins, ceci devrait les calmer passablement. Maintenant, pour parler de mon affaire en ces lieux… — Oh ! Oui, tu veux me voir pour publier Cassiodore. Je vais te l’appeler. — Non, seigneur. C’est à propos d’autre chose. Il enchaîna rapidement avant que Thiudahad ne pût l’interrompre et lui fit part de ses difficultés avec Liudéris. — Hein ? Je ne m’occupe jamais de déranger mes commandants militaires. Ils connaissent leur affaire. — Mais, seigneur… Et Padway débita au roi un petit discours sur l’importance de la compagnie de télégraphe. — Hein ? Une combine pour gagner de l’argent, dis-tu ? Si elle est si bonne que ça, pourquoi ne m’en a-t-on pas parlé depuis le début ? Ceci irrita plutôt Padway. Il donna quelques vagues excuses à propos du manque de temps. Le roi Thiudahad branla du chef. — Oui, Martinus, ceci ne montre guère de considération de ta part. Ce n’était pas loyal. Et si les gens ne se montrent pas loyaux envers leur roi, où allons-nous ? Si tu prives ton roi de l’occasion de gagner un peu d’argent honnêtement, je ne vois pas comment je pourrais parler de toi à Liudéris. — Eh bien, hum, seigneur, j’ai une idée… — Pas loyal du tout. Que disais-tu ? Au fait, mon ami, au fait. Padway résista à l’impulsion d’étrangler cet exaspérant petit bonhomme. Il fit un signe à Fritharik qui se tenait, tel une statue, légèrement en retrait. Fritharik produisit une longue-vue et Padway en expliqua les fonctions au roi… — Oui, oui ? Très intéressant. J’en suis sûr. Merci, Martinus. Je peux dire que tu offres des cadeaux originaux à ton roi. Padway s’étrangla ; il n’avait eu aucune intention de donner sa meilleure longue-vue à Thiudahad. Mais il était maintenant trop tard. — J’ai pensé, dit-il, que si mon seigneur le roi voulait bien… euh… améliorer les choses à propos de l’excellent Liudéris, je pourrais lui assurer une gloire immortelle dans le monde des sciences. — Hein ? Qu’est cela ? Que sais-tu des sciences ? Oh ! J’oubliais : tu es éditeur. Quelque chose pour Cassiodore ? Padway retint un soupir. — Non, mon seigneur. Pas Cassiodore. Que penserais-tu d’avoir l’honneur de révolutionner les idées humaines portant sur le système solaire ? — Je n’aime pas m’occuper des affaires des commandants sur place, Martinus. Liudéris est un homme excellent. Hein ? Que disais-tu ? Quelque chose à propos du système solaire ? Qu’est-ce que cela a à voir avec Liudéris ? — Rien, seigneur. Padway répéta ce qu’il avait dit. — Eh bien, je pourrais y songer. Quelle est ta théorie ? Petit à petit, Padway parvint à arracher à Thiudahad la promesse de liberté d’action pour sa compagnie de télégraphe en échange de renseignements sur l’hypothèse de Copernic, d’instructions pour utiliser la longue-vue afin de découvrir les lunes de Jupiter, et d’une promesse de publication d’un traité d’astronomie sous le nom de Thiudahad. Au bout d’une heure, il put enfin sourire et dire : — Eh bien, seigneur, il semblerait que nous sommes d’accord. Encore quelque chose. Cette longue-vue serait un instrument intéressant au point de vue militaire. Si tu désirais en équiper tes officiers… — Hein ? L’armée ? Il te faudra voir Vitigès pour cela. C’est mon général en chef. — Où est-il ? — Où ? Oh ! mon Dieu, je ne sais. Quelque part dans le Nord, je suppose. Il y a eu une petite invasion d’Alamans ou autres. — Quand sera-t-il de retour ? — Comment le saurais-je, mon bon Martinus ? Quand il aura chassé ces Alamans ou ces Burgondes, ou quoi qu’ils soient. — Mais, excellent seigneur, si tu veux bien me pardonner, la guerre avec les Impériaux a tout de même lieu. Je crois qu’il est important d’introduire ces longues-vues dans l’armée aussi tôt que possible. Nous pourrions les fournir à un prix… — Voyons, Martinus, lança le roi, de maussade humeur, n’essaie pas de me dire comment diriger mon royaume. Tu es aussi ennuyeux que mon Conseil. Toujours : « Pourquoi ne fais-tu pas ceci ? Pourquoi ne fais-tu pas cela ? » Je fais confiance à mes commandants ; ne m’ennuie pas avec ces détails. J’ai dit qu’il te faudrait voir Vitigès et l’affaire est réglée. Thiudahad se préparait manifestement à se montrer méchant ; aussi Padway égrena quelques banalités, fit une courbette et se retira. VII Lorsque Padway fut de retour à Rome, il se précipita avant tout voir ce que devenait son journal. Le premier numéro imprimé en son absence avait été parfait. Au sujet du second, encore tout frais, Ménandrus se montra mystérieusement enthousiaste, faisant comprendre à son patron qu’il lui réservait une surprise de taille. Il avait raison. Padway lut une épreuve et son cœur faillit s’arrêter. La première page racontait en détail comment le nouveau pape Silvère avait payé un pot-de-vin au roi Thiudahad afin d’assurer son élection. — Dieu du ciel ! s’écria Padway. Où avais-tu la tête, pour imprimer cela, Georges ? — Pourquoi ? demanda Ménandrus qui tombait des nues. C’est la vérité, non ? — Bien sûr que c’est vrai ! Mais tu n’as pas envie qu’on se fasse pendre ou brûler, n’est-ce pas ? L’Eglise se méfie déjà de nous. Même si tu découvres qu’un évêque a vingt concubines, tu ne dois pas en imprimer un mot. Ménandrus renifla légèrement ; il essuya une larme et se moucha dans sa tunique. — Je suis désolé, excellent patron. J’ai essayé de te faire plaisir ; tu ne peux pas savoir quel mal je me suis donné pour avoir des renseignements sur ce pot-de-vin. Il y a bien un évêque aussi… pas vingt concubines, mais… — Mais on ne s’occupe pas de telles informations, pour raisons de santé. Dieu merci, aucun numéro n’est encore parti ! — Oh ! Mais si. — Quoi ? Le cri de Padway attira deux ouvriers de la machinerie. — Eh bien, oui, Jean le libraire vient d’emporter les cent premiers numéros il y a une minute. Jean le libraire éprouva la frayeur de sa vie lorsque Padway, toujours couvert de la poussière accumulée par plusieurs jours de route, descendit la rue derrière lui au galop, plongea de son cheval et lui saisit le bras. Quelqu’un lança les cris classiques : — Des voleurs ! Des brigands ! Au secours ! Au meurtre ! Padway dut essayer d’expliquer à quarante citoyens déchaînés que tout allait très bien. Un soldat goth se fraya un chemin à travers la foule et demanda ce qui se passait. Un citoyen, montrant Padway, cria ; — C’est le type aux bottes ! Je l’ai entendu dire qu’il couperait la gorge de l’autre s’il ne lui donnait pas son argent ! Le Goth arrêta donc Padway. Celui-ci ne lâcha pas Jean le libraire, trop effrayé pour parler. Il suivit docilement le Goth jusqu’à ce qu’ils fussent hors de portée de voix de la foule. Il fit alors entrer le soldat dans une cave, lui offrit à boire ainsi qu’à Jean et lui donna des explications. Le Goth ne voulut rien entendre, en dépit de Jean qui corrobora les dires de Padway, avant d’avoir reçu un pourboire libéral. Padway recouvra sa liberté et ses précieux journaux. Il n’eut plus qu’à se préoccuper d’un détail : on avait volé son cheval tandis qu’il se trouvait sous la garde du Goth. Padway chemina jusque chez lui, les journaux sous le bras. Ses employés se montrèrent convenablement apitoyés par la perte de son cheval. Fritharik le consola : — Du calme, illustre patron : cet appât à corbeaux ne valait pas grand-chose, de toute façon. Padway se sentit mieux en apprenant que la première tranche des travaux devrait être terminée dans huit ou dix jours. Il se versa quelque chose de très fort avant le dîner. Après cette journée épuisante, la boisson lui fit légèrement tourner la tête. Fritharik se joignit à lui pour chanter quelques-uns de ses vers guerriers : La terre noire tremble Sous le cheval du héros, Et les corbeaux le soleil Rouge et sanglant cacheront ! Les lances s’abaisseront En une vague éclatante, Et le couard se détourne Pour sauver sa peau… Comme Julia tardait un peu à les servir, Padway s’amusa à lui claquer les fesses. Il se surprit lui-même. Après le repas, il tombait de sommeil. Il envoya les comptes au diable et monta se coucher, laissant Fritharik ronfler sur son matelas, devant la porte. Padway n’aurait pas parié cher sur la rapidité de Fritharik à se réveiller si un cambrioleur entrait. Il venait de commencer à se déshabiller quand un coup frappé à la porte le fit sursauter. Il ne savait qui… — Fritharik ? demanda-t-il. — Non. C’est moi. Il fronça les sourcils et ouvrit la porte. La lumière révéla Julia d’Apulie. Elle entra en balançant des hanches. — Que veux-tu, Julia ? lui demanda Padway. La fille courtaude aux cheveux noirs le regarda, quelque peu surprise. — Eh bien… euh… mon seigneur ne voudrait tout de même pas que je dise ça à voix haute ? Ça ne serait pas gentil ! — Hein ? Elle gloussa. — Désolé, dit Padway. Erreur d’aiguillage. Au revoir. Elle eut l’air stupéfaite. — Mon… mon maître ne veut pas de moi ? — C’est exact. Pas pour cela du moins. Sa bouche tomba aux commissures. Deux grosses larmes apparurent. — Tu ne m’aimes pas ? Tu ne trouves pas que je suis gentille ? — Je trouve que tu es une bonne cuisinière et une gentille fille. Maintenant, dehors. Bonne nuit. Elle demeura, rigide, à la même place et se mit à renifler. Puis à sangloter. Sa voix se transforma en une lamentation aiguë : — Rien que parce que je suis de la campagne… tu ne m’as jamais regardée… tu ne m’a jamais rien demandé de tout le temps… et puis, ce soir, tu as été gentil… j’ai cru… j’ai cru que… boo-oo-oo… — Voyons, voyons… pour l’amour de Dieu, cesse de pleurer ! Là, assieds-toi. Je vais te chercher à boire. Elle se lécha les babines à la première gorgée de brandy dilué. Elle essuya ses dernières larmes. Elle reconnut que c’était bon. Tout était bon ou gentil : bonus, bona, bonum, suivant le cas… ou le genre ! — Tu es gentil. L’amour, c’est bon. Tout homme devrait avoir un peu d’amour. L’amour… ah ! Elle effectua un mouvement reptilien remarquable pour une personne de sa constitution. Padway déglutit. — Donne-moi ton verre, dit-il. J’ai aussi besoin de boire un petit coup. Au bout d’un moment : — Maintenant, dit-elle, on fait l’amour ? — Eh bien… tout à l’heure. Oui, tout à l’heure, hoqueta Padway. Padway fronça les sourcils en regardant les grands pieds nus de Julia. — Rien… hic… rien qu’un instant, mon hamadryade bondissante. Voyons ces pieds. Le dessous en était noir. — Ça ne marche pas. Oh ! pas du tout, mon amazone luxurieuse. Ces pieds présentent un obstacle psychologique insur-insurmontable. — Hein ? — Ils opposent une barrière psychique aux… hic… dévotions appropriées dues au culte d’Astharoth. Les extrémités des membres inférieurs doivent… — Je ne comprends pas. — Peu importe ; moi non plus. Ce que je veux dire, c’est qu’on va d’abord te laver les pieds. — Est-ce une religion ? — D’une certaine manière, oui. Merde ! Il fit tomber le broc et le rattrapa miraculeusement dans sa chute. Allons-y, ma tritonide des mers sombres comme le vin et gorgées de poissons… Elle gloussa. — Tu es le plus gentil des hommes. Tu es un vrai gentilhomme. Aucun homme ne m’a jamais fait ça auparavant… Padway cligna des yeux en se réveillant. Tout lui revint assez rapidement. Il banda ses muscles un à un. Il se sentait bien. Il s’enquit de l’état de sa conscience. Pas de réaction de ce côté-là. Il bougea prudemment, car Julia occupait les deux tiers de son lit déjà pas trop large. Il se souleva sur un coude et la regarda. Le mouvement découvrit ses gros seins. Entre eux se trouvait un morceau de fer attaché à son cou. Ceci, lui avait-elle dit, était un clou de la croix de saint André. Et elle ne l’enlevait jamais. Il sourit. À la liste des inventions mécaniques qu’il avait l’intention d’introduire dans ce monde s’en ajoutaient deux. Mais pour le moment, devrait-il… Un petit machin gris à six pattes, pas plus gros qu’une tête d’épingle, émergea de l’aisselle velue de Julia. Pâle sur la peau olivâtre, il avançait avec une lenteur glaciale… Padway bondit de son lit. Le visage tordu par le dégoût, il enfila ses vêtements sans prendre la peine de se laver. La chambre empestait. Rome devait avoir émoussé son odorat, sans quoi il l’eût remarqué bien avant. Julia s’éveilla au moment où il en finissait. Il lui jeta un « bonjour », d’entre ses dents et sortit à pas lourds. Ce jour-là, il passa deux heures aux thermes. Le soir même, le frappement de Julia valut à celle-ci un ordre sec de s’éloigner de la chambre et de ne plus y revenir. Elle se mit à se lamenter. Padway ouvrit brutalement. — Encore un cri et tu es renvoyée ! lança-t-il, avant de fermer bruyamment la porte. Elle se montra obéissante mais boudeuse. Les jours suivants, elle lui lança plus d’un regard empoisonné ; elle n’avait rien d’une actrice. Le dimanche suivant, en revenant de la bibliothèque Ulpienne, il découvrit une petite foule en face de chez lui. Les gens se tenaient là et regardaient. Padway regarda aussi la maison sans y découvrir quoi que ce fût d’anormal. Il demanda à un badaud : — Qu’a donc ma maison de spécial, étranger ? Tous le dévisagèrent sans mot dire. Ils s’éloignèrent par groupes de deux ou trois. Ils se mirent à marcher plus vite avec un regard occasionnel en arrière. Le lundi matin, deux ouvriers ne se présentèrent pas au travail. Nerva rendit visite à Padway et, après s’être longuement raclé la gorge, lui dit : — Je crois que tu devrais être mis au courant, grand Martinus. Hier, je suis allé, comme d’habitude à la messe, à l’église de l’Ange Gabriel. — Oui ? Cette église s’élevait dans la rue Longue, à quatre pâtés de maisons de chez Padway. — Le père Narcissus a prêché une homélie contre la sorcellerie. Il a parlé de gens qui se font prêter des démons par Satan et qui construisent d’étranges machines. C’était un sermon très ferme. Il avait bien l’air de penser à toi en le prononçant. Padway s’inquiéta. Ce pouvait n’être qu’une pure coïncidence, mais il était à peu près sûr que Julia était allée se confesser et avait vendu la mèche : fornication avec un magicien. Un sermon et les gens étaient accourus contempler l’antre du sorcier. Encore un ou deux de la même veine… Plus que tout au monde, Padway redoutait une foule d’enthousiastes religieux, sans doute parce que leurs processus mentaux lui étaient totalement étrangers. Il fit appeler Ménandrus et lui demanda des renseignements sur le père Narcissus. Ceux-ci se révélèrent décourageants, du point de vue de Padway. Le père Narcissus était l’un des prélats les plus respectés de Rome. Intègre, charitable, humain, brave. Il demeurait d’un sérieux mortel vingt-quatre-heures sur vingt-quatre. Pas la moindre rumeur de scandale ne circulait à son propos, ce qui lui conférait une réputation de prélat distingué. — Georges, dit Padway, n’as-tu pas parlé un jour d’un évêque qui avait des concubines ? Ménandrus sourit, malicieux. — C’est l’évêque de Bologne, un des petits copains du pape ; il passe plus de temps au Vatican qu’à son siège ecclésiastique. Il a deux maîtresses… du moins deux que nous connaissons. J’ai leur nom et des détails. Tout le monde sait que bon nombre d’évêques ont une concubine, mais deux ! J’avais pensé que ça ferait une bonne histoire pour notre feuille. — En effet. Ecris-moi un article sur cet évêque de Bologne et ses amours, Georges. Rends-le sensationnel, mais précis. Monte-le et tires-en deux ou trois épreuves ; ensuite, mets les galées en lieu sûr. Il fallut une semaine à Padway pour obtenir une audience de l’évêque de Bologne, qui se trouvait providentiellement à Rome. L’évêque, un personnage merveilleusement vêtu, arborait un beau visage exsangue. Padway soupçonna aussitôt un cerveau aux nombreuses circonvolutions derrière ce sourire affable et ascétique. Padway baisa la main de l’évêque et lui grommela des banalités flatteuses. Padway parla de l’œuvre magnifique de l’Eglise et de la façon dont il tentait, humblement de la servir de son mieux en toute occasion. — Par exemple, dit-il, connais-tu mon hebdomadaire, mon révérend ? — Oui. Je le lis avec plaisir. — Eh bien, il me faut veiller attentivement sur mes employés, trop enclins à commettre des erreurs, tant ils se révèlent enthousiastes à fournir des informations. J’ai essayé de faire de mon journal quelque chose d’honorable, susceptible d’entrer dans n’importe quel foyer, sans scandale ni libelle. Bien sûr, cela signifie parfois que je dois écrire la majeure partie du numéro tout seul. Il soupira. Ah ! Ces pécheurs ! Me croirais-tu, mon révérend, si je te disais qu’il m’a fallu supprimer des articles infamants et calomnieux contre des membres de la sainte Eglise ? Le plus outrageant de tous m’a été soumis récemment. Il sortit une de ses épreuves. J’ose à peine te le montrer, seigneur, de crainte qu’une ire justifiée contre ce vil produit d’une imagination dérangée ne me damne à jamais. L’évêque carra ses épaules étroites. — Montre, mon fils. Un prêtre voit maintes horreurs dans sa carrière. Il faut un esprit robuste pour servir le Seigneur, en notre époque. Padway lui tendit la feuille. L’évêque la lut. Une expression de tristesse s’étendit sur son visage angélique. — Ah ! Pauvres faibles mortels ! Ils ne savent pas qu’ils se font plus de mal à eux-mêmes qu’à l’objet de leurs calomnies. Ceci prouve que nous devons, à chaque tournant de notre vie, bénéficier de l’aide de Dieu, de peur de chuter dans le péché. Si tu veux bien me dire qui a écrit cela, je prierai pour lui. — Un nommé Marcus, répondit Padway. Je l’ai renvoyé immédiatement, naturellement. Je n’ai besoin de personne qui ne soit préparé à coopérer de tout cœur avec l’Eglise. L’évêque se racla la gorge avec délicatesse. — J’apprécie tes justes efforts, dit-il. S’il se trouve quelque faveur que mes fonctions… Padway lui parla du bon père Narcissus, qui faisait preuve d’une incompréhension si lamentable vis-à-vis de ses entreprises… Padway se rendit à la messe, le dimanche suivant. Il s’assit bien sur le devant, déterminé à faire face si le père Narcissus se montrait inflexible. Il chanta avec tout le monde : Imminet, imminet, Recta remuneret Aethera donet, Ille supremus ! Il se prit à penser que le christianisme offrait un avantage : par ses concepts de millénium et de jour du Jugement, il familiarisait les gens avec l’avenir d’une façon tout à fait différente de celles des autres religions, et préparait ainsi leur esprit aux idées d’évolution organique et de progrès scientifique. Le père Narcissus commença son sermon là où il l’avait abandonné la semaine précédente : la sorcellerie était le plus condamnable des crimes ; on ne devait laisser aucun sorcier survivre, etc. Padway se raidit. — Mais, continua le bon père avec un regard acide en direction de Padway, nul ne devait, dans un enthousiasme sacré, confondre le pratiquant des sombres arts ou le familier des diables avec l’honnête artisan qui, par ses procédés ingénieux, améliore notre errance en cette vallée de larmes. Après tout, Adam avait inventé l’araire et Noé le navire de haute mer. Et cet art nouveau d’écriture à la machine rendrait possible la diffusion plus efficace de la parole de Dieu parmi les païens… Lorsque Padway rentra, il fit venir Julia et lui signala qu’il n’aurait plus besoin d’elle désormais. Julia d’Apulie se mit à pleurer, doucement tout d’abord, puis de plus en plus fort. — Quelle sorte d’homme es-tu donc ? Je te donne de l’amour. Je te donne tout. Mais non, tu crois que je ne suis qu’une petite paysanne dont tu peux faire tout ce que tu veux et quand tu es fatigué… Le patois semblait sortir d’une mitrailleuse, si crépitant que Padway ne parvenait plus à le suivre. Quand elle commença à crier et à déchirer ses vêtements, Padway la menaça peu galamment de la faire jeter dehors, telle quelle, par Fritharik. Elle se calma. Le lendemain de son départ, Padway examina personnellement la maison pour voir si rien n’avait été volé ou brisé. Sous son lit, il trouva un curieux objet : un tas de plumes de poulet attachées, avec du crin de cheval, à une souris défunte depuis belle lurette ; le tout était raidi par du sang sec. Fritharik ne savait pas ce que c’était. Mais Georges Ménandrus savait ; il pâlit un peu et murmura : — Un sortilège ! Il révéla à Padway, bon gré mal gré, qu’il s’agissait d’un charme porte-malheur vendu par l’un des sorciers du coin ; la femme de ménage renvoyée l’avait sans aucun doute laissé là pour que Padway connût une mort précoce et horrible. Menandrus lui-même ne se sentait pas vraiment sûr de vouloir conserver son emploi. — Non que je croie vraiment aux sortilèges, excellent maître, mais avec ma famille à entretenir, je ne puis courir de risques… Une augmentation vainquit les lamentations de Ménandrus. Celui-ci fut déçu que Padway ne profitât pas de l’occasion pour faire arrêter Julia et la faire pendre pour sorcellerie. — Pense donc, confia-t-il, ça nous mettrait du bon côté de l’Eglise, et quelle histoire pour le journal ! Padway engagea une autre femme de ménage aux cheveux gris, à l’air plutôt frêle et dépressivement virginal. C’est pour cette dernière raison que Padway la choisit. Il apprit que Julia travaillait maintenant pour Ebénézer le Juif. Il espéra qu’elle n’essaierait pas l’une de ses spécialités sur le vieux banquier : celui-ci n’avait pas l’air capable d’y résister longtemps. — Nous devrions recevoir le premier message télégraphié à tout instant, dit Padway à Thomasus. Celui-ci se frotta les mains. — Tu es une petite merveille, Martinus. Je crains seulement que tu n’ailles trop loin. Les messagers de l’administration italienne se plaignent de ce que cette invention va détruire leur source de subsistance. Concurrence déloyale, prétendent-ils. Padway haussa les épaules. — On verra. Peut-être recevrons-nous des nouvelles de la guerre. Thomasus fronça les sourcils. — Encore quelque chose qui m’inquiète. Thiudahad n’a absolument rien fait pour défendre l’Italie. Je n’aimerais pas que la guerre gagnât Rome. — Je te fais un pari, dit Padway. Le gendre du roi, Evermuth le Vandale, passera aux Impériaux. Un soldidus. — Tenu ! Presque au même instant, Junianus, qui était à la tête des opérations entra, portant un morceau de papier : le premier message. Il annonçait que Bélisaire avait débarqué à Reghium ; qu’Evermuth l’avait rejoint et que les Impériaux marchaient sur Naples. Padway sourit au banquier qui en restait bouche bée. — Désolé, mon vieux, mais j’ai besoin de ce solidus. Je fais des économies pour m’acheter un nouveau cheval. — Entends-Tu cela, ô Dieu ? Martinus, la prochaine fois que je ferai un pari avec un magicien, je veux être déclaré incompétent et subir la présence d’un gardien. Deux jours après, un messager annonça à Padway que le roi se trouvait à Rome, qu’il résidait au palais de Tibère et que la présence de Padway était requise. Padway pensa que Thiudahad avait peut-être reconsidéré sa proposition concernant les télescopes. Mais non. — Mon brave Martinus, lui dit Thiudahad, je dois te demander d’interrompre le fonctionnement de ton télégraphe. Sur-le-champ. — Quoi ? Pourquoi, seigneur ? — Tu sais ce qui s’est passé ? Ah ? Ton machin a répandu la nouvelle de la bonne fort… de la trahison de mon gendre à travers tout Rome, quelques heures après l’événement. C’est mauvais pour le moral. Ça encourage les éléments hellénophiles et ça m’attire des critiques. Oui ! Aussi es-tu prié de ne plus le faire fonctionner, du moins pendant la guerre. — Mais, seigneur, je pensais que ton armée jugerait utile… — Plus un mot à ce propos, Martinus. Je te l’interdis. Maintenant, voyons. Mon Dieu, il y avait autre chose que je voulais te dire. Oh ! Oui ! Mon ami Cassiodore désirerait te rencontrer. Tu resteras à dîner, n’est-ce pas ? Quel érudit, ce Cassiodore ! Aussi Padway se retrouva-t-il bientôt en train de saluer le préfet prétorien, un Italien âgé à l’air vertueux. Ils s’enfoncèrent immédiatement dans une discussion sur l’historiographie, la littérature et les risques de l’édition. À son grand regret, Padway s’aperçut qu’il y prenait plaisir. Il savait qu’il encourageait ces vieux brigands dans leur désintérêt total et criminel de la défense de leur pays. Mais – pensée troublante – il y avait assez de l’intellectuel détaché des choses de ce monde dans sa propre nature pour qu’il ne pût s’empêcher de sympathiser avec eux. Il ne s’était pas lancé dans une telle débauche intellectuelle depuis son arrivée dans la bonne vieille ville de Rome. — Illustre Cassiodore, dit-il, peut-être as-tu remarqué que, dans mon journal, j’ai essayé d’apprendre au compositeur à faire la distinction entre u et v, et aussi entre i et j. C’est une réforme qui aurait dû être faite il y a longtemps, tu ne crois pas ? — Oui, oui, mon excellent Martinus. L’empereur Claude avait tenté quelque chose de semblable. Mais quelle lettre utilises-tu pour quel son dans chaque cas ? Padway lui donna des explications. Il confia aussi à Cassiodore son projet d’imprimer le journal, du moins une partie, en latin vulgaire. À cette nouvelle, Cassiodore leva les bras, presque horrifié. — Excellent Martinus ! Ces misérables dialectes qui passent aujourd’hui pour du latin ? Que dirait Ovide s’il les entendait ? Que dirait Virgile ? Que diraient tous ces maîtres anciens ? — Comme ils sont morts depuis un bon bout de temps, dit Padway en souriant, je crains que nous ne le sachions jamais. Mais je suis sûr que, même de leur temps, le s et le m final sautaient dans la prononciation quotidienne. Et de toute façon, la prononciation et la grammaire ont bien trop changé par rapport aux modèles classiques pour que l’on puisse jamais y revenir. Si nous voulons donc que notre nouvel instrument pour la dissémination de la littérature soit utile, il nous faut adopter une orthographe qui s’accorde plus ou moins avec le langage parlé. Autrement, les gens ne se fatigueront pas à l’apprendre. Pour commencer, il va nous falloir ajouter une demi-douzaine de lettres à l’alphabet. Par exemple… Lorsque Padway repartit, des heures plus tard, il avait du moins fait un effort pour amener la conversation sur les mesures à prendre afin d’éviter la guerre. La tentative s’était révélée inutile, mais sa conscience était apaisée. Padway fut surpris, quoiqu’il n’eût pas dû l’être, de l’effet de ses relations avec le roi et le préfet. Des Romains de haute naissance l’invitèrent, et il dut même assister à deux ou trois dîners très ennuyeux qui commençaient à quatre heures de l’après-midi et duraient la majeure partie de la nuit. En écoutant les conversations sinueuses et les discours plus sinueux encore, il songeait qu’un orateur du XXe siècle, spécialiste des fins de dîners, aurait pu prendre des leçons de rhétorique recherchée et inepte auprès de ces gens-là. De la façon légèrement nerveuse dont ses hôtes le présentaient aux autres invités, il conclut qu’il était encore considéré comme une sorte de monstre, mais un monstre bien traité, qu’il pouvait s’avérer utile de connaître. Cornélius Anicius lui-même passa le voir et lui lança l’invitation tant attendue. Il ne s’excusa pas pour son attitude à la bibliothèque, mais ses manières déférentes suggéraient qu’il s’en souvenait. Padway ravala son orgueil et accepta. Il jugea ridicule de vouloir juger Anicius selon ses propres valeurs. Et il désirait revoir la jolie petite brunette. Lorsque le temps fut venu, il se leva de son bureau, se lava les mains et enjoignit à Fritharik de le suivre. Fritharik lui dit, scandalisé : — Tu ne vas pas te rendre à pied jusque chez ce gentilhomme romain ? — Bien sûr que si. Ce n’est qu’à quelques milles. Ça nous fera du bien. — Oh ! Très respectable patron, tu ne peux pas ! Ça ne se fait pas ! Je le sais ; j’ai travaillé pour un patricien, autrefois. Tu devrais avoir une chaise à porteurs, ou au moins un cheval. — Absurde ! De toute façon, nous n’avons qu’un seul cheval de selle. Tu ne veux tout de même pas aller à pied tandis que j’irai à cheval, n’est-ce pas ? — N-n-non que ça me fasse quelque chose de marcher, mais il semblerait bizarre que le libre compagnon d’un gentilhomme aille à pied comme un esclave, lors d’une grande occasion. Le diable soit de cette étiquette, songea Padway. Plein d’espoir, Fritharik lui suggéra : — Bien sûr, il y a le cheval de trait. C’est un animal qui a bel aspect : on le prendrait presque pour un cheval de cavalerie lourde. — Mais je ne veux pas que les ouvriers perdent deux ou trois heures de production à cause d’une stupide question de prestige… … Padway prit le cheval de trait et Fritharik prit le cheval de selle, osseux, qui restait. On introduisit Padway dans une grande salle dont la décoration lui rappela la culture du colifichet à la fin de l’époque victorienne. De derrière une porte fermée, il entendit la voix d’Anicius qui lui arrivait en vagues de pentamètres : Rome, déesse guerrière, sur son trône s’est assise, Le sein découvert, une couronne murale sur le chef. Derrière, de son spacieux casque s’échappant, La chevelure de sa tête emplumée coule sur son dos. Modeste son maintien, mais la sévérité sa beauté rend terrible. De teinte pourpre est sa robe, avec une agrafe en croc ; Sous son sein un bijou son manteau rassemble. Un large et brillant écu son côté supporte, Sur lequel, en noble métal fondu, la caverne de Rhéa… Un serviteur s’était glissé dans l’ouverture et murmura quelque chose. Anicius surgit, un livre sous le bras. Il s’écria : — Mon cher Martinus ! Je te supplie de me pardonner ; je répétais un discours que je dois faire demain. Il tapota le livre et sourit, d’un air coupable. Ce ne sera pas un discours tout à fait original, mais tu ne me trahiras pas, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non. J’en ai entendu une partie à travers la porte. — Vraiment ? Qu’en penses-tu ? — Je trouve ta diction excellente. Padway résista à la tentation de demander ce que cela voulait dire. Une telle question, à propos d’une pièce de rhétorique post-romaine, serait, il s’en rendait compte, à la fois futile et prouverait un manque de tact certain. — Vraiment ? s’écria Anicius. Splendide ! J’en suis fort aise ! Demain, je serai aussi nerveux que Cadmus lorsque les dents du dragon commencèrent à bourgeonner, mais l’approbation d’un critique compétent m’aura rassuré. Maintenant, je vais te laisser à la merci de Dorothéa tandis que j’en finis. Tu ne t’en offenseras pas, j’espère ? Splendide ! Oh ! Ma fille ! Dorothéa apparut et ils échangèrent des compliments. Elle emmena Padway dans le jardin tandis qu’Anicius retournait à son plagiat de Sidoine. — Tu devrais entendre mon père déclamer, dit Dorothéa. Il te ramène à l’époque où Rome était vraiment maîtresse du monde. S’il était possible de rendre son pouvoir à Rome par de belles paroles, père et ses amis l’auraient fait depuis longtemps. Il faisait chaud dans le jardin, de cette chaleur du mois de juin italien. Des abeilles bourdonnaient. — Quelle sorte de fleur est-ce là ? demanda Padway. Elle le lui dit. Il avait chaud. Et il était accablé par la tension, les responsabilités et ses efforts impitoyables. Il désirait être jeune et insouciant, pour changer. Il la questionna encore à propos des fleurs… des questions banales sur des sujets sans importance. Elle lui répondait gentiment, se penchant sur les fleurs pour retirer un parasite çà et là. Elle aussi avait chaud. De petites perles de sueur brillaient sur sa lèvre supérieure. Sa robe fine lui collait au corps par endroits. Padway admirait ces endroits. Elle se tenait tout près de lui et lui parlait sur un ton grave et spontané des fleurs, des parasites et autres pucerons qui les attaquent. Pour l’embrasser, il lui suffisait de tendre la main et de se pencher en avant. Il entendait le sang qui lui battait les oreilles. La façon dont elle lui souriait aurait pu être prise pour une invite. Mais Padway ne bougea pas. Tandis qu’il hésitait, son esprit énumérait des raisons : a) il ne savait comment elle réagirait et ne pouvait présumer de la valeur d’un sourire amical ; b) il risquait de devoir affronter des répercussions d’une portée incalculable si – ce qui était vraisemblable – la chose ne lui plaisait pas ; c) s’il l’aimait, que penserait-elle qu’il recherchait ? Il ne voulait pas de maîtresse – rien ne disait que Dorothéa Anicius désirât le devenir – et il n’avait pas, autant qu’il lui parût, besoin d’une femme ; d) en un sens, il était déjà marié… Ainsi, songea-t-il, on voulait être jeune et insouciant, il y a quelques minutes, hein, mon vieux Martinus ? Cela t’est, impossible ; il est trop tard ; tu t’arrêteras toujours pour considérer les choses rationnellement, comme tu viens de le taire. Tu ferais aussi bien de te résigner à être un adulte calculateur, surtout si tu ne peux rien y faire. Il se sentait un peu triste de ne pas être un de ces gaillards impétueux – habituellement décrits comme grands et beaux – qui jettent un regard sur une fille, reconnaissent en elle la compagne prédestinée, et l’enlèvent dans leurs bras puissants. En se dirigeant vers la maison pour dîner en compagnie de Cornélius Anicius et de sa rhétorique, il la laissa bavarder. Padway admirant Dorothéa qui le précédait, se sentit légèrement humilié d’avoir laissé Julia envahir sa couche. Ils s’assirent – ou plutôt s’allongèrent sur les divans, car Anicius tenait à manger à la bonne vieille manière romaine ; ce, au grand inconfort de Padway. Anicius avait, dans le regard, une étincelle qui paraissait familière à Padway. Il apprit qu’il s’agissait du regard d’un écrivain ou d’un futur écrivain. Anicius s’exclama : — Ah ! Quels temps dégénérés, excellent Martinus ! La lyre d’Orphée ne vibre plus que faiblement ; Calliope se voile la face ; la folâtre Thalie est muette ; les cantiques de notre Sainte Mère l’Eglise ont noyé les doux élans d’Euterpe. Pourtant, quelques-uns d’entre nous s’efforcent de brandir haut le flambeau de la poésie en nageant dans l’Hellespont de la barbarie et en bêchant le jardin de la culture. — Quel haut fait, dit Padway, se tordant en vain pour trouver une position confortable. — Oui, nous persistons, en dépit d’épreuves dignes d’Hercule. Par exemple, tu ne considérerais pas comme téméraire de ma part de soumettre à ton regard attentif et perçant d’éditeur un petit recueil de vers ? Il lui présenta une liasse de papyrus. Quelques-uns d’entre eux ne sont pas tellement mauvais, quoique ce soit moi, leur indigne auteur, qui le déclare. — Ceci m’intéresserait beaucoup, dit Padway en faisant un effort pour sourire. En ce qui concerne la publication, je dois l’avertir que j’ai déjà des engagements avec trois de tes excellents amis. Et entre le journal et mon livre d’école, il s écoulera plusieurs semaines avant que je puisse les imprimer. — Oh ! fit Anicius avec une inflexion descendante. — L’illustre Trajan Hérodote, le distingué Jean Léonte et le respectable Félix Avitus. Rien que des poèmes épiques. En raison des conditions de marché, ces seigneurs supportent la responsabilité de l’édition. — Ce qui veut dire… hein ? — Ce qui veut dire qu’ils payent à l’avance et reçoivent les bénéfices de la vente. Naturellement, très noble seigneur, si le livre est vraiment bon, l’auteur n’a absolument pas à s’inquiéter de ce qu’il gagnera. — Oui, oui, excellent Martinus, je vois. Quelles chances penses-tu que possède ma petite création ? — Il me faudrait avant tout la voir. — Tu as raison. Je vais t’en lire un passage, pour te donner une idée. Anicius s’assit. Il tint le papyrus dans une main et effectua des gestes délicats de l’autre : Mars son seigneur acclame de sa trompe tonnante, Le jeune Jupiter, sur le trône depuis peu, Tout sur les deux placé par la Nature savante. Le père est adoré par tous les autres dieux, Lui qui en grande pompe suit un roi si ancien… — Papa, l’interrompit Dorothéa, ta nourriture refroidit. — Quoi ? Oh ! C’est vrai, mon enfant. — Et, continua Dorothéa, je crois que tu devrais écrire quelques bons sentiments chrétiens de temps en temps, au lieu de toutes ces superstitions païennes. Anicius soupira. — Si tu as jamais une fille, Martinus, marie-la très tôt, avant qu’elle ne manifeste son esprit de critique. En août, Naples tomba aux mains du général Bélisaire. Thiudahad n’avait rien fait pour aider la ville, si ce n’est faire arrêter les familles de la petite garnison gothique pour s’assurer sa fidélité. La seule défense vigoureuse de la cité jaillit des Napolitains juifs. Ceux-ci, connaissant les complexes religieux de Justinien, savaient quel traitement attendre sous la domination impériale. Padway apprit la nouvelle non sans tristesse. Il pourrait tellement faire pour eux s’ils voulaient bien le laisser tranquille ! Et il suffirait d’un simple incident pour le détruire… un de ces accidents inhérents à la guerre, comme ce qui était arrivé à Archimède. À cette époque, les civils qui se trouvaient sur le chemin des armées belligérantes recevaient le bon vieux traitement sans pitié auquel les militaires du XXe siècle semblaient être revenus, après environ cent cinquante ans de conduite relativement humaine. Fritharik annonça à Padway qu’un groupe de Goths voulait visiter sa maison. Il ajouta de sa voix sépulcrale : — Thiudégiskel est avec eux. Tu sais, le fils du roi. Surveille-le, excellent patron. C’est un faiseur d’histoires. Ils étaient six, tous des jeunes ; ils entrèrent lourdement avec leurs épées, ce qui, d’après les mœurs de l’époque, n’était guère poli. Thiudégiskel, beau jeune homme blond, avait hérité de son père sa voix haut perchée. Il examina Padway comme on regarde un animal dans un zoo et lui dit : — Je voulais voir ta maison, depuis que j’ai entendu dire que mon père et toi avez grommelé ensemble sur des manuscrits. Je suis un gaillard curieux, tu sais ; j’ai un esprit actif. À quoi diable servent donc ces idiotes de machines ? Padway lui donna quelques explications tandis que les compagnons du prince faisaient, en gothique, des remarques désobligeantes sur son aspect, avec la fausse impression qu’il ne devait pas les comprendre. — Ah ! oui, fit Thiudégiskel en interrompant une de ses explications. Je crois que c’est tout ce qui m’intéresse là-dedans. Maintenant, voyons un peu cette machine à faire des livres. Padway lui montra les presses. — Oh ! Oui, je comprends. C’est très simple, en fait, hein ? J’aurais pu l’inventer moi-même. C’est très bien pour ceux qui aiment ça. Quoique je sache lire et écrire et tout ça. Mieux que la plupart des gens, en fait. Mais ça ne m’a jamais intéressé. C’est un peu morne pour quelqu’un d’athlétique comme moi. — Sans doute, sans doute, seigneur, renchérit Padway. Il espérait que la fureur noire qu’il ressentait n’apparaissait pas sur son visage. — Dis, Willimer, dit Thiudégiskel, tu te souviens de ce commerçant avec lequel on s’est amusé, l’hiver dernier ? Il ressemblait un peu à Martinus. Le même grand nez. Willimer éclata de rire. — Si je m’en souviens ! Guths in himinam ! Je n’oublierai jamais la tête qu’il a fait quand on lui a dit qu’on allait le baptiser dans le Tibre avec des pierres pour que les anges ne l’emportent pas ! Mais le plus drôle, c’est quand des soldats de la garnison nous ont arrêtés pour agression ! Entre deux éclats de rire, Thiudégiskel confia à Padway : — Tu aurais dû être là, Martinus. Tu aurais dû voir la tête du vieux Liudéris quand il a découvert qui nous étions ! On l’a fait ramper, inutile de le dire. J’ai toujours regretté d’avoir raté la flagellation des soldats qui nous avaient pincés. C’est là quelque chose qui m’est propre : je sais apprécier l’humour des choses comme ça. — Voudrais-tu voir autre chose ? demanda Padway, imperturbable. — Oh ! Je ne sais pas… Dis, qu’est-ce que c’est que toutes ces caisses ? — Elles contenaient des marchandises pour nos machines, mon seigneur ; comme elles viennent d’arriver nous n’avons pas eu le temps de les brûler, mentit Padway. Thiudégiskel sourit d’un air bon enfant. — Tu essaies de me faire croire des choses, hein ? Je sais ce que tu fais. Tu vas sortir tous ces trucs de Rome avant l’arrivée de Bélisaire, non ? C’est là quelque chose qui m’est propre : je sais mettre à jour les petites manœuvres comme ça. Eh bien, je ne t’en blâme pas. Quoiqu’il me semble que tu aies des informations de première main sur l’issue de la guerre. Il examina une longue-vue en cuivre toute neuve qui se trouvait sur un établi. Voilà un petit appareil intéressant. Je vais l’emporter, si ça ne te fait rien. C’en était trop, même pour la patience monumentale de Padway. — Non, seigneur, je suis désolé, mais j’en ai besoin pour mes affaires. Les yeux de Thiudégiskel s’arrondirent d’étonnement. — Hein ? Tu veux dire que je ne peux pas la prendre ? — Exactement, seigneur. — Eh bien… euh… euh… Si tu prends cette attitude, je te l’achète. — Elle n’est pas à vendre. Le cou de Thiudégiskel vira soudain au rouge, effet de l’embarras et de la rage. Ses cinq amis se rapprochèrent de lui, la main gauche sur la poignée de l’épée. Le nommé Willimer murmura : — Je crois, messieurs, que le fils de notre roi vient d’être insulté. Thiudégiskel avait reposé la longue-vue sur l’établi. Il tendit la main vers elle ; Padway s’en empara et fit claquer l’extrémité du tube dans la paume de sa main gauche. Il savait que, même s’il se tirait indemne de cette situation, il se traiterait de Don Quichotte parfait. Mais, pour le moment, il était trop furieux pour y songer. Le silence gênant fut brisé par un raclement de pieds derrière Padway ; il vit les yeux du Goth le quitter. Il se retourna. À la porte se trouvaient Fritharik, le fourreau de son épée placé en avant, et Nerva, qui tenait un manche en bronze long de trois pieds. Derrière eux entrèrent les autres ouvriers avec un assortiment d’instruments contondants. — Il semblerait, dit Thiudégiskel, que ces gens n’aient aucunes façons. Nous devrions leur donner une bonne leçon. Mais j’ai promis à mon père de renoncer aux bagarres. C’est là quelque chose qui m’est propre, je tiens toujours mes promesses. Venez, les gars. Ils partirent. — Ouf ! Souffla Padway. Vous m’avez sauvé la vie, les gars. Merci. — Oh ! Ce n’était rien, dit Georges Ménandrus d’un air dégagé. Dommage qu’ils ne soient pas restés pour se battre. Ça m’aurait plu de taper sur ces gros crânes. — Toi ? Honh ! grogna Fritharik. Patron, la première chose que j’ai vue quand je me suis mis à rassembler les ouvriers, c’est ce gaillard qui sortait par la porte de derrière. Tu sais comment je l’ai fait changer d’avis ? Je lui ai dit que je le pendrais avec mes propres boyaux s’il ne me suivait pas ! Et les autres, je les ai menacés de leur couper la tête et de la planter sur la palissade devant la maison. Il prévit des calamités infinies durant quelques secondes, puis ajouta : — Mais ça ne sert à rien, excellent Martinus. Ces types ont maintenant une dent contre nous, et ils sont très influents, naturellement. Ils peuvent échapper à n’importe quoi. Et nous finirons tous dans des tombes anonymes. Padway se démena comme un beau diable pour faire transporter la partie mobile de son équipement à Florence. Pour autant qu’il se rappelât son Procope, cette ville n’avait été ni assiégée ni pillée durant la guerre des Goths de Justinien, du moins dans son début. Mais tout n’était pas à moitié empaqueté que huit soldats de la garnison vinrent le voir pour lui dire qu’il était en état d’arrestation. Il commençait à s’habituer aux arrestations ; aussi donna-t-il calmement des ordres à ses contremaîtres et à son rédac-chef pour que l’équipement fût emballé et transporté et que Thomasus fût averti afin qu’il gardât contact avec lui. Puis il partit. En route, il offrit une tournée aux Goths. Ils acceptèrent sur-le-champ. Dans la taverne, il prit le commandant à part et lui offrit un petit pot-de-vin pour le laisser s’enfuir. Le Goth sembla accepter et empocha un solidus. Mais lorsque Padway, l’esprit bien décidé à se raser la barbe à trouver un cheval et à galoper vers Florence, aborda le sujet de la libération, le Goth le considéra avec un air de surprise et d’embarras. — Voyons, si distingué Martinus, je n’ai jamais songé à te laisser fuir ! Notre commandant en chef, le noble Liudéris, est un homme aux principes austères et rigides. Si mes hommes parlaient, il serait mis au courant et il ne manquerait pas de me casser. Naturellement, j’apprécie ton petit cadeau et j’essaierai de placer un mot en ta faveur. Padway se tut, mais il décida qu’il s’écoulerait un bon bout de temps avant qu’il plaçât un mot en faveur de cet officier. VIII Liudéris fit gonfler ses favoris blancs comme la neige et expliqua : — Je suis désolé que tu m’aies trompé, Martinus. Je n’aurais jamais cru qu’un véritable arien se serait abaissé à… euh… s’aboucher avec des Italiens hellénophiles pour introduire en Italie une foule de fanatiques orthodoxes. — Oui a dit cela ? demanda Padway, plus ennuyé qu’anxieux. — Pas moins que… euh… le noble Thiudégiskel. Il a raconté comment, lors de sa visite chez toi, non content de l’insulter et de l’injurier, tu t’es vanté de tes relations avec les Impériaux. Ses compagnons ont corroboré ses dires. Ils ont dit que tu ourdis des plans secrets pour la trahison de Rome et que tu te préparais à déménager par crainte des ennuis. Quand mes hommes t’ont arrêté, ils ont découvert que tu étais bel et bien sur le point de partir. — Cher seigneur ! lança Padway, exaspéré. Crois-tu donc que je n’aie pas de cervelle ? Si j’étais au courant de quelque complot, crois-tu que j’irais m’en vanter à tout le monde ? Liudéris haussa les épaules. — Je ne sais trop ? je ne fais que mon devoir, qui est de te tenir prêt à être questionné sur ce plan secret. Emmène-le, Sigifrith. Padway retint un frisson au mot « questionné ». Si cette honnête tête de bois en décidait ainsi, il avait une grosse chance de lui faire dire n’importe quoi. Les Goths avaient installé un camp de prisonniers à l’extrémité nord de la ville, entre la voie Flaminienne et le Tibre. Deux côtés du camp étaient formés par une barrière érigée à la hâte, et les deux autres par le mur d’Aurélien. Padway remarqua que deux patriciens romains l’avaient précédé en captivité ; tous deux déclarèrent avoir été arrêtés parce qu’ils étaient soupçonnés de complicité dans un complot « impérial ». Plusieurs autres Romains les rejoignirent en l’espace de quelques heures. Le camp n’avait rien d’un chef-d’œuvre à l’épreuve des évasions, mais les Goths en tiraient le meilleur parti possible. Ils montaient une garde serrée autour de la palissade et le long de la muraille. Ils avaient même posté une escouade de l’autre côté du Tibre au cas où un prisonnier franchirait le mur et essaierait de traverser le fleuve. Durant trois jours, Padway campa. Il marchait d’un bout à l’autre du camp, allait et revenait. Lorsqu’il était fatigué de marcher, il restait assis. Lorsqu’il était fatigué d’être assis, il marchait. Il parlait un peu avec ses compagnons, mais d’une manière morose et absente. Il avait été idiot – disons du moins qu’il s’était grossièrement trompé – en supposant qu’il pourrait mener à bien ses plans sans plus de difficultés qu’à Chicago. Ce monde était un monde rude, en convulsions. Il lui fallait y songer ; autrement, il se trouverait pris dans le mécanisme. Même les experts en intrigue politique et en banditisme en uniforme connaissaient souvent une fin tragique. Quelle chance avait donc un étranger tel que lui, désespérément pacifique et apolitique ? Eh bien, quelle chance avait-il de toute façon ? Il s’était tenu en dehors des questions de caractère public autant que possible, et il était maintenant dans une position horrifiante à cause d’une malheureuse prise de bec pour une longue-vue en cuivre. Il aurait aussi bien pu se plonger dans l’aventurisme jusqu’à la garde. Si jamais il s’échappait, il se transformerait en aventurier. Il leur montrerait ! Le quatrième jour ne résolut point l’anxiété qui tenaillait Padway quant à son interrogatoire. Quelque chose semblait exciter les gardes. Padway tenta bien de les questionner, mais ils le rembarrèrent. En écoutant leur conversation a voix basse, il saisit le mot folkmote. Ceci signifiait que le grand rassemblement se tiendrait près de Terracina et que les Goths décideraient ce qu’il fallait faire à propos de la chute de Naples. Padway engagea la conversation avec l’un des prisonniers patriciens. — Je te parie un solidus, dit-il, qu’ils vont déposer Thiudahad et élire Vitigès à la place. Le patricien, le malheureux, tint le pari. Thomasus le Syrien arriva. Il expliqua : — Nerva a essayé d’entrer, mais il n’a pas pu payer un pot-de-vin assez élevé. Comment te traite-t-on ? — Pas trop mal. La nourriture n’est pas exactement délicieuse, mais on nous en donne beaucoup. Ce qui m’inquiète, c’est que Liudéris croit que je trempe dans une prétendue conspiration contre Rome, et il se peut qu’il utilise des méthodes drastiques pour me soutirer des renseignements. — Oh ! Ça ! Il y a bien une conspiration en route. Mais je crois que tu seras tranquille encore quelques jours. Liudérus est parti à la grande assemblée et les affaires des Goths sont très confuses. Il continua en abordant l’état du commerce de Padway. Nous avons envoyé les dernières caisses ce matin. Ebénézer le Juif montera à Florence dans deux semaines. Il ira constater que tes contremaîtres n’ont pas disparu avec tous tes biens. — Tu veux dire qu’il va voir s’ils n’ont pas disparu avec. Rien sur la guerre ? — Rien, à part que Naples a beaucoup souffert. Les Huns de Bélisaire se sont déchaînés lorsque la ville a été capturée. Mais je suppose que tu le sais. Tu ne peux plus dire que tu ne possèdes pas une connaissance magique de l’avenir. — Peut-être. Tu es de quel côté, Thomasus ? — Moi ? Eh bien… je n’y avais jamais vraiment réfléchi, mais je suppose que je suis du côté des Goths. Ces Italiens n’ont plus de combativité qu’un tas de lapins ; alors, le pays ne peut pas être réellement indépendant. Et s’il faut que nous soyons dirigés par des étrangers, les Goths se sont montrés beaucoup plus larges avec nous que ne le seraient les percepteurs de Justinien. Seuls mes amis orthodoxes ne voient pas la chose de la sorte. Comme mon cousin Antiochus, par exemple. Ils deviennent complètement irrationnels lorsqu’ils sont lancés sur le sujet des hérétiques ariens. Quand il fut sur le point de partir, Thomasus demanda à Padway : — Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse t’apporter ? Je ne sais pas ce que les gardes me permettront d’amener, mais s’il y a quelque chose… Padway réfléchit. — Oui, dit-il, je voudrais du matériel de peinture. — De peinture ? Tu veux passer le mur d’Aurélien à la chaux ? — Non ; des trucs pour peindre des tableaux. Tu sais ? Et Padway fit des gestes. — Oh ! Ce genre de peinture-là ! Bien sûr. Ça t’aidera à passer le temps. Padway voulait monter sur le mur pour avoir une idée précise du camp afin de reconnaître les voies d’évasion. Aussi, lorsque Thomasus lui apporta son matériel de peintre se rendit-il auprès du commandant du camp, un individu bourru nommé Hrotheigs, afin de lui en demander la permission. Hrotheigs lui jeta un regard et prononça un mot : « Ni ! » Padway masqua son ennui et se retira pour méditer sur la manière de se faire des amis. Il consacra la majeure partie de la journée à certains essais avec son matériel, lequel était un peu surprenant pour un néophyte. Un de ses codétenus lui expliqua que l’on recouvrait de cire l’une des minces planches, que l’on peignait dessus à la gouache et que l’on chauffait le tableau jusqu’à ce que la cire fût assez molle pour absorber le pigment. C’était un travail délicat : si l’on chauffait trop le tableau, la cire fondait et les couleurs coulaient. Padway n’avait rien d’un artiste de profession, mais un archéologue, dans l’exercice de sa profession, s’y connaît toujours quelque peu en dessin et en peinture. Aussi, le lendemain, Padway se sentit-il assez en confiance pour demander à Hrotheigs s’il aimerait avoir son portrait peint. Le Goth, pour une fois, parut presque ravi. — Pourrais-tu vraiment faire un tableau de moi ? Je veux dire un que je pourrais garder ? — Essayons, excellent capitaine. Je ne connais pas le résultat d’avance. Il se peut que tu finisses avec l’air de Satan et le mal au ventre. — Hein ? L’air de qui ? Oh ! Je vois ! Hao ! hao ! hao ! Toi, t’es un marrant. Et ainsi Padway fit un tableau. Autant qu’il pût juger, il ressemblait autant à un bandit à barbe noire qu’à Hrotheigs. Mais le Goth, enchanté, lui assura que c’était là son image toute crachée. La deuxième fois, il n’opposa pas d’objection à ce que Padway grimpât sur le mur pour peindre des paysages à partir de ce lieu élevé, et il ne détacha qu’un seul garde pour le surveiller. En prétendant qu’il lui fallait choisir le meilleur point de vue pour peindre, Padway déambula sur toute la longueur du mur. À l’extrémité nord, là où la muraille se dirigeait vers l’est en direction de la porte Flaminienne, le sol, à l’extérieur, descendait de quelques mètres jusqu’à un bras mort, petite mare remplie de nénuphars. Il méditait sur ce détail quand son attention fut attirée dans la direction du camp. Deux gardes amenaient un prisonnier en riches habits goths, qui ne se montrait guère coopératif. Padway reconnut Thiudégiskel, le précieux fils du roi. Ceci était trop intéressant. Padway descendit l’échelle. — Salutations, lança-t-il. Bonjour. Thiudégiskel était accroupi, l’air inconsolable, échevelé. Son visage portait de nombreuses ecchymoses. Ses deux yeux ne tarderaient pas à se gonfler jusqu’à être fermés. Les patriciens romains lui souriaient sans le moindre air de commisération. Il leva les yeux. — Oh ! C’est toi, dit-il. Presque toute son arrogance semblait l’avoir quitté comme l’air d’un ballon crevé. — Je ne m’attendais pas à te rencontrer ici, dit Padway. On dirait que tu as passé un mauvais quart d’heure. Thiudégiskel, en grognant, fit péniblement jouer ses articulations. — Deux de ces soldats qui avaient été flagellés pour nous avoir arrêtés m’ont attrapé. Chose surprenante, il sourit, exhibant une incisive supérieure brisée. — Je ne peux pas dire que je leur en veux. C’est là quelque chose qui m’est propre : je vois toujours le point de vue d’autrui. — Pourquoi te trouves-tu ici ? — Tu ne sais pas ? Je ne suis plus fils de roi. Ou plus exactement, mon père n’est plus roi. L’assemblée l’a déposé et a élu cet imbécile de Vitigès. Alors, l’imbécile m’a fait enfermer pour que je ne fasse pas d’histoires. — Tsk, tsk ! Dommage. Thiudégiskel sourit péniblement, une fois encore : — N’essaie pas de me dire que tu es désolé pour moi. Mais, dis donc, tu peux me renseigner sur les traitements auxquels s’attendre, qui acheter, etc. Padway donna au jeune homme quelques tuyaux pour bien s’entendre avec les gardes, puis lui demanda : — Où se trouve Thiudahad actuellement ? — Je ne sais pas. La dernière fois que j’en ai entendu parler, il était parti vers Tivoli, pour fuir les grandes chaleurs. Mais il était censé revenir ici cette semaine. Une recherche littéraire à laquelle il travaille. Entre ce qu’il se rappelait de l’histoire de l’époque et les informations qu’il avait récemment accumulées, Padway avait une vision assez précise des événements. Thiudahad avait été expulsé. Le nouveau roi, Vitigès organiserait une résistance loyale et déterminée. Le résultat serait pire qu’une absence de résistance, à tout le moins en ce qui concernait l’Italie. Il ne pourrait battre les Impériaux, n’ayant pas assez de cervelle dont il vaille la peine de parler. Il commencerait sa campagne par une erreur fatale : il marcherait sur Ravenne, abandonnant ainsi Rome défendue par sa seule garnison habituelle. D’un autre côté, les Impériaux ne pouvaient le battre, avec leurs troupes réduites, que par des années de campagnes de destructions. Tout, du point de vue de Padway était préférable à une guerre prolongée. Si les Impériaux gagnaient, leur conquête s’avérerait éphémère. Justinien ne devait pas en être trop blâmé ; il aurait eu besoin de pouvoirs surnaturels pour prévoir tout ceci. C’était la le point important : Padway le possédait bel et bien, ce don. N’était-ce donc pas à lui d’agir ? Padway ne nourrissait aucun préjugé violent en faveur de la domination gothique ou impériale. Aucun des deux ne présentait une organisation politique qui pût l’enthousiasmer. Le capitalisme libéral et la démocratie socialiste offraient tous les deux leurs avantages, mais il ne pensait pas qu’il existait la moindre chance d’établir définitivement l’un ou l’autre dans le monde du VIe siècle. Si les Goths étaient paresseux et ignorants, les Grecs étaient rapaces et vénaux. Telles cependant étaient les seules autorités valables. L’Italien du VIe siècle était trop peu militarisé pour se tenir debout par lui-même, et il se révélait indolemment conscient de ce fait. À tout prendre, le régime goth n’avait pas eu d’effets fâcheux. Les Goths imposaient la tolérance à des gens pour qui le concept de liberté religieuse signifiait la permission de pendre, noyer ou brûler tous les membres des sectes autres que la leur. Et les Goths considéraient la péninsule comme un foyer agréable qui valait la peine d’être protégé et préservé. C’était là une attitude supérieure à celle que l’on pouvait attendre de la part d’un sauvage tel que le monarque mérovingien, Thibert d’Austrasie, ou d’un tripoteur insatiable comme Jean de Cappadoce, l’intendant général de Justinien. Supposons donc que Padway décide d’œuvrer en faveur d’une prompte victoire des Goths au lieu d’une prompte victoire des Impériaux. Comment pouvait-il apporter aide aux premiers ? Il ne lui servirait à rien d’essayer de convaincre les Goths de se débarrasser de Vitigès. Si le roi goth, quel qu’il fût, pouvait être amené à écouter les conseils de Padway, il serait possible de réaliser quelque chose. Le vieux Thiudahad, lui, si inutile fût-il, pouvait être maté. Un plan commença à se dessiner dans l’esprit de Padway. Il regrettait de ne pas avoir dit à Thomasus de revenir plus tôt. Pour conjurer les ténèbres… Lorsque Thomasus reparut, Padway lui dit : — Je veux deux livres de soufre mélangé avec de l’huile d’olive pour former une pâte ; et quelques chandelles. Et quarante pieds de corde, assez solide pour supporter un homme. Crois-le ou non, mais je tiens l’idée de la voluptueuse Julia. Tu te rappelles sa réaction quand j’ai fumigé la maison ? — Voyons, Martinus, tu es en parfaite sécurité, pour l’instant ; alors, pourquoi ne restes-tu pas ici au lieu de tenter une évasion insensée ? — J’ai mes raisons. L’assemblée devrait se terminer aujourd’hui ou demain, d’après ce que j’ai entendu dire, et il me faut être sorti avant. — Ecoute-le ! Ecoute-le donc ! Je suis là, le meilleur ami qu’il ait dans tout Rome, et est-ce qu’il écoute mes conseils ? Non ! Il veut s’échapper du camp, peut-être recevoir une flèche dans les reins pour la peine, et puis aller s’immiscer dans la politique des Goths. As-tu jamais rien entendu de tel ? Martinus, tu ne couves pas une idée extraordinaire pour te faire élire roi des Goths, n’est-ce pas ? Parce que ça ne marchera pas. Il faut que tu sois… — Je sais, sourit Padway, il faut être Goth et descendre de la noble famille des Amalings. C’est pourquoi je suis si pressé de sortir. Tu veux que l’affaire soit sauvée pour recouvrer tes prêts, n’est-ce pas ? — Mais comment diable vais-je faire entrer tout ça ? Les gardes sont très méfiants. — Apporte la pâte sulfureuse dans une boîte au fond d’un panier à provisions. S’ils l’ouvrent, dis-leur que c’est une prescription médicale. Tu ferais bien de mettre Vekkos au courant pour corroborer tes dires. Et pour la corde… voyons, je sais… Va chez mon tailleur et achète une cape comme la mienne. Fais-lui coudre la corde dans les ourlets, pas trop solidement pour qu’on puisse l’arracher. Quand tu rentreras, tu placeras ta cape à côté de la mienne, et tu prendras celle-ci en repartant. — Martinus, c’est de la folie. Je me ferai prendre à coup sûr, et que deviendra alors ma famille ? Tu ferais bien mieux de m’écouter. Je ne puis risquer la vie d’infortunés innocents. À quelle heure veux-tu que je vienne avec cette corde et le reste ? Padway était assis sur le mur d’Aurélien, dans le soleil brillant du matin. Il affectait un grand intérêt pour le tombeau d’Hadrien, en aval, sur la rive opposée. Le garde qui lui avait été assigné, un nommé Aïulf, regardait par dessus son épaule. Padway appréciait l’intérêt d’Aïulf, mais il souhaitait parfois que la barbe du Goth fût moins longue et moins dure. Il était plutôt déconcertant de la sentir gratter sa chemise, alors qu’il fallait trouver la couleur appropriée. — Tu vois, expliqua-t-il en un gothique hésitant, je tiens mon pinceau en avant, je regarde ce que je peins et je mesure du pouce sur le pinceau. C’est comme ça que tout conserve ses proportions. — Je vois, répliqua Aïulf dans un latin tout aussi exécrable – tous deux s’entraînaient dans leurs langues respectives –. Mais suppose que tu veuilles peindre un petit tableau – comment dire – avec des tas de choses dedans aussi ? La mesure sur le pinceau sera trop grande, n’est-ce pas ? Aïulf, pour un garde, n’était pas du tout stupide. En fait, Padway fixait son attention sur bien autre chose. Il observait en secret les autres gardes et sa petite pile d’objets personnels. Tous les prisonniers faisaient de même, pour des raisons évidentes. Padway se demandait surtout quand la chandelle cachée dans son panier à provisions atteindrait la pâte sulfureuse. Apparemment, il avait eu beaucoup de mal à allumer son brasero ce matin-là ; en réalité, il avait installé sa petite machine infernale.. Il ne pouvait s’empêcher de jeter de temps en temps un regard furtif aux soldats, de l’autre côté du fleuve, et à la mare aux nénuphars derrière lui. Aïulf, fatigué de son observation, fit quelques pas en arrière. Il s’assit sur son petit tabouret, prit un instrument semblable à une flûte et se mit à en tirer des accents plaintifs. Les sons faisaient songer à une dame blanche gémissant du fond d’un tonneau d’eau et ne manquaient jamais de donner des sueurs froides à Padway. Mais il appréciait trop la bonne volonté d’Aïulf pour protester. Il travailla sans relâche ; son attente ne se manifestait toujours pas. La chandelle avait dû s’éteindre ; autrement, elle aurait déjà atteint le soufre. Il serait bientôt l’heure de déjeuner. Si on lui demandait de descendre du mur, il semblerait curieux qu’il prétendît n’avoir pas faim. Peut-être… Aïulf cessa un instant ses gémissements. — Qu’a donc ton oreille, Martinus ? Tu n’arrêtes pas de la frotter. — Rien qu’un chatouillement, répondit Padway. Il n’expliqua pas qu’il s’agissait, chez lui, d’un symptôme de nervosité déchirante. Il continua à peindre. Le seul résultat de sa tentative, songea-t-il, serait la plus laide peinture d’un tombeau jamais effectuée par un peintre amateur. Alors qu’il perdait espoir, ses nerfs se calmèrent. Le soufre ne s’était pas enflammé, voilà tout. Il essaierait encore le lendemain… En bas, dans le camp, un prisonnier toussa ; puis un autre. Puis, tous se mirent à tousser. Des fragments de conversations montaient : « Que diable… — Ça doit être les tanneries… — Pas possible, elles sont à deux ou trois milles d’ici… — C’est du soufre enflammé, par tous les saints… — Peut-être le Diable nous rend-il visite… Des gens tournaient en rond ; la toux s’étendit ; les gardes dérivaient dans le camp. Quelqu’un repéra la source des émanations et y donna un coup de pied. Instantanément, plusieurs mètres de superficie furent couverts d’une bouillie jaunâtre sur laquelle dansaient de petites flammes bleues. Des cris étouffés montèrent. Un mince ruban de fumée bleue monta dans l’air tranquille. Les gardes postés sur les murs, Aïulf y compris, se précipitèrent au bas de l’échelle. Padway avait préparé sa fuite avec tant de soin qu’il l’exécuta presque sans être conscient de chacun de ses actes. Sur son brasero chauffaient deux petits pots de cire liquide, déjà colorée. Il plongea les mains dans la matière brûlante et se barbouilla le visage et la barbe de cire vert foncé. Elle durcit presque instantanément. Puis, du bout des doigts, il traça trois grands cercles de cire jaune extraite de l’autre pot. Puis, comme s’il se promenait, il se dirigea vers l’angle du mur, s’accroupit hors du champ de vision de ceux qui toussaient dans le camp, arracha la corde cousue dans sa cape et fit glisser un nœud sur une protubérance du mur. Un dernier regard de l’autre côté du fleuve lui apprit que les soldats n’avaient apparemment rien remarqué, quoiqu’ils eussent pu entendre l’explosion à l’intérieur des murailles, s’ils avaient écouté. Padway descendit lentement le long du mur septentrional. Il fit tomber la corde. Ce faisant, un rayon de soleil le fit jurer silencieusement. Après une immersion prolongée, sa montre serait fichue ; il aurait dû penser à la confier à Thomasus. Il avisa une pierre branlante dans le mur. Il la descella complètement, enveloppa la montre dans son mouchoir, l’enfouit dans le trou et replaça la pierre. Le tout ne lui avait pris que quelques secondes, mais il reconnaissait s’être montré absurdement idiot en prenant le risque de perdre du temps pour l’amour d’une montre. D’un autre côté, selon sa propre nature, il ne pouvait sciemment abîmer sa montre… Il trottina vers la mare en emportant la corde. Il n’y plongea pas mais s’y aventura jusqu’à quelques pieds, s’assit dans l’eau noire, tel un homme qui s’enfonce dans un bain trop chaud, et fit la planche de telle sorte que seuls son nez et ses yeux dépassaient parmi les nénuphars. Il déplaça les plantes tout autour de lui afin qu’elles le cachent presque complètement. Quant au reste, il fallait compter sur le vert de sa cape et son bizarre camouflage facial. Il attendit, écoutant son cœur et le murmure qui passait par-dessus la muraille. Il n’attendit pas longtemps. Bien vite retentirent des cris, des coups de sifflets et les lourds pas des Goths, au sommet du mur. Les gardes faisaient des signes aux soldats postés de l’autre côté du fleuve. Padway n’osa pas tourner la tête pour voir ce qui se passait, mais il pouvait s’imaginer qu’un bateau à rames s’avançait dans la mare. — Aïlôé ! L’ennemi semble s’être évanoui dans les airs… — Il se cache quelque part, idiot ! Cherchez, cherchez ! Sortez les chevaux ! Padway ne bougea pas lorsque les gardes fouillèrent la base du mur et enfoncèrent leurs épées dans des buissons à peine assez gros pour cacher un terrier. Il ne bougea pas tandis qu’un petit poisson explorait son oreille gauche à l’en rendre fou. Il resta immobile, les yeux presque fermés, lorsque deux ou trois Goths contournèrent la mare et la contemplèrent longuement, à une trentaine de pieds de lui à peine. Il resta immobile lorsqu’un cavalier goth traversa la mare à grand renfort d’éclaboussures, passant à une quinzaine de pieds de sa personne. Il resta immobile durant l’après-midi interminable, jusqu’à ce que tout se fût calmé autour de lui. Névitta, fils de Gummund, fut à juste titre effrayé lorsqu’un homme jaillit des buissons qui s’alignaient le long de l’allée menant chez lui et l’appela par son nom. Il rentrait alors à la ferme. Hermann, à la remorque comme d’habitude, avait à moitié sorti son épée avant que Padway eût eu le temps de s’identifier. Il s’expliqua : — Je suis arrivé il y a deux heures et je voulais t’emprunter un cheval. Tes gens m’ont dit que tu étais parti à l’assemblée, mais que tu ne tarderais pas à revenir ce soir. Alors, j’ai attendu. Il continua en racontant brièvement son emprisonnement et son évasion. Le Goth rugit : — Ah ! ah ! Tu veux dire… ah ! ah !… que tu es resté allongé toute la journée dans cette mare, juste sous le nez des gardes, le visage peint comme une de ces saletés de fleurs ? Ah ! ah ! Christ ! C’est la meilleure que j’aie jamais entendue ! Il mit pied à terre. Entrons chez moi et dis-m’en plus. Bigre, tu empestes vraiment comme une grenouille, mon vieil ami ! Plus tard, il devint plus sérieux. — J’aimerais te faire confiance, Martinus. De l’avis général, on peut compter entièrement sur toi en dépit de tes curieuses façons d’étranger. Mais comment savoir si Liudéris n’a pas raison ? On dit que tu prévois l’avenir, mais que tu essaies de cacher la chose. On dit aussi que certaines de tes machines sentent assez la magie. — Je serai franc avec toi, lui dit Padway prudemment. Je vois un peu dans l’avenir. Ne me blâme pas ; je bénéficie simplement d’un don. Satan n’a rien à y voir. Je veux dire que je vois ce qui se passera si on laisse les gens concrétiser leurs intentions. Si j’utilise cette faculté pour intervenir, je change l’avenir et ma vision n’est plus valable. En l’occurrence, je sais que Vitigès perdra la guerre. Et il la perdra de la plus horrible manière… au bout d’années de combats qui dévasteront l’Italie. Ce n’est pas sa faute. Il est simplement fait comme ça. La dernière chose que je désire, c’est bien de voir ce pays ruiné ; cela détruirait bien des projets qui me tiennent à cœur. C’est pourquoi je me propose d’intervenir et de changer le cours normal des événements. Les résultats peuvent être meilleurs ; ils peuvent difficilement être pires. Névitta fronça les sourcils. — Tu veux dire que tu vas faire ton possible pour que nous les Goths, soyons rapidement défaits ? Je ne crois pas pouvoir être d’accord avec une telle… — Non. Je propose de vous gagner la guerre. Si j’y arrive. IX Si Padway n’était pas dans l’erreur et si l’histoire de Procope n’avait pas menti, Thiudahad, dans sa fuite éperdue vers Ravenne, devrait passer par la voie Flaminienne endéans les vingt-quatre heures. Tout le long du chemin, Padway avait demandé aux gens s’ils n’avaient pas vu passer l’ex-roi. Tous avaient affirmé que non. Arrivé aux abords de Narnia, il n’osa plus remonter vers le nord. La voie Flaminienne bifurquait à cet endroit et il ne pouvait savoir si Thiudahad prendrait la nouvelle ou l’ancienne route. Avec Hermann, il se reposait donc et écoutait paître les chevaux. Padway regarda son compagnon d’un œil bilieux. Hermann avait embarqué un peu trop de bière à Ocriculum. Aux instructions de Padway qui tenait à établir un roulement pour observer la route, il ne réagit que par un sourire d’idiot et un : Ja, ja ! Il finit par s’endormir au beau milieu d’une phrase, et les plus violentes secousses ne purent le réveiller. Padway allait et venait dans les ténèbres, écoutant les ronflements de Hermann et essayant de réfléchir. Il n’avait pas dormi depuis la veille et ce cochon aviné prenait les aises dont lui, Padway, avait le plus besoin. Peut-être aurait-il dû profiter de ses quelques heures chez Névitta – mais s’il s’était endormi, rien, sauf peut-être un tremblement de terre, n’aurait sans doute pu le réveiller. Son estomac se serrait ; il n’avait pas faim. Et ce satané monde du VI°siècle ne connaissait pas même de café pour alléger les poids qui rabattaient ses paupières. Supposons que Thiudahad ne se montre pas ? Ou supposons qu’il fasse un détour, par la voie Salarienne ? Ou supposons qu’il soit déjà passé ? À maintes reprises, il s’était crispé en voyant de la poussière apparaître au loin sur la route, mais le nuage finissait par se matérialiser en un fermier qui menait un char à bœufs, ou un commerçant avachi sur une mule, ou encore un petit garçon à moitié nu qui menait ses chèvres. Son influence, à lui, Padway, suffirait-elle à changer les plans de Thiudahad de telle sorte que ses actions diffèrent de ce qu’elles auraient dû être ? Padway comparait son influence à une série de rides s’étendant sur une mare. Le seul fait de l’avoir connu avait radicalement changé la vie de gens comme Thomasus et Fritharik de ce qu’elle aurait été s’il n’était jamais apparu à Rome. Mais Thiudahad ne l’avait vu que deux fois et rien d’extraordinaire ne s’était produit dans l’un et l’autre cas. Sa trajectoire dans le temps et l’espace avait peut-être été modifiée, mais trop légèrement. Les autres chefs goths comme Vitigès ne devaient rien avoir ressenti du tout. Certains d’entre eux avaient peut-être lu son journal, mais bien peu étaient instruits et la plupart étaient entièrement analphabètes. Tancredi avait eu raison en disant qu’il s’agissait d’une toute nouvelle branche du temps, comme il l’appelait. Les choses qu’avait accomplies Padway jusqu’alors, simple fraction de ce qu’il avait l’intention d’accomplir, devaient déjà changer l’histoire, dans une certaine mesure. Et pourtant, il ne s’était pas évanoui dans les airs comme il aurait dû le faire s’il se trouvait dans le même flux historique que celui qui l’avait fait naître en l’an 1908 après Jésus-Christ. Il voulut regarder sa montre et se rappela qu’elle se trouvait cachée dans le mur d’Aurélien. Il espérait avoir l’occasion de la récupérer un jour ou l’autre. Pourvu qu’elle soit encore en bon état à ce moment-là ! Ce petit nuage de poussière au bout de la route, encore une satanée vache ou un troupeau de moutons, sans doute ! Non, c’était un homme à cheval. Sans doute un gros bourgeois de Narnia. Il était pressé, quel qu’il fût. Les oreilles de Padway saisirent le renâclement d’une bête essoufflée ; il reconnut alors Thiudahad. — Hermann ! cria-t-il. — Akhkhkhkhkhg, ronfla Hermann. Padway se précipita et donna un coup de botte au Goth. Hermann ne répondit que par des ronflements. Padway abandonna ; l’ex-roi l’atteindrait dans un instant. Il sauta sur son cheval et trotta sur la route, le bras levé. — Haï, Thiudahad ! Mon seigneur ! Thiudahad donna un coup de talon à son cheval et tira en même temps sur les rênes, apparemment incapable de décider s’il devait s’arrêter, essayer de dépasser Padway ou retourner d’où il venait. L’animal, exaspéré, baissa la tête et rua. Les eaux du Nar apparurent une seconde bleues, entre Thiudahad et sa selle ; il retomba sur sa monture avec un bruit sourd et s’y accrocha frénétiquement, le visage à la fois blanc de terreur et marron de poussière. Padway se pencha et saisit les rênes. — Calme-toi, seigneur ! — Qui… qui… que… Oh ! c’est l’éditeur. Comment t’appelles-tu ? Ne me le dis pas ; je sais. Pourquoi m’arrêtes-tu ? Il faut que j’aille à Ravenne… à Ravenne… — Calme-toi. Tu n’atteindras jamais Ravenne vivant. — Que veux-tu dire ? Tu veux aussi m’assassiner ? — Pas du tout. Mais, comme tu le sais peut-être, j’ai quelque connaissance de l’avenir. — Oh ! doux Jésus, oui, je sais. Que… quel est mon avenir ? Ne me dis pas que je vais être tué ! S’il te plaît, ne me dis pas ça, excellent Martinus. Je ne veux pas mourir. Si on me laisse la vie, je promets que je n’ennuierai plus jamais personne. Le petit homme à la barbe grise, de terreur, poussait de véritables cris d’orfraie. — Si tu te taisais une seconde, je pourrais peut-être te dire ce que je vois. Est-ce que tu te souviens d’avoir, moyennant rétribution, enlevé une belle héritière à un noble Goth qui tenait d’elle une promesse de mariage ? — Oh ! mon Dieu ! Ce doit être Optaris, fils de Winithar, n’est-ce pas ? Ne dis pas enlevé, tout de même, excellent Martinus. Je n’ai fait que… euh… exercer mon influence en faveur du meilleur mari. Et alors ? — Vitigès a chargé Optaris de te pourchasser et de te tuer. Il te suit actuellement et chevauche jour et nuit. Si tu continues en direction de Ravenne, cet Optaris te rattrapera avant que tu n’y arrives, te fera descendre de cheval et te coupera la gorge… comme ça : couic ! Padway saisit sa barbe d’une main, releva le menton et fit passer un doigt sur sa pomme d’Adam. Thiudahad se couvrit le visage de ses mains. — Que vais-je faire, que vais-je faire ? Si je parvenais à Ravenne, j’y ai des amis… — C’est ce que tu crois. Tu as tort, je le sais. — Mais est-ce qu’il n’y a rien… je veux dire… Est-ce que cet Optaris doit vraiment me tuer de toute façon ? Je ne peux pas me cacher ? — Peut-être. Ma prophétie n’est valable que si tu essaies de mener à bien ton plan originel. — Eh bien, on va se cacher, alors. — Très bien, dès que j’aurai réveillé ce gaillard, promit Padway en désignant Hermann. — Pourquoi l’attendre ? Pourquoi ne pas le laisser ici ? — Il travaille pour un de mes amis. Il était censé veiller sur moi, mais j’ai l’impression que c’est le contraire qui se passe. Ils mirent pied à terre et Padway reprit ses efforts pour réveiller Hermann. Thiudahad s’assit dans l’herbe et se lamenta : — Une telle ingratitude ! Et j’étais un si bon roi… — Bien sûr, dit Padway acidement, si on oublie que tu as brisé ton serment, envers Amalasonte, de ne pas t’immiscer dans les affaires de caractère public ; et puis, tu l’as fait assassiner… — Mais tu ne comprends pas, Martinus. Elle avait fait tuer notre plus grand patriote, le comte Tulum, ainsi que les deux amis de son fils Athalaric… —… et tu es intervenu – moyennant encore rétribution – dans la dernière élection papale ; tu as aussi proposé a Justinien de lui vendre l’Italie en échange d’une propriété près de Constantinople et d’une pension… — Quoi ? Comment sais-tu… Je veux dire que c’est un mensonge ! — Je sais bien des choses. Je continue : tu as négligé la défense de l’Italie ; tu as été incapable de délivrer Naples… — Oh ! pauvre de moi ! Tu ne peux pas comprendre, te dis-je. Je déteste toutes ces histoires militaires. J’admets ne rien avoir d’un soldat ; je suis un savant. Alors, je laisse la guerre à mes généraux. C’est tout à fait raisonnable, non ? — Comme les événements en ont fait la preuve : non. — Oh ! doux Jésus ! Personne ne me comprend, se lamenta Thiudahad. Je vais te dire pourquoi je n’ai rien fait pour Naples, Martinus. Je savais que cela ne servirait à rien. J’étais allé voir un magicien juif, Jéconias de Naples, qui jouit d’une excellente réputation comme devin. Tout le monde sait que les Juifs sont doués pour la magie. Il a pris trente cochons et les a enfermés dans trois enclos. L’un portait l’étiquette « Goths », l’autre « Italiens » et le dernier « Impériaux ». Il ne leur a rien donné à manger pendant quelques semaines. À la fin, nous avons constaté que tous les « Goths » étaient morts ; que certains des « Italiens » étaient morts et que d’autres avaient perdu leurs poils ; mais les « Impériaux » se portaient très bien. On savait donc que les Goths devaient perdre. Dans ce cas, pourquoi sacrifier en vain la vie d’un tas de braves garçons ? — Sornettes, cracha Padway. Mes prophéties sont aussi bonnes que celles d’un charlatan. Demande à mes amis. Toutes mes prophéties sont valables tant que tu suis mes plans. Si tu suis les tiens, tu te retrouveras la gorge coupée comme l’un de tes cochons magiques. Si tu veux rester vivant, fais ce que je te dis ! — Quoi ? Ecoute, Martinus, même si je ne suis plus roi, je suis de noble naissance et je n’accepte pas d’ordres… — Comme tu voudras ! Padway se leva et se dirigea vers son cheval. Je vais suivre cette route. Quand je rencontrerai Optaris, je lui indiquerai où te trouver. — Iik ! Ne fais pas ça ! Je ferai ce que tu voudras ! Je ferai n’importe quoi, mais ne laisse pas cet horrible bonhomme m’attraper ! — Très bien. Si tu suis mes ordres, je pourrai même peut-être, te rendre la couronne. Mais elle ne sera qu’un ornement, cette fois, compris ? La lueur de ruse dans l’œil de Thiudahad n’échappa pas à Padway. Puis le regard le quitta, fixa autre chose. — Le voilà ! C’est Optaris, l’assassin ! glapit Thiudahad. Padway se retourna. Aucun doute : un Goth d’une belle carrure s’avançait vers eux en soulevant un nuage de poussière. Le plaisant événement, pensa Padway. Il avait perdu tant de temps à bavarder que le poursuivant les avait rejoints. Il lui aurait fallu quelques heures de battant ; mais l’autre était là. Que faire ? Que faire ? Il n’avait d’autre arme qu’un couteau plus destiné à découper des steaks que des gorges humaines. Thiudahad ne possédait pas d’épée non plus. Padway, élevé dans le monde des mitraillettes Thompson, estimait que les épées étaient des armes ridicules qui ne cessaient de se prendre dans vos jambes. Il ne lui était donc jamais venu à l’idée d’en porter une. Il se rendit compte de son erreur lorsqu’il aperçut l’éclat lancé par la lame d’Optaris. Le Goth se pencha en avant et lança son cheval dans leur direction. Thiudahad se tenait figé sur place, il tremblait violemment et émettait de petits miaulements de terreur. Il s’humecta les lèvres et lança plusieurs fois de suite un mot ! — Armaio ! Pitié ! Optaris sourit à travers sa barbe et leva haut le bras. Au dernier instant, Padway plongea sur l’ex-roi et le fit rouler hors d’atteinte d’Optaris. Il se releva à toute allure, tandis que ce dernier, furieux, serrait la bride ; les sabots de l’animal battirent la poussière devant Padway. Thiudahad se leva aussitôt et se réfugia, galopant, à l’abri des arbres. Avec un cri de rage, Optaris sauta à terre et se mit à le poursuivre. Cependant, Padway avait pris sa décision. Il se pencha sur Hermann qui reprenait ses sens, dégaina son épée et courut pour intercepter Optaris. Celui-ci, le voyant arriver, se dirigea droit vers lui, préférant évidemment en finir d’abord avec Padway avant que ce nouvel adversaire ne pût le prendre de flanc. Padway se traita alors de toutes sortes de noms d’oiseaux. Il n’avait, de l’escrime, qu’une connaissance et une expérience des plus rudimentaires. Le lourd sabre goth semblait peu familier dans sa main, glissante de transpiration. Il pouvait voir le blanc des yeux d’Optaris, alors que le Goth fondait sur lui, le jaugeait, cherchait son équilibre et levait l’épée pour lui assener un coup de revers. La parade de Padway fut plus instinctive que volontaire. Les lames se heurtèrent avec fracas, et l’épée de Padway s’envola dans les bois. Rapide comme l’éclair, Optaris frappa de nouveau mais ne rencontra que de l’air et tourna sur lui-même dans son élan. Si Padway était un escrimeur incompétent, ses jambes se portaient bien. Il se précipita vers son épée, la saisit et continua à courir tandis qu’Optaris haletait derrière lui. Il n’était pas mauvais coureur de 400 mètres au collège ; s’il parvenait à épuiser Optaris, peut-être les chances seraient-elles plus égales quand ils finiraient… Il trébucha sur une racine et s’étala, la tête la première. Il parvint à rouler et à se relever avant qu’Optaris ne l’eût atteint. Il se retrouva coincé entre son adversaire et deux gros chênes trop rapprochés pour pouvoir passer entre eux. Il ne lui restait donc plus qu’à se défendre comme il le pourrait. Comme le Goth faisait passer son épée au-dessus de sa tête. Padway, en un ultime geste de désespoir, s’avança aussi loin que possible vers la poitrine découverte d’Optaris, plus avec l’idée de le tenir en respect que de le blesser. Certes Optaris était un bon combattant. Mais l’escrime de son époque se pratiquait uniquement avec la taille. Personne ne lui avait donc enseigné la parade à la poitrine. Et ce ne fut pas de sa faute si, dans son désir de tenir Padway à portée de lame, il s’embrocha littéralement sur la lame pointée sur lui. Son attaque se brisa sur l’un des deux chênes. Le Goth chercha de l’air ; ses jambes fléchirent lentement. Il tomba en arrachant l’épée de son corps. Ses mains raclèrent la terre et un grand flot de sang coula de sa bouche. Lorsque Thiudahad et Hermann se montrèrent, ils découvrirent Padway qui vomissait tranquillement contre un tronc d’arbre. Il entendit à peine leurs félicitations. Il réagissait à son premier homicide par un mélange de révolté de caractère humanitaire et une excitation de chasseur novice. Il était trop sensé pour s’en vouloir, mais il n’avait cependant rien d’un impudent aventurier pour prendre un meurtre à la légère. Pour sauver la tête sans valeur de Thiudahad, il avait tué quelqu’un qui le dépassait, qui nourrissait un ressentiment légitime contre l’ex-roi et qui n’avait rien fait à Padway. S’il avait simplement pu parler à Optaris ou le blesser légèrement… Mais c’était de l’eau par-dessus la digue ; l’homme était aussi mort que l’un des clients de Jean l’Egyptien. Les vivants posaient un problème plus immédiat. Il dit à Thiudahad : — On ferait mieux de te déguiser. Si l’on te reconnaît, Vitigès enverra un autre de tes amis te rendre visite. Il faudra d’abord supprimer cette barbe. C’est dommage que tu aies les cheveux courts à la romaine. — Peut-être, dit Hermann, lui couper le nez. Alors personne ne le reconnaîtra. — Oh ! pleurnicha Thiudahad en étreignant l’organe en question. Oh ! doux Jésus ! Tu ne vas tout de même pas vraiment me défigurer de la sorte, très excellent, très noble Martinus ? — Pas si tu te conduis bien, seigneur. Et tes vêtements sont un peu trop fantaisistes. Hermann, puis-je te faire confiance pour aller à Narnia acheter un costume de dimanche de paysan italien ? — Ja, ja, tu me donnes silubr. Je vais. — Quoi ? couina Thiudahad. Je ne me montrerai jamais dans un déguisement aussi absurde ! Un prince des Amalings a sa dignité… Padway le regarda méticuleusement et tâta la lame de l’épée prise à Hermann. Il murmura, sur un ton onctueux : — Alors, seigneur, préfères-tu perdre ton nez ? Non ? Je ne crois pas. Donne deux solidi à Hermann. On va faire de toi un fermier prospère. Connais-tu le dialecte ombrien ? X Liudéris, fils d’Oskar, commandant de la garnison de la ville de Rome, regardait sombrement, par la fenêtre de son bureau, le ciel gris de septembre. Le monde s’était renversé trop fréquemment pour cette âme loyale et simple. D’abord Thiudahad est déposé et Vitigès élu roi. Puis Vitigès, par quelque mystérieux procédé, se convainc, ainsi que les autres chefs goths, que, pour en finir avec le redoutable Bélisaire, il faut partir vers Ravenne en laissant une médiocre garnison à Rome. Et maintenant, on parle du mécontentement des citoyens ; de plus, ses troupes ont peur de défendre la ville contre les Grecs ; pis encore, le pape Silvère, violant tranquillement ses serments envers Vitigès sous prétexte que le roi est hérétique, correspond avec Bélisaire en vue de préparer une reddition pacifique de la ville. Mais tous ces traumatismes s’estompèrent lorsque les deux visiteurs annoncés par son ordonnance s’avérèrent être Martin Padway et l’ex-roi Thiudahad, qu’il reconnut immédiatement en dépit de son visage glabre. Il en resta assis, les fixa et fit gonfler ses favoris. — Vous ! s’étrangla-t-il. Vous ! — Oui, nous, dit tranquillement Padway. Tu connais Thiudahad, roi des Ostrogoths et des Italiens, je crois. Et tu me connais. Je suis le nouveau questeur du roi. (Ce qui voulait dire qu’il était une combinaison de secrétaire, de rédacteur de projets de lois et de nègre.) — Mais… mais nous avons un autre roi ! Vos têtes sont mises à prix ou quelque chose comme ça. — Le Conseil Royal s’est montré quelque peu inconsidéré dans ses actes, comme nous espérons le démontrer en temps voulu. Nous donnerons une explication… — Mais où étiez-vous ? Et comment t’es-tu échappé du camp ? Et que faites-vous ici ? — Une question à la fois, s’il te plaît, excellent Liudéris. D’abord, nous sommes montés à Florence pour rassembler quelques matériaux pour la campagne. Ensuite… — Quelle campagne ? —… Ensuite, je possède des moyens de sortir d’un camp qu’ignorent les gens ordinaires. Ensuite, nous nous trouvons ici pour mener tes troupes contre les Grecs et les détruire. — Vous êtes fous, tous les deux ! Je vais vous faire enfermer jusqu’à ce que… — Voyons, voyons, attends de nous avoir entendus. Tu connais mes… euh… petits dons pour voir les résultats à venir des actions humaines ? — Uuh, j’ai entendu dire certaines choses. Mais si tu t’imagines que tu peux me détourner de mon devoir avec des histoires fantastiques… — Exactement, mon cher. Le roi te dira comment j’ai prévu la tentative malheureuse d’Optaris contre sa vie, et de quelle manière j’ai utilisé mes connaissances pour anéantir ses plans. Si tu insistes, je puis produire d’autres preuves. Par exemple, je puis te prédire que tu ne recevras aucune aide de Ravenne. Que Bélisaire remontera la voie Latine en novembre. Que le pape persuadera ta garnison de quitter la ville avant son arrivée. Et que toi, resté à ton poste, tu seras capturé et envoyé à Constantinople. Liudéris haletait. — Es-tu ligué avec Satan ? Ou peut-être es-tu le diable en personne ? Je n’ai parlé à personne de ma détermination de demeurer si ma garnison s’en va, et cependant, tu es au courant. Padway sourit. — Ce n’est rien, excellent Liudéris. Je ne suis qu’un homme ordinaire l’ait de chair et de sang et qui, par hasard, possède quelques petits dons. Oui plus est, Vitigès finira par perdre la guerre, mais après des années de combats et de destructions. En fait, tout ceci ne se produira que si tu ne changes pas tes plans. Il fallut une heure de discussion pour amener Liudéris à demander : — Eh bien, quels sont tes plans pour vaincre les Grecs ? — Nous savons qu’ils arriveront par la voie Latine, répondit Padway, aussi est-il inutile de laisser une garnison à Terracina. Et nous savons à peu près quand ils arriveront. En comptant la garnison de Terracina, combien d’hommes pourrais-tu rassembler à peu près avant la fin du mois ? Liudéris fit gonfler ses favoris et réfléchit. — Si je faisais venir les hommes de Formia… six mille, sept peut-être. Moitié archers, moitié lanciers. Mais il faut supposer que le roi Vitigès n’en entendra pas parler et n’interviendra pas. Heureusement que les nouvelles vont lentement. — Si je te montrais un bon moyen de battre les Grecs, les chasserais-tu ? — Je ne sais pas. Il me faudrait réfléchir. Peut-être. Si, comme tu le dis, notre roi – excuse-moi, noble Thiudahad, je veux dire l’autre roi – sera défait, cela vaudrait peut-être la peine de courir le risque. Que veux-tu faire ? — Bélisaire dispose d’environ dix mille hommes, répondit Padway. Il en laissera deux mille en garnison à Naples et dans les autres villes méridionales. Il nous surpassera encore légèrement en nombre. Je remarque que ton brave Vitigès est parti alors qu’il disposait de vingt mille hommes. Liudéris haussa les épaules et prit l’air embarrassé. — Il est vrai qu’il s’agit là d’une manœuvre assez peu sage. Mais il en attend encore plusieurs milliers de Gaule et de Dalmatie. — Est-ce que tes hommes ont l’habitude des attaques nocturnes ? demanda Padway. — Tu veux dire attaquer l’ennemi de nuit ? Non. Je n’ai jamais entendu parler d’un tel procédé. On se bat toujours de jour. Une attaque nocturne ne me semble guère praticable. Comment tenir tes hommes ? — C’est là l’essentiel. On n’a jamais entendu parler de Goths attaquant de nuit, aussi une telle manœuvre devrait-elle être couronnée de succès. Mais il faudrait un entraînement spécial. D’abord, tu devras lancer des patrouilles vers le nord pour repousser ceux qui se dirigent vers Ravenne avec des informations. Et j’ai besoin de deux ou trois bons mécaniciens en catapultes. Je n’ai pas envie de me baser uniquement sur les livres de bibliothèque pour organiser mon artillerie. Si personne parmi tes hommes ne s’y connaît en catapultes, on devrait pouvoir découvrir un ou deux Romains qui soient au courant. Et tu pourrais me nommer à ton état-major – tu n’as pas d’état-major ? Alors, il est temps d’en constituer un – pour un salaire raisonnable… Padway était allongé au sommet d’une colline des environs de Fregellae et observait les Impériaux grâce à sa longue-vue. Il était surpris que Bélisaire, le plus grand soldat de son époque, n’eût pas envoyé d’éclaireurs en reconnaissance, mais il ne devait pas oublier qu’il se trouvait en 536. Son avant-garde se composait de cavaliers huns et maures qui galopaient ça et là, allaient et venaient sur les chemins de traverse, s’éloignaient de quelques milles puis revenaient au grand galop. Ensuite s’avançaient deux mille des fameux cataphracii ou cuirassiers, qui trottinaient en bon ordre. Le soleil bas et froid étincelait sur les écailles de leurs armures. Leur étendard était un serpent en cuir gonflé qui se tortillait au haut d’une longue lance, tel un ballon de gosse. C’étaient là les meilleurs soldats du monde et certainement les plus souples ; tous les craignaient. Padway, en observant leurs capes et leurs écharpes qui flottaient derrière eux, ne se sentait guère confiant lui-même. Venaient ensuite trois mille archers isauriens, à pied, et finalement deux mille autres cuirassiers. Liudéris, à côté de Padway, lui souffla : — C’est une sorte de signal. Ja, je crois qu’ils vont camper ici. Comment savais-tu qu’ils choisiraient ce lieu, Martinus ? — C’est simple. Tu te souviens de ce petit système que j’ai placé sur la roue du chariot ? Il mesure la distance. J’ai mesuré les distances tout le long du chemin. En connaissant celles parcourues chaque jour et le point d’où ils étaient partis, le reste fut aisé. — Magnifique. Que penses-tu de tout ceci ? Les grands yeux confiants de Liudéris rappelaient à Padway ceux d’un saint-bernard. Est-ce que je fais préparer Brunehilde par les mécaniciens, maintenant ? — Pas encore. Au coucher du soleil, nous mesurerons à combien nous nous trouvons de leur camp. — Comment procéderas-tu sans être aperçu ? — Je te montrerai en temps voulu. En attendant, veille à ce que tout le monde se tienne tranquille et hors de vue. Liudéris fronça les sourcils. — Ils n’aimeront guère manger froid. Si on ne fait pas attention, quelqu’un allumera certainement un feu. Padway soupira. Il avait une assez triste expérience de l’instabilité et de l’indiscipline des Goths. Un instant, ils étaient excités comme des gamins par les plans de Martinus le Mystérieux, comme ils l’appelaient ; le lendemain, une malheureuse petite innovation les menait au bord de la mutinerie. Padway avait l’impression qu’il ne fallait pas donner lui-même les ordres ; le pauvre Liudéris devait s’en occuper. Les Byzantins établirent leur camp avec une promptitude méthodique. Voilà de vrais soldats, pensa Padway. On pouvait accomplir des exploits, avec de tels hommes sous ses ordres. Il faudrait attendre longtemps avant que les Goths, encore obsédés par des notions enfantines et bruyantes de la guerre, parviennent à une telle perfection tranquille de mouvements. Témoin, les grommellements qui avaient accueilli la réquisition d’une escouade de mécaniciens. S’occuper des catapultes était une affaire de poules mouillées, incompatible avec l’honneur chevaleresque. Et des lanciers de bonne naissance combattre à pied ! Comme un tas de serfs ? Au diable cette idée ! Padway avait usé d’une méthode ingénieuse pour leur faire abandonner leurs chers coursiers : il, ou plutôt Liudéris, sur ses conseils, avait formé une compagnie de piquiers en annonçant bien haut que seuls les meilleurs hommes y seraient admis et que, de plus, les candidats devraient payer pour y entrer. Padway expliqua qu’il n’existait aucune troupe où le moral et la discipline fussent aussi vitaux que dans l’infanterie lourde : un seul homme cédant devant une charge de cavalerie romprait la ligne des lances et permettrait à l’ennemi de faire une brèche. Il commençait à faire trop sombre pour que la longue-vue fût de quelque utilité. Il distinguait l’étendard du général en face d’une grande tente. Peut-être Bélisaire était-il une de ces petites silhouettes qui l’entouraient. S’il avait une mitrailleuse… mais il n’en avait pas, et n’en aurait jamais. Il faut des machines pour faire des mitrailleuses, et des machines pour faire les machines et ainsi de suite. S’il parvenait jamais à réaliser un mousquet qui marchât, il pourrait s’estimer heureux. L’étendard portait sans doute les lettres S.P.Q.R. – le Sénat et le Peuple Romain. Une armée de mercenaires huns, maures et anatoliens, commandée par un Slave thrace qui travaillait pour un autocrate dalmate lequel régnait à Constantinople sans posséder la moindre autorité sur la ville de Rome, s’intitulait Armée de la République Romaine sans rien découvrir de drôle à cette aberration. Padway se leva et grogna sous le poids de sa cotte de mailles. Il aurait voulu bien plus, par exemple avoir eu le temps d’entraîner quelques archers montés. C’était là la seule troupe capable d’être réellement à égalité avec les cuirassiers byzantins meurtriers. Mais il avait l’espoir que les ténèbres annuleraient l’avantage des Impériaux quant aux tirs de projectiles. Il supervisa l’installation d’un poteau dans le sol et traça la base d’un triangle. Quelques calculs lui permirent d’estimer qu’une distance d’un quart de mille était à la portée de Brunehilde ; il fit préparer la grosse catapulte. Elle nécessitait l’utilisation de onze chariots à bois, quoiqu’elle ne fût pas d’une taille extraordinaire. Padway rôdait autour de ses mécaniciens, bondissant, hurlant une cinglante réprimande lorsque quelqu’un lâchait un madrier. Des bribes de chansons leur parvenaient du camp byzantin. Apparemment, le plan de Padway, qui avait laissé un plein chariot de brandy là où les soldats ne manqueraient pas de le découvrir, connaissait un certain succès, en dépit de la rigueur notoire de Bélisaire envers ses hommes ivres. On amena les sacs de pâte sulfureuse. Padway regarda sa montre qu’il avait récupérée dans le trou de la muraille. Il était près de minuit, quoiqu’il eût parié que le travail n’avait pas pris plus d’une heure. — Tout est prêt ? demanda-t-il. Allumez le premier sac. On alluma les chiffons huileux. On plaça le sac sur l’appareil. Padway lui-même déclencha le tire-feu. Wht-bam ! fit Brunehilde. Le sac accomplit une parabole enflammée. Padway se précipita au sommet du petit mamelon qui masquait ses positions. Il ne vit pas le sac atterrir dans le camp. Mais les chants d’ivrognes cessèrent ; ils furent remplacés par un bourdonnement croissant semblable à celui d’un essaim de bourdons irrités. Derrière lui, des fouets claquaient, des cordes craquaient, car les chevaux tiraient sur les poulies qu’il avait improvisées pour une recharge rapide. Wht-bam ! La mèche quitta le sac en plein vol et il continua sa course vers le camp, invisible et inoffensif. Peu importait : un autre suivrait dans quelques secondes. En effet. Le bourdonnement avait pris de l’amplitude et se trouvait perturbé par des ordres clairs lancés par des voix aiguës. Wht-bam ! — Liudéris ! cria Padway. Donne le signal ! De l’autre côté du camp, les lignes de chevaux hennissaient : ils n’aimaient guère le dioxyde de soufre. Bien ; peut-être la cavalerie byzantine serait-elle immobilisée. Parmi d’autres bruits, Padway percevait la symphonie de cliquetis et de raclements des Goths qui s’ébranlaient. Quelque chose brûlait avec éclat dans le camp. À la lueur de cet incendie, il vit une compagnie de Goths, à sa droite, s’avancer sur le sol battu et couvert d’herbages. Leurs grands boucliers ronds étaient peints en blanc, pour les identifier, et chaque homme portait un chiffon humide sur le nez. Padway songea qu’ils effraieraient au moins les Impériaux, s’ils ne pouvaient faire mieux. De tous côtés, la nuit lançait de petits reflets oranges sur les casques, les cottes de mailles et les lames. A l’approche des Goths, le vacarme décupla, coupé, en plus, des ordres précis, de la détente sèche des cordes d’arcs et d’une autre symphonie, celle des armes qui s’entrechoquaient. Padway apercevait « ses » hommes, silhouettes noires à la lumière des feux, qui disparaissaient dans la fosse. Ensuite, tout ne fut plus qu’un brouillard confus de mouvements et un bruit infernal au moment où les attaquants reparurent de l’autre côté – invisibles avant de surgir à la lumière des feux – et se mêlèrent aux défenseurs. Un des mécaniciens cria qu’il n’y avait plus de sacs à soufre ; il demanda ce qu’ils devaient faire. — Attendez les ordres, répondit Padway. — Mais, capitaine, ne pouvons-nous aller combattre ? On manque ce qu’il y a de plus drôle ! — Ni, rien à faire ! Vous êtes le seul corps de mécaniciens du génie qui vaille quelque chose à l’ouest de l’Adriatique et je ne veux pas que vous vous fassiez tuer ! — Huh ! fit une voix dans les ténèbres. C’est une attitude de lâches de rester en arrière comme ça. Allons-y, les gars. Au diable Martinus le Mystérieux ! Et, avant que Padway eût pu faire quoi que ce fût, sa vingtaine de soldats du génie s’était enfuie vers les feux. Padway, furieux, fit amener son cheval et chevaucha à la recherche de Liudéris. Le commandant avait placé sa monture devant une masse compacte de lanciers. Les feux éclairaient leurs casques, leurs visages, leurs épaules et une forêt de lances verticales. Ils semblaient sortis tout droit d’un opéra wagnérien. — Y a-t-il eu déjà des signes annonçant une sortie ? demanda Padway. — Non. — Il y en aura une, si je connais bien Bélisaire. Qui va conduire ces hommes ? — Moi. — Oh ! Seigneur ! Je croyais t’avoir expliqué pourquoi un commandant devait… — Je sais, Martinus, dit Liudéris avec fermeté. Tu as des tas d’idées. Mais tu es jeune. Je suis un vieux soldat, tu sais. Mon honneur exige que je mène ces hommes. Regarde, ne se passe-t-il rien dans le camp ? Effectivement, la cavalerie impériale sortait. Bélisaire avait réussi, malgré quelques ennuis, à rassembler un groupe de chevaux calmes et de cuirassiers pour les monter. Ils les virent surgir par la grande porte et l’infanterie gothe se dispersa dans toutes les directions devant eux. Liudéris poussa un cri et la masse des chevaux goths partit, en gagnant de la vitesse. Padway vit le mouvement des Impériaux s’en prenant violemment aux attaquants par l’arrière, puis les hommes de Liudéris les cachèrent. Il entendit encore le craquement des forces qui se rencontraient, puis pendant plusieurs minutes, tout ne fut plus qu’une sombre confusion. Petit à petit, les bruits moururent. Padway se demanda ce qui s’était passé. Il se sentait idiot, seul assis sur son cheval à un quart de mille de l’engagement. Théoriquement, il se trouvait là où l’état-major, les réserves et l’artillerie auraient dû se trouver. Mais il n’y avait pas de réserves ; la seule et unique catapulte était désertée ; artilleurs et état-major échangeaient des coups d’épée avec les Impériaux. En ravalant quelque peu les hautes idées qu’il avait eues de la guerre au VIe siècle, Padway se dirigea vers le camp. Il rencontra un Goth qui se rafistolait tranquillement le menton avec un morceau de sa tunique, un autre qui se tenait l’estomac en râlant, et un cadavre. Puis il trouva un nombre considérable de cuirassiers impériaux sans montures et sans armes. — Que faites-vous ? demanda-t-il. — On est prisonniers, répondit l’un d’eux. Il y avait bien des Goths qui étaient censés nous garder, mais ils étaient furieux de rater le pillage, alors ils sont partis. — Qu’est-il advenu de Bélisaire ? — Le voici. Le prisonnier désigna un homme assis sur le sol, la tête entre les mains. — Un Goth l’a frappé sur la tête et l’a assommé. Il revient à lui. Sais-tu ce que nous allons devenir, noble seigneur ? — Rien de bien grave, je suppose. Attendez ici que quelqu’un vienne vous chercher. Padway chevaucha en direction du camp. Les soldats étaient de drôles de gens, songea-t-il. Avec Bélisaire pour les commander et une certaine probabilité de chances d’utiliser leur fameuse tactique arc-plus-lance, les cataphracti pouvaient facilement renverser trois fois leur nombre. Soudain, parce que leur chef avait reçu un coup sur la tête, ils devenaient doux comme des agneaux. Un nombre effrayant de cadavres et de blessés près du camp. Quelques chevaux sans cavaliers paissaient tranquillement. Dans le camp même, des soldats, des Isauriens, des Maures et des Huns erraient par petits groupes et tenaient des bouts de chiffons contre leur nez pour se protéger des gaz sulfureux. Des Goths couraient çà et là parmi eux, à la recherche de quelque bien qui valût la peine d’être volé. Padway mit pied à terre et demanda à deux pillards où se trouvait Liudéris. Ils dirent qu’ils n’en savaient rien et retournèrent à leurs affaires. Il découvrit un certain Gaina, officier qu’il connaissait. Accroupi auprès d’un cadavre, il pleurait. Il leva vers Padway un visage couturé et barbu. — Liudéris est mort, dit-il entre deux sanglots. Il a été tué dans la mêlée quand nous avons heurté la cavalerie grecque. — Qui est-ce ? demanda Padway en désignant le corps. — Mon frère cadet. — Désolé. Ne veux-tu pas venir avec moi pour tout réorganiser ? Il y a des centaines de cuirassiers qui ne sont même pas gardés. S’ils reviennent à eux, ils ficheront le camp… — Non, je veux rester avec mon petit frère. Vas-y, Martinus. Tu sauras faire tout cela. Et il se répandit de nouveau en larmes. Padway battit longtemps le terrain avant de trouver un autre officier, Gudareths, qui semblât encore en possession de ses facultés. Du moins faisait-il de louables efforts pour rassembler quelques hommes afin de garder les Impériaux qui s’étaient rendus. Dès l’instant où il leur tournait le dos, ils se replongeaient dans la confusion générale. Padway l’empoigna. — Ça ne fait rien, va, lança-t-il. Liudéris est mort, mais Bélisaire est vivant. Si on ne nous le barbote pas… Ils halèrent une poignée de Goths vers l’endroit où, parmi ses hommes, était toujours assis le général impérial. Ils éloignèrent les autres prisonniers et postèrent plusieurs gardes pour veiller sur Bélisaire. Il leur fallut ensuite une bonne heure pour réunir leurs prisonniers et leurs soldats et instaurer un semblant d’ordre. Gudareths, un petit homme jovial, ne cessait de parler : — Quelle charge, oh ! quelle charge. Je n’en ai jamais vu de plus belle, même à la bataille contre les Gépides sur le Danube. On les a pris de flanc, et avec quelle netteté ! Le général grec s’est battu comme un lion avant que je le frappe sur la tête. Ça m’a cassé l’épée, ouais. Le plus beau coup de ma carrière, par Dieu. Encore plus fort que la fois où j’ai coupé la tête de ce Hun bulgare, il y a cinq ans. Oh ! oui, j’ai tué des centaines d’ennemis, de mon temps. Des milliers, même. Je suis désolé pour les pauvres diables. Je n’ai rien d’un type altéré de sang, mais quand on se met en face de moi… Dis, où étais-tu pendant la charge ? Il jeta un regard soupçonneux à Padway, tel un écureuil accusateur. — J’étais censé m’occuper de l’artillerie. Mais mes hommes se sont précipités dans la bataille. Quand je suis arrivé, tout était fini. — Aïo, sans doute, sans doute. Comme la fois où je me battais contre des Burgondes. Mes ordres m’ont tenu à l’écart de la mêlée jusqu’à la fin ou presque. Bien sûr, quand je suis arrivé, j’ai dû quand même en tuer une vingtaine. La colonne de soldats et de prisonniers remontait la voie Latine. Padway, toujours légèrement affolé de s’être retrouvé à la tête de l’armée des Goths par le simple fait d’avoir assumé les responsabilités de Liudéris la nuit de la grande confusion, chevauchait près de la tête. Les meilleurs s’en vont toujours les premiers, songeait-il tristement en se rappelant le vieux Père Noël simple et honnête, à présent allongé mort dans l’un des chariots de l’arrière-garde et en pensant au petit roi minable et traître dont il lui faudrait s’occuper, sitôt arrivé à Rome. Bélisaire, qui se laissait cahoter à son côté, semblait encore moins réjoui. Le général impérial était, chose surprenante, un jeune homme d’une trentaine d’années, grand, un peu bedonnant, les yeux gris et la barbe brune bouclée. Ses ancêtres slaves se manifestaient à travers ses larges pommettes. — Excellent Martinus, dit-il gravement, je devrais te remercier pour les marques de considération que tu as accordées à ma femme. Tu t’es donné grand mal pour la mettre à l’aise durant ce triste voyage. — Exact, illustre Bélisaire. Peut-être me captureras-tu un jour. — Cela semble plutôt improbable après ce fiasco. Au fait, si je puis me permettre, qui es-tu précisément ? J’entends parler de toi comme Martinus le Mystérieux ! Tu n’es ni Goth ni Italien, d’après ton discours. Padway lui communiqua ses formules très impressionnantes et très vagues, à propos de l’Amérique. — Vraiment ? Quel peuple expérimenté dans l’art de la guerre, ces Américains ! J’ai su dès le début du combat que je n’avais pas affaire à quelque chef barbare. Les délais étaient trop bien calculés, en particulier pour cette charge de cavalerie. Pschit ! Je sens encore ce satané soufre ! Padway ne jugea pas nécessaire d’expliquer qu’il avait acquis une certaine expérience militaire au cours d’une année de service à Chicago, dans un camp d’entrainement d’officiers de réserve. Il demanda : — Que penserais-tu de te joindre à nous ? Il nous faut un bon général et, en tant que questeur de Thiudahad, j’ai déjà du travail par-dessus la tête. Bélisaire fronça les sourcils. — Non. J’ai prêté serment à Justinien. — Oui. Mais comme tu l’as probablement entendu dire, je peux voir dans l’avenir, dans une certaine mesure. Et je puis te dire que plus tu seras fidèle à Justinien, plus il se montrera injuste et ingrat envers toi. Il… — J’ai dit non ! fit Bélisaire sèchement. Tu peux faire ce que tu veux de moi. Mais la parole de Bélisaire n’a pas à être mise en question. Padway discuta. Mais, se rappelant son Procope, il avait peu d’espoir d’ébranler la droiture rigoureuse du Thrace. Bélisaire était un homme honorable, mais sa vertu rigide en faisait un compagnon assez peu plaisant. Padway lui demanda : — Où se trouve ton secrétaire, Procope de Césarée ? — Je ne sais pas. Il était en Italie du Sud et il était censé nous rejoindre. — Bien. Nous le recevrons. Il nous faudra un historien compétent. Les yeux de Bélisaire s’ouvrirent tout grands. — Que sais-tu de l’histoire qu’il écrit ? Je croyais qu’il n’y avait qu’à moi qu’il en avait parlé ! — Oh ! j’ai mes méthodes. C’est pour ça qu’on m’appelle Martinus le Mystérieux. Ils pénétrèrent dans Rome par la porte Latine, dépassèrent le cirque de Maxime et le Colisée et remontèrent la vallée du Quirinal en direction de la vieille porte Vinimale et du camp Prétorien. Là, Padway donna des ordres pour que les prisonniers fussent enfermés dans le camp et ordonna à Gudareths de les faire garder. Cela allait de soi. Il se retrouva alors au beau milieu d’une foule d’officiers qui le considéraient en ayant l’air d’attendre quelque chose. Il ne savait quels ordres donner maintenant. Il se frotta le lobe de l’oreille quelques secondes, puis il prit à part Bélisaire, son prisonnier. — Dis-moi, illustre général, dit-il à voix basse, que diable dois-je faire ? L’armée n’est pas du tout mon domaine. Il y eut un soupçon d’amusement sur le visage large et habituellement solennel de Bélisaire. Il répondit : — Appelle ton trésorier et qu’il paie la solde des hommes. Mieux vaut leur donner un bonus pour avoir gagné la bataille. Décharge un officier pour qu’il trouve quelques médecins qui soigneront les blessés ; je suppose qu’une armée barbare comme celle-ci n’a pas son propre corps médical. Il devrait y avoir un homme dont la tâche serait de faire l’appel. Veilles-y. J’ai entendu dire que le commandant de la garnison romaine a été tué. Nomme quelqu’un à sa place et que la garnison retourne à sa caserne. Dis aux commandants des autres contingents de trouver des quartiers pour leurs hommes. S’il leur faut descendre chez des particuliers, tu devras les payer aux prix habituels. Tu sauras lesquels plus tard. Mais tu dois avant tout faire un discours. — Moi, faire un discours ? lâcha Padway, horrifié. Mon gothique est abominable… — Ça fait partie du métier, tu sais. Dis-leur que ce sont d’excellents soldats. Sois bref. De toute façon, ils ne t’écouteront pas tellement. XI Après quelques recherches, Padway découvrit Thiudahad dans la bibliothèque Ulpienne. Le petit homme s’était barricadé derrière une énorme pile de livres. Quatre gardes du corps, affalés sur une table, un banc ou le plancher, produisaient des ronflements qui rappelaient le tonnerre. Le bibliothécaire les fixait d’un regard composé d’acide fluorhydrique et de venin de cobra, mais il n’osait protester. Les yeux chassieux de Thiudahad se levèrent. — Oh ! oui, c’est l’éditeur. Martinus, n’est-ce pas ? — C’est exact, mon seigneur. Je puis même ajouter que je suis ton nouveau questeur. — Quoi ? Qui t’a dit cela ? — Toi. Tu m’as nommé toi-même. — Oh ! mon Dieu ! C’est vrai. Quand je suis absorbé par mes livres, je ne sais vraiment pas ce qui se passe. Voyons, toi et Liudéris étiez partis combattre les Impériaux, non ? — Hoc ille, mon seigneur. Tout est fini. — Vraiment ? Je suppose que tu es passé à Bélisaire, non ? J’espère que tu as prévu quelque chose pour que Justinien m’offre une propriété et une pension. — Ce ne fut pas nécessaire, mon seigneur. Nous avons gagné. — Quoi ? Padway lui résuma les événements de ces trois derniers jours. — Et tu ferais mieux de te coucher tôt ce soir, mon seigneur. Nous partons demain matin pour Florence. — Florence ? Pourquoi, au nom du ciel ? — Nous allons intercepter tes généraux Asinar et Grippas. Ils reviennent de Dalmatie après avoir été chassés par le général impérial Constantianus. Si on les intercepte avant qu’ils n’atteignent Ravenne et ne rencontrent Vitigès, on pourra peut-être te rendre ta couronne. Thiudahad soupira. — Oui, je suppose que nous devons le faire. Mais comment as-tu appris qu’Asinar et Grippas revenaient ? — Secret professionnel, mon seigneur. J’ai également envoyé des troupes fortes de deux mille hommes pour réoccuper Naples. La ville est tenue par le général Hérodiane qui n’en a que trois cents, aussi ne devrait-il guère y avoir de problèmes. Thiudahad rétrécit ses yeux glauques. — Tu agis vite et bien, Martinus. Si tu me fais passer ce vil usurpateur de Vitigès entre les mains… aaah ! Je ferai venir un bourreau de Constantinople, si je n’en trouve pas un assez ingénieux en Italie ! Padway ne répliqua pas, car il avait un plan tout prêt pour Vitigès. Il dit : — J’ai une bonne surprise pour toi. Les caisses de l’armée impériale… Les yeux de Thiudahad brillèrent. — Elles m’appartiennent, naturellement. C’est très prévenant de ta part, excellent Martinus. — Eh bien, il m’a fallu un peu plonger dedans pour payer nos troupes et régler les factures de l’armée. Mais le reste sera pour toi une addition agréable au trésor royal. Je t’attendrai à la maison. Padway négligea de rapporter qu’il avait mis sous clé, chez Thomasus, plus de la moitié de l’argent qui restait. Savoir qui possédait les coffres d’une armée battue, en particulier lorsque le vainqueur était un volontaire servant théoriquement l’un des deux rois rivaux, était une question que la science légale de l’époque était assez peu équipée pour trancher. En tout cas, Padway était sûr de pouvoir faire de l’argent un meilleur usage que Thiudahad. Je deviens un criminel des plus endurcis, songea-t-il avec orgueil. Padway monta chez Cornélius Anicius. Le rhétoricien était parti aux bains, mais Dorothéa était là. Padway devait admettre qu’il lui était particulièrement agréable de se trouver assis sur un cheval robuste dans ce qui était pour lui un attirail romantique, avec cape, bottes et le reste, et de parler de ses succès à l’une des plus jolies filles de Rome. — Tu sais, Martinus, dit-elle, père s’est montré ridicule au début quant à ta position sociale. Mais après tout ce que tu as fait, il l’a oubliée. Bien sûr, l’autorité gothique ne l’enchante guère. Il préfère du moins Thiudahad, qui est un savant authentique, à ce sauvage de Vitigès. — J’en suis heureux. J’aime bien ton père. — Tout le monde parle de toi, maintenant. On t’appelle Martinus le Mystérieux. — Oui, je sais. Absurde, n’est-ce pas ? — Oui. Tu ne m’as jamais paru mystérieux en dépit de tes antécédents d’étranger. — C’est formidable. Tu n’as pas peur de moi, n’est-ce pas ? — Pas le moins du monde. Si tu as signé un pacte avec Satan, comme le disent certaines personnes, je suis sûre que c’est le diable qui y a perdu. Ils éclatèrent de rire. Elle ajouta : — C’est presque l’heure du dîner. Tu ne restes pas ? Père sera de retour d’un instant à l’autre. — Je suis désolé, mais cela m’est impossible. On repart demain pour la guerre. En chevauchant vers chez lui, Padway pensa : « Si je devais changer d’avis sur l’intérêt du mariage, je saurais par où commencer. Elle est charmante, attirante, et elle a reçu ce que l’on considère ici comme une bonne éducation. » Padway effectua encore une tentative pour convertir Bélisaire, mais en vain. Par contre, il réussit à enrôler cinq cents cuirassiers impériaux comme garde personnelle. Sa propre part du butin pris aux Impériaux suffirait pour les payer pendant plusieurs semaines. Ensuite, il aviserait. Le voyage vers Florence fut rien moins qu’agréable. Il plut la plupart du temps ; des chutes de neige intermittentes rendirent pénible la montée vers la Cité des Fleurs. Pressé, Padway n’emmena que la cavalerie. À Florence, il fit acheter, par ses officiers, des vêtements plus chauds pour ses hommes et alla voir comment se portaient ses affaires. Elles semblaient prospères ; néanmoins. Fritharik lui dit : — Je ne fais confiance à aucun d’entre eux, excellent patron. Je suis sûr que le contremaître et ce Georges Ménandrus te volent, quoique je ne puisse le prouver. Je ne comprends rien à ces lettres et à ces chiffres. Si on les laisse seuls suffisamment longtemps, ils voleront tout, et où nous retrouverons-nous ? À l’air glacial du dehors, prêts à plonger dans une paire de tombes anonymes. — On va voir, dit Padway. Il fit venir le trésorier Proclus Proclus et demanda à voir les registres. Proclus Proclus eut aussitôt l’air inquiet, mais il les sortit. Padway se plongea dans les chiffres. Ils étaient tous très bien dessinés puisque c’était lui-même qui avait appris au trésorier la comptabilité en partie double. Et… les employés de Padway furent très étonnés de l’entendre éclater violemment de rire. — Que… qu’y a-t-il, noble seigneur ? demanda Proclus Proclus. — Eh bien, pauvre idiot, ne t’es-tu pas rendu compte qu’avec mon système de comptabilité, tes petits vols apparaîtraient dans les registres comme le nez au milieu de la figure ? Regarde : trente solidi le mois dernier et neuf solidi et quelques sesterces la semaine dernière. Tu aurais pu aussi bien laisser un reçu chaque fois que tu volais quelque chose ! — Que… que vas-tu me faire ? — Eh bien… je devrais te faire emprisonner et fouetter. Padway resta tranquillement assis à admirer les contorsions de Proclus Proclus. Mais ça ne me plaît pas de faire souffrir ta famille. Il est également certain que je ne devrais pas te garder après cela. Mais je suis très occupé et je ne puis prendre le temps d’apprendre à un nouveau trésorier comment faire les comptes de manière civilisée. Je me contenterai de te retenir un tiers de ton salaire jusqu’à ce que tes petits emprunts soient ainsi remboursés. — Merci, oh ! merci, seigneur. Mais, pour la justice… Georges Ménandrus devrait en payer une part également. — Menteur ! s’écria le rédacteur en chef. — Menteur toi-même ! Regarde, je peux le prouver. Voilà, ici, un reçu d’un solidus le 10 novembre. Et le 11 novembre, Georges est arrivé avec une nouvelle paire de chaussures et un bracelet. Je sais où il les a achetés. Le 15… — Qu’as-tu à dire, Georges ? demanda Padway. Georges finit par avouer, tout en assurant fermement qu’il ne s’agissait là que d’emprunts temporaires pour lui permettre de vivre jusqu’au dernier jour de la paye. Padway divisa les « emprunts » entre les deux hommes. Il les prévint sèchement de ce qui se passerait en cas de récidive. Il laissa ensuite au contremaître un certain nombre de plans de nouvelles machines et de nouveaux outils, y compris des plans pour un appareil qui permettrait de fabriquer des bols à partir de feuilles de métal. L’intelligent Nerva saisit aussitôt. En partant, Padway écouta encore une requête de Fritharik. — Je ne peux pas t’accompagner, excellent Martinus ? Ce n’est pas gai, Florence. Et il te faut quelqu’un pour te protéger. J’ai presque assez économisé pour récupérer mon épée avec ses joyaux, et si tu veux bien… — Non, mon vieux. Désolé, mais il faut qu’au moins une personne en qui je puisse avoir confiance reste ici. Quand cette satanée guerre sera terminée, on verra. Fritharik soupira violemment. — Oh ! très bien ! Si tu insistes… Mais ça ne me plairait pas de me promener sans protection avec tous ces traîtres de Grecs, d’Italiens et de Goths. Tu finiras dans une tombe anonyme, je le crains. Ils grelottèrent et dérapèrent pour atteindre Bologne en traversant les Apennins. Padway décida de faire ferrer les chevaux de ses hommes, s’il lui arrivait jamais de trouver quelques jours de libres – l’étrier avait été inventé, mais pas le fer à cheval. De Bologne à Padoue – toujours en grande partie en ruine depuis sa destruction par les Huns d’Attila – la route n’avait plus rien de la merveille pavée sur laquelle ils avaient voyagé et se réduisait encore à une piste dans la boue. Le temps devint cependant presque printanier, encourageant avantage. À Padoue, ils apprirent qu’ils avaient manqué d’une journée les forces dalmates. Thiudahad voulut s’arrêter. — Martinus, pleurnicha-t-il, tu as traîné mes vieux os dans toute l’Italie du Nord et tu m’as presque fait congeler sur place. Ce n’est pas gentil. Tu dois un peu de considération à ton roi, n’est-ce pas ? Padway réprima son irritation, non sans difficulté. — Mon seigneur, veux-tu ou ne veux-tu pas recouvrer ta couronne ? Aussi le pauvre Thiudahad dut-il suivre le mouvement. En chevauchant sans discontinuer, ils rejoignirent l’armée dalmate à mi-chemin entre Padoue et Atria. Ils dépassèrent des milliers et des milliers de Goths à pied et à cheval. Il devait y en avoir plus de cinquante mille. Et ces hommes solides, à l’air féroce, avaient décampé à la seule nouvelle de l’approche du comte Constantianus. Le comte ne disposait que de forces réduites, mais Padway était le seul à être au courant de ce détail et sa source d’information n’était pas strictement orthodoxe. Les Goths firent des ovations à Thiudahad et aux lanciers de Padway, et considérèrent avec stupéfaction les cinq cents cuirassiers. Padway avait fait revêtir à sa garde des heaumes goths et des capes militaires italiennes au lieu des traditionnels casques pointus et des manteaux en forme de burnous. Mais leur menton rasé, leur pantalon serré et leurs bottes jaunes montantes les rendaient suffisamment différents pour qu’ils provoquent la méfiance. Padway découvrit les deux commandants en tête de la colonne. Asinar était grand et Grippas petit, mais l’un et l’autre n’étaient que deux barbares d’un certain âge, à favoris. Ils saluèrent respectueusement Thiudahad qui sembla s’aplatir devant une telle force latente. Thiudahad présenta Padway comme son nouveau préfet… non, il voulait dire son nouveau questeur. Asinar s’adressa à Padway : — À Padoue, nous avons entendu des rumeurs selon lesquelles il y aurait une guerre civile et un usurpateur en Italie. Qu’en est-il donc ? Padway fut, pour une fois, heureux que son télégraphe ne montât pas si loin au nord. Il rit d’un air moqueur. — Oh ! notre brave général Vitigès a eu une idée de génie, il y a deux semaines. Il s’est enfermé dans Ravenne, là où les Grecs ne pouvaient l’atteindre, et il s’est fait proclamer roi. Nous avons chassé les Grecs et nous allons maintenant nous occuper de Vitigès. Vos gars ne nous seraient pas inutiles. Ce qui, somme toute, était plutôt injuste envers Vitigès ! Padway se demanda s’il resterait quoi que ce soit de son caractère originel après quelques années dans cette atmosphère mensongère. Les deux généraux goths acceptèrent ses dires sans commentaires. Padway comprit rapidement qu’aucun des deux ne pouvait être considéré comme particulièrement brillant. Ils pénétrèrent dans Ravenne le surlendemain à midi. Le brouillard était tel que, près de la levée nord, il fallut qu’un soldat à pied précédât les cavaliers de tête pour leur éviter de s’aventurer dans les marais. Lorsque les forces surgirent du brouillard, il y eut quelque inquiétude dans Ravenne. Padway et Thiudahad se tinrent prudemment tranquilles, tandis qu’Asinar et Grippas s’identifiaient. Il en résulta que le gros des forces avait déjà pénétré dans la cité avant que quelqu’un eût remarqué le petit homme en gris qui se trouvait avec Padway. Il y eut aussitôt des cris et des bousculades. Un Goth vêtu d’une riche cape rouge s’avança bientôt en courant vers la tête de la colonne. — Que se passe-t-il donc ici ? Avez-vous capturé Thiudahad, ou est-ce le contraire ? Asinar et Grippas ne bougèrent pas de leurs chevaux et bredouillèrent : — Euh… eh bien… c’est-à-dire que… Padway éperonna son cheval et prit la parole. — Qui es-tu, noble seigneur ? — Si cela peut te faire plaisir, je suis Unilas, fils de Wiljarith, général de notre maître Vitigès, roi des Goths et des Italiens. Et toi, qui es-tu ? Padway répondit avec douceur : — Je suis enchanté de faire ta connaissance, général Unilas. Je suis Martinus Paduei, questeur de notre maître Thiudahad, roi des Goths et des Italiens. Maintenant que nous avons fait connaissance… — Mais, espèce d’idiot, il n’y a plus de roi Thiudahad ! Il a été déposé ! On a un nouveau roi ! N’en as-tu pas entendu parler ? — Oh ! j’ai entendu dire des tas de choses. Mais, excellent Unilas, avant que tu ne lances d’autres remarques peu flatteuses, prends en considération que nous – c’est-à-dire Thiudahad – avons plus de soixante mille hommes, alors que tu n’en as qu’environ douze mille. Tu ne désires aucune mésentente inutile, n’est-ce pas ? — Eh bien, jeune impudent… tu… euh… as-tu dit soixante mille ? — Peut-être soixante-dix ; je ne les ai pas comptés. — Oh ! Voilà qui change tout. — Je pensais bien que tu le comprendrais. — Qu’allez-vous faire ? — Eh bien, si tu pouvais nous indiquer où se trouve le général Vitigès, je songeais à lui rendre visite. — Il se marie aujourd’hui. Je crois qu’il devrait être en route pour l’église Saint-Vital, maintenant. — Tu veux dire qu’il n’a pas encore épousé Mathaswentha ? — Non. Il a fallu attendre qu’il obtienne son divorce. — Vite ! Comment se rend-on à l’église Saint-Vital ? Padway n’avait osé espérer arriver à temps pour empêcher la tentative de Vitigès de se greffer sur l’arbre généalogique des Amal en épousant de force la fille de la défunte reine Amalasonte. Mais c’était là une chance trop inespérée pour la laisser lui glisser entre les doigts. Unilas lui désigna un dôme flanqué de deux tours. Padway poussa un cri à l’intention de ses gardes et lança son cheval au petit galop. Ses cinq cents hommes le suivirent en éclaboussant de boue de malheureux piétons. Ils passèrent en trombe un pont qui franchissait un des canaux de Ravenne, dont la puanteur était plus qu’à hauteur de sa réputation, et ils parvinrent à la porte de l’église Saint-Vital. Une vingtaine de gardes attendaient à la porte par laquelle des bouffées d’orgue leur parvenaient faiblement. Les gardes placèrent leurs piques à l’horizontale. Padway arrêta son cheval et se tourna vers le commandant de sa garde, un Macédonien nommé Achilléus. — Couvrez-les, lança-t-il. Il y eut un mouvement rapide et étudié parmi les cuirassiers qui s’étaient placés en demi-cercle en face de l’église. L’instant d’après, les gardes virent une centaine de solides arcs byzantins bandés à casser. — Nu, dit Padway en gothique. Si vous voulez bien abaisser vos cure-dents et lever les mains, nous avons un rendez-vous… Ah ! voilà qui est mieux. Bien mieux. Il se glissa au bas de son cheval. Achilléus, donne-moi quelques hommes. Ensuite, encercle l’église ; que ceux qui sont dedans y restent et que ceux qui sont dehors attendent jusqu’à ce que j’en aie fini avec Vitigès. Il pénétra dans l’église, une centaine de cuirassiers sur les talons. La musique d’orgue mourut avec un soupir en même temps que les gens se retournaient pour les contempler. Il fallut quelques secondes à ses yeux pour s’habituer à l’obscurité. Au centre de l’immense octogone officiait un évêque arien au visage de saumure et, en face de lui, se trouvaient trois personnes. L’une d’elles était un personnage imposant vêtu d’une longue robe luxueuse et qui portait une couronne sur sa chevelure grisonnante : le roi Vitigès. La seconde était une jeune fille assez grande au teint de crème à la fraise et aux cheveux dorés coiffés en nattes épaisses : la princesse Mathaswentha. La troisième, un simple soldat goth, légèrement nettoyé, se tenait derrière la mariée et lui tordait le bras derrière le dos. L’assistance se composait d’une poignée de nobles Goths et de leurs épouses. Padway s’avança, très sûr de lui, dans la nef latérale. Les gens se tortillèrent, s’agitèrent sur leurs sièges et murmurèrent : — Les Grecs ! Les Grecs sont dans Ravenne ! L’evêque prit la parole : — Jeune homme, que signifie cette intrusion ? — Tu vas bientôt l’apprendre, seigneur évêque. Depuis quand la foi arienne permet-elle qu’une femme soit mariée contre son gré ? — Qu’est cela ? Qui est mariée contre son gré ? Est-ce que ce mariage te regarde ? Qui es-tu, qui oses interrompre ?… Padway émit son rire le plus détestable. — Une question à la fois, s’il te plaît. Je suis Martinus Paduei, questeur du roi Thiudahad. Ravenne est entre nos mains et les personnes prudentes devraient agir en conséquence. Quant à ce mariage, il n’est habituellement pas nécessaire d’engager quelqu’un pour tordre le bras de la mariée afin de s’assurer qu’elle réponde correctement. Tu ne désires pas épouser cet homme, n’est-ce pas, princesse ? Mathaswentha arracha son bras à celui du soldat qui avait relâché sa prise. Elle lui lança un coup de poing assez violent pour faire craquer sa tête sur ses jointures. Elle leva ensuite ce poing en direction de Vitigès qui l’évita en reculant. — Espèce de porc ! cria-t-elle. Je vais t’arracher les yeux… L’évêque lui saisit le bras. — Calme-toi, ma fille ! Dans la maison de Dieu… Tandis que Padway parlait, le roi Vitigès avait cligné des yeux. L’attaque de Mathaswentha l’avait sorti de sa léthargie. Il grogna : — Tu essaies de me raconter que ce minable petit scribouillard de Thiudahad a pris la ville ? Ma ville ? — C’est à peu près ça, mon seigneur. Je crains qu’il ne te faille abandonner ton idée de devenir un Amaling et de régner ainsi facilement sur les Goths. Mais nous… Le visage de Vitigès s’était de plus en plus empourpré. Il éclata de fureur. — Espèce de porc ! hurla-t-il. Tu t’imagines que je vais rendre ma couronne et ma fiancée sans piper mot ? Je t’aurai envoyé en enfer auparavant ! Il arracha son épée et se précipita sur Padway avec un bruit de cape qui claque. Padway ne fut pas totalement pris au dépourvu. Il sortit son épée et para le coup de Vitigès assez facilement, quoique la force de la botte l’eût presque désarmé. Il se retrouva alors poitrine contre poitrine avec le Goth, enlaçant son torse en forme de baril et mâchant sa barbe poivre et sel. Il tenta de crier quelque chose à ses hommes, mais c’était comme s’il avait essayé de parler la bouche pleine de paille. Il cracha, lui sembla-t-il, une demi-balle de cette matière. — Attrapez… gffth… pffth… attrapez-le, les gars ! Ne le blessez pas ! Ce fut plus vite dit que fait. Vitigès se débattit comme un gorille captif, même lorsque cinq soldats le tinrent ; il ne cessait de beugler et d’écumer de rage. Les gentilshommes goths se tenaient debout ; les uns avaient posé la main sur la poignée de leur épée, mais il ne s’agissait que d’une minorité désespérante ; pour l’instant, nul ne semblait pressé de mourir pour son roi. Vitigès se mit à sangloter entre deux grognements. — Ligotez-le jusqu’à ce qu’il se calme, dit Padway. Mon seigneur l’évêque, puis-je te demander une plume et du papier ? L’évêque regarda Padway d’un air glacial et appela un sacristain qui conduisit Padway dans un bureau jouxtant l’église. Il s’y assit et écrivit : Martinus Paduei à Thomasus le Syrien, salut. Mon cher Thomasus, je t’envoie, avec cette lettre, la personne de Vitigès, ex-roi des Goths et des Italiens. Son escorte a des ordres pour l’emmener chez toi en secret, aussi, pardonne-moi le dérangement que ceci t’occasionnera s’ils te tirent de ton lit. Si je ne me trompe, nous avons une tour de télégraphe en construction sur la voie Flaminienne près d’Helvillum. Veux-tu faire préparer une chambre sous cette tour et la faire installer ? Incarcères-y Vitigès avec une garde adéquate. Fais de ton mieux pour qu’il bénéficie du plus grand confort possible, car je le considère comme un homme de tempérament lunatique et je ne désire pas qu’il se blesse. Le secret le plus strict devra être observé en toutes circonstances. Cela ne devrait guère poser de problèmes, étant donné que cette tour est située dans une région déserte. Il serait bon que Vitigès soit emmené à la tour par d’autres hommes que ceux qui l’accompagneront à Rome et que ses gardes ne parlent ni latin ni gothique. Ils ne libéreront le prisonnier que sur mon ordre, donné soit en personne ou par l’intermédiaire du télégraphe, ou sans ordre si je venais à être emprisonné ou tué. Avec mes sentiments les meilleurs, Martinus Paduei. Padway dit à Vitigès : — Je suis désolé de devoir te traiter si durement, mon seigneur. Je ne me serais pas interposé si je n’avais su que j’agissais pour sauver l’Italie. Vitigès était retombé dans sa taciturnité morose. Il avait le regard fixe et se taisait. Padway continua : — Je te fais vraiment une faveur, tu sais. Si Thiudahad t’avait mis la main dessus, tu serais mort… lentement. Toujours aucune réplique. — Bon, très bien. Emmenez-le, les gars. Habillez-le de telle sorte que personne ne le reconnaisse, et empruntez les petites rues. Les grands yeux mouillés de Thiudahad dévisageaient Padway. — Merveilleux, merveilleux, mon cher Martinus. Le Conseil Royal a accepté l’inévitable. Le seul ennui, c’est que ce vil usurpateur a fait transformer ma couronne pour qu’elle aille sur sa grosse tête ; il va falloir que je la fasse transformer à mon tour. Maintenant, je puis consacrer mon temps à des recherches vraiment savantes. Voyons : il y avait autre chose que je voulais te demander. Oh ! oui, qu’as-tu fait de Vitigès ? Padway arbora un sourire affable. — Il est hors d’atteinte, mon royal seigneur. — Tu veux dire que tu l’as tué ? Voilà qui est dommage ! Tu as fait preuve de bien peu d’égards envers moi, Martinus. Je t’avais dit que je m’étais promis une longue conversation avec lui dans la chambre des tortures… — Non, il est vivant. Tout ce qu’il y a de plus vivant. — Quoi ? Quoi ? Fais-le venir immédiatement, alors ! Padway secoua la tête : — Il se trouve là où tu ne le découvriras jamais. Vois-tu, j’ai jugé absurde de gaspiller un bon roi. Si quoi que ce soit t’arrivait, j’en aurais peut-être rapidement besoin. — Tu es insubordonné, jeune homme ! Tu feras ainsi que ton roi te l’ordonne, autrement… Padway sourit et secoua la tête une fois de plus : — Non, mon seigneur. Personne ne fera de mal à Vitigès. Et tu as plutôt intérêt à ne pas être trop rude avec moi, d’un autre côté. Ses gardes ont des ordres pour le relâcher au cas où quelque chose m’arriverait. Il ne t’aime pas plus que tu ne l’aimes. Tu peux imaginer le reste par toi-même. — Démon ! cracha haineusement le roi. Pourquoi, oh ! pourquoi t’ai-je jamais laissé me sauver la vie ? Je n’ai jamais eu un instant de répit depuis lors. Tu pourrais montrer un peu de la considération à un vieillard, gémit-il. Voyons, de quoi parlions-nous ? — Peut-être du nouveau livre que nous allons publier ensemble. C’est une théorie vraiment splendide sur l’attraction mutuelle des masses. Elle parle des mouvements des corps célestes et le reste. Elle s’appelle la loi de la gravitation. — Vraiment ? Voilà qui est des plus intéressant, Martinus, des plus intéressant. Cela répandra ma renommée de philosophe jusqu’aux extrémités de la terre, n’est-ce pas ? Padway demanda à Unilas si le neveu de Vitigès, Urias, se trouvait à Ravenne. Unilas lui répondit par l’affirmative et fit chercher l’intéressé par quelqu’un. Urias était brun et imposant comme son oncle. Ses sourcils froncés affichaient la bravade. — Eh bien, Martinus le Mystérieux, maintenant que tu t’es arrangé pour renverser mon oncle, que vas-tu faire de moi ? — Rien du tout, dit Padway. À moins que tu ne m’y forces. — Tu ne vas pas purger la famille de mon oncle ? — Non. Je ne le « purge » même pas. Entre nous, je cache Vitigès pour que Thiudahad ne lui fasse pas de mal. — Vraiment ? Puis-je te croire ? — Bien sûr. Je te montrerai même une lettre de lui portant témoignage des bons traitements dont il est l’objet. — On peut obtenir des lettres par la torture. — Pas avec Vitigès. En dépit de tous ses défauts, je crois que tu admettras avec moi que ton oncle est entêté. Urias se détendit visiblement. — Si cela est vrai, peut-être as-tu un côté convenable, après tout. — Que penserais-tu de travailler pour nous ?… C’est-à-dire : officiellement pour Thiudahad et en fait pour moi ? Urias se raidit. — C’est hors de question. Je démissionne, bien sûr. Je ne me montrerai pas déloyal envers mon oncle. — Je suis désolé de t’entendre dire cela. J’ai besoin de quelqu’un de capable pour commander la réoccupation de la Dalmatie. Urias hocha la tête d’un air obstiné. — C’est une question de loyauté. Je ne suis encore jamais revenu sur une parole engagée. Padway soupira. — Tu es aussi difficile à manier que Bélisaire. Les quelques hommes compétents dignes de confiance en ce monde ne veulent pas travailler pour moi en raison d’obligations antérieures. Alors, je dois me faire aider par des escrocs et des demeurés. Les ténèbres semblaient vouloir tomber par la seule force de l’inertie… XII Petit à petit, la population temporaire de Ravenne quitta la ville comme des filets d’eau, sur un carrelage, quittent une éponge humide. Un long filet s’écoula vers le nord, alors que les Goths s’en retournaient en Dalmatie. Padway priait pour qu’Asinar, qui semblait posséder un soupçon d’intelligence de plus que Grippas, n’eût pas soudain une nouvelle idée de génie et ne revînt en toute hâte en Italie avant d’avoir accompli quoi que ce fût. Padway n’osait quitter l’Italie, ne fût-ce que le temps de mener la campagne lui-même. Il fit ce qu’il put en envoyant également quelques-uns de ses gardes apprendre aux Goths la tactique du tir à l’arc monté. Asinar pouvait très bien décider d’ignorer cette nouvelle absurdité dès qu’il serait hors de vue. Ou bien les cuirassiers pouvaient passer au comte Constantianus. Ou bien… Mais il ne servait à rien de prévoir les calamités. Padway finit par trouver le temps d’aller présenter ses respects à Mathaswentha. Il cherchait à se convaincre qu’il ne faisait qu’être poli et nouer une relation utile. Mais il savait qu’en vérité, il ne voulait pas quitter Ravenne sans avoir encore jeté un coup d’œil à ce beau brin de fille. La princesse gothe le reçut aimablement. Elle parlait un excellent latin et sa chaude voix de contralto vibrait de bonne santé. — Je te remercie, excellent Martinus, de m’avoir sauvée de ce porc. Je ne pourrai jamais trop te remercier. — Ce n’était que peu de chose, princesse, dit Padway. Nous n’avons fait qu’arriver en temps opportun. — Ne te rabaisse pas, Martinus. Je sais beaucoup de choses à ton sujet. Seul un homme véritable peut accomplir ce que tu as fait. Particulièrement si l’on prend en considération que tu es arrivé en Italie il y a seulement un peu plus d’un an. — Je fais ce que je suis obligé de faire, princesse. Cela peut paraître impressionnant à autrui, mais j’ai surtout l’impression d’avoir été amené, par les circonstances, à accomplir chacune de mes actions, quelles qu’aient pu être mes intentions. — Doctrine fataliste, Martinus. Tu me fais presque penser à un païen. Non que cela importe à mes yeux. Padway se mit à rire : — Tout juste ! Si je ne me trompe, on trouve encore des païens en cherchant un peu dans les montagnes italiennes. — Sans aucun doute. J’aimerais visiter certains de ces petits villages un jour ou l’autre. Avec un bon guide, bien sûr. — Je devrais être un rudement bon guide avec tous les voyages que j’ai faits ces deux derniers mois. — Tu voudrais bien ? Fais attention ; je te prends au mot, tu sais. — Ça ne m’inquiète pas du tout, princesse. Mais ce sera un autre jour. Au train où tout va, Dieu seul sait quand je trouverai le temps de faire autre chose que la guerre et la politique, qui ne me sont familières ni l’une ni l’autre. — Qu’es-tu donc, alors ? — J’étais ramasseur de faits, une sorte d’historien des périodes qui n’avaient pas d’histoire. Je suppose qu’on pourrait m’appeler philosophe historicien. — Tu es vraiment fascinant, Martinus. Je vois pourquoi on t’appelle le Mystérieux. Mais si tu n’aimes ni la guerre ni la politique, pourquoi t’es-tu lancé dans ces deux voies ? — Ce serait difficile à expliquer, ma princesse. Au cours de mes travaux dans mon pays, j’ai eu l’occasion d’étudier la grandeur et la décadence de nombreuses civilisations. En regardant tout autour de moi, j’aperçois plusieurs symptômes de la décadence. — Vraiment ? Ça me semble plutôt curieux. Bien sûr, mon peuple et des barbares comme les Francs ont occupé la majeure partie de l’Empire d’Occident. Mais ils ne constituent pas un danger pour la civilisation. Ils la protègent des véritables sauvages comme les Huns de Bulgarie et les Slaves. Je ne puis trouver une époque où notre culture occidentale ait connu plus de sécurité. — Tu as tous les droits d’être de cet avis, princesse, dit Padway. Je me contente de mettre côte à côte certains faits et d’en tirer toutes les conclusions possibles. Des faits tels que le déclin de la population en dépit de l’immigration gothe. Et des détails comme le volume des transports. — Les transports ? Je n’aurais jamais pensé à mesurer une civilisation de la sorte ! Mais de toute manière, cela ne répond pas à ma question. — Triggws, pour utiliser l’un de vos mots gothiques. Eh bien, je veux empêcher les ténèbres de la barbarie de tomber sur l’Europe occidentale. Cela semble prétentieux, pour un seul homme, de faire quelque chose de semblable. Mais je peux toujours essayer. L’une des faiblesses de nos structures actuelles est la lenteur des communications. C’est pourquoi je lance ma compagnie de télégraphe. Et parce que mes bailleurs de fonds sont des patriciens romains soupçonnés de sentiments hellénophiles, je me retrouve plongé dans la politique jusqu’au cou. Une chose mène à l’autre, et aujourd’hui je suis quasiment à la tête de l’Italie. Mathaswentha prit un air pensif. — Je suppose que l’inconvénient de la lenteur des communications, c’est qu’un général peut se révolter ou une invasion se produire sans que le gouvernement central en entende parler avant des semaines. — Exact. Je vois que tu es bien la fille à ta mère. Si je voulais te traiter avec condescendance, je pourrais te dire que tu as un cerveau d’homme. Elle sourit. _ Au contraire, j’en serais flattée. Du moins si tu veux dire un homme comme toi. La plupart des hommes d’ici… bah ! Des bébés braillards et sans cervelle. Quand je me marierai, ce sera avec un homme… dirons-nous un homme d’esprit et d’action ? Les yeux de Padway rencontrèrent les siens et il s’aperçut que son cœur battait un peu plus rapidement. — Je te souhaite de le trouver, princesse. — Ce sera peut-être possible. Elle s’assit toute droite et le regarda bien en face, d’un air presque défiant, sans s’inquiéter de la confusion qu’elle provoquait en lui. Il remarqua qu’elle n’était pas moins désirable lorsqu’elle se tenait très droite. Au contraire. Elle continua : — C’est là une des raisons pour lesquelles je te suis reconnaissante de m’avoir sauvée de ce porc. De tous ces nigauds abrutis, il était le roi. Qu’est-il advenu de lui, au fait ? Ne fais pas l’innocent, Martinus. Tout le monde sait que tes gardes l’ont emmené dans la sacristie et qu’il a alors apparemment disparu. — Il est en sûreté, de ton point de vue comme du sien. — Tu veux dire que tu le caches ? La mort aurait été encore plus sûre. — J’ai des raisons pour ne pas vouloir sa mort. — Vraiment ? Je t’avertis que s’il me tombe entre les mains, je n’aurai aucune raison semblable. — Ne te montres-tu pas un peu dure avec ce pauvre Vitigès ? Il ne faisait que songer, non sans désordre, à défendre le royaume. — Peut-être. Mais après la séance de l’église, je le hais. Ses yeux gris étaient aussi froids que de la glace. Et quand je hais, ce n’est pas à demi-mesure. — Je vois, lança sèchement Padway, expulsé pour un instant de son nuage rose. Mais Mathaswentha sourit de nouveau, toute courbes, toute femme désirable. — Tu resteras à dîner, naturellement ? Il n’y aura que quelques personnes, et elles partiront de bonne heure. — Eh bien… Des montagnes de travail l’attendaient ce soir-là. Et il avait du sommeil à rattraper : c’était chronique chez lui. Merci, princesse, je serai charmé. Après sa troisième visite à Mathaswentha, Padway se dit : « Voilà une vraie femme. Belle comme une déesse, un caractère puissant, un esprit vif. Celui qui la prendra possédera une épouse exceptionnelle. Pourquoi ne serait-ce pas moi ? Elle a l’air de bien m’aimer. Avec elle, il n’y aurait rien que je ne puisse accomplir. Bien sûr, elle a des goûts un peu sanguinaires. On ne peut pas tout à fait dire que c’est une « douce » jeune fille. Mais c’est la faute de son époque, pas la sienne. Elle se calmera quand elle aura un homme à elle pour se battre à sa place. » En d’autres termes, Padway était aussi follement amoureux qu’il est possible à un homme rationnel et prudent de l’être. Mais comment s’y prenait-on pour épouser une princesse gothe ? On ne l’emmenait sûrement pas en voiture en lui enlevant son rouge à lèvres pour commencer. On ne faisait pas mieux connaissance à l’université, comme ç’avait été le cas avec Betty. Elle était orpheline, aussi pas moyen de tâter le terrain du côté de son père. Il supposait que la seule chose à faire, c’était d’amener le sujet petit à petit et voir comment elle réagirait. — Mathaswentha, ma chère, lui demanda-t-il, quand tu parlais du genre d’homme que tu aimerais épouser, avais-tu d’autres précisions en esprit ? Elle lui sourit, et la pièce vacilla légèrement. — Curieux, Martinus ? Je n’en ai guère, en dehors de celles que j’ai mentionnées. Bien sûr, il ne devrait pas être trop âgé par rapport à moi, comme c’était le cas de Vitigès. — Ça ne te ferait rien qu’il ne soit pas tellement plus grand que toi ? — Non, à moins que ce ne soit un avorton. — Tu n’as rien de spécial contre les grands nez ? Elle émit un chaud rire de gorge. — Martinus, tu es vraiment drôle. Je suppose que c’est parce que toi et moi sommes différents. Je m’engage à fond quand je veux quelque chose, que ce soit l’amour, la vengeance, ou n’importe quoi. — Qu’ai-je fait ? — Tu tournes autour du pot, tu le regardes sous tous les angles et tu passes une semaine à te demander si tu en as assez envie pour courir le risque de le prendre. Elle ajouta rapidement : Ne crois pas que cela m’ennuie. Ça me plaît beaucoup. — J’en suis heureux. Mais pour le nez… — Bien sûr que ça m’est égal ! Je trouve par exemple que le tien a un air aristocratique. Ni la petite barbe rousse ni les cheveux bruns ondulés ne m’ennuient chez ce surprenant jeune homme nommé Martinus Paduei. Ni aucune de ses caractéristiques. C’est ce que tu voulais, non ? Padway se sentait grandement soulagé. Cette femme merveilleuse se donnait un mal fou pour aplanir toutes les difficultés ! — En fait, oui, princesse. — Tu n’es pas obligé d’être respectueux à ce point, Martinus. N’importe qui reconnaîtrait en toi un étranger à la façon dont tu utilises méticuleusement les titres et les épithètes appropriés. Padway sourit. — Je n’aime pas courir de risques, comme tu le sais. Eh bien, vois-tu, je… euh… me demandais… euh… puisque ces… euh… caractéristiques… ne te déplaisent pas, si tu pouvais envisager de… euh… euh… — Ne voudrais-tu pas parler d’amour, par hasard ? — Oui ! fit Padway brutalement. — Avec un peu d’entraînement, peut-être. — Ouf ! lança Padway en s’épongeant le front. — Il faudra m’apprendre, dit Mathaswentha. J’ai mené une vie recluse et je connais peu de monde. — J’ai consulté la loi, dit Padway rapidement, et puisqu’il n’y a pas d’ordonnance contre les mariages mixtes entre Goths et Italiens, il n’y a rien non plus contre ceux avec les Américains. Aussi… Mathaswentha l’interrompit : — Je t’entendrais mieux, cher Martinus, si tu te rapprochais de moi. Padway s’exécuta. Il reprit : — Les édits de Théodoric… — Je connais les lois, Martinus, dit-elle doucement. Ce n’est pas dans ce domaine que j’ai à apprendre. Padway refoula sa tendance à parler comme un forcené de questions impersonnelles pour dissimuler une effervescence émotionnelle. Il lui dit : — Mon amour, ta première leçon sera celle-ci. Il lui baisa la main. Ses yeux étaient à demi fermés, sa bouche légèrement ouverte, et sa respiration rapide et sourde. Elle chuchota : — Les Américains connaissent-ils donc aussi l’art du baiser ? Il la saisit et lui donna sa deuxième leçon. Mathaswentha ouvrit les yeux, les cligna et hocha la tête. — C’était là une question absurde, mon cher Martinus. Les Américains sont bien en avance sur nous. Elle lança un rire joyeux auquel se joignit Padway. — Tu me rends très heureux, princesse, dit-il. — Toi aussi, mon prince. Je croyais ne jamais trouver quelqu’un comme toi. Elle se laissa encore aller dans ses bras. Puis elle s’assit et arrangea sa chevelure. Elle décréta d’une manière rapide, très femme d’affaires : — Il reste bien des questions à régler avant que nous finissions par décider quelque chose. Vitigès par exemple. — Oui ? Le bonheur de Padway, d’un seul coup, semblait bien moins parfait. — Il faudra le tuer, naturellement. — Oh ? — Pas de « oh ! » avec moi, mon chéri. Je t’avais averti que je n’étais pas une demi-portion quand je haïssais. Et Thiudahad aussi. — Pourquoi lui ? Elle se raidit en fronçant les sourcils. — Il a assassiné ma mère, non ? Veux-tu une autre raison ? Et tu finiras bien par vouloir devenir roi… — Non, jamais, dit Padway. — Tu ne veux pas être roi ? Pourquoi, Martinus ? — Ce n’est pas ce qu’il me faut, ma chère. De toute façon, je ne suis pas un Amaling. — En tant que mon mari, tu en seras un. — Je ne veux toujours pas… — Voyons, chéri, tu t’imagines seulement que tu ne veux pas. Tu changeras d’avis. Pendant que nous y sommes, il y a cette domestique que tu avais ; Julia, je crois. — Comment… que sais-tu d’elle ? — Pas mal de choses. Nous autres femmes entendons toujours parler de tout, tôt ou tard. Le petit point froid dans l’estomac de Padway s’étendit, s’étendit. — Mais… mais… — Voyons, Martinus, c’est une petite faveur que te demande ta fiancée. Et ne crois pas qu’une personne de ma classe puisse être jalouse d’une vulgaire servante. Mais je me sentirais humiliée si elle survivait à mes noces. Une mort douloureuse n’est pas nécessaire… un poison rapide… Le visage de Padway était aussi livide que celui d’un agent de location à qui l’on parle de cafards. Son esprit tourbillonnait. Il ne semblait pas exister de fin aux projets mortels de Mathaswentha. De la sueur lui humidifiait les dessous. Il sut alors qu’il n’était pas du tout amoureux de Mathaswentha. Qu’un Goth fougueux mate cette féroce Walkyrie ! Il préférait une fille avec des idées moins précises pour obtenir ce qu’elle voulait. Et aucun assureur ne céderait une police à un membre du clan Amal, vu leur sombre et sanglant passé. — Eh bien ? demanda Mathaswentha. — Je réfléchissais, répondit Padway. Il ne précisa pas qu’il réfléchissait frénétiquement pour arriver à se tirer de ce bourbier. Je viens de me rappeler que j’ai une femme qui m’attend, en Amérique. — Oh ! Voilà bien le moment de penser à ça ! répliqua-t-elle froidement. — Il y a longtemps que je ne l’ai pas vue. — Eh bien, le divorce existe, n’est-ce pas ? — Pas dans ma religion. Nous autres congrégationalistes croyons qu’il existe un compartiment spécial pour faire rôtir les divorcés. — Martinus ! Ses yeux étaient une paire de torches grises. Tu as peur. Tu essaies de reculer. Aucun homme ne me fera cela et ne vivra assez longtemps pour dire… — Non, non, pas du tout ! s’écria Padway. Ce n’est rien de la sorte, ma chère ! Je traverserais des fleuves de sang pour être à ton côté. — Hm-m-m. Très joli discours, Martinus Paduei. L’utilises-tu avec toutes les filles ? — C’est vrai. Je suis fou de toi. — Alors, pourquoi n’agis-tu pas comme tu… — Je te suis très dévoué. Il était stupide de ma part de ne pas avoir songé plus tôt à cet obstacle. — M’aimes-tu vraiment ? Elle s’adoucissait quelque peu. — Bien sûr que oui ! Je n’ai jamais connu personne qui te ressemblât. Cette dernière phrase était sincère. Mais les faits sont les faits. Mathaswentha se frotta le front, manifestement aux prises avec des émotions contradictoires. — Si tu ne l’as pas vue depuis si longtemps, comment sais-tu qu’elle est encore en vie ? — Je ne le sais pas. Mais je ne sais pas non plus si ce n’est pas le cas. Tu sais comme vos lois sur la bigamie sont strictes. Les édits Athalaric. Paragraphe 6. J’ai vérifié. — Bien sûr, dit-elle avec quelque amertume. Quelqu’un d’autre en Italie a-t-il déjà entendu parler de ta salope d’Américaine ? — N-non… mais… — Alors, n’es-tu pas un peu ridicule, Martinus ? Quelle différence cela fait-il si elle se trouve de l’autre côté de la terre ? — La religion. — Oh ! le diable emporte tous ces prélats ! Je m’occuperai des ariens lorsque nous serons au pouvoir. Pour les catholiques, je crois que nous avons des influences sur l’évêque de Bologne, ce qui veut dire le pape. — Je ne parlais pas des Eglises, mais de mes convictions personnelles. — Un garçon pratique comme toi ? Absurde ! C’est une fausse excuse… Padway, voyant que le feu allait se rallumer, l’interrompit : — Voyons, Mathaswentha, tu ne veux pas amener une discussion religieuse, n’est-ce pas ? Tu laisses mes croyances tranquilles et je ne m’occupe pas des tiennes. Oh ! Je viens de trouver une solution. — Quoi ? — Je vais envoyer un messager en Amérique pour voir si ma femme est encore en vie. — Combien de temps cela prendra-t-il ? — Des semaines, des mois, peut-être. Si tu m’aimes vraiment, que t’importe de m’attendre ? — J’attendrai, dit-elle sans enthousiasme. Elle leva soudain les yeux. Suppose que ton messager découvre que cette femme est en vie ? — Nous aviserons, alors. — Oh ! non, non, non ! Nous allons régler ça tout de suite. — Voyons, chérie, ne fais-tu pas confiance à ton futur mari ? Alors… — N’élude pas la question, Martinus. Tu es aussi visqueux qu’un homme de loi byzantin. — Dans ce cas, je pourrais peut-être courir un risque pour mon immortel… — Oh ! mais, Martinus ! s’écria-t-elle, joyeuse. Que je suis bête de ne pas y avoir songé avant ! Tu donneras des instructions à ton messager pour qu’il l’empoisonne s’il la découvre vivante ! On peut toujours arranger discrètement de telles choses. — Voilà une idée. — C’est évident. Je la préfère à un simple divorce, de toute façon : pour ma renommée. Et maintenant, tous nos soucis sont terminés, ajouta-t-elle en l’enlaçant avec une violence déconcertante. — Je suppose que tu as raison, dit Padway sans la moindre conviction. Continuons nos leçons, très chère. Il l’embrassa encore en essayant cette fois de battre un record. Elle lui sourit et lâcha un soupir de plaisir. — Tu n’en embrasseras jamais plus une autre, mon amour. — Je n’y songerai même pas, ma princesse. — Tu y as plutôt intérêt. Pardonne-moi mon émoi passager, mon chéri. Je ne suis qu’une innocente petite fille, sans connaissance du monde ni volonté qui lui soit propre. Du moins, songea Padway, il n’était pas le seul à mentir en ce lieu. Il se leva et la remit sur pied. — Il me faut partir. Je vais avant tout envoyer ce messager. Et demain, je pars pour Rome. — Oh ! Martinus ! Je suis sûre qu’il ne le faut pas partir. Tu t’imagines seulement devoir… — Non, vraiment. Affaires d’Etat, tu sais. Je penserai à toi tout le temps. Il l’embrassa de nouveau. Sois brave ma chérie. Souris, à présent. Elle sourit en pleurant un peu et lui coupa la respiration. Lorsque Padway fut de retour chez lui, il tira de son lit son ordonnance, un cuirassier arménien. — Mets la botte de ton pied droit, lui ordonna-t-il. L’homme se frotta les yeux. — De mon pied droit ? Est-ce que j’ai bien compris, noble seigneur ? — Oui. Vite ! Lorsque la botte en cuir jaune eut été enfilée, Padway tourna le dos à son ordonnance et se pencha en avant. Il lui dit par-dessus l’épaule : — Donne-moi un bon coup de pied dans l’arrière-train, mon brave Tirdat. Tirdat en resta bouche bée. — Donner un coup de pied à mon commandant ? — Tu m’as bien entendu. Allez ! Vas-y. Tirdat traîna un peu mais, devant le regard de Padway, il finit par obéir. Le coup de pied faillit envoyer Padway s’étaler sur le sol. Il se releva en frottant l’endroit atteint. — Merci, Tirdat. Tu peux aller te recoucher. Il s’approcha du baquet pour se laver les dents avec une tige de saule. (Faudra lancer la fabrication de vraies brosses à dents, un de ces jours, pensa-t-il.) Il se sentit bien mieux. Mais Padway ne quitta pas Ravenne le lendemain, ni même le surlendemain. Il commençait à apprendre que la place de questeur du roi n’était pas seulement une profession qui payait bien, mais qui permettait aussi de donner tous les ordres que l’on voulait. D’abord Wakkis, fils de Thurumund, un noble Goth du Conseil Royal, vint le voir avec une ébauche d’amendement à la loi sur les vols de chevaux. Il expliqua : — Vitigès était d’accord pour la révision de cette loi, mais la contre-révolution s’est produite avant qu’il ait eu le temps de la transformer. C’est donc à toi, excellent Martinus, de discuter de la chose avec Thiudahad, de mettre l’amendement dans le langage légal approprié et d’essayer d’attirer l’attention du roi suffisamment longtemps pour obtenir sa signature. Wakkis sourit. Et que tous les saints te viennent en aide s’il est d’humeur entêtée, mon garçon ! Padway se demanda ce que diantre il pouvait bien faire ; il exhuma alors Cassiodore qui, en tant que chef de l’administration italienne, devait détenir de bons tuyaux. Le vieux docte lui fut très utile, quoique Padway jugeât adéquat de supprimer quelques-unes des périodes enrubannées, inutiles, ornant le projet du préfet. Il invita Urias à déjeuner. Urias vint et se montra assez plaisant, quoiqu’il fût un peu amer quant au traitement de son oncle Vitigès. Padway l’aimait bien. Je ne tiendrai pas éternellement Mathaswentha à distance, pensa-t-il. Et je n’oserai pas me mettre en ménage avec une autre fille tant qu’elle me considérera comme son fiancé. Mais ce gaillard est solide et beau, et il a l’air intelligent. Si je parvenais à arranger une alliance… Il demanda à Urias s’il était marié. Urias haussa les sourcils. — Non. Pourquoi ? — Je me posais simplement la question. Que vas-tu donc faire, maintenant ? — Je ne sais pas. Me rendre à ma propriété campagnarde de Picenum, je suppose. Ce sera morne après la vie de soldat que j’ai menée ces dernières années. Padway lui demanda avec désinvolture : — As-tu déjà rencontré la princesse Mathaswentha ? — Pas en privé. Je ne suis arrivé à Ravenne que quelques jours avant la noce. Je l’ai vue à l’église, bien sûr, tout comme toi. Elle est séduisante, n’est-ce pas ? — Très. Ça vaut la peine de faire sa connaissance. Si tu veux, je pourrai te présenter à elle. Dès qu’Urias fut parti, Padway se précipita chez Mathaswentha. Il s’arrangea pour que son arrivée eût l’air aussi imprévue que possible. Il commença à lui expliquer : — J’ai été retardé, ma chérie. Il se peut que je ne retourne pas à Rome avant… oubb !… Mathaswentha avait glissé son bras derrière son cou et arrêté ses paroles de la plus efficace des manières. Padway n’osa pas avoir l’air tiède, ce qui n’était d’ailleurs pas difficile du tout. Le seul ennui, c’est que cela rendait toute pensée cohérente impossible à un moment où il avait besoin de toute son astuce. Et la fille passionnée avait l’air satisfaite de rester dans l’antichambre à l’embrasser tout l’après-midi. Elle finit par lui dire : — Voyons, que disais-tu, mon chéri ? Padway termina sa phrase. — Alors, j’ai pensé que je pourrais venir te rendre visite un moment. Il rit. Je ne peux pas faire une chose tant que je ne suis pas à Rome ; je n’arriverai pas à travailler tant que je me trouverai dans la même ville que toi. Connais-tu le neveu de Vitigès, Urias, par hasard ? — Non. Et je ne crois pas en avoir envie. Quand on tuera Vitigès, il nous faudra envisager de tuer également ses neveux. J’ai un préjugé idiot : je n’aime pas de tuer des gens que je connais vraiment. — Oh ! ma chère, mais c’est là une grave erreur. C’est un jeune homme formidable ; tu l’aimeras beaucoup. C’est un Goth intelligent et énergique, sans doute le seul. — Eh bien, je ne sais pas trop… — Et j’ai besoin de lui dans mes affaires ; seulement, il se fait des scrupules de travailler pour moi. J’ai pensé que tu pourrais utiliser ton sourire éclatant pour l’assouplir un peu. — Si tu penses que je pourrai vraiment t’aider, je pourrais… C’est ainsi que la princesse gothe profita de la compagnie de Padway et d’Urias ce soir-là. Mathaswentha se montra, au premier abord, plutôt froide envers Urias. Mais ils burent pas mal de vin et elle se dégela. Urias était de bonne compagnie. Ils se trouvèrent bientôt en train de rire à gorge déployée en écoutant son imitation d’un Hun saoul et les histoires douteuses de Padway traduites en vitesse. Padway leur apprit un chant populaire grec que Tirdat, son ordonnance, avait ramené de Constantinople. Si Padway n’avait pas été rongé par une légère anxiété quant au succès de ses diverses intrigues, il aurait dit qu’il s’amusait comme jamais. XIII De retour à Rome, Padway alla voir ses généraux impériaux prisonniers. Ils se trouvaient confortablement logés et assez satisfaits de leur situation, quoique Bélisaire fût maussade et pensif. L’inactivité forcée ne réussissait pas à l’ex-commandant en chef. — Comme tu peux l’apprendre bien facilement, nous aurons bientôt établi un Etat puissant. As-tu changé d’avis ? lui demanda Padway. — Non, seigneur questeur. Un serment est un serment. — As-tu jamais brisé un serment dans ta vie ? — Pas que je sache. — Si, pour une raison quelconque, tu devais prêter serment devant moi, je suppose que tu te considérerais aussi fortement lié que dans les autres cas, n’est-ce pas ? — Naturellement. Mais c’est une supposition ridicule. — Peut-être. Que dirais-tu si je t’offrais de te renvoyer à Constantinople en te faisant jurer de ne jamais plus porter les armes contre le royaume des Goths et des Italiens ? — Tu es un homme rusé et plein de ressources, Martinus. Je te remercie, mais je ne pourrais faire cadrer cette offre avec mon serment envers Justinien. Il me faut donc la décliner. Padway répéta son offre aux autres généraux. Constantianus. Périanus et Bossas acceptèrent aussitôt. Padway raisonna : ces trois-là n’étaient que des chefs fort moyens. Justinien en disposait de tant d’autres qui leur ressemblaient qu’il n’y avait guère d’utilité à les garder. Bien sûr, ils ne manqueraient pas de violer leur serment dès qu’ils se trouveraient hors d’atteinte. Bélisaire, lui, était un véritable génie militaire ; il fallait l’empêcher de combattre à nouveau contre le royaume. Il faudrait, soit qu’il changeât de camp ou donnât sa parole – ce qui suffirait – soit qu’il fût tenu sous bonne garde. D’un autre côté, l’esprit vif mais compliqué de Justinien jalousait sans raison les succès de Bélisaire et ses vertus quelque peu étroites. Lorsqu’il apprendrait que Bélisaire était resté à Rome pour éviter de manquer à coup sûr à sa parole, il se pouvait que l’empereur fût suffisamment embarrassé pour entreprendre quelque chose d’intéressant. Padway écrivit la lettre suivante : Le roi Thiudahad à l’empereur Justinien, salut. Altesse Sérénissime, nous t’envoyons avec cette lettre les personnes de tes généraux Constantianus, Périanus et Bessas, qui ont juré de ne plus porter les armes contre nous. La même offre fut faite à ton général Bélisaire, mais il la déclina en jugeant qu’elle constituait une atteinte à son honneur. Les résultats constructifs de cette guerre paraissant plus qu’improbables, nous profitons de l’occasion pour énoncer les conditions qui nous semblent raisonnables en vue de l’établissement d’une paix durable entre nous : 1) les troupes impériales devront évacuer la Sicile et la Dalmatie sur-le-champ ; 2) une indemnité de cent mille solidi-or devra nous être payée pour les dommages occasionnés par tes armées d’invasion ; 3) nous accepterons de ne jamais nous faire la guerre sans consultation préalable et accord mutuel. Les détails pourront être étudiés en temps voulu ; 4) nous accepterons de n’apporter assistance, sous forme de soldats, d’argent ou de munitions, à aucun tiers, qui puisse guerroyer contre l’un d’entre nous ; 5) nous accepterons un traité commercial en vue de favoriser les échanges entre nos royaumes respectifs. Ceci n’est, bien sûr, qu’un plan très schématique dont les détails devraient être précisés au cours d’une conférence entre nos représentants. Nous pensons que tu admettras que ces arrangements ou d’autres assez semblables en intentions, sont le moins que nous puissions raisonnablement demander dans les circonstances actuelles. Nous nous réjouissons d’avance de ta faveur d’une réponse de ta part, à la première occasion. Martinus Paduei, Questeur Quand il reconnut son visiteur, Thomasus se leva en grognant et se dandina jusqu’à lui, le bon œil brillant, la main tendue. — Martinus ! Je suis content de te revoir. Quelle impression cela fait-il d’être quelqu’un d’important ? — C’est fatigant, dit Padway en lui serrant la main. Quoi de neuf ? — De neuf ? Ecoutez ça ! Il trame tout ce qui se passe en Italie depuis deux mois et il veut savoir ce qu’il y a de neuf ! — Je parle de notre petit oiseau en cage. — Hein ? Oh ! tu veux dire (Thomasus regarda prudemment autour de lui) l’ex-roi Vitigès ? Il allait très bien, aux dernières nouvelles, quoique personne n’ait pu tirer de lui un seul mot poli. Ecoute, Martinus : de toutes tes manigances, le cacher sous ma responsabilité et sans me prévenir est la pire que tu aies arrangée. Je suis sûr que Dieu est également d’accord avec moi. Ces soldats m’ont arraché du lit et il a ensuite fallu que je les garde chez moi, eux et le prisonnier, pendant plusieurs jours. — Je suis désolé, Thomasus. Mais tu étais le seul à Rome en qui je pouvais avoir une confiance absolue. — Oh ! eh bien, dans ce cas… Mais Vitigès est le pire ronchonneur que j’aie jamais vu. Rien ne lui convenait. — Comment marche la compagnie de télégraphe ? — C’est autre chose. La ligne napolitaine marche régulièrement. Mais celles de Ravenne et de Florence ne seront pas terminées avant la fin du mois et, jusque-là, pas une chance de gagner de l’argent. De plus, les actionnaires minoritaires viennent de se rendre compte qu’ils sont minoritaires. Tu aurais dû les entendre ! Ils en veulent à ta peau. Au début, le comte Honorius était avec eux. Il a menacé de mettre en prison Vardan, Ebénézer et moi-même, si nous ne lui vendions pas – pratiquement ne lui donnions – un intérêt pour contrôler la compagnie. Mais nous avons appris qu’il avait plus besoin d’argent que d’actions et nous lui avons acheté les siennes. Les autres patriciens doivent donc se contenter de faire semblant de ne pas nous voir quand on se rencontre dans la rue. — Je vais lancer un autre journal dès que j’en aurai le temps, dit Padway. Ça en fera deux ; un à Rome et un à Florence. — Pourquoi Florence ? — C’est là que va se trouver notre nouvelle capitale. — Quoi ? — Oui. La ville est mieux située que Rome en ce qui concerne les routes et le reste ; en outre, elle présente un climat plus favorable que celui de Ravenne. En fait, je ne puis imaginer un endroit qui ne présente pas un climat plus favorable que Ravenne. Je l’ai fait comprendre à Cassiodore et, à nous deux, nous avons convaincu Thiudahad de transférer son administration. Si Thiudahad a envie de conserver sa cour dans la Cité aux Mille Inconvénients, libre à lui. Je ne serai pas plus ennuyé de ne pas l’avoir dans les pattes ! — Dans les pattes ? Oh ! ho-ho-ho ! tu es vraiment un drôle de type, Martinus. Je voudrais pouvoir dire des choses comme toi, mais toute cette activité m’essouffle. Que prépares-tu encore de révolutionnaire ? — Je vais tenter de fonder une école. Nous disposons de bon nombre de professeurs à l’heure actuelle, mais ils ne connaissent que la grammaire et la rhétorique. Je vais essayer de faire enseigner des matières qui importent vraiment : les mathématiques, les sciences et la médecine. Il va falloir que j’écrive tous les livres d’école moi-même. — Une seule question, Martinus. Quand trouves-tu le temps de dormir ? Padway sourit d’un air las. — Jamais, la plupart du temps. Mais si je parviens un jour à m’arracher à ces activités politiques et militaires j’espère me rattraper. Je n’aime pas vraiment ce que je fais mais la fin justifie les moyens. La fin, ce sont des réalisations comme le télégraphe et les presses. Mes politicailleries et mes soldateries ne feront peut-être aucune différence dans cent ans, mais le reste en engendrera, j’espère. Padway allait partir, mais il ajouta : — Est-ce que Julia d’Apulie travaille toujours pour Ebénézer le Juif ? — Aux dernières nouvelles, oui. Pourquoi ? Tu la veux de nouveau ? — Grand Dieu, non ! Il faut qu’elle disparaisse de Rome. — Pourquoi ? — Pour sa propre sécurité. Je ne peux t’en dire plus. — Mais je croyais que tu ne pouvais pas la sentir… — Ça ne veut pas dire que je veux la voir assassinée. Et ma propre peau risque aussi d’être en danger si on ne la fait pas sortir de la ville. — Oh ! Dieu ! pourquoi m’as-tu abouché à un politicien ? Comment faire, Martinus ? Elle est citoyenne libre… — Et ton cousin de Naples, Antiochus ? Il y gagnerait s’il acceptait de l’engager à un salaire plus élevé. — Eh bien, je… — Qu’elle travaille pour Antiochus sous un autre nom. Arrange ça discrètement mon vieux. Si la chose s’ébruite, on se retrouve tous dans la mélasse. — La mélasse ? Ha ! ha ! Très drôle. Je ferai ce que je pourrai. Bon, à propos de cette note vieille de six mois… Oh ! Seigneur ! pensa Padway, il allait recommencer. Thomasus était d’un bon naturel la plupart du temps, mais il ne voulait pas ou ne pouvait pas mener la plus simple transaction commerciale sans trois heures de marchandage frénétique. Peut-être aimait-il cela. Padway non. En chevauchant vers Florence, Padway regretta de ne pas avoir revu Dorothéa, alors qu’il se trouvait à Rome. Il n’avait pas osé. C’était une raison de plus pour marier Mathaswentha rapidement. Dorothéa lui conviendrait beaucoup mieux, même si elle était moins spectaculaire. Non qu’il l’aimât, mais les sentiments finiraient par se développer s’il la voyait suffisamment souvent, songea-t-il quelque peu froidement. Il avait beaucoup trop à faire désormais. Si seulement il pouvait trouver le temps de se détendre, de rattraper son sommeil en retard, de rechercher ce qui l’intéressait vraiment, de s’amuser un peu ! Il aimait s’amuser tout autant que n’importe qui, quoique n’importe qui eût considéré ses conceptions de l’amusement comme assez bizarres. Mais son esprit vif et consciencieux continuait de l’aiguillonner. Il savait que son poste reposait sur les fondations instables de son influence sur un roi sénile et impopulaire. Tant que Padway leur plairait, les Goths ne se manifesteraient pas, puisqu’ils avaient l’habitude d’abandonner l’administration civile entre les mains des non-Goths. Mais lorsque Thiudahad disparaîtrait ? Padway devait encore rentrer beaucoup de foin et bien des nuages orageux s’amoncelaient au-dessus de la grange. À Florence, Padway loua des bureaux au nom du gouvernement et s’occupa de ses affaires. Cette fois-ci, il ne découvrit aucune irrégularité dans les comptes. Il n’y avait donc plus eu de vol, ou bien ses employés faisaient des progrès dans l’art de la dissimulation. Fritharik redemanda à l’accompagner et montra avec fierté son épée ornée de joyaux, qu’il avait rachetée et fait venir de Rome. L’épée déçut Padway quoiqu’il n’en dît rien. Les pierres étaient seulement polies ; la taille en facettes n’avait pas été inventée. Mais le seul fait de la porter semblait ajouter quelques pouces à la stature déjà imposante de Fritharik. Padway, peut-être à tort, céda. Il nomma le compétent et apparemment honnête Nerva directeur commercial. Ils furent bloqués par la neige pendant deux jours, en traversant les montagnes, et parvinrent à Ravenne avec des frissons dans tout le corps. La ville, avec son atmosphère humide et froide et ses courants d’intrigues, déprimait Padway ; d’autre part, le problème de Mathaswentha le rendait nerveux. Il lui rendit visite et l’aima de la façon la moins sincère qui fût, ce qui ne fit qu’accroître son désir de partir. Mais il devait encore régler un grand nombre d’affaires de caractère public. Urias lui annonça qu’il clair prêt à entrer a son service : — Mathaswentha m’a convaincu, dit-il. C’est une femme merveilleuse, non ? — Certainement, répondit Padway. Il lui sembla déceler, dans le débit rapide d’Urias, un sentiment de culpabilité lorsqu’il parlait de la princesse. Il sourit. Ce à quoi je songe, c’est une école militaire pour officiers goths, un peu sur le modèle byzantin ; tu la dirigerais. — Quoi ? J’espérais que tu me confierais un poste à la frontière. Ainsi, songea Padway, il n’était pas le seul à ne pas aimer Ravenne. — Non, mon cher. Il faut créer cette école, pour le royaume. Je ne peux pas m’en occuper moi-même, car les Goths sont persuadés qu’aucun non-Goth ne connaît quoi que ce soit à l’armée. D’un autre côté, il me faut un homme intelligent et instruit pour tout diriger ; tu es le seul en vue. — Mais, très excellent Martinus, as-tu jamais essayé d’apprendre quelque chose à un officier goth ? J’admets que cette académie militaire est nécessaire, mais… — Je sais… Je sais… La plupart ne savent ni lire ni écrire et méprisent tous ceux qui en sont capables. C’est pourquoi je t’ai choisi, toi, pour ce travail. Tu es respecté, et s’il y a quelqu’un qui peut leur faire entrer quelque chose dans la tête, c’est bien toi. Il sourit d’un air de commisération. Je ne me serais pas donné tant de mal pour obtenir tes services si je n’avais eu, dans l’esprit, qu’un travail simple et routinier. — Merci. Je vois que tu sais comment amener les gens à te servir. Padway continua à faire part à Urias de quelques-unes de ses idées. La grande faiblesse des Goths était le manque de coordination entre les lanciers montés et les archers à pied ; il leur fallait des lanciers à pied valables et des archers montés pour posséder des forces bien équilibrées. Il lui décrivit aussi l’arbalète, la chaussetrappe et autres appareils militaires. — Il faut cinq ans pour former un bon archer, dit-il ; tandis qu’une recrue peut apprendre à manier une arbalète en quelques semaines. Et si je parviens à trouver de bons forgerons, je te montrerai une armure qui ne pèse que la moitié de vos cottes de mailles, protège mieux le corps et permet une plus grande liberté d’action. Tu peux t’attendre à des maugréements de la part des Goths les plus conservateurs, poursuivit-il en souriant. Aussi ferais-tu mieux d’introduire ces innovations petit à petit. Et rappelle-toi : ce sont tes idées ; je n’en retirerai pas le bénéfice. — Je comprends, grimaça Urias. Si quelqu’un se fait pendre à cause d’elles, ce sera moi et pas toi. Comme ce livre d’astronomie qui a paru sous le nom de Thiudahad. Tous les ecclésiastiques, d’ici à la Perse, sont encore en effervescence. Le pauvre vieux Thiudahad les a tous sur le dos, mais je sais que c’est toi qui lui as fourni les idées et qui l’as incité à les publier. Très bien, mon mystérieux ami. Je marche. Padway lui-même fut surpris lorsque Urias apparut quelques jours plus tard avec une arbalète respectable. Quoique l’appareil fût assez simple, et qu’il eût fourni, pour la construction, une série convenable de plans, il savait, par ses expériences malheureuses, que pour faire faire, à un artisan du VIe siècle, quelque chose qu’il n’avait jamais vu auparavant, il fallait se tenir derrière lui tandis qu’il cochonnait six tentatives, et ensuite le faire soi-même. Ils passèrent l’après-midi à s’entraîner à tirer dans une grande pinède à l’est de la ville. Fritharik s’avéra bizarrement précis tout en affectant de mépriser les armes de jet, indignes d’un noble chevalier vandale. — Mais, dit-il, c’est remarquablement facile de tirer avec ceci. — Oui, répondit Padway. Parmi mon peuple existe la légende d’un arbalétrier qui avait offensé un représentant du gouvernement et qui fut forcé, comme châtiment, de tirer sur une pomme placée sur la tête de son fils. Il y parvint sans blesser l’enfant. Lorsqu’il fut de retour, Padway apprit qu’il avait rendez-vous le lendemain avec un envoyé des Francs. Celui-ci, un certain comte Hlodovik, était un homme de haute taille à la figure interminable. Comme la plupart des Francs, il était rasé de près, à l’exception de ses moustaches. Il était vraiment magnifique, dans sa tunique de soie rouge, avec ses chaînes et bracelets en or et son baudrier orné de joyaux. Padway songea que les jambes noueuses, nues au dessous de son caleçon, lui enlevaient toute majesté. De plus, Hlodovik souffrait assez manifestement d’un lendemain d’ivresse. — Mère de Dieu, que j’ai soif, dit-il. Pourrais-tu régler cette question, ami questeur, avant que nous commencions à discuter ? Padway fit donc servir d’un vin dont Hlodovik s’envoya de grandes lampées. — Ah ! Ça va mieux. Voyons, ami questeur, le moins que je puisse dire, c’est que je ne suis pas tellement bien traité ici. Le roi ne m’a reçu que l’espace d’un instant ; il a dit que c’était toi qui t’occupais de tout. Est-ce là une façon convenable de recevoir l’envoyé du roi Theudebert, du roi Hildebert et du roi Hlotokar ? Pas d’un seul roi, attention : de trois ! — Ça fait un tas de rois, dit Padway en souriant aimablement. Je suis très impressionné. Mais il ne faut pas te formaliser, seigneur comte. Notre roi est un vieillard et il trouve le poids des affaires publiques trop lourd à supporter. — Ah ! hrrmp ! Oublions ça, alors. Mais ce n’est pas une raison pour oublier la cause de ma venue en ce lieu. En bref, qu’est-il advenu des cent cinquante mille solidi que Vitigès avait promis à mes maîtres, les rois Theudebert, Hildebert et Hlotokar, pour ne pas l’attaquer pendant qu’il s’occupait des Grecs ? De plus, il a cédé la Provence à mes maîtres, les rois Theudebert, Hildebert et Hlotokar. Et cependant, votre général Sisigis ne l’a pas évacuée. Lorsque mes maîtres ont envoyé des troupes pour l’occuper, il y a quelques semaines, celles-ci furent refoulées. Plusieurs hommes furent tués. Tu devrais savoir que les Francs, qui sont le peuple le plus fier et le plus brave de toute la terre, ne se soumettront jamais à un tel traitement. Que vas-tu faire ? — Toi, seigneur Hlodovik, répondit Padway, tu devrais savoir que les actes d’un usurpateur malchanceux ne sauraient engager le gouvernement légitime. Nous tenons à garder ce que nous possédons. Tu peux donc informer tes maîtres, les rois Theudebert, Hildebert et Hlotokar, que ni paiement ni évacuation n’auront lieu. — Tu es sûr de ce que tu dis ? s’étrangla Hlodovik qui paraissait abasourdi. Ne sais-tu pas, jeune homme, que les armées des Francs pourraient balayer toute l’Italie dans sa longueur, la brûlant et la ravageant à l’instant qui leur aurait plu ? Mes maîtres, les rois Theudebert, Hildebert et Hlotokar, font preuve d’une grande longanimité et d’une immense humanité en t’offrant une porte de sortie. Réfléchis longuement avant de provoquer un désastre. — J’y ai réfléchi, seigneur, répliqua Padway. Et je suggère respectueusement que toi et tes maîtres fassiez de même. En particulier en songeant à un petit appareil militaire que nous allons employer. Voudrais-tu en voir la démonstration ? Le champ d’exercices est à deux pas d’ici. Padway avait tout préparé. Sur le champ d’exercices, Hlodovik en tête, ils trouvèrent Urias, Fritharik, l’arbalète et un certain nombre de traits. Padway avait demandé à Fritharik d’effectuer quelques tirs de démonstration sur une cible. Mais Fritharik et Urias eurent une autre idée. Le dernier s’éloigna d’une cinquantaine de pieds et plaça une pomme sur sa tête. Fritharik arma son arbalète, la chargea et l’éleva jusqu’à son épaule. D’effroi, Padway ne pouvait parler. Il n’osait crier aux deux idiots de cesser, de crainte de perdre la face devant le Franc. D’un autre côté, si Urias était tué, il ne lui plaisait guère de penser aux dangers que courraient ses plans. L’arbalète claqua. Il y eut un bref sifflement et des morceaux de pomme s’éparpillèrent dans la nature. Urias, en souriant, enleva quelques fragments de pomme de ses cheveux et revint près d’eux. — Est-ce assez impressionnant, seigneur ? demanda Padway. — Oui, très, dit Hlodovik. Voyons un peu ce système. Hm-m-m. Bien sûr, les vaillants Francs ne croient pas que la moindre bataille puisse être gagnée par un tas de malheureuses flèches. Mais pour la chasse, ce ne serait pas mal. Comment cela marche-t-il ? Je vois ; on tire la corde jusqu’ici... Tandis que Fritharik offrait une démonstration de l’arbalète, Padway prit Urias à part et lui dit ce qu’il pensait de sa témérité. Urias fit semblant de garder son sérieux, mais ne put s’empecher de ricaner légèrement. Soudain, il y eut un nouveau claquement et quelque chose passa entre eux, à moins d’un pied du visage de Padway. Ils se retournèrent sur-le-champ. Hlodovik tenait l’arbalète, une expression d’idiotie peinte sur son visage. — Je ne savais pas que ça partait si facilement, bredouilla-t-il. Fritharik se mit en colère. — Qu’essaies-tu de faire, espèce d’abruti ? De tuer quelqu’un… — Comment cela ? Tu oses me traiter d’abruti ? Eh bien… Et il sortit à moitié son épée du fourreau. Fritharik fit un bond en arrière et saisit le pommeau de son épée. Padway et Urias s’abattirent sur les deux antagonistes et leur saisirent les coudes. — Calme-toi, seigneur ! s’écria Padway. Ça ne vaut pas la peine de se battre. Je m’excuse personnellement. Le Franc s’en énerva davantage et essaya de se dégager de l’étreinte de Padway. — Je lui apprendrai, à ce salopard de bas rang ! Mon honneur est outragé ! criait-il. Plusieurs soldats goths qui flânaient sur le champ l’entendirent et s’avancèrent. Hlodovik rengaina son arme en les voyant arriver et grommela : — Voilà une belle façon de recevoir le représentant des rois Theudebert, Hildebert et Hlotokar. Attends qu’ils en entendent parler. Padway tenta de l’apaiser mais l’autre ne cessa de grogner et quitta bientôt Ravenne. Padway envoya à Sisigis l’avertissement de se tenir prêt à une attaque franque. Sa conscience l’inquiétait beaucoup. D’un côté, il songeait qu’il aurait dû essayer d’apaiser les Francs, car il détestait l’idée d’être responsable d’une guerre. Mais il savait que cette tribu, féroce et traîtresse, ne considérerait chaque concession que comme un signe de faiblesse. C’était dès le début qu’il fallait arrêter les Francs. Un autre envoyé se présenta alors, cette fois de la part des Koutrigours ou Huns bulgares. Le chambellan prévint Padway : — Il est très solennel ; il ne parle ni latin ni gothique, aussi utilise-t-il un interprète. Il dit qu’il est boyard, quoi que cela puisse être. — Introduis-le. L’envoyé bulgare était un homme trapu et bancal aux pommettes hautes, à la moustache férocement en broussaille et au nez aussi gros que celui de Padway. Il portait une belle pelisse, un pantalon bouffant et un turban de soie enroulé sur son crâne rasé, à l’arrière duquel dépassaient deux nattes absurdes. En dépit de ces atours pimpants, Padway avait raison de le soupçonner de n’avoir jamais pris de bain de sa vie. L’interprète, un petit Thrace nerveux, papillonnait un pas derrière et à gauche du Bulgare. Celui-ci entra à pas pesants, se courba avec raideur sans tendre la main à Padway. Ça ne se faisait sans doute pas chez les Huns, songea celui-ci. Il lui rendit son salut et lui indiqua une chaise. Il le regretta un instant après, lorsque le Bulgare eut installé ses bottes contre la tapisserie, les jambes croisées. Il se mit alors à parler dans une langue étrangement musicale que Padway supposa être parente du turc. Il s’arrêtait tous les trois mots pour que l’interprète traduise. Cela donnait quelque chose comme ceci : Envoyé : (Gazouillis, gazouillis). Interprète : – Je suis le boyard Karojan… Envoyé : (Gazouillis, gazouillis). Interprète : – Fils de Chakir… Envoyé : (Gazouillis, gazouillis). Interprète : – Qui était le fils de Tardu… Envoyé : (Gazouillis, gazouillis). Interprète : – Envoyé de Kardam… Envoyé : (Gazouillis, gazouillis). Interprète : – Fils de Kapagan… Envoyé : (Gazouillis, gazouillis). Interprète : – Et grand khan des Koutrigours. C’était affolant à écouter, mais ne manquait pas d’une certaine grandeur poétique. Le Bulgare s’arrêta impassiblement à cet endroit. Padway se présenta et le duo reprit alors : — Mon maître le Grand Khan… — À reçu une offre de Justinien, empereur des Romains… — De cinquante mille solidi... — Pour que nous nous abstenions d’envahir ses dominions. — Si Thiudahad, roi des Goths… — Veut bien nous faire une offre plus élevée… — Nous ravagerons la Thrace… — Et laisserons le royaume goth tranquille. — Sinon… — Nous prendrons l’or de Justinien… — Et envahirons les territoires goths… — De Pannonie et de Norique. Padway s’éclaircit la gorge et commença à répondre, avec des pauses pour la traduction. Cette méthode, découvrit-il, avait ses avantages : elle lui laissait le temps de réfléchir. — Mon maître, Thiudahad, roi des Goths et des Italiens… — M’autorise à te dire… — Qu’il se sert de son argent pour autre chose… — Que pour payer des gens afin de ne pas l’attaquer… — Et que si les Koutrigours s’imaginent… — Qu’ils peuvent envahir notre territoire… — Ils sont autorisés à essayer… — Mais nous ne pouvons leur garantir… — Une réception très hospitalière. L’envoyé répondit : — Pense donc à ce que tu dis. — Car les armées des Koutrigours… — Couvrent la steppe sarmate comme des locustes. — Le bruit des sabots de leurs chevaux… — Est un tonnerre puissant. — Le vol de leurs flèches… — Assombrit le soleil. — Où ils sont passés… — Même l’herbe ne repousse plus. Padway répondit : — Très excellent Karojan... — Ce que tu dis est peut-être vrai. — Mais en dépit de leurs coups de tonnerre… — Et de leurs nuages de flèches… — La dernière fois que les Koutrigours… — Ont assailli nos terres, il y a quelques années… — Ils sont repartis la queue entre les jambes. Au fur et à mesure de la traduction, le Bulgare eut l’air désemparé pendant un instant, puis il s’empourpra. Padway pensa qu’il était furieux, mais il s’avéra finalement qu’il essayait de se retenir de rire. Entre deux bafouillages, il lui répondit : — Cette fois, ce sera différent. — Si quelqu’un s’en va la queue entre les jambes… — Ce sera vous. — Que désirez-vous ? — Nous payer soixante mille solidi… — En trois versements… — De vingt mille ? Padway resta de marbre. Le Bulgare acheva : — J’informerai mon maître… — Kardam, le grand khan des Koutrigours… — De ton entêtement. — Pour une somme raisonnable… — Je suis prêt à lui parler… — De la puissance des armes gothes… — En des termes qui le dissuaderont… — De l’invasion qu’il projette. Padway réduisit de moitié la somme que demandait le Bulgare et ils se séparèrent dans les meilleurs termes. Lorsqu’il fut retourné chez lui, il trouva Fritharik en train d’essayer de s’enrouler une serviette autour de la tête. Le Vandale leva les yeux, avec un air légèrement embarrassé. — J’essaie, excellent patron, de me faire une coiffure comme celle du gentilhomme hun. Ça a de la classe. Padway avait depuis longtemps admis que Thiudahad constituait un cas pathologique. Mais ces derniers temps, le petit roi montrait de plus en plus de signes manifestes de faiblesse mentale. Par exemple, lorsque Padway alla le voir pour une nouvelle loi sur les héritages, Thiudahad l’écouta gravement expliquer les raisons pour lesquelles le Conseil Royal et Cassiodore avaient accepte de rapprocher le droit goth du droit romain. Puis il lui dit : — Quand vas-tu sortir un nouveau livre sous mon nom, Martinus ? Ton nom est bien Martinus, n’est-ce pas ? Martinus Paduei, Martinus Paduei. Je ne t’ai pas fait préfet ou autre chose ? Doux Jésus ! j’ai l’impression de ne plus me souvenir de rien. Voyons, à propos de quoi voulais-tu me voir ? Toujours les affaires, les affaires, les affaires. Je déteste les affaires. La science est plus importante. Ces idioties de paperasses ! Qu’est-ce que c’est ? Un ordre pour une exécution ? J’espère que tu vas torturer cette canaille comme elle le mérite. Je ne puis comprendre le préjugé absurde que tu as contre la torture. Le peuple n’est pas heureux s’il n’a pas peur de son gouvernement. Voyons, de quoi étais-je en train de parler ? C’était pratique, d’une certaine manière, puisque le roi, de la sorte, ne l’ennuyait pas tellement. Mais c’était gênant lorsqu’il refusait purement et simplement d’écouter ou de signer quoi que ce fût de toute la journée. Padway se trouva soudain engagé dans une discussion brûlante avec le trésorier général de l’armée gothe. Ce dernier refusait d’inscrire, sur le rôle, les mercenaires impériaux capturés par Padway. Celui-ci avança qu’il s’agissait de soldats de premier ordre qui ne semblaient pas mécontents de servir l’Etat italo-goth, et que cela ne coûterait guère plus de les enrôler que de continuer à les nourrir comme prisonniers. Le trésorier général répliqua que la défense nationale était une prérogative des Goths depuis l’époque de Théodoric et que les hommes en question n’étaient pas Goths, à quelques exceptions près. C.Q.F.D. Chacun restait avec entêtement sur ses positions, aussi la dispute fut-elle amenée devant Thiudahad. Le roi écouta la discussion avec un air trompeur de sage. Il éloigna le trésorier général et dit à Padway : — On peut dire des tas de choses, mon cher. Voyons, si je prends une décision en ta faveur, il faudra que tu donnes un poste convenable à mon fils Thiudégiskel. Padway fut horrifié, mais il s’efforça de ne pas le montrer. — Mais, seigneur roi, quelle est l’expérience militaire de Thiudégiskel ? — Nulle ; voilà l’ennui. Il passe tout son temps à boire et à courir la gueuse avec ses amis. Il lui faut des responsabilités. Quelque chose de bien, en accord avec la dignité de sa naissance. Padway discuta encore. Mais il n’osa dire qu’il ne pouvait songer à pire commandant que ce jeune gredin vaniteux et arrogant. Thiudahad s’obstinait. — Après tout, Martinus, je suis roi, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas me brimer ni m’effrayer avec ton Vitigès. Eh, eh ! tu vas avoir une surprise un de ces jours. De quoi étais-je en train de parler ? Oh ! oui. Je crois que tu dois quelque chose à Thiudégiskel, pour l’avoir fait jeter dans cet horrible camp de prisonniers… — Mais ce n’est pas moi qui l’ai… — Ne m’interromps pas, Martinus, ce n’est pas gentil. Tu lui donnes un poste, ou je me prononce en faveur de l’autre, dont j’ai oublié le nom. C’est mon dernier mot royal. Padway céda donc. Thiudégiskel reçut le poste de commandant des forces gothes en Calabre où, du moins Padway l’espérait, il ne pourrait faire grand mal. Il eut plus tard l’occasion de se rappeler cet espoir. Padway pouvait sembler imprudent d’avoir incorporé un élément aussi étranger que l’ex-armée impériale à l’armée italo-gothe. Mais il n’existait pas, à cette époque, de nationalisme dans le sens moderne du terme. Seuls comptaient les liens de la religion et de la loyauté individuelle envers un commandant. Bon nombre d’Impériaux étaient des Goths de Thrace restés dans les Balkans à l’époque de la migration de Théodoric. Et certains Goths d’Italie avaient servi l’Empire comme mercenaires. Ils se mêlaient des deux côtés sans grand-peine. Trois événements se produisirent alors. Le général Sisigis envoya à Padway un rapport concernant des activités suspectes parmi les Francs. Ensuite, Padway reçut une lettre de Thomasus lui annonçant une tentative de meurtre contre la personne de l’ex-roi Vitigès. L’assassin s’était inexplicablement introduit dans l’abri où Vitigès, quoique blessé, l’avait tué de ses propres mains. Personne ne savait qui était l’assassin avant que Vitigès ne déclarât, avec maints jurons à faire frémir, qu’il avait reconnu en lui un fidèle agent secret de Thiudahad. Padway savait ce que cela voulait dire. Thiudahad avait découvert la résidence de Vitigès et il voulait se débarrasser de son rival. S’il y réussissait, il serait prêt à défier les ordres de Padway, ou même à le chasser de son office. Ou pire. Finalement, Padway reçut une lettre de Justinien. Elle disait : Flavius Anicius Justinien, empereur des Romains, au roi Thiudahad, salut. L’attention de notre Sérénité a été attirée par les conditions que tu proposes en vue de la fin de la guerre entre nous. Nous trouvons ces conditions si absurdes et déraisonnables que le seul fait que nous daignions y répondre est un acte de grande condescendance de notre part. Notre sainte tentative en vue de recouvrer les provinces occidentales de l’Empire, qui appartenaient à nos ancêtres et nous appartiennent légalement de ce fait, sera menée à bien. Quant à notre ancien général Flavius Bélisaire, le refus de donner sa parole est un acte de grande déloyauté que nous punirons conséquemment en temps voulu. En attendant, l’illustre Bélisaire peut se considérer comme dégagé de toutes obligations envers nous. Que dis-je ! Nous lui ordonnons même de se placer sans réserve sous les ordres de cet hérétique infâme et cet agent du Mauvais qui se nomme Martin de Padoue et dont nous avons entendu parler. Nous sommes assurés que, entre l’incompétence et la lâcheté de Bélisaire et l’ire céleste qui tombera sur tous ceux qui se soumettront à l’attouchement du diabolique Martinus, la fin du royaume goth ne tardera guère. Padway comprit, avec un léger dégoût, qu’il avait encore beaucoup à apprendre sur la diplomatie. Défier Justinien, les rois francs et les Bulgares se justifiait. Mais il n’aurait pas dû le faire en même temps. Les nuages d’orage s’amoncelaient à toute allure. XIV Padway rentra en toute hâte à Rome et montra la lettre de Justinien à Bélisaire. Il songea qu’il avait rarement vu homme plus malheureux que le robuste Thrace. — Je ne sais pas, fut tout ce que répondit Bélisaire. Je devrai réfléchir. Padway obtint une entrevue avec la femme de Bélisaire, Antonina. Il s’entendit très bien avec cette rousse mince et vigoureuse. — Je lui ai prédit à plusieurs reprises qu’il ne recevrait qu’ingratitude de Justinien, dit-elle. Mais tu sais, il est très… raisonnable, sauf en ce qui concerne son honneur. La seule chose qui me ferait hésiter, c’est mon amitié avec l’impératrice Théodora. Ce n’est pas une relation à rejeter froidement. Mais après cette lettre… Je ferai tout mon possible, excellent Martinus. Bélisaire, à la joie non dissimulée de Padway, finit par capituler. Le point de danger immédiat semblait être la Provence. Les services de messagers de Padway rapportaient que Justinien avait payé une forte somme aux Francs pour qu’ils attaquent les Goths. Padway procéda donc à quelques remaniements. Asinar, qui était resté à Senia depuis des mois sans avoir l’intention d’attaquer les Impériaux à Spalato, reçut l’ordre de revenir. Sisigis, qui, s’il n’était pas un génie, ne manquait pas de compétence, reçut le commandement des forces dalmates d’Asinar. Bélisaire reçut le commandement des forces de Sisigis en Gaule. Avant de partir pour le Nord, il demanda à Padway tous les renseignements qu’il possédait sur les Francs. Padway lui expliqua : — Braves, traîtres et stupides. Ils ne possèdent qu’une infanterie non cuirassée qui combat sur une seule colonne. Ils s’avancent en poussant des hourras, lancent une volée de haches et de javelines et combattent de près à l’épée. Si tu peux les arrêter par une ligne de bons lanciers, ou par des charges de cavalerie, ils deviennent la proie des archers montés. Ils sont très nombreux, mais une telle masse d’infanterie ne peut piller un territoire suffisant pour se nourrir. Il faut donc qu’ils avancent ou qu’ils meurent de faim. De plus, ils sont à ce point primitifs que leurs soldats ne sont pas du tout payés. Ils sont censés gagner leur vie par le pillage. Si tu peux les faire rester au même endroit suffisamment longtemps, ils désertent tous, petit à petit. Mais ne sous-estime ni leur nombre ni leur férocité. Essaye d’envoyer des agents en Burgondie pour soulever les Burgondes contre les Francs qui ne les ont conquis que depuis peu. Il expliqua à Bélisaire que les Burgondes étaient d’origine germano-orientale, comme les Goths et les Lombards, parlaient une langue qui ressemblait beaucoup à la leur et qu’ils étaient, comme eux, des éleveurs avant tout. Voilà pourquoi ils ne s’entendaient pas bien avec les Francs, Germains occidentaux, qui se livraient à l’agriculture quand ils ne dévastaient pas le territoire de leurs voisins. Si la guerre devait se poursuivre, Padway connaissait une invention qui mettrait définitivement les chances du côté des Italo-Goths. La poudre à canon était fabriquée à partir de soufre, de charbon de bois et de salpêtre. Padway l’avait appris en seconde. Les deux premiers ingrédients étaient disponibles sans aucune difficulté. Il supposait que le nitrate de potassium pouvait être obtenu quelque part sous forme de minéral. Mais il ne savait où, ni à quoi il ressemblait. Il ne pouvait le synthétiser avec l’équipement qu’il avait sous la main, quand bien même eût-il connu assez de chimie. Mais il se souvenait avoir lu que l’on en trouvait au bas des tas de fumier. Et il en revoyait un énorme, dans la cour de Névitta. Il rendit visite à Névitta et lui demanda la permission de creuser. Il poussa des hourras de joie lorsqu’il découvrit les cristaux à l’aspect de sucre d’érable. Névitta lui demanda s’il se sentait bien. — Bien sûr que non, lança Padway en souriant. Tu ne savais pas ? Ça fait des années que ça dure. Sa vieille maison de la rue Longue était toujours aussi bourdonnante d’activité, en dépit du départ pour Florence. Elle était utilisée comme quartier général romain de la Compagnie des Télégraphes. Padway faisait fabriquer une autre presse. Et maintenant, l’espace restant en bas allait devenir un laboratoire de chimie. Padway ne savait pas quelles proportions des trois ingrédients donnaient de la bonne poudre ; une seule façon de l’apprendre ; faire des essais. Il donna des ordres, au nom du gouvernement, pour que soit fondu et alésé un canon. La fonderie en bronze qui accepta le travail ne se montra pas coopérative. On n’avait jamais vu un tel appareil et l’on n’était pas sûr de pouvoir le réaliser. Pourquoi ce tube ? Pour en faire un pot de fleurs ? Il leur fallut un temps interminable pour tout fabriquer, en dépit de la simplicité de la demande. Le premier canon qu’on fournit à Padway semblait correct, jusqu’à ce qu’il eût examiné de près la culasse. Le métal en était spongieux et troué. Le canon aurait explosé au premier coup. L’ennui provenait du fait qu’il avait été fondu la bouche en bas. La solution était d’ajouter un pied de métal au fût, de le fondre la gueule en l’air et de scier ensuite le dernier pied de bronze défectueux. Ses efforts pour produire de la poudre à canon ne menaient Padway nulle part. Différentes proportions d’ingrédients brûlaient magnifiquement lorsqu’on les enflammait. Mais elles n’explosaient pas. Il essaya toutes les proportions ; il varia ses méthodes de mélange. Il n’obtint jamais qu’un grésillement vif, une grande flamme jaune et une puanteur infâme. Il essaya d’entasser le tout dans des pétards improvisés. Ils firent un bruit sourd, qui ne rappelait que de fort loin le bruit d’une explosion. Il lui fallait peut-être enflammer à la fois une plus grande quantité, encore plus compressée. Il tourmenta le fondeur quotidiennement jusqu’à l’apparition du deuxième canon. Le lendemain, de bonne heure, avec Fritharik et quelques aides, il monta le canon sur un affût grossier formé de planches, dans un terrain vague proche de la porte Viminale. Les aides avaient auparavant érigé une cible de sable à trente pieds de l’arme. Padway tassa plusieurs livres de poudre dans le canon ; il y fit ensuite rouler un boulet en fer. Il bourra la lumière et dit à voix basse : — Fritharik, passe-moi cette bougie. Maintenant, en arrière, tous. Allez vous coucher là-bas. Toi aussi, Fritharik. — Jamais ! s’indigna le Vandale. Délaisser mon maître à l’heure du danger ? Non ! — Très bien, si tu veux courir le risque de te faire couper en petits morceaux. Allez ! Padway plaça la chandelle contre la lumière. La poudre grésilla et fit des étincelles. Le canon fit pfoup ! Le boulet sauta de la gueule, tomba au sol à quelques pieds, en parcourut encore trois en roulant et s’arrêta. Le magnifique canon étincelant retourna chez Padway, dans la cave, en compagnie de l’horloge. Au début du printemps, Urias apparut à Rome. Il expliqua qu’il avait abandonné l’académie militaire entre les mains de subordonnés et qu’il était descendu pour former une milice romaine, une des idées de Padway. Mais son air malheureux de chien battu faisait soupçonner à Padway que ce n’était pas là la véritable raison de sa présence à Rome. Aux questions de Padway, qui suggéraient des réponses, il finit par s’exclamer : — Excellent Martinus, il faut vraiment que tu me donnes un poste loin de Ravenne. Je n’y tiens plus. Padway posa le bras sur l’épaule d’Urias. — Allons, mon vieux, dis-moi ce qui ne va pas. Peut-être puis-je t’aider. Urias regardait le sol. — Euh… eh bien… Voilà : qu’as-tu donc convenu avec Mathaswentha ? — J’en étais sûr. Tu es allé la voir, n’est-ce pas ? — Oui, c’est ça. Et si tu me renvoies là-bas, je la reverrai en dépit de moi-même. Etes-vous fiancés ou quoi ? — J’ai eu cette idée un moment. Padway fit semblant d’être sur le point de faire un gros sacrifice. Mais, mon ami, je ne veux troubler le bonheur de personne. Je suis sûr que tu t’accordes mieux que moi avec elle. Mon travail me prend trop de temps pour que je puisse faire un bon mari. Aussi, si tu veux sa main, tu as ma bénédiction. — Tu veux vraiment dire ça ? Urias bondit et se mit à aller et venir en rayonnant littéralement. Je… je ne sais comment te remercier… C’est vraiment ce que tu peux faire de plus formidable pour moi… Je suis ton ami pour la vie. — Ce n’est rien ; je suis heureux de pouvoir t’aider. Mais maintenant que tu es là, tu pourrais finir ton travail. — Oh ! répondit Urias doucement. Je suppose que tu as raison. Mais comment accélérer ma requête ? — Ecris-lui. — Mais comment le pourrais-je ? Je ne connais pas de jolies phrases. En fait, je n’ai jamais écrit de lettre d’amour de ma vie. — Je vais encore t’aider. Allez, commençons tout de suite. Padway sortit de quoi écrire. Ils se trouvèrent bientôt en train de composer une lettre pour la princesse. — Voyons, phrasa Padway, songeur, on devrait lui dire à quoi ressemblent ses yeux. — Ils ressemblent à des yeux, non ? — Bien sûr, mais dans ce cas-là, on les compare aux étoiles et à d’autres éléments naturels. Urias réfléchit. — Ils ont à peu près la couleur d’un glacier que j’ai vu une fois dans les Alpes. — Non, ça n’irait pas. Cela impliquerait qu’ils sont froids comme de la glace. — Ils me rappellent aussi une lame d’épée polie. — Objection similaire. Et les mers boréales ? — Hm-m-m. Oui, je crois que ça ira, Martinus. Gris comme les mers boréales. — Ça sonne joliment poétique. — Oui. Les mers boréales, donc. Urias écrivit lentement et maladroitement. Padway lui cria : — Hé ! n’appuie pas si fort avec ta plume. Tu vas faire un trou dans le papier. Comme Urias finissait sa lettre, Padway saisit son chapeau et se dirigea vers la porte. — Hai ! lança Urias. Pourquoi es-tu si pressé ? Padway sourit. — Je vais voir quelques amis : les Anicii. De braves gens. Je te les présenterai quand tu seras bien casé. L’idée primitive de Padway était d’introduire une forme modérée de conscription sélective, en commençant par la ville de Rome et en demandant aux engagés de s’entraîner toutes les semaines. Le Sénat, qui n’était alors qu’un conseil municipal, rechigna. Certains de ses membres détestaient Padway ou se méfiaient de lui. D’autres voulaient recevoir des pots-de-vin. Padway ne voulut pas céder avant d’avoir essayé d’autres systèmes. Il fit annoncer par Urias des exercices pour volontaires avec la solde habituelle. Les résultats furent décevants. Les pensées de Padway furent abruptement coupées de la remilitarisation de l’Italie lorsque Junianus entra avec un message télégraphique. Il disait simplement : VITIGES DISPARU PRISON. AUCUNE TRACE DE LUI. (SIGNE) ATURPAD LE PERSE, COMMANDANT Un instant, Padway fixa le message. Puis il se ressaisit et cria : — Fritharik ! Les chevaux ! Ils se rendirent rapidement au quartier général d’Urias. Celui-ci prit un air grave. — Voilà qui me met dans une position désagréable, Martinus. Mon oncle ne manquera pas d’essayer de recouvrer sa couronne. Il est très têtu, tu sais. — Je sais. Mais te rends-tu compte qu’il faut laisser les choses suivre leur cours, maintenant ? — Ja. Je ne me retournerai pas contre toi. Mais ne t’imagine pas que je vais risquer de faire du mal à mon oncle. Je l’aime bien, même si c’est un vieux grognon têtu comme une mule. — Reste avec moi et je te promets de faire de mon mieux pour éviter de le blesser. Mais pour l’instant, il faut que nous l’empêchions de nous blesser ! — Comment crois-tu qu’il se soit échappé ? Corruption ? — Je n’en sais pas plus que toi. Je doute qu’il y ait eu corruption ; Aturpad du moins est considéré comme honnête. Que penses-tu que Vitigès va faire ? — Si j’étais lui, je me cacherais et je réunirais mes partisans. Ce serait logique. Mais mon oncle n’a jamais été très logique. Et il hait Thiudahad. Je suppose qu’il va se précipiter vers Ravenne et essayer d’en finir lui-même avec le roi. — Très bien, alors ; on va rassembler quelques cavaliers rapides et on va y aller, nous aussi. Padway s’imaginait assez endurci pour supporter facilement une longue chevauchée. Il l’aurait fallu pour soutenir le rythme imposé par Urias. Lorsqu’ils atteignirent Ravenne tôt dans la matinée, il avait le vertige et les yeux injectés. Ils ne posèrent aucune question mais galopèrent directement vers le palais. La ville semblait normalement calme. La plupart des citoyens déjeunaient. Au palais, les gardes étaient invisibles. — C’est mauvais signe, dit Urias. Ils mirent pied à terre, dégainèrent et s’avancèrent par six. Un garde apparut au haut de l’escalier. Il saisit son épée, puis reconnut Urias et Padway. — Oh ! c’est vous, fit-il simplement. — Oui, c’est nous, répliqua Padway. Que se passe-t-il ? — Eh bien… euh… allez donc voir par vous-mêmes, nobles seigneurs. Et le Goth disparut. Ils firent retentir les vastes salles de leurs pas lourds. Les portes se fermaient devant eux et l’on chuchotait derrière. Padway se demanda s’ils ne s’enfonçaient pas dans une souricière. Il renvoya une escouade pour garder la porte principale. À l’entrée des appartements royaux, ils découvrirent un groupe de gardes. Deux d’entre eux se mirent au garde-à-vous. mais les autres ne surent quelle contenance adopter. Padway dit calmement : — Repos, les gars ! Puis il entra. — Oh ! miséricorde ! murmura Urias. Plusieurs personnes se tenaient autour d’un corps allongé sur le sol. Padway leur demanda de reculer. Elles obéirent tranquillement. Le corps était celui de Vitigès. Sa tunique était déchirée par une douzaine de blessures provoquées par des épées et des lances. Au-dessous de lui, un tapis détrempé de sang. Le chambellan regardait Padway d’un air abasourdi. — Ça vient d’arriver, seigneur. Et tu viens de Rome spécialement pour ça ! Comment étais-tu au courant ? — J’ai certains pouvoirs, dit Padway. Comment est-ce arrivé ? — Vitigès a été introduit dans le palais par un garde qui lui était fidèle. Il aurait tué notre noble roi, mais il a été aperçu et d’autres gardes sont accourus à la rescousse. Ils l’ont abattu, ajouta-t-il inutilement. N’importe qui pouvait le voir. Un bruit fit lever la tête à Padway. Dans un coin, accroupi, attendait Thiudahad, à demi vêtu. Personne ne semblait y faire bien attention. Son visage intimidé fixait Padway. — Mon Dieu, c’est mon nouveau préfet, non ? Tu t’appelles Cassiodore. Mais tu as l’air bien plus jeune, mon cher. Ah ! Seigneur, on finit toujours par vieillir. Heh-heh ! Publions un livre, mon cher Cassiodore, trois cents pages au moins. Hé-oh ! oui, oui-oui, un joli petit livre avec une couverture violette. Heh-heh ! On le servira à dîner avec du poivre et de la sauce. C’est comme ça qu’il faut manger la volaille. Oui, au fait, as-tu vu mon satané général Vitigès ? J’ai entendu dire qu’il devait venir. Quel enquiquineur ! Pas savant du tout. Hé-oh ! doux Jésus ! J’ai presque envie de danser. Tu danses, mon cher Vitigès ? La-la-la, la-la-la, doum-de-doum de-oum. Padway s’adressa au médecin de la Maison du roi : — Prends soin de lui et ne le laisse pas sortir. Vous autres, retournez à vos occupations comme si rien ne s’était passé. Que quelqu’un s’occupe du corps. Remplacez le tapis et préparez des funérailles dignes et modestes. Urias, peut-être ferais-tu mieux de t’en occuper. Urias était en train de pleurer. — Allez, mon vieux, tu te lamenteras plus tard. Tu as toute ma sympathie, mais nous avons à faire. Il lui chuchota quelque chose et Urias se rasséréna. XV Les membres du Conseil Royal goth firent leur apparition dans le bureau de Padway, menaçants. C’étaient des hommes riches et oisifs et il ne leur plaisait pas de se faire arracher de leur table de petit déjeuner, particulièrement par un vulgaire fonctionnaire. Padway les mit au courant des événements. La nouvelle les rendit muets. Padway continua : — Comme vous le savez, seigneurs, d’après la constitution orale de la nation gothe, un roi fou doit être remplacé dès que possible. Permettez-moi de faire remarquer que la conjoncture rend la succession de Thiudahad des plus urgentes. — C’est ta faute, jeune homme, grogna Wakkis. Nous aurions pu acheter les Francs… — Oui, seigneur. Je sais tout cela. L’ennui, c’est que les Francs ne resteraient pas toujours tranquilles, comme tu le sais très bien. En tout cas, ce qui est fait est fait. Ni les Francs ni Justinien n’ont encore entrepris d’action contre nous. Si nous pouvons procéder rapidement à l’élection d’un nouveau roi, nous nous en tirerons sans trop de mal. — Il nous faudra réunir une autre assemblée d’électeurs, je suppose, répondit Wakkis. Un autre conseiller, Mannfrith, prit la parole : — Apparemment, notre jeune ami a raison, quoique je déteste accepter les conseils d’étrangers. Quand et où l’assemblée se tiendra-t-elle ? Des bruits gutturaux incertains jaillirent des Goths. Padway dit : — S’il plaît à mes seigneurs, j’ai une suggestion. Notre nouvelle capitale doit être située à Florence et quelle façon plus appropriée de l’inaugurer que d’y faire se dérouler notre élection ? Malgré d’autres grognements, personne ne fournit de meilleure idée. Padway savait parfaitement qu’ils n’aimaient pas suivre ses conseils mais, d’un autre côté, ils étaient contents d’éviter de penser et de prendre des responsabilités. Wakkis objecta : — Il faudra un certain temps pour que les messages partent et que les électeurs aient atteint Florence… Urias entra au même instant. Padway le prit à part et lui demanda ce qu’elle avait dit. — Elle accepte. — C’est pour quand ? — Oh ! dans une dizaine de jours, je crois. Ça ne fait pas très bien, si tôt après la mort de mon oncle. — Aucune importance. C’est maintenant ou jamais. Mannfrith demanda : — Quels seront les candidats ? Je me présenterais bien si mes rhumatismes me faisaient moins souffrir. Quelqu’un lança : — Thiudégiskel en sera. C’est le successeur logique de Thiudahad. — Je crois que vous serez heureux d’apprendre que notre estimé général Urias sera candidat, dit Padway. — Quoi ? s’écria Wakkis. Voilà un jeune homme bien, je l’admets, mais il est inéligible. Ce n’est pas un Amaling. Padway arbora alors un sourire triomphant. — Il en sera un bientôt, seigneur, et au moment même de l’élection. Les Goths eurent l’air surpris. — J’espère, seigneurs, que vous nous accorderez le plaisir de votre présence à la noce. Durant la répétition des cérémonies, Mathaswentha emmena Padway à l’écart. — Vraiment, Martinus, dit-elle, tu t’es montre des plus généreux. J’espère que tu ne souffres pas trop. Padway fit de son mieux pour avoir l’air généreux. — Ma chère, ton bonheur fait le mien. Et si tu aimes ce jeune homme, je crois que tu fais ce qui convient. — Je l’aime vraiment, répondit Mathaswentha. Promets-moi de ne pas te morfondre et de chercher une jolie fille bien gentille qui te plaise. Padway soupira d’un air convaincant. — Il me sera difficile d’oublier, ma chère. Mais puisque tu me le demandes, je te le promets. Voyons, ne pleure pas. Là, tu es une fille raisonnable. La noce elle-même fut un événement remarquable à la mode moitié barbare. Padway, qui se découvrit un goût insoupçonné pour la mise en scène, introduisit une nouveauté à laquelle il avait assisté dans les mariages de l’académie militaire des Etats-Unis : il fit faire par les amis d’Urias une arche d’épées, sous laquelle les jeunes mariés descendirent les marches de l’église. Padway lui-même avait l’air aussi solennel que sa stature médiocre et ses traits quelconques le lui permettaient. Intérieurement, il faisait un gros effort pour retenir un ricanement. Il venait de remarquer que la longue toge d’Urias ressemblait remarquablement à un peignoir de bain que lui, Padway, avait jadis possédé, sauf que ledit peignoir ne possédait pas de broderies en or représentant des saints. Tandis que l’heureux couple entrait à l’église, Padway se glissa derrière un pilier. Mathaswentha, si elle l’apercevait du coin de l’œil, croirait qu’il versait une ultime larme. En fait, il se permit le luxe d’un long soupir de soulagement. Avant de sortir, il écouta la conversation de deux Goths, de l’autre côté du pilier. — Il ferait un bon roi, hein, Albehrts ? — Peut-être. Lui, oui, en lui-même. Mais je crains qu’il ne tombe sous l’influence de ce Martinus. Non que j’aie quoi que ce soit de spécifique contre Martinus le Mystérieux, tu comprends. Mais… tu sais ce qu’il en est. — Ja. ja. Oh ! bon, on pourra toujours jouer à pile ou face avant de décider pour qui voter. Padway avait fermement l’intention de conserver Urias sous son influence. Cela semblait possible. Urias détestait les questions d’administration civile et ne faisait preuve d’aucune patience quand il les affrontait. C’était un soldat compétent et, en même temps, réceptif aux idées de Padway. Celui-ci songea amèrement que si quoi que ce fût arrivait à ce roi, il lui faudrait chercher longtemps avant d’en trouver un d’aussi satisfaisant. Il fit répandre la nouvelle de l’approche de l’élection par son télégraphe et gagna ainsi une semaine, temps nécessaire pour que les messagers parcourent l’Italie en tous sens, et convainquit, en passant, certains Goths de la valeur de ses appareils. Il envoya aussi des messagers donnant ordre à tous les grands chefs militaires de demeurer à leur poste. Il le fit accepter à Urias en arguant des nécessités militaires. La raison véritable était son désir de voir Thiudégiskel rester en Calabre durant l’élection. Connaissant Urias, il n’osa le lui expliquer, de crainte que, pris d’un accès d’honneur chevaleresque, il ne profitât de son titre de commandant en chef pour annuler l’ordre. Les Goths n’avaient jamais vu une élection menée selon les principes américains séculaires. Padway les leur fit découvrir. En atteignant Florence, les électeurs trouvaient la ville couverte d’énormes bannières et d’affiches : VOTEZ POUR URIAS, L’ELU DU PEUPLE ! Abaissement des impôts ! Extension des travaux publics ! Sécurité pour les personnes âgées ! Un gouvernement efficient ! Et ainsi de suite. Ils découvrirent aussi un système complet de mercenaires politiques qui les prenaient en charge, leur faisaient visiter la ville – quoique Florence ne valût pas grand-chose au point de vue touristique à cette époque – et leur passaient la main dans le dos, en général. Trois jours avant l’élection, Padway offrit un barbecue. Il s’endetta pour tout préparer. Enfin, pas exactement ; il endetta le pauvre Urias, car il était bien trop prudent pour prendre plus d’engagements en son nom qu’il ne pouvait en supporter. Tandis qu’il se tenait modestement en arrière, Urias faisait un discours. Padway entendit ensuite des commentaires selon lesquels personne ne savait qu’Urias pût tenir de si bons discours. Il sourit. Il avait écrit le discours et passé toutes les soirées de la semaine à apprendre à Urias comment le prononcer. Personnellement, Padway trouvait toujours déplorable l’élocution de son candidat. Mais si les électeurs s’en moquaient, il n’avait pas de raison de ne pas faire de même. Après la réunion, Padway et Urias se détendirent en compagnie d’une bouteille de brandy. Padway trouvait que l’élection était un véritable walk-over en perspective, et il lui fallut alors expliquer en quoi consistait un walk-over. Des deux autres candidats, un s’était retiré et l’autre, Harjis, fils d’Austtrowald, était un homme d’un certain âge dont les relations avec la famille des Amal étaient des plus vagues. Soudain, un des « gorilles » entra, à bout de souffle. Padway avait l’impression qu’on venait toujours le voir à bout de souffle. L’homme aboya : — Thiudégiskel est ici ! Padway ne perdit pas une seconde. Il chercha où logeait le jeune homme, rassembla quelques soldats goths et partit l’arrêter. Il découvrit que Thiudégiskel, en compagnie de ses amis, s’était emparé d’une des meilleures auberges de la cité en jetant dehors tous les autres clients. La joyeuse compagnie s’empiffrait au vu de tous. Ils n’avaient pas quitté leurs vêtements de voyage et semblaient fatigués mais décidés. Padway entra. Thiudégiskel leva les yeux. — Oh ! c’est encore toi. Que veux-tu ? — J’ai un mandat pour t’arrêter, annonça Padway ; insubordination et abandon de poste ; il est signé par Ur… La voix pointue l’interrompit : — Ja, ja, je sais tout cela, mon cher Sineigs. Peut-être t’imaginais-tu que je resterais à l’écart de Florence tandis que se dérouleraient les élections, hein ? Mais je ne suis pas comme ça, Martinus. Pas du tout, non. Je suis ici, je suis candidat, et tout ce que tu feras, je m’en souviendrai quand je serai roi. C’est là quelque chose qui m’est propre : j’ai une mémoire formidable. Padway se tourna vers ses soldats. — Arrêtez-le ! Il y eut de nombreux raclements de chaises lorsque la bande se mit sur ses pieds collectifs et tendit la main vers la poignée de son épée collective. Padway considéra ses soldats ; ils n’avaient pas bougé. — Eh bien ? lança-t-il. Le plus âgé d’entre eux, une sorte de sergent, se racla la gorge. — Eh bien, seigneur, nous savons maintenant que tu es notre supérieur et tout ça. Mais nous ne savons pas de qui nous recevrons des ordres dans deux jours. Suppose que nous arrêtions ce jeune homme et qu’il soit élu roi. Ce ne serait pas tellement agréable pour nous, n’est-ce pas, seigneur ? — Eh bien… tu… vous…, s’indigna Padway. Le seul résultat fut que les soldats se faufilèrent dehors. Le jeune noble goth nommé Willimer chuchotait quelque chose à Thiudégiskel en faisant glisser son épée dans son fourreau. Thiudégiskel hocha la tête et dit à Padway : — Mon ami n’a pas l’air de t’aimer, Martinus. Il vient de jurer de te rendre visite après les élections. Il serait peut-être plus prudent pour ta santé de quitter l’Italie pour faire un petit voyage. En fait, c’est là tout ce que puis faire pour éviter qu’il ne te rende visite maintenant. Les soldats étaient presque tous partis. Padway se rendit compte qu’il ferait mieux de disparaître également s’il ne voulait pas se faire réduire en miettes par ces assassins bien nés. Il rassembla ce qui lui restait de dignité. — Tu connais la loi contre les duels. L’arrogance invincible de Thiudégiskel ne fut même pas entamée. — Bien sûr que je la connais. Mais rappelle-toi : c’est moi qui vais la faire respecter. Je ne fais que te donner un avertissement, Martinus. C’est quelque chose qui m’est propre… Padway n’attendit pas la nouvelle contribution apportée par Thiudégiskel au sujet inépuisable que constituait sa personne. Il sortit, rempli de fureur et d’indignation. Avant qu’il eût fini de se morigéner pour sa stupidité et pensé à rassembler ses troupes orientales – celles qui ne se trouvaient pas au Nord avec Bélisaire – après avoir effectué une seconde tentative, il était trop tard. Thiudégiskel avait réuni une foule de partisans à l’intérieur et à l’extérieur de l’hôtel, et il aurait fallu une bataille pour les en déloger. Les ex-Impériaux ne montrèrent guère d’enthousiasme pour ce projet et Urias grommela quelque chose sur le fait de se montrer juste envers le fils du roi dément. Le lendemain arriva Thomasus le Syrien. Il entra en éternuant. – Comment vas-tu, Martinus ? Je ne voulais rien rater, alors je suis venu de Rome. J’ai amené ma famille. Cela voulait dire quelque chose, songea Padway, car la famille de Thomasus ne consistait pas seulement en sa femme et ses quatre enfants, mais en un oncle âgé, un neveu, deux nièces et son esclave noir Ajax accompagné de sa femme et de ses enfants. Il répondit : — Ça va bien, merci. Du moins, ce sera le cas quand j’aurai rattrapé mon sommeil en retard. Et toi, ça va ? — Bien, merci. Les affaires vont bien, pour changer. — Et comment va ton ami Dieu ? demanda Padway calmement. — Il va bien aussi… Eh ! espèce de jeune blasphémateur ! Ça te coûtera un intérêt plus élevé pour ton prochain emprunt. Comment marche l’élection ? Padway le lui expliqua. — Ce ne sera pas aussi facile que je le croyais. Thiudégiskel a obtenu le support de nombreux Goths conservateurs qui se moquent pas mal des autodidactes comme Vitigès ou Urias. Le dessus du panier préfère un Amaling de naissance… — Le dessus du panier ? Oh ! je vois ! Ah ! ah ! ah ! J’espère que Dieu t’écoute. Cela pourrait Le mettre de bonne humeur, la prochaine fois qu’il décidera de faire une peste ou un tremblement de terre. Padway continua : — Et Thiudégiskel n’est pas aussi idiot qu’il en a l’air. Il était à peine arrivé qu’il avait envoyé ses amis déchirer mes affiches et coller les siennes. Elles n’ont rien d’exceptionnel, mais j’ai été surpris qu’il ait songé à en utiliser. Il y a eu des batailles à coups de poings et un coup de poignard qui n’a heureusement pas fait de victime. Bon… Tu connais Dagalaïf, fils de Névitta ? — Le shérif ? De nom seulement. — Il n’a pas le droit de vote. Eh bien, le guet municipal a trop peur des Goths pour faire respecter l’ordre et je n’ose pas utiliser mes propres gardes de crainte de faire se soulever les Goths contre les « étrangers ». J’ai forcé les Pères de la Cité à engager comme policiers, durant l’élection, Dagalaïf et les autres shérifs qui ne peuvent voter. Comme Névitta est de notre côté, je ne sais jusqu’à quel point mon ami Dagalaïf sera impartial. Mais cela nous évitera une bataille rangée, j’espère. — Magnifique, magnifique, Martinus. N’en fais pas trop ; certains des Goths trouvent tes méthodes électorales trop modernes et indignes. Je vais demander à Dieu de veiller tout spécialement sur toi et ton candidat. La veille de l’élection, Thiudégiskel fit encore preuve de son astuce de politicien : il offrit un barbecue plus impressionnant que celui de Padway. Padway, ayant quelque pitié du modeste portefeuille d’Urias, avait restreint sa réception aux électeurs. Thiudégiskel avec, derrière lui, la richesse des immenses propriétés toscanes de Thiudahad, mit les bouchées doubles. Il invita tous les électeurs et aussi leurs amis. Padway, Urias et Thomasus, plus les « gorilles » du premier, la famille du dernier et une garde respectable, arrivèrent après le début des festivités, sur un champ proche de Florence. La place, couverte de milliers de Goths de tous âges, sexes et tailles, était envahie par les sons gutturaux des Allemands auxquels faisaient écho les claquements de fourreaux et de pantalons de cuir. Un Goth fondit sur eux, de la mousse de bière dans les favoris. — Eh ! vous ! qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’avez pas été invités ! — Ni ogs, frijond, lui dit Padway. — Quoi ? C’est à moi que tu dis ne pas avoir peur ? se hérissa le Goth. — Nous ne voulons même pas venir à votre réception. Nous faisons un pique-nique. Il n’y a pas de loi contre les pique-niques, n’est-ce pas ? — Eh bien… alors, pourquoi toutes ces armes ? J’ai l’impression que vous voulez faire un kidnapping. — Là, là, le calma Padway. Tu portes une épée, n’est-ce pas ? — Mais je suis garde. Je suis avec Willimer. — Ces gens aussi sont avec nous. Ne t’en fais pas pour nous. On restera de l’autre côté de la route, si ça peut te faire plaisir. Maintenant, va t’amuser et bois bien. — Eh bien, ne bougez pas. On vous attend si vous essayez de faire quelque chose. Le Goth partit en marmonnant quelque chose sur la logique de Padway. La bande à Padway s’installa donc de l’autre côté de la route en ignorant les regards hostiles des partisans de Thiudégiskel. Padway lui-même s’étala sur l’herbe, mangea peu et observa le barbecue, les yeux rétrécis. Thomasus parla : — Très excellent général Urias, ce regard me dit que notre ami Martinus prépare quelque chose de particulièrement diabolique. Thiudégiskel et quelques-uns de ses hommes avaient érigé une estrade. Willimer présenta le candidat avec une brièveté louable. Thiudégiskel se mit alors à parler. Padway fit taire sa bande et ouvrit ses oreilles toutes grandes. Même de la sorte, avec entre lui et l’orateur tant de gens dont bien peu demeuraient silencieux, il était loin de tout entendre du gothique strident de Thiudégiskel. Celui-ci se montra tout aussi vantard que d’habitude à propos de sa merveilleuse petite personne. Mais, au désappointement de Padway, son auditoire mordait, éclatait de rire devant l’humour cru et facile de l’orateur. —… Et saviez-vous, mes amis, que le général Urias dut attendre l’âge de onze ans avant que sa mère ne réussît à l’empêcher de mouiller son lit ? C’est un fait. C’est là quelque chose qui m’est propre : je n’exagère jamais. Bien sûr, on ne peut pas exagérer les bizarreries d’Urias. Par exemple, la première fois qu’il est allé voir une fille… Urias était rarement en colère, mais Padway vit que le jeune général approchait rapidement du point d’ébullition. Il lui fallait imaginer quelque chose, et vite, s’il voulait éviter la bataille. Ses yeux tombèrent sur Ajax et sa famille. L’aîné d’Ajax était un garçon brun chocolat aux cheveux moutonneux, âgé d’une dizaine d’années. — Quelqu’un sait-il si Thiudégiskel est marié ? demanda-t-il. — Oui, répondit Urias. Le salopard s’est marié avant de partir en Calabre. C’est une jolie fille ; une cousine à Willimer. — Hm-m-m. Dis-moi, Ajax, est-ce que ton aîné parle un peu gothique ? — Eh bien, non, seigneur. Pourquoi ? — Quel est son nom ? — Priam. — Priam, aimerais-tu gagner deux sesterces, rien que pour toi ? Le garçon se leva et fit une courbette. Padway songea qu’un geste aussi servile chez un enfant était vaguement répugnant. Pas mal à faire en ce qui concerne l’esclavage, pensa-t-il. — Oui, seigneur, couina le jeune garçon. — Peux-tu dire le mot atta ? Ça veut dire papa en gothique. Priam dit calmement : — Atta. Et où sont mes sesterces, seigneur ? — Pas si vite, Priam. C’est juste le début de ton travail. Entraîne-toi à dire atta. Padway se leva et examina le champ. Il appela doucement : — Hai, Dagalaïf ! Le shérif se détacha de la foule et s’avança. — Hails, Martinus ! que puis-je faire pour toi ? Padway lui chuchota ses instructions, puis dit à Priam : Tu vois l’homme avec la cape rouge sur cette estrade, celui qui parle ? Eh bien, tu vas aller là-bas, tu vas monter sur l’estrade et lui dire atta. Très fort pour que tout le monde l’entende. Dis-le plusieurs fois jusqu’à ce qu’il ait des réactions. Ensuite, reviens ici. Priam fronça les sourcils en se concentrant. — Mais c’est pas mon papa ! Voilà mon papa ! Et il désigna Ajax. — Je sais. Mais fais ce que je te dis si tu veux ton argent. Tu te rappelles mes instructions ? Priam se glissa donc à travers la foule des Goths, Dagalaïf sur ses talons. Padway les perdit de vue quelques minutes, tandis que Thiudégiskel continuait à crier. La forme du petit Noir apparut alors sur l’estrade, soulevée par les bras solides de Dagalaïf. Padway entendit clairement le cri enfantin : – Atta ! Thiudégiskel s’arrêta au beau milieu d’une phrase. Priam répétait : — Atta ! Atta ! — On dirait qu’il te connaît ! cria quelqu’un. Thiudégiskel resta muet de rage. Un frisson rieur parcourait les rangs des Goths et finit par exploser. Priam cria encore atta, plus fort cette fois. Thiudégiskel saisit la poignée de son épée et se dirigea vers l’enfant. Le cœur de Padway faillit s’arrêter. Mais Priam bondit de l’estrade, tomba dans les bras de Dagalaïf et fendit la foule, abandonnant Thiudégiskel qui, en faisant des moulinets avec son épée, semblait lancer : — C’est un mensonge ! Padway voyait sa bouche remuer, mais ses paroles se perdaient dans l’éclat de rire wagnérien de la nation gothe. Dagalaïf et Priam apparurent, courant vers eux. Le Goth vacillait quelque peu et se tenait l’estomac. Padway fut alarmé avant de voir que Dagalaïf souffrait de rire et de toux. Il lui tapa sur le dos pour faire se calmer sa toux et ses soupirs. Il dit alors : — Si nous restons dans le coin, Thiudégiskel recouvrera ses esprits et il sera assez furieux pour nous faire passer par le fil de l’épée. Dans mon pays, nous avons un mot, décampons, qui est, je crois, applicable à la circonstance. Allons-y. — Hé ! seigneur, glapit Priam, où sont mes deux sesterces ? Oh ! merci, seigneur. Veux-tu que j’appelle quelqu’un d’autre « papa », seigneur ? XVI — C’est pour ainsi dire du tout cuit, confia Padway à Urias. Thiudégiskel ne survivra pas à l’épisode de cet après-midi. Nous autres, Américains, employons certaines méthodes pour que les élections donnent les résultats désirés et n’hésitons pas même à rembourrer les urnes, s’il le faut. Mais je ne crois pas qu’il sera nécessaire de les utiliser. Je ne veux pas corrompre le système électoral goth plus qu’il n’est nécessaire. — Voyons, si quelqu’un cherche à savoir, on apprendra que Thiudégiskel a été l’innocente victime d’une plaisanterie, cet après-midi. L’effet n’en sera-t-il pas dissipé ? — Non, non, mon cher Urias, c’est comme ça que fonctionnent les cerveaux d’électeurs. Même s’il est innocent, il se sera rendu tellement ridicule que personne ne le prendra plus au sérieux, en dépit de ses mérites, si mérites il y a. Un « gorille » entra au même instant. Il bégaya, à bout de souffle : — Thiu… Thiudégiskel… — Je vais ordonner que quiconque désire me voir devra rester dehors jusqu’à ce qu’il ait reprit son souffle, se plaignit Padway. Qu’est-ce que c’est, Roderik ? — Thiudégiskel a quitté Florence, distingué Martinus, finit par dire Roderik. Personne ne sait pour quel lieu. Willimer et quelques-uns de ses amis l’accompagnaient. Padway envoya immédiatement, par télégraphe, l’ordre d’Urias qui démettait Thiudégiskel de ses fonctions et de son rang de colonel – ou son équivalent approximatif dans le système vague et amorphe des grades goths. Il s’assit alors, réfléchit et attendit les nouvelles. Cela se produisit le lendemain matin, pendant le vote. Mais cela ne concernait pas Thiudégiskel. Une importante armée impériale avait quitté la Sicile et débarqué, non, comme on aurait pu s’y attendre, à Scylla, au bout de la botte italienne, mais en haut de la côte du Bruttium, à Vibo. Padway parla aussitôt à Urias et proposa avec empressement : — Ne dis rien avant quelques heures. Cette élection est dans le sac – je veux dire qu’elle est assurée – et il ne faut pas la troubler, n’est-ce pas ? Mais des rumeurs commencèrent à circuler. Les appareils télégraphiques étaient maniés par des êtres humains et peu de groupes de plus d’une douzaine de personnes ont gardé un secret bien longtemps. Au moment où l’élection d’Urias était annoncée, par une majorité de deux contre un, les Goths avaient lancé une manifestation impromptue dans les rues de Florence et exigeaient d’être menés contre l’envahisseur. D’autres détails arrivèrent. L’armée impériale était commandée par Jean le Sanglant et comptait bien cinquante mille hommes. Evidemment, Justinien, furieux de la lettre de Padway, avait fini par faire amener progressivement des forces adéquates en Sicile. Padway et Urias calculèrent qu’ils pouvaient, sans rappeler des troupes de Provence et de Dalmatie, assembler peut-être moitié autant d’hommes que Jean le Sanglant. Mais d’autres nouvelles réduisirent ces estimations. Ce soldat capable, féroce et sans principes, envoyait un détachement au-delà du plateau de Sila par une route secondaire de Vibo à Scyllacium, tandis qu’il s’avançait avec le gros de sa troupe par la voie Popilienne jusqu’à Reggio. La garnison de Reggio, forte de quinze mille hommes, prisonnière au bout du pied de la botte, rendit quelques coups pour l’honneur et capitula. Jean le Sanglant réunit ses forces et repartit au Nord, vers la cheville. Padway envoya Urias à Rome avec bien des appréhensions. Certes, l’armée avait l’air impressionnant, avec ses nouveaux corps d’archers montés et ses batteries de catapultes mobiles. Mais Padway savait que les nouvelles unités étaient inexpérimentées dans cette façon originale de combattre, et qu’il était peu probable que cette organisation résistât à la pratique. Une fois qu’Urias et l’armée furent partis, il ne restait plus de raison de s’inquiéter. Padway reprit ses expériences avec la poudre à canon. Peut-être devrait-il essayer des charbons de bois différents. Mais des essais signifiaient du temps, denrée dont Padway ne disposait qu’en quantité limitée. Il découvrit bientôt qu’il n’en avait pas du tout. En comparant les renseignements contradictoires qui arrivaient par télégraphe, Padway put comprendre ce qui s’était produit : Thiudégiskel avait fait parvenir ses troupes en Calabre sans ennuis. Il avait refusé de tenir compte de l’ordre télégraphique le démettant de ses fonctions et avait amené ses hommes à faire de même. Padway estima que les paroles d’un orateur capable et confiant comme Thiudégiskel avaient plus de poids auprès des Goths, en majorité illettrés, qu’un message bref et froid arrivant par un procédé mystérieux. Jean le Sanglant avait manœuvré avec prudence ; il venait d’atteindre Constantia lorsque Urias était venu s’opposer à lui. Le fait aurait bien pu dépendre de Thiudégiskel, qui se serait arrangé pour qu’Urias descendît suffisamment au Sud : l’encerclement était alors possible. Tandis qu’Urias et Jean le Sanglant se préparaient aux premières hostilités le long du Crathis, Thiudégiskel avait fondu sur les arrières d’Urias – du côté impérial. Quoiqu’il n’eût que cinq mille lanciers, la charge inattendue avait brisé le moral de l’armée gothe. En quinze minutes, la vallée du Crathis s’était emplie de milliers de Goths – lanciers, archers à cheval, archers à pied et piquiers – qui allaient et venaient dans toutes les directions. Des milliers avaient été écrasés par les cuirassiers de Jean le Sanglant et par les nombreuses troupes de cavaliers gépides et lombards qui l’accompagnaient. Des milliers d’autres se rendirent. Le reste s’était enfui vers les collines, où les ténèbres tombantes les avaient engloutis rapidement. Urias avait réussi à conserver la cohérence à son régiment de gardes et avait attaqué les forces de Thiudégiskel. On disait qu’Urias lui-même avait tué ce dernier. Padway, connaissant l’amour des soldats pour les mythes de cette sorte, en doutait personnellement. Mais il était admis que Thiudégiskel avait été tué et qu’Urias et ses hommes avaient fondu parmi la foule d’Impériaux, dans une charge finale, désespérée ; les Goths qui avaient fui le combat ne les avaient même plus aperçus. Pendant des heures, Padway resta assis devant son bureau, à fixer une pile de télégrammes et une grande carte d’Italie douloureusement imprécise. — Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi, excellent patron ? lui demanda Fritharik. Padway secoua la tête. Junianus secoua aussi la tête, comme en réponse : — Je crains que l’esprit de notre Martinus n’ait été détraqué par ce désastre. Fritharik renâcla. — Cela prouve simplement que tu ne le connais pas. Il est comme ça quand il prépare quelque chose. Attends un peu. Il va encore établir un plan diabolique pour renverser les Grecs. Junianus passa la tête par la porte. — D’autres messages, seigneur. — Que disent-ils ? — Jean le Sanglant est à mi-chemin de Salerne. Les indigènes l’accueillent. Bélisaire annonce qu’il a battu des forces importantes de Francs. — Viens ici, Junianus. Vous deux, voulez-vous bien sortir une minute ? Tu es né en Lucanie, non ? — Oui, seigneur. — Tu étais serf, n’est-ce pas ? — Eh bien… euh… seigneur… vois-tu… Le jeune homme empressé avait soudain l’air timide. — Ne t’en fais pas ; je ne te laisserai jamais retourner sur la propriété de ton maître. — Eh bien… oui, seigneur. — Quand les messages parlent d’« indigènes » qui accueillent les Impériaux, est-ce que ça ne veut pas dire les propriétaires italiens plus que quiconque ? — Oui, seigneur. Les serfs se moquent pas mal de tout ça. Tous les propriétaires sont aussi tyranniques ; alors, pourquoi se faire tuer pour un tas de maîtres, qu’ils soient Grecs, Italiens ou Goths suivant le cas ? — Si on leur donnait leurs fermages sans qu’ils aient à se préoccuper de propriétaires, crois-tu qu’ils se battraient pour eux ? — Eh bien (Junianus inspira longuement), je crois que oui. Mais c’est une idée tellement extraordinaire, si tu me permets. — Même du côté des hérétiques ariens ? — Je ne crois pas que cela importerait. Les prélats et les citadins prennent peut-être leur orthodoxie au sérieux. Mais, de toute façon, la plupart des paysans sont à moitié païens. Et ils honorent leur terre plutôt que toutes les prétendues puissances célestes. — C’est bien à peu près ce que je pensais, dit Padway. Tu vas envoyer ces messages. Le premier est un édit que je proclame au nom d’Urias, qui émancipe les serfs du Bruttium, de Lucanie, de Calabre, d’Apulie, de Campanie et du Samnium. Le deuxième donne ordre au général Bélisaire de laisser des troupes défensives en Provence en cas de nouvelle attaque franque et de revenir aussitôt dans le Sud avec le gros de ses forces. Oh ! Fritharik ! Veux-tu m’amener Gudareths ? Et je veux également voir le contremaître de l’imprimerie. Lorsque Gudareths arriva, Padway lui expliqua ses plans. Le petit officier goth poussa un sifflement. — Seigneur, garçon, voilà une mesure désespérée s’il en est une, excellent Martinus. Je ne suis pas sûr que le Conseil Royal approuve. Si tu libères tous ces paysans, comment les remettre ensuite en servage ? — On ne le fera pas, lança Padway. Quant au Conseil Royal, la plupart d’entre eux se trouvent avec Urias. — Mais, Martinus, tu ne peux pas en faire des combattants en une semaine ou deux. Crois-en un vieux soldat qui a tué des centaines d’ennemis de sa propre dextre. Oui, des milliers, par Dieu ! — Je sais tout cela, répondit Padway d’un ton las. — Alors quoi ? Ces Italiens ne sont pas capables de se battre. Pas de moral. Tu ferais mieux de compter sur ce que nous pourrons réunir de forces gothes. De vrais combattants, comme moi. — Je ne songe pas à repousser Jean le Sanglant avec des novices. Mais on peut lui fournir un pays hostile à traverser. Occupe-toi des piques et ramène quelques officiers en retraite. Padway réunit son armée et quitta Rome par une belle matinée de printemps. Il ne commandait pas une armée bien belle à regarder : des Goths âgés qui devaient avoir quitté le service actif et des jouvenceaux dont la voix n’avait pas fini de muer. En descendant la rue Patricienne, à la sortie du camp Prétorien, Padway ordonna à son état-major de continuer ; il les rattraperait. Il remonta au galop la pente Suburbaine vers l’Esquilin. Dorothéa sortit de chez Anicius. — Martinus ! s’exclama-t-elle. Pars-tu encore ? — C’est exact. — Tu ne nous as pas rendu visite depuis des mois ! Chaque fois que je te vois, tu ne descends qu’une seconde avant de remonter sur ton cheval et de repartir. Padway fit un geste d’impuissance. — Ce sera différent quand je me serai débarrassé de cette satanée guerre et de la politique. Est-ce que ton excellent père est là ? — Non, il est à la bibliothèque. Il sera déçu de ne pas t’avoir vu. — Salue-le pour moi. — Est-ce qu’il va encore y avoir la guerre ? J’ai entendu dire que Jean le Sanglant est en Italie. — Ça m’en a l’air. — Vas-tu combattre ? — Probablement. — Oh ! Martinus. Attends un instant. Elle se précipita dans la maison et en ressortit avec un petit sac en cuir attache à une cordelette. C’est ce qu’il te faut pour te ramener sain et sauf. — Qu’est-ce que c’est ? — Un fragment du crâne de saint Polycarpe. Les sourcils de Padway se froncèrent. — Crois-tu en son efficacité ? — Oh ! certainement. Ma mère l’a payé assez cher : il ne fait pas de doute qu’il est authentique. Elle passa la cordelette autour de son cou et fit glisser le sachet dans l’ouverture de sa tunique. Il n’était pas venu à l’esprit de Padway qu’une jeune fille bien éduquée pût accepter les superstitions de son époque. En même temps, il était touché. — Merci, Dorothéa, du fond du cœur, lui dit-il. Mais je connais un charme encore plus efficace, je crois. — Quoi ? — Ceci ! Il l’embrassa sur la bouche légèrement, et sauta sur son cheval. Dorothéa arbora un petit air surpris mais pas mécontent. Padway fit faire demi-tour à l’animal et descendit l’avenue. Il se retourna sur sa selle pour rendre son salut à Dorothéa – et faillit être désarçonné. Le cheval baissa la tête et heurta le bœuf d’un attelage qui sortait de la rue adjacente. Le conducteur cria : — Carus-dominus, Jesus-Christus, Maria-mater-dei, pourquoi ne regardes-tu pas où tu vas ? San’tus-Petrus-Paulusque-Joannesque-Lucasque… Quand le conducteur eut épuisé la liste des apôtres, Padway avait largement eu le temps de s’assurer qu’il n’y avait de dégâts ni d’un côté ni de l’autre. Dorothéa était invisible. Il espéra qu’elle n’avait pas vu la fin de son beau geste. XVII Ce fut vers la fin de mai 537 que Padway pénétra dans Bénévent avec son armée. Petit à petit, ses rangs s’étaient grossis, avec le retour des soldats d’Urias en fuite. Le matin même, une expédition de pillage avait découvert trois de ces Goths qui s’étaient confortablement installés dans une ferme du coin, en dépit des protestations du propriétaire, et s’étaient préparés à passer de la sorte le reste de la guerre. Ils rejoignirent l’armée, quoique de mauvais gré. Au lieu de descendre directement le long de la côte tyrrhénienne jusqu’à Naples, Padway avait traversé l’Italie en direction de l’Adriatique, atteint la côte à Teate et coupé alors par l’intérieur jusqu’à Lucera et Bénévent. Comme il n’avait pas encore installé de ligne télégraphique sur la côte orientale, Padway se tenait au courant des mouvements de Jean le Sanglant en envoyant des messagers de l’autre côté des Apennins, jusqu’aux stations télégraphiques qui n’étaient pas encore aux mains de l’ennemi. Il manœuvra de telle sorte qu’il pénétra dans Bénévent après que Jean eut capturé Salerne, de l’autre côté de la péninsule, eut laissé un détachement à Naples et se fut dirigé vers Rome par la voie Latine. Padway espérait le rejoindre par l’arrière aux environs de Capoue, tandis que Bélisaire, s’il suivait ses ordres, arriverait tout droit de Rome et attaquerait les Impériaux de front. Quelque part entre Padway et l’Adriatique, Gudareths menait, prosaïquement, une colonne de chariots remplis de piques et de prospectus portant la proclamation d’émancipation de Padway. Les lances, sorties des greniers, avaient été improvisées à partir des pals des barrières. Les arsenaux goths de Pavie, Vérone et des autres cités septentrionales étaient trop éloignés pour être utilisés à temps. La nouvelle de l’émancipation s’était étendue comme une traînée de poudre. Les paysans s’étaient soulevés dans tout le Sud de l’Italie. Mais ils semblaient plus intéressés par la perspective de piller et brûler les villas de leurs propriétaires que par celle de rejoindre l’armée. Une petite fraction s’était quand même ralliée à elle ; ce qui voulait dire plusieurs milliers d’hommes. Padway, en revenant à l’arrière de sa colonne et en considérant la racaille qui couvrait la route, bavardant comme un vol de pies, et qui se permettait un petit somme de temps en temps, se demanda de quelle importance serait cet atout. Çà et là, l’un des hommes portait le casque de légionnaire d’un arrière-grand-père et une cuirasse à courroies restée pendue au mur pendant au moins un siècle. Bénévent est située sur une petite colline au confluent du Calore et du Sabbato. En entrant dans la ville, Padway aperçut plusieurs Goths assis contre le mur d’une maison. L’un d’eux avait un air familier. Padway fit avancer son cheval jusqu’à lui et s’écria : — Dagalaïf ! Le shérif leva la tête. — Hails, dit-il d’une voix lasse et sans timbre. Un bandage lui entourait la tête ; une tache noire de sang marquait l’endroit où aurait dû se trouver son oreille. — On a entendu dire que tu arrivais par ici, alors on a attendu. — Où est Névitta ? — Mon père est mort. — Quoi ? Oh ! Padway se tut quelques instants, puis dit : C’était un de mes rares amis. — Je sais. Il est mort en vrai Goth. Padway poussa un soupir et alla préparer ses troupes. Dagalaïf resta assis contre le mur, le regard perdu dans le vague. Ils s’arrêtèrent une journée à Bénévent. Padway apprit que Jean le Sanglant avait presque dépassé le croisement de Calatia. Aucune nouvelle de Bélisaire ; tout ce que Padway pouvait espérer, c’était de lancer une action de diversion et de retenir Jean en Italie méridionale avant l’arrivée de troupes plus importantes. Padway abandonna son infanterie à Bénévent et descendit à Calatia avec sa cavalerie. Il disposait maintenant d’effectifs plutôt importants d’archers montés. Ils ne valaient pas les cuirassiers impériaux, mais il faudrait qu’ils fassent l’affaire. Fritharik, à son côté, commenta : — Est-ce que ces fleurs ne sont pas jolies, excellent patron ? Elles me rappellent les jardins de ma magnifique propriété de Carthage. Ah ! c’était un spectacle… Padway lui montra un visage décomposé. Il arriva encore à sourire, quoique cela le fît souffrir. — Poète, d’un seul coup, Fritharik ? — Moi, poète ? Houh ! J’ai simplement envie de me souvenir de choses agréables pour ma dernière chevauchée terrestre… — Que veux-tu dire, ta dernière ? — Je veux dire ma dernière, et n’essaie pas de me faire croire autre chose. On est à un contre trois par rapport à Jean le Sanglant, dit-on. Nous n’aurons pas de tombe anonyme, parce qu’ils ne se fatigueront pas pour nous enterrer. Cette nuit, j’ai fait un rêve prophétique… En approchant de Calatia, où la voie de Trajan, qui traverse l’Italie, rejoint la voie Latine, entre Salerne et Rome, leurs éclaireurs annoncèrent que l’arrière-garde de Jean le Sanglant venait de quitter la ville. Padway lança des ordres. Un escadron de lanciers s’avança et des archers les suivirent. Ils disparurent sur la route au loin. Padway grimpa sur un monticule pour les observer. Ils s’amenuisèrent, disparurent et reparurent sur de petites éminences. Padway entendait le murmure confus des armées de Jean, invisibles derrière les bosquets d’oliviers. Il y eut alors des cris et des bruits de ferraille, rendus presque inaudibles par la distance, semblables à une bataille entre cousins et moustiques. Padway trépignait d’impatience. Sa longue-vue ne servait à rien, car elle ne lui permettait pas de voir dans les coins. Les petits bruits continuaient sans cesse. De petites colonnes de fumée montèrent au-dessus des oliviers. Bien ; ceci voulait dire que ses hommes avaient mis le feu aux chariots de Jean. Il se faisait du souci en songeant qu’ils s’entêteraient à les piller, en dépit de ses ordres. Puis un petit groupe noir, surmonté de lances qui ressemblaient à autant de cheveux dressés, apparut sur la route. Padway grimaça contre sa longue-vue pour s’assurer que c’étaient bien ses hommes. Il descendit de la butte en trottinant et lança encore des ordres. La moitié de ses archers montés se placèrent en un long croissant de chaque côté de la route, et une troupe de lanciers se groupa derrière eux. Le temps passa. Les hommes suaient sous leurs cottes de mailles. Puis l’avant-garde reparut au galop. Les hommes souriaient ; certains faisaient de grands gestes en brandissant les dépouilles interdites. Ils vinrent se placer entre les archers en attente. Leur commandant s’avança jusqu’à Padway. — Ça a marché comme un charme ! cria-t-il. On est tombés sur les chariots, on a chassé les gardes et on a mis le feu. Alors, ils sont revenus sur nous. On a fait comme tu nous as dit ; on a dispersé les archers qui les ont truffés de cure-dents pendant qu’ils chargeaient ; ensuite, on les a heurtés à la lance quand ils ont été bien empêtrés. Ils sont revenus deux fois. Alors, Jean en personne nous est tombé dessus avec toute sa satanée armée. On s’est dégagés. Ils seront là dans un instant. — Bien, répondit Padway. Tu connais tes ordres. Attends-moi au col du mont Tifata. Ils partirent donc et Padway attendit. Pas très longtemps. Une colonne de cuirassiers impériaux apparut à toute allure. Padway savait ce que cela voulait dire : Jean le Sanglant sacrifiait l’ordre à la vitesse, dans sa poursuite, car les troupes ne pouvaient chevaucher dans les champs et les bosquets le long de la route à une telle allure. Même s’il avait déployé tous ses hommes, il lui faudrait un certain temps pour rassembler ses ailes. Les Impériaux grossissaient ; les chevaux faisaient résonner les dalles de la roule sous leurs sabots. Ils étaient vraiment splendides, avec leurs capes et les plumes qui flouaient au vent sur les casques des officiers. Leur commandant, vêtu d’une armure dorée, apprécia rapidement la situation et lança un ordre. On mit les lances à l’horizontale et l’on banda les arcs. À cet instant, ils se trouvaient bien à portée de tir du croissant ; les Goths ouvrirent le feu. Le claquement sec et rapide des arcs et le sifflement des flèches s’ajouta à la clameur des Byzantins qui approchaient. Le cheval du commandant, un splendide animal blanc, se cabra et fut renversé par un autre animal qui chargeait. La tête de la colonne impériale se transforma en un amas confus de chevaux et d’hommes commotionnés. Padway jeta un regard au commandant de son corps de lanciers, balança deux fois le bras au-dessus de la tête et fit un signe en direction des Impériaux. La ligne d’archers montés s’ouvrit et les chevaliers goths chargèrent. Comme de coutume, ils avancèrent lentement d’abord, mais au moment où ils atteignirent les Impériaux, leurs lourds chevaux avaient acquis un élan irrésistible. Les cuirassiers battirent en retraite, dans un immense bruit métallique, en tentant désespérément de se défendre en combat rapproché, mais en se dégageant et en mettant leurs arcs en action dès que possible. Du coin de l’œil, Padway aperçut une poignée de cavaliers qui atteignaient le sommet d’une éminence. Cela voulait dire que les ailes de Jean le Sanglant se refermaient. Il fit sonner la retraite par son trompette. Mais les cavaliers continuèrent à repousser la colonne d’Impériaux. Ils avaient l’avantage en hommes et en chevaux et ils le savaient. Padway fit galoper son cheval après eux. S’il n’arrêtait pas ces imbéciles, ils seraient absorbés par l’armée impériale. Une flèche passa à une distance désagréablement proche de Padway. Il découvrit que son sifflement particulier éprouvait beaucoup plus les nerfs qu’il ne s’y attendait. Il rattrapa ses Goths, fit sortir par la force leur commandant de la mêlée et lui cria dans l’oreille qu’il était temps de se retirer. L’homme lui répliqua : — Ni ! Nist ! Bon combat ! Puis il échappa à la poigne de Padway pour disparaître. Tandis que celui-ci se demandait que faire, un Impérial rompit la ligne des Goths et s’avança droit sur lui. Padway n’avait pas pensé à sortir son épée. Il la tira et dut se pencher de côté pour éviter la lance de l’ennemi. Il perdit un étrier, perdit ses rênes et faillit perdre son épée et son cheval. Quand il se fut remis d’aplomb sur sa selle, l’Impérial avait disparu. Padway, dans sa hâte, avait frappé son cheval du plat de l’épée. De colère, l’animal se mit à danser en tous sens. Padway enfonça les doigts de sa main gauche dans sa crinière et s’y accrocha. Les Goths commençaient alors à redescendre la route. Au bout de quelques secondes, tous s’éloignèrent en galopant, à part le petit nombre qui se retrouva encerclé par les Impériaux. Misérable, Padway se demandait s’il allait rester seul face aux Byzantins, sur ce canasson rétif, lorsque le cheval se mit à suivre spontanément ses camarades. En théorie, il s’agissait d’une retraite stratégique. Mais du point de vue des soldats goths, Padway se demanda s’il serait possible de les empêcher de franchir les Alpes. Le cheval de Padway rejeta les rênes là où Padway put les saisir. Il venait de reprendre le contrôle de son animal lorsqu’il remarqua un homme à pied, la tête nue, mais plutôt voyant avec son armure dorée. C’était le commandant de la colonne impériale. Padway chevaucha jusqu’à lui. L’homme se mit à courir. Padway commença à faire tournoyer son épée, puis il se rendit compte qu’il n’avait pas d’épée à faire tournoyer. Il ne se souvenait pas de l’avoir laissé tomber, mais il l’avait sans doute perdue lorsqu’il avait saisi les rênes. Il se pencha et saisit une poignée de cheveux. L’homme poussa un cri et suivit le mouvement en faisant de grands bonds. Un regard en arrière apprit à Padway que les Impériaux s’étaient débarrassés des Goths qui n’avaient pas réussi à s’échapper et commençaient à poursuivre les autres. Padway passa son prisonnier à un Goth. Celui-ci se pencha et tira l’officier impérial sur le pommeau de sa selle, la tête en bas, de telle sorte qu’une moitié de commandant pendait sur chaque flanc du cheval. Padway le regarda partir et infliger, du plat de son épée, une joyeuse fessée au malheureux Oriental. Conformément au plan, les archers montés revinrent derrière les lanciers et les suivirent au galop, les derniers d’entre eux tirant sur les poursuivants. Il y avait neuf milles jusqu’au col, la plupart du temps en montée. Padway souhaita ne jamais plus avoir à chevaucher de la sorte. Il était persuadé qu’à chaque cahot, ses entrailles allaient faire éclater son abdomen et s’éparpilleraient de tous côtés. Avant d’être en vue du col, les chevaux des poursuivis comme ceux des poursuivants furent à ce point essoufflés que plusieurs soldats durent mettre pied à terre pour tirer leur monture par la bride. Padway se rappela l’histoire qui se passait au Texas un jour où il faisait si chaud que l’on avait vu un coyote pourchassant un lapin, tous deux marchant au pas. Il traduisit l’histoire en gothique en faisant du coyote un renard et la raconta au soldat le plus proche. Elle courut lentement le long de la file. Les collines étaient jaunies par le soleil crépusculaire lorsque la colonne gothe finit par traverser le col en bronchant. Elle avait perdu très peu d’hommes, mais n’importe quel poursuivant vigoureux aurait pu désarçonner les survivants sans difficulté. Fort heureusement, les Impériaux étaient tout aussi épuisés. Ils n’en continuaient pas moins à avancer. Padway entendit le cri d’un officier qui se répercuta le long des murailles de la passe. — Tu te reposeras quand je te le dirai, sale porc paresseux ! Padway jeta un coup d’œil autour de lui et vit avec satisfaction que les troupes qu’il avait envoyées en avant attendaient tranquillement sur leurs positions. Ces hommes n’avaient pas encore été utilisés. Le groupe qui avait brûlé les chariots attendait derrière eux et ceux qui venaient de prendre la fuite se trouvaient vautrés sur le sol, encore plus loin. Les Impériaux arrivaient. Padway apercevait des têtes qui se tournaient afin de jeter un regard nerveux vers les pentes. Mais Jean le Sanglant n’avait apparemment pas encore admis que son ennemi pût mener une campagne intelligente. La colonne impériale s’avançait bruyamment dans la partie la plus étroite du col, les rayons obliques du soleil derrière elle. Un vacarme étourdissant accompagna la chute des blocs rocheux et des troncs d’arbres le long des pentes. Un cheval hennit de la plus horrible façon et les Impériaux déguerpirent en tous sens, comme des fourmis dont le nid vient d’être écrasé. Padway fit signe à un escadron de lanciers de charger. Il n’y avait place que pour six chevaux de front et, même de la sorte, le combat était serré. Les roches et les rondins n’avaient guère causé de dommages aux Impériaux mais avaient coupé en deux leur colonne de tête. Les cavaliers goths se heurtèrent à la poignée qui avait franchi la brèche. Les cuirassiers, incapables de manœuvrer ou même de se servir de leurs arcs, se trouvaient acculés à la barrière qui venait de se former. Le combat prît fin lorsque les derniers Impériaux se glissèrent de leur selle pour rejoindre à pied un lieu plus sûr. Les Goths rassemblèrent les chevaux abandonnés et les ramenèrent en poussant des hourras. Jean le Sanglant se retira à deux longueurs de flèche. Puis il fit avancer un petit groupe de cuirassiers pour former un barrage de flèches. Padway conduisit quelques archers goths démontés dans la passe. Ceux-ci, en tirant de derrière la barrière rocheuse, causèrent tant d’ennuis aux Impériaux que les cuirassiers ne tardèrent pas à se retirer. Jean le Sanglant voulut faire balayer les archers par des lanciers lombards. Mais la barrière les arrêta. En tentant de franchir les roches à pas comptés, ils se firent cribler de flèches par les Goths, presque à bout portant. Lorsque les corps d’une douzaine de chevaux et d’autant de Lombards se furent ajoutés à la barrière, les lanciers abandonnèrent. À ce moment-là, un général bien plus bête que Jean le Sanglant aurait compris qu’à une distance si faible, les chevaux étaient aussi utiles que des perroquets verts. Le fait que les Impériaux pouvaient tenir leur côté du col aussi facilement que Padway le sien ne lui apportait pas grand réconfort puisqu’il essayait de le franchir, au contraire de Padway. Jean le Sanglant fit mettre pied à terre à quelques Lombards et Gépides et les fit s’avancer. Cependant, Padway avait rangé des lanciers démontés derrière la barrière, de telle sorte qu’ils formaient une masse compacte. Les archers montèrent sur les rochers pour tirer par-dessus leurs têtes. Les Lombards et les Gépides s’avançaient en trottinant. Vêtus des cottes de mailles impériales réglementaires, ils avaient tout de même un air étrange, l’arrière du crâne rasé et, devant, les cheveux pendant de chaque côté du visage en deux longues nattes graisseuses. Ils portaient des épées et certains maniaient d’immenses haches doubles. En s’approchant, ils se mirent à lancer des insultes aux Goths qui comprenaient suffisamment les dialectes germains orientaux pour répliquer. Les attaquants se déversèrent en vociférant sur la barrière et se mirent à tailler les lances trop serrées pour que l’on pût se glisser aisément entre elles. D’autres attaquants, qui arrivaient derrière, poussèrent les premiers contre les pointes des lances. Certains furent touchés. D’autres se faufilèrent entre les lances et attaquèrent les piquiers. Les premiers rangs ne furent bientôt plus qu’une mêlée d’hommes grognant et renâclant, trop proches pour se servir de leurs armes, tandis que ceux qui se trouvaient derrière eux essayaient de taper par-dessus les têtes. Les archers ne cessaient de tirer. Les flèches rebondissaient sur les casques et vibraient sur les larges boucliers en bois. Les soldats touchés ne pouvaient ni tomber ni se retirer. Un archer battit en retraite, parmi les rochers, pour se réapprovisionner en flèches. Des têtes de Goths se tournèrent pour le regarder. Deux autres archers suivirent, quoique leur carquois ne fût point vide. Certains des cavaliers de l’arrière commencèrent à faire de même. Padway sentit venir la déroute. Il saisit un soldat et lui arracha son épée. Il monta ensuite sur le roc abandonné par le premier archer en hurlant quelque chose d’assez imprécis, même pour lui. Les hommes tournèrent les yeux vers lui. L’épée était énorme. Padway la tenait des deux mains au-dessus de sa tête et la fit tournoyer en direction de l’ennemi le plus proche, dont la tête était au niveau de sa taille. L’épée s’abattit avec un son métallique sur le casque de l’homme et le lui fit descendre jusqu’aux yeux. Padway frappa à deux reprises. Le Byzantin disparut ; Padway en frappa un autre. Il frappa des casques, des boucliers, des mains nues, des bras, des épaules. Il ne pouvait absolument pas dire quand ses coups portaient, car les quelques secondes pendant lesquelles il récupérait, entre deux chocs, suffisaient pour changer entièrement la disposition des choses. Puis il n’y eut plus que des têtes gothes à sa portée. Les Impériaux se traînaient pour revenir de l’autre côté de la barrière, transportant des blessés aux vêtements baignés de sang et hérissés de flèches. Au premier regard une douzaine de Goths jonchaient le sol. Padway se demanda un instant pourquoi l’ennemi avait abandonné moins de corps que cela. Il lui vint à l’esprit que certains de ceux-ci n’étaient que modérément blessés et que l’ennemi avait évacué la plupart de ses victimes. Fritharik, son ordonnance Tirdat, et d’autres encore, se rassemblèrent autour de Padway en lui jurant qu’il était un vrai démon quand il se battait. Il ne saisissait pas ; tout ce qu’il avait fait, c’était de monter sur un rocher, se pencher au-dessus des têtes de ses hommes et donner des coups à un ennemi qui ne pouvait riposter. Il n’avait pas montré plus d’adresse que s’il eût manié une pioche. Le soleil s’était couché et l’armée de Jean le Sanglant s’était retirée dans la vallée pour planter ses tentes et cuire son repas. Les Goths de Padway firent de même. Le fumet des feux de camp montait et descendait agréablement. On aurait pu croire à deux groupes de campeurs en vadrouille, n’eussent été les morts, hommes et chevaux, sur la barrière. Padway n’avait pas le temps de se perdre en introspection. Il devait s’occuper des blessés et il n’accordait aucune confiance aux premiers soins de l’époque. Il n’opposa aucune objection aux prières, aux charmes et aux émulsions de poussière de saintes tombes et d’eau. Mais il veilla à ce que les bandages fussent bouillis – ce qui appartenait, bien sûr, au caractère magique de Martinus le Mystérieux – et appliqués rationnellement. L’un de ses hommes avait perdu un œil, mais regorgeait encore de combativité. Un autre avait perdu trois doigts, et il pleurait. Un troisième se réjouissait d’un coup d’épée dans l’abdomen. Padway savait que ce dernier ne tarderait pas à mourir de péritonite, et il ne pouvait rien faire. Padway, qui ne sous-estimait pas son adversaire, établit un système impénétrable d’avant-postes. Bien lui en prit ; une heure avant l’aube, ses soldats commencèrent à rentrer. Jean le Sanglant, apparaissait-il, faisait passer deux groupes importants de soldats anatoliens sur les collines qui les dominaient. Padway se rendit compte que la situation ne tarderait pas à devenir intenable. Ses Goths furent donc arrachés de leurs couvertures et partirent pour Bénévent. Lorsque le soleil apparut, lui permettant de bien regarder ses hommes, Padway s’inquiéta sérieusement de leur moral. Ils grommelaient et avaient l’air presque aussi découragés que Fritharik. Ils ne comprenaient pas les retraites stratégiques. Padway se demanda combien de temps il faudrait attendre avant qu’ils prennent sérieusement la fuite. À Bénévent, un seul pont franchissait le Sabbato, un cours d’eau assez rapide. Padway songea qu’il parviendrait à le défendre quelque temps et que Jean le Sanglant serait forcé de l’attaquer à cause du manque de provisions et de l’hostilité des paysans. Lorsqu’ils sortirent dans la plaine, aux environs du confluent des deux cours d’eau. Padway eut une horrible surprise. Une foule de recrues affranchies traversait le pont et se dirigeait vers lui. Plusieurs milliers l’avaient déjà franchi. Il devait pourtant faire traverser rapidement ce pont par ses propres troupes, et il savait ce qui se passerait si celui-ci se trouvait encombré d’hommes battant en retraite. Gudareths s’avança : — J’ai suivi tes ordres ! cria-t-il. J’ai essayé de les retenir. Mais ils se sont mis dans la tête qu’ils pouvaient renverser les Grecs eux-mêmes ; ils se sont mis en route sans rien vouloir entendre. Je t’avais dit qu’ils ne serviraient à rien ! Padway regarda vers l’arrière. Les Impériaux, bien en vue, commençaient déjà à se déployer. L’aventure avait l’air de se terminer. Il entendit Fritharik faire une remarque à propos de tombes et Tirdat demanda s’il n’y avait pus de message à porter – très loin de préférence. Les serfs italiens, cependant, ayant aperçu les Goths poursuivis, avaient décidé que la bataille était déjà perdue. Des vaguelettes de mouvements parcoururent les rangs désorganisés et leur marche changea bientôt de sens. La route montant vers la ville ne tarda pas à être blanche d’Italiens en fuite. Ceux qui avaient traversé le pont étaient écrasés par ceux qui revenaient. Padway hurla à Gudareths : — Arrange-toi pour aller jusqu’au fleuve ! Que des cavaliers arrêtent les fuyards ! Que ceux qui sont de ce côté y restent ! Je vais retenir les Grecs en ce lieu même. Il fit mettre pied à terre à la majorité de ses troupes. Il plaça ensuite les lanciers sur six rangs, en demi-cercle, en face du pont, les lances à l’horizontale autour des paysans qui faisaient du chahut. Seule cette disposition offrait la moindre chance d’arrêter Jean le Sanglant. Les Impériaux restèrent à l’arrêt pendant dix minutes. Puis une troupe importante de Gépides et de Lombards sortit au trot, accéléra l’allure et, enfin, galopa droit sur la ligne de lances. Padway, à pied derrière cette ligne, les regarda grossir. Le bruit des sabots de leurs chevaux ressemblait à un énorme orchestre de timbales de plus en plus bruyant. En voyant ces grands barbares chevelus jaillir de la poussière soulevée par leurs chevaux, Padway comprit les paysans. Sans sa fierté et ses responsabilités, il se serait lui-même enfui jusqu’à ce que ses jambes ne pussent plus le porter. Les Impériaux chargeaient. Ils avaient l’air capables de passer sur tous les soldats de la terre. Les cordes se mirent alors à chanter. Ici, un cheval se cabrait ou ruait ; là un homme s’écroulait avec un craquement musical de cotte de mailles. La charge ralentit un peu, mais ils fonçaient toujours. Aux yeux de Padway, ils semblaient avoir vingt pieds de haut. Et ils se précipitaient en plein sur la ligne de lances. Padway apercevait les lèvres serrées et les visages blêmes des piquiers. S’ils tenaient… Ils tinrent. Les chevaux des Impériaux se cabrèrent, hennirent quand les lances les blessèrent. Certains s’arrêtèrent si brutalement que leurs cavaliers furent désarçonnés. Puis toute la masse s’écoula à droite et à gauche pour revenir vers le gros de l’armée. Les chevaux n’avaient aucune intention de se jeter sur ces lances à l’aspect déplaisant ; après tout, cette guerre n’était pas la leur. Padway respira vraiment pour la première fois depuis une bonne minute. Il avait sermonné ses hommes en essayant de les convaincre qu’aucune charge de cavalerie ne pouvait rompre une ligne de piquiers vraiment solide, mais il n’y avait pas cru lui-même jusqu’alors. Quelque chose d’affreux se produisit. Un bon nombre de lanciers, en voyant l’ennemi fuir, quittèrent leur ligne et se mirent à le poursuivre à pied. Padway leur cria de toutes ses forces de revenir, mais ils continuèrent à courir, ou plutôt à trottiner dans leurs lourdes armures. Comme à Senlac, pensa Padway. Avec des résultats similaires. Jean, intelligemment, envoya un régiment de cuirassiers à la rencontre des Goths maladroits et, en un clin d’œil, ils furent éparpillés dans toutes les directions et se firent transpercer comme autant de verrats. Padway délirait de fureur et de désespoir ; c’était sa première perte sérieuse. Il saisit Tirdat par le col et faillit l’étrangler. Il lui cria : — Trouve Gudareths ! Dis-lui de rassembler quelques centaines de ces Italiens ! Je vais les mettre en ligne ! En effet, la ligne de Padway se trouvait dangereusement amincie, et il ne pouvait la resserrer sans isoler archers et cavaliers. Avant qu’il ait eu le temps de réaliser sa manœuvre, Jean avait lancé sa cavalerie contre les archers des flancs. Ceux-ci reculèrent dans l’eau, là où les chevaux ne pouvaient les atteindre ; la cavalerie de Padway chargea à son tour, chaos poussiéreux de lames tournoyantes. Bientôt apparurent les paysans guidés par des officiers goths improvisés, plutôt minables. Le pont était jonché de piques abandonnées pendant la fuite ; elles armèrent les recrues qui furent placées en première ligne, bouchant les trous à la perfection. Pour les encourager, Padway posta des Goths derrière eux, la pointe de l’épée sur leurs reins. Maintenant, si Jean le Sanglant voulait bien lui laisser un instant de répit, il pourrait enfin, délicate opération, faire traverser le pont à ses troupes sans en exposer une seule portion au massacre. Mais telle n’était pas l’intention de Jean le Sanglant. Deux corps de cavaliers s’avancèrent en direction des flancs de la cavalerie gothe. Padway ne vit pas exactement ce qui se passa, entre la poussière et les rangs de têtes et d’épaules qui lui bouchaient la vue. Mais au son décroissant du galop des archers, il estima que ses hommes se faisaient refouler. D’autres cuirassiers galopèrent contre les archers en les rejetant encore à l’eau. Les cuirassiers bandèrent leurs arcs et, pendant quelques secondes, Goths et Impériaux échangèrent des flèches. Les Goths plongeaient dans le fleuve et le traversaient. Les Gépides et les Lombards arrivèrent enfin, rugissant comme des lions. Cette fois-ci, une pluie de flèches ne les ralentirait même pas. La masse confuse des géants à cheval, aux cheveux longs, grossissait ; les haches tournoyaient. Padway se sentait comme une corde de violon qui va sauter. Il y eut un choc violent dans ses rangs, juste devant lui. Les dos des Goths furent remplacés par les visages bruns des paysans. Ils avaient lâché leurs piques et s’étaient frayé un chemin à travers les rangs, pointes d’épées ou pas. Padway eut le temps de voir leurs yeux exorbités, leurs bouches qui lâchaient des cris de terreur. Il fut renversé par la vague. Ils lui marchèrent tous dessus. Il se tortillait comme un ver sur un hameçon et se demanda dans combien de temps les pieds nus des Italiens céderaient la place aux sabots des chevaux ennemis. Le royaume italo-goth était condamné, et tous ces efforts pour rien… La bousculade et les coups se calmèrent. Un Padway plutôt maltraité s’extirpa des corps qui l’avaient à moitié renversé. Toute sa ligne avait commencé à céder, mais s’était glacée sur place devant le spectacle – à part un Goth qui, en face de lui, tuait un Italien. La cavalerie lourde des Impériaux était invisible, la poussière telle que l’on ne voyait rien. De derrière le voile situé en face de Padway, arrivaient des bruits de pas, de ferraille et de cris. — Que s’est-il passé ? cria Padway. Personne ne lui répondit. Il ne voyait rien devant lui, à part de la poussière, de la poussière et encore de la poussière. Deux chevaux sans cavaliers passèrent tout près, tels des poissons flottant dans un aquarium boueux. Un soldat apparut en courant. Il ralentit et s’avança jusqu’à la ligne de lances ; Padway reconnut un Lombard. Tandis qu’il se demandait si c’était là un fou prêt à combattre seul l’armée, l’homme cria : — Armaïo ! Pitié ! Les Goths échangèrent des regards étonnés. Puis deux autres barbares apparurent, dont un qui menait un cheval. Ils s’exclamèrent : — Armaïo, timrja ! Pitié, camarade ! Armaïo, frijond ! Pitié, ami ! Un cuirassier empanaché fit avancer son cheval et cria, en latin : — Amicus ! Des compagnies entières d’Impériaux apparurent alors, à pied et à cheval, des Germains, des Slaves, des Huns et des Anatoliens, tous mélangés, qui criaient en des dizaines de langues : — Pitié, ami ! Un groupe compact de cavaliers, un étendard goth au milieu d’eux, traversa la masse des Impériaux. Padway reconnut une haute silhouette au visage barbu. Il coassa : — Bélisaire ! Le Thrace se pencha et ils se serrèrent la main. — Martinus ! Je ne t’avais pas reconnu avec toute cette poussière sur le visage. J’avais peur d’arriver en retard. Nous n’avons cessé de chevaucher depuis l’aube. Nous les avons heurtés par l’arrière, rien de plus. Nous avons eu Jean le Sanglant et ton roi Urias est sain et sauf. Qu’allons-nous faire de tous ces prisonniers ? Il doit y en avoir de vingt à trente mille au moins. Padway oscilla légèrement sur ses pieds. — Oh ! rassemblez-les et mettez-les dans un camp ou quelque chose comme ça. Ça ne me tracasse pas énormément. Je vais dormir debout dans un instant. XVIII Plus tard, à Rome, Urias s’adressa calmement à Padway : — Oui, je vois ce que tu veux dire. Personne ne veut se battre pour un gouvernement avec lequel il n’a rien à voir. Mais crois-tu qu’il nous soit possible d’indemniser tous les loyaux propriétaires dont tu te proposes d’émanciper les serfs ? — On se débrouillera, dit Padway. Ça se fera sur des années. Et ce nouvel impôt sur les esclaves nous aidera un peu. Padway n’expliqua pas qu’il espérait, en augmentant graduellement ce dernier, faire de l’esclavage une institution absolument sans profit. Une telle idée eût été bien trop radicale, trop ahurissante, même pour l’esprit souple d’Urias. Ce dernier reprit : — Les restrictions au pouvoir du roi ne me gênent pas, dans ta nouvelle constitution. Personnellement, naturellement. Je suis soldat et je ne suis pas mécontent d’abandonner les affaires civiles à d’autres. Mais je ne suis pas sûr en ce qui concerne le Conseil Royal. — Ils seront d’accord. Maintenant, ils me mangent plus ou moins dans la main. Je leur ai prouve que, sans le télégraphe, nous n’aurions pas pu suivre les mouvements de Jean le Sanglant et que, sans la presse à imprimerie, nous n’aurions pas pu faire se soulever les serfs aussi rapidement. — Que reste-t-il encore à faire ? — Il nous faut écrire aux rois des Francs pour leur expliquer poliment que ce n’est pas notre faute si les Burgondes préfèrent notre autorité à la leur, mais que nous ne nous proposons en aucune manière de les rendre à leurs majestés mérovingiennes. Il nous faut aussi nous arranger avec le roi des Visigoths pour pouvoir préparer, à Lisbonne, les navires qui traverseront l’Atlantique. Au fait, il a fait de toi son héritier, de telle sorte que quand il mourra, les Goths de l’Est et de l’Ouest seront réunis. Rappelle-moi qu’il me faut aller à Naples. Le constructeur de vaisseaux d’ici m’a avoué n’avoir jamais vu un projet aussi démentiel que le mien – lancer ce que nous autres, Américains, appelons un schooner des Grand Banks. Procope devra m’accompagner pour que nous discutions en détail de ses cours d’histoire à la nouvelle université. — Pourquoi tiens-tu tant à cette expédition à travers l’Atlantique, Martinus ? — Je vais te le dire. Dans mon pays, nous nous amusions à aspirer la fumée d’une herbe appelée tabac. C’est un petit vice tout à fait innocent si l’on n’exagère pas. Depuis que je suis arrivé ici, j’ai envie d’avoir du tabac, et les terres de l’autre côté de l’Atlantique sont l’endroit le plus proche où l’on puisse s’en procurer. Urias lança son gros rire assourdissant. — Il me faut partir. J’aimerais bien voir le brouillon de la lettre à Justinien avant que tu l’envoies. — O.K., comme on dit en Amérique. Elle sera prête demain pour que tu la signes ainsi que le contrat faisant de Thomasus le Syrien le ministre des Finances. Il s’est arrangé pour faire venir de Syrie, grâce à ses relations d’affaires, des forgerons expérimentés ; je ne devrai donc pas en demander à Justinien. — Es-tu sûr que ton ami Thomasus soit honnête ? — Bien sûr qu’il est honnête. Il faut simplement le surveiller un petit peu. Salue Mathaswentha de ma part. Comment va-t-elle ? — Elle s’est apaisée quelque peu depuis que tous les gens qu’elle craignait le plus sont morts ou devenus fous. Nous attendons un petit Amaling, tu sais. — Je ne savais pas ! Félicitations. — Merci. Quand vas-tu te marier, Martinus ? Padway s’étira et sourit. — Oh ! dès que j’aurai rattrapé mon sommeil en retard. Padway, avec un soupçon d’envie, regarda Urias partir. Il se trouvait à l’âge où les célibataires commencent à se montrer rêveurs devant la vie familiale de leurs amis. Non qu’il désirât répéter son fiasco avec Betty, ou connaître un bâton de dynamite féminine comme Mathaswentha. Il espérait qu’Urias tiendrait désormais sa reine régulièrement enceinte, état qui, peut-être, lui éviterait de faire des bêtises. Padway écrivit : Urias, roi des Goths et des Italiens, à sa Radiante Clémence Flavius Anicius Justinien, empereur des Romains, salut. Maintenant que l’armée envoyée par ta Sérène Grandeur en Italie, sous les ordres de Jean, neveu de Vitalien, mieux connu sous le nom de Jean le Sanglant, n’est plus un obstacle à notre réconciliation, nous reprenons la discussion concernant nos conditions pour une fin honorable à cette guerre cruelle et sans profit entre nos deux personnes. Les conditions proposées dans notre lettre précédente demeurent, avec une exception : notre indemnité, fixée précédemment à cent mille solidi, est doublée pour dédommager nos citoyens des ravages causés par l’invasion de Jean le Sanglant. Quoique nous n’ayons jamais considéré sérieusement d’entreprendre une collection de généraux impériaux, les actions de ta Sérénité nous ont forcés à adopter une politique qui y ressemble fort. Ceci concerne la question du sort de ton général Jean. Ne tenant pas à causer à l’Empire une perte sérieuse, nous libérerons ledit Jean en échange de la modeste somme de cinquante mille solidi. Nous exhortons sérieusement ta Sérénité à considérer ce programme favorablement. Comme tu le sais, le royaume de Perse est dirigé par le roi Khosrô, un jeune homme de grande force et capacités. Nous avons quelques raisons de croire que Khosrô ne tardera pas à tenter une nouvelle invasion de la Syrie. Les meilleurs de tes généraux te seront alors nécessaires. De plus, notre don modeste de prévoir l’avenir nous informe que, dans une trentaine d’années, naîtra en Arabie un homme nommé Mahomet qui, prêchant une religion hérétique, et à moins qu’il ne soit arrêté, provoquera une vague géante de conquêtes barbares et assujettira le royaume Perse et l’Empire Romain d’Orient. Nous t’engageons vivement et respectueusement à t’assurer au plus tôt le contrôle de la péninsule arabique afin que cette calamité soit arrêtée à sa source. Veuille accepter cet avertissement comme preuve de nos sentiments les plus amicaux. Nous attendons la gracieuse faveur d’une prompte réponse. Martinus Paduei, questeur. Padway se recula et considéra la lettre. Il lui faudrait veiller à bien d’autres choses : la menace d’invasion de la Norique par les Bavarois et l’offre du khan des Avars d’une alliance pour exterminer les Huns bulgares. L’alliance serait courtoisement rejetée. Les Avars ne seraient guère plus agréables comme voisins que les Bulgares. Voyons : il y avait encore un moine fanatique qui provoquait des émeutes à propos de sorcellerie. Devait-il bâillonner ce type, en lui donnant du travail, par exemple ? Mieux valait d’abord voir l’évêque de Bologne ; s’il avait quelque influence dans cette direction, Padway saurait l’utiliser au mieux. Et il était temps de s’aboucher avec ce vieux brigand de Silvère. Et devait-il continuer ses expériences avec la poudre à canon ? Padway ne le savait trop. Le monde avait déjà assez de moyens de semer la mort et la destruction. D’un autre côté, ses intérêts étaient liés à ceux de l’Etat italo-goth, qui devait donc être préservé à tout prix… Au diable tout ceci, se dit Padway. Il fit glisser tous ses papiers dans un tiroir de son bureau, décrocha son chapeau et prit son cheval. Il se rendit chez Anicius. Comment pouvait-il espérer briser la glace entre lui et Dorothéa s’il n’allait même pas la voir plusieurs jours après son retour à Rome ? Dorothéa sortit à sa rencontre. Qu’elle est belle ! songea-t-il. Mais il n’y avait rien du salut au guerrier dans ses manières. Avant qu’il eût pu émettre une parole, elle avait commencé : — Visqueux personnage ! Nous sommes devenus tes amis et tu nous ruines ! Le cœur de mon pauvre père est brisé ! Et maintenant, tu viens jubiler, je suppose ! Espèce de porc ! — Quoi ? — Ne prétends pas que tu n’es pas au courant. Moi, je sais que c’est toi qui as donné cet ordre illégal d’émanciper les serfs de Campanie. Ils ont brûlé notre maison et les affaires que j’y gardais depuis que j’étais petite, ils les ont volées… Elle se mit à pleurer. Padway tenta de la consoler, mais elle explosa de nouveau. — Sors d’ici ! Je ne veux plus te revoir ! Il te faudra une escouade de tes soldats barbares pour pouvoir rentrer ici ! Sors ! Padway s’exécuta, lentement et tristement. C’était un monde complexe. La moindre action importante finissait toujours par blesser quelqu’un. Il se redressa alors. Il n’y avait pas de quoi se lamenter. Dorothéa était une brave fille, oui, jolie et raisonnablement intelligente, mais elle n’avait rien d’extraordinaire : il en existait bien d’autres aussi charmantes. Pour être franc, Dorothéa était une jeune fille tout à fait dans la moyenne. Et, comme bien des Italiennes, elle aurait probablement engraissé à trente-cinq ans. Les indemnisations cautériseraient les plaies des Anicii. S’ils essayaient de s’excuser de l’avoir traité rudement, il se montrerait poli, mais il ne pensait pas retourner chez eux. Les filles, c’est bien beau ; il en épouserait bien une un jour. Mais il lui fallait s’inquiéter de bien d’autres choses. Ses succès, jusqu’à présent, dans le domaine de la civilisation, contrebalançaient largement tous les petits échecs dans ses relations privées. Son travail n’était pas terminé. Il ne le serait jamais… jusqu’à ce que la maladie, l’âge ou la dague d’un ennemi particulier y mette fin. Il y avait tant à faire, alors qu’il ne disposait que de quelques décennies ; la boussole, la machine à vapeur, le microscope et le mandat d’habeas corpus. Il avait avancé son petit bonhomme de chemin pendant plus d’un an et demi, en obtenant quelques pouvoirs par-ci, en apaisant autant d’ennemis que possible par-là, en évitant de son mieux les mauvaises grâces des différentes Eglises et en lançant des techniques aussi secondaires que l’enroulement des feuilles de cuivre. Pas mal, Padway la Souris ! Peut-être pourrait-il continuer pendant des années. Et s’il ne réussissait pas – si les gens finissaient par en avoir vraiment assez des innovations de Martinus le Mystérieux – eh bien, il y avait un système de télégraphe à sémaphore qui parcourait l’Italie dans le sens de la longueur comme dans celui de la largeur, qui serait un jour remplacé par un vrai télégraphe électrique, s’il trouvait le temps pour les expériences nécessaires. Un bureau de poste allait être ouvert. Des presses à Florence, Rome et Naples, déversaient livres, brochures et journaux. Quoi qu’il lui arrive, ces créations survivraient. Elles étaient déjà trop enracinées pour être détruites par accident. L’histoire, sans conteste, avait été transformée. Les ténèbres étaient conjurées.